Contes choisis

By Mark Twain

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Title: Contes choisis


Author: Mark Twain

Translator: Gabriel de Lautrec

Release date: October 18, 2023 [eBook #71901]

Language: French

Original publication: Paris: Nelson, 1922

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES CHOISIS ***




                           _Contes Choisis_

                                 _Par
                              Mark Twain_

                      _Traduits de l’anglais par
                          Gabriel de Lautrec
                 et précédés d’une étude sur l’humour_

                            [Illustration]

                                _Paris_
                          _Nelson, Éditeurs_
                       _189, rue Saint-Jacques_
                   _Londres, Édimbourg et New-York_




                                   A

                        HENRY GAUTHIER VILLARS

                            HOMMAGE CORDIAL

                                 G. L.




                                _TABLE_

                            [Illustration]


                                                                  _Pages_

_Mark Twain et l’humour_                                               9

_Ma montre_                                                           21

_Le grand contrat pour la fourniture du bœuf
conservé_                                                             27

_Une interview_                                                       37

_Rogers_                                                              45

_L’infortuné fiancé d’Aurélia_                                        53

_Madame Mac Williams et le tonnerre_                                  59

_Notes sur Paris_                                                     69

_L’article de M. Bloque_                                              73

_Un roman du moyen âge_                                               79

_Un rêve bizarre_                                                     91

_Sur la décadence dans l’art de mentir_                              105

_Le marchand d’échos_                                                115

_Histoire du méchant petit garçon_                                   125

_Histoire du bon petit garçon_                                       131

_Sur les femmes de chambre_                                          139

_La grande révolution de Pitcairn_                                   143

_Comment je devins directeur d’un journal
d’agriculture_                                                       161

_Le meurtre de Jules César en fait divers_                           169

_La célèbre grenouille sauteuse du comté de
Calaveras_                                                           177

_Réponses à des correspondants_                                      187

_L’histoire se répète_                                               193

_Pour guérir un rhume_                                               195

_Feu Benjamin Franklin_                                              201

_L’éléphant blanc volé_                                              207

_Madame Mac Williams et le croup_                                    237

_Histoire de l’invalide_                                             247

_Nuit sans sommeil_                                                  257

_Les faits concernant ma récente démission_                          265

_Économie politique_                                                 275




INTRODUCTION

MARK TWAIN ET L’HUMOUR


Il y a longtemps que le nom de Mark Twain est célèbre en France, et que
ce nom représente ce que nous connaissons le mieux de l’humour
américain. D’autres écrivains du même genre, Arthemus Ward, par exemple,
ont eu grand succès chez leurs concitoyens et en Angleterre, mais leur
plaisanterie est trop spéciale pour nous toucher. Ou bien elle consiste
en jeux de mots véritablement intraduisibles dans notre langue, et dont
toute la saveur nous échapperait. Ou bien leur verve s’exerce sur des
sujets usuels, familiers aux Américains, qui saisissent immédiatement
l’allusion, laquelle demeure une lettre morte pour nous. L’humour de
Mark Twain est plus accessible. Ses plaisanteries sont d’un intérêt plus
général. Leur sel touche notre langue. Comme tous les grands écrivains,
il a su devenir universel tout en demeurant national. Par les sources où
il a puisé son humour, par la peinture qu’il nous présente d’une
société, d’une époque, et de mœurs déterminées, par la tournure d’esprit
et par l’interprétation, il est en effet profondément et intimement
américain.

Ses ouvrages ne sont, d’ailleurs, que le reflet de son existence
mouvementée, aventureuse, marquée au coin de la plus étrange énergie,
et tellement représentative de celle de ses contemporains. Samuel
Langhorne Clemens, qui prit plus tard le pseudonyme de Mark Twain,
naquit à Florida, petit hameau perdu du Missouri, le 30 novembre 1835.
La grande ville la plus proche était Saint-Louis, qui ne comptait pas,
d’ailleurs, à cette époque, plus de dix mille habitants. Ses parents
s’étaient aventurés dans ces solitudes avec l’espoir de faire fortune
dans un pays neuf. Mais leur espoir fut déçu. Et après la mort de son
père le jeune Clemens dut se préoccuper de gagner promptement sa vie.

Il entra dans une petite imprimerie de village dirigée par son frère
aîné, mais son tempérament aventureux se dessinait déjà, et vers
dix-huit ans il partit, voyagea à travers tous les États de l’Est,
travaillant quelque temps dans des imprimeries de diverses villes, puis
soudain se décida à faire les études nécessaires pour être pilote sur le
Mississipi. La navigation fluviale était alors très importante, presque
tout le trafic commercial se faisant par eau, et la situation de pilote,
qui demandait des aptitudes et des études sérieuses, était des plus
avantageuses et des plus recherchées. Mais juste au moment où le jeune
homme venait de recevoir son brevet, la guerre civile éclata entre les
États du Nord et les Esclavagistes du Sud. La navigation commerciale
cessa du coup complètement. Le frère aîné de notre héros, chargé d’une
mission officielle dans le Nevada, lui offrit de l’emmener avec lui.
Pendant toute une année Mark Twain parcourut les territoires de chasse,
menant une vie aventureuse et charmante. En même temps il faisait ses
débuts d’écrivain, en envoyant des articles à l’_Entreprise
territoriale_, journal de Virginia-City. Ses articles furent remarqués.
Ce fut alors qu’il adopta son pseudonyme, souvenir de sa carrière de
pilote si prématurément interrompue, mais dont il avait cependant
conservé de vivantes impressions qu’il utilisa dans ses livres. Les
pilotes du Mississipi, pour annoncer la profondeur des eaux, dans les
passages difficiles, criaient: «_Mark three! Mark twain!_ Troisième
marque! Deuxième marque!» Ce cri pittoresque plut au jeune Clemens et
devint sa signature désormais.

Un article, dans lequel il attaquait violemment les abus de certains
organisateurs, lui attira un duel. L’incident n’eut pas de suites
fâcheuses, en lui-même, car au dernier moment l’adversaire de Mark Twain
lui fit des excuses. Mais le duel était rigoureusement poursuivi sur le
territoire de Nevada, et Twain dut se réfugier en Californie. Il eut un
moment la pensée de tenter la fortune aux mines d’or. Heureusement,
pouvons-nous dire, il ne réussit pas à trouver le moindre filon. Son
succès dans ce sens nous eût peut-être privés des trésors qu’il a
trouvés en exploitant une veine plus heureuse...

La vie aventureuse continue, Mark Twain part à Hawaï pour le compte d’un
journal de Sacramento. Puis il revient en Californie et donne des
conférences sur son voyage. Il accompagne un pèlerinage en Terre Sainte,
comme correspondant d’un journal. De ce voyage il rapporte un livre,
_Les Ingénus en voyage_ (_The Innocents Abroad_), qui assure sa
célébrité. Puis, de nouveau, des conférences. A ce moment, la situation
de l’écrivain commence à prospérer. Il se marie et fait un mariage
d’amour, attristé, plus tard, par la mort tragique ou prématurée de ses
enfants. Il publie: _L’âge d’or_, _Tom Sawyer_, _Le Prince et le
Pauvre_. Le produit de ses livres lui a permis de renoncer au travail
de journaliste et aux conférences. Sa situation est prospère. Mais les
spéculations malheureuses d’une maison d’éditions qu’il avait
commanditée lui font perdre tout le fruit de ses labeurs. Il se
retrouve, déjà âgé, avec cent mille dollars de dettes. Alors il part, en
1895, pour faire le tour du monde, simplement, et le livre qu’il publie
comme impressions de voyage: _En suivant l’Équateur_, suffit à payer
toutes ses dettes. Les années suivantes, il voyage en Europe, retourne
en Amérique, puis repart pour l’Angleterre, où il est reçu avec grand
honneur. Cependant il est vieux et souffre d’une affection cardiaque
qu’il ne fait rien pour ménager. Ceux qui lui ont rendu visite nous le
représentent confiné dans son lit, mais l’esprit toujours jeune, alerte,
et fumant le cigare du matin au soir, malgré les observations de ses
médecins. En 1900, il perd sa fille qui avait toujours vécu avec lui, et
qui meurt tragiquement dans son bain. Dès lors l’état du vieillard
empire. Et le 20 avril 1910, âgé de soixante-quinze ans, cet humoriste
meurt d’une maladie de cœur.

C’est que, La Bruyère l’a dit, il faut plus que de l’esprit pour être
auteur. Et surtout pour être un bon humoriste. Tous ceux que j’ai
connus, ayant du talent, avaient des âmes délicieuses. Ce don de
l’observation qui permet de découvrir soudain le côté vivant des hommes
et des choses, et de l’exprimer par le trait pittoresque et juste, ne va
pas sans une grande sensibilité. Et que l’on se garde de prendre ce mot
dans son acception vulgaire, banale. Sensibilité n’est pas synonyme de
sensiblerie. Je dirais volontiers que ces deux termes sont exclusifs
l’un de l’autre. Les gens qui larmoient sans cesse, et sans raison,
n’ont pas l’âme très sensible. Ce sont des sots égoïstes qui
s’apitoient sur leur propre faiblesse. Ce sont ceux qui versent des
torrents de larmes, comme les personnages de Chateaubriand, dans les
premiers moments de leur affliction, mais qui sont vite consolés. Un
torrent, par définition, s’épuise soudain.

Chez le véritable humoriste, la sensibilité s’enveloppe d’un voile
exquis de pudeur. Il a peur de paraître exagéré et vulgaire. Il redoute
même le suffrage des sots, et s’emploierait volontiers à les mystifier
pour les dégoûter de le lire. Ayant le sens délicat de la mesure, comme
le poète a le sens du rythme, il déteste tout ce qui est exagéré et par
suite faux, et devient féroce, d’une férocité de brave homme et de
justicier, en face des outrances de la sottise humaine. Mais, en
revanche, quelle joie, quand le bon humoriste se trouve en présence d’un
autre humoriste, aussi ingénu, aussi sincère que lui, aussi disposé à
s’amuser de la vie, avec une sorte de pitié émue! Il ne doit pas y avoir
de plaisir plus délicat que celui de deux hommes charmants et naïfs, en
même temps qu’avertis, qui se rencontrent pour échanger des impressions
fugitives, auxquelles ni l’un ni l’autre n’attachent la moindre
importance, parce qu’ils savent que c’est la vie, et qu’il convient,
avant tout, d’être jovial. Je m’imagine la joie profonde de l’admirable
Alphonse Allais, en retrouvant dans l’autre monde l’âme du délicieux Sam
Weller de Dickens. Quelles plaisanteries terribles a-t-il dû lui faire!
Et ils ont causé pendant des heures (dans l’éternité le temps est pour
rien), débitant gravement, chacun à son tour, les choses les plus
insensées, jusqu’au moment où ils n’y ont plus tenu, et où ils sont
partis en éclats du plus joli rire, du plus cordial, à l’idée de ce que
penserait le père de Sam Weller, le «gouverneur», s’il descendait, juste
à ce moment-là, du siège de sa diligence pour venir boire un verre avec
eux.

Ce serait évidemment un verre de whisky. L’humour, sous sa forme la plus
précise, est en effet une des caractéristiques de l’esprit anglais. Et
Dickens est le prophète de l’humour. Mais il y en a quelques-uns qui,
avant lui, en sont les dieux, comme Allah a précédé, de toute éternité,
Mahomet. Si l’on voulait remonter aux origines classiques, on trouverait
l’humour dans Shakespeare, comme tout le reste. La formule moderne de
l’humour, plus exacte mais plus étroite, se retrouve chez Addison. Il ne
lui manque, c’est peu de chose, que le génie. Swift en avait assez pour
deux. Tout le monde connaît, en France, les _Voyages de Gulliver_, où
l’on trouve l’application des meilleurs et des plus puissants procédés
humoristiques, mis au service d’une conviction âpre et profonde, à
laquelle le style direct ne suffit pas. Swift ne fait pas d’esprit pour
l’esprit. On l’eût peut-être étonné en lui disant qu’il en avait. Ce
n’est pas l’humour moderne, un peu diminué et dilettante, et se
complaisant et s’amusant à des trouvailles heureuses dans le détail.
C’est un homme aux passions violentes, aux sentiments exaspérés par la
conviction, trouvant, à force de fureur, le mot juste et qui porte, et
qui sait aussi, pour accentuer la valeur de son ironie, la présenter
sous une forme froide, avec une logique déconcertante qui rend mieux la
passion cachée et ardente que toutes les clameurs et tous les gestes.
Son génie puissant n’est pas joyeux. L’humour est fait d’observation
profonde. Quand on sait distinguer, avec clairvoyance, les côtés
amusants des choses, c’est que l’on sait voir, et l’on voit tous les
aspects, les tristes comme les gais. Il est même fort possible que le
sens de l’humour ne s’éveille qu’aux froissements de la vie. Voici le
paradoxe usuel sur la tristesse des auteurs gais. Il est si vieux qu’on
lui doit quelque respect. Cependant Swift et Dickens, si toute la vie de
celui-là et la jeunesse de celui-ci n’avaient été laborieuses et
humiliées, auraient-ils écrit le _Tonneau_ ou les aventures de
_Copperfield_? Les médiocres maudissent la vie, quand elle est dure pour
eux. Les gens d’esprit la racontent et nous font rire ou pleurer,
parfois les deux successivement. Ils se réjouissent des sources fécondes
que le pic du malheur fait soudain jaillir à leurs pieds. Ils trouvent
dans l’opposition des jours le prétexte à mille imaginations fantasques,
dont ils s’amusent délicieusement. Il y a cent manières dans l’humour.
Mais c’est toujours un contraste, ou presque toujours.

L’antithèse est, en effet, le plus puissant des procédés littéraires,
comme de tous les procédés. Une couleur ressort par l’opposition avec la
couleur opposée. Et cela est vrai de l’écriture comme des tableaux.
C’est à l’antithèse que Victor Hugo, poète indiscutable et admirable,
mais le contraire d’un humoriste, a dû les meilleurs de ses effets. Le
ver de terre est amoureux d’une étoile, et Quasimodo de Esméralda. Il
serait curieux d’examiner quelles déformations subit le procédé en
question pour passer de la poésie à l’humour. Au fond, le mécanisme de
l’âme est probablement des plus simples, et peu de chose fait la
différence entre les manifestations les plus diverses de l’esprit
humain. Il en est de même en chimie, car les lois sont les mêmes
partout.

Que cette antithèse, d’ailleurs, et ce contraste, soient dans la forme
ou dans l’idée, Fielding, l’humoriste anglais, exposera posément, avec
un luxe de détails, la vie de Jonathan Wild, le Grand. Il se trouve que
Jonathan Wild est un voleur de grands chemins. La situation élevée où il
parvient à la fin de sa carrière consiste à être pendu. Dickens donne
une valeur étrange aux détails les plus insignifiants. Ces détails ne
sont d’ailleurs insignifiants qu’en apparence, et seulement pour ceux
qui ne savent pas voir la vie intime des choses. Écoutez la conversation
entre la bouilloire et le grillon, dans les _Contes de Noël_. Pour
l’humoriste, comme pour le poète, et comme pour le messager de Jupiter
dans la fable de La Fontaine, tout ce qui vit, fût-ce de la vie la plus
obscure, est également intéressant. Les choses n’ont de valeur que celle
que nous leur donnons. Mais il faut savoir la donner. Certains détails
de la vie usuelle, qui n’existent pas par eux-mêmes, prennent un relief
soudain quand celui qui sait voir et décrire nous les fait voir. Le bon
humoriste est un visionnaire. C’est que sa faculté d’émotion, comme
celle du poète, reste toujours jeune et fraîche. La grande vertu de tous
deux c’est, tout en acquérant l’expérience, la maîtrise des choses et
des formes, de garder jusqu’à la fin, par un paradoxe heureux, la
naïveté, la nouveauté des impressions de l’enfant. Tout les frappe, tout
les émeut, comme si c’était la première fois. Quand Horace parle de «la
race irritable des poètes» il ne fait que confirmer cette vérité. Les
poètes s’irritent aisément, parce que le spectacle des sottises et des
méchancetés humaines, auxquelles les gens ordinaires s’habituent, au
point de les trouver naturelles, leur paraît toujours nouveau. Les
humoristes sont de même, dans le sens de leur tournure d’esprit. Le
ridicule, même habituel, les excite, d’autant plus qu’ils ont un sens
spécial pour le percevoir, et le don de le mettre en lumière. Leur mode
d’expression varie, d’ailleurs, suivant l’impression reçue, et surtout
suivant leur tempérament et leur faculté réceptive.

Certains sont amers et irrités. Le spectacle des folies et des
injustices humaines les indigne. Ils flagellent impitoyablement les
mœurs de leur temps, sans se douter qu’ils font le procès, dérisoire et
inutile, de l’éternelle humanité. D’autres ne voient, au contraire, dans
le tableau varié qui se déroule sous leurs yeux avertis, qu’un prétexte
à s’égayer et à égayer les autres en le leur présentant sous des
couleurs vives. Imaginant des combinaisons, des intrigues et des types
nouveaux, en partant des éléments fournis par l’observation, ils se
soucieront surtout d’exciter le rire, un rire sans méchanceté, bon
enfant. Ce sont les optimistes qui se plaisent à leur propre jeu, sans
autre prétention que de s’amuser et d’amuser. Il en est enfin qui,
n’empruntant au réel que les mots du dictionnaire, inventent de toutes
pièces des fantaisies folles et chimériques, nous emportent sur les
ailes de leur imagination dans le domaine inquiétant et délicieux de
l’absurde, et sont les poètes de l’humour pour le simple humour. Ce
genre de littérature ne peut éclore qu’au sein de civilisations déjà
vieilles, et sous les rayons nostalgiques des soleils de décadence. Les
peuples neufs s’amusent à des jeux plus réels. La littérature
américaine, même dans l’humour, est toujours représentative. Cet humour
emprunte, en effet, ses éléments les meilleurs aux sentiments, aux
pensées, aux habitudes, aux gestes usuels des hommes et du milieu. Que
trouvons-nous dans Mark Twain, sinon le fidèle reflet, sous une forme
si fantaisiste soit-elle, des préoccupations familières aux Américains
de son temps? Une nation jeune et vigoureuse s’intéresse au commerce,
aux voyages, à l’organisation. Elle a créé de toutes pièces une société
nouvelle, composée des éléments les plus disparates, sur un territoire
immense où, par places, errent encore des Indiens libres. Les histoires
de Mark Twain se passeront dans les petites villes nées d’hier, mais qui
possèdent déjà un journal, _Le Tonnerre Quotidien_, ou tel autre, et les
trappeurs des environs viendront demander des rectifications à coups de
revolver. Lisez comment l’auteur devint rédacteur en chef (il était tout
seul) d’un journal d’agriculture, et quel article magistral il écrit sur
les mœurs du guano, ce bel oiseau. Fine satire de certains journalistes
qui se croient universels. D’autres scènes se passent sur les railways,
ou dans les commissions du gouvernement. On n’a rien écrit de plus
spirituel, en France, sur la manie de la paperasserie, et sur la
nonchalance des bureaux, que certaines pages de Mark Twain. Cela est
définitif. L’auteur a également utilisé, et d’une façon très heureuse,
les souvenirs du temps où il était élève-pilote, pour nous conter avec
pittoresque la vie sur le Mississipi. Toute la matière de cette
fantaisie est empruntée à la vie réelle. Dans nos histoires anciennes,
on dévalise les diligences, et l’on emporte les voyageurs au fond d’une
caverne obscure, dans la forêt. Chez Mark Twain, étant donnés les
Indiens, l’aventure sera le scalp.

Mais il faut voir le parti que l’auteur a su tirer de ces éléments, et
tout ce que sa fantaisie a su y ajouter de plaisant. C’est lui qu’il
faut interviewer, si nous voulons obtenir des réponses aussi effarantes
que celles qu’il fait au malheureux rédacteur venu dans cette intention.
Nous y apprendrons la triste aventure dont le souvenir jette un voile de
deuil sur toute sa vie. Il était jumeau, et un jour, comme il était dans
le bain avec son frère, un des deux a été noyé. Et on ne sait pas si
c’est lui ou si c’est son frère. Quelle plus terrible incertitude pour
un homme que de ne pas savoir si c’est lui ou si c’est son frère qui a
survécu! Mais, attendez, Mark Twain se rappelle. «Un des deux enfants
avait une marque, un grain de beauté sur la cuisse gauche. C’était moi.
Cet enfant est celui qui a été noyé.»

D’autres exemples nous montreront d’une façon convaincante ce don de la
logique dans l’absurde, ce contraste effarant entre la folie de l’idée
et le sérieux imperturbable de la forme, qui est une des
caractéristiques de l’humour.

Une définition de l’humour serait chose fort difficile. Elle a été
ébauchée ailleurs. Il est plus aisé de faire comprendre par des exemples
que par des règles, ce qui, par définition, échappe à toutes les règles.
Nous sommes dans le domaine charmant de la fantaisie, et il y aurait un
insupportable pédantisme à étudier lourdement les causes de notre
plaisir. Mais comme l’humour naît presque toujours d’une antithèse,
d’une opposition, c’est par contraste qu’il serait peut-être le plus
facile d’indiquer ce qu’il est en réalité. C’est ainsi que l’humour se
distingue des autres formes du comique, si l’on veut prendre le terme le
plus général. C’est ainsi qu’il diffère de la blague, cette forme
d’esprit puissante parfois, mais d’une bouffonnerie plus légère et moins
convaincue. L’humour n’est pas non plus l’ironie. Il est plus sincère,
et presque ingénu. C’est beaucoup moins un procédé littéraire qu’une
disposition et une tournure d’esprit, et qui peut se retrouver, comme il
convient, non seulement dans les paroles, mais dans les actes. Robin
Hood, avec son épée, fait la rencontre d’un chaudronnier, qui n’a
d’autre arme que ses deux bras. Le chaudronnier, attaqué, rosse
copieusement Robin Hood, qui, charmé, lui donne cent livres. C’est un
trait déconcertant, et d’une logique bizarre. C’est de l’humour en
action.

Ceux qui ont cette tournure d’esprit savent toujours prendre les choses
par le bon côté, et il y en a toujours un. Sam Weller se frotte les
mains de plaisir, toutes les fois qu’il lui arrive quelque chose de
fâcheux. Voilà enfin une occasion où il y aura du mérite à être jovial.

Mais le mérite n’est pas médiocre de développer ces antithèses et d’en
tirer un amusement. C’est en cela que l’œuvre des humoristes est morale.
Ils nous apprennent à sourire des petites misères de la vie, quand nous
ne pouvons rien contre, au lieu de nous indigner inutilement. Suivant la
parole du philosophe, le ris excessif ne convient guère à l’homme qui
est mortel. Mais le sourire appartient à l’homme, et nous devons être
reconnaissants à ceux qui nous font sourire, ou même rire sans
grossièreté. Souhaitons, pour notre santé morale, et aussi pour notre
joie, qu’il y ait des humoristes, jusqu’aux temps les plus reculés, sur
notre pauvre machine ronde, ou plutôt tétraédrique, c’est-à-dire en
forme de toupie, puisque, d’après les dernières découvertes, il paraît
que c’est la forme qu’elle présente en réalité.

                                            GABRIEL DE LAUTREC.




MA MONTRE

PETITE HISTOIRE INSTRUCTIVE


Ma belle montre neuve avait marché dix-huit mois, sans avance ni retard,
sans aucune perturbation dans quelque partie que ce fût de son
mécanisme, sans arrêt. J’avais fini par la regarder comme infaillible
dans ses jugements sur le temps, et par considérer sa constitution et
son anatomie comme impérissables. Mais un jour, une nuit plutôt, je la
laissai tomber. Je m’affligeai de cet accident, où je vis le présage
d’un malheur. Toutefois, peu à peu je me rassurai et chassai mes
pressentiments superstitieux. Pour plus de sûreté, néanmoins, je la
portai chez le principal horloger de la ville, afin de la faire régler.
Le chef de l’établissement la prit de mes mains et l’examina avec
attention. Alors il dit: «Elle est de quatre minutes en retard. Le
régulateur doit être poussé en avant.» J’essayai de l’arrêter, de lui
faire comprendre que ma montre marchait à la perfection. Mais non.

Tous les efforts humains ne pouvaient empêcher ma montre d’être en
retard de quatre minutes, et le régulateur dut être poussé en avant. Et
ainsi, tandis que je trépignais autour de lui, dans l’angoisse, et le
suppliais de laisser ma pauvre montre en repos, lui, froidement et
tranquillement, accomplissait l’acte infâme. Ma montre, naturellement,
commença à avancer. Elle avança tous les jours davantage. Dans l’espace
d’une semaine, elle fut atteinte d’une fièvre furieuse, et son pouls
monta au chiffre de cent cinquante battements à la minute. Au bout de
deux mois elle avait laissé loin derrière elle les meilleurs
chronomètres de la ville et était en avance sur l’almanach d’un peu plus
de treize jours. Elle était déjà au milieu de novembre, jouissant des
charmes de la neige, qu’octobre n’avait pas encore fait ses adieux.
J’étais en avance sur mon loyer, sur mes paiements, sur toutes les
choses semblables, de telle façon que la situation devenait
insupportable. Je dus la porter chez un horloger pour la faire régler de
nouveau.

Celui-ci me demanda si ma montre avait été déjà réparée. Je dis que non,
qu’elle n’en avait jamais eu besoin. Il me lança un regard de joie
mauvaise, et immédiatement ouvrit la montre. Puis, s’étant logé dans
l’œil un diabolique instrument en bois, il regarda l’intérieur du
mécanisme. «La montre demande impérieusement à être nettoyée et huilée,
dit-il. Ensuite nous la réglerons. Vous pouvez revenir dans huit jours.»
Une fois nettoyée et huilée, puis bien réglée, ma montre se mit à
marcher, lentement, comme une cloche qui sonne à intervalles longs et
réguliers. Je commençai à manquer les trains, je fus en retard pour mes
paiements. Je laissai passer l’heure de mes rendez-vous. Ma montre
m’accordait gracieusement deux ou trois jours de délai pour mes
échéances et ensuite me laissait protester. J’en arrivai graduellement à
vivre la veille, puis l’avant-veille et ainsi de suite, et peu à peu je
m’aperçus que j’étais abandonné solitaire le long de la semaine passée,
tandis que le monde vivant disparaissait à ma vue. Il me sembla
ressentir au fond de mon être une sympathie naissante pour la momie du
Muséum et un vif désir d’aller m’entretenir avec elle sur les dernières
nouvelles. Je dus retourner chez un horloger.

Cet individu mit la montre en morceaux sous mes yeux et m’annonça
solennellement que le cylindre était «enflé». Il se fit fort de le
réduire en trois jours à ses dimensions normales. Après cette
réparation, la montre se mit à marquer l’heure «moyenne», mais se refusa
obstinément à toute autre indication. Pendant la moitié du jour, elle ne
cessait pas de ronfler, d’aboyer, de crier; elle éternuait, soufflait
avec énergie, à tel point qu’elle troublait absolument mes pensées et
qu’il n’y avait pas dans le pays une montre qui pût lui tenir tête. Mais
le reste du temps elle s’endormait et s’attardait, s’amusant en route
jusqu’à ce que toutes les autres montres laissées en arrière l’eussent
rattrapée. Aussi, en définitive, au bout des vingt-quatre heures, aux
yeux d’un juge impartial, elle paraissait arriver exactement dans les
limites fixées. Mais une moyenne exacte n’est qu’une demi-vertu chez une
montre, et je me décidai à la porter chez un nouvel horloger.

J’appris de lui que le pivot de l’échappement était cassé. J’exprimai ma
joie que ce ne fût rien de plus sérieux. A dire le vrai, je n’avais
aucune idée de ce que pouvait être le «pivot de l’échappement», mais je
ne voulus pas laisser voir mon ignorance à un étranger. Il répara la
montre, mais l’infortunée perdit d’un côté ce qu’elle gagnait d’un
autre. Elle partait tout à coup, puis s’arrêtait net, puis repartait,
puis s’arrêtait encore sans aucun souci de la régularité de ses
mouvements. Et chaque fois elle donnait des secousses comme un fusil qui
recule. Pendant quelque temps, je matelassai ma poitrine avec du coton,
mais enfin je fus obligé de recourir à un nouvel horloger. Ce dernier
la démonta, comme les autres avaient fait, et en mania un moment les
débris sous sa loupe. Après cet examen: «Nous allons avoir, me dit-il,
des difficultés avec le régulateur.» Il remit le régulateur en place et
fit un nettoyage complet. La montre, dès lors, marcha très bien, avec ce
léger détail que, toutes les dix minutes, les aiguilles se croisaient
comme une paire de ciseaux et manifestaient dès lors l’intention bien
arrêtée de voyager de compagnie. Le plus grand philosophe du monde eût
été incapable de savoir l’heure avec une montre pareille, et de nouveau
je dus m’occuper de remédier à cet état désastreux.

Cette fois, c’était le verre de la montre qui se trouvait en défaut et
qui gênait le passage des aiguilles. De plus, une grande partie des
rouages avaient besoin d’être réparés. L’horloger fit tout cela pour le
mieux, et dès lors ma montre fonctionna exceptionnellement bien. Notez
seulement qu’après avoir marqué l’heure bien exactement pendant une
demi-journée, tout à coup, les diverses parties du mécanisme se
mettaient à partir ensemble en ronflant comme un essaim d’abeilles. Les
aiguilles aussitôt s’empressaient de tourner sur le cadran si vite que
leur individualité devenait impossible à discerner; à peine si l’on
distinguait quelque chose de semblable à une délicate toile d’araignée.
La montre abattait ses vingt-quatre heures en six ou sept minutes, puis
s’arrêtait avec un coup.

J’allai, le cœur navré, chez un dernier horloger et je l’examinai
attentivement tandis qu’il la démontait. Je me préparais à l’interroger
sévèrement, car la chose devenait sérieuse. La montre m’avait coûté à
l’origine deux cents dollars; elle me revenait maintenant à deux ou
trois mille dollars avec les réparations. Mais tout à coup, tandis que
je l’examinais, je reconnus dans cet horloger une vieille connaissance,
un de ces misérables à qui j’avais eu affaire déjà, plus capable de
reclouer une machine à vapeur hors d’usage que de réparer une montre. Le
scélérat examina toutes les parties de la montre avec grand soin, comme
les autres avaient fait, et prononça son verdict avec la même assurance.
«Elle fait trop de vapeur, vous devriez laisser ouverte la soupape de
sûreté.» Pour toute réponse, je lui assénai sur la tête un coup
formidable. Il en mourut, et je dus le faire enterrer à mes frais.

Feu mon oncle William (Dieu ait son âme) avait coutume de dire qu’un
cheval est un bon cheval jusqu’au jour où il s’est une fois emporté, et
qu’une bonne montre est une bonne montre jusqu’au moment où les
horlogers, en y touchant, l’ont ensorcelée. Il se demandait aussi, avec
une curiosité, vers quel métier se tournent tous les étameurs,
armuriers, savetiers, mécaniciens, forgerons qui n’ont pas réussi. Mais
personne n’a jamais pu le renseigner sur ce point.




LE GRAND CONTRAT POUR LA FOURNITURE DU BŒUF CONSERVÉ


Aussi brièvement que possible, je désire exposer à la nation la part, si
petite soit-elle, que j’ai eue dans cette affaire qui a préoccupé si
grandement l’opinion publique, engendré tant de querelles et rempli les
journaux des deux continents de renseignements erronés et de
commentaires extravagants.

Voici quelle fut l’origine de cet événement fâcheux. Je n’avance, dans
le résumé suivant, aucun fait qui ne soit confirmé par les documents
officiels du gouvernement.

John Wilson Mackensie, de Rotterdam, comté de Chemung, New-Jersey,
actuellement décédé, fit un contrat avec le gouvernement général, le 10
octobre 1861, ou à peu près à cette date, pour fournir au général
Sherman la somme totale de trente barils de bœuf conservé.

Très bien.

Il partit à la recherche de Sherman, avec son bœuf. Mais quand il fut à
Washington, Sherman venait de quitter cette ville pour Manassas.
Mackensie prit donc son bœuf, et l’y suivit, mais il arriva trop tard.
Il le suivit à Nashville, et de Nashville à Chattanooga, et de
Chattanooga à Atlanta, mais sans pouvoir le rejoindre. A Atlanta, il
reprit sa course et poursuivit Sherman dans sa marche vers la mer. Il
arriva quelques jours trop tard. Mais apprenant que Sherman s’était
embarqué pour la Terre Sainte, en excursion, à bord de la _Cité des
Quakers_, il fit voile pour Beyrouth, calculant qu’il dépasserait
l’autre navire. Une fois à Jérusalem, avec son bœuf, il sut que Sherman
ne s’était pas embarqué sur la _Cité des Quakers_, mais qu’il était
retourné dans les plaines pour combattre les Indiens. Il revint en
Amérique et partit pour les montagnes Rocheuses. Après soixante-huit
jours de pénible voyage à travers les plaines, et comme il se trouvait à
moins de quatre milles du quartier général de Sherman, il fut tomahawqué
et scalpé, et les Indiens prirent le bœuf. Ils ne lui laissèrent qu’un
baril. L’armée de Sherman s’en empara, et ainsi, même dans la mort, le
hardi navigateur put exécuter une partie de son contrat. Dans son
testament, écrit au jour le jour, il léguait le contrat à son fils
Barthelemy Wilson. Barthelemy rédigea la note suivante, et mourut:

     Doit le Gouvernement des États-Unis.

     Pour son compte avec John Wilson Mackensie, de New-Jersey, décédé:

                                              Dollars
Trente barils de bœuf au général Sherman,
à 100 dollars                                   3.000

Frais de voyage et de transport                14.000

                                    Total      17.000

      Pour acquit...


Il mourut donc, mais légua son contrat à W. J. Martin, qui tenta de se
faire payer, mais mourut avant d’avoir réussi. Lui, le légua à Barker J.
Allen, qui fit les mêmes démarches, et mourut. Barker J. Allen le légua
à Anson G. Rogers, qui fit les démarches pour être payé, et parvint
jusqu’au bureau du neuvième auditeur à la Cour des comptes. Mais la
mort, le grand régulateur, survint sans être appelée, et lui régla son
compte à lui. Il laissa la note à un de ses parents du Connecticut,
Vengeance Hopkins on le nommait, qui dura quatre semaines et deux jours,
et battit le record du temps; il manqua de vingt-quatre heures d’être
reçu par le douzième auditeur. Dans son testament il légua le contrat à
son oncle, un nommé O Gai-Gai Johnson. Ce legs fut funeste à O Gai-Gai.
Ses dernières paroles furent: «Ne me pleurez pas. Je meurs volontiers.»
Il ne mentait pas, le pauvre diable. Sept autres personnes,
successivement, héritèrent du contrat. Toutes moururent. Il est enfin
venu entre mes mains. Je l’héritai d’un parent nommé Hubbard, Bethléhem
Hubbard, d’Indiana. Il avait eu de l’inimitié pour moi pendant
longtemps. Mais à ses derniers moments, il me fit appeler, se réconcilia
avec moi complètement, et en pleurant me donna le contrat de bœuf.

Ici finit l’histoire du contrat jusqu’au jour où il vint en ma
possession. Je vais essayer maintenant d’exposer impartialement, aux
yeux de la nation, tout ce qui concerne ma part en cette matière. Je
pris le contrat et la note pour frais de route et transport, et j’allai
voir le président des États-Unis.

--«Monsieur, me dit-il, que désirez-vous?»

Je répondis:--«Sire, à la date, ou à peu près, du 10 octobre 1861, John
Wilson Mackensie, de Rotterdam, comté de Chemung, New-Jersey, décédé,
fit un contrat avec le gouvernement pour fournir au général Sherman la
somme totale de trente barils de bœuf...»

Il m’arrêta là, et me congédia, avec douceur, mais fermeté. Le
lendemain j’allais voir le secrétaire d’État.

Il me dit:--«Eh bien, Monsieur?»

Je répondis:--«Altesse Royale, à la date ou à peu près du 10 octobre
1861, John Wilson Mackensie, de Rotterdam, comté de Chemung, New-Jersey,
décédé, fit un contrat avec le gouvernement pour fournir au général
Sherman la somme totale de trente barils de bœuf...»

--«Cela suffit, Monsieur, cela suffit; ce bureau n’a rien à faire avec
les fournitures de bœuf.»

Je fus salué et congédié. Je réfléchis mûrement là-dessus et me décidai,
le lendemain, à voir le ministre de la marine, qui dit:--«Soyez bref,
Monsieur, et expliquez-vous.»

Je répondis:--«Altesse Royale, à la date, ou à peu près, du 10 octobre
1861, John Wilson Mackensie, de Rotterdam, comté de Chemung, New-Jersey,
décédé, fit un contrat avec le gouvernement pour fournir au général
Sherman la somme totale de trente barils de bœuf.»

Bon. Ce fut tout ce qu’on me laissa dire. Le ministre de la marine
n’avait rien à faire avec les contrats pour quel général Sherman que ce
fût. Je commençai à trouver qu’un gouvernement était une chose curieuse.
J’eus comme une vision vague qu’on faisait des difficultés pour me
payer. Le jour suivant, j’allai voir le ministre de l’intérieur.

Je dis:--«Altesse Royale, à la date, ou à peu près, du 10 octobre...»

--«C’est assez, Monsieur. J’ai entendu parler de vous déjà. Allez,
emportez votre infâme contrat de bœuf hors de cet établissement. Le
ministère de l’intérieur n’a absolument rien à faire avec
l’approvisionnement de l’armée.»

Je sortis, mais j’étais furieux. Je dis que je les hanterais, que je
poursuivrais tous les départements de ce gouvernement inique, jusqu’à ce
que mon compte fût approuvé. Je serais payé, ou je mourrais, comme mes
prédécesseurs, à la peine. J’attaquai le directeur général des postes.
J’assiégeai le ministère de l’agriculture. Je dressai des pièges au
président de la Chambre des représentants. Ils n’avaient rien à faire
avec les contrats pour fourniture de bœuf à l’armée. Je fus chez le
commissaire du bureau des brevets.

Je dis:--«Votre auguste Excellence, à la date ou à peu près...»

--«Mort et damnation! Vous voilà enfin venu ici avec votre infernal
contrat de bœuf! Nous n’avons rien à faire avec les contrats de bœuf à
l’armée, mon cher seigneur.»

--«C’est très bien. Mais quelqu’un a affaire de payer pour ce bœuf. Il
faut qu’il soit payé, maintenant, ou je fais mettre les scellés sur ce
vieux bureau des brevets et tout ce qu’il contient.»

--«Mais, cher Monsieur...»

--«Il n’y a pas à discuter, Monsieur. Le bureau des brevets est
comptable de ce bœuf. Je l’entends ainsi. Et, comptable ou non, le
bureau des brevets doit payer.»

Épargnez-moi les détails. Cela finit par une bataille. Le bureau des
brevets eut l’avantage. Mais je trouvai autre chose pour me rattraper.
On me dit que le ministère des finances était l’endroit exact où je
devais m’adresser. J’y allai. J’attendis deux heures et demie. Enfin je
fus admis auprès du premier lord de la trésorerie. Je dis:

--«Très noble, austère et éminent Signor, à la date ou à peu près du 10
octobre 1861, John Wilson Macken...»

--«Je sais, Monsieur. Je vous connais. Allez voir le premier auditeur de
la trésorerie...»

J’y allai. Il me renvoya au second auditeur, celui-ci au troisième, et
le troisième m’envoya au premier contrôleur de la section des conserves
de bœuf. Cela commençait à prendre tournure. Le contrôleur chercha dans
ses livres et dans un tas de papiers épars, mais ne trouva pas la minute
du contrat. Je vis le deuxième contrôleur de la section des conserves de
bœuf. Il examina ses livres et feuilleta des papiers.--Rien.--Je fus
encouragé, et dans la semaine j’allai jusqu’au sixième contrôleur de
cette division. La semaine suivante, j’allai au bureau des réclamations.
La troisième semaine j’entamai et achevai le département des comptes
perdus, et je mis le pied sur le département des comptes morts. J’en
finis avec ce dernier en trois jours. Il ne me restait plus qu’une place
où pénétrer. J’assiégeai le commissaire des affaires au rebut. Son
commis, plutôt, car lui n’était pas là.

Il y avait seize belles jeunes filles dans la salle, écrivant sur des
registres, et sept jeunes clercs favorisés, qui leur montraient comment
on fait. Les jeunes filles souriaient, la tête penchée vers les commis,
et les commis souriaient aux jeunes filles, et tous paraissaient aussi
joyeux qu’une cloche de mariage. Deux ou trois commis, en train de lire
les journaux, me regardèrent plutôt fraîchement, mais continuèrent leur
lecture, et personne ne dit mot. D’ailleurs j’avais eu le temps de
m’habituer à ces accueils cordiaux de la part des moindres
surnuméraires, depuis le premier jour où je pénétrai dans le premier
bureau de la division des conserves de bœuf, jusqu’au jour où je sortis
du dernier bureau de la division des comptes perdus. J’avais fait dans
l’intervalle de tels progrès que je pouvais me tenir debout sur un pied
depuis le moment où j’entrais dans un bureau jusqu’au moment où un
commis me parlait, sans changer de pied plus de deux ou peut-être trois
fois.

Ainsi je demeurai là, jusqu’à ce que j’eusse changé de pied quatre fois.
Alors je dis à un des commis qui lisaient:

--«Illustre vagabond, où est le Grand Turc?»

--«Qu’est-ce que vous dites, Monsieur, qu’est-ce que vous dites? Si vous
voulez parler du chef de bureau, il est sorti.»

--«Viendra-t-il visiter son harem aujourd’hui?»

Le jeune homme fixa ses yeux un moment sur moi, puis reprit la lecture
de son journal. Mais j’avais l’expérience des commis. Je savais que
j’étais sauvé s’il terminait sa lecture avant qu’arrivât le courrier
suivant de New-York. Il n’avait plus à lire que deux journaux. Au bout
d’un moment il eut fini. Il bâilla et me demanda ce que je voulais:

--«Renommé et respectable imbécile. A la date du...»

--«Vous êtes l’homme du contrat de bœuf. Donnez-moi vos papiers.»

Il les prit, et pendant longtemps farfouilla dans ses rebuts. Enfin, il
trouva ce qui était pour moi le passage du Nord-Ouest. Il trouva la
trace depuis si longtemps perdue de ce contrat de bœuf, le roc sur
lequel tant de mes ancêtres s’étaient brisés avant de l’atteindre.
J’étais profondément ému. Et cependant j’étais heureux, car j’avais vécu
jusque-là. Je dis avec émotion:

--«Donnez-le-moi. Le gouvernement va le régler.»

Il m’écarta du geste, et me dit qu’il restait une formalité à remplir.

--«Où est ce John Wilson Mackensie?» dit-il.

--«Mort.»

--«Où est-il mort?»

--«Il n’est pas mort du tout. On l’a tué.»

--«Comment?»

--«D’un coup de tomahawk.»

--«Qui donc?»

--«Qui? un Indien, naturellement. Vous ne supposez pas que ce fut le
directeur général des cours d’adultes.»

--«Non, en effet. Un Indien, dites-vous?»

--«C’est cela même.»

--«Le nom de l’Indien?»

--«Son nom? Mais je ne le connais pas!»

--«Il nous faut avoir le nom. Qui a assisté au meurtre?»

--«Je n’en sais rien.»

--«Vous n’étiez donc pas là, vous?»

--«Comme vous pouvez le voir à ma chevelure. J’étais absent.»

--«Alors, comment pouvez-vous savoir que Mackensie est mort?»

--«Parce qu’il mourut certainement à ce moment-là, et que j’ai toutes
sortes de raisons de croire qu’il est resté mort depuis. Je le sais
d’ailleurs pertinemment.»

--«Il nous faut des preuves. Avez-vous amené l’Indien?»

--«Sûrement non.»

--«Bien. Il faut l’amener. Avez-vous le tomahawk?»

--«Je n’y ai jamais songé.»

--«Vous devez présenter le tomahawk. Vous devez produire l’Indien et le
tomahawk. La mort de M. Mackensie une fois prouvée par leur comparution,
vous pourrez vous présenter devant la commission chargée des
réclamations avec quelques chances de voir votre note accueillie assez
favorablement pour que vos enfants, si leur vie est assez longue,
puissent recevoir l’argent et en profiter. Mais _il faut_ que la mort de
cet homme soit prouvée. D’ailleurs, j’aime autant vous le dire, le
gouvernement ne réglera jamais les frais de transport et frais de voyage
du malheureux Mackensie. Peut-être paiera-t-il le baril de bœuf capturé
par les soldats de Sherman, si vous pouvez obtenir un vote du Congrès
autorisant ce paiement. Mais on ne paiera pas les vingt-neuf barils que
les Indiens ont mangés.»

--«Alors on me doit seulement cent dollars, et cela même n’est pas sûr!
Après tous les voyages de Mackensie en Europe, Asie, Amérique, avec son
bœuf; après tous ses soucis, ses tribulations; après la mort lamentable
des innocents qui ont essayé de toucher cette note!... Jeune homme,
pourquoi le premier contrôleur de la division des conserves de bœuf ne
me l’a-t-il pas dit tout d’abord?»

--«Il ne savait absolument rien sur le bien-fondé de votre réclamation.»

--«Pourquoi le second ne l’a-t-il pas dit? Et le troisième? Pourquoi
toutes ces divisions et tous ces bureaux ne me l’ont-ils pas dit?»

--«Aucun d’eux n’en savait rien. Tout marche par routine ici... Vous
avez suivi la routine et trouvé ce que vous vouliez savoir. C’est la
meilleure voie. C’est la seule. Elle est très régulière, très lente,
mais très sûre.»

--«C’est la mort qui est sûre, et qui l’a été pour tous les gens de ma
tribu. Je commence à me sentir frappé, moi aussi. Jeune homme, vous
aimez la belle créature qui est là-bas. Elle a des yeux bleus, et un
porte-plume sur l’oreille. Je le devine à vos doux regards: vous voulez
l’épouser, mais vous êtes pauvre. Approchez. Donnez votre main. Voici le
contrat de bœuf. Allez, mariez-vous, et soyez heureux. Dieu vous
bénisse, mes enfants!»

Voilà tout ce que je sais au sujet de ce grand contrat de bœuf, dont on
a tant parlé. Le commis à qui je l’avais donné est mort. Je n’ai plus eu
de nouvelles du contrat ou de quelque chose s’y rapportant. Je sais
seulement que, pourvu qu’un homme vive assez longtemps, il peut suivre
une affaire à travers les bureaux des circonlocutions de Washington, et
découvrir à la fin, après beaucoup de travail, de fatigue et de
patience, ce qu’il aurait pu découvrir dès le premier jour, si les
affaires du bureau des circonlocutions étaient classées avec autant
d’ordre qu’elles le seraient dans n’importe quelle grande entreprise
commerciale privée.




UNE INTERVIEW


Le jeune homme nerveux, alerte et déluré, prit la chaise que je lui
offrais, et dit qu’il était attaché à la rédaction du _Tonnerre
Quotidien_. Il ajouta:

--«J’espère ne pas être importun. Je suis venu vous interviewer.»

--«Vous êtes venu quoi faire?»

--«Vous interviewer.»

--«Ah! très bien. Parfaitement. Hum!... Très bien...»

Je ne me sentais pas brillant, ce matin-là. Vraiment, mes facultés me
semblaient un peu nuageuses. J’allai cependant jusqu’à la bibliothèque.
Après avoir cherché six ou sept minutes, je me vis obligé de recourir au
jeune homme.

--«Comment l’épelez-vous?» dis-je.

--«Épeler quoi?»

--«Interviewer.»

--«Bon Dieu! que diable avez-vous besoin de l’épeler?»

--«Je n’ai pas besoin de l’épeler, mais il faut que je cherche ce qu’il
signifie.»

--«Eh bien, vous m’étonnez, je dois le dire. Il m’est facile de vous
donner le sens de ce mot. Si...»

--«Oh, parfait! C’est tout ce qu’il faut. Je vous suis certes très
obligé.»

--«I-n, in, t-e-r, ter, inter...»

--«Tiens, tiens... vous épelez avec un i.»

--«Évidemment.»

--«C’est pour cela que j’ai tant cherché!»

--«Mais, cher Monsieur, par quelle lettre auriez-vous cru qu’il
commençât?»

--«Ma foi, je n’en sais trop rien. Mon dictionnaire est assez complet.
J’étais en train de feuilleter les planches de la fin, si je pouvais
dénicher cet objet dans les figures. Mais c’est une très vieille
édition.»

--«Mon cher Monsieur, vous ne trouverez pas une figure représentant une
interview, même dans la dernière édition... Ma foi, je vous demande
pardon, je n’ai pas la moindre intention blessante, mais vous ne me
paraissez pas être aussi intelligent que je l’aurais cru... Je vous
jure, je n’ai pas l’intention de vous froisser.»

--«Oh! cela n’a pas d’importance. Je l’ai souvent entendu dire, et par
des gens qui ne voulaient pas me flatter, et qui n’avaient aucune raison
de le faire. Je suis tout à fait remarquable à ce point de vue. Je vous
assure. Tous en parlent avec ravissement.»

--«Je le crois volontiers. Mais venons à notre affaire. Vous savez que
c’est l’usage, maintenant, d’interviewer les gens connus.»

--«Vraiment, vous me l’apprenez. Ce doit être fort intéressant. Avec
quoi faites-vous cela?»

--«Ma foi, vous êtes déconcertant. Dans certains cas, c’est avec un
gourdin qu’on devrait interviewer. Mais d’ordinaire ce sont des
questions que pose l’interviewer, et auxquelles répond l’interviewé.
C’est une mode qui fait fureur. Voulez-vous me permettre de vous poser
certaines questions calculées pour mettre en lumière les points
saillants de votre vie publique et privée?»

--«Oh! avec plaisir, avec plaisir. J’ai une très mauvaise mémoire, mais
j’espère que vous passerez là-dessus. C’est-à-dire que j’ai une mémoire
irrégulière, étrangement irrégulière. Des fois, elle part au galop,
d’autres fois, elle s’attardera toute une quinzaine à un endroit donné.
C’est un grand ennui pour moi.»

--«Peu importe. Vous ferez pour le mieux.»

--«Entendu. Je vais m’y appliquer tout entier.»

--«Merci. Êtes-vous prêt? Je commence.»

--«Je suis prêt.»

--«Quel âge avez-vous?»

--«Dix-neuf ans, en juin.»

--«Comment! Je vous aurais donné trente-cinq ou trente-six ans. Où
êtes-vous né?»

--«Dans le Missouri.»

--«A quel moment avez-vous commencé à écrire?»

--«En 1836.»

--«Comment cela serait-il possible, puisque vous n’avez que dix-neuf
ans?»

--«Je n’en sais rien. Cela paraît bizarre, en effet.»

--«Très bizarre. Quel homme regardez-vous comme le plus remarquable de
ceux que vous avez connus?»

--«Aaron Burr.»

--«Mais vous n’avez jamais pu connaître Aaron Burr, si vous n’avez que
dix-neuf ans!»

--«Bon! si vous savez mieux que moi ce qui me concerne, pourquoi
m’interrogez-vous?»

--«Oh! ce n’était qu’une suggestion. Rien de plus. Dans quelles
circonstances avez-vous rencontré Aaron Burr?»

«Voici. Je me trouvai par hasard un jour à ses funérailles, et il me
pria de faire un peu moins de bruit, et...»

--«Mais, bonté divine, si vous étiez à ses funérailles, c’est qu’il
était mort. Et s’il était mort, que lui importait que vous fissiez ou
non du bruit?»

--«Je n’en sais rien. Il a toujours été un peu maniaque, de ce côté-là.»

--«Allons, je n’y comprends rien. Vous dites qu’il vous parla, et qu’il
était mort.»

--«Je n’ai jamais dit qu’il fût mort.»

--«Enfin était-il mort, ou vivant?»

--«Ma foi, les uns disent qu’il était mort, et d’autres qu’il était
vivant.»

--«Mais vous, que pensiez-vous?»

--«Bon! Ce n’était pas mon affaire. Ce n’est pas moi que l’on
enterrait.»

--«Mais cependant... Allons, je vois que nous n’en sortirons pas.
Laissez-moi vous poser d’autres questions. Quelle est la date de votre
naissance?»

--«Le lundi, 31 octobre 1693.»

--«Mais c’est impossible! Cela vous ferait cent quatre-vingts ans d’âge.
Comment expliquez-vous cela?»

--«Je ne l’explique pas du tout.»

--«Mais vous me disiez tout à l’heure que vous n’aviez que dix-neuf ans!
et maintenant vous en arrivez à avoir cent quatre-vingts ans! C’est une
contradiction flagrante.»

--«Vraiment! L’avez-vous remarqué? (Je lui serrai les mains.) Bien
souvent en effet cela m’a paru comme une contradiction. Je n’ai jamais
pu, d’ailleurs, la résoudre. Comme vous remarquez vite les choses!»

--«Merci du compliment, quel qu’il soit. Aviez-vous, ou avez-vous des
frères et des sœurs?»

--«Eh! Je... Je... Je crois que oui, mais je ne me rappelle pas.»

--«Voilà certes la déclaration la plus extraordinaire qu’on m’aie jamais
faite!»

--«Pourquoi donc? Pourquoi pensez-vous ainsi?»

--«Comment pourrais-je penser autrement? Voyons. Regardez par là. Ce
portrait sur le mur, qui est-ce? N’est-ce pas un de vos frères?»

--«Ah! oui, oui, oui! Vous m’y faites penser maintenant. C’était un mien
frère. William, Bill, comme nous l’appelions. Pauvre vieux Bill!»

--«Quoi! il est donc mort?»

--«Certainement. Du moins, je le suppose. On n’a jamais pu savoir. Il y
a un grand mystère là-dessous.»

--«C’est triste, bien triste. Il a disparu, n’est-ce pas?»

--«Oui, d’une certaine façon, généralement parlant. Nous l’avons
enterré.»

--«Enterré! Vous l’avez enterré, sans savoir s’il était mort ou vivant!»

--«Qui diable vous parle de cela? Il était parfaitement mort.»

--«Ma foi! j’avoue ne plus rien comprendre. Si vous l’avez enterré, et
si vous saviez qu’il était mort...»

--«Non, non, nous pensions seulement qu’il l’était.»

--«Ah! je vois. Il est revenu à la vie.»

--«Je vous parie bien que non.»

--«Eh bien! je n’entendis jamais raconter chose pareille. Quelqu’un est
mort. On l’a enterré. Où est le mystère là-dedans?»

--«Mais là justement! C’est ce qui est étrange. Il faut vous dire que
nous étions jumeaux, le défunt et moi. Et un jour, on nous a mêlés dans
le bain, alors que nous n’avions que deux semaines, et un de nous a été
noyé. Mais nous ne savons pas qui. Les uns croient que c’était Bill.
D’autres pensent que c’était moi.»

--«C’est très curieux. Et quelle est votre opinion personnelle?»

--«Dieu le sait! Je donnerais tout au monde pour le savoir. Ce solennel
et terrible mystère a jeté une ombre sur toute ma vie. Mais je vais
maintenant vous dire un secret que je n’ai jamais confié à aucune
créature jusqu’à ce jour. Un de nous avait une marque, un grain de
beauté, fort apparent, sur le dos de la main gauche. C’était _moi_. _Cet
enfant est celui qui a été noyé._»

--«Ma foi, je ne vois pas, dès lors, qu’il y ait là-dedans le moindre
mystère, tout considéré.»

--«Vous ne voyez pas. Moi, je vois. De toute façon, je ne puis
comprendre que les gens aient pu être assez stupides pour aller enterrer
l’enfant qu’il ne fallait pas. Mais chut!... N’en parlez jamais devant
la famille. Dieu sait que mes parents ont assez de soucis pour leur
briser le cœur, sans celui-là.»

--«Eh bien, j’ai, ce me semble, des renseignements suffisants pour
l’heure, et je vous suis très obligé pour la peine que vous avez prise.
Mais j’ai été fort intéressé par le récit que vous m’avez fait des
funérailles d’Aaron Burr. Voudriez-vous me raconter quelle circonstance,
en particulier, vous fit regarder Aaron Burr comme un homme si
remarquable?»

--«Oh! un détail insignifiant. Pas une personne sur cinquante ne s’en
serait aperçue. Quand le sermon fut terminé, et que le cortège fut prêt
à partir pour le cimetière, et que le corps était installé bien
confortable dans le cercueil, il dit qu’il ne serait pas fâché de jeter
un dernier coup d’œil sur le paysage. Il se leva donc et s’en fut
s’asseoir sur le siège, à côté du conducteur.»

Le jeune homme, là-dessus, me salua et prit congé. J’avais fort goûté sa
compagnie, et fus fâché de le voir partir.




ROGERS


Je rencontrai le nommé Rogers, et il se présenta lui-même, dans le sud
de l’Angleterre, où je résidais alors. Son beau-père avait épousé une
mienne parente éloignée, qui, par la suite, fut pendue. Il paraissait
croire, en conséquence, à une parenté entre nous. Il venait me voir tous
les jours, s’installait et causait. De toutes les curiosités humaines
sympathiques et sereines que j’ai vues, je le regarde comme la première.
Il désira examiner mon nouveau chapeau haut de forme. Je m’empressai,
car je pensais qu’il remarquerait le nom du grand chapelier d’Oxford
Street, qui était au fond, et m’estimerait d’autant. Mais il le tourna
et le retourna avec une sorte de gravité compatissante, indiqua deux ou
trois défauts et dit que mon arrivée, trop récente, ne pouvait pas
laisser espérer que je susse où me fournir. Il m’enverrait l’adresse de
son chapelier. Puis il ajouta: «Pardonnez-moi», et se mit à découper
avec soin une rondelle de papier de soie rouge. Il entailla les bords
minutieusement, prit de la colle, et colla le papier dans mon chapeau de
manière à recouvrir le nom du chapelier. Il dit: «Personne ne saura
maintenant où vous l’avez acheté. Je vous enverrai une marque de mon
chapelier, et vous pourrez l’appliquer sur la rondelle de papier.» Il
fit cela le plus calmement, le plus froidement du monde, je n’ai vu de
ma vie un homme plus admirable. Remarquez que, pendant ce temps, son
propre chapeau était là, sur la table, au grand détriment de mon odorat.
C’était un vieil éteignoir informe, fripé et déjeté par l’âge, décoloré
par les intempéries et bordé d’un équateur de pommade suintant au
travers.

Une autre fois, il examina mon vêtement. J’étais sans effroi, car mon
tailleur avait sur sa porte: «Par privilège spécial, fournisseur de
S.A.R. le prince de Galles», etc... Je ne savais pas alors que la
plupart des maisons de tailleurs ont le même signe sur la porte, et que,
dès le moment qu’il faut neuf tailleurs pour faire un homme, comme on
dit, il en faut cent cinquante pour faire un prince. Rogers fut touché
de compassion par la vue de mon vêtement. Il me donna par écrit
l’adresse de son tailleur. Il ne me dit pas, comme on fait d’ordinaire,
en manière de compliment, que je n’aurais qu’à mentionner mon nom de
plume, et que le tailleur mettrait à confectionner mes habits ses soins
les plus dévoués. Son tailleur, m’apprit-il, se dérangerait
difficilement pour un inconnu (inconnu! quand je me croyais si célèbre
en Angleterre! ce fut le coup le plus cruel), mais il me prévint de me
recommander de lui, et que tout irait bien.

Voulant être plaisant, je dis:--«Mais s’il allait passer la nuit, et
compromettre sa santé?»

--«Laissez donc, répondit Rogers, j’ai assez fait pour lui pour qu’il
m’en ait quelque égard.»

J’aurais aussi bien pu essayer de déconcerter une momie avec ma
plaisanterie. Il ajouta:

--«C’est là que je fais tout faire. Ce sont les seuls vêtements où l’on
puisse se voir.»

Je fis une autre tentative.--«J’aurais aimé en voir un sur vous, si vous
en aviez porté un.»

--«Dieu vous bénisse, n’en porté-je pas un sur moi?... Cet article vient
de chez Morgan.»

J’examinai le vêtement. C’était un article acheté tout fait, à un juif
de Chatham Street, sans doute possible, vers 1848. Il avait dû coûter
quatre dollars, quand il était neuf. Il était déchiré, éraillé, râpé,
graisseux. Je ne pus m’empêcher de lui montrer où il était déchiré. Il
en fut si affecté que je fus désolé de l’avoir fait. D’abord il parut
plongé dans un abîme sans fond de douleur. Il se remit, fit le geste
d’écarter de lui avec ses mains la pitié d’un peuple entier, et dit,
avec ce qui me parut une émotion fabriquée: «Je vous en prie. Cela n’a
pas d’importance. Ne vous en tourmentez pas. Je puis mettre un autre
vêtement.»

Quand il fut tout à fait remis, qu’il put examiner la déchirure et
commander à ses sentiments, il dit que, ah! _maintenant_, il comprenait.
Son domestique avait fait cela, sans doute, en l’habillant, ce matin.

Son «domestique»! Il y avait quelque chose d’angoissant dans une telle
effronterie.

Presque chaque jour il s’intéressait à quelque détail de mon vêtement.
On eût pu s’étonner de trouver cette sorte d’infatuation chez un homme
qui portait toujours le même costume, et un costume qui paraissait dater
de la conquête de l’Angleterre par les Normands.

C’était une ambition méprisable, peut-être, mais je souhaitais pouvoir
lui montrer quelque chose à admirer, dans mes vêtements ou mes actes.
Vous auriez éprouvé le même désir. L’occasion se présenta. J’étais sur
le point de mon retour à Londres, et je venais de compter mon linge sale
pour le blanchissage. C’était vraiment une imposante montagne dans le
coin de la chambre, cinquante-quatre pièces. J’espérais qu’il penserait
que c’était le linge d’une seule semaine. Je pris le carnet de
blanchissage, comme pour m’assurer que tout était en règle, puis le
jetai sur la table, avec une négligence affectée. Naturellement, il le
prit et promena ses yeux en descendant jusqu’au total. Alors, il dit:
«Vous ne devez pas vous ruiner», et le reposa sur la table.

Ses gants étaient un débris sinistre. Mais il m’indiqua où je pourrais
en avoir de semblables. Ses chaussures avaient des fentes à laisser
passer des noix, mais il posait avec complaisance ses pieds sur le
manteau de la cheminée et les contemplait. Il avait une épingle de
cravate avec un morceau de verre terne, qu’il appelait un «diamant
morphylitique», quoi que cela pût signifier. Il me dit qu’on n’en avait
jamais trouvé que deux. L’empereur de Chine avait l’autre.

Plus tard, à Londres, ce fut une joie pour moi de voir ce vagabond
fantastique s’avancer dans le vestibule de l’hôtel avec son allure de
grand-duc; il avait toujours quelque nouvelle folie de grandeur à
inaugurer. Il n’y avait d’usé chez lui que ses vêtements. S’il
m’adressait la parole devant des étrangers, il élevait toujours un peu
la voix pour m’appeler: «Sir Richard» ou «Général» ou «Votre Honneur»,
et quand les gens commençaient à faire attention et à regarder avec
respect, il se mettait à me demander incidemment pourquoi je ne m’étais
pas rendu la veille au rendez-vous du duc d’Argyll, ou bien me rappelait
que nous étions attendus le lendemain chez le duc de Westminster. Je
suis persuadé qu’à ce moment-là il était convaincu de la réalité de ce
qu’il disait. Il vint un jour me voir et m’invita à passer la soirée
chez le duc de Warwick, à sa maison de ville. Je dis que je n’étais pas
personnellement invité. Il répondit que cela n’avait aucune importance,
le duc ne faisant pas de cérémonies avec lui ou ses amis. Comme je
demandais si je pouvais aller comme j’étais, il dit que non, ce serait
peu convenable. L’habit de soirée était exigé, le soir, chez n’importe
quel gentleman. Il offrit de m’attendre pendant que je m’habillerais.
Puis nous irions chez lui. Je boirais une bouteille de champagne et
fumerais un cigare pendant qu’il s’apprêterait. Fort désireux de voir la
fin de cela, je m’habillai et nous partîmes pour chez lui. Il me proposa
d’aller à pied, si je n’y voyais pas d’inconvénient. Nous pataugeâmes
environ quatre milles à travers la boue et le brouillard. Finalement
nous trouvâmes son appartement. C’était une simple chambre au-dessus de
la boutique d’un barbier, dans une rue écartée. Deux chaises, une petite
table, une vieille valise, une cuvette et une cruche (toutes deux dans
un coin sur le plancher), un lit pas fait, un fragment de miroir, et un
pot de fleur avec un petit géranium rose qui s’étiolait. C’était, me
dit-il, une plante «séculaire». Elle n’avait pas fleuri depuis deux
cents ans. Il la tenait de feu lord Palmerston. On lui en avait offert
des sommes fantastiques. Tel était le mobilier. En outre, un chandelier
de cuivre avec un fragment de bougie. Rogers alluma la bougie, et me
pria de m’asseoir et de me considérer comme chez moi. Je devais avoir
soif, espéra-t-il, car il voulait faire à mon palais la surprise d’une
marque de champagne comme tout le monde n’en buvait pas. Aimais-je mieux
du sherry, ou du porto? Il avait, me dit-il, du porto dans des
bouteilles toutes recouvertes de toiles d’araignées stratifiées. Chaque
couche représentait une génération. Pour les cigares, j’en jugerais par
moi-même. Il mit la tête à la porte et appela:

--«Sackville!» Pas de réponse.

--«Hé! Sackville!» Pas de réponse.

--«Où diable peut être passé ce sommelier? Je ne permets jamais pourtant
à un de mes domestiques de... Oh! l’idiot! il a emporté les clefs! Je ne
puis pas aller dans les autres pièces sans les clefs.»

(J’étais justement en train d’admirer l’intrépidité avec laquelle il
prolongeait la fiction du champagne, essayant de deviner comment il
allait se tirer de là.)

Il cessa d’appeler Sackville et se mit à crier: «Anglesy!» Anglesy ne
vint pas non plus. Il dit: «C’est la seconde fois que cet écuyer s’est
absenté sans permission. Demain, je le renverrai.»

Il se mit alors à héler «Thomas!» Mais Thomas ne répondit pas. Puis
«Théodore!» Pas de Théodore.

«Ma foi, j’y renonce, fit-il. Mes gens ne m’attendent jamais à cette
heure-ci. Ils sont tous partis en bombe. A la rigueur on peut se passer
de l’écuyer et du page, mais nous ne pouvons avoir ni vin ni cigares
sans le sommelier. Et je ne puis pas m’habiller sans mon valet.»

J’offris de l’aider à s’habiller. Mais il ne voulut pas en entendre
parler. D’ailleurs, dit-il, il ne se sentirait pas confortable s’il
n’était arrangé par des mains expérimentées; finalement il conclut que
le duc était un trop vieil ami pour se préoccuper de la manière dont il
serait vêtu. Nous prîmes donc un cab, il donna quelques indications au
cocher, et nous partîmes. Nous arrivâmes enfin devant une vieille maison
et nous descendîmes. Je n’avais jamais vu Rogers avec un col. Il
s’arrêta sous un réverbère, sortit de la poche de son vêtement un vieux
col en papier, où pendait une cravate usée, et les mit. Il monta les
marches et entra. Je le vis reparaître presque aussitôt; il marcha vers
moi précipitamment et me dit:

--«Venez. Vite!»

Nous nous éloignâmes en hâte, et tournâmes le coin de la rue.

--«Nous voici en sûreté», fit-il.

Il quitta son col et sa cravate et les remit dans sa poche.

--«Je l’ai échappé belle», dit-il.

--«Comment cela?» fis-je.

--«Par saint Georges, la comtesse était là!»

--«Eh bien, quoi? Ne vous connaît-elle pas?»

--«Si, elle me connaît! Mais elle m’adore. J’ai pu jeter un coup d’œil
avant qu’elle m’eût aperçu. Et j’ai filé. Je ne l’avais pas vue depuis
deux mois. Entrer comme cela, sans la prévenir, eût été fatal. Elle
n’aurait pas supporté le coup. Je ne savais pas qu’elle fût en ville. Je
la croyais dans son château... Laissez-moi m’appuyer sur vous... un
instant... Là, je me sens mieux; merci, grand merci. Dieu me bénisse.
Quelle échappée!»

En définitive, ma visite au duc fut remise aux calendes grecques. Mais
je notai la maison pour information plus ample. Je sus que c’était un
hôtel de famille ordinaire, où perchaient environ un millier de gens
quelconques.

Pour bien des choses, Rogers n’était nullement fou. Pour certaines, il
l’était évidemment, mais sûrement il l’ignorait. Il se montrait, dans
ces dernières, du sérieux le plus absolu. Il est mort au bord de la mer,
l’été dernier, chez le «comte de Ramsgate».




L’INFORTUNÉ FIANCÉ D’AURÉLIA


Les faits suivants sont consignés dans une lettre que m’écrit une jeune
fille habitant la belle ville de San José. Elle m’est parfaitement
inconnue, et signe simplement: Aurélia-Maria, ce qui est peut-être un
pseudonyme. Mais peu importe. La pauvre fille a le cœur brisé par les
infortunes qu’elle a subies. Elle est si troublée par les conseils
opposés de malveillants amis et d’ennemis insidieux, qu’elle ne sait à
quel parti se résoudre pour se dégager du réseau de difficultés dans
lequel elle semble prise presque sans espoir. Dans son embarras, elle a
recours à moi, elle me supplie de la diriger et de la conseiller, avec
une éloquence émouvante qui toucherait le cœur d’une statue. Écoutez sa
triste histoire.

Elle avait seize ans, dit-elle, quand elle rencontra et aima, avec toute
l’ardeur d’une âme passionnée, un jeune homme de New-Jersey, nommé
Williamson Breckinridge Caruthers, de quelque six ans son aîné. Ils se
fiancèrent, avec l’assentiment de leurs amis et parents, et, pour un
temps, leur carrière parut devoir être caractérisée par une immunité de
malheur au delà du lot ordinaire de l’humanité. Mais, un jour, la face
de la fortune changea. Le jeune Caruthers fut atteint d’une petite
vérole de l’espèce la plus virulente, et quand il retrouva la santé, sa
figure était trouée comme un moule à gaufre et toute sa beauté disparue
pour toujours.

Aurélia songea d’abord à rompre son engagement, mais, par pitié pour
l’infortuné, elle se contenta de renvoyer le mariage à une autre saison,
et laissa une chance au malheureux.

La veille même du jour où le mariage devait avoir lieu, Breckinridge,
tandis qu’il était occupé à suivre des yeux un ballon, tomba dans un
puits et se cassa une jambe, qu’on dut lui amputer au-dessus du genou.
Aurélia, de nouveau, fut tentée de rompre son engagement, mais, de
nouveau, l’amour triompha, et le mariage fut remis, et elle lui laissa
le temps de se rétablir.

Une infortune nouvelle tomba sur le malheureux fiancé. Il perdit un bras
par la décharge imprévue d’un canon que l’on tirait pour la fête
nationale, et, trois mois après, eut l’autre emporté par une machine à
carder. Le cœur d’Aurélia fut presque brisé par ces dernières calamités.
Elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une profonde affliction, en
voyant son amoureux la quitter ainsi morceau par morceau, songeant
qu’avec ce système de progressive réduction il n’en resterait bientôt
plus rien, et ne sachant comment l’arrêter sur cette voie funeste. Dans
son désespoir affreux, elle en venait presque à regretter, comme un
négociant qui s’obstine dans une affaire et perd davantage chaque jour,
de ne pas avoir accepté Breckinridge tout d’abord, avant qu’il eût subi
une si alarmante dépréciation. Mais son cœur prit le dessus, et elle
résolut de tenter l’épreuve des dispositions déplorables de son fiancé
encore une fois.

De nouveau se rapprochait le jour du mariage, et de nouveau se
rassemblèrent les nuages de désillusion. Caruthers tomba malade de
l’érysipèle, et perdit l’usage de l’un de ses yeux, complètement. Les
amis et les parents de la jeune fille, considérant qu’elle avait montré
plus de généreuse obstination qu’on ne pouvait raisonnablement exiger
d’elle, intervinrent de nouveau, et insistèrent pour qu’elle rompît son
engagement. Mais après avoir un peu hésité, Aurélia, dans toute la
générosité de ses honorables sentiments, dit qu’elle avait réfléchi
posément sur la question, et qu’elle ne pouvait trouver dans
Breckinridge aucun sujet de blâme. Donc, elle recula de nouveau la date,
et Breckinridge se cassa l’autre jambe.

Ce fut un triste jour pour la pauvre fille, que celui où elle vit les
chirurgiens emporter avec respect le sac dont elle avait appris l’usage
par des expériences précédentes, et son cœur éprouva cruellement qu’en
vérité quelque chose de son fiancé avait encore disparu. Elle sentit que
le champ de ses affections diminuait chaque jour, mais encore une fois
elle répondit négativement aux instances de tous les siens, et renouvela
son engagement.

Enfin, peu de jours avant le terme fixé pour le mariage, un nouveau
malheur arriva. Il n’y eut, dans toute l’année, qu’un seul homme scalpé
par les Indiens d’Owen River, cet homme fut Williamson Breckinridge
Caruthers, de New-Jersey. Il accourait chez sa fiancée, avec la joie
dans le cœur, quand il perdit sa chevelure pour toujours. Et dans cette
heure d’amertume, il maudit presque la chance ironique à laquelle il dut
de sauver sa vie.

A la fin, Aurélia est fort perplexe sur la conduite à tenir. Elle aime
encore son fiancé, m’écrit-elle,--ou, du moins, ce qu’il en reste,--de
tout son cœur, mais sa famille s’oppose de toutes ses forces au
mariage; Breckinridge n’a pas de fortune et est impropre à tout travail.
Elle n’a pas d’autre part des ressources suffisantes pour vivre à deux
confortablement.--«Que dois-je faire?» me demande-t-elle, dans cet
embarras cruel.

C’est une question délicate. C’est une question dont la réponse doit
décider pour la vie du sort d’une femme et de presque les deux tiers
d’un homme. Je pense que ce serait assumer une trop grave responsabilité
que de répondre par autre chose qu’une simple suggestion.

A combien reviendrait-il de reconstituer un Breckinridge complet? Si
Aurélia peut supporter la dépense, qu’elle achète à son amoureux mutilé
des jambes et des bras de bois, un œil de verre et une perruque, pour le
rendre présentable. Qu’elle lui accorde alors quatre-vingt-dix jours
sans délai, et si, dans cet intervalle, il ne se rompt pas le cou,
qu’elle coure la chance de l’épouser. Je ne crois pas que, faisant cela,
elle s’expose à un bien grand risque, de toute façon. Si votre fiancé,
Aurélia, cède encore à la tentation bizarre qu’il a de se casser quelque
chose chaque fois qu’il en trouve l’occasion, sa prochaine expérience
lui sera sûrement fatale, et alors vous serez tranquille, mariée ou non.
Mariée, les jambes de bois et autres objets, propriété du défunt,
reviennent à sa veuve, et ainsi vous ne perdez rien, si ce n’est le
dernier morceau vivant d’un époux honnête et malheureux, qui essaya sa
vie durant de faire pour le mieux, mais qui eut sans cesse contre lui
ses extraordinaires instincts de destruction.--Tentez la chance, Maria,
j’ai longuement réfléchi sur ce sujet, et c’est le seul parti
raisonnable. Certainement Caruthers aurait sagement fait de commencer, à
sa première expérience, par se rompre le cou. Mais puisqu’il a choisi
une autre méthode, décidé à se prolonger le plus possible, je ne crois
pas que nous puissions lui faire un reproche d’avoir fait ce qui lui
plaisait le plus. Nous devons tâcher de tirer le meilleur parti des
circonstances, sans avoir la moindre amertume contre lui.




MADAME MAC WILLIAMS ET LE TONNERRE


Oui, Monsieur, continua M. Mac Williams,--car il parlait depuis un
moment--la crainte du tonnerre est une des plus désespérantes infirmités
dont une créature humaine puisse être affligée. Elle est en général
limitée aux femmes. Mais parfois on la trouve chez un petit chien, ou
chez un homme. C’est une infirmité spécialement désespérante, par la
raison qu’elle bouleverse les gens plus qu’aucune autre peur ne peut le
faire, et qu’il ne faut pas songer à raisonner avec, non plus qu’à en
faire honte à celui qui l’éprouve. Une femme qui serait capable de
regarder en face le diable,--ou une souris,--perd contenance et tombe en
morceaux devant un éclair. Son effroi est pitoyable à voir.

Donc, comme j’étais en train de vous dire, je m’éveillai, avec, à mes
oreilles, un gémissement étouffé venant je ne savais d’où: «Mortimer!
Mortimer!» Dès que je pus rassembler mes esprits, j’avançai la main dans
l’obscurité, et je dis:

--«Évangeline, est-ce vous qui appelez? Qu’y a-t-il? Où êtes-vous?»

--«Enfermée dans le cabinet des chaussures. Vous devriez être honteux de
rester là à dormir au milieu d’un tel orage.»

--«Bon! comment pourrait-on être honteux, si on dort? C’est peu
logique. Un homme ne peut pas être honteux quand il dort, Évangeline.»

--«Vous ne voulez pas comprendre, Mortimer, vous savez bien que vous ne
voulez pas.»

Je perçus un sanglot étouffé.

Cela coupa net le discours mordant que j’allais prononcer. Et je dis par
contre:

--«Je suis désolé, ma chérie, je suis tout à fait désolé. Je n’avais pas
la moindre intention... Revenez donc, et...»

--«Mortimer!»

--«Ciel! Qu’y a-t-il, mon amour?»

--«Prétendez-vous dire que vous êtes encore dans ce lit?»

--«Mais évidemment.»

--«Sortez du lit immédiatement. J’aurais cru que vous auriez quelque
souci de votre vie, pour moi et les enfants, si ce n’est pour vous.»

--«Mais, mon amour!...»

--«Ne me parlez pas, Mortimer. Vous savez très bien qu’il n’y a pas
d’endroit plus dangereux qu’un lit, au milieu d’un orage. C’est dans
tous les livres. Mais vous resteriez là, à risquer volontairement votre
vie, pour Dieu sait quoi, à moins que ce soit pour le plaisir de
discuter et...»

--«Mais que diable, Évangeline, je ne suis pas dans le lit, maintenant.
Je...»

(Cette phrase fut interrompue par un éclair soudain, suivi d’un petit
cri d’épouvante de Mᵐᵉ Mac Williams, et d’un terrible coup de
tonnerre.)

--«Là! vous voyez le résultat! O Mortimer, comment pouvez-vous être
assez impie pour jurer à un tel moment!»

--«Je n’ai pas juré. Et ce n’est pas ce qui a causé le coup de tonnerre,
dans tous les cas. Il serait arrivé pareil, si je n’avais pas dit un
mot. Vous savez très bien, Évangeline, du moins vous devriez savoir,
que, l’atmosphère se trouvant chargée d’électricité...»

--«Oui, raisonnez, raisonnez, raisonnez! Je ne comprends pas que vous
ayez ce courage, quand vous savez qu’il n’y a pas sur la maison un seul
paratonnerre, et que votre pauvre femme et vos enfants sont absolument à
la merci de la Providence... Qu’est-ce que vous faites?... Vous allumez
une allumette!... Mais vous êtes complètement fou!»

--«Par Dieu! Madame, où est le mal? La chambre est aussi noire que le
cœur d’un mécréant, et...»

--«Soufflez cette allumette! Soufflez-la tout de suite. Êtes-vous décidé
à nous sacrifier tous? Vous savez qu’il n’y a rien qui attire la foudre
comme une lumière. (Fzt!--crash!--boum--bolooum--!! boum--! boum!--) Oh!
entendez!... Vous voyez ce que vous faites!»

--«Pas du tout. Une allumette peut attirer la foudre. C’est après tout
possible. Mais elle ne cause pas la foudre. Je parierais bien n’importe
quoi. Et encore, pour l’attirer, elle ne l’attire pas pour deux sous. Si
cet éclair était dirigé vers mon allumette, c’était pauvre comme
adresse. Ce serait touché une fois sur un million... Vrai, à la foire,
avec une adresse pareille...»

--«Par pudeur, Mortimer! C’est au moment où nous nous trouvons juste en
présence de la mort, à ce moment si solennel, que vous osez parler
ainsi!... Si vous ne songez pas à ce qu’il y aura après... Mortimer!»

--«Eh bien!»

--«Avez-vous dit vos prières, ce soir?»

--«Je... j’y ai pensé, mais je me suis mis à calculer combien font douze
fois treize, et...»

(Fzt!...--Boum--berroum--boum! bumble--umble--bang!--pan!)

--«Oh! nous sommes perdus! plus d’espoir! Comment avez-vous pu commettre
une telle négligence, en un tel moment!»

--«Mais quand je me suis couché, ce n’était pas du tout un tel moment.
Il n’y avait pas un nuage au ciel. Comment aurais-je pu penser qu’il
allait y avoir tout ce tapage et ce tohu-bohu pour un petit oubli comme
celui-là? Et je ne trouve pas que ce soit juste à vous de faire tant
d’affaires, car, après tout, c’est un accident très rare. Je n’avais pas
oublié mes prières depuis le jour que j’ai amené ce tremblement de
terre, vous vous rappelez, il y a quatre ans.»

--«Mortimer! Comme vous parlez! Avez-vous oublié la fièvre jaune?»

--«Ma chère, vous êtes sans cesse à me jeter à la tête la fièvre jaune,
et je trouve cela tout à fait déraisonnable. On ne peut même pas envoyer
directement un télégramme d’ici à Memphis, comment voulez-vous qu’un
petit oubli religieux de ma part aille si loin! J’admets pour le
tremblement de terre, parce que j’étais dans le voisinage. Mais que je
sois pendu si je dois accepter la responsabilité de chaque damné...»

(Boum--berooum--booum--pan!)

--«O mon cher, mon cher! Je suis sûre qu’il est tombé quelque part.
Mortimer! Nous ne verrons pas le jour suivant. Puissiez-vous vous
rappeler, pour votre profit, quand nous serons morts, que c’est votre
langage impie... Mortimer!»

--«Eh bien! quoi?»

--«J’entends votre voix qui vient de... Mortimer, seriez-vous par hasard
debout devant cette cheminée ouverte?»

--«C’est exactement le crime que je suis en train de commettre.»

--«Sortez de là tout de suite! Vous paraissez décidé à nous faire tous
périr. Ignorez-vous qu’il n’y a pas de meilleur conducteur de la foudre
qu’une cheminée ouverte?... Où êtes-vous maintenant?»

--«Je suis ici, près de la fenêtre.»

--«Je vous en supplie, Mortimer. Êtes-vous devenu fou? Éloignez-vous
vite. L’enfant à la mamelle connaît le danger de se tenir près d’une
fenêtre, pendant un orage. C’est mon dernier jour, mon pauvre ami.
Mortimer!»

--«Oui.»

--«Qu’est-ce qui remue comme cela?»

--«C’est moi.»

--«Que faites-vous donc?»

--«Je cherche à enfiler mon pantalon.»

--«Vite, vite, jetez-le. Vous allez tranquillement vous habiller avec un
temps pareil! Et cependant, vous le savez fort bien, toutes les
autorités s’accordent pour dire que les étoffes de laine attirent la
foudre. O mon cher ami, n’est-ce pas assez que votre existence soit en
péril par des causes naturelles, que vous fassiez tout ce qu’il est
humainement possible de faire pour augmenter le danger!... Oh! Ne
chantez pas!... A quoi donc pensez-vous?»

--«Bon! encore! Où est le mal?»

--«Mortimer, je vous ai dit, non pas une fois, mais cent, que le chant
cause des vibrations dans l’atmosphère, et que ces vibrations détournent
le courant électrique, et que... Pourquoi donc ouvrez-vous cette porte?»

--«Bonté divine! Madame! Quel inconvénient y a-t-il là?»

--«Quel inconvénient! La mort, voilà tout. Il suffit d’avoir étudié la
question une seconde pour savoir que, faire un courant d’air, c’est
adresser une invitation à la foudre. Cette porte est encore aux trois
quarts ouverte. Fermez-la exactement. Et hâtez-vous, ou nous allons tous
mourir. Oh! quelle affreuse chose d’être enfermée avec un fou dans un
cas semblable!... Que faites-vous, Mortimer?»

--«Rien du tout. J’ouvre le robinet de l’eau. On étouffe. Il fait chaud
et tout est fermé. Je vais me passer un peu d’eau sur la figure et les
mains.»

--«Vous avez perdu tout à fait la tête. Sur cinquante fois que frappe la
foudre, elle frappe l’eau quarante-neuf fois. Fermez le robinet. Oh! mon
ami, rien ne peut plus nous sauver! Il me semble que... Mortimer!
qu’est-ce qu’il y a?»

--«C’est ce damné... C’est un tableau que j’ai fait tomber.»

--«Alors vous êtes près du mur! Je n’ai jamais vu pareille imprudence.
Vous ne savez pas que rien n’est meilleur conducteur de la foudre qu’un
mur! Écartez-vous! Et vous alliez encore jurer. Oh! comment pouvez-vous
être si désespérément criminel, quand votre famille est dans un tel
péril! Mortimer! Avez-vous commandé un édredon, comme je vous l’avais
dit?»

--«Je l’ai tout à fait oublié.»

--«Oublié! Il peut vous en coûter la vie. Si vous aviez un édredon,
maintenant, vous pourriez l’étendre au milieu de la chambre et vous
coucher, vous seriez tout à fait en sûreté. Venez vite ici, venez vite,
avant que vous ayez l’occasion de commettre quelque nouvelle folie
imprudente.»

J’essayai d’entrer dans le réduit, mais nous ne pouvions pas y tenir
tous deux, la porte refermée, sans étouffer. Je fis ce que je pus pour
respirer, mais je fus bientôt forcé de sortir. Ma femme me rappela:

--«Mortimer, il faut faire quelque chose pour votre salut. Donnez-moi ce
livre allemand qui est sur le bord de la cheminée, et une bougie. Ne
l’allumez pas. Donnez-moi l’allumette. Je vais l’allumer ici dedans. Il
y a quelques instructions dans ce livre.»

J’eus le livre, au prix d’un vase et de quelques menus objets fragiles.
La dame s’enferma avec la bougie. Ce fut un moment de calme. Puis elle
appela:

--«Mortimer, qu’est cela?»

--«Rien que le chat.»

--«Le chat! Nous sommes perdus. Prenez-le, et l’enfermez dans le lavabo.
Vite, vite, mon amour! Les chats sont pleins d’électricité. Je suis sûre
que mes cheveux seront blancs quand cette nuit effroyable sera passée.»

J’entendis de nouveau des sanglots étouffés. Sans cela, je n’aurais pas
remué pied ou main pour une pareille entreprise dans l’obscurité.

Cependant je vins à bout de ma tâche, par-dessus chaises et toutes
sortes d’obstacles divers, tous durs, la plupart à rebords aigus; enfin
je saisis le chat acculé sous la commode, après avoir fait pour plus de
quatre cents dollars de frais en mobilier brisé, et aux dépens aussi de
mes tibias. Alors me parvinrent du cabinet ces mots sanglotants:

--«Le livre dit que le plus sûr est de se tenir debout sur une chaise au
milieu de la chambre, Mortimer. Les pieds de la chaise doivent être
isolés par des corps non conducteurs. C’est-à-dire que vous devez mettre
les pieds de la chaise dans des verres.»

(Fzt!--booum!--boum!--pan!)

--«Oh! écoutez! Dépêchez-vous, Mortimer, avant d’être foudroyé.»

Je m’occupai de trouver les verres. J’eus les quatre derniers, après
avoir cassé tout le reste. J’isolai les pieds de la chaise, et m’enquis
de nouvelles instructions.

--«Mortimer, voici le texte allemand: «Pendant l’orage, il faut garder
attaché de soi... métaux... c’est... bagues, garder montres, clefs... et
on ne doit jamais... ne pas... se tenir dans les endroits... où sont
placés des métaux nombreux ou des corps... reliés ensemble, comme... des
poêles articulés, des foyers, des grilles...»--Qu’est-ce que cela
signifie, Mortimer? Veut-il dire que l’on doit garder les métaux sur
soi, ou se garder d’en avoir?»

--«Ma foi, je ne sais trop. C’est un peu confus. Toutes les phrases
allemandes sont plus ou moins obscures. Pourtant je crois qu’il faut
lire «attaché à». La phrase est plutôt au datif, avec un petit génitif
ou un accusatif piqué, çà et là, pour l’ornement. D’après moi cela
signifie qu’on doit garder sur soi des métaux.»

--«Ce doit être cela. Cela saute aux yeux. C’est le même principe que
pour les paratonnerres, vous comprenez. Mettez votre casque de pompier,
Mortimer! C’est presque pur métal.»

Il n’y a rien de plus lourd, de plus embarrassant, de moins confortable
qu’un casque de pompier sur la tête, par une nuit étouffante, dans une
chambre fermée. Il faisait si chaud que mes vêtements de nuit déjà me
paraissaient trop pesants.

--«Mortimer, je songe qu’il faut protéger le milieu de votre corps.
Auriez-vous l’obligeance de mettre à la ceinture votre sabre de garde
national?»

J’obéis.

--«Maintenant, Mortimer, il faut s’occuper de garantir vos pieds. S’il
vous plaît, chaussez vos éperons.

Je chaussai les éperons, en silence, et fis mon possible pour rester
calme.

--«Mortimer, voici la suite: «... il est très dangereux... il ne faut
pas... ne pas sonner les cloches... pendant l’orage... le courant
d’air... la hauteur du clocher... de la cloche pouvant attirer la
foudre.»--Mortimer! Cela veut-il dire qu’il est dangereux de ne pas
sonner les cloches des églises pendant l’orage?»

--«Il me semble que c’est bien le sens, si le participe passé est au
nominatif, comme il me paraît. Cela veut dire, je pense, que la hauteur
du clocher et l’absence de courant d’air font très dangereux de ne pas
sonner les cloches pendant un orage. Ne voyez-vous pas, d’ailleurs, que
l’expression...»

--«Peu importe, Mortimer. Ne perdez pas en paroles un temps précieux.
Allez chercher la grosse cloche du dîner. Elle est dans le hall,
sûrement. Vite, Mortimer, mon ami, nous sommes presque sauvés. O mon
cher, nous allons enfin être en sûreté!»

Notre petit cottage est situé au sommet d’une chaîne de collines assez
élevées, dominant une vallée. Il y a plusieurs fermes dans le voisinage.
La plus proche est à quelque trois ou quatre cents mètres.

Il y avait une pièce de sept ou huit minutes que, monté sur une chaise,
je faisais sonner cette satanée cloche, quand les volets de notre
fenêtre furent soudain tirés du dehors, la clarté d’une lanterne sourde
traversa la fenêtre ouverte, suivie d’une question enrouée:

--«Que diable se passe-t-il?»

L’embrasure était pleine de têtes de gens. Les têtes étaient pleines
d’yeux qui regardaient avec stupeur mon accoutrement belliqueux.

Je laissai tomber la cloche, sautai tout honteux en bas de la chaise et
dis:

--«Il n’y a rien du tout, mes amis; seulement un peu de trouble causé
par l’orage. J’essayais d’écarter la foudre.»

--«Un orage?... La foudre?... Quoi donc, monsieur Mac Williams,
avez-vous perdu l’esprit? Il fait une superbe nuit d’étoiles. Pas
l’ombre d’un nuage dans le ciel.»

Je regardai au dehors, et fus si surpris que je fus un moment sans
pouvoir parler.

--«Je n’y comprends rien, dis-je enfin. Nous avons vu distinctement la
lueur des éclairs à travers les volets et les rideaux, et entendu le
tonnerre.»

Tous les assistants, successivement, tombèrent de rire sur le sol. Deux
en moururent. Un des survivants remarqua:

--«Il est malheureux que vous n’ayez pas songé à ouvrir vos jalousies et
à regarder là-bas, au sommet de cette colline. Ce que vous avez entendu,
c’est le canon. Ce que vous avez vu, ce sont les feux de joie. Il faut
vous dire que le télégraphe a porté quelques nouvelles ce minuit.
Garfield est élu. Voilà toute l’histoire.»

Enfin, monsieur Twain, comme je le disais au début, ajouta M. Mac
Williams, les moyens de se préserver d’un orage sont si efficaces et si
nombreux que l’on ne pourra jamais me faire comprendre comment il peut y
avoir au monde des gens qui s’arrangent pour être foudroyés.

Là-dessus, il ramassa son sac et son parapluie et prit congé, car le
train était à sa station.




NOTES SUR PARIS


Le Parisien voyage très peu, ne connaît pas d’autre langue que la
sienne, ne lit pas d’autre littérature que la sienne[A]. Aussi a-t-il
l’esprit très étroit et très suffisant. Cependant, ne soyons pas trop
sévères. Il y a des Français qui connaissent une autre langue que la
leur, ce sont les garçons d’hôtel. Entre autres ils savent l’anglais.
C’est à dire qu’ils le savent à la façon européenne... Ils le parlent,
mais ne le comprennent pas. Ils se font comprendre facilement, mais il
est presque impossible de prononcer une phrase anglaise de telle sorte
qu’ils puissent en saisir le sens. Ils croient le saisir. Ils le
prétendent. Mais non. Voici une conversation que j’ai eue avec une de
ces créatures. Je l’ai notée dans le temps, pour en avoir le texte
exact:

Moi.--«Ces oranges sont fort belles; d’où viennent-elles?»

Lui.--«D’autres. Parfaitement. Je vais en chercher.»

Moi.--«Non, je n’en demande pas d’autres. Je voudrais seulement savoir
d’où elles viennent, où elles ont poussé.»

Lui.--«Oui» (la mine imperturbable et le ton assuré).

Moi.--«Pouvez-vous me dire de quel pays elles viennent?»

Lui.--«Oui» (l’air aimable, la voix énergique).

Moi (découragé).--«Elles sont excellentes.»

Lui.--«Bonne nuit, Monsieur.» (Il se retire, en saluant, tout à fait
satisfait de lui-même.)

Ce jeune homme aurait pu apprendre très convenablement l’anglais, en
prenant la peine, mais il était Français, et ne voulait pas. Combien
différents sont les gens de chez nous! Ils ne négligent aucun moyen. Il
y a quelques soi-disant protestants français à Paris. Ils ont construit
une jolie petite église sur l’une des grandes avenues qui partent de
l’Arc de Triomphe, se proposant d’y aller écouter la bonne parole,
prêchée en bonne et due forme, dans leur bonne langue française, et
d’être heureux. Mais leur petite ruse n’a pas réussi. Le dimanche, les
Anglais arrivent toujours là, les premiers, et prennent toute la place.
Quand le ministre se lève pour prêcher, il voit sa maison pleine de
dévots étrangers tous sérieux et attentifs, avec un petit livre dans les
mains. C’est une bible reliée en marocain, semble-t-il. Mais il ne fait
que sembler. En réalité c’est un admirable et très complet petit
dictionnaire français-anglais, qui, de forme, de reliure et de
dimension, est juste comme une bible. Et ces Anglais sont là pour
apprendre le français[B]. Ce temple a été surnommé: l’église des cours
gratuits de français.

D’ailleurs, les assistants doivent acquérir plutôt la connaissance des
mots qu’une instruction générale. Car, m’a-t-on dit, un sermon français
est comme un discours en français. Il ne cite jamais un événement
historique, mais seulement la date. Si vous n’êtes pas fort sur les
dates, vous n’y comprenez rien. Un discours, en France, est quelque
chose dans ce genre:

--«Camarades citoyens, frères, nobles membres de la seule sublime et
parfaite nation, n’oublions pas que le 10 août nous a délivrés de la
honteuse présence des espions étrangers, que le 5 septembre s’est
justifié lui-même à la face du ciel et de l’humanité, que le 18 Brumaire
contenait les germes de sa propre punition, que le 14 Juillet a été la
voix puissante de la liberté proclamant la résurrection, le jour
nouveau, et invitant les peuples opprimés de la terre à contempler la
face divine de la France, et à vivre. Et n’oublions pas nos griefs
éternels contre l’homme du 2 Décembre, et déclarons sur un ton de
tonnerre, le ton habituel en France, que, sans lui, il n’y aurait pas eu
dans l’histoire de 17 mars, de 12 octobre, de 19 janvier, de 22 avril,
de 16 novembre, de 30 septembre, de 2 juillet, de 14 février, de 29
juin, de 15 août, de 31 mai; que, sans lui, la France, ce pays pur,
noble et sans pair, aurait un calendrier serein et vide jusqu’à ce
jour!»

J’ai entendu un sermon français qui finissait par ces paroles éloquentes
et bizarres:

--«Mes frères, nous avons de tristes motifs de nous rappeler l’homme du
13 janvier. Les suites du crime du 13 janvier ont été en justes
proportions avec l’énormité du forfait. Sans lui, n’eût pas été de 30
novembre, triste spectacle! Le forfait du 16 juin n’eût pas été commis,
et l’homme du 16 juin n’eût pas, lui-même, existé. C’est à lui seul que
nous devons le 3 septembre et le fatal 12 octobre. Serons-nous donc
reconnaissants au 13 janvier, qui soumit au joug de la mort, vous et
moi, et tout ce qui respire? Oui, mes frères, car c’est à lui que nous
devons aussi le jour, qui ne fût jamais venu sans lui, le 25 décembre
béni!»

Il serait peut-être bon de donner quelques explications, bien que, pour
beaucoup de mes lecteurs, cela soit peu nécessaire. L’homme du 13
janvier est Adam. Le crime, à cette date, fut celui de la pomme mangée.
Le désolant spectacle du 30 novembre est l’expulsion de l’Éden; le
forfait du 16 juin, le meurtre d’Abel; l’événement du 3 septembre, le
départ en exil de Caïn pour la terre de Nod; le 12 octobre, les derniers
sommets de montagnes disparurent sous les eaux du déluge. Quand vous
irez à l’église, en France, emportez un calendrier,--annoté.




L’ARTICLE DE M. BLOQUE


Notre honorable ami, M. John William Bloque, de Virginia City, entra
dans le bureau du journal où je suis sous-directeur, à une heure
avancée, hier soir. Son attitude exprimait une souffrance profonde et
poignante. En poussant un grand soupir, il posa poliment sur mon bureau
l’article suivant et se retira d’un pas discret. Un moment il s’arrêta
sur la porte, parut lutter pour se rendre maître de son émotion et
pouvoir parler, puis remuant la tête vers son manuscrit, il dit d’une
voix entrecoupée: «Mes chers amis, quelle triste chose!» et fondit en
larmes. Nous fûmes si émus de sa détresse que nous ne songeâmes à le
rappeler et à essayer de le consoler qu’après qu’il eut disparu. Il
était trop tard. Le journal était déjà à l’impression, mais, comprenant
l’importance que notre ami devait attacher à la publication de son
article, et dans l’espoir que le voir imprimé apporterait quelque
mélancolique consolation à son cœur désolé, nous suspendîmes le tirage,
et l’insérâmes dans nos colonnes:

«Désastreux accident: Hier soir, vers six heures, comme M. William
Schuyler, un vieux et respectable citoyen de South Park, quittait sa
maison pour descendre en ville, suivant sa coutume constante depuis des
années, à l’unique exception d’un court intervalle au printemps de 1850,
pendant lequel il dut garder le lit à la suite de contusions reçues en
essayant d’arrêter un cheval emporté, et se plaçant imprudemment juste
dans son sillage, les mains tendues et poussant des cris, ce que faisant
il risquait d’accroître l’effroi de l’animal au lieu de modérer sa
vitesse, bien que l’événement ait été assez désastreux pour lui, et
rendu plus triste et plus désolant par la présence de sa belle-mère, qui
était là et vit l’accident, quoiqu’il soit cependant vraisemblable,
sinon indispensable, qu’elle eût dû se trouver en reconnaissance dans
une autre direction, au moment d’un accident, n’étant pas, en général,
très alerte et très à propos, mais tout le contraire, comme fut, dit-on,
feu sa mère, morte avec l’espoir confiant d’une glorieuse résurrection,
il y a trois ans passés, à l’âge de quatre-vingt-six, femme vraiment
chrétienne et sans artifice, comme sans propriétés, par suite de
l’incendie de 1849, qui détruisit tout ce qu’elle possédait au monde.
Mais c’est la vie. Faisons tous notre profit de cet exemple solennel,
nous efforçant d’agir de telle sorte que nous soyons prêts à bien
mourir, quand le jour sera venu. Mettons la main sur notre cœur, et
engageons-nous, avec une ardeur sincère, à nous abstenir désormais de
tout breuvage enivrant.»

                                (_Le Calédonien. 1ʳᵉ édition._)

       *       *       *       *       *

Le rédacteur en chef vient d’entrer dans mon bureau, en s’arrachant les
cheveux, brisant les meubles et me maltraitant comme un pickpocket. Il
dit que chaque fois qu’il me confie le soin du journal pendant seulement
une demi-heure, je m’en laisse imposer par le premier enfant ou le
premier idiot qui se présente. Et il dit que ce désastreux article de
M. Bloque n’est qu’un tissu de désastreuses stupidités, et ne rime à
rien, et ne signifie rien, et n’a aucune valeur d’information, et qu’il
n’était absolument pas nécessaire de suspendre le tirage pour le
publier.

Voilà ce que c’est qu’avoir trop bon cœur. Si j’avais été désobligeant
et désagréable, comme certaines gens, j’aurais dit à M. Bloque que je ne
pouvais recevoir son article à une heure si tardive; mais non, ses
pleurnichements de détresse touchèrent mon cœur, et je saisis l’occasion
de soulager sa peine. Je ne lus pas même son article pour m’assurer
qu’il pouvait passer, mais j’écrivis rapidement quelques lignes en tête,
et je l’envoyai à l’impression. A quoi m’a servi ma bienveillance? A
rien, qu’à attirer sur moi un orage de malédictions violentes et
dithyrambiques.

Je vais lire cet article moi-même, et voir s’il y avait quelque raison
de faire tant de tapage. Si oui, l’auteur entendra parler de moi.

       *       *       *       *       *

Je l’ai lu et je crois pouvoir dire qu’il paraît un peu embrouillé à
première vue. D’ailleurs je vais le relire.

       *       *       *       *       *

Je l’ai relu. Et réellement il me semble un peu plus obscur qu’avant.

       *       *       *       *       *

Je l’ai lu cinq fois. Mais si j’y comprends un mot, je veux être
richement récompensé. Il ne supporte pas l’analyse. Il y a des passages
incompréhensibles. Il ne dit pas ce qu’est devenu William Schuyler. Il
en dit juste assez sur lui pour intéresser le lecteur à ce personnage,
puis le laisse de côté. Qui est-ce, en somme, William Schuyler? Dans
quelle partie de South Park habitait-il? S’il descendit en ville, à six
heures, s’y arrêta-t-il? Si oui, que lui arriva-t-il? Est-ce lui,
l’individu qui fut victime du désastreux accident? Considérant le luxe
minutieux de détails qu’on observe dans cet article, il me semble qu’il
devrait donner plus de renseignements qu’il ne fait. Au contraire, il
est obscur. Non pas seulement obscur, tout à fait incompréhensible. La
fracture de la jambe de M. Schuyler, quinze ans auparavant, est-ce là le
désastreux accident qui plongea M. Bloque dans une affliction
indescriptible, et le fit venir ici, à la nuit noire, pour suspendre
notre tirage afin de communiquer au monde cet événement?--Ou bien, le
«désastreux accident» est-ce la destruction des propriétés de la
belle-mère de M. Schuyler, dans les temps anciens?--Ou encore la mort de
cette dame, qui eut lieu il y a trois ans (bien qu’il ne paraisse pas
qu’elle soit morte d’un accident)? En un mot, en quoi consiste le
«désastreux accident»? Pourquoi cet âne bâté de Schuyler se plaça-t-il
dans le sillage d’un cheval emporté, en criant et gesticulant, s’il
prétendait l’arrêter? Et comment diable fit-il pour être renversé par un
cheval qui était déjà devant lui? Et quel est l’exemple dont nous devons
faire notre profit? Et comment cet extraordinaire chapitre d’absurdités
peut-il renfermer un enseignement? Et, par-dessus tout, qu’est-ce que le
«breuvage enivrant» vient faire là? On n’a pas dit que Schuyler buvait,
ou sa femme, ou sa belle-mère, ou le cheval. Pourquoi, alors, cette
allusion au «breuvage enivrant»? Il me semble que si M. Bloque avait
laissé lui-même tranquille le «breuvage enivrant», il ne se serait
jamais tourmenté de la sorte pour cet exaspérant et fantastique
accident. J’ai relu et relu cet article absurde en faisant toutes les
suppositions qu’il peut permettre, jusqu’à en avoir la tête qui tourne,
mais je ne puis lui trouver ni tête ni queue. Il semble certain qu’il y
a eu un accident de quelque nature, mais il est impossible de déterminer
de quelle nature ou à qui il arriva. Je ne veux de mal à personne, mais
je suis décidé à exiger que la prochaine fois qu’il arrivera quelque
chose à l’un des amis de M. Bloque il accompagne son récit de notes
explicatives qui me permettent de savoir exactement quelle sorte
d’accident ce fut, et à qui il arriva. J’aimerais mieux voir mourir tous
ses amis, que de me trouver à nouveau devenu aux trois quarts fou, en
essayant de déchiffrer le sens de quelque autre semblable production.




UN ROMAN DU MOYEN ÂGE




CHAPITRE PREMIER

LE SECRET RÉVÉLÉ


Il était nuit. Le calme régnait dans le grand vieux château féodal de
Klugenstein. L’an 1222 touchait à sa fin. Là-bas, au haut de la plus
haute tour, une seule clarté luisait. Un conseil secret s’y tenait. Le
sévère vieux lord de Klugenstein était assis dans une chaise d’apparat
et plongé dans la méditation. Bientôt il dit, avec un accent de
tendresse: «Ma fille!»

Un jeune homme de noble allure, vêtu, des pieds à la tête, d’une armure
de chevalier, répondit: «Parlez, mon père.»

«Ma fille, le temps est venu de révéler le mystère qui pesa sur toute
votre jeunesse. Ce mystère a sa source dans les faits que je vais
aujourd’hui vous exposer. Mon frère Ulrich est le grand-duc de
Brandenbourg. Notre père, à son lit de mort, décida que, si Ulrich
n’avait pas d’héritier mâle, la succession reviendrait à ma branche, à
condition que j’eusse un fils. En outre, au cas où ni l’un ni l’autre
n’aurait de fils, mais aurait des filles seulement, l’héritage
reviendrait à la fille d’Ulrich, si elle pouvait prouver un nom sans
tache, sinon, ma fille serait l’héritière, pourvu qu’elle témoignât
d’une conduite irréprochable. Ainsi, ma vieille femme et moi, nous
priâmes avec ferveur pour obtenir la faveur d’un fils. Mais nos prières
furent vaines. Vous naquîtes. J’étais désolé. Je voyais la richesse
m’échapper, le songe splendide s’évanouir. Et j’avais eu tant d’espoir!
Ulrich avait vécu cinq ans dans les liens du mariage, et sa femme ne lui
avait donné aucun héritier de sexe quelconque.

«Mais, attention, me dis-je, tout n’est pas perdu. Un plan sauveur se
dessinait dans mon esprit. Vous étiez née à minuit. Seuls le médecin, la
nourrice, et six servantes savaient votre sexe. Je les fis pendre
successivement en moins d’une heure de temps. Au matin, tous les
habitants de la baronnie devinrent fous de joie en apprenant par les
hérauts qu’un fils était né à Klugenstein, un héritier au puissant
Brandenbourg! Et le secret a été bien gardé. Votre propre tante
maternelle vous a nourrie, et jusqu’à maintenant nous n’avons eu aucune
crainte...

«Quand vous aviez déjà dix ans, une fille naquit à Ulrich. Nous fûmes
peinés, mais nous espérâmes dans le secours de la rougeole, des médecins
ou autres ennemis naturels de l’enfance. Hélas! nous fûmes désappointés.
Elle grandit et prospéra, le ciel la maudisse! Peu importe. Nous sommes
tranquilles. Car, ha! ha! n’avons-nous pas un fils? Notre fils n’est-il
pas le futur duc? Notre bien-aimé Conrad, n’est-ce pas exact? Car femme
de vingt-huit ans que vous êtes, mon enfant, jamais un autre nom ne vous
fut donné.

«Maintenant, voici le temps où la vieillesse s’est appesantie sur mon
frère et il s’affaiblit. Le fardeau de l’État pèse lourdement sur lui,
aussi veut-il que vous alliez le rejoindre et prendre les fonctions de
duc, en attendant d’en avoir le nom. Vos serviteurs sont prêts. Vous
partez ce soir.

«Écoutez-moi bien. Rappelez-vous chacun de mes mots. Il existe une loi
aussi vieille que la Germanie, que si une femme s’assied un seul instant
sur le grand trône ducal avant d’avoir été dûment couronnée en présence
du peuple, elle mourra. Ainsi, retenez mes paroles. Affectez l’humilité.
Prononcez vos jugements du siège du premier ministre, qui est placé au
pied du trône. Agissez ainsi jusqu’au jour où vous serez couronnée et
sauve. Il est peu probable que votre sexe soit jamais découvert,
cependant il est sage de garder toutes les précautions possibles dans
cette traîtreuse vie terrestre.

--«O mon père! c’est donc pour cela que ma vie tout entière est un
mensonge! Pourquoi faut-il que je dépouille mon inoffensive cousine de
ses droits? Épargnez-moi, mon père, épargnez votre enfant!»

--«Quoi! méchante! Voilà ma récompense pour la haute fortune que je vous
ai préparée! Par les os de mon père, vos pleurnicheries sentimentales
s’accordent mal avec mon humeur. Partez pour aller trouver le duc
immédiatement et prenez garde de contrarier mes projets.»

Telle fut la conversation. Qu’il suffise de savoir que les prières, les
supplications et les pleurs de l’aimable enfant furent inutiles. Ni cela
ni rien ne pouvait toucher l’obstiné vieux seigneur de Klugenstein. Et
ainsi, enfin, le cœur gros, la jeune fille vit les portes du château se
fermer derrière elle, et se trouva, chevauchant dans la nuit, entourée
d’une troupe armée de chevaliers vassaux, et d’une brave suite de
serviteurs.

Après le départ de sa fille, le vieux baron demeura quelques minutes
silencieux, puis se tournant vers sa femme triste, il dit:

«Madame, nos affaires semblent marcher très bien. Il y a trois mois
pleins que j’envoyai l’habile et beau comte Detzin, avec sa mission
diabolique, à la fille de mon frère, Constance. S’il échoue, nous
n’aurons pas tout gagné, mais s’il réussit, nul pouvoir au monde
n’empêchera notre fille d’être duchesse, quand même la mauvaise fortune
voudrait qu’elle ne soit jamais duc.»

--«Mon cœur est plein d’appréhensions. Cependant tout peut encore
réussir.»

--«Fi donc! Madame! laissez croasser les chouettes. Allons nous coucher
et rêver de Brandenbourg et de sa grandeur!»




CHAPITRE II

FÊTES ET PLEURS


Six jours après les événements relatés dans le précédent chapitre, la
brillante capitale du duché de Brandenbourg resplendissait de pompe
militaire et retentissait des cris joyeux du peuple loyal. Conrad, le
jeune héritier de la couronne, était arrivé. Le cœur du vieux duc
débordait de joie, car la belle prestance de Conrad et ses façons
gracieuses l’avaient séduit aussitôt. Les grandes salles du palais
étaient remplies de seigneurs, qui reçurent Conrad noblement. Et
l’avenir s’annonçait sous des couleurs si attrayantes et si heureuses
que les craintes et les soucis du duc s’évanouissaient, et faisaient
place à une confortable satisfaction.

Mais dans une salle reculée du palais se passait une scène bien
différente. A une fenêtre se tenait la fille unique du duc, dame
Constance. Ses yeux étaient rouges et gonflés, et pleins de pleurs. Elle
était seule. Elle se remit à gémir et dit à haute voix:

«Le cruel Detzin est venu,--mon beau duché a disparu--je ne l’aurais cru
jamais,--hélas! ce n’est que trop vrai!--Et je l’aimais, je
l’aimais,--j’ai osé l’aimer, bien que sachant--que mon père le noble
duc,--ne me permettrait pas de l’épouser!--Je l’ai aimé--je le
hais.--Qu’est-il arrivé de moi?--Je suis folle, folle, folle!--Tout est
maintenant perdu!--»




CHAPITRE III

L’INTRIGUE SE NOUE


Quelques mois passèrent.--Tout le peuple chantait les louanges du
gouvernement du jeune Conrad. Chacun célébrait la sagesse de ses
jugements, la clémence de ses arrêts, la modestie avec laquelle il
s’acquittait de sa haute charge. Bientôt le vieux duc abandonna toutes
choses entre ses mains, et, assis à part, écoutait avec une orgueilleuse
joie son héritier rendre les sentences royales du siège du premier
ministre. Il semblait qu’un prince aussi aimé et applaudi de tous que
l’était le jeune Conrad ne pouvait être que très heureux. Mais, chose
étrange, il ne l’était pas. Car il voyait avec effroi que la princesse
Constance s’était éprise de lui. L’amour du reste du monde eût été pour
lui une bonne fortune, mais celui-ci était lourd de dangers. Il voyait
en outre le duc joyeux d’avoir découvert de son côté la passion de sa
fille, et rêvant déjà d’un mariage. Chaque jour s’évanouissaient les
nuages de tristesse qui avaient assombri les traits de la jeune fille,
chaque jour l’espérance et l’enthousiasme luisaient plus clairs dans ses
yeux. Et peu à peu d’errants sourires visitaient son visage si troublé
jusqu’alors.

Conrad fut épouvanté! Il se reprochait amèrement d’avoir cédé à la
sympathie qui lui avait fait rechercher la société d’une personne de son
sexe quand il était nouveau venu et étranger dans le palais;
mélancolique et soupirant vers une amitié que les femmes seules peuvent
désirer ou éprouver. Il tâcha d’éviter sa cousine. Cela mit les choses
au pis, car, naturellement, plus il l’évitait, plus elle cherchait ses
rencontres. Il s’en étonna d’abord, puis s’en effraya. Ce fut une
hantise, une chasse. Elle le surprenait en tous temps et partout, la
nuit et le jour. Elle semblait singulièrement anxieuse. Il y avait un
mystère quelque part.

Cela ne pouvait durer. C’était le sujet des conversations de tous. Le
duc commençait à paraître perplexe. La frayeur et la détresse affreuse
faisaient un spectre du pauvre Conrad. Un jour qu’il sortait d’une
antichambre précédant la galerie des tableaux, Constance fut devant lui,
et lui prenant les mains, s’écria:

«Oh! pourquoi me fuyez-vous? Qu’ai-je fait ou qu’ai-je dit, pour
détruire votre bonne opinion sur moi? Car sûrement j’eus votre amitié.
Ne me méprisez pas, Conrad, prenez en pitié mon cœur torturé. Je ne puis
me taire plus longtemps. Le silence me tuerait. Je vous aime, Conrad!
Méprisez-moi, si vous pouvez. Ces mots devaient être dits.»

Conrad était sans voix. Constance hésita un moment, puis, se méprenant
sur ce silence, une joie sauvage brilla dans ses yeux; elle lui mit les
bras autour du cou, en disant:

--«Vous cédez, vous cédez enfin. Vous pouvez m’aimer. Vous voulez
m’aimer! O dites que vous le voulez, mon cher, mon adoré Conrad!»

Conrad poussa un gémissement. Une pâleur mortelle envahit ses traits. Il
se mit à trembler comme une feuille de tremble. Puis, désespéré, il
repoussa la jeune fille, en criant:

«Vous ne savez pas ce que vous demandez! C’est à jamais impossible.»
Puis il s’enfuit comme un criminel, laissant la pauvre princesse muette
de stupeur. Un instant après, tandis que, restée là, elle criait et
sanglotait, Conrad criait et sanglotait dans sa chambre; tous deux
étaient au désespoir. Tous deux voyaient la ruine devant leurs yeux.

Après quelque temps, Constance se releva lentement, et s’éloigna en
disant:

«Ah! songer qu’il méprisait mon amour, au moment même où je croyais que
son cœur cruel se laissait toucher! Je le hais! Il m’a repoussée, il m’a
repoussée comme un chien!»




CHAPITRE IV

L’EFFROYABLE RÉVÉLATION


Le temps passa. La tristesse fut à nouveau gravée pour toujours sur les
traits de la fille du bon duc. On ne vit plus désormais ensemble elle et
Conrad. Le duc s’en affligea. Mais avec les semaines successives, les
couleurs revinrent aux joues de Conrad, son ancienne vivacité brilla
dans ses yeux, il continua à administrer le royaume avec une sagesse
lucide et mûrissante chaque jour.

Un bruit étrange, bientôt, se glissa dans le palais. Il grandit, et se
propagea. Les racontars de la cité le répandirent. Il pénétra dans tout
le duché. Et l’on entendait chuchoter: «La dame Constance a donné
naissance à un fils?»

Quand ce bruit parvint aux oreilles du seigneur de Klugenstein, il agita
par trois fois son casque à panache autour de sa tête, en criant:

«Longue vie au duc Conrad! Los! Sa couronne est sûre maintenant. Detzin
s’est acquitté de sa mission. Le brave scélérat a bien mérité sa
récompense!»

Il partit semer la nouvelle au large et au loin. Pendant quarante-huit
heures, il n’y eut pas une âme dans la baronnie qui ne dansât et ne
chantât, ne banquetât et n’illuminât, pour célébrer le grand événement,
le tout aux frais généreux et gais du vieux Klugenstein.




CHAPITRE V

CATASTROPHE ÉPOUVANTABLE


Le procès était en cours. Tous les hauts seigneurs et les barons de
Brandenbourg étaient assemblés dans la salle de justice du palais ducal.
Pas une place inoccupée où un spectateur pût se tenir assis ou debout.
Conrad, vêtu de pourpre et d’hermine, siégeait dans la chaire du
ministre; de chaque côté s’alignaient les grands juges du royaume. Le
vieux duc avait sévèrement commandé que le procès de sa fille fût jugé
sans faveur aucune, puis avait gagné son lit le cœur brisé. Ses jours
étaient comptés. Le pauvre Conrad avait supplié, comme pour sa propre
vie, qu’on lui épargnât la douleur de juger le crime de sa cousine, mais
en vain.

Le plus triste cœur de la nombreuse assemblée était dans la poitrine de
Conrad.

Le plus joyeux dans celle de son père. Car sans être vu de sa fille
Conrad, le vieux baron Klugenstein était venu; il était dans la foule
des nobles, triomphant de la fortune grandissante de sa maison.

Les hérauts avaient fait les proclamations en forme. Les autres
préliminaires étaient terminés. Le vénérable ministre de la justice
prononça:

«Accusée, levez-vous!»

L’infortunée princesse se leva, et se tint, visage découvert, devant la
foule assemblée. Le président continua:

«Très noble dame, devant les grands juges de ce royaume, il a été déposé
et prouvé que, en dehors des liens sacrés du mariage, Votre Grâce a
donné naissance à un fils. De par nos anciennes lois, la peine
applicable est la mort. Un seul secours vous reste, dont Sa Grâce le duc
régnant, notre bon seigneur Conrad, va vous faire part solennellement.
Prêtez attention.»

Conrad, à contre-cœur, étendit son sceptre, en même temps que, sous sa
robe, son cœur de femme s’apitoyait sur le sort de la malheureuse
prisonnière. Des pleurs vinrent à ses yeux. Il ouvrit la bouche pour
parler; mais le ministre de la justice lui dit précipitamment:

«Non de là, Votre Grâce, non de là! Il n’est pas légal de prononcer une
sentence contre une personne de race ducale, sinon du trône ducal!»

Le cœur du pauvre Conrad frissonna. Un tremblement secoua la carcasse en
fer du vieux baron de Klugenstein. Conrad n’était pas encore couronné!
Oserait-il profaner le trône? Il hésita et se détourna, pâle d’effroi.
Mais il le fallait. Des yeux, déjà, s’étonnaient vers lui. S’il hésitait
plus longtemps, ils se changeraient en yeux soupçonneux. Il gravit les
degrés du trône. Puis il étendit le sceptre et dit:

«Accusée, au nom de notre souverain seigneur Ulrich, duc de
Brandenbourg, je m’acquitte de la charge solennelle qui m’a été dévolue.
Écoutez-moi. De par l’antique loi de la nation, vous n’échapperez à la
mort qu’en produisant et livrant au bourreau le complice de votre crime.
Prenez cette chance de salut. Sauvez-vous, tant que cela vous est
possible; nommez le père de votre enfant!»

Un silence solennel tomba sur la cour suprême, un silence si profond que
l’on pouvait entendre battre les cœurs. La princesse lentement se
tourna, les yeux brillants de haine, et pointant son index droit vers
Conrad, elle dit:

«C’est toi qui es cet homme.»

La désolante conviction d’un péril sans secours et sans espoir fit
passer au cœur de Conrad un frisson tel que celui de la mort. Quel
pouvoir au monde pouvait le sauver? Pour se disculper, il devait révéler
qu’il était une femme, et pour une femme non couronnée, s’être assise
sur le trône, c’était la mort. D’un seul et simultané mouvement, lui et
son farouche vieillard de père s’évanouirent et tombèrent sur le sol.

       *       *       *       *       *

On ne trouvera pas ici, ni ailleurs, la suite de ce palpitant et
dramatique récit, pas plus aujourd’hui que jamais.

La vérité est que j’ai placé mon héros (ou mon héroïne) dans une
situation si particulièrement sans issue que je ne vois nul moyen
possible de le (ou la) faire s’en sortir. Et d’ailleurs je me lave les
mains de toute l’affaire. C’est à cette personne de trouver la façon de
s’en tirer,--ou bien d’y rester. Je pensais d’abord pouvoir dénouer
aisément cette petite difficulté, mais j’ai changé d’avis.




UN RÊVE BIZARRE


L’avant-dernière nuit, j’eus un rêve singulier. Il me parut que j’étais
assis au seuil d’une porte (peut-être dans une ville indéterminée), en
train de songer. Il pouvait être minuit ou une heure. La saison était
embaumée et délicieuse. Aucun bruit humain dans l’air, pas même celui
d’un pas. Il n’y avait nul son de quelque sorte pour accentuer le
profond silence, excepté parfois le rauque aboiement d’un chien dans le
voisinage, et l’écho plus faible d’un chien lointain. Tout à coup, en
haut de la rue, j’ouïs un claquement d’osselets, et supposai les
castagnettes d’une troupe en sérénade. Une minute plus tard, un grand
squelette, encapuchonné, à moitié vêtu d’un linceul dépenaillé et moisi,
dont les lambeaux flottaient sur les côtes treillagées de sa carcasse,
vint vers moi à majestueuses enjambées, et disparut dans la lueur
douteuse de la nuit sans lune. Il avait sur les épaules un cercueil
brisé et vermoulu, et un paquet dans la main. Je compris d’où venait le
claquement. C’étaient les articulations du personnage qui jouaient, et
ses coudes qui, dans la marche, frappaient contre ses côtes. Je puis
dire que je fus surpris. Mais avant d’avoir retrouvé mes esprits, et
d’avoir pu rien conjecturer sur ce que pouvait présager cette
apparition, j’en entendis un autre venir, car je reconnus le claquement.
Celui-ci avait sur l’épaule deux tiers d’un cercueil, et sous le bras
quelques planches de tête et de pieds. J’aurais bien voulu regarder sous
son capuchon et lui parler, mais quand il se tourna pour me sourire au
passage, de ses orbites caverneux et de sa mâchoire qui ricanait, je
n’eus plus envie de le retenir. Il avait à peine passé, que j’entendis à
nouveau le claquement, et un autre spectre sortit de la clarté douteuse.
Ce dernier marchait courbé sous une lourde pierre tombale, et derrière
lui, par une ficelle, tirait un cercueil sordide. Quand il fut auprès,
il me regarda fixement le temps d’une ou deux minutes, puis, se
retournant, me tendit le dos:

--«Un coup de main, camarade, pour me décharger, s’il vous plaît.»

Je soutins la pierre jusqu’à ce qu’elle reposât sur le sol. Et je
remarquai le nom gravé: «John Baxter Copmanhurst.--Mai 1839.» C’était la
date de la mort. Le défunt s’assit, épuisé, à mon côté, et prit son
maxillaire inférieur pour s’essuyer l’os frontal,--sûrement, pensai-je,
par vieille habitude, car je ne vis après sur le maxillaire aucune trace
de sueur.

--«C’est trop, c’est trop», dit-il, ramenant sur lui les débris de son
linceul, et posant pensivement sa mâchoire sur sa main. Il mit ensuite
son pied gauche sur son genou, et se mit distraitement à se gratter la
cheville, avec un clou rouillé qu’il tira de son cercueil.

--«Qu’est-ce qui est trop, mon ami?» dis-je.

--«Tout, tout est trop. Il y a des moments où je voudrais presque n’être
jamais mort.»

--«Vous m’étonnez. Que dites-vous là? Quelque chose va-t-il mal? Quoi
donc?»

--«Quoi donc? regardez ce linceul,--une ruine; cette pierre,--toute
fendue; regardez cet abominable vieux cercueil! Tout ce qu’un homme
possède au monde s’en va en morceaux et en débris sous ses yeux, et vous
demandez: «Qu’y a-t-il? Ah! Sang et tonnerre!»

--«O mon cher, calmez-vous, dis-je. Vous avez raison. C’est trop. Je ne
supposais pas, à vrai dire, que ces détails vous préoccupassent, dans
votre actuelle situation.»

--«Ils me préoccupent, cher Monsieur. Mon orgueil est blessé. Mon
confort, détruit, anéanti, devrais-je dire. Tenez, laissez-moi vous
conter l’histoire. Je vais vous exposer mon cas. Vous comprendrez
parfaitement bien si vous voulez m’écouter.»

Le pauvre squelette, ce disant, jetait en arrière le capuchon de son
linceul, comme énergiquement décidé. Cela lui donna, sans qu’il s’en
doutât, un air pimpant et gracieux, très peu d’accord avec son actuelle
situation dans la vie,--pour ainsi parler,--et d’un contraste absolu
avec sa désastreuse humeur.

--«Allons-y», fis-je.

--«Je réside dans ce damné vieux cimetière que vous voyez là-haut, à
deux ou trois pâtés de maisons d’ici, dans la rue,--allons bon! j’étais
sûr que ce cartilage allait partir,--la troisième côte en partant du
bas, cher Monsieur, attachez-le par le bout à mon épine dorsale, avec
une ficelle, si vous en avez une sur vous. Un bout de fil d’argent
serait à vrai dire beaucoup plus seyant, et plus durable, et plus
agréable, quand on l’entretient bien reluisant. Penser qu’on s’en va
ainsi par morceaux, à cause de l’indifférence et de l’abandon de ses
descendants!» Et le pauvre spectre grinça des dents, d’une façon qui me
secoua et me fit frissonner, car l’effet est puissamment accru par
l’absence de chair et de peau pour l’atténuer.--«J’habite donc ce vieux
cimetière, depuis trente ans. Et je vous assure que les choses ont bien
changé depuis le jour où je vins reposer là ma vieille carcasse usée, et
me retirer des affaires, et où je me couchai pour un long sommeil, avec
la sensation exquise d’en avoir fini pour toujours et pour toujours avec
les soucis, les ennuis, les troubles, le doute, la crainte. Mon
impression de confortable et de satisfaction s’accroissait à entendre le
bruit du fossoyeur au travail, depuis le choc précurseur de la première
pelletée de terre sur le cercueil, jusqu’au murmure atténué de la pelle
disposant à petits coups le toit de ma nouvelle maison,--délicieux! Je
voudrais, mon cher, que vous éprouviez, cette nuit même, cette
impression!» Et pour me tirer de ma rêverie, le défunt m’appliqua une
claque de sa rude main osseuse.

--«Oui, Monsieur, il y a trente ans, je me couchai là, et je fus
heureux. C’était loin dans la campagne, alors, loin dans les grands
vieux bois de brises et de fleurs. Le vent paresseux babillait avec les
feuilles. L’écureuil batifolait au-dessus et près de nous. Les êtres
rampants nous visitaient. Les oiseaux charmaient de leur voix la
solitude paisible. On aurait donné dix ans de sa vie pour mourir à ce
moment-là. Tout était parfait. J’étais dans un bon voisinage, car tous
les morts qui vivaient à côté de moi appartenaient aux meilleures
familles de la cité. Notre postérité paraissait faire le plus grand cas
de nous. Nos tombes étaient entretenues dans les meilleures conditions;
les haies toujours bien soignées; les plaques d’inscription peintes ou
badigeonnées, et remplacées aussitôt qu’elles se rouillaient ou
s’abîmaient; les monuments tenus très propres; les grilles solides et
nettes; les rosiers et les arbustes, échenillés, artistement disposés,
sans défaut; les sentiers ratissés et ensablés. Ces jours ne sont plus.
Nos descendants nous ont oubliés. Mon petit-fils habite la somptueuse
demeure construite des deniers amassés par ces vieilles mains que voilà.
Et je dors dans un tombeau abandonné, envahi par la vermine qui troue
mon linceul pour en construire ses nids! Moi et mes amis qui sont là,
nous avons fondé et assuré la prospérité de cette superbe cité, et les
opulents marmots de nos cœurs nous laissent pourrir dans un cimetière en
ruines, insultés de nos voisins, et tournés en dérision par les
étrangers. Voyez la différence entre le vieux temps et le temps présent.
Nos tombes sont toutes trouées; les inscriptions se sont pourries et
sont tombées. Les grilles trébuchent d’ici et de là, un pied en l’air,
d’après une mode d’invraisemblable équilibre. Nos monuments se penchent
avec lassitude. Nos pierres tombales secouent leurs têtes découragées.
Il n’y a plus d’ornements, plus de roses, plus de buissons, plus de
sentiers ensablés, plus rien pour réjouir les yeux. Même les vieilles
barrières en planches déteintes qui avaient l’air de nous protéger de
l’approche des bêtes et du mépris des pas insouciants ont vacillé
jusqu’au moment où elles se sont abattues sur le bord de la rue,
paraissant ne plus servir qu’à signaler la présence de notre lugubre
champ de repos pour attirer sur nous les railleries. Et nous ne pouvons
plus songer à cacher notre misère et nos haillons dans les bois amis,
car la cité a étendu ses bras flétrissants au loin et nous y a enserrés.
Tout ce qui reste de la joie de notre séjour ancien, c’est ce bouquet
d’arbres lugubres, qui se dressent, ennuyés et fatigués du voisinage de
la ville, avec leurs racines en nos cercueils, regardant là-bas dans la
brume, et regrettant de n’y être pas. Je vous dis que c’est désolant!

«Vous commencez à comprendre. Vous voyez la situation. Tandis que nos
héritiers mènent une vie luxueuse avec notre argent, juste autour de
nous dans la cité, nous avons à lutter ferme pour garder ensemble crâne
et os. Dieu vous bénisse! il n’y a pas un caveau dans le cimetière qui
n’ait des fuites,--pas un. Chaque fois qu’il pleut, la nuit, nous devons
escalader notre fosse pour aller percher sur les arbres; parfois même,
nous sommes réveillés en sursaut par l’eau glacée qui ruisselle dans le
dos de notre cou. C’est alors, je vous assure, une levée générale hors
des vieux tombeaux, une ruée de squelettes vers les arbres. Ah! malheur!
vous auriez pu venir ces nuits-là, après minuit. Vous auriez vu une
cinquantaine de nous perchés sur une jambe, avec nos os heurtés d’un
bruit lugubre et le vent soufflant à travers nos côtes! Souvent nous
avons perché là trois ou quatre mortelles heures, puis nous descendions,
raidis par le froid, morts de sommeil, obligés de nous prêter
mutuellement nos crânes pour écoper l’eau de nos fosses. Si vous voulez
bien jeter un coup d’œil dans ma bouche, pendant que je tiens la tête en
arrière, vous pouvez voir que ma boîte crânienne est à moitié pleine de
vieille boue desséchée. Dieu sait combien cela me rend balourd et
stupide, à certains moments! Oui, Monsieur, s’il vous était arrivé
parfois de venir ici juste avant l’aurore, vous nous auriez trouvés en
train de vider l’eau de nos fosses et d’étendre nos linceuls sur les
haies pour les faire sécher. Tenez, j’avais un linceul fort élégant. On
me l’a volé comme cela. Je soupçonne du vol un individu nommé Smith, qui
habite un cimetière plébéien par là-bas; je le soupçonne parce que la
première fois que je le vis il n’avait rien sur le corps qu’une
méchante chemise à carreaux, et à notre dernière rencontre (une réunion
corporative dans le nouveau cimetière), il était le cadavre le mieux mis
de l’assemblée. Il y a ceci, en outre, de significatif, qu’il est parti
quand il m’a vu. Dernièrement, une vieille femme a aussi perdu son
cercueil. Elle le prenait d’ordinaire avec elle, quand elle allait
quelque part, étant sujette à s’enrhumer et à ressentir de nouvelles
attaques du rhumatisme spasmodique dont elle était morte, pour peu
qu’elle s’exposât à l’air frais de la nuit. Elle s’appelait Hotchkiss,
Anne Mathilde Hotchkiss. Peut-être vous la connaissez. Elle a deux dents
à la mâchoire supérieure, sur le devant; elle est grande, mais très
courbée. Il lui manque une côte à gauche, elle a une touffe de cheveux
moisis sur la gauche de la tête, deux autres mèches, l’une au-dessus,
l’autre en arrière de l’oreille droite; sa mâchoire inférieure est
ficelée d’un côté, car l’articulation jouait; il lui manque un morceau
d’os à l’avant-bras gauche, perdu dans une dispute; sa démarche est
hardie et elle a une façon fort délurée d’aller avec ses poings sur les
hanches, et le nez à l’air. Elle a dû être jolie et fort gracieuse, mais
elle est tout endommagée et démolie, à tel point qu’elle ressemble à un
vieux panier d’osier hors d’usage. Vous l’avez probablement rencontrée?»

--«Dieu m’en préserve!» criai-je involontairement. Car je ne m’attendais
pas à cette question, qui me prit à l’improviste. Mais je me hâtai de
m’excuser de ma rudesse, et dis que je voulais seulement faire entendre
«que je n’avais pas eu l’honneur...»--«car je ne voudrais pas me montrer
incivil en parlant d’une amie à vous... Vous disiez qu’on vous avait
volé... C’est honteux, vraiment... On peut conjecturer par le morceau
de linceul qui reste qu’il a dû être fort beau dans son temps.
Combien...»

Une expression vraiment spectrale se dessina graduellement sur les
traits en ruine et les peaux desséchées de la face de mon interlocuteur.
Je commençais à me sentir mal à l’aise, et en détresse, quand il me dit
qu’il essayait seulement d’esquisser un aimable et gai sourire, avec un
clignement d’œil pour me suggérer que, vers le temps où il acquit son
vêtement actuel, un squelette du cimetière à côté perdit le sien. Cela
me rassura, mais je le suppliai dès lors de s’en tenir aux paroles,
parce que son expression faciale était ambiguë. Même avec le plus grand
soin, ses sourires risquaient de faire long feu. Le sourire était ce
dont il devait le plus se garder. Ce qu’il croyait honnêtement devoir
obtenir un brillant succès n’était capable de m’impressionner que dans
un sens tout différent. «Je ne vois pas de mal, ajoutai-je, à ce qu’un
squelette soit joyeux, disons même décemment gai, mais je ne pense pas
que le sourire soit l’expression convenable pour son osseuse
physionomie.»

--«Oui, mon vieux, dit le pauvre squelette, les faits sont tels que je
vous les ai exposés. Deux de ces vieux cimetières, celui où je résidais,
et un autre, plus éloigné, ont été délibérément abandonnés par nos
descendants actuels, depuis qu’on n’y enterre plus. Sans parler du
déconfort ostéologique qui en résulte,--et il est difficile de n’en pas
parler en cette saison pluvieuse,--le présent état de choses est ruineux
pour les objets mobiliers. Il faut nous résoudre à partir ou à voir nos
effets abîmés et détruits complètement. Vous aurez peine à le croire,
c’est pourtant la vérité: il n’y a pas un seul cercueil en bon état
parmi toutes mes connaissances. C’est un fait absolu. Je ne parle pas
des gens du commun, qui viennent ici dans une boîte en sapin posée sur
un brancard; mais de ces cercueils fashionables, montés en argent, vrais
monuments qui voyagent sous des panaches de plumes noires en tête d’une
procession et peuvent choisir leur caveau. Je parle de gens comme les
Jarvis, les Bledso, les Burling et autres. Ils sont tous à peu près
ruinés. Ils tenaient ici le haut du pavé. Maintenant, regardez-les.
Réduits à la stricte misère. Un des Bledso a vendu dernièrement son
marbre à un ancien cafetier contre quelques copeaux secs pour mettre
sous sa tête. Je vous jure que le fait est significatif. Il n’y a rien
qui pour un cadavre ait autant de prix que son monument. Il aime à
relire l’inscription. Il passe des heures à songer sur ce qui est dit de
lui; vous pouvez en voir qui demeurent des nuits assis sur la haie, se
délectant à cette lecture. Une épitaphe ne coûte pas cher, et procure à
un pauvre diable un tas de plaisirs après sa mort, surtout s’il a été
malheureux vivant. Je voudrais qu’on en usât davantage. Maintenant, je
ne me plains pas, mais je crois, en confidence, que ce fut un peu
honteux de la part de mes descendants de ne me donner que cette vieille
plaque de pierre, d’autant plus que l’inscription n’était guère
flatteuse. Il y avait ces mots écrits:

«Il a eu la récompense qu’il méritait.»

Je fus très fier, au premier abord, mais avec le temps, je remarquai que
lorsqu’un de mes vieux amis passait par là, il posait son menton sur la
grille, allongeait la face, et se mettait à rire silencieusement, puis
s’éloignait, d’un air confortable et satisfait. J’ai effacé
l’inscription pour faire pièce à ces vieux fous. Mais un mort est
toujours orgueilleux de son monument. Voilà que viennent vers nous une
demi-douzaine de Jarvis, portant la pierre familiale. Et Smithers vient
de passer, il y a quelques minutes, avec des spectres embauchés pour
porter la sienne.--Eh! Higgins! bonjour, mon vieux!--C’est Meredith
Higgins,--mort en 1844,--un voisin de tombe, vieille famille connue,--sa
bisaïeule était une Indienne--je suis dans les termes les plus intimes
avec lui.--Il n’a pas entendu, sans quoi il m’aurait bien répondu. J’en
suis désolé. J’aurais été ravi de vous présenter. Il eût fait votre
admiration. C’est le plus démoli, le plus cassé, le plus tors vieux
squelette que vous ayez jamais vu, mais plein d’esprit. Quand il rit,
vous croiriez qu’on râcle deux pierres l’une sur l’autre, et il s’arrête
régulièrement avec un cri aigu qui imite à s’y méprendre le grincement
d’un clou sur un carreau.--Hé! Jones!--C’est le vieux Colombus Jones.
Son linceul a coûté quatre cents dollars. Le trousseau entier, monument
compris, deux mille sept cents. C’était au printemps de 1826. Une somme
énorme pour ce temps-là. Des morts vinrent de partout, depuis les monts
Alleghanies, par curiosité. Le bonhomme qui occupait le tombeau voisin
du mien se le rappelle parfaitement. Maintenant regardez cet individu
qui s’avance avec une planche à épitaphe sous le bras. Il lui manque un
os de la jambe au-dessus du genou. C’est Barstow Dalhousie. Après
Colombus Jones, c’était la personne la plus somptueusement mise qui
entra dans notre cimetière. Nous partons tous. Nous ne pouvons pas
supporter la manière dont nous traitent nos descendants. Ils ouvrent de
nouveaux cimetières, mais nous abandonnent à notre ignominie. Ils
entretiennent les rues, mais ne font jamais de réparations à quoi que ce
soit qui nous concerne ou nous appartienne. Regardez ce mien cercueil.
Je puis vous assurer que dans son temps c’était un meuble qui aurait
attiré l’attention dans n’importe quel salon de la ville. Vous pouvez le
prendre si vous voulez. Je ne veux pas faire les frais de remise à neuf.
Mettez-y un autre fond, changez une partie du dessus, remplacez la
bordure du côté gauche, et vous aurez un cercueil presque aussi
confortable que n’importe quel objet analogue. Ne me remerciez point. Ce
n’est pas la peine. Vous avez été civil envers moi, et j’aimerais mieux
vous donner tout ce que je possède que de paraître ingrat. Ce linceul
est lui aussi quelque chose de charmant dans l’espèce. Si vous le
désirez... Non... très bien... comme vous voudrez... Je ne disais cela
que par correction et générosité. Il n’y a rien de bas chez moi. Au
revoir, mon cher. Je dois partir. Il se peut que j’aie un bon bout de
chemin à faire cette nuit, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que
je suis en route pour l’exil et que je ne dormirai jamais plus dans ce
vieux cimetière décrépit. J’irai jusqu’à ce que je rencontre un séjour
convenable, quand même je devrais marcher jusqu’à New-Jersey. Tous les
gars s’en vont. La décision a été prise en réunion publique, la nuit
dernière, d’émigrer, et au lever du soleil il ne restera pas un os dans
nos vieilles demeures. De pareils cimetières peuvent convenir à mes amis
les vivants, mais ils ne conviennent pas à la dépouille mortelle qui a
l’honneur de faire ces remarques. Mon opinion est l’opinion générale. Si
vous en doutez, allez voir comment les spectres qui partent ont laissé
les choses en quittant. Ils ont été presque émeutiers dans leurs
démonstrations de dégoût. Hé là!--Voilà quelques-uns des Bledso; si vous
voulez me donner un coup de main pour mon marbre, je crois bien que je
vais rejoindre la compagnie et cheminer cahin-caha avec eux.--Vieille
famille puissamment respectable, les Bledso. Ils ne sortaient jamais
qu’avec six chevaux attelés à leur corbillard, et tout le tralala, il y
a cinquante ans, quand je me promenais dans ces rues de jour. Au revoir,
mon vieux.»

Et avec sa pierre sur l’épaule, il rejoignit la procession effrayante,
traînant derrière lui son cercueil en lambeaux, car bien qu’il me
pressât si chaleureusement de l’accepter, je refusai absolument son
hospitalité. Je suppose que durant deux bonnes heures ces lugubres
exilés passèrent, castagnettant, chargés de leurs affreux bagages, et,
tout le temps je restai assis, à les plaindre. Un ou deux des plus
jeunes et des moins démolis s’informaient des trains de nuit, mais les
autres paraissaient ignorants de ce mode de voyager, et se renseignaient
simplement sur les routes publiques allant à telle ou telle ville, dont
certaines ne sont plus sur les cartes maintenant, et en disparurent, et
de la terre, il y a trente ans, et dont certaines jamais n’ont existé
que sur les cartes, et d’autres, plus particulières, seulement dans les
agences de terrains à constructions futures.--Et ils questionnaient sur
l’état des cimetières dans ces villes, et sur la réputation des citoyens
au point de vue de leur respect pour les morts.

Tout cela m’intéressait profondément et excitait aussi ma sympathie pour
ces pauvres gens sans maison. Tout cela me paraissait réel, car je ne
savais pas que ce fût un rêve. Aussi j’exprimai à l’un de ces errants en
linceul une idée qui m’était venue en tête, de publier un récit de ce
curieux et très lamentable exode. Je lui avouai en outre que je ne
saurais le décrire fidèlement, et juste suivant les faits, sans
paraître plaisanter sur un sujet grave, et montrer une irrévérence à
l’égard des morts, qui choquerait et affligerait, sans doute, leurs amis
survivants.--Mais cet aimable et sérieux débris de ce qui fut un citoyen
se pencha très bas sur mon seuil et murmura à mon oreille:

--«Que cela ne vous trouble pas. La communauté qui peut supporter des
tombeaux comme ceux que nous quittons peut supporter quoi que l’on dise
sur l’abandon et l’oubli où l’on laisse les morts qui y sont couchés.»

Au moment même, un coq chanta. Et le cortège fantastique s’évanouit, ne
laissant derrière lui ni un os ni un haillon. Je m’éveillai et me
trouvai couché avec la tête hors du lit penchée à un angle considérable.
Cette position est excellente pour avoir des rêves enfermant une morale,
mais aucune poésie[C].




SUR LA DÉCADENCE DANS L’ART DE MENTIR

(Essai lu et présenté à une réunion du Cercle d’Histoire et d’Antiquité,
à Hartford.)


Tout d’abord, je ne prétends pas avancer que la _coutume_ de mentir ait
souffert quelque décadence ou interruption. Non, car le mensonge, en
tant que vertu et principe, est éternel. Le mensonge, considéré comme
une récréation, une consolation, un refuge dans l’adversité, la
quatrième grâce, la dixième muse, le meilleur et le plus sûr ami de
l’homme, est immortel et ne peut disparaître de la terre tant que ce
Cercle existera. Mes doléances ont trait uniquement à la décadence dans
l’_art_ de mentir. Aucun homme de haute intelligence et de sentiments
droits ne peut considérer les mensonges lourds et _laids_ de nos jours
sans s’attrister de voir un art noble ainsi prostitué. En présence de
vous, vétérans, j’aborde naturellement le sujet avec circonspection.
C’est comme si une vieille fille voulait donner des conseils de nourrice
aux matrones d’Israël. Il ne me conviendrait pas de vous critiquer,
messieurs; vous êtes presque tous mes aînés,--et mes supérieurs à ce
point de vue. Ainsi, que je vous paraisse le faire ici ou là, j’ai la
confiance que ce sera presque toujours plutôt pour admirer que pour
contredire. Et vraiment, si le plus beau des beaux-arts avait été
partout l’objet du même zèle, des mêmes encouragements, _de la même_
pratique consciencieuse et progressive, que ce Cercle lui a dévoués, je
n’aurais pas besoin de proférer cette plainte ou de verser un seul
pleur. Je ne dis point cela pour flatter. Je le dis dans un esprit de
juste et loyale appréciation. (J’avais l’intention, à cet endroit, de
citer des noms et des exemples à l’appui, mais des conseils dont je
devais tenir compte m’ont poussé à ne pas faire de personnalités et à
m’en tenir au général.)

Aucun fait n’est établi plus solidement que celui-ci: Il y a des
circonstances où le mensonge est nécessaire. Il s’ensuit, sans qu’il
soit nécessaire de l’ajouter, qu’il est alors une vertu. Aucune vertu ne
peut atteindre son point de perfection sans une culture soigneuse et
diligente. Il va donc sans dire que celle-là devrait être enseignée dans
les écoles publiques, au foyer paternel, et même dans les journaux.
Quelle chance peut avoir un menteur ignorant et sans culture, en face
d’un menteur instruit et d’expérience? Quelle chance puis-je avoir, par
exemple, contre M. Per..., contre un homme de loi? Ce qu’il nous faut,
c’est un mensonge judicieux. Je pense parfois qu’il serait même meilleur
et plus sûr de ne pas mentir du tout que de mentir d’une façon peu
judicieuse. Un mensonge maladroit, non scientifique, est souvent aussi
fâcheux qu’une vérité.

Voyons maintenant ce que disent les philosophes. Rappelez-vous l’antique
proverbe: Les enfants et les fous disent _toujours_ la vérité. La
déduction est claire. Les adultes et les sages ne la disent _jamais_.
L’historien Parkman prétend quelque part: «Le principe du vrai peut
lui-même être poussé à l’absurde.» Dans un autre passage du même
chapitre, il ajoute: «C’est une vieille vérité que la vérité n’est pas
toujours bonne à dire. Ceux qu’une conscience corrompue entraîne à
violer habituellement ce principe sont des sots dangereux.» Voilà un
langage vigoureux et juste. Personne ne pourrait vivre avec celui qui
dirait habituellement la vérité. Mais, grâce à Dieu, on ne le rencontre
jamais. Un homme régulièrement véridique est tout bonnement une créature
impossible. Il n’existe pas. Il n’a jamais existé. Sans doute, il y a
des gens qui croient ne mentir jamais. Mais il n’en est rien. Leur
ignorance est une des choses les plus honteuses de notre prétendue
civilisation. Tout le monde ment. Chaque jour. A chaque heure. Éveillé.
Endormi. Dans les rêves, dans la joie, dans le deuil. Si la langue reste
immobile, les mains, les pieds, les yeux, l’attitude cherchent à
tromper--et de propos délibéré. Même dans les sermons..., mais cela est
une platitude.

Dans un pays lointain, où j’ai vécu jadis, les dames avaient l’habitude
de rendre des visites un peu partout, sous le prétexte aimable de se
voir les unes les autres. De retour chez elles, elles s’écriaient
joyeusement: «Nous avons fait seize visites, dont quatorze où nous
n’avons rien trouvé», ne voulant pas signifier par là qu’elles auraient
voulu trouver quelque chose de fâcheux. C’était une phrase usuelle pour
dire que les gens étaient sortis. Et la façon de dire indiquait une
intense satisfaction de ce fait. Le désir supposé de voir ces personnes,
les quatorze d’abord, puis les deux autres, chez qui l’on avait été
moins heureux, n’était qu’un mensonge sous la forme habituelle et
adoucie, que l’on aura suffisamment définie en l’appelant une vérité
détournée. Est-il excusable? Très certainement. Il est beau. Il est
noble. Car il n’a pas d’autre but et d’autre profit que de faire
plaisir aux seize personnes. L’homme véridique, à l’âme de bronze,
dirait carrément ou ferait entendre qu’il n’avait nul besoin de voir ces
gens. Il serait un âne, il causerait une peine tout à fait sans
nécessité. Ainsi les dames de ce pays. Mais n’ayez crainte. Elles
avaient mille façons charmantes de mentir, inspirées par leur amabilité,
et qui faisaient le plus grand honneur à leur intelligence et à leur
cœur. Laissez donc dire les gens.

Les hommes de ce pays lointain étaient tous menteurs, sans exception.
Jusqu’à leur «Comment allez-vous?» qui était un mensonge. Car ils ne se
souciaient pas du tout de savoir comment vous alliez, sinon quand ils
étaient entrepreneurs des pompes funèbres. La plupart du temps aussi, on
mentait en leur répondant. On ne s’amusait pas, avant de répondre, à
faire une étude consciencieuse de sa santé, mais on répondait au hasard
presque toujours tout à faux. Vous mentiez par exemple à l’entrepreneur,
et lui disiez que votre santé était chancelante. C’était un mensonge
très recommandable, puisqu’il ne vous coûtait rien, et faisait plaisir à
l’autre. Si un étranger venait vous rendre visite et vous déranger, vous
lui disiez chaleureusement: «Je suis heureux de vous voir», tandis que
vous pensiez tout au fond du cœur: «Je voudrais que tu fusses chez les
cannibales et que ce fût l’heure du dîner.» Quand il partait vous disiez
avec regret: «Vous partez déjà!» et vous ajoutiez un «Au revoir!» mais
il n’y avait là rien de mal. Cela ne trompait et ne blessait personne.
La vérité dite, au contraire, vous eût tous les deux rendus malheureux.

Je pense que tout ce mentir courtois est un art charmant et aimable, et
qui devrait être cultivé. La plus haute perfection de la politesse n’est
qu’un superbe édifice, bâti, de la base au sommet, d’un tas de
charitables et inoffensifs mensonges, gracieusement disposés et
ornementés.

Ce qui me désole, c’est la prévalence croissante de la vérité brutale.
Faisons tout le possible pour la déraciner. Une vérité blessante ne vaut
pas mieux qu’un blessant mensonge. L’un ni l’autre ne devrait jamais
être prononcé. L’homme qui profère une vérité fâcheuse, serait-ce même
pour sauver sa vie, devrait réfléchir qu’une vie comme la sienne ne vaut
pas rigoureusement la peine d’être sauvée. L’homme qui fait un mensonge
pour rendre service à un pauvre diable est un de qui les anges disent
sûrement: «Gloire à cet être héroïque! Il s’expose à se mettre en peine
pour tirer de peine son voisin. Que ce menteur magnanime soit loué!»

Un mensonge fâcheux est une chose peu recommandable. Une vérité
fâcheuse, également. Le fait a été consacré par la loi sur la
diffamation.

Parmi d’autres mensonges communs, nous avons le mensonge silencieux,
l’erreur où quelqu’un nous induit en gardant simplement le silence et
cachant la vérité. Beaucoup de diseurs de vrai endurcis se laissent
aller à cette pente, s’imaginant que l’on ne ment pas, quand on ne ment
pas en paroles. Dans ce pays lointain où j’ai vécu était une dame
d’esprit charmant, de sentiments nobles et élevés, et d’un caractère qui
répondait à ces sentiments. Un jour, à dîner chez elle, j’exprimai cette
réflexion générale que nous étions tous menteurs. Étonnée: «Quoi donc,
tous?» dit-elle. Je répondis franchement: «Tous, sans exception.» Elle
parut un peu offensée: «Me comprenez-vous dans le nombre, moi aussi?»
«Certainement, répondis-je. Je pense même que vous y êtes en très bon
rang.»--«Chut! fit-elle, les enfants...!» On changea de conversation,
par égard pour la présence des enfants; et nous parlâmes d’autre chose.
Mais aussitôt que le petit peuple fut couché, la dame revint avec
vivacité à son sujet et dit: «Je me suis fait une règle dans la vie de
ne jamais mentir, et je ne m’en suis jamais départie, jamais une
fois.»--«Je n’y entends aucun mal et ne veux pas être irrespectueux,
fis-je, mais réellement vous avez menti sans interruption depuis que
nous sommes ici. Cela m’a fait beaucoup de peine, car je n’y suis pas
habitué.» Elle me demanda un exemple, un seul. Alors, je dis:

--«Très bien. Voici le double de l’imprimé que les gens de l’hôpital
d’Oakland vous ont fait remettre par la garde-malade, quand elle est
venue ici pour soigner votre petit neveu dans la grave maladie qu’il a
eue dernièrement. Ce papier pose toutes sortes de questions sur la
conduite de cette garde-malade que l’hôpital vous a envoyée: «S’est-elle
jamais endormie pendant sa garde?--A-t-elle jamais oublié d’administrer
la potion?» Ainsi de suite. Il y a un avis vous priant d’être très
exacte et très explicite dans vos réponses, car le bon fonctionnement du
service exige que cette garde-malade soit promptement punie, soit par
une amende, soit autrement, pour ses négligences. Vous m’avez dit avoir
été tout à fait satisfaite de cette personne, qu’elle avait mille
perfections et un seul défaut. Vous n’avez jamais pu, m’avez-vous dit,
obtenir qu’elle couvrît à moitié assez votre petit Jean, pendant qu’il
attendait sur une chaise froide qu’elle eût préparé son lit bien chaud.
Vous avez rempli le double de ce papier et l’avez renvoyé à l’hôpital
par les mains de la garde-malade. Comment répondîtes-vous à la question:
«A-t-on jamais eu à reprocher à la garde quelque négligence qui aurait
pu faire que l’enfant s’enrhumât?» Tenez. Ici, en Californie, on règle
tout par des paris. Dix dollars contre dix centimes que vous avez menti
dans votre réponse.» La dame dit:--«Non pas. _J’ai laissé la réponse en
blanc._»--«Justement. Vous avez fait un mensonge silencieux. Vous avez
laissé supposer que vous n’aviez aucun reproche à faire de ce
côté-là.»--«Oh! me répondit la dame, était-ce un mensonge!... Comment
pouvais-je relever ce défaut, le seul? Elle était parfaite, par
ailleurs. Cela eût été de la cruauté.»--«Il ne faut pas craindre,
répondis-je, de mentir pour rendre service. Votre intention était bonne,
mais votre jugement, fautif. C’est un manque d’expérience. Maintenant,
observez le résultat de cette erreur irréfléchie. Vous savez que le
petit William de M. Jones est très malade. Il a la fièvre scarlatine.
Très bien. Votre recommandation a été si enthousiaste que la dite
garde-malade est chez eux, en train de le soigner. Toute la famille,
perdue de fatigue, dort depuis hier tranquillement; ils ont confié
l’enfant en toute sécurité à ces mains fatales; parce que, vous, comme
le jeune Georges Washington, avez une réputa... D’ailleurs, si vous
n’avez rien à faire demain, je passerai vous prendre. Nous irons
ensemble à l’enterrement. Vous avez évidemment une raison personnelle de
vous intéresser au jeune William, une raison aussi personnelle, si j’ose
dire, que l’entrepreneur...»

Mais tout mon discours était en pure perte. Avant que je fusse à moitié,
elle avait pris une voiture et filait à trente milles à l’heure vers la
maison du jeune William, pour sauver ce qui restait de l’enfant, et dire
tout ce qu’elle savait sur la fatale garde-malade, toutes choses fort
inutiles, car William n’était pas malade. J’avais menti. Mais le jour
même, néanmoins, elle envoya à l’hôpital une ligne pour remplir le
blanc, et rétablir les faits, si possible, très exactement.

Vous voyez donc que la faute de cette dame n’avait pas été de mentir,
mais de mentir mal à propos. Elle aurait très bien pu dire la vérité, à
l’endroit voulu, et compenser avec un mensonge aimable ailleurs. Elle
aurait pu dire, par exemple: «A un point de vue, cette personne est
parfaite. Quand elle est de garde, elle ne ronfle jamais.» N’importe
quel petit mensonge flatteur aurait corrigé la mauvaise impression d’une
vérité fâcheuse à dire, mais indispensable.

Le mensonge est universel. Nous mentons tous. Nous devons tous mentir.
Donc la sagesse consiste à nous entraîner soigneusement à mentir avec
sagesse et à propos, à mentir dans un but louable, et non pas dans un
nuisible, à mentir pour le bien d’autrui, non pour le nôtre, à mentir
sainement, charitablement, humainement, non par cruauté, par méchanceté,
par malice, à mentir aimablement et gracieusement, et non pas avec
gaucherie et grossièreté, à mentir courageusement, franchement,
carrément, la tête haute, et non pas d’une façon détournée et tortueuse,
avec un air effrayé, comme si nous étions honteux de notre rôle
cependant très noble. Ainsi nous affranchirons-nous de la fâcheuse et
nuisible vérité qui infeste notre pays. Ainsi serons-nous grands, bons,
et beaux, et dignes d’habiter un monde où la bienveillante nature
elle-même ment toujours, excepté quand elle promet un temps exécrable.
Ainsi..., mais je ne suis qu’un novice et qu’un faible apprenti dans cet
art. Je ne puis en remontrer aux membres de ce Cercle.

Pour parler sérieusement, il me paraît très opportun d’examiner sagement
à quels mensonges il est préférable et plus avantageux de s’adonner,
puisque nous devons tous mentir et que nous mentons tous en effet, et de
voir quels mensonges il est au contraire préférable d’éviter. C’est un
soin, que je puis, me semble-t-il, remettre en toute confiance aux mains
de ce Cercle expérimenté, de cette sage assemblée dont les membres
peuvent être, et sans flatterie déplacée, appelés de vieux routiers dans
cet art.




LE MARCHAND D’ÉCHOS


Pauvre et piteux étranger! Il y avait, dans son attitude humiliée, son
regard las, ses vêtements, du bon faiseur, mais en ruines, quelque chose
qui alla toucher le dernier germe de pitié demeurant encore, solitaire
et perdu, dans la vaste solitude de mon cœur. Je vis bien, pourtant,
qu’il avait un portefeuille sous le bras, et je me dis: Contemple. Le
Seigneur a livré son fidèle aux mains d’un autre commis voyageur.

D’ailleurs, ces gens-là trouvent toujours moyen de vous intéresser.
Avant que j’aie su comment il s’y était pris, celui-ci était en train de
me raconter son histoire, et j’étais tout attentif et sympathique. Il me
fit un récit dans ce genre:

--«J’ai perdu, hélas! mes parents, que j’étais encore un innocent petit
enfant. Mon oncle Ithuriel me prit en affection, et m’éleva comme son
fils. C’était mon seul parent dans le vaste monde, mais il était bon,
riche et généreux. Il m’éleva dans le sein du luxe. Je ne connus aucun
désir que l’argent peut satisfaire.

«Entre temps, je pris mes grades, et partis avec deux serviteurs, mon
chambellan et mon valet, pour voyager à l’étranger. Pendant quatre ans,
je voltigeai d’une aile insoucieuse à travers les jardins merveilleux de
la plage lointaine, si vous permettez cette expression à un homme dont
la langue fut toujours inspirée par la poésie. Et vraiment je parle
ainsi avec confiance, et je suis mon goût naturel, car je perçois par
vos yeux que, vous aussi, Monsieur, êtes doué du souffle divin. Dans ces
pays lointains, je goûtai l’ambroisie charmante qui féconde l’âme, la
pensée, le cœur. Mais, plus que tout, ce qui sollicita mon amour naturel
du beau, ce fut la coutume en faveur, chez les gens riches de ces
contrées, de collectionner les raretés élégantes et chères, les bibelots
précieux; et, dans une heure maudite, je cherchai à entraîner mon oncle
Ithuriel sur la pente de ce goût et de ce passe-temps exquis.

«Je lui écrivais et lui parlais d’un gentleman qui avait une belle
collection de coquillages, d’un autre et de sa collection unique de
pipes en écume. Je lui contais comme quoi tel gentleman avait une
collection d’autographes indéchiffrables, propres à élever et former
l’esprit, tel autre, une collection inestimable de vieux chines, tel
autre, une collection enchanteresse de timbres-poste. Et ainsi de suite.
Mes lettres, bientôt, portèrent fruit. Mon oncle se mit à chercher ce
qu’il pourrait bien collectionner. Vous savez, sans doute, avec quelle
rapidité un goût de ce genre se développe. Le sien devint une fureur,
que j’en étais encore ignorant. Il commença à négliger son grand
commerce de porcs. Bientôt, il se retira complètement, et au lieu de
prendre un agréable repos, il se consacra avec rage à la recherche des
objets curieux. Sa fortune était considérable. Il ne l’épargna pas. Il
rechercha d’abord les clochettes de vache. Il eut une collection qui
remplissait cinq grands salons, et comprenait toutes les différentes
sortes de clochettes de vache qu’on eût jamais inventées,--excepté une.
Celle-là, un vieux modèle, dont un seul spécimen existait encore, était
la propriété d’un autre collectionneur. Mon oncle offrit des sommes
énormes pour l’avoir, mais l’autre ne voulut jamais la vendre. Vous
savez sûrement la suite forcée. Un vrai collectionneur n’attache aucun
prix à une collection incomplète. Son grand cœur se brise, il vend son
trésor, et tourne sa pensée vers quelque champ d’exploration qui lui
paraît vierge encore.

«Ainsi fit mon oncle. Il essaya d’une collection de briques. Après en
avoir empilé un lot immense et d’un intense intérêt, la difficulté
précédente se représenta. Son grand cœur se rebrisa. Il se débarrassa de
l’idole de son âme au profit du brasseur retiré qui possédait la brique
manquante. Il essaya alors des haches en silex et des autres objets
remontant à l’homme préhistorique. Mais, incidemment, il découvrit que
la manufacture d’où le tout provenait fournissait à d’autres
collectionneurs dans d’aussi bonnes conditions qu’à lui. Il rechercha
dès lors les inscriptions aztèques, et les baleines empaillées. Nouvel
insuccès, après des fatigues et des frais incroyables. Au moment où sa
collection paraissait parfaite, une baleine empaillée arriva du
Groenland, et une inscription aztèque du Condurado, dans l’Amérique
Centrale, qui réduisaient à zéro tous les autres spécimens. Mon oncle
fit toute la diligence pour s’assurer ces deux joyaux. Il put avoir la
baleine, mais un autre amateur prit l’inscription. Un Condurado
authentique, peut-être le savez-vous, est un objet de telle valeur que,
lorsqu’un collectionneur s’en est procuré un, il abandonnera plutôt sa
famille que de s’en dessaisir. Mon oncle vendit donc et vit ses
richesses fuir sans espoir de retour. Dans une seule nuit, sa chevelure
de charbon devint blanche comme la neige.

«Alors, il se prit à réfléchir. Il savait qu’un nouveau désappointement
le tuerait. Il se décida à choisir, pour sa prochaine expérience,
quelque chose qu’aucun autre homme ne collectionnât. Il pesa
soigneusement sa décision dans son esprit, et une fois de plus descendit
en lice, cette fois pour faire collection d’échos.»

--«De quoi?» dis-je.

--«D’échos, Monsieur. Son premier achat fut un écho en Géorgie qui
répétait quatre fois. Puis, ce fut un écho à six coups, dans le
Maryland; ensuite, un écho à treize coups, dans le Maine; un autre, à
douze coups, dans le Tennessee, qu’il eut à bon compte, pour ainsi
parler, parce qu’il avait besoin de réparations. Une partie du rocher
réflecteur s’était écroulée. Il pensa pouvoir faire la réparation pour
quelques milliers de dollars, et, en surélevant le rocher de quelque
maçonnerie, tripler le pouvoir répétiteur. Mais l’architecte qui eut
l’entreprise n’avait jamais construit d’écho jusqu’alors, et abîma
celui-là complètement. Avant qu’on y mît la main, il était aussi bavard
qu’une belle-mère. Mais après, il ne fut bon que pour l’asile des
sourds-muets. Bien. Mon oncle acheta ensuite, pour presque rien, un lot
d’échos à deux coups, disséminés à travers des États et Territoires
différents. Il eut vingt pour cent de remise en prenant le lot entier.
Après cela, il fit l’acquisition d’un véritable canon Krupp. C’était un
écho dans l’Orégon, qui lui coûta une fortune, je puis l’affirmer. Vous
savez sans doute, Monsieur, que, sur le marché des échos, l’échelle des
prix est cumulative comme l’échelle des carats pour les diamants. En
fait, on se sert des mêmes expressions. Un écho d’un carat ne vaut que
dix dollars en plus de la valeur du sol où il se trouve. Un écho de deux
carats, ou à deux coups, vaut trente dollars; un écho de cinq carats
vaut neuf cent cinquante dollars; un de dix carats, treize mille
dollars. L’écho de mon oncle dans l’Orégon, qu’il appela l’écho Pitt, du
nom du célèbre orateur, était une pierre précieuse de vingt-deux carats,
et lui coûta deux cent seize mille dollars. On donna la terre sur le
marché, car elle était à quatre cent milles de tout endroit habité.

«Pendant ce temps, mon sentier était un sentier de roses. J’étais le
soupirant agréé de la fille unique et belle d’un comte anglais, et
j’étais amoureux à la folie. En sa chère présence, je nageais dans un
océan de joie. La famille me voyait d’un bon œil, car on me savait le
seul héritier d’un oncle tenu pour valoir cinq millions de dollars.
D’ailleurs nous ignorions tous que mon oncle fût devenu collectionneur,
du moins autrement que d’inoffensive façon, pour un amusement d’art.

«C’est alors que s’amoncelèrent les nuages sur ma tête inconsciente. Cet
écho sublime, connu depuis à travers le monde comme le grand Koh-i-noor,
ou Montagne à répétition, fut découvert. C’était un joyau de
soixante-cinq carats! Vous n’aviez qu’à prononcer un mot. Il vous le
renvoyait pendant quinze minutes, par un temps calme. Mais, attendez. On
apprit en même temps un autre détail. Un second collectionneur était en
présence. Tous les deux se précipitèrent pour conclure cette affaire
unique. La propriété se composait de deux petites collines avec, dans
l’intervalle, un vallon peu profond, le tout situé sur les territoires
les plus reculés de l’état de New-York. Les deux acheteurs arrivèrent
sur le terrain en même temps, chacun d’eux ignorant que l’autre fût là.
L’écho n’appartenait pas à un propriétaire unique. Une personne du nom
de Williamson Bolivar Jarvis possédait la colline est; une personne du
nom de Harbison J. Bledso, la colline ouest. Le vallon intermédiaire
servait de limite. Ainsi, tandis que mon oncle achetait la colline de
Jarvis pour trois millions deux cent quatre-vingt-cinq mille dollars,
l’autre achetait celle de Bledso pour un peu plus de trois millions.

«Vous voyez d’ici le résultat. La plus belle collection d’échos qu’il y
eût au monde était dépareillée pour toujours, puisqu’elle n’avait que la
moitié du roi des échos de l’univers. Aucun des deux ne fut satisfait de
cette propriété partagée. Aucun des deux ne voulut non plus céder sa
part. Il y eut des grincements de dents, des disputes, des haines
cordiales; pour finir, l’autre collectionneur, avec une méchanceté que
seul un collectionneur peut avoir envers un homme, son frère, se mit à
démolir sa colline?

«Parfaitement. Dès l’instant qu’il ne pouvait pas avoir l’écho, il avait
décidé que personne ne l’aurait. Il voulait enlever sa colline, il n’y
aurait plus rien, dès lors, pour refléter l’écho de mon oncle. Mon oncle
lui fit l’objection. L’autre répondit: «Je possède la moitié de l’écho.
Il me plaît de la supprimer. C’est à vous de vous arranger pour
conserver votre moitié.»

«Très bien. Mon oncle fit opposition. L’autre en appela et porta
l’affaire devant un tribunal plus élevé. On alla plus loin encore, et
jusqu’à la Cour Suprême des États-Unis. L’affaire n’en fut pas plus
claire. Deux des juges opinèrent qu’un écho était propriété personnelle,
parce qu’il n’était ni visible ni palpable, que par conséquent on
pouvait le vendre, l’acheter, et, aussi, le taxer. Deux autres pensèrent
qu’un écho était bien immobilier, puisque manifestement il était
inséparable du terrain, et ne pouvait être transporté ailleurs. Les
autres juges furent d’avis qu’un écho n’était propriété d’aucune façon.

«Il fut décidé, pour finir, que l’écho était propriété, et les collines
aussi, que les deux collectionneurs étaient possesseurs, distincts et
indépendants, des deux collines, mais que l’écho était propriété
indivise; donc le défendant avait toute liberté de jeter à bas sa
colline, puisqu’elle était à lui seul, mais aurait à payer une indemnité
calculée d’après le prix de trois millions de dollars, pour le dommage
qui pourrait en résulter à l’égard de la moitié d’écho dont mon oncle
était possesseur. Le jugement interdisait également à mon oncle de faire
usage de la colline du défendant pour refléter sa part d’écho, sans le
consentement du défendant. Il ne devrait se servir que de sa colline
propre. Si sa part d’écho ne marchait pas, dans ces conditions, c’était
fâcheux, très fâcheux, mais le tribunal n’y pouvait rien. La cour
interdit de même au défendant d’user de la colline de mon oncle, dans le
même but, sans consentement.

«Vous voyez d’ici le résultat admirable. Aucun des deux ne donna son
consentement. Et ainsi ce noble et merveilleux écho dut cesser de faire
entendre sa voix grandiose. Cette inestimable propriété fut dès lors
sans usage et sans valeur.

«Une semaine avant mes fiançailles, tandis que je continuais à nager
dans mon bonheur, et que toute la noblesse des environs et d’ailleurs
s’assemblait pour honorer nos épousailles, arriva la nouvelle de la mort
de mon oncle, et une copie de son testament, qui m’instituait seul
héritier. Il était mort. Mon cher bienfaiteur, hélas! avait disparu.
Cette pensée me fait le cœur gros, quand j’y songe, encore aujourd’hui.
Je tendis au comte le testament. Je ne pouvais le lire; les pleurs
m’aveuglaient. Le comte le lut, puis me dit d’un air sévère: «Est-ce là,
Monsieur, ce que vous appelez être riche? Peut-être dans votre pays
vaniteux. Vous avez, Monsieur, pour tout héritage une vaste collection
d’échos, si on peut appeler collection une chose dispersée sur toute la
surface, en long et en large, du continent américain. Ce n’est pas tout.
Vous êtes couvert de dettes jusque par-dessus les oreilles. Il n’y a pas
un écho dans le tas sur lequel ne soit une hypothèque... Je ne suis pas
un méchant homme, Monsieur, mais je dois voir l’intérêt de mon enfant.
Si vous possédiez seulement un écho que vous eussiez le droit de dire à
vous, si vous possédiez seulement un écho libre de dettes, où vous
puissiez vous retirer avec ma fille et que vous puissiez, à force
d’humble et pénible travail, cultiver et faire valoir, et ainsi en tirer
votre subsistance, je ne vous dirais pas non; mais je ne puis donner ma
fille en mariage à un mendiant. Quittez la place, mon cher. Allez,
Monsieur. Emportez vos échos hypothéqués, et qu’on ne vous revoie plus.»

--«Ma noble Célestine, tout en larmes, se cramponnait à moi de ses bras
aimants, jurant qu’elle m’épouserait volontiers, oui, avec joie, bien
que je n’eusse pas un écho vaillant. Rien n’y fit. On nous sépara, elle
pour languir et mourir au bout d’un an, moi pour peiner, tout le long du
voyage de la vie, triste et seul, implorant chaque jour, à chaque heure,
le repos où nous serons réunis dans le royaume bienheureux. On n’y
redoute plus les méchants, et les malheureux y trouvent la paix. Si vous
voulez avoir l’obligeance de jeter un coup d’œil sur les cartes et les
plans que j’ai là dans mon portefeuille je suis sûr que je puis vous
vendre un écho à meilleur compte que n’importe quel autre commerçant. En
voici un qui coûta à mon oncle dix dollars il y a trente ans. C’est une
des plus belles choses du Texas. Je vous le laisserai pour...»

--«Souffrez que je vous interrompe, dis-je. Jusqu’à ce moment, mon cher
ami, les commis voyageurs ne m’ont pas laissé une minute de repos. J’ai
acheté une machine à coudre dont je n’avais nul besoin. J’ai acheté une
carte qui est fausse jusqu’en ses moindres détails. J’ai acheté une
cloche qui ne sonne pas. J’ai acheté du poison pour les mites, que les
mites préfèrent à n’importe quel autre breuvage. J’ai acheté une
infinité d’inventions impraticables. Et j’en ai assez de ces folies. Je
ne voudrais pas un de vos échos quand même vous me le donneriez pour
rien. Je n’en souffrirai pas un chez moi. J’exècre les gens qui veulent
me vendre des échos. Vous voyez ce fusil? Eh bien! prenez votre
collection et déguerpissez. Qu’il n’y ait pas de sang ici.»

Il se contenta de sourire doucement et tristement, et entra dans
d’autres explications. Vous savez très bien que lorsqu’une fois vous
avez ouvert la porte à un commis voyageur, le mal est fait, vous n’avez
qu’à le subir.

Au bout d’une heure intolérable, je transigeai. J’achetai une paire
d’échos à deux coups, dans de bonnes conditions. Il me donna, sur le
marché, un troisième, impossible à vendre, dit-il, parce qu’il ne
parlait qu’allemand. C’était autrefois un parfait polyglotte, mais il
avait eu une chute de la voûte palatine.




HISTOIRE DU MÉCHANT PETIT GARÇON


Il y avait une fois un méchant petit garçon qui s’appelait Jim.
Cependant, si l’on veut bien le remarquer, les méchants petits garçons
s’appellent presque toujours James dans les livres de l’école du
dimanche. C’était bizarre, mais on n’y peut rien. Celui-là s’appelait
Jim.

Il n’avait pas non plus une mère malade, une pauvre mère pieuse et
poitrinaire, et qui eût souhaité mourir et se reposer dans la tombe,
sans le grand amour qu’elle portait à son fils, et la crainte qu’elle
avait que le monde fût méchant et dur pour lui, quand elle aurait
disparu. Tous les méchants petits garçons dans les livres de l’école du
dimanche s’appellent James, et ont une mère malade qui leur enseigne à
répéter: «Maintenant, je vais m’en aller...» et chantent pour les
endormir d’une voix douce et plaintive, et les baisent, et leur
souhaitent bonne nuit, et s’agenouillent au pied du lit pour pleurer. Il
en était autrement pour notre garçon. Il s’appelait Jim. Et rien de
semblable chez sa mère, ni phtisie, ni autre chose. Elle était plutôt
corpulente, et n’avait nulle piété. En outre elle ne se tourmentait pas
outre mesure au sujet de Jim. Elle avait coutume de dire que s’il se
cassait le cou, ce ne serait pas une grande perte. Elle l’envoyait
coucher d’une claque, et ne l’embrassait jamais, pour lui souhaiter
bonne nuit. Au contraire, elle lui frottait les oreilles quand il la
quittait pour dormir.

Un jour ce méchant petit garçon vola la clef de l’office, s’y glissa,
mangea de la confiture, et remplit le vide du pot avec du goudron, pour
que sa mère ne soupçonnât rien. Mais à ce moment même un terrible
sentiment ne l’envahit pas. Quelque chose ne lui sembla pas murmurer:
«Ai-je bien fait de désobéir à ma mère?» «N’est-ce pas un péché d’agir
ainsi?» «Où vont les méchants petits garçons qui mangent gloutonnement
la confiture maternelle?» Et alors, il ne se mit pas à genoux, tout
seul, et ne fit pas la promesse de n’être plus jamais méchant; il ne se
releva pas, le cœur léger et heureux, pour aller trouver sa mère et tout
lui raconter; et demander son pardon, et recevoir sa bénédiction, elle
ayant des pleurs de joie et de gratitude dans les yeux. Non. C’est ainsi
que se comportent les autres méchants petits garçons dans les livres.
Mais chose étrange, il en arriva autrement avec ce Jim. Il mangea la
confiture et dit que c’était «épatant» dans son langage grossier et
criminel. Et il versa le goudron dans le pot, et dit que c’était aussi
«épatant» et se mit à rire, et observa que la vieille femme sauterait et
renâclerait, quand elle s’en apercevrait. Et quand elle découvrit la
chose, il affirma qu’il ignorait ce qu’il en était; elle le fouetta avec
sévérité; il se chargea de l’accompagnement. Tout s’arrangeait autrement
pour lui que pour les méchants James dans les histoires.

Un autre jour, il grimpa sur le pommier du fermier Acorn, pour voler des
pommes. La branche ne cassa pas. Il ne tomba pas et ne se cassa pas le
bras, et ne fut pas mis en pièces par le gros chien du fermier, pour
languir de longues semaines sur un lit de douleur, et se repentir, et
devenir bon. Oh! non! Il prit autant de pommes qu’il voulut, et
descendit sans encombre. Et d’ailleurs, il était paré pour le chien, et
le chassa avec une brique lorsqu’il s’avança pour le mordre. C’était
bizarre. Rien de semblable jamais dans ces aimables petits livres à
couverture marbrée, où l’on voit des images qui représentent des
messieurs en queue-de-pie et chapeaux hauts en forme de cloche, avec des
pantalons trop courts, et des dames ayant la taille sous les bras et
sans crinolines. Rien de pareil dans les livres de l’école du dimanche.

Il déroba, une autre fois, le canif du maître d’école, et, pour éviter
d’être fouetté, il le glissa dans la casquette de Georges Wilson, le
fils de la pauvre veuve Wilson, le jeune garçon moral, le bon petit
garçon du village, qui toujours obéissait à sa mère et qui ne mentait
jamais, et qui était amoureux de ses leçons et infatué de l’école du
dimanche. Quand le canif tomba de la casquette, et que le pauvre Georges
baissa la tête et rougit comme surpris sur le fait, et que le maître en
colère l’accusa, et était juste au moment de laisser tomber le fouet sur
ses épaules tremblantes, on ne vit pas apparaître soudain, l’attitude
noble, au milieu des écoliers, un improbable juge de paix à perruque
blanche, pour dire: «Épargnez ce généreux enfant. Voici le coupable et
le lâche. Je passais par hasard sur la porte de l’école, et, sans être
vu, j’ai tout vu.» Et Jim ne fut pas harponné, et le vénérable juge ne
prononça pas un sermon devant toute l’école émue jusqu’aux larmes et ne
prit pas Georges par la main pour déclarer qu’un tel enfant méritait
qu’on lui rendît hommage, et ne lui dit pas de venir habiter chez lui,
balayer le bureau, préparer le feu, faire les courses, fendre le bois,
étudier les lois, aider la femme du juge dans ses travaux d’intérieur,
avec la liberté de jouer tout le reste du temps, et la joie de gagner
dix sous par mois. Non. Les choses se seraient passées ainsi dans les
livres, mais ce ne fut pas ainsi pour Jim. Aucun vieil intrigant de juge
ne tomba là pour tout déranger. Et l’écolier modèle Georges fut battu,
et Jim fut heureux de cela, car Jim détestait les petits garçons moraux.
Jim disait qu’il fallait mettre à bas ces «poules mouillées». Tel était
le grossier langage de ce méchant et mal élevé petit garçon.

La plus étrange chose arriva à Jim, le jour qu’il était allé, un
dimanche, faire une promenade en bateau. Il ne fut pas du tout noyé. Une
autre fois, il fut surpris par l’orage, pendant qu’il pêchait, toujours
un dimanche, et ne fut pas foudroyé. Eh bien! Vous pouvez consulter et
consulter d’un bout jusqu’à l’autre, et d’ici au prochain Christmas,
tous les livres de l’école du dimanche, sans rencontrer chose pareille.
Vous trouverez que les méchants garçons qui vont en bateau le dimanche
sont invariablement noyés, et que tous les méchants garçons qui sont
surpris par un orage en train de pêcher un dimanche sont infailliblement
foudroyés. Les bateaux porteurs de méchants garçons, le dimanche,
chavirent toujours. Et l’orage éclate toujours quand les méchants petits
garçons vont à la pêche ce jour-là. Comment Jim toujours échappa demeure
pour moi un mystère.

Il y avait dans la vie de Jim quelque chose de magique. C’est sans doute
la raison. Rien ne pouvait lui nuire. Il donna même à un éléphant de la
ménagerie un paquet de tabac au lieu de pain, et l’éléphant, avec sa
trompe, ne lui cassa pas la tête. Il alla fouiller dans l’armoire pour
trouver la bouteille de pippermint, et ne but pas par erreur du
vitriol. Il déroba le fusil de son père et s’en alla chasser le jour du
sabbat; le fusil n’éclata pas en lui emportant trois ou quatre doigts.
Il donna à sa petite sœur un coup de poing sur la tempe, dans un accès
de colère, elle ne languit pas malade pendant tout un long été, pour
mourir enfin avec sur les lèvres de douces paroles de pardon qui
redoublèrent l’angoisse dans le cœur brisé du criminel--non. Elle n’eut
rien. Il s’échappa pour aller au bord de la mer, et ne revint pas se
trouvant triste et solitaire au monde, tous ceux qu’il aimait endormis
dans la paix du cimetière, et la maison de son enfance avec la treille
de vigne tombée en ruines et démolie. Pas du tout. Il revint chez lui
aussi ivre qu’un tambour et fut conduit au poste à peine arrivé.

Et il grandit et se maria, et eut de nombreux enfants. Et il fendit la
tête à tous, une nuit, à coup de hache, et s’enrichit par toutes sortes
de fourberies et de malhonnêtetés. Et à l’heure actuelle, c’est le plus
infernal damné chenapan de son village natal, il est universellement
respecté, et fait partie du parlement.




HISTOIRE DU BON PETIT GARÇON


Il y avait une fois un bon petit garçon du nom de Jacob Blivens. Il
obéissait toujours à ses parents quelque absurdes et déraisonnables que
fussent leurs ordres. Il apprenait exactement ses leçons, et n’était
jamais en retard à l’école du dimanche. Il ne voulait pas jouer au
croquet, même aux heures où son jugement austère lui disait que c’était
l’occupation la plus convenable. C’était un enfant si étrange qu’aucun
des autres petits garçons ne pouvait l’entraîner. Il ne mentait jamais,
quelque utilité qu’il y eût. Il disait simplement que le mensonge était
un péché, et cela suffisait. Enfin il était si honnête qu’il en devenait
absolument ridicule. Ses bizarres façons d’agir dépassaient tout. Il ne
jouait pas aux billes le dimanche, il ne cherchait pas des nids, il ne
donnait pas des sous rougis au feu aux singes des joueurs d’orgue. Il ne
semblait prendre intérêt à aucune espèce d’amusement raisonnable. Les
autres garçons essayaient de se rendre compte de son naturel, et
d’arriver à le comprendre, mais ils ne pouvaient parvenir à aucune
conclusion satisfaisante. Comme j’ai déjà dit, ils se faisaient
seulement une sorte de vague idée qu’il était «frappé». Aussi
l’avaient-ils pris sous leur protection, et ne permettaient pas qu’on
lui fît du mal.

Ce bon petit garçon lisait tous les livres de l’école du dimanche.
C’était son plus grand plaisir. C’est qu’il croyait fermement à la
réalité de toutes les histoires qu’on y racontait sur les bons petits
garçons. Il avait une confiance absolue dans ces récits. Il désirait
vivement rencontrer un de ces enfants, quelque jour, en chair et en os,
mais il n’eut jamais ce bonheur. Peut-être que tous étaient morts avant
sa naissance. Chaque fois qu’il lisait l’histoire d’un garçon
particulièrement remarquable, il tournait vite les pages pour savoir ce
qu’il était advenu de lui, il aurait volontiers couru des milliers de
kilomètres pour le rencontrer. Mais, inutile. Le bon petit garçon
mourait toujours au dernier chapitre, il y avait une description de ses
funérailles, avec tous ses parents et les enfants de l’école du dimanche
debout autour de la tombe, en pantalons trop courts et en casquettes
trop larges, et tout le monde sanglotant dans des mouchoirs qui avaient
au moins un mètre et demi d’étoffe. Ainsi le bon petit garçon était
toujours désappointé. Il ne pouvait jamais songer à voir un de ces
jeunes héros, car ils étaient toujours morts en arrivant au dernier
chapitre.

Jacob, cependant, avait la noble ambition d’être mis un jour dans les
livres. Il souhaitait qu’on l’y vît, avec des dessins qui le
représenteraient refusant glorieusement de faire un mensonge à sa mère,
qui pleurait de joie. D’autres gravures l’auraient montré debout sur le
seuil de la porte, donnant deux sous à une pauvre mendiante, mère de six
enfants, et lui recommandant de les dépenser librement, mais sans
profusion, car la profusion est un péché. Et ailleurs, on l’aurait vu
refusant généreusement de dénoncer le méchant gars qui l’attendait
chaque jour au coin de la rue à son retour de l’école, et lui donnait
sur la tête des coups de bâton, et le poursuivait jusqu’à sa maison, en
criant «Hi! hi!» derrière lui. Telle était l’ambition du jeune Jacob
Blivens. Il souhaitait de passer dans un livre de l’école du dimanche.
Quelque chose seulement lui faisait éprouver une impression manquant de
confortable: il songeait que tous les bons petits garçons mouraient à la
fin du livre. Sachez qu’il aimait à vivre, et c’était là le trait le
plus désagréable dans la peinture d’un bon garçon des livres de l’école
du dimanche. Il voyait qu’il n’était pas sain d’être saint. Il se
rendait compte qu’il était moins fâcheux d’être phtisique que de faire
preuve de sagesse surnaturelle comme les petits garçons des livres.
Aucun d’eux, remarquait-il, n’avait pu soutenir longtemps son
personnage, et Jacob s’attristait de penser que si on le mettait dans un
livre, il ne le verrait jamais. Si même on éditait le livre avant qu’il
mourût, l’ouvrage ne serait pas populaire, manquant du récit de ses
funérailles à la fin. Ce n’était pas grand’chose qu’un livre de l’école
du dimanche où ne se trouveraient pas les conseils donnés par lui
mourant à la communauté. Ainsi, pour conclure, il devait se résoudre à
faire le mieux suivant les circonstances, vivre honnêtement, durer le
plus possible, et tenir prêt son discours suprême pour le jour.

Cependant, rien ne réussissait à ce bon petit garçon. Rien ne lui
arrivait jamais comme aux bons petits garçons des livres. Ceux-là
avaient toujours de la chance, et les méchants garçons se cassaient les
jambes. Mais, dans son cas, il devait y avoir une vis qui manquait au
mécanisme, et tout allait de travers. Quand il trouva Jim Blake en train
de voler des pommes, et qu’il vint sous l’arbre pour lui lire l’histoire
du méchant petit garçon qui tomba de l’arbre du voisin et se cassa le
bras, Jim tomba de l’arbre lui aussi, mais il tomba sur Jacob et lui
cassa le bras, et lui-même n’eut rien. Jacob ne put comprendre. Il n’y
avait rien de semblable dans les livres.

Et un jour que des méchants garçons poussaient un aveugle dans la boue,
et que Jacob courut pour le secourir et recevoir ses bénédictions,
l’aveugle ne lui donna aucune bénédiction, mais lui tapa sur la tête
avec son bâton et dit: «Que je vous y prenne encore à me pousser et à
venir ensuite à mon aide ironiquement!» Cela ne s’accordait avec aucune
histoire des livres. Jacob les examina tous pour voir.

Un rêve de Jacob était de trouver un chien estropié et abandonné, affamé
et persécuté, et de l’emmener chez lui pour le choyer et mériter son
impérissable reconnaissance. A la fin, il en trouva un et fut heureux.
Il le prit à la maison et le nourrit. Mais quand il se mit à le
caresser, le chien sauta après lui et lui déchira tous ses vêtements,
excepté sur le devant, ce qui fit de lui un spectacle surprenant. Il
examina ses auteurs, mais ne put trouver d’explication. C’était la même
race de chien que dans les livres, mais se comportant très différemment.
Quoi que fît ce garçon, tout tournait mal. Les actions même qui valaient
aux petits garçons des histoires des éloges et des récompenses
devenaient pour lui l’occasion des plus désavantageux accidents.

Un dimanche, sur la route de l’école, il vit quelques méchants gars
partir pour une promenade en bateau. Il fut consterné, car il savait par
ses lectures que les garçons qui vont en bateau le dimanche sont
infailliblement noyés. Aussi courut-il sur un radeau pour les avertir.
Mais un tronc d’arbre à la dérive fit chavirer le radeau, qui plongea,
et Jacob avec lui. On le repêcha aussitôt, et le docteur pompa l’eau de
son estomac, et rétablit sa respiration avec un soufflet, mais il avait
pris froid, et fut au lit neuf semaines. Ce qu’il y eut de plus
incroyable fut que les méchants garçons du bateau eurent un temps
superbe tout le jour, et rentrèrent chez eux sains et saufs, de la plus
surprenante façon. Jacob Blivens dit qu’il n’y avait rien de semblable
dans ses livres. Il était tout stupéfait.

Une fois rétabli, il fut un peu découragé, mais se résolut néanmoins à
continuer ses expériences. Jusqu’alors, il est vrai, les événements
n’étaient pas de nature à être mis dans les livres, mais il n’avait pas
encore atteint le terme fixé pour la fin de la vie des bons petits
garçons. Il espérait trouver l’occasion de se distinguer en persévérant
jusqu’au bout. Si tout venait à échouer, il avait son discours
mortuaire, en dernière ressource, prêt.

Il examina les auteurs et vit que c’était le moment de partir en mer
comme mousse. Il alla trouver un capitaine et fit sa demande. Quand le
capitaine lui demanda ses certificats, il tira fièrement un traité où
étaient écrits ces mots: «A Jacob Blivens, son maître affectueux.» Mais
le capitaine était un homme grossier et vulgaire. «Que le diable vous
emporte! cria-t-il; cela prouve-t-il que vous sachiez laver les
assiettes ou porter un seau? J’ai comme une idée que je n’ai pas besoin
de vous.» Ce fut l’événement le plus extraordinaire de la vie de Jacob
Blivens. Un compliment de maître, sur un livre, n’avait jamais manqué
d’émouvoir les plus tendres émotions des capitaines, et d’ouvrir l’accès
à tous les emplois honorables et lucratifs dont ils pouvaient disposer.
Cela n’avait jamais manqué dans aucun des livres qu’il eût lus. Il
pouvait à peine en croire ses sens.

Ce garçon n’eut jamais de chance. Rien ne lui arriva jamais en accord
avec les autorités. Enfin, un jour qu’il était en chasse de méchants
petits garçons à admonester, il en trouva une troupe, dans la vieille
fonderie, qui avaient trouvé quelque amusement à attacher ensemble
quatorze ou quinze chiens en longue file, et à les orner de bidons vides
de nitro-glycérine solidement fixés à leurs queues. Le cœur de Jacob fut
touché. Il s’assit sur un bidon (car peu lui importait de se graisser
quand son devoir était en jeu) et, prenant par le collier le premier
chien, il attacha un œil de reproche sur le méchant Tom Jones. Mais
juste à ce moment, l’alderman Mac Welter, tout en fureur, arriva. Tous
les méchants garçons s’enfuirent, mais Jacob Blivens, fort de son
innocence, se leva et commença un de ces pompeux discours comme dans les
livres, dont le premier mot est toujours: «Oh! Monsieur!» en
contradiction flagrante avec ce fait que jamais garçon bon ou mauvais ne
commence un discours par «Oh! Monsieur!» Mais l’alderman n’attendit pas
la suite. Il prit Jacob Blivens par l’oreille et le fit tourner, et le
frappa vigoureusement sur le derrière avec le plat de la main. Et
subitement le bon petit garçon fit explosion à travers le toit et prit
son essor vers le soleil, avec les fragments des quinze chiens pendus
après lui comme la queue d’un cerf-volant. Et il ne resta pas trace de
l’alderman ou de la vieille fonderie sur la surface de la terre. Pour le
jeune Jacob Blivens, il n’eut pas même la chance de pouvoir prononcer
son discours mortuaire après avoir pris tant de peine à le préparer, à
moins qu’il ne l’adressât aux oiseaux. Car, quoique le gros de son corps
tombât tout droit au sommet d’un arbre dans une contrée voisine, le
reste de lui fut dispersé sur le territoire de quatre communes à la
ronde, et l’on dut faire quatre enquêtes pour le retrouver, et savoir
s’il était mort ou vivant, et comment l’accident s’était produit. On ne
vit jamais un gars aussi dispersé.

Ainsi périt le bon petit garçon, après avoir fait tous ses efforts pour
vivre selon les histoires, sans pouvoir y parvenir. Tous ceux qui
vécurent comme lui prospérèrent, excepté lui. Son cas est vraiment
remarquable. Il est probable qu’on n’en pourra pas donner
d’explication.




SUR LES FEMMES DE CHAMBRE


Contre toutes les femmes de chambre, de n’importe quel âge ou pays, je
lève le drapeau des célibataires parce que:

Elles choisissent, pour l’oreiller, le côté du lit invariablement opposé
au bec de gaz. Ainsi, voulez-vous lire ou fumer, avant de vous endormir
(ce qui est la coutume ancienne et honorée des célibataires), il vous
faut tenir le livre en l’air, dans une position incommode, pour empêcher
la lumière de vous éblouir les yeux.

Si, le matin, elles trouvent l’oreiller remis en place, elles
n’acceptent pas cette indication dans un esprit bienveillant. Mais,
fières de leur pouvoir absolu et sans pitié pour votre détresse, elles
refont le lit exactement comme il était auparavant, et couvent des yeux,
en secret, l’angoisse que leur tyrannie vous causera.

Et chaque fois, inlassablement, elles détruisent votre ouvrage, vous
défiant et cherchant à empoisonner l’existence que vous tenez de Dieu.

S’il n’y a pas d’autre moyen de mettre la lumière dans une position
incommode, elles retournent le lit.

Quand vous avez placé votre malle à cinq ou six pouces du mur, pour que
le couvercle puisse rester debout, la malle ouverte, elles repoussent
invariablement la malle contre le mur. Elles font cela exprès.

Il vous convient d’avoir le crachoir à une certaine place où vous
puissiez en user commodément. Mais il ne leur convient pas. Elles le
mettent ailleurs.

Vos chaussures de rechange sont exilées à des endroits inaccessibles.
Leur grande joie est de les pousser sous le lit aussi loin que le mur le
permet. Vous serez forcé ainsi de vous aplatir sur le sol, dans une
attitude humiliante et de ramer sauvagement pour les atteindre avec le
tire-bottes, dans l’obscurité, et de jurer.

Elles trouvent toujours pour la boîte d’allumettes un nouvel endroit.
Elles dénichent une place différente chaque jour, et posent une
bouteille, ou quelque autre objet périssable, en verre, où la boîte se
trouvait d’abord. C’est pour vous forcer à casser le verre, en tâtonnant
dans le noir, et vous causer du trouble.

Sans cesse elles modifient la disposition du mobilier. Quand vous
entrez, dans la nuit, vous pouvez compter que vous trouverez le bureau
où se trouvait la commode le matin. Et quand vous sortez, le matin,
laissant le seau de toilette près de la porte, et le rocking-chair
devant la fenêtre, de retour aux environs de minuit, vous trébucherez
sur la chaise et vous irez à la fenêtre vous asseoir dans le seau. Cela
vous dégoûtera. C’est ce qu’elles aiment.

Peu importe où vous placiez quelque objet que ce soit, elles ne le
laisseront jamais là. Elles le prendront pour le mettre ailleurs à la
première occasion. C’est leur nature. C’est un moyen de se montrer
fâcheuses et odieuses. Elles mourraient si elles ne pouvaient vous être
désagréables.

Elles ramassent avec un soin extrême tous les bouts de journal que vous
jetez sur le sol et les rangent minutieusement sur la table, cependant
qu’elles allument le feu avec vos manuscrits les plus précieux. S’il y a
quelque vieux chiffon de papier dont vous soyez particulièrement
encombré, et que vous épuisiez graduellement votre énergie à essayer de
vous en débarrasser, vous pouvez faire tous vos efforts. Ils seront
vains. Elles ramasseront sans cesse ce vieux bout de papier, et le
remettront régulièrement à la même place. C’est leur joie.

Elles consomment plus d’huile à cheveux que six hommes. Si on les accuse
d’en avoir soustrait, elles mentent avec effronterie. Que leur importe
leur salut éternel? Rien du tout absolument.

Si, pour plus de commodité, vous laissez la clef sur la porte, elles la
descendront au bureau et la donneront au garçon. Elles agissent ainsi
sous le vil prétexte de garder vos affaires des voleurs. Mais en
réalité, c’est pour vous forcer à redescendre à la recherche jusqu’au
bas de l’escalier, quand vous rentrez fatigué, ou pour vous causer
l’ennui d’envoyer un garçon la prendre. Ce garçon comptera bien recevoir
quelque chose pour sa peine. Dans ce cas, je suppose que ces misérables
créatures partagent le gain.

Elles viennent régulièrement chercher à faire votre lit avant que vous
soyez levé, détruisant ainsi votre repos, et vous réduisant à l’agonie.
Mais dès que vous êtes levé, elles ne reparaissent plus jusqu’au
lendemain.

Elles commettent toutes les infamies qu’elles peuvent imaginer, cela par
perversité pure, et non pour quelque autre motif.

Les femmes de chambre sont mortes à tout sentiment humain.

Si je puis présenter une pétition à la chambre, pour l’abolition des
femmes de chambre, je le ferai.




LA GRANDE RÉVOLUTION DE PITCAIRN


Que le lecteur me permette de lui rafraîchir un peu la mémoire. Il y a
cent ans, à peu près, l’équipage d’un vaisseau anglais, le _Bounty_, se
révolta. Les matelots abandonnèrent le capitaine et les officiers, à
l’aventure, en pleine mer, s’emparèrent du navire et firent voile vers
le sud. Ils se procurèrent des femmes parmi les naturels de Tahiti, puis
allèrent jusqu’à un petit rocher isolé au milieu du Pacifique, appelé
île de Pitcairn, brisèrent le vaisseau, après l’avoir vidé de tout ce
qui pouvait être utile à une nouvelle colonie, et s’établirent sur le
rivage de l’île.

Pitcairn est si écarté des routes commerciales qu’il se passa des années
avant qu’un autre navire y abordât. On avait toujours regardé l’île
comme inhabitée. Aussi, lorsqu’en 1808 un navire y jeta l’ancre, le
capitaine fut grandement surpris de trouver la place occupée. Les
matelots mutinés avaient, il est vrai, lutté ensemble, et leur nombre
avait graduellement diminué par des meurtres mutuels, tant qu’il n’en
était resté que deux ou trois du stock primitif. Mais ces tragédies
avaient duré assez longtemps pour que quelques enfants fussent nés;
aussi, en 1808, l’île avait-elle une population de vingt-sept personnes.
John Adams, le chef des mutinés, vivait encore, et devait vivre encore
longtemps, comme gouverneur et patriarche du troupeau. L’ancien révolté
homicide était devenu un chrétien et un prêcheur, et sa nation de
vingt-sept personnes était maintenant la plus pure et la plus dévouée à
Christ. Adams avait depuis longtemps arboré le drapeau britannique, et
constitué son île en apanage du royaume anglais.

Aujourd’hui la population compte quatre-vingt-dix personnes, seize
hommes, dix-neuf femmes, vingt-cinq garçons et trente filles, tous
descendants des révoltés, tous portant les noms de famille de ces
révoltés, tous parlant exclusivement anglais. L’île s’élève haut de la
mer, et ses bords sont escarpés. Sa longueur est environ de trois quarts
de mille, et, par places, sa largeur atteint un demi-mille. Les terres
labourables qu’elle renferme sont distribuées entre les différentes
familles, suivant un partage fait depuis de longues années. Il y a
quelque bétail, chèvres, porcs, volaille, chats. Pas de chiens, ni de
grands animaux. Il y a une église dont les constructions servent aussi
de capitole, de maison d’école, et de bibliothèque publique. Le
gouverneur s’est appelé, pendant une ou deux générations, «Magistrat et
chef suprême, en subordination à Sa Majesté la reine de
Grande-Bretagne». Il avait la charge de faire les lois et de les
exécuter. Ses fonctions étaient électives. A dix-sept ans révolus, tout
le monde était électeur, sans distinction de sexe.

Les seules occupations du peuple étaient l’agriculture et la pêche; leur
seul amusement, les services religieux. Il n’y a jamais eu dans l’île
une boutique, ou de l’argent. Les mœurs et les vêtements du peuple ont
toujours été primitifs; les lois, d’une puérile simplicité. Ils ont vécu
dans le calme profond d’un dimanche, loin du monde, de ses ambitions,
de ses vexations, ignorants et insoucieux de ce qui se passait dans les
puissants empires situés au delà des solitudes illimitées de l’océan.

Une fois, en trois ou quatre ans, un navire abordait là, les émouvait
avec de vieilles nouvelles batailles sanglantes, épidémies
dévastatrices, trônes tombés, dynasties écroulées, puis leur cédait
quelque savon et flanelle pour des fruits d’igname ou d’arbre à pain, et
refaisait voile, les laissant à nouveau se retirer vers leurs songes
paisibles et leurs pieuses dissipations.

Le 8 septembre dernier, l’amiral de Horsey, commandant en chef de
l’escadre anglaise dans le Pacifique, visita l’île de Pitcairn. Voici
comment il s’exprime dans son rapport officiel à l’amirauté: «Ils ont
des haricots, des carottes, des navets, des choux, un peu de maïs, des
ananas, des figues et des oranges, des citrons et des noix de coco. Les
vêtements leur viennent uniquement des navires qui passent, et qui
prennent en échange des provisions fraîches. Il n’y a pas de sources
dans l’île, mais comme il pleut en général une fois par mois, ils ont
abondance d’eau. Cependant, parfois, dans les premières années, ils ont
souffert de la soif. Les liqueurs alcooliques ne sont employées que
comme remèdes, et un ivrogne est chose inconnue.

«Quels sont les objets nécessaires que les habitants ont à se procurer
du dehors? Le mieux est de voir ceux fournis par nous en échange de
provisions fraîches: c’est de la flanelle, de la serge, des vrilles, des
bottines, des peignes et du savon. Il leur faut aussi des cartes et des
ardoises pour leur école. Les outils de toute sorte sont reçus avec
plaisir. Je leur ai fait livrer un drapeau national de notre matériel,
afin qu’ils puissent le déployer à l’arrivée des vaisseaux, et une
longue scie, dont ils avaient grand besoin. Cela sera approuvé, je
crois, de Vos Seigneuries. Si la généreuse nation anglaise était
seulement informée des besoins de cette petite colonie si méritante, il
y serait pourvu avant peu.

«Le service divin a lieu chaque dimanche à dix heures et demie et à
trois heures, dans l’édifice bâti pour cet usage par John Adams, et où
il officia jusqu’à sa mort en 1829. Il se célèbre exactement suivant la
liturgie de l’église anglicane; le pasteur actuel est M. Simon Young. Il
est fort respecté. Un cours d’instruction religieuse a lieu tous les
mercredis. Tous ceux qui peuvent y assister le font. Il y a aussi une
réunion générale de prière le premier vendredi de chaque mois. Les
prières familiales se disent dans chaque maison. C’est la première chose
qu’on fait au réveil, la dernière avant le coucher. On ne prend sa part
d’aucun repas sans invoquer les bénédictions divines avant et après. Nul
ne peut parler sans profond respect des vertus religieuses de ces
insulaires. Des gens dont le plus grand plaisir et le plus estimé est de
communier par la prière avec Dieu, et de s’unir pour chanter des hymnes
à sa gloire, des gens qui sont, en outre, aimables, actifs, et
probablement plus exempts de vice que toute autre réunion d’hommes,
n’ont pas besoin de prêtres parmi eux.»

J’arrive maintenant à une phrase, dans le rapport de l’amiral, qu’il
laissa tomber de sa plume négligemment, j’en suis sûr, et sans
arrière-pensée. Voici la phrase:

«Un étranger, un Américain, est venu s’installer dans l’île. C’est une
acquisition douteuse.»

Une acquisition douteuse, certes! Le capitaine Ornsby, du navire
américain _Hornet_, toucha à Pitcairn quatre mois à peine après la
visite de l’amiral, et par les faits qu’il y a recueillis, nous sommes
tout à fait renseignés, maintenant, sur cet Américain. Réunissons ces
faits, par ordre chronologique. Le nom de l’Américain était Butterworth
Stavely. Dès qu’il eut fait connaissance avec tout le peuple,--et cela,
naturellement, ne lui demanda que quelques jours,--il s’occupa de se
mettre en faveur par tous les moyens possibles. Il devint excessivement
populaire, et très considéré. La première chose qu’il fit, en effet, fut
d’abandonner ses mœurs profanes et de mettre toutes ses énergies dans
l’exercice de la religion. Il était sans cesse à lire sa Bible, à prier,
à chanter des hymnes, à demander les bénédictions divines. Pour la
prière, nul n’avait plus de facilité que lui. Personne ne pouvait prier
aussi longtemps et aussi bien.

Enfin, quand il pensa que son projet était mûr, il commença à semer
secrètement des germes de mécontentement parmi le peuple. Son dessein
caché était, dès le début, de renverser le gouvernement; mais il le
garda pour lui, comme il convenait, pendant quelque temps. Il usa de
moyens divers avec les différents individus. Il éveilla le
mécontentement de certains en appelant leur attention sur la brièveté
des offices le dimanche. Il prétendit que, chaque dimanche, on dût avoir
trois offices de trois heures chacun, au lieu de deux. Beaucoup de gens,
en secret, avaient eu la même idée auparavant; ils formèrent dès lors un
parti occulte pour le triomphe de ce projet. Il démontra à certaines des
femmes qu’on ne leur accordait pas assez de voix aux prières dans les
réunions. Ainsi se forma un autre parti. Aucune arme ne lui échappait.
Il alla même jusqu’aux enfants, éveillant dans leur cœur une amertume,
parce que, trouva-t-il pour eux, l’école du dimanche était trop courte.
Cela fit un troisième parti.

Dès lors, chef de ces trois partis, il se trouva maître de la situation,
et put songer à la suite de son plan. Il ne s’agissait de rien moins que
de la mise en accusation du premier magistrat, James Russell Nickoy,
homme remarquable par son caractère et son talent, fort riche, car il
possédait une maison pourvue d’un salon, trois acres et demie de terrain
planté d’ignames, et le seul bateau de l’île, une baleinière.
Malheureusement, un prétexte d’accusation se présenta juste au même
temps. Une des lois les plus vieilles et les plus sacrées de l’île était
celle sur la violation de propriété. On la tenait en grand respect. Elle
était le palladium des libertés populaires. Quelque trente ans
auparavant, un débat fort grave, qui tombait sous cette loi, s’était
présenté devant la cour. Il s’agissait d’un poulet appartenant à
Élizabeth Young (alors âgée de cinquante-huit ans, fille de John Mills,
un des révoltés du _Bounty_); le poulet passa sur des terres appartenant
à Jeudi Octobre Christian (âgé de vingt-neuf ans, petit-fils de Fletcher
Christian, un des révoltés). Christian tua le poulet. D’après la loi,
Christian pouvait garder le poulet, ou, à son choix, rendre sa dépouille
mortelle au propriétaire, et recevoir, en nature, des dommages-intérêts
en accord avec le dégât et le tort à lui causés par l’envahisseur. Le
rapport de la cour établissait que «le susdit Christian délivra la
susdite dépouille mortelle à la susdite Élizabeth Young, et demanda un
boisseau d’ignames en réparation du dommage causé». Mais Élizabeth Young
trouva la demande exorbitante. Les parties ne purent s’accorder, et
Christian poursuivit. Il perdit son procès en première instance; du
moins on ne lui accorda qu’un demi-boisseau d’ignames, ce qu’il regarda
comme insuffisant, et comme un échec. Il fit appel. Le procès traîna des
années devant des tribunaux de divers degrés, avec des jugements
successifs confirmant toujours le premier. L’affaire vint enfin devant
la cour suprême, où elle s’arrêta vingt ans. Mais, l’été dernier, la
cour suprême elle-même se décida à prononcer son verdict. Et le premier
jugement fut confirmé une fois de plus.

Christian se déclara satisfait. Mais Stavely était présent, et lui
parlant à voix basse, ainsi qu’à son avocat, lui suggéra, comme une
simple question de forme, de demander que l’on produisît le texte de la
loi, pour que l’on fût sûr qu’elle existait. Cette idée parut bizarre,
mais ingénieuse. La demande fut adressée. On envoya un express à la
demeure du magistrat. Il revint aussitôt pour annoncer que le texte de
loi avait disparu des archives.

La cour annula son jugement, comme ayant été prononcé d’après une loi
qui n’avait pas d’existence actuelle.

Il s’ensuivit une vive et subite émotion. La nouvelle se répandit par
toute l’île que le palladium des libertés populaires était perdu,
peut-être détruit traîtreusement. Dans l’espace d’une heure, presque
toute la nation se trouvait réunie dans le prétoire, c’est-à-dire
l’église. Le renversement du magistrat suprême suivit, sur la motion de
Stavely. L’accusé supporta son infortune avec la dignité qu’il fallait.
Il ne plaida ni ne discuta. Il dit simplement pour sa défense qu’il
n’était pour rien dans la perte du texte de loi, qu’il avait gardé
constamment les archives publiques dans la même caisse à bougies qui
avait servi depuis l’origine à cet usage et qu’il était innocent de
l’enlèvement ou de la destruction du document perdu.

Mais rien ne put le sauver. Il fut déclaré coupable de trahison et de
dissimulation, déchu de ses fonctions; et toutes ses propriétés furent
confisquées. La partie la moins solide de tout ce honteux procès fut la
raison indiquée par ses ennemis à la destruction du texte de loi; à
savoir qu’il voulait favoriser Christian parce qu’il était son cousin!
Stavely était, à vrai dire, parmi toute la nation, le seul individu qui
ne fût pas le cousin du juge. Le lecteur doit se souvenir que tous les
gens de ce peuple descendaient d’une demi-douzaine de personnes. Les
premiers enfants s’étaient mariés ensemble et avaient donné aux révoltés
des petits-enfants. Ces petits-enfants s’étaient mariés entre eux.
Ensuite on vit des mariages d’arrière-petits-fils et de leurs enfants.
Aujourd’hui, par suite, tous sont consanguins. Il y a des parentés
étonnantes, stupéfiantes même, par leurs combinaisons compliquées. Un
étranger, par exemple, dira à un habitant de l’île:

--«Vous parlez de cette jeune fille comme de votre cousine. Tout à
l’heure, vous l’appeliez votre tante.»

--«Parfaitement. Elle est ma tante et aussi ma cousine. Elle est
également ma belle-sœur, ma nièce, ma cousine au quatrième degré, au
trente-troisième, ou quarante-deuxième, ma grand’tante, ma grand’mère,
la veuve de mon beau-frère, et, la semaine prochaine, elle sera ma
femme.»

Ainsi l’accusation de népotisme contre le premier magistrat était
faible. Mais, peu importe. Faible ou forte, elle convint à Stavely. Il
fut immédiatement élu à la place vacante, et, suant des réformes par
tous les pores, il se mit à l’œuvre avec vigueur. En peu de temps, les
services religieux firent rage, partout et sans discontinuer. Par
ordre, la seconde prière de l’office du matin, qui avait jusqu’alors
duré quelque trente-cinq ou quarante minutes, et où l’on faisait des
vœux pour le monde, en énumérant les continents et puis les nations et
les tribus, fut étendue à une heure et demie. On y ajouta des
supplications en faveur des peuples possibles dans les diverses
planètes. Tout le monde en fut ravi. Chacun disait: «Cela commence à
prendre tournure.» Par ordre les trois sermons habituels de trois heures
chacun furent doublés en longueur. La nation vint en corps signifier sa
gratitude au nouveau magistrat. La vieille loi défendant de faire la
cuisine le jour du sabbat s’étendit à l’interdiction de manger,
également. Par ordre, l’école du dimanche eut le privilège de se
continuer pendant la semaine. La joie de tous fut complète. En un mois à
peine, le nouveau magistrat était devenu l’idole du peuple.

Le moment lui parut propice au nouveau mouvement qu’il méditait. Il
commença, d’abord avec prudence, à exciter l’opinion publique contre
l’Angleterre. Il prit à part, un par un, les principaux citoyens, et
causa avec eux sur ce sujet. Bientôt, il s’enhardit, et parla
ouvertement. Il dit que la nation devait à elle-même, à son honneur, à
ses grandes traditions, de se dresser dans sa force et de secouer le
joug écrasant de l’Angleterre.

Les naïfs insulaires répondirent:--«Nous n’avons jamais remarqué qu’il
nous écrasât. Comment pourrait-il nous écraser! Une fois en trois ou
quatre ans, l’Angleterre nous envoie un navire, avec du savon et des
vêtements, et toutes les choses dont nous avons grand besoin et que nous
recevons avec reconnaissance. Elle ne nous dérange jamais. Elle nous
laisse aller comme nous voulons.»

--«Aller comme vous voulez! De tout temps les esclaves ont pensé et
parlé ainsi. Vos paroles montrent combien vous êtes tombés bas, combien
vils et abrutis vous êtes devenus, sous cette tyrannie qui vous écrase.
Eh! quoi? avez-vous renié toute fierté humaine? N’est-ce rien que la
liberté? Êtes-vous satisfaits de n’être qu’une dépendance d’une
souveraineté étrangère et odieuse, alors que vous pourriez vous lever et
prendre votre juste place dans l’auguste famille des nations? Vous
seriez libres, grands, civilisés, indépendants. Vous ne seriez plus les
serviteurs d’un maître couronné, mais les arbitres de votre destin. Vous
auriez le droit de parler et vous pèseriez dans la balance des destinées
des nations terrestres, vos sœurs.»

De semblables discours produisirent leur effet. Les citoyens
commencèrent à sentir le joug anglais. Ils ne savaient pas exactement
comment et où, mais ils étaient parfaitement sûrs de le sentir. Ils se
mirent à murmurer avec insistance, à secouer leurs chaînes, à soupirer
pour le soulagement et la délivrance. Ils en vinrent à la haine du
drapeau anglais, le signe et le symbole de leur humiliation nationale.
Ils cessèrent de le regarder quand ils passaient près du Capitole,
détournèrent les yeux et grincèrent des dents. Et quand, un beau matin,
on le trouva piétiné dans la boue, au bas du poteau, on le laissa là;
personne n’avança la main pour le rehisser. Une chose alors, qui devait
arriver tôt ou tard, se produisit. Quelques-uns des principaux citoyens
allèrent trouver une nuit le magistrat et lui dirent:

--«Nous ne pouvons supporter plus longtemps cette odieuse tyrannie.
Comment faire pour nous affranchir?»

--«Par un coup d’État.»

--«Comment?»

--«Un coup d’État, voici ce que c’est. Tout est prêt d’ailleurs. A un
moment donné, comme chef suprême de la nation, je proclame publiquement
et solennellement son indépendance, et je la délie de toute obéissance à
quelque autre puissance que ce soit.»

--«Cela paraît simple et aisé. Nous pouvons fort bien l’exécuter. Quelle
sera la première chose à faire ensuite?»

--«S’emparer de toutes les forces, et des propriétés publiques de toute
sorte, promulguer une loi martiale, mettre l’armée et la marine sur le
pied de guerre et proclamer l’empire.»

Ce beau programme éblouit ces gens naïfs.

--«Cela est grand, dirent-ils, cela est splendide. Mais l’Angleterre ne
résistera-t-elle pas?»

--«Laissez-la faire. Ce rocher est un vrai Gibraltar.»

--«Bien, mais parlons de l’empire. Nous faut-il vraiment un empire, et
un empereur?»

--«Ce qu’il vous faut, mes amis, c’est l’unification. Regardez
l’Allemagne, l’Italie. Elles ont fait leur unité. Il s’agit de faire
notre unité. C’est ce qui rend la vie chère. C’est ce qui constitue le
progrès. Il nous faut une armée permanente et une flotte. Des impôts
s’ensuivront, naturellement. Tout cela réuni fait la grandeur d’un
peuple. L’unification et la grandeur, que pouvez-vous demander de plus?
Et bien,--seul un empire peut vous donner tous ces avantages.»

Le 8 septembre, l’île Pitcairn fut donc proclamée nation libre et
indépendante. Et le même jour eut lieu le couronnement solennel de
Butterworth Iᵉʳ, empereur de Pitcairn, au milieu de grandes fêtes et
réjouissances. La nation entière, à l’exception de quatorze personnes,
en grande partie des petits enfants, défila devant le trône sur un seul
rang, avec bannières et musique; le cortège avait plus de
quatre-vingt-dix pieds de long; on observa qu’il mit trois bons quarts
de minute à passer. Jamais, dans l’histoire de l’île, on n’avait vu
chose pareille. L’enthousiasme public était sans bornes.

Dès lors, sans tarder, commencèrent les réformes impériales. On institua
des ordres de noblesse. Un ministre de la marine fut nommé. On lui
confia la baleinière. Un ministre de la guerre fut choisi et reçut le
soin de procéder aussitôt à la formation d’une armée permanente. On
nomma un premier lord de la trésorerie. Il fut chargé d’établir un
projet d’impôt, et d’ouvrir des négociations pour des traités offensif,
défensif et commercial avec les puissances étrangères. On créa des
généraux et des amiraux, ainsi que des chambellans, des écuyers-servants
et des gentilshommes de la chambre.

A ce moment-là, tous les gens disponibles furent occupés. Le grand-duc
de Galilée, ministre de la guerre, se plaignit que tous les hommes
faits, au nombre de seize, qui se trouvaient dans l’empire fussent
pourvus de charges importantes; aucun d’eux ne voulait dès lors servir
dans les rangs. Son armée permanente était dans le lac. Le marquis
d’Ararat, ministre de la marine, formulait les mêmes plaintes. Il
voulait bien, disait-il, prendre lui-même la direction de la baleinière,
mais il lui fallait quelqu’un pour représenter l’équipage.

L’empereur fit pour le mieux, dans les circonstances. Il enleva à leurs
mères tous les enfants âgés de plus de dix ans, et les incorpora dans
l’armée. On forma ainsi un corps de dix-sept soldats, commandé par un
lieutenant général et deux majors. Cette mesure satisfit le ministre de
la guerre, et mécontenta toutes les mères du pays. Leurs chers petits ne
devaient pas, disaient-elles, trouver des tombes sanglantes sur les
champs de bataille, et le ministre de la guerre aurait à répondre de
cette décision. Quelques-unes, les plus désolées et les plus
inconsolables, passèrent leur temps à guetter le passage de l’empereur,
et lui jetaient des ignames, sans se soucier des gardes du corps.

En outre, étant toujours donné le petit nombre d’hommes, on fut obligé
d’utiliser le duc de Bethany, ministre des postes, comme rameur sur la
baleinière. Cela le mit dans une position inférieure vis-à-vis de tel
autre noble de rang plus bas, par exemple le vicomte de Canaan,
juge-maître des plaids-communs. Le duc de Bethany, par suite, prit
ouvertement des allures de mécontent, et, en secret, conspira.
L’empereur l’avait prévu, mais ne put l’empêcher.

Tout alla de mal en pis. L’empereur, certain jour, éleva Nancy Peter à
la pairie, et le lendemain, l’épousa. Cependant, pour des raisons
d’État, le cabinet lui avait énergiquement conseillé d’épouser Emmeline,
fille aînée de l’archevêque de Bethléem. Suivirent des griefs dans un
parti important, les gens d’église. La nouvelle impératrice s’assura
l’appui et l’amitié des deux tiers des trente-six femmes adultes de la
nation, en les absorbant dans sa cour comme dames d’honneur, mais cela
lui fit douze ennemies mortelles des douze restant. Les familles des
dames d’honneur bientôt commencèrent à s’insurger, de ce qu’il n’y avait
plus personne pour faire le ménage à la maison. Les douze femmes non
choisies refusèrent d’entrer dans les cuisines impériales comme
servantes. Ainsi l’impératrice dut prier la comtesse de Jéricho et
autres grandes dames de la cour d’aller chercher l’eau, de balayer le
palais, et d’accomplir d’autres services vulgaires également
désagréables. Cela causa quelque fureur de ce côté-là.

Chacun se plaignait des taxes levées pour l’entretien de l’armée et de
la marine, et pour le reste des dépenses du gouvernement impérial. Elles
étaient intolérables et écrasantes, et réduisaient la nation à la
mendicité. Les réponses de l’empereur ne satisfaisaient personne:

--«Voyez la Germanie, voyez l’Italie. Sont-elles plus heureuses que
vous? N’avez-vous pas l’unification?»

Eux disaient:--«On ne peut pas se nourrir avec de l’unification et nous
mourons de faim. Il n’y a pas d’agriculture... Tout le monde est à
l’armée, ou dans la marine, ou dans un service public, paradant en
uniforme, avec rien à faire, ni à manger. Personne pour travailler aux
champs...

--«Regardez la Germanie, regardez l’Italie. C’est la même chose là.
Telle est l’unification. Il n’y a pas d’autre procédé pour l’obtenir,
pas d’autre procédé pour la conserver quand on l’a», disait toujours le
pauvre empereur. Mais les mécontents ne répondaient que:--«Nous ne
pouvons pas supporter les taxes. Nous ne pouvons pas.»

Pour couronner le tout, les ministres annoncèrent une dette publique de
plus de quarante-cinq dollars, un demi-dollar par tête pour la nation.
Et ils proposèrent quelque nouvel impôt. Ils avaient entendu dire que
l’on fait toujours ainsi en pareil cas. Ils proposèrent des droits sur
l’exportation, et aussi sur l’importation. Ils voulaient émettre des
bons du trésor, ainsi que du papier-monnaie, amortissables en ignames et
choux en cinquante ans. Il y avait un fort arriéré dans le paiement des
dépenses de l’armée, de la marine et des autres administrations. Il
fallait prendre des mesures, et des mesures immédiates, si l’on voulait
éviter une banqueroute nationale et, peut-être, l’insurrection et la
révolution. L’empereur prit soudain une décision énergique dont on
n’avait jamais eu d’exemple jusqu’alors dans l’histoire de l’île. Il
vint en grand apparat à l’église un dimanche matin, avec toute l’armée
derrière lui, et donna ordre au ministre des finances de faire une
collecte.

Ce fut la plume dont le poids vint faire plier les genoux du chameau. Un
citoyen, puis un autre, se levèrent et refusèrent de se soumettre à cet
outrage inouï. Chaque refus entraîna la confiscation immédiate des biens
des mécontents. Ce procédé énergique vint à bout des résistances, et la
collecte se fit au milieu d’un silence morne et menaçant. En se retirant
avec les troupes: «Je vous apprendrai qui est le maître ici», dit
l’empereur. Quelques personnes crièrent: «A bas l’unification!» Elles
furent aussitôt arrêtées et arrachées des bras de leurs amis en larmes,
par la soldatesque.

Dans l’intervalle, comme il était facile à quelque prophète que ce fût
de le prévoir, un socialiste démocrate était né. Comme l’empereur,
devant la porte de l’église, montait dans sa brouette impériale toute
dorée, le socialiste démocrate lui porta quinze ou seize coups de
harpon, malheureusement avec une maladresse si particulièrement
socialo-démocratique qu’il ne lui fit aucun mal.

Cette nuit même, la révolution éclata. La nation tout entière se leva
comme un seul homme, bien que quarante-neuf des révolutionnaires fussent
du sexe féminin. Les soldats d’infanterie mirent bas leurs fourches,
l’artillerie jeta ses noix de coco, la marine se révolta. L’empereur fut
pris et enfermé pieds et poings liés dans son palais. Il était fort
déprimé.

--«Je vous ai délivrés, leur dit-il, d’une odieuse tyrannie; je vous ai
fait sortir de votre avilissement et j’ai fait de vous une nation parmi
les nations. Je vous ai donné un gouvernement fort, compact, centralisé,
mieux encore je vous ai donné le plus grand de tous les biens,
l’unification. J’ai fait tout cela, et pour récompense j’ai la haine,
l’insulte et des fers. Prenez-moi; faites de moi ce que vous voudrez. Je
renonce ici à ma couronne et à toutes mes dignités, et c’est avec joie
que je m’affranchis de leur fardeau trop pesant. Pour votre bien, j’ai
pris le pouvoir, je l’abandonne pour votre bien. Les joyaux de la
couronne impériale sont tombés. Vous pouvez fouler aux pieds la monture,
qui ne sert plus.»

D’un commun accord, le peuple condamna l’ex-empereur ainsi que le
socialiste démocrate à l’exclusion perpétuelle des services religieux,
ou aux travaux forcés à perpétuité comme galériens sur la baleinière,--à
leur choix. Le lendemain, la nation se réunit de nouveau, redressa le
drapeau britannique, rétablit la tyrannie britannique, et fit rentrer
les nobles dans le rang. Tous s’occupèrent aussitôt avec le zèle le plus
actif de reconstituer les plants d’ignames dévastés et abandonnés, et de
remettre en honneur les vieilles industries utiles, et la pratique
salutaire et consolante des anciens exercices religieux. L’ex-empereur
rendit le texte égaré de la loi sur la violation de propriété,
expliquant qu’il l’avait dérobé non pour faire tort à qui que ce fût,
mais pour servir ses projets politiques. Le peuple en conséquence
rétablit l’ancien magistrat dans ses fonctions et lui rendit ses biens
confisqués.

Après réflexion, l’ex-empereur et le socialiste démocrate choisirent
l’exil perpétuel des services religieux, de préférence aux travaux
forcés à perpétuité «avec les services religieux à perpétuité», pour
employer leur expression. Le peuple pensa dès lors que les malheurs de
ces pauvres gens leur avaient troublé la raison, et l’on jugea prudent
de les enfermer. Ainsi fit-on. Telle est l’histoire de «l’acquisition
douteuse» de Pitcairn.




COMMENT JE DEVINS DIRECTEUR D’UN JOURNAL D’AGRICULTURE


Quand je devins le directeur temporaire d’un journal d’agriculture, ce
ne fut pas sans appréhension. Un terrien non plus n’assumerait pas sans
appréhension le commandement d’un vaisseau. Mais j’étais dans une
situation où la question de salaire devait primer tout. Le directeur
habituel partait en congé, j’acceptai ses propositions et je pris sa
place.

Je savourai la sensation d’avoir à nouveau du travail, et je travaillai
toute la semaine avec un plaisir sans mélange. Nous mîmes sous presse,
et j’attendis le soir avec quelque anxiété pour voir si mes efforts
allaient attirer l’attention. Comme je quittais le bureau, vers le
coucher du soleil, des hommes et des garçons groupés au pied de
l’escalier se dispersèrent, d’un seul mouvement, et me livrèrent
passage, et j’en entendis un ou deux qui disaient: «C’est lui!» Je fus
naturellement flatté de cet incident. Le lendemain matin, je trouvai un
groupe semblable au pied de l’escalier, après avoir rencontré des
couples épars et des individus arrêtés çà et là dans la rue, et sur mon
passage, qui me considéraient avec intérêt. Le groupe se sépara, et les
gens s’éloignèrent comme j’arrivais, et j’entendis un homme dire:
«Regardez son œil!» Je feignis de ne pas remarquer l’attention dont
j’étais l’objet, mais dans le fond j’en fus enchanté, et je projetai
d’écrire tout cela à ma tante. Je grimpai les quelques marches, et
j’entendis des voix joyeuses et un retentissant éclat de rire en
approchant de la porte. En l’ouvrant, j’aperçus deux jeunes gens dont
les figures pâlirent et s’allongèrent quand ils me virent, et tous les
deux sautèrent soudain par la fenêtre avec grand fracas. Je fus surpris.

Une demi-heure plus tard, environ, un vieux gentleman, à barbe opulente,
à visage noble et plutôt sévère, entra et s’assit à mon invitation. Il
semblait préoccupé. Il quitta son chapeau, le posa sur le sol, et en
retira un foulard de soie rouge et un numéro de notre journal. Il ouvrit
la feuille sur ses genoux, et tandis qu’il polissait ses lunettes avec
son foulard, il dit:

--«Vous êtes le nouveau directeur?»

Je répondis que oui.

--«Avez-vous jamais dirigé un autre journal d’agriculture?»

--«Non, fis-je, c’est mon premier essai.»

--«C’est très vraisemblable. Avez-vous quelque expérience pratique en
matière d’agriculture?»

--«Non. Je ne crois pas.»

--«Quelque chose me le disait, fit le vieux gentleman en mettant ses
lunettes et me regardant par-dessus avec un air âpre, tandis qu’il
pliait le journal commodément. Je veux vous lire ce qui m’a fait
supposer cela. C’est cet article. Écoutez et dites-moi si c’est vous qui
avez écrit ce qui suit:

«On ne devrait jamais arracher les navets. Cela les abîme. Il est bien
préférable de faire monter un gamin pour secouer l’arbre.»

--«Eh bien! qu’en pensez-vous?... car c’est bien vous qui avez écrit
cette phrase?»

--«Ce que j’en pense? Mais je pense que c’est très juste. Très sensé. Je
suis convaincu que chaque année des millions et des millions de
boisseaux de navets, rien que dans ce pays, sont perdus parce qu’on les
arrache à moitié mûrs. Au contraire, si l’on faisait monter un garçon
pour secouer arbre...!»

--«Secouer votre grand’mère! Alors, vous croyez que les navets poussent
sur des arbres!»

--«Oh! non, certainement non! Qui vous dit qu’ils poussent sur des
arbres? C’est une expression figurée, purement figurée. A moins d’être
un âne bâté, on comprend bien que le garçon devrait secouer les ceps...»

Là-dessus le vieux monsieur se leva, déchira le journal en petits
morceaux, les piétina, brisa un certain nombre d’objets avec sa canne,
déclara que j’étais plus ignorant qu’une vache, puis sortit en faisant
claquer la porte derrière lui; bref, se comporta de telle sorte que je
fus persuadé que quelque chose lui avait déplu. Mais ne sachant ce que
c’était, je ne pus lui être d’aucun secours.

Un instant après, une longue créature cadavérique, avec des cheveux
plats tombant sur les épaules, et les broussailles d’une barbe de huit
jours hérissant les collines et les vallées de sa face, se précipita
dans mon bureau, s’arrêta, immobile, un doigt sur les lèvres, la tête et
le corps penchés dans une attitude d’écoute.

Le silence était complet. Le personnage écouta encore. Aucun bruit.
Alors, il donna à la porte un tour de clef, puis s’avança vers moi en
marchant sur la pointe des pieds avec précaution, jusqu’à me toucher, et
s’arrêta. Après avoir considéré ma figure avec un intense intérêt,
pendant quelques instants, il tira d’une poche intérieure un numéro plié
du journal.

--«Là, dit-il, là. Voici ce que vous avez écrit. Lisez-le-moi, vite,
secourez-moi. Je souffre.»

Je lus ce qui suit. Et à mesure que les phrases tombaient de mes lèvres,
je pouvais voir renaître le calme sur son visage, ses muscles se
détendre, l’anxiété disparaître de sa face, la paix et la sérénité se
répandre sur ses traits comme un clair de lune béni sur un paysage
désolé:

«Le guano est un bel oiseau, mais son éducation exige de grands soins.
On ne doit pas l’importer avant juin ou après septembre. En hiver, on
aura soin de le tenir dans un endroit chaud, où il puisse couver ses
petits.»

«Il est évident que la saison sera tardive pour les céréales. Le fermier
fera bien de commencer à aligner les pieds de blé et à planter les
gâteaux de sarrasin en juillet au lieu d’août.»

«Quelques mots sur la citrouille: Cette baie est fort appréciée par les
indigènes de l’intérieur de la Nouvelle Angleterre, qui la préfèrent à
la groseille à maquereau pour faire les tartes. Ils la préfèrent aussi à
la framboise pour nourrir les vaches, comme étant plus nutritive sans
empâter. La citrouille est la seule variété comestible de la famille des
oranges qui réussisse dans le nord, excepté la gourde et une ou deux
espèces de calebasses. Mais la coutume de la planter dans les cours en
façade des maisons, pour faire des bosquets, disparaît rapidement. Il
est aujourd’hui généralement reconnu que la citrouille, pour donner de
l’ombrage, ne vaut rien.»

«La saison chaude approche, et les jars commencent à frayer...»

Mon auditeur enthousiasmé se précipita vers moi, me prit les mains et
s’écria:

--«Là! là! il suffit. Je sais maintenant que j’ai toute ma tête, vous
avez lu cela juste comme moi, mot pour mot. Mais étranger, quand je vous
lus d’abord, ce matin, je me dis: Non, non, jamais je ne l’avais cru,
malgré les soins que me prodiguent mes amis, mais maintenant je sens
bien que je suis fou; et alors j’ai poussé un hurlement que vous auriez
entendu de deux kilomètres, et je suis parti pour tuer quelqu’un, car je
sentais que cela arriverait tôt ou tard, et qu’autant valait commencer
tout de suite. J’ai relu d’un bout à l’autre un de vos paragraphes, pour
être tout à fait sûr, puis j’ai mis le feu à ma maison, et je suis
parti. J’ai estropié plusieurs personnes et j’ai logé un individu dans
un arbre où je le retrouverai quand je le voudrai. Mais j’ai pensé qu’il
fallait entrer chez vous comme je passais par là, et m’assurer de la
chose. Et maintenant je sais à quoi m’en tenir, et je puis vous dire que
c’est un bonheur pour l’individu qui est dans l’arbre. Je l’aurais tué,
sans nul doute, en repassant. Bonsoir, Monsieur, bonsoir, vous m’avez
ôté un grand poids de l’esprit. Ma raison a résisté à la lecture d’un de
vos articles d’agriculture. Je sais que rien désormais ne pourra plus la
troubler. Bonsoir, Monsieur.»

Je me sentis un peu ému en songeant aux forfaits et aux incendies que
cet individu s’était permis; je ne pouvais m’empêcher de songer que j’en
étais un peu le complice. Mais ces sentiments disparurent vite, car le
directeur en titre venait d’entrer.

Je me dis en moi-même: «Tu aurais mieux fait d’aller te promener en
Égypte, comme je te l’avais conseillé. Il y aurait eu quelque chance que
tout marchât bien. Mais tu n’as pas voulu m’écouter, et voilà où tu en
es. Il fallait t’y attendre.»

Le directeur paraissait morne, navré, désolé.

Il contempla les dégâts que le vieux gentleman irascible et les deux
jeunes fermiers avait faits, et dit:

--«C’est de la vilaine besogne, de la très vilaine besogne. Le flacon de
colle est brisé, six carreaux cassés, un crachoir et deux chandeliers.
Mais ce n’est pas le pis. C’est la réputation du journal qui est
démolie, et pour toujours, je le crains. On ne le vendait pas beaucoup
jusqu’à aujourd’hui, nous n’avions jamais eu un si fort tirage ni tant
fait parler de nous. Mais doit-on souhaiter un succès dû à la folie, et
une prospérité fondée sur la faiblesse d’esprit? Mon ami, aussi vrai que
je suis un honnête homme, il y a des gens, là dehors, plein la rue.
D’autres sont perchés sur les haies, guettant votre sortie, car ils vous
croient fou. Et ils sont fondés à le croire, après avoir lu vos articles
qui sont une honte pour la presse. Voyons! quoi donc a pu vous mettre en
tête que vous étiez capable de rédiger un journal de cette sorte? Vous
paraissez ignorer les premiers éléments de l’agriculture... Vous
confondez un sillon avec une herse. Vous parlez de la saison où les
vaches muent, et vous recommandez l’apprivoisement du putois sous
prétexte qu’il aime à jouer et qu’il attrape les rats! Votre remarque
que les moules restent calmes quand on leur fait de la musique est tout
à fait superflue. Rien ne trouble la sérénité des moules. Les moules
sont toujours calmes. Les moules ne se préoccupent en aucune façon de la
musique. Ah! ciel et terre! mon ami. Si vous aviez fait de l’acquisition
de l’ignorance l’étude de votre vie, vous n’auriez jamais pu passer vos
examens de doctorat es-nullité plus brillamment qu’aujourd’hui. Je n’ai
jamais vu rien de pareil. Votre observation que le marron d’Inde est de
plus en plus en faveur comme article de commerce est simplement calculée
pour détruire ce journal. Je vous prie de laisser vos travaux et de
partir. Je n’ai plus besoin de vacances. Je ne pourrais plus en jouir,
en sachant que vous êtes assis à ma place. Je me demanderais sans cesse
avec épouvante ce que vous iriez la prochaine fois recommander à mes
lecteurs. Je perds patience quand je songe que vous avez parlé des parcs
d’huîtres sous la rubrique: «Le jardinier paysagiste.» Je vous supplie
de partir. Rien au monde ne pourrait me décider à prendre un nouveau
congé. O pourquoi ne m’avoir pas dit que vous ignoriez tout de
l’agriculture?»

--«Pourquoi, épi de maïs, tête d’artichaut, enfant de chou-fleur! Mais
c’est la première fois qu’on me fait des observations aussi ridicules.
Je vous dis que je suis dans le journalisme depuis quatorze ans, et je
n’ai jamais entendu dire qu’il faille savoir quelque chose pour écrire
dans un journal. Espèce de navet! Qui rédige les critiques dramatiques
dans les feuilles de second ordre? Un tas de cordonniers choisis pour
cela et d’apprentis pharmaciens qui connaissent l’art du théâtre comme
je connais l’agriculture et pas plus. Les livres, qui donc en rend
compte? Des gens qui n’en ont jamais écrit un. Qui donc fait les
articles sur les finances? Des individus qui ont les meilleures raisons
pour n’y rien entendre. Quels sont ceux qui critiquent la manière dont
sont menées les campagnes contre les Indiens? Des gens qui ne sauraient
pas distinguer un cri de guerre d’un wigwam, qui jamais n’ont fait de
course à pied avec un tomahawk dans la main, et qui n’ont jamais eu à
recueillir les flèches plantées dans le cadavre des divers membres de
leur famille pour en allumer le feu au campement du soir. Qui écrit les
articles sur la tempérance et hurle contre le punch? Des gaillards qui
n’auront pas une minute l’haleine sobre jusqu’au jour de leur
enterrement. Qui rédige les journaux d’agriculture? Vous, tête d’igname.
Et tous ceux, en règle absolue, qui ont échoué dans la poésie, ou dans
les romans à couverture jaune, les drames à sensation, les chroniques
mondaines, et qui finalement tombent sur l’agriculture dans leur
dernière station avant l’hôpital. Et c’est vous qui essayez de m’en
remontrer sur le métier de journaliste! Monsieur, je connais ce métier
depuis alpha jusqu’à oméga, et je vous dis que moins un homme a de
compétence, plus il a de vogue et gagne d’argent. Le ciel m’est témoin
que si j’avais été un ignare au lieu d’être un homme instruit, impudent
au lieu de modeste, j’aurais pu me faire un nom dans ce monde froid et
égoïste. Je me retire, Monsieur. Depuis que j’ai été traité comme je
l’ai été par vous, je suis décidé à me retirer. J’ai fait mon devoir.
J’ai rempli mes engagements aussi scrupuleusement que j’ai pu. J’ai
prétendu que je pouvais rendre votre journal intéressant pour toutes les
classes de lecteurs. Je l’ai fait. J’avais promis de faire monter votre
tirage à vingt mille. Deux semaines de plus et le chiffre était atteint.
Et je vous aurais donné la meilleure sorte de lecteurs qu’un journal
d’agriculture ait jamais eue, qui n’eût pas compté un seul fermier, un
seul individu capable de distinguer, quand même sa vie en dépendrait, un
melon d’eau d’une pêche. C’est vous qui perdez à notre rupture, racine
de pâté, et non pas moi. Adieu.» Et je partis.




LE MEURTRE DE JULES CÉSAR EN FAIT DIVERS

     Seul récit complet et authentique paru à ce jour. Extrait du
     journal romain _Les Faisceaux du Soir quotidiens_, à la date de ce
     terrible accident.


Rien au monde ne procure autant de satisfaction à un reporter que de
réunir les détails d’un meurtre sanglant et mystérieux, et de les
exposer avec toutes les circonstances aggravantes. Il prend un vif
plaisir à ce travail charmant, surtout s’il sait que tous les autres
journaux sont sous presse, et que le sien sera le seul à donner les
affreux détails. J’ai souvent éprouvé un sentiment de regret, de n’avoir
pas été reporter à Rome au temps du meurtre de César, reporter à un
journal du soir, et le seul journal du soir dans la ville; j’aurais
battu d’au moins douze têtes d’heure à la course les reporters aux
journaux du matin, avec le plus merveilleux fait divers qui jamais échut
à quelqu’un du métier. D’autres événements se sont produits, aussi
étonnants que celui-là. Mais aucun n’a présenté, si particulièrement,
tous les caractères du «fait divers» comme on le conçoit aujourd’hui,
rehaussés et magnifiés par le rang élevé, la réputation, la situation
sociale et politique des personnages.

Puisqu’il ne m’a pas été permis de reporter l’assassinat de César d’une
façon régulière, j’ai eu du moins une satisfaction rare à en traduire
le fidèle récit suivant du texte latin des _Faisceaux du Soir
quotidiens_ de cette date, seconde édition:

«Notre ville de Rome, si paisible d’habitude, a été hier profondément
émue et troublée par un de ces crimes sanglants qui navrent le cœur et
emplissent l’âme d’effroi, en même temps qu’ils inspirent à tous les
hommes sages des appréhensions pour l’avenir d’une cité où la vie
humaine compte si peu, et où les lois les plus sérieuses sont
ouvertement violées. Un tel crime ayant été commis, il est de notre
devoir douloureux, à nous journalistes, de raconter la mort d’un de nos
plus estimés concitoyens, d’un homme dont le nom est connu aussi loin
que peut aller ce journal et dont nous avons eu le plaisir et aussi le
privilège d’étendre la renommée, et de protéger la réputation contre les
calomnies et les mensonges, au mieux de notre faible pouvoir. Nous
voulons parler de M. J. César, empereur élu.

«Voici les faits, aussi exactement que notre reporter a pu les dégager
des récits contradictoires des témoins: Il s’agissait d’une querelle
électorale, naturellement. Les neuf dixièmes des effroyables massacres
qui déshonorent chaque jour notre cité viennent des querelles, des
jalousies et des haines engendrées par ces maudites élections. Rome
gagnerait beaucoup à ce que les agents de police eux-mêmes fussent
nommés pour cent ans. Car c’est un fait d’expérience que nous n’avons
jamais pu élire même un ramasseur de chiens, sans célébrer cet événement
par une douzaine de têtes cassées, et tous les postes de police
encombrés de vagabonds ivres jusqu’au matin. On dit que lorsque
l’écrasante majorité aux élections sur la place du marché fut proclamée
l’autre jour, et que l’on offrit la couronne à ce gentleman, même son
bizarre désintéressement qui le fit refuser trois fois ne suffit pas à
le sauver des insultes murmurées par des hommes comme Casca, du dixième
arrondissement, et d’autres séides des candidats battus, venus surtout
du onzième et du treizième, et des districts de banlieue. On les surprit
à s’exprimer avec ironie et mépris sur la conduite de M. César en cette
occasion.

«On assure, d’autre part, et beaucoup de nos amis se croient autorisés à
admettre, que l’assassinat de Jules César était une chose arrangée,
suivant un plan longuement mûri, élaboré par Marcus Brutus et une bande
de coquins à ses gages, et dont le programme n’a été que trop fidèlement
exécuté. Si ce soupçon repose sur des bases solides, ou non, nous
laissons le lecteur juger. Nous lui demandons uniquement de vouloir bien
lire le suivant récit du triste événement avec attention et sans parti
pris, avant de se prononcer:

«Le Sénat était déjà réuni, et César descendait la rue qui conduit au
Capitole, causant avec quelques amis, et suivi, comme à l’ordinaire,
d’un grand nombre de citoyens. Juste comme il passait devant la
droguerie Démosthène et Thucydide, il fit remarquer à un gentleman, qui,
à ce que croit notre rédacteur, était un prédiseur d’avenir, que les
ides de mars étaient venues. «Oui, répondit l’autre, mais elles ne sont
pas passées.» A ce moment, Artemidorus s’avança, dit à César que le
temps pressait et lui demanda de lire un papier, une brochure ou quelque
chose dans ce genre qu’il avait apportée pour la lui montrer. Decius
Brutus dit aussi quelques mots au sujet d’une «humble requête» qu’il
voulait soumettre à César. Artemidorus demanda la priorité, disant que
son écrit concernait César personnellement. Celui-ci répliqua que ce
qui regardait César lui-même devait passer en dernier lieu, ou prononça
quelque phrase analogue. Artemidorus le supplia de lire ce papier
immédiatement[D]. Mais César l’écarta et refusa de lire aucune pétition
dans la rue. Il entra alors au Capitole et la foule derrière lui.

«Environ ce temps, fut surprise la conversation suivante, qui,
rapprochée des événements qui succédèrent, prend une terrible
signification. M. Papilius Lena fit remarquer à Georges W. Cassius,
communément connu sous le nom de «le gros gars du troisième
arrondissement», un émeutier à la solde de l’opposition, qu’il
souhaitait bon succès à son entreprise de ce jour. Et Cassius ayant
demandé «Quelle entreprise?» l’autre se contenta de cligner l’œil gauche
en disant avec une indifférence simulée: «Bonne chance», et s’en fut du
côté de César. Marcus Brutus, que l’on soupçonne d’avoir été le meneur
de la bande qui commit le crime, demanda ce que Lena venait de dire.
Cassius le lui répéta, et ajouta à voix basse: «Je crains que notre
projet soit découvert.»

«Brutus dit à son misérable complice d’avoir l’œil sur Lena, et un
moment après Cassius enjoignit à Casca, ce vil et famélique vagabond,
dont la réputation est détestable, d’agir promptement, car il craignait
d’être prévenu. Casca se tourna vers Brutus, l’air très excité, et
demanda des instructions, et jura que de César ou de lui un resterait
sur la place; il avait fait le sacrifice de sa vie. A ce moment César
causait, avec quelques représentants des districts ruraux, des
élections aux sièges renouvelables, et portait peu d’attention sur ce
qui se passait autour de lui. William Trebonius engagea une conversation
avec un ami du peuple et de César, Marcus Antonius, et, sous un prétexte
ou un autre, l’écarta; Brutus, Decius, Casca, Cinna, Metellus Cimber et
d’autres de cette bande d’infâmes forcenés qui infectent Rome
actuellement entourèrent de près l’infortuné. Alors Metellus Cimber mit
un genou en terre et demanda la grâce de son frère exilé. Mais César lui
fit honte de sa bassesse et refusa. Aussitôt, sur un signe de Cimber,
Brutus, d’abord, puis Cassius implorèrent le retour de Publius banni.
Mais César, derechef, refusa. Il dit que rien ne pourrait l’ébranler,
qu’il était aussi immobile que l’étoile polaire, puis se mit à faire
l’éloge, dans les termes les plus flatteurs, de la stabilité de cette
étoile et de la fermeté de son caractère. Il ajouta qu’il était
semblable à elle, et qu’il pensait être le seul homme dans le pays qui
le fût. D’ailleurs, puisqu’il était «constant» que Cimber avait dû être
banni, il était aussi «constant» qu’il devait rester banni, et, lui,
César, voulait être pendu s’il ne le gardait pas en exil.

«Saisissant aussitôt ce futile prétexte de violence, Casca bondit vers
César, et le frappa d’un coup de poignard. Mais César, de la main
droite, lui retint le bras, et du poing gauche ramené jusqu’à l’épaule,
puis projeté, frappa un coup qui envoya le misérable rouler ensanglanté
sur le sol. Il s’adossa ensuite à la statue de Pompée et se mit en
garde. Cassius, Cimber et Cinna se précipitèrent vers lui, le poignard
levé, et le premier réussit à le frapper. Mais avant qu’il pût porter un
autre coup, et qu’aucun des autres pût l’atteindre, César étendit à ses
pieds les trois mécréants d’autant de coups de son poing solide.
Pendant ce temps, le Sénat était dans un affolement inexprimable. La
ruée des citoyens dans les couloirs, et leurs efforts frénétiques pour
s’échapper avaient bloqué les portes. Le sergent d’armes et ses hommes
luttaient contre les assassins. De vénérables sénateurs avaient jeté
leurs robes encombrantes et sautaient par-dessus les bancs, fuyant dans
une confusion sauvage à travers les ailes latérales pour chercher refuge
dans les salles des commissions; un millier de voix criaient: «La
police! la police!» sur des tons discordants qui s’élevaient au-dessus
du fracas effroyable comme le sifflement des vents au-dessus d’une
tempête qui gronde. Et parmi tout cela se tenait debout le grand César,
adossé à la statue comme un lion acculé, et sans armes, de ses mains
luttant contre les assaillants, avec l’allure hautaine et le courage
intrépide qu’il avait montrés tant de fois sur les champs de bataille
sanglants. William Trebonius et Caius Ligarius le frappèrent de leur
poignard. Ils tombèrent comme leurs complices étaient tombés. Mais à la
fin, lorsque César vit son vieil ami Brutus marcher vers lui, armé d’une
dague meurtrière, on dit qu’il parut succomber sous la douleur et la
stupeur. Laissant tomber son bras invincible, il cacha sa face dans les
plis de son manteau, et reçut le coup du traître sans un effort pour
écarter la main qui le porta. Il dit seulement: «Toi aussi, Brutus!» et
tomba mort, sur le marbre du pavé.

«On affirme que le vêtement qu’il portait quand il fut tué était le même
qu’il avait sur lui l’après-midi, dans sa tente, le jour de sa victoire
sur les Nerviens. Quand on le lui retira, on trouva qu’il était percé et
déchiré à sept endroits différents. Il n’y avait rien dans les poches.
Le vêtement sera produit en justice à la requête du coroner, et
fournira une preuve irréfutable du meurtre. Ces derniers détails sont
dignes de foi. Nous les tenons de Marcus Antonius, que sa position met à
même de connaître toutes les particularités se rapportant au sujet le
plus absorbant de l’actualité d’aujourd’hui.

«_Dernières nouvelles._--Tandis que le coroner convoquait le jury,
Marcus Antonius et d’autres amis de feu César s’emparaient du corps et
le transportaient au forum. A la dernière heure. Antonius et Brutus
étaient en train de faire des discours sur le cadavre, et suscitaient un
tel vacarme parmi le peuple qu’au moment où nous mettons sous presse le
préfet de police est convaincu qu’il va y avoir une émeute et prend les
mesures en conséquence.»




LA CÉLÈBRE GRENOUILLE SAUTEUSE DU COMTÉ DE CALAVERAS


Pour faire droit à la requête d’un ami, qui m’écrivait de l’Est, j’allai
rendre visite à ce brave garçon et vieux bavard de Simon Wheeler. Je lui
demandai des nouvelles d’un ami de mon ami, Léonidas W. Smiley, comme
j’en avais été prié, et voici le résultat. J’ai un vague soupçon que
Léonidas W. Smiley n’est qu’un mythe, que mon ami ne l’a jamais vu, et
que, dans sa pensée, si j’en parlais à Simon Wheeler, ce serait
simplement pour celui-ci une occasion de se rappeler son infâme Jim
Smiley et de m’ennuyer mortellement avec quelque exaspérant souvenir de
ce personnage, histoire aussi longue, aussi ennuyeuse que dénuée
d’intérêt pour moi. Si c’était son intention, il a réussi.

Je trouvai Simon Wheeler somnolant d’un air confortable, près du poêle,
dans le bar-room de la vieille taverne délabrée, au milieu de l’ancien
camp minier de l’Ange; je remarquai qu’il était gras et chauve, et qu’il
y avait une expression de sympathique douceur et de simplicité dans sa
physionomie. Il se réveilla et me souhaita le bonjour. Je lui dis qu’un
de mes amis m’avait chargé de prendre quelques informations sur un
compagnon chéri de son enfance, du nom de Léonidas W. Smiley, le
révérend Léonidas W. Smiley, jeune ministre de l’évangile, qui, lui
disait-on, avait résidé quelque temps au camp de l’Ange. J’ajoutai que
si M. Wheeler pouvait me donner des renseignements sur ce Léonidas W.
Smiley, je lui aurais beaucoup d’obligation.

Simon Wheeler me poussa dans un coin, m’y bloqua avec sa chaise, puis
s’assit, et dévida la monotone narration suivante. Il ne sourit pas une
fois, il ne sourcilla pas une fois, il ne changea pas une fois
d’intonation, et garda jusqu’au bout la clef d’harmonie sur laquelle sa
première phrase avait commencé. Pas une fois il ne trahit le plus léger
enthousiasme. Mais à travers son interminable récit courait une veine
d’impressive et sérieuse sincérité. Il me fut prouvé jusqu’à l’évidence
qu’il ne voyait rien de ridicule ou de plaisant dans cette histoire. Il
la considérait, en vérité, comme un événement important, et voyait avec
admiration, dans ses deux héros, des hommes d’un génie transcendant sous
le rapport de la finesse. Je le laissai donc parler, sans l’interrompre
une seule fois.

--«Le révérend Léonidas W. Smiley. Hum! Le révérend Lé..., parfaitement.
Il y avait ici autrefois un gaillard nommé _Jim_ Smiley. C’était dans
l’hiver de 1849 ou peut-être au printemps de 1850. Je ne me rappelle pas
exactement, mais ce qui me fait penser que c’était dans les environs de
ce temps-là, c’est que, je m’en souviens, le grand barrage de la rivière
n’était pas terminé quand il arriva au camp. Toujours est-il que jamais
on ne vit homme plus curieux. Il pariait à propos de tout ce qui se
présentait, pourvu qu’il trouvât un parieur. Tout ce qui allait à
l’autre lui allait. Il lui fallait trouver son homme. Alors il était
satisfait. Si l’on n’acceptait pas de parier dans un sens, il changeait
de parti avec l’adversaire. Il avait d’ailleurs une chance
extraordinaire et gagnait presque sans manquer. Il était toujours prêt
et disposé à la gageure. On ne pouvait mentionner la moindre chose que
ce gaillard n’offrît d’accepter le pari pour ou contre. Cela lui était
égal, comme je vous l’ai dit. Les jours de courses, vous le trouviez, à
la fin, rouge de plaisir ou dépouillé jusqu’au dernier sou. S’il y avait
un combat de chiens, il pariait; un combat de chats, il pariait; un
combat de coqs, il pariait. S’il voyait deux oiseaux perchés sur une
haie, il pariait lequel s’envolerait le premier, et s’il y avait un
meeting au camp, il était là exactement, pariant pour le pasteur Walker,
qu’il regardait comme le meilleur prédicateur du pays. Et il l’était, en
effet, et, de plus, un brave homme. Smiley aurait vu une punaise, la
jambe levée pour aller n’importe où, qu’il aurait parié sur le temps
qu’elle mettrait à y arriver, et si vous l’aviez pris au mot, il aurait
suivi la punaise jusqu’au Mexique, sans s’inquiéter de la longueur du
voyage ou du temps qu’il serait en route. Il y a des tas de gens ici qui
ont connu ce Smiley et qui pourront vous parler de lui. Sans aucune
préférence il eût parié sur n’importe quoi. C’était un déterminé
gaillard. La femme du pasteur Walker, à une époque, fut très malade. Sa
maladie dura longtemps. Il semblait qu’on ne dût pas la sauver. Mais un
matin le pasteur entra et Smiley lui demanda des nouvelles. Il répondit
qu’elle était mieux, grâce à l’infinie miséricorde du Seigneur, et
qu’elle allait si gentiment qu’avec la bénédiction de la Providence elle
finirait par s’en tirer tout à fait, et Smiley, avant même d’y penser
lui dit: «Je la prends morte, à deux et demi.»

«Ce Smiley avait une jument que les gamins appelaient «le bidet du
quart d’heure», mais c’était par plaisanterie, parce que, sûrement, elle
allait plus vite que cela, et d’ordinaire il gagnait de l’argent sur
cette bête, bien qu’elle fût si lente et quelle eût toujours de
l’asthme, des coliques, de la consomption ou quelque chose semblable. On
lui donnait deux ou trois cents mètres d’avance, mais on la rattrapait
vite. Seulement, au bout de la course, elle s’excitait désespérément, et
se mettait à trotter, à galoper, jetant ses jambes dans tous les sens,
en l’air et sur les barrières, et soulevant une poussière terrible, et
faisant un bruit effrayant avec sa toux et toujours arrivant au but la
première, juste d’une longueur de tête.

«Il avait aussi un tout petit bouledogue, qui ne vous aurait pas semblé
valoir deux sous, tant il avait l’air commun, et si peu engageant qu’à
parier contre lui on eût craint de passer pour un voleur. Mais dès que
l’argent était engagé, c’était un tout autre chien. Sa mâchoire
inférieure commençait à ressortir comme le gaillard d’avant d’un bateau
à vapeur, et ses dents se découvraient, brillantes comme une fournaise.
Un autre chien pouvait lui courir sus, le provoquer, le mordre, le jeter
par-dessus son épaule deux ou trois fois, André Jackson, c’était son
nom, André Jackson continuait la partie en ayant l’air de trouver tout
naturel,--on doublait les paris, et on les triplait contre lui, jusqu’à
ce qu’il n’y eût plus d’argent à engager, et alors, tout d’un coup, il
vous attrapait l’autre chien, juste à l’articulation de la jambe de
derrière, et il tenait bon, sans enfoncer trop les dents, mais rien que
pour garder sa proie, et s’y suspendre aussi longtemps qu’on n’avait pas
jeté l’éponge en l’air, eût-il dû attendre un an. Smiley avait toujours
gagné, avec cette bête-là, jusqu’au jour où il rencontra un chien qui
n’avait pas de jambes de derrière, parce qu’il les avait eues prises et
coupées par une scie circulaire. Quand le combat eut été mené assez
loin, et que tout l’argent fut sorti des poches, lorsqu’André Jackson
arriva pour saisir son morceau favori, il vit aussitôt qu’on s’était
moqué de lui, et que l’autre chien le tenait contre la porte, comme on
dit. Il en parut tout surpris, penaud et découragé; il ne fit plus un
seul effort, et dès lors fut rudement secoué. Il adressa un regard à
Smiley, comme pour lui dire que son cœur était brisé, et que c’était sa
faute à lui, Smiley, d’avoir amené un chien qui n’avait pas de jambes de
derrière, qu’il pût saisir, puisque c’était là-dessus qu’il comptait
dans un combat. Il fit ensuite quelques pas, clopin-clopant, se coucha
et mourut. C’était un bon chien, cet André Jackson. Il se serait fait un
nom s’il eût vécu. Car il avait de l’étoffe et du génie. Je le sais,
bien que les circonstances l’aient trahi. Il serait absurde de ne pas
reconnaître qu’un chien devait avoir un talent spécial pour se battre de
cette façon. Je me sens toujours triste quand je pense à son dernier
tournoi et à la manière dont il finit.

«Eh bien! ce Smiley avait des terriers, des coqs de combat, des chats et
toutes sortes d’animaux semblables, au point qu’on n’avait pas de repos,
et que vous aviez beau chercher n’importe quoi pour parier contre lui,
il était toujours votre homme. Il attrapa un jour une grenouille,
l’emporta chez lui, et dit qu’il voulait faire son éducation. Mais
pendant trois mois, il ne fit rien que la mettre dans son arrière-cour,
et lui apprendre à sauter, et je vous parie tout ce que vous voudrez
qu’il le lui apprit. Il n’avait qu’à lui donner une petite poussée par
derrière, et aussitôt, on voyait la grenouille tourner en l’air comme
une crêpe, faire une culbute ou deux, si elle avait pris un bon élan,
et puis retomber sur ses pattes avec la dextérité d’un chat. Il l’avait
dressée aussi dans l’art d’attraper les mouches, et il l’avait exercée
si patiemment qu’elle clouait une mouche contre le mur du plus loin
qu’elle la voyait. Smiley disait que tout ce qu’il fallait à une
grenouille, c’était l’éducation, et que l’on pouvait en faire à peu près
ce qu’on voulait, et je crois qu’il avait raison. Tenez, je l’ai vu
poser Daniel Webster là sur le plancher--Daniel Webster, c’était le nom
de la grenouille--et lui chanter: «Des mouches, Dan, des mouches?» Et
avant que vous eussiez cligné de l’œil, elle faisait un bond, happait
une mouche, ici, sur le comptoir, et retombait sur le plancher comme un
paquet de boue, et se mettait à se gratter la tête avec sa patte de
derrière, d’un air aussi indifférent que si elle n’avait pas eu la
moindre idée d’avoir fait autre chose que ce que toute autre grenouille
pouvait faire. Vous n’avez jamais vu une grenouille aussi modeste et
aussi franche, dressée comme elle l’était. Et quand il s’agissait de
sauter à tout moment et tout simplement sur un terrain plat, elle
franchissait plus d’espace en un saut qu’aucune bête de son espèce. Le
saut en longueur était son triomphe. Dans ces cas-là, Smiley pontait son
argent sur elle tant qu’il avait un rouge liard. Il était
monstrueusement fier de sa grenouille, et il en avait le droit. Car des
gens qui avaient voyagé et qui avaient été partout disaient qu’elle
battrait toutes les grenouilles qu’ils avaient jamais vues.

«Très bien. Smiley gardait sa grenouille dans une petite boîte à
treillis, et l’emportait parfois avec lui à la ville pour parier. Un
jour, un individu, étranger à notre camp, le rencontre avec sa boîte et
lui dit:

--«Que diable avez-vous là-dedans?»

«Smiley, d’un air indifférent lui répond:--«Ce pourrait être un
perroquet, ou un canari, mais non,--c’est justement une grenouille.»

«L’autre la prit, la regarda attentivement, la tourna dans tous les
sens, puis dit:--«C’est tout de même vrai. Et à quoi est-elle bonne?»

--«Ma foi, dit Smiley d’un air dégagé et insouciant, elle est bonne pour
une chose, à mon avis. Elle peut battre à sauter n’importe quelle
grenouille du Calaveras.»

«L’individu reprit la boîte, l’examina de nouveau longuement,
attentivement, et la rendit à Smiley en disant d’un air décidé:--«Après
tout, je ne vois dans cette grenouille rien de mieux que dans n’importe
quelle grenouille.»

--«C’est possible, dit Smiley. Peut-être que vous vous connaissez en
grenouilles, et peut-être que vous ne vous y connaissez pas. Il se peut
que vous ayez de l’expérience, il se peut que vous ne soyez qu’un
amateur. Dans tous les cas, j’ai mon opinion, et je parie quarante
dollars que cette grenouille saute plus loin qu’aucune grenouille du
Calaveras.»

«L’autre réfléchit une minute, puis dit, avec une sorte de
tristesse:--«Voilà. Je ne suis ici qu’un étranger, je n’ai pas de
grenouille. Si j’en avais une je parierais.»

--«Très bien, dit Smiley; si vous voulez tenir ma boîte un instant, je
vais vous en chercher une.»

«L’individu prit la boîte, posa ses quarante dollars à côté de ceux de
Smiley et s’assit pour attendre.

«Il demeura là un bon moment, à réfléchir et réfléchir. Puis il sortit
la grenouille de la boîte, lui ouvrit la bouche toute grande, et prit
d’autre part une cuillère à thé. Il se mit alors à emplir la grenouille
de petit plomb, il la remplit jusqu’au menton, et la reposa sur le sol
délicatement. Pendant ce temps, Smiley, qui était allé à la mare,
barbotait dans la boue. A la fin, il attrapa une grenouille, l’apporta
et la donna à l’individu, en disant:

--«Maintenant, si vous êtes prêt, mettez-la à côté de Daniel, avec ses
pattes de devant au niveau de celles de Daniel, et je donnerai le
signal.»

«Alors il dit:--«Une, deux, trois, sautez!» Et Smiley et l’individu
touchent chacun sa grenouille par derrière. La nouvelle grenouille saute
vivement. Daniel fait un effort et hausse les épaules comme cela,--comme
un Français,--mais en vain. Elle ne pouvait bouger, elle était plantée
en terre aussi solidement qu’une église. Elle ne pouvait pas plus
avancer qui si elle eût été à l’ancre.

«Smiley était passablement surpris, et même dégoûté, mais il ne pouvait
pas soupçonner ce qui s’était passé. Bien sûr!

«L’individu prit l’argent et s’en alla. Mais quand il fut sur le pas de
la porte, il fit claquer son pouce, par-dessus son épaule, comme cela,
d’un air impertinent, en disant avec assurance:--«Je ne vois dans cette
grenouille rien de mieux que dans une autre.»

«Smiley demeura un bon moment, se grattant la tête, les yeux penchés
vers Daniel. A la fin il se dit:

--«Je ne comprends pas pourquoi cette grenouille a refusé de sauter.
N’aurait-elle pas quelque chose? Elle m’a l’air singulièrement gonflée,
dans tous les cas.»

«Il saisit Daniel par la peau du cou, et la soulève, et s’écrie:

--«Le diable m’emporte si elle ne pèse pas cinq livres!»

«Il la retourne sens dessus dessous, et Daniel crache une double poignée
de plomb. Et alors, il comprit. Et il devint fou de fureur, posa la
grenouille et courut après l’individu, mais il ne put le rattraper.
Et...»

Ici Simon Wheeler entendit qu’on l’appelait de la cour, et sortit pour
voir qui c’était. Se tournant vers moi en sortant, il me dit:--«Demeurez
là, étranger, et ne craignez rien. Je ne serai pas dehors une seconde.»

Mais on m’approuvera si je pensai que la suite de l’histoire de
l’industrieux vagabond Jim Smiley ne me donnerait vraisemblablement pas
beaucoup d’indications concernant le révérend Léonidas W. Smiley. Aussi
je partis.

A la porte, je rencontrai l’aimable Wheeler qui s’en revenait. Il me
prit par le bouton de ma veste, et en commença une autre:

--«Oui, ce Smiley avait une vache jaune qui était borgne, et qui n’avait
pas de queue, ou presque pas, juste un petit bout long comme une banane,
et...»

Mais je n’avais ni le temps ni le goût, je n’attendis pas la suite de
l’histoire de la vache sympathique, et pris congé.




RÉPONSES A DES CORRESPONDANTS


_Moraliste statisticien._--«Je n’ai nul besoin de vos statistiques. J’ai
pris tout le paquet et j’en ai allumé ma pipe. Je hais les gens de votre
espèce. Vous êtes tout le temps à calculer dans quelle mesure un homme
nuit à sa santé et détériore son cerveau, et combien de malheureux
dollars et centimes il gaspille dans le courant d’une existence de
quatre-vingt-douze ans, en se livrant à la fâcheuse habitude de fumer;
et à l’habitude également fâcheuse de boire du café, ou de jouer au
billard à l’occasion, ou de prendre un verre de vin à son dîner, etc.,
etc., etc... Et vous passez votre temps à établir combien de femmes ont
été brûlées vives par suite de la mode dangereuse des jupes et tournures
trop vastes, etc., etc... Vous ne voyez jamais qu’un côté de la
question. Vous fermez les yeux à ce fait que la plupart des vieux
bonshommes, en Amérique, fument et boivent du café, quoique d’après vos
théories ils devraient être morts depuis leur jeunesse. Et que les bons
vieux Anglais boivent du vin et survivent, et que les joyeux vieux
Hollandais boivent et fument à profusion, et cependant deviennent chaque
jour plus vieux et plus gros. Et vous n’essayez jamais de calculer
combien de solide confort, de délassement, de plaisir un homme retire
de l’habitude de fumer dans l’espace d’une vie entière (avantage qui
vaut dix fois l’argent qu’il économiserait en y renonçant), ni
l’effrayante quantité de bonheur que perdraient dans une existence
entière vos gens en ne fumant pas. Sans doute, vous pouvez faire des
économies en vous refusant tous ces petits agréments vicieux pendant
cinquante ans. Mais alors à quoi dépenserez-vous votre argent? Quel
usage en pourrez-vous faire? L’argent ne peut pas servir à sauver votre
âme immortelle. Il n’a qu’une seule utilité, c’est de procurer du
confort et de l’agrément pendant la vie. Si donc vous êtes un ennemi de
l’agrément et du confort, quel besoin avez-vous d’entasser de l’argent?
N’essayez pas de me dire que vous pouvez en faire un meilleur usage en
vous procurant de bons dîners, ou en exerçant la charité, ou en
subventionnant des sociétés locales; vous savez trop bien que vous tous,
gens dénués de vices aimables, ne donnez jamais un centime aux pauvres,
et que vous rognez tellement sur votre nourriture que vous êtes toujours
faibles et affamés. Et vous n’osez pas rire, hors de chez vous, de peur
que quelque pauvre diable, vous voyant de bonne humeur, vous emprunte un
dollar. A l’église, vous êtes toujours à genoux, les yeux penchés vers
le coussin, quand on passe pour la quête. Et vous ne faites jamais aux
employés du fisc une déclaration exacte de votre revenu. Vous savez tout
cela aussi bien que moi, n’est-ce pas? Et bien, alors, quelle nécessité
de traîner votre misérable existence jusqu’à une vieillesse décharnée et
flétrie? Quel avantage à économiser un argent qui vous est si
profondément inutile? En un mot, quand vous déciderez-vous à mourir, au
lieu d’essayer sans repos de rendre les gens aussi dégoûtants et odieux
que vous-mêmes, par vos infâmes «statistiques morales»? Certes je
n’approuve pas la dissipation, et je ne la conseille pas. Mais je n’ai
pas pour un sou de confiance dans un homme qui n’a pas quelques petits
vices pour se racheter. Je ne veux plus entendre parler de vous. Je suis
persuadé que vous êtes le même individu qui vint la semaine dernière me
faire à domicile une longue conférence contre le vice dégradant du
cigare, et qui revint, pendant mon absence, avec de maudits gants
incombustibles, et vola le beau poêle de mon salon.»

_Un jeune auteur._--«En effet, Agassiz recommande aux auteurs de manger
du poisson, comme contenant du phosphore, qui est avantageux pour le
cerveau. Mais je ne puis vous donner aucune indication sur la quantité
de poisson qui vous est nécessaire, du moins aucune indication précise.
Si l’ouvrage que vous m’avez envoyé comme spécimen représente ce que
vous faites habituellement, je pense que peut-être une couple de
baleines serait pour le moment tout ce qu’il vous faut. Pas de la grande
espèce. Mais simplement des baleines de bonne dimension moyenne.»

_Un mendiant professionnel._--«Non. On ne peut vous obliger à accepter
les obligations de l’emprunt américain au pair.»

_Un mathématicien.--Virginia. Nevada._

«Si un boulet de canon met 3 secondes ⅛ pour parcourir les 4 premiers
milles, 3 secondes ⅜ pour les 4 milles suivants, 3 secondes ⅝ pour les 4
milles suivants, et ainsi de suite, avec une diminution de vitesse
constante dans la même proportion, combien de temps lui faudra-t-il pour
parcourir quinze cent millions de milles?»

--«Je n’en sais rien.»

_Amoureux délaissé._--«J’ai aimé, et j’aime encore, la belle Edwitha
Howard, et je voulais l’épouser. Hélas! durant un court voyage que j’ai
fait à Benicia, la semaine dernière, hélas! elle a épousé Jones. Mon
bonheur est-il à jamais perdu? N’ai-je plus aucun recours?»

--«Certainement, vous en avez. Toute la loi, écrite ou non, est pour
vous. L’_intention_ et non pas l’acte, constitue le _crime_, en d’autres
termes constitue le _fait_. Si vous appelez votre meilleur ami un fou,
avec l’_intention_ de l’insulter, c’est une insulte. Si vous le faites
pour plaisanter, sans _intention_ offensante, _ce n’est pas_ une
insulte. Si vous tirez un coup de pistolet accidentellement et tuez un
homme, vous pouvez aller tranquille, vous n’avez pas commis de meurtre.
Mais si vous essayez de tuer un homme, avec l’_intention_ manifeste de
le tuer, et que vous le manquiez tout à fait, la loi décide cependant
que l’_intention_ constitue le crime, et vous êtes coupable de meurtre.
Donc, si vous aviez épousé Edwitha par _accident_, sans en avoir
l’_intention_ réelle, vous ne seriez pas du tout marié avec elle, parce
que l’acte du mariage ne pourrait être complet sans l’_intention_. Et
donc, dans l’esprit rigoureux de la loi, puisque vous aviez
l’_intention_ formelle d’épouser Edwitha, bien que vous ne l’ayez pas
fait, vous l’avez épousée tout de même parce que, comme je le disais
tout à l’heure, l’intention constitue le crime. Il est aussi clair que
le jour qu’Edwitha est votre femme, et votre recours consiste à prendre
un bâton et à taper sur Jones avec ce bâton aussi fort que vous pourrez.
Tout homme a le droit de protéger sa femme contre les avances d’un
étranger. Une autre alternative se présente. Vous avez été le premier
mari d’Edwitha à cause de votre _intention_ formelle, et maintenant vous
pouvez la poursuivre comme bigame pour avoir épousé Jones. Mais il y a
un autre point de vue dans ce cas si compliqué. Vous aviez
l’_intention_ d’épouser Edwitha, et en conséquence, suivant la loi, elle
est votre _femme_. Il n’y a aucun doute sur ce point. Mais elle ne vous
a pas épousé, et elle n’a jamais eu l’_intention_ de vous épouser. Vous
n’êtes donc pas son _mari_. Donc, en épousant Jones, elle était coupable
de bigamie, puisqu’elle était déjà la _femme_ d’un autre homme, ce qui
est rigoureusement déduit jusque-là; mais, en même temps, remarquez-le,
elle n’avait pas d’autre _mari_ quand elle a épousé Jones, puisqu’elle
n’avait jamais eu l’_intention_ de vous épouser. Elle n’est donc pas
bigame. Par suite de tout ce qui précède, Jones a épousé une _jeune
fille_, qui était une _veuve_ en même temps, et aussi la _femme_ d’un
autre homme, et qui cependant n’avait pas de _mari_ et n’en avait jamais
eu, et n’avait jamais eu l’_intention_ d’en avoir un, et par conséquent,
comme il est clair, n’avait jamais été _mariée_. Par le même
raisonnement vous êtes _célibataire_, puisque vous n’avez jamais été le
_mari_ de personne, et vous êtes _marié_ puisque vous avez une _femme_
vivante, et dans tous les cas vous êtes _veuf_, puisque vous avez perdu
votre _femme_. Et vous êtes enfin un _âne_, pour être allé à Benicia
dans ces conditions, alors que tout était si embrouillé. Et en même
temps je me trouve moi-même si extraordinairement enlacé dans les
complications de cette situation bizarre que je dois renoncer à vous
donner de plus longs avis. Je m’y perdrais et deviendrais
inintelligible. Je pourrais fort bien, si je voulais, reprendre
l’argument où je l’ai laissé, et, en le suivant rigoureusement,
démontrer, pour vous être agréable, ou que vous n’avez jamais existé, ou
que vous êtes mort à l’heure actuelle, et par conséquent n’avez rien à
faire de l’infidèle Edwitha. Je suis sûr que je le pourrais, si vous
deviez y trouver quelque soulagement.»

_Arthur Augustus._--«Non. Vous êtes dans l’erreur. C’est la façon de
lancer une brique ou un tomahawk. Mais elle ne saurait convenir pour un
bouquet.»




L’HISTOIRE SE RÉPÈTE


Le suivant, je l’ai trouvé dans un journal des îles Sandwich, qui me fut
envoyé par un ami, du fond de cette paisible retraite. La coïncidence
entre ma propre expérience et celle dont parle ici feu M. Benton est si
frappante que je ne puis m’empêcher de publier et de commenter ce
paragraphe. Voici le texte du journal sandwich:

«Combien touchant, le tribut payé par feu l’honorable T. H. Benton à
l’influence de sa mère!--«Ma mère me demanda de ne jamais fumer. Je n’ai
jamais touché de tabac depuis ce jour-là jusqu’à aujourd’hui. Elle me
demanda de ne plus jouer. Je n’ai jamais plus touché une carte. Je suis
incapable quand j’ai vu jouer de dire qui a perdu. Elle me mit en garde,
aussi, contre la boisson. Si j’ai quelques qualités d’endurance
actuellement, si j’ai pu me rendre quelque peu utile dans la vie, je
l’attribue à mon obéissance à ses vœux pieux et corrects. Quand j’avais
sept ans elle me demanda de ne pas boire, et je fis alors le vœu
d’abstinence absolue. Si j’y fus constamment fidèle, c’est à ma mère que
je le dois.»

Je n’ai jamais rien vu de si curieux. C’est presque un bref résumé de ma
propre carrière morale, en substituant simplement une grand’mère à une
mère. Combien je me rappelle ma grand’mère me demandant de ne pas fumer!
Vieille chère âme! «Je vous y prends, affreux roquet! Bon! Que je vous
y prenne encore, à mâcher du tabac avant le dîner! Et je vous parie que
je vous donne le fouet jusqu’à vous laisser pour mort.»

De ce jour à aujourd’hui, je n’ai jamais plus fumé dans la matinée.

Elle me demanda de ne pas jouer. Elle me chuchota: «Jetez-moi ces
damnées cartes, tout de suite. Deux paires et un valet, idiot, et
l’autre a une séquence.»

Je n’ai plus joué depuis ce jour, jamais plus, sans un jeu de rechange
dans la poche. Je ne puis pas même dire qui doit perdre une partie,
quand je n’ai pas fait moi-même le jeu.

Quand j’avais deux ans, elle me demanda de ne pas boire. Je fis le vœu
d’abstinence complète.

Si je suis resté fidèle et si j’ai ressenti les effets bienfaisants de
cette fidélité, jusqu’à ce jour, c’est à ma grand’mère que je le dois.
Je n’ai jamais bu, depuis, une goutte, de quelque sorte d’eau que ce
soit!




POUR GUÉRIR UN RHUME


C’est une chose sans doute excellente d’écrire pour l’amusement du
public. Mais combien n’est-il pas plus beau et plus noble d’écrire pour
son instruction, son profit, son bénéfice actuel et tangible. C’est le
seul objet de cet article; si sa lecture apporte un soulagement à la
santé de quelque solitaire souffrant de ma race, si elle ranime une fois
encore le feu de l’espérance et de la joie dans ses yeux éteints, si
elle réveille dans son cœur mourant les vives et généreuses impulsions
des jours passés, je serai amplement récompensé de mon labeur. Mon âme
sera inondée de la joie sacrée qu’un chrétien ressent, quand il a
accompli un acte de bonté et d’utilité.

Ayant mené une vie pure et sans tache, j’ai le droit de croire que nul
de ceux qui me connaissent ne rejettera les idées que je vais émettre,
dans la crainte que j’essaye de le tromper. Que le public me fasse
l’honneur de lire mes expériences pour la guérison d’un rhume, comme
exposées ci-dessous, et de suivre la voie que j’ai tracée.

Quand la maison Blanche fut brûlée à Virginia-City, je perdis mon foyer,
mon bonheur, ma santé, et ma malle. La perte des deux premiers articles
était de peu de conséquence, puisqu’un foyer sans une mère ou une sœur,
ou une jeune parente éloignée pour vous rappeler, en cachant votre linge
sale ou en jetant vos chaussures à bas du manteau de la cheminée, qu’il
y a quelqu’un pour penser à vous et vous chérir,--est chose aisée à
retrouver. Et je me souciais fort peu de la perte de mon bonheur, car,
n’étant pas un poète, la mélancolie ne pouvait séjourner longtemps
auprès de moi. Mais perdre une bonne constitution et une meilleure malle
sont des infortunes sérieuses. Le jour de l’incendie, ma constitution
fut atteinte d’un rhume sévère, causé par le mouvement inaccoutumé que
je me donnai pour essayer de me rendre utile. Tracas, d’ailleurs, bien
en pure perte, car le plan que j’avais élaboré pour l’extinction du feu
était si compliqué que je ne pus le terminer avant le milieu de la
semaine suivante.

Dès que je commençai à éternuer, un ami me conseilla de prendre un bain
de pieds chaud, et de me coucher ensuite. Peu après, un autre ami me
conseilla de me lever et de prendre une douche froide. Ainsi fis-je.
Avant qu’une heure fût écoulée, un autre ami me persuada qu’il était
politique de nourrir un rhume et d’affamer une fièvre. J’avais les deux.
Je pensai qu’il fallait commencer par me suralimenter pour le rhume,
puis m’enfermer et laisser ma fièvre mourir d’inanition.

En pareil cas, je fais rarement les choses à demi. J’y vais carrément.
Je donnai ma pratique à un étranger qui venait justement d’ouvrir un
restaurant ce jour-là. Il demeura près de moi, dans un silence
respectueux, jusqu’à ce que j’eusse fini de nourrir mon rhume, puis il
me demanda s’il y avait souvent des rhumes dans Virginia-City. Sur ma
réponse affirmative, il sortit et décrocha son enseigne.

Je partis pour mon bureau. En route, je rencontrai un autre ami intime,
qui me conseilla de prendre un litre d’eau salée, bien chaude. Il
affirma que rien au monde n’était plus efficace pour un rhume. Je
croyais malaisément avoir la place de le loger. J’essayai pourtant. Le
résultat fut surprenant. Je crus avoir expectoré mon âme immortelle.

Comme je relate mes expériences uniquement pour le bénéfice de ceux qui
souffrent du mal dont je parle, je pense qu’ils m’approuveront de les
mettre en garde contre la tendance qu’ils auraient à suivre certaines
formes de traitement pour la raison qu’elles ont été inefficaces pour
moi. C’est dans cette idée que je les détourne de l’eau chaude salée. Le
remède est peut-être bon, mais trop violent. Si j’avais un autre rhume
de cerveau, et qu’il ne me fût laissé d’autre alternative que de choisir
entre ce traitement et un tremblement de terre, j’aimerais mieux courir
le risque de ce dernier.

Quand la tempête déchaînée dans mon estomac se fut apaisée, et que je ne
rencontrai plus sur ma route aucun bon Samaritain, je recommençai à
emprunter des mouchoirs et à les mettre en pièces, comme j’avais
accoutumé de le faire aux premières périodes de mon rhume, jusqu’au
moment où je tombai sur une dame qui venait des plaines; elle habitait,
me dit-elle, une contrée où les médecins étaient rares, et elle avait
forcément acquis une certaine science dans le traitement des petites
maladies usuelles. Elle devait, me parut-il, avoir en effet quelque
expérience, car elle paraissait âgée d’au moins cent cinquante ans.

Elle mélangea une décoction de mélasse, d’eau-forte, de térébenthine, et
d’autres drogues variées, et me prescrivit de prendre un plein verre du
mélange tous les quarts d’heure. Je n’en ai jamais pris qu’une dose. Ce
fut assez. Elle me dépouilla de tous mes principes moraux. Elle réveilla
tous les instincts pervers de ma nature. Sous sa maligne influence, mon
cerveau conçut des miracles de vilenie, mais mes mains furent trop
faibles pour les exécuter. A ce moment, si ma vigueur n’avait été
abattue par les assauts des remèdes infaillibles pris pour mon rhume, je
suis persuadé que j’aurais essayé de voler le cimetière. Comme beaucoup
de gens, j’ai souvent des idées tout à fait basses, et j’agis en
conséquence. Mais avant de prendre ce médicament, je ne m’étais jamais
abandonné à une dépravation si surnaturelle. J’en fus orgueilleux. Au
bout de deux jours, je fus en état d’essayer de nouveaux remèdes. J’en
pris quelques autres infaillibles, et, pour finir, mon rhume descendit
du cerveau sur la poitrine.

Je me mis à tousser sans trêve, et ma voix baissa au-dessous de zéro. Je
parlais sur un ton de tonnerre, deux octaves au-dessous de mon ton
naturel. Je ne pouvais obtenir mon repos ordinaire de la nuit qu’en
toussant jusqu’à perdre l’âme et me réduire à un état d’épuisement
absolu, et, malgré tout, dès que je commençais à parler dans mon
sommeil, ma voix discordante m’éveillait de nouveau.

Ma situation devenait plus grave de jour en jour. On me conseilla le gin
pur. J’en pris. Puis le gin avec la mélasse. J’en pris aussi. Puis le
gin avec des oignons. J’ajoutai les oignons et pris le tout ensemble,
gin, mélasse, oignons. Aucun résultat, sinon que ma respiration devint
pareille à un ronflement.

Je découvris que je devais voyager pour ma santé. J’allai jusqu’au lac
Bigler, avec mon camarade reporter, Wilson. C’est une consolation pour
moi de songer que nous voyageâmes en grand apparat. Nous partîmes par le
coche des excursionnistes; mon ami avait avec lui tout son bagage,
consistant en deux excellents mouchoirs de soie et une photographie de
sa grand’mère. Nous naviguâmes, chassâmes, pêchâmes et dansâmes du matin
au soir, et du soir au matin je soignai mon rhume. Ainsi faisant, je
réussis à rendre plus agréable que la précédente chacune des
vingt-quatre heures de la journée. Mon rhume aussi, à chaque heure, fut
en progrès.

On me conseilla de m’envelopper dans un drap mouillé. Je n’avais jamais
refusé un remède, et il me parut de mauvais goût de commencer alors. Je
me décidai donc à prendre un bain de drap mouillé, sans avoir d’ailleurs
la moindre idée de ce que cela pouvait être. On me l’administra à
minuit, par une température exceptionnellement froide. On mit à nu ma
poitrine et mon dos, et un drap qui me parut avoir un kilomètre de long,
trempé dans l’eau glacée, fut enroulé autour de moi, jusqu’à ce que je
fusse semblable à un écouvillon de canon Columbia.

C’est un procédé cruel. Quand le drap glacé touche votre peau, cela vous
fait violemment sursauter, et vous vous mettez à haleter comme on
respire dans l’agonie; j’eus les os glacés jusqu’à la moelle, et
suspendu le battement de mon cœur. Je crus que ma dernière heure était
venue.

Le jeune Wilson dit que cette circonstance lui rappelait l’aventure d’un
nègre qu’on allait baptiser, et qui échappa au pasteur, et faillit être
noyé. Il pataugea un moment, puis sortit de l’eau presque étouffé et
furieusement en colère, et gagna le rivage, en soufflant de l’eau comme
une baleine, et faisant remarquer d’un ton fort âpre que «un de ces
jours, quelque gentleman risquait fort de laisser sa peau dans une
satanée folie semblable».

Ne prenez jamais un bain de drap mouillé, jamais! Après le désagrément
de rencontrer une dame de connaissance, qui pour des raisons connues
d’elle seule ne vous voit pas quand elle vous regarde, et ne vous
reconnaît pas quand elle vous voit, c’est la chose la plus inconfortable
du monde.

Mais, comme je le disais, quand ce procédé fut reconnu impuissant à
guérir mon rhume, une dame de mes amies me conseilla d’appliquer un
cataplasme de moutarde sur ma poitrine. Je suis sûr que cela m’aurait
guéri, si le jeune Wilson n’eût été là. Avant de me mettre au lit, je
posai le cataplasme, un superbe, de dix-huit pouces carrés, à portée de
ma main, pour le prendre quand je serais prêt. Mais pendant la nuit le
jeune Wilson rentra, affamé, et... supposez ce que vous voudrez.

Après une semaine au lac Bigler, j’allai aux sources d’eaux chaudes, et,
en outre des eaux, je pris là un tas des plus abominables médecines
qu’on ait jamais fabriquées. Elles m’auraient guéri, mais je devais
retourner à Virginia-City. De retour là, malgré les remèdes nouveaux et
variés que j’absorbai chaque jour, je m’arrangeai pour aggraver mon mal
par des négligences et des imprudences.

Je décidai en définitive de visiter San Francisco; le premier jour que
j’y fus, une dame de l’hôtel me conseilla de prendre un litre de whisky
toutes les vingt-quatre heures. Un ami que j’avais dans la ville me
donna le même conseil. Cela faisait deux litres, je les pris, et suis
encore vivant.

Dans la meilleure intention du monde, je soumets aux infortunés qui
souffrent du même mal la série des traitements variés que j’ai suivis.
Qu’ils en fassent l’expérience. Si cela ne les guérit pas, le pire qui
puisse leur arriver est d’en mourir.




FEU BENJAMIN FRANKLIN

                           «Ne remettez jamais à demain ce que vous
                            pouvez aussi bien faire après-demain.»
                                                            B. F.


Cet individu était une de ces personnes que l’on appelle philosophes. Il
était jumeau, étant né simultanément dans deux maisons différentes de
Boston. Les maisons existent encore aujourd’hui, et portent des
inscriptions relatant ce fait. Les inscriptions sont assez claires, et
d’ailleurs, presque inutiles, car, de toute façon, les habitants
appellent sur ces deux maisons l’attention des étrangers, et souvent
plusieurs fois par jour. Le sujet de cette étude était de nature
vicieuse, et de bonne heure prostitua ses talents à inventer des maximes
et des aphorismes calculés pour tourmenter les jeunes générations des
âges suivants. Même ses actes les plus simples étaient machinés pour
pouvoir être offerts en exemples aux petits garçons de tous les temps,
qui sans cela eussent été si heureux. C’est avec cette idée qu’il voulut
être le fils d’un fabricant de savon, sans aucune autre raison
probablement que de rendre suspects les efforts de tous les garçons
futurs qui essayeraient d’arriver à quelque chose, et qui ne seraient
pas les fils d’un fabricant de savon. Avec une malveillance unique dans
l’histoire, il travaillait tout le jour, et veillait toutes les nuits,
et faisait semblant d’étudier l’algèbre à la lueur d’un feu couvert,
pour forcer tous les autres garçons à faire de même, s’ils ne veulent
pas qu’on leur jette sans cesse à la tête Benjamin Franklin. Non content
de ces procédés, il trouvait de bon goût de vivre uniquement de pain et
d’eau claire, et d’étudier l’astronomie pendant les repas, chose qui a
causé, depuis, le malheur de millions d’enfants, dont les pères avaient
lu la pernicieuse biographie de ce personnage.

Ses maximes étaient pleines d’animosité contre les petits garçons.
Encore aujourd’hui, pas un d’eux ne peut suivre un simple instinct
naturel sans trébucher sur quelqu’un de ces éternels aphorismes et
entendre aussitôt citer du Franklin. S’il achète deux sous de pistaches,
son père lui dit: «Rappelle-toi, mon fils, le mot de Franklin: un sou
par jour fait un franc par an», et tout le plaisir des pistaches est
empoisonné. S’il veut jouer à la toupie quand il a fini ses devoirs, son
père déclare: «La temporisation est le voleur du temps.» S’il fait une
action vertueuse, il n’obtient jamais rien en retour, car «la vertu est
à elle-même sa récompense». Et le pauvre enfant est harcelé jusqu’à
mourir, et privé de son sommeil parce que Franklin a dit un jour dans un
de ses moments d’inspiration méchante:

    Se coucher et se lever tôt
    Rend l’homme sain, riche, et pas sot.

Comme s’il pouvait être question pour un garçon d’être en bonne santé,
riche et sage, dans ces conditions! Les ennuis que cette maxime m’a
valus, tout le temps que mes parents l’ont expérimentée sur moi, aucune
langue ne pourra les dire. Le résultat naturel est mon état présent de
débilité générale, d’indigence et de folie. Mes parents avaient
l’habitude de me faire lever parfois avant neuf heures du matin, du
temps que j’étais enfant. S’ils m’avaient laissé prendre le repos qu’il
me fallait, où en serais-je maintenant? Je tiendrais sûrement un magasin
et je serais honoré par tous.

Et quelle vieille fripouille audacieuse était l’homme dont nous
racontons l’histoire! Pour s’autoriser à jouer au cerf-volant le
dimanche, il avait imaginé d’accrocher une clef à la ficelle, et de
faire croire qu’il pêchait à la foudre. Et le public ingénu rentrait
chez soi en exaltant la sagesse et le génie de ce vieux profanateur du
jour saint. Si quelqu’un le surprenait s’amusant à la toupie tout seul,
alors qu’il avait plus de soixante ans, il affectait aussitôt d’être en
train de calculer comment le gazon poussait, comme si cela l’eût
regardé! Mon grand-père l’a bien connu: «Benjamin Franklin, disait-il,
était toujours en train, toujours affairé.» Si on le trouvait, dans sa
vieillesse, occupé à attraper des mouches, ou à faire des pâtés de
sable, ou à patiner sur la trappe de la cave, il prenait aussitôt une
mine grave, et lâchait une maxime, et s’en allait le nez en l’air et le
bonnet de travers, essayant de paraître préoccupé et bizarre. C’était un
rude malin.

C’est lui qui a inventé un poêle qui fume la tête d’un homme comme un
jambon en quatre heures d’horloge. On devine la satisfaction diabolique
qu’il a dû avoir à lui donner son nom.

Il était toujours à raconter vaniteusement comment il fit son entrée
dans Philadelphie, avec pour tout potage deux shillings dans sa poche et
quatre pains sous le bras. Mais, en réalité, si vous venez à examiner la
chose avec un esprit critique, ce n’était rien du tout. N’importe qui
aurait pu en faire autant.

C’est à lui qu’appartient l’honneur d’avoir soutenu qu’il y aurait
avantage pour les soldats à se servir comme autrefois de flèches et
d’arcs, au lieu de baïonnettes et de fusils. Il faisait remarquer, avec
son bon sens habituel, que la baïonnette pouvait rendre des services en
certains cas, mais qu’il doutait qu’on pût s’en servir à distance
utilement.

Benjamin Franklin fit beaucoup de choses importantes pour son pays, pays
nouveau qui devint honorablement célèbre pour avoir donné le jour à un
tel fils. On ne se propose pas ici d’ignorer ou de diminuer ses mérites.
Ce que l’on veut, c’est uniquement réduire à leur juste valeur les
maximes prétentieuses, affectant une grande nouveauté, qu’il a
fabriquées à grand renfort de banalités qui étaient déjà regardées comme
d’assommantes platitudes au temps de la tour de Babel; et aussi démolir
son poêle, et ses théories militaires, et ses allures indécentes pour se
faire remarquer à son entrée à Philadelphie, et sa manie de jouer au
cerf-volant, et de gaspiller son temps en mille sottises pareilles,
quand il aurait eu mieux à faire en allant vendre son suif ou fabriquer
ses bougies. J’ai voulu surtout détruire au moins en partie la
désastreuse idée qui domine dans la tête des pères de famille, que
Franklin a acquis son génie en se livrant à des travaux puérils, en
étudiant au clair de la lune, en se levant au milieu de la nuit au lieu
d’attendre le jour comme un chrétien. Et j’ai voulu m’élever contre
cette idée qu’un pareil programme, rigoureusement appliqué, ferait un
Franklin de chaque fils de fou. Il serait temps pour les gens de se
rendre compte que toutes ces excentricités déplorables de l’instinct et
de la conduite sont seulement les _preuves_ et non pas les _causes_ du
génie. Je voudrais avoir été le père de mes parents assez longtemps
pour leur faire comprendre cette vérité, et les disposer ainsi à
laisser leur fils mener une vie plus heureuse. Quand j’étais enfant,
j’ai dû fabriquer du savon, bien que mon père fût riche; j’ai dû me
lever de bonne heure le matin, et étudier la géométrie à déjeuner, et
m’en aller vendre des vers que j’avais composés, et agir en tout
exactement comme Franklin, dans le bel espoir que je serais un jour un
Franklin. Et voyez ce que je suis devenu!




L’ÉLÉPHANT BLANC VOLÉ


I

La suivante curieuse histoire me fut contée par un gentleman rencontré
en chemin de fer. C’était un homme de plus de soixante-dix ans. Sa
physionomie profondément bonne et honnête, son air sérieux et sincère
mettaient une empreinte de vérité indiscutable sur chaque affirmation
qui tombait de ses lèvres. Voici son récit:

--«Vous savez en quel honneur l’éléphant blanc du Siam est tenu par les
peuples de ce pays. Vous savez qu’il est consacré aux rois, que les rois
seuls peuvent le posséder, et que, d’une certaine façon, il est
au-dessus des rois puisqu’il reçoit non seulement des honneurs, mais un
culte. Très bien. Il y a cinq ans, quand il y eut des difficultés de
frontières entre la Grande-Bretagne et le Siam, il fut démontré
manifestement que c’était le Siam qui avait tort. Les réparations
nécessaires furent donc accordées promptement; le représentant de
l’Angleterre se déclara satisfait, et oublieux du passé. Le roi de Siam
s’en réjouit fort, et, partie par gratitude, partie pour effacer les
dernières traces de mécontentement de l’Angleterre à son égard, il
voulut envoyer un présent à la reine, seul moyen de se concilier la
faveur d’un ennemi, d’après les idées orientales. Ce présent devait
être non seulement royal, mais transcendantalement royal. Dès lors, que
pouvait-on trouver de mieux qu’un éléphant blanc? Ma position dans
l’administration de l’Inde me fit juger particulièrement digne de
l’honneur de porter le présent à Sa Majesté. On fréta un vaisseau pour
moi et ma suite, pour les officiers et les serviteurs de l’éléphant et
en dû temps j’arrivai à New-York, et logeai ma royale commission dans un
superbe local à Jersey-City. Il fallait s’arrêter quelque temps, pour
permettre à l’animal de reprendre des forces avant de continuer le
voyage.

«Tout alla bien pendant quinze jours, puis mes infortunes commencèrent.
On avait volé l’éléphant blanc! Je fus éveillé en pleine nuit pour
apprendre l’affreux malheur. Pendant un moment, je demeurai éperdu de
terreur et d’anxiété. Nul espoir ne me restait. Puis je me calmai un peu
et rassemblai mes esprits. Je vis ce qu’il y avait à faire, car il n’y
avait qu’une seule chose à faire pour un homme intelligent. Quoiqu’il
fût tard, je courus à New-York, et je dis à un policeman de me conduire
à la direction générale du service des détectives.

«Par bonheur, j’arrivai à temps, quoique le chef de la sûreté, le fameux
inspecteur Blunt, fût précisément sur le point de s’en aller chez lui.
C’était un homme de taille moyenne et d’une charpente ramassée, et,
quand il réfléchissait profondément, il avait une manière à lui de
froncer les sourcils et de se taper le front avec les doigts qui vous
donnait tout de suite la conviction que vous vous trouviez en présence
d’un personnage comme il y en a peu. Du premier coup d’œil il m’inspira
de la confiance et me donna de l’espoir.

«Je lui exposai l’objet de ma visite. Ma déclaration ne l’émut en aucune
façon, elle n’eut pas plus d’effet apparent sur son sang-froid de fer,
que si j’étais venu lui dire simplement qu’on m’avait volé mon chien; il
m’offrit une chaise, et me dit avec calme:

--«Permettez-moi de réfléchir un moment, je vous prie.»

«Cela dit, il s’assit à son bureau et resta la tête appuyée sur la main.
Des commis écrivaient à l’autre bout de la pièce: le grattement de leurs
plumes fut le seul bruit que j’entendis pendant les six ou sept minutes
qui suivirent. Entre temps l’inspecteur était enseveli dans ses pensées.
Enfin il leva la tête, et la fermeté des lignes de son visage me prouva
que dans son cerveau il avait achevé son travail, que son plan était
arrêté. Alors, d’une voix basse mais impressive:

--«Ce n’est pas un cas ordinaire. Chaque pas que nous allons faire doit
être fait avec prudence et il ne faut pas risquer un second pas avant
d’être sûr du premier. Il faut garder le secret, un secret profond et
absolu. Ne parlez à personne de cette affaire, pas même aux reporters.
Je me charge d’eux et j’aurai soin de ne leur laisser connaître que
juste ce qu’il entre dans mes vues de leur faire savoir.»

«Il toucha un timbre. Un garçon entra:

--«Alaric, dites aux reporters d’attendre.»

«Le garçon se retira.

--«Maintenant, en besogne et méthodiquement. On ne fait rien dans notre
métier sans une méthode stricte et minutieuse.»

«Il prit une plume et du papier.

--«Voyons. Le nom de l’éléphant?»

--«Hassan-ben-Ali-ben-Sélim-Abdalah-Mohamed-Moïse-Alhallmall
   -Jamset-Jejeeboy-Dhuleep-Sultan-Ebou-Bhoudpour.»


--«Très bien. Surnom?»

--«Jumbo.»

--«Très bien. Lieu de naissance?»

--«Capitale du Siam.»

--«Les parents, vivants?»

--«Non, morts.»

--«Ont-ils eu d’autres enfants que celui-ci?»

--«Non. Il est fils unique.»

--«Parfait. Cela suffit sur ce point. Maintenant ayez l’obligeance de me
faire la description de l’éléphant et n’omettez aucun détail, pas même
le plus insignifiant, je veux dire le plus insignifiant à votre point de
vue, car dans notre profession il n’y a pas de détails insignifiants; il
n’en existe pas.»

«Je fis la description, il écrivit. Quand j’eus fini, il dit:

--«Écoutez, maintenant. Si j’ai commis des erreurs, veuillez les
corriger.»

«Il lut ce qui suit:

«Hauteur, dix-neuf pieds.

«Longueur, du sommet de la tête à l’insertion de la queue, vingt-six
pieds.

«Longueur de la trompe, seize pieds.

«Longueur de la queue, six pieds.

«Longueur totale, y compris la trompe et la queue, quarante-huit pieds.

«Longueur des défenses, neuf pieds et demi.

«Oreilles en rapport avec ces dimensions.

«Empreinte du pied: semblable à celle qu’on laisse dans la neige quand
on culbute un tonneau.

«Couleur de l’éléphant: blanc terne.

«Un trou de la grandeur d’une assiette dans chaque oreille pour
l’insertion des bijoux.

«A l’habitude, à un remarquable degré, de lancer de l’eau sur les
spectateurs et de maltraiter avec sa trompe, non seulement les personnes
qu’il connaît, mais celles qui lui sont absolument étrangères.

«Boite légèrement du pied droit de derrière.

«A une petite cicatrice sous l’aisselle gauche, provenant d’un ancien
furoncle.

«Portait au moment du vol une tour renfermant des sièges pour quinze
personnes et une couverture en drap d’or de la grandeur d’un tapis
ordinaire.»

«Il n’y avait pas d’erreur. L’inspecteur sonna, donna le signalement à
Alaric et dit:

--«Cinquante mille exemplaires à faire imprimer à la minute et à envoyer
par la malle-poste à tous les bureaux de mont-de-piété du continent.»

«Alaric se retira.

--«Voilà pour le moment. Maintenant il nous faut une photographie de
l’objet volé.»

«Je la lui donnai. Il l’examina en connaisseur et dit:

--«On s’en contentera puisque nous ne pouvons faire mieux; mais il a la
trompe rentrée dans la bouche. Cela est fâcheux et pourra causer des
erreurs, car, évidemment, il n’est pas toujours dans cette position.»

«Il toucha le timbre.

--«Alaric, cinquante mille exemplaires de cette photographie, demain, à
la première heure, et expédiez par la malle avec les signalements.»

«Alaric se retira pour exécuter les ordres. L’inspecteur dit:

--«Il faudra offrir une récompense, naturellement. Voyons, quelle
somme?»

--«Combien croyez-vous?»

--«Pour commencer, je crois que... Disons vingt-cinq mille dollars.
C’est une affaire embrouillée et difficile. Il y a mille moyens
d’échapper et mille facilités de recel. Ces voleurs ont des amis et des
complices partout.»

--«Dieu me bénisse! vous les connaissez donc!»

«La physionomie prudente, habile à ne laisser transparaître ni les
pensées ni les sentiments, ne me fournit aucun indice, pas plus que les
mots suivants, placidement prononcés:

--«Ne vous occupez pas de cela. Je les connais ou je ne les connais pas.
Généralement nous avons vite une idée assez nette de l’auteur par la
manière dont le délit a été commis, et l’importance du profit possible
pour lui. Il ne s’agit pas d’un pickpocket ou d’un voleur de foires,
mettez-vous cela dans la tête. L’objet n’a pas été escamoté par un
novice. Mais, comme je le disais, considérant le voyage qu’il faudra
accomplir, la diligence que les voleurs mettront à faire disparaître
leurs traces à mesure qu’ils avanceront, vingt-cinq mille dollars me
paraissent une faible somme, à quoi nous pouvons cependant nous en
tenir, pour commencer.»

«Nous partîmes donc de ce chiffre. Puis cet homme, qui n’oubliait rien
de ce qui pouvait fournir une indication, me dit:

--«Il y a des cas dans les annales de la police qui démontrent que
parfois des criminels ont été retrouvés par des singularités dans leur
façon de se nourrir. Pouvez-vous me dire ce que mange l’éléphant, et en
quelle quantité?»

--«Bon! ce qu’il mange? Il mange de tout. Il mangera un homme, il
mangera une bible. Il mangera n’importe quoi compris entre un homme et
une bible.»

--«C’est parfait. Un peu trop général toutefois. Il me faut quelques
détails. Les détails sont la seule chose utile dans notre métier. Très
bien, pour les hommes. Mais, voyons. A un repas, ou si vous préférez, en
un jour, combien d’hommes mangera-t-il, viande fraîche?»

--«Il lui importera peu qu’ils soient frais ou non. En un seul repas,
il pourra manger cinq hommes ordinaires.»

--«Parfait.--Cinq hommes.--C’est noté. Quelles nationalités
préfère-t-il?»

--«Il est tout à fait indifférent à la nationalité. Il préfère les gens
qu’il connaît, mais il n’a pas de parti pris contre les étrangers.»

--«Très bien! Maintenant, les bibles. Combien de bibles peut-il manger à
un repas?»

--«Il en mangera une édition tout entière.»

--«Ce n’est pas assez explicite. Parlez-vous de l’édition ordinaire,
in-octavo, ou de l’édition de famille, illustrée?»

--«Je ne crois pas qu’il se préoccupe des illustrations. C’est-à-dire je
ne pense pas qu’il fasse plus de cas des éditions illustrées que des
autres.»

--«Vous ne saisissez pas ma pensée. Je parle du volume. L’édition
ordinaire in-octavo pèse environ deux livres et demie, tandis que la
grande édition in-quarto, avec les illustrations, pèse dix ou douze
livres. Combien de bibles de Doré mangerait-il à un repas?»

--«Si vous connaissiez l’animal, vous ne demanderiez pas. Il prendrait
tout ce qu’on lui donnerait.»

--«Eh bien, calculez alors en dollars et en centimes. Il nous faut
arriver à nous fixer. Le Gustave Doré coûte cent dollars l’exemplaire,
en cuir de Russie, reliure à biseaux.»

--«Il lui faudrait une valeur d’environ cinquante mille dollars; mettons
une édition de cinq cents exemplaires.»

--«Bon, c’est plus exact. J’écris. Très bien: il aime les hommes et les
bibles. Ça va, qu’aime-t-il encore? Voyons... des détails...»

--«Il laissera les bibles pour des briques, il laissera les briques
pour des bouteilles, il laissera les bouteilles pour du drap, il
laissera le drap pour des chats, il laissera les chats pour des huîtres,
il laissera les huîtres pour du jambon, il laissera le jambon pour du
sucre, il laissera le sucre pour des pâtés, il laissera les pâtés pour
des pommes de terre, il laissera les pommes de terre pour du son, il
laissera le son pour du foin, il laissera le foin pour de l’avoine, il
laissera l’avoine pour du riz qui a toujours formé sa principale
alimentation; il n’y a du reste rien qu’il ne mange si ce n’est du
beurre d’Europe; mais il en mangerait s’il l’aimait.»

--«Très bien, et quelle quantité en moyenne par repas?»

--«Nous disons environ... Eh bien! environ un quart de tonne à une
demi-tonne.»

--«Il boit?»

--«Tout ce qui est liquide: du lait, de l’eau, du whisky, de la mélasse,
de l’huile de ricin, de la térébenthine, de l’acide phénique... inutile
d’insister sur les détails; indiquez tous les liquides qui vous viennent
à l’esprit; d’ailleurs il boira n’importe quoi, excepté du café
d’Europe.»

--«Très bien. Et quelle quantité?»

--«Mettons de cinq à quinze barriques, cela dépend de sa soif, qui
varie, mais son appétit ne varie pas.»

--«Ce sont des habitudes peu ordinaires; elles serviront à nous mettre
sur la piste.»

«Il sonna.

--«Alaric, faites venir le capitaine Burns.»

«Burns arriva. L’inspecteur Blunt lui expliqua l’affaire, en entrant
dans tous les détails, puis il dit de ce ton clair et décisif d’un homme
qui a son plan nettement arrêté dans son esprit et qui est accoutumé à
commander:

--«Capitaine Burns, vous chargerez les détectives Jones, Davis, Halsey,
Bates et Hackett de suivre l’éléphant comme une ombre.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Vous chargerez les détectives Moses, Dakin, Murphy, Rogers, Tupper,
Higgins et Barthélemy de suivre les voleurs comme une ombre.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Vous placerez un poste de trente hommes, trente hommes d’élite avec
un renfort de trente à l’endroit où l’éléphant a été volé, avec ordre de
faire faction nuit et jour, et de ne laisser approcher personne, excepté
les reporters, sans un ordre écrit de moi.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Des détectives en bourgeois sur le chemin de fer, les bateaux à
vapeur et sur les bacs et bateaux de passeurs, et sur toutes les routes
et tous les chemins qui partent de Jersey-City, avec ordre de fouiller
toutes les personnes suspectes.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Vous leur donnerez à chacun des photographies avec le signalement de
l’éléphant, et vous leur enjoindrez de fouiller tous les trains et tous
les bateaux et navires qui sortent du port.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Si on trouve l’éléphant, vous le ferez arrêter et vous m’avertirez
immédiatement par télégraphe.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Vous m’avertirez immédiatement si on trouve des empreintes de pied
d’animal ou toute autre chose de même nature.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Vous vous ferez donner l’ordre enjoignant à la police du port de
faire des patrouilles vigilantes devant les façades des maisons.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Vous ferez partir des détectives en bourgeois, par les chemins de
fer, et ils iront au nord jusqu’au Canada, à l’ouest jusqu’à l’Ohio, au
sud jusqu’à Washington.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Vous aurez des hommes sûrs et capables dans tous les bureaux de
télégraphes pour lire les dépêches, avec ordre de se faire interpréter
toutes les dépêches chiffrées.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Que tout cela soit exécuté dans le plus profond secret, dans le plus
impénétrable secret.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Vous viendrez sans faute me faire votre rapport à l’heure
habituelle.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Allez maintenant.»

--«Oui, Monsieur.»

«Il était parti. L’inspecteur Blunt demeura silencieux et pensif un
moment; le feu de son regard s’éteignit et disparut. Il se tourna vers
moi et me dit d’une voix calme:

--«Je n’aime pas à me vanter. Ce n’est pas mon habitude, mais je crois
pouvoir dire que nous trouverons l’éléphant.»

«Je lui pris les mains chaleureusement et le remerciai. J’étais sincère,
tout ce que je voyais de cet homme me le faisait aimer davantage, et me
faisait émerveiller sur les étonnants mystères de sa profession. Il
était tard. Nous nous séparâmes, et je retournai chez moi le cœur
autrement joyeux qu’à mon arrivée à son bureau.


II

«Le lendemain matin, les détails complets étaient dans tous les
journaux. Il y avait même, en supplément, l’exposé des théories de
l’agent un tel, ou un tel, sur la manière dont le coup avait été fait,
sur les auteurs présumés du vol, et la direction qu’ils avaient dû
prendre avec leur butin. Il y avait onze théories, embrassant toutes les
possibilités. Et ce simple fait montra quels gens indépendants sont les
détectives. Il n’y avait pas deux théories semblables, ou se rapprochant
en quoi que ce fût, excepté sur un certain point, sur lequel les onze
étaient absolument d’accord. C’était que, quoiqu’on eût bouleversé et
démoli l’arrière de ma maison, et que la porte seule fût restée fermée à
clef, l’éléphant n’avait pu passer par la brèche pratiquée, mais par
quelque autre issue encore inconnue. Tous s’accordaient à dire que les
voleurs n’avaient pratiqué cette brèche que pour induire la police en
erreur. Cela ne me serait pas venu à l’idée, non plus qu’à tout homme
ordinaire, mais les détectives ne s’y laissèrent pas prendre un seul
instant.

«Ainsi la chose qui me paraissait la seule claire était celle où je
m’étais le plus lourdement trompé. Les onze théories mentionnaient
toutes le nom des voleurs supposés, mais pas deux ne donnaient les mêmes
noms. Le nombre total des personnes soupçonnées était de trente-sept.
Les divers comptes-rendus des journaux se terminaient par l’énoncé de
l’opinion la plus importante de toutes, celle de l’inspecteur en chef
Blunt. Voici un extrait de ce qu’on lisait:

«L’inspecteur en chef connaît les deux principaux coupables. Ils se
nomment «Brick Duffy» et «Rouge Mac Fadden». Dix jours avant que le vol
fût accompli, il en avait eu connaissance, et avait sans bruit pris les
mesures pour mettre à l’ombre ces deux coquins notoires. Malheureusement
on perdit leurs traces juste la nuit du rapt, et avant qu’on les eût
retrouvées, l’oiseau, c’est-à-dire l’éléphant, s’était envolé.

«Duffy et Mac Fadden sont les deux plus insolents vauriens de leur
profession. Le chef a des raisons de croire que ce sont les mêmes qui
dérobèrent, l’hiver dernier, par une nuit glaciale, le poêle du poste de
police, ce qui eut pour conséquence de mettre le chef et les hommes de
police entre les mains des médecins avant l’aube, les uns avec des
doigts gelés, d’autres, les oreilles, ou d’autres membres.»

«Après avoir lu la moitié de ce passage, je fus plus étonné que jamais
de la merveilleuse sagacité de cet homme. Non seulement il voyait d’un
œil clair tous les détails présents, mais l’avenir même ne lui était pas
caché! J’allai aussitôt à son bureau, et lui dis que je ne pouvais
m’empêcher de regretter qu’il n’eût pas fait tout d’abord arrêter ces
gens et empêché ainsi le mal et le dommage. Sa réponse fut simple et
sans réplique:

--«Ce n’est point notre affaire de prévenir le crime, mais de le punir.
Nous ne pouvons pas le punir tant qu’il n’a pas été commis.»

«Je lui fis remarquer en outre que le secret dont nous avions enveloppé
nos premières recherches avait été divulgué par les journaux; que non
seulement tous nos actes, mais même tous nos plans et projets avaient
été dévoilés, que l’on avait donné le nom de toutes les personnes
soupçonnées; elles n’auraient maintenant rien de plus pressé que de se
déguiser ou de se cacher.

--«Laissez faire. Ils éprouveront que, quand je serai prêt, ma main
s’appesantira sur eux, dans leurs retraites, avec autant de sûreté que
la main du destin. Pour les journaux, nous devons marcher avec eux. La
renommée, la réputation, l’attention constante du public sont le pain
quotidien du policier. Il doit rendre manifeste ce qu’il fait, pour
qu’on ne suppose pas qu’il ne fait rien; il faut bien qu’il fasse
connaître d’avance ses théories, car il n’y a rien d’aussi curieux et
d’aussi frappant que les théories d’un détective, et rien qui lui vaille
plus de respect et d’admiration. Si les journaux publient nos projets et
nos plans, c’est qu’ils insistent pour les avoir, et nous ne pouvons
leur refuser sans leur faire injure; nous devons constamment mettre nos
agissements sous les yeux du public, sinon le public croira que nous
n’agissons pas. Il est d’ailleurs plus agréable de lire dans un journal:
«Voici l’ingénieuse et remarquable théorie de l’inspecteur Blunt», que
d’y trouver quelque boutade de mauvaise humeur, ou pis encore, quelque
sarcasme.»

--«Je vois la force de votre raisonnement, mais j’ai remarqué qu’en un
passage de vos observations dans les journaux de ce matin, vous aviez
refusé de faire connaître votre opinion sur un point accessoire.»

--«Oui, c’est ce que nous faisons toujours, cela fait bon effet.
D’ailleurs, je n’avais pas d’opinion du tout sur ce point.»

«Je déposai une somme d’argent considérable entre les mains de
l’inspecteur, pour couvrir les dépenses courantes; et je m’assis pour
attendre des nouvelles: nous pouvions espérer avoir des télégrammes à
chaque minute. Entre temps, je relus les journaux et notre circulaire,
et je constatai que les 25,000 dollars de récompense semblaient n’être
offerts qu’aux détectives seulement; je dis qu’il aurait fallu les
offrir à quiconque trouverait l’éléphant, mais l’inspecteur me répondit:

--«Ce sont les détectives qui trouveront l’éléphant, par conséquent la
récompense ira à qui de droit. Si la trouvaille est faite par quelque
autre personne, ce ne sera jamais que parce qu’on aura épié les
détectives, et qu’on aura mis à profit les indications qu’ils se seront
laissé voler, et ils auront droit, de toute façon, à la récompense. Le
but d’une prime de cette nature est de stimuler le zèle des hommes qui
consacrent leur temps et leurs talents acquis à ces sortes de
recherches, et non pas de favoriser des citoyens quelconques qui ont la
chance de faire une capture sans avoir mérité la récompense par des
mérites et des efforts spéciaux.»

«Cela me parut assez raisonnable. A ce moment, l’appareil télégraphique
qui était dans un coin de la pièce commença à cliqueter et la dépêche
suivante se déroula:

     «Flower Station, New-York, 7 h. 30 matin.

     «Suis sur une piste. Trouvé série de profonds sillons traversant
     ferme près d’ici, les ai suivis pendant deux milles direction est.
     Sans résultat. Crois éléphant a pris direction ouest. Je filerai de
     ce côté.

                                            «DARLEY, détective.»

--«Darley est un des meilleurs hommes de la division, dit l’inspecteur;
nous aurons bientôt d’autres nouvelles de lui.»

«Le télégramme nº2 arriva.

     «Barker’s, N. J., 7 h. 30 matin.

     «Arrive à l’instant. Effraction dans verrerie ici nuit dernière,
     huit cents bouteilles enlevées. Eau en grande quantité ne se trouve
     qu’à cinq milles d’ici; me transporte de ce côté. Éléphant
     probablement altéré, bouteilles vides trouvées.

                                            «BAKER, détective.»

--«Cela promet, dit l’inspecteur, je vous avais bien dit que le régime
de l’animal nous mettrait sur la trace.»

«Télégramme nº3.

     «Taylorville, L. I., 8 h. 15 matin.

     «Une meule de foin près d’ici disparue pendant la nuit.
     Probablement dévorée. Relevé et suivi la piste.

                                            «HUBARD, détective.»

--«Quel chemin il fait! dit l’inspecteur. Je savais d’ailleurs que nous
aurions du mal, mais nous l’attraperons.»

     «Flower Station, N. Y., 9 h. matin.

     «Relevé les traces à trois milles vers l’ouest. Larges, profondes,
     déchiquetées. Nous venons de rencontrer un fermier qui dit que ce
     ne sont pas des traces d’éléphant. Il prétend que ce sont des
     traces de trous où il mit des plants d’arbres lors des gelées de
     l’hiver dernier. Donnez-moi des indications sur la marche à suivre.

                                            «DARLEY, détective.»

--«Ah! ah! un complice des voleurs! Nous brûlons», dit l’inspecteur.

«Il télégraphia à Darley:

     «Arrêtez l’homme et forcez-le à nommer ses complices. Continuez à
     suivre les traces... jusqu’au Pacifique, s’il le faut.

                                            «BLUNT, chef détective.»

«Autre télégramme.

     «Coney-Point, Pa., 8 h. 45 matin.

     «Effraction à l’usine à gaz pendant la nuit. Quittances
     trimestrielles non payées disparues. Relevé et suivi la piste.»

--«Ciel! s’exclama l’inspecteur. Mange-t-il aussi des quittances?»

--«Par inadvertance, sans doute, répondis-je. Des quittances ne peuvent
être une nourriture suffisante. Du moins, prises seules.»

«Puis arriva ce télégramme émouvant:

     «Ironville, N. Y., 9 h. 30 matin.

     «J’arrive. Ce village est dans la consternation. Éléphant passé ici
     à cinq heures du matin. Les uns disent qu’il se dirige vers
     l’ouest; d’autres, vers le nord; quelques-uns, vers le sud. Mais
     personne n’est resté pour faire au moment une observation précise.
     Il a tué un cheval. J’en ai mis un morceau de côté comme indice. Il
     l’a tué avec la trompe. D’après la nature du coup, je crois qu’il a
     été porté à gauche. D’après la position où on a trouvé le cheval,
     je crois que l’éléphant se dirige au nord, suivant la ligne du
     chemin de fer de Berkley. Il a une avance de quatre heures et
     demie. Mais nous le suivons de près.

                                            «HARVES, détective.»

«Je poussai une exclamation de joie. L’inspecteur était calme comme une
image. Il toucha posément son timbre.

--«Alaric, envoyez-moi le capitaine Burns.»

«Burns entra.

--«Combien d’hommes disponibles avez-vous?»

--«Quatre-vingt-seize, Monsieur.»

--«Envoyez-les dans le nord, immédiatement. Concentration sur la ligne
de Berkley, au nord d’Ironville.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Que tous les mouvements se fassent dans le plus grand secret. Dès que
vous aurez d’autres hommes disponibles, prévenez-moi.»

--«Oui, Monsieur.»

--«Allez.»

--«Oui, Monsieur.»

«A ce moment arrivait un autre télégramme.

     «Sage Corners, N. Y., 10 h. 30 matin.

     «J’arrive. L’éléphant passé ici à 8 h. 15. Tous les habitants de la
     ville ont pris la fuite, sauf un policeman. Il semble que
     l’éléphant ait attaqué non pas le policeman, mais un réverbère. Tué
     tous les deux. J’ai ai mis de côté un morceau du policeman comme
     indice.

                                            «STUMM, détective.»

--«Ainsi l’éléphant a tourné à l’ouest, dit l’inspecteur. D’ailleurs il
ne peut échapper. J’ai des hommes partout.»

«Le télégramme suivant disait:

     «Glovers, 11 h. 15 matin.

     «J’arrive. Le village est abandonné. Restent les malades et les
     vieillards. Éléphant passé ici il y a trois quarts d’heure. La
     société de protestation contre les buveurs d’eau était réunie en
     séance, il a passé sa trompe par la fenêtre et l’a vidée dans la
     salle; la trompe était pleine d’eau de puits, quelques assistants
     l’ont avalée et sont morts, d’autres ont été noyés. Les détectives
     Cross et O’Shaughnessy ont traversé la ville, mais allant au sud,
     ont manqué l’éléphant. Tout le pays à plusieurs milles à la ronde
     saisi de terreur. Les gens désertent leurs maisons, fuyant partout,
     mais partout ils rencontrent l’éléphant. Beaucoup de tués.

                                            «BRANT, détective.»

«J’aurais voulu répandre des larmes, tant ces ravages me consternaient,
mais l’inspecteur se contenta de dire:

--«Vous voyez que nous nous rapprochons; il sent notre présence, le
voilà de nouveau à l’est.»

«Mais d’autres nouvelles sinistres nous étaient préparées. Le télégraphe
apporta ceci:

     «Hoganport, 12 h. 19.

     «Arrive à l’instant. Éléphant passé ici il y a une demi-heure. Semé
     partout terreur et désolation. Course furieuse à travers les rues.
     Deux plombiers passant, un tué, l’autre blessé, regrets unanimes.

                                            «O’FLAHERTY, détective.»

--«Enfin, le voilà au milieu de mes hommes, dit l’inspecteur, rien ne
peut le sauver.»

«Alors ce fut une série de télégrammes expédiés par des détectives
disséminés entre New-Jersey et la Pensylvanie et qui suivaient des
traces, granges ravagées, usines détruites, bibliothèques scolaires
dévorées, avec grand espoir, espoir valant certitude.

--«Je voudrais, dit l’inspecteur, pouvoir être en communication avec eux
et leur donner l’ordre de prendre le nord, mais c’est impossible. Un
détective ne va au bureau du télégraphe que pour envoyer son rapport,
puis il repart et vous ne savez jamais où mettre la main sur lui.»

«Alors arriva une dépêche ainsi conçue:

     «Bridge-port, Ct., 12 h. 15.

     «Barnum offre 4,000 dollars par an pour le privilège exclusif de se
     servir de l’éléphant comme moyen d’annonce ambulante, à partir
     d’aujourd’hui jusqu’au moment où les détectives le trouveront.
     Voudrait le couvrir d’affiches de son cirque. Demande réponse
     immédiate.

                                            «BOGGS, détective.»

--«C’est absurde!» m’écriai-je.

--«Sans doute, dit l’inspecteur. Évidemment M. Barnum, qui se croit très
fin, ne me connaît pas. Mais je le connais.»

«Et il dicta la réponse à la dépêche:

     «Offre de M. Barnum refusée. 7,000 dollars ou rien.

                                            «Inspect. chef, BLUNT.»

--«Voilà, nous n’aurons pas à attendre longtemps la réponse. M. Barnum
n’est pas chez lui, il est dans le bureau du télégraphe, c’est son
habitude quand il traite une affaire. Dans trois...»

«Affaire faite. P.-T. BARNUM...» interrompit l’appareil télégraphique en
cliquetant.

«Avant que j’eusse le temps de commenter cet extraordinaire épisode, la
dépêche suivante changea désastreusement le cours de mes idées:

     «Bolivia, N. Y., 12 h. 50.

     «Éléphant arrivé ici, venant du sud, a passé se dirigeant vers la
     forêt à 11 h. 50, dispersant un enterrement et diminuant de deux le
     nombre des suiveurs. Des citoyens lui ont tiré quelques balles,
     puis ont pris la fuite. Le détective Burke et moi sommes arrivés
     dix minutes trop tard, venant du nord. Mais des traces fausses nous
     ont égarés, et nous avons perdu du temps. A la fin, nous avons
     trouvé la vraie trace et l’avons suivie jusqu’à la forêt. A ce
     moment nous nous sommes mis à quatre pattes, et avons relevé les
     empreintes attentivement. Nous avons aperçu l’animal dans les
     broussailles. Burke était devant moi. Malheureusement l’éléphant
     s’est arrêté pour se reposer. Burke, qui allait la tête penchée,
     les yeux sur la piste, buta contre les jambes postérieures de
     l’animal avant de l’avoir vu. Il se leva aussitôt, saisit la queue,
     et s’écria joyeusement: «Je réclame la pri...» Mais avant qu’il eût
     achevé, un simple mouvement de la trompe jeta le brave garçon à
     bas, mort et en pièces. Je fis retraite, l’éléphant se retourna et
     me poursuivit de près jusqu’à la lisière du bois, à une allure
     effrayante. J’aurais été pris infailliblement, si les débris de
     l’enterrement n’étaient miraculeusement survenus pour détourner son
     attention. On m’apprend qu’il ne reste rien de l’enterrement. Ce
     n’est pas une perte sérieuse. Il y a ici plus de matériaux qu’il
     n’en faut pour un autre. L’éléphant a disparu.

                                            «MULROONEY, détective.»

«Nous n’eûmes plus de nouvelles, sinon des diligents et habiles
détectives dispersés, dans le New-Jersey, la Pensylvanie, le Delaware,
la Virginie, qui, tous, suivaient des pistes fraîches et sûres. Un peu
après deux heures, vint ce télégramme:

     «Baxter centre, 2 h. 15 soir.

     «Éléphant passé ici, tout couvert d’affiches de cirque. A dispersé
     une conférence religieuse, frappant et blessant un grand nombre de
     ceux qui étaient venus là pour le bien de leurs âmes. Les citoyens
     ont pu le saisir et l’ont mis sous bonne garde. Quand le détective
     Brown et moi arrivâmes, peu après, nous entrâmes dans l’enclos, et
     commençâmes à identifier l’animal avec les photographies et
     descriptions. Toutes les marques concordantes étaient reconnues,
     sauf une, que nous ne pouvions pas voir, la marque à feu sous
     l’aisselle. Pour la voir, Brown se glissa sous l’animal, et eut
     aussitôt la tête broyée; il n’en resta pas même les débris. Tous
     prirent la fuite, et aussi l’éléphant, portant à droite et à gauche
     des coups meurtriers.--Il s’est sauvé, mais a laissé des traces de
     sang, provenant des boulets de canon. Nous sommes sûrs de le
     retrouver. Traverse dans la direction du sud une forêt épaisse.»

     «Ce fut le dernier télégramme. A la tombée du soir, il y eut un
     brouillard si opaque que l’on ne pouvait distinguer les objets à
     trois pas. Il dura toute la nuit. La circulation des bateaux et des
     omnibus fut interrompue.


III

Le lendemain matin, les journaux étaient pleins d’opinions de
détectives. Comme auparavant on racontait toutes les péripéties de la
tragédie par le menu et l’on ajoutait beaucoup d’autres détails reçus
des correspondants télégraphiques particuliers. Il y en avait des
colonnes et des colonnes, un bon tiers du journal avec des titres
flamboyants en vedette et mon cœur saignait à les lire. Voici le ton
général:

     L’ÉLÉPHANT BLANC EN LIBERTÉ! IL POURSUIT SA MARCHE FATALE! DES
     VILLAGES ENTIERS ABANDONNÉS PAR LEURS HABITANTS FRAPPÉS
     D’ÉPOUVANTE! LA PÂLE TERREUR LE PRÉCÈDE! LA DÉVASTATION ET LA MORT
     LE SUIVENT! PUIS VIENNENT LES DÉTECTIVES! GRANGES DÉTRUITES! USINES
     SACCAGÉES! MOISSONS DÉVORÉES! ASSEMBLÉES PUBLIQUES DISPERSÉES!
     SCÈNES DE CARNAGE IMPOSSIBLES A DÉCRIRE! OPINION DE TRENTE-QUATRE
     DÉTECTIVES LES PLUS ÉMINENTS DE LA DIVISION DE SÛRETÉ. OPINION DE
     L’INSPECTEUR EN CHEF BLUNT.

--«Voilà, dit l’inspecteur Blunt, trahissant presque son enthousiasme;
voilà qui est magnifique! La plus splendide aubaine qu’ait jamais eue
une administration de la sûreté. La renommée portera le bruit de nos
exploits jusqu’aux confins de la terre. Le souvenir s’en perpétuera
jusqu’aux dernières limites du temps et mon nom avec lui.»

«Mais, personnellement, je n’avais aucune raison de me réjouir; il me
semblait que c’était moi qui avais commis tous ces crimes sanglants et
que l’éléphant n’était que mon agent irresponsable. Et comme la liste
s’était accrue! Dans un endroit il était tombé au milieu d’une élection
et avait tué cinq scrutateurs. Acte de violence manifeste suivi du
massacre de deux pauvres diables nommés O’Donohue et Mac Flannigan, qui
avaient «trouvé un refuge dans l’asile des opprimés de tous les pays la
veille seulement et exerçaient pour la première fois le droit sacré des
citoyens américains en se présentant aux urnes, quand ils avaient été
frappés par la main impitoyable du fléau du Siam». Dans un autre
endroit, il avait attaqué un vieux fou prêcheur qui préparait pour la
prochaine campagne son attaque héroïque contre la danse, le théâtre et
autres choses immorales, et il avait marché dessus. Dans un autre
endroit encore il avait tué un agent préposé au paratonnerre, et la
liste continuait de plus en plus sanglante, de plus en plus navrante: il
y avait soixante tués et deux cent quarante blessés. Tous les rapports
rendaient hommage à la vigilance et au dévouement des détectives et tous
se terminaient par cette remarque que le monstre avait été vu par trois
cent mille hommes et quatre détectives, et que deux de ces derniers
avaient péri.

«Je redoutais d’entendre de nouveau cliqueter l’appareil télégraphique.
Bientôt la pluie de dépêches recommença; mais je fus heureusement déçu:
on ne tarda pas à avoir la certitude que toute trace de l’éléphant avait
disparu.

«Le brouillard lui avait permis de se trouver une bonne cachette où il
restait à l’abri des investigations. Les télégrammes de localités les
plus absurdement éloignées les unes des autres annonçaient qu’une vaste
masse sombre avait été vaguement aperçue à travers le brouillard, à
telle ou telle heure, et que c’était indubitablement «l’éléphant». Cette
vaste masse sombre aurait été aperçue vaguement à New-Haven et
New-Jersey, en Pensylvanie, dans l’intérieur de l’État de New-York, à
Brooklyn et même dans la ville de New-York; mais chaque fois la vaste
masse sombre s’était évanouie et n’avait pas laissé de traces. Chacun
des détectives de la nombreuse division répandue sur cette immense
étendue de pays envoyait son rapport d’heure en heure; et chacun d’eux
avait relevé une piste sûre, épiait quelque chose et le talonnait.

«Le jour se passa néanmoins sans résultat.

«De même, le jour suivant.

«Et le troisième.

«On commençait à se lasser de lire dans les journaux des renseignements
sans issue, d’entendre parler de pistes qui ne menaient à rien, et de
théories dont l’intérêt, l’amusement et la surprise s’étaient épuisés.

«Sur le conseil de l’inspecteur, je doublai la prime.

«Suivirent quatre jours encore de morne attente. Le coup le plus cruel
frappa alors les pauvres détectives harassés. Les journalistes
refusèrent de publier plus longtemps leurs théories, et demandèrent
froidement quelque répit.

«Quinze jours après le vol, j’élevai la prime à 75,000 dollars, sur le
conseil de l’inspecteur. C’était une somme importante, mais je compris
qu’il valait mieux sacrifier toute ma fortune personnelle que perdre mon
crédit auprès de mon gouvernement. Maintenant que les détectives étaient
en mauvaise posture, les journaux se tournèrent contre eux, et se mirent
à leur décocher les traits les plus acérés. Le théâtre s’empara de
l’histoire. On vit sur la scène des acteurs déguisés en détectives,
chassant l’éléphant de la plus amusante façon. On fit des caricatures de
détectives parcourant le pays avec des longues-vues, tandis que
l’éléphant, derrière eux, mangeait des pommes dans leurs poches. Enfin
on ridiculisa de cent façons les insignes des détectives.

«Vous avez vu l’insigne imprimé en or au dos des romans sur la police.
C’est un œil grand ouvert avec la légende: «Nous ne dormons jamais.»
Quand un agent entrait dans un bar, le patron facétieux renouvelait une
vieille plaisanterie: «Voulez-vous qu’on vous ouvre un œil?» Il y avait
partout des sarcasmes dans l’air.

«Mais un homme demeurait calme, immuable, insensible à toutes les
moqueries. C’était ce cœur de chêne, l’inspecteur. Pas une fois son
regard limpide ne se troubla, pas une fois sa confiance ne fut ébranlée.
Il disait:

--«Laissez-les faire et dire. Rira bien qui rira le dernier.»

«Mon admiration pour cet homme devint un véritable culte. Je ne quittai
plus sa société. Son bureau m’était devenu un séjour de moins en moins
agréable. Cependant, puisqu’il se montrait si héroïque, je me faisais un
devoir de l’imiter, aussi longtemps du moins que je le pourrais. Je
venais régulièrement et m’installais. J’étais le seul visiteur qui parût
capable de cela. Tout le monde m’admirait. Parfois il me semblait que
j’aurais dû renoncer. Mais alors je contemplais cette face calme et
apparemment insoucieuse, et je demeurais.

«Trois semaines environ après le vol de l’éléphant, je fus un matin sur
le point de dire que j’allais donner ma démission et me retirer. A ce
moment même, pour me retenir, le grand détective me soumit un nouveau
plan génial.

«C’était une transaction avec les voleurs. La fertilité de ce génie
inventif surpassait tout ce que j’avais jamais vu, et pourtant j’ai été
en relations avec les esprits les plus distingués. Il me dit qu’il
était sûr de pouvoir transiger pour cent mille dollars, et de me faire
avoir l’éléphant. Je répondis que je croyais pouvoir réunir cette somme,
mais je demandai ce que deviendraient ces pauvres détectives qui avaient
montré tant de zèle.

--«Dans les transactions, m’assura-t-il, ils ont toujours la moitié.»

«Cela écartait ma seule objection. L’inspecteur écrivit deux billets
ainsi conçus:

        «Chère Madame,

     «Votre mari peut gagner une forte somme d’argent (et compter
     absolument sur la protection de la loi) en venant me voir
     immédiatement.

                                            «BLUNT, chef inspecteur.»

«Il envoya un de ces billets à la femme supposée de Brick Duffy, l’autre
à celle de Rouge Mac Fadden.

«Une heure après arrivèrent ces deux réponses insolentes:

     «Vieux hibou, Brick Mac Duffy est mort depuis deux ans.»

                                            «BRIDGET MAHONEY.»

     «Vieille chauve-souris, Rouge Mac Fadden a été pendu il y a
     dix-huit mois. Tout autre âne qu’un détective sait cela.

                                            «MARY O’HOOLIGAN.»

--«Je m’en doutais depuis longtemps, dit l’inspecteur. Ce témoignage
prouve que mon flair ne m’a pas trompé.»

«Dès qu’une ressource lui échappait, il en trouvait une autre toute
prête. Il envoya aussitôt aux journaux du matin une annonce dont je
gardai la copie.

     «A--XWBLV, 242, N, Tjd--Fz, 328 wmlg. Ozpo--2m!

                                            «OGW MUM.»

«Il me dit que si le voleur était encore vivant, cela le déciderait à
venir au rendez-vous habituel; il m’expliqua que ce rendez-vous était
dans un endroit où se traitaient tous les compromis entre détectives et
criminels. L’heure fixée était minuit sonnant.

«Nous ne pouvions rien faire jusque-là. Je quittai le bureau sans
retard, heureux d’un moment de liberté.

«A onze heures du soir, j’apportai les 100,000 dollars en billets de
banque et les remis entre les mains du chef détective. Peu après, il me
quitta, avec dans le regard la lueur d’espérance et de confiance que je
connaissais bien. Une heure s’écoula, presque intolérable. Puis
j’entendis son pas béni. Je me levai tout ému et chancelant de joie, et
j’allai vers lui. Quelle flamme de triomphe dans ses yeux! Il dit:

--«Nous avons transigé. Les rieurs déchanteront demain. Suivez-moi.»

«Il prit une bougie et descendit dans la vaste crypte qui s’étendait
sous la maison, et où dormaient continuellement soixante détectives,
tandis qu’un renfort de vingt autres jouaient aux cartes pour tuer le
temps. Je marchais sur ses pas. Il alla légèrement jusqu’au bout de la
pièce sombre, et au moment précis où je succombais à la suffocation et
me préparais à m’évanouir, je le vis trébucher et s’étaler sur les
membres étendus d’un objet gigantesque. Je l’entendis crier en tombant:

--«Notre noble profession est vengée. Voici l’éléphant!»

«On me transporta dans le bureau. Je repris mes sens en respirant de
l’éther.

«Tous les détectives accoururent. Je vis une scène de triomphe comme je
n’en avais jamais vu encore. On appela les reporters. On éventra des
paniers de champagne. On porta des toasts. Il y eut des serrements de
mains, des congratulations, un enthousiasme indicible et infini.
Naturellement le chef fut le héros du moment et son bonheur était si
complet, il avait si patiemment, si légitimement, si bravement remporté
la victoire que j’étais heureux moi-même de le voir ainsi, quoique je ne
fusse plus pour ce qui me concernait qu’un mendiant sans feu ni lieu: le
trésor inappréciable qu’on m’avait confié était perdu et ma position
officielle m’échappait par suite de ce que l’on considérait toujours
comme une négligence coupable dans l’accomplissement de ma grande
mission. Bien des regards éloquents témoignèrent leur profonde
admiration pour le chef, et plus d’un détective murmurait à voix basse:

--«Voyez-le, c’est le roi de la profession; il ne lui faut qu’un indice
et il n’y a rien de caché qu’il ne puisse retrouver.»

«Le partage des 50,000 dollars fit grand plaisir, et quand il fut
achevé, le chef fit un petit discours après avoir mis sa part dans sa
poche.

--«Jouissez-en, mes garçons, car vous l’avez bien gagné, et, ce qui vaut
mieux, vous avez acquis à la profession de détective une renommée
impérissable.»

«A ce moment arriva un télégramme.

     «Monroe, Mich., 10 h. soir.

     «Trouvé ici bureau télégraphique pour la première fois depuis trois
     semaines. Ai suivi trace de pas à cheval à travers les forêts sur
     une distance d’un millier de milles. Empreintes plus fortes, plus
     grandes et plus fraîches de jour en jour. Ne vous impatientez pas,
     dans une semaine l’éléphant sera à moi. Absolument sûr.

                                            «DARLEY, détective.»

«Le chef ordonna une triple salve d’applaudissements pour Darley, un des
plus fins limiers de la sûreté, puis il lui fit télégraphier de revenir
pour recevoir sa récompense.

«Ainsi se termina le merveilleux épisode du vol de l’éléphant blanc.

«Les journaux du lendemain se répandirent une fois de plus en
protestations élogieuses; il n’y eut qu’une exception insignifiante.

«La feuille ironique disait:

     «Le détective est grand! Il peut être un peu lent à trouver de
     petites choses comme un éléphant égaré; il peut le chasser toute la
     journée et dormir toute la nuit à côté de la carcasse pourrie
     pendant trois semaines, mais il finira par le trouver s’il peut
     mettre la main sur l’homme qui lui indiquera le bon endroit.»

«Le pauvre Hassan était perdu pour moi; les boulets de canon l’avaient
blessé mortellement; il s’était réfugié dans le souterrain au-dessous du
bureau de police pendant le brouillard et, là, entouré de ses ennemis,
en danger constant d’être découvert, il avait souffert de la faim
jusqu’à ce que la mort vînt lui donner le repos éternel.

«La transaction me coûtait 100,000 dollars. Les autres frais 42,000
dollars de plus. Je ne pouvais pas songer à obtenir un autre emploi de
mon gouvernement. Je suis un homme ruiné et un vagabond sur la terre.
Mais mon admiration pour cet homme, le plus éminent policier que le
monde ait jamais connu, demeure entière à ce jour et restera telle
jusqu’à la fin.»




MADAME MAC WILLIAMS ET LE CROUP

(Récit fait à l’auteur par M. Mac Williams, un aimable gentleman de
New-York rencontré par hasard en voyage.)


Donc, pour revenir à ce que je disais, avant de faire une digression
pour vous expliquer comment cet effroyable et incurable fléau membraneux
ravageait la ville et rendait toutes les mères folles de terreur,
j’appelai l’attention de Mᵐᵉ Mac Williams sur la petite Pénélope, en
disant:

--«Ma chérie, si j’étais vous, je ne laisserais pas l’enfant mâcher ce
bout de bois de pin.»

--«Vraiment! où est le mal?» dit-elle, tout en se disposant à enlever à
l’enfant le bout de bois, car les femmes ne peuvent recevoir la plus
raisonnable insinuation sans discuter--j’entends les femmes mariées.

Je répliquai:--«Mon amour, il est de notoriété publique que le bois de
pin est le moins nourrissant de tous ceux que peuvent manger les
enfants.»

La main de ma femme s’arrêta, au moment de prendre le bout de bois, et
retourna sur ses genoux. Elle faisait des efforts visibles pour se
contenir.

--«Naïf que vous êtes! vous savez bien le contraire. Tous les médecins
vous diront que la térébenthine que contient ce bois est excellente pour
fortifier le dos et les reins.»

--«Ah! excusez mon erreur. Je ne savais pas que l’enfant eût les reins
ou la colonne vertébrale malades, et que le médecin de la famille eût
recommandé...»

--«Qui dit que la colonne vertébrale ou les reins de Pénélope soient
malades?»

--«Ma chérie, c’est vous qui l’insinuez.»

--«Quelle idée! Je n’ai jamais rien voulu faire entendre de pareil.»

--«Ma chère amie, il n’y a pas deux minutes que vous avez dit...»

--«Au diable ce que j’ai dit. Peu importe ce que j’ai dit. Il n’y a pas
de mal à ce que l’enfant mâche un bout de bois de pin, si cela lui
plaît; vous le savez aussi bien que moi. Et elle continuera à le mâcher.
Voilà.»

--«Pas un mot de plus, mon amour. Je vois la force de votre
raisonnement. Je vais aller commander deux ou trois fagots du meilleur
bois de pin possible. Aucun de mes enfants n’en manquera tant que...»

--«Oh! je vous en prie, allez à votre bureau et laissez-moi quelque
repos. On ne peut faire la plus simple réflexion sans que vous en
preniez prétexte pour raisonner, raisonner, raisonner, jusqu’à ce que
vous ne sachiez plus ce que vous dites. Vous ne le savez d’ailleurs
jamais.»

--«Très bien! Comme vous voudrez. Cependant il y a dans votre dernière
remarque un manque de logique qui...»

Mais déjà elle était partie en fredonnant sans attendre la fin, et avait
emmené l’enfant. Le soir de ce jour, au dîner, je la vis paraître avec
une figure aussi blanche qu’un linge:

--«O Mortimer, voilà bien autre chose! Le petit Georges Gordon est
pris.»

--«Le croup?»

--«Le croup.»

--«Y a-t-il quelque espoir?»

--«Plus au monde le moindre espoir. Hélas! que va-t-il advenir de nous?»

A ce moment, on apporta la petite Pénélope pour nous souhaiter la bonne
nuit, et faire sa prière comme de coutume aux genoux de sa mère. Au
milieu du «maintenant, mon Dieu, je vais m’endormir», elle toussa
légèrement. Ma femme eut une secousse comme quelqu’un frappé d’un coup
mortel. Mais une minute après, elle était debout, toute pleine de
l’activité que la terreur inspire.

Elle commanda que le petit lit de l’enfant fût porté de la nursery dans
notre chambre. Elle-même surveilla l’exécution. Je dus l’accompagner,
naturellement. Elle fit faire au plus vite. Un lit pliant fut mis pour
la bonne dans le cabinet de toilette. Mais soudain Mᵐᵉ Mac Williams
s’aperçut que nous serions trop loin de l’autre bébé. Qu’arriverait-il,
s’il avait les symptômes pendant la nuit? A cette pensée, la pauvre
femme repâlit.

Nous reportâmes donc le lit de l’enfant et celui de la bonne dans la
nursery, et nous installâmes un lit pour nous-mêmes dans une chambre
voisine.

Après cela, Mᵐᵉ Mac Williams supposa que le bébé attrapait le croup
de Pénélope. Cette pensée frappa son âme d’une terreur nouvelle. Toute
la tribu dut s’empresser pour enlever le lit de la nursery, pas assez
vite pour la satisfaire quoiqu’elle aidât elle-même à l’ouvrage, et mît
presque le petit lit en pièces dans sa frénétique fureur.

Nous redescendîmes, mais en bas il n’y avait pas de place pour la bonne,
et Mᵐᵉ Mac Williams dit que l’expérience de cette personne nous était
d’un secours inestimable. Nous retournâmes donc, armes et bagages, à
notre chambre une fois de plus. Et nous eûmes une grande joie, comme des
oiseaux ballottés par la tempête qui ont retrouvé leur nid.

Mᵐᵉ Mac Williams alla voir à la nursery comment les choses
marchaient. Elle revint en hâte, à nouveau épouvantée.

--«Qu’est-ce qui peut faire dormir le bébé si profondément?»

--«Mais, ma chère, dis-je, le bébé dort toujours comme une image.»

--«Oui, oui, mais il y a quelque chose de particulier dans son sommeil.
Il me semble, il me semble respirer trop régulièrement. Oh! c’est
effrayant.»

--«Mais le bébé respire toujours régulièrement.»

--«Je sais, mais aujourd’hui, il y a quelque chose d’inquiétant dans
cette régularité. Sa bonne est trop jeune et sans expérience. Il faut
que Maria aille avec elle, si quelque chose arrivait.»

--«Voilà une bonne idée. Mais vous n’aurez personne pour votre service.»

--«Si j’ai besoin de quelque chose, vous suffirez. D’ailleurs, je n’ai
besoin de personne, à un moment comme celui-là.»

Je dis que je me reprocherais de me coucher et de dormir tandis qu’elle
veillerait et souffrirait auprès de notre petite malade, toute la
pénible nuit. Mais je me laissai décider. La vieille Maria partit
prendre ses quartiers, comme autrefois, dans la nursery.

Pénélope toussa deux fois dans son sommeil.

--«Oh! pourquoi le docteur ne vient-il pas? Mortimer, cette chambre est
certainement trop chaude. Tournez vite la clef du calorifère.»

Je tournai la clef, les yeux sur le thermomètre. Je me demandais en
moi-même si 20 degrés étaient trop pour un enfant malade.

Le messager revint de la ville, annonçant que notre médecin était malade
et gardait le lit. Ma femme tourna vers moi un regard mourant, et me dit
d’une voix mourante:

«--Il y a là un dessein de la Providence. C’était fatal. Jamais il ne
fut malade jusqu’à aujourd’hui. Jamais. Nous n’avons pas vécu comme nous
aurions dû vivre, Mortimer! Je vous l’ai déjà dit souvent. Vous voyez le
résultat. Notre enfant ne se rétablira pas. Vous êtes heureux si vous
pouvez vous pardonner. Je ne me pardonnerai pas.»

Je répondis, sans avoir l’intention de la blesser, mais un peu à la
légère, qu’il ne me paraissait pas que nous eussions mené une existence
si perdue.

--«Mortimer, voulez-vous attirer la colère divine sur le bébé?»

Elle se mit à se lamenter, puis, soudain:

--«Mais le docteur doit avoir envoyé des remèdes?»

--«Certainement, dis-je. Les voilà. J’attendais qu’il me fût permis de
parler.»

--«Donnez-les-moi donc! Ne savez-vous pas que chaque minute est
précieuse? Mais, hélas! pourquoi envoyer des remèdes, quand il sait que
tout est perdu!»

Je dis que tant qu’il y avait de la vie, il y avait de l’espoir.

--«De l’espoir! Mortimer! Vous ne savez pas plus ce que vous dites que
l’enfant encore à naître. Si vous... Que je meure si l’ordonnance ne dit
pas une cuillerée à thé toutes les heures! Comme si nous avions un an
devant nous pour sauver l’enfant! Mortimer! dépêchez-vous! Donnez à la
pauvre petite mourante une grande cuillerée, et essayez de vous hâter!»

--«Mais, ma chère, une grande cuillerée peut...»

--«Ne m’affolez pas! Là, là, là, mon chéri, mon amour! C’est bien
mauvais, mais c’est bon pour Nelly, pour la petite Nelly à sa mère. Et
cela va la guérir. Là, là, là, mettez sa petite tête sur le sein de sa
maman, et dormez, vite... O Mortimer! Je sais qu’elle sera morte avant
demain! Une grande cuillerée toutes les demi-heures, peut-être... Il
faut lui donner de la belladone aussi... et de l’aconit. Allez chercher,
Mortimer!... Maintenant laissez-moi faire. Vous n’entendez rien à tout
cela.»

Nous allâmes enfin nous coucher, plaçant le petit lit près de l’oreiller
de ma femme.

Tout ce tracas m’avait harassé. En deux minutes j’étais aux trois quarts
endormi. Ma femme me secoua:

--«Mon ami, avez-vous retourné la clef du calorifère?»

--«Non.»

--«C’est bien ce que je pensais. Allez-y, je vous en prie. Cette chambre
est froide.»

J’y allai, puis me rendormis. Je fus réveillé une fois de plus:

--«Mon ami, voudriez-vous mettre le lit de l’enfant de votre côté? Il
est trop près du calorifère.»

Je déplaçai le petit lit. Mais je trébuchai sur le tapis, et j’éveillai
l’enfant. Je m’assoupis une fois de plus, pendant que ma femme apaisait
la malade. Mais à travers les nuages de mon assoupissement me parvinrent
ces paroles:

--«Mortimer, il nous faudrait de la graisse d’oie. Voulez-vous sonner?»

Je sautai du lit tout endormi et je marchai sur un chat, qui miaula de
protestation, et que j’aurais calmé d’une correction si une chaise
n’avait pas reçu le coup à sa place.

--«Mortimer, quelle idée avez-vous d’allumer le gaz, pour réveiller
encore l’enfant?»

--«Je veux voir si je me suis blessé, Caroline.»

--«Bon. Regardez aussi la chaise. Elle doit être en morceaux. Pauvre
chat! Supposez que...»

--«Je ne suppose rien du tout à propos du chat. Cela ne serait pas
arrivé si vous aviez dit à Maria de rester ici et de veiller à des
choses qui sont de sa compétence et non de la mienne.»

--«Mortimer, vous devriez rougir de faire de telles réflexions. C’est
une pitié que vous refusiez de rendre ces petits services, à un moment
aussi pénible, quand votre enfant...»

--«Là, là, je ferai ce que vous voudrez. Mais j’aurai beau sonner,
personne ne viendra. Tout le monde dort. Où est la graisse d’oie?»

--«Sur la cheminée de la nursery. Vous n’avez qu’à y aller, et demander
à Maria...»

Je pris la graisse d’oie et revins me coucher.

--«Mortimer, je regrette tant de vous déranger, mais la chambre est
vraiment trop froide pour appliquer le remède. Voulez-vous allumer le
feu? Il est préparé. Une allumette, seulement.»

Je me traînai encore hors du lit, j’allumai le feu, puis m’assis
inconsolable.

--«Mortimer, ne restez pas là assis, à prendre un rhume mortel. Venez
dans le lit.»

Je me levai. Elle dit:--«Attendez un moment. Voulez-vous donner à
l’enfant une cuillerée de potion?»

Ainsi fis-je. C’était une potion qui plus ou moins réveillait l’enfant.
Ma femme profitait de ces moments pour la frotter avec la graisse
d’oie, et l’enduire de partout. Je fus bientôt réendormi, puis réveillé:

--«Mortimer! je sens un courant d’air. Il n’y a rien de plus dangereux
dans ces maladies. Mettez, je vous prie, le berceau de l’enfant en face
du feu.»

En changeant le berceau de place, j’eus encore une collision avec la
descente de lit. Je la pris et la jetai dans le feu. Ma femme sauta du
lit, la retira, et nous eûmes quelques mots. Je pus ensuite dormir d’un
sommeil insignifiant, puis, dus me lever pour construire un cataplasme
de farine de lin. On le plaça sur la poitrine de l’enfant où il fut
laissé pour produire son effet calmant.

Un feu de bois n’est pas une chose éternelle. Toutes les vingt minutes,
je devais me lever pour entretenir le nôtre; cela donna à ma femme un
prétexte à raccourcir de dix minutes les intervalles de la potion. Ce
fut pour elle une grande joie. Par-ci, par-là, entre temps, je
reconstruisais des cataplasmes, j’appliquais des sinapismes et autres
vésicatoires partout où je pouvais trouver une place inoccupée sur
l’enfant. Vers le matin, le bois manqua, et ma femme me demanda de
descendre au cellier pour en chercher d’autre.

--«Ma chère, dis-je, c’est tout un travail. L’enfant doit avoir assez
chaud. Elle est couverte extraordinairement. Ne pourrions-nous pas lui
poser une autre couche de cataplasmes, et...»

Je n’eus pas le temps d’achever. Il n’y eut plus qu’à descendre et
monter le bois pendant quelque temps. Puis je revins à mon lit et
m’assoupis, et me mis à ronfler comme un homme dont toute la force a
disparu et dont la vie est épuisée. Il faisait grand jour quand je
sentis sur mon épaule un contact qui me réveilla soudain. Ma femme
penchée vers moi haletait. Dès qu’elle put parler:

--«Tout est perdu, cria-t-elle. Tout est perdu! l’enfant transpire!
Qu’allons-nous faire?»

--«Dieu merci! m’avez-vous fait peur! Je ne sais que décider. Peut-être
si nous la changions de place, pour la remettre dans le courant
d’air...»

--«O l’idiot! Ne perdons pas un moment. Allez chercher le médecin. Allez
vous-même. Dites-lui qu’il faut qu’il vienne, mort ou vivant.»

J’allai tirer le pauvre diable hors de son lit et le traînai chez nous.
Il regarda l’enfant et dit qu’elle n’était pas mourante. Ce fut pour moi
une joie indicible, mais ma femme en devint furieuse comme d’un affront
personnel.

Il affirma que la toux de l’enfant était uniquement causée par une
légère irritation ou quelque chose de semblable dans la gorge. A ce
moment, il me parut que ma femme avait grande envie de lui montrer la
porte. Il ajouta qu’il allait faire tousser l’enfant plus fort, pour
expulser la cause du trouble. Il lui fit prendre quelque chose qui lui
donna un accès de toux, et aussitôt on vit apparaître comme un petit
morceau de bois.

--«Cet enfant n’a pas le croup, dit-il. Elle a mâché un bout de bois de
pin ou autre, et quelque fragment s’est logé dans la gorge. Elle n’en
mourra pas.»

--«Je le crois, dis-je. Et même la térébenthine que contient ce bois est
salutaire dans certaines maladies enfantines. Ma femme pourra vous le
dire.»

Mais ma femme ne parla pas. Elle se tourna d’un air dédaigneux et quitta
la chambre. Et depuis ce moment, il y a dans notre existence un épisode
auquel nous ne faisons jamais allusion. Aussi le flot de nos jours
coule-t-il dans une profonde et introublable sérénité.

Très peu d’hommes mariés se sont trouvés dans les circonstances de M.
Mac Williams. L’auteur a pensé que peut-être la nouveauté de l’histoire
lui donnerait un intérêt palpitant aux yeux du lecteur.




HISTOIRE DE L’INVALIDE


J’ai l’air d’un homme de soixante ans et marié, mais cette apparence est
due à ma misérable condition et à mes malheurs, car je suis célibataire
et n’ai que quarante et un ans. Vous aurez de la peine à croire que moi,
qui ne suis maintenant qu’une ombre, j’étais, il y a deux ans à peine,
robuste et bien portant, un homme de fer, un athlète. C’est pourtant la
vérité vraie. Mais plus étrange encore est la façon dont j’ai perdu la
santé. Je l’ai perdue en prenant soin d’une caisse de fusils, dans un
voyage de deux cents milles en chemin de fer, par une nuit d’hiver.
Voilà les faits exactement. Je vais vous les raconter.

J’habite à Cleveland, dans l’Ohio. Un soir d’hiver, il y a deux ans, je
rentrais chez moi juste à la nuit tombée, au milieu d’une tempête de
neige, et la première chose que j’appris en arrivant, ce fut que mon
vieil ami et camarade de collège, John B. Hackett, était mort la veille.
Ses dernières paroles avaient été pour exprimer le désir que je prisse
le soin de transporter ses restes chez ses pauvres vieux parents dans le
Wisconsin. Je fus tout à fait bouleversé et peiné. Mais il n’y avait pas
de temps à perdre en émotions. Je devais partir aussitôt. Je pris avec
moi l’adresse: «Le pasteur Levi Hackett, Bethléhem, Wisconsin», et filai
à travers les tourbillons de neige vers la station. Là je trouvai la
longue caisse de sapin qu’on m’avait décrite. Je clouai la carte sur la
caisse, m’assurai qu’on la portait sur le train, et allai ensuite au
buffet chercher des sandwichs et des cigares. Quand je rentrai dans la
salle d’attente, mon cercueil _s’y trouvait de nouveau_, et à côté un
jeune homme, regardant autour de lui, avec, dans la main, une carte, un
marteau et des clous. Je fus tout stupéfait. Il commença à clouer sa
carte et je courus vers le train, dans un état d’âme extraordinaire,
pour demander des explications. Mais non, ma caisse était là, bien
tranquille, dans le wagon. Elle n’avait pas bougé. La vérité était que,
sans que je pusse le soupçonner, une confusion étrange s’était opérée.
Je venais de prendre avec moi une caisse de fusils que ce jeune homme
avait déposée dans la salle, à destination d’une compagnie de
carabiniers à Péoria, dans l’Ohio, et lui avait pris mon cercueil! Le
conducteur cria: «En voiture!» Je montai dans le train et dans le
fourgon, et je m’assis confortablement sur des ballots. Le conducteur
était là, tout à son ouvrage, un brave homme de cinquante ans, avec une
figure simple, honnête, joviale. Son allure générale était alerte et
bienveillante. Comme le train se mettait en marche, un étranger sauta
dans le wagon et déposa sur le bout de mon cercueil (je veux dire ma
caisse de fusils) un paquet de fromages de Limburger, de dimensions et
d’odeur respectables. C’est-à-dire que je sais maintenant que c’étaient
des fromages de Limburger, mais à ce moment-là je n’avais de ma vie
entendu parler d’objet de cette nature, et j’étais dans la plus profonde
ignorance de ses qualités. Bon. Nous allions à grande vitesse à travers
la nuit désolée. La tempête faisait rage autour de nous. Une tristesse
profonde m’envahit. Mon cœur était tout découragé. Le conducteur fit
deux ou trois remarques pleines d’à-propos sur la tempête et la saison
polaire que nous traversions. Puis il tira hermétiquement les portes sur
leurs rails, mit les verroux, ferma la fenêtre avec soin; ensuite il
s’occupa des bagages, ici, là, un peu plus loin, mettant les paquets en
place, fredonnant tout le temps d’un air satisfait, la chanson: «Doux
souvenir...» à voix basse, avec des bémols. Cependant je commençais à
sentir une odeur désagréable et pénétrante qui montait dans l’air glacé.
Cela m’affecta encore plus, car j’attribuais cette odeur à mon pauvre
ami défunt. Il y avait quelque chose de lugubre dans le fait de se
rappeler à mon souvenir de cette émouvante façon. J’eus de la peine à
retenir mes pleurs. En outre je m’effrayai au sujet du vieux conducteur.
Il était à craindre qu’il sentît l’odeur. Cependant, il continuait à
fredonner tranquillement, sans rien laisser paraître. Je bénis le ciel.
Mais je n’en étais pas moins mal à l’aise, et mon malaise croissait à
chaque minute, car à chaque minute l’odeur devenait plus forte, et plus
insupportable. Quand le conducteur eut terminé ses arrangements, il prit
du bois et se mit à allumer dans son poêle un feu d’enfer. Cela me
désola plus que je ne saurais dire. C’était une erreur lamentable.
J’étais sûr que l’effet serait désastreux pour mon pauvre ami défunt.
Thompson--le conducteur s’appelait Thompson, comme je l’appris dans le
courant de la nuit,--se mit à fureter dans le wagon, ramassant tous les
bouts de combustible qu’il pouvait trouver, et faisant cette remarque
intéressante que peu importait la température extérieure; il voulait que
nous fussions confortables à l’intérieur. Je ne dis rien, mais je pensai
en moi-même qu’il ne prenait pas le bon moyen. Pendant ce temps, il
continuait à fredonner. Et pendant ce temps, aussi, le poêle devenait
plus chaud et plus chaud, ainsi que l’atmosphère du wagon. Je me sentais
pâlir et je commençais à avoir mal au cœur. Mais je ne dis rien, et
souffris en silence. Bientôt, je m’aperçus que le «Doux souvenir...»
s’affaiblissait peu à peu. Enfin, il cessa tout à fait. Il y eut un
silence effrayant. Après un moment, Thompson dit:

--«Hum! Ce ne doit pas être avec du cinnamone que j’ai bourré ce poêle.»

Il respira deux ou trois fois, puis se dirigea vers le cer..., vers la
caisse de fusils, s’arrêta un moment près de la boîte de Limburgers, et
s’en revint s’asseoir à côté de moi, l’air très impressionné. Après
quelque rêverie il me dit, en désignant la caisse:

--«Un de vos amis?»

--«Oui», dis-je avec un soupir.

--«Il a l’air rudement mûr, n’est-ce pas?»

Nous gardâmes le silence deux ou trois minutes, absorbés dans nos
réflexions. Puis Thompson dit d’une voix basse et craintive:

--«Des fois, on ne sait pas sûrement s’ils sont bien morts. Ils
paraissent morts, n’est-ce pas? mais le corps est tiède, les
articulations souples, et ainsi, bien que pensant qu’ils sont morts,
vous n’avez pas une certitude absolue. J’en ai transporté comme cela.
C’est tout à fait effrayant, parce que vous ne savez pas à quel moment
ils vont se lever et vous regarder en face.»

Après un autre silence, levant le coude dans la direction du
cercueil:--«Mais pour lui il n’y a pas de danger. Je parierais bien
qu’il est mort.»

Nous demeurâmes quelque temps sans plus parler, méditant, à écouter le
vent et le bruit du train. Thompson dit alors, d’un air animé:

--«Bah! nous devons tous partir un jour, il n’y a rien à y faire.
L’homme né de la femme est de peu de jours sur la terre et sa fin est
prompte, dit l’Écriture. Vous avez beau réfléchir là-dessus. C’est
terriblement solennel et curieux. Personne n’y changera rien. Tout un
chacun doit y passer. Un jour vous êtes vaillant et fort (ici il se
leva, brisa un carreau, et mit son nez dehors une ou deux minutes, puis
vint se rasseoir; tandis que je me levais, et allais mettre mon nez à la
même place et nous alternâmes ainsi, tout en causant) et le lendemain
vous êtes fauché comme l’herbe, et les endroits qui vous ont connu ne
vous connaissent plus, comme dit l’Écriture. C’est tout à fait
terriblement solennel et curieux. Mais nous devons tous partir un jour
ou l’autre. On n’y peut rien.»

Il y eut une autre longue pause.

--«De quoi est-il mort?»

--«Je l’ignore.»

--«Y a-t-il longtemps qu’il est mort?»

Il me parut judicieux d’élargir les faits pour rendre plus explicable ce
qui se passait:

--«Deux ou trois jours.»

Mais ce fut en pure perte. Thompson eut un regard incrédule qui
signifiait clairement: «Vous voulez dire deux ou trois ans.» Et il
continua, affectant placidement d’ignorer ce que je venais d’établir,
insistant longuement sur les inconvénients de funérailles trop tardives.
Il alla ensuite vers la caisse, s’arrêta un moment, et s’en revint au
petit trot vers la fenêtre, en observant:

--«On aurait mieux fait, tout examiné, de l’enterrer l’été dernier.»

Il s’assit et ensevelit sa face dans un grand mouchoir rouge, et se mit
à se remuer et se balancer comme quelqu’un qui fait tous ses efforts
pour supporter quelque chose d’intolérable. Pendant ce temps, l’odeur,
si ce mot d’odeur est suffisant, devenait suffocante, presque à mourir.
La face de Thompson était livide. La mienne n’avait plus aucune sorte de
couleur. Cependant, Thompson posa son front sur sa main gauche et son
coude gauche sur son genou, et fit le geste de remuer son mouchoir avec
l’autre main, vers le cercueil, et dit:

--«J’en ai transporté des tas, quelques-uns considérablement avancés.
Mais, Seigneur! il les dépasse tous, et sans efforts. Capitaine, le plus
avancé était de l’héliotrope auprès de lui.»

Bientôt, il devint évident qu’il fallait prendre un parti. Je suggérai
des cigares. Thompson approuva l’idée. Il dit:

--«Peut-être que cela va le modifier un peu.»

Nous tirâmes énergiquement sur nos cigares pendant un moment et
essayâmes de nous persuader que cela allait mieux. Mais, inutile. Au
bout d’un moment, sans nous être consultés, nous laissâmes ensemble
tomber nos cigares de nos doigts défaillants. Thompson soupira:

--«Non, capitaine, cela ne le modifie pas du tout. Au contraire, l’odeur
du tabac le rend pire, et semble exciter son émulation. Que pensez-vous
qu’on puisse faire?»

Je n’avais aucune idée. J’étais en train d’opérer des mouvements de
déglutition et ne me souciais pas de parler. Thompson se mit à maugréer,
d’une voix morne et par intervalles, sur les malheureuses circonstances
de cette nuit. Il s’adressait à mon pauvre ami, lui donnant divers
titres, tantôt militaires, tantôt civils, et je remarquais qu’à mesure
que croissait l’impression produite par le cadavre, Thompson lui
accordait une promotion correspondante et un titre supérieur. A la fin
il dit:

--«J’ai une idée. Si nous prenions le cercueil et si nous poussions le
colonel vers l’autre extrémité du wagon, à une dizaine de pieds de nous,
par exemple. Il n’aurait pas autant d’influence. Ne pensez-vous pas?»

Je trouvai le plan excellent. Nous prîmes donc une bonne gorgée d’air au
carreau brisé, pour en avoir jusqu’au bout. Puis nous nous penchâmes sur
le fromage mortel et saisîmes la caisse en dessous. Thompson balança.
«Tout est prêt.» Et nous partîmes avec toute notre énergie. Mais
Thompson glissa et s’étala, le nez sur le fromage. Il en perdit la
respiration. Je le vis haleter convulsivement, puis se précipiter vers
la porte qu’il secoua, cherchant de l’air, et me disant d’une voix
rauque: «Vite, vite, laissez-moi passer. Je meurs. Laissez-moi passer!»
Une fois sur la plate-forme, au vent froid, je m’assis et lui tins la
tête. Il reprit ses sens. Bientôt il dit:

--«Croyez-vous que nous ayons porté loin le général?»

Je dis que non. Nous l’avions à peine vu remuer.

--«Bon, voilà une idée abandonnée. Il nous faut trouver autre chose. Il
se trouve bien où il est, je suppose. Et si c’est sa façon de penser, et
s’il a mis dans sa tête de ne pas être dérangé, il en viendra à ses
fins. Il vaut mieux le laisser tranquille, aussi longtemps qu’il voudra.
Il a tous les atouts dans son jeu. Et alors il tombe sous les sens qu’à
vouloir contrarier ses idées on sera toujours battu.»

Nous ne pouvions cependant rester dehors dans cette tempête furieuse.
Nous serions morts de froid. Il fallut donc rentrer et fermer la porte,
et souffrir, et nous succéder à la vitre brisée de la fenêtre.
Cependant, comme nous venions de quitter une station où nous avions eu
un court arrêt, Thompson entra tout joyeux en s’écriant:

--«Tout va bien. Je crois que nous tenons le commodore, cette fois. Il
me semble que j’ai mis la main sur l’arme qu’il faut pour le battre.»

C’était de l’acide phénique. Il en avait un bidon. Il en répandit
partout, autour de nous, il inonda la caisse à fusils, le fromage et
tout. Puis nous nous assîmes, pleins d’espoir. Ce ne fut pas long. Les
deux parfums s’amalgamèrent, et alors, oui,--rapidement nous
précipitâmes-nous vers la porte. Une fois dehors, Thompson s’essuya le
front avec son mouchoir, et dit d’une voix défaillante:

--«Tout est inutile. Nous ne pouvons rien contre lui. Il se sert de tout
ce dont nous essayons pour le modifier, lui donne son parfum et nous le
renvoie. Capitaine, il est cent fois plus terrible maintenant qu’au
commencement. Je n’ai jamais vu personne s’échauffer ainsi à la besogne
et y mettre un si infernal intérêt. Non, Monsieur, jamais, depuis que je
voyage sur la ligne. Et j’en ai transporté plus d’un, comme j’ai eu
l’honneur de vous le dire.»

Nous rentrâmes, avant d’être tout à fait gelés. Mais on ne pouvait y
tenir. Dès ce moment, nous ne fîmes que courir du dedans au dehors et
réciproquement, alternativement gelés, chauffés, suffoqués. Au bout
d’une heure vint une autre station. Au départ Thompson entra avec un sac
et dit:

--«Capitaine, je vais essayer autre chose. C’est la dernière tentative.
Si nous n’en venons pas à bout cette fois, nous n’avons plus qu’à jeter
l’éponge et à nous retirer de la lutte. Essayons.»

Il avait apporté un paquet de plumes de volailles, des pommes sèches,
des feuilles de tabac, des chiffons, des vieux souliers, du souffre, de
l’assa fœtida, un tas d’objets. Il les empila sur une plaque de fer au
milieu du wagon et y mit le feu. Quand le tout fut bien allumé, je ne
pus comprendre comment le cadavre lui-même pouvait supporter cette
odeur. Tout ce que nous avions senti jusque-là, par comparaison, était
une poésie. Mais sachez que le parfum primitif persistait aussi
énergique qu’avant. Bien mieux. Les autres odeurs semblaient lui donner
du ton. Je ne fis pas ces réflexions sur place, je n’en eus pas le
temps, mais sur la plate-forme. En faisant irruption au dehors, Thompson
tomba suffoqué. Quand nous revécûmes, il dit d’une voix mourante:

--«Il nous faut rester dehors, capitaine. Il le faut. Il n’y a pas autre
chose à faire. Le gouverneur veut voyager seul. C’est son idée et nous
ne pouvons aller à l’encontre.»

Puis il ajouta:

--«Et savez-vous? Nous sommes empoisonnés. C’est notre dernier voyage.
Vous pouvez en faire votre deuil. Le résultat de tout cela sera une
fièvre typhoïde. Je la sens venir. Oui, Monsieur, nous sommes élus,
aussi vrai que je suis né.»

On nous retira de la plate-forme, une heure après, à la station
suivante, glacés et insensibles; j’en eus une fièvre violente, et ne sus
plus rien pendant trois semaines. J’appris alors que j’avais passé cette
nuit effroyable en compagnie d’une inoffensive caisse de fusils, et d’un
lot de fromages sans malice aucune, mais la vérité arriva trop tard pour
me sauver. L’imagination avait fait son œuvre, et ma constitution est
ruinée pour toujours. Ni les Bermudes ni aucune autre terre ne pourront
me rendre la santé. C’est mon dernier voyage. Je retourne à mon foyer
pour mourir.




NUIT SANS SOMMEIL


Nous fûmes au lit à dix heures, car nous devions nous lever au petit
jour pour continuer notre route vers chez nous. J’étais un peu énervé,
mais Harris s’endormit tout de suite. Il y a dans cet acte un je ne sais
quoi qui n’est pas exactement une insulte et qui est pourtant une
insolence, et une insolence pénible à souffrir. Je réfléchissais sur
cette injure, et cependant j’essayais de m’endormir. Mais plus
j’essayais, plus je m’éveillais. J’en vins à méditer tristement dans
l’obscurité, sans autre compagnie qu’un dîner mal digéré. Mon esprit
partit, peu à peu, et aborda le début de tous les sujets sur lesquels on
ait jamais réfléchi. Mais sans aller jamais plus loin que le début.
C’était toucher et partir. Il volait de pensée en pensée avec une
prodigieuse rapidité. Au bout d’une heure ma tête était un parfait
tourbillon. J’étais épuisé, fatigué à mort.

La fatigue devint si grande qu’elle commença à lutter avec l’excitation
nerveuse. Tandis que je me croyais encore éveillé, je m’assoupissais en
réalité dans une inconscience momentanée, d’où j’étais violemment tiré
par une secousse qui rompait presque mes articulations,--l’impression du
moment étant que je tombais dans quelque précipice. Après avoir
dégringolé dans huit ou neuf précipices, et m’être ainsi aperçu que la
moitié de mon cerveau s’était éveillée à plusieurs reprises, tandis que
l’autre moitié dormait, soupçonnée de la première qui luttait pour
résister, l’assoupissement complet commença à étendre son influence
graduelle sur une plus grande partie de mon territoire cérébral, et je
tombai dans une somnolence qui devint de plus en plus profonde, et qui
était sans doute sur le point de se transformer en solide et
bienfaisante stupeur, pleine de rêves, quand... Qu’y avait-il donc?

Mes facultés obscurcies furent en partie ramenées vers la conscience, et
prirent une attitude réceptive. Là-bas, d’une distance immense,
illimitée, venait quelque chose qui grandissait, grandissait,
approchait, et qu’on put bientôt reconnaître pour un son. Au début, cela
ressemblait plutôt à un sentiment. Ce bruit était à un kilomètre,
maintenant. Peut-être le murmure d’une tempête. Puis, il s’approchait.
Il n’était pas à un quart de mille. Était-ce le grincement étouffé d’une
machine lointaine? Non. Le bruit s’approchait, plus près encore, plus
près, et à la fin il fut dans la chambre même. C’était simplement une
souris en train de grignoter la boiserie. Ainsi c’était pour cette
bagatelle que j’avais si longtemps retenu ma respiration!

Bien. C’était une chose faite. Il n’y avait pas à y revenir. J’allais
m’endormir tout de suite et réparer le temps perdu. Vaine pensée! Sans
le vouloir, sans presque m’en douter, je me mis à écouter le bruit
attentivement et même à compter machinalement les grincements de la râpe
à muscade de la souris. Bientôt, cette occupation me causa une
souffrance raffinée. Cependant j’aurais peut-être supporté cette
impression pénible, si la souris avait continué son œuvre sans
interruption. Mais non. Elle s’arrêtait à chaque instant. Et je
souffrais bien plus en écoutant et attendant qu’elle reprît que pendant
qu’elle était en train. Au bout de quelque temps, j’aurais payé une
rançon de cinq, six, sept, dix dollars, pour être délivré de cette
torture. Et à la fin j’offrais de payer des sommes tout à fait en
disproportion avec ma fortune. Je rabattis mes oreilles, c’est-à-dire je
ramenai les pavillons, et les roulai en cinq ou six plis, et les pressai
sur le conduit auditif, mais sans résultat. Mon ouïe était si affinée
par l’énervement que j’avais comme un microphone et pouvais entendre à
travers les plis sans difficulté.

Mon angoisse devenait de la frénésie. A la fin, je fis ce que tout le
monde a fait, depuis Adam, en pareil cas. Je décidai de jeter quelque
chose. Je cherchai au bas du lit, et trouvai mes souliers de marche,
puis je m’assis dans le lit, et attendis, afin de situer le bruit
exactement. Je ne pus y parvenir. Il était aussi peu situable qu’un cri
de grillon. On croit toujours qu’il est là où il n’est pas. Je lançai
donc un soulier au hasard, avec une vigueur sournoise. Le soulier frappa
le mur au-dessus du lit d’Harris et tomba sur lui. Je ne pouvais pas
supposer qu’il irait si loin. Harris s’éveilla, et je m’en réjouis,
jusqu’au moment où je m’aperçus qu’il n’était pas en colère. Alors je
fus désolé. Il se rendormit rapidement, ce qui me fit plaisir. Mais
aussitôt le grignotement recommença, ce qui renouvela ma fureur. Je ne
voulais pas éveiller de nouveau Harris, mais le bruit continuant me
contraignit à lancer l’autre soulier. Cette fois, je brisai un miroir;
il y en avait deux dans la chambre. Je choisis le plus grand,
naturellement. Harris s’éveilla encore, mais n’eut aucune plainte, et je
fus plus triste qu’avant. Je me résolus à subir toutes les tortures
humaines plutôt que de l’éveiller une troisième fois.

La souris pourtant s’éloigna, et peu à peu je m’assoupissais, quand une
horloge commença à sonner. Je comptai tous les coups, et j’allais me
rendormir quand une autre horloge sonna. Je comptai. Alors les deux
anges du grand carillon de l’hôtel de ville se mirent à lancer de leurs
longues trompettes des sons riches et mélodieux. Je n’avais jamais ouï
de notes plus magiques, plus mystérieuses, plus suaves. Mais quand ils
se mirent à sonner les quarts d’heure, je trouvai la chose exagérée.
Chaque fois que je m’assoupissais un moment, un nouveau bruit
m’éveillait. Chaque fois que je m’éveillais, je faisais glisser la
couverture, et j’avais à me pencher jusqu’au sol pour la rattraper.

A la fin, tout espoir de sommeil s’enfuit. Je dus reconnaître que
j’étais décidément et désespérément éveillé. Tout à fait éveillé, et en
outre j’étais fiévreux et j’avais soif. Après être resté là à me tourner
et me retourner aussi longtemps que je pus, il me vint l’idée excellente
de me lever, de m’habiller, de sortir sur la grande place pour prendre
un bain rafraîchissant dans le bassin de la fontaine, et attendre le
matin en fumant et en rêvant.

Je pensais pouvoir m’habiller dans l’obscurité sans éveiller Harris.
J’avais exilé mes souliers au pays de la souris, mais les pantoufles
suffisaient, pour une nuit d’été. Je me levai donc doucement, et je
trouvai graduellement tous mes effets, sauf un de mes bas. Je ne pouvais
tomber sur sa trace, malgré tous mes efforts. Il me le fallait,
cependant. Je me mis donc à quatre pattes et m’avançai à tâtons, une
pantoufle au pied, l’autre dans la main, scrutant le plancher, mais sans
résultat. J’élargis le cercle de mon excursion et continuai à chercher
en tâtonnant. A chaque fois que se posait mon genou, comme le plancher
craquait! Et quand je me heurtais au passage contre quelque objet, il me
semblait que le bruit était trente-cinq ou trente-six fois plus fort
qu’en plein jour. Dans ce cas-là, je m’arrêtais et retenais ma
respiration pour m’assurer qu’Harris ne s’était pas éveillé, puis je
continuais à ramper. J’avançais de côté et d’autre, sans pouvoir trouver
le bas. Je ne rencontrais absolument pas autre chose que des meubles. Je
n’aurais jamais supposé qu’il y eût tant de meubles dans la chambre au
moment où je vins me coucher. Mais il en grouillait partout maintenant,
spécialement des chaises. Il y avait des chaises à tous les endroits.
Deux ou trois familles avaient-elles emménagé, dans l’intervalle? Et
jamais je ne découvrais une de ces chaises à temps, mais je les frappais
toujours en plein et carrément de la tête. Mon irritation grandissait,
et tout en rampant de côté et d’autre, je commençais à faire à voix
basse d’inconvenantes réflexions.

Finalement, dans un violent accès de fureur, je décidai de sortir avec
un seul bas. Je me levai donc et me dirigeai, à ce que je pensais, vers
la porte, et soudain je vis devant moi mon image obscure et spectrale
dans la glace que je n’avais pas brisée. Cette vue m’arrêta la
respiration un moment. Elle me prouva aussi que j’étais perdu et ne
soupçonnais pas où je pouvais être. Cette pensée me chagrina tellement
que je dus m’asseoir sur le plancher et saisir quelque chose pour éviter
de faire éclater le plafond sous l’explosion de mes sentiments. S’il n’y
avait eu qu’un miroir, peut-être aurait-il pu me servir à m’orienter.
Mais il y en avait deux, et c’était comme s’il y en avait eu mille.
D’ailleurs, ils étaient placés sur les deux murs opposés. J’apercevais
confusément la lueur des fenêtres, mais dans la situation résultant de
mes tours et détours, elles se trouvaient exactement là où elles
n’auraient pas dû être, et ne servaient donc qu’à me troubler au lieu de
m’aider à me retrouver.

Je fis un mouvement pour me lever, et je fis tomber un parapluie. Il
heurta le plancher, dur, lisse, nu, avec le bruit d’un coup de pistolet.
Je grinçai des dents et retins ma respiration. Harris ne remua pas. Je
relevai doucement le parapluie et le posai avec précaution contre le
mur. Mais à peine eus-je retiré la main que son talon glissa sous lui et
qu’il tomba avec un autre bruit violent. Je me recroquevillai et
j’attendis un moment, dans une rage muette. Pas de mal. Tout était
tranquille. Avec le soin le plus scrupuleux et le plus habile, je
redressai le parapluie une fois de plus, retirai la main... et il tomba
de nouveau.

J’ai reçu une éducation excellente, mais si la chambre n’avait pas été
plongée dans une sombre, solennelle et effrayante tranquillité, j’aurais
sûrement proféré une de ces paroles qu’on n’eût pu mettre dans un livre
de l’école du dimanche sans en compromettre la vente. Si mes facultés
mentales n’avaient été depuis longtemps réduites à néant par
l’épuisement où je me trouvais, je n’aurais pas essayé une minute de
faire tenir un parapluie debout, dans l’obscurité, sur un de ces
parquets allemands, polis comme une glace. En plein jour, on échouerait
une fois sur cinq. J’avais une consolation, pourtant: Harris demeurait
calme et silencieux. Il n’avait pas bronché.

Le parapluie ne pouvait me donner aucune indication locale. Il y en
avait quatre dans la chambre, et tous pareils. Je pensai qu’il serait
pratique de suivre le mur, en essayant de trouver la porte. Je me levai
pour commencer mon expérience, et je décrochai un tableau. Ce n’était
pas un grand tableau, mais il fit plus de bruit qu’un panorama. Harris
ne bougea pas: mais je compris qu’une autre tentative picturale
l’éveillerait sûrement. Il valait mieux renoncer à sortir. Le mieux
était de retrouver au milieu de la chambre la table ronde du roi
Arthur--je l’avais déjà rencontrée plusieurs fois,--et de m’en servir
comme point de départ pour une exploration vers mon lit. Si je pouvais
atteindre mon lit, je retrouverais mon pot à eau, je calmerais ma soif
dévorante et me coucherais. Je repartis donc à quatre pattes. J’allais
plus vite de cette façon et aussi plus sûrement, sans risquer de rien
renverser. Au bout d’un moment, je trouvai la table, avec ma tête, me
frottai un peu le front, puis me levai et partis, les mains allongées et
les doigts écartés, pour tenir mon équilibre. Je trouvai une chaise,
puis le mur, puis une autre chaise, puis un sopha, puis un alpenstock,
puis un autre sopha. Cela me troubla, car je pensais qu’il n’y avait
qu’un sopha dans la chambre. Je regagnai la table pour m’orienter et
repartir. Je trouvai quelques chaises de plus.

Il arriva maintenant, comme sans doute il était arrivé tout à l’heure,
que la table, étant ronde, n’était d’aucune valeur comme base pour un
départ d’exploration. Je l’abandonnai donc une fois de plus, et m’en
allai au hasard à travers la solitude des chaises et des sophas. J’errai
dans des pays inconnus, et fis tomber un flambeau de la cheminée. En
cherchant le flambeau, je renversai un pot à eau, qui fit un fracas
terrible, et je dis en moi-même: «Vous voilà enfin. Je pensais bien que
vous étiez par là.» Harris murmura: «Au meurtre! Au voleur!» et ajouta:
«Je suis absolument trempé.» C’était l’autre pot à eau.

Le bruit avait réveillé toute la maison. M. X... entra précipitamment
dans son long vêtement de nuit, tenant un bougeoir. Le jeune Z... après
lui, avec un autre bougeoir. Une procession par une autre porte avec des
flambeaux et des lanternes, l’hôte et deux voyageurs allemands, en robes
de chambre, ainsi qu’une femme, de chambre aussi.

Je regardai. J’étais auprès du lit d’Harris, à un jour de voyage du
mien. Il n’y avait qu’un sopha. Il était contre le mur. Il n’y avait
qu’une chaise à ma portée. J’avais tourné autour d’elle comme une
comète, la heurtant comme une comète la moitié de la nuit.

J’expliquai ce qui m’était arrivé, et pourquoi cela était arrivé; les
gens de la maison se retirèrent et nous nous occupâmes du déjeuner, car
l’aurore pointait déjà. Je jetai un coup d’œil furtif sur mon podomètre,
et trouvai que j’avais parcouru quarante-sept milles. Mais peu
importait, puisque, après tout, je voulais sortir pour faire un tour.




LES FAITS CONCERNANT MA RÉCENTE DÉMISSION


                                            Washington, 2 décembre.

J’ai démissionné. Le gouvernement a l’air de marcher quand même, mais il
a du plomb dans l’aile. J’étais employé à la commission sénatoriale de
conchyliologie, et j’ai renoncé à ma situation. Je voyais trop la
disposition évidente des autres membres du gouvernement à m’empêcher
d’élever la voix dans les conseils de la nation! Je ne pouvais garder
plus longtemps mes fonctions et m’humilier à mes yeux. Si j’avais à
détailler tous les outrages qui se sont amoncelés sur ma tête durant les
six jours que j’ai appartenu officiellement au gouvernement, il y
faudrait un volume.

On m’avait nommé clerc de ce comité de conchyliologie, sans me donner
même un secrétaire avec qui j’eusse pu jouer au billard. J’aurais
supporté cela, pauvre esseulé, si triste que ce fût, si j’avais trouvé
chez les autres membres du Cabinet les égards qui m’étaient dus. Mais
non. Dès que je m’apercevais que la direction de quelque département
allait de travers, j’abandonnais aussitôt toute occupation, pour
apporter mes sages conseils, comme je devais. Jamais je n’ai eu un
remerciement, jamais. J’allai trouver, avec les meilleures intentions
du monde, le secrétaire de la marine:

--«Monsieur, lui dis-je, je ne vois pas que l’amiral Farragut soit en
train de faire autre chose qu’un voyage de plaisance autour de l’Europe.
C’est une partie de campagne. Il est possible que ce soit très bien.
Mais je ne pense pas ainsi. S’il n’a pas l’occasion de livrer bataille,
faites-le revenir. Un homme n’a pas besoin d’une flotte entière pour un
voyage d’agrément. C’est trop cher. Notez que je n’interdis pas les
voyages d’agrément aux officiers de marine, les voyages d’agrément qui
sont raisonnables, les voyages d’agrément qui sont économiques. Mais ils
pourraient parfaitement fréter un radeau et aller sur le Mississipi...»

Vous auriez entendu éclater l’orage. On aurait cru que je venais de
commettre un crime. Peu m’importait. Je répétai que c’était bon marché,
d’une simplicité bien républicaine, et très sûr. Je dis que, pour une
paisible excursion d’agrément, rien ne valait un radeau.

Alors le secrétaire de la marine me demande qui j’étais. Quand je lui
dis que j’étais attaché au gouvernement, il me demanda en quelle
qualité. Je dis que, sans relever ce qu’avait d’étrange une semblable
question, venant d’un membre du même gouvernement, je pouvais lui
apprendre que j’étais employé de la commission sénatoriale de
conchyliologie. C’est alors que la tempête fit rage. Il finit par
m’ordonner de quitter la place, et de me borner strictement, dans
l’avenir, à m’occuper de mon propre travail. Mon premier mouvement fut
de le faire révoquer. Mais je réfléchis que cette mesure pourrait nuire
à d’autres que lui, et ne me causerait aucun profit. Je le laissai donc.

J’allai ensuite trouver le ministre de la guerre. Il refusa de me
recevoir tant qu’il ne sut pas que j’étais attaché au gouvernement. Je
pense que, si je n’avais été un personnage important, on ne m’eût jamais
introduit. Je lui demandai du feu (il était en train de fumer) et je lui
dis que je n’avais rien à reprendre à sa défense des stipulations
verbales du général Lee et de ses soldats, mais que je ne pouvais
approuver sa méthode d’attaque contre les Indiens des plaines. Je dis
que l’on faisait des engagements trop dispersés. On devrait rassembler
les Indiens davantage, les réunir tous ensemble dans quelque endroit
favorable, où le ravitaillement des deux partis serait assuré, et alors
procéder à un massacre général. Je dis qu’il n’y avait rien de plus
convaincant pour un Indien qu’un massacre général.

S’il n’était pas partisan du massacre, le procédé le plus sûr après
celui-là, pour un Indien, était le savon et l’éducation. Le savon et
l’éducation ne sont pas aussi rapides qu’un massacre, mais sont plus
funestes à la longue. Un Indien massacré à demi peut se rétablir, mais
si vous lui donnez de l’éducation et lui apprenez à se laver, tôt ou
tard il doit en mourir. Cela ruine sa constitution, et le frappe au
cœur.--«Monsieur, dis-je, le temps est venu où s’impose une cruauté à
glacer le sang dans les veines. Infligez du savon et un alphabet à tous
les Indiens ravageurs des plaines et laissez-les mourir!»

Le ministre de la guerre me demanda si j’étais membre du Cabinet, et je
dis que oui. Il s’informa de mes fonctions, et je dis que j’étais
secrétaire de la commission sénatoriale de conchyliologie. Il me fit
aussitôt mettre en état d’arrestation pour insultes au pouvoir, et
priver de ma liberté pendant la plus grande partie du jour.

J’étais presque décidé à garder le silence désormais, et à laisser le
gouvernement se tirer d’affaire comme il pourrait. Mais mon devoir
m’appelait et j’obéis. J’allai trouver le secrétaire général des
finances. Il me dit:

--«Que désirez-vous?»

La question me prit à l’improviste. Je répondis:

«--Du punch au rhum.»

Il dit:--«Si vous avez quelque chose à me communiquer, Monsieur, faites
vite, et le plus brièvement possible.»

Je lui affirmai donc que j’étais fâché de le voir changer de
conversation si soudainement. Une pareille conduite était offensante
pour moi. Mais, dans les circonstances, je préférais passer outre et en
venir au fait. Je me mis alors à lui adresser les plus chaleureuses
observations sur la longueur extravagante de son rapport. Il était trop
étendu, plein de détails oiseux, grossièrement construit. Aucune
description, pas de poésie, pas de sentiment. Ni héros, ni intrigue, nul
pittoresque, pas même quelques gravures. Personne ne le lirait, la chose
était sûre. Je le pressai de ne pas détruire sa réputation en publiant
une chose pareille. S’il avait quelque ambition littéraire, il devait
mettre plus de variété dans ses ouvrages. Il devait éviter les détails
trop secs. La popularité des almanachs, lui dis-je, venait surtout des
poésies et des calembours. Quelques mots plaisants distribués çà et là
dans son rapport financier serviraient plus à la vente que tous les
raisonnements sur les revenus de l’intérieur. Je dis tout cela du ton le
plus aimable. Le ministre des finances entra néanmoins en fureur. Il dit
même que j’étais un âne. Il abusa de moi de la façon la plus
vindicative, et ajouta que si je revenais jamais me mêler de ses
affaires, il me ferait passer par la fenêtre. Je répondis que je n’avais
plus qu’à prendre mon chapeau et partir, si je ne pouvais être traité
avec le respect dû à mes fonctions. Ainsi fis-je. C’était exactement
comme un jeune auteur. Ils croient en savoir plus que tout le monde,
quand ils publient leur premier volume. On ne peut pas leur en
remontrer.

Tout le temps que je fus attaché au gouvernement, il me parut que je ne
pouvais faire aucune démarche officielle sans m’attirer quelque ennui.
Et pourtant nul de mes actes, nulle de mes tentatives qui ne fût
inspirée par le bien de l’État. Mon orgueil froissé m’a peut-être induit
à des conclusions injustes et fâcheuses, mais il me parut clair
cependant que le secrétaire d’État, le ministre de la guerre, celui des
finances, et d’autres de mes confrères avaient conspiré dès le premier
jour pour m’écarter du gouvernement. Je n’assistai qu’à une réunion du
Conseil des ministres, tout ce temps-là. J’en eus assez. Le domestique à
la porte de la Maison Blanche ne sembla pas disposé à m’introduire,
jusqu’au moment où je demandai si les autres membres du Cabinet étaient
arrivés. Il me répondit affirmativement et j’entrai. Ils étaient tous
là. Mais personne ne m’offrit un siège. Ils me regardèrent absolument
comme si j’étais un intrus. Le président dit:

--«Qui êtes-vous, Monsieur?»

Je lui tendis ma carte et il lut: «L’honorable Mark Twain, secrétaire de
la commission sénatoriale de conchyliologie.» Là-dessus, il me toisa
comme s’il n’avait jamais entendu parler de moi. Le ministre des
finances dit:--«C’est cette espèce d’âne encombrant qui est venu me
conseiller de mettre de la poésie et des calembours dans mon rapport,
comme s’il s’agissait d’un almanach.»

Le ministre de la guerre dit:--«C’est le même fou qui est venu hier me
proposer un plan pour donner à une partie des Indiens de l’éducation
jusqu’à la mort, et massacrer le reste.»

Le ministre de la marine dit:--«Je reconnais ce jeune homme. C’est lui
qui est venu à plusieurs reprises, cette semaine, me troubler dans mon
travail. Il s’inquiète de l’amiral Farragut, qui occupe une flotte
entière à une excursion d’agrément, comme il dit. Ses propositions au
sujet de quelque stupide excursion sur un radeau sont trop absurdes pour
être répétées.»

Je dis:--«Messieurs. Je perçois ici une disposition à discréditer tous
les actes de ma carrière publique. Je perçois aussi une disposition à me
priver de ma voix dans les conseils de la nation. Je n’ai pas été
convoqué aujourd’hui. C’est une pure chance si j’ai su qu’il y avait une
réunion du Cabinet. Mais laissons cela. Je ne veux savoir qu’une chose:
est-ce ici une réunion du Conseil, ou non?»

Le président répondit affirmativement.

--«Alors, fis-je, mettons-nous tout de suite au travail, et ne perdons
pas un temps précieux à critiquer les actes officiels de chacun.»

Le secrétaire d’État me dit alors, courtoisement:--«Jeune homme, vous
partez d’une idée fausse. Les secrétaires des comités du Congrès ne sont
pas membres du gouvernement, pas plus que les concierges du Capitole, si
étrange que cela puisse vous paraître. D’ailleurs, quelque vif désir que
nous éprouvions d’avoir l’appui de votre sagesse plus qu’humaine dans
nos délibérations, nous ne pouvons légalement nous en avantager. Les
conseils de la nation doivent se passer de vous. S’il s’ensuit un
désastre, comme il est fort possible, que ce soit un baume pour votre
âme désolée, d’avoir fait par geste ou parole tout votre possible pour
le prévenir. Vous avez ma bénédiction. Adieu.»

Ces paroles aimables apaisèrent mon cœur troublé et je sortis. Mais les
serviteurs du pays ne connaissent pas le repos.

J’avais à peine regagné ma tanière dans le Capitole, et disposé mes
pieds sur la table comme un représentant du peuple, quand un des
sénateurs du comité conchyliologique vint en grande fureur, et me dit:

--«Où avez-vous été tout le jour?»

Je répondis que, si cela regardait tout autre que moi, j’avais été à un
conseil de Cabinet.

--«A un conseil de Cabinet! J’aimerais savoir ce que vous aviez à faire
à un conseil de Cabinet.»

Je répondis que j’y étais allé pour donner mon avis, alléguant, pour le
rassurer, qu’il n’avait été nullement question de lui. Il devint alors
insolent, et finit par dire qu’il me cherchait depuis trois jours pour
recopier un rapport sur les coquilles de bombes, d’œufs, et d’huîtres,
et je ne sais plus quoi, se rattachant à la conchyliologie, et que
personne n’avait pu savoir où me trouver.

C’en était trop. Ce fut la plume qui brisa le dos du chameau du
pèlerin.--«Monsieur, fis-je, supposez-vous que je vais travailler pour
six dollars par jour? Si l’on croit cela, permettez-moi de conseiller au
comité sénatorial de conchyliologie d’engager un autre secrétaire. Je ne
suis l’esclave d’aucun parti. Reprenez votre dégradant emploi.
Donnez-moi la liberté ou la mort.»

Dès ce moment, je n’appartins plus au gouvernement. Rebuté par
l’administration, par le Cabinet et enfin par le président d’un comité
dont je m’efforçais d’être l’ornement, je cédai à la persécution, me
débarrassai des périls et des charmes de mes hautes fonctions, et
oubliai ma patrie sanglante à l’heure du péril.

Mais j’avais rendu à l’État quelques services, et j’envoyai une note:

«Doit le gouvernement des États-Unis à l’honorable secrétaire du comité
sénatorial de conchyliologie:

                                                   Dollars
--Pour consultation au ministre de la guerre          50
--  «    --    »    --    de la marine                50
--  «    --    »    --    des finances                50
--Consultation de Cabinet      gratuite
--Pour frais de route, voyage, aller
et retour, à Jérusalem, _via_ Égypte, Alger,
Gibraltar et Cadix, 14,000 milles, à 20 c.
le mille[E]                                         2800
--Pour appointements de secrétaire
du comité sénatorial de conchyliologie,
six jours à six dollars par jour                      36
                                                    ----
                                         Total      2986

Pas un sou de cette somme ne me fut versé, si ce n’est cette bagatelle
de 36 dollars pour mon travail de secrétaire. Le ministre des finances,
me poursuivant jusqu’au bout, passa un trait de plume sur les autres
paragraphes, et écrivit simplement en marge: «Refusé.» Ainsi la cruelle
alternative se pose enfin. La répudiation commence. La nation est
perdue.--J’en ai fini avec les fonctions publiques. Libre aux autres
employés de se laisser asservir encore. J’en connais des tas, dans les
ministères, qui ne sont jamais prévenus quand il doit y avoir Conseil
des ministres, dont les chefs du gouvernement ne demandent jamais l’avis
sur la guerre, les finances, le commerce, comme s’ils ne tenaient en
rien au gouvernement. Cependant ils demeurent à leur bureau, des jours
et des jours, et travaillent. Ils savent leur importance dans la nation,
et montrent inconsciemment qu’ils en ont conscience, dans leur allure et
leur façon de commander leur nourriture au restaurant, mais ils
travaillent. J’en connais un qui a pour fonctions de coller toutes
sortes de petites coupures de journaux dans un album, parfois jusqu’à
huit ou dix par jour. Il ne s’en acquitte pas fort bien, mais il fait
aussi bien qu’il peut. C’est très fatigant.--C’est un travail épuisant
pour le cerveau. Il n’a cependant pour cela que 1,800 dollars annuels.
Intelligent comme il est, ce jeune homme gagnerait des milliers et des
milliers de dollars dans un autre commerce, s’il voulait.--Mais non. Son
cœur est avec son pays, et il servira son pays tant qu’il restera au
monde un album pour coller des coupures de journaux. Je connais des
employés qui n’ont pas une très belle écriture, mais toutes leurs
capacités ils les mettent noblement aux pieds de leur pays; et
travaillent et souffrent pour 2,500 dollars par an. Il arrive que l’on
doit faire recopier par d’autres employés ce qu’ils ont écrit, parfois,
mais quand un homme a fait pour son pays ce qu’il peut, ce pays peut-il
se plaindre? Il y a des employés qui n’ont pas d’emploi et qui attendent
et attendent une vacance, attendent patiemment l’occasion d’aider leur
pays en quoi que ce soit, et tant qu’ils attendent, on leur donne
uniquement 2,000 dollars par an. Quoi de plus triste? Quand un membre du
congrès a un ami bien doué, sans un emploi où ses dons pourraient se
donner carrière, il l’attribue à la nation, et lui donne un poste dans
un ministère. Et dès lors, cet homme travaille comme un esclave, jusqu’à
épuiser sa vie, se battant corps à corps avec des papiers pour le bien
de la nation, qui ne pense jamais à lui, ne sympathise jamais avec
lui,--tout cela pour 2,000 ou 3,000 dollars par an. Quand j’aurai
complété ma liste des différents employés dans les différents ministères
avec l’indication de leur travail, et de leurs appointements, vous
verrez qu’il n’y a pas moitié assez d’employés, et que ceux qu’il y a ne
sont pas à moitié assez payés.




ÉCONOMIE POLITIQUE


«L’économie politique est la base de tout bon gouvernement. Les hommes
les plus sages de tous les temps ont été disposés à porter sur ce sujet
les...»

Ici je fus interrompu, et averti qu’un étranger désirait me voir en bas.
Je descendis sur la porte et me trouvai devant lui, et m’informai de ce
qui l’amenait. Cependant, je faisais tous mes efforts pour tenir la
bride serrée à mes fougueuses pensées d’économie politique, craignant de
les voir prendre la fuite ou ruer dans leur harnais. En moi-même, je
souhaitais que l’étranger fût à ce moment au fond du canal, avec une
cargaison de blé sur la tête.

J’étais tout en fièvre. Il paraissait fort calme. Il me dit qu’il était
désolé de me déranger, mais comme il passait par là, il avait remarqué
que ma maison manquait de paratonnerres. Je dis:--«Parfaitement.
Continuez. Qu’est-ce que cela peut faire?» Il me répondit que cela ne
lui faisait rien du tout, personnellement, rien, si ce n’est qu’il
aimerait à en poser quelques-uns. Je suis nouveau dans le métier de
propriétaire, ayant été habitué aux hôtels et aux maisons garnies
jusqu’à ce jour. Comme tout autre dans les mêmes conditions, je
m’efforce d’avoir, aux yeux des gens, l’air d’un vieux propriétaire; en
conséquence, et pour me débarrasser de lui, je dis que depuis longtemps
c’était en effet mon intention de faire poser six ou huit paratonnerres,
mais que... L’étranger parut surpris, et me regarda attentivement. Je
demeurais calme, pensant que s’il m’arrivait de commettre quelque
erreur, je n’en laisserais du moins rien surprendre par mon attitude. Il
me dit qu’il aimerait mieux avoir ma pratique que celle de n’importe qui
dans la ville.--«Très bien», fis-je. Et je m’éloignais déjà pour
reprendre ma lutte corps à corps avec mon sujet; il me rappela. Il était
indispensable de savoir exactement combien de «pointes» je voulais qu’on
posât, sur quelles parties de la maison, et quelle qualité de tige me
plaisait mieux. Tout cela fut lettre close pour un homme peu au courant
des questions de propriétariat. Mais j’y allai de confiance; il est
probable qu’il n’eut pas le moindre soupçon de mon inexpérience. Je lui
dis de poser huit «pointes», de les poser toutes sur le toit, et d’user
de la meilleure qualité de tige. Il me dit qu’il pourrait me fournir
l’article «ordinaire» à vingt centimes le pied; «doublé en cuivre»,
vingt-cinq centimes; enfin, pour trente centimes, un article «zinc
plaqué, à double spirale» qui arrêterait un éclair à n’importe quel
moment, d’où qu’il partît, et «rendrait sa course inoffensive, et ses
progrès futurs apocryphes». Je répondis qu’«apocryphe» n’était pas un
terme à dédaigner, étant donnée l’étymologie, mais que, toute question
philologique mise à part, la «double spirale» me convenait et que je
prendrais cette marque. Il dit alors qu’il _pouvait_ faire avec deux
cent cinquante pieds, mais que pour bien faire et avoir le meilleur
ouvrage qu’il y eût dans la ville, et forcer l’admiration de tous,
justes ou injustes, et obliger tous les gens à avouer que de leur vie
ils n’avaient vu un plus symétrique et hypothétique déploiement de
paratonnerres, il pensait ne pas pouvoir réellement s’en tirer à moins
de quatre cents pieds, sans d’ailleurs y mettre d’entêtement et tout
prêt à essayer. Je lui répondis qu’il pouvait marcher à raison de quatre
cents pieds, et qu’il fît l’ouvrage qu’il lui plairait, mais qu’il me
laissât tranquille m’en retourner à mon travail. Enfin, je fus
débarrassé, et me voici, après une demi-heure perdue à réatteler et
réaccoupler mes idées économico-politiques, prêt à continuer mon
développement.

«... plus riches trésors de leur génie, leur expérience, et leur savoir.
Les hommes les plus brillants en jurisprudence commerciale,
internationale confraternité, et déviation biologique, de tous les
temps, de toutes les civilisations, de tous les pays, depuis Zoroastre
jusqu’à M. Horace Greely, ont...» Ici, je fus interrompu de nouveau, et
prié de descendre pour conférer plus avant avec l’homme des
paratonnerres. Je me précipitai, bouillant et ému de pensées
prodigieuses enlacées en des mots si majestueux que chacun d’eux formait
à lui seul un cortège de syllabes qui aurait bien mis un quart d’heure à
défiler. Une fois de plus, je me trouvai en présence de cet homme, lui
si paisible et bienveillant, moi excité et frénétique. Il se tenait
debout dans l’attitude du colosse de Rhodes, un pied sur mes jeunes
plants de tubéreuses, un autre sur mes pensées, les mains sur les
hanches, le bord du chapeau sur les yeux, un œil clos, l’autre dirigé
d’un air d’appréciation admirative vers la principale cheminée. Il me
dit alors qu’il y avait dans cette affaire un ensemble de circonstances
qui devait rendre un homme heureux de vivre.--«Je m’en rapporte à vous,
ajouta-t-il, vîtes-vous jamais un spectacle d’un pittoresque plus
délirant que huit paratonnerres ensemble sur une seule cheminée?» Je
répondis n’avoir aucun souvenir actuel d’un spectacle supérieur à
celui-là. Il ajouta qu’à son avis rien au monde, si ce n’est les chutes
du Niagara, pouvait être regardé comme plus remarquable parmi les scènes
de la nature. Tout ce qu’on ne pouvait souhaiter maintenant, dit-il en
toute sincérité, pour faire de ma maison un vrai baume pour les yeux,
c’était qu’il lui fût permis de toucher légèrement à l’autre cheminée,
et d’ajouter ainsi au premier coup d’œil un peu surprenant une
impression calmante d’achèvement qui atténuerait celle un peu vive
produite par le précédent coup d’État. Je lui demandai si c’était dans
un livre qu’il avait appris à parler ainsi, et si je pouvais me le
procurer quelque part. Il sourit aimablement. Sa façon de parler,
dit-il, ne s’apprenait pas dans les livres. Rien, sinon d’être familier
avec les paratonnerres, ne pouvait rendre un homme capable de manier son
style de conversation si impunément. Puis, il établit un devis; une
huitaine environ de paratonnerres en plus, disposés çà et là sur le
toit, feraient, pensait-il, mon affaire; il était sûr que cinq cents
pieds de métal suffiraient. Il ajouta que les huit premiers
paratonnerres avaient un peu pris le pas sur ses mesures, pour ainsi
parler, et avaient nécessité un tant soit peu plus de métal qu’il avait
calculé, une centaine de pieds environ. Je lui répondis que j’étais
horriblement pressé, et que je souhaitais pouvoir établir définitivement
cette affaire pour m’en retourner à mon travail. Il me dit: «J’_aurais
pu_ prendre sur moi de poser ces huit tiges supplémentaires, et
continuer mon ouvrage tranquillement. Il y a des gens qui l’auraient
fait volontiers. Mais non. Cet homme est un étranger pour moi, me
suis-je dit, et je mourrai plutôt que de lui faire du tort. Il n’y a pas
assez de paratonnerres sur cette maison. Mais je ne modifierai pas mes
premiers plans pour en ajouter, ne fût-ce qu’un seul, avant d’avoir agi
comme je voudrais que l’on agît à mon égard, et averti ce gentleman.
Étranger, ma mission est terminée. Si le messager récalcitrant et
déphlogistique des nuages vient à frapper votre...»

--«Allons, allons, dis-je, placez les huit autres, ajoutez cinq cents
pieds de tige à double spirale, faites tout et tout le nécessaire, mais
calmez votre chagrin, et tâchez de garder vos sentiments en un endroit
où vous puissiez toujours les trouver en consultant le dictionnaire.
D’ailleurs, puisque maintenant nous sommes d’accord, je m’en retourne à
mon travail.»

Je crois bien que je demeurai assis à ma table, cette fois, une bonne
heure, essayant de revenir au point où j’étais lorsque la suite de mes
idées fut troublée par la dernière interruption. Mais j’y parvins, me
parut-il, et je pus me hasarder à continuer: «... mesuré leurs forces
sur ce grand sujet, et les plus éminents d’entre eux ont eu en lui un
digne adversaire, un adversaire qui se retrouve frais et souriant après
chaque étreinte. Le célèbre Confucius dit qu’il aimerait mieux être un
profond économiste que le chef de la police. Cicéron affirme en
plusieurs passages que l’économie politique est la plus noble nourriture
dont l’esprit humain puisse se nourrir, et même notre Greeley a dit, en
termes vagues, mais énergiques: «_L’Économie_...»

Ici, l’homme des paratonnerres m’envoya encore chercher. Je descendis
dans un état d’âme voisin de l’impatience. Il me dit qu’il aurait
préféré mourir que me déranger, mais que lorsqu’il était à faire un
travail, et que ce travail devait être fait, on y comptait, d’une façon
correcte et de main d’ouvrier, et que le travail était terminé, et que
la fatigue le forçait à chercher le repos et la distraction dont il
avait tant besoin, et qu’il allait se reposer, et que, jetant un dernier
coup d’œil, il s’apercevait que ses calculs avaient été un peu erronés,
et que s’il survenait un orage, et que cette maison, à laquelle il
portait maintenant un intérêt personnel, demeurât là sans rien au monde
pour la protéger que seize paratonnerres...--«Laissez-moi en paix,
criai-je, mettez-en cent cinquante! Mettez-en sur la cuisine! Mettez-en
douze sur la grange, deux sur la vache, un sur la cuisinière! Semez-les
sur cette maison maudite jusqu’à ce qu’elle soit pareille à un champ de
cannes à sucre doublées en zinc, à double spirale, montées en argent!
Allez! Employez tous les matériaux sur quoi vous pourrez mettre la main.
Quand vous n’aurez plus de paratonnerres, mettez des tiges de bielles,
de pistons, des rampes d’escalier, n’importe quoi pouvant flatter votre
lugubre appétit de décor artificiel. Mais accordez quelque répit à ma
cervelle affolée, et quelque soulagement à mon cœur déchiré!»

Tout à fait impassible,--à peine eut-il un sourire aimable,--cet homme
au cœur de bronze releva simplement ses manchettes avec soin, et dit
«qu’il allait maintenant s’en payer une bosse». Il y a trois heures de
cela. Et je me demande encore si je suis assez calme pour disserter sur
le noble sujet de l’économie politique. Je ne puis m’empêcher d’essayer.
C’est le seul sujet qui me tienne au cœur. C’est, dans toute la
philosophie humaine, le plus cher souci de ma pensée.

«... _politique est le plus beau présent que le ciel ait fait aux
hommes_. Quand Byron, ce poète dépravé mais génial, était en exil à
Venise, il avoua que si jamais il pouvait lui être donné de revivre sa
vie si mal employée, il consacrerait les intervalles de lucidité que
lui laisserait la boisson, à composer non des vers frivoles, mais des
essais d’économie politique.

«Washington aimait cette science charmante. Des noms tels que ceux de
Baker, Beckwith, Judson, Smith, lui doivent un impérissable renom. Et
même le divin Homère, au neuvième chant de son Iliade, s’exprime ainsi:

    Fiat justitia, ruat cœlum,
    Post mortem unum, ante bellum
    Hic jacet hoc, ex parte res
    Politicum economico est.

«Les conceptions grandioses du vieux poète, jointes aux formules
heureuses qui les expriment, la sublimité des images qui les revêtent,
ont immortalisé cette strophe et l’ont rendue plus célèbre que toutes
celles qui jamais...»

--«Maintenant, pas un mot, n’est-ce pas, ne prononcez pas un seul
mot.--Donnez-moi votre note et disparaissez d’ici pour jamais au sein du
silence éternel.--Neuf cents dollars? Est-ce tout? Voici un chèque pour
la somme, auquel fera honneur toute banque honorable de l’Amérique. Mais
pourquoi tous ces gens attroupés dans la rue? Quoi donc? Ce sont les
paratonnerres qu’ils regardent? Dieu me bénisse! On dirait qu’ils n’en
ont jamais vu de leur vie! Vous dites? Ils n’en ont jamais vu un pareil
tas sur une seule maison? Je vais descendre et examiner d’un œil
critique ce mouvement d’ignorance populaire.»

_Trois jours après._--Nous sommes tous à bout de forces. Pendant
vingt-quatre heures notre maison, hérissée de paratonnerres, a été la
fable et l’admiration de la ville. Les théâtres languissaient. Leurs
plus heureuses trouvailles scéniques paraissaient usées et banales à
côté de ce spectacle. Notre rue a été nuit et jour fermée à la
circulation par la foule des badauds, parmi lesquels beaucoup de gens
venus de la campagne. Ce fut un soulagement inespéré quand, le second
jour, un orage éclata. Suivant l’expression ingénieuse de l’historien
Josèphe, la foudre «travailla pour notre maison». Elle déblaya le
terrain, pour ainsi parler. En cinq minutes, il n’y eut plus un
spectateur dans un rayon de cinq cents mètres. Mais toutes les maisons
un peu hautes, à partir de cette limite, étaient couvertes de curieux,
fenêtres, toits, et le reste. Et rien d’étonnant à cela, car toutes les
fusées et les pièces d’artifice de la fête nationale durant toute une
génération, s’allumant et pleuvant ensemble du ciel en averse brillante
sur un pauvre toit sans défense, auraient à peine égalé le déploiement
pyrotechnique qui faisait étinceler ma demeure si superbement dans
l’obscurité d’alentour. D’après un calcul fait au moment même, le
tonnerre est tombé sur ma maison sept cent soixante-quatre fois en
quarante minutes. Mais chaque fois, saisi au passage par un de mes
fidèles paratonnerres, il glissait sur la tige à double spirale, et se
déchargeait dans la terre avant d’avoir eu sûrement le temps d’être
surpris de la manière dont la chose se faisait. Pendant toute la durée
du bombardement, une seule ardoise du toit fut fendue, et cela parce
que, pour un moment, les tiges du voisinage étaient en train de
transporter toute la foudre dont elles pouvaient humainement se charger.
Sûrement on ne vit rien de semblable depuis la création du monde. Tout
un jour et toute une nuit, pas un membre de ma famille ne put sortir la
tête par une fenêtre, sans qu’elle fût aussitôt rasée d’aussi près
qu’une bille de billard. Le lecteur me croira-t-il, si j’affirme que
pas un de nous ne songea à mettre une seule fois le pied dehors. Mais
enfin ce siège terrible prit fin, parce qu’il ne restait plus absolument
un atome d’électricité dans les nuages au-dessus de nous, à distance
d’attraction de mes paratonnerres insatiables. Alors, je sortis et
réunis quelques hommes courageux. Et nous ne prîmes pas un moment de
repos ou une miette de nourriture, que nous n’eûmes nettoyé le dessus de
ma maison de son effroyable armature. Nous ne laissâmes que trois tiges,
sur la maison, la cuisine et la grange. Vous pouvez voir. Elles y sont
encore aujourd’hui. Et alors, seulement alors, les gens se hasardèrent à
passer de nouveau par notre rue. Je dois noter, incidemment, que, durant
ces moments terribles, je ne poussai pas plus avant mon essai d’économie
politique. A l’heure où j’écris ces lignes, mes nerfs et mon cerveau ne
sont pas encore assez calmes pour me remettre au travail.

_Avis aux amateurs._--A vendre: trois mille deux cent onze pieds de tige
pour paratonnerre, qualité extra, plaquée en zinc, double spirale. Et
seize cent trente et une pointes à bout d’argent. Le tout, en état
convenable, et bien qu’un peu fatigué, pouvant être encore d’un bon
usage ordinaire. Occasion avantageuse. S’adresser à l’éditeur.


                                  FIN


                 IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

                       PRINTED IN GREAT BRITAIN


NOTES:

[A] La preuve du contraire est facile à faire. Le reproche tombe de
lui-même dès que nous le connaissons. (_Note du traducteur._)

[B] Le procédé est excellent, et nous l’avons expérimenté. Quand nous
étions à Londres, nous allions entendre le prêche d’un excellent
clergyman de nos amis. Il prêchait lentement et les yeux sur nous,
comme pour nous convertir. Et s’il voyait dans nos yeux que le sens
d’une phrase nous avait échappé, il recommençait: «Oui, mes frères, je
ne crains pas de le répéter. Et saurait-on trop répéter la parole de
Dieu..., etc.» A la deuxième fois, nous lui adressions un petit clin
d’œil amical. Nous avions compris. (_Note du traducteur._)

[C] Le lecteur peut croire que, si les cimetières de chez lui sont
entretenus en bon état, ce rêve ne s’applique pas du tout à sa ville
natale, mais qu’il vise directement et venimeusement la ville voisine.

[D] Détail à noter: William Shakespeare, qui assista au déplorable
événement depuis le commencement jusqu’à la fin, insinue que cet écrit
n’était autre qu’une note découvrant à César un complot tramé contre sa
vie.

[E] Les délégués cantonaux comptent leurs frais de route pour l’aller
et le retour, quoiqu’ils ne sortent jamais de la ville, quand ils y
sont. Qu’on m’ait refusé mes frais de route est ce que je comprends le
moins.







        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES CHOISIS ***
        

    

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