Les plaisirs et les jours

By Marcel Proust

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Title: Les plaisirs et les jours

Author: Marcel Proust

Illustrator: Madeleine Lemaire

Release Date: January 14, 2019 [eBook #58698]
[Most recently updated: September 3, 2021]

Language: French


Produced by: Laura Natal Rodriguez & Marc D’Hooghe

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PLAISIRS ET LES JOURS ***




MARCEL PROUST

LES PLAISIRS ET LES JOURS

Illustrations de Madeleine Lemaire

Préface d'Anatole France

Et quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

3, RUE AUBER, 3

1896




Pourquoi m'a-t-il demandé d'offrir son livre aux esprits curieux? Et
pourquoi lui ai-je promis de prendre ce soin fort agréable, mais bien
inutile? Son livre est comme un jeune visage plein de charme rare et de
grâce fine. Il se recommande tout seul, parle de lui-même et s'offre
malgré lui.

Sans doute il est jeune. Il est jeune de la jeunesse de l'auteur. Mais
il est vieux de la vieillesse du monde. C'est le printemps des feuilles
sur les rameaux antiques, dans la forêt séculaire. On dirait que les
pousses nouvelles sont attristées du passé profond des bois et portent
le deuil de tant de printemps morts.

Le grave Hésiode a dit aux chevriers de l'Hélicon les _Travaux et les
Jours._ Il est plus mélancolique de dire à nos mondains et à nos
mondaines les _Plaisirs et les Jours_, si, comme le prétend cet homme
d'État anglais, la vie serait supportable sans les plaisirs. Aussi le
livre de notre jeune ami a-t-il des sourires lassés, des attitudes de
fatigue qui ne sont ni sans beauté, ni sans noblesse.

Sa tristesse même, on la trouvera plaisante et bien variée, conduite
comme elle est et soutenue par un merveilleux esprit d'observation, par
une intelligence souple, pénétrante et vraiment subtile. Ce calendrier
des _Plaisirs et des Jours_ marque et les heures de la nature par
d'harmonieux tableaux du ciel, de la mer, des bois, et les heures
humaines par des portraits fidèles et des peintures de genre, d'un fini
merveilleux.

Marcel Proust se plaît également à décrire la splendeur désolée du
soleil couchant et les vanités agitées d'une âme _snob._ Il excelle à
conter les douleurs élégantes, les souffrances artificielles, qui
égalent pour le moins en cruauté celles que la nature nous accorde avec
une prodigalité maternelle. J'avoue que ces souffrances inventées, ces
douleurs trouvées par génie humain, ces douleurs d'art me semblent
infiniment intéressantes et précieuses, et je sais gré à Marcel Proust
d'en avoir étudié et décrit quelques exemplaires choisis.

Il nous attire, il nous retient dans une atmosphère de serre chaude,
parmi des orchidées savantes qui ne nourrissent pas en terre leur
étrange et maladive beauté. Soudain, dans l'air lourd et délicieux,
passe une flèche lumineuse, un éclair qui, comme le rayon du docteur
allemand, traverse les corps. D'un trait le poète a pénétré la pensée
secrète, le désir inavoué.

C'est sa manière et son art. Il y montre une sûreté qui surprend en un
si jeune archer. Il n'est pas du tout innocent. Mais il est si sincère
et si vrai qu'il en devient naïf et plaît ainsi. Il y a en lui du
Bernardin de Saint-Pierre dépravé et du Pétrone ingénu.

Heureux livre que le sien! Il ira par la ville tout orné, tout parfumé
des fleurs dont Madeleine Lemaire l'a jonché de cette main divine qui
répand les roses avec leur rosée.

ANATOLE FRANCE.


Paris, le 21 avril 1896.




_À MON AMI WILLIE HEATH_

_Mort à Paris le 3 octobre 1893_

«_Du sein de Dieu où tu reposes... révèle-moi ces vérités qui dominent
la mort, empêchent de la craindre et la font presque aimer._»

_Les anciens Grecs apportaient à leurs morts des gâteaux, du lait et du
vin. Séduits par une illusion plus raffinée, sinon plus sage, nous leur
offrons des fleurs et des livres. Si je vous donne celui-ci, c'est
d'abord parce que c'est un livre d'images. Malgré les «légendes», il
sera, sinon lu, au moins regardé par tous les admirateurs de la grande
artiste qui m'a fait avec simplicité ce cadeau magnifique, celle dont
on pourrait dire, selon le mot de Dumas, «que c'est elle qui a créé le
plus de roses après Dieu». M. Hubert de Montesquiou aussi la célébrée,
dans des vers inédits encore, avec cette ingénieuse gravité, cette
éloquence sentencieuse et subtile, cet ordre rigoureux qui par fois
chez lui rappellent le xviie siècle. Il lui dit, en parlant des
fleurs:_

«_Poser pour vos pinceaux les engage à fleurir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous êtes leur Vigée et vous êtes ta Flore
Qui les immortalise, où l'autre fait mourir!_»

_Ses admirateurs sont une élite, et ils sont une foule. J'ai voulu
qu'ils voient à la première page le nom de celui qu'ils n'ont, pas eu
le temps de connaître et qu'ils auraient admiré. Moi-même, cher ami, je
vous ai connu bien peu de temps. C'est au Bois que je vous retrouvais
souvent le matin, m'ayant aperçu et m'attendant sous les arbres,
debout, mais reposé, semblable à un de ces seigneurs qu'a peints Van
Dyck, et dont vous aviez l'élégance pensive. Leur élégance, en effet,
comme la vôtre, réside moins dans les vêtements que dans le corps, et
leur corps lui-même semble l'avoir reçue et continuer sans cesse à la
recevoir de leur âme: c'est une élégance morale. Tout d'ailleurs
contribuait à accentuer cette mélancolique ressemblance, jusqu'à ce
fond de feuillages à l'ombre desquels Van Dyck a souvent arrêté la
promenade d'un roi; comme tant d'entre ceux qui furent ses modèles,
vous deviez bientôt mourir, et dans vos yeux comme dans les leurs, on
voyait alterner les ombres du pressentiment et la douce lumière de la
résignation. Mais si la grâce de votre fierté appartenait de droit à
l'art et un Van Dyck, vous releviez plutôt du Vinci par la mystérieuse
intensité de votre vie spirituelle. Souvent le doigt levé, les yeux
impénétrables et souriants en face de l'énigme que vous taisiez, vous
m'êtes apparu comme le saint Jean-Baptiste de Léonard. Nous formions
alors le rêve, presque le projet, de vivre de plus en plus l'un avec
l'autre, dans un cercle de femmes et d'hommes magnanimes et choisis,
assez loin de la bêtise, du vice et de la méchanceté pour nous sentir à
l'abri de leurs flèches vulgaires._

_Votre vie, telle que vous la vouliez, serait une de ces œuvres à qui
il faut une haute inspiration. Comme de la foi et du génie, nous
pouvons la recevoir de l'amour. Mais c'était la mort qui devait vous la
donner. En elle aussi et même en ses approches résident des forces
cachées, des aides secrètes, une «grâce» qui n'est pas dans la vie.
Comme les amants quand ils commencent à aimer, comme les poètes dans le
temps où ils chantent, les malades se sentent plus près de leur âme. La
vie est chose dure qui serre de trop près, perpétuellement nous fait
mal à l'âme. À sentir ses liens un moment se relâcher, on peut éprouver
de clairvoyantes douceurs. Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun
personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que
celui de Noë, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche
pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de
longs jours je dus rester aussi dans l'«arche». Je compris alors que
jamais Noë ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle
fût close et qu'il fît nuit sur la terre. Quand commença ma
convalescence, ma mère, qui ne m'avait pas quitté, et, la nuit même
restait auprès de moi, «ouvrit la porte de l'arche» et sortit. Pourtant
comme la colombe «elle revint encore ce soir-là». Puis je fus tout à
fait guéri, et comme la colombe «elle ne revint plus». Il fallut
recommencer à vivre, à se détourner de soi, à entendre des paroles plus
dures que celles de ma mère; bien plus, les siennes, si perpétuellement
douces jusque-là, n'étaient plus les mêmes, mais empreintes de la
sévérité de la vie et du devoir qu'elle devait m'apprendre. Douce
colombe du déluge, en vous voyant partir comment penser que le
patriarche n'ait pas senti quelque tristesse se mêler à la joie du
monde renaissant? Douceur de la suspension de vivre, de la vraie «Trêve
de Dieu» qui interrompt les travaux, les désirs mauvais, «Grâce» de la
maladie qui nous rapproche des réalités d'au delà de la mort—et ses
grâces aussi, grâces de «ces vains ornements et ces voiles qui pèsent»,
des cheveux qu'une importune main «a pris soin d'assembler», suaves
fidélités d'une mère et d'un ami qui si souvent nous sont apparus comme
le visage même de notre tristesse ou comme le geste de la protection
implorée par notre faiblesse, et qui s'arrêteront au seuil de la
convalescence, souvent j'ai souffert de vous sentir si loin de moi,
vous toutes, descendance exilée de la colombe de l'arche. Et qui même
n'a connu de ces moments, cher Willie, où il voudrait être où vous
êtes. On prend tant d'engagements envers la vie qu'il vient une heure
où, découragé de pouvoir jamais les tenir tous, on se tourne vers les
tombes, on appelle la mort, «la mort qui vient en aide aux destinées
qui ont peine à s'accomplir». Mais si elle nous délie des engagements
que nous avons pris envers la vie, elle ne peut nous délier de ceux que
nous avons pris envers nous-même, et du premier surtout, qui est de
vivre pour valoir et mériter._

_Plus grave qu'aucun de nous, vous étiez aussi plus enfant qu'aucun,
non pas seulement par la pureté du cœur, mais par une gaieté candide et
délicieuse. Charles de Grancey avait le don que je lui enviais de
pouvoir, avec des souvenirs de collège, réveiller brusquement ce rire
qui ne s'endormait jamais bien longtemps, et que nous n'entendrons
plus._

_Si quelques-unes de ces pages ont été écrites à vingt-trois ans, bien
d'autres (Violante, presque tous les Fragments de Comédie italienne,
etc.) datent de ma vingtième année. Toutes ne sont que la vaine écume
d'une vie agitée, mais qui maintenant se calme. Puisse-t-elle être un
jour assez limpide pour que les Muses daignent s'y mirer et qu'on voie
courir à la surface le reflet de leurs sourires et de leurs danses._

_Je vous donne ce livre. Vous êtes, hélas! le seul de mes amis dont il
n'ait pas à redouter les critiques. J'ai au moins la confiance que
nulle part la liberté du ton ne vous y eût choqué. Je n'ai jamais peint
l'immoralité que chez des êtres d'une conscience délicate. Aussi, trop
faibles pour vouloir le bien, trop nobles pour jouir pleinement dans le
mal, ne connaissant que la souffrance, je n'ai pu parler d'eux qu'avec
une pitié trop sincère pour qu'elle ne purifiât pas ces petits essais.
Que l'ami véritable, le Maître illustre et bien-aimé qui leur ont
ajouté, l'un la poésie de sa musique, l'autre la musique de son
incomparable poésie, que M. Darlu aussi, le grand philosophe dont la
parole inspirée, plus sûre de durer qu'un écrit, a, en moi comme en
tant d'autres, engendré la pensée, me pardonnent d'avoir réservé pour
vous ce gage dernier d'affection, se souvenant qu'aucun vivant, si
grand soit-il ou si cher, ne doit être honoré qu'après un mort._

_Juillet 1894._




La mort de Baldassare Silvande


Vicomte de Sylvanie




I


«Apollon gardait les troupeaux d'Admète, disent les poètes; chaque
homme aussi est un dieu déguisé qui contrerait le fou.»

(EMERSON.)


—Monsieur Alexis, ne pleurez pas comme cela, M. le vicomte de Sylvanie
va peut-être vous donner un cheval.

—Un grand cheval, Beppo, ou un poney?

—Peut-être un grand cheval comme celui de M. Cardenio. Mais ne pleurez
donc pus comme cela... le jour de vos treize ans!

L'espoir de recevoir un cheval et le souvenir qu'il avait treize ans
firent briller, à travers les larmes, les yeux d'Alexis. Mais il
n'était pas consolé puisqu'il fallait aller voir son oncle Baldassare
Silvande, vicomte de Sylvanie. Certes, depuis le jour où il avait
entendu dire que la maladie de son oncle était inguérissable, Alexis
l'avait vu plusieurs fois. Mais depuis, tout avait bien changé.
Baldassare s'était rendu compte de son mal et savait maintenant qu'il
avait au plus trois ans à vivre. Alexis, sans comprendre d'ailleurs
comment cette certitude n'avait pas tué de chagrin ou rendu fou son
oncle, se sentait incapable de supporter la douleur de le voir.
Persuadé qu'il allait lui parler de sa fin prochaine, il ne se croyait
pas la force, non seulement de le consoler, mais même de retenir ses
sanglots. Il avait toujours adoré son oncle, le plus grand, le plus
beau, le plus jeune, le plus vif, le plus doux de ses parents. Il
aimait ses yeux gris, ses moustaches blondes, ses genoux, lieu profond
et doux de plaisir et de refuge quand il était plus petit, et qui lui
semblaient alors inaccessibles comme une citadelle, amusants comme des
chevaux de bois et plus inviolables qu'un temple. Alexis, qui
désapprouvait hautement la mise sombre et sévère de son père et rêvait
à un avenir où, toujours à cheval, il serait élégant comme une dame et
splendide comme un roi, reconnaissait en Baldassare l'idéal le plus
élevé qu'il se formait d'un homme; il savait que son oncle était beau,
qu'il lui ressemblait, il savait aussi qu'il était intelligent,
généreux, qu'il avait une puissance égale à celle d'un évêque ou d'un
général. À la vérité, les critiques dé ses parents lui avaient appris
que le vicomte avait des défauts. Il se rappelait même la violence de
sa colère le jour où son cousin Jean Galéas s'était moqué de lui,
combien l'éclat de ses yeux avait trahi les jouissances de sa vanité
quand le duc de Parme lui avait fait offrir la main de sa sœur (il
avait alors, en essayant de dissimuler son plaisir, serré les dents et
fait une grimace qui lui était habituelle et qui déplaisait à Alexis)
et le ton méprisant dont il parlait à Lucretia qui faisait profession
de ne pas aimer sa musique.

Souvent, ses parents faisaient allusion à d'autres actes de son oncle
qu'Alexis ignorait, mais qu'il entendait vivement blâmer.

Mais tous les défauts de Baldassare, sa grimace vulgaire, avaient
certainement disparu. Quand son oncle avait su que dans deux ans
peut-être il serait mort, combien les moqueries de Jean Galéas,
l'amitié du duc de Parme et sa propre musique avaient dû lui devenir
indifférentes. Alexis se le représentait aussi beau, mais solennel et
plus parfait encore qu'il ne l'était auparavant. Oui, solennel et déjà
plus tout à fait de ce monde. Aussi à son désespoir se mêlait un peu
d'inquiétude et d'effroi.

Les chevaux étaient attelés depuis longtemps, il fallait partir; il
monta dans la voiture, puis redescendit pour aller demander un dernier
conseil à son précepteur. Au moment de parler, il devint très rouge:

—Monsieur Legrand, vaut-il mieux que mon oncle croie ou ne croie pas
que je sais qu'il sait qu'il doit mourir?

—Qu'il ne le croie pas, Alexis!

—Mais, s'il m'en parle?

—Il ne vous en parlera pas.

—Il ne m'en parlera pas? dit Alexis étonné, car c'était la seule
alternative qu'il n'eût pas prévue: Chaque fois qu'il commençait à
imaginer sa visite à son oncle, il l'entendait lui parler de la mort
avec la douceur d'un prêtre.

—Mais, enfin, s'il m'en parle?

—Vous direz qu'il se trompe.

—Et si je pleure?

—Vous avez trop pleuré ce matin, vous ne pleurerez pas chez lui.

—Je ne pleurerai pas! s'écria Alexis avec désespoir, mais il croira que
je n'ai pas de chagrin, que je ne l'aime pas... mon petit oncle!

Et il se mit à fondre en larmes. Sa mère, impatientée d'attendre, vint
le chercher; ils partirent.

Quand Alexis eut donné son petit paletot à un valet en livrée verte et
blanche, aux armes de Sylvanie, qui se tenait dans le vestibule, il
s'arrêta un moment avec sa mère à écouter un air de violon qui venait
d'une chambre voisine. Puis, on les conduisit dans une immense pièce
ronde entièrement vitrée où le vicomte se tenait souvent. En entrant,
on voyait en face de soi la mer, et, en tournant la tête, des pelouses,
des pâturages et des bois; au fond de la pièce, il y avait deux chats,
des roses, des pavots et beaucoup d'instruments de musique. Ils
attendirent un instant.



Alexis se jeta sur sa mère, elle crut qu'il voulait l'embrasser, mais
il lui demanda tout bas, sa bouche collée à son oreille:

—Quel âge a mon oncle?

—Il aura trente-six ans au mois de juin.

Il voulut demander: «Crois-tu qu'il aura jamais trente-six ans?» mais
il n'osa pas.

Une porte s'ouvrit, Alexis trembla, un domestique dit:

—Monsieur le vicomte vient à l'instant.

Bientôt le domestique revint faisant entrer deux paons et un chevreau
que le vicomte emmenait partout avec lui. Puis on entendit de nouveaux
pas et la porte s'ouvrit encore.

«Ce n'est rien, se dit Alexis dont le cœur battait chaque fois qu'il
entendait du bruit, c'est sans doute un domestique, oui, bien
probablement un domestique.» Mais en même temps, il entendait une voix
douce:

—Bonjour, mon petit Alexis, je te souhaite une bonne fête.

Et son oncle en l'embrassant lui lit peur. Il s'en aperçut sans doute
et sans plus s'occuper de lui, pour lui laisser le temps de se
remettre, il se mit à causer gaiement avec la mère d'Alexis, sa
belle-sœur, qui, depuis la mort de sa mère, était l'être qu'il aimait
le plus au monde.

Maintenant, Alexis, rassuré, n'éprouvait plus qu'une immense tendresse
pour ce jeune homme encore si charmant, à peine plus pâle, héroïque au
point de jouer la gaieté dans ces minutes tragiques. Il aurait voulu se
jeter à son cou et n'osait pas, craignant de briser l'énergie de son
oncle qui ne pourrait plus rester maître de lui. Le regard triste et
doux du vicomte lui donnait surtout envie de pleurer. Alexis savait que
toujours ses yeux avaient été tristes et même, dans les moments les
plus heureux, semblaient implorer une consolation pour des maux qu'il
ne paraissait pas ressentir. Mais, à ce moment, il crut que la
tristesse de son oncle, courageusement bannie de sa conversation,
s'était réfugiée dans ses yeux qui, seuls, dans toute sa personne,
étaient alors sincères avec ses joues maigries.

—Je sais que tu aimerais conduire une voiture à deux chevaux, mon petit
Alexis, dit Baldassare, on t'amènera demain un cheval. L'année
prochaine, je compléterai la paire et, dans deux ans, je te donnerai la
voiture. Mais, peut-être, cette année, pourras-tu toujours monter le
cheval, nous l'essayerons à mon retour. Car je pars décidément demain,
ajouta-t-il, mais pas pour longtemps. Avant un mois je serai revenu et
nous irons ensemble en matinée, tu sais, voir la comédie où je t'ai
promis de te conduire.

Alexis savait que son oncle allait passer quelques semaines chez un de
ses amis, il savait aussi qu'on permettait encore à son oncle d'aller
au théâtre; mais tout pénétré qu'il était de cette idée de la mort qui
l'avait profondément bouleversé avant d'aller chez son oncle, ses
paroles lui causèrent un étonnement douloureux et profond.

«Je n'irai pas, se dit-il. Comme il souffrirait d'entendre les
bouffonneries des acteurs et le rire du public!»

—Quel est ce joli air de violon que nous avons entendu en entrant?
demanda la mère d'Alexis.

—Ah! vous l'avez trouvé joli? dit vivement Baldassare d'un air joyeux.
C'est la romance dont je vous avais parlé.

«Joue-t-il la comédie? se demanda Alexis. Comment le succès de sa
musique peut-il encore lui faire plaisir?»

À ce moment, la figure du vicomte prit une expression de douleur
profonde; ses joues avaient pâli, il fronça les lèvres et les sourcils,
ses yeux s'emplirent de larmes.

«Mon Dieu! s'écria intérieurement Alexis, ce rôle est au-dessus de ses
forces. Mon pauvre oncle! Mais aussi pourquoi craint-il tant de nous
faire de la peine? Pourquoi prendre à ce point sur lui?»

Mais les douleurs de la paralysie générale qui serraient parfois
Baldassare comme dans un corset de fer jusqu'à lui laisser sur le corps
des marques de coups, et dont l'acuité venait de contracter malgré lui
son visage, s'étaient dissipées.

Il se remit à causer avec bonne humeur, après s'être essuyé les yeux.

—Il me semble que le duc de Parme est moins aimable pour toi depuis
quelque temps? demanda maladroitement la mère d'Alexis.

—Le duc de Parme! s'écria Baldassare furieux, le duc de Parme moins
aimable! mais à quoi pensez-vous, ma chère? Il m'a encore écrit ce
matin pour mettre son château d'Illyrie à ma disposition si l'air des
montagnes pouvait me faire du bien.

Il se leva vivement, mais réveilla en même temps sa douleur atroce, il
dut s'arrêter un moment; à peine elle fut calmée, il appela:

—Donnez-moi la lettre qui est près de mon lit.

Et il lut vivement:

«Mon cher Baldassare.

«Combien je m'ennuie de ne pas vous voir, etc., etc.»

Au fur et à mesure que se développait l'amabilité du prince, la figure
de Baldassare s'adoucissait, brillait d'une confiance heureuse. Tout à
coup, voulant sans doute dissimuler une joie qu'il ne jugeait pas très
élevée, il serra les dents et fit la jolie petite grimace vulgaire
qu'Alexis avait crue à jamais bannie de sa face pacifiée par la mort.

En plissant comme autrefois la bouche de Baldassare, cette petite
grimace dessilla les yeux d'Alexis qui depuis qu'il était près de son
oncle avait cru, avait voulu contempler le visage d'un mourant à jamais
détaché des réalités vulgaires et où ne pouvait plus flotter qu'un
sourire héroïquement contraint, tristement tendre, céleste et
désenchanté. Maintenant il ne douta plus que Jean Galéas, en taquinant
son oncle, l'aurait mis, comme auparavant, en colère, que dans la
gaieté du malade, dans son désir d'aller au théâtre il n'entrait ni
dissimulation ni courage, et qu'arrivé si près de la mort, Baldassare
continuait à ne penser qu'à la vie.

En rentrant chez lui, Alexis fut vivement frappé par cette pensée que
lui aussi mourrait un jour, et que s'il avait encore devant lui
beaucoup plus de temps que son oncle, le vieux jardinier de Baldassare
et sa cousine, la duchesse d'Alériouvres, ne lui survivraient
certainement pas longtemps. Pourtant, assez riche pour se retirer,
Rocco continuait à travailler sans cesse pour gagner plus d'argent
encore, et lâchait d'obtenir un prix pour ses roses. La duchesse,
malgré ses soixante-dix ans, prenait grand soin de se teindre, et, dans
les journaux, payait des articles où l'on célébrait la jeunesse de sa
démarche, l'élégance de ses réceptions, les raffinements de sa table et
de son esprit.

Ces exemples ne diminuèrent pas l'étonnement où l'attitude de son oncle
avait plongé Alexis, mais lui en inspiraient un pareil qui, gagnant de
proche en proche, s'étendit comme une stupéfaction immense sur le
scandale universel de ces existences dont il n'exceptait pas la sienne
propre, marchant à la mort à reculons, en regardant la vie.

Résolu à ne pas imiter une aberration si choquante, il décida, à
l'imitation des anciens prophètes dont on lui avait enseigné la gloire,
de se retirer dans le désert avec quelques-uns de ses petits amis et en
fit part à ses parents.

Heureusement, plus puissante que leurs moqueries, la vie dont il
n'avait pas encore épuisé le lait fortifiant et doux tendit son sein
pour le dissuader. Et il se remit à y boire avec une avidité joyeuse
dont son imagination crédule et riche écoutait naïvement les doléances
et réparait magnifiquement les déboires.




II


«La chair est triste, hélas...»

STÉPHANE MALLARMÉ.


Le lendemain de la visite d'Alexis, le vicomte de Sylvanie était parti
pour le château voisin où il devait passer trois ou quatre semaines et
où la présence de nombreux invités pouvait distraire la tristesse qui
suivait souvent ses crises.

Bientôt tous les plaisirs s'y résumèrent pour lui dans la compagnie
d'une jeune femme qui les lui doublait en les partageant. Il crut
sentir qu'elle l'aimait, mais garda pourtant quelque réserve avec elle:
il la savait absolument pure, attendant impatiemment d'ailleurs
l'arrivée de son mari; puis il n'était pas sur de l'aimer véritablement
et sentait vaguement quel péché ce serait de l'entraîner à mal faire. À
quel moment leurs rapports avaient-ils été dénaturés, il ne put jamais
se le rappeler. Maintenant, comme en vertu d'une entente tacite, et
dont il ne pouvait déterminer l'époque, il lui baisait les poignets et
lui passait la main autour du cou. Elle paraissait si heureuse qu'un
soir il fit plus: il commença par l'embrasser; puis il la caressa
longuement et de nouveau l'embrassa sur les yeux, sur la joue, sur la
lèvre, dans le cou, aux coins du nez. La bouche de la jeune femme
allait en souriant au-devant des caresses, et ses regards brillaient
dans leurs profondeurs comme une eau tiède de soleil. Les caresses de
Baldassare cependant étaient devenues plus hardies; à un moment il la
regarda; il fut frappé de sa pâleur, du désespoir infini qu'exprimaient
son front mort, ses yeux navrés et las qui pleuraient, en regards plus
tristes que des larmes, comme la torture endurée pendant une mise en
croix ou après la perte irréparable d'un être adoré. Il la considéra un
instant; et alors dans un effort suprême elle leva vers lui ses yeux
suppliants qui demandaient grâce, en même temps que sa bouche avide,
d'un mouvement inconscient et convulsif, redemandait des baisers.

Repris tous deux par le plaisir qui flottait autour d'eux dans le
parfum de leurs baisers et le souvenir de leurs caresses, ils se
jetèrent l'un sur l'autre en fermant désormais les yeux, ces yeux
cruels qui leur montraient la détresse de leurs âmes, ils ne voulaient
pas la voir et lui surtout fermait les yeux de toutes ses forces comme
un bourreau pris de remords et qui sent que son bras tremblerait au
moment de frapper sa victime, si au lieu de l'imaginer encore excitante
pour sa rage et le forçant à l'assouvir, il pouvait la regarder en face
et ressentir un moment sa douleur.

La nuit était venue et elle était encore dans sa chambre, les yeux
vagues et sans larmes. Elle partit sans lui dire un mot, en baisant sa
main avec une tristesse passionnée.

Lui pourtant ne pouvait dormir et s'il s'assoupissait un moment,
frissonnait en sentant levés sur lui les yeux suppliants et désespérés
de la douce victime. Tout à coup, il se la représenta telle qu'elle
devait être maintenant, ne pouvant dormir non plus et se sentant si
seule. Il s'habilla, marcha doucement jusqu'à sa chambre, n'osant pas
faire de bruit pour ne pas la réveiller si elle dormait, n'osant pas
non plus rentrer dans sa chambre à lui où le ciel et la terre et son
âme l'étouffaient, de leur poids. Il resta là, au seuil de la chambre
de la jeune femme, croyant à tout moment qu'il ne pourrait se contenir
un instant de plus et qu'il allait entrer; puis, épouvanté à la pensée
de rompre ce doux oubli qu'elle dormait d'une haleine dont il percevait
la douceur égale, pour la livrer cruellement aux remords et au
désespoir, hors des prises de qui elle trouvait un moment le repos, il
resta là au seuil, tantôt assis, tantôt à genoux, tantôt couché. Au
matin, il rentra dans sa chambre, frileux et calmé, dormit longtemps et
se réveilla plein de bien-être.

Ils s'ingénièrent réciproquement à rassurer leurs consciences, ils
s'habituèrent aux remords qui diminuèrent, au plaisir qui devint aussi
moins vif, et, quand il retourna en Sylvanie, il ne garda comme elle
qu'un souvenir doux et un peu froid de ces minutes enflammées et
cruelles.




III


«Sa jeunesse lui fait du bruit, il n'entend pas.»

(Mme DE SÉVIGNÉ.)


Quand Alexis, le jour de ses quatorze ans, alla voir son oncle
Baldassare, il ne sentit pas se renouveler, comme il s'y était attendu,
les violentes émotions de l'année précédente. Les courses incessantes
sur le cheval que son oncle lui avait donné, en développant ses forces,
avaient lassé tout son énervement et avivaient en lui ce sentiment
continu de la bonne santé, qui s'ajoute alors à la jeunesse, comme la
conscience obscure de la profondeur de ses ressources et de la
puissance de son allégresse. À sentir, sous la brise éveillée par son
galop, sa poitrine gonflée comme une voile, son corps brûlant comme un
feu d'hiver et son front aussi frais que les feuillages fugitifs qui le
ceignaient au passage, à raidir en rentrant son corps sous l'eau froide
ou à, le délasser longuement pendant les digestions savoureuses, il
exaltait en lui ces puissances de la vie qui, après avoir été l'orgueil
tumultueux de Baldassare, s'étaient à jamais retirées de lui pour aller
réjouir des âmes plus jeunes, qu'un jour pourtant elles déserteraient
aussi.

Rien en Alexis ne pouvait plus défaillir de la faiblesse de son oncle,
mourir à sa fin prochaine. Le bourdonnement joyeux de son sang dans ses
veines et de ses désirs dans sa tête l'empêchait d'entendre les
plaintes exténuées du malade. Alexis était entré dans cette période
ardente où le corps travaille si robustement à élever ses palais entre
lui et l'âme qu'elle semble bientôt avoir disparu jusqu'au jour où la
maladie ou le chagrin ont lentement miné la douloureuse fissure au bout
de laquelle elle réapparaît, il s'était habitué à la maladie mortelle
de son oncle comme à tout ce qui dure autour de nous, et bien qu'il
vécût encore, parce qu'il lui avait fait pleurer une fois ce que nous
font pleurer les morts, il avait agi avec lui comme avec un mort, il
avait commencé à oublier.

Quand son oncle lui dit ce jour-là: «Mon petit Alexis, je te donne la
voiture en même temps que le second cheval», il avait compris que son
oncle pensait: «parce que sans cela tu risquerais de ne jamais avoir la
voiture», et il savait que c'était une pensée extrêmement triste. Mais
il ne la sentait pas comme telle, parce que actuellement il n'y avait
plus de place en lui pour la tristesse profonde.

Quelques jours après, il fut frappé dans une lecture par le portrait
d'un scélérat que les plus touchantes tendresses d'un mourant qui
l'adorait n'avaient pas ému.

Le soir venu, la crainte d'être le scélérat dans lequel il avait cru se
reconnaître l'empêcha de s'endormir. Mais le lendemain, il fit une si
belle promenade à cheval, travailla si bien, se sentit d'ailleurs tant
de tendresse pour ses parents vivants qu'il recommença à jouir sans
scrupules et à dormir sans remords.

Cependant le vicomte de Sylvanie, qui commençait à ne plus pouvoir
marcher, ne sortait plus guère du château. Ses amis et ses parents
passaient toute la journée avec lui, et il pouvait avouer la folie la
plus blâmable, la dépense la plus absurde, faire montre du paradoxe ou
laisser entrevoir le défaut le plus choquant sans que ses parents lui
fissent des reproches, que ses amis se permissent une plaisanterie ou
une contradiction. Il semblait que tacitement on lui eût ôté la
responsabilité de ses actes et de ses paroles. Il semblait surtout
qu'on voulût l'empêcher d'entendre à force de les ouater de douceur,
sinon de les vaincre par des caresses, les derniers grincements de son
corps que quittait la vie.

Il passait de longues et charmantes heures couché en tête à tête avec
soi-même, le seul convive qu'il eût négligé d'inviter à souper pendant
sa vie. Il éprouvait à parer son corps dolent, à accouder sa
résignation à la fenêtre en regardant la mer, une joie mélancolique. Il
environnait des images de ce monde dont il était encore tout plein,
mais que l'éloignement, en l'en détachant déjà, lui rendait vagues et
belles, la scène de sa mort, depuis longtemps préméditée mais sans
cesse retouchée, ainsi qu'une œuvre d'art, avec une tristesse ardente.
Déjà s'esquissaient dans son imagination ses adieux à la duchesse
Oliviane, sa grande amie platonique, sur le salon de laquelle il
régnait, malgré que tous les plus grands seigneurs, les plus glorieux
artistes et les plus gens d'esprit d'Europe y fussent réunis. Il lui
semblait déjà lire le récit de leur dernier entretien:

«... Le soleil était couché, et la mer qu'on apercevait à travers les
pommiers était mauve. Légers comme de claires couronnes flétries et
persistants comme des regrets, de petits nuages bleus et roses
flottaient à l'horizon. Une file mélancolique de peupliers plongeait
dans l'ombre, la tête résignée dans un rose d'église; les derniers
rayons, sans toucher leurs troncs, teignaient leurs branches accrochant
à ces balustrades d'ombre des guirlandes de lumière. La brise mêlait
les trois odeurs de la mer, des feuilles humides et du lait. Jamais la
campagne de Sylvanie n'avait adouci de plus de volupté la mélancolie du
soir.

»—Je vous ai beaucoup aimé, mais je vous ai peu donné, mon pauvre ami,
lui dit-elle.

»—Que dites-vous, Oliviane? comment, vous m'avez peu donné? Vous m'avez
d'autant plus donné que je vous demandais moins et bien plus en vérité
que si les sens avaient eu quelque part dans notre tendresse.
Surnaturelle comme une madone, douce comme une nourrice, je vous ai
adorée et vous m'avez bercé. Je vous aimais d'une affection dont aucune
espérance de plaisir charnel ne venait déconcerter la sagacité
sensible. Ne m'apportiez-vous pas en échange une amitié incomparable,
un thé exquis, une conversation naturellement ornée, et combien de
touffes de roses fraîches. Vous seule avez su de vos mains maternelles
et expressives rafraîchir mon front brûlant de fièvre, couler du miel
entre mes lèvres flétries, mettre dans ma vie de nobles images.

»Chère amie, donnez-moi vos mains que je les baise...»

Seule l'indifférence de Pia, petite princesse syracusaine, qu'il aimait
encore avec tous ses sens et avec son cœur et qui s'était éprise pour
Castruccio d'un amour invincible et furieux, le rappelait de temps en
temps à une réalité plus cruelle, mais qu'il s'efforçait d'oublier.
Jusqu'aux derniers jours, il avait encore été quelquefois dans des
fêtes où, en se promenant à son bras, il croyait humilier son rival;
mais là même, pendant qu'il marchait à côté d'elle, il sentait ses yeux
profonds distraits d'un autre amour que seule sa pitié pour le malade
lui faisait essayer de dissimuler. Et maintenant, cela même il ne le
pouvait plus. L'incohérence des mouvements de ses jambes était devenue
telle qu'il ne pouvait plus sortir. Mais elle venait souvent le voir,
et comme si elle était entrée dans la grande conspiration de douceur
des autres, elle lui parlait sans cesse avec une tendresse ingénieuse
que ne démentait plus jamais comme autrefois le cri de son indifférence
ou l'aveu de sa colère. Et plus que de toutes les autres, il sentait
l'apaisement de cette douceur s'étendre sur lui et le ravir.

Mais voici qu'un jour, comme il se levait de sa chaise pour aller à
table, son domestique étonné le vit marcher beaucoup mieux. Il fit
demander le médecin qui attendit pour se prononcer. Le lendemain il
marchait bien. Au bout de huit jours, on lui permit de sortir. Ses
parents et ses amis conçurent alors un immense espoir. Le médecin crut
que peut-être une simple maladie nerveuse guérissable avait affecté
d'abord les symptômes de la paralysie générale, qui maintenant, en
effet, commençaient à disparaître. Il présenta ses doutes à Baldassare
comme une certitude et lui dit:

—Vous êtes sauvé!

Le condamné à mort laissa paraître une joie émue en apprenant sa grâce.
Mais, au bout de quelque temps, le mieux s'étant accentué, une
inquiétude aiguë commença à percer sous sa joie qu'avait déjà affaiblie
une si courte habitude. À l'abri des intempéries de la vie, dans cette
propice atmosphère de douceur ambiante, de calme forcé et de libre
méditation, avait obscurément commencé de germer en lui le désir de la
mort. Il était loin de s'en douter encore et sentit seulement un vague
effroi à la pensée de recommencer à vivre, à essuyer les coups dont il
avait perdu l'habitude et de perdre les caresses dont on l'avait
entouré. Il sentit aussi confusément qu'il serait mal de s'oublier dans
le plaisir ou dans l'action, maintenant qu'il avait fait connaissance
avec lui-même, avec le fraternel étranger qui, tandis qu'il regardait
les barques sillonner la mer, avait conversé avec lui pendant des
heures, et si loin, et si près, en lui-même. Comme si maintenant il
sentait un nouvel amour natal encore inconnu s'éveiller en lui, ainsi
qu'en un jeune homme qui aurait été trompé sur le lieu de sa patrie
première, il éprouvait la nostalgie de la mort, où c'était d'abord
comme pour un éternel exil qu'il s'était senti partir.



Il émit une idée, et Jean Galéas, qui le savait guéri, le contredit
violemment et le plaisanta. Sa belle-sœur, qui depuis deux mois venait
le matin et le soir resta deux jours sans venir le voir. C'en était
trop! Il y avait trop longtemps qu'il s'était déshabitué du bât de la
vie, il ne voulait plus le reprendre. C'est qu'elle ne l'avait pas
ressaisi par ses charmes. Ses forces revinrent et avec elles tous ses
désirs de vivre; il sortit, recommença à vivre et mourut une deuxième
fois à lui-même. Au bout d'un mois, les symptômes de la paralysie
générale reparurent. Peu à peu, comme autrefois, la marche lui devint
difficile, impossible, assez progressivement pour qu'il pût s'habituer
à son retour vers la mort et avoir le temps de détourner la tête. La
rechute n'eut même pas la vertu qu'avait eue la première attaque vers
la fin de laquelle il avait commencé à se détacher de la vie, non pour
la voir encore dans sa réalité, mais pour la regarder, comme un
tableau. Maintenant, au contraire, il était de plus en plus vaniteux,
irascible, brûlé du regret des plaisirs qu'il ne pouvait plus goûter.

Sa belle-sœur, qu'il aimait tendrement, mettait seule un peu de douceur
dans sa fin en venant plusieurs fois par jour avec Alexis.

Une après-midi qu'elle allait voir le vicomte, presque au moment
d'arriver chez lui, ses chevaux prirent peur; elle fut projetée
violemment à terre, foulée par un cavalier, qui passait au galop, et
emportée chez Baldassare sans connaissance, le crâne ouvert.

Le cocher, qui n'avait pas été blessé, vint tout de suite annoncer
l'accident au vicomte, dont la figure jaunit. Ses dents s'étaient
serrées, ses yeux luisaient débordant de l'orbite, et, dans un accès de
colère terrible, il invectiva longtemps le cocher; mais il semblait que
les éclats de sa violence essayaient de dissimuler un appel douloureux
qui, dans leurs intervalles, se laissait doucement entendre. On eût dit
qu'un malade se plaignait à côté du vicomte furieux. Bientôt cette
plainte, faible d'abord, étouffa les cris de sa colère, et il tomba en
sanglotant sur une chaise.

Puis il voulut se faire laver la figure pour que sa belle-sœur ne fût
pas inquiétée par les traces de son chagrin. Le domestique secoua
tristement la tête, la malade n'avait pas repris connaissance. Le
vicomte passa deux jours et deux nuits désespérées auprès de sa
belle-sœur. À chaque instant, elle pouvait mourir. La seconde nuit, on
tenta une opération hasardeuse. Le matin du troisième jour, la fièvre
était tombée, et la malade regardait en souriant Baldassare qui, ne
pouvant plus contenir ses larmes, pleurait de joie sans s'arrêter.
Quand la mort était venue à lui peu à peu il n'avait pas voulu la voir;
maintenant il s'était trouvé subitement en sa présence. Elle l'avait
épouvanté en menaçant ce qu'il avait de plus cher; il l'avait suppliée,
il l'avait fléchie.

Il se sentait fort et libre, fier de sentir que sa propre vie ne lui
était pas précieuse autant que celle de sa belle-sœur, et qu'il
éprouvait autant de mépris pour elle que l'autre lui avait inspiré de
pitié. C'était la mort maintenant qu'il regardait en face, et non les
scènes qui entoureraient sa mort. Il voulait rester tel jusqu'à la fin,
ne plus être repris par le mensonge, qui, en voulant lui faire une
belle et célèbre agonie, aurait mis le comble à ses profanations en
souillant les mystères de sa mort comme il lui avait dérobé les
mystères de sa vie.




IV


«Demain, puis demain, puis demain glisse ainsi à petits pas jusqu'à la
dernière syllabe que le temps écrit dans son livre. Et tous nos hiers
ont éclairé pour quelques fous le chemin de la mort poudreuse.
Éteins-toi! Éteins-toi, court flambeau! La vie n'est qu'une ombre
errante, un pauvre comédien qui se pavane et se lamente pendant son
heure sur le théâtre et qu'après on n'entend plus. C'est un conte, dit
par un idiot, plein de fracas et de furie, et qui ne signifie rien.»

(SHAKESPEARE, _Macbeth._)


Les émotions, les fatigues de Baldassare pendant la maladie de sa
belle-sœur avaient précipité la marche de la sienne. Il venait
d'apprendre de son confesseur qu'il n'avait plus un mois à vivre; il
était dix heures du matin, il pleuvait à verse. Une voiture s'arrêta
devant le château. C'était la duchesse Oliviane. Il s'était dit alors
qu'il ornait harmonieusement les scènes de sa mort:

«... Ce sera par une claire soirée. Le soleil sera couché, et la mer
qu'on apercevra entre les pommiers sera mauve. Légers comme de claires
couronnes flétries et persistants comme des regrets, de petits nuages
bleus et roses flotteront à l'horizon...»

Ce fut à dix heures du matin, sous un ciel bas et sale, par une pluie
battante, que vint la duchesse Oliviane; et fatigué par son mal, tout
entier à des intérêts plus élevés, et ne sentant plus la grâce des
choses qui jadis lui avaient paru le prix, le charme et la gloire
raffinée de la vie, il demanda qu'on dit à la duchesse qu'il était trop
faible. Elle fit insister, mais il ne voulut pas la recevoir. Ce ne fut
même pas par devoir: elle ne lui était plus rien. La mort avait vite
fait de rompre ces liens dont il redoutait tant depuis quelques
semaines l'esclavage. En essayant de penser à elle, il ne vit rien
apparaître aux yeux de son esprit: ceux de son imagination et de sa
vanité s'étaient clos.

Pourtant, une semaine à peu près avant sa mort, l'annonce d'un bal chez
la duchesse de Bohême où Pia devait conduire le cotillon avec
Castruccio qui partait le lendemain pour le Danemark, réveilla
furieusement sa jalousie. Il demanda qu'on fit venir Pia; sa belle-sœur
résista un peu; il crut qu'on l'empêchait de la voir, qu'on le
persécutait, se mit en colère, et pour ne pas le tourmenter, on la fit
chercher aussitôt.

Quand elle arriva, il était tout à fait calme, mais d'une tristesse
profonde. Il l'attira près de son lit et lui parla tout de suite du bal
de la duchesse de Bohême. Il lui dit:

—Nous n'étions pas parents, vous ne porterez pas mon deuil, mais je
veux vous adresser une prière: N'allez pas à ce bal, promettez-le-moi.

Ils se regardaient dans les yeux, se montrant au bord des prunelles
leurs âmes, leurs âmes mélancoliques et passionnées que la mort n'avait
pu réunir.

Il comprit son hésitation, contracta douloureusement ses lèvres et
doucement lui dit:

—Oh! ne promettez plutôt pas! ne manquez pas à une promesse faite à un
mourant. Si vous n'êtes pas sûre de vous, ne promettez pas.

—Je ne peux pas vous le promettre, je ne l'ai pas vu depuis deux mois
et ne le reverrai peut-être jamais; je resterais inconsolable pour
l'éternité de n'avoir pas été à ce bal.

—Vous avez raison, puisque vous l'aimez, qu'on peut mourir... et que
vous vivez encore de toutes vos forces... Mais vous ferez un peu pour
moi; sur le temps que vous passerez à ce bal, prélevez celui que, pour
dérouter les soupçons, vous auriez été obligée de passer avec moi.
Invitez mon âme à se souvenir quelques instants avec vous, ayez quelque
pensée pour moi.

—J'ose à peine vous le promettre, le bal durera si peu. En ne le
quittant pas, j'aurai à peine le temps de le voir. Je vous donnerai un
moment tous les jours qui suivront.

—Vous ne le pourrez pas, vous m'oublierez; mais si, après un an, hélas!
plus peut-être, une lecture triste, une mort, une soirée pluvieuse vous
font penser à moi, quelle charité vous me ferez. Je ne pourrai plus
jamais, jamais vous voir... qu'en âme, et pour cela il faudrait que
nous pensions l'un à l'autre ensemble. Moi je penserai à vous toujours
pour que mon âme vous soit sans cesse ouverte s'il vous plaisait d'y
entrer. Mais que l'invitée se fera longtemps attendre! Les pluies de
novembre auront pourri les fleurs de ma tombe, juin les aura brûlées et
mon âme pleurera toujours d'impatience. Ah! j'espère qu'un jour la vue
d'un souvenir, le retour d'un anniversaire, la pente de vos pensées
mènera votre mémoire aux alentours de ma tendresse; alors ce sera comme
si je vous avais entendue, aperçue, un enchantement aura tout fleuri
pour votre venue. Pensez au mort. Mais, hélas! puis-je espérer que la
mort et votre gravité accompliront ce que la vie avec ses ardeurs, et
nos larmes, et nos gaietés, et nos lèvres n'avaient pu faire.




V


«Voilà un noble cœur qui se brise.

«Bonne nuit, aimable prince, et que des essaims d'anges bercent en
chantant ton sommeil.»

(SHAKESPEARE, _Hamlet._)


Cependant une fièvre violente accompagnée de délire ne quittait plus le
vicomte; on avait dressé son lit dans la vaste rotonde où Alexis
l'avait vu le jour de ses treize ans, l'avait vu si joyeux encore, et
d'où le malade pouvait regarder à la fois la mer, la jetée du port et
de l'autre côté les pâturages et les bois. De temps en temps, il se
mettait à parler; mais ses paroles ne portaient plus la trace des
pensées d'en haut qui, pendant les dernières semaines, l'avaient
purifié de leur visite. Dans des imprécations violentes contre une
personne invisible qui le plaisantait, il répétait sans cesse qu'il
était le premier musicien du siècle et le plus grand seigneur de
l'univers. Puis, soudain calmé, il disait à son cocher de le mener dans
un bouge, de faire seller les chevaux pour la chasse. Il demandait du
papier à lettres pour convier à dîner tous les souverains d'Europe à
l'occasion de son mariage avec la sœur du duc de Parme; effrayé de ne
pouvoir payer une dette de jeu, il prenait le couteau à papier placé
près de son lit et le braquait devant lui comme un revolver. Il
envoyait des messagers s'informer si l'homme de police qu'il avait
rossé la nuit dernière n'était pas mort et il disait en riant, à une
personne dont il croyait tenir la main, des mots obscènes. Ces anges
exterminateurs qu'on appelle Volonté, Pensée, n'étaient plus là pour
faire rentrer dans l'ombre les mauvais esprits de ses sens et les
basses émanations de sa mémoire. Au bout de trois jours, vers cinq
heures, il se réveilla comme d'un mauvais rêve dont on n'est pas
responsable, mais dont on se souvient vaguement. Il demanda si des amis
ou des parents avaient été près de lui pendant ces heures où il n'avait
donné l'image que de la partie infime, la plus ancienne et la plus
morte de lui-même, et il pria, s'il était repris par le délire, qu'on
les fît immédiatement sortir et qu'on ne les laissât rentrer que quand
il aurait repris connaissance.

Il leva les yeux autour de lui dans la chambre, et regarda en souriant
son chat noir qui, monté sur un vase de Chine, jouait avec un
chrysanthème et respirait la fleur avec un geste de mime. Il fit sortir
tout le monde et s'entretint longuement avec le prêtre qui le veillait.
Pourtant, il refusa de communier et demanda au médecin de dire que
l'estomac n'était plus en état de supporter l'hostie. Au bout d'une
heure il fit dire à sa belle-sœur et à Jean Galeas de rentrer. Il dit:

—Je suis résigné, je suis heureux de mourir et d'aller devant Dieu.

L'air était si doux qu'on ouvrit les fenêtres qui regardaient la mer
sans la voir, et à cause du vent trop vif on laissa fermées celles d'en
face, devant qui s'étendaient les pâturages et les bois.

Baldassare fit traîner son lit près des fenêtres ouvertes. Un bateau,
mené à la mer par des marins qui sur la jetée tiraient la corde,
partait. Un beau mousse d'une quinzaine d'années se penchait à l'avant,
tout au bord; à chaque vague, on croyait qu'il allait tomber dans
l'eau, mais il se tenait ferme sur ses jambes solides. Il tendait le
filet pour ramener le poisson et tenait une pipe chaude entre ses
lèvres salées par le vent. Et le même vent qui enflait la voile venait
rafraîchir les joues de Baldassare et fit voler un papier dans la
chambre. Il détourna la tête pour ne plus voir cette image heureuse des
plaisirs qu'il avait passionnément aimés et qu'il ne goûterait plus. Il
regarda le port: un trois-mâts appareillait.

—C'est le bateau qui part pour les Indes, dit Jean Galéas.

Baldassare ne distinguait pas les gens debout sur le pont qui levaient
des mouchoirs, mais il devinait la soif d'inconnu qui altérait leurs
yeux; ceux-là avaient encore beaucoup à vivre, à connaître, à sentir.
On leva l'ancre, un cri s'éleva, et le bateau s'ébranla sur la mer
sombre vers l'Occident où, dans une brume dorée, la lumière mêlait les
petits bateaux et les nuages et murmurait aux voyageurs des promesses
irrésistibles et vagues.

Baldassare fit fermer les fenêtres de ce côté de la rotonde et ouvrir
celles qui donnaient sur les pâturages et les bois. Il regarda les
champs, mais il entendait encore le cri d'adieu poussé sur le
trois-mâts, et il voyait le mousse, la pipe entre les dents, qui
tendait ses filets.

La main de Baldassare remuait fiévreusement. Tout à coup il entendit un
petit bruit argentin, imperceptible et profond comme un battement de
cœur. C'était le son des cloches d'un village extrêmement éloigné, qui,
par la grâce de l'air si limpide ce soir-là et de la brise propice,
avait traversé bien des lieues de plaines et de rivières avant
d'arriver jusqu'à lui pour être recueilli par son oreille fidèle.
C'était une voix présente et bien ancienne; maintenant il entendait son
cœur battre avec leur vol harmonieux, suspendu au moment où elles
semblent aspirer le son, et s'exhalant après longuement et faiblement
avec elles. À toutes les époques de sa vie, dès qu'il entendait le son
lointain des cloches, il se rappelait malgré lui leur douceur dans
l'air du soir, quand, petit enfant encore, il rentrait au château, par
les champs.

À ce moment, le médecin fit approcher tout le monde, ayant dit:

—C'est la fin!

Baldassare reposait, les yeux fermés, et son cœur écoutait les cloches
que son oreille paralysée par la mort voisine n'entendait plus. Il
revit sa mère quand elle l'embrassait en rentrant, puis quand elle le
couchait le soir et réchauffait ses pieds dans ses mains, restant près
de lui s'il ne pouvait pas s'endormir; il se rappela son _Robinson
Crusoé_ et les soirées au jardin quand sa sœur chantait, les paroles de
son précepteur qui prédisait qu'il serait un jour un grand musicien, et
l'émotion de sa mère alors, qu'elle s'efforçait en vain de cacher.
Maintenant il n'était plus temps de réaliser l'attente passionnée de sa
mère et de sa sœur qu'il avait si cruellement trompée. Il revit le
grand tilleul sous lequel il s'était fiancé et le jour de la rupture de
ses fiançailles, où sa mère seule avait su le consoler. Il crut
embrasser sa vieille bonne et tenir son premier violon. Il revit tout
cela dans un lointain lumineux doux et triste comme celui que les
fenêtres du côté des champs regardaient sans le voir.

Il revit tout cela, et pourtant deux secondes ne s'étaient pas écoulées
depuis que le docteur écoutant son cœur avait dit:

—C'est la fin!

Il se releva en disant:

—C'est fini!

Alexis, sa mère et Jean Galéas se mirent à genoux avec le duc de Parme
qui venait d'arriver. Les domestiques pleuraient devant la porte
ouverte.

Octobre 1894.




VIOLANTE ou LA MONDANITÉ


«Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du monde...
Ne désirez point, de paraître devant les grands.»

(Imitation de _Jésus-Christ,_
Liv. I, Ch. VIII.)




CHAPITRE PREMIER

ENFANCE MÉDITATIVE DE VIOLANTE


La vicomtesse de Styrie était généreuse et tendre et toute pénétrée
d'une grâce qui charmait. L'esprit du vicomte son mari était
extrêmement vif, et les traits de sa figure d'une régularité admirable.
Mais le premier grenadier venu était plus sensible et moins vulgaire.
Ils élevèrent loin du monde, dans le rustique domaine de Styrie, leur
fille Violante, qui, belle et vive comme son père, charitable et
mystérieusement séduisante autant que sa mère, semblait unir les
qualités de ses parents dans une proportion parfaitement harmonieuse.
Mais les aspirations changeantes de son cœur et de sa pensée ne
rencontraient pas en elle une volonté qui, sans les limiter, les
dirigeât, l'empêchât de devenir leur jouet charmant et fragile. Ce
manque de volonté inspirait à la mère de Violante des inquiétudes qui
eussent pu, avec le temps, être fécondes, si dans un accident de
chasse, la vicomtesse n'avait péri violemment avec son mari, laissant
Violante orpheline à l'âge de quinze ans. Vivant presque seule, sous la
garde vigilante mais maladroite du vieil Augustin, son précepteur et
l'intendant du château de Styrie, Violante, à défaut d'amis, se fit de
ses rêves des compagnons charmants et à qui elle promettait alors de
rester fidèle toute sa vie. Elle les promenait dans les allées du parc,
par la campagne, les accoudait à la terrasse qui, fermant le domaine de
Styrie, regarde la mer. Élevée par eux comme au-dessus d'elle-même,
initiée par eux, Violante sentait tout le visible et pressentait un peu
de l'invisible. Sa joie était infinie, interrompue de tristesses qui
passaient encore la joie en douceur.




CHAPITRE II

SENSUALITÉ


«Ne vous appuyez point sur un roseau qu'agite le vent et n'y mettez pas
votre confiance, car toute chair est comme l'herbe et sa gloire passe
comme la fleur des champs.»

(Imitation de Jésus-Christ.)

Sauf Augustin et quelques enfants du pays, Violante ne voyait personne.
Seule une sœur puînée de sa mère, qui habitait Julianges, château situé
à quelques heures de distance, visitait quelquefois Violante. Un jour
qu'elle allait ainsi voir sa nièce, un de ses amis l'accompagna. Il
s'appelait Honoré et avait seize ans. Il ne plut pas à Violante, mais
revint. En se promenant dans une allée du parc, il lui apprit des
choses fort inconvenantes dont elle ne se doutait pas. Elle en éprouva
un plaisir très doux, mais dont elle eut honte aussitôt. Puis, comme le
soleil s'était couché et qu'ils avaient marché longtemps, ils
s'assirent sur un banc, sans doute pour regarder les reflets dont le
ciel rose adoucissait la mer. Honoré se rapprocha de Violante pour
qu'elle n'eût froid, agrafa sa fourrure sur son cou avec une ingénieuse
lenteur et lui proposa d'essayer de mettre en pratique avec son aide
les théories qu'il venait de lui enseigner dans le parc. Il voulut lui
parler tout bas, approcha ses lèvres de l'oreille de Violante qui ne la
retira pas; mais ils entendirent du bruit dans la feuillée. «Ce n'est
rien, dit tendrement Honoré.—C'est ma tante,» dit Violante. C'était le
vent. Mais Violante qui s'était levée, rafraîchie fort à propos par ce
vent, ne voulut point se rasseoir et prit congé d'Honoré, malgré ses
prières. Elle eut des remords, une crise de nerfs, et deux jours de
suite fut très longue à s'endormir. Son souvenir lui était un oreiller
brûlant qu'elle retournait sans cesse. Le surlendemain, Honoré demanda
à la voir. Elle fit répondre qu'elle était partie en promenade. Honoré
n'en crut rien et n'osa plus revenir. L'été suivant, elle repensa à
Honoré avec tendresse, avec chagrin aussi, parce qu'elle le savait
parti sur un navire comme matelot. Quand le soleil s'était couché dans
la mer, assise sur le banc où il l'avait, il y a un an, conduite, elle
s'efforçait à se rappeler les lèvres tendues d'Honoré, ses yeux verts à
demi fermés, ses regards voyageurs comme des rayons et qui venaient
poser sur elle un peu de chaude lumière vivante. Et par les nuits
douces, par les nuits vastes et secrètes, quand la certitude que
personne ne pouvait la voir exaltait son désir, elle entendait la voix
d'Honoré lui dire à l'oreille les choses défendues. Elle l'évoquait
tout entier, obsédant et offert comme une tentation. Un soir à dîner,
elle regarda en soupirant l'intendant qui était assis en face d'elle.

—Je suis bien triste, mon Augustin, dit Violante. Personne ne m'aime,
dit-elle encore.

—Pourtant, repartit Augustin, quand, il y a huit jours, j'étais allé à
Julianges ranger la bibliothèque, j'ai entendu dire de vous: «Qu'elle
est belle!»



—Par qui? dit tristement Violante.

Un faible sourire relevait à peine et bien mollement un coin de sa
bouche comme on essaye de relever un rideau pour laisser entrer la
gaieté du jour.

—Par ce jeune homme de l'an dernier, M. Honoré...

—Je le croyais sur mer, dit Violante.

—Il est revenu, dit Augustin.

Violante se leva aussitôt, alla presque chancelante jusqu'à sa chambre
écrire à Honoré qu'il vint la voir. En prenant la plume, elle eut un
sentiment de bonheur, de puissance encore inconnu, le sentiment qu'elle
arrangeait un peu sa vie selon son caprice et pour sa volupté, qu'aux
rouages de leurs deux destinées qui semblaient les emprisonner
mécaniquement loin l'un de l'autre, elle pouvait tout de même donner un
petit coup de pouce, qu'il apparaîtrait la nuit, sur la terrasse,
autrement que dans la cruelle extase de son désir inassouvi, que ses
tendresses inentendues—son perpétuel roman intérieur—et les choses
avaient vraiment des avenues qui communiquaient et où elle allait
s'élancer vers l'impossible qu'elle allait rendre viable en le créant.
Le lendemain elle reçut la réponse d'Honoré, qu'elle alla lire en
tremblant sur le banc où il l'avait embrassée.

«Mademoiselle,

«Je reçois votre lettre une heure avant le départ de mon navire. Nous
n'avions relâché que pour huit jours, et je ne reviendrai que dans
quatre ans. Daignez garder le souvenir de

«Votre respectueux et tendre

«HONORÉ.»


Alors, contemplant cette terrasse où il ne viendrait plus, où personne
ne pourrait combler son désir, cette mer aussi qui l'enlevait à elle et
lui donnait en échange, dans l'imagination de la jeune fille, un peu de
son grand charme mystérieux et triste, charme des choses qui ne sont
pas à nous, qui reflètent trop de cieux et baignent trop de rivages,
Violante fondit en larmes.

—Mon pauvre Augustin, dit-elle le soir, il m'est arrivé un grand
malheur.

Le premier besoin des confidences naissait pour elle des premières
déceptions de sa sensualité, aussi naturellement qu'il naît d'ordinaire
des premières satisfactions de l'amour. Elle ne connaissait pas encore
l'amour. Peu de temps après, elle en souffrit, qui est la seule manière
dont on apprenne à le connaître.




CHAPITRE III

PEINES D'AMOUR


Violante fut amoureuse, c'est-à-dire qu'un jeune Anglais qui s'appelait
Laurence fut pendant plusieurs mois l'objet de ses pensées les plus
insignifiantes, le but de ses plus importantes actions. Elle avait
chassé une fois avec lui et ne comprenait pas pourquoi le désir de le
revoir assujettissait sa pensée, la poussait sur les chemins à sa
rencontre, éloignait d'elle le sommeil, détruisait son repos et son
bonheur. Violante était éprise, elle fut dédaignée. Laurence aimait le
monde, elle l'aima pour le suivre. Mais Laurence n'y avait pas de
regards pour cette campagnarde de vingt ans. Elle tomba malade de
chagrin et de jalousie, alla oublier Laurence aux Eaux de..., mais elle
demeurait blessée dans son amour-propre de s'être vu préférer tant de
femmes qui ne la valaient pas, et, décidée à conquérir, pour triompher
d'elles, tous leurs avantages.

—Je te quitte, mon bon Augustin, dit-elle, pour aller près de la cour
d'Autriche.

—Dieu nous en préserve, dit Augustin. Les pauvres du pays ne seront
plus consolés par vos charités quand vous serez au milieu de tant de
personnes méchantes. Vous ne jouerez plus avec nos enfants dans les
bois. Qui tiendra l'orgue à l'église? Nous ne vous verrons plus peindre
dans la campagne, vous ne nous composerez plus de chansons.

—Ne t'inquiète pas, Augustin, dit Violante, garde-moi seulement beaux
et fidèles mon château, mes paysans de Styrie. Le monde ne m'est qu'un
moyen. Il donne des armes vulgaires, mais invincibles, et si quelque
jour je veux être aimée, il me faut les posséder. Une curiosité m'y
pousse aussi et comme un besoin de mener une vie un peu plus matérielle
et moins réfléchie que celle-ci. C'est à la fois un repos et une école
que je veux. Dès que ma situation sera faite et mes vacances finies, je
quitterai le monde pour la campagne, nos bonnes gens simples et ce que
je préfère à tout, mes chansons. À un moment précis et prochain, je
m'arrêterai sur cette pente et je reviendrai dans notre Styrie, vivre
auprès de toi, mon cher.

—Le pourrez-vous? dit Augustin.

—On peut ce qu'on veut, dit Violante.

—Mais vous ne voudrez peut-être plus la même chose, dit Augustin.

—Pourquoi? demanda Violante.

—Parce que vous aurez changé, dit Augustin.




CHAPITRE IV

LA MONDANITÉ


Les personnes du monde sont si médiocres, que Violante n'eut qu'à
daigner se mêler à elles pour les éclipser presque toutes. Les
seigneurs les plus inaccessibles, les artistes les plus sauvages
allèrent au-devant d'elle et la courtisèrent. Elle seule avait de
l'esprit, du goût, une démarche qui éveillait l'idée de toutes les
perfections. Elle lança des comédies, des parfums et des robes. Les
couturières, les écrivains, les coiffeurs mendièrent sa protection. La
plus célèbre modiste d'Autriche lui demanda la permission de
s'intituler sa faiseuse, le plus illustre prince d'Europe lui demanda
la permission de s'intituler son amant. Elle crut devoir leur refuser à
tous deux cette marque d'estime qui eût consacré définitivement leur
élégance. Parmi les jeunes gens qui demandèrent à être reçus chez
Violante, Laurence se fit remarquer par son insistance. Après lui avoir
causé tant de chagrin, il lui inspira par là quelque dégoût. Et sa
bassesse l'éloigna d'elle plus que n'avaient fait tous ses mépris. «Je
n'ai pas le droit de m'indigner, se disait-elle. Je ne l'avais pas aimé
en considération de sa grandeur d'âme et je sentais très bien, sans
oser me l'avouer, qu'il était vil. Cela ne m'empêchait pas de l'aimer,
mais seulement d'aimer autant la grandeur d'âme. Je pensais qu'on
pouvait être vil et tout à la fois aimable. Mais dès qu'on n'aime plus,
on en revient à préférer les gens de cœur. Que cette passion pour ce
méchant était étrange puisqu'elle était toute de tête, et n'avait pas
l'excuse d'être égarée par les sens. L'amour platonique est peu de
chose.» Nous verrons qu'elle put considérer un peu plus tard que
l'amour sensuel était moins encore.

Augustin vint la voir, voulut la ramener en Styrie.

—Vous avez conquis une véritable royauté, lui dit-il. Cela ne vous
suffit-il pas? Que ne redevenez-vous la Violante d'autrefois.

—Je viens précisément de la conquérir, Augustin, repartit Violante,
laisse-moi au moins l'exercer quelques mois.

Un événement qu'Augustin n'avait pas prévu dispensa pour un temps
Violante de songer à la retraite. Après avoir repoussé vingt altesses
sérénissimes, autant de princes souverains et un homme de génie qui
demandaient sa main, elle épousa le duc de Bohême qui avait des
agréments extrêmes et cinq millions de ducats. L'annonce du retour
d'Honoré faillit rompre le mariage à la veille qu'il fut célébré. Mais
un mal dont il était atteint le défigurait et rendit ses familiarités
odieuses à Violante. Elle pleura sur la vanité de ses désirs qui
volaient jadis si ardents vers la chair alors en fleur et qui
maintenant était déjà pour jamais flétrie. La duchesse de Bohême
continua de charmer comme avait fait Violante de Styrie, et l'immense
fortune du duc ne servit qu'à donner un cadre digne d'elle à l'objet
d'art qu'elle était. D'objet d'art elle devint objet de luxe par cette
naturelle inclinaison des choses d'ici-bas à descendre au pire quand un
noble effort ne maintient pas leur centre de gravité comme au-dessus
d'elles-mêmes. Augustin s'étonnait de tout ce qu'il apprenait d'elle.
«Pourquoi la duchesse, lui écrivait-il, parle-t-elle sans cesse de
choses que Violante méprisait tant?»

—Parce que je plairais moins avec des préoccupations qui, par leur
supériorité même, sont antipathiques et incompréhensibles aux personnes
qui vivent dans le monde, répondit Violante. Mais je m'ennuie, mon bon
Augustin.

Il vint la voir, lui expliqua pourquoi elle s'ennuyait:

—Votre goût pour la musique, pour la réflexion, pour la charité, pour
la solitude, pour la campagne, ne s'exerce plus. Le succès vous occupe,
le plaisir vous retient. Mais on ne trouve le bonheur qu'à faire ce
qu'on aime avec les tendances profondes de son âme.

—Comment le sais-tu, toi qui n'as pas vécu? dit Violante.

—J'ai pensé et c'est tout vivre, dit Augustin. Mais j'espère que
bientôt vous serez prise du dégoût de cette vie insipide.

Violante s'ennuya de plus en plus, elle n'était plus jamais gaie.
Alors, l'immoralité du monde, qui jusque-là l'avait laissée
indifférente, eut prise sur elle et la blessa cruellement, comme la
dureté des saisons terrasse les corps que la maladie rend incapables de
lutter. Un jour qu'elle se promenait seule dans une avenue presque
déserte, d'une voiture qu'elle n'avait pas aperçue tout d'abord une
femme descendit qui alla droit à elle. Elle l'aborda, et lui ayant
demandé si elle était bien Violante de Bohème, elle lui raconta qu'elle
avait été l'amie de sa mère et avait eu le désir de revoir la petite
Violante qu'elle avait tenue sur ses genoux. Elle l'embrassa avec
émotion, lui prit la taille et se mit à l'embrasser si souvent que
Violante, sans lui dire adieu, se sauva à toutes jambes. Le lendemain
soir, Violante se rendit à une fête donnée en l'honneur de la princesse
de Misène, qu'elle ne connaissait pas. Elle reconnut dans la princesse
la dame abominable de la veille. Et une douairière, que jusque-là
Violante avait estimée, lui dit:

—Voulez-vous que je vous présente à la princesse de Misène?

—Non! dit Violante.

—Ne soyez pas timide, dit la douairière. Je suis sûre que vous lui
plairez. Elle aime beaucoup les jolies femmes.

Violante eut à partir de ce jour deux mortelles ennemies, la princesse
de Misène et la douairière, qui la représentèrent partout comme un
monstre d'orgueil et de perversité. Violante l'apprit, pleura sur
elle-même et sur la méchanceté des femmes. Elle avait depuis longtemps
pris son parti de celle des hommes. Bientôt elle dit chaque soir à son
mari:

—Nous partirons après-demain pour ma Styrie et nous ne la quitterons
plus.

Puis il y avait une fête qui lui plairait peut-être plus que les
autres, une robe plus jolie à montrer. Les besoins profonds d'imaginer,
de créer, de vivre seule et par la pensée, et aussi de se dévouer, tout
en la faisant souffrir de ce qu'ils n'étaient pas contentés, tout en
l'empêchant de trouver dans le monde l'ombre même d'une joie s'étaient
trop émoussés, n'étaient plus assez impérieux pour la faire changer de
vie, pour la forcer à renoncer au monde et à réaliser sa véritable
destinée. Elle continuait à offrir le spectacle somptueux et désolé
d'une existence faite pour l'infini et peu à peu restreinte au presque
néant, avec seulement sur elle les ombres mélancoliques de la noble
destinée qu'elle eût pu remplir et dont elle s'éloignait chaque jour
davantage. Un grand mouvement de pleine charité qui aurait lavé son
cœur comme une marée, nivelé toutes les inégalités humaines qui
obstruent un cœur mondain, était arrêté par les mille digues de
l'égoïsme, de la coquetterie et de l'ambition. La bonté ne lui plaisait
plus que comme une élégance. Elle ferait bien encore des charités
d'argent, des charités de sa peine même et de son temps, mais toute une
partie d'elle-même était réservée, ne lui appartenait plus. Elle lisait
ou rêvait encore le matin dans son lit, mais avec un esprit faussé, qui
s'arrêtait maintenant au dehors des choses et se considérait lui-même,
non pour s'approfondir, mais pour s'admirer voluptueusement et
coquettement comme en face d'un miroir. Et si alors on lui avait
annoncé une visite, elle n'aurait pas eu la volonté de la renvoyer pour
continuer à rêver ou à lire. Elle en était arrivée à ne plus goûter la
nature qu'avec des sens pervertis, et le charme des saisons n'existait
plus pour elle que pour parfumer ses élégances et leur donner leur
tonalité. Les charmes de l'hiver devinrent le plaisir d'être frileuse,
et la gaieté de la chasse ferma son cœur aux tristesses de l'automne.
Parfois elle voulait essayer de retrouver, en marchant seule dans une
forêt, la source naturelle des vraies joies. Mais, sous les feuillées
ténébreuses, elle promenait des robes éclatantes. Et le plaisir d'être
élégante corrompait pour elle la joie d'être seule et de rêver.



—Partons-nous demain? demandait le duc.

—Après-demain, répondait Violante.

Puis le duc cessa de l'interroger. À Augustin qui se lamentait,
Violante écrivit: «Je reviendrai quand je serai un peu plus
vieille.»—«Ah! répondit Augustin, vous leur donnez délibérément votre
jeunesse; vous ne reviendrez jamais dans votre Styrie.» Elle n'y revint
jamais. Jeune, elle était restée dans le monde pour exercer la royauté
d'élégance que presque encore enfant elle avait conquise. Vieille, elle
y resta pour la défendre. Ce fut en vain. Elle la perdit. Et quand elle
mourut, elle était encore en train d'essayer de la reconquérir.
Augustin avait compté sur le dégoût. Mais il avait compté sans une
force qui, si elle est nourrie d'abord par la vanité, vainc le dégoût,
le mépris, l'ennui même: c'est l'habitude.



Août 1892.




FRAGMENTS DE COMÉDIE ITALIENNE


«De même que l'écrevisse, le bélier, le scorpion, la balance et le
verseau perdent toute bassesse quand ils apparaissent comme signes du
zodiaque, ainsi on peut voir sans colère ses propres vices dans des
personnages éloignés...»

(EMERSON.)




I

LES MAÎTRESSES DE FABRICE


La maîtresse de Fabrice était intelligente et belle; il ne pouvait s'en
consoler. «Elle ne devrait pas se comprendre! s'écriait-il en
gémissant, sa beauté m'est gâtée par son intelligence; m'éprendrais-je
encore de la Joconde chaque fois que je la regarde, si je devais dans
le même temps entendre la dissertation d'un critique, même exquis?» Il
la quitta, prit une autre maîtresse qui était belle et sans esprit.
Mais elle l'empêchait continuellement de jouir de son charme par un
manque de tact impitoyable. Puis elle prétendit à l'intelligence, lut
beaucoup, devint pédante et fut aussi intellectuelle que la première
avec moins d'aisance et des maladresses ridicules. Il la pria de garder
le silence: même quand elle ne parlait pas, sa beauté reflétait
cruellement sa stupidité. Enfin, il lit la connaissance d'une femme
chez qui l'intelligence ne se trahissait que par une grâce plus
subtile, qui se contentait de vivre et ne dissipait pas dans des
conversations trop précises le mystère charmant de sa nature. Elle
était douce comme les hôtes gracieuses et agiles aux yeux profonds, et
troublait comme, au matin, le souvenir poignant et vague de nos rêves.
Mais elle ne prit point la peine de faire pour lui ce qu'avaient fait
les deux autres: l'aimer.




II

LES AMIES DE LA COMTESSE MYRTO


Myrto, spirituelle, bonne et jolie, mais qui donne dans le chic,
préfère à ses autres amies Parthénis, qui est duchesse et plus
brillante qu'elle; pourtant elle se plaît avec Lalagé, dont l'élégance
égale exactement la sienne, et n'est pas indifférente aux agréments de
Cléanthis, qui est obscure et ne prétend pas à un rang éclatant. Mais
qui Myrto ne peut souffrir, c'est Doris; la situation mondaine de Doris
est un peu moindre que celle de Myrto, et elle recherche Myrto, comme
Myrto fait de Parthénis, pour sa plus grande élégance.

Si nous remarquons chez Myrto ces préférences et cette antipathie,
c'est que la duchesse Parthénis non seulement procure un avantage à
Myrto, mais encore ne peut l'aimer que pour elle-même; que Lalagé peut
l'aimer pour elle-même et qu'en tout cas étant collègues et de même
grade, elles ont besoin l'une de l'autre; c'est enfin qu'à chérir
Cléanthis, Myrto sent avec orgueil qu'elle est capable de se
désintéresser, d'avoir un goût sincère, de comprendre et d'aimer,
qu'elle est assez élégante pour se passer au besoin de l'élégance.
Tandis que Doris ne s'adresse qu'à ses désirs de chic, sans être en
mesure de les satisfaire; qu'elle vient chez Myrto, comme un roquet
près d'un matin dont les os sont comptés, pour tâter de ses duchesses,
et si elle peut, en enlever une; que, déplaisant comme Myrto par une
disproportion fâcheuse entre son rang et celui où elle aspire, elle lui
présente enfin l'image de son vice. L'amitié que Myrto porte à
Parthénis, Myrto la reconnaît avec déplaisir dans les égards que lui
marque Doris. Lalagé, Cléanthis même lui rappelaient ses rêves
ambitieux, et Parthénis au moins commençait de les réaliser: Doris ne
lui parle que de sa petitesse. Aussi, trop irritée pour jouer le rôle
amusant de protectrice, elle éprouve à l'endroit de Doris les
sentiments qu'elle, Myrto, inspirerait précisément à Parthénis, si
Parthénis n'était pas au-dessus du snobisme: elle la hait.




III

HELDÉMONE, ADELGISE, ERCOLE


Témoin d'une scène un peu légère, Ercole n'ose la raconter à la
duchesse Adelgise, mais n'a pas même scrupule devant la courtisane
Heldémone.

—Ercole, s'écrie Adelgise, vous ne croyez pas que je puisse entendre
cette histoire? Ah! je suis bien sûre que vous agiriez autrement avec
la courtisane Heldémone; vous me respectez: vous ne m'aimez pas.

—Ercole, s'écrie Heldémone, vous n'avez pas la pudeur de me taire cette
histoire? Je vous en fais juge; en useriez-vous ainsi avec la duchesse
Adelgise? Vous ne me respectez pas: vous ne pouvez donc m'aimer.




IV

L'INCONSTANT


Fabrice qui veut, qui croit aimer Béatrice à jamais, songe qu'il a
voulu, qu'il a cru de même quand il aimait, pour six mois, Hippolyta,
Barbara ou Clélie. Alors il essaye de trouver dans les qualités réelles
de Béatrice une raison de croire que, sa passion finie, il continuera à
fréquenter chez elle, la pensée qu'un jour il vivrait sans la voir
étant incompatible avec un sentiment qui a l'illusion de son éternité.
Puis, égoïste avisé, il ne voudrait pas se dévouer ainsi, tout entier,
avec ses pensées, ses actions, ses intentions de chaque minute, et ses
projets pour tous les avenirs, à la compagne de quelques-unes seulement
de ses heures. Béatrice a beaucoup d'esprit et juge bien: «Quel
plaisir, quand j'aurai cessé de l'aimer, j'éprouverai à causer avec
elle des autres, d'elle-même, de mon défunt amour pour elle...» (qui
revivrait ainsi, converti en amitié plus durable, il espère). Mais, sa
passion pour Béatrice finie, il reste deux ans sans aller chez elle,
sans en avoir envie, sans souffrir de ne pas en avoir envie. Un jour
qu'il est forcé d'aller la voir, il maugrée, reste dix minutes. C'est
qu'il rêve nuit et jour à Giulia, qui est singulièrement dépourvue
d'esprit, mais dont les cheveux pâles sentent bon comme une herbe fine,
et dont les yeux sont innocents comme deux fleurs.




V


La vie est étrangement facile et douce avec certaines personnes d'une
grande distinction naturelle, spirituelles, affectueuses, mais qui sont
capables de tous les vices, encore qu'elles n'en exercent aucun
publiquement et qu'on n'en puisse affirmer d'elles un seul. Elles ont
quelque chose de souple et de secret. Puis, leur perversité donne du
piquant aux occupations les plus innocentes, comme se promener la nuit,
dans des jardins.




VI

CIRES PERDUES




I


Je vous vis tout à l'heure pour la première fois, Cydalise, et
j'admirai d'abord vos cheveux blonds, qui mettaient comme un petit
casque d'or sur votre tête enfantine, mélancolique et pure. Une robe
d'un velours rouge un peu pâle adoucissait encore cette tête singulière
dont les paupières baissées paraissaient devoir sceller à jamais le
mystère. Mais vous élevâtes vos regards; ils s'arrêtèrent sur moi,
Cydalise, et dans les yeux que je vis alors semblait avoir passé la
fraîche pureté des matins, des eaux courantes aux premiers beaux jours.
C'étaient comme des yeux qui n'auraient jamais rien regardé de ce que
tous les yeux humains ont accoutumé à refléter, des yeux vierges encore
d'expérience terrestre. Mais à vous mieux regarder, vous exprimiez
surtout quelque chose d'aimant et de souffrant, comme d'une à qui ce
qu'elle aurait voulu eût été refusé, dès avant sa naissance, par les
fées. Les étoiles mêmes prenaient sur vous une grâce douloureuse,
s'attristaient sur vos bras surtout, vos bras juste assez découragés
pour rester simples et charmants. Puis j'imaginais de vous comme d'une
princesse venue de très loin, à travers les siècles, qui s'ennuyait ici
pour toujours avec une langueur résignée, princesse aux vêtements d'une
harmonie ancienne et rare et dont la contemplation serait vite devenue
pour les yeux une douce et enivrante habitude. J'aurais voulu vous
faire raconter vos rêves, vos ennuis. J'aurais voulu vous voir tenir
dans la main quelque hanap, ou plutôt une de ces buires d'une forme si
fière et si triste et qui vides aujourd'hui dans nos musées, élevant
avec une grâce inutile une coupe épuisée, furent autrefois, comme vous,
la fraîche volupté des tables de Venise dont un peu des dernières
violettes et des dernières roses semble flotter encore dans le courant
limpide du verre écumeux et troublé.




II


«Comment pouvez-vous préférer Hippolyta aux cinq autres que je viens de
dire et qui sont les plus incontestables beautés de Vérone? D'abord,
elle a le nez trop long et trop busqué.»—Ajoutez qu'elle a la peau trop
fine, et la lèvre supérieure trop mince, ce qui tire trop sa bouche par
le haut quand elle rit, en fait un angle très aigu. Pourtant son rire
m'impressionne infiniment, et les profils les plus purs me laissent
froid auprès de la ligne de son nez trop busquée à votre avis, pour moi
si émouvante et qui rappelle l'oiseau. Sa tête aussi est un peu d'un
oiseau, si longue du front à la nuque blonde, plus encore ses veux
perçants et doux. Souvent, au théâtre, elle est accoudée à l'appui de
sa loge; son bras ganté de blanc jaillit tout droit, jusqu'au menton,
appuyé sur les phalanges de la main. Son corps parfait enfle ses
coutumières gazes blanches comme des ailes reployées. On pense à un
oiseau qui rêve sur une patte élégante et grêle. Il est charmant aussi
de voir son éventail de plume palpiter près d'elle et battre de son
aile blanche. Je n'ai jamais pu rencontrer ses fils ou ses neveux, qui
tous ont comme elle le nez busqué, les lèvres minces, les yeux
perçants, la peau trop fine, sans être troublé en reconnaissant sa race
sans doute issue d'une déesse et d'un oiseau. À travers la métamorphose
qui enchaîne aujourd'hui quelque désir ailé à cette forme de femme, je
reconnais la petite tête royale du paon, derrière qui ne ruisselle plus
le flot bleu de mer, vert de mer, ou l'écume de son plumage
mythologique. Elle donne l'idée du fabuleux avec le frisson de la
beauté.




VII

SNOBS




I


Une femme ne se cache pas d'aimer le bal, les courses, le jeu même.
Elle le dit, ou l'avoue simplement, ou s'en vante. Mais n'essayez pas
de lui faire dire qu'elle aime le chic, elle se récrierait, se
fâcherait tout de bon. C'est la seule faiblesse qu'elle cache
soigneusement, sans doute parce que seule elle humilie la vanité. Elle
veut bien dépendre des cartes, non des ducs. Parce qu'elle fait une
folie, elle ne se croit inférieure à personne; son snobisme implique au
contraire qu'il y a des gens à qui elle est inférieure, ou le peut
devenir, en se relâchant. Aussi l'on voit telle femme qui proclame le
chic une chose tout à fait stupide, y employer une finesse, un esprit,
une intelligence, dont elle eût pu écrire un joli conte ou varier
ingénieusement les plaisirs et les peines de son amant.




II


Les femmes d'esprit ont si peur qu'on puisse les accuser d'aimer le
chic qu'elles ne le nomment, jamais; pressées dans la conversation,
elles s'engagent dans une périphrase pour éviter le nom de cet amant
qui les compromettrait. Elles se jettent au besoin sur le nom
d'Elégance, qui détourne les soupçons et qui semble attribuer au moins
à l'arrangement de leur vie une raison d'art plutôt que de vanité.
Seules, celles qui n'ont pas encore le chic ou qui l'ont perdu, le
nomment dans leur ardeur d'amantes inassouvies ou délaissées. C'est
ainsi que certaines jeunes femmes qui se lancent ou certaines vieilles
femmes qui retombent parlent volontiers du chic que les autres ont, ou,
encore mieux, qu'ils n'ont pas. À vrai dire, si parler du chic que les
autres n'ont pas les réjouit plus, parler du chic que les autres ont
les nourrit davantage, et fournit à leur imagination affamée comme un
aliment plus réel. J'en ai vu, à qui la pensée des alliances d'une
duchesse donnait des frissons de plaisir avant que d'envie. Il y a,
paraît-il, dans la province, des boutiquières dont la cervelle enferme
comme une cage étroite des désirs de chic ardents comme des fauves. Le
facteur leur apporte le _Gaulois._ Les nouvelles élégantes sont
dévorées en un instant. Les inquiètes provinciales sont repues. Et pour
une heure des regards rassérénés vont briller dans leurs prunelles
élargies par la jouissance et l'admiration.




III

CONTRE UNE SNOB


Si vous n'étiez pas du monde et si l'on vous disait qu'Élianthe, jeune,
belle, riche, aimée d'amis et d'amoureux comme elle est, rompt avec eux
tout d'un coup, implore sans relâche les faveurs et souffre sans
impatience les rebuffades d'hommes, parfois laids, vieux et stupides,
qu'elle connaît à peine, travaille pour leur plaire comme au bagne, en
est folle, en devient sage, se rend à force de soins leur amie, s'ils
sont pauvres leur soutien, sensuels leur maîtresse, vous penseriez:
quel crime a donc commis Élianthe et qui sont ces magistrats
redoutables qu'il lui faut à tout prix acheter, à qui elle sacrifie ses
amitiés, ses amours, la liberté de sa pensée, la dignité de sa vie, sa
fortune, son temps, ses plus intimes répugnances de femme? Pourtant
Élianthe n'a commis aucun crime. Les juges qu'elle s'obstine à
corrompre ne songeaient guère à elle et l'auraient laissée couler
tranquillement sa vie riante et pure. Mais une terrible malédiction est
sur elle: elle est snob.




IV

À UNE SNOB


Votre âme est bien, comme parle Tolstoy, une forêt obscure. Mais les
arbres en sont d'une espèce particulière, ce sont des arbres
généalogiques. On vous dit vaine? Mais l'univers n'est pas vide pour
vous, il est plein d'armoiries. C'est une conception du monde assez
éclatante et symbolique. N'avez-vous pas aussi vos chimères qui ont la
forme et la couleur de celles qu'on voit peintes sur les blasons?
N'êtes-vous pas instruite? Le _Tout-Paris_, le _Gotha_, le _High-Life_
vous ont appris le _Bouillet._ En lisant le récit, des batailles que
les ancêtres avaient gagnées, vous avez retrouvé le nom des descendants
que vous invitez à dîner et par cette mnémotechnie vous avez retenu
toute l'histoire de France. De là une certaine grandeur dans votre rêve
ambitieux auquel vous avez sacrifié votre liberté, vos heures de
plaisir ou de réflexion, vos devoirs, vos amitiés, l'amour même. Car la
figure de vos nouveaux amis s'accompagne dans votre imagination d'une
longue suite de portraits d'aïeux. Les arbres généalogiques que vous
cultivez avec tant de soin, dont vous cueillez chaque année les fruits
avec tant de joie, plongent leurs racines dans la plus antique terre
française. Votre rêve solidarise le présent au passé. L'âme des
croisades anime pour vous de banales figures contemporaines et si vous
relisez si fiévreusement vos carnets de visite, n'est-ce pas qu'à
chaque nom vous sentez s'éveiller, frémir et presque chanter, comme une
morte levée de sa dalle blasonnée, la fastueuse vieille France.




VIII

ORANTHE


Vous ne vous êtes pas couché cette nuit et ne vous êtes pas encore lavé
ce matin?

Pourquoi le proclamer, Oranthe?

Brillamment doué comme vous l'êtes, pensez-vous n'être pas assez
distingué par là du reste du monde et qu'il vous faille jouer encore un
aussi triste personnage?

Vos créanciers vous harcèlent, vos infidélités poussent votre femme au
désespoir, revêtir un habit serait pour vous endosser une livrée, et
personne ne saurait vous contraindre à paraître dans le monde autrement
qu'échevelé. Assis à dîner vous n'ôtez pas vos gants pour montrer que
vous ne mangez pas, et la nuit si vous avez la fièvre, vous faites
atteler votre victoria pour aller au bois de Boulogne.

Vous ne pouvez lire Lamartine que par une nuit de neige et écouter
Wagner qu'en faisant brûler du cinname.

Pourtant vous êtes honnête homme, assez riche pour ne pas faire de
dettes si vous ne les croyiez nécessaires à votre génie, assez tendre
pour souffrir de causer à votre femme un chagrin que vous trouveriez
bourgeois de lui épargner, vous ne fuyez pas les compagnies, vous savez
y plaire, et votre esprit, sans que vos longues boucles fussent
nécessaires, vous y ferait assez remarquer. Vous avez bon appétit,
mangez bien avant d'aller dîner en ville, et enragez pourtant d'y
rester à jeun. Vous prenez la nuit, dans les promenades où votre
originalité vous oblige, les seules maladies dont vous souffriez. Vous
avez assez d'imagination pour faire tomber de la neige ou brûler du
cinname sans le secours de l'hiver ou d'un brûle-parfums, assez lettré
et assez musicien pour aimer Lamartine et Wagner en esprit et en
vérité. Mais quoi! à l'âme d'un artiste vous joignez tous les préjugés
bourgeois dont, sans réussir à nous donner le change, vous ne nous
montrez que l'envers.




IX

CONTRE LA FRANCHISE


Il est sage de redouter également Percy, Laurence et Augustin. Laurence
récite des vers, Percy fait des conférences, Augustin dit des vérités.
Personne franche, voilà le titre de ce dernier et sa profession, c'est
ami véritable.

Augustin entre dans un salon; je vous le dis en vérité, tenez-vous sur
vos gardes et n'allez pas oublier qu'il est votre ami véritable. Songez
qu'à l'instar de Percy et de Laurence, il ne vient jamais impunément,
et qu'il n'attendra pas plus pour vous les dire que vous lui demandiez
quelques-unes de vos vérités, que ne faisait Laurence pour vous dire un
monologue ou Percy ce qu'il pense de Verlaine. Il ne se laisse ni
attendre ni interrompre, parce qu'il est franc comme Laurence est
conférencier, non dans votre intérêt, mais pour son plaisir. Certes
votre déplaisir avive son plaisir, comme votre attention celui de
Laurence. Mais ils s'en passeraient au besoin. Voilà donc trois
impudents coquins à qui l'on devrait refuser tout encouragement, régal,
sinon aliment de leur vice. Bien au contraire, ils ont leur public
spécial qui les fait vivre. Celui d'Augustin le diseur de vérités est
même très étendu. Ce public, égaré par la psychologie conventionnelle
du théâtre et l'absurde maxime: «Qui aime bien châtie bien», se refuse
à reconnaître que la flatterie n'est parfois que l'épanchement de la
tendresse et la franchise la bave de la mauvaise humeur. Augustin
exerce-t-il sa méchanceté sur un ami? ce public-là oppose vaguement
dans son esprit la rudesse romaine à l'hypocrisie byzantine et s'écrie
avec un geste fier, les yeux allumés par l'allégresse de se sentir
meilleur, plus fruste, plus indélicat: «Ce n'est pas lui qui vous
parlerait tendrement... Honorons-le: Quel ami véritable!...»




X


Un milieu élégant est celui où l'opinion de chacun est faite de
l'opinion des autres. Est-elle faite du contre-pied de l'opinion des
autres? c'est un milieu littéraire.

* * *

L'exigence du libertin qui veut une virginité est encore une forme de
l'éternel hommage que rend l'amour à l'innocence.

* * *

En quittant les **, vous allez voir les ***, et la bêtise, la
méchanceté, la misérable situation des ** est mise à nu. Pénétré
d'admiration pour la clairvoyance des ***, vous rougissez d'avoir
d'abord eu quelque considération pour les **. Mais quand vous retournez
chez eux, ils percent de part en part les *** et à peu près avec les
mêmes procédés. Aller de l'un chez l'autre, c'est visiter les deux
camps ennemis. Seulement comme l'un n'entend jamais la fusillade de
l'autre, il se croit le seul armé. Quand on s'est aperçu que l'armement
est le même et que les forces, ou plutôt la faiblesse, sont à peu près
pareilles, on cesse alors d'admirer celui qui tire et de mépriser celui
qui est visé. C'est le commencement de la sagesse. La sagesse même
serait de rompre avec tous les deux.




XI

SCENARIO


Honoré est assis dans sa chambre. Il se lève et se regarde dans la
glace:

SA CRAVATE.—Voici bien des fois que tu charges de langueur et que tu
amollis rêveusement mon nœud expressif et un peu défait. Tu es donc
amoureux, cher ami; mais pourquoi es-tu triste?...

SA PLUME.—Oui, pourquoi es-tu triste? Depuis une semaine tu me
surmènes, mon maître, et pourtant j'ai bien changé de genre de vie! Moi
qui semblais promise à des tâches plus glorieuses, je crois que je
n'écrirai plus que des billets doux, si j'en juge par ce papier à
lettres que tu viens de faire faire. Mais ces billets doux seront
tristes, comme me le présagent les désespoirs nerveux dans lesquels tu
me saisis et me reposes tout à coup. Tu es amoureux, cher ami, mais
pourquoi es-tu triste?

DES ROSES, DES ORCHIDÉES, DES HORTENSIAS, DES CHEVEUX DE, DES ANCOLIES,
_qui remplissent la chambre._—Tu nous a toujours aimées, mais jamais tu
ne nous appelas autant à la fois à te charmer par nos poses fières et
mièvres, notre geste éloquent et la voix touchante de nos parfums.
Certes, nous te présentons les grâces fraîches de la bien-aimée. Tu es
amoureux, mais pourquoi es-tu triste?...

DES LIVRES.—Nous fûmes toujours tes prudents conseillers, toujours
interrogés, toujours inécoutés. Mais si nous ne t'avons pas fait agir,
nous t'avons fait comprendre, tu as couru tout de même à la défaite;
mais au moins tu ne t'es pas battu dans l'ombre et comme dans un
cauchemar: ne nous relègue pas à l'écart comme de vieux précepteurs
dont on ne veut plus. Tu nous as tenus dans tes mains enfantines. Tes
yeux encore purs s'étonnèrent en nous contemplant. Si tu ne nous aimes
pas pour nous-mêmes, aime-nous pour tout ce que nous te rappelons de
toi, de tout ce que tu as été, de tout ce que tu aurais pu être, et
avoir pu l'être n'est-ce pas un peu, tandis que tu y songeais, l'avoir
été?

Viens écouter notre voix familière et sermonneuse; nous ne te dirons
pas pourquoi tu es amoureux, mais nous te dirons pourquoi tu es triste,
et si notre enfant se désespère et pleure, nous lui raconterons des
histoires, nous le bercerons comme autrefois quand la voix de sa mère
prêtait à nos paroles sa douce autorité, devant le feu qui flambait de
toutes ses étincelles, de tous tes espoirs et de tous tes rêves.

HONORÉ.—Je suis amoureux d'elle et je crois que je serai aimé. Mais mon
cœur me dit que moi qui fus si changeant, je serai toujours amoureux
d'elle, et ma bonne fée sait que je n'en serai aimé qu'un mois. Voilà
pourquoi, avant d'entrer dans le paradis de ces joies brèves, je
m'arrête sur le seuil pour essuyer mes yeux.

SA BONNE FÉE.—Cher ami, je viens du ciel t'apporter ta grâce, et ton
bonheur dépendra de toi. Si, pendant un mois, au risque de gâter par
tant d'artifices les joies que tu te promettais des débuts de cet
amour, tu dédaignes celle que tu aimes, si tu sais pratiquer la
coquetterie et affecter l'indifférence, ne pas venir au rendez-vous que
vous prendrez et détourner tes lèvres de sa poitrine qu'elle te tendra
comme une gerbe de roses, votre amour fidèle et partagé s'édifiera pour
l'éternité sur l'incorruptible base de ta patience.

HONORÉ, _sautant de joie._—Ma bonne fée, je t'adore et je t'obéirai.

LA PETITE PENDULE DE SAXE.—Ton amie est inexacte, mon aiguille a déjà
dépassé la minute où tu la rêvais depuis si longtemps et où la
bien-aimée devait venir. Je crains bien de rythmer encore longtemps de
mon tic tac monotone ta mélancolique et voluptueuse attente; tout en
sachant le temps, je ne comprends rien à la vie, les heures tristes
prennent la place des minutes joyeuses, se confondent en moi comme des
abeilles dans une ruche...

La sonnette retentit; un domestique va ouvrir la porte.

LA BONNE FÉE.—Songe à m'obéir et que l'éternité de ton amour en dépend.

La pendule bat fiévreusement, les parfums des roses s'inquiètent et les
orchidées tourmentées se penchent anxieusement vers Honoré; une a l'air
méchant. Sa plume inerte le considère avec la tristesse de ne pouvoir
bouger. Les livres n'interrompent point leur grave murmure. Tout lui
dit: Obéis à la fée et songe que l'éternité de ton amour en dépend...

HONORÉ, _sans hésiter._—Mais j'obéirai, comment pouvez-vous douter de
moi?

La bien-aimée entre; les roses, les orchidées, les cheveux de Vénus, la
plume et le papier, la pendule de Saxe, Honoré haletant vibrent comme
une harmonie d'elle.

Honoré se précipite sur sa bouche en s'écriant: «Je t'aime!...»

ÉPILOGUE.—Ce fut comme s'il avait soufflé sur la flamme du désir de la
bien-aimée. Feignant d'être choquée de l'inconvenance de ce procédé,
elle s'enfuit et il ne la revit jamais que le torturant d'un regard
indifférent et sévère...




XII

ÉVENTAIL


Madame, j'ai peint pour vous cet éventail.

Puisse-t-il selon votre désir évoquer dans votre retraite les formes
vaines et charmantes qui peuplèrent votre salon, si riche alors de vie
gracieuse, à jamais fermé maintenant.

Les lustres dont toutes les branches portent de grandes fleurs pâles,
éclairent des objets d'art de tous les temps et de tous les pays. Je
pensais à l'esprit de notre temps en promenant avec mon pinceau les
regards curieux de ces lustres sur la diversité de vos bibelots. Comme
eux, il a contemplé les exemplaires de la pensée ou de la vie des
siècles à travers le monde. Il a démesurément étendu le cercle de ses
excursions. Par plaisir, par ennui, il les a variées comme des
promenades, et maintenant, découragé de trouver, non pas même le but,
mais le bon chemin, sentant ses forces défaillir, et que son courage
l'abandonne, il se couche la face contre terre pour ne plus rien voir,
comme une brute. Je les ai pourtant peints avec tendresse, les rayons
de vos lustres; ils ont caressé avec une amoureuse mélancolie tant de
choses et tant d'êtres, et maintenant ils se sont éteints à jamais.
Malgré les petites dimensions du cadre, vous reconnaîtrez peut-être les
personnes du premier plan, et que le peintre impartial a mis en même
valeur, comme votre sympathie égale, les grands seigneurs, les femmes
belles et les hommes de talent. Conciliation téméraire aux yeux du
monde, insuffisante au contraire, et injuste selon la raison, mais qui
fit de votre société un petit univers moins divisé, plus harmonieux que
l'autre, vivant pourtant, et qu'on ne verra plus. Aussi je ne voudrais
pas que mon éventail fût regardé par un indifférent, qui n'aurait pas
fréquenté dans des salons comme le vôtre et qui s'étonnerait de voir
«la politesse» réunir des ducs sans morgue et des romanciers sans
prétention. Mais peut-être ne comprendrait-il pas non plus, cet
étranger, les vices de ce rapprochement dont l'excès ne facilite
bientôt qu'un échange, celui des ridicules. Sans doute, il trouverait
d'un réalisme pessimiste le spectacle que donne la bergère de droite où
un grand écrivain, avec les apparences d'un snob, écoute un grand
seigneur qui semble pérorer sur le poème qu'il feuillette et auquel
l'expression de son regard, si j'ai sa la faire assez niaise, montre
assez qu'il ne comprend rien.

Près de la cheminée vous reconnaîtrez C...

Il débouche un flacon et explique à sa voisine qu'il y a fait
concentrer les parfums les plus violents et les plus étranges.

B..., désespéré de ne pouvoir renchérir sur lui, et pensant que la plus
sûre manière de devancer la mode, c'est d'être démodé avec éclat,
respire deux sous de violettes et considère C... avec mépris.

Vous-même n'eûtes-vous pas de ces retours artificiels à la nature?
J'aurais voulu, si ces détails n'eussent été trop minuscules pour
rester distincts, figurer dans un coin retiré de votre bibliothèque
musicale d'alors, vos opéras de Wagner, vos symphonies de Franck et de
d'Indy mises au rancart, et sur votre piano quelques cahiers encore
ouverts de Haydn, de Haendel ou de Palestrina.

Je n'ai pas craint de vous figurer sur le canapé rose. T... y est assis
auprès de vous. Il vous décrit sa nouvelle chambre savamment goudronnée
pour lui suggérer les sensations d'un voyage en mer, vous dévoile
toutes les quintessences de sa toilette et de son ameublement.

Votre sourire dédaigneux témoigne que vous prisez peu cette imagination
infirme à qui une chambre nue ne suffit pas pour y faire passer toutes
les visions de l'univers, et qui conçoit l'art et la beauté d'une façon
si pitoyablement matérielle.

Vos plus délicieuses amies sont là. Me le pardonneraient-elles si vous
leur montriez l'éventail? Je ne sais. La plus étrangement belle, qui
dessinait devant nos yeux émerveillés comme un Whistler vivant, ne se
serait reconnue et admirée que portraiturée par Bouguereau. Les femmes
réalisent la beauté sans la comprendre.

Elles diront peut-être: Nous aimons simplement une beauté qui n'est pas
la vôtre. Pourquoi serait-elle, moins que la vôtre, la beauté.

Qu'elles me laissent dire au moins: combien peu de femmes comprennent
l'esthétique dont elles relèvent. Telle vierge de Botticelli, n'était
la mode, trouverait ce peintre gauche et sans art.

Acceptez cet éventail avec indulgence. Si quelqu'une des ombres qui s'y
sont posées après avoir voltigé dans mon souvenir, jadis, ayant sa part
de la vie, vous a fait pleurer, reconnaissez-la sans amertume en
considérant que c'est une ombre et que vous n'en souffrirez plus.

J'ai pu les porter innocemment, ces ombres, sur ce frôle papier auquel
votre geste donnera des ailes, parce qu'elles sont, pour pouvoir faire
du mal, trop irréelles et trop falotes...

Pas plus peut-être qu'au temps où vous les conviiez à venir pendant
quelques heures anticiper sur la mort et vivre de la vie vaine des
fantômes, dans la joie factice de votre salon, sous les lustres dont
les branches s'étaient couvertes de grandes fleurs pâles.




XIII

OLIVIAN


Pourquoi vous voit-on chaque soir, Olivian, vous rendre à la Comédie?
Vos amis n'ont-ils pas plus d'esprit que Pantalon, Scaramouche ou
Pasquarello? et ne serait-il pas plus aimable de souper avec eux? Mais
vous pourriez faire mieux. Si le théâtre est la ressource des causeurs
dont l'ami est muet ou la maîtresse insipide, la conversation, même
exquise, est le plaisir des hommes sans imagination. Ce qu'on n'a pas
besoin de montrer aux chandelles à l'homme d'esprit, parce qu'il le
voit en causant, on perd son temps à essayer de vous le dire, Olivian.
La voix de l'imagination et de l'âme est la seule qui fasse retentir
heureusement l'imagination et l'âme tout entière, et un peu du temps
que vous avez tué à plaire, si vous l'aviez fait vivre, si vous l'aviez
nourri d'une lecture ou d'une songerie, au coin de votre feu l'hiver ou
l'été dans votre parc, vous garderiez le riche souvenir d'heures plus
profondes et plus pleines. Ayez le courage de prendre la pioche et le
râteau. Un jour, vous aurez plaisir à sentir un parfum doux s'élever de
votre mémoire, comme d'une brouette jardinière remplie jusqu'aux bords.

Pourquoi voyagez-vous si souvent? Les carrosses de voiture vous
emmènent bien lentement où votre rêve vous conduirait si vite. Pour
être au bord de la mer, vous n'avez qu'à fermer les yeux. Laissez ceux
qui n'ont que les yeux du corps déplacer toute leur suite et
s'installer avec elle à Pouzzoles ou à Naples. Vous voulez, dites-vous,
y terminer un livre? Où travaillerez-vous mieux qu'à la ville? Entre
ses murs, vous pouvez faire passer les plus vastes décors qu'il vous
plaira; vous y éviterez plus facilement qu'à Pouzzoles les déjeuners de
la princesse de Bergame et vous serez moins souvent tenté de vous
promener sans rien faire. Pourquoi surtout vous acharner à vouloir
jouir du présent, pleurer de n'y pas réussir? Homme d'imagination, vous
ne pouvez jouir que par le regret ou dans l'attente, c'est-à-dire du
passé ou de l'avenir.

Voilà pourquoi, Olivian, vous êtes mécontent de votre maîtresse, de vos
villégiatures et de vous-même. La raison de ces maux, vous l'avez
peut-être déjà remarquée; mais alors pourquoi vous y complaire au lieu
de chercher à les guérir? C'est que vous êtes bien misérable, Olivian.
Vous n'étiez pas encore un homme, et déjà vous êtes un homme de
lettres.




XIV

PERSONNAGES DE LA COMÉDIE MONDAINE


De même que dans les comédies Scaramouche est toujours vantard et
Arlequin toujours balourd, que la conduite de Pasquino n'est
qu'intrigue, celle de Pantalon qu'avarice et que crédulité; de même la
société a décrété que Guido est spirituel mais perfide, et n'hésiterait
pas pour faire un bon mot à sacrifier un ami; que Girolamo capitalise,
sous les dehors d'une rude franchise, des trésors de sensibilité; que
Castruccio, dont on peut flétrir les vices, est l'ami le plus sûr et le
fils le plus délicat; qu'Iago, malgré dix beaux livres, n'est qu'un
amateur, tandis que quelques mauvais articles de journaux ont aussitôt
sacré Ercole un écrivain; que Césare doit tenir à la police, être
reporter ou espion. Cardenio est snob et Pippo n'est qu'un faux
bonhomme, malgré ses protestations d'amitié. Quant à Fortunata, c'est
chose à jamais convenue, elle est bonne. La rondeur de son embonpoint
garantit assez la bienveillance de son caractère: comment une si grosse
dame serait-elle une méchante personne?

Chacun d'ailleurs, déjà très différent par nature du caractère que la
société a été chercher dans le magasin général de ses costumes et
caractères, et lui a prêté une fois pour toutes, s'en écarte d'autant
plus que la conception _a priori_ de ses qualités, en lui ouvrant un
large crédit de défauts inverses, crée à son profit une sorte
d'impunité. Son personnage immuable d'ami sur en général permet à
Castruccio de trahir chacun de ses amis en particulier. L'ami seul en
souffre: «Quel scélérat devait-il être pour être lâché par Castruccio,
cet ami si fidèle!» Fortunata peut répandre à longs flots les
médisances. Qui serait assez fou pour en chercher la source jusque sous
les plis de son corsage, dont l'ampleur vague sert à tout dissimuler.
Girolamo peut pratiquer sans crainte la flatterie à qui sa franchise
habituelle donne un imprévu plus charmant. Il peut pousser avec un ami
sa rudesse jusqu'à la férocité, puisqu'il est entendu que c'est dans
son intérêt qu'il le brutalise. Cesare me demande des nouvelles de ma
santé, c'est, pour en faire un rapport au doge. Il ne m'en a pas
demandé: comme il sait cacher son jeu! Guido m'aborde, il me
complimente sur ma bonne mine. «Personne n'est aussi spirituel que lui,
mais il est vraiment trop méchant,» s'écrient en chœur les personnes
présentes. Cette divergence entre le caractère véritable de Castruccio,
de Guido, de Cardenio, d'Ercole, de Pippo, de Cesare et de Fortunata et
le type qu'ils incarnent irrévocablement aux yeux sagaces de la
société, est sans danger pour eux, puisque cette divergence, la société
ne veut pas la voir. Mais elle n'est pas sans terme. Quoi que fasse
Girolamo c'est un bourru bienfaisant. Quoi que dise Fortunata, elle est
bonne. La persistance absurde, écrasante, immuable du type dont ils
peuvent s'écarter sans cesse sans en déranger la sereine fixité
s'impose à la longue avec une force attractive croissante à ces
personnes d'une originalité faible, et d'une conduite peu cohérente que
finit par fasciner ce point de mire seul identique au milieu de leurs
universelles variations. Girolamo, en disant à un ami «ses vérités»,
lui sait gré de lui servir ainsi de comparse et de lui permettre de
jouer, en le «gourmandant pour son bien», un rôle honorable, presque
éclatant, et maintenant bien près d'être sincère. Il mêle à la violence
de ses diatribes une pitié indulgente bien naturelle envers un
inférieur qui fait ressortir sa gloire; il éprouve pour lui une
reconnaissance véritable, et finalement la cordialité que le monde lui
a si longtemps prêtée qu'il a fini par la garder. Fortunata, que son
embonpoint croissant, sans flétrir son esprit ni altérer sa beauté,
désintéresse pourtant un peu plus des autres en étendant la sphère de
sa propre personnalité, sent s'adoucir on elle l'acrimonie qui seule
l'empêchait de remplir dignement les fonctions vénérables et charmantes
que le monde lui avait déléguées. L'esprit des mots «bienveillance»,
«bonté», «rondeur», sans cesse prononcés devant elle, derrière elle, a
lentement imbibé ses paroles, habituellement élogieuses maintenant et
auxquelles sa vaste tournure confère comme une plus flatteuse autorité.
Elle a le sentiment vague et profond d'exercer une magistrature
considérable et pacifique. Parfois elle semble déborder sa propre
individualité et apparaît alors comme rassemblée plénière, houleuse et
pourtant molle, des juges bienveillants qu'elle préside et dont
l'assentiment l'agite au loin... Et quand, dans les soirées où l'on
cause, chacun, sans s'embarrasser des contradictions de la conduite de
ces personnages, sans remarquer leur lente adaptation au type imposé,
range avec ordre leurs actions dans le tiroir bien à sa place et
soigneusement défini de leur caractère idéal, chacun sent avec une
satisfaction émue qu'incontestablement le niveau de la conversation
s'élève. Certes, on interrompt bientôt ce travail pour ne pas
appesantir jusqu'au sommeil des têtes peu habituées à l'abstraction (on
est homme du monde). Alors, après avoir flétri le snobisme de l'un, la
malveillance de l'autre, le libertinage ou la dureté d'un troisième, on
se sépare, et chacun, certain d'avoir payé largement son tribut à la
bienveillance, à la pudeur, et à la charité, va se livrer sans remords,
dans la paix d'une conscience qui vient de donner ses preuves, aux
vices élégants qu'il cumule.

Ces réflexions, inspirées par la société de Bergame, appliquées à une
autre, perdraient leur part de vérité. Quand Arlequin quitta la scène
bergamasque pour la française, de balourd il devint bel esprit. C'est
ainsi que dans certaines sociétés Liduvina passe pour une femme
supérieure et Girolamo pour un homme d'esprit. Il faut ajouter aussi
que parfois un homme se présente pour qui la société ne possède pas de
caractère tout fait ou au moins de caractère disponible, un autre
tenant l'emploi. Elle lui en donne d'abord qui ne lui vont pas. Si
c'est vraiment un homme original et qu'aucun ne soit à sa taille,
incapable de se résigner à essayer de le comprendre et faute de
caractère à sa mesure, elle l'exclut; à moins qu'il puisse jouer avec
grâce les jeunes premiers, dont on manque toujours.




MONDANITÉ ET MÉLOMANIE

DE BOUVARD ET PÉCUCHET[1]




I

MONDANITÉ


—Maintenant que nous avons une situation, dit Bouvard, pourquoi ne
mènerions-nous pas la vie du monde?

C'était assez l'avis de Pécuchet, mais il fallait pouvoir y briller et
pour cela étudier les sujets qu'on y traite.

La littérature contemporaine est de première importance.

Ils s'abonnèrent aux diverses revues qui la répandent, les lisaient à
haute voix, s'efforçaient à écrire des critiques, recherchant surtout
l'aisance et la légèreté du style, en considération du but qu'ils se
proposaient.

Bouvard objecta que le style de la critique, écrite même en badinant,
ne convient pas dans le monde. Et ils instituèrent des conversations
sur ce qu'ils avaient lu, dans la manière des gens du monde.

Bouvard s'accoudait à la cheminée, taquinait avec précaution, pour ne
pas les salir, des gants clairs sortis tout exprès, appelant Pécuchet
«Madame» ou «Général», pour compléter l'illusion.

Mais souvent ils en restaient là; ou l'un d'eux s'emballant sur un
auteur, l'autre essayait en vain de l'arrêter. Au reste, ils
dénigraient tout. Leconte de Lisle était trop impassible, Verlaine trop
sensitif. Ils rêvaient, sans le rencontrer, d'un juste milieu.

—Pourquoi Loti rend-il toujours le même son?

—Ses romans sont tous écrits sur la même note.

—Sa lyre n'a qu'une corde, concluait Bouvard.

—Mais André Laurie n'est pas plus satisfaisant, car il nous promène
chaque année ailleurs et confond la littérature avec la géographie. Son
style seul vaut quelque chose. Quant à Henri de Régnier, c'est un
fumiste ou un fou, nulle autre alternative.

—Tire-toi de là, mon bonhomme, disait Bouvard, et tu fais sortir la
littérature contemporaine d'une rude impasse.

—Pourquoi les forcer? disait Pécuchet en roi débonnaire; ils ont
peut-être du sang, ces poulains-là. Laissons-leur la bride sur le cou:
la seule crainte, c'est qu'ainsi emballés, ils ne dépassent le but;
mais l'extravagance même est la preuve d'une nature riche.

—Pendant ce temps, les barrières seront brisées, criait Pécuchet;—et,
remplissant de ses dénégations la chambre solitaire, il
s'échauffait:—Du reste, dites tant que vous voudrez que ces lignes
inégales sont des vers, je me refuse à y voir autre chose que de la
prose, et sans signification, encore!

Mallarmé n'a pas plus de talent, mais c'est un brillant causeur. Quel
malheur qu'un homme aussi doué devienne fou chaque fois qu'il prend la
plume. Singulière maladie et qui leur paraissait inexplicable.
Mæterlinck effraye, mais par des moyens matériels et indignes du
théâtre; l'art émeut à la façon d'un crime, c'est horrible! D'ailleurs,
sa syntaxe est misérable.

Ils en firent spirituellement la critique en parodiant dans la forme
d'une conjugaison son dialogue: «J'ai dit que la femme était entrée.—Tu
as dit que la femme était entrée.—Vous avez dit que la femme était
entrée.—Pourquoi a-t-on dit que la femme était entrée?»

Pécuchet voulait envoyer ce petit morceau à la _Revue des Deux Mondes_,
mais il était plus avisé, selon Bouvard, de le réserver pour le débiter
dans un salon à la mode. Ils seraient classés du premier coup selon
leur mérite. Ils pourraient très bien le donner plus tard à une revue.
Et les premiers confidents de ce trait d'esprit, le lisant ensuite,
seraient flattés rétrospectivement d'en avoir eu la primeur.

Lemaître, malgré tout son esprit, leur semblait inconséquent,
irrévérencieux, tantôt pédant et tantôt bourgeois; il exécutait trop
souvent la palinodie. Son style surtout était lâché, mais la difficulté
d'improviser à dates fixes et si rapprochées doit l'absoudre. Quant à
France, il écrit bien, mais pense mal, au contraire de Bourget, qui est
profond, mais possède une forme affligeante. La rareté d'un talent
complet les désolait.

Cela ne doit pourtant pas être bien difficile, songeait Bouvard,
d'exprimer ses idées clairement. Mais la clarté ne suffit pas, il faut
la grâce (unie à la force), la vivacité, l'élévation, la logique.
Bouvard ajoutait l'ironie. Selon Pécuchet, elle n'est pas
indispensable, fatigue souvent et déroute sans profit pour le lecteur.
Bref, tout le monde écrit mal. Il fallait, selon Bouvard, en accuser la
recherche excessive de l'originalité; selon Pécuchet, la décadence des
mœurs.

—Ayons le courage de cacher nos conclusions dans le monde, dit Bouvard;
nous passerions pour des détracteurs, et, effrayant chacun, nous
déplairions à tout le monde. Rassurons au lieu d'inquiéter. Notre
originalité nous nuira déjà assez. Même tâchons de la dissimuler. On
peut ne pas y parler littérature.

Mais d'autres choses y sont importantes.

—Comment faut-il saluer? Avec tout le corps ou de la tête seulement,
lentement ou vite, comme on est placé ou en réunissant les talons, en
s'approchant ou de sa place, en rentrant le bas du dos ou en le
transformant en pivot? Les mains doivent-elles tomber le long du corps,
garder le chapeau, être gantées? La figure doit-elle rester sérieuse ou
sourire pendant la durée du salut? Mais comment reprendre immédiatement
sa gravité le salut fini.

Présenter aussi est difficile.

Par le nom de qui faut-il commencer? Faut-il désigner de la main la
personne qu'on nomme, ou d'un signe de tête, ou garder l'immobilité
avec un air indifférent? Faut-il saluer de la même manière un vieillard
et un jeune homme, un serrurier et un prince, un acteur et un
académicien? L'affirmative satisfaisait aux idées égalitaires de
Pécuchet, mais choquait le bon sens de Bouvard.

Comment donner son titre à chacun?

On dit monsieur à un baron, à un vicomte, à un comte; mais «bonjour,
monsieur le marquis», leur semblait plat, et «bonjour, marquis», trop
cavalier, étant donné leur âge. Ils se résigneraient à dire «prince» et
«monsieur le duc» bien que ce dernier usage leur parût révoltant. Quand
ils arrivaient aux Altesses, ils se troublaient; Bouvard, flatté de ses
relations futures, imaginait mille phrases où cette appellation
apparaissait sous toutes ses formes; il l'accompagnait d'un petit
sourire rougissant, en inclinant un peu la tête, et en sautillant sur
ses jambes. Mais Pécuchet déclarait qu'il s'y perdrait,
s'embrouillerait toujours, ou éclaterait de rire au nez du prince.
Bref, pour moins de gêne, ils n'iraient pas dans le Faubourg
Saint-Germain. Mais il entre partout, de loin seulement semble un tout
compact et isolé!... D'ailleurs, on respecte encore plus les litres
dans la haute banque, et quant à ceux des rastaquouères, ils sont
innombrables. Mais, selon Pécuchet, on devait être intransigeant avec
les faux nobles et affecter de ne point leur donner de particules même
sur les enveloppes des lettres ou en parlant à leurs domestiques.
Bouvard, plus sceptique, n'y voyait qu'une manie plus récente, mais
aussi respectable que celle des anciens seigneurs. D'ailleurs, la
noblesse, d'après eux, n'existait plus depuis qu'elle avait perdu ses
privilèges. Elle est cléricale, arriérée, ne lit pas, ne fait rien,
s'amuse autant que la bourgeoisie; ils trouvaient absurde de la
respecter. Sa fréquentation seule était possible, parce qu'elle
n'excluait pas le mépris. Bouvard déclara que pour savoir où ils
fréquenteraient, vers quelles banlieues ils se hasarderaient une fois
l'an, où seraient leurs habitudes, leurs vices, il fallait d'abord
dresser un plan exact de la société parisienne. Elle comprenait,
suivant lui, le Faubourg Saint-Germain, la finance, les rastaquouères,
la société protestante, le monde des arts et des théâtres, le monde
officiel et savant. Le Faubourg, à l'avis de Pécuchet, cachait sous des
dehors rigides le libertinage de l'ancien régime. Tout noble a des
maîtresses, une sœur religieuse, conspire avec le clergé. Ils sont
braves, s'endettent, ruinent et flagellent les usuriers, sont
inévitablement les champions de l'honneur. Ils régnent par l'élégance,
inventent des modes extravagantes, sont des fils exemplaires,
affectueux avec le peuple et durs aux banquiers. Toujours l'épée à la
main ou une femme en croupe, ils rêvent au retour de la monarchie, sont
terriblement oisifs, mais pas fiers avec les bonnes gens, faisant fuir
les traîtres et insultant les poltrons, méritent par un certain air
chevaleresque notre inébranlable sympathie.

Au contraire, la finance considérable et renfrognée inspire le respect
mais l'aversion. Le financier est soucieux dans le bal le plus fou. Un
de ses innombrables commis vient toujours lui donner les dernières
nouvelles de la Bourse, même à quatre heures du matin; il cache à sa
femme ses coups les plus heureux, ses pires désastres. On ne sait
jamais si c'est un potentat ou un escroc; il est tour à tour l'un et
l'autre sans prévenir, et, malgré son immense fortune, déloge
impitoyablement le petit locataire en retard sans lui faire l'avance
d'un terme, à moins qu'il ne veuille en faire un espion ou coucher avec
sa fille. D'ailleurs, il est toujours en voiture, s'habille sans grâce,
porte habituellement un lorgnon.

Ils ne se sentaient pas un plus vif amour de la société protestante;
elle est froide, guindée, ne donne qu'à ses pauvres, se compose
exclusivement de pasteurs. Le temple ressemble trop à la maison, et la
maison est triste comme le temple. On y a toujours un pasteur à
déjeuner; les domestiques font des remontrances aux maîtres en citant
des versets de la Bible; ils redoutent trop la gaieté pour ne rien
avoir à cacher et font sentir dans la conversation avec les catholiques
une rancune perpétuelle de la révocation de l'édit de Nantes et de la
Saint-Barthélemy.

Le monde des arts, aussi homogène, est bien différent; tout artiste est
farceur, brouillé avec sa famille, ne porte jamais de chapeau haute
forme, parle une langue spéciale. Leur vie se passe à jouer des tours
aux huissiers qui viennent pour les saisir et à trouver des
déguisements grotesques pour des bals masqués. Néanmoins, ils
produisent constamment des chefs-d'œuvre, et chez la plupart l'abus du
vin et des femmes est la condition même de l'inspiration, sinon du
génie; ils dorment le jour, se promènent la nuit, travaillent on ne
sait quand, et la tête toujours en arrière, laissant flotter au vent
une cravate molle, roulent perpétuellement des cigarettes.

Le monde des théâtres est à peine distinct de ce dernier; on n'y
pratique à aucun degré la vie de famille, on y est fantasque et
inépuisablement généreux. Les artistes, quoique vaniteux et jaloux,
rendent sans cesse service à leurs camarades, applaudissent à leurs
succès, adoptent les enfants des actrices poitrinaires ou malheureuses,
sont précieux dans le monde, bien que, n'ayant pas reçu d'instruction,
ils soient souvent dévots et toujours superstitieux. Ceux des théâtres
subventionnés sont à part, entièrement dignes de notre admiration,
mériteraient d'être placés à table avant un général ou un prince, ont
dans l'âme les sentiments exprimés dans les chefs-d'œuvre qu'ils
représentent sur nos grandes scènes. Leur mémoire est prodigieuse et
leur tenue parfaite.

Quant aux juifs, Bouvard et Pécuchet, sans les proscrire (car il faut
être libéral), avouaient détester se trouver avec eux; ils avaient tous
vendu des lorgnettes en Allemagne dans leur jeune âge, gardaient
exactement à Paris—et avec une piété à laquelle en gens impartiaux ils
rendaient d'ailleurs justice—des pratiques spéciales, un vocabulaire
inintelligible, des bouchers de leur race. Tous ont le nez crochu,
l'intelligence exceptionnelle, l'âme vile et seulement, tournée vers
l'intérêt; leurs femmes, au contraire, sont belles, un peu molles, mais
capables des plus grands sentiments. Combien de catholiques devraient
les imiter! Mais pourquoi leur fortune était-elle toujours incalculable
et cachée? D'ailleurs, ils formaient une sorte de vaste société
secrète, comme les jésuites et la franc-maçonnerie. Ils avaient, on ne
savait où, des trésors inépuisables, au service d'ennemis vagues, dans
un but épouvantable et mystérieux.

[1]Bien entendu les opinions prêtées ici aux deux célèbres personnages
de Flaubert ne sont nullement celles de l'auteur.




II

MÉLOMANIE


Déjà, dégoûtés de la bicyclette et de la peinture, Bouvard et Pécuchet
se mirent sérieusement à la musique. Mais tandis qu'éternellement ami
de la tradition et de l'ordre, Pécuchet laissait saluer en lui le
dernier partisan des chansons grivoises et du _Domino noir_,
révolutionnaire s'il en fut, Bouvard, faut-il le dire, «se montra
résolument wagnérien». À vrai dire, il ne connaissait pas une partition
du «braillard de Berlin» (comme le dénommait cruellement Pécuchet,
toujours patriote et mal informé), car on ne peut les entendre en
France, où le Conservatoire crève dans la routine, entre Colonne qui
bafouille et Lamoureux qui épelle, ni à Munich, où la tradition ne
s'est pas conservée, ni à Bayreuth que les snobs ont insupportablement
infecté. C'est un non-sens que de les essayer au piano: l'illusion de
la scène est nécessaire, ainsi que l'enfouissement de l'orchestre, et,
dans la salle, l'obscurité. Pourtant, prêta foudroyer les visiteurs, le
prélude de _Parsifal_ était perpétuellement ouvert sur le pupitre de
son piano, entre les photographies du porte-plume de César Franck et du
_Printemps_ de Botticelli.

De la partition de la _Walkyrie_, soigneusement le «Chant du Printemps»
avait été arraché. Dans la table des opéras de Wagner, à la première
page, _Lohengrin, Tannhäuser_ avaient été biffés, d'un trait indigné,
au crayon rouge. _Rienzi_ seul subsistait des premiers opéras. Le
renier est devenu banal, l'heure est venue, flairait subtilement
Bouvard, d'inaugurer l'opinion contraire. Gounod le faisait rire, et
Verdi crier. Moindre assurément qu'Eric-Sati, qui peut aller là contre?
Beethoven, pourtant, lui semblait considérable à la façon d'un Messie.
Bouvard lui-même pouvait, sans s'humilier, saluer en Bach un
précurseur. Saint-Saëns manque de fond et Massenet de forme,
répétait-il sans cesse à Pécuchet, aux yeux de qui Saint-Saëns, au
contraire, n'avait que du fond et Massenet que de la forme.

—C'est pour cela que l'un nous instruit et que l'autre nous charme,
mais sans nous élever, insistait Pécuchet.

Pour Bouvard, tous deux étaient également méprisables. Massenet
trouvait quelques idées, mais vulgaires, d'ailleurs les idées ont fait
leur temps. Saint-Saëns possédait quelque facture, mais démodée. Peu
renseignés sur Gaston Lemaire, mais jouant du contraste à leurs heures,
ils opposaient éloquemment Chausson et Chaminade. Pécuchet, d'ailleurs,
et malgré les répugnances de son esthétique, Bouvard lui-même, car tout
Français est chevaleresque et fait passer les femmes avant tout,
cédaient galamment à cette dernière la première place parmi les
compositeurs du jour.

C'était en Bouvard le démocrate encore plus que le musicien qui
proscrivait la musique de Charles Levadé; n'est-ce pas s'opposer au
progrès que s'attarder encore aux vers de madame de Girardin dans le
siècle de la vapeur, du suffrage universel et de la bicyclette?
D'ailleurs, tenant pour la théorie de l'art pour l'art, pour le jeu
sans nuances et le chant sans inflexions, Bouvard déclarait ne pouvoir
l'entendre chanter. Il lui trouvait le type mousquetaire, les façons
goguenardes, les faciles élégances d'un sentimentalisme suranné.

Mais l'objet de leurs plus vifs débats était Reynaldo Hahn. Tandis que
son intimité avec Massenet lui attirant sans cesse les cruels sarcasmes
de Bouvard, le désignait impitoyablement comme victime aux
prédilections passionnées de Pécuchet, il avait le don d'exaspérer ce
dernier par son admiration pour Verlaine, partagée d'ailleurs par
Bouvard. «Travaillez sur Jacques Normand, Sully Prudhomme, le vicomte
de Borelli. Dieu merci, dans le pays des trouvères, les poètes ne
manquent pas», ajoutait-il patriotiquement. Et, partagé entre les
sonorités tudesques du nom de Hahn et la désinence méridionale de son
prénom Reynaldo, préférant l'exécuter en haine de Wagner plutôt que
l'absoudre en faveur de Verdi, il concluait rigoureusement en se
tournant vers Bouvard:

—Malgré l'effort de tous vos beaux messieurs, notre beau pays de France
est un pays de clarté, et la musique française sera claire ou ne sera
pas, énonçait-il en frappant sur la table pour plus de force.

»Foin de vos excentricités d'au delà de la Manche et de vos brouillards
d'outre-Rhin, ne regardez donc pas toujours de l'autre côté des
Vosges!—ajoutait-il en regardant Bouvard avec une fixité sévère et
pleine de sous-entendus,—excepté pour la défense de la patrie. Que la
_Walkyrie_ puisse plaire même en Allemagne, j'en doute... Mais, pour
des oreilles françaises, elle sera toujours le plus infernal des
supplices—et le plus cacophonique! ajoutez le plus humiliant pour notre
fierté nationale. D'ailleurs cet opéra n'unit-il pas à ce que la
dissonance a de plus atroce ce que l'inceste a de plus révoltant! Votre
musique, monsieur, est pleine de monstres, et on ne sait plus
qu'inventer! Dans la nature même,—mère pourtant de la
simplicité,—l'horrible seul vous plaît. M. Delafosse n'écrit-il pas des
mélodies sur les chauves-souris, où l'extravagance du compositeur
compromettra la vieille réputation du pianiste? que ne choisissait-il
quelque gentil oiseau? Des mélodies sur les moineaux seraient au moins
bien parisiennes; l'hirondelle a de la légèreté et de la grâce, et
l'alouette est si éminemment française que César, dit-on, en faisait
piquer de toutes rôties sur le casque de ses soldats. Mais des
chauves-souris!!! Le Français, toujours altéré de franchise et de
clarté, toujours exécrera ce ténébreux animal. Dans les vers de M. de
Montesquieu, passe encore, fantaisie de grand seigneur blasé, qu'à la
rigueur on peut lui permettre, mais en musique! à quand le _Requiem des
Kangourous?_...—Cette bonne plaisanterie déridait Bouvard.—Avouez que
je vous ai fait rire, disait Pécuchet (sans fatuité répréhensible, car
la conscience de leur mérite est tolérable chez les gens d'esprit),
topons-là, vous êtes désarmé!»




MÉLANCOLIQUE VILLÉGIATURE

DE

MADAME DE BREYVES

«Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée
Vous mourûtes aux bords ou vous fûtes laissée!»




I


Françoise de Breyves hésita longtemps, ce soir-là, pour savoir si elle
irait à la soirée de la princesse Élisabeth d'A..., à l'Opéra, ou à la
comédie des Livray.

Chez les amis où elle venait de dîner, on était sorti de table depuis
plus d'une heure. Il fallait prendre un parti.

Son amie Geneviève, qui devait revenir avec elle, tenait à la soirée de
madame d'A..., tandis que, sans bien savoir pourquoi, madame de Breyves
aurait préféré faire une des deux autres choses, ou même une troisième,
rentrer se coucher. On annonça sa voiture. Elle n'était toujours pas
décidée.

—Vraiment, dit Geneviève, tu n'es pas gentille, puisque je crois que
Rezké chantera et que cela m'amuse. On dirait que cela peut avoir de
graves conséquences pour toi d'aller chez Élisabeth. D'abord, je te
dirai que tu n'es pas allée cette année à une seule de ses grandes
soirées, et liée avec elle comme tu l'es, ce n'est pas très gentil.

Françoise, depuis la mort de son mari, qui l'avait laissée veuve à
vingt ans,—il y avait quatre ans de cela,—ne faisait presque rien sans
Geneviève et aimait à lui faire plaisir. Elle ne résista pas plus
longtemps à sa prière, et, après avoir dit adieu aux maîtres de la
maison et aux invités désolés d'avoir si peu joui d'une des femmes les
plus recherchées de Paris, dit au valet de pied:

—Chez la princesse d'A...




II


La soirée de la princesse fut très ennuyeuse. À un moment madame de
Breyves demanda à Geneviève:

—Qui est donc ce jeune homme qui t'a menée au buffet?

—C'est M. de Laléande que je ne connais d'ailleurs pas du tout. Veux-tu
que je te le présente? il me l'avait demandé, j'ai répondu dans le
vague, parce qu'il est très insignifiant et ennuyeux, et comme il te
trouve très jolie il ne te lâcherait plus.

—Oh alors! non, dit Françoise, il est un peu laid du reste et vulgaire,
malgré d'assez beaux yeux.

—Tu as raison, dit Geneviève. Et puis tu le rencontreras souvent, cela
pourrait te gêner si tu le connaissais.

Elle ajouta en plaisantant:

—Maintenant si tu désires être intime avec lui, tu perds une bien belle
occasion.

—Oui, une bien belle occasion, dit Françoise,—et elle pensait déjà à
autre chose.

—Après tout, dit Geneviève, prise sans doute du remords d'avoir été un
si infidèle mandataire et d'avoir gratuitement privé ce jeune homme
d'un plaisir, c'est une des dernières soirées de la saison, cela
n'aurait rien de bien grave et ce serait peut-être plus gentil.

—Eh bien soit, s'il revient par ici.

Il ne revint pas. Il était à l'autre bout du salon, en face d'elles.

—Il faut nous en aller, dit bientôt Geneviève.

—Encore un instant, dit Françoise.

Et par caprice, surtout de coquetterie envers ce jeune homme qui devait
en effet la trouver bien jolie, elle se mit à le regarder un peu
longtemps, puis détournait les yeux et les fixait de nouveau sur lui.
En le regardant, elle s'efforçait d'être caressante, elle ne savait
pourquoi, pour rien, pour le plaisir, le plaisir de la charité, et de
l'orgueil un peu, et aussi de l'inutile, le plaisir de ceux qui
écrivent un nom sur un arbre pour un passant qu'ils ne verront jamais,
de ceux qui jettent une bouteille à la mer. Le temps passait, il était
déjà tard; M. de Laléande se dirigea vers la porte, qui resta ouverte
après qu'il fut sorti, et madame de Breyves l'apercevait au fond du
vestibule qui tendait son numéro au vestiaire.

—Il est temps de partir, tu as raison, dit-elle à Geneviève.

Elles se levèrent. Mais le hasard d'un mot qu'un ami de Geneviève avait
à lui dire laissa Françoise seule au vestiaire. Il n'y avait là à ce
moment que M. de Laléande qui ne pouvait trouver sa canne. Françoise
s'amusa une dernière fois à le regarder. Il passa près d'elle, remua
légèrement le coude de Françoise avec le sien, et, les yeux brillants,
dit, au moment où il était contre elle, ayant toujours l'air de
chercher:

—Venez chez moi, 5, rue Royale.

Elle avait si peu prévu cela et maintenant M. de Laléande continuait si
bien à chercher sa canne, qu'elle ne sut jamais très exactement dans la
suite si ce n'avait pas été une hallucination. Elle avait surtout très
peur, et le prince d'A... passant à ce moment elle l'appela, voulait
prendre rendez-vous avec lui pour faire le lendemain une promenade,
parlait avec volubilité. Pendant cette conversation M. de Laléande s'en
était allé. Geneviève arriva au bout d'un instant et les deux femmes
partirent. Madame de Breyves ne raconta rien et resta choquée et
flattée, au fond très indifférente. Au bout de deux jours, y ayant
repensé par hasard, elle commença de douter de la réalité des paroles
de M. de Laléande. Essayant de se rappeler, elle ne le put pas
complètement, crut les avoir entendues comme dans un rêve et se dit que
le mouvement du coude était une maladresse fortuite. Puis elle ne pensa
plus spontanément à M. de Laléande et quand par hasard elle entendait
prononcer son nom, elle se rappelait rapidement sa figure et avait tout
à fait oublié la presque hallucination au vestiaire.

Elle le revit à la dernière soirée qui fut donnée cette année-là (juin
finissait), n'osa pas demander qu'on le lui présentât, et pourtant,
malgré qu'elle le trouvât presque laid, le sût pas intelligent, elle
aurait bien aimé le connaître. Elle s'approcha de Geneviève et lui dit:

—Présente-moi tout de même M. de Laléande. Je n'aime pas à être
impolie. Mais ne dis pas que c'est moi qui le demande. Cela
m'engagerait trop.

—Tout à l'heure si nous le voyons, il n'est pas là pour le moment.

—Eh bien, cherche-le.

—Il est peut-être parti.

—Mais non, dit très vite Françoise, il ne peut pas être parti, il est
trop tôt. Oh! déjà minuit. Voyons, ma petite Geneviève, ça n'est
pourtant pas bien difficile. L'autre soir, c'était toi qui voulais. Je
t'en prie, cela a un intérêt pour moi.

Geneviève la regarda un peu étonnée et alla à la recherche de M. de
Laléande; il était parti.

—Tu vois que j'avais raison, dit Geneviève, en revenant auprès de
Françoise.

—Je m'assomme ici, dit Françoise, j'ai mal à la tête, je t'en prie,
partons tout de suite.




III


Françoise ne manqua plus une fois l'Opéra, accepta avec un espoir vague
tous les dîners où elle fut encore invitée. Quinze jours se passèrent,
elle n'avait pas revu M. de Laléande et souvent s'éveillait la nuit en
pensant aux moyens de le revoir. Tout en se répétant qu'il était
ennuyeux et pas beau, elle était plus préoccupée par lui que par tous
les hommes les plus spirituels et les plus charmants. La saison finie,
il ne se présenterait plus d'occasion de le revoir, elle était résolue
à en créer et cherchait.

Un soir, elle dit à Geneviève:

—Ne m'as-tu pas dit que tu connaissais un M. de Laléande?

—Jacques de Laléande? Oui et non, il m'a été présenté, mais il ne m'a
jamais laissé de cartes, je ne suis pas du tout en relation avec lui.

—C'est que je te dirai, j'ai un petit intérêt, même assez grand, pour
des choses qui ne me concernent pas et qu'on ne me permettra sans doute
pas de te dire avant un mois (d'ici là elle aurait convenu avec lui
d'un mensonge pour n'être pas découverte, et cette pensée d'un secret
où seuls ils seraient tous les deux lui était douce), à faire sa
connaissance et à me trouver avec lui. Je t'en prie, tâche de me
trouver un moyen parce que la saison est finie, il n'y aura plus rien
et je ne pourrai plus me le faire présenter.

Les étroites pratiques de l'amitié, si purifiantes quand elles sont
sincères, abritaient Geneviève aussi bien que Françoise des curiosités
stupides qui sont l'infâme volupté de la plupart des gens du monde.
Aussi de tout son cœur, sans avoir eu un instant l'intention ni le
désir, pas même l'idée d'interroger son amie, Geneviève cherchait, se
fâchait seulement de ne pas trouver.

—C'est malheureux que madame d'A... soit partie. Il y a bien M. de
Grumello, mais après tout, cela n'avance à rien, quoi lui dire? Oh!
j'ai une idée. M. de Laléande joue du violoncelle assez mal, mais cela
ne fait rien. M. de Grumello l'admire, et puis il est si hôte et sera
si content de te faire plaisir. Seulement toi qui l'avais toujours tenu
à l'écart et qui n'aimes pas lâcher les gens après t'en être servie, tu
ne vas pas vouloir être obligée de l'inviter l'année prochaine.

Mais déjà Françoise, rouge de joie, s'écriait:

—Mais cela m'est bien égal, j'inviterai tous les rastaquouères de Paris
s'il le faut. Oh! fais-le vite, ma petite Geneviève, que tu es
gentille!

Et Geneviève écrivit:

«Monsieur, vous savez comme je cherche toutes les occasions de faire
plaisir à mon amie, madame de Breyves, que vous avez sans doute déjà
rencontrée. Elle a exprimé devant moi, à plusieurs reprises, comme nous
parlions violoncelle, le regret de n'avoir jamais entendu M. de
Laléande qui est un si bon ami à vous. Voudriez-vous le faire jouer
pour elle et pour moi? Maintenant qu'on est si libre, cela ne vous
dérangera pas trop et ce serait tout ce qu'il y a de plus aimable. Je
vous envoie tous mes meilleurs souvenirs,

»ALÉRIOUVRE BUIVRES.»


—Portez ce mot tout de suite chez M. de Grumello, dit Françoise à un
domestique; n'attendez pas de réponse, mais faites-le remettre devant
vous.

Le lendemain, Geneviève faisait porter à madame de Breyves la réponse
suivante de M. de Grumello:

«Madame,

»J'aurais ôté plus charmé que vous ne pouvez le penser de satisfaire
votre désir et celui de madame de Breyves, que je connais un peu et
pour qui j'éprouve la sympathie la plus respectueuse et la plus vive.
Aussi je suis désespéré qu'un bien malheureux hasard ait fait partir M.
de Laléande il y a juste deux jours pour Biarritz où il va, hélas!
passer plusieurs mois.

»Daignez accepter, Madame, etc.

»GRUMELLO.»


Françoise se précipita toute blanche vers sa porte pour la fermer à
clef, elle en eut à peine le temps. Déjà des sanglots venaient se
briser à ses lèvres, ses larmes coulaient. Jusque-là tout occupée à
imaginer des romans pour le voir et le connaître, certaine de les
réaliser dès qu'elle le voudrait, elle avait vécu de ce désir et de cet
espoir sans peut-être s'en rendre bien compte. Mais par mille
imperceptibles racines qui avaient plongé dans toutes ses plus
inconscientes minutes de bonheur ou de mélancolie, y faisant circuler
une sève nouvelle, sans qu'elle sût d'où elle venait, ce désir s'était
implanté en elle. Voici qu'on l'arrachait pour le rejeter dans
l'impossible. Elle se sentit déchirée, dans une horrible souffrance de
tout cet elle-même déraciné tout d'un coup, et à travers les mensonges
subitement éclaircis de son espoir, dans la profondeur de son chagrin,
elle vit la réalité de son amour.




IV


Françoise se retira davantage chaque jour de toutes les joies. Aux plus
intenses, à celles même qu'elle goûtait dans son intimité avec sa mère
ou avec Geneviève, dans ses heures de musique, de lecture ou de
promenade, elle ne prêtait plus qu'un cœur possédé par un chagrin
jaloux et qui ne le quittait pas un instant. La peine était infinie que
lui causaient et l'impossibilité d'aller à Biarritz, et, cela eût-il
été possible, sa détermination absolue de n'y point aller compromettre
par une démarche insensée tout le prestige qu'elle pouvait avoir aux
yeux de M. de Laléande. Pauvre petite victime à la torture sans qu'elle
sût pourquoi, elle s'effrayait à la pensée que ce mal allait peut-être
ainsi durer des mois avant que le remède vînt, sans la laisser dormir
calme, rêver libre. Elle s'inquiétait aussi de ne pas savoir s'il ne
repasserait pas par Paris, bientôt peut-être, sans qu'elle le sût. Et
la peur de laisser passer une seconde fois le bonheur si près
l'enhardit, elle envoya un domestique s'informer chez le concierge de
M. de Laléande. Il ne savait rien. Alors, comprenant que plus une voile
d'espoir n'apparaîtrait au ras de cette mer de chagrin qui
s'élargissait à l'infini, après l'horizon de laquelle il semblait qu'il
n'y eût plus rien et que le monde finissait, elle sentit qu'elle allait
faire des choses folles, elle ne savait quoi, lui écrire peut-être et
devenue son propre médecin, pour se calmer un peu, elle se permit à
soi-même de tâcher de lui faire apprendre qu'elle avait voulu le voir
et écrivit ceci à M. de Grumello:

«Monsieur,

»Madame de Buivres me dit votre aimable pensée. Comme je vous remercie
et suis touchée! Mais une chose m'inquiète. M. de Laléande ne m'a-t-il
pas trouvée indiscrète! Si vous ne le savez pas, demandez-le-lui et
répondez-moi, quand vous la saurez, toute la vérité. Cela me rend très
curieuse et vous me ferez plaisir. Merci encore, Monsieur.»

»Croyez à mes meilleurs sentiments,

»VORAGYNES BREYVES.»


Une heure après, un domestique lui portait cette lettre:

«Ne vous inquiétez pas, Madame, M. de Laléande n'a pas su que vous
vouliez l'entendre. Je lui avais demandé les jours où il pourrait venir
jouer chez moi sans dire pour qui. Il m'a répondu de Biarritz qu'il ne
reviendrait pas avant le mois de janvier. Ne me remerciez pas non plus.
Mon plus grand plaisir serait de vous en faire un peu, etc.

»GRUMELLO.»


Il n'y avait plus rien à faire. Elle ne lit plus rien, s'attrista de
plus en plus, eut des remords de s'attrister ainsi, d'attrister sa
mère. Elle alla passer quelques jours à la campagne, puis partit pour
Trouville. Elle y entendit parler des ambitions mondaines de M. de
Laléande, et quand un prince s'ingéniant lui disait: «Que pourrais-je
pour vous faire plaisir?» elle s'égayait presque à imaginer combien il
serait étonné si elle lui avait répondu sincèrement, et concentrait
pour la savourer toute l'enivrante amertume qu'il y avait dans l'ironie
de ce contraste entre toutes les grandes choses difficiles qu'on avait
toujours faites pour lui plaire, et la petite chose si facile et si
impossible qui lui aurait rendu le calme, la santé, le bonheur et le
bonheur des siens. Elle ne se plaisait un peu qu'au milieu de ses
domestiques, qui avaient une immense admiration pour elle et qui la
servaient sans oser lui parler, la sentant si triste. Leur silence
respectueux et chagrin lui parlait de M. de Laléande. Elle l'écoutait
avec volupté et les faisait servir très lentement le déjeuner pour
retarder le moment où ses amies viendraient, où il faudrait se
contraindre. Elle voulait garder longtemps dans la bouche ce goût amer
et doux de toute cette tristesse autour d'elle à cause de lui. Elle
aurait aimé que plus d'êtres encore fussent dominés par lui, se
soulageant à sentir ce qui tenait tant de place dans son cœur en
prendre un peu autour d'elle, elle aurait voulu avoir à soi des bêtes
énergiques qui auraient langui de son mal. Par moments, désespérée,
elle voulait lui écrire, ou lui faire écrire, se déshonorer, «rien ne
lui était plus». Mais il lui valait mieux, dans l'intérêt même de son
amour, garder sa situation mondaine, qui pourrait lui donner plus
d'autorité sur lui, un jour, si ce jour venait. Et si une courte
intimité avec lui rompait le charme qu'il avait jeté sur elle (elle ne
voulait pas, ne pouvait pas le croire, même l'imaginer un instant; mais
son esprit plus perspicace apercevait cette fatalité cruelle à travers
les aveuglements de son cœur), elle resterait sans un seul appui au
monde, après. Et si quelque autre amour survenait, elle n'aurait plus
les ressources qui au moins lui demeuraient maintenant, cette puissance
qui à leur retour à Paris, lui rendrait si facile l'intimité de M. de
Laléande. Essayant de séparer d'elle ses propres sentiments et de les
regarder comme un objet qu'on examine, elle se disait: «Je le sais
médiocre et l'ai toujours trouvé tel. C'est bien mon jugement sur lui,
il n'a pas varié. Le trouble s'est glissé depuis mais n'a pu altérer ce
jugement. C'est si peu que cela, et c'est pour ce peu-là que je vis. Je
vis pour Jacques de Laléande!» Mais aussitôt, ayant prononcé son nom,
par une association involontaire cette fois et sans analyse, elle le
revoyait et elle éprouvait tant de bien-être et tant de peine, qu'elle
sentait que ce peu de chose qu'il était importait peu, puisqu'il lui
faisait éprouver des souffrances et des joies auprès desquelles les
autres n'étaient rien. Et bien qu'elle pensât qu'à le connaître mieux
tout cela se dissiperait, elle donnait à ce mirage toute la réalité de
sa douleur et de sa volupté. Une phrase des _Maîtres Chanteurs_
entendue à la soirée de la princesse d'A... avait le don de lui évoquer
M. de Laléande avec le plus de précision (_Dem Vogel der heut sang dem
war der Schnabel hold gewachsen_). Elle en avait fait sans le vouloir
le véritable _leitmotiv_ de M. de Laléande, et, l'entendant un jour à
Trouville dans un concert, elle fondit en larmes. De temps en temps,
pas trop souvent pour ne pas se blaser, elle s'enfermait dans sa
chambre, où elle avait fait transporter le piano et se mettait à la
jouer en fermant les yeux pour mieux le voir, c'était sa seule joie
grisante avec des fins désenchantées, l'opium dont elle ne pouvait se
passer. S'arrêtant parfois à écouter couler sa peine comme on se penche
pour entendre la douce plainte incessante d'une source et songeant à
l'atroce alternative entre sa honte future d'où suivrait le désespoir
des siens et (si elle ne cédait pas) sa tristesse éternelle, elle se
maudissait d'avoir si savamment dosé dans son amour le plaisir et la
peine qu'elle n'avait su ni le rejeter tout d'abord comme un
insupportable poison, ni s'en guérir ensuite. Elle maudissait ses yeux
d'abord et peut-être avant eux son détestable esprit de coquetterie et
de curiosité qui les avait épanouis comme des fleurs pour tenter ce
jeune homme, puis qui l'avait exposée aux regards de M. de Laléande,
certains comme des traits et d'une plus invincible douceur que si
ç'avaient été des piqûres de morphine. Elle maudissait son imagination
aussi; elle avait si tendrement nourri son amour que Françoise se
demandait parfois si seule aussi son imagination ne l'avait pas
enfanté, cet amour qui maintenant maîtrisait sa mère et la torturait.
Elle maudissait sa finesse aussi, qui avait si habilement, si bien et
si mal arrangé tant de romans pour le revoir que leur décevante
impossibilité l'avait peut-être attachée davantage encore à leur
héros,—sa bonté et la délicatesse de son cœur qui, si elle se donnait,
empesteraient de remords et de honte la joie de ces amours
coupables,—sa volonté si impétueuse, si cabrée, si hardie à sauter les
obstacles quand ses désirs la menaient à l'impossible, si faible, si
molle, si brisée, non seulement quand il fallait leur désobéir, mais
quand c'était par quelque autre sentiment qu'elle était conduite. Elle
maudissait enfin sa pensée sous ses plus divines espèces, le don
suprême qu'elle avait reçu et à qui l'on a, sans avoir su lui trouver
son nom véritable, donné tous les noms,—intuition du poète, extase du
croyant, sentiment profond de la nature et de la musique,—qui avait mis
devant son amour des sommets, des horizons infinis, les avait laissés
baigner dans la surnaturelle lumière de son charme et avait en échange
prêté à son amour un peu du sien, qui avait intéressé à cet amour,
solidarisé avec lui et confondu toute sa plus haute et sa plus intime
vie intérieure, avait consacré à lui comme le trésor d'une église à la
madone, tous les plus précieux joyaux de son cœur et de sa pensée, de
son cœur, qu'elle écoutait gémir dans les soirées ou sur la mer dont la
mélancolie et celle qu'elle avait de ne le point voir étaient
maintenant sœurs: elle maudissait cet inexprimable sentiment du mystère
des choses où notre esprit s'abîme dans un rayonnement de beauté, comme
le soleil couchant dans la mer, pour avoir approfondi son amour,
l'avoir immatérialisé, élargi, infinisé sans l'avoir rendu moins
torturant, «car (comme l'a dit Baudelaire, parlant des fins
d'après-midi d'automne) il est des sensations dont le vague n'exclut
pas l'intensité, et il n'est pas de pointe plus acérée que celle de
l'infini».




V


αὐτει ἐπ' ἀῒόνος χατετάκετο δυκιοέσσας ἐξ άοΰς ἔχθιστον ἔχοισ’
ὑποχάρὂτον ἒλκος Κύπριδος έκ μεγάλας τό οἲἤπατι πἂξε βέλεμνον.
(et se consumait depuis le jour levant, sur les algues du rivage,
gardant au fond du du cœur, comme une flèche dans le foie la plaie
cuisante de la grande Kypris).

(_Théocrite: le Cyclope._)

C'est à Trouville que je viens de retrouver madame de Breyves, que
j'avais connue plus heureuse. Rien ne peut la guérir. Si elle aimait M.
de Laléande pour sa beauté ou pour son esprit, on pourrait chercher
pour la distraire un jeune homme plus spirituel ou plus beau. Si
c'était sa bonté ou son amour pour elle qui l'avait attachée à lui, un
autre pourrait essayer de l'aimer avec plus de fidélité. Mais M. de
Laléande n'est ni beau ni intelligent. Il n'a pas eu l'occasion de lui
prouver s'il était tendre ou dur, oublieux ou fidèle. C'est donc bien
lui qu'elle aime et non des mérites ou des charmes qu'on pourrait
trouver à un aussi haut degré chez d'autres; c'est bien lui qu'elle
aime malgré ses imperfections, malgré sa médiocrité; elle est donc
destinée à l'aimer malgré tout. _Lui_, savait-elle ce que c'était?
sinon qu'il en émanait pour elle de tels frissons de désolation ou de
béatitude que tout le reste de sa vie et des choses ne comptait plus.
La figure la plus belle, la plus originale intelligence n'auraient pas
cette essence particulière et mystérieuse, si unique, que jamais une
personne humaine n'aura son double exact dans l'infini des mondes ni
dans l'éternité du temps. Sans Geneviève de Buivre, qui la conduisit
innocemment chez madame d'A..., tout cela n'eût pas été. Mais les
circonstances se sont enchaînées et l'ont emprisonnée, victime d'un mal
sans remède, parce qu'il est sans raison. Certes, M. de Laléande, qui
promène sans doute en ce moment sur la plage de Biarritz une vie
médiocre et des rêves chétifs, serait bien étonné s'il savait l'autre
existence miraculeusement intense au point de tout se subordonner,
d'annihiler tout ce qui n'est pas elle, qu'il a dans l'âme de madame de
Breyves, existence aussi continue que son existence personnelle, se
traduisant aussi effectivement par des actes, s'en distinguant
seulement par une conscience plus aiguë, moins intermittente, plus
riche. Qu'il serait étonné s'il savait que lui, peu recherché
d'ordinaire sous ses espèces matérielles, est subitement évoqué où
qu'aille madame de Breyves, au milieu des gens du plus de talent, dans
les salons les plus fermés, dans les paysages qui se suffisent le plus
à eux-mêmes, et qu'aussitôt cette femme si aimée n'a plus de tendresse,
de pensée, d'attention, que pour le souvenir de cet intrus devant qui
tout s'efface comme si lui seul avait la réalité d'une personne et si
les personnes présentes étaient vaines comme des souvenirs et comme des
ombres.

Que madame de Breyves se promène avec un poète ou déjeune chez une
archiduchesse, qu'elle quitte Trouville pour la montagne ou pour les
champs, qu'elle soit seule et lise, ou cause avec l'ami le mieux aimé,
qu'elle monte à cheval ou qu'elle dorme, le nom, l'image de M. de
Laléande est sur elle, délicieusement, cruellement, inévitablement,
comme le ciel est sur nos têtes. Elle en est arrivée, elle qui
détestait Biarritz, à trouver à tout ce qui touche à cette ville un
charme douloureux et troublant. Elle s'inquiète des gens qui y sont,
qui le verront peut-être sans le savoir, qui vivront peut-être avec lui
sans en jouir. Pour ceux-là elle est sans rancune, et sans oser leur
donner de commissions, elle les interroge sans cesse, s'étonnant
parfois qu'on l'entende tant parler à l'entour de son secret sans que
personne l'ait découvert. Une grande photographie de Biarritz est un
des seuls ornements de sa chambre. Elle prête à l'un des promeneurs
qu'on y voit sans le distinguer les traits de M. de Laléande. Si elle
savait la mauvaise musique qu'il aime et qu'il joue, les romances
méprisées prendraient sans doute sur son piano et bientôt dans son cœur
la place des symphonies de Beethoven et des drames de Wagner, par un
abaissement sentimental de son goût, et par le charme que celui d'où
lui vient tout charme et toute peine projetterait sur elles. Parfois
l'image de celui qu'elle a vu seulement deux ou trois fois et pendant
quelques instants, qui tient une si petite place dans les événements
extérieurs de sa vie et qui en a pris une dans sa pensée et dans son
cœur absorbante jusqu'à les occuper tout entiers, se trouble devant les
yeux fatigués de sa mémoire. Elle ne le voit plus, ne se rappelle plus
ses traits, sa silhouette, presque plus ses yeux. Cette image, c'est
pourtant tout ce qu'elle a de lui. Elle s'affole à la pensée qu'elle la
pourrait perdre, que le désir—qui, certes, la torture, mais qui est
tout elle-même maintenant, en lequel elle s'est toute réfugiée, après
avoir tout fui, auquel elle tient comme on tient à sa conservation, à
la vie, bonne ou mauvaise—pourrait s'évanouir et qu'il ne resterait
plus que le sentiment d'un malaise et d'une souffrance de rêve, dont
elle ne saurait plus l'objet qui les cause, ne le verrait même plus
dans sa pensée et ne l'y pourrait plus chérir. Mais voici que l'image
de M. de Laléande est revenue après ce trouble momentané de vision
intérieure. Son chagrin peut recommencer et c'est presque une joie.

Comment madame de Breyves supportera-t-elle ce retour à Paris où lui ne
reviendra qu'en janvier? Que fera-t-elle d'ici là? Que fera-t-elle, que
fera-t-il après?

Vingt fois j'ai voulu partir pour Biarritz, et ramener M. de Laléande.
Les conséquences seraient peut-être terribles, mais je n'ai pas à
l'examiner, elle ne le permet point. Mais je me désole de voir ces
petites tempes battues du dedans jusqu'à en être brisées par les coups
sans trêve de cet amour inexplicable. Il rythme toute sa vie sur un
mode d'angoisse. Souvent elle imagine qu'il va venir à Trouville,
s'approcher d'elle, lui dire qu'il l'aime. Elle le voit, ses yeux
brillent. Il lui parle avec cette voix blanche du rêve qui nous défend
de croire tout en même temps qu'il nous force à écouter. C'est lui. Il
lui dit ces paroles qui nous font délirer, malgré que nous ne les
entendions jamais qu'en songe, quand nous y voyons briller, si
attendrissant, le divin sourire confiant des destinées qui s'unissent.
Aussitôt le sentiment que les deux mondes de la réalité et de son désir
sont parallèles, qu'il leur est aussi impossible de se rejoindre qu'à
l'ombre le corps qui l'a projetée, la réveille. Alors se souvenant de
la minute au vestiaire où son coude frôla son coude, où il lui offrit
ce corps qu'elle pourrait maintenant serrer contre le sien si elle
avait voulu, si elle avait su, et qui est peut-être à jamais loin
d'elle, elle sent des cris de désespoir et de révolte la traverser tout
entière comme ceux qu'on entend sur les vaisseaux qui vont sombrer. Si,
se promenant sur la plage ou dans les bois elle laisse un plaisir de
contemplation ou de rêverie, moins que cela une bonne odeur, un chant
que la brise apporte et voile, doucement la gagner, lui faire pendant
un instant oublier son mal, elle sent subitement dans un grand coup au
cœur une blessure douloureuse et, plus haut que les vagues ou que les
feuilles, dans l'incertitude de l'horizon sylvestre ou marin, elle
aperçoit l'indécise image de son invisible et présent vainqueur qui,
les yeux brillants à travers les nuages comme le jour où il s'offrit à
elle, s'enfuit avec le carquois dont il vient encore de lui décocher
une flèche.

Juillet 1893.




PORTRAITS DE PEINTRES ET DES MUSICIENS




PORTRAITS DE PEINTRES


ALBERT CUYP

Cuyp, soleil déclinant dissous dans l'air limpide
Qu'un vol de ramiers gris trouble comme de l'eau,
Moiteur d'or, nimbe au front d'un bœuf ou d'un bouleau,
Encens bleu des beaux jours fumant sur le coteau,
Ou marais de clarté stagnant dans le ciel vide.
Des cavaliers sont prêts, plume rose au chapeau,
Paume au côté; l'air vif qui fait rose leur peau,
Enfle légèrement leurs fines boucles blondes,
Et, tentés par les champs ardents, les fraîches ondes,
Sans troubler par leur trot les bœufs dont le troupeau
Rêve dans un brouillard d'or pâle et de repos,
Ils partent respirer ces minutes profondes.

PAULUS POTTER

Sombre chagrin des ciels uniformément gris,
Plus tristes d'être bleus aux rares éclaircies,
Et qui laissent alors sur les plaines transies
Filtrer les tièdes pleurs d'un soleil incompris;
Potter, mélancolique humeur des plaines sombres
Qui s'étendent sans fin, sans joie et sans couleur,
Les arbres, le hameau ne répandent pas d'ombres,
Les maigres jardinets ne portent pas de fleur.
Un laboureur tirant des seaux rentre, et, chétive,
Sa jument résignée, inquiète et rêvant,
Anxieuse, dressant sa cervelle pensive,
Hume d'un souffle court le souffle fort du vent.

ANTOINE WATTEAU

Crépuscule grimant les arbres et les faces,
Avec son manteau bleu, sous son masque incertain
Poussière de baisers autour des bouches lasses...
Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.

La mascarade, autre lointain mélancolique,
Fait le geste d'aimer plus faux, triste et charmant.
Caprice de poète—ou prudence d'amant,
L'amour ayant besoin d'être orné savamment—
Voici barques, goûters, silences et musique.

ANTOINE VAN DYCK

Douce fierté des cœurs, grâce noble des choses
Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois,
Beau langage élevé du maintien et des poses
—Héréditaire orgueil des femmes et des rois!—,
Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,
Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir,
Dans toute belle main qui sait encor s'ouvrir;
Sans s'en douter,—qu'importe?—elle te tend les palmes!
Halte de cavaliers, sous les pins, près des flots
Calmes comme eux—comme eux bien proches des sanglots—;
Enfants royaux déjà magnifiques et graves,
Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,
Et bijoux en qui pleure—onde à travers les flammes—
L'amertume des pleurs dont sont pleines les âmes
Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux;
Et toi par-dessus tous, promeneur précieux,
En chemise bleu pâle, une main à la hanche,
Dans l'autre un fruit feuillu détaché de la branche,
Je rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux:
Debout, mais reposé, dans cet obscur asile,
Duc de Richmond, ô jeune sage!—ou charmant fou?—
Je te reviens toujours: Un saphir, à ton cou,
A des feux aussi doux que ton regard tranquille.

(Suivant: quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn)




PORTRAITS DE MUSICIENS

CHOPIN

Chopin, mer de soupirs, de larmes, de sanglots
Qu'un vol de papillons sans se poser traverse
Jouant sur la tristesse ou dansant sur les flots.
Rêve, aime, souffre, crie, apaise, charme ou berce,
Toujours tu fais courir entre chaque douleur
L'oubli vertigineux et doux de ton caprice
Comme les papillons volent de fleur en fleur;
De ton chagrin alors ta joie est la complice:
L'ardeur du tourbillon accroît la soif des pleurs.
De la lune et des eaux pâle et doux camarade,
Prince du désespoir ou grand seigneur trahi,
Tu t'exaltes encor, plus beau d'être pâli,
Du soleil inondant ta chambre de malade
Qui pleure à lui sourire et souffre de le voir...
Sourire du regret et larmes de l'Espoir!

GLUCK

Temple à l'amour, à l'amitié, temple au courage
Qu'une marquise a fait élever dans son parc
Anglais, où maint amour Watteau bandant son arc
Prend des cœurs glorieux pour cibles de sa rage.

Mais l'artiste allemand—qu'elle eût rêvé de Cnide!—
Plus grave et plus profond sculpta sans mignardise
Les amants et les dieux que tu vois sur la frise:
Hercule a son bûcher dans les jardins d'Armide!

Les talons en dansant ne frappent plus l'allée
Où la cendre des yeux et du sourire éteints
Assourdit nos pas lents et bleuit les lointains;
La voix des clavecins s'est tue ou s'est fêlée.

Mais votre cri muet, Admète, Iphigénie,
Nous terrifie encore, proféré par un geste
Et, fléchi par Orphée ou bravé par Alceste,
Le Styx,—sans mâts ni ciel,—où mouilla ton génie.

Gluck aussi comme Alceste a vaincu par l'Amour
La mort inévitable aux caprices d'un âge;
Il est debout, auguste temple du courage,
Sur les ruines du petit temple à l'Amour.

SCHUMANN

Du vieux jardin dont l'amitié t'a bien reçu,
Entends garçons et nids qui sifflent dans les haies,
Amoureux las de tant d'étapes et de plaies,
Schumann, soldat songeur que la guerre a déçu.

La brise heureuse imprègne, où passent des colombes,
De l'odeur du jasmin l'ombre du grand noyer,
L'enfant lit l'avenir aux flammes du foyer,
Le nuage ou le vent parle à ton cœur des tombes.

Jadis les pleurs coulaient aux cris du carnaval
Ou mêlaient leur douceur à l'amère victoire
Dont l'élan fou frémit encor dans ta mémoire;
Tu peux pleurer sans fin: Elle est à ton rival.

Vers Cologne le Rhin roule ses eaux sacrées.
Ah! que gaiement les jours de fête sur ses bords
Vous chantiez!—Mais brisé de chagrin, tu t'endors...
Il pleut des pleurs dans des ténèbres éclairées.

Rêve où la morte vit, où l'ingrate a ta foi,
Tes espoirs sont en fleurs et sou crime est en poudre...
Puis éclair déchirant du réveil, où la foudre
Te frappe de nouveau pour la première fois.

Coule, embaume, défile aux tambours ou sois belle!
Schumann, ô confident des âmes et des fleurs,
Entre tes quais joyeux fleuve saint des douleurs,
Jardin pensif, affectueux, frais et fidèle
Où se baisent les lys, la lune et l'hirondelle,
Armée en marche, enfant qui rêve, femme en pleurs!

MOZART

Italienne aux bras d'un Prince de Bavière
Dont l'œil triste et glacé s'enchante à sa langueur!
Dans ses jardins frileux il tient contre son cœur
Ses seins mûris à l'ombre, où têter la lumière.

Sa tendre âme allemande,—un si profond soupir!—
Goûte enfin la paresse ardente d'être aimée,
Il livre aux mains trop faibles pour le retenir
Le rayonnant espoir de sa  charmée.

Chérubin, Don Juan! loin de l'oubli qui fane
Debout dans les parfums tant il foula de fleurs
Que le vent dispersa sans en sécher les pleurs
Des jardins andalous aux tombes de Toscane!

Dans le parc allemand où brument les ennuis,
L'Italienne encore est reine de la nuit.
Son haleine y fait l'air doux et spirituel
Et sa Flûte enchantée égoutte avec amour
Dans l'ombre chaude encor des adieux d'un beau jour
La fraîcheur des sorbets, des baisers et du ciel.




LA CONFESSION D'UNE JEUNE FILLE


«Les désirs des sens nous entraînent çà et là, mais
l'heure passée, que rapportez-vous? des remords de conscience et de la
dissipation d'esprit. On sort dans la joie et souvent on revient dans
la tristesse, et les plaisirs du soir attristent le matin. Ainsi la
joie des sens flatte d'abord, mais à la fin elle blesse et elle tue.»

(_Imitation de Jésus-Christ_,
Livre I, c. XVIII.)




I


Parmi l'oubli qu'on cherche aux fausses allégresses. Revient plus
virginal à travers les ivresses, Le doux parfum mélancolique du lilas.

(Henri de Régnier.)

Enfin la délivrance approche. Certainement j'ai été maladroite, j'ai
mal tiré, j'ai failli me manquer. Certainement il aurait mieux valu
mourir du premier coup, mais enfin on n'a pas pu extraire la balle et
les accidents au cœur ont commencé. Cela ne peut plus être bien long.
Huit jours pourtant! cela peut encore durer huit jours! pendant
lesquels je ne pourrai faire autre chose que m'efforcer de ressaisir
l'horrible enchaînement. Si je n'étais pas si faible, si j'avais assez
de volonté pour me lever, pour partir, je voudrais aller mourir aux
Oublis, dans le parc où j'ai passé tous mes étés jusqu'à quinze ans.
Nul lieu n'est plus plein de ma mère, tant sa présence, et son absence
plus encore, l'imprégnèrent de sa personne. L'absence n'est-elle pas
pour qui aime la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la
plus indestructible, la plus fidèle des présences?

Ma mère m'amenait aux Oublis à la fin d'avril, repartait au bout de
deux jours, passait deux jours encore au milieu de mai, puis revenait
me chercher dans la dernière semaine de juin. Ses venues si courtes
étaient la chose la plus douce et la plus cruelle. Pendant ces deux
jours elle me prodiguait des tendresses dont habituellement, pour
m'endurcir et calmer ma sensibilité maladive, elle était très avare.
Les deux soirs qu'elle passait aux Oublis, elle venait me dire bonsoir
dans mon lit, ancienne habitude qu'elle avait perdue, parce que j'y
trouvais trop de plaisir et trop de peine, que je ne m'endormais plus à
force de la rappeler pour me dire bonsoir encore, n'osant plus à la
fin, n'en ressentant que davantage le besoin passionné, inventant
toujours de nouveaux prétextes, mon oreiller brûlant à retourner, mes
pieds gelés qu'elle seule pourrait réchauffer dans ses mains... Tant de
doux moments recevaient une douceur de plus de ce que je sentais que
c'étaient ceux-là où ma mère était véritablement elle-même et que son
habituelle froideur devait lui coûter beaucoup. Le jour où elle
repartait, jour de désespoir où je m'accrochais à sa robe jusqu'au
wagon, la suppliant de m'emmener à Paris avec elle, je démêlais très
bien le sincère au milieu du feint, sa tristesse qui perçait sous ses
reproches gais et fâchés par ma tristesse «bête, ridicule» qu'elle
voulait m'apprendre à dominer, mais qu'elle partageait. Je ressens
encore mon émotion d'un de ces jours de départ (juste cette émotion
intacte, pas altérée par le douloureux retour d'aujourd'hui) d'un de
ces jours de départ où je fis la douce découverte de sa tendresse si
pareille et si supérieure à la mienne. Comme toutes les découvertes,
elle avait été pressentie, devinée, mais les faits semblaient si
souvent y contredire! Mes plus douces impressions sont celles des
années où elle revint aux Oublis, rappelée parce que j'étais malade.
Non seulement elle me faisait une visite de plus sur laquelle je
n'avais pas compté, mais surtout elle n'était plus alors que douceur et
tendresse longuement épanchées sans dissimulation ni contrainte. Même
dans ce temps-là où elles n'étaient pas encore adoucies, attendries par
la pensée qu'un jour elles viendraient à me manquer, cette douceur,
cette tendresse étaient tant pour moi que le charme des convalescences
me fut toujours mortellement triste: le jour approchait où je serais
assez guérie pour que ma mère put repartir, et jusque-là je n'étais
plus assez souffrante pour qu'elle ne reprît pas les sévérités, la
justice sans indulgence d'avant.

Un jour, les oncles chez qui j'habitais aux Oublis m'avaient caché que
ma mère devait arriver, parce qu'un petit cousin était venu passer
quelques heures avec moi, et que je ne me serais pas assez occupée de
lui dans l'angoisse joyeuse de cette attente. Cette cachotterie fut
peut-être la première des circonstances indépendantes de ma volonté qui
furent les complices de toutes les dispositions pour le mal que, comme
tous les enfants de mon âge, et pas plus qu'eux alors, je portais en
moi. Ce petit cousin qui avait quinze ans—j'en avais quatorze—était
déjà très vicieux et m'apprit des choses qui me firent frissonner
aussitôt de remords et de volupté. Je goûtais à l'écouter, à laisser
ses mains caresser les miennes, une joie empoisonnée à sa source même;
bientôt j'eus la force de le quitter et je me sauvai dans le parc avec
un besoin fou de ma mère que je savais, hélas! être à Paris, l'appelant
partout malgré moi par les allées. Tout à coup, passant devant une
charmille, je l'aperçus sur un banc, souriante et m'ouvrant les bras.
Elle releva son voile pour m'embrasser, je me précipitai contre ses
joues en fondant en larmes; je pleurai longtemps en lui racontant
toutes ces vilaines choses qu'il fallait l'ignorance de mon âge pour
lui dire et qu'elle sut écouter divinement, sans les comprendre,
diminuant leur importance avec une bonté qui allégeait le poids de ma
conscience. Ce poids s'allégeait, s'allégeait; mon âme écrasée,
humiliée montait de plus en plus légère et puissante, débordait,
j'étais tout âme. Une divine douceur émanait de ma mère et de mon
innocence revenue. Je sentis bientôt sous mes narines une odeur aussi
pure et aussi fraîche. C'était un lilas dont une branche cachée par
l'ombrelle de ma mère était déjà fleurie et qui, invisible, embaumait.
Tout en haut des arbres, les oiseaux chantaient de toutes leurs forces.
Plus haut, entre les cimes vertes, le ciel était d'un bleu si profond
qu'il semblait à peine l'entrée d'un ciel où l'on pourrait monter sans
fin. J'embrassai ma mère. Jamais je n'ai retrouvé la douceur de ce
baiser. Elle repartit le lendemain et ce départ-là fut plus cruel que
tous ceux qui avaient précédé. En même temps que la joie il me semblait
que c'était maintenant que j'avais une fois péché, la force, le soutien
nécessaires qui m'abandonnaient.

Toutes ces séparations m'apprenaient malgré moi ce que serait
l'irréparable qui viendrait un jour, bien que jamais à cette époque je
n'aie sérieusement envisagé la possibilité de survivre à ma mère.
J'étais décidée à me tuer dans la minute qui suivrait sa mort. Plus
tard, l'absence porta d'autres enseignements plus amers encore, qu'on
s'habitue à l'absence, que c'est la plus grande diminution de soi-même,
la plus humiliante souffrance de sentir qu'on n'en souffre plus. Ces
enseignements d'ailleurs devaient être démentis dans la suite. Je
repense surtout maintenant au petit jardin où je prenais avec ma mère
le déjeuner du matin et où il y avait d'innombrables pensées. Elles
m'avaient toujours paru un peu tristes, graves comme des emblèmes, mais
douces et veloutées, souvent mauves, parfois violettes, presque noires,
avec de gracieuses et mystérieuses images jaunes, quelques-unes
entièrement blanches et d'une frôle innocence. Je les cueille toutes
maintenant dans mon souvenir, ces pensées, leur tristesse s'est accrue
d'avoir été comprises, la douceur de leur velouté est à jamais
disparue.




II


Comment toute cette eau fraîche île souvenirs a-t-elle pu jaillir
encore une fois et couler dans mon âme impure d'aujourd'hui sans s'y
souiller? Quelle vertu possède cette matinale odeur de lilas pour
traverser tant de vapeurs fétides sans s'y mêler et s'y affaiblir?
Hélas! en même temps qu'en moi, c'est bien loin de moi, c'est hors de
moi que mon âme de quatorze ans se réveille encore. Je sais bien
qu'elle n'est plus mon âme et qu'il ne dépend plus de moi qu'elle la
redevienne. Alors pourtant je ne croyais pas que j'en arriverais un
jour à la regretter. Elle n'était que pure, j'avais à la rendre forte
et capable dans l'avenir des plus hautes tâches. Souvent aux Oublis,
après avoir été avec ma mère au bord de l'eau pleine des jeux du soleil
et des poissons, pendant les chaudes heures du jour,—ou le matin et le
soir me promenant avec elle dans les champs, je rêvais avec confiance
cet avenir qui n'était jamais assez beau au gré de son amour, de mon
désir de lui plaire, et des puissances sinon de volonté, au moins
d'imagination et de sentiment qui s'agitaient en moi, appelaient
tumultueusement la destinée où elles se réaliseraient et frappaient à
coups répétés à la cloison de mon cœur comme pour l'ouvrir et se
précipiter hors de moi, dans la vie. Si, alors, je sautais de toutes
mes forces, si j'embrassais mille fois ma mère, courais au loin en
avant comme un jeune chien, ou restée indéfiniment en arrière à
cueillir des coquelicots et des bleuets, les rapportais en poussant des
cris, c'était moins pour la joie de la promenade elle-même et de ces
cueillettes que pour épancher mon bonheur de sentir en moi toute cette
vie prête à jaillir, à s'étendre à l'infini, dans des perspectives plus
vastes et plus enchanteresses que l'extrême horizon des forêts et du
ciel que j'aurais voulu atteindre d'un seul bond. Bouquets de bleuets,
de trèfles et de coquelicots, si je vous emportais avec tant d'ivresse,
les yeux ardents, toute palpitante, si vous me faisiez rire et pleurer,
c'est que je vous composais avec toutes mes espérances d'alors, qui
maintenant, comme vous, ont séché, ont pourri, et sans avoir fleuri
comme vous, sont retournées à la poussière.

Ce qui désolait ma mère, c'était mon manque de volonté. Je faisais tout
par l'impulsion du moment. Tant qu'elle fut toujours donnée par
l'esprit ou par le cœur, ma vie, sans être tout à fait, bonne, ne fut
pourtant pas vraiment mauvaise. La réalisation de tous mes beaux
projets de travail, de calme, de raison, nous préoccupait par-dessus
tout, ma mère et moi, parce que nous sentions, elle plus distinctement,
moi confusément, mais avec beaucoup de force, qu'elle ne serait que
l'image projetée dans ma vie de la création par moi-même et en moi-même
de cette volonté qu'elle avait conçue et couvée. Mais toujours je
l'ajournais au lendemain. Je me donnais du temps, je me désolais
parfois de le voir passer, mais il y en avait encore tant devant moi!
Pourtant j'avais un peu peur, et sentais vaguement que l'habitude de me
passer ainsi de vouloir commençait à peser sur moi déplus en plus
fortement à mesure qu'elle prenait plus d'années, me doutant tristement
que les choses ne changeraient pas tout d'un coup, et qu'il ne fallait
guère compter, pour transformer ma vie et créer ma volonté, sur un
miracle qui ne m'aurait coûté aucune peine. Désirer avoir de la volonté
n'y suffisait pas. Il aurait fallu précisément ce que je ne pouvais
sans volonté: le vouloir.




III


Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.

(Baudelaire.)

Pendant ma seizième année, je traversai une crise qui me rendit
souffrante. Pour me distraire, on me fit débuter dans le monde. Des
jeunes gens prirent l'habitude de venir me voir. Un d'entre eux était
pervers et méchant. Il avait des manières à la fois douces et hardies.
C'est de lui que je devins amoureuse. Mes parents l'apprirent et ne
brusquèrent rien pour ne pas me faire trop de peine. Passant tout le
temps où je ne le voyais pas à penser à lui, je finis par m'abaisser en
lui ressemblant autant que cela m'était possible. Il m'induisit à mal
faire presque par surprise, puis m'habitua à laisser s'éveiller en moi
de mauvaises pensées auxquelles je n'eus pas une volonté à opposer,
seule puissance capable de les faire rentrer dans l'ombre infernale
d'où elles sortaient. Quand l'amour finit, l'habitude avait pris sa
place et il ne manquait pas de jeunes gens immoraux pour l'exploiter.
Complices de mes fautes, ils s'en faisaient aussi les apologistes en
face de ma conscience. J'eus d'abord des remords atroces, je fis des
aveux qui ne furent pas compris. Mes camarades me détournèrent
d'insister auprès de mou père. Ils me persuadaient lentement que toutes
les jeunes filles faisaient de même et que les parents feignaient
seulement de l'ignorer. Les mensonges que j'étais sans cesse obligée de
faire, mon imagination les colora bientôt des semblants d'un silence
qu'il convenait de garder sur une nécessité inéluctable. À ce moment je
ne vivais plus bien; je rêvais, je pensais, je sentais encore.

Pour distraire et chasser tous ces mauvais désirs, je commençai à aller
beaucoup dans le monde. Ses plaisirs desséchants m'habituèrent à vivre
dans une compagnie perpétuelle, et je perdis avec le goût de la
solitude le secret des joies que m'avaient données jusque-là la nature
et l'art. Jamais je n'ai été si souvent au concert que dans ces
années-là. Jamais, tout occupée au désir d'être admirée dans une loge
élégante, je n'ai senti moins profondément la musique. J'écoutais et je
n'entendais rien. Si par hasard j'entendais, j'avais cessé de voir tout
ce que la musique sait dévoiler. Mes promenades aussi avaient été comme
frappées de stérilité. Les choses qui autrefois suffisaient à me rendre
heureuse pour toute la journée, un peu de soleil jaunissant l'herbe, le
parfum que les feuilles mouillées laissent s'échapper avec les
dernières gouttes de pluie, avaient perdu comme moi leur douceur et
leur gaieté. Les bois, le ciel, les eaux semblaient se détourner de
moi, et si, restée seule avec eux face à face, je les interrogeais
anxieusement, ils ne murmuraient plus ces réponses vagues qui me
ravissaient autrefois. Les hôtes divins qu'annoncent les voix des eaux,
des feuillages et du ciel daignent visiter seulement les cœurs qui, en
habitant en eux-mêmes, se sont purifiés.

C'est alors qu'à la recherche d'un remède inverse et parce que je
n'avais pas le courage de vouloir le véritable qui était si près, et
hélas! si loin de moi, en moi-même, je me laissai de nouveau aller aux
plaisirs coupables, croyant ranimer par là la flamme éteinte par le
monde. Ce fut en vain. Retenue par le plaisir de plaire, je remettais
de jour en jour la décision définitive, le choix, l'acte vraiment
libre, l'option pour la solitude. Je ne renonçai pas à l'un de ces deux
vices pour l'autre. Je les mêlai. Que dis-je? chacun se chargeant de
briser tous les obstacles de pensée, de sentiment, qui auraient arrêté
l'autre, semblait aussi l'appeler. J'allais dans le monde pour me
calmer après une faute, et j'en commettais une autre dès que j'étais
calme. C'est à ce moment terrible, après l'innocence perdue, et avant
le remords d'aujourd'hui, à ce moment où de tous les moments de ma vie
j'ai le moins valu, que je fus le plus appréciée de tous. On m'avait
jugée une petite fille prétentieuse et folle; maintenant, au contraire,
les cendres de mon imagination étaient au goût du monde qui s'y
délectait. Alors que je commettais envers ma mère le plus grand des
crimes, on me trouvait à cause de mes façons tendrement respectueuses
avec elle, le modèle des filles. Après le suicide de ma pensée, on
admirait mon intelligence, on raffolait de mon esprit. Mon imagination
desséchée, ma sensibilité tarie, suffisaient à la soif des plus altérés
de vie spirituelle, tant cette soif était factice, et mensongère comme
la source où ils croyaient l'étancher! Personne d'ailleurs ne
soupçonnait le crime secret de ma vie, et je semblais à tous la jeune
fille idéale. Combien de parents dirent alors à ma mère que si ma
situation eût été moindre et s'ils avaient pu songer à moi, ils
n'auraient pas voulu d'autre femme pour leur fils! Au fond de ma
conscience oblitérée, j'éprouvais pourtant de ces louanges indues une
honte désespérée; elle n'arrivait pas jusqu'à la surface, et j'étais
tombée si bas que j'eus l'indignité de les rapporter en riant aux
complices de mes crimes.




IV


«À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve jamais... jamais!»

(Baudelaire.)

L'hiver de ma vingtième année, la santé de ma mère, qui n'avait jamais
été vigoureuse, fut très ébranlée. J'appris qu'elle avait le cœur
malade, sans gravité d'ailleurs, mais qu'il fallait lui éviter tout
ennui. Un de mes oncles me dit que ma mère désirait me voir me marier.
Un devoir précis, important se présentait à moi. J'allais pouvoir
prouver à ma mère combien je l'aimais. J'acceptai la première demande
qu'elle me transmit en l'approuvant, chargeant ainsi, à défaut de
volonté, la nécessité, de me contraindre à changer de vie. Mon fiancé
était précisément le jeune homme qui, par son extrême intelligence, sa
douceur et son énergie, pouvait avoir sur moi la plus heureuse
influence. Il était, de plus, décidé à habiter avec nous. Je ne serais
pas séparée de ma mère, ce qui eût été pour moi la peine la plus
cruelle.

Alors j'eus le courage de dire toutes mes fautes à mon confesseur. Je
lui demandai si je devais le même aveu à mon fiancé. Il eut la pitié de
m'en détourner, mais me fit prêter le serment de ne jamais retomber
dans mes erreurs et me donna l'absolution. Les fleurs tardives que la
joie fit éclore dans mon cœur que je croyais à jamais stérile portèrent
des fruits. La grâce de Dieu, la grâce de la jeunesse,—où l'on voit
tant de plaies se refermer d'elles-mêmes par la vitalité de cet
âge—m'avaient guérie. Si, comme l'a dit saint Augustin, il est plus
difficile de redevenir chaste que de l'avoir été, je connus alors une
vertu difficile. Personne ne se doutait que je valais infiniment mieux
qu'avant et ma mère baisait chaque jour mon front qu'elle n'avait
jamais cessé de croire pur sans savoir qu'il était régénéré. Bien plus,
on me fit à ce moment, sur mon attitude distraite, mon silence et ma
mélancolie dans le monde, des reproches injustes. Mais je ne m'en
fâchais pas: le secret qui était entre moi et ma conscience satisfaite
me procurait assez de volupté. La convalescence de mon âme—qui me
souriait maintenant sans cesse avec un visage semblable à celui de ma
mère et me regardait avec un air de tendre reproche à travers ses
larmes qui séchaient—était d'un charme et d'une langueur infinis. Oui,
mon âme renaissait à la vie. Je ne comprenais pas moi-même comment
j'avais pu la maltraiter, la faire souffrir, la tuer presque. Et je
remerciais Dieu avec effusion de l'avoir sauvée à temps.

C'est l'accord de cette joie profonde et pure avec la fraîche sérénité
du ciel que je goûtais le soir _où tout s'est accompli._ L'absence de
mon fiancé, qui était allé passer deux jours chez sa sœur, la présence
à dîner du jeune homme qui avait la plus grande responsabilité dans mes
fautes passées, ne projetaient pas sur cette limpide soirée de mai la
plus légère tristesse. Il n'y avait pas un nuage au ciel qui se
reflétait exactement dans mon cœur. Ma mère, d'ailleurs, comme s'il y
avait ou entre elle et mon âme, malgré qu'elle fût dans une ignorance
absolue de mes fautes, une solidarité mystérieuse, était à peu près
guérie. «Il faut la ménager quinze jours, avait dit le médecin, et
après cela il n'y aura plus de rechute possible!» Ces seuls mots
étaient pour moi la promesse d'un avenir de bonheur dont la douceur me
faisait fondre en larmes. Ma mère avait ce soir-là une robe plus
élégante que de coutume, et, pour la première fois depuis la mort de
mon père, déjà ancienne pourtant de dix ans, elle avait ajouté un peu
de mauve à son habituelle robe noire. Elle était toute confuse d'être
ainsi habillée comme quand elle était plus jeune, et triste et heureuse
d'avoir fait violence à sa peine et à son deuil pour me faire plaisir
et fêter ma joie. J'approchai de son corsage un œillet rose qu'elle
repoussa d'abord, puis qu'elle attacha, parce qu'il venait de moi,
d'une main un peu hésitante, honteuse. Au moment où on allait se mettre
à table, j'attirai près de moi vers la fenêtre son visage délicatement
reposé de ses souffrances passées, et je l'embrassai avec passion. Je
m'étais trompée en disant que je n'avais jamais retrouvé la douceur du
baiser aux Oublis. Le baiser de ce soir-là fut aussi doux qu'aucun
autre. Ou plutôt ce fut le baiser même des Oublis qui, évoqué par
l'attrait d'une minute pareille, glissa doucement du fond du passé et
vint se poser entre les joues de ma mère encore un peu pâles et mes
lèvres.

On but à mon prochain mariage. Je ne buvais jamais que de l'eau à cause
de l'excitation trop vive que le vin causait à mes nerfs. Mon oncle
déclara qu'à un moment comme celui-là, je pouvais faire une exception.
Je revois très bien sa figure gaie en prononçant ces paroles
stupides... Mon Dieu! mon Dieu! j'ai tout confessé avec tant de calme,
vais-je être obligée de m'arrêter ici? Je ne vois plus rien! Si... mon
oncle dit que je pouvais bien à un moment comme celui-là faire une
exception. Il me regarda en riant en disant cela, je bus vite avant
d'avoir regardé ma mère dans la crainte qu'elle ne me le défendit. Elle
dit doucement: «On ne doit jamais faire une place au mal, si petite
qu'elle soit.» Mais le vin de Champagne était si frais que j'en bus
encore deux autres verres. Ma tête était devenue très lourde, j'avais à
la fois besoin de me reposer et de dépenser mes nerfs. On se levait de
table: Jacques s'approcha de moi et me dit en me regardant fixement:

—Voulez-vous venir avec moi; je voudrais vous montrer des vers que j'ai
faits.

Ses beaux yeux brillaient doucement dans ses joues fraîches, il releva
lentement ses moustaches avec sa main. Je compris que je me perdais et
je fus sans force pour résister. Je dis toute tremblante:

—Oui, cela me fera plaisir.

Ce fut en disant ces paroles, avant même peut-être, en buvant le second
verre de vin de Champagne que je commis l'acte vraiment responsable,
l'acte abominable. Après cela, je ne fis plus que me laisser faire.
Nous avions fermé à clef les deux portes, et lui, son haleine sur mes
joues, m'étreignait, ses mains furetant le long de mon corps. Alors
tandis que le plaisir me tenait de plus en plus, je sentais s'éveiller,
au fond de mon cœur, une tristesse et une désolation infinies; il me
semblait que je faisais pleurer l'âme de ma mère, l'âme de mon ange
gardien, l'âme de Dieu. Je n'avais jamais pu lire sans des
frémissements d'horreur le récit des tortures que des scélérats font
subir à des animaux, à leur propre femme, à leurs enfants; il
m'apparaissait confusément maintenant que dans tout acte voluptueux et
coupable il y a autant de férocité de la part du corps qui jouit, et
qu'en nous autant de bonnes intentions, autant d'anges purs sont
martyrisés et pleurent.

Bientôt mes oncles auraient fini leur partie de cartes et allaient
revenir. Nous allions les devancer, je ne faillirais plus, c'était la
dernière fois... Alors, au-dessus de la cheminée, je me vis dans la
glace. Toute cette vague angoisse de mon âme n'était pas peinte sur ma
figure, mais toute elle respirait, des yeux brillants aux joues
enflammées et à la bouche offerte, une joie sensuelle, stupide et
brutale. Je pensais alors à l'horreur de quiconque m'ayant vue tout à
l'heure embrasser ma mère avec une mélancolique tendresse, me verrait
ainsi transfigurée en bête. Mais aussitôt se dressa dans la glace,
contre ma figure, la bouche de Jacques, avide sous ses moustaches.
Troublée jusqu'au plus profond de moi-même, je rapprochai ma tête de la
sienne, quand en face de moi je vis, oui, je le dis comme cela était,
écoutez-moi puisque je peux vous le dire, sur le balcon, devant la
fenêtre, je vis ma mère qui me regardait hébétée. Je ne sais si elle a
crié, je n'ai rien entendu, mais elle est tombée en arrière et est
restée la tête prise entre les deux barreaux du balcon...

Ce n'est pas la dernière fois que je vous le raconte; je vous l'ai dit,
je me suis presque manquée, je m'étais pourtant bien visée, mais j'ai
mal tiré. Pourtant on n'a pas pu extraire la balle et les accidents au
cœur ont commencé. Seulement je peux rester encore huit jours comme
cela et je ne pourrai cesser jusque-là de raisonner sur les
commencements et de voir la fin. J'aimerais mieux que ma mère m'ait vu
commettre d'autres crimes encore et celui-là même, mais qu'elle n'ait
pas vu cette expression joyeuse qu'avait ma figure dans la glace. Non,
elle n'a pu la voir... C'est une coïncidence... elle a été frappée
d'apoplexie une minute avant de me voir... Elle ne l'a pas vue... Cela
ne se peut pas! Dieu qui savait tout ne l'aurait pas voulu.




UN DINER EN VILLE


«Mais, Fundanius, qui partageait avec vous le
bonheur de ce repas? je suis en peine de le savoir.»

(Horace.)




I


Honoré était en retard; il dit bonjour aux maîtres de la maison, aux
invités qu'il connaissait, fut présenté aux autres et on passa à table.
Au bout de quelques instants, son voisin, un tout jeune homme, lui
demanda de lui nommer et de lui raconter les invités. Honoré ne l'avait
encore jamais rencontré dans le monde. Il était très beau. La maîtresse
de la maison jetait à chaque instant sur lui des regards brûlants qui
signifiaient assez pourquoi elle l'avait invité et qu'il ferait bientôt
partie de sa société. Honoré sentit en lui une puissance future, mais
sans envie, par bienveillance polie, se mit en devoir de lui répondre.
Il regarda autour de lui. En face deux voisins ne se parlaient pas: on
les avait, par maladroite bonne intention, invités ensemble et placés
l'un près de l'autre parce qu'ils s'occupaient tous les deux de
littérature. Mais à cette première raison de se haïr, ils en ajoutaient
une plus particulière. Le plus âgé, parent—doublement hypnotisé—de M.
Paul Desjardins et de M. de Vogüé, affectait un silence méprisant à
l'endroit du plus jeune, disciple favori de M. Maurice Barrès, qui le
considérait à son tour avec ironie. La malveillance de chacun d'eux
exagérait d'ailleurs bien contre son gré l'importance de l'autre, comme
si l'on eût affronté le chef des scélérats au roi des imbéciles. Plus
loin, une superbe Espagnole mangeait rageusement. Elle avait sans
hésiter et en personne sérieuse sacrifié ce soir-là un rendez-vous à la
probabilité d'avancer, en allant dîner dans une maison élégante, sa
carrière mondaine. Et certes, elle avait beaucoup de chances d'avoir
bien calculé. Le snobisme de madame Fremer était pour ses amies et
celui de ses amies était pour elle comme une assurance mutuelle contre
l'embourgeoisement. Mais le hasard avait voulu que madame Fremer
écoulât précisément ce soir-là un stock de gens qu'elle n'avait pu
inviter à ses dîners, à qui, pour des raisons différentes, elle tenait
à faire des politesses, et qu'elle avait réunis presque pêle-mêle. Le
tout était bien surmonté d'une duchesse, mais que l'Espagnole
connaissait déjà et dont elle n'avait plus rien à tirer. Aussi
échangeait-elle des regards irrités avec son mari dont on entendait
toujours, dans les soirées, la voix gutturale dire successivement, en
laissant entre chaque demande un intervalle de cinq minutes bien
remplies par d'autres besognes: «Voudriez-vous me présenter au
duc?—Monsieur le Duc, voudriez-vous me présenter à la Duchesse?—Madame
la Duchesse, puis-je vous présenter ma femme?» Exaspéré de perdre son
temps, il s'était pourtant résigné à entamer la conversation avec son
voisin, l'associé du maître de la maison. Depuis plus d'un an Fremer
suppliait sa femme de l'inviter. Elle avait enfin cédé et l'avait
dissimulé entre le mari de l'Espagnole et un humaniste. L'humaniste,
qui lisait trop, mangeait trop. Il avait des citations et des renvois
et ces deux incommodités répugnaient également à sa voisine, une noble
roturière, madame Lenoir. Elle avait vite amené la conversation sur les
victoires du prince de Buivres au Dahomey et disait d'une voix
attendrie: «Cher enfant, comme cela me réjouit qu'il honore la
famille!» En effet, elle était cousine des Buivres, qui, tous plus
jeunes qu'elle, la traitaient avec la déférence que lui valaient son
âge, son attachement à la famille royale, sa grande fortune et la
constante stérilité de ses trois mariages. Elle avait reporté sur tous
les Buivres ce qu'elle pouvait éprouver de sentiments de famille. Elle
ressentait une honte personnelle des vilenies de celui qui avait un
conseil judiciaire, et, autour de son front bien pensant, sur ses
bandeaux orléanistes, portait naturellement les lauriers de celui qui
était général. Intruse dans cette famille jusque-là si fermée, elle en
était devenue le chef et comme la douairière. Elle se sentait
réellement exilée dans la société moderne, parlait toujours avec
attendrissement des «vieux gentilshommes d'autrefois». Son snobisme
n'était qu'imagination et était d'ailleurs toute son imagination. Les
noms riches de passé et de gloire ayant sur son esprit sensible un
pouvoir singulier, elle trouvait des jouissances aussi désintéressées à
dîner avec des princes qu'à lire des mémoires de l'ancien régime.
Portant toujours les mêmes raisins, sa coiffure était invariable comme
ses principes. Ses yeux pétillaient de bêtise. Sa figure souriante
était noble, sa mimique excessive et insignifiante. Elle avait, par
confiance en Dieu, une même agitation optimiste la veille d'une garden
party ou d'une révolution, avec des gestes rapides qui semblaient
conjurer le radicalisme ou le mauvais temps. Son voisin l'humaniste lui
parlait avec une élégance fatigante et avec une terrible facilité à
formuler: il faisait des citations d'Horace pour excuser aux yeux des
autres et poétiser aux siens sa gourmandise et son ivrognerie.
D'invisibles roses antiques et pourtant fraîches ceignaient son front
étroit. Mais d'une politesse égale et qui lui était facile, parce
qu'elle y voyait l'exercice de sa puissance et le respect, rare
aujourd'hui, des vieilles traditions, madame Lenoir parlait toutes les
cinq minutes à l'associé de M. Fremer. Celui-ci d'ailleurs n'avait pas
à se plaindre. De l'autre bout de la table, madame Fremer lui adressait
les plus charmantes flatteries. Elle voulait que ce dîner comptât pour
plusieurs années, et, décidée à ne pas évoquer d'ici longtemps ce
trouble-fête, elle l'enterrait sous les fleurs. Quant à M. Fremer,
travaillant le jour à sa banque, et, le soir, traîné par sa femme dans
le monde ou retenu chez lui quand on recevait, toujours prêt à tout
dévorer, toujours muselé, il avait fini par garder dans les
circonstances les plus indifférentes une expression mêlée d'irritation
sourde, de résignation boudeuse, d'exaspération contenue et
d'abrutissement profond. Pourtant, ce soir, elle faisait place sur la
figure du financier à une satisfaction cordiale toutes les fois que ses
regards rencontraient ceux de son associé. Bien qu'il ne put le
souffrir dans l'habitude de la vie, il se sentait pour lui des
tendresses fugitives, mais sincères, non parce qu'il l'éblouissait
facilement de son luxe, mais par cette même fraternité vague qui nous
émeut à l'étranger à la vue d'un Français, même odieux. Lui, si
violemment arraché chaque soir à ses habitudes, si injustement privé du
repos qu'il avait mérité, si cruellement déraciné, il sentait un lien,
habituellement détesté, mais fort, qui le rattachait enfin à quelqu'un
et le prolongeait, pour l'en faire sortir, au delà de son isolement
farouche et désespéré. En face de lui, madame Fremer mirait dans les
yeux charmés des convives sa blonde beauté. La double réputation dont
elle était environnée était un prisme trompeur au travers duquel chacun
essayait de distinguer ses traits véritables. Ambitieuse, intrigante,
presque aventurière, au dire de la finance qu'elle avait abandonnée
pour des destinées plus brillantes, elle apparaissait au contraire aux
yeux du faubourg et de la famille royale qu'elle avait conquis comme un
esprit supérieur, un ange de douceur et de vertu. Du reste, elle
n'avait pas oublié ses anciens amis plus humbles, se souvenait d'eux
surtout quand ils étaient malades ou en deuil, circonstances
touchantes, où d'ailleurs, comme on ne va pas dans le monde, on ne peut
se plaindre de n'être pas invité. Par là elle donnait leur portée aux
élans de sa charité, et dans les entretiens avec les parents ou les
prêtres aux chevets des mourants, elle versait des larmes sincères,
tuant un à un les remords qu'inspirait sa vie trop facile à son cœur
scrupuleux.

Mais la plus aimable convive était la jeune duchesse de D..., dont
l'esprit, alerte et clair, jamais inquiet ni troublé, contrastait si
étrangement avec l'incurable mélancolie de ses beaux yeux, le
pessimisme de ses lèvres, l'infinie et noble lassitude de ses mains.
Cette puissante amante de la vie sous toutes ses formes, bonté,
littérature, théâtre, action, amitié, mordait sans les flétrir, comme
une fleur dédaignée, ses belles lèvres rouges, dont un sourire
désenchanté relevait faiblement les coins. Ses yeux semblaient
promettre un esprit à jamais chaviré sur les eaux malades du regret.
Combien de fois, dans la rue, au théâtre, des passants songeurs avaient
allumé leur rêve à ces astres changeants! Maintenant la duchesse, qui
se souvenait d'un vaudeville ou combinait une toilette, n'en continuait
pas moins à étirer tristement ses nobles phalanges résignées et,
pensives, et promenait autour d'elle des regards désespérés et profonds
qui noyaient les convives impressionnables sous les torrents de leur
mélancolie. Sa conversation exquise se parait négligemment des
élégances fanées et si charmantes d'un scepticisme déjà ancien. On
venait d'avoir une discussion, et cette personne si absolue dans la vie
et qui estimait qu'il n'y avait qu'une manière de s'habiller répétait à
chacun: «Mais, pourquoi est-ce qu'on ne peut pas tout dire, tout
penser? Je peux avoir raison, vous aussi. Comme c'est terrible et
étroit d'avoir une opinion.» Son esprit n'était pas comme son corps,
habillé à la dernière mode, et elle plaisantait aisément les
symbolistes et les croyants. Mais il en était de son esprit comme de
ces femmes charmantes qui sont assez belles et vives pour plaire vêtues
de vieilleries. C'était peut-être d'ailleurs coquetterie voulue.
Certaines idées trop crues auraient éteint son esprit comme certaines
couleurs qu'elle s'interdisait son teint.

À son joli voisin, Honoré avait donné de ces différentes figures une
esquisse rapide et si bienveillante que, malgré leurs différences
profondes, elles semblaient toutes pareilles, la brillante madame de
Torreno, la spirituelle duchesse de D... la belle madame Lenoir. Il
avait négligé leur seul trait commun, ou plutôt la même folie
collective, la même épidémie régnante dont tous étaient atteints, le
snobisme. Encore, selon leurs natures, affectait-il des formes bien
différentes et il y avait loin du snobisme imaginatif et poétique de
madame Lenoir au snobisme conquérant de madame de Torreno, avide comme
un fonctionnaire qui veut arriver aux premières places. Et pourtant,
cette terrible femme était capable de se réhumaniser. Son voisin venait
de lui dire qu'il avait admiré au Parc Monceau sa petite fille.
Aussitôt elle avait rompu son silence indigné. Elle avait éprouvé pour
cet obscur comptable une sympathie reconnaissante et pure qu'elle eût
été peut-être incapable d'éprouver pour un prince, et maintenant ils
causaient comme de vieux amis.

Madame Fremer présidait aux conversations avec une satisfaction visible
causée par le sentiment de la haute mission qu'elle accomplissait.
Habituée à présenter les grands écrivains aux duchesses, elle semblait,
à ses propres yeux, une sorte de ministre des Affaires étrangères
tout-puissant et qui même dans le protocole portait un esprit
souverain. Ainsi un spectateur qui digère au théâtre voit au-dessous de
lui puisqu'il les juge, artistes, public, auteur, règles de l'art
dramatique, génie. La conversation allait d'ailleurs d'une allure assez
harmonieuse. On en était arrivé à ce moment des dîners où les voisins
touchent le genou des voisines ou les interrogent sur leurs préférences
littéraires selon les tempéraments et l'éducation, selon la voisine
surtout. Un instant, un accroc parut inévitable. Le beau voisin
d'Honoré ayant essayé avec l'imprudence de la jeunesse d'insinuer que
dans l'œuvre de Hérédia il y avait peut-être plus de pensée qu'on ne le
disait généralement, les convives troublés dans leurs habitudes
d'esprit prirent un air morose. Mais madame Fremer s'étant aussitôt
écriée: «Au contraire, ce ne sont que d'admirables camées, des émaux
somptueux, des orfèvreries sans défaut,» l'entrain et la satisfaction
reparurent sur tous les visages. Une discussion sur les anarchistes fut
plus grave. Mais madame Fremer, comme s'inclinant avec résignation
devant la fatalité d'une loi naturelle, dit lentement: «À quoi bon tout
cela? il y aura toujours des riches et des pauvres.» Et tous ces gens
dont le plus pauvre avait au moins cent mille livres de rente, frappés
de cette vérité, délivrés de leurs scrupules, vidèrent avec une
allégresse cordiale leur dernière coupe de vin de Champagne.




II

APRÈS DINER


Honoré, sentant que le mélange des vins lui avait un peu tourné la
tête, partit sans dire adieu, prit en bas son par-dessus et commença à
descendre à pied les Champs-Élysées. Il se sentait une joie extrême.
Les barrières d'impossibilité qui ferment à nos désirs et à nos rêves
le champ de la réalité étaient rompues et sa pensée circulait
joyeusement à travers l'irréalisable en s'exaltant de son propre
mouvement.

Les mystérieuses avenues qu'il y a entre chaque être humain et au fond
desquelles se couche peut-être chaque soir un soleil insoupçonné de
joie ou de désolation l'attiraient. Chaque personne à qui il pensait
lui devenait aussitôt irrésistiblement sympathique, il prit tour à tour
les rues où il pouvait espérer de rencontrer chacune, et si ses
prévisions s'étaient réalisées, il eût abordé l'inconnu ou
l'indifférent sans peur, avec un tressaillement doux. Sur la chute d'un
décor planté trop près, la vie s'étendait au loin devant lui dans tout
le charme de sa nouveauté et de son mystère, en paysages amis qui
l'invitaient. Et le regret que ce fût le mirage ou la réalité d'un seul
soir le désespérait, il ne ferait plus jamais rien d'autre que de dîner
et de boire aussi bien, pour revoir d'aussi belles choses. Il souffrait
seulement de ne pouvoir atteindre immédiatement tous les sites qui
étaient disposés çà et là dans l'infini de sa perspective, loin de lui.
Alors il fut frappé du bruit de sa voix un peu grossie et exagérée qui
répétait depuis un quart d'heure: «la vie est triste, c'est idiot» (ce
dernier mot était souligné d'un geste sec du bras droit et il remarqua
le brusque mouvement de sa canne). Il se dit avec tristesse que ces
paroles machinales étaient une bien banale traduction de pareilles
visions qui, pensa-t-il, n'étaient peut-être pas exprimables.

«Hélas! sans doute l'intensité de mon plaisir ou de mon regret est
seule centuplée, mais le conteur intellectuel en reste le même. Mon
bonheur est nerveux, personnel, intraduisible à d'autres, et si
j'écrivais en ce moment, mon style aurait les mêmes qualités, les mêmes
défauts, hélas! la même médiocrité que d'habitude.» Mais le bien-être
physique qu'il éprouvait le garda d'y penser plus longtemps et lui
donna immédiatement la consolation suprême, l'oubli. Il était arrivé
sur les boulevards. Des gens passaient, à qui il donnait sa sympathie,
certain de la réciprocité. Il se sentait leur glorieux point de mire;
il ouvrit son paletot pour qu'on vît la blancheur de son habit, qui lui
seyait, et l'œillet rouge sombre de sa boutonnière. Tel il s'offrait à
l'admiration des passants, à la tendresse dont il était avec eux en
voluptueux commerce.




LES REGRETS

RÊVERIES COULEUR DU TEMPS


«La manière de vivre du poète devrait être si simple que les influences
les plus ordinaires le réjouissent, sa gaieté devrait pouvoir être le
fruit d'un rayon de soleil, l'air devrait suffire pour l'inspirer et
l'eau devrait suffire pour l'enivrer.»

(EMERSON.)




I

TUILERIES


Au jardin des Tuileries, ce matin, le soleil s'est endormi tour à tour
sur toutes les marches de pierre comme un adolescent blond dont le
passage d'une ombre interrompt aussitôt le somme léger. Contre le vieux
palais verdissent de jeunes pousses. Le souffle du vent charmé mêle au
parfum du passé la fraîche odeur des lilas. Les statues qui sur nos
places publiques effrayent comme des folles, rêvent ici dans les
charmilles comme des sages sous la verdure lumineuse qui protège leur
blancheur. Les bassins au fond desquels se prélasse le ciel bleu
luisent comme des regards. De la terrasse du bord de l'eau, on
aperçoit, sortant du vieux quartier du quai d'Orsay, sur l'autre rive
et comme dans un autre siècle, un hussard qui passe. Les liserons
débordent follement des vases couronnés de géraniums. Ardent de soleil,
l'héliotrope brûle ses parfums. Devant le Louvre s'élancent des roses
trémières, légères comme des mâts, nobles et gracieuses comme des
colonnes, rougissantes comme des jeunes filles. Irisés de soleil et
soupirants d'amour, les jets d'eau montent vers le ciel. Au bout de la
Terrasse, un cavalier de pierre lancé sans changer de place dans un
galop fou, les lèvres collées à une trompette joyeuse, incarne toute
l'ardeur du Printemps.

Mais le ciel s'est assombri, il va pleuvoir. Les bassins, où nul azur
ne brille plus, semblent des yeux vides de regards ou des vases pleins
de larmes. L'absurde jet d'eau, fouetté par la brise, élève de plus en
plus vite vers le ciel son hymne maintenant dérisoire. L'inutile
douceur des lilas est d'une tristesse infinie. Et là-bas, la bride
abattue, ses pieds de marbre excitant d'un mouvement immobile et
furieux le galop vertigineux et fixé de son cheval, l'inconscient
cavalier trompette sans fin sur le ciel noir.




II

VERSAILLES


«Un canal qui fait rêver les plus grands parleurs sitôt qu'ils s'on
approchent et où je suis toujours heureux, soit que je sois joyeux,
soit que je sois triste.»

(_Lettre de Balzac à M. de Lamothe-Aigron._)

L'automne épuisé, plus même réchauffé par le soleil rare, perd une à
une ses dernières couleurs. L'extrême ardeur de ses feuillages, si
enflammés que toute l'après-midi et la matinée elle-même donnaient la
glorieuse illusion du couchant, s'est éteinte. Seuls, les dahlias, les
œillets d'Inde et les chrysanthèmes jaunes, violets, blancs et roses,
brillent encore sur la face sombre et désolée de l'automne. À six
heures du soir, quand on passe par les Tuileries uniformément grises et
nues sous le ciel aussi sombre, où les arbres noirs décrivent branche
par branche leur désespoir puissant et subtil, un massif soudain aperçu
de ces fleurs d'automne luit richement dans l'obscurité et fait à nos
yeux habitués à ces horizons en cendres une violence voluptueuse. Les
heures du matin sont plus douces. Le soleil brille encore parfois, et
je peux voir encore en quittant la terrasse du bord de l'eau, au long
des grands escaliers de pierre, mon ombre descendre une à une les
marches devant moi. Je ne voudrais pas vous prononcer ici après tant
d'autres[1] Versailles, grand nom rouillé et doux, royal cimetière de
feuillages, de vastes eaux et de marbres, lieu véritablement
aristocratique et démoralisant, où ne nous trouble même pas le remords
que la vie de tant d'ouvriers n'y ait servi qu'à affiner et qu'à
élargir moins les joies d'un autre temps que la mélancolie du nôtre. Je
ne voudrais pas vous prononcer après tant d'autres, et pourtant que de
fois, à la coupe rougie de vos bassins de marbre rose, j'ai été boire
jusqu'à la lie et jusqu'à délirer l'enivrante et amère douceur de ces
suprêmes jours d'automne. La terre mêlée de feuilles fanées et de
feuilles pourries semblait au loin une jaune et violette mosaïque
ternie. En passant près du hameau, en relevant le col de mon paletot
contre le vent, j'entendis roucouler des colombes. Partout l'odeur du
buis, comme au dimanche des rameaux, enivrait. Comment ai-je pu
cueillir encore un mince bouquet de printemps, dans ces jardins
saccagés par l'automne. Sur l'eau, le vent froissait les pétales d'une
rose grelottante. Dans ce grand effeuillement de Trianon, seule la
voûte légère d'un petit pont de géranium blanc soulevait au-dessus de
l'eau glacée ses fleurs à peine inclinées par le vent. Certes, depuis
que j'ai respiré le vent du large et le sel dans les chemins creux de
Normandie, depuis que j'ai vu briller la mer à travers les branches de
rhododendrons en fleurs, je sais tout ce que le voisinage des eaux peut
ajouter aux grâces végétales. Mais quelle pureté plus virginale en ce
doux géranium blanc, penché avec une retenue gracieuse sur les eaux
frileuses entre leurs quais de feuilles mortes. Ô vieillesse argentée
des bois encore verts, ô branches éplorées, étangs et pièces d'eau
qu'un geste pieux a posés çà et là, comme des urnes offertes à la
mélancolie des arbres!


[1]Et particulièrement après MM. Maurice Barrès, Henri de Régnier,
Robert de Montesquiou-Fezensac.




III

PROMENADE


Malgré le ciel si pur et le soleil déjà chaud, le vent soufflait encore
aussi froid, les arbres restaient aussi nus qu'en hiver. Il me fallut,
pour faire du feu, couper une de ces branches que je croyais mortes et
la sève en jaillit, mouillant mon bras jusqu'au coude et dénonçant,
sous l'écorce glacée de l'arbre, un cœur tumultueux. Entre les troncs,
le sol nu de l'hiver s'emplissait d'anémones, de coucous et de
violettes, et les rivières, hier encore sombres et vides, de ciel
tendre, bleu et vivant qui s'y prélassait jusqu'au fond. Non ce ciel
pâle et lassé des beaux soirs d'octobre qui, étendu au fond des eaux,
semble y mourir d'amour et de mélancolie, mais un ciel intense et
ardent sur l'azur tendre et riant duquel passaient à tous moments,
grises, bleues et roses,—non les ombres des nuées pensives,—mais les
nageoires brillantes, et glissantes d'une perche, d'une anguille ou
d'un éperlan. Ivres de joie, ils couraient entre le ciel et les herbes,
dans leurs prairies et sous leurs futaies qu'avaient brillamment
enchantés comme les nôtres le resplendissant génie du printemps. Et
glissant fraîchement sur leur tête, entre leurs ouïes, sous leur
ventre, les eaux se pressaient aussi en chantant et en faisant courir
gaiement devant elles du soleil.

La basse-cour où il fallut aller chercher des œufs n'était pas moins
agréable à voir. Le soleil comme un poète inspiré et fécond qui ne
dédaigne pas de répandre de la beauté sur les lieux les plus humbles et
qui jusque-là ne semblaient pas devoir faire partie du domaine de
l'art, échauffait encore la bienfaisante énergie du fumier, de la cour
inégalement pavée, et du poirier cassé comme une vieille servante.

Mais quelle est cette personne royalement vêtue qui s'avance, parmi les
choses rustiques et fermières, sur la pointe des pattes comme pour ne
point se salir? C'est l'oiseau de Junon brillant non de mortes
pierreries, mais des yeux mêmes d'Argus, le paon dont le luxe fabuleux
étonne ici. Tel au jour d'une fête, quelques instants avant l'arrivée
des premiers invités, dans sa robe à queue changeante, un gorgerin
d'azur déjà attaché à son cou royal, ses aigrettes sur la tête, la
maîtresse de maison, étincelante, traverse sa cour aux yeux émerveillés
des badauds rassemblés devant la grille, pour aller donner un dernier
ordre ou attendre le prince du sang qu'elle doit recevoir au seuil
même.

Mais non, c'est ici que le paon passe sa vie, véritable oiseau de
paradis dans une basse-cour, entre les dindes et les poules, comme
Andromaque captive filant la laine au milieu des esclaves, mais n'avant
point comme elle quitté la magnificence des insignes royaux et des
joyaux héréditaires, Apollon qu'on reconnaît toujours, même quand il
garde, rayonnant, les troupeaux d'Admète.




IV

FAMILLE ÉCOUTANT LA MUSIQUE


«Car la musique est douce,
Fait l'âme harmonieuse et comme un divin chœur
Éveille mille voix qui chantent dans le cœur.»

Pour une famille vraiment vivante où chacun pense, aime et agit, avoir
un jardin est une douce chose. Les soirs de printemps, d'été et
d'automne, tous, la tâche du jour finie, y sont réunis; et si petit que
soit le jardin, si rapprochées que soient les haies, elles ne sont pas
si hautes qu'elles ne laissent voir un grand morceau de ciel où chacun
lève les yeux, sans parler, en rêvant. L'enfant rêve à ses projets
d'avenir, à la maison qu'il habitera avec son camarade préféré pour ne
le quitter jamais, à l'inconnu de la terre et de la vie; le jeune homme
rêve au charme mystérieux de celle qu'il aime, la jeune mère à l'avenir
de son enfant, la femme autrefois troublée découvre, au fond de ces
heures claires, sous les dehors froids de son mari, un regret
douloureux qui lui fait pitié. Le père en suivant des yeux la fumée qui
monte au-dessus d'un toit s'attarde aux scènes paisibles de son passé
qu'enchante dans le lointain la lumière du soir; il songe à sa mort
prochaine, à la vie de ses enfants après sa mort; et ainsi l'âme de la
famille entière monte religieusement vers le couchant, pendant que le
grand tilleul, le marronnier ou le sapin répand sur elle la bénédiction
de son odeur exquise ou de son ombre vénérable.

Mais pour une famille vraiment vivante, où chacun pense, aime et agit,
pour une famille qui a une âme, qu'il est plus doux encore que cette
âme puisse, le soir, s'incarner dans une voix, dans la voix claire et
intarissable d'une jeune fille ou d'un jeune homme qui a reçu le don de
la musique et du chant. L'étranger passant devant la porte du jardin où
la famille se tait, craindrait en approchant de rompre en tous comme un
rêve religieux; mais si l'étranger sans entendre le chant, apercevait
l'assemblée des parents et des amis qui l'écoutent, combien plus encore
elle lui semblerait assister à une invisible messe, c'est-à-dire,
malgré la diversité des attitudes, combien la ressemblance des
expressions manifesterait l'unité véritable des âmes, momentanément
réalisée par la sympathie pour un même drame idéal, par la communion à
un même rêve. Par moments, comme le vent courbe les herbes et agite
longuement les branches, un souffle incline les têtes ou les redresse
brusquement. Tous alors, comme si un messager qu'on ne peut voir
faisait un récit palpitant, semblent attendre avec anxiété, écouter
avec transport ou avec terreur une même nouvelle qui pourtant éveille
en chacun des échos divers. L'angoisse de la musique est à son comble,
ses élans sont brisés par des chutes profondes, suivis d'élans plus
désespérés. Son infini lumineux, ses mystérieuses ténèbres, pour le
vieillard ce sont les vastes spectacles de la vie et de la mort, pour
l'enfant les promesses pressantes de la mer et de la terre, pour
l'amoureux, c'est l'infini mystérieux, ce sont les lumineuses ténèbres
de l'amour. Le penseur voit sa vie morale se dérouler tout entière; les
chutes de la mélodie défaillante sont ses défaillances et ses chutes,
et tout son cœur se relève et s'élance quand la mélodie reprend son
vol. Le murmure puissant des harmonies fait tressaillir les profondeurs
obscures et riches de son souvenir. L'homme d'action halète dans la
mêlée des accords, au galop des vivaces; il triomphe majestueusement
dans les adagios. La femme infidèle elle-même sent sa faute pardonnée,
infinisée, sa faute qui avait aussi sa céleste origine dans
l'insatisfaction d'un cœur que les joies habituelles n'avaient pas
apaisé, qui s'était égaré, mais en cherchant le mystère, et dont
maintenant cette musique, pleine comme la voix des cloches, comble les
plus vastes aspirations. Le musicien qui prétend pourtant ne goûter
dans la musique qu'un plaisir technique y éprouve aussi ces émotions
significatives, mais enveloppées dans son sentiment de la beauté
musicale qui les dérobe à ses propres yeux. Et moi-même enfin, écoutant
dans la musique la plus vaste et la plus universelle beauté de la vie
et de la mort, de la mer et du ciel, j'y ressens aussi ce que ton
charme a de plus particulier et d'unique, ô chère bien-aimée.




V


Les paradoxes d'aujourd'hui sont les préjugés de demain, puisque les
plus épais et les plus déplaisants préjugés d'aujourd'hui eurent un
instant de nouveauté où la mode leur prêta sa grâce fragile. Beaucoup
de femmes d'aujourd'hui veulent se délivrer de tous les préjugés et
entendent par préjugés les principes. C'est là leur préjugé qui est
lourd, bien qu'elles s'en parent comme d'une fleur délicate et un peu
étrange. Elles croient que rien n'a d'arrière-plan et mettent toute
chose sur le même plan. Elles goûtent un livre ou la vie elle-même
comme une belle journée ou comme une orange. Elles disent l'«art» d'une
couturière et la «philosophie» de la «vie parisienne». Elles
rougiraient de rien classer, de rien juger, de dire: ceci est bien,
ceci est mal. Autrefois, quand une femme agissait bien, c'était comme
par une revanche de sa morale, c'est-à-dire de sa pensée, sur sa nature
instinctive. Aujourd'hui quand une femme agit bien, c'est par une
revanche de sa nature instinctive sur sa morale, c'est-à-dire sur son
immoralité théorique (voyez le théâtre de MM. Halévy et Meilhac). En un
relâchement extrême de tous les liens moraux et sociaux, les femmes
flottent de cette immoralité théorique à cette bonté instinctive. Elles
ne cherchent que la volupté et la trouvent seulement quand elles ne la
cherchent pas, quand elles pâtissent volontairement. Ce scepticisme et
ce dilettantisme choqueraient dans les livres comme une parure démodée.
Mais les femmes, loin d'être les oracles des modes de l'esprit, en sont
plutôt les perroquets attardés. Aujourd'hui encore, le dilettantisme
leur plaît et leur sied. S'il fausse leur jugement et énerve leur
conduite, on ne peut nier qu'il leur prête une grâce déjà flétrie mais
encore aimable. Elles nous font sentir, jusqu'aux délices, ce que
l'existence peut avoir, dans des civilisations très raffinées, de
facile et de doux. Leur perpétuel embarquement pour une Cythère
spirituelle où la fête serait moins pour leurs sens émoussés que pour
l'imagination, le cœur, l'esprit, les yeux, les narines, les oreilles,
met quelques voluptés dans leurs attitudes. Les plus justes
portraitistes de ce temps ne les montreront, je suppose, avec rien de
bien tendu ni de bien raide. Leur vie répand le parfum doux des
chevelures dénouées.





VI


L'ambition enivre plus que la gloire; le désir fleurit, la possession
flétrit toutes choses; il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore
que la vivre ce soit encore la rêver, mais moins mystérieusement et
moins clairement à la fois, d'un rêve obscur et lourd, semblable au
rêve épars dans la faible conscience des bêtes qui ruminent. Les pièces
de Shakespeare sont plus belles, vues dans la chambre de travail que
représentées au théâtre. Les poètes qui ont créé les impérissables
amoureuses n'ont souvent connu que de médiocres servantes d'auberges,
tandis que les voluptueux les plus enviés ne savent point concevoir la
vie qu'ils mènent, ou plutôt qui les mène.—J'ai connu un petit garçon
de dix ans, de santé chétive et d'imagination précoce, qui avait voué à
une enfant plus âgée que lui, un amour purement cérébral. Il restait
pendant des heures à sa fenêtre pour la voir passer, pleurait s'il ne
la voyait pas, pleurait plus encore s'il l'avait vue. Il passait de
très rares, de très brefs instants auprès d'elle. Il cessa de dormir,
de manger. Un jour, il se jeta de sa fenêtre. On crut d'abord que le
désespoir de n'approcher jamais son amie l'avait décidé à mourir. On
apprit qu'au contraire il venait de causer très longuement avec elle:
elle avait été extrêmement gentille pour lui. Alors on supposa qu'il
avait renoncé aux jours insipides qui lui restaient à vivre, après
cette ivresse qu'il n'aurait peut-être plus l'occasion de renouveler.
De fréquentes confidences, faites autrefois à un de ses amis, firent
induire enfin qu'il éprouvait une déception chaque fois qu'il voyait la
souveraine de ses rêves; mais dès qu'elle était partie, son imagination
féconde rendait tout son pouvoir à la petite fille absente, et il
recommençait à désirer la voir. Chaque fois, il essayait de trouver
dans l'imperfection des circonstances la raison accidentelle de sa
déception. Après cette entrevue suprême où il avait, à sa fantaisie
déjà habile, conduit son amie jusqu'à la haute perfection dont sa
nature était susceptible, comparant avec désespoir cette perfection
imparfaite à l'absolue perfection dont il vivait, dont il mourait, il
se jeta par la fenêtre. Depuis, devenu idiot, il vécut fort longtemps,
ayant gardé de sa chute l'oubli de son âme, de sa pensée, de la parole
de son amie qu'il rencontrait sans la voir. Elle, malgré les
supplications, les menaces, l'épousa et mourut plusieurs années après
sans être parvenue à se faire reconnaître.—La vie est comme la petite
amie. Nous la songeons, et nous l'aimons de la songer. Il ne faut pas
essayer de la vivre: on se jette, comme le petit garçon, dans la
stupidité, pas tout d'un coup, car tout, dans la vie, se dégrade par
nuances insensibles. Au bout de dix ans, on ne reconnaît plus ses
songes, on les renie, on vit, comme un bœuf, pour l'herbe à paître dans
le moment. Et de nos noces avec la mort qui sait si pourra naître notre
consciente immortalité?




VII


—Mon capitaine, dit son ordonnance, quelques jours après que fut
installée la petite maison où il devait vivre, maintenant qu'il était
en retraite, jusqu'à sa mort (sa maladie de cœur ne pouvait plus la
faire longtemps attendre), mon capitaine, peut-être que des livres,
maintenant que vous ne pouvez plus faire l'amour, ni vous battre, vous
distrairaient un peu; qu'est-ce qu'il faut aller vous acheter?

—Ne m'achète rien; pas de livres; ils ne peuvent rien me dire d'aussi
intéressant que ce que j'ai fait, et puisque je n'ai pas longtemps pour
cela, je ne veux plus que rien me distraie de m'en souvenir. Donne la
clef de ma grande caisse, c'est, ce qu'il y a dedans que je lirai tous
les jours.

Et il en sortit des lettres, une mer blanchâtre, parfois teintée, de
lettres, des très longues, des lettres d'une ligne seulement, sur des
cartes, avec des fleurs fanées, des objets, des petits mots de lui-même
pour se rappeler les entours du moment où il les avait reçues et des
photographies abîmées malgré les précautions, comme ces reliques qu'a
usées la piété même des fidèles: ils les embrassent trop souvent. Et
toutes ces choses-là étaient très anciennes, et il y en avait de femmes
mortes, et d'autres qu'il n'avait plus vues depuis plus de dix ans.

Il y avait dans tout cela des petites choses précises de sensualité ou
de tendresse sur presque rien des circonstances de sa vie, et c'était
comme une fresque très vaste qui dépeignait sa vie sans la raconter,
dans sa couleur passionnée seulement, d'une manière très vague et très
particulière en même temps, avec une grande puissance touchante. Il y
avait des évocations de baisers dans la bouche—dans une bouche fraîche
où il eût sans hésiter laissé son âme, et qui depuis s'était détournée
de lui,—qui le faisaient pleurer longtemps. El malgré qu'il fût bien
faible et désabusé, quand il vidait d'un trait un peu de ces souvenirs
encore vivants, comme un verre de vin chaleureux et mûri au soleil qui
avait dévoré sa vie, il sentait un bon frisson tiède, comme le
printemps en donne à nos convalescences et l'âtre d'hiver à nos
faiblesses. Le sentiment que son vieux corps usé avait tout de même
brûlé de pareilles flammes, lui donnait un regain de vie,—brûlé de
pareilles flammes dévorantes. Puis, songeant que ce qui s'en couchait
ainsi tout de son long sur lui, c'en étaient seulement les ombres
démesurées et mouvantes, insaisissables, hélas! et qui bientôt se
confondraient toutes ensemble dans l'éternelle nuit, il se remettait à
pleurer.

Alors tout en sachant que ce n'étaient que des ombres, des ombres de
flammes qui s'en étaient couru brûler ailleurs, que jamais il ne
reverrait plus, il se prit pourtant à adorer ces ombres et à leur
prêter comme une chère existence par contraste avec l'oubli absolu de
bientôt. Et tous ces baisers et tous ces cheveux baisés et toutes ces
choses de larmes et de lèvres, de caresses versées comme du vin pour
griser, et de désespérances accrues comme la musique ou comme le soir
pour le bonheur de se sentir s'élargir jusqu'à l'infini du mystère et
des destinées; telle adorée qui le tint si fort que rien ne lui était
plus que ce qu'il pouvait faire servir à son adoration pour elle, qui
le tint si fort, et qui maintenant s'en allait si vague qu'il ne la
retenait plus, ne retenait même plus l'odeur disséminée des pans
fuyants de son manteau, il se crispait pour le revivre, le ressusciter
et le clouer devant lui comme des papillons. Et chaque fois, c'était,
plus difficile. Et il n'avait toujours attrapé aucun des papillons,
mais chaque fois il leur avait ôté avec ses doigts un peu du mirage de
leurs ailes; ou plutôt il les voyait dans le miroir, se heurtait
vainement au miroir pour les toucher, mais le ternissait un peu chaque
fois et ne les voyait plus qu'indistincts et moins charmants. Et ce
miroir terni de son cœur, rien ne pouvait plus le laver, maintenant que
les souffles purifiants de la jeunesse ou du génie ne passeraient plus
sur lui,—par quelle loi inconnue de nos saisons, quel mystérieux
équinoxe de notre automne?...

Et chaque fois il avait moins de peine de les avoir perdus, ces baisers
dans cette bouche, et ces heures infinies, et ces parfums qui le
faisaient, avant, délirer.

Et il eut de la peine d'en avoir moins de peine, puis cette peine-là
même disparut. Puis toutes les peines partirent, toutes, il n'y avait
pas à faire partir les plaisirs; ils avaient fui depuis longtemps sur
leurs talons ailés sans détourner la tête, leurs rameaux en fleurs à la
main, fui cette demeure qui n'était plus assez jeune pour eux. Puis,
comme tous les hommes, il mourut.




VIII

RELIQUES


J'ai acheté tout ce qu'on a vendu de celle dont j'aurais voulu être
l'ami, et qui n'a pas consenti même à causer avec moi un instant. J'ai
le petit jeu de cartes qui l'amusait tous les soirs, ses deux
ouistitis, trois romans qui portent sur les plats ses armes, sa
chienne. Ô vous, délices, chers loisirs de sa vie, vous avez eu, sans
en jouir comme j'aurais fait, sans les avoir même désirées, toutes ses
heures les plus libres, les plus inviolables, les plus secrètes; vous
n'avez pas senti votre bonheur et vous ne pouvez pas le raconter.

Cartes qu'elle maniait de ses doigts chaque soir avec ses amis
préférés, qui la virent s'ennuyer ou rire, qui assistèrent au début de
sa liaison, et qu'elle posa pour embrasser celui qui vint depuis jouer
tous les soirs avec elle; romans qu'elle ouvrait et fermait dans son
lit au gré de sa fantaisie ou de sa fatigue, qu'elle choisissait selon
son caprice du moment ou ses rêves, à qui elle les confia, qui y
mêlèrent ceux qu'ils exprimaient et l'aidèrent à mieux rêver les siens,
n'avez-vous rien retenu d'elle, et ne m'en direz-vous rien?

Romans, parce qu'elle a songé à son tour la vie de vos personnages et
de votre poète; cartes, parce qu'à sa manière elle ressentit avec vous
le calme et parfois les fièvres des vives intimités, n'avez-vous rien
gardé de sa pensée que vous avez distraite ou remplie, de son cœur que
vous avez ouvert ou consolé?

Cartes, romans, pour avoir tenu si souvent dans sa main, être restés si
longtemps sur sa table; dames, rois ou valets, qui furent les immobiles
convives de ses fêtes les plus folles; héros de romans et héroïnes qui
songiez auprès de son lit sous les feux croisés de sa lampe et de ses
yeux votre songe silencieux et plein de voix pourtant, vous n'avez pu
laisser évaporer tout le parfum dont l'air de sa chambre, le tissu de
ses robes, le toucher de ses mains ou de ses genoux vous imprégna.

Vous avez conservé les plis dont sa main joyeuse ou nerveuse vous
froissa; les larmes qu'un chagrin de livre ou de vie lui firent couler,
vous les gardez peut-être encore prisonnières; le jour qui fit briller
ou blessa ses yeux vous a donné cette chaude couleur. Je vous touche en
frémissant, anxieux de vos révélations, inquiet de votre silence.
Hélas! peut-être, comme vous, êtres charmants et fragiles, elle fut
l'insensible, l'inconscient témoin de sa propre grâce. Sa plus réelle
beauté fut peut-être dans mon désir. Elle a vécu sa vie, mais peut-être
seul, je l'ai rêvée.




IX

SONATE CLAIR DE LUNE




I


Plus que les fatigues du chemin, le souvenir et l'appréhension des
exigences de mon père, de l'indifférence de Pia, de l'acharnement de
mes ennemis, m'avaient épuisé. Pendant le jour, la compagnie d'Assunta,
son chant, sa douceur avec moi qu'elle connaissait si peu, sa beauté
blanche, brune et rose, son parfum persistant dans les rafales du vent
de mer, la plume de son chapeau, les perles à son cou, m'avaient
distrait. Mais, vers neuf heures du soir, me sentant accablé, je lui
demandai de rentrer avec la voiture et de me laisser là me reposer un
peu à l'air. Nous étions presque arrivés à Honfleur; l'endroit était
bien choisi, contre un mur, à l'entrée d'une double avenue de grands
arbres qui protégeaient du vent, l'air était doux; elle consentit et me
quitta. Je me couchai sur le gazon, la figure tournée vers le ciel
sombre; bercé par le bruit de la mer, que j'entendais derrière moi,
sans bien la distinguer dans l'obscurité. Je ne tardai pas à
m'assoupir.

Bientôt je rêvai que devant moi, le coucher du soleil éclairait au loin
le sable et la mer. Le crépuscule tombait, et il me semblait que
c'était un coucher de soleil et un crépuscule comme tous les
crépuscules et tous les couchers de soleil. Mais on vint m'apporter une
lettre, je voulus la lire et je ne pus rien distinguer. Alors seulement
je m'aperçus que malgré cette impression de lumière intense et épandue,
il faisait très obscur. Ce coucher de soleil était extraordinairement
pâle, lumineux sans clarté, et sur le sable magiquement éclairé
s'amassaient tant de ténèbres qu'un effort pénible m'était nécessaire
pour reconnaître un coquillage. Dans ce crépuscule spécial aux rêves,
c'était, comme le coucher d'un soleil malade et décoloré, sur une grève
polaire. Mes chagrins s'étaient soudain dissipés; les décisions de mon
père, les sentiments de Pia, la mauvaise foi de mes ennemis me
dominaient encore, mais sans plus m'écraser, comme une nécessité
naturelle et devenue indifférente. La contradiction de ce
resplendissement obscur, le miracle de cette trêve enchantée à mes maux
ne m'inspirait aucune défiance, aucune peur, mais j'étais enveloppé,
baigné, noyé d'une douceur croissante dont l'intensité délicieuse finit
par me réveiller. J'ouvris les yeux. Splendide et blême, mon rêve
s'étendait autour de moi. Le mur auquel je m'étais adossé pour dormir
était en pleine lumière, et l'ombre de son lierre s'y allongeait aussi
vive qu'à quatre heures de l'après-midi. Le feuillage d'un peuplier de
Hollande retourné par un souffle insensible étincelait. On voyait des
vagues et des voiles blanches sur la mer, le ciel était clair, la lune
s'était levée. Par moments, de légers nuages passaient sur elle, mais
ils se coloraient alors de nuances bleues dont la pâleur était profonde
comme la gelée d'une méduse ou le cœur d'une opale. La clarté pourtant
qui brillait partout, mes yeux ne la pouvaient saisir nulle part. Sur
l'herbe même, qui resplendissait jusqu'au mirage, persistait
l'obscurité. Les bois, un fossé, étaient absolument noirs. Tout d'un
coup, un bruit léger s'éveilla longuement comme une inquiétude,
rapidement grandit, sembla rouler sur le bois. C'était le frisson des
feuilles froissées par la brise. Une à une je les entendais déferler
comme des vagues sur le vaste silence de la nuit tout entière. Puis ce
bruit même décrût et s'éteignit. Dans l'étroite prairie allongée devant
moi entre les deux épaisses avenues de chênes, semblait couler un
fleuve de clarté, contenu par ces deux quais d'ombre. La lumière de la
lune, en évoquant la maison du garde, les feuillages, une voile, de la
nuit où ils étaient anéantis, ne les avait pas réveillés. Dans ce
silence de sommeil, elle n'éclairait que le vague fantôme de leur
forme, sans qu'on put distinguer les contours qui me les rendaient
pendant le jour si réels, qui m'opprimaient de la certitude de leur
présence, et de la perpétuité de leur voisinage banal. La maison sans
porte, le feuillage sans tronc, presque sans feuilles, la voile sans
barque, semblaient, au lieu d'une réalité cruellement indéniable et
monotonement habituelle, le rêve étrange, inconsistant et lumineux des
arbres endormis qui plongaient dans l'obscurité. Jamais, en effet, les
bois n'avaient dormi si profondément, on sentait que la lune en avait
profité pour mener sans bruit dans le ciel et dans la mer cette grande
fête pâle et douce. Ma tristesse avait disparu. J'entendais mon père me
gronder, Pia se moquer de moi, mes ennemis tramer des complots et rien
de tout cela ne me paraissait réel. La seule réalité était dans cette
irréelle lumière, et je l'invoquais en souriant. Je ne comprenais pas
quelle mystérieuse ressemblance unissait mes peines aux solennels
mystères qui se célébraient dans les bois, au ciel et sur la mer, mais
je sentais que leur explication, leur consolation, leur pardon était
proféré, et qu'il était sans importance que mon intelligence ne fût pas
dans le secret, puisque mon cœur l'entendait si bien. J'appelai par son
nom ma sainte mère la nuit, ma tristesse avait reconnu dans la lune sa
sœur immortelle, la lune brillait sur les douleurs transfigurées de la
nuit et dans mon cœur, où s'étaient dissipés les nuages, s'était levée
la mélancolie.




II


Alors j'entendis des pas. Assunta venait vers moi, sa tête blanche
levée sur un vaste manteau sombre. Elle me dit un peu bas: «J'avais
peur que vous n'ayez froid, mon frère était couché, je suis revenue.»
Je m'approchai d'elle; je frissonnais, elle me prit sous son manteau et
pour en retenir le pan, passa sa main autour de mon cou. Nous fîmes
quelques pas sous les arbres, dans l'obscurité profonde. Quelque chose
brilla devant nous, je n'eus pas le temps de reculer et fis un écart,
croyant que nous butions contre un tronc, mais l'obstacle se déroba
sous nos pieds, nous avions marché dans de la lune. Je rapprochai sa
tête de la mienne. Elle sourit, je me mis à pleurer, je vis qu'elle
pleurait aussi. Alors nous comprîmes que la lune pleurait et que sa
tristesse était à l'unisson de la nôtre. Les accents poignants et doux
de sa lumière nous allaient au cœur. Comme nous, elle pleurait, et
comme nous faisons presque toujours, elle pleurait sans savoir
pourquoi, mais en le sentant si profondément qu'elle entraînait dans
son doux désespoir irrésistible les bois, les champs, le ciel, qui de
nouveau se mirait dans la mer, et mon cœur qui voyait enfin clair dans
son cœur.



X

SOURCE DES LARMES QUI SONT DANS LES AMOURS PASSÉES


Le retour des romanciers ou de leurs héros sur leurs amours défuntes,
si touchant pour le lecteur, est malheureusement bien artificiel. Ce
contraste entre l'immensité de notre amour passé et l'absolu de notre
indifférence présente, dont mille détails matériels,—un nom rappelé
dans la conversation, une lettre retrouvée dans un tiroir, la rencontre
même de la personne, ou, plus encore, sa possession après coup pour
ainsi dire,—nous font prendre conscience, ce contraste, si affligeant,
si plein de larmes contenues, dans une œuvre d'art, nous le constatons
froidement dans la vie, précisément parce que notre état présent est
l'indifférence et l'oubli, que notre aimée et notre amour ne nous
plaisent plus qu'esthétiquement tout au plus, et qu'avec l'amour, le
trouble, la faculté de souffrir ont disparu. La mélancolie poignante de
ce contraste n'est donc qu'une vérité morale. Elle deviendrait aussi
une réalité psychologique si un écrivain la plaçait au commencement de
la passion qu'il décrit et non après sa fin.

Souvent, en effet, quand nous commençons d'aimer, avertis par notre
expérience et notre sagacité,—malgré la protestation de notre cœur qui
a le sentiment ou plutôt l'illusion de l'éternité de son amour,—nous
savons qu'un jour celle de la pensée de qui nous vivons nous sera aussi
indifférente que nous le sont maintenant toutes les autres qu'elle...
Nous entendrons son nom sans une volupté douloureuse, nous verrons son
écriture sans trembler, nous ne changerons pas notre chemin pour
l'apercevoir dans la rue, nous la rencontrerons sans trouble, nous la
posséderons sans délire. Alors cette prescience certaine, malgré le
pressentiment absurde et si fort que nous l'aimerons toujours, nous
fera pleurer; et l'amour, l'amour qui sera encore levé sur nous comme
un divin matin infiniment mystérieux et triste mettra devant notre
douleur un peu de ses grands horizons étranges, si profonds, un peu de
sa désolation enchanteresse...




XI

AMITIÉ


Il est doux quand on a du chagrin de se coucher dans la chaleur de son
lit, et là tout effort et toute résistance supprimés, la tête même sous
les couvertures, de s'abandonner tout entier, en gémissant, comme les
branches au vent d'automne. Mais il est un lit meilleur encore, plein
d'odeurs divines. C'est notre douce, notre profonde, notre impénétrable
amitié. Quand il est triste et glacé, j'y couche frileusement mon cœur.
Ensevelissant même ma pensée dans notre chaude tendresse, ne percevant
plus rien du dehors et ne voulant plus me défendre, désarmé, mais par
le miracle de notre tendresse aussitôt fortifié, invincible, je pleure
de ma peine, et de ma joie d'avoir une confiance où l'enfermer.




XII

ÉPHÉMÈRE EFFICACITÉ DU CHAGRIN


Soyons reconnaissants aux personnes qui nous donnent du bonheur, elles
sont les charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries. Mais
soyons plus reconnaissants aux femmes méchantes ou seulement
indifférentes, aux amis cruels qui nous ont causé du chagrin. Ils ont
dévasté notre cœur, aujourd'hui jonché de débris méconnaissables, ils
ont déraciné les troncs et mutilé les plus délicates branches, comme un
vent désolé, mais qui sema quelques bons grains pour une moisson
incertaine.

En brisant tous les petits bonheurs qui nous cachaient notre grande
misère, en faisant de notre cœur un nu préau mélancolique, ils nous ont
permis de le contempler enfin et de le juger. Les pièces tristes nous
font un bien semblable; aussi faut-il les tenir pour bien supérieures
aux gaies, qui trompent notre faim au lieu de l'assouvir: le pain qui
doit nous nourrir est amer. Dans la vie heureuse, les destinées de nos
semblables ne nous apparaissent pas dans leur réalité, que l'intérêt
les masque ou que le désir les transfigure. Mais dans le détachement
que donne la souffrance, dans la vie, et le sentiment de la beauté
douloureuse, au théâtre, les destinées des autres hommes et la nôtre
même font entendre enfin à noire âme attentive l'éternelle parole
inentendue de devoir et de vérité. L'œuvre triste d'un artiste
véritable nous parle avec cet accent de ceux qui ont souffert, qui
forcent tout homme qui a souffert à laisser là tout le reste et à
écouter.

Hélas! ce que le sentiment apporta, ce capricieux le remporte et la
tristesse plus haute que la gaieté n'est pas durable comme la vertu.
Nous avons oublié ce matin la tragédie qui hier soir nous éleva si haut
que nous considérions notre vie dans son ensemble et dans sa réalité
avec une pitié clairvoyante et sincère. Dans un an peut-être, nous
serons consolés de la trahison d'une femme, de la mort d'un ami. Le
vent, au milieu de ce bris de rêves, de cette jonchée de bonheurs
flétris a semé le bon grain sous une ondée de larmes, mais elles
sécheront trop vite pour qu'il puisse germer.

(Après l'_Invitée_ de M. de Curel.)




XIII

ÉLOGE DE LA MAUVAISE MUSIQUE


Détestez la mauvaise musique, ne la médisez pas. Comme on la joue, la
chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus
qu'elle elle s'est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes.
Qu'elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l'histoire de
l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés. Le
respect, je ne dis pas l'amour, de la mauvaise musique n'est pas
seulement une forme de ce qu'on pourrait appeler la charité du bon goût
ou son scepticisme, c'est encore la conscience de l'importance du rôle
social de la musique. Combien de mélodies, de nul prix aux yeux d'un
artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes
gens romanesques et des amoureuses. Que de «bagues d'or», de «Ah! reste
longtemps endormie», dont les feuillets sont tournés chaque soir en
tremblant par des mains justement célèbres, trempés par les plus beaux
yeux du monde de larmes dont le maître le plus pur envierait le
mélancolique et voluptueux tribut,—confidentes ingénieuses et inspirées
qui ennoblissent le chagrin et exaltent le rêve, et en échange du
secret ardent qu'on leur confie donnent l'enivrante illusion de la
beauté. Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont
les mêmes facteurs, porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui
les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes
confesseurs bien-aimés. Ce sont les mauvais musiciens. Telle fâcheuse
ritournelle, que toute oreille bien née et bien élevée refuse à
l'instant d'écouter, a reçu le trésor de milliers d'âmes, garde le
secret de milliers de vies, dont elle fut l'inspiration vivante, la
consolation toujours prête, toujours entr'ouverte sur le pupitre du
piano, la grâce rêveuse et l'idéal. Tels harpèges, telle «rentrée» ont
fait résonner dans l'âme de plus d'un amoureux ou d'un rêveur les
harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de
mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher comme
un cimetière ou comme Un village. Qu'importe que les maisons n'aient
pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les
ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s'envoler, devant
une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment
ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore
vert qui leur faisait pressentir l'autre monde, et jouir ou pleurer
dans celui-ci.




XIV

RENCONTRE AU BORD DU LAC


Hier, avant d'aller dîner au Bois, je reçus une lettre d'Elle, qui
répondait assez froidement après huit jours à une lettre désespérée,
qu'elle craignait de ne pouvoir me dire adieu avant de partir. Et moi,
assez froidement, oui, je lui répondis que cela valait mieux ainsi et
que je lui souhaitais un bel été. Puis, je me suis habillé et j'ai
traversé le Bois en voiture découverte. J'étais extrêmement triste,
mais calme. J'étais résolu à oublier, j'avais pris mon parti: c'était
une affaire de temps.

Comme la voiture prenait l'allée du lac, j'aperçus au fond même du
petit sentier qui contourne, le lac à cinquante mètres de l'allée, une
femme seule qui marchait lentement. Je ne la distinguai pas bien
d'abord. Elle me fit un petit bonjour de la main, et alors je la
reconnus malgré la distance qui nous séparait. C'était elle! Je la
saluai longuement. Et elle continua à me regarder comme si elle avait
voulu me voir m'arrêter et la prendre avec moi. Je n'en fis rien, mais
je sentis bientôt une émotion presque extérieure s'abattre sur moi,
m'étreindre fortement. «Je l'avais bien deviné, m'écriai-je. Il y a une
raison que j'ignore et pour laquelle elle a toujours joué
l'indifférence. Elle m'aime, chère âme.» Un bonheur infini, une
invincible certitude m'envahirent, je me sentis défaillir et j'éclatai
en sanglots. La voiture approchait d'Armenonville, j'essuyai mes yeux
et devant eux passait, comme pour sécher aussi leurs larmes, le doux
salut de sa main, et sur eux se fixaient ses yeux doucement
interrogateurs, demandant à monter avec moi.

J'arrivai au dîner radieux. Mon bonheur se répandait sur chacun en
amabilité joyeuse, reconnaissante et cordiale, et le sentiment que
personne ne savait quelle main inconnue d'eux, la petite main qui
m'avait salué, avait allumé en moi ce grand feu de joie dont tous
voyaient le rayonnement, ajoutait à mon bonheur le charme des voluptés
secrètes. On n'attendait plus que madame de T... et elle arriva
bientôt. C'est la plus insignifiante personne que je connaisse, et
malgré qu'elle soit plutôt bien faite, la plus déplaisante. Mais
j'étais trop heureux pour ne pas pardonner à chacun ses défauts, ses
laideurs, et j'allai à elle en souriant d'un air affectueux.

—Vous avez été moins aimable tout à l'heure, dit-elle.

—Tout à l'heure! dis-je étonné, tout à l'heure, mais je ne vous ai pas
vue.

—Comment! Vous ne m'avez pas reconnue? Il est vrai que vous étiez loin;
je longeais le lac, vous ôtes passé fièrement en voiture, je vous ai
fait bonjour de la main et j'avais bien envie de monter avec vous pour
ne pas être en retard.

—Comment, c'était vous! m'écriai-je, et j'ajoutai plusieurs fois avec
désolation: Oh! je vous demande bien pardon, bien pardon.

—Comme il a l'air malheureux! Je vous fais mon compliment, Charlotte,
dit la maîtresse de la maison. Mais consolez-vous donc puisque vous
êtes avec elle maintenant!

J'étais terrassé, tout mon bonheur était détruit.

Eh bien! le plus horrible est que cela ne fut pas comme si cela n'avait
pas été. Cette image aimante de celle qui ne m'aimait pas, même après
que j'eus reconnu mon erreur, changea pour longtemps encore l'idée que
je me faisais d'elle. Je tentai un raccommodement, je l'oubliai moins
vite et souvent dans ma peine, pour me consoler en m'efforçant de
croire que c'étaient les siennes comme je l'avais senti tout d'abord,
je fermais les yeux pour revoir ses petites mains qui me disaient
bonjour, qui auraient si bien essuyé mes yeux, si bien rafraîchi mon
front, ses petites mains gantées qu'elle tendait doucement au bord du
lac comme de frêles symboles de paix, d'amour et de réconciliation
pendant que ses yeux tristes et interrogateurs semblaient demander que
je la prisse avec moi.




XV


Comme un ciel sanglant avertit le passant: là il y a un incendie;
certes, souvent certains regards embrasés dénoncent des passions qu'ils
servent seulement à réfléchir. Ce sont les flammes sur le miroir. Mais
parfois aussi des personnes indifférentes et gaies ont des yeux vastes
et sombres ainsi que des chagrins, comme si un filtre était tendu entre
leur âme et leurs yeux et si elles avaient pour ainsi dire «passé» tout
le contenu vivant de leur âme dans leurs yeux. Désormais, échauffée
seulement par la ferveur de leur égoïsme,—cette sympathique ferveur de
l'égoïsme qui attire autant les autres que l'incendiaire passion les
éloigne,—leur âme desséchée ne sera plus que le palais factice des
intrigues. Mais leurs yeux sans cesse enflammés d'amour et qu'une rosée
de langueur arrosera, lustrera, fera flotter, noiera sans pouvoir les
éteindre, étonneront l'univers par leur tragique flamboiement. Sphères
jumelles désormais indépendantes de leur âme, sphères d'amour, ardents
satellites d'un monde à jamais refroidi, elles continueront jusqu'à
leur mort de jeter un éclat insolite et décevant, faux prophètes,
parjures aussi qui promettent un amour que leur cœur ne tiendra pas.




XVI

L'ÉTRANGER


Dominique s'était assis près du feu éteint en attendant ses convives.
Chaque soir, il invitait quelque grand seigneur à venir souper chez lui
avec des gens d'esprit, et comme il était bien né, riche et charmant,
on ne le laissait jamais seul. Les flambeaux n'étaient pas encore
allumés et le jour mourait tristement dans la chambre. Tout à coup, il
entendit une voix lui dire, une voix lointaine et intime lui dire:
«Dominique,»—et rien qu'en l'entendant prononcer, prononcer si loin et
si près: «Dominique,» il fut glacé par la peur. Jamais il n'avait
entendu cette voix, et pourtant la reconnaissait si bien, ses remords
reconnaissaient si bien la voix d'une victime, d'une noble victime
immolée. Il chercha quel crime ancien il avait commis, et ne se souvint
pas. Pourtant l'accent de cette voix lui reprochait bien un crime, un
crime qu'il avait sans doute commis sans en avoir conscience, mais dont
il était responsable,—attestaient sa tristesse et sa peur.—Il leva les
yeux et vit, debout devant lui, grave et familier, un étranger d'une
allure vague et saisissante. Dominique salua de quelques paroles
respectueuses son autorité mélancolique et certaine.

—Dominique, serais-je le seul que tu n'inviteras pas à souper? Tu as
des torts à réparer avec moi, des torts anciens. Puis, je t'apprendrai
à te passer des autres qui, quand tu seras vieux, ne viendront plus.

—Je t'invite à souper, répondit Dominique avec une gravité affectueuse
qu'il ne se connaissait pas.

—Merci, dit l'étranger.

Nulle couronne n'était inscrite au chaton de sa bague, et sur sa parole
l'esprit n'avait pas givré ses brillantes aiguilles. Mais la
reconnaissance de son regard fraternel et fort enivra Dominique d'un
bonheur inconnu.

—Mais si tu veux me garder auprès de toi, il faut congédier tes autres
convives.

Dominique les entendit qui frappaient à la porte. Les flambeaux
n'étaient pas allumés, il faisait tout à fait nuit.

—Je ne peux pas les congédier, répondit Dominique, _je ne peux pas être
seul._

—En effet, avec moi, tu serais seul, dit tristement l'étranger.
Pourtant tu devrais bien me garder. Tu as des torts anciens envers moi
et que tu devrais réparer. Je t'aime plus qu'eux tous et t'apprendrais
à te passer d'eux, qui, quand tu seras vieux, ne viendront plus.

—Je ne peux pas, dit Dominique.

Et il sentit qu'il venait de sacrifier un noble bonheur, sur l'ordre
d'une habitude impérieuse et vulgaire, qui n'avait plus même de
plaisirs à dispenser comme prix à son obéissance.

—Choisis vite, reprit l'étranger suppliant et hautain.

Dominique alla ouvrir la porte aux convives, et en même temps il
demandait à l'étranger sans oser détourner la tête:

—Qui donc es-tu?

Et l'étranger, l'étranger qui déjà disparaissait, lui dit:

—L'habitude à qui tu me sacrifies encore ce soir sera plus forte demain
du sang de la blessure que tu me fais pour la nourrir. Plus impérieuse
d'avoir été obéi une fois de plus, chaque jour elle te détournera de
moi, te forcera à me faire souffrir davantage. Bientôt tu m'auras tué.
Tu ne me verras plus jamais. Et pourtant tu me devais plus qu'aux
autres, qui, dans des temps prochains, te délaisseront. Je suis en toi
et pourtant je suis à jamais loin de toi, déjà je ne suis presque plus.
Je suis ton âme, je suis toi-même.

Les convives étaient entrés. On passa dans la salle à manger et
Dominique voulut raconter son entretien avec le visiteur disparu, mais
devant l'ennui général et la visible fatigue du maître de la maison à
se rappeler un rêve presque effacé, Girolamo l'interrompit à la
satisfaction de tous et de Dominique lui-même en tirant cette
conclusion:

—Il ne faut jamais rester seul, la solitude engendre la mélancolie.

Puis on se remit à boire; Dominique causait gaiement mais sans joie,
flatté pourtant de la brillante assistance.




XVII

RÊVE


«Tes pleurs coulaient pour moi, ma lèvre a bu tes pleurs.»

(Anatole France.)

Je n'ai aucun effort à faire pour me rappeler quelle était samedi (il y
a quatre jours) mon opinion sur madame Dorothy B... Le hasard a fait
que précisément ce jour-là on avait parlé d'elle et je fus sincère en
disant que je la trouvais sans charme et sans esprit. Je crois qu'elle
a vingt-deux ou vingt-trois ans. Je la connais du reste très peu, et
quand je pensais à elle, aucun souvenir vif ne revenant affleurer à mon
attention, j'avais seulement devant les yeux les lettres de son nom.

Je me couchai samedi d'assez bonne heure. Mais vers deux heures le vent
devint si fort que je dus me relever pour fermer un volet mal attaché
qui m'avait réveillé. Je jetai, sur le court sommeil que je venais de
dormir, un regard rétrospectif et me réjouis qu'il eût été réparateur,
sans malaise, sans rêves. À peine recouché, je me rendormis. Mais au
bout d'un temps difficile à apprécier, je me réveillai peu à peu, ou
plutôt je m'éveillai peu à peu au monde des rêves, confus d'abord comme
l'est le monde réel à un réveil ordinaire, mais qui se précisa. Je me
reposais sur la grève de Trouville qui était en même temps un hamac
dans un jardin que je ne connaissais pas, et une femme me regardait
avec une fixe douceur. C'était madame Dorothy B... Je n'étais pas plus
surpris que je ne le suis le matin au réveil en reconnaissant ma
chambre. Mais je ne l'étais pas davantage du charme surnaturel de ma
compagne et des transports d'adoration voluptueuse et spirituelle à la
fois que sa présence me causait. Nous nous regardions d'un air entendu,
et il était en train de s'accomplir un grand miracle de bonheur et de
gloire dont nous étions conscients, dont elle était complice et dont je
lui avais une reconnaissance infinie. Mais elle médisait:

—Tu es fou de me remercier, n'aurais-tu pas fait la même chose pour
moi.

Et le sentiment (c'était d'ailleurs une parfaite certitude) que
j'aurais fait la même chose pour elle exaltait ma joie jusqu'au délire
comme le symbole manifeste de la plus étroite union. Elle fit, du
doigt, un signe mystérieux et sourit. Et je savais, comme si j'avais
été à la fois en elle et en moi, que cela signifiait: «Tous les
ennemis, tous tes maux, tous tes regrets, toutes tes faiblesses,
n'est-ce plus rien?» Et sans que j'aie dit un mot elle m'entendait lui
répondre qu'elle avait de tout aisément été victorieuse, tout détruit,
voluptueusement magnétisé ma souffrance. Et elle se rapprocha, de ses
mains me caressait le cou, lentement relevait mes moustaches. Puis elle
me dit: «Maintenant allons vers les autres, entrons dans la vie.» Une
joie surhumaine m'emplissait et je me sentais la force de réaliser tout
ce bonheur virtuel. Elle voulut me donner une fleur, d'entre ses seins
tira une rose encore close, jaune et rosée, l'attacha à ma boutonnière.
Tout à coup je sentis mon ivresse accrue par une volupté nouvelle.
C'était la rose qui, fixée à ma boutonnière, avait commencé d'exhaler
jusqu'à mes narines son odeur d'amour. Je vis que ma joie troublait
Dorothy d'une émotion que je ne pouvais comprendre. Au moment précis où
ses yeux (par la mystérieuse conscience que j'avais de son
individualité à elle, j'en fus certain) éprouvèrent le léger spasme qui
précède d'une seconde le moment où l'on pleure, ce furent mes yeux qui
s'emplirent de larmes, de ses larmes, pourrais-je dire. Elle
s'approcha, mit à la hauteur de ma joue sa tête renversée dont je
pouvais contempler la grâce mystérieuse, la captivante vivacité, et
dardant sa langue hors de sa bouche fraîche, souriante, cueillait
toutes mes larmes au bord de mes yeux. Puis elle les avalait avec un
léger bruit des lèvres, que je ressentais comme un baiser inconnu, plus
intimement troublant que s'il m'avait directement touché. Je me
réveillai brusquement, reconnus ma chambre et comme, dans un orage
voisin, un coup de tonnerre suit immédiatement l'éclair, un vertigineux
souvenir de bonheur s'identifia plutôt qu'il ne le précéda avec la
foudroyante certitude de son mensonge et de son impossibilité. Mais, en
dépit de tous les raisonnements, Dorothy B... avait cessé d'être pour
moi la femme qu'elle était encore la veille. Le petit sillon laissé
dans mon souvenir par les quelques relations que j'avais eues avec elle
était presque effacé, comme après une marée puissante qui avait laissé
derrière elle, en se retirant, des vestiges inconnus. J'avais un
immense désir, désenchanté d'avance, de la revoir, le besoin instinctif
et la sage défiance de lui écrire. Son nom prononcé dans une
conversation me fit tressaillir, évoqua pourtant l'image insignifiante
qui l'eût seule accompagné avant cette nuit, et pendant qu'elle m'était
indifférente comme n'importe quelle banale femme du monde, elle
m'attirait plus irrésistiblement que les maîtresses les plus chères, ou
la plus enivrante destinée. Je n'aurais pas fait un pas pour la voir,
et pour l'autre «elle», j'aurais donné ma vie. Chaque heure efface un
peu le souvenir du rêve déjà bien défiguré dans ce récit. Je le
distingue de moins en moins, comme un livre qu'on veut continuer à lire
à sa table quand le jour baissant ne l'éclaire plus assez, quand la
nuit vient. Pour l'apercevoir encore un peu, je suis obligé de cesser
d'y penser par instants, comme on est obligé de fermer d'abord les yeux
pour lire encore quelques caractères dans le livre plein d'ombre. Tout
effacé qu'il est, il laisse encore un grand trouble en moi, l'écume de
son sillage ou la volupté de son parfum. Mais ce trouble lui-même
s'évanouira, et je verrai madame B... sans émotion. À quoi bon
d'ailleurs lui parler de ces choses auxquelles elle est restée
étrangère.

Hélas! l'amour a passé sur moi comme ce rêve, avec une puissance de
transfiguration aussi mystérieuse. Aussi vous qui connaissez celle que
j'aime, et qui n'étiez pas dans mon rêve, vous ne pouvez pas me
comprendre, n'essayez pas de me conseiller.




XVIII

TABLEAUX DE GENRE DU SOUVENIR


Nous avons certains souvenirs qui sont comme la peinture hollandaise de
notre mémoire, tableaux de genre où les personnages sont souvent de
condition médiocre, pris à un moment bien simple de leur existence,
sans événements solennels, parfois sans événements du tout, dans un
cadre nullement extraordinaire et sans grandeur. Le naturel des
caractères et l'innocence de la scène en font l'agrément, l'éloignement
met entre elle et nous une lumière douce qui la baigne de beauté.

Ma vie de régiment est pleine de scènes de ce genre que je vécus
naturellement, sans joie bien vive et sans grand chagrin, et dont je me
souviens avec beaucoup de douceur. Le caractère agreste des lieux, la
simplicité de quelques-uns de mes camarades paysans, dont le corps
était resté plus beau, plus agile, l'esprit plus original, le cœur plus
spontané, le caractère plus naturel que chez les jeunes gens que
j'avais fréquentés auparavant et que je fréquentai dans la suite, le
calme d'une vie où les occupations sont plus réglées et l'imagination
moins asservie que dans toute autre, où le plaisir nous accompagne
d'autant plus continuellement que nous n'avons jamais le temps de le
fuir en courant à sa recherche, tout concourt à faire aujourd'hui de
cette époque de ma vie comme une suite, coupée de lacunes, il est vrai,
de petits tableaux pleins de vérité heureuse et de charme sur lesquels
le temps a répandu sa tristesse douce et sa poésie.




XIX

VENT DE MER A LA CAMPAGNE


«Je t'apporterai un jeune pavot, aux pétales de pourpre.»

(Théocrite: _Le Cyclope._)

Au jardin, dans le petit bois, à travers la campagne, le vent met une
ardeur folle et inutile à disperser les rafales du soleil, à les
pourchasser en agitant furieusement les branches du taillis où elles
s'étaient d'abord abattues, jusqu'au fourré étincelant où elles
frémissent maintenant, toutes palpitantes. Les arbres, les linges qui
sèchent, la queue du paon qui roue découpent dans l'air transparent des
ombres bleues extraordinairement nettes qui volent à tous les vents
sans quitter le sol comme un cerf volant mal lancé. Ce pêle-mêle de
vent et de lumière fait ressembler ce coin de la Champagne à un paysage
du bord de la mer. Arrivés en haut de ce chemin qui, brillé de lumière
et essoufflé de vent, monte en plein soleil, vers un ciel nu, n'est-ce
pas la mer que nous allons apercevoir blanche de soleil et d'écume?
Comme chaque matin vous étiez venue, les mains pleines de fleurs et des
douces plumes que le vol d'un ramier, d'une hirondelle ou d'un geai,
avait laissé choir dans l'allée. Les plumes tremblent à mon chapeau, le
pavot s'effeuille à ma boutonnière, rentrons promptement.

La maison crie sous le vent comme un bateau, on entend d'invisibles
voiles s'enfler, d'invisibles drapeaux claquer dehors. Gardez sur vos
genoux cette touffe de roses fraîches et laissez pleurer mon cœur entre
vos mains fermées.




XX

LES PERLES


Je suis rentré au matin et je me suis frileusement couché, frissonnant
d'un délire mélancolique et glacé. Tout à l'heure, dans ta chambre, tes
amis de la veille, tes projets du lendemain,—autant d'ennemis, autant
de complots tramés contre moi,—tes pensées de l'heure,—autant de lieues
vagues et infranchissables,—me séparaient de toi. Maintenant que je
suis loin de toi, cette présence imparfaite, masque fugitif de
l'éternelle absence que les baisers soulèvent bien vite, suffirait, il
me semble, à me montrer ton vrai visage et à combler les aspirations de
mon amour. Il a fallu partir; que triste et glacé je reste loin de toi!
Mais, par quel enchantement soudain les rêves familiers de notre
bonheur recommencent-ils à monter, épaisse fumée sur une flamme claire
et brûlante, à monter joyeusement et sans interruption dans ma tête?
Dans ma main, réchauffée sous les couvertures, s'est réveillée l'odeur
des cigarettes de roses que tu m'avais fait fumer. J'aspire longuement
la bouche collée à ma main le parfum qui, dans la chaleur du souvenir,
exhale d'épaisses bouffées de tendresse, de bonheur et de «toi». Ah! ma
petite bien-aimée, au moment où je peux si bien me passer de toi, où je
nage joyeusement dans ton souvenir—qui maintenant emplit la
chambre—sans avoir à lutter contre ton corps insurmontable, je te le
dis absurdement, je te le dis irrésistiblement, je ne peux pas me
passer de toi. C'est ta présence qui donne à ma vie cette couleur fine,
mélancolique et chaude comme aux perles qui passent la nuit sur ton
corps. Comme elles, je vis et tristement me nuance à ta chaleur, et
comme elles, si tu ne me gardais pas sur toi je mourrais.




XXI

LES RIVAGES DE L'OUBLI


«On dit que la Mort embellit ceux qu'elle frappe et exagère leurs
vertus, mais c'est bien plutôt en général la vie qui leur faisait tort.
La mort, ce pieux et irréprochable témoin, nous apprend, selon la
vérité, selon la charité, qu'en chaque homme il y a ordinairement plus
de bien que de mal.» Ce que Michelet dit ici de la mort est peut-être
encore plus vrai de cette mort qui suit un grand amour malheureux.
L'être qui après nous avoir tant fait souffrir ne nous est plus rien,
est-ce assez de dire, suivant l'expression populaire, qu'il est «mort
pour nous». Les morts, nous les pleurons, nous les aimons encore, nous
subissons longtemps l'irrésistible attrait du charme qui leur survit et
qui nous ramène souvent près des tombes. L'être au contraire qui nous a
fait tout éprouver et de l'essence de qui nous sommes saturés ne peut
plus maintenant faire passer sur nous l'ombre même d'une peine ou d'une
joie. Il est plus que mort pour nous. Après l'avoir tenu pour la seule
chose précieuse de ce monde, après l'avoir maudit, après l'avoir
méprisé, il nous est impossible de le juger, à peine les traits de sa
figure se précisent-ils encore devant les yeux de notre souvenir,
épuisés d'avoir été trop longtemps fixés sur eux. Mais ce jugement sur
l'être aimé, jugement qui a tant varié, tantôt torturant de ses
clairvoyances notre cœur aveugle, tantôt s'aveuglant aussi pour mettre
fin à ce désaccord cruel, doit accomplir une oscillation dernière.
Comme ces paysages qu'on découvre seulement des sommets, des hauteurs
du pardon apparaît dans sa valeur véritable celle qui était plus que
morte pour nous après avoir été notre vie elle-même. Nous savions
seulement qu'elle ne nous rendait pas notre amour, nous comprenons
maintenant qu'elle avait pour nous une véritable amitié. Ce n'est pas
le souvenir qui l'embellit, c'est l'amour qui lui faisait tort. Pour
celui qui veut tout, et à qui tout, s'il l'obtenait, ne suffirait pas,
recevoir un peu ne semble qu'une cruauté absurde. Maintenant nous
comprenons que c'était un don généreux de celle que notre désespoir,
notre ironie, notre tyrannie perpétuelle n'avaient pas découragée. Elle
fut toujours douce. Plusieurs propos aujourd'hui rapportés nous
semblent d'une justesse indulgente et pleine de charme, plusieurs
propos d'elle que nous croyions incapable de nous comprendre parce
qu'elle ne nous aimait pas. Nous, au contraire, avons parlé d'elle avec
tant d'égoïsme injuste et de sévérité. Ne lui devons-nous pas beaucoup
d'ailleurs? Si cette grande marée de l'amour s'est retirée à jamais,
pourtant, quand nous nous promenons en nous-mêmes nous pouvons ramasser
des coquillages étranges et charmants et, en les portant à l'oreille,
entendre avec un plaisir mélancolique et sans plus en souffrir la vaste
rumeur d'autrefois. Alors nous songeons avec attendrissement à celle
dont notre malheur voulut qu'elle fut plus aimée qu'elle n'aimait. Elle
n'est «plus que morte» pour nous. Elle est une morte dont on se
souvient affectueusement. La justice veut que nous redressions l'idée
que nous avions d'elle. Et par la toute-puissante vertu de la justice,
elle ressuscite en esprit dans notre cœur pour paraître à ce jugement
dernier que nous rendons loin d'elle, avec calme, les yeux en pleurs.




XXII

PRÉSENCE RÉELLE


Nous nous sommes aimés dans un village perdu d'Engadine au nom deux
fois doux: le rêve des sonorités allemandes s'y mourait dans la volupté
des syllabes italiennes. À l'entour, trois lacs d'un vert inconnu
baignaient des forêts de sapins. Des glaciers et des pics fermaient
l'horizon. Le soir, la diversité des plans multipliait la douceur des
éclairages. Oublierons-nous jamais les promenades au bord du lac de
Sils-Maria, quand l'après-midi finissait, à six heures? Les mélèzes
d'une si noire sérénité quand ils avoisinent la neige éblouissante
tendaient vers l'eau bleu pâle, presque mauve, leurs branches d'un vert
suave et brillant. Un soir l'heure nous fut particulièrement propice;
en quelques instants, le soleil baissant, fit passer l'eau par toutes
les nuances et notre âme par toutes les voluptés. Tout à coup nous
fîmes un mouvement, nous venions de voir un petit papillon rose, puis
deux, puis cinq, quitter les fleurs de notre rive et voltiger au-dessus
du lac. Bientôt ils semblaient une impalpable poussière de rose
emportée, puis ils abordaient aux fleurs de l'autre rive, revenaient et
doucement recommençaient l'aventureuse traversée, s'arrêtant parfois
comme tentés au-dessus de ce lac précieusement nuancé alors comme une
grande fleur qui se fane. C'en était trop et nos yeux s'emplissaient de
larmes. Ces petits papillons, en traversant le lac, passaient et
repassaient sur notre âme,—sur notre âme toute tendue d'émotion devant
tant de beautés, prête à vibrer,—passaient et repassaient comme un
archet voluptueux. Le mouvement léger de leur vol n'effleurait pas les
eaux, mais caressait nos yeux, nos cœurs, et à chaque coup de leurs
petites ailes roses nous manquions de défaillir. Quand nous les
aperçûmes qui revenaient de l'autre rive, décelant ainsi qu'ils
jouaient et librement se promenaient sur les eaux, une harmonie
délicieuse résonna pour nous; eux cependant revenaient doucement avec
mille détours capricieux qui varièrent l'harmonie primitive et
dessinaient une mélodie d'une fantaisie enchanteresse. Notre âme
devenue sonore écoutait en leur vol silencieux une musique de charme et
de liberté et toutes les douces harmonies intenses du lac, des bois, du
ciel et de notre propre vie l'accompagnaient avec une douceur magique
qui nous fit fondre en larmes.

Je ne t'avais jamais parlé et tu étais même loin de mes yeux cette
année-là. Mais que nous nous sommes aimés alors en Engadine! Jamais je
n'avais assez de toi, jamais je ne te laissais à la maison. Tu
m'accompagnais dans mes promenades, mangeais à ma table, couchais dans
mon lit, rêvais dans mon âme. Un jour—se peut-il qu'un sûr instinct,
mystérieux messager, ne t'ait pas avertie de ces enfantillages où tu
fus si étroitement mêlée, que tu vécus, oui, vraiment vécus, tant tu
avais en moi une «présence réelle»?—un jour (nous n'avions ni l'un ni
l'autre jamais vu l'Italie), nous restâmes comme éblouis de ce mot
qu'on nous dit de l'Alpgrun: «De là on voit jusqu'en Italie.» Nous
partîmes pour l'Alpgrun, imaginant que, dans le spectacle étendu devant
le pic, là où commencerait l'Italie, le paysage réel et dur cesserait
brusquement et que s'ouvrirait dans un fond de rêve une vallée toute
bleue. En route, nous nous rappelâmes qu'une frontière no change pas le
sol et que si même il changeait ce serait trop insensiblement pour que
nous puissions le remarquer ainsi, tout d'un coup. Un peu déçus nous
riions pourtant d'avoir été si petits enfants tout à l'heure.

Mais en arrivant au sommet, nous restâmes éblouis. Notre enfantine
imagination était devant nos yeux réalisée. À côté de nous, des
glaciers étincelaient. À nos pieds des torrents sillonnaient un sauvage
pays d'Engadine d'un vert sombre. Puis une colline un peu mystérieuse;
et après des pentes mauves entrouvraient et fermaient tour à tour une
vraie contrée bleue, une étincelante avenue vers l'Italie. Les noms
n'étaient plus les mêmes, aussitôt s'harmonisaient avec cette suavité
nouvelle. On nous montrait le lac de Poschiavo, le pizzo di Vérone, le
val de Viola. Après nous allâmes à un endroit extraordinairement
sauvage et solitaire, où la désolation de la nature et la certitude
qu'on y était inaccessible à tous, et aussi invisible, invincible,
aurait accru jusqu'au délire la volupté de s'aimer là. Je sentis alors
vraiment à fond la tristesse de ne t'avoir pas avec moi sous tes
matérielles espèces, autrement que sous la robe de mon regret, en la
réalité de mon désir. Je descendis un peu jusqu'à l'endroit encore très
élevé où les voyageurs venaient regarder. On a dans une auberge isolée
un livre où ils écrivent leurs noms. J'écrivis le mien et à côté une
combinaison de lettres qui était une allusion au tien, parce qu'il
m'était impossible alors de ne pas me donner une preuve matérielle de
la réalité de ton voisinage spirituel. En mettant un peu de toi sur ce
livre il me semblait que je me soulageais d'autant du poids obsédant
dont tu étouffais mon âme. Et puis, j'avais l'immense espoir de te
mener un jour là, lire cette ligne; ensuite tu monterais avec moi plus
haut encore me venger de toute cette tristesse. Sans que j'aie rien eu
à t'en dire, tu aurais tout compris, ou plutôt de tout tu te serais
souvenue; et tu t'abandonnerais en montant, pèserais un peu sur moi
pour mieux me faire sentir que cette fois tu étais bien là; et moi
entre tes lèvres qui gardent un léger parfum de tes cigarettes
d'Orient, je trouverais tout l'oubli. Nous dirions très haut des
paroles insensées pour la gloire de crier sans que personne au plus
loin puisse nous entendre; des herbes courtes, au souffle léger des
hauteurs, frémiraient seules. La montée te ferait ralentir tes pas, un
peu souffler et ma figure s'approcherait pour sentir ton souffle: nous
serions fous. Nous irions aussi là où un lac blanc est à côté d'un lac
noir doux comme une perle blanche à côté d'une perle noire. Que nous
nous serions aimés dans un village perdu d'Engadine! Nous n'aurions
laissé approcher de nous que des guides de montagne, ces hommes si
grands dont les yeux reflètent autre chose que les yeux des autres
hommes, sont aussi comme d'une autre «eau». Mais je ne me soucie plus
de toi. La satiété est venue avant la possession. L'amour platonique
lui-même a ses saturations. Je ne voudrais plus t'emmener dans ce pays
que, sans le comprendre et même le connaître, tu m'évoques avec une
fidélité si touchante. Ta vue ne garde pour moi qu'un charme, celui de
me rappeler tout à coup ces noms d'une douceur étrange, allemande et
italienne: Sils Maria, Silva Plana, Crestalta, Samaden, Celerina,
Juliers, Val de Viola.




XXIII

COUCHER DE SOLEIL INTÉRIEUR


Comme la nature, l'intelligence a ses spectacles. Jamais les levers de
soleil, jamais les clairs de lune qui si souvent m'ont fait délirer
jusqu'aux larmes, n'ont surpassé pour moi en attendrissement passionné,
ce vaste embrasement mélancolique qui, durant les promenades à la fin
du jour, nuance alors autant de flots dans notre âme que le soleil
quand il se couche en fait briller sur la mer. Alors nous précipitons
nos pas dans la nuit. Plus qu'un cavalier que la vitesse croissante
d'une bête adorée étourdit et enivre, nous nous livrons en tremblant de
confiance et de joie aux pensées tumultueuses auxquelles, mieux nous
les possédons et les dirigeons, nous nous sentons appartenir de plus en
plus irrésistiblement. C'est avec une émotion affectueuse que nous
parcourons la campagne obscure et saluons les chênes pleins de nuit,
comme le champ solennel, comme les témoins épiques de l'élan qui nous
entraîne et qui nous grise. En levant les yeux au ciel, nous ne pouvons
reconnaître sans exaltation, dans l'intervalle des nuages encore émus
de l'adieu du soleil, le reflet mystérieux de nos pensées: nous nous
enfonçons de plus en plus vite dans la campagne, et le chien qui nous
suit, le cheval qui nous porte ou l'ami qui s'est tu, moins encore
parfois quand nul être vivant n'est auprès de nous, la fleur à notre
boutonnière ou la canne qui tourne joyeusement dans nos mains fébriles,
reçoit en regards et en larmes le tribut mélancolique de notre délire.




XXIV

COMME A LA LUMIÈRE DE LA LUNE


La nuit était venue, je suis allé à ma chambre, anxieux de rester
maintenant dans l'obscurité sans plus voir le ciel, les champs et la
mer rayonner sous le soleil. Mais quand j'ai ouvert la porte, j'ai
trouvé la chambre illuminée comme au soleil couchant. Par la fenêtre je
voyais la maison, les champs, le ciel et la mer, ou plutôt il me
semblait les «revoir» en rêve; la douce lune me les rappelait plutôt
qu'elle ne me les montrait, répandant sur leur silhouette une splendeur
pâle qui ne dissipait pas l'obscurité, épaissie comme un oubli sur leur
forme. Et j'ai passé des heures à regarder dans la cour le souvenir
muet, vague, enchanté et pâli des choses qui, pendant le jour,
m'avaient fait plaisir ou m'avaient fait mal, avec leurs cris, leurs
voix ou leur bourdonnement.

L'amour s'est éteint, j'ai peur au seuil de l'oubli; mais apaisés, un
peu pâles, tout près de moi et pourtant lointains et déjà vagues,
voici, comme à la lumière de la lune, tous mes bonheurs passés et tous
mes chagrins guéris qui me regardent et qui se taisent. Leur silence
m'attendrit cependant que leur éloignement et leur pâleur indécise
m'enivrent de tristesse et de poésie. Et je ne puis cesser de regarder
ce clair de lune intérieur.




XXV

CRITIQUE DE L'ESPÉRANCE A LA LUMIÈRE DE l'AMOUR


À peine une heure à venir nous devient-elle le présent qu'elle se
dépouille de ses charmes, pour les retrouver, il est vrai, si notre âme
est un peu vaste et en _perspectives_ bien ménagées, quand nous
l'aurons laissée loin derrière nous, sur les routes de la mémoire.
Ainsi le village poétique vers lequel nous hâtions le trot de nos
espoirs impatients et de nos juments fatiguées exhale de nouveau, quand
on a dépassé la colline, ces harmonies voilées, dont la vulgarité de
ses rues, le disparate de ses maisons, si rapprochées et fondues à
l'horizon, l'évanouissement du brouillard bleu qui semblait le
pénétrer, ont si mal tenu les vagues promesses. Mais comme
l'alchimiste, qui attribue chacun de ses insuccès à une cause
accidentelle et chaque fois différente, loin de soupçonner dans
l'essence même du présent une imperfection incurable, nous accusons la
malignité des circonstances particulières, les charges de telle
situation enviée, le mauvais caractère de telle maîtresse désirée, les
mauvaises dispositions de notre santé un jour qui aurait dû être un
jour de plaisir, le mauvais temps ou les mauvaises hôtelleries pendant
un voyage, d'avoir empoisonné notre bonheur. Aussi certains d'arriver à
éliminer ces causes destructives de toute jouissance, nous en appelons
sans cesse avec une confiance parfois boudeuse mais jamais
désillusionnée d'un rêve réalisé, c'est-à-dire déçu, à un avenir rêvé.

Mais certains hommes réfléchis et chagrins qui rayonnent plus ardemment
encore que les autres à la lumière de l'espérance découvrent assez vite
qu'hélas! elle n'émane pas des heures attendues, mais de nos cœurs
débordants de rayons que la nature ne connaît pas et qui les versent à
torrents sur elle sans y allumer un foyer. Ils ne se sentent plus la
force de désirer ce qu'ils savent n'être pas désirable, de vouloir
atteindre des rêves qui se flétriront dans leur cœur quand ils voudront
les cueillir hors d'eux-mêmes. Cette disposition mélancolique est
singulièrement accrue et justifiée dans l'amour. L'imagination en
passant et repassant sans cesse sur ses espérances, aiguise
admirablement ses déceptions. L'amour malheureux nous rendant
impossible l'expérience du bonheur nous empêche encore d'en découvrir
le néant. Mais quelle leçon de philosophie, quel conseil de la
vieillesse, quel déboire de l'ambition passe en mélancolie les joies de
l'amour heureux! Vous m'aimez, ma chère petite; comment avez-vous été
assez cruelle pour le dire? Le voilà donc ce bonheur ardent de l'amour
partagé dont la pensée seule me donnait le vertige et me faisait
claquer des dents!

Je défais vos fleurs, je soulève vos cheveux, j'arrache vos bijoux,
j'atteins votre chair, mes baisers recouvrent et battent votre corps
comme la mer qui monte sur le sable; mais vous-même m'échappez et avec
vous le bonheur. Il faut, vous quitter, je rentre seul et plus triste.
Accusant cette calamité dernière, je retourne à jamais auprès de vous;
c'est ma dernière illusion que j'ai arrachée, je suis à jamais
malheureux.

Je ne sais pas comment j'ai eu le courage de vous dire cela, c'est le
bonheur de toute ma vie que je viens de rejeter impitoyablement, ou du
moins la consolation, car vos yeux dont la confiance heureuse
m'enivrait encore parfois, ne refléteront plus que le triste
désenchantement dont votre sagacité et vos déceptions vous avaient déjà
avertie. Puisque ce secret que l'un de nous cachait à l'autre, nous
l'avons proféré tout haut, il n'est plus de bonheur pour nous. Il ne
nous reste même plus les joies désintéressées de l'espérance.
L'espérance est un acte de foi. Nous avons désabusé sa crédulité: elle
est morte. Après avoir renoncé à jouir, nous ne pouvons plus nous
enchanter à espérer. Espérer sans espoir, qui serait si sage, est
impossible.

Mais rapprochez-vous de moi, ma chère petite amie. Essuyez vos yeux,
pour voir, je ne sais pas si ce sont les larmes qui me brouillent la
vue, mais je crois distinguer là-bas, derrière nous, de grands feux qui
s'allument. Oh! ma chère petite amie que je vous aime! donnez-moi la
main, allons sans trop approcher vers ces beaux feux... Je pense que
c'est l'indulgent et puissant Souvenir qui nous veut du bien et qui est
en train de faire beaucoup pour nous, ma chère.




XXVI

SOUS-BOIS


Nous n'avons rien à craindre mais beaucoup à apprendre de la tribu
vigoureuse et pacifique des arbres qui produit sans cesse pour nous des
essences fortifiantes, des baumes calmants, et dans la gracieuse
compagnie desquels nous passons tant d'heures fraîches, silencieuses et
closes. Par ces après-midi brûlants où la lumière, par son excès même,
échappe à noire regard, descendons dans un de ces «fonds» normands d'où
montent avec souplesse des hêtres élevés et épais dont les feuillages
écartent comme une berge mince mais résistante cet océan de lumière, et
n'en retiennent que quelques gouttes qui tintent mélodieusement dans le
noir silence du sous-bois. Notre esprit n'a pas, comme au bord de la
mer, dans les plaines, sur les montagnes, la joie de s'étendre sur le
monde, mais le bonheur d'en être séparé; et, borné de toutes parts par
les troncs indéracinables, il s'élance en hauteur à la façon des
arbres. Couchés sur le dos, la  renversée dans les feuilles sèches,
nous pouvons suivre du sein d'un repos profond la joyeuse agilité de
notre esprit qui monte, sans faire trembler le feuillage, jusqu'aux
plus hautes branches où il se pose au bord du ciel doux, près d'un
oiseau qui chante. Çà et là un peu de soleil stagne au pied des arbres
qui, parfois, y laissent rêveusement tremper et dorer les feuilles
extrêmes de leurs branches. Tout le reste, détendu et fixé, se tait,
dans un sombre bonheur. Élancés et debout, dans la vaste offrande de
leurs branches, et pourtant reposés et calmes, les arbres, par cette
attitude étrange et naturelle, nous invitent avec des murmures gracieux
à sympathiser avec une vie si antique et si jeune, si différente de la
nôtre et dont elle semble l'obscure réserve inépuisable.

Un vent léger trouble un instant leur étincelante et sombre immobilité,
et les arbres tremblent faiblement, balançant la lumière sur leurs
cimes et remuant l'ombre à leurs pieds.

Petit-Abbeville (Dieppe), août 1893.




XXVII

LES MARRONNIERS


J'aimais surtout à m'arrêter sous les marronniers immenses quand ils
étaient jaunis par l'automne. Que d'heures j'ai passées dans ces
grottes mystérieuses et verdâtres à regarder au-dessus de ma tête les
murmurantes cascades d'or pâle qui y versaient la fraîcheur et
l'obscurité! J'enviais les rouges-gorges et les écureuils d'habiter ces
frêles et profonds pavillons de verdure dans les branches, ces antiques
jardins suspendus que chaque printemps, depuis deux siècles, couvre de
fleurs blanches et parfumées. Les branches, insensiblement courbées,
descendaient noblement de l'arbre vers la terre, comme d'autres arbres
qui auraient ôté plantés sur le tronc, la tête en bas. La pâleur des
feuilles qui restaient faisait ressortir encore les branchages qui déjà
paraissaient plus solides et plus noirs d'être dépouillés, et qui ainsi
réunis au tronc semblaient retenir comme un peigne magnifique la douce
chevelure blonde répandue.

Réveillon, octobre 1895.




XXVIII

LA MER


La mer fascinera toujours ceux chez qui le dégoût de la vie et
l'attrait du mystère ont devancé les premiers chagrins, comme un
pressentiment de l'insuffisance de la réalité à les satisfaire. Ceux-là
qui ont besoin de repos avant d'avoir éprouvé encore aucune fatigue, la
mer les consolera, les exaltera vaguement. Elle ne porte pas comme la
terre les traces des travaux des hommes et de la vie humaine. Rien n'y
demeure, rien n'y passe qu'en fuyant, et des barques qui la traversent,
combien le sillage est vite évanoui! De là cette grande pureté de la
mer que n'ont, pas les choses terrestres. Et cette eau vierge est bien
plus délicate que la terre endurcie qu'il faut une pioche pour entamer.
Le pas d'un enfant sur l'eau y creuse un sillon profond avec un bruit
clair, et les nuances unies de l'eau en sont un moment brisées; puis
tout vestige s'efface, et la mer est redevenue calme comme aux premiers
jours du monde. Celui qui est las des chemins de la terre ou qui
devine, avant de les avoir tentés, combien ils sont âpres et vulgaires,
sera séduit par les pâles routes de la mer, plus dangereuses et plus
douces, incertaines et désertes. Tout y est plus mystérieux, jusqu'à
ces grandes ombres qui flottent parfois paisiblement sur les champs nus
de la mer, sans maisons et sans ombrages, et qu'y étendent les nuages,
ces hameaux célestes, ces vagues ramures.

La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont
pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout
ne va pas s'anéantir, comme la veilleuse des petits enfants qui se
sentent moins seuls quand elle brille. Elle n'est pas séparée du ciel
comme la terre, est toujours en harmonie avec ses couleurs, s'émeut de
ses nuances les plus délicates. Elle rayonne sous le soleil et chaque
soir semble mourir avec lui. Et quand il a disparu, elle continue à le
regretter, à conserver un peu de son lumineux souvenir, en face de la
terre uniformément sombre. C'est le moment de ses reflets mélancoliques
et si doux qu'on sent son cœur se fondre en les regardant. Quand la
nuit est presque venue et que le ciel est sombre sur la terre noircie,
elle luit encore faiblement, on ne sait par quel mystère, par quelle
brillante relique du jour enfouie sous les flots.

Elle rafraîchit notre imagination parce qu'elle ne fait pas penser à la
vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce'qu'elle est, comme
elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de
chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la
musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne
nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme.
Notre cœur en s'élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles,
oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie
intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée
et celle des choses.

Septembre 1892.




XXIX

MARINE


Les paroles dont j'ai perdu le sens, peut-être faudrait-il me les faire
redire d'abord par toutes ces choses qui ont depuis si longtemps un
chemin conduisant en moi, depuis bien des années délaissé, mais qu'on
peut reprendre et qui, j'en ai la foi, n'est pas à jamais fermé. Il
faudrait revenir en Normandie, ne pas s'efforcer, aller simplement près
de la mer. Ou plutôt je prendrais les chemins boisés d'où on l'aperçoit
de temps en temps et où la brise mêle l'odeur du sel, des feuilles
humides et du lait. Je ne demanderais rien à toutes ces choses natales.
Elles sont généreuses à l'enfant qu'elles virent naître, d'elles-mêmes
lui rapprendraient les choses oubliées. Tout et son parfum d'abord
m'annoncerait la mer, mais je ne l'aurais pas encore vue. Je
l'entendrais faiblement. Je suivrais un chemin d'aubépines, bien connu
jadis, avec attendrissement, avec l'anxiété aussi, par une brusque
déchirure de la haie, d'apercevoir tout à coup l'invisible et présente
amie, la folle qui se plaint toujours, la vieille reine mélancolique,
la mer. Tout à coup je la verrais; ce serait par un de ces jours de
somnolence sous le soleil éclatant où elle réfléchit le ciel bleu comme
elle, seulement plus pâle. Des voiles blanches comme des papillons
seraient posées sur l'eau immobile, sans plus vouloir bouger, comme
pâmées de chaleur. Ou bien la mer serait au contraire agitée, jaune
sous le soleil comme un grand champ de boue, avec des soulèvements, qui
de si loin paraîtraient fixés, couronnés d'une neige éblouissante.




XXX

VOILES AU PORT


Dans le port étroit et long comme une chaussée d'eau entre ses quais
peu élevés où brillent les lumières du soir, les passants s'arrêtaient
pour regarder, comme de nobles étrangers arrivés de la veille et prêts
à repartir, les navires qui y étaient assemblés. Indifférents à la
curiosité qu'ils excitaient chez une foule dont ils paraissaient
dédaigner la bassesse ou seulement ne pas parler la langue, ils
gardaient dans l'auberge humide où ils s'étaient arrêtés une nuit, leur
élan silencieux et immobile. La solidité de l'étrave ne parlait pas
moins des longs voyages qui leur restaient à faire que ses avaries des
fatigues qu'ils avaient déjà supportées sur ces routes glissantes,
antiques comme le monde et nouvelles comme le passage qui les creuse et
auquel elles ne survivent pas. Frêles et résistants, ils étaient
tournés avec une fierté triste vers l'Océan qu'ils dominent et où ils
sont comme perdus. La complication merveilleuse et savante des cordages
se reflétait dans l'eau comme une intelligence précise et prévoyante
plonge dans la destinée incertaine qui tôt ou tard la brisera. Si
récemment retirés de la vie terrible et belle dans laquelle ils
allaient se retremper demain, leurs voiles étaient molles encore du
vent qui les avait gonflées, leur beaupré s'inclinait obliquement sur
l'eau comme hier encore leur démarche, et, de la proue à la poupe, la
courbure de leur coque semblait garder la grâce mystérieuse et flexible
de leur sillage.




LA FIN DE LA JALOUSIE




I


«Donne-nous les biens, soit que nous les demandions,
soit que nous ne les demandions pas, et éloigne de
nous les maux quand même nous te les demanderions.»—«Cette
prière me paraît belle et sûre. Si
tu y trouves quelque chose à reprendre, ne le cache
pas.»

(Platon.)

—Mon petit arbre, mon petit âne, ma mère, mon frère, mon pays, mon
petit Dieu, mon petit étranger, mon petit lotus, mon petit coquillage,
mon chéri, ma petite plante, va-t'en, laisse-moi m'habiller et je le
retrouverai rue de la Baume à huit heures. Je t'en prie, n'arrive pas
après huit heures et quart, parce que j'ai très faim.

Elle voulut fermer la porte de sa chambre sur Honoré, mais il lui dit
encore: «Cou!» et elle tendit aussitôt son cou avec une docilité, un
empressement exagérés qui le firent éclater de rire:

—Quand même tu ne voudrais pas, lui dit-il, il y a entre ton cou et ma
bouche, entre tes oreilles et mes moustaches, entre tes mains et mes
mains des petites amitiés particulières. Je suis sûr qu'elles ne
finiraient pas si nous ne nous aimions plus, pas plus que, depuis que
je suis brouillé avec ma cousine Paule, je ne peux empêcher mon valet
de pied d'aller tous les soirs causer avec sa femme de chambre. C'est
d'elle-même et sans mon assentiment que ma bouche va vers ton cou.

Ils étaient maintenant à un pas l'un de l'autre. Tout à coup leurs
regards s'aperçurent et chacun essaya de fixer dans les yeux de l'autre
la pensée qu'ils s'aimaient; elle resta une seconde ainsi, debout, puis
tomba sur une chaise en étouffant, comme si elle avait couru. Et ils se
dirent presque en même temps avec une exaltation sérieuse, en
prononçant fortement avec les lèvres, comme pour embrasser:

—Mon amour!

Elle répéta d'un ton maussade et triste, en secouant la tête:

—Oui, mon amour.

Elle savait qu'il ne pouvait pas résister à ce petit mouvement de tête,
il se jeta sur elle en l'embrassant et lui dit lentement: «Méchante!»
et si tendrement, que ses yeux à elle se mouillèrent.

Sept heures et demie sonnèrent. Il partit.

En rentrant chez lui, Honoré se répétait à lui-même: «Ma mère, mon
frère, mon pays,—il s'arrêta,—oui, mon pays!... mon petit coquillage,
mon petit arbre,» et il ne put s'empêcher de rire en prononçant ces
mots qu'ils s'étaient si vite faits à leur usage, ces petits mots qui
peuvent sembler vides et qu'ils emplissaient d'un sens infini. Se
confiant sans y penser au génie inventif et fécond de leur amour, ils
s'étaient vu peu à peu doter par lui d'une langue à eux, comme pour un
peuple, d'armes, de jeux et de lois.

Tout en s'habillant pour aller dîner, sa pensée était suspendue sans
effort au moment où il allait la revoir comme un gymnaste touche déjà
le trapèze encore éloigné vers lequel il vole, ou comme une phrase
musicale semble atteindre l'accord qui la résoudra et la rapproche de
lui, de toute la distance qui l'en sépare, par la force même du désir
qui la promet et l'appelle. C'est ainsi qu'Honoré traversait rapidement
la vie depuis un an, se hâtant dès le matin vers l'heure de
l'après-midi où il la verrait. Et ses journées en réalité n'étaient pas
composées de douze ou quatorze heures différentes, mais de quatre ou
cinq demi-heures, de leur attente et de leur souvenir.

Honoré était arrivé depuis quelques minutes chez la princesse
d'Alériouvre, quand madame Seaune entra. Elle dit bonjour à la
maîtresse de la maison et aux différents invités et parut moins dire
bonsoir à Honoré que lui prendre la main comme elle aurait pu le faire
au milieu d'une conversation. Si leur liaison eût ôté connue, on aurait
pu croire qu'ils étaient venus ensemble, et qu'elle avait attendu
quelques instants à la porte pour ne pas entrer en même temps que lui.
Mais ils auraient pu ne pas se voir pendant deux jours (ce qui depuis
un an ne leur était pas encore arrivé une fois) et ne pas éprouver
cette joyeuse surprise de se retrouver qui est au fond de tout bonjour
amical, car, ne pouvant rester cinq minutes sans penser l'un à l'autre,
ils ne pouvaient jamais se rencontrer, ne se quittant jamais.

Pendant le dîner, chaque fois qu'ils se parlaient, leurs manières
passaient en vivacité et en douceur celles d'une amie et d'un ami, mais
étaient empreintes d'un respect majestueux et naturel que ne
connaissent pas les amants. Ils apparaissaient ainsi semblables à ces
dieux que la fable rapporte avoir habité sous des déguisements parmi
les hommes, ou comme deux anges dont la familiarité fraternelle exalte
la joie, mais ne diminue pas le respect que leur inspire la noblesse
commune de leur origine et de leur sang mystérieux. En même temps qu'il
éprouvait la puissance des iris et des roses qui régnaient
languissamment sur la table, l'air se pénétrait peu à peu du parfum de
cette tendresse qu'Honoré et Françoise exhalaient naturellement. À
certains moments, il paraissait embaumer avec une violence plus
délicieuse encore que son habituelle douceur, violence que la nature ne
leur avait pas permis de modérer plus qu'à l'héliotrope au soleil, ou,
sous la pluie, aux lilas en fleurs.

C'est ainsi que leur tendresse n'étant pas secrète était d'autant plus
mystérieuse. Chacun pouvait en approcher comme de ces bracelets
impénétrables et sans défense aux poignets d'une amoureuse, qui portent
écrits en caractères inconnus et visibles le nom qui la fait vivre ou
qui la fait mourir, et qui semblent en offrir sans cesse le sens aux
yeux curieux et déçus qui ne peuvent pas le saisir.

«Combien de temps l'aimerai-je encore?» se disait Honoré en se levant
de table. Il se rappelait combien de passions qu'à leur naissance il
avait crues immortelles avaient peu duré et la certitude que celle-ci
finirait un jour assombrissait sa tendresse.

Alors il se rappela que, le matin même, pendant qu'il était, à la
messe, au moment où le prêtre lisant l'Évangile disait: «Jésus étendant
la main leur dit: Cette créature-là est mon frère, elle est aussi ma
mère et tous ceux de ma famille», il avait un instant tendu à Dieu
toute son âme, en tremblant, mais bien haut, comme une palme, et avait
prié: «Mon Dieu! mon Dieu! faites-moi la grâce de l'aimer toujours. Mon
Dieu, c'est la seule grâce que je vous demande, faites, mon Dieu, qui
le pouvez, que je l'aime toujours!»

Maintenant, dans une de ces heures toutes physiques où l'âme s'efface
en nous derrière l'estomac qui digère, la peau qui jouit d'un ablution
récente et d'un linge fin, la bouche qui fume, l'œil qui se repaît
d'épaules nues et de lumières, il répétait plus mollement sa prière,
doutant d'un miracle qui viendrait déranger la loi psychologique de son
inconstance aussi impossible à rompre que les lois physiques de la
pesanteur ou de la mort.

Elle vit ses yeux préoccupés, se leva, et, passant près de lui qui ne
l'avait pas vue, comme ils étaient assez loin des autres, elle lui dit
avec ce ton traînard, pleurard, ce ton de petit enfant qui le faisait
toujours rire, et comme s'il venait de lui parler:

—Quoi?

Il se mit à rire et lui dit:

—Ne dis pas un mot de plus, ou je t'embrasse, tu entends, je t'embrasse
devant tout le monde!

Elle rit d'abord, puis reprenant son petit air triste et mécontent pour
l'amuser, elle dit:

—Oui, oui, c'est très bien, tu ne pensais pas du tout à moi!

Et lui, la regardant en riant, répondit:

—Comme tu sais très bien mentir! et, avec douceur, il ajouta:
«Méchante! méchante!»

Elle le quitta et alla causer avec les autres. Honoré songeait: «Je
tâcherai, quand je sentirai mon cœur se détacher d'elle, de le retenir
si doucement, qu'elle ne le sentira même pas. Je serai toujours aussi
tendre, aussi respectueux. Je lui cacherai le nouvel amour qui aura
remplacé dans mon cœur mon amour pour elle aussi soigneusement que je
lui cache aujourd'hui les plaisirs que, seul, mon corps goûte çà et là
en dehors d'elle.» (Il jeta les yeux du côté de la princesse
d'Alériouvre.) Et de son côté, il la laisserait peu à peu fixer sa vie
ailleurs, par d'autres attachements. Il ne serait pas jaloux,
désignerait lui-même ceux qui lui paraîtraient pouvoir lui offrir un
hommage plus décent ou plus glorieux. Plus il imaginait en Françoise
une autre femme qu'il n'aimerait pas, mais dont il goûterait savamment
tous les charmes spirituels plus le partage lui paraissait noble et
facile. Les mots d'amitié tolérante et douce, de belle charité à faire
aux plus dignes avec ce qu'on possède de meilleur, venaient affluer
mollement à ses lèvres détendues.

À cet instant, Françoise ayant vu qu'il était dix heures, dit bonsoir
et partit. Honoré l'accompagna jusqu'à sa voiture, l'embrassa
imprudemment dans la nuit et rentra.

Trois heures plus tard, Honoré rentrait à pied avec M. de Buivres, dont
on avait fêté ce soir-là le retour du Tonkin. Honoré l'interrogeait sur
la princesse d'Alériouvre qui, restée veuve à peu près à la même
époque, était bien plus belle que Françoise. Honoré, sans en être
amoureux, aurait eu grand plaisir à la posséder s'il avait été certain
de le pouvoir sans que Françoise le sût et en éprouvât du chagrin.

—On ne sait trop rien sur elle, dit M. de Buivres, ou du moins on ne
savait trop rien quand je suis parti, car depuis que je suis revenu, je
n'ai revu personne.

—En somme, il n'y avait rien de très facile ce soir, conclut Honoré.

—Non, pas grand'chose, répondit M. de Buivres; et comme Honoré était
arrivé à sa porte, la conversation allait se terminer là, quand M. de
Buivres ajouta:

—Excepté madame Seaune à qui vous avez dû être présenté, puisque vous
étiez du dîner. Si vous en avez envie, c'est très facile. Mais à moi,
elle ne me dirait pas ça!

—Mais je n'ai jamais entendu dire ce que vous dites, dit Honoré.

—Vous êtes jeune, répondit Buivres, et tenez, il y avait ce soir
quelqu'un qui se l'est fortement payée, je crois que c'est
incontestable, c'est ce petit François de Gouvres. Il dit qu'elle a un
tempérament! Mais il paraît qu'elle n'est pas bien faite. Il n'a pas
voulu continuer. Je parie que pas plus tard qu'en ce moment elle fait
la noce quelque part. Avez-vous remarqué comme elle quitte toujours le
monde de bonne heure?

—Elle habite pourtant, depuis qu'elle est veuve, dans la même maison
que son frère, et elle ne se risquerait pas à ce que le concierge
raconte qu'elle rentre dans la nuit.

—Mais, mon petit, de dix heures à une heure du matin on a le temps de
faire bien des choses! Et puis est-ce qu'on sait? Mais une heure, il
les est bientôt, il faut vous laisser vous coucher.

Il tira lui-même la sonnette; au bout d'un instant, la porte s'ouvrit;
Buivres tendit la main à Honoré, qui lui dit adieu machinalement,
entra, se sentit en même temps pris du besoin fou de ressortir, mais la
porte s'était lourdement refermée sur lui, et excepté son bougeoir qui
l'attendait en brûlant avec impatience au pied de l'escalier, il n'y
avait plus aucune lumière. Il n'osa pas réveiller le concierge pour se
faire ouvrir et monta chez lui.




II


«Nos actes sont nos bons et nos mauvais anges,
les ombres fatales qui marchent à nos côtés.»

(Beaumont et Fletcher.)

La vie avait bien changé pour Honoré depuis le jour où M. de Buivres
lui avait tenu, entre tant d'autres, des propos—semblables à ceux
qu'Honoré lui-même avait écoutés ou prononcés tant de fois avec
indifférence,—mais qu'il ne cessait plus le jour quand il était seul,
et toute la nuit, d'entendre. Il avait tout de suite posé quelques
questions à Françoise, qui l'aimait trop et souffrait trop de son
chagrin pour songer à s'offenser; elle lui avait juré qu'elle ne
l'avait jamais trompé et qu'elle ne le tromperait jamais.

Quand il était près d'elle, quand il tenait ses petites mains à qui il
disait, répétant les vers de Verlaine:

Belles petites mains qui fermerez mes yeux,

quand il l'entendait lui dire: «Mon frère, mon pays, mon bien-aimé,» et
que sa voix se prolongeait indéfiniment dans son cœur avec la douceur
natale des cloches, il la croyait; et s'il ne se sentait plus heureux
comme autrefois, au moins il ne lui semblait pas impossible que son
cœur convalescent retrouvât un jour le bonheur. Mais quand il était
loin de Françoise, quelquefois aussi quand, étant près d'elle, il
voyait ses yeux briller de feux qu'il s'imaginait aussitôt allumés
autrefois,—qui sait, peut-être hier comme ils le seraient
demain,—allumés par un autre; quand, venant de céder au désir tout
physique d'une autre femme, et se rappelant combien de fois il y avait
cédé et avait pu mentir à Françoise sans cesser de l'aimer, il ne
trouvait plus absurde de supposer qu'elle aussi lui mentait, qu'il
n'était même pas nécessaire pour lui mentir de ne pas l'aimer, et
qu'avant de le connaître elle s'était jetée sur d'autres avec cette
ardeur qui le brûlait maintenant,—et lui paraissait plus terrible que
l'ardeur qu'il lui inspirait, à elle, ne lui paraissait douce, parce
qu'il la voyait avec l'imagination qui grandit tout.

Alors, il essaya de lui dire qu'il l'avait trompée; il l'essaya non par
vengeance ou besoin de la faire souffrir comme lui, mais pour qu'en
retour elle lui dît aussi la vérité, surtout pour ne plus sentir le
mensonge habiter en lui, pour expier les fautes de sa sensualité,
puisque, pour créer un objet à sa jalousie, il lui semblait par moments
que c'était son propre mensonge et sa propre sensualité qu'il projetait
en Françoise.

C'était un soir, en se promenant avenue des Champs-Élysées, qu'il
essaya de lui dire qu'il l'avait trompée. Il fut effrayé en la voyant
pâlir, tomber sans forces sur un banc, mais bien plus quand elle
repoussa sans colère, mais avec douceur, dans un abattement sincère et
désolé, la main qu'il approchait d'elle. Pendant deux jours, il crut
qu'il l'avait perdue ou plutôt qu'il l'avait retrouvée. Mais cette
preuve involontaire, éclatante et triste qu'elle venait de lui donner
de son amour, ne suffisait pas à Honoré. Eût-il acquis la certitude
impossible qu'elle n'avait jamais été qu'à lui, la souffrance inconnue
que son cœur avait apprise le soir où M. de Buivres l'avait reconduit
jusqu'à sa porte, non pas une souffrance pareille, ou le souvenir de
cette souffrance, mais cette souffrance même n'aurait pas cessé de lui
faire mal quand même on lui eût démontré qu'elle était sans raison.
Ainsi nous tremblons encore à notre réveil au souvenir de l'assassin
que nous avons déjà reconnu pour l'illusion d'un rêve; ainsi les
amputés souffrent toute leur vie dans la jambe qu'ils n'ont plus.

En vain, le jour il avait marché, s'était fatigué à cheval, en
bicyclette, aux armes, en vain il avait rencontré Françoise, l'avait
ramenée chez elle, et, le soir, avait recueilli dans ses mains, à son
front, sur ses yeux, la confiance, la paix, une douceur de miel, pour
revenir chez lui encore calmé et riche de l'odorante provision, à peine
était-il rentré qu'il commençait à s'inquiéter, se mettait vite dans
son lit pour s'endormir avant que fut altéré son bonheur qui, couché
avec précaution dans tout le baume de cette tendresse récente et
fraîche encore d'à peine une heure, parviendrait à travers la nuit,
jusqu'au lendemain, intact et glorieux comme un prince d'Égypte; mais
il sentait que les paroles de Buivres, ou telle des innombrables images
qu'il s'était formées depuis, allait apparaître à sa pensée et qu'alors
ce serait fini de dormir. Elle n'était pas encore apparue, cette image,
mais il la sentait là toute prête et se raidissant contre elle, il
rallumait sa bougie, lisait, s'efforçait avec le sens des phrases qu'il
lisait, d'emplir sans trêve et sans y laisser de vide son cerveau pour
que l'affreuse image n'ait pas un moment ou un rien de place pour s'y
glisser.

Mais tout à coup, il la trouvait là qui était entrée, et il ne pouvait
plus la faire sortir maintenant; la porte de son attention qu'il
maintenait de toutes ses forces à s'épuiser avait été ouverte par
surprise; elle s'était refermée, et il allait passer toute la nuit avec
cette horrible compagne. Alors c'était sur, c'était fini, cette nuit-ci
comme les autres il ne pourrait pas dormir une minute; eh bien, il
allait à la bouteille de bromidia, en buvait trois cuillerées, et
certain maintenant qu'il allait dormir, effrayé même de penser qu'il ne
pourrait plus faire autrement que de dormir, quoi qu'il advînt, il se
remettait à penser à Françoise avec effroi, avec désespoir, avec haine.
Il voulait, profitant de ce qu'on ignorait sa liaison avec elle, faire
des paris sur sa vertu avec des hommes, les lancer sur elle, voir si
elle céderait, tâcher de découvrir quelque chose, de savoir tout, se
cacher dans une chambre (il se rappelait l'avoir fait pour s'amuser
étant plus jeune) et tout voir. Il ne broncherait pas d'abord pour les
autres, puisqu'il l'aurait demandé avec l'air de plaisanter,—sans cela
quel scandale! quelle colère!—mais surtout à cause d'elle, pourvoir si
le lendemain quand il lui demanderait: «Tu ne m'as jamais trompé?» elle
lui répondrait: «Jamais,» avec ce même air aimant. Peut-être elle
avouerait tout, et de fait n'aurait succombé que sous ses artifices. Et
alors ç'aurait été l'opération salutaire après laquelle son amour
serait guéri de la maladie qui le tuait, lui, comme la maladie d'un
parasite tue l'arbre (il n'avait qu'à se regarder dans la glace
éclairée faiblement par sa bougie nocturne pour en être sûr). Mais,
non, car l'image reviendrait toujours, combien plus forte que celles de
son imagination et avec quelle puissance d'assènement incalculable sur
sa pauvre tête, il n'essayait même pas de le concevoir.

Alors, tout à coup, il songeait à elle, à sa douceur, à sa tendresse, à
sa pureté et voulait pleurer de l'outrage qu'une seconde il avait songé
à lui faire subir. Rien que l'idée de proposer cela à des camarades de
fête!

Bientôt il sentait le frisson général, la défaillance qui précède de
quelques minutes le sommeil par le bromidia. Tout d'un coup
n'apercevant rien, aucun rêve, aucune sensation, entre sa dernière
pensée et celle-ci, il se disait: «Comment, je n'ai pas encore dormi?»
Mais en voyant qu'il faisait grand jour, il comprenait que pendant plus
de six heures, le sommeil du bromidia l'avait possédé sans qu'il le
goûtât.

Il attendait que ses élancements à la tête fussent un peu calmés, puis
se levait et essayait en vain par l'eau froide et la marche de ramener
quelques couleurs, pour que Françoise ne le trouvât pas trop laid, sur
sa figure pâle, sous ses yeux tirés. En sortant de chez lui, il allait
à l'église, et là, courbé et las, de toutes les dernières forces
désespérées de son corps fléchi qui voulait se relever et rajeunir, de
son cœur malade et vieillissant qui voulait guérir, de son esprit, sans
trêve harcelé et haletant et qui voulait la paix, il priait Dieu, Dieu
à qui, il y a deux mois à peine, il demandait de lui faire la grâce
d'aimer toujours Françoise, il priait Dieu maintenant avec la même
force, toujours avec la force de cet amour qui jadis, sûr de mourir,
demandait à vivre, et qui maintenant, effrayé de vivre, implorait de
mourir, le priait de lui faire la grâce de ne plus aimer Françoise, de
ne plus l'aimer trop longtemps, de ne pas l'aimer toujours, de faire
qu'il puisse enfin l'imaginer dans les bras d'un autre sans souffrir,
puisqu'il ne pouvait plus se l'imaginer que dans les bras d'un autre.
Et peut-être il ne se l'imaginerait plus ainsi quand il pourrait
l'imaginer sans souffrance.

Alors il se rappelait combien il avait craint de ne pas l'aimer
toujours, combien il gravait alors dans son souvenir pour que rien ne
pût les effacer, ses joues toujours tendues à ses lèvres, son front,
ses petites mains, ses yeux graves, ses traits adorés. Et soudain, les
apercevant réveillés de leur calme si doux par le désir d'un autre, il
voulait n'y plus penser et ne revoyait que plus obstinément ses joues
tendues, son front, ses petites mains—oh! ses petites mains, elles
aussi!—ses yeux graves, ses traits détestés.

À partir de ce jour, s'effrayant d'abord lui-même d'entrer dans une
telle voie, il ne quitta plus Françoise, épiant sa vie, l'accompagnant
dans ses visites, la suivant dans ses courses, attendant une heure à la
porte des magasins. S'il avait pu penser qu'il l'empêchait ainsi
matériellement de le tromper, il y aurait sans doute renoncé, craignant
qu'elle ne le prit en horreur; mais elle le laissait faire avec tant de
joie de le sentir toujours près d'elle, que cette joie le gagna peu à
peu, et lentement le remplissait d'une confiance, d'une certitude
qu'aucune preuve matérielle n'aurait pu lui donner, comme ces
hallucinés que l'on parvient quelquefois à guérir en leur faisant
toucher de la main, le fauteuil, la personne vivante qui occupent la
place où ils croyaient voir un fantôme et en faisant ainsi chasser le
fantôme du monde réel par la réalité même qui ne lui laisse plus de
place.

Honoré s'efforçait ainsi, en éclairant et en remplissant dans son
esprit d'occupations certaines toutes les journées de Françoise, de
supprimer ces vides et ces ombres où venaient s'embusquer les mauvais
esprits de la jalousie et du doute qui l'assaillaient tous les soirs.
Il recommença à dormir, ses souffrances étaient plus rares, plus
courtes et si alors il l'appelait, quelques instants de sa présence le
calmaient pour toute une nuit.




III


«Nous devons nous confier à l'âme jusqu'à la fin; car des choses aussi
belles et aussi magnétiques que les relations de l'amour ne peuvent
être supplantées et remplacées que par des choses plus belles et d'un
degré plus élevé.»

(EMERSON.)

Le salon de madame Seaune, née princesse de Galaise-Orlandes, dont nous
avons parlé dans la première partie de ce récit sous son prénom de
Françoise, est encore aujourd'hui un des salons les plus recherchés de
Paris. Dans une société où un titre de duchesse l'aurait confondue avec
tant d'autres, son nom bourgeois se distingue comme une mouche dans un
visage, et en échange du titre perdu par son mariage avec M. Seaune,
elle a acquis ce prestige d'avoir volontairement renoncé à une gloire
qui élève si haut, pour une imagination bien née, les paons blancs, les
cygnes noirs, les violettes blanches et les reines en captivité.

Madame Seaune a beaucoup reçu cette année et l'année dernière, mais son
salon a été fermé pendant les trois années précédentes, c'est-à-dire
celles qui ont suivi la mort d'Honoré de Tenvres.

Les amis d'Honoré qui se réjouissaient de le voir peu à peu retrouver
sa belle mine et sa gaieté d'autrefois, le rencontraient maintenant à
toute heure avec madame Seaune et attribuaient son relèvement à cette
liaison qu'ils croyaient toute récente.

C'est deux mois à peine après le rétablissement complet d'Honoré que
survint l'accident de l'avenue du Bois-de-Boulogne, dans lequel il eut
les deux jambes cassées sous un cheval emporté.

L'accident eut lieu le premier mardi de mai; la péritonite se déclara
le dimanche. Honoré reçut les sacrements le lundi et fut emporté ce
même lundi à six heures du soir. Mais du mardi, jour de l'accident, au
dimanche soir, il fut le seul à croire qu'il était perdu.

Le mardi, vers six heures, après les premiers pansements faits, il
demanda à rester seul, mais qu'on lui montât les cartes des personnes
qui étaient déjà venues savoir de ses nouvelles.

Le matin même, il y avait au plus huit heures de cela, il avait
descendu à pied l'avenue du Bois-de-Boulogne. Il avait respiré tour à
tour et exhalé dans l'air mêlé de brise et de soleil, il avait reconnu
au fond des yeux des femmes qui suivaient avec admiration sa beauté
rapide, un instant perdu au détour même de sa capricieuse gaieté, puis
rattrapé sans effort et dépassé bien vite entre les chevaux au galop et
fumants, goûté dans la fraîcheur de sa bouche affamée et arrosée par
l'air doux, la même joie profonde qui embellissait ce matin-là la vie
du soleil, de l'ombre, du ciel, des pierres, du vent d'est et des
arbres, des arbres aussi majestueux que des hommes debout, aussi
reposés que des femmes endormies dans leur étincelante immobilité.

À un moment, il avait regardé l'heure, était revenu sur ses pas et
alors... alors cela était arrivé. En une seconde, le cheval qu'il
n'avait pas vu lui avait cassé les deux jambes. Cette seconde-là ne lui
apparaissait pas du tout comme ayant dû être nécessairement telle. À
cette même seconde il aurait pu être un peu plus loin, ou un peu moins
loin, ou le cheval aurait pu être détourné, ou, s'il y avait eu de la
pluie, il serait rentré plus tôt chez lui, ou, s'il n'avait pas regardé
l'heure, il ne serait pas revenu sur ses pas et aurait poursuivi
jusqu'à la cascade. Mais pourtant cela qui aurait si bien pu ne pas
être qu'il pouvait feindre un instant que cela n'était qu'un rêve, cela
était une chose réelle, cela faisait maintenant partie de sa vie, sans
que toute sa volonté y put rien changer. Il avait les deux jambes
cassées et le ventre meurtri. Oh! l'accident en lui-même n'était pas si
extraordinaire; il se rappelait qu'il n'y avait pas huit jours, pendant
un dîner chez le docteur S..., on avait parlé de C..., qui avait été
blessé de la même manière par un cheval emporté. Le docteur, comme on
demandait de ses nouvelles, avait dit: «Son affaire est mauvaise.»
Honoré avait insisté, questionné sur la blessure, et le docteur avait
répondu d'un air important, pédantesque et mélancolique: «Mais ce n'est
pas seulement la blessure; c'est tout un ensemble; ses fils lui donnent
de l'ennui; il n'a plus la situation qu'il avait autrefois; les
attaques des journaux lui ont porté un coup. Je voudrais me tromper,
mais il est dans un fichu état.» Cela dit, comme le docteur se sentait
au contraire, lui, dans un excellent état, mieux portant, plus
intelligent et plus considéré que jamais, comme Honoré savait que
Françoise l'aimait de plus en plus, que le monde avait accepté leur
liaison et s'inclinait non moins devant leur bonheur que devant la
grandeur du caractère de Françoise; comme enfin, la femme du docteur
S..., émue en se représentant la fin misérable et l'abandon de C...
défendait par hygiène à elle-même et à ses enfants aussi bien de penser
à des événements tristes que d'assister à des enterrements, chacun
répéta une dernière fois: «Ce pauvre C..., son affaire est mauvaise» en
avalant une dernière coupe de vin de Champagne, et en sentant au
plaisir qu'il éprouvait à la boire que «leur affaire» à eux était
excellente.

Mais ce n'était plus du tout la même chose. Honoré maintenant se
sentant submergé par la pensée de son malheur, comme il l'avait souvent
été par la pensée du malheur des autres, ne pouvait plus comme alors
reprendre pied en lui-même. Il sentait se dérober sous ses pas ce sol
de la bonne santé sur lequel croissent nos plus hautes résolutions et
nos joies les plus gracieuses, comme ont leurs racines dans la terre
noire et mouillée les chênes et les violettes; et il butait à chaque
pas en lui-même. En parlant de C... à ce dîner auquel il repensait, le
docteur avait dit: «Déjà avant l'accident et depuis les attaques des
journaux, j'avais rencontré C..., je lui avais trouvé la mine jaune,
les yeux creux, une sale tête!» Et le docteur avait passé sa main d'une
adresse et d'une beauté célèbres sur sa figure rose et pleine, au long
de sa barbe fine et bien soignée et chacun avait imaginé avec plaisir
sa propre bonne mine comme un propriétaire s'arrête à regarder avec
satisfaction son locataire, jeune encore, paisible et riche. Maintenant
Honoré se regardant dans la glace était effrayé de «sa mine jaune» de
sa «sale tête». Et aussitôt la pensée que le docteur dirait pour lui
les mêmes mots que pour C..., avec la même indifférence, l'effraya.
Ceux mêmes qui viendraient à lui pleins de pitié s'en détourneraient
assez vite comme d'un objet dangereux pour eux; ils finiraient, par
obéir aux protestations de leur bonne santé, de leur désir d'être
heureux et de vivre. Alors sa pensée se reporta sur Françoise, et,
courbant les épaules, baissant la tête malgré soi, comme si le
commandement de Dieu avait été là, levé sur lui, il comprit avec une
tristesse infinie et soumise qu'il fallait renoncer à elle. Il eut la
sensation de l'humilité de son corps incliné dans sa faiblesse
d'enfant, avec sa résignation de malade, sous ce chagrin immense, et il
eut pitié de lui comme souvent, à toute la distance de sa vie entière,
il s'était aperçu avec attendrissement tout petit enfant, et il eut
envie de pleurer.

Il entendit frapper à la porte. On apportait les cartes qu'il avait
demandées. Il savait bien qu'on viendrait chercher de ses nouvelles,
car il n'ignorait pas que son accident était grave, mais tout de même,
il n'avait pas cru qu'il y aurait tant de cartes, et il fut effrayé de
voir que tant de gens étaient venus, qui le connaissaient si peu et ne
se seraient dérangés que pour son mariage ou son enterrement. C'était
un monceau de cartes et le concierge le portait avec précaution pour
qu'il ne tombât pas du grand plateau, d'où elles débordaient. Mais tout
d'un coup, quand il les eut toutes près de lui, ces cartes, le monceau
lui apparut une toute petite chose, ridiculement petite vraiment, bien
plus petite que la chaise ou la cheminée. Et il fut plus effrayé encore
que ce fût si peu, et se sentit si seul, que pour se distraire il se
mit fiévreusement à lire les noms; une carte, deux cartes, trois
cartes, ah! il tressaillit et de nouveau regarda: «Comte François de
Gouvres.» Il devait bien pourtant s'attendre à ce que M. de Gouvres
vînt prendre de ses nouvelles, mais il y avait longtemps qu'il n'avait
pensé à lui, et tout de suite la phrase de Buivres: «_Il y avait ce
soir quelqu'un qui a dû rudement se la payer, c'est François de
Gouvres;—il dit qu'elle a un tempérament! mais il parait qu'elle est
affreusement faite, et il n'a pas voulu continuer_», lui revint, et
sentant toute la souffrance ancienne qui du fond de sa conscience
remontait en un instant à la surface, il se dit: «Maintenant je me
réjouis si je suis perdu. Ne pas mourir, rester cloué là, et, pendant
des années, tout le temps qu'elle ne sera pas auprès de moi, une partie
du jour, toute la nuit, la voir chez un autre! Et maintenant ce ne
serait plus par maladie que je la verrais ainsi, ce serait sûr. Comment
pourrait-elle m'aimer encore? un amputé!» Tout d'un coup il s'arrêta.
«Et si je meurs, après moi?»

Elle avait trente ans, il franchit d'un saut le temps plus ou moins
long où elle se souviendrait, lui serait fidèle. Mais il viendrait un
moment... il dit «_qu'elle a un temperament..._» Je veux vivre, je veux
vivre et je veux marcher, je veux la suivre partout, je veux être beau,
je veux qu'elle m'aime!»

À ce moment, il eut peur en entendant sa respiration qui sifflait, il
avait mal au côté, sa poitrine semblait s'être rapprochée de son dos,
il ne respirait pas comme il voulait, il essayait de reprendre haleine
et ne pouvait pas. À chaque seconde il se sentait respirer et ne pas
respirer assez. Le médecin vint. Honoré n'avait qu'une légère attaque
d'asthme nerveux. Le médecin parti, il fut plus triste; il aurait
préféré que ce fût plus grave et être plaint. Car il sentait bien que
si cela n'était pas grave, autre chose l'était et qu'il s'en allait.
Maintenant il se rappelait toutes les souffrances physiques de sa vie,
il se désolait; jamais ceux qui l'aimaient le plus ne l'avaient plaint
sous prétexte qu'il était nerveux. Dans les mois terribles qu'il avait
passés après son retour avec Buivres, quand à sept heures il
s'habillait après avoir marché toute la nuit, son frère qui se
réveillait un quart d'heure les nuits qui suivent des dîners trop
copieux lui disait:

—Tu t'écoutes trop; moi aussi, il y a des nuits où je ne dors pas. El
puis, on croit qu'on ne dort pas, on dort toujours un peu.

C'est vrai qu'il s'écoutait trop; au fond de sa vie, il écoutait
toujours la mort qui jamais ne l'avait laissé tout à fait et qui, sans
détruire entièrement sa vie, la minait, tantôt ici, tantôt là.
Maintenant son asthme augmentait, il ne pouvait pas reprendre haleine,
toute sa poitrine faisait un effort douloureux pour respirer. Et il
sentait le voile qui nous cache la vie, la mort qui est en nous,
s'écarter et il apercevait l'effrayante chose que c'est de respirer, de
vivre.

Puis, il se trouva reporté au moment où elle serait consolée, et alors,
qui ce serait-il? Et sa jalousie s'affola de l'incertitude de
l'événement et de sa nécessité. Il aurait pu l'empêcher en vivant, il
ne pouvait pas vivre et alors? Elle dirait qu'elle entrerait au
couvent, puis quand il serait mort se raviserait. Non! il aimait mieux
ne pas être deux fois trompé, savoir.—Qui?—Gouvres, Alériouvre,
Buivres, Breyves? Il les aperçut tous et, en serrant ses dents contre
ses dents, il sentit la révolte furieuse qui devait à ce moment
indigner sa figure. Il se calma lui-même. Non, ce ne sera pas cela, pas
un homme de plaisir, il faut que cela soit un homme qui l'aime
vraiment. Pourquoi est-ce que je ne veux pas que ce soit un homme de
plaisir? Je suis fou de me le demander, c'est si naturel. Parce que je
l'aime pour elle-même, que je veux qu'elle soit heureuse.—Non, ce n'est
pas cela, c'est que je ne veux pas qu'on excite ses sens, qu'on lui
donne plus de plaisir que je ne lui en ai donné, qu'on lui en donne du
tout. Je veux bien qu'on lui donne du bonheur, je veux bien qu'on lui
donne de l'amour, mais je ne veux pas qu'on lui donne du plaisir. Je
suis jaloux du plaisir de l'autre, de son plaisir à elle. Je ne serai
pas jaloux de leur amour. Il faut qu'elle se marie, qu'elle choisisse
bien... Ce sera triste tout de même.

Alors un de ses désirs de petit enfant lui revint, du petit enfant
qu'il était quand il avait sept ans et se couchait tous les soirs à
huit heures. Quand sa mère, au lieu de rester jusqu'à minuit dans sa
chambre qui était à côté de celle d'Honoré, puis de s'y coucher, devait
sortir vers onze heures et jusque-là s'habiller, il la suppliait de
s'habiller avant dîner et de partir n'importe où, ne pouvant supporter
l'idée, pendant qu'il essayait de s'endormir, qu'on se préparait dans
la maison pour une soirée, pour partir. Et pour lui faire plaisir et le
calmer, sa mère tout habillée et décolletée à huit heures venait lui
dire bonsoir, et partait chez une amie attendre l'heure du bal. Ainsi
seulement, dans ces jours si tristes pour lui où sa mère allait au bal,
il pouvait, chagrin, mais tranquille, s'endormir.

Maintenant la même prière qu'il faisait à sa mère, la même prière à
Françoise lui montait aux lèvres. Il aurait voulu lui demander de se
marier tout de suite, qu'elle fût prête, pour qu'il pût enfin
s'endormir pour toujours, désolé, mais calme, et point inquiet de ce
qui se passerait après qu'il se serait endormi.

Les jours qui suivirent, il essaya de parler à Françoise qui, comme le
médecin lui-même, ne le croyait pas perdu et repoussa avec une énergie
douce mais inflexible la proposition d'Honoré.

Ils avaient tellement l'habitude de se dire la vérité, que chacun
disait même la vérité qui pouvait faire de la peine à l'autre, comme si
tout au fond de chacun d'eux, de leur être nerveux et sensible dont il
fallait ménager les susceptibilités, ils avaient senti la présence d'un
Dieu, supérieur et indifférent à toutes ces précautions bonnes pour des
enfants, et qui exigeait et devait la vérité. Et envers ce Dieu qui
était au fond de Françoise, Honoré, et envers ce Dieu qui était au fond
d'Honoré, Françoise, s'étaient toujours senti des devoirs devant qui
cédaient le désir de ne pas se chagriner, de ne pas s'offenser, les
mensonges les plus sincères de la tendresse et de la pitié.

Aussi quand Françoise dit à Honoré qu'il vivrait, il sentit bien
qu'elle le croyait et se persuada peu à peu de le croire:

«Si je dois mourir, je ne serai plus jaloux quand je serai mort; mais
jusqu'à ce que je sois mort? Tant que mon corps vivra, oui! Mais
puisque je ne suis jaloux que du plaisir, puisque c'est mon corps qui
est jaloux, puisque ce dont je suis jaloux, ce n'est pas de son cœur,
ce n'est pas de son bonheur, que je veux, par qui sera le plus capable
de le faire; quand mon corps s'effacera, quand l'âme l'emportera sur
lui, quand je serai détaché peu à peu des choses matérielles comme un
soir déjà quand j'ai été très malade, alors que je ne désirerai plus
follement le corps et que j'aimerai d'autant plus l'âme, je ne serai
plus jaloux. Alors véritablement j'aimerai. Je ne peux pas bien
concevoir ce que ce sera, maintenant que mon corps est encore tout
vivant et révolté, mais je peux l'imaginer un peu, par ces heures où ma
main dans la main de Françoise, je trouvais dans une tendresse infinie
et sans désirs l'apaisement de mes souffrances et de ma jalousie.
J'aurai bien du chagrin en la quittant, mais de ce chagrin qui
autrefois me rapprochait encore de moi-même, qu'un ange venait consoler
en moi, ce chagrin qui m'a révélé l'ami mystérieux des jours de
malheur, mon âme, ce chagrin calme, grâce auquel je me sentirai plus
beau pour paraître devant Dieu, et non la maladie horrible qui m'a fait
mal pendant si longtemps sans élever mon cœur, comme un mal physique
qui lancine, qui dégrade et qui diminue. C'est avec mon corps, avec le
désir de son corps que j'en serai délivré.—Oui, mais jusque-là, que
deviendrai-je? plus faible, plus incapable d'y résister que jamais,
abattu sur mes deux jambes cassées, quand, voulant courir à elle pour
voir qu'elle n'est pas où j'aurai rêvé, je resterai là, sans pouvoir
bouger, berné par tous ceux qui pourront «_se la payer_» tant qu'ils
voudront à ma face d'infirme qu'ils ne craindront plus.»

La nuit du dimanche au lundi, il rêva qu'il étouffait, sentait un poids
énorme sur sa poitrine. Il demandait grâce, n'avait plus la force de
déplacer tout ce poids, le sentiment que tout cela était ainsi sur lui
depuis très longtemps lui était inexplicable, il ne pouvait pas le
tolérer une seconde de plus, il suffoquait. Tout d'un coup, il se
sentit miraculeusement allégé de tout ce fardeau qui s'éloignait,
s'éloignait, l'ayant à jamais délivré. Et il se dit: «Je suis mort!»

Et, au-dessus de lui, il apercevait monter tout ce qui avait si
longtemps pesé ainsi sur lui à l'étouffer; il crut d'abord que c'était
l'image de Gouvres, puis seulement ses soupçons, puis ses désirs, puis
cette attente d'autrefois dès le matin, criant vers le moment où il
verrait Françoise, puis la pensée de Françoise. Cela prenait à toute
minute une autre forme, comme un nuage, cela grandissait, grandissait
sans cesse, et maintenant il ne s'expliquait plus comment cette chose
qu'il comprenait être immense comme le monde avait pu être sur lui, sur
son petit corps d'homme faible, sur son pauvre cœur d'homme sans
énergie et comment il n'en avait pas été écrasé. Et il comprit aussi
qu'il en avait été écrasé et que c'était une vie d'écrasé qu'il avait
menée. Et cette immense chose qui avait pesé sur sa poitrine de toute
la force du monde, il comprit que c'était son amour.

Puis il se redit: «Vie d'écrasé!» et il se rappela qu'au moment où le
cheval l'avait renversé, il s'était dit: «Je vais être écrasé,» il se
rappela sa promenade, qu'il devait ce matin-là aller déjeuner avec
Françoise, et alors, par ce détour, la pensée de son amour lui revint.
Et il se dit: «Est-ce mon amour qui pesait sur moi? Qu'est-ce que ce
serait si ce n'était mon amour? Mon caractère, peut-être? Moi? ou
encore la vie?» Puis il pensa: «Non, quand je mourrai, je ne serai pas
délivré de mon amour, mais de mes désirs charnels, de mon envie
charnelle, de ma jalousie.» Alors il dit: «Mon Dieu, faites venir cette
heure, faites-la venir vite, mon Dieu, que je connaisse: le parfait
amour.»

Le dimanche soir, la péritonite s'était déclarée; le lundi matin vers
dix heures, il fut pris de fièvre, voulait Françoise, l'appelait, les
yeux ardents: «Je veux que tes yeux brillent aussi, je veux te faire
plaisir comme je ne t'ai jamais fait... je veux te faire... je t'en
ferai mal.» Puis soudain, il pâlissait de fureur. «Je vois bien
pourquoi tu ne veux pas, je sais bien ce que tu t'es fait faire ce
matin, et où et par qui, et je sais qu'il voulait me faire chercher, me
mettre derrière la porte pour que je vous voie, sans pouvoir me jeter
sur vous, puisque je n'ai plus mes jambes, sans pouvoir vous empêcher,
parce que vous auriez eu encore plus de plaisir en me voyant là
pendant; il sait si bien tout ce qu'il faut pour te faire plaisir, mais
je le tuerai avant, avant je te tuerai, et encore avant je me tuerai.
Vois! je me suis tué!» Et il retombait sans force sur l'oreiller.

Il se calma peu à peu et toujours cherchant avec qui elle pourrait se
marier après sa mort, mais c'était toujours les images qu'il écartait,
celle de François de Gouvres, celle de Buivres, celles qui le
torturaient, qui revenaient toujours.

À midi, il avait reçu les sacrements. Le médecin avait dit qu'il ne
passerait pas l'après-midi. Il perdait extrêmement vite ses forces, ne
pouvait plus absorber de nourriture, n'entendait presque plus. Sa tête
restait libre et sans rien dire, pour ne pas faire de peine à Françoise
qu'il voyait accablée, il pensait à elle après qu'il ne saurait plus
rien, qu'il ne saurait plus rien d'elle, qu'elle ne pourrait plus
l'aimer.

Les noms qu'il avait dits machinalement, le matin encore, de ceux qui
la posséderaient peut-être, se remirent à défiler dans sa  pendant que
ses yeux suivaient une mouche qui s'approchait de son doigt comme si
elle voulait le toucher, puis s'envolait et revenait sans le toucher
pourtant; et comme, ranimant son attention un moment endormie, revenait
le nom de François de Gouvres, et il se dit qu'en effet peut-être il la
posséderait et en même temps il pensait: «Peut-être la mouche va-t-elle
toucher le drap? non, pas, encore,» alors se tirant brusquement de sa
rêverie: «Comment? l'une des deux choses ne me paraît pas plus
importante que l'autre! Gouvres possédera-t-il Françoise, la mouche
touchera-t-elle le drap? oh! la possession de Françoise est un peu plus
importante.» Mais l'exactitude avec laquelle il voyait la différence
qui séparait ces deux événements lui montra qu'ils ne le touchaient pas
beaucoup plus l'un que l'autre. Et il se dit: «Comment, cela m'est si
égal! Comme c'est triste.» Puis il s'aperçut qu'il ne disait: «comme
c'est triste» que par habitude et qu'ayant changé tout à fait, il
n'était plus triste d'avoir changé. Un vague sourire desserra ses
lèvres. «Voilà, se dit-il, mon pur amour pour Françoise. Je ne suis
plus jaloux, c'est que je suis bien près de la mort; mais qu'importe,
puisque cela était nécessaire pour que j'éprouve enfin pour Françoise
le véritable amour.»

Mais alors, levant les yeux, il aperçut Françoise, au milieu des
domestiques, du docteur, de deux vieilles parentes, qui tous priaient
là près de lui. El il s'aperçut que l'amour, pur de tout égoïsme, de
toute sensualité, qu'il voulait si doux, si vaste et si divin en lui,
chérissait les vieilles parentes, les domestiques, le médecin lui-même,
autant que Françoise, et qu'ayant déjà pour elle l'amour de toutes les
créatures à qui son âme semblable à la leur l'unissait maintenant, il
n'avait plus d'autre amour pour elle. Il ne pouvait même pas en
concevoir de la peine tant tout amour exclusif d'elle, l'idée même
d'une préférence pour elle, était maintenant abolie.

En pleurs, au pied du lit, elle murmurait les plus beaux mots
d'autrefois: «Mon pays, mon frère.» Mais lui, n'ayant ni le vouloir, ni
la force de la détromper, souriait et pensait que son «pays» n'était
plus en elle, mais dans le ciel et sur toute la terre. Il répétait dans
son cœur:

«Mes frères,» et s'il la regardait plus que les autres, c'était par
pitié seulement, pour le torrent de larmes qu'il voyait s'écouler sous
ses yeux, ses yeux qui se fermeraient bientôt et déjà ne pleuraient
plus. Mais il ne l'aimait pas plus et pas autrement que le médecin, que
les vieilles parentes, que les domestiques. Et c'était là la fin de sa
jalousie.




TABLE

DÉDICACE
LA MORT DE BALDASSARE SILVANDE, VICOMTE DE SYLVANIE
VIOLANTE OU LA MONDANITÉ
FRAGMENTS DE COMÉDIE ITALIENNE
I
Les Maîtresses de Fabrice
II
Les Amies de la comtesse Myrto
III
Heldémone, Adelgise, Ercole
IV
L'Inconstant
V
***
VI
Cires perdues
VII
Snobs
VIII
Oranthe
IX
Contre la Franchise
X
***
XI
Scénario
XII
Éventail
XIII
Olivian
XIV
Personnages de	Comédie mondaine
MONDANITÉ ET MÉLOMANIE DE BOUVARD ET PÉCUCHET
I
Mondanité
II
Mélomanie
MÉLANCOLIQUE VILLÉGIATURE DE MADAME DE BREYVES
PORTRAITS DE PEINTRES ET DE MUSICIENS
LA CONFESSION D'UNE JEUNE FILLE
UN DINER EN VILLE
LES REGRETS, RÊVERIES COULEUR DU TEMPS
I
Tuileries
II
Versailles
III
Promenade
IV
Famille écoutant la Musique
V
***
VI
***
VII
***
VIII
Reliques
IX
Sonate Clair de Lune
X
Source des Larmes qui sont dans les Amours passées
XI
Amitié
XII
Éphémère efficacité du Chagrin
XIII
Éloge de la mauvaise Musique
XIV
Rencontre au Bord du Lac
XV
***
XVI
L'Étranger
XVII
Rêve
XVIII
Tableaux de Genre du Souvenir
XIX
Vent de Mer à la Campagne
XX
Les Perles
XXI
Les Rivages de l'Oubli
XXII
Présence réelle
XXIII
Coucher de Soleil intérieur
XXIV
Comme à la Lumière de la Lune
XXV
Critique de l'Espérance à la lumière de l'amour
XXVI
Sous bois
XXVII
Les Marronniers
XVIII
La Mer
XXIX
Marine
XXX
Voiles au port
LA FIN DE LA JALOUSIE




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PLAISIRS ET LES JOURS ***

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