Lettres à Françoise

By Marcel Prévost

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Title: Lettres à Françoise

Author: Marcel Prévost

Illustrator: Albert Guillaume

Release date: January 10, 2025 [eBook #75078]

Language: French

Original publication: Paris: Lemerre, 1910

Credits: Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES À FRANÇOISE ***





    Au lecteur

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    été corrigées.




                         Lettres à Françoise




                            [Illustration]




                            MARCEL PRÉVOST

                          Lettres à Françoise

                   Illustrations d’Albert Guillaume

                      [Logo: FAC ET SPERA -- AL]


                                 PARIS
                       ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
                   _23-33, passage Choiseul, 23-33_




  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE

  10 exemplaires numérotés sur papier de Chine.




    [Bandeau]

    LETTRE LIMINAIRE

    Avril 1902


_Vous trouverez ici réunies, Françoise, les lettres que je vous écrivis
de quinzaine en quinzaine durant votre dernière année de pension._

_Les plus récentes de ces lettres sont presque d’hier, tandis qu’en
relisant les premières j’avais la sensation de remuer d’assez vieilles
cendres. C’est tout juste si elles ne sont pas du siècle dernier: vous
les reçûtes quand l’Exposition illustrait à Paris le début du_ XXe
_siècle. Et l’Exposition, n’est-il pas vrai, ma jolie nièce, cela nous
paraît déjà très loin, très loin?..._

_Il m’eût été facile, au moyen d’un léger maquillage, d’effacer ces
traces d’actualité, devenues en si peu de mois des marques d’âge.
Les vérités que j’essayais de vous exposer, les conseils que je vous
donnais alors sont, en somme, de tous les temps. Chaque fois qu’il
s’est rencontré par le monde un oncle un peu sermonneur et une jeune
nièce assez patiente pour l’écouter, celle-ci a pu recueillir les mêmes
propos. On les eût appelés, suivant l’époque: «Lettres à Eucharis» ou:
«Lettres à Blandine», ou plus près de nous, il y a quelque cent ans:
«Lettres à Sylvie»._

_Mais, de même que votre nom charmant de Françoise, si national, évoque
un certain pays et une certaine époque, de même les conseils contenus
dans les pages qui suivent, utiles au besoin pour Eucharis, Blandine
ou Sylvie, intéressent tout de même plus spécialement une jeune fille
française achevant ses études au début du_ XXe _siècle._


_Le_ XXe _siècle! Quel attrait dans ces trois mots, pour un esprit de
votre âge!_

_Comme au temps où le poète de Mantoue chantait la naissance de
l’Enfant, un grand ordre nouveau s’élabore. Les peuples sont travaillés
par de puissants remous où la vieille idée de conquête et la jeune
idée de justice dessinent plus nettement que jamais leurs efforts
opposés... La science, qui a mis au_ XIXe _siècle le globe entier à
portée des yeux et des pas de chacun de nous, va nous ouvrir le domaine
de l’air... Le devoir des heureux envers les déshérités sort de la
charité pure pour se fixer dans le Code. Enfin, et surtout! la Femme,
qui, suivant le mot profond du prince de Ligne, fait les mœurs tandis
que les hommes font les lois»--la Femme affirme la volonté d’élargir sa
place dans la société future. C’est elle, n’en doutons pas, qui sera le
principal objet des transformations inattendues. Elle en sera aussi la
plus active ouvrière, car elle apporte des réserves intactes d’espoir
et d’énergie. Elle est, dans le sein des nations lasses, un grand
peuple neuf._

_La jeune fille moderne pressent les destinées de son sexe. Au moment
d’entrer dans le monde, elle entrevoit ce qui demeure confus même
pour ses éducateurs: que l’instant historique est solennel. La jeune
Française surtout, éduquée d’après les méthodes qui ne se sont pas
sensiblement modifiées depuis plusieurs siècles, perçoit aussitôt le
désaccord entre son éducation et sa fonction dans la vie. Élevée dans
une pénombre quelque peu claustrale, ses yeux, d’abord éblouis, soudain
se dilatent. Le champ de son idéal s’agrandit; en même temps elle prend
plus nettement conscience des nécessités pratiques. On dirait qu’une
aube très pure l’inonde: l’horizon s’étend, et les plus proches objets
précisent leurs contours._

_Toutes les fois que je me suis entretenu avec vous, Françoise,
de vos espoirs, de vos rêves, de vos incertitudes même et de vos
anxiétés,--j’ai entrevu cette aube dans vos yeux... S’il s’en égare un
reflet sur les pages qui suivent, ce sera leur meilleure parure. Aux
premiers feux du matin, un grossier filet de pécheurs, séchant sur les
galets, semble par instant un tissu d’or._

_Voilà pourquoi j’ai voulu que ces pages, traitant d’humbles vérités
indépendantes du temps, gardassent l’indice clair, immédiat, de
l’époque où j’entrepris de les écrire: l’époque où la foule cosmopolite
se pressait aux abords de la Tour Eiffel; l’époque où le patriarche
Krüger commençait son pèlerinage d’Europe._

       *       *       *       *       *

_Maintenant, ces humbles vérités, banales comme la plupart des vérités
utiles,--notées, commentées d’abord à votre intention, était-il
opportun de les coudre en un assez gros livre, de les imprimer, de les
offrir à la foule?_

_Je ne l’aurais pas fait si, parmi ceux qui les avaient parcourues en
même temps que vous, de très nombreux lecteurs n’avaient demandé avec
instance qu’on leur donnât le même texte sous une forme plus commode.
Naïvement, je vous confesse que de telles demandes m’ont ravi. Avoir
diverti son public, c’est quelque chose; lui avoir paru nécessaire,
avoir éveillé en lui le désir de garder votre pensée à portée de son
oreille,--combien c’est mieux!... Je prétends sérieusement qu’un auteur
a le devoir de satisfaire à de si précieuses requêtes._

_J’ai donc cédé. Voici le volume. Je sais bien qu’il restera pour
vous un ami, chère Françoise aujourd’hui libre de la tutelle des
pensionnats, Françoise en plein bonheur d’épousailles. Mais, déjà, il
n’est plus à vous seule. Que dis-je? Mon vœu serait qu’il fût aussitôt
à toutes les autres jeunes filles d’un âge approchant du vôtre. Si la
chose était possible, je le leur enverrais à toutes, avec une jolie
dédicace et un billet leur disant_:

  «_Jeune fille, ce livre est pour vous. Vos yeux n’y
  rencontreront rien qui puisse choquer votre modestie ni troubler
  votre cœur... Lisez-le d’abord comme un récit, comme un roman
  de la vie courante. Hardiment, je vous annonce qu’aucun roman
  ne traite un sujet plus beau. C’est l’histoire d’une jeune
  fille comme vous, qui, pendant sa dernière année de pension,
  s’éprend d’un jeune homme, se fiance et se marie. Si vous me
  faites observer que ce beau sujet n’est pas des plus neufs, je
  vous répondrai que j’en étais averti, et que cependant je l’ai
  préféré à tout autre._

  «_Quand vous aurez lu ainsi l’aventure de Françoise, en passant
  ce qui vous ennuiera, ce qui vous semblera encombrer le récit
  (c’est la meilleure façon de lire un roman),--ne jetez pas le
  livre au rebut, je vous en prie. Gardez-le dans votre chambre
  à portée de votre main. D’abord, en l’ouvrant au hasard
  des loisirs, vous y trouverez des sujets de réflexion, de
  méditation. Votre jeune finesse féminine saura mettre en œuvre
  ces matières arides bien mieux que je ne sus le faire. Puis,
  lorsque vous discuterez avec une amie sur l’éducation, sur la
  toilette, sur les bals, sur les sports, sur le mariage, ouvrez
  encore le livre amical. Il vous donnera son opinion: et une
  tierce opinion départage parfois les contradicteurs, ne fût-ce
  qu’en leur suggérant ce cri unanime: «Peut-on dire pareille
  sottise?» En un mot, je ne vous recommande pas les_ «Lettres
  à Françoise» _comme un bréviaire,--mais tout simplement comme
  un inventaire des choses qui intéressent votre vie. Le plus
  important dans le livre n’est pas l’avis que j’expose, mais le
  sujet que je traite: vous._


  «_Si, voyant ce livre entre vos mains, l’on vous dit: «Il n’y a
  rien de nouveau ni de curieux là-dedans», tombez-en d’accord;
  mais suppliez le dénigreur de vous signaler un livre, bien fait
  celui-là, où les mêmes questions soient agitées. Vous m’en direz
  le titre aussitôt, et je courrai l’acheter chez mon libraire,
  car je l’ai cherché minutieusement et ne l’ai point trouvé._

  «_Si ce livre bien fait n’existe pas, ce sera l’excuse du mien,
  qui a du moins la vertu d’exister. Sans nulle fausse modestie,
  je vous assure que je le juge très imparfait, très loin de
  mon rêve. Voulez-vous m’aider à le rendre meilleur? Notez vos
  critiques, marquez les lacunes, suggérez des corrections,
  et envoyez-moi le tout. Je vous répondrai un grand merci et
  je vous promets bien que d’édition en édition, grâce à des
  collaboratrices telles que vous, les_ «Lettres à Françoise»
  _s’approcheront du mieux_...»


_Telle est, chère nièce, la façon dont je voudrais que ce petit volume
fût reçu et utilisé par ses lectrices naturelles. Qu’elles le prennent
ainsi, et j’en serai plus fier que d’un roman à cent mille exemplaires._

  M. P.




  [Illustration]

  Lettres à Françoise

  I


  _L’Institution Berquin.--Première apparition de Lucie et de
  Françoise.--L’invitation à la maturité.--Ce que suggèrent le
  jardin, la table à écrire et le lit.--On réclame un professeur
  de vie «ambiante».--Mme Le Quellien.--L’oncle de tout repos._


Quand je vous quittai, avant-hier soir, ma petite amie, dans le parloir
de cette célèbre institution Berquin, rue du Ranelagh, où je vous
remis aux mains de Mme Rochette, vous me dites ces mots que ma mémoire
a conservés dans leur ordre, ou, si vous voulez, dans leur désordre
gracieux:

--Merci, mon oncle! Ah! voilà Lucie Despeyroux!... Cette grande,
là-bas, vous voyez? avec de gros cheveux blonds... Elle a un frère
à Saint-Cyr, qui est si bien, si bien!... N’oubliez pas ce que vous
m’avez promis. Écrivez-moi de temps en temps... Oh! je suis contente!
je vous répondrai... Seulement, aurez-vous le temps de m’écrire?...
Lucie! attends-moi!... Au revoir, mon oncle: je monte me coucher; j’ai
sommeil... J’aime beaucoup quand vous venez dîner à la maison et quand
vous «me rentrez»... Je n’aime pas quand c’est mon oncle Roger.

--Vrai? Pourquoi ça?

--Il ne sait causer de rien. Et puis, il a l’air trop jeune.


Ces propos, avec le ton et la mine dont vous les prononçâtes, servirent
de thème à mes méditations, tandis que de la rue du Ranelagh je
regagnais mon logis, sur les hauteurs du Trocadéro. Vous connaîtrez
un jour, dans une vingtaine d’années, peut-être un peu plus tôt, car
vous êtes femme, ces étranges malaises qui envahissent l’âme aux
approches de la quarantaine, quand un incident quelconque nous rappelle
brusquement que notre jeunesse est abolie. Rien au dedans de nous ne
nous avertit encore: nos goûts, nos espoirs, nos appétits sont demeurés
à peu près les mêmes qu’à vingt-cinq ans. La vigueur de nos muscles
nous semble plutôt accrue. Habitués à voir les glaces nous renvoyer
quotidiennement notre image, il ne nous paraît pas que cette image ait
sensiblement changé. Nous avons besoin d’un effort de raisonnement
pour nous démontrer à nous-mêmes que le temps a marqué sa trace sur
nous comme sur toutes les choses environnantes,--que nous avons, en un
mot, vieilli d’un jour par jour. La clairvoyance d’autrui nous y aide,
heureusement, et corrige notre erreur par des rappels--utiles, s’ils
sont désagréables.

C’est ainsi que lorsque je rentrai chez moi, petite amie Françoise,
je ne songeais plus au succulent dîner que j’avais fait le soir même
à votre table, place Possoz, assis entre votre maman et vous,--ni aux
importantes confidences que ce dîner nous avait values de vous, sur
la façon dont, à dix-sept ans et demi, vous comprenez la vie,--ni à
l’Institution Berquin, à la respectable Mme Rochette, à Lucie qui a
de gros cheveux blonds et un joli saint-cyrien de frère, ni presque à
vous-même,--mais seulement à cette triste chose que je suis le plus
vieux de vos deux oncles et que vous le proclamez avec une joyeuse
franchise.

En de telles méditations, ma jolie nièce, je fumai une cigarette dans
le jardin, car, s’il vous en souvient, la température de cette soirée
de septembre s’attiédissait d’une singulière douceur. Mon jardin, vous
le connaissez: plusieurs fois vous y êtes venue, avec votre mère,
respirer et moissonner des fleurs. Il domine la place du Trocadéro.
En temps d’Exposition, les feuillages des acacias, les géraniums, les
bégonias, les asters des massifs se parent du reflet des coupoles et
des tourelles illuminées: par intervalles les projections lunaires de
la tour Eiffel les balayent de larges rais bleuâtres... Le gravier
des allées craquait discrètement sous mes pas, tandis que je rêvais
au temps où j’étais moi-même quelque chose d’analogue à ce que vous
êtes aujourd’hui: l’être humain adolescent, au seuil de la vie, encore
enclos pour un an dans la chrysalide de l’internat et déjà rêvant aux
joies de la prochaine liberté. Vingt années ont passé depuis: ces vingt
années me représentaient alors toute la vie qui valût la peine de
vivre. Les voilà écoulées, et il se trouve, hélas! que ma curiosité de
la vie n’a pas été épuisée par leur expérience ni par leurs déceptions.
Si je me jugeais moi-même, je me jugerais à peine plus mûr qu’en ce
temps-là: seulement l’opinion de mes contemporains, et la vôtre en
particulier, chère Françoise, est _que je ne suis plus jeune_. Vous me
l’avez dit en propres termes au moment de me quitter. Mais, tandis que
nous faisions à pied la route de la place Possoz à la rue du Ranelagh,
vous aviez déjà glosé sur l’idée.

--Voyez-vous, mon oncle, me disiez-vous, j’aime bien à causer avec vous
parce que je peux vous parler de choses dont je ne parlerais pas à
maman, dont je n’aurais même pas parlé à mon pauvre papa, il me semble,
s’il avait vécu,--et parce que, malgré ça, je suis avec vous comme avec
un frère qui serait bien, bien plus âgé que moi... Je n’aime pas qu’on
me fasse la cour... Plus tard, probablement, cela m’amusera. Mais, pour
le moment, cela m’assomme. Et avec vous je suis bien tranquille.

Sur ce dernier mot, votre rire éclatant résonna dans le silence de
Passy: l’imagination que votre oncle, le plus vieux de vos deux oncles,
pourrait faire la cour à Françoise, vous paraissait évidemment très
comique.


Vous avez raison, Françoise. Auprès de moi, vous êtes en sûreté.
L’idée de vous courtiser ne me viendrait même pas: je n’en ai aucune
envie. Moi aussi, sans même avoir besoin d’évoquer ma parenté d’oncle
ni les graves fonctions de subrogé tuteur dont je suis investi depuis
que vous êtes orpheline, je vous considère comme une petite sœur très
chère. J’ai rassemblé sur votre tête enfantine l’amitié que je portais
à votre père et celle que j’ai pour votre mère. Je n’ai nulle envie
de vous faire la cour, bien que vous ayez dix-sept ans passés et que,
demain, vous deviez être une femme. Cela ne m’empêche d’ailleurs ni
d’être sensible à la préférence que vous me témoignez ni de goûter
à l’extrême--sous les agréments extérieurs, encore un peu indécis,
de votre personne--le charme de votre nature curieuse et ardente,
tempérée par un certain esprit pratique, par une honnêteté, une bonté
héréditaires.


Cependant, quand j’eus regagné mon cabinet de travail, après la
cigarette fumée au jardin, je me pris à regretter l’imprudente promesse
que je m’étais laissé arracher par vos gentilles instances: celle
de vous écrire à des intervalles réguliers, pendant votre dernière
année de pension. Pour obtenir de moi cette promesse, vous aviez su
improviser d’excellentes raisons, notamment dans la rue Mozart, tandis
que nous descendions la chaussée vide, déjà semée de feuilles sèches.

Vous me disiez:

--Les mois de pension, n’est-ce pas? c’est peut-être indispensable,
mais ça n’est pas suffisant pour vous préparer à la vie. (De quelle
voix ardente et charmante vous prononcez ce mot: la vie!) On nous
apprend l’arithmétique, la géographie, la couture; mais il ne faudrait
pas demander à cette bonne Mme Rochette ni à aucune de nos maîtresses
des renseignements sur la vie. Je vous assure qu’elles n’y entendent
guère plus que moi. Or, moi, je ne suis pas destinée à être une espèce
de religieuse laïque comme Mme Rochette et les dames de l’institution
Berquin. J’ai l’intention d’aller le plus possible dans le monde dès
que je serai sortie de pension, et de ne pas rester vieille fille.
Croiriez-vous que ni maman ni ces dames de l’institution ne semblent
penser jamais que mon avenir sera celui d’une Parisienne mariée? Ne
serait-il pas sage de me préparer un peu à cette épreuve du monde, plus
redoutable assurément que le brevet supérieur? Eh bien! si je disais
à maman ce que je vous dis là:--que je veux savoir un peu à l’avance
ce qui m’attend hors de la pension--je l’épouvanterais et je la ferais
pleurer. Si je le disais à Mme Rochette, elle me répondrait que j’ai
«mauvais esprit». Pourtant, je tiendrais beaucoup à être renseignée
sur tout ce qui n’est pas matière à examens... Il me semble que je
suis si ridiculement ignorante! Je n’ai lu que des livres de classe,
je n’ai entendu que des conversations nulles; on ne me conduit jamais
au théâtre... Quand on me mènera dans le monde, pendant six mois au
moins je n’oserai rien dire, je serai comme au milieu de gens qui ne
parleraient pas la même langue que moi... Sans doute, je finirai par me
former, mais cela m’ennuiera de perdre du temps.


Goût merveilleux de vivre! Vous avez peur, chère enfant, de quelques
«mesures pour rien» dans la musique de la vie mondaine... Plus tôt
que vous ne le pensez, vous vous lasserez de cette musique-là!
Cependant, j’avoue que l’éducation qu’on vous donne, pour respectable
qu’elle soit, et malgré qu’elle soit celle de la majorité des petites
Françaises, ne me paraît pas des plus sensées. Quand vous dites qu’on
vous apprend tout à l’école, sauf l’essentiel, vous ne faites pas
preuve d’un si mauvais esprit. L’école est bonne, mais il y faudrait
adjoindre un professeur informé et sûr, qui vous renseignât, en se
mettant à votre portée, sur les choses de la vie ambiante.

  [Illustration]

Une ville, une société, une nation, une époque, sont autour de vous, et
vous en êtes séparée par une véritable cloison étanche, qu’on lèvera
brusquement un jour, parce que vous aurez passé heureusement certain
examen classique. Je conviens que c’est absurde.

Mais suis-je donc qualifié pour être, moi, votre «professeur de vie
ambiante»?

J’ai peur que non.

--Si! si! me répondiez-vous. Nous avons de si bonnes causeries pendant
les vacances, quand vous venez dîner à la maison, rien qu’avec maman et
moi!

Vous êtes un auditoire d’une indulgence excessive, Françoise; faut-il
vraiment que vous soyez dénuée de truchements plus érudits et plus
éloquents entre le monde et vous pour me proclamer un truchement idéal!
Cette préférence sur l’oncle Roger m’ôta sans doute la prudence:
aux abords de la rue du Ranelagh vous m’aviez fait promettre que je
continuerais par lettres les propos de nos dîners de vacances.


A la réflexion, je déplorai ma faiblesse. Que vous écrire, en somme?
Et d’abord par quelle voie vous écrire? Toutes les lettres que
vous recevez à la pension passent sous les yeux de vos maîtresses,
et il me déplairait d’être en contradiction, même accidentelle,
avec la respectable Mme Rochette sur quelque point d’éducation ou
d’enseignement. D’autre part, vous ne supposez pas un instant que je
m’autorisasse de ma qualité de subrogé tuteur pour correspondre avec
vous à l’insu de votre mère?...

Je me mis au lit fort perplexe, laissant au sommeil le soin de
débrouiller le chaos de mes idées et de mes résolutions. C’est un bon
moyen. Ce qui demeure en nous de pensée durant le sommeil est à la
fois inconscient et instinctif: les résolutions qu’il nous fournit ont
l’infaillibilité de l’instinct. Au réveil, outre que je m’accommodai
fort gaîment d’avoir dix années de plus que l’oncle Roger, je vis
clairement la solution de ce problème de correspondance. Je m’habillai,
et, par la tiédeur d’un joli matin, je m’acheminai vers le logis de
votre mère.

Je trouvai cette femme exquise dans l’appartement de la place Possoz,
si agréablement provincial de site, d’aspect et de mobilier... Il
était onze heures environ. Mme Le Quellien, vêtue de noir, chaussée de
bottines, ses bandeaux grisonnants soigneusement lissés de chaque côté
de sa figure reposée et toujours jeune, me reçut dans sa chambre, une
chambre qu’on devinait avoir été faite, cirée, parfumée de verveine
dès sept heures du matin. Entre les deux fenêtres, le petit bureau
d’acajou Louis-Philippe était ouvert, et votre maman, assise à ce
bureau, quittait, pour me tendre la main, une forte plume d’ébonite et
un gros cahier de comptes domestiques écrit tout entier par elle-même.
Une _Journée du chrétien_, avec une petite image pieuse fichée dans les
tranches en guise de signet, voisinait avec le cahier de comptes.

Et, dans son cadre de peluche verte, on apercevait aussi (photographie
album coloriée, prime du _Soleil_) les cheveux châtains, les yeux
gris-bleu, le teint éclatant de Mlle Françoise.

--Vous, si matin? J’espère qu’il n’est rien arrivé à la petite?

Je rassurai les alarmes de Mme Le Quellien. Elle sut que je vous avais
remise, pleine de santé, entre les mains de Mme Rochette. J’exposai
alors l’objet de ma visite: notre conversation de la rue Mozart,
votre envie de recevoir de moi des «Lettres sur les choses» qui vous
enseigneraient ce que les pensions de demoiselles n’enseignent pas. Je
m’attendais à voir votre mère s’inquiéter, discuter le projet. Il n’en
fut rien.

Elle ne fit qu’une objection:

--Évidemment, ce serait très désirable... Je me rends bien compte que
je ne suis plus assez au courant de mon époque pour diriger utilement
cette petite... Mais c’est folie de vous demander cela... Vous n’avez
pas le temps.

J’affirmai à Mme Le Quellien que j’avais le temps et que, même, cela
m’amuserait. Seulement, je ne voulais pas que mes lettres fussent lues
par Mme Rochette: la nuit m’avait suggéré de les adresser directement
à votre mère, qui, elle, les lirait d’abord et vous les remettrait au
parloir.

--Parfait! s’écria Mme Le Quellien. D’ailleurs, je trouve bien inutile
de les lire à l’avance. Cela humilierait Françoise, et j’ai pleine
confiance en vous, mon ami. N’êtes-vous pas le subrogé tuteur de la
petite et ne vous traite-t-elle pas, un peu, comme un père?...

Elle aussi, l’excellente femme, me rappelait innocemment à la juste
appréciation de mon âge!... Entendu, je suis un oncle de tout
repos,--je suis presque un père. Voilà une promotion qui met un homme à
l’aise pour correspondre avec une jeune demoiselle de pensionnat!

Allons, petite Françoise, c’est décidé: l’oncle de tout repos vous
écrira chaque quinzaine. Il tâchera de compléter _ex partibus_
l’éducation que vous distribuent Mme Rochette et ses acolytes...
Toutefois, aujourd’hui, daignez vous contenter de ce billet. Ce n’est
pas trop de quinze jours de méditations, si oncle et si père que je
sois, pour me préparer à catéchiser dignement selon le monde une jeune
personne fringante et ironique comme Mlle Françoise.




  [Illustration]

  II

  _Impressions de trois spectateurs un soir de fête à
  l’Exposition.--Le sentiment de Françoise sur le suprême effort
  du_ XIXe _siècle.--Petit Palais et rétrospectives.--Françoise,
  quoique résolument moderne, se plaît au passé national.--D’une
  loi de l’éducation.--Projet d’un Petit Palais imaginaire._


Quand on a votre âge, amie Françoise, on ne ressent aucune mélancolie
de voir finir les choses autour de son propre commencement, si gai, si
vivace. Des choses qui ont l’impertinence de fleurir, de disparaître,
alors que vous n’êtes pas encore sortie de pension, ne méritent que
votre dédain; elles ne sont pas, à parler franc, vos contemporaines,
et vous êtes très justement convaincue que la seule époque digne
d’intérêt passionné s’inaugurera vers la fin de 1901,--quand vous
entrerez dans le monde.

J’observai cette heureuse disposition de votre esprit certain vendredi
soir qui précéda votre rentrée d’octobre à l’institution Berquin.
Vous étiez venue, avec votre mère, passer un bout de la soirée dans
mon jardin. C’était fête à l’Exposition: toutes les tours, tous les
clochetons, toutes les pointes architecturales de l’éphémère cité
s’embrasaient de lueurs féeriques. Mme Le Quellien exprima le regret de
voir disparaître si tôt un tel concours de merveilles. Je renchéris:
je me lançai dans une période assez bien tournée, pensais-je, sur la
disproportion entre l’effort qu’avait coûté l’Exposition de 1900 et le
bref loisir qui nous fut donné pour nous y complaire.

Vers le dernier contour de ma période, un regard de vous m’arrêta
net; il me sembla que vous aviez envie de rire. Je vous demandai, par
contenance:

--Et vous, Françoise, ne regretterez-vous pas l’Exposition?

Votre réponse fut, textuellement:

--Oh! moi... l’Exposition, je l’ai assez vue!

Toutefois, la dureté de ce trait se corrigea aussitôt par l’addition
d’une phrase courtoise à l’adresse de la pauvre Exposition finissante:

--Du reste, ajoutâtes-vous, elle était très bien, celle-ci... Il y
avait surtout les rétrospectives et le Petit Palais...


«Elle était très bien... Il y avait les rétrospectives...» D’une
inflexion de votre voix délibérée, vous enterriez déjà dans le passé
la ville merveilleuse qui flamboyait sous vos yeux!... Cette attitude
imposa sans doute à votre mère comme à moi, car nous renonçâmes à nos
doléances, et, ce soir-là, il ne fut plus parlé de l’Exposition de 1900.

Mais vous n’imaginez pas, Françoise, combien vos moindres propos, dans
leur netteté ingénue, m’offrent de matières à méditer. Lorsque Mme Le
Quellien fut partie, vous emmenant, je demeurai assez longtemps encore
à contempler, de mon jardin, la foire du monde. J’y demeurai même si
longtemps qu’elle éteignit peu à peu ses feux de Bengale, ses rampes
de gaz, ses boules électriques, jusqu’à n’être plus enfin qu’un noir
chaos, une chose vide, morte déjà et comme abolie, tandis qu’au-dessus
d’elle l’illumination éternelle des étoiles, naguère invisible dans
le reflet excessif de tant de clartés terrestres, resplendissait de
nouveau sur un ciel purifié.

Tout le quartier du Trocadéro, si bruyant, si vivant durant la soirée,
retombait à la paix provinciale des temps ordinaires. Le silence et le
clair-obscur reconquis favorisaient la réflexion.

Je méditai sur le bref jugement que vous aviez porté tout à l’heure.
Non que ce jugement fût en soi quelque chose de très piquant ou de
très profond: il m’intéressait comme indice spontané de l’effet produit
par le suprême effort du XIXe siècle sur un jeune être du XXe. Car vous
êtes vingtième-siècle, Françoise: vous serez jeune fille, épouse, mère
au XXe siècle. Le XIXe siècle n’aura eu de vous que votre enfance.

De vos deux sentences successives il résultait:

Premièrement, que le «Suprême effort» ne vous a pas... «épatée»,
oserai-je dire, employant à dessein une locution qui parfois s’égare
sur vos lèvres.

Secondement, que vous y reconnaissez cependant une réussite méritoire,
puisque vous lui accordez indulgemment la note _très bien_.

Troisièmement, que vous faites bon marché des attractions, voire de
la partie industrielle et scientifique; que même la partie artistique
contemporaine ne vous touche guère. Il vous fallait «les rétrospectives
et le Petit Palais», c’est-à-dire la face historique de l’énorme
exhibition, les objets et les œuvres d’art qui racontent d’une manière
éclatante l’histoire de votre pays.

Et ceci me parut vraiment digne de remarque. Vous êtes une jeune
personne résolument moderne. Si peu instruite du monde que vous vous
prétendiez, votre perspicacité, toujours en éveil, profite adroitement
des occasions pour se renseigner sur les modes du jour. Vous querellez
cette excellente Mme Le Quellien touchant la forme de ses chapeaux
et de ses manteaux; vous-même, sans aucune affectation intempestive,
savez fort adroitement vous faire coiffer et vêtir. Dans l’appartement
de la place Possoz, pur Louis-Philippe, votre chambre étonne par le
clair papier de tenture, semé d’iris, les meubles genre anglais, laqués
de blanc. Vous aimez le brillant luminaire usité aujourd’hui: vous
souhaiteriez un logis pourvu de «tout le confortable moderne». (Ce fut
même, un jour, entre nous, un sujet de querelle). Vous m’avez confié
que, si vous étiez riche et libre, vous auriez plaisir à circuler en
automobile. Vous êtes, en un mot, très «de votre siècle», qui est le
XXe. Et cela ne vous a point empêchée d’élire spécialement, au milieu
d’un spectacle universel, quelques-unes des plus belles choses du temps
passé.

Si je vous demandais pourquoi, vous seriez probablement incapable de
me répondre. Mon expérience d’oncle va tâcher de vous expliquer à
vous-même.


Votre «modernité», d’abord, est un bon signe d’équilibre physique et
mental. Il serait fâcheux qu’à dix-huit ans vous n’eussiez point les
yeux fixés sur l’avenir. Il est juste, il est expédient que les choses
contemporaines vous paraissent spécialement amicales, que vous les
habitiez avec plaisir, comme il est naturel que vous viviez parmi des
compagnes de votre âge! Oh! gardez ce goût de la nouveauté, cet espoir
du lendemain, cette foi instinctive dans le meilleur devenir du monde!
Foin des petites névrosées revenues de tout avant d’être allées nulle
part! Essayez bravement les modes de votre temps, soyez curieuse de
votre époque: vous avez tout le loisir d’être réactionnaire, un jour...

Seulement, chez vous, grâce à un heureux équilibre des facultés et
aussi à la bonne fortune d’être née d’une vieille famille française,
bourgeoise depuis plus de deux cents ans, ce goût volontaire du
moderne s’accommode d’une tendresse mystérieuse pour les merveilles
antérieures de votre pays. D’abord parce qu’elles sont belles, et
belles d’une façon adéquate aux hérédités qui se composèrent dans
votre personne, belles d’une beauté que vous comprenez tout de suite,
sans éducation artistique spéciale. Puis parce qu’elles sont le
passé français, qu’elles furent pensées, exécutées par des Français
d’autrefois, et que des Français d’autrefois les ont fait servir à
leur existence: parce qu’en un mot elles sont _nationales_. Entre ces
délicieux meubles des siècles échus, entre ces merveilleux bibelots,
ces faïences rares, ces bijoux, et vous, Françoise, il y a une parenté
qui vous émeut à la première rencontre. Le berceau du roi de Rome,
bien que prêté par l’empereur d’Autriche, est un peu à vous, et aussi
l’armoire de Marie-Antoinette; la moindre parure campagnarde, le plus
humble vêtement de droguet miraculeusement épargné par le temps et
suspendu aux vitrines des «rétrospectives», témoignent devant vous de
l’antiquité de votre race et par là vous intéressent autrement qu’une
armure espagnole ou les reliques d’un potentat hindou.

  [Illustration]

En sorte que le colossal musée où vous avez dépensé en tout, cette
année, une quinzaine de vos journées, pourra bien ne laisser pour
l’ensemble qu’une impression assez confuse dans votre mémoire; vous
déclarez vous-même l’avoir assez vu. Mais le Petit Palais et ses
brillantes succursales historiques, disséminées dans les sections
diverses, n’auront pas vainement frappé vos yeux. Ce que vous y
avez vu, vous l’avez regardé du regard qui imprime l’image dans le
cerveau: ces images font partie de vous, désormais, de votre esprit,
de votre jeune érudition. Et de même les émotions de fierté nationale,
les sympathies esthétiques qu’elles vous ont suggérées, ayant été
spontanées et profondes, ne s’aboliront pas avec le temps. Elles vont,
au contraire, s’enraciner et se fortifier en vous, concourir à former
votre goût, votre sensibilité.


Réfléchissez quelque peu à tout cela, Françoise, notamment pendant ces
classes de couture dont vous m’avez dit qu’elles seraient assommantes
si l’on n’avait pas le droit d’y penser à autre chose. Voyez là
l’exemple et la preuve que nulle éducation ne saurait être fructueuse
si elle n’enfonce des racines dans le passé, dans la tradition,
dans l’histoire de la race. Imitant en cela votre charmant génie de
jeune fille, l’éducation doit être traditionnelle par instinct et
volontairement curieuse de modernité. Cette vérité compte au petit
nombre de celles qui me guident lorsque, si gracieuse, vous me demandez
des «leçons sur les choses». Elle présidera à l’enseignement que
voudraient vous apporter mes billets de quinzaine. Est-elle connue,
est-elle appliquée par les dames excellentes que Mme Le Quellien à
chargées de votre éducation scolaire, dans la célèbre institution
Berquin? Est-ce le système de votre directrice Mme Rochette? D’après ce
que vous m’avez confié, j’ai peur que non. Mme Rochette et ses acolytes
ont bien de l’expérience et une indéniable bonne volonté: seulement
leur doctrine est que l’éducation d’une petite Française en 1900 doit
ressembler trait pour trait à l’éducation d’une petite Française de
1855, date où elles-mêmes fréquentaient l’école. C’est pousser un peu
loin l’amour de la tradition. Vous trouverez d’ailleurs, par le monde,
des fantaisistes qui soutiennent que le devoir de l’éducateur est
de faire de la petite Française une petite Américaine ou une petite
Anglaise. Ceux-ci sont très dangereux. Le système de Mme Rochette n’est
pas dangereux. Il n’est qu’inutile.

Je voudrais, petite amie, mettre à mon doigt le cercle d’or qui rend
invisible et vous suivre, vous et vos compagnes, dans votre journée
d’écolière, depuis la prière du matin jusqu’à la prière du soir. Malgré
votre confiance en moi, vous ne me raconterez jamais tout ce que vous
enseignent vos maîtresses en classe, ni tout ce que vous dites entre
élèves durant les récréations, ni tout ce qui circule dans votre
cervelle pendant les silencieuses heures d’étude. La franc-maçonnerie
féminine scellera vos lèvres sur ce qui serait le plus divertissant à
connaître... Mais mon expérience d’ancien écolier me suffit. Je sais à
quel point une pension française ordinaire est un petit monde bizarre
et vieillot, et quelles pauvretés y sont parfois gravement apprises...
Votre jeune perspicacité s’en est rendu compte, puisqu’elle a souhaité
un supplément d’informations sur la vie. Gardez-vous cependant, moderne
Françoise,--et c’est par là que je veux conclure,--gardez-vous de
mépriser en bloc tout le système d’éducation de l’institution Berquin.
Il contient toute une partie de tradition et de principes qui est
vénérable, admirable, et à coup sûr absolument appropriée à l’éducation
d’une jeune fille de votre pays. C’est à vous, si fine et désormais
avertie, de distinguer ce qui est réellement beau et utile dans ce
mélange de traditions et de routines. Les merveilles que vous admiriez,
colligées et mises en ordre dans votre cher Petit Palais, vous
n’ignorez pas qu’il fallut, pour la plupart, les extraire de greniers
encombrés, parmi la poussière et le fatras d’objets quelconques où
furent longtemps relégués les legs artistiques des siècles derniers...
Eh bien! vous aussi, dans le fatras d’idées et d’habitudes léguées par
les anciennes éducatrices, vous devez, à la veille d’entrer dans le
monde, faire un triage judicieux. Les idées et les traditions dignes
d’être conservées, vous les connaîtrez, d’abord à leur beauté, à leur
noblesse intrinsèque et aussi à leur caractère vraiment, profondément
national. Vous composerez ainsi peu à peu--nous composerons, car je
vous y aiderai--un musée de ce qui fait la spécialité charmante,
glorieuse, de la femme française. Et de même que, sans compromettre de
votre précieuse modernité, vous preniez des leçons de goût au musée des
Champs-Élysées, vous ne risquerez nullement de n’être plus une jeune
personne bien vingtième-siècle en visitant de temps en temps cet autre
Petit Palais imaginaire, meublé de traditions et de souvenirs.




  [Illustration]

  III

  _Le jour des Morts.--Pèlerinage.--Vers le passé familial.--Les
  aïeux.--Laboureurs et soldats.--Le sergent-fourrier de
  Napoléon.--De la timidité et de l’esprit d’entreprise.--La
  grand’mère Brigitte.--L’argile de Françoise._


Demain, chère Françoise, l’institution Berquin, cette douce prison,
accorde un jour de liberté à ses prisonnières. Mais ce sont des
vacances graves, fidèlement dispensées au culte des morts... L’aînée
de vos compagnes a beau n’avoir pas vingt ans, il n’en est guère,
parmi vous, qui n’ait à s’associer au grand deuil liturgique par un
deuil personnel. Pour vous, par exemple, le traditionnel pèlerinage
au cimetière n’est déjà plus seulement une pieuse promenade. Il y a,
dans l’énorme ville sépulcrale du Père-Lachaise, un coin du sol qui est
vôtre, où sont réunis les derniers disparus de votre famille, votre
aïeule maternelle, son mari, et, enfin, votre père, mort il y a huit
ans.

Quand vous irez, demain, fleurir de chrysanthèmes la pierre unie sous
laquelle dorment vos parents, quand vous aurez laissé s’épancher cette
émotion imprécise, ce vouloir obscur que les absents soient heureux
dans leur séjour inconnu, ce désir passionné de les retrouver un jour,
qui sont assurément la meilleure des prières, évoquez de toutes les
forces de votre jeune esprit la mémoire de votre père. Faites-vous
raconter sa vie par Mme Le Quellien; quand il mourut vous étiez trop
jeune pour la bien connaître. Puis, le soir, dans l’appartement de
la place Possoz, avant de rentrer à l’institution Berquin, demandez
à votre mère de vous montrer, de commenter pour vous les modestes
archives de la famille. Méditez-en les enseignements quand vous serez
de nouveau prisonnière. Je vous parlais l’autre jour de l’importance
qu’il y a, pour une petite Française, à bien connaître le legs
historique que transmet à sa génération le passé de la France. Il lui
importe non moins de connaître le passé prochain de sa propre famille,
ce que lui transmettent immédiatement les êtres humains dont le sang
anime ses veines.


Votre famille, chère enfant, est née du sol national, du sol de la
province française. A trois où quatre générations en deçà de la
vôtre, on y trouve des paysans, possesseurs de petits domaines qu’ils
cultivaient eux-mêmes, les uns en Poitou, les autres en Gascogne.
Je vous prie d’être très fière de cette origine et de la proclamer
hautement à travers la vie, quand on vous la demandera. Toute vraie
noblesse s’enracine dans la terre, dans le sillon tracé par les aïeux.
Osez vous glorifier de votre sang pur de tout mélange: telles familles
réputées grandes et portant d’illustres titres ont, en somme, le sang
le plus mêlé, traversé de courants étrangers au hasard des riches
alliances. Apprenez d’ailleurs que ces libres laboureurs, vos aïeux
à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, vous ont
transmis, par l’économie intellectuelle de leur vie, des facultés
neuves, des puissances prêtes à servir, que nul effort antérieur n’a
usées: c’est là un phénomène aujourd’hui démontré par la science. Ils
ont vécu, ils sont morts sans renommée, ils dorment obscurément dans
leurs cimetières de village, où demain personne n’ira peut-être fleurir
leur tombe feutrée d’herbe. Mais c’est parce qu’ils furent de sobres
paysans, parce que leur cerveau n’assuma pas d’excessifs labeurs, que
vous arrivez, vous, petite Françoise, à l’aube du XXe siècle, l’esprit
si vivace, si alerte,--en même temps que si saine et si robuste de
corps.

Un seul, parmi vos humbles ancêtres, vous a laissé une marque
notable de son existence, alors pareille à celle de beaucoup de ses
contemporains, mais qui, par le recul du temps, non moins, hélas! que
par la diminution de notre prestige guerrier, nous apparaît comme
extraordinaire et héroïque. Un de vos arrière-grands-pères fut soldat
du premier empire. Il fit toutes les campagnes de Napoléon de 1806 à
1814, celle-ci comprise. Il fut à Iéna et à Friedland, à Wagram, à la
Bérézina, à Champaubert. De tant de gloire et de tant de périls, il
rapporta tout simplement le grade de sergent-fourrier: fallait-il qu’en
ce temps-là l’héroïsme fût chose commune! Il rentra alors dans la vie
civile et obtint un modeste emploi aux douanes de son département. Le
reste de sa vie est absolument effacé par le temps. Mais votre mère a
hérité de lui ce bout de papier jauni sur lequel ses campagnes sont
mentionnées et où il est affirmé que «Louis-Pierre-Edme Le Quellien a
servi sa patrie avec courage et loyauté». C’est tout...

Le fils de ce héros fut négociant: humble et probe négociant comme
Louis-Pierre-Edme avait été un soldat humble et fidèle. Il ne fit pas
fortune; pourtant il réussit à donner à son unique enfant une éducation
libérale. Par lui, Françoise, l’intellectualité a pénétré dans votre
famille. Le sujet de cette première expérience se trouva, par bonheur,
être exceptionnellement intelligent. Ce fut votre père, Jean Le
Quellien. Je l’ai pratiqué surtout après qu’on l’eut nommé, à Paris,
sous-chef au ministère des Finances. J’ai rencontré peu d’hommes d’une
érudition aussi ample et si diversement compréhensifs. Qu’il vécût
enfermé dans un bureau et occupé d’ingrates besognes que cent autres,
moins doués, auraient pu faire aussi bien que lui, cette anomalie
toujours m’irrita. Vous le rappelez-vous bien, cher enfant, cet honnête
et savant homme, si modeste, si timide même que ses chefs ne se sont
jamais doutés de la supériorité qu’il gardait sur eux? Moi j’évoque
souvent son image, sa carrure un peu massive, son visage coloré où le
dessin net des traits et la vivacité des yeux affinaient l’hérédité
rurale. Il savait tout, il entendait tout. Sa conversation était
un enchantement. Il avait discipliné sa maison au goût des longues
lectures. Et je me souviens du spectacle si digne et si charmant que
j’eus certains soirs, en venant chez vous du temps qu’il vivait. Autour
de la table de la salle à manger, desservie aussitôt le repas achevé
et recouverte de son tapis de drap vert-mousse, M. Le Quellien, Mme
Le Quellien, et la mignonne gamine de neuf ans que vous étiez alors
vous-même, lisaient chacun un bon livre, sous la lueur jaune de la
grosse lampe...

Cet homme éminent et excellent avait un défaut que je ne veux pas vous
cacher, car il vous est utile de le connaître et il ne diminuera pas
dans votre mémoire le respect du cher disparu. Il était, dans l’action,
hésitant et timide. Cela par grande modestie naturelle d’abord, par
une instinctive défiance de soi; sans doute aussi par l’influence d’une
hérédité de fortunes médiocres. En somme, parmi ceux de sa famille,
personne n’avait «réussi» de façon éclatante. Pourquoi se fût-il
reconnu des droits à un sort plus brillant? Son emploi actuel suffisait
à son ambition. Un poste élevé l’eût effrayé. Il se jugeait heureux:
votre mère, en même temps que le parfait bonheur intime, lui avait
apporté en dot l’équivalent de son traitement. Rien ne manquait à la
simple aisance du foyer. Il ne souffrit jamais de l’obscurité de ses
destins, de leur disproportion avec ses facultés.


  [Illustration]

Ainsi, l’historien qui remonterait votre lignée paternelle, amie
Françoise, y trouverait aisément les origines de votre esprit ouvert et
de votre belle santé physique; il n’y rencontrerait pas l’explication
de votre tempérament curieux, oseur, résolu à l’entreprise. Il y a
bien le sergent-fourrier de Napoléon; mais je devine qu’il fut homme
d’action par entraînement et par devoir, non par caractère. Si le
hasard eût fait de votre père un soldat, il eût été, lui aussi, soldat
excellent; il ne fût pas devenu pour cela un homme d’action dans le
vrai sens du mot, c’est-à-dire ayant en soi, dans sa volonté, dans
son initiative, le principe d’action... Ce n’est pas non plus la douce
Mme Le Quellien qui vous a façonné cette âme vingtième-siècle, éprise
de nouveau, gentiment volontaire avec un grain d’entêtement. «Pauvre
maman!...» me dites-vous volontiers en parlant d’elle. Et c’est dit
si drôlement, et je sais si bien que vous êtes une fille docile, en
somme, et respectueuse, que j’oublie de vous rappeler à l’observance
des formalités filiales. «Pauvre maman!...» Cela veut dire, dans votre
pensée, qu’il y a un tas de choses par le monde qui vous passionnent et
ne l’intéressent pas, que les livres qu’elle aime, la musique qu’elle
goûte, vous semblent également fades. Son expérience même de la vie
apparaît si innocente à vos dix-huit ans que l’idée ne vous viendrait
même pas de la consulter aux cas confidentiels... Il y a du vrai dans
tout cela. A la veille de sortir de pension, vous commencez déjà,
Françoise, à être un peu plus âgée que votre mère. Votre génération
montre une maturité hâtive qui contraste étrangement avec l’honnête
inertie où se complut la génération de vos mères. Pour Mme Le Quellien,
il faut en outre tenir compte de l’influence qu’eut sur elle un mari
adoré, puis des circonstances singulières de sa jeunesse. Et nous
touchons là au point le plus intéressant peut-être de votre histoire
généalogique.


La famille de votre mère, encore que d’origine rurale, fut aisée et
bourgeoise plus tôt que celle de votre père. L’aïeule qui repose
au Père-Lachaise naquit presque riche. Une invention mécanique, le
_brevet_,--comme on disait autrefois chez vous, tout court,--avait
fait la soudaine fortune de votre arrière-grand-père maternel,
simple contremaître. (Et déjà admirez ici l’esprit d’entreprise!)
Sa fille unique se maria de bonne heure, contre le vœu--quoique
avec l’autorisation de ses parents. C’était une aventure d’ordre
sentimental. L’homme qu’elle avait choisi lui donna le bonheur et la
ruine, dans une suite d’entreprises financières probes et folles. Leur
souvenir fait encore trembler votre mère, qui prit là, par contre-coup,
l’horreur de toutes les affaires, même avant d’épouser le mari le moins
homme d’affaires du monde... Une dot modeste, pour elle, fut seule
sauvée. Le reste du «brevet» disparut, laissant à votre aïeule de quoi
subsister. Celle-ci, d’ailleurs, restée longtemps veuve, porta jusqu’au
bout sa demi-misère héroïquement. Elle me disait, elle disait à qui
voulait l’entendre qu’elle ne regrettait rien, que la vie avait été
bonne pour elle, puisqu’elle avait aimé et qu’elle avait été aimée.

Cette gracieuse personne mourut en 1883. Je me rappelle fort bien
son caractère et son visage. Elle se plaisait dans la société de la
jeunesse et conversait volontiers avec moi, qui en ce temps heureux
avais moins de vingt ans. Feuilletez l’album de photographies de votre
mère, cet album qui porte en relief sur son plat de cuir un Faust
et une Marguerite devisant amoureusement:--vous trouverez deux ou
trois images de celle que j’appelais: tante Brigitte. Vous n’aurez
pas de peine à y reconnaître votre propre ressemblance. Vous êtes son
portrait, comme on dit, bien qu’un peu moins grande, avec de plus beaux
yeux, un menton plus ferme et aussi (dût en souffrir votre coquetterie)
un peu plus lourd, avec des traits moins réguliers et plus amusants,
avec, en somme, un rien de plus tenace et de moins sentimental à la
fois sur la physionomie. Tout de même, en ce triage mystérieux des
types ancestraux auquel se livre la nature lorsqu’elle fabrique un être
nouveau, elle a gardé sur le crible, pour le mêler à l’argile délicate
dont est modelée Mlle Françoise Le Quellien, pas mal d’éléments de
sa grand’mère Brigitte. Elle y a mêlé beaucoup de l’intelligence et
quelques traits de la physionomie paternelle, un peu, vraiment peu, de
la douceur candide de Mme Le Quellien: et, sur ce tout convenablement
fondu et pétri ensemble, elle a soufflé l’étincelle vitale. Il en est
résulté une petite personne ayant des défauts et des qualités, mais
assurément armée en perfection pour la lutte d’existence, et, à tout
prendre, assez agréable à voir et à écouter.


Je compte bien, chère enfant, que les souvenirs familiaux évoqués par
cette lettre vous accompagneront demain dans le pèlerinage vers la
tombe de vos morts... Vos morts! il en repose un bien petit nombre
sous la pierre où vous vous agenouillerez. En payant à ceux-ci votre
dette de souvenir, n’oubliez pas ceux qui dorment dans d’autres coins
de la terre de France, et dont la vie, telle qu’elle fut, a contribué
à ce que sera votre vie. C’est doubler sa force individuelle que la
maintenir en contact permanent et avec le passé national et avec ce
rameau de la race qui s’appelle la famille. Élargissez donc, par une
évocation consciente et sereine, le sens religieux de cette fête des
Morts. Au delà du brave et éminent homme, votre père, et de votre
exquise et sentimentale aïeule, faites remonter la piété de votre
hommage jusqu’aux plus lointains de vos ancêtres, jusqu’au soldat de
Napoléon, jusqu’aux ignorés manieurs de charrue qui, il y a des cent
ans et des cent ans, parlaient déjà la même langue que vous, avec
quelque chose de votre accent.




  [Illustration]

  IV

  _On rend visite aux nouveautés de l’hiver.--Opinion de Mlle
  Lucie sur «les hommes».--Françoise aime la parure.--Des deux
  degrés de la coquetterie.--La course au luxe.--Angoisses de la
  contrefaçon somptuaire.--Il y a une coquetterie recommandable._


Dans mon courrier, je trouve ce billet, dont l’écriture nette et
pointue m’avait à l’avance révélé l’origine:

  «Quelle bonne après-midi j’ai passée l’autre jour à courir les
  magasins avec vous, mon oncle! C’est bien plus amusant qu’avec
  maman, parce qu’au fond, maman, ça l’ennuie. Vous, vous êtes
  patient et complaisant comme tout; seulement, à présent, je
  suis prise de remords. Ne vous ai-je pas fait perdre du temps?
  Rassurez-moi!--FRANÇOISE.»

Soyez rassurée, chère petite amie, je ne considère pas comme perdue
cette après-midi où, Mme Le Quellien étant fatiguée, je fus promu
à l’honneur de vous accompagner dans «les magasins». Les magasins,
cela désigne, en votre langage de jeune fille, exclusivement ce qui
contient, ce qui vend de quoi vous vêtir, vous coiffer, vous orner. A
la veille d’un changement de saison, il paraît que cette enquête sur
la mode ne saurait être négligée, même par une élève de l’institution
Berquin. En effet, l’institution n’impose pas d’uniforme; on veut
seulement que les élèves soient vêtues «de nuances foncées, sans excès
d’ornement». Il s’agit de tricher avec ce règlement; il s’agit aussi
d’être un peu gentiment mise les jours de sortie. Vous vous y employez
de votre mieux. Vous m’avez avoué que vous aimeriez à être très
élégante--mais là, très!--et que le même souci agite la plupart de vos
compagnes. Un petit nombre, parmi celles-ci, sont riches, et déjà se
fournissent dans les grandes maisons. Les autres, les plus nombreuses,
tâchent de suppléer par l’ingéniosité à l’insuffisance du budget:
telle votre amie Lucie Despeyroux (celle dont le frère est un si joli
saint-cyrien)--et vous-même.

Lucie a une théorie qu’elle a bien voulu énoncer un jour en ma
présence. Elle ne s’adressait pas à moi; même, dans la chaleur d’une
discussion avec vous, elle avait oublié ma présence.

--Ma chère,--s’écria cette agréable personne de dix-sept ans, dont
la taille souple et ronde se dessinait sous un costume de drap bleu
marine,--quand on n’a pas cent mille francs par an à dépenser dans sa
toilette, il faut s’en tenir aux robes «tailleur» et aux blouses. Et
puis, tu sais, les hommes n’aiment que les costumes tailleur.

Assez souvent j’ai rencontré Lucie place Possoz, et vous m’en avez
suffisamment parlé pour que j’aie attribué tout de suite cette façon
de s’exprimer décidée, avertie, à son extrême et charmante innocence.
Rien n’est plus touchant que d’entendre votre amie juger le monde, la
vie, et, comme elle dit, les hommes. Les hommes, pour elle, c’est tout
justement ce merveilleux saint-cyrien, son frère, Maxime Despeyroux,
qui fait parfois des entrées sensationnelles au parloir de Berquin.
Du propos de Lucie, j’ai conclu que le séduisant Maxime avait le goût
exclusif des costumes tailleur. Vous, Françoise, après avoir réfléchi
quelques secondes, vous avez fait cette réponse profonde:

--Les costumes tailleur dont j’aurais envie sont tout de même
horriblement chers. Ah! comme il doit être agréable d’avoir assez
d’argent pour s’arranger comme on voudrait!

--Françoise!... a interrompu, moitié sourire, moitié gronderie, la
douce Mme Le Quellien.

Vous avez rougi; vous avez fait cette moue, menton tendu, lèvres
pincées, qui vous rend si drôle... et l’on a abandonné le chapitre des
costumes.


Mme Le Quellien s’alarme, en effet, de votre penchant à la coquetterie.
Je la rassure de mon mieux; pourtant, de vous à moi, je puis vous
l’avouer: je vous trouve extrêmement occupée de toilette. Cela ne vous
empêche pas, je le sais, d’avoir du goût pour les choses sérieuses,
pour l’étude, pour les arts, ni d’être, au fond, sensible et bonne.
Mais vos goûts sérieux, votre bon cœur, s’accommodent d’un penchant
à vous parer. L’après-midi que j’ai passée avec vous, en vue de vous
documenter sur les modes de l’hiver prochain, me fut singulièrement
instructive à cet égard.

D’abord, j’ai constaté que vous connaissez le nom et le lieu de tous
les grands faiseurs parisiens. J’ai admiré votre aisance à entrer
dans une maison de modes, à vous faire voir des modèles en abondance,
puis à vous défiler au dernier moment sans acheter rien, emportant la
forme enviable dessinée dans votre mémoire de dix-huit ans. J’ai vu le
tressaillement de votre regard quand une «chose de beauté»--s’il en
est vraiment parmi ces fanfreluches de la toilette--vous frappait au
passage. Hélas! Françoise,--je vous dois cette dure vérité,--malgré
tous vos dons précieux de nature, vous êtes évidemment susceptible
de devenir un simple être de luxe si vous êtes riche un jour, ou de
souffrir de votre médiocrité si vous ne l’êtes point. Voilà pourquoi
notre course aux chapeaux et aux corsages m’a laissé une certaine
anxiété dont il faut que je vous fasse part. Si, le faisant, je vous
importune un peu, ce sera pour compenser cette agréable humeur dont
j’accompagnais vos emplettes.

Avez-vous observé que le mot de coquetterie a deux sens, comme la chose
a, si l’on peut dire, deux degrés? Une femme est coquette qui se pare
pour elle-même, parce qu’elle s’intéresse à ses propres charmes, les
cultive, les accroît et les décore. Une femme est coquette qui veut
et cherche des hommages masculins, les hommages du plus grand nombre
possible d’admirateurs... Vous vous récriez. Vous me dites: «Je me
soucie fort peu des hommages, on m’ennuie quand on me fait la cour...»
C’est vrai, je l’ai constaté, vous êtes coquette au premier degré. Les
fadeurs débitées face à face vous irritent. Les admirations masculines
trop prochaines vous troublent et vous froissent. Êtes-vous bien
sûre, cependant, de ne jamais franchir, à l’usage du monde, le degré
qui sépare la coquetterie inoffensive de la dangereuse coquetterie?
Ce désir d’être parée peut bien, en ce moment, avoir pour unique
objet d’admirer vous-même, vous seule, l’image que votre glace vous
renvoie. Mais n’est-ce pas parce que vous considérez votre existence
actuelle comme une période d’attente--les «mesures pour rien», c’est
votre mot?... Il vous plaît de vous voir élégante, parce que cette
vue rassure vos prévisions d’avenir. Une voix (que vous étouffez sans
doute) murmure alors en vous: «Quand je voudrai!...» Votre impatience
à souffrir les admirations des hommes, votre déplaisir du flirt?
Ne faites pas là-dessus trop de fond. Les femmes sont volontiers
disposées, quand il s’agit d’elles-mêmes, à appeler vertu ce qui n’est
que timidité. «Mais je ne suis pas timide, mon oncle!» Justement, voilà
pourquoi je demeure inquiet. Votre timidité devant les courtisans
n’est, au fond, qu’un défaut d’habitude, le résultat d’une éducation
familiale, pure à merveille. Je ne lui donne pas trois mois de vie
mondaine pour s’évaporer. Et alors, le goût de parure inné en Mlle
Françoise s’accroissant du même coup, comment garantir que le degré ne
soit jamais franchi entre la première et la seconde coquetterie?...

  [Illustration]

Vous protestez? Mettons, s’il vous plaît, que vous vous en tiendrez à
la coquetterie égoïste. Vous vous parerez pour vous, c’est entendu,
pour vous voir belle et élégante dans les miroirs... Seulement, vous
verrez aussi, par le monde, les autres femmes, coquettes au premier
ou au second degré. N’aurez-vous pas envie de lutter avec elles
pour la primauté somptuaire? A Paris, de nos jours, cette gageure
des toilettes s’exaspère jusqu’à la folie, et l’on ne sait vraiment
où cela s’arrêtera, car la manie du «record» s’en mêle. Quelques
procès, de fournisseur à cliente, nous ont fait connaître le jupon,
en mousseline de soie, de 900 francs; il ne peut être porté qu’une
fois. Tout Paris sait le nom de la mondaine--d’ailleurs exquise--qui
se commande au moins une robe par jour... J’ai passé cet été une
quinzaine de jours sur une plage assez fréquentée. Une des joies de
cette plage, pour les oisifs, était de contempler les toilettes d’une
aimable personne du meilleur genre cosmopolite. Elle en faisait trois
par jour, et quelles! Il fallait bien regarder chacune d’elles, car on
ne la devait plus revoir, non plus que le chapeau qui la couronnait...
Spectacle divertissant pour le sexe en veston et en smoking, mais
spectacle atroce pour les autres élégantes de la plage. Une femme en
mal d’élégance doit, en effet, être la plus élégante, ou bien son
élégance lui semble inutile, manquée... Le corsage qu’elle ajustait
amoureusement dans son cabinet de toilette, tout à l’heure, lui brûle
les épaules dès l’instant qu’une autre femme, sous ses yeux, en porte
un autre plus admirable... O Françoise, imaginez quelles douleurs se
prépare celle dont la fortune n’est pas indéfinie, dont les caprices
se heurtent tout de suite aux bornes d’un étroit budget, et qui veut
s’engager dans la course au luxe moderne! J’en ai vu, j’en vois
plusieurs autour de moi. Elles sont touchantes et désolantes. Toutes
connaissent, bien entendu, une première de chez Virot qui trahit en
leur faveur le secret professionnel et leur livre pour 30 francs
le modèle de 200. Toutes ont déniché la «petite couturière» adroite
comme une fée, qui a «refusé d’entrer chez Dœuillet», et qui cependant
façonne des robes pour trois louis, sans doute par philanthropie.
Toutes rognent sur le budget de la table, du service, des enfants même,
pour payer ces frais de vêture, énormes malgré tout, malgré le temps
passé à faire chez soi des plissés, des garnitures de paillettes,
voire de la peinture sur étoffes. Et, le grand jour ou le grand soir
arrivé, quand enfin cette laborieuse toilette s’exhibe à quelque fête,
au milieu de cent autres, celle qui la porte a soudain le cœur pincé
d’une angoisse. Elle a regardé autour d’elle; elle s’est comparée;
elle s’est jugée. Le vrai chapeau de Virot, la vraie robe de Dœuillet
sont là, devant elles, portés par une autre femme. Et, rien qu’à les
voir, la malheureuse se rend compte que son chapeau, que sa robe à
elle, proclament pour tout œil exercé (quel œil de femme ne l’est pas
en cette matière?) la contrefaçon anxieuse, l’économie dans le luxe,
c’est-à-dire quelque chose de plus choquant que l’indigence!... Cela
n’empêchera pas la coquette pauvre de recommencer son effort, de
courir à de nouvelles angoisses et à d’autres déceptions. A ce jeu, la
bonté du cœur s’use ou s’aigrit vite. La catastrophe de l’honnêteté,
que le romancier met d’ordinaire au bout de pareilles destinées, ne
s’accomplit pas toujours. Mais la vie n’en demeure pas moins à la fois
tragique et méprisable. Coquette et honnête! Quel sujet de roman pour
un psychologue. Je ne me souviens pas qu’un écrivain l’ait traité. La
vie réelle le traite tous les jours.


Je vous entends, je vous vois, froissant ce papier en vous écriant:
«Oh! le méchant! l’injuste! il peut croire que je serai pareille à de
telles femmes!...» Non, Françoise, je ne le crois point. Je sais que
votre nature heureusement équilibrée répugnera toujours aux excès.
Je voudrais vous épargner l’épreuve douloureuse, vous guérir tout de
suite d’un léger défaut peu à peu accru... En ce moment, vous avez une
coquetterie spontanée, innocente, amusante, à laquelle vous m’avez vu
me prêter l’autre jour volontiers moi-même. Mais demain? Dans le monde?
Au cours de la vie? Il faut pourtant savoir où l’on va, et, comme dit
le philosophe, vouloir sa volonté. A quoi bon se surcharger à l’avance
d’un poids qui vous rendra le chemin plus pénible, et dont cependant
vous ne vous débarrasserez qu’avec effort?...

--C’est entendu, mon oncle... je ne serai plus coquette.

Gardez-vous-en bien, chère enfant. Je ne vous ai parlé aujourd’hui
que de deux coquetteries: la mauvaise, qui ne sera jamais la vôtre,
et l’inoffensive, qui est la vôtre--aujourd’hui inoffensive en effet,
demain dangereuse. Il y en a une troisième. Oui, Françoise, il y a
la bonne coquetterie, l’utile, la recommandable coquetterie... La
preuve en est que le plus fâcheux service à rendre à une femme est de
répandre ce bruit: «Elle n’est vraiment pas coquette...» Les hommes
(comme dirait votre camarade Lucie), les hommes n’ont aucun goût pour
les personnes dont on dit cela: demandez plutôt au joli saint-cyrien,
amateur de costumes tailleur.

Il faut éviter cette réputation d’excessive vertu, et pour cela il faut
être coquette d’une certaine façon. Peut-être la devinez-vous déjà?
je vous la dirai en détail dans ma prochaine lettre... Et, comme les
plus graves problèmes contemporains n’effrayent pas notre ingénuité,
nous tâcherons, dans la même lettre, de pronostiquer l’avenir de la
coquetterie féminine au cours du siècle qui va commencer.




  [Illustration]

  V

  _Une visite de Mme Le Quellien.--Retour à la question de la
  coquetterie.--Théorème d’après Fénelon.--L’avenir du costume
  féminin.--«Complet habit» pour femmes.--Encore Fénelon._


J’aiguisais ma plume pour vous écrire, lorsqu’on m’annonça la visite de
votre mère, la douce Mme Le Quellien. Il était environ dix heures du
matin.

--Mon ami, me dit-elle sitôt qu’elle fut assise en face de moi dans mon
cabinet de travail, je veux m’ôter un souci qui, cette nuit, a gâté mon
sommeil. N’est-ce pas aujourd’hui que vous avez coutume d’écrire à la
petite?

Je répondis qu’en effet, chaque mardi de quinzaine, je m’imposais cet
agréable devoir.

--Eh bien! je voudrais, j’aimerais... Mon Dieu!... comment vous dire
cela, cher ami, sans vous contrarier?...

Je suppliai Mme Le Quellien de ne point se gêner et de m’avouer tout
uniment ce qui la tourmentait.

--Vrai? vous ne serez pas froissé?... C’est que, voyez-vous, je
voudrais le moins possible intervenir dans votre correspondance
avec Françoise... Seulement, avant-hier, quand j’allai la voir à la
pension, je la trouvai si assombrie et si anxieuse en même temps que
je dus la confesser... Votre dernière lettre, où vous gourmandiez un
peu sa coquetterie, lui avait causé un gros chagrin. «S’il me juge si
sévèrement, lui qui me connaît bien, s’écria-t-elle, comment doivent
me juger les autres, qui ne voient de moi que les apparences?...» Elle
me dit encore que vos critiques l’avaient plongée dans l’incertitude
et le désarroi. «Que faire?... Je ne peux pas pourtant choisir les
nuances d’étoffes que je trouve ridicules et les formes de chapeaux qui
ne me vont pas?... Qu’il les choisisse lui-même avec toi, cela m’est
bien égal, au fond! Je croyais que cela vous faisait plaisir à tous les
deux, de me voir gentiment mise...»

Ainsi parla Mme Le Quellien. J’étais confondu, navré.

--Chère Françoise, murmurai-je. Si j’avais cru lui faire de la peine,
j’aurais jeté ma lettre au feu. Dois-je tout de même lui écrire
aujourd’hui?

--Sûrement! Elle attend votre lettre avec une impatience fébrile, parce
que, paraît-il, vous lui avez promis d’y indiquer la bonne façon d’être
coquette. Écrivez-lui donc, mais, je vous en prie, cette fois du moins,
ne soyez pas trop sévère... ne la faites pas pleurer. Elle est si
jeune, la pauvre chérie, et vous savez comme son cœur est sain!...


Quand votre mère m’eut quitté, rassurée, emportant la promesse que «je
ne vous ferais plus pleurer», je méditai quelque temps sur moi-même
et je me maltraitai fort. Ainsi, ma dernière lettre, que je croyais
affectueuse, vous avait chagrinée. J’avais prétendu simplement éveiller
votre sensibilité, et voilà que je l’avais meurtrie! Hélas! chère
enfant, ce n’est pas la première fois que pareille infortune m’échoit,
sinon avec vous, du moins avec le public. Quel écrivain n’a pas été
stupéfait de l’interprétation excessive donnée à ce qu’il suppose avoir
écrit du ton le plus modéré? C’est que, voyez-vous, les indifférents
systématiques mis à part, chacun de nous cherche dans ce qu’il lit un
aliment pour ses passions politiques, sentimentales ou autres. Et la
lecture passionnée de ma récente lettre, qui vous a tant bouleversée,
me flatte au fond... Tout de même, «vos beaux yeux ont pleuré»; j’en
ai quelque remords. Et, puisque je fus si maladroit que de vous
chagriner, je passe la parole--pour rentrer en grâce auprès de vous--au
plus doux des prédicateurs: à Fénelon.


Fénelon vous dit,--parlant précisément des jeunes filles:

«Les véritables grâces ne dépendent point d’une parure vaine et
affectée; mais on peut chercher la propreté, la proportion et la
bienséance dans les habits nécessaires pour couvrir nos corps.»

Sans même en appeler à cette haute autorité, nous concevons aisément
qu’il soit expédient à une femme d’être un joli spectacle pour
les yeux. Bien plus, il est dangereux qu’elle soit tout à fait
indifférente à son propre aspect physique. Ce n’est pas sans raison
que le suave conseiller de la duchesse de Beauvilliers inscrit en tête
des coquetteries permises le mot de «propreté». La propreté, cette
demi-vertu,--ainsi l’appelaient nos aïeules,--devient trop aisément
indifférente à qui repousse toute envie de plaire. Or, rien n’est moins
séduisant qu’une femme dont on dit: «Elle n’est pas soignée.» Les
femmes entre elles le savent bien; aussi est-ce une des accusations
qu’elles lancent le plus volontiers et le plus perfidement contre des
rivales... C’est faux, très souvent, surtout de nos jours, à Paris, où
même la plus humble bourgeoisie française commence à se familiariser
avec les habitudes hygiéniques du Nord. Avouons cependant qu’il reste
encore à faire, beaucoup à faire en province. Ils sont nombreux, les
chefs-lieux d’arrondissement où l’habitant répondrait--comme à un
fonctionnaire de mes amis étonné de ne point trouver d’établissement de
bains dans sa nouvelle résidence:

«Oh! monsieur le sous-préfet... vous savez... dans notre petite ville,
on donne si rarement des bals!...»


... L’observance, sans plus, de la «demi-vertu», serait d’ailleurs
une pauvre règle d’économie féminine. Dans la société contemporaine,
le rôle de la femme, s’il n’est plus (par bonheur!) _uniquement_ de
plaire, est encore de plaire, parmi d’autres devoirs. Des révoltées,
des femmes précurseurs peuvent abdiquer dès aujourd’hui cette mission:
vous n’avez point, Françoise, un tempérament de révoltée. Soyez
consciente du mouvement puissant, indéniable, qui va transformer peu
à peu la coquetterie féminine dans le sens que je vous dirai tout à
l’heure; mais, née en 1882, demeurez tout simplement une femme de votre
époque. Fénelon vous suggère encore un excellent moyen de vivifier
votre coquetterie en la réglant: il prononce le mot de _proportion_.
Glosons sur ce mot à la façon des géomètres.


THÉORÈME.--Toute mauvaise coquetterie est une erreur de proportions.

Erreur de proportion, l’extravagance des formes, l’accouplement hurlant
des couleurs. Erreur de proportion, l’excès des ornements surajoutés
au vêtement essentiel. Erreur de proportion, l’amas ostentatoire
des bijoux... Poussons plus avant l’application de notre théorème.
Nous dirons encore: erreur de proportion, le luxe de la toilette en
désaccord manifeste avec la fortune de celle qui la porte; erreur de
proportion, l’obstination d’une femme mûre à se vêtir en jeunesse.

Vous, Françoise, vous avez reçu de la nature un sens heureux de
l’harmonie. Vos toilettes sont donc agréables à regarder, parce
qu’elles vous encadrent, si l’on peut dire, et vous expliquent. La
seule erreur de proportion qui vous pourrait menacer serait de ne point
mesurer toujours votre parure à l’effet que vous en souhaitez. Ne
pleurez point, cette fois; je suis prêt à proclamer que rien n’est plus
charmant ni plus honnête que vous! Promettez-moi seulement, chaque fois
que vous choisirez une toilette ou que vous agencerez une parure, de
vous adresser cette question: «Qu’est-ce que je me propose en m’ornant
ainsi?» Comme vous êtes intelligente et franche, vous vous répondrez
la vérité. Si cette réponse est: «Je me propose d’étonner les gens» ou
bien: «Je me propose d’être mieux que Louise, Lucie, Jeanne, etc...» ou
encore: «Je désire qu’on me croie très riche...» repoussez hardiment la
tentation: c’est de la mauvaise coquetterie. Ce sera de la bonne, de
la recommandable coquetterie si vous pouvez loyalement vous répondre
à vous-même: «Je veux profiter autant que possible de mes avantages
naturels pour être un objet agréable à tous les yeux, et surtout aux
yeux que j’aime; je veux en outre que mon extérieur renseigne le mieux
possible ceux qui me verront sur mon âge, mes goûts, ma condition, afin
que, si l’on vient à m’aimer, ce soit _moi_ que l’on aime, et non pas
un personnage travesti.» La distinction, n’est-il pas vrai? est aisée à
faire. Voilà pour le présent. Regardons vers l’avenir.


Vous êtes née vers la fin du XIXe siècle, chère Françoise, et votre
vie de femme fleurira principalement durant le XXe. Il est sage, par
conséquent, que vous vous inquiétiez un peu, par avance, de ce que
deviendront, au XXe siècle, les mœurs féminines. On peut prévoir
qu’elles changeront beaucoup et que la différence sera plus sensible
de 1950 à 1900, par exemple, que de 1900 à 1850. Jamais l’esprit de la
femme n’a fermenté comme à cette heure. La femme reprend par devers
soi le souci de son bonheur, au lieu de le confier à l’homme. Qu’on
goûte ou non cette évolution, il est nigaud de la nier: vous n’avez
d’ailleurs qu’à évoquer le nom de ceux qui la nient! Quant au sens
de cette évolution, point n’est besoin non plus d’être grand clerc
pour l’apercevoir. La femme, au cours des prochaines années, tendra
de plus en plus à rapprocher sa condition de celle de l’homme. Et les
habitudes, les apparences même des deux sexes inclineront de plus en
plus à se confondre.


  [Illustration]

Mme de Maintenon écrivait à Mme de Fontaines: «On m’a dit qu’une des
petites (de Saint-Cyr) fut scandalisée au parloir parce que son père
avait parlé de sa culotte; c’est un mot en usage, quelle finesse y
entendent-elles?...» Je sais de nos jours quelques grandes personnes
que la chose, sinon le terme, scandalise, et qui poussent de hauts
cris sur la culotte des femmes cyclistes. Soit!... Admettons que
l’assimilation des vêtements féminins aux vêtements masculins n’ira
jamais jusqu’à troquer la jupe contre la culotte. Ce qui me paraît dès
à présent hors de doute, c’est que vous assisterez, jeune Françoise,
dans la toilette des femmes, à un changement analogue à celui qu’a
subi depuis une centaine d’années la toilette des hommes. Avant la
Révolution, le vêtement d’un homme de qualité coûtait plus cher que
celui de sa femme. De nos jours, on cite comme une exception certain
brillant Parisien qui dépense 20.000 francs l’an chez son tailleur, son
bottier et son chemisier. Tous les hommes s’habillent avec une telle
uniformité qu’un Huron transporté à Paris ou à Londres ne distinguerait
pas le maître du valet. Tel sera certainement, dans un avenir plus
ou moins proche, le sort du costume féminin. Du jour où le genre
«tailleur», cher à votre amie Lucie et à son frère, s’inaugura parmi
les femmes, la révolution a commencé. Un célèbre artiste de la couture,
que je consultais à ce propos, déplorait récemment devant moi qu’il n’y
eût plus, à proprement parler, de _toilette de ville_. «On fait des
visites comme l’on est, monsieur!» s’écriait-il désespéré. Il m’avoua
d’ailleurs que ce «comme l’on est» revenait encore, pris chez lui, à
cinquante louis. N’importe, c’est un progrès. Croyez que le temps n’est
pas éloigné où l’on abolira du même coup la toilette de courses, la
toilette de théâtre, la toilette de soir... ou plutôt, comme pour les
hommes, cette toilette deviendra une manière d’uniforme. Il y aura un
«complet habit» féminin qui coûtera soixante francs aux Batignolles et
cinq cents rue de la Paix; et, la révolution accomplie, vainement on
tentera, comme pour le frac des hommes, de retourner en arrière. La
raison aura triomphé.

--Alors, mon oncle, dans ce temps-là il n’y aura plus de femme élégante?

--Quelle erreur, Françoise! Vous qui (je m’en suis aperçu) n’êtes pas
indifférente à la toilette des hommes, diriez-vous que parmi eux il
n’est pas d’élégance? «La propreté, la proportion, la bienséance», dont
vous parle Fénelon, ne sont pas exclues par l’uniformité des costumes
masculins, déplaisante seulement pour quelques agités. Il en va de
la toilette comme du langage. Nous parlons tous avec les mêmes mots;
disons-nous tous la même chose? Vienne le temps où, femmes, vous
n’aurez comme nous à choisir qu’entre la redingote, la jaquette et
le veston, je suis bien assuré de reconnaître entre mille la souple
silhouette et l’adroit ajustement de Mlle Françoise Le Quellien.


Préparez-vous à cet avenir, mon enfant, en simplifiant dès maintenant
votre vêture, en cherchant l’élégance dans la beauté des tons et
l’harmonie des formes plutôt que dans le nombre, la singularité et le
prix d’ornements inédits. Et, puisque, ne me fiant pas à ma mémoire
pour le citer, j’allai chercher tout à l’heure un Fénelon dans ma
bibliothèque, j’y veux prendre encore, pour conclure, cette jolie
phrase prophétique où se trouve sans doute dessiné le _schéma_ du futur
costume féminin:

«Je voudrais faire voir aux jeunes filles la noble simplicité qui
paroît dans les statues et dans les autres figures qui nous restent
des femmes grecques et romaines; elles y verroient combien des cheveux
noués négligemment par derrière, des draperies pleines et flottantes à
longs plis sont agréables et majestueuses...»




  [Illustration]

  VI

  _Visite édifiante.--L’éloquence de la chaire et le
  féminisme.--Histoire de la fleur qui perd son parfum.--Une
  tulipe de Hollande.--Wilhelmine.--Gestes féminins que ne peut
  faire un roi.--Une avocate.--Notre paradis et notre royaume._


Dimanche dernier, chère Françoise, passant sur la place de la Madeleine
vers les trois heures après midi, je m’avisai qu’on y devait prêcher,
et l’envie me prit d’entendre à mon tour quelques bons propos de
morale,--moi que vous accusez ironiquement de tourner, en vieillissant,
à l’oncle prêcheur.

L’ample basilique, oserai-je dire, faisait ce jour-là le maximum en
matinée, et le moindre siège était pourvu d’un fidèle--ou d’une fidèle.
Quelques-uns, quelques-unes sommeillaient. N’en va-t-il pas ainsi dans
toute assemblée où parle une seule voix humaine? Ce n’était pas, à
coup sûr, la faute de ladite voix, nette et claironnante, ni du sujet,
palpitant d’actualité. Imaginez que le prédicateur traitait en chaire,
avec une éloquence aisée et abondante, la question du féminisme. Je
n’eus pas le loisir d’écouter toute son homélie; mais, durant le quart
d’heure que j’y consacrai, je pus constater qu’elle ne recommandait pas
l’égalité absolue des sexes, du moins sur la terre. «Le même paradis
attendait les âmes libérées du corps, au delà de la vie, que ces âmes
fussent féminines ou masculines. Mais, en ce bas monde, il importait
que le faible sexe eût des attributions distinctes et ne prétendît pas
à des fonctions d’hommes pour lesquelles il n’avait pas d’aptitudes.»
D’ailleurs, ajoutait l’ecclésiastique, «ce serait enlever à la fleur sa
grâce et son parfum». J’avais déjà entendu cette théorie: j’appris avec
intérêt que c’est celle de l’Église, tout au moins de l’église de la
Madeleine.


La Madeleine est une paroisse élégante et riche; on y écoute
silencieusement le prédicateur. S’il m’était advenu d’ouïr le même
discours dans quelqu’une de ces chapelles populaires où le fidèle est
admis à discuter avec le conférencier, j’aurais volontiers posé une
objection--j’aurais (c’est, vous le savez, le terme consacré pour de
telles conférences contradictoires) «fait le voyou»:

«Monsieur l’abbé, aurais-je dit, expliquez-nous comment la femme,
incapable d’après vos doctrines, et aussi d’après nos mœurs et nos
coutumes actuelles, de remplir convenablement les fonctions directrices
attribuées à l’homme, pourquoi cette femme, dis-je, qui ne saurait
être utilement médecin, avocat, ingénieur, qui ne peut pas participer
à un conseil d’administration,--peut être REINE, avec l’approbation
de l’Église, et reine excellente? Dans le catalogue des souverains
passés ou présents, les femmes, moins nombreuses, font assurément aussi
bonne figure que les hommes. Pour n’en citer qu’une, la reine Victoria
me paraît avoir assez heureusement gouverné pendant une soixantaine
d’années les destinées de son pays. Cependant, cher abbé antiféministe,
vous confesserez bien que l’Angleterre est une lourde affaire à mener,
plus lourde qu’une maison de commerce, qu’une assemblée politique,
qu’une compagnie de chemin de fer, qu’un ministère?... Alors?...»

Entre nous, Françoise, je crois savoir ce que l’abbé aurait répondu
au «voyou». Il aurait répondu qu’il est des grâces d’état, dispensées
par la Providence à ceux qui en ont un besoin spécial... La science
dit la même chose en d’autres termes lorsqu’elle assure que «la
fonction crée l’organe». J’aime fort la doctrine des grâces d’état.
L’abbé se doute-t-il qu’elle est merveilleusement féministe? Car,
s’il est des grâces d’état pour souveraines, comment admettre que la
Providence en refusera d’adéquates aux femmes avocats, aux femmes
ingénieurs, aux femmes députés ou ministres? La juger si capricieuse
serait bien téméraire... Quant à l’argument de la fleur qui perd son
parfum, il est trop poétique pour être sérieux. J’ai toujours observé,
au contraire, que l’intelligence et l’activité peuvent seules faire
oublier la disgrâce physique chez une femme; en revanche, elles parent
d’un attrait singulier une jeune femme jolie, à proportion même de sa
jeunesse et de sa beauté. Un exemple charmant nous en fut montré un
jour par cette délicieuse reine Wilhelmine de Hollande, de qui toute la
France, toute l’Europe, sont unanimement amoureuses, n’en déplaise au
blond cuirassier mecklembourgeois qu’elle a choisi comme époux.

Vous-même, Françoise, m’avez confié que «cette petite Wilhelmine vous
plaît beaucoup...» Et, presque aussitôt, non sans avoir laissé un
instant votre front se plisser méditativement, vous avez ajouté:

--Ça doit être agréable d’être reine à cet âge-là?

--Pourquoi, Françoise?

--Parce qu’on peut faire beaucoup de choses.

Ces «choses» que peut faire une reine de vingt ans, je ne vous ai
pas demandé de me les détailler. Peut-être n’en aviez-vous vous-même
qu’une entrevision confuse. Mais je vous connais assez pour comprendre
que vous enviiez à la fois, à la jeune souveraine des Pays-Bas, et le
divertissement d’être maîtresse absolue de ses actes, et le pouvoir
d’accomplir des actes très importants, très utiles, très bienfaisants.
Avouez que vous vous sentez capable de tels actes et que, même au
sortir du sermon de la Madeleine, si l’on était venu vous proposer de
gouverner, de votre main délicate, quelques millions d’êtres humains,
vous n’auriez pas hésité bien longtemps avant de répondre: «J’y
vais!...»


Or, vous avez raison, chère petite. Dussent vos aptitudes n’être
qu’égales à celles de la moyenne des gouvernants--pauvre apanage!--vous
apporteriez sûrement au gouvernement des hommes ce dont la plupart
d’entre eux ont perdu le secret, le culte de la beauté morale, la
foi dans la justice, quelque audace dans le bien... Vous apporteriez
cela avec votre féminéité, avec votre sexe même. Victor Hugo a écrit
là-dessus un vers célèbre, que je ne vous cite pas, parce que vous le
savez. Par cela seul qu’elle est femme, une femme rénove la fonction
qu’elle prend à un homme. Qu’il est donc malencontreux, le trope
métaphorique du prédicateur sur la fleur qui perd son parfum! C’est le
contraire qui serait vrai: la fleur apporte son parfum dans le vase
inerte et l’assainit. Une reine de vingt ans est montée sur le trône
des Pays-Bas: et voici que les froides tulipes de Haarlem sentent bon,
soudain, comme des roses.

Réfléchissez qu’un roi du même âge, assis sur le même trône au lieu
de cette aimable reine, n’eût probablement pas fait ce qu’elle a
fait. Premièrement, il ne l’eût pas voulu. C’eût été, comme tous les
souverains masculins du moment (sauf, peut-être, le mystérieux Russe)
un utilitariste déterminé. Souverain d’un petit État, il eût niaisement
pris comme type idéal Guillaume II ou Joe Chamberlain. L’État maison de
commerce, la destinée d’un peuple réglée comme celle d’une entreprise
financière, voilà la doctrine qui prévaut aujourd’hui dans les cours.
«La garantie des droits de chacun réside dans la force qu’il possède.»
Ce fut dit hier à la tribune du Reichstag. Il en résulte que, tant
qu’il existe quelqu’un de plus fort que vous, vos droits n’ont pas
de garantie. Beauté de la morale monarchique, patronnée par les rois
contemporains!...

La reine Wilhelmine, tout simplement parce qu’elle est une jeune femme,
guidée par les instincts purs et sincères d’une jeune femme, n’a pas
pris pour modèle Guillaume ni Chamberlain. Quand le souverain allemand
a refusé de recevoir Krüger, avec le ton d’un gros richard satisfait
qui rebute un pauvre pour ne pas dégrafer sa pelisse, elle a senti
son cœur se crisper. Elle a senti qu’il fallait à tout prix que Lear
errant trouvât au moins asile chez Cordelia. Et, malgré la pression des
puissants voisins, elle l’a reçu.

C’est son cœur féminin qui en a décidé ainsi, et j’ajoute--second point
digne de remarque:--«C’est parce qu’elle est femme qu’elle a pu mener à
bien son généreux propos.» Un prince, à sa place, se fût incliné devant
le geste du kaiser: et peut-être, après tout, eût-il dû s’incliner, en
vertu de l’axiome cité plus haut «que la garantie des droits de chacun
réside dans la force qu’il possède». La Hollande est un petit peuple:
ses droits sont donc faiblement garantis... Le geste de Wilhelmine
tendant la main au proscrit ne met pas en péril les Pays-Bas; il
n’est pas injurieux pour le kaiser, par cela seul que _c’est un geste
féminin_. A ne pas le faire, Wilhelmine eût abdiqué sa qualité de
femme. Je suis bien sûr que Lohengrin, souriant sous les crocs de sa
moustache, s’est dit comme nous tous: «Elle est adorable, cette petite
reine!» Et quand toutes les voix se taisent en Europe, craignant de
prononcer un mot trop sympathique à l’infortune, si la voix de cette
reine s’élève dans le silence, soyez assuré qu’on la laissera parler,
qu’on l’écoutera, parce que _c’est une voix féminine_. Je ne dis pas
qu’elle obtiendra l’objet de sa demande; mais tout de même, s’il n’y
avait eu que des rois sur les trônes européens, aucune protestation
n’eût surgi contre l’abus de la force!...

Oh! oui, Françoise, vous avez bien raison de penser qu’une reine--plus
encore qu’un roi--peut «faire des choses...»!


N’en déplaise au prédicateur de la Madeleine, cette puissance
d’accomplir, dans les fonctions d’hommes, ce que les hommes n’y
sauraient faire, n’est pas limitée aux fonctions souveraines.
Aujourd’hui, l’aptitude des femmes à être médecins, avocats,
ingénieurs, n’est guère plus discutée; les hommes n’osent plus trop
revendiquer les capacités exclusives. Paul Hervieu me contait un jour
qu’Alphonse Daudet, soutenant qu’un romancier peut, à l’occasion,
faire de bon théâtre, concluait par cet apophtegme familier: «Tout
ça, voyez-vous, mon ami, roman ou théâtre, c’est toujours la même
blague...» Gardons-nous, comme l’illustre auteur de _l’Arlésienne_ et
du _Nabab_, de nous prendre trop au sérieux. Confessons au sexe aimable
que toutes nos fonctions, professions libérales, métiers industriels,
carrières politiques, sont, en somme, toujours la même blague. Sans
outrecuidance, les femmes peuvent espérer qu’elles nous y égaleront.

L’objection qui subsiste dans la plupart des esprits se résume dans
le facile: «A quoi bon?» A quoi bon des femmes médecins, puisque déjà
trop d’hommes sont médecins? Le barreau regorge d’avocats, à quoi bon
le grever d’avocates? Dix mille jeunes Français postulent chaque année
des places administratives, à quoi bon allonger la queue aux portes des
ministères?

L’objection serait péremptoire si une femme, mise à la place d’un
homme, y faisait exactement la même chose que cet homme. Mais il n’en
va pas ainsi. Une femme fait, si l’on ose dire, «autrement la même
chose» qu’un homme. On peut s’en convaincre dans les métiers exercés
de tout temps par les deux sexes. Le couturier et la couturière, le
chef et la cuisinière, le coiffeur et la coiffeuse ont des partisans
adverses. La virtuosité artistique des femmes diffère de celle des
hommes. Aucun peintre ne comprendra, n’exprimera jamais la poésie
des fleurs comme Madeleine Lemaire; aucun acteur n’eût créé à la
façon de Sarah Bernhardt le personnage du duc de Reichstadt. Cette
irréductibilité du tempérament féminin et du tempérament masculin,
Françoise, seuls des énergumènes la contestent; loin de la nier,
les bons esprits y trouvent la raison de souhaiter que, de plus en
plus, les deux sexes se partagent l’activité universelle. Beaucoup de
femmes échoueront dans leur concurrence avec l’homme, soit. Celles qui
n’échoueront pas feront _autrement_ ce qu’un homme eût fait à leur
place. A quoi bon Jeanne d’Arc? A mener une campagne où le plus grand
capitaine eût brisé inutilement son effort. A quoi bon Wilhelmine,
reine des Pays-Bas? A défendre, seule parmi les porteurs de couronne
contemporains, les droits de la pitié et de l’humanité--qu’un roi, à sa
place, n’aurait pas _pu_ défendre...

  [Illustration]

Voilà ce que vous devrez répondre, chère Françoise, à celles de vos
pimpantes camarades qui disputent avec vous sur ces graves questions
durant les récréations à l’institut Berquin. L’autre jour, m’avez-vous
dit, la discussion fut ardente sur ce point, à propos de certaine
femme avocat qui vient, la première, de prêter serment d’avocate. La
plupart des pupilles de la digne Mme Rochette tenaient contre elle;
un faible nombre l’approuvait. Vous, Françoise, je crois vous définir
assez justement en disant que vous êtes antiféministe pour vous-même
et volontiers féministe pour autrui. Que cent autres soient avocates,
vous n’y contredirez pas; mais, pour Dieu! comme dit Panurge, vous
ne voudriez l’être. Cependant, mignonne amie, réfléchissez que tout
le joli sexe ne peut pas s’asseoir sur un trône ni se coiffer d’une
couronne. Tout le monde ne peut pas être Wilhelmine. Alors?... Ce
désir généreux de faire «des choses», qui vous anime quand vous pensez
à l’aimable souveraine des Hollandais, est-il si capricieux que,
seule, une chimère puisse l’exciter?... Dans l’ordre de réalités plus
prochaines, ne croyez-vous pas qu’une jeune fille comme vous peut,
elle aussi, faire «des choses» moins éclatantes que l’acte royal de
Wilhelmine,--belles, utiles, glorieuses cependant?...

Méditez là-dessus. Le délicieux Satan de Milton déclare, avec assez
d’esprit pour un ange congédié, que notre paradis est partout où nous
sommes. Il est non moins vrai et plus ordinairement utile de croire que
nous portons notre royaume avec nous.




  [Illustration]

  VII

  _Noël: traditions de la dernière semaine de l’année.--La fin
  d’un siècle.--Réflexions sur l’opportunité des inventaires.--Une
  composition de style.--Faillite de tout.--Ce qu’objecte le vieux
  siècle pour sa défense.--Espoir en la femme.--Le sel de la
  terre._


Il y eut peut-être un temps, Françoise, où les jeunes personnes de
votre âge, glissant le 24 décembre leurs souliers dans la cheminée,
croyaient d’une foi sincère que le bonhomme Noël ou le petit Jésus,
en tournée bienfaisante, y déposeraient nuitamment des cadeaux...
Peut-être, aussi, un temps viendrat-il où les demoiselles de dix-huit
ans se garderont comme d’une superstition ridicule de mettre leurs
bottines dans l’âtre, même s’il est convenu implicitement (c’est votre
cas) que leur mère ou leur oncle se chargent de les remplir...

Vous, Françoise, la destinée vous fit naître à une époque
intermédiaire. La tradition vous touche encore assez fortement pour que
vous aimiez--par sympathie respectueuse--les gestes que vos grand’mères
accomplissaient avec ferveur. Votre pensée intime semblerait
probablement à ces respectables aïeules bien libre, bien émancipée, et
tout de même vous agissez en apparence exactement comme elles. J’estime
que vous avez raison. Dans toutes les circonstances où s’exerce
souverainement l’arbitre mystérieux de la conscience, une femme, une
jeune fille, doit, sans abdiquer l’esprit critique, apporter une bonne
grâce tolérante. Il lui sied d’être à la fois curieuse de vérité et
amicale aux traditions.

La tradition religieuse, la tradition populaire, s’unissent pour faire
de cette dernière semaine de l’année quelque chose à la fois de grave
et de gai, une période où l’esprit trouve des minutes pour se divertir
et d’autres pour méditer. Soyez sûre que, parmi les plus indépendants,
les plus froids d’entre nous, il n’en est pas un qui ne sente passer
sur son cœur, pendant cette suprême huitaine, des espoirs et des
regrets, des nuages mélancoliques et de chaudes effusions de clarté. On
a beau se dire que l’année commence tous les jours, que le calendrier,
tel qu’il est, résulte d’une fantaisie combinée de géomètres et de
papes: la force des habitudes héréditaires est si impérieuse que, pour
tout le monde, entre le 25 et le 31 décembre, le poids du passé se
fait plus lourd, tandis que l’avenir s’impose à notre attention plus
attrayant, plus inquiétant. C’est comme une halte prolongée entre hier
et demain; elle force à réfléchir ceux-là mêmes qui ont le plus coutume
de vivre au jour le jour... Cette fois nos réflexions s’aggravent de
ce que le siècle finit en même temps que l’année. On va, semble-t-il,
vieillir de cent ans. Tout naturellement, de ce dernier palier où nous
voilà, on s’arrête pour considérer un plus long bout de la route.
Les actifs reporters, habituellement satisfaits quand ils sont venus
demander aux écrivains leur opinion sur l’année échue, prétendent en
l’occasion nous arracher un jugement «sur le siècle». Et vous-même,
Françoise, ne m’avez-vous pas dit que, l’autre jour, à l’institution
Berquin, on vous proposa, comme composition de «style», une sorte
d’inventaire des conquêtes morales, scientifiques, artistiques, du XIXe
siècle?

Je vous ai demandé, à ce propos, de me laisser parcourir votre travail.

--Jamais de la vie, m’avez-vous répondu. D’abord, j’ai déchiré ma
copie dès qu’on me l’a rendue. Et puis, je n’avais rien su trouver
d’intéressant. J’ai parlé des inventions célèbres; j’ai cité des noms
de poètes et de savants, entre autres Victor Hugo et Pasteur. Mais, au
fond, je ne me sentais pas de force pour traiter la question.

Vous fûtes en cela modeste, mais avisée. Rien n’est plus malaisé que
de juger un temps où l’on a vécu. Même en vous, qui y avez vécu si peu
d’années, il a mis trop de ses mœurs pour que vous puissiez l’apprécier
de sang-froid. Et moi comme vous, encore que le siècle m’ait ouvert
vingt ans plus tôt un crédit sur ses années... Discutons donc comme il
nous plaira le bilan du siècle; mais sachons que nos conclusions seront
certainement bouleversées par les philosophes de demain. Offrons-leur
nos idées là-dessus comme un document sur l’opinion contemporaine, et
rien de plus.

A ce point de vue, je regrette l’accès de mauvaise humeur qui vous fit
détruire votre composition de style. Si le hasard y avait mis quelque
complaisance, on pouvait espérer que, vers l’an 2000, un érudit,
dénichant ce précieux inventaire, l’eût publié comme un témoignage de
l’état d’esprit féminin vers la fin de 1900. Plus curieux encore eût
été le document si votre maîtresse de «style» eût posé la question de
façon moins vague, de façon à vous permettre d’exprimer directement
votre tempérament et votre esprit.


A sa place, j’aurais dicté le sujet ainsi:

«Une jeune fille achevant ses études au cours de l’année scolaire
1900-1901 examine ce que le siècle finissant lui laisse d’idées
nettes, de souvenirs historiques précieux, de sentiments dominants; et
elle cherche à prévoir comment elle utilisera au siècle suivant un tel
héritage.»

Vous eussiez traité la question, j’en suis sûr, avec beaucoup
d’agrément. Et, comme je vous connais assez bien, je devine à peu près
ce que vous auriez dit... Vous hochez la tête? Vous me mettez au défi
de faire votre composition? Je tiens la gageure. Un instant je vais
m’imaginer que je suis Françoise Le Quellien, assise devant son pupitre
noir, tout au fond de cette classe aux murs vert d’eau que vous m’avez
montrée furtivement, l’an dernier, après la distribution des prix...
Quand je vous reverrai, vous me direz si vous eussiez consenti à signer
cette copie.


[Illlustration]

INSTITUTION BERQUIN

_Composition de Mlle Françoise Le Quellien_

«Les idées nettes que lègue le XIXe siècle à mon esprit?... Grave
problème. Il me semble que beaucoup d’idées ensemble meublent ma tête,
et que ces idées ne devaient pas être toutes, ni dans le même ordre,
logées en une tête de jeune fille, il y a cent ans. Mais ces idées
nombreuses manquent de netteté et d’harmonie. En matière religieuse,
j’ai encore de la piété; mais j’ai le goût de la discussion. En
politique (c’est un peu ridicule à dire quand on n’a pas dix-neuf
ans), je suis d’avance sceptique et dégoûtée. Le faible écho qui
m’arrive des discussions parlementaires me semble confus et discordant,
et je vois avec surprise des gens d’apparence raisonnable se haïr
parce qu’ils ne s’entendent pas sur la valeur du ministère. Restent
les grands principes généraux de morale et d’humanité, dont il fut
beaucoup parlé, assure l’histoire, à plusieurs reprises dans le courant
du siècle. Ce goût de la pitié pour les humbles que je sens en moi très
impérieux, peut-être en effet est-ce un legs dont je suis redevable
au siècle où je suis née. Seulement, aujourd’hui que je commence à
m’informer des événements accomplis sur la surface du globe, je suis
frappée du démenti que les faits donnent aux idées, et cela m’irrite
contre mon temps. Les rois et les peuples mêmes me semblent animés d’un
esprit d’égoïsme sauvage tellement contraire et aux appétits de mon
cœur et à ce qu’on m’enseigna comme principe de civilisation! Ma bonne
foi, mon désir ingénu du bien, sont déroutés.

«Exemple: il y a deux ans, les mandataires de tous les peuples se
réunissent à la Haye: ils préconisent la paix et l’arbitrage, ils
signent une convention par laquelle le pillage est interdit. Deux
ans plus tard, deux guerres impitoyables mobilisent un demi-million
d’êtres humains, deux guerres aussi atroces qu’il en fut jamais. L’un
des belligérants demande l’arbitrage. Les puissances se gardent bien
de l’aider à l’obtenir; elles font la sourde oreille et conversent
d’autre chose. En revanche, elles s’unissent, d’un accord bien plus
parfait que celui de la Haye, pour piller en famille les particuliers
de la Chine... Comprend-on le désarroi où de tels événements jettent
l’ingénuité de mes dix-huit ans?

«Autre legs du siècle, me dit-on: les conquêtes de la science. Je les
vois de mes yeux: chemin de fer, télégraphe, téléphone, éclairage
électrique, becs incandescents, automobiles, découvertes pastoriennes,
critique historique... J’ai, de ce progrès universel, une notion assez
claire. Mais puis-je ignorer que des esprits considérables proclament,
au bout de tant d’efforts, la banqueroute de la science? Il paraît que
le merveilleux instrument de conquête légué par le XVIIIe siècle à son
successeur s’est faussé à l’usage. On comprendra qu’il n’appartienne
pas à une petite demoiselle de dix-huit ans de prononcer la sentence
et de dire qui a raison, des «scientistes» ou des «antiscientistes».
Mais on accordera en même temps que je ne doive accepter que sous le
bénéfice d’un inventaire minutieux un héritage aussi décrié...

«Il y a encore un héritage artistique, littéraire, etc... Je n’ai
pas de compétence pour l’estimer par moi-même. Si je m’en rapporte
aux critiques, je suis fort en peine. Une anarchie intellectuelle
absolue me paraît être leur régime. Ils jugent beaucoup d’après leurs
amitiés personnelles et leurs passions politiques: la preuve, c’est
que je sais d’avance comment tel critique appréciera l’œuvre nouvelle
de tel écrivain. Eux-mêmes se lamentent entre eux sur la décadence de
la critique et son absence totale d’influence. Aussi n’aperçoit-on
plus ces «grands courants» de la littérature et de l’art, signalés
(soyons érudite!) par Georges Brandès... Donc, je ne demanderais
pas mieux que de me passionner, comme au temps du romantisme, du
naturalisme, du wagnérisme... Mais pourquoi se passionner? J’ai des
sympathies pour telle ou telle œuvre, pour tel ou tel artiste; mais je
n’ai, en conscience, aucune doctrine artistique. En cette manière, le
siècle ne me lègue rien du tout. C’est des jours à venir que j’espère
l’enthousiasme.

«Quant aux grands souvenirs historiques, ils m’inspirent, malgré mon
âme tendre, une défiance extrême. Ce n’est pas que je sois défiante
par nature; mais on a détruit une à une toutes mes croyances. D’abord,
en bloc et en détail, on m’assure que la Révolution a fait faillite.
C’est-à-dire que la base même du siècle s’écroule. D’autre part, tous
les principes idéalistes, qui semblaient constituer l’essence même de
l’esprit du XIXe siècle, sont officiellement honnis aujourd’hui... Il
faut réviser les jugements portés par l’historien depuis cent ans.
Les faits et les principes sont également discutés. Déclaration des
droits de l’homme: niaiseries. Volontaires de 92: légende. Napoléon
Ier: une résultante. Mouvement social de 48: clownerie. Principe
des nationalités: aberration d’un maniaque. La France champion du
droit: criminelle duperie. Le siècle était parti dans un mouvement de
fraternité, de justice; il s’achève dans l’apothéose de l’argent et de
la force. La plus grande nation est celle qui gagne le plus d’argent et
qui peut commettre impunément le plus d’iniquités. Voilà la morale de
1900.

«En somme, de quelque côté que je regarde, je ne vois que des
faillites. Sur toute la ligne, le XIXe siècle liquide avec perte. Dieu
me garde d’accueillir un si dangereux héritage!--Va-t’en achever ta
liquidation dans la fosse commune du passé, vieux siècle qui n’as tenu
aucun des engagements de ta jeunesse! Merci pour les dix-huit années de
vie que tu m’as données: mais je suis bien aise d’offrir les suivantes
à des temps nouveaux...

  «... J’écris cela... et il me semble que le pauvre vieux
  siècle agonisant me répond d’un ton de reproche: «Tu es
  injuste. Je meurs en pleine faillite, c’est vrai, et j’ai une
  laide agonie; mais toi seule, jeune fille, devrais t’interdire
  de m’accuser. Car, au milieu de ma triste vieillesse, j’ai
  pensé à toi, je t’ai aimée. Ce qui me restait de goût et de
  force pour l’idéal, je te l’ai consacré. Si tu es demain plus
  libre, plus respectée, plus utile, ce sera grâce à l’héritage
  que je te laisse, car, durant les dix-huit années que je t’ai
  données, tu as pris de ta force, de tes droits, de ton avenir,
  une conscience que n’avaient pas tes aînées. Porte donc dans
  le siècle nouveau la vigueur d’espoir, le désir du bien, la
  foi en la justice que les hommes de ce temps ont perdus. Tu
  représentes la seule énergie ascensionnelle qui subsiste,
  tendue vers l’idéal. N’est-ce pas un grand rôle?»


Peut-être bien, chère Françoise, si vous aviez remis cette composition
à Mme Rochette, vous eût-on classée la dernière, ou accusée de mauvais
esprit. Mais je suis bien certain que vous eussiez exprimé l’intime
pensée de votre cœur, qui est aussi ma pensée intime. Oui, dans le
dégoût et le désordre de tout, le seul mouvement généreux, fécond,
c’est celui qui porte la femme de notre temps vers une collaboration
avec l’homme, plus efficace, plus libre, plus égale. En vous empruntant
vos énergies,--jeunes filles, jeunes femmes,--peut-être l’humanité se
sauvera-t-elle de la banqueroute définitive...

Prenez au sérieux votre mission de demain, ironique Françoise;
méditez-la pendant la halte séculaire de cette dernière semaine. «Vous
êtes le sel de la terre, comme disait le divin enfant de Noël. Si le
sel perd sa saveur, par quoi le remplacer?»




  [Illustration]

  VIII

  _Mission confidentielle.--Le parloir de l’institut
  Berquin.--Yvonne, Madeleine, Juliette et Suzanne.--Le
  mari-complément.--Toquades de pensionnaires.--Un joli
  saint-cyrien.--Excellente attitude de Françoise.--Réflexion sur
  la vie claustrale des pensionnats._


Il vous souvient, chère Françoise, que vendredi dernier je fus chargé
par vous d’une mission de confiance, dont je ne m’acquittai pas sans
fierté. Mme Le Quellien, qui a la gorge délicate, vous avait paru un
peu souffrante lors de votre récente sortie. Depuis, le médecin lui
interdisait de quitter la chambre par les jours assez froids que
nous traversons, et vous n’accordiez pas une foi absolue aux lettres
rassurantes qu’elle vous écrivait. Un petit bleu signé de vos initiales
me pria donc d’aller m’enquérir _de visu_ de l’état réel de Mme Le
Quellien et de vous en apporter le jour même un fidèle bulletin au
parloir de votre pension, où je serais, par faveur spéciale, admis à
vous voir pendant la récréation méridienne.

Il vous souvient aussi que j’eus seulement avec vous un très court
entretien. A peine arriviez-vous au parloir que sonna la fin de la
récréation. Ma commission, heureusement, ne fut pas longue à faire; je
vous rassurai en deux mots, je vous embrassai paternellement sur le
front; comblé de vos gentils remerciements, je vous vis, avec trois
de vos compagnes appelées aussi au parloir à titre exceptionnel, vous
éloigner bien vite et regagner les bâtiments de l’école.


Je n’eus donc pas le temps de vous raconter que je vous avais attendue
bien près d’une demi-heure. Sans doute, l’on vous avait mal cherchée,
ou bien la préposée au parloir avait requis des autorisations
supplémentaires pour vous convoquer ainsi un vendredi, hors des
circonstances officielles... Ne me plaignez pas. Assurément, j’aurais
préféré jouir plus longtemps de votre compagnie, mais, en vous
attendant, je ne m’ennuyai guère. J’aime fort le parloir de l’institut
Berquin, agréablement isolé des bâtiments principaux, installé en
plein parc dans un vieux petit hôtel daté de 1840, sage caprice de
quelque bourgeois de jadis. On dut l’acheter tout meublé quand on
l’annexa à l’institution, car les fauteuils et les chaises d’acajou
plaqué, décorés de reps à bande de tapisserie faite à la main, le
piano, boîte rectangulaire posée sur deux X, avec la pédale montée
sur une lyre, et les prétentieuses gravures appendues aux murailles,
composent un style parfaitement harmonieux... De l’un ou de l’autre
des deux salons du rez-de-chaussée, la vue est agréable, soit qu’on
découvre le jardinet bien entretenu de l’entrée ou le bosquet du fond,
un peu sombre et humide, grâce à une trentaine de vieux arbres tels
qu’il n’en reste plus beaucoup à Paris.

Chaque fois qu’il m’arrive de vous attendre en ce lieu discret, je
parcours les tableaux d’honneur qui y sont affichés; les noms qu’ils
exposent me sont aujourd’hui familiers. J’applaudis aux succès de
Mlle Louise Leleu, major incontestable de la classe nacarat-uni. Dans
la classe verte, Fernande du Saussoy défend énergiquement le premier
rang en histoire. Quant à Françoise Le Quellien, elle tient une place
enviable dans les mentions de la classe supérieure, préparatoire aux
examens: mon orgueil d’oncle s’en émeut. Que si d’aventure l’attente se
prolonge, il ne tient qu’à moi d’ouvrir un des trois volumes, toujours
les mêmes, déposés sur le guéridon, et de m’y rafraîchir la mémoire
touchant l’histoire du Canada français, consignée en fort bon langage
par un certain M. Bonafoux, vraiment trop peu connu pour son mérite.


Il y avait dix minutes environ qu’assis dans le parloir du fond je
relisais ainsi les derniers moments de M. de Montcalm, quand des pas
vifs montèrent l’escalier du perron, puis un bruissement de soie égaya
le silence de la pièce d’entrée. Sans me déranger de mon refuge, je
vis, reflétée dans une glace d’angle, la gracieuse silhouette d’une
jeune femme vêtue avec une élégance recherchée, et dont le profil
perdu me parut agréable. Elle ne m’aperçut pas, ne pénétra même pas
jusqu’à la salle où je me trouvais, distraite aussitôt par trois autres
silhouettes qui apparurent dans le parloir d’entrée, silhouettes de
pensionnaires, celles-ci, que mes yeux connaissaient déjà. Des prénoms
furent prononcés avec des rires, de petits cris, des baisers, des
exclamations de surprise et de tendresse. «Yvonne!... Juliette!...
Suzanne!... Madeleine!...» Durant cinq bonnes minutes, les trois
pensionnaires et l’élégante visiteuse parlèrent et rirent tout à la
fois, et toutes à la fois, ce qui est un privilège charmant de la
conversation féminine.

Quand ce premier feu s’apaisa, la visiteuse--Yvonne--donna des
renseignements volubiles sur sa situation présente, qui ne semblait
pas lui déplaire. Je compris--car j’entendais tout sans avoir besoin
d’écouter--qu’elle avait quitté quelques mois auparavant l’institut
Berquin pour se marier, qu’elle avait fait un voyage de noces
«oh! merveilleux, mes chéries!...» en Espagne, qu’elle rentrait
tout justement à Paris et s’installait, en ce moment même, dans un
appartement ultra-moderne de l’avenue Malakoff. Les mots «mon mari»
revenaient à chaque seconde dans sa pétulante conversation, mais
presque toujours comme régime de phrases inaugurées par le pronom:
je... «J’ai dit à mon mari... J’ai envoyé mon mari... J’ai demandé à
mon mari... Je ne permettrais pas à mon mari...» etc... En sorte que
ce personnage absent m’apparut sous la figure d’un modeste et docile
complément, soucieux à bon droit de son accord avec le sujet.

--Au fond, il est très gentil, conclut la jeune femme. Pas très, très
fort... d’ailleurs, j’aime mieux ça. Il ne me fallait pas un mari trop
intelligent. Il m’adore et fait tout ce que je veux.

--C’est l’idéal, dit Juliette.

--Tu en as eu, une veine! soupira Suzanne.

--Avec cela, il est très bien de sa personne, insinua Madeleine.

--Oh! très bien, corrigea Yvonne, c’est trop dire. Il n’est pas mal,
surtout depuis que je l’habille. Mais ce n’est pas absolument mon type.
Il lui manque deux centimètres et il a une tendance à engraisser: j’ai
horreur de ça. Aussi je lui interdis de boire à ses repas... Mais, au
fait, à propos de jolis garçons, le délicieux Maxime vient-il toujours
au parloir?

A peine ces mots: «le délicieux Maxime» furent-ils prononcés que le
tumulte des quatre voix recommença. Le délicieux Maxime passionnait
tout le monde... Oui, il venait presque chaque dimanche rendre visite
à sa sœur, Lucie Despeyroux. Et, pour le voir, ces demoiselles,
principalement celles des deux classes supérieures, employaient mille
ruses. Celles qu’on n’appelait point au parloir trouvaient moyen d’y
venir sous prétexte de transmettre quelque commission. Les plus hardies
se risquaient à parler à Lucie, afin d’approcher plus près de Maxime.
Hélène Cantemerle avait composé pour lui une pièce de vers: on ne
croyait pas, toutefois, qu’elle la lui eût envoyée.

  [Illustration]

--Enfin, vous êtes toutes amoureuses de lui, conclut Yvonne en
riant,--comme de mon temps!... Moi aussi, j’ai eu pour lui ma petite
toquade. Mais cela m’a passé.

--Tu pourrais le revoir sans émotion? dit Suzanne.

--Mais oui... Je suis une vieille femme mariée, maintenant. C’est bon
pour vous, petites perruches, de vous surexciter comme cela en cage.

Cette réflexion d’Yvonne me parut très juste. J’étais en train d’en
faire d’analogues, à part moi.

«Certes, me disais-je, tout ce que viennent de dire librement ces
jeunes filles, qui ne se savent pas entendues, est absolument innocent
et prouve même, par l’impétuosité naïve des propos, leur foncière
innocence. Tout de même, trois petites jeunes filles anglaises ou
américaines ne parleraient pas ainsi. Elles analyseraient plus
froidement les mérites du joli Maxime Despeyroux et le considéreraient
au point de vue exclusif des chances matrimoniales qu’il leur
offrirait. Il ne deviendrait pas pour elles une sorte de personnage
mythique, un Lohengrin ou un Amadis. Les cœurs ne se consumeraient
pas d’une flamme si romanesque dans le silence des dortoirs et des
études... Dieu!... que cette éducation claustrale, à l’écart du monde,
isolée soigneusement de tout rapport avec les jeunes gens, échauffe
l’imagination et trouble le cœur des pauvres petites demoiselles!
Si, depuis leur enfance, les trois que voilà jouaient aux barres ou
faisaient de la bicyclette avec divers saint-cyriens ou aspirants de
Saint-Cyr, comme avec des frères ou des cousins, elles regarderaient
Maxime Despeyroux d’un œil plus tranquille...»


J’interrompis mes réflexions. Yvonne disait, répondant à de pressantes
questions:

--Oui... on me fait pas mal la cour... Mais vous savez, mes mignonnes,
à Paris les très jeunes femmes n’ont pas beaucoup de courtisans. Et
puis, moi, je suis sérieuse!

«Hum! pensai-je... Voilà qui va bien, et le mari-complément a de la
chance de posséder une si grave moitié!... N’importe! celle-ci me
paraît bien brusquement promue à l’état d’épouse et bientôt, sans
doute, de mère de famille, car il lui reste, à l’évidence, dans le
cerveau, pas mal des fumées qui obscurcissent l’entendement des trois
petites pensionnaires... Dire que celles-ci aussi seront peut-être
des épouses dans un an, des mères dans deux ans!... L’amour, la
liberté, le devoir, l’ordre, l’autorité, il faudra qu’elles apprennent
tout cela d’un coup, pauvres gamines!... Décidément, l’éducation
claustrale, préludant au mariage impromptu, est tout ce qu’il y a de
plus absurde... N’est-ce pas désolant que personne, à ces fillettes
tourmentées par leur imagination, ne soit ici désigné pour leur parler
précisément de ce qui les attend demain, pour leur donner d’avance un
peu de sérénité et de discernement dans la lutte avec l’autre sexe,
pour les préparer, en un mot, à être des femmes?... Mais non, ce
rôle ne tente personne. Toutes les dignes maîtresses qui président à
l’enseignement des deux cents élèves de Berquin ignorent que la moitié
de l’école est toquée d’un uniforme.»


J’en étais là, chère Françoise, et de nouveau je prêtais l’oreille
au bavardage de mes quatre voisines, quand vous parûtes à votre tour
dans le parloir d’entrée. On vous fit fête. La fringante Yvonne vous
demanda:

--Et toi, Françoise, es-tu toquée aussi de Maxime Despeyroux?

Je vous vis, dans la glace, rouge jusqu’au front, ce qui est bien
naturel après une question aussi saugrenue. Mais votre réponse fut
parfaite.

--Oh! dites-vous... Je suis tellement liée avec Lucie, vous savez!...
Pour moi, Maxime est comme une sorte de parent.

--Oui, ma chère, appuya Suzanne avec véhémence.--A-t-elle de la chance,
cette Françoise. Elle voit Maxime de près... Elle va chez lui... Elle
lui parle!...

--Et elle n’en perd pas la raison!... s’écria Juliette.

--Tiens, tu n’as pas de cœur, résuma Yvonne.

--Excusez-moi, fîtes-vous en souriant... Mon oncle est là qui m’attend.

Là-dessus, lestement, vous prîtes congé du petit groupe, qui se mit à
chuchoter, assez penaud d’apprendre que l’entretien avait eu un témoin,
indiscret par profession.


Chère Françoise, vous ne sauriez croire combien il m’a plu de ne pas
vous entendre divaguer sur le compte du joli saint-cyrien, de concert
avec vos quatre toquées d’amies. Elles disent que vous n’avez pas de
cœur: moi, je n’en crois rien. Seulement, ce cœur innocent n’a encore
battu pour personne. Mais, le jour où il battra, j’espère bien que le
secret de cette grave chose sera gardé par vous soigneusement, confié
à des conseillers rares et fidèles,--et non dispersé, divulgué au
hasard, comme les toquades des trois petites perruches de Berquin et de
l’inquiétante Yvonne.




  [Illustration]

  IX

  _Ministres et Commissions.--Singulier avantage de n’être point
  ministre.--L’enseignement secondaire.--Histoire d’un petit
  pêcher.--Françoise II à dix ans.--Quel genre d’enseignement
  convient à cet âge.--La période tainienne.--La culture
  supérieure et la culture générale.--Objet de l’enseignement
  secondaire._


Je vous ai promis, Françoise, ma jolie nièce, quelque chose de plus
précis, sur le système idéal d’enseignement, que les prudentes
généralités où se cantonnent d’habitude les détracteurs des systèmes
en usage. Il ne suffit pas de clamer à tout bout de champ: «Dieu! que
ces programmes sont mal faits! que de peine perdue! que de temps
gaspillé!» Il ne suffit même pas de donner les raisons de son dégoût:
il importe de proposer un régime nouveau et de prouver qu’il serait
préférable. Or, les ministres succèdent aux ministres, les commissions
se renouvellent: rien de sensiblement meilleur n’apparaît dans l’art
d’enseigner les jeunes gens--garçons ou filles. Comme les ministres ne
sont pas des sots ni les commissions des paresseuses, il faut croire
que le cas est incommode.

--Mais alors, mon oncle, puisque vous prétendez m’offrir un système
excellent, définitif, vous vous jugez plus fort, à vous tout seul, que
les ministres et les commissions?

--Non, ma nièce. Je sens et je déplore mon infirmité. Ma seule
supériorité, pour résoudre ce problème, consiste précisément à n’être
point ministre et à ne faire partie d’aucune commission.

Autre chose est d’élaborer un plan d’études, parmi les soucis de la
politique, dans un bureau officiel où l’on est à chaque instant dérangé
par un huissier, par un chef de cabinet, par des membres du Parlement,
par ses collègues,--autre chose est d’être assis, comme je le suis en
ce moment, chez soi, dans une maison dont on paye le loyer et dont nul
revirement politique ne peut vous expulser, à une table sur laquelle,
il est vrai, ni Duruy ni Cousin n’écrivirent, mais qui vous appartient
en propre et n’appartiendra à d’autres qu’après votre mort. Autre chose
surtout est de tenir sa porte rigoureusement consignée aux importuns,
de goûter l’indépendance sereine d’un meunier de Sans-Souci...

Tel est mon cas, Françoise. Je médite, j’écris pour vous en un plein
repos, comme dit Pascal. Devant moi, les arbres, les petits massifs de
mon jardin, me masquent Paris: j’aperçois seulement les deux tourelles
du Trocadéro, lesquelles, ainsi vues de profil, dans la buée du matin,
font vaguement songer à une double image de la _Torre del Mangia_,
de Sienne... A portée de mes mains, nul dossier indigeste, nul texte
menaçant d’interpellation, nul rapport de bureaucrate à parcourir; mais
bien le _Corpus Poetarum_, édition de Francfort, 1621,--le troisième
volume des œuvres morales de Plutarque, traduites en français par
Bétolaud,--des vers d’Henri de Régnier, le dernier numéro de la _Revue
de Paris_... Comprenez-vous, chère enfant, que l’esprit, en de telles
conditions, s’exerce plus librement à la méditation pure, à l’élégance
des solutions?

Profitons de cette paix, de cette sécurité, de la légèreté de l’air
et de la clémence du ciel pour étudier ce grave sujet: l’enseignement
secondaire des jeunes filles.

L’enseignement secondaire des jeunes filles! Quelle association
barbare de deux mots charmants avec deux vocables pédantesques! Il
me semble entendre Baron ou Coquelin Cadet vous demander avec leur
voix de comiques: «Mademoiselle, que pensez-vous de l’enseignement
secondaire?» Vous leur ririez au nez en disant: «Je m’en moque...»
Prenez garde, cependant, Françoise, ma nièce. L’enseignement secondaire
vous touche directement, puisque vous «en faites» en ce moment, aussi
inconsciemment peut-être que M. Jourdain faisait de la prose. Et toutes
les têtes de votre âge, blondes, châtain, rousses ou brunes, qui se
penchent comme la vôtre, à l’heure qu’il est, sur les pupitres de
l’institut Berquin, «font» de l’enseignement secondaire. Souffrez donc
que je vous explique ces deux mots pesants et, par la même occasion,
quelques autres du même poids.

Vous n’eûtes pas encore le temps, Françoise, de vous occuper à planter
des arbres. Moi qui suis un vieux campagnard, j’en ai planté pas mal
dans ma vie, notamment des pêchers, ayant un faible pour les pêches.
Or, quiconque n’a jamais eu, comme vous, de rapport avec des pêches que
pour les manger n’imagine pas le soin qu’on doit prendre d’un pêcher
pour le décider à porter des pêches mangeables.

D’abord il faut greffer le sauvageon de la pépinière, c’est-à-dire
incorporer à une plante qui naturellement ne produirait jamais aucun
fruit viable l’aptitude à en produire. Quelquefois la greffe réussit;
souvent elle avorte: dans ce dernier cas le sauvageon restera sauvageon
toute sa vie.

Ensuite il faut ôter le pêcher greffé de sa pépinière, le transplanter
dans l’endroit où il devra vivre, grandir, fructifier avec le temps. Il
ressemble alors à un simple bâton portant à un bout trois ou quatre
ramilles de la longueur d’un doigt, et à l’autre quelques filaments
de racines. N’allez pas croire qu’on se contente de ficher ce bâton
en terre et de lui dire: «Pousse, maintenant; débrouille-toi!» Il
faut d’abord creuser un large trou, très large, très profond, le plus
large et le plus profond possible, et remplir ce trou, destiné à
recevoir les racines de l’arbrisseau, d’une terre composée à dessein,
particulièrement légère, nourrissante, assimilable: car les radicelles
du pêcher sont trop faibles et trop inexpérimentées encore pour
extraire spontanément leur nourriture d’un sol quelconque. Ce n’est
pas tout. Il faut, à côté de la tige du jeune arbre, planter une forte
perche pour la soutenir, pour la forcer à monter en ligne droite; comme
on a imposé à l’arbre ses aliments, on lui impose sa route aérienne.
Ce n’est pas tout encore. Quand, au cours des saisons, le pêcher
adolescent allongera ses rameaux, débourrera ses feuilles, s’ornera
même de quelques fleurs, n’imaginez pas qu’on le laissera vaquer à ces
fantaisies décoratives. On lui coupera bon nombre de rameaux, rognant
impitoyablement ceux qui ne concourent pas à l’harmonie de l’arbuste.
Que dis-je? On aura le triste et nécessaire courage de lui arracher ses
fleurs, presque toutes, car elles useraient inutilement la sève et ne
donneraient pas de fruits dignes de ce nom... Et ce traitement barbare
se prolongera jusqu’à ce que l’arbre soit considéré comme formé.

Alors seulement on le débarrassera de son tuteur: le tronc, déjà
fort, continuera tout seul à pousser droit. Déjà les racines, peu à
peu développées, atteignent les limites de la niche souterraine qu’on
leur avait préparée; elles vont pénétrer dans une terre grasse ou
maigre, sable, argile, humus, cailloux même. N’importe: elles sont
assez robustes désormais, assez _intelligentes_ et assez _volontaires_
pour choisir leur nourriture, pour tourner les obstacles. Au besoin,
elles sont assez patientes pour fendre lentement les pierres. De
même on laissera les fleurs s’épanouir librement et librement se
transformer en fruits. L’arbre adulte suffit maintenant au labeur de
sa fructification. Le jardinier n’a plus qu’à l’émonder en hiver, à le
fumer au printemps, à l’arroser en été et à faire, dans la saison, la
récolte des pêches.

Eh bien! Françoise, les trois états que je viens de vous décrire
ressemblent, à peu de chose près, aux trois périodes de la formation
complète, lorsqu’il s’agit non plus d’un pêcher, mais d’un élève.

Le temps de pépinière, où l’on greffe le sauvageon, c’est
l’enseignement primaire;--la délicate période qui suit la
transplantation correspond à l’enseignement secondaire;--l’enseignement
supérieur, c’est la troisième période, où l’arbre adulte commence à
respirer, à croître, à fleurir et à donner des fruits sous le regard
encore vigilant du jardinier.

Votre clair esprit a tout de suite deviné que la période la plus
délicate de la culture, pour l’élève comme pour le pêcher, c’est la
période secondaire. Alors, en effet, le sujet commence à manifester
son impulsion propre vers la croissance, vers la vie, et cependant
cette impulsion ne suffirait pas à assurer la croissance et la vie. La
période secondaire est donc toujours une période d’éducation, de ferme
tutelle. Mais cette tutelle éducatrice serait mortelle au sujet si elle
aboutissait à contrarier la loi de son développement naturel, à le
surmener ou à le rabougrir.

Faut-il donc s’étonner que, des trois enseignements, le secondaire soit
celui qu’on essaie de réformer le plus souvent et qui laisse encore
aujourd’hui, chez nous comme ailleurs, le plus à désirer?

Si cela peut vous intéresser, Françoise, je vous dirai en passant
que nous avons en France un fort bon enseignement supérieur. Quant à
l’enseignement primaire, il a fait de tels progrès depuis une trentaine
d’années qu’il est aujourd’hui à peu près excellent. Dans un village
près duquel j’habite quelques mois au printemps et à l’automne, il
m’arrive parfois de passer un moment à l’école primaire, où le maître
veut bien m’admettre. Filles et garçons y consomment en commun la
manne scolaire. Eh bien! je suis émerveillé de l’ingénieuse façon
dont on enseigne à ces petits, à ces petites, la lecture, l’écriture,
le calcul, la géographie. On était, de mon temps, loin de ce sens
pratique, de cet ordre intelligent. L’homme qui, apprenant à lire aux
enfants, inventa de leur faire appeler R, «re», F, «fe», Q, «que»,
me paraît avoir possédé une sorte de génie... Et cet autre aussi qui
imagina de commencer l’enseignement de la géographie en traçant à la
craie, sur le tableau, le plan de la classe, avec les bancs, la chaire
et la bibliothèque, puis autour de ce plan celui de la maison d’école,
puis celui de la placette, des rues du village, de la commune... Si je
pouvais découvrir le nom de ces deux initiateurs, je tâcherais qu’on
leur élevât aussitôt deux statues...

La réforme de l’enseignement primaire a été accomplie, sans fracas
et sans heurt, en quelques années, après la terrible guerre de
1870. C’est que nos paysans n’ont pas, comme les bourgeois, des
idées personnelles--et quelles idées!--sur la façon d’enseigner
leur progéniture. On disposa d’une «matière scolaire» malléable.
On put, sans que nul protestât, inaugurer des méthodes nouvelles,
non seulement de didactique, mais de pédagogie. C’est ainsi--peu de
gens le savent--que, dans le tiers des écoles communales de France,
la coéducation des deux sexes s’est acclimatée sans le moindre
inconvénient.

Par l’esprit des parents, retenez cela, Françoise, doit commencer la
réforme de l’enseignement secondaire: c’est le seul enseignement où les
parents prétendent intervenir. L’élémentaire ne les intéresse pas, et
le supérieur excède trop évidemment leur compétence.

Aussi est-ce à Françoise bientôt émancipée, bientôt mariée, et dans
quelques années mère d’une charmante petite Françoise II, que ma
présente lettre s’adresse. Si cette lettre vous ennuie aujourd’hui,
ou si vous n’y découvrez point de profit direct, mettez-la de côté,
conservez-la pour la relire au temps utile,--quand Françoise II aura
fait sa dentition seconde.

Nous supposerons, chère Françoise, le jeune objet de l’enseignement
secondaire en possession--à dix ans--de toutes les connaissances que
nos pères résumaient en ces termes: lire, écrire et compter. Avec
quelques notions sur la figure de la terre, la place et le nom des
grands pays, les divisions générales de l’histoire, nous aurons un
enseignement primaire très suffisant. Et encore, à tout prendre,
j’accepterais une élève qui ne saurait rigoureusement que lire, écrire
et compter... Quelques mères se récrient:

--Quoi! à dix ans, une fillette ne saurait que lire, écrire et
compter?... La mienne, monsieur, n’a pas neuf ans et demi, et déjà elle
commence le latin; déjà elle fait des «styles».

Fort bien, madame. Moi, je m’en tiens à mon programme, en y ajoutant,
pour utiliser la mémoire et le souple gosier de l’enfance, la
pratique usuelle, sans grammaire, d’une langue étrangère (l’anglais
est décidément indispensable) et les éléments du solfège. Sachant
ainsi couramment lire, écrire et compter, jabotant l’anglais usuel,
connaissant ses notes de musique, notre petite demoiselle arrive devant
le maître et lui offre sept années de sa vie. Qu’allons-nous lui
apprendre durant ces sept ans?

Rappelons-nous nos principes de bon jardinier. L’enseignement
secondaire est une éducation, une tutelle. La petite Françoise II, qui
sait lire, écrire et compter, a appris tout cela beaucoup plus par
la mémoire que par le raisonnement. La petite Françoise II ne sait
pas encore, en somme, ce que c’est que de travailler et d’apprendre.
Ce qu’elle sait, on le lui a patiemment inculqué en le lui répétant
à satiété; on l’a greffé sur le sauvageon. Elle va se développer
maintenant d’un essor personnel; mais, si ce développement n’était
surveillé, guidé, accéléré ou ralenti à chaque heure, il risquerait
d’aboutir à la stérilité ou à l’épuisement... Heures du travail,
objet du travail, tout cela devra donc être préparé et fixé par le
maître: la contribution de Françoise II, c’est l’effort de comprendre
et d’apprendre. Et non seulement l’enseignement secondaire doit être
ainsi initiateur et tutélaire, il doit être au besoin restrictif. Quand
le jardinier diligent arrache les fleurs du petit pêcher, le citadin
qui passe crie à l’attentat. Laissons crier le citadin qui passe,
et persistons, durant les années où la plante se forme, à guider la
nature, laquelle ne consent à produire des fruits savoureux que sous la
contrainte de l’homme.

Or, une des plus fâcheuses tendances modernes, c’est d’appliquer à
l’enseignement secondaire la méthode qui convient au seul enseignement
supérieur. On dit aux petits pêchers, tout juste sortis de la pépinière
et replantés en pleine terre: «Maintenant, tirez-vous d’affaire!» Et
sans doute quelques-uns s’en tirent; mais, il faut bien l’avouer,
beaucoup ne donnent que des fruits misérables, ou pas de fruit du
tout. L’avortement de l’enseignement secondaire en France n’est guère
contesté par personne.

Nous nous garderons soigneusement de compromettre l’instruction de
Françoise II par une telle erreur pédagogique. De dix à dix-sept ans,
nous ne nous lasserons pas de guider, de protéger son effort. C’est le
temps de la formation de l’esprit: l’esprit, en ces précieuses années,
prend ses habitudes, et pour attaquer un problème, et pour suivre une
démonstration, et pour coordonner et retenir des faits. La source
imaginative jaillit, creuse son lit: plus tard, rien ne pourra plus
changer ni le débit de la source ni son cours. Disciplinons cette jeune
intelligence, afin qu’elle arrive en pleine force, en pleine faculté
d’action, à la période signalée par un philosophe comme la plus féconde
de la vie humaine, période qui commence un peu avant et finit un peu
après vingt ans. «Alors, dit Taine, il y a sept ou huit années de sève
montante et de production continue, bourgeons, fleurs et fruits...»
A la «période tainienne» s’adaptera l’enseignement dit supérieur.
C’est assez pour l’enseignement secondaire de préparer par une juste
discipline ce futur épanouissement.

Mais vous n’ignorez pas, Françoise, que l’enseignement supérieur, celui
des Universités, des grandes Écoles spéciales, est l’apanage d’un
petit nombre d’élèves, et surtout d’un petit nombre de femmes. Pour la
plupart de celles-ci, l’époque d’épanouissement et de fructification
est celle même du mariage, de la maternité, de la fondation de la
famille, et c’est là un épanouissement, une fructification qui en
valent bien d’autres. Néanmoins, il en résulte que la plupart des
femmes (l’on pourrait dire même: la plupart des élèves des deux sexes)
n’accroîtront guère leurs connaissances scolaires à partir de seize ou
dix-huit ans. Il faut donc que l’enseignement secondaire ne se contente
pas d’éduquer l’élève en l’habituant à de bonnes méthodes: il faut
qu’après l’avoir suivi l’élève ait compris ou appris ce que doivent
avoir appris ou compris les gens dits «cultivés».

Étudions cette idée et ce mot de «culture», appliquée par la logique du
langage à l’éducation de l’esprit, en vertu de l’analogie entre l’élève
et la plante.

Être cultivé, cela ne veut pas dire être spécialement savant en quoi
que ce soit. Un numismate, érudit en sa partie, peut être un homme sans
culture s’il ne possède pas cet ensemble de notions grâce à quoi, selon
le mot de Térence, rien d’humain ne vous est étranger. La vraie culture
est générale; elle est l’opposé de la spécialisation.

L’on vous dira, Françoise, que la spécialisation est seule désirable
aujourd’hui, parce que la société a besoin de sujets qui excellent en
leur partie. L’on vous dira même qu’elle est seule possible, parce
que le trésor des connaissances s’est démesurément accru et que
l’esprit humain, s’il veut l’acquérir, se condamne à la banqueroute.
Vous répondrez hardiment à ces ennemis de la culture générale que
leurs raisons ne valent rien. Il n’est pas vrai qu’un esprit ait plus
à comprendre et plus à retenir aujourd’hui qu’au XVIe siècle, par
exemple, pour mériter l’épithète de cultivé. Alors comme aujourd’hui,
il y avait des théories de physique, de chimie, une science de la terre
et des éléments: s’il vous prend la fantaisie d’ouvrir un des livres de
ce temps-là, vous verrez que pour être moins fondées sur l’observation
ces théories n’en étaient pas plus simples. En outre, la culture
générale s’encombrait alors d’un inextricable fatras d’argumentation,
aboli de nos jours. Dans l’intérêt de sa paresse, un paresseux
ferait mieux, croyez-moi, de suivre les cours du Collège de France
sous M. Gaston Paris qu’au lendemain de sa fondation. D’autre part,
aujourd’hui comme alors, un spécialiste sans culture générale était un
organisme incomplet, réputé pour tel. Et sans doute, à cette volonté de
n’ignorer rien, les artistes de la Renaissance durent d’être les plus
grands artistes de tous les temps.

Ce qui est vrai, c’est que la société a besoin de sujets qui, leur
culture générale achevée, y surajoutent une forte culture spéciale.
Le temps de cette culture spéciale, c’est précisément cette «période
tainienne» qui pour un Taine s’inaugure à quinze ou seize ans, mais
qui, pour la plupart, n’est sensible que vers dix-sept ou dix-huit et
s’étend jusqu’aux environs de vingt-cinq ans. Voilà le temps du libre
effort vers une science ou un art distincts, préférés... Jusque-là,
toute spécialisation est vaine: et là où elle n’est pas imposée par
le manque d’argent et la nécessité d’un métier hâtif, c’est presque
un crime des parents que d’y soumettre leurs enfants. Les parents
s’excusent en disant: «L’enfant montre des dispositions pour telle
ou telle spécialité.»--Plaisanterie! Sauf quelques petits Pascals,
quelques petits Paderewskis, quels sont les enfants qui témoignent
à dix ans d’aptitudes spéciales vraiment indicatrices? Gardons-nous
de faire fonds sur les prétendues dispositions des enfants. Tel ne
rêve que machines, qui sera poète; tel sera volontairement huissier
à trente ans qui, à douze, inquiétait sa famille par des apparences
contemplatives et une extrême sensibilité. A ces âges, l’être physique
se forme, rien des contours définitifs n’est arrêté. Il ne faut imposer
à un cerveau en formation que ce que peuvent supporter _tous_ les
jeunes cerveaux.

Vous me direz que, pour Françoise II, tout ce discours n’importe guère.
Françoise II n’ira pas au collège de M. Gaston Paris. Françoise ne sera
point une spécialiste... Hum!... Qu’en savez-vous? Il y a des femmes
qui suivent aujourd’hui les cours du Collège de France. Vers 1920,
il y en aura probablement davantage: êtes-vous assurée que Françoise
II ne sera pas du nombre? Malgré les incertitudes de l’avenir, une
des présomptions les plus vraisemblables est que, de plus en plus,
l’instruction des filles devra ressembler à celle des garçons. C’est
pourquoi je ne distinguerai guère entre les deux, je vous en avertis,
au cours de cette lettre et des suivantes.

Si d’ailleurs Françoise II doit être tout simplement épouse et mère
à la mode d’aujourd’hui, c’est bien le cas de ne point spécialiser
l’enseignement qu’on lui donnera entre dix et dix-sept ans! A ceux,
à celles qui ne recevront jamais de culture supérieure, la culture
générale est d’autant plus indispensable. Sans rien préjuger de
l’avenir, il nous faut donc faire de Françoise II ce que vous-même,
Françoise, souhaitiez être à la fin de vos études secondaires: une
femme ayant des clartés de tout, des _clartés_, vous entendez bien, et
non des obscurités ou des pénombres.

Résumons avec une simplicité qui exclut tout pédantisme les conclusions
de cette lettre:

I. L’enseignement secondaire est une éducation et une tutelle.

II. Il a pour objet la culture générale.

Comment diriger cette tutelle éducatrice? Et comment doser les
éléments, comment régler les procédés de cette culture générale? Mes
prochaines lettres tâcheront de vous le dire.




  [Illustration]

  X

  _Les gens qui se disent cultivés.--Deux expériences pour les
  ramener à la modestie.--On ne sait rien.--Pacte d’illusion
  entre le maître et l’élève.--Le vrai sens du mot «savoir».--Les
  clartés de tout.--Ce qu’on nous objecte.--Éloge du maître
  d’armes et de l’écuyer.--Gymnastique intellectuelle: la
  prétendue; la vraie._


Il y a des gens qui se disent cultivés, chère Françoise, et qui,
suivant la formule d’un couplet célèbre, ne sont pas du tout cultivés.
Ou plutôt, ayant subi une culture plus ou moins défectueuse, ils se
contentent de ce réconfortant souvenir. J’ai connu un étudiant qui,
durant un an, prit toutes ses inscriptions à la Faculté de droit de
Paris; jamais il n’assista à un cours; jamais il n’ouvrit un livre;
jamais il ne passa d’examen. Il dit aujourd’hui: «Quand je faisais mon
droit...»

Méfions-nous de ce préjugé singulier en vertu duquel la culture d’un
esprit consiste à avoir pris des inscriptions, ou même à avoir suivi
des cours! Un esprit et une terre méritent l’épithète de «cultivé»
quand l’effet de la culture persiste. La campagne romaine fut une des
plus fertiles du monde; dira-t-on pour cela que le steppe splendidement
stérile déroulé aujourd’hui entre Saint-Jean-de-Latran et les monts
Albains est une terre cultivée? Elle le fut, et ne l’est plus. Beaucoup
d’entre nous devraient dire, pour parler vrai: «Je fus cultivé.»

J’engage la plupart des gens du monde, et même bon nombre
d’intellectuels, à faire sur ce point leur examen particulier. Que
l’un de nous s’enferme dans une chambre avec de l’encre, une plume, du
papier blanc, et rédige un mémoire de sa science, sur une matière qui
ne soit pas sa spécialité, son métier. Qu’un ingénieur, par exemple,
résume, sans le secours d’aucun livre, ce qu’il sait d’histoire
littéraire, ou un notaire ce qu’il sait de géométrie. Aucun de nous ne
remplira cinq pages: et le texte de ces pages déshonorerait un élève
de cinquième. Autre expérience: réunissez dix personnes prétendues
cultivées, proposez-leur la composition scolaire la plus facile:
pas une n’en viendra à bout. Il n’y en a pas une sur cent qui soit
capable de retrouver sans préparation le nom et la place des provinces
de l’Espagne, la théorie de la multiplication, le sens de cinq vers
de Virgile pris au hasard, l’explication du phénomène de la rosée.
Pourtant, tous, nous avons suivi des cours secondaires. Nous avons
passé des examens. Un certain jour, quand nous prîmes congé de nos
maîtres, ils nous dirent: «J’ai enseigné.» Et nous leur dîmes: «J’ai
appris.»

Qui trompait l’autre, du maître ou de l’élève?

Ni l’un ni l’autre. Ou plutôt le maître et l’élève se trompaient
d’accord, ayant vécu dans une erreur commune, plus ou moins volontaire,
sur le sens d’un petit mot essentiel en pédagogie: le verbe SAVOIR.

J’entends, moi, ce mot dans un sens très étroit, très précis: le sens
de _posséder_. Si savoir ne signifie pas posséder, il ne signifie rien
du tout. On sait l’anglais, par exemple, quand on peut le comprendre,
le parler, le lire et l’écrire sans l’aide du lexique et de la
grammaire. Si l’on a besoin d’un recours fréquent au lexique et à la
grammaire, on ne sait pas l’anglais, on est en route vers la science de
l’anglais. De même, une fois qu’on a défini les notions que contient la
géographie élémentaire, on devra dire: «Cette élève sait la géographie
élémentaire», quand elle possédera lesdites notions sans le secours du
livre et _d’une façon définitive_.

Ce dernier point aussi est d’importance. De ce qu’une de vos
compagnes, Françoise, répond parfaitement en classe sur la leçon
du jour, on ne peut pas conclure qu’elle en saura la moindre bribe
huit jours après. Et je ne parle pas seulement de la mémoire, mais
de la compréhension proprement dite. Il est plusieurs degrés de
«comprendre» comme il est plusieurs degrés de «se rappeler». Cela est
surtout sensible en mathématiques, où le rôle de l’intelligence est si
prépondérant qu’il exclut presque celui de la mémoire. Vous m’avez cité
des théories d’arithmétique, chère enfant, que vous avez comprises un
jour, et que vous ne compreniez plus. Le déclic intellectuel s’était
soulevé un instant, puis était retombé... Il fallait s’efforcer de
nouveau pour le faire jouer. Le jour où l’on a trouvé le moyen de
soulever ce mystérieux déclic à l’état permanent, on a vraiment compris.


Eh bien! dans la plupart des classes, enseignement officiel ou
enseignement libre, il existe entre maîtres et élèves un accord tacite
pour vivre dans «l’illusion de comprendre» et dans «l’illusion de
savoir». La surcharge insensée des programmes force à courir la poste
à travers la science; la nécessité des examens contraint à apprendre
pour une date déterminée, tandis qu’on doit apprendre pour toujours.
Ainsi la classique image du tonneau des Danaïdes s’applique exactement
à l’œuvre de ces pauvres maîtres, versant infatigablement la science
dans l’oreille de l’élève--la science qui, selon le mot pittoresque
des bonnes gens, «lui ressort par l’autre».

Surtout en matière d’enseignement secondaire, ce procédé est
déplorable. Car nous avons vu, Françoise, que le but de l’enseignement
secondaire est la culture générale: ce qu’on y apprend est utile à
savoir tout le long de la vie. On rencontre souvent des personnes qui
vous disent: «A quinze ans, je parlais l’anglais couramment; mais,
aujourd’hui, je n’en sais plus un mot.» Elles auraient mieux employé
leur temps à ne point l’apprendre, car c’est justement hors de l’école
que les langues vivantes sont d’un usage avantageux.

Notre procédé pédagogique sera juste le contraire de celui-là. Nous
tiendrons pour nulle et non avenue toute leçon que l’élève n’aura pas
définitivement comprise et définitivement retenue. Aucun esprit, pour
borné ou léger qu’il soit, n’est absolument réfractaire à la bonne
façon d’apprendre: la preuve, c’est que certaines parcelles de nos
études secondaires, par hasard mieux apprises et mieux comprises,
surnagent malgré tout dans le naufrage général. Au delà d’un certain
effort, l’esprit s’assimile définitivement la chose apprise.

Mais, naturellement, pour apprendre ainsi, il faut beaucoup de temps.
D’autre part, le programme de la culture générale comprend beaucoup de
matières. Si l’on supprime une seule de ces matières, la culture cesse
d’être générale. Le problème de l’enseignement secondaire serait-il
donc insoluble?

Point du tout, ma nièce. La solution consiste tout simplement à ne
pas perdre de vue l’objet même de cet enseignement. Être cultivé, ce
n’est pas, avons-nous dit, être érudit en quoi que ce soit: c’est
n’être, en quoi que ce soit, un ignorant. Il ne s’agit donc pas de
faire sur chaque matière de petits savants, de petites savantes; il
s’agit de donner à l’esprit adolescent ce que Molière appelait des
clartés de tout. Des _clartés_ et non des obscurités ou de confuses
pénombres,--comme je vous le faisais remarquer à la fin de ma dernière
lettre. Ce que l’enseignement perd en étendue, il le gagne en
profondeur: et encore la perte en étendue est-elle seulement apparente,
puisque le soi-disant savoir étendu n’est que superficiel et s’efface
aussitôt.

Ainsi se définit logiquement le rôle de l’éducateur. Il fournit à
l’élève des notions de tout; il les donne très précises, très bien
coordonnées; il exige que l’élève les possède, c’est-à-dire les
comprenne et les retienne comme les mots de la langue. Mais ces notions
ne doivent nullement viser à l’érudition: on en exclura tout ce qui
excède le savoir d’une personne moyennement cultivée. Pour en fixer
le programme, on se posera toujours cette question: «Que devra savoir
l’élève, non pas pour passer un examen plus ou moins arbitraire, mais
pour s’accommoder utilement et agréablement de la vie?» Et le programme
des connaissances qui doivent _rester_ dans un esprit cultivé, lorsque
cet esprit a trente ans, sera le programme de ce que nous enseignerons
à l’esprit de quinze ans, sans plus.

Maintenant, chère Françoise, si vous voulez apprécier combien les
méthodes en usage sont différentes de celles-là, ouvrez _n’importe_
quel ouvrage pratiqué dans les collèges secondaires de filles ou de
garçons. Ouvrez la géographie de Lavallée, les histoires de Dauban, les
manuels d’histoire naturelle d’Aubert, les grammaires. Vous tomberez
d’accord avec moi qu’une personne qui posséderait un quelconque de
ces ouvrages serait, en la matière, véritablement érudite. Et c’est
_tous à la fois_ qu’on prétend inculquer à l’élève! Même intelligent
et studieux, l’élève ne retient de tout ce fatras scientifique qu’un
infime résidu, composé d’éléments disparates... Encore une fois,
n’est-il pas plus logique de composer à l’avance ce résidu d’éléments
essentiels, bien alliés ensemble, et de s’en tenir là?


Cette doctrine, ma jolie nièce, est d’une évidence presque grossière.
Je n’aurai garde, cependant, de négliger les objections.

Les défenseurs de ce que nous appellerons l’enseignement en surface
nous disent:

--Il faut offrir à l’élève bien plus de notions qu’il n’en doit
retenir, parce que, forcément, il se fait à la longue une déperdition,
une évaporation plus ou moins importante dans ce jeune esprit. Vous
aurez beau réduire le nombre des notions, il s’en évaporera toujours
quelque peu. Avec votre enseignement minimum, l’élève ne conservera
presque rien.

Je réponds:

--Il ne s’évaporera rien du tout, parce que l’élève recevra le petit
nombre des notions qu’on lui impose à un état de densité et avec une
force de pénétration qui ne leur permettent plus de s’évaporer. Dame!
il faudra naturellement beaucoup plus de temps pour enseigner ainsi.
Aussi cherchera-t-on à enseigner un très petit nombre de choses;
mais au moins, une fois enseignées, ces choses feront vraiment et
définitivement partie de la fortune intellectuelle de l’élève.


Autre objection, cousine de la première:

--Vous ôtez toute indépendance à l’esprit de l’élève, en lui imposant
un programme absolu et en lui défendant de le dépasser, même s’il
le trouve trop étroit. Il faut que l’élève choisisse lui-même, au
milieu d’aliments intellectuels abondants, ce qui convient à son génie
particulier.

Je réponds hardiment:

--Tout cela, indépendance de l’élève, choix des aliments intellectuels,
ce sont, _pour ce qui concerne l’enseignement secondaire_, pures
fariboles. L’enseignement secondaire, je l’ai dit et le répéterai,
est à la fois une éducation et une tutelle. Ah! si vous me parliez
de l’enseignement supérieur, il en irait tout autrement. Alors il
convient de respecter le génie de l’élève, de le laisser butiner où il
lui plaît, inventer ses méthodes de travail. Mais, de grâce, songez à
ce que sont un garçonnet, une fillette de dix ans, ou de onze, douze,
treize, quinze ans même! Vous vous imaginez qu’ils vont «choisir»
dans le tas des notions dont vous les accablez? C’est le hasard qui
choisira pour eux, au petit bonheur de leur attention distraite; ou,
pour quelques-uns, en effet, une sorte de génie bizarre qui les porte
à collectionner telle série de faits comme ils collectionneraient des
timbres-poste... Je me souviens qu’un jour, assistant à des examens
de baccalauréat, j’entendis un candidat réciter à l’examinateur les
profondeurs moyennes de la Loire, de ville en ville, depuis Orléans
jusqu’à Saint-Nazaire. L’examinateur le félicita... Examinateur,
j’aurais refusé le candidat; recteur, j’aurais fait révoquer le maître
qui avait favorisé ou toléré un si sot usage de la mémoire.

D’ailleurs, qui parle ici d’attenter à l’indépendance intellectuelle
de l’élève? Il ne s’agit point de l’empêcher de lire, d’écouter, de
réfléchir au delà de ce minimum qu’on lui enseigne. Il s’agit de ne
pas lui laisser ignorer ce qui est essentiel, et, le lui ayant appris,
de ne pas le lui laisser oublier. Il s’agit de ne pas souffrir qu’il
comprenne à moitié ce qui, sous peine de ne plus rien comprendre au
delà, doit être compris tout à fait.


  [Illustration]

Je ne prétends nullement, Françoise, avoir inventé ces principes.
Non seulement ils sont très vulgaires, mais ils sont appliqués
scrupuleusement par une catégorie de maîtres que les intellectuels
regardent comme inférieurs, à cause de l’objet de leur enseignement:
les maîtres d’armes et les maîtres d’équitation. Les uns et les autres
commencent par enseigner à l’élève un programme de gestes fixes, par
exemple: parer le contre de quarte ou faire exécuter au cheval une
demi-volte. Ils ne se contentent pas d’indiquer ces gestes à l’élève,
bien qu’aucun d’eux ne présente de difficulté ardue. Il les lui font
répéter et répéter jusqu’à ce que l’élève les exécute sans même avoir
besoin de réflexion, avec l’infaillibilité de l’instinct. Alors
seulement l’élève est autorisé à se livrer à son génie: il peut faire
assaut ou dresser des cavales indomptées, s’il en a la fantaisie...

Qu’en résulte-t-il? C’est que, dix ans après la sortie de l’école,
l’élève d’aptitudes moyennes qui a appris l’escrime ou l’équitation
_sait_ toujours l’une et l’autre; le manque d’exercice, l’âge, peuvent
avoir diminué sa souplesse, mais un léger effort lui restituera sa
maîtrise. Tandis que ce qu’il a appris dans ses classes de lettres ou
de sciences, pourtant avec le même cerveau, a radicalement disparu; il
n’en reste rien, rien, rien.

Devons-nous en conclure que les maîtres d’armes et de cheval sont
supérieurs aux professeurs de mathématiques et de philosophie?
Non. Nous devons conclure que, des deux procédés d’enseignement,
c’est celui de l’écuyer et du prévôt qui est rationnel. Écuyer et
prévôt l’ont découvert, non pas parce qu’ils sont plus intelligents
que le mathématicien et le philosophe, mais parce que l’illusion de
comprendre, l’illusion de savoir, ne sont pas possibles en escrime et
en équitation. On peut s’imaginer à tort entendre un théorème; on peut
se croire en possession d’une science dont en réalité on ne possède que
des bribes: le cheval qui vous jette à bas, l’épée qui vous bourre les
côtes, chassent brutalement toute illusion sur votre force de cavalier
ou d’escrimeur.


Voici maintenant la plus forte objection au système de n’enseigner que
ce que doit retenir l’élève. Je vous la recommande; elle est spécieuse.

--Monsieur, me dit-on, vous commettez une lourde bévue pédagogique.
Vous vous méprenez absolument sur le but de l’enseignement secondaire.
On ne se propose pas du tout d’entasser des connaissances dans le
cerveau de l’élève. Qu’il retienne seulement une faible partie de ce
qu’on lui enseigne, c’est dans l’ordre. Le but principal est d’exercer
son esprit. C’est à la gymnastique intellectuelle que nous visons. Que
l’élève sorte de nos écoles secondaires avec l’habitude du travail, la
pratique des méthodes,--cela nous suffit. Sa culture générale, dont
nous lui avons indiqué le procédé, il la poursuivra justement au cours
des années de libre effort que vous appelez la période tainienne.


Ainsi, de l’aveu même des fauteurs de l’enseignement en surface,
l’élève ne retiendra rien de ce qu’on lui enseigna: la lanterne magique
de la science aura joué devant ses yeux, voilà tout. Et l’on s’imagine
qu’entre seize et vingt ans il perfectionnera de lui-même sa culture
générale? C’est purement un leurre. Leurre pour les garçons: la fin de
l’enseignement secondaire marque pour eux la date des études spéciales,
de l’apprentissage professionnel, du service militaire. Leurre aussi
pour les filles. Je vous indiquerai, un jour, ma chère nièce, comment
une jeune personne sortie de pension, comment une jeune femme dans la
vie du monde, peuvent et doivent poursuivre leurs études.

Mais vous le sentez bien vous-même: la sortie de pension, l’entrée dans
le monde, c’est la fin d’un temps de recueillement et de fructueux
loisir que vous ne retrouverez plus dès que votre rôle social ne sera
plus limité à ce seul devoir: apprendre... Enfin, le jeune homme ou la
jeune fille issus des écoles secondaires eussent-ils et le loisir et la
volonté de l’étude,--justement parce qu’ils commencent cette féconde
«ère tainienne»,--ce n’est pas la culture générale qui les sollicitera.
A douze ans, on fait des mathématiques même à contre-cœur, même quand
on n’aime que la poésie. Vîtes-vous jamais au contraire un jeune esprit
libéré des écoles secondaires cultiver les sciences qui ne l’attirent
pas?... Tout un ordre de connaissances est instantanément renoncé par
l’étudiant dès qu’il peut choisir son étude. Et, en somme, l’étudiant
a raison, puisqu’il faut à tout prix élire une spécialité si l’on
veut exceller. Donc, sorti de l’enseignement secondaire sans culture
générale acquise, on est condamné à n’avoir jamais qu’une culture
fractionnaire.

Toutefois, l’utilité de la gymnastique intellectuelle n’est pas niable.
En apprenant, on apprend à apprendre. Il est fort exact que cet
enseignement en surface qu’on vous donne, Françoise, qu’on m’a donné,
nous a tout de même rendus plus souples et plus adroits aux jeux de
l’esprit... Mais en quoi, pour Dieu! cette gymnastique intellectuelle,
puisque gymnastique il y a, serait-elle moins pratiquée dans un
enseignement limité et intensif? Notre prétention, justement, est de la
rendre infiniment plus sérieuse, plus méthodique, plus «gymnastique» en
un mot, plus semblable aux exercices du corps auxquels les pédagogues
de l’enseignement superficiel empruntent bien improprement cette image.

Car c’est nous les gymnastes, dans le vrai sens du mot, c’est nous qui
voulons des gestes précis, exécutés infailliblement, inoubliables. Et
l’abus est étrange d’appeler gymnastique une méthode d’entraînement qui
ressemble bien plus à une promenade sans but, à une veule flânerie,
qu’à la sévère, stricte, discipline des gymnastes frottés d’huile.


J’énonce en terminant cette lettre, amie Françoise, les deux nouveaux
principes acquis, qui font suite aux deux premiers:

III. Le but de l’enseignement secondaire est de mettre l’esprit de
l’élève en état de culture, non pour le temps de l’enseignement, mais
pour la vie.

IV. L’enseignement secondaire a rempli son rôle quand il a appris à
l’élève, sans plus, ce que celui-ci doit retenir.




  [Illustration]

  XI

  _Petites anxiétés.--L’abat-jour.--Françoise n’est point
  frivole.--Conversation avec une dame.--Le latin, le grec, les
  mathématiques et la culture féminine.--Le surmenage.--Juliette._


Vous confesserai-je, Françoise, que mardi, en me rendant chez vous, où
je devais dîner entre votre mère et vous, comme c’est mon privilège à
chaque jour de sortie de l’institut Berquin, je n’étais pas rassuré
tout à fait sur l’accueil que me réservait votre ironie coutumière?

Il me semblait que vous ne failliriez pas à vous moquer de ma dernière
lettre. Je n’avais pas voulu la relire, cette lettre, avant de vous
l’envoyer, craignant, si je la relisais, de la jeter définitivement au
panier, comme un fatras lourd et pédantesque, mal approprié à la grâce
juvénile de la destinataire... Je vous l’envoyai cependant, mais ce
fut par un scrupule de conscience. Vous m’aviez demandé mes idées sur
l’enseignement des jeunes filles; je vous les exposais loyalement. Si
l’exposé manquait d’élégance et de légèreté, c’était peut-être un peu
la faute du sujet.

J’arrivai donc place Possoz et j’entrai dans votre maison avec un
certain malaise. Rien n’est plus sensible aux hommes de mon âge que la
moquerie des jeunes filles. Vous avez sur nous trop d’avantages: nous
ne pouvons nous défendre.

La porte du salon me fut ouverte, je vous vis, haussée sur la pointe de
vos pieds, mettant bon ordre à la révolte d’un abat-jour sur une des
bougies de la cheminée. Et nos regards se rencontrèrent dans la glace.

O surprise! Vous quittâtes aussitôt bougie et cheminée, vous vîntes me
tendre votre front, et tandis que je posais dessus un baiser vous me
dîtes:

--Savez-vous, mon oncle, que vous êtes très gentil?

A parler vrai, je ne le savais pas; mais j’étais tout disposé à le
croire si seulement vous me donniez quelques bonnes raisons. Je vous
les demandai.

--Vous m’avez écrit une lettre!... répliquâtes-vous, oh! une lettre
qui m’a fait tant de plaisir!...

J’interrogeai vos yeux et les lignes de votre visage: non, décidément,
vous ne vous moquiez point. L’idée me traversa l’esprit que peut-être
la poste avait commis une erreur et vous avait remis une lettre
destinée à une autre nièce par un autre oncle. Je vous questionnai
timidement.

--C’est... de la lettre... sur... (lâchement j’hésitai devant les gros
mots d’«enseignement secondaire») sur... vos études... que vous parlez,
Françoise?

--Mais bien sûr, mon oncle. La lettre sur l’enseignement secondaire...
où vous m’exposez votre doctrine.

Et, avec une amusante gravité, vous ajoutâtes, comme si vous faisiez
une conférence:

--L’enseignement secondaire a pour objet la culture générale de
l’esprit: on ne peut donc réduire le nombre de ses matières, puisque
alors il ne serait plus général. D’autre part, comme cette culture
générale doit persister tout le long de la vie, ce qu’enseigne
l’enseignement secondaire doit être appris très à fond, appris pour
être su dans le vrai sens du mot, pour être retenu. Il faut par
conséquent limiter ledit enseignement aux notions essentielles, aux
clartés de tout... Est-ce bien cela, mon oncle?

Si c’était cela! Mais c’était cela divinement, bien mieux que je
n’aurais su le dire! Ah! les mots ne vous font pas peur, à vous,
Françoise. Jusqu’au moment où l’on servit le dîner, il fut impossible
de parler avec vous d’autre chose que de culture, d’époque tainienne,
du vrai sens du verbe savoir, de la méthode d’enseignement en surface
et des objections que font ses défenseurs à la méthode d’enseignement
précis et bref... Le dîner imposa une courte trêve à ces entretiens.
Mais ils reprirent ensuite de plus belle, tandis que la chère Mme Le
Quellien s’endormait paisiblement sur le tricot de laine commencé pour
quelque petit pauvre... Et, quand je vous reconduisis à l’institut
Berquin, je dus noter par écrit, à la porte de l’établissement, les
sujets que vous dictiez à mes prochaines correspondances.

Ils sont inscrits là, au dos d’une de mes cartes de visite que j’ai
placée hier en évidence sur ma table de travail, afin qu’elle me
rappelle mes promesses:

_Dire ce que doit savoir effectivement une femme cultivée._

_Dire comment devraient être faits les livres de classe._

_Dire comment il faut apprendre pour retenir, et comment distribuer le
temps des études._

Les lignes qui précèdent sont griffonnées de ma main; au-dessous,
m’ayant ôté des doigts le crayon et la carte, vous avez ajouté
vous-même les quatre mots:

«_Avec beaucoup de détails._»

Aujourd’hui, chère enfant, assis à ma table avec le dessein de
satisfaire vos désirs, je regarde cette carte, et sa vue m’inspire
pour vous, souffrez que je vous le dise, une admiration sincère. Vous
m’avez assuré que vos sentiments et vos soucis vous étaient communs
avec nombre de vos compagnes. J’admire combien les jeunes Françaises
de la nouvelle génération sont peu frivoles, combien est éveillé chez
elles le goût des choses de l’esprit et des importants problèmes de
la vie. Je ne me trompe pas: quelque chose a réellement changé depuis
moins de vingt ans dans l’être qu’on désigne par ces mots charmants
et mystérieux: une jeune fille. Il se passe parmi nous, avec moins
de fracas et d’excès parce que la France est un pays de liberté et
de mesure, un phénomène analogue à ce qu’on vit en Russie quand les
jeunes filles de l’aristocratie, désertant les fêtes et les bals,
coururent aux Universités. Et pour écrire _Mères et Filles_, pendant
de l’immortel _Pères et Fils_ de l’écrivain russe, il ne manque qu’un
Tourguéniev français.


Le romancier qu’une pareille œuvre tenterait pourra lire, à titre de
notes sans prétention, les lignes qui suivent. Elles résument une
conversation que j’eus le surlendemain du jour où je dînai chez vous,
Françoise, avec une charmante femme de la société parisienne, votre
aînée d’une quinzaine d’années, ce qui ne la fait pas bien vieille,
mais ce qui lui permet cependant de compter déjà deux lustres de
mariage et d’habiller de la façon la plus ingénieusement ridicule une
fillette de six ans.

Par un effet assez étrange, mais que j’ai déjà observé plusieurs fois
et que les théoriciens de l’influx psychique expliqueraient sans
doute par la télépathie, depuis que, grâce à vous, je médite sur des
questions d’éducation, une foule de gens me parlent d’éducation, qui,
jusque-là, ne m’en avaient jamais ouvert la bouche. Voici comment nous
vînmes, Mme X... et moi, à ce sujet ordinairement inusité entre nous.

Juliette (c’est sa fille) venait de faire dans le petit salon où nous
bavardions une entrée et une sortie compassées, sous la garde de la
miss quelconque qui préside à son développement intellectuel et moral.
Il y eut un instant de silence.

--Juliette est ravissante, dis-je. Elle commence à ressembler à sa mère.

--Oui, elle sera assez bien, je crois, fit Mme X... Elle aura
les traits plus réguliers que moi; seulement elle manque un peu
d’expression. Vouliez-vous dire qu’elle sera mieux que moi?

--Je n’aurais garde, chère amie. Il faut être mal élevé comme Horace
pour faire des compliments à une jeune demoiselle aux dépens de sa mère.

--Horace? Quel Horace? Le poète latin?

--Précisément. Vous savez tout.

--Je ne sais pas le latin, assurément, répliqua Mme X... d’un ton un
peu piqué. Je laisse cela aux demoiselles nouveau style que vous vantez
dans vos livres.

Cela fut dit, vous pensez bien, d’un ton assez malveillant et pour les
demoiselles que je suis censé vanter et pour moi-même. Je tâchai de
réparer mon impair.

--Mon Dieu, fis-je, soyez assurée, chère amie, que je n’ai aucun goût
pour les pédantes. Seulement, je n’ai jamais compris pourquoi les
langues anciennes, prétendues indispensables aux hommes cultivés,
seraient interdites aux femmes. S’il existe un rapport entre le sexe
de l’élève et le fait de connaître un certain langage, ce rapport
m’échappe.

Mme X... répliqua:

--Les hommes ont besoin du latin et du grec pour leurs professions.

--Quelles professions?

--Pour être avocats, médecins, pharmaciens, que sais-je?

--D’abord les femmes peuvent être avocates, doctoresses,
pharmaciennes...

--Quelques folles!...

--Prenez garde! Ce sera peut-être la vocation de Juliette.

--Si je croyais une chose pareille, je lui défendrais même d’apprendre
à lire.

--D’ailleurs, chère amie, il me semble que vous ne vous faites pas une
idée exacte de l’objet de telles études. On n’apprend pas le latin et
le grec aux hommes pour qu’ils puissent lire dans le texte Justinien
ou Aristote, ni pour qu’ils puissent écrire sur des bocaux: «_acetum
boricum_» au lieu d’acide borique.

--Alors, pourquoi?

--Si vous tenez à le savoir, je vous dirai, sans vous fatiguer par
l’exposé de doctrines courantes, mais incontestables, sur l’hérédité,
que nous sommes des Latins, et que toutes les notions générales de vie
sociale, d’histoire, de politique et même d’industrie, entrent d’une
façon particulièrement aisée dans l’esprit d’un bambin français par
l’intermédiaire du latin.

--Mieux que par l’intermédiaire du français?

--Oui, en ce sens que la compréhension est plus large, plus ample,
remonte plus avant dans les origines. On peut évidemment acquérir ces
notions sans l’aide du latin, mais de la même façon qu’on peut lire un
roman dans un volume où manquent les cinquante premières pages.

--Et le grec?

--De grâce, épargnez-moi: et croyez-moi sur parole si je vous dis que
le grec, balbutiement divin des premières civilisations, des premiers
arts où les nôtres ont pris leur source, est également des plus
favorables à la culture complète d’un esprit français.

--Alors, d’après vous, Juliette doit apprendre le latin et le grec?

Je soutins du mieux que je pus le feu du regard un peu méprisant que me
jetait Mme X..., et je lui répliquai:

--Laissons la question du latin et du grec: ce n’est après tout qu’un
chapitre du programme de la culture. Juliette, si elle veut être
cultivée, doit apprendre tout ce qui compose la culture de l’esprit,
absolument comme un garçon. A bagage égal, une femme n’est pas
instruite et un homme ignorant. Le fait d’avoir des cheveux longs, le
teint plus clair, de plus jolis yeux et de porter une jupe au lieu de
pantalon n’empêche pas qu’on ignore ce qu’on ne sait point.

Mme X... éclata de rire.

--M. de la Palice ne s’exprimerait pas plus clairement, dit-elle...
Mais alors il n’y a pas de raison pour ne pas envoyer Juliette à
l’École normale ou à Polytechnique, sous prétexte qu’elle y eût
peut-être été si Dieu l’avait créée garçon?

--Non, madame. Ne me faites pas dire ce qui n’est pas ma pensée. Les
écoles dont vous me parlez donnent un enseignement spécial, supérieur,
qui n’a rien de commun avec la culture générale. Un jour viendra sans
doute où filles et garçons recevront indifféremment cette culture
supérieure. Pour le moment, tenons-nous-en à égaliser la culture
secondaire des deux sexes. Il n’y a vraiment pas de raisons valables
pour qu’à seize ans un garçon et une fille n’aient pas acquis les mêmes
connaissances.

--Mais alors les filles n’auront pas le temps d’apprendre la couture ni
la conduite d’une maison?

--Si fait. Elles y consacreront les heures attribuées par les
garçons aux exercices violents: escrime, gymnastique, etc. Il y a là
des différences d’éducation nécessaires, indiquées par la nature
elle-même, au moins pour le temps présent.

Mme X... médita un instant:

--Et vous croyez sérieusement, me dit-elle, qu’une malheureuse
fillette, jusqu’à l’âge de dix-sept ans environ, aura le temps
d’apprendre, outre la couture et le ménage, tout ce qu’on enseigne aux
garçons, grec, latin, mathématiques, etc.?

  [Illustration]

--Permettez-moi d’y ajouter encore un métier pratique, facile, tel que
la dactylographie, par exemple, ou la reliure. Plus encore certaines
notions qui ne figurent dans aucun programme d’enseignement secondaire
et qui cependant sont bien plus utiles que la troisième dynastie
égyptienne.

--Lesquelles?

--Un peu d’histoire de l’art... Les styles d’architecture, de mobilier,
de décoration. L’organisation de la cité, de l’état modernes. L’hygiène
usuelle. Voilà qui fait essentiellement partie de la culture générale,
c’est-à-dire de celle qui rend l’usage de la vie courante plus utile et
plus agréable.

--Dites tout de suite que le cerveau de ces pauvres petits doit être
une encyclopédie... Et l’on parle de supprimer le surmenage! Vous
n’êtes guère dans le mouvement, cher ami.

Mme X... se leva; sa jupe décrivit sur le tapis un gracieux paraphe;
son index pressa le bouton électrique voisin de la cheminée. Un valet
de chambre ayant paru, elle lui demanda le thé, qui fut apporté
aussitôt sur un petit meuble à tablettes, chargé de petits fours, de
brioches et de puddings.

Ces friandises ne me désarmèrent point.

--Madame, repris-je, ma tasse à la main, vous me calomniez. Je suis un
ennemi juré du surmenage. Ou plutôt je ne crois point au surmenage, du
moins pour la plupart des enfants. Vous pouvez les faire tenir assis
devant un pupitre durant treize heures par jour: les faire travailler,
c’est autre chose. De mon temps, le surmenage était à la mode. On
versait, versait encore dans l’outre des programmes le vin amer de la
science; l’outre s’enflait à en crever. Mais je vous donne ma parole
que, philosophes impassibles, nous n’en buvions pas une goutte de
plus... Si donc j’étais pédagogue, je n’imposerais pas plus de trois
heures de travail quotidien à mes élèves.

--Trois heures! avec un programme aussi étendu que le vôtre!...

--Mon programme ne serait pas étendu. Il comprendrait évidemment les
douze ou quinze chapitres entre lesquels peut se partager la culture
générale d’un esprit. Mais chacun de ces chapitres serait très court.
Voulez-vous des chiffres, des nombres de pages, pour fixer vos idées?
J’admets que la quantité réelle d’histoire générale, idées et faits,
qui peuvent raisonnablement habiter l’esprit d’un homme cultivé non
spécialiste n’atteint pas les trois cents pages de ce roman jaune que
j’aperçois là, sur le guéridon Louis XVI... Je me charge de faire
tenir en trente pages l’arithmétique élémentaire, pratique et théorie.
L’histoire naturelle utile et «retenable» vaut à peine cinquante pages
(les manuels ordinairement en usage en ont quatre cents pour le moins).
Un atlas de quarante pages renferme infiniment plus de connaissances
géographiques que la plupart des cerveaux d’intellectuels: d’ailleurs
cet atlas existe, signé Foncin...

--Je comprends! interrompit Mme X..., c’est le système du docteur
Mattei, le système des granules. Un granule de mathématique, un de
géographie, un de grammaire... Tout de même, avec leurs cinquante pages
d’histoire naturelle, ils n’iront pas loin, vos élèves.

--Plus loin que vous et moi, madame, qui ne saurions présentement ni
expliquer la circulation du sang ni classer de façon satisfaisante une
sole ou une araignée.

--Et le latin, et le grec, et les langues vivantes?

--Il n’y a pas de langue, vivante ou morte, qui ne puisse être bien
apprise en deux ans. Un garçon de café, une domestique venue de la
campagne, n’en mettent pas tant pour posséder le vocabulaire. Et, quand
la grammaire générale a été bien enseignée à un enfant, il passe aussi
aisément d’une grammaire à une autre qu’un violoniste au violoncelle
ou à la cithare... Ah! le tout est de bien enseigner, j’en conviens, et
surtout de ne pas changer de méthode tous les six mois.


Mme X... ne répondit pas aussitôt. Elle réfléchissait, ce qui donnait à
son agréable visage un charme très nouveau, très piquant.

--Savez-vous, me dit-elle enfin, que j’ai envie de vous confier
Juliette? Il est certain que son Anglaise ne lui apprend que des
pauvretés, les mêmes d’ailleurs que j’ai apprises moi-même... Pourquoi
riez-vous?

--Parce que j’ai déjà deux disciples: une charmante jeune fille de
dix-huit ans, ma nièce Françoise, et la fille que celle-ci est bien
résolue à avoir un an après son mariage. Nous appelons cette pupille
hypothétique Françoise II.

--Eh bien, vous demanderez à Mlle Françoise II si elle veut de Juliette
pour compagne d’école.

Je promis de faire la commission, et, comme un visiteur entrait, je
pris congé.


Que Françoise II ne soit pas jalouse. Mme X..., j’en suis certain, a
déjà oublié son projet et notre conversation. Juliette restera aux
mains de son Anglaise, jusqu’au jour où elle suivra des cours réputés
pour l’élégance de leur clientèle. Et à moins qu’elle ne s’affranchisse
elle-même un jour, comme les petites Russes, elle sera à son tour une
madame quelconque, ignorante et compréhensive, frivole et charmante,
comme sa mère.

Et c’est vous seule, chère Françoise, qui, lisant le récit de cet
entretien mémorable, y picorerez adroitement les indications que je
vous avais promises sur la culture d’un esprit féminin.




  [Illustration]

  XII

  _Les livres de classe.--Leurs deux grands défauts.--Des précis:
  les bons et les mauvais.--Si j’étais ministre!--Enseignement
  littéraire: les anthologies.--Conseils à Françoise II._


A plusieurs reprises, chère Françoise, je vous ai exprimé le peu
d’admiration que m’inspirent les livres classiques en usage dans les
écoles. Le moment est venu de justifier ces critiques. La question a
son importance. Pour enseigner l’élève, un bon livre importe autant
qu’un bon maître. J’allais dire: il importe plus. Car l’esprit de
l’élève (comme celui de tout être humain, d’ailleurs) se distrait moins
de ce qu’il lit que de ce qu’il entend. Une fois envolée, la parole du
maître est perdue si l’oreille ne l’a recueillie. Au contraire, l’œil
revient de lui-même sur le passage difficile, mal compris à première
lecture. Le livre est un maître toujours présent, toujours prêt à
renouveler sa leçon.

Par malheur, les livres de classe, à peu d’exception près, ont deux
défauts habituels.

Le premier, c’est qu’ils n’ont pas l’air de se douter de l’objet pour
lequel on les destine. Ce sont des ouvrages que seul un esprit déjà
cultivé peut consulter avec intérêt et avec profit.

Le spécialiste qui les a composés, étant par métier très documenté
sur la matière, n’a fait grâce à l’élève d’aucun des détails de sa
science. Ainsi tel cours d’histoire célèbre, à l’usage des classes de
lettres, comprend environ six volumes de cinq cents pages, soit trois
mille, d’ailleurs excellentes. Trois mille pages ont dû passer sous les
yeux de l’élève pour la seule matière historique, pendant ses classes
secondaires. On s’en rapporte à lui pour avoir extrait de ces trois
mille pages le résidu qui doit être retenu. C’est cela qui est absurde.

Je répéterai encore une fois, je répéterai opiniâtrement en toute
occasion, que l’élève, entre dix et seize ans, n’est pas capable de
faire de choix et n’en a pas le loisir. L’heure n’a pas encore sonné
où la meilleure manière d’étudier sera pour lui de se laisser guider
par sa fantaisie à travers une vaste bibliothèque (ce que nous avons
appelé l’«époque tainienne»). Entre dix et seize ans l’enseignement est
encore, est surtout une éducation, une tutelle: il doit être résolument
protectionniste, au besoin restrictif. Il doit présenter à l’esprit
qui se forme un choix élaboré à l’avance des éléments essentiels.
Autrement, l’esprit adolescent se perd dans le labyrinthe des idées et
des faits, ne sait que choisir, choisit mal ou abdique tout effort de
choix, et finalement ne retient rien de précis ni de coordonné.

Le second défaut des livres de classe ordinaires, c’est qu’ils sont
trop: et j’avoue que ce défaut-là, il faut plutôt le reprocher à ceux
qui les emploient qu’à ceux qui les font. Un élève ou une élève qui
ont suivi le cours complet des études classiques ont bien manié, rien
qu’en géographie et en histoire, une douzaine de bouquins différents;
ils ont pâli sur trois ou quatre grammaires françaises. Chaque éditeur
classique envoie ses produits récents aux professeurs, à chaque
renouveau scolaire. Pour peu que le bouquin plaise au professeur,
voilà l’élève obligé de déménager une chambre de son esprit. Cela
aussi est absurde. Un étudiant dont la culture générale est achevée
peut avec plaisir, avec avantage, feuilleter des traités divers. Il a
dans l’esprit un plan intérieur qu’il compare inconsciemment avec le
plan de l’auteur qu’il lit; il décide entre l’un et l’autre, corrige
au besoin son plan intérieur et le développe. L’élève de dix ans
n’a dans l’esprit qu’une page blanche: si vous tracez dessus dix
épures successives, il en résulte un gribouillage où nul dessin ne se
reconnaît.

On vous dira, Françoise, qu’il faut bien changer de livre, de temps à
autre, parce que le même ne saurait convenir à dix ans et à quinze.
N’en croyez rien. Le livre scolaire bien fait convient à tous les
âges, moins approfondi d’abord, pénétré plus tard jusqu’au fond. Pour
ma part, je lis avec agrément, à un âge où mon adolescence n’est
plus, hélas! qu’un souvenir assez reculé, l’histoire de France que M.
Guizot racontait à ses petits-enfants. Le modeste atlas de Foncin,
signalé dans ma dernière lettre, reste à portée de ma main; et toujours
mon ignorance y rencontre le secours qu’elle cherche... L’aptitude
à s’adapter aux âges divers de l’écolier, voilà le vrai signe du
bon livre scolaire. Il marque également les œuvres de littérature
vraiment _classiques_, vraiment formatrices de l’âme adolescente.
Dans les fables de La Fontaine, l’esprit le plus cultivé, voire le
plus décadent, trouvera un ragoût sans pareil: et le petit enfant qui
commence à lire s’y divertira.


Le patrimoine littéraire de notre pays est riche en œuvres littéraires,
classiques dans cette acception essentielle du mot. Mais les livres
scolaires proprement dits sont chez nous presque inconnus. Avouons
qu’ils sont très difficiles à faire. Pour y réussir il faut joindre
deux conditions rares l’une et l’autre, plus rarement conjointes: il
faut être un grand savant et un grand pédagogue. Il faut être parvenu
à ce sommet de la connaissance d’où l’importance relative des notions
apparaît au premier coup d’œil, d’où nul rapport ne vous échappe. En
même temps, il faut se souvenir des difficultés qu’on eut à apprendre
soi-même. Cette alliance exceptionnelle constitue le «bon professeur».
Voulez-vous, Françoise, un souvenir personnel? Durant les deux années
que j’ai passées à l’École polytechnique, je n’ai eu, naturellement,
que des professeurs éminents; mais deux seulement étaient, à proprement
dire, de bons professeurs: M. Sarrau et M. Grimaux.


Je vous exposais dans une précédente lettre, ma nièce, l’avantage qu’il
y a, pour élaborer des programmes de réforme, à n’être point ministre.
Il n’en va pas de même quand il s’agit d’exécuter les réformes conçues
dans le silence du cabinet: et voilà que je me prends, en cet instant
précis, à regretter de n’être point, pour quelques semaines, grand
maître de l’Université. Car, si je l’étais, je tâcherais aussitôt de
découvrir, dans chaque science, un Sarrau, un Grimaux, un Foncin, un
Guizot, et je leur commanderais à chacun un précis de leur spécialité.
Ce précis ne devrait rien avoir de commun avec une nomenclature. Le
précis nomenclature est un mauvais précis. Malheureusement, presque
tous ceux qui fabriquent des précis leur donnent la forme d’une
nomenclature, qu’ils bourrent d’ailleurs de divisions, de noms, de
chiffres et de faits, tant qu’il en tient dans l’espace assigné.
Alors, parce qu’ils ont supprimé des membres de phrases, adopté une
disposition typographique conventionnelle, tableaux synoptiques ou
autres, ils s’imaginent qu’ils ont simplifié la science! Ils ont
seulement raccourci l’écriture. Certains micrographes se chargeraient
peut-être de faire tenir l’histoire universelle de Cantù dans cent
pages d’un volume ordinaire: ce volume n’en serait pas pour cela devenu
un précis.

Les précis que, ministre de l’Instruction publique, je demanderais
aux maîtres de la science, ne devraient rien avoir de commun avec
une table de matières. Ils devraient être des «discours» sur la
science.--C’est-à-dire qu’ils devraient être construits en phrases
ordinaires, non seulement correctement, mais même élégamment écrites.
Ils devraient offrir à l’élève, en même temps que le raccourci de
chaque science, un modèle de la façon d’exposer cette science. Ils
seraient courts, très courts, aussi courts que possible--non pas parce
que l’auteur s’y exprimerait en «petit nègre» ou recourrait à des
artifices de typographie, mais parce qu’il aurait éliminé résolument
tout ce qui n’est pas essentiel. Cette élimination, ce choix résolu,
seul un vrai savant, très savant et très intelligent, ose et peut les
pratiquer. Le demi-savant hésitera toujours à sacrifier ceci ou cela,
parce qu’il n’est pas certain de l’importance relative des notions.

Une fois constitués pour l’ensemble des matières et tenus au courant
des progrès ou des changements de la science, les «précis» magistraux
deviendraient la base de l’enseignement officiel. Chacun d’eux serait
le seul livre imposé à l’élève, durant toutes ses classes secondaires:
sur ce thème unique porteraient les explications et les commentaires.
Leurs matières seraient seules l’objet des examens. L’examinateur
aurait évidemment le droit de «pousser» l’élève, de s’assurer par des
questions latérales qu’il a retenu et compris; mais toute question à
laquelle le livre, bien retenu et bien compris, ne donnerait pas la
réponse serait interdite.


... N’auriez-vous pas aimé, Françoise, au lieu de ces bouquins
indigents de science, vulgaires de style et laids d’apparence, que
vous allez abandonner avec dégoût en quittant l’institut Berquin,
emporter de vos classes une dizaine de volumes de format, de dimensions
semblables, d’aspect élégant et uniforme, typographiés de la même
manière, rédigés d’après les mêmes idées générales, et qui résumeraient
pour vous l’ensemble de votre acquit scolaire? Des savants, des
artistes contemporains auraient créé pour vous une Encyclopédie
élémentaire, mesurée à votre jeune esprit et au temps de vos études.
Le contenu de ces livres vous serait parfaitement familier: non pas
qu’on vous eût imposé l’exercice ridicule d’en apprendre le texte
par cœur; on n’aurait fait appel à votre mémoire que pour retenir
les faits et leur ordre. Mais la substance de tous ces petits livres
serait incorporée à votre cerveau, comme les mots et les tournures
de votre langue maternelle. Leur style scientifique, leur procédé
d’investigation, leur mode de raisonner, vous pourriez à votre tour
les exercer sur des objets analogues. J’imagine d’autre part qu’à la
fin de chaque volume l’auteur (par hypothèse très savant) aurait placé
quelques pages de bibliographie, indiquant les sources où l’étudiant
pourrait puiser s’il voulait plus tard acquérir plus de science. Ces
pages ne seraient pas enseignées; l’élève ne devrait pas les apprendre;
elles seraient des pages à consulter, lues avec profit dans les loisirs
des études. De toute façon, même si vous vous en teniez, Françoise,
à votre bibliothèque de «discours sur les connaissances humaines»,
elle contiendrait vraiment, pratiquement, le résumé de votre culture
générale.

Ainsi votre jeune esprit arriverait à «l’époque tainienne» dans les
plus favorables dispositions, assez renseigné sur les principes
de toutes les connaissances humaines pour diriger sciemment ses
préférences, averti des méthodes et des sources, rompu aux procédés
du travail, exercé aux discours scientifiques, ayant l’horreur de la
phraséologie superflue, le goût et l’habitude d’enclore beaucoup
de choses en peu de mots... Est-il un meilleur état pour aborder
les études supérieures et spéciales, c’est-à-dire pour commencer à
apprendre, non plus ce que tout le monde doit savoir, mais ce qui
est l’apanage d’un petit nombre d’esprits, ce que le vôtre _choisit_
d’acquérir?


En vérité, chère Françoise, je ne crois pas qu’on puisse nier de bonne
foi les avantages de ce système de culture ramassée et intensive...
Elle ne présente d’ailleurs aucune difficulté en ce qui concerne
l’enseignement des sciences, sciences de faits ou de raisonnement...
Elle paraîtra peut-être d’une application plus délicate en ce qui
concerne la culture littéraire. Attardons-nous un peu sur ce point.

Je suis, pour ma part, tellement convaincu de l’inutilité de
l’enseignement dispersé, vague, superficiel, que, même en matière
littéraire, je ne craindrais pas d’écrire sur le fronton des classes
l’adage essentiel: _Timeo hominem unius libri_. D’illustres exemples
recommandent ce système. Blaise Pascal n’avait reçu dans son jeune
âge aucune culture littéraire. Adolescent, il lut les _Essais_ de
Montaigne: mais il les lut à fond. Toute sa culture antique sort de
là: dans les _Pensées_, elle paraît énorme... La _Cyropédie_, un livre
de l’_Iliade_ et un de l’_Odyssée_ possédés par une élève de seize
ans constituent (à mon sens) une rare culture grecque. De même, pour
la culture latine, les _Mœurs des Germains_, un livre des Géorgiques,
deux ou trois épîtres d’Horace. Aux pédagogues de l’enseignement
vague qui diraient: «Alors l’élève ignorera le plus grand nombre des
chefs-d’œuvre littéraires?» je répondrai qu’il en est ainsi même à
présent. Rien n’est plus arbitraire (et souvent plus bouffon) que le
choix des auteurs imposés alternativement par les programmes. Pourquoi
Denys d’Halicarnasse et pas Théocrite? Pourquoi Ovide et pas Juvénal?
N’est-il pas inouï, si vous prétendez à un enseignement intégral, qu’un
jeune homme ou une jeune fille issus des cours secondaires ignorent
Gœthe ou Shakespeare, sauf de nom? C’est pourtant ce qui arrive, selon
que l’élève a suivi les cours d’anglais ou ceux d’allemand. Dans les
deux cas, l’élève ignore Stendhal, Chateaubriand, Sand, Balzac,--pour
ne parler que des Français... Vous voyez bien que vous choisissez.
Seulement votre choix est arbitraire, et en somme injustifiable.


Puisqu’il faut se borner, puisque le temps et la capacité
intellectuelle de l’élève nous contraignent à choisir, je recommande
encore le système du petit livre, du précis, qui prend dans ce cas
le nom charmant d’anthologie, choix de fleurs. Oui, résolument, pour
l’instruction littéraire de Françoise II, il me plairait toujours, si
j’étais ministre, de commander à des maîtres le volume très court qui
contiendrait seulement des passages de choix d’auteurs de premier plan.

Le jour où je mettrais pour la première fois cette anthologie entre les
mains de Françoise II, je lui dirais:

«Petite Françoise, voici un livre comme il en existe un grand nombre:
c’est un livre de morceaux choisis. Le titre n’a pas une très bonne
réputation: c’est qu’il y a beaucoup de «morceaux choisis» très mal
choisis. Rien n’est plus aisé, en effet, pour un paresseux ou pour un
sot, que de fabriquer un bouquin en taillant à tort et à travers dans
des œuvres illustres. Le présent recueil a ceci de spécial qu’il a
été composé par de vrais érudits, pour un objet déterminé. D’abord le
choix des noms d’auteurs n’a rien d’arbitraire. On a systématiquement
limité l’érudition qu’on vous impose. Tous les auteurs qui sont
nommés ici ou bien sont des maîtres ou bien ont l’importance de faits
historiques. Tous les morceaux qu’on a choisis dans leurs œuvres ou
bien sont célèbres, habitent traditionnellement la mémoire des hommes
cultivés, ou bien sont caractéristiques de la manière des auteurs,
ou bien présentent un modèle littéraire particulièrement précieux,
ou enfin, si nulle autre raison de choix ne s’est imposée, vous
offrent un enseignement historique, géographique, scientifique, outre
l’enseignement littéraire...

«Vous comprenez, Françoise, qu’un tel livre a été infiniment difficile
à composer. Aussi, pour le composer, nous sommes-nous adressés aux
princes de la littérature et de la critique, et non pas à M. Durand,
Colas ou Jeannot, payé cent francs pour ce travail par un éditeur
rapace.

  [Illustration]

«Maintenant, petite Françoise de dix ans, sachez bien qu’il y aurait
quelque chose de meilleur encore que l’anthologie: ce serait de réunir
une bibliothèque contenant l’œuvre complète de tous les auteurs cités
dans cette anthologie et de vous faire connaître toute cette œuvre à
fond. Ce serait meilleur si ce n’était impossible, et parce que vous
êtes trop jeune, et parce que le temps nous presse. Donc ne parlons
même pas de cette solution pour la regretter: autant regretter de
n’avoir pas double cerveau et vie deux fois plus longue... L’anthologie
bien possédée vous acquiert des clartés de tout, rien de plus.

«Afin que votre jeune esprit se rende compte de ce qu’est «une œuvre»
à côté de fragments notables, mais isolés, on mettra entre vos mains
une ou deux œuvres entières, pas plus, car les journées sont brèves, et
vous ne sauriez tout connaître entre dix et dix-huit ans.

«Enfin, on ne cessera pendant les années d’enseignement secondaire
de vous exhorter à poursuivre, plus tard, par d’abondantes et libres
lectures, les études dont vous apprenez ici les éléments et la méthode.

«Il faut que votre érudition, au sortir de notre enseignement,
ressemble à un corps de logis essentiel, bien bâti en pierre de
taille, bien distribué, bien aéré, mais faisant partie d’un plan
architectonique plus général. Édifice assez solide pour qu’on puisse
l’exhausser par d’autres étages, et portant aux chaînes de ses pignons
les pierres d’attente où viendront s’encastrer les chaînes des autres
ailes, que, dans le cours de la vie, vous construirez librement.»




  [Illustration]

  XIII

  _La jument de Roland.--Notre méthode se passe du
  ministre.--Comment l’appliquer dans la pratique?--Distribution
  d’une journée d’élève.--Lever, toilette, repas, classes, études,
  temps de repos.--Le bon problème, la bonne version.--Soirée,
  coucher.--Le collège idéal._


«Mon oncle, m’écrivez-vous, tout cela va fort bien. Mais vous n’êtes
pas ministre de l’Instruction publique. Vous ne le serez jamais. Donc,
quand Françoise II arrivera à l’heure de l’enseignement secondaire, les
fameux «discours», les précis savants, les merveilleuses anthologies
n’existeront pas. Comment donc, hors des hypothèses et dans le réel,
éduquerons-nous Françoise II? Votre admirable méthode me paraît
ressembler à la jument de Roland; comme ce quadrupède légendaire, elle
a toutes les qualités: son unique défaut est de ne pouvoir exister.»

Rassurez-vous, Françoise: notre méthode n’a pas besoin des pouvoirs
publics. Je vous ai exposé son application à un enseignement officiel
idéal. Pour l’appliquer à Françoise II, il n’est pas indispensable
que tous les outils de l’enseignement officiel soient achevés et
disponibles. Quelque chose est plus précieux que les outils, c’est la
méthode même.

Si le professeur de Françoise II est résolu à appliquer ladite méthode
et s’il n’est pas un sot, il fera déjà en bien moins de temps une
élève infiniment plus instruite. Seulement il faudra qu’il s’impose
à lui-même le soin de préparer à son élève la nourriture concentrée
que nous recommandons. Il faudra qu’il prenne le meilleur traité
élémentaire de chaque science et que, selon le cas, il le complète ou
l’allège. Ainsi Françoise II travaillera sur des textes assurément
moins parfaits que nous ne les rêvions; mais du moins on lui imposera
d’acquérir une quantité de notions d’avance mesurée, précisée, et
ces notions, on les lui fera _posséder_ de façon définitive. Là est
l’important de la méthode. L’excellence des textes n’est qu’un surcroît.

Vous m’écrivez encore, ma jolie nièce, qu’un autre souci vous
préoccupait tandis que je vous exposais le plan d’enseignement
secondaire destiné à Françoise II... Comment devra-t-on distribuer le
travail de l’élève pour l’acquisition de toutes ces connaissances? En
un mot, comment la méthode s’accommodera-t-elle avec les heures de
la journée? Cela importe à définir; tant de méthodes excellentes ne
prévoient pas les nécessités pratiques de la vie!...

Afin de vous expliquer cette harmonie de la méthode et des heures, je
vais simplement imaginer une journée de Françoise II et la remplir.
Soucieux de traiter le cas général, nous supposerons la fillette en
pension... Elle a une douzaine d’années, sa santé est moyenne: je
veux dire qu’il ne la faut point surmener. Votre amour-propre de
future maman ne se froissera point si je prévois à cette hypothétique
demoiselle une intelligence et un goût de travail simplement ordinaires.


Le P. Gratry, chère Françoise, dans un très aimable récit de sa propre
jeunesse, s’indigne contre l’excès de travail «que les hommes imposent
aux enfants, alors qu’ils refuseraient de se l’imposer à eux-mêmes». Le
P. Gratry a raison. Un plan de journée dans lequel treize heures, ou
même onze heures, sont prévues pour l’effort et deux ou quatre pour la
récréation n’a pu être imaginé que par un garde-chiourme de profession
ou par un moine tortionnaire. C’est barbare, et d’ailleurs c’est
imbécile. On ne travaille pas treize heures, ou du moins on ne fournit
pas treize heures de travail intensif, à moins d’être un phénomène
promptement voué à l’usure et à la mort (Balzac). Ceux qui imposent
treize heures d’étude à l’enfant s’en doutent bien: ils ne sont, en
fait, ni des garde-chiourme ni des tortionnaires. Mais ils appliquent
au procédé de travail de l’élève les mêmes principes lâches et vagues
qu’à la composition du programme d’enseignement. Toujours l’illusion
scolaire! Sur les treize heures de prétendu travail, heureux si l’élève
n’en consacre que douze à la flânerie, au sommeil furtif ou simplement
à cet ennui spécial, dissolvant, qui ronge les pensionnats!

Quand j’évalue le temps que j’ai perdu ainsi, dans le sens absolu du
mot, sans profit ni pour mon esprit ni pour mon corps, pendant les
années de ma jeunesse, l’envie me prend d’aller demander des comptes
au mânes de M. de Cumont, en ce temps-là ministre de l’Instruction
publique.


On ne travaille pas treize heures, ma chère nièce, ni dix, ni huit,
ni sept. La moyenne des jeunes cerveaux ne peut donner plus de TROIS
heures de travail quotidien. Trois heures au lieu de treize: vous voyez
que nous ne procédons point par demi-mesures... Savez-vous toutefois
que trois heures pendant sept années scolaires cela fait près de _six
mille_ heures? Qui de nous a employé utilement six mille heures de son
adolescence d’écolier?

J’appelle heures de travail les heures d’effort intellectuel intensif,
consacrées soit à écouter un enseignement précis, soit à comprendre des
raisonnements, à retenir des faits, soit enfin à s’exercer pratiquement
à un art ou à une science: faire une composition française, par
exemple, ou résoudre un problème d’arithmétique. Je n’appelle pas
heures de travail intensif celles où l’élève écrit une lettre à sa
famille,--ni celles où il lit un livre, même sérieux et utile, écoute
une conférence même profitable, si les contenus du livre et de la
conférence ne sont pas destinés à être sus, possédés par lui.

Tout cela bien établi, voici comment j’imagine distribuée la journée de
Françoise II.


Elle ne se lève pas avant sept heures, et guère avant huit heures
en hiver. La coutume du lever avant l’aube est un legs des moines:
convenable pour des moines, elle ne l’est pas pour de jeunes laïques.
Il faut se lever quand la lumière du jour rayonne dans les maisons, et,
autant que possible, à peu près à la même heure en toute saison.

Ce n’est pas trop pour une pensionnaire de consacrer soixante minutes,
après le lever, à la toilette matinale. La fillette s’habituera ainsi
de bonne heure à ne commencer le travail de la journée qu’une fois
nette et honnêtement parée. L’habitude lui en restera plus tard, et on
ne la verra pas traîner jusqu’à midi, jeune fille, jeune femme, en robe
de chambre, les cheveux brouillés.

Il est neuf heures. Notre petite Françoise II, sa chevelure bien
lissée, sa jeune peau bien brillante et ses idées bien claires, descend
au réfectoire, où elle prend son premier repas avec ses compagnes, en
pleine liberté de parler, de remuer, de rire. A mon avis, le repas
matinal le mieux adapté à l’appétit de l’enfant est le déjeuner
anglais, dont le type est: des œufs, de la confiture, arrosés de thé
ou café au lait. Vers neuf heures et demie, le déjeuner est fini. Les
élèves vont en classe.

Une classe d’une heure est déjà longue. Une classe qui dure plus d’une
heure et demie est un non-sens. Hommes faits, accoutumés au travail,
nous _n’écoutons_ pas attentivement un de nos semblables s’il parle une
heure et demie. On impose aux enfants des classes de _deux heures_!
encore un effet de ce que nous avons appelé l’illusion scolaire.

Nous tiendrons une heure seulement en classe Françoise II et ses
mignonnes compagnes. Ou plutôt nous ne limiterons pas la classe d’une
façon si étroite. Un laps total d’une heure et demie sera prévu pour
elle, mais avec une heure seulement d’effort intensif. La demi-heure
restante sera consacrée à la conversation entre le maître et les
élèves. Toutes les fois que cette conversation sera jugée inutile, les
élèves y gagneront quelques minutes de loisir. Mais l’heure minimum
consacrée à la classe sera ce que nous appelons intensive: le maître y
fera vivre devant les élèves la science qui est dans leurs livres. Par
des explications, par des commentaires, au besoin par des lectures
appropriées à l’âge et à l’esprit de son auditoire, il complétera et
diversifiera ce qu’un enseignement borné à un livre unique aurait de
sec et de monotone.

C’est juste après la classe que je placerais l’heure d’étude consacrée
à _apprendre_ ce qui vient d’être enseigné. Une heure intensive y
suffira, utilement prolongée par une demi-heure de travail en commun
des élèves, où la conversation soit permise, où les plus faibles
puissent aller s’asseoir à côté des plus fortes et se faire aider par
elles, avec le sentiment de la liberté, de l’effort spontané.


Tout ce bel exercice a mené les fillettes jusqu’aux environs de midi et
demi. On leur donne une demi-heure pour faire un brin de toilette, et à
une heure on leur sert à déjeuner.

Il n’y a pas à recommander la frugalité aux repas des pensionnats; je
tiens de vous, Françoise, quelques renseignements concluants là-dessus,
du moins en ce qui concerne l’institut Berquin. De cette frugalité
les jeunes filles se plaignent rarement. La jeune fille gourmande,
en France, est un phénomène. Tout de même, la nutrition ayant son
importance dans l’œuvre de formation des jeunes filles comme dans
celle des jeunes gens, il y aurait peut-être lieu que des inspecteurs
exerçassent là-dessus un sérieux contrôle, tant dans les établissements
libres que dans ceux de l’État... Mais ce n’est pas la question
présente... Admettons que vers une heure et demie toutes les petites
demoiselles aient déjeuné, bien déjeuné. Qu’allons-nous en faire
jusqu’à la fin de la journée?

  [Illustration]

D’abord nous allons libérer leur esprit de tout travail intensif
jusqu’à cinq heures environ. Durant trois heures et demie, pas de
cours intellectuels, pas d’études, pas de devoirs. Repos pour la
tête. Ce n’est pas trop que trois heures et demie par jour soient
consacrées aux exercices du corps, à la lecture libre et agréable,
aux arts d’agrément, à la préparation des habitudes ménagères. Sur
ces trois heures et demie, j’en prévois une seule par jour, prélevée
alternativement pour ceux des exercices corporels qui exigent un
enseignement,--la gymnastique, par exemple,--pour les travaux féminins
par excellence (couture, cuisine, ménage), pour la leçon d’arts
d’agrément. Les deux heures et demie restantes seront laissées à
l’élève pour lire, jouer, s’exercer dans les arts qu’elle cultive,
coudre si elle veut, mais, j’y insiste--librement. En somme, je veux
que pendant l’après-midi la jeune fille fasse, bien entendu sous les
yeux et au besoin avec l’aide des maîtres, l’apprentissage de son rôle
de femme.


La vie scolaire proprement dite ne recommencera que vers six heures,
après un léger goûter. Nous profiterons alors de ce que toute une
après-midi de repos intellectuel aura derechef rendu dispos l’esprit
des élèves pour placer à ce moment la troisième heure de travail
intensif.

Elle sera avantageusement consacrée à un exercice pratique: résoudre un
problème d’arithmétique, élaborer une composition française, faire un
thème, une version, un résumé d’histoire ou de géographie.

Autant que possible, ces exercices devront correspondre à la classe, à
l’étude matinales du même jour. Et quelle qu’en soit la matière on leur
appliquera les mêmes méthodes de brièveté et d’intensité. On n’imposera
pas _trois_ problèmes, mais _un_ problème: seulement on exigera que
la solution soit suivie du rappel, écrit sans livre, de toute la
théorie invoquée pour le résoudre. Pareillement une version de dix
lignes, à laquelle s’adjoint un commentaire continu, écrit, d’analyse
grammaticale, apprend plus à l’élève qu’une traduction approximative
de cinquante lignes. Plusieurs fois par semaine, durant l’heure du
travail vespéral, l’élève devra tout simplement récapituler au moyen
d’un texte précis (toujours écrit sans livre) ce qu’elle sait en telle
ou telle matière, depuis les éléments jusqu’aux points où elle est
arrivée. Et toujours une rallonge d’une demi-heure, après l’étude du
soir, servira à la libre communication des élèves entre elles ou avec
la personne qui les surveille.

A sept heures et demie, brin de toilette; dîner.

Je trouve mauvaise la coutume de coucher les élèves à huit heures:
c’est encore une coutume de religieuses, qu’elles seront forcées
d’abandonner dès qu’elles se mêleront à la vie ambiante. J’aime
infiniment mieux leur donner de l’école la sensation de la «soirée»,
utile ou divertissante, qu’elles auront dans le monde.

N’est-il pas surprenant que les écoles du système courant, en France,
école de filles ou école de garçons, ne contiennent pas une pièce
commune, destinée à abriter les élèves quand ils ne sont pas en classe,
à l’étude, au réfectoire et au dortoir? La cour, l’horrible cour morne
et pelée, doit suffire à tout, avec un hangar en cas de pluie, comme
pour des moutons ou des poules...

Vous m’interrompez:

--Sachez, mon oncle, me dites-vous, qu’il y a, à l’institut Berquin,
une très vaste salle où l’on nous rentre quand il pleut, quand il
neige, quand il fait bien froid. Seulement, comme cette salle consiste
en quatre murs nus, qu’on ne peut s’y asseoir que par terre et qu’elle
est horriblement humide en hiver, nous préférons remonter dans nos
études...

Une telle salle, Françoise, ne sert à rien: il faudrait d’abord la
chauffer et la meubler. Je prétends que chaque école doit avoir son
hall couvert, confortable, où les élèves se comportent, quand ils--ou
elles--sont libres de se distraire, comme des gens convenablement
élevés dans un salon ou dans un club. Pour des jeunes filles, bien
entendu, ce hall pourra être aussi orné, aussi attrayant, aussi féminin
qu’on le jugera à propos. Et c’est là qu’elles se tiendront les soirs
des mois d’automne, d’hiver et de printemps, quand on ne saurait sortir.

J’aimerais qu’un soir sur deux ce hall servît à une conférence sur
des questions pratiques, artistiques, sur des faits d’actualité,--à
la lecture d’une pièce célèbre, à une représentation familière. Mais
j’aimerais aussi que, certains soirs, l’on y fût tout simplement assis
par groupes, à causer, ou isolément, à lire, à faire de la musique
comme dans la vie.

A dix heures, coucher.

La prière du soir en commun est d’usage dans la plupart des
établissements d’instruction. Il me plairait qu’on la fît précéder
d’une sorte de méditation commune--sur l’emploi qui a été fait de la
journée finie et celui qu’on propose pour le lendemain. Une élève
tirée au sort pourrait être chargée de faire à haute voix cette
méditation.--Après quoi élèves et maîtresses s’en iraient reposer
jusqu’au lendemain.


Voilà, ma chère nièce, ce que serait une journée de Françoise II.
Vous voyez que cette façon de comprendre l’enseignement, loin de
restreindre l’initiative de l’élève, la favorise, la développe bien
plus généreusement que les méthodes usuelles. Discipline du corps,
discipline de l’esprit, sont réduites au strict minimum. En revanche,
ce minimum est imposé avec une rigueur absolue.


--Alors, mon oncle, le collège où les heures et les travaux seraient
ainsi distribués représente pour vous le collège idéal?

--Non, Françoise. Je vous ai décrit simplement l’application, à un
collège ordinaire, d’une méthode que je crois bonne. On peut, sans
frais et sans fracas, inaugurer cette méthode dans un établissement
quelconque de garçons et de filles, du jour au lendemain, par exemple
chez l’excellente Mme Rochette, votre directrice. Mais n’allez pas
croire que cela suffit pour transformer l’institut Berquin en un
collège idéal. Berquin sera toujours une grande prison, clémente à ses
prisonnières, je le sais, aimée d’elles,--un grand couvent, si vous
trouvez le mot plus juste.

Or le collège idéal n’est ni une prison ni un couvent: c’est une
FAMILLE.

Vous êtes cent quatre-vingts élèves à Berquin; il n’y a pas de famille
si nombreuse, et, s’il y en avait, on serait forcé de la discipliner à
la mode des prisons ou des cloîtres. Ce n’est pas non plus l’ordinaire
que les familles, surtout quand elles sont nombreuses, soient composées
exclusivement de filles. Il y a des frères et des sœurs, et ce mélange
familial influe sur l’éducation de l’un et de l’autre sexe.

A l’époque où il sera temps de mettre Françoise II en pension,
existera-t-il en France des pensions constituées sur le modèle de la
famille? J’en doute, et ce sera dommage, car peut-être le collège
familial donnerait-il en France ses meilleurs effets... La réforme
que je préconise est plus facile, n’exigeant aucun bouleversement
des mœurs et ne choquant aucune timidité. Une maîtresse de pension
un peu énergique peut la tenter sous l’inspiration de quelques mères
intelligentes. Tout simplement une mère dévouée à sa fille peut
l’accomplir chez elle, sur le sujet vivant que la Providence lui a
confié!...

Vous vous arrêterez sans doute à ce dernier parti, Françoise. Tant que
les collèges de filles ressembleront à des couvents et les collèges de
garçons à des maisons d’arrêt, je crois bien que vous aurez raison.


Et me voilà, ma jolie nièce, au terme de cette longue exposition d’une
doctrine un peu sèche, un peu sévère. Il faut être une jeune personne
aussi sérieuse que vous pour l’avoir désirée, demandée, suivie d’un
bout à l’autre.

Mais le temps est passé, Dieu merci! des Agnès nigaudes et sournoises,
et même des petites demoiselles de Labiche, que les parents envoient
chercher un peloton de fil dès qu’il est question du mariage et des
enfants.

Votre génération a des curiosités plus franches. Jeunes filles, vous
voulez qu’on vous parle de votre prochain rôle de femmes. Tandis qu’on
achève tant bien que mal de vous instruire, suivant les procédés d’une
tradition un peu routinière, vous rêvez déjà d’être des éducatrices
mieux avisées, mieux informées,--le jour où une autre fillette, chair
de votre chair, levant sur vous ses yeux puérils, vous demandera:

--Mère! comment faut-il apprendre?




  [Illustration]

  XIV

  _La ferme.--Nécessité d’une succursale de l’institution
  Berquin à la campagne.--Ce que fut la génération féminine de
  la fin du dernier siècle.--Cure de lenteur.--Les enseignements
  de la terre.--Le chêne et le châtaignier.--Treize francs
  vingt-cinq!--La vie intellectuelle et la vie rurale._


La dernière fois que je vous rencontrai chez votre mère, chère
Françoise, vos premières paroles furent pour me demander «si j’avais
vu la ferme». Ce qui me prouva que les murs de l’institution Berquin
ne protègent pas absolument les pensionnaires contre la contagion des
tics parisiens. Je ne sais plus par quel artifice oratoire j’évitai
le piège dissimulé sous votre question, ce qui vous fit faire la
moue... Aujourd’hui, Françoise, nul artifice ne m’est nécessaire pour
vous répondre; car, bien réellement, j’ai vu la ferme, je la vois
tous les jours, il s’en faut de peu que j’y demeure, l’usage de ce
pays d’Albret, d’où je vous écris, étant de séparer simplement par
une cour commune l’habitation du maître de celle des métayers. Donc
je vois la ferme, ses travaux et ses mœurs. J’en suis tout pénétré,
je ne pense guère à autre chose. Et, puisque vos jolies lèvres n’ont
pas craint l’autre jour d’emprunter leur langage aux familiers des
Buttes-Chaumont, vous n’échapperez pas aujourd’hui à quelques propos
rafraîchissants sur la vie rurale.


Aimez-vous la ferme, petite Françoise, ou plus généralement aimez-vous
la campagne? Sans doute, vous seriez fort en peine de me renseigner;
vous n’en savez rien vous-même. Arrière-petite-fille de paysans, il a
suffi de deux générations pour vous embourgeoiser, vous «citadiniser»
à ce point que vous ne professez pour la terre ni goût ni dégoût. Vous
l’ignorez.

--Mais non, mon oncle...

--Mais si! ma nièce. Toutes les fois que je vous ai entendu parler
de la campagne, j’ai déploré votre profonde ignorance. Il semble que
vous confondiez la vie rurale et la vie provinciale, et celle-ci
vous ennuie. Durant quelques vacances, chez vos parents du Poitou,
vous avez vu la sous-préfecture; mais vous n’avez pas vu la ferme.
Or je crois qu’il manque quelque chose à l’éducation d’une jeune
fille de votre âge, lorsque les choses de la terre lui sont tout à
fait indifférentes ou tout à fait inconnues. Je regrette que la digne
Mme Rochette n’ait pas installé en pleine campagne une succursale de
Berquin. Lorsque, vous et moi, nous élaborerons un programme définitif
d’enseignement secondaire, nous n’oublierons pas ce perfectionnement.

Élevée, pour cela du moins, à peu près comme vous élève Mme Rochette,
la génération de jeunes femmes qui vous précède immédiatement n’eut,
comme vous, aucun contact avec la terre; et ce n’est peut-être pas
la moindre des raisons qui valurent à cette génération d’être si
frivole, si bibelot, si fragile... En ai-je connu, de vos aînées,
en ai-je entendu qui me demandaient avec une stupeur sincère: «Mais
enfin, à quoi pouvez-vous bien passer votre temps à la campagne?»
Qu’on laissât Paris en pleine saison pour vivre en tête à tête avec
les champs et les bêtes, elles n’en revenaient point. La plupart
affirmaient qu’elles «avaient horreur de la campagne»; les plus
indépendantes d’esprit parlaient avec estime de la campagne anglaise,
la campagne des seigneurs, s’entend, avec le somptueux château bourré
de confort, le tennis, le golf, les chasses d’automne et, désormais,
l’automobilisme... Pour quelques-unes, enfin, la campagne se résumait
dans les invitations suburbaines de l’été: Louveciennes, Marly,
Saint-Germain... Prendre, au lieu du coupé ordinaire, «le train de
quatre heures trente-cinq à la gare Saint-Lazare» et dîner avec les
mêmes hommes qu’en hiver, ceux-ci ayant seulement échangé le frac
contre un smoking, tel était le symbole de leurs passe-temps ruraux. Je
vous le répète, cela nous valut d’assez pauvres âmes, dont Bourget et
Maupassant furent les exacts historiens.

A l’honneur du sexe fort et laid, il convient d’observer que souvent,
laissant les femmes à leurs intrigues, à leurs chiffons, à leurs
occupations de simili-littérature et de simili-art, les hommes du même
monde se montraient moins distants de la terre. D’abord, la plupart des
Parisiens sont chasseurs, et, même réduite à ce massacre systématique
d’innocents lapins, comme celle des Parisiens, la chasse est tout de
même une école de vie rurale. Elle force à fréquenter les paysans. Elle
enseigne à consulter les présages du temps, à étudier les formes des
terrains, la diversité et la date des cultures, les mœurs des animaux
rustiques et des bêtes libres... D’autre part, nombre de Parisiens
connus, répandus, mondains, ont ajouté à leurs multiples labeurs le
souci bienfaisant d’une exploitation agricole: ce qui les force à
laisser Paris de temps à autre pour surveiller de près leurs intérêts
en province. S’ils n’ont pas réussi à inspirer à leurs compagnes
le goût passionné des champs, peut-être l’inspireront-ils à leurs
filles. Le perpétuel va-et-vient des mœurs et des goûts permet cet
espoir. En sortant d’une époque où la mode féminine fut la complication
psychologique et le pessimisme libertin, n’est-il pas possible qu’on
assiste à une revanche de la santé, de la simplicité? Naguère, le règne
des roués fut immédiatement suivi par les temps idylliques de Florian,
de Gessner, de Bernardin de Saint-Pierre. Et Mme du Barry vivait encore
alors qu’une princesse de votre âge, Françoise, se complaisait à
nourrir les poules et à traire les vaches dans sa ferme de Trianon.

Sans vous demander d’être fermière, je souhaiterais, mon enfant, vous
inspirer le besoin et l’habitude de la vie rurale, non exclusive, mais
intimement mêlée à votre vie intellectuelle, à votre vie de Paris.
Toutes sortes d’enseignements qui manquèrent à la génération féminine
de la fin du XIXe siècle, et en firent, confessons-le, une génération
manquée, cette vie différente vous les fournira sans que vous ayez même
le besoin d’un effort pour en profiter. Les femmes de Bourget et de
Maupassant pâtirent d’une extrême agitation nerveuse; elles n’eurent
aucune réflexion, aucune vie intérieure; elles furent des égoïstes;
enfin elles furent des tristes au fond, elles se complurent dans le
découragement. Ce n’est point un paradoxe d’affirmer que «les champs et
les bêtes» guérissent de tout cela.


Êtes-vous nerveuse, Françoise? Pas trop, pas habituellement; pourtant,
quelquefois, la chère Mme Le Quellien me dit: «Je trouve la petite
un peu agitée...» et vous-même, je vous entends dire: «Aujourd’hui,
j’ai mes nerfs...» De grâce, chère enfant, si vous avez vos nerfs, ne
l’avouez jamais; que personne ne s’en doute; cachez cette misère afin
de la mieux combattre. Maladie endémique de la fin du siècle dernier,
cette nervosité excessive des femmes pourrait bien s’aggraver dans
celui-ci. Car la vie moderne comporte, de plus en plus, trop de choses
à faire, à lire, à voir; elle excède les forces de la plupart de vos
semblables. Même si les femmes s’affranchissent (et ce sera votre cas,
je l’espère) du superflu sentimental dont s’encombraient les héroïnes
de _Fort comme la mort et de Mensonges_, elles risquent d’être assez
tôt détraquées rien que par le jeu normal de leur activité. Que dis-je?
Cette légitime curiosité qui vous anime, cet appétit de connaissance,
ce goût de concourir avec l’effort masculin, tout le «nouveau»--et le
plus louable «nouveau» de votre génération--aggrave le péril de votre
système nerveux. Savez-vous que la fièvre de l’agitation physique
et intellectuelle ravage à ce point vos contemporaines d’Amérique
qu’elles en sont réduites à faire, sous la direction de coûteux
spécialistes, des _cures de lenteur_ et des _cures d’immobilité_!...
Oui, les malheureuses! il faut qu’on rapprenne à leurs membres et à
leur cerveau le rythme normal de la vie!... Eh bien! au lieu de vous
astreindre à une gymnastique charlatanesque, au lieu de passer des
mois dans l’immobilité et l’obscurité, comme les dames de Boston et de
New-York, n’est-il pas préférable de la faire chaque année et plusieurs
fois l’an, la cure de lenteur face à face avec l’indulgente nature?
Ah! ne lisez pas Jean-Jacques, puisqu’il n’est plus à la mode; mais
venez prendre hors des villes des leçons de patience, de méditation,
de quiétude. Là seulement vous reposséderez ce que la vie citadine
supprime: le temps!... N’être plus en retard de huit jours ou d’un mois
sur sa propre vie, comme on l’est toujours à Paris; s’affranchir de la
tyrannie d’une énorme activité artificielle; pouvoir compter les heures
et se dire: «Aujourd’hui, il m’en reste une pour réfléchir»!... Cette
heure unique, où vous ne ferez pas de courses, où vous n’écrirez pas
de petit bleu, où vous ne verrez pas à la hâte une pièce de théâtre
ou une exposition de peinture, pour le vain avantage d’en pouvoir
parler,--cette heure vide est précieuse entre toutes: elle est celle
de votre vie intérieure,--et nous ne valons que par là. Or, l’heure
quiète, propre à la vie intérieure,--retenez ceci qui n’est point banal
malgré les apparences,--ni Paris, ni les bains de mer, ni les eaux,
ni les voyages ne la donnent. On n’en jouit que face à face avec la
terre. La vie rurale vous la donne, dans l’extraordinaire silence qui
succède aux travaux du jour. Là, vous aurez enfin des minutes pour vous
demander: «Où en suis-je avec moi-même? Quels sont mes projets? Où
vais-je, et en quel point suis-je parvenue?» N’est-il pas douloureux
de penser que des jeunesses entières d’hommes et de femmes s’écoulent
sans qu’ils aient, sans qu’elles aient une seule fois réservé cette
heure de loisir, cette heure de vie intérieure, pour s’examiner et se
reconnaître?...

  [Illustration]

La campagne vous donne cette heure: et du même coup elle vous apprend
à en user. On peut railler l’idyllisme et traiter ces grandes vérités
de rengaines; il est un enseignement auquel on n’échappe point, qui
se dégage de la lenteur et de l’infaillibilité des événements dont se
compose l’humble drame annuel de la terre. Cela enseigne à la fois la
patience et l’espoir... Quand on a mis une parcelle de son désir dans
une pauvre tige de bois nu plantée en terre, qui sera un arbre _dans
quinze années_, on commence à se guérir des envies fiévreuses, au
jour le jour, des envies à courte portée qui veulent une satisfaction
immédiate ou sinon la crise de nerfs... Quand on a éprouvé que, malgré
les intempéries, les gelées, les grêles, les printemps trop hâtifs ou
trop lents, les sécheresses et les pluies interminables, chaque cycle
de douze mois se referme à peu près sur la même besogne accomplie, et
que cinq années prises au hasard portent à peu près la même somme
de récoltes que cinq autres années quelconques,--on devient calme
devant les brusques catastrophes et l’on acquiert une sérénité quasi
scientifique, très différente de l’espoir hasardeux ou de l’optimisme
quand même. «Il faut très longtemps pour parvenir à faire quelque
chose; mais en revanche, malgré tant d’imprévu, les choses entreprises
avec l’effort proportionné s’accomplissent à l’ordinaire.» Tel est
l’humble enseignement qu’un peu d’agriculture nous donne. Victor Hugo a
exprimé cela en deux vers que j’ai longtemps (je m’en accuse) pris pour
une adroite cheville, dans un petit poème célèbre. On sent, dit-il,
parlant du Semeur:

    _On sent à quel point il doit croire
    A la fuite utile des jours..._

La fuite utile des jours!... Dire que l’activité citadine a pour
principal objet de faire fuir le temps plus vite, et inutilement!...


Enfin, la campagne est une grande maîtresse d’altruisme, de fraternité
sociale, de simplicité. Les auteurs bucoliques insistent surtout sur
la leçon de simplicité. Il est profitable, en effet, de constater
par ses yeux combien peu de place, peu d’objets sont indispensables
à la vie humaine. Mais la leçon d’altruisme est la plus importante.
Petite Françoise, vous assisterez probablement dans le cours du
siècle qui s’ouvre à des révolutions considérables. Ne vous laissez
pas prendre au dépourvu, comme les belles dames de la fin du XVIIIe,
pour qui fut inventée l’expression: danser sur un volcan. Quelques
mois par an passés à la ferme, j’entends quelques mois d’observation
attentive, vous adapteront excellemment aux éventualités. Rien comme
la terre ne nous inspire la conviction sincère que les choses, même
réputées nôtres, nous sont prêtées provisoirement, et que notre effort
n’est qu’un petit élément dans l’effort intégral de tous les hommes.
Planter un chêne, c’est faire un acte indiscutable d’altruisme: car
d’autres êtres humains jouiront du chêne bien plus longtemps que le
planteur, et l’auront plus beau. En revanche, lorsque vous cueillez
une châtaigne à un beau châtaigner, vous pouvez vous dire presque à
coup sûr que l’homme qui planta l’arbre n’existe plus... De la sorte
vous vous sentez relié, à chaque instant, et aux êtres qui vous ont
précédé et à ceux qui vous succéderont sur le même sol. Vous sentez
que vous n’auriez rien si d’autres n’avaient travaillé pour vous; vous
sentez que, même malgré vous, vous ne sauriez limiter à vous-même
l’utilité de votre effort... Tout vous enseigne l’esprit de solidarité,
tandis que votre pitié s’émeut chaque jour devant la pauvre vie de
vos semblables... L’ouvrier rural est de tous le plus touchant; il
est le plus sain et le moins rétribué. J’assistais hier à une paye
hebdomadaire de terrassiers campagnards. Durant la semaine, je les
avais vus, sur le coteau prochain, défoncer le sol où bientôt l’on
plantera de la vigne. Leur semaine finie, ils emportaient chacun
_treize francs vingt-cinq centimes_ pour prix de leur effort... Avec
cela ils devront, pendant sept jours, nourrir, en moyenne, une femme
et deux enfants... Je sais, d’ailleurs, qu’en payant à ses ouvriers
des salaires aussi bas l’agriculteur a de la peine à vivre lui-même...
N’importe, Françoise, de tels menus faits économiques suggèrent aux
bourgeois de profitables réflexions et les inclinent à penser qu’une
société arrangée de la sorte n’est pas la société idéale.


Santé des nerfs, loisirs de la vie intérieure, leçons de patience,
d’espoir et de charité, tout cela dans la ferme?... Oui, tout cela, et
bien d’autres choses que ne pourrait enclore cette lettre déjà longue.
J’y glisse pourtant un conseil encore, un conseil et un souhait. Je
voudrais aux jeunes femmes nouvelles le sens de la vie rurale, mais
je le voudrais non exclusif, tempéré par l’activité intellectuelle
et la pratique des villes... Ce fut la vie d’une Sévigné. Grâce à la
facilité accrue des communications, ce pourrait être aujourd’hui la
vie de simples bourgeoises. Hélas! il n’en est rien, et chacun peut
en vérifier un signe assez frappant. Dans la plupart des habitations
bourgeoises de la campagne française, il y a une bibliothèque; mais,
hors les brochures sans importance, cette bibliothèque contient bien
peu de livres postérieurs à 1830...

Petite Françoise, il faut que votre génération féminine, de ses doigts
légers et forts, brise la cloison qui sépare aujourd’hui, en France, au
grand détriment de l’une et de l’autre, la vie intellectuelle et la vie
rurale.




  [Illustration]

  XV

  _Une découverte oubliée par Edison.--Les heures où
  l’on ne se voit pas agir.--Chateaubriand, Mme Récamier
  et Françoise.--Sauterie chez d’honnêtes gens.--Le
  cotillon.--L’«autre» Françoise.--Bienfaits de l’éducation: la
  pensionnaire et le saint-cyrien.--Système des compartiments
  étanches.--Françoise proteste._


Tous les gens soucieux de se lever chaque matin un peu moins mauvais
que la veille (modeste et excellent programme de vie, ma chère
Françoise) ont regretté de n’être pas observés constamment par un
impartial témoin de leurs actes, de leurs pensées, des mouvements de
leur cœur, qui les évoquerait ensuite à son tribunal comme autant de
prévenus à juger. Il y a bien la conscience; mais nous la disciplinons
si ingénieusement à tolérer nos faiblesses favorites! Et puis, l’examen
de conscience dépend de la mémoire, tellement faillible! Il y a bien
l’ange gardien. Mais ce personnage ailé de blanc s’obstine à demeurer
aussi muet qu’indiscernable, en sorte que nous ne converserons avec
lui qu’au moment où l’entretien n’offrira plus que du charme, sans nul
profit. Ah! quel Edison du XXe siècle inventera l’appareil merveilleux,
miroir et phonographe combinés, d’où notre vie, enregistrée
mécaniquement, pourra ressurgir à volonté sous nos yeux?

Je veux être aujourd’hui pour vous, petite amie, cette mécanique
enregistreuse. Certes, je vous sais capable de méditer sur vous-même
et de vous apprécier sainement. Mais, à certaines heures (d’ordinaire
agréables par leur surexcitation même), n’avez-vous pas remarqué que
nous perdons la faculté de nous voir agir et, plus tard, de nous
rappeler nos actes? Des forces jouent en nous, dirait-on, émancipées
de notre contrôle; elles jouent avec l’harmonie aisée, l’impulsive
infaillibilité de l’instinct. Après quoi, il nous semble que nous avons
rêvé...

«L’azur du lac veillait derrière les feuillages; à l’horizon
s’amoncelaient les sommets de l’Alpe des Grisons; une brise passant
et se retirant à travers les saules s’accordait avec l’aller et le
venir de la vague; nous ne voyions personne; nous ne savions où nous
étions...»

Ainsi s’exprime le vicomte de Chateaubriand, contant une promenade
sur le lac de Constance en compagnie de Mme Récamier. Elle approchait
alors de la quarantaine; l’auteur d’_Atala_ avait soixante-quatre ans
sonnés... Quoi d’étonnant si une jeune personne de votre âge, qui
n’a pas écrit les _Études Historiques_ et pas tenu salon d’esprit à
l’Abbaye-aux-Bois, perd en certaines circonstances la critique de son
activité et, comme les deux passagers de la barque, ne sait plus, un
temps, où elle est?...


Ce ne fut pas un paysage suisse qui servit de cadre à ceux de vos
gestes et de vos propos que je veux vous rappeler. Les blancs
murs stuqués, décorés de tableaux, d’un assez riche salon moderne
remplaçaient l’Alpe des Grisons; l’incandescence des boules électriques
suppléait à la lumière du soleil, depuis longtemps éteinte; le rythme
continu d’innombrables valses eût empêché d’entendre le duo de la
brise et de la vague,--quand même vous eussiez dansé cet interminable
cotillon dans une villa du lac de Constance au lieu de vous y livrer
sous les plafonds d’un appartement parisien. Aux côtés de Mme Le
Quellien, j’assistais à cette innocente sauterie, donnée par les
parents d’une de vos compagnes de Berquin, à l’occasion des dix-neuf
ans de leur fille... Vous dire que la sauterie en soi me divertissait
serait mensonger. Il y a beau temps que je ne prends plus une part
militante à ces transpirations méthodiques; et, comme spectacle,
tous les bals non costumés sont affreux à voir. Les parents de votre
amie, notables commerçants vitraillistes, n’avaient point cherché à
renouveler la formule. Pourtant, je ne me suis pas ennuyé. Tandis que
votre mère et toutes les mères souriaient vaguement et murmuraient:
«Comme ces petites s’amusent!»--je vous suivais des yeux obstinément,
vous, Françoise. J’étais pour vos actions et vos paroles le vivant
appareil enregistreur... Or, maintenant qu’on a tourné les commutateurs
et renvoyé les violons rue de Miromesnil; que le vitrailliste est
retourné à ses ateliers, les petites Berquin à leur pension, et le
délicieux frère de Lucie Despeyroux à Saint-Cyr,--je vais vous faire
part de mes observations et de mes réflexions. Leur opportunité est
manifeste, puisque vous étiez, cette nuit-là, parfaitement absente de
vous-même.


Vous étiez absente de vous-même, et je ne m’en étonnais pas. Cette
ordinaire sauterie fut pour vous une sorte d’acompte inespéré et
prématuré sur «l’entrée dans le monde» dont une dizaine de mois vous
séparent encore, et à laquelle vous rêvez sans cesse. Avisée comme vous
l’êtes, vous savez fort bien que le «monde» n’est pas tout à fait ce
salon de la rue Miromesnil, ni par le décor, ni par les gens qu’on y
rencontre, ni même par les danseurs, choisis exprès, ce soir-là, parmi
de très jeunes gens. Mais tant de lumière, de bruit et de mouvement
vous grisait; votre imagination, votre plaisir et votre désir de vivre
transfiguraient les choses autour de vous... Griserie qui persista
jusqu’au bout de la fête, jusqu’au moment où je posai votre manteau
sur vos épaules chastement décolletées. Je vous mis en voiture avec
votre mère. Vos yeux brillaient, vous parliez abondamment, vous riiez
un peu nerveusement... Je rentrai chez moi. Mon cinématographe était si
chargé d’observations que j’en notai quelques-unes avant même d’aller
me coucher.

--Voici, pensai-je, une des mieux nées, des mieux douées, des mieux
élevées entre les jeunes filles de la génération nouvelle. Elle a
l’honnêteté dans les moelles; le mal lui fait horreur... Jusqu’ici,
elle m’assurait (et cela me semblait véritable) qu’elle n’aimait
guère être courtisée. Les courtisans la gênaient, l’intimidaient. Je
ne l’ai guère perdue de vue ce soir: et j’ai contemplé avec stupeur
une Françoise Le Quellien nouvelle, que j’ignorais... D’abord, sans
aucun doute, durant cette nuit mémorable, le commerce des jeunes
hommes lui fut agréable. Elle a cru, il est vrai, devoir me glisser
à l’oreille, dans l’intervalle de deux valses: «Vous savez, ils sont
encore plus nigauds que nous autres, tous ces petits gigolos.» Entre
la société d’une «petite Berquin» et celle des danseurs qu’elle
appelle tranquillement «des gigolos», elle n’hésitait pas. Elle a
écouté sans rougir ni se rebeller des fadeurs (que j’écoutais aussi,
indiscrètement) sur l’insuffisante échancrure de son corsage.
L’interlocuteur était un grand gaillard blond à monocle, avec un œil
fripé, dangereux, sous le monocle. Elle dansa enfin le cotillon avec
le frère de Lucie Despeyroux, ce saint-cyrien célèbre au parloir de
Berquin pour sa jolie taille et son visage fin. Et, quoi qu’elle m’en
dît si je l’interrogeais, ce n’était pas seulement la joie de se
trémousser en mesure avec un parfait danseur qui éclairait ses joues
et ses yeux... Le plaisir insolite qu’elle éprouvait troublait un peu
sa conscience. De temps à autre, ayant remarqué que je l’observais
sans relâche, elle me jetait un regard affectueux, comme pour me faire
entendre: «Mes vieilles amitiés n’ont à craindre aucune concurrence.»
Vers la fin du bal, les regards changèrent d’expression. Ils me
télégraphièrent à peu près ceci: «Ah! mais... je fais ce qui me
plaît, je suppose? Et je ne veux de leçons de personne...» Puis Mme
Le Quellien et moi nous fûmes effacés de la pensée de Françoise, et
Françoise, oubliant même de danser, s’isola dans sa conversation avec
le joli saint-cyrien.

  [Illustration]

Je me livrai alors à une invocation intérieure dont je ne fis point
part à ma voisine tranquillement souriante, mais que vous entendrez,
belle danseuse. «O mères, disais-je, mères honnêtes et chrétiennes qui
regardez tout cela d’un air paisible, vous ne comprenez donc rien, vous
ne savez donc rien?... Si l’on vous avait proposé, quand vos filles
avaient six ans, de les élever dans les mêmes classes, les mêmes
préaux et les mêmes études que ces danseurs pimpants, qui s’en allaient
alors par la vie en culotte mal ajustée et le nez mal mouché, vous
eussiez poussé des cris d’orfraies en croix. Vos filles furent éduquées
entre filles, tandis que les petits gamins s’acheminaient entre gamins
vers le cigare, le monocle et le reste... Aujourd’hui qu’ils ont de
vingt à vingt-trois ans, et elles de seize à vingt, vous trouvez tout
simple de faire communiquer les deux compartiments jusque-là étanches,
et, comme entrée de jeu, vous autorisez l’aparté et le corps à corps!
Vous ignorez donc le principal souci de ces jeunes hommes, le sujet des
pensées qu’ils avaient en venant ici, des conversations qu’ils auront
tout à l’heure entre eux, quand vous leur aurez repris vos filles et
qu’ils fumeront une cigarette en regagnant leur logis? Vous ne savez
donc pas qu’élevés, eux aussi, soigneusement à part de l’autre sexe,
ils ne songent, une fois émancipés, qu’à rejoindre cet autre sexe
et à en jouir! On ne vous a donc pas dit sur quels exemplaires ils
apprennent la femme? J’entends vos protestations: «Un salon est un
salon, ces jeunes gens sont bien élevés, ils se savent en présence
de pures jeunes filles, et d’ailleurs nos filles les remettraient
à leur place si...» Comptez surtout sur vos filles, en effet. Il
est parfaitement vrai que la plupart d’entre elles rebuteront le
danseur maladroitement impertinent. Mais n’est-ce donc rien que de
les troubler ainsi à l’improviste et de les exposer? Hier, à la même
heure, la froide couchette du pensionnat: ce soir l’étreinte du bras
masculin, les moustaches contre les joues, les propos admirateurs. Si
le propos devient leste, pourtant? Si l’étreinte se fait caresse, dans
le tourbillon de la danse? Votre fille aura beau répliquer sèchement
qu’elle «est un peu fatiguée» et se faire reconduire à sa place, elle
n’en aura pas moins entendu le propos et subi la caresse. Et neuf
fois sur dix elle ne vous en dira rien. «A quoi bon tracasser maman?
Un rien l’affole...» Dans le cas le plus heureux, quand les danseurs
se tiennent correctement, ce qui est rare, n’est-il pas dangereux de
soumettre un tempérament de jeune fille à ces brusques alternatives
de froid et de chaud? Songez que peut-être (il me paraît que c’est
aujourd’hui le cas d’une demoiselle de ma connaissance) ce jeune
tempérament, par un cours plus vigoureux du sang, par l’approche de
l’émancipation définitive, par une sorte de disposition printanière,
est ce soir mieux préparé à s’émouvoir!... L’enfant innocente, prenant
cet émoi de nerfs pour de l’amour, ne va-t-elle pas imprudemment,
malgré vous et malgré elle, engager son cœur?»

Ainsi, ce n’était pas vous que j’accusais, chère Françoise, mais bien
la mode absurde de l’éducation qui vous fut imposée, et que vous vous
garderez, je l’espère, d’imposer à vos filles, si vous en avez.


Les jours qui suivirent cette nuit mémorable, je ne cessai pas de
penser à vous avec un peu de tristesse... Car je savais bien que, dans
un cœur comme le vôtre, le trouble ne serait pas d’une nuit seulement.
Tout ce qui s’apprête en vous de dévouement, de tendresse, était en
jeu. Vous n’êtes point de celles qui disent, une fois mariées: «Jusqu’à
mon mariage, j’ai eu au moins vingt toquades...» Et vous avez raison,
il ne faut pas assouplir son cœur, l’emplir et le vider comme une
outre. On ne met pas les essences précieuses dans des outres, mais
dans des flacons qu’on ferme aussitôt à l’émeri. Vous voilà donc dans
l’alternative ou d’aimer sérieusement le danseur d’une nuit, qui déjà,
peut-être, ne songe plus à vous,--ou d’apprendre à traiter légèrement,
par cette première expérience, les émotions de votre cœur: périlleux
entraînement aux toquades.

Ce ne fut pas votre faute, j’y insiste. Les relations entre jeunes gens
et jeunes filles, à la fin du XIXe siècle, et en France principalement,
ont été réglées de façon détestable. Par une séparation jalouse, à
l’âge où leur réunion ne présente aucun inconvénient, on surchauffe
la curiosité des uns et des autres. Chaque sexe prend pour l’autre
l’apparence et l’attrait d’un fruit défendu: premier inconvénient. Le
second, c’est qu’à l’âge où on les mêle garçons et filles ne savent
rien les uns des autres. Toute leur adolescence s’est écoulée dans
des travaux et des plaisirs différents. Soyons sincères: ils n’ont en
commun qu’une seule préoccupation: l’amour. Amour plus idéal chez les
jeunes filles, plus terre-à-terre chez les garçons; soit, mais amour...
«Dans les collèges, a dit justement Balzac, on parlera toujours de
la femme, et, dans les pensionnats, de l’amoureux.» L’adolescence
s’achève, les jeunes gens commencent à retrousser leur moustache,
les jeunes filles n’ont plus mains rouges ni corsages plats; vite
on profite de cet instant physiologique pour mettre en présence ces
deux ignorances curieuses, ces deux timidités ardentes... Il n’y a
décidément qu’un mot pour qualifier ce système éducatif: il est idiot.


Le système raisonnable n’est pourtant pas bien malin à découvrir;
il nous est indiqué par la nature même, et le raisonnement comme
l’expérience sont d’accord avec les indications naturelles. La nature
compose les familles de garçons et de filles, au hasard des naissances;
il en résulte, entre les frères et les sœurs, un chaste sentiment de
confiance et de protection. Que si par fortune un cousin, une cousine
du même âge sont élevés avec les frères et les sœurs, cela ne cause
aucun trouble. C’est un frère, une sœur de plus... Pourquoi le projet
d’élargir tout simplement ce mode familial d’éducation se heurte-t-il
en France à une si vive répugnance? La nécessité le fait appliquer au
tiers de nos écoles primaires, sans le moindre inconvénient. Mais,
dès qu’il s’agit de l’enseignement secondaire et des enfants des
villes, on se hâte de revenir aux compartiments étanches. Élever en
commun les deux sexes demeure jusqu’à présent le privilège des grandes
civilisations nouvelles.


Vous portez, Françoise, la peine de notre vieux système, antinaturel
et antimoral. Malgré votre instinct de progrès, votre goût de la
liberté, ce clair et curieux regard que vous attachez sur l’avenir des
femmes,--une éducation demi-cloîtrée influe sur les mouvements de votre
cœur. J’ai constaté, l’autre nuit, que l’atmosphère d’un bal, d’un bal
à peine mondain, peut faire de vous pour quelques heures une autre
Françoise. Connaissez le péril et soyez armée. Plus heureuses que vous,
les jeunes filles de la génération prochaine pourront peut-être aller
au bal sans autre pensée que de se divertir. Les danseurs ne seront
plus pour elles des compagnons nouveaux «dont le cœur n’est pas sûr».
Elles les connaîtront aussi bien que leurs propres compagnes. Vous, il
vous faut faire d’abord l’apprentissage de ces compagnons. Appliquez
là votre faculté de pénétration et d’ironie. Et jusqu’à ce que vous
ayez une idée un peu nette de ce qu’est un jeune homme moderne, de
ce qu’il sait, de ce qu’il désire, de ce qu’il vaut, mettez au cran
d’arrêt les battements sentimentaux de votre propre cœur...


... J’entends les éclats de rire de Françoise:

--Non! mon oncle... mais ce que vous êtes coco, aujourd’hui!... Parce
que j’ai un peu flirté avec le frère de Lucie!...

«Coco» ou pas «coco», je souhaiterais que Mme Rochette enseignât à ses
élèves que le mot «flirt», avec son apparence pimpante et inoffensive,
est parfois un assez vilain mot.




  [Illustration]

  XVI

  _Les crêpes.--Concours culinaire.--De l’importance des soins
  ménagers.--La masseuse et le calculateur.--Goûts et dégoûts de
  Sophie.--Leçons de mise en scène que nous donne la nature.--La
  maîtresse de maison idéale.--Autorité domestique de Françoise._


Il n’est pas interdit, Françoise, de se rappeler en carême les
divertissements du carnaval, surtout s’ils furent honnêtes et décents.
Ma conscience, sur ce point, ne m’adresse aucun reproche. On ne me vit
pas, décoré d’un nez artificiel, sonner de la trompe par les places
publiques de la ville, ni, du haut d’un char enguirlandé, éblouir
les badauds par un travesti de Pierrot ou de Turc: plaisirs que
l’Église condamne, je voudrais bien savoir pourquoi. Rentré à Paris le
dimanche gras--oui, j’ai quitté «la ferme»--j’eus la joie de trouver
sur ma table de travail des livres qui s’y étaient engerbés pendant
mon absence: une moisson de choix. Du coup toute envie de sortir me
passa. Et, si je n’avais pas eu l’honneur, hier mardi, de vous avoir
à déjeuner chez moi avec Mme Le Quellien et de manger ainsi quelques
crêpes que nous fîmes de compagnie, le premier carnaval du siècle ne
m’eût laissé que le souvenir d’agréables dégustations littéraires.


Mais les crêpes aussi eurent leur mérite et surtout notre concours à
les faire sauter dans la poêle. Mme Le Quellien en manqua une seule: ce
qui lui présage, paraît-il, une vieillesse à peu près exempte d’ennui.
Moi, j’en réussis tout juste la moitié; je n’aurai donc qu’un bonheur
couleur du temps, moitié pluie, moitié soleil, larmes et sourires
à doses égales. Quant à vous, Françoise, vous les réussîtes toutes
avec une sécurité imperturbable. Un geste sec de vos petites mains
gantées, et la crêpe exécutait le saut périlleux comme un chien de
cirque sous le fouet du maître. La femme de chambre vous avait, pour la
circonstance, prêté son plus coquet tablier à bretelles et à bavette.
Avant de vous mettre à l’œuvre, vous aviez goûté la pâte du bout des
lèvres, et aussitôt vous aviez réclamé l’addition d’un peu d’eau et
d’un verre d’armagnac. Victoire, ma cuisinière, obéit en rechignant:
mais il se trouva que vous aviez raison. Jamais je ne goûtai crêpes si
aériennes ni si parfumées... Je m’amusais fort à vous regarder: cette
petite scène m’affirmait à la fois votre science culinaire et votre
aptitude à l’autorité domestique. Double mérite bien important! On a
beau faire son entrée dans le monde en 1901 et posséder une conscience
très avisée de ses droits, il importe qu’une femme, même moderne, sache
conduire son ménage. La différence de nos idées avec celles d’autrefois
est seulement qu’on disait naguère: «Il faut cela, et cela suffit...»,
tandis que nous disons: «Cela ne suffit pas, mais il faut cela.»

Dans cette Amérique dont je vous parle souvent, parce que, n’ayant
pas de traditions anciennes, l’Amérique a dû constituer un système
d’éducation tout neuf, certains collèges mixtes font suivre en commun
par les garçons et les filles les cours de cuisine et de couture,
sous le prétexte que, les deux sexes étant égaux et destinés aux
mêmes fonctions, il n’y a pas de raison pour qu’ils n’apprennent pas
exactement les mêmes choses... Un tel usage serait absurde, en France,
à l’heure qu’il est. Votre génération, Françoise, conquerra sans doute
de notables avantages sur l’exclusivisme des hommes; mais à l’âge où
vous serez épouse, mère, maîtresse de maison, c’est-à-dire dans un
petit nombre d’années, il est certain que l’organisation et la conduite
d’un ménage français bien ordonné seront encore dévolues à la femme.
Il faudra donc que celle-ci soit «ménagère», comme disaient nos aïeux,
qui avaient fini (et c’était l’abus) par prendre ce mot dans le sens
même du mot «épouse».


Toute maison, pour bourgeoise et modeste qu’elle soit, ma chère enfant,
est un petit gouvernement, où chaque ministre d’un grand État (au
moins les ministres de la paix) trouverait une image réduite de ses
fonctions. Vous y voyez le département de l’intérieur, des finances,
des relations étrangères, de l’enseignement, etc... Que l’épouse et
l’époux, par un accord tacite ou exprès, se partagent la gestion de ces
divers départements, il n’y a rien là que de raisonnable. Le partage
devra s’opérer de façon que Monsieur et Madame puissent commodément
gérer leur département respectif, voilà tout. Je sais, par exemple, un
ménage où la femme est masseuse, tandis que le mari, rendu impotent
fort jeune par un accident, fait chez lui des calculs pour une
compagnie d’assurances. Comme le métier de masseuse est essentiellement
ambulatoire et celui de calculateur en chambre essentiellement
sédentaire, la force des choses a imposé au mari la surintendance
d’un intérieur où la femme ne passe guère que l’heure des repas et
la nuit... Pareillement, si l’habitude s’est implantée chez nous de
réserver cette intendance domestique à la femme, cela vient tout
simplement de ce que l’homme est à l’ordinaire forcé de s’absenter de
la maison pour gagner sa vie. Il est donc juste et prudent qu’une jeune
fille de votre âge se prépare à l’avance à un ministère qu’elle a tant
de chances d’exercer.

Ce ministère de l’intérieur, c’est le gouvernement des domestiques,
c’est l’ordre et la propreté des objets mobiliers, c’est le soin
des vêtements, du jardin, de la table. Malheureusement, les arts
domestiques ne sont attrayants que dans leurs effets. La propreté,
l’ordre des meubles, sont joyeux et flatteurs; mais le balai, le
plumeau et la «serviette merveilleuse» sont des outils sans éclat.
Jenny l’ouvrière façonne des costumes qui valent des poèmes; mais elle
y fane ses yeux et y sacrifie la netteté de ses doigts. Enfin, la
Sophie de Rousseau, bien qu’elle n’épargne pas ses soins aux devoirs
domestiques, «n’aime pas la cuisine. Le détail en a quelque chose
qui la dégoûte: elle laisserait plutôt tout le dîner aller par le
feu que de tacher sa manchette, et rien ne la déciderait à toucher
aux serviettes sales. Elle n’a jamais voulu, pour la même raison,
de l’inspection du jardin. La terre lui paraît malpropre; sitôt
qu’elle voit du fumier, elle croit en sentir l’odeur...» Ce qui est
plus grave, c’est que la plupart des maris, avec le goût de trouver
chez eux les choses en ordre et une bonne table bien servie, ont les
mêmes répugnances que Sophie. Ou plutôt ils ont ce goût d’ordre et de
bonne chère, uni à ces répugnances, avec une sorte d’exaspération.
Libérés du souci d’ordonner une maison, nous ne la trouvons jamais
assez ordonnée. N’ayant point coutume d’assister aux préparatifs, ils
heurtent davantage nos sens.

L’épouse qui, comme dit Horace, gagnera tous les points à cette
partie difficile est celle qui saura ordonner son ménage et sa table
en bon metteur en scène, sans rien laisser voir des coulisses au
spectateur,--au mari. Quand vous faisiez, Françoise, sauter les
crêpes du mardi gras, vous étiez charmante à voir; mais vous n’aviez
aucunement l’air d’une cuisinière. Votre tablier de soubrette, vos
gants, et cette mantille de blonde que vous aviez jetée sur vos
cheveux, les abritant des vapeurs qui ne plaisent qu’au palais, tout
marquait bien que vous étiez là comme un général empruntant un instant
le mousquet du soldat pour lui apprendre à tirer, ou comme un ingénieur
corrigeant la manœuvre du maçon novice. Vous n’éprouviez et vous
n’inspiriez, à coup sûr, nulle répugnance... J’en déduis que Sophie
était une sotte, avec son horreur des serviettes et du fumier. D’abord
elle n’avait qu’à mettre des gants, elle aussi. Et puis (voilà des
pensées bien idoines à ce présent mercredi des cendres!) le grand mal
si les soins de la terre et de la cuisine nous rappellent de quelle
poussière nous sommes faits et parmi quel fumier nous vivons? Il eût
fallu enseigner à Sophie--mais Pasteur n’était pas né--que sa propre
bouche, telle, nous dit Rousseau, «qu’on n’en pouvait voir de plus
belle», était, quelque soin qu’elle en eût, une colonie de ferments
n’attendant que le dernier souffle pour pulluler, grouiller, dévorer.
Il eût fallu lui expliquer qu’afin d’élaborer le jeune sang de ses
veines la nature se livrait à une cuisine infiniment moins ragoûtante
que celle de notre Victoire façonnant des crêpes. Seulement, la nature
conciliante masquait, en Sophie, toute cette cuisine, tout ce fumier,
par de délicieuses apparences. La très laide chimie de la vie ne nous
choque pas, parce que nous ne la voyons pas. Ainsi la nature enseigne à
la femme le secret d’accomplir ses fonctions ménagères sans cesser pour
cela d’être séduisante.

  [Illustration]

Voici donc comme j’imagine la maîtresse de maison idéale. Elle est
d’une compétence magistrale en l’art d’arranger et d’entretenir les
objets mobiliers; elle connaît tous les détails de la bonne chère.
Elle excelle à choisir, à commander ses gens. Mais de tout cela,
gouvernement des domestiques et appareils de la maison et de la table,
_elle ne parle jamais_ à son mari. Elle est une fée dont la baguette
même est invisible. Deux choses exaspèrent un homme qui rentre chez
lui ayant travaillé tout le jour: c’est que sa femme lui soumette une
querelle ménagère à juger, ou que le repas ne soit pas mangeable. Et
il a raison, cet homme, lorsque, dans son ménage comme dans la plupart
des ménages français, le ministère de l’intérieur appartient à la
femme. De même l’honorable masseuse dont je vous citais le cas tout
à l’heure aurait le droit de se mettre en colère si, rentrant chez
soi le soir après avoir fourbu ses phalanges à restaurer des muscles
de bourgeoises, elle trouvait que son mari, lequel n’a pas quitté
la maison, a mal commandé le dîner, ou qu’il compte sur elle pour
morigéner la femme de chambre... Lorsque la netteté des appartements
et l’excellence de la table apparaissent comme la floraison éclatante
d’un mystérieux travail, la «ménagère» de nos aïeux se transforme en
véritable artiste. Tout l’appareil, tout le laboratoire disparaît: on
ne voit plus que les résultats, qui sont _beaux_ dans le propre sens
du terme, puisqu’ils expriment l’ordre, l’harmonie. La difficulté
d’obtenir de tels résultats en rehausse le mérite, car, ne vous y
trompez pas, Françoise, tout cela est d’une extrême difficulté. Notre
pays est le premier, dit-on, pour le joli aménagement des intérieurs et
la qualité de la chère: vous constaterez, cependant, lorsque vous irez
dans le monde, que l’on compte aisément, même à Paris, les maisons où
l’ordre est parfait et parfaite la table.


Je ne suis pas inquiet à votre endroit, Françoise. Toute moderne,
tout «en avant» que je vous connaisse, vous gardez la tradition de
votre famille, vieille famille française éprise de règle et point
ennemie de fine chère. Qui vous a vue mardi goûter, assaisonner
votre pâte et tourner vos crêpes, devine la pimpante ménagère que
vous serez. Ce n’est pas vous qui infligerez à votre mari ni à vos
invités cette effroyable cuisine de cercle qui envahit, hélas! tant
de tables honnêtes! Mais ce n’est pas vous non plus qui, dans la plus
simple intimité, laisserez voir une manchette tachée. Moins nigaude
que Sophie, vous sauriez sauver le dîner qui brûle sans maculer votre
linge. D’autre part, ce n’est pas dans vos cheveux châtains que le
baiser de votre mari percevra jamais un relent d’office... Enfin, j’en
suis sûr, vous aurez ce don merveilleux: l’autorité. De quel air ferme
et souple vous commandiez à Victoire, la cuisinière, à Clémentine, la
femme de chambre! On sentait qu’il n’y avait pas à résister, pas à
biaiser; et en même temps l’on avait plaisir à vous satisfaire. Oui,
vous avez reçu ce don rare et précieux, cette faculté d’être obéie,
qui s’aide assurément de nos organes, de notre regard, de notre voix,
mais que confirme surtout l’ordre qui règne dans l’esprit. Savoir
parfaitement ce que l’on veut, n’exiger que ce qui est faisable,
connaître le temps qu’il faut à chaque effort pour produire son
effet, telle est l’essence même de l’autorité, laquelle n’est ainsi
que l’expression de l’ordre mental. Or, votre jeune esprit lucide,
Françoise, me parut ce jour-là offrir l’image d’un ordre parfait, comme
votre chambre de la place Possoz, comme votre pupitre de Berquin, comme
vos vêtements, comme vos cahiers.

Tout cela dans quelques crêpes? Mon Dieu, oui! Françoise... Du moins
j’y voyais tout cela, et c’est peut-être l’agréable distraction d’avoir
vu tant de choses dans vos crêpes qui fit si mal tourner les miennes...




  [Illustration]

  XVII

  _Les demoiselles du télégraphe.--Pédales et dépêches.--Une
  carrière pour Françoise.--Les sports féminins.--Caractères de
  femmes sportives.--Émilie.--Julie.--Importances respectives de
  la tête et du muscle.--Le vrai «record» féminin.--Nos aïeules._


On m’assure, chère enfant, qu’on utilise en Angleterre, comme porteurs
de dépêches, des jeunes filles montées à bicyclette. Ces jeunes filles,
nous dit-on, «manifestent plus de promptitude et d’intelligence
que leurs collègues masculins»... Voilà un métier féminin qu’on ne
prévoyait guère. Et je pensais que, si vous n’aviez mieux à faire
dans votre pays, alerte Françoise, vous seriez en terre britannique
une petite télégraphiste parfaite: car, pour dénicher une adresse,
votre malice rendrait des points à quiconque, et votre aisance, votre
endurance, votre sang-froid de cycliste, vous ont valu, vous le savez,
l’admiration de tous vos amis, outre la mienne.

De façon générale, vous montrez, Françoise, du penchant aux exercices
du corps. C’est trop naturel. On ne se soustrait pas à la contagion
des modes et des plaisirs de sa génération. Est-il province en France,
pour reculée qu’elle soit, qui fasse encore grise mine aux dames de
la pédale? Nommerait-on une sous-préfecture de trois mille âmes qui
se refuse le luxe d’un tennis? Il est vrai que le sport des femmes
françaises (je parle du grand nombre) ne va guère au delà. Tennis et
vélocipède les contentent. Ces sports ont, pour l’économe esprit de
la France, l’avantage d’être à bon marché; tout le monde ou presque
s’y peut adonner, tandis que le cheval ou l’automobile restent des
divertissements de luxe. Vous, ma fringante nièce, je crois que,
coûteux ou non, tous les sports vous attireraient. Et comme, après
tout, pour que Françoise devienne riche il suffira qu’un agréable
millionnaire souhaite un mariage intelligent, je vous verrai peut-être
un jour galopant dans l’allée des Poteaux ou cornant votre furia de
chauffeuse aux oreilles des simples piétons tels que moi.

Prévoyons ce cas éventuel et, tandis qu’il en est temps encore,
philosophons un peu sur les sports féminins.


D’abord, convenons que le type de la jeune fille frêle, vaporeuse,
délicate de la poitrine, type cher aux conteurs de la période
romantique, n’est pas celui dont rêvent aujourd’hui les courtisans de
votre sexe. La science moderne, avec ses précisions vulgarisées, est
la cause principale du changement. Au lieu de «frêle et vaporeuse»,
la science dit: «anémique et névropathe»; au lieu de «délicate de
la poitrine», elle dit: «tuberculeuse». Ces gros vocables suscitent
des images désolantes: le dernier surtout évoque les tableaux usuels
de pathologie, le buste humain coupé verticalement avec les organes
respiratoires saignants, tachés de microbes... Grâce à la science, le
charme principal d’une jeune fille est désormais sa belle santé. Or,
l’exercice physique est à la fois une preuve et une sauvegarde de la
santé. Lorsqu’on vous voit patiner, Françoise, ou manier la raquette,
ou monter une côte à bicyclette, on éprouve la joie de contempler un
appareil humain solide, harmonieux, jouant bien de tous ses organes,
même sans tenir compte des agréments de l’enveloppe.

Accueillons donc et encourageons les sports; mais soyons avertis des
dangers auxquels ils exposent quelques esprits de femme insuffisamment
pondérés. Le premier est d’attribuer à des occupations en somme
inférieures et accessoires une importance démesurée: ridicule encore
plus choquant chez les femmes que chez les hommes. Quel Théophraste
vingtième-siècle viendra fixer à propos les traits de la femme que les
sports hypnotisent? On entrevoit, n’est-il pas vrai? l’esquisse du
portrait qu’il pourrait faire:

  «ÉMILIE _est de bonne naissance et de fortune suffisante; elle
  a appris tout ce qu’apprennent les femmes de son rang, elle a
  un mari intelligent et qui l’adore; elle a d’aimables enfants;
  mais une seule passion la dévore: obtenir par l’effort de
  ses muscles des résultats auxquels ne puissent atteindre les
  efforts musculaires d’aucune autre femme ni de la plupart des
  hommes. Toute son énergie est asservie à cet objet. Sa vie se
  divise en deux parties, l’une où elle dispute la maîtrise de la
  raquette ou de la pédale; l’autre où elle s’entraîne pour ces
  disputes. Elle a renoncé, naturellement, à tous les attraits
  ordinaires de son sexe; sa conversation est merveilleusement
  étrangère aux choses de l’esprit. Ne lui parlez pas d’un livre
  ou d’un événement d’art récent, ne faites pas allusion devant
  elle à une crise politique ou à un mouvement social; elle ne
  lit qu’_Auteuil-Longchamps, _le_ Vélo _et les pages 2 et 3 de
  certain journal américain publié à Paris, où sont résumés chaque
  jour les événements sportifs du monde entier... En revanche,
  elle parle de ceux-ci avec une abondance de documents et une
  propriété d’expressions effrayantes; elle ne vous fait grâce
  d’aucun des termes d’argot spécial, d’aucune des abréviations
  familières dont usent les professionnels du cheval, du cycle ou
  du golf. Et l’admirable, c’est qu’elle croit très sincèrement
  que de tels soucis sont les plus nobles des soucis, et qu’elle
  regarde du haut d’un dédain sincère les mortels inférieurs dont
  l’ambition ne se résume pas à faire manœuvrer suivant certaines
  lois arbitraires et précises l’appareil musculaire de leurs bras
  ou de leurs jarrets..._»

Vous avez bien trop de sens commun, petite Françoise, pour être jamais
une Émilie. Mais combien de femmes, sans incarner ce type ridicule,
ont la faiblesse de parler trop et trop complaisamment des exercices
physiques auxquels elles s’adonnent?... Dans la vie courante de la
femme, le souci des exercices physiques ne doit pas plus paraître
que celui des soins domestiques, par exemple, ou de la toilette. La
femme qui me parle hors de propos de ses prouesses de patineuse ou
de chauffeuse m’énerve autant qu’à m’entretenir de ses essayages ou
de l’arrangement de son intérieur. Comme la grâce du vêtement, comme
l’harmonie de la maison, l’adresse musculaire des femmes doit paraître
d’elle-même, sans annonce préalable et sans commentaire rétrospectif,
au moment précis où elle est requise. On la voit, on l’admire, et c’est
tout.


Un autre ridicule bien moderne de certaines femmes occupées de sport,
c’est d’être sportives par ambition d’élégance, par snobisme, comme
l’on dit. Ah! la belle matière encore à traiter pour le Théophraste du
XXe siècle!

  «JULIE _n’était pas destinée par la nature à concourir avec
  les professionnels de la gymnastique, et, certes, si elle
  n’écoutait que le conseil de ses instincts, elle s’adonnerait
  aux soins tranquilles de la maison, elle se divertirait par des
  lectures et des promenades modérées. Même elle était douée pour
  les arts: enfant, ses yeux et ses oreilles se plaisaient aux
  beaux spectacles, aux belles harmonies. Mais la voici possédée
  du désir de frayer avec ce que les «Mondanités» des journaux
  appellent le grand monde, et, comme Julie n’a point une origine
  illustre ni de grosse fortune, elle s’est rendu compte que
  d’être exceptionnelle en un exercice physique apprécié des
  mondains forcerait ces mondains à l’accueillir. En quoi elle
  ne se trompait point. Grâce à une étude persévérante, à un
  entraînement poussé jusqu’à la mortification, elle est parvenue
  à être une golfiste incomparable: et, cette espèce étant encore
  rare en France et ne se recrutant que parmi des gens de loisir,
  voilà Julie membre du Golf-Club, avec tout ce que Paris compte
  de muscles aristocratiques... Un jour, le plus beau jour de sa
  vie, Julie, figurant dans une partie avec un prince de maison
  régnante, eut l’honneur d’avoir la cheville à demi brisée par un
  faux mouvement de l’Altesse! Ce jour-là, il lui sembla que toute
  sa roture héréditaire était abolie, qu’elle devenait elle-même
  un peu Sérénissime. Il a fallu pour la faire redescendre de ces
  hauteurs chimériques la plate nécessité d’un fiacre pour rentrer
  chez elle, et la vue, au logis, d’un mari qui n’a pas même une
  heure par jour à donner au «training»,--tout son temps étant
  pris à gagner, dans le négoce des tissus, l’argent du ménage..._»

Ce travers, chère Françoise, me semble encore plus insupportable que
celui d’Émilie. Il révèle un esprit plus faux: et je ne sais rien
vraiment de si attristant que de voir une bourgeoise honnête chercher
parmi l’attirail des sports ce que nos aïeux appelaient une «savonnette
à vilains»... C’est de l’humilité à rebours, et de la bassesse sous
couleur d’ambition. Certes, même cent dix ans passés après la nuit
du 4 Août, on ne saurait prétendre qu’une grande naissance, qu’un
opulent train de vie soient des avantages négligeables dans la société
contemporaine. Mais ces avantages, quand on en est exclu, il est
absurde d’en chercher l’apparence,--pas même! le voisinage; il est
absurde de croire qu’on sera _presque_ de l’aristocratie ou _presque_
de la grande vie par le reflet de celle-ci sur sa propre médiocrité.
Dans le fait, c’est le contraire qu’on obtient. Julie en est pour ses
illusions, et elle reçoit de temps en temps de cruelles rebuffades.
Elle ne console son amour-propre qu’en fréquentant ses véritables
égales, les bourgeoises comme elle, à qui elle peut dire: «La
grande-duchesse me contait hier...» ou bien: «Le prince Paul m’a fait
ses adieux... Il est charmant, mais je plains sa jeune femme...»


Chère Françoise, avertie par votre sens critique et par votre oncle,
vous aimerez les exercices physiques, vous ne les exclurez jamais de
votre vie, parce qu’ils sont une condition de santé et d’équilibre;
mais vous ne leur permettrez pas d’occuper une place qui ne soit
secondaire. On vous dira, je le sais, que les sports tiennent le
premier rang outre-Manche, et qu’il faut absolument faire comme les
Anglais. Croyez d’abord qu’en Angleterre même les sports féminins, pour
la masse de la population, ne sont pas à ce point encombrants. Quant
aux sports masculins, ils sont en effet répandus, développés à l’excès.
Résultat: une nation où l’on doit admirer l’énergie des hommes, sans
qu’il soit possible de dissimuler leur faible culture. Auprès d’un
Allemand, d’un Français, d’un Italien de même rang social,--exception
faite de l’aristocratie,--un Anglais sincère sera forcé d’avouer
l’infériorité de sa culture. La guerre du Transvaal vient d’illustrer
ce fait d’une façon mortifiante pour nos voisins. Leur exemple démontre
combien il est périlleux de glorifier outre mesure le muscle dans
l’éducation. Le muscle est et doit rester l’humble serviteur de la
tête. Quand la tête lui enjoint de s’exercer, c’est pour le trouver
prêt, au besoin, à exécuter n’importe quel commandement ou pour se
distraire elle-même. Et, si le muscle se montre adroit et fort, la tête
ne doit pas s’enorgueillir outre mesure. Conduire à quatre, sauter à
cheval des haies de «un mètre quatre-vingts», faire du «soixante-dix à
l’heure» en automobile ou du «trente» à bicyclette, tout cela est fort
gentil évidemment; mais il ne faut pas se dissimuler qu’un grand nombre
de gens le font. Cela doit rendre modestes la plupart des amateurs
de sports, tous ceux qui sont simplement dans la bonne moyenne, qui
font des sports--et c’est le cas général--avec la même maîtrise que
les demoiselles de pensionnat font de la peinture. Un autre motif de
modestie sportive, c’est que tout enfant de constitution ordinaire,
exercé à temps, est apte à faire un sportsman de jolie force. Exemple:
presque tous les fils de maîtres d’armes tirent bien. Autre exemple:
les familles de gymnastes, ornement des cirques ambulants. Soyons donc
pleins d’humilité pour les petits talents de nos muscles: ce sont de
faciles talents.


Ayant mis le souci des exercices physiques à la place qu’il doit
occuper dans votre vie, vous tiendrez, ma chère nièce, en vous y
livrant, à garder l’allure et les façons d’une femme. Là comme ailleurs
(j’y reviens obstinément presque dans chaque lettre que je vous écris)
une femme peut s’adonner aux mêmes occupations qu’un homme, mais il
faut qu’elle s’y adonne autrement. Qu’un bicycliste mâle ait l’air d’un
singe agrippé par les pattes de devant au guidon et par les pattes de
derrière à la pédale, ce n’est que demi-mal, et si ce singe est, dans
cette attitude, extrêmement vite, il sera tout de même un glorieux
cycliste. Tandis qu’une femme, si elle bat _disgracieusement_ tous les
records du monde, est, en somme, une maladroite femme de sport. Ses
triomphes sont autant de défaites. L’aisance harmonieuse des gestes est
obligatoire pour le joli sexe. Cela indique aux femmes quels exercices
elles doivent exclure et que, dans ceux qu’elles ont élus, elles
doivent chercher, puisque c’est le mot, à battre le record de la «grâce
robuste».

  [Illustration]

C’était le souci de vos aïeules, Françoise, car les femmes de
l’ancienne France aimaient et cultivaient les sports: lisez sur ce
point les belles études de M. Jusserand. De ces charmantes aïeules
n’abdiquez point la volonté de grâce--tout en demandant à votre énergie
et à vos muscles plus qu’elles ne demandaient et en leur imposant
une meilleure méthode... Faites comme elles et mieux. Le secret de
l’éducation, c’est la tradition corrigée, adaptée, perfectionnée...




  [Illustration]

  XVIII

  _Le parloir de Berquin._--Quo Vadis?--_Doit-on le
  lire?--Difficultés de se prononcer sur la moralité des
  livres.--Les jeunes filles et les romans.--Système
  traditionnel.--Mme de Maintenon; Berquin.--Système
  révolutionnaire.--Système des lectures responsables._


L’autre soir, chère enfant, à une représentation de _Quo Vadis?_
tandis qu’évoluaient sous nos yeux les couples voluptueux de «l’orgie
romaine», j’eus une distraction. Je me rappelai qu’un certain mercredi,
au parloir de l’institut Berquin, où votre amie Lucie Despeyroux, Mme
Le Quellien, vous et moi-même formions un groupe assez bavard dans
un coin de la salle du fond, l’entretien était venu au fameux roman
de Sienkiewicz. Par-dessus les murs austères bâtis par Mme Rochette,
le renom de ce triomphe universel avait pénétré jusqu’aux oreilles
des pensionnaires. Quelques-unes avaient lu le livre, profitant d’un
jour de sortie: elles en avaient raconté l’intrigue aux autres. Ursus,
Lygie, l’Arbitre étaient familiers à Lucie et à vous, qui pourtant
n’aviez point tenu le blanc volume entre les mains.

--Vous l’avez chez vous, monsieur? me demanda Lucie en chargeant son
regard ambré d’une irrésistible prière.

Je feignis de ne pas comprendre son désir. Je répondis:

--Oui... Je crois.

--Oh! vous me le prêterez?...

Il est difficile de refuser quelque chose aux regards suppliants de
votre amie Lucie... Mme Le Quellien me tira d’embarras en me demandant
à son tour:

--D’abord, est-ce un livre pour les jeunes filles, ce _Quo Vadis?_

Lucie éclata de rire, et vous l’imitâtes, Françoise.

--Cette maman! Elle a peur de tout!... _Quo Vadis?_ est un livre tout
ce qu’il y a de plus moral, presque un livre de piété... N’est-ce pas,
mon oncle?

Je réfléchis un instant. Enfin, pressé par vos questions étonnées, je
trouvai cette piteuse réponse:

--Que Mme Le Quellien le lise d’abord. Moi, je ne sais pas...

Je dois à la vérité d’ajouter que cet oracle fut salué par les huées
unanimes des deux alertes pensionnaires qui me consultaient.


Eh bien! chère Françoise, depuis j’ai parcouru à nouveau _Quo Vadis?_
j’ai vu la pièce qu’on en a extraite; je ne saurais donner un avis
plus ferme à la séduisante Lucie, si elle n’avait depuis renoncé à me
consulter. Je suis presque certain que _Quo Vadis?_ est une mauvaise
lecture pour des collégiens. Je n’oserais affirmer qu’elle en soit une
bonne pour de jeunes demoiselles en pension. Et ce que je vous dis là
de _Quo Vadis?_ je le pense, avec des aggravations ou des atténuations,
de beaucoup de romans dit moraux, de beaucoup de pièces de théâtre «où
l’on peut aller en famille». Loin de moi la prétention d’affirmer:
«Vous pouvez lire ce roman, vous pouvez voir cette comédie...» Quand
on a soi-même essayé d’exprimer sa pensée devant le public, quand
on a soi-même eu un certain nombre de lecteurs, quelques-uns de
ceux-ci (et combien il faut les remercier!) ont pris la peine de vous
renseigner sur l’effet moral qu’ils ressentent de vos œuvres: c’est
alors que la contradiction des opinions exprimées démontre l’infinie
diversité des âmes!... Voyez-vous, Françoise, chaque âme est une terre
qu’il conviendrait d’analyser avant d’y jeter n’importe quel engrais
intellectuel. Ici il y a du phosphore en excès, et la chaux manque; à
côté, c’est l’inverse. Il faut aiguiser celle-ci d’acide pour la rendre
productive; il faut ingérer du sel à celle-là. Et l’on pourrait assez
raisonnablement poser ce double axiome:

I.--Il n’y a pas de livre moral pour tout le monde.

II.--Conséquence: il n’y en a guère d’immoral pour tout le monde.

Lorsqu’il s’agit de «grandes personnes» la question des lectures
morales n’a pas une importance extrême, car la vie réelle est le plus
brutal des romans, et d’ailleurs un âge vient où, comme l’ossature du
corps, l’armature morale de l’individu est à peu près définitive. Le
cas est plus délicat s’il s’agit de jeunes gens, et principalement de
jeunes filles. La jeune fille, respectée par tous, peut être violemment
ou insidieusement blessée par un roman. Et le pire est qu’aucun esprit
avisé n’oserait affirmer, comme les imprudentes réclames de librairie,
que tel roman «peut être mis entre toutes les mains».

Comment faire? Comment répondre à la confiante question d’une jeune
fille comme Lucie ou comme vous, Françoise, demandant: «Puis-je lire ce
livre?»

Il y a plusieurs doctrines, pour ne parler que des raisonnables.

La première, la doctrine traditionnelle de la France, celle qui
régnait encore dans mon enfance, fut d’avoir pour les jeunes filles
une littérature expressément neutre. Il y a de cette littérature des
exemples célèbres: tels les récits de Mme de Genlis, les proverbes de
Mme de Maintenon, les romans de ce Berquin, patron de votre école.
Je crois bien qu’une telle littérature est spéciale à notre pays. Je
n’en connais pas d’aussi notoirement innocente hors de chez nous. Elle
réalise vraiment le maximum d’honnêteté, la plus forte probabilité de
non-péril. La jeune fille qui se monterait la tête à lire le _Petit
Grandisson_ donnerait la preuve d’un tempérament exceptionnel. Je
n’en dirais pas autant, par exemple, des fameux romans anglais dont
nos voisins d’outre-Manche nous vantent la moralité. Ni le _Vicaire
de Wakefield_, ni, pour parler de «bons romans» plus modernes, _Dodo_
ou _The Manxman_, ne sont absolument appropriés à l’âme d’une Agnès
de Molière: ils l’inquiéteraient. Et j’accorde qu’Agnès aurait tort;
mais, si l’on adopte un système d’éducation, il faut l’appliquer sans
défaillance.

Ce système a de moins en moins d’adeptes aujourd’hui. Est-ce faute de
Berquins, de Maintenons ou de Genlis? Peut-être. Un _magazine_ se fonda
il y a quelques années pour les jeunes filles: les jeunes filles s’y
abonnèrent, mais au bout de quelques mois ce fut parmi elles un tollé
contre l’insipidité des romans que leur magazine publiait... Nous vîmes
en même temps naître un théâtre blanc comme l’âme d’Agnès. S’il existe
encore, il ne fait guère parler de lui.

Le principal défaut du système autrefois classique n’est pas, du reste,
la difficulté d’offrir à la jeune fille une nourriture romanesque
exempte de tout danger et cependant savoureuse. C’est de se fier
uniquement à la vigilance du pourvoyeur et de ne faire aucun appel à la
volonté, à la probité de la jeune fille. Un beau jour Agnès trouve un
vrai roman oublié sur une table. Aguichée par la saveur imprévue de ce
ragoût, elle le dévore en cachette. Voilà compromis l’effet du système,
et, de plus, voilà l’hypocrisie encouragée.


Un second système, assez en honneur parmi les champions «avancés» de
l’éducation féminine moderne, c’est de laisser la jeune fille libre
de ses lectures, dès qu’elle n’est plus tout à fait une enfant. Si
révolutionnaire, si antitraditionnel et j’ajoute si peu séduisant que
nous apparaisse le système, les arguments par lesquels ses partisans le
défendent ne manquent pas de force.

«Comment, nous disent-ils, une petite Française peut être légalement
épouse à seize ans, mère à dix-sept ans, c’est-à-dire que, dans la
pratique de la vie, l’activité sociale de la femme se manifeste près de
dix ans plus tôt que celle de l’homme; et c’est la jeune fille que vous
tenez le plus longtemps à l’écart de la réalité? N’est-ce pas absurde?
Ne doit-elle pas, au contraire, être renseignée sur la vie, armée pour
la vie la première, elle dont la responsabilité conjugale, sociale,
commence à l’âge où l’homme est à peine bachelier?»

Ces raisons ont leur poids; mais le système de lecture sans frein
et sans choix qu’elles recommandent est vraiment trop contradictoire
avec le type traditionnel de la jeune fille en France. Qu’Agnès,
papillon curieux, brise sa chrysalide, essaye ses ailes au grand air,
soit! toute cage est malsaine. Mais que gagnera-t-elle à déflorer
prématurément la poussière qui décore ces ailes brillantes? Nous
touchons ici, Françoise, à l’une des dangereuses erreurs du féminisme
exaspéré. Rendons plus pareille l’éducation des deux sexes, soit,
mais en assainissant d’abord, en moralisant celle des garçons. Le
résultat serait déplorable d’élever les jeunes filles à l’image de nos
collégiens d’aujourd’hui.


--Et votre système, à vous, mon oncle? En avez-vous un, seulement?

--Oui, Françoise, n’en déplaise à votre ironie, j’ai un système.

Je peux hésiter à vous recommander, à vous défendre tel roman, parce
que, malgré nos confidences réciproques, vous êtes encore, sur beaucoup
de points, chère enfant, un mystère pour moi. Ce n’est pas moi qui vous
ai élevée, qui ai formé votre esprit, d’années en années. Mais si cet
honneur m’était échu je vous aurais accoutumée à juger par vous-même,
autant que possible, de l’opportunité de vos lectures. Du jour où votre
curiosité se serait éveillée, nous en aurions conversé ensemble. Je
vous aurais avertie que la conscience de la jeune fille, si elle est
saine et bien disciplinée, est un fort bon juge. Assurément j’aurais
écarté de vos yeux et de vos mains certains livres dont les titres
mêmes sont une injure pour une âme délicate, mais, parmi les autres,
je vous aurais demandé de me guider vous-même. «Chaque fois, vous
aurais-je dit, qu’une page de livre vous cause une inquiétude, un
malaise moral, arrêtez-vous à l’instant, fermez le livre et venez me
confier votre souci. Peut-être est-il puéril: d’un mot il sera dissipé,
et, dès lors, rassérénée, vous continuerez votre lecture. Si, ayant lu
un livre d’un bout à l’autre sans que rien vous y ait alarmée, vous
vous sentez cependant déprimée, moralement moins active, moins ardente
à bien faire, tenez le livre pour mauvais, et ne lisez plus rien de
son dangereux auteur. Ainsi, peu à peu, vous vous accoutumerez à faire
vous-même le choix de votre nourriture intellectuelle, comme vous
faites celui de vos aliments. C’est la sagesse même, car un esprit est
aussi mal venu à prétendre imposer ses lois à un autre esprit qu’un
estomac à un autre estomac.»

--Alors, mon oncle, si rien ne me choque, je puis lire sans danger
toute espèce de romans?

Soyez certaine que votre conscience s’alarmerait bien plus tôt que vous
ne le pensez. Et puis, correctif important au système des «lectures
responsables», le premier conseil à donner aux jeunes filles est _de
lire le moins possible de romans_. Il n’est nullement indispensable à
Lucie ou à Françoise de lire «tout ce qui paraît». L’abondance des
lectures romanesques, entre autres méchants effets, empêche la jeune
fille de pourvoir à sa véritable économie intellectuelle. Elle se
figure être «au courant de la littérature» parce qu’elle peut causer
du roman à la mode. Et assurément, surtout en France, le roman est une
forme littéraire d’une ampleur merveilleuse; mais, parmi toutes ses
importantes qualités, on ne saurait compter celle de former l’esprit
et le cœur des jeunes filles... Enfin, durant la période d’éducation,
il importe bien plus que la jeune fille apprenne à connaître le style,
l’art d’un romancier, que ses romans eux-mêmes. A la place de Mme
Rochette, j’exclurais de l’institut Berquin les volumes jaunes, bleus
ou blancs à 3 fr. 50; mais j’inaugurerais des cours sur la littérature
contemporaine et je laisserais librement entre les mains des élèves des
anthologies de nos romanciers, telles qu’en fit, par exemple, Gustave
Toudouze pour Daudet... Quant au roman lui-même, il serait proscrit
de l’école, fût-il approuvé par Mgr de Tours; le roman est, par
excellence, un «objet de divertissement», et, dans le temps des études,
le divertissement doit surtout consister à jouer aux barres, au tennis,
à faire de la bicyclette et du «footing».

De ce qu’on ne lirait plus de romans, même moraux et recommandés par
Mgr de Tours, dans les écoles de demoiselles, il n’en résulterait pas
qu’on n’y entretiendrait plus le goût des lectures. Au contraire, on y
lirait davantage les choses importantes qu’on ne lit guère plus hors
de l’école. L’absence de lecture de nos jeunes filles modernes--malgré
l’apparente surcharge des programmes--est désolante. Songez qu’à votre
âge, Françoise, une Mme Roland avait lu Vertot, Descartes, saint
Jérôme, Diodore de Sicile, Young, Pascal, Montesquieu, Locke, Virgile,
Clarke, Homère, Cicéron, Diderot, Pope, d’Alembert, Platon, Machiavel,
Xénophon, Réaumur, etc., etc... lu et _annoté_ en faisant des extraits!
(Voir _Mme Roland_, par Oct. Gréard.)--Et vous, Françoise, qu’avez-vous
lu? qu’ont lu vos compagnes? En est-il une seule, dans toute
l’institution Berquin, qui ait, d’un bout à l’autre, parcouru ce livre,
qui fut, en France, le bréviaire de toute une génération: les _Hommes
illustres_, de Plutarque?

Lisez les _Hommes illustres_, Françoise. Quand vous les aurez bien
lus,--si vous avez encore envie de lire _Quo Vadis?_--nous en
recauserons.


  [Illustration]




  [Illustration]

  XIX

  _Une surprise.--Le secret de Françoise.--Beauté et mélancolie du
  rôle de confident.--Les raisons du cœur.--Quel rôle joua Mlle
  Lucie.--Mariage d’amour; mariage bourgeois.--Il n’y a plus de
  jeunes filles riches.--L’âge de l’amour et l’âge du confortable._


Je me préparais, chère enfant, à vous écrire encore quelque tranquille
commentaire sur un point d’éducation, quand votre lettre m’arrive et
bouleverse mes projets...

Décidément, l’œil clair des jeunes filles ne révèle rien de leurs
pensées intimes, même à l’observateur professionnel. Quoi! Françoise,
de si graves desseins vous inquiétaient, tandis que je vous croyais
exclusivement occupée de sciences, de lectures, de bicyclette ou de
toilette? J’en demeure confondu,--sans vous reprocher pourtant d’avoir
gardé le secret. Notre cœur, selon le mot de saint Paul, ne doit pas
être un vase qui fuit... Et voilà qu’après m’être irrité un instant de
votre mystère votre confiance d’aujourd’hui m’embarrasse. Peut-être
bien fait-elle lever en moi quelque méchant ferment d’égoïsme.
S’entendre dire par une jeune fille: «Je vais vous confier ce que je
n’ose dire à ma mère de peur de la troubler à l’avance...» et recevoir
ensuite l’aveu du premier sentiment tendre de cette jeune fille pour un
homme de vingt-trois ans,--c’est assurément flatteur,--mais cela classe
tout de suite le confident, n’est-il pas vrai, dans la réserve de la
territoriale? Vous les connaîtrez un jour, Françoise, ces surprises
angoissantes que prépare à la jeunesse persistante de notre âme la
franchise inconsciente des êtres physiquement jeunes. Vous saurez la
mélancolie de cette constatation résignée: «Tiens! cela encore ne
m’appartiendra plus...» N’importe! Plions-nous à la loi nécessaire de
nos âges respectifs--vous, en souhaitant épouser un jeune homme que
vous aimez, moi, en vous donnant paternellement les avis que vous me
demandez.


Donc, Françoise, il se trouve que je vous avais à la fois devinée--et
un peu calomniée--ce soir de bal où je vous vis danser le cotillon
avec le joli saint-cyrien, frère de votre amie Lucie Despeyroux.
Je vous avais reproché de risquer votre cœur dans une aventure de
coquetterie. J’ignorais que votre cœur était déjà donné et pris. Il
paraît que le complot date de près d’une année, ô petite masque; les
conspirateurs étaient Lucie, son frère et vous. Ainsi, quand, à la
rentrée dernière de l’institut Berquin, vous me demandiez gravement
de vous renseigner un peu, par delà les murs de la pension, sur les
réalités de la vie--l’avenir de votre vie commençait de se fixer... Et
moi qui vous entretenais de livres, de sports, de costumes! Vous deviez
lire mes lettres d’un œil bien distrait; et, si j’avais su, je vous
aurais parlé d’autres sujets.

Vous plaidez gentiment les raisons de votre silence:

«Songez, mon oncle, comme de telles choses sont délicates à dire, et
combien il faut être sûre de son propre sentiment pour le confier,
même à un ami aussi cher que vous!... Qu’auriez-vous pensé de moi, si,
vous ayant dit il y a six mois: «J’aime le frère de Lucie», j’avais dû
vous dire, quelque temps après: «Non, décidément, je ne l’aime pas»?
Eh bien! mon oncle, croyez-moi si vous voulez, mais les jeunes filles
les meilleures sont exposées à de tels changements. Lucie, par exemple,
qui est exquise, a déjà eu trois toquades pour des personnes à qui,
d’ailleurs, elle n’a jamais parlé; elle ne les a confiées qu’à moi,
et elle a bien fait, car au bout d’un temps qui variait entre quinze
jours et deux mois elle s’apercevait qu’elle s’était trompée... Moi,
mon oncle, je n’ai jamais eu de toquade. Quand j’ai vu pour la première
fois Maxime Despeyroux, il m’a paru si bien de sa personne que j’ai eu
un peu d’éloignement pour lui--me comprenez-vous? un peu de timidité à
lui parler. J’ai dû me forcer pour vaincre cette timidité; et, comme
toutes mes compagnes disaient qu’il est charmant et que quelques-unes
le lui laissaient entendre, j’ai été, peut-être par esprit de
contradiction ou de défense, un peu désagréable, un peu hostile avec
lui. Et puis, insensiblement, toute ma timidité s’est fondue, et ma
belle défense s’en est allée à vau-l’eau... Il faut vous dire aussi que
c’est un peu la faute de Lucie. Elle est si imaginative, si sensible,
si romanesque, cette Lucie! Rien ne la ravissait comme l’idée que son
frère et moi nous nous aimerions, nous nous marierions, et qu’elle
saurait tout de ce petit roman, qu’elle y vivrait, qu’elle en serait un
des personnages... Alors, elle ne cessait pas de me parler de son frère
ni de parler de moi à Maxime... J’avais bien un peu d’appréhension,
d’abord... Mais Maxime était si respectueux, si discret!... Je vous
assure que je n’ai jamais rien appris de ses sentiments pour moi que
par cette folle chérie de Lucie... Et, bien que je ne voulusse rien
confier des miens à Lucie, qui me pressait, je suis bien sûre qu’elle
imaginait de prétendues confidences pour les lui rapporter... Alors,
que voulez-vous, mon oncle? Tout doucement, en nous voyant très peu,
et sans rien nous avouer,--mais en entendant si souvent parler l’un de
l’autre,--nous avons fini par nous aimer... Le soir de ce bal intime
après lequel vous m’avez fait de la morale, je vous assure que ni
Maxime ni moi n’avons prononcé de paroles définitives. Il m’a seulement
parlé de ses goûts et de ses projets de vie... Moi, j’ai dit les miens,
et il a bien fallu nous apercevoir qu’ils s’accordaient... Mais il
avait l’air encore plus intimidé que moi, et, s’il n’y avait pas eu
Lucie pour tirer des confidences à chacun de nous deux, après, il ne
serait rien sorti de ce fameux cotillon... Elle a si bien avancé les
choses que nous avons su que nous pensions l’un à l’autre, que nous
nous aimions... Oh! alors, j’ai bien failli vous écrire; j’étais prise
de peur, figurez-vous; il me semblait que nous étions trois enfants
qui allions au hasard, et je voulais un conseil de votre sang-froid,
de votre expérience... Et puis, cette fois-là encore, je n’ai pas
osé... Ce n’est que ces jours-ci, quand Lucie m’a parlé des classements
de fin d’année de Saint-Cyr, qui trois mois à l’avance commencent à
préoccuper les saint-cyriens; quand j’ai arrêté mon esprit sur le fait
que dans si peu de temps Maxime serait envoyé au bout de la France
peut-être, peut-être aux colonies... alors j’ai senti au dedans de
moi cette grande anxiété, et en même temps cette forte certitude que
j’espérais... Pour la première fois j’ai dit à Lucie: «Oh! Lucie,
c’est terrible... Voilà que je suis sûre de l’aimer...» Et vous
voyez que je n’ai pas attendu longtemps pour vous écrire: juste le
lendemain...»


Ne croyez pas, Françoise, que j’aie d’inquiétude ni de reproche pour
ce grain de romanesque dont s’assaisonne votre projet de mariage.
Assurément, ce n’est pas de cette manière qu’on se conjoint d’habitude
dans la bourgeoisie de France, et vous avez raison de me charger de
préparer la douce Mme Le Quellien à un tel impromptu. Je sais--mieux
que vous peut-être--quels étaient, touchant votre mariage, les projets
de cette mère excellente... et attardée. Nombre de fois, elle m’a dit:
«Vous qui voyez tant de monde à Paris, vous devriez bien chercher un
mari pour Françoise... Hélas! elle n’a pas une grosse dot, mais elle
est bonne et instruite; il me semble qu’un homme ayant une situation,
approchât-il de la quarantaine, serait heureux de...» Je la laissais
dire, la chère femme! Eh parbleu! l’homme approchant de la quarantaine,
qui eût été heureux de... je l’aurais peut-être déniché en effet,--mais
ce n’était pas là le mariage que rêvait Françoise, j’en étais sûr, et
je n’aurais jamais osé le lui conseiller... D’abord parce qu’à mon sens
il ne faut pas marier une génération avec la suivante. Je sais bien
que certains commencements d’automne ressemblent à certaines fins de
printemps; mais le printemps, même tardif, va vers l’été, et l’automne
le plus splendide s’achemine à l’hiver. Donc ne marions pas l’automne
au printemps: leur accord ne durerait point... Et d’autre part je
n’avais pas au même degré que Mme Le Quellien le souci de vous savoir
maigrement dotée et le désir de vous attribuer un riche mari...

  [Illustration]

C’est que, sur le chapitre de la dot, je n’ai pas tout à fait les idées
que j’entends défendre et commenter dans les familles. «Les jeunes
filles sans dot ne se marient plus,» nous dit-on. J’estime qu’on se
trompe. Les différences de dots entre les jeunes filles (à part les
dots énormes et par conséquent rares) perdent, au contraire, de plus
en plus leur importance. Nous assistons à ce double phénomène que le
travail est de plus en plus rétribué et le capital de moins en moins.
Un valet de chambre, même honnête, coûte dans une maison le revenu de
cent mille francs. Pratiquement, il n’y a plus de grosses dots, _il n’y
a plus de jeunes filles riches_, et, par une heureuse réciproque, il
n’y a plus de jeunes filles pauvres ni de petites dots... L’erreur des
familles est de chercher obstinément à marier à contre sens les jeunes
filles sans dot,--à faire bon marché de l’âge pour se contenter de
l’argent ou de la situation. C’est absurde. D’abord les hommes riches
de quarante à cinquante ans, épouseurs de jeunes filles pauvres, ne
sont pas nombreux, et la jeune fille pauvre vieillit tandis qu’on les
lui cherche... Puis on ne réfléchit pas que marier une jeune fille
de dix-huit ans à un lieutenant de vingt-huit, par exemple, revient
au même que de marier la vieille fille de trente ans au commandant
de quarante; à cette différence près qu’ils n’auront pas été pauvres
ensemble durant les années où la pauvreté ne pèse exactement rien
pourvu qu’on s’aime... Ce qui donne créance à ce bruit fâcheux que les
jeunes filles sans dot ne se marient pas, c’est donc qu’on ne tente pas
de les marier comme il convient, c’est-à-dire jeunes, avec des hommes
jeunes et d’avenir.


--Alors, mon oncle, j’ai raison de vouloir épouser Maxime dès sa sortie
de Saint-Cyr?...


Patience, Françoise, je n’ai pas tout dit!... Et avant de m’en aller
en ambassade vers Mme Le Quellien je prétends ne pas vous ménager les
avertissements.

Oui, c’est charmant d’aimer comme vous, à dix-huit ans, un jeune homme
de vingt-trois ans à peine, et, si cet amour est durable, il est
possible et salutaire de fonder dessus un bon ménage...

--Mais notre amour est durable, mon oncle, vous n’en doutez pas!

... Nous discuterons plus tard ce point délicat: je vous le cède
aujourd’hui. J’admets qu’un lien sûr et fort unira toujours votre cœur
au cœur de Maxime; un mariage tel que vous le rêvez n’en comporte pas
moins de part et d’autre une certaine abnégation et le renoncement
à certains avantages qui pour la plupart des gens ont leur prix. Si
l’on vous dit qu’avec votre petite dot, la petite dot de Maxime et son
traitement d’officier, vous ne pourrez point vivre, vous ne pourrez
point élever des enfants, n’en croyez rien, ce n’est pas vrai. _On peut
toujours._ Mais il faut résolument renoncer à toutes les satisfactions
d’amour-propre, de situation, de réceptions, etc., et en général à
toute joie puisée ailleurs que dans l’amour réciproque et l’amour des
enfants... Si l’on fait bien carrément cet acte de renoncement avant
le mariage, on n’en souffre pas. Car la jeunesse--j’entends celle qui
va de vingt à trente--ne pâtit nullement du défaut de confortable: et
l’amour n’est pas vrai qui ne suffit point à emplir les heures d’un
jeune ménage entre vingt et trente ans.

Donc, Françoise, dix ans de vie d’étudiants réguliers, voilà ce que
vous prépare votre mariage avec le lieutenant Despeyroux; et j’y
insiste, vous n’en pâtirez point du tout si, résolument, vous remettez
les ambitions, des ambitions sages et mesurées, bien entendu, à une
date plus tardive,--par exemple aux environs du grade de commandant.
L’erreur de maints jeunes époux est de vouloir cumuler tout de suite
le bonheur de l’amour avec les plaisirs de la vanité. C’est qu’ils ne
s’aiment pas bien, et qu’ils ne sont pas de vrais jeunes gens; car
l’amour sincère et fort est exclusif de l’ambition; la vraie jeunesse
ne s’en soucie guère... Plaignons les ménages qui n’ont pas connu
l’époque surhumaine où l’amour se suffit à lui-même...


Je sais bien, Françoise, que vous allez me répondre:

--Nous serons, Maxime et moi, le ménage où l’amour se suffira à
lui-même, non seulement durant la jeunesse, mais durant la vie entière.

Et je sais bien aussi que vous êtes sincère, qu’il est sincère. Mais
vous êtes en pension, il est à Saint-Cyr; vous ne vous connaissez que
par les dehors qui sont agréables, les siens et les vôtres, par des
mots de tendresse intime à peine balbutiés, et par les entremises
optimistes de Lucie. Chère Françoise, le péril est là. Le sort de tout
ménage est incertain; mais on peut dire que le plus incertain est celui
qui se fonde sur l’attrait, et voilà pourquoi les gens prudents ont
fait une mauvaise réputation aux mariages d’amour...

Avant de parler à Mme Le Quellien, il vous faut donc bien réfléchir sur
la qualité du sentiment qui vous attire vers le frère de Lucie... Je
vous y aiderai dans ma prochaine lettre--encore que ce soit un sujet
assez malaisé à traiter avec une jeune fille.

Ah! petite Françoise, comme il m’était plus facile de correspondre avec
vous quand je croyais votre cœur tout à fait libre... Il ne me venait
pas à l’idée que ce cœur pût accueillir un sentiment ardent... Que
j’étais sot!




  [Illustration]

  XX

  _Françoise persiste.--Diverses façons d’envisager le
  mariage.--Raisons du cœur et raisons de la raison.--Les
  fiançailles des deux côtés de la Manche.--Françoise et sa
  mère-grand.--Trois avantages des longues fiançailles.--Les
  conditions d’une ambassade._


Ma dernière lettre, chère Françoise, n’a changé ni vos sentiments ni
vos projets, et je ne m’en étonne point. Votre cœur n’est pas de ceux
qui se donnent sans réflexion, ni qui se reprennent aisément, s’étant
une fois donnés. La perspective de quinze ans de vie médiocre qui vous
attendent si vous épousez Maxime Despeyroux ne vous effraye pas; vous
savez qu’elles vous attendent et vous faites d’avance bon marché des
joies d’amour-propre, d’ambition, pour escompter seulement la joie que
donne la présence continuelle d’un être aimé... Vous pensez bien que
je vous approuve. Il n’y a pas de plaisirs moins réels, ni dont on se
lasse plus vite, que ceux de l’extrême confortable ou du moyen luxe,
et tant qu’on n’est pas un Rockfeller ou un Vanderbilt, c’est-à-dire
un vrai roi par la puissance de l’argent indéfini, il n’importe pas
énormément d’avoir dix mille ou cinquante mille livres de rente.

Des gens graves, expérimentés, vous diront cependant: «Prenez garde,
mon enfant!... L’argent ne fait pas le bonheur du ménage, mais il
y contribue en procurant aux époux une vie plus large, où les deux
natures associées se heurtent et se froissent moins aisément...» En
termes plus francs, les époux riches appartiennent plus à la société,
moins l’un à l’autre, et comme le mariage usuel est fondé chez nous
sur l’hypothèse que les conjoints ne s’aiment guère, ou du moins ne
s’aimeront pas longtemps, les époux riches seront plus heureux parce
qu’ils seront moins époux...

Ni vous ni moi, Françoise, n’acceptons cette conception du mariage.
Vous vous mariez pour être la femme réelle et perpétuelle de votre
mari: l’association des personnes prime, à votre sens, la communion des
intérêts. De la sorte, la question d’argent est secondaire; le couple
attend sa félicité du seul fait d’être uni... A la bonne heure!...
Seulement il faut la certitude que cet unique bienfait: être uni,
procurera une joie assez intense, assez durable, pour suppléer à tout.
Et, comme disaient nos pères, voilà le point.


Vous avez cette certitude aujourd’hui, lui également, parbleu! Mais
vous êtes trop intelligente pour ne pas comprendre qu’elle ne garantit
rien de l’avenir. Analysez bien vos sentiments: au fond, vous trouverez
qu’ils se réduisent à une foi violente et aveugle dans un bonheur
_que vous ne connaissez point_! Bien plus: ce bonheur inconnu, vous
l’attendez d’un homme que vous connaissez à peine davantage; du moins
vous ne connaissez point ses aptitudes à vous donner ledit bonheur...
Certes, la foi aveugle, c’est beaucoup; c’est probablement le meilleur
guide vers la félicité trouble et charmante que votre innocence devine
dans le mariage. Un mystérieux attrait vers une félicité mystérieuse,
soit; l’abîme appelle l’abîme. Toutefois, le mariage n’est pas
seulement cela, et vous ne l’ignorez pas, bien qu’en ce moment vous
l’oubliiez un peu.

Passons gaiement sur la question d’intérêts; vous en faites le
sacrifice. Reste encore--reste surtout--la question des aptitudes
à vivre en commun, non pas aux moments d’enthousiasme et de délire
sentimental, qui sont évidemment exceptionnels, mais dans les moments
ordinaires, aussi bien par les temps gris, couverts, que par les temps
de soleil ou de bourrasque, en un mot, pour «le bon et le mauvais» de
la vie... Que Maxime Despeyroux soit capable de s’accorder avec vous
pour ce trantran monotone des jours, ce n’est pas prouvé; qu’il soit
capable, par sa seule présence, de transformer éternellement cette
monotonie en joie positive, c’est fort incertain. En toute hypothèse,
vous n’avez là-dessus aucune clarté. Vous n’avez appris le caractère de
Maxime que par les récits de sa sœur, qui est une imaginative et qui,
voulant à tout prix marier son frère à son amie, s’est suggéré le plus
sincèrement du monde que Françoise et Maxime furent créés l’un pour
l’autre.


--Assurément, mon oncle, me direz-vous, je ne suis pas renseignée à
fond sur le caractère de Maxime, et je me doute bien que, dans nos
rares entretiens, il a quelque peu paré ce caractère... Mais n’est-ce
pas le cas inévitable de tous les mariages? A moins de hasards bien
rares ou d’unions de cousin à cousine, quelle fiancée connaît à fond
l’âme de son fiancé?... Connaîtrais-je, mieux que Maxime, tel autre
prétendant qui s’offrirait par la suite? Et Maxime n’est-il pas,
au contraire, le jeune homme du monde sur lequel je suis le mieux
renseignée?

Il est trop vrai, Françoise... L’usage de notre pays étant de marier
les jeunes gens sans qu’ils se connaissent,--parmi tant d’autres unions
bâclées en quinze jours, votre union avec Maxime, à laquelle du moins
vous songez l’un et l’autre depuis une dizaine de mois, pourrait
passer pour une exception. Admirable économie du mariage français!
Après avoir tardé indéfiniment à marier sa fille sous prétexte de lui
trouver un parti de choix, le bourgeois de France est pris brusquement
d’une hâte extravagante; il marie sa fille comme s’il s’agissait de
parer à un sinistre. Grâce à cette double absurdité, on est arrivé
chez nous, à quoi bon le nier? à jeter un certain discrédit sur le
mariage. Ce n’est pas la littérature, ce sont les mœurs qui l’ont peu
à peu dépouillé de toute sa parure d’idéal, pour en faire un plat
contrat analogue à celui d’honnêtes trafiquants. Et j’accorde que pour
certains cœurs privilégiés, hommes ou femmes, le mariage apparaît
encore dans sa poésie biblique; mais il faut m’accorder en retour--et
c’est l’évidence--que le mariage en France n’est aucunement ce que, par
exemple, il est en Angleterre: le réservoir inépuisable de l’idéal, du
romanesque, de la poésie; et cela non pas seulement pour les poètes,
les romanciers et les philosophes, mais pour la nation entière, pour
les seigneurs et les bourgeois, pour les riches et les pauvres, pour la
fille de pair du royaume et pour la _bar-maid_.


Une telle différence dans l’opinion correspond assurément à une
différence profonde entre les mœurs de l’un et de l’autre pays.
La coutume de la dot, prépondérante en France, est une de ces
différences; mais il serait exagéré de dire que toutes les jeunes
filles anglaises sont dépourvues de dot. L’argent peut donc, là
comme ici, guider le choix des épouseurs pratiques... La différence
radicale entre les mœurs matrimoniales des deux pays, c’est que le
mot «fiançailles», qui ne signifie absolument rien en France, possède
en Angleterre une signification importante, reconnue de tous. Chez
nous, deux jeunes gens sont fiancés le 15 mai et mariés le 15 juin;
les fiançailles ont duré juste le temps matériel de publier les bans,
de rédiger le contrat et de composer la corbeille... Outre-Manche,
les fiançailles d’une année sont courtes. On en voit de trois ans, de
cinq ans, de dix ans. Elles sont un acte quasi public, transformant
publiquement la situation des contractants pendant une période assez
longue pour que le jeu imprévu des événements, ou, sans plus, l’action
usante de la durée, éprouvent l’engagement et la volonté de ceux qu’il
lie.

  [Illustration]

Vous comprenez, chère enfant, que de telles fiançailles n’ont rien de
commun avec le ridicule mois de «cour» à la française, avec les visites
froides où, en des attitudes de menuet, le fiancé apporte à la fiancée
des bouquets et des friandises; où, si tout se passe pour le mieux, la
conversation roule sur le mobilier futur et les projets de voyage du
jeune couple... Nulle part autant que dans les procédés préparatoires
du mariage nous ne traînons les résidus des coutumes d’autrefois,
devenues contradictoires avec les âmes d’aujourd’hui. Votre âme de
jeune fille en 1901, petite Françoise, diffère grandement de l’âme de
votre arrière-grand’mère à la veille de son mariage. Celle-ci avait été
élevée par des femmes, dans un couvent clos, comme une sorte de novice:
on la sortait du couvent pour la marier, et elle se mariait comme on
prononce des vœux, en se remettant corps et âme au bon plaisir d’un
maître souverain. Qu’un tel système fût bon ou mauvais vers 1780, ce
n’est pas la question: ce qui crève les yeux, c’est qu’il est absurde
de l’appliquer tel quel à une jeune fille moderne. Vous ne voulez pas,
Françoise, être mariée à la mode de votre mère-grand. Vous prétendez
choisir votre mari.

Fort bien; mais prenez garde!

Si vous le choisissez par simple attrait du cœur, vous abdiquez
implicitement votre droit de choisir: le droit de choisir n’est
légitime que si le choix est sérieux, réfléchi, la volonté s’accordant
avec la conscience et la raison. Or, la conscience et la raison ne se
décident pas d’après la forme d’un visage et le timbre d’une voix. Leur
opération veut le concours du temps. D’où la nécessité des longues
fiançailles.


Les longues fiançailles, avant toute chose, offrent à chacun des
fiancés le moyen de s’éprouver soi-même; elles le renseignent sur
les aptitudes de son propre cœur, en même temps que sur le sentiment
spécial soumis à l’épreuve. La plupart des humains, c’est triste à
dire, s’illusionnent étrangement sur leurs facultés d’attachement.
Ils croient indispensables à leur bonheur des êtres auxquels ils ne
donneraient plus une pensée au bout de huit jours de séparation...
Hélas! qu’ils sont vite oubliés, les plus sincèrement pleurés parmi les
morts!... Si cruelle que soit cette loi d’oubli, il importe d’en tenir
compte et de l’expérimenter sur soi-même. Dites-vous bien, Françoise,
qu’il est rare et presque miraculeux de rencontrer à dix-huit ans
l’époux indispensable. Vous faites la moue?... Vos yeux deviennent
humides?... Bon! je n’ajouterai rien de plus sur ce point délicat.
Votre cœur, après tout, peut être sûr de lui, et il est possible que
le temps ne fasse que confirmer ses sentiments, ce qui déjà serait un
résultat. Mais les longues fiançailles ont d’autres avantages encore,
outre l’épreuve de la constance personnelle.


Elles ont l’avantage de faire connaître réciproquement aux deux fiancés
leur vrai caractère. On se masque aisément l’un pour l’autre, pendant
l’unique mois des visites et des bouquets. Il faut, au contraire, une
bien rare maîtrise de soi pour garder le masque seulement une année,
_quand le fait de la conquête n’est plus en question_. Voilà où réside
l’admirable de cette invention d’engagements à long terme, usités
chez nos voisins. Le temps des fiançailles n’est pas encore la libre
vie conjugale, mais déjà il est superflu entre fiancés de prendre une
attitude, de «poser» l’un pour l’autre. Qu’y gagnerait-on? On est
engagé. Alors, tous les «réflexes» de notre tempérament (si l’on peut
oser une telle image) se mettent à jouer en liberté et malgré nous. Le
jaloux, l’impérieux, dévoile sa jalousie, son instinct autoritaire. La
boudeuse, la coquette, laisse percer sa bouderie, sa frivolité. Dans le
cycle complet d’une année, surtout entre deux êtres qui se proposent
d’unir leur vie, qui, par conséquent, se regardent avec attention et
s’attribuent l’un sur l’autre des droits, il est fort improbable que
des sujets de conflit ne surgissent pas: à la façon dont naîtront,
évolueront et se régleront ces conflits intimes, chacun des deux, si
peu avisé qu’il soit, apprendra le caractère de l’autre. Et ne dites
pas: «Si Maxime est en garnison en Bretagne tandis que je demeure à
Paris, je n’aurai guère d’occasion de l’étudier.» D’abord, Maxime
fût-il en Bretagne et vous à Paris, une fois les fiançailles accomplies
vous devenez la personne à laquelle il doit le plus de son temps
libre, et cela d’accord avec la famille: en sorte que vous pourrez
tout de même passer dans l’année bon nombre d’heures avec lui... Et
puis, il y aura la correspondance, qui, banale ou artificielle avant
les fiançailles, devient sincère et significative après, toujours par
cette raison qu’il n’est plus question de se conquérir et qu’on est
conduit par la force des choses à se parler d’événements positifs, de
projets réels, voire d’intérêts pressants, au lieu de s’exalter dans
le vide des épithètes d’adoration. Fine comme vous l’êtes, Françoise,
après six mois de billets échangés avec votre fiancé je mets bien le
pauvre garçon au défi de rien vous cacher de son «par-dedans».


Enfin, j’ai gardé pour suprême argument ce dernier avantage des
longues fiançailles: elles sont à la fois très moralisantes et très
agréables... Je vous fais grâce des lieux communs sur le désir d’un
bonheur prochain, plus doux--assure l’expérience des philosophes--que
ce bonheur lui-même. Fiancée, une jeune fille passe déjà en importance
les autres jeunes filles. Elle a l’orgueil d’avoir été élue, la douce
présomption de la sécurité, tout cela acidulé par l’arrière-pensée que
l’engagement est en somme conditionnel, qu’il n’y a pas de honte à le
rompre si l’essai loyal ne réussit pas... Parce qu’elle est fiancée,
la voilà préservée de la tentation de coqueter au hasard et sans but,
périlleuse pour les demoiselles sorties récemment de leur pensionnat;
la voilà conduite insensiblement aux graves pensées de fidélité, de
dévouement, aux rêves de la maternité...

Que de considérations j’ajouterais si c’était à Maxime et non à vous,
Françoise, que j’écrivais!... Bien plus que la fiancée, c’est le fiancé
que moralise un engagement à long terme. Cet engagement de conscience
aère et vivifie ses pensées et ses mœurs: c’est lui surtout qui
conservera plus tard, comme un précieux sachet d’aromates, le souvenir
des années juvéniles, où, parmi les grossiers divertissements de ses
camarades, il rêvait à une jeune fille qui déjà était sa femme par le
cœur...


Je me résume. Mariage jeune et longues fiançailles: si contradictoire
que cette formule paraisse au premier abord, tel est mon souhait pour
une demoiselle de votre âge. Vous êtes déjà résolue au mariage jeune.
Si vous vous convertissez à la condition des longues fiançailles--mais
dans ce cas seulement--j’accepte d’être votre ambassadeur auprès de Mme
Le Quellien.




  [Illustration]

  XXI

  _La visite à Passy.--Méditation sur les approches de la
  quarantaine.--Félix de Vandenesse et Jacques.--Les «travaux
  de maman».--Cristallisations variées.--Françoise est si
  jeune!--Maxime est si jeune!--La question des intérêts
  matériels.--Chambre et Sénat.--Le sort d’un amendement._


Selon ma promesse, chère enfant, j’ai pris hier le chemin de la
place Possoz dans l’intention d’aller trouver Mme Le Quellien et
d’entreprendre auprès d’elle les négociations dont vous m’aviez chargé.


Si je vous disais que cette mission m’était fort agréable, vous ne
me croiriez pas. D’abord, j’ai horreur du rôle de Providence. La
Providence, telle que la conçoivent ceux qui ont foi en elle, connaît
les causes lointaines des événements et lit à livre ouvert, dans
l’avenir, le sort final des démarches. La vraie Providence peut donc
librement s’occuper de mariage. Pour moi, au contraire, comme pour
vous, comme pour nous tous, demain s’enveloppe de mystère. Comment
oserais-je échafauder votre bonheur sur des conjectures? Et j’ai beau
vous répéter que je ne veux être qu’un simple truchement entre votre
mère et vous, j’ai beau «faire mon Pilate» (c’est votre mot), je sais
bien que votre cœur m’attribuera un jour une part de responsabilité
dans l’heur ou le malheur de votre ménage... Voilà l’une des raisons
pour lesquelles j’étais d’assez méchante humeur hier, vers deux heures
après midi, tandis que par les calmes voies de Passy je me dirigeais
vers la place Possoz.


L’autre raison qui me rendait maussade était plus complexe et plus
égoïste à la fois. A je ne sais quelle jalousie quasi paternelle contre
l’adolescent qui va nous ravir Françoise se mêlait la mélancolie
de jouer un rôle de barbon, un rôle de Bartolo ou d’Arnolphe à
rebours.--«Avant la quarantaine, c’est un peu tôt, que diable! Et
Françoise abuse de ma complaisance...» Comme je vous gourmandais
ainsi, le mot de quarantaine évoqua heureusement dans ma mémoire une
foule de souvenirs des bons auteurs du siècle dernier, tels Balzac et
Sand, qui traitent le quadragénaire comme un vieillard à ses débuts,
mais comme un vieillard. Félix de Vandenesse, à quarante ans, montre
les façons d’un homme «averti par une longue expérience». Bien mieux,
à _trente-quatre ans_, le Jacques de George Sand appelle sa fiancée
Fernande «Ange de ma vie, dernier rayon de soleil qui luira sur mon
front chauve!» C’est de nos jours seulement que la nécessité d’un
long service militaire, l’encombrement des carrières et l’âpreté de
la lutte pour vivre ont allongé la période dévolue par l’opinion aux
agréments de la jeunesse. Les journaux appellent froidement «jeune
maître» des écrivains, des peintres de cinquante ans, tandis que, par
un sentiment d’équité, donnant une rallonge de dix ans à la jeunesse
des hommes, on en octroie une de quinze pour le moins à la jeunesse des
femmes, principalement des comédiennes. Tout cela est charmant dans les
romans et dans les chroniques, mais tout cela n’empêche pas que la vie
moyenne des Français soit de quarante-quatre ans, et donc que vers la
trente-huitième année on doive être apte aux pensées et aux besognes
graves...

Ce fut donc dans l’état de componction résignée le plus idoine à ma
mission que j’atteignis la place Possoz, chère Françoise, et qu’un
instant après je pénétrai dans l’appartement de Mme Le Quellien.

Votre charmante mère, cette après-midi-là, n’apurait point ses
comptes de ménage, sur ce cahier dont l’agencement savant et la tenue
méthodique excitent votre admiration et la mienne. Elle ne lisait
pas non plus un de ses deux livres familiers: l’_Introduction à la
vie dévote_ ou l’_Imitation_... Comme il faisait une tiède journée
printanière, elle avait ouvert la fenêtre de sa chambre sur la place
ensoleillée, déserte et somnolente comme la place d’une sous-préfecture
de province. Assise sur un fauteuil et les pieds appuyés sur un
tabouret, son giron plein de menus ustensiles de couture, elle brodait
sans la moindre paire de lunettes, un délicieux petit rond de fine
batiste fixé sur une piécette de toile cirée verte. Je reconnus un de
ces labeurs interminables et délicats que vous désignez, Françoise,
sous le nom générique de «travaux de maman». Vous ne les nommez pas
ainsi sans ironie, et vous assurez qu’il est bien plus pratique
d’acheter, tout faits, dans divers grands magasins de Paris, les
objets auxquels Mme Le Quellien consacre tant d’heures patientes.
Vous prétendez aussi que ces objets n’ont aucune affectation utile,
que quand ils sont achevés on ne sait où les mettre, qu’ils finissent
tristement sous quelques vases à fleurs, sous quelques vagues
flambeaux, lesquels se passaient fort bien de leur voisinage. Et vous
affirmez, pour votre part, la résolution de ne faire jamais concurrence
aux «travaux de maman».

Il me parut que Mme Le Quellien n’attachait pas elle-même à son
ouvrage une importance infinie, car elle le remisa aussitôt dans la
corbeille, avec tout l’attirail de couture.

--Voilà qui est aimable, me dit-elle... Au lieu d’aller vous promener
au Bois, où vous rencontreriez de jeunes et jolies femmes, vous pensez
à venir bavarder un moment avec votre vieille amie...

Je protestai--ce qui est la vérité même--que l’on ne me ferait pas
faire quatre pas pour aller regarder «les jeunes et jolies femmes» du
Bois, tandis qu’il m’est toujours agréable de converser avec la mère
de Françoise. L’âme de votre mère, Françoise, me donne l’impression
d’un beau cristal, et, en outre, d’un cristal dont la forme est devenue
presque introuvable. Votre jeune âme, à vous aussi, est agréable à
regarder; mais elle est cristallisée dans un «système» qui m’est plus
familier, pour employer le jargon des physiciens. Votre mère est un
parfait cristal de l’ancien système.

Nous n’avions pas échangé dix répliques que, déjà, la jeune
pensionnaire de l’institution Berquin occupait notre conversation. Je
dis «occupait» dans le sens tactique du mot, occupait militairement,
souverainement, barrant les issues à tout autre sujet. O Françoise,
soit dit sans reproche, que votre gracieuse personnalité est
envahissante, principalement dans cet appartement de la place Possoz!
Même absente, vous y régnez: on n’y pense qu’à vous, on ne parle que
de vous. Je n’eus donc aucun effort diplomatique à tenter, aucune
transition à chercher, pour amener cette phrase importante:

--... Justement je suis chargé par Françoise d’une mission auprès de
vous.

--Une mission!... De quoi s’agit-il, bon Dieu?

Déjà l’affection de votre mère s’alarmait. Je répliquai en hâte qu’il
s’agissait d’événements considérés à l’ordinaire comme heureux... Le
dialogue qui s’engagea entre votre mère et moi à partir de cet instant
m’est, je crois, demeuré mot pour mot dans la mémoire.

  MOI

Ne songez-vous pas quelquefois, chère amie, au mariage de Françoise?

  MADAME LE QUELLIEN

Oh! Françoise est si jeune!...

  MOI

Elle est jeune assurément, mais si elle se mariait dans dix-huit mois,
par exemple, elle serait une petite mariée de vingt ans, ce qui est
fort raisonnable...

  MADAME LE QUELLIEN

Françoise mariée!... Que voulez-vous, mon ami?... je n’aperçois cet
événement que dans un avenir éloigné, indistinct... Il me semble qu’il
faut que la petite voie un peu de monde, apprenne un peu la vie...
Pourquoi souriez-vous?...

  MOI

Pardonnez-moi... Je ne crois pas autant que vous à l’enseignement
pratique que pourront donner à Françoise, sur «la vie», quelques
réunions intimes et quelques sauteries. Et puis, entre nous, Françoise
n’est pas si dépourvue de clartés sur les choses... C’est une petite
personne d’esprit curieux et lucide, qui, depuis des années déjà,
regarde la vie bien en face et cherche à la comprendre.

  MADAME LE QUELLIEN

C’est possible. J’oublie toujours qu’il y a quarante années entre
Françoise et moi, et que les temps sont changés. A son âge, j’étais une
petite nigaude si mal au courant...

  MOI

... D’ailleurs il ne s’agit pas de marier Françoise dare-dare au sortir
de la pension... Il s’agit de prévoir les événements d’un peu loin, de
préparer un peu l’avenir...

  MADAME LE QUELLIEN

Mon Dieu, mon ami, vous savez quelle confiance vous m’inspirez. Vous
avez un bon parti pour Françoise?

  MOI

S’il est bon, vous en jugerez. La vérité m’oblige à dire que ce n’est
pas moi qui «l’ai»--ce parti--mais bien Françoise elle-même. Tout
l’honneur du choix et de l’initiative lui en revient.

  MADAME LE QUELLIEN

Comment!... la petite a eu l’idée de se marier? Elle a choisi? Mais ce
n’est pas sérieux, voyons?...

  MOI

C’est on ne peut plus sérieux, chère madame. Françoise a eu l’audace
extrême de se distribuer à elle-même le rôle principal dans
l’organisation de son bonheur. Et je confesse que je ne trouve pas cela
coupable. Pour une petite nigaude qui n’entend que le jeu du corbillon,
il est évidemment sage que parents et tuteurs prennent les devants et
choisissent eux-mêmes... Mais vous m’accordez que Françoise est tout le
contraire d’une petite nigaude...


Depuis quelques instants Mme Le Quellien ne m’écoutait plus. Ses
jolis yeux gris, toujours jeunes et spirituels, suivaient une image
invisible, et sa pensée suivait ses yeux.

Elle m’interrompit:

--Ce n’est pas, j’espère, ce gamin de Maxime Despeyroux dont Françoise
s’est entichée?...

(La clairvoyance maternelle, vous le voyez, n’était assoupie qu’en
apparence. Mme Le Quellien n’avait pas pris garde à Maxime parce qu’il
lui semblait impossible, _a priori_, que l’initiative d’un projet de
mariage vînt de vous. Mais, une fois désabusée, ce fut le nom de Maxime
qui surgit tout de suite.)

Mon ambassade, dès lors, fut très malaisée. Quand il me fallut
convenir que c’était précisément «ce gamin de Maxime Despeyroux»
qu’avait distingué Françoise,--et qu’elle l’aimait, et qu’elle
voulait absolument être sa femme, je me heurtai d’abord à un formel
refus. Mme Le Quellien appuyait son refus de raisons que j’inclinais à
trouver bonnes, vous les ayant déjà données et me les donnant encore
à moi-même: entre autres que vous ne connaissez pas Maxime et que
personne ne sait ce que Maxime est capable de fournir comme sujet
conjugal, vu qu’à vingt-trois ans un homme est un enfant... Faut-il
que mon amitié pour vous soit ingénieuse, Françoise! Je trouvai pour
vous défendre et pour défendre votre choix des arguments qui jusque-là
m’avaient échappé.


--Assurément, répliquai-je, un mari de vingt-quatre ans--l’âge qu’aura
Maxime s’il épouse Françoise dans dix-huit mois--n’est pas pris
extrêmement au sérieux. Mais n’est-ce pas une mauvaise coutume de
notre pays, absolument injustifiable en raison? Si les jeunes gens
de vingt-quatre ans ne donnent pas à l’ordinaire l’exemple de la
stabilité et de la vertu, n’est-ce pas parce que leur état social est
officiellement instable et antivertueux?... «Il faut, nous dit-on,
qu’ils apprennent la vie, eux aussi, comme les jeunes filles.» Nous
savons ce que cela signifie. Tandis que les demoiselles sont censées
l’apprendre dans les bals et les tennis, les messieurs doivent
l’étudier en malsaine compagnie... Pourquoi ne l’apprendraient-ils pas
dans le mariage même, et par les nécessités quotidiennes du ménage?...
D’autre part, ne craignez-vous pas qu’à force de vouloir mettre de
la maturité et de la sécurité dans le mariage de vos enfants vous ne
dépouilliez l’institution de toute grâce et de tout attrait?... Maxime
et Françoise, s’ils sont célibataires dans dix ans, auront, en effet,
probablement d’autres idées qu’aujourd’hui sur le mariage, et de plus
graves, et de plus pratiques. Seulement, il est fort possible que ces
graves et pratiques idées les conduisent simplement à ne pas se marier
du tout!...

Mme Le Quellien, dont l’intelligence est vive et pénétrante, ne niait
pas la force de ces objections; mais elle répondait avec fermeté par
des considérations pratiques, lesquelles n’étaient pas sans force,
elles non plus.

--Tout cela est bel et bon en théorie, mais, dans la réalité des faits,
vous voulez marier Françoise à un sous-lieutenant sans fortune, qu’elle
connaît peu, et dont nous ignorons tout, sauf sa jolie figure et ses
bonnes façons... Eh bien! je dis que c’est là une entreprise incertaine
par trop de côtés pour que j’y risque le bonheur de ma fille... Vous me
trouvez arriérée et bourgeoise? Peut-être! Mais vous aurez beau mettre,
comme vous dites, de la grâce et de l’attrait dans le mariage, vous
n’empêcherez pas que ce soit une association où des intérêts matériels
importants sont en jeu. Si nous négligions ces intérêts, nous ferions
une faute aussi grave que si nous négligions absolument l’accord des
sentiments... Voilà pourquoi il faut que les parents, qui sont de
sang-froid, interviennent dans le mariage des enfants. Ils jouent dans
l’affaire, si vous voulez, le rôle du Sénat: les enfants jouent celui
de la Chambre. Pour que la décision ait force de loi, il faut qu’elle
soit votée par la Chambre et le Sénat, en bonne harmonie.

Je trouvai la comparaison divertissante, et je m’en emparai.

--Eh bien! répliquai-je, la Chambre, représentée par Maxime, Lucie
et Françoise, nous envoie un projet de loi, médité depuis près d’une
année. Vous et moi, qui composons le Sénat, nous devons au moins
l’examiner... Étudions de plus près Maxime Despeyroux, ses chances
d’avenir, sa vraie situation de fortune. Vous-même, causez avec
Françoise, accablez-la d’objections, éprouvez sa résistance. Quand
le projet et ses inconvénients et ses conséquences nous seront ainsi
devenus familiers, nous déciderons...


Cette solution dilatoire fut tout ce que ma diplomatie put obtenir de
Mme Le Quellien. Je ne voulus pas insister outre mesure: car la séance
avait un peu usé les nerfs de la chère femme, et, par moments, ses yeux
se remplissaient de larmes. C’était l’idée du mariage de Françoise, du
départ de Françoise, aujourd’hui ou demain, avec ce promis-là ou un
autre, qui commençait à travailler la tendre jalousie maternelle.

Et voilà comment, chère Françoise, le Sénat, avant de vous retourner
votre amendement accepté, modifié ou rejeté, a décidé un supplément
d’enquête et de discussion.

  [Illustration]




  [Illustration]

  XXII

  _L’attente.--Utilité d’une vie réglée dans les moments de crise
  morale.--L’ordre imposé; l’ordre choisi.--La plupart des vies
  féminines sont désordonnées.--Comment régler sa vie?--Examen
  des aptitudes personnelles.--La veille et le sommeil.--Un vers
  latin.--Le profit du soir._


Parce que vous avez le mariage en tête, petite Françoise, et que vous
m’avez chargé de plaider votre cause, je n’entends pas abdiquer mes
vieilles fonctions d’oncle prêcheur... Laissons Mme Le Quellien et
les Despeyroux déblayer la carrière où vous rêvez de vous élancer en
compagnie de Maxime, et revenons, pour cette fois, à nos exercices
familiers. Aussi bien vous n’êtes pas encore mariée...

--Mais, mon oncle, je ne pense plus qu’à mon mariage!...

Voilà justement l’excès à éviter. Tout être humain traverse, au cours
de la vie, un certain nombre de crises qu’on pourrait appeler des
crises d’attente, pendant lesquelles un événement qui ne dépend pas de
lui, mais qui le touche, est en suspens... Et la tentation est forte,
pendant de telles crises, de tout laisser là, de renoncer à l’effort,
de ne pas vivre, en un mot, jusqu’au moment où l’événement s’accomplit.

Eh bien! c’est une mauvaise hygiène de l’âme.

La bonne hygiène est au contraire de s’appliquer, par le temps de
crise, à ne négliger aucune des habituelles occupations de la vie
courante, travaux, lectures, délassements... Actuellement, Françoise,
cette discipline vous est facile, car votre journée à l’institut
Berquin est réglée heure par heure, et vous n’avez qu’à faire
exactement et minutieusement ce qui vous est imposé pour que le temps
coure assez vite et que l’activité amortisse l’anxiété... Plus tard,
quand vous serez maîtresse de vos journées et que nulle règle imposée
n’en distribuera les heures, le point sera d’assurer vous-même cette
distribution, puis, vous étant ainsi imposé une règle, d’y obéir.
Ainsi vous parerez au péril de voir votre volonté se dissoudre par les
tourmentes morales, et les périodes de paix seront défendues contre
l’ennemi sournois de la quiétude: l’ennui.


L’absence de règle dans la vie fut longtemps considérée comme une
marque d’indépendance d’esprit, et le désordre comme le compagnon
nécessaire du génie. On est revenu aujourd’hui de cette fantaisie
romantique. Un artiste fort pénétrant, Georges de Porto-Riche, a écrit
franchement dans une curieuse pièce: «Les vrais artistes sont des
réguliers.» L’observation est juste: Gœthe, Hugo, George Sand, furent
des réguliers, en ce sens du moins que nulle crise de leur vie n’arrêta
leur labeur. Leconte de Lisle écrivait quatorze vers chaque jour,
quitte à les déchirer le lendemain s’il les trouvait mauvais. L’œuvre
énorme d’un Zola n’est humainement possible que lorsque l’écrivain
(et c’est le cas de l’auteur de _Travail_) s’impose quotidiennement
l’effort d’un certain nombre de pages.

Ce qui est vrai de tels artistes, petite Françoise, l’est à plus
forte raison des gens qui ne travaillent pas pour la gloire et dont
la modeste activité se borne aux limites de la maison, du foyer. Une
vie désordonnée qui a produit un chef-d’œuvre n’est pas entièrement
perdue; mais à quoi aura servi une vie médiocre si elle fut, en plus,
désordonnée? Or, la règle, l’ordre, sont encore plus universellement
absents de la vie des femmes que de celle des hommes. Dans la classe
à laquelle vous appartenez, chère enfant, l’homme a d’ordinaire une
fonction sociale, un métier comportant des heures laborieuses, des
rendez-vous d’affaires, des nécessités périodiques de bureau et de
démarches... La femme au contraire est, chez elle, maîtresse de son
temps. Elle a autant de devoirs que l’homme, mais ces devoirs ne lui
sont dictés que par sa conscience. Elle a plus d’indépendance et plus
de loisirs... Hélas! l’usage qu’elle fait de cette liberté est rarement
satisfaisant. Les plus frivoles se laissent simplement vivre; des
sous-ordres accomplissent tant bien que mal le gros œuvre domestique;
la maîtresse du logis n’intervient que par quelques impatiences et
quelques colères... Sa vie a deux parts: les divertissements plus ou
moins fréquents qui la distraient d’elle-même, et les intervalles
de ces divertissements, où elle s’ennuie... Quant aux femmes plus
sérieuses, à celles qui vraiment s’occupent de «leur intérieur», de
leur mari, de leurs enfants, leur péché est souvent l’excès opposé:
elles se laissent envahir par les menus soucis, par la collaboration
superflue à toutes les intimes besognes de la maison. Elles ne
réservent rien de leur journée pour ce devoir impérieux de tout être
humain: connaître sa personne morale et la diriger vers le mieux.

Si quelques-unes de ces «femmes sérieuses» lisaient les lignes que je
vous écris en ce moment, ma mignonne amie, je suis bien sûr qu’elles
hausseraient les épaules.

«Il est bon, vraiment, ce psychologue, avec sa personne morale et sa
direction vers le mieux!... On voit bien qu’il n’a pas de ménage à
surveiller ni d’enfants à élever...»

Eh bien! le psychologue insiste; il affirme qu’une femme n’est pas
obligée d’être ou étrangère aux soins de son foyer ou abrutie par ces
mêmes soins. Souci du perfectionnement personnel, soins de l’intérieur,
tout cela peut trouver place dans la même vie féminine, à la condition
que cette vie connaisse l’ordre et s’astreigne à la règle. «Il faut,
disait un chimiste dont le nom m’échappe,--Sainte-Beuve le cite dans
son article sur Louvois,--il faut commencer quatre fois plus de choses
qu’on n’en peut accomplir.» La phrase est paradoxale, mais la vérité en
est toute proche, et c’est que «chacun de nous peut accomplir quatre
fois plus de choses qu’il n’en commence». Car presque personne, sorti
du collège, n’a de règle et d’ordonnance dans sa vie, sinon celles
qu’imposent les événements et le métier. Or, la vraie règle est celle
qu’on s’impose à soi-même, la règle de sa propre liberté.

Comment régler sa vie, Françoise? ou, pour préciser, comment régler
_votre_ vie, le jour prochain où vous cesserez d’être une pensionnaire
disciplinée pour devenir, d’abord une jeune fille maîtresse de ses
heures, puis une épouse? Considérez cette vie indépendante, qui va
bientôt être la vôtre, comme un canevas solide et nu: quelle étoffe
allez-vous broder dessus? Sera-ce un simple fouillis de points
analogues aux tapisseries que font les enfants pour se divertir, ou
sera-ce une broderie savante, conduite avec méthode sur un dessin
médité et soigneusement tracé à l’avance?... Votre choix est fait,
n’est-ce pas? Vous voulez broder d’harmonieuses arabesques sur le
canevas de votre vie de femme?

Étudions ensemble les procédés pratiques, jolie brodeuse.

Il faut d’abord bien fixer le dessin, c’est-à-dire (parlons sans
figure) bien déterminer l’objet de votre activité. J’ai eu assez
souvent le plaisir de m’entretenir avec vous pour connaître vos
penchants, vos aptitudes, un peu de vos rêves. Vous avez le goût des
choses de l’esprit, avec une tendance aux sciences d’observation,
au document sur les réalités modernes. Vous prisez les arts, sans
passion, cependant avec une ferveur spéciale pour la musique, un peu
d’indifférence pour la poésie ou même la littérature pure... Vous aimez
les humbles, les pauvres, les ignorants, et leur situation inférieure
dans la vie sociale vous préoccupe, vous émeut, ce qui est fort bien...
Vous avez besoin, pour vous bien porter, d’exercices physiques, et vous
y êtes leste et résistante. Enfin vous êtes ménagère adroite. Aucun de
ces principes d’activité ne devra être exclu de votre vie, et le dessin
de la fameuse broderie devra associer, sans les embrouiller, les traits
distincts auxquels chacune de vos aptitudes, chacun de vos goûts,
fournit le départ et l’essor.

Les nécessités quotidiennes, d’abord chez votre mère et plus tard dans
votre ménage, vous offriront l’occasion d’employer vos capacités de
gouvernement domestique. Il ne s’agira pour vous que de limiter le
temps que vous y consacrerez. Quand une femme vous dit: «Mon intérieur
ne me laisse pas un instant de repos», n’en croyez rien. Il n’y a pas
d’intérieur si compliqué, si surchargé, dont une femme intelligente ne
puisse assurer le fonctionnement avec deux heures d’effort bien employé
par jour, en temps normal. A ces deux heures de travail domestique,
si vous ajoutez le temps nécessaire à la toilette, aux courses
indispensables, aux repas, vous constaterez vite que huit heures vous
sont prises quotidiennement par le devoir courant, par votre «métier de
femme». Restent seize heures à partager entre le sommeil et le loisir.

Ce partage, chacun doit l’effectuer suivant son tempérament; mais
l’usage ordinaire est de ne pas l’effectuer du tout, de laisser le
hasard, la veulerie accidentelle, faire la répartition des heures entre
la veille et le repos. Or, on peut affirmer comme une loi générale que
_toute vie humaine où les heures du sommeil ne sont pas fixes est une
vie désordonnée_. Notez qu’il ne s’agit pas de se lever à telle ou
telle heure, de dormir un plus ou moins grand nombre d’heures, mais
simplement _que ces heures soient invariables_. Balzac dormait de six
heures du soir à minuit; mais il travaillait de minuit à six heures du
lendemain. Levez-vous à midi s’il vous plaît, mais alors levez-vous
toujours à midi, et que votre vie soit organisée sur le lever méridien.
Dans la pratique, il est évidemment préférable de se lever au moment où
commence à fonctionner la vie autour de soi: il est donc naturel qu’un
citadin quitte son lit plus tard qu’un paysan...

D’autre part, toute une vie intense, une vie de sociabilité et
d’intellectualité, à Paris, se vit le soir; l’activité parisienne
s’apaise entre minuit et une heure du matin; elle recommence vers huit
heures. Je ne dis pas qu’une Parisienne doive se lever à huit heures
et se coucher à minuit. Je dis seulement qu’elle dépensera beaucoup de
temps inutilement et perdra beaucoup du bénéfice social de la grande
capitale si elle se couche à neuf heures du soir pour se lever à cinq
heures du matin. Un grand principe d’harmonie vitale est de vivre en
conformité avec son milieu. Si cette conformité semble impossible au
tempérament, mieux vaut changer de milieu résolument.


Le temps du sommeil utile, c’est trop évident, varie suivant les
natures et les âges. Un vieil adage latin disait:

  _Vix pigris septem, nemini concedimus octo!_

Ce qui signifie: «Sept heures pour les paresseux--et encore!--huit
heures pour personne...» Je dirais plutôt qu’il faut, là-dessus, que
chacun fasse sur soi-même un essai loyal. Couchez-vous quinze jours
durant exactement à la même heure: la nature se chargera d’établir
l’heure moyenne de votre réveil, qui doit être celle du lever... Le
sommeil est presque le seul besoin physique dont on puisse mesurer
ainsi quasi mathématiquement l’intensité.

  [Illustration]

J’admettrai, Françoise, qu’à votre jeune âge les huit heures refusées
par l’hexamètre ci-dessus aux paresseux soient excusables. Cela vous
permet encore de vous coucher à onze heures pour vous lever à huit.
Ma préférence est pour ces deux dernières heures. Non pas que je vous
conseille de passer toutes vos soirées au théâtre ou dans le monde: si
vous épousez Maxime, il n’y faudra pas songer, et d’ailleurs ce n’est
guère enviable. Mais la soirée au logis, dès qu’elle est organisée,
est un des moments les plus agréables et les plus fructueux de la vie.
Convenons que presque dans aucun ménage parisien elle n’est organisée.
Dépenser sa soirée dehors jusqu’à deux heures du matin, ou se coucher
à neuf heures si l’on ne sort pas, voilà le régime de nos concitoyens.
Il est imbécile. Entre neuf heures du soir et cette heure du coucher
qui se place fort bien de onze heures à minuit, il y a pour les âmes
soucieuses de leur progrès personnel un laps de temps précieux. Sans
crainte d’être dérangé ou distrait on peut alors lire, écrire, ou
simplement méditer, bien mieux que dans le brouhaha fiévreux de la
journée parisienne. N’usât-on que deux fois par semaine de ces heures
nocturnes, songez, Françoise, qu’elles suffiraient, dans l’espace de
deux années, à un esprit prompt comme le vôtre, pour apprendre une
langue usuelle, pour connaître les chefs-d’œuvre d’une littérature,
pour accomplir un progrès décisif dans une science, dans la technique
d’un art. Oh! je vous en prie, chère enfant, ne supprimez pas de vos
projets l’usage studieux de quelques soirs par semaine! Quand certaines
femmes que je connais, et qui sont d’honnêtes et charmantes femmes,
regardent en arrière et se remémorent les soirs de leur vie entre
vingt-cinq et trente-cinq ans, il me semble qu’elles doivent rougir
d’avoir si vainement jeté au vent une monnaie précieuse...


Me voilà, Françoise, au bout de mon papier; c’est donc ma prochaine
lettre qui vous proposera une règle des heures diurnes.




  [Illustration]

  XXIII

  _La jambe d’une dame âgée.--Reprise du programme: les heures
  de veille.--Influence de la jeunesse sur le mobilier.--Les
  travaux choisis.--Système de la nervure centrale.--L’art
  consolateur.--Beauté et noblesse de la règle._


Les inévitables incidents qui surgissent autour de tous les projets
humains, dès qu’ils exigent le concours de plusieurs volontés,
encombrent et retardent les décisions définitives. Voilà-t-il pas,
chère enfant, que la grand’mère de notre saint-cyrien--personne
autoritaire avec d’autant plus de raison qu’elle résume les espérances
dotales de Maxime--s’avise d’avoir un accès de goutte rhumatismale!
Sa jambe, allongée dans un soigneux emmaillotage sur un tabouret
articulé, barre provisoirement la route à vos communes espérances. La
vieille dame ne veut s’occuper que de son mal tant qu’elle souffre.
Que faire, Françoise? Je vous l’ai dit au cours de ma dernière lettre:
continuer le labeur et le perfectionnement quotidiens avec plus de
minutieuse application que jamais.--Sans rêver?... Non pas; mais en
ordonnant, en réglant votre rêve même. Bientôt, vous serez libre, vos
études achevées; bientôt, peut-être, vous serez épouse, vos souhaits
accomplis... Achevons d’établir ensemble le plan utile de ces heureuses
journées que vous trouvez lentes à venir, mais qui accourent vers vous
cependant, de l’horizon de la vie, aussi rapides qu’elles s’enfuiront
lorsque vous voudrez les retenir.


Nous sommes d’accord, Françoise, sur ce point qu’il n’est pas de
vie régulière compatible avec l’irrégularité de dormir. Nous avons,
élargissant la mesure concédée par l’hexamètre latin, réservé huit
heures au sommeil. Ces huit heures pourront être parfois diminuées par
un coucher plus tardif; mais l’heure du lever doit être constante, tout
au moins au cours de chaque saison. Restent à distribuer les seize
heures de veille entre les travaux imposés, les travaux choisis et les
divertissements.

J’appelle travaux imposés ceux qui sont la conséquence du rôle social:
et le plus humble, la plus humble d’entre nous, ont leur rôle social
comme les plus marquants.

Dans votre temps et dans votre pays, quel est le travail imposé par
son rôle social à une jeune fille telle que vous, une fois sortie de
pension?

C’est, d’abord, l’apprentissage direct des fonctions de maîtresse de
maison... Rien de plus charmant, pour l’œil d’un ami familier, si
cet ami est tant soit peu observateur, qu’un foyer où commence à se
manifester, à travers les habitudes maternelles, l’influence toute
neuve de la fille de la maison, fraîche émoulue des pensionnats. Très
vite, le mobilier, l’arrangement, la table, les réceptions prennent
une autre allure... Les coutumes traditionnelles se tempèrent d’un
goût instinctif de réforme, de progrès. Toutes sortes de menus
inconvénients d’installation auxquels les parents s’étaient résignés,
par ennui de l’effort, choquent l’impatiente jeunesse de la nouvelle
venue: pour qu’ils soient abolis, elle se charge aussitôt de l’effort,
et la voilà pour la première fois aux prises avec la réalité des
œuvres domestiques,--la voilà responsable pour la première fois... Si
les objets ont ces larmes que leur prête le poète, combien la venue
souveraine de la jeune fille doit être redoutée par les confortables
acajous, par les reps côtelés, par les pendules cubiques de marbre noir
sur lesquelles s’assied un personnage de faux bronze--par les salles à
manger assombries de boiseries moroses, telles que les aimaient les
architectes du siècle dernier jusqu’au présent renouveau de l’art
décoratif!... Voici que s’affirme le goût moderniste: les meubles
pesants sont expulsés; de claires tentures remplacent les papiers
sombres ou fanés; les vieux rideaux jaloux qui barraient l’accès du
jour sont décrochés, remplacés par des soies ou des toiles légères,
transparentes; les boiseries noirâtres de la salle à manger s’étonnent
de leur vêtement neuf, blanc, vert pâle, gris clair; l’art, la jeunesse
et la lumière pénètrent ensemble dans l’antique logis...

Précieux courage d’innover, même s’il en coûte quelques erreurs! Ce
courage ne sied vraiment qu’à l’adolescence. Les vieux sont fatigués
ou sceptiques. La jeune fille rajeunit l’organisation et la direction
du ménage; et c’est vraiment là un travail qui lui est _imposé_ par le
bon sens... Toutefois, Françoise, se contenter de l’accomplir et se
divertir ensuite serait tout de même encore gâcher de belles heures. La
part du travail _choisi_ doit être large pour la jeune fille qui, comme
vous le ferez bientôt, habite un temps la maison paternelle entre la
sortie de pension et le mariage.


Cet intervalle qui sépare la vie scolaire de la vie mariée, les jeunes
filles y pensent sans tendresse et ne rêvent, avant et pendant,
que de l’abréger... Vous-même, chère enfant, si clairvoyante et de
tempérament si bien équilibré, je sais bien que vous m’envoyez au
diable--_in petto_--lorsque je vous dis que c’est un temps fructueux,
béni, et que, s’il convient de marier jeunes les jolies pensionnaires
émancipées, il ne faut pas pour cela sacrifier le stage préparatoire
dans la famille... Bon gré mal gré, vous entendrez mes raisons, qui
concourent--sans se confondre--avec celles que je vous donnais naguère
pour préconiser les longues fiançailles... Oui, Françoise, les deux ou
trois années passées par la jeune fille dans la famille, ses «études»
proprement dites achevées, sont extrêmement profitables si elles sont
bien employées. La jeune fille y apprend son métier de maîtresse de
maison, et, en même temps, elle y complète, elle y refait l’éducation
de son esprit. Taine dit quelque part (je vous ai déjà cité ce propos)
que l’esprit de l’homme pousse ses fleurs les plus belles entre seize
et vingt-trois ans. La floraison intellectuelle de la jeune fille
commence à peu près en même temps, mais elle est plus rapide et plus
courte: vers vingt et un ans sa «période tainienne» est achevée:
l’esprit ne donnera plus ensuite que les fleurs d’arrière-saison, rares
et vite déchues. On peut le dire hardiment: toute femme qui s’est
mariée sans avoir, avant son mariage, étudié et réfléchi librement
pendant une ou deux années (selon la promptitude de l’esprit) n’aura
jamais de culture... La vie d’une épouse est trop aisément dévorée par
les devoirs ou les divertissements pour qu’elle puisse y _commencer_
un régime d’effort intellectuel. Voilà pourquoi tant de petites
demoiselles qui ont eu des succès de cours ou de concours, qui ont
décroché des brevets, fussent-ils supérieurs, à leurs examens, se muent
rapidement en bécasses ignorantes et paresseuses ou en insupportables
snobettes parlant de tout sans rien savoir au fond.

Donc, Françoise, tandis que, s’il plaît à Dieu et à votre famille, vous
jouirez, l’an prochain, du doux temps des fiançailles, il conviendra
de distribuer avec méthode les heures que laisseront libres les soins
de la maison, les ingénieux labeurs de couture--confection de blouses
ou de chapeaux--les relations sociales et la correspondance. Tout cela
vaut, en bloc, à peu près cinq heures: deux pour la maison, deux pour
la vie sociale, une pour les chiffons; si vous ajoutez quatre heures
pour les repas et la toilette, il subsiste encore sept heures pour
le loisir et les travaux de choix. Donnez trois heures au loisir:
c’est encore quatre heures qui restent, quatre libres heures que vous
pouvez utiliser pour votre perfectionnement quotidien. Quatre heures!
On ne peut guère fournir par jour un plus long effort intellectuel
intensif... Quatre heures par jour de méditation et de notes,--voilà de
quoi avoir écrit au bout de la vie les mémoires de Saint-Simon...

Ces quatre heures précieuses, Françoise, comment les
emploierez-vous?... Il serait fâcheux, je vous en avertis d’avance,
de vouloir y loger une réduction du système d’enseignement pratiqué
à l’institut Berquin, l’enseignement à la fois encyclopédique et
superficiel... Vous admettrez donc qu’il vous a fourni «des clartés de
tout»--quitte à contrôler et à compléter vos connaissances générales
à mesure que les questions surgiront devant vous... Le procédé que
je vous recommande est d’étudier tel art ou telle science qui vous
sollicitent, pour lesquels votre éducation scolaire vous démontra vos
propres aptitudes, et de vous perfectionner dans cet art, dans cette
science, en ne négligeant aucune documentation _latérale_ à son propos.
Bientôt vous vous apercevrez qu’il n’y a guère moyen d’être vraiment
érudite en ceci et ignare en tout le reste,--qu’une connaissance
complète de certaine application de l’esprit humain conduit à
l’intelligence de beaucoup d’autres. Ainsi votre culture générale se
groupera, se distribuera autour d’une culture spéciale, plus importante
et plus poussée, ce qui est le principe d’une bonne culture--même au
réel et toute figure à part.

Exemple: vos goûts personnels et vos dons naturels ont toujours fait
de vous, à Berquin, la plus «forte en histoire» de la classe... Que
l’étude approfondie de l’histoire serve de nervure centrale à votre
système de travail libre. A propos de l’histoire, quantités de notions
de géographie, d’art, de sciences, de littérature, s’imposeront tour à
tour: et, comme vous les épinglerez sur des notions fortement acquises,
elles s’incorporeront à leur tour à votre patrimoine intellectuel. Dans
l’étude de l’histoire, un système identique se recommande: choisir
une époque qui soit la nervure principale sur laquelle se grefferont
les études successives des autres époques. Procédé assurément
recommandable, parce qu’il nous est enseigné par l’infaillible nature...

  [Illustration]

Vous joindrez à l’étude documentaire préférée la culture de l’art
que vous goûtez le plus: c’est pour vous, Françoise, la musique, et
vous y êtes assez douée pour qu’il vaille de ne la pas abandonner.
Si vous n’aviez de goût pour aucun art principal, je vous dirais:
«Abstenez-vous...» Rabattez-vous plutôt sur quelque art secondaire,
où la bonne volonté suffit: la photographie, la tapisserie, voire la
reliure... Il est toujours inutile de fabriquer de mauvais tableaux,
de plates poésies, inutile d’écorcher des chefs-d’œuvre de la musique
avec le larynx ou avec les doigts. Maltraiter un grand art--fût-ce en
famille--est besogne ingrate et niaise.

Puisque, au contraire, petite Françoise, vous avez l’intelligence
et le goût de la musique, ne laissez pas, comme tant d’autres,
s’atrophier peu à peu votre aptitude dans l’indifférence et la
paresse. Peut-être, de tous les arts, la musique est-elle le plus
précieusement consolateur: c’est le seul, il me semble, où l’exécutant
jouisse sur-le-champ de son effort, à mesure qu’il s’efforce. De cette
simultanéité de l’effort et de la sensation naît une faculté singulière
de s’exciter ou de s’apaiser les nerfs, pour ainsi dire à volonté...
Heureux qui sent et qui possède cet art, le plus vénérable à coup sûr
puisqu’il est le plus antique,--sans doute le premier de tous!


Enfin, pour clore ce programme par un dernier conseil pratique, faites
une place, Françoise, dans vos occupations de choix, à quelque modeste
besogne qui ne demande pas grand effort intellectuel, mais qui vous
offre, aux mauvaises heures, la facilité de la cure par le travail.
Je range dans ce groupe toutes les collections, tous les recueils
de notes, les classifications de fiches, et--préférablement à tout
cela--l’étude d’une langue morte ou vivante. Lire un livre étranger,
le vocabulaire à portée de sa main, en inscrivant dans la marge chacun
des mots qu’on a dû chercher,--voilà un calmant merveilleux pour les
heures où l’intelligence anxieuse se dérobe... Et, au bout d’un an de
ce régime, on est tout surpris d’avoir appris la langue.


... Il ne faudra pas montrer cette lettre à vos compagnes, chère
enfant. Quelques-unes--les frivoles--la trouveraient terre à terre
et se moqueraient de nous deux... Laissez-leur les prétentions à la
fantaisie et au romanesque, qui aboutissent d’ordinaire à la banalité
des intrigues bourgeoises. Vous, gardez la foi dans l’ordre, dans la
règle qu’on s’impose librement à soi-même. Ni l’ordre ni la règle
n’empêchent, croyez-moi, l’imprévu de la vie intérieure: seulement, ils
l’ennoblissent... Dans la nature aux lois immuables, les orages, les
cataclysmes même ont de la beauté.




  [Illustration]

  XXIV

  _Un dimanche de printemps.--Maxime en civil.--La jeunesse et
  Sarcey.--Un séducteur.--L’état des négociations.--Quelqu’un
  qui n’aime pas les longues fiançailles.--Discussions sur
  l’énergie.--L’ambition de Maxime.--Promesse d’alliance._


Dimanche dernier, chère Françoise, vers les trois heures après midi,
comme j’étais en train de constater que le thermomètre de mon jardin
marquait, à l’ombre, vingt-neuf degrés centigrades, j’entendis résonner
le timbre de ma porte... Je regagnai aussitôt mon cabinet de travail
et m’y trouvai face à face avec un jeune homme que l’on venait d’y
introduire. Il était vêtu d’un complet gris fort ordinaire, mais que
sa taille avantageuse rendait élégant. Sous ce vêtement, j’hésitai un
instant à le reconnaître: d’ailleurs je ne l’avais pas vu très souvent,
même paré du costume plus éclatant qui lui est habituel.

--Monsieur, me dit-il d’une voix parfaitement assurée, mais où la
volonté de plaire s’exprimait dans je ne sais quelle inflexion
déférente, monsieur, je suis Maxime Despeyroux, le frère de Lucie...
J’espère que je ne vous dérange pas?...

--Vous ne me dérangez nullement, monsieur, répliquai-je. Asseyez-vous,
et dites-moi ce qui me vaut l’avantage de vous voir chez moi.


Il s’assit, face à la clarté des grandes fenêtres, tandis que je
choisissais un siège à contre-jour, propice à l’observation. Aussitôt
assis, il commença une phrase adroitement tournée, ma foi, et qui
ne sentait en rien la préparation. Il me dit que, peut-être un peu
imprudemment, il s’était décidé à profiter d’une de ses sorties de
Saint-Cyr pour venir me voir; je n’ignorais pas assurément quels
intérêts chers à son cœur étaient en question à l’heure présente; il
savait, de son côté, l’influence que j’exerçais sur Mme Le Quellien et
sur sa fille; enfin, il espérait entendre de ma bouche que j’étais,
bien franchement et sans nulle réserve, un allié pour ses projets de
mariage.

Tandis qu’il parlait, je le regardais avec attention, et j’écoutais
sa voix plus que ses propos. J’admirais d’abord la force juvénile que
montrait ce visage sans ride et sans boursouflure, ces yeux d’ambre
pâle, si clairs, ce teint net et sain sous le hâle des manœuvres,
ces dents de loup adolescent, tout ce corps nerveux assoupli par les
exercices physiques quotidiens. Belle et brève jeunesse, si propice
aux hardies entreprises! Je lui donnai cet instant d’admiration un peu
jalouse, et je fis, je ne sais pourquoi, un retour sur moi-même.

Je me vis, à peu près à l’âge de ce saint-cyrien, allant remercier
le père Sarcey d’un bon article écrit spontanément sur mon premier
roman... L’exclamation de Sarcey me chanta aux oreilles, l’exclamation
presque irritée dont il me salua alors: «Ah! bon Dieu!... que vous
êtes jeune!...» En considérant Maxime, je compris soudain ce qu’il
y a de désobligeant dans un air trop évident «d’avoir une vingtaine
d’années». C’est comme si un milliardaire vous rendait visite, portant
son milliard dans un sac, bien en évidence... Puis je pensai à vous,
Françoise, et je me dis que d’avoir su vous plaire et d’être pour vous
le complice rêvé de l’avenir heureux--c’est une fortune autrement rare
que de publier un roman loué par Sarcey ou d’être M. Pierpont Morgan,
le célèbre milliardaire américain...

Toutes ces pensées se succédèrent bien plus vite que je ne le puis
raconter; Maxime Despeyroux m’en laissait le loisir en développant
avec abondance les raisons de sa visite, qu’il entremêlait de
compliments sur mes livres... Et j’eus même encore le temps de
remarquer la grâce réelle de ses gestes et l’adresse insinuante de sa
phrase: ce jeune homme a bien tout ce qu’il faut pour plaire. Je me
sentais contre lui, d’abord, une âme étrangement prévenue... Mais il
n’était pas assis devant moi depuis dix minutes, enfilant d’agréables
périodes où votre nom revenait fréquemment, que je songeais en moi-même:

«Toi, mon ami, tu feras de moi ce que tu veux, ou plutôt ce que
veut cette futée de Françoise. Et cependant j’aperçois ce qu’il y a
d’artificiel dans les choses gracieuses que tu me dis, et je sais
pourquoi tu me les dis. Tu te moques de ma littérature comme de ton
premier pompon; tu traites--_in petto_--de rabâchages ridicules mes
correspondances avec ta fiancée. Si tu te maries avec Françoise, ton
premier soin sera de la soustraire à ce que tu appelles «ma précieuse
influence sur elle...» Je sais tout cela; je t’en veux d’ailleurs
d’avoir vingt-trois ans et de nous voler Françoise;--cependant je
ferai ce que tu souhaites. Je me dépenserai en démarches. J’essayerai
de donner à Mme Le Quellien une confiance dans l’avenir que je n’ai
pas moi-même absolument. Je me laisserai mener par toi--comme je me
laisse mener par Françoise--parce que tu possèdes, comme elle, la force
inflexible de la jeunesse en marche vers le bonheur!»

... Donc, chère enfant, votre fiancé m’expose en fort bons termes
l’état des négociations qui vous concernent tous les deux. L’aïeule
rhumatisante, qui, par son accès de goutte, tenait depuis plusieurs
semaines tout en suspens, commençait enfin à marcher, redevenait
abordable. Les conciliabules de famille avaient repris leur cours;
cette lutte, touchante au fond parce qu’elle s’inspire d’un sentiment
altruiste,--la lutte des intérêts entre les parents pour l’avantage
des enfants,--se poursuivait avec des incidents divers. On était, en
somme, à peu près d’accord... Mme Le Quellien avait inopinément annoncé
qu’elle augmenterait de près d’un quart la dot modeste dont vous vous
saviez pourvue: admirable Mme Le Quellien, exemple de cette robuste
économie française que nul déboire, nulle médiocrité ne lassent!
Là-dessus, l’aïeule aux rhumatismes s’était piquée d’honneur, avait
ouvert plus largement la veine par où elle se saignait au profit de
son petit-fils le saint-cyrien... En résumé, tout allait au mieux
sous le rapport des négociations d’intérêt, mais il restait cette
terrible question de jeunesse sur laquelle Mme Le Quellien se montrait
intraitable: «Françoise est trop jeune pour se marier avant deux
ans, déclarait-elle. Et Maxime lui-même profitera très utilement de
ces deux ans pour bien apprendre--à l’abri des distractions et des
préoccupations d’un ménage--le métier qu’il doit exercer toute sa vie.»

Or, Françoise,--ce que je vous dis là ne vous causera pas
d’étonnement,--notre ami Maxime ne partage pas sur ce point l’avis de
votre mère ni le mien. Il n’a pas le goût des longues fiançailles, cet
apprenti héros. Il ne m’a pas caché que le but principal de sa visite
était de m’acquérir à son idée.

--Voyons, monsieur, s’est-il écrié, est-ce raisonnable de dire à
Françoise et à moi: «Vous vous aimez; vos parents sont d’accord; votre
mariage est décidé en principe: maintenant, retournez chacun chez
vous, soyez, vous un bon officier, elle une bonne petite demoiselle:
on vous unira dans deux ans!...» Mais on ne comprend donc pas que deux
ans de remise sont proprement, pour Françoise et pour moi, de la vie
perdue? Qu’est-ce que je vais faire de ces deux ans, moi, par exemple?
M’exercer dans mon métier?... On s’imagine que j’y prendrai goût, à
mon métier, alors que je ne penserai qu’à une seule chose,--savoir:
que Françoise est loin de moi et que je voudrais être à ses côtés?...
Ce n’est pas d’être heureux qui m’empêcherait de travailler, au
contraire!... Je ne ferai rien de bon tant que j’aurai ce tourment au
cœur. Je vous en prie, monsieur, usez de votre influence sur Mme Le
Quellien... J’admets qu’on attende pour nous marier que je sois sorti
de l’École et que Françoise soit sortie de pension... (Il accorde
cela! cher Maxime! Est-il raisonnable!...) Mais je crois, moi, que
notre mariage doit être le premier acte de notre liberté. Oui ou non,
le but de notre vie est-il le bonheur à deux? Alors pourquoi ne pas
nous mettre en route sur-le-champ? Les gens qui se proposent d’aller
en Amérique attendent-ils deux ans le départ du paquebot avant de
s’embarquer?

Maxime s’animait, et je constatais avec un certain contentement d’oncle
qu’il marquait une bien autre conviction, une passion bien plus ardente
que tout à l’heure, quand il me parlait de mes livres. Évidemment,
Françoise, ce jeune guerrier ne vous considère pas avec indifférence.
Je crus devoir, cependant, diriger son attention sur quelques réalités
pratiques et morales qu’il me semblait négliger.

--Mon cher monsieur, lui dis-je, vous venez de prononcer quelques
paroles qui me plaisent sur le bonheur à deux. Votre impatience même
m’est sympathique. Cependant, puisque nous voilà en tête à tête et
que ni Françoise ni sa mère ne nous écoutent, souffrez que, d’homme
à homme, je vous pose une question. Croyez-vous sérieusement que
l’organisation de ce bonheur à deux doive être le but principal de
votre activité?

Maxime Despeyroux n’hésita pas une seconde et répliqua:

--Oui, monsieur, c’est mon avis.

--Vous ne pensez pas, repris-je, qu’un homme de votre âge a tout de
même d’autres devoirs et doit nourrir d’autres ambitions que celles
dont la famille occupe et limite le champ? Par exemple, vous êtes
soldat; vous aimez votre métier?...

--Beaucoup.

--Eh bien! dans ce métier, vous avez des projets, je suppose? Vous
désirez être quelque chose de distingué, de brillant?...

Maxime hocha la tête:

--Ma foi! monsieur, si vous voulez ma vraie pensée, je vous avoue que
je ne me monte pas la tête sur le point de ma carrière d’officier. Ou
bien _j’aurai la chance_ d’une guerre, et alors ce sera bien le diable
si je ne fais pas un bond en avant; ou bien il n’y aura pas de guerre,
et je ne connais pas de moyen sûr pour avancer plus vite et plus loin
que les camarades... Ce n’est la faute de personne, remarquez-le
bien... Toutes les grandes armées font à peu près la même situation à
l’officier. N’empêche que je vous dirai aujourd’hui, sans me tromper de
trois ans sur l’ensemble, à quelle date je serai lieutenant, capitaine,
commandant... toujours le cas de guerre excepté... Où voulez-vous qu’il
y ait place, là-dedans, pour l’ambition?... Reste à faire son métier en
conscience: je vous répète que mon métier me plaît.

Je réfléchis un instant, puis je repris:

--Soit! Mettons à part l’ambition professionnelle... Vous n’êtes pas
seulement un officier, vous êtes un homme. Vous devez avoir le désir
de cultiver votre esprit, de devenir journellement _meilleur_--dans
le sens le plus large du mot--que vous ne l’étiez la veille...
C’est, à proprement dire, un devoir que de se perfectionner ainsi.
Ne croyez-vous pas que ce soit un but de la vie aussi important que
d’être «heureux à deux», selon votre mot?

Maxime eut un sourire un peu ironique.

  [Illustration]

--Je crois, monsieur, répliqua-t-il, que l’on peut travailler à son
perfectionnement individuel tout en étant heureux en ménage.

--Trop de félicité intime rend paresseux à l’effort... Et puis, vous
éludez ma question... Qu’est-ce qui vous importera le plus: être
heureux ou être «meilleur»? A quoi travaillerez-vous le plus: à votre
culture ou à votre quiétude?

--Franchement, monsieur, je chercherai d’abord à être heureux, par
des moyens que, d’ailleurs, je juge honorables:--par la famille et
l’accomplissement régulier de mon travail. Ai-je tort?... Si j’ai tort,
pardonnez-moi la sincérité de mes réponses et ne m’en veuillez pas.


... Non, jeune homme, je ne vous en veux pas. D’abord, vous êtes un
adroit séducteur, et vous avez compris tout de suite que mieux valait
me dire votre vraie pensée plutôt que de soutenir quelque belle théorie
où votre bonne grâce eût été mal à l’aise. Et puis, nous avons assisté
à de telles faillites, dans ma génération, qui parlait beaucoup
d’énergie--(vers 1890, il n’était si humble revue, si pauvre journal,
où l’énergie ne se professât couramment)--que nous finissons par nous
demander si les vrais hommes d’action ne sont pas hommes d’action à
leur insu. Craignons de partir pour la bataille de la vie costumé en
Tartarin tueur de lions et de revenir avec quelques modestes alouettes
pour tout butin... Qui sait, ô Maxime, tranquille et lucide jouteur, si
le prix de la lutte ne vous est pas réservé? Rostand ne raconte-t-il
pas que, dix ans avant _Cyrano_, il ne songeait même pas à la gloire
littéraire?...

Et tout à coup, en regardant l’aimable visage de cet adolescent qui
voulait une seule chose,--épouser Françoise, mais qui le voulait avec
l’absolutisme de l’instinct,--j’eus la pensée que ce serait peut-être
lui, un jour, le grand victorieux que ce pauvre pays de France,
impatient de gloire, espère depuis si longtemps.


Rassurez-vous, Françoise, et rassurez-le: je tâcherai d’obtenir de Mme
Le Quellien que le temps de vos fiançailles soit réduit à une seule
année.




  [Illustration]

  XXV

  _Tout s’arrange.--Pourquoi Françoise fut si docile.--Temps
  joyeux.--L’art de supporter le bonheur.--Encore la règle.--Le
  brevet de Françoise.--Faut-il des examens?--L’inventaire et
  l’alerte.--Comment évoluera l’enseignement secondaire.--Le
  lumignon et le fanal._


Que vous disais-je, Françoise? Rien qu’à laisser faire le temps et
ceux qui vous aiment, voilà que peu à peu tout s’arrange pour vous
contenter. L’on est d’accord, côté Despeyroux et côté Le Quellien, sur
l’opportunité d’unir ma jolie nièce avec l’homme qu’elle a distingué.
Comme décidément vous êtes l’un et l’autre extrêmement jeunes, la
sagesse de vos ascendants vous impose seulement une année d’attente...
De quel air gentiment soumis et même reconnaissant je vous ai vue,
l’autre jour, accepter ce délai--réduit à une année sur mes instances,
et pour vous complaire! J’en fus moi-même surpris et je pensai: «La
raisonnable petite fiancée!...» Il est vrai que quelques instants
plus tard, comme nous causions sans témoin, vous m’avez dit: «Vous
comprenez, mon oncle, j’aime mieux avoir l’air de dire comme eux pour
avoir la paix. Mais si leur année dure seulement six mois je vous dois
une discrétion!...» Petite masque!... Décidément vous n’êtes pas l’Ève
nouvelle, qui dédaignera la ruse des faibles, même innocente...

Vous voilà donc rassurée. Le petit mois qui nous sépare maintenant
de votre examen et de votre sortie de l’institut Berquin sera un
mois de fête pour votre cœur. Souffrez que «l’oncle prêcheur», qui
vous recommandait l’ordre et la règle comme préventif et calmant de
l’anxiété, vous y incite encore dans la joie...


Faut-il donc apprendre à être heureux?

Mais oui, Françoise! Plus nombreux qu’on ne croit sont ceux que la joie
déséquilibre, désarçonne. Depuis le savetier de La Fontaine jusqu’à
cette pauvre servante dont les journaux nous contèrent l’histoire et
qui mourut de saisissement en apprenant qu’elle gagnait un gros lot,
combien de gens valent moins dans le succès qu’ils ne valaient dans la
peine ou dans l’effort! L’effort est salutaire en soi, parce qu’il nous
élève à chaque instant un peu au-dessus de nous-même. La joie, pour la
plupart des êtres humains, est une cause de détente et de stagnation.
Je ne veux pas, ma jolie nièce, que vous ayez la joie stagnante. Jours
de soleil et jours de pluie, jours où l’âme est angoissée et jours où
elle est comblée, tous sont également profitables au perfectionnement
personnel, si l’on sait bien les employer.

Et pour cela il n’est pas besoin de chercher de bien ingénieux
procédés: il faut simplement faire soigneusement et sans retard, dans
l’anxiété comme dans le contentement, sa besogne quotidienne. Si le
savetier de La Fontaine avait tranquillement continué à marteler ses
semelles; si la servante, à l’annonce de son gros lot, avait eu l’âme
assez disciplinée pour se dire: «Fort bien! mais ne laissons pas
brûler notre rôt...» leur bonne aventure n’aurait pas abouti à une si
pitoyable fin... Poursuivez donc, chère Françoise, vos exercices de
chaque jour, absolument comme si de sûres et douces promesses ne vous
avaient pas été faites. Votre bonheur n’en sera pas amoindri: on ne se
distrait pas de son propre bonheur. Il s’accroîtra de chacun de vos
efforts; il gagnera en solidité et en durée. Et par là vous échapperez
à cette sensation de vide, d’inquiétude vague, d’ennui inavoué et,
disons le mot: de déception, qui guette la plupart de vos semblables
dès l’heure où la fortune leur a donné ce qu’ils souhaitaient.


Votre devoir quotidien, à l’heure présente, c’est de préparer votre
examen... Je vous dirai la prochaine fois ce que je pense du programme
officiel imposé aux jeunes filles, brevet élémentaire et brevet
supérieur... Que ce programme soit ou non raisonnable, ce n’est pas
pour vous la question intéressante aujourd’hui. On vous a imposé de
conquérir le brevet supérieur après le brevet élémentaire; votre devoir
actuel est de travailler de votre mieux à cette noble conquête. Vous ne
vous imaginez pas, à coup sûr, que le résultat de cet examen donnera
l’exacte mesure de votre science. Vous avez trop lu et trop entendu la
doctrine moderne qui court les journaux et les revues: que l’examen
est absurde et qu’il faut le supprimer... Plus les gens soutiennent
cette doctrine avec âpreté, plus on peut être sûr qu’ils sont ignorants
des choses pédagogiques et dépourvus de réflexion. La vérité, c’est
que le programme de tel ou tel examen peut être mal conçu, c’est que
l’importance du résultat peut être exagérée par les mœurs scolaires.
Mais, avec mille défauts inhérents à l’application bien plus qu’au
principe, l’examen demeure un précieux adjuvant d’étude, et c’est
chimère que d’en rêver la suppression.


Le principe de l’examen est excellent, parce que c’est le principe
de l’inventaire. L’inventaire est le complément, le contrôle de
toute opération de longue haleine entreprise en vue d’un gain, gain
de science ou gain d’argent. Il faut, de temps à autre, arrêter les
échanges, faire son bilan, chiffrer son doit et son avoir. Et, sans
doute, le meilleur et le plus sincère inventaire est celui qu’on
établit soi-même et pour soi, sans dissimulation comme sans majoration,
ce qu’Ignace de Loyola appelait l’examen particulier. Mais combien
d’écoliers sont capables de ce sage et franc inventaire? Rien n’est
agaçant, en vérité, comme de lire les divagations de quelques illuminés
là-dessus. «Il faut, disent-ils, lâcher l’élève à travers la science,
bride sur le cou; il ira naturellement à ce qui lui peut profiter.» On
oublie que la plupart des élèves, comme la plupart des hommes, ont pour
unique souci de passer le temps en fournissant le minimum d’effort.
On oublie que le mot même d’éducation implique l’idée de conduite, de
direction. Si, dans une classe, il existe un élève capable de faire
chaque soir, chaque semaine ou même chaque année, l’examen particulier
de sa science acquise, oh! celui-là n’a plus besoin de pédagogues ni
de régents; on peut lui ouvrir les portes du gymnase et le renvoyer à
ses parents. Il dirigera lui-même, mieux que personne, la culture de
son champ intellectuel. Mais quel éducateur, familier avec l’esprit et
les mœurs des jeunes écoliers, oserait proposer un tel système comme
méthode générale? Il faut que l’inventaire soit dicté par le maître à
l’élève, et cela le plus souvent possible, de façon que l’élève sache
à toute heure «où il en est» et du même coup mette un peu d’ordre dans
le tas des notions amassées au jour le jour de la vie scolaire.


L’examen est utile comme inventaire; il est précieux aussi comme
«alerte». Vous savez, Françoise, ce qu’est l’alerte... Au milieu de la
nuit, le clairon sonne à l’improviste dans le quartier endormi... Vite
les hommes se lèvent, s’habillent, s’équipent; on selle les chevaux; la
section, la batterie, le régiment, s’assemblent... Cela ne va pas sans
bousculade: tous les vices d’ordre, toutes les malfaçons apparaissent.
L’organisme brusquement secoué résiste de toutes ses forces d’inertie;
mais l’alerte permet de juger la puissance d’effort et d’exécution
que le régiment possède réellement _à l’état disponible_... Eh bien!
pour l’étudiant, pour l’étudiante, l’examen est cette alerte. Même
préparé, même à date fixe, le tête-à-tête avec l’examinateur force
l’élève à ramasser soudain, devant la question à brûle-pourpoint, tout
son disponible de pénétration, de mémoire, de science, d’éloquence. Et
cette rencontre est, en somme, assez analogue aux futures circonstances
de la vie, où il faudra effectivement utiliser tout d’un coup ce même
disponible. Quiconque a passé des examens--et quel Français n’en a pas
passé un grand nombre?--se rappelle telle ou telle question inattendue,
qui lui révéla son ignorance sur un point qu’il croyait parfaitement
posséder... Le maître ordinaire, le pédagogue, qui vous enseignèrent ne
peuvent pas suppléer à ces alertes. Dans l’escrime intellectuelle comme
dans celle des salles d’armes, il y aura toujours la leçon et l’assaut;
et l’assaut n’est profitable qu’avec des adversaires inaccoutumés.

Donc, chère Françoise, le principe de l’examen est très raisonnable et
l’examen est un ingénieux auxiliaire de l’enseignement... Comment se
fait-il donc que peu à peu--sans parler des casse-cou qui détruisent
au hasard--tant de bons esprits aient été mis en défiance contre un
procédé si rationnel, si profitable?... Tout simplement parce que le
principe a été appliqué à faux, et cela de plus en plus, jusqu’à perdre
absolument de vue l’objet proposé, ou plutôt jusqu’à confondre le moyen
avec le but.

L’examen est un inventaire et une alerte, disions-nous. Mais le but
du négociant n’est pas seulement d’établir promptement de justes
inventaires; le but du colonel n’est pas seulement de mettre son
régiment en état de défier les alertes. En dehors des inventaires et
des alertes, il importe de _progresser_; il faut que le négociant
accroisse son négoce et que le colonel entraîne son régiment... Or,
dans l’école contemporaine, l’habitude est prise aujourd’hui de
considérer l’examen comme la raison dernière de l’enseignement: on
enseigne pour mener à l’examen, au lieu de mener à l’examen pour
aider et fortifier l’enseignement. C’est un renversement si manifeste
de l’ordre naturel que tout le monde en est choqué, les parents, les
élèves, et les maîtres qui préparent à l’examen, et les examinateurs
qui le font passer. Tous, juges et justiciables, s’accordent à
déclarer ce système absurde: et tout le monde, par une merveilleuse
contradiction, s’emploie à le fortifier... Il y a tous les jours plus
d’examens et plus de candidats... Je laisse de côté, pour cette fois,
la question des programmes, sur laquelle je reviendrai dans quinze
jours; vous aurez alors conquis votre brevet, et je n’aurai plus de
scrupule à vous dégoûter de la nourriture que vous absorbez de force
en ce moment. Mais vous savez comme moi qu’une contradiction semblable
préside à la confection de ces malheureux programmes; tout le monde se
plaint de leur surcharge et de leur incohérence, et chaque année les
fait plus chaotiques et plus lourds.

  [Illustration]

Au milieu de ce désordre, ma mignonne nièce, que doit faire une
jeune personne de votre âge et de votre monde, que sa famille et ses
maîtres incitent à conquérir un diplôme? Mon Dieu! elle doit se
comporter comme le bon citoyen qui voit le défaut des lois existantes
et s’y conforme par respect pour l’ordre et par amour pour la cité...
Préparez-vous de votre mieux et passez l’examen aussi brillamment que
possible; ne mettez d’ailleurs nulle passion dans le désir d’un succès
de brevet et n’en tirez aucune vanité. Ce n’est pas votre génération
qui profitera de la révolution scolaire désirée et prévue par nous
tous.




  [Illustration]

  XXVI

  _Examen.--Excellente attitude de Françoise.--Une autre
  candidate.--Les disgrâces d’Alexandrine.--Arthropodes,
  fractions, prisme.--Comment Françoise mène le sexe laid.--Retour
  par une après-midi d’été.--Rayonnement de Françoise.--La
  retraite.--Innocence de Mme Rochette.--Un commencement et une
  fin._


Eh bien! Françoise, le voilà passé, ce rébarbatif examen, et vous voilà
nantie du brevet supérieur! Vous vous êtes, ma foi, fort adroitement
tirée de l’épreuve. Sans aucun souci d’étonner le jury par des
connaissances démesurées, vous avez sur-le-champ donné l’impression
que vous étiez très intelligente et cultivée suffisamment. Et puis,
il n’y a pas à dire, vous avez ce don merveilleux qui ne s’acquiert
pas: l’autorité. Je vous observais, debout dans votre costume tailleur
gris foncé, coiffée d’une toque de paille élégante,--pas trop
élégante,--alors que vous exposiez votre science à la perspicacité
de l’examinateur. Tandis qu’il proférait sa question, le regard de
vos prunelles gris clair ne le quittait pas. Ce regard n’était pas
effronté, loin de là! Il était moins encore timide ou implorant. Il
marquait à la fois la curiosité et l’assurance. Il disait: «Mon cher
monsieur, ne vous imaginez pas que, parce que vous m’examinez, je me
considère comme livrée à votre bon plaisir... Je _dois_ être reçue.
Vous ne me troublerez pas et vous me recevrez... Par conséquent,
inutile d’aller puiser au fin fond de votre sac à malices une de ces
questions ingrates auxquelles on ne saurait congrûment répondre... Je
veux une bonne question moyenne bien nette...» Et, ma foi! le docile
universitaire obéissait... Il cessait d’être tatillon, nerveux, taquin.
Votre épreuve semblait être pour lui un repos. Il vous laissait parler,
sans vous tourmenter, sans chercher non plus à vous faire briller. Il
pensait évidemment: «Celle-ci sera admise; ne nous fatiguons pas...»
L’examen s’achevait: vous et lui échangiez un salut d’augures, et
c’était tout. Heureuse Françoise!


Il n’en alla pas de même pour toutes les jeunes personnes qui, ce même
jour, subirent cette épreuve... Une surtout attira mon attention et ma
pitié; tandis que vous-même attendiez la proclamation des résultats, je
me pris à suivre sa lamentable odyssée de candidate...

C’était une jeune fille de votre taille, chère enfant, je veux dire
ayant à peu près les mêmes dimensions que vous; mais le divin potier,
s’il vous avait à toutes deux consacré la même quantité de pâte,
s’était donné une peine inégale pour modeler l’une et l’autre. Mlle
Alexandrine F...--je vis son nom sur les listes affichées--ressemblait
à certaines paysannes du Berry; petit visage aux traits indécis, au
teint brouillé, aux cheveux blond-jaune; buste plat rejoignant les
hanches sans amincissement apparent; grands pieds, lourdes mains. Tous
les gestes qu’elle ébauchait, même en conversant avec sa mère ou ses
compagnes, étaient gauches et manqués; la main, le bras, s’arrêtaient
en route, revenaient au point de départ, comme s’ils n’avaient fait
qu’une tentative de geste, ou qu’un instinct décourageant leur eût
soufflé: «Non, ce n’est pas encore ce geste-là... Renonçons-y!...»
Vêtue d’une robe vert-olive et coiffée d’un chapeau de velours sous
lequel son front suait à gouttes pressées, Alexandrine s’isolait
volontiers pour rouvrir fiévreusement ses cahiers de notes et ses
manuels. Courbée en deux sur les pages, on voyait qu’elle comblait à la
hâte les failles de sa science, qu’elle mastiquait tant bien que mal
les fissures de sa mémoire, comme un entrepreneur en retard à la veille
de l’inauguration... J’avais envie d’aller à elle, de lui ôter des
mains son compendium, de lui dire: «Mais reposez-vous donc, ma petite!
L’appoint de connaissances que vous acquérez actuellement est nul,
et vous dépensez une force nerveuse qui vous fera cruellement défaut
tout à l’heure...» Cette revision suprême de ses pauvres connaissances
l’absorbait à ce point qu’elle n’entendit pas l’appel de son nom quand
arriva son tour d’être examinée. Il fallut qu’une de ses compagnes
la secouât par le bras, la réveillât comme d’un pesant sommeil, pour
qu’elle se rappelât où elle était, qu’elle s’en vînt, trébuchante et
l’œil écarquillé, jusqu’au tribunal scientifique où le juge, déjà,
s’impatientait...

Au regard qu’il dirigea sur Alexandrine, je compris que les choses
allaient tourner ardument pour la candidate... Ce fut un regard
presque hostile,--le regard de l’homme excédé à qui l’on vient de
voler une minute de son temps,--et tout de suite après j’observai
une détente ironique de la physionomie qui signifiait: «Toi, je vais
te faire un peu payer ma fatigue et mon ennui; nous allons nous
distraire...» Hélas! tant qu’il y aura des juges et des examinateurs,
pourquoi faut-il que certains candidats et certains prévenus soient
infailliblement des bêtes noires, des souffre-douleurs sur lesquels
professeur et magistrat «passent leurs nerfs» sans s’imaginer un
instant qu’ils pèchent contre l’équité?...

Alexandrine faisait un effort pénible pour sourire, gracieusement et
humblement, à son bourreau... Une grimace déplaisante résultait de cet
effort.

--Veuillez, mademoiselle, dit l’examinateur d’un ton extrêmement poli,
m’expliquer la division en classes des arthropodes?

Le visage d’Alexandrine se décomposa: il s’y peignit un véritable
désespoir. Les arthropodes! quelle question allait-on dénicher pour
elle!... Elle fit cependant un effort, ramassa tout ce qui lui restait
de lucidité et de salive, murmura:

--Les arthropodes... les arthropodes... sont les hannetons... les
écrevisses... et les... (_un temps, puis, piteusement_:) et les
hannetons.

L’examinateur sourit sèchement et répliqua:

--Non, mademoiselle...

Ce «non» brusque acheva de désarçonner la pauvre fille. Il y eut un
silence pénible. Alexandrine reprit d’une voix de déroute:

--Les hannetons... les écrevisses... et les... crustacés... sont des
arthropodes.

L’examinateur se contenta de hausser les épaules. Puis, prenant son
couteau à papier de buis, il se mit à l’examiner de tout près, comme
si c’eût été un objet d’art extrêmement curieux. Alexandrine, plus
à l’aise maintenant qu’il ne la regardait plus, reconquit un peu
d’assurance.

--Les hannetons, proféra-t-elle sans s’apercevoir que les spectateurs
eux-mêmes commençaient à ricaner lâchement, sont des insectes qui
passent successivement par plusieurs métamorphoses. Ils sont d’abord
œuf, puis larve, puis nymphe, puis insecte parfait... L’œuf du
hanneton...

  [Illustration]

Elle continua ainsi, d’abord troublée, peu à peu avec une volubilité
et une assurance croissantes, décrivant d’un ton de récitation les
métamorphoses du hanneton. Elle ne s’arrêta qu’au bout de sa science.

--C’est tout? demanda l’examinateur d’un ton détaché.

Elle fit signe que oui, que c’était bien tout.

--Vous apprenez des manuels par cœur, mademoiselle, déclara l’homme au
coupe-papier. Mais le morceau que vous venez de me réciter n’a aucun
rapport avec ce que je vous demandais... (Il dessina lentement une note
sur la feuille placée devant lui.) Voyons... Voulez-vous me dire ce
qui se passe quand vous ajoutez un même nombre aux deux termes d’une
fraction?

Cette fois, ce fut la débâcle de la triste Alexandrine. Elle essaya
bien d’énoncer quelques théorèmes sur les fractions, mais on l’arrêta
net, la ramenant au cas spécial proposé, qu’elle était évidemment hors
d’état de traiter... On vint à la physique: elle dit quelques mots du
prisme à réflexion totale, mais s’embrouilla dans le dessin explicatif
du phénomène, qu’on exigea d’elle. Et, quand le «Je vous remercie»
traditionnel eut été prononcé, elle garda juste assez de forces
pour aller se trouver mal dans les bras de ses maîtresses et de ses
compagnes...


--Voilà, pensai-je, le vice cruel des examens publics et de leurs
programmes. Cette pauvre fille a évidemment une culture secondaire
très ample; elle est considérée comme une bonne élève dans son école;
cependant elle sera refusée parce que, faute de souplesse d’esprit
et de toupet, elle a mal répondu sur le prisme à réflexion totale,
sur un point très spécial de la théorie des fractions et sur les
arthropodes. Or, les arthropodes et le prisme à réflexion totale
sont absolument oubliés de la plupart des gens cultivés, l’époque
de leurs examens révolue. Des fractions, l’on connaît à peu près la
pratique des opérations, et c’est tout... Donc il est bien inutile de
savoir ces trois questions; donc on a tort d’examiner et surtout de
refuser là-dessus... On devrait se faire une loi de n’interroger que
sur quelques questions très générales, très importantes, en poussant
l’élève à fond pour s’assurer qu’il les a bien comprises... Pourquoi,
d’ailleurs, pourquoi enseigner aux élèves des choses qu’ils ne peuvent
ni ne doivent retenir?

J’en étais là de mes réflexions, quand une main légère se posa sur mon
épaule, tandis qu’une voix bien timbrée me disait:

--Mon oncle, si vous voulez, nous pouvons partir... Je suis reçue... Et
ici il fait un peu chaud.

C’était vous, Françoise, toujours calme, aussi calme que la veille,
aussi calme que pendant l’examen.

--Reçue?... m’écriai-je. Mais le résultat ne sera connu que dans deux
heures?...

--Oui, mon oncle. Mais j’ai dit à ce bonhomme que vous voyez là, au
garçon de bureau, à cette espèce d’huissier, enfin... de s’arranger
pour savoir mes notes... Les voilà...

Vous me tendîtes un papier sur lequel, d’une grosse écriture
maladroite et appliquée, le garçon de bureau avait écrit vos
notes,--excellentes,--à côté du nom de chaque examinateur.

J’admirai une fois de plus votre maîtrise à manier la volonté des
hommes, quels qu’ils fussent... Je vous demandai:

--Vous ne tenez pas, alors, à entendre proclamer votre gloire?

--Mon oncle, répliquâtes-vous avec un sourire, je n’ai pas besoin de
vos conseils pour estimer cette gloire à son prix!


Un fiacre découvert nous ramena, par la chaude splendeur du Paris
d’été, vers la place Possoz, où Mme Le Quellien nous attendait,
infiniment moins calme que sa fille. Vous, Françoise, malgré votre
admirable équilibre, la joie d’être délivrée d’une sotte épreuve, et
sans doute aussi la pensée de votre prochaine émancipation, animaient
votre visage et vous incitaient à parler plus et plus gaiement que de
coutume... Je remarquai que nul passant ne vous croisa sans recevoir
au vol, comme un reflet envoyé par un miroir, le coup de lumière de
votre joyeuse jeunesse. Plus d’un sans doute envia ma place à côté de
vous, sans se douter qu’il souhaitait honnêtement d’être votre oncle.
J’avoue que vous étiez exquise à voir: un charmant objet de fraîcheur,
de vigueur, de bonheur. Et peut-être fus-je le seul, parmi ceux qui
vous admirèrent entre la place Saint-Sulpice et Passy, à sentir cette
admiration se mêler d’un peu de mélancolie... Car je songeais, en
égoïste et presque malgré moi, que bientôt un autre que moi serait
votre chaperon officiel et que la situation d’oncle sans nièce est
dépourvue de prestige... Votre succès, votre amusante loquacité, votre
bonne grâce, me faisaient aussi penser, par une naturelle évocation,
à la pauvre Alexandrine... J’imaginais son retour dans sa famille
et son entrée dans la vie,--humble être disgracieux, malchanceux,
maladroit... Combien ce mot unique «la vie» signifie une réalité
variable selon que le caprice de la nature nous fit le cerveau ou même
le nez de diverse façon!... Et quelle place étroite et incommode la
société laisse aujourd’hui à la femme laide!...


Cependant votre intelligent babillage berçait mes réflexions:

--... Vous comprenez, mon oncle, j’aimerais bien mieux quitter Berquin
tout de suite, puisque voilà mon examen passé... Mais vous savez que
Mme Rochette tient énormément à l’usage de la maison: faire faire une
retraite de huit jours à l’élève qui va quitter la pension pour entrer
dans le monde.

--Je ne trouve pas cela si bête, répliquai-je. Est-ce une retraite dans
le sens religieux du mot?

--Il y a de cela, naturellement... Mais c’est aussi un temps de
méditation sur la vie qu’on va mener dans le monde, sur le mariage,
sur la conduite d’une maison. Un peu le sujet des lettres que vous
m’écrivez, mon oncle... C’est Mme Rochette qui dirige les méditations.

--Pourquoi riez-vous en disant cela, Françoise?

--Parce que cette brave Mme Rochette, qui ne fut jamais autre chose
qu’une maîtresse d’école, est tellement ignorante de la vie, tellement
innocente!...

Je vous regardai sur ce mot, Françoise: et votre œil lucide, fixé sur
moi, et le son de votre voix, et je ne sais quoi de toute votre allure,
me démontrèrent qu’en effet Mme Rochette n’aurait pas beaucoup de
clartés à vous donner sur «la vie»...

--Eh bien! répliquai-je, c’est vous qui l’instruirez. Vous proposerez à
Mme Rochette une série de méditations sur la jeune fille du XXe siècle
et sur la nécessité de marcher avec son époque.

Cette idée vous plut, vous fit rire... Nous arrivions à la place
Possoz. Je vous laissai aux félicitations émues de Mme Le Quellien, et
je m’en retournai chez moi.


Je n’étais pas très joyeux, je vous l’avoue. Je regardais sans
complaisance les arbres et les fleurs de mon jardin, qui, eux,
vivaient avec énergie sous le soleil de cinq heures, déjà moins
ardent. Je me disais que quelque chose de ma vie allait prendre
fin--cette correspondance de quinzaine, qui, peu à peu, m’était
devenue précieuse... Dans quinze jours, vous serez sortie de pension
définitivement, la fameuse retraite finie... Vous n’aurez qu’à
regarder vous-même les choses autour de vous, de ces yeux gris-bleu
qui voient si bien. Le truchement de l’oncle deviendra superflu...
Bien vite, d’autres plaisirs et d’autres soucis que de correspondre
avec moi s’imposeront à vous... Ainsi, ce qui vous apparaît comme un
commencement prometteur m’apparut, à moi, comme un morne achèvement...

Je me rappelai le soir où, dans ce même jardin, notre échange de
lettres avait été décidé... Je comptai les mois... Il y en avait tout
près de douze. Et ces douze mois de plus me pesèrent lourdement sur les
épaules.




  [Illustration]

  XXVII

  _Paris et Rosny-sur-Mer.--L’oncle n’est point jaloux.--Étude sur
  l’âme des belles-mères.--Les souvenirs.--Les illusions.--La mise
  à la retraite.--Souhaits de bonheur pour Françoise.--Feuilles
  sèches et lilas tardifs._


Ma lettre, chère enfant, ira vous trouver aux bords de la mer normande,
où votre mère vous emmena quinze jours après l’examen passé, pour
vous y faire goûter un repos bien acquis... Moi, je vous écris de
Paris, toujours... Cela n’est guère élégant, en plein été... Mais que
voulez-vous? Cette année, je ne puis me décider à boucler mes malles,
comme de coutume. Ailleurs, je n’aurais pas mes livres, ma table de
travail, l’arrangement familier de ma maison, la fraîcheur de mon
jardin,--et, pas plus qu’à Paris, je n’aurais Françoise... Recommencer
une fois encore la nuit de sleeping-car, l’arrivée dans le _first-class
hotel_, les excursions tarifées, les visites de convenance aux paysages
et aux chefs-d’œuvre... non, décidément, j’ai beau me gourmander
moi-même, le désir n’en ressuscite pas cette fois dans mon cœur.

Et très probablement je laisserai couler le temps des «vacances» dans
ce coin de Paris, un peu provincial, où j’ai du moins le plaisir de
passer, presque chaque jour, devant vos fenêtres fermées.


Il y avait bien le projet de vous rejoindre à Rosny-sur-Mer. Mme
Le Quellien m’y conviait, et vous m’en renouvelez très gentiment
l’invitation... Eh bien! tout réfléchi, j’aime encore mieux regarder
d’en bas, à Passy, le visage endormi de votre appartement... Si vous
étiez seules, votre mère et vous, à Rosny-sur-Mer, peut-être me
serais-je décidé. Mais les Despeyroux ont loué une villa près de vous.
Sans compter le brillant Maxime, vous êtes accaparée par la famille
de votre fiancé, notamment par Lucie, l’une des jeunes personnes
les plus infatigables dans la conversation qu’il m’ait été donné de
rencontrer... Quel personnage viendrait jouer, avec ses conseils
et ses doctrines sur la vie, «votre oncle prêcheur» parmi tout ce
monde uniquement occupé d’un grand bonheur immédiat?... La plupart
m’enverraient secrètement au diable. Vous-même, chère Françoise, qui
feriez tout votre effort pour être gracieuse avec l’oncle, et qui le
seriez, j’aurais des remords à vous faire perdre quelques minutes de
votre ferveur enthousiaste, de votre libre joie.

Votre cœur est si charmant que mon refus va vous faire un peu de
peine, je le sais... Peut-être froisserez-vous ma lettre, d’un de
ces mouvements spontanés qui ne sont pas la moindre de vos grâces.
Peut-être murmurerez-vous comme naguère, quand je vous grondais un
peu de votre coquetterie: «Méchant!... Méchant!...» Puis votre front
s’assombrira, vos yeux gris s’immobiliseront; vous méditerez...

«Pourquoi refuse-t-il de nous rejoindre? Est-ce qu’il est fâché?...»
Probablement vous ajouterez: «Serait-il jaloux?»

A cette dernière question, je puis d’autant mieux répondre, amie
Françoise, que je me la suis déjà posée à moi-même... Je m’empresse de
vous dire la réponse: aucune jalousie ne me ravage. J’ai, Dieu merci,
trop de bon sens et d’équilibre sentimental pour que les billevesées
d’un Bartolo me soient déjà venues à l’esprit. Mais, vous voyant seule
dans la vie avec votre mère,--qui ne sait guère la vie,--je m’étais
accoutumé à considérer que je jouais auprès de vous un rôle quasi
paternel... J’étais le seul ami un peu mêlé au monde extérieur qui
pénétrât dans l’appartement de la place Possoz. Par la force de cette
habitude, et à votre insu, des façons de voir les choses, des idées
qui sont miennes, ont peu à peu conquis votre jeune intelligence et
votre sensibilité. Vous n’êtes pas, tout à fait, la même Françoise que
si vous ne m’aviez pas connu. Votre cerveau, peut-être votre cœur, me
doivent quelque chose de leur forme présente. Ainsi je suis pour une
part mystérieuse, mais importante, un des collaborateurs de l’ouvrage
exquis que vous êtes... N’est-il pas naturel, dès lors, que j’aie
pour vous quelques-uns des sentiments d’un père--ou plus exactement
d’une mère?... Il y a beaucoup d’analogie entre ma façon de vous
chérir et celle de Mme Le Quellien. Comme elle je veux votre bien,
jusqu’à le vouloir malgré vous. Comme elle, tout ce qui vous a fait
peu à peu grande fillette, puis jeune fille, m’inspirait un sentiment
de tristesse égoïste que j’avais de la peine à combattre. Comme elle
enfin je regarde votre fiancé d’un œil extrêmement lucide, dont nulle
présomption favorable ne diminue la clairvoyance. Maxime en doit
prendre son parti: il aura deux belles-mères.


L’âme de belle-mère que je me suis découverte depuis vos fiançailles,
j’emploie en ce moment pour l’analyser tout ce que j’ai d’habitude
psychologique. Et je m’étonne que la coutume des écrivains ait été
jusqu’à présent de ridiculiser ce type, car il est surtout pitoyable.
Mal du souvenir, sensation de l’abandon, constatation de sa propre
lente destruction par les années, tristesse des illusions effeuillées,
angoisse du lendemain: l’âme de la belle-mère contient tout cela. C’est
un musée de mélancolies.


Les souvenirs! Oh! chère Françoise, quelle collection m’en offre ma
mémoire, de souvenirs qui vous touchent, où votre jeune personnalité,
peu à peu accusée, joue le rôle d’héroïne!... Quelques-uns remontent
au temps où vous aviez les cheveux sur le dos, les jambes nues et une
robe princesse: nous les échangeons pieusement, Mme Le Quellien et moi,
quand nous conversons en tête à tête...

Un entre mille.

Vous aviez sept ans, vous habitiez déjà place Possoz; moi je demeurais,
en ce temps lointain, au numéro 8 de l’avenue Percier. Dans cette
avenue, le numéro 8 est doublé d’un numéro 8 _bis_. Infailliblement,
les cochers parisiens, qui ne sont pas très attentifs, s’obstinaient à
me débarquer au 8 _bis_ quand je rentrais chez moi; j’avais pris mon
parti de les avertir à l’avance.

Or, ce matin-là, j’étais allé place Possoz vous enlever à votre maman,
car j’étais toqué déjà de votre babillage pittoresque. Sur la place,
nous hélâmes un fiacre; quand il fut près de nous, je donnai mon
adresse au cocher: 8, avenue Percier, et j’ajoutai:

--Prenez garde! il y a un 8 _bis_.

Alors, vous, petite Françoise, vous serrant contre moi, effarée, vous
eûtes ce cri:

--Où qu’il est, l’huit _bis_?...

«L’huit _bis_», devant votre imagination enfantine, surgissait
évidemment comme un monstre extraordinaire et périlleux, dont il
fallait se garer au plus vite... Je ne sais pas si cette historiette
puérile est vraiment divertissante en soi, mais je sais qu’elle a
bien des fois diverti votre mère et votre oncle. Aujourd’hui, en la
rappelant, je n’ai pas envie de rire.


... Puis, je vous évoque à douze, à treize ans, à ces âges prétendus
ingrats où je trouvais gracieuses, moi, votre gaucherie et votre
timidité mêmes. Alors vos prunelles gris-bleu commençaient de se poser
sur les choses, sur les êtres, avec une curiosité intelligente. Alors
votre jeune esprit se tournait vers moi et recevait avidement ce que
j’essayais de lui donner... Bien des fois, sous les acacias de mon
jardin, devant le grand espace de ciel où se profilaient les tours du
Trocadéro, bien des soirs nous réunirent alors, Mme Le Quellien, vous
et moi! Souvent, ces soirs-là, Mme Le Quellien s’endormait doucement
dans son fauteuil d’osier, et nous poursuivions notre entretien à
demi-voix, pour ne pas troubler son sommeil. L’âge de transition que
vous traversiez vous rendait par instants inquiète et nerveuse; moi,
j’étais encore presque un jeune homme... Mais quelle douce confiance
nous avions l’un dans l’autre! Comme vous vous sentiez en sécurité près
de moi! Comme je laissais grandir en moi ce sentiment quasi paternel,
ou, si vous voulez, maternel, que les années ont affermi!...


Des jours, des jours passèrent encore; on vous mit à l’institut
Berquin, vous apparûtes jeune fille, votre caractère se dessina. Ce fut
la Françoise bien moderne, sérieuse et pratique, sachant ce qu’elle
voulait et ne voulant rien au hasard, nullement asservie aux anciennes
formules et pourtant avertie des périls d’un excessif affranchissement.
Mais ce caractère aux vives et nettes arêtes n’excluait point une
relative docilité aux conseils de votre oncle: ce dont je demeurai
fier plus que vous ne le sauriez croire... Je continuais cependant
d’exercer ma paternité par ces lettres bi-mensuelles, où vous vouliez
bien recueillir quelques règles de vie, quelques directions morales...
Mon illusion--véritable illusion de belle-mère--fut de m’imaginer que
cela durerait toujours ainsi, que toujours vous auriez besoin de mon
expérience et de mes méditations, que toujours je serais ce qu’on
appelait au XVIIe siècle votre «directeur»!... Illusion absurde,--c’est
évident: vous étiez, comme toutes les jeunes filles, destinée à l’amour
et au mariage, et votre directeur naturel serait fatalement, un jour,
votre mari.

Mais est-il des illusions raisonnables?

  [Illustration]

Ce ne fut pas, je le confesse, sans une douloureuse émotion que je
connus, que je mesurai mon erreur. Ce ne fut pas sans angoisse que je
distinguai, si vite, si vite, l’autre influence qui se glissait dans
votre esprit. Maxime Despeyroux, que vous avez vu à peine une dizaine
de fois depuis cet hiver, a déjà modifié Françoise plus que ne l’avait
fait son oncle en quinze ans. C’est dans l’ordre--Dieu me garde de
vous le reprocher!... Mais avais-je tort de signaler cette horrible
sensation de l’abandon, qui devrait suffire à rendre les vaudevillistes
pitoyables aux belles-mères?

Une autre sensation douloureuse, commune aux belles-mères et à votre
oncle, est celle de la mise à la retraite... On a eu un emploi, et
quelqu’un s’y substitue à vous. On servait à quelque chose, et l’on
devient inutile... Rien de plus injurieux que la mise à la retraite;
c’est un avertissement officiel de sénilité, de décrépitude. Être mis
à la retraite, c’est mourir un peu. Or, me voilà retraité, Françoise,
de mon préceptorat moral. L’emploi sera tenu désormais par un plus
jeune, qui a devant lui les années que je vous ai consacrées: il est
demain et je suis hier... Savez-vous que certains fonctionnaires,
amoureux de leur état, ne peuvent pas supporter l’idée que leur bureau,
leur fauteuil, leur table, serviront à d’autres qu’à eux-mêmes, et se
mettent à dépérir dès que le rond-de-cuir leur est ravi? Combien la
privation est plus cruelle lorsque ce qu’on perd, c’est Françoise! Et
que vais-je devenir, moi que les événements dépouillent d’une fonction
si précieuse: recevoir les confidences d’un cœur de jeune fille et lui
donner des conseils?


Voilà, chère enfant, mes raisons de mélancolie, et voilà pourquoi
je veux rester seul à Paris, afin de m’en bien repaître, sans faire
supporter à personne ma méchante humeur. Avec toutes ces tristesses,
cependant, ne craignez pas que mes méditations arrivent à fabriquer de
la jalousie... La jalousie est un sentiment vilain où il y a du désir
de nuisance: et vous savez que je veux le bonheur de Françoise... Ma
petite amie, ma petite élève, je souhaite que vos heures de fiançailles
soient remplies d’une félicité sans mélange. Goûtez bien ce temps
d’enthousiasme: il est fugitif; les illusions mêmes en sont adorables.
Soyez toute à l’heureux conquérant que vous avez élu: c’est la règle,
c’est le devoir. Nous vous aimons assez, Mme Le Quellien et moi, pour
nous arranger encore un semblant de joie avec le surplus de votre
joie... Évidemment, pendant ces jours exceptionnels, vous ne penserez
pas énormément à votre oncle. C’est la règle encore, et je ne vous
en veux point... Toutefois, il y a, même dans les périodes les plus
gaies de la vie, des quarts d’heure d’arrêt et de recueillement. On
ne résisterait pas à l’enthousiasme continu. Eh bien! ce que je vous
demande, Françoise, c’est de me donner de temps en temps un de ces
quarts d’heure. La meilleure façon de converser avec moi sera de
reprendre le paquet de nos vieilles lettres, celles surtout que je
vous écrivis de quinzaine en quinzaine, depuis un an... Peut-être,
en les relisant, trouverez-vous mes conseils surannés ou maladroits;
vous avez désormais, pour les contrôler, les conseils d’un autre. Mais
cette comparaison même vous sera profitable. Elle vous suggérera des
réflexions personnelles: entre Maxime et moi, vous jugerez en dernier
ressort.


Cependant, je penserai à vous, mignonne petite amie; je formerai
des vœux pour votre joie... De temps en temps, quand le souvenir de
Françoise m’obsédera, j’irai regarder les volets clos de sa maison.
Je m’accommoderai de mon automne en rêvant à votre printemps, dans
ce Paris peu à peu désert, où les feuilles jaunes des marronniers
commencent à choir, tandis que certains lilas poussent, çà et là, des
bouquets tardivement refleuris.




  [Illustration]

  XXVIII

  _Le charme des gronderies.--Trois mois sans lettres.--Réflexions
  sur la correspondance.--Lettres utiles.--Lettres de
  convenance.--L’amour et l’amitié.--Rôle de la jeunesse dans
  l’amitié.--Protocole des lettres futures.--Le mentor.--Le
  lexique._


  Hôtel Adriatique, à A... près Trieste.

  Novembre 1901.

On ressent parfois, chère Françoise, un vif plaisir à être grondé.
Il faut pour cela que la personne qui gronde vous soit très chère,
que l’objet même de la gronderie soit une preuve de l’intérêt qu’elle
vous porte; il faut aussi que la conscience ne vous tourmente pas
trop cruellement... Si l’on n’est pas coupable du tout, la gronderie
devient quelque chose de presque voluptueux: l’on s’écrierait alors
volontiers, avec l’épouse de la comédie: «Il me plaît, à moi, d’être
battu.»

Votre lettre, chère enfant, m’a valu ce plaisir raffiné. Vous avez
grondé votre oncle, de verte façon. «N’avez-vous pas de honte? vous
écriez-vous. Regardez un peu le calendrier; mesurez la longueur du
temps écoulé depuis que je n’ai pas reçu une ligne de vous... Votre
dernier billet date du milieu de l’été: nous voici à la fin de
novembre; vous gardez toujours le silence. Ne vous imaginez pas, au
moins, que je compte à votre actif trois lignes glissées, par-ci,
par-là, à mon intention, dans votre correspondance avec ma mère. Ah çà!
qu’est-ce que cela veut dire?... Est-ce que, parce que je suis hors de
pension, nous ne devons plus nous écrire? Est-ce que, parce que je suis
fiancée, je ne suis plus votre nièce?»


Oh! les douces meurtrissures que me fit votre petite main fâchée,
Françoise!... Quoi! mes lettres vous manquent un peu? Je n’osais le
croire. Il est vrai que vous vous en apercevez huit jours après que
votre fiancé Maxime, nommé sous-lieutenant à Châteauroux, a quitté
Paris pour rejoindre son régiment. Tant qu’a duré la villégiature de
Rosny-sur-Mer, où Maxime et sa famille habitaient une villa voisine
de la vôtre, et même un mois et demi après, vous ne semblez pas avoir
souffert de ce silence que vous me reprochez... N’importe: n’eût-on
que le second rang dans votre cœur, on est fier de l’avoir gardé,
mademoiselle. Et pour cela votre gronderie m’est précieuse.

Elle est injuste, d’ailleurs, ce qui, suivant la règle énoncée tout à
l’heure, double mon plaisir. N’avez-vous pas remarqué, en effet, que
si trois mois et plus s’écoulèrent depuis ma dernière épître, moi non
plus, durant quinze longues semaines, je n’ai rien reçu de vous?...
Sans la fidèle Mme Le Quellien, qui m’eût renseigné sur Françoise?...
Que les reproches féminins sont donc divertissants, et que vous êtes
donc femme, ma nièce!

Maintenant, voulez-vous mon avis? Nous eûmes parfaitement raison de
ne point nous écrire durant ces mois d’été et d’automne. Et de façon
générale, quand on n’a rien à se dire et que d’ailleurs on ne sent
pas un impérieux besoin d’entrer en communication avec l’absent, il
n’est pas bon de se forcer à aligner des phrases sur un papier qui
ne demandait qu’à rester vierge et à ne point voyager. J’observe ce
principe dans ma propre correspondance. Il m’a fait quelques ennemis;
pourtant je m’y tiens. Écrire pour écrire m’est odieux. La lettre de
convenance me semblerait un manque d’honnêteté et de franchise si je
la signais; elle me cause un malaise et me prévient défavorablement
contre le signataire quand je la reçois... Je me méfie instinctivement
des gens qui, sans affaires, vaquent à une longue correspondance
quotidienne: ils ont une âme de banalité. Je ne réclame aucune part
dans la distribution de leur amabilité postale.

Vous avez senti cela d’instinct, chère Françoise, durant les semaines
où Maxime était près de vous presque à toute heure du jour: son image,
sa pensée, fermaient pour ainsi dire toutes les issues de votre âme.
De quelles pauvres lettres vous m’eussiez alors gratifié, grand Dieu!
si vous aviez eu le tort de vous contraindre à rompre un instant
l’enchantement. Vous n’auriez pas voulu tracer sur la feuille blanche
ces mots cent fois répétés: «Je l’aime... Je l’aime!...» Et pourtant
c’eût été la seule lettre sincère. Votre pudeur sentimentale préféra
ne pas l’écrire: moi, je préfère ne l’avoir pas reçue. Car cela ne
m’eût rien appris de nouveau; et, comme l’humain égoïsme rapporte tout
à soi-même, j’aurais instinctivement traduit les mots de la phrase
écrite, par d’autres, très mélancoliques.


N’allez pas croire, cependant, ma jolie nièce, que mon humeur soit
aussi grognonne qu’au dernier été. Quand je pense à votre fiancé, je
me sens encore, de temps en temps, quelque peu «l’âme de belle-mère»,
mais d’une belle-mère traitable, voire bienveillante. A Maxime je sais
gré d’aimer Françoise et d’être aimé d’elle assez pour lui donner du
bonheur. Ce n’est aucunement par bouderie que je ne vous ai pas écrit.
C’est parce que, moi aussi, tant que Maxime fut près de vous et vécut
dans une intimité quotidienne avec vous, je n’avais positivement rien
à vous dire... Les sujets de vos entretiens avec lui étaient évidemment
ce qui vous intéressait le plus: ma lettre n’aurait eu d’autre effet
que de vous interrompre. Or ce rôle d’interrupteur est des plus sots.
Et le sort aveugle qui mène les lettres à leur destination les fait
parfois arriver au but en des instants si mal choisis!

  [Illustration]

Aujourd’hui, il n’en est pas de même. Vous êtes seule, de nouveau,
avec Mme Le Quellien, dans le provincial logis de la place Possoz;
plus seule que jamais, puisque vous n’avez plus auprès de vous ni les
compagnes de pension, comme l’an passé, ni le fiancé, comme durant les
vacances et jusqu’à ces derniers jours. Assurément, Maxime ne manque
pas de vous écrire fréquemment. Assurément, les projets d’avenir et les
soins pratiques qui préparent cet avenir vous occupent, outre tout ce
qui peut distraire un esprit cultivé comme le vôtre. Mais, enfin, une
présence absorbante, dominatrice, n’est plus là, et, justement parce
qu’elle fut absorbante et dominatrice, elle laisse en s’éloignant un
large vide et un peu de froid. Alors, tout naturellement, les autres
objets frappent de nouveau votre vue... Je suis sûr que, depuis une
semaine, Mme Le Quellien a reçu de vous des baisers plus tendres, des
enlacements plus passionnés que depuis bien longtemps. Et plus loin
qu’elle, à l’horizon de vos pensées, vous avez soudain retrouvé votre
oncle, l’ami de votre enfance et de votre adolescence, le sermonneur
qualifié de votre dernière année de pension.


Ne vous en défendez pas, Françoise. C’est trop naturel. Votre mère,
votre oncle, sont pour vous des amis, et le rôle de l’amitié est de
s’effacer devant l’amour (on peut prononcer ce grand mot aujourd’hui
devant vous, puisque vous êtes fiancée). Mais l’amitié a ses revanches.
Moins exaltée, moins égoïste aussi que l’amour, elle occupe sans
brusquerie les heures que laisse inoccupées celui-ci. Elle est le
recours fidèle, sûr, infaillible, contre les peines causées par
l’amour, et l’amour en cause inévitablement, par cela même qu’il est
un sentiment exalté, un enthousiasme quelque peu orageux. Donc vous
avez eu raison, dans votre première peine d’amour, causée par l’absence
de l’être aimé, de vous tourner vers les affections qui peuplent des
régions plus tranquilles de votre cœur: celle de Mme Le Quellien et la
mienne.

La mienne ne vous manquera pas dans votre nouvel état, mignonne amie.
Parce qu’elle s’était faite à dessein silencieuse durant les derniers
mois, ne croyez pas qu’elle fût abolie. La lampe brûlait toujours:
j’avais seulement posé devant sa flamme un écran discret, pour ne
point importuner de son reflet le rêve où vous viviez... Car l’amitié
sincère est prévenante et pense toujours à autrui: une amitié égoïste
ne mérite pas le beau nom d’amitié. Un jour, sans doute, vous goûterez
à votre tour le charme de cet altruisme; on ne l’apprécie bien qu’après
avoir passé la première jeunesse. La première jeunesse ne connaît point
la joie de l’amitié active. Si elle consent à se laisser aimer, nous
lui en savons un gré infini. Si parfois elle va jusqu’à nous dire:
«Aimez-moi!» nous nous sentons comblés.


Il y a un peu de cette charmante prière dans l’appel que je reçois
de vous, mon enfant: et j’en ai le cœur tout réchauffé. Certes, je
continuerai «à vous aimer comme avant» (ce sont vos expressions), à
vous écrire, aussi, tant que je serai loin de vous, puisque vous le
souhaitez et que votre fiancé n’y voit pas d’obstacle. Peut-être pas
aussi souvent et aussi régulièrement: il n’y aurait plus de raison
à ces lettres de quinzaine qui avaient pour objet de vous faire
communiquer avec le monde extérieur tout en vous offrant quelques
préceptes utiles. Aujourd’hui, le monde vous est ouvert. Vous le voyez
avec vos yeux, qui savent très bien voir. Quant aux préceptes, aux
propos d’oncle prêcheur, ils ne seraient plus à leur place dans des
lettres adressées à une grande jeune fille sortie de pension, nantie
de ses brevets, et qui a maintenant un directeur tout indiqué, pourvu
d’un joli galon d’or sur sa manche.

--Alors, mon oncle, vous ne me donnerez plus votre avis sur les choses?

--Que si! que si! ma nièce... Je voudrais me l’interdire que je n’y
réussirais pas, tant l’habitude de prêcher est incommode à perdre.
Seulement je suis bien résolu à ne prêcher désormais que sur des
matières choisies par vous-même. En d’autres termes, je répondrai de
mon mieux aux questions qu’il vous plaira de me poser, sans plus.
J’abdique les fonctions de mentor. Je ne veux plus, je ne dois plus
ambitionner qu’une voix consultative aux délibérations de votre
conscience et de votre cœur. Que mon rôle même soit encore plus
modeste: il me suffit d’être pour vous un lexique moral, bien en
désordre, hélas! bien imparfait. Feuilletez-moi à votre loisir et à
votre fantaisie.


Ainsi les lettres que nous échangerons éviteront ce banal caractère
de lettres de convenances pour lequel je vous disais tout à l’heure
mon dégoût. Puisque vous me consulterez sur des objets qui vous
intéressent, vous ne vous ennuierez point à m’écrire. Et moi qui me
divertis toujours à bavarder avec vous, je garderai un peu d’espoir que
vous lirez mon bavardage sans trop d’impatience,--l’ayant provoqué.




  [Illustration]

  XXIX

  _Première consultation.--Idées de Lucie.--La question des
  voyages.--Sont-ils décevants?--Le rêve et le souvenir.--Le
  voyage de noces: il est symbolique.--De la retraite et de la vie
  intérieure.--Utilité des illusions._


  Hôtel Adriatique, décembre 1901.

Votre première lettre-consultation, ma chère Françoise, porte sur le
point délicat du voyage de noces. A l’occasion de son mariage, Maxime
obtiendra de ses chefs un congé de six semaines, qu’on pourra prolonger
un peu grâce à la faveur du colonel. A quoi emploierez-vous ces six
semaines? Votre mère conseille le traditionnel voyage de noces: Maxime
est de son avis. Lucie, la sœur de Maxime, prétend au contraire que
le voyage de noces est une coutume surannée. «Lorsqu’on n’a pas de
château pour y passer sa lune de miel--dit Lucie--le plus chic est de
s’en aller tout simplement, incognito, dans un bon hôtel de Paris,
comme si l’on était des étrangers... Les voyages sont inconfortables
et bien vite ennuyeux. Le voyage de noces est, en plus, ridicule...
Toutes mes amies mariées sont d’accord là-dessus...» Ainsi parle Lucie
du haut de sa charmante inexpérience. Vous, ma nièce, vous hésitez. Le
voyage vous tente, mais les propos de Lucie vous alarment. Et vous me
dites: «Mon oncle, vous qui, par goût, êtes si souvent sur les routes,
conseillez-moi... Les voyages sont-ils vraiment à ce point décevants?
Et le voyage de noces, en particulier, est-il une coutume si grotesque?»

J’aurais mauvaise grâce, Françoise, à dauber sur les voyages en
général, puisque à l’heure présente je vous écris d’une station
d’hiver de l’Adriatique et qu’un timbre autrichien sert de passe-port
à ma réponse. Toutefois, je sais ce qu’on reproche aux voyages en
général, et moi-même, à certaines minutes de mauvaise humeur, je
le leur ai reproché. Au commencement de l’été dernier je m’étais
bien juré de laisser passer la belle saison sans monter ni dans un
_sleeping-car_ ni dans l’ascenseur d’un hôtel étranger. Je vous avais
informée de ce beau projet... Pourtant, ce ne sont pas les kobolds
qui m’ont transporté ici... Cela prouve qu’il ne faut jurer de rien.
Cela prouve aussi que quiconque a une fois introduit dans sa vie
l’habitude des voyages sentira infailliblement, de temps à autre, la
nostalgie de l’«ailleurs», la manie d’essayer d’être un autre homme
sous d’autres latitudes... Quant au voyage de noces, il possède les
attraits et les défauts des voyages ordinaires à la dixième puissance,
pourrait-on dire. Il est le voyage par excellence, le plus voyage
de tous les voyages. C’est pourquoi il a des détracteurs et des
fauteurs passionnés. Je vous dirai mon avis sur ce qui le concerne en
particulier. Traitons d’abord la question des voyages en général.


On a dit à Lucie que tous les voyages étaient décevants. Ils le sont en
effet. Peut-être est-ce la faute des illusions que nous nous forgeons
à l’avance, sur la foi des récits que nous font d’autres voyageurs,
sur la lecture des livres, même sur l’inspection de ce qui semble
pourtant un témoin irrécusable: les photographies. Livres et voyageurs
mentent en général, ou du moins exagèrent: c’est trop naturel. Faire
un récit en prévenant d’avance qu’il est dépourvu d’intérêt, c’est
provoquer l’objection: «Pourquoi le faites-vous?» Rien n’est plus
assommant qu’un voyageur proclamant son dégoût et son dédain: tandis
qu’un léger ton de gasconnade ou une pointe d’accent marseillais ne
messied point au conteur revenu de loin... Les gravures, les tableaux,
les photographies elles-mêmes mentent aussi. Quiconque a manié la
plaque sensible et la poire de caoutchouc connaît «les trucs» au
moyen desquels on approfondit une perspective, les choix ingénieux
d’éclairage, les points de vue transformateurs. On flatte la nature,
on flatte l’œuvre d’art en les reproduisant, comme on flatte un visage
humain.

Ainsi tout conspire pour tromper le voyageur au départ. Mais ce qui le
trompe le mieux, c’est encore son imagination. Il y a de la magie dans
ces mots: «Voyage... Partir...» Selon le vers du poète latin:

  _Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie..._

Or, partir, voyager, il semble que ce ne soit plus attendre
quiètement la vie, mais courir au-devant d’elle. Comme notre vie est
habituellement réglée, et, par là, doucement monotone, nous imaginons
qu’en sortant soudain des lieux et des habitudes de cette vie
quotidienne nous allons pénétrer aussitôt dans un monde d’imprévu et
d’aventures.

Il se trouve qu’en réalité presque rien de tout cela ne se réalise.
L’imprévu et l’aventure du voyage sont supprimés depuis qu’il est
aussi aisé (sauf la question de temps) d’aller de la gare de l’Est à
Irkoutsk que de la même gare à la place du Trocadéro. Dans les deux
cas, il suffit de s’asseoir dans un véhicule et de laisser faire...
Tout pèlerin sincère conviendra d’ailleurs que le premier tête-à-tête
avec un chef-d’œuvre, un monument, un site célèbres comporte presque
toujours une déception. Ce n’est pas la faute du chef-d’œuvre ou
du site: c’est la faute de notre rêve qui les a parés à l’avance
d’irréalisables attraits. C’est tellement peu la faute du chef-d’œuvre
ou du site qu’au second pèlerinage il n’y a plus de déception. Mais que
de gens ne font point, ne peuvent point faire ce second pèlerinage au
même lieu!

Heureusement, et c’est un trait notable de la psychologie du voyageur,
il est bien rare que celui-ci garde rancune aux œuvres d’art et aux
paysages. Une sorte de pudeur l’empêche d’avouer sa déception au moment
où il l’éprouve: il s’impose alors une factice admiration, d’accord
avec les guides. Puis, dès que l’objet n’est plus sous ses yeux,
l’impression décevante commence à s’effacer. Une harmonie spontanée
se fait entre le sentiment personnel et l’opinion courante. Enfin,
le voyage fini, le voyageur rentré dans ses foyers, l’imagination
recommence sur le canevas du passé la broderie de Pénélope dont elle
avait décoré l’avenir. Comme on avait rêvé à l’avance des émotions
irréalisables, on se suggère qu’on en éprouva. Le souvenir, ingénieux
et illusoire, réédifie lentement et secrètement le décor qu’avait
dressé l’espérance, en sorte que le voyageur est sincère lorsque à
son tour, vous contant son voyage, ses mensonges vous préparent des
illusions.


Eh bien! cette double excitation du sens imaginatif, avant et après,
suffisent, à mon avis, pour recommander les voyages: et à ce même titre
le voyage de noces me semble un usage digne d’être maintenu... Dans
quelques mois, Françoise, en même temps que vous partirez pour quelque
pays étranger en compagnie de Maxime, vous commencerez un voyage bien
autrement aventureux, celui de la vie conjugale. Ce voyage-là, vous
y rêvez comme à l’autre; comme l’autre vous l’ornez à l’avance de
toutes sortes d’émotions et de plaisirs. Vous avez beau être une petite
personne d’esprit lucide et pratique, je vous défie d’imaginer dans
votre avenir avec Maxime autre chose que de la joie... La solitude avec
Maxime, joie. Attendre à la maison Maxime qui va rentrer du quartier,
joie. La maternité, joie. Maxime lieutenant, capitaine, décoré, joie...
Et ainsi de suite... En fait, la vie conjugale, même entre deux êtres
qui s’aiment, est un mélange de félicité et de peine, et sans doute,
devant la réalité, vous éprouverez souvent, Françoise, la déception du
voyageur en présence du site ou du chef-d’œuvre vantés... Alors, ne
vous arrêtez pas à cette déception; selon le mot des casuistes, n’y
consentez point... Ayez confiance: dites-vous que l’éloignement dans le
passé vous rendra bientôt le mirage auquel l’éloignement dans l’avenir
avait accoutumé votre âme... Quand votre mère songe à ses propres
fiançailles, à son propre voyage de noces, à tous les événements de
l’existence étroitement unie qu’elle mena avec votre père, elle revoit
un pays aussi enchanteur, aussi chimérique que celui dont vous rêvez
aujourd’hui. Pourtant votre mère a vécu, et vous allez vivre! Oh! la
merveilleuse réserve d’espoir enchanteur, de souvenir illusoire, que
chaque génération transmet à la suivante, et qui est comme le sel de la
vie!


Le mérite du voyage de noces, c’est d’accroître cette dose d’espoir et
d’enthousiasme si nécessaire à deux êtres qui vont ensemble s’avancer
dans la vie. C’est de parer de mystère et d’imprévu les premiers pas
du couple nouveau. Qu’importe s’il amène les petites déceptions,
inévitables dès que la réalité vient contrôler un rêve?... Rentré dans
la vie courante du ménage, le jeune époux, la jeune épouse, aboliront
instinctivement la mémoire de ces déceptions. De nouveau le voyage de
noces apparaîtra dans un halo de joie, de tendresse, d’enthousiasme. Il
demeurera, en même temps qu’un symbole charmant de la vie conjugale, la
porte de lumière par où le jeune couple fit son entrée dans cette vie.

Donc, chère Françoise, non seulement je suis partisan du voyage
de noces, mais je conseillerais volontiers à tous les époux de le
recommencer de temps à autre. J’entends que deux êtres qui s’aiment
font sagement de s’isoler parfois des spectacles et des personnes
qu’ils voient habituellement, et de s’essayer au tête-à-tête, comme
dans les premières semaines du mariage. Tant de couples perdent
insensiblement l’habitude de vivre réellement en commun! Cependant, le
goût de la vie à deux, le besoin réciproque de la présence, sont les
vrais biens du mariage, ceux qu’aucun incident ne saurait briser. Le
voyage à deux permet aux époux de se rendre compte de la solidité, de
la tension de ces liens. Le voyage à deux, c’est, dans la vie mariée,
l’équivalent de la «retraite» dans le célibat monastique.

  [Illustration]

Aussi les gens du monde, les ironistes et les philosophes de salon
raillent-ils les voyages conjugaux, en particulier le voyage de noces:
car philosophes de salon, ironistes et mondains ont l’horreur, la peur
de la «retraite», et, en général, de la vie intérieure.

Je vous le demande, Françoise, quelle retraite, quelle halte dans la
vie peut comporter un banal séjour de quelque vingt-quatre heures
dans un hôtel parisien, avec le bruit familier de la capitale autour
de soi et tout l’appareil de dissipation inséparable de Paris? Ah! la
laide coutume, imaginée à coup sûr par des viveurs éreintés et des
demoiselles désabusées à l’avance!

N’y cédez pas, Françoise. A l’aube du mariage, faites comme votre mère,
comme vos aïeules, le traditionnel pèlerinage vers l’inconnu, vers la
solitude à deux, vers le rêve. Sans doute la vie est un tissu de joies
et de peines; il faut se fortifier le cœur à l’avance pour soutenir
tous les chocs qu’elle nous destine. Est-ce une raison pour refuser,
dès le commencement de la route, le meilleur viatique: l’espoir--dût à
cet espoir se mêler une dose d’illusion?...--Les sages, voyez-vous, ma
jolie nièce, se gardent bien de chasser l’illusion de leur vie, sous
prétexte d’éviter les déceptions. Pour eux, c’est la réalité, c’est
la déception même, qui ne durent point; elles masquent un instant
l’illusion, puis disparaissent. L’illusion demeure; elle est éternelle.
Aimez l’illusion.




  [Illustration]

  XXX

  _Excursion dans l’Indre.--Le choix de la maison.--Opinion de
  Lucie sur la province.--Opinion de Françoise.--Opinion de
  l’oncle.--Un chapitre de la philosophie du bonheur.--Que la
  médiocrité de la fortune et du séjour est bienfaisante aux
  jeunes époux.--Conseils pratiques sur le trousseau, sur le
  mobilier.--Point de luxe.--Point de provisoire._


  Hôtel Adriatique, janvier 1902.

Je vous ai suivie par la pensée, chère Françoise, dans l’expédition que
me narre votre lettre. Je vous ai vue prenant avec Mme Le Quellien et
Lucie le train de Châteauroux, débarquant à la gare de cette modeste
capitale. J’ai imaginé votre joie à retrouver Maxime, à pénétrer dans
son garni de sous-lieutenant, à déjeuner dans son hôtel. Moi-même, il
y a quelque quinze ans, j’ai habité le chef-lieu du département de
l’Indre; mes souvenirs ont su évoquer d’une façon précise les places,
les rues, les allées que vous avez parcourues tous les quatre à la
recherche du logis où s’abritera, dans quelques mois, votre jeune
félicité d’épouse.

Il paraît que Lucie poussait les hauts cris: «Dieu! que cette ville est
laide!... Que ces maisons sont inconfortables!... Faut-il que Françoise
t’adore, Maxime, pour consentir à vivre dans un pareil trou!... Moi,
mon parti est arrêté: je ne me marierai qu’avec la condition d’habiter
Paris!...» Entre nous, Lucie, malgré ses airs entendus, malgré qu’elle
soit de cinq mois votre aînée, est une enfant qui parle à tort et à
travers, infiniment plus enfant que vous, Françoise. En dépit de ses
préoccupations et de ses propos romanesques, elle ne sait pas ce que
c’est que d’aimer... Plus raisonnable et mieux renseignée, ma chère
nièce, vous n’avez pas éprouvé la sensation d’un exil en pays barbare,
parce que des maisons un peu moins hautes, pourvues de magasins un
peu moins brillants, bordaient des rues un peu moins larges qu’à
Paris... Sans doute vous ne pouviez exagérer la complaisance jusqu’à
admirer Châteauroux. Mais c’était la ville où les nécessités de la vie
fixaient votre fiancé; vous la visitiez pour la première fois dans
l’allégresse de marcher côte à côte avec lui; surtout vous pensiez
que là s’inaugurerait votre vie à deux. Cette espérance vous rendit
intéressant et presque cher le décor banal d’une préfecture de province
française.

«Est-ce drôle, mon bon oncle! me dites-vous, Châteauroux n’est pas
le séjour que nous aurions choisi, ni Maxime ni moi... La ville est
mélancolique; tout ce que Maxime nous a fait visiter en fait de
logements est médiocre, plutôt laid... Pourtant, revenue place Possoz,
je me sens un violent désir de ce grand village morne, de ces vieilles
maisons mal bâties... Et je crois que, si d’ici à mon mariage Maxime
était inopinément nommé à Paris, j’en aurais un peu de regret...»

Voilà, Françoise, d’excellentes dispositions pour vous adapter à la
vie de femme d’officier. Je partage d’ailleurs pleinement votre avis
sur le dernier point: je considérerais comme fort regrettable pour
vous et pour Maxime que celui-ci fût nommé à Paris en ce moment. Vous
n’obtiendriez pas de moi, malgré ma faiblesse et vos séductions, une
démarche pour aider à ce changement. Cela vous étonne? Je vais vous
dire mes raisons, et du même coup je répondrai à diverses questions que
vous me posez sur le point de votre installation pratique, et sur le
problème d’accorder le légitime désir d’un intérieur agréable, voire
élégant, avec un budget limité.


Prenons les choses d’un peu haut.

Il y a, Françoise, une philosophie, ou, plus modestement, une hygiène
du bonheur. Elle n’est codifiée nulle part, et c’est dommage: car
la plupart des gens gâchent leurs facultés d’être heureux bien plus
imprudemment encore que leur santé. Je ne prétends pas tenir dans ma
tête ni dans mes cartons le code de cette hygiène. Mais j’en sais au
moins quelques principes que la méditation m’avait enseignés et qu’a
confirmés pour moi l’expérience. L’un de ces principes, qu’on devrait
sans cesse répéter aux nouveaux époux, est: que le bonheur d’un jeune
ménage est tout entier dans le fait d’être jeunes à deux, et que non
seulement il n’emprunte rien aux avantages de situation, de relations,
de fortune, de luxe, mais que ces divers avantages, s’ils sont
excessifs, empiètent sur lui et l’amoindrissent.

J’exclus, bien entendu, le cas où le jeune ménage manque du nécessaire:
l’absence de souci, a dit Saint-Augustin, est la première condition
du bonheur. Mais j’affirme que pour être, à vingt-cinq ans (l’âge
de Maxime), parfaitement conscient de la joie d’être votre mari,
Françoise, il vaut mieux avoir huit mille francs de revenu total que
cent mille; il vaut mieux être un insoucieux lieutenant qu’un homme
célèbre ou un important brasseur d’affaires; il vaut mieux habiter sur
les allées de Déols, à Châteauroux, une humble maison provinciale,
qu’un hôtel princier sur l’avenue Montaigne...

Observez que je n’invoque pas de vagues et plates théories sur
les joies de la médiocrité. Je dis une chose plus précise et mieux
circonscrite. Quand Maxime aura quarante ans et vous trente-trois,
jolie Françoise, je vous tiendrai un tout autre langage... Ce que je
prétends, sans plus, c’est que la médiocrité de la fortune, de la
situation, c’est que le silence et l’humilité du milieu sont propices,
presque indispensables au bonheur de deux nouveaux mariés qui, dans le
sens total du mot, _s’aiment_. C’est que le jeune amour, quand il est
vraiment jeune et vraiment amour, se suffit à lui-même; qu’il est une
joie tellement rare, tellement essentielle, que toute joie autre et
simultanée diminue la somme totale du bonheur.

J’ai dit: le jeune amour. Car, Françoise, vous pouvez bien espérer que
l’amour ne désertera jamais votre foyer: mais la jeunesse le désertera
certainement. Et donc il viendra un temps où, sans aimer moins Maxime,
vous l’aimerez d’autre façon. Votre amour vieillira comme son visage
et le vôtre: se le dissimuler est pure vanité et puérilité. L’amour ne
dévorera plus toutes les minutes de votre vie. Vous ne lui ferez plus
de tort en donnant de votre pensée, de vos loisirs, de vos efforts, à
autre chose qu’à lui. Alors, s’occuper avec Maxime de son avancement,
de votre fortune, du luxe de la maison, sera une façon nouvelle de
vous aimer, adéquate à votre âge. De cette adaptation progressive aux
saisons de l’amour résultent l’harmonie et le bonheur du ménage. Le
bonheur à deux est, alors, un fruit naturel mûri dans sa saison. Les
fruits hâtifs, les fruits tardifs sont de mauvais fruits.

J’éprouve une pitié sincère pour la plupart de ces couples de «grands
mariages» dont Paris nous offre le spectacle presque quotidien. Pauvres
jeunes gens! En additionnant leurs âges, à peine ils dépassent la
quarantaine, et déjà on les condamne à vivre dans le maximum du luxe
et du confort, avec un nombreux appareil domestique, le harassement
de recevoir et d’être reçus, le souci d’avancer dans la fortune, dans
les places ou simplement dans le monde. On leur impose les soins et
le régime qui conviennent merveilleusement, mais exclusivement à
la maturité. En somme, on leur escamote la jeunesse, la précieuse,
irremplaçable, divine jeunesse. On leur vole dix ou quinze ans de vie
sentimentale, pour leur offrir en échange dix ans de la vie d’affaires,
dont ils connaîtront toujours assez tôt le vide décevant. On les prive,
même dans cette vie d’affaires, du seul condiment qui l’assaisonne: la
sensation de grandir, de progresser. Tout de suite, ils ont tout.

Je plains aussi, Françoise, les couples plus modestes qui installent
leur foyer à Paris. Pour droits que soient leurs cœurs et si fort
qu’ils s’aiment, la foire au luxe qui les environne suffit à leur
tourner l’esprit s’ils ne l’ont solide. En ai-je vu, de ces pauvres
couples que l’envie du luxe impossible hantait au point de gâter
leur joie de jeunes époux! Le moyen pour deux petits oiseaux d’être
heureux, s’ils dédaignent leur nid? Souvent, d’ailleurs, ce dédain du
nid trop modeste part d’un bon sentiment, d’un sentiment altruiste:
en le grattant bien, on trouverait de l’amour dessous. Le mari pense:
«Comme le luxe _lui_ siérait bien! Cet écrin médiocre à ce bibelot
rare, quel contresens!...» La femme pense: «Je serais tellement
plus jolie dans les robes, dans le salon de madame X...! Et qu’_il_
m’aimerait mieux!...» Ah! les nigauds! ils ne se doutent pas que nulle
parure n’accroît le charme de l’extrême jeunesse, et que ce charme n’a
pas besoin d’un cadre luxueux, au contraire. Mettez une collerette d’or
à une rose, sera-t-elle plus belle? Nullement, et elle sera moins une
rose. Vérités que tout le monde proclame, la jeunesse passée. Il n’y a
que les jeunes gens pour n’en pas être convaincus.

Aussi, chère Françoise, je considère sans paradoxe que c’est un grand
bonheur pour Maxime et pour vous de n’être point riches, de n’être
nullement des personnages en vue, et d’installer votre foyer dans
une des plus insignifiantes villes de la province française... La
miséricordieuse destinée vous préserve même de la tentation somptuaire.
Avec vos huit mille livres de revenu et les commodités de la vie
militaire, vous ne saurez souffrir, à Châteauroux, de comparaisons
humiliantes: mais aussi ne pourrez-vous entreprendre d’étonner l’Indre
par l’éclat de votre luxe. Donc il ne sera pas question de luxe
dans votre nid. Il ne sera pas non plus question d’ambition, hors
celle--modeste--que Maxime soit en temps utile maintenu au tableau...
Heureux enfants! Vous n’aurez qu’à penser l’un à l’autre, à vous aimer
sans distraction! Heureux, trop heureux enfants!


Pour en venir aux conseils pratiques que vous sollicitez sur votre
installation et même (faut-il que je sois assez un vieil oncle de tout
repos!) sur votre trousseau, je recommande, naturellement, une grande
simplicité, conforme à votre âge et à vos ressources. Mais qui dit
simplicité ne dit pas laideur ou vulgarité, et sur la façon d’être
simple il faut encore s’entendre.

Prenons, par exemple, la question du trousseau. Comment simplifier le
trousseau? Premièrement, en excluant le linge, les toilettes et les
bijoux d’un prix excessif, d’un prix en désaccord trop manifeste avec
votre jeunesse et votre revenu. Je vous préviens que si j’aperçois dans
ledit trousseau «le jupon de cinq cents francs» dont périodiquement
nous entretiennent les gazettes je le déchire sous vos yeux.

Seconde manière de simplifier le trousseau: en diminuer la quantité.
Ce moyen, le plus sûr et le plus facile, vous permet, malgré vos
ressources restreintes, de n’acquérir tout de même rien de laid.
Jamais, jamais, sauf le cas d’indigence, on n’est excusable d’acheter
pour son usage quelque chose de laid. Réduisez donc au large
nécessaire, sans plus, votre lingerie et vos costumes. Grâce à cette
réduction, ne composez l’un et l’autre que d’éléments choisis et
jolis,--sinon de grand luxe et de grand prix.

  [Illustration]

Le même principe vous guidera dans l’installation du foyer. Choisissez
une petite maison, mais agréable à l’œil et bien située. Vous avez
déjà constaté, pendant les mois de Rosny-sur-Mer, qu’un très grand
bonheur peut tenir en très peu d’espace. Je veux que votre jeunesse,
votre amour, votre qualité de «débutants dans la vie» soit exprimée par
l’exiguité relative du logis. A quoi bon tant de place, si le bonheur
consiste à être tout proches l’un de l’autre?... D’ailleurs une petite
maison exige moins de meubles, moins de tentures, moins de rideaux, et
le service en est plus aisé. Votre maison sera donc mieux tenue avec le
personnel domestique restreint dont vous disposez, et,--comme pour le
trousseau,--achetant moins de choses, vous pourrez n’en point admettre
de laides ni de vulgaires.

Pour vous guider dans vos choix, je vous propose une règle très simple.
Choisissez les objets de votre ménage nouveau, de façon qu’ils ne
déparent jamais la maison, quand celle-ci sera plus ample et que vous,
les habitants, serez plus vieux et plus considérables. Il est aisé,
soit avec les exemplaires simples des styles anciens, soit avec ceux
des styles modernes qui ne visent pas à l’extravagance, de s’entourer à
peu de frais d’un décor agréable et durable. Durable: c’est important.
Méprisons les gens qui changent à tout propos de mobilier! Ils n’ont
pas le sens du foyer. N’installez que trois pièces de votre maison si
l’argent vous manque, mais n’y tolérez rien de vulgaire, sous prétexte
de provisoire. D’ailleurs, avec une personne de votre goût, on peut
être tranquille. Je ne verrai pas dans votre salle à manger le buffet
Henri II du faubourg Saint-Antoine, orné de perdreaux en saillie sur
les panneaux, ni les affreux rideaux en faux velours, ni les imitations
de tapisseries, ni tout le luxe à bas prix, aussi répugnant que les
«complets confection» des grands magasins. Vous ne choisirez que des
choses jolies. Il suffit de vous mettre en garde contre la tentation de
les choisir trop luxueuses ou d’en vouloir trop.

Donc, trousseau restreint, ne contenant nulle pièce vulgaire,--mais
dont nulle ne vise à étonner par son prix excessif; logis point trop
grand, dont les dimensions et le décor expriment l’état de fortune,
l’âge et la situation des habitants,--mais où chaque objet soit,
autant que possible, adaptable à l’accroissement progressif du
ménage; telle me paraît être la formule qui convient au cas du jeune
couple Despeyroux. Vous éviterez ainsi l’effort ridicule, malsain, de
paraître au-dessus de vos ressources, ce qui est une faute d’harmonie
et par suite une laideur. Vous éviterez cette autre erreur de goût et
de sentiment dont témoigne l’installation «provisoire» de certains
nouveaux mariés. Le foyer, fût-il d’un militaire, doit exclure le
provisoire. Les choses destinées à être témoin de votre premier bonheur
d’épouse méritent d’être ensuite précieusement conservées: donc il les
faut assez jolies dans leur simplicité pour qu’elles vous tiennent
compagnie toujours, sans vous déparer jamais.




  [Illustration]

  XXXI

  _Une station d’hiver.--L’inutile verdure et l’inutile
  soleil.--Petites cosmopolites.--Pepa, Concha,
  Lily.--Indiscrétion professionnelle.--Les enfants.--Système
  de l’aveuglette.--Système de la demi-innocence.--Système de
  Molière.--Françoise est dans la tradition nationale.--On peut
  hâter le mariage._


  Hôtel Adriatique, février 1902.

Dans ce coin privilégié de l’Europe d’où je vous écris, chère
Françoise, l’hiver est venu si doucement--à pas de voleur--qu’on se
croirait toujours au milieu de l’automne. L’heureux goût des habitants,
ou peut-être l’artifice des hôteliers et des entrepreneurs de casinos,
a garni les promenades, les parcs, jusqu’aux horizons prochains,
d’arbres et de plantes qui ne connaissent pas la caducité annuelle.
Comme le soleil rayonne presque toujours d’un ciel inaltérable,
projetant sur le sol sec l’ombre des éternels feuillages, la nature ne
prend jamais le deuil de l’été disparu. Et le temps semble s’arrêter,
devenir immobile lui-même, ainsi que la verdure des magnolias, des
fusains arborescents, des poivriers et des mimosas.

Beaucoup de gens sont venus ici, comme moi, chercher cette illusion
de ne point vieillir nous-mêmes que suggère la jeunesse persistante
des choses, autour de nous. Ce sont, pour la plupart, des gens riches
et oisifs, qui ne sont de nulle part, suivent les «saisons» mondaines
partout où il y en a, et toujours, selon le mot de Stendhal, reviennent
de Cosmopolis ou s’y rendent. Rien de plus effacé, de plus banal, de
moins curieux en somme que cette population errante; rien de moins
estimable que son caractère et ses mœurs. En observant ces femmes
trop parées, ces jeunes filles trop libres, ces hommes à l’oisiveté
insolente, on se rend compte du peu de joie vraie qu’ils goûtent à être
là, riches et maîtres de leur vie, dans ce lieu paradisiaque... Malgré
moi, je les regarde: je songe à toutes les humbles tireuses d’aiguille,
à tous les mornes employés de magasins et de bureaux qui, à la même
heure, se fanent dans le brouillard et la neige de Paris... Comme
ils seraient extasiés et transfigurés, ceux-là, par une quinzaine de
jours vécus ici, quinze jours de soleil et de verdure en plein hiver!
Hélas! hélas! Les petites ouvrières, les mornes employés ne goûteront
pas cette joie, et les cosmopolites, qui ne savent plus en jouir, s’en
gorgeront inutilement. Le monde, inégal, est plein de contradictions
irritantes.

... Trois jeunes filles de ce monde cosmopolite vinrent hier s’asseoir
à quelques pas de ma fenêtre,--j’habite au rez-de-chaussée de
l’hôtel,--et se mirent à converser. Leur bavardage me valut un instant
d’impatience; j’attendis. Elles n’en finissaient pas de causer. Je
pris alors mon parti, je repoussai mon papier, je déposai ma plume,
je m’approchai de la fenêtre à demi fermée et j’écoutai. C’était
indiscret?... Sans doute! J’attends de vous les mêmes reproches qu’une
semblable conduite provoqua naguère, lorsqu’un certain vendredi, dans
le parloir de Berquin, je surpris la conversation de trois élèves et
d’une de leurs amies. Oui, c’était indiscret: mais quiconque veut
raconter les mœurs de son temps n’est-il pas forcé d’être indiscret?
Et puis, que ne restaient-elles à distance, ces trois perruches, et de
quel droit me venaient-elles troubler?

Il m’était impossible de les voir sans révéler ma présence, mais je
les reconnus à leurs voix. C’étaient, dans toute la force du terme,
trois petites cosmopolites, trois petites «saisonnières». Elles avaient
dû naître dans un _first-class hotel_, au Caire, à Péra, à Rome, à
Ostende, ou sur la Riviera. Deux d’entre elles étaient sœurs, sans
se ressembler, encore que brunes de chevelure pareillement. Pepa,
l’aînée, était grasse, et même, comme l’on dit familièrement, un
peu boulotte, avec d’agréables yeux bleus assez niais; la seconde,
Concha, très jolie de visage, fine, un peu grêle, faisait penser à ces
élégants et sveltes insectes qui volent l’été sur les nénuphars, les
roseaux et les iris, et qu’on appelle des demoiselles... Les noms de
ces deux sœurs signifiaient assez clairement leur origine espagnole;
mais de quelle Espagne ou de quelle Amérique? Je l’ignorais. Et cela
n’avait aucune importance, vu que toute trace de leur nationalité
s’était depuis longtemps effacée. Elles s’entretenaient en français
et en anglais,--les deux langues cosmopolites, les deux langues
d’hôtel,--passant de l’une à l’autre sans même s’en apercevoir. Elles
les parlaient avec une correction parfaite, mais avec cette absence
d’accent des gens qui ne savent plus en quelle langue ils pensent. Leur
interlocutrice, à laquelle elles prodiguaient des marques d’amitié
excessives, était une autre jeune fille d’allures fort indépendantes,
dont elles avaient fait la connaissance à l’hôtel et qui, depuis, ne
les quittait guère,--une jeune Roumaine vraiment belle, installée ici
avec sa mère pour toute la saison. Elle est fiancée à un officier
autrichien qui, chaque semaine, vient passer la journée du dimanche
auprès d’elle. Je ne sais quel est son vrai prénom: ses deux petites
camarades l’appellent Lily, en prononçant le diminutif à l’anglaise,
comme il convient. Je ne puis la voir sans songer à vous, Françoise, à
cause de la similitude de vos situations de fiancées «militaires».

Lily, Pepa et Concha commencèrent par parler toutes ensemble, et
naturellement il me fut impossible, dans ce concert où deux idiomes
et trois voix se mêlaient, de distinguer autre chose que le nom de
Rodolphe: ainsi s’appelle le fiancé de Lily. Peu à peu, cependant,
l’entretien s’ordonna. On dirait que certaines jeunes filles,
lorsqu’elles se rencontrent, ont ainsi un trop plein de loquacité
dont elles se débarrassent au plus vite et simultanément: à ce prix
seulement elles peuvent ensuite imiter à peu près les procédés de
conversation des personnes raisonnables.

--Moi, déclara Concha dans un instant où ses deux amies se taisaient,
je n’en veux pas du tout, jamais.

--Moi, fit Pepa d’un ton moins décisif, je crois que cela ne
m’ennuierait pas... seulement quand je serai un peu vieille, vers
trente ou quarante ans.

--Vous exagérez, répliqua Lily avec le ton d’autorité d’une personne
d’expérience. Mais je ne suis tout de même pas de l’avis de Rodolphe,
et, plutôt que de lui céder sur ce point, j’aime mieux tout casser.

De quoi s’agissait-il? Et quelles pouvaient bien être les exigences de
Rodolphe pour que la délicieuse Lily songeât à «tout casser», quoiqu’il
fût baron et riche?

--C’est déjà bien assez, reprit la jeune Roumaine, d’être condamnée
à passer plusieurs mois par an dans la garnison de Rodolphe, un coin
de province à cinquante lieues de Trieste! Je n’ai pas envie d’être
enchaînée toute l’année... L’exemple de ma sœur aînée me suffit...
Depuis son mariage, elle est comme prisonnière au fond d’une campagne
perdue, en tête à tête avec son mari et ses deux bébés... Le troisième
est annoncé... Est-ce une existence, voyons?

Pepa convint que ce n’en est pas une. Pourtant elle insinua «qu’on
pourrait peut-être les emmener avec soi en voyage»... Et je commençai à
comprendre qu’il ne s’agissait pas de bagages ordinaires.

--Les emmener en voyage! s’exclama Lily... Tu ne sais pas ce que
c’est, ma pauvre chérie! D’abord un hôtel convenable n’admet pas des
gens traînant après eux des bébés qui piaillent, qui dérangent tout le
monde, qui tombent malades pour un oui ou pour un non, car c’est très
fragile, tu sais, les bébés!... Et puis, une femme n’a aucun succès
quand elle arrive flanquée d’un côté par le mari, de l’autre par la
nourrice... Ça éloigne les flirts comme le feu...

--Du reste, fit observer Concha, je ne comprends pas ce qu’on trouve
d’intéressant aux enfants. Ce sont des poupées bruyantes et pas
propres, voilà tout.

--Il y en a de gentils, risqua Pepa.

--Tu crois ça parce que tu les vois dehors, pomponnés, lavés, et qu’on
les ôte de devant toi dès qu’ils deviennent insupportables, répondit
Concha. Mais ce que ça doit être rasant chez soi!... Moi, les enfants
des autres me suffisent. Quand je me marierai, je poserai à mon futur
la condition de s’en passer. Et il faudra bien qu’il l’accepte.

--Je ne suis pas si absolue avec Rodolphe, reprit Lily. Je comprends
parfaitement qu’il désire un fils, à cause de la fortune et du nom...
Mais je veux au moins trois ans de répit après mon mariage, pour jouir
un peu de ma liberté. Ensuite je consens à sacrifier dix mois... Une
femme doit accepter ça comme une maladie nécessaire, voilà tout.

--S’il refuse, c’est un tyran, dit Pepa.

--Et tu feras bien de l’envoyer promener, lui et sa progéniture
hypothétique, conclut Concha... Ouf! il fait chaud ici, le soleil nous
gagne. Allons-nous à la _beach_?

--Allons!

Elles se levèrent, et bruissantes, froufroutantes comme un vol de
perdrix, partirent ensemble vers ce qu’elles appellent en leur jargon:
la _beach_, c’est-à-dire la plage.


La tranquillité de ma chambre me fut ainsi rendue, amie Françoise, et
j’en profitai pour relire votre dernière lettre, la lettre où vous
discutez mes conseils sur la question de l’installation à Châteauroux.
Vous me croirez si vous voulez, mais je sentis mes yeux un peu humides
en arrivant à cette phrase de ladite lettre, qui contrastait si
heureusement avec les propos que je venais de recueillir:

«... Oui, mon oncle, je suis d’accord avec vous, il faut peu de place
pour être heureux à deux: une maison très exiguë contiendra le bonheur
de Maxime et le mien. Cependant il me semble que vous oubliez quelque
chose d’assez important, à quoi je pense souvent, pour ma part:
dans cette maison si petite ne faut-il pas préparer une place à nos
enfants?...»


«Nos enfants!...» Françoise bien chère, je vous embrasserais
volontiers pour ces deux mots, si simplement dits. Bravo! Bravo!
c’est ainsi qu’une jeune fiancée à la veille de mariage doit parler
de son espoir d’être mère, hardiment, tranquillement. Malheur aux
douteuses demoiselles qui souhaitent le mariage sans la maternité.
Foin des fausses Agnès telles que les glorifie l’odieux répertoire de
Labiche,--vous savez? celles qui rougissent quand on parle d’enfants,
ou que leur mère envoie chercher leur tapisserie plutôt que de leur
laisser entendre que, mariées, elles deviendront mères à leur tour.
Grâce à Dieu, il me semble que le XIXe siècle a emporté les derniers
vestiges d’une éducation si absurde, si immorale même. Quoi! le plus
grand devoir et la fonction suprême de la femme, c’est d’être mère: et
lui faire entrevoir, souhaiter à l’avance cette fonction, ce devoir,
serait chose dangereuse? L’on devrait marier les jeunes filles en leur
faisant accroire qu’il s’agit d’une sorte de promenade à deux, d’une
contredanse un peu plus intime?...

J’estime pour ma part que, s’il reste en France quelques représentants
de cette doctrine, on doit les pourchasser comme des malfaiteurs,
comme des empoisonneurs publics. C’est eux, en somme, qui furent
responsables de cette faillite du mariage signalée par tous les
historiens des mœurs, en France, durant les dernières années du
siècle passé. A force de faire silence autour de la jeune fille sur
les devoirs de la maternité, on lui préparait des terreurs, des
dégoûts, des déceptions. Ou bien elle demeurait vraiment ignorante,
se mariait à l’aveuglette--les parents se prêtaient à ce crime de
lèse-personnalité!--et alors elle courait dix chances contre une de
devenir l’ennemie de son mari, quand ses yeux seraient dessillés. La
littérature a étudié vingt fois ce cas. Vous le lirez, mariée, dans
l’_Ami des Femmes_, de Dumas, et aussi dans un livre plus récent, très
curieux, très sincère, écrit par une femme: l’_Autre Amour_, de Claude
Ferval. Ou bien la jeune fille levait en cachette le rideau qu’on
tendait entre elle et la réalité. Alors, masquée d’ignorance, dévorée
de curiosité, elle était condamnée à l’attitude la plus hypocrite,
tandis que son imagination battait la campagne vers les horizons
interdits. Ce fut la race des demi-innocentes, qu’on m’a reproché
d’avoir dépeintes et flagellées, Françoise, dans un livre que vous
lirez aussi après votre mariage. Je vous confesse que je suis fier
de l’avoir écrit... C’est la race des Pepa, des Concha, des Lily, de
la plupart des petites cosmopolites, et, grâce à Dieu, d’un nombre
extrêmement restreint de petites Françaises.

Vous, Françoise, vous êtes dans la vraie tradition de notre pays,
laquelle fut fâcheusement corrompue au dernier demi-siècle. Vous êtes
de la lignée de l’Henriette de Molière. Votre œil candide est sincère
aussi, et brave. Fiancée, vous n’avez pas de fausse honte à aimer, de
tout votre être, le fiancé que vous avez choisi. L’ayant choisi, vous
déclarez bravement que le désir d’être mère s’unit dans votre cœur
au désir d’être épouse. Et, quand vous installez le foyer, vous vous
préoccupez déjà qu’il soit assez grand pour contenir _les_ enfants.

Cela me réchauffe le cœur, ma mignonne nièce, et je crois vraiment
qu’un mariage ainsi préparé ne peut donner que la félicité. C’est tout
le contraire du mariage impromptu et à l’aveuglette, du mariage à la
Labiche. Un sentiment spontané chez les deux époux en fut l’origine.
Un intervalle de fiançailles l’a précédé, assez long pour que, dans la
présence et dans l’absence, les deux fiancés aient pu apprendre à se
connaître, pour qu’ils se soient vus en une autre posture que celle
de soupirant. Enfin, le désir d’avoir des enfants l’ennoblit; il se
mêle intimement à l’amour de la fiancée pour le fiancé; il n’est point
remis à un terme plus ou moins indéterminé; il plane sur les projets
immédiats, sur les soins de l’installation immédiate.

  [Illustration]

... Ah! petite Françoise, que j’ai hâte de vous dire ma joie pour ces
présages favorables! Ce ne sera plus dans bien longtemps: car je vais
quitter ces jours-ci les bords de l’Adriatique et me diriger vers la
patrie. Vous m’annoncez, pour votre prochaine lettre, une «grande
nouvelle...» Vous me la direz de vive voix: avant la fin de la semaine
je serai à Paris. Et, voyez si je suis perspicace! j’ai idée que la
grande nouvelle se rapporte à votre mariage. Je n’ai pas oublié, petite
masque, que vous vous faisiez fort, naguère, d’abréger un peu les
fameuses «longues fiançailles»... Et je n’avais pas douté une minute
que vous n’y réussissiez. Un mot de Mme Le Quellien semble m’indiquer
qu’elle fléchit. Elle me consulte mollement. Me croyez-vous le cœur
assez dur pour répondre contre vos désirs? Non, n’est-ce pas? Je
hâterai votre mariage d’un cœur tranquille. Vous êtes prête à faire une
brave petite épouse, une brave petite maman...

Et voilà sans doute, chère Françoise, la dernière lettre qu’écrit votre
oncle à «Mademoiselle Françoise Le Quellien»...




  [Illustration]

  _A Madame Maxime Despeyroux._


Une carte postale m’apporte, avec la figure du petit roi d’Espagne
sur son timbre rouge, l’image de la cathédrale de Burgos et ces trois
lignes:

  «Bonjour, mon oncle. Je suis heureuse.
  Mais il faut m’écrire.

  «FRANÇOISE DESPEYROUX...»

Hum!... Pour les motifs que je vous ai détaillés déjà, chère madame
toute neuve, je n’aimerais point à vous interrompre d’être heureuse,
et, cette fois, le temps des conseils est fini, fini.--Afin de vous
obéir sans manquer à mes principes, et puisqu’il vous faut absolument
une lettre, je m’en vais copier quelques pages sur mon journal intime
et vous les envoyer. Ces pages furent écrites le 17 mars dernier, en
rentrant chez moi après le très intime dîner de contrat qui eut lieu
chez vous ce soir-là. Si vous avez gardé mes autres lettres, épinglez
celle-ci à la fin de la collection, en manière d’épilogue.

       *       *       *       *       *

«... Dernière soirée passée auprès de Françoise jeune fille. A pareille
heure, demain elle sera loin de nous, emportée par son heureux mari.
Dure loi, juste loi... Ah! que cette chère enfant soit heureuse!

«Pendant toute cette soirée, où j’ai peu parlé, je n’ai guère cessé
d’observer Françoise quand elle ne causait pas avec moi. Je pensais
à elle, avec un mélange de mélancolie et de joie, où dominait la
joie. Je pensais aussi un peu à moi. Je repassais dans ma mémoire les
conseils que je lui avais donnés, les espérances que j’avais tâché de
lui inspirer... Je faisais, en somme, l’examen de ma conscience de
directeur de conscience...

«Quiconque assume la tâche de diriger une jeune conscience a deux
devoirs: il ne lui est pas permis de tromper, et il ne lui est pas
permis de se tromper.

«Que je n’aie jamais trompé sciemment Françoise, je ne le discute
même pas. Le charme de sa jeunesse ne m’aveuglait pas au point que
je désirasse lui _plaire_ par des conseils uniquement agréables et
flatteurs. D’ailleurs, ma propre jeunesse n’est pas encore assez loin
de moi pour aciduler mes conseils du regret de n’être qu’un oncle, ni
pour que toute intelligence d’une âme de dix-huit ans me fût ôtée.
J’ai bien dit à Françoise ce que je pensais sur les choses, sur les
doctrines, sur elle-même. Le chemin que je lui ai montré est vraiment
celui que je crois le meilleur.


«Maintenant ne me suis-je pas trompé moi-même?

«Il y a une idée qui m’est chère: c’est que, depuis quelques années,
la femme française, plus particulièrement la jeune fille, est en
pleine évolution, que de jour en jour elle se transforme, et que
cette transformation est salutaire. Il me semble qu’elle prend un
sentiment plus net de ses droits et de ses destinées, qu’elle rompt
les bandelettes où on la momifiait; qu’elle est plus sérieuse et plus
laborieuse, qu’elle s’évade du souci exclusif des chiffons et du
plaisir. Il me semble que ces changements sont visibles en France, à
Paris même, depuis une courte période, mettons depuis dix ans... Il
me semble que le type de la fausse innocente n’apparaît plus dans la
bourgeoisie qu’exceptionnellement, qu’il se réfugie dans le monde
cosmopolite, dans l’étroit troupeau des «jeunes filles de plages», pour
l’agrément de quelques rastaquouères faisandés.

«Est-ce vrai, cela?

«N’est-ce pas de ma part une pure illusion, une apparence toute
littéraire? Ne vois-je pas cela parce que, littérairement, je désire le
voir, parce que cela courbe harmonieusement une doctrine de la jeune
fille au début du XXe siècle? Ou bien encore, ne suis-je pas victime
d’une erreur analogue à celle du voyageur qui, de son train, regarde un
autre train engagé sur la voie parallèle? Le mouvement que j’attribue
au train où je ne suis pas, n’est-ce point le mouvement du train où
je suis? N’est-ce pas mon évolution, en un mot, où je crois voir
l’évolution de la jeune fille?


«Tachons d’étudier une fois de plus ce problème à la façon d’un
chimiste qui fait une analyse et ne _désire_ nullement trouver tels ou
tels éléments au fond de ses alambics.

«Quels sont les motifs essentiels de ma conviction,--motifs de
raisonnements, motifs d’observation?

«Voyons... Il y a d’abord une grande raison générale, qui règle
les mouvements sociaux comme les phénomènes mécaniques. Dans ce
dernier quart du XIXe siècle,--je ne parle que du temps que j’ai
vu,--l’éducation féminine eut pour principe fondamental: «Défense à
la jeune fille d’être une _personne_.» Sous cette contrainte, la
jeune fille n’eut d’autre ressource que l’hypocrisie ou la nullité.
Voyez dans la littérature: Augier, Dumas, Feuillet, etc. Pas une seule
jeune fille vraie, pas une!... La réaction contre un tel système
était infaillible comme le retour du soleil après la pluie. Il était
infaillible que des parents, que des éducateurs, et aussi que des
jeunes filles voulussent un jour briser ce mauvais cadre, émanciper
l’éducation.

«Outre cette raison de mécanique sociale (principe de réaction égale
à l’action), il y a une raison spéciale à notre époque: l’effort du
sexe féminin tout entier vers plus de liberté, plus d’initiative, vers
la parité de droits et de devoirs avec les hommes. On peut déplorer
cela, on peut en rire. On ne peut pas le nier. La femme veut être «sa»
personne, et non le reflet de telle ou telle personnalité masculine.
Elle le veut et elle l’obtient de la loi, de plus en plus, à l’étranger
et chez nous. Il est naturel, immanquable, que la jeune fille subisse
le contre-coup de cet effort, tende aussi à affirmer sa personnalité,
et par suite à avoir son caractère propre, sa morale propre, ce qu’on
lui interdisait autrefois.

«Donc, il est probable _a priori_ que la jeune fille a changé, évolué,
comme disent les pédants. L’observation des faits vient-elle corroborer
ces probabilités, _mon_ observation, par exemple?


«Hélas! le champ est bien étroit où un seul observateur peut
étudier ses contemporains. Et les jeunes filles sont des sujets
particulièrement malaisés à connaître, peu mêlées encore à la vie
ambiante.

«La seule que j’aie vue de près et constamment suivie est cette chère
Françoise. De celle-ci je suis sûr. Ce n’est pas l’oie blanche, la
petite niaise des comédies de Labiche. Ce n’est pas le petit hussard
(expression de Taine) des comédies d’Augier ou de Dumas. Ce n’est
pas non plus une fausse Agnès. C’est un type nouveau, qu’aucune
littérature ne nous a présenté, un type transitionnel. Elle a subi
sans se plaindre la contrainte de l’ancienne éducation, mais elle a
émancipé spontanément son esprit, en pleine contrainte officielle.
Éduquée dans une institution des plus arriérées, des plus vieux jeu,
elle n’a perdu aucune occasion de s’instruire ailleurs. Destinée par
sa mère au mariage de convenance cher à la bourgeoisie française, elle
a choisi son mari, à peine plus âgé qu’elle et sans fortune. Elle ne
cherche pas dans le mariage l’argent, la situation, ni même la liberté.
Elle y cherche, sans plus, d’être épouse et d’être mère. Et sans doute
quelques-unes des bandelettes de l’antique momie entravent encore ses
gestes. Il y a encore un peu de coquetterie, un peu de ruse, un peu de
sensiblerie dans cet attrayant personnage. Ce n’est pas sa faute. Elle
est transitionnelle. Mais quel progrès accompli déjà dans une Françoise!


«... D’autres jeunes filles?

«Oui. J’en connais quelques-unes.

«Je pense en ce moment à deux sœurs, filles d’un fonctionnaire
supérieur de l’État, lequel m’a confié ceci. Ses deux filles,
récemment, vinrent le trouver et lui dirent: «Père, voilà l’une de nous
qui a passé vingt-cinq ans; l’autre va y atteindre. Il est probable que
nous ne pourrons jamais nous marier, étant peu riches et d’ailleurs
résolues à épouser seulement un homme que nous nous sentirions capables
d’aimer... Enfin, notre jeunesse va passer... La vie fausse, inutile
et sans but que nous menons nous excède. Voulez-vous nous permettre
d’apprendre un métier et de gagner notre vie?» Le père a permis.

«Autre fait d’observation personnelle. A la suite d’un livre que
j’avais publié il y a deux ans, je reçus, signée d’un nom inconnu, une
lettre me disant en substance:

«Monsieur, j’ai dix-huit ans, je vis seule avec ma mère, comme votre
Frédérique ou votre Léa. Je veux, comme elles, me libérer, être une
personne, gagner ma vie (toujours, c’est le nœud de la question). Que
faire?...»

«Je lui conseillai la sténographie-dactylographie. Trois mois plus
tard, une dame à cheveux grisonnants se présenta chez moi, accompagnée
d’une ravissante petite personne de dix-huit ans. Celle-ci était ma
correspondante inconnue.

«--Monsieur, me dit-elle, j’ai suivi vos conseils. Voici mes diplômes
de sténographe-dactylographe...»

  [Illustration]

«Je réussis à la placer dans les bureaux d’une grande entreprise
industrielle. Au bout d’un an, elle voulut spontanément partir pour
l’Angleterre, afin de se perfectionner dans la langue du pays. Elle
en est revenue récemment, fiancée, de son propre choix; mais, durant
l’intervalle des fiançailles, elle continue à travailler. Elle vient
d’entrer dans les bureaux parisiens d’une grande compagnie d’assurance
américaine, où elle gagne 250 fr. par mois... Et ce n’est nullement
«une manœuvre». C’est une jeune fille du monde, accomplie, jolie,
élégante, pratiquant tous les arts dits d’agrément...

«Autre exemple encore. Tout près de chez moi, habite une jeune
institutrice qui, elle aussi, est venue un jour me consulter sans me
connaître. Elle gagne 75 francs par mois! Elle est sage. Elle n’attend
rien du mariage, sur lequel elle ne compte pas. Ses joies sont la
lecture, le spectacle de Paris, la maigre liberté dont elle jouit, ses
leçons finies. De temps en temps elle me rend visite: elle m’affirme
qu’elle ne désire rien, qu’elle est heureuse, parce qu’elle est libre
de sa pensée, parce qu’elle est «une personne».


«Ce ne sont que des cas isolés!... dira-t-on...

«Pourquoi se sont-ils groupés sous mes yeux depuis quelques années
seulement?


«Enfin, dans les milieux dits mondains, où toujours plus longtemps les
vieux errements d’éducation persistent, pourquoi les jeunes filles,
quand je les interroge, protestent-elles de leur volonté de choisir
leur genre d’existence et leur mari? Pourquoi la mode n’est-elle
plus de la fausse ignorance? Pourquoi les flirteuses clandestines se
font-elles moins audacieuses et deviennent-elles tout à fait décriées?

«Si je me trompe, je me trompe de bonne foi, et les motifs de mon
erreur tromperaient un plus avisé. Et puis, je ne me trompe pas!
Pourquoi douter de sa raison et de ses yeux? Quelque chose de nouveau
s’élabore vraiment: la jeune fille française renaît. Elle n’est
déjà plus une «expression psychologique» comme dans les livres
du dernier quart de siècle... Si elle porte encore la marque de
l’éducation opprimante d’hier, elle a déjà les yeux fixés sur demain.
La transformation continue. Celles de demain n’auront peut-être plus
la grâce double d’une Françoise, encore traditionnelle et pourtant
émancipée. Elles seront tout à fait, sans effort et naturellement, des
«personnes»... Les hommes de demain, qui se seront modifiés avec elles,
les aimeront ainsi...»




  [Bandeau]


  POST-SCRIPTUM

  _LA RÉPONSE AUX FRANÇOISES_


  Janvier 1903.

Au mois d’avril dernier, chère Françoise, quand je me décidai à réunir
en un seul cahier les feuillets des lettres que je vous avais écrites,
je vous avouai combien je jugeais imparfait le livre ainsi composé. Je
souhaitais alors, en toute franchise, que diverses Françoises, celles
de la promotion virginale qui suit tout juste la vôtre, fillettes
encore penchées sur les pupitres, et rêvant, parmi les études, de
liberté et de mariage, me signalassent les défauts de ce livre, m’en
montrassent les défaillances et les vides.

A vrai dire, j’exprimais là un vœu platonique, et je ne comptais guère
qu’il fût suivi d’un effet notable. C’est que, pour ma part, je ne me
souviens pas d’avoir jamais écrit à un auteur touchant les questions
traitées dans son livre. Quand j’essaye de démêler les raisons de cette
abstention, j’aperçois vite que la première est une incurable paresse.
S’il m’arriva jamais de pousser mon dessein épistolaire jusqu’à
installer le papier devant moi et à piquer l’encre de ma plume, une
timidité bizarre m’empêcha d’aller plus avant. J’imaginais ma lettre
touchant à destination, nichée dans le tas d’autres lettres attendues,
elle, petite intruse, malgré ses intentions amicales!... Plus je la
concevais laudative, émue, plus je redoutais pour elle l’indifférence,
la lecture pressée, incomplète, au vol des yeux, l’oubli pur et simple,
et surtout l’ironie!... Pendant que ces imaginations m’occupaient,
l’encre était déjà sèche au bout de ma plume, qui n’avait rien écrit.
Je repoussais plume et papier, j’allumais une cigarette, et je me
contentais d’offrir à l’auteur, par la pensée, l’oraison jaculatoire de
mon admiration.

Il n’y a pas là de quoi se vanter, Françoise. Paresse et respect
humain, ce sont les vilains motifs pour quoi je m’abstenais. Je
confesse ma faute, et je n’en suis que plus disposé à remercier les
plumes actives qui contribuèrent à ce gros tas de réponses que j’ai
sous les yeux dans le moment où je vous écris. Réponses de petites
Françoises inconnues, qui voulurent bien me choisir pour oncle
momentané, aux divers points de la France ou de l’Europe. Réponses de
mamans, de papas, voire de futurs époux de toutes ces Françoises. Il y
en a! il y en a!... Jamais aucun de mes livres ne m’en fit engerber une
telle moisson. Et cela ne s’arrête pas: mon courrier de ce matin m’en
apporte deux nouvelles, une de Paris, une de Mulhouse. Vous souriez?
Vous trouvez que j’ai l’air de faire état de toutes ces lettres, de
dire: «Admirez le succès de mes discours!» Oh! Françoise très chère!
Que j’aurais de chagrin si vous croyiez que telle est ma pensée!
Je sais si bien que la cause de tant de répliques, ce n’est pas la
_qualité_, mais bien le _sujet_ du livre!...


Mon projet primitif fut de répondre en détail à chacune. J’y ai bientôt
renoncé pour deux raisons. La première est leur nombre même: à moins
de me borner à trois mots de remerciements, mon temps n’y suffirait
pas... L’autre raison est plus décisive: ces lettres posent souvent des
questions, des objections d’un intérêt réel, général, qui valent une
réponse méditée, détaillée. Les mêmes questions, les mêmes objections
se reproduisent d’une lettre à l’autre. Enfin je crois que quiconque,
ayant lu les _Lettres à Françoise_, s’est donné la peine d’écrire à
l’auteur, lira volontiers ce que répond l’auteur, non seulement à sa
lettre, mais aux lettres écrites par d’autres dans le même propos.

J’ai donc colligé ce volumineux courrier; je l’ai classé suivant un
ordre analytique; j’en ai, si l’on peut dire, extrait l’essentiel;
je vais tâcher d’y répondre de mon mieux. Ce post-scriptum me semble,
l’avouerai-je?... d’importance presque égale au livre lui-même. Il en
sera le commentaire pratique. Le livre professe l’opinion d’un seul. Le
post-scriptum place en parallèle l’opinion de tous.

Mes citations sont scrupuleusement exactes. J’ai omis les noms par un
sentiment de discrétion qui sera compris et approuvé. J’ai supprimé le
plus possible les passages purement gracieux pour l’auteur. Ce n’est
pas qu’ils ne m’aient charmé, mais ils contribuent à mon seul plaisir;
et puis, entre nous, Françoise, il convient de garder un certain sens
du ridicule. Cependant j’ai tenu à noter les adhésions à la méthode et
aux idées: elles importent, comme confirmation de la doctrine.

Mon but unique a été de rendre plus complète, plus utile, plus vivante,
cette nouvelle édition des _Lettres_.


I.--LE SYSTÈME D’ÉTUDES.

C’est sur ce point (le mode d’apprendre recommandé, Françoise) que se
rencontrent le plus d’assentiments.

D’abord les élèves proclament l’insuffisance de leurs études et
paraphrasent sur des tous divers la devise: «Nous ne savons rien...»
Voici l’excellent commentaire d’une jeune Française, en train de
pratiquer l’allemand aux bords du Rhin:

  «... Comme toutes les jeunes filles qui ont terminé leur
  éducation au commencement du siècle, j’ai beaucoup lu... Que
  m’en reste-t-il? L’année où j’ai passé mon brevet simple, nos
  bonnes religieuses, pensant bien faire, m’ont fourré dans la
  tête presque tout le contenu de mes livres, sous prétexte qu’on
  pouvait me demander telle ou telle question à l’examen...
  J’ai eu d’excellentes notes... Maintenant, de ce que j’ai su
  et appris, il ne subsiste qu’un vrai chaos, d’où je tire à
  grand’peine quelque chose de bon...»

Une jeune Nantaise:

  «... Votre opinion est très juste sur les examens: on nous fait
  trop apprendre et nous apprenons mal. Comme Françoise, j’ai
  passé mon brevet supérieur... Hélas! que m’en reste-t-il?»

«Que nous reste-t-il de ce que nous avons appris?» Telle est la formule
quasi universelle de ces plaintes d’élèves studieuses. Écoutons
maintenant l’opinion des maîtres.

Une «vieille éducatrice», qui dirige une institution à
Neuilly-sur-Seine, écrit (et ceci vous servira pour Françoise II):

  «... D’après mon expérience, la gymnastique intellectuelle
  préconisée par les _Lettres à Françoise_ pour l’enseignement
  secondaire peut s’employer même avec les plus jeunes enfants...
  Ils sont ravis, ces petits, lorsqu’on les amène à découvrir
  eux-mêmes ce qu’ils doivent apprendre...»

De Metz, une institutrice française, chargée d’instruire et d’élever
quatre fillettes:

  «... J’ai été très heureuse, et un peu fière, de voir préconiser
  le système que j’applique et qui me semble le plus raisonnable.
  Les _Lettres à Françoise_ m’encouragent à le mettre en pratique:
  elles me montrent les améliorations à y apporter...»

Quand je vous disais, Françoise, que je n’inventais rien!
L’institutrice de Metz avait sans doute, comme votre oncle, aimé les
pêches et médité sur la culture du petit pêcher.

Une autre «vieille éducatrice», de Bruxelles:

  «... Il ne suffit pas de bourrer le cerveau, d’y accumuler
  matière sur matière, il s’agit d’y faire entrer peu à peu ce
  qui devra le pénétrer, s’y graver et n’en plus sortir. Et, si
  l’éducateur le veut, _c’est si facile, même en tenant compte des
  programmes et des examens!_...»

Vous entendez, Françoise? Une institutrice qui a _trente-trois ans_ de
métier déclare que l’application de notre système est facile!... Ai-je
dit autre chose?

Sur le point spécial des _précis_, un correspondant, du sexe fort cette
fois, ingénieur civil, se distingue parmi l’approbation générale. Je
veux citer en partie sa lettre, d’une belle chaleur.

  «J’approuve hautement le système des précis... Mais, monsieur,
  faire voir n’est pas tout: il faut agir. Je suis bien convaincu
  que ce n’est pas de gaîté de cœur ni par goût que Jules Lemaître
  a laissé les lettres pour courir la politique; il croyait
  devoir le faire. Vous, quoique le métier d’éditeur n’ait rien
  de réjouissant pour vous, vous devez l’entreprendre!... Il
  faut prêcher d’exemple. A côté de ces terribles publications
  pédagogiques exécutées par un tas de malheureux sous la
  direction du célèbre M. Untel, il faut que vous preniez
  la direction effective d’un ensemble classique de livres
  d’instruction comme vous les comprenez. Vous l’avez bien dit,
  vous avez pour cela l’avantage de n’être pas ministre. Il faut
  que vous preniez l’initiative de créer les livres de classe de
  Françoise II, _et même de Maxime II_. Ce n’est peut-être pas
  bien amusant, mais c’est un grand devoir à remplir. Vous ne
  pouvez l’éluder.

  «Trouvez des collaborateurs dans les diverses connaissances
  nécessaires: qu’ils s’inspirent de vos idées pour écrire,
  chacun, sur la matière qu’ils connaissent le mieux et dans
  l’ordre tracé par vous, le livre des connaissances minimum.
  Surveillez-en l’exécution en les dirigeant, en uniformisant
  l’esprit de cette publication. Vous aurez ainsi rendu le plus
  éminent service.»

Je répondrai à ce correspondant (en le priant de croire que je ne fais
pas ici de fausse modestie) que je me sens radicalement incapable de
diriger une telle publication scolaire. L’œuvre requiert une expérience
pédagogique, une érudition aussi, auxquelles je ne prétends point.
Tout au plus serais-je en état d’exécuter un volume, entre autres,
de l’encyclopédie des précis... A chacun son métier: les livres
d’enseignement doivent être faits par des maîtres. Notre rôle, à nous
autres, est de méditer les questions générales et d’y proposer des
solutions. C’est ce que j’ai tâché de faire.


II.--LA COÉDUCATION.

Voici l’une des thèses les plus controversées par mes correspondantes.

Il est assez facile de répondre à l’objection émise par quelques-unes
d’entre elles, que «la coéducation habitue seulement la jeune fille
aux jeunes gens élevés avec elle, que les autres sont toujours pour
elle l’inconnu, le danger...» En vérité, peut-on nier que ce danger
d’inconnu ne soit largement atténué si l’on ne pratique pas dès
l’enfance, entre les deux sexes, une cloison étanche, qu’on renverse
brusquement aux approches de la vingtième année?

De plus importantes critiques sont formulées par une institutrice. Je
ne puis citer sa lettre tout entière à cause de son extrême précision,
mais j’en indiquerai du moins l’esprit.

  «Je parlerai de ce que j’ai vu moi-même. Sans aller jusqu’en
  Amérique, on trouve des classes formées de jeunes garçons et de
  jeunes filles. Nous avons en Suisse, où j’ai fait mes études, la
  coéducation des sexes presque partout dans les écoles primaires
  (la fréquentation de l’école est strictement obligatoire jusqu’à
  quatorze ou quinze ans, suivant les cantons) et en maint endroit
  dans les écoles, dites secondaires, qui correspondent aux écoles
  primaires supérieures en France.

  «C’est dans ces conditions-là que j’ai suivi des cours depuis
  l’âge de dix ans jusqu’à quinze ans et demi. J’ai été, en
  dernier lieu, élève d’une de ces classes dans un grand village
  du Jura bernois. Nous étions une vingtaine, jeunes garçons et
  jeunes filles, âgés de quinze, seize et même dix-neuf ans.

  «Je puis vous assurer que cette promiscuité donnait lieu à des
  abus déplorables, dont les professeurs étaient certes loin de se
  douter.

  «Ainsi, un jour, entrant dans une classe pendant la récréation,
  une amie et moi, nous apercevons un groupe très animé et très
  gai. Nous approchons. Un jeune garçon faisait une lecture à
  haute voix. A la première phrase qui parvint jusqu’à nous, la
  rougeur nous monte au front et nous nous éloignons au plus vite:
  c’était _Daphnis et Chloé_, de Longus, qu’on lisait ainsi.

  «... A côté de la question de morale, on pourrait encore faire
  d’autres objections au système de la coéducation. Je n’ai
  vraiment pas remarqué que les jeunes gens devinssent efféminés;
  mais ils ont pour les jeunes filles, au sujet des leçons, des
  complaisances qu’ils n’auraient pas entre eux, et vice versa.
  Que de fois n’ai-je pas vu, avant une leçon, des jeunes filles
  copier prestement sur le cahier d’un voisin le problème qu’elles
  auraient dû avoir fait! Le voisin ne se faisait jamais prier.
  Et je me souviens d’une jeune fille qui tenait son livre ouvert
  derrière elle sur ses épaules, afin que l’honnête garçon assis
  au banc suivant pût lire, au lieu de la réciter, la leçon qu’il
  ne savait jamais. Le professeur était myope et n’y voyait que du
  feu.

  «Car vraiment, de toutes ces choses, les professeurs et les
  parents ne savent rien. Les élèves acceptent cela sans songer
  qu’il pourrait en être autrement. Moi-même, du reste, très
  occupée alors à préparer un examen, je m’inquiétais fort peu de
  ce qui se passait autour de moi et je ne songeais nullement à me
  demander si le système était bon ou mauvais. Ce n’est que plus
  tard que j’ai pesé le pour et le contre et que j’ai désiré me
  faire une opinion.

  «... Comment pourrait-on obvier aux inconvénients de la
  coéducation? comment les faire disparaître?»

Je vais tâcher de répondre succintement à ces graves objections.

1º Ma correspondante déclare que le système de la coéducation est
pratiqué dans la plupart des écoles primaires de Suisse. Or la Suisse
est précisément un des pays réputés comme modèles pour l’instruction
primaire. Le résultat obtenu, quels que soient d’ailleurs les défauts
du système, est donc excellent. N’est-ce pas un argument d’importance?

2º Sur le point de la moralité, je répliquerai que toute agglomération
d’enfants est dangereuse si elle n’est étroitement surveillée. Quelques
élèves peuvent lire _Daphnis et Chloé_ dans un collège exclusivement
féminin, ou exclusivement masculin, absolument comme dans le collège
mixte du Jura bernois. Mais une école où un groupe d’élèves lit
habituellement _Daphnis et Chloé_ (ou tout autre livre analogue) sans
que les maîtres s’en doutent est une école mal surveillée.

Mettons, si l’on veut, que le collège mixte exige une plus étroite
surveillance. Si par ailleurs les avantages sont réels, le maître
doit-il y renoncer afin d’épargner son effort?

3º De même pour la question des complaisances. Ma correspondante
croit-elle sérieusement qu’un tel inconvénient soit spécial aux écoles
mixtes?... Là encore elle nous donne la réponse: «Le professeur était
myope et n’y voyait que du feu.» Un professeur ne doit pas être myope,
pas plus qu’il ne doit être bègue. Pourquoi pas aveugle?

En résumé, je ne trouve signalé dans cette controverse (par ailleurs si
intéressante) aucun vice _inhérent_ au système de la coéducation. Et ma
correspondante n’en nie pas, d’ailleurs, les avantages.


III.--LES LECTURES.--AGNÈS.

La question des lectures préoccupe bon nombre de jeunes demoiselles,
et la discussion générale à laquelle nous nous sommes livrés ensemble
sur cet objet, ma jolie nièce, n’a pas suffi à éclairer leur choix.
J’ai même la tristesse de n’avoir pas été compris par plusieurs, qui me
demandent carrément «une liste de livres à lire».

Je ne puis que renvoyer ces trop dociles catéchumènes aux _Lettres_
elles-mêmes (lettre XVIII). J’y expliquais de mon mieux que presque
aucun livre n’est ni bon pour tout le monde ni mauvais pour tout le
monde... Il est donc particulièrement impossible de dresser une liste
de lectures utiles à toutes les jeunes filles.

--Pourtant, me direz-vous, il est bien désirable que les jeunes filles
puissent s’initier, au cours de leurs études, à la beauté littéraire?

Assurément. Et pour chaque élève, ou, si l’on veut, pour chaque groupe
d’élèves, il y aura un choix de lectures recommandables; c’est au
maître à les choisir. Enfin on signale certaines anthologies bien
composées. Quant à me décider à publier une liste de «livres pour
demoiselles», non! cent fois non! Pourquoi pas une liste d’aliments
convenant à tous les estomacs de jeunes filles?

Un problème plus délicat, que mes correspondantes m’ont prié de
préciser, est celui de savoir jusqu’à quel point la jeune fille
contemporaine a le droit d’être... une oie blanche. Et que la question
soit ainsi posée, cela montre combien celles qui la posent sont encore
éloignées de concevoir la jeune fille comme vous et moi la concevons,
ma Françoise.

Car ce n’est point l’IGNORANCE d’Agnès, plus ou moins dosée, qu’il
faut recommander à la jeune fille: c’est la FRANCHISE. Ce que la
vie lui a appris, elle doit professer qu’elle le sait et ne pas se
retrancher derrière des mines et des rougeurs. Ce qu’elle ignore, elle
doit dire simplement: «Je l’ignore.» Certes, elle garde le droit de
ne pas vouloir être documentée comme un carabin; mais toute curiosité
qui n’ose s’avouer est malsaine. Il se forme alors dans l’âme comme
des dépôts, des engorgements analogues à ceux qui minent l’organisme
physique. Et la santé même de l’âme en est compromise.


IV.--LE FÉMINISME.

Il faut, comme mes correspondantes, l’appeler par son nom, quoique
j’aie évité autant que possible de le nommer dans les _Lettres_
elles-mêmes, non par timidité ni par hostilité, mais parce qu’en somme
je ne sais pas très bien ce que le mot signifie. Va pour «féminisme»,
si cela veut dire le souci d’une condition féminine meilleure dans la
vie sociale, dans la vie sentimentale, dans la vie intellectuelle.

Constatons d’abord que la différence entre la présente génération et
celle-ci m’est signalée de toutes parts, et par les filles et par les
mères. «Il me semble toutefois,» écrit une femme d’officier, très
sensée, jeune mère de plusieurs enfants, «qu’entre ma génération et
celle de mes filles la différence d’habitudes, d’idées, de goûts, est
déjà moins grande qu’entre nos mères et nous.»

Parmi mes correspondantes voisines de la vingtième année, je note
avec joie une quasi unanimité sur la volonté d’être des personnes,
d’assurer leur liberté au prix du travail. Je constate, en revanche,
une fâcheuse tendance à demander aux arts, et, hélas! hélas! surtout
à la littérature, les moyens de vivre. A ces néophytes je répéterai
obstinément que les difficultés de gagner sa vie dans les arts, avec
un talent moyen, sont extrêmes. Qui veut gagner sa vie doit apprendre
un vrai métier, un métier dont la «demande» soit courante... Si par
ailleurs on a quelque talent artistique, il trouvera bien moyen de
réclamer impérieusement du temps et de la place.

Plusieurs jeunes filles, et je m’en réjouis, parmi celles qui
m’écrivirent, ont d’ailleurs compris cela. L’une veut étudier la
médecine; l’autre simplement l’art de garder les malades. Mais elles
insistent sur les difficultés qu’elles rencontrent dans leur milieu
et même dans leur famille. Pauvres familles! Pauvres âmes directrices
auxquelles manque le sens de la direction!... Être des parents et se
rebeller contre l’effort d’énergie de ses enfants! Que c’est bizarre,
et que c’est triste!


... Voici, d’autre part, une question assez singulière: «--Puis-je
rester une femme du monde en devenant une femme qui gagne sa vie?»
interroge une jeune dame après avoir développé le programme de son
existence actuelle.

--Mon Dieu!... S’il s’agit, madame, du monde purement aristocratique,
l’idée qui y domine est assurément qu’on déchoit en travaillant,
fût-on un homme... (Chacun pourra examiner à quel état d’importance
et de vitalité, en France, une telle doctrine a conduit ce monde-là.)
Je dois à la vérité d’ajouter que même dans le «surmonde», pour ainsi
dire, certains esprits hardis osent braver l’opinion et travailler. Je
citerai, dans des genres différents, le marquis de Dion et la comtesse
de Noailles.


Des quatorze lettres reçues où est traitée principalement ou
incidemment la question du féminisme, une seule proteste contre
l’évolution qui porte de plus en plus le sexe faible à faire
_autrement_ les mêmes choses que le sexe fort. Si l’auteur de ce
billet, d’ailleurs aimable et charmant, mais très parfumé, un peu
trop parfumé, ne l’avait pas écrit au moment où elle n’avait lu encore
(elle l’avoue) que les six premières des _Lettres à Françoise_, elle
eût sans doute glané dans les lettres suivantes quelques réponses à
ses objections--et sur la moindre grâce des femmes qui travaillent, et
sur l’incapacité physique du joli sexe à supporter les fatigues d’un
métier de docteur, d’avocat, d’ingénieur... Nous avons répliqué à tout
cela, n’est-il pas vrai, ma nièce? Et puis, voyez-vous, la meilleure
réplique, c’est qu’il y a tout de même aujourd’hui des femmes avocats,
des femmes médecins, voire des femmes ingénieurs; il y en a maintenant
qui exercent depuis des années. Elles ne sont pas mortes à la peine
et elles sont restées des femmes. Contre le fait aucun argument ne
prévaut. S’il est clair que toutes les femmes ne sont pas armées
pour de pareils efforts, ma correspondante parfumée accordera que la
situation d’une femme avocat, médecin ou ingénieur est plus enviable
que celle de la plupart des femmes qui, n’étant point riches, ne
travaillent pas.


La plus forte et la mieux présentée des objections m’a été proposée par
un correspondant. Je ne le nommerai pas, mais je donnerai sa lettre
presque tout entière. Elle est fort bien écrite:

  «... Parmi les exemples particuliers, me dit-il, que vous offrez
  à l’appui de votre thèse, vous citez une jeune fille qui, grâce
  à la sténo-dactylographie et à la connaissance de l’anglais, est
  arrivée à se créer une position très honorable.

  «Sténo-dactylographe, polyglotte moi-même, j’ai depuis une
  dizaine d’années, au cours du soir où je suis professeur, dirigé
  vers cette carrière un assez grand nombre de jeunes filles,
  auxquelles j’ai été heureux de procurer de la sorte, avec le
  gagne-pain, un bien plus précieux encore: l’indépendance.

  «Mais toute médaille a son revers. Certaines de mes élèves,
  par leur zèle, leur activité, leur faculté d’assimilation
  bien féminine, sont arrivées à occuper dans les maisons ou
  les administrations où je les ai casées des postes très
  rémunérateurs. Filles d’artisans ou de petits employés, leur
  maigre dot (et toutes n’en auraient pas eu) n’attirait pas
  autour d’elles beaucoup d’épouseurs; mais leurs appointements,
  souvent supérieurs à ceux de leurs collègues masculins, n’ont
  pas manqué d’accroître l’attirance de leurs gracieux visages.
  Mes vierges fortes, suivant en cela l’impulsion de la nature, se
  sont mariées pour la plupart. Presque toutes (je vois fort peu
  d’exceptions), malgré leur mariage et les enfants qui ont suivi,
  ont continué à occuper leur place.

  «Je me suis toujours élevé contre le travail, au dehors, de la
  femme mariée; mais ma croisade a produit fort peu d’effet dans
  mon entourage. Mes jeunes couples prétendent avoir de la sorte
  une vie plus large, plus facile, et bien des fois la femme
  préfère être au bureau plutôt que de s’occuper des soins du
  ménage, dont elle se décharge sur quelques vagues mercenaires.
  Ceci ne se passe certainement pas dans le monde que vous avez
  sous les yeux; mais parcourez les magasins, les bureaux et les
  ateliers parisiens: vous verrez la place énorme tenue par la
  femme mariée. Les enfants, lorsqu’on n’a pu les éviter, sont
  envoyés en nourrice en province; la femme rentre fatiguée à la
  maison; rien n’est prêt pour le repas du soir, et bien souvent,
  à déjeuner, chacun a mangé de son côté. Ce n’est vraiment pas la
  vie de famille comme je la conçois; c’est une simple association
  entre collègues.

  «Vous devez connaître suffisamment l’Angleterre pour savoir
  que le travail de la femme mariée hors de son intérieur est
  pratiquement nul. A Londres, les administrations publiques ou
  privées occupant un personnel féminin n’admettent que des veuves
  ou des célibataires; la femme mariée, qui a un protecteur légal
  travaillant pour elle, doit rester au foyer.

  «Voilà ce que je voudrais voir établir en France, et je croirais
  mal vous connaître si je doutais un seul instant de votre avis
  à ce sujet. Ne pourriez-vous pas, dans une de vos prochaines
  œuvres, ou lorsque l’occasion s’en présentera, signaler cette
  mauvaise compréhension de la vie à deux, combattre ce danger qui
  menace l’existence même de la famille, mettre en garde l’Ève
  d’aujourd’hui contre des propositions matrimoniales trop souvent
  guidées par l’intérêt?»

Si mon correspondant veut dire qu’un labeur qui entrave la vie à deux
dans le ménage est fâcheux pour une femme mariée, il est clair que je
suis avec lui.

Mais:

1º Il admet lui-même le travail au dehors pour les veuves et les
vieilles filles. Or il y a beaucoup de veuves (les femmes se mariant
plus jeunes et vivant plus longtemps que les hommes); le célibat est
aussi la condition forcée d’un grand nombre de femmes, d’un nombre qui
va croissant.

2º Un employé de bureau, absent de chez lui toute la journée (sauf
l’heure du repas méridien), jouira-t-il d’une vie conjugale moins
intime si sa femme a elle-même des heures de bureau qui, naturellement,
coïncident à peu près avec les siennes? Une femme est-elle plus séparée
du mari _absent_ parce qu’elle-même travaille au dehors? Notez que dans
bien des cas, au contraire (les postes, les banques, etc.), le mari et
la femme peuvent s’employer au même lieu, et alors se voient plus que
si la femme ne travaillait pas.

Cette solution du travail en ménage n’est-elle pas l’idéal des
travailleurs mariés?

3º Reste la question de l’intérieur et des enfants. Parlons d’abord des
ménages sans enfants. Mon correspondant s’illusionne s’il croit que je
vis exclusivement dans le monde riche et oisif. J’en demande pardon à
quelques lectrices que je vais certainement choquer un peu; mais du
temps que j’étais fonctionnaire en province et à Paris j’ai constaté
que la plupart des ménages moyens, ménages d’employés, de petits
professeurs, etc... sont tenus de façon assez ordinaire, assez neutre,
pour qu’une mercenaire qualifiée, surveillée par la maîtresse de la
maison aux heures que celle-ci passe chez soi, puisse prétendre à faire
aussi bien.

S’il y a des enfants, c’est autre chose: une mère n’est nulle part
mieux placée qu’auprès d’eux. _Mais encore faut-il qu’elle puisse y
demeurer_, car avant tout il importe de nourrir, de faire vivre ces
enfants! C’est en de tels cas de _nécessité_ que le travail de la femme
au dehors, non seulement se justifie, mais s’impose.

Une réflexion, pour finir:

Quand on discute la question des enfants élevés chez leurs parents,
il ne faut pas se payer de paroles. On doit juger l’état de choses
existant, non pas d’après l’intérieur idéal qui correspond à cet état
de choses, mais d’après l’intérieur réel, d’après la moyenne des
ménages. Et je demande à mes correspondants si, à peu près une fois sur
deux, une honnête pension n’est pas pour la jeune plante humaine, au
point de vue de toutes les hygiènes, un meilleur milieu que la maison
paternelle. Qu’on me réponde franchement!


V.--L’AMOUR ET LE MARIAGE.

  «Voulez-vous mon avis? m’écrit une spirituelle petite
  Parisienne. Je regrette que vous l’ayez lâchée trop tôt, votre
  nièce. Il n’y a pas beaucoup de vies de jeunes filles aussi
  unies que la sienne. Aussitôt sortie de pension, pan! mariage
  d’amour!... C’est exquis! Mais elles auraient bien besoin d’un
  conseil affectueux et intelligent, les jeunes filles qui veulent
  choisir un mari, l’aimer et en être aimées. On est tiraillée
  par des parents qui souhaitent telle ou telle position: on s’en
  fiche un peu (_sic_) de la position: on veut un peu d’amour et
  de bonheur durable... Je vous assure qu’on est parfois inquiète
  et énervée. Moi, dans ces cas-là, pour me calmer, je fais des
  divisions avec des chiffres décimaux...»

Ce dernier trait (de ceux qu’on n’inventerait pas) n’est-il point
charmant, bien jeune fille, bien «Françoise»?

Tandis que cette lettre m’arrivait de Paris, la suivante m’était
adressée de Saint-Étienne:

  «Votre livre me sera d’autant plus cher que je suis dans le
  cas de votre Françoise. Sans fortune ou à peu près, j’aime
  un officier sans fortune. Si, comme Françoise, je deviens
  l’heureuse femme d’un mari résolument aimé, je n’irai pas vous
  le dire: mon bonheur sera de ceux qui fuient la grande ville;
  mais je vous en serai reconnaissante, car je suis persuadée que
  Françoise y aura contribué.»

La petite Parisienne de tout à l’heure saurait-elle aimer aussi
«résolument» que cette jeune Stéphanoise? C’est déjà une question.
N’importe! ce rapprochement des deux lettres prouve une fois de
plus que l’amour souffle où il lui plaît: il y a des privilégiées,
des déshéritées de la vie sentimentale. L’une trouve tout de suite
son bonheur à Saint-Étienne; l’autre le cherche vainement à Paris.
Cruelle vérité, confirmée par nombre de lettres de vieilles filles, si
touchantes, si palpitantes d’espoir inquiet à travers leur désespérance!

Cela n’empêche pas que le mariage, enthousiaste ou simplement sage et
loyal, doive être la règle pour la jeune fille. Il faut qu’elle s’y
destine, tout en acceptant l’éventualité du célibat et en s’armant
l’âme et l’esprit pour que le célibat lui soit tolérable. Je demande
pardon de me citer moi-même, mais enfin, puisque c’est mes idées
sur quoi l’on m’interroge, je me permets de renvoyer au discours de
Pirnitz, dans _Frédérique_. A part l’extrême conclusion (qui est la
partie romanesque), c’est bien là mon sentiment.

Sur la nécessité des longues fiançailles, assentiment unanime, sauf,
d’une maman, cette boutade, trop drôle pour que je ne la cite point:

  «Depuis que votre livre a paru, monsieur, les jeunes gens de
  vingt à vingt-cinq ans viennent annoncer à leur famille qu’ils
  se décident pour les longues fiançailles, et les petites
  cousines sont là toutes prêtes pour les encourager...»

Eh bien! chère correspondante très mûre (c’est vous qui le dites),
quel inconvénient voyez-vous à cet accord? S’il y a danger à laisser
longtemps fiancés les cousins et les cousines, à qui faut-il s’en
prendre? Sans doute à qui les éleva? Faites bien vite votre _meâ culpâ_!

Cette même correspondante est d’ailleurs d’accord avec de nombreuses
autres pour dauber sur «les jeunes gens contemporains».

  «La génération des hommes de trente à trente-cinq ans a pris
  pour idéal les femmes troublantes de Bourget, tout au moins
  en province... Il faut dix ans pour préparer une génération
  d’hommes assez réfléchis pour voir dans la fiancée de leur choix
  la mère destinée à élever leurs enfants, non la poupée plus ou
  moins poétisée par les artifices de toilette...»

Encore sur les jeunes gens.--Opinion d’une jeune fille:

  «Je trouve qu’en général les jeunes gens d’aujourd’hui ne
  sont pas à la hauteur des jeunes filles. Bien peu songent à
  modeler convenablement, à agrandir, à élever leur être intime,
  à développer leur volonté, tandis que cette préoccupation est
  constante chez beaucoup de jeunes filles.»

Opinion d’une autre jeune fille:

  «Énormément de jeunes gens mal élevés, surtout dans ce qu’on
  appelle le grand monde...»

Les jeunes gens sont-ils en vérité si chenapans que cela? Je n’en sais
rien; mais je persiste à conseiller aux Françoises du XXe siècle de les
épouser tout de même, ces vilains jeunes gens, et d’avoir bien vite
des fils qu’elles élèveront de manière que ceux-ci, du moins, soient
d’irréprochables gentlemen vers l’âge nubile.

L’avertissement est toutefois caractéristique, et les jeunes gens
actuels feraient bien de le méditer. La génération mariable des jeunes
filles les juge avec une sévérité unanime. Et cela encore prouve que la
jeune fille moderne est plus critique, plus consciente que ses aînées.


VI.--LES OMISSIONS.

J’arrive aux reproches.

Il paraît que j’ai péché par omission.

L’on m’accuse d’avoir négligé de parler de deux sujets importants: 1º
la Charité; 2º la Religion.

Il est vrai, chère Françoise, que je n’ai pas traité dans mes lettres,
isolément et directement, ce beau sujet: la charité. Et je pourrais me
tirer de ce pas par une pirouette, en citant deux amusantes répliques
empruntées au _Fils de Giboyer_:

  MADAME DE LA VIEUXTOUR.--Le père Vernier a été admirable ce
  matin... Il a eu sur la charité des pensées si nouvelles, si
  touchantes!

  GIBOYER.--A-t-il dit qu’il ne fallait pas la faire?

Il n’est pas aisé, en effet, de dire des choses neuves sur la
charité, fût-on le père Vernier. Certaines vertus sont si évidemment
nécessaires à l’équilibre, à la santé morale, qu’il semble superflu
de les recommander lorsqu’on n’est pas, comme le père Vernier, choisi
pour faire périodiquement l’inventaire et le blanchissage des âmes de
ses ouailles. Cependant, pour les lectrices qui aiment à entendre des
choses touchantes, sinon nouvelles, sur la charité, je veux insérer
ici, tout simplement, la lettre d’une des leurs. Je ne saurais mieux
faire, ni surtout mieux dire. Je prendrai la citation d’un peu haut,
d’abord parce que la lettre est charmante, puis parce qu’elle montre
gentiment combien est naturel, chez la femme, le passage du simple
désir d’aimer à la charité:

  «... Je n’ai plus l’âge de Françoise, hélas! Quoique jeune
  fille, j’ai déjà une épingle dans ma coiffe... Mais qu’importe?
  J’ai gardé quantité d’illusions; c’est un avantage, n’est-ce
  pas? Sœur aînée de cinq frères, n’ayant plus de mère, je suis
  maîtresse de maison absolue. Je ne pourrai jamais avoir le sort
  enviable de Françoise, et pourtant l’ai-je espéré, désiré de
  toute mon âme! J’aurais voulu, comme elle, être la compagne
  d’un être aimé; l’éducation que j’ai reçue de ma mère ressemble
  en tous points à celle que l’oncle donne à sa nièce. Et, si la
  Providence avait voulu qu’il y ait une Ellen II, votre livre
  aurait été mon bréviaire...

  «Il y a pourtant une légère lacune: vous avez oublié les
  pauvres, et mademoiselle Françoise n’y songe pas non plus.
  Moi, l’humanité souffrante a toutes mes sympathies, et, si
  j’avais le temps, je lui consacrerais plusieurs heures par
  jour. _Il est doux de faire l’aumône de sa pitié. Un sourire
  sur des lèvres flétries, un regard reconnaissant, valent
  toutes les récompenses. Les confidences des malheureux sont si
  intéressantes, ils aiment tant qu’on les écoute!..._»

Encore un coup, peut-on mieux dire? Bien qu’il n’y soit plus question
de la charité, je ne résiste pas au plaisir de citer la fin de la
lettre:

  «Je suis une petite campagnarde, j’aime la nature. Elle
  m’aide à vivre, et c’est avec elle que j’ai les rapports les
  plus agréables. Perchée sur les flancs du Môle, notre petite
  habitation domine la vallée de l’Arve... Notre panorama est
  superbe. Si vous aimez vraiment à boucler votre malle, oncle
  de Françoise, mettez-vous en route pour... (ici le nom d’une
  station d’été très connue); arrêtez-vous dans notre ville; puis
  ayez l’amabilité de vous faire conduire à... (ici le nom de la
  maison). Vous y trouverez une petite demoiselle heureuse de
  causer un instant...

  «... Huit pages! je vous prie, monsieur, de m’excuser...»

Voilà, ma chère Françoise, une de ces lettres qui découragent les
écrivains d’écrire des «Lettres de Femmes».


Pour ce qui est de cet autre grand sujet,--la religion,--je ne m’étonne
pas que des lectrices me reprochent de ne l’avoir pas traité.

  «... Pourquoi, me dit une mère, dans un programme si juste
  d’éducation omettre sciemment la place que doit tenir l’élément
  religieux?»

Trois jeunes filles, qui signent côte à côte: Yvonne, Louise,
Marguerite, m’écrivent:

  «... L’éducation de la jeune fille moderne, sérieuse et
  instruite, nullement asservie aux anciennes formules et pourtant
  avertie des périls d’un excessif affranchissement, nous
  paraît idéale et absolument complète, en ajoutant toutefois à
  l’ensemble de ses perfections l’_idée religieuse comme motif
  dominant_.»

Une des rares lettres non signées professe:

  «Que vos lettres soient lues dans tous pays, c’est là mon grand
  désir. Avec cette saine morale, _et en plus la grande pensée de
  Dieu_, notre créateur, il y aura moins de ménages malheureux,
  beaucoup moins de souffrances morales et matérielles pour les
  femmes. Je ne dis rien des hommes, parce que ceux-là trouvent
  toujours le moyen de souffrir gaîment.»

Ainsi parlent quelques lectrices; mais une autre leur répond, en me
répondant:

  «Un peu plus âgée que Françoise, mais jeune fille encore, même
  pour ceux qui mettent la limite à vingt-cinq ans, j’ai reçu
  l’éducation et l’instruction dans un couvent de religieuses
  cloîtrées où les idées sont absolument traditionnelles...

  «Assurément, je rejette beaucoup de ce que je croyais alors,
  ou je le crois différemment. Et de là ce peu d’empressement
  que je mets à retourner au couvent... On m’a reproché cette
  abstention: est-il vrai que je sois moins bonne que d’autres
  plus fidèles? Je ne puis le croire. Il est certain que je suis
  différente, comme piété par exemple. J’ai aujourd’hui, avec
  _assez d’indifférence, le goût de la discussion_...»

Il suffit qu’il y ait des âmes d’honnêtes jeunes filles comme cette
dernière pour que les autres m’excusent de ne pas avoir traité la
question religieuse. D’ailleurs, pour professer la religion ou
les religions, il y a des ministres qualifiés. Quelle autorité
porterais-je, moi laïc et profane, en une telle matière? Si respectueux
qu’il soit de ce mystérieux attrait, la Foi, qui aimante et dirige
les âmes à travers l’inconnaissable,--un laïc comme moi estime
que l’enseignement exclusivement fondé sur le sentiment religieux
ne saurait avoir un caractère de généralité. Il peut blesser les
consciences désaimantées de la Foi. Il peut au moins leur paraître
inutilisable. Or les _Lettres à Françoise_ doivent servir à toutes les
Françoises. C’est donc systématiquement que j’ai traité les seules
questions inscrites en marge de la Foi... Si mes idées sur ce point
intéressent les lecteurs ou les lectrices, ils les trouveront dans
d’autres de mes livres. Je ne les ai jamais cachées.


Et me voilà, ma nièce, au bout de cette revision de ma correspondance.
Ce n’est pas sans allègement. Je me sens moins coupable envers tant de
charmantes âmes qui voulurent bien me donner de leur pensée, de leur
temps. Plus que jamais, je les supplie de rester mes collaboratrices.
Ne voient-elles pas que leur concours n’a pas été superflu? Elles vont
sans doute, à d’autres Françoises, faire un peu de bien. Il y a là de
quoi les satisfaire, et cela vaut mieux pour elles, à tout prendre,
qu’un remerciement banal confié à la poste.

Cela vaut mieux... et pourtant ce n’est guère. Certes, je ne me juge
pas quitte avec elles! Je regarde le tas des papiers épars sur ma
table de travail, si divers de nuance, d’aspect, d’origine, couverts
d’écritures variées comme les âmes qui les inspirèrent et les mains par
qui elles furent tracées. Je pense que chacun de ces précieux billets
représente une heure de méditation, un petit acte d’énergie volontaire,
un désir touchant d’être écoutée et conseillée... N’est-il pas un peu
triste que le temps trop court et l’espace trop vaste m’interdisent
à jamais de les voir, ces correspondantes inconnues, de leur parler,
d’apprendre davantage de leur cœur et de leur sort? Que de grâce,
d’espoir, quel chaste désir de goûter les joies de la vie, quel parfum
de jeunesse, pour tout dire, s’exhalent de ces feuillets entassés! A
l’instant de les enfermer de nouveau, me voici tout ému.

Ah! puissent-elles être heureuses, ces enfants! Puissent-elles comme
vous, Françoise, comprendre, vouloir, posséder leur destinée de femmes!




  [Bandeau]

  TABLE


  LETTRE LIMINAIRE                                                    I

  I.--L’Institution Berquin.--Première apparition de Lucie et
    de Françoise.--L’invitation à la maturité.--Ce que suggèrent
    le jardin, la table à écrire et le lit.--On réclame un
    professeur de «vie ambiante».--Mme Le Quellien.--L’oncle de
    tout repos.                                                       1

  II.--Impressions de trois spectateurs un soir de fête à
    l’Exposition.--Le sentiment de Françoise sur le suprême
    effort du XIXe siècle.--Petit Palais et rétrospectives.
    --Françoise, quoique résolument moderne, se plaît au passé
    national.--D’une loi de l’éducation.--Projet d’un Petit
    Palais imaginaire.                                               12

  III.--Le jour des morts.--Pèlerinage.--Vers le passé
    familial.--Les aïeux.--Laboureurs et soldats.--Le
    sergent-fourrier de Napoléon.--De la timidité et de l’esprit
    d’entreprise.--La grand’mère Brigitte.--L’argile de
    Françoise                                                        22

  IV.--On rend visite aux nouveautés de l’hiver.--Opinion de
    Mlle Lucie sur «les hommes».--Françoise aime la parure.
    --Des deux degrés de la coquetterie.--La course au luxe.
    --Angoisses de la contrefaçon somptuaire.--Il y a une
    coquetterie recommandable. 32

  V.--Une visite de Mme Le Quellien.--Retour à la question
    de la coquetterie.--Théorème d’après Fénelon.--L’avenir
    du costume féminin.--«Complet habit» pour femmes.--Encore
    Fénelon.                                                         42

  VI.--Visite édifiante.--L’éloquence de la chaire et le
    féminisme.--Histoire de la fleur qui perd son parfum.--Une
    tulipe de Hollande.--Wilhelmine.--Gestes féminins que ne
    peut faire un roi.--Une avocate.--Notre paradis et notre
    royaume.                                                         52

  VII.--Noël: traditions de la dernière semaine de l’année.
    --La fin d’un siècle.--Réflexions sur l’opportunité des
    inventaires.--Une composition de style.--Faillite de tout.
    --Ce qu’objecte le vieux siècle pour sa défense.--Espoir en
    la femme.--Le sel de la terre.                                   63

  VIII.--Mission confidentielle.--Le parloir de L’Institut
    Berquin.--Yvonne, Madeleine, Juliette et Suzanne.--Le
    mari-complément.--Toquades de pensionnaires.--Un joli
    saint-cyrien.--Excellente attitude de Françoise.--Réflexions
    sur la vie claustrale des pensionnats.                           73

  IX.--Ministres et Commissions.--Singulier avantage de n’être
    point ministre.--L’enseignement secondaire.--Histoire
    d’un petit pêcher.--Françoise à dix ans.--Quel genre
    d’enseignement convient à cet âge.--La période tainienne.
    --La culture supérieure et la culture générale.--Objet de
    l’enseignement secondaire.                                       83

  X.--Les gens qui se disent cultivés.--Deux expériences
    pour les ramener à la modestie.--On ne sait rien.--Pacte
    d’illusion entre le maître et l’élève.--Le vrai sens du mot
    «savoir».--Les clartés de tout.--Ce qu’on nous objecte.
    --Éloge du maître d’armes et de l’écuyer.--Gymnastique
    intellectuelle: la prétendue; la vraie.                          99

  XI.--Petites anxiétés.--L’abat-jour.--Françoise n’est point
    frivole.--Conversation avec une dame.--Le latin, le grec,
    les mathématiques et la culture féminine.--Le surmenage.
    --Juliette.                                                     113

  XII.--Les livres de classe.--Leurs deux grands défauts.
    --Des précis: les bons et les mauvais.--Si j’étais
    ministre!--Enseignement littéraire: les anthologies.
    --Conseils à Françoise II.                                      127

  XIII.--La jument de Roland.--Notre méthode se
    passe du ministre.--Comment l’appliquer dans la
    pratique?--Distribution d’une journée d’élève.--Lever,
    toilette, repas, classes, études, temps de repos.--Le bon
    problème, la bonne version.--Soirée, coucher.--Le collège
    idéal.                                                          140

  XIV.--La ferme.--Nécessité d’une succursale de l’institution
    Berquin à la campagne.--Ce que fut la génération féminine
    de la fin du dernier siècle.--Cure de lenteur.--Les
    enseignements de la terre.--Le chêne et le châtaignier.
    --Treize francs vingt-cinq!--La vie intellectuelle et la vie
    rurale.                                                         154

  XV.--Une découverte oubliée par Edison.--Les heures où
    l’on ne se voit pas agir.--Chateaubriand, Mme Récamier et
    Françoise.--Sauterie chez d’honnêtes gens.--Le cotillon.
    --L’«autre» Françoise.--Bienfaits de l’éducation: la
    pensionnaire et le saint-cyrien.--Système des compartiments
    étanches.--Françoise proteste.                                  166

  XVI.--Les crêpes.--Concours culinaire.--De l’importance des
    soins ménagers.--La masseuse et le calculateur.--Goûts et
    dégoûts de Sophie.--Leçons de mise en scène que nous donne la
    nature.--La maîtresse de maison idéale.--Autorité domestique
    de Françoise.                                                   178

  XVII.--Les demoiselles du télégraphe.--Pédales et dépêches.
    --Une carrière pour Françoise.--Les sports féminins.
    --Caractères de femmes sportives.--Émilie.--Julie.
    --Importances respectives de la tête et du muscle.--Le vrai
    «record» féminin.--Nos aïeules.                                 188

  XVIII.--Le parloir de Berquin.--_Quo Vadis?_--Doit-on le
    lire?--Difficultés de se prononcer sur la moralité des livres.
    --Les jeunes filles et les romans.--Système traditionnel.
    --Mme de Maintenon; Berquin.--Système révolutionnaire.
    --Système des lectures responsables.                            199

  XIX.--Une surprise.--Le secret de Françoise.--Beauté et
    mélancolie du rôle de confident.--Les raisons du cœur.--Quel
    rôle joua Mlle Lucie.--Mariage d’amour; mariage bourgeois.
    --Il n’y a plus de jeunes filles riches.--L’âge de l’amour et
    l’âge du confortable.                                           209

  XX.--Françoise persiste.--Diverses façons d’envisager le
    mariage.--Raisons du cœur et raisons de la raison.--Les
    fiançailles des deux côtés de la Manche.--Françoise et sa
    mère-grand.--Trois avantages des longues fiançailles.--Les
    conditions d’une ambassade.                                     220

  XXI.--La visite à Passy.--Méditation sur les approches
    de la quarantaine.--Félix de Vandenesse et Jacques.--Les
    «travaux de maman».--Cristallisations variées.--Françoise
    est si jeune!--Maxime est si jeune!--La question des intérêts
    matériels.--Chambre et Sénat.--Le sort d’un amendement.         231

  XXII.--L’attente.--Utilité d’une vie réglée dans les moments
    de crise morale.--L’ordre imposé; l’ordre choisi.--La
    plupart des vies féminines sont désordonnées.--Comment régler
    sa vie?--Examen des aptitudes personnelles.--La veille et le
    sommeil.--Un vers latin.--Le profit du soir.                    243

  XXIII.--La jambe d’une dame âgée.--Reprise du programme: les
    heures de veille.--Influence de la jeunesse sur le mobilier.
    --Les travaux choisis.--Système de la nervure centrale.
    --L’art consolateur.--Beauté et noblesse de la règle.           253

  XXIV.--Un dimanche de printemps.--Maxime en civil.--La
    jeunesse et Sarcey.--Un séducteur.--L’état des négociations.
    --Quelqu’un qui n’aime pas les longues fiançailles.
    --Discussions sur l’énergie.--L’ambition de Maxime.
    --Promesse d’alliance.                                          263

  XXV.--Tout s’arrange.--Pourquoi Françoise fut si
    docile.--Temps joyeux.--L’art de supporter le bonheur.
    --Encore la règle.--Le brevet de Françoise.--Faut-il des
    examens?--L’inventaire et l’alerte.--Comment évoluera
    l’enseignement secondaire.--Le lumignon et le fanal.            273

  XXVI.--L’examen.--Excellente attitude de Françoise.--Une
    autre candidate.--Les disgrâces d’Alexandrine.--Arthropodes,
    fractions, prisme.--Comment Françoise mène le sexe laid.
    --Retour par une après-midi d’été.--Rayonnement de Françoise.
    --La retraite.--Innocence de Mme Rochette.--Un commencement
    et une fin.                                                     282

  XXVII.--Paris et Rosny-sur-Mer.--L’oncle n’est point jaloux.
    --Étude sur l’âme des belles-mères.--Les souvenirs.--Les
    illusions.--La mise à la retraite.--Souhaits de bonheur pour
    Françoise.--Feuilles sèches et lilas tardifs.                   294

  XXVIII.--Le charme des gronderies.--Trois mois sans lettres.
    --Réflexions sur la correspondance.--Lettres utiles.
    --Lettres de convenance.--L’amour et l’amitié.--Rôle de la
    jeunesse dans l’amitié.--Protocole des lettres futures.--Le
    mentor.--Le lexique.                                            304

  XXIX.--Première consultation.--Idées de Lucie.--La question
    des voyages.--Sont-ils décevants?--Le rêve et le souvenir.
    --Le voyage de noces: il est symbolique.--De la retraite et
    de la vie intérieure.--Utilité des illusions.                   312

  XXX.--Excursion dans l’Indre.--Le choix de la maison.
    --Opinion de Lucie sur la province.--Opinion de Françoise.
    --Opinion de l’oncle.--Un chapitre de la philosophie du
    bonheur.--Que la médiocrité de la fortune et du séjour est
    bienfaisante aux jeunes époux.--Conseils pratiques sur le
    trousseau, sur le mobilier.--Point de luxe.--Point de
    provisoire.                                                     321

  XXXI.--Une station d’hiver.--L’inutile verdure et l’inutile
    soleil.--Petites cosmopolites.--Pepa, Concha, Lily.
    --Indiscrétion professionnelle.--Les enfants.--Système de
    l’aveuglette.--Système de la demi-innocence.--Système de
    Molière.--Françoise est dans la tradition nationale.--On
    peut hâter le mariage.                                          332

  A MADAME MAXIME DESPEYROUX                                        344

  POST-SCRIPTUM.--La réponse aux Françoises.--Le système
    d’études.--La coéducation.--Les lectures. Agnès.--Le
    féminisme.--L’amour et le mariage.--Les omissions.              354




  _Achevé d’imprimer_
  le trente avril mil neuf cent dix
  PAR
  ALPHONSE LEMERRE
  6, RUE DES BERGERS, 6
  _A PARIS_








*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES À FRANÇOISE ***


    

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