Sodome et Gomorrhe - Deuxième partie

By Marcel Proust

The Project Gutenberg EBook of Sodome et Gomorrhe--Volume 2, by Marcel Proust

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Title: Sodome et Gomorrhe--Volume 2

Author: Marcel Proust

Release Date: February 15, 2005 [EBook #15075]
Last Updated: November 20, 2017

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SODOME ET GOMORRHE--VOLUME 2 ***




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MARCEL PROUST

A LA RECHERCHE
DU TEMPS PERDU

X

SODOME ET GOMORRHE
_DEUXIÈME PARTIE_



GALLIMARD
OEUVRES COMPLÈTES (_18 vol._).

_A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_

DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN (_2 vol._).
A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol._).
LE CÔTÉ DE GUERMANTES (_3 Vol._).
SODOME ET GOMORRHE (_2 Vol._).
LA PRISONNIÈRE (_2 Vol._).
ALBERTINE DISPARUE.
LE TEMPS RETROUVÉ (_2 Vol._).

PASTICHES ET MÉLANGES.

LES PLAISIRS ET LES JOURS.

CHRONIQUES.

LETTRES A LA N. R. F.

MORCEAUX CHOISIS.

UN AMOUR DE SWANN

(_édition illustrée par Laprade_).






SODOME ET GOMORRHE

DEUXIÈME PARTIE

(SUITE)


Le lendemain, le fameux mercredi, dans ce même petit chemin de fer que
je venais de prendre à Balbec, pour aller dîner à la Raspelière, je
tenais beaucoup à ne pas manquer Cottard à Graincourt-Saint-Vast où un
nouveau téléphonage de Mme Verdurin m'avait dit que je le retrouverais.
Il devait monter dans mon train et m'indiquerait où il fallait descendre
pour trouver les voitures qu'on envoyait de la Raspelière à la gare.
Aussi, le petit train ne s'arrêtant qu'un instant à Graincourt, première
station après Doncières, d'avance je m'étais mis à la portière tant
j'avais peur de ne pas voir Cottard ou de ne pas être vu de lui.
Craintes bien vaines! Je ne m'étais pas rendu compte à quel point le
petit clan ayant façonné tous les «habitués» sur le même type, ceux-ci,
par surcroît en grande tenue de dîner, attendant sur le quai, se
laissaient tout de suite reconnaître à un certain air d'assurance,
d'élégance et de familiarité, à des regards qui franchissaient comme un
espace vide, où rien n'arrête l'attention, les rangs pressés du vulgaire
public, guettaient l'arrivée de quelque habitué qui avait pris le train
à une station précédente et pétillaient déjà de la causerie prochaine.
Ce signe d'élection, dont l'habitude de dîner ensemble avait marqué
les membres du petit groupe, ne les distinguait pas seulement quand,
nombreux, en force, ils étaient massés, faisant une tache plus brillante
au milieu du troupeau des voyageurs--ce que Brichot appelait le
«pecus»--sur les ternes visages desquels ne pouvait se lire aucune
notion relative aux Verdurin, aucun espoir de jamais dîner à la
Raspelière. D'ailleurs ces voyageurs vulgaires eussent été moins
intéressés que moi si devant eux on eût prononcé--et malgré la notoriété
acquise par certains--les noms de ces fidèles que je m'étonnais de voir
continuer à dîner en ville, alors que plusieurs le faisaient déjà,
d'après les récits que j'avais entendus, avant ma naissance, à une
époque à la fois assez distante et assez vague pour que je fusse tenté
de m'en exagérer l'éloignement. Le contraste entre la continuation
non seulement de leur existence, mais du plein de leurs forces, et
l'anéantissement de tant d'amis que j'avais déjà vus, ici ou là,
disparaître, me donnait ce même sentiment que nous éprouvons quand, à
la dernière heure des journaux, nous lisons précisément la nouvelle que
nous attendions le moins, par exemple celle d'un décès prématuré et qui
nous semble fortuit parce que les causes dont il est l'aboutissant nous
sont restées inconnues. Ce sentiment est celui que la mort n'atteint pas
uniformément tous les hommes, mais qu'une lame plus avancée de sa montée
tragique emporte une existence située au niveau d'autres que longtemps
encore les lames suivantes épargneront. Nous verrons, du reste, plus
tard la diversité des morts qui circulent invisiblement être la cause de
l'inattendu spécial que présentent, dans les journaux, les nécrologies.
Puis je voyais qu'avec le temps, non seulement des dons réels, qui
peuvent coexister avec la pire vulgarité de conversation, se dévoilent
et s'imposent, mais encore que des individus médiocres arrivent à ces
hautes places, attachées dans l'imagination de notre enfance à quelques
vieillards célèbres, sans songer que le seraient, un certain nombre
d'années plus tard, leurs disciples devenus maîtres et inspirant
maintenant le respect et la crainte qu'ils éprouvaient jadis. Mais
si les noms des fidèles n'étaient pas connus du «pecus», leur aspect
pourtant les désignait à ses yeux. Même dans le train (lorsque le hasard
de ce que les uns et les autres d'entre eux avaient eu à faire dans la
journée les y réunissait tous ensemble), n'ayant plus à cueillir à une
station suivante qu'un isolé, le wagon dans lequel ils se trouvaient
assemblés, désigné par le coude du sculpteur Ski, pavoisé par le «Temps»
de Cottard, fleurissait de loin comme une voiture de luxe et ralliait,
à la gare voulue, le camarade retardataire. Le seul à qui eussent pu
échapper, à cause de sa demi-cécité, ces signes de promission était
Brichot. Mais aussi l'un des habitués assurait volontairement à l'égard
de l'aveugle les fonctions de guetteur et, dès qu'on avait aperçu son
chapeau de paille, son parapluie vert et ses lunettes bleues, on le
dirigeait avec douceur et hâte vers le compartiment d'élection. De sorte
qu'il était sans exemple qu'un des fidèles, à moins d'exciter les plus
graves soupçons de bamboche, ou même de ne pas être venu «par le train»,
n'eût pas retrouvé les autres en cours de route. Quelquefois l'inverse
se produisait: un fidèle avait dû aller assez loin dans l'après-midi et,
en conséquence, devait faire une partie du parcours seul avant d'être
rejoint par le groupe; mais, même ainsi isolé, seul de son espèce, il ne
manquait pas le plus souvent de produire quelque effet. Le Futur
vers lequel il se dirigeait le désignait à la personne assise sur la
banquette d'en face, laquelle se disait: «Ce doit être quelqu'un»,
discernait, fût-ce autour du chapeau mou de Cottard ou du sculpteur Ski,
une vague auréole, et n'était qu'à demi étonnée quand, à la station
suivante, une foule élégante, si c'était leur point terminus,
accueillait le fidèle à la portière et s'en allait avec lui vers l'une
des voitures qui attendaient, salués tous très bas par l'employé de
Doville, ou bien, si c'était à une station intermédiaire, envahissait
le compartiment. C'est ce que fit, et avec précipitation, car plusieurs
étaient arrivés en retard, juste au moment où le train déjà en gare
allait repartir, la troupe que Cottard mena au pas de course vers le
wagon à la fenêtre duquel il avait vu mes signaux. Brichot, qui se
trouvait parmi ces fidèles, l'était devenu davantage au cours de ces
années qui, pour d'autres, avaient diminué leur assiduité. Sa vue
baissant progressivement l'avait obligé, même à Paris, à diminuer de
plus en plus les travaux du soir. D'ailleurs il avait peu de sympathie
pour la Nouvelle Sorbonne où les idées d'exactitude scientifique, à
l'allemande, commençaient à l'emporter sur l'humanisme. Il se bornait
exclusivement maintenant à son cours et aux jurys d'examen; aussi
avait-il beaucoup plus de temps à donner à la mondanité. C'est-à-dire
aux soirées chez les Verdurin, ou à celles qu'offrait parfois aux
Verdurin tel ou tel fidèle, tremblant d'émotion. Il est vrai qu'à deux
reprises l'amour avait manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient
plus: détacher Brichot du petit clan. Mais Mme Verdurin, qui «veillait
au grain», et d'ailleurs, en ayant pris l'habitude dans l'intérêt de son
salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé dans ce genre
de drames et d'exécutions, l'avait irrémédiablement brouillé avec la
personne dangereuse, sachant, comme elle le disait, «mettre bon ordre
à tout» et «porter le fer rouge dans la plaie». Cela lui avait été
d'autant plus aisé pour l'une des personnes dangereuses que c'était
simplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin, ayant ses
petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlate d'orgueil
quand elle daignait monter ses étages, n'avait eu qu'à mettre à la porte
cette femme de rien. «Comment, avait dit la Patronne à Brichot, une
femme comme moi vous fait l'honneur de venir chez vous, et vous recevez
une telle créature?» Brichot n'avait jamais oublié le service que Mme
Verdurin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer dans la
fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu'en contraste
avec ce regain d'affection, et peut-être à cause de lui, la Patronne
commençait à se dégoûter d'un fidèle par trop docile et de l'obéissance
de qui elle était sûre d'avance. Mais Brichot tirait de son intimité
chez les Verdurin un éclat qui le distinguait entre tous ses collègues
de la Sorbonne. Ils étaient éblouis par les récits qu'il leur faisait de
dîners auxquels on ne les inviterait jamais, par la mention, dans des
revues, ou par le portrait exposé au Salon, qu'avaient fait de lui tel
écrivain ou tel peintre réputés dont les titulaires des autres chaires
de la Faculté des Lettres prisaient le talent mais n'avaient aucune
chance d'attirer l'attention, enfin par l'élégance vestimentaire
elle-même du philosophe mondain, élégance qu'ils avaient prise
d'abord pour du laisser-aller jusqu'à ce que leur collègue leur eût
bienveillamment expliqué que le chapeau haute forme se laisse volontiers
poser par terre, au cours d'une visite, et n'est pas de mise pour les
dîners à la campagne, si élégants soient-ils, où il doit être remplacé
par le chapeau mou, fort bien porté avec le smoking. Pendant les
premières secondes où le petit groupe se fut engouffré dans le wagon, je
ne pus même pas parler à Cottard, car il était suffoqué, moins d'avoir
couru pour ne pas manquer le train, que par l'émerveillement de l'avoir
attrapé si juste. Il en éprouvait plus que la joie d'une réussite,
presque l'hilarité d'une joyeuse farce. «Ah! elle est bien bonne!
dit-il quand il se fut remis. Un peu plus! nom d'une pipe, c'est ce qui
s'appelle arriver à pic!» ajouta-t-il en clignant de l'oeil, non pas
pour demander si l'expression était juste, car il débordait maintenant
d'assurance, mais par satisfaction. Enfin il put me nommer aux autres
membres du petit clan. Je fus ennuyé de voir qu'ils étaient presque tous
dans la tenue qu'on appelle à Paris smoking. J'avais oublié que les
Verdurin commençaient vers le monde une évolution timide, ralentie
par l'affaire Dreyfus, accélérée par la musique «nouvelle», évolution
d'ailleurs démentie par eux, et qu'ils continueraient de démentir
jusqu'à ce qu'elle eût abouti, comme ces objectifs militaires qu'un
général n'annonce que lorsqu'il les a atteints, de façon à ne pas avoir
l'air battu s'il les manque. Le monde était d'ailleurs, de son côté,
tout préparé à aller vers eux. Il en était encore à les considérer
comme des gens chez qui n'allait personne de la société mais qui n'en
éprouvent aucun regret. Le salon Verdurin passait pour un Temple de la
Musique. C'était là, assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration,
encouragement. Or si la Sonate de Vinteuil restait entièrement
incomprise et à peu près inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus
grand musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Enfin
certains jeunes gens du faubourg s'étant avisés qu'ils devaient être
aussi instruits que des bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui
avaient appris la musique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil
jouissait d'une réputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux,
à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et
s'intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient
avec un certain respect Mme Verdurin, dans sa première loge, qui suivait
la partition. Jusqu'ici cette mondanité latente des Verdurin ne se
traduisait que par deux faits. D'une part, Mme Verdurin disait de la
princesse de Caprarola: «Ah! celle-là est intelligente, c'est une femme
agréable. Ce que je ne peux pas supporter, ce sont les imbéciles, les
gens qui m'ennuient, ça me rend folle.» Ce qui eût donné à penser à
quelqu'un d'un peu fin que la princesse de Caprarola, femme du plus
grand monde, avait fait une visite à Mme Verdurin. Elle avait même
prononcé son nom au cours d'une visite de condoléances qu'elle avait
faite à Mme Swann après la mort du mari de celle-ci, et lui avait
demandé si elle les connaissait. «Comment dites-vous? avait répondu
Odette d'un air subitement triste.--Verdurin.--Ah! alors je sais,
avait-elle repris avec désolation, je ne les connais pas, ou plutôt je
les connais sans les connaître, ce sont des gens que j'ai vus autrefois
chez des amis, il y a longtemps, ils sont agréables.» La princesse de
Caprarola partie, Odette aurait bien voulu avoir dit simplement la
vérité. Mais le mensonge immédiat était non le produit de ses calculs,
mais la révélation de ses craintes, de ses désirs. Elle niait non ce
qu'il eût été adroit de nier, mais ce qu'elle aurait voulu qui ne fût
pas, même si l'interlocuteur devait apprendre dans une heure que cela
était en effet. Peu après elle avait repris son assurance et avait même
été au-devant des questions en disant, pour ne pas avoir l'air de les
craindre: «Mme Verdurin, mais comment, je l'ai énormément connue», avec
une affectation d'humilité comme une grande dame qui raconte qu'elle a
pris le tramway. «On parle beaucoup des Verdurin depuis quelque temps»,
disait Mme de Souvré. Odette, avec un dédain souriant de duchesse,
répondait: «Mais oui, il me semble en effet qu'on en parle beaucoup. De
temps en temps il y a comme cela des gens nouveaux qui arrivent dans la
société», sans penser qu'elle était elle-même une des plus nouvelles.
«La princesse de Caprarola y a dîné, reprit Mme de Souvré.--Ah! répondit
Odette en accentuant son sourire, cela ne m'étonne pas. C'est toujours
par la princesse de Caprarola que ces choses-là commencent, et puis il
en vient une autre, par exemple la comtesse Molé.» Odette, en disant
cela, avait l'air d'avoir un profond dédain pour les deux grandes
dames qui avaient l'habitude d'essuyer les plâtres dans les salons
nouvellement ouverts. On sentait à son ton que cela voulait dire
qu'elle, Odette, comme Mme de Souvré, on ne réussirait pas à les
embarquer dans ces galères-là.

Après l'aveu qu'avait fait Mme Verdurin de l'intelligence de la
princesse de Caprarola, le second signe que les Verdurin avaient
conscience du destin futur était que (sans l'avoir formellement demandé,
bien entendu) ils souhaitaient vivement qu'on vînt maintenant dîner chez
eux en habit du soir; M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans
honte par son neveu, celui qui était «dans les choux».

Parmi ceux qui montèrent dans mon wagon à Graincourt se trouvait
Saniette, qui jadis avait été chassé de chez les Verdurin par son cousin
Forcheville, mais était revenu. Ses défauts, au point de vue de la vie
mondaine, étaient autrefois--malgré des qualités supérieures--un peu
du même genre que ceux de Cottard, timidité, désir de plaire, efforts
infructueux pour y réussir. Mais si la vie, en faisant revêtir à Cottard
(sinon chez les Verdurin, où il était, par la suggestion que les minutes
anciennes exercent sur nous quand nous nous retrouvons dans un milieu
accoutumé, resté quelque peu le même, du moins dans sa clientèle, dans
son service d'hôpital, à l'Académie de Médecine) des dehors de froideur,
de dédain, de gravité qui s'accentuaient pendant qu'il débitait devant
ses élèves complaisants ses calembours, avait creusé une véritable
coupure entre le Cottard actuel et l'ancien, les mêmes défauts s'étaient
au contraire exagérés chez Saniette, au fur et à mesure qu'il cherchait
à s'en corriger. Sentant qu'il ennuyait souvent, qu'on ne l'écoutait
pas, au lieu de ralentir alors, comme l'eût fait Cottard, de forcer
l'attention par l'air d'autorité, non seulement il tâchait, par un ton
badin, de se faire pardonner le tour trop sérieux de sa conversation,
mais pressait son débit, déblayait, usait d'abréviations pour paraître
moins long, plus familier avec les choses dont il parlait, et parvenait
seulement, en les rendant inintelligibles, à sembler interminable. Son
assurance n'était pas comme celle de Cottard qui glaçait ses malades,
lesquels aux gens qui vantaient son aménité dans le monde répondaient:
«Ce n'est plus le même homme quand il vous reçoit dans son cabinet,
vous dans la lumière, lui à contre-jour et les yeux perçants.» Elle
n'imposait pas, on sentait qu'elle cachait trop de timidité, qu'un
rien suffirait à la mettre en fuite. Saniette, à qui ses amis avaient
toujours dit qu'il se défiait trop de lui-même, et qui, en effet, voyait
des gens qu'il jugeait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les
succès qui lui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans
sourire de la drôlerie de celle-ci, de peur qu'un air sérieux ne fît
pas suffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit au
comique que lui-même avait l'air de trouver à ce qu'il allait dire, on
lui faisait la faveur d'un silence général. Mais le récit tombait
à plat. Un convive doué d'un bon coeur glissait parfois à Saniette
l'encouragement, privé, presque secret, d'un sourire d'approbation, le
lui faisant parvenir furtivement, sans éveiller l'attention, comme
on vous glisse un billet. Mais personne n'allait jusqu'à assumer la
responsabilité, à risquer l'adhésion publique d'un éclat de rire.
Longtemps après l'histoire finie et tombée, Saniette, désolé, restait
seul à se sourire à lui-même, comme goûtant en elle et pour soi la
délectation qu'il feignait de trouver suffisante et que les autres
n'avaient pas éprouvée. Quant au sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de
la difficulté qu'on trouvait à prononcer son nom polonais, et parce que
lui-même affectait, depuis qu'il vivait dans une certaine société, de ne
pas vouloir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un peu
ennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cinq ans et fort laid,
une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse qu'il avait gardée pour
avoir été jusqu'à dix ans le plus ravissant enfant prodige du monde,
coqueluche de toutes les dames. Mme Verdurin prétendait qu'il était
plus artiste qu'Elstir. Il n'avait d'ailleurs avec celui-ci que des
ressemblances purement extérieures. Elles suffisaient pour qu'Elstir,
qui avait une fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde que
nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous,
ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s'étale ce que nous
avons de moins bon, les défauts dont nous nous sommes guéris, nous
rappelant fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certains avant
que nous fussions devenus ce que nous sommes. Mais Mme Verdurin croyait
que Ski avait plus de tempérament qu'Elstir parce qu'il n'y avait aucun
art pour lequel il n'eût de la facilité, et elle était persuadée que
cette facilité il l'eût poussée jusqu'au talent s'il avait eu moins de
paresse. Celle-ci paraissait même à la Patronne un don de plus, étant le
contraire du travail, qu'elle croyait le lot des êtres sans génie. Ski
peignait tout ce qu'on voulait, sur des boutons de manchette ou sur des
dessus de porte. Il chantait avec une voix de compositeur, jouait de
mémoire, en donnant au piano l'impression de l'orchestre, moins par
sa virtuosité que par ses fausses basses signifiant l'impuissance des
doigts à indiquer qu'ici il y a un piston que, du reste, il imitait
avec la bouche. Cherchant ses mots en parlant pour faire croire à une
impression curieuse, de la même façon qu'il retardait un accord plaqué
ensuite en disant: «Ping», pour faire sentir les cuivres, il passait
pour merveilleusement intelligent, mais ses idées se ramenaient en
réalité à deux ou trois, extrêmement courtes. Ennuyé de sa réputation
de fantaisiste, il s'était mis en tête de montrer qu'il était un être
pratique, positif, d'où chez lui une triomphante affectation de fausse
précision, de faux bon sens, aggravés parce qu'il n'avait aucune mémoire
et des informations toujours inexactes. Ses mouvements de tête, de cou,
de jambes, eussent été gracieux s'il eût eu encore neuf ans, des boucles
blondes, un grand col de dentelles et de petites bottes de cuir rouge.
Arrivés en avance avec Cottard et Brichot à la gare de Graincourt, ils
avaient laissé Brichot dans la salle d'attente et étaient allés faire un
tour. Quand Cottard avait voulu revenir, Ski avait répondu: «Mais rien
ne presse. Aujourd'hui ce n'est pas le train local, c'est le train
départemental». Ravi de voir l'effet que cette nuance dans la précision
produisait sur Cottard, il ajouta, parlant de lui-même: «Oui, parce que
Ski aime les arts, parce qu'il modèle la glaise, on croit qu'il n'est
pas pratique. Personne ne connaît la ligne mieux que moi». Néanmoins ils
étaient revenus vers la gare, quand tout d'un coup, apercevant la fumée
du petit train qui arrivait, Cottard, poussant un hurlement, avait crié:
«Nous n'avons qu'à prendre nos jambes à notre cou.» Ils étaient en effet
arrivés juste, la distinction entre le train local et départemental
n'ayant jamais existé que dans l'esprit de Ski. «Mais est-ce que la
princesse n'est pas dans le train?» demanda d'une voix vibrante Brichot,
dont les lunettes énormes, resplendissantes comme ces réflecteurs que
les laryngologues s'attachent au front pour éclairer la gorge de leurs
malades, semblaient avoir emprunté leur vie aux yeux du professeur, et,
peut-être à cause de l'effort qu'il faisait pour accommoder sa vision
avec elles, semblaient, même dans les moments les plus insignifiants,
regarder elles-mêmes avec une attention soutenue et une fixité
extraordinaire. D'ailleurs la maladie, en retirant peu à peu la vue à
Brichot, lui avait révélé les beautés de ce sens, comme il faut souvent
que nous nous décidions à nous séparer d'un objet, à en faire cadeau
par exemple, pour le regarder, le regretter, l'admirer. «Non, non,
la princesse a été reconduire jusqu'à Maineville des invités de Mme
Verdurin qui prenaient le train de Paris. Il ne serait même pas
impossible que Mme Verdurin, qui avait affaire à Saint-Mars, fût avec
elle! Comme cela elle voyagerait avec nous et nous ferions route tous
ensemble, ce serait charmant. Il s'agira d'ouvrir l'oeil à Maineville,
et le bon! Ah! ça ne fait rien, on peut dire que nous avons bien failli
manquer le coche. Quand j'ai vu le train j'ai été sidéré. C'est ce qui
s'appelle arriver au moment psychologique. Voyez-vous ça que nous ayons
manqué le train? Mme Verdurin s'apercevant que les voitures revenaient
sans nous? Tableau! ajouta le docteur qui n'était pas encore remis de
son émoi. Voilà une équipée qui n'est pas banale. Dites donc, Brichot,
qu'est-ce que vous dites de notre petite escapade? demanda le docteur
avec une certaine fierté.--Par ma foi, répondit Brichot, en effet,
si vous n'aviez plus trouvé le train, c'eût été, comme eût parlé feu
Villemain, un sale coup pour la fanfare!» Mais moi, distrait dès les
premiers instants par ces gens que je ne connaissais pas, je me rappelai
tout d'un coup ce que Cottard m'avait dit dans la salle de danse du
petit Casino, et, comme si un chaînon invisible eût pu relier un organe
et les images du souvenir, celle d'Albertine appuyant ses seins contre
ceux d'Andrée me faisait un mal terrible au coeur. Ce mal ne dura pas:
l'idée de relations possibles entre Albertine et des femmes ne me
semblait plus possible depuis l'avant-veille, où les avances que mon
amie avait faites à Saint-Loup avaient excité en moi une nouvelle
jalousie qui m'avait fait oublier la première. J'avais la naïveté
des gens qui croient qu'un goût en exclut forcément un autre. A
Harambouville, comme le tram était bondé, un fermier en blouse bleue,
qui n'avait qu'un billet de troisième, monta dans notre compartiment.
Le docteur, trouvant qu'on ne pourrait pas laisser voyager la princesse
avec lui, appela un employé, exhiba sa carte de médecin d'une grande
compagnie de chemin de fer et força le chef de gare à faire descendre
le fermier. Cette scène peina et alarma à un tel point la timidité de
Saniette que, dès qu'il la vit commencer, craignant déjà, à cause de
la quantité de paysans qui étaient sur le quai, qu'elle ne prît les
proportions d'une jacquerie, il feignit d'avoir mal au ventre, et
pour qu'on ne pût l'accuser d'avoir sa part de responsabilité dans la
violence du docteur, il enfila le couloir en feignant de chercher ce que
Cottard appelait les «water». N'en trouvant pas, il regarda le paysage
de l'autre extrémité du tortillard. «Si ce sont vos débuts chez Mme
Verdurin, Monsieur, me dit Brichot, qui tenait à montrer ses talents à
un «nouveau», vous verrez qu'il n'y a pas de milieu où l'on sente mieux
la «douceur de vivre», comme disait un des inventeurs du dilettantisme,
du je m'enfichisme, de beaucoup de mots en «isme» à la mode chez nos
snobinettes, je veux dire M. le prince de Talleyrand.» Car, quand il
parlait de ces grands seigneurs du passé, il trouvait spirituel, et
«couleur de l'époque» de faire précéder leur titre de Monsieur et disait
Monsieur le duc de La Rochefoucauld, Monsieur le cardinal de Retz, qu'il
appelait aussi de temps en temps: «Ce struggle for lifer de Gondi, ce
«boulangiste» de Marsillac.» Et il ne manquait jamais, avec un sourire,
d'appeler Montesquieu, quand il parlait de lui: «Monsieur le Président
Secondat de Montesquieu.» Un homme du monde spirituel eût été agacé de
ce pédantisme, qui sent l'école. Mais, dans les parfaites manières de
l'homme du monde, en parlant d'un prince, il y a un pédantisme aussi qui
trahit une autre caste, celle où l'on fait précéder le nom Guillaume de
«l'Empereur» et où l'on parle à la troisième personne à une Altesse.
«Ah! celui-là, reprit Brichot, en parlant de «Monsieur le prince de
Talleyrand», il faut le saluer chapeau bas. C'est un ancêtre.--C'est un
milieu charmant, me dit Cottard, vous trouverez un peu de tout, car Mme
Verdurin n'est pas exclusive: des savants illustres comme Brichot de la
haute noblesse comme, par exemple, la princesse Sherbatoff, une grande
dame russe, amie de la grande-duchesse Eudoxie qui même la voit seule
aux heures où personne n'est admis.» En effet, la grande-duchesse
Eudoxie, ne se souciant pas que la princesse Sherbatoff, qui depuis
longtemps n'était plus reçue par personne, vînt chez elle quand elle eût
pu y avoir du monde, ne la laissait venir que de très bonne heure, quand
l'Altesse n'avait auprès d'elle aucun des amis à qui il eût été aussi
désagréable de rencontrer la princesse que cela eût été gênant pour
celle-ci. Comme depuis trois ans, aussitôt après avoir quitté, comme une
manucure, la grande-duchesse, Mme Sherbatoff partait chez Mme Verdurin,
qui venait seulement de s'éveiller, et ne la quittait plus, on peut
dire que la fidélité de la princesse passait infiniment celle même de
Brichot, si assidu pourtant à ces mercredis, où il avait le plaisir de
se croire, à Paris, une sorte de Chateaubriand à l'Abbaye-aux-Bois et
où, à la campagne, il se faisait l'effet de devenir l'équivalent de ce
que pouvait être chez Mme du Châtelet celui qu'il nommait toujours (avec
une malice et une satisfaction de lettré): «M. de Voltaire.»

Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de
montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité qui faisait
d'elle plus qu'une «fidèle» ordinaire, la fidèle type, l'idéal que Mme
Verdurin avait longtemps cru inaccessible et, qu'arrivée au retour
d'âge, elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine.
De quelque jalousie qu'en eût été torturée la Patronne, il était sans
exemple que les plus assidus de ses fidèles ne l'eussent «lâchée» une
fois. Les plus casaniers se laissaient tenter par un voyage; les plus
continents avaient eu une bonne fortune; les plus robustes pouvaient
attraper la grippe, les plus oisifs être pris par leurs vingt-huit
jours, les plus indifférents aller fermer les yeux à leur mère
mourante. Et c'était en vain que Mme Verdurin leur disait alors, comme
l'impératrice romaine, qu'elle était le seul général à qui dût obéir sa
légion, comme le Christ ou le Kaiser, que celui qui aimait son père et
sa mère autant qu'elle et n'était pas prêt à les quitter pour la suivre
n'était pas digne d'elle, qu'au lieu de s'affaiblir au lit ou de se
laisser berner par une grue, ils feraient mieux de rester près d'elle,
elle, seul remède et seule volupté. Mais la destinée, qui se plaît
parfois à embellir la fin des existences qui se prolongent tard, avait
fait rencontrer à Mme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec
sa famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la baronne
Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu'elle
n'avait pas envie de rencontrer les amies de la première, et parce que
la seconde n'avait pas envie que ses amies rencontrassent la princesse,
elle n'allait qu'aux heures matinales où Mme Verdurin dormait encore, ne
se souvenant pas d'avoir gardé la chambre une seule fois depuis l'âge de
douze ans, où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre,
à Mme Verdurin qui, inquiète d'être seule, lui avait demandé si elle
ne pourrait pas rester coucher à l'improviste, malgré le jour de
l'an: «Mais qu'est-ce qui pourrait m'en empêcher n'importe quel jour?
D'ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes ma famille»,
vivant dans une pension et changeant de «pension» quand les Verdurin
déménageaient, les suivant dans leurs villégiatures, la princesse avait
si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers de Vigny:

  Toi seule me parus ce qu'on cherche toujours

que la Présidente du petit cercle, désireuse de s'assurer une «fidèle»
jusque dans la mort, lui avait demandé que celle des deux qui
mourrait la dernière se fît enterrer à côté de l'autre. Vis-à-vis des
étrangers--parmi lesquels il faut toujours compter celui à qui nous
mentons le plus parce que c'est celui par qui il nous serait le plus
pénible d'être méprisé: nous-même,--la princesse Sherbatoff avait soin
de représenter ses trois seules amitiés--avec la grande-duchesse, avec
les Verdurin, avec la baronne Putbus--comme les seules, non que des
cataclysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu
de la destruction de tout le reste, mais qu'un libre choix lui avait
fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût de
solitude et de simplicité l'avait fait se borner. «Je ne vois _personne_
d'autre», disait-elle en insistant sur le caractère inflexible de ce qui
avait plutôt l'air d'une règle qu'on s'impose que d'une nécessité qu'on
subit. Elle ajoutait: «Je ne fréquente que trois maisons», comme les
auteurs qui, craignant de ne pouvoir aller jusqu'à la quatrième,
annoncent que leur pièce n'aura que trois représentations. Que M. et Mme
Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ils avaient aidé la
princesse à l'inculquer dans l'esprit des fidèles. Et ceux-ci étaient
persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations
qui s'offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et que les
Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristocratie, n'avaient
consenti à faire qu'une exception, en faveur de la princesse.

A leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieu d'origine pour
ne pas s'y ennuyer, entre tant de gens qu'elle eût pu fréquenter ne
trouvait agréables que les seuls Verdurin, et réciproquement ceux-ci,
sourds aux avances de toute l'aristocratie qui s'offrait à eux,
n'avaient consenti à faire qu'une seule exception, en faveur d'une
grande dame plus intelligente que ses pareilles, la princesse
Sherbatoff.

La princesse était fort riche; elle avait à toutes les premières une
grande baignoire où, avec l'autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait
les fidèles et jamais personne d'autre. On se montrait cette personne
énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en
rougissant comme certains fruits durables et ratatinés des haies. On
admirait à la fois sa puissance et son humilité, car, ayant toujours
avec elle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, le
premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle s'efforçait
pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au
fond, ne s'occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le
petit groupe, qui, un peu avant la fin de la représentation, se retirait
en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d'une beauté
timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas
la salle, restait dans l'ombre, c'était pour tâcher d'oublier qu'il
existait un monde vivant qu'elle désirait passionnément et ne pouvait
pas connaître; la «coterie» dans une «baignoire» était pour elle ce
qu'est pour certains animaux l'immobilité quasi cadavérique en présence
du danger. Néanmoins, le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille
les gens du monde faisait qu'ils prêtaient peut-être plus d'attention à
cette mystérieuse inconnue qu'aux célébrités des premières loges, chez
qui chacun venait en visite. On s'imaginait qu'elle était autrement
que les personnes qu'on connaissait; qu'une merveilleuse intelligence,
jointe à une bonté divinatrice, retenaient autour d'elle ce petit milieu
de gens éminents. La princesse était forcée, si on lui parlait de
quelqu'un ou si on lui présentait quelqu'un, de feindre une grande
froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins,
avec l'appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux
réussissaient à la connaître, et son ivresse d'en connaître un était
telle qu'elle en oubliait la fable de l'isolement voulu et se dépensait
follement pour le nouveau venu. S'il était fort médiocre, chacun
s'étonnait. «Quelle chose singulière que la princesse, qui ne veut
connaître personne, aille faire une exception pour cet être si peu
caractéristique.» Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et
la princesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.

Cottard disait beaucoup plus souvent: «Je le verrai mercredi chez les
Verdurin», que: «Je le verrai mardi à l'Académie.» Il parlait aussi des
mercredis comme d'une occupation aussi importante et aussi inéluctable.
D'ailleurs Cottard était de ces gens peu recherchés qui se font un
devoir aussi impérieux de se rendre à une invitation que si elle
constituait un ordre, comme une convocation militaire ou judiciaire.
Il fallait qu'il fût appelé par une visite bien importante pour qu'il
«lâchât» les Verdurin le mercredi, l'importance ayant trait, d'ailleurs,
plutôt à la qualité du malade qu'à la gravité de la maladie. Car
Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour
un ouvrier frappé d'une attaque, mais pour le coryza d'un ministre.
Encore, dans ce cas, disait-il à sa femme: «Excuse-moi bien auprès de
Mme Verdurin. Préviens que j'arriverai en retard. Cette Excellence
aurait bien pu choisir un autre jour pour être enrhumée.» Un mercredi,
leur vieille cuisinière s'étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en
smoking pour aller chez les Verdurin, avait haussé les épaules quand
sa femme lui avait timidement demandé s'il ne pourrait pas panser la
blessée: «Mais je ne peux pas, Léontine, s'était-il écrié en gémissant;
tu vois bien que j'ai mon gilet blanc.» Pour ne pas impatienter son
mari, Mme Cottard avait fait chercher au plus vite le chef de clinique.
Celui-ci, pour aller plus vite, avait pris une voiture, de sorte que la
sienne entrant dans la cour au moment où celle de Cottard allait sortir
pour le mener chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à avancer,
à reculer. Mme Cottard était gênée que le chef de clinique vît son
maître en tenue de soirée. Cottard pestait du retard, peut-être par
remords, et partit avec une humeur exécrable qu'il fallut tous les
plaisirs du mercredi pour arriver à dissiper.

Si un client de Cottard lui demandait: «Rencontrez-vous quelquefois
les Guermantes?» c'est de la meilleure foi du monde que le professeur
répondait: «Peut-être pas justement les Guermantes, je ne sais pas. Mais
je vois tout ce monde-là chez des amis à moi. Vous avez certainement
entendu parler des Verdurin. Ils connaissent tout le monde. Et puis eux,
du moins, ce ne sont pas des gens chics décatis. Il y a du répondant. On
évalue généralement que Mme Verdurin est riche à trente-cinq millions.
Dame, trente-cinq millions, c'est un chiffre. Aussi elle n'y va pas avec
le dos de la cuiller. Vous me parliez de la duchesse de Guermantes. Je
vais vous dire la différence: Mme Verdurin c'est une grande dame, la
duchesse de Guermantes est probablement une purée. Vous saisissez bien
la nuance, n'est-ce pas? En tout cas, que les Guermantes aillent ou non
chez Mme Verdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les d'Sherbatoff, les
d'Forcheville, et _tutti quanti_, des gens de la plus haute volée, toute
la noblesse de France et de Navarre, à qui vous me verriez parler de
pair à compagnon. D'ailleurs ce genre d'individus recherche volontiers
les princes de la science», ajoutait-il avec un sourire d'amour-propre
béat, amené à ses lèvres par la satisfaction orgueilleuse, non pas
tellement que l'expression jadis réservée aux Potain, aux Charcot,
s'appliquât maintenant à lui, mais qu'il sût enfin user comme il
convenait de toutes celles que l'usage autorise et, qu'après les avoir
longtemps piochées, il possédait à fond. Aussi, après m'avoir cité la
princesse Sherbatoff parmi les personnes que recevait Mme Verdurin,
Cottard ajoutait en clignant de l'oeil: «Vous voyez le genre de la
maison, vous comprenez ce que je veux dire?» Il voulait dire ce qu'il y
a de plus chic. Or, recevoir une dame russe qui ne connaissait que la
grande-duchesse Eudoxie, c'était peu. Mais la princesse Sherbatoff eût
même pu ne pas la connaître sans qu'eussent été amoindries l'opinion que
Cottard avait relativement à la suprême élégance du salon Verdurin et sa
joie d'y être reçu. La splendeur dont nous semblent revêtus les gens que
nous fréquentons n'est pas plus intrinsèque que celle de ces personnages
de théâtre pour l'habillement desquels il est bien inutile qu'un
directeur dépense des centaines de mille francs à acheter des costumes
authentiques et des bijoux vrais qui ne feront aucun effet, quand
un grand décorateur donnera une impression de luxe mille fois plus
somptueuse en dirigeant un rayon factice sur un pourpoint de grosse
toile semé de bouchons de verre et sur un manteau en papier. Tel homme a
passé sa vie au milieu des grands de la terre qui n'étaient pour lui
que d'ennuyeux parents ou de fastidieuses connaissances, parce qu'une
habitude contractée dès le berceau les avait dépouillés à ses yeux de
tout prestige. Mais, en revanche, il a suffi que celui-ci vînt, par
quelque hasard, s'ajouter aux personnes les plus obscures, pour que
d'innombrables Cottard aient vécu éblouis par des femmes titrées
dont ils s'imaginaient que le salon était le centre des élégances
aristocratiques, et qui n'étaient même pas ce qu'étaient Mme de
Villeparisis et ses amies (des grandes dames déchues que l'aristocratie
qui avait été élevée avec elles ne fréquentait plus); non, celles dont
l'amitié a été l'orgueil de tant de gens, si ceux-ci publiaient leurs
mémoires et y donnaient les noms de ces femmes et de celles qu'elles
recevaient, personne, pas plus Mme de Cambremer que Mme de Guermantes,
ne pourrait les identifier. Mais qu'importe! Un Cottard a ainsi sa
marquise, laquelle est pour lui la «baronne», comme, dans Marivaux, la
baronne dont on ne dit jamais le nom et dont on n'a même pas l'idée
qu'elle en a jamais eu un. Cottard croit d'autant plus y trouver résumée
l'aristocratie--laquelle ignore cette dame--que plus les titres sont
douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur
l'argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. De nombreux
Cottard, qui ont cru passer leur vie au coeur du faubourg Saint-Germain,
ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que
ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que, pour
le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices
«du vieux temps», c'est quelquefois dans ceux dont toutes les
pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de
Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d'étoiles d'or, qu'ils ont le
plus la sensation du moyen âge. «La princesse sera à Maineville. Elle
voyagera avec nous. Mais je ne vous présenterai pas tout de suite. Il
vaudra mieux que ce soit Mme Verdurin qui fasse cela. A moins que je
ne trouve un joint. Comptez alors que je sauterai dessus.--De quoi
parliez-vous, dit Saniette, qui fit semblant d'avoir été prendre
l'air.--Je citai à Monsieur, dit Brichot, un mot que vous connaissez
bien de celui qui est à mon avis le premier des fins de siècle (du
siècle 18 s'entend), le prénommé Charles-Maurice, abbé de Périgord. Il
avait commencé par promettre d'être un très bon journaliste. Mais
il tourna mal, je veux dire qu'il devint ministre! La vie a de ces
disgrâces. Politicien peu scrupuleux au demeurant, qui, avec des dédains
de grand seigneur racé, ne se gênait pas de travailler à ses heures pour
le roi de Prusse, c'est le cas de le dire, et mourut dans la peau d'un
centre gauche.»

A Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui,
malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Je ne pouvais
détacher mes yeux de sa chair de magnolia, de ses yeux noirs, de la
construction admirable et haute de ses formes. Au bout d'une seconde
elle voulut ouvrir une glace, car il faisait un peu chaud dans le
compartiment, et ne voulant pas demander la permission à tout le monde,
comme seul je n'avais pas de manteau, elle me dit d'une voix rapide,
fraîche et rieuse: «Ça ne vous est pas désagréable, Monsieur, l'air?»
J'aurais voulu lui dire: «Venez avec nous chez les Verdurin», ou:
«Dites-moi votre nom et votre adresse.» Je répondis: «Non, l'air ne me
gêne pas, Mademoiselle.» Et après, sans se déranger de sa place: «La
fumée, ça ne gêne pas vos amis?» et elle alluma une cigarette. A la
troisième station elle descendit d'un saut. Le lendemain, je demandai à
Albertine qui cela pouvait être. Car, stupidement, croyant qu'on ne
peut aimer qu'une chose, jaloux de l'attitude d'Albertine à l'égard de
Robert, j'étais rassuré quant aux femmes. Albertine me dit, je crois
très sincèrement, qu'elle ne savait pas. «Je voudrais tant la retrouver,
m'écriai-je.--Tranquillisez-vous, on se retrouve toujours», répondit
Albertine. Dans le cas particulier elle se trompait; je n'ai jamais
retrouvé ni identifié la belle fille à la cigarette. On verra du reste
pourquoi, pendant longtemps, je dus cesser de la chercher. Mais je ne
l'ai pas oubliée. Il m'arrive souvent en pensant à elle d'être pris
d'une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir
que, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir,
il faudrait revenir aussi à l'année, qui a été suivie depuis de
dix autres pendant lesquelles la jeune fille s'est fanée. On peut
quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps. Tout cela
jusqu'au jour imprévu et triste comme une nuit d'hiver, où on ne cherche
plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trouver vous effraierait
même. Car on ne se sent plus assez d'attraits pour plaire, ni de force
pour aimer. Non pas, bien entendu, qu'on soit, au sens propre du mot,
impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent
que c'est une trop grande entreprise pour le peu de forces qu'on garde.
Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l'on ne peut sortir, ni
parler. Mettre un pied sur la marche qu'il faut, c'est une réussite
comme de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans cet état par
une jeune fille qu'on aime, même si l'on a gardé son visage et tous ses
cheveux blonds de jeune homme! On ne peut plus assumer la fatigue de se
mettre au pas de la jeunesse. Tant pis si le désir charnel redouble au
lieu de s'amortir! On fait venir pour lui une femme à qui l'on ne se
souciera pas de plaire, qui ne partagera qu'un soir votre couche et
qu'on ne reverra jamais.

«On doit être toujours sans nouvelles du violoniste», dit Cottard.
L'événement du jour, dans le petit clan, était en effet le lâchage du
violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son service
militaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner à la
Raspelière, car il avait la permission de minuit. Or, l'avant-veille,
pour la première fois, les fidèles n'avaient pu arriver à le découvrir
dans le tram. On avait supposé qu'il l'avait manqué. Mais Mme Verdurin
avait eu beau envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture
était revenue vide. «Il a été sûrement fourré au bloc, il n'y a pas
d'autre explication de sa fugue. Ah! dame, vous savez, dans le métier
militaire, avec ces gaillards-là, il suffit d'un adjudant grincheux.--Ce
sera d'autant plus mortifiant pour Mme Verdurin, dit Brichot, s'il lâche
encore ce soir, que notre aimable hôtesse reçoit justement à dîner pour
la première fois les voisins qui lui ont loué la Raspelière, le marquis
et la marquise de Cambremer.--Ce soir, le marquis et la marquise de
Cambremer! s'écria Cottard. Mais je n'en savais absolument rien.
Naturellement je savais comme vous tous qu'ils devaient venir un jour,
mais je ne savais pas que ce fût si proche. Sapristi, dit-il en
se tournant vers moi, qu'est-ce que je vous ai dit: la princesse
Sherbatoff, le marquis et la marquise de Cambremer.» Et après avoir
répété ces noms en se berçant de leur mélodie: «Vous voyez que nous nous
mettons bien, me dit-il. N'importe, pour vos débuts, vous mettez dans le
mille. Cela va être une chambrée exceptionnellement brillante.» Et se
tournant vers Brichot, il ajouta: «La Patronne doit être furieuse. Il
n'est que temps que nous arrivions lui prêter main forte.» Depuis que
Mme Verdurin était à la Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèles
d'être, en effet, dans l'obligation, et au désespoir d'inviter une fois
ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour
l'année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais
elle prétendait avoir une telle terreur, se faire un tel monstre d'un
dîner avec des gens qui n'étaient pas du petit groupe, qu'elle le
remettait toujours. Il l'effrayait, du reste, un peu pour les motifs
qu'elle proclamait, tout en les exagérant, si par un autre côté il
l'enchantait pour des raisons de snobisme qu'elle préférait taire. Elle
était donc à demi sincère, elle croyait le petit clan quelque chose de
si unique au monde, un de ces ensembles comme il faut des siècles
pour en constituer un pareil, qu'elle tremblait à la pensée d'y voir
introduits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et des
«Maîtres», qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le concert de la
conversation générale et étaient capables, en venant chez Mme Verdurin,
de détruire un des fameux mercredis, chefs-d'oeuvre incomparables et
fragiles, pareils à ces verreries de Venise qu'une fausse note suffit à
briser. «De plus, ils doivent être tout ce qu'il y a de plus _anti_, et
galonnards, avait dit M. Verdurin.--Ah! ça, par exemple, ça m'est égal,
voilà assez longtemps qu'on en parle de cette histoire-là», avait
répondu Mme Verdurin qui, sincèrement dreyfusarde, eût cependant voulu
trouver dans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompense
mondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pas
mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour les gens
du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner
du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans la politique, Mme
Verdurin tenait-elle à rentrer dans l'art. D'ailleurs d'Indy, Debussy,
n'étaient-ils pas «mal» dans l'Affaire? «Pour ce qui est de
l'Affaire, nous n'aurions qu'à les mettre à côté de Brichot, dit-elle
(l'universitaire étant le seul des fidèles qui avait pris le parti de
l'État-Major, ce qui l'avait fait beaucoup baisser dans l'estime de Mme
Verdurin). On n'est pas obligé de parler éternellement de l'affaire
Dreyfus. Non, la vérité, c'est que les Cambremer m'embêtent.» Quant aux
fidèles, aussi excités par le désir inavoué qu'ils avaient de connaître
les Cambremer, que dupes de l'ennui affecté que Mme Verdurin disait
éprouver à les recevoir, ils reprenaient chaque jour, en causant avec
elle, les vils arguments qu'elle donnait elle-même en faveur de cette
invitation, tâchaient de les rendre irrésistibles. «Décidez-vous une
bonne fois, répétait Cottard, et vous aurez les concessions pour le
loyer, ce sont eux qui paieront le jardinier, vous aurez la jouissance
du pré. Tout cela vaut bien de s'ennuyer une soirée. Je n'en parle que
pour vous», ajoutait-il, bien que le coeur lui eût battu une fois que,
dans la voiture de Mme Verdurin, il avait croisé celle de la vieille
Mme de Cambremer sur la route, et surtout qu'il fût humilié pour les
employés du chemin de fer, quand, à la gare, il se trouvait près du
marquis. De leur côté, les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement
mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes élégantes
parlaient avec quelque considération de Mme Verdurin, s'imaginaient que
celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des bohèmes,
n'était même peut-être pas légitimement mariée, et, en fait de gens
«nés», ne verrait jamais qu'eux. Ils ne s'étaient résignés à y dîner
que pour être en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le
retour pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu'ils avaient, le
mois précédent, appris qu'elle venait d'hériter de tant de millions.
C'est en silence et sans plaisanteries de mauvais goût qu'ils se
préparaient au jour fatal. Les fidèles n'espéraient plus qu'il vînt
jamais, tant de fois Mme Verdurin en avait déjà fixé devant eux la
date, toujours changée. Ces fausses résolutions avaient pour but, non
seulement de faire ostentation de l'ennui que lui causait ce dîner, mais
de tenir en haleine les membres du petit groupe qui habitaient dans
le voisinage et étaient parfois enclins à lâcher. Non que la Patronne
devinât que le «grand jour» leur était aussi agréable qu'à elle-même,
mais parce que, les ayant persuadés que ce dîner était pour elle la plus
terrible des corvées, elle pouvait faire appel à leur dévouement. «Vous
n'allez pas me laisser seule en tête à tête avec ces Chinois-là! Il
faut au contraire que nous soyons en nombre pour supporter l'ennui.
Naturellement nous ne pourrons parler de rien de ce qui nous intéresse.
Ce sera un mercredi de raté, que voulez-vous!»

--En effet, répondit Brichot, en s'adressant à moi, je crois que Mme
Verdurin, qui est très intelligente et apporte une grande coquetterie à
l'élaboration de ses mercredis, ne tenait guère à recevoir ces hobereaux
de grande lignée mais sans esprit. Elle n'a pu se résoudre à inviter la
marquise douairière, mais s'est résignée au fils et à la belle-fille.

--Ah! nous verrons la marquise de Cambremer? dit Cottard avec un sourire
où il crut devoir mettre de la paillardise et du marivaudage, bien
qu'il ignorât si Mme de Cambremer était jolie ou non. Mais le titre de
marquise éveillait en lui des images prestigieuses et galantes. «Ah! je
la connais, dit Ski, qui l'avait rencontrée, une fois qu'il se promenait
avec Mme Verdurin.--Vous ne la connaissez pas au sens biblique, dit, en
coulant un regard louche sous son lorgnon, le docteur, dont c'était
une des plaisanteries favorites.--Elle est intelligente, me dit Ski.
Naturellement, reprit-il en voyant que je ne disais rien et appuyant en
souriant sur chaque mot, elle est intelligente et elle ne l'est pas, il
lui manque l'instruction, elle est frivole, mais elle a l'instinct des
jolies choses. Elle se taira, mais elle ne dira jamais une bêtise. Et
puis elle est d'une jolie coloration. Ce serait un portrait qui serait
amusant à peindre», ajouta-t-il en fermant à demi les yeux comme s'il la
regardait posant devant lui. Comme je pensais tout le contraire de ce
que Ski exprimait avec tant de nuances, je me contentai de dire qu'elle
était la soeur d'un ingénieur très distingué, M. Legrandin. «Hé bien,
vous voyez, vous serez présenté à une jolie femme, me dit Brichot, et on
ne sait jamais ce qui peut en résulter. Cléopâtre n'était même pas une
grande dame, c'était la petite femme, la petite femme inconsciente et
terrible de notre Meilhac, et voyez les conséquences, non seulement pour
ce jobard d'Antoine, mais pour le monde antique.--J'ai déjà été présenté
à Mme de Cambremer, répondis-je.--Ah! mais alors vous allez vous trouver
en pays de connaissance.--Je serai d'autant plus heureux de la voir,
répondis-je, qu'elle m'avait promis un ouvrage de l'ancien curé de
Combray sur les noms de lieux de cette région-ci, et je vais pouvoir
lui rappeler sa promesse. Je m'intéresse à ce prêtre et aussi aux
étymologies.--Ne vous fiez pas trop à celles qu'il indique, me répondit
Brichot; l'ouvrage, qui est à la Raspelière et que je me suis amusé à
feuilleter, ne me dit rien qui vaille; il fourmille d'erreurs. Je vais
vous en donner un exemple. Le mot _Bricq_ entre dans la formation d'une
quantité de noms de lieux de nos environs. Le brave ecclésiastique a
eu l'idée passablement biscornue qu'il vient de _Briga_, hauteur, lieu
fortifié. Il le voit déjà dans les peuplades celtiques, Latobriges,
Nemetobriges, etc., et le suit jusque dans les noms comme Briand, Brion,
etc... Pour en revenir au pays que nous avons le plaisir de traverser
en ce moment avec vous, Bricquebosc signifierait le bois de la hauteur,
Bricqueville l'habitation de la hauteur, Bricquebec, où nous nous
arrêterons dans un instant avant d'arriver à Maineville, la hauteur près
du ruisseau. Or ce n'est pas du tout cela, pour la raison que _bricq_
est le vieux mot norois qui signifie tout simplement: un pont. De même
que _fleur_, que le protégé de Mme de Cambremer se donne une peine
infinie pour rattacher tantôt aux mots scandinaves _floi, flo_, tantôt
au mot irlandais _ae_ et _aer_, est au contraire, à n'en point douter,
le _fiord_ des Danois et signifie: port. De même l'excellent prêtre
croit que la station de Saint-Martin-le-Vêtu, qui avoisine la
Raspelière, signifie Saint-Martin-le-Vieux (_vetus_). Il est certain
que le mot de _vieux_ a joué un grand rôle dans la toponymie de cette
région. _Vieux_ vient généralement de _vadum_ et signifie un gué, comme
au lieu dit: les Vieux. C'est ce que les Anglais appelaient «ford»
(Oxford, Hereford). Mais, dans le cas particulier, _vieux_ vient non pas
de _vetus_, mais de _vastatus_, lieu dévasté et nu. Vous avez près d'ici
Sottevast, le vast de Setold; Brillevast, le vast de Berold. Je suis
d'autant plus certain de l'erreur du curé, que Saint-Martin-le-Vieux
s'est appelé autrefois Saint-Martin-du-Gast et même
Saint-Martin-de-Terregate. Or le _v_ et le _g_ dans ces mots sont la
même lettre. On dit: dévaster mais aussi: gâcher. Jachères et gâtines
(du haut allemand _wastinna_) ont ce même sens: Terregate c'est donc
_terra vastata_. Quant à Saint-Mars, jadis (honni soit qui mal y
pense) Saint-Merd, c'est Saint-Medardus, qui est tantôt Saint-Médard,
Saint-Mard, Saint-Marc, Cinq-Mars, et jusqu'à Dammas. Il ne faut du
reste pas oublier que, tout près d'ici, des lieux, portant ce même nom
de Mars, attestent simplement une origine païenne (le dieu Mars) restée
vivace en ce pays, mais que le saint homme se refuse à reconnaître. Les
hauteurs dédiées aux dieux sont en particulier fort nombreuses, comme
la montagne de Jupiter (Jeumont). Votre curé n'en veut rien voir et, en
revanche, partout où le christianisme a laissé des traces, elles lui
échappent. Il a poussé son voyage jusqu'à Loctudy, nom barbare, dit-il,
alors que c'est _Locus sancti Tudeni_, et n'a pas davantage, dans
Sammarçoles, deviné _Sanctus Martialis_. Votre curé, continua Brichot,
en voyant qu'il m'intéressait, fait venir les mots en _hon, home, holm_,
du mot _holl (hullus)_, colline, alors qu'il vient du norois _holm_,
île, que vous connaissez bien dans Stockholm, et qui dans tout ce
pays-ci est si répandu, la Houlme. Engohomme, Tahoume, Robehomme,
Néhomme, Quettehon, etc.» Ces noms me firent penser au jour où Albertine
avait voulu aller à Amfreville-la-Bigot (du nom de deux de ses seigneurs
successifs, me dit Brichot), et où elle m'avait ensuite proposé de dîner
ensemble à Robehomme. Quant à Montmartin, nous allions y passer dans un
instant. «Est-ce que Néhomme, demandai-je, n'est pas près de Carquethuit
et de Clitourps?--Parfaitement, Néhomme c'est le holm, l'île ou
presqu'île du fameux vicomte Nigel dont le nom est resté aussi dans
Néville. Carquethuit et Clitourps, dont vous me parlez, sont, pour le
protégé de Mme de Cambremer, l'occasion d'autres erreurs. Sans doute il
voit bien que _carque_, c'est une église, la _Kirche_ des Allemands.
Vous connaissez Querqueville, sans parler de Dunkerque. Car mieux
vaudrait alors nous arrêter à ce fameux mot de _Dun_ qui, pour les
Celtes, signifiait une élévation. Et cela vous le retrouverez dans
toute la France. Votre abbé s'hypnotisait devant Duneville repris dans
l'Eure-et-Loir; il eût trouvé Châteaudun, Dun-le-Roi dans le Cher;
Duneau dans la Sarthe; Dun dans l'Ariège; Dune-les-Places dans la
Nièvre, etc., etc. Ce Dun lui fait commettre une curieuse erreur en
ce qui concerne Doville, où nous descendrons et où nous attendent les
confortables voitures de Mme Verdurin. Doville, en latin _donvilla_,
dit-il. En effet Doville est au pied de grandes hauteurs. Votre curé,
qui sait tout, sent tout de même qu'il a fait une bévue. Il a lu,
en effet, dans un ancien Fouillé _Domvilla_. Alors il se rétracte;
Douville, selon lui, est un fief de l'Abbé, _Domino Abbati_, du mont
Saint-Michel. Il s'en réjouit, ce qui est assez bizarre quand on pense à
la vie scandaleuse que, depuis le _Capitulaire_ de Saint-Clair-sur-Epte,
on menait au mont Saint-Michel, et ce qui ne serait pas plus
extraordinaire que de voir le roi de Danemark suzerain de toute cette
côte où il faisait célébrer beaucoup plus le culte d'Odin que celui du
Christ. D'autre part, la supposition que l'_n_ a été changée en _m_ ne
me choque pas et exige moins d'altération que le très correct Lyon qui,
lui aussi, vient de Dun (_Lugdunum_). Mais enfin l'abbé se trompe.
Douville n'a jamais été Douville, mais Doville, _Eudonis Villa_, le
village d'Eudes. Douville s'appelait autrefois Escalecliff, l'escalier
de la pente. Vers 1233, Eudes le Bouteiller, seigneur d'Escalecliff,
partit pour la Terre-Sainte; au moment de partir il fit remise de
l'église à l'abbaye de Blanchelande. Échange de bons procédés: le
village prit son nom, d'où actuellement Douville. Mais j'ajoute que la
toponymie, où je suis d'ailleurs fort ignare, n'est pas une science
exacte; si nous n'avions ce témoignage historique, Douville pourrait
fort bien venir d'Ouville, c'est-à-dire: les Eaux. Les formes en _ai_
(Aigues-Mortes), de _aqua_, se changent fort souvent en _eu_, en _ou_.
Or il y avait tout près de Douville des eaux renommées, Carquebut.
Vous pensez que le curé était trop content de trouver là quelque trace
chrétienne, encore que ce pays semble avoir été assez difficile à
évangéliser, puisqu'il a fallu que s'y reprissent successivement saint
Ursal, saint Gofroi, saint Barsanore, saint Laurent de Brèvedent, lequel
passa enfin la main aux moines de Beaubec. Mais pour _tuit_ l'auteur se
trompe, il y voit une forme de _toft_, masure, comme dans Criquetot,
Ectot, Yvetot, alors que c'est le _thveit_, essart, défrichement, comme
dans Braquetuit, le Thuit, Regnetuit, etc. De même, s'il reconnaît dans
Clitourps le _thorp_ normand, qui veut dire: village, il veut que la
première partie du nom dérive de _clivus_, pente, alors qu'elle vient
de _cliff_, rocher. Mais ses plus grosses bévues viennent moins de son
ignorance que de ses préjugés. Si bon Français qu'on soit, faut-il nier
l'évidence et prendre Saint-Laurent-en-Bray pour le prêtre romain si
connu, alors qu'il s'agit de saint Lawrence Toot, archevêque de Dublin?
Mais plus que le sentiment patriotique, le parti pris religieux de votre
ami lui fait commettre des erreurs grossières. Ainsi vous avez non loin
de chez nos hôtes de la Raspelière deux Montmartin, Montmartin-sur-Mer
et Montmartin-en-Graignes. Pour Graignes, le bon curé n'a pas commis
d'erreur, il a bien vu que Graignes, en latin _Grania_, en grec _crêné_,
signifie: étangs, marais; combien de Cresmays, de Croen, de Gremeville,
de Lengronne, ne pourrait-on pas citer? Mais pour Montmartin, votre
prétendu linguiste veut absolument qu'il s'agisse de paroisses dédiées à
saint Martin. Il s'autorise de ce que le saint est leur patron, mais ne
se rend pas compte qu'il n'a été pris pour tel qu'après coup; ou plutôt
il est aveuglé par sa haine du paganisme; il ne veut pas voir qu'on
aurait dit Mont-Saint-Martin comme on dit le mont Saint-Michel, s'il
s'était agi de saint Martin, tandis que le nom de Montmartin s'applique,
de façon beaucoup plus païenne, à des temples consacrés au dieu Mars,
temples dont nous ne possédons pas, il est vrai, d'autres vestiges, mais
que la présence incontestée, dans le voisinage, de vastes camps romains
rendrait des plus vraisemblables même sans le nom de Montmartin qui
tranche le doute. Vous voyez que le petit livre que vous allez trouver
à la Raspelière n'est pas des mieux faits.» J'objectai qu'à Combray le
curé nous avait appris souvent des étymologies intéressantes. «Il était
probablement mieux sur son terrain, le voyage en Normandie l'aura
dépaysé.--Et ne l'aura pas guéri, ajoutai-je, car il était arrivé
neurasthénique et est reparti rhumatisant.--Ah! c'est la faute à la
neurasthénie. Il est tombé de la neurasthénie dans la philologie, comme
eût dit mon bon maître Pocquelin. Dites donc, Cottard, vous semble-t-il
que la neurasthénie puisse avoir une influence fâcheuse sur la
philologie, la philologie une influence calmante sur la neurasthénie, et
la guérison de la neurasthénie conduire au rhumatisme?--Parfaitement,
le rhumatisme et la neurasthénie sont deux formes vicariantes
du neuro-arthritisme. On peut passer de l'une à l'autre par
métastase.--L'éminent professeur, dit Brichot, s'exprime, Dieu me
pardonne, dans un français aussi mêlé de latin et de grec qu'eut pu le
faire M. Purgon lui-même, de moliéresque mémoire! A moi, mon oncle, je
veux dire notre Sarcey national...» Mais il ne put achever sa phrase. Le
professeur venait de sursauter et de pousser un hurlement: «Nom de d'là,
s'écria-t-il en passant enfin au langage articulé, nous avons passé
Maineville (hé! hé!) et même Renneville.» Il venait de voir que le
train s'arrêtait à Saint-Mars-le-Vieux, où presque tous les voyageurs
descendaient. «Ils n'ont pas dû pourtant brûler l'arrêt. Nous n'aurons
pas fait attention en parlant des Cambremer.--Écoutez-moi, Ski,
attendez, je vais vous dire «une bonne chose», dit Cottard qui avait
pris en affection cette expression usitée dans certains milieux
médicaux. La princesse doit être dans le train, elle ne nous aura pas
vus et sera montée dans un autre compartiment. Allons à sa recherche.
Pourvu que tout cela n'aille pas amener de grabuge!» Et il nous emmena
tous à la recherche de la princesse Sherbatoff. Il la trouva dans le
coin d'un wagon vide, en train de lire la _Revue des Deux-Mondes_. Elle
avait pris depuis de longues années, par peur des rebuffades, l'habitude
de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans
le train, et d'attendre pour donner la main qu'on lui eût dit bonjour.
Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent dans son wagon. Je la
reconnus aussitôt; cette femme, qui pouvait avoir perdu sa situation
mais n'en était pas moins d'une grande naissance, qui en tout cas était
la perle d'un salon comme celui des Verdurin, c'était la dame que, dans
le même train, j'avais cru, l'avant-veille, pouvoir être une tenancière
de maison publique. Sa personnalité sociale, si incertaine, me devint
claire aussitôt quand je sus son nom, comme quand, après avoir peiné sur
une devinette, on apprend enfin le mot qui rend clair tout ce qui était
resté obscur et qui, pour les personnes, est le nom. Apprendre le
surlendemain quelle était la personne à côté de qui on a voyagé dans le
train sans parvenir à trouver son rang social est une surprise beaucoup
plus amusante que de lire dans la livraison nouvelle d'une revue le
mot de l'énigme proposée dans la précédente livraison. Les grands
restaurants, les casinos, les «tortillards» sont le musée des familles
de ces énigmes sociales. «Princesse, nous vous aurons manquée à
Maineville! Vous permettez que nous prenions place dans votre
compartiment?--Mais comment donc», fit la princesse qui, en entendant
Cottard lui parler, leva seulement alors de sur sa revue des yeux qui,
comme ceux de M. de Charlus, quoique plus doux, voyaient très bien
les personnes de la présence de qui elle faisait semblant de ne pas
s'apercevoir. Cottard, réfléchissant à ce que le fait d'être invité avec
les Cambremer était pour moi une recommandation suffisante, prit, au
bout d'un moment, la décision de me présenter à la princesse, laquelle
s'inclina avec une grande politesse, mais eut l'air d'entendre mon nom
pour la première fois. «Cré nom, s'écria le docteur, ma femme a oublié
de faire changer les boutons de mon gilet blanc. Ah! les femmes, ça ne
pense à rien. Ne vous mariez jamais, voyez-vous», me dit-il. Et comme
c'était une des plaisanteries qu'il jugeait convenables quand on n'avait
rien à dire, il regarda du coin de l'oeil la princesse et les autres
fidèles, qui, parce qu'il était professeur et académicien, sourirent en
admirant sa bonne humeur et son absence de morgue. La princesse nous
apprit que le jeune violoniste était retrouvé. Il avait gardé le lit la
veille à cause d'une migraine, mais viendrait ce soir et amènerait un
vieil ami de son père qu'il avait retrouvé à Doncières. Elle l'avait su
par Mme Verdurin avec qui elle avait déjeuné le matin, nous dit-elle
d'une voix rapide où le roulement des _r_, de l'accent russe, était
doucement marmonné au fond de la gorge, comme si c'étaient non des _r_
mais des _l_. «Ah! vous avez déjeuné ce matin avec elle, dit Cottard à
la princesse; mais en me regardant, car ces paroles avaient pour but de
me montrer combien la princesse était intime avec la Patronne. Vous êtes
une fidèle, vous!--Oui, j'aime ce petit celcle intelligent, agléable,
pas méchant, tout simple, pas snob et où on a de l'esplit jusqu'au
bout des ongles.--Nom d'une pipe, j'ai dû perdre mon billet, je ne le
retrouve pas», s'écria Cottard sans s'inquiéter d'ailleurs outre mesure.
Il savait qu'à Douville, où deux landaus allaient nous attendre,
l'employé le laisserait passer sans billet et ne s'en découvrirait que
plus bas afin de donner par ce salut l'explication de son indulgence, à
savoir qu'il avait bien reconnu en Cottard un habitué des Verdurin.
«On ne me mettra pas à la salle de police pour cela, conclut le
docteur.--Vous disiez, Monsieur, demandai-je à Brichot, qu'il y avait
près d'ici des eaux renommées; comment le sait-on?--Le nom de la station
suivante l'atteste entre bien d'autres témoignages. Elle s'appelle
Fervaches.--Je ne complends pas ce qu'il veut dil», grommela la
princesse, d'un ton dont elle m'aurait dit par gentillesse: «Il nous
embête, n'est-ce pas?» «Mais, princesse, Fervaches veut dire, eaux
chaudes, _fervidae aquae_... Mais à propos du jeune violoniste, continua
Brichot, j'oubliais, Cottard, de vous parler de la grande nouvelle.
Saviez-vous que notre pauvre ami Dechambre, l'ancien pianiste favori de
Mme Verdurin, vient de mourir? C'est effrayant.--Il était encore jeune,
répondit Cottard, mais il devait faire quelque chose du côté du foie, il
devait avoir quelque saleté de ce côté, il avait une fichue tête depuis
quelque temps.--Mais il n'était pas si jeune, dit Brichot; du temps où
Elstir et Swann allaient chez Mme Verdurin, Dechambre était déjà une
notoriété parisienne, et, chose admirable, sans avoir reçu à l'étranger
le baptême du succès. Ah! il n'était pas un adepte de l'Évangile selon
saint Barnum, celui-là.--Vous confondez, il ne pouvait aller chez Mme
Verdurin à ce moment-là, il était encore en nourrice.--Mais, à moins que
ma vieille mémoire ne soit infidèle, il me semblait que Dechambre
jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux, en rupture
d'aristocratie, ne se doutait guère qu'il serait un jour le prince
consort embourgeoisé de notre Odette nationale.--C'est impossible, la
sonate de Vinteuil a été jouée chez Mme Verdurin longtemps après
que Swann n'y allait plus», dit le docteur qui, comme les gens qui
travaillent beaucoup et croient retenir beaucoup de choses qu'ils se
figurent être utiles, en oublient beaucoup d'autres, ce qui leur permet
de s'extasier devant la mémoire de gens qui n'ont rien à faire. «Vous
faites tort à vos connaissances, vous n'êtes pourtant pas ramolli»,
dit en souriant le docteur. Brichot convint de son erreur. Le train
s'arrêta. C'était la Sogne. Ce nom m'intriguait. «Comme j'aimerais
savoir ce que veulent dire tous ces noms, dis-je à Cottard.--Mais
demandez à M. Brichot, il le sait peut-être.--Mais la Sogne, c'est la
Cicogne, _Siconia_», répondit Brichot que je brûlais d'interroger sur
bien d'autres noms.

Oubliant qu'elle tenait à son «coin», Mme Sherbatoff m'offrit
aimablement de changer de place avec moi pour que je pusse mieux
causer avec Brichot à qui je voulais demander d'autres étymologies qui
m'intéressaient, et elle assura qu'il lui était indifférent de voyager
en avant, en arrière, debout, etc... Elle restait sur la défensive tant
qu'elle ignorait les intentions des nouveaux venus, mais quand elle
avait reconnu que celles-ci étaient aimables, elle cherchait de toutes
manières à faire plaisir à chacun. Enfin le train s'arrêta à la station
de Doville-Féterne, laquelle étant située à peu près à égale distance
du village de Féterne et de celui de Doville, portait, à cause de cette
particularité, leurs deux noms. «Saperlipopette, s'écria le docteur
Cottard, quand nous fûmes devant la barrière où on prenait les billets
et feignant seulement de s'en apercevoir, je ne peux pas retrouver mon
ticket, j'ai dû le perdre.» Mais l'employé, ôtant sa casquette, assura
que cela ne faisait rien et sourit respectueusement. La princesse
(donnant des explications au cocher, comme eût fait une espèce de dame
d'honneur de Mme Verdurin, laquelle, à cause des Cambremer, n'avait pu
venir à la gare, ce qu'elle faisait du reste rarement) me prit, ainsi
que Brichot, avec elle dans une des voitures. Dans l'autre montèrent le
docteur, Saniette et Ski.

Le cocher, bien que tout jeune, était le premier cocher des Verdurin, le
seul qui fût vraiment cocher en titre; il leur faisait faire, dans le
jour, toutes leurs promenades car il connaissait tous les chemins, et
le soir allait chercher et reconduire ensuite les fidèles. Il était
accompagné d'extras (qu'il choisissait) en cas de nécessité. C'était
un excellent garçon, sobre et adroit, mais avec une de ces figures
mélancoliques où le regard, trop fixe, signifie qu'on se fait pour un
rien de la bile, même des idées noires. Mais il était en ce moment fort
heureux car il avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte
d'homme, chez les Verdurin. Nous traversâmes d'abord Doville. Des
mamelons herbus y descendaient jusqu'à la mer en amples pâtés auxquels
la saturation de l'humidité et du sel donnent une épaisseur, un
moelleux, une vivacité de tons extrêmes. Les îlots et les découpures de
Rivebelle, beaucoup plus rapprochés ici qu'à Balbec, donnaient à cette
partie de la mer l'aspect nouveau pour moi d'un plan en relief. Nous
passâmes devant de petits chalets loués presque tous par des peintres;
nous prîmes un sentier où des vaches en liberté, aussi effrayées que nos
chevaux, nous barrèrent dix minutes le passage, et nous nous engageâmes
dans la route de la corniche. «Mais, par les dieux immortels, demanda
tout à coup Brichot, revenons à ce pauvre Dechambre; croyez-vous que Mme
Verdurin _sache_? Lui a-t-on _dit_?» Mme Verdurin, comme presque tous
les gens du monde, justement parce qu'elle avait besoin de la société
des autres, ne pensait plus un seul jour à eux après qu'étant morts, ils
ne pouvaient plus venir aux mercredis, ni aux samedis, ni dîner en robe
de chambre. Et on ne pouvait pas dire du petit clan, image en cela de
tous les salons, qu'il se composait de plus de morts que de vivants, vu
que, dès qu'on était mort, c'était comme si on n'avait jamais existé.
Mais pour éviter l'ennui d'avoir à parler des défunts, voire de
suspendre les dîners, chose impossible à la Patronne, à cause d'un
deuil, M. Verdurin feignait que la mort des fidèles affectât tellement
sa femme que, dans l'intérêt de sa santé, il ne fallait pas en parler.
D'ailleurs, et peut-être justement parce que la mort des autres lui
semblait un accident si définitif et si vulgaire, la pensée de la sienne
propre lui faisait horreur et il fuyait toute réflexion pouvant
s'y rapporter. Quant à Brichot, comme il était très brave homme et
parfaitement dupe de ce que M. Verdurin disait de sa femme, il redoutait
pour son amie les émotions d'un pareil chagrin. «Oui, elle _sait tout_
depuis ce matin, dit la princesse, on n'a _pas pu lui cacher_.--Ah!
mille tonnerres de Zeus, s'écria Brichot, ah! ça a dû être un coup
terrible, un ami de vingt-cinq ans! En voilà un qui était des
nôtres!--Évidemment, évidemment, que voulez-vous, dit Cottard. Ce sont
des circonstances toujours pénibles; mais Mme Verdurin est une femme
forte, c'est une cérébrale encore plus qu'une émotive.--Je ne suis pas
tout à fait de l'avis du docteur, dit la princesse, à qui décidément son
parler rapide, son accent murmuré, donnait l'air à la fois boudeur et
mutin. Mme Verdurin, sous une apparence froide, cache des trésors de
sensibilité. M. Verdurin m'a dit qu'il avait eu beaucoup de peine à
l'empêcher d'aller à Paris pour la cérémonie; il a été obligé de lui
faire croire que tout se ferait à la campagne.--Ah! diable, elle voulait
aller à Paris. Mais je sais bien que c'est une femme de coeur, peut-être
de trop de coeur même. Pauvre Dechambre! Comme le disait Mme Verdurin
il n'y a pas deux mois: «A côté de lui Planté, Paderewski, Risler même,
rien ne tient.» Ah! il a pu dire plus justement que ce m'as-tu vu de
Néron, qui a trouvé le moyen de rouler la science allemande elle-même:
«_Qualis artifex pereo_!» Mais lui, du moins, Dechambre, a dû
mourir dans l'accomplissement du sacerdoce, en odeur de dévotion
beethovenienne; et bravement, je n'en doute pas; en bonne justice,
cet officiant de la musique allemande aurait mérité de trépasser en
célébrant la messe en _ré_. Mais il était, au demeurant, homme à
accueillir la camarde avec un trille, car cet exécutant de génie
retrouvait parfois, dans son ascendance de Champenois parisianisé, des
crâneries et des élégances de garde-française.»

De la hauteur où nous étions déjà, la mer n'apparaissait plus, ainsi que
de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes soulevées, mais, au
contraire, comme apparaît d'un pic, ou d'une route qui contourne la
montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une
moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et
avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques; l'émail même de
la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers le fond de
la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d'un lait où de
petits bacs noirs qui n'avançaient pas semblaient empêtrés comme des
mouches. Il ne me semblait pas qu'on pût découvrir de nulle part un
tableau plus vaste. Mais à chaque tournant une partie nouvelle s'y
ajoutait, et quand nous arrivâmes à l'octroi de Doville, l'éperon de
falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra,
et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profond que celui que
j'avais eu jusque-là devant moi, mais dont il changeait les proportions
et doublait la beauté. L'air à ce point si élevé devenait d'une vivacité
et d'une pureté qui m'enivraient. J'aimais les Verdurin; qu'ils nous
eussent envoyé une voiture me semblait d'une bonté attendrissante.
J'aurais voulu embrasser la princesse. Je lui dis que je n'avais jamais
rien vu d'aussi beau. Elle fit profession d'aimer aussi ce pays plus que
tout autre. Mais je sentais bien que, pour elle comme pour les Verdurin,
la grande affaire était non de le contempler en touristes, mais d'y
faire de bons repas, d'y recevoir une société qui leur plaisait, d'y
écrire des lettres, d'y lire, bref d'y vivre, laissant passivement
sa beauté les baigner plutôt qu'ils n'en faisaient l'objet de leur
préoccupation.

De l'octroi, la voiture s'étant arrêtée pour un instant à une telle
hauteur au-dessus de la mer que, comme d'un sommet, la vue du gouffre
bleuâtre donnait presque le vertige, j'ouvris le carreau; le bruit
distinctement perçu de chaque flot qui se brisait avait, dans sa douceur
et dans sa netteté, quelque chose de sublime. N'était-il pas comme un
indice de mensuration qui, renversant nos impressions habituelles,
nous montre que les distances verticales peuvent être assimilées aux
distances horizontales, au contraire de la représentation que notre
esprit s'en fait d'habitude; et que, rapprochant ainsi de nous le ciel,
elles ne sont pas grandes; qu'elles sont même moins grandes pour un
bruit qui les franchit, comme faisait celui de ces petits flots, car le
milieu qu'il a à traverser est plus pur? Et, en effet, si on reculait
seulement de deux mètres en arrière de l'octroi, on ne distinguait plus
ce bruit de vagues auquel deux cents mètres de falaise n'avaient pas
enlevé sa délicate, minutieuse et douce précision. Je me disais que
ma grand'mère aurait eu pour lui cette admiration que lui inspiraient
toutes les manifestations de la nature ou de l'art dans la simplicité
desquelles on lit la grandeur. Mon exaltation était à son comble et
soulevait tout ce qui m'entourait. J'étais attendri que les Verdurin
nous eussent envoyé chercher à la gare. Je le dis à la princesse, qui
parut trouver que j'exagérais beaucoup une si simple politesse. Je sais
qu'elle avoua plus tard à Cottard qu'elle me trouvait bien enthousiaste;
il lui répondit que j'étais trop émotif et que j'aurais eu besoin de
calmants et de faire du tricot. Je faisais remarquer à la princesse
chaque arbre, chaque petite maison croulant sous ses roses, je lui
faisais tout admirer, j'aurais voulu la serrer elle-même contre mon
coeur. Elle me dit qu'elle voyait que j'étais doué pour la peinture, que
je devrais dessiner, qu'elle était surprise qu'on ne me l'eût pas encore
dit. Et elle confessa qu'en effet ce pays était pittoresque. Nous
traversâmes, perché sur la hauteur, le petit village d'Englesqueville
(_Engleberti Villa_), nous dit Brichot. «Mais êtes-vous bien sûr que
le dîner de ce soir a lieu, malgré la mort de Dechambre, princesse?
ajouta-t-il sans réfléchir que la venue à la gare des voitures dans
lesquelles nous étions était déjà une réponse.--Oui, dit la princesse,
M. Verdurin a tenu à ce qu'il ne soit pas remis, justement pour empêcher
sa femme de «penser». Et puis, après tant d'années qu'elle n'a jamais
manqué de recevoir un mercredi, ce changement dans ses habitudes aurait
pu l'impressionner. Elle est très nerveuse ces temps-ci. M. Verdurin
était particulièrement heureux que vous veniez dîner ce soir parce qu'il
savait que ce serait une grande distraction pour Mme Verdurin, dit la
princesse, oubliant sa feinte de ne pas avoir entendu parler de moi. Je
crois que vous ferez bien de ne parler de _rien devant_ Mme Verdurin,
ajouta la princesse.--Ah! vous faites bien de me le dire, répondit
naïvement Brichot. Je transmettrai la recommandation à Cottard.» La
voiture s'arrêta un instant. Elle repartit, mais le bruit que faisaient
les roues dans le village avait cessé. Nous étions entrés dans l'allée
d'honneur de la Raspelière où M. Verdurin nous attendait au perron.
«J'ai bien fait de mettre un smoking, dit-il, en constatant avec plaisir
que les fidèles avaient le leur, puisque j'ai des hommes si chics.» Et
comme je m'excusais de mon veston: «Mais, voyons, c'est parfait. Ici ce
sont des dîners de camarades. Je vous offrirais bien de vous prêter
un des mes smokings mais il ne vous irait pas.» Le _shake hand_ plein
d'émotion que, en pénétrant dans le vestibule de la Raspelière, et en
manière de condoléances pour la mort du pianiste, Brichot donna au
Patron ne provoqua de la part de celui-ci aucun commentaire. Je lui dis
mon admiration pour ce pays. «Ah! tant mieux, et vous n'avez rien vu,
nous vous le montrerons. Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter quelques
semaines ici? l'air est excellent.» Brichot craignait que sa poignée de
mains n'eût pas été comprise. «Hé bien! ce pauvre Dechambre! dit-il,
mais à mi-voix, dans la crainte que Mme Verdurin ne fût pas loin.--C'est
affreux, répondit allègrement M. Verdurin.--Si jeune», reprit Brichot.
Agacé de s'attarder à ces inutilités, M. Verdurin répliqua d'un ton
pressé et avec un gémissement suraigu, non de chagrin, mais d'impatience
irritée: «Hé bien oui, mais qu'est-ce que vous voulez, nous n'y pouvons
rien, ce ne sont pas nos paroles qui le ressusciteront, n'est-ce pas?»
Et la douceur lui revenant avec la jovialité: «Allons, mon brave
Brichot, posez vite vos affaires. Nous avons une bouillabaisse qui
n'attend pas. Surtout, au nom du ciel, n'allez pas parler de Dechambre à
Mme Verdurin! Vous savez qu'elle cache beaucoup ce qu'elle ressent, mais
elle a une véritable maladie de la sensibilité. Non, mais je vous jure,
quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré»,
dit M. Verdurin d'un ton profondément ironique. A l'entendre on aurait
dit qu'il fallait une espèce de démence pour regretter un ami de trente
ans, et d'autre part on devinait que l'union perpétuelle de M. Verdurin
avec sa femme n'allait pas, de la part de celui-ci, sans qu'il la jugeât
toujours et qu'elle l'agaçât souvent. «Si vous lui en parlez elle va
encore se rendre malade. C'est déplorable, trois semaines après sa
bronchite. Dans ces cas-là, c'est moi qui suis le garde-malade. Vous
comprenez que je sors d'en prendre. Affligez-vous sur le sort de
Dechambre dans votre coeur tant que vous voudrez. Pensez-y, mais n'en
parlez pas. J'aimais bien Dechambre, mais vous ne pouvez pas m'en
vouloir d'aimer encore plus ma femme. Tenez, voilà Cottard, vous allez
pouvoir lui demander.» Et en effet, il savait qu'un médecin de la
famille sait rendre bien des petits services, comme de prescrire par
exemple qu'il ne faut pas avoir de chagrin.

Cottard, docile, avait dit à la Patronne: «Bouleversez-vous comme ça
et vous _me_ ferez demain 39 de fièvre», comme il aurait dit à la
cuisinière: «Vous me ferez demain du ris de veau.» La médecine, faute de
guérir, s'occupe à changer le sens des verbes et des pronoms.

M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré les rebuffades
que celui-ci avait essuyées l'avant-veille, n'avait pas déserté le
petit noyau. En effet, Mme Verdurin et son mari avaient contracté dans
l'oisiveté des instincts cruels à qui les grandes circonstances, trop
rares, ne suffisaient plus. On avait bien pu brouiller Odette avec
Swann, Brichot avec sa maîtresse. On recommencerait avec d'autres,
c'était entendu. Mais l'occasion ne s'en présentait pas tous les jours.
Tandis que, grâce à sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive
et vite affolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien.
Aussi, de peur qu'il lâchât, avait-on soin de l'inviter avec des paroles
aimables et persuasives comme en ont au lycée les vétérans, au régiment
les anciens pour un bleu qu'on veut amadouer afin de pouvoir s'en
saisir, à seules fins alors de le chatouiller et de lui faire des
brimades quand il ne pourra plus s'échapper. «Surtout, rappela Cottard
à Brichot qui n'avait pas entendu M. Verdurin, _motus_ devant Mme
Verdurin.--Soyez sans crainte, ô Cottard, vous avez affaire à un sage,
comme dit Théocrite. D'ailleurs M. Verdurin a raison, à quoi servent nos
plaintes, ajouta-t-il, car, capable d'assimiler des formes verbales et
les idées qu'elles amenaient en lui, mais n'ayant pas de finesse,
il avait admiré dans les paroles de M. Verdurin le plus courageux
stoïcisme. N'importe, c'est un grand talent qui disparaît.--Comment,
vous parlez encore de Dechambre? dit M. Verdurin qui nous avait précédés
et qui, voyant que nous ne le suivions pas, était revenu en arrière.
Écoutez, dit-il à Brichot, il ne faut d'exagération en rien. Ce n'est
pas une raison parce qu'il est mort pour en faire un génie qu'il n'était
pas. Il jouait bien, c'est entendu, il était surtout bien encadré ici;
transplanté, il n'existait plus. Ma femme s'en était engouée et avait
fait sa réputation. Vous savez comme elle est. Je dirai plus, dans
l'intérêt même de sa réputation il est mort au bon moment, à point,
comme les demoiselles de Caen, grillées selon les recettes incomparables
de Pampille, vont l'être, j'espère (à moins que vous ne vous éternisiez
par vos jérémiades dans cette kasbah ouverte à tous les vents). Vous ne
voulez tout de même pas nous faire crever tous parce que Dechambre est
mort et quand, depuis un an, il était obligé de faire des gammes avant
de donner un concert, pour retrouver momentanément, bien momentanément,
sa souplesse. Du reste, vous allez entendre ce soir, ou du moins
rencontrer, car ce mâtin-là délaisse trop souvent après dîner l'art pour
les cartes, quelqu'un qui est un autre artiste que Dechambre, un petit
que ma femme a découvert (comme elle avait découvert Dechambre,
et Paderewski et le reste): Morel. Il n'est pas encore arrivé, ce
bougre-là. Je vais être obligé d'envoyer une voiture au dernier train.
Il vient avec un vieil ami de sa famille qu'il a retrouvé et qui
l'embête à crever, mais sans qui il aurait été obligé, pour ne pas avoir
de plaintes de son père, de rester sans cela à Doncières à lui tenir
compagnie: le baron de Charlus.» Les fidèles entrèrent. M. Verdurin,
resté en arrière avec moi pendant que j'ôtais mes affaires, me prit le
bras en plaisantant, comme fait à un dîner un maître de maison qui
n'a pas d'invitée à vous donner à conduire. «Vous avez fait bon
voyage?--Oui, M. Brichot m'a appris des choses qui m'ont beaucoup
intéressé», dis-je en pensant aux étymologies et parce que j'avais
entendu dire que les Verdurin admiraient beaucoup Brichot. «Cela
m'aurait étonné qu'il ne vous eût rien appris, me dit M. Verdurin,
c'est un homme si effacé, qui parle si peu des choses qu'il sait.»
Ce compliment ne me parut pas très juste. «Il a l'air charmant,
dis-je.--Exquis, délicieux, pas pion pour un sou, fantaisiste, léger, ma
femme l'adore, moi aussi!» répondit M. Verdurin sur un ton d'exagération
et de réciter une leçon. Alors seulement je compris que ce qu'il m'avait
dit de Brichot était ironique. Et je me demandai si M. Verdurin, depuis
le temps lointain dont j'avais entendu parler, n'avait pas secoué la
tutelle de sa femme.

Le sculpteur fut très étonné d'apprendre que les Verdurin consentaient à
recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourg Saint-Germain, où M.
de Charlus était si connu, on ne parlait jamais de ses moeurs (ignorées
du plus grand nombre, objet de doute pour d'autres, qui croyaient plutôt
à des amitiés exaltées, mais platoniques, à des imprudences, et enfin
soigneusement dissimulées par les seuls renseignés, qui haussaient les
épaules quand quelque malveillante Gallardon risquait une insinuation),
ces moeurs, connues à peine de quelques intimes, étaient au contraire
journellement décriées loin du milieu où il vivait, comme certains coups
de canon qu'on n'entend qu'après l'interférence d'une zone silencieuse.
D'ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait pour
l'incarnation même de l'inversion, sa grande situation mondaine, sa
haute origine, étaient entièrement ignorées, par un phénomène analogue à
celui qui, dans le peuple roumain, fait que le nom de Ronsard est connu
comme celui d'un grand seigneur, tandis que son oeuvre poétique y est
inconnue. Bien plus, la noblesse de Ronsard repose en Roumanie sur une
erreur. De même, si dans le monde des peintres, des comédiens, M.
de Charlus avait si mauvaise réputation, cela tenait à ce qu'on le
confondait avec un comte Leblois de Charlus, qui n'avait même pas la
moindre parenté avec lui, ou extrêmement lointaine, et qui avait été
arrêté, peut-être par erreur, dans une descente de police restée
fameuse. En somme, toutes les histoires qu'on racontait sur M. de
Charlus s'appliquaient au faux. Beaucoup de professionnels juraient
avoir eu des relations avec M. de Charlus et étaient de bonne foi,
croyant que le faux Charlus était le vrai, et le faux peut-être
favorisant, moitié par ostentation de noblesse, moitié par dissimulation
de vice, une confusion qui, pour le vrai (le baron que nous
connaissons), fut longtemps préjudiciable, et ensuite, quand il eut
glissé sur sa pente, devint commode, car à lui aussi elle permit de
dire: «Ce n'est pas moi.» Actuellement, en effet, ce n'était pas de lui
qu'on parlait. Enfin, ce qui ajoutait, à la fausseté des commentaires
d'un fait vrai (les goûts du baron), il avait été l'ami intime et
parfaitement pur d'un auteur qui, dans le monde des théâtres, avait, on
ne sait pourquoi, cette réputation et ne la méritait nullement. Quand on
les apercevait à une première ensemble, on disait: «Vous savez», de
même qu'on croyait que la duchesse de Guermantes avait des relations
immorales avec la princesse de Parme; légende indestructible, car elle
ne se serait évanouie qu'à une proximité de ces deux grandes dames où
les gens qui la répétaient n'atteindraient vraisemblablement jamais
qu'en les lorgnant au théâtre et en les calomniant auprès du titulaire
du fauteuil voisin. Des moeurs de M. de Charlus le sculpteur concluait,
avec d'autant moins d'hésitation, que la situation mondaine du baron
devait être aussi mauvaise, qu'il ne possédait sur la famille à laquelle
appartenait M. de Charlus, sur son titre, sur son nom, aucune espèce de
renseignement. De même que Cottard croyait que tout le monde sait que le
titre de docteur en médecine n'est rien, celui d'interne des hôpitaux
quelque chose, les gens du monde se trompent en se figurant que tout le
monde possède sur l'importance sociale de leur nom les mêmes notions
qu'eux-mêmes et les personnes de leur milieu.

Le prince d'Agrigente passait pour un «rasta» aux yeux d'un chasseur de
cercle à qui il devait vingt-cinq louis, et ne reprenait son importance
que dans le faubourg Saint-Germain où il avait trois soeurs duchesses,
car ce ne sont pas sur les gens modestes, aux yeux de qui il compte
peu, mais sur les gens brillants, au courant de ce qu'il est, que fait
quelque effet le grand seigneur. M. de Charlus allait, du reste, pouvoir
se rendre compte, dès le soir même, que le Patron avait sur les plus
illustres familles ducales des notions peu approfondies. Persuadé que
les Verdurin allaient faire un pas de clerc en laissant s'introduire
dans leur salon si «select» un individu taré, le sculpteur crut devoir
prendre à part la Patronne. «Vous faites entièrement erreur, d'ailleurs
je ne crois jamais ces choses-là, et puis, quand ce serait vrai, je vous
dirai que ce ne serait pas très compromettant pour moi!» lui répondit
Mme Verdurin, furieuse, car, Morel étant le principal élément des
mercredis, elle tenait avant tout à ne pas le mécontenter. Quant à
Cottard il ne put donner d'avis, car il avait demandé à monter un
instant «faire une petite commission» dans le «buen retiro» et à écrire
ensuite dans la chambre de M. Verdurin une lettre très pressée pour un
malade.

Un grand éditeur de Paris venu en visite, et qui avait pensé qu'on le
retiendrait, s'en alla brutalement, avec rapidité, comprenant qu'il
n'était pas assez élégant pour le petit clan. C'était un homme grand et
fort, très brun, studieux, avec quelque chose de tranchant. Il avait
l'air d'un couteau à papier en ébène.

Mme Verdurin qui, pour nous recevoir dans son immense salon, où des
trophées de graminées, de coquelicots, de fleurs des champs, cueillis le
jour même, alternaient avec le même motif peint en camaïeu, deux siècles
auparavant, par un artiste d'un goût exquis, s'était levée un instant
d'une partie qu'elle faisait avec un vieil ami, nous demanda la
permission de la finir en deux minutes et tout en causant avec nous.
D'ailleurs, ce que je lui dis de mes impressions ne lui fut qu'à demi
agréable. D'abord j'étais scandalisé de voir qu'elle et son mari
rentraient tous les jours longtemps avant l'heure de ces couchers de
soleil qui passaient pour si beaux, vus de cette falaise, plus encore de
la terrasse de la Raspelière, et pour lesquels j'aurais fait des lieues.
«Oui, c'est incomparable, dit légèrement Mme Verdurin en jetant un coup
d'oeil sur les immenses croisées qui faisaient porte vitrée. Nous avons
beau voir cela tout le temps, nous ne nous en lassons pas», et elle
ramena ses regards vers ses cartes. Or, mon enthousiasme même me rendait
exigeant. Je me plaignais de ne pas voir du salon les rochers de
Darnetal qu'Elstir m'avait dit adorables à ce moment où ils réfractaient
tant de couleurs. «Ah! vous ne pouvez pas les voir d'ici, il faudrait
aller au bout du parc, à la «Vue de la baie». Du banc qui est là-bas
vous embrassez tout le panorama. Mais vous ne pouvez pas y aller tout
seul, vous vous perdriez. Je vais vous y conduire, si vous voulez,
ajouta-t-elle mollement.--Mais non, voyons, tu n'as pas assez des
douleurs que tu as prises l'autre jour, tu veux en prendre de nouvelles.
Il reviendra, il verra la vue de la baie une autre fois.» Je n'insistai
pas, et je compris qu'il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleil
couchant était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger,
comme une magnifique peinture, comme un précieux émail japonais,
justifiant le prix élevé auquel ils louaient la Raspelière toute
meublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux; leur grande
affaire ici était de vivre agréablement, de se promener, de bien manger,
de causer, de recevoir d'agréables amis à qui ils faisaient faire
d'amusantes parties de billard, de bons repas, de joyeux goûters. Je
vis cependant plus tard avec quelle intelligence ils avaient appris à
connaître ce pays, faisant faire à leurs hôtes des promenades aussi
«inédites» que la musique qu'ils leur faisaient écouter. Le rôle que les
fleurs de la Raspelière, les chemins le long de la mer, les vieilles
maisons, les églises inconnues, jouaient dans la vie de M. Verdurin
était si grand, que ceux qui ne le voyaient qu'à Paris et qui, eux,
remplaçaient la vie au bord de la mer et à la campagne par des luxes
citadins, pouvaient à peine comprendre l'idée que lui-même se faisait de
sa propre vie, et l'importance que ses joies lui donnaient à ses propres
yeux. Cette importance était encore accrue du fait que les Verdurin
étaient persuadés que la Raspelière, qu'ils comptaient acheter, était
une propriété unique au monde. Cette supériorité que leur amour-propre
leur faisait attribuer à la Raspelière justifia à leurs yeux mon
enthousiasme qui, sans cela, les eût agacés un peu, à cause des
déceptions qu'il comportait (comme celles que l'audition de la Berma
m'avait jadis causées) et dont je leur faisais l'aveu sincère.

«J'entends la voiture qui revient», murmura tout à coup la Patronne.
Disons en un mot que Mme Verdurin, en dehors même des changements
inévitables de l'âge, ne ressemblait plus à ce qu'elle était au temps où
Swann et Odette écoutaient chez elle la petite phrase. Même quand on la
jouait, elle n'était plus obligée à l'air exténué d'admiration qu'elle
prenait autrefois, car celui-ci était devenu sa figure. Sous l'action
des innombrables névralgies que la musique de Bach, de Wagner, de
Vinteuil, de Debussy lui avait occasionnées, le front de Mme Verdurin
avait pris des proportions énormes, comme les membres qu'un rhumatisme
finit par déformer. Ses tempes, pareilles à deux belles sphères
brûlantes, endolories et laiteuses, où roule immortellement l'Harmonie,
rejetaient, de chaque côté, des mèches argentées, et proclamaient, pour
le compte de la Patronne, sans que celle-ci eût besoin de parler: «Je
sais ce qui m'attend ce soir.» Ses traits ne prenaient plus la peine de
formuler successivement des impressions esthétiques trop fortes, car ils
étaient eux-mêmes comme leur expression permanente dans un visage ravagé
et superbe. Cette attitude de résignation aux souffrances toujours
prochaines infligées par le Beau, et du courage qu'il y avait eu à
mettre une robe quand on relevait à peine de la dernière sonate, faisait
que Mme Verdurin, même pour écouter la plus cruelle musique, gardait un
visage dédaigneusement impassible et se cachait même pour avaler les
deux cuillerées d'aspirine.

«Ah! oui, les voici», s'écria M. Verdurin avec soulagement en voyant
la porte s'ouvrir sur Morel suivi de M. de Charlus. Celui-ci, pour qui
dîner chez les Verdurin n'était nullement aller dans le monde, mais dans
un mauvais lieu, était intimidé comme un collégien qui entre pour la
première fois dans une maison publique et a mille respects pour la
patronne. Aussi le désir habituel qu'avait M. de Charlus de paraître
viril et froid fut-il dominé (quand il apparut dans la porte ouverte)
par ces idées de politesse traditionnelles qui se réveillent dès que la
timidité détruit une attitude factice et fait appel aux ressources de
l'inconscient. Quand c'est dans un Charlus, qu'il soit d'ailleurs noble
ou bourgeois, qu'agit un tel sentiment de politesse instinctive et
atavique envers des inconnus, c'est toujours l'âme d'une parente du sexe
féminin, auxiliatrice comme une déesse ou incarnée comme un double,
qui se charge de l'introduire dans un salon nouveau et de modeler son
attitude jusqu'à ce qu'il soit arrivé devant la maîtresse de maison. Tel
jeune peintre, élevé par une sainte cousine protestante, entrera la tête
oblique et chevrotante, les yeux au ciel, les mains cramponnées à un
manchon invisible, dont la forme évoquée et la présence réelle et
tutélaire aideront l'artiste intimidé à franchir sans agoraphobie
l'espace creusé d'abîmes qui va de l'antichambre au petit salon. Ainsi
la pieuse parente dont le souvenir le guide aujourd'hui entrait il y
a bien des années, et d'un air si gémissant qu'on se demandait quel
malheur elle venait annoncer quand, à ses premières paroles, on
comprenait, comme maintenant pour le peintre, qu'elle venait faire une
visite de digestion. En vertu de cette même loi, qui veut que la vie,
dans l'intérêt de l'acte encore inaccompli, fasse servir, utilise,
dénature, dans une perpétuelle prostitution, les legs les plus
respectables, parfois les plus saints, quelquefois seulement les plus
innocents du passé, et bien qu'elle engendrât alors un aspect différent,
celui des neveux de Mme Cottard qui affligeait sa famille par ses
manières efféminées et ses fréquentations faisait toujours une entrée
joyeuse, comme s'il venait vous faire une surprise ou vous annoncer un
héritage, illuminé d'un bonheur dont il eût été vain de lui demander la
cause qui tenait à son hérédité inconsciente et à son sexe déplacé. Il
marchait sur les pointes, était sans doute lui-même étonné de ne pas
tenir à la main un carnet de cartes de visites, tendait la main en
ouvrant la bouche en coeur comme il avait vu sa tante le faire, et son
seul regard inquiet était pour la glace où il semblait vouloir vérifier,
bien qu'il fût nu-tête, si son chapeau, comme avait un jour demandé Mme
Cottard à Swann, n'était pas de travers. Quant à M. de Charlus, à qui
la société où il avait vécu fournissait, à cette minute critique, des
exemples différents, d'autres arabesques d'amabilité, et enfin la maxime
qu'on doit savoir dans certains cas, pour de simples petits bourgeois,
mettre au jour et faire servir ses grâces les plus rares et
habituellement gardées en réserve, c'est en se trémoussant, avec
mièvrerie et la même ampleur dont un enjuponnement eût élargi et gêné
ses dandinements, qu'il se dirigea vers Mme Verdurin, avec un air si
flatté et si honoré qu'on eût dit qu'être présenté chez elle était pour
lui une suprême faveur. Son visage à demi incliné, où la satisfaction le
disputait au comme il faut, se plissait de petites rides d'affabilité.
On aurait cru voir s'avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce
moment la femme qu'une erreur de la nature avait mise dans le corps de
M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement peiné
pour la dissimuler et prendre une apparence masculine. Mais à peine y
était-il parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les mêmes goûts,
cette habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelle apparence
féminine, née celle-là non de l'hérédité, mais de la vie individuelle.
Et comme il arrivait peu à peu à penser, même les choses sociales, au
féminin, et cela sans s'en apercevoir, car ce n'est pas qu'à force de
mentir aux autres, mais aussi de se mentir à soi-même, qu'on cesse de
s'apercevoir qu'on ment, bien qu'il eût demandé à son corps de rendre
manifeste (au moment où il entrait chez les Verdurin) toute la
courtoisie d'un grand seigneur, ce corps, qui avait bien compris ce que
M. de Charlus avait cessé d'entendre, déploya, au point que le baron eût
mérité l'épithète de lady-like, toutes les séductions d'une grande dame.
Au reste, peut-on séparer entièrement l'aspect de M. de Charlus du fait
que les fils, n'ayant pas toujours la ressemblance paternelle, même sans
être invertis et en recherchant des femmes, consomment dans leur visage
la profanation de leur mère? Mais laissons ici ce qui mériterait un
chapitre à part: les mères profanées.

Bien que d'autres raisons présidassent à cette transformation de M. de
Charlus et que des ferments purement physiques fissent «travailler chez
lui» la matière, et passer peu à peu son corps dans la catégorie des
corps de femme, pourtant le changement que nous marquons ici était
d'origine spirituelle. A force de se croire malade, on le devient, on
maigrit, on n'a plus la force de se lever, on a des entérites nerveuses.
A force de penser tendrement aux hommes on devient femme, et une robe
postiche entrave vos pas. L'idée fixe peut modifier (aussi bien que,
dans d'autres cas, la santé) dans ceux-là le sexe. Morel, qui le
suivait, vint me dire bonjour. Dès ce moment-là, à cause d'un double
changement qui se produisit en lui, il me donna (hélas! je ne sus pas
assez tôt en tenir compte) une mauvaise impression. Voici pourquoi. J'ai
dit que Morel, échappé de la servitude de son père, se complaisait en
général à une familiarité fort dédaigneuse. Il m'avait parlé, le jour où
il m'avait apporté les photographies, sans même me dire une seule fois
Monsieur, me traitant de haut en bas. Quelle fut ma surprise chez Mme
Verdurin de le voir s'incliner très bas devant moi, et devant moi seul,
et d'entendre, avant même qu'il eût prononcé d'autre parole, les mots
de respect, de très respectueux--ces mots que je croyais impossibles à
amener sous sa plume ou sur ses lèvres--à moi adressés. J'eus aussitôt
l'impression qu'il avait quelque chose à me demander. Me prenant à part
au bout d'une minute: «Monsieur me rendrait bien grand service, me
dit-il, allant cette fois jusqu'à me parler à la troisième personne,
en cachant entièrement à Mme Verdurin et à ses invités le genre de
profession que mon père a exercé chez son oncle. Il vaudrait mieux dire
qu'il était, dans votre famille, l'intendant de domaines si vastes, que
cela le faisait presque l'égal de vos parents.» La demande de Morel me
contrariait infiniment, non pas en ce qu'elle me forçait à grandir la
situation de son père, ce qui m'était tout à fait égal, mais la fortune
au moins apparente du mien, ce que je trouvais ridicule. Mais son air
était si malheureux, si urgent que je ne refusai pas. «Non, avant dîner,
dit-il d'un ton suppliant, Monsieur a mille prétextes pour prendre
à part Mme Verdurin.» C'est ce que je fis en effet, en tâchant de
rehausser de mon mieux l'éclat du père de Morel, sans trop exagérer le
«train» ni les «biens au soleil» de mes parents. Cela passa comme une
lettre à la poste, malgré l'étonnement de Mme Verdurin qui avait connu
vaguement mon grand-père. Et comme elle n'avait pas de tact, haïssait
les familles (ce dissolvant du petit noyau), après m'avoir dit qu'elle
avait autrefois aperçu mon arrière-grand-père et m'en avoir parlé comme
de quelqu'un d'à peu près idiot qui n'eût rien compris au petit groupe
et qui, selon son expression, «n'en était pas», elle me dit: «C'est,
du reste, si ennuyeux les familles, on n'aspire qu'à en sortir»; et
aussitôt elle me raconta sur le père de mon grand-père ce trait que
j'ignorais, bien qu'à la maison j'eusse soupçonné (je ne l'avais pas
connu, mais on parlait beaucoup de lui) sa rare avarice (opposée à la
générosité un peu trop fastueuse de mon grand-oncle, l'ami de la dame en
rose et le patron du père de Morel): «Du moment que vos grands-parents
avaient un intendant si chic, cela prouve qu'il y a des gens de toutes
les couleurs dans les familles. Le père de votre grand-père était si
avare que, presque gâteux à la fin de sa vie--entre nous il n'a jamais
été bien fort, vous les rachetez tous,--il ne se résignait pas à
dépenser trois sous pour son omnibus. De sorte qu'on avait été obligé de
le faire suivre, de payer séparément le conducteur, et de faire croire
au vieux grigou que son ami, M. de Persigny, ministre d'État, avait
obtenu qu'il circulât pour rien dans les omnibus. Du reste, je suis très
contente que le père de _notre_ Morel ait été si bien. J'avais compris
qu'il était professeur de lycée, ça ne fait rien, j'avais mal
compris. Mais c'est de peu d'importance car je vous dirai qu'ici nous
n'apprécions que la valeur propre, la contribution personnelle, ce que
j'appelle la participation. Pourvu qu'on soit d'art, pourvu en un mot
qu'on soit de la confrérie, le reste importe peu.» La façon dont Morel
en était--autant que j'ai pu l'apprendre--était qu'il aimait assez les
femmes et les hommes pour faire plaisir à chaque sexe à l'aide de ce
qu'il avait expérimenté sur l'autre--c'est ce qu'on verra plus tard.
Mais ce qui est essentiel à dire ici, c'est que, dès que je lui eus
donné ma parole d'intervenir auprès de Mme Verdurin, dès que je l'eus
fait surtout, et sans retour possible en arrière, le «respect» de Morel
à mon égard s'envola comme par enchantement, les formules respectueuses
disparurent, et même pendant quelque temps il m'évita, s'arrangeant pour
avoir l'air de me dédaigner, de sorte que, si Mme Verdurin voulait que
je lui disse quelque chose, lui demandasse tel morceau de musique, il
continuait à parler avec un fidèle, puis passait à un autre, changeait
de place si j'allais à lui. On était obligé de lui dire jusqu'à trois
ou quatre fois que je lui avais adressé la parole, après quoi il me
répondait, l'air contraint, brièvement, à moins que nous ne fussions
seuls. Dans ce cas-là il était expansif, amical, car il avait des
parties de caractère charmantes. Je n'en conclus pas moins de cette
première soirée que sa nature devait être vile, qu'il ne reculait quand
il le fallait devant aucune platitude, ignorait la reconnaissance. En
quoi il ressemblait au commun des hommes. Mais comme j'avais en moi un
peu de ma grand'mère et me plaisais à la diversité des hommes sans rien
attendre d'eux ou leur en vouloir, je négligeai sa bassesse, je me plus
à sa gaieté quand cela se présenta, même à ce que je crois avoir été une
sincère amitié de sa part quand, ayant fait tout le tour de ses fausses
connaissances de la nature humaine, il s'aperçut (par à-coups, car il
avait d'étranges retours à sa sauvagerie primitive et aveugle) que ma
douceur avec lui était désintéressée, que mon indulgence ne venait pas
d'un manque de clairvoyance, mais de ce qu'il appela bonté, et surtout
je m'enchantai à son art, qui n'était guère qu'une virtuosité admirable
mais me faisait (sans qu'il fût au sens intellectuel du mot un vrai
musicien) réentendre ou connaître tant de belle musique. D'ailleurs un
manager, M. de Charlus (chez qui j'ignorais ces talents, bien que Mme
de Guermantes, qui l'avait connu fort différent dans leur jeunesse,
prétendît qu'il lui avait fait une sonate, peint un éventail, etc...),
modeste en ce qui concernait ses vraies supériorités, mais de tout
premier ordre, sut mettre cette virtuosité au service d'un sens
artistique multiple et qu'il décupla. Qu'on imagine quelque artiste,
purement adroit, des ballets russes, stylé, instruit, développé en tous
sens par M. de Diaghilew.

Je venais de transmettre à Mme Verdurin le message dont m'avait chargé
Morel, et je parlais de Saint-Loup avec M. de Charlus, quand Cottard
entra au salon en annonçant, comme s'il y avait le feu, que les
Cambremer, arrivaient. Mme Verdurin, pour ne pas avoir l'air, vis-à-vis
de nouveaux comme M. de Charlus (que Cottard n'avait pas vu) et comme
moi, d'attacher tant d'importance à l'arrivée des Cambremer, ne bougea
pas, ne répondit pas à l'annonce de cette nouvelle et se contenta de
dire au docteur, en s'éventant avec grâce, et du même ton factice qu'une
marquise du Théâtre-Français: «Le baron nous disait justement...» C'en
était trop pour Cottard! Moins vivement qu'il n'eût fait autrefois, car
l'étude et les hautes situations avaient ralenti son débit, mais avec
cette émotion tout de même qu'il retrouvait chez les Verdurin: «Un
baron! Où ça, un baron? Où ça, un baron?» s'écria-t-il en le cherchant
des yeux avec un étonnement qui frisait l'incrédulité. Mme Verdurin,
avec l'indifférence affectée d'une maîtresse de maison à qui un
domestique vient, devant les invités, de casser un verre de prix,
et avec l'intonation artificielle et surélevée d'un premier prix du
Conservatoire jouant du Dumas fils, répondit, en désignant avec son
éventail le protecteur de Morel: «Mais, le baron de Charlus, à qui je
vais vous nommer... Monsieur le professeur Cottard.» Il ne déplaisait
d'ailleurs pas à Mme Verdurin d'avoir l'occasion de jouer à la dame. M.
de Charlus tendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire
bénévole d'un «prince de la science». Mais il s'arrêta net en voyant
entrer les Cambremer, tandis que M. de Charlus m'entraînait dans un coin
pour me dire un mot, non sans palper mes muscles, ce qui est une manière
allemande. M. de Cambremer ne ressemblait guère à la vieille marquise.
Il était, comme elle le disait avec tendresse, «tout à fait du côté
de son papa». Pour qui n'avait entendu que parler de lui, ou même de
lettres de lui, vives et convenablement tournées, son physique étonnait.
Sans doute devait-on s'y habituer. Mais son nez avait choisi, pour venir
se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligne
oblique, entre tant d'autres, qu'on n'eût eu l'idée de tracer sur ce
visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le
voisinage d'un teint normand à la rougeur de pommes. Il est possible que
les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de
ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés, où le
promeneur s'amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à compter
par centaines les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes,
chassieuses et mal rabattues, eussent empêché l'intelligence elle-même
de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se
reportait-on au grand nez de travers. Par une transposition de sens,
M. de Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer
n'était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son
importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était
tout disposé à compenser l'insuffisance spirituelle du regard;
malheureusement, si les yeux sont quelquefois l'organe où se révèle
l'intelligence, le nez (quelle que soit d'ailleurs l'intime solidarité
et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les autres), le
nez est généralement l'organe où s'étale le plus aisément la bêtise.

La convenance de vêtements sombres que portait toujours, même le matin,
M. de Cambremer, avait beau rassurer ceux qu'éblouissait et exaspérait
l'insolent éclat des costumes de plage des gens qu'ils ne connaissaient
pas, on ne pouvait comprendre que la femme du premier président déclarât
d'un air de flair et d'autorité, en personne qui a plus que vous
l'expérience de la haute société d'Alençon, que devant M. de Cambremer
on se sentait tout de suite, même avant de savoir qui il était, en
présence d'un homme de haute distinction, d'un homme parfaitement bien
élevé, qui changeait du genre de Balbec, un homme enfin auprès de qui on
pouvait respirer. Il était pour elle, asphyxiée par tant de touristes de
Balbec, qui ne connaissaient pas son monde, comme un flacon de sels.
Il me sembla au contraire qu'il était des gens que ma grand'mère eût
trouvés tout de suite «très mal», et, comme elle ne comprenait pas le
snobisme, elle eût sans doute été stupéfaite qu'il eût réussi à
être épousé par Mlle Legrandin qui devait être difficile en fait de
distinction, elle dont le frère était «si bien». Tout au plus pouvait-on
dire de la laideur vulgaire de M. de Cambremer qu'elle était un peu du
pays et avait quelque chose de très anciennement local; on pensait,
devant ses traits fautifs et qu'on eût voulu rectifier, à ces noms de
petites villes normandes sur l'étymologie desquels mon curé se trompait
parce que les paysans, articulant mal ou ayant compris de travers le mot
normand ou latin qui les désigne, ont fini par fixer dans un barbarisme
qu'on trouve déjà dans les cartulaires, comme eût dit Brichot, un
contre-sens et un vice de prononciation. La vie dans ces vieilles
petites villes peut d'ailleurs se passer agréablement, et M. de
Cambremer devait avoir des qualités, car, s'il était d'une mère que la
vieille marquise préférât son fils à sa belle-fille, en revanche, elle
qui avait plusieurs enfants, dont deux au moins n'étaient pas sans
mérites, déclarait souvent que le marquis était à son avis le meilleur
de la famille. Pendant le peu de temps qu'il avait passé dans l'armée,
ses camarades, trouvant trop long de dire Cambremer, lui avaient donné
le surnom de Cancan, qu'il n'avait d'ailleurs mérité en rien. Il savait
orner un dîner où on l'invitait en disant au moment du poisson (le
poisson fût-il pourri) ou à l'entrée: «Mais dites donc, il me semble
que voilà une belle bête.» Et sa femme, ayant adopté en entrant dans la
famille tout ce qu'elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là,
se mettait à la hauteur des amis de son mari et peut-être cherchait à
lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été mêlée à
sa vie de garçon, en disant d'un air dégagé, quand elle parlait de lui à
des officiers: «Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais
il reviendra ce soir.» Elle était furieuse de se compromettre ce soir
chez les Verdurin et ne le faisait qu'à la prière de sa belle-mère et de
son mari, dans l'intérêt de la location. Mais, moins bien élevée qu'eux,
elle ne se cachait pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses
amies des gorges chaudes de ce dîner. «Vous savez que nous dînons chez
nos locataires. Cela vaudra bien une augmentation. Au fond, je suis
assez curieuse de savoir ce qu'ils ont pu faire de notre pauvre vieille
Raspelière (comme si elle y fût née, et y retrouvât tous les souvenirs
des siens). Notre vieux garde m'a encore dit hier qu'on ne reconnaissait
plus rien. Je n'ose pas penser à tout ce qui doit se passer là dedans.
Je crois que nous ferons bien de faire désinfecter tout, avant de nous
réinstaller.» Elle arriva hautaine et morose, de l'air d'une grande dame
dont le château, du fait d'une guerre, est occupé par les ennemis, mais
qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vainqueurs
qu'ils sont des intrus. Mme de Cambremer ne put me voir d'abord, car
j'étais dans une baie latérale avec M. de Charlus, lequel me disait
avoir appris par Morel que son père avait été «intendant» dans
ma famille, et qu'il comptait suffisamment, lui Charlus, sur mon
intelligence et ma magnanimité (terme commun à lui et à Swann) pour me
refuser l'ignoble et mesquin plaisir que de vulgaires petits imbéciles
(j'étais prévenu) ne manqueraient pas, à ma place, de prendre en
révélant à nos hôtes des détails que ceux-ci pourraient croire
amoindrissants. «Le seul fait que je m'intéresse à lui et étende sur lui
ma protection a quelque chose de suréminent et abolit le passé», conclut
le baron. Tout en l'écoutant et en lui promettant le silence, que
j'aurais gardé même sans l'espoir de passer en échange pour intelligent
et magnanime, je regardais Mme de Cambremer. Et j'eus peine à
reconnaître la chose fondante et savoureuse que j'avais eue l'autre jour
auprès de moi à l'heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la
galette normande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles
eussent en vain essayé de mettre la dent. Irritée d'avance du côté
bonasse que son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un air
honoré quand on lui présenterait l'assistance des fidèles, désireuse
pourtant de remplir ses fonctions de femme du monde, quand on lui eut
nommé Brichot, elle voulut lui faire faire la connaissance de son mari
parce qu'elle avait vu ses amies plus élégantes faire ainsi, mais la
rage ou l'orgueil l'emportant sur l'ostentation du savoir-vivre, elle
dit, non comme elle aurait dû: «Permettez-moi de vous présenter mon
mari», mais: «Je vous présente à mon mari», tenant haut ainsi le drapeau
des Cambremer, en dépit d'eux-mêmes, car le marquis s'inclina devant
Brichot aussi bas qu'elle avait prévu. Mais toute cette humeur de Mme
de Cambremer changea soudain quand elle aperçut M. de Charlus, qu'elle
connaissait de vue. Jamais elle n'avait réussi à se le faire présenter,
même au temps de la liaison qu'elle avait eue avec Swann. Car M. de
Charlus, prenant toujours le parti des femmes, de sa belle-soeur contre
les maîtresses de M. de Guermantes, d'Odette, pas encore mariée alors,
mais vieille liaison de Swann, contre les nouvelles, avait, sévère
défenseur de la morale et protecteur fidèle des ménages, donné à
Odette--et tenu--la promesse de ne pas se laisser nommer à Mme de
Cambremer. Celle-ci ne s'était certes pas doutée que c'était chez les
Verdurin qu'elle connaîtrait enfin cet homme inapprochable. M. de
Cambremer savait que c'était une si grande joie pour elle qu'il en était
lui-même attendri, et qu'il regarda sa femme d'un air qui signifiait:
«Vous êtes contente de vous être décidée à venir, n'est-ce pas?»
Il parlait du reste fort peu, sachant qu'il avait épousé une femme
supérieure. «Moi, indigne», disait-il à tout moment, et citait
volontiers une fable de La Fontaine et une de Florian qui lui
paraissaient s'appliquer à son ignorance, et, d'autre part, lui
permettre, sous les formes d'une dédaigneuse flatterie, de montrer aux
hommes de science qui n'étaient pas du Jockey qu'on pouvait chasser et
avoir lu des fables. Le malheur est qu'il n'en connaissait guère que
deux. Aussi revenaient-elles souvent. Mme de Cambremer n'était pas
bête, mais elle avait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la
déformation des noms n'avait absolument rien du dédain aristocratique.
Ce n'est pas elle qui, comme la duchesse de Guermantes (laquelle par
sa naissance eût dû être, plus que Mme de Cambremer, à l'abri de ce
ridicule), eût dit, pour ne pas avoir l'air de savoir le nom peu élégant
(alors qu'il est maintenant celui d'une des femmes les plus difficiles
à approcher) de Julien de Monchâteau: «une petite Madame... Pic de la
Mirandole». Non, quand Mme de Cambremer citait à faux un nom, c'était
par bienveillance, pour ne pas avoir l'air de savoir quelque chose et
quand, par sincérité, pourtant elle l'avouait, croyant le cacher en le
démarquant. Si, par exemple, elle défendait une femme, elle cherchait à
dissimuler, tout en voulant ne pas mentir à qui la suppliait de dire
la vérité, que Madame une telle était actuellement la maîtresse de M.
Sylvain Lévy, et elle disait: «Non... je ne sais absolument rien sur
elle, je crois qu'on lui a reproché d'avoir inspiré une passion à un
monsieur dont je ne sais pas le nom, quelque chose comme Cahn, Kohn,
Kuhn; du reste, je crois que ce monsieur est mort depuis fort longtemps
et qu'il n'y a jamais rien eu entre eux.» C'est le procédé semblable à
celui des menteurs--et inverse du leur--qui, en altérant ce qu'ils ont
fait quand ils le racontent à une maîtresse ou simplement à un ami, se
figurent que l'une ou l'autre ne verra pas immédiatement que la phrase
dite (de même que Cahn, Kohn, Kuhn) est interpolée, est d'une autre
espèce que celles qui composent la conversation, est à double fond.

Mme Verdurin demanda à l'oreille de son mari: «Est-ce que je donne le
bras au baron de Charlus? Comme tu auras à ta droite Mme de Cambremer,
on aurait pu croiser les politesses.--Non, dit M. Verdurin, puisque
l'autre est plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer était
marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur.--Eh bien, je le
mettrai à côté de la princesse.» Et Mme Verdurin présenta à M. de
Charlus Mme Sherbatoff; ils s'inclinèrent en silence tous deux, de l'air
d'en savoir long l'un sur l'autre et de se promettre un mutuel secret.
M. Verdurin me présenta à M. de Cambremer. Avant même qu'il n'eût parlé
de sa voix forte et légèrement bégayante, sa haute taille et sa figure
colorée manifestaient dans leur oscillation l'hésitation martiale d'un
chef qui cherche à vous rassurer et vous dit: «On m'a parlé, nous
arrangerons cela; je vous ferai lever votre punition; nous ne sommes pas
des buveurs de sang; tout ira bien.» Puis, me serrant la main: «Je crois
que vous connaissez ma mère», me dit-il. Le verbe «croire» lui semblait
d'ailleurs convenir à la discrétion d'une première présentation mais
nullement exprimer un doute, car il ajouta: «J'ai du reste une lettre
d'elle pour vous.» M. de Cambremer était naïvement heureux de revoir
des lieux où il avait vécu si longtemps. «Je me retrouve», dit-il à
Mme Verdurin, tandis que son regard s'émerveillait de reconnaître les
peintures de fleurs en trumeaux au-dessus des portes, et les bustes en
marbre sur leurs hauts socles. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé,
car Mme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belles choses
qu'elle possédait. A ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux
yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire
mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu'ils ne comprenaient
pas. Ils l'accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de
la déshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche, comme
un curé ignorant reprochant à un architecte diocésain de remettre
en place de vieux bois sculptés laissés au rancart et auxquels
l'ecclésiastique avait cru bon de substituer des ornements achetés place
Saint-Sulpice. Enfin, un jardin de curé commençait à remplacer devant
le château les plates-bandes qui faisaient l'orgueil non seulement
des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les
Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des
Verdurin, comme si la terre eût été momentanément occupée par un
envahisseur et une troupe de soudards, allait en secret porter ses
doléances à la propriétaire dépossédée, s'indignait du mépris où étaient
tenus ses araucarias, ses bégonias, ses joubarbes, ses dahlias doubles,
et qu'on osât dans une aussi riche demeure faire pousser des fleurs
aussi communes que des anthémis et des cheveux de Vénus. Mme Verdurin
sentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisait un
long bail ou même achetait la Raspelière, à mettre comme condition le
renvoi du jardinier, auquel la vieille propriétaire au contraire tenait
extrêmement. Il l'avait servie pour rien dans des temps difficiles,
l'adorait; mais par ce morcellement bizarre de l'opinion des gens du
peuple, où le mépris moral le plus profond s'enclave dans l'estime la
plus passionnée, laquelle chevauche à son tour de vieilles rancunes
inabolies, il disait souvent de Mme de Cambremer qui, en 70, dans un
château qu'elle avait dans l'Est, surprise par l'invasion, avait dû
souffrir pendant un mois le contact des Allemands: «Ce qu'on a beaucoup
reproché à Madame la marquise, c'est, pendant la guerre, d'avoir pris
le parti des Prussiens et de les avoir même logés chez elle. A un autre
moment, j'aurais compris; mais en temps de guerre, elle n'aurait pas dû.
C'est pas bien.» De sorte qu'il lui était fidèle jusqu'à la mort, la
vénérait pour sa bonté et accréditait qu'elle se fût rendue coupable
de trahison. Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendît
reconnaître si bien la Raspelière. «Vous devez pourtant trouver quelques
changements, répondit-elle. Il y a d'abord de grands diables de bronze
de Barbedienne et de petits coquins de sièges en peluche que je me suis
empressée d'expédier au grenier, qui est encore trop bon pour eux.»
Après cette acerbe riposte adressée à M. de Cambremer, elle lui offrit
le bras pour aller à table. Il hésita un instant, se disant: «Je ne peux
tout de même pas passer avant M. de Charlus.» Mais, pensant que celui-ci
était un vieil ami de la maison du moment qu'il n'avait pas la place
d'honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et dit à
Mme Verdurin combien il était fier d'être admis dans le cénacle
(c'est ainsi qu'il appela le petit noyau, non sans rire un peu de la
satisfaction de connaître ce terme). Cottard, qui était assis à côté de
M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon,
et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants
qu'ils n'eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et ses regards
engageants, accrus par leur sourire, n'étaient plus contenus par le
verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait
facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n'en fût
un et ne lui fît de l'oeil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté
des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu'ardemment
empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun
parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin,
d'être aimé, c'est une loi générale, et dont l'empire est bien loin de
s'étendre sur les seuls Charlus, que l'être que nous n'aimons pas et qui
nous aime nous paraisse insupportable. A cet être, à telle femme dont
nous ne dirons pas qu'elle nous aime mais qu'elle nous cramponne, nous
préférons la société de n'importe quelle autre qui n'aura ni son charme,
ni son agrément, ni son esprit. Elle ne les recouvrera pour nous que
quand elle aura cessé de nous aimer. En ce sens, on pourrait ne voir que
la transposition, sous une forme cocasse, de cette règle universelle,
dans l'irritation causée chez un inverti par un homme qui lui déplaît et
le recherche. Mais elle est chez lui bien plus forte. Aussi, tandis
que le commun des hommes cherche à la dissimuler tout en l'éprouvant,
l'inverti la fait implacablement sentir à celui qui la provoque, comme
il ne le ferait certainement pas sentir à une femme, M. de Charlus, par
exemple, à la princesse de Guermantes dont la passion l'ennuyait, mais
le flattait. Mais quand ils voient un autre homme témoigner envers eux
d'un goût particulier, alors, soit incompréhension que ce soit le même
que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût, embelli par eux tant que
c'est eux-mêmes qui l'éprouvent, est considéré comme un vice, soit désir
de se réhabiliter par un éclat dans une circonstance où cela ne leur
coûte pas, soit par une crainte d'être devinés, qu'ils retrouvent
soudain quand le désir ne les mène plus, les yeux bandés, d'imprudence
en imprudence, soit par la fureur de subir, du fait de l'attitude
équivoque d'un autre, le dommage que par la leur, si cet autre leur
plaisait, ils ne craindraient pas de lui causer, ceux que cela
n'embarrasse pas de suivre un jeune homme pendant des lieues, de ne pas
le quitter des yeux au théâtre même s'il est avec des amis, risquant
par cela de le brouiller avec eux, on peut les entendre, pour peu qu'un
autre qui ne leur plaît pas les regarde, dire: «Monsieur, pour qui me
prenez-vous? (simplement parce qu'on les prend pour ce qu'ils sont); je
ne vous comprends pas, inutile d'insister, vous faites erreur», aller au
besoin jusqu'aux gifles, et, devant quelqu'un qui connaît l'imprudent,
s'indigner: «Comment, vous connaissez cette horreur? Elle a une façon de
vous regarder!... En voilà des manières!» M. de Charlus n'alla pas aussi
loin, mais il prit l'air offensé et glacial qu'ont, lorsqu'on a l'air de
les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore plus celles
qui le sont. D'ailleurs, l'inverti, mis en présence d'un inverti, voit
non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait,
purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre
lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire
souffrir dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens d'instinct de
conservation qu'il dira du mal du concurrent possible, soit avec les
gens qui peuvent nuire à celui-ci (et sans que l'inverti nº 1 s'inquiète
de passer pour menteur quand il accable ainsi l'inverti nº2 aux yeux de
personnes qui peuvent être renseignées sur son propre cas), soit avec le
jeune homme qu'il a «levé», qui va peut-être lui être enlevé et auquel
il s'agit de persuader que les mêmes choses qu'il a tout avantage à
faire avec lui causeraient le malheur de sa vie s'il se laissait aller
à les faire avec l'autre. Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être
aux dangers (bien imaginaires) que la présence de ce Cottard, dont il
comprenait à faux le sourire, ferait courir à Morel, un inverti qui
ne lui plaisait pas n'était pas seulement une caricature de lui-même,
c'était aussi un rival désigné. Un commerçant, et tenant un commerce
rare, en débarquant dans la ville de province où il vient s'installer
pour la vie, s'il voit que, sur la même place, juste en face, le même
commerce est tenu par un concurrent, il n'est pas plus déconfit qu'un
Charlus allant cacher ses amours dans une région tranquille et qui, le
jour de l'arrivée, aperçoit le gentilhomme du lieu, ou le coiffeur,
desquels l'aspect et les manières ne lui laissent aucun doute. Le
commerçant prend souvent son concurrent en haine; cette haine dégénère
parfois en mélancolie, et pour peu qu'il y ait hérédité assez chargée,
on a vu dans des petites villes le commerçant montrer des commencements
de folie qu'on ne guérit qu'en le décidant à vendre son «fonds» et à
s'expatrier. La rage de l'inverti est plus lancinante encore. Il a
compris que, dès la première seconde, le gentilhomme et le coiffeur
ont désiré son jeune compagnon. Il a beau répéter cent fois par jour
à celui-ci que le coiffeur et le gentilhomme sont des bandits dont
l'approche le déshonorerait, il est obligé, comme Harpagon, de veiller
sur son trésor et se relève la nuit pour voir si on ne le lui prend
pas. Et c'est ce qui fait sans doute, plus encore que le désir ou la
commodité d'habitudes communes, et presque autant que cette expérience
de soi-même, qui est la seule vraie, que l'inverti dépiste l'inverti
avec une rapidité et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper
un moment, mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aussi
l'erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement divin lui
montra au bout d'un instant que Cottard n'était pas de sa sorte et qu'il
n'avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce qui n'eût fait que
l'exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus grave. Il reprit
son calme, et comme il était encore sous l'influence du passage de Vénus
androgyne, par moments il souriait faiblement aux Verdurin, sans prendre
la peine d'ouvrir la bouche, en déplissant seulement un coin de lèvres,
et pour une seconde allumait câlinement ses yeux, lui si féru de
virilité, exactement comme eût fait sa belle-soeur la duchesse de
Guermantes. «Vous chassez beaucoup, Monsieur? dit Mme Verdurin avec
mépris à M. de Cambremer.--Est-ce que Ski vous a raconté qu'il nous en
est arrivé une excellente? demanda Cottard à la Patronne.--Je chasse
surtout dans la forêt de Chantepie, répondit M. de Cambremer.--Non, je
n'ai rien raconté, dit Ski.--Mérite-t-elle son nom?» demanda Brichot à
M. de Cambremer, après m'avoir regardé du coin de l'oeil, car il m'avait
promis de parler étymologies, tout en me demandant de dissimuler aux
Cambremer le mépris que lui inspiraient celles du curé de Combray.
«C'est sans doute que je ne suis pas capable de comprendre, mais je ne
saisis pas votre question, dit M. de Cambremer.--Je veux dire: Est-ce
qu'il y chante beaucoup de pies?» répondit Brichot. Cottard cependant
souffrait que Mme Verdurin ignorât qu'ils avaient failli manquer le
train. «Allons, voyons, dit Mme Cottard à son mari pour l'encourager,
raconte ton odyssée.--En effet, elle sort de l'ordinaire, dit le docteur
qui recommença son récit. Quand j'ai vu que le train était en gare,
je suis resté médusé. Tout cela par la faute de Ski. Vous êtes plutôt
bizarroïde dans vos renseignements, mon cher! Et Brichot qui nous
attendait à la gare!--Je croyais, dit l'universitaire, en jetant autour
de lui ce qui lui restait de regard et en souriant de ses lèvres minces,
que si vous vous étiez attardé à Graincourt, c'est que vous aviez
rencontré quelque péripatéticienne.--Voulez-vous vous taire? si ma femme
vous entendait! dit le professeur. La femme à moâ, il est jalouse.--Ah!
ce Brichot, s'écria Ski, en qui l'égrillarde plaisanterie de Brichot
éveillait la gaieté de tradition, il est toujours le même»; bien qu'il
ne sût pas, à vrai dire, si l'universitaire avait jamais été polisson.
Et pour ajouter à ces paroles consacrées le geste rituel, il fit mine de
ne pouvoir résister au désir de lui pincer la jambe. «Il ne change pas
ce gaillard-là», continua Ski, et, sans penser à ce que la quasi-cécité
de l'universitaire donnait de triste et de comique à ces mots, il
ajouta: «Toujours un petit oeil pour les femmes.--Voyez-vous, dit M. de
Cambremer, ce que c'est que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans
que je chasse dans la forêt de Chantepie et jamais je n'avais réfléchi à
ce que son nom voulait dire.» Mme de Cambremer jeta un regard sévère à
son mari; elle n'aurait pas voulu qu'il s'humiliât ainsi devant Brichot.
Elle fut plus mécontente encore quand, à chaque expression «toute faite»
qu'employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et le faible
parce qu'il les avait laborieusement apprises, démontrait au marquis,
lequel confessait sa bêtise, qu'elles ne voulaient rien dire: «Pourquoi:
bête comme chou? Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu'autre
chose? Vous dites: répéter trente-six fois la même chose. Pourquoi
particulièrement trente-six? Pourquoi: dormir comme un pieu? Pourquoi:
Tonnerre de Brest? Pourquoi: faire les quatre cents coups?» Mais alors
la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot, qui expliquait
l'origine de chaque locution. Mais Mme de Cambremer était surtout
occupée à examiner les changements que les Verdurin avaient apportés
à la Raspelière, afin de pouvoir en critiquer certains, en importer à
Féterne d'autres, ou peut-être les mêmes. «Je me demande ce que c'est
que ce lustre qui s'en va tout de traviole. J'ai peine à reconnaître
ma vieille Raspelière», ajouta-t-elle d'un air familièrement
aristocratique, comme elle eût parlé d'un serviteur dont elle eût
prétendu moins désigner l'âge que dire qu'il l'avait vu naître. Et
comme elle était un peu livresque dans son langage: «Tout de même,
ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, si j'habitais chez les
autres, j'aurais quelque vergogne à tout changer ainsi.--C'est
malheureux que vous ne soyez pas venus avec eux», dit Mme Verdurin à M.
de Charlus et à Morel, espérant que M. de Charlus était de «revue» et se
plierait à la règle d'arriver tous par le même train. «Vous êtes sûr que
Chantepie veut dire la pie qui chante, Chochotte?» ajouta-t-elle pour
montrer qu'en grande maîtresse de maison elle prenait part à toutes les
conversations à la fois. «Parlez-moi donc un peu de ce violoniste, me
dit Mme de Cambremer, il m'intéresse; j'adore la musique, et il me
semble que j'ai entendu parler de lui, faites mon instruction.» Elle
avait appris que Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en
faisant venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Elle ajouta
pourtant, pour que je ne pusse deviner cette raison: «M. Brichot aussi
m'intéresse.» Car si elle était fort cultivée, de même que certaines
personnes prédisposées à l'obésité mangent à peine et marchent toute la
journée sans cesser d'engraisser à vue d'oeil, de même Mme de Cambremer
avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en
plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait
de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent
de «couper» les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des
relations qu'elle avait cru d'abord faire partie de la société de sa
belle-famille et qu'elle s'était aperçue ensuite être situées beaucoup
plus haut et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n'était pas
assez moderne pour elle, Leibniz, a dit que le trajet est long de
l'intelligence au coeur. Ce trajet, Mme de Cambremer n'avait pas été,
plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de
Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu'elle
croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus
d'acharnement à chercher à s'y faire, avant de mourir, une bonne
position. Éprise d'art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez
humble pour servir de modèle au peintre ou à l'écrivain. Un tableau ou
un roman mondain lui eussent donné la nausée; un moujik de Tolstoï, un
paysan de Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne permettait
pas à l'artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres
relations, s'élever jusqu'à la fréquentation de duchesses, était le
but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle
se soumettait, par le moyen de l'étude des chefs-d'oeuvre, restait
inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait
chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à
l'avarice et à l'adultère, auxquels, étant jeune, elle était encline,
pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et permanents qui
semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre les autres maladies.
Je ne pouvais, du reste, m'empêcher, en l'entendant parler, de
rendre justice, sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses
expressions. C'étaient celles qu'ont, à une époque donnée, toutes les
personnes d'une même envergure intellectuelle, de sorte que l'expression
raffinée fournit aussitôt, comme l'arc de cercle, le moyen de décrire et
de limiter toute la circonférence. Aussi ces expressions font-elles que
les personnes qui les emploient m'ennuient immédiatement comme déjà
connues, mais aussi passent pour supérieures, et me furent souvent
offertes comme voisines délicieuses et inappréciées. «Vous n'ignorez
pas, Madame, que beaucoup de régions forestières tirent leur nom des
animaux qui les peuplent. A côté de la forêt de Chantepie, vous avez le
bois de Chantereine.--Je ne sais pas de quelle reine il s'agit, mais
vous n'êtes pas galant pour elle, dit M. de Cambremer.--Attrapez,
Chochotte, dit Mme Verdurin. Et à part cela, le voyage s'est bien
passé?--Nous n'avons rencontré que de vagues humanités qui remplissaient
le train. Mais je réponds à la question de M. de Cambremer; reine n'est
pas ici la femme d'un roi, mais la grenouille. C'est le nom qu'elle
a gardé longtemps dans ce pays, comme en témoigne la station de
Renneville, qui devrait s'écrire Reineville.--Il me semble que vous avez
là une belle bête», dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant un
poisson. C'était là un de ces compliments à l'aide desquels il croyait
payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse. («Les inviter
est inutile, disait-il souvent en parlant de tels de leurs amis à
sa femme. Ils ont été enchantés de nous avoir. C'étaient eux qui me
remerciaient.») «D'ailleurs je dois vous dire que je vais presque chaque
jour à Renneville depuis bien des années, et je n'y ai vu pas plus de
grenouilles qu'ailleurs. Mme de Cambremer avait fait venir ici le curé
d'une paroisse où elle a de grands biens et qui a la même tournure
d'esprit que vous, à ce qu'il semble. Il a écrit un ouvrage.--Je crois
bien, je l'ai lu avec infiniment d'intérêt», répondit hypocritement
Brichot. La satisfaction que son orgueil recevait indirectement de cette
réponse fit rire longuement M. de Cambremer. «Ah! eh bien, l'auteur,
comment dirais-je, de cette géographie, de ce glossaire, épilogue
longuement sur le nom d'une petite localité dont nous étions autrefois,
si je puis dire, les seigneurs, et qui se nomme Pont-à-Couleuvre. Or
je ne suis évidemment qu'un vulgaire ignorant à côté de ce puits de
science, mais je suis bien allé mille fois à Pont-à-Couleuvre pour lui
une, et du diable si j'y ai jamais vu un seul de ces vilains serpents,
je dis vilains, malgré l'éloge qu'en fait le bon La Fontaine (_L'Homme
et la couleuvre_ était une des deux fables).--Vous n'en avez pas vu, et
c'est vous qui avez vu juste, répondit Brichot. Certes, l'écrivain
dont vous parlez connaît à fond son sujet, il a écrit un livre
remarquable.--Voire! s'exclama Mme de Cambremer, ce livre, c'est bien le
cas de le dire, est un véritable travail de Bénédictin.--Sans doute il a
consulté quelques pouillés (on entend par là les listes des bénéfices et
des cures de chaque diocèse), ce qui a pu lui fournir le nom des patrons
laïcs et des collateurs ecclésiastiques. Mais il est d'autres sources.
Un de mes plus savants amis y a puisé. Il a trouvé que le même lieu
était dénommé Pont-à-Quileuvre. Ce nom bizarre l'incita à remonter plus
haut encore, à un texte latin où le pont que votre ami croit infesté de
couleuvres est désigné: _Pons cui aperit_. Pont fermé qui ne s'ouvrait
que moyennant une honnête rétribution.--Vous parlez de grenouilles. Moi,
en me trouvant au milieu de personnes si savantes, je me fais l'effet de
la grenouille devant l'aréopage» (c'était la seconde fable), dit Cancan
qui faisait souvent, en riant beaucoup, cette plaisanterie grâce à
laquelle il croyait à la fois, par humilité et avec à-propos, faire
profession d'ignorance et étalage de savoir. Quant à Cottard, bloqué par
le silence de M. de Charlus et essayant de se donner de l'air des
autres côtés, il se tourna vers moi et me fit une de ces questions qui
frappaient ses malades s'il était tombé juste et montraient ainsi qu'il
était pour ainsi dire dans leur corps; si, au contraire, il tombait à
faux, lui permettaient de rectifier certaines théories, d'élargir les
points de vue anciens. «Quand vous arrivez à ces sites relativement
élevés comme celui où nous nous trouvons en ce moment, remarquez-vous
que cela augmente votre tendance aux étouffements?» me demanda-t-il,
certain ou de faire admirer, ou de compléter son instruction. M. de
Cambremer entendit la question et sourit. «Je ne peux pas vous dire
comme ça m'amuse d'apprendre que vous avez des étouffements», me
jeta-t-il à travers la table. Il ne voulait pas dire par cela que cela
l'égayait, bien que ce fût vrai aussi. Car cet homme excellent ne
pouvait cependant pas entendre parler du malheur d'autrui sans un
sentiment de bien-être et un spasme d'hilarité qui faisaient vite place
à la pitié d'un bon coeur. Mais sa phrase avait un autre sens, que
précisa celle qui la suivit: «Ça m'amuse, me dit-il, parce que justement
ma soeur en a aussi.» En somme, cela l'amusait comme s'il m'avait
entendu citer comme un des mes amis quelqu'un qui eût fréquenté beaucoup
chez eux. «Comme le monde est petit», fut la réflexion qu'il formula
mentalement et que je vis écrite sur son visage souriant quand Cottard
me parla de mes étouffements. Et ceux-ci devinrent, à dater de ce dîner,
comme une sorte de relation commune et dont M. de Cambremer ne manquait
jamais de me demander des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à sa
soeur. Tout en répondant aux questions que sa femme me posait sur
Morel, je pensais à une conversation que j'avais eue avec ma mère dans
l'après-midi. Comme, tout en ne me déconseillant pas d'aller chez les
Verdurin si cela pouvait me distraire, elle me rappelait que c'était un
milieu qui n'aurait pas plu à mon grand-père et lui eût fait crier: «A
la garde», ma mère avait ajouté: «Écoute, le président Toureuil et sa
femme m'ont dit qu'ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. On ne m'a rien
demandé. Mais j'ai cru comprendre qu'un mariage entre Albertine et toi
serait le rêve de sa tante. Je crois que la vraie raison est que tu leur
es à tous très sympathique. Tout de même, le luxe qu'ils croient que tu
pourrais lui donner, les relations qu'on sait plus ou moins que nous
avons, je crois que tout cela n'y est pas étranger, quoique secondaire.
Je ne t'en aurais pas parlé, parce que je n'y tiens pas, mais comme je
me figure qu'on t'en parlera, j'ai mieux aimé prendre les devants.--Mais
toi, comment la trouves-tu? avais-je demandé à ma mère.--Mais moi, ce
n'est pas moi qui l'épouserai. Tu peux certainement faire mille fois
mieux comme mariage. Mais je crois que ta grand'mère n'aurait pas aimé
qu'on t'influence. Actuellement je ne peux pas te dire comment je trouve
Albertine, je ne la trouve pas. Je te dirai comme Mme de Sévigné: «Elle
a de bonnes qualités, du moins je le crois. Mais, dans ce commencement,
je ne sais la louer que par des négatives. Elle n'est point ceci, elle
n'a point l'accent de Rennes. Avec le temps, je dirai peut-être: elle
est cela. Et je la trouverai toujours bien si elle doit te rendre
heureux.» Mais par ces mots mêmes, qui remettaient entre mes mains de
décider de mon bonheur, ma mère m'avait mis dans cet état de doute où
j'avais déjà été quand, mon père m'ayant permis d'aller à _Phèdre_
et surtout d'être homme de lettres, je m'étais senti tout à coup une
responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie
qu'il y a quand on cesse d'obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous
cachent l'avenir, de se rendre, compte qu'on a enfin commencé de vivre
pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à
la disposition de chacun de nous.

Peut-être le mieux serait-il d'attendre un peu, de commencer par voir
Albertine comme par le passé pour tâcher d'apprendre si je l'aimais
vraiment. Je pourrais l'amener chez les Verdurin pour la distraire, et
ceci me rappela que je n'y étais venu moi-même ce soir que pour savoir
si Mme Putbus y habitait ou allait y venir. En tout cas, elle ne dînait
pas. «A propos de votre ami Saint-Loup, me dit Mme de Cambremer, usant
ainsi d'une expression qui marquait plus de suite dans les idées que ses
phrases ne l'eussent laissé croire, car si elle me parlait de musique
elle pensait aux Guermantes, vous savez que tout le monde parle de son
mariage avec la nièce de la princesse de Guermantes. Je vous dirai que,
pour ma part, de tous ces potins mondains je ne me préoccupe _mie_.» Je
fus pris de la crainte d'avoir parlé sans sympathie devant Robert de
cette jeune fille faussement originale, et dont l'esprit était aussi
médiocre que le caractère était violent. Il n'y a presque pas une
nouvelle que nous apprenions qui ne nous fasse regretter un de nos
propos. Je répondis à Mme de Cambremer, ce qui du reste était vrai, que
je n'en savais rien, et que d'ailleurs la fiancée me paraissait encore
bien jeune. «C'est peut-être pour cela que ce n'est pas encore officiel;
en tout cas on le dit beaucoup.--J'aime mieux vous prévenir, dit
sèchement Mme Verdurin à Mme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci
m'avait parlé de Morel, et, quand elle avait baissé la voix pour me
parler des fiançailles de Saint-Loup, ayant cru qu'elle m'en parlait
encore. Ce n'est pas de la musiquette qu'on fait ici. En art, vous
savez, les fidèles de mes mercredis, mes enfants comme je les appelle,
c'est effrayant ce qu'ils sont avancés, ajouta-t-elle avec un air
d'orgueilleuse terreur. Je leur dis quelquefois: «Mes petites bonnes
gens, vous marchez plus vite que votre patronne à qui les audaces ne
passent pas pourtant pour avoir jamais fait peur.» Tous les ans ça va un
peu plus loin; je vois bientôt le jour où ils ne marcheront plus pour
Wagner et pour d'Indy.--Mais c'est très bien d'être avancé, on ne l'est
jamais assez», dit Mme de Cambremer, tout en inspectant chaque coin
de la salle à manger, en cherchant à reconnaître les choses qu'avait
laissées sa belle-mère, celles qu'avait apportées Mme Verdurin, et à
prendre celle-ci en flagrant délit de faute de goût. Cependant, elle
cherchait à me parler du sujet qui l'intéressait le plus, M. de Charlus.
Elle trouvait touchant qu'il protégeât un violoniste. «Il a l'air
intelligent.--Même d'une verve extrême pour un homme déjà un peu âgé,
dis-je.--Agé? Mais il n'a pas l'air âgé, regardez, le cheveu est resté
jeune.» (Car depuis trois ou quatre ans le mot «cheveu» avait été
employé au singulier par un de ces inconnus qui sont les lanceurs des
modes littéraires, et toutes les personnes ayant la longueur de rayon de
Mme de Cambremer disaient «le cheveu», non sans un sourire affecté. A
l'heure actuelle on dit encore «le cheveu», mais de l'excès du singulier
renaîtra le pluriel.) «Ce qui m'intéresse surtout chez M. de Charlus,
ajouta-t-elle, c'est qu'on sent chez lui le don. Je vous dirai que je
fais bon marché du savoir. Ce qui s'apprend ne m'intéresse pas.» Ces
paroles ne sont pas en contradiction avec la valeur particulière de Mme
de Cambremer, qui était précisément imitée et acquise. Mais justement
une des choses qu'on devait savoir à ce moment-là, c'est que le savoir
n'est rien et ne pèse pas un fétu à côté de l'originalité. Mme de
Cambremer avait appris, comme le reste, qu'il ne faut rien apprendre.
«C'est pour cela, me dit-elle, que Brichot, qui a son côté curieux,
car je ne fais pas fi d'une certaine érudition savoureuse, m'intéresse
pourtant beaucoup moins.» Mais Brichot, à ce moment-là, n'était occupé
que d'une chose: entendant qu'on parlait musique, il tremblait que le
sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de Dechambre. Il voulait dire
quelque chose pour écarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en
fournit l'occasion par cette question: «Alors, les lieux boisés portent
toujours des noms d'animaux?--Que non pas, répondit Brichot, heureux de
déployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi lesquels je lui avais
dit qu'il était sûr d'en intéresser au moins un. Il suffit de voir
combien, dans les noms de personnes elles-mêmes, un arbre est conservé,
comme une fougère dans de la houille. Un de nos pères conscrits
s'appelle M. de Saulces de Freycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu
planté de saules et de frênes, _salix et fraxinetum_; son neveu M.
de Selves réunit plus d'arbres encore, puisqu'il se nomme de Selves,
_sylva_.» Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si
animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un
silence qui lui éviterait d'être l'objet des brocards de M. et Mme
Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d'être délivré, il
avait été attendri d'entendre M. Verdurin, malgré la solennité d'un tel
dîner, dire au maître d'hôtel de mettre une carafe d'eau près de M.
Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le
plus de soldats tiennent à ce qu'ils soient bien nourris.) Enfin Mme
Verdurin avait une fois souri à Saniette. Décidément, c'étaient de
bonnes gens. Il ne serait plus torturé. A ce moment le repas fut
interrompu par un convive que j'ai oublié de citer, un illustre
philosophe norvégien, qui parlait le français très bien mais très
lentement, pour la double raison, d'abord que, l'ayant appris depuis
peu et ne voulant pas faire de fautes (il en faisait pourtant
quelques-unes), il se reportait pour chaque mot à une sorte de
dictionnaire intérieur; ensuite parce qu'en tant que métaphysicien, il
pensait toujours ce qu'il voulait dire pendant qu'il le disait, ce qui,
même chez un Français, est une cause de lenteur. C'était, du reste, un
être délicieux, quoique pareil en apparence à beaucoup d'autres, sauf
sur un point. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre
chaque mot) devenait d'une rapidité vertigineuse pour s'échapper dès
qu'il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois
qu'il avait la colique ou encore un besoin plus pressant.

--Mon cher--collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son
esprit si «collègue» était le terme qui convenait, j'ai une sorte
de--désir pour savoir s'il y a d'autres arbres dans la--nomenclature de
votre belle langue--française--latine--normande. Madame (il voulait
dire Mme Verdurin quoiqu'il n'osât la regarder) m'a dit que vous saviez
toutes choses. N'est-ce pas précisément le moment?--Non, c'est le moment
de manger», interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n'en
finissait pas. «Ah! bien; répondit le Scandinave, baissant la tête dans
son assiette, avec un sourire triste et résigné. Mais je dois faire
observer à Madame que, si je me suis permis ce questionnaire--pardon, ce
questation--c'est que je dois retourner demain à Paris pour dîner chez
la Tour d'Argent ou chez l'Hôtel Meurice. Mon confrère--français--M.
Boutroux, doit nous y parler des séances de spiritisme--pardon, des
évocations spiritueuses--qu'il a contrôlées.--Ce n'est pas si bon qu'on
dit, la Tour d'Argent, dit Mme Verdurin agacée. J'y ai même fait des
dîners détestables.--Mais est-ce que je me trompe, est-ce que la
nourriture qu'on mange chez Madame n'est pas de la plus fine cuisine
française?--Mon Dieu, ce n'est pas positivement mauvais, répondit
Mme Verdurin radoucie. Et si vous venez mercredi prochain ce sera
meilleur.--Mais je pars lundi pour Alger, et de là je vais à Cap. Et
quand je serai à Cap de Bonne-Espérance, je ne pourrai plus rencontrer
mon illustre collègue--pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon
confrère.» Et il se mit, par obéissance, après avoir fourni ces excuses
rétrospectives, à manger avec une rapidité vertigineuse. Mais Brichot
était trop heureux de pouvoir donner d'autres étymologies végétales et
il répondit, intéressant tellement le Norvégien que celui-ci cessa de
nouveau de manger, mais en faisant signe qu'on pouvait ôter son assiette
pleine et passer au plat suivant: «Un des Quarante, dit Brichot, a
nom Houssaye, ou lieu planté de houx; dans celui d'un fin diplomate,
d'Ormesson, vous retrouvez l'orme, l'_ulmus_ cher à Virgile et qui a
donné son nom à la ville d'Ulm; dans celui de ses collègues, M. de La
Boulaye, le bouleau; M. d'Aunay, l'aune; M. de Bussière, le buis; M.
Albaret, l'aubier (je me promis de le dire à Céleste); M. de Cholet,
le chou, et le pommier dans le nom de M. de La Pommeraye, que nous
entendîmes conférencier, Saniette, vous en souvient-il, du temps que
le bon Porel avait été envoyé aux confins du monde, comme proconsul en
Odéonie? Au nom de Saniette prononcé par Brichot, M. Verdurin lança à
sa femme et à Cottard un regard ironique qui démonta le timide.--Vous
disiez que Cholet vient de chou, dis-je à Brichot. Est-ce qu'une station
où j'ai passé avant d'arriver à Doncières, Saint-Frichoux, vient aussi
de chou?--Non, Saint-Frichoux, c'est _Sanctus Fructuosus_, comme
_Sanctus Ferreolus_ donna Saint-Fargeau, mais ce n'est pas normand du
tout.--Il sait trop de choses, il nous ennuie, gloussa doucement la
princesse.--Il y a tant d'autres noms qui m'intéressent, mais je ne
peux pas tout vous demander en une fois.» Et me tournant vers Cottard:
«Est-ce que Mme Putbus est ici?» lui demandai-je. «Non, Dieu merci,
répondit Mme Verdurin qui avait entendu ma question. J'ai tâché de
dériver ses villégiatures vers Venise, nous en sommes débarrassés pour
cette année.--Je vais avoir moi-même droit à deux arbres, dit M.
de Charlus, car j'ai à peu près retenu une petite maison entre
Saint-Martin-du-Chêne et Saint-Pierre-des-Ifs.--Mais c'est très près
d'ici, j'espère que vous viendrez souvent en compagnie de Charlie Morel.
Vous n'aurez qu'à vous entendre avec notre petit groupe pour les trains,
vous êtes à deux pas de Doncières», dit Mme Verdurin qui détestait
qu'on ne vînt pas par le même train et aux heures où elle envoyait des
voitures. Elle savait combien la montée à la Raspelière, même en
faisant le tour par des lacis, derrière Féterne, ce qui retardait d'une
demi-heure, était dure, elle craignait que ceux qui feraient bande à
part ne trouvassent pas de voitures pour les conduire, ou même, étant en
réalité restés chez eux, puissent prendre le prétexte de n'en avoir pas
trouvé à Doville-Féterne et de ne pas s'être senti la force de faire une
telle ascension à pied. A cette invitation M. de Charlus se contenta de
répondre par une muette inclinaison. «Il ne doit pas être commode tous
les jours, il a un air pincé, chuchota à Ski le docteur qui, étant resté
très simple malgré une couche superficielle d'orgueil, ne cherchait pas
à cacher que Charlus le snobait. Il ignore sans doute que dans toutes
les villes d'eau, et même à Paris dans les cliniques, les médecins, pour
qui je suis naturellement le «grand chef», tiennent à honneur de me
présenter à tous les nobles qui sont là, et qui n'en mènent pas
large. Cela rend même assez agréable pour moi le séjour des stations
balnéaires, ajouta-t-il d'un air léger. Même à Doncières, le major du
régiment, qui est le médecin traitant du colonel, m'a invité à déjeuner
avec lui en me disant que j'étais en situation de dîner avec le général.
Et ce général est un monsieur _de_ quelque chose. Je ne sais pas si ses
parchemins sont plus ou moins anciens que ceux de ce baron.--Ne vous
montez pas le bourrichon, c'est une bien pauvre couronne», répondit Ski
à mi-voix, et il ajouta quelque chose de confus avec un verbe, où je
distinguai seulement les dernières syllabes «arder», occupé que j'étais
d'écouter ce que Brichot disait à M. de Charlus. «Non probablement,
j'ai le regret de vous le dire, vous n'avez qu'un seul arbre, car si
Saint-Martin-du-Chêne est évidemment _Sanctus Martinus juxta quercum_,
en revanche le mot _if_ peut être simplement la racine, _ave_, _eve_,
qui veut dire humide comme dans Aveyron, Lodève, Yvette, et que vous
voyez subsister dans nos éviers de cuisine. C'est l'«eau», qui en breton
se dit Ster, Stermaria, Sterlaer, Sterbouest, Ster-en-Dreuchen.» Je
n'entendis pas la fin, car, quelque plaisir que j'eusse eu à réentendre
le nom de Stermaria, malgré moi j'entendais Cottard, près duquel
j'étais, qui disait tout bas à Ski: «Ah! mais je ne savais pas. Alors
c'est un monsieur qui sait se retourner dans la vie. Comment! il est de
la confrérie! Pourtant il n'a pas les yeux bordés de jambon. Il faudra
que je fasse attention à mes pieds sous la table, il n'aurait qu'à
en pincer pour moi. Du reste, cela ne m'étonne qu'à moitié. Je vois
plusieurs nobles à la douche, dans le costume d'Adam, ce sont plus ou
moins des dégénérés. Je ne leur parle pas parce qu'en somme je suis
fonctionnaire et que cela pourrait me faire du tort. Mais ils savent
parfaitement qui je suis.» Saniette, que l'interpellation de Brichot
avait effrayé, commençait à respirer, comme quelqu'un qui a peur
de l'orage et qui voit que l'éclair n'a été suivi d'aucun bruit de
tonnerre, quand il entendit M. Verdurin le questionner, tout en
attachant sur lui un regard qui ne lâchait pas le malheureux tant qu'il
parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui
permettre de reprendre ses esprits. «Mais vous nous aviez toujours caché
que vous fréquentiez les matinées de l'Odéon, Saniette?» Tremblant comme
une recrue devant un sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant
à sa phrase les plus petites dimensions qu'il put afin qu'elle eût plus
de chance d'échapper aux coups: «Une fois, à la _Chercheuse_.--Qu'est-ce
qu'il dit», hurla M. Verdurin, d'un air à la fois écoeuré et furieux,
en fronçant les sourcils comme s'il n'avait pas assez de toute son
attention pour comprendre quelque chose d'inintelligible. «D'abord on ne
comprend pas ce que vous dites, qu'est-ce que vous avez dans la bouche?»
demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au
défaut de prononciation de Saniette. «Pauvre Saniette, je ne veux pas
que vous le rendiez malheureux», dit Mme Verdurin sur un ton de fausse
pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l'intention insolente
de son mari.» J'étais à la Ch..., Che...--Che, che, tâchez de parler
clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas.» Presque aucun
des fidèles ne se retenait de s'esclaffer, et ils avaient l'air d'une
bande d'anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé
le goût du sang. Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage
gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de
quelqu'un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard
dans un cercle où il est admiré. C'est de la même façon que le peuple
chasse ou acclame les rois. «Voyons, ce n'est pas sa faute, dit Mme
Verdurin.--Ce n'est pas la mienne non plus, on ne dîne pas en ville
quand on ne peut plus articuler.--J'étais à la _Chercheuse d'esprit_
de Favart.--Quoi? c'est la _Chercheuse d'esprit_ que vous appelez la
_Chercheuse_? Ah! c'est magnifique, j'aurais pu chercher cent ans sans
trouver», s'écria M. Verdurin qui pourtant aurait jugé du premier coup
que quelqu'un n'était pas lettré, artiste, «n'en était pas», s'il
l'avait entendu dire le titre complet de certaines oeuvres. Par exemple
il fallait dire _le Malade, le Bourgeois_; et ceux qui auraient ajouté
«imaginaire» ou «gentilhomme» eussent témoigné qu'ils n'étaient pas de
la «boutique», de même que, dans un salon, quelqu'un prouve qu'il
n'est pas du monde en disant: M. de Montesquiou-Fezensac pour M. de
Montesquiou. «Mais ce n'est pas si extraordinaire», dit Saniette
essoufflé par l'émotion mais souriant, quoiqu'il n'en eût pas envie. Mme
Verdurin éclata: «Oh! si, s'écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu
que personne au monde n'aurait pu deviner qu'il s'agissait de la
_Chercheuse d'esprit_.» M. Verdurin reprit d'une voix douce et
s'adressant à la fois à Saniette et à Brichot: «C'est une jolie pièce,
d'ailleurs, la _Chercheuse d'esprit_.» Prononcée sur un ton sérieux,
cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit
à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu'une
amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence
heureux. Brichot fut plus loquace. «Il est vrai, répondit-il à M.
Verdurin, et si on la faisait passer pour l'oeuvre de quelque auteur
sarmate ou scandinave, on pourrait poser la candidature de la
_Chercheuse d'esprit_ à la situation vacante de chef-d'oeuvre. Mais,
soit dit sans manquer de respect aux mânes du gentil Favart, il n'était
pas de tempérament ibsénien. (Aussitôt il rougit jusqu'aux oreilles en
pensant au philosophe norvégien, lequel avait un air malheureux parce
qu'il cherchait en vain à identifier quel végétal pouvait être le buis
que Brichot avait cité tout à l'heure à propos de Bussière.) D'ailleurs,
la satrapie de Porel étant maintenant occupée par un fonctionnaire qui
est un tolstoïsant de rigoureuse observance, il se pourrait que
nous vissions _Anna Karénine_ ou _Résurrection_ sous l'architrave
odéonienne.--Je sais le portrait de Favart dont vous voulez parler, dit
M. de Charlus. J'en ai vu une très belle épreuve chez la comtesse Molé.»
Le nom de la comtesse Molé produisit une forte impression sur Mme
Verdurin. «Ah! vous allez chez Mme de Molé», s'écria-t-elle. Elle
pensait qu'on disait la comtesse Molé, Madame Molé, simplement par
abréviation, comme elle entendait dire les Rohan, ou, par dédain, comme
elle-même disait: Madame La Trémoïlle. Elle n'avait aucun doute que
la comtesse Molé, connaissant la reine de Grèce et la princesse de
Caprarola, eût autant que personne droit à la particule, et pour une
fois elle était décidée à la donner à une personne si brillante et qui
s'était montrée fort aimable pour elle. Aussi, pour bien montrer qu'elle
avait parlé ainsi à dessein et ne marchandait pas ce «de» à la comtesse,
elle reprit: «Mais je ne savais pas du tout que vous connaissiez Madame
de Molé!» comme si ç'avait été doublement extraordinaire et que M.
de Charlus connût cette dame et que Mme Verdurin ne sût pas qu'il la
connaissait. Or le monde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait
ainsi, forme un tout relativement homogène et clos. Autant il est
compréhensible que, dans l'immensité disparate de la bourgeoisie, un
avocat dise à quelqu'un qui connaît un de ses camarades de collège:
«Mais comment diable connaissez-vous un tel?» en revanche, s'étonner
qu'un Français connût le sens du mot «temple» ou «forêt» ne serait
guère plus extraordinaire que d'admirer les hasards qui avaient pu
conjoindre M. de Charlus et la comtesse Molé. De plus, même si une telle
connaissance n'eût pas tout naturellement découlé des lois mondaines,
si elle eût été fortuite, comment eût-il été bizarre que Mme Verdurin
l'ignorât puisqu'elle voyait M. de Charlus pour la première fois, et que
ses relations avec Mme Molé étaient loin d'être la seule chose qu'elle
ne sût pas relativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne savait rien.
«Qu'est-ce qui jouait cette _Chercheuse d'esprit_, mon petit Saniette?»
demanda M. Verdurin. Bien que sentant l'orage passé, l'ancien archiviste
hésitait à répondre: «Mais aussi, dit Mme Verdurin, tu l'intimides, tu
te moques de tout ce qu'il dit, et puis tu veux qu'il réponde. Voyons,
dites, qui jouait ça? on vous donnera de la galantine à emporter», dit
Mme Verdurin, faisant une méchante allusion à la ruine où Saniette
s'était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis.
«Je me rappelle seulement que c'était Mme Samary qui faisait la Zerbine,
dit Saniette.--La Zerbine? Qu'est-ce que c'est que ça? cria M. Verdurin
comme s'il y avait le feu.--C'est un emploi de vieux répertoire, voir
le Capitaine Fracasse, comme qui dirait le Tranche Montagne, le
Pédant.--Ah! le pédant, c'est vous. La Zerbine! Non, mais il est toqué»,
s'écria M. Verdurin. Mme Verdurin regarda ses convives en riant comme
pour excuser Saniette. «La Zerbine, il s'imagine que tout le monde sait
aussitôt ce que cela veut dire. Vous êtes comme M. de Longepierre,
l'homme le plus bête que je connaisse, qui nous disait familièrement
l'autre jour «le Banat». Personne n'a su de quoi il voulait parler.
Finalement on a appris que c'était une province de Serbie.» Pour mettre
fin au supplice de Saniette, qui me faisait plus de mal qu'à lui, je
demandai à Brichot s'il savait ce que signifiait Balbec. «Balbec est
probablement une corruption de Dalbec, me dit-il. Il faudrait pouvoir
consulter les chartes des rois d'Angleterre, suzerains de la Normandie,
car Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on
disait souvent Balbec d'Outre-Mer, Balbec-en-Terre. Mais la baronnie de
Douvres elle-même relevait de l'évêché de Bayeux, et malgré des droits
qu'eurent momentanément les Templiers sur l'abbaye, à partir de Louis
d'Harcourt, patriarche de Jérusalem et évêque de Bayeux, ce furent les
évêques de ce diocèse qui furent collateurs aux biens de Balbec. C'est
ce que m'a expliqué le doyen de Doville, homme chauve, éloquent,
chimérique et gourmet, qui vit dans l'obédience de Brillat-Savarin,
et m'a exposé avec des termes un tantinet sibyllins d'incertaines
pédagogies, tout en me faisant manger d'admirables pommes de terre
frites.» Tandis que Brichot souriait, pour montrer ce qu'il y avait de
spirituel à unir des choses aussi disparates et à employer pour des
choses communes un langage ironiquement élevé, Saniette cherchait à
placer quelque trait d'esprit qui pût le relever de son effondrement
de tout à l'heure. Le trait d'esprit était ce qu'on appelait un «à peu
près», mais qui avait changé de forme, car il y a une évolution pour
les calembours comme pour les genres littéraires, les épidémies qui
disparaissent remplacées par d'autres, etc... Jadis la forme de l'«à
peu près» était le «comble». Mais elle était surannée, personne ne
l'employait plus, il n'y avait plus que Cottard pour dire encore
parfois, au milieu d'une partie de «piquet»: «Savez-vous quel est le
comble de la distraction? c'est de prendre l'édit de Nantes pour une
Anglaise.» Les combles avaient été remplacés par les surnoms. Au fond,
c'était toujours le vieil «à peu près», mais, comme le surnom était à la
mode, on ne s'en apercevait pas. Malheureusement pour Saniette, quand
ces «à peu près» n'étaient pas de lui et d'habitude inconnus au petit
noyau, il les débitait si timidement que, malgré le rire dont il les
faisait suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne
les comprenait. Et si, au contraire, le mot était de lui, comme il
l'avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci
l'avait répété en se l'appropriant, le mot était alors connu, mais non
comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on le
reconnaissait, mais, parce qu'il en était l'auteur, on l'accusait de
plagiat. «Or donc, continua Brichot, _Bec_ en normand est ruisseau; il y
a l'abbaye du Bec; Mobec, le ruisseau du marais (_Mor_ ou _Mer_ voulait
dire marais, comme dans Morville, ou dans Bricquemar, Alvimare,
Cambremer); Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant de _Briga_,
lieu fortifié, comme dans Bricqueville, Bricquebosc, le Bric, Briand, ou
bien _brice_, pont, qui est le même que _bruck_ en allemand (Innsbruck)
et qu'en anglais _bridge_ qui termine tant de noms de lieux (Cambridge,
etc.). Vous avez encore en Normandie bien d'autres _bec_: Caudebec,
Bolbec, le Robec, le Bec-Hellouin, Becquerel. C'est la forme normande du
germain _Bach_, Offenbach, Anspach; Varaguebec, du vieux mot _varaigne_,
équivalent de garenne, bois, étangs réservés. Quant à _Dal_, reprit
Brichot, c'est une forme de _thal_, vallée: Darnetal, Rosendal, et même
jusque près de Louviers, Becdal. La rivière qui a donné son nom à Dalbec
est d'ailleurs charmante. Vue d'une falaise (_fels_ en allemand, vous
avez même non loin d'ici, sur une hauteur, la jolie ville de Falaise),
elle voisine les flèches de l'église, située en réalité à une grande
distance, et a l'air de les refléter.-Je crois bien, dis-je, c'est un
effet qu'Elstir aime beaucoup. J'en ai vu plusieurs esquisses chez
lui.-Elstir! Vous connaissez Tiche? s'écria Mme Verdurin. Mais vous
savez que je l'ai connu dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne
le vois plus. Non, mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait son
couvert mis chez moi, il venait tous les jours. En voilà un dont on peut
dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau. Je vous
montrerai tout à l'heure des fleurs qu'il a peintes pour moi; vous
verrez quelle différence avec ce qu'il fait aujourd'hui et que je n'aime
pas du tout, mais pas du tout! Mais comment! je lui avais fait faire un
portrait de Cottard, sans compter tout ce qu'il a fait d'après moi.-Et
il avait fait au professeur des cheveux mauves, dit Mme Cottard,
oubliant qu'alors son mari n'était pas agrégé. Je ne sais, Monsieur, si
vous trouvez que mon mari a des cheveux mauves.-Ça ne fait rien, dit
Mme Verdurin en levant le menton d'un air de dédain pour Mme Cottard et
d'admiration pour celui dont elle parlait, c'était d'un fier coloriste,
d'un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s'adressant de nouveau
à moi, je ne sais pas si vous appelez cela de la peinture, toutes ces
grandes diablesses de compositions, ces grandes machines qu'il expose
depuis qu'il ne vient plus chez moi. Moi, j'appelle cela du barbouillé,
c'est d'un poncif, et puis ça manque de relief, de personnalité. Il y
a de tout le monde là dedans.-Il restitue la grâce du XVIIIe, mais
moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon
amabilité. Mais j'aime mieux Helleu.-Il n'y a aucun rapport avec Helleu,
dit Mme Verdurin.-Si, c'est du XVIIIe siècle fébrile. C'est un Watteau à
vapeur, et il se mit à rire.--Oh! connu, archiconnu, il y a des années
qu'on me le ressert», dit M. Verdurin à qui, en effet, Ski l'avait
raconté autrefois, mais comme fait par lui-même. «Ce n'est pas de chance
que, pour une fois que vous prononcez intelligiblement quelque chose
d'assez drôle, ce ne soit pas de vous.--Ça me fait de la peine, reprit
Mme Verdurin, parce que c'était quelqu'un de doué, il a gâché un joli
tempérament de peintre. Ah! s'il était resté ici! Mais il serait devenu
le premier paysagiste de notre temps. Et c'est une femme qui l'a conduit
si bas! Ça ne m'étonne pas d'ailleurs, car l'homme était agréable, mais
vulgaire. Au fond c'était un médiocre. Je vous dirai que je l'ai senti
tout de suite. Dans le fond, il ne m'a jamais intéressée. Je l'aimais
bien, c'était tout. D'abord, il était d'un sale. Vous aimez beaucoup ça,
vous, les gens qui ne se lavent jamais?--Qu'est-ce que c'est que cette
chose si jolie de ton que nous mangeons? demanda Ski.--Cela s'appelle
de la mousse à la fraise, dit Mme Verdurin.--Mais c'est ra-vis-sant.
Il faudrait faire déboucher des bouteilles de Château-Margaux, de
Château-Lafite, de Porto.--Je ne peux pas vous dire comme il m'amuse, il
ne boit que de l'eau, dit Mme Verdurin pour dissimuler sous l'agrément
qu'elle trouvait à cette fantaisie l'effroi que lui causait cette
prodigalité.--Mais ce n'est pas pour boire, reprit Ski, vous en
remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleuses pêches,
d'énormes brugnons, là, en face du soleil couché; ça sera luxuriant
comme un beau Véronèse.--Ça coûtera presque aussi cher, murmura M.
Verdurin.--Mais enlevez ces fromages si vilains de ton, dit-il en
essayant de retirer l'assiette du Patron, qui défendit son gruyère de
toutes ses forces.--Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me dit
Mme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir, c'est le travail,
l'homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il en a envie. C'est le
bon élève, la bête à concours. Ski, lui, ne connaît que sa fantaisie.
Vous le verrez allumer sa cigarette au milieu du dîner.--Au fait, je ne
sais pas pourquoi vous n'avez pas voulu recevoir sa femme, dit Cottard,
il serait ici comme autrefois.--Dites donc, voulez-vous être poli, vous?
Je ne reçois pas de gourgandines, Monsieur le Professeur», dit Mme
Verdurin, qui avait, au contraire, fait tout ce qu'elle avait pu pour
faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu'ils fussent
mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que
la femme qu'il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une
fois elle n'avait pas réussi la rupture. C'est avec le salon Verdurin
qu'Elstir avait rompu; et il s'en félicitait comme les convertis
bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite
et leur a fait connaître la voie du salut. «Il est magnifique, le
Professeur, dit-elle. Déclarez plutôt que mon salon est une maison de
rendez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c'est que Mme
Elstir. J'aimerais mieux recevoir la dernière des filles! Ah! non, je
ne mange pas de ce pain-là. D'ailleurs je vous dirai que j'aurais été
d'autant plus bête de passer sur la femme que le mari ne m'intéresse
plus, c'est démodé, ce n'est même plus dessiné.--C'est extraordinaire
pour un homme d'une pareille intelligence, dit Cottard.--Oh! non,
répondit Mme Verdurin, même à l'époque où il avait du talent, car il
en a eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait chez lui c'est qu'il
n'était aucunement intelligent.» Mme Verdurin, pour porter ce jugement
sur Elstir, n'avait pas attendu leur brouille et qu'elle n'aimât plus sa
peinture. C'est que, même au temps où il faisait partie du petit groupe,
il arrivait qu'Elstir passait des journées entières avec telle femme
qu'à tort ou à raison Mme Verdurin trouvait «bécasse», ce qui, à son
avis, n'était pas le fait d'un homme intelligent. «Non, dit-elle d'un
air d'équité, je crois que sa femme et lui sont très bien faits pour
aller ensemble. Dieu sait que je ne connais pas de créature plus
ennuyeuse sur la terre et que je deviendrais enragée s'il me fallait
passer deux heures avec elle. Mais on dit qu'il la trouve très
intelligente. C'est qu'il faut bien l'avouer, notre _Tiche_ était
surtout _excessivement bête_! Je l'ai vu épaté par des personnes que
vous n'imaginez pas, par de braves idiotes dont on n'aurait jamais voulu
dans notre petit clan. Hé bien! il leur écrivait, il discutait avec
elles, lui, Elstir! Ça n'empêche pas des côtés charmants, ah! charmants,
charmants et délicieusement absurdes, naturellement.» Car Mme Verdurin
était persuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies.
Idée fausse où il y a pourtant quelque vérité. Certes les «folies» des
gens sont insupportables. Mais un déséquilibre qu'on ne découvre qu'à
la longue est la conséquence de l'entrée dans un cerveau humain de
délicatesses pour lesquelles il n'est pas habituellement fait. En sorte
que les étrangetés des gens charmants exaspèrent, mais qu'il n'y a guère
de gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges. «Tenez, je vais
pouvoir vous montrer tout de suite ses fleurs», me dit-elle en voyant
que son mari lui faisait signe qu'on pouvait se lever de table. Et elle
reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s'en excuser
auprès de M. de Charlus, dès qu'il eut quitté Mme de Cambremer, et lui
donner ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances
mondaines avec un homme titré, momentanément l'inférieur de ceux qui lui
assignaient la place à laquelle ils jugeaient qu'il avait droit. Mais
d'abord il tint à montrer à M. de Charlus qu'intellectuellement il
l'estimait trop pour penser qu'il pût faire attention à ces bagatelles:
«Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car je suppose
bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits bourgeois y font
attention, mais les autres, les artistes, les gens qui «en sont»
vraiment, s'en fichent. Or dès les premiers mots que nous avons
échangés, j'ai compris que vous «en étiez»! M. de Charlus, qui donnait à
cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les
oeillades du docteur, l'injurieuse franchise du Patron le suffoquait.
«Ne protestez pas, cher Monsieur, vous «en êtes», c'est clair comme le
jour, reprit M. Verdurin. Remarquez que je ne sais pas si vous exercez
un art quelconque, mais ce n'est pas nécessaire. Ce n'est pas toujours
suffisant. Degrange, qui vient de mourir, jouait parfaitement avec le
plus robuste mécanisme, mais «n'en était» pas, on sentait tout de suite
qu'il «n'en était» pas. Brichot n'en est pas. Morel en est, ma femme en
est, je sens que vous en êtes...--Qu'alliez-vous me dire?» interrompit
M. de Charlus, qui commençait à être rassuré sur ce que voulait
signifier M. Verdurin, mais qui préférait qu'il criât moins haut ces
paroles à double sens. «Nous vous avons mis seulement à gauche»,
répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif,
bonhomme et insolent, répondit: «Mais voyons! Cela n'a aucune
importance, _ici!_» Et il eut un petit rire qui lui était spécial--un
rire qui lui venait probablement de quelque grand'mère bavaroise ou
lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d'une aïeule, de
sorte qu'il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans
de vieilles petites cours de l'Europe, et qu'on goûtait sa qualité
précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus
rarissimes. Il y a des moments où, pour peindre complètement quelqu'un,
il faudrait que l'imitation phonétique se joignît à la description, et
celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d'être incomplète
par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines oeuvres
de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres
manquent de ces «petites trompettes» au son si particulier, pour
lesquelles l'auteur a écrit telle ou telle partie. «Mais, expliqua M.
Verdurin, blessé, c'est à dessein. Je n'attache aucune importance aux
titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que j'ai vu
tant de personnes que j'ai connues, à l'encontre de ma grand'mère et de
ma mère, avoir pour toutes les choses qu'elles ne possèdent pas, devant
ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire, à l'aide d'elles,
une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu'il y avait justement M.
de Cambremer et qu'il est marquis, comme vous n'êtes que
baron...--Permettez, répondit M. de Charlus, avec un air de hauteur,
à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de
Montargis, prince d'Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes.
D'ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas,
ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s'épanouit sur ces
derniers mots: J'ai tout de suite vu que vous n'aviez pas l'habitude.»

Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleurs d'Elstir. Si cet
acte, devenu depuis longtemps si indifférent pour moi, aller dîner
en ville, m'avait au contraire, sous la forme, qui le renouvelait
entièrement, d'un voyage le long de la côte, suivi d'une montée en
voiture jusqu'à deux cents mètres au-dessus de la mer, procuré une sorte
d'ivresse, celle-ci ne s'était pas dissipée à la Raspelière. «Tenez,
regardez-moi ça, me dit la Patronne, en me montrant de grosses et
magnifiques roses d'Elstir, mais dont l'onctueux écarlate et la
blancheur fouettée s'enlevaient avec un relief un peu trop crémeux sur
la jardinière où elles étaient posées. Croyez-vous qu'il aurait encore
assez de patte pour attraper ça? Est-ce assez fort! Et puis, c'est beau
comme matière, ça serait amusant à tripoter. Je ne peux pas vous dire
comme c'était amusant de les lui voir peindre. On sentait que ça
l'intéressait de chercher cet effet-là.» Et le regard de la Patronne
s'arrêta rêveusement sur ce présent de l'artiste où se trouvaient
résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne
survivait plus qu'en ces souvenirs qu'il lui en avait laissés; derrière
les fleurs autrefois cueillies par lui pour elle-même, elle croyait
revoir la belle main qui les avait peintes, en une matinée, dans leur
fraîcheur, si bien que, les unes sur la table, l'autre adossé à un
fauteuil de la salle à manger, avaient pu figurer en tête à tête, pour
le déjeuner de la Patronne, les roses encore vivantes et leur portrait à
demi ressemblant. A demi seulement, Elstir ne pouvant regarder une fleur
qu'en la transplantant d'abord dans ce jardin intérieur où nous sommes
forcés de rester toujours. Il avait montré dans cette aquarelle
l'apparition des roses qu'il avait vues et que sans lui on n'eût connues
jamais; de sorte qu'on peut dire que c'était une variété nouvelle dont
ce peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la famille
des Roses. «Du jour où il a quitté le petit noyau, ça a été un homme
fini. Il paraît que mes dîners lui faisaient perdre du temps, que je
nuisais au développement de son _génie_, dit-elle sur un ton d'ironie.
Comme si la fréquentation d'une femme comme moi pouvait ne pas être
salutaire à un artiste», s'écria-t-elle dans un mouvement d'orgueil.
Tout près de nous, M. de Cambremer, qui était déjà assis, esquissa, en
voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner
sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être, dans la pensée du
marquis, qu'à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y
attacher la signification d'un devoir que le simple gentilhomme savait
qu'il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir
son droit à cette préséance qu'en la déclinant. Aussi s'écria-t-il:
«Mais comment donc! Je vous en prie! Par exemple!» Le ton astucieusement
véhément de cette protestation avait déjà quelque chose de fort
«Guermantes», qui s'accusa davantage dans le geste impératif, inutile et
familier avec lequel M. de Charlus pesa de ses deux mains, et comme pour
le forcer à se rasseoir, sur les épaules de M. de Cambremer, qui ne
s'était pas levé: «Ah! voyons, mon cher, insista le baron, il ne
manquerait plus que ça! Il n'y a pas de raison! de notre temps on
réserve ça aux princes du sang.» Je ne touchai pas plus les Cambremer
que Mme Verdurin par mon enthousiasme pour leur maison. Car j'étais
froid devant des beautés qu'ils me signalaient et m'exaltais de
réminiscences confuses; quelquefois même je leur avouais ma déception,
ne trouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom m'avait fait
imaginer. J'indignai Mme de Cambremer en lui disant que j'avais cru que
c'était plus campagne. En revanche, je m'arrêtai avec extase à renifler
l'odeur d'un vent coulis qui passait par la porte. «Je vois que vous
aimez les courants d'air», me dirent-ils. Mon éloge du morceau de
lustrine verte bouchant un carreau cassé n'eut pas plus de succès: «Mais
quelle horreur!» s'écria la marquise. Le comble fut quand je dis: «Ma
plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j'ai entendu résonner
mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de
village, où il y a la carte du canton, je me crus entré.» Cette fois Mme
de Cambremer me tourna résolument le dos. «Vous n'avez pas trouvé tout
cela trop mal arrangé? lui demanda son mari avec la même sollicitude
apitoyée que s'il se fût informé comment sa femme avait supporté une
triste cérémonie. Il y a de belles choses.» Mais comme la malveillance,
quand les règles fixes d'un goût sûr ne lui imposent pas de bornes
inévitables, trouve tout à critiquer, de leur personne ou de leur
maison, chez les gens qui vous ont supplantés: «Oui, mais elles ne sont
pas à leur place. Et voire, sont-elles si belles que ça?--Vous avez
remarqué, dit M. de Cambremer avec une tristesse que contenait quelque
fermeté, il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde, des choses
tout usées dans ce salon!--Et cette pièce d'étoffe avec ses grosses
roses, comme un couvre-pied de paysanne», dit Mme de Cambremer, dont
la culture toute postiche s'appliquait exclusivement à la philosophie
idéaliste, à la peinture impressionniste et à la musique de Debussy. Et
pour ne pas requérir uniquement au nom du luxe mais aussi du goût: «Et
ils ont mis des brise-bise! Quelle faute de style! Que voulez-vous, ces
gens, ils ne savent pas, où auraient-ils appris? ça doit être de gros
commerçants retirés. C'est déjà pas mal pour eux.--Les chandeliers m'ont
paru beaux», dit le marquis, sans qu'on sût pourquoi il exceptait les
chandeliers, de même qu'inévitablement, chaque fois qu'on parlait d'une
église, que ce fût la cathédrale de Chartres, de Reims, d'Amiens, ou
l'église de Balbec, ce qu'il s'empressait toujours de citer comme
admirable c'était: «le buffet d'orgue, la chaire et les oeuvres de
miséricorde». «Quant au jardin, n'en parlons pas, dit Mme de Cambremer.
C'est un massacre. Ces allées qui s'en vont tout de guingois!» Je
profitai de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup
d'oeil sur la lettre que M. de Cambremer m'avait remise, et où sa mère
m'invitait à dîner. Avec ce rien d'encre, l'écriture traduisait une
individualité désormais pour moi reconnaissable entre toutes, sans qu'il
y eût plus besoin de recourir à l'hypothèse de plumes spéciales que des
couleurs rares et mystérieusement fabriquées ne sont nécessaires au
peintre pour exprimer sa vision originale. Même un paralysé, atteint
d'agraphie après une attaque et réduit à regarder les caractères comme
un dessin, sans savoir les lire, aurait compris que Mme de Cambremer
appartenait à une vieille famille où la culture enthousiaste des lettres
et des arts avait donné un peu d'air aux traditions aristocratiques.
Il aurait deviné aussi vers quelles années la marquise avait appris
simultanément à écrire et à jouer Chopin. C'était l'époque où les gens
bien élevés observaient la règle d'être aimables et celle dite des trois
adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif
louangeux ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit
tiret) d'un second, puis (après un deuxième tiret) d'un troisième. Mais
ce qui lui était particulier, c'est que, contrairement au but social
et littéraire qu'elle se proposait, la succession des trois épithètes
revêtait, dans les billets de Mme de Cambremer, l'aspect non d'une
progression, mais d'un _diminuendo_. Mme de Cambremer me dit, dans
cette première lettre, qu'elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus
apprécié que jamais ses qualités «uniques--rares--réelles», et qu'il
devait revenir avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la
belle-fille), et que, si je voulais venir, avec ou sans eux, dîner à
Féterne, elle en serait «ravie--heureuse--contente». Peut-être était-ce
parce que le désir d'amabilité n'était pas égalé chez elle par la
fertilité de l'imagination et la richesse du vocabulaire que cette dame
tenait à pousser trois exclamations, n'avait la force de donner dans la
deuxième et la troisième qu'un écho affaibli de la première. Qu'il y eût
eu seulement un quatrième adjectif, et de l'amabilité initiale il ne
serait rien resté. Enfin, par une certaine simplicité raffinée qui
n'avait pas dû être sans produire une impression considérable dans la
famille et même le cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris
l'habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l'air
mensonger, de «sincère», celui de «vrai». Et pour bien montrer qu'il
s'agissait en effet de quelque chose de sincère, elle rompait l'alliance
conventionnelle qui eût mis «vrai» avant le substantif, et le plantait
bravement après. Ses lettres finissaient par: «Croyez à mon amitié
vraie.» «Croyez à ma sympathie vraie.» Malheureusement c'était tellement
devenu une formule que cette affectation de franchise donnait plus
l'impression de la politesse menteuse que les antiques formules au sens
desquelles on ne songe plus. J'étais d'ailleurs gêné pour lire par le
bruit confus des conversations que dominait la voix plus haute de M. de
Charlus n'ayant pas lâché son sujet et disant à M. de Cambremer: «Vous
me faisiez penser, en voulant que je prisse votre place, à un Monsieur
qui m'a envoyé ce matin une lettre en mettant comme adresse: «A
son Altesse, le Baron de Charlus», et qui la commençait par:
«Monseigneur».--En effet, votre correspondant exagérait un peu»,
répondit M. de Cambremer en se livrant à une discrète hilarité. M. de
Charlus l'avait provoquée; il ne la partagea pas. «Mais dans le fond,
mon cher, dit-il, remarquez que, héraldiquement parlant, c'est lui qui
est dans le vrai; je n'en fais pas une question de personne, vous pensez
bien. J'en parle comme s'il s'agissait d'un autre. Mais que voulez-vous,
l'histoire est l'histoire, nous n'y pouvons rien et il ne dépend pas de
nous de la refaire. Je ne vous citerai pas l'empereur Guillaume qui, à
Kiel, n'a jamais cessé de me donner du Monseigneur. J'ai ouï dire qu'il
appelait ainsi tous les ducs français, ce qui est abusif, et ce qui est
peut-être simplement une délicate attention qui, par-dessus notre tête,
vise la France.--Délicate et plus ou moins sincère, dit M. de Cambremer.
Ah! je ne suis pas de votre avis. Remarquez que, personnellement, un
seigneur de dernier ordre comme ce Hohenzollern, de plus protestant, et
qui a dépossédé mon cousin le roi de Hanovre, n'est pas pour me plaire,
ajouta M. de Charlus, auquel le Hanovre semblait tenir plus à coeur que
l'Alsace-Lorraine. Mais je crois le penchant qui porte l'Empereur vers
nous profondément sincère. Les imbéciles vous diront que c'est un
Empereur de théâtre. Il est au contraire merveilleusement intelligent,
il ne s'y connaît pas en peinture, et il a forcé M. Tschudi de retirer
les Elstir des musées nationaux. Mais Louis XIV n'aimait pas les maîtres
hollandais, avait aussi le goût de l'apparat, et a été, somme toute, un
grand souverain. Encore Guillaume II a-t-il armé son pays, au point de
vue militaire et naval, comme Louis XIV n'avait pas fait, et j'espère
que son règne ne connaîtra jamais les revers qui ont assombri, sur
la fin, le règne de celui qu'on appelle banalement le Roi Soleil. La
République a commis une grande faute, à mon avis, en repoussant
les amabilités du Hohenzollern ou en ne les lui rendant qu'au
compte-gouttes. Il s'en rend lui-même très bien compte et dit, avec ce
don d'expression qu'il a: «Ce que je veux, c'est une poignée de mains,
ce n'est pas un coup de chapeau.» Comme homme, il est vil; il a
abandonné, livré, renié ses meilleurs amis dans des circonstances où son
silence a été aussi misérable que le leur a été grand, continua M. de
Charlus qui, emporté toujours sur sa pente, glissait vers l'affaire
Eulenbourg et se rappelait le mot que lui avait dit l'un des inculpés
les plus haut placés: «Faut-il que l'Empereur ait confiance en notre
délicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès. Mais, d'ailleurs,
il ne s'est pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur
l'échafaud nous aurions fermé la bouche.» Du reste, tout cela n'a rien
à voir avec ce que je voulais dire, à savoir qu'en Allemagne, princes
médiatisés, nous sommes Durchlaucht, et qu'en France notre rang
d'Altesse était publiquement reconnu. Saint-Simon prétend que nous
l'avions pris par abus, ce en quoi il se trompe parfaitement. La raison
qu'il en donne, à savoir que Louis XIV nous fit faire défense de
l'appeler le Roi très chrétien, et nous ordonna de l'appeler le Roi tout
court, prouve simplement que nous relevions de lui et nullement que nous
n'avions pas la qualité de prince. Sans quoi, il aurait fallu le dénier
au duc de Lorraine et à combien d'autres. D'ailleurs, plusieurs de nos
titres viennent de la Maison de Lorraine par Thérèse d'Espinoy, ma
bisaïeule, qui était la fille du damoiseau de Commercy.» S'étant aperçu
que Morel l'écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les raisons
de sa prétention. «J'ai fait observer à mon frère que ce n'est pas dans
la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire
dans la première, que la notice sur notre famille devrait se trouver,
dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas ce qu'était le
Gotha. Mais c'est lui que ça regarde, il est mon chef d'armes, et du
moment qu'il le trouve bon ainsi et qu'il laisse passer la chose, je
n'ai qu'à fermer les yeux.--M. Brichot m'a beaucoup intéressé, dis-je à
Mme Verdurin qui venait à moi, et tout en mettant la lettre de Mme de
Cambremer dans ma poche.--C'est un esprit cultivé et un brave homme, me
répondit-elle froidement. Il manque évidemment d'originalité et de goût,
il a une terrible mémoire. On disait des «aïeux» des gens que nous avons
ce soir, les émigrés, qu'ils n'avaient rien oublié. Mais ils avaient du
moins l'excuse, dit-elle en prenant à son compte un mot de Swann, qu'ils
n'avaient rien appris. Tandis que Brichot sait tout, et nous jette à la
tête, pendant le dîner, des piles de dictionnaires. Je crois que vous
n'ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de telle ville, de tel
village.» Pendant que Mme Verdurin parlait, je pensais que je m'étais
promis de lui demander quelque chose, mais je ne pouvais me rappeler ce
que c'était. «Je suis sûr que vous parlez de Brichot. Hein, Chantepie,
et Freycinet, il ne vous a fait grâce de rien. Je vous ai regardée,
ma petite Patronne.--Je vous ai bien vu, j'ai failli éclater.» Je ne
saurais dire aujourd'hui comment Mme Verdurin était habillée ce soir-là.
Peut-être, au moment, ne le savais-je pas davantage, car je n'ai pas
l'esprit d'observation. Mais, sentant que sa toilette n'était pas sans
prétention, je lui dis quelque chose d'aimable et même d'admiratif. Elle
était comme presque toutes les femmes, lesquelles s'imaginent qu'un
compliment qu'on leur fait est la stricte expression de la vérité, et
que c'est un jugement qu'on porte impartialement, irrésistiblement,
comme s'il s'agissait d'un objet d'art ne se rattachant pas à une
personne. Aussi fut-ce avec un sérieux qui me fit rougir de mon
hypocrisie qu'elle me posa cette orgueilleuse et naïve question,
habituelle en pareilles circonstances: «Cela vous plaît?--Vous parlez de
Chantepie, je suis sûr», dit M. Verdurin s'approchant de nous. J'avais
été seul, pensant à ma lustrine verte et à une odeur de bois, à ne pas
remarquer qu'en énumérant ces étymologies, Brichot avait fait rire de
lui. Et comme les impressions qui donnaient pour moi leur valeur aux
choses étaient de celles que les autres personnes ou n'éprouvent pas, ou
refoulent sans y penser, comme insignifiantes, et que, par conséquent,
si j'avais pu les communiquer elles fussent restées incomprises ou
auraient été dédaignées, elles étaient entièrement inutilisables pour
moi et avaient de plus l'inconvénient de me faire passer pour stupide
aux yeux de Mme Verdurin, qui voyait que j'avais «gobé» Brichot, comme
je l'avais déjà paru à Mme de Guermantes parce que je me plaisais chez
Mme d'Arpajon. Pour Brichot pourtant il y avait une autre raison. Je
n'étais pas du petit clan. Et dans tout clan, qu'il soit mondain,
politique, littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir
dans une conversation, dans un discours officiel, dans une nouvelle,
dans un sonnet, tout ce que l'honnête lecteur n'aurait jamais songé à y
voir. Que de fois il m'est arrivé, lisant avec une certaine émotion un
conte habilement filé par un académicien disert et un peu vieillot,
d'être sur le point de dire à Bloch ou à Mme de Guermantes: «Comme c'est
joli!» quand, avant que j'eusse ouvert la bouche, ils s'écriaient,
chacun dans un langage différent: «Si vous voulez passer un bon moment,
lisez un conte de un tel. La stupidité humaine n'a jamais été aussi
loin.» Le mépris de Bloch provenait surtout de ce que certains effets
de style, agréables du reste, étaient un peu fanés; celui de Mme de
Guermantes de ce que le conte semblait prouver justement le contraire
de ce que voulait dire l'auteur, pour des raisons de fait qu'elle avait
l'ingéniosité de déduire mais auxquelles je n'eusse jamais pensé. Je fus
aussi surpris de voir l'ironie que cachait l'amabilité apparente des
Verdurin pour Brichot que d'entendre, quelques jours plus tard, à
Féterne, les Cambremer me dire, devant l'éloge enthousiaste que je
faisais de la Raspelière: «Ce n'est pas possible que vous soyez sincère,
après ce qu'ils en ont fait.» Il est vrai qu'ils avouèrent que la
vaisselle était belle. Pas plus que les choquants brise-bise, je ne
l'avais vue. «Enfin, maintenant, quand vous retournerez à Balbec, vous
saurez ce que Balbec signifie», dit ironiquement M. Verdurin. C'était
justement les choses que m'apprenait Brichot qui m'intéressaient. Quant
à ce qu'on appelait son esprit, il était exactement le même qui avait
été si goûté autrefois dans le petit clan. Il parlait avec la même
irritante facilité, mais ses paroles ne portaient plus, avaient à
vaincre un silence hostile ou de désagréables échos; ce qui avait
changé était, non ce qu'il débitait, mais l'acoustique du salon et les
dispositions du public. «Gare», dit à mi-voix Mme Verdurin en montrant
Brichot. Celui-ci, ayant gardé l'ouïe plus perçante que la vue, jeta sur
la Patronne un regard, vite détourné, de myope et de philosophe. Si ses
yeux étaient moins bons, ceux de son esprit jetaient en revanche sur les
choses un plus large regard. Il voyait le peu qu'on pouvait attendre des
affections humaines, il s'y était résigné. Certes il en souffrait.
Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a
l'habitude de plaire, devine qu'on l'a trouvé ou trop frivole, ou trop
pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc..., rentre chez lui
malheureux. Souvent c'est à cause d'une question d'opinions, de système,
qu'il a paru à d'autres absurde ou vieux-jeu. Souvent il sait à
merveille que ces autres ne le valent pas. Il pourrait aisément
disséquer les sophismes à l'aide desquels on l'a condamné tacitement, il
veut aller faire une visite, écrire une lettre: plus sage, il ne fait
rien, attend l'invitation de la semaine suivante. Parfois aussi ces
disgrâces, au lieu de finir en une soirée, durent des mois. Dues à
l'instabilité des jugements mondains, elles l'augmentent encore. Car
celui qui sait que Mme X... le méprise, sentant qu'on l'estime chez Mme
Y..., la déclare bien supérieure et émigre dans son salon. Au reste,
ce n'est pas le lieu de peindre ici ces hommes, supérieurs à la vie
mondaine mais n'ayant pas su se réaliser en dehors d'elle, heureux
d'être reçus, aigris d'être méconnus, découvrant chaque année les tares
de la maîtresse de maison qu'ils encensaient, et le génie de celle
qu'ils n'avaient pas appréciée à sa valeur, quitte à revenir à leurs
premières amours quand ils auront souffert des inconvénients qu'avaient
aussi les secondes, et que ceux des premières seront un peu oubliés. On
peut juger, par ces courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot
celle qu'il savait définitive. Il n'ignorait pas que Mme Verdurin riait
parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant le peu
qu'il faut attendre des affections humaines, s'y étant soumis, il ne
considérait pas moins la Patronne comme sa meilleure amie. Mais à la
rougeur qui couvrit le visage de l'universitaire, Mme Verdurin comprit
qu'il l'avait entendue et se promit d'être aimable pour lui pendant la
soirée. Je ne pus m'empêcher de lui dire qu'elle l'était bien peu pour
Saniette. «Comment, pas gentille! Mais il nous adore, vous ne savez pas
ce que nous sommes pour lui! Mon mari est quelquefois un peu agacé de
sa stupidité, et il faut avouer qu'il y a de quoi, mais dans ces
moments-là, pourquoi ne se rebiffe-t-il pas davantage, au lieu de
prendre ces airs de chien couchant? Ce n'est pas franc. Je n'aime pas
cela. Ça n'empêche pas que je tâche toujours de calmer mon mari parce
que, s'il allait trop loin, Saniette n'aurait qu'à ne pas revenir; et
cela je ne le voudrais pas parce que je vous dirai qu'il n'a plus un
sou, il a besoin de ses dîners. Et puis, après tout, si il se froisse,
qu'il ne revienne pas, moi ce n'est pas mon affaire, quand on a besoin
des autres on tâche de ne pas être aussi idiot.--Le duché d'Aumale a été
longtemps dans notre famille avant d'entrer dans la Maison de France,
expliquait M. de Charlus à M. de Cambremer, devant Morel ébahi et
auquel, à vrai dire, toute cette dissertation était sinon adressée du
moins destinée. Nous avions le pas sur tous les princes étrangers; je
pourrais vous en donner cent exemples. La princesse de Croy ayant voulu,
à l'enterrement de Monsieur, se mettre à genoux après ma trisaïeule,
celle-ci lui fit vertement remarquer qu'elle n'avait pas droit au
carreau, le fit retirer par l'officier de service et porta la chose
au Roi, qui ordonna à Mme de Croy d'aller faire des excuses à Mme de
Guermantes chez elle. Le duc de Bourgogne étant venu chez nous avec les
huissiers, la baguette levée, nous obtînmes du Roi de la faire abaisser.
Je sais qu'il y a mauvaise grâce à parler des vertus des siens. Mais il
est bien connu que les nôtres ont toujours été de l'avant à l'heure du
danger. Notre cri d'armes, quand nous avons quitté celui des ducs de
Brabant, a été «Passavant». De sorte qu'il est, en somme, assez légitime
que ce droit d'être partout les premiers, que nous avions revendiqué
pendant tant de siècles à la guerre, nous l'ayons obtenu ensuite à la
Cour. Et dame, il nous y a toujours été reconnu. Je vous citerai encore
comme preuve la princesse de Baden. Comme elle s'était oubliée jusqu'à
vouloir disputer son rang à cette même duchesse de Guermantes de
laquelle je vous parlais tout à l'heure, et avait voulu entrer la
première chez le Roi en profitant d'un mouvement d'hésitation qu'avait
peut-être eu ma parente (bien qu'il n'y en eût pas à avoir), le Roi cria
vivement: «Entrez, entrez, ma cousine, Madame de Baden sait trop ce
qu'elle vous doit.» Et c'est comme duchesse de Guermantes qu'elle avait
ce rang, bien que par elle-même elle fût d'assez grande naissance
puisqu'elle était par sa mère nièce de la Reine de Pologne, de la Reine
d'Hongrie, de l'Électeur Palatin, du prince de Savoie-Carignan et du
prince d'Hanovre, ensuite Roi d'Angleterre.--_Mæcenas atavis edite
regibus!_ dit Brichot en s'adressant à M. de Charlus, qui répondit par
une légère inclinaison de tête à cette politesse.--Qu'est-ce que vous
dites? demanda Mme Verdurin à Brichot, envers qui elle aurait voulu
tâcher de réparer ses paroles de tout à l'heure. Je parlais, Dieu m'en
pardonne, d'un dandy qui était la fleur du gratin (Mme Verdurin fronça
les sourcils), environ le siècle d'Auguste (Mme Verdurin, rassurée par
l'éloignement de ce gratin, prit une expression plus sereine), d'un ami
de Virgile et d'Horace qui poussaient la flagornerie jusqu'à lui envoyer
en pleine figure ses ascendances plus qu'aristocratiques, royales, en
un mot je parlais de Mécène, d'un rat de bibliothèque qui était ami
d'Horace, de Virgile, d'Auguste. Je suis sûr que M. de Charlus sait
très bien à tous égards qui était Mécène.» Regardant gracieusement
Mme Verdurin du coin de l'oeil, parce qu'il l'avait entendue donner
rendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu'il craignait de ne pas
être invité: «Je crois, dit M. de Charlus, que Mécène, c'était quelque
chose comme le Verdurin de l'antiquité.» Mme Verdurin ne put réprimer
qu'à moitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel. «Il est
agréable l'ami de vos parents, lui dit-elle. On voit que c'est un homme
instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit noyau. Où donc
demeure-t-il à Paris?» Morel garda un silence hautain et demanda
seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d'abord un
peu de violon. A l'étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait
jamais des grands dons qu'il avait, accompagna, avec le style le plus
pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté, schumanesque, mais enfin
antérieur à la Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violon de
Fauré. Je sentis qu'il donnerait à Morel, merveilleusement doué pour le
son et la virtuosité, précisément ce qui lui manquait, la culture et le
style. Mais je songeai avec curiosité à ce qui unit chez un même homme
une tare physique et un don spirituel. M. de Charlus n'était pas très
différent de son frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l'heure (et
cela était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que lui. Me
reprochant (sans doute pour que je parlasse en termes chaleureux de
Morel à Mme Verdurin) de n'aller jamais le voir, et moi invoquant la
discrétion, il m'avait répondu: «Mais puisque c'est moi qui vous le
demande, il n'y a que moi qui _pourrais m'en formaliser_.» Cela aurait
pu être dit par le duc de Guermantes. M. de Charlus n'était, en somme,
qu'un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature déséquilibrât
suffisamment en lui le système nerveux pour qu'au lieu d'une femme,
comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou
un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de
Guermantes, et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de
Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n'était pas sans
goût, un éloquent discoureur. Le style rapide, anxieux, charmant avec
lequel M. de Charlus jouait le morceau schumanesque de la Sonate de
Fauré, qui aurait pu discerner que ce style avait son correspondant--on
n'ose dire sa cause--dans des parties toutes physiques, dans les
défectuosités de M. de Charlus? Nous expliquerons plus tard ce mot de
défectuosités nerveuses et pour quelles raisons un Grec du temps de
Socrate, un Romain du temps d'Auguste, pouvaient être ce qu'on sait tout
en restant des hommes absolument normaux, et non des hommes-femmes comme
on en voit aujourd'hui. De même qu'il avait de réelles dispositions
artistiques, non venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le
duc, aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années après, quand
on lui en parlait, il avait des larmes, mais superficielles, comme la
transpiration d'un homme trop gros, dont le front pour un rien s'humecte
de sueur. Avec la différence qu'à ceux-ci on dit: «Comme vous avez
chaud», tandis qu'on fait semblant de ne pas voir les pleurs des autres.
On, c'est-à-dire le monde; car le peuple s'inquiète de voir pleurer,
comme si un sanglot était plus grave qu'une hémorragie. La tristesse qui
suivit la mort de sa femme, grâce à l'habitude de mentir, n'excluait pas
chez M. de Charlus une vie qui n'y était pas conforme. Plus tard même,
il eut l'ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie
funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à
l'enfant de choeur. Et c'était peut-être vrai.

Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce qui eut l'air de
faire tellement souffrir Mme de Cambremer que je n'insistai pas. «Vous
ne pouvez pas aimer cela», me dit-elle. Elle demanda à la place _Fêtes_
de Debussy, ce qui fit crier: «Ah! c'est sublime!» dès la première note.
Mais Morel s'aperçut qu'il ne savait que les premières mesures et, par
gaminerie, sans aucune intention de mystifier, il commença une marche de
Meyerbeer. Malheureusement, comme il laissa peu de transitions et ne fit
pas d'annonce, tout le monde crut que c'était encore du Debussy, et on
continua à crier: «Sublime!» Morel, en révélant que l'auteur n'était pas
celui de _Pelléas_, mais de _Robert le Diable_, jeta un certain froid.
Mme de Cambremer n'eut guère le temps de le ressentir pour elle-même,
car elle venait de découvrir un cahier de Scarlatti et elle s'était
jetée dessus avec une impulsion d'hystérique. «Oh! jouez ça, tenez, ça,
c'est divin», criait-elle. Et pourtant de cet auteur longtemps dédaigné,
promu depuis peu aux plus grands honneurs, ce qu'elle élisait, dans son
impatience fébrile, c'était un de ces morceaux maudits qui vous ont
si souvent empêché de dormir et qu'une élève sans pitié recommence
indéfiniment à l'étage contigu au vôtre. Mais Morel avait assez de
musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour
participer à la partie, aurait voulu un whist. «Il a dit tout à l'heure
au Patron qu'il était prince, dit Ski à Mme Verdurin, mais ce n'est pas
vrai, il est d'une simple bourgeoisie de petits architectes.--Je veux
savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça m'amuse, moi, na!» redit Mme
Verdurin à Brichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour
briller aux yeux de la Patronne et peut-être aux miens: «Mais à vrai
dire, Madame, Mécène m'intéresse surtout parce qu'il est le premier
apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd'hui en France
plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, le très puissant
Dieu Jemenfou.» Mme Verdurin ne se contentait plus, dans ces cas-là, de
plonger sa tête dans sa main. Elle s'abattait, avec la brusquerie des
insectes appelés éphémères, sur la princesse Sherbatoff; si celle-ci
était à peu de distance, la Patronne s'accrochait à l'aisselle de la
princesse, y enfonçait ses ongles, et cachait pendant quelques instants
sa tête comme un enfant qui joue à cache-cache. Dissimulée par cet écran
protecteur, elle était censée rire aux larmes et pouvait aussi bien ne
penser à rien du tout que les gens qui, pendant qu'ils font une prière
un peu longue, ont la sage précaution d'ensevelir leur visage dans leurs
mains. Mme Verdurin les imitait en écoutant les quatuors de Beethoven
pour montrer à la fois qu'elle les considérait comme une prière et
pour ne pas laisser voir qu'elle dormait. «Je parle fort sérieusement,
Madame, dit Brichot. Je crois que trop grand est aujourd'hui le nombre
des gens qui passent leur temps à considérer leur nombril comme s'il
était le centre du monde. En bonne doctrine, je n'ai rien à objecter à
je ne sais quel nirvana qui tend à nous dissoudre dans le grand Tout
(lequel, comme Munich et Oxford, est beaucoup plus près de Paris
qu'Asnières ou Bois-Colombes), mais il n'est ni d'un bon Français, ni
même d'un bon Européen, quand les Japonais sont peut-être aux portes de
notre Byzance, que des antimilitaristes socialisés discutent gravement
sur les vertus cardinales du vers libre.» Mme Verdurin crut pouvoir
lâcher l'épaule meurtrie de la princesse et elle laissa réapparaître sa
figure, non sans feindre de s'essuyer les yeux et sans reprendre deux ou
trois fois haleine. Mais Brichot voulait que j'eusse ma part de festin,
et ayant retenu des soutenances de thèses, qu'il présidait comme
personne, qu'on ne flatte jamais tant la jeunesse qu'en la morigénant,
en lui donnant de l'importance, en se faisant traiter par elle de
réactionnaire: «Je ne voudrais pas blasphémer les Dieux de la Jeunesse,
dit-il en jetant sur moi ce regard furtif qu'un orateur accorde à la
dérobée à quelqu'un présent dans l'assistance et dont il cite le nom. Je
ne voudrais pas être damné comme hérétique et relaps dans la chapelle
mallarméenne, où notre nouvel ami, comme tous ceux de son âge, a dû
servir la messe ésotérique, au moins comme enfant de choeur, et se
montrer déliquescent ou Rose-Croix. Mais vraiment, nous en avons trop vu
de ces intellectuels adorant l'Art, avec un grand A, et qui, quand il ne
leur suffit plus de s'alcooliser avec du Zola, se font des piqûres
de Verlaine. Devenus éthéromanes par dévotion baudelairienne, ils ne
seraient plus capables de l'effort viril que la patrie peut un jour ou
l'autre leur demander, anesthésiés qu'ils sont par la grande névrose
littéraire, dans l'atmosphère chaude, énervante, lourde de relents
malsains, d'un symbolisme de fumerie d'opium.» Incapable de feindre
l'ombre d'admiration pour le couplet inepte et bigarré de Brichot, je me
détournai vers Ski et lui assurai qu'il se trompait absolument sur la
famille à laquelle appartenait M. de Charlus; il me répondit qu'il était
sûr de son fait et ajouta que je lui avais même dit que son vrai nom
était Gandin, Le Gandin. «Je vous ai dit, lui répondis-je, que Mme de
Cambremer était la soeur d'un ingénieur, M. Legrandin. Je ne vous ai
jamais parlé de M. de Charlus. Il y a autant de rapport de naissance
entre lui et Mme de Cambremer qu'entre le Grand Condé et Racine.--Ah!
je croyais», dit Ski légèrement sans plus s'excuser de son erreur que,
quelques heures avant, de celle qui avait failli nous faire manquer le
train. «Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte? demanda
Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et
qu'elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris.--Mon Dieu, on ne
sait jamais, répondit d'un ton nasillard et traînant M. de Charlus.
J'aimerais rester jusqu'à la fin de septembre.--Vous avez raison, dit
Mme Verdurin; c'est le moment des belles tempêtes.--A bien vrai dire
ce n'est pas ce qui me déterminerait. J'ai trop négligé depuis quelque
temps l'Archange saint Michel, mon patron, et je voudrais le dédommager
en restant jusqu'à sa fête, le 29 septembre, à l'Abbaye du Mont.--Ça
vous intéresse beaucoup, ces affaires-là?» demanda Mme Verdurin, qui
eût peut-être réussi à faire taire son anticléricalisme blessé si elle
n'avait craint qu'une excursion aussi longue ne fit «lâcher» pendant
quarante-huit heures le violoniste et le baron. «Vous êtes peut-être
affligée de surdité intermittente, répondit insolemment M. de Charlus.
Je vous ai dit que saint Michel était un de mes glorieux patrons.» Puis,
souriant avec une bienveillante extase, les yeux fixés au loin, la voix
accrue par une exaltation qui me sembla plus qu'esthétique, religieuse:
«C'est si beau à l'offertoire, quand Michel se tient debout près de
l'autel, en robe blanche, balançant un encensoir d'or, et avec un tel
amas de parfums que l'odeur en monte jusqu'à Dieu.--On pourrait y aller
en bande, suggéra Mme Verdurin, malgré son horreur de la calotte.--A ce
moment-là, dès l'offertoire, reprit M. de Charlus qui, pour d'autres
raisons mais de la même manière que les bons orateurs à la Chambre,
ne répondait jamais à une interruption et feignait de ne pas l'avoir
entendue, ce serait ravissant de voir notre jeune ami palestrinisant
et exécutant même une Aria de Bach. Il serait fou de joie, le bon Abbé
aussi, et c'est le plus grand hommage, du moins le plus grand hommage
public, que je puisse rendre à mon Saint Patron. Quelle édification pour
les fidèles! Nous en parlerons tout à l'heure au jeune Angelico musical,
militaire comme saint Michel.»

Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu'il ne savait pas jouer
au whist. Et Cottard, voyant qu'il n'y avait plus grand temps avant
l'heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d'écarté avec
Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d'un air terrible sur Saniette:
«Vous ne savez donc jouer à rien!» cria-t-il, furieux d'avoir perdu
l'occasion de faire un whist, et ravi d'en avoir trouvé une d'injurier
l'ancien archiviste. Celui-ci, terrorisé, prit un air spirituel: «Si, je
sais jouer du piano», dit-il. Cottard et Morel s'étaient assis face à
face. «A vous l'honneur, dit Cottard.--Si nous nous approchions un peu
de la table de jeu, dit à M. de Cambremer M. de Charlus, inquiet de voir
le violoniste avec Cottard. C'est aussi intéressant que ces questions
d'étiquette qui, à notre époque, ne signifient plus grand'chose. Les
seuls rois qui nous restent, en France du moins, sont les rois des Jeux
de Cartes, et il me semble qu'ils viennent à foison dans la main du
jeune virtuose», ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morel qui
s'étendait jusqu'à sa manière de jouer, pour le flatter aussi, et enfin
pour expliquer le mouvement qu'il faisait de se pencher sur l'épaule du
violoniste. «Ié coupe», dit, en contrefaisant l'accent rastaquouère,
Cottard, dont les enfants s'esclaffèrent comme faisaient ses élèves et
le chef de clinique, quand le maître, même au lit d'un malade gravement
atteint, lançait, avec un masque impassible d'épileptique, une de ses
coutumières facéties. «Je ne sais pas trop ce que je dois jouer, dit
Morel en consultant M. de Cambremer.--Comme vous voudrez, vous serez
battu de toutes façons, ceci ou ça, c'est égal.--Égal... Ingalli? dit le
docteur en coulant vers M. de Cambremer un regard insinuant et bénévole.
C'était ce que nous appelons la véritable diva, c'était le rêve, une
Carmen comme on n'en reverra pas. C'était la femme du rôle. J'aimais
aussi y entendre Ingalli--marié.» Le marquis se leva avec cette
vulgarité méprisante des gens bien nés qui ne comprennent pas qu'ils
insultent le maître de maison en ayant l'air de ne pas être certains
qu'on puisse fréquenter ses invités et qui s'excusent sur l'habitude
anglaise pour employer une expression dédaigneuse: «Quel est ce Monsieur
qui joue aux cartes? qu'est-ce qu'il fait dans la vie? qu'est-ce qu'il
_vend_? J'aime assez à savoir avec qui je me trouve, pour ne pas me lier
avec n'importe qui. Or je n'ai pas entendu son nom quand vous m'avez
fait l'honneur de me présenter à lui.» Si M. Verdurin, s'autorisant
de ces derniers mots, avait, en effet, présenté à ses convives M. de
Cambremer, celui-ci l'eût trouvé fort mauvais. Mais sachant que c'était
le contraire qui avait lieu, il trouvait gracieux d'avoir l'air bon
enfant et modeste sans péril. La fierté qu'avait M. Verdurin de son
intimité avec Cottard n'avait fait que grandir depuis que le docteur
était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s'exprimait plus sous
la forme naïve d'autrefois. Alors, quand Cottard était à peine connu, si
on parlait à M. Verdurin des névralgies faciales de sa femme: «Il n'y a
rien à faire, disait-il, avec l'amour-propre naïf des gens qui croient
que ce qu'ils connaissent est illustre et que tout le monde connaît le
nom du professeur de chant de leur famille. Si elle avait un médecin de
second ordre on pourrait chercher un autre traitement, mais quand ce
médecin s'appelle Cottard (nom qu'il prononçait comme si c'eût été
Bouchard ou Charcot), il n'y a qu'à tirer l'échelle.» Usant d'un procédé
inverse, sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu parler
du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet. «C'est
notre médecin de famille, un brave coeur que nous adorons et qui se
ferait couper en quatre pour nous; ce n'est pas un médecin, c'est un
ami; je ne pense pas que vous le connaissiez ni que son nom vous dirait
quelque chose; en tout cas, pour nous c'est le nom d'un bien bon homme,
d'un bien cher ami, Cottard.» Ce nom, murmuré d'un air modeste, trompa
M. de Cambremer qui crut qu'il s'agissait d'un autre. «Cottard? vous
ne parlez pas du professeur Cottard?» On entendait précisément la voix
dudit professeur qui, embarrassé par un coup, disait en tenant ses
cartes: «C'est ici que les Athéniens s'atteignirent.--Ah! si, justement,
il est professeur, dit M. Verdurin.--Quoi! le professeur Cottard! Vous
ne vous trompez pas! Vous êtes bien sûr que c'est le même! celui
qui demeure rue du Bac!--Oui, il demeure rue du Bac, 43. Vous le
connaissez?--Mais tout le monde connaît le professeur Cottard. C'est
une sommité! C'est comme si vous me demandiez si je connais Bouffe de
Saint-Blaise ou Courtois-Suffit. J'avais bien vu, en l'écoutant parler,
que ce n'était pas un homme ordinaire, c'est pourquoi je me suis permis
de vous demander.--Voyons, qu'est-ce qu'il faut jouer? atout?» demandait
Cottard. Puis brusquement, avec une vulgarité qui eût été agaçante même
dans une circonstance héroïque, où un soldat veut prêter une expression
familière au mépris de la mort, mais qui devenait doublement stupide
dans le passe-temps sans danger des cartes, Cottard, se décidant à jouer
atout, prit un air sombre, «cerveau brûlé», et, par allusion à ceux
qui risquent leur peau, joua sa carte comme si c'eût été sa vie, en
s'écriant: «Après tout, je m'en fiche!» Ce n'était pas ce qu'il fallait
jouer, mais il eut une consolation. Au milieu du salon, dans un large
fauteuil, Mme Cottard, cédant à l'effet, irrésistible chez elle, de
l'après-dîner, s'était soumise, après de vains efforts, au sommeil vaste
et léger qui s'emparait d'elle. Elle avait beau se redresser à des
instants, pour sourire, soit par moquerie de soi-même, soit par peur de
laisser sans réponse quelque parole aimable qu'on lui eût adressée, elle
retombait malgré elle, en proie au mal implacable et délicieux. Plutôt
que le bruit, ce qui l'éveillait ainsi, pour une seconde seulement,
c'était le regard (que par tendresse elle voyait même les yeux fermés,
et prévoyait, car la même scène se produisait tous les soirs et hantait
son sommeil comme l'heure où on aura à se lever), le regard par
lequel le professeur signalait le sommeil de son épouse aux personnes
présentes. Il se contentait, pour commencer, de la regarder et de
sourire, car si, comme médecin, il blâmait ce sommeil d'après le dîner
(du moins donnait-il cette raison scientifique pour se fâcher vers la
fin, mais il n'est pas sûr qu'elle fût déterminante, tant il avait
là-dessus de vues variées), comme mari tout-puissant et taquin, il était
enchanté de se moquer de sa femme, de ne l'éveiller d'abord qu'à moitié,
afin qu'elle se rendormît et qu'il eût le plaisir de la réveiller de
nouveau.

Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. «Hé bien! Léontine, tu
pionces, lui cria le professeur.--J'écoute ce que dit Mme Swann,
mon ami, répondit faiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa
léthargie.--C'est insensé, s'écria Cottard, tout à l'heure elle nous
affirmera qu'elle n'a pas dormi. C'est comme les patients qui se rendent
à une consultation et qui prétendent qu'ils ne dorment jamais.--Ils se
le figurent peut-être», dit en riant M. de Cambremer. Mais le docteur
aimait autant à contredire qu'à taquiner, et surtout n'admettait pas
qu'un profane osât lui parler médecine. «On ne se figure pas qu'on
ne dort pas, promulgua-t-il d'un ton dogmatique.--Ah! répondit en
s'inclinant respectueusement le marquis, comme eût fait Cottard
jadis.--On voit bien, reprit Cottard, que vous n'avez pas comme moi
administré jusqu'à deux grammes de trional sans arriver à provoquer la
somnescence.--En effet, en effet, répondit le marquis en riant d'un air
avantageux, je n'ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues qui
bientôt ne font plus d'effet mais vous détraquent l'estomac. Quand on
a chassé toute la nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, je vous
assure qu'on n'a pas besoin de trional pour dormir.--Ce sont les
ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trional relève
parfois d'une façon remarquable le tonus nerveux. Vous parlez de
trional, savez-vous seulement ce que c'est?--Mais... j'ai entendu dire
que c'était un médicament pour dormir.--Vous ne répondez pas à ma
question, reprit doctoralement le professeur qui, trois fois par
semaine, à la Faculté, était d'«examen». Je ne vous demande pas si ça
fait dormir ou non, mais ce que c'est. Pouvez-vous me dire ce qu'il
contient de parties d'amyle et d'éthyle?--Non, répondit M. de Cambremer
embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou même de porto 345.--Qui
sont dix fois plus toxiques, interrompit le professeur.--Pour le
trional, hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela,
vous feriez mieux d'en parler avec elle.--Qui doit en savoir à peu près
autant que vous. En tout cas, si votre femme prend du trional pour
dormir, vous voyez que ma femme n'en a pas besoin. Voyons, Léontine,
bouge-toi, tu t'ankyloses, est-ce que je dors après dîner, moi?
qu'est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors maintenant comme une
vieille? Tu vas prendre de l'embonpoint, tu t'arrêtes la circulation...
Elle ne m'entend même plus.--C'est mauvais pour la santé, ces petits
sommes après dîner, n'est-ce pas, docteur? dit M. de Cambremer pour se
réhabiliter auprès de Cottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire
de l'exercice.--Des histoires! répondit le docteur. On a prélevé une
même quantité de nourriture dans l'estomac d'un chien qui était resté
tranquille, et dans l'estomac d'un chien qui avait couru, et c'est chez
le premier que la digestion était la plus avancée.--Alors c'est le
sommeil qui coupe la digestion?--Cela dépend s'il s'agit de la digestion
oesophagique, stomacale, intestinale; inutile de vous donner des
explications que vous ne comprendriez pas, puisque vous n'avez pas fait
vos études de médecine. Allons, Léontine, en avant... harche, il est
temps de partir.» Ce n'était pas vrai, car le docteur allait seulement
continuer sa partie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi, de
façon plus brusque, le sommeil de la muette à laquelle il adressait,
sans plus recevoir de réponse, les plus savantes exhortations. Soit
qu'une volonté de résistance à dormir persistât chez Mme Cottard, même
dans l'état de sommeil, soit que le fauteuil ne prêtât pas d'appui à sa
tête, cette dernière fut rejetée mécaniquement de gauche à droite et
de bas en haut, dans le vide, comme un objet inerte, et Mme Cottard,
balancée quant au chef, avait tantôt l'air d'écouter de la musique,
tantôt d'être entrée dans la dernière phase de l'agonie. Là où les
admonestations de plus en plus véhémentes de son mari échouaient,
le sentiment de sa propre sottise réussit: «Mon bain est bien
comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire...
s'écria-t-elle en se redressant. Oh! mon Dieu, que je suis sotte!
Qu'est-ce que je dis? je pensais à mon chapeau, j'ai dû dire une bêtise,
un peu plus j'allais m'assoupir, c'est ce maudit feu.» Tout le monde se
mit à rire car il n'y avait pas de feu.

«Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-même Mme Cottard, qui effaça
de la main sur son front, avec une légèreté de magnétiseur et une
adresse de femme qui se recoiffe, les dernières traces du sommeil, je
veux présenter mes humbles excuses à la chère Madame Verdurin et
savoir d'elle la vérité.» Mais son sourire devint vite triste, car le
professeur, qui savait que sa femme cherchait à lui plaire et tremblait
de n'y pas réussir, venait de lui crier: «Regarde-toi dans la glace,
tu es rouge comme si tu avais une éruption d'acné, tu as l'air d'une
vieille paysanne.--Vous savez, il est charmant, dit Mme Verdurin, il a
un joli côté de bonhomie narquoise. Et puis il a ramené mon mari des
portes du tombeau quand toute la Faculté l'avait condamné. Il a passé
trois nuits près de lui, sans se coucher. Aussi Cottard pour moi, vous
savez, ajouta-t-elle d'un ton grave et presque menaçant, en levant la
main vers les deux sphères aux mèches blanches de ses tempes musicales
et comme si nous avions voulu toucher au docteur, c'est sacré! Il
pourrait demander tout ce qu'il voudrait. Du reste, je ne l'appelle pas
le Docteur Cottard, je l'appelle le Docteur Dieu! Et encore en disant
cela je le calomnie, car ce Dieu répare dans la mesure du possible une
partie des malheurs dont l'autre est responsable.--Jouez atout, dit
à Morel M. de Charlus d'un air heureux.--Atout, pour voir, dit le
violoniste.--Il fallait annoncer d'abord votre roi, dit M. de Charlus,
vous êtes distrait, mais comme vous jouez bien!--J'ai le roi, dit
Morel.--C'est un bel homme, répondit le professeur.--Qu'est-ce que c'est
que cette affaire-là avec ces piquets? demanda Mme Verdurin en montrant
à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la cheminée.
Ce sont vos _armes_? ajouta-t-elle avec un dédain ironique.--Non, ce ne
sont pas les nôtres, répondit M. de Cambremer. Nous portons d'or à trois
fasces bretèchées et contre-bretèchées de gueules à cinq pièces
chacune chargée d'un trèfle d'or. Non, celles-là ce sont celles des
d'Arrachepel, qui n'étaient pas de notre estoc, mais de qui nous avons
hérité la maison, et jamais ceux de notre lignage n'ont rien voulu y
changer. Les Arrachepel (jadis Pelvilain, dit-on) portaient d'or à cinq
pieux épointés de gueules. Quand ils s'allièrent aux Féterne, leur écu
changea mais resta cantonné de vingt croisettes recroisettées au pieu
péri fiché d'or avec à droite un vol d'hermine.--Attrape, dit tout bas
Mme de Cambremer.--Mon arrière-grand'mère était une d'Arrachepel ou
de Rachepel, comme vous voudrez, car on trouve les deux noms dans les
vieilles chartes, continua M. de Cambremer, qui rougit vivement, car il
eut, seulement alors, l'idée dont sa femme lui avait fait honneur et
il craignit que Mme Verdurin ne se fût appliqué des paroles qui ne la
visaient nullement. L'histoire veut qu'au onzième siècle, le premier
Arrachepel, Macé, dit Pelvilain, ait montré une habileté particulière
dans les sièges pour arracher les pieux. D'où le surnom d'Arrachepel
sous lequel il fut anobli, et les pieux que vous voyez à travers les
siècles persister dans leurs armes. Il s'agit des pieux que, pour
rendre plus inabordables les fortifications, on plantait, on fichait,
passez-moi l'expression, en terre devant elles, et qu'on reliait
entre eux. Ce sont eux que vous appeliez très bien des piquets et
qui n'avaient rien des bâtons flottants du bon La Fontaine. Car ils
passaient pour rendre une place inexpugnable. Évidemment, cela fait
sourire avec l'artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu'il s'agit
du onzième siècle.--Cela manque d'actualité, dit Mme Verdurin, mais le
petit campanile a du caractère.--Vous avez, dit Cottard, une veine de...
turlututu, mot qu'il répétait volontiers pour esquiver celui de Molière.
Savez-vous pourquoi le roi de carreau est réformé?--Je voudrais bien
être à sa place, dit Morel que son service militaire ennuyait.--Ah! le
mauvais patriote, s'écria M. de Charlus, qui ne put se retenir de pincer
l'oreille au violoniste.--Non, vous ne savez pas pourquoi le roi de
carreau est réformé? reprit Cottard, qui tenait à ses plaisanteries,
c'est parce qu'il n'a qu'un oeil.--Vous avez affaire à forte partie,
docteur, dit M. de Cambremer pour montrer à Cottard qu'il savait qui
il était.--Ce jeune homme est étonnant, interrompit naïvement M. de
Charlus, en montrant Morel. Il joue comme un dieu.» Cette réflexion ne
plut pas beaucoup au docteur qui répondit: «Qui vivra verra. A roublard,
roublard et demi.--La dame, l'as,» annonça triomphalement Morel, que le
sort favorisait. Le docteur courba la tête comme ne pouvant nier cette
fortune et avoua, fasciné: «C'est beau.--Nous avons été très contents de
dîner avec M. de Charlus, dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin.--Vous ne
le connaissiez pas? Il est assez agréable, il est particulier, il est
_d'une époque_» (elle eût été bien embarrassée de dire laquelle),
répondit Mme Verdurin avec le sourire satisfait d'une dilettante, d'un
juge et d'une maîtresse de maison. Mme de Cambremer me demanda si
je viendrais à Féterne avec Saint-Loup. Je ne pus retenir un cri
d'admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la
voûte des chênes qui partait du château. «Ce n'est encore rien; tout à
l'heure, quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée,
ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n'avez pas à Féterne!
dit-elle d'un ton dédaigneux à Mme de Cambremer, laquelle ne savait que
répondre, ne voulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les
locataires.--Vous restez encore quelque temps dans la région, Madame,
demanda M. de Cambremer à Mme Cottard, ce qui pouvait passer pour une
vague intention de l'inviter et ce qui dispensait actuellement de
rendez-vous plus précis.--Oh! certainement, Monsieur, je tiens beaucoup
pour les enfants à cet exode annuel. On a beau dire, il leur faut
le grand air. La Faculté voulait m'envoyer à Vichy; mais c'est trop
étouffé, et je m'occuperai de mon estomac quand ces grands garçons-là
auront encore un peu poussé. Et puis le Professeur, avec les examens
qu'il fait passer, a toujours un fort coup de collier à donner, et les
chaleurs le fatiguent beaucoup. Je trouve qu'on a besoin d'une franche
détente quand on a été comme lui toute l'année sur la brèche. De toutes
façons nous resterons encore un bon mois.--Ah! alors nous sommes gens de
revue.--D'ailleurs, je suis d'autant plus obligée de rester que mon mari
doit aller faire un tour en Savoie, et ce n'est que dans une quinzaine
qu'il sera ici en poste fixe.--J'aime encore mieux le côté de la vallée
que celui de la mer, reprit Mme Verdurin.--Vous allez avoir un temps
splendide pour revenir.--Il faudrait même voir si les voitures sont
attelées, dans le cas où vous tiendriez absolument à rentrer ce soir à
Balbec, me dit M. Verdurin, car moi je n'en vois pas la nécessité. On
vous ferait ramener demain matin en voiture. Il fera sûrement beau. Les
routes sont admirables.» Je dis que c'était impossible. «Mais en tout
cas il n'est pas l'heure, objecta la Patronne. Laisse-les tranquilles,
ils ont bien le temps. Ça les avancera bien d'arriver une heure d'avance
à la gare. Ils sont mieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à
Morel, n'osant pas s'adresser directement à M. de Charlus, vous ne
voulez pas rester? Nous avons de belles chambres sur la mer.--Mais il ne
peut pas, répondit M. de Charlus pour le joueur attentif, qui n'avait
pas entendu. Il n'a que la permission de minuit. Il faut qu'il rentre se
coucher, comme un enfant bien obéissant, bien sage», ajouta-t-il d'une
voix complaisante, maniérée, insistante, comme s'il trouvait quelque
sadique volupté à employer cette chaste comparaison et aussi à appuyer
au passage sa voix sur ce qui concernait Morel, à le toucher, à défaut
de la main, avec des paroles qui semblaient le palper.

Du sermon que m'avait adressé Brichot, M. de Cambremer avait conclu que
j'étais dreyfusard. Comme il était aussi antidreyfusard que possible,
par courtoisie pour un ennemi il se mit à me faire l'éloge d'un colonel
juif, qui avait toujours été très juste pour un cousin des Chevrigny et
lui avait fait donner l'avancement qu'il méritait. «Et mon cousin était
dans des idées absolument opposées», dit M. de Cambremer, glissant sur
ce qu'étaient ces idées, mais que je sentis aussi anciennes et mal
formées que son visage, des idées que quelques familles de certaines
petites villes devaient avoir depuis bien longtemps. «Eh bien! vous
savez, je trouve ça très beau!» conclut M. de Cambremer. Il est vrai
qu'il n'employait guère le mot «beau» dans le sens esthétique où il eût
désigné, pour sa mère ou sa femme, des oeuvres différentes, mais des
oeuvres d'art. M. de Cambremer se servait plutôt de ce qualificatif
en félicitant, par exemple, une personne délicate qui avait un peu
engraissé. «Comment, vous avez repris trois kilos en deux mois?
Savez-vous que c'est très beau!» Des rafraîchissements étaient servis
sur une table. Mme Verdurin invita les messieurs à aller eux-mêmes
choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire son
verre et vite revint s'asseoir près de la table de jeu et ne bougea
plus. Mme Verdurin lui demanda: «Avez-vous pris de mon orangeade?» Alors
M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu'il
avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la
taille, répondit: «Non, j'ai préféré la voisine, c'est de la fraisette,
je crois, c'est délicieux.» Il est singulier qu'un certain ordre d'actes
secrets ait pour conséquence extérieure une manière de parler ou de
gesticuler qui les révèle. Si un monsieur croit ou non à l'Immaculée
Conception, ou à l'innocence de Dreyfus, ou à la pluralité des mondes,
et veuille s'en taire, on ne trouvera, dans sa voix ni dans sa démarche,
rien qui laisse apercevoir sa pensée. Mais en entendant M. de Charlus
dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras:
«Non, j'ai préféré sa voisine, la fraisette», on pouvait dire: «Tiens,
il aime le sexe fort», avec la même certitude, pour un juge, que celle
qui permet de condamner un criminel qui n'a pas avoué; pour un médecin,
un paralytique général qui ne sait peut-être pas lui-même son mal, mais
qui a fait telle faute de prononciation d'où on peut déduire qu'il sera
mort dans trois ans. Peut-être les gens qui concluent de la manière
de dire: «Non, j'ai préféré sa voisine, la fraisette» à un amour dit
antiphysique, n'ont-ils pas besoin de tant de science. Mais c'est qu'ici
il y a rapport plus direct entre le signe révélateur et le secret. Sans
se le dire précisément, on sent que c'est une douce et souriante dame
qui vous répond, et qui paraît maniérée parce qu'elle se donne pour
un homme et qu'on n'est pas habitué à voir les hommes faire tant de
manières. Et il est peut-être plus gracieux de penser que depuis
longtemps un certain nombre de femmes angéliques ont été comprises par
erreur dans le sexe masculin où, exilées, tout en battant vainement des
ailes vers les hommes à qui elles inspirent une répulsion physique,
elles savent arranger un salon, composer des «intérieurs». M. de Charlus
ne s'inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restait installé
dans son fauteuil pour être plus près de Morel. «Croyez-vous, dit Mme
Verdurin au baron, que ce n'est pas un crime que cet être-là, qui
pourrait nous enchanter avec son violon, soit là à une table d'écarté.
Quand on joue du violon comme lui!--Il joue bien aux cartes, il fait
tout bien, il est si intelligent», dit M. de Charlus, tout en regardant
les jeux, afin de conseiller Morel. Ce n'était pas, du reste, sa seule
raison de ne pas se soulever de son fauteuil devant Mme Verdurin. Avec
le singulier amalgame qu'il avait fait de ses conceptions sociales, à
la fois de grand seigneur et d'amateur d'art, au lieu d'être poli de la
même manière qu'un homme de son monde l'eût été, il se faisait, d'après
Saint-Simon, des espèces de tableaux vivants; et, en ce moment,
s'amusait à figurer le maréchal d'Uxelles, lequel l'intéressait par
d'autres côtés encore et dont il est dit qu'il était glorieux jusqu'à
ne pas se lever de son siège, par un air de paresse, devant ce qu'il
y avait de plus distingué à la Cour. «Dites donc, Charlus, dit Mme
Verdurin, qui commençait à se familiariser, vous n'auriez pas dans
votre faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait me servir de
concierge?--Mais si... mais si..., répondit M. de Charlus en souriant
d'un air bonhomme, mais je ne vous le conseille pas.--Pourquoi?--Je
craindrais pour vous que les visiteurs élégants n'allassent pas plus
loin que la loge.» Ce fut entre eux la première escarmouche. Mme
Verdurin y prit à peine garde. Il devait malheureusement y en avoir
d'autres à Paris. M. de Charlus continua à ne pas quitter sa chaise.
Il ne pouvait, d'ailleurs, s'empêcher de sourire imperceptiblement en
voyant combien confirmait ses maximes favorites sur le prestige de
l'aristocratie et la lâcheté des bourgeois la soumission si aisément
obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n'avait l'air nullement étonnée
par la posture du baron, et si elle le quitta, ce fut seulement parce
qu'elle avait été inquiète de me voir relancé par M. de Cambremer. Mais
avant cela, elle voulait éclaircir la question des relations de M. de
Charlus avec la comtesse Molé. «Vous m'avez dit que vous connaissiez Mme
de Molé. Est-ce que vous allez chez elle?» demanda-t-elle en donnant
aux mots: «aller chez elle» le sens d'être reçu chez elle, d'avoir reçu
d'elle l'autorisation d'aller la voir. M. de Charlus répondit, avec
une inflexion de dédain, une affectation de précision et un ton de
psalmodie: «Mais quelquefois.» Ce «quelquefois» donna des doutes à Mme
Verdurin, qui demanda: «Est-ce que vous y avez rencontré le duc de
Guermantes?--Ah! je ne me rappelle pas.--Ah! dit Mme Verdurin, vous ne
connaissez pas le duc de Guermantes?--Mais comment est-ce que je ne le
connaîtrais pas», répondit M. de Charlus, dont un sourire fit onduler
la bouche. Ce sourire était ironique; mais comme le baron craignait de
laisser voir une dent en or, il le brisa sous un reflux de ses lèvres,
de sorte que la sinuosité qui en résulta fut celle d'un sourire de
bienveillance: «Pourquoi dites-vous: Comment est-ce que je ne le
connaîtrais pas?--Mais puisque c'est mon frère», dit négligemment M.
de Charlus en laissant Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et
l'incertitude de savoir si son invité se moquait d'elle, était un enfant
naturel, ou le fils d'un autre lit. L'idée que le frère du duc de
Guermantes s'appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l'esprit.
Elle se dirigea vers moi: «J'ai entendu tout à l'heure que M. de
Cambremer vous invitait à dîner. Moi, vous comprenez, cela m'est égal.
Mais, dans votre intérêt, j'espère bien que vous n'irez pas. D'abord
c'est infesté d'ennuyeux. Ah! si vous aimez à dîner avec des comtes et
des marquis de province que personne ne connaît, vous serez servi à
souhait.--Je crois que je serai obligé d'y aller une fois ou deux. Je ne
suis, du reste, pas très libre car j'ai une jeune cousine que je ne peux
pas laisser seule (je trouvais que cette prétendue parenté simplifiait
les choses pour sortir avec Albertine). Mais pour les Cambremer, comme
je la leur ai déjà présentée...--Vous ferez ce que vous voudrez. Ce que
je peux vous dire: c'est excessivement malsain; quand vous aurez pincé
une fluxion de poitrine, ou les bons petits rhumatismes des familles,
vous serez bien avancé?--Mais est-ce que l'endroit n'est pas très
joli?--Mmmmouiii... Si on veut. Moi j'avoue franchement que j'aime cent
fois mieux la vue d'ici sur cette vallée. D'abord, on nous aurait payés
que je n'aurais pas pris l'autre maison, parce que l'air de la mer est
fatal à M. Verdurin. Pour peu que votre cousine soit nerveuse... Mais,
du reste, vous êtes nerveux, je crois... vous avez des étouffements. Hé
bien! vous verrez. Allez-y une fois, vous ne dormirez pas de huit jours,
mais ce n'est pas notre affaire.» Et sans penser à ce que sa nouvelle
phrase allait avoir de contradictoire avec les précédentes: «Si cela
vous amuse de voir la maison, qui n'est pas mal, jolie est trop dire,
mais enfin amusante, avec le vieux fossé, le vieux pont-levis, comme il
faudra que je m'exécute et que j'y dîne une fois, hé bien! venez-y ce
jour-là, je tâcherai d'amener tout mon petit cercle, alors ce sera
gentil. Après-demain nous irons à Harambouville en voiture. La route est
magnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc. Vous, Brichot, vous
viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera une partie que, du reste,
mon mari a dû arranger d'avance. Je ne sais trop qui il a invité.
Monsieur de Charlus, est-ce que vous en êtes?» Le baron, qui n'entendit
pas cette phrase et ne savait pas qu'on parlait d'une excursion à
Harambouville, sursauta: «Étrange question», murmura-t-il d'un ton
narquois par lequel Mme Verdurin se sentit piquée. «D'ailleurs, me
dit-elle, en attendant le dîner Cambremer, pourquoi ne l'amèneriez-vous
pas ici, votre cousine? Aime-t-elle la conversation, les gens
intelligents? Est-elle agréable? Oui, eh bien alors, très bien. Venez
avec elle. Il n'y a pas que les Cambremer au monde. Je comprends qu'ils
soient heureux de l'inviter, ils ne peuvent arriver à avoir personne.
Ici elle aura un bon air, toujours des hommes intelligents. En tout cas
je compte que vous ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J'ai entendu
que vous aviez un goûter à Rivebelle avec votre cousine, M. de Charlus,
je ne sais plus encore qui. Vous devriez arranger de transporter tout ça
ici, ça serait gentil, un petit arrivage en masse. Les communications
sont on ne peut plus faciles, les chemins sont ravissants; au besoin je
vous ferai chercher. Je ne sais pas, du reste, ce qui peut vous attirer
à Rivebelle, c'est infesté de moustiques. Vous croyez peut-être à la
réputation de la galette. Mon cuisinier les fait autrement bien. Je
vous en ferai manger, moi, de la galette normande, de la vraie, et des
sablés, je ne vous dis que ça. Ah! si vous tenez à la cochonnerie qu'on
sert à Rivebelle, ça je ne veux pas, je n'assassine pas mes invités,
Monsieur, et, même si je voulais, mon cuisinier ne voudrait pas faire
cette chose innommable et changerait de maison. Ces galettes de là-bas,
on ne sait pas avec quoi c'est fait. Je connais une pauvre fille à qui
cela a donné une péritonite qui l'a enlevée en trois jours. Elle n'avait
que 17 ans. C'est triste pour sa pauvre mère, ajouta Mme Verdurin, d'un
air mélancolique sous les sphères de ses tempes chargées d'expérience
et de douleur. Mais enfin, allez goûter à Rivebelle si cela vous amuse
d'être écorché et de jeter l'argent par les fenêtres. Seulement, je vous
en prie, c'est une mission de confiance que je vous donne: sur le coup
de six heures, amenez-moi tout votre monde ici, n'allez pas laisser les
gens rentrer chacun chez soi, à la débandade. Vous pouvez amener qui
vous voulez. Je ne dirais pas cela à tout le monde. Mais je suis
sûre que vos amis sont gentils, je vois tout de suite que nous nous
comprenons. En dehors du petit noyau, il vient justement des gens très
agréables mercredi. Vous ne connaissez pas la petite Madame de Longpont?
Elle est ravissante et pleine d'esprit, pas snob du tout, vous verrez
qu'elle vous plaira beaucoup. Et elle aussi doit amener toute une bande
d'amis, ajouta Mme Verdurin, pour me montrer que c'était bon genre
et m'encourager par l'exemple. On verra qu'est-ce qui aura le plus
d'influence et qui amènera le plus de monde, de Barbe de Longpont ou de
vous. Et puis je crois qu'on doit aussi amener Bergotte, ajouta-t-elle
d'un air vague, ce concours d'une célébrité étant rendu trop improbable
par une note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la
santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Enfin vous
verrez que ce sera un de mes mercredis les plus réussis, je ne veux pas
avoir de femmes embêtantes. Du reste, ne jugez pas par celui de ce soir,
il était tout à fait raté. Ne protestez pas, vous n'avez pas pu vous
ennuyer plus que moi, moi-même je trouvais que c'était assommant. Ce ne
sera pas toujours comme ce soir, vous savez! Du reste, je ne parle pas
des Cambremer, qui sont impossibles, mais j'ai connu des gens du monde
qui passaient pour être agréables, hé bien! à côté de mon petit noyau
cela n'existait pas. Je vous ai entendu dire que vous trouviez Swann
intelligent. D'abord, mon avis est que c'était très exagéré, mais
sans même parler du caractère de l'homme, que j'ai toujours trouvé
foncièrement antipathique, sournois, en dessous, je l'ai eu souvent à
dîner le mercredi. Hé bien, vous pouvez demander aux autres, même à côté
de Brichot, qui est loin d'être un aigle, qui est un bon professeur de
seconde que j'ai fait entrer à l'Institut tout de même, Swann n'était
plus rien. Il était d'un terne!» Et comme j'émettais un avis contraire:
«C'est ainsi. Je ne veux rien vous dire contre lui, puisque c'était
votre ami; du reste, il vous aimait beaucoup, il m'a parlé de vous d'une
façon délicieuse, mais demandez à ceux-ci s'il a jamais dit quelque
chose d'intéressant, à nos dîners. C'est tout de même la pierre de
touche. Hé bien! je ne sais pas pourquoi, mais Swann, chez moi, ça ne
donnait pas, ça ne rendait rien. Et encore le peu qu'il valait il l'a
pris ici.» J'assurai qu'il était très intelligent. «Non, vous croyiez
seulement cela parce que vous le connaissiez depuis moins longtemps que
moi. Au fond on en avait très vite fait le tour. Moi, il m'assommait.
(Traduction: il allait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait
que je n'y allais pas.) Et je peux tout supporter, excepté l'ennui. Ah!
ça, non!» L'horreur de l'ennui était maintenant chez Mme Verdurin la
raison qui était chargée d'expliquer la composition du petit milieu.
Elle ne recevait pas encore de duchesses parce qu'elle était incapable
de s'ennuyer, comme de faire une croisière, à cause du mal de mer. Je me
disais que ce que Mme Verdurin disait n'était pas absolument faux, et
alors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l'homme le plus bête
qu'ils eussent jamais rencontré, je restais incertain s'il n'était pas
au fond supérieur, sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l'esprit
des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d'éviter ses pédantesques
facéties, et la pudeur d'en rougir; je me le demandais comme si la
nature de l'intelligence pouvait être en quelque mesure éclaircie par la
réponse que je me ferais et avec le sérieux d'un chrétien influencé par
Port-Royal qui se pose le problème de la Grâce. «Vous verrez, continua
Mme Verdurin, quand on a des gens du monde avec des gens vraiment
intelligents, des gens de notre milieu, c'est là qu'il faut les voir,
l'homme du monde le plus spirituel dans le royaume des aveugles n'est
plus qu'un borgne ici. Et puis les autres, qui ne se sentent plus en
confiance. C'est au point que je me demande si, au lieu d'essayer des
fusions qui gâtent tout, je n'aurai pas des séries rien que pour les
ennuyeux, de façon à bien jouir de mon petit noyau. Concluons: vous
viendrez avec votre cousine. C'est convenu. Bien. Au moins, ici, vous
aurez tous les deux à manger. A Féterne c'est la faim et la soif. Ah!
par exemple, si vous aimez les rats, allez-y tout de suite, vous serez
servi à souhait. Et on vous gardera tant que vous voudrez. Par exemple,
vous mourrez de faim. Du reste, quand j'irai, je dînerai avant de
partir. Et pour que ce soit plus gai, vous devriez venir me chercher.
Nous goûterions ferme et nous souperions en rentrant. Aimez-vous les
tartes aux pommes? Oui, eh bien! notre chef les fait comme personne.
Vous voyez que j'avais raison de dire que vous étiez fait pour vivre
ici. Venez donc y habiter. Vous savez qu'il y a beaucoup plus de place
chez moi que ça n'en a l'air. Je ne le dis pas, pour ne pas attirer
d'ennuyeux. Vous pourriez amener à demeure votre cousine. Elle aurait un
autre air qu'à Balbec. Avec l'air d'ici, je prétends que je guéris les
incurables. Ma parole, j'en ai guéri, et pas d'aujourd'hui. Car j'ai
habité autrefois tout près d'ici, quelque chose que j'avais déniché, que
j'avais eu pour un morceau de pain et qui avait autrement de caractère
que leur Raspelière. Je vous montrerai cela si nous nous promenons. Mais
je reconnais que, même ici, l'air est vraiment vivifiant. Encore je ne
veux pas trop en parler, les Parisiens n'auraient qu'à se mettre à aimer
mon petit coin. Ça a toujours été ma chance. Enfin, dites-le à votre
cousine. On vous donnera deux jolies chambres sur la vallée, vous verrez
ça, le matin, le soleil dans la brume! Et qu'est-ce que c'est que ce
Robert de Saint-Loup dont vous parliez? dit-elle d'un air inquiet, parce
qu'elle avait entendu que je devais aller le voir à Doncières et qu'elle
craignit qu'il me fît lâcher. Vous pourriez plutôt l'amener ici si ce
n'est pas un ennuyeux. J'ai entendu parler de lui par Morel; il me
semble que c'est un de ses grands amis», dit Mme Verdurin, mentant
complètement, car Saint-Loup et Morel ne connaissaient même pas
l'existence l'un de l'autre. Mais ayant entendu que Saint-Loup
connaissait M. de Charlus, elle pensait que c'était par le violoniste et
voulait avoir l'air au courant. «Il ne fait pas de médecine, par
hasard, ou de littérature? Vous savez que, si vous avez besoin de
recommandations pour des examens, Cottard peut tout, et je fais de lui
ce que je veux. Quant à l'Académie, pour plus tard, car je pense qu'il
n'a pas l'âge, je dispose de plusieurs voix. Votre ami serait ici en
pays de connaissance et ça l'amuserait peut-être de voir la maison. Ce
n'est pas folichon, Doncières. Enfin, vous ferez comme vous voudrez,
comme cela vous arrangera le mieux», conclut-elle sans insister, pour ne
pas avoir l'air de chercher à connaître de la noblesse, et parce que
sa prétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre les
fidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. «Voyons, qu'est-ce que tu as»,
dit-elle, en voyant M. Verdurin qui, en faisant des gestes d'impatience,
gagnait la terrasse en planches qui s'étendait, d'un côté du salon,
au-dessus de la vallée, comme un homme qui étouffe de rage et a besoin
de prendre l'air. «C'est encore Saniette qui t'a agacé? Mais puisque tu
sais qu'il est idiot, prends-en ton parti, ne te mets pas dans des états
comme cela... Je n'aime pas cela, me dit-elle, parce que c'est mauvais
pour lui, cela le congestionne. Mais aussi je dois dire qu'il faut
parfois une patience d'ange pour supporter Saniette, et surtout se
rappeler que c'est une charité de le recueillir. Pour ma part, j'avoue
que la splendeur de sa bêtise fait plutôt ma joie. Je pense que vous
avez entendu après le dîner son mot: «Je ne sais pas jouer au whist,
mais je sais jouer du piano.» Est-ce assez beau! C'est grand comme le
monde, et d'ailleurs un mensonge, car il ne sait pas plus l'un que
l'autre. Mais mon mari, sous ses apparences rudes, est très sensible,
très bon, et cette espèce d'égoïsme de Saniette, toujours préoccupé
de l'effet qu'il va faire, le met hors de lui... Voyons, mon petit,
calme-toi, tu sais bien que Cottard t'a dit que c'était mauvais pour ton
foie. Et c'est sur moi que tout va retomber, dit Mme Verdurin. Demain
Saniette va venir avoir sa petite crise de nerfs et de larmes. Pauvre
homme! il est très malade. Mais enfin ce n'est pas une raison pour qu'il
tue les autres. Et puis, même dans les moments où il souffre trop, où on
voudrait le plaindre, sa bêtise arrête net l'attendrissement. Il est par
trop stupide. Tu n'as qu'à lui dire très gentiment que ces scènes vous
rendent malades tous deux, qu'il ne revienne pas; comme c'est ce qu'il
redoute le plus, cela aura un effet calmant sur ses nerfs», souffla Mme
Verdurin à son mari.

On distinguait à peine la mer par les fenêtres de droite. Mais celles
de l'autre côté montraient la vallée sur qui était maintenant tombée la
neige du clair de lune. On entendait de temps à autre la voix de Morel
et celle de Cottard. «Vous avez de l'atout?--Yes.--Ah! vous en avez de
bonnes, vous, dit à Morel, en réponse à sa question, M. de Cambremer,
car il avait vu que le jeu du docteur était plein d'atout.--Voici la
femme de carreau, dit le docteur. Ça est de l'atout, savez-vous? Ié
coupe, ié prends.--Mais il n'y a plus de Sorbonne, dit le docteur à M.
de Cambremer; il n'y a plus que l'Université de Paris.» M. de Cambremer
confessa qu'il ignorait pourquoi le docteur lui faisait cette
observation. «Je croyais que vous parliez de la Sorbonne, reprit le
docteur. J'avais entendu que vous disiez: tu nous la _sors bonne_,
ajouta-t-il en clignant de l'oeil, pour montrer que c'était un mot.
Attendez, dit-il en montrant son adversaire, je lui prépare un coup de
Trafalgar.» Et le coup devait être excellent pour le docteur, car dans
sa joie il se mit en riant à remuer voluptueusement les deux épaules,
ce qui était dans la famille, dans le «genre» Cottard, un trait presque
zoologique de la satisfaction. Dans la génération précédente, le
mouvement de se frotter les mains comme si on se savonnait accompagnait
le mouvement. Cottard lui-même avait d'abord usé simultanément de la
double mimique, mais un beau jour, sans qu'on sût à quelle intervention,
conjugale, magistrale peut-être, cela était dû, le frottement des mains
avait disparu. Le docteur, même aux dominos, quand il forçait son
partenaire à «piocher» et à prendre le double-six, ce qui était pour lui
le plus vif des plaisirs, se contentait du mouvement des épaules. Et
quand--le plus rarement possible--il allait dans son pays natal pour
quelques jours, en retrouvant son cousin germain, qui, lui, en était
encore au frottement des mains, il disait au retour à Mme Cottard: «J'ai
trouvé ce pauvre René bien commun.» «Avez-vous de la petite chaôse?
dit-il en se tournant vers Morel. Non? Alors je joue ce vieux
David.--Mais alors vous avez cinq, vous avez gagné!--Voilà une belle
victoire, docteur, dit le marquis.--Une victoire à la Pyrrhus, dit
Cottard en se tournant vers le marquis et en regardant par-dessus son
lorgnon pour juger de l'effet de son mot. Si nous avons encore le temps,
dit-il à Morel, je vous donne votre revanche. C'est à moi de faire...
Ah! non, voici les voitures, ce sera pour vendredi, et je vous montrerai
un tour qui n'est pas dans une musette.» M. et Mme Verdurin nous
conduisirent dehors. La Patronne fut particulièrement câline avec
Saniette afin d'être certaine qu'il reviendrait le lendemain. «Mais vous
ne m'avez pas l'air couvert, mon petit, me dit M. Verdurin, chez qui
son grand âge autorisait cette appellation paternelle. On dirait que
le temps a changé.» Ces mots me remplirent de joie, comme si la
vie profonde, le surgissement de combinaisons différentes qu'ils
impliquaient dans la nature, devait annoncer d'autres changements,
ceux-là se produisant dans ma vie, et y créer des possibilités
nouvelles. Rien qu'en ouvrant la porte sur le parc, avant de partir, on
sentait qu'un autre «temps» occupait depuis un instant la scène; des
souffles frais, volupté estivale, s'élevaient dans la sapinière (où
jadis Mme de Cambremer rêvait de Chopin) et presque imperceptiblement,
en méandres caressants, en remous capricieux, commençaient leurs légers
nocturnes. Je refusai la couverture que, les soirs suivants, je devais
accepter, quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du plaisir
que contre le danger du froid. On chercha en vain le philosophe
norvégien. Une colique l'avait-elle saisi? Avait-il eu peur de manquer
le train? Un aéroplane était-il venu le chercher? Avait-il été emporté
dans une Assomption? Toujours est-il qu'il avait disparu sans qu'on eût
eu le temps de s'en apercevoir, comme un dieu. «Vous avez tort, me
dit M. de Cambremer, il fait un froid de canard.--Pourquoi de canard?
demanda le docteur.--Gare aux étouffements, reprit le marquis. Ma soeur
ne sort jamais le soir. Du reste, elle est assez mal hypothéquée en ce
moment. Ne restez pas en tout cas ainsi tête nue, mettez vite votre
couvre-chef.--Ce ne sont pas des étouffements _a frigore_, dit
sentencieusement Cottard.--Ah! ah! dit M. de Cambremer en s'inclinant,
du moment que c'est votre avis...--Avis au lecteur!» dit le docteur en
glissant ses regards hors de son lorgnon pour sourire. M. de Cambremer
rit, mais, persuadé qu'il avait raison, il insista. «Cependant, dit-il,
chaque fois que ma soeur sort le soir, elle a une crise.--Il est
inutile d'ergoter, répondit le docteur, sans se rendre compte de son
impolitesse. Du reste, je ne fais pas de médecine au bord de la mer,
sauf si je suis appelé en consultation. Je suis ici en vacances.» Il
y était, du reste, plus encore peut-être qu'il n'eût voulu. M. de
Cambremer lui ayant dit, en montant avec lui en voiture: «Nous avons
la chance d'avoir aussi près de nous (pas de votre côté de la baie,
de l'autre, mais elle est si resserrée à cet endroit-là) une autre
célébrité médicale, le docteur du Boulbon.» Cottard qui d'habitude, par
_déontologie_, s'abstenait de critiquer ses confrères, ne put s'empêcher
de s'écrier, comme il avait fait devant moi le jour funeste où nous
étions allés dans le petit Casino: «Mais ce n'est pas un médecin. Il
fait de la médecine littéraire, c'est de la thérapeutique fantaisiste,
du charlatanisme. D'ailleurs, nous sommes en bons termes. Je prendrais
le bateau pour aller le voir une fois si je n'étais obligé de
m'absenter.» Mais à l'air que prit Cottard pour parler de du Boulbon
à M. de Cambremer, je sentis que le bateau avec lequel il fût allé
volontiers le trouver eût beaucoup ressemblé à ce navire que, pour aller
ruiner les eaux découvertes par un autre médecin littéraire, Virgile
(lequel leur enlevait aussi toute leur clientèle), avaient frété les
docteurs de Salerne, mais qui sombra avec eux pendant la traversée.
«Adieu, mon petit Saniette, ne manquez pas de venir demain, vous
savez que mon mari vous aime beaucoup. Il aime votre esprit, votre
intelligence; mais si, vous le savez bien, il aime prendre des airs
brusques, mais il ne peut pas se passer de vous voir. C'est toujours la
première question qu'il me pose: «Est-ce que Saniette vient? j'aime tant
le voir!--Je n'ai jamais dit ça», dit M. Verdurin à Saniette avec une
franchise simulée qui semblait concilier parfaitement ce que disait la
Patronne avec la façon dont il traitait Saniette. Puis regardant sa
montre, sans doute pour ne pas prolonger les adieux dans l'humidité du
soir, il recommanda aux cochers de ne pas traîner, mais d'être prudents
à la descente, et assura que nous arriverions avant le train. Celui-ci
devait déposer les fidèles l'un à une gare, l'autre à une autre, en
finissant par moi, aucun autre n'allant aussi loin que Balbec, et en
commençant par les Cambremer. Ceux-ci, pour ne pas faire monter leurs
chevaux dans la nuit jusqu'à la Raspelière, prirent le train avec nous à
Donville-Féterne. La station la plus rapprochée de chez eux n'était pas,
en effet, celle-ci, qui, déjà un peu distante du village, l'est
encore plus du château, mais la Sogne. En arrivant à la gare de
Donville-Féterne, M. de Cambremer tint à donner la «pièce», comme disait
Françoise, au cocher des Verdurin (justement le gentil cocher sensible,
à idées mélancoliques), car M. de Cambremer était généreux, et en cela
était plutôt «du côté de sa maman». Mais, soit que «le côté de son papa»
intervînt ici, tout en donnant il éprouvait le scrupule d'une erreur
commise--soit par lui qui, voyant mal, donnerait, par exemple, un sou
pour un franc, soit par le destinataire qui ne s'apercevrait pas
de l'importance du don qu'il lui faisait. Aussi fit-il remarquer à
celui-ci: «C'est bien un franc que je vous donne, n'est-ce pas?» en
faisant miroiter la pièce dans la lumière, et pour que les fidèles
pussent le répéter à Mme Verdurin. «N'est-ce pas? c'est bien vingt sous?
comme ce n'est qu'une petite course...» Lui et Mme de Cambremer nous
quittèrent à la Sogne. «Je dirai à ma soeur, me répéta-t-il, que vous
avez des étouffements, je suis sûr de l'intéresser.» Je compris qu'il
entendait: de lui faire plaisir. Quant à sa femme, elle employa, en
prenant congé de moi, deux de ces abréviations qui, même écrites, me
choquaient alors dans une lettre, bien qu'on s'y soit habitué depuis,
mais qui, parlées, me semblent encore, même aujourd'hui, avoir, dans
leur négligé voulu, dans leur familiarité apprise, quelque chose
d'insupportablement pédant: «Contente d'avoir passé la soirée avec vous,
me dit-elle; amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez.» En me disant cette
phrase, Mme de Cambremer prononça Saint-Loupe. Je n'ai jamais appris qui
avait prononcé ainsi devant elle, ou ce qui lui avait donné à croire
qu'il fallait prononcer ainsi. Toujours est-il que, pendant quelques
semaines, elle prononça Saint-Loupe, et qu'un homme qui avait une grande
admiration pour elle et ne faisait qu'un avec elle fit de même. Si
d'autres personnes disaient Saint-Lou, ils insistaient, disaient avec
force Saint-Loupe, soit pour donner indirectement une leçon aux autres,
soit pour se distinguer d'eux. Mais sans doute, des femmes plus
brillantes que Mme de Cambremer lui dirent, ou lui firent indirectement
comprendre, qu'il ne fallait pas prononcer ainsi, et que ce qu'elle
prenait pour de l'originalité était une erreur qui la ferait croire peu
au courant des choses du monde, car peu de temps après Mme de Cambremer
redisait Saint-Lou, et son admirateur cessait également toute
résistance, soit qu'elle l'eût chapitré, soit qu'il eût remarqué qu'elle
ne faisait plus sonner la finale, et s'était dit que, pour qu'une femme
de cette valeur, de cette énergie et de cette ambition, eût cédé, il
fallait que ce fût à bon escient. Le pire de ses admirateurs était
son mari. Mme de Cambremer aimait à faire aux autres des taquineries,
souvent fort impertinentes. Sitôt qu'elle s'attaquait de la sorte, soit
à moi, soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la victime
en riant. Comme le marquis était louche--ce qui donne une intention
d'esprit à la gaieté même des imbéciles--l'effet de ce rire était de
ramener un peu de pupille sur le blanc, sans cela complet, de l'oeil.
Ainsi une éclaircie met un peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Le
monocle protégeait, du reste, comme un verre sur un tableau précieux,
cette opération délicate. Quant à l'intention même du rire, on ne sait
trop si elle était aimable: «Ah! gredin! vous pouvez dire que vous êtes
à envier. Vous êtes dans les faveurs d'une femme d'un rude esprit»; ou
rosse: «Hé bien, monsieur, j'espère qu'on vous arrange, vous en avalez
des couleuvres»; ou serviable: «Vous savez, je suis là, je prends la
chose en riant parce que c'est pure plaisanterie, mais je ne vous
laisserais pas malmener»; ou cruellement complice: «Je n'ai pas à mettre
mon petit grain de sel, mais, vous voyez, je me tords de toutes
les avanies qu'elle vous prodigue. Je rigole comme un bossu, donc
j'approuve, moi le mari. Aussi, s'il vous prenait fantaisie de vous
rebiffer, vous trouveriez à qui parler, mon petit monsieur. Je vous
administrerais d'abord une paire de claques, et soignées, puis nous
irions croiser le fer dans la forêt de Chantepie.»

Quoi qu'il en fût de ces diverses interprétations de la gaîté du mari,
les foucades de la femme prenaient vite fin. Alors M. de Cambremer
cessait de rire, la prunelle momentanée disparaissait, et comme on
avait perdu depuis quelques minutes l'habitude de l'oeil tout blanc,
il donnait à ce rouge Normand quelque chose à la fois d'exsangue et
d'extatique, comme si le marquis venait d'être opéré ou s'il implorait
du ciel, sous son monocle, les palmes du martyre.



CHAPITRE TROISIÈME

_Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stations du
«Transatlantique». Fatigué d'Albertine, je veux rompre avec elle._


Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur jusqu'à mon étage non
par le liftier, mais par le chasseur louche, qui engagea la conversation
pour me raconter que sa soeur était toujours avec le Monsieur si riche,
et qu'une fois, comme elle avait envie de retourner chez elle au lieu
de rester sérieuse, son Monsieur avait été trouver la mère du chasseur
louche et des autres enfants plus fortunés, laquelle avait ramené au
plus vite l'insensée chez son ami. «Vous savez, Monsieur, c'est une
grande dame que ma soeur. Elle touche du piano, cause l'espagnol. Et
vous ne le croiriez pas, pour la soeur du simple employé qui vous fait
monter l'ascenseur, elle ne se refuse rien; Madame a sa femme de chambre
à elle, je ne serais pas épaté qu'elle ait un jour sa voiture. Elle
est très jolie, si vous la voyiez, un peu trop fière, mais dame! ça se
comprend. Elle a beaucoup d'esprit. Elle ne quitte jamais un hôtel
sans se soulager dans une armoire, une commode, pour laisser un petit
souvenir à la femme de chambre qui aura à nettoyer. Quelquefois même,
dans une voiture, elle fait ça, et après avoir payé sa course, se cache
dans un coin, histoire de rire en voyant rouspéter le cocher qui a à
relaver sa voiture. Mon père était bien tombé aussi en trouvant pour mon
jeune frère ce prince indien qu'il avait connu autrefois. Naturellement,
c'est un autre genre. Mais la position est superbe. S'il n'y avait pas
les voyages, ce serait le rêve. Il n'y a que moi jusqu'ici qui suis
resté sur le carreau. Mais on ne peut pas savoir. La chance est dans ma
famille; qui sait si je ne serai pas un jour président de la République?
Mais je vous fais babiller (je n'avais pas dit une seule parole et je
commençais à m'endormir en écoutant les siennes). Bonsoir, Monsieur. Oh!
merci, Monsieur. Si tout le monde avait aussi bon coeur que vous il n'y
aurait plus de malheureux. Mais, comme dit ma soeur, il faudra toujours
qu'il y en ait pour que, maintenant que je suis riche, je puisse un peu
les emmerder. Passez-moi l'expression. Bonne nuit, Monsieur.»

Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en dormant,
des souffrances que nous considérons comme nulles et non avenues parce
qu'elles seront ressenties au cours d'un sommeil que nous croyons sans
conscience.

En effet, ces soirs où je rentrais tard de la Raspelière, j'avais très
sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, je ne pouvais m'endormir
tout de suite car le feu éclairait comme si on eût allumé une lampe.
Seulement ce n'était qu'une flambée, et--comme une lampe aussi, comme le
jour quand le soir tombe--sa trop vive lumière ne tardait pas à baisser;
et j'entrais dans le sommeil, lequel est comme un second appartement que
nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allé dormir. Il a
des sonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment réveillés
par un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles, quand
pourtant personne n'a sonné. Il a ses domestiques, ses visiteurs
particuliers qui viennent nous chercher pour sortir, de sorte que nous
sommes prêts à nous lever quand force nous est de constater, par notre
presque immédiate transmigration dans l'autre appartement, celui de la
veille, que la chambre est vide, que personne n'est venu. La race qui
l'habite, comme celle des premiers humains, est androgyne. Un homme y
apparaît au bout d'un instant sous l'aspect d'une femme. Les choses
y ont une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des
ennemis. Le temps qui s'écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là,
est absolument différent du temps dans lequel s'accomplit la vie de
l'homme réveillé. Tantôt son cours est beaucoup plus rapide, un quart
d'heure semble une journée; quelquefois beaucoup plus long, on croit
n'avoir fait qu'un léger somme, on a dormi tout le jour. Alors, sur le
char du sommeil, on descend dans des profondeurs où le souvenir ne
peut plus le rejoindre et en deçà desquelles l'esprit a été obligé de
rebrousser chemin.

L'attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va d'un pas si égal,
dans une atmosphère où ne peut plus l'arrêter aucune résistance, qu'il
faut quelque petit caillou aérolithique étranger à nous (dardé de l'azur
par quel Inconnu) pour atteindre le sommeil régulier (qui sans cela
n'aurait aucune raison de s'arrêter et durerait d'un mouvement pareil
jusque dans les siècles des siècles) et le faire, d'une brusque courbe,
revenir vers le réel, brûler les étapes, traverser les régions voisines
de la vie--où bientôt le dormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs
presque vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que déformées--et
atterrir brusquement au réveil. Alors de ces sommeils profonds on
s'éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n'étant personne,
neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la
vie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore quand l'atterrissage
du réveil se fait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées
par une chape d'oubli, n'ont pas le temps de revenir progressivement
avant que le sommeil ne cesse. Alors du noir orage qu'il nous semble
avoir traversé (mais nous ne disons même pas _nous_) nous sortons
gisants, sans pensées, un «nous» qui serait sans contenu. Quel coup de
marteau l'être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer,
stupéfaite jusqu'au moment où la mémoire accourue lui rend la conscience
ou la personnalité? Encore, pour ces deux genres de réveil, faut-il ne
pas s'endormir, même profondément, sous la loi de l'habitude. Car tout
ce que l'habitude enserre dans ses filets, elle le surveille, il faut
lui échapper, prendre le sommeil au moment où on croyait faire tout
autre chose que dormir, prendre en un mot un sommeil qui ne demeure pas
sous la tutelle de la prévoyance, avec la compagnie, même cachée, de la
réflexion.

Du moins, dans ces réveils tels que je viens de les décrire, et qui
étaient la plupart du temps les miens quand j'avais dîné la veille à la
Raspelière, tout se passait comme s'il en était ainsi, et je peux
en témoigner, moi l'étrange humain qui, en attendant que la mort le
délivre, vis les volets clos, ne sais rien du monde, reste immobile
comme un hibou et, comme celui-ci, ne vois un peu clair que dans les
ténèbres. Tout se passe comme s'il en était ainsi, mais peut-être seule
une couche d'étoupe a-t-elle empêché le dormeur de percevoir le dialogue
intérieur des souvenirs et le verbiage incessant du sommeil. Car (ce qui
peut, du reste, s'expliquer aussi bien dans le premier système, plus
vaste, plus mystérieux, plus astral) au moment où le réveil se produit,
le dormeur entend une voix intérieure qui lui dit: «Viendrez-vous à ce
dîner ce soir, cher ami? comme ce serait agréable!» et pense: «Oui,
comme ce sera agréable, j'irai»; puis, le réveil s'accentuant, il se
rappelle soudain: «Ma grand'mère n'a plus que quelques semaines à vivre,
assure le docteur.» Il sonne, il pleure à l'idée que ce ne sera pas,
comme autrefois, sa grand'mère, sa grand'mère mourante, mais un
indifférent valet de chambre qui va venir, lui répondre. Du reste, quand
le sommeil l'emmenait si loin hors du monde habité par le souvenir et la
pensée, à travers un éther où il était seul, plus que seul, n'ayant même
pas ce compagnon où l'on s'aperçoit soi-même, il était hors du temps et
de ses mesures. Déjà le valet de chambre entre, et il n'ose lui demander
l'heure, car il ignore s'il a dormi, combien d'heures il a dormi (il se
demande si ce n'est pas combien de jours, tant il revient le corps
rompu et l'esprit reposé, le coeur nostalgique, comme d'un voyage trop
lointain pour n'avoir pas duré longtemps).

Certes on peut prétendre qu'il n'y a qu'un temps, pour la futile raison
que c'est en regardant la pendule qu'on a constaté n'être qu'un quart
d'heure ce qu'on avait cru une journée. Mais au moment où on le
constate, on est justement un homme éveillé, plongé dans le temps des
hommes éveillés, on a déserté l'autre temps. Peut-être même plus qu'un
autre temps: une autre vie. Les plaisirs qu'on a dans le sommeil, on ne
les fait pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de
l'existence. Pour ne faire allusion qu'au plus vulgairement sensuel de
tous, qui de nous, au réveil, n'a ressenti quelque agacement d'avoir
éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l'on ne veut pas trop se
fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce
jour-là? C'est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre
vie qui n'est pas la nôtre. Souffrances et plaisirs du rêve (qui
généralement s'évanouissent bien vite au réveil), si nous les faisons
figurer dans un budget, ce n'est pas dans celui de la vie courante.

J'ai dit deux temps; peut-être n'y en a-t-il qu'un seul, non que celui
de l'homme éveillé soit valable pour le dormeur, mais peut-être
parce que l'autre vie, celle où on dort, n'est pas--dans sa partie
profonde--soumise à la catégorie du temps. Je me le figurais quand, aux
lendemains des dîners à la Raspelière, je m'endormais si complètement.
Voici pourquoi. Je commençais à me désespérer, au réveil, en voyant
qu'après que j'avais sonné dix fois, le valet de chambre n'était pas
venu. A la onzième il entrait. Ce n'était que la première. Les dix
autres n'étaient que des ébauches, dans mon sommeil qui durait encore,
du coup de sonnette que je voulais. Mes mains gourdes n'avaient
seulement pas bougé. Or ces matins-là (et c'est ce qui me fait dire que
le sommeil ignore peut-être la loi du temps), mon effort pour m'éveiller
consistait surtout en un effort pour faire entrer le bloc obscur, non
défini, du sommeil que je venais de vivre, aux cadres du temps. Ce n'est
pas tâche facile; le sommeil, qui ne sait si nous avons dormi deux
heures ou deux jours, ne peut nous fournir aucun point de repère. Et si
nous n'en trouvons pas au dehors, ne parvenant pas à rentrer dans le
temps, nous nous rendormons pour cinq minutes, qui nous semblent trois
heures.

J'ai toujours dit--et expérimenté--que le plus puissant des hypnotiques
est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s'être battu
avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d'amitiés, il est
bien plus difficile de s'éveiller qu'après avoir pris plusieurs grammes
de véronal. Aussi, raisonnant de l'un à l'autre, je fus surpris
d'apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux,
«son éminent collègue--pardon, son confrère»,--ce que M. Bergson pensait
des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. «Bien
entendu, aurait dit M. Bergson à M. Boutroux, à en croire le philosophe
norvégien, les hypnotiques pris de temps en temps, à doses modérées,
n'ont pas d'influence sur cette solide mémoire de notre vie de tous les
jours, si bien installée en nous. Mais il est d'autres mémoires,
plus hautes, plus instables aussi. Un de mes collègues fait un cours
d'histoire ancienne. Il m'a dit que si, la veille, il avait pris un
cachet pour dormir, il avait de la peine, pendant son cours, à retrouver
les citations grecques dont il avait besoin. Le docteur qui lui avait
recommandé ces cachets lui assura qu'ils étaient sans influence sur
la mémoire. «C'est peut-être que vous n'avez pas à faire de citations
grecques», lui avait répondu l'historien, non sans un orgueil moqueur.»

Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Boutroux est
exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond et si clair,
si passionnément attentif, a pu mal comprendre. Personnellement mon
expérience m'a donné des résultats opposés.

Les moments d'oubli qui suivent, le lendemain, l'ingestion de certains
narcotiques ont une ressemblance partielle seulement, mais troublante,
avec l'oubli qui règne au cours d'une nuit de sommeil naturel et
profond. Or, ce que j'oublie dans l'un et l'autre cas, ce n'est pas tel
vers de Baudelaire qui me fatigue plutôt, «ainsi qu'un tympanon», ce
n'est pas tel concept d'un des philosophes cités, c'est la réalité
elle-même des choses vulgaires qui m'entourent--si je dors--et dont la
non-perception fait de moi un fou; c'est, si je suis éveillé et sors à
la suite d'un sommeil artificiel, non pas le système de Porphyre ou
de Plotin, dont je puis discuter aussi bien qu'un autre jour, mais la
réponse que j'ai promis de donner à une invitation, au souvenir de
laquelle s'est substitué un pur blanc. L'idée élevée est restée à sa
place; ce que l'hypnotique a mis hors d'usage c'est le pouvoir d'agir
dans les petites choses, dans tout ce qui demande de l'activité pour
ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir de la vie de
tous les jours. Malgré tout ce qu'on peut dire de la survie après la
destruction du cerveau, je remarque qu'à chaque altération du cerveau
correspond un fragment de mort. Nous possédons tous nos souvenirs,
sinon la faculté de nous les rappeler, dit d'après M. Bergson le grand
philosophe norvégien, dont je n'ai pas essayé, pour ne pas ralentir
encore, d'imiter le langage. Sinon la faculté de se les rappeler. Mais
qu'est-ce qu'un souvenir qu'on ne se rappelle pas? Ou bien, allons plus
loin. Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente dernières
années; mais ils nous baignent tout entiers; pourquoi alors s'arrêter à
trente années, pourquoi ne pas prolonger jusqu'au delà de la naissance
cette vie antérieure? Du moment que je ne connais pas toute une
partie des souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu'ils me sont
invisibles, que je n'ai pas la faculté de les appeler à moi, qui me dit
que, dans cette _masse_ inconnue de moi, il n'y en a pas qui remontent à
bien au delà de ma vie humaine? Si je puis avoir en moi et autour de moi
tant de souvenirs dont je ne me souviens pas, cet oubli (du moins oubli
de fait puisque je n'ai pas la faculté de rien voir) peut porter sur une
vie que j'ai vécue dans le corps d'un autre homme, même sur une autre
planète. Un même oubli efface tout. Mais alors que signifie cette
immortalité de l'âme dont le philosophe norvégien affirmait la réalité?
L'être que je serai après la mort n'a pas plus de raisons de se souvenir
de l'homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne se souvient
de ce que j'ai été avant elle.

Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que j'avais sonné
plusieurs fois, car je me rendais compte que je n'avais fait jusque-là
que le rêve que je sonnais. J'étais effrayé pourtant de penser que
ce rêve avait eu la netteté de la connaissance. La connaissance
aurait-elle, réciproquement, l'irréalité du rêve?

En revanche, je lui demandais qui avait tant sonné cette nuit. Il me
disait: personne, et pouvait l'affirmer, car le «tableau» des sonneries
eût marqué. Pourtant j'entendais les coups répétés, presque furieux, qui
vibraient encore dans mon oreille et devaient me rester perceptibles
pendant plusieurs jours. Il est pourtant rare que le sommeil jette ainsi
dans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent pas avec lui. On peut
compter ces aérolithes. Si c'est une idée que le sommeil a forgée, elle
se dissocie très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais, là, le
sommeil avait fabriqué des sons. Plus matériels et plus simples, ils
duraient davantage.

J'étais étonné de l'heure relativement matinale que me disait le valet
de chambre. Je n'en étais pas moins reposé. Ce sont les sommeils légers
qui ont une longue durée, parce qu'intermédiaires entre la veille et
le sommeil, gardant de la première une notion un peu effacée mais
permanente, il leur faut infiniment plus de temps pour nous reposer
qu'un sommeil profond, lequel peut être court. Je me sentais bien à
mon aise pour une autre raison. S'il suffit de se rappeler qu'on s'est
fatigué pour sentir péniblement sa fatigue, se dire: «Je me suis reposé»
suffit à créer le repos. Or j'avais rêvé que M. de Charlus avait cent
dix ans et venait de donner une paire de claques à sa propre mère;
de Mme Verdurin, qu'elle avait acheté cinq milliards un bouquet de
violettes; j'étais donc assuré d'avoir dormi profondément, rêvé à
rebours de mes notions de la veille et de toutes les possibilités de la
vie courante; cela suffisait pour que je me sentisse tout reposé.

J'aurais bien étonné ma mère, qui ne pouvait comprendre l'assiduité de
M. de Charlus chez les Verdurin, si je lui avais raconté (précisément le
jour où avait été commandée la toque d'Albertine, sans rien lui en dire
et pour qu'elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu
dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L'invité n'était autre que
le valet de pied d'une cousine des Cambremer. Ce valet de pied était
habillé avec une grande élégance et, quand il traversa le hall avec le
baron, il «fit homme du monde» aux yeux des touristes, comme aurait dit
Saint-Loup. Même les jeunes chasseurs, les «lévites» qui descendaient en
foule les degrés du temple à ce moment, parce que c'était celui de la
relève, ne firent pas attention aux deux arrivants, dont l'un, M. de
Charlus, tenait, en baissant les yeux, à montrer qu'il leur en accordait
très peu. Il avait l'air de se frayer un passage au milieu d'eux.
«Prospérez, cher espoir d'une nation sainte», dit-il en se rappelant des
vers de Racine, cités dans un tout autre sens. «Plaît-il?» demanda le
valet de pied, peu au courant des classiques. M. de Charlus ne lui
répondit pas, car il mettait un certain orgueil à ne pas tenir compte
des questions et à marcher droit devant lui comme s'il n'y avait pas eu
d'autres clients de l'hôtel et s'il n'existait au monde que lui, baron
de Charlus. Mais ayant continué les vers de Josabeth: «Venez, venez, mes
filles», il se sentit dégoûté et n'ajouta pas, comme elle: «il faut les
appeler», car ces jeunes enfants n'avaient pas encore atteint l'âge où
le sexe est entièrement formé et qui plaisait à M. de Charlus.

D'ailleurs, s'il avait écrit au valet de pied de Mme de Chevregny, parce
qu'il ne doutait pas de sa docilité, il l'avait espéré plus viril. Il le
trouvait, à le voir, plus efféminé qu'il n'eût voulu. Il lui dit qu'il
aurait cru avoir affaire à quelqu'un d'autre, car il connaissait de
vue un autre valet de pied de Mme de Chevregny, qu'en effet il avait
remarqué sur la voiture. C'était une espèce de paysan fort rustaud, tout
l'opposé de celui-ci, qui, estimant au contraire ses mièvreries autant
de supériorités et ne doutant pas que ce fussent ces qualités d'homme du
monde qui eussent séduit M. de Charlus, ne comprit même pas de qui le
baron voulait parler. «Mais je n'ai aucun camarade qu'un que vous ne
pouvez pas avoir reluqué, il est affreux, il a l'air d'un gros paysan».
Et à l'idée que c'était peut-être ce rustre que le baron avait vu, il
éprouva une piqûre d'amour-propre. Le baron la devina et, élargissant
son enquête: «Mais je n'ai pas fait un voeu spécial de ne connaître que
des gens de Mme de Chevregny, dit-il. Est-ce que ici, ou à Paris puisque
vous partez bientôt, vous ne pourriez pas me présenter beaucoup de vos
camarades d'une maison ou d'une autre?--Oh! non! répondit le valet de
pied, je ne fréquente personne de ma classe. Je ne leur parle que pour
le service. Mais il y a quelqu'un de très bien que je pourrai vous faire
connaître.--Qui? demanda le baron.--Le prince de Guermantes.» M. de
Charlus fut dépité qu'on ne lui offrît qu'un homme de cet âge, et pour
lequel, du reste, il n'avait pas besoin de la recommandation d'un valet
de pied. Aussi déclina-t-il l'offre d'un ton sec et, ne se laissant pas
décourager par les prétentions mondaines du larbin, recommença à lui
expliquer ce qu'il voudrait, le genre, le type, soit un jockey, etc...
Craignant que le notaire, qui passait à ce moment-là, ne l'eût entendu,
il crut fin de montrer qu'il parlait de tout autre chose que de ce qu'on
aurait pu croire et dit avec insistance et à la cantonade, mais comme
s'il ne faisait que continuer sa conversation: «Oui, malgré mon âge j'ai
gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais des
folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien. J'adore le Beau.»

Mais pour faire comprendre au valet de pied le changement de sujet qu'il
avait exécuté si rapidement, M. de Charlus pesait tellement sur chaque
mot, et de plus, pour être entendu du notaire, il les criait tous si
fort, que tout ce jeu de scène eût suffi à déceler ce qu'il cachait
pour des oreilles plus averties que celles de l'officier ministériel.
Celui-ci ne se douta de rien, non plus qu'aucun autre client de l'hôtel,
qui virent tous un élégant étranger dans le valet de pied si bien mis.
En revanche, si les hommes du monde s'y trompèrent et le prirent pour un
Américain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu'il fut
deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite,
flairé à distance comme un animal par certains animaux. Les chefs de
rang levèrent l'oeil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Le sommelier,
haussant les épaules, dit derrière sa main, parce qu'il crut cela de la
politesse, une phrase désobligeante que tout le monde entendit.

Et même notre vieille Françoise, dont la vue baissait et qui passait à
ce moment-là au pied de l'escalier pour aller dîner «aux courriers»,
leva la tête, reconnut un domestique là où des convives de l'hôtel ne le
soupçonnaient pas--comme la vieille nourrice Euryclée reconnaît
Ulysse bien avant les prétendants assis au festin--et, voyant marcher
familièrement avec lui M. de Charlus, eut une expression accablée, comme
si tout d'un coup des méchancetés qu'elle avait entendu dire et n'avait
pas crues eussent acquis à ses yeux une navrante vraisemblance. Elle ne
me parla jamais, ni à personne, de cet incident, mais il dut faire faire
à son cerveau un travail considérable, car plus tard, chaque fois qu'à
Paris elle eut l'occasion de voir Jupien, qu'elle avait jusque-là
tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse, mais qui avait
refroidi et était toujours additionnée d'une forte dose de réserve.
Ce même incident amena au contraire quelqu'un d'autre à me faire une
confidence; ce fut Aimé. Quand j'avais croisé M. de Charlus, celui-ci,
qui n'avait pas cru me rencontrer, me cria, en levant la main:
«bonsoir», avec l'indifférence, apparente du moins, d'un grand seigneur
qui se croit tout permis et qui trouve plus habile d'avoir l'air de ne
pas se cacher. Or Aimé, qui, à ce moment, l'observait d'un oeil méfiant
et qui vit que je saluais le compagnon de celui en qui il était certain
de voir un domestique, me demanda le soir même qui c'était.

Car depuis quelque temps Aimé aimait à causer ou plutôt, comme il
disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui philosophique de
ces causeries, à «discuter» avec moi. Et comme je lui disais souvent que
j'étais gêné qu'il restât debout près de moi pendant que je dînais au
lieu qu'il pût s'asseoir et partager mon repas, il déclarait qu'il
n'avait jamais vu un client ayant «le raisonnement aussi juste». Il
causait en ce moment avec deux garçons. Ils m'avaient salué, je ne
savais pas pourquoi; leurs visages m'étaient inconnus, bien que dans
leur conversation résonnât une rumeur qui ne me semblait pas nouvelle.
Aimé les morigénait tous deux à cause de leurs fiançailles, qu'il
désapprouvait. Il me prit à témoin, je dis que je ne pouvais avoir
d'opinion, ne les connaissant pas. Ils me rappelèrent leur nom, qu'ils
m'avaient souvent servi à Rivebelle. Mais l'un avait laissé pousser sa
moustache, l'autre l'avait rasée et s'était fait tondre; et à cause de
cela, bien que ce fût leur tête d'autrefois qui était posée sur leurs
épaules (et non une autre, comme dans les restaurations fautives de
Notre-Dame), elle m'était restée aussi invisible que ces objets qui
échappent aux perquisitions les plus minutieuses, et qui traînent
simplement aux yeux de tous, lesquels ne les remarquent pas, sur une
cheminée. Dès que je sus leur nom, je reconnus exactement la musique
incertaine de leur voix parce que je revis leur ancien visage qui la
déterminait. «Ils veulent se marier et ils ne savent seulement pas
l'anglais!» me dit Aimé, qui ne songeait pas que j'étais peu au courant
de la profession hôtelière et comprenais mal que, si on ne sait pas les
langues étrangères, on ne peut pas compter sur une situation.

Moi qui croyais qu'il saurait aisément que le nouveau dîneur était M. de
Charlus, et me figurais même qu'il devait se le rappeler, l'ayant servi
dans la salle à manger quand le baron était venu, pendant mon premier
séjour à Balbec, voir Mme de Villeparisis, je lui dis son nom. Or non
seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom
parut lui produire une impression profonde. Il me dit qu'il chercherait
le lendemain dans ses affaires une lettre que je pourrais peut-être lui
expliquer. Je fus d'autant plus étonné que M. de Charlus, quand il avait
voulu me donner un livre de Bergotte, à Balbec, la première année, avait
fait spécialement demander Aimé, qu'il avait dû retrouver ensuite
dans ce restaurant de Paris où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et sa
maîtresse et où M. de Charlus était venu nous espionner. Il est vrai
qu'Aimé n'avait pu accomplir en personne ces missions, étant, une fois,
couché et, la seconde fois, en train de servir. J'avais pourtant de
grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas connaître M.
de Charlus. D'une part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les
chefs d'étage de l'hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre
du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race plus ancienne que
celle du prince, donc plus noble. Quand on demandait un salon, on se
croyait d'abord seul. Mais bientôt dans l'office on apercevait un
sculptural maître d'hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était le
type, un peu vieilli par les excès de champagne et voyant venir
l'heure nécessaire de l'eau de Contrexéville. Tous les clients ne leur
demandaient pas que de les servir. Les commis, qui étaient jeunes,
scrupuleux, pressés, attendus par une maîtresse en ville, se dérobaient.
Aussi Aimé leur reprochait-il de n'être pas sérieux. Il en avait le
droit. Sérieux, lui l'était. Il avait une femme et des enfants, de
l'ambition pour eux. Aussi les avances qu'une étrangère ou un étranger
lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit.
Car le travail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui
pouvait plaire à M. de Charlus que je le soupçonnai de mensonge quand il
me dit ne pas le connaître. Je me trompais. C'est en toute vérité que
le groom avait dit au baron qu'Aimé (qui lui avait passé un savon le
lendemain) était couché (ou sorti), et l'autre fois en train de servir.
Mais l'imagination suppose au delà de la réalité. Et l'embarras du groom
avait probablement excité chez M. de Charlus, quant à la sincérité de
ses excuses, des doutes qui avaient blessé chez lui des sentiments
qu'Aimé ne soupçonnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup avait empêché
Aimé d'aller à la voiture où M. de Charlus qui, je ne sais comment,
s'était procuré la nouvelle adresse du maître d'hôtel, avait éprouvé
une nouvelle déception. Aimé, qui ne l'avait pas remarqué, éprouva un
étonnement qu'on peut concevoir quand, le soir même du jour où j'avais
déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse, il reçut une lettre fermée
par un cachet aux armes de Guermantes et dont je citerai ici quelques
passages comme exemple de folie unilatérale chez un homme intelligent
s'adressant à un imbécile sensé. «Monsieur, je n'ai pu réussir, malgré
des efforts qui étonneraient bien des gens cherchant inutilement à
être reçus et salués par moi, à obtenir que vous écoutiez les quelques
explications que vous ne me demandiez pas mais que je croyais de ma
dignité et de la vôtre de vous offrir. Je vais donc écrire ici ce qu'il
eût été plus aisé de vous dire de vive voix. Je ne vous cacherai pas
que, la première fois que je vous ai vu à Balbec, votre figure m'a
été franchement antipathique.» Suivaient alors des réflexions sur la
ressemblance--remarquée le second jour seulement--avec un ami défunt
pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. «J'avais eu alors
un moment l'idée que vous pouviez, sans gêner en rien votre profession,
venir, en faisant avec moi les parties de cartes avec lesquelles sa
gaieté savait dissiper ma tristesse, me donner l'illusion qu'il n'était
pas mort. Quelle que soit la nature des suppositions plus ou moins
sottes que vous avez probablement faites et plus à la portée d'un
serviteur (qui ne mérite même pas ce nom puisque il n'a pas voulu
servir) que la compréhension d'un sentiment si élevé, vous avez
probablement cru vous donner de l'importance, ignorant qui j'étais et ce
que j'étais, en me faisant répondre, quand je vous faisais demander
un livre, que vous étiez couché; or c'est une erreur de croire qu'un
mauvais procédé ajoute jamais à la grâce, dont vous êtes d'ailleurs
entièrement dépourvu. J'aurais brisé là si par hasard, le lendemain
matin, je ne vous avais pu parler. Votre ressemblance avec mon pauvre
ami s'accentua tellement, faisant disparaître jusqu'à la forme
insupportable de votre menton proéminent, que je compris que c'était le
défunt qui à ce moment vous prêtait de son expression si bonne afin de
vous permettre de me ressaisir, et de vous empêcher de manquer la chance
unique qui s'offrait à vous. En effet, quoique je ne veuille pas,
puisque tout cela n'a plus d'objet et que je n'aurai plus l'occasion de
vous rencontrer en cette vie, mêler à tout cela de brutales questions
d'intérêt, j'aurais été trop heureux d'obéir à la prière du mort (car je
crois à la communion des saints et à leur velléité d'intervention dans
le destin des vivants), d'agir avec vous comme avec lui, qui avait
sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel que je
consacrasse la plus grande partie de mes revenus puisque je l'aimais
comme un fils. Vous en avez décidé autrement. A ma demande que vous me
rapportiez un livre, vous avez fait répondre que vous aviez à sortir.
Et ce matin, quand je vous ai fait demander de venir à ma voiture, vous
m'avez, si je peux parler ainsi sans sacrilège, renié pour la troisième
fois. Vous m'excuserez de ne pas mettre dans cette enveloppe les
pourboires élevés que je comptais vous donner à Balbec et auxquels il
me serait trop pénible de m'en tenir à l'égard de quelqu'un avec qui
j'avais cru un moment tout partager. Tout au plus pourriez-vous m'éviter
de faire auprès de vous, dans votre restaurant, une quatrième tentative
inutile et jusqu'à laquelle ma patience n'ira pas. (Et ici M. de Charlus
donnait son adresse, l'indication des heures où on le trouverait,
etc...) Adieu, Monsieur. Comme je crois que, ressemblant tant à l'ami
que j'ai perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide, sans quoi la
physiognomonie serait une science fausse, je suis persuadé qu'un jour,
si vous repensez à cet incident, ce ne sera pas sans éprouver quelque
regret et quelque remords. Pour ma part, croyez que bien sincèrement je
n'en garde aucune amertume. J'aurais mieux aimé que nous nous quittions
sur un moins mauvais souvenir que cette troisième démarche inutile. Elle
sera vite oubliée. Nous sommes comme ces vaisseaux que vous avez dû
apercevoir parfois de Balbec, qui se sont croisés un moment; il eût pu
y avoir avantage pour chacun d'eux à stopper; mais l'un a jugé
différemment; bientôt ils ne s'apercevront même plus à l'horizon, et la
rencontre est effacée; mais avant cette séparation définitive, chacun
salue l'autre, et c'est ce que fait ici, Monsieur, en vous souhaitant
bonne chance, le Baron de Charlus.»

Aimé n'avait pas même lu cette lettre jusqu'au bout, n'y comprenant rien
et se méfiant d'une mystification. Quand je lui eus expliqué qui était
le baron, il parut quelque peu rêveur et éprouva ce regret que M. de
Charlus lui avait prédit. Je ne jurerais même pas qu'il n'eût alors
écrit pour s'excuser à un homme qui donnait des voitures à ses amis.
Mais dans l'intervalle M. de Charlus avait fait la connaissance de
Morel. Tout au plus, les relations avec celui-ci étant peut-être
platoniques, M. de Charlus recherchait-il parfois, pour un soir, une
compagnie comme celle dans laquelle je venais de le rencontrer dans le
hall. Mais il ne pouvait plus détourner de Morel le sentiment violent
qui, libre quelques années plus tôt, n'avait demandé qu'à se fixer sur
Aimé et qui avait dicté la lettre dont j'étais gêné pour M. de Charlus
et que m'avait montrée le maître d'hôtel. Elle était, à cause de l'amour
antisocial qu'était celui de M. de Charlus, un exemple plus frappant de
la force insensible et puissante qu'ont ces courants de la passion et
par lesquels l'amoureux, comme un nageur entraîné sans s'en apercevoir,
bien vite perd de vue la terre. Sans doute l'amour d'un homme normal
peut aussi, quand l'amoureux, par l'intervention successive de ses
désirs, de ses regrets, de ses déceptions, de ses projets, construit
tout un roman sur une femme qu'il ne connaît pas, permettre de mesurer
un assez notable écartement de deux branches de compas. Tout de même
un tel écartement était singulièrement élargi par le caractère d'une
passion qui n'est pas généralement partagée et par la différence des
conditions de M. de Charlus et d'Aimé.

Tous les jours, je sortais avec Albertine. Elle s'était décidée à
se remettre à la peinture et avait d'abord choisi, pour travailler,
l'église Saint-Jean de la Haise qui n'est plus fréquentée par personne
et est connue de très peu, difficile à se faire indiquer, impossible à
découvrir sans être guidé, longue à atteindre dans son isolement, à plus
d'une demi-heure de la station d'Épreville, les dernières maisons
du village de Quetteholme depuis longtemps passées. Pour le nom
d'Épreville, je ne trouvai pas d'accord le livre du curé et les
renseignements de Brichot. D'après l'un, Épreville était l'ancienne
_Sprevilla_; l'autre indiquait comme étymologie _Aprivilla_. La première
fois nous prîmes un petit chemin de fer dans la direction opposée à
Féterne, c'est-à-dire vers Grattevast. Mais c'était la canicule et
ç'avait déjà été terrible de partir tout de suite après le déjeuner.
J'eusse mieux aimé ne pas sortir si tôt; l'air lumineux et brûlant
éveillait des idées d'indolence et de rafraîchissement. Il remplissait
nos chambres, à ma mère et à moi, selon leur exposition, à des
températures inégales, comme des chambres de balnéation. Le cabinet de
toilette de maman, festonné par le soleil, d'une blancheur éclatante et
mauresque, avait l'air plongé au fond d'un puits, à cause des quatre
murs en plâtras sur lesquels il donnait, tandis que tout en haut,
dans le carré laissé vide, le ciel, dont on voyait glisser, les uns
par-dessus les autres, les flots moelleux et superposés, semblait (à
cause du désir qu'on avait), situé sur une terrasse ou, vu à l'envers
dans quelque glace accrochée à la fenêtre, une piscine pleine d'une eau
bleue, réservée aux ablutions. Malgré cette brûlante température, nous
avions été prendre le train d'une heure. Mais Albertine avait eu très
chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet à pied, et j'avais
peur qu'elle ne prît froid en restant ensuite immobile dans ce creux
humide que le soleil n'atteint pas. D'autre part, et dès nos premières
visites à Elstir, m'étant rendu compte qu'elle eût apprécié non
seulement le luxe, mais même un certain confort dont son manque d'argent
la privait, je m'étais entendu avec un loueur de Balbec afin que tous
les jours une voiture vînt nous chercher. Pour avoir moins chaud nous
prenions par la forêt de Chantepie. L'invisibilité des innombrables
oiseaux, quelques-uns à demi marins, qui s'y répondaient à côté de nous
dans les arbres donnait la même impression de repos qu'on a les yeux
fermés. A côté d'Albertine, enchaîné par ses bras au fond de la voiture,
j'écoutais ces Océanides. Et quand par hasard j'apercevais l'un de ces
musiciens qui passaient d'une feuille sous une autre, il y avait si peu
de lien apparent entre lui et ses chants que je ne croyais pas voir la
cause de ceux-ci dans le petit corps sautillant, humble, étonné et sans
regard. La voiture ne pouvait pas nous conduire jusqu'à l'église. Je
la faisais arrêter au sortir de Quetteholme et je disais au revoir à
Albertine. Car elle m'avait effrayé en me disant de cette église comme
d'autres monuments, de certains tableaux: «Quel plaisir ce serait de
voir cela avec vous!» Ce plaisir-là, je ne me sentais pas capable de le
donner. Je n'en ressentais devant les belles choses que si j'étais seul,
ou feignais de l'être et me taisais. Mais puisqu'elle avait cru pouvoir
éprouver, grâce à moi, des sensations d'art qui ne se communiquent
pas ainsi, je trouvais plus prudent de lui dire que je la quittais,
viendrais la rechercher à la fin de la journée, mais que d'ici là il
fallait que je retournasse avec la voiture faire une visite à Mme
Verdurin ou aux Cambremer, ou même passer une heure avec maman à Balbec,
mais jamais plus loin. Du moins, les premiers temps. Car Albertine
m'ayant une fois dit par caprice: «C'est ennuyeux que la nature ait si
mal fait les choses et qu'elle ait mis Saint-Jean de la Haise d'un côté,
la Raspelière d'un autre, qu'on soit pour toute la journée emprisonnée
dans l'endroit qu'on a choisi»; dès que j'eus reçu la toque et le voile,
je commandai, pour mon malheur, une automobile à Saint-Fargeau (_Sanctus
Ferreolus_ selon le livre du curé). Albertine, laissée par moi dans
l'ignorance, et qui était venue me chercher, fut surprise en entendant
devant l'hôtel le ronflement du moteur, ravie quand elle sut que cette
auto était pour nous. Je la fis monter un instant dans ma chambre. Elle
sautait de joie. «Nous allons faire une visite aux Verdurin?--Oui, mais
il vaut mieux que vous n'y alliez pas dans cette tenue puisque vous
allez avoir votre auto. Tenez, vous serez mieux ainsi.» Et je sortis la
toque et le voile, que j'avais cachés. «C'est à moi? Oh! ce que
vous êtes gentil», s'écria-t-elle en me sautant au cou. Aimé, nous
rencontrant dans l'escalier, fier de l'élégance d'Albertine et de notre
moyen de transport, car ces voitures étaient assez rares à Balbec, se
donna le plaisir de descendre derrière nous. Albertine, désirant être
vue un peu dans sa nouvelle toilette, me demanda de faire relever la
capote, qu'on baisserait ensuite pour que nous soyons plus librement
ensemble. «Allons, dit Aimé au mécanicien, qu'il ne connaissait
d'ailleurs pas et qui n'avait pas bougé, tu n'entends pas qu'on te dit
de relever ta capote?» Car Aimé, dessalé par la vie d'hôtel, où il avait
conquis, du reste, un rang éminent, n'était pas aussi timide que le
cocher de fiacre pour qui Françoise était une «dame»; malgré le manque
de présentation préalable, les plébéiens qu'il n'avait jamais vus il
les tutoyait, sans qu'on sût trop si c'était de sa part dédain
aristocratique ou fraternité populaire. «Je ne suis pas libre, répondit
le chauffeur qui ne me connaissait pas. Je suis commandé pour Mlle
Simonet. Je ne peux pas conduire Monsieur.» Aimé s'esclaffa: «Mais
voyons, grand gourdiflot, répondit-il au mécanicien, qu'il convainquit
aussitôt, c'est justement Mlle Simonet, et Monsieur, qui te commande
de lever ta capote, est justement ton patron.» Et comme Aimé, quoique
n'ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine, était à cause
de moi fier de la toilette qu'elle portait, il glissa au chauffeur:
«T'en conduirais bien tous les jours, hein! si tu pouvais, des
princesses comme ça!» Cette première fois, ce ne fut pas moi seul
qui pus aller à la Raspelière, comme je fis d'autres jours pendant
qu'Albertine peignait; elle voulut y venir avec moi. Elle pensait bien
que nous pourrions nous arrêter çà et là sur la route, mais croyait
impossible de commencer par aller à Saint-Jean de la Haise, c'est-à-dire
dans une autre direction, et de faire une promenade qui semblait vouée
à un jour différent. Elle apprit au contraire du mécanicien que rien
n'était plus facile que d'aller à Saint-Jean où il serait en vingt
minutes, et que nous y pourrions rester, si nous le voulions, plusieurs
heures, ou pousser beaucoup plus loin, car de Quetteholme à la
Raspelière il ne mettrait pas plus de trente-cinq minutes. Nous le
comprîmes dès que la voiture, s'élançant, franchit d'un seul bond vingt
pas d'un excellent cheval. Les distances ne sont que le rapport de
l'espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que
nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de
kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L'art en
est aussi modifié, puisqu'un village, qui semblait dans un autre monde
que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions
sont changées. En tout cas, apprendre qu'il existe peut-être un univers
où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n'est pas le chemin le plus
court d'un point à un autre, eût beaucoup moins étonné Albertine que
d'entendre le mécanicien lui dire qu'il était facile d'aller dans
une même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. Douville et
Quetteholme, Saint-Mars-le-Vieux et Saint-Mars-le-Vêtu, Gourville et
Balbec-le-Vieux, Tourville et Féterne, prisonniers aussi hermétiquement
enfermés jusque-là dans la cellule de jours distincts que jadis
Méséglise et Guermantes, et sur lesquels les mêmes yeux ne pouvaient
se poser dans un seul après-midi, délivrés maintenant par le géant aux
bottes de sept lieues, vinrent assembler autour de l'heure de notre
goûter leurs clochers et leurs tours, leurs vieux jardins que le bois
avoisinant s'empressait de découvrir.

Arrivée au bas de la route de la Corniche, l'auto monta d'un seul trait,
avec un bruit continu comme un couteau qu'on repasse, tandis que la mer,
abaissée, s'élargissait au-dessous de nous. Les maisons anciennes et
rustiques de Montsurvent accoururent en tenant serrés contre elles leur
vigne ou leur rosier; les sapins de la Raspelière, plus agités que
quand s'élevait le vent du soir, coururent dans tous les sens pour nous
éviter, et un domestique nouveau que je n'avais encore jamais vu vint
nous ouvrir au perron, pendant que le fils du jardinier, trahissant des
dispositions précoces, dévorait des yeux la place du moteur. Comme
ce n'était pas un lundi, nous ne savions pas si nous trouverions Mme
Verdurin, car sauf ce jour-là, où elle recevait, il était imprudent
d'aller la voir à l'improviste. Sans doute elle restait chez elle «en
principe», mais cette expression, que Mme Swann employait au temps où
elle cherchait elle aussi à se faire son petit clan et à attirer les
clients en ne bougeant pas, dût-elle souvent ne pas faire ses frais,
et qu'elle traduisait avec contresens en «par principe», signifiait
seulement «en règle générale», c'est-à-dire avec de nombreuses
exceptions. Car non seulement Mme Verdurin aimait à sortir, mais elle
poussait fort loin les devoirs de l'hôtesse, et quand elle avait eu du
monde à déjeuner, aussitôt après le café, les liqueurs et les cigarettes
(malgré le premier engourdissement de la chaleur et de la digestion où
on eût mieux aimé, à travers les feuillages de la terrasse, regarder le
paquebot de Jersey passer sur la mer d'émail), le programme comprenait
une suite de promenades au cours desquelles les convives, installés de
force en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l'un ou l'autre des
points de vue qui foisonnent autour de Douville. Cette deuxième partie
de la fête n'était pas, du reste (l'effort de se lever et de monter
en voiture accompli), celle qui plaisait le moins aux invités, déjà
préparés par les mets succulents, les vins fins ou le cidre mousseux,
à se laisser facilement griser par la pureté de la brise et la
magnificence des sites. Mme Verdurin faisait visiter ceux-ci aux
étrangers un peu comme des annexes (plus ou moins lointaines) de sa
propriété, et qu'on ne pouvait pas ne pas aller voir du moment qu'on
venait déjeuner chez elle et, réciproquement, qu'on n'aurait pas connus
si on n'avait pas été reçu chez la Patronne. Cette prétention de
s'arroger un droit unique sur les promenades comme sur le jeu de Morel
et jadis de Dechambre, et de contraindre les paysages à faire partie
du petit clan, n'était pas, du reste, aussi absurde qu'elle semble au
premier abord. Mme Verdurin se moquait non seulement de l'absence de
goût que, selon elle, les Cambremer montraient dans l'ameublement de
la Raspelière et l'arrangement du jardin, mais encore de leur manque
d'initiative dans les promenades qu'ils faisaient, ou faisaient faire,
aux environs. De même que, selon elle, la Raspelière ne commençait à
devenir ce qu'elle aurait dû être que depuis qu'elle était l'asile
du petit clan, de même elle affirmait que les Cambremer, refaisant
perpétuellement dans leur calèche, le long du chemin de fer, au bord de
la mer, la seule vilaine route qu'il y eût dans les environs, habitaient
le pays de tout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du vrai
dans cette assertion. Par routine, défaut d'imagination, incuriosité
d'une région qui semble rebattue parce qu'elle est si voisine, les
Cambremer ne sortaient de chez eux que pour aller toujours aux mêmes
endroits et par les mêmes chemins. Certes ils riaient beaucoup de la
prétention des Verdurin de leur apprendre leur propre pays. Mais, mis au
pied du mur, eux, et même leur cocher, eussent été incapables de nous
conduire aux splendides endroits, un peu secrets, où nous menait
M. Verdurin, levant ici la barrière d'une propriété privée, mais
abandonnée, où d'autres n'eussent pas cru pouvoir s'aventurer; là
descendant de voiture pour suivre un chemin qui n'était pas carrossable,
mais tout cela avec la récompense certaine d'un paysage merveilleux.
Disons, du reste, que le jardin de la Raspelière était en quelque sorte
un abrégé de toutes les promenades qu'on pouvait faire à bien des
kilomètres alentour. D'abord à cause de sa position dominante, regardant
d'un côté la vallée, de l'autre la mer, et puis parce que, même d'un
seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites
au milieu des arbres de telle façon que d'ici on embrassait tel horizon,
de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc; on
venait s'asseoir tour à tour sur celui d'où on découvrait Balbec, ou
Parville, ou Douville. Même, dans une seule direction, avait été placé
un banc plus ou moins à pic sur la falaise, plus ou moins en retrait.
De ces derniers, on avait un premier plan de verdure et un horizon qui
semblait déjà le plus vaste possible, mais qui s'agrandissait infiniment
si, continuant par un petit sentier, on allait jusqu'à un banc suivant
d'où l'on embrassait tout le cirque de la mer. Là on percevait
exactement le bruit des vagues, qui ne parvenait pas au contraire dans
les parties plus enfoncées du jardin, là où le flot se laissait voir
encore, mais non plus entendre. Ces lieux de repos portaient, à la
Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom de «vues». Et en effet
ils réunissaient autour du château les plus belles «vues» des pays
avoisinants, des plages ou des forêts, aperçus fort diminués par
l'éloignement, comme Hadrien avait assemblé dans sa villa des réductions
des monuments les plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui
suivait le mot «vue» n'était pas forcément celui d'un lieu de la côte,
mais souvent de la rive opposée de la baie et qu'on découvrait, gardant
un certain relief malgré l'étendue du panorama. De même qu'on prenait un
ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à
la «vue de Balbec», de même, si le temps était clair, on allait prendre
des liqueurs à la «vue de Rivebelle», à condition pourtant qu'il ne fît
pas trop de vent, car, malgré les arbres plantés de chaque côté, là
l'air était vif. Pour en revenir aux promenades en voiture que Mme
Verdurin organisait pour l'après-midi, la Patronne, si au retour elle
trouvait les cartes de quelque mondain «de passage sur la côte»,
feignait d'être ravie mais était désolée d'avoir manqué sa visite, et
(bien qu'on ne vînt encore que pour voir «la maison» ou connaître
pour un jour une femme dont le salon artistique était célèbre, mais
infréquentable à Paris) le faisait vite inviter par M. Verdurin à venir
dîner au prochain mercredi. Comme souvent le touriste était obligé de
repartir avant, ou craignait les retours tardifs, Mme Verdurin avait
convenu que, le samedi, on la trouverait toujours à l'heure du goûter.
Ces goûters n'étaient pas extrêmement nombreux et j'en avais connu à
Paris de plus brillants chez la princesse de Guermantes, chez Mme de
Galliffet ou Mme d'Arpajon. Mais justement, ici ce n'était plus Paris et
le charme du cadre ne réagissait pas pour moi que sur l'agrément de la
réunion, mais sur la qualité des visiteurs. La rencontre de tel mondain,
laquelle à Paris ne me faisait aucun plaisir, mais qui à la Raspelière,
où il était venu de loin par Féterne ou la forêt de Chantepie, changeait
de caractère, d'importance, devenait un agréable incident. Quelquefois
c'était quelqu'un que je connaissais parfaitement bien et que je n'eusse
pas fait un pas pour retrouver chez les Swann. Mais son nom sonnait
autrement sur cette falaise, comme celui d'un acteur qu'on entend
souvent dans un théâtre, imprimé sur l'affiche, en une autre couleur,
d'une représentation extraordinaire et de gala, où sa notoriété se
multiplie tout à coup de l'imprévu du contexte. Comme à la campagne on
ne se gêne pas, le mondain prenait souvent sur lui d'amener les amis
chez qui il habitait, faisant valoir tout bas comme excuse à Mme
Verdurin qu'il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux; à ces hôtes,
en revanche, il feignait d'offrir comme une sorte de politesse de leur
faire connaître ce divertissement, dans une vie de plage monotone,
d'aller dans un centre spirituel, de visiter une magnifique demeure et
de faire un excellent goûter. Cela composait tout de suite une réunion
de plusieurs personnes de demi-valeur; et si un petit bout de jardin
avec quelques arbres, qui paraîtrait mesquin à la campagne, prend un
charme extraordinaire avenue Gabriel, ou bien rue de Monceau, où des
multimillionnaires seuls peuvent se l'offrir, inversement des seigneurs
qui sont de second plan dans une soirée parisienne prenaient toute leur
valeur, le lundi après-midi, à la Raspelière. A peine assis autour de
la table couverte d'une nappe brodée de rouge et sous les trumeaux en
camaïeu, on leur servait des galettes, des feuilletés normands, des
tartes en bateaux, remplies de cerises comme des perles de corail, des
«diplomates», et aussitôt ces invités subissaient, de l'approche de la
profonde coupe d'azur sur laquelle s'ouvraient les fenêtres et qu'on
ne pouvait pas ne pas voir en même temps qu'eux, une altération, une
transmutation profonde qui les changeait en quelque chose de plus
précieux. Bien plus, même avant de les avoir vus, quand on venait le
lundi chez Mme Verdurin, les gens qui, à Paris, n'avaient plus que
des regards fatigués par l'habitude pour les élégants attelages qui
stationnaient devant un hôtel somptueux, sentaient leur coeur battre
à la vue des deux ou trois mauvaises tapissières arrêtées devant la
Raspelière, sous les grands sapins. Sans doute c'était que le cadre
agreste était différent et que les impressions mondaines, grâce à
cette transposition, redevenaient fraîches. C'était aussi parce que la
mauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurin évoquait une belle
promenade et un coûteux «forfait» conclu avec un cocher qui avait
demandé «tant» pour la journée. Mais la curiosité légèrement émue à
l'égard des arrivants, encore impossibles à distinguer, tenait aussi de
ce que chacun se demandait: «Qui est-ce que cela va être?» question à
laquelle il était difficile de répondre, ne sachant pas qui avait pu
venir passer huit jours chez les Cambremer ou ailleurs, et qu'on aime
toujours à se poser dans les vies agrestes, solitaires, où la rencontre
d'un être humain qu'on n'a pas vu depuis longtemps, ou la présentation
à quelqu'un qu'on ne connaît pas, cesse d'être cette chose fastidieuse
qu'elle est dans la vie de Paris, et interrompt délicieusement l'espace
vide des vies trop isolées, où l'heure même du courrier devient
agréable. Et le jour où nous vînmes en automobile à la Raspelière, comme
ce n'était pas lundi, M. et Mme Verdurin devaient être en proie à ce
besoin de voir du monde qui trouble les hommes et les femmes et donne
envie de se jeter par la fenêtre au malade qu'on a enfermé loin des
siens, pour une cure d'isolement. Car le nouveau domestique aux pieds
plus rapides, et déjà familiarisé avec ces expressions, nous ayant
répondu que «si Madame n'était pas sortie elle devait être à la «vue de
Douville», «qu'il allait aller voir», il revint aussitôt nous dire que
celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouvâmes un peu décoiffée, car
elle arrivait du jardin, de la basse-cour et du potager, où elle était
allée donner à manger à ses paons et à ses poules, chercher des oeufs,
cueillir des fruits et des fleurs pour «faire son chemin de table»,
chemin qui rappelait en petit celui du parc; mais, sur la table, il
donnait cette distinction de ne pas lui faire supporter que des choses
utiles et bonnes à manger; car, autour de ces autres présents du jardin
qu'étaient les poires, les oeufs battus à la neige, montaient de hautes
tiges de vipérines, d'oeillets, de roses et de coreopsis entre lesquels
on voyait, comme entre des pieux indicateurs et fleuris, se déplacer,
par le vitrage de la fenêtre, les bateaux du large. A l'étonnement que
M. et Mme Verdurin, s'interrompant de disposer les fleurs pour recevoir
les visiteurs annoncés, montrèrent, en voyant que ces visiteurs
n'étaient autres qu'Albertine et moi, je vis bien que le nouveau
domestique, plein de zèle, mais à qui mon nom n'était pas encore
familier, l'avait mal répété et que Mme Verdurin, entendant le nom
d'hôtes inconnus, avait tout de même dit de faire entrer, ayant
besoin de voir n'importe qui. Et le nouveau domestique contemplait ce
spectacle, de la porte, afin de comprendre le rôle que nous jouions dans
la maison. Puis il s'éloigna en courant, à grandes enjambées, car il
n'était engagé que de la veille. Quand Albertine eut bien montré sa
toque et son voile aux Verdurin, elle me jeta un regard pour me rappeler
que nous n'avions pas trop de temps devant nous pour ce que nous
désirions faire. Mme Verdurin voulait que nous attendissions le goûter,
mais nous refusâmes, quand tout d'un coup se dévoila un projet qui eût
mis à néant tous les plaisirs que je me promettais de ma promenade
avec Albertine: la Patronne, ne pouvant se décider à nous quitter, ou
peut-être à laisser échapper une distraction nouvelle, voulait revenir
avec nous. Habituée dès longtemps à ce que, de sa part, les offres de ce
genre ne fissent pas plaisir, et n'étant probablement pas certaine que
celle-ci nous en causerait un, elle dissimula sous un excès d'assurance
la timidité qu'elle éprouvait en nous l'adressant, et n'ayant même pas
l'air de supposer qu'il pût y avoir doute sur notre réponse, elle ne
nous posa pas de question, mais dit à son mari, en parlant d'Albertine
et de moi, comme si elle nous faisait une faveur: «Je les ramènerai,
moi.» En même temps s'appliqua sur sa bouche un sourire qui ne lui
appartenait pas en propre, un sourire que j'avais déjà vu à certaines
gens quand ils disaient à Bergotte, d'un air fin: «J'ai acheté votre
livre, c'est comme cela», un de ces sourires collectifs, universaux,
que, quand ils en ont besoin--comme on se sert du chemin de fer et des
voitures de déménagement--empruntent les individus, sauf quelques-uns
très raffinés, comme Swann ou comme M. de Charlus, aux lèvres de qui
je n'ai jamais vu se poser ce sourire-là. Dès lors ma visite était
empoisonnée. Je fis semblant de ne pas avoir compris. Au bout d'un
instant il devint évident que M. Verdurin serait de la fête. «Mais ce
sera bien long pour M. Verdurin, dis-je.--Mais non, me répondit Mme
Verdurin d'un air condescendant et égayé, il dit que ça l'amusera
beaucoup de refaire avec cette jeunesse cette route qu'il a tant suivie
autrefois; au besoin il montera à côté du wattman, cela ne l'effraye
pas, et nous reviendrons tous les deux bien sagement par le train, comme
de bons époux. Regardez, il a l'air enchanté.» Elle semblait parler d'un
vieux grand peintre plein de bonhomie qui, plus jeune que les jeunes,
met sa joie à barbouiller des images pour faire rire ses petits-enfants.
Ce qui ajoutait à ma tristesse est qu'Albertine semblait ne pas la
partager et trouver amusant de circuler ainsi par tout le pays avec les
Verdurin. Quant à moi, le plaisir que je m'étais promis de prendre avec
elle était si impérieux que je ne voulus pas permettre à la Patronne de
le gâcher; j'inventai des mensonges, que les irritantes menaces de Mme
Verdurin rendaient excusables, mais qu'Albertine, hélas! contredisait.
«Mais nous avons une visite à faire, dis-je.--Quelle visite? demanda
Albertine.--Je vous expliquerai, c'est indispensable.--Hé bien! nous
vous attendrons», dit Mme Verdurin résignée à tout. A la dernière
minute, l'angoisse de me sentir ravir un bonheur si désiré me donna le
courage d'être impoli. Je refusai nettement, alléguant à l'oreille de
Mme Verdurin, qu'à cause d'un chagrin qu'avait eu Albertine et sur
lequel elle désirait me consulter, il fallait absolument que je fusse
seul avec elle. La Patronne prit un air courroucé: «C'est bon, nous
ne viendrons pas», me dit-elle d'une voix tremblante de colère. Je la
sentis si fâchée que, pour avoir l'air de céder un peu: «Mais on aurait
peut-être pu...--Non, reprit-elle, plus furieuse encore, quand j'ai
dit non, c'est non.» Je me croyais brouillé avec elle, mais elle nous
rappela à la porte pour nous recommander de ne pas «lâcher» le lendemain
mercredi, et de ne pas venir avec cette affaire-là, qui était dangereuse
la nuit, mais par le train, avec tout le petit groupe, et elle fit
arrêter l'auto déjà en marche sur la pente du parc parce que le
domestique avait oublié de mettre dans la capote le carré de tarte et
les sablés qu'elle avait fait envelopper pour nous. Nous repartîmes
escortés un moment par les petites maisons accourues avec leurs fleurs.
La figure du pays nous semblait toute changée tant, dans l'image
topographique que nous nous faisons de chacun d'eux, la notion d'espace
est loin d'être celle qui joue le plus grand rôle. Nous avons dit que
celle du temps les écarte davantage. Elle n'est pas non plus la seule.
Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous semblent sans
commune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gens que
nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, au régiment,
dans notre enfance, et que nous ne relions à rien. La première année
de mon séjour à Balbec, il y avait une hauteur où Mme de Villeparisis
aimait à nous conduire, parce que de là on ne voyait que l'eau et les
bois, et qui s'appelait Beaumont. Comme le chemin qu'elle faisait
prendre pour y aller, et qu'elle trouvait le plus joli à cause de ses
vieux arbres, montait tout le temps, sa voiture était obligée d'aller
au pas et mettait très longtemps. Une fois arrivés en haut, nous
descendions, nous nous promenions un peu, remontions en voiture,
revenions par le même chemin, sans avoir rencontré aucun village, aucun
château. Je savais que Beaumont était quelque chose de très curieux, de
très loin, de très haut, je n'avais aucune idée de la direction où
cela se trouvait, n'ayant jamais pris le chemin de Beaumont pour aller
ailleurs; on mettait, du reste, beaucoup de temps en voiture pour y
arriver. Cela faisait évidemment partie du même département (ou de la
même province) que Balbec, mais était situé pour moi dans un autre plan,
jouissait d'un privilège spécial d'exterritorialité. Mais l'automobile,
qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont
j'avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte
de traverse qui aboutit à Parville (_Paterni villa_), apercevant la mer
d'un terre-plein où nous étions, je demandai comment s'appelait cet
endroit, et avant même que le chauffeur m'eût répondu, je reconnus
Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois
que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de
Parville. Comme un officier de mon régiment qui m'eût semblé un être
spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop
lointain déjà et mystérieux pour être simplement d'une grande famille,
et dont j'aurais appris qu'il était beau-frère, cousin de telles ou
telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié tout
d'un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son
mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur
que Madame Bovary et la Sanseverina m'eussent peut-être semblé des
êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans
l'atmosphère close d'un roman. Il peut sembler que mon amour pour les
féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m'empêcher de partager
l'émerveillement d'Albertine devant l'automobile qui mène, même un
malade, là où il veut, et empêche--comme je l'avais fait jusqu'ici--de
considérer l'emplacement comme la marque individuelle, l'essence sans
succédané des beautés inamovibles. Et sans doute, cet emplacement,
l'automobile n'en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quand
j'étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la
vie ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant à l'arrivée,
à l'arrivée dans cette grande demeure où n'habite personne et qui porte
seulement le nom de la ville, la gare, a l'air d'en promettre enfin
l'accessibilité, comme elle en serait la matérialisation. Non,
l'automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que
nous voyions d'abord dans l'ensemble que résume son nom, et avec les
illusions du spectateur dans la salle. Elle nous faisait entrer dans la
coulisse des rues, s'arrêtait à demander un renseignement à un habitant.
Mais, comme compensation d'une progression si familière, on a les
tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur
ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château
aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu'on
se rapproche de lui, bien qu'il se blottisse vainement sous sa feuillée
séculaire; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit
l'automobile autour d'une ville fascinée qui fuit dans tous les sens
pour échapper, et sur laquelle finalement elle fonce tout droit, à pic,
au fond de la vallée où elle reste gisante à terre; de sorte que cet
emplacement, point unique, que l'automobile semble avoir dépouillé du
mystère des trains express, elle donne par contre l'impression de le
découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous
aider à sentir d'une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus
fine précision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre.

Ce que malheureusement j'ignorais à ce moment-là et que je n'appris que
plus de deux ans après, c'est qu'un des clients du chauffeur était M.
de Charlus, et que Morel, chargé de le payer et gardant une partie de
l'argent pour lui (en faisant tripler et quintupler par le chauffeur le
nombre des kilomètres), s'était beaucoup lié avec lui (tout en ayant
l'air de ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa voiture
pour des courses lointaines. Si j'avais su cela alors, et que la
confiance qu'eurent bientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là,
à leur insu peut-être, bien des chagrins de ma vie à Paris, l'année
suivante, bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités;
mais je ne m'en doutais nullement. En elles-mêmes, les promenades de M.
de Charlus en auto avec Morel n'étaient pas d'un intérêt direct pour
moi. Elles se bornaient, d'ailleurs, plus souvent à un déjeuner ou à un
dîner dans un restaurant de la côte, où M. de Charlus passait pour un
vieux domestique ruiné et Morel, qui avait mission de payer les notes,
pour un gentilhomme trop bon. Je raconte un de ces repas, qui peut
donner une idée des autres. C'était dans un restaurant de forme
oblongue, à Saint-Mars-le-Vêtu. «Est-ce qu'on ne pourrait pas enlever
ceci?» demanda M. de Charlus à Morel comme à un intermédiaire et pour ne
pas s'adresser directement aux garçons. Il désignait par «ceci» trois
roses fanées dont un maître d'hôtel bien intentionné avait cru devoir
décorer la table. «Si..., dit Morel embarrassé. Vous n'aimez pas les
roses?--Je prouverais au contraire, par la requête en question, que je
les aime, puisqu'il n'y a pas de roses ici (Morel parut surpris), mais
en réalité je ne les aime pas beaucoup. Je suis assez sensible aux noms;
et dès qu'une rose est un peu belle, on apprend qu'elle s'appelle la
Baronne de Rothschild ou la Maréchale Niel, ce qui jette un froid.
Aimez-vous les noms? Avez-vous trouvé de jolis titres pour vos petits
morceaux de concert?--Il y en a un qui s'appelle _Poème triste_.--C'est
affreux, répondit M. de Charlus d'une voix aiguë et claquante comme un
soufflet. Mais j'avais demandé du Champagne? dit-il au maître d'hôtel
qui avait cru en apporter en mettant près des deux clients deux coupes
remplies de vin mousseux.--Mais, Monsieur...--Ôtez cette horreur qui n'a
aucun rapport avec le plus mauvais Champagne. C'est le vomitif appelé
_cup_ où on fait généralement traîner trois fraises pourries dans un
mélange de vinaigre et d'eau de Seltz... Oui, continua-t-il en se
retournant vers Morel, vous semblez ignorer ce que c'est qu'un titre. Et
même, dans l'interprétation de ce que vous jouez le mieux, vous semblez
ne pas apercevoir le côté médiumnimique de la chose.--Vous dites?»
demanda Morel qui, n'ayant absolument rien compris à ce qu'avait dit
le baron, craignait d'être privé d'une information utile, comme, par
exemple, une invitation à déjeuner. M. de Charlus, ayant négligé
de considérer «Vous dites?» comme une question, Morel, n'ayant en
conséquence pas reçu de réponse, crut devoir changer la conversation et
lui donner un tour sensuel: «Tenez, la petite blonde qui vend ces fleurs
que vous n'aimez pas; encore une qui a sûrement une petite amie. Et la
vieille qui dîne à la table du fond aussi.--Mais comment sais-tu tout
cela? demanda M. de Charlus émerveillé de la prescience de Morel.--Oh!
en une seconde je les devine. Si nous nous promenions tous les deux dans
une foule, vous verriez que je ne me trompe pas deux fois.» Et qui eût
regardé en ce moment Morel, avec son air de fille au milieu de sa mâle
beauté, eût compris l'obscure divination qui ne le désignait pas moins à
certaines femmes que elles à lui. Il avait envie de supplanter Jupien,
vaguement désireux d'ajouter à son «fixe» les revenus que, croyait-il,
le giletier tirait du baron. «Et pour les gigolos, je m'y connais mieux
encore, je vous éviterais toutes les erreurs. Ce sera bientôt la foire
de Balbec, nous trouverions bien des choses. Et à Paris alors, vous
verriez que vous vous amuseriez.» Mais une prudence héréditaire du
domestique lui fit donner un autre tour à la phrase que déjà il
commençait. De sorte que M. de Charlus crut qu'il s'agissait toujours de
jeunes filles. «Voyez-vous, dit Morel, désireux d'exalter d'une façon
qu'il jugeait moins compromettante pour lui-même (bien qu'elle fût en
réalité plus immorale) les sens du baron, mon rêve, ce serait de trouver
une jeune fille bien pure, de m'en faire aimer et de lui prendre sa
virginité.» M. de Charlus ne put se retenir de pincer tendrement
l'oreille de Morel, mais ajouta naïvement: «A quoi cela te
servirait-il? Si tu prenais son pucelage, tu serais bien obligé de
l'épouser.--L'épouser? s'écria Morel, qui sentait le baron grisé ou
bien qui ne songeait pas à l'homme, en somme plus scrupuleux qu'il
ne croyait, avec lequel il parlait; l'épouser? Des nèfles! Je le
promettrais, mais, dès la petite opération menée à bien, je la
plaquerais le soir même.» M. de Charlus avait l'habitude, quand une
fiction pouvait lui causer un plaisir sensuel momentané, d'y donner son
adhésion, quitte à la retirer tout entière quelques instants après,
quand le plaisir serait épuisé. «Vraiment, tu ferais cela? dit-il à
Morel en riant et en le serrant de plus près.--Et comment! dit Morel,
voyant qu'il ne déplaisait pas au baron en continuant à lui expliquer
sincèrement ce qui était en effet un de ses désirs.--C'est dangereux,
dit M. de Charlus.--Je ferais mes malles d'avance et je ficherais le
camp sans laisser d'adresse.--Et moi? demanda M. de Charlus.--Je vous
emmènerais avec moi, bien entendu, s'empressa de dire Morel qui n'avait
pas songé à ce que deviendrait le baron, lequel était le cadet de ses
soucis. Tenez, il y a une petite qui me plairait beaucoup pour ça, c'est
une petite couturière qui a sa boutique dans l'hôtel de M. le duc.--La
fille de Jupien, s'écria le baron pendant que le sommelier entrait. Oh!
jamais, ajouta-t-il, soit que la présence d'un tiers l'eût refroidi,
soit que, même dans ces espèces de messes noires où il se complaisait
à souiller les choses les plus saintes, il ne pût se résoudre à faire
entrer des personnes pour qui il avait de l'amitié. Jupien est un brave
homme, la petite est charmante, il serait affreux de leur causer du
chagrin.» Morel sentit qu'il était allé trop loin et se tut, mais son
regard continuait, dans le vide, à se fixer sur la jeune fille devant
laquelle il avait voulu un jour que je l'appelasse «cher grand artiste»
et à qui il avait commandé un gilet. Très travailleuse, la petite
n'avait pas pris de vacances, mais j'ai su depuis que, tandis que Morel
le violoniste était dans les environs de Balbec, elle ne cessait de
penser à son beau visage, ennobli de ce qu'ayant vu Morel avec moi, elle
l'avait pris pour un «monsieur».

«Je n'ai jamais entendu jouer Chopin, dit le baron, et pourtant j'aurais
pu, je prenais des leçons avec Stamati, mais il me défendit d'aller
entendre, chez ma tante Chimay, le Maître des Nocturnes.--Quelle bêtise
il a faite là, s'écria Morel.--Au contraire, répliqua vivement, d'une
voix aiguë, M. de Charlus. Il prouvait son intelligence. Il avait
compris que j'étais une «nature» et que je subirais l'influence de
Chopin. Ça ne fait rien puisque j'ai abandonné tout jeune la musique,
comme tout, du reste. Et puis on se figure un peu, ajouta-t-il d'une
voix nasillarde, ralentie et traînante, il y a toujours des gens qui
ont entendu, qui vous donnent une idée. Mais enfin Chopin n'était qu'un
prétexte pour revenir au côté médiumnimique, que vous négligez.»

On remarquera qu'après une interpolation du langage vulgaire, celui de
M. de Charlus était brusquement redevenu aussi précieux et hautain qu'il
était d'habitude. C'est que l'idée que Morel «plaquerait» sans remords
une jeune fille violée lui avait fait brusquement goûter un plaisir
complet. Dès lors ses sens étaient apaisés pour quelque temps et le
sadique (lui, vraiment médiumnimique) qui s'était substitué pendant
quelques instants à M. de Charlus avait fui et rendu la parole au vrai
M. de Charlus, plein de raffinement artistique, de sensibilité, de
bonté. «Vous avez joué l'autre jour la transcription au piano du XVe
quatuor, ce qui est déjà absurde parce que rien n'est moins pianistique.
Elle est faite pour les gens à qui les cordes trop tendues du glorieux
Sourd font mal aux oreilles. Or c'est justement ce mysticisme presque
aigre qui est divin. En tout cas vous l'avez très mal jouée, en
changeant tous les mouvements. Il faut jouer ça comme si vous le
composiez: le jeune Morel, affligé d'une surdité momentanée et d'un
génie inexistant, reste un instant immobile. Puis, pris du délire sacré,
il joue, il compose les premières mesures. Alors, épuisé par un pareil
effort d'entrance, il s'affaisse, laissant tomber la jolie mèche pour
plaire à Mme Verdurin, et, de plus, il prend ainsi le temps de refaire
la prodigieuse quantité de substance grise qu'il a prélevée pour
l'objectivation pythique. Alors, ayant retrouvé ses forces, saisi d'une
inspiration nouvelle et suréminente, il s'élance vers la sublime phrase
intarissable que le virtuose berlinois (nous croyons que M. de Charlus
désignait ainsi Mendelssohn) devait infatigablement imiter. C'est de
cette façon, seule vraiment transcendante et animatrice, que je vous
ferai jouer à Paris.» Quand M. de Charlus lui donnait des avis de ce
genre, Morel était beaucoup plus effrayé que de voir le maître d'hôtel
remporter ses roses et son «cup» dédaignés, car il se demandait avec
anxiété quel effet cela produirait à la «classe». Mais il ne
pouvait s'attarder à ces réflexions, car M. de Charlus lui disait
impérieusement: «Demandez au maître d'hôtel s'il a du bon chrétien.--Du
bon chrétien? je ne comprends pas.--Vous voyez bien que nous sommes au
fruit, c'est une poire. Soyez sûr que Mme de Cambremer en a chez elle,
car la comtesse d'Escarbagnas, qu'elle est, en avait. M. Thibaudier la
lui envoie et elle dit: «Voilà du bon chrétien qui est fort beau.»--Non,
je ne savais pas.--Je vois, du reste, que vous ne savez rien. Si vous
n'avez même pas lu Molière... Hé bien, puisque vous ne devez pas savoir
commander, plus que le reste, demandez tout simplement une poire
qu'on recueille justement près d'ici, la «Louise-Bonne
d'Avranches.»--Là...?--Attendez, puisque vous êtes si gauche je vais
moi-même en demander d'autres, que j'aime mieux: Maître d'hôtel,
avez-vous de la Doyenné des Comices? Charlie, vous devriez lire la
page ravissante qu'a écrite sur cette poire la duchesse Émilie de
Clermont-Tonnerre.--Non, Monsieur, je n'en ai pas.--Avez-vous du
Triomphe de Jodoigne?--Non, Monsieur.--De la Virginie-Dallet? de la
Passe-Colmar? Non? eh bien, puisque vous n'avez rien nous allons partir.
La «Duchesse-d'Angoulême» n'est pas encore mûre; allons, Charlie,
partons.» Malheureusement pour M. de Charlus, son manque de bon sens,
peut-être la chasteté des rapports qu'il avait probablement avec
Morel, le firent s'ingénier, dès cette époque, à combler le violoniste
d'étranges bontés que celui-ci ne pouvait comprendre et auxquelles sa
nature, folle dans son genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait
répondre que par une sécheresse ou une violence toujours croissantes,
et qui plongeaient M. de Charlus--jadis si fier, maintenant tout
timide--dans des accès de vrai désespoir. On verra comment, dans les
plus petites choses, Morel, qui se croyait devenu un M. de Charlus mille
fois plus important, avait compris de travers, en les prenant à la
lettre, les orgueilleux enseignements du baron quant à l'aristocratie.
Disons simplement, pour l'instant, tandis qu'Albertine m'attend à
Saint-Jean de la Haise, que s'il y avait une chose que Morel mît
au-dessus de la noblesse (et cela était en son principe assez noble,
surtout de quelqu'un dont le plaisir était d'aller chercher des petites
filles--«ni vu ni connu»--avec le chauffeur), c'était sa réputation
artistique et ce qu'on pouvait penser à la classe de violon. Sans doute
il était laid que, parce qu'il sentait M. de Charlus tout à lui, il eût
l'air de le renier, de se moquer de lui, de la même façon que, dès
que j'eus promis le secret sur les fonctions de son père chez mon
grand-oncle, il me traita de haut en bas. Mais, d'autre part, son nom
d'artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un «nom». Et quand
M. de Charlus, dans ses rêves de tendresse platonique, voulait lui faire
prendre un titre de sa famille, Morel s'y refusait énergiquement.

Quand Albertine trouvait plus sage de rester à Saint-Jean de la Haise
pour peindre, je prenais l'auto, et ce n'était pas seulement à Gourville
et à Féterne, mais à Saint-Mars-le-Vieux et jusqu'à Criquetot que je
pouvais aller avant de revenir la chercher. Tout en feignant d'être
occupé d'autre chose que d'elle, et d'être obligé de la délaisser pour
d'autres plaisirs, je ne pensais qu'à elle. Bien souvent je n'allais
pas plus loin que la grande plaine qui domine Gourville, et comme elle
ressemble un peu à celle qui commence au-dessus de Combray, dans la
direction de Méséglise, même à une assez grande distance d'Albertine
j'avais la joie de penser que, si mes regards ne pouvaient pas aller
jusqu'à elle, portant plus loin qu'eux, cette puissante et douce brise
marine qui passait à côté de moi devait dévaler, sans être arrêtée par
rien, jusqu'à Quetteholme, venir agiter les branches des arbres qui
ensevelissent Saint-Jean de la Haise sous leur feuillage, en caressant
la figure de mon amie, et jeter ainsi un double lien d'elle à moi dans
cette retraite indéfiniment agrandie, mais sans risques, comme dans ces
jeux où deux enfants se trouvent par moments hors de la portée de la
voix et de la vue l'un de l'autre, et où tout en étant éloignés ils
restent réunis. Je revenais par ces chemins d'où l'on aperçoit la mer,
et où autrefois, avant qu'elle apparût entre les branches, je fermais
les yeux pour bien penser que ce que j'allais voir, c'était bien
la plaintive aïeule de la terre, poursuivant, comme au temps qu'il
n'existait pas encore d'êtres vivants, sa démente et immémoriale
agitation. Maintenant, ils n'étaient plus pour moi que le moyen d'aller
rejoindre Albertine, quand je les reconnaissais tout pareils, sachant
jusqu'où ils allaient filer droit, où ils tourneraient; je me rappelais
que je les avais suivis en pensant à Mlle de Stermaria, et aussi que la
même hâte de retrouver Albertine, je l'avais eue à Paris en descendant
les rues par où passait Mme de Guermantes; ils prenaient pour moi la
monotonie profonde, la signification morale d'une sorte de ligne que
suivait mon caractère. C'était naturel, et ce n'était pourtant pas
indifférent; ils me rappelaient que mon sort était de ne poursuivre que
des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était
dans mon imagination; il y a des êtres en effet--et ç'avait été, dès la
jeunesse, mon cas--pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable
par d'autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent
pas; ce qu'il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout
le reste, mettent tout en oeuvre, font tout servir à rencontrer tel
fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s'évanouir; alors on court après
tel autre, quitte à revenir ensuite au premier. Ce n'était pas la
première fois que je recherchais Albertine, la jeune fille vue la
première année devant la mer. D'autres femmes, il est vrai, avaient été
intercalées entre Albertine aimée la première fois et celle que je ne
quittais guère en ce moment; d'autres femmes, notamment la duchesse de
Guermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi se donner tant de soucis au sujet
de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme de Guermantes, si, devenu
l'ami de celle-ci, c'est à seule fin de n'y plus penser, mais seulement
à Albertine? Swann, avant sa mort, aurait pu répondre, lui qui avait
été amateur de fantômes. De fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à
nouveau, quelquefois pour une seule entrevue, et afin de toucher à une
vie irréelle laquelle aussitôt s'enfuyait, ces chemins de Balbec étaient
pleins. En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, me
survivraient, il me semblait recevoir d'eux le conseil de me mettre
enfin au travail pendant que n'avait pas encore sonné l'heure du repos
éternel.

Je descendais de voiture à Quetteholme, courais dans la raide cavée,
passais le ruisseau sur une planche et trouvais Albertine qui peignait
devant l'église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissant
comme un rosier. Le tympan seul était uni; et à la surface riante de la
pierre affleuraient des anges qui continuaient, devant notre couple
du XXe siècle, à célébrer, cierges en mains, les cérémonies du XIIIe.
C'était eux dont Albertine cherchait à faire le portrait sur sa toile
préparée et, imitant Elstir, elle donnait de grands coups de pinceau,
tâchant d'obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand
maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu'il connaissait. Puis
elle reprenait ses affaires. Appuyés l'un sur l'autre nous remontions la
cavée, laissant la petite église, aussi tranquille que si elle ne nous
avait pas vus, écouter le bruit perpétuel du ruisseau. Bientôt l'auto
filait, nous faisait prendre pour le retour un autre chemin qu'à
l'aller. Nous passions devant Marcouville l'Orgueilleuse. Sur son
église, moitié neuve, moitié restaurée, le soleil déclinant étendait
sa patine aussi belle que celle des siècles. A travers elle les grands
bas-reliefs semblaient n'être vus que sous une couche fluide, moitié
liquide, moitié lumineuse; la Sainte Vierge, sainte Élisabeth, saint
Joachim, nageaient encore dans l'impalpable remous, presque à sec, à
fleur d'eau ou à fleur de soleil. Surgissant dans une chaude poussière,
les nombreuses statues modernes se dressaient sur des colonnes jusqu'à
mi-hauteur des voiles dorés du couchant. Devant l'église un grand cyprès
semblait dans une sorte d'enclos consacré. Nous descendions un instant
pour le regarder et faisions quelques pas. Tout autant que de ses
membres, Albertine avait une conscience directe de sa toque de paille
d'Italie et de l'écharpe de soie (qui n'étaient pas pour elle le siège
de moindres sensations de bien-être), et recevait d'elles, tout en
faisant le tour de l'église, un autre genre d'impulsion, traduite par
un contentement inerte mais auquel je trouvais de la grâce; écharpe et
toque qui n'étaient qu'une partie récente, adventice, de mon amie, mais
qui m'était déjà chère et dont je suivais des yeux le sillage, le long
du cyprès, dans l'air du soir. Elle-même ne pouvait le voir, mais se
doutait que ces élégances faisaient bien, car elle me souriait tout en
harmonisant le port de sa tête avec la coiffure qui la complétait:
«Elle ne me plaît pas, elle est restaurée», me dit-elle en me montrant
l'église et se souvenant de ce qu'Elstir lui avait dit sur la précieuse,
sur l'inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savait
reconnaître tout de suite une restauration. On ne pouvait que s'étonner
de la sûreté de goût qu'elle avait déjà en architecture, au lieu du
déplorable qu'elle gardait en musique. Pas plus qu'Elstir, je n'aimais
cette église, c'est sans me faire plaisir que sa façade ensoleillée
était venue se poser devant mes yeux, et je n'étais descendu la regarder
que pour être agréable à Albertine. Et pourtant je trouvais que le
grand impressionniste était en contradiction avec lui-même; pourquoi
ce fétichisme attaché à la valeur architecturale objective, sans
tenir compte de la transfiguration de l'église dans le couchant?
«Non décidément, me dit Albertine, je ne l'aime pas; j'aime son nom
d'Orgueilleuse. Mais ce qu'il faudra penser à demander à Brichot,
c'est pourquoi Saint-Mars s'appelle le Vêtu. On ira la prochaine fois,
n'est-ce pas?» me disait-elle en me regardant de ses yeux noirs sur
lesquels sa toque était abaissée comme autrefois son petit polo. Son
voile flottait. Je remontais en auto avec elle, heureux que nous
dussions le lendemain aller ensemble à Saint-Mars, dont, par ces temps
ardents où on ne pensait qu'au bain, les deux antiques clochers d'un
rose saumon, aux tuiles en losange, légèrement infléchis et comme
palpitants, avaient l'air de vieux poissons aigus, imbriqués d'écailles,
moussus et roux, qui, sans avoir l'air de bouger, s'élevaient dans une
eau transparente et bleue. En quittant Marcouville, pour raccourcir,
nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme.
Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d'aller seul
chercher, pour qu'elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du
cidre, qu'on assurait n'être pas mousseux et par lequel nous étions tout
arrosés. Nous étions pressés l'un contre l'autre. Les gens de la ferme
apercevaient à peine Albertine dans la voiture fermée, je leur rendais
les bouteilles; nous repartions, comme afin de continuer cette vie à
nous deux, cette vie d'amants qu'ils pouvaient supposer que nous avions,
et dont cet arrêt pour boire n'eût été qu'un moment insignifiant;
supposition qui eût paru d'autant moins invraisemblable si on nous avait
vus après qu'Albertine avait bu sa bouteille de cidre; elle semblait
alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et moi un
intervalle qui d'habitude ne la gênait pas; sous sa jupe de toile ses
jambes se serraient contre mes jambes, elle approchait de mes joues ses
joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec
quelque chose d'ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs.
A ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait
de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie,
presque crapuleuse. Le soir tombait. Quel plaisir de la sentir contre
moi, avec son écharpe et sa toque, me rappelant que c'est ainsi
toujours, côte à côte, qu'on rencontre ceux qui s'aiment. J'avais
peut-être de l'amour pour Albertine, mais n'osant pas le lui laisser
apercevoir, bien que, s'il existait en moi, ce ne pût être que comme
une vérité sans valeur jusqu'à ce qu'on ait pu la contrôler par
l'expérience; or il me semblait irréalisable et hors du plan de la
vie. Quant à ma jalousie, elle me poussait à quitter le moins possible
Albertine, bien que je susse qu'elle ne guérirait tout à fait qu'en me
séparant d'elle à jamais. Je pouvais même l'éprouver auprès d'elle, mais
alors m'arrangeais pour ne pas laisser se renouveler la circonstance
qui l'avait éveillée en moi. C'est ainsi qu'un jour de beau temps nous
allâmes déjeuner à Rivebelle. Les grandes portes vitrées de la salle
à manger de ce hall en forme de couloir, qui servait pour les thés,
étaient ouvertes de plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil
et desquelles le vaste restaurant lumineux semblait faire partie. Le
garçon, à la figure rose, aux cheveux noirs tordus comme une flamme,
s'élançait dans toute cette vaste étendue moins vite qu'autrefois, car
il n'était plus commis mais chef de rang; néanmoins, à cause de son
activité naturelle, parfois au loin, dans la salle à manger, parfois
plus près, mais au dehors, servant des clients qui avaient préféré
déjeuner dans le jardin, on l'apercevait tantôt ici, tantôt là, comme
des statues successives d'un jeune dieu courant, les unes à l'intérieur,
d'ailleurs bien éclairé, d'une demeure qui se prolongeait en gazons
verts, tantôt sous les feuillages, dans la clarté de la vie en plein
air. Il fut un moment à côté de nous. Albertine répondit distraitement à
ce que je lui disais. Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendant
quelques minutes je sentis qu'on peut être près de la personne qu'on
aime et cependant ne pas l'avoir avec soi. Ils avaient l'air d'être
dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma présence, et suite
peut-être de rendez-vous anciens que je ne connaissais pas, ou seulement
d'un regard qu'il lui avait jeté--et dont j'étais le tiers gênant et de
qui on se cache. Même quand, rappelé avec violence par son patron, il
se fut éloigné, Albertine, tout en continuant à déjeuner, n'avait plus
l'air de considérer le restaurant et les jardins que comme une piste
illuminée, où apparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu
coureur aux cheveux noirs. Un instant je m'étais demandé si, pour le
suivre, elle n'allait pas me laisser seul à ma table. Mais dès les jours
suivants je commençai à oublier pour toujours cette impression pénible,
car j'avais décidé de ne jamais retourner à Rivebelle, j'avais fait
promettre à Albertine, qui m'assura y être venue pour la première fois,
qu'elle n'y retournerait jamais. Et je niai que le garçon aux pieds
agiles n'eût eu d'yeux que pour elle, afin qu'elle ne crût pas que ma
compagnie l'avait privée d'un plaisir. Il m'arriva parfois de retourner
à Rivebelle, mais seul, de trop boire, comme j'y avais déjà fait. Tout
en vidant une dernière coupe je regardais une rosace peinte sur le mur
blanc, je reportais sur elle le plaisir que j'éprouvais. Elle seule au
monde existait pour moi; je la poursuivais, la touchais, et la perdais
tour à tour de mon regard fuyant, et j'étais indifférent à l'avenir,
me contentant de ma rosace comme un papillon qui tourne autour d'un
papillon posé, avec lequel il va finir sa vie dans un acte de volupté
suprême. Le moment était peut-être particulièrement bien choisi pour
renoncer à une femme à qui aucune souffrance bien récente et bien vive
ne m'obligeait à demander ce baume contre un mal, que possèdent celles
qui l'ont causé. J'étais calmé par ces promenades mêmes, qui, bien que
je ne les considérasse, au moment, que comme une attente d'un lendemain
qui lui-même, malgré le désir qu'il m'inspirait, ne devait pas être
différent de la veille, avaient le charme d'être arrachées aux lieux où
s'était trouvée jusque-là Albertine et où je n'étais pas avec elle, chez
sa tante, chez ses amies. Charme non d'une joie positive, mais seulement
de l'apaisement d'une inquiétude, et bien fort pourtant. Car à quelques
jours de distance, quand je repensais à la ferme devant laquelle nous
avions bu du cidre, ou simplement aux quelques pas que nous avions faits
devant Saint-Mars-le-Vêtu, me rappelant qu'Albertine marchait à côté de
moi sous sa toque, le sentiment de sa présence ajoutait tout d'un coup
une telle vertu à l'image indifférente de l'église neuve, qu'au moment
où la façade ensoleillée venait se poser ainsi d'elle-même dans mon
souvenir, c'était comme une grande compresse calmante qu'on eût
appliquée à mon coeur. Je déposais Albertine à Parville, mais pour la
retrouver le soir et aller m'étendre à côté d'elle, dans l'obscurité,
sur la grève. Sans doute je ne la voyais pas tous les jours, mais
pourtant je pouvais me dire: «Si elle racontait l'emploi de son temps,
de sa vie, c'est encore moi qui y tiendrais-le plus de place»; et nous
passions ensemble de longues heures de suite qui mettaient dans mes
journées un enivrement si doux que même quand, à Parville, elle sautait
de l'auto que j'allais lui renvoyer une heure après, je ne me sentais
pas plus seul dans la voiture que si, avant de la quitter, elle y eût
laissé des fleurs. J'aurais pu me passer de la voir tous les jours;
j'allais la quitter heureux, je sentais que l'effet calmant de ce
bonheur pouvait se prolonger plusieurs jours. Mais alors j'entendais
Albertine, en me quittant, dire à sa tante ou à une amie: «Alors, demain
à 8 heures 1/2. Il ne faut pas être en retard, ils seront prêts dès 8
heures 1/4.» La conversation d'une femme qu'on aime ressemble à un sol
qui recouvre une eau souterraine et dangereuse; on sent à tout moment
derrière les mots la présence, le froid pénétrant d'une nappe invisible;
on aperçoit çà et là son suintement perfide, mais elle-même reste
cachée. Aussitôt la phrase d'Albertine entendue, mon calme était
détruit. Je voulais lui demander de la voir le lendemain matin, afin de
l'empêcher d'aller à ce mystérieux rendez-vous de 8 heures 1/2 dont on
n'avait parlé devant moi qu'à mots couverts. Elle m'eût sans doute obéi
les premières fois, regrettant pourtant de renoncer à ses projets; puis
elle eût découvert mon besoin permanent de les déranger; j'eusse été
celui pour qui l'on se cache de tout. Et d'ailleurs, il est probable que
ces fêtes dont j'étais exclu consistaient en fort peu de chose, et que
c'était peut-être par peur que je trouvasse telle invitée vulgaire ou
ennuyeuse qu'on ne me conviait pas. Malheureusement cette vie si mêlée à
celle d'Albertine n'exerçait pas d'action que sur moi; elle me donnait
du calme; elle causait à ma mère des inquiétudes dont la confession le
détruisit. Comme je rentrais content, décidé à terminer d'un jour à
l'autre une existence dont je croyais que la fin dépendait de ma seule
volonté, ma mère me dit, entendant que je faisais dire au chauffeur
d'aller chercher Albertine: «Comme tu dépenses de l'argent! (Françoise,
dans son langage simple et expressif, disait avec plus de force:
«L'argent file.») Tâche, continua maman, de ne pas devenir comme Charles
de Sévigné, dont sa mère disait: «Sa main est un creuset où l'argent se
fond.» Et puis je crois que tu es vraiment assez sorti avec Albertine.
Je t'assure que c'est exagéré, que même pour elle cela peut sembler
ridicule. J'ai été enchantée que cela te distraie, je ne te demande pas
de ne plus la voir, mais enfin qu'il ne soit pas impossible de vous
rencontrer l'un sans l'autre.» Ma vie avec Albertine, vie dénuée de
grands plaisirs--au moins de grands plaisirs perçus--cette vie que je
comptais changer d'un jour à l'autre, en choisissant une heure de calme,
me redevint tout d'un coup pour un temps nécessaire, quand, par ces
paroles de maman, elle se trouva menacée. Je dis à ma mère que ses
paroles venaient de retarder de deux mois peut-être la décision qu'elles
demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin de la semaine.
Maman se mit à rire (pour ne pas m'attrister) de l'effet qu'avaient
produit instantanément ses conseils, et me promit de ne pas m'en
reparler pour ne pas empêcher que renaquît ma bonne intention. Mais
depuis la mort de ma grand'mère, chaque fois que maman se laissait aller
à rire, le rire commencé s'arrêtait net et s'achevait sur une expression
presque sanglotante de souffrance, soit par le remords d'avoir pu un
instant oublier, soit par la recrudescence dont cet oubli si bref avait
ravivé encore sa cruelle préoccupation. Mais à celle que lui causait le
souvenir de ma grand'-mère, installé en ma mère comme une idée fixe, je
sentis que cette fois s'en ajoutait une autre, qui avait trait à moi,
à ce que ma mère redoutait des suites de mon intimité avec Albertine;
intimité qu'elle n'osa pourtant pas entraver à cause de ce que je venais
de lui dire. Mais elle ne parut pas persuadée que je ne me trompais pas.
Elle se rappelait pendant combien d'années ma grand'mère et elle
ne m'avaient plus parlé de mon travail et d'une règle de vie plus
hygiénique que, disais-je, l'agitation où me mettaient leurs
exhortations m'empêchait seule de commencer, et que, malgré leur silence
obéissant, je n'avais pas poursuivie. Après le dîner l'auto ramenait
Albertine; il faisait encore un peu jour; l'air était moins chaud,
mais, après une brûlante journée, nous rêvions tous deux de fraîcheurs
inconnues; alors à nos yeux enfiévrés la lune toute étroite parut
d'abord (telle le soir où j'étais allé chez la princesse de Guermantes
et où Albertine m'avait téléphoné) comme la légère et mince pelure, puis
comme le frais quartier d'un fruit qu'un invisible couteau commençait à
écorcer dans le ciel. Quelquefois aussi, c'était moi qui allais chercher
mon amie, un peu plus tard; alors elle devait m'attendre devant
les arcades du marché, à Maineville. Aux premiers moments je ne la
distinguais pas; je m'inquiétais déjà qu'elle ne dût pas venir, qu'elle
eût mal compris. Alors je la voyais, dans sa blouse blanche à pois
bleus, sauter à côté de moi dans la voiture avec le bond léger plus d'un
jeune animal que d'une jeune fille. Et c'est comme une chienne encore
qu'elle commençait aussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit était
tout à fait venue et que, comme me disait le directeur de l'hôtel,
le ciel était tout parcheminé d'étoiles, si nous n'allions pas nous
promener en forêt avec une bouteille de Champagne, sans nous inquiéter
des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais
qui n'auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous nous
étendions en contrebas des dunes; ce même corps dans la souplesse duquel
vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles
que j'avais vu passer la première fois devant l'horizon du flot, je le
tenais serré contre le mien, sous une même couverture, tout au bord de
la mer immobile divisée par un rayon tremblant; et nous l'écoutions
sans nous lasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait sa
respiration, assez longtemps suspendue pour qu'on crût le reflux arrêté,
soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et
retardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant
chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peur qu'on ne nous vît;
n'ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec moi jusqu'à Balbec,
d'où je la ramenais une dernière fois à Parville; les chauffeurs de ces
premiers temps de l'automobile étaient des gens qui se couchaient à
n'importe quelle heure. Et de fait, je ne rentrais à Balbec qu'avec la
première humidité matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré
de la présence de mon amie, gorgé d'une provision de baisers longue à
épuiser. Sur ma table je trouvais un télégramme ou une carte postale.
C'était d'Albertine encore! Elle les avait écrits à Quetteholme pendant
que j'étais parti seul en auto et pour me dire qu'elle pensait à moi.
Je me mettais au lit en les relisant. Alors j'apercevais au-dessus des
rideaux la raie du grand jour et je me disais que nous devions nous
aimer tout de même pour avoir passé la nuit à nous embrasser. Quand,
le lendemain matin, je voyais Albertine sur la digue, j'avais si peur
qu'elle me répondît qu'elle n'était pas libre ce jour-là et ne pouvait
acquiescer à ma demande de nous promener ensemble, que, cette demande,
je retardais le plus que je pouvais de la lui adresser. J'étais d'autant
plus inquiet qu'elle avait l'air froid, préoccupé; des gens de sa
connaissance passaient; sans doute avait-elle formé pour l'après-midi
des projets dont j'étais exclu. Je la regardais, je regardais ce corps
charmant, cette tête rose d'Albertine, dressant en face de moi l'énigme
de ses intentions, la décision inconnue qui devait faire le bonheur ou
le malheur de mon après-midi. C'était tout un état d'âme, tout un avenir
d'existence qui avait pris devant moi la forme allégorique et fatale
d'une jeune fille. Et quand enfin je me décidais, quand, de l'air le
plus indifférent que je pouvais, je demandais: «Est-ce que nous nous
promenons ensemble tantôt et ce soir?» et qu'elle me répondait: «Très
volontiers», alors tout le brusque remplacement, dans la figure rose, de
ma longue inquiétude par une quiétude délicieuse, me rendait encore plus
précieuses ces formes auxquelles je devais perpétuellement le bien-être,
l'apaisement qu'on éprouve après qu'un orage a éclaté. Je me répétais:
«Comme elle est gentille, quel être adorable!» dans une exaltation moins
féconde que celle due à l'ivresse, à peine plus profonde que celle de
l'amitié, mais très supérieure à celle de la vie mondaine. Nous ne
décommandions l'automobile que les jours où il y avait un dîner chez les
Verdurin et ceux où, Albertine n'étant pas libre de sortir avec moi,
j'en avais profité pour prévenir les gens qui désiraient me voir que je
resterais à Balbec. Je donnais à Saint-Loup autorisation de venir ces
jours-là, mais ces jours-là seulement. Car une fois qu'il était arrivé à
l'improviste, j'avais préféré me priver de voir Albertine plutôt que de
risquer qu'il la rencontrât, que fût compromis l'état de calme
heureux où je me trouvais depuis quelque temps et que fût ma jalousie
renouvelée. Et je n'avais été tranquille qu'une fois Saint-Loup reparti.
Aussi s'astreignait-il avec regret, mais scrupule, à ne jamais venir à
Balbec sans appel de ma part. Jadis, songeant avec envie aux heures que
Mme de Guermantes passait avec lui, j'attachais un tel prix à le voir!
Les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Dans la
marche insensible mais éternelle du monde, nous les considérons comme
immobiles, dans un instant de vision trop court pour que le mouvement
qui les entraîne soit perçu. Mais nous n'avons qu'à choisir dans notre
mémoire deux images prises d'eux à des moments différents, assez
rapprochés cependant pour qu'ils n'aient pas changé en eux-mêmes,
du moins sensiblement, et la différence des deux images mesure le
déplacement qu'ils ont opéré par rapport à nous. Il m'inquiéta
affreusement en me parlant des Verdurin, j'avais peur qu'il ne me
demandât à y être reçu, ce qui eût suffi, à cause de la jalousie que je
n'eusse cessé de ressentir, à gâter tout le plaisir que j'y trouvais
avec Albertine. Mais heureusement Robert m'avoua, tout au contraire,
qu'il désirait par-dessus tout ne pas les connaître. «Non, me dit-il,
je trouve ce genre de milieux cléricaux exaspérants.» Je ne compris pas
d'abord l'adjectif «clérical» appliqué aux Verdurin, mais la fin de la
phrase de Saint-Loup m'éclaira sa pensée, ses concessions à des modes
de langage qu'on est souvent étonné de voir adopter par des hommes
intelligents. «Ce sont des milieux, me dit-il, où on fait tribu, où on
fait congrégation et chapelle. Tu ne me diras pas que ce n'est pas une
petite secte; on est tout miel pour les gens qui en sont, on n'a pas
assez de dédain pour les gens qui n'en sont pas. La question n'est pas,
comme pour Hamlet, d'être ou de ne pas être, mais d'en être ou de ne pas
en être. Tu en es, mon oncle Charlus en est. Que veux-tu? moi je n'ai
jamais aimé ça, ce n'est pas ma faute.»

Bien entendu, la règle que j'avais imposée à Saint-Loup de ne me venir
voir que sur un appel de moi, je l'édictai aussi stricte pour n'importe
laquelle des personnes avec qui je m'étais peu à peu lié à la
Raspelière, à Féterne, à Montsurvent et ailleurs; et quand j'apercevais
de l'hôtel la fumée du train de trois heures qui, dans l'anfractuosité
des falaises de Parville, laissait son panache stable, qui restait
longtemps accroché au flanc des pentes vertes, je n'avais aucune
hésitation sur le visiteur qui allait venir goûter avec moi et m'était
encore, à la façon d'un Dieu, dérobé sous ce petit nuage. Je suis obligé
d'avouer que ce visiteur, préalablement autorisé par moi à venir, ne fut
presque jamais Saniette, et je me le suis bien souvent reproché. Mais la
conscience que Saniette avait d'ennuyer (naturellement encore bien plus
en venant faire une visite qu'en racontant une histoire) faisait que,
bien qu'il fût plus instruit, plus intelligent et meilleur que bien
d'autres, il semblait impossible d'éprouver auprès de lui, non seulement
aucun plaisir, mais autre chose qu'un spleen presque intolérable et qui
vous gâtait votre après-midi. Probablement, si Saniette avait avoué
franchement cet ennui qu'il craignait de causer, on n'eût pas redouté
ses visites. L'ennui est un des maux les moins graves qu'on ait à
supporter, le sien n'existait peut-être que dans l'imagination des
autres, ou lui avait été inoculé grâce à une sorte de suggestion par
eux, laquelle avait trouvé prise sur son agréable modestie. Mais il
tenait tant à ne pas laisser voir qu'il n'était pas recherché, qu'il
n'osait pas s'offrir. Certes il avait raison de ne pas faire comme les
gens qui sont si contents de donner des coups de chapeau dans un lieu
public, que, ne vous ayant pas vu depuis longtemps et vous apercevant
dans une loge avec des personnes brillantes qu'ils ne connaissent pas,
ils vous jettent un bonjour furtif et retentissant en s'excusant sur le
plaisir, sur l'émotion qu'ils ont eus à vous apercevoir, à constater
que vous renouez avec les plaisirs, que vous avez bonne mine, etc. Mais
Saniette, au contraire, manquait par trop d'audace. Il aurait pu, chez
Mme Verdurin ou dans le petit tram, me dire qu'il aurait grand plaisir à
venir me voir à Balbec s'il ne craignait pas de me déranger. Une telle
proposition ne m'eût pas effrayé. Au contraire il n'offrait rien, mais,
avec un visage torturé et un regard aussi indestructible qu'un émail
cuit, mais dans la composition duquel entrait, avec un désir pantelant
de vous voir--à moins qu'il ne trouvât quelqu'un d'autre de plus
amusant--la volonté de ne pas laisser voir ce désir, il me disait d'un
air détaché: «Vous ne savez pas ce que vous faites ces jours-ci? parce
que j'irai sans doute près de Balbec. Mais non, cela ne fait rien, je
vous le demandais par hasard.» Cet air ne trompait pas, et les signes
inverses à l'aide desquels nous exprimons nos sentiments par leur
contraire sont d'une lecture si claire qu'on se demande comment il y a
encore des gens qui disent par exemple: «J'ai tant d'invitations que
je ne sais où donner de la tête» pour dissimuler qu'ils ne sont pas
invités. Mais, de plus, cet air détaché, à cause probablement de ce qui
entrait dans sa composition trouble, vous causait ce que n'eût jamais
pu faire la crainte de l'ennui ou le franc aveu du désir de vous voir,
c'est-à-dire cette espèce de malaise, de répulsion, qui, dans l'ordre
des relations de simple politesse sociale, est l'équivalent de ce
qu'est, dans l'amour, l'offre déguisée que fait à une dame l'amoureux
qu'elle n'aime pas, de la voir le lendemain, tout en protestant qu'il
n'y tient pas, ou même pas cette offre, mais une attitude de fausse
froideur. Aussitôt émanait de la personne de Saniette je ne sais quoi
qui faisait qu'on lui répondait de l'air le plus tendre du monde: «Non,
malheureusement, cette semaine, je vous expliquerai...» Et je laissais
venir, à la place, des gens qui étaient loin de le valoir, mais qui
n'avaient pas son regard chargé de la mélancolie, et sa bouche plissée
de toute l'amertume de toutes les visites qu'il avait envie, en la leur
taisant, de faire aux uns et aux autres. Malheureusement il était bien
rare que Saniette ne rencontrât pas dans le tortillard l'invité qui
venait me voir, si même celui-ci ne m'avait pas dit, chez les Verdurin:
«N'oubliez pas que je vais vous voir jeudi», jour où j'avais précisément
dit à Saniette ne pas être libre. De sorte qu'il finissait par imaginer
la vie comme remplie de divertissements organisés à son insu, sinon même
contre lui. D'autre part, comme on n'est jamais tout un, ce trop discret
était maladivement indiscret. La seule fois où par hasard il vint me
voir malgré moi, une lettre, je ne sais de qui, traînait sur la table.
Au bout d'un instant je vis qu'il n'écoutait que distraitement ce que je
lui disais. La lettre, dont il ignorait complètement la provenance,
le fascinait et je croyais à tout moment que ses prunelles émaillées
allaient se détacher de leur orbite pour rejoindre la lettre quelconque,
mais que sa curiosité aimantait. On aurait dit un oiseau qui va se jeter
fatalement sur un serpent. Finalement il n'y put tenir, la changea de
place d'abord comme pour mettre de l'ordre dans ma chambre. Cela ne lui
suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, comme machinalement.
Une autre forme de son indiscrétion, c'était que, rivé à vous, il ne
pouvait partir. Comme j'étais souffrant ce jour-là, je lui demandai
de reprendre le train suivant et de partir dans une demi-heure. Il ne
doutait pas que je souffrisse, mais me répondit: «Je resterai une heure
un quart, et après je partirai.» Depuis, j'ai souffert de ne pas lui
avoir dit, chaque fois où je le pouvais, de venir. Qui sait? Peut-être
eusse-je conjuré son mauvais sort, d'autres l'eussent invité pour qui il
m'eût immédiatement lâché, de sorte que mes invitations auraient eu le
double avantage de lui rendre la joie et de me débarrasser de lui.

Les jours qui suivaient ceux où j'avais reçu, je n'attendais
naturellement pas de visites, et l'automobile revenait nous chercher,
Albertine et moi. Et quand nous rentrions, Aimé, sur le premier degré
de l'hôtel, ne pouvait s'empêcher, avec des yeux passionnés, curieux et
gourmands, de regarder quel pourboire je donnais au chauffeur. J'avais
beau enfermer ma pièce ou mon billet dans ma main close, les regards
d'Aimé écartaient mes doigts. Il détournait la tête au bout d'une
seconde, car il était discret, bien élevé et même se contentait lui-même
de bénéfices relativement petits. Mais l'argent qu'un autre recevait
excitait en lui une curiosité incompressible et lui faisait venir l'eau
à la bouche. Pendant ces courts instants, il avait l'air attentif et
fiévreux d'un enfant qui lit un roman de Jules Verne, ou d'un dîneur
assis non loin de vous, dans un restaurant, et qui, voyant qu'on vous
découpe un faisan que lui-même ne peut pas ou ne veut pas s'offrir,
délaisse un instant ses pensées sérieuses pour attacher sur la volaille
un regard que font sourire l'amour et l'envie.

Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades en automobile. Mais
une fois, au moment où je remontais par l'ascenseur, le lift me dit: «Ce
Monsieur est venu, il m'a laissé une commission pour vous.» Le lift me
dit ces mots d'une voix absolument cassée et en me toussant et crachant
à la figure. «Quel rhume que je tiens!» ajouta-t-il, comme si je n'étais
pas capable de m'en apercevoir tout seul. «Le docteur dit que c'est la
coqueluche», et il recommença à tousser et à cracher sur moi. «Ne vous
fatiguez pas à parler», lui dis-je d'un air de bonté, lequel était
feint. Je craignais de prendre la coqueluche qui, avec ma disposition
aux étouffements, m'eût été fort pénible. Mais il mit sa gloire, comme
un virtuose qui ne veut pas se faire porter malade, à parler et à
cracher tout le temps. «Non, ça ne fait rien, dit-il (pour vous
peut-être, pensai-je, mais pas pour moi). Du reste, je vais bientôt
rentrer à Paris (tant mieux, pourvu qu'il ne me la passe pas avant). Il
paraît, reprit-il, que Paris c'est très superbe. Cela doit être encore
plus superbe qu'ici et qu'à Monte-Carlo, quoique des chasseurs, même des
clients, et jusqu'à des maîtres d'hôtel qui allaient à Monte-Carlo
pour la saison, m'aient souvent dit que Paris était moins superbe que
Monte-Carlo. Ils se gouraient peut-être, et pourtant, pour être maître
d'hôtel il ne faut pas être un imbécile; pour prendre toutes les
commandes, retenir les tables, il en faut une tête! On m'a dit que
c'était encore plus terrible que d'écrire des pièces et des livres.»
Nous étions presque arrivés à mon étage quand le lift me fit redescendre
jusqu'en bas parce qu'il trouvait que le bouton fonctionnait mal, et en
un clin d'oeil il l'arrangea. Je lui dis que je préférais remonter à
pied, ce qui voulait dire et cacher que je préférais ne pas prendre la
coqueluche. Mais d'un accès de toux cordial et contagieux, le lift me
rejeta dans l'ascenseur. «Ça ne risque plus rien, maintenant, j'ai
arrangé le bouton.» Voyant qu'il ne cessait pas de parler, préférant
connaître le nom du visiteur et la commission qu'il avait laissée au
parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, je lui dis
(comme à un ténor qui vous excède avec Benjamin Godard, chantez-moi
de préférence du Debussy): «Mais qui est-ce qui est venu pour me
voir?--C'est le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je vais aller
chercher sa carte qui est chez mon concierge.» Comme, la veille, j'avais
déposé Robert de Saint-Loup à la station de Doncières avant d'aller
chercher Albertine, je crus que le lift voulait parler de Saint-Loup,
mais c'était le chauffeur. Et en le désignant par ces mots: «Le monsieur
avec qui vous êtes sorti», il m'apprenait par la même occasion qu'un
ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l'est un homme du monde.
Leçon de mots seulement. Car, pour la chose, je n'avais jamais fait de
distinction entre les classes. Et si j'avais, à entendre appeler un
chauffeur un monsieur, le même étonnement que le comte X... qui ne
l'était que depuis huit jours et à qui, ayant dit: «la Comtesse a l'air
fatigué», je fis tourner la tête derrière lui pour voir de qui je
voulais parler, c'était simplement par manque d'habitude du vocabulaire;
je n'avais jamais fait de différence entre les ouvriers, les bourgeois
et les grands seigneurs, et j'aurais pris indifféremment les uns et les
autres pour amis. Avec une certaine préférence pour les ouvriers, et
après cela pour les grands seigneurs, non par goût, mais sachant qu'on
peut exiger d'eux plus de politesse envers les ouvriers qu'on ne
l'obtient de la part des bourgeois, soit que les grands seigneurs ne
dédaignent pas les ouvriers comme font les bourgeois, ou bien parce
qu'ils sont volontiers polis envers n'importe qui, comme les jolies
femmes heureuses de donner un sourire qu'elles savent accueilli avec
tant de joie. Je ne peux, du reste, pas dire que cette façon que j'avais
de mettre les gens du peuple sur le pied d'égalité avec les gens du
monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît en revanche
toujours pleinement ma mère. Non qu'humainement elle fît une différence
quelconque entre les êtres, et si jamais Françoise avait du chagrin ou
était souffrante, elle était toujours consolée et soignée par maman avec
la même amitié, avec le même dévouement que sa meilleure amie. Mais ma
mère était trop la fille de mon grand-père pour ne pas faire socialement
acception des castes. Les gens de Combray avaient beau avoir du coeur,
de la sensibilité, acquérir les plus belles théories sur l'égalité
humaine, ma mère, quand un valet de chambre s'émancipait, disait
une fois «vous» et glissait insensiblement à ne plus me parler à la
troisième personne, avait de ces usurpations le même mécontentement qui
éclate dans les «Mémoires» de Saint-Simon chaque fois qu'un seigneur qui
n'y a pas droit saisit un prétexte de prendre la qualité d'«Altesse»
dans un acte authentique, ou de ne pas rendre aux ducs ce qu'il leur
devait et ce dont peu à peu il se dispense. Il y avait un «esprit de
Combray» si réfractaire qu'il faudra des siècles de bonté (celle de
ma mère était infinie), de théories égalitaires, pour arriver à le
dissoudre. Je ne peux pas dire que chez ma mère certaines parcelles
de cet esprit ne fussent pas restées insolubles. Elle eût donné aussi
difficilement la main à un valet de chambre qu'elle lui donnait aisément
dix francs (lesquels lui faisaient, du reste, beaucoup plus de plaisir).
Pour elle, qu'elle l'avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et
les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle
voyait un chauffeur d'automobile dîner avec moi dans la salle à manger,
elle n'était pas absolument contente et me disait: «Il me semble que tu
pourrais avoir mieux comme ami qu'un mécanicien», comme elle aurait dit,
s'il se fût agi de mariage: «Tu pourrais trouver mieux comme parti.» Le
chauffeur (heureusement je ne songeai jamais à inviter celui-là) était
venu me dire que la Compagnie d'autos qui l'avait envoyé à Balbec pour
la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain. Cette raison,
d'autant plus que le chauffeur était charmant et s'exprimait si
simplement qu'on eût toujours dit paroles d'évangile, nous sembla devoir
être conforme à la vérité. Elle ne l'était qu'à demi. Il n'y avait en
effet plus rien à faire à Balbec. Et en tout cas, la Compagnie, n'ayant
qu'à demi confiance dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa
roue de consécration, désirait qu'il revînt au plus vite à Paris. Et
en effet, si le jeune apôtre accomplissait miraculeusement la
multiplication des kilomètres quand il les comptait à M. de Charlus,
en revanche, dès qu'il s'agissait de rendre compte à sa Compagnie, il
divisait par 6 ce qu'il avait gagné. En conclusion de quoi la Compagnie,
pensant, ou bien que personne ne faisait plus de promenades à Balbec, ce
que la saison rendait vraisemblable, soit qu'elle était volée, trouvait
dans l'une et l'autre hypothèse que le mieux était de le rappeler
à Paris, où on ne faisait d'ailleurs pas grand'chose. Le désir du
chauffeur était d'éviter, si possible, la morte-saison. J'ai dit--ce
que j'ignorais alors et ce dont la connaissance m'eût évité bien des
chagrins--qu'il était très lié (sans qu'ils eussent jamais l'air de se
connaître devant les autres) avec Morel. A partir du jour où il fut
rappelé, sans savoir encore qu'il avait un moyen de ne pas partir,
nous dûmes nous contenter pour nos promenades de louer une voiture, ou
quelquefois, pour distraire Albertine et comme elle aimait l'équitation,
des chevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. «Quel tacot!»
disait Albertine. J'aurais d'ailleurs souvent aimé d'y être seul. Sans
vouloir me fixer une date, je souhaitais que prit fin cette vie à
laquelle je reprochais de me faire renoncer, non pas même tant au
travail qu'au plaisir. Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui
me retenaient fussent soudain abolies, le plus souvent quand quelque
ancien moi, plein du désir de vivre avec allégresse, remplaçait pour un
instant le moi actuel. J'éprouvai notamment ce désir d'évasion un jour
qu'ayant laissé Albertine chez sa tante, j'étais allé à cheval voir les
Verdurin et que j'avais pris dans les bois une route sauvage dont ils
m'avaient vanté la beauté. Épousant les formes de la falaise, tour à
tour elle montait, puis, resserrée entre des bouquets d'arbres épais,
elle s'enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les rochers dénudés
dont j'étais entouré, la mer qu'on apercevait par leurs déchirures,
flottèrent devant mes yeux comme des fragments d'un autre univers:
j'avais reconnu le paysage montagneux et marin qu'Elstir a donné pour
cadre à ces deux admirables aquarelles, «Poète rencontrant une Muse»,
«Jeune homme rencontrant un Centaure», que j'avais vues chez la duchesse
de Guermantes. Leur souvenir replaçait les lieux où je me trouvais
tellement en dehors du monde actuel que je n'aurais pas été étonné si,
comme le jeune homme de l'âge antéhistorique que peint Elstir, j'avais,
au cours de ma promenade, croisé un personnage mythologique. Tout à coup
mon cheval se cabra; il avait entendu un bruit singulier, j'eus peine à
le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le point
d'où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une
cinquantaine de mètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux
grandes ailes d'acier étincelant qui l'emportaient, un être dont la
figure peu distincte me parut ressembler à celle d'un homme. Je fus
aussi ému que pouvait l'être un Grec qui voyait pour la première fois un
demi-Dieu. Je pleurais aussi, car j'étais prêt à pleurer, du moment
que j'avais reconnu que le bruit venait d'au-dessus de ma tête--les
aéroplanes étaient encore rares à cette époque--à la pensée que ce que
j'allais voir pour la première fois c'était un aéroplane. Alors, comme
quand on sent venir dans un journal une parole émouvante, je n'attendais
que d'avoir aperçu l'avion pour fondre en larmes. Cependant l'aviateur
sembla hésiter sur sa voie; je sentais ouvertes devant lui--devant moi,
si l'habitude ne m'avait pas fait prisonnier--toutes les routes de
l'espace, de la vie; il poussa plus loin, plana quelques instants
au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder
à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant
dans sa patrie, d'un léger mouvement de ses ailes d'or il piqua droit
vers le ciel.

Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à Morel que les
Verdurin remplaçassent leur break par une auto (ce qui, étant donné
la générosité des Verdurin à l'égard des fidèles, était relativement
facile), mais, chose plus malaisée, leur principal cocher, le jeune
homme sensible et porté aux idées noires, par lui, le chauffeur. Cela
fut exécuté en quelques jours de la façon suivante. Morel avait commencé
par faire voler au cocher tout ce qui lui était nécessaire pour atteler.
Un jour il ne trouvait pas le mors, un jour la gourmette. D'autres fois,
c'était son coussin de siège qui avait disparu, jusqu'à son fouet,
sa couverture, le martinet, l'éponge, la peau de chamois. Mais il
s'arrangea toujours avec des voisins; seulement il arrivait en retard,
ce qui agaçait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un état de
tristesse et d'idées noires. Le chauffeur, pressé d'entrer, déclara à
Morel qu'il allait revenir à Paris. Il fallait frapper un grand coup.
Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeune cocher avait
déclaré qu'il les ferait tous tomber dans un guet-apens et se faisait
fort d'avoir raison d'eux six, et il leur dit qu'ils ne pouvaient pas
laisser passer cela. Pour sa part, il ne pouvait pas s'en mêler, mais
les prévenait afin qu'ils prissent les devants. Il fut convenu que,
pendant que M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils
tomberaient tous à l'écurie sur le jeune homme. Je rapporterai, bien que
ce ne fût que l'occasion de ce qui allait avoir lieu, mais parce que les
personnages m'ont intéressé plus tard, qu'il y avait, ce jour-là, un ami
des Verdurin en villégiature chez eux et à qui on voulait faire faire
une promenade à pied avant son départ, fixé au soir même.

Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en promenade, c'est que, ce
jour-là, Morel, qui venait avec nous en promenade à pied, où il devait
jouer du violon dans les arbres, me dit: «Écoutez, j'ai mal au bras, je
ne veux pas le dire à Mme Verdurin, mais priez-la d'emmener un de ses
valets, par exemple Howsler, il portera mes instruments.--Je crois qu'un
autre serait mieux choisi, répondis-je. On a besoin de lui pour le
dîner.» Une expression de colère passa sur le visage de Morel. «Mais
non, je ne veux pas confier mon violon à n'importe qui.» Je compris plus
tard la raison de cette préférence. Howsler était le frère très aimé du
jeune cocher, et, s'il était resté à la maison, aurait pu lui porter
secours. Pendant la promenade, assez bas pour que Howsler aîné ne pût
nous entendre: «Voilà un bon garçon, dit Morel. Du reste, son
frère l'est aussi. S'il n'avait pas cette funeste habitude de
boire...--Comment, boire, dit Mme Verdurin, pâlissant à l'idée d'avoir
un cocher qui buvait.--Vous ne vous en apercevez pas. Je me dis toujours
que c'est un miracle qu'il ne lui soit pas arrivé d'accident pendant
qu'il vous conduisait.--Mais il conduit donc d'autres personnes?--Vous
n'avez qu'à voir combien de fois il a versé, il a aujourd'hui la figure
pleine d'ecchymoses. Je ne sais pas comment il ne s'est pas tué, il a
cassé ses brancards.--Je ne l'ai pas vu aujourd'hui, dit Mme Verdurin
tremblante à la pensée de ce qui aurait pu lui arriver à elle, vous me
désolez.» Elle voulut abréger la promenade pour rentrer, Morel choisit
un air de Bach avec des variations infinies pour la faire durer. Dès le
retour elle alla à la remise, vit le brancard neuf et Howsler en sang.
Elle allait lui dire, sans lui faire aucune observation, qu'elle n'avait
plus besoin de cocher et lui remettre de l'argent, mais de lui-même, ne
voulant pas accuser ses camarades à l'animosité de qui il attribuait
rétrospectivement le vol quotidien de toutes les selles, etc., et voyant
que sa patience ne conduisait qu'à se faire laisser pour mort sur le
carreau, il demanda à s'en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur
entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin (qui avait été obligée
d'en prendre un autre) fut si satisfaite de lui, qu'elle me le
recommanda chaleureusement comme homme d'absolue confiance. Moi qui
ignorais tout, je le pris à la journée à Paris. Mais je n'ai que trop
anticipé, tout cela se retrouvera dès l'histoire d'Albertine. En ce
moment nous sommes à la Raspelière où je viens dîner pour la première
fois avec mon amie, et M. de Charlus avec Morel, fils supposé d'un
«intendant» qui gagnait trente mille francs par an de fixe, avait
une voiture et nombre de majordomes subalternes, de jardiniers, de
régisseurs et de fermiers sous ses ordres. Mais puisque j'ai tellement
anticipé, je ne veux cependant pas laisser le lecteur sous l'impression
d'une méchanceté absolue qu'aurait eue Morel. Il était plutôt plein de
contradictions, capable à certains jours d'une gentillesse véritable.

Je fus naturellement bien étonné d'apprendre que le cocher avait été mis
à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçant le chauffeur
qui nous avait promenés, Albertine et moi. Mais il me débita une
histoire compliquée, selon laquelle il était censé être rentré à Paris,
d'où on l'avait demandé pour les Verdurin, et je n'eus pas une seconde
de doute. Le renvoi du cocher fut cause que Morel causa un peu avec
moi, afin de m'exprimer sa tristesse relativement au départ de ce brave
garçon. Du reste, même en dehors des moments où j'étais seul et où il
bondissait littéralement vers moi avec une expansion de joie, Morel,
voyant que tout le monde me faisait fête à la Raspelière et sentant
qu'il s'excluait volontairement de la familiarité de quelqu'un qui était
sans danger pour lui, puisqu'il m'avait fait couper les ponts et ôté
toute possibilité d'avoir envers lui des airs protecteurs (que je
n'avais, d'ailleurs, nullement songé à prendre), cessa de se tenir
éloigné de moi. J'attribuai son changement d'attitude à l'influence de
M. de Charlus, laquelle, en effet, le rendait, sur certains points,
moins borné, plus artiste, mais sur d'autres, où il appliquait à la
lettre les formules éloquentes, mensongères, et d'ailleurs momentanées,
du maître, le bêtifiait encore davantage. Ce qu'avait pu lui dire M.
de Charlus, ce fut, en effet, la seule chose que je supposai. Comment
aurais-je pu deviner alors ce qu'on me dit ensuite (et dont je n'ai
jamais été certain, les affirmations d'Andrée sur tout ce qui touchait
Albertine, surtout plus tard, m'ayant toujours semblé fort sujettes
à caution car, comme nous l'avons vu autrefois, elle n'aimait pas
sincèrement mon amie et était jalouse d'elle), ce qui en tout cas,
si c'était vrai, me fut remarquablement caché par tous les deux:
qu'Albertine connaissait beaucoup Morel. La nouvelle attitude que, vers
ce moment du renvoi du cocher, Morel adopta à mon égard me permit de
changer d'avis sur son compte. Je gardai de son caractère la vilaine
idée que m'en avait fait concevoir la bassesse que ce jeune homme
m'avait montrée quand il avait eu besoin de moi, suivie, tout aussitôt
le service rendu, d'un dédain jusqu'à sembler ne pas me voir. A cela il
fallait l'évidence de ses rapports de vénalité avec M. de Charlus, et
aussi des instincts de bestialité sans suite dont la non satisfaction
(quand cela arrivait), ou les complications qu'ils entraînaient,
causaient ses tristesses; mais ce caractère n'était pas si uniformément
laid et plein de contradictions. Il ressemblait à un vieux livre du
moyen âge, plein d'erreurs, de traditions absurdes, d'obscénités, il
était extraordinairement composite. J'avais cru d'abord que son art, où
il était vraiment passé maître, lui avait donné des supériorités qui
dépassaient la virtuosité de l'exécutant. Une fois que je disais mon
désir de me mettre au travail: «Travaillez, devenez illustre,
me dit-il.--De qui est cela? lui demandai-je.--De Fontanes à
Chateaubriand.» Il connaissait aussi une correspondance amoureuse de
Napoléon. Bien, pensai-je, il est lettré. Mais cette phrase, qu'il avait
lue je ne sais pas où, était sans doute la seule qu'il connût de toute
la littérature ancienne et moderne, car il me la répétait chaque soir.
Une autre, qu'il répétait davantage pour m'empêcher de rien dire de lui
à personne, c'était celle-ci, qu'il croyait également littéraire, qui
est à peine française ou du moins n'offre aucune espèce de sens, sauf
peut-être pour un domestique cachottier: «Méfions-nous des méfiants.» Au
fond, en allant de cette stupide maxime jusqu'à la phrase de Fontanes
à Chateaubriand, on eût parcouru toute une partie, variée mais moins
contradictoire qu'il ne semble, du caractère de Morel. Ce garçon qui,
pour peu qu'il y trouvât de l'argent, eût fait n'importe quoi, et sans
remords--peut-être pas sans une contrariété bizarre, allant jusqu'à la
surexcitation nerveuse, mais à laquelle le nom de remords irait fort
mal--qui eût, s'il y trouvait son intérêt, plongé dans la peine, voire
dans le deuil, des familles entières, ce garçon qui mettait l'argent
au-dessus de tout et, sans parler de bonté, au-dessus des sentiments
de simple humanité les plus naturels, ce même garçon mettait pourtant
au-dessus de l'argent son diplôme de Ier prix du Conservatoire et qu'on
ne pût tenir aucun propos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou
de contrepoint. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et
plus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu'il
appelait (en généralisant sans doute quelques cas particuliers où il
avait rencontré des malveillants) la fourberie universelle. Il se
flattait d'y échapper en ne parlant jamais de personne, en cachant son
jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour mon malheur, à cause de ce
qui devait en résulter après mon retour à Paris, sa méfiance n'avait
pas «joué» à l'égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute
reconnu un pareil, c'est-à-dire, contrairement à sa maxime, un méfiant
dans la bonne acception du mot, un méfiant qui se tait obstinément
devant les honnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une
crapule). Il lui semblait--et ce n'était pas absolument faux--que cette
méfiance lui permettrait de tirer toujours son épingle du jeu, de
glisser, insaisissable, à travers les plus dangereuses aventures, et
sans qu'on pût rien, non pas même prouver, mais avancer contre lui,
dans l'établissement de la rue Bergère. Il travaillerait, deviendrait
illustre, serait peut-être un jour, avec une respectabilité intacte,
maître du jury de violon aux concours de ce prestigieux Conservatoire.

Mais c'est peut-être encore trop de logique dans la cervelle de Morel
que d'y faire sortir les unes des autres les contradictions. En réalité,
sa nature était vraiment comme un papier sur lequel on a fait tant
de plis dans tous les sens qu'il est impossible de s'y retrouver. Il
semblait avoir des principes assez élevés, et avec une magnifique
écriture, déparée par les plus grossières fautes d'orthographe, passait
des heures à écrire à son frère qu'il avait mal agi avec ses soeurs,
qu'il était leur aîné, leur appui; à ses soeurs qu'elles avaient commis
une inconvenance vis-à-vis de lui-même.

Bientôt même, l'été finissant, quand on descendait du train à Douville,
le soleil, amorti par la brume, n'était déjà plus, dans le ciel
uniformément mauve, qu'un bloc rouge. A la grande paix qui descend, le
soir, sur ces prés drus et salins et qui avait conseillé à beaucoup de
Parisiens, peintres pour la plupart, d'aller villégiaturer à Douville,
s'ajoutait une humidité qui les faisait rentrer de bonne heure dans les
petits chalets. Dans plusieurs de ceux-ci la lampe était déjà allumée.
Seules quelques vaches restaient dehors à regarder la mer en meuglant,
tandis que d'autres, s'intéressant plus à l'humanité, tournaient leur
attention vers nos voitures. Seul un peintre qui avait dressé son
chevalet sur une mince éminence travaillait à essayer de rendre ce grand
calme, cette lumière apaisée. Peut-être les vaches allaient-elles
lui servir inconsciemment et bénévolement de modèles, car leur air
contemplatif et leur présence solitaire, quand les humains sont rentrés,
contribuaient, à leur manière, à la puissante impression de repos que
dégage le soir. Et quelques semaines plus tard, la transposition ne fut
pas moins agréable quand, l'automne s'avançant, les jours devinrent tout
à fait courts et qu'il fallut faire ce voyage dans la nuit. Si j'avais
été faire un tour dans l'après-midi, il fallait rentrer s'habiller au
plus tard à cinq heures, où maintenant le soleil rond et rouge était
déjà descendu au milieu de la glace oblique, jadis détestée, et, comme
quelque feu grégeois, incendiait la mer dans les vitres de toutes mes
bibliothèques. Quelque geste incantateur ayant suscité, pendant que je
passais mon smoking, le moi alerte et frivole qui était le mien quand
j'allais avec Saint-Loup dîner à Rivebelle et le soir où j'avais cru
emmener Mlle de Stermaria dîner dans l'île du Bois, je fredonnais
inconsciemment le même air qu'alors; et c'est seulement en m'en
apercevant qu'à la chanson je reconnaissais le chanteur intermittent,
lequel, en effet, ne savait que celle-là. La première fois que je
l'avais chantée, je commençais d'aimer Albertine, mais je croyais que
je ne la connaîtrais jamais. Plus tard, à Paris, c'était quand j'avais
cessé de l'aimer et quelques jours après l'avoir possédée pour la
première fois. Maintenant, c'était en l'aimant de nouveau et au moment
d'aller dîner avec elle, au grand regret du directeur, qui croyait
que je finirais par habiter la Raspelière et lâcher son hôtel, et qui
assurait avoir entendu dire qu'il régnait par là des fièvres dues aux
marais du Bac et à leurs eaux «accroupies». J'étais heureux de cette
multiplicité que je voyais ainsi à ma vie déployée sur trois plans; et
puis, quand on redevient pour un instant un homme ancien, c'est-à-dire
différent de celui qu'on est depuis longtemps, la sensibilité, n'étant
plus amortie par l'habitude, reçoit des moindres chocs des impressions
si vives qu'elles font pâlir tout ce qui les a précédées et auxquelles,
à cause de leur intensité, nous nous attachons avec l'exaltation
passagère d'un ivrogne. Il faisait déjà nuit quand nous montions dans
l'omnibus ou la voiture qui allait nous mener à la gare prendre le petit
chemin de fer. Et dans le hall, le premier président nous disait: «Ah!
vous allez à la Raspelière! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin,
de vous faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner
seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir, dans un
vent de tous les diables. On voit bien qu'il faut que vous n'ayez rien
à faire», ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il
ainsi par mécontentement de ne pas être invité, et aussi à cause de la
satisfaction qu'ont les hommes «occupés»--fût-ce par le travail le plus
sot--de «ne pas avoir le temps» de faire ce que vous faites.

Certes il est légitime que l'homme qui rédige des rapports, aligne des
chiffres, répond à des lettres d'affaires, suit les cours de la bourse,
éprouve, quand il vous dit en ricanant: «C'est bon pour vous qui n'avez
rien à faire», un agréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci
s'affirmerait tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en
ville, l'homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était
d'écrire _Hamlet_ ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupés
manquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leur paraît
comique passe-temps d'oisifs quand ils la surprennent au moment qu'on la
pratique, ils devraient songer que c'est la même qui, dans leur propre
métier, met hors de pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs
magistrats ou administrateurs qu'eux, mais devant l'avancement rapide
desquels ils s'inclinent en disant: «Il paraît que c'est un grand
lettré, un individu tout à fait distingué.» Mais surtout le premier
président ne se rendait pas compte que ce qui me plaisait dans ces
dîners à la Raspelière, c'est que, comme il le disait avec raison,
quoique par critique, ils «représentaient un vrai voyage», un voyage
dont le charme me paraissait d'autant plus vif qu'il n'était pas son but
à lui-même, qu'on n'y cherchait nullement le plaisir, celui-ci étant
affecté à la réunion vers laquelle on se rendait, et qui ne laissait pas
d'être fort modifié par toute l'atmosphère qui l'entourait. Il faisait
déjà nuit maintenant quand j'échangeais la chaleur de l'hôtel--de
l'hôtel devenu mon foyer--pour le wagon où nous montions avec Albertine
et où le reflet de la lanterne sur la vitre apprenait, à certains arrêts
du petit train poussif, qu'on était arrivé à une gare. Pour ne pas
risquer que Cottard ne nous aperçût pas, et n'ayant pas entendu crier
la station, j'ouvrais la portière, mais ce qui se précipitait dans le
wagon, ce n'était pas les fidèles, mais le vent, la pluie, le froid.
Dans l'obscurité je distinguais les champs, j'entendais la mer, nous
étions en rase campagne. Albertine, avant que nous rejoignions le petit
noyau, se regardait dans un petit miroir extrait d'un nécessaire en or
qu'elle emportait avec elle. En effet, les premières fois, Mme
Verdurin l'ayant fait monter dans son cabinet de toilette pour qu'elle
s'arrangeât avant le dîner, j'avais, au sein du calme profond où je
vivais depuis quelque temps, éprouvé un petit mouvement d'inquiétude et
de jalousie à être obligé de laisser Albertine au pied de l'escalier, et
je m'étais senti si anxieux pendant que j'étais seul au salon, au milieu
du petit clan, et me demandais ce que mon amie faisait en haut, que
j'avais le lendemain, par dépêche, après avoir demandé des indications
à M. de Charlus sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chez
Cartier un nécessaire qui était la joie d'Albertine et aussi la mienne.
Il était pour moi un gage de calme et aussi de la sollicitude de mon
amie. Car elle avait certainement deviné que je n'aimais pas qu'elle
restât sans moi chez Mme Verdurin et s'arrangeait à faire en wagon toute
la toilette préalable au dîner.

Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus fidèle de
tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois, M. de Charlus.
Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs qui stationnaient
dans les salles d'attente ou sur le quai de Doncières-Ouest voyaient
passer ce gros homme aux cheveux gris, aux moustaches noires, les lèvres
rougies d'un fard qui se remarque moins à la fin de la saison que l'été,
où le grand jour le rendait plus cru et la chaleur à demi liquide. Tout
en se dirigeant vers le petit chemin de fer, il ne pouvait s'empêcher
(seulement par habitude de connaisseur, puisque maintenant il avait
un sentiment qui le rendait chaste ou du moins, la plupart du temps,
fidèle) de jeter sur les hommes de peine, les militaires, les jeunes
gens en costume de tennis, un regard furtif, à la fois inquisitorial et
timoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur ses yeux
presque clos avec l'onction d'un ecclésiastique en train de dire son
chapelet, avec la réserve d'une épouse vouée à son unique amour ou d'une
jeune fille bien élevée. Les fidèles étaient d'autant plus persuadés
qu'il ne les avait pas vus, qu'il montait dans un compartiment autre que
le leur (comme faisait souvent aussi la princesse Sherbatoff), en homme
qui ne sait point si l'on sera content ou non d'être vu avec lui et qui
vous laisse la faculté de venir le trouver si vous en avez l'envie.
Celle-ci n'avait pas été éprouvée, les toutes premières fois, par
le docteur, qui avait voulu que nous le laissions seul dans son
compartiment. Portant beau son caractère hésitant depuis qu'il avait
une grande situation médicale, c'est en souriant, en se renversant en
arrière, en regardant Ski par-dessus le lorgnon, qu'il dit par malice ou
pour surprendre de biais l'opinion des camarades: «Vous comprenez, si
j'étais seul, garçon..., mais, à cause de ma femme, je me demande si je
peux le laisser voyager avec nous après ce que vous m'avez dit, chuchota
le docteur.--Qu'est-ce que tu dis? demanda Mme Cottard.--Rien, cela ne
te regarde pas, ce n'est pas pour les femmes», répondit en clignant de
l'oeil le docteur, avec une majestueuse satisfaction de lui-même qui
tenait le milieu entre l'air pince-sans-rire qu'il gardait devant ses
élèves et ses malades et l'inquiétude qui accompagnait jadis ses traits
d'esprit chez les Verdurin, et il continua à parler tout bas. Mme
Cottard ne distingua que les mots «de la confrérie» et «tapette», et
comme dans le langage du docteur le premier désignait la race juive
et le second les langues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. de
Charlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu'on tînt
le baron à l'écart à cause de cela, trouva de son devoir de doyenne du
clan d'exiger qu'on ne le laissât pas seul et nous nous acheminâmes tous
vers le compartiment de M. de Charlus, guidés par Cottard, toujours
perplexe. Du coin où il lisait un volume de Balzac, M. de Charlus perçut
cette hésitation; il n'avait pourtant pas levé les yeux. Mais comme
les sourds-muets reconnaissent à un courant d'air, insensible pour les
autres, que quelqu'un arrive derrière eux, il avait, pour être averti
de la froideur qu'on avait à son égard, une véritable hyperacuité
sensorielle. Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous les
domaines, avait engendré chez M. de Charlus des souffrances imaginaires.
Comme ces névropathes qui, sentant une légère fraîcheur, induisent qu'il
doit y avoir une fenêtre ouverte à l'étage au-dessus, entrent en fureur
et commencent à éternuer, M. de Charlus, si une personne avait devant
lui montré un air préoccupé, concluait qu'on avait répété à cette
personne un propos qu'il avait tenu sur elle. Mais il n'y avait même pas
besoin qu'on eût l'air distrait, ou l'air sombre, ou l'air rieur, il
les inventait. En revanche la cordialité lui masquait aisément les
médisances qu'il ne connaissait pas. Ayant deviné la première fois
l'hésitation de Cottard, si, au grand étonnement des fidèles qui ne se
croyaient pas aperçus encore par le liseur aux yeux baissés, il leur
tendit la main quand ils furent à distance convenable, il se contenta
d'une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivement redressé, pour
Cottard, sans prendre avec sa main gantée de Suède la main que le
docteur lui avait tendue. «Nous avons tenu absolument à faire route avec
vous, Monsieur, et à ne pas vous laisser comme cela seul dans votre
petit coin. C'est un grand plaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard
au baron.--Je suis très honoré, récita le baron en s'inclinant d'un air
froid.--J'ai été très heureuse d'apprendre que vous aviez définitivement
choisi ce pays pour y fixer vos tabern...» Elle allait dire tabernacles,
mais ce mot lui sembla hébraïque et désobligeant pour un juif, qui
pourrait y voir une allusion. Aussi se reprit-elle pour choisir une
autre des expressions qui lui étaient familières, c'est-à-dire une
expression solennelle: «pour y fixer, je voulais dire «vos pénates» (il
est vrai que ces divinités n'appartiennent pas à la religion chrétienne
non plus, mais à une qui est morte depuis si longtemps qu'elle n'a plus
d'adeptes qu'on puisse craindre de froisser). «Nous, malheureusement,
avec la rentrée des classes, le service d'hôpital du docteur, nous ne
pouvons jamais bien longtemps élire domicile dans un même endroit.» Et
lui montrant un carton: «Voyez d'ailleurs comme nous autres femmes nous
sommes moins heureuses que le sexe fort; pour aller aussi près que chez
nos amis Verdurin nous sommes obligées d'emporter avec nous toute une
gamme d'impedimenta.» Moi je regardais pendant ce temps-là le volume de
Balzac du baron. Ce n'était pas un exemplaire broché, acheté au hasard,
comme le volume de Bergotte qu'il m'avait prêté la première année.
C'était un livre de sa bibliothèque et, comme tel, portant la devise:
«Je suis au Baron de Charlus», à laquelle faisaient place parfois, pour
montrer le goût studieux des Guermantes: «_In proeliis non semper_», et
une autre encore: «_Non sine labore_». Mais nous les verrons bientôt
remplacées par d'autres, pour tâcher de plaire à Morel. Mme Cottard,
au bout d'un instant, prit un sujet qu'elle trouvait plus personnel au
baron. «Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, Monsieur, lui dit-elle
au bout d'un instant, mais je suis très large d'idées et, selon moi,
pourvu qu'on les pratique sincèrement, toutes les religions sont bonnes.
Je ne suis pas comme les gens que la vue d'un... protestant rend
hydrophobes.--On m'a appris que la mienne était la vraie», répondit M.
de Charlus. «C'est un fanatique, pensa Mme Cottard; Swann, sauf sur la
fin, était plus tolérant, il est vrai qu'il était converti.» Or, tout au
contraire, le baron était non seulement chrétien, comme on le sait, mais
pieux à la façon du moyen âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs du
XIIIe siècle, l'Église chrétienne était, au sens vivant du mot, peuplée
d'une foule d'êtres, crus parfaitement réels: prophètes, apôtres, anges,
saints personnages de toute sorte, entourant le Verbe incarné, sa mère
et son époux, le Père Éternel, tous les martyrs et docteurs; tel que
leur peuple en plein relief, chacun d'eux se presse au porche ou remplit
le vaisseau des cathédrales. Entre eux tous M. de Charlus avait choisi
comme patrons intercesseurs les archanges Michel, Gabriel et
Raphaël, avec lesquels il avait de fréquents entretiens pour qu'ils
communiquassent ses prières au Père Éternel, devant le trône de qui ils
se tiennent. Aussi l'erreur de Mme Cottard m'amusa-t-elle beaucoup.

Pour quitter le terrain religieux, disons que le docteur, venu à Paris
avec le maigre bagage de conseils d'une mère paysanne, puis absorbé par
les études, presque purement matérielles, auxquelles ceux qui veulent
pousser loin leur carrière médicale sont obligés de se consacrer pendant
un grand nombre d'années, ne s'était jamais cultivé; il avait acquis
plus d'autorité, mais non pas d'expérience; il prit à la lettre ce mot
d'«honoré», en fut à la fois satisfait parce qu'il était vaniteux, et
affligé parce qu'il était bon garçon. «Ce pauvre de Charlus, dit-il le
soir à sa femme, il m'a fait de la peine quand il m'a dit qu'il était
honoré de voyager avec nous. On sent, le pauvre diable, qu'il n'a pas de
relations, qu'il s'humilie.»

Mais bientôt, sans avoir besoin d'être guidés par la charitable Mme
Cottard, les fidèles avaient réussi à dominer la gêne qu'ils avaient
tous plus ou moins éprouvée, au début, à se trouver à côté de M. de
Charlus. Sans doute en sa présence ils gardaient sans cesse à l'esprit
le souvenir des révélations de Ski et l'idée de l'étrangeté sexuelle qui
était incluse en leur compagnon de voyage. Mais cette étrangeté même
exerçait sur eux une espèce d'attrait. Elle donnait pour eux à la
conversation du baron, d'ailleurs remarquable, mais en des parties
qu'ils ne pouvaient guère apprécier, une saveur qui faisait paraître à
côté la conversation des plus intéressants, de Brichot lui-même, comme
un peu fade. Dès le début d'ailleurs, on s'était plu à reconnaître qu'il
était intelligent. «Le génie peut être voisin de la folie», énonçait le
docteur, et si la princesse, avide de s'instruire, insistait, il n'en
disait pas plus, cet axiome étant tout ce qu'il savait sur le génie et
ne lui paraissant pas, d'ailleurs, aussi démontré que tout ce qui a
trait à la fièvre typhoïde et à l'arthritisme. Et comme il était
devenu superbe et resté mal élevé: «Pas de questions, princesse, ne
m'interrogez pas, je suis au bord de la mer pour me reposer. D'ailleurs
vous ne me comprendriez pas, vous ne savez pas la médecine.» Et la
princesse se taisait en s'excusant, trouvant Cottard un homme charmant,
et comprenant que les célébrités ne sont pas toujours abordables. A
cette première période on avait donc fini par trouver M. de Charlus
intelligent malgré son vice (ou ce que l'on nomme généralement ainsi).
Maintenant, c'était, sans s'en rendre compte, à cause de ce vice qu'on
le trouvait plus intelligent que les autres. Les maximes les plus
simples que, adroitement provoqué par l'universitaire ou le sculpteur,
M. de Charlus énonçait sur l'amour, la jalousie, la beauté, à cause de
l'expérience singulière, secrète, raffinée et monstrueuse où il les
avait puisées, prenaient pour les fidèles ce charme du dépaysagement
qu'une psychologie, analogue à celle que nous a offerte de tout temps
notre littérature dramatique, revêt dans une pièce russe ou japonaise,
jouée par des artistes de là-bas. On risquait encore, quand il
n'entendait pas, une mauvaise plaisanterie: «Oh! chuchotait le
sculpteur, en voyant un jeune employé aux longs cils de bayadère et que
M. de Charlus n'avait pu s'empêcher de dévisager, si le baron se met à
faire de l'oeil au contrôleur, nous ne sommes pas prêts d'arriver, le
train va aller à reculons. Regardez-moi la manière dont il le regarde,
ce n'est plus un petit chemin de fer où nous sommes, c'est un
funiculeur.» Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas, on était
presque déçu de voyager seulement entre gens comme tout le monde et de
n'avoir pas auprès de soi ce personnage peinturluré, pansu et clos,
semblable à quelque boîte de provenance exotique et suspecte qui laisse
échapper la curieuse odeur de fruits auxquels l'idée de goûter seulement
vous soulèverait le coeur. A ce point de vue, les fidèles de sexe
masculin avaient des satisfactions plus vives, dans la courte partie
du trajet qu'on faisait entre Saint-Martin-du-Chêne, où montait M. de
Charlus, et Doncières, station où on était rejoint par Morel. Car tant
que le violoniste n'était pas là (et si les dames et Albertine, faisant
bande à part pour ne pas gêner la conversation, se tenaient éloignées),
M. de Charlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l'air de fuir certains
sujets et parler de «ce qu'on est convenu d'appeler les mauvaises
moeurs». Albertine ne pouvait le gêner, car elle était toujours avec
les dames, par grâce de jeune fille qui ne veut pas que sa présence
restreigne la liberté de la conversation. Or je supportais aisément de
ne pas l'avoir à côté de moi, à condition toutefois qu'elle restât dans
le même wagon. Car moi qui n'éprouvais plus de jalousie ni guère d'amour
pour elle, ne pensais pas à ce qu'elle faisait les jours où je ne la
voyais pas, en revanche, quand j'étais là, une simple cloison, qui eût
pu à la rigueur dissimuler une trahison, m'était insupportable, et si
elle allait avec les dames dans le compartiment voisin, au bout d'un
instant, ne pouvant plus tenir en place, au risque de froisser celui qui
parlait, Brichot, Cottard ou Charlus, et à qui je ne pouvais expliquer
la raison de ma fuite, je me levais, les plantais là et, pour voir s'il
ne s'y faisait rien d'anormal, passais à côté. Et jusqu'à Doncières, M.
de Charlus, ne craignant pas de choquer, parlait parfois fort crûment
de moeurs qu'il déclarait ne trouver pour son compte ni bonnes ni
mauvaises. Il le faisait par habileté, pour montrer sa largeur d'esprit,
persuadé qu'il était que les siennes n'éveillaient guère de soupçon
dans l'esprit des fidèles. Il pensait bien qu'il y avait dans l'univers
quelques personnes qui étaient, selon une expression qui lui devint plus
tard familière, «fixées sur son compte». Mais il se figurait que ces
personnes n'étaient pas plus de trois ou quatre et qu'il n'y en avait
aucune sur la côte normande. Cette illusion peut étonner de la part de
quelqu'un d'aussi fin, d'aussi inquiet. Même pour ceux qu'il croyait
plus ou moins renseignés, il se flattait que ce ne fût que dans le
vague, et avait la prétention, selon qu'il leur dirait telle ou telle
chose, de mettre telle personne en dehors des suppositions d'un
interlocuteur qui, par politesse, faisait semblant d'accepter ses dires.
Même se doutant de ce que je pouvais savoir ou supposer sur lui, il se
figurait que cette opinion, qu'il croyait beaucoup plus ancienne de ma
part qu'elle ne l'était en réalité, était toute générale, et qu'il
lui suffisait de nier tel ou tel détail pour être cru, alors qu'au
contraire, si la connaissance de l'ensemble précède toujours celle des
détails, elle facilite infiniment l'investigation de ceux-ci et, ayant
détruit le pouvoir d'invisibilité, ne permet plus au dissimulateur de
cacher ce qu'il lui plaît. Certes, quand M. de Charlus, invité à un
dîner par tel fidèle ou tel ami des fidèles, prenait les détours les
plus compliqués pour amener, au milieu des noms de dix personnes qu'il
citait, le nom de Morel, il ne se doutait guère qu'aux raisons toujours
différentes qu'il donnait du plaisir ou de la commodité qu'il pourrait
trouver ce soir-là à être invité avec lui, ses hôtes, en ayant l'air de
le croire parfaitement, en substituaient une seule, toujours la même,
et qu'il croyait ignorée d'eux, à savoir qu'il l'aimait. De même Mme
Verdurin, semblant toujours avoir l'air d'admettre entièrement les
motifs mi-artistiques, mi-humanitaires, que M. de Charlus lui donnait de
l'intérêt qu'il portait à Morel, ne cessait de remercier avec émotion
le baron des bontés touchantes, disait-elle, qu'il avait pour le
violoniste. Or quel étonnement aurait eu M. de Charlus si, un jour que
Morel et lui étaient en retard et n'étaient pas venus par le chemin de
fer, il avait entendu la Patronne dire: «Nous n'attendons plus que ces
demoiselles!» Le baron eût été d'autant plus stupéfait que, ne bougeant
guère de la Raspelière, il y faisait figure de chapelain, d'abbé du
répertoire, et quelquefois (quand Morel avait quarante-huit heures de
permission) y couchait deux nuits de suite. Mme Verdurin leur donnait
alors deux chambres communicantes et, pour les mettre à l'aise, disait:
«Si vous avez envie de faire de la musique, ne vous gênez pas, les murs
sont comme ceux d'une forteresse, vous n'avez personne à votre étage, et
mon mari a un sommeil de plomb.» Ces jours-là, M. de Charlus relayait
la princesse en allant chercher les nouveaux à la gare, excusait Mme
Verdurin de ne pas être venue à cause d'un état de santé qu'il décrivait
si bien que les invités entraient avec une figure de circonstance et
poussaient un cri d'étonnement en trouvant la Patronne alerte et debout,
en robe à demi décolletée.

Car M. de Charlus était momentanément devenu, pour Mme Verdurin, le
fidèle des fidèles, une seconde princesse Sherbatoff. De sa situation
mondaine elle était beaucoup moins sûre que de celle de la princesse, se
figurant que, si celle-ci ne voulait voir que le petit noyau, c'était
par mépris des autres et prédilection pour lui. Comme cette feinte était
justement le propre des Verdurin, lesquels traitaient d'ennuyeux tous
ceux qu'ils ne pouvaient fréquenter, il est incroyable que la Patronne
pût croire la princesse une âme d'acier, détestant le chic. Mais elle
n'en démordait pas et était persuadée que, pour la grande dame aussi,
c'était sincèrement et par goût d'intellectualité qu'elle ne fréquentait
pas les ennuyeux. Le nombre de ceux-ci diminuait, du reste, à l'égard
des Verdurin. La vie de bains de mer ôtait à une présentation les
conséquences pour l'avenir qu'on eût pu redouter à Paris. Des hommes
brillants, venus à Balbec sans leur femme, ce qui facilitait tout, à la
Raspelière faisaient des avances et d'ennuyeux devenaient exquis. Ce
fut le cas pour le prince de Guermantes, que l'absence de la princesse
n'aurait pourtant pas décidé à aller «en garçon» chez les Verdurin, si
l'aimant du dreyfusisme n'eût été si puissant qu'il lui fit monter d'un
seul trait les pentes qui mènent à la Raspelière, malheureusement un
jour où la Patronne était sortie. Mme Verdurin, du reste, n'était pas
certaine que lui et M. de Charlus fussent du même monde. Le baron
avait bien dit que le duc de Guermantes était son frère, mais c'était
peut-être le mensonge d'un aventurier. Si élégant se fût-il montré, si
aimable, si «fidèle» envers les Verdurin, la Patronne hésitait presque
à l'inviter avec le prince de Guermantes. Elle consulta Ski et Brichot:
«Le baron et le prince de Guermantes, est-ce que ça marche?--Mon Dieu,
Madame, pour l'un des deux je crois pouvoir le dire.--Mais l'un des
deux, qu'est-ce que ça peut me faire? avait repris Mme Verdurin irritée.
Je vous demande s'ils marchent ensemble?--Ah! Madame, voilà des choses
qui sont bien difficiles à savoir.» Mme Verdurin n'y mettait aucune
malice. Elle était certaine des moeurs du baron, mais quand elle
s'exprimait ainsi elle n'y pensait nullement, mais seulement à savoir
si on pouvait inviter ensemble le prince et M. de Charlus, si cela
corderait. Elle ne mettait aucune intention malveillante dans l'emploi
de ces expressions toutes faites et que les «petits clans» artistiques
favorisent. Pour se parer de M. de Guermantes, elle voulait l'emmener,
l'après-midi qui suivrait le déjeuner, à une fête de charité et où des
marins de la côte figureraient un appareillage. Mais n'ayant pas le
temps de s'occuper de tout, elle délégua ses fonctions au fidèle des
fidèles, au baron. «Vous comprenez, il ne faut pas qu'ils restent
immobiles comme des moules, il faut qu'ils aillent, qu'ils viennent,
qu'on voie le branle-bas, je ne sais pas le nom de tout ça. Mais vous,
qui allez souvent au port de Balbec-Plage, vous pourriez bien faire
faire une répétition sans vous fatiguer. Vous devez vous y entendre
mieux que moi, M. de Charlus, à faire marcher des petits marins. Mais,
après tout, nous nous donnons bien du mal pour M. de Guermantes. C'est
peut-être un imbécile du Jockey. Oh! mon Dieu, je dis du mal du Jockey,
et il me semble me rappeler que vous en êtes. Hé baron, vous ne me
répondez pas, est-ce que vous en êtes? Vous ne voulez pas sortir
avec nous? Tenez, voici un livre que j'ai reçu, je pense qu'il vous
intéressera. C'est de Roujon. Le titre est joli: «_Parmi les hommes_.»

Pour ma part, j'étais d'autant plus heureux que M. de Charlus fût assez
souvent substitué à la princesse Sherbatoff, que j'étais très mal avec
celle-ci, pour une raison à la fois insignifiante et profonde. Un jour
que j'étais dans le petit train, comblant de mes prévenances, comme
toujours, la princesse Sherbatoff, j'y vis monter Mme de Villeparisis.
Elle était en effet venue passer quelques semaines chez la princesse de
Luxembourg, mais, enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine, je
n'avais jamais répondu aux invitations multipliées de la marquise et de
son hôtesse royale. J'eus du remords en voyant l'amie de ma grand'mère
et, par pur devoir (sans quitter la princesse Sherbatoff) je causai
assez longtemps avec elle. J'ignorais, du reste, absolument que Mme de
Villeparisis savait très bien qui était ma voisine, mais ne voulait
pas la connaître. A la station suivante, Mme de Villeparisis quitta le
wagon, je me reprochai même de ne pas l'avoir aidée à descendre; j'allai
me rasseoir à côté de la princesse. Mais on eût dit--cataclysme fréquent
chez les personnes dont la situation est peu solide et qui craignent
qu'on n'ait entendu parler d'elles en mal, qu'on les méprise--qu'un
changement à vue s'était opéré. Plongée dans sa _Revue des Deux-Mondes_,
Mme Sherbatoff répondit à peine du bout des lèvres à mes questions et
finit par me dire que je lui donnais la migraine. Je ne comprenais rien
à mon crime. Quand je dis au revoir à la princesse, le sourire habituel
n'éclaira pas son visage, un salut sec abaissa son menton, elle ne me
tendit même pas la main et ne m'a jamais reparlé depuis. Mais elle dut
parler--je ne sais pas pour dire quoi--aux Verdurin, car dès que je
demandais à ceux-ci si je ne ferais pas bien de faire une politesse à la
princesse Sherbatoff, tous en choeur se précipitaient: «Non! Non! Non!
Surtout pas! Elle n'aime pas les amabilités!» On ne le faisait pas pour
me brouiller avec elle, mais elle avait réussi à faire croire qu'elle
était insensible aux prévenances, une âme inaccessible aux vanités de ce
monde. Il faut avoir vu l'homme politique qui passe pour le plus entier,
le plus intransigeant, le plus inapprochable depuis qu'il est au
pouvoir; il faut l'avoir vu au temps de sa disgrâce, mendier timidement,
avec un sourire brillant d'amoureux, le salut hautain d'un journaliste
quelconque; il faut avoir vu le redressement de Cottard (que ses
nouveaux malades prenaient pour une barre de fer), et savoir de quels
dépits amoureux, de quels échecs de snobisme étaient faits l'apparente
hauteur, l'anti-snobisme universellement admis de la princesse
Sherbatoff, pour comprendre que dans l'humanité la règle--qui comporte
des exceptions naturellement--est que les durs sont des faibles dont on
n'a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu'on veuille ou
non d'eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la
faiblesse.

Au reste je ne dois pas juger sévèrement la princesse Sherbatoff. Son
cas est si fréquent! Un jour, à l'enterrement d'un Guermantes, un homme
remarquable placé à côté de moi me montra un Monsieur élancé et pourvu
d'une jolie figure. «De tous les Guermantes, me dit mon voisin, celui-là
est le plus inouï, le plus singulier. C'est le frère du duc.» Je lui
répondis imprudemment qu'il se trompait, que ce Monsieur, sans parenté
aucune avec les Guermantes, s'appelait Fournier-Sarlovèze. L'homme
remarquable me tourna le dos et ne m'a plus jamais salué depuis.

Un grand musicien, membre de l'Institut, haut dignitaire officiel, et
qui connaissait Ski, passa par Harembouville, où il avait une nièce,
et vint à un mercredi des Verdurin. M. de Charlus fut particulièrement
aimable avec lui (à la demande de Morel) et surtout pour qu'au retour
à Paris, l'académicien lui permît d'assister à différentes séances
privées, répétitions, etc., où jouait le violoniste. L'académicien
flatté, et d'ailleurs homme charmant, promit et tint sa promesse.
Le baron fut très touché de toutes les amabilités que ce personnage
(d'ailleurs, en ce qui le concernait, aimant uniquement et profondément
les femmes) eut pour lui, de toutes les facilités qu'il lui procura pour
voir Morel dans les lieux officiels où les profanes n'entrent pas, de
toutes les occasions données par le célèbre artiste au jeune virtuose
de se produire, de se faire connaître, en le désignant, de préférence
à d'autres, à talent égal, pour des auditions qui devaient avoir un
retentissement particulier. Mais M. de Charlus ne se doutait pas qu'il
en devait au maître d'autant plus de reconnaissance que celui-ci,
doublement méritant, ou, si l'on aime mieux, deux fois coupable,
n'ignorait rien des relations du violoniste et de son noble protecteur.
Il les favorisa, certes sans sympathie pour elles, ne pouvant comprendre
d'autre amour que celui de la femme, qui avait inspiré toute sa
musique, mais par indifférence morale, complaisance et serviabilité
professionnelles, amabilité mondaine, snobisme. Quant à des doutes sur
le caractère de ces relations, il en avait si peu que, dès le premier
dîner à la Raspelière, il avait demandé à Ski, en parlant de M. de
Charlus et de Morel comme il eût fait d'un homme et de sa maîtresse:
«Est-ce qu'il y a longtemps qu'ils sont ensemble?» Mais trop homme du
monde pour en laisser rien voir aux intéressés, prêt, si parmi les
camarades de Morel il s'était produit quelques commérages, à les
réprimer et à rassurer Morel en lui disant paternellement: «On dit
cela de tout le monde aujourd'hui», il ne cessa de combler le baron de
gentillesses que celui-ci trouva charmantes, mais naturelles, incapable
de supposer chez l'illustre maître tant de vice ou tant de vertu. Car
les mots qu'on disait en l'absence de M. de Charlus, les «à peu près»
sur Morel, personne n'avait l'âme assez basse pour les lui répéter. Et
pourtant cette simple situation suffit à montrer que même cette chose
universellement décriée, qui ne trouverait nulle part un défenseur: «le
potin», lui aussi, soit qu'il ait pour objet nous-même et nous devienne
ainsi particulièrement désagréable, soit qu'il nous apprenne sur un
tiers quelque chose que nous ignorions, a sa valeur psychologique. Il
empêche l'esprit de s'endormir sur la vue factice qu'il a de ce qu'il
croit les choses et qui n'est que leur apparence. Il retourne celle-ci
avec la dextérité magique d'un philosophe idéaliste et nous présente
rapidement un coin insoupçonné du revers de l'étoffe. M. de Charlus
eût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre parente: «Comment
veux-tu que Mémé soit amoureux de moi? tu oublies donc que je suis une
femme!» Et pourtant elle avait un attachement véritable, profond, pour
M. de Charlus. Comment alors s'étonner que, pour les Verdurin, sur
l'affection et la bonté desquels il n'avait aucun droit de compter, les
propos qu'ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on le
verra, des propos) fussent si différents de ce qu'il les imaginait être,
c'est-à-dire du simple reflet de ceux qu'il entendait quand il était là?
Ceux-là seuls ornaient d'inscriptions affectueuses le petit pavillon
idéal où M. de Charlus venait parfois rêver seul, quand il introduisait
un instant son imagination dans l'idée que les Verdurin avaient de
lui. L'atmosphère y était si sympathique, si cordiale, le repos si
réconfortant, que, quand M. de Charlus, avant de s'endormir, était venu
s'y délasser un instant de ses soucis, il n'en sortait jamais sans un
sourire. Mais, pour chacun de nous, ce genre de pavillon est double: en
face de celui que nous croyons être l'unique, il y a l'autre, qui nous
est habituellement invisible, le vrai, symétrique avec celui que nous
connaissons, mais bien différent et dont l'ornementation, où nous
ne reconnaîtrions rien de ce que nous nous attendions à voir, nous
épouvanterait comme faite avec les symboles odieux d'une hostilité
insoupçonnée. Quelle stupeur pour M. de Charlus, s'il avait pénétré dans
un de ces pavillons adverses, grâce à quelque potin, comme par un de ces
escaliers de service où des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte
des appartements par des fournisseurs mécontents ou des domestiques
renvoyés! Mais, tout autant que nous sommes privés de ce sens de
l'orientation dont sont doués certains oiseaux, nous manquons du sens
de la visibilité, comme nous manquons de celui des distances, nous
imaginant toute proche l'attention intéressée des gens qui, au
contraire, ne pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas que nous
sommes, pendant ce temps-là, pour d'autres leur seul souci. Ainsi M.
de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que l'eau où il nage
s'étend au delà du verre de son aquarium qui lui en présente le reflet,
tandis qu'il ne voit pas à côté de lui, dans l'ombre, le promeneur amusé
qui suit ses ébats ou le pisciculteur tout-puissant qui, au moment
imprévu et fatal, différé en ce moment à l'égard du baron (pour qui
le pisciculteur, à Paris, sera Mme Verdurin), le tirera sans pitié du
milieu où il aimait vivre pour le rejeter dans un autre. Au surplus, les
peuples, en tant qu'ils ne sont que des collections d'individus, peuvent
offrir des exemples plus vastes, mais identiques en chacune de leurs
parties, de cette cécité profonde, obstinée et déconcertante. Jusqu'ici,
si elle était cause que M. de Charlus tenait, dans le petit clan, des
propos d'une habileté inutile ou d'une audace qui faisait sourire en
cachette, elle n'avait pas encore eu pour lui ni ne devait avoir, à
Balbec, de graves inconvénients. Un peu d'albumine, de sucre, d'arythmie
cardiaque, n'empêche pas la vie de continuer normale pour celui qui ne
s'en aperçoit même pas, alors que seul le médecin y voit la prophétie de
catastrophes. Actuellement le goût--platonique ou non--de M. de Charlus
pour Morel poussait seulement le baron à dire volontiers, en l'absence
de Morel, qu'il le trouvait très beau, pensant que cela serait entendu
en toute innocence, et agissant en cela comme un homme fin qui, appelé
à déposer devant un tribunal, ne craindra pas d'entrer dans des détails
qui semblent en apparence désavantageux pour lui, mais qui, à cause
de cela même, ont plus de naturel et moins de vulgarité que les
protestations conventionnelles d'un accusé de théâtre. Avec la même
liberté, toujours entre Doncières-Ouest et Saint-Martin-du-Chêne--ou le
contraire au retour--M. de Charlus parlait volontiers de gens qui ont,
paraît-il, des moeurs très étranges, et ajoutait même: «Après tout, je
dis étranges, je ne sais pas pourquoi, car cela n'a rien de si étrange»,
pour se montrer à soi-même combien il était à l'aise avec son public. Et
il l'était en effet, à condition que ce fût lui qui eût l'initiative des
opérations et qu'il sût la galerie muette et souriante, désarmée par la
crédulité ou la bonne éducation.

Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour la beauté
de Morel, comme si elle n'eût eu aucun rapport avec un goût--appelé
vice--il traitait de ce vice, mais comme s'il n'avait été nullement le
sien. Parfois même il n'hésitait pas à l'appeler par son nom. Comme,
après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce
qu'il préférait dans la _Comédie Humaine_, il me répondit, dirigeant
sa pensée vers une idée fixe: «Tout l'un ou tout l'autre, les petites
miniatures comme le _Curé de Tours_ et la _Femme abandonnée_, ou les
grandes fresques comme la série des _Illusions perdues_. Comment! vous
ne connaissez pas les _Illusions perdues_? C'est si beau, le moment où
Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche:
c'est Rastignac, la demeure du jeune homme qu'il a aimé autrefois. Et
l'abbé alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était
bien spirituel, la _Tristesse d'Olympio_ de la pédérastie. Et la mort
de Lucien! je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette
réponse, à qui lui demandait quel événement l'avait le plus affligé
dans sa vie: «La mort de Lucien de Rubempré dans _Splendeurs et
Misères_.»--Je sais que Balzac se porte beaucoup cette année, comme l'an
passé le pessimisme, interrompit Brichot. Mais, au risque de contrister
les âmes en mal de déférence balzacienne, sans prétendre, Dieu me damne,
au rôle de gendarme de lettres et dresser procès-verbal pour fautes de
grammaire, j'avoue que le copieux improvisateur, dont vous me semblez
surfaire singulièrement les élucubrations effarantes, m'a toujours paru
un scribe insuffisamment méticuleux. J'ai lu ces _Illusions Perdues_
dont vous nous parlez, baron, en me torturant pour atteindre à une
ferveur d'initié, et je confesse en toute simplicité d'âme que ces
romans-feuilletons, rédigés en pathos, en galimatias double et triple
(_Esther heureuse_, _Où mènent les mauvais chemins_, _A combien l'amour
revient aux vieillards_), m'ont toujours fait l'effet des mystères de
Rocambole, promus par inexplicable faveur à la situation précaire de
chef-d'oeuvre.--Vous dites cela parce que vous ne connaissez pas la
vie, dit le baron doublement agacé, car il sentait que Brichot ne
comprendrait ni ses raisons d'artiste, ni les autres.--J'entends bien,
répondit Brichot, que, pour parler comme Maître François Rabelais, vous
voulez dire que je suis moult sorbonagre, sorbonicole et sorboniforme.
Pourtant, tout autant que les camarades, j'aime qu'un livre donne
l'impression de la sincérité et de la vie, je ne suis pas de ces
clercs...--Le quart d'heure de Rabelais, interrompit le docteur Cottard
avec un air non plus de doute, mais de spirituelle assurance.--... qui
font voeu de littérature en suivant la règle de l'Abbaye-aux-Bois dans
l'obédience de M. le vicomte de Chateaubriand, grand maître du
chiqué, selon la règle stricte des humanistes. M. le vicomte de
Chateaubriand...--Chateaubriand aux pommes? interrompit le docteur
Cottard.--C'est lui le patron de la confrérie, continua Brichot sans
relever la plaisanterie du docteur, lequel, en revanche, alarmé par
la phrase de l'universitaire, regarda M. de Charlus avec inquiétude.
Brichot avait semblé manquer de tact à Cottard, duquel le calembour
avait amené un fin sourire sur les lèvres de la princesse
Sherbatoff.--Avec le professeur, l'ironie mordante du parfait sceptique
ne perd jamais ses droits, dit-elle par amabilité et pour montrer que
le «mot» du médecin n'avait pas passé inaperçu pour elle.--Le sage est
forcément sceptique, répondit le docteur. Que sais-je? [Greek: gnôthi
seauton], disait Socrate. C'est très juste, l'excès en tout est un
défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer
le nom de Socrate jusqu'à nos jours. Qu'est-ce qu'il y a dans cette
philosophie? peu de chose en somme. Quand on pense que Charcot et
d'autres ont fait des travaux mille fois plus remarquables et qui
s'appuient, au moins, sur quelque chose, sur la suppression du réflexe
pupillaire comme syndrome de la paralysie générale, et qu'ils sont
presque oubliés! En somme, Socrate, ce n'est pas extraordinaire. Ce sont
des gens qui n'avaient rien à faire, qui passaient toute leur journée à
se promener, à discutailler. C'est comme Jésus-Christ: Aimez-vous
les uns les autres, c'est très joli.--Mon ami..., pria Mme
Cottard.--Naturellement, ma femme proteste, ce sont toutes des
névrosées.--Mais, mon petit docteur, je ne suis pas névrosée, murmura
Mme Cottard.--Comment, elle n'est pas névrosée? quand son fils est
malade, elle présente des phénomènes d'insomnie. Mais enfin, je
reconnais que Socrate, et le reste, c'est nécessaire pour une culture
supérieure, pour avoir des talents d'exposition. Je cite toujours le
[Greek: gnôthi seauton] à mes élèves pour le premier cours. Le père
Bouchard, qui l'a su, m'en a félicité.--Je ne suis pas des tenants de la
forme pour la forme, pas plus que je ne thésauriserais en poésie la
rime millionnaire, reprit Brichot. Mais, tout de même, la _Comédie
Humaine_--bien peu humaine--est par trop le contraire de ces oeuvres où
l'art excède le fond, comme dit cette bonne rosse d'Ovide. Et il est
permis de préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure de Meudon ou
à l'Ermitage de Ferney, à égale distance de la Vallée-aux-Loups où René
remplissait superbement les devoirs d'un pontificat sans mansuétude, et
les Jardies où Honoré de Balzac, harcelé par les recors, ne
s'arrêtait pas de cacographier pour une Polonaise, en apôtre zélé du
charabia.--Chateaubriand est beaucoup plus vivant que vous ne dites,
et Balzac est tout de même un grand écrivain, répondit M. de Charlus,
encore trop imprégné du goût de Swann pour ne pas être irrité par
Brichot, et Balzac a connu jusqu'à ces passions que tout le monde
ignore, ou n'étudie que pour les flétrir. Sans reparler des immortelles
_Illusions Perdues_, _Sarrazine_, _la Fille aux yeux d'or_, _Une passion
dans le désert_, même l'assez énigmatique _Fausse Maîtresse_, viennent
à l'appui de mon dire. Quand je parlais de ce côté «hors de nature» de
Balzac à Swann, il me disait: «Vous êtes du même avis que Taine.» Je
n'avais pas l'honneur de connaître M. Taine, ajouta M. de Charlus (avec
cette irritante habitude du «Monsieur» inutile qu'ont les gens du monde,
comme s'ils croyaient, en taxant de Monsieur un grand écrivain, lui
décerner un honneur, peut-être garder les distances, et bien faire
savoir qu'ils ne le connaissent pas), je ne connaissais pas M. Taine,
mais je me tenais pour fort honoré d'être du même avis que lui.»
D'ailleurs, malgré ces habitudes mondaines ridicules, M. de Charlus
était très intelligent, et il est probable que si quelque mariage ancien
avait noué une parenté entre sa famille et celle de Balzac, il eût
ressenti (non moins que Balzac d'ailleurs) une satisfaction dont il
n'eût pu cependant s'empêcher de se targuer comme d'une marque de
condescendance admirable.

Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, des jeunes gens
montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait pas s'empêcher de les
regarder, mais, comme il abrégeait et dissimulait l'attention qu'il leur
prêtait, elle prenait l'air de cacher un secret, plus particulier même
que le véritable; on aurait dit qu'il les connaissait, le laissait
malgré lui paraître après avoir accepté son sacrifice, avant de se
retourner vers nous, comme font ces enfants à qui, à la suite d'une
brouille entre parents, on a défendu de dire bonjour à des camarades,
mais qui, lorsqu'ils les rencontrent, ne peuvent se priver de lever la
tête avant de retomber sous la férule de leur précepteur.

Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avait fait
suivre l'allusion à la _Tristesse d'Olympio_ dans _Splendeurs et
Misères_, Ski, Brichot et Cottard s'étaient regardés avec un sourire
peut-être moins ironique qu'empreint de la satisfaction qu'auraient des
dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou
l'Impératrice de son règne. On comptait bien le pousser un peu sur ce
sujet, mais c'était déjà Doncières, où Morel nous rejoignait. Devant
lui, M. de Charlus surveillait soigneusement sa conversation, et quand
Ski voulut le ramener à l'amour de Carlos Herrera pour Lucien de
Rubempré, le baron prit l'air contrarié, mystérieux, et finalement
(voyant qu'on ne l'écoutait pas) sévère et justicier d'un père qui
entendrait dire des indécences devant sa fille. Ski ayant mis quelque
entêtement à poursuivre, M. de Charlus, les yeux hors de la tête,
élevant la voix, dit d'un ton significatif, en montrant Albertine qui
pourtant ne pouvait nous entendre, occupée à causer avec Mme Cottard et
la princesse Sherbatoff, et sur le ton à double sens de quelqu'un qui
veut donner une leçon à des gens mal élevés: «Je crois qu'il serait
temps de parler de choses qui puissent intéresser cette jeune fille.»
Mais je compris bien que, pour lui, la jeune fille était non pas
Albertine, mais Morel; il témoigna, du reste, plus tard de l'exactitude
de mon interprétation par les expressions dont il se servit quand il
demanda qu'on n'eût plus de ces conversations devant Morel. «Vous savez,
me dit-il, en parlant du violoniste, qu'il n'est pas du tout ce que vous
pourriez croire, c'est un petit très honnête, qui est toujours resté
sage, très sérieux.» Et on sentait à ces mots que M. de Charlus
considérait l'inversion sexuelle comme un danger aussi menaçant pour les
jeunes gens que la prostitution pour les femmes, et que, s'il se servait
pour Morel de l'épithète de «sérieux», c'était dans le sens qu'elle
prend appliquée à une petite ouvrière. Alors Brichot, pour changer
la conversation, me demanda si je comptais rester encore longtemps
à Incarville. J'avais eu beau lui faire observer plusieurs fois que
j'habitais non pas Incarville mais Balbec, il retombait toujours dans sa
faute, car c'est sous le nom d'Incarville ou de Balbec-Incarville qu'il
désignait cette partie du littoral. Il y a ainsi des gens qui parlent
des mêmes choses que nous en les appelant d'un nom un peu différent. Une
certaine dame du faubourg Saint-Germain me demandait toujours, quand
elle voulait parler de la duchesse de Guermantes, s'il y avait longtemps
que je n'avais vu Zénaïde, ou Oriane-Zénaïde, ce qui fait qu'au premier
moment je ne comprenais pas. Probablement il y avait eu un temps où, une
parente de Mme de Guermantes s'appelant Oriane, on l'appelait, elle,
pour éviter les confusions, Oriane-Zénaïde. Peut-être aussi y avait-il
eu d'abord une gare seulement à Incarville, et allait-on de là en
voiture à Balbec. «De quoi parliez-vous donc? dit Albertine étonnée du
ton solennel de père de famille que venait d'usurper M. de Charlus.--De
Balzac, se hâta de répondre le baron, et vous avez justement ce soir la
toilette de la princesse de Cadignan, pas la première, celle du dîner,
mais la seconde.» Cette rencontre tenait à ce que, pour choisir des
toilettes à Albertine, je m'inspirais du goût qu'elle s'était formé
grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu'on eût pu
appeler britannique s'il ne s'y était allié plus de douceur, de mollesse
française. Le plus souvent, les robes qu'il préférait offraient aux
regards une harmonieuse combinaison de couleurs grises, comme celle de
Diane de Cadignan. Il n'y avait guère que M. de Charlus pour savoir
apprécier à leur véritable valeur les toilettes d'Albertine; tout de
suite ses yeux découvraient ce qui en faisait la rareté, le prix; il
n'aurait jamais dit le nom d'une étoffe pour une autre et reconnaissait
le faiseur. Seulement il aimait mieux--pour les femmes--un peu plus
d'éclat et de couleur que n'en tolérait Elstir. Aussi, ce soir-là, me
lança-t-elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbant son
petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe de crêpe de
chine gris, sa jaquette de cheviote grise laissait croire qu'Albertine
était tout en gris. Mais me faisant signe de l'aider, parce que ses
manches bouffantes avaient besoin d'être aplaties ou relevées pour
entrer ou retirer sa jaquette, elle ôta celle-ci, et comme ces
manches étaient d'un écossais très doux, rose, bleu pâle, verdâtre,
gorge-de-pigeon, ce fut comme si dans un ciel gris s'était formé un
arc-en-ciel. Et elle se demandait si cela allait plaire à M. de Charlus.
«Ah! s'écria celui-ci ravi, voilà un rayon, un prisme de couleur.
Je vous fais tous mes compliments.--Mais Monsieur seul en a mérité,
répondit gentiment Albertine en me désignant, car elle aimait montrer
ce qui lui venait de moi.--Il n'y a que les femmes qui ne savent pas
s'habiller qui craignent la couleur, reprit M. de Charlus. On peut être
éclatante sans vulgarité et douce sans fadeur. D'ailleurs vous n'avez
pas les mêmes raisons que Mme de Cadignan de vouloir paraître détachée
de la vie, car c'était l'idée qu'elle voulait inculquer à d'Arthez par
cette toilette grise.» Albertine, qu'intéressait ce muet langage des
robes, questionna M. de Charlus sur la princesse de Cadignan. «Oh! c'est
une nouvelle exquise, dit le baron d'un ton rêveur. Je connais le petit
jardin où Diane de Cadignan se promena avec M. d'Espard. C'est celui
d'une de mes cousines.--Toutes ces questions du jardin de sa cousine,
murmura Brichot à Cottard, peuvent, de même que sa généalogie, avoir du
prix pour cet excellent baron. Mais quel intérêt cela a-t-il pour nous
qui n'avons pas le privilège de nous y promener, ne connaissons pas
cette dame et ne possédons pas de titres de noblesse?» Car Brichot ne
soupçonnait pas qu'on pût s'intéresser à une robe et à un jardin comme
à une oeuvre d'art, et que c'est comme dans Balzac que M. de Charlus
revoyait les petites allées de Mme de Cadignan. Le baron poursuivit:
«Mais vous la connaissez, me dit-il, en parlant de cette cousine et pour
me flatter en s'adressant à moi comme à quelqu'un qui, exilé dans le
petit clan, pour M. de Charlus sinon était de son monde, du moins
allait dans son monde. En tout cas vous avez dû la voir chez Mme de
Villeparisis.--La marquise de Villeparisis à qui appartient le château
de Baucreux? demanda Brichot d'un air captivé.--Oui, vous la connaissez?
demanda sèchement M. de Charlus.--Nullement, répondit Brichot, mais
notre collègue Norpois passe tous les ans une partie de ses vacances à
Baucreux. J'ai eu l'occasion de lui écrire là.» Je dis à Morel, pensant
l'intéresser, que M. de Norpois était ami de mon père. Mais pas un
mouvement de son visage ne témoigna qu'il eût entendu, tant il tenait
mes parents pour gens de peu et n'approchant pas de bien loin de ce
qu'avait été mon grand-oncle chez qui son père avait été valet de
chambre et qui, du reste, contrairement au reste de la famille, aimant
assez «faire des embarras», avait laissé un souvenir ébloui à ses
domestiques. «Il paraît que Mme de Villeparisis est une femme
supérieure; mais je n'ai jamais été admis à en juger par moi-même, non
plus, du reste, que mes collègues. Car Norpois, qui est d'ailleurs plein
de courtoisie et d'affabilité à l'Institut, n'a présenté aucun de nous à
la marquise. Je ne sais de reçu par elle que notre ami Thureau-Dangin,
qui avait avec elle d'anciennes relations de famille, et aussi Gaston
Boissier, qu'elle a désiré connaître à la suite d'une étude qui
l'intéressait tout particulièrement. Il y a dîné une fois et est revenu
sous le charme. Encore Mme Boissier n'a-t-elle pas été invitée.» A ces
noms, Morel sourit d'attendrissement: «Ah! Thureau-Dangin, me dit-il
d'un air aussi intéressé que celui qu'il avait montré en entendant
parler du marquis de Norpois et de mon père était resté indifférent.
Thureau-Dangin, c'était une paire d'amis avec votre oncle. Quand une
dame voulait une place de centre pour une réception à l'Académie, votre
oncle disait: «J'écrirai à Thureau-Dangin.» Et naturellement la place
était aussitôt envoyée, car vous comprenez bien que M. Thureau-Dangin ne
se serait pas risqué de rien refuser à votre oncle, qui l'aurait repincé
au tournant. Cela m'amuse aussi d'entendre le nom de Boissier, car
c'était là que votre grand-oncle faisait faire toutes ses emplettes
pour les dames au moment du jour de l'an. Je le sais, car je connais la
personne qui était chargée de la commission.» Il faisait plus que la
connaître, c'était son père. Certaines de ces allusions affectueuses de
Morel à la mémoire de mon oncle touchaient à ce que nous ne comptions
pas rester toujours dans l'Hôtel de Guermantes, où nous n'étions
venus loger qu'à cause de ma grand'mère. On parlait quelquefois d'un
déménagement possible. Or, pour comprendre les conseils que me donnait
à cet égard Charles Morel, il faut savoir qu'autrefois mon grand-oncle
demeurait 40 _bis_ boulevard Malesherbes. Il en était résulté que, dans
la famille, comme nous allions beaucoup chez mon oncle Adolphe jusqu'au
jour fatal où je brouillai mes parents avec lui en racontant l'histoire
de la dame en rose, au lieu de dire «chez votre oncle», on disait «au
40 _bis_». Des cousines de maman lui disaient le plus naturellement du
monde: «Ah! dimanche on ne peut pas vous avoir, vous dînez au 40 _bis_.»
Si j'allais voir une parente, on me recommandait d'aller d'abord «au 40
_bis_», afin que mon oncle ne pût être froissé qu'on n'eût commencé par
lui. Il était propriétaire de la maison et se montrait, à vrai dire,
très difficile sur le choix des locataires, qui étaient tous des amis,
ou le devenaient. Le colonel baron de Vatry venait tous les jours fumer
un cigare avec lui pour obtenir plus facilement des réparations.
La porte cochère était toujours fermée. Si à une fenêtre mon oncle
apercevait un linge, un tapis, il entrait en fureur et les faisait
retirer plus rapidement qu'aujourd'hui les agents de police. Mais enfin
il n'en louait pas moins une partie de la maison, n'ayant pour lui que
deux étages et les écuries. Malgré cela, sachant lui faire plaisir en
vantant le bon entretien de la maison, on célébrait le confort du «petit
hôtel» comme si mon oncle en avait été le seul occupant, et il laissait
dire, sans opposer le démenti formel qu'il aurait dû. Le «petit hôtel»
était assurément confortable (mon oncle y introduisant toutes les
inventions de l'époque). Mais il n'avait rien d'extraordinaire. Seul mon
oncle, tout en disant, avec une modestie fausse, mon petit taudis, était
persuadé, ou en tout cas avait inculqué à son valet de chambre, à la
femme de celui-ci, au cocher, à la cuisinière l'idée que rien n'existait
à Paris qui, pour le confort, le luxe et l'agrément, fût comparable
au petit hôtel. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était
resté. Aussi, même les jours où il ne causait pas avec moi, si dans
le train je parlais à quelqu'un de la possibilité d'un déménagement,
aussitôt il me souriait et, clignant de l'oeil d'un air entendu, me
disait: «Ah! ce qu'il vous faudrait, c'est quelque chose dans le genre
du 40 _bis_! C'est là que vous seriez bien! On peut dire que votre oncle
s'y entendait. Je suis bien sûr que dans tout Paris il n'existe rien qui
vaille le 40 _bis_.»

A l'air mélancolique qu'avait pris, en parlant de la princesse de
Cadignan, M. de Charlus, j'avais bien senti que cette nouvelle ne le
faisait pas penser qu'au petit jardin d'une cousine assez indifférente.
Il tomba dans une songerie profonde, et comme se parlant à soi-même:
«_Les Secrets de la princesse de Cadignan_! s'écria-t-il, quel
chef-d'oeuvre! comme c'est profond, comme c'est douloureux, cette
mauvaise réputation de Diane qui craint tant que l'homme qu'elle aime ne
l'apprenne! Quelle vérité éternelle, et plus générale que cela n'en a
l'air! comme cela va loin!» M. de Charlus prononça ces mots avec une
tristesse qu'on sentait pourtant qu'il ne trouvait pas sans charme.
Certes M. de Charlus, ne sachant pas au juste dans quelle mesure ses
moeurs étaient ou non connues, tremblait, depuis quelque temps, qu'une
fois qu'il serait revenu à Paris et qu'on le verrait avec Morel, la
famille de celui-ci n'intervînt et qu'ainsi son bonheur fût compromis.
Cette éventualité ne lui était probablement apparue jusqu'ici que comme
quelque chose de profondément désagréable et pénible. Mais le baron
était fort artiste. Et maintenant que depuis un instant il confondait
sa situation avec celle décrite par Balzac, il se réfugiait en quelque
sorte dans la nouvelle, et à l'infortune qui le menaçait peut-être, et
ne laissait pas en tout cas de l'effrayer, il avait cette consolation
de trouver, dans sa propre anxiété, ce que Swann et aussi Saint-Loup
eussent appelé quelque chose de «très balzacien». Cette identification
à la princesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlus
grâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont il
avait déjà donné divers exemples. Elle suffisait, d'ailleurs, pour que
le seul remplacement de la femme, comme objet aimé, par un jeune
homme, déclanchât aussitôt autour de celui-ci tout le processus
de complications sociales qui se développent autour d'une liaison
ordinaire. Quand, pour une raison quelconque, on introduit une fois pour
toutes un changement dans le calendrier, ou dans les horaires, si on
fait commencer l'année quelques semaines plus tard, ou si l'on fait
sonner minuit un quart d'heure plus tôt, comme les journées auront
tout de même vingt-quatre heures et les mois trente jours, tout ce qui
découle de la mesure du temps restera identique. Tout peut avoir été
changé sans amener aucun trouble, puisque les rapports entre les
chiffres sont toujours pareils. Ainsi des vies qui adoptent «l'heure
de l'Europe Centrale» ou les calendriers orientaux. Il semble même que
l'amour-propre qu'on a à entretenir une actrice jouât un rôle dans cette
liaison-ci. Quand, dès le premier jour, M. de Charlus s'était enquis
de ce qu'était Morel, certes il avait appris qu'il était d'une humble
extraction, mais une demi-mondaine que nous aimons ne perd pas pour nous
de son prestige parce qu'elle est la fille de pauvres gens. En revanche,
les musiciens connus à qui il avait fait écrire--même pas par intérêt,
comme les amis qui, en présentant Swann à Odette, la lui avaient
dépeinte comme plus difficile et plus recherchée qu'elle n'était--par
simple banalité d'hommes en vue surfaisant un débutant, avaient répondu
au baron: «Ah! grand talent, grosse situation, étant donné naturellement
qu'il est un jeune, très apprécié des connaisseurs, fera son chemin.»
Et par la manie des gens qui ignorent l'inversion à parler de la beauté
masculine: «Et puis, il est joli à voir jouer; il fait mieux que
personne dans un concert; il a de jolis cheveux, des poses distinguées;
la tête est ravissante, et il a l'air d'un violoniste de portrait.»
Aussi M. de Charlus, surexcité d'ailleurs par Morel, qui ne lui laissait
pas ignorer de combien de propositions il était l'objet, était-il flatté
de le ramener avec lui, de lui construire un pigeonnier où il revînt
souvent. Car le reste du temps il le voulait libre, ce qui était rendu
nécessaire par sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d'argent
qu'il dût lui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée
très Guermantes qu'il faut qu'un homme fasse quelque chose, qu'on ne
vaut que par son talent, et que la noblesse ou l'argent sont simplement
le zéro qui multiplie une valeur, soit qu'il eût peur qu'oisif et
toujours auprès de lui le violoniste s'ennuyât. Enfin il ne voulait pas
se priver du plaisir qu'il avait, lors de certains grands concerts, à se
dire: «Celui qu'on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit.» Les
gens élégants, quand ils sont amoureux, et de quelque façon qu'ils
le soient, mettent leur vanité à ce qui peut détruire les avantages
antérieurs où leur vanité eût trouvé satisfaction.

Morel me sentant sans méchanceté pour lui, sincèrement attaché à M. de
Charlus, et d'autre part d'une indifférence physique absolue à l'égard
de tous les deux, finit par manifester à mon endroit les mêmes
sentiments de chaleureuse sympathie qu'une cocotte qui sait qu'on ne la
désire pas et que son amant a en vous un ami sincère qui ne cherchera
pas à le brouiller avec elle. Non seulement il me parlait exactement
comme autrefois Rachel, la maîtresse de Saint-Loup, mais encore, d'après
ce que me répétait M. de Charlus, lui disait de moi, en mon absence, les
mêmes choses que Rachel disait de moi à Robert. Enfin M. de Charlus me
disait: «Il vous aime beaucoup», comme Robert: «Elle t'aime beaucoup.»
Et comme le neveu de la part de sa maîtresse, c'est de la part de Morel
que l'oncle me demandait souvent de venir dîner avec eux. Il n'y avait,
d'ailleurs, pas moins d'orages entre eux qu'entre Robert et Rachel.
Certes, quand Charlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait
pas d'éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que le
violoniste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visible que
souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l'air irrité au
lieu de paraître toujours heureux et soumis, comme eût souhaité le
baron. Cette irritation alla même plus tard, par suite de la faiblesse
qui poussait M. de Charlus à pardonner ses inconvenances d'attitude à
Morel, jusqu'au point que le violoniste ne cherchait pas à la cacher,
ou même l'affectait. J'ai vu M. de Charlus, entrant dans un wagon
où Charlie était avec des militaires de ses amis, accueilli par des
haussements d'épaules du musicien, accompagnés d'un clignement d'yeux à
ses camarades. Ou bien il faisait semblant de dormir, comme quelqu'un
que cette arrivée excède d'ennui. Ou il se mettait à tousser, les autres
riaient, affectaient, pour se moquer, le parler mièvre des hommes
pareils à M. de Charlus; attiraient dans un coin Charlie qui finissait
par revenir, comme forcé, auprès de M. de Charlus, dont le coeur était
percé par tous ces traits. Il est inconcevable qu'il les ait supportés;
et ces formes, chaque fois différentes, de souffrance posaient à nouveau
pour M. de Charlus le problème du bonheur, le forçaient non seulement
à demander davantage, mais à désirer autre chose, la précédente
combinaison se trouvant viciée par un affreux souvenir. Et pourtant, si
pénibles que furent ensuite ces scènes, il faut reconnaître que, les
premiers temps, le génie de l'homme du peuple de France dessinait pour
Morel, lui faisait revêtir des formes charmantes de simplicité, de
franchise apparente, même d'une indépendante fierté qui semblait
inspirée par le désintéressement. Cela était faux, mais l'avantage de
l'attitude était d'autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui
qui aime est toujours forcé de revenir à la charge, d'enchérir, il est
au contraire aisé pour celui qui n'aime pas de suivre une ligne droite,
inflexible et gracieuse. Elle existait de par le privilège de la race
dans le visage si ouvert de ce Morel au coeur si fermé, ce visage paré
de la grâce néo-hellénique qui fleurit aux basiliques champenoises.
Malgré sa fierté factice, souvent, apercevant M. de Charlus au moment où
il ne s'y attendait pas, il était gêné pour le petit clan, rougissait,
baissait les yeux, au ravissement du baron qui voyait là tout un roman.
C'était simplement un signe d'irritation et de honte. La première
s'exprimait parfois; car, si calme et énergiquement décente que fût
habituellement l'attitude de Morel, elle n'allait pas sans se démentir
souvent. Parfois même, à quelque mot que lui disait le baron éclatait,
de la part de Morel, sur un ton dur, une réplique insolente dont tout le
monde était choqué. M. de Charlus baissait la tête d'un air triste, ne
répondait rien, et, avec la faculté de croire que rien n'a été remarqué
de la froideur, de la dureté de leurs enfants qu'ont les pères
idolâtres, n'en continuait pas moins à chanter les louanges du
violoniste. M. de Charlus n'était d'ailleurs pas toujours aussi soumis,
mais ses rébellions n'atteignaient généralement pas leur but, surtout
parce qu'ayant vécu avec des gens du monde, dans le calcul des
réactions qu'il pouvait éveiller il tenait compte de la bassesse,
sinon originelle, du moins acquise par l'éducation. Or, à la place,
il rencontrait chez Morel quelque velléité plébéienne d'indifférence
momentanée. Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas
que, pour Morel, tout cédait devant les questions où le Conservatoire et
la bonne réputation au Conservatoire (mais ceci, qui devait être plus
grave, ne se posait pas pour le moment) entraient en jeu. Ainsi, par
exemple, les bourgeois changent aisément de nom par vanité, les grands
seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom
de Morel était indissolublement lié à son Ier prix de violon, donc
impossible à modifier. M. de Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de
lui, même son nom. S'étant avisé que le prénom de Morel était Charles,
qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se voyaient
s'appelait les Charmes, il voulut persuader à Morel qu'un joli nom
agréable à dire étant la moitié d'une réputation artistique, le virtuose
devait sans hésiter prendre le nom de «Charmel», allusion discrète au
lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. En dernier argument
M. de Charlus eut la malheureuse idée d'ajouter qu'il avait un valet
de chambre qui s'appelait ainsi. Il ne fit qu'exciter la furieuse
indignation du jeune homme. «Il y eut un temps où mes ancêtres étaient
fiers du titre de valet de chambre, de maîtres d'hôtel du Roi.--Il y en
eut un autre, répondit fièrement Morel, où mes ancêtres firent couper le
cou aux vôtres.» M. de Charlus eût été bien étonné s'il eût pu supposer
que, à défaut de «Charmel», résigné à adopter Morel et à lui donner un
des titres de la famille de Guermantes desquels il disposait, mais que
les circonstances, comme on le verra, ne lui permirent pas d'offrir au
violoniste, celui-ci eût refusé en pensant à la réputation artistique
attachée à son nom de Morel et aux commentaires qu'on eût faits à «la
classe». Tant au-dessus du faubourg Saint-Germain il plaçait la rue
Bergère. Force fut à M. de Charlus de se contenter, pour l'instant,
de faire faire à Morel des bagues symboliques portant l'antique
inscription: PLVS VLTRA CAROLVS. Certes, devant, un adversaire d'une
sorte qu'il ne connaissait pas, M. de Charlus aurait dû changer de
tactique. Mais qui en est capable? Du reste, si M. de Charlus avait des
maladresses, il n'en manquait pas non plus à Morel. Bien plus que
la circonstance même qui amena la rupture, ce qui devait, au moins
provisoirement (mais ce provisoire se trouva être définitif), le perdre,
auprès de M. de Charlus, c'est qu'il n'y avait pas en lui que la
bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et répondre par
l'insolence à la douceur. Parallèlement à cette bassesse de nature, il
y avait une neurasthénie compliquée de mauvaise éducation, qui,
s'éveillant dans toute circonstance où il était en faute ou devenait à
charge, faisait qu'au moment même où il aurait eu besoin de toute sa
gentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmer le
baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer des discussions
où il savait qu'on n'était pas d'accord avec lui, soutenait son point de
vue hostile avec une faiblesse de raisons et une violence tranchante qui
augmentait cette faiblesse même. Car, bien vite à court d'arguments, il
en inventait quand même, dans lesquels se déployait toute l'étendue de
son ignorance et de sa bêtise. Elles perçaient à peine quand il était
aimable et ne cherchait qu'à plaire. Au contraire, on ne voyait plus
qu'elles dans ses accès d'humeur sombre, où d'inoffensives elles
devenaient haïssables. Alors M. de Charlus se sentait excédé, ne mettait
son espoir que dans un lendemain meilleur, tandis que Morel, oubliant
que le baron le faisait vivre fastueusement, avec un sourire ironique de
pitié supérieure, et disait: «Je n'ai jamais rien accepté de personne.
Comme cela je n'ai personne à qui je doive un seul merci.»

En attendant, et comme s'il eût eu affaire à un homme du monde, M.
de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies ou feintes, mais
devenues inutiles. Elles ne l'étaient pas toujours cependant. Ainsi, un
jour (qui se place d'ailleurs après cette première période) où le baron
revenait avec Charlie et moi d'un déjeuner chez les Verdurin, croyant
passer la fin de l'après-midi et la soirée avec le violoniste à
Doncières, l'adieu de celui-ci, dès au sortir du train, qui répondit:
«Non, j'ai à faire», causa à M. de Charlus une déception si forte que,
bien qu'il eût essayé de faire contre mauvaise fortune bon coeur, je vis
des larmes faire fondre le fard de ses cils, tandis qu'il restait hébété
devant le train. Cette douleur fut telle que, comme nous comptions, elle
et moi, finir la journée à Doncières, je dis à Albertine, à l'oreille,
que je voudrais bien que nous ne laissions pas seul M. de Charlus qui me
semblait, je ne savais pourquoi, chagriné. La chère petite accepta de
grand coeur. Je demandai alors à M. de Charlus s'il ne voulait pas que
je l'accompagnasse un peu. Lui aussi accepta, mais refusa de déranger
pour cela ma cousine. Je trouvai une certaine douceur (et sans doute
pour une dernière fois, puisque j'étais résolu de rompre avec elle) à
lui ordonner doucement, comme si elle avait été ma femme: «Rentre de
ton côté, je te retrouverai ce soir», et à l'entendre, comme une épouse
aurait fait, me donner la permission de faire comme je voudrais, et
m'approuver, si M. de Charlus, qu'elle aimait bien, avait besoin de
moi, de me mettre à sa disposition. Nous allâmes, le baron et moi, lui
dandinant son gros corps, ses yeux de jésuite baissés, moi le suivant,
jusqu'à un café où on nous apporta de la bière. Je sentis les yeux de M.
de Charlus attachés par l'inquiétude à quelque projet. Tout à coup il
demanda du papier et de l'encre et se mit à écrire avec une vitesse
singulière. Pendant qu'il couvrait feuille après feuille, ses yeux
étincelaient d'une rêverie rageuse. Quand il eut écrit huit pages:
«Puis-je vous demander un grand service? me dit-il. Excusez-moi de
fermer ce mot. Mais il le faut. Vous allez prendre une voiture, une auto
si vous pouvez, pour aller plus vite. Vous trouverez certainement encore
Morel dans sa chambre, où il est allé se changer. Pauvre garçon, il a
voulu faire le fendant au moment de nous quitter, mais soyez sûr qu'il a
le coeur plus gros que moi. Vous allez lui donner ce mot et, s'il vous
demande où vous m'avez vu, vous lui direz que vous vous étiez arrêté à
Doncières (ce qui est, du reste, la vérité) pour voir Robert, ce qui ne
l'est peut-être pas, mais que vous m'avez rencontré avec quelqu'un que
vous ne connaissez pas, que j'avais l'air très en colère, que vous
avez cru surprendre les mots d'envoi de témoins (je me bats demain, en
effet). Surtout ne lui dites pas que je le demande, ne cherchez pas à le
ramener, mais s'il veut venir avec vous, ne l'empêchez pas de le faire.
Allez, mon enfant, c'est pour son bien, vous pouvez éviter un gros
drame. Pendant que vous serez parti, je vais écrire à mes témoins. Je
vous ai empêché de vous promener avec votre cousine. J'espère qu'elle ne
m'en aura pas voulu, et même je le crois. Car c'est une âme noble et je
sais qu'elle est de celles qui savent ne pas refuser la grandeur des
circonstances. Il faudra que vous la remerciiez pour moi. Je lui suis
personnellement redevable et il me plaît que ce soit ainsi.» J'avais
grand'pitié de M. de Charlus; il me semblait que Charlie aurait pu
empêcher ce duel, dont il était peut-être la cause, et j'étais révolté,
si cela était ainsi, qu'il fût parti avec cette indifférence au lieu
d'assister son protecteur. Mon indignation fut plus grande quand,
en arrivant à la maison où logeait Morel, je reconnus la voix du
violoniste, lequel, par le besoin qu'il avait d'épandre de la gaîté,
chantait de tout coeur: «Le samedi soir, après le turrbin!» Si le pauvre
M. de Charlus l'avait entendu, lui qui voulait qu'on crût, et croyait
sans doute, que Morel avait en ce moment le coeur gros! Charlie se mit à
danser de plaisir en m'apercevant. «Oh! mon vieux (pardonnez-moi de
vous appeler ainsi, avec cette sacrée vie militaire on prend de sales
habitudes), quelle veine de vous voir! Je n'ai rien à faire de ma
soirée. Je vous en prie, passons-la ensemble. On restera ici si ça vous
plaît, on ira en canot si vous aimez mieux, on fera de la musique,
je n'ai aucune préférence.» Je lui dis que j'étais obligé de dîner à
Balbec, il avait bonne envie que je l'y invitasse, mais je ne le voulais
pas. «Mais si vous êtes si pressé, pourquoi êtes-vous venu?--Je vous
apporte un mot de M. de Charlus.» A ce moment toute sa gaîté disparut;
sa figure se contracta. «Comment! il faut qu'il vienne me relancer
jusqu'ici! Alors je suis un esclave! Mon vieux, soyez gentil. Je n'ouvre
pas la lettre. Vous lui direz que vous ne m'avez pas trouvé.--Ne
feriez-vous pas mieux d'ouvrir? je me figure qu'il y a quelque chose de
grave.--Cent fois non, vous ne connaissez pas les mensonges, les ruses
infernales de ce vieux forban. C'est un truc pour que j'aille le voir.
Hé bien! je n'irai pas, je veux la paix ce soir.--Mais est-ce qu'il n'y
a pas un duel demain? demandai-je à Morel, que je supposais aussi au
courant.--Un duel? me dit-il d'un air stupéfait. Je ne sais pas un mot
de ça. Après tout, je m'en fous, ce vieux dégoûtant peut bien se faire
zigouiller si ça lui plaît. Mais tenez, vous m'intriguez, je vais tout
de même voir sa lettre. Vous lui direz que vous l'avez laissée à tout
hasard pour le cas où je rentrerais.» Tandis que Morel me parlait, je
regardais avec stupéfaction les admirables livres que lui avait donnés
M. de Charlus et qui encombraient la chambre. Le violoniste ayant refusé
ceux qui portaient: «Je suis au baron, etc...» devise qui lui semblait
insultante pour lui-même comme un signe d'appartenance, le baron, avec
l'ingéniosité sentimentale où se complaît l'amour malheureux, en avait
varié d'autres, provenant d'ancêtres, mais commandées au relieur selon
les circonstances d'une mélancolique amitié. Quelquefois elles étaient
brèves et confiantes, comme «_Spes mea_», ou comme «_Exspectata non
eludet_». Quelquefois seulement résignées, comme «J'attendrai».
Certaines galantes: «Mesmes plaisir du mestre», ou conseillant la
chasteté, comme celle empruntée aux Simiane, semée de tours d'azur et
de fleurs de lis et détournée de son sens: «_Sustentant lilia turres_».
D'autres enfin désespérées et donnant rendez-vous au ciel à celui qui
n'avait pas voulu de lui sur la terre: «_Manet ultima coelo_», et,
trouvant trop verte la grappe qu'il ne pouvait atteindre, feignant de
n'avoir pas recherché ce qu'il n'avait pas obtenu, M. de Charlus disait
dans l'une: «_Non mortale quod opto_». Mais je n'eus pas le temps de les
voir toutes.

Si M. de Charlus, en jetant sur le papier cette lettre, avait paru en
proie au démon de l'inspiration qui faisait courir sa plume, dès que
Morel eut ouvert le cachet: _Atavis et armis_, chargé d'un léopard
accompagné de deux roses de gueules, il se mit à lire avec une fièvre
aussi grande qu'avait eue M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages
noircies à la diable ses regards ne couraient pas moins vite que la
plume du baron. «Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, il ne manquait plus que
cela! mais où le trouver? Dieu sait où il est maintenant.» J'insinuai
qu'en se pressant on le trouverait peut-être, encore à une brasserie où
il avait demandé de la bière pour se remettre. «Je ne sais pas si je
reviendrai», dit-il à sa femme de ménage, et il ajouta _in petto_: «Cela
dépendra de la tournure que prendront les choses.» Quelques minutes
après nous arrivions au café. Je remarquai l'air de M. de Charlus au
moment où il m'aperçut. En voyant que je ne revenais pas seul, je sentis
que la respiration, que la vie lui étaient rendues. Étant d'humeur, ce
soir-là, à ne pouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu'on lui
avait rapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui
à propos du violoniste et qu'il allait leur envoyer des témoins. Morel
avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru.
En quoi il n'avait pas absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge
plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit à deux amis (l'un
était Cottard) pour leur demander d'être ses témoins. Et si le
violoniste n'était pas venu, il est certain que, fou comme était M. de
Charlus (et pour changer sa tristesse en fureur), il les eût envoyés
au hasard à un officier quelconque, avec lequel ce lui eût été un
soulagement de se battre. Pendant ce temps, M. de Charlus, se rappelant
qu'il était de race plus pure que la Maison de France, se disait qu'il
était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour le fils d'un maître
d'hôtel, dont il n'eût pas daigné fréquenter le maître. D'autre part,
s'il ne se plaisait plus guère que dans la fréquentation de la crapule,
la profonde habitude qu'a celle-ci de ne pas répondre à une lettre,
de manquer à un rendez-vous sans prévenir, sans s'excuser après, lui
donnait, comme il s'agissait souvent d'amours, tant d'émotions et, le
reste du temps, lui causait tant d'agacement, de gêne et de rage, qu'il
en arrivait parfois à regretter la multiplicité de lettres pour un rien,
l'exactitude scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels,
s'ils lui étaient malheureusement indifférents, lui donnaient malgré
tout une espèce de repos. Habitué aux façons de Morel et sachant combien
il avait peu de prise sur lui et était incapable de s'insinuer dans
une vie où des camaraderies vulgaires, mais consacrées par l'habitude,
prenaient trop de place et de temps pour qu'on gardât une heure au grand
seigneur évincé, orgueilleux et vainement implorant, M. de Charlus était
tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avait tellement
peur de s'être à jamais brouillé avec lui en allant trop loin, qu'il eut
peine à retenir un cri en le voyant. Mais, se sentant vainqueur, il tint
à dicter les conditions de la paix et à en tirer lui-même les avantages
qu'il pouvait. «Que venez-vous faire ici? lui dit-il. Et vous?
ajouta-t-il en me regardant, je vous avais recommandé surtout de ne pas
le ramener.--Il ne voulait pas me ramener, dit Morel (en roulant vers
M. de Charlus, dans la naïveté de sa coquetterie, des regards
conventionnellement tristes et langoureusement démodés, avec un air,
jugé sans doute irrésistible, de vouloir embrasser le baron et d'avoir
envie de pleurer), c'est moi qui suis venu malgré lui. Je viens au nom
de notre amitié pour vous supplier à deux genoux de ne pas faire cette
folie.» M. de Charlus délirait de joie. La réaction était bien forte
pour ses nerfs; malgré cela il en resta le maître. «L'amitié, que vous
invoquez assez inopportunément, répondit-il d'un ton sec, devrait au
contraire me faire approuver de vous quand je ne crois pas devoir
laisser passer les impertinences d'un sot. D'ailleurs, si je voulais
obéir aux prières d'une affection que j'ai connue mieux inspirée, je
n'en aurais plus le pouvoir, mes lettres pour mes témoins sont parties
et je ne doute pas de leur acceptation. Vous avez toujours agi avec moi
comme un petit imbécile et, au lieu de vous enorgueillir, comme vous en
aviez le droit, de la prédilection que je vous avais marquée, au lieu
de faire comprendre à la tourbe d'adjudants ou de domestiques au milieu
desquels la loi militaire vous force de vivre quel motif d'incomparable
fierté était pour vous une amitié comme la mienne, vous avez cherché
à vous excuser, presque à vous faire un mérite stupide de ne pas être
assez reconnaissant. Je sais qu'en cela, ajouta-t-il, pour ne pas
laisser voir combien certaines scènes l'avaient humilié, vous n'êtes
coupable que de vous être laissé mener par la jalousie des autres. Mais
comment, à votre âge, êtes-vous assez enfant (et enfant assez mal élevé)
pour n'avoir pas deviné tout de suite que votre élection par moi et tous
les avantages qui devaient en résulter pour vous allaient exciter des
jalousies? que tous vos camarades, pendant qu'ils vous excitaient à vous
brouiller avec moi, allaient travailler à prendre votre place? Je n'ai
pas cru devoir vous avertir des lettres que j'ai reçues à cet égard de
tous ceux à qui vous vous fiez le plus. Je dédaigne autant les avances
de ces larbins que leurs inopérantes moqueries. La seule personne dont
je me soucie, c'est vous parce que je vous aime bien, mais l'affection
a des bornes et vous auriez dû vous en douter.» Si dur que le mot de
«larbin» pût être aux oreilles de Morel, dont le père l'avait été, mais
justement parce que son père l'avait été, l'explication de toutes les
mésaventures sociales par la «jalousie», explication simpliste et
absurde, mais inusable et qui, dans une certaine classe, «prend»
toujours d'une façon aussi infaillible que les vieux trucs auprès du
public des théâtres, ou la menace du péril clérical dans les assemblées,
trouvait chez lui une créance presque aussi forte que chez Françoise ou
les domestiques de Mme de Guermantes, pour qui c'était la seule cause
des malheurs de l'humanité. Il ne douta pas que ses camarades n'eussent
essayé de lui chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel
calamiteux et d'ailleurs imaginaire. «Oh! quel désespoir, s'écria
Charlie. Je n'y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas vous voir avant
d'aller trouver cet officier?--Je ne sais pas, je pense que si. J'ai
fait dire à l'un d'eux que je resterais ici ce soir, et je lui donnerai
mes instructions.--J'espère d'ici sa venue vous faire entendre raison;
permettez-moi seulement de rester auprès de vous», lui demanda
tendrement Morel. C'était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda
pas du premier coup. «Vous auriez tort d'appliquer ici le «qui aime bien
châtie bien» du proverbe, car c'est vous que j'aimais bien, et j'entends
châtier, même après notre brouille, ceux qui ont lâchement essayé de
vous faire du tort. Jusqu'ici, à leurs insinuations questionneuses,
osant me demander comment un homme comme moi pouvait frayer avec un
gigolo de votre espèce et sorti de rien, je n'ai répondu que par la
devise de mes cousins La Rochefoucauld: «C'est mon plaisir.» Je vous ai
même marqué plusieurs fois que ce plaisir était susceptible de devenir
mon plus grand plaisir, sans qu'il résultât de votre arbitraire
élévation un abaissement pour moi.» Et dans un mouvement d'orgueil
presque fou, il s'écria en levant les bras: «_Tantus ab uno splendor_!
Condescendre n'est pas descendre, ajouta-t-il avec plus de calme,
après ce délire de fierté et de joie. J'espère au moins que mes deux
adversaires, malgré leur rang inégal, sont d'un sang que je peux faire
couler sans honte. J'ai pris à cet égard quelques renseignements
discrets qui m'ont rassuré. Si vous gardiez pour moi quelque gratitude,
vous devriez être fier, au contraire, de voir qu'à cause de vous je
reprends l'humeur belliqueuse de mes ancêtres, disant comme eux, au cas
d'une issue fatale, maintenant que j'ai compris le petit drôle que vous
êtes: «Mort m'est vie.» Et M. de Charlus le disait sincèrement, non
seulement par amour pour Morel, mais parce qu'un goût batailleur, qu'il
croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tant d'allégresse à la
pensée de se battre que, ce duel machiné d'abord seulement pour faire
venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il
n'avait jamais eu d'affaire sans se croire aussitôt valeureux et
identifié à l'illustre connétable de Guermantes, alors que, pour tout
autre, ce même acte d'aller sur le terrain lui paraissait de la dernière
insignifiance. «Je crois que ce sera bien beau, nous dit-il sincèrement,
en psalmodiant chaque terme. Voir Sarah Bernhardt dans _l'Aiglon_,
qu'est-ce que c'est? du caca. Mounet-Sully dans _Oedipe_? caca. Tout au
plus prend-il une certaine pâleur de transfiguration quand cela se passe
dans les Arènes de Nîmes. Mais qu'est-ce que c'est à côté de cette chose
inouïe, voir batailler le propre descendant du Connétable?» Et à cette
seule pensée, M. de Charlus, ne se tenant pas de joie, se mit à faire
des contre-de-quarte qui, rappelant Molière, nous firent rapprocher
prudemment de nous nos bocks, et craindre que les premiers croisements
de fer blessassent les adversaires, le médecin et les témoins. «Quel
spectacle tentant ce serait pour un peintre! Vous qui connaissez M.
Elstir, me dit-il, vous devriez l'amener.» Je répondis qu'il n'était pas
sur la côte. M. de Charlus m'insinua qu'on pourrait lui télégraphier.
«Oh! je dis cela pour lui, ajouta-t-il devant mon silence. C'est
toujours intéressant pour un maître--à mon avis il en est un--de fixer
un exemple de pareille reviviscence ethnique. Et il n'y en a peut-être
pas un par siècle.»

Mais si M. de Charlus s'enchantait à la pensée d'un combat qu'il avait
cru d'abord tout fictif, Morel pensait avec terreur aux potins qui, de
la «musique» du régiment, pouvaient être colportés, grâce au bruit
que ferait ce duel, jusqu'au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la
«classe» informée de tout, il devenait de plus en plus pressant auprès
de M. de Charlus, lequel continuait à gesticuler devant l'enivrante idée
de se battre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitter
jusqu'au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vue
et tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendre
proposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit
qu'il allait essayer de trouver une échappatoire, qu'il ferait
remettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en
n'arrangeant pas l'affaire tout d'un coup, M. de Charlus savait garder
Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir de lui des
engagements pour l'avenir en échange de sa renonciation au duel,
exercice, disait-il, qui par soi-même l'enchantait, et dont il ne se
priverait pas sans regret. Et en cela d'ailleurs il était sincère,
car il avait toujours pris plaisir à aller sur le terrain quand
il s'agissait de croiser le fer ou d'échanger des balles avec un
adversaire. Cottard arriva enfin, quoique mis très en retard, car,
ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait été obligé de
s'arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, en demandant qu'on
voulût bien lui indiquer «le n° 100» ou le «petit endroit». Aussitôt
qu'il fut là, le baron l'emmena dans une pièce isolée, car il trouvait
plus réglementaire que Charlie et moi n'assistions pas à l'entrevue, et
il excellait à donner à une chambre quelconque l'affectation provisoire
de salle du trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il
le remercia chaleureusement, mais lui déclara qu'il semblait probable
que le propos répété n'avait en réalité pas été tenu, et que, dans ces
conditions, le docteur voulût bien avertir le second témoin que, sauf
complications possibles, l'incident était considéré comme clos. Le
danger s'éloignant, Cottard fut désappointé. Il voulut même un instant
manifester de la colère, mais il se rappela qu'un de ses maîtres, qui
avait fait la plus belle carrière médicale de son temps, ayant échoué la
première fois à l'Académie pour deux voix seulement, avait fait contre
mauvaise fortune bon coeur et était allé serrer la main du concurrent
élu. Aussi le docteur se dispensa-t-il d'une expression de dépit qui
n'eût plus rien changé, et après avoir murmuré, lui, le plus peureux
des hommes, qu'il y a certaines choses qu'on ne peut laisser passer, il
ajouta que c'était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait. M. de
Charlus, désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur de la même
façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot de mon père,
comme une duchesse surtout eût tenu la taille à une plébéienne, approcha
sa chaise tout près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci
lui inspirait. Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant
une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu
au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une
bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du
sucre. Mais Cottard, qui n'avait jamais laissé voir au baron qu'il eût
même entendu courir de vagues mauvais bruits sur ses moeurs, et ne l'en
considérait pas moins, dans son for intérieur, comme faisant partie
de la classe des «anormaux» (même, avec son habituelle impropriété de
termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d'un valet de chambre
de M. Verdurin: «Est-ce que ce n'est pas la maîtresse du baron?»),
personnages dont il avait peu l'expérience, il se figura que cette
caresse de la main était le prélude immédiat d'un viol, pour
l'accomplissement duquel il avait été, le duel n'ayant servi que de
prétexte, attiré dans un guet-apens et conduit par le baron dans ce
salon solitaire où il allait être pris de force. N'osant quitter sa
chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d'épouvante,
comme tombé aux mains d'un sauvage dont il n'était pas bien assuré qu'il
ne se nourrît pas de chair humaine. Enfin M. de Charlus, lui lâchant la
main et voulant être aimable jusqu'au bout: «Vous allez prendre quelque
chose avec nous, comme on dit, ce qu'on appelait autrefois un mazagran
ou un gloria, boissons qu'on ne trouve plus, comme curiosités
archéologiques, que dans les pièces de Labiche et les cafés de
Doncières. Un «gloria» serait assez convenable au lieu, n'est-ce pas,
et aux circonstances, qu'en dites-vous?--Je suis président de la ligue
antialcoolique, répondit Cottard. Il suffirait que quelque médicastre
de province passât, pour qu'on dise que je ne prêche pas d'exemple. _Os
homini sublime dedit coelumque tueri_», ajouta-t-il, bien que cela n'eût
aucun rapport, mais parce que son stock de citations latines était assez
pauvre, suffisant d'ailleurs pour émerveiller ses élèves. M. de Charlus
haussa les épaules et ramena Cottard auprès de nous, après lui avoir
demandé un secret qui lui importait d'autant plus que le motif du duel
avorté était purement imaginaire. Il fallait empêcher qu'il parvînt aux
oreilles de l'officier arbitrairement mis en cause. Tandis que nous
buvions tous quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari dehors, devant
la porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, mais qu'il ne se
souciait pas d'attirer, entra et dit bonjour au baron, qui lui tendit la
main comme à une chambrière, sans bouger de sa chaise, partie en roi qui
reçoit des hommages, partie en snob qui ne veut pas qu'une femme peu
élégante s'asseye à sa table, partie en égoïste qui a du plaisir à être
seul avec ses amis et ne veut pas être embêté. Mme Cottard resta donc
debout à parler à M. de Charlus et à son mari. Mais peut-être parce que
la politesse, ce qu'on a «à faire», n'est pas le privilège exclusif des
Guermantes, et peut tout d'un coup illuminer et guider les cerveaux les
plus incertains, ou parce que, trompant beaucoup sa femme, Cottard avait
par moments, par une espèce de revanche, le besoin de la protéger contre
qui lui manquait, brusquement le docteur fronça le sourcil, ce que je ne
lui avais jamais vu faire, et sans consulter M. de Charlus, en maître:
«Voyons, Léontine, ne reste donc pas debout, assieds-toi.--Mais est-ce
que je ne vous dérange pas?» demanda timidement Mme Cottard à M. de
Charlus, lequel, surpris du ton du docteur, n'avait rien répondu. Et
sans lui en donner cette seconde fois le temps, Cottard reprit avec
autorité: «Je t'ai dit de t'asseoir.»

Au bout d'un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit à
Morel: «Je conclus de toute cette histoire, mieux terminée que vous ne
méritiez, que vous ne savez pas vous conduire et qu'à la fin de votre
service militaire je vous ramène moi-même à votre père, comme fit
l'archange Raphaël envoyé par Dieu au jeune Tobie.» Et le baron se mit
à sourire avec un air de grandeur et une joie que Morel, à qui la
perspective d'être ainsi ramené ne plaisait guère, ne semblait pas
partager. Dans l'ivresse de se comparer à l'archange, et Morel au fils
de Tobie, M. de Charlus ne pensait plus au but de sa phrase, qui
était de tâter le terrain pour savoir si, comme il le désirait, Morel
consentirait à venir avec lui à Paris. Grisé par son amour, ou par son
amour-propre, le baron ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que
fit le violoniste car, ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me
dit avec un orgueilleux sourire: «Avez-vous remarqué, quand je l'ai
comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie! C'est parce que,
comme il est très intelligent, il a tout de suite compris que le Père
auprès duquel il allait désormais vivre, n'était pas son père selon la
chair, qui doit être un affreux valet de chambre à moustaches, mais
son père spirituel, c'est-à-dire Moi. Quel orgueil pour lui! Comme il
redressait fièrement la tête! Quelle joie il ressentait d'avoir compris!
Je suis sûr qu'il va redire tous les jours: «O Dieu qui avez donné le
bienheureux Archange Raphaël pour _guide_ à votre serviteur Tobie, dans
un long voyage, accordez-nous à nous, vos serviteurs, d'être toujours
protégés par lui et munis de son secours.» Je n'ai même pas eu besoin,
ajouta le baron, fort persuadé qu'il siégerait un jour devant le trône
de Dieu, de lui dire que j'étais l'envoyé céleste, il l'a compris de
lui-même et en était muet de bonheur!» Et M. de Charlus (à qui au
contraire le bonheur n'enlevait pas la parole), peu soucieux des
quelques passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à un fou,
s'écria tout seul et de toute sa force, en levant les mains: «Alléluia!»

Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourments de M.
de Charlus; souvent Morel, parti en manoeuvres trop loin pour que M. de
Charlus pût aller le voir ou m'envoyer lui parler, écrivait au baron des
lettres désespérées et tendres, où il lui assurait qu'il lui en fallait
finir avec la vie parce qu'il avait, pour une chose affreuse, besoin
de vingt-cinq mille francs. Il ne disait pas quelle était la chose
affreuse, l'eût-il dit qu'elle eût sans doute été inventée. Pour
l'argent même, M. de Charlus l'eût envoyé volontiers s'il n'eût senti
que cela donnait à Charlie les moyens de se passer de lui et aussi
d'avoir les faveurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et ses
télégrammes avaient le ton sec et tranchant de sa voix. Quand il était
certain de leur effet, il souhaitait que Morel fût à jamais brouillé
avec lui, car, persuadé que ce serait le contraire qui se réaliserait,
il se rendait compte de tous les inconvénients qui allaient renaître de
cette liaison inévitable. Mais si aucune réponse de Morel ne venait, il
ne dormait plus, il n'avait plus un moment de calme, tant le nombre est
grand, en effet, des choses que nous vivons sans les connaître et des
réalités intérieures et profondes qui nous restent cachées. Il formait
alors toutes les suppositions sur cette énormité qui faisait que Morel
avait besoin de vingt-cinq mille francs, il lui donnait toutes les
formes, y attachait tour à tour bien des noms propres. Je crois que,
dans ces moments-là, M. de Charlus (et bien qu'à cette époque, son
snobisme, diminuant, eût été déjà au moins rejoint, sinon dépassé,
par la curiosité grandissante que le baron avait du peuple) devait se
rappeler avec quelque nostalgie les gracieux tourbillons multicolores
des réunions mondaines où les femmes et les hommes les plus charmants ne
le recherchaient que pour le plaisir désintéressé qu'il leur donnait,
où personne n'eût songé à «lui monter le coup», à inventer une «chose
affreuse» pour laquelle on est prêt à se donner la mort si on ne reçoit
pas tout de suite vingt-cinq mille francs. Je crois qu'alors, et
peut-être parce qu'il était resté tout de même plus de Combray que
moi et avait enté la fierté féodale sur l'orgueil allemand, il devait
trouver qu'on n'est pas impunément l'amant de coeur d'un domestique, que
le peuple n'est pas tout à fait le monde, qu'en somme il «ne faisait pas
confiance» au peuple comme je la lui ai toujours faite.

La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle justement un
incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avant d'en parler, je dois
dire que l'arrêt à Maineville (quand on conduisait à Balbec un arrivant
élégant qui, pour ne pas gêner, préférait ne pas habiter la Raspelière)
était l'occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais raconter
dans un instant. L'arrivant, ayant ses menus bagages dans le train,
trouvait généralement le Grand Hôtel un peu éloigné, mais, comme il n'y
avait avant Balbec que de petites plages aux villas inconfortables,
était, par goût de luxe et de bien-être, résigné au long trajet, quand,
au moment où le train stationnait à Maineville, il voyait brusquement
se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douter que c'était
une maison de prostitution. «Mais, n'allons pas plus loin, disait-il
infailliblement à Mme Cottard, femme connue comme étant d'esprit
pratique et de bon conseil. Voilà tout à fait ce qu'il me faut. A quoi
bon continuer jusqu'à Balbec où ce ne sera certainement pas mieux?
Rien qu'à l'aspect, je juge qu'il y a tout le confort; je pourrai
parfaitement faire venir là Mme Verdurin, car je compte, en échange de
ses politesses, donner quelques petites réunions en son honneur. Elle
n'aura pas tant de chemin à faire que si j'habite Balbec. Cela me semble
tout à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon cher professeur. Il
doit y avoir des salons, nous y ferons venir ces dames. Entre nous, je
ne comprends pas pourquoi, au lieu de louer la Raspelière, Mme Verdurin
n'est pas venue habiter ici. C'est beaucoup plus sain que de vieilles
maisons comme la Raspelière, qui est forcément humide, sans être propre
d'ailleurs; ils n'ont pas l'eau chaude, on ne peut pas se laver comme on
veut. Maineville me paraît bien plus agréable. Mme Verdurin y eût joué
parfaitement son rôle de patronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je
vais me fixer ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec
moi, en nous dépêchant, car le train ne va pas tarder à repartir. Vous
me piloteriez dans cette maison, qui sera la vôtre et que vous devez
avoir fréquentée souvent. C'est tout à fait un cadre fait pour vous.» On
avait toutes les peines du monde à faire taire, et surtout à empêcher de
descendre, l'infortuné arrivant, lequel, avec l'obstination qui émane
souvent des gaffes, insistait, prenait ses valises et ne voulait rien
entendre jusqu'à ce qu'on lui eût assuré que jamais Mme Verdurin ni
Mme Cottard ne viendraient le voir là. «En tout cas je vais y élire
domicile. Mme Verdurin n'aura qu'à m'y écrire.»

Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d'un ordre plus
particulier. Il y en eut d'autres, mais je me contente ici, au fur et
à mesure que le tortillard s'arrête et que l'employé crie Doncières,
Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petite plage ou la
garnison m'évoquent. J'ai déjà parlé de Maineville (_media villa_) et
de l'importance qu'elle prenait à cause de cette somptueuse maison de
femmes qui y avait été récemment construite, non sans éveiller les
protestations inutiles des mères de famille. Mais avant de dire en
quoi Maineville a quelque rapport dans ma mémoire avec Morel et M. de
Charlus, il me faut noter la disproportion (que j'aurai plus tard à
approfondir) entre l'importance que Morel attachait à garder libres
certaines heures et l'insignifiance des occupations auxquelles il
prétendait les employer, cette même disproportion se retrouvant au
milieu des explications d'un autre genre qu'il donnait à M. de Charlus.
Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sans
risques, vu la générosité de son protecteur), quand il désirait passer
la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il ne manquait pas
d'ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourire d'avidité: «Et
puis, cela peut me faire gagner quarante francs. Ce n'est pas rien.
Permettez-moi d'y aller, car, vous voyez, c'est mon intérêt. Dame, je
n'ai pas de rentes comme vous, j'ai ma situation à faire, c'est le
moment de gagner des sous.» Morel n'était pas, en désirant donner sa
leçon, tout à fait insincère. D'une part, que l'argent n'ait pas de
couleur est faux. Une manière nouvelle de le gagner rend du neuf aux
pièces que l'usage a ternies. S'il était vraiment sorti pour une leçon,
il est possible que deux louis remis au départ par une élève lui eussent
produit un effet autre que deux louis tombés de la main de M. de
Charlus. Puis l'homme le plus riche ferait pour deux louis des
kilomètres qui deviennent des lieues si l'on est fils d'un valet de
chambre. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la leçon
de violon, des doutes d'autant plus grands que souvent le musicien
invoquait des prétextes d'un autre genre, d'un ordre entièrement
désintéressé au point de vue matériel, et d'ailleurs absurdes. Morel
ne pouvait ainsi s'empêcher de présenter une image de sa vie, mais
volontairement, et involontairement aussi, tellement enténébrée, que
certaines parties seules se laissaient distinguer. Pendant un mois il se
mit à la disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées
libres, car il désirait suivre avec continuité des cours d'algèbre.
Venir voir après M. de Charlus? Ah! c'était impossible, les cours
duraient parfois fort tard. «Même après 2 heures du matin? demandait le
baron.--Des fois.--Mais l'algèbre s'apprend aussi facilement dans un
livre.--Même plus facilement, car je ne comprends pas grand'chose aux
cours.--Alors? D'ailleurs l'algèbre ne peut te servir à rien.--J'aime
bien cela. Ça dissipe ma neurasthénie.» «Cela ne peut pas être l'algèbre
qui lui fait demander des permissions de nuit, se disait M. de Charlus.
Serait-il attaché à la police?» En tout cas Morel, quelque objection
qu'on fît, réservait certaines heures tardives, que ce fût à cause de
l'algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut ni l'un ni l'autre, mais le
prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte pour
rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra le musicien, sans
savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit
cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes
de Maineville; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de
Guermantes et de la volupté d'être entouré de femmes dont les seins
bruns se montraient à découvert. Je ne sais comment M. de Charlus eut
l'idée de ce qui s'était passé et de l'endroit, mais non du séducteur.
Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien,
qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine
suivante, Morel annonça qu'il serait encore absent, le baron demanda à
Jupien s'il se chargerait d'acheter la patronne de l'établissement et
d'obtenir qu'on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène.
«C'est entendu. Je vais m'en occuper, ma petite gueule», répondit Jupien
au baron. On ne peut comprendre à quel point cette inquiétude agitait,
et par là même avait momentanément enrichi, l'esprit de M. de Charlus.
L'amour cause ainsi de véritables soulèvements géologiques de la pensée.
Dans celui de M. de Charlus qui, il y a quelques jours, ressemblait à
une plaine si uniforme qu'au plus loin il n'aurait pu apercevoir une
idée au ras du sol, s'étaient brusquement dressées, dures comme la
pierre, un massif de montagnes, mais de montagnes aussi sculptées que
si quelque statuaire, au lieu d'emporter le marbre, l'avait ciselé sur
place et où se tordaient, en groupes géants et titaniques, la Fureur,
la Jalousie, la Curiosité, l'Envie, la Haine, la Souffrance, l'Orgueil,
l'Épouvante et l'Amour.

Cependant le soir où Morel devait être absent était arrivé. La mission
de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir vers onze
heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d'arriver à cette
magnifique maison de prostitution (où on venait de tous les environs
élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait
sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de
l'intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu'il fut entré à pas de loup
dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu l'habitude de ce genre
de lieux, à sa terreur et à sa stupéfaction se trouva dans un endroit
plus bruyant que la Bourse ou l'Hôtel des Ventes. C'est en vain qu'il
recommandait de parler plus bas à des soubrettes qui se pressaient
autour de lui; d'ailleurs leur voix même était couverte par le bruit de
criées et d'adjudications que faisait une vieille «sous-maîtresse» à la
perruque fort brune, au visage où craquelait la gravité d'un notaire ou
d'un prêtre espagnol, et qui lançait à toutes minutes, avec un bruit de
tonnerre, en laissant alternativement ouvrir et refermer les portes,
comme on règle la circulation des voitures: «Mettez Monsieur au
vingt-huit, dans la chambre espagnole.» «On ne passe plus.» «Rouvrez la
porte, ces Messieurs demandent Mademoiselle Noémie. Elle les attend dans
le salon persan.» M. de Charlus était effrayé comme un provincial qui a
à traverser les boulevards; et, pour prendre une comparaison infiniment
moins sacrilège que le sujet représenté dans les chapiteaux du porche de
la vieille église de Corlesville, les voix des jeunes bonnes répétaient
en plus bas, sans se lasser, l'ordre de la sous-maîtresse, comme ces
catéchismes qu'on entend les élèves psalmodier dans la sonorité d'une
église de campagne. Si peur qu'il eût, M. de Charlus, qui, dans la rue,
tremblait d'être entendu, se persuadant que Morel était à la fenêtre, ne
fut peut-être pas tout de même aussi effrayé dans le rugissement de ces
escaliers immenses où on comprenait que des chambres rien ne pouvait
être aperçu. Enfin, au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie qui
devait les cacher avec Jupien, mais commença par l'enfermer dans un
salon persan fort somptueux d'où il ne voyait rien. Elle lui dit que
Morel avait demandé à prendre une orangeade et que, dès qu'on la
lui aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans un salon
transparent. En attendant, comme on la réclamait, elle leur promit,
comme dans un conte, que pour leur faire passer le temps elle allait
leur envoyer «une petite dame intelligente». Car, elle, on l'appelait.
La petite dame intelligente avait un peignoir persan, qu'elle voulait
ôter. M. de Charlus lui demanda de n'en rien faire, et elle se fit
monter du Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en
réalité, pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes; il avait,
pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, était entré
dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s'étaient empressées de
laisser seuls les deux messieurs. M. de Charlus ignorait tout cela,
mais pestait, voulait ouvrir les portes, fit redemander Mlle Noémie,
laquelle, ayant entendu la petite dame intelligente donner à M. de
Charlus des détails sur Morel non concordants avec ceux qu'elle-même
avait donnés à Jupien, la fit déguerpir et envoya bientôt, pour
remplacer la petite dame intelligente, «une petite dame gentille», qui
ne leur montra rien de plus, mais leur dit combien la maison était
sérieuse et demanda, elle aussi, du Champagne. Le baron, écumant, fit
revenir Mlle Noémie, qui leur dit: «Oui, c'est un peu long, ces dames
prennent des poses, il n'a pas l'air d'avoir envie de rien faire.»
Enfin, devant les promesses du baron, ses menaces, Mlle Noémie s'en alla
d'un air contrarié, en les assurant qu'ils n'attendraient pas plus de
cinq minutes. Ces cinq minutes durèrent une heure, après quoi Noémie
conduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé
vers une porte entre-bâillée en leur disant: «Vous allez très bien voir.
Du reste, en ce moment ce n'est pas très intéressant, il est avec trois
dames, il leur raconte sa vie de régiment.» Enfin le baron put voir
par l'ouverture de la porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur
mortelle le força de s'appuyer au mur. C'était bien Morel qu'il avait
devant lui, mais, comme si les mystères païens et les enchantements
existaient encore, c'était plutôt l'ombre de Morel, Morel embaumé, pas
même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme
de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où, partout, les
murs et les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui était
à quelques mètres de lui, de profil. Morel avait, comme après la mort,
perdu toute couleur; entre ces femmes avec lesquelles il semblait
qu'il eût dû s'ébattre joyeusement, livide, il restait figé dans une
immobilité artificielle; pour boire la coupe de Champagne qui était
devant lui, son bras sans force essayait lentement de se tendre et
retombait. On avait l'impression de cette équivoque qui fait qu'une
religion parle d'immortalité, mais entend par là quelque chose qui
n'exclut pas le néant. Les femmes le pressaient de questions: «Vous
voyez, dit tout bas Mlle Noémie au baron, elles lui parlent de sa vie de
régiment, c'est amusant, n'est-ce pas?--et elle rit--vous êtes content?
Il est calme, n'est-ce pas», ajouta-t-elle, comme elle aurait dit d'un
mourant. Les questions des femmes se pressaient, mais Morel, inanimé,
n'avait pas la force de leur répondre. Le miracle même d'une parole
murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n'eut qu'un instant
d'hésitation, il comprit la vérité et que, soit maladresse de Jupien
quand il était allé s'entendre, soit puissance expansive des secrets
confiés qui fait qu'on ne les garde jamais, soit caractère indiscret de
ces femmes, soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que deux
messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le
prince de Guermantes métamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre
Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de
Charlus le voyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n'osant pas prendre
son verre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron.

L'histoire, au reste, ne finit pas mieux pour le prince de Guermantes.
Quand on l'avait fait sortir pour que M. de Charlus ne le vît pas,
furieux de sa déconvenue, sans soupçonner qui en était l'auteur, il
avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faire connaître qui il
était, de lui donner rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute
petite villa qu'il avait louée et que, malgré le peu de temps qu'il
devait y rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que nous
avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis, décoré de quantité
de souvenirs de famille, pour se sentir plus chez soi. Donc le
lendemain, Morel, retournant la tête à toute minute, tremblant d'être
suivi et épié par M. de Charlus, avait fini, n'ayant remarqué aucun
passant suspect, par entrer dans la villa. Un valet le fit entrer au
salon en lui disant qu'il allait prévenir Monsieur (son maître lui avait
recommandé de ne pas prononcer le nom de prince de peur d'éveiller des
soupçons). Mais quand Morel se trouva seul et voulut regarder dans la
glace si sa mèche n'était pas dérangée, ce fut comme une hallucination.
Sur la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violoniste,
car il les avait vues chez M. de Charlus, de la princesse de Guermantes,
de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent
d'abord d'effroi. Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus,
laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur
Morel un regard étrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa
stupeur première, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de
Charlus l'avait fait tomber pour éprouver s'il était fidèle, dégringola
quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à
toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes (après avoir
cru faire faire à une connaissance de passage le stage nécessaire, non
sans s'être demandé si c'était bien prudent et si l'individu n'était pas
dangereux) entra dans son salon, il n'y trouva plus personne. Il eut
beau, avec son valet, par crainte de cambriolage, et revolver au poing,
explorer toute la maison, qui n'était pas grande, les recoins du
jardinet, le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence
certaine avait disparu. Il le rencontra plusieurs fois au cours de la
semaine suivante. Mais chaque fois c'était Morel, l'individu dangereux,
qui se sauvait comme si le prince l'avait été plus encore. Buté dans
ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vue
du prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M. de
Charlus fut protégé d'une infidélité qui le désespérait, et vengé sans
l'avoir jamais imaginé, ni surtout comment.

Mais déjà les souvenirs de ce qu'on m'avait raconté à ce sujet sont
remplacés par d'autres, car le B. C. N., reprenant sa marche de «tacot»,
continue de déposer ou de prendre les voyageurs aux stations suivantes.

A Grattevast, où habitait sa soeur, avec laquelle il était allé passer
l'après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comte de Crécy
(qu'on appelait seulement le Comte de Crécy), gentilhomme pauvre mais
d'une extrême distinction, que j'avais connu par les Cambremer, avec
qui il était d'ailleurs peu lié. Réduit à une vie extrêmement modeste,
presque misérable, je sentais qu'un cigare, une «consommation» étaient
choses si agréables pour lui que je pris l'habitude, les jours où je ne
pouvais voir Albertine, de l'inviter à Balbec. Très fin et s'exprimant à
merveille, tout blanc, avec de charmants yeux bleus, il parlait
surtout du bout des lèvres, très délicatement, des conforts de la vie
seigneuriale, qu'il avait évidemment connus, et aussi de généalogies.
Comme je lui demandais ce qui était gravé sur sa bague, il me dit avec
un sourire modeste: «C'est une branche de verjus.» Et il ajouta avec un
plaisir dégustateur: «Nos armes sont une branche de verjus--symbolique
puisque je m'appelle Verjus--tigellée et feuillée de sinople.» Mais je
crois qu'il aurait eu une déception si à Balbec je ne lui avais offert à
boire que du verjus. Il aimait les vins les plus coûteux, sans doute par
privation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé, par
goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand je l'invitais à
dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais
mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui
doivent l'être, frapper ceux qui exigent d'être dans de la glace. Avant
le dîner et après, il indiquait la date ou le numéro qu'il voulait pour
un porto ou une fine, comme il eût fait pour l'érection, généralement
ignorée, d'un marquisat, mais qu'il connaissait aussi bien.

Comme j'étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que je donnasse
de ces dîners extras et criait aux garçons: «Vite, dressez la table 25»,
il ne disait même pas «dressez», mais «dressez-moi», comme si ç'avait
été pour lui. Et comme le langage des maîtres d'hôtel n'est pas tout à
fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc., au
moment où je demandais l'addition, il disait au garçon qui nous avait
servis, avec un geste répété et apaisant du revers de la main, comme
s'il voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux dents: «N'allez
pas trop fort (pour l'addition), allez doucement, très doucement.» Puis,
comme le garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que
ses recommandations ne fussent pas exactement suivies, le rappelait:
«Attendez, je vais chiffrer moi-même.» Et comme je lui disais que cela
ne faisait rien: «J'ai pour principe que, comme on dit vulgairement, on
ne doit pas estamper le client.» Quant au directeur, comme les vêtements
de mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et assez usés
(et pourtant personne n'eût si bien pratiqué l'art de s'habiller
fastueusement, comme un élégant de Balzac, s'il en avait eu les moyens),
il se contentait, à cause de moi, d'inspecter de loin si tout allait
bien, et d'un regard, de faire mettre une cale sous un pied de la table
qui n'était pas d'aplomb. Ce n'est pas qu'il n'eût su, bien qu'il cachât
ses débuts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un autre.
Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour qu'un jour il
découpât lui-même les dindonneaux. J'étais sorti, mais j'ai su qu'il
l'avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à distance
respectueuse du dressoir, d'un cercle de garçons qui cherchaient, par
là, moins à apprendre qu'à se faire bien voir et avaient un air béat
d'admiration. Vus d'ailleurs par le directeur (plongeant d'un geste lent
dans le flanc des victimes et n'en détachant pas plus ses yeux pénétrés
de sa haute fonction que s'il avait dû y lire quelque augure) ils ne le
furent nullement. Le sacrificateur ne s'aperçut même pas de mon absence.
Quand il l'apprit, elle le désola. «Comment, vous ne m'avez pas vu
découper moi-même les dindonneaux?» Je lui répondis que, n'ayant pu voir
jusqu'ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes,
Sarah dans _Phèdre_, je connaissais la résignation et que j'ajouterais
son découpage des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l'art
dramatique (Sarah dans _Phèdre_) fut la seule qu'il parut comprendre,
car il savait par moi que, les jours de grandes représentations,
Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même d'un
personnage qui ne dit qu'un mot ou ne dit rien. «C'est égal, je suis
désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau? Il faudrait
un événement, il faudrait une guerre.» (Il fallut en effet l'armistice.)
Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi: «C'est le
lendemain du jour où j'ai découpé moi-même les dindonneaux.» «C'est
juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les
dindonneaux.» Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance
du Christ ou l'Hégire, le point de départ d'un calendrier différent des
autres, mais qui ne prit pas leur extension et n'égala pas leur durée.

La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus
avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu'avec des
gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un.
Quand il vit que je savais que Legrandin, lequel se faisait maintenant
appeler Legrand de Méséglise, n'y avait aucune espèce de droit, allumé
d'ailleurs par le vin qu'il buvait, il eut une espèce de transport de
joie. Sa soeur me disait d'un air entendu: «Mon frère n'est jamais si
heureux que quand il peut causer avec vous.» Il se sentait en effet
exister depuis qu'il avait découvert quelqu'un qui savait la médiocrité
des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu'un pour qui
l'univers social existait. Tel, après l'incendie de toutes les
bibliothèques du globe et l'ascension d'une race entièrement ignorante,
un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans la vie en
entendant quelqu'un lui citer un vers d'Horace. Aussi, s'il ne quittait
jamais le wagon sans me dire: «A quand notre petite réunion?» c'était
autant par avidité de parasite, par gourmandise d'érudit, et parce qu'il
considérait les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même
temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler
avec personne, et analogues en cela à ces dîners où se réunit à dates
fixes, devant la table particulièrement succulente du Cercle de l'Union,
la Société des bibliophiles. Très modeste en ce qui concernait sa propre
famille, ce ne fut pas par M. de Crécy que j'appris qu'elle était très
grande et un authentique rameau, détaché en France, de la famille
anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand je sus qu'il était un vrai
Crécy, je lui racontai qu'une nièce de Mme de Guermantes avait épousé
un Américain du nom de Charles Crécy et lui dis que je pensais qu'il
n'avait aucun rapport avec lui. «Aucun, me dit-il. Pas plus--bien, du
reste, que ma famille n'ait pas autant d'illustration--que beaucoup
d'Américains qui s'appellent Montgommery, Berry, Chandos ou Capel, n'ont
de rapport avec les familles de Pembroke, de Buckingham, d'Essex,
ou avec le duc de Berry.» Je pensai plusieurs fois à lui dire, pour
l'amuser, que je connaissais Mme Swann qui, comme cocotte, était connue
autrefois sous le nom d'Odette de Crécy; mais, bien que le duc d'Alençon
n'eût pu se froisser qu'on parlât avec lui d'Émilienne d'Alençon, je
ne me sentis pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la
plaisanterie jusque-là. «Il est d'une très grande famille, me dit un
jour M. de Montsurvent. Son patronyme est Saylor.» Et il ajouta que
sur son vieux castel au-dessus d'Incarville, d'ailleurs devenu presque
inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd'hui trop
ruiné pour réparer, se lisait encore l'antique devise de la famille. Je
trouvai cette devise très belle, qu'on l'appliquât soit à l'impatience
d'une race de proie nichée dans cette aire, d'où elle devait jadis
prendre son vol, soit, aujourd'hui, à la contemplation du déclin, à
l'attente de la mort prochaine dans cette retraite dominante et sauvage.
C'est en ce double sens, en effet, que joue avec le nom de Saylor cette
devise qui est: «Ne sçais l'heure.»

A Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny, dont le nom, nous
dit Brichot, signifiait, comme celui de Mgr de Cabrières, «lieu où
s'assemblent les chèvres». Il était parent des Cambremer et, à cause de
cela et par une fausse appréciation de l'élégance, ceux-ci l'invitaient
souvent à Féterne, mais seulement quand ils n'avaient pas d'invités à
éblouir. Vivant toute l'année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté
plus provincial qu'eux. Aussi, quand il allait passer quelques semaines
à Paris, il n'y avait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu'«il
y avait à voir»; c'était au point que parfois, un peu étourdi par le
nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on lui demandait
s'il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n'en être plus bien
sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissait les choses de Paris
avec ce détail particulier aux gens qui y viennent rarement. Il me
conseillait les «nouveautés» à aller voir («Cela en vaut la peine»),
ne les considérant, du reste, qu'au point de vue de la bonne soirée
qu'elles font passer, et ignorant du point de vue esthétique jusqu'à
ne pas se douter qu'elles pouvaient en effet constituer parfois une
«nouveauté» dans l'histoire de l'art. C'est ainsi que, parlant de
tout sur le même plan, il nous disait: «Nous sommes allés une fois à
l'Opéra-Comique, mais le spectacle n'est pas fameux. Cela s'appelle
_Pelléas et Mélisande_. C'est insignifiant. Périer joue toujours bien,
mais il vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase on
donne _La Châtelaine_. Nous y sommes retournés deux fois; ne manquez pas
d'y aller, cela mérite d'être vu; et puis c'est joué à ravir; vous
avez Frévalles, Marie Magnier, Baron fils»; il me citait même des noms
d'acteurs que je n'avais jamais entendu prononcer, et sans les faire
précéder de Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût fait le duc de
Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusement méprisant des
«chansons de Mademoiselle Yvette Guilbert» et des «expériences de
Monsieur Charcot». M. de Chevrigny n'en usait pas ainsi, il disait
Cornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez
lui, à l'égard des acteurs comme de tout ce qui était parisien, le désir
de se montrer dédaigneux qu'avait l'aristocrate était vaincu par celui
de paraître familier qu'avait le provincial.

Dès après le premier dîner que j'avais fait à la Raspelière avec ce
qu'on appelait encore à Féterne «le jeune mariage», bien que M. et
Mme de Cambremer ne fussent plus, tant s'en fallait, de la première
jeunesse, la vieille marquise m'avait écrit une de ces lettres dont on
reconnaît l'écriture entre des milliers. Elle me disait: «Amenez votre
cousine délicieuse--charmante--agréable. Ce sera un enchantement, un
plaisir», manquant toujours avec une telle infaillibilité la progression
attendue par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer
d'avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire voulus, et
y trouver la même dépravation du goût--transposée dans l'ordre
mondain--qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances de
mots, à altérer toute expression un peu habituelle. Deux méthodes,
enseignées sans doute par des maîtres différents, se contrariaient dans
ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à Mme de Cambremer la
banalité des adjectifs multiples en les employant en gamme descendante,
en évitant de finir sur l'accord parfait. En revanche, je penchais à
voir dans ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand
elles étaient l'oeuvre de la marquise douairière, mais de la maladresse
toutes les fois qu'elles étaient employées par le marquis son fils ou
par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu'à un degré assez
éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, la règle des
trois adjectifs était très en honneur, de même qu'une certaine manière
enthousiaste de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée
dans le sang, d'ailleurs; et quand, dans la famille, une petite fille,
dès son enfance, s'arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait:
«Elle tient de tante Zélia», on sentait que plus tard ses lèvres
tendraient assez vite à s'ombrager d'une légère moustache, et on se
promettait de cultiver chez elle les dispositions qu'elle aurait pour
la musique. Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins
parfaites avec Mme Verdurin qu'avec moi, pour différentes raisons.
Ils voulaient inviter celle-ci. La «jeune» marquise me disait
dédaigneusement: «Je ne vois pas pourquoi nous ne l'inviterions pas,
cette femme; à la campagne on voit n'importe qui, ça ne tire pas à
conséquence.» Mais, au fond, assez impressionnés, ils ne cessaient de
me consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de
politesse. Je pensais que, comme ils nous avaient invités à dîner,
Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens élégants de la
région, propriétaires du château de Gourville et qui représentaient un
peu plus que le gratin normand, dont Mme Verdurin, sans avoir l'air d'y
toucher, était friande, je conseillai aux Cambremer d'inviter avec eux
la Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ils
étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient
naïfs) que M. et Mme Verdurin s'ennuyassent avec des gens qui n'étaient
pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d'un
esprit de routine que l'expérience n'avait pas fécondé) de mêler les
genres et de commettre un «impair», déclarèrent que cela ne corderait
pas ensemble, que cela ne «bicherait» pas et qu'il valait mieux réserver
Mme Verdurin (qu'on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre
dîner. Pour le prochain--l'élégant, avec les amis de Saint-Loup--ils
ne convièrent du petit noyau que Morel, afin que M. de Charlus fût
indirectement informé des gens brillants qu'ils recevaient, et aussi que
le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui
demanderait d'apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que
M. de Cambremer déclara qu'il avait de l'entrain et «faisait bien» dans
un dîner; puis que cela pourrait être commode d'être en bons termes avec
un médecin si on avait jamais quelqu'un de malade. Mais on l'invita
seul, pour ne «rien commencer avec la femme». Mme Verdurin fut outrée
quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans
elle à dîner à Féterne «en petit comité». Elle dicta au docteur, dont le
premier mouvement avait été d'accepter, une fière réponse où il disait:
«_Nous_ dînons ce soir-là chez Mme Verdurin», pluriel qui devait être
une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu'il n'était pas séparable
de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n'eut, pas besoin de lui
tracer une conduite impolie, qu'il tint spontanément, voici pourquoi.
S'il avait, à l'égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses
plaisirs, une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu que
l'influence de ce dernier se faisait sentir davantage dans d'autres
domaines et qu'il avait, par exemple, élargi les connaissances musicales
et rendu plus pur le style du virtuose. Mais ce n'était encore, au moins
à ce point de notre récit, qu'une influence. En revanche, il y avait un
terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru
et exécuté par Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les
enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils
été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils
devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était
si docile à son maître, c'était le terrain mondain. Le violoniste, qui,
avant de connaître M. de Charlus, n'avait aucune notion du monde, avait
pris à la lettre l'esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée
le baron: «Il y a un certain nombre de familles prépondérantes, lui
avait dit M. de Charlus, avant tout les Guermantes, qui comptent
quatorze alliances avec la Maison de France, ce qui est d'ailleurs
surtout flatteur pour la Maison de France, car c'était à Aldonce de
Guermantes et non à Louis le Gros, son frère consanguin mais puîné,
qu'aurait dû revenir le trône de France. Sous Louis XIV, nous drapâmes
à la mort de Monsieur, comme ayant la même grand'mère que le Roi; fort
au-dessous des Guermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle,
descendants des rois de Naples et des comtes de Poitiers; les d'Uzès,
peu anciens comme famille mais qui sont les plus anciens pairs; les
Luynes, tout à fait récents mais avec l'éclat de grandes alliances;
les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les
Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montesquieu, les Castellane
et, sauf oubli, c'est tout. Quant à tous les petits messieurs qui
s'appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n'y a aucune
différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous
alliez faire pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi,
c'est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un
torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre.» Morel
avait recueilli pieusement cette leçon d'histoire, peut-être un peu
sommaire; il jugeait les choses comme s'il était lui-même un Guermantes
et souhaitait une occasion de se trouver avec les faux La Tour
d'Auvergne pour leur faire sentir, par une poignée de main dédaigneuse,
qu'il ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cambremer, justement
voici qu'il pouvait leur témoigner qu'ils n'étaient pas «plus que le
dernier pioupiou de son régiment». Il ne répondit pas à leur invitation,
et le soir du dîner s'excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi
comme s'il venait d'agir en prince du sang. Il faut, du reste, ajouter
qu'on ne peut imaginer combien, d'une façon plus générale, M. de Charlus
pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin, bête, dans
toutes les occasions où entraient en jeu les défauts de son caractère.
On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme une maladie intermittente
de l'esprit. Qui n'a remarqué le fait sur des femmes, et même des
hommes, doués d'intelligence remarquable, mais affligés de nervosité?
Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur entourage, ils font
admirer leurs dons précieux; c'est, à la lettre, la vérité qui parle par
leur bouche. Une migraine, une petite pique d'amour-propre suffit à tout
changer. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive et rétrécie,
ne reflète plus qu'un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce
qu'il faut pour déplaire. La colère des Cambremer fut vive; et, dans
l'intervalle, d'autres incidents amenèrent une certaine tension dans
leurs rapports avec le petit clan. Comme nous revenions, les Cottard,
Charlus, Brichot, Morel et moi, d'un dîner à la Raspelière et que les
Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient
fait à l'aller une partie du trajet avec nous: «Vous qui aimez tant
Balzac et savez le reconnaître dans la société contemporaine, avais-je
dit à M. de Charlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont échappés
des _Scènes de la vie de Province_.» Mais M. de Charlus, absolument
comme s'il avait été leur ami et si je l'eusse froissé par ma remarque,
me coupa brusquement la parole: «Vous dites cela parce que la femme est
supérieure au mari, me dit-il d'un ton sec.--Oh! je ne voulais pas dire
que c'était la Muse du département, ni Madame de Bargeton bien que...»
M. de Charlus m'interrompit encore: «Dites plutôt Mme de Mortsauf.» Le
train s'arrêta et Brichot descendit. «Nous avions beau vous faire des
signes, vous êtes terrible.--Comment cela?--Voyons, ne vous êtes-vous
pas aperçu que Brichot est amoureux fou de Mme de Cambremer?» Je vis par
l'attitude des Cottard et de Charlie que cela ne faisait pas l'ombre
d'un doute dans le petit noyau. Je crus qu'il y avait de la malveillance
de leur part. «Voyons, vous n'avez pas remarqué comme il a été troublé
quand vous avez parlé d'elle», reprit M. de Charlus, qui aimait montrer
qu'il avait l'expérience des femmes et parlait du sentiment qu'elles
inspirent d'un air naturel et comme si ce sentiment était celui qu'il
éprouvait lui-même habituellement. Mais un certain ton d'équivoque
paternité avec tous les jeunes gens--malgré son amour exclusif pour
Morel--démentit par le ton les vues d'homme à femmes qu'il émettait:
«Oh! ces enfants, dit-il, d'une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut
tout leur apprendre, ils sont innocents comme l'enfant qui vient de
naître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureux d'une
femme. A votre âge j'étais plus dessalé que cela», ajouta-t-il, car il
aimait employer les expressions du monde apache, peut-être par goût,
peut-être pour ne pas avoir l'air, en les évitant, d'avouer qu'il
fréquentait ceux dont c'était le vocabulaire courant. Quelques jours
plus tard, il fallut bien me rendre à l'évidence et reconnaître que
Brichot était épris de la marquise. Malheureusement il accepta plusieurs
déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu'il était temps de mettre le
holà. En dehors de l'utilité qu'elle voyait à une intervention, pour la
politique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d'explications
et aux drames qu'ils déchaînaient un goût de plus en plus vif et que
l'oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique,
dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de grande émotion à la Raspelière
quand on vit Mme Verdurin disparaître pendant une heure avec Brichot,
à qui on sut qu'elle avait dit que Mme de Cambremer se moquait de
lui, qu'il était la fable de son salon, qu'il allait déshonorer sa
vieillesse, compromettre sa situation dans l'enseignement. Elle alla
jusqu'à lui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui il
vivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l'emporta, Brichot cessa
d'aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on
crut qu'il allait perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout
cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les
Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une
fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de
réponse du baron, ils craignirent d'avoir fait une gaffe et, trouvant
que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement
à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son
pouvoir. «Vous répondrez pour nous deux que j'accepte», dit le baron
à Morel. Le jour du dîner venu, on attendait dans le grand salon de
Féterne. Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur
de chic qu'étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de
déplaire à M. de Charlus que, bien qu'ayant connu les Féré par M. de
Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner,
elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous
les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez
pourtant pour qu'il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent
aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte,
les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de
Chevrigny, jugeant celui-ci provincial à cause de nuances, qu'on néglige
en famille, mais dont on ne tient compte que vis-à-vis des étrangers,
qui sont précisément les seuls qui ne s'en apercevraient pas. Mais on
n'aime pas leur montrer les parents qui sont restés ce que l'on s'est
efforcé de cesser d'être. Quant à M. et Mme Féré, ils étaient au plus
haut degré ce qu'on appelle des gens «très bien». Aux yeux de ceux qui
les qualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et bien
d'autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom dispensait de
le dire. Comme tout le monde ne savait pas la grande naissance de la
mère de Mme Féré, et le cercle extraordinairement fermé qu'elle et son
mari fréquentaient, quand on venait de les nommer, pour expliquer on
ajoutait toujours que c'était des gens «tout ce qu'il y a de mieux».
Leur nom obscur leur dictait-il une sorte de hautaine réserve? Toujours
est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle
auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la
mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour
que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait
invités à dîner et on comptait beaucoup sur l'effet qu'allait produire
sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu'il était au nombre des
convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en
ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre
en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants
erra sur son visage. La porte s'ouvrit et Mme de Cambremer faillit
se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme un secrétaire
des commandements chargé d'excuser son ministre, comme une épouse
morganatique qui exprime le regret qu'a le prince d'être souffrant
(ainsi en usait Mme de Clinchamp à l'égard du duc d'Aumale), Morel dit
du ton le plus léger: «Le baron ne pourra pas venir. Il est un peu
indisposé, du moins je crois que c'est pour cela... Je ne l'ai pas
rencontré cette semaine», ajouta-t-il, désespérant, jusque par ces
dernières paroles, Mme de Cambremer qui avait dit à M. et Mme Féré que
Morel voyait M. de Charlus à toutes les heures du jour. Les Cambremer
feignirent que l'absence du baron était un agrément de plus à la réunion
et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités: «Nous
nous passerons de lui, n'est-ce pas, ce ne sera que plus agréable.» Mais
ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin,
et, du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de
Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de
se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la
marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder
la chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la
fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu'ils
n'étaient tenus envers eux qu'à une politesse limitée, comme les
princesses du sang autrefois reconduisaient les duchesses, mais
seulement jusqu'à la moitié de la seconde chambre. Au bout de quelques
semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer m'en
donnait ces explications: «Je vous dirai qu'avec M. de Charlus c'était
difficile. Il est extrêmement dreyfusard...--Mais non!--Si..., en tout
cas son cousin le prince de Guermantes l'est, on leur jette assez la
pierre pour ça. J'ai des parents très à l'oeil là-dessus. Je ne peux
pas fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute ma
famille.--Puisque le prince de Guermantes est dreyfusard, cela ira
d'autant mieux, dit Mme de Cambremer, que Saint-Loup, qui, dit-on,
épouse sa nièce, l'est aussi. C'est même peut-être la raison du
mariage.--Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-Loup, que nous aimons
beaucoup, est dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations à la
légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dans l'armée!--Il
l'a été, mais il ne l'est plus, dis-je à M. de Cambremer. Quant à son
mariage avec Mlle de Guermantes-Brassac, est-ce vrai?--On ne parle que
de ça, mais vous êtes bien placé pour le savoir.--Mais je vous répète
qu'il me l'a dit à moi-même qu'il était dreyfusard, dit Mme de
Cambremer. C'est, du reste, très excusable, les Guermantes sont à moitié
allemands.--Pour les Guermantes de la rue de Varenne, vous pouvez dire
tout à fait, dit Cancan. Mais Saint-Loup, c'est une autre paire
de manches; il a beau avoir toute une parenté allemande, son père
revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a
repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus
belle façon. J'ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas
faire d'exagération ni dans un sens ni dans l'autre. _In medio...
virtus_, ah! je ne peux pas me rappeler. C'est quelque chose que dit le
docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir
ici un petit Larousse.» Pour éviter de se prononcer sur la citation
latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son mari semblait
trouver qu'elle manquait de tact, Mme de Cambremer se rabattit sur la
Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à
expliquer. «Nous avons loué volontiers la Raspelière à Mme Verdurin, dit
la marquise. Seulement elle a eu l'air de croire qu'avec la maison et
tout ce qu'elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance
du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n'étaient nullement
dans le bail, elle aurait en plus le droit d'être liée avec nous. Ce
sont des choses absolument distinctes. Notre tort est de n'avoir pas
fait faire les choses simplement par un gérant ou par une agence. A
Féterne ça n'a pas d'importance, mais je vois d'ici la tête que ferait
ma tante de Ch'nouville si elle voyait s'amener, à mon jour, la mère
Verdurin avec ses cheveux en l'air. Pour M. de Charlus, naturellement,
il connaît des gens très bien, mais il en connaît aussi de très mal.»
Je demandai lesquels. Pressée de questions, Mme de Cambremer finit par
dire: «On prétend que c'est lui qui faisait vivre un monsieur Moreau,
Morille, Morue, je ne sais plus. Aucun rapport, bien entendu, avec
Morel, le violoniste, ajouta-t-elle en rougissant. Quand j'ai senti que
Mme Verdurin s'imaginait que, parce qu'elle était notre locataire dans
la Manche, elle aurait le droit de me faire des visites à Paris, j'ai
compris qu'il fallait couper le câble.»

Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer n'étaient pas mal
avec les fidèles, et montaient volontiers dans notre wagon quand ils
étaient sur la ligne. Quand on était sur le point d'arriver à Douville,
Albertine, tirant une dernière fois son miroir, trouvait quelquefois
utile de changer ses gants ou d'ôter un instant son chapeau et, avec
le peigne d'écaille que je lui avais donné et qu'elle avait dans les
cheveux, elle en lissait les coques, en relevait le bouffant, et, s'il
était nécessaire, au-dessus des ondulations qui descendaient en vallées
régulières jusqu'à la nuque, remontait son chignon. Une fois dans les
voitures qui nous attendaient, on ne savait plus du tout où on se
trouvait; les routes n'étaient pas éclairées; on reconnaissait au bruit
plus fort des roues qu'on traversait un village, on se croyait arrivé,
on se retrouvait en pleins champs, on entendait des cloches lointaines,
on oubliait qu'on était en smoking, et on s'était presque assoupi quand,
au bout de cette longue marge d'obscurité qui, à cause de la distance
parcourue et des incidents caractéristiques de tout trajet en chemin de
fer, semblait nous avoir portés jusqu'à une heure avancée de la nuit et
presque à moitié chemin d'un retour vers Paris, tout à coup, après que
le glissement de la voiture sur un sable plus fin avait décelé qu'on
venait d'entrer dans le parc, explosaient, nous réintroduisant dans
la vie mondaine, les éclatantes lumières du salon, puis de la salle à
manger, où nous éprouvions un vif mouvement de recul en entendant sonner
ces huit heures que nous croyions passées depuis longtemps, tandis que
les services nombreux et les vins fins allaient se succéder autour des
hommes en frac et des femmes à demi décolletées, en un dîner rutilant
de clarté comme un véritable dîner en ville et qu'entourait seulement,
changeant par là son caractère, la double écharpe sombre et singulière
qu'avaient tissée, détournées par cette utilisation mondaine de leur
solennité première, les heures nocturnes, champêtres et marines de
l'aller et du retour. Celui-ci nous forçait, en effet, à quitter
la splendeur rayonnante et vite oubliée du salon lumineux pour les
voitures, où je m'arrangeais à être avec Albertine afin que mon amie ne
pût être avec d'autres sans moi, et souvent pour une autre cause encore,
qui est que nous pouvions tous deux faire bien des choses dans une
voiture noire où les heurts de la descente nous excusaient, d'ailleurs,
au cas où un brusque rayon filtrerait, d'être cramponnés l'un à l'autre.
Quand M. de Cambremer n'était pas encore brouillé avec les Verdurin, il
me demandait: «Vous ne croyez pas, avec ce brouillard-là, que vous allez
avoir vos étouffements? Ma soeur en a eu de terribles ce matin. Ah! vous
en avez aussi, disait-il avec satisfaction. Je le lui dirai ce soir. Je
sais qu'en rentrant elle s'informera tout de suite s'il y a longtemps
que vous ne les avez pas eus.» Il ne me parlait, d'ailleurs, des miens
que pour arriver à ceux de sa soeur, et ne me faisait décrire les
particularités des premiers que pour mieux marquer les différences qu'il
y avait entre les deux. Mais malgré celles-ci, comme les étouffements de
sa soeur lui paraissaient devoir faire autorité, il ne pouvait croire
que ce qui «réussissait» aux siens ne fût pas indiqué pour les miens,
et il s'irritait que je n'en essayasse pas, car il y a une chose plus
difficile encore que de s'astreindre à un régime, c'est de ne pas
l'imposer aux autres. «D'ailleurs, que dis-je, moi profane, quand vous
êtes ici devant l'aréopage, à la source. Qu'en pense le professeur
Cottard?» Je revis, du reste, sa femme une autre fois parce qu'elle
avait dit que ma «cousine» avait un drôle de genre et que je voulus
savoir ce qu'elle entendait par là. Elle nia l'avoir dit, mais finit par
avouer qu'elle avait parlé d'une personne qu'elle avait cru rencontrer
avec ma cousine. Elle ne savait pas son nom et dit finalement que,
si elle ne se trompait pas, c'était la femme d'un banquier, laquelle
s'appelait Lina, Linette, Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre.
Je pensais que «femme d'un banquier» n'était mis que pour plus de
démarquage. Je voulus demander à Albertine si c'était vrai. Mais
j'aimais mieux avoir l'air de celui qui sait que de celui qui
questionne. D'ailleurs Albertine ne m'eût rien répondu ou un non dont
le «n» eût été trop hésitant et le «on» trop éclatant. Albertine ne
racontait jamais de faits pouvant lui faire du tort, mais d'autres qui
ne pouvaient s'expliquer que par les premiers, la vérité étant plutôt
un courant qui part de ce qu'on nous dit et qu'on capte, tout invisible
qu'il soit, que la chose même qu'on nous a dite. Ainsi, quand je lui
assurai qu'une femme qu'elle avait connue à Vichy avait mauvais genre,
elle me jura que cette femme n'était nullement ce que je croyais et
n'avait jamais essayé de lui faire faire le mal. Mais elle ajouta un
autre jour, comme je parlais de ma curiosité de ce genre de personnes,
que la dame de Vichy avait une amie aussi, qu'elle, Albertine, ne
connaissait pas, mais que la dame lui avait «_promis_ de lui faire
connaître». Pour qu'elle le lui eût promis, c'était donc qu'Albertine le
désirait, ou que la dame avait, en le lui offrant, su lui faire plaisir.
Mais si je l'avais objecté à Albertine, j'aurais eu l'air de ne tenir
mes révélations que d'elle, je les aurais arrêtées aussitôt, je n'eusse
plus rien su, j'eusse cessé de me faire craindre. D'ailleurs, nous
étions à Balbec, la dame de Vichy et son amie habitaient Menton;
l'éloignement, l'impossibilité du danger eut tôt fait de détruire mes
soupçons. Souvent, quand M. de Cambremer m'interpellait de la gare, je
venais avec Albertine de profiter des ténèbres, et avec d'autant plus
de peine que celle-ci s'était un peu débattue, craignant qu'elles ne
fussent pas assez complètes. «Vous savez que je suis sûre que Cottard
nous a vus; du reste, même sans voir il a bien entendu notre voix
étouffée, juste au moment où on parlait de vos étouffements d'un autre
genre», me disait Albertine en arrivant à la gare de Douville où nous
reprenions le petit chemin de fer pour le retour. Mais ce retour, de
même que l'aller, si, en me donnant quelque impression de poésie, il
réveillait en moi le désir de faire des voyages, de mener une vie
nouvelle, et me faisait par là souhaiter d'abandonner tout projet de
mariage avec Albertine, et même de rompre définitivement nos relations,
me rendait aussi, et à cause même de leur nature contradictoire, cette
rupture plus facile. Car, au retour aussi bien qu'à l'aller, à chaque
station montaient avec nous ou nous disaient bonjour du quai des gens de
connaissance; sur les plaisirs furtifs de l'imagination dominaient ceux,
continuels, de la sociabilité, qui sont si apaisants, si endormeurs.
Déjà, avant les stations elles-mêmes, leurs noms (qui m'avaient tant
fait rêver depuis le jour où je les avais entendus, le premier soir où
j'avais voyagé avec ma grand'mère) s'étaient humanisés, avaient perdu
leur singularité depuis le soir où Brichot, à la prière d'Albertine,
nous en avait plus complètement expliqué les étymologies. J'avais
trouvé charmant la fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur,
Honfleur, Flers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le boeuf qu'il y
a à la fin de Bricqueboeuf. Mais la fleur disparut, et aussi le boeuf,
quand Brichot (et cela, il me l'avait dit le premier jour dans le train)
nous apprit que fleur veut dire «port» (comme _fiord_) et que boeuf, en
normand _budh_, signifie «cabane». Comme il citait plusieurs exemples,
ce qui m'avait paru particulier se généralisait: Bricqueboeuf allait
rejoindre Elbeuf, et même, dans un nom au premier abord aussi individuel
que le lieu, comme le nom de Pennedepie, où les étrangetés les plus
impossibles à élucider par la raison me semblaient amalgamées depuis un
temps immémorial en un vocable vilain, savoureux et durci comme certain
fromage normand, je fus désolé de retrouver le _pen_ gaulois qui
signifie «montagne» et se retrouve aussi bien dans Pennemarck que dans
les Apennins. Comme, à chaque arrêt du train, je sentais que nous
aurions des mains amies à serrer, sinon des visites à recevoir, je
disais à Albertine: «Dépêchez-vous de demander à Brichot les noms
que vous voulez savoir. Vous m'aviez parlé de Marcouville
l'Orgueilleuse.--Oui, j'aime beaucoup cet orgueil, c'est un village
fier, dit Albertine.--Vous le trouveriez, répondit Brichot, plus fier
encore si, au lieu de se faire française ou même de basse latinité,
telle qu'on la trouve dans le cartulaire de l'évêque de Bayeux,
_Marcouvilla superba_, vous preniez la forme plus ancienne, plus voisine
du normand _Marculphivilla superba_, le village, le domaine de Merculph.
Dans presque tous ces noms qui se terminent en _ville_, vous pourriez
voir, encore dressé sur cette côte, le fantôme des rudes envahisseurs
normands. A Harambouville, vous n'avez eu, debout à la portière du
wagon, que notre excellent docteur qui, évidemment, n'a rien d'un chef
norois. Mais en fermant les yeux vous pourriez voir l'illustre Herimund
(_Herimundivilla_). Bien que je ne sache pourquoi on aille sur ces
routes-ci, comprises entre Loigny et Balbec-Plage, plutôt que sur
celles, fort pittoresques, qui conduisent de Loigny au vieux Balbec, Mme
Verdurin vous a peut-être promenés de ce côté-là en voiture. Alors vous
avez vu Incarville ou village de Wiscar, et Tourville, avant d'arriver
chez Mme Verdurin, c'est le village de Turold. D'ailleurs il n'y eut pas
que des Normands. Il semble que des Allemands soient venus jusqu'ici
(Auménancourt, _Alemanicurtis_); ne le disons pas à ce jeune officier
que j'aperçois; il serait capable de ne plus vouloir aller chez ses
cousins. Il y eut aussi des Saxons, comme en témoigne la fontaine de
Sissonne (un des buts de promenade favoris de Mme Verdurin et à juste
titre), aussi bien qu'en Angleterre le Middlesex, le Wessex. Chose
inexplicable, il semble que des Goths, des «gueux» comme on disait,
soient venus jusqu'ici, et même les Maures, car Mortagne vient de
_Mauretania_. La trace en est restée à Gourville (_Gothorumvilla_).
Quelque vestige des Latins subsiste d'ailleurs aussi, Lagny
(_Latiniacum_).--Moi je demande l'explication de Thorpehomme, dit M. de
Charlus. Je comprends «homme», ajouta-t-il, tandis que le sculpteur et
Cottard échangeaient un regard d'intelligence. Mais Thorph?--«Homme» ne
signifie nullement ce que vous êtes naturellement porté à croire, baron,
répondit Brichot, en regardant malicieusement Cottard et le sculpteur.
«Homme» n'a rien à voir ici avec le sexe auquel je ne dois pas ma mère.
«Homme» c'est _Holm_, qui signifie «îlot», etc... Quant à _Thorph_, ou
«village», on le retrouve dans cent mots dont j'ai déjà ennuyé notre
jeune ami. Ainsi dans Thorpehomme il n'y a pas de nom de chef normand,
mais des mots de la langue normande. Vous voyez comme tout ce pays a été
germanisé.--Je crois qu'il exagère, dit M. de Charlus. J'ai été hier à
Orgeville.--Cette fois-ci je vous rends l'homme que je vous avais ôté
dans Thorpehomme, baron. Soit dit sans pédantisme, une charte de Robert
Ier nous donne pour Orgeville _Otgervilla_, le domaine d'Otger. Tous
ces noms sont ceux d'anciens seigneurs. Octeville la Venelle est
pour l'Avenel. Les Avenel étaient une famille connue au moyen âge.
Bourguenolles, où Mme Verdurin nous a emmenés l'autre jour, s'écrivait
«Bourg de Môles», car ce village appartint, au XIe siècle, à Baudoin de
Môles, ainsi que la Chaise-Baudoin; mais nous voici à Doncières.--Mon
Dieu, que de lieutenants vont essayer de monter, dit M. de Charlus, avec
un effroi simulé. Je le dis pour vous, car moi cela ne me gêne pas,
puisque je descends.--Vous entendez, docteur? dit Brichot. Le baron a
peur que des officiers ne lui passent sur le corps. Et pourtant, ils
sont dans leur rôle en se trouvant massés ici, car Doncières, c'est
exactement Saint-Cyr, _Dominus Cyriacus_. Il y a beaucoup de noms de
villes où _sanctus_ et _sancta_ sont remplacés par _dominus_ et par
_domina_. Du reste, cette ville calme et militaire a parfois de faux
airs de Saint-Cyr, de Versailles, et même de Fontainebleau.»

Pendant ces retours (comme à l'aller), je disais à Albertine de se
vêtir, car je savais bien qu'à Amnancourt, à Doncières, à Épreville,
à Saint-Vast, nous aurions de courtes visites à recevoir. Elles ne
m'étaient d'ailleurs pas désagréables, que ce fût, à Hermenonville (le
domaine d'Herimund), celle de M. de Chevrigny, profitant de ce qu'il
était venu chercher des invités pour me demander de venir le lendemain
déjeuner à Montsurvent, ou, à Doncières, la brusque invasion d'un des
charmants amis de Saint-Loup envoyé par lui (s'il n'était pas libre)
pour me transmettre une invitation du capitaine de Borodino, du mess des
officiers au Coq Hardi, ou des sous-officiers au Faisan Doré. Saint-Loup
venait souvent lui-même, et pendant tout le temps qu'il était là, sans
qu'on pût s'en apercevoir, je tenais Albertine prisonnière sous mon
regard, d'ailleurs inutilement vigilant. Une fois pourtant j'interrompis
ma garde. Comme il y avait un long arrêt, Bloch, nous ayant salué, se
sauva presque aussitôt pour rejoindre son père, lequel venait d'hériter
de son oncle et, ayant loué un château qui s'appelait, la Commanderie,
trouvait grand seigneur de ne circuler qu'en une chaise de poste, avec
des postillons en livrée. Bloch me pria de l'accompagner jusqu'à la
voiture. «Mais hâte-toi, car ces quadrupèdes sont impatients; viens,
homme cher aux dieux, tu feras plaisir à mon père.» Mais je souffrais
trop de laisser Albertine dans le train avec Saint-Loup, ils auraient
pu, pendant que j'avais le dos tourné, se parler, aller dans un autre
wagon, se sourire, se toucher; mon regard adhérent à Albertine ne
pouvait se détacher d'elle tant que Saint-Loup serait là. Or je vis
très bien que Bloch, qui m'avait demandé comme un service d'aller dire
bonjour à son père, d'abord trouva peu gentil que je le lui refusasse
quand rien ne m'en empêchait, les employés ayant prévenu que le train
resterait encore au moins un quart d'heure en gare, et que presque tous
les voyageurs, sans lesquels il ne repartirait pas, étaient descendus;
et ensuite ne douta pas que ce fût parce que décidément--ma conduite
en cette occasion lui était une réponse décisive--j'étais snob. Car il
n'ignorait pas le nom des personnes avec qui je me trouvais. En effet,
M. de Charlus m'avait dit, quelque temps auparavant et sans se souvenir
ou se soucier que cela eût jadis été fait pour se rapprocher de lui:
«Mais présentez-moi donc votre ami, ce que vous faites est un manque
de respect pour moi», et il avait causé avec Bloch, qui avait paru lui
plaire extrêmement au point qu'il l'avait gratifié d'un «j'espère vous
revoir». «Alors c'est irrévocable, tu ne veux pas faire ces cent mètres
pour dire bonjour à mon père, à qui ça ferait tant de plaisir?» me
dit Bloch. J'étais malheureux d'avoir l'air de manquer à la bonne
camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle Bloch croyait que j'y
manquais, et de sentir qu'il s'imaginait que je n'étais pas le même avec
mes amis bourgeois quand il y avait des gens «nés». De ce jour il cessa
de me témoigner la même amitié, et, ce qui m'était plus pénible, n'eut
plus pour mon caractère la même estime. Mais pour le détromper sur le
motif qui m'avait fait rester dans le wagon, il m'eût fallu lui dire
quelque chose--à savoir que j'étais jaloux d'Albertine--qui m'eût été
encore plus douloureux que de le laisser croire que j'étais stupidement
mondain. C'est ainsi que, théoriquement, on trouve qu'on devrait
toujours s'expliquer franchement, éviter les malentendus. Mais bien
souvent la vie les combine de telle manière que pour les dissiper, dans
les rares circonstances où ce serait possible, il faudrait révéler ou
bien--ce qui n'est pas le cas ici--quelque chose qui froisserait encore
plus notre ami que le tort imaginaire qu'il nous impute, ou un secret
dont la divulgation--et c'était ce qui venait de m'arriver--nous paraît
pire encore que le malentendu. Et d'ailleurs, même sans expliquer à
Bloch, puisque je ne le pouvais pas, la raison pour laquelle je ne
l'avais pas accompagné, si je l'avais prié de ne pas être froissé je
n'aurais fait que redoubler ce froissement en montrant que je m'en étais
aperçu. Il n'y avait rien à faire qu'à s'incliner devant ce fatum qui
avait voulu que la présence d'Albertine empêchât de le reconduire et
qu'il pût croire que c'était au contraire celle de gens brillants,
laquelle, l'eussent-ils été cent fois plus, n'aurait eu pour effet que
de me faire occuper exclusivement de Bloch et réserver pour lui toute ma
politesse. Il suffit, de la sorte, qu'accidentellement, absurdement,
un incident (ici la mise en présence d'Albertine et de Saint-Loup)
s'interpose entre deux destinées dont les lignes convergeaient l'une
vers l'autre pour qu'elles soient déviées, s'écartent de plus en plus et
ne se rapprochent jamais. Et il y a des amitiés plus belles que celle
de Bloch pour moi, qui se sont trouvées détruites, sans que l'auteur
involontaire de la brouille ait jamais pu expliquer au brouillé ce qui
sans doute eût guéri son amour-propre et ramené sa sympathie fuyante.
Amitiés plus belles que celle de Bloch ne serait pas, du reste, beaucoup
dire. Il avait tous les défauts qui me déplaisaient le plus. Ma
tendresse pour Albertine se trouvait, par accident, les rendre tout à
fait insupportables. Ainsi, dans ce simple moment où je causai avec lui
tout en surveillant Robert de l'oeil, Bloch me dit qu'il avait déjeuné
chez Mme Bontemps et que chacun avait parlé de moi avec les plus grands
éloges jusqu'au «déclin d'Hélios». «Bon, pensai-je, comme Mme Bontemps
croit Bloch un génie, le suffrage enthousiaste qu'il m'aura accordé fera
plus que ce que tous les autres ont pu dire, cela reviendra à Albertine.
D'un jour à l'autre elle ne peut manquer d'apprendre, et cela
m'étonne que sa tante ne lui ait pas déjà redit, que je suis un homme
«supérieur». «Oui, ajouta Bloch, tout le monde a fait ton éloge. Moi
seul j'ai gardé un silence aussi profond que si j'eusse absorbé, au lieu
du repas, d'ailleurs médiocre, qu'on nous servait, des pavots, chers
au bienheureux frère de Tanathos et de Léthé, le divin Hypnos, qui
enveloppe de doux liens le corps et la langue. Ce n'est pas que je
t'admire moins que la bande de chiens avides avec lesquels on m'avait
invité. Mais moi, je t'admire parce que je te comprends, et eux
t'admirent sans te comprendre. Pour bien dire, je t'admire trop pour
parler de toi ainsi au public, cela m'eût semblé une profanation de
louer à haute voix ce que je porte au plus profond de mon coeur. On eut
beau me questionner à ton sujet, une Pudeur sacrée, fille du Kronion, me
fit rester muet.» Je n'eus pas le mauvais goût de paraître mécontent,
mais cette Pudeur-là me sembla apparentée--beaucoup plus qu'au
Kronion--à la pudeur qui empêche un critique qui vous admire de parler
de vous parce que le temple secret où vous trônez serait envahi par la
tourbe des lecteurs ignares et des journalistes; à la pudeur de l'homme
d'État qui ne vous décore pas pour que vous ne soyez pas confondu au
milieu de gens qui ne vous valent pas; à la pudeur de l'académicien qui
ne vote pas pour vous, afin de vous épargner la honte d'être le collègue
de X... qui n'a pas de talent; à la pudeur enfin, plus respectable et
plus criminelle pourtant, des fils qui nous prient de ne pas écrire sur
leur père défunt qui fut plein de mérites, afin d'assurer le silence et
le repos, d'empêcher qu'on entretienne la vie et qu'on crée de la gloire
autour du pauvre mort, qui préférerait son nom prononcé par les bouches
des hommes aux couronnes, fort pieusement portées, d'ailleurs, sur son
tombeau.

Si Bloch, tout en me désolant en ne pouvant comprendre la raison qui
m'empêchait d'aller saluer son père, m'avait exaspéré en m'avouant qu'il
m'avait déconsidéré chez Mme Bontemps (je comprenais maintenant pourquoi
Albertine ne m'avait jamais fait allusion à ce déjeuner et restait
silencieuse quand je lui parlais de l'affection de Bloch pour moi), le
jeune Israélite avait produit sur M. de Charlus une impression tout
autre que l'agacement.

Certes, Bloch croyait maintenant que non seulement je ne pouvais rester
une seconde loin de gens élégants, mais que, jaloux des avances qu'ils
avaient pu lui faire (comme M. de Charlus), je tâchais de mettre des
bâtons dans les roues et de l'empêcher de se lier avec eux; mais de son
côté le baron regrettait de n'avoir pas vu davantage mon camarade. Selon
son habitude, il se garda de le montrer. Il commença par me poser,
sans en avoir l'air, quelques questions sur Bloch, mais d'un ton si
nonchalant, avec un intérêt qui semblait tellement simulé, qu'on
n'aurait pas cru qu'il entendait les réponses. D'un air de détachement,
sur une mélopée qui exprimait plus que l'indifférence, la distraction,
et comme par simple politesse pour moi: «Il a l'air intelligent, il a
dit qu'il écrivait, a-t-il du talent?» Je dis à M. de Charlus qu'il
avait été bien aimable de lui dire qu'il espérait le revoir. Pas un
mouvement ne révéla chez le baron qu'il eût entendu ma phrase, et comme
je la répétai quatre fois sans avoir de réponse, je finis par douter si
je n'avais pas été le jouet d'un mirage acoustique quand j'avais cru
entendre ce que M. de Charlus avait dit. «Il habite Balbec?» chantonna
le baron, d'un air si peu questionneur qu'il est fâcheux que la langue
française ne possède pas un signe autre que le point d'interrogation
pour terminer ces phrases apparemment si peu interrogatives. Il est vrai
que ce signe ne servirait guère pour M. de Charlus. «Non, ils ont loué
près d'ici «la Commanderie». Ayant appris ce qu'il désirait, M. de
Charlus feignit de mépriser Bloch. «Quelle horreur! s'écria-t-il, en
rendant à sa voix toute sa vigueur claironnante. Toutes les localités ou
propriétés appelées «la Commanderie» ont été bâties ou possédées par les
Chevaliers de l'Ordre de Malte (dont je suis), comme les lieux dits le
Temple ou la Cavalerie par les Templiers. J'habiterais la Commanderie
que rien ne serait plus naturel. Mais un Juif! Du reste, cela ne
m'étonne pas; cela tient à un curieux goût du sacrilège, particulier à
cette race. Dès qu'un Juif a assez d'argent pour acheter un château, il
en choisit toujours un qui s'appelle le Prieuré, l'Abbaye, le Monastère,
la Maison-Dieu. J'ai eu affaire à un fonctionnaire juif, devinez où
il résidait? à Pont-l'Évêque. Mis en disgrâce, il se fit envoyer en
Bretagne, à Pont-l'Abbé. Quand on donne, dans la Semaine Sainte, ces
indécents spectacles qu'on appelle _la Passion_, la moitié de la salle
est remplie de Juifs, exultant à la pensée qu'ils vont mettre une
seconde fois le Christ sur la Croix, au moins en effigie. Au concert
Lamoureux, j'avais pour voisin, un jour, un riche banquier juif. On joua
l'_Enfance du Christ_, de Berlioz, il était consterné. Mais il retrouva
bientôt l'expression de béatitude qui lui est habituelle en entendant
_l'Enchantement du Vendredi-Saint_. Votre ami habite la Commanderie, le
malheureux! Quel sadisme! Vous m'indiquerez le chemin, ajouta-t-il en
reprenant l'air d'indifférence, pour que j'aille un jour voir comment
nos antiques domaines supportent une pareille profanation. C'est
malheureux, car il est poli, il semble fin. Il ne lui manquerait plus
que de demeurer à Paris, rue du Temple!» M. de Charlus avait l'air,
par ces mots, de vouloir seulement trouver à l'appui de sa théorie, un
nouvel exemple; mais il me posait en réalité une question à deux fins,
dont la principale était de savoir l'adresse de Bloch. «En effet,
fit remarquer Brichot, la rue du Temple s'appelait rue de la
Chevalerie-du-Temple. Et à ce propos, me permettez-vous une remarque,
baron? dit l'universitaire.--Quoi? Qu'est-ce que c'est? dit sèchement
M. de Charlus, que cette observation empêchait d'avoir son
renseignement.--Non, rien, répondit Brichot intimidé. C'était à propos
de l'étymologie de Balbec qu'on m'avait demandée. La rue du Temple
s'appelait autrefois la rue Barre-du-Bac, parce que l'Abbaye du Bac,
en Normandie, avait là à Paris sa barre de justice.» M. de Charlus ne
répondit rien et fit semblant de ne pas avoir entendu, ce qui était chez
lui une des formes de l'insolence. «Où votre ami demeure-t-il à Paris?
Comme les trois quarts des rues tirent leur nom d'une église ou d'une
abbaye, il y a chance pour que le sacrilège continue. On ne peut pas
empêcher des Juifs de demeurer boulevard de la Madeleine, faubourg
Saint-Honoré ou place Saint-Augustin. Tant qu'ils ne raffinent pas
par perfidie, en élisant domicile place du Parvis-Notre-Dame, quai de
l'Archevêché, rue Chanoinesse, ou rue de l'Ave-Maria, il faut leur
tenir compte des difficultés.» Nous ne pûmes renseigner M. de Charlus,
l'adresse actuelle de Bloch nous étant inconnue. Mais je savais que les
bureaux de son père étaient rue des Blancs-Manteaux. «Oh! quel comble
de perversité, s'écria M. de Charlus, en paraissant trouver, dans son
propre cri d'ironique indignation, une satisfaction profonde. Rue des
Blancs-Manteaux, répéta-t-il en pressurant chaque syllabe et en riant.
Quel sacrilège! Pensez que ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch
étaient ceux des frères mendiants, dits serfs de la Sainte-Vierge, que
saint Louis établit là. Et la rue a toujours été à des ordres religieux.
La profanation est d'autant plus diabolique qu'à deux pas de la rue des
Blancs-Manteaux, il y a une rue, dont le nom m'échappe, et qui est
tout entière concédée aux Juifs; il y a des caractères hébreux sur les
boutiques, des fabriques de pains azymes, des boucheries juives, c'est
tout à fait la Judengasse de Paris. C'est là que M. Bloch aurait dû
demeurer. Naturellement, reprit-il sur un ton assez emphatique et fier
et pour tenir des propos esthétiques, donnant, par une réponse que lui
adressait malgré lui son hérédité, un air de vieux mousquetaire Louis
XIII à son visage redressé en arrière, je ne m'occupe de tout cela qu'au
point de vue de l'art. La politique n'est pas de mon ressort et je ne
peux pas condamner en bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte
Spinoza parmi ses enfants illustres. Et j'admire trop Rembrandt pour
ne pas savoir la beauté qu'on peut tirer de la fréquentation de la
synagogue. Mais enfin un ghetto est d'autant plus beau qu'il est plus
homogène et plus complet. Soyez sûr, du reste, tant l'instinct pratique
et la cupidité se mêlent chez ce peuple au sadisme, que la proximité de
la rue hébraïque dont je vous parle, la commodité d'avoir sous la
main les boucheries d'Israël a fait choisir à votre ami la rue des
Blancs-Manteaux. Comme c'est curieux! C'est, du reste, par là que
demeurait un étrange Juif qui avait fait bouillir des hosties, après
quoi je pense qu'on le fit bouillir lui-même, ce qui est plus étrange
encore puisque cela a l'air de signifier que le corps d'un Juif peut
valoir autant que le corps du Bon Dieu. Peut-être pourrait-on arranger
quelque chose avec votre ami pour qu'il nous mène voir l'église des
Blancs-Manteaux. Pensez que c'est là qu'on déposa le corps de
Louis d'Orléans après son assassinat par Jean sans Peur, lequel
malheureusement ne nous a pas délivrés des Orléans. Je suis, d'ailleurs,
personnellement très bien avec mon cousin le duc de Chartres, mais
enfin c'est une race d'usurpateurs, qui a fait assassiner Louis XVI,
dépouiller Charles X et Henri V. Ils ont, du reste, de qui tenir, ayant
pour ancêtres Monsieur, qu'on appelait sans doute ainsi parce que
c'était la plus étonnante des vieilles dames, et le Régent et le
reste. Quelle famille!» Ce discours antijuif ou prohébreu--selon qu'on
s'attachera à l'extérieur des phrases ou aux intentions qu'elles
recelaient--avait été comiquement coupé, pour moi, par une phrase que
Morel me chuchota et qui avait désespéré M. de Charlus. Morel, qui
n'avait pas été sans s'apercevoir de l'impression que Bloch avait
produite, me remerciait à l'oreille de l'avoir «expédié», ajoutant
cyniquement: «Il aurait voulu rester, tout ça c'est la jalousie, il
voudrait me prendre ma place. C'est bien d'un youpin!» «On aurait
pu profiter de cet arrêt, qui se prolonge, pour demander quelques
explications rituelles à votre ami. Est-ce que vous ne pourriez pas le
rattraper? me demanda M. de Charlus, avec l'anxiété du doute.--Non,
c'est impossible, il est parti en voiture et d'ailleurs fâché avec
moi.--Merci, merci, me souffla Morel.--La raison est absurde, on peut
toujours rejoindre une voiture, rien ne vous empêcherait de prendre une
auto», répondit M. de Charlus, en homme habitué à ce que tout pliât
devant lui. Mais remarquant mon silence: «Quelle est cette voiture
plus ou moins imaginaire? me dit-il avec insolence et un dernier
espoir.--C'est une chaise de poste ouverte et qui doit être déjà arrivée
à la Commanderie.» Devant l'impossible, M. de Charlus se résigna et
affecta de plaisanter. «Je comprends qu'ils aient reculé devant le
«coupé» superfétatoire. C'aurait été un recoupé.» Enfin on fut avisé que
le train repartait et Saint-Loup nous quitta. Mais ce jour fut le seul
où, en montant dans notre wagon, il me fit, à son insu, souffrir par
la pensée que j'eus un instant de le laisser avec Albertine pour
accompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne me tortura pas. Car
d'elle-même Albertine, pour m'éviter toute inquiétude, se plaçait,
sous un prétexte quelconque, de telle façon qu'elle n'aurait pas, même
involontairement, frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à lui
tendre la main; détournant de lui les yeux, elle se mettait, dès qu'il
était là, à causer ostensiblement et presque avec affectation avec
l'un quelconque des autres voyageurs, continuant ce jeu jusqu'à ce que
Saint-Loup fût parti. De la sorte, les visites qu'il nous faisait
à Doncières ne me causant aucune souffrance, même aucune gêne, ne
mettaient pas une exception parmi les autres qui toutes m'étaient
agréables en m'apportant en quelque sorte l'hommage et l'invitation de
cette terre. Déjà, dès la fin de l'été, dans notre trajet de Balbec
à Douville, quand j'apercevais au loin cette station de
Saint-Pierre-des-Ifs, où le soir, pendant un instant, la crête des
falaises scintillait toute rose, comme au soleil couchant la neige
d'une montagne, elle ne me faisait plus penser, je ne dis pas même à la
tristesse que la vue de son étrange relèvement soudain m'avait causée le
premier soir en me donnant si grande envie de reprendre le train pour
Paris au lieu de continuer jusqu'à Balbec, au spectacle que, le matin,
on pouvait avoir de là, m'avait dit Elstir, à l'heure qui précède le
soleil levé, où toutes les couleurs de l'arc-en-ciel se réfractent sur
les rochers, et où tant de fois il avait réveillé le petit garçon qui,
une année, lui avait servi de modèle pour le peindre tout nu, sur le
sable. Le nom de Saint-Pierre-des-Ifs m'annonçait seulement qu'allait
apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui je
pourrais parler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant, dans les
brumes du soir, derrière cette falaise d'Incarville, qui m'avait tant
fait rêver autrefois, ce que je voyais comme si son grès antique
était devenu transparent, c'était la belle maison d'un oncle de M. de
Cambremer et dans laquelle je savais qu'on serait toujours content de
me recueillir si je ne voulais pas dîner à la Raspelière ou rentrer à
Balbec. Ainsi ce n'était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui
avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms,
déjà vidés à demi d'un mystère que l'étymologie avait remplacé par le
raisonnement, étaient encore descendus d'un degré. Dans nos retours à
Hermenonville, à Saint-Vast, à Harambouville, au moment où le train
s'arrêtait, nous apercevions des ombres que nous ne reconnaissions pas
d'abord et que Brichot, qui n'y voyait goutte, aurait peut-être pu
prendre dans la nuit pour les fantômes d'Hérimund, de Wiscar, et
d'Herimbald. Mais elles approchaient du wagon. C'était simplement M. de
Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui reconduisait des
invités et qui, de la part de sa mère et de sa femme, venait me demander
si je ne voulais pas qu'il «m'enlevât» pour me garder quelques jours
à Féterne où allaient se succéder une excellente musicienne qui me
chanterait tout Gluck et un joueur d'échecs réputé avec qui je ferais
d'excellentes parties qui ne feraient pas tort à celles de pêche et de
yachting dans la baie, ni même aux dîners Verdurin, pour lesquels le
marquis s'engageait sur l'honneur à me «prêter», en me faisant conduire
et rechercher pour plus de facilité, et de sûreté aussi. «Mais je ne
peux pas croire que ce soit bon pour vous d'aller si haut. Je sais que
ma soeur ne pourrait pas le supporter. Elle reviendrait dans un état!
Elle n'est, du reste, pas très bien fichue en ce moment... Vraiment,
vous avez eu une crise si forte! Demain vous ne pourrez pas vous tenir
debout!» Et il se tordait, non par méchanceté, mais pour la même raison
qu'il ne pouvait sans rire voir dans la rue un boiteux qui s'étalait, ou
causer avec un sourd. «Et avant? Comment, vous n'en avez pas eu depuis
quinze jours? Savez-vous que c'est très beau. Vraiment vous devriez
venir vous installer à Féterne, vous causeriez de vos étouffements avec
ma soeur.» A Incarville c'était le marquis de Montpeyroux qui, n'ayant
pas pu aller à Féterne, car il s'était absenté pour la chasse, était
venu «au train», en bottes et le chapeau orné d'une plume de faisan,
serrer la main des partants et à moi par la même occasion, en
m'annonçant, pour le jour de la semaine qui ne me gênerait pas, la
visite de son fils, qu'il me remerciait de recevoir et qu'il serait très
heureux que je fisse un peu lire; ou bien M. de Crécy, venu faire sa
digestion, disait-il, fumant sa pipe, acceptant un ou même plusieurs
cigares, et qui me disait: «Hé bien! vous ne me dites pas de jour pour
notre prochaine réunion à la Lucullus? Nous n'avons rien à nous dire?
permettez-moi de vous rappeler que nous avons laissé en train la
question des deux familles de Montgommery. Il faut que nous finissions
cela. Je compte sur vous.» D'autres étaient venus seulement acheter
leurs journaux. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec nous que
j'ai toujours soupçonnés ne s'être trouvés sur le quai, à la station
la plus proche de leur petit château, que parce qu'ils n'avaient rien
d'autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance. Un
cadre de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit
chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui
était dévolu, avait contracté quelque amabilité humaine; patient,
d'un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu'on voulait les
retardataires, et, même une fois parti, s'arrêtait pour recueillir ceux
qui lui faisaient signe; ils couraient alors après lui en soufflant,
en quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu'ils
le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n'usait que d'une sage
lenteur. Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, ne m'évoquaient
même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents
de s'être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les
avais vus baigner jadis dans l'humidité du soir. Doncières! Pour moi,
même après l'avoir connu et m'être éveillé de mon rêve, combien il était
resté longtemps, dans ce nom, des rues agréablement glaciales, des
vitrines éclairées, des succulentes volailles! Doncières! Maintenant
ce n'était plus que la station où montait Morel: Égleville
(_Aquiloevilla_), celle où nous attendait généralement la princesse
Sherbatoff; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs
de beau temps, quand, n'étant pas trop fatiguée, elle avait envie de
prolonger encore un moment avec moi, n'ayant, par un raidillon, guère
plus à marcher que si elle était descendue à Parville (_Paterni villa_).
Non seulement je n'éprouvais plus la crainte anxieuse d'isolement qui
m'avait étreint le premier soir, mais je n'avais plus à craindre qu'elle
se réveillât, ni de me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette
terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais
d'amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne,
interrompue comme celle des collines bleuâtres, cachées parfois dans
l'anfractuosité du roc ou derrière les tilleuls de l'avenue, mais
déléguant à chaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d'une
poignée de main cordiale, interrompre ma route, m'empêcher d'en sentir
la longueur, m'offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autre
serait à la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram ne nous
faisait quitter un ami que pour nous permettre d'en retrouver d'autres.
Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les
côtoyait presque au pas d'une personne qui marche vite, la distance
était si faible qu'au moment où, sur le quai, devant la salle d'attente,
nous interpellaient leurs propriétaires, nous aurions presque pu croire
qu'ils le faisaient du seuil de leur porte, de la fenêtre de leur
chambre, comme si la petite voie départementale n'avait été qu'une rue
de province et la gentilhommière isolée qu'un hôtel citadin; et même aux
rares stations où je n'entendais le «bonsoir» de personne, le silence
avait une plénitude nourricière et calmante, parce que je le savais
formé du sommeil d'amis couchés tôt dans le manoir proche, où mon
arrivée eût été saluée avec joie si j'avais eu à les réveiller pour leur
demander quelque service d'hospitalité. Outre que l'habitude remplit
tellement notre temps qu'il ne nous reste plus, au bout de quelques
mois, un instant de libre dans une ville où, à l'arrivée, la journée
nous offrait la disponibilité de ses douze heures, si une par hasard
était devenue vacante, je n'aurais plus eu l'idée de l'employer à voir
quelque église pour laquelle j'étais jadis venu à Balbec, ni même à
confronter un site peint par Elstir avec l'esquisse que j'en avais vue
chez lui, mais à aller faire une partie d'échecs de plus chez M. Féré.
C'était, en effet, la dégradante influence, comme le charme aussi,
qu'avait eue ce pays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays de
connaissances; si sa répartition territoriale, son ensemencement
extensif, tout le long de la côte, en cultures diverses, donnaient
forcément aux visites que je faisais à ces différents amis la forme du
voyage, ils restreignaient aussi le voyage à n'avoir plus que l'agrément
social d'une suite de visites. Les mêmes noms de lieux, si troublants
pour moi jadis que le simple _Annuaire des Châteaux_, feuilleté au
chapitre du département de la Manche, me causait autant d'émotion que
l'Indicateur des chemins de fer, m'étaient devenus si familiers que cet
indicateur même, j'aurais pu le consulter, à la page Balbec-Douville
par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu'un dictionnaire
d'adresses. Dans cette vallée trop sociale, aux flancs de laquelle je
sentais accrochée, visible ou non, une compagnie d'amis nombreux,
le poétique cri du soir n'était plus celui de la chouette ou de la
grenouille, mais le «comment va?» de M. de Criquetot ou le «Kairé»
de Brichot. L'atmosphère n'y éveillait plus d'angoisses et, chargée
d'effluves purement humains, y était aisément respirable, trop calmante
même. Le bénéfice que j'en tirais, au moins, était de ne plus voir
les choses qu'au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine
m'apparaissait comme une folie.




CHAPITRE QUATRIÈME

_Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever du soleil. Je
pars immédiatement avec Albertine pour Paris_.


Je n'attendais qu'une occasion pour la rupture définitive. Et, un soir,
comme maman partait le lendemain pour Combray, où elle allait assister
dans sa dernière maladie une soeur de sa mère, me laissant pour que je
profitasse, comme grand'mère aurait voulu, de l'air de la mer, je
lui avais annoncé qu'irrévocablement j'étais décidé à ne pas épouser
Albertine et allais cesser prochainement de la voir. J'étais content
d'avoir pu, par ces mots, donner satisfaction à ma mère la veille de son
départ. Elle ne m'avait pas caché que c'en avait été en effet une très
vive pour elle. Il fallait aussi m'en expliquer avec Albertine. Comme je
revenais avec elle de la Raspelière, les fidèles étant descendus, tels à
Saint-Mars-le-Vêtu, tels à Saint-Pierre-des-Ifs, d'autres à Doncières,
me sentant particulièrement heureux et détaché d'elle, je m'étais
décidé, maintenant qu'il n'y avait plus que nous deux dans le wagon, à
aborder enfin cet entretien. La vérité, d'ailleurs, est que celle des
jeunes filles de Balbec que j'aimais, bien qu'absente en ce moment ainsi
que ses amies, mais qui allait revenir (je me plaisais avec toutes,
parce que chacune avait pour moi, comme le premier jour, quelque chose
de l'essence des autres, était comme d'un race à part), c'était Andrée.
Puisqu'elle allait arriver de nouveau, dans quelques jours, à Balbec,
certes aussitôt elle viendrait me voir, et alors, pour rester libre, ne
pas l'épouser si je ne voulais pas, pour pouvoir aller à Venise, mais
pourtant l'avoir d'ici là toute à moi, le moyen que je prendrais ce
serait de ne pas trop avoir l'air de venir à elle, et dès son arrivée,
quand nous causerions ensemble, je lui dirais: «Quel dommage que je
ne vous aie pas vue quelques semaines plus tôt! Je vous aurais aimée;
maintenant mon coeur est pris. Mais cela ne fait rien, nous nous verrons
souvent, car je suis triste de mon autre amour et vous m'aiderez à me
consoler.» Je souriais intérieurement en pensant à cette conversation,
car de cette façon je donnerais à Andrée l'illusion que je ne l'aimais
pas vraiment; ainsi elle ne serait pas fatiguée de moi et je profiterais
joyeusement et doucement de sa tendresse. Mais tout cela ne faisait que
rendre plus nécessaire de parler enfin sérieusement à Albertine afin de
ne pas agir indélicatement, et puisque j'étais décidé à me consacrer
à son amie, il fallait qu'elle sût bien, elle, Albertine, que je ne
l'aimais pas. Il fallait le lui dire tout de suite, Andrée pouvant venir
d'un jour à l'autre. Mais comme nous approchions de Parville, je sentis
que nous n'aurions pas le temps ce soir-là et qu'il valait mieux
remettre au lendemain ce qui maintenant était irrévocablement résolu. Je
me contentai donc de parler avec elle du dîner que nous avions fait chez
les Verdurin. Au moment où elle remettait son manteau, le train venant
de quitter Incarville, dernière station avant Parville, elle me dit:
«Alors demain, re-Verdurin, vous n'oubliez pas que c'est vous qui venez
me prendre.» Je ne pus m'empêcher de répondre assez sèchement: «Oui, à
moins que je ne «lâche», car je commence à trouver cette vie vraiment
stupide. En tout cas, si nous y allons, pour que mon temps à la
Raspelière ne soit pas du temps absolument perdu, il faudra que je
pense à demander à Mme Verdurin quelque chose qui pourra m'intéresser
beaucoup, être un objet d'études, et me donner du plaisir, car j'en ai
vraiment bien peu cette année à Balbec.--Ce n'est pas aimable pour moi,
mais je ne vous en veux pas, parce que je sens que vous êtes nerveux.
Quel est ce plaisir?--Que Mme Verdurin me fasse jouer des choses d'un
musicien dont elle connaît très bien les oeuvres. Moi aussi j'en connais
une, mais il paraît qu'il y en a d'autres et j'aurais besoin de savoir
si c'est édité, si cela diffère des premières.--Quel musicien?--Ma
petite chérie, quand je t'aurai dit qu'il s'appelle Vinteuil, en
seras-tu beaucoup plus avancée?» Nous pouvons avoir roulé toutes les
idées possibles, la vérité n'y est jamais entrée, et c'est du dehors,
quand on s'y attend le moins, qu'elle nous fait son affreuse piqûre et
nous blesse pour toujours. «Vous ne savez pas comme vous m'amusez, me
répondit Albertine en se levant, car le train allait s'arrêter. Non
seulement cela me dit beaucoup plus que vous ne croyez, mais, même sans
Mme Verdurin, je pourrai vous avoir tous les renseignements que vous
voudrez. Vous vous rappelez que je vous ai parlé d'une amie plus âgée
que moi, qui m'a servi de mère, de soeur, avec qui j'ai passé à Trieste
mes meilleures années et que, d'ailleurs, je dois dans quelques semaines
retrouver à Cherbourg, d'où nous voyagerons ensemble (c'est un peu
baroque, mais vous savez comme j'aime la mer), hé, bien! cette amie (oh!
pas du tout le genre de femmes que vous pourriez croire!), regardez
comme c'est extraordinaire, est justement la meilleure amie de la fille
de ce Vinteuil, et je connais presque autant la fille de Vinteuil. Je ne
les appelle jamais que mes deux grandes soeurs. Je ne suis pas fâchée de
vous montrer que votre petite Albertine pourra vous être utile pour ces
choses de musique, où vous dites, du reste avec raison, que je n'entends
rien.» A ces mots prononcés comme nous entrions en gare de Parville,
si loin de Combray et de Montjouvain, si longtemps après la mort de
Vinteuil, une image s'agitait dans mon coeur, une image tenue en réserve
pendant tant d'années que, même si j'avais pu deviner, en l'emmagasinant
jadis, qu'elle avait un pouvoir nocif, j'eusse cru qu'à la longue elle
l'avait entièrement perdu; conservée vivante au fond de moi--comme
Oreste dont les Dieux avaient empêché la mort pour qu'au jour désigné il
revînt dans son pays punir le meurtre d'Agamemnon--pour mon supplice,
pour mon châtiment, qui sait? d'avoir laissé mourir ma grand'mère,
peut-être; surgissant tout à coup du fond de la nuit où elle semblait à
jamais ensevelie et frappant comme un Vengeur, afin d'inaugurer pour
moi une vie terrible, méritée et nouvelle, peut-être aussi pour faire
éclater à mes yeux les funestes conséquences que les actes mauvais
engendrent indéfiniment, non pas seulement pour ceux qui les ont
commis, mais pour ceux qui n'ont fait, qui n'ont cru, que contempler un
spectacle curieux et divertissant, comme moi, hélas! en cette fin de
journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson où (comme
quand j'avais complaisamment écouté le récit des amours de Swann)
j'avais dangereusement laissé s'élargir en moi la voie funeste et
destinée à être douloureuse du Savoir. Et dans ce même temps, de ma plus
grande douleur j'eus un sentiment presque orgueilleux, presque joyeux,
d'un homme à qui le choc qu'il aurait reçu fait faire un bond tel qu'il
serait parvenu à un point où nul effort n'aurait pu le hisser. Albertine
amie de Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du
Sapphisme, c'était, auprès de ce que j'avais imaginé dans les plus
grands doutes, ce qu'est au petit acoustique de l'Exposition de 1889,
dont on espérait à peine qu'il pourrait aller du bout d'une maison à une
autre, les téléphones planant sur les rues, les villes, les champs, les
mers, reliant les pays. C'était une «_terra incognita_» terrible où je
venais d'atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui
s'ouvrait. Et pourtant ce déluge de la réalité qui nous submerge, s'il
est énorme auprès de nos timides et infimes suppositions, il était
pressenti par elles. C'est sans doute quelque chose comme ce que je
venais d'apprendre, c'était quelque chose comme l'amitié d'Albertine et
Mlle Vinteuil, quelque chose que mon esprit n'aurait su inventer, mais
que j'appréhendais obscurément quand je m'inquiétais tout en voyant
Albertine auprès d'Andrée. C'est souvent seulement par manque d'esprit
créateur qu'on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la réalité
la plus terrible donne, en même temps que la souffrance, la joie d'une
belle découverte, parce qu'elle ne fait que donner une forme neuve et
claire à ce que nous remâchions depuis longtemps sans nous en douter.
Le train s'était arrêté à Parville, et comme nous étions les seuls
voyageurs qu'il y eût dedans, c'était d'une voix amollie par le
sentiment de l'inutilité de la tâche, par la même habitude qui la lui
faisait pourtant remplir et lui inspirait à la fois l'exactitude et
l'indolence, et plus encore par l'envie de dormir que l'employé cria:
«Parville!» Albertine, placée en face de moi et voyant qu'elle était
arrivée à destination, fit quelques pas du fond du wagon où nous étions
et ouvrit la portière. Mais ce mouvement qu'elle accomplissait ainsi
pour descendre me déchirait intolérablement le coeur comme si,
contrairement à la position indépendante de mon corps que, à deux pas
de lui, semblait occuper celui d'Albertine, cette séparation spatiale,
qu'un dessinateur véridique eût été obligé de figurer entre nous,
n'était qu'une apparence et comme si, pour qui eût voulu, selon la
réalité véritable, redessiner les choses, il eût fallu placer maintenant
Albertine, non pas à quelque distance de moi, mais en moi. Elle
me faisait si mal en s'éloignant que, la rattrapant, je la tirai
désespérément par le bras. «Est-ce qu'il serait matériellement
impossible, lui demandai-je, que vous veniez coucher ce soir à
Balbec?--Matériellement, non. Mais je tombe de sommeil.--Vous me
rendriez un service immense...--Alors soit, quoique je ne comprenne
pas; pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Enfin je reste.» Ma mère
dormait quand, après avoir fait donner à Albertine une chambre située
à un autre étage, je rentrai dans la mienne. Je m'assis près de la
fenêtre, réprimant mes sanglots pour que ma mère, qui n'était séparée de
moi que par une mince cloison, ne m'entendît pas. Je n'avais même pas
pensé à fermer les volets, car à un moment, levant les yeux, je vis, en
face de moi, dans le ciel, cette même petite lueur d'un rouge éteint
qu'on voyait au restaurant de Rivebelle dans une étude qu'Elstir avait
faite d'un soleil couché. Je me rappelai l'exaltation que m'avait
donnée, quand je l'avais aperçue du chemin de fer, le premier jour de
mon arrivée à Balbec, cette même image d'un soir qui ne précédait pas la
nuit, mais une nouvelle journée. Mais nulle journée maintenant ne serait
plus pour moi nouvelle, n'éveillerait plus en moi le désir d'un bonheur
inconnu, et prolongerait seulement mes souffrances, jusqu'à ce que je
n'eusse plus la force de les supporter. La vérité de ce que Cottard
m'avait dit au casino de Parville ne faisait plus doute pour moi. Ce que
j'avais redouté, vaguement soupçonné depuis longtemps d'Albertine, ce
que mon instinct dégageait de tout son être, et ce que mes raisonnements
dirigés par mon désir m'avaient peu à peu fait nier, c'était vrai!
Derrière Albertine je ne voyais plus les montagnes bleues de la mer,
mais la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle
Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de
sa jouissance. Car, jolie comme était Albertine, comment Mlle Vinteuil,
avec les goûts qu'elle avait, ne lui eût-elle pas demandé de les
satisfaire? Et la preuve qu'Albertine n'en avait pas été choquée et
avait consenti, c'est qu'elles ne s'étaient pas brouillées, mais que
leur intimité n'avait pas cessé de grandir. Et ce mouvement gracieux
d'Albertine posant son menton sur l'épaule de Rosemonde, la regardant en
souriant et lui posant un baiser dans le cou, ce mouvement qui m'avait
rappelé Mlle Vinteuil et pour l'interprétation duquel j'avais hésité
pourtant à admettre qu'une même ligne tracée par un geste résultât
forcément d'un même penchant, qui sait si Albertine ne l'avait pas tout
simplement appris de Mlle Vinteuil? Peu à peu le ciel éteint s'allumait.
Moi qui ne m'étais jusqu'ici jamais éveillé sans sourire aux choses les
plus humbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerre
du vent, je sentis que le jour qui allait se lever dans un instant, et
tous les jours qui viendraient ensuite ne m'apporteraient plus jamais
l'espérance d'un bonheur inconnu, mais le prolongement de mon martyre.
Je tenais encore à la vie; je savais que je n'avais plus rien que de
cruel à en attendre. Je courus à l'ascenseur, malgré l'heure indue,
sonner le lift qui faisait fonction de veilleur de nuit, et je lui
demandai d'aller à la chambre d'Albertine, lui dire que j'avais quelque
chose d'important à lui communiquer, si elle pourrait me recevoir.
«Mademoiselle aime mieux que ce soit elle qui vienne, vint-il me
répondre. Elle sera ici dans un instant.» Et bientôt, en effet,
Albertine entra en robe de chambre, «Albertine, lui dis-je très bas et
en lui recommandant de ne pas élever la voix pour ne pas éveiller ma
mère, de qui nous n'étions séparés que par cette cloison--dont la
minceur, aujourd'hui importune et qui forçait à chuchoter, ressemblait
jadis, quand s'y peignirent si bien les intentions de ma grand'mère, à
une sorte de diaphanéité musicale--je suis honteux de vous déranger.
Voici. Pour que vous compreniez, il faut que je vous dise une chose que
vous ne savez pas. Quand je suis venu ici, j'ai quitté une femme que
j'ai dû épouser, qui était prête à tout abandonner pour moi. Elle devait
partir en voyage ce matin, et depuis une semaine, tous les jours je
me demandais si j'aurais le courage de ne pas lui télégraphier que je
revenais. J'ai eu ce courage, mais j'étais si malheureux que j'ai cru
que je me tuerais. C'est pour cela que je vous ai demandé hier soir
si vous ne pourriez pas venir coucher à Balbec. Si j'avais dû mourir,
j'aurais aimé vous dire adieu.» Et je donnai libre cours aux larmes
que ma fiction rendait naturelles. «Mon pauvre petit, si j'avais su,
j'aurais passé la nuit auprès de vous», s'écria Albertine, à l'esprit de
qui l'idée que j'épouserais peut-être cette femme et que l'occasion de
faire, elle, un «beau mariage» s'évanouissait ne vint même pas, tant
elle était sincèrement émue d'un chagrin dont je pouvais lui cacher la
cause, mais non la réalité et la force. «Du reste, me dit-elle, hier,
pendant tout le trajet depuis la Raspelière, j'avais bien senti que vous
étiez nerveux et triste, je craignais quelque chose.» En réalité, mon
chagrin n'avait commencé qu'à Parville, et la nervosité, bien différente
mais qu'heureusement Albertine confondait avec lui, venait de l'ennui de
vivre encore quelques jours avec elle. Elle ajouta: «Je ne vous quitte
plus, je vais rester tout le temps ici.» Elle m'offrait justement--et
elle seule pouvait me l'offrir--l'unique remède contre le poison qui me
brûlait, homogène à lui d'ailleurs; l'un doux, l'autre cruel, tous deux
étaient également dérivés d'Albertine. En ce moment Albertine--mon
mal--se relâchant de me causer des souffrances, me laissait--elle,
Albertine remède--attendri comme un convalescent. Mais je pensais
qu'elle allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour
Trieste. Ses habitudes d'autrefois allaient renaître. Ce que je voulais
avant tout, c'était empêcher Albertine de prendre le bateau, tâcher
de l'emmener à Paris. Certes, de Paris, plus facilement encore que de
Balbec, elle pourrait, si elle le voulait, aller à Trieste, mais à Paris
nous verrions; peut-être je pourrais demander à Mme de Guermantes d'agir
indirectement sur l'amie de Mlle Vinteuil pour qu'elle ne restât pas à
Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être chez
le prince de... que j'avais rencontré chez Mme de Villeparisis et chez
Mme de Guermantes même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller
chez lui voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes, les
empêcher de se joindre. Certes, j'aurais pu me dire qu'à Paris, si
Albertine avait ces goûts, elle trouverait bien d'autres personnes avec
qui les assouvir. Mais chaque mouvement de jalousie est particulier
et porte la marque de la créature--pour cette fois-ci l'amie de Mlle
Vinteuil--qui l'a suscité. C'était l'amie de Mlle Vinteuil qui restait
ma grande préoccupation. La passion mystérieuse avec laquelle j'avais
pensé autrefois à l'Autriche parce que c'était le pays d'où venait
Albertine (son oncle y avait été conseiller d'ambassade), que sa
singularité géographique, la race qui l'habitait, ses monuments, ses
paysages, je pouvais les considérer ainsi que dans un atlas, comme dans
un recueil de vues, dans le sourire, dans les manières d'Albertine,
cette passion mystérieuse, je l'éprouvais encore mais, par une
interversion des signes, dans le domaine de l'horreur. Oui, c'était de
là qu'Albertine venait. C'était là que, dans chaque maison, elle était
sûre de retrouver, soit l'amie de Mlle Vinteuil, soit d'autres. Les
habitudes d'enfance allaient renaître, on se réunirait dans trois mois
pour la Noël, puis le 1er janvier, dates qui m'étaient déjà tristes en
elles-mêmes, de par le souvenir inconscient du chagrin que j'y avais
ressenti quand, autrefois, elles me séparaient, tout le temps des
vacances du jour de l'an, de Gilberte. Après les longs dîners, après les
réveillons, quand tout le monde serait joyeux, animé, Albertine allait
avoir, avec ses amies de là-bas, ces mêmes poses que je lui avais vu
prendre avec Andrée, alors que l'amitié d'Albertine pour elle était
innocente; qui sait? peut-être celles qui avaient rapproché devant moi
Mlle Vinteuil poursuivie par son amie, à Montjouvain. A Mlle Vinteuil
maintenant, tandis que son amie la chatouillait avant de s'abattre
sur elle, je donnais le visage enflammé d'Albertine, d'Albertine que
j'entendis lancer en s'enfuyant, puis en s'abandonnant, son rire étrange
et profond. Qu'était, à côté de la souffrance que je ressentais, la
jalousie que j'avais pu éprouver le jour où Saint-Loup avait rencontré
Albertine avec moi à Doncières et où elle lui avait fait des agaceries?
celle aussi que j'avais éprouvée en repensant à l'initiateur inconnu
auquel j'avais pu devoir les premiers baisers qu'elle m'avait donnés
à Paris, le jour où j'attendais la lettre de Mlle de Stermaria? Cette
autre jalousie, provoquée par Saint-Loup, par un jeune homme quelconque,
n'était rien. J'aurais pu, dans ce cas, craindre tout au plus un rival
sur lequel j'eusse essayé de l'emporter. Mais ici le rival n'était pas
semblable à moi, ses armes étaient différentes, je ne pouvais pas lutter
sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même
les concevoir exactement. Dans bien des moments de notre vie nous
troquerions tout l'avenir contre un pouvoir en soi-même insignifiant.
J'aurais jadis renoncé à tous les avantages de la vie pour connaître Mme
Blatin, parce qu'elle était une amie de Mme Swann. Aujourd'hui, pour
qu'Albertine n'allât pas à Trieste, j'aurais supporté toutes les
souffrances, et si c'eût été insuffisant, je lui en aurais infligé, je
l'aurais isolée, enfermée, je lui eusse pris le peu d'argent qu'elle
avait pour que le dénuement l'empêchât matériellement de faire le
voyage. Comme jadis quand je voulais aller à Balbec, ce qui me poussait
à partir c'était le désir d'une église persane, d'une tempête à l'aube,
ce qui maintenant me déchirait le coeur en pensant qu'Albertine irait
peut-être à Trieste, c'était qu'elle y passerait la nuit de Noël avec
l'amie de Mlle Vinteuil: car l'imagination, quand elle change de nature
et se tourne en sensibilité, ne dispose pas pour cela d'un nombre plus
grand d'images simultanées. On m'aurait dit qu'elle ne se trouvait pas
en ce moment à Cherbourg ou à Trieste, qu'elle ne pourrait pas voir
Albertine, comme j'aurais pleuré de douceur et de joie! Comme ma vie
et son avenir eussent changé! Et pourtant je savais bien que cette
localisation de ma jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces
goûts elle pouvait les assouvir avec d'autres. D'ailleurs, peut-être
même ces mêmes jeunes filles, si elles avaient pu la voir ailleurs,
n'auraient pas tant torturé mon coeur. C'était de Trieste, de ce
monde inconnu où je sentais que se plaisait Albertine, où étaient ses
souvenirs, ses amitiés, ses amours d'enfance, que s'exhalait cette
atmosphère hostile, inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu'à
ma chambre de Combray, de la salle à manger où j'entendais causer et
rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes, maman qui ne
viendrait pas me dire bonsoir; comme celle qui avait rempli, pour Swann,
les maisons où Odette allait chercher en soirée d'inconcevables joies.
Ce n'était plus comme vers un pays délicieux où la race est pensive,
les couchants dorés, les carillons tristes, que je pensais maintenant à
Trieste, mais comme à une cité maudite que j'aurais voulu faire brûler
sur-le-champ et supprimer du monde réel. Cette ville était enfoncée dans
mon coeur comme une pointe permanente. Laisser partir bientôt Albertine
pour Cherbourg et Trieste me faisait horreur; et même rester à Balbec.
Car maintenant que la révélation de l'intimité de mon amie avec Mlle
Vinteuil me devenait une quasi-certitude, il me semblait que, dans tous
les moments où Albertine n'était pas avec moi (et il y avait des jours
entiers où, à cause de sa tante, je ne pouvais pas la voir), elle était
livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d'autres. L'idée que ce soir
même elle pourrait voir les cousines de Bloch me rendait fou. Aussi,
après qu'elle m'eût dit que pendant quelques jours elle ne me quitterait
pas, je lui répondis: «Mais c'est que je voudrais partir pour Paris. Ne
partiriez-vous pas avec moi? Et ne voudriez-vous pas venir habiter un
peu avec nous à Paris?» A tout prix il fallait l'empêcher d'être seule,
au moins quelques jours, la garder près de moi pour être sûr qu'elle ne
pût voir l'amie de Mlle Vinteuil. Ce serait, en réalité, habiter seule
avec moi, car ma mère, profitant d'un voyage d'inspection qu'allait
faire mon père, s'était prescrit comme un devoir d'obéir à une volonté
de ma grand'mère qui désirait qu'elle allât quelques jours à Combray
auprès d'une de ses soeurs. Maman n'aimait pas sa tante parce qu'elle
n'avait pas été pour grand'mère, si tendre pour elle, la soeur qu'elle
aurait dû. Ainsi, devenus grands, les enfants se rappellent avec rancune
ceux qui ont été mauvais pour eux. Mais maman, devenue ma grand'mère,
elle était incapable de rancune; la vie de sa mère était pour elle comme
une pure et innocente enfance où elle allait puiser ces souvenirs dont
la douceur ou l'amertume réglait ses actions avec les uns et les autres.
Ma tante aurait pu fournir à maman certains détails inestimables, mais
maintenant elle les aurait difficilement, sa tante était tombée très
malade (on disait d'un cancer), et elle se reprochait de ne pas être
allée plus tôt pour tenir compagnie à mon père, n'y trouvait qu'une
raison de plus de faire ce que sa mère aurait fait et, comme elle,
allait, à l'anniversaire du père de ma grand'mère, lequel avait été si
mauvais père, porter sur sa tombe des fleurs que ma grand'mère
avait l'habitude d'y porter. Ainsi, auprès de la tombe qui allait
s'entr'ouvrir, ma mère voulait-elle apporter les doux entretiens que ma
tante n'était pas venue offrir à ma grand'mère. Pendant qu'elle serait
à Combray, ma mère s'occuperait de certains travaux que ma grand'mère
avait toujours désirés, mais si seulement ils étaient exécutés sous la
surveillance de sa fille. Aussi n'avaient-ils pas encore été commencés,
maman ne voulant pas, en quittant Paris avant mon père, lui faire trop
sentir le poids d'un deuil auquel il s'associait, mais qui ne pouvait
pas l'affliger autant qu'elle. «Ah! ça ne serait pas possible en ce
moment, me répondit Albertine. D'ailleurs, quel besoin avez-vous de
rentrer si vite à Paris, puisque cette dame est partie?--Parce que je
serai plus calme dans un endroit où je l'ai connue, plutôt qu'à Balbec
qu'elle n'a jamais vu et que j'ai pris en horreur.» Albertine a-t-elle
compris plus tard que cette autre femme n'existait pas, et que si, cette
nuit-là, j'avais parfaitement voulu mourir, c'est parce qu'elle m'avait
étourdiment révélé qu'elle était liée avec l'amie de Mlle Vinteuil?
C'est possible. Il y a des moments où cela me paraît probable. En tout
cas, ce matin-là, elle crut à l'existence de cette femme. «Mais vous
devriez épouser cette dame, me dit-elle, mon petit, vous seriez heureux,
et elle sûrement aussi serait heureuse.» Je lui répondis que l'idée
que je pourrais rendre cette femme heureuse avait, en effet, failli
me décider; dernièrement, quand j'avais fait un gros héritage qui me
permettrait de donner beaucoup de luxe, de plaisirs à ma femme, j'avais
été sur le point d'accepter le sacrifice de celle que j'aimais. Grisé
par la reconnaissance que m'inspirait la gentillesse d'Albertine si
près de la souffrance atroce qu'elle m'avait causée, de même qu'on
promettrait volontiers une fortune au garçon de café qui vous verse un
sixième verre d'eau-de-vie, je lui dis que ma femme aurait une auto,
un yacht; qu'à ce point de vue, puisque Albertine aimait tant faire de
l'auto et du yachting, il était malheureux qu'elle ne fût pas celle
que j'aimasse; que j'eusse été le mari parfait pour elle, mais qu'on
verrait, qu'on pourrait peut-être se voir agréablement. Malgré tout,
comme dans l'ivresse même on se retient d'interpeller les passants, par
peur des coups, je ne commis pas l'imprudence (si c'en était une), comme
j'aurais fait au temps de Gilberte, en lui disant que c'était elle,
Albertine, que j'aimais. «Vous voyez, j'ai failli l'épouser. Mais je
n'ai pas osé le faire pourtant, je n'aurais pas voulu faire vivre une
jeune femme auprès de quelqu'un de si souffrant et de si ennuyeux.--Mais
vous êtes fou, tout le monde voudrait vivre auprès de vous, regardez
comme tout le monde vous recherche. On ne parle que de vous chez Mme
Verdurin, et dans le plus grand monde aussi, on me l'a dit. Elle n'a
donc pas été gentille avec vous, cette dame, pour vous donner cette
impression de doute sur vous-même? Je vois ce que c'est, c'est une
méchante, je la déteste, ah! si j'avais été à sa place...--Mais non,
elle est très gentille, trop gentille. Quant aux Verdurin et au reste,
je m'en moque bien. En dehors de celle que j'aime et à laquelle, du
reste, j'ai renoncé, je ne tiens qu'à ma petite Albertine, il n'y a
qu'elle, en me voyant beaucoup--du moins les premiers jours, ajoutais-je
pour ne pas l'effrayer et pouvoir demander beaucoup ces jours-là--qui
pourra un peu me consoler.» Je ne fis que vaguement allusion à une
possibilité de mariage, tout en disant que c'était irréalisable parce
que nos caractères ne concorderaient pas. Malgré moi, toujours poursuivi
dans ma jalousie par le souvenir des relations de Saint-Loup avec
«Rachel quand du Seigneur» et de Swann avec Odette, j'étais trop porté à
croire que, du moment que j'aimais, je ne pouvais pas être aimé et que
l'intérêt seul pouvait attacher à moi une femme. Sans doute c'était une
folie de juger Albertine d'après Odette et Rachel. Mais ce n'était pas
elle, c'était moi; c'étaient les sentiments que je pouvais inspirer que
ma jalousie me faisait trop sous-estimer. Et de ce jugement, peut-être
erroné, naquirent sans doute bien des malheurs qui allaient fondre sur
nous. «Alors, vous refusez mon invitation pour Paris?--Ma tante ne
voudrait pas que je parte en ce moment. D'ailleurs, même si plus tard
je peux, est-ce que cela n'aurait pas l'air drôle que je descende ainsi
chez vous? A Paris on saura bien que je ne suis pas votre cousine.--Hé
bien! nous dirons que nous sommes un peu fiancés. Qu'est-ce que cela
fait, puisque vous savez que cela n'est pas vrai?» Le cou d'Albertine,
qui sortait tout entier de sa chemise, était puissant, doré, à gros
grains. Je l'embrassai aussi purement que si j'avais embrassé ma mère
pour calmer un chagrin d'enfant que je croyais alors ne pouvoir jamais
arracher de mon coeur. Albertine me quitta pour aller s'habiller.
D'ailleurs son dévouement fléchissait déjà; tout à l'heure, elle m'avait
dit qu'elle ne me quitterait pas d'une seconde. (Et je sentais bien que
sa résolution ne durerait pas puisque je craignais, si nous restions à
Balbec, qu'elle vît ce soir même, sans moi, les cousines de Bloch.) Or
elle venait maintenant de me dire qu'elle voulait passer à Maineville et
qu'elle reviendrait me voir dans l'après-midi. Elle n'était pas rentrée
la veille au soir, il pouvait y avoir des lettres pour elle; de plus,
sa tante pouvait être inquiète. J'avais répondu: «Si ce n'est que pour
cela, on peut envoyer le lift dire à votre tante que vous êtes ici
et chercher vos lettres.» Et désireuse de se montrer gentille mais
contrariée d'être asservie, elle avait plissé le front puis, tout de
suite, très gentiment, dit: «C'est cela», et elle avait envoyé le lift.
Albertine ne m'avait pas quitté depuis un moment que le lift vint
frapper légèrement. Je ne m'attendais pas à ce que, pendant que je
causais avec Albertine, il eût eu le temps d'aller à Maineville et d'en
revenir. Il venait me dire qu'Albertine avait écrit un mot à sa tante et
qu'elle pouvait, si je voulais, venir à Paris le jour même. Elle avait,
du reste, eu tort de lui donner la commission de vive voix, car déjà,
malgré l'heure matinale, le directeur était au courant et, affolé,
venait me demander si j'étais mécontent de quelque chose, si vraiment je
partais, si je ne pourrais pas attendre au moins quelques jours, le vent
étant aujourd'hui assez craintif (à craindre). Je ne voulais pas lui
expliquer que je voulais à tout prix qu'Albertine ne fût plus à Balbec
à l'heure où les cousines de Bloch faisaient leur promenade, surtout
Andrée, qui seule eût pu la protéger, n'étant pas là, et que Balbec
était comme ces endroits où un malade qui n'y respire plus est décidé,
dût-il mourir en route, à ne pas passer la nuit suivante. Du reste,
j'allais avoir à lutter contre des prières du même genre, dans l'hôtel
d'abord, où Marie Gineste et Céleste Albaret avaient les yeux rouges.
Marie, du reste, faisait entendre le sanglot pressé d'un torrent.
Céleste, plus molle, lui recommandait le calme; mais Marie ayant murmuré
les seuls vers qu'elle connût: _Ici-bas tous les lilas meurent_, Céleste
ne put se retenir et une nappe de larmes s'épandit sur sa figure couleur
de lilas; je pense, du reste, qu'elles m'oublièrent dès le soir même.
Ensuite, dans le petit chemin de fer d'intérêt local, malgré toutes mes
précautions pour ne pas être vu, je rencontrai M. de Cambremer qui, à la
vue de mes malles, blêmit, car il comptait sur moi pour le surlendemain;
il m'exaspéra en voulant me persuader que mes étouffements tenaient au
changement de temps et qu'octobre serait excellent pour eux, et il me
demanda si, en tout cas, «je ne pourrais pas remettre mon départ à
huitaine», expression dont la bêtise ne me mit peut-être en fureur que
parce que ce qu'il me proposait me faisait mal. Et tandis qu'il me
parlait dans le wagon, à chaque station je craignais de voir apparaître,
plus terribles qu'Heribald ou Guiscard, M. de Crécy implorant d'être
invité, ou, plus redoutable encore, Mme Verdurin tenant à m'inviter.
Mais cela ne devait arriver que dans quelques heures. Je n'en étais
pas encore là. Je n'avais à faire face qu'aux plaintes désespérées du
directeur. Je l'éconduisis, car je craignais que, tout en chuchotant, il
ne finît par éveiller maman. Je restai seul dans la chambre, cette même
chambre trop haute de plafond où j'avais été si malheureux à la première
arrivée, où j'avais pensé avec tant de tendresse à Mlle de Stermaria,
guetté le passage d'Albertine et de ses amies comme d'oiseaux migrateurs
arrêtés sur la plage, où je l'avais possédée avec tant d'indifférence
quand je l'avais fait chercher par le lift, où j'avais connu la bonté
de ma grand'mère, puis appris qu'elle était morte; ces volets, au pied
desquels tombait la lumière du matin, je les avais ouverts la première
fois pour apercevoir les premiers contreforts de la mer (ces volets
qu'Albertine me faisait fermer pour qu'on ne nous vît pas nous
embrasser). Je prenais conscience de mes propres transformations en les
confrontant à l'identité des choses. On s'habitue pourtant à elles comme
aux personnes et quand, tout d'un coup, on se rappelle la signification
différente qu'elles comportèrent, puis, quand elles eurent perdu toute
signification, les événements bien différents de ceux d'aujourd'hui
qu'elles encadrèrent, la diversité des actes joués sous le même plafond,
entre les mêmes bibliothèques vitrées, le changement dans le coeur et
dans la vie que cette diversité implique, semblent encore accrus par la
permanence immuable du décor, renforcés par l'unité du lieu.

Deux ou trois fois, pendant un instant, j'eus l'idée que le monde où
était cette chambre et ces bibliothèques, et dans lequel Albertine était
si peu de chose, était peut-être un monde intellectuel, qui était la
seule réalité, et mon chagrin quelque chose comme celui que donne la
lecture d'un roman et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable
et permanent et se prolongeant dans sa vie; qu'il suffirait peut-être
d'un petit mouvement de ma volonté pour atteindre ce monde réel, y
rentrer en dépassant ma douleur comme un cerceau de papier qu'on crève,
et ne plus me soucier davantage de ce qu'avait fait Albertine que nous
ne nous soucions des actions de l'héroïne imaginaire d'un roman après
que nous en avons fini la lecture. Au reste, les maîtresses que j'ai le
plus aimées n'ont coïncidé jamais avec mon amour pour elles. Cet amour
était vrai, puisque je subordonnais toutes choses à les voir, à les
garder pour moi seul, puisque je sanglotais si, un soir, je les avais
attendues. Mais elles avaient plutôt la propriété d'éveiller cet amour,
de le porter à son paroxysme, qu'elles n'en étaient l'image. Quand je
les voyais, quand je les entendais, je ne trouvais rien en elles qui
ressemblât à mon amour et pût l'expliquer. Pourtant ma seule joie était
de les voir, ma seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu'une
vertu n'ayant aucun rapport avec elles leur avait été accessoirement
adjointe par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique
avait pour effet sur moi d'exciter mon amour, c'est-à-dire de diriger
toutes mes actions et de causer toutes mes souffrances. Mais de cela la
beauté, ou l'intelligence, ou la bonté de ces femmes étaient entièrement
distinctes. Comme par un courant électrique qui vous meut, j'ai été
secoué par mes amours, je les ai vécus, je les ai sentis: jamais je n'ai
pu arriver à les voir ou à les penser. J'incline même à croire que dans
ces amours (je mets de côté le plaisir physique, qui les accompagne
d'ailleurs habituellement, mais ne suffit pas à les constituer), sous
l'apparence de la femme, c'est à ces forces invisibles dont elle est
accessoirement accompagnée que nous nous adressons comme à d'obscures
divinités. C'est elles dont la bienveillance nous est nécessaire, dont
nous recherchons le contact sans y trouver de plaisir positif. Avec ces
déesses, la femme, durant le rendez-vous, nous met en rapport et ne fait
guère plus. Nous avons, comme des offrandes, promis des bijoux, des
voyages, prononcé des formules qui signifient que nous adorons et des
formules contraires qui signifient que nous sommes indifférents. Nous
avons disposé de tout notre pouvoir pour obtenir un nouveau rendez-vous,
mais qui soit accordé sans ennui. Or, est-ce pour la femme elle-même, si
elle n'était pas complétée de ces forces occultes, que nous prendrions
tant de peine, alors que, quand elle est partie, nous ne saurions dire
comment elle était habillée et que nous nous apercevons que nous ne
l'avons même pas regardée?

Comme la vue est un sens trompeur, un corps humain, même aimé, comme
était celui d'Albertine, nous semble, à quelques mètres, à quelques
centimètres, distant de nous. Et l'âme qui est à lui de même. Seulement,
que quelque chose change violemment la place de cette âme par rapport à
nous, nous montre qu'elle aime d'autres êtres et pas nous, alors, aux
battements de notre coeur disloqué, nous sentons que c'est, non pas à
quelques pas de nous, mais en nous, qu'était la créature chérie. En
nous, dans des régions plus ou moins superficielles. Mais les mots:
«Cette amie, c'est Mlle Vinteuil» avaient été le Sésame, que j'eusse été
incapable de trouver moi-même, qui avait fait entrer Albertine dans la
profondeur de mon coeur déchiré. Et la porte qui s'était refermée sur
elle, j'aurais pu chercher pendant cent ans sans savoir comment on
pourrait la rouvrir.

Ces mots, j'avais cessé de les entendre un instant pendant qu'Albertine
était auprès de moi tout à l'heure. En l'embrassant comme j'embrassais
ma mère, à Combray, pour calmer mon angoisse, je croyais presque à
l'innocence d'Albertine ou, du moins, je ne pensais pas avec continuité
à la découverte que j'avais faite de son vice. Mais maintenant que
j'étais seul, les mots retentissaient à nouveau, comme ces bruits
intérieurs de l'oreille qu'on entend dès que quelqu'un cesse de vous
parler. Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour moi. La lumière
du soleil qui allait se lever, en modifiant les choses autour de moi, me
fit prendre à nouveau, comme en me déplaçant un instant par rapport à
elle, conscience plus cruelle encore de ma souffrance. Je n'avais jamais
vu commencer une matinée si belle ni si douloureuse. En pensant à tous
les paysages indifférents qui allaient s'illuminer et qui, la veille
encore, ne m'eussent rempli que du désir de les visiter, je ne pus
retenir un sanglot quand, dans un geste d'offertoire mécaniquement
accompli et qui me parut symboliser le sanglant sacrifice que j'allais
avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu'à la fin de ma vie,
renouvellement, solennellement célébré à chaque aurore, de mon chagrin
quotidien et du sang de ma plaie, l'oeuf d'or du soleil, comme propulsé
par la rupture d'équilibre qu'amènerait au moment de la coagulation un
changement de densité, barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva
d'un bond le rideau derrière lequel on le sentait depuis un moment
frémissant et prêt à entrer en scène et à s'élancer, et dont il effaça
sous des flots de lumière la pourpre mystérieuse et figée. Je m'entendis
moi-même pleurer. Mais à ce moment, contre toute attente, la porte
s'ouvrit et, le coeur battant, il me sembla voir ma grand'mère devant
moi, comme en une de ces apparitions que j'avais déjà eues, mais
seulement en dormant. Tout cela n'était-il donc qu'un rêve? Hélas,
j'étais bien éveillé. «Tu trouves que je ressemble à ta pauvre
grand'mère», me dit maman--car c'était elle--avec douceur, comme pour
calmer mon effroi, avouant, du reste, cette ressemblance, avec un beau
sourire de fierté modeste qui n'avait jamais connu la coquetterie. Ses
cheveux en désordre, où les mèches grises n'étaient point cachées et
serpentaient autour de ses yeux inquiets, de ses joues vieillies, la
robe de chambre même de ma grand'mère qu'elle portait, tout m'avait,
pendant une seconde, empêché de la reconnaître et fait hésiter si je
dormais ou si ma grand'mère était ressuscitée. Depuis longtemps déjà ma
mère ressemblait à ma grand'mère bien plus qu'à la jeune et rieuse maman
qu'avait connue mon enfance. Mais je n'y avais plus songé. Ainsi, quand
on est resté longtemps à lire, distrait, on ne s'est pas aperçu que
passait l'heure, et tout d'un coup on voit autour de soi le soleil,
qu'il y avait la veille à la même heure, éveiller autour de lui les
mêmes harmonies, les mêmes correspondances qui préparent le couchant. Ce
fut en souriant que ma mère me signala à moi-même mon erreur, car il lui
était doux d'avoir avec sa mère une telle ressemblance. «Je suis venue,
me dit ma mère, parce qu'en dormant il me semblait entendre quelqu'un
qui pleurait. Cela m'a réveillée. Mais comment se fait-il que tu ne sois
pas couché? Et tu as les yeux pleins de larmes. Qu'y a-t-il?» Je pris
sa tête dans mes bras: «Maman, voilà, j'ai peur que tu me croies bien
changeant. Mais d'abord, hier je ne t'ai pas parlé très gentiment
d'Albertine; ce que je t'ai dit était injuste.--Mais qu'est-ce que cela
peut faire?» me dit ma mère, et, apercevant le soleil levant, elle
sourit tristement en pensant à sa mère, et pour que je ne perdisse
pas le fruit d'un spectacle que ma grand'mère regrettait que je ne
contemplasse jamais, elle me montra la fenêtre. Mais derrière la plage
de Balbec, la mer, le lever du soleil, que maman me montrait, je voyais,
avec des mouvements de désespoir qui ne lui échappaient pas, la chambre
de Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée comme une grosse chatte,
le nez mutin, avait pris la place de l'amie de Mlle Vinteuil et disait
avec des éclats de son rire voluptueux: «Eh bien! si on nous voit, ce
n'en sera que meilleur. Moi! je n'oserais pas cracher sur ce vieux
singe?» C'est cette scène que je voyais derrière celle qui s'étendait
dans la fenêtre et qui n'était sur l'autre qu'un voile morne, superposé
comme un reflet. Elle semblait elle-même, en effet, presque irréelle,
comme une vue peinte. En face de nous, à la saillie de la falaise de
Parville, le petit bois où nous avions joué au furet inclinait en pente
jusqu'à la mer, sous le vernis encore tout doré de l'eau, le tableau
de ses feuillages, comme à l'heure où souvent, à la fin du jour, quand
j'étais allé y faire une sieste avec Albertine, nous nous étions levés
en voyant le soleil descendre. Dans le désordre des brouillards de
la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux
encombrées des débris de nacre de l'aurore, des bateaux passaient en
souriant à la lumière oblique qui jaunissait leur voile et la pointe
de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir: scène imaginaire,
grelottante et déserte, pure évocation du couchant, qui ne reposait pas,
comme le soir, sur la suite des heures du jour que j'avais l'habitude
de voir le précéder, déliée, interpolée, plus inconsistante encore que
l'image horrible de Montjouvain qu'elle ne parvenait pas à annuler, à
couvrir, à cacher--poétique et vaine image du souvenir et du songe.
«Mais voyons, me dit ma mère, tu ne m'as dit aucun mal d'elle, tu m'as
dit qu'elle t'ennuyait un peu, que tu étais content d'avoir renoncé à
l'idée de l'épouser. Ce n'est pas une raison pour pleurer comme cela.
Pense que ta maman part aujourd'hui et va être désolée de laisser son
grand loup dans cet état-là. D'autant plus, pauvre petit, que je n'ai
guère le temps de te consoler. Car mes affaires ont beau être prêtes, on
n'a pas trop de temps un jour de départ.--Ce n'est pas cela.» Et alors,
calculant l'avenir, pesant bien ma volonté, comprenant qu'une telle
tendresse d'Albertine pour l'amie de Mlle Vinteuil, et pendant si
longtemps, n'avait pu être innocente, qu'Albertine avait été initiée,
et, autant que tous ses gestes me le montraient, était d'ailleurs née
avec la prédisposition du vice que mes inquiétudes n'avaient que trop
de fois pressenti, auquel elle n'avait jamais dû cesser de se livrer
(auquel elle se livrait peut-être en ce moment, profitant d'un instant
où je n'étais pas là), je dis à ma mère, sachant la peine que je lui
faisais, qu'elle ne me montra pas et qui se trahit seulement chez elle
par cet air de sérieuse préoccupation qu'elle avait quand elle comparait
la gravité de me faire du chagrin ou de me faire du mal, cet air qu'elle
avait eu à Combray pour la première fois quand elle s'était résignée
à passer la nuit auprès de moi, cet air qui en ce moment ressemblait
extraordinairement à celui de ma grand'mère me permettant de boire
du cognac, je dis à ma mère: «Je sais la peine que je vais te faire.
D'abord, au lieu de rester ici comme tu le voulais, je vais partir en
même temps que toi. Mais cela n'est encore rien. Je me porte mal ici,
j'aime mieux rentrer. Mais écoute-moi, n'aie pas trop de chagrin. Voici.
Je me suis trompé, je t'ai trompée de bonne foi hier, j'ai réfléchi
toute la nuit. Il faut absolument, et décidons-le tout de suite, parce
que je me rends bien compte maintenant, parce que je ne changerai plus,
et que je ne pourrais pas vivre sans cela, il faut absolument que
j'épouse Albertine.»







End of Project Gutenberg's Sodome et Gomorrhe--Volume 2, by Marcel Proust

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SODOME ET GOMORRHE--VOLUME 2 ***

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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
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permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
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page at https://pglaf.org

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