Les Vagabonds

By Maksim Gorky

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Title: Les Vagabonds

Author: Maxime Gorki

Translator: Ivan Strannik

Release date: February 17, 2025 [eBook #75398]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France, 1902

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  MAXIME GORKI

  Les Vagabonds

  TRADUCTION ET PRÉFACE
  PAR
  IVAN STRANNIK

  QUATRIÈME ÉDITION


  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

  MCMII




JUSTIFICATION DU TIRAGE:


Droits de reproduction réservés pour tous les pays y compris la Suède,
la Norvège et le Danemark.




PRÉFACE

MAXIME GORKI


La littérature russe qui, depuis un demi-siècle, abonde en trouvailles
heureuses, vient encore de manifester sa merveilleuse puissance
d’innovation. Un vagabond, Maxime Gorki, dénué de toute préparation
systématique, a soudainement fait irruption dans les genres consacrés, y
apportant la spontanéité toute fraîche de sa pensée et de son caractère.
Rien d’aussi spécial ni d’aussi neuf ne s’était révélé depuis les
premiers romans de Tolstoï. Cette œuvre ne doit rien à ce qui l’a
précédée; elle apparaît comme un prodige exceptionnel. Aussi
n’obtient-elle pas seulement un succès d’art; elle produit une véritable
révolution.

Gorki est né de très humbles gens, à Nijni-Novgorod, en 1868 ou
1869,--il ne sait pas au juste--et, de bonne heure, fut orphelin. On le
mit en apprentissage auprès d’un cordonnier, mais il se sauva, la vie
sédentaire n’étant pas de son goût. Il s’esquiva pareillement de chez un
graveur, puis entra chez un peintre d’icones. Nous le trouvons ensuite
marmiton, puis aide jardinier. Il essaya la vie de toutes ces manières,
et ne se plut à nulle d’elles. A peine avait-il eu le temps, jusqu’à sa
quinzième année, d’apprendre un peu à lire sous la direction d’un
grand-père qui lui faisait épeler une bible en vieux-slavon. Il ne garda
de ces premières études que le dégoût de l’écriture imprimée, jusqu’au
moment où, gâte-sauce à bord d’un vapeur, il fut initié par le
cuisinier-chef à des lectures plus attrayantes. Gogol, Glèbe Ouspenski,
Dumas père lui furent un enchantement. Son imagination s’exalte alors;
il est pris du «désir féroce» de s’instruire. Le voilà parti pour Kazan,
«comme si un enfant pauvre pouvait recevoir gratuitement de
l’instruction», mais il s’aperçoit bientôt «que ce n’est pas dans les
usages». Déçu, il s’établit garçon boulanger, à raison de trois roubles
par mois. Au milieu des pires fatigues et des plus rudes privations, il
se rappela toujours avec une particulière amertume la boulangerie de
Kazan; il utilisa plus tard, dans une de ses nouvelles, ce douloureux
souvenir: «La cuisine était dans un sous-sol voûté. Il y avait peu de
lumière, peu d’espace, mais beaucoup d’humidité, de saleté, de poussière
de farine. Dans le four brûlaient de longues bûches, et la flamme,
reflétée sur le mur gris, s’agitait et tremblait comme si elle parlait
tout bas. L’odeur du levain imprégnait l’atmosphère. La lumière du jour
et celle du feu, mêlées, donnaient un éclairage indécis et fatigant pour
les yeux.»

Gorki rêvait de grand air. Il lâcha la boulangerie. Toujours lisant,
s’instruisant avec fièvre, buvant avec les va-nu-pieds, se dépensant de
toutes manières, il est un jour scieur de planches, un autre jour
débardeur sur les quais... En 1888, le désespoir le prend, il essaye de
se tuer. «Je fus, dit-il, malade autant qu’il le fallait, et je
continuai à vivre pour vendre des pommes...» Il fut ensuite
garde-barrière et puis débitant de kvass dans les rues. Un bon hasard le
mit en rapport avec un avocat qui lui témoigna de l’intérêt, dirigea ses
lectures, organisa son instruction. Mais son humeur inquiète le rejeta
dans la vie errante; il arpenta la Russie en tous sens et fit tous les
métiers, y compris désormais celui d’homme de lettres.

                   *       *       *       *       *

Il débuta par une courte nouvelle, _Makar Tchoudra_, qui fut publiée par
un journal de province. C’est une œuvre assez curieuse, plutôt, à vrai
dire, par ce qu’elle annonce que par ce qu’elle donne. Le sujet rappelle
un peu trop certaines fictions chères aux romantiques. La scène se passe
dans un campement de tziganes. Les personnages, par leurs gestes, leurs
discours, la manière dont ils se drapent dans une perpétuelle attitude
d’orgueil, manquent parfois de naturel. Évidemment, le jeune auteur
s’est appliqué à faire de la littérature. Il a dramatisé de son mieux
une histoire d’amour fatal et un peu déclamatoire. Néanmoins, on trouve
déjà dans ce récit quelques-unes des particularités de Gorki, la passion
de la vie libre, l’amour enivré de la musique et de la nature; et les
traits de caractère les plus profonds de ces tziganes un peu
conventionnels sont empruntés aux vagabonds qu’il a vus dans la réalité.

Le véritable début de Gorki date de 1893. Il fit, à cette époque, la
connaissance de l’écrivain Korolenko, et, grâce à lui, publia bientôt
une nouvelle, _Tchelkache_, dont le succès fut retentissant. Gorki s’est
débarrassé désormais de tout poncif; il a rejeté les esthétiques
traditionnelles, et maintenant, avec intransigeance, avec désinvolture,
il ne s’efforce que de traduire franchement, directement, sa vision
propre de la vie. Or, comme il n’a vécu jusqu’ici qu’au milieu de
vagabonds, vagabond lui-même et des plus réfractaires, c’est le poème du
vagabondage qu’il a écrit.

Son genre de prédilection est la nouvelle. Il en a composé, depuis sept
ans, une trentaine, qui tiennent en trois volumes et, par leur
expressive brièveté, rappellent parfois la manière de Maupassant.

Le scénario en est extrêmement simple. Souvent, il n’y a que deux
personnages: un vieux mendiant et son petit-fils, un couple d’ouvriers,
un vagabond et un juif, un garçon boulanger et son aide, deux compagnons
de misère.

L’intérêt de ces récits n’est pas dans le développement d’une intrigue
savante. Ce ne sont là plutôt que des fragments de la vie, des morceaux
de biographies depuis une date jusqu’à une autre, sans que les limites
en soient celles d’un drame complet. Tout cela n’est pas plus
artificiellement combiné que ne le sont les événements de l’existence
réelle.

Un jeune paysan a quitté le village pour trouver du travail. Dans un
port, il rencontre un vagabond d’une particulière énergie, qui
l’effraie, le fascine et finit par l’embaucher: il s’agit d’une
expédition mystérieuse dont il lui promet grand profit. Tchelkache
l’emmène, de nuit, sur une barque,--pour un vol. Il faut passer sous le
feu des douaniers dans la nuit terrifiante. Après mille dangers, la
proie est enlevée et bientôt transformée en or. Tant de richesses
éblouissent le paysan. Dans son esprit obscur, des images de vie aisée
surgissent, le troublent et le tentent. Mal satisfait de la généreuse
paye que Tchelkache lui donne, il essaye de l’assassiner et lui dérobe
sa bourse. Puis, tourmenté de remords et craignant que le prix du sang
et du vol ne lui porte malheur, il revient à l’homme qu’il a presque
assommé, s’humilie et propose de lui restituer l’argent. Mais Tchelkache
le méprise, lui jette à la face la somme tant convoitée et, comme
suprême injure, finit par lui jeter aussi le pardon.

Tel est le sujet d’une nouvelle de Gorki; celle-ci n’est pas moins
simple.

Artème, un vagabond venu on ne sait d’où, est l’idole de toutes les
femmes du port et la bête noire de tous les hommes. Sa beauté et sa
force le rendent aussi redoutable que séduisant. Mais, un soir, ses
ennemis l’attirent dans un traquenard, le frappent et le laissent pour
mort. Un pauvre juif, Caïn, abject et méprisé, le secourt. Artème,
touché de reconnaissance, déclare à son sauveur que dès lors il le
protégera, lui parlera devant tous et le reconnaîtra pour son ami. Une
ère nouvelle de paix et de sécurité commence pour le malheureux. Mais
cela ne dure guère. Au bout d’un mois, Artème lui annonce qu’il est à
bout de son dévouement, que cette amitié forcée lui pèse et l’accable;
la vie ancienne reprend pour les deux hommes, toute d’indépendance
vaniteuse pour Artème et de sordide misère pour Caïn.

Comme on le voit, il n’y a guère d’événements dans ces récits, la
peinture des caractères y est tout. Les personnages s’y manifestent tout
entiers par les plus simples de leurs actes, de leurs gestes, de leurs
paroles.

Le style, malgré des négligences et des imperfections, est
merveilleusement adapté au sujet; très vigoureux, mais souple, il se
diversifie suivant l’occasion et tantôt exprime toute la rudesse et
toute la grossièreté qu’il faut, tantôt, poétique et riche en couleurs,
arrive presque au lyrisme. Il étonne par son inégalité, suivant dans ses
alternatives l’humeur de l’écrivain. Il est souvent diffus et long dans
le calme et se relève soudain comme fouetté par une émotion forte. Il
s’égaie d’images multiples d’une agréable fantaisie. La phrase manque un
peu de préméditation; on la sent improvisée, mais toute chaude aussi de
la pensée qui l’anime. Il n’y a pas là de clichés, de locutions mortes.
Tout cela est neuf, révélateur et frémissant de sensation vive.

C’est une des choses qui charment le plus chez Gorki que cette absence
des procédés littéraires connus. Les habiletés courantes, les méthodes
usées, tous les trucs en désuétude, n’avaient pas leur emploi dans cette
œuvre ingénue où l’écrivain ne s’inspire que de lui-même et de la
réalité. Il n’a pas eu, comme d’autres, à faire effort pour se
distinguer de ses prédécesseurs et ce n’est pas du vieux qu’il rajeunit,
mais c’est du neuf qu’il crée avec une étonnante audace.

Tout ce qu’il raconte, Gorki l’a vu. Tous les paysages de terre ou de
mer qu’il décrit, il les a observés au cours de son existence
aventureuse. A chaque détail de ce décor se rattache pour lui quelque
souvenir de détresse ou de souffrance. Ce vagabondage a été le sien. Ces
vagabonds ont été ses camarades, il les a aimés ou haïs. Aussi l’œuvre
est-elle toute palpitante de ce qu’il y a mis de lui-même sans presque y
songer. En même temps, il sait se détacher de son œuvre; les personnages
qu’il y introduit vivent de leur vie propre, indépendante de la sienne,
avec leur caractère particulier, leur manière à eux de réagir contre la
commune misère. Nul écrivain n’eut davantage le don de l’objectivité,
tout en se mêlant intimement à son œuvre.

S’il a pu résoudre ce problème d’une création à la fois impersonnelle et
passionnée, c’est qu’il n’y a pas eu dans son existence deux époques
successives pendant lesquelles il aurait d’abord agi, puis se serait
souvenu: ce dédoublement a été chez lui perpétuel.

Aussi donne-t-il à ses vagabonds un air de frappante vérité. Il ne les
idéalise pas; la sympathie que lui inspirent leur force, leur courage et
leur esprit de liberté ne l’aveugle pas. Il ne dissimule ni leurs
défauts, ni leurs vices, leur ivrognerie, leur vantardise. Il est sans
complaisance pour eux et les juge avec clairvoyance. Il peint la
réalité, mais sans en exagérer non plus la laideur. Il n’évite pas les
scènes pénibles ou grossières; mais dans les passages même les plus
cyniques il ne révolte pas, parce qu’on a la certitude qu’il veut
seulement être véridique, et non émouvoir par des moyens faciles.
Simplement il constate que les choses sont telles, et qu’on n’y peut
rien faire, et que cela dépend de lois immuables. Aussi toutes ces
tristesses, jusqu’aux plus horribles, les accepte-t-on comme la vie
même. Gorki n’aperçoit en ses personnages qu’un spectacle naturel: il a
vu la passion les secouer ainsi que le vent soulève les flots et le rire
passer sur leurs âmes ainsi que le soleil perce à travers les nuages. Il
est, dans la meilleure acception du terme, et sans effort, un réaliste.

                   *       *       *       *       *

L’introduction des vagabonds dans la littérature est la grande
innovation de Gorki. Les écrivains russes s’étaient intéressés d’abord
aux classes cultivées de la société; puis ils étaient allés jusqu’au
moujik. La «littérature du moujik» prit une importance sociale. Elle eut
une influence politique et ne fut pas étrangère à l’abolition du
servage. Elle démontra la valeur de toute une classe vivace et puissante
dont on devait tenir compte. Cependant une caste était restée dans
l’ombre, celle des vagabonds, caste étrange, hétérogène, disséminée,
mais nombreuse et nettement caractérisée. Elle se recrute, il est vrai,
dans toutes les classes, celle des nobles, des marchands, des paysans ou
du clergé, mais, à partir du moment où le déclassé vient grossir la
grande famille éparse des vagabonds, sans cesse en quête d’un gagne-pain
et prête à faire tous les métiers, il constitue avec ses frères nouveaux
une unité réelle, non seulement par l’identité de la situation
matérielle, mais par une commune forme d’esprit que l’on peut définir.
Ces gens-là sont évidemment très difficiles à étudier; ils n’écrivent
pas, ils parlent peu, ce qu’ils disent est élémentaire bien que leur
pensée soit compliquée. Pour les comprendre, il fallait avoir vécu
longuement avec eux, avoir été des leurs assez intimement pour qu’ils ne
pussent se dissimuler; et pour les peindre il fallait être doué d’une
singulière puissance d’expression. Cette tâche si difficile a trouvé en
Gorki son ouvrier spécial; les circonstances de sa vie et son génie
propre l’y destinaient.

La diversité est merveilleuse parmi ces vagabonds semblables de misère.
On retrouve en eux, malgré la banqueroute de leur passé, des signes
pittoresques de leur origine. Anciens soldats, anciens étudiants,
typographes, cordonniers, artisans divers, maîtres d’école, diacres ou
nobles, paysans, ils ont gardé quelque chose de leur classe où de leur
profession. A leur façon de porter leurs guenilles, à leurs chants de
haleurs, de viveurs ou d’hommes d’église, à leurs vantardises, à toute
leur attitude, on les reconnaît pour ce qu’ils furent. L’un évoque avec
fatuité le temps où il brillait comme écuyer dans un cirque, l’autre se
plaît à rappeler qu’il étudia jadis à l’Université de Moscou. «Mais
qu’est-ce que cela nous fait qu’il ait été jamais étudiant, agent de
police ou voleur? C’est son affaire, voilà tout.» L’essentiel, en effet,
est qu’ils ont faim ensemble et qu’ils éprouvent ensemble les mêmes
rancunes.

Aristide Kouvalda, ancien capitaine, après des déchéances multiples, est
provisoirement le patron d’un asile de nuit qu’il vient d’installer dans
un faubourg «à l’intention des gens dont la ville ne veut plus parce
qu’ils sont ivrognes ou pour quelque autre raison aussi valable». Il
n’écorche pas ses hôtes, ne leur prenant que deux copeks la nuit; ils
sont pour lui des compagnons de misère autant que des clients. Il
plaisante et boit avec eux, mais cette familiarité ne l’empêche pas de
mener la bande tambour battant. Il sait reprendre, dès qu’il le faut,
ses habitudes de commandement. On l’appelle le capitaine; il a gardé sa
casquette militaire, dont la visière, d’ailleurs, s’est détachée: c’est
tout ce qui lui reste de son grade, mais son prestige dure. Il traite
les gens avec rudesse et les malmène avec bonhomie. «Si tu as l’habitude
de manger tous les jours, voici en face un cabaret. Mais il vaut mieux
que tu perdes cette fâcheuse manie. Tu n’es pas un monsieur, que diable!
alors, pourquoi manger? Mange-toi toi-même, vaurien!» Il s’institue leur
conseiller et tâche de les faire profiter de son expérience:
«Arrange-toi pour avoir un bon pantalon. Ainsi, tu iras loin, marche!
Tant que j’eus, moi aussi, un pantalon convenable, je jouai à la ville
le rôle d’un honnête homme; mais quand mon pantalon s’en est allé, je
m’en suis allé, moi aussi, dans l’opinion du monde.»

Bien différent, plutôt humble, plein de douceur et de bonté dans son
abaissement, est cet étrange bonhomme que les gamins appellent
familièrement Philippe. Il avait été professeur, et, à la suite d’une
histoire, s’était fait chasser de son collège. Il avait essayé ensuite
de tous les métiers et finalement était tombé dans l’ivrognerie. Mais il
subsistait en lui une sorte de touchante affection pour les enfants. Au
lieu de dépenser tout son argent en eau-de-vie, il en réservait de quoi
leur acheter du pain, des œufs, des pommes et des noix; il leur faisait
ces petits cadeaux en silence et avec humilité, comme s’il craignait que
ses paroles d’être avili les salissent ou leur fissent du mal.

Le diacre Tarass, interdit pour débauche et pour ivrognerie, transformé
maintenant en vagabond, a conservé, à travers tout, l’ineffaçable
empreinte de son état ecclésiastique. Il est pour le moment scieur de
planches sur la rivière. Il danse admirablement, il conte encore mieux,
et les récits qu’il fait sont de sa fabrication. Il emploie le langage
le plus cynique; mais ses héros habituels sont les saints du paradis,
des rois, des généraux et des prêtres. L’auditoire le plus blasé crache
de dégoût tout en écoutant avidement les histoires salement fantastiques
qu’il débite, l’œil mi-clos et le visage impassible... L’imagination de
cet homme, nourrie de pieuses légendes, déborde en facéties grossières
d’une incroyable abondance; il pouvait inventer du matin jusqu’au soir
et jamais il ne se répétait.

Parmi les vagabonds, Gorki représente, comme particulièrement avilis et
dénués de tout sentiment moral, ceux de ses personnages qui proviennent
d’une classe sociale plus élevée. Ils n’ont pas été lancés dans le
vagabondage par un instinct de liberté, mais plutôt c’est leur paresse,
leur lâcheté qui les a rendus incapables de se faire une vie régulière.
Ils sont volontiers fainéants et sans scrupules, ne se risquent pas aux
métiers durs ni aux entreprises dangereuses, et préfèrent utiliser, par
exemple, leurs charmes physiques ou leur adresse, pour exploiter avec
profit les passions ou les ignorances des gens qu’ils rencontrent. Gorki
les méprise et, si son fatalisme l’empêche de s’emporter contre eux, du
moins il ne perd pas une occasion, dans les récits où ces déclassés
interviennent, de les dissocier des vrais vagabonds de nature. Son
antipathie à leur égard se révèle par mille détails, par la manière dont
il les traite, les actes qu’il leur attribue. Dans _la Steppe_, trois
vagabonds vont de compagnie, réunis momentanément par la nécessité. Un
meurtre est commis. Par qui? par le seul des trois qui ait reçu quelque
éducation libérale, un ancien étudiant.

                   *       *       *       *       *

Bien que, pour une bonne part, les vagabonds se recrutent parmi les
paysans, il y a évidemment entre ces deux classes une opposition
radicale et une hostilité naturelle. Le vagabond méprise ces gens
rangés, qui vivent misérablement de ce qu’ils possèdent: «Je ne les aime
pas, dit Serejka, ce sont des drôles; on leur donne du pain et tout. Ils
ont une municipalité qui fait tout pour eux. Ils ont de la terre et du
bétail. J’ai été cocher d’un médecin de campagne; alors je les ai vus,
les paysans. Puis, je fus longtemps chemineau. Quand j’arrivais dans un
village et que je demandais du pain: «Hé là! qu’es-tu? que fais-tu?
donne ton passeport.» On m’a battu plus d’une fois; tantôt parce qu’on
me prenait pour un voleur de chevaux, tantôt sans raison aucune. On m’a
mis en prison... Ils gémissent et feignent de ne pouvoir vivre, bien
qu’ils aient une attache à la terre. Et une municipalité!--Qu’est-ce que
la municipalité? demande Malva.--La municipalité? Que le diable
l’emporte, si je le sais. C’est fait pour les paysans, c’est leur
conseil, laisse ça!» Le vagabond n’aurait pu s’accommoder à cette
existence étroite; mais aux heures d’ennui et de découragement, il pense
pourtant avec un peu d’amertume et de respect à ce calme, à cette
sécurité. Dans les hasards d’une entreprise trop dangereuse, le souvenir
de la vie au village s’idéalise. Les tristesses s’en atténuent, et la
douceur de posséder un gîte sûr sourit au misérable: «Tu as ta maison,
elle ne vaut pas cher, mais elle est à toi. Tu as ta terre, il n’y en a
qu’une poignée, mais elle est à toi. Tu as ta poule, ton œuf, ta pomme,
tu es roi sur ton bien!»

Il affecte alors plus que jamais de haïr ces «mangeurs de terre», trop
bêtes ou trop mesquins pour risquer l’aventure, et, s’il déteste les
paysans, c’est qu’ils lui sont un reproche constant de sa folie. Il
suffit d’une audace heureuse pour que l’ivresse de la liberté le rejette
dans l’orgueil de son indépendance.

Les paysans, de leur côté, abominent le vagabond parce qu’ils le
redoutent, peut-être aussi parce qu’il les tente. Mais surtout cette vie
au jour le jour, sans principes et sans domicile, ne peut que révolter
leur instinct conservateur. Et si quelques-uns abandonnent leur isba
pour la grand’route et vont grossir la bande des va-nu-pieds sans feu ni
lieu, c’est que l’état économique et social de la campagne russe les y
oblige. La terre ne produit pas assez: dans certaines régions, le sol
manque, le développement de la population nécessite trop de
morcellements, et puis on travaille mal. Le moujik est ignorant, il a
peur de toute innovation, et le capital lui ferait défaut pour lui
permettre d’améliorer son outillage, même s’il se défaisait de la
méfiance que lui inspirent les progrès de la culture moderne. Il y a de
très fréquentes famines; dans certaines régions, même, elles semblent
s’installer d’une manière chronique: chaque année, on signale, sur
quelque point du territoire, des gouvernements entiers frappés de
disette. Enfin, les impôts sont écrasants.

Dans ces conditions, voici ce qui se produit. Les hommes valides ne
restent aux champs que le temps indispensable aux travaux de labourage,
d’ensemencement et de moisson, que la brièveté du printemps et de l’été
dans la plus grande partie de la Russie oblige à faire très vite.
Aussitôt après la récolte, ils s’en vont chercher un emploi dans les
villes, comme cochers, dans les usines, dans les ports, comme haleurs ou
débardeurs. Ainsi se forme une sorte de population mobile de
demi-vagabonds qui n’ont plus qu’une attache incertaine à l’isba
familiale. Il arrive fréquemment que dans leurs migrations ils oublient
la famille absente et le village déserté. Les villes sont pleines de
tentations. Avec leurs compagnons de hasard ils prennent de nouvelles
habitudes, plutôt relâchées, rapidement destructives de tout ce qui
constituait naguère leur vie organisée. Entre le paysan migrateur et le
vagabond, la transition est facile et naturelle.

Dans une de ses nouvelles, _Malva_, Gorki nous offre deux types
caractéristiques de paysans qui deviennent des vagabonds insensiblement,
sans presque s’en douter, par la force des choses. L’un d’eux est
Vassili. Quand il quitta le village, il avait bien l’intention d’y
revenir. Il s’en allait gagner un peu d’argent pour ses enfants et pour
sa femme. Il trouva à s’employer dans une pêcherie; la vie était facile,
les camarades joyeux garçons, ivrognes et débraillés. Une femme passa
par là dont il s’éprit. Il resta. Il envoyait d’abord de petites sommes
aux siens. Ensuite, dans son souvenir, le village devint une chose plus
lointaine, plus indifférente, moins réelle. Il se déshabitua d’y penser.
Son fils Iakov vint pour le chercher et pour se procurer, lui aussi, du
travail pendant une saison. Il avait bien une âme de paysan, celui-là.
Un jour, devant la mer immense, il s’écrie: «Si tout cela était de la
terre, de la terre noire, et si l’on pouvait la labourer!» Puis il est
saisi comme les autres par l’attrait de la vie facile et libre, son cœur
se désaffectionne peu à peu; on sent qu’il se déracine et que jamais
Iakov ne retournera maintenant au village.

Même une fois qu’il s’est joint aux vagabonds, le paysan se reconnaît
parmi ses compagnons. Des souvenirs lui restent du village et des
champs... Quand Tiapa, pauvre diable à moitié difforme, qui gagne son
pain à ramasser de vieux chiffons, voit un ami lire le journal, il tend
sa main crochue et dit: «Donne.--Pourquoi?--Donne, peut-être y
parle-t-on de nous.--De qui?--Du village!» On se moque de lui, on lui
jette le journal. Il le prend et lit que dans tel hameau la grêle a gâté
les moissons, que dans un autre trente masures ont brûlé, que dans un
troisième une femme a empoisonné toute une famille; en un mot, tout ce
qu’on a l’habitude d’écrire au sujet de la campagne et qui la représente
comme uniquement malheureuse, bête et méchante. Tiapa lit tout cela et
mugit sourdement, exprimant, par ce bruit, de la pitié et du plaisir...

Tels sont ces va-nu-pieds, anciens moujiks déserteurs du village, et
qui, tout en le reniant, se le rappellent encore, soit pour le
regretter, soit pour le maudire, les deux peut-être suivant l’heure,
mais sans esprit de retour.

                   *       *       *       *       *

Ce ne sont pas seulement des circonstances matérielles, des catastrophes
ou des échecs divers qui, rejetant les individus hors de leurs classes
originelles, font les vagabonds. Il y a quelque chose d’autre, de plus
essentiel et de plus intime qui les suscite, qui les exalte et qui est
proprement l’état d’âme vagabond. Certains naissent avec des âmes de
vagabonds comme d’autres avec des âmes de boutiquiers ou de
fonctionnaires. Au fond d’eux-mêmes il y a l’ennui. C’est l’ennui qui
les empêche de demeurer nulle part, d’être nulle part établis à poste
fixe. Ils sont constamment jetés à la recherche, sans cesse déçue mais
acharnée, de la place où ils se plairaient. On dirait qu’ils s’imaginent
qu’ils la trouveront une fois, à force de l’avoir quêtée: or, ils savent
bien que cette espérance est chimérique, ils n’ont pas cette espérance;
ils ne cherchent pas et tout se passe comme s’ils cherchaient, parce
qu’il faut bien tromper un insatiable instinct qui n’est pas moins
impérieux pour se sentir vain.

L’immense Russie souffre de l’ennui, et de cette maladie Gorki a noté
les manifestations multiples et douloureuses avec une remarquable
clairvoyance. Étrange maladie, désarroi nerveux, spleen chronique, qui
pénètre jusque dans les masses profondes de la population, atteint les
forces vitales des plus humbles, des plus besogneux.

L’ennui ne résulte pas toujours d’une éducation subtile et de la fatigue
du luxe; toutes les créatures humaines, en proie au mal de vivre, sont
soumises à l’ennui. Le désœuvrement, il est vrai, en favorise
l’éclosion, tandis que l’activité distrait l’homme de lui-même. Mais le
désœuvrement est grand en Russie, et jusque dans le peuple. A la
campagne, on a bien des jours de chômage: beaucoup de saints à célébrer,
des anniversaires impériaux à observer, des fêtes de village longues et
ruineuses interrompent fréquemment le travail. En outre, des hivers de
huit mois, pendant lesquels le moujik n’a d’autre ressource que de se
terrer dans son gîte sans lumière, lui donnent des loisirs forcés, des
loisirs d’ennui.

Le paysage même qu’il a sous les yeux n’est pas de nature à l’égayer:
d’immenses plaines, aussi monotones sous la verdure d’été que sous la
neige, à peine éveillées de quelque gaieté dans le bref printemps, et
longues, indéfinies, sans horizons nets, sans lignes précises, sans
ornements qui amusent le regard par leur fantaisie, et désespérantes
d’uniformité.

Il faut noter enfin que la dureté du climat, les soudaines arrivées de
neige, les alternatives de sécheresse et de pluies continues mettent le
travailleur du sol dans un état de perpétuelle incertitude. Il est en
butte à des hasards contre lesquels son activité ne ferait rien. Il
tombe dans l’inertie. Ce fatalisme se retrouve, d’ailleurs, dans tous
les détails de la vie russe. Tout est organisé comme si quelque chose
d’implacable et de nécessaire dominait les forces humaines et devait les
dominer: aux fatalités naturelles s’ajoutent les dures lois sociales qui
augmentent le vague sentiment de l’oppression. Comme si tout mouvement
devait être limité par un obstacle, on n’essaye pas de lutter, on se
soumet. Toute cette race est écrasée par un dogme inconsciemment accepté
de non-résistance. Pour le paysan, le fatalisme tourne à la paresse.

Cet ennui pousse jusqu’à l’intensité la plus aiguë la souffrance d’une
douloureuse inadaptation à la vie: «Je suis un être à côté de la vie,
dit l’un d’eux. Et pas seulement moi, mais bien d’autres. Nous sommes
des gens à part et nous n’entrons pas dans l’ordre de la vie... Qui est
fautif envers nous? C’est nous-mêmes qui sommes fautifs envers la vie,
parce que nous n’avons pas la joie de vivre. Nos mères nous ont enfantés
dans une mauvaise heure, voilà tout.» Cette conviction est réfléchie:
elle vient de la constatation froide d’un désaccord entre toute règle
sociale et les velléités inquiètes des individus. Elle peut aboutir à
une tristesse résignée ou au désespoir chez les plus simples, qui n’ont
pas une suffisante énergie pour s’accepter eux-mêmes avec confiance tels
qu’ils sont. Mais chez d’autres elle tourne à l’orgueil. Ils tirent
gloire de sentir leur inaptitude à la vie, parce qu’au lieu de s’en
croire responsables ils en font retomber la faute sur la vie. Ils ne se
déclarent pas impuissants à vivre, mais ils déclarent la vie incapable
de les contenir: «La vie est étroite et je suis large!» Ils raisonnent
ainsi: «Il y a ici-bas une catégorie de gens qui sont nés probablement
du Juif Errant. Leur originalité consiste en ce qu’ils ne peuvent jamais
trouver une place sur terre pour se fixer. Ils ont une démangeaison de
quelque chose de neuf... Ceux qui sont mesquins souffrent d’ennuis
mesquins: parce qu’ils ne peuvent trouver un pantalon à leur goût, ils
sont malheureux. Ceux qui sont grands ne trouvent d’apaisement en rien,
ni dans l’argent, ni dans les femmes, ni dans les honneurs... On n’aime
pas ces gens-là: ils sont arrogants et difficiles à vivre.» D’autres
encore, par une sorte de défi, en viennent à considérer leur sort comme
un spectacle singulier, presque comique, et plaisant même dans sa
tristesse. Ils en rient et, comme à plaisir, ils en perfectionnent
encore l’incohérence; cela leur devient un jeu sinistre et spirituel,
une sorte d’esthétique burlesque et raffinée.

Un des personnages de Gorki offre un bon échantillon de ces humoristes.
C’est Semka, grand gaillard râblé, qui se souvient d’avoir été jardinier
et qui, par un caprice du sort, est devenu principalement ivrogne. Il a
le mot pour rire. Il trouve de jolis jurons et, pour ses camarades, des
surnoms pittoresques. Dans les pires moments de détresse et de labeur,
il a des manières d’envisager la destinée, à moitié graves, à moitié
narquoises. Et c’est le plus souvent aux dépens de sa propre misère
qu’il exerce son ironie. Un jour qu’il était occupé, avec d’autres, à
curer un égout, le voilà tout à coup qui s’arrête et, comparant cette
besogne particulière à l’universelle activité du Cosmos, entre dans un
doute profond touchant l’intérêt qu’il peut bien y avoir à nettoyer cet
endroit malpropre. Il se croit fait pour de plus beaux destins; aussi
raille-t-il avec amertume l’erreur du sort: «Creuser un trou... mais
pourquoi? Pour les eaux sales? Comme si l’on ne pouvait pas les verser
simplement dans la cour. Ça sentirait mauvais? On dit ça par
désœuvrement. Jette, par exemple, un concombre salé. Pourquoi
sentirait-il, s’il est petit? Il restera un jour, et puis plus rien: il
aura pourri. Voilà! Tandis que, si on jetait un homme mort au soleil,
effectivement ça sentirait. Parce que ça c’est une grande horreur!...»
Ainsi le rêve et la philosophie se mêlent chez lui à la brutalité.

                   *       *       *       *       *

Cette complexité de caractère, dont on a peine à noter toutes les
nuances, provient, chez ces hommes incultes, d’une indéfinissable
inquiétude. Ils sont infiniment peu dogmatiques; on ne peut même pas
dire qu’ils recherchent une certitude; ils semblent plutôt des esprits
où les idées jouent indéfiniment sans se préciser ni se fixer. Nulle
part, peut-être, ailleurs qu’en Russie, l’homme n’est aussi tourmenté
par son âme. Il est en proie à des chimères troublantes qu’il ne réussit
pas à écarter. Sa vie n’est pas exigeante: du pain, un peu de tabac et
d’eau-de-vie, un chaud vêtement d’hiver, fût-il troué; mais il a besoin
de nourriture divine: «Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme.» Et
le malaise de son esprit se transforme aisément en mysticisme.

La Russie entière est sillonnée de troupes de pèlerins, qui cheminent
vers les villes saintes, Kiev, Moscou, parfois même le mont Athos ou
Jérusalem. Le projet d’un pèlerinage occupe souvent toute une vie. Ou
bien on se met en route subitement, sans autre soutien qu’une foi naïve
et forte. On mendiera, on cherchera au hasard le pain nécessaire, on ne
sentira pas la fatigue. Avec des rêves et des hallucinations, on fera la
longue route, heureux si l’on arrive en fin de compte à baiser un saint
reliquaire. Le tourment religieux est si vif dans les villages que
certains vagabonds n’hésitent pas à l’exploiter; ils prennent une voix
onctueuse, émaillent leur langage de textes évangéliques, s’appliquent à
des phrases rusées et doucereuses. Cet élément est le plus dangereux:
«Il empoisonne la campagne, toujours affamée du divin».

Cette même inquiétude d’esprit se manifeste par un amour intense et
presque maladif de la musique. La musique passe à chaque instant dans
toute l’œuvre de Gorki et l’emplit de son émoi. Elle s’accorde avec
toutes les nuances de la tristesse, et non seulement avec tels chagrins
précis dont on sait les motifs, mais avec cette exaspération d’ennui,
cette frénésie de l’âme que les mots trop définis, que les cris trop
élémentaires ne rendraient pas, mais qui trouve dans la souplesse d’une
mélodie son expression immédiate et totale. L’âme vagabonde s’y épanche
avec son désespoir... Trouble douloureux, agréable parfois comme peut
l’être le vertige par son excès même, et qu’on goûte comme une
exaltation mortelle et délicieuse. Cet enivrement de la musique, on en
souhaite passionnément le paroxysme quand une fois on est pris par sa
fièvre affolante: et de loin on le redoute comme une douleur trop grande
dont on sera secoué.

Konovalov, le vagabond malade d’ennui, a peur, s’il chante, de provoquer
une rechute de son mal. Il sait l’état où la musique va le mettre,
l’angoisse dont elle le torturera; il veut attendre, pour avoir recours
à elle, que la crise se soit annoncée. «Je chante... mais cela me prend
par moments, par périodes. Je commence à m’ennuyer et alors je chante.
Et si je chante, je deviens triste... Ne me parle pas de cela, ne me
tente pas. Et toi-même, chantes-tu? Ah! quelle histoire! Attends plutôt
jusqu’à ce que j’y sois... Puis nous chanterons tous les deux. Ça va?»

La musique populaire russe est terrible pour l’âme alarmée. Presque
toujours mélancolique, elle se traîne en lentes mélopées, avec, à la fin
de chaque strophe, une longue note déchirante.

Des viveurs en fête naviguent un soir sur la Volga. Une femme va
chanter; dans cette prochaine explosion de la musique il y a quelque
chose de redoutable dont on s’inquiète. Et quand elle chante, en effet,
c’est à la fois beau, farouche, et frémissant, la lamentation d’une
souffrance atroce du cœur, une plainte ardente, le râle d’un désespoir
morne; cela brûle et cela pleure, cela crie et se désole.

Un des héros de Gorki, un meunier, surprend en lui-même les symptômes
d’une insupportable détresse morale et cherche un remède à son ennui. Il
rencontre un vagabond, ancien ouvrier de fabrique, mutilé des deux bras,
qui se charge de lui procurer la sensation vive qu’il désire. C’est dans
la salle étroite, enfumée, pleine de vapeurs d’alcool, d’un petit
cabaret; et voilà l’estropié qui commande aux camarades attablés:
«Chantons; il faut commencer par de la tristesse pour mettre l’âme au
point, pour la rendre attentive... Il faut lui jeter comme amorce une
chanson triste. Elle s’arrêtera: alors on peut lui jeter d’autres
musiques ardentes, pour qu’elle brûle. Brûlez l’âme, elle tressaillira;
alors tout marchera. Ce sera une fureur. Elle veut quelque chose et en
même temps ne veut rien! La tristesse et la joie. Tout rayonnera de
toutes les couleurs.» Kostia, un jeune ouvrier poitrinaire, pâle
d’émotion, commence d’une voix brisée. Il chante comme s’il sanglotait,
comme s’il allait s’arrêter. Mais, avant que la note s’évanouisse, un
profond contralto de femme, rêveur et accablé, surgit. La voix résonne,
égale, désespérément tranquille, et à cause de cela plus émouvante
encore. Puis une troisième voix, celle de l’estropié, se mêle aux deux
premières, haute, souple, tremblante, comme un écho des autres voix,
comme une ombre gémissante, prononçant les voyelles seules des mots. Et
la voix de femme, basse, égale et épaisse, était semblable à une large
bande de velours qui serpentait dans l’air avec, dessus, comme des fils
d’or et d’argent, la voix de Kostia et celle de l’estropié... Les trois
chanteurs chantaient, hypnotisés par leurs voix qui résonnaient tantôt
lugubres et passionnées, tantôt semblables à une prière de repentir,
tantôt tristes et douces comme la douleur d’un enfant, tantôt remplies
de désespoir ou d’angoisse comme toute belle chanson russe. Les sons
pleuraient et voguaient, il semblait qu’ils allaient s’éteindre, mais
ils renaissaient, ravivaient la note mourante, la soulevaient de nouveau
dans l’air; là elle se débattait, puis tombait. Le fausset de l’estropié
soulignait cette agonie. Et la fille chantait et Kostia sanglotait, et
on eût dit qu’il ne devait jamais y avoir de fin à cette chanson dolente
et suppliante, récit de la recherche du bonheur par l’homme sans
famille... «Frères, cria le meunier, c’est assez! Au nom du Christ,
c’est assez. Vous avez transpercé mon âme. C’est assez de tristesse!
Vous avez touché mon cœur malade... C’est comme des charbons ardents en
moi, ma tristesse! Que vais-je faire?»

Le meunier sort de là anéanti, l’âme toute pantelante.

Les vagabonds sont tourmentés d’un obscur amour de la souffrance. Ils
éprouvent comme une âpre jouissance à sentir leurs nerfs déchirés. Et
non dans un esprit de mortification comme ces héros de Dostoïevski et de
Tolstoï qui font de la souffrance une mystique religion de rachat: il y
a de l’orgueil dans leur désir de douleur, une sorte de défi passionné.
Ils veulent souffrir pour souffrir et pour être forts contre la douleur.
En outre, ils s’intéressent infiniment à eux-mêmes et s’épient avec une
curiosité maladive. Ils sont doués d’une singulière faculté d’analyse;
la manie du dédoublement atteint même parfois chez eux à la hantise. Ils
s’interrogent et s’observent, et s’étonnent de se trouver tels. Sans
doute, ils n’arrivent pas à se débrouiller dans la complication de leur
sensibilité; mais, s’ils n’aboutissent qu’à reconnaître l’essentielle
obscurité de l’âme et tout l’inconscient dont elle est noyée, ils
éprouvent un trouble vaniteux à se perdre dans cette richesse
désordonnée d’eux-mêmes.

Ce qui les caractérise surtout, c’est une immense avidité de vivre, un
insatiable désir de goûter toute la volupté, toute la souffrance même,
puisqu’elle est une des formes de la vie. La torpeur seule est contraire
à leur vœu.

                   *       *       *       *       *

En dépit de tout leur désordre, ces vagabonds sont très soucieux de
l’arrangement moral de leur existence. Ils ont un code impérieux de
maximes reliées entre elles par une idée profonde, auxquelles ils
obéissent d’autant plus rigoureusement que ce sont les aspirations mêmes
de leur âme qu’ils ont ainsi transformées en une doctrine de vie. Leur
éthique se résume dans un individualisme radical et très conscient de
lui-même. En vertu de cet individualisme, ils conçoivent comme le
premier devoir le rejet de tout esclavage et de toute contrainte: ils
rompent avec toute organisation sociale qui les entraverait, et le
départ pour le vagabondage leur apparaît donc comme le premier acte
logique d’une personnalité libre.

Près d’une haie, au bord d’une route, dans la brume du petit jour, deux
voix échangent des paroles d’adieu: «N’insiste plus, Motria, je ne
resterai pas, il n’est pas en ma puissance de rester. Je partirai.--Et
moi, que ferai-je sans toi?--Eh! Motria, plusieurs filles déjà m’ont
aimé, et je leur ai dit adieu. Elles se sont mariées. Il m’arrive
parfois d’en rencontrer une; je regarde, je n’en crois pas mes yeux:
est-ce celle-là que j’ai caressée? Aïe, aïe!... Non, Motria, ce n’est
pas mon sort de me marier: je ne changerai ma destinée ni contre une
femme, ni contre une maison. Je suis né, dit-on, sous une haie et c’est
ainsi que je mourrai probablement. Je m’ennuie à la même place.--Et
moi?--Toi, je te laisserai ici, tu épouseras le veuf Tchekmariev: c’est
un brave moujik. Moi, j’irai mon chemin, toi le tien, comme le voudra le
sort. A quoi bon tant causer? Embrasse-moi encore une fois, ma
colombe.--Oh! mon Kousia!--Nous nous sommes rencontrés par amour, et
maintenant il est temps de nous quitter avec amour. Tu dois vivre, et
moi aussi. Il n’est pas juste de nous entraver. Il faut vivre comme ceci
et comme cela, de toute la largeur de la vie. Et toi, tu geins, petite
sotte. Souviens-toi, plutôt; était-ce doux, nos baisers? Eh! toi...»

Un peu plus tard, il ajoute impérieusement: «Il ne faut pas discuter
avec son âme; quand on va contre soi-même, on est perdu.»

Toute la morale des vagabonds tient dans cette maxime: Conforme ta vie à
ton être, réalise toutes les puissances de ton individualité propre.
Mais ils se perdent dans la diversité de leurs aspirations confuses: «Si
j’avais pu savoir ce que je veux!... dit Malva. J’ai toujours envie de
quelque chose. Je veux... quoi? Je ne sais pas. Parfois, je voudrais
sauter dans un bateau et aller sur la mer, loin, loin... Et, d’autres
fois, j’aurais voulu faire de tous les hommes des toupies qui
tourneraient, tourneraient devant moi. Je les regarderais et je
rirais... Tantôt j’ai pitié de tout le monde et surtout de moi-même;
tantôt je voudrais tuer tout le monde et puis moi-même... d’une mort
horrible. Et je m’ennuie.»

En face de ce qu’il faudrait faire et qu’ils ne distinguent pas
nettement, ils éprouvent un pénible sentiment d’incertitude et de
désarroi: «Il manque quelque chose à mon âme, dit Konovalov, de la
force, peut-être? Non! simplement quelque chose, et voilà tout... As-tu
compris?»

Aussi, dans leur incapacité de régler leur vie, plusieurs vont-ils
jusqu’à rêver d’une impérieuse organisation qu’on leur imposerait, de
lois qu’un homme très fort leur dicterait: car, à tout prix, «il
faudrait dans la vie de l’ordre pour les actions... Nous sommes des
êtres à part et nous n’appartenons à aucune série. Nous méritons un
compte à part... des lois très sévères!»

Mais presque tous s’en tiennent à la partie négative de leur éthique, à
la rébellion. Ils voient plus nettement ce qu’il y a de mauvais et ce
qu’il faut briser que ce qu’il serait utile de créer. Leur vanité
s’exaspère à ce nihilisme forcené. Ils se croiront grands de s’être
isolés et n’auront plus d’autre passion que de vivre incessamment au
point de se sentir exaltés par la vie. «Vis et attends que la vie te
brise, et quand la vie t’aura brisé, attends la mort.»

Ils se posent vaillamment en face de la vie, avec la joie de la dompter
et de la maîtriser. Ils ont passionnément confiance en eux-mêmes et,
malgré tous les échecs, ils se savent des héros. Qu’ils arrivent ou non
à réaliser la formule individuelle de leur être, ils ont conscience de
dominer la vie par leur seule volonté d’être plus forts et plus hardis
qu’elle. Ils ont la conviction d’être supérieurs aux maximes que
d’autres ont faites pour leur usage propre ou bien acceptent par
lâcheté. Ils méprisent les lois courantes et les violent avec
désinvolture. A l’occasion ils voleront, pilleront, mentiront, se
manifestant ainsi comme des hommes libres.

Pauvres _Uebermenschen_ dont toute l’ardeur réfractaire n’arrive qu’au
vagabondage misérable! Jamais on n’a vu plus paradoxalement mêlés tant
d’orgueil et tant de pauvreté. Ils sont si chétifs et si dénués de tout
qu’en réalité, s’ils mentent et volent, c’est principalement pour ne pas
mourir de faim. Ils transigent avec leur amour-propre; ils sont obligés
de mendier leur subsistance auprès de ceux qu’ils méprisent et dont ils
mettent toute leur ardeur à se différencier. Mais de ces avilissements
ils ne s’aperçoivent ni ne veulent s’apercevoir: ils vivent dans une
prodigieuse illusion, dont ils ne sont les dupes qu’à moitié, mais dont
ils s’appliquent à entretenir en eux la magnifique splendeur. Ils
mentent aux autres pour la vie de leur corps, mais pour la vie de leur
âme ils se mentent à eux-mêmes. Ils se forgent une chimérique image
d’eux-mêmes, agrandie démesurément, somptueuse jusqu’à l’absurde. Au
cours d’une épidémie redoutable qui sévit dans la ville, le cordonnier
Orlov, infirmier de circonstance, trouve dans cette activité, qui
bientôt le lassera, un merveilleux objet d’exaltation pour son ardeur:
«Je sens en moi une puissance invincible. C’est-à-dire que si le choléra
se transformait en un homme, un héros, en Ilia de Mourom[1] lui-même, je
me colletterais avec lui. Viens te battre à mort! Tu es une force et
moi, Grichka Orlov, je suis une force. Lequel de nous l’emportera?... Et
je l’aurais étouffé, et je me serais couché dessus... Et il y aurait une
croix dans la plaine et une inscription: _Ci-gît Orlov... qui a libéré
la Russie du choléra._»

  [1] Héros légendaire du cycle épique de Kiev.

Soutenus par de telles imaginations, ils mettent leur arrogance à subir
crânement le martyre de leur pauvre vie.

                   *       *       *       *       *

On ne doit pas confondre l’individualisme des vagabonds avec l’égoïsme.
Leur conduite est exempte de mesquinerie, il leur arrive à chaque
instant de sacrifier leur intérêt à leur orgueil. Ils ont dans la misère
d’exquises gentillesses les uns pour les autres, mêlées de brusquerie et
de brutalité sans doute, mais d’autant plus touchantes qu’elles se
dissimulent sous des dehors plus farouches. Tel ce pauvre diable qui
rencontre un jour dans une petite ville une fille perdue, presque une
enfant, aussi misérable et affamée que lui. Ils volent ensemble un pain
et le partagent. Elle réchauffe chastement son compagnon contre son
corps, et tous deux se consolent par le récit commun de leur infortune,
par de la sympathie, par de la pitié.

Parfois des scrupules de conscience surgissent en eux si impérieusement
qu’après avoir peiné longtemps et affronté de graves dangers pour faire
un coup, ils renoncent au bénéfice de leur audace.

Ces actes d’honnêteté tardive ont, dans certaines circonstances, une
valeur presque héroïque. Deux misérables, qui se sont associés pour
s’entr’aider à ne pas mourir tout de suite, dérobent un cheval, une
rosse désolante dont ils ne pourront que vendre la peau. C’est leur
dernière ressource; après cela, plus rien. L’un d’eux est poitrinaire et
presque agonisant. Mais bientôt la pensée du paysan qu’ils ont privé de
son cheval le hante et lui devient insupportable comme un remords. Il
hésite, il craint que la restitution qu’il voudrait faire n’afflige son
camarade. Finalement, tous deux se décident: ils n’ont pas le cœur de
profiter de leur vol, et le poitrinaire meurt autant de faim que de son
mal.

Les sentiments de douceur et de compassion s’unissent en ces vagabonds
aux pires instincts de violence et peuvent triompher de leurs passions
brutales. Ces accès de bonté simple et de tendresse ingénue sont alors,
chez ces forcenés, d’une qualité très délicate. Émilian Pilaï va tuer un
homme: du même coup il se vengera et s’enrichira, car la victime qu’il a
choisie est riche et l’a exploité. Il n’a ni remords ni hésitation, il
guette sa proie. Mais voilà qu’il aperçoit une fillette qui se lamente
et veut se noyer, ayant été déçue dans son amour. Il s’intéresse à elle
parce qu’elle est frêle et jolie. Il s’approche d’elle, la questionne et
s’efforce de la consoler. Il est heureux quand enfin elle sourit. Il
oublie son projet sinistre et n’a plus d’autre pensée que de reconduire
à ses parents la petite amoureuse. Et quand celle-ci lui propose alors
en reconnaissance quelque argent, il refuse par un obscur désir de ne
pas gâter la beauté de ce souvenir unique. Cela ne l’empêchera pas de se
colleter, tout de suite après, avec un _dvornik_ et de finir la nuit au
poste, mais il aura conservé intacte l’image d’une aventure charmante.

Ils ont des générosités et des dévouements singuliers qui, par leur
imprévu, leur excès même les feraient prendre pour «d’inconscients
chrétiens», si l’on ne s’apercevait aussi qu’ils se gardent jalousement
dans une volontaire affirmation d’individualisme. Konovalov a rencontré
dans une maison de débauche une fille qui lui a paru jeune, fraîche et
tombée là par malchance. Il a quitté presque aussitôt la ville où elle
était; Capa ne lui a laissé ni regret sentimental, ni voluptueux
souvenir. Mais il lui a promis, dans un moment d’attendrissement, de la
tirer de son bouge. Il lui envoie de l’argent, le peu d’argent qu’il
gagne à grand’peine, espaçant ses générosités quand il se grise trop, et
puis se remettant à la tâche, se reprochant cette interruption de son
œuvre de rachat. Il veut faire une chose belle en relevant une fille au
niveau d’une créature humaine. Il ne réfléchit pas davantage. Mais Capa
s’est figuré que, si Konovalov la libérait, c’était pour l’épouser. Elle
débarque donc un beau jour chez son ami, et, pleine de confiance, se
présente à lui comme la fiancée attendue. C’est une étrange révélation
pour Konovalov. Cette tournure imprévue que prennent les choses le
contrarie extrêmement et le révolte. On empiète sur sa liberté. «Voilà
Capa, ce qu’elle a imaginé:--Je veux vivre avec toi, comme qui dirait ta
femme. Je désire, dit-elle, être ton chien...--C’est tout à fait
saugrenu!... Mais, chère petite, lui disais-je, tu n’es qu’une sotte;
pense, comment pourrais-tu vivre avec moi? Primo, je suis un ivrogne;
secundo, je n’ai pas de foyer; tertio, je suis un vagabond et ne peux
tenir en place... et encore bien d’autres choses!» Capa, déchue de son
rêve d’installation, retourne à sa mauvaise vie. Konovalov le sait, il
le regrette, il lui aurait plu que sa bonne intention réussît, mais il a
le sentiment absolu que cela ne dépend pas de lui: l’idée de payer de sa
liberté ne saurait lui venir... Son argent, son travail, tant qu’on
voudra, mais la personne même de Konovalov, jamais. Sa philosophie
n’aboutit pas au sacrifice de soi. C’est à chacun de faire sa vie, nulle
individualité n’a le droit d’absorber les autres. Le devoir de charité
compatissante est limité par le devoir de défense personnelle.

Un autre vagabond, qui est sans doute Gorki lui-même, dans une de ses
nouvelles, s’élève à un degré supérieur de charité. Il a trouvé dans un
port une espèce d’être misérable que le sort a jeté là, trop fainéant
pour travailler et trop bête pour retrouver son chemin vers les
propriétés de son père, d’où l’ont chassé de louches aventures. Il
n’attire pas la sympathie, il n’a rien pour séduire ou pour apitoyer.
Mais Gorki se dévoue simplement parce que cela lui plaît. Il n’a plus
d’autre but immédiat dans la vie que de servir cet inconnu. Celui-ci est
paresseux: il travaillera pour lui; celui-ci a un appétit féroce: il lui
abandonnera sa part; celui-ci devient chaque jour plus exigeant, plus
brutal et plus capricieux: rien ne rebutera le bienfaiteur acharné, ni
les injures, ni les mensonges, et, plus il reconnaîtra l’indignité de
son obligé, plus il mettra d’entêtement à se sacrifier. Cela l’agace, le
fatigue, lui devient odieux; mais il s’exalte à la besogne, parce qu’il
se sent volontaire en l’acceptant.

Il se présente à nous dans cette nouvelle étrange comme un apôtre ou
comme un martyr de la charité. Mais ce qui l’anime dans sa tâche, c’est
le sentiment qu’il est extraordinaire en la revendiquant et se
transforme, suivant son vœu, en une sorte d’_Uebermensch_ du
renoncement.

                   *       *       *       *       *

Enfin, et c’est peut-être là l’explication dernière de tant de
contrariétés et d’incohérences, toute cette philosophie et toute cette
spontanéité ont chez ces vagabonds quelque chose d’enfantin. Ils se
croient très blasés sur l’existence, mais leur humeur est primesautière
et naïve; leurs impressions ont une fraîcheur ingénue. Il y a presque
toujours dans leur cynisme de la fanfaronnade ou de la timidité; ils
sont plus candides qu’ils ne le pensent.

Ils aiment la nature comme des sauvages et comme des artistes; ils la
goûtent dans sa simplicité et dans son charme quotidien. Ils
s’attendrissent de voir «un coin du ciel bleu qui les regarde avec,
dessus, deux étoiles: l’une d’elles, grande, brille comme une émeraude;
l’autre, non loin d’elle, est à peine apparente...»

Dans sa solitude muette, la nature leur est une meilleure confidente que
les hommes. Ils la trouvent pareille à eux, libre et indéterminée; ils
lui prêtent leurs sentiments les plus divers, les plus tourmentés et
même les plus mesquins. Les nuages qui traînent au ciel leur semblent
las d’une fatigue analogue à la leur. La mer sourit, comme prise d’une
gaieté sans cause et qu’ils connaissent bien, elle se moque, elle crie,
elle se désespère, elle souffre d’un obscur émoi. Le vent a froid, il se
heurte aux parois des murs avec un gémissement maladif. La steppe, aux
fins de jours, s’alanguit de chaleur moite et s’endort.

Quelquefois on dirait que la nature les taquine; ils entrent en dispute
avec elle, ils lui parlent et l’insultent... Émilian Pilaï trouve sa
blague vide dans sa poche. Il s’irrite, prend la misérable loque, la
retourne et l’examine, et la jette dans la mer. Une vague s’en empare,
l’entraîne loin du bord, puis, «ayant vu ce qu’était le cadeau, la
rapporte avec indignation sur le sable.--Tu n’en veux pas? s’écrie avec
rage Émilian; tu la prendras quand même!...--Et, saisissant la pochette
mouillée, il fourre une pierre dedans, prend son élan et la lance très
loin dans l’eau.»

Mais surtout la nature les charme par sa splendeur. Ils en épient les
variations de couleur, ils s’amusent des spectacles qu’elle leur offre.
«Konovalov aimait la nature d’un amour profond et muet, qu’il exprimait
seulement par l’éclat doux de ses yeux. Et toujours, quand il était dans
les champs ou sur la rivière, il entrait en une extase pacifique et
caressante qui augmentait encore sa ressemblance avec un enfant.»

Comme des enfants ou comme des artistes, on ne sait s’ils sont puérils
ou raffinés. Les deux ensemble. Ils goûtent un plaisir quintessencié à
se faire puérils au milieu des choses simples et naturelles. Konovalov
et son ami, quand ils allaient se reposer dans les champs, allumaient un
feu, bien que ce fût l’été, pour ajouter la joie de la flamme à la
beauté du paysage.

Ils sont de grands enfants prodigieux en qui s’agitent des forces
fécondes. Ils sont une admirable puissance de rêve et d’action qui
souffre du mal de ne pas savoir s’appliquer à la vie.

Ils sont peut-être de l’avenir qui sommeille et qui par instants semble
prêt à surgir. C’est ce que des critiques ont vu dans les écrits de
Gorki. On a compris qu’en introduisant dans la littérature toute une
classe sociale, il ne faisait pas seulement œuvre d’artiste.

                   *       *       *       *       *

Le succès de Gorki fut immense. Il n’est pas certain que cela ne doive
pas nuire à son génie. Naïvement, dès qu’il se vit devenu littérateur,
Gorki eut l’idée de faire honneur au titre qu’on lui décernait, et, sans
renier ses vagabonds, voulut s’essayer pourtant à des sujets variés et
plus relevés. Mais, s’il connaissait bien les vagabonds, il connaissait
très peu les gens du monde. Les quelques nouvelles qu’il écrivit sur les
classes supérieures de la société sont médiocres. On l’y trouve gêné,
mal documenté ou trop récemment renseigné.

                   *       *       *       *       *

Gorki, dans son désir d’élargir le champ de son art, a été mieux inspiré
pour son roman de _Foma Gordeïev_. Nous ne sommes plus, il est vrai,
chez ses va-nu-pieds ordinaires: la caste où il nous introduit,--celle
des marchands de la Volga,--par la violence étrange des passions qui
l’animent, par les coups de fortune qui la bouleversent et la rendent à
la fois jouisseuse et incertaine de l’avenir, par l’excès de son
intensité vitale, a des analogies avec les vagabonds qu’il avait
jusqu’alors dépeints. C’est un monde singulier, très fermé, très
autonome, qui a ses mœurs et ses habitudes, ses traditions et son
orgueil, son langage à lui, ses préjugés spéciaux. Il a son
aristocratie, fondée uniquement sur le succès, et sujette par suite à
mille fluctuations; il a ses déclassés et ses exploités. Ces riches
marchands, établis sur les rives du fleuve, font le trafic de toutes les
denrées dont la Volga est la route naturelle. Ils spéculent sur ces
produits, ils en fixent le cours, les monopolisent, les lancent sur le
marché, réalisant de fabuleux bénéfices ou se ruinant avec la même
soudaineté. Ils ont l’instinct rapace et calculateur du grand homme
d’affaires, mi-marchand et mi-forban. Aucun scrupule ne les gêne, mais
une incessante préoccupation, la nécessité de combiner toujours des
coups nouveaux, les entretient dans une fièvre perpétuelle. Ils sont
hypocrites et astucieux, vivent ensemble en bonne intelligence, associés
ou complices, et se trompent et se fraudent avec une singulière
effronterie dans la duplicité. Ils mènent une vie ardente d’opiniâtre
lutte et de fête effrénée. Ils travaillent et se soûlent; ils ont de
fastueuses installations et des mœurs barbares.

Foma Gordeïev est le fils d’un de ces hommes indomptables qui sont
sortis de rien et qui vers trente ans brassent des millions. Il a hérité
de son père un caractère excessif, mais il n’a pas comme lui le don
d’appliquer aux affaires son énergie démesurée. Il est beau, robuste,
énorme, bien constitué pour la lutte, mais il y a en lui quelque chose
d’indécis et de trouble. A vingt ans, Foma devient orphelin, et sa
nature ardente, abandonnée à elle-même, se trouve plus que jamais
désorientée dans la vie. Il tombe sous la tutelle de son parrain, type
de marchand adroit, intrigant, qui affecte la bonhomie et, sous son air
de rondeur plaisante, cache de vifs instincts de lucre et de vol. Foma
ne peut souffrir la domination de cet homme. Dans la vie qu’on lui fait
mener, il ne trouve rien à quoi se rattacher, il ne trouve rien surtout
qui comble le vide immense de son âme. Il sent en lui-même quelque chose
d’inemployé qui reste en souffrance. La recherche des richesses ne lui
suffit pas; son tuteur lui reproche avec colère et ironie de ne pas
comprendre et de ne pas aimer l’argent. La débauche, dans laquelle il se
jette avec frénésie, n’arrive pas à le distraire d’une sourde mélancolie
qu’il ne se définit pas très nettement et qui provient de l’inadaptation
de son âme à sa destinée. Il réfléchit, presque sans le vouloir et sans
clairement se rendre compte d’un vague pessimisme dans lequel il
s’enlize. Il conçoit que la vie a un sens profond qu’il ne peut
pénétrer, il souffre de se gaspiller à des incertitudes douloureuses.

L’idée lui vient soudainement que c’est la faute de sa fortune s’il est
ainsi angoissé, parce qu’elle l’oppresse, parce qu’elle refrène toutes
ses ardeurs d’indépendance. Dès lors elle lui est à charge; il veut se
débarrasser d’elle. Il propose à son parrain de la lui abandonner. Mais
celui-ci, homme d’affaires ingénieux, a fait un autre plan pour
s’emparer de cette richesse avec plus de sécurité. Il va tirer parti des
bizarreries trop réelles de Foma et le faire passer pour fou. Par une
manœuvre savante, il portera jusqu’à l’aliénation la singularité morale
du jeune homme, afin de le rayer de l’existence et de devenir le
possesseur naturel de ses biens.

Foma lui-même, sans le savoir, facilite cette combinaison. Un jour qu’un
riche marchand donne une grande fête pour l’inauguration d’un vapeur, le
parrain est invité; il persuade Foma de l’accompagner. C’est un banquet
monstre sur le bateau, d’un luxe lourd, avec accompagnement d’orchestre
et grosse joie débordante. Le parrain se lève, fait un discours gonflé
de l’orgueil de la caste; il en célèbre la grandeur, l’avenir et la
puissance. Mais, à peine les acclamations qu’il a suscitées se
calment-elles, que Foma lance un juron de rage, et, comme pour répondre
à l’étonnement que cette sortie a provoqué, le voilà qui déclare aux
convives ahuris tout son mépris et toute sa haine. Et, voyant que sa
diatribe ne cingle pas assez chacun de ces voleurs somptueux, il précise
ses invectives, il crie à celui-ci ses bassesses, à celui-là ses
turpitudes, à celui-là ses rapines. Et cet autre, quand donc ira-t-il en
Sibérie expier le viol de cette petite fille? Et cet autre qui a tué sa
maîtresse, et cet autre qui a fait des mendiants de ses neveux, quand
donc seront-ils châtiés? Une fureur soulève alors toute la caste
assemblée, on se rue sur le prophète en délire, on le ligote avec les
serviettes, on le jette contre le bord du vaisseau, on l’insulte et l’on
rit de cette débilité d’un homme seul contre tous. Et lui, Foma, comme
retombé lourdement de son exaltation furieuse, morne maintenant, humilié
et détruit, ne trouve plus en lui la moindre force de réaction. Il
demande qu’on le délivre. On a encore peur de lui, on lui délie
seulement les jambes. Il s’assied à la table souillée du festin et
réclame de l’eau-de-vie. Il reste là longtemps, écroulé; de grosses
larmes silencieuses coulent de ses yeux clos. La fête est finie, on
revient à toute vapeur. On chuchote dans les groupes que cet homme est
fou, décidément, et le tuteur déplore, comme il convient, cet événement,
et les autres constatent qu’une grande fortune va donc échoir à ce
collègue.

On interna Foma dans une maison de fous, puis on le relâcha: il n’était
pas dangereux. L’échec de son enthousiasme l’avait anéanti, vidé de tout
ce qui jadis faisait sa force. Il n’était désormais qu’un pauvre être,
presque imbécile, qui erre dans les rues et dont on se moque. Et les
gens l’interpellent au passage: «Hé! toi! prophète! raconte-nous la fin
du monde...» Mais il semble inattentif à toute parole et reste muet,
mystérieusement fermé, sans qu’on sache si dans cette âme dévastée
quelque chose survit. Ainsi finit Foma Gordeïev, condamné par la vie,
parce qu’il n’avait pas su se mettre d’accord avec les circonstances de
sa destinée.

Il avait originellement l’âme inquiète du vagabond. Les hasards seuls de
sa naissance et de sa fortune l’empêchèrent de se jeter, dès le début,
dans la vie errante. Mais, aussitôt qu’il fut homme, il essaya de briser
toutes les entraves. Dans l’opulence, il souffrait, à chaque minute, de
son incapacité de vivre: toute impression se transformait pour lui en
une pénible allusion à son déclassement parmi les siens. Il sentait que
la vie réclamait de lui un effort, un arrachement, et que le prix en
devait être la liberté. Il n’eut d’énergie que pour une sortie furieuse
et inepte, belle d’indignation mais absurde, contre l’infamie de sa
classe. Il devint un vagabond brisé, hébété; toute sa force vitale et
spirituelle avait été par lui-même perdue sans profit.

                   *       *       *       *       *

Il y a quelques mois, Gorki commença la publication d’un nouveau roman,
_Le Moujik_. Puis le bruit courut que l’auteur avait détruit la fin de
son œuvre et qu’il était parti subitement, sans prévenir, on ne savait
où, reprenant sans doute son vagabondage. Il y a quelque chose
d’inquiétant et de pathétique dans les caprices de cette destinée. Quel
sentiment l’a encore rejeté en dehors d’une vie dans laquelle il
s’installait? On se perd à débrouiller les mobiles secrets de cette âme
tourmentée et insatiable qui n’aura donc jamais pu trouver sur terre le
lieu de son repos et de son apaisement.

En plein génie a-t-il senti que ce génie même ne le contente pas,
n’assouvit pas les immenses besoins de toute sa vitalité? Est-il alors
allé redemander à la vie des sensations plus ardentes, quelque chose de
plus passionnément émouvant que tout ce que l’art peut lui donner? Il ne
veut pas devenir l’esclave d’un moment de son existence, et rompt avec
son _moi_ d’hier s’il cesse aujourd’hui de frémir à la vie.

                   *       *       *       *       *

Dans une de ses nouvelles, _le Lecteur_, Gorki s’interroge sur le rôle
social qu’il attribue à l’écrivain. Il trouve cette tâche si noble et si
grave qu’il se décourage de la remplir: «Guide aveugles des aveugles»,
pense-t-il, et son cœur se serre. Est-il ému de charité pour les hommes?
Il se le demande et se dit avec amertume que son prochain est loin de
lui. Il sent que ce qu’il donne, il ne le donne pas par amour mais pour
magnifier le fait exceptionnel de sa vie en un phénomène sublime. Il
s’avoue un usurier qui prête pour obtenir l’avantage de l’étonnement et
de l’admiration. Une inconsciente pitié, pourtant, plus réelle et plus
ardente qu’il ne le croit, l’anime. Mais il se sait inhabile à guérir la
souffrance qu’il voit. Que pourrait-on lui demander, à lui, l’un de ceux
qui souffrent? Un doute rongeur et persistant tue en lui toute illusion
d’apostolat. Les hommes sont isolés les uns des autres, et chacun d’eux
doit lutter pour lui-même.

L’œuvre de Gorki est, à ses yeux, entachée d’un vice capital. Elle est
inapte à faire naître la joie qui vivifie. L’humanité a désappris la
joie; qu’a-t-il fait que plaindre ou railler la souffrance?... Ces
réflexions le hantent, et ce doute sur son efficacité bienfaisante donne
à son génie une sublime tristesse.

Son pessimisme irrémédiable repose sur cette conviction que la vie ne
comporte pas de solution logique. Elle n’a pas pour but définitif la
félicité, ni quelque organisation régulière, comme en cherchent les
moralistes; mais le désordre lui est essentiel, et la douleur ne s’en
peut séparer. Que reste-il à faire dans ces conditions? Le seul recours
est de prendre à l’égard de la vie, nécessairement mauvaise, une
attitude de beauté. Plus l’homme est grand, plus il perçoit l’horreur de
son sort. Alors il se cantonnera dans un désespoir ardent et concevra
comme son seul devoir de donner à chaque instant de sa durée la noblesse
de sa farouche rébellion.

Il faut d’abord, suivant Gorki, détourner l’humanité des vaines
recherches de bien-être médiocre. Surtout il la faut éveiller, car elle
s’endort misérablement dans son indigne résignation. Il faut susciter en
elle l’énergie, la force de se révolter, et cela, quitte à lui faire
mal, quitte à la battre. Elle veut la caresse ardente de l’amour ou
l’aiguillon de la douleur:--tout plutôt que le repos! Et c’est à quoi
lui-même a travaillé en représentant toutes les noirceurs de la vie,
tout le scandale de la destinée. Il a vanté des révoltés, non qu’ils
réalisent le moins du monde le bonheur, mais ils marquent puissamment
leur vie au sceau de leur volonté forte.

Et toute la vie ne peut et ne doit qu’être telle: une recherche
désespérée de quelque chose qui serait sa raison d’être et qui n’existe
pas. Car elle n’a pas de sens. Il ne s’agit pas de lui donner de vaines
solutions provisoires, mais de prendre une conscience indignée de son
inanité.

Il y a sur terre une classe d’hommes qui ont un sentiment plus intense
de cette philosophie vraie à laquelle la lâcheté seule empêche les
autres d’adhérer. Ces hommes-là sont les vagabonds, et Gorki les a
représentés dans leur orgueil de réfractaires avec une intelligence
fraternelle. L’étude morale qu’il en a faite est largement et
profondément humaine. Car ce ne sont pas seulement ceux qu’on appelle
vagabonds qui méritent ce nom. Mais, en tout être qui vit, se cache un
vagabond plus ou moins conscient de lui-même, plus ou moins énergique à
s’accepter comme tel, puisque toute âme est infinie dans ses désirs et
irrassasiée dans ses besoins. Et ce qu’évoque Gorki dans cette œuvre
pathétique, c’est le désespoir essentiel de l’humanité, l’épouvante du
mal de vivre.

Ivan Strannik.




LES VAGABONDS




MALVA


La mer riait.

Au souffle chaud et léger du vent, elle tressaillait, se couvrait de
rides légères qui reflétaient le soleil d’une manière aveuglante, et
riait au ciel bleu de ses mille lèvres argentées. Dans l’espace profond
entre la mer et le ciel, bourdonnait le bruit assourdissant et joyeux
des vagues qui accouraient les unes après les autres sur le rivage plat
du cap sablonneux. Ce bruit et l’éclat du soleil mille fois réverbéré
par la mer, se fondaient harmonieusement en une incessante agitation
toute de joie vivante. Le ciel était heureux de rayonner; la mer était
heureuse d’en réfléchir la glorieuse lumière.

Le vent caressait la puissante poitrine satinée de la mer, le soleil la
réchauffait de ses rayons et elle soupirait, fatiguée de ces ardentes
caresses; elle remplissait l’air brûlant de l’arome salé de ses
émanations. Les flots verdâtres, escaladant le sable jaune, lui jetaient
l’écume blanche de leurs crêtes luxueuses, qui fondait avec un doux
bruissement sur la plage et l’humectait...

L’étroite et longue langue de terre ressemblait à quelque énorme tour
tombée de la côte à la mer. Elle plantait sa pointe effilée dans la
solitude illimitée d’eau riant au soleil, et sa base se perdait dans le
lointain, où un brouillard chaud dissimulait derrière lui la terre. De
là venait avec la brise une lourde odeur, incompréhensible et offensante
ici, au milieu de la mer déserte et pure, sous le dôme du ciel bleu et
clair.

Dans le sable du cap, parsemé d’écailles de poisson, étaient fichés des
pieux de bois où séchaient des filets, qui jetaient des ombres légères
de toiles d’araignée; quelques grands bateaux et un petit s’alignaient
sur la grève et les vagues en accourant avaient l’air de les appeler.
Les gaffes, les rames, les cordes roulées, les corbeilles et les
tonneaux gisaient en désordre, et parmi tout cela se dressait une cabane
faite de branches de saule, d’écorces et de nattes. A l’ouverture de la
cabane, sur une fourche noueuse, se dressaient, semelles en l’air, deux
bottes de feutre. Et au-dessus du chaos général flottait un haillon
rouge au bout d’un haut mât.

A l’ombre d’un bateau était couché Vassili Légostev, le gardien du cap,
à l’avant-poste de la pêcherie du marchand Grébentchikov. A plat ventre,
la tête dans les mains, il regardait fixement la mer, et, au loin, à
peine aperçue, la ligne mince de la côte. Là-bas sur l’eau, dansait un
point noir, et Vassili le voyait avec satisfaction grandir et
s’approcher.

Clignant des yeux devant la trop grande lumière des vagues, il
s’épanouissait, content: c’était Malva qui arrivait. Elle viendrait, se
mettrait à rire si fort que sa poitrine s’agiterait, tentante; elle le
prendrait dans ses bras robustes et doux, l’embrasserait et, de sa voix
sonore qui effrayait les mouettes, elle lui donnerait des nouvelles de
ce qui se passait là-bas, sur la côte. Ils feraient ensemble une bonne
soupe de poisson, ils prendraient de l’eau-de-vie tout en causant et
jouant amoureusement, puis, au déclin du jour, ils se régaleraient de
thé bouillant et de bons craquelins, et puis ils se coucheraient.
C’était ainsi chaque dimanche, chaque jour de fête... A l’aube, il la
reconduirait sur la mer encore engourdie dans la fraîcheur matinale.
Malva, toute sommeillante, s’assiérait au gouvernail; et lui, ramerait
en la regardant... Elle était drôle à de semblables moments, drôle et
charmante, comme une chatte qui a bien mangé. Peut-être glisserait-elle
du demi-pont et se coucherait-elle au fond du bateau pour y dormir
pelotonnée en boule. Souvent elle faisait ainsi...

Ce jour-là, les mouettes même étaient alanguies par la chaleur. Elles se
mettaient en rang sur le sable, le bec ouvert et les ailes pendantes, ou
bien se balançaient paresseusement sur les vagues, sans cris, sans leur
animation habituelle et féroce.

Il parut à Vassili que Malva n’était pas seule dans la barque. Est-ce
que de nouveau Serejka se serait fait amener? Vassili se retourna
lourdement sur le sable, s’assit et, s’abritant les yeux de la main, se
mit à chercher avec humeur qui pouvait bien arriver là. Malva tient le
gouvernail. Celui qui rame n’est pas Serejka; il rame fort mais
maladroitement; avec Serejka, Malva ne se serait pas donné la peine de
tenir le gouvernail.

--Ohé! cria avec impatience Vassili.

Les mouettes tressaillirent et devinrent attentives.

--Ohé! Ohé! répondit du bateau la voix sonore de Malva.

--Avec qui es-tu?

Un rire lui répondit.

--Diablesse! jura Vassili à demi-voix.

Et, offusqué, il cracha.

Il était très intrigué. Tout en roulant une cigarette, il examinait la
nuque et le dos du rameur qui s’approchait rapidement. Le bruit de
l’eau, quand les rames la frappaient, résonnait dans l’air et le sable
grinçait sous les pieds nus du gardien qui se débattait contre une
curiosité nerveuse.

--Qui est avec toi? cria-t-il quand il put discerner le sourire, qui lui
était si familier sur le beau visage potelé de Malva.

--Attends; tu le reconnaîtras bien toi-même! répondit-elle en riant.

Le rameur se retourna et, riant aussi, regarda Vassili.

Le gardien fronça les sourcils; il lui semblait avoir vu ce garçon-là.

--Rame plus fort, commanda Malva.

L’élan fut si vigoureux que le bateau se trouva déposé sur le sable avec
une vague, se pencha, puis retrouva son équilibre, tandis que la vague
roulait en riant dans la mer. Le rameur sauta sur le rivage et allant à
Vassili:

--Bonjour, père!

--Iakov! s’écria Vassili, plus surpris que content.

Ils s’embrassèrent à trois reprises sur la bouche et sur les joues;
après quoi, la stupeur de Vassili se mêla de joie et de trouble.

--Je me disais bien... qu’il y avait quelque chose... et le cœur me
démangeait... Ah! c’est toi?... Comment as-tu fait? Et moi qui me
demandais: «Est-ce Serejka?» Non, je voyais bien que ce n’était pas
Serejka! Ah! c’était toi!

Vassili caressait sa barbe d’une main, et de l’autre il gesticulait dans
l’air. Il aurait voulu regarder Malva, mais les yeux gais de son fils
s’étaient fixés sur lui et le gênaient. L’orgueil d’avoir un fils si
fort et si beau luttait en lui avec l’embarras que lui causait la
présence de sa maîtresse. Il piétinait sur place devant Iakov et lui
jetait des questions les unes après les autres sans attendre de réponse.
Tout s’était confondu dans sa tête et il se sentit particulièrement mal
à l’aise quand il entendit Malva lui dire d’un ton moqueur:

--Ne trépigne donc pas... de joie! Conduis-le à ta hutte et régale-le.

Il l’observa: sur ses lèvres errait un sourire narquois qu’il
connaissait bien, et toute sa personne, ronde, molle et fraîche comme
toujours, lui était en même temps étrangère et nouvelle. Malva promenait
le regard de ses yeux verts du père au fils et grignotait des graines de
pastèques avec ses dents petites et blanches. Iakov souriait aussi et,
pendant quelques secondes qui furent pénibles à Vassili, tous trois se
turent.

--Je reviens à l’instant!--dit tout à coup Vassili en se dirigeant vers
la cabane,--ne restez pas là au soleil; moi, je vais chercher de
l’eau... Nous cuirons la soupe. Je t’en ferai manger, une soupe de
poisson, Iakov! Vous autres, arrangez-vous, je suis à vous dans une
minute...

Il saisit une marmite qui était par terre près de la cabane, s’enfonça
rapidement derrière les filets, qui le dissimulèrent de leur masse
grise.

Malva et le gars le suivirent.

--Eh bien! mon beau jeune homme, je t’ai amené à ton père, dit Malva
louchant vers la robuste personne d’Iakov.

Il abaissa vers elle son visage encadré d’une barbe blonde frisée et
dit, les veux brillants:

--Oui, nous voilà!... Il fait bon ici... Quelle mer!

--La mer est large. Le vieux a-t-il beaucoup changé?

--Mais non, non... Je pensais qu’il était plus blanc, et il n’a encore
que peu de cheveux gris... Et il est... si solide!

--Combien de temps y avait-il que vous ne vous étiez vus?

--Cinq ans, peut-être... Quand il a quitté le village, j’allais sur mes
dix-sept ans.

Ils entrèrent dans la cabane où la chaleur et l’odeur du poisson étaient
étouffantes. Ils s’assirent: Iakov sur une grosse souche de bois, Malva
sur des sacs. Entre eux il y avait un tonneau scié en deux, dont le fond
servait de table à Vassili. Quand ils furent installés, ils
s’examinèrent longuement sans mot dire.

--A ce qu’il paraît, tu veux travailler ici? demanda Malva.

--Mais... je ne sais pas... si je trouve quelque chose, je travaillerai.

--Tu trouveras bien! dit avec assurance Malva, le tâtant toujours de ses
yeux verts singulièrement frisés.

Il ne la regardait plus et, avec la manche de sa blouse, essuyait la
sueur qui couvrait son visage.

Tout-à-coup, elle se mit à rire:

--Ta mère t’a probablement chargé de commissions et de salutations pour
ton père?

Iakov eut un mouvement d’humeur et répondit:

--Bien sûr! Et après?

--Rien, dit-elle, riant toujours.

Son rire narquois déplut à Iakov; il s’écarta de cette femme et songea
aux paroles de sa mère.

Quand elle l’avait accompagné au bout du village, elle s’était appuyée
contre une barrière, parlant vite, clignant rapidement de ses yeux secs:

--Dis-lui, Iakov, au nom du Christ, dis-lui: «Père, la mère est seule
là-bas. Cinq ans se sont écoulés, elle est toujours seule! Elle
vieillit...» Dis-le-lui, mon petit Iakov, pour l’amour de Dieu! «La mère
sera bientôt une vieille femme, seule, toujours seule, toujours au
travail.» Au nom du Christ, dis-le-lui!...

Et elle avait pleuré silencieusement, se cachant le visage dans son
tablier.

Iakov ne l’avait pas plainte alors, et maintenant il la plaignait... Et,
devant Malva, il prit une expression dure comme s’il allait l’injurier
grossièrement.

--Et me voilà, moi! s’écria Vassili, qui surgit avec un poisson
frétillant dans une main, un couteau dans l’autre.

Il avait maîtrisé son trouble, le dissimulant profondément en lui.
Maintenant il regardait ses hôtes avec sérénité et bonhomie; seulement
son allure était plus agitée qu’à l’ordinaire.

--Je vais tout de suite faire du feu... et je reviens... Nous causerons.
Hein! Iakov! Quel robuste gars tu es devenu!

Il disparut de nouveau.

Malva ne cessait pas de grignoter des graines. Elle dévisageait Iakov
familièrement, et, lui, s’appliquait à ne pas rencontrer ses yeux, bien
qu’il en eût grande envie, et il pensait à part lui:

--Il faut que la vie soit bonne ici, qu’on mange à sa faim... Comme elle
est grasse, et le père aussi!

Puis, le silence l’intimidant, il dit tout haut:

--J’ai oublié mon sac dans le bateau... je vais le prendre.

Iakov se leva sans hâte et sortit. Alors apparut Vassili; il se pencha
vers Malva et lui dit rapidement, avec colère:

--Tu avais bien besoin de venir avec lui!... Que lui dirai-je de toi?
Que m’es-tu?

--Je suis venue et voilà tout, fit Malva.

--Eh! toi... stupide créature! Tu n’as pas honte... Comment ferai-je
maintenant? Faut-il lui dire en face que... Mais j’ai une femme à la
maison! Sa mère... Tu pouvais bien comprendre cela!

--Qu’est-ce que ça me fait? Ai-je peur de lui par exemple? Ou bien de
toi? demanda-t-elle, pinçant avec mépris ses yeux verts. Et comme tu
t’es démené à sa vue! Ce que je m’amusais!

--Tu t’amusais? Et moi, que ferai-je?

--Tu n’avais qu’à y penser plus tôt.

--Mais pouvais-je croire que la mer viendrait me le jeter ici sans crier
gare?

Le sable grinçait sous le pas d’Iakov, et ils durent interrompre leur
conversation. Iakov avait apporté un sac qu’il fourra dans un coin et il
coula un mauvais regard vers la femme.

Elle grignotait avec entrain ses graines. Vassili, s’asseyant sur la
souche de bois, se frottait le genou et disait avec un sourire gêné:

--Ainsi te voilà... Comment as-tu pensé à venir ici?

--Mais comme ça... Nous t’avions écrit...

--Quand? Je n’ai reçu aucune lettre.

--Vrai? Et nous qui avions écrit!

--La lettre a dû se perdre, dit avec regret Vassili. Que le diable soit
d’elle, hein? Quand une lettre est importante, c’est celle-là qui se
perd...

--Ainsi tu n’es pas au courant de nos affaires? demanda Iakov, avec
méfiance.

--Comment les connaîtrais-je? Je n’ai pas reçu la lettre!

Alors Iakov lui raconta que leur cheval avait crevé, que tout le blé
avait été mangé avant le commencement de février et que lui-même ne
trouvait plus à gagner sa vie. Le foin aussi manquait, la vache avait
failli périr de faim. On avait traîné tant bien que mal jusqu’au mois
d’avril, et puis on avait décidé ceci: après le labourage, Iakov irait
chez le père travailler au loin, lui aussi, trois mois peut-être. C’est
ce qu’on avait écrit. Puis, on avait vendu trois moutons, acheté de la
farine et du foin, et voilà Iakov parti.

--C’est ça! s’écria Vassili. Comment est-ce possible?... Je vous avais
envoyé de l’argent.

--Pas lourd ton argent! On répara l’isba, il fallut marier la sœur...
j’ai acheté une charrue... Tu sais, cinq années, c’est beaucoup.

--Hum! cela n’a pas suffi? Quelle histoire! Et ma soupe qui va se
sauver!

Il se leva et sortit. Accroupi devant le feu au-dessus duquel était
suspendue la marmite bouillante, Vassili réfléchissait tout en jetant
l’écume dans la flamme.

Rien, dans le récit de son fils, ne l’avait particulièrement touché, et
il s’irritait contre sa femme et Iakov. Combien d’argent ne leur
avait-il pas envoyé pendant ces cinq années! Et ils n’avaient pas su
s’arranger. Si Malva n’avait pas été présente il aurait parlé à son
fils. Iakov avait bien su, de lui-même, sans la permission du père,
quitter le village, mais quant à la terre, il n’en était pas venu à
bout. Et cette terre, à laquelle Vassili, durant ces dernières années
faciles et agréables, n’avait guère songé, lui revint subitement à
l’esprit, comme un abîme où pendant cinq ans il avait jeté son argent,
comme quelque chose d’inutile et d’embarrassant. Il soupira, en remuant
sa cuiller dans la soupe.

A la lumière du soleil, la petite flamme jaunâtre du feu était si
misérable, si pâle! Des filets de fumée bleue et transparente se
traînaient du foyer vers la mer, à la rencontre des vagues. Vassili les
suivait des yeux et pensait à son fils, à Malva; il se disait qu’à
partir de ce jour, sa vie serait moins bonne, moins libre. Sûrement,
Iakov avait déjà deviné ce qu’était Malva.

Elle restait dans la cabane, troublant le gars de ses yeux provocants et
hardis qui ne cessaient de sourire.

--Peut-être as-tu laissé une fiancée au village? dit-elle tout à coup.

--Peut-être que oui, répondit-il à contrecœur, et en lui-même il injuria
Malva.

--Est-elle jolie, dis? demanda-t-elle avec indifférence.

Iakov ne répondit pas.

--Pourquoi te tais-tu?... Est-elle mieux que moi ou non?

Il la regarda sans le vouloir. Ses joues étaient hâlées et pleines, ses
lèvres savoureuses, et maintenant qu’un sourire malicieux les
entr’ouvrait, elles tremblaient. Sa blouse de percale rose lui allait
bien, dessinait les épaules rondes, la poitrine haute et élastique. Mais
il n’aima pas ses yeux rusés verts et railleurs.

--Pourquoi parles-tu comme ça?

Il soupirait sans motif et parlait d’un ton suppliant; il aurait voulu
cependant s’adresser à elle avec sévérité.

--Comment faut-il parler? demanda-t-elle en riant.

--Et voilà que tu ris... de quoi?

--De toi...

--Que t’ai-je fait? dit-il avec mauvaise humeur, et de nouveau il baissa
les yeux sous son regard.

Elle ne fit aucune réponse.

Iakov devinait bien ce qu’étaient ses relations avec le père, et cela
l’empêchait de s’exprimer librement. Il n’éprouvait aucune surprise: il
avait entendu dire qu’aux travaux, loin du village, les gens perdaient
toute retenue et, du reste, il aurait été difficile à l’homme robuste
qu’était son père de se passer de femme si longtemps. Mais néanmoins, il
éprouvait une gêne pour elle et pour son père. Et puis il se ressouvint
de sa mère, harassée, grondeuse, qui peinait là-bas, sans relâche.

--La soupe est prête! annonça Vassili, au seuil de la cabane. Donne les
cuillers, Malva.

Iakov regarda le père et pensa:

--On voit qu’elle vient ici souvent, puisqu’elle sait où sont les
choses.

Quand elle eut trouvé les cuillers, elle dit qu’il fallait aller à la
mer pour les laver, et que dans le bateau elle avait de l’eau-de-vie.

Le père et le fils la regardèrent s’éloigner; puis, restés seuls, ils se
turent.

--Comment l’as-tu rencontrée? demanda enfin Vassili.

--Je me suis informé de toi au bureau: elle y était. Et elle me dit:
«Pourquoi aller à pied dans le sable? Allons en bateau; moi aussi je
vais chez lui.» Et nous sommes partis.

--Oui!... Et moi je me suis souvent demandé: «Comment est-il maintenant,
mon Iakov?»

Le fils sourit avec bonhomie; cela donna du courage à Vassili.

--Et... comment la trouves-tu?

--Pas mal... dit vaguement Iakov en battant des paupières.

--Le diable n’y ferait rien, s’écria Vassili en agitant les bras. Je
tins bon au commencement... Impossible! L’habitude... Je suis un homme
marié!... Et puis, elle me recoud mes vêtements, et ainsi de suite...
D’ailleurs on n’échappe pas plus à la femme qu’à la mort!

Cette maxime sincère termina son explication.

--Qu’est-ce que cela me fait? dit Iakov. C’est ton affaire, je ne suis
pas ton juge.

Et à part lui, il pensait: «Je voudrais bien la voir reprisant un
pantalon!...»

--J’ai quarante-cinq ans, ce n’est pas la vieillesse... Elle me coûte
peu; que diable! elle n’est pas ma femme... continuait Vassili.

--Certainement... admit Iakov.

Et il pensait: «Bien sûr, elle fait danser ton argent!»

Malva était revenue avec une bouteille d’eau-de-vie et un chapelet de
craquelins; on s’installa pour dîner. On mangea sans causer, suçant avec
bruit les arêtes et les crachant sur le sable, près de la porte. Iakov
dévorait, ce qui parut plaire à Malva; elle voyait avec tendresse se
gonfler les joues hâlées et remuer vite les épaisses lèvres humides.
Vassili n’avait pas faim, il tâchait de paraître absorbé par le repas
afin de pouvoir à son aise observer Iakov et Malva et réfléchir à
l’attitude qu’il prendrait à leur égard.

La musique joyeuse et caressante des vagues était accompagnée par les
cris farouches et victorieux des mouettes. La chaleur devenait moins
ardente et parfois arrivait à la cabane un souffle d’air frais imprégné
de l’odeur saine de la mer.

Après avoir mangé la bonne soupe de poisson et pris plusieurs verres
d’eau-de-vie, Iakov eut sommeil. Il commençait à sourire stupidement, à
chercher, à bâiller, et regardait Malva de telle manière que Vassili
trouva bon de lui dire:

--Couche-toi ici, Iakov, jusqu’au thé... et alors nous te réveillerons.

--Je veux bien, consentit Iakov en tombant sur les nattes. Et vous, où
allez-vous? Hé! Hé!

Vassili, gêné par ce rire, sortit en hâte; Malva serra les lèvres,
fronça les sourcils et répondit à Iakov:

--Où nous irons, ça ne te regarde pas! Qu’est-ce que ça te fait? Je te
conseille de ne pas te mêler des affaires des autres. Oui, mon petit!

Et elle s’en alla.

--Moi? Bon! s’écria Iakov. Attends, ha! ha! ha! Je te montrerai... Bon!
Quelle demoiselle ça fait!

Il grogna encore un peu, puis s’endormit avec un sourire ivre et
rassasié sur sa face rouge.

Vassili planta dans le sable trois pieux dont il réunit les bouts, jeta
dessus une natte et, ayant ainsi sommairement arrangé un abri, il se
coucha à l’ombre, mit ses mains sous sa nuque et contempla le ciel.
Quand Malva s’approcha et se laissa tomber sur le sable à côté de lui,
il tourna vers elle son visage plein de ressentiment.

--Eh! quoi, vieux? demanda-t-elle en riant, tu ne te réjouis pas plus
que ça de voir ton fils?

--Il se moque de moi... Et pourquoi? A cause de toi tout cela, répondit
Vassili d’un air sombre.

--A cause de moi, vraiment?

Elle s’étonnait avec malice.

--Mais... sans doute!

--Ah! Comme tu m’affliges!... Que faire maintenant? Il ne faut plus que
je revienne, dis? C’est bien, je ne reviendrai pas...

--Sorcière, va! Ah! ces êtres-là!... Il se moque; toi aussi... et vous
êtes ce que j’ai de plus proche. Et de quoi vous moquez-vous? diables
que vous êtes!

Il s’éloigna d’elle et se tut. Accroupie, elle se tenait les genoux
embrassés et se balançait doucement de tout son corps, en regardant de
ses yeux verts l’éblouissante, la joyeuse mer, et souriait d’un de ces
sourires de triomphe, comme en ont les femmes qui comprennent la
puissance de leur beauté.

Un bateau à voile glissait sur l’eau, tel qu’un grand oiseau gauche aux
ailes grises. Il était loin du rivage et allait plus loin encore, où la
mer et le ciel se fondaient en un infini bleu, qui attirait par sa
souveraine tranquillité.

--Pourquoi ne dis-tu rien? demanda Vassili.

--Je pense... répondit Malva.

--A quoi?

--Comme ça!...

Elle remua les sourcils et, après un silence, elle ajouta:

--Ton fils est un beau gars.

--Qu’est-ce que ça te fait? s’écria Vassili avec jalousie.

--Est-ce qu’on peut savoir?...

--Toi... attends un peu! (Il lui jeta un regard de méfiance.) Ne fais
pas la bête. J’ai beau être patient, il ne faut pas me narguer... non!

Il grinça des dents, serra les poings et poursuivit:

--Aujourd’hui, dès que tu es arrivée, tu as commencé un jeu... Je ne
comprends pas encore, mais, vois-tu, s’il me faut comprendre, tu ne t’en
féliciteras pas! Ah! tu as toutes sortes de grimaces... que je ne
connais pas... et tout!... Je sais comment il faut se comporter avec
vous autres... en cas de...

--Ne me fais pas peur, Vassia, dit-elle avec indifférence et sans le
regarder.

--C’est bien! Et toi ne plaisante pas.

--N’essaye pas de m’effrayer.

--Je te ferai danser, si tu commences tes sottises!

Vassili s’irritait toujours davantage.

--Tu me battrais?

Elle se rapprocha de lui et regarda avec curiosité son visage
bouleversé.

--On dirait une comtesse!... Oui, je te battrais.

--Je ne suis pas ta femme, pourtant? dit Malva d’un ton tranquille et
doctoral; et, sans attendre de réponse, elle continua:--Tu avais
l’habitude de battre ta femme pour un rien et tu t’imagines que tu peux
faire la même chose avec moi. Non! Je suis libre. Je n’appartiens qu’à
moi-même et je n’ai peur de personne. Et toi, tu as peur de ton fils:
tantôt, comme tu lui faisais la cour! Et tu oses menacer encore?

Elle secoua la tête avec mépris et se tut. Ces paroles négligentes et
froides avaient éteint la colère de Vassili. Jamais il ne l’avait vue
aussi belle et il s’étonnait.

--La voilà partie, qui croasse... dit-il en l’admirant.

--J’ai encore quelque chose à te raconter. Tu te vantais à Serejka que
je ne saurais me passer de toi plus que de pain, que je ne peux vivre
sans toi! Tu te trompes... Peut-être n’est-ce pas toi que j’aime, et
n’est-ce pas pour toi que je viens. Si j’aimais seulement cette
plage?... (Elle étendit les bras d’un geste large.) Peut-être que j’aime
ici la solitude; il n’y a que la mer et le ciel et pas d’êtres vils. Et
que tu sois là, toi, cela ne me fait rien. C’est comme qui dirait le
prix de ma place... Si ç’avait été chez Serejka ici, je serais venue
chez Serejka; si c’était chez ton fils, je viendrais aussi... Le mieux
serait s’il n’y avait personne... je suis dégoûtée de vous tous!... Mais
s’il m’en passe l’idée, un jour, belle comme je le suis, je pourrai
toujours me choisir un homme... qui vaudra mieux que toi.

--Oui-dà! siffla furieusement Vassili, et il la saisit à la gorge.
Alors, c’est comme ça?

Il la secouait, et elle ne cherchait pas à se dégager, bien que son
visage fût congestionné, ses yeux injectés de sang. Elle posa seulement
ses deux mains sur la main qui lui serrait la gorge.

--Voilà ce qu’il y avait en toi? (Vassili était enroué à force de rage.)
Et tu ne disais rien, et tu m’embrassais, et tu me caressais. Je te
ferai voir!

Il l’avait courbée à terre et la frappait avec délices sur la nuque, une
fois, deux fois, de son lourd poing musclé. Il éprouvait un sentiment
agréable quand sa main tombait sur la chair élastique et grasse.

--Tiens, serpent! dit-il d’un air victorieux, en la repoussant.

Sans une plainte, silencieuse et calme, elle s’affaissa sur le dos,
ébouriffée, rouge et belle pourtant. Les yeux verts épiaient sous leurs
cils et brûlaient d’une flamme froide et haineuse. Mais lui, haletant de
surexcitation, content de l’issue donnée à sa rage, ne surprit pas ce
regard et, quand il se pencha vers elle, vainqueur et dédaigneux, elle
souriait doucement.

D’abord, ses lèvres tremblaient un peu, puis les yeux s’éclairèrent, des
fossettes se creusèrent dans les joues et elle se mit à rire. Vassili la
voyait avec stupeur qui riait fort et gaiement, comme s’il ne venait pas
de la battre.

--Qu’as-tu? diablesse, cria-t-il avec inquiétude en la tirant rudement
par sa manche.

--Vassia! C’est toi qui m’as battue? murmura-t-elle.

--Oui, c’est moi; qui donc ça pourrait-il être?

Il l’observait sans rien comprendre et ne savait que faire. La battre
encore? Mais sa fureur était morte; il n’avait plus aucune envie de
recommencer.

--C’est que tu m’aimes? insinua-t-elle.

Et Vassili eut chaud à entendre sa voix chuchotante.

--C’est bon, que diable! dit-il d’un air sombre. Est-tu satisfaite?

--Vassia! Et moi qui pensais que tu ne m’aimais plus. Je me disais:
«Maintenant que son fils est là, il me chassera pour lui.»

Elle éclata d’un rire étrange, trop fort.

--Sotte! dit Vassili en souriant involontairement. Il se sentit en
faute, eut pitié d’elle, mais, se souvenant des propos qui l’avaient
fâché, il reprit d’un air bourru:

--Mon fils n’y est pour rien... Et si je t’ai frappée, c’est à toi la
faute: pourquoi m’as-tu nargué?

--C’était exprès, pour t’éprouver. Et, câline, elle frotta contre lui
son épaule.

Il jeta un coup d’œil vers la cabane et embrassa la jeune femme.

--Pour m’éprouver?... tu en avais bien besoin!... Voilà le résultat!

--Ce n’est rien, déclara Malva, en fermant à moitié les yeux; je ne me
fâche pas: c’est en m’aimant que tu m’as battue... Je te revaudrai ça!

Elle le dévisagea longuement, tressaillit et, baissant la voix, répéta:

--Ah! comme je te revaudrai ça!

Vassili interpréta ces paroles dans un sens qui lui était agréable; il
en fut doucement troublé, et, souriant béatement, demanda:

--Comment? dis.

--Tu verras! répondit Malva tranquillement, très tranquillement, mais
ses lèvres frémirent.

--Ah! ma chérie! s’écria Vassili; puis il la serra fortement dans ses
bras d’amoureux. Et, sais-tu? depuis que je t’ai battue, je t’aime
davantage, tu m’es plus chère... Vraiment! plus à moi...

Les mouettes volaient autour d’eux. La brise de la mer apportait à leurs
pieds les éclats des vagues et l’infatigable rire des flots avait un son
apaisant.

--Ah! la vie, la vie!... (Vassili caressa d’un air rêveur la jeune femme
qui s’abandonnait à lui.) C’est ainsi que va le monde: ce qui est
défendu est doux... Toi, tu ne sais pas; mais il m’arrive de songer à la
vie, et d’avoir peur. Surtout la nuit, quand je ne peux pas dormir...
Devant moi est la mer, au-dessus de moi le ciel, et tout autour il fait
si noir, si effrayant! Et je suis seul. Et alors je me sens devenir si
petit, si petit, et il me semble que la terre s’agite sous moi, et qu’il
n’y a personne sur la terre, sauf moi! Si je t’avais, toi, dans ces
moments-là... au moins nous serions deux.

Malva, les yeux clos, était couchée sur les genoux de Vassili et se
taisait. Le visage un peu rude mais bon, du paysan, tanné par le vent et
le soleil se penchait vers elle, et la grande barbe décolorée lui
chatouillait le cou. La jeune femme ne bougeait pas; seulement, sa
poitrine s’élevait haut et régulièrement. Les yeux de Vassili tantôt
erraient sur la mer, tantôt s’arrêtaient sur cette poitrine, si proche
de lui. Et il disait à Malva comme il s’ennuyait de vivre seul, et comme
étaient douloureuses les nuits sans sommeil, remplies de pensées sombres
sur la vie. Puis il lui baisa la bouche, sans hâte, et avec le bruit
qu’il aurait fait en mangeant une bouillie chaude et grasse.

Ils restèrent là trois heures peut-être, et quand le soleil s’inclina
sur la mer, Vassili dit d’une voix ennuyée:

--Il faut que j’aille faire bouillir le thé... notre hôte va bientôt se
réveiller.

Malva s’écarta avec le geste indolent d’une chatte langoureuse, et lui
se leva à regret et s’en alla vers la cabane. Entre ses cils à peine
écartés, la jeune femme le vit s’éloigner et soupira comme soupirent les
gens qui ont porté un poids trop lourd.

Une heure encore s’écoula; tous trois étaient réunis autour du feu et
prenaient le thé en causant.

Le soleil teignait déjà la mer des vives couleurs du couchant et les
vagues verdâtres, sous la magie de ses rayons, s’étaient vêtues de
pourpre et de rose tendre.

Vassili, tout en prenant son thé dans un gobelet de faïence blanche,
interrogeait son fils sur la campagne et racontait ses souvenirs. Malva,
sans se mêler à la conversation, écoutait leurs discours lentement
déroulés.

--Ils vivent pourtant, les paysans?

--Mais oui, ils vivent... comme ils peuvent! répondait Iakov.

--Nous n’avons pas besoin de grand’chose, nous autres paysans. Une isba,
du pain à volonté et, les jours de fête, un verre d’eau-de-vie... Oui!
Mais nous n’avons même pas cela... Est-ce que je serais parti, moi, si
j’avais pu vivre à la maison? Au village, je suis mon propre maître,
l’égal de tous: et ici je suis un serviteur.

--Mais, par contre, ici on a moins souvent faim et l’ouvrage est moins
dur.

--Ne dis pas cela. Il arrive aussi que les os vous font mal comme si on
les écrasait... Et puis ici on travaille pour les autres et là pour soi.

--Et ici on gagne plus! riposta tranquillement Iakov.

En lui-même, Vassili admettait la justesse des arguments de son fils. Au
village, la vie était plus rude qu’ici, c’est évident; mais il lui
déplaisait qu’Iakov s’en aperçût. Et il dit avec sévérité:

--As-tu compté ce qu’on gagne ici? Au village...

--On est comme dans une prison étroite et sombre, dit Malva sarcastique.
Et surtout la vie des femmes n’y est que larmes.

--La vie des femmes est la même partout, et la lumière est partout la
même, et le soleil... dit Vassili en se renfrognant.

--Ça, c’est toi qui le dis! s’écria vivement Malva. Au village, que je
le veuille ou non, je dois me marier. Et une femme mariée est une
éternelle esclave. Il faut qu’elle tisse, qu’elle file, qu’elle soigne
le bétail, qu’elle mette au monde des enfants. Que lui reste-t-il pour
elle-même? Les coups et les injures de son mari.

--Il n’y a pas que des coups, interrompit Vassili.

--Tandis que moi, ici, continua-t-elle sans l’écouter, je ne suis à
personne. Je suis libre comme une mouette! Je vole où il me plaît.
Personne ne peut me barrer le chemin et personne ne peut me toucher.

--Et si on te touchait? dit, en s’amusant de l’allusion, Vassili.

--Alors, on me le paierait, dit-elle doucement, et ses yeux ardents
s’éteignirent.

Vassili eut un rire d’indulgence.

--Ah! toi, tu es hardie et faible! Tu dis des paroles de femme. Au
village, la femme est un être nécessaire à la vie, tandis qu’ici, elle
est pour le plaisir.

Et, après un silence, il ajouta:

--Et pour le péché.

Iakov, quand leur conversation fut arrêtée, dit avec un soupir songeur:

--On dirait qu’il n’y a pas de bornes à cette mer.

Tous trois regardèrent devant eux l’étendue déserte.

--Ah! si tout cela était de la terre! s’écria le gars en étendant les
bras, de la terre noire... et si on pouvait la labourer!

--A la bonne heure! dit le père avec bonhomie.

Il approuva d’un geste son fils, rouge du désir ardent qu’il venait
d’exprimer. Il lui était doux d’entendre, dans les paroles de celui-ci,
l’amour de la terre, et il songea que peut-être cet amour rappellerait
impérieusement Iakov au village, loin des tentations. Lui, resterait
avec Malva et tout irait comme par le passé.

--Oui, Iakov, tu as bien parlé. C’est ainsi qu’un paysan doit penser. Le
paysan n’est fort que par la terre: tant qu’il a de la terre, il vit;
mais, s’il s’arrache d’elle, c’est fini de lui. Le paysan sans terre est
comme l’arbre sans racines; on peut en faire toutes sortes de choses,
seulement il ne vit plus... il pourrit. Et il n’a plus cette beauté des
bois; il est taillé, coupé; il n’a plus d’apparence. Oui, Iakov, tu as
dit là de vraies paroles.

Et la mer, recevant le soleil dans ses entrailles, l’accueillait avec la
musique de bienvenue des vagues parées par lui de teintes somptueuses.

--Il me semble que mon âme fond quand je vois le soleil se coucher...

Vraiment! dit Vassili à Malva.

Elle se tut. Le regard bleu d’Iakov errait sur le lointain de la mer.
Longtemps tous trois regardèrent, pensifs, s’anéantir les dernières
minutes de cette journée. La braise mourait sous la bouilloire de fer.
La nuit déroulait déjà ses ombres sur le ciel. Le sable jaune devenait
sombre, les mouettes avaient disparu. Tout devenait paisible, rêveur et
charmant. Et, même les infatigables vagues, qui accouraient vers le
sable, sonnaient moins haut et moins gai que de jour.

--Pourquoi suis-je encore ici? dit Malva. Il faut que je m’en aille.

Vassili s’agita et regarda son fils.

--Qu’as-tu à te presser? demanda-t-il, mécontent. Attends, la lune va se
lever...

--Qu’ai-je besoin de lune? je n’ai pas peur... Ce n’est pas la première
fois que je pars d’ici la nuit.

Iakov regarda le père et, pour cacher l’ironie de ses yeux, il les
ferma; puis il regarda Malva: elle aussi l’observait. Il se sentit mal à
l’aise.

--C’est bon, va!... dit le vieux avec mauvaise humeur.

Elle se redressa, prit congé et s’en alla lentement le long de la côte.
Les vagues qui venaient rouler à ses pieds avaient l’air de vouloir
jouer avec elle. Sur le ciel s’allumaient en tremblant les étoiles, ses
fleurs d’or. La blouse claire de Malva, tandis qu’elle s’éloignait de
Vassili et de son fils, paraissait déteindre au crépuscule.

    «Mon aimé... arrive vite
    Te serrer... contre mes seins!»

chantait Malva d’une voix éclatante et haute.

Il sembla à Vassili qu’elle s’était arrêtée et qu’elle attendait. Il
cracha de colère, en pensant:

--Elle fait ça exprès pour me taquiner, la drôlesse!

--Ah! bon! la voilà qui chante, dit Iakov.

Elle n’était plus à leurs yeux qu’une tache grise dans l’ombre.

    «Ne ménage pas mes seins,
    Ces doux cygnes blancs...»

Sa voix se répandait sur la mer.

--Ah! soupira Iakov, et il se tendit de tout son corps dans la direction
d’où venaient les paroles de tentation.

--Il faut croire que tu n’as pas su t’arranger avec la terre? dit la
voix épaisse et sévère de Vassili.

Iakov, étonné, le regarda et reprit sa première pose.

Noyés dans le bruit des vagues, les mots provocants de la chanson leur
arrivaient éparpillés:

    «Ah! je ne pourrai dormir
    Seule... cette nuit.»

--Il fait chaud! s’écria tristement Vassili qui s’agitait sur le sable.
C’est déjà la nuit... et quelle chaleur! Ah! maudit pays!...

--C’est le sable... il garde la chaleur du jour, dit Iakov en se
détournant et en hésitant.

--Qu’est-ce qu’il y a? on dirait que tu te moques? demanda sévèrement le
père.

--Moi? dit Iakov avec candeur. De quoi?

--C’est que justement il n’y a rien de drôle...

Ils se turent.

Et à travers le bruit des vagues, il leur arrivait quelque chose comme
des soupirs ou de tendres appels.

                   *       *       *       *       *

Quinze jours après, c’était de nouveau dimanche, et de nouveau Vassili
Légostev, étendu sur le sable, près de sa cabane, examinait la mer et
attendait Malva. Et la mer déserte riait, jouant avec les reflets du
soleil, et des légions de vagues naissaient pour courir sur le sable, y
laisser l’écume de leur crinière et retourner à la mer où elles
disparaissaient. Tout était comme l’autre fois. Seulement, Vassili, qui
naguère attendait sa maîtresse avec une paisible sécurité, l’attendait
maintenant avec impatience... Dimanche dernier, elle n’était pas venue;
aujourd’hui, elle viendrait sûrement. Il n’en doutait pas; mais il avait
hâte de la voir au plus vite. Iakov ne serait pas là pour les gêner:
avant-hier, en passant avec d’autres ouvriers pour prendre un filet, il
avait dit qu’il irait à la ville, le dimanche, s’acheter des blouses. Il
s’était loué à raison de quinze roubles par mois. Déjà, depuis quelques
jours, il travaillait à la pêche; il avait l’air hardi et gai. Comme les
autres il répandait une odeur de saumure, et comme les autres il était
sale et déguenillé. Vassili soupira, au souvenir de son fils.

--Pourvu qu’il résiste!... s’il se gâte, il ne voudra pas retourner au
village... Et il faudra moi-même...

Sauf les mouettes, il n’y avait personne sur la mer. A l’endroit où elle
était séparée du ciel par l’étroite bande sablonneuse du rivage,
apparaissaient, par moments, de petits points noirs, qui bougeaient,
puis disparaissaient. Mais toujours pas de bateau, bien qu’il fût déjà
midi; les rayons du soleil descendaient sur la mer perpendiculairement.

Deux mouettes s’étaient agrippées dans l’air et se battaient si fort que
les plumes volaient autour d’elles. Leurs cris acharnés déchiraient la
chanson gaie des vagues, si constante, si conforme à la triomphale paix
du ciel éblouissant, qu’elle paraissait naître du jeu de la lumière sur
la plaine de la mer. Les mouettes tombaient dans l’eau et là
continuaient à se battre, criant aigrement de fureur et de douleur, et
s’élevaient de nouveau dans les airs en se poursuivant... Et leurs
amies, tout un troupeau, sans s’émouvoir de cette lutte méchante,
attrapaient des poissons, et culbutaient dans l’eau transparente et
verte qui scintillait...

Vassili observe les mouettes et s’attriste. «Pourquoi se battent-elles?
Est-ce qu’il n’y a pas assez de poissons dans l’eau?... Les hommes aussi
s’empêchent mutuellement de vivre. Si l’un d’eux choisit un morceau,
l’autre voudra le lui arracher du gosier. Pourquoi? Il y en a pour tout
le monde dans la vie! Pourquoi retirer à l’homme ce qu’il a déjà acquis?
Le plus souvent, c’est à cause des femmes que ces querelles éclatent. Un
homme a une femme, mais un autre veut la lui enlever et s’efforce de
l’attirer à lui. Pourquoi voler les femmes des autres, quand il y en a
tant de femmes libres qui n’appartiennent à personne? Tout cela n’est
pas bien, et fait du désordre...»

La mer était toujours déserte. La petite tache sombre bien connue ne s’y
révélait pas.

--Tu ne viens pas? dit tout haut Vassili. C’est bon, je n’ai pas besoin
de toi! Que t’imagines-tu donc?

Et il cracha dans la direction du rivage, avec mépris.

La mer riait.

Vassili se leva et alla vers la cabane, avec l’intention de se faire à
dîner, mais, sentant qu’il n’avait pas faim, il retourna à son ancienne
place et se recoucha.

--Si au moins Serejka pouvait venir! s’écria-t-il en lui-même; et il
s’efforçait de ne songer qu’à Serejka.--C’est du poison que ce gars...
Il se moque de tout, se bat avec tous. Robuste, sachant lire, ayant vu
du pays... mais ivrogne. On ne s’ennuie pas avec lui... Les femmes en
sont folles, et, bien qu’il soit ici depuis peu, toutes lui courent
après. Il n’y a que Malva qui se tient à l’écart de lui... Elle ne vient
toujours pas. Quelle maudite femme! Peut-être m’en veut-elle de ce que
je l’ai battue? Mais ce n’était pas du nouveau pour elle. D’autres ont
dû la battre ferme! Et moi je la battrai encore!

Ainsi, pensant à son fils, à Serejka, et le plus souvent à Malva,
Vassili s’agitait sur le sable et attendait. L’inquiétude vague se
transformait en soupçon, mais il ne voulait pas s’y arrêter. Il se
cachait à lui-même sa méfiance. Il perdit son temps jusqu’au soir,
tantôt se levant et marchant sur le sable, tantôt s’étendant de nouveau.
La mer était déjà sombre qu’il guettait toujours, dans l’espoir du
bateau.

Mais Malva ne vint pas, ce dimanche-là non plus. En se couchant, Vassili
maugréa contre son service qui ne lui laissait pas la liberté d’aller
sur la côte, et, même en s’endormant, il sursautait, comme s’il
entendait au loin un bruit de rames. Alors, il mettait sa main en
abat-jour au-dessus de ses yeux et regardait la mer trouble et obscure.
Là-bas, à la pêcherie, brûlaient deux feux, et sur la mer il n’y avait
personne.

--C’est bon, sorcière!... menaça Vassili.

Et il s’endormit d’un lourd sommeil.

Voici ce qui s’était passé à la pêcherie, ce jour-là.

Iakov se leva de bonne heure, quand le soleil ne brûlait pas encore et
que la mer soufflait une fraîcheur vivifiante. Il alla de la baraque à
la mer pour s’y laver, et sur la grève aperçut Malva. Elle était assise
à la proue d’une grande barque amarrée au bord et, laissant pendre ses
pieds nus, peignait ses cheveux humides.

Iakov s’arrêta pour l’examiner curieusement.

La blouse de percale dégrafée par devant était rabattue sur une épaule,
et cette épaule était si blanche, si appétissante!

Les vagues heurtaient le bateau et Malva s’élevait puis redescendait au
point que ses pieds nus touchaient presque l’eau.

--Tu t’es baignée, dis? lui cria Iakov. Elle tourna vers lui son visage,
jeta un coup d’œil sur ses pieds, puis, continuant à se peigner, elle
répondit:

--Je me suis baignée... oui... Pourquoi t’es-tu levé si matin?

--Toi, tu es bien levée déjà!

--Je ne suis pas un exemple pour toi.

Iakov garda le silence.

--Si tu vis à ma manière, tu auras du mal à garder ta tête, dit-elle.

--Oh! comme tu me fais peur! dit Iakov pour badiner.

Ensuite, accroupi au bord de l’eau, il entreprit de se laver.

Puisant l’eau dans ses paumes réunies, il se la jetait au visage et se
secouait, à cette sensation aiguë de fraîcheur. S’essuyant avec le
rebord de sa blouse, il dit à Malva:

--Pourquoi veux-tu toujours m’effrayer?

--Et toi, pourquoi me manges-tu des yeux?

Iakov n’avait aucun souvenir de l’avoir plus regardée que les autres
femmes de la pêcherie, mais maintenant il lui dit tout à coup:

--C’est que tu es si... appétissante.

--Si ton père apprend tes fredaines, il t’en donnera, de l’appétit!

Elle lui lança un regard provocant et malicieux. Iakov éclata de rire et
grimpa dans la barque. Il ne savait pas de quelles fredaines elle
parlait; mais, puisqu’elle le disait, c’était donc qu’il l’avait
poursuivie. Et il lui vint une subite gaieté à cette pensée.

--Que me fait le père? dit-il, en la rejoignant sur le demi-pont de la
barque. T’a-t-il achetée pour lui, enfin?

Assis à côté d’elle, il considérait son épaule nue, sa poitrine à moitié
découverte, toute sa personne fraîche et robuste, sentant la mer.

--Quel esturgeon blanc tu fais! s’écria-t-il avec admiration, après une
enquête minutieuse.

--Ce n’est pas pour toi... dit-elle sans bouger et sans modifier sa
tenue indiscrète.

Iakov soupira.

Devant eux s’étendait, aux rayons du soleil matinal, la mer illimitée.
Les petites vagues joueuses, nées du souffle du vent, se heurtaient
doucement contre la barque. Au loin, dans la mer, comme une cicatrice
sur sa poitrine satinée, était le cap. Et de là, pointait sur le fond
tendre du ciel bleu un mât svelte et mince, et l’on pouvait voir au bout
s’agiter un haillon rouge.

--Oui, petit garçon, commença Malva, sans regarder Iakov, je suis
appétissante, mais ça n’est pas pour toi... et personne ne m’a achetée
et je ne suis pas la chose de ton père. Je vis pour moi-même... Mais ne
cours pas après moi, parce que je ne veux pas me mettre entre toi et
Vassili... Je ne veux ni querelles, ni brouille d’aucune sorte... Tu as
compris?

--Mais qu’est-ce que je t’ai fait? demanda Iakov surpris. Je ne te
touche pas, je ne te fais rien.

--Tu n’oses pas me toucher! dit Malva.

Elle parlait avec un tel dédain que l’homme et le mâle se révoltèrent en
lui. Un sentiment de défi presque méchant le saisit et ses yeux
brillèrent.

--Ah! je n’ose pas! s’écria-t-il en se rapprochant d’elle.

--Non, tu n’oses pas.

--Et, si je te touche?

--Essaie.

--Qu’est-ce que tu ferais?

--Je te donnerais une si bonne taloche sur la nuque que tu culbuterais
dans l’eau.

--Voyons ça!

--Touche-moi, si tu l’oses!

Il l’entoura d’un rapide regard de feu, et, la saisissant brusquement de
côté dans ses pattes puissantes, lui pressa le dos et la poitrine. Au
contact de ce corps brûlant et robuste, il s’enflamma tout et sa gorge
se serra comme s’il étouffait.

--Voici. Bats-moi! Qu’est-ce que tu attends?

--Laisse, Iakov! dit-elle tranquillement en tâchant de se libérer de ses
bras qui frémissaient.

--Et la taloche que tu voulais me donner?

--Laisse! Sinon, gare!

--Assez de menaces, framboise que tu es!

Il l’attira contre lui et enfonça ses grosses lèvres dans la joue rose.

Elle rit aux éclats, avec défi, saisit les bras d’Iakov et tout à coup,
d’un fort mouvement de tout son corps, s’élança en avant. Ils tombèrent
enlacés, formant une seule masse lourde, et disparurent sous l’écume
jaillissante. Puis, de l’eau agitée émergea la tête mouillée d’Iakov,
et, à côté, surgit comme une mouette Malva. Iakov se démenait
désespérément, frappait l’eau et mugissait et rugissait, tandis que
Malva criait joyeusement, nageait autour de lui et lui lançait au visage
l’eau salée, puis plongeait pour éviter ses vigoureux coups de battoir.

--Que diable! cria Iakov soufflant, je vais me noyer! C’est assez... je
te jure que je me noie. L’eau est amère... Ah! je coule!...

Mais elle l’avait abandonné et nageait vers la côte à grandes brassées,
comme un homme. Une fois là, elle remonta avec adresse sur la barque, se
dressa à la poupe et observa en riant Iakov qui nageait en hâte vers
elle. Ses vêtements humides collés à son corps, dessinaient ses formes
élastiques depuis les épaules jusqu’aux genoux, et Iakov, quand il se
fut accroché à la barque, convoita cette femme ruisselante et presque
nue, qui se moquait gaiement de lui.

--Eh bien! sors, espèce de phoque! disait-elle à travers son rire et, se
mettant à genoux, elle lui tendait une main et, de l’autre, se tenait au
bord de la barque.

Iakov prit cette main et cria avec exaltation:

--Attends! maintenant c’est moi qui vais te baigner.

Il la tirait à lui, restant dans l’eau jusqu’aux épaules. Les vagues
passaient par-dessus sa tête et, se brisant contre la barque,
éclaboussaient Malva au visage. Elle riait et subitement, avec un cri,
elle sauta à l’eau; du choc de son corps, elle fit perdre pied à Iakov.

Et ils jouèrent de plus belle, comme deux grands poissons dans la mer
verte, se jetant de l’eau, criant, soufflant, grognant et plongeant.

Le soleil riait en les regardant et les carreaux des bâtiments de la
pêcherie riaient aussi en reflétant le soleil. Les vagues bruissaient,
brisées par les bras robustes, et les mouettes, effarées de ces ébats de
deux êtres humains, volaient, avec des cris perçants, au-dessus de leurs
têtes qui, par moments, s’engouffraient dans les vagues accourues de
loin.

Enfin, fatigués, gorgés d’eau salée, ils grimpèrent sur le rivage et
s’assirent au soleil pour se reposer.

--Ouf! fit Iakov avec une grimace. Quelle horreur que cette eau! Et
comme il y en a!

--Tout ce qui est mauvais abonde sur la terre... les gars, par
exemple... Dieu qu’il y en a!

Malva riait et tordait ses cheveux pour en faire couler l’eau... Les
cheveux étaient sombres, épais et frisés, sans être très longs.

--C’est pour ça que tu t’es choisi un vieux! insinua Iakov en la
poussant du coude.

--Il y a des vieux qui valent mieux que les jeunes.

--Si le père est bon, le fils doit être encore meilleur.

--Vraiment! où as-tu appris à te vanter?

--Les filles du village m’ont souvent dit que je n’étais pas du tout un
vilain gars...

--Est-ce que les filles y connaissent quelque chose? Tu devrais me
demander, à moi...

--Et toi, n’es-tu pas fille?

Elle le regarda fixement; il riait d’un rire insultant. Alors elle
devint sérieuse et lui dit avec colère:

--Je l’étais, avant d’avoir un enfant.

--Bien dit et mal fait! dit Iakov en éclatant de rire.

--Imbécile! lui jeta brusquement Malva.

Elle s’écarta de lui.

Iakov, intimidé, se tut.

Ils restèrent ainsi, en silence, une bonne demi-heure; ils se
retournaient au soleil pour sécher leurs vêtements.

Dans les baraques, longs bâtiments sales, les ouvriers se réveillaient.
De loin, tous se ressemblaient, en loques, nu-pieds... Leurs voix
rauques retentissaient jusqu’au rivage; l’un d’eux frappait contre un
tonneau vide, et les coups secs se multipliaient: on eût dit un
roulement de tambour. Deux femmes se chamaillaient, avec des voix
perçantes; des chiens aboyaient.

--On commence à se remuer, dit Iakov. Et moi qui voulais partir de bonne
heure pour la ville!... J’ai perdu mon temps avec toi...

--On ne fait rien de bon en ma compagnie! dit-elle, moitié plaisante,
moitié grave.

--Quelle habitude tu as d’effrayer les gens! répondit Iakov.

--Tu verras, quand ton père...

Ce rappel du père le fâcha.

--Quoi, mon père? cria-t-il rudement. Mon père!... je ne suis pas un
gamin. En voilà une histoire! Ici on n’est pas dans un couvent... Je ne
suis pas aveugle, que diable! Lui non plus n’est pas un saint, il ne se
prive de rien... Et qu’on me laisse tranquille!

Elle le regarda d’un air moqueur et demanda avec curiosité:

--Te laisser tranquille? et qu’est-ce que tu médites donc?

--Moi? (Il gonfla ses joues et bomba sa poitrine, comme s’il se
préparait à soulever un poids.) Moi, je suis capable de bien des choses!
J’ai secoué la poussière du village.

--Ça n’a pas été long! s’écria Malva ironiquement.

--Je te soufflerai à mon père, quoi?

--Oui?

--Tu penses que j’aurais peur?

--Dis! Vrai?

--Vois-tu, commença-t-il d’une voix émue et furieuse, ne me défie pas!
Je...

--Quoi encore? demanda-t-elle avec indifférence.

--Rien.

Alors il se détourna, avec la mine d’un gars adroit et décidé.

--Comme tu es brave! L’inspecteur a un petit chien noir; l’as-tu vu? il
te ressemble. De loin il aboie et menace de mordre et, quand on s’en
approche, il baisse la queue et se sauve!

--C’est bon! cria Iakov en colère; attends, tu vas voir ce que je suis!

Et elle lui riait au visage.

Vers eux s’avançait, d’un pas lent et se dandinant, un gaillard bronzé,
aux muscles saillants, à la tignasse touffue, d’un roux ardent. Sa
blouse rouge, sans ceinture, était déchirée par derrière presque
jusqu’au col, et, pour empêcher ses manches de glisser, il les avait
roulées jusqu’aux épaules. Son pantalon n’était que trous, ses pieds
étaient nus. Son visage, couvert de taches de son, s’éclairait d’yeux
bleus, grands et impertinents, et le nez, large et retroussé, donnait à
toute sa personne un air de désinvolture et d’arrogance. Quand il les
eut rejoints, il s’arrêta, et, brillant au soleil de tout son corps qui
perçait par les mille trous de son costume élémentaire, il renifla
bruyamment, les considéra, et fit une grimace drôle.

--Hier Serejka a bu, et aujourd’hui la poche de Serejka est vide...
Prêtez-moi vingt copeks! C’est égal, je ne vous les rendrai pas.

A ce discours rapide, Iakov pouffa; Malva sourit en examinant ce
débraillé.

--Donnez, diables! Je vous marierai pour vingt copeks. Voulez-vous?

--Drôle de corps! Est-ce que tu es pope?

--Imbécile! A Ouglitch, j’ai été domestique chez un pope... Donne vingt
copeks.

--Je ne veux pas me marier! dit Iakov.

--Donne toujours! Je ne dirai pas à ton père que tu courtises sa reine,
reprit Serejka, en promenant sa langue sur ses lèvres sèches et
craquelées.

--Avec ça qu’il te croirait!

--Quand je me mêle de parler, on me croit, affirma Serejka,--et il te
corrigera vertement.

--Je n’ai pas peur! dit Iakov.

--Alors, c’est moi qui te corrigerai! annonça l’autre, et ses yeux
devinrent étroits.

Iakov ne voulait pas donner vingt copeks, mais on l’avait prévenu qu’il
fallait se tenir sur ses gardes avec Serejka et se soumettre à ses
fantaisies. Il n’exigeait pas grand’chose, mais, si on lui refusait, il
vous arrangeait une sale histoire pendant l’ouvrage, ou bien il vous
battait. Et Iakov mit en soupirant la main à la poche.

--C’est ça! dit Serejka d’un ton d’encouragement; et il s’affaissa sur
le sable à côté d’eux. Il faut toujours m’obéir pour être sage... Et
toi, dit-il à Malva, est-ce bientôt que tu te maries avec moi?
Dépêche-toi, je ne veux pas attendre longtemps.

--Tu es trop déguenillé; fais d’abord recoudre tes trous, nous causerons
après! répondit Malva.

Serejka regarda, avec un air de blâme, ses trous et hocha la tête.

--Donne-moi une jupe à toi, cela vaudra mieux.

--C’est ça! dit Malva en riant.

--Donne! Tu dois en avoir une défraîchie?

--Tu ferais vraiment bien de t’acheter un pantalon.

--Je préfère boire l’argent.

--Ça vaut mieux, bien sûr! dit Iakov. Il tenait toujours dans sa main
les vingt copeks.

--Le pope prétend que l’homme doit songer non seulement à sa peau, mais
encore à son âme. Et mon âme, à moi, demande de l’eau-de-vie, et non un
pantalon. Donne l’argent. J’irai boire... Et je ne dirai rien à ton
père.

--Dis-lui! décida Iakov.

Et il cligna avec suffisance du côté de Malva, en la poussant de
l’épaule.

Serejka vit ce mouvement, cracha et dit sur un ton de promesse:

--Je n’oublierai pas de te battre, sois tranquille. A la première
occasion... Et tu t’en souviendras longtemps.

--Mais pourquoi? demanda Iakov avec inquiétude.

--C’est mon affaire... Eh bien! quand m’épouses-tu, Malva?

--Commence par me dire ce que nous ferons et comment nous vivrons. Alors
je réfléchirai, répondit-elle sérieusement.

Serejka regarda la mer, pinça les yeux et dit, après s’être léché les
lèvres:

--Nous ne ferons rien, nous nous promènerons sur la terre.

--Et comment ferons-nous pour manger?

--Bah! dit Serejka avec un geste de découragement, tu raisonnes comme ma
mère. «Quoi?... Comment?...» C’est ennuyeux, les femmes! Est-ce que je
sais, moi? Je m’en vais boire...

Il se leva et s’en alla, reconduit par un étrange sourire de Malva et
par un regard hostile du jeune homme.

--Quel commandant! dit Iakov quand Serejka fut loin. Chez nous, au
village, on aurait vite fait de remettre ce vantard à sa place. On lui
aurait donné une bonne leçon. Tandis qu’ici on a peur de lui...

Malva toisa Iakov et dit entre ses dents:

--Tu ne sais pas ce qu’il vaut!

--Qu’est-ce qu’il y a à savoir? Il vaut cinq copeks le cent.

--En voilà des idées! s’écria Malva moqueuse. Ça, c’est ce que tu vaux,
toi!... Et lui, il a été partout, il a parcouru toute la terre et ne
craint personne.

--Et moi, est-ce que je crains quelqu’un? fit bravement Iakov.

Elle ne lui répondit pas; elle suivait le jeu des vagues, qui
accouraient et balançaient la lourde barque. Le mât s’inclinait à droite
et à gauche et la proue se soulevait, puis retombait en frappant l’eau.
Ce bruit était violent et semblait dépité, comme si la barque avait
voulu s’arracher du bord, s’en aller sur la mer large et libre, et se
fâchait contre le câble qui la retenait.

--Pourquoi ne t’en vas-tu pas? demanda Malva à Iakov.

--Où irais-je?

--Tu voulais aller à la ville.

--Je n’irai pas.

--Alors, va chez ton père.

--Et toi?

--Quoi?

--Iras-tu aussi?

--Non!

--Alors, moi non plus, je n’irai pas.

--Tu resteras toute la journée sur mes talons? demanda-t-elle.

--Je n’ai pas tant besoin de toi que cela! répondit Iakov offensé.

Il se leva et s’éloigna d’elle.

Mais il s’était trompé en disant qu’il n’avait pas besoin d’elle. Sans
elle, il s’ennuya. Un étrange sentiment était né en lui après leur
conversation, un obscur besoin de protester contre le père, un sourd
mécontentement. Hier encore, ce sentiment n’existait pas, ni aujourd’hui
avant qu’il eût vu Malva. Et maintenant il lui semblait que le père le
gênait, bien qu’il fût là-bas, loin dans la mer, sur une langue de sable
presque imperceptible à l’œil... Puis il lui sembla que Malva avait peur
du père: si elle n’avait pas eu peur, ils auraient causé tout autrement.
Maintenant elle lui manquait, tandis que ce matin il ne songeait pas à
elle.

Il errait sur la plage, dévisageait les passants d’un œil morne et leur
adressait paresseusement quelques paroles.

Voici, à l’ombre d’une baraque, Serejka assis sur un tonneau. Il frappe
les cordes d’une balalaïka et chante en faisant de drôles de grimaces:

    «Monsieur le sergent de ville,
    Soyez poli avec moi.
    Voulez-vous me conduire au poste?
    J’ai peur de tomber dans la boue...»

Une vingtaine d’ouvriers l’entourent, aussi déguenillés que lui, et
tous, comme lui, sentent le poisson salé et le salpêtre. Quatre femmes,
laides et sales, accroupies sur le sable non loin du groupe, prennent le
thé qu’elles versent d’une grande bouilloire en fer. Et un ouvrier, déjà
ivre malgré l’heure matinale, s’agite à terre, s’efforce de se mettre
sur ses jambes et retombe. Une femme pleure et crie; quelqu’un joue d’un
accordéon cassé; partout brillent des écailles de poissons.

A midi, Iakov découvrit un endroit abrité entre les montagnes de
tonneaux vides, s’y coucha et dormit jusqu’au soir. Quand il se
réveilla, il erra, sans projet arrêté, mais attiré vaguement par quelque
chose.

Après deux heures de promenade, il trouva Malva loin de la pêcherie, à
l’ombre de jeunes saules. Elle était couchée sur le côté et tenait à la
main un livre froissé; elle regardait venir Iakov en souriant.

--Ah! voilà où tu es! dit-il en s’asseyant à côté d’elle.

--Y a-t-il longtemps que tu me cherches? demanda-t-elle avec assurance.

--Je te cherchais? Quelle idée! reprit Iakov, s’apercevant tout à coup
que c’était justement la vérité.

Depuis le matin jusqu’à ce moment, sans qu’il s’en rendît compte, il
l’avait cherchée. Il hocha la tête, d’étonnement.

--Sais-tu lire? demanda-t-elle.

--Oui... mais mal. J’ai tout oublié.

--Moi aussi... Tu as été à l’école?

--Oui, à la municipalité.

--Et moi j’ai appris toute seule.

--Vrai?

--Oui! J’ai été cuisinière à Astrakan chez un avocat, et son fils m’a
appris à lire.

--Alors, tu n’as pas appris toute seule!

Elle reprit:

--Voudrais-tu lire des livres?

--Moi? mais non..., pourquoi faire?

--Moi, j’aimerais bien... Voilà, j’ai demandé ce livre à la femme de
l’inspecteur et je lis.

--Qu’est-ce?

--L’histoire de saint Alexis, homme de Dieu.

Et, grave, elle lui raconta comment un jeune garçon, fils de parents
riches et nobles, les avait quittés, se détournant du bonheur, et puis
était revenu, mendiant et décharné, vivre dans un chenil avec les
chiens, sans jamais dire jusqu’à sa dernière heure qui il était. Elle
termina en demandant doucement à Iakov:

--Pourquoi a-t-il fait tout cela?

--Qui peut savoir? fit Iakov avec indifférence.

Des monticules de sable, amassés par le vent et par les vagues, les
entouraient. De la pêcherie venait un bruit sourd et confus. Le soleil
se couchait et répandait sur la grève le reflet rose de ses rayons. Les
saules chétifs tremblaient de leurs feuilles blanches à la bise de mer.
Malva se taisait comme si elle écoutait quelque chose.

--Pourquoi n’es-tu pas allée aujourd’hui là-bas, au cap? dit Iakov.

--Qu’est-ce que cela te fait?

Iakov cueillit une feuille et la mâcha. Il regardait à la dérobée la
jeune femme et ne savait comment lui dire ce qu’il voulait.

--Voilà, quand je suis toute seule et qu’il fait si tranquille, je
voudrais tout le temps pleurer ou bien chanter. Seulement je ne sais pas
de chansons bonnes, et j’ai honte de pleurer.

Iakov entendait sa voix savoureuse et caressante; mais ces paroles, sans
l’émouvoir, rendirent seulement plus aigu son désir.

--Écoute, dit-il sourdement en se rapprochant d’elle, sans la regarder,
écoute ce que je vais te dire... Je suis jeune...

--Et bête, très bête! fit avec conviction Malva, en hochant la tête.

--Admettons, dit Iakov, s’animant tout à coup. Qu’a-t-on besoin
d’esprit? Je suis bête, c’est bon! Voici ce que je te demande.
Voudrais-tu...

--Ne dis plus rien... Je ne veux pas.

--Pourquoi?

--Parce que.

--Ne fais pas la bête... (Et il la prit doucement par les épaules.)
Comprends!

--Va-t’en, Iakov! cria-t-elle sévèrement, en se dégageant. Va-t’en!

Il se leva et regarda tout autour de lui.

--Si c’est ainsi, je m’en moque! Il n’y a pas que toi de femme ici... Tu
t’imagines que tu es mieux que les autres?

--Tu n’es qu’un petit chien! répondit-elle tranquillement. Elle se leva
et secoua la poussière de sa jupe.

Et ils revinrent, côte à côte, à la pêcherie. Ils marchaient lentement à
cause du sable.

Tout à coup, comme ils étaient déjà près des baraques, Iakov s’arrêta et
saisit brusquement Malva par le bras.

--C’est pourtant exprès que tu m’excites!... Pourquoi fais-tu cela?

--Laisse, te dis-je!

Elle lui échappa, s’esquiva, et d’un coin de la baraque, apparut
Serejka. Il secoua sa tignasse fauve et dit avec menace:

--Vous vous êtes baladés!... C’est bon!

--Allez tous au diable! cria Malva.

Iakov s’était campé devant Serejka et le dévisageait. Ils étaient à dix
pas l’un de l’autre. Serejka regardait Iakov dans le blanc des yeux. Ils
restèrent ainsi, une minute peut-être, comme deux béliers prêts à fondre
l’un sur l’autre, puis s’en allèrent sans mot dire, chacun de son côté.

La mer était calme et rouge du soleil couchant. Sur la pêcherie planait
un bruit sourd; une voix ivre de femme chantait, en clameurs d’hystérie,
des paroles dénuées de sens:

    «Ta-agarga, matagarga,
    Matanitchka à moi,
    Ivre et battue,
    Et échevelée...»

Et ces paroles, dégoûtantes, comme des cloportes, couraient dans toutes
les directions parmi les baraques d’où s’exhalait une odeur de sel et de
poisson pourri; elles couraient et offensaient la musique délicieuse des
vagues qui flottait dans l’air.

                   *       *       *       *       *

A la pure lumière de l’aube, la mer sommeillait doucement, en reflétant
les nuages de nacre. Sur le cap, les pêcheurs mal éveillés tripotaient,
rangeaient dans la barque les agrès.

Ce travail coutumier s’exécutait vite et en silence. La masse grise des
filets rampait du sable à la barque et se tassait au fond.

Serejka, comme toujours nu-tête et peu vêtu, était à la proue et hâtait
les travaux d’une voix enrouée et ivre de la veille. Le vent jouait avec
les lambeaux de sa blouse et les mèches de ses cheveux.

--Vassili, où sont les rames vertes? criait quelqu’un.

Vassili, sombre comme une journée d’automne, disposait le filet dans la
barque, et Serejka le regardait par derrière; il se léchait les lèvres,
ce qui signifiait qu’il voulait boire un coup.

--As-tu de l’eau-de-vie? demanda-t-il.

--Oui, grogna Vassili.

--Alors, c’est bon! je reste à l’aile sèche.

--Tout est prêt? cria-t-on du cap.

--Démarrez! commanda Serejka en descendant de la barque. Allez... Je
reste. Faites attention, tâchez de prendre plus au large pour ne pas
emmêler le filet... Et jetez-le avec précaution. Ne faites pas de
nœuds... Marchez!

On poussa la barque à la mer; les pêcheurs grimpèrent par-dessus bord
et, après avoir tiré les rames, les levèrent en l’air, prêts à frapper
l’eau.

--Une!

Les rames tombèrent toutes ensemble dans les vagues; la barque s’élança
en avant dans la large plaine d’eau lumineuse.

--Deux! commanda le timonier et, comme les pattes d’une énorme tortue,
les rames s’élevèrent sur le bord.

--Une!... Deux!...

Sur la plage, à l’aile sèche du filet, cinq hommes étaient restés:
Serejka, Vassili et trois autres. L’un des trois s’étendit sur le sol et
dit:

--Si l’on pouvait dormir un peu!...

Les deux autres suivirent son exemple et trois corps en guenilles
malpropres se mirent en tas.

--Pourquoi n’es-tu pas venu dimanche? demanda Vassili à Serejka en le
conduisant à la cabane.

--Je n’ai pas pu venir.

--Tu étais ivre?

--Non. J’observais ton fils et sa belle-mère, déclara Serejka
flegmatique.

--Te voilà un nouveau souci, dit Vassili avec un sourire de travers. Ils
ne sont pas des enfants, après tout!

--Pires! L’un est un imbécile, l’autre une toquée!

--C’est Malva qui est toquée? demanda Vassili, et ses yeux brillèrent
d’une colère triste.

--Elle-même.

--Depuis quand?

--Elle l’a toujours été. Elle a, frère Vassili, une âme qui n’est pas
faite suivant son corps. Peux-tu comprendre ça?

--Ça n’est pas difficile à comprendre!... Son âme est vile.

Serejka loucha vers lui et répliqua d’un air méprisant:

--Vile? Eh! mangeurs de terre aux faces camuses! Vous ne comprenez rien
à la vie. Il ne vous faut chez une femme que de gros tétons, et son
caractère ne vous fait rien. Et c’est dans le caractère qu’est toute la
couleur d’un être humain. Une femme sans caractère, c’est du pain sans
sel. Peux-tu tirer du plaisir d’une balalaïka sans corde? Chien!

--C’est le vin d’hier qui te fait parler ainsi! lança Vassili.

Il avait grande envie de demander où et comment Serejka avait vu Malva
et Iakov la veille, mais une honte le retenait.

Dans la cabane, il versa à Serejka tout un verre d’eau-de-vie pure, dans
l’espoir que le drôle en serait gris et lui raconterait tout, de
lui-même, sans attendre de questions.

Mais Serejka but, toussa et, rasséréné, s’assit à la porte, s’étirant et
bâillant.

--Boire, c’est comme si l’on avalait du feu, dit-il.

--Il faut dire que tu sais boire! répliqua Vassili, frappé de la
rapidité avec laquelle Serejka avait avalé l’eau-de-vie.

--Ah! oui, dit l’autre en secouant sa tête fauve.

Il s’essuya de la main les moustaches et se mit à parler d’un air crâne
et doctoral:--Je sais boire, frère. Je fais tout vite et droit, et voilà
tout! Sans crochets... Marche droit et voilà tout!... Et où j’arriverai,
n’importe! De la terre on ne peut retomber que sur la terre...

--Tu voulais aller au Caucase? demanda Vassili qui manœuvrait avec
précaution vers son but.

--Et j’irai quand je le voudrai. Quand je le voudrai tout à fait... Je
vais tout droit: une, deux! et ça y est. Ça réussit à mon gré, ou j’ai
une bosse au front... C’est simple.

--Très simple. C’est à peu près comme si tu n’avais pas de cervelle.

Serejka reprit d’un ton moqueur:

--Et toi, tu es si intelligent!... Combien de fois t’a-t-on fouetté de
verges au village?

Vassili le regarda et se tut.

--Bien souvent, à ce qu’il paraît... Et c’est très bien que vos
autorités vous poussent l’esprit de bas en haut... Eh! toi! Que peux-tu
faire avec ta cervelle? Où iras-tu? Que peux-tu inventer? Dis. Au lieu
que moi, sans m’embarrasser de rien, je vais tout droit, et voilà tout.
Et sûrement j’irai plus loin que toi.

--Ça, c’est possible, confirma Vassili. Peut-être iras-tu jusqu’en
Sibérie...

--Aïe! aïe!

Et Serejka éclata d’un rire sincère.

Il ne perdait pas la tête, en dépit de l’espoir de Vassili, que cela
fâchait. Le vieux ne voulait pas lui donner un second verre, mais
Serejka le tira lui-même d’embarras.

--Pourquoi ne me demandes-tu pas des nouvelles de Malva?

--Qu’est-ce que cela peut me faire? dit Vassili avec indifférence, bien
qu’il frissonnât d’un secret pressentiment.

--Puisqu’elle n’est pas venue ici dimanche, tu devrais t’enquérir de ce
qu’elle a fait. Je sais bien que tu es jaloux. Vieux diable!

--Il y en a beaucoup comme elle, dit Vassili négligemment.

--Beaucoup? Vrai? fit en l’imitant Serejka. Eh! paysans abrutis! Qu’on
vous donne du miel ou du goudron, c’est tout un pour vous.

--Qu’as-tu, toi, à la vanter? Es-tu venu me la proposer en mariage? Mais
il y a beau temps que je l’ai épousée tout seul! dit avec ironie
Vassili.

Serejka le regarda, se tut un moment, et puis commença de parler
raisonnablement à Vassili en lui posant la main sur l’épaule.

--Je sais ça... Je sais très bien qu’elle est avec toi. Je ne te gênais
pas... je ne le voulais pas et je n’en n’avais pas besoin. Mais
maintenant, cet Iakov, ton fils, tourne tout le temps autour d’elle;
bats-le rouge, entends-tu? Sinon, c’est moi qui le battrai... Tu es un
robuste gaillard, bien qu’un fameux imbécile... Je ne t’ai pas gêné,
moi, souviens-t’en.

--C’est donc ça? Maintenant, toi aussi, tu te mets après elle? demanda
sourdement Vassili.

--Va, si j’en étais sûr moi-même, je vous aurais tous jetés hors de mon
chemin, et voilà tout! Mais qu’ai-je besoin d’elle?

--Alors, de quoi te mêles-tu?

Serejka ouvrit de grands yeux et rit.

--De quoi je me mêle? le diable seul le sait. C’est une femme...
pimentée. Elle me plaît. Ou bien peut-être me fait-elle pitié...

Vassili le regardait avec méfiance. Il sentait bien, au rire franc de
Serejka, que le gars était sincère et qu’il n’avait aucune vue sur
Malva. Pourtant, il dit:

--Si c’était une intacte jeune fille, on pourrait avoir pitié d’elle.
Mais maintenant ce serait drôle, vraiment!

L’autre ne parlait pas, il regardait la barque faire un circuit et
tourner la proue vers la terre. Le visage roux de Serejka était ouvert
et semblait bon et simple.

Vassili s’adoucit à le voir.

--Tu as raison, c’est une brave femme... elle n’est que légère. Iakov
aura de mes nouvelles, le chien!

--Il ne me revient pas... Il sent le village, et je ne supporte pas
cette odeur-là, déclara Serejka.

--Est-ce qu’il lui court après? demanda entre ses dents Vassili, tout en
caressant sa barbe.

--Je te crois! Tu verras qu’il se mettra entre vous deux comme un mur.

--Je ne lui conseille pas d’essayer!

Au loin, sur la mer, s’ouvrit l’éventail rose des rayons de l’aurore.
Déjà le soleil sortait de l’eau dorée. Dans le bruit des vagues arriva
de la barque le faible cri:

--Tire!

--Levez-vous, les enfants. Mettez-vous à la corde! commanda Serejka en
sautant sur ses pieds.

Et bientôt tous les cinq tiraient leur côté du filet. De l’eau, se
tendait vers le bord une longue corde, souple et vibrante, et les
pêcheurs, accrochés aux sangles, tiraient en gémissant.

L’autre bout du filet était ramené à la côte par la barque, qui glissait
sur les vagues, et le mât coupait l’air en se balançant de droite à
gauche.

Le soleil, éclatant et superbe, s’éveillait au-dessus de la mer.

--Quand tu verras Iakov, dis-lui de venir demain! recommanda Vassili à
Serejka.

--C’est entendu!

La barque aborda, et les pêcheurs, sautant sur le sable, tirèrent leur
aile du filet. Les deux groupes se réunirent peu à peu et les flotteurs
de liège, sautant sur l’eau, formaient un demi-cercle régulier.

                   *       *       *       *       *

Très tard, le soir du même jour, quand les ouvriers de la pêcherie
eurent fini leur souper, Malva, lasse et rêveuse, s’était assise sur un
bateau démoli et retourné, et regardait la mer déjà vêtue de crépuscule.
Là-bas brillait un feu, et Malva savait que c’était Vassili qui l’avait
allumé. Solitaire, perdue dans le lointain sombre, la flamme s’élançait,
par moments, puis retombait, comme brisée. Et Malva était triste de voir
ce point rouge, abandonné dans le désert et palpitant faiblement parmi
l’infatigable et incompréhensible murmure des vagues.

--Pourquoi restes-tu là? fit la voix de Serejka derrière elle.

--Qu’est-ce que cela te fait? répliqua-t-elle sèchement sans le
regarder.

--C’est curieux.

Il se taisait, l’examinait, prit une cigarette, l’alluma et se mit à
cheval sur le bateau. Puis, se rendant compte que Malva n’était pas
disposée à parler, il lui dit amicalement:

--Quelle drôle de femme tu es! Tantôt tu fuis tout le monde, tantôt tu
te jettes au cou de chacun.

--Au tien, peut-être? demanda Malva nonchalamment.

--Pas au mien, mais à celui d’Iakov.

--Ça te fait envie?

--Hum! Veux-tu que nous parlions à cœur ouvert?

Elle était assise de côté; il ne put voir son visage quand elle lui
lança brièvement:

--Parle.

--As-tu rompu avec Vassili, dis?

--Je n’en sais rien, répondit-elle après un silence. Quel besoin as-tu
de le savoir?

--Comme ça, par ennui.

--Je suis fâchée contre lui.

--Pourquoi?

--Il m’a battue.

--Est-il possible? lui?... Et tu le lui as permis?... Aie, aïe!

Serejka n’en revenait pas. Il tâchait de voir le visage de Malva et
faisait une grimace ironique.

--Si j’avais voulu, je ne l’aurais pas laissé faire! répondit-elle avec
colère.

--Comment ça?

--Je ne voulais pas me défendre.

--Tu l’aimes donc tant que ça, ce vieux chat gris? dit Serejka en
lançant une bouffée de fumée. En voilà une affaire! Et moi qui pensais
que tu valais mieux que ça.

--Je n’aime personne de vous! reprit-elle, de nouveau indifférente, et
chassant la fumée avec sa main.

--Tu mens, bien sûr.

--Pourquoi mentirais-je? demanda-t-elle, et, au son de sa voix, Serejka
reconnut qu’effectivement elle n’avait aucune raison de mentir.

--Mais, si tu ne l’aimes pas, comment as-tu pu lui permettre de te
battre?

--Est-ce que je sais?... Laisse-moi tranquille.

--Drôle! dit Serejka en secouant la tête.

Et tous les deux se turent.

La nuit approchait. Les ombres tombaient des lents nuages sur la mer.
Les vagues sonnaient.

Le feu de Vassili s’était éteint sur le cap, mais Malva continuait à
regarder par là. Et Serejka examinait la jeune femme.

--Écoute, dit-il, sais-tu ce que tu veux?

--Si seulement je pouvais le savoir! répondit-elle tout bas, avec un
profond soupir.

--Tu ne le sais pas? C’est mauvais, reprit avec assurance Serejka. Moi,
je sais toujours!

Et, avec une nuance de tristesse, il ajouta:

--Seulement il est rare que je veuille quelque chose...

--Et moi, j’ai toujours envie de quelque chose, dit Malva. Je veux...
quoi? je ne sais pas. Parfois je voudrais sauter dans un bateau et aller
dans la mer, loin, loin. Et d’autres fois, j’aurais voulu faire de tous
les hommes des toupies qui tourneraient, tourneraient devant moi. Je les
regarderais et je rirais. Tantôt j’ai pitié de tout le monde, et surtout
de moi-même; tantôt je voudrais tuer tout le monde, et puis moi-même...
d’une mort horrible. Et je m’ennuie, et puis je voudrais rire, et tous
les hommes sont des bûches!

--Du bois pourri, consentit Serejka doucement, je me disais bien: «Toi,
tu n’es ni chat, ni poisson, ni oiseau... Et tu as de tout cela en toi.
Tu ne ressembles pas aux autres femmes...»

--Et, Dieu merci! pour cela au moins, dit Malva avec un sourire.

A leur gauche, derrière une chaîne de collines sablonneuses, apparut la
lune, les inondant de sa lueur d’argent. Large et douce, elle montait
lentement sur le ciel bleu, et la lumière brillante des étoiles
pâlissait et fondait à sa clarté égale et rêveuse.

--Tu penses trop, voilà ce que c’est! dit avec conviction Serejka,
jetant sa cigarette en l’air. Et quand on pense, on se dégoûte de
vivre... Il faut toujours être en action, il faut toujours que les gens
tournent autour de vous... et qu’ils sentent que vous vivez. Il faut
battre la vie pour qu’elle ne moisisse pas. Agite-toi en elle, de ci, de
là, tant que tu en auras la force, et alors tu ne t’ennuieras pas.

Malva s’égaya.

--C’est peut-être vrai, ce que tu dis là. Il me semble parfois que si on
mettait le feu, la nuit, à une des baraques... ça ferait une danse!

--A la bonne heure! s’écria l’autre avec enthousiasme, et il lui tapa
sur l’épaule. Sais-tu ce que je te conseillerais... nous pourrions faire
quelque chose de drôle, veux-tu?

--Qu’est-ce? demanda Malva avec animation.

--As-tu bien chauffé Iakov?

--Il brûle comme un feu clair! dit-elle avec entrain.

--Est-ce possible? Lance-le sur son père. Vrai! Ce sera drôle. Ils
s’empoigneront comme deux ours... Chauffe un peu le vieux, et celui-là
encore... Et puis nous les lâcherons l’un contre l’autre.

Malva regardait attentivement son visage taché de roux, qui souriait
gaiement. Éclairé par la lune, il paraissait moins bariolé que de jour,
à la clarté du soleil. Il n’exprimait ni haine, ni rien, sauf de la
bonhomie et de l’animation, dans l’attente d’une réponse.

--Pourquoi les détestes-tu? demanda Malva, soupçonneuse.

--Moi?... Vassili, c’est un brave paysan. Mais Iakov ne vaut rien. En
général, vois-tu, je n’aime pas les paysans; ce sont tous des coquins.
Ils savent affecter d’être malheureux, se font donner du pain et tout.
Or, ils ont une Municipalité qui s’occupe d’eux. Ils ont de la terre et
du bétail. J’ai été cocher d’un médecin municipal: alors je les ai vus,
les paysans! Puis, j’ai longtemps été chemineau. Quand j’arrivais dans
un village et que je demandais du pain: «Oh! oh! qui es-tu? que fais-tu?
donne ton passeport...» On m’a battu plus d’une fois, tantôt parce qu’on
me prenait pour un voleur de chevaux, tantôt sans raison aucune. On m’a
mis en prison... Ils gémissent et feignent de ne pouvoir vivre, bien
qu’ils aient une attache à la terre. Et moi, que suis-je contre eux?

--N’es-tu pas un paysan?

--Je suis citadin, dit avec quelque orgueil Serejka, citadin de la ville
d’Ouglitch.

--Et moi de Pavlicha, dit Malva, songeuse.

--Je n’ai personne pour me protéger. Et les paysans, que diable, ils
peuvent vivre! Ils ont une Municipalité et tout.

--Qu’est-ce que la Municipalité? demanda Malva.

--La Municipalité? Que le diable l’emporte si je sais!... C’est fait
pour les paysans, c’est leur conseil... Laissons ça! Parlons de notre
affaire. Veux-tu préparer cette histoire, dis? Il n’en résultera rien,
ils se battront seulement un peu... Je t’aiderai. Vassili t’a battue,
hein? Alors que son fils lui rende les coups que tu as reçus!

--Pourquoi pas? dit en souriant Malva. Ça ne serait pas mal...

--Pense un peu, n’est-ce pas agréable de voir comment les gens se
défoncent les côtes à cause de toi, à cause de tes seules paroles. Tu as
remué la langue une fois, deux fois, et c’est fait.

Serejka lui vanta longtemps et avec feu les charmes du rôle qu’il lui
proposait. Il était à la fois farceur et sérieux, et s’entraînait
lui-même sincèrement.

--Ah! si j’avais été, moi, une belle femme! quel branle-bas j’aurais
fait sur la terre! s’écria-t-il en manière de conclusion.

Puis il se prit la tête dans ses deux mains, la serra fort, ferma les
yeux et se tut.

La lune était haute quand ils se séparèrent. Après leur départ, la
beauté de la nuit fut plus grande. Il ne resta que la mer illimitée et
merveilleuse, argentée par la lune, et le ciel semé d’étoiles. Il y
avait encore des collines de sable, des buissons de saules, et deux
longues baraques noires comme d’immenses et grossiers cercueils déposés
là. Mais tout cela était insignifiant devant la mer et les étoiles qui
la contemplaient en scintillant froidement.

                   *       *       *       *       *

Le père et le fils étaient assis dans la cabane, en face l’un de
l’autre, et prenaient de l’eau-de-vie que le fils avait apportée pour
amadouer le vieux et ne pas s’ennuyer en sa compagnie. Serejka avait dit
à Iakov que le père était fâché contre lui à cause de Malva et qu’il
avait menacé de battre Malva jusqu’à ce qu’elle fût à demi-morte: la
jeune femme était informée de cette menace et cela l’empêchait de céder
à Iakov. Serejka s’était méchamment moqué de lui.

--Il te corrigera de tes fredaines. Il te tirera si bien les oreilles,
qu’elles seront longues d’une demi-aune. Mieux vaut ne pas te trouver
sur son chemin.

Les railleries de ce garçon roux et désagréable provoquèrent en Iakov un
ressentiment aigu contre son père... Et Malva dont il ne pouvait rien
tirer! Ses yeux étaient parfois prometteurs, parfois tristes, et puis
elle exaspérait en lui le désir jusqu’à la douleur.

Iakov vint chez le père; il le considérait comme une pierre sur son
chemin, qu’il était impossible d’escalader ni de contourner. Mais, se
sentant de force contre cet adversaire, Iakov lui plongeait dans les
yeux un regard qui voulait dire: «Touche-moi, si tu l’oses!»

Ils avaient déjà pris deux verres chacun, sans avoir encore échangé de
paroles, sauf quelques phrases insignifiantes sur la vie à la pêcherie.
Seuls au milieu de la mer, ils accumulaient en eux de la haine, et tous
deux savaient que bientôt cette haine, allait éclater et les enflammer.

Les nattes de la cabane frémissaient au vent, les écorces
s’entre-choquaient, le chiffon rouge au bout du mât murmurait quelque
chose. Tous ces bruits étaient timides et pareils au bégaiement sans
suite et incertain d’une prière. Et les vagues mugissaient, libres et
impassibles.

--Et Serejka, s’enivre-t-il toujours? demanda Vassili, bourru.

--Il est gris tous les soirs, répondit Iakov en versant de l’eau-de-vie
à son père.

--Il finira mal! Voilà ce que c’est que la vie dévergondée et sans
retenue... Et toi aussi, tu deviendras comme lui.

Iakov n’aimait pas Serejka, et c’est pourquoi il répliqua:

--Je ne deviendrai jamais comme lui.

--Non? dit Vassili en fronçant les sourcils. Je sais, moi, ce que je
dis... Combien de temps y a-t-il que tu es ici? Déjà deux mois; il
faudra bientôt s’occuper du retour. Et combien d’argent as-tu mis de
côté?

Il avala, d’un air mécontent, l’eau-de-vie que son fils lui avait
versée, et, prenant sa barbe dans sa main, il la tira si fort que sa
tête branla.

--En si peu de temps, je n’ai guère pu gagner d’argent! objecta
judicieusement Iakov.

--Si c’est comme ça, il ne te reste rien à faire ici; retourne au
village.

Iakov sourit.

--Pourquoi ces grimaces? s’écria d’une voix menaçante Vassili, exaspéré
du flegme de son fils. Ton père te parle, et tu ris. Peut-être
commences-tu trop tôt à te croire libre? Il faudra te remettre le
harnais.

Iakov se versa de l’eau-de vie et la but. Ces grossières remontrances
l’offensaient, mais il se maîtrisait, cachant sa pensée et évitant de
mettre son père en fureur. Il commençait à se sentir intimidé devant
cette mine sévère et dure.

Et Vassili, voyant que son fils avait bu seul, sans lui remplir son
verre, se fâcha plus encore, tout en gardant un calme apparent.

--Ton père te dit: «Va à la maison», et tu lui ris au nez! C’est bon! je
vais te parler autrement... Réclame ton argent samedi et... marche!...
au village!... Tu entends?

--Je n’irai pas, dit avec fermeté Iakov, et il hocha la tête résolument.

--Comment? hurla Vassili; et, s’appuyant des deux mains au tonneau, il
se leva. Est-ce à toi que je m’adresse ou non? Chien qui hurles contre
ton père!... Tu as oublié que je puis faire ce que je veux de toi, tu
l’as oublié, dis?

Ses lèvres tremblaient, son visage était convulsé; deux grosses veines
se gonflaient sur ses tempes.

--Je n’ai rien oublié, dit à demi-voix Iakov, sans regarder le père. Et
toi, n’as-tu rien oublié?

--Ce n’est pas à toi de me faire la morale; je te briserai en
morceaux!...

Iakov évita la main que le père levait au-dessus de sa tête, et, sentant
monter en lui une haine sauvage, il dit, les dents serrées:

--Ne me touche pas!... Nous ne sommes pas au village.

--Tais-toi, je suis ton père partout...

--Ici, tu ne me feras pas frapper de verges. Ici, c’est différent,
ricana Iakov au nez de son père et il se leva lentement.

Ils se tenaient l’un en face de l’autre. Vassili, les yeux injectés de
sang, le cou tendu, les mains crispées, soufflait au visage de son fils
son haleine brûlante d’eau-de-vie; et Iakov s’était rejeté en arrière,
il guettait les mouvements de son père, prêt à parer les coups, paisible
extérieurement, mais fumant de sueur. Entre eux il y avait le tonneau
qui servait de table.

--Je ne te battrai pas, peut-être? cria d’une voix enrouée Vassili,
courbant le dos comme un chat qui se prépare à bondir.

--Ici, tous sont égaux. Tu es un ouvrier, moi aussi.

--C’est comme ça?

--Oui, c’est comme ça. Pourquoi te jettes-tu sur moi? Tu te figures que
je ne comprends pas. C’est toi qui as commencé...

Vassili hurla et leva le bras si rapidement qu’Iakov n’eut pas le temps
de s’écarter. Le coup lui tomba sur la tête; il chancela et grinça des
dents à la face furieuse de son père, qui de nouveau le menaçait.

--Attends! lui cria-t-il en serrant les poings.

--Attends toi-même!

--Laisse-moi, je te dis!

--Ah! c’est ainsi que tu parles à ton père?... ton père? ton père?...

Ils étaient à l’étroit, et leurs jambes s’embarrassaient dans les sacs
vides, la souche et le tonneau renversé. Se protégeant de son mieux
contre les coups du père, Iakov, pâle et en sueur, sombre, les dents
serrées, les yeux brillants comme ceux d’un loup, reculait lentement, et
le père fonçait sur lui, gesticulant avec férocité, aveugle de rage,
étrangement échevelé: il se hérissait comme un sanglier en fureur.

--Arrête... c’est assez... cesse! disait Iakov, terrible et froid, en
sortant de la cabane.

Le père rugissait et avançait toujours, mais ses coups ne faisaient que
rencontrer les poings d’Iakov.

--Voilà, voilà!

Iakov, qui se savait le plus fort et le plus adroit, le narguait.

--Attends, attends un peu!

Mais Iakov sauta de biais et courut vers la mer. Vassili se jeta à sa
poursuite, la tête baissée et les bras tendus; mais il buta contre un
obstacle et tomba, la poitrine contre terre. Il se mit rapidement à
genoux, puis s’assit, les mains appuyées sur le sable. Il était
complètement exténué par cette lutte et il hurla plaintivement, de rage
inassouvie et de l’amère conscience de sa faiblesse.

--Sois maudit! cria-t-il, en allongeant le cou vers Iakov et soufflant
l’écume furieuse de ses lèvres tremblantes.

Iakov s’était adossé contre une barque et regardait attentivement. Il
frottait d’une main sa tête meurtrie. Une des manches de sa blouse,
déchirée, pendait à un fil; le col aussi était en lambeaux, et sa
poitrine blanche et moite, brillait au soleil comme si elle avait été
frottée d’huile. Il éprouvait du mépris pour son père; il l’avait cru
plus fort, et, maintenant qu’il le voyait, défait et lamentable, assis
là sur le sable, à lui montrer les poings, il souriait avec indulgence
du sourire blessant du fort au faible.

--Que le tonnerre t’écrase! Je te maudis à jamais!

Vassili clama si fort sa malédiction qu’Iakov se tourna involontairement
du côté de la pêcherie, comme s’il pensait qu’on pourrait y entendre ce
cri douloureux de faiblesse. Mais il n’y avait là que les vagues et le
soleil. Il cracha et dit:

--Crie, crie plus fort! A qui feras-tu peur? Et s’il y a eu quelque
chose entre nous, je te dirai tout de suite, pour en finir...

--Tais-toi! va-t’en! hors de ma vue! Va-t’en! criait Vassili.

--Je n’irai pas au village... je passerai l’hiver ici, dit Iakov sans
faire attention à ces cris, mais en guettant toujours les mouvements de
son père. On est mieux ici. Je comprends cela... je ne suis pas un
imbécile. Ici le travail est moins dur, et la liberté plus grande... Là
tu serais toujours à me commander, et ici, essaye un peu!

Il fit la nique à son père et se mit à rire, doucement, mais de telle
manière que Vassili, de nouveau en fureur, sauta sur ses pieds et,
saisissant une rame, bondit en vociférant:

--A ton père?... Ah! je te tuerai!

Mais quand, fou de rage, il atteignit la barque, Iakov était déjà loin.
Il courait, et la manche arrachée de sa blouse flottait dans l’air
derrière lui.

Vassili jeta la rame contre son fils, mais sans le toucher. A bout de
force, il s’effondra dans le bateau et gratta le bois avec ses ongles,
tandis que l’autre lui criait de loin:

--Comment n’as-tu pas honte? Tu es vieux déjà... te mettre dans un
pareil état pour une femme. Eh! je ne retournerai pas au village...,
non, je n’y retournerai pas. Vas-y toi-même... Tu n’as rien à faire ici.

--Iakov, tais-toi! ordonna Vassili, et son hurlement couvrit la voix
d’Iakov. Je te tuerai... Va-t’en!

Mais Iakov marchait maintenant et riait.

Vassili le regardait avec des yeux fous. Le voilà qui diminuait, ses
jambes semblaient s’enfoncer dans le sable... il y disparaissait jusqu’à
mi-corps... jusqu’aux épaules... la tête aussi... On ne le voyait plus.
Mais, un instant après, à quelque distance de l’endroit où il avait
disparu, de nouveau se montrèrent la tête, puis les épaules, puis toute
la personne d’Iakov... Il était plus petit... Il se retournait et disait
quelque chose...

--Maudit, maudit sois-tu! répondait Vassili.

L’autre fit un geste de la main, reprit sa marche, et fut masqué par un
monticule de sable.

Vassili regarda longtemps encore dans la même direction, jusqu’à ce que
le dos lui fît mal de cette pose incommode,--mi-couché contre le bateau,
les paumes appuyées au sol. Fourbu et courbatu, il se leva et chancela,
tant il souffrait de tous ses membres. Sa ceinture lui était remontée
sous les bras; il la détacha de ses doigts raides, la porta à ses yeux
et la jeta sur le sable. Puis il alla vers sa hutte et, s’arrêtant
devant un creux du terrain, il se souvint que c’était là qu’il était
tombé et que, sans cela, il aurait peut-être rattrapé son fils.

Dans la cabane, tout était en désordre. Vassili chercha des yeux la
bouteille d’eau-de-vie et, la trouvant entre les sacs, la ramassa.
Vassili tira péniblement le bouchon et, s’enfonçant le goulot dans la
bouche, il voulut boire... Mais la bouteille lui heurtait les dents et
le liquide lui coulait sur la barbe et sur la poitrine. L’alcool était
fade comme de l’eau.

Dans la tête de Vassili tout se brouillait; son cœur lui pesait, son dos
fui faisait mal.

--Je suis vieux... voilà ce que c’est! dit-il tout haut.

Et il s’affaissa sur le sable, à la porte de la cabane.

Devant lui la mer immense, paresseuse et soupirante, pleine de force et
de beauté. Les vagues riaient, comme toujours bruyantes et folles.
Vassili regarda longtemps l’eau et se rappela les paroles avides de son
fils:

--Si tout cela était de la terre, de la terre noire qu’on pourrait
labourer!...

Un âpre sentiment d’ennui envahit l’âme du paysan. Il se frotta la
poitrine avec force, regarda autour de lui et soupira profondément. Sa
tête s’abattit et son dos se courba comme si un poids immense l’eût
écrasé. Un spasme lui étreignait la gorge. Il toussa et se signa en
regardant le ciel. Une lourde pensée le terrassait.

Parce que, pour une fille perdue, il avait abandonné sa femme, avec
laquelle il avait vécu honnêtement plus de quinze années, le Seigneur
l’avait puni par la révolte de son fils. Oui, Seigneur!...

Son fils s’était moqué de lui, lui avait arraché le cœur. C’était trop
peu de le tuer, pour ce qu’il avait fait à l’âme de son père... Tout
cela pour une gueuse. Ç’avait été un péché pour lui, vieux déjà, de se
lier avec elle, d’oublier pour elle sa femme et son fils...

Et voilà, le Seigneur, dans sa juste colère, le lui rappelait, se
servant du fils pour lui frapper le cœur d’un châtiment mérité. Oui,
Seigneur!...

Vassili restait assis et se signait, et clignait des yeux pour détacher
de ses cils les larmes qui l’aveuglaient.

Et le soleil s’abaissait sur la mer, et le crépuscule rouge s’éteignait
dans le ciel. Un vent tiède venait caresser le visage inondé de pleurs
du paysan. Plongé dans ses idées de repentir, il resta là jusqu’à ce
qu’il s’endormît, un peu avant l’aube.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain de la querelle, Iakov partit avec une équipe d’ouvriers
dans une barque remorquée par un vapeur. On allait, à une trentaine de
verstes, pêcher l’esturgeon dans une baie. Il revint à la pêcherie au
bout de cinq jours, seul, dans un bateau à voile: on l’avait envoyé
chercher des provisions de bouche. Il était midi quand Iakov arriva; les
ouvriers se reposaient après leur dîner. Il faisait insupportablement
chaud, le sable brûlait les pieds; les écailles et les arêtes de poisson
les piquaient. Iakov marchait avec précaution vers les baraques et se
reprochait de ne s’être pas chaussé. Il hésitait à retourner au bateau;
il avait hâte de manger et de retrouver Malva. Pendant les heures
d’ennui sur mer, souvent il avait songé à elle. Il aurait voulu savoir
si le père et elle s’étaient revus et ce qu’ils s’étaient dit...
Peut-être le vieux l’avait-il battue? C’eût été bien fait; elle en
serait devenue plus douce. Autrement, elle était trop provocante, trop
hardie.

La pêcherie déserte sommeillait; les grandes baraques de bois, avec
toutes leurs fenêtres ouvertes, semblaient n’en plus pouvoir de chaleur.
Dans le bureau de l’inspecteur, un enfant criait... Derrière un tas de
tonneaux, des voix chuchotaient.

Iakov alla dans cette direction; il crut distinguer la voix de Malva.
Mais, arrivé aux tonneaux, il recula d’un pas et s’arrêta.

A l’ombre, sur le dos, le bras sous la nuque, était le roux Serejka.
Près de lui se trouvaient d’un côté, Vassili, et, de l’autre, Malva.

Iakov pensa: «Pourquoi est-il ici? A-t-il quitté son poste tranquille
pour se rapprocher de Malva et la surveiller? Vieux diable! Si la mère
savait tout ce qu’il manigance!...» Fallait-il les aborder ou non?

--C’est ça, disait Serejka. Donc, il faut se dire adieu. Bon! va-t’en
gratter la terre...

Iakov frémit et fit une grimace de joie.

--Je pars, dit Vassili.

Alors Iakov s’avança hardiment:

--Bonjour, la compagnie!

Le père lui jeta un rapide regard et se détourna. Malva ne broncha pas.
Serejka remua la jambe et dit en grossissant sa voix:

--Voici notre fils bien-aimé, Iakov, qui revient de lointains pays.

Puis il ajouta, de sa voix ordinaire:

--Il faudrait l’écorcher vif et faire des tambours avec sa peau.

Malva se mit à rire doucement.

--Il fait chaud! dit Iakov en s’asseyant à côté d’eux.

Vassili le regarda de nouveau, comme à contrecœur.

--Je t’attends ici depuis le matin, Iakov. L’inspecteur m’avait prévenu
hier que tu devais venir.

Sa voix parut à Iakov plus faible qu’à l’ordinaire, et sa figure était
changée.

--Je suis venu chercher des provisions, annonça-t-il.

Et il demanda une cigarette à Serejka.

--Je n’ai pas de tabac pour un imbécile comme toi! répondit celui-ci
sans bouger.

--Je retourne à la maison, Iakov! dit avec gravité Vassili, creusant le
sable avec son doigt.

--Pourquoi cela? reprit innocemment son fils.

--N’importe... et toi, tu restes?

--Oui, je reste... Qu’avons-nous à faire tous les deux à la maison?

--C’est bon, je ne dis rien. A ta guise! Tu n’es plus un enfant.
Seulement, souviens-toi que je ne traînerai pas longtemps. Je vivrai
peut-être, mais je ne sais pas comment je travaillerai... J’ai perdu
l’habitude de la terre... Ainsi, souviens-toi que tu as ta mère par là.

Il lui était évidemment pénible de parler. Les mots s’empâtaient contre
ses dents. Il se lissait la barbe, et sa main tremblait.

Malva l’épiait, Serejka avait à moitié fermé un œil, et, de l’autre, qui
était devenu tout rond, il observait Iakov. Le gars était joyeux et,
craignant de se trahir, se taisait et regardait ses pieds.

--N’oublie donc pas ta mère, Iakov. Pense que tu lui restes seul! disait
Vassili.

--Je sais, dit Iakov en haussant les épaules.

--C’est bien si tu le sais, ajouta le père avec un regard méfiant. Je te
dis seulement de ne pas l’oublier.

--Bien!...

Vassili soupira profondément. Durant quelques minutes, tous gardèrent le
silence. Puis Malva dit:

--On va bientôt sonner à l’ouvrage.

--Je pars! annonça Vassili en se levant. Et tous se levèrent avec lui.

--Adieu Serejka... S’il t’arrive d’être sur la Volga, peut-être
viendras-tu me voir?... District de Simbirsk, village de Maslo, près de
Nicolo-Likovsk.

--C’est bon! dit Serejka.

Il lui secoua la main et la garda longtemps dans sa patte aux grosses
veines, couverte de laine rousse. Il souriait au visage sérieux et
triste de Vassili.

--Nicolo-Likovsk est un grand bourg, tout le monde le connaît, et nous
sommes à quatre verstes de là, expliquait le paysan.

--C’est bon, j’irai si je passe de ce côté.

--Adieu.

--Adieu, cher homme.

--Adieu, Malva! murmura Vassili sans la regarder.

Elle s’essuya les lèvres sans se presser, avec sa manche, lui jeta ses
deux bras blancs autour du cou et le baisa trois fois, sur les lèvres et
sur les joues.

Il se troubla et prononça quelques paroles indistinctes. Iakov baissait
la tête, en dissimulant un sourire; et Serejka était tranquille et même
il bâillait légèrement en regardant le ciel.

--Tu auras chaud pour marcher, dit-il.

--N’importe!... Adieu, toi aussi, Iakov.

--Adieu.

Ils étaient en face l’un de l’autre, sans savoir que faire. Le triste
mot «adieu», qui venait de résonner si uniformément à tant de reprises,
éveilla dans l’âme d’Iakov un sentiment de tendresse pour son père, mais
il ne savait comment l’exprimer. Fallait-il embrasser le père comme
l’avait fait Malva, ou lui serrer la main comme Serejka?... Et Vassili
était blessé de cette hésitation, visible dans l’attitude de son fils,
et puis encore il éprouvait quelque chose comme de la honte. Il se
rappelait ce qui s’était passé sur le cap et les baisers de Malva.

--Ainsi, pense à ta mère! dit enfin Vassili.

--Mais oui! répondit Iakov avec cordialité. Ne t’inquiète pas... je
sais...

Et il secoua la tête.

--C’est tout. Soyez heureux! Que Dieu vous protège... Ne gardez pas un
mauvais souvenir de moi... La bouilloire, Serejka, est enfouie dans le
sable près de la proue du bateau vert.

--Qu’a-t-il besoin de la bouilloire? demanda brusquement Iakov.

--Il a pris ma place, là-bas, sur le cap, expliqua Vassili.

Iakov regarda Serejka avec envie, puis Malva, et baissa la tête pour
cacher l’éclat joyeux de son regard.

--Adieu, frères, je m’en vais.

Vassili les salua. Malva le suivit:

--Je vais te reconduire un bout de chemin.

Serejka se coucha par terre et s’empara de la jambe d’Iakov qui se
préparait à accompagner Malva.

--Arrête, où vas-tu?

--Laisse! dit Iakov, faisant un mouvement en avant.

Mais Serejka lui avait saisi l’autre jambe.

--Assieds-toi à côté de moi.

--Pourquoi? Quelle nouvelle bêtise est-ce là?

--Ce ne sont pas des bêtises. Assieds-toi.

Iakov obéit en serrant les dents.

--Que veux-tu?

--Attends. Tais-toi... et moi, je réfléchirai et puis je parlerai.

Il toisa le gars et Iakov se soumit.

Malva et Vassili marchèrent quelques instants en silence. Les yeux de
Malva brillaient étrangement. Et Vassili était sombre et préoccupé.
Leurs pieds enfonçaient dans le sable et ils avançaient lentement.

--Vassia!

--Quoi?

Il la regarda et se détourna aussitôt.

--C’est moi qui t’ai brouillé exprès avec Iakov... Vous auriez pu vivre
ici tous les deux sans vous quereller, dit-elle d’une voix égale et
posée. Il n’y avait pas une ombre de repentir dans ses paroles.

--Pourquoi as-tu fait cela? demanda après un silence Vassili.

--Je ne sais pas... pour rien.

Elle haussa les épaules, et sourit.

--C’est beau, ce que tu as fait là! dit-il avec irritation.

Elle se tut.

--Tu me perdras mon garçon, tu le perdras tout à fait, sorcière que tu
es! Tu ne crains pas Dieu; tu n’a pas de honte... Que vas-tu faire?

--Et que dois-je faire? dit-elle.

Une espèce d’angoisse ou de dépit sonnait dans sa voix.

--Ce que tu dois faire? cria Vassili, s’allumant d’une rage ardente.

Il éprouvait un désir passionné de la frapper, de la terrasser et de
l’ensevelir dans le sable, de lui donner des coups de bottes au visage,
à la poitrine... Il serra les poings et regarda en arrière.

Là-bas, près des tonneaux, il vit Iakov et Serejka, et leurs visages
étaient tournés de son côté.

--Va-t’en. Je t’écraserais!...

Il s’arrêta et lui chuchota des injures à la face. Ses yeux étaient
pleins de sang, sa barbe tremblait, et ses mains paraissaient se tendre
involontairement vers les cheveux de Malva, qui sortaient de dessous le
châle.

Elle le regardait tranquillement de ses yeux verts.

--Tu mériterais qu’on te tue! Attends, il se trouvera bien quelqu’un
pour te casser la tête.

Elle sourit, se taisant toujours. Puis elle soupira profondément et dit:

--Assez maintenant. Adieu!

Et, tournant brusquement sur les talons, elle revint en arrière.

Vassili hurlait après elle et grinçait des dents. Malva, en marchant,
s’appliquait à mettre ses pieds dans les empreintes profondes des pieds
de Vassili, et, quand elle y avait réussi, elle les effaçait
soigneusement. Elle alla ainsi jusqu’aux tonneaux, où Serejka la reçut
avec cette question:

--Eh bien, l’as-tu reconduit?

Elle fit de la tête un signe d’affirmation et s’assit à côté de lui. Et
Iakov la regardait et souriait doucement, remuant les lèvres comme s’il
disait des choses que lui seul entendait.

--Et quand tu l’eus reconduit, l’as-tu pleuré? continua Serejka.

--Quand iras-tu là-bas, au cap? questionna-t-elle à son tour, en
indiquant la mer d’un mouvement de la tête.

--Ce soir.

--J’irai avec toi.

--Bravo! J’aime ça.

--Et moi aussi, j’irai! déclara Iakov.

--Qui t’invite? fit Serejka, en pinçant les yeux.

Un son de cloche, grêle et fêlé, retentit: l’appel au travail. Les sons
se pressaient dans l’air, les uns après les autres, comme s’ils
craignaient d’être en retard, de mourir dans le bruit des vagues.

--C’est elle qui m’invitera! dit Iakov.

Il regardait Malva avec défi.

--Moi? Qu’ai-je besoin de toi? répliqua-t-elle, surprise.

--Parlons franchement, Iakov! dit Serejka. Si tu l’ennuies, je te
battrai comme plâtre. Et si tu la touches du doigt, je te tuerai comme
une mouche. Je te cognerai sur la tête et ce sera fini de toi. J’ai des
habitudes simples.

Son visage, toute sa personne et ses bras noueux, tendus vers la gorge
d’Iakov, prouvaient éloquemment que, pour lui, tuer un homme était en
effet une chose simple.

Iakov recula d’un pas et dit d’une voix étranglée:

--Attends! c’est elle-même qui...

--Tais-toi, voilà tout! Qu’est-ce que cela signifie? Ce n’est pas toi,
chien, qui mangeras l’agneau. Si l’on te jette les os, dis merci. Assez!
Qu’as-tu à rouler les yeux?

Iakov regarda Malva. Les yeux verts riaient d’une façon blessante pour
lui, et elle frôla Serejka avec tant de câlinerie qu’Iakov se sentit en
nage.

Ils s’en allèrent, côte à côte, et puis tous les deux éclatèrent de
rire. Iakov enfonça fortement son pied droit dans le sable et resta
ainsi, le corps tendu en avant, le visage rouge, la poitrine haletante.

Au loin, sur les vagues mortes du sable, se mouvait une silhouette
humaine, petite et sombre; à sa droite, rayonnaient le soleil et la mer
puissante, et à gauche, jusqu’à l’horizon, il y avait du sable, toujours
du sable, uniforme, désert, morne. Iakov vit l’homme solitaire et,
clignant de ses yeux pleins de larmes,--des larmes d’humiliation et de
douloureuse incertitude,--il se frotta rudement la poitrine de ses deux
mains.

Dans la pêcherie, on travaillait avec activité. Iakov entendit la voix
basse et succulente de Malva qui s’écriait avec colère:

--Qui a pris mon couteau?

Les vagues bruissaient, le soleil rayonnait, la mer riait.




KONOVALOV


En parcourant distraitement un journal, je rencontrai un nom qui
m’intéressa,--Konovalov,--et je lus ce qui suit:

«Hier soir, dans la chambre commune de la prison, Alexandre Ivanovitch
Konovalov, âgé de quarante ans, citadin de la ville de Mourom, s’est
pendu à la clef d’un poêle. Il avait été arrêté à Pskov pour vagabondage
et était envoyé par étapes à sa ville natale. D’après le rapport du chef
de prison, c’était un homme toujours tranquille, silencieux et rêveur.
Le suicide, d’après l’avis du médecin, doit être attribué à la
mélancolie.»

Je lus cette note brève, en petits caractères,--la fin des petites gens
est toujours annoncée en petits caractères,--je la lus et je pensai que
j’aurais peut-être, moi, la possibilité d’expliquer un peu la raison qui
poussa cet homme rêveur à s’évader de l’existence. Je l’avais connu,
j’avais demeuré avec lui. Peut-être n’ai-je pas le droit de me taire à
son sujet; c’était un brave garçon, et on en rencontre si peu sur le
chemin de la vie!

... J’avais dix-huit ans quand je vis Konovalov pour la première fois. A
cette époque, je travaillais dans une boulangerie comme aide du
pétrisseur. Le pétrisseur était un ex-soldat musicien; il buvait
épouvantablement, souvent il gâtait la pâte, et, quand il était ivre,
aimait jouer sur ses lèvres ou tambouriner des doigts sur n’importe quoi
des airs variés. Si le maître boulanger lui faisait des observations au
sujet de la pâte perdue ou du pain en retard, il devenait furieux,
insultait son patron, l’insultait sans pitié et ne manquait pas de
parler de son propre talent musical.

--J’ai fait sécher la pâte? criait-il en hérissant ses longues
moustaches rousses et en remuant ses lèvres épaisses et toujours
humides.--La croûte est brûlée? Le pain est humide? Ah! toi, que le
diable t’emporte, gredin louche! Est-ce pour faire cette besogne que je
suis au monde? Sois maudit avec ta besogne. Je suis un musicien! As-tu
compris? Moi, quand l’alto avait bu, je jouais à sa place; quand le
hautbois était au cachot, je jouais du hautbois; que le cornet à piston
soit malade, qui donc pourrait bien le remplacer? Soutchkov! Présent!
Très heureux de rendre service, mon capitaine. Tim-tar-rom-da-di! Et
toi, paysan? Donne-moi mes gages.

Et le patron, homme malsain et bouffi, avec des yeux louches presque
recouverts de graisse et une figure de femme, balançait son énorme
ventre, frappait le sol de ses pieds courts et gros et criait d’une voix
perçante:

--Brigand! Assassin! Judas! Traître! Mon Dieu, pour quel crime m’as-tu
infligé la présence ici de cet homme?

Et, ouvrant ses doigts courts, il élevait au ciel ses bras et tout à
coup annonçait d’une voix haute, qui écorchait les oreilles:

--Si je te faisais conduire au poste pour ton tapage?

--Au poste, le serviteur du Tsar et de la patrie? rugissait le soldat,
et il s’avançait, les poings levés. Le patron reculait, crachait,
soufflait d’émotion et criait des injures. C’était tout ce qu’il pouvait
faire; en été dans les villes de la Volga, il est très difficile de
trouver un pétrisseur.

Des scènes de cette espèce avaient lieu presque tous les jours. Le
soldat buvait, gaspillait de la pâte et jouait différentes marches,
valses et «numéros» comme il disait. Le maître grinçait des dents et
moi, en raison de tout cela, je devais travailler pour deux, ce qui
n’était pas logique et me fatiguait beaucoup.

Aussi fus-je très heureux quand, une fois, il y eut entre le patron et
le soldat, la scène suivante:

--Eh! soldat, dit le maître, qui fit son apparition à la cuisine, le
visage rayonnant et satisfait, les yeux luisant d’un sourire perfide,
eh! soldat, avance les lèvres et joue la marche du départ.

--Quoi encore? dit d’une voix sombre le soldat. Il était couché, à
moitié ivre selon son usage, sur le coffre à pâte.

--Pars pour la guerre, caporal! répondit le patron radieux.

--Où ça? demanda le soldat, laissant choir ses jambes du coffre, et
pressentant quelque mauvais tour.

--Où tu voudras: contre le Turc ou contre l’Anglais...

--Comment faut-il comprendre cela? cria avec colère le soldat.

--Ce que tu as à comprendre, c’est que je ne te garde pas une heure de
plus. Monte, reçois ton dû, et, aux quatre vents, marche!

Le soldat avait eu jusqu’alors le sentiment de sa force et de l’embarras
où était le patron, et cette nouvelle chassa les vapeurs du vin: il ne
pouvait ne pas comprendre la difficulté qu’il aurait, avec sa
connaissance du métier, à se trouver une place.

--Ça, tu mens! dit-il avec angoisse en se levant.

--Va-t’en, va-t’en donc...

--M’en aller?

--File!

--Cela veut dire que j’ai assez travaillé... Le soldat secoua la tête
avec amertume.--Tu as sucé mon sang, tu l’as tout sucé et tu me chasses!
Bravo, c’est parfait!... Araignée!

--C’est moi l’araignée?

Le patron bouillait.

--Bien sûr! Araignée, suceur de sang! Voilà ce que tu es! dit avec
conviction le soldat et il gagna la porte en chancelant.

Le patron riait méchamment et ses yeux pétillaient de joie.

--Essaye maintenant de trouver une place chez n’importe qui! Oui! J’ai
fait de toi de si beaux portraits que, même si tu ne demandais pas de
gages, on ne te prendrait pas! Nulle part on ne te prendra. J’ai veillé
sur ton sort, tête pourrie que tu es!

--Avez-vous un nouveau pétrisseur? demandai-je.

--Un nouveau, oui, mais ce nouveau est un ancien. Il a été mon aide. Et
quel pétrisseur! C’est de l’or. Ivrogne lui aussi, mais il a ses
moments... Il arrive, il prend de l’ouvrage et pendant trois ou quatre
mois il en abat comme un ours. Il ne connaît ni repos, ni sommeil et ne
regarde pas au prix, c’est ce qu’on veut. Il travaille et il chante. Il
chante si bien, mon petit, qu’on ne peut l’écouter: le cœur en devient
lourd d’ennui. Il chante, il chante, puis il se met à boire.

Le patron soupira et fit un geste découragé de la main.

--Et, quand il se met à boire, il est impossible de l’arrêter. Il boira
jusqu’au moment où il tombera malade ou bien n’aura plus de vêtement.
Alors il a honte, ou quoi? et disparaît comme le diable à la fumée de
l’encens. Tiens, le voilà! Tu es là pour de bon, Sacha?

--Mais oui! répondit du seuil une voix profonde.

Là, l’épaule contre le cadre de la porte, se tenait un homme d’une
trentaine d’années, grand et large d’encolure. Son costume était celui
du parfait vagabond, sa personne et son visage étaient ceux d’un slave,
d’une rare pureté de type. Il avait une blouse rouge, incroyablement
sale et déchirée, un large pantalon de toile, et, comme chaussure, un
pied portait les restes d’un caoutchouc, l’autre d’une botte de cuir.
Les cheveux, châtain clair, étaient mêlés, et d’entre les mèches
sortaient des copeaux, des brins de paille, du papier; tout cela se
retrouvait aussi dans sa superbe barbe rousse, qui s’étendait sur sa
poitrine et la recouvrait de son large éventail. Le visage, allongé,
pâle et fatigué, s’éclairait de grands yeux bleus, rêveurs et qui me
regardaient avec une expression caressante. Ses lèvres, belles bien que
pâles, souriaient sous la moustache rousse. Son sourire paraissait dire:

--Voici comment je suis... Ne m’en veuillez pas.

--Viens ici, Sacha, voici ton aide, disait le patron en se frottant les
mains et regardant avec amour la large personne de son nouveau
pétrisseur. L’autre avança en silence, me tendit son énorme main; nous
nous dîmes bonjour. Il s’assit sur le banc, avança ses jambes, les
examina et dit au patron:

--Nicolas Nikititch, achète-moi deux blouses, des chaussures, et encore
de la toile pour un bonnet.

--Tu auras tout ce qu’il te faut, sois tranquille. J’ai des bonnets. Tu
auras ce soir les chemises et les pantalons. Mets-toi à l’ouvrage,
seulement: je sais, moi, qui tu es. Je ne t’offenserai pas. Personne
n’offensera jamais Konovalov, parce que lui-même n’a jamais offensé
personne. Est-ce que le patron est une brute? J’ai travaillé moi-même,
je sais que c’est dur parfois. Eh! bien, restez, mes enfants, et moi je
m’en vais.

Konovalov s’assit sur le banc. Il regardait autour de lui en souriant
silencieusement. La cuisine était dans un sous-sol voûté, et les trois
fenêtres se trouvaient au-dessous du niveau de la rue. Il y avait peu de
lumière, peu d’air, mais beaucoup d’humidité, de saleté et de poussière
de farine. Le long des murs, d’immenses coffres: l’un avec de la pâte,
l’autre avec de la farine, le troisième vide. Et, sur chacun des
coffres, tombait de la fenêtre une raie de lumière grise. Un énorme
poêle occupait presque le tiers de la cuisine; sur le plancher sale
gisaient des sacs de farine. Dans le four brûlaient, d’un feu ardent, de
longues bûches, et la flamme, reflétée sur le mur gris, s’agitait et
tremblait comme si elle parlait sans bruit. L’odeur du levain et de
l’humidité pénétrait l’air malsain.

Le plafond, à nervures, enfumé, écrasait par son poids, et le mélange de
la lumière du jour avec celle du feu donnait un éclairage indécis et
fatigant pour les yeux. De la rue se coulait par la fenêtre un bruit
sourd, la poussière volait. Konovalov regarda tout cela, soupira et, se
tournant à demi vers moi, demanda d’une voix ennuyée:

--Il y a longtemps que tu travailles ici?

Je répondis. Nous nous tûmes en nous dévisageant à la dérobée.

--Quelle prison! soupira-t-il. Allons dans la rue nous asseoir près de
la porte, veux-tu?

Nous allâmes à la porte cochère nous installer sur un banc.

--Ici, au moins, on peut respirer. Je ne m’habituerai pas tout de suite
à ce caveau... Je ne puis pas... Pense un peu, je viens de la mer...
J’ai travaillé comme chargeur sur la Caspienne... Et puis, de cette
vastitude tomber dans ce trou!

Il me regarda avec un sourire triste, puis se tut, examinant
attentivement les passants. Dans ses yeux bleus et limpides, il y avait
une profonde et indéfinie tristesse. Le soir tombait. Il faisait lourd,
bruyant et poussiéreux, et les ombres des maisons s’étendaient sur la
route. Konovalov restait assis, le dos contre le mur, les bras croisés
sur sa poitrine, et caressait les poils soyeux de sa barbe. Je voyais de
biais son visage ovale et pâle, et je pensais: «Quel est cet homme?»
Mais je ne me décidais pas à commencer moi-même la conversation, parce
qu’il était mon chef et aussi à cause d’une étrange déférence que je
sentais pour lui.

Son front était coupé de trois rides minces; mais, par moments, elles
s’ouvraient et disparaissaient, et j’étais curieux de savoir à quoi cet
homme pensait.

--Allons. Il doit être temps de mettre la troisième fournée. Toi, tu vas
pétrir la seconde, et moi je m’occuperai de la troisième, et puis nous
ferons les pains.

Quand nous eûmes pesé et disposé une montagne de pâte dans des moules,
préparé une seconde fournée et mis le levain pour une troisième, nous
nous installâmes à prendre le thé, et Konovalov, enfonçant sa main dans
sa blouse, me demanda:

--Sais-tu lire?... Tiens, lis un peu cela... Et il me tendit une feuille
froissée et salie.

Je lus:

«Cher Sacha, je te salue et je t’embrasse en idée. Je m’ennuie, je ne
fais qu’attendre le jour où je partirai avec toi, ou bien que je
resterai avec toi. Cette vie maudite m’ennuie plus que je ne peux le
dire, bien qu’au commencement elle m’ait plu. Tu comprends cela, toi;
moi-même je ne l’ai compris que quand je t’ai connu. Écris-moi, je t’en
prie, plus vite; j’ai envie d’une lettre de toi. Et, pour le moment, au
revoir et non adieu, ami à grande barbe de mon âme. Je ne te fais aucun
reproche, quoi que tu m’aies causé bien de la peine, cochon, en partant
sans me dire adieu. Pourtant tu as été bon avec moi, toi le premier, et
je ne l’oublierai pas. Ne peux-tu pas t’occuper, Sacha, de ma
libération? Les demoiselles t’ont dit que je te quitterais si j’étais
libre; mais c’est bêtise et pur mensonge. Si seulement tu as pitié de
moi, je serai pour toi comme un chien fidèle. Il t’est facile de faire
cela, et à moi c’est très difficile. Quand tu es venu me voir, j’ai
pleuré d’être obligée de mener cette existence, mais je ne te l’ai pas
dit. Au revoir. Ta Capitolina.»

Konovalov me prit la lettre et se mit, d’un air rêveur, à la tourner
d’une main, tandis que, de l’autre, il lissait sa barbe.

--Sais-tu aussi écrire?

--Oui.

--As-tu de l’encre?

--Oui.

--Écris-moi, pour Dieu, une lettre, dis! Sûrement qu’elle me croit une
canaille, elle pense que je l’ai oubliée... Écris.

--Bon! tout de suite, si tu veux... Qui est-elle?

--Une fille... Tu vois toi-même: elle parle de libération. Ceci veut
dire que je dois promettre à la police de l’épouser. Alors, on lui
rendra son passe-port, on lui reprendra son livret, et elle sera libre
de ce jour. As-tu compris?

Au bout d’une demi-heure, une épître touchante était prête.

--Eh! bien, lis donc; comment est-ce? demanda Konovalov avec impatience.

Voici comment c’était:

«Capa! ne pense pas que je sois une canaille et t’aie déjà oubliée. Non,
je ne t’ai pas oubliée, j’ai simplement bu et il ne me reste plus rien.
Maintenant j’ai de nouveau pris une place; je demanderai au patron de
m’avancer de l’argent, je l’enverrai au nom de Philippe et lui
t’affranchira. Tu auras assez d’argent pour le voyage. Et, pour le
moment, au revoir. Ton Alexandre.»

--Hum!... dit Konovalov, en se grattant la tête. Tu n’écris pas très
bien. Il y a peu de pitié dans ta lettre, peu de larmes. Et puis je
t’avais prié de m’appeler de différents noms injurieux et tu ne l’as pas
fait.

--Et pourquoi cela?

--Pour qu’elle voie que j’ai honte de moi-même, et que je comprends ma
faute envers elle. Et au lieu de cela, tu as écrit comme si tu faisais
rouler des pois sur le papier. Mets-y des larmes, au moins!

Il fallut mettre des larmes dans ma lettre, ce que je fis avec succès.
Konovalov fut satisfait et, me posant la main sur l’épaule, me dit d’une
voix profonde et cordiale:

--Voilà qui est bien! Merci. On voit que tu es un bon garçon... Nous
serons camarades...

Je n’en doutais pas et je lui demandai de me parler de Capitolina.

--Capitolina? C’est une petite, tout à fait une enfant. La fille d’un
marchand de Viatka... Oui, et puis elle fit un faux pas. Et puis
toujours plus, et elle échoua dans une maison... Tu sais? Je vins et je
vis une enfant, tout à fait une enfant. Mon Dieu, me disais-je, est-il
possible? Et je fis sa connaissance. Elle se mit à pleurer. Je lui dis:
«Ce n’est rien, aie patience. Je te retirerai d’ici; attends.» Et
j’avais tout préparé, l’argent et tout... Mais voilà que je me mis à
boire et me trouvai à Astrakan. Puis je vins ici. Quelqu’un lui a dit où
j’étais. Elle m’avait écrit à Astrakan...

--Eh quoi! demandai-je, tu veux l’épouser?

--L’épouser? Comment le pourrais-je? Du moment que je suis un ivrogne,
quel fiancé ferais-je? Non, ce n’est pas cela. Je la libérerai,--et puis
va où tu veux. Peut-être trouvera-t-elle une place. Elle redeviendra un
être humain.

--Mais elle dit qu’elle veut vivre avec toi.

--Ceci n’est rien, c’est par bêtise. Elles sont toutes ainsi les
femmes... Je les connais très bien. J’en ai eu de différentes. L’une
était une marchande très riche. J’étais alors écuyer au cirque, et elle
me remarqua. «Viens, dit-elle, tu seras cocher chez moi.» Le cirque
commençait à m’ennuyer; je consentis, j’allai. Et alors, elle se mit à
me cajoler. Ils avaient une maison, des chevaux, des domestiques, ils
vivaient comme des nobles. Son mari était petit et gros, comme notre
patron, et elle, mince et souple comme une chatte et ardente. Je me
souviens quand elle me prenait dans ses bras et m’embrassait sur les
lèvres: c’était comme si elle m’avait versé des charbons ardents sur le
cœur. Tu te mettais à trembler, c’était effrayant. Elle m’embrassait, et
pleurait, pleurait; même ses épaules en étaient secouées. Je lui
demandais: «Dis-moi pourquoi tu pleures, Véra.» Et elle: «Tu es un
enfant, Sacha, tu ne comprends rien.» C’était une brave femme. Et cela
est vrai que je ne comprends rien,--je suis très bête. Je le sais. Que
faire?--Je ne comprends pas. Je vis comme ça, sans penser.

Il se tut et me regarda de ses yeux grands ouverts. Il y brillait
quelque chose comme de l’effroi et de l’interrogation, quelque chose
d’anxieux et de rêveur, qui rendait son beau visage plus triste et plus
beau encore...

--Eh bien, comment as-tu fini avec ta marchande? demandai-je.

--Vois-tu, quelquefois l’ennui me prend. Un tel ennui, mon ami, un tel
ennui que je ne puis plus vivre, absolument plus. C’est comme si j’étais
seul d’homme au monde, et que, en dehors de moi, rien de vivant
n’existât. Et tout me devient alors odieux, tout, tout! Et je me suis à
charge, et tous les êtres, qu’ils meurent tous, cela me serait égal.
C’est probablement une maladie que j’ai. C’est cela qui m’a poussé à
boire... Avant, je ne buvais pas. Alors, quand cet ennui m’a pris, je
lui dis, à elle: «Véra Mikhaïlovna, laisse-moi partir, je ne puis
plus!--Eh! quoi, dit-elle, as-tu assez de moi?» Et elle riait, tu sais,
d’un rire si mauvais. «Non, dis-je, ce n’est pas toi dont j’ai assez,
c’est moi-même que je ne puis plus gouverner.» Au commencement elle ne
me comprit pas, elle se mit même à crier et à m’injurier... Puis elle
comprit. Elle baissa la tête et dit: «Va, va donc!» Elle pleura. Ses
yeux étaient noirs et toute sa personne très brune. Ses cheveux étaient
noirs aussi et frisaient. Elle n’était pas d’origine marchande: son père
était un fonctionnaire. Oui, elle me fit pitié alors et j’eus le dégoût
de moi-même. Pourquoi avais-je cédé à une femme? Je ne le savais pas.
Elle, elle s’ennuyait naturellement avec un tel mari. Il était tout à
fait comme un sac de farine... Elle pleura longtemps... elle s’était
habituée à moi. J’étais très doux avec elle: je la prenais dans mes bras
et je la berçais. Elle dormait et je la regardais. L’être humain, quand
il dort, est très beau, si simple; il respire et sourit, et c’est tout.
Et encore--nous étions alors à la campagne--nous allions faire des
promenades en voiture. Elle aimait aller à fond de train. Nous
arrivions, j’attachais le cheval à l’ombre dans la forêt, et nous-mêmes
nous nous asseyions au frais dans l’herbe. Elle me disait de m’étendre,
et mettait ma tête sur ses genoux et me faisait la lecture. J’écoutais,
j’écoutais, et je m’endormais. Elle lisait de belles, de très belles
histoires. Il y en a une que je n’oublierai jamais: celle du muet
Guérassime et du petit chien qu’il aimait. Il était muet, un être
persécuté, et personne ne l’aimait sauf son petit chien... On se moquait
de lui et il se consolait avec son chien. C’était une histoire bien
pitoyable!... Oui! Et cela se passait au temps du servage. La dame lui
dit: «Muet, va noyer ton chien, il jappe trop fort.» Et le muet alla...
Il prit un bateau, y mit le chien, et partit... A cet endroit du récit,
je tremblais de tout mon corps. Mon Dieu, prendre à un être vivant sa
seule joie au monde et la tuer! Quel ordre est-ce? Ah! c’est une
histoire étonnante! Et vraie, voilà ce qui est le mieux! Il y a des gens
pour qui tout l’univers est dans un seul objet,--disons un chien, par
exemple. Et pourquoi un chien? Parce qu’il n’y a aucune personne qui
aime cet homme, et le chien, lui, l’aime. Il est impossible de vivre
sans un amour quelconque: c’est pour cela que l’âme est donnée, pour
pouvoir aimer... Elle me lut beaucoup de différentes histoires. C’était
une brave femme, je la regrette encore à présent... Si cela n’avait pas
été mon sort, je ne l’aurais jamais quittée jusqu’à ce qu’elle le voulût
elle-même, ou bien que son mari eût vent de nos affaires. Elle était
caressante, c’est l’essentiel... Pas bonne comme qui donnerait des
cadeaux... non, mais son cœur était caressant. Elle m’embrassait ainsi,
comme une femme... et puis tout à coup il lui venait une humeur douce,
et alors c’était étonnant comme elle était bonne. Elle regardait tout
droit dans l’âme, et racontait comme une bonne à un petit enfant, ou une
mère. A ces moments-là, j’étais devant elle comme un enfant de cinq ans.
Et pourtant, je l’ai quittée... à cause de l’ennui! Quelque chose me
traîne je ne sais où! «Adieu, lui dis-je, Véra Mikhaïlovna, ne m’en
veuille pas.--Adieu, Sacha», dit-elle. Et, drôle de créature, elle me
releva la manche jusqu’au coude, et enfonça ses dents dans ma chair.
J’aurais hurlé! Elle m’arracha presque un énorme morceau... Trois
semaines, j’eus mal au bras... Et encore maintenant la trace y est...

Et, dégageant son bras de bogatyr, musclé, blanc, et beau, il me le
montra, en riant avec une bonhomie triste. Sur la peau, près du coude,
était visible une cicatrice--deux demi-cercles se rejoignant presque.
Konovalov regardait et hochait la tête en souriant.

--Drôle de femme, répétait-il, c’est un souvenir qu’elle me laissait.

J’avais entendu déjà des histoires de ce genre. Chaque va-nu-pieds a
dans son passé une «marchande» ou bien une «dame noble», et chez tous,
cette marchande ou cette dame, apparaît, à la suite de trop nombreuses
variantes introduites dans le récit, comme un être fantastique,
réunissant presque toujours en lui les traits physiques et
psychologiques les plus contradictoires. Si aujourd’hui elle a les yeux
bleus, est méchante et gaie, vous pouvez être sûr que dans une semaine
on vous parlera d’elle comme d’une brune aux yeux noirs, bonne et
larmoyante. Et, généralement, le va-nu-pieds parle en sceptique, avec
une abondance de détails humiliants pour elle.

Mais l’histoire que m’avait contée Konovalov ne provoqua pas ma méfiance
comme l’avaient fait les histoires des autres. Il y avait en elle
quelque chose de véridique, des détails imprévus: ces lectures ensemble,
l’épithète d’enfant appliquée à la puissante personne de Konovalov.

Je me représentais une femme souple, dormant dans ses bras la tête
contre sa large poitrine;--c’était beau et cela me persuada plus encore
qu’autre chose de la vérité du récit. Enfin son intonation triste et
douce, en se souvenant de la «marchande», n’était pas une intonation
ordinaire. Un véritable va-nu-pieds ne parle jamais ainsi ni des femmes,
ni de rien: il aime faire voir qu’il n’existe rien au monde qu’il
n’injurie et dont il ne se moque.

--Pourquoi te tais-tu? Tu penses que j’ai menti? demanda Konovalov, et
dans sa voix il y avait une inquiétude. Il s’était étendu sur les sacs
de farine, tenant d’une main son verre de thé et de l’autre se lissant
la barbe. Ses yeux bleus me regardaient avec interrogation et les rides
sur son front se dessinaient avec netteté.

--Non, il faut me croire... Pourquoi aurais-je inventé? Certes, nous
autres vagabonds, nous aimons raconter des histoires... C’est impossible
autrement, ami: celui qui n’a jamais rien eu de bon dans la vie, ne fera
de tort à personne, s’il s’invente une histoire et puis la raconte comme
si elle était vraie. Il raconte et finit par y croire lui-même, et cela
lui est doux. Beaucoup de gens ne vivent que par là. Mais je t’ai
raconté la vérité, tout s’est passé comme je te l’ai dit. Qu’est-ce
qu’il y a d’extraordinaire à cela? Une femme est là, qui s’ennuie, et
autour d’elle tout est chétif. Admettons que je ne suis qu’un cocher;
mais, pour une femme, n’est-ce pas égal, puisqu’un cocher, un monsieur
et un officier--tous sont des hommes!... Et tous aussi sont des cochons,
tous cherchent la même chose, et chacun s’évertue à prendre plus et à
payer moins. Un homme simple vaut mieux, il est plus scrupuleux. Et,
moi, je suis très simple. Les femmes comprennent bien cela de moi...
elles voient que je ne leur ferai pas de mal... c’est-à-dire... que je
ne rirai pas d’elles. Une femme, quand elle a failli, ne redoute rien
tant que le rire, la moquerie. Elles sont beaucoup plus délicates que
nous. Nous prenons ce qu’il nous faut, et puis nous sommes prêts à tout
aller raconter sur la place publique, à nous vanter: voici encore une
sotte que nous avons entortillée!... Et la femme n’a où aller, personne
ne lui fait une gloire de sa faute. Elles ont, toutes, frère, même les
plus perdues, plus de délicatesse que nous.

Konovalov me regardait d’un air rêveur, de ses grands yeux limpides
comme ceux d’un enfant, parlant toujours et m’étonnant toujours plus par
ses discours. Il me semblait que j’étais enveloppé par un brouillard
chaud, qui m’épurait le cœur, alors déjà pas mal sali par la boue de la
vie.

Le bois brûlait dans le poêle, et la montagne claire de braise projetait
sur le mur une tache rosâtre qui tremblait.

Par la fenêtre, nous regardait un morceau de ciel bleu avec deux
étoiles. L’une d’elles, grande, brillait comme une émeraude; l’autre,
toute proche, était à peine visible.

                   *       *       *       *       *

Au bout d’une semaine, Konovalov et moi étions amis.

--Tu es un garçon simple. C’est bien! me disait-il avec un large
sourire, et en me frappant l’épaule de son énorme main.

Il travaillait en artiste. Il fallait voir comme il maniait un bloc de
pâte de sept pouds, le roulant dans une cuve, ou comme, penché sur un
coffre, il pétrissait, plongeant jusqu’au coude ses bras puissants dans
la masse élastique, qui gémissait sous ses doigts d’acier.

Au commencement, en le voyant précipiter dans le four des pains non
cuits, que j’avais à peine le temps de tirer de la cuve pour les jeter
sur sa pelle, je craignais qu’il ne les mît les uns sur les autres; mais
quand il eut enlevé trois fournées sans qu’aucun des cent vingt pains,
beaux, dorés et hauts, ait été déformé, je compris que j’avais affaire à
un artiste dans son genre. Il aimait le travail, s’emballait pour ce
qu’il faisait, était triste quand le four cuisait mal ou que la pâte ne
montait pas; il se fâchait et injuriait le patron qui achetait de la
farine humide, et était au contraire heureux comme un enfant si les
pains sortaient du four ronds et réguliers, dorés à point, avec une
croûte mince et ferme. Parfois, il prenait de la pelle le plus beau pain
et, le faisant sauter d’une paume sur l’autre, se brûlait, riait
gaiement, et me disait:

--Eh! quelle beauté nous avons faite ensemble!

Et il me plaisait de voir cet homme gigantesque mettre tout son cœur à
son ouvrage comme il faudrait que tout homme le fît pour tout ouvrage.

Une fois, je lui dis:

--Sacha, on dit que tu chantes bien?

Il se rembrunit et baissa la tête.

--Je chante, seulement cela me prend par moments... par périodes. Je
commence à m’ennuyer, et alors je chante... Et si je chante, l’ennui
vient. Ne me parle pas de cela,--ne me tente pas. Et toi-même, tu ne
chantes pas? Si! quelle histoire! Mais, pour le moment, attends que cela
me prenne... et siffle seulement. Puis nous chanterons tous les deux
ensemble. Cela te va?

Je consentis, bien entendu. Je sifflais quand l’envie me prenait de
chanter. Mais parfois je ne pouvais y tenir et commençais à fredonner
tout doucement en pétrissant la pâte ou en roulant les pains. Konovalov
m’écoutait en remuant les lèvres, et, après quelque temps, il me
rappelait ma promesse. Quelquefois, il me criait rudement:

--Laisse ça, ne gémis pas!

Un jour, je tirai de ma malle un livre, et, m’étant installé près de la
fenêtre, je me mis à lire.

Konovalov sommeillait, étendu sur le coffre à pâte; mais le bruissement
des feuillets que je retournais au-dessus de son oreille lui fit ouvrir
les yeux.

--Qu’est-ce que ce livre?

C’étaient les Podlipovtsi.

--Lis à haute voix, dis? me demanda-t-il. Et je me mis à lire, accroupi
dans la fenêtre. Lui, s’assit sur le coffre et, appuyant sa tête contre
mes genoux, il écoutait... Quelquefois je regardais son visage
par-dessus le livre et je rencontrais ses yeux. Je m’en souviendrai
toujours: ils étaient large ouverts, ardents, pleins de l’attention la
plus profonde... Et sa bouche aussi était entr’ouverte, montrant deux
rangées de dents unies et blanches. Les sourcils relevés, les rides
anguleuses sur le front haut, les mains qui embrassaient ses genoux,
toute sa personne immobile, attentive m’échauffait. Je m’efforçais de
lire d’une manière claire et de lui présenter avec plus de relief
l’histoire triste de Cissoïko et de Pila.

Enfin, je me fatiguai et je fermai le livre.

--C’est tout? me demanda tout bas Konovalov.

--C’est moins de la moitié.

--Tu liras le tout à haute voix?

--Si tu veux.

--Eh!

Il se prit la tête dans les mains et se mit à se balancer sur le coffre.
Il voulait dire quelque chose; il ouvrait et fermait la bouche,
soufflait comme une forge, et, je ne sais pourquoi, fermait à moitié les
yeux. Je ne m’attendais pas à un tel effet et n’en compris pas la
signification.

--Comme tu lis cela! murmura-t-il. Avec différentes voix... C’est comme
s’ils étaient vivants tous: Aproska grince; Pila... Imbéciles! J’avais
envie de rire en écoutant; mais je me suis retenu... Et plus loin
qu’est-ce qu’il y a? Où iront-ils? Seigneur, mon Dieu! C’est pourtant la
vérité. Ils sont de véritables hommes. Des paysans de tous les jours.
Ils sont tout à fait vivants, et leurs voix, et leurs figures... Écoute
Maxime, faisons notre fournée et lis encore!

Nous fîmes une fournée, en préparâmes une autre et puis je lus de
nouveau pendant une heure trois quarts. Puis, une nouvelle pause. Les
pains étaient cuits, il fallut les retirer du four, en mettre d’autres,
préparer de la pâte et du levain. Tout cela se faisait avec une hâte
fiévreuse et presque en silence.

Konovalov, les sourcils froncés, me jetait de temps en temps des ordres
monosyllabiques et se hâtait, se hâtait...

Au matin nous eûmes fini le livre et je sentais que ma langue était de
bois.

A cheval sur un sac de farine, Konovalov me dévisageait avec des yeux
étranges et se taisait, les mains appuyées aux genoux.

--Es-tu content? demandai-je.

Il agita la tête, fermant à moitié les yeux, et demanda de nouveau,--je
ne sais pas pourquoi,--tout bas:

--Qui a inventé cela?

Dans ses yeux était un indicible étonnement, et son visage s’éclaira
tout à coup d’une curiosité ardente.

Je lui racontai qui avait écrit le livre.

--Eh! quel homme c’est! Ce qu’il a imaginé! Ah! c’est même affreux. Ça
vous serre le cœur, ça vous pince l’âme, tant c’est vivant! Et que lui
a-t-on fait à l’inventeur pour cela?

--Comment?

--Eh! bien, lui a-t-on par exemple donné une récompense?

--Pourquoi lui donnerait-on une récompense? demandai-je, non sans une
intention perfide.

--Comment pourquoi? ce livre... est comme un acte de police. On le
lit--et on juge. Pila, Cissoïko... quels gens sont-ils? Et tout le monde
les plaint. Ce sont des gens obscurs, innocents... Quelle vie est la
leur? Et alors...

--Eh! bien?...

Konovalov me regardait d’un air confus et dit timidement:

--On devrait faire un règlement quelconque. Ce sont des hommes eux
aussi, il faut les diriger.

En réponse à cela, j’esquissai toute une conférence. Mais, hélas! elle
ne produisit pas l’effet sur lequel je comptais.

Konovalov se mit à songer, baissa la tête, se balança de tout son corps
et soupira, sans m’empêcher par un seul mot de jouer au professeur. Je
me lassai enfin et fis une pause.

Konovalov leva la tête et me regarda avec tristesse.

--Alors c’est qu’on ne lui a rien donné? demanda-t-il.

--A qui? demandai-je, ayant oublié Rechetnikov.

--A l’inventeur.

J’eus un peu de dépit. Je ne lui répondis pas, sentant que mon dépit
dégénérait en impatience contre mon auditoire bizarre, qui n’était pas
de force à trancher des questions universelles et s’intéressait plus à
la destinée d’un seul homme qu’aux destinées du monde.

Konovalov, sans attendre ma réponse, prit le livre entre ses mains, le
retourna avec précaution, l’ouvrit, le ferma, puis, l’ayant remis en
place, soupira profondément.

--Comme tout cela est étrange, mon Dieu! dit-il à demi-voix. Un homme a
écrit un livre... c’est du papier avec des points dessus... voilà tout!
Il l’a écrit et... est-il mort?

--Il est mort... répondis-je sèchement.

A cette époque-là, je détestais la philosophie, et plus encore la
métaphysique; mais Konovalov, sans s’inquiéter de mes goûts, continuait.

--Il est mort, et le livre est resté, et on le lit. On regarde dans le
livre et l’on dit différentes paroles. Et tu écoutes et tu comprends: il
y avait sur terre différentes gens, Pila, Cissoïko, et Aproska... Et tu
plains ces gens-là, bien que tu ne les aies jamais vus et qu’ils ne te
soient rien! Peut-être que, dans la rue, il y en a des dizaines comme
eux de vivants; tu les vois, mais tu ne sais rien d’eux et ils ne te
regardent pas, ils vont et passent... Et, dans le livre, ils n’existent
pas... Pourtant tu les plains au point que le cœur t’en fait mal...
Comment comprendre cela?... Et l’inventeur est mort sans récompense?
Pourquoi ne lui en a-t-on pas donné une?

Je me fâchai tout à fait, et lui dis quelles étaient les récompenses des
auteurs...

Konovalov m’écoutait, écarquillant les yeux avec terreur, et remuant les
lèvres comme s’il souffrait.

--En voilà des coutumes! soupira-t-il de toute sa poitrine et, mordant
le bout de sa moustache, il baissa tristement la tête.

Alors, je me mis à parler du rôle fatal du cabaret dans la vie de
l’écrivain russe, des talents puissants et sincères qui périrent par
l’eau-de-vie, seul soutien de leur existence pénible.

--Mais, est-ce que ces gens-là boivent? murmura Konovalov.

Dans ses yeux grands ouverts brillait de la méfiance envers moi, de la
crainte et de la pitié pour les autres.

--Ils boivent! Comment? Est-ce après qu’ils ont fini leur livre, qu’ils
se mettent à boire?

Cela était, à mon avis, une question superflue, et je ne répondis pas.

--Certainement que c’est après, décida Konovalov. Ils vivent, ces gens,
et ils voient la vie, et ils absorbent en eux toute la douleur de la
vie. Leurs yeux doivent être des yeux extraordinaires!... Et leur cœur
aussi... Ils regardent la vie et une tristesse leur vient... Et ils
versent leur tristesse dans les livres... Mais cela ne les soulage pas
parce que le cœur est atteint et qu’on n’en chasserait pas la tristesse
même avec du feu. Alors, il ne reste qu’à l’éteindre avec de
l’eau-de-vie... Et ils boivent... Est-ce ainsi que je dis?

Je consentis et cela parut le réconforter. Il continua son développement
sur la psychologie des écrivains.

--Et, à vrai dire, il faudrait les encourager. N’est-ce pas? Parce
qu’ils comprennent plus que les autres et indiquent ce qui n’est pas
bien. Moi, par exemple, que suis-je? Un vagabond, un va-nu-pieds... un
ivrogne et un toqué. Ma vie est sans justification. Pourquoi suis-je sur
terre et à qui suis-je nécessaire, si l’on y réfléchit? Je n’ai ni abri,
ni femme, ni enfant... et je n’ai même pas le désir de tout cela. Je vis
et je m’ennuie. Pourquoi? je n’en sais rien. Comment dire cela? Une
étincelle manque dans mon âme. Eh! il me manque quelque chose, et voilà
tout! As-tu compris? Et voilà, je cherche et je m’ennuie, et ce que
c’est,--je ne sais pas.

--Pourquoi dis-tu cela?

Il se tenait la tête d’une main, me regardait, et son visage exprimait
une extrême tension d’esprit, le travail d’une pensée qui cherche une
forme pour s’exprimer.

--Pourquoi? A cause du désordre de la vie. C’est-à-dire... voilà, je vis
et je n’ai pas où me mettre, je ne puis m’adapter à rien... et c’est du
désordre, une vie pareille.

Je lui prouvai qu’il n’avait pas à se reprocher d’être ce qu’il était:
il était un fait logique basé sur un passé éloigné. Il était une triste
victime des circonstances, un être par sa nature égal aux autres, mais,
par suite d’une longue série d’injustices historiques, réduit
socialement à zéro. Je terminai cette explication en répétant encore une
fois:

--Tu n’as pas à t’accuser... On t’a fait du mal.

Il se taisait, sans cesser de me dévisager. Je vis que, dans ses yeux,
naissait un clair et bon sourire, et j’attendais avec impatience la
réponse qu’il ferait à mon discours. D’un mouvement doux, féminin, se
rapprochant de moi, il me mit la main sur l’épaule.

--Comme tu parles aisément de tout cela, frère, me dit-il. Et d’où
sais-tu tout cela? Toujours par les livres? Ah! tu en as beaucoup lu,
cela se voit. Si moi j’en avais lu autant! Mais ce qu’il y a de mieux,
c’est que tu parles d’une manière apitoyante. C’est la première fois que
j’entends parler ainsi. C’est étonnant! Généralement on s’accuse les uns
les autres quand tout va mal, et toi tu accuses la vie, les coutumes. Il
résulte de ce que tu dis que l’homme n’est lui-même fautif de rien, et
s’il est écrit qu’il sera un va-nu-pieds, il devient un va-nu-pieds. Et
des détenus tu parles aussi étrangement: ils volent parce qu’ils n’ont
pas d’ouvrage et qu’il faut qu’ils mangent... Et comme tout cela est
pitoyable quand tu en parles!... Ton cœur est faible, sûrement!

--Attends, dis-je, es-tu de mon avis? Est-ce juste, ce que je disais?

--Tu dois savoir mieux que moi si c’est juste ou non: tu sais lire,
toi... Certainement, si l’on prend les autres, tu as raison. Mais si
l’on me prend, moi...

--Eh bien?

--Bien, moi, je suis à part... A qui est-ce la faute si je bois?
Pavelka, mon frère, ne boit pas: il a une boulangerie à Perme. Et moi,
je ne travaille pas moins bien que lui et pourtant je suis un vagabond
et un ivrogne, et je n’ai plus ni classe ni destin. Et pourtant nous
sommes les fils d’une même mère. Et il est plus jeune que moi. Il y a
donc quelque chose en moi-même qui n’est pas bien. Je ne suis pas né
comme il faut qu’on naisse. Toi-même, tu dis que tous les hommes sont
pareils: ils naissent, vivent, ce qu’il leur faut vivre, et meurent. Et
moi, je marche sur une voie à part. Et pas moi seul, nous sommes
plusieurs. Nous sommes des êtres à part... et nous n’appartenons à
aucune série. Il nous faut un compte à part... et des lois à part... des
lois très sévères, pour nous déraciner de la vie. Parce que nous ne
sommes bons à rien dans la vie, et que nous y occupons une place et
gênons les autres. Qui est fautif envers nous? Nous-mêmes sommes fautifs
envers la vie... Parce que nous n’avons pas la joie de vivre ni aucun
sentiment envers nous-mêmes... Nos mères nous ont enfantés dans une
mauvaise heure, voilà tout!

Je fus écrasé par cette réfutation inattendue de mes arguments... Lui,
cet homme immense aux clairs yeux d’enfant, se mettait avec une telle
sérénité, une tristesse si riante, hors la vie, parmi les gens qu’il
faudrait détruire, que je fus tout à fait abasourdi de cette humilité.
Il éprouvait une jouissance à se flageller: c’était vraiment une
jouissance qui brillait dans ses yeux quand il me criait de sa voix
sonore de baryton:

--Chaque homme est maître de lui-même et personne n’est fautif si je
suis un misérable!

Dans la bouche d’un vagabond, fût-il un intelligent parmi ces opprimés
de la destinée, parmi ces êtres à moitié hommes, à moitié bêtes, nus,
affamés et méchants qui grouillent dans les taudis des villes, ces
paroles me surprenaient étrangement.

--Attends, criai-je, comment veux-tu qu’un homme reste sur pied quand,
de tous côtés, l’accable une force sombre?

--Sache mieux t’arc-bouter! proclamait mon adversaire, s’échauffant et
les yeux brillants.

--S’arc-bouter à quoi?

--Il faut savoir trouver.

--Pourquoi ne l’as-tu pas fait?

--Mais je te dis, drôle de corps que tu es, que je suis moi-même
coupable de mon destin... Je n’ai pas trouvé l’appui, moi! Je cherche,
je m’afflige,--et je ne trouve pas.

Pourtant, il fallut s’occuper du pain, et nous nous mîmes au travail en
continuant à nous prouver l’un à l’autre la plausibilité de nos
convictions. Évidemment nous ne réussîmes à rien démontrer et, la
journée terminée, nous nous couchâmes.

Konovalov s’étendit sur le plancher de la cuisine et s’endormit bientôt.
J’étais couché sur les sacs de farine et pouvais voir d’en haut sa
personne puissante et barbue, étendue comme un bogatyr sur une natte
près du four. L’air était imprégné d’une odeur de pain chaud, de pâte
aigre et d’oxyde de carbone... Il commençait à faire clair et, à travers
les carreaux couverts de poussière de farine, regardait le ciel gris. Un
chariot roulait avec fracas, un berger soufflait dans sa flûte pour
réunir son troupeau.

Konovalov ronflait. Je regardais se soulever sa large poitrine et
pensais à différents moyens de le convertir à ma foi, mais je
n’imaginais rien et je m’endormis.

Au matin, sitôt debout, nous préparâmes le levain et, après nous être
débarbouillés, nous nous installâmes sur le coffre pour prendre le thé.

--As-tu un livre? demanda Konovalov.

--Oui.

--Me feras-tu la lecture?

--Mais oui.

--Voilà qui est bien! Sais-tu ce que je vais faire? Quand mon mois sera
fini, je demanderai de l’argent au patron et je t’en donnerai la moitié.

--Pourquoi cela?

--Pour que tu achètes des livres... Tu t’achèteras pour toi ceux qui te
plairont, et tu m’en achèteras aussi pour moi,--ne fût-ce que deux. Tu
me choisiras ceux où l’on parle de paysans. Dans le genre de Pila et
Cissoïko... Et surtout, que cela soit écrit avec pitié, pas pour
amuser... Il y a des livres qui ne valent rien du tout. _Panfilka et
Filatka_, bien qu’avec une image sur la couverture, n’est qu’une
stupidité. Les Pochekhontsi--des fables pures! Je n’aime pas ce
genre-là. Je ne savais pas qu’il y avait des livres comme les tiens.

--Veux-tu l’histoire de Stenka Rasine?

--Stenka?... Est-ce bien?

--Très bien.

--Vas-y!

Et, quelques instants après, je lui faisais la lecture de la monographie
de Kostomarov: _La Révolte de Stenka Rasine._ Au début, cette œuvre de
génie, cette espèce de poème épique déplut à mon auditeur barbu.

--Pourquoi n’y a-t-il pas de conversations? demanda-t-il en regardant le
livre.

Et quand je lui eus expliqué cela, il bâilla, voulut s’en cacher, mais
n’y réussit pas et me dit d’un air confus:

--Lis toujours... ce n’est rien...

J’aimais sa délicatesse. Je fis semblant de n’avoir rien remarqué et de
ne pas comprendre à quoi il faisait allusion.

Mais à mesure que l’historien dépeignait de son pinceau d’artiste le
personnage de Stenka et que le «prince de la bande libre du Volga»
s’évoquait des pages du livre, tout l’être de Konovalov semblait
transfiguré. Ennuyé et indifférent au commencement, les yeux voilés et
somnolents, il se révéla peu à peu sous un aspect inattendu. Assis sur
le coffre en face de moi, les genoux embrassés de ses deux bras et son
menton posé dessus de telle manière que sa barbe retombait sur ses
jambes, il me regardait avec avidité, les yeux brûlant d’un feu étrange
sous les sourcils froncés. Il ne lui restait plus rien de la naïveté
enfantine qui m’étonnait toujours en lui; tout ce qu’il avait de simple,
de féminin et de doux, tout ce qui s’accordait si bien avec ses yeux
bleus et bons, devenus maintenant foncés et étroits, s’était éclipsé. Il
y avait quelque chose de léonin, de fougueux dans ce paquet de muscles
qu’il était. Je m’arrêtai en le regardant.

--Lis, me dit-il doucement mais avec autorité.

--Qu’as-tu?

--Lis! répondit-il, et sa voix avait un accent de prière et
d’irritation.

Je continuai, lui jetant quelquefois un regard, et je vis qu’il
s’enflammait de plus en plus. De lui émanait, comme un chaud brouillard,
une fièvre qui m’exaltait et m’enivrait. Le livre agissait. Dans une
excitation nerveuse, pleine de pressentiments extraordinaires, j’arrivai
à la capture de Stenka.

--On l’a pris! hurla Konovalov.

La douleur, l’indignation, la colère, le désir de délivrer Stenka
résonnaient dans son cri puissant.

La sueur perlait à son front et ses yeux s’étaient étrangement ouverts.
Il avait sauté de dessus le coffre, grand et exalté; il s’arrêta devant
moi, me mit la main sur l’épaule et parla haut, rapidement:

--Attends. Ne lis pas. Dis, qu’arrivera-t-il maintenant? Non! arrête, ne
le dis pas. On le tuera? Oui? Lis plus vite, Maxime!

On aurait pu croire que Konovalov lui-même était le frère de Stenka.
C’était comme si les liens du sang, indissolubles et chauds malgré trois
siècles écoulés, unissaient ce vagabond avec Stenka, comme si le
vagabond sentait, de toute l’énergie de son corps vivant et fort, de
toute la passion de son âme triste et «sans appui», la douleur et la
colère du fier épervier pris il y avait trois cents ans.

--Lis, au nom du Christ!

Je lisais, troublé, ému, sentant mon cœur battre à l’unisson de celui de
Konovalov, et revivant avec lui la tristesse de Stenka. Et nous
arrivâmes à la scène de la torture.

Konovalov grinçait des dents et ses yeux bleus étincelaient comme des
charbons. Il se penchait sur mon épaule et lui aussi ne quittait pas des
yeux le livre. J’entendais sa respiration au-dessus de mon oreille; elle
me soulevait les cheveux et me les faisait retomber sur les yeux. Je
secouai la tête pour les repousser. Konovalov remarqua cela et me mit
sur la tête sa lourde paume.

--«Et alors Stenka grinça si fort des dents qu’il les cracha par terre
avec du sang...»

--Assez!... Au Diable! cria Konovalov, et, m’arrachant le livre, il le
jeta de toute sa force par terre et s’effondra lui-même dessus. Il
pleurait et, comme il avait honte de ses larmes, il rugissait pour ne
pas sangloter. Il se cachait la tête dans ses genoux et pleurait en
s’essuyant les yeux contre son pantalon sale de coutil.

J’étais assis devant lui, sur le coffre, et je ne savais que dire pour
le consoler.

--Maxime! disait Konovalov assis par terre. C’est effrayant, Pila,
Cissoïko, et puis Stenka... dis? Quelle destinée! Il a craché ses
dents... dis?

Et tout son corps frémissait d’émotion.

Ces dents crachées par Stenka l’avaient impressionné par-dessus tout, et
ses épaules étaient secouées de douleur quand il en parlait.

Nous étions tous les deux comme ivres du tableau épouvantable et cruel
de la torture.

--Tu me liras cela encore une fois, tu entends? me suppliait Konovalov,
ayant relevé le livre et me le tendant.

--Montre-moi donc où c’est écrit des dents?

Je lui montrai et il enfonça son regard dans les lignes.

--C’est ainsi que c’est écrit? «il cracha ses dents avec du sang!»... Et
les lettres sont les mêmes que partout?... Seigneur! Comme il a dû
souffrir, dis? Ses dents! Et à la fin qu’y aura-t-il? La mort? Ah! Dieu
soit loué, enfin on l’a tué!

Il exprima cette joie de la mort avec une telle ardeur, un si intense
soulagement passa dans son regard, que je frémis de cette compassion, de
ce souhait de mort pour le torturé.

Toute cette journée s’écoula pour nous dans un étrange brouillard; nous
parlions tout le temps de Stenka, nous nous rappelions sa vie, les
chansons faites sur lui, sa torture. Une ou deux fois, Konovalov
commença à chanter, d’une voix sonore de baryton, mais il s’interrompait
aussitôt.

Notre amitié devint plus étroite à partir de ce jour.

                   *       *       *       *       *

Je lui relus encore plusieurs fois «La révolte de Stenka Rasine»,
«Tarass Boulba» de Gogol, et «Les Pauvres gens» de Dostoïevski. Tarass
plut beaucoup à mon auditeur, mais n’effaça pas l’impression profonde du
livre de Kostomarov. Quant aux «Pauvres gens», le style des lettres lui
parut ridicule.

--Maxime, laisse donc ce fatras. Qu’est-ce que tout cela? Il lui écrit,
elle lui répond... Ce n’est que du papier perdu... Qu’ils aillent au
diable! Ce n’est ni triste ni drôle; pourquoi écrire ainsi?

Je lui rappelai les Podlipovtsi mais il n’était pas de mon avis.

--Pila et Cissoïko, c’est une autre affaire! Ce sont des hommes vivants.
Ils vivent et se débattent... tandis que ceux-ci? Ils écrivent des
lettres... c’est ennuyeux! Ce ne sont même pas des gens, c’est comme
ça... une imagination. Voilà Tarass et Stenka, si on les mettait à côté
l’un de l’autre,--Seigneur! tout ce qu’ils auraient fait! Alors, Pila et
Cissoïko auraient vu de meilleurs jours, dis?

Il comprenait mal les différences d’époques et dans son imagination tous
les héros qu’il aimait vivaient en même temps; seulement deux d’entre
eux étaient à Oussolle, un autre chez les Petits-Russiens, un autre
encore sur la Volga... J’eus de la peine à lui faire comprendre que si
Pila et Cissoïko avaient descendu la Kama ils n’auraient pas trouvé
Stenka, et que si Stenka avait traversé les terres des Kosaks du Don et
des Petits-Russiens il n’aurait pas rencontré Tarass.

Ceci affligea Konovalov quand il l’eut compris.

Les jours de fête, nous partions pour la rivière ou pour les champs.
Nous prenions un peu d’eau-de-vie, du pain, un livre et, dès le matin,
nous nous en allions «à l’air libre», comme disait Konovalov.

Nous aimions surtout la «Verrerie». On appelait ainsi une bâtisse dans
les champs, non loin de la ville. C’était une maison à trois étages,
avec un toit défoncé, des croisées brisées, avec des sous-sols remplis
pendant tout l’été de boue liquide et puante. D’un gris-vert, à moitié
délabrée et comme affaissée, elle regardait la ville par-dessus les
champs, avec les yeux vides de ses fenêtres mutilées, et semblait un
invalide méprisé de tous et jeté là, hors de la ville, pitoyable et
mourant. Quand la rivière débordait, ce qui arrivait chaque année, la
base de l’édifice trempait dans l’eau, et il se couvrait tout entier
d’une mousse verte. Comme des mares la préservaient de trop fréquentes
visites de la police, cette construction indestructible abritait, bien
qu’elle n’eût pas de toit, beaucoup de misérables sans domicile.

Elle en était toujours pleine; couverts de haillons, affamés, craignant
la lumière du soleil, ils vivaient dans cette ruine comme des hiboux;
Konovalov et moi étions toujours les bienvenus chez eux, parce que tous
les deux nous sortions de la boulangerie munis de pain blanc; nous
achetions en chemin un quart de seau d’eau-de-vie et tout un étalage de
tripes. Pour deux ou trois roubles, nous organisions un bon repas aux
«gens de la verrerie», comme nous les appelions.

Ils nous payaient en récits, dans lesquels la vérité la plus émouvante
se mêlait au plus naïf mensonge. Chaque récit était comme une dentelle
où les fils noirs dominaient,--c’était la vérité,--mais où aussi étaient
des fils de différentes couleurs,--c’était le mensonge. Cette dentelle
nous entortillait le cerveau et le cœur et faisait mal en imprimant son
dessin douloureux et varié. Les «gens de la verrerie» nous aimaient à
leur manière et presque toujours ils m’écoutaient attentivement. Une
fois, je leur lus «Pour qui fait-il bon vivre en Russie?»[2] et en même
temps que des rires homériques, j’entendis des remarques précieuses.

  [2] Poème de Nekrassov.

Chaque homme qui lutte avec la vie, qui est vaincu par elle et
prisonnier de sa boue est plus un philosophe que Schopenhauer, parce que
jamais une idée abstraite ne prendra une forme aussi précise et imagée
que la pensée que tire d’un cerveau la souffrance. La conscience de la
vie qu’avaient ces gens rejetés par-dessus bord me surprenait par sa
profondeur et j’écoutais avec avidité leurs récits, tandis que
Konovalov, lui, écoutait avec l’intention de combattre la philosophie du
narrateur et de m’entraîner à une dispute avec lui-même.

Après avoir entendu l’histoire, au ton de plaidoyer, d’un personnage
vêtu de la manière la plus fantastique et doué d’un visage rien moins
que candide, Konovalov se mettait à sourire d’un air rêveur et secouait
la tête avec doute.

--Tu ne me crois pas? demandait avec tristesse le conteur.

--Si, je te crois... Comment pourrait-on ne pas croire les gens? Même
quand tu vois qu’on te ment, crois, c’est-à-dire écoute et tâche de
comprendre pourquoi on t’a menti. Parfois le mensonge explique mieux que
la vérité ce qui se passe dans l’âme... Et quelle vérité pouvons-nous
dire de nous-mêmes? La plus dégoûtante... Tandis qu’on peut inventer
très bien... Ai-je raison?

--Oui, consentait le conteur. Mais pourquoi secouais-tu la tête?

--Pourquoi?... Parce que tu raisonnes mal... Tu racontes comme si, toute
ta vie, ce n’était pas toi, mais n’importe qui des passants qui la
faisait. Et toi-même, où étais-tu alors? Et pourquoi n’as-tu rien opposé
à ta destinée? Et comment est-ce que nous nous plaignons toujours des
hommes, puisque nous-mêmes sommes des hommes, et que par conséquent on
peut aussi se plaindre de nous. On nous empêche de vivre; alors, c’est
parce que nous aussi nous empêchons quelqu’un, n’est-ce pas? Comment
expliquer cela?

Et Konovalov ajoutait sentencieusement:

--Il faut construire une telle existence que tout le monde y soit au
large et ne gêne personne. Et qui doit refaire la vie? demandait-il d’un
air vainqueur, et puis, comme s’il craignait qu’on ne lui dérobât sa
réponse, il répondait lui-même:

--Nous, nous, et personne d’autre. Et comment refaire la vie, si nous ne
savons pas nous y prendre et si nous n’avons pas eu de chance? Donc, mes
amis, tout l’appui, c’est nous! Et c’est connu, ce que nous sommes...

On lui répondait en se justifiant, mais il s’obstinait: personne n’était
coupable envers nous, et chacun de nous était le seul coupable envers
lui-même.

Il était très difficile de le faire démordre de cette idée, et plus
difficile encore de comprendre son appréciation de l’humanité. D’un
côté, les hommes lui apparaissaient comme ayant des droits; d’autre
part, ils lui semblaient chétifs, hésitants, incapables d’autre chose
que de plaintes.

Souvent des discussions de ce genre, commencées à midi, se terminaient à
minuit; Konovalov et moi, nous revenions de chez les «gens de la
Verrerie» les jambes dans l’eau jusqu’aux genoux.

Une fois, nous faillîmes nous noyer dans un marais; une autre, nous
passâmes la nuit au poste avec une vingtaine de nos amis qui, au point
de vue de la police, étaient suspects.

Il y avait des jours où nous n’étions pas disposés à faire de la
philosophie, et nous allions dans les champs, très loin, derrière la
rivière, où étaient de petits lacs pleins de minuscules poissons que
l’inondation y avait jetés. Dans les buissons, au bord d’un de ces lacs,
nous allumions un feu dont nous avions besoin seulement pour la beauté
qu’il ajoutait au paysage, et nous lisions à haute voix, ou bien nous
parlions de la vie. Et quelquefois Konovalov proposait d’un air songeur:

--Maxime, regardons le ciel.

Nous nous couchions sur le dos et nous fixions la voûte sans fond du
ciel. Au commencement, nous entendions le bruit des feuilles et le
clapotement de l’eau dans le lac, nous sentions la terre au dessous de
nous et tout ce qui nous entourait... Puis, peu à peu, le ciel bleu,
comme s’il nous attirait à lui, entourait nos esprits d’un brouillard;
nous perdions la conscience de l’existence, nous étions arrachés à la
terre, comme si nous nagions dans le désert du ciel, mi-somnolents,
mi-extatiques, nous efforçant de ne pas rompre le charme par une parole
ou un mouvement.

Nous restions ainsi plusieurs heures de suite et revenions à l’ouvrage,
renouvelés de corps et d’âme et rafraîchis par le contact de la nature.

Konovalov l’aimait d’un amour profond et muet, qu’il exprimait seulement
par l’éclat tendre de ses yeux et toujours, quand il se trouvait dans
les champs ou sur la rivière, il s’imprégnait d’une humeur paisible et
douce, qui augmentait encore sa ressemblance avec un enfant. Parfois, il
disait, avec un profond soupir, en regardant le ciel:

--Ah! que c’est beau!

Et, dans cette exclamation, il y avait plus de signification et de
sentiment que dans la rhétorique de plusieurs poètes. Ceux-ci
s’extasient pour soutenir leur réputation d’hommes qui comprennent avec
raffinement le beau, plutôt que par un culte véritable de l’indicible
aménité de la nature, et, comme toutes choses, la poésie perd sa
simplicité sainte et sa spontanéité quand on en fait une profession.

                   *       *       *       *       *

Deux mois s’étaient écoulés ainsi, pendant lesquels nous avions beaucoup
causé et beaucoup lu, Konovalov et moi. «La révolte de Stenka» avait été
tant de fois relue, qu’il la racontait facilement, page par page, sans
rien passer.

Ce livre était pour lui ce qu’est un conte de fées pour un enfant
impressionnable. Il appelait les choses qu’il employait du nom de ses
héros et quand, une fois, un pot tomba par terre et se brisa, il s’écria
avec colère et regret:

--Eh! toi, vieux guerrier!

Les pains mal cuits s’appelaient «Frolka», le levain «les pensées de
Stenka»; Stenka lui-même était synonyme de tout ce qui était grand,
exceptionnel et mal chanceux.

De Capitolina, après la lettre et ma réponse, le premier jour de
l’installation de Konovalov, il n’avait presque plus été question.

Je savais qu’il lui avait envoyé de l’argent par l’intermédiaire d’un
certain Philippe, avec prière de se porter garant à la police en son nom
pour la jeune femme; mais ni le Philippe ni la fille n’avait donné de
réponse.

Et voilà qu’un soir, pendant que nous mettions les pains au four, la
porte de la cuisine s’ouvrit, et, du couloir obscur, une voix basse de
femme, timide et hardie en même temps, prononça:

--Excusez-moi...

--Que vous faut-il? demandai-je, tandis que Konovalov, sa pelle
abaissée, se tirait la barbe d’un air troublé.

--Le boulanger Konovalov travaille ici?

Maintenant, elle était sur le seuil, et la lumière de la lampe suspendue
tombait sur sa tête, qu’elle avait couverte d’un châle de laine blanc.
Sous le châle regardait un visage rond, joli, au nez retroussé, aux
joues pleines où le sourire des lèvres rouges et charnues mettait des
fossettes.

--Oui... répondis-je.

--Oui, oui! s’écria, avec une joie subite et trop démonstrative,
Konovalov qui jeta la pelle et s’avança à grands pas vers la visiteuse.

--Mon petit Sacha! soupira-t-elle profondément.

Ils s’embrassèrent, ce pourquoi Konovalov dut se pencher beaucoup.

--Eh! bien, quoi? Y a-t-il longtemps que tu es ici? Tu es libre? C’est
bien! Tu vois, je le disais... Maintenant, ta route est bonne: marche
avec assurance!

Konovalov paraissait s’excuser avec hâte, il restait sur le seuil et ne
retirait pas ses bras, qu’il avait mis à la taille et au cou de la jeune
femme.

--Maxime! Escrime-toi tout seul, ce soir, frère, et moi je m’occuperai
des dames... Où es-tu descendue, Capa?

--Mais je suis venue directement chez toi.

--Ici! Ici, c’est impossible... Ici, on fait le pain!... Tout à fait
impossible. Notre patron est l’homme le plus sévère. Il faudra
t’arranger ailleurs pour la nuit... Trouve une chambre. Aïe, aïe!...

Ils s’en allèrent. Je restai à m’escrimer et je ne m’attendais guère à
revoir Konovalov avant le matin, lorsque, après trois heures d’absence,
il reparut. Mon étonnement augmenta encore quand, l’ayant regardé dans
l’espoir de lui trouver une mine rayonnante, je le vis maussade,
attristé et fatigué.

--Qu’as-tu? demandai-je, intrigué de cette mine qui s’accordait peu avec
ce qui venait d’arriver.

--Je n’ai rien... répondit-il d’un air abattu, et, après un moment de
silence, il cracha férocement.

--Mais pourtant? insistai-je.

--Que me veux-tu encore? dit-il avec lassitude, en s’étendant de tout
son long sur les coffres. Pourtant, pourtant, pourtant, c’est une femme
et voilà tout!

J’eus beaucoup de mal à l’amener à s’expliquer, et enfin il le fit en
ces termes à peu près.

--Je dis que c’est une femme. Si je n’avais pas été un imbécile, il ne
serait rien arrivé. As-tu compris? Voilà, toi tu dis: «Une femme est un
être humain.» Certainement qu’elle ne marche que sur ses pattes de
derrière, qu’elle ne broute pas, qu’elle dit des paroles, qu’elle rit...
donc elle n’est pas un animal. Et pourtant elle ne nous vaut pas. Oui!
Pourquoi?... Mais, je n’en sais rien. Je sens qu’il y a quelque chose,
mais je ne puis comprendre quoi... Voilà, Capitolina, ce qu’elle a
imaginé. «Je veux vivre avec toi, comme qui dirait ta femme. Je désire,
dit-elle, être ton chien...» C’est tout à fait saugrenu!... «Mais, chère
petite, lui disais-je, tu n’es qu’une sotte. Pense, comment pourrais-tu
vivre avec moi? Premièrement je suis un ivrogne, deuxièmement je n’ai
pas de foyer, troisièmement je suis un vagabond et ne puis tenir en
place... et encore beaucoup d’autres choses...» lui disais-je. Et elle:
«Ça m’est égal que tu sois un ivrogne. Tous les ouvriers sont d’amers
ivrognes et pourtant ils ont des femmes; il y aura un foyer, du moment
qu’il y aura une femme, et alors tu ne te sauveras plus...» Je lui
répondis: «Capa, je ne saurais consentir, parce que, je le sais, une
telle vie me serait impossible et je ne m’y ferais jamais.» Et elle:
«Alors je sauterai dans la rivière.» Et moi, je lui dis: «Stupide!» Et
elle de m’injurier et comment! «Tu n’as fait que me troubler, éhonté que
tu es, monstre, menteur, long diable!» Et elle allait, et elle allait...
Elle était simplement si furieuse contre moi que je me serais sauvé.
Puis elle se mit à pleurer. Elle pleurait et me faisait des reproches:
«Pourquoi, me disait-elle, m’as-tu retirée de là, si tu n’avais pas
besoin de moi, et où irai-je maintenant? Diable roux que tu es! Fi!...»
Que faire d’elle maintenant?

--Mais, vraiment, pourquoi lui as-tu fait quitter cette maison?
demandai-je.

--Pourquoi? En voilà un imbécile! Parce que je la plaignais... et que
chacun aurait eu pitié d’elle à ma place. Mais pour ce qui est de... et
tout ce qui s’ensuit, nenni. Je ne puis consentir à cela. Quel mari
ferais-je? Mais si j’avais été capable de rester en cet état, il y a
longtemps que je me serais décidé. Il y avait des raisons pour cela!
J’en aurais pu prendre qui avaient une dot... et tout... Mais, si c’est
au-dessus de mes forces, comment puis-je entreprendre une telle chose?
Qu’elle pleure, c’est mauvais, bien sûr; mais comment faire aussi? Je ne
puis pas.

Il secoua la tête pour affirmer son «je ne puis pas» navré, se leva de
dessus le coffre, et, se hérissant des deux mains la barbe et les
cheveux, commença, la tête baissée, crachant de côté, à arpenter la
cuisine.

--Maxime, commença-t-il d’un air confus, si tu allais la voir et lui
expliquer à quel propos et pourquoi... hein?... Va, frère.

--Mais que lui dirai-je?

--Toute la vérité!... Il ne peut pas, cela ne lui convient pas du
tout... Ou bien, voilà qui serait une idée... Dis: «Il a une mauvaise
maladie...»

--Quelle espèce de vérité serait-ce? demandai-je en riant.

--Oui, ce n’est pas vrai... Mais ce serait une excellente raison, hein?
Ah! que le diable l’emporte, en voilà un embarras! Ma femme, hein? Mais
je n’y avais pas songé une seule petite fois. Qu’ai-je besoin d’une
femme?

Il fit des bras un geste de doute et d’effroi qui prouvait clairement
qu’il n’avait que faire d’une femme. Malgré le comique de son récit, le
côté dramatique de cette histoire me préoccupait pour mon ami et cette
jeune femme. Lui, marchait toujours en se parlant à lui-même.

--Et elle m’a déplu maintenant affreusement! Elle m’enlize, elle
m’absorbe comme qui dirait un marais sans fond. Elle s’est trouvé un
mari! Elle n’est pas trop intelligente, mais elle est rusée quand même.

En lui commençait à parler l’instinct du nomade, son éternel désir de
liberté sur lequel on empiétait.

--Non, ce n’est pas avec un vermisseau qu’on m’attrapera. Je suis une
grosse pièce! s’écria-t-il avec vantardise. Voici ce que je ferai, oui,
en vérité.

Et, s’étant arrêté au milieu de la cuisine, il songeait en souriant. Je
suivais le jeu de sa physionomie excitée et je tâchais de deviner sa
décision.

--Maxime!... En marche pour Koubagne!

Je ne m’attendais pas à celle-là. J’avais sur lui des vues pédagogiques
et littéraires; je nourrissais le secret espoir de lui apprendre à lire
et de lui communiquer tout ce que je savais moi-même à cette époque. Il
eût été intéressant de voir ce qui en serait résulté... Il m’avait
promis de rester en place tout l’été, ce qui faciliterait ma tâche, et
tout à coup...

--Qu’est-ce que tu inventes encore? lui dis-je un peu troublé.

--Mais, que faire enfin? s’écria-t-il.

Je commençai à lui dire que peut-être le crampon de Capitolina n’était
pas si effroyablement sérieux qu’il le pensait, qu’il fallait attendre
et voir.

Et même il se fit que nous n’eûmes pas longtemps à attendre.

Nous causions, assis par terre près du four, le dos tourné aux fenêtres.
Il était minuit environ, et il y avait une heure et demie ou deux heures
que Konovalov était revenu. Tout à coup, derrière nous, retentit un
bruit de verre brisé, et une assez grosse pierre tomba bruyamment sur le
plancher. Effrayés, nous sautâmes sur pieds et courûmes à la fenêtre.

--Manqué! cria une voix perçante. J’ai mal visé! Sinon...

--Allons-nous-en, rugissait une basse féroce. Allons-nous-en, je
l’arrangerai après.

Un rire ivre et aigu, effroyable, hystérique, qui déchirait les nerfs,
pénétrait par volées à travers le carreau brisé.

--C’est elle! dit avec ennui Konovalov.

Pour le moment, je voyais seulement deux jambes, qui pendaient du
trottoir dans l’espace vide devant nos fenêtres. Elles s’agitaient
étrangement, frappant du talon contre le mur en brique du trou, comme si
elles cherchaient un appui.

--Mais allons-nous-en! bredouillait la voix de basse.

--Laisse-moi, ne me tire pas. Laisse-moi dire ce que j’ai sur le cœur.
Sacha! adieu!...

Suivaient d’impossibles injures.

M’étant approché de la fenêtre, j’aperçus Capitolina. Penchée en avant,
les mains accrochées au trottoir, elle s’efforçait de regarder dans la
cuisine; ses cheveux épars couvraient ses épaules et sa poitrine. Le
petit châle blanc était de travers, le corsage déchiré. Capitolina,
affreusement ivre, se balançait de droite à gauche avec des hoquets,
jurant, poussant des cris sauvages, tremblant de tout son corps,
ébouriffée, le visage rouge inondé de larmes.

Sur elle se penchait une haute figure d’homme. Il s’appuyait d’une main
à son épaule, de l’autre au mur de la maison, et criait sans
discontinuer:

--Allons-nous-en!

--Sacha! C’est toi qui m’as perdue... Comprends cela. Sois maudit, grand
diable roux! Que tu ne voies plus la lumière de Dieu! J’espérais me...
me rétablir... tu t’es moqué, brigand, tu t’es moqué de moi. Nous
compterons plus tard: c’est bon!... Ah! tu te caches, tu as honte,
maudit!... Sacha, mon chéri!...

--Je ne me cache pas... dit d’une voix épaisse et sourde Konovalov, en
s’approchant de la fenêtre et en montant sur le coffre. Je ne me cache
pas et tu as tort... Je te voulais du bien. Je pensais que cela serait
mieux, mais tu as imaginé des choses impossibles...

--Sacha, veux-tu me tuer?

--Pourquoi t’es-tu enivrée? Est-ce que tu pouvais savoir ce qui
arriverait demain?

--Sacha, Sacha, noie-moi dans la rivière.

--Assez, allons-nous-en!

--Vaurien! pourquoi avais-tu fait semblant d’être bon?

--Qu’est-ce que ce bruit, hein? Qui êtes-vous?

Le sifflet du gardien de nuit se mêla à la conversation, la couvrit et
se tut.

--Pourquoi, diable, ai-je cru en toi? sanglotait la jeune femme à la
fenêtre.

Puis, ses jambes frémirent, s’élevèrent rapidement et disparurent dans
l’obscurité. On entendit une conversation sourde, du bruit.

--Je ne veux pas aller au poste! Sacha! criait avec détresse Capitolina.

Sur le trottoir, des pas lourds résonnèrent, des sifflets, des sanglots
sourds, des cris.

--Sacha! Cher!...

Il semblait qu’on martyrisait quelqu’un sans pitié. Tout cela
s’éloignait de nous, devenait indistinct, et disparut comme un
cauchemar.

Abasourdis, écrasés par cette scène si rapide, Konovalov et moi
regardions la rue à travers l’obscurité et ne pouvions revenir à nous
après ces pleurs, ces cris, ces injures, ces commandements brusques et
ces gémissements maladifs. Je me rappelais divers sons et j’avais peine
à croire que je n’avais pas rêvé. Ce petit drame si affreux avait fini
si vite!

--C’est tout!... dit simplement et avec humilité Konovalov, en écoutant
le calme de la nuit sombre qui le regardait, sévère et silencieuse.

--Ce qu’elle m’a dit!... reprit-il avec étonnement après quelques
secondes. Elle est au poste... ivre... avec ce grand diable. Comme elle
a vite décidé!

Il soupira profondément, s’assit sur un sac, se prit la tête dans les
mains, se balança et me dit à demi-voix:

--Raconte-moi, Maxime; qu’est-ce qui s’est donc passé? Je veux dire:
quelle est ma part dans tout cela?

Je lui dis que toute la faute était à lui. Il aurait dû savoir d’abord
ce qu’il voulait et, dès le début de l’affaire, en présumer la fin
probable. Il n’avait rien compris, rien prévu; il était à blâmer en
tout. J’étais irrité contre lui, les gémissements et les cris de
Capitolina, les «allons-nous-en» ivres, tout cela était dans mes
oreilles et je n’avais aucune compassion pour mon camarade.

Il m’écoutait, tête baissée, et, quand j’eus fini, il se redressa et sur
son visage je lus l’épouvante et l’étonnement.

--En voilà une histoire! s’écria-t-il. C’est superbe! Ah! comment? Que
faire maintenant avec elle?

Son accent était si naïf, si pénétré de la conviction de sa faute envers
cette jeune femme et d’incertitude douloureuse, que j’eus pitié de lui.
Je me dis que j’avais peut-être été trop dur et rigide envers lui.

--Et pourquoi seulement ne l’ai-je pas laissée où elle était? disait
avec repentir Konovalov. Ah! Dieu, ce qu’elle m’a dit!... Voilà, je vais
aller là-bas au poste, j’intercéderai. Je la verrai... et tout, enfin!
Je lui dirai quelque chose. Faut-il que j’aille?

Je lui fis remarquer que rien de bon ne résulterait de cette entrevue.
Que pourrait-il lui dire? En outre, elle était ivre et probablement
dormait déjà.

Mais il s’obstinait dans son idée.

--J’irai, attends. Car enfin je lui veux du bien... Quelles espèces de
gens sont avec elle? J’irai. Toi, reste ici... je reviens bientôt.

Et, s’étant coiffé de son bonnet, les pieds nus dans les grandes bottes
dont il était si fier d’habitude, il sortit rapidement de la cuisine.

Je finis mon travail et me couchai. Quand, le matin, je regardai
machinalement la place où dormait Konovalov, il n’y était pas encore.

Il ne fit son apparition que le soir, sombre, ébouriffé, des rides
profondes au front et comme un brouillard dans ses yeux bleus. Sans me
regarder, il s’approcha des coffres, s’assura de ce que j’avais fait et
se coucha par terre en silence.

--Eh bien! l’as-tu vue? demandai-je.

--C’est pour cela que j’étais allé.

--Et alors?

--Rien.

Il était évident que Konovalov ne désirait pas parler. Comptant que
cette humeur ne durerait guère, je ne l’ennuyai pas de questions. Il
garda le silence toute cette journée, me jetant seulement par nécessité
quelques phrases brèves au sujet de l’ouvrage; il marchait dans la
cuisine, la tête baissée et les yeux troubles comme à son retour. On eût
dit que quelque chose s’était éteint en lui. Il travaillait lentement et
sans entrain, comme lié par ses pensées. La nuit, quand nous eûmes mis
les pains au four, et comme, par crainte de les brûler, nous ne nous
couchions pas, il me demanda:

--Fais-moi la lecture de quelque chose de Stenka.

Sachant que la description de la torture l’impressionnait par-dessus
tout, je choisis cet endroit du récit. Il écoutait, étendu immobile sur
le dos, et regardait sans cligner la voûte enfumée du plafond.

--Stenka est mort. On a eu raison de cet homme, dit lentement Konovalov.
Et pourtant, dans ce temps-là, on pouvait vivre. On était libre. Il y
avait où s’étirer, où soulager son âme. Maintenant il n’y a que
tranquillité et soumission... bon ordre... En n’y regardant pas de trop
près, la vie est bien organisée! Des livres, des écoles! Et pourtant
l’homme vit sans protection aucune et personne ne s’occupe de lui. On ne
doit pas faire le mal, et il est impossible de ne pas le faire... Les
rues des villes sont bien tenues, mais dans l’âme des gens il n’y a que
trouble. Et personne ne comprend rien.

--Sacha! Comment feras-tu avec Capitolina? demandai-je.

--Quoi? s’écria-t-il, en sursautant. Avec Capa? Fini!

Il fit un geste résolu de la main.

--C’est toi qui as rompu?

--Moi? non... elle a rompu elle-même.

--Comment?

--C’est tout simple. Elle a repris son ancienne occupation. Tout est
comme par le passé. Seulement, avant, elle ne s’enivrait pas, et
maintenant elle s’enivre... Sors les pains. Je vais dormir.

Tout redevint silencieux dans la cuisine. La lampe fumait, la croûte des
pains sur les rayons crépitait en séchant. Dans la rue, devant nos
fenêtres, les gardiens de nuit causaient. Et un bruit étrange arrivait
encore: c’était comme le grincement d’un volet ou le gémissement d’une
personne.

Je retirai les pains et me couchai; mais je ne pus m’endormir, et restai
les yeux mi-clos à écouter les bruits de la nuit. Tout à coup je vis
Konovalov se lever silencieusement; il prit sur une planche le livre de
Kostomarov et l’approcha de ses yeux. Je voyais distinctement son visage
préoccupé, je le voyais promener son doigt sur les lignes, hocher la
tête, tourner les pages, les regarder fixement, puis me regarder, moi.
Quelque-chose d’étrange, de tendu et d’interrogateur émanait de ses
traits préoccupés et maigris, nouveaux pour moi. Il me regarda
longtemps.

Je n’y pus tenir, et lui demandai ce qu’il faisait.

--Je pensais que tu dormais, répondit-il avec trouble. Puis, le livre à
la main, il s’assit à côté de moi et se mit à parler en hésitant.--Je
voulais te demander: n’y aurait-il pas un livre sur l’ordre dans la vie?
c’est-à-dire des indications... comment il faut faire? Il faudrait qu’on
expliquât les actions, lesquelles sont mauvaises et lesquelles sont
inoffensives... Moi, vois-tu, je suis troublé par mes actions... Celles
qui me paraissaient bonnes deviennent tout à coup mauvaises. Comme, par
exemple, cette affaire de Capa.--Il respira profondément et continua
avec force son interrogation: Ainsi, cherche un peu, s’il n’y aurait pas
un livre sur les actions? Et tu me le liras.

Il y eut quelques minutes de silence.

--Maxime!

--Eh bien?

--Comme Capitolina m’a dépeint!

--C’est bon, enfin... c’est assez!

--Certainement, que c’est fini maintenant... Mais, dis-moi, était-elle
dans son droit?

La question était épineuse; après réflexion, je répondis
affirmativement.

--C’est aussi ce que je pense: elle avait raison, oui... dit Konovalov
tristement, puis il se tut.

Il se tourna longtemps sur sa natte, se leva plusieurs fois, fuma,
s’assit à la fenêtre, se recoucha.

Puis je m’endormis, et, quand je me réveillai, il n’était plus là. Il ne
revint que le soir. On eût dit qu’il était couvert d’une espèce de
poussière et que, dans ses yeux troubles, se figeait quelque chose
d’immuable. Jetant sa casquette sur la planche, il soupira et s’assit à
côté de moi.

--Où as-tu été?

--J’ai été voir Capa.

--Eh bien?

--Fini! frère, je te l’avais dit.

--On ne peut rien faire avec cette engeance!

J’essayai de le distraire en parlant de la force de l’habitude et
d’autres choses aussi à propos. Konovalov se taisait avec obstination et
regardait le plancher.

--Non, qu’est-ce que ça? Ce n’est pas de ça qu’il s’agit! Je suis
simplement un homme contaminé. Je ne devrais pas être sur terre. Et
quand je m’approche de quelqu’un, alors il attrape la contagion du mal.
Et je ne puis apporter aux autres que le malheur... Si l’on y réfléchit,
à qui ai-je fait plaisir dans mon existence? A personne. Et pourtant
j’ai eu affaire avec bien des gens... Je suis un homme pourri...

--Quelle bêtise!

--Mais si, c’est vrai! dit-il avec un mouvement convaincu de la tête.

Je m’efforçai de lui faire perdre cette conviction, mais de tous mes
discours il ne tirait qu’une plus grande assurance de son inadaptation à
la vie.

Dans les moments de liberté, il se couchait à terre et regardait le
plafond. Son visage avait beaucoup maigri et ses yeux avaient perdu leur
éclat enfantin.

--Sacha, qu’as-tu? lui demandai-je.

--C’est la crise qui commence, m’expliqua-t-il simplement. Bientôt, je
perdrai toute retenue et me gorgerai d’eau-de-vie. Cela me brûle déjà
intérieurement... comme une nausée, tu sais... Le temps est arrivé...
S’il n’y avait pas eu cette histoire, je me serais encore maintenu, mais
elle me ronge... Qu’est-ce, enfin? Je voulais faire une bonne action et
tout à coup... C’est illogique! Oui, frère, il faudrait dans la vie de
l’ordre pour les actions. Est-il possible qu’on ne sache inventer une
loi, pour que tout le monde agisse de même et que tout le monde puisse
se comprendre? Car on ne peut pas vivre ainsi, à une telle distance les
uns des autres! Et comment les hommes intelligents ne comprennent-ils
pas qu’il faut faire de l’ordre sur terre et expliquer les gens à
eux-mêmes? Eh! mon Dieu!...

Absorbé dans cette pensée de l’ordre nécessaire dans la vie, il
n’écoutait pas mes discours. Je remarquai même qu’il s’écartait de moi.
Un jour, ayant écouté pour la centième fois mon projet de réorganisation
universelle, il se fâcha presque.

--Eh! toi... J’ai déjà entendu cette histoire... Ce n’est pas de la vie
qu’il s’agit, mais de l’homme lui-même. L’essentiel, c’est l’homme, tu
comprends? D’après ce que tu dis, pendant que tout, autour de lui, se
transforme, l’homme doit rester comme il est. En voilà une idée!... Non,
c’est lui que tu dois reconstruire: montre-lui son chemin, donne-lui de
la lumière et de l’espace sur terre. Voilà à quoi il faut tendre.
Enseigne-lui à trouver sa voie. Tandis que tout cela... ce n’est que des
imaginations!...

Je protestai; il s’échauffait, devenait sombre et s’écriait avec humeur:

--Eh! laisse donc!

Il partit un soir et ne revint ni la nuit ni le lendemain matin. A sa
place apparut le patron, l’air préoccupé, qui déclara:

--Notre Sacha fait la fête. Il est dans «le Mur». Il faut chercher un
autre pétrisseur.

--Peut-être se remettra-t-il?

--Compte là-dessus! Je le connais, moi...

J’allai au «Mur», bouge ingénieusement organisé contre un mur de
pierres. Il n’avait pas de fenêtres et la lumière y pénétrait par une
ouverture du plafond. En somme, ce n’était qu’un trou carré, creusé dans
le sol et recouvert de planches. Il était imprégné d’une odeur de terre,
de mauvais tabac et d’eau-de-vie,--tout un bouquet de parfums qui, au
bout d’une demi-heure, vous cassaient la tête. Mais les habitués de ce
bouge, de sombres individus sans occupations précises, s’y étaient faits
comme à beaucoup d’autres choses insupportables au premier abord. Ils
restaient là toute la journée à attendre quelque ouvrier fêtard pour le
plumer.

Konovalov était assis à une grande table ronde, au milieu du cabaret,
entouré de six personnages respectueux et bassement flatteurs,
fantastiquement accoutrés de costumes en lambeaux, à figures de brigands
de Hoffmann.

On buvait de la bière et de l’eau-de-vie mélangées et l’on mangeait
quelque chose qui ressemblait fort à des morceaux de terre glaise sèche.

--Buvez, amis, buvez tant que vous pouvez. J’ai de l’argent et j’ai des
vêtements... J’aurai assez pour trois jours. Je boirai tout et... fini!
Je ne veux plus travailler et je ne veux plus rester ici.

--La ville est détestable! dit un individu qui ressemblait à John
Falstaff.

--Travailler? dit un autre, qui paraissait interroger le plafond, et il
ajouta avec étonnement: Est-ce qu’on est au monde pour travailler?

Et tous se mirent à crier en même temps, prouvant à Konovalov son droit
de tout boire, et élevant même ce droit jusqu’au devoir impérieux de
tout boire avec eux précisément.

--Ah! Maxime, son sac sur l’échine! essaya de rimer Konovalov. Tiens,
scribe et pharisien, bois! Moi, frère, j’ai déraillé complètement. Fini!
Je veux tout boire jusqu’à mes cheveux... Quand je n’aurai plus que mes
cheveux, je m’arrêterai. Et toi, veux-tu, dis?

Il n’était pas ivre encore, seulement ses yeux bleus brillaient d’un
éclat désespéré d’ennui, et sa superbe barbe, qui lui couvrait la
poitrine d’un éventail de soie, remuait à cause du tremblement nerveux
de sa mâchoire. Le col de sa chemise était défait, sur son front blanc
scintillaient de toutes petites gouttes de sueur et sa main tendue à
moi, avec un verre de bière, était mal assurée.

--Laisse cela, Sacha, allons-nous-en! dis-je en lui mettant la main sur
l’épaule.

--Laisser cela?--Il se mit à rire.--Si tu étais venu dix ans plus tôt et
que tu m’aies tenu ce langage... peut-être l’aurais-je fait. Mais
maintenant, j’aime autant continuer. Pourquoi pas? Je sens tout, chaque
mouvement de la vie... mais je ne comprends rien et ne connais pas mon
chemin... Je sens... et je bois parce que je n’ai rien d’autre à
faire... Bois aussi!

Sa compagnie me regardait avec un mécontentement manifeste, et les six
paires d’yeux me mesurèrent avec une intention qui n’était guère
pacifique.

Les pauvres! ils craignaient que je n’emmenasse Konovalov; alors, adieu
le régal qu’ils avaient attendu huit jours peut-être.

--Frères! c’est mon camarade... un savant que le diable emporte! Maxime,
peut-être liras-tu ici de Stenka?... Ah! frères, les livres qu’il y a
sur terre! De Pila?... Maxime, dis?... Frères, ce n’est pas un livre,
c’est du sang et des larmes. Ah!... Pila, c’est moi, Maxime!... Et
Cissoïko, c’est moi encore... Je le jure! Voilà qui est expliqué.

De ses yeux démesurément ouverts, il me regardait avec effroi, et sa
lèvre inférieure tremblait étrangement. On me fit, d’assez mauvais gré,
place à la table. Je m’assis à côté de Konovalov, juste au moment où il
prenait un verre de bière mélangée d’eau-de-vie.

Évidemment, il désirait s’étourdir aussi vite que possible à l’aide de
ce breuvage. Après avoir bu, il prit sur l’assiette un de ces morceaux
de bœuf qui ressemblaient à de la terre glaise, le regarda et le jeta
par-dessus son épaule contre le mur du cabaret.

La compagnie grognait comme une meute affamée devant un os.

--Je suis un homme perdu... Pourquoi ma mère m’a-t-elle mis au monde? On
ne sait rien. C’est l’obscurité! et l’étroitesse!... Adieu, Maxime,
puisque tu ne désires pas boire avec moi. Je ne retournerai plus à la
boulangerie. Le patron me doit de l’argent: prends-le-lui et
apporte-le-moi, je le boirai... Non! garde-le pour des livres...
Veux-tu? Non, tu ne veux pas?... Mais, si, prends donc! Non?... C’est
que tu es un cochon!... Va-t’en, va-t’en!

Il s’enivrait et ses yeux étaient féroces. La compagnie était toute
prête à me chasser à coups de poings. Sans attendre cela, je partis.

Trois heures après, j’étais de nouveau dans le «Mur». Le groupe de
Konovalov s’était accru de deux hommes. Tous étaient ivres, lui moins
que les autres. Il chantait, les coudes sur la table, et regardait le
ciel par l’ouverture du plafond. Les ivrognes l’écoutaient, dans
différentes poses; quelques-uns hoquetaient. Konovalov chantait, d’une
voix de baryton qui, sur les notes hautes, dégénérait en fausset comme
chez tous les ouvriers. La joue sur la main, il faisait avec sentiment
des roulades tristes, et son visage était pâle d’émotion; il avait les
yeux mi-clos et le cou tendu en avant. Huit physionomies ivres, stupides
et rouges, le regardaient et, par instants, on entendait des grognements
et des hoquets. La voix de Konovalov vibrait et pleurait, et gémissait,
et il était indiciblement triste de voir ce brave garçon qui chantait sa
lamentable chanson.

La mauvaise odeur, les figures rouges et en sueur, les deux lampes à
pétrole et les murs noirs de boue et de fumée du cabaret, son plancher
de terre et l’ombre qui envahissait ce trou,--tout était pénible et
maladivement fantastique. On aurait pu croire que ces individus étaient
enterrés vivants et que l’un d’eux chantait une dernière fois avant de
mourir, pour faire ses adieux au ciel. Un tranquille désespoir, un ennui
sans issue frémissaient dans le chant de mon compagnon.

--Maxime, tu es ici? Veux-tu être mon essaüle[3]? Ami, viens! dit-il, en
interrompant son élégie et me tendant la main. Je suis tout prêt,
frère... Ameutons une horde... Et voilà! Puis il y aura encore des gens.
Nous trouverons. Tout cela n’est rien! Nous appellerons Pila et
Cissoïko... et nous leur donnerons tous les jours du gruau et de la
viande... C’est bien? Tu consens? Tu prendras avec toi des livres, tu
liras Stenka et les autres... Ami! Ah! je suis triste, triste...

  [3] Grade supérieur chez les Kosaks du Don.

Il frappa de toute sa force la table avec son poing. Les verres et les
bouteilles retentirent, et la compagnie réveillée emplit le cabaret d’un
bruit infernal.

--Buvez, camarades! cria Konovalov, buvez, allégez vos âmes, buvez tout
ce que vous pourrez!

Je m’en allai. A la porte de la rue, je m’attardai; j’entendis Konovalov
faire des discours d’une langue pâteuse, et, quand il se fut remis à
chanter, je retournai à la boulangerie. A ma suite gémit et pleura
longtemps une gauche et ivre chanson.

Deux jours après, Konovalov avait disparu de la ville.

J’eus, plus tard, une fois encore l’occasion de le voir.

Il faut être né dans une société policée, pour avoir la patience d’y
vivre toute sa vie et pour n’avoir jamais le désir de quitter cette
sphère de conventions pénibles, de petits mensonges vénéneux consacrés
par l’usage, d’ambitions maladives, d’étroit sectarisme, de diverses
formes d’insincérité, en un mot de toute cette vanité des vanités qui
gèle le cœur, corrompt l’esprit, et qu’on appelle avec si peu de raison
la civilisation. Je suis né et j’ai été élevé en dehors de cette société
et, pour cette raison qui m’est précieuse, je ne puis accepter sa
culture par fortes doses sans bientôt éprouver la nécessité de sortir de
son cadre et de me reposer des complications multiples, des raffinements
maladifs de ce genre d’existence.

A la campagne, il fait presque aussi insupportablement écœurant et
ennuyeux que parmi les gens cultivés. Le mieux est de s’en aller dans
les rues les plus misérables des villes, où, quoiqu’il y fasse très
sale, tout est sincère et simple, ou bien d’aller seulement se promener
par les champs et les routes, ce qui est toujours intéressant,
rafraîchit moralement et ne demande pas d’autres moyens de transport que
de bonnes jambes.

Il y a cinq ans, j’entrepris justement une promenade de ce genre et,
cheminant dans la vaste Russie sans aucun itinéraire déterminé,
j’arrivai à Théodocie. On y commençait alors la construction d’une
digue, et, dans l’espoir de gagner un peu d’argent pour la route, je me
présentai au lieu où l’on travaillait.

Dans mon désir de jeter un coup d’œil d’ensemble sur les travaux, je
gravis une montagne et m’assis, regardant la mer sans limites et les
tout petits hommes qui lui faisaient des remparts.

Le large tableau du travail humain se déroula devant moi: toute la rive
pierreuse de la baie était creusée; partout il y avait des trous, des
tas de pierres et de bois, des brouettes, des pieux, des barres de fer,
des outils pour l’aménagement des voûtes, des machines de bois
compliquées, et au milieu de tout cela s’agitaient des êtres humains.
C’étaient eux qui, après avoir déchiré la montagne à l’aide de la
dynamite, la morcelaient avec des pics, déblayaient une surface plane
pour y mettre une voie ferrée; c’étaient eux qui pétrissaient, dans
d’énormes caisses, du ciment et, après en avoir fait des cubes énormes,
les plongeaient dans la mer, construisant ainsi un rempart contre la
force titanique de ses infatigables vagues. Ils paraissaient petits
comme des larves sur le fond brun de la montagne, mutilée par eux, et
ils s’agitaient aussi comme des larves dans les tas de pierres, de bois,
de débris, au soleil ardent de midi... On aurait dit qu’ils voulaient se
cacher du soleil et faire la ruine autour d’eux en pénétrant dans le
sein de la montagne, tant le soleil était brûlant et le chaos désolé.

Dans l’air lourd flottait un bruit gémissant et fort, les épieux
frappaient la pierre, les roues des brouettes grinçaient, le pilon de
fer tombait lourdement sur le bois du pilotis, la «Doubinouchka»[4]
pleurait, les haches sonnaient, les hommes petits et gris criaient sur
tous les tons.

  [4] Chanson populaire que chantent les ouvriers.

En un endroit, un groupe d’ouvriers, ahanant, s’acharnait contre un
immense bloc de rocher, avec l’espoir de le déplacer; ailleurs on avait
soulevé une lourde poutre et on criait à perte d’haleine:--Hardi! Et la
montagne, toute crevassée, répétait sourdement: i--i--i!

Sur la ligne brisée des planches jetées partout, avançait lentement une
file d’hommes qui poussaient les wagonnets chargés de pierres, et à leur
rencontre venait, lentement aussi afin de faire durer les minutes de
repos, une autre file avec des wagonnets vides... Auprès d’un levier
était une foule compacte et bigarrée, et quelqu’un chantait d’une voix
traînarde et gémissante:

    Eh! mes frères, il fait bien chaud!
      Personne ne nous plaint jamais.
          Oï! Doubinouchka
              Va--a!

La foule hurlait, puissante, tirant sur les câbles, et la masse de fer
du pilon s’élevait en l’air et retombait; un bruit semblable à un soupir
se faisait entendre et tout le pilotis frissonnait. Sur tous les points
de l’espace entre la mer et la rivière, grouillaient les petits hommes
gris, remplissant l’air de leurs cris, de leur poussière et de leur
odeur. Parmi eux circulaient les contremaîtres, en vestes blanches aux
boutons de métal qui brillaient au soleil comme des yeux cruels. Le ciel
sans nuages, atrocement chaud, les nuées de poussière et les vagues de
sons formaient une symphonie du travail,--la seule musique qui ne fasse
jamais plaisir.

La mer s’était tranquillement étendue jusqu’à l’horizon brouillé, elle
battait doucement la rive de ses vagues transparentes, vivante de
mouvement et de bruit. Toute joyeuse au soleil, elle semblait sourire
débonnairement comme Gulliver qui savait qu’un seul de ses mouvements
pouvait détruire tout le travail de ces Lilliputes.

Elle était couchée, aveuglante d’éclat, grande, forte, bonne, et sa
puissante respiration soufflait sur la rive, rafraîchissant les êtres
las, appliqués à réduire la liberté de ses vagues, qui, elles,
caressaient si doucement la rive mutilée. La mer semblait plaindre les
gens: des siècles d’existence lui avaient fait comprendre que les
malfaiteurs véritables ne sont pas ces hommes qui construisent; elle
savait depuis longtemps que ceux-là ne sont que des esclaves et qu’on
leur impose cette lutte corps à corps avec les éléments dont la
vengeance est toujours proche. Ils construisent, ils peinent; leur sang
et leur sueur sont le ciment de tout ce qui se fait sur terre; mais ils
ne reçoivent rien eux-mêmes, après avoir mis toute leur force au service
du désir éternel de construire,--désir qui fait des miracles sur terre,
mais ne donne pas d’abri aux travailleurs et ne leur procure pas le pain
quotidien. Eux aussi sont un élément, et c’est pourquoi la mer n’est pas
courroucée et regarde avec indulgence le travail dont ils ne profitent
pas. Ces petites larves grises qui épuisent la montagne sont pareilles
aux gouttes de la mer, qui tombent les premières sur les rochers
inaccessibles de la rive, poussées par l’éternel désir qu’a la mer
d’élargir ses domaines, et sont les premières à mourir en se brisant
contre eux. Dans leur masse, ces gouttes font partie de la mer, elles
sont puissantes aussi et aiment à détruire quand le souffle de la
tempête les a irritées. La mer connaît de longue date les esclaves, ceux
qui construisirent jadis des pyramides dans le désert, et ceux de
Xerxès,--drôle d’homme qui pensait punir la mer avec trois cents coups
de verges parce qu’elle avait brisé ses ponts, pareils à des jouets
d’enfants. Les esclaves ont de tout temps été les mêmes; ils se
soumettaient, étaient mal nourris, et exécutaient toujours de grandes et
belles choses, divinisant quelquefois ceux qui les faisaient travailler,
plus souvent les maudissant, rarement s’insurgeant contre eux.

Et, souriant comme un titan qui a conscience de sa force, la mer
éventait de son haleine ceux qui, aveugles et esclaves, creusaient
misérablement la terre au lieu de s’élancer vers le ciel. La vague
caresse la rive semée de gens qui construisent un obstacle de pierre à
son mouvement; elle la caresse et chante sa chanson, sonore et douce, du
passé de tout ce qu’elle a vu sur les côtes de la terre.

... Parmi les ouvriers il y avait des figures bizarres, sèches et
bronzées, en bonnets rouges, petites jaquettes bleues, pantalons serrés
aux genoux et flottant sur le pied. C’étaient, comme je l’appris plus
tard, des Turcs d’Anatolie. Leurs voix de gosier se mêlaient au parler
lent et chantant des Viatitchi, dur et rapide des Volgiens et doux des
Petits-Russiens.

La disette sévissait en Russie, et la faim avait amassé ici les
représentants de presque tous les gouvernements frappés par la calamité.
Ils se partageaient en petits groupes, par pays. Seuls, les vagabonds,
ces cosmopolites, se distinguaient par leur air d’indépendance, leur
costume et leur langage des paysans, esclaves de la terre et n’ayant
rompu que provisoirement, sous la poussée du besoin, la chaîne qui les
liait à elle, mais gardant opiniâtrement le souvenir du sol natal. Les
vagabonds étaient de tous les groupes, parmi les Viatitchi comme parmi
les Petits-Russiens, se sentant partout à leur place; mais la majeure
partie d’entre eux se tenaient auprès du pilon parce que là l’ouvrage
était moins dur.

Quand je m’approchai d’eux, ils avaient les mains abaissées sur le
câble, attendant que l’inspecteur ait fini d’arranger la poulie qui,
sans doute, usait sa corde. Il tripotait au haut de la tour de bois, et
criait:

--Tire!

On tirait faiblement.

--Arrête... Tire encore! Arrête, marche!...

Le principal chanteur, grand gars qui depuis longtemps n’avait été rasé,
au visage grêlé et aux manières de soldat, remua les épaules, loucha de
côté, toussa et entonna:

    Le pilon chasse le pilotis dans la terre!

... La seconde ligne n’aurait pas trouvé grâce devant la censure la plus
indulgente et provoqua un éclat de rire unanime; elle était évidemment
improvisée, créée par l’inspiration spontanée du chanteur qui maintenant
se tordait la moustache, avec l’air d’un artiste habitué au succès et
sûr de son public.

--Allez! criait d’en haut, à tue-tête, l’inspecteur.

--C’est assez hennir!

--Fais attention, Mitritch, tu n’aurais qu’à faire explosion! lui
répondit d’en bas un des ouvriers.

Je connaissais bien cette voix, et je croyais avoir vu cette haute
silhouette aux larges épaules, au visage ovale éclairé par de grands
yeux bleus. Était-ce Konovalov? Mais Konovalov n’avait pas une balafre
de la tempe à la racine du nez, comme celle qui coupait le front haut de
ce garçon. Les cheveux de Konovalov étaient plus clairs et ne frisaient
pas en petites boucles comme chez celui-ci; Konovalov avait une large et
belle barbe, tandis que celui-ci se rasait et portait, comme les
Petits-Russiens, de longues moustaches pendantes. Et pourtant cet homme
avait quelque chose qui m’était familier. Je décidai de m’adresser à lui
pour lui demander le moyen d’obtenir de l’ouvrage immédiat, et j’épiai
le moment où on aurait fini d’enfoncer le pilotis.

--Ouh, ouh! soupirait puissamment la foule, s’affaissant quand elle
tirait sur la corde et puis se redressant rapidement, comme prête à
s’arracher de terre et à s’élever dans l’air. Le marteau pilon grinçait
et tremblait; au-dessus des têtes s’élevaient des bras nus, brûlés et
velus, qui se tendaient avec la corde; les muscles se nouaient, mais le
lourd morceau de fer s’élevait toujours à une hauteur moindre et son
choc contre le bois était plus faible. A voir ce travail on aurait pu
penser qu’une foule idolâtre, extasiée et désespérée levait les bras
vers un dieu muet et se prosternait devant lui. Les visages baignés de
sueur, sales et fixes, les cheveux emmêlés, collés aux fronts humides,
les cous bruns, les épaules tremblantes d’effort, tous ces corps à peine
recouverts de haillons bariolés, remplissaient l’air autour d’eux de
leurs émanations chaudes et, confondus en une seule masse lourde,
grouillaient gauchement dans l’atmosphère humide et ardente remplie
d’une épaisse odeur de transpiration.

--Assez! cria quelqu’un d’une voix méchante et brisée.

Les bras des ouvriers lâchèrent les cordes qui retombèrent mollement le
long du pilotis, tandis que les ouvriers eux-mêmes s’affaissaient
lourdement à terre, essuyant leur sueur, soufflant, s’étirant le dos, se
palpant les épaules et émettant un sourd murmure semblable au grognement
d’un grand animal en fureur.

--Pays! dis-je à l’homme que j’avais distingué.

Il se tourna paresseusement de mon côté; le regard de ses yeux glissa
sur mon visage, puis il les ferma à demi, m’examinant avec attention.

--Konovalov!

--Attends!...

Il me renversa la tête en arrière, d’une main, comme s’il s’apprêtait à
me saisir à la gorge, et tout à coup son visage rayonna d’un sourire
joyeux et bon.

--Maxime! Eh! toi... anathème! Ami... hein? Toi aussi tu as déraillé. Tu
t’es joint aux va-nu-pieds. Voilà qui est bien! C’est parfait!
Chemine... voilà tout! Y a-t-il longtemps? D’où viens-tu? Maintenant
nous arpenterons ensemble toute la terre? Était-ce une vie là-bas? Rien
qu’ennui, on ne vivait pas, on pourrissait. Et moi, frère, depuis lors,
je me promène par le monde. Où n’ai-je pas été? Quel air j’ai
respiré!... Mais non, comme tu t’es habillé drôlement... c’est à ne pas
te reconnaître: à ton costume tu es un soldat, à ta physionomie un
étudiant! Eh! dis, n’est-ce pas que c’est bon de vivre ainsi, d’errer de
place en place? Tu sais que je me souviens de Stenka, et de Tarass et de
Pila... de tout!...

Il me donnait des coups de poing dans le côté, me frappait l’épaule de
sa large paume comme s’il voulait faire de moi un bifteck. Je ne pouvais
placer un mot dans le feu d’artifice de ses questions et souriais
seulement, d’un air assez bête à coup sûr, en regardant cette bonne
figure radieuse. Moi aussi j’étais content de le voir, très content! Ma
rencontre avec lui me rappelait le commencement de ma vie, qui certes
valait mieux que sa continuation.

Enfin, je réussis à demander à mon vieil ami pourquoi il avait une
balafre, et pourquoi ses cheveux frisaient.

--Ça, vois-tu, c’est toute une histoire. Je voulais, avec deux autres
camarades, passer la frontière pour voir un peu la Roumanie. Nous
partîmes de Kagoula: c’est un bourg en Bessarabie, tout près de la
frontière. C’était la nuit, bien sûr, et nous avancions doucement. Tout
à coup... «Arrête!» Le cordon de douaniers! Et, dans la nuit, nous
tombâmes dessus. Que faire? se sauver naturellement. C’est alors qu’un
soldat m’a fendu la tête. Certes, il n’a pas très bien frappé, mais
pourtant j’ai traîné un mois à l’hôpital. Et ce qu’il y a de plus drôle,
c’est que le soldat était un pays: un des nôtres, de Mourom!... Lui
aussi fut bientôt transporté à l’hôpital: un contrebandier l’avait abîmé
d’un coup de couteau dans le ventre. Quand nous fûmes un peu remis, nous
nous débrouillâmes dans cette affaire. Le soldat me demanda: «C’est moi
qui t’ai cinglé comme ça?--Il faut bien que ce soit toi, pour que tu le
reconnaisses.--Sûrement c’est moi, dit-il: ne te fâche pas, c’est le
service qui veut ça. Nous pensions que vous aviez de la contrebande.
Voilà, moi aussi on m’a distingué, on m’a décousu le ventre. Il n’y a
rien à faire: la vie est un jeu sérieux...» Nous devînmes amis. C’était
un bon soldat, Iachka Masine. Et les boucles? Les boucles, frère, me
sont venues à la suite de la fièvre typhoïde. On me mit en prison à
Kichinev en attendant qu’on me jugeât pour avoir passé la frontière sans
permis. C’est là que j’eus la fièvre typhoïde... Je traînai, traînai:
c’est à grand peine que je m’en tirai. Il faut même croire que je ne
m’en serais jamais tiré si la garde ne s’était donné tant de mal. Je
m’en étonnais, frère: elle se préoccupait de moi comme d’un petit
enfant, et à quoi pouvais-je lui être bon? «Maria Petrovna, lui
disais-je, laisse ça, j’en suis confus...» Et elle riait seulement tout
bas. C’était une brave fille... Elle me lisait parfois des livres de
piété. «Eh! lui demandai-je un jour, n’y a-t-il pas quelque chose...
comme cela?...» Elle apporta un livre où un matelot anglais s’était
sauvé d’un naufrage sur une île déserte et s’était arrangé pour y vivre.
Horriblement intéressante cette histoire! Ce livre m’avait beaucoup plu,
moi-même je serais allé sur cette île. Tu comprends quelle vie c’était?
Une île, la mer, le ciel. Tu vis seul, et tu as tout ce qu’il te faut,
et tu es tout à fait libre. Il y avait encore par là un sauvage. Eh!
bien, moi, je l’aurais noyé le sauvage: à quoi pouvait-il me servir? Je
ne m’ennuie pas tout seul, hein? As-tu lu un livre comme ça, toi?

--Attends! Comment es-tu sorti de prison?

--On me mit en liberté. On me jugea, m’acquitta et me libéra. Très
simple! Voilà, aujourd’hui je ne travaille plus; que l’ouvrage aille au
diable! Je me suis assez démis les bras, cela suffit. J’ai à peu près
trois roubles et pour la demi-journée d’aujourd’hui on me donnera encore
quarante copeks. Des capitaux!... Viens avec moi chez nous... Nous ne
sommes pas à la caserne, mais ici, tout près, dans la montagne... Il y a
un trou très commode comme habitation humaine. Nous sommes deux à
demeurer dedans, mais mon camarade est malade: la fièvre l’a tordu...
Assieds-toi ici, et moi je vais chez l’inspecteur... Je reviens tout de
suite.

Il se leva rapidement et s’en alla au moment même où les ouvriers
prenaient les cordes pour se mettre à l’ouvrage. Je restai sur une
pierre à regarder le bruyant remue-ménage autour de moi et la tranquille
mer, bleue et verte.

La haute personne de Konovalov, s’acheminant d’un pas lent entre les
ouvriers, les pierres, les bois et les charrettes, disparaissait au
loin. Il s’en allait, les bras ballants, vêtu d’une blouse de percale
bleue, trop courte et trop étroite, d’un pantalon de toile et de grosses
bottes. Le lourd bonnet de ses boucles tremblait sur sa tête puissante.
Quelquefois il se retournait et me faisait avec les bras des signes. Il
était nouveau pour moi, animé, tranquille, sûr, bon enfant et fort. Tout
autour de lui, on travaillait, le bois grinçait, la pierre se fendait,
les essieux gémissaient, quelque chose tombait avec fracas, les gens
criaient, s’injuriaient, soupiraient et chantaient comme s’ils
geignaient. Au milieu de tous ces bruits et de tous ces mouvements, la
belle silhouette de Konovalov qui s’éloignait à pas fermes, louvoyant de
côté et d’autre, tranchait, et semblait renfermer une allusion à quelque
chose qui me l’expliquait lui-même.

Deux heures après la rencontre, nous étions couchés, Konovalov et moi,
dans le trou «très commode comme habitation humaine». Et effectivement
le trou était commode; on avait creusé la montagne pour y prendre de la
pierre et une niche carrée en résultait, dans laquelle on pouvait très
bien se mettre quatre. Mais elle était basse, et l’ouverture se masquait
d’une masse de pierre formant une espèce de rideau, de sorte que pour y
pénétrer il fallait se coucher par terre et puis ramper. Elle avait
environ trois archines de long, mais c’était inutile et hasardeux d’y
aventurer sa tête, la pierre à l’entrée pouvant se détacher et nous
enterrer vifs. Nous ne le désirions pas et nous nous arrangeâmes ainsi:
nous introduisîmes nos jambes et nos corps dans le trou, où il faisait
très frais, et nos têtes restèrent au soleil; de cette manière, si le
panneau de pierre avait la fantaisie de tomber, il ne ferait que nous
écraser le crâne.

Le vagabond malade se mit au soleil tout entier et s’étendit à deux pas
de nous; nous entendions ses dents s’entre-choquer dans le paroxysme de
la fièvre. C’était un Petit-Russien long et sec «de Poltava ou peut-être
de Kiev», comme il me le dit d’un air songeur:

--L’homme vit si longtemps sur terre, qu’il importe peu s’il oublie où
il est né. Et puis, n’est-ce pas égal? C’est un grand malheur de naître,
mais où... cela n’y change rien!

Il se roulait par terre, essayant de se mieux couvrir d’un vieux paletot
gris, fait uniquement de trous. Il jurait d’une manière très
pittoresque, voyant que tous ses efforts étaient vains; il jurait et
continuait néanmoins à s’enrouler dans ses loques. Il avait de petits
yeux noirs, toujours pincés comme s’il examinait quelque chose avec
attention.

Le soleil nous brûlait insupportablement la nuque et Konovalov fit une
espèce d’écran avec mon manteau de soldat étendu sur deux bâtons.
Pourtant, on étouffait. De loin arrivait à nous le bruit sourd des
travaux sur la baie, mais nous ne pouvions la voir. A notre droite, sur
le rivage, il y avait la ville en masses lourdes de maisons blanches, à
gauche la mer, devant nous la mer aussi qui s’en allait dans le lointain
indéfini. Dans les douces demi-teintes de l’horizon, se mêlaient en
fantastiques mirages des couleurs étonnantes, tendres et imprévues qui
caressaient les yeux et l’âme par l’insaisissable beauté de leurs
nuances.

Konovalov regardait au loin et souriait béatement. Il me dit:

--Quand le soleil sera couché, nous allumerons un feu et nous ferons du
thé. Nous avons du pain, de la viande. Et, en attendant, veux-tu du
melon ou de la pastèque?

Avec le pied, il fit rouler d’un coin du trou une pastèque, tira un
couteau de sa poche et, tout en taillant, il me dit:

--Chaque fois que je suis près de la mer, je me demande pourquoi les
gens n’habitent pas plus sur les plages. Ils auraient été meilleurs
alors, parce que la mer est caressante et que... elle met de bonnes
pensées dans l’âme. Mais toi, dis, comment as-tu vécu toutes ces années?

Je le lui racontai. Le Petit-Russien malade ne faisait aucune attention
à nous; il se rôtissait au soleil qui déjà s’abaissait sur la mer. Et la
mer au loin s’était couverte de pourpre et d’or, et à la rencontre du
soleil s’élevaient d’elle des nuages gris-rosés aux contours flous. Il
semblait que, du fond de la mer, surgissaient des montagnes aux cimes
blanches, parées de neiges et des rayons roses du couchant. De la baie
arrivaient la mélancolique mélodie de la Doubinouchka et le roulement de
la dynamite qui détruisait la montagne... Les pierres et les inégalités
du terrain projetaient sur la terre des ombres qui, croissant
imperceptiblement, rampaient à nous.

--C’est bien à tort, Maxime, que tu as la manie des villes, dit avec
conviction Konovalov, après avoir entendu mon odyssée. Et qu’est-ce qui
t’y attire? La vie y est pourrie et étroite. Il n’y a ni air ni espace,
rien de ce qu’il faut à l’homme. Que diable en as-tu besoin? Tu es un
homme instruit, tu sais lire, qu’as-tu à faire d’autres gens?
Qu’attends-tu d’eux? Et puis il y a des hommes partout.

--Éhé! fit le Petit-Russien, qui se tordait sur la terre comme une
couleuvre. Il n’y en a partout que trop! On ne peut guère aller son
chemin sans marcher sur les pieds des autres. Il naît des gens sans
nombre, comme des champignons après la pluie... et encore, ceux-là, les
riches les mangent!

Il cracha avec philosophie et se remit à claquer des dents.

--Pour ton compte, voici ce que je te répète, poursuivit Konovalov: ne
va pas demeurer dans les villes. A quoi bon? Il n’y a là que saleté et
désordre. Les livres? Tu en as assez, je pense, de lire des livres. Ce
n’est pas pour cela que tu es au monde... Et puis, les livres eux-mêmes
ne sont que des bêtises. Achètes-en un, mets-le dans ton sac, et marche!
Veux-tu aller avec moi à Tachkent? à Samarkand? ou encore quelque part
ailleurs?... Et puis sur l’Amour, veux-tu? Moi, frère, j’ai décidé de me
promener sur la terre dans toutes les directions, c’est ce qu’il y a de
mieux. Tu marches et tu vois des choses nouvelles... et tu ne penses à
rien. Le vent souffle à ta rencontre et il semble qu’il chasse toute la
poussière de ton âme. Tu es libre et léger... Rien ne te gêne... Si tu
as faim, tu t’arrêtes, tu travailles pour cinquante copeks; s’il n’y a
pas d’ouvrage, demande du pain, on t’en donnera. De cette manière tu
verras beaucoup de choses... de beautés différentes. Hein?

Le soleil s’était couché. Les nuages, sur la mer, s’étaient assombris,
et la mer aussi devenait noire et une fraîcheur émanait d’elle. Par-ci
par-là, les étoiles scintillaient déjà, le bruit du travail dans la baie
était mort, et, par instants seulement, doux comme des soupirs,
arrivaient les cris des hommes. Et quand le vent soufflait sur nous, il
nous apportait le chuchotement mélancolique des vagues sur le rivage.

L’obscurité s’épaississait rapidement, et la personne du Petit-Russien
qui, cinq minutes plus tôt, possédait encore un contour distinct, ne
présentait maintenant qu’une masse informe...

--Si l’on faisait du feu? dit-il en toussant.

--C’est possible.

Konovalov tira, je ne sais d’où, des copeaux, les alluma et de fines
langues de feu commencèrent à lécher en le caressant le bois jaune et
résineux. De minces filets de fumée serpentaient dans l’air nocturne,
plein de l’humidité et de la fraîcheur de la mer. Et autour, tout
devenait plus tranquille, la vie paraissait se retirer de nous; ses sons
fondaient et s’éteignaient dans l’obscurité. Les nuages se dissipaient;
sur le ciel bleu foncé les étoiles brillaient, éclatantes, et sur la
surface de velours de la mer s’allumaient les feux des barques de
pêcheurs et les reflets des étoiles. Le feu, devant nous, s’était
épanoui comme une grande fleur d’un rouge jaune... Konovalov y fourra
une bouillotte et, les genoux embrassés, se mit à regarder la flamme
d’un air songeur. Et le Petit-Russien, comme un grand lézard, rampa
aussi vers le foyer.

--Les gens ont fait des villes, des maisons, s’y sont entassés, abîment
la terre, étouffent, se gênent les uns les autres... Est-ce une vie?
Non, la vraie vie, c’est comme nous...

--Oho! dit, en secouant la tête, le Petit-Russien, si on y ajoutait une
fourrure pour l’hiver, et une maison bien chaude alors, c’eût été
vraiment une vie de seigneurs.

Il ferma à moitié un œil, rit et regarda Konovalov.

--Oui, répondit celui-ci en se troublant un peu, l’hiver est un temps
maudit. Pour l’hiver, on a vraiment besoin des villes... il n’y a rien à
y faire... Mais les grandes villes sont pourtant inutiles... Pourquoi
entasser les gens, quand deux ou trois seulement d’entre eux ne peuvent
s’accorder ensemble? Voilà de quoi je parle. Certes, si l’on y pense,
l’homme n’a de place nulle part, ni dans les villes, ni dans les
steppes. Mais mieux vaut ne pas songer à ces choses-là... cela n’aboutit
à rien et retourne l’âme.

Jusqu’alors, j’avais cru Konovalov changé à la suite de sa vie errante;
je pensais que les excroissances d’ennui qui oppressaient son cœur à
l’époque de notre vie commune étaient tombées comme une coquille au
grand air de ces dernières années: mais le ton de cette phrase me
reconstitua mon ami tel que je l’avais connu, chercheur inquiet et
inassouvi. La rouille du doute, le poison des rêveries rongeaient cet
homme puissant, venu au monde, pour son malheur, avec un cœur vibrant.
Ces «gens qui songent» sont nombreux dans la vie russe et ils sont plus
malheureux que n’importe qui, parce que le poids de leur pensée est
augmenté par la cécité de leur esprit. Je regardai mon ami avec pitié,
et lui, comme pour confirmer mon impression, s’écria avec tristesse:

--Je me suis souvenu, Maxime, de notre vie et de tout... ce qui fut!
Combien de lieues j’ai faites depuis, que de choses j’ai vues!... Il n’y
a rien sur terre qui me soit commode! Je n’ai pas trouvé ma place!

--Et pourquoi es-tu né avec un cou pour lequel aucun collier n’est bon?
demanda avec indifférence le Petit-Russien, en ôtant du feu la
bouillotte.

--Non, dis-moi... demanda Konovalov,--pourquoi ne puis-je être
tranquille? Hein? Pourquoi les autres vivent-ils, s’occupent-ils de
leurs affaires, ont-ils des femmes, des enfants et tout, enfin?... Ils
se plaignent de la vie, mais ils sont tranquilles. Et toujours ils ont
la volonté de faire telle chose ou telle autre. Et pourquoi ne puis-je
pas?... Je m’ennuie? Pourquoi est-ce que je m’ennuie?

--En voilà une rage de faire des grimaces! dit en s’étonnant le
Petit-Russien. Est-ce qu’à force de grimaces tu te sentiras mieux?

--C’est juste, répliqua tristement Konovalov.

--Je parle toujours peu, mais je sais ce que je dis! prononça avec
dignité le stoïcien, sans se fatiguer de lutter contre la fièvre.

--Laissons toute cette histoire... Puisque tu es au monde, vis, et ne
raisonne pas, dit, méchamment cette fois, Konovalov.

Mais le Petit-Russien trouva nécessaire d’ajouter:

--Et ne t’occupe de rien! Le temps viendra sans que tu le veuilles; tu
seras traîné où il le faut, et réduit en poussière. Reste étendu et
tais-toi... Ni notre langue, ni nos bras ne nous aident en rien.

Il dit, toussa, s’agita et se mit à cracher avec rage dans le feu.
Autour de nous, tout était sourd, masqué par le rideau épais de la nuit.
Le ciel, au-dessus de nous, était sombre aussi; il n’y avait pas encore
de lune. La mer se sentait, plutôt qu’elle n’était visible, tant les
ténèbres devant nous s’épaississaient. Il semblait que sur la terre
était descendu un brouillard noir. Le feu s’éteignait.

--Allons dormir, proposa le Petit-Russien.

Nous rampâmes vers le trou et nous couchâmes la tête en dehors. Nous
nous taisions. Konovalov, une fois étendu, resta immobile, comme
pétrifié. Le Petit-Russien s’agitait sans cesse et claquait des dents.
Je regardai longtemps s’éteindre le foyer: ardent et grand au début, le
monceau de charbons devenait toujours plus petit, se couvrait de cendres
et disparaissait sous leur tas. Et bientôt il n’en resta rien qu’une
odeur chaude. Je regardai et je pensai:

--C’est ainsi que nous sommes tous. Si seulement on pouvait brûler plus
ardemment!...

Trois jours après, je disais adieu à Konovalov. J’allais à Koubagne, lui
ne voulait pas. Mais nous nous séparâmes tous les deux avec la certitude
de nous retrouver sur terre.

... Nous n’en eûmes plus l’occasion.




TCHELKACHE


Le ciel, assombri par la poussière qui s’élève du port, est trouble. Le
soleil ardent regarde la mer verdâtre, comme à travers un voile mince.
Il ne peut se refléter dans l’eau que brisent à chaque instant les coups
de rames, les hélices des vapeurs, les quilles tranchantes des felouques
turques ou des bateaux à voile qui sillonnent dans tous les sens le port
étroit. Et les vagues de la mer enclavées dans le granit, écrasées par
les poids énormes qu’elles portent, se battent contre les flancs des
vaisseaux, contre les quais, se battent et murmurent, écumantes sous les
coups, et souillées.

Le bruit des chaînes, le roulement des wagons qui charrient la
marchandise, le gémissement métallique des feuilles de fer tombant sur
les pavés, le grincement des chariots, les sifflets des bateaux à
vapeur, tantôt perçants, tantôt mugissants, les cris des haleurs, des
matelots et des douaniers,--tous ces sons divers se fondent en une seule
musique, celle du travail, et vibrent et s’attardent dans l’air, comme
s’ils craignaient de monter et de disparaître. Et de la terre viennent
toujours de nouveaux bruits, qui, sourds et roulants, secouent tout
autour d’eux, ou bien, perçants, déchirent l’air ardent et poussiéreux.

Le granit, le fer, le bois, les vaisseaux et les gens, tout respire un
hymne furieux et passionné au dieu du Trafic. Mais les voix des hommes,
à peine distinctes, paraissent faibles et ridicules, comme le sont aussi
les hommes, cause de tout ce vacarme. Couverts de haillons souillés,
courbés sous leurs fardeaux, ils s’agitent dans des tourbillons de
poussière, dans une atmosphère de chaleur et de bruit et sont infimes,
petits, en comparaison des colosses de fer qui les entourent, des
montagnes de marchandises, des bruyants wagons et de toutes ces choses
qu’ils ont créées eux-mêmes. Leur œuvre les a asservis et dénués de leur
personnalité.

Les vaisseaux géants, à l’ancre, sifflent ou soupirent profondément, et,
dans chaque son qu’ils produisent, il y a comme un ironique mépris des
hommes qui rampent sur leurs ponts et remplissent leurs flancs des
produits d’un travail d’esclave. Les longues files de débardeurs sont
lugubrement ridicules; ils transportent sur leurs épaules d’immenses
charges de blé qu’ils déposent dans les ventres de fer des vaisseaux
afin de gagner quelques livres de pain pour leurs estomacs d’affamés.
Les hommes, déguenillés, en sueur, abrutis par la fatigue, par le bruit
et la chaleur, les machines brillantes, puissantes et impassibles,
faites par les mains de ces hommes, ces machines mues pourtant non par
la vapeur, mais par les muscles et le sang de leurs créateurs... ironie
froide et cruelle!

Le bruit écrase, la poussière irrite les narines et les yeux, la chaleur
brûle le corps et le fatigue, et tout, à l’entour, paraît tendu, mûr,
impatient, prêt à éclater en une grandiose catastrophe, après laquelle
l’air redeviendra respirable et léger, la terre s’apaisera de tout ce
bruit agaçant, de cet affolement mélancolique... et la ville, la mer, le
ciel seront tranquilles, puis bienfaisants. Mais ce n’est qu’une
illusion, entretenue par l’infatigable espoir de l’homme et son
impérissable et illogique désir de liberté...

Douze coups de cloche, sonores et mesurés, retentirent. Quand le dernier
fut mort, la sauvage musique du travail s’était déjà adoucie de moitié.
Au bout d’une minute, elle se transforma en un sourd murmure. Alors, la
voix des hommes et de la mer fut plus distincte. L’heure du dîner était
venue.

                   *       *       *       *       *

Quand les débardeurs, abandonnant le travail, se furent dispersés par
groupes bruyants dans tout le port, achetant des victuailles chez les
marchandes en plein air, et s’installant pour dîner sur le pavé dans les
coins d’ombre, Grichka Tchelkache, vieux loup traqué, apparut parmi eux.
C’était un gibier souvent poursuivi par la police, et toute la
population du port le connaissait pour un maître ivrogne, un voleur
hardi et habile. Il était nu-pieds et nu-tête, portait un pantalon de
velours usé et une blouse en percale déchirée au col, qui laissait voir
ses os mobiles, secs et anguleux, tendus de peau brune. Ses cheveux
noirs, striés de gris, emmêlés, et son visage aigu d’oiseau de proie,
tout froissé, indiquaient qu’il venait de se réveiller. D’une de ses
moustaches sortait un fétu de paille, un autre s’était pris aux poils de
sa joue mal rasée; derrière l’oreille, il avait un brin de tilleul
fraîchement cueilli. Long, osseux, un peu voûté, il marchait lentement
sur les pierres, et, tournant son nez crochu, il jetait autour de lui
des regards vifs et paraissait chercher quelqu’un parmi les débardeurs.
Sa moustache brune, épaisse et longue, frémissait comme celle d’un chat,
et ses mains, derrière son dos, se frottaient l’une l’autre, serrant
leurs doigts tordus et noueux. Même ici, parmi des centaines de ses
pareils, il attirait l’attention par sa ressemblance avec un épervier
des steppes, par sa maigreur rapace, sa démarche facile, égale
extérieurement, mais excitée et attentive comme le vol de l’oiseau qu’il
rappelait.

Quand il fut arrivé à un groupe de va-nu-pieds, installés à l’ombre des
paniers de charbon, un garçon râblé et bête se leva à sa rencontre. Il
avait le visage marbré de rouge et le cou égratigné; il portait toutes
les traces d’une récente bataille. Il se mit à marcher à côté de
Tchelkache et lui dit à demi-voix:

--Les douaniers de la marine ne peuvent trouver deux caisses de
marchandises. Ils cherchent. Tu entends, Grichka?

--Alors?... demanda Tchelkache, le mesurant tranquillement des yeux.

--Quoi donc--alors? Ils cherchent, voilà tout.

--M’a-t-on réclamé, moi, pour les aider dans leurs recherches?

Et Tchelkache regarda avec un sourire aigu les magasins de la Flotte.

--Va au diable!

L’autre, alors, retourna sur ses pas.

--Eh! attends!... Qui t’a arrangé de la sorte? Toute ta devanture est
abîmée... As-tu vu Michka par ici?

--Il y a longtemps que je ne l’ai vu! cria l’autre, en rejoignant les
débardeurs.

Tchelkache alla plus loin, accueilli par tous en ami. Mais lui,
d’ordinaire gai et mordant, était évidemment de mauvaise humeur ce
jour-là, et répondait brièvement aux questions.

Derrière une balle de marchandises, apparut un gardien de la douane,
vert-foncé, poussiéreux et militairement raide. Il barra le chemin à
Tchelkache, en se mettant devant lui dans une pose de provocation, la
main gauche à son épée, et de la droite essayant de prendre Tchelkache
au collet.

--Arrête, où vas-tu?

Tchelkache recula d’un pas, leva les yeux sur le gardien et sourit
sèchement.

Le visage rouge, rusé et bon enfant du douanier s’appliqua à paraître
terrible; à cette fin, il se gonfla, devint pourpre, agita les sourcils,
fit de gros yeux et n’en fut que plus drôle.

--On te l’a déjà dit: n’ose pas entrer dans le port, sinon je te casse
les côtes! cria férocement le gardien.

--Bonjour, Sémenitch! Il y a longtemps qu’on ne t’a vu, répondit
tranquillement Tchelkache, et il lui tendit la main.

--Je me passerais bien de jamais te voir, moi!... Va ton chemin!

Mais Sémenitch serra pourtant la main qu’on lui tendait.

--Voici ce qu’il faut que tu me dises, poursuivit Tchelkache sans lâcher
de ses doigts crochus la main de Sémenitch et la secouant familièrement.
N’as-tu pas vu Michka?

--Quel Michka? Je ne connais aucun Michka! Va-t’en, frère, sinon
l’inspecteur te verra; il te...

--Le roux, avec qui j’ai travaillé jadis sur le «Kostroma», continuait
sans s’émouvoir Tchelkache.

--Avec qui tu voles, voilà la vérité! On l’a mis à l’hôpital, ton
Michka: il s’est écrasé la jambe sous une barre de fer. Va-t’en, frère,
puisque je t’en prie, sinon je devrai te renvoyer avec des coups.

--Ah!... Et toi qui disais:--je ne connais pas Michka!--Tu vois bien que
tu le connais. Qu’est-ce qui t’a fâché, Sémenitch?

--C’est bon, Grichka, ne me chante plus rien et file...

Le gardien commençait à s’irriter et, jetant des regards à droite et à
gauche, s’efforçait de libérer sa main de la poigne ferme de Tchelkache.
L’autre le regardait tranquillement sous ses épais sourcils, souriant
dans sa moustache, et, sans lui lâcher la main, continuait à parler.

--Ne me presse pas. Quand j’en aurai assez de causer avec toi, je m’en
irai. Raconte-moi un peu comment tu vis. Ta femme et tes enfants se
portent-ils bien?

Et, lançant des coups d’œil terribles, montrant les dents en un sourire
moqueur, il ajouta:

--Je me propose toujours de te faire visite, mais je n’ai jamais le
temps: je suis toujours ivre...

--C’est bon, c’est bon, laisse ça... Ne plaisante pas, diable osseux!
Sinon, frère, je... Ou bien as-tu vraiment l’intention de piller les
maisons et les rues?...

--Pourquoi? Il y a ici assez pour nous deux. Dieu, oui!... Sémenitch! Tu
as de nouveau soufflé deux caisses de marchandises?... Fais attention,
Sémenitch, sois prudent! qu’on ne te prenne pas, un beau jour!

Révolté de l’impudence de Tchelkache, Sémenitch se mit à trembler de
tout son corps; il crachait de la salive, dans un vain effort pour
parler. Tchelkache lâcha sa main et s’en retourna tranquillement, d’un
pas allongé, à l’entrée du port. Le gardien, jurant comme un forcené, le
suivit.

Tchelkache était redevenu gai; il sifflait doucement entre ses dents,
et, enfonçant les mains dans les poches de son pantalon, marchait
lentement, en homme désœuvré, lançant à droite et à gauche des remarques
mordantes et des plaisanteries. On lui répondait de même.

--Heureux Grichka, comme les autorités ont soin de lui! cria quelqu’un
du groupe des débardeurs qui avaient déjà dîné et se reposaient, étendus
à terre.

--Je n’ai pas de souliers; aussi Sémenitch craint-il que je ne me blesse
les pieds, répondit Tchelkache.

On approchait de la porte. Deux soldats fouillèrent Tchelkache et le
poussèrent doucement dehors.

--Tenez-le! cria Sémenitch, qui s’était arrêté dans la cour du port.

Tchelkache traversa la voie et s’assit sur une borne, devant la porte
d’un cabaret. Du port sortait avec fracas une file interminable de
voitures chargées. En sens inverse arrivaient à fond de train des
voitures vides, avec des cochers qui ressautaient. Le port soufflait un
bruit de tonnerre, une poussière âcre. Le sol frémissait...

Habitué à ce va-et-vient insensé, Tchelkache, que la scène avec
Sémenitch avait aiguillonné, se sentait à son aise. Un solide bénéfice
lui souriait dans l’avenir, sans grande dépense d’énergie et d’adresse.
Il était sûr que ni l’un ni l’autre ne lui ferait défaut, et, pinçant
les yeux, songeait à la fête du lendemain, quand tout serait fait et
qu’il aurait des billets dans sa poche. Puis, il pensa à l’ami Michka,
qui aurait été très utile, cette nuit, s’il ne s’était cassé la jambe.
Tchelkache jura en lui-même, à l’idée que peut-être, sans Micha, il ne
viendrait pas à bout de son entreprise. Quelle nuit aurait-on?... Il
interrogea le ciel et inspecta la rue.

A six pas de lui, accroupi près du trottoir sur la chaussée, le dos
appuyé à une borne, il y avait un gars, en blouse et pantalon bleus, en
chaussures d’écorce, et coiffé d’une casquette roussie. Près de lui, un
petit sac et une faux sans manche, entourée de foin roulé et
soigneusement ficelée. Le garçon était large d’épaules, râblé, blond, le
visage hâlé et tanné par le vent; ses yeux étaient grands et bleus et
regardaient Tchelkache avec confiance et bonhomie.

Tchelkache montra les dents, tira la langue et, faisant une épouvantable
grimace, le dévisagea avec obstination.

Le gars, surpris, cligna, puis tout à coup éclata de rire et cria:

--Ah! qu’il est drôle!

Puis, presque sans se lever de terre, il se roula lourdement de sa borne
à celle de Tchelkache en traînant son sac dans la poussière et frappant
les pierres de sa faux.

--Eh! dis donc, frère, tu as rudement fait la noce! dit-il à Tchelkache
en le tirant par son pantalon.

--C’est comme tu dis, nourrisson, c’est comme tu dis! répondit avec
franchise Tchelkache. Ce robuste et naïf gars aux yeux d’enfant lui plut
dès le premier abord.

--Tu viens de la fenaison?

--Mais oui. On a fauché une verste et on a gagné un copek! Les affaires
sont mauvaises! Il y en a, du monde! Les affamés se sont amenés... ont
gâté les prix. On donnait soixante copeks à Koubagne. Que ça! Et jadis,
à ce qu’on dit, trois, quatre roubles, même cinq!...

--Jadis!... Jadis, rien que pour la permission de regarder un vrai
Russe, on donnait trois roubles. Il y a dix ans, je m’étais fait un
commerce de cela. J’arrivais dans un village et je disais: «Je suis
russe, moi!» Et tout de suite on me regardait, on me palpait, on
s’étonnait,--et voilà trois roubles dans ma poche! Et encore on me
faisait manger et boire! Et on m’invitait à rester tant que je voulais.

Le gars, en écoutant Tchelkache, avait commencé par ouvrir largement la
bouche, en exprimant de toute sa ronde figure une admiration surprise;
puis, comprenant que cet homme en haillons blaguait, il ferma la bouche
avec bruit et éclata de rire. Tchelkache demeurait sérieux, cachant un
sourire dans sa moustache.

--Drôle de corps!... Tu parles comme si c’était vrai, et moi j’écoutais
avec confiance. Non, vrai, jadis, là-bas...

--Et qu’est-ce que je disais donc, moi? Je disais aussi que jadis,
là-bas...

--Va te promener! dit le gars avec un geste de la main. Es-tu
cordonnier? ou bien tailleur? dis?

--Moi? demanda Tchelkache; puis, après un moment de réflexion, il
ajouta: Je suis pêcheur.

--Pêcheur? Vrai! Qu’est-ce que tu pêches? du poisson?

--Pourquoi pêcherais-je le poisson? Ici les pêcheurs ne pêchent pas que
cela. Plus souvent des noyés, de vieilles ancres, des bateaux
coulés,--tout enfin! Il y a des lignes pour cela...

--Invente, invente encore! Peut-être es-tu de ces pêcheurs qui chantent
à propos d’eux-mêmes:

    Nous autres, jetons nos filets
    Sur les bords bien secs,
    Sur les granges et les étables!...

--En as-tu vu de ceux-là? demanda Tchelkache en le regardant avec ironie
et songeant que ce brave garçon devait être très bête.

--Non, je n’en ai pas vu; mais j’ai entendu parler d’eux.

--Ils te plaisent?

--Pourquoi pas? Ce sont des gens sans crainte et libres.

--Et qu’as-tu besoin de liberté? Est-ce que tu aimes la liberté?

--Comment ne l’aimerai-je pas? On est son propre maître, on va où on
veut, on fait ce qu’on désire... Comment donc? Si on réussit à se
maintenir et si on n’a pas de pierre au cou,--c’est parfait! On n’a qu’à
faire la noce tant qu’on veut, pourvu qu’on n’oublie pas Dieu.

Tchelkache cracha avec mépris et interrompit ses questions, en se
détournant du gars.

--Prends-moi, par exemple... dit l’autre avec une subite animation.
Quand mon père mourut, il ne laissa que peu de bien. La mère est
vieille, la terre est fatiguée, que me reste-t-il à faire? Il faut bien
vivre. Et comment? On ne sait pas. Je deviendrais bien gendre dans une
bonne maison, pardi! Si on donne sa part à la fille!... Eh! bien, non!
le diable de beau-père ne veut pas faire le partage. Et alors, il faudra
que je peine pour lui... longtemps... des années. Vois-tu comment sont
les affaires? Tandis que, si je pouvais mettre de côté une centaine et
demie de roubles, je me sentirais d’aplomb et je saurais parler au
vieux. «Veux-tu donner sa part à Marfa?» Non! «C’est bon! Dieu merci, il
n’y a pas qu’elle de fille dans le village.» Et j’aurais été tout à fait
libre, mon propre maître. Oui!--Le gars soupira.--Et maintenant, il n’y
a rien à faire, que d’entrer dans une famille. J’ai pensé que, si
j’allais à Koubagne, je ferais bien deux cents roubles. Alors, ça y est,
je suis quelqu’un. Mais non, coulé, enfoncé! Alors, il faut bien entrer
dans une famille, se faire esclave, parce que je ne puis me tirer
d’affaire avec ce que j’ai... impossible! Éhé!...

Le gars détestait cette idée de devenir le mari d’une fille riche qui
resterait dans sa famille. Son visage en devint terne et triste. Il
s’agitait lourdement à terre, ce qui tira Tchelkache des réflexions où
ce discours l’avait laissé tomber.

Tchelkache sentit qu’il n’avait plus aucune envie de causer, mais il
demanda néanmoins:

--Et maintenant, où vas-tu?

--Où je vais? à la maison, bien sûr!

--Pourquoi serait-ce sûr?... Peut-être que tu désires aller en Turquie.

--En Turquie?... traîna le gars. Est-ce que les chrétiens y vont? Que
dis-tu là?

--Quel imbécile tu es! soupira Tchelkache, et, de nouveau, il se
détourna de son interlocuteur, sentant, cette fois-ci, qu’il ne voulait
plus lui jeter un seul mot. Ce robuste paysan éveillait en lui quelque
chose d’obscur.

Un sentiment confus, qui mûrissait lentement, une espèce de dépit
s’agitait au plus profond de son être, l’empêchait de se recueillir et
de penser à tout ce qu’il avait à faire cette nuit.

Le gars qu’il venait d’injurier marmottait quelque chose à demi-voix, en
lui lançant par moment des regards de travers. Les joues s’étaient
drôlement enflées, les lèvres s’étaient avancées et les yeux rétrécis
clignaient souvent et d’une manière qui prêtait à rire. Évidemment il ne
s’attendait pas à ce que sa conversation avec ce personnage moustachu
finît si vite et d’une façon si humiliante.

Tchelkache ne faisait plus aucune attention à lui. Il sifflait avec
préoccupation, assis sur sa borne, et battait la mesure de son talon nu
et sale.

Le gars eut envie de reprendre sa revanche.

--Eh! pêcheur! Es-tu souvent ivre? commença-t-il; mais, au même moment,
le pêcheur se retourna rapidement vers lui et demanda:

--Écoute, nourrisson! Veux-tu travailler cette nuit avec moi? Hein?
Réponds vite.

--Travailler à quoi? demanda avec méfiance le gars.

--A ce que je te dirai... Nous ferons la pêche. Tu rameras...

--Si c’est ainsi... pourquoi pas? Bon! Je puis bien travailler...
Seulement, pourvu qu’on n’arrive pas à mal en ta compagnie: tu n’es pas
rassurant, avec tes airs mystérieux...

Tchelkache sentit quelque chose comme une brûlure dans la poitrine et
dit avec une rage concentrée:

--Ne parle pas de ce que tu ne peux pas comprendre. Sinon, je te
donnerai un si bon coup sur la tête que tes idées s’éclairciront vite.

Il sauta de sa borne, se tira la moustache avec la main gauche, serra
son poing droit sillonné de veines noueuses et dur comme le fer; ses
yeux étincelèrent.

Le gars eut peur. Il jeta un rapide regard tout autour de lui et,
clignant timidement, sauta aussi sur ses pieds. Ils se mesurèrent des
yeux en silence.

--Eh bien? demanda sévèrement Tchelkache.

Il était bouillant et frémissant de l’injure que lui avait faite ce
jeune veau qu’il avait méprisé tout en causant avec lui et que
maintenant il s’était pris à haïr à cause de ses purs yeux bleus, de son
visage sain et hâlé, de ses bras courts et forts, et parce qu’il avait,
quelque part là-bas, un village et sa maison dans ce village, parce
qu’on lui proposait d’entrer comme gendre dans une famille aisée, et
surtout parce que cet être qui n’était qu’un enfant en comparaison de
lui, Tchelkache, osait aimer la liberté, dont il ne connaissait pas le
prix et qui lui était inutile. Il est toujours désagréable de voir qu’un
individu que nous considérons comme inférieur, aime ou déteste les mêmes
choses que nous et que, par cela même, il devient pareil à nous.

Le gars regardait Tchelkache et sentait en lui son maître.

--Mais... dit-il; je consens. Je veux bien. C’est de l’ouvrage que je
cherche. Ça m’est égal pour qui travailler, pour toi ou pour un autre.
J’ai seulement dit ça parce que tu ne ressembles pas à un homme qui
travaille... tu es par trop déguenillé. Pourtant je sais bien que cela
peut arriver à chacun. N’ai-je donc jamais vu un ivrogne? Eh! combien
j’en ai vu, et de pires que toi!

--C’est bon!... Alors tu consens? demanda, en s’adoucissant, Tchelkache.

--Moi, mais oui, avec plaisir. Dis ton prix.

--Mon prix dépend du travail. C’est selon ce que nous ferons et
prendrons. Peut-être recevras-tu cinq roubles. As-tu compris?

Mais, maintenant qu’il s’agissait d’argent, le paysan voulait être clair
et exigeait de son entrepreneur de la netteté. Il redevint méfiant et
soupçonneux.

--Cela ne me va guère ainsi, frère. Il faudrait que je les tienne
maintenant, ces cinq roubles.

Tchelkache entra dans son rôle.

--Assez causer, attends un peu. Allons au cabaret.

Ils marchèrent côte à côte dans la rue. Tchelkache avec la mine
importante d’un patron se roulant la moustache, le gars avec un air de
soumission, mais plein pourtant de méfiance et de crainte.

--Comment t’appelles-tu? demanda Tchelkache.

--Gavrilo, répondit le gars.

Quand ils furent entrés dans le cabaret sale et enfumé, Tchelkache
s’approcha du comptoir et commanda, du ton familier d’un habitué, une
bouteille d’eau-de-vie, de la soupe aux choux, de la viande rôtie, du
thé, et, après avoir énuméré sa commande, lança un bref: «au crédit!» A
quoi le garçon répondit par un signe de tête silencieux. Alors, Gavrilo
se sentit plein de respect pour son maître, qui, malgré ses allures de
filou, était si bien connu partout et inspirait une telle confiance.

--Voilà, nous allons manger un morceau, et puis nous causerons.
Attends-moi un instant, je reviens.

Il s’en alla. Gavrilo regarda autour de lui. Le cabaret était dans un
sous-sol; il y faisait humide, obscur, et il était tout imprégné de
fumée de tabac, de goudron et d’une odeur aigre. En face de Gavrilo, à
une autre table, il y avait un homme ivre en costume de matelot, à la
barbe rousse, tout sale de charbon et de goudron. Il ronronnait, avec un
hoquet incessant, une chanson dont les paroles étaient estropiées et
faussées, tantôt sifflantes, tantôt gémissantes. Il n’était évidemment
pas Russe.

Derrière lui se tenaient deux femmes moldaves, déguenillées, très
brunes, hâlées et qui grinçaient aussi une chanson.

Plus loin, sortaient encore de l’obscurité d’autres figures, toutes
étrangement échevelées, toutes à moitié ivres, tordues, agitées...

Gavrilo eut peur de rester seul. Il souhaitait le retour du maître. Les
bruits divers du cabaret se fondaient en une seule note: on aurait dit
le rugissement de quelque énorme animal aux cent voix, furieux, se
débattant aveuglément dans cette boîte de pierre et ne trouvant pas
d’issue. Gavrilo sentait son corps s’imbiber de quelque chose d’enivrant
et d’alourdissant, qui lui donnait le vertige et troublait sa vue,
malgré son désir curieux d’observer...

Tchelkache revint; ils se mirent à boire et à manger en causant. Dès le
troisième verre, Gavrilo était gris. Il s’égaya; il désirait dire
quelque chose d’aimable à son hôte qui, brave homme, sans encore s’être
servi de lui, le régalait si bien. Mais les paroles, qui montaient en
vagues à son gosier, refusaient de quitter sa langue, subitement
empâtée.

Tchelkache le regardait. Il dit, en souriant avec ironie:

--Te voilà à point, déjà!... Allons donc! pour cinq petits verres?
Comment pourras-tu travailler?

--Ami, bégayait Gavrilo, ne crains rien! Je te servirai. Ah! comme je te
servirai! Laisse-moi t’embrasser, dis?

--C’est bon, c’est bon!... Encore un coup?

Gavrilo buvait. Tout s’agita bientôt à ses yeux en ondes égales. C’était
désagréable et cela faisait mal au cœur. Son visage avait un air
d’inspiration stupide. Dans ses efforts pour parler, il allongeait
drôlement les lèvres et mugissait. Tchelkache le regardait fixement
comme s’il se souvenait de quelque chose, tordait sa moustache et
souriait sans discontinuer, mais, cette fois-ci, d’un air sombre et
méchant.

Le cabaret était plein d’un vacarme ivre. Le matelot roux dormait,
accoudé à la table.

--Sortons d’ici! dit Tchelkache en se levant.

Gavrilo tenta de se lever, mais n’y réussit pas, lança un formidable
juron, et éclata d’un rire imbécile d’ivrogne.

--Te voilà frais! dit Tchelkache, en reprenant sa place en face de lui.
Gavrilo riait toujours, contemplant bêtement son maître. L’autre le
regardait avec une attention lucide et pénétrante. Il voyait devant lui
un homme dont il tenait la vie entre ses pattes de loup. Lui,
Tchelkache, se savait de force à en faire ce qu’il voudrait. Il pouvait
le plier comme une carte, ou l’aider à se déployer dans un cadre
villageois et stable. Se sentant maître et seigneur d’un autre être, il
jouissait de cette pensée et se disait que jamais ce gars ne boirait à
la coupe que la destinée lui avait fait vider à lui, Tchelkache... Et il
enviait et plaignait cette jeune existence, se moquait d’elle et
s’attendrissait à l’idée qu’elle pourrait retomber dans des mains comme
les siennes... Et tous ces sentiments se fondirent enfin en un seul,
paternel et autoritaire. Il plaignait le gars, et pourtant le gars lui
était nécessaire. Alors, Tchelkache prit Gavrilo sous le bras, le
conduisit, en le poussant avec douceur, hors du cabaret et le déposa à
l’ombre d’une pile de bois coupé; lui-même s’assit à côté et alluma sa
pipe. Gavrilo s’agita un moment, mugit et s’endormit.

                   *       *       *       *       *

--Eh! bien, est-ce prêt? demanda à demi-voix Tchelkache à Gavrilo qui
s’assurait des rames.

--Tout de suite! Un des tolets branle; pourrait-on frapper dessus avec
une rame?

--Non, non! Pas de bruit! Appuie dessus avec les mains, il rentrera à sa
place.

Tous deux tripotaient sans bruit le bateau, attaché à la proue d’un
navire à voiles. Il y avait là toute une flottille de voiliers chargés
d’écorces de chêne et de felouques turques encore à moitié pleines de
palmiers, de bois de santal et de gros troncs de cyprès.

La nuit était obscure; sur le ciel se mouvaient de lourdes couches de
nuages en lambeaux et la mer était tranquille, noire et épaisse comme de
l’huile. Elle exhalait un arome humide et salé et bruissait doucement,
frappant les bords des vaisseaux et la côte, et balançant doucement le
bateau de Tchelkache. A une grande distance du bord, s’élevaient de la
mer les silhouettes noires des vaisseaux, qui plantaient dans le ciel
leurs mâts aigus avec, au sommet, des falots de couleur. La mer
reflétait les feux et paraissait toute semée de taches jaunes, qui
tremblaient sur son sein de velours doux, d’un noir mat et égal, soulevé
par une puissante respiration. La mer dormait du sommeil sain et fort
d’un travailleur las de sa journée.

--En route! dit Gavrilo, en plongeant ses rames.

--Nageons!

Tchelkache, d’un fort coup de rame, chassa le bateau dans un espace
libre entre deux barques; il nageait rapidement sur l’eau glissante, qui
s’allumait, au contact des rames, d’un feu bleu et phosphorescent. Une
longue traînée de lumière doucement scintillante, suivait, en
serpentant, le bateau.

--Eh! bien, ta tête te fait-elle bien mal? demanda Tchelkache avec
bonté.

--Horriblement! Elle sonne comme une cloche... Je vais la mouiller un
peu avec de l’eau.

--A quoi bon? Mouille-toi plutôt l’intérieur; tu te remettras plus vite.

Et il tendit une bouteille à Gavrilo.

--Tu penses? Avec la bénédiction de Dieu!...

Un doux glou-glou se fit entendre.

--Eh! toi, tu es heureux de la permission? Assez! cria Tchelkache en
l’arrêtant.

Le bateau s’élança de nouveau, sans bruit; il se mouvait avec facilité
entre les vaisseaux... Tout à coup, il s’échappa de leur masse, et la
mer infinie, puissante, brillante, se déroula devant eux. Elle
disparaissait dans le lointain bleu, où de ses eaux s’élevaient au ciel
des montagnes de nuages gris-lilas, avec des bordures de duvet jaune,
verdâtres comme l’eau de la mer, ou ardoisées, tristes, jetant ces
ombres lourdes d’ennui qui oppressent les âmes et les esprits. Les
nuages rampaient lentement les uns sur les autres et tantôt se fondaient
ensemble, et tantôt se dispersaient les uns les autres; ils mélangeaient
leurs couleurs et leurs formes, se dissolvaient, ou reparaissaient avec
de nouveaux contours, majestueux et lugubres... Ce lent mouvement de
masses inanimées avait quelque chose de fatal. Il semblait que, là-bas,
aux confins de la mer, il y en avait d’innombrables qui toujours
ramperaient avec indifférence sur le ciel, dans l’intention méchante et
stupide de ne plus jamais lui permettre d’éclairer la mer endormie du
million d’yeux d’or de ses étoiles polychromes, vivantes et songeuses,
qui éveillent de nobles désirs dans les êtres en adoration devant leur
sainte et pure lumière.

--Est-elle belle, la mer? demanda Tchelkache.

--Pas mal! Seulement on a peur dessus, répondit Gavrilo, ramant en
mesure et fort. La mer sonnait à peine, ruisselait sous les longues
rames et brillait toujours de ses phosphorescences bleues et chaudes.

--On a peur? Nigaud!... grogna Tchelkache avec ironie.

Lui, le voleur cynique, aimait la mer. Son tempérament bouillant, avide
d’impressions, ne se rassasiait jamais de la contemplation de cette
immensité infinie, libre et puissante. Et il était froissé d’entendre
une semblable réponse à sa question sur la beauté de la mer, qu’il
aimait. Assis au gouvernail, il coupait l’eau de sa rame et regardait
tranquillement devant lui, plein du désir de nager encore longtemps sur
cette plaine de velours.

Sur mer, une émotion large et chaude montait en lui, emplissait son âme
et l’épurait un peu des souillures de la vie. Il goûtait cette
impression et aimait se voir meilleur, ici, parmi les vagues et l’air où
les pensées de la vie perdent leur âcreté et la vie elle-même sa valeur.
Dans la nuit, sur la mer, vogue le bruit léger de sa respiration
endormie, et ce murmure infini verse dans l’âme la paix, réfrène les
impulsions mauvaises, fait naître des rêves puissants...

--Et les filets, où sont-ils, hein? demanda tout à coup Gavrilo, en
faisant l’inspection de la barque.

Tchelkache tressaillit.

--Le filet est là, au gouvernail.

--Quel filet cela peut-il être? demanda avec méfiance Gavrilo.

--Un épervier et...

Mais Tchelkache eut honte de mentir à cet enfant pour cacher ses
véritables projets; il regretta aussi les pensées et les sentiments que
le gars avait mis en fuite par sa question. Il se fâcha. Il sentit à la
poitrine la brûlure cuisante qu’il connaissait bien; quelque chose le
serra à la gorge. Il dit durement à Gavrilo:

--Tu es là; eh! bien, restes-y! Et ne te mêle pas de ce qui ne te
regarde en rien. On t’a pris pour ramer, rame. Et si tu laisses aller ta
langue, il n’en résultera rien de bon. As-tu compris?

Une minute, le bateau chancela et s’arrêta. Les rames s’immobilisèrent
dans l’eau bouillonnant autour d’elles, et Gavrilo s’agita avec
inquiétude sur sa banquette.

--Rame!

Un rude juron secoua l’air. Gavrilo lança les rames. Le bateau, comme
effrayé, avança par saccades rapides et nerveuses, fendant l’eau avec
bruit.

--Mieux que ça!

Tchelkache s’était levé du gouvernail et, sans lâcher sa rame, il
plongea ses yeux froids dans le visage pâle, aux lèvres tremblantes, de
Gavrilo. Sinueux, penché en avant, il ressemblait à un chat prêt à
sauter. On entendait un grincement furieux de dents et un bruit d’os.

--Qui va là?

Cette impérieuse question résonna sur la mer.

--Oh! diable, mais rame donc! sans bruit! je te tuerai, chien! rame
donc! une, deux! Ose crier! Je te déchirerai!... sifflait Tchelkache.

--Vierge Marie, murmurait Gavrilo, tremblant et exténué par la peur et
l’effort.

Le bateau vira avec souplesse; il nagea vers le port, où les falots se
pressaient en un groupe multicolore et où se dessinaient les mâtures.

--Eh! Qui est-ce qui crie? demanda-t-on encore une fois. Maintenant, la
voix était plus éloignée, Tchelkache fut rassuré.

--C’est toi même, l’ami, qui cries! dit-il dans la direction de l’appel.
Et puis, il s’adressa à Gavrilo, qui murmurait toujours une
prière.--Oui, frère, tu as eu de la chance. Si ces diables nous avaient
poursuivis, c’eût été fini de toi. Entends-tu? Je t’aurais vite envoyé
aux poissons...

Maintenant que Tchelkache parlait tranquillement et même avec bonhomie,
Gavrilo, toujours tremblant de crainte, le supplia:

--Écoute, laisse-moi m’en aller! Au nom du Christ, laisse-moi.
Dépose-moi quelque part. Aïe, aïe, aïe! Je suis perdu tout à fait! Pense
à Dieu, laisse-moi. Que me veux-tu? je ne peux pas faire ces choses-là,
je n’en ai jamais fait de pareilles. C’est la première fois, Seigneur!
Je suis perdu! Comment as-tu fait, frère, pour me circonvenir? Dis?
C’est un péché, tu perds mon âme!... Ah! quelle affaire!

--Quelle affaire? interrogea sévèrement Tchelkache. Parle, quelle
affaire?

La terreur du gars l’amusait; il jouissait aussi de la sensation de
pouvoir lui, Tchelkache, provoquer une telle épouvante.

--De sombres affaires, frère... Laisse-moi, pour Dieu. Que te suis-je?
Ami...

--Tais-toi! Si je n’avais pas eu besoin de toi, je ne t’aurais pas
emmené! As-tu entendu? Eh! bien, tais-toi!

--Seigneur! soupira, en sanglotant, Gavrilo.

--Assez!

Maintenant, Gavrilo ne pouvait plus s’arrêter et haletait
lamentablement; il pleurait, se mouchait, s’agitait sur son banc, mais
ramait fort, avec désespoir. Le bateau allait comme une flèche... De
nouveau, sur leur chemin, se dressèrent les corps noirs des vaisseaux et
le bateau se perdit entre eux, tournant comme une toupie dans les
étroits chenaux qui les séparaient.

--Hé! toi, écoute: si quelqu’un nous adresse une question, tais-toi, si
tu tiens à ta peau. As-tu compris?

--Hélas! soupira avec découragement Gavrilo, en réponse à cet ordre
sévère, et il ajouta:--C’était mon destin d’être perdu!

--Ne hurle pas! chuchota Tchelkache.

Ces mots firent perdre à Gavrilo toute compréhension et il s’anéantit
dans le pressentiment froid d’un malheur. Il plongeait machinalement les
rames, les lançait derrière lui, puis les sortait de l’eau, les lançait
encore et regardait obstinément ses chaussures d’écorce.

Le bruit endormi des vagues était sombre et effrayant. Voici le port...
Derrière son mur de granit, on entendait des voix humaines, des
clapotements d’eau, des chansons et de grêles sifflets.

--Arrête! chuchota Tchelkache. Lâche les rames! Appuie-toi des mains au
mur! Doucement, diable!

Gavrilo, s’accrochant des mains à la pierre glissante, conduisit le
bateau le long du mur. Il avançait sans bruit, effleurant de son bord la
mousse gluante de la pierre.

--Arrête, donne les rames! Donne, ici! Et ton passeport, où l’as-tu mis?
Dans ton sac? Donne-moi le sac! Plus vite!... Ça, mon ami, c’est pour
que tu ne te sauves pas... Maintenant, je te tiens. Sans rames, tu
aurais filé quand même; mais, sans ton passeport, tu n’oseras pas.
Attends! Et souviens-toi que, si tu dis un mot, je te rattraperai,
fût-ce au fond de la mer.

Et tout à coup, s’accrochant des mains à quelque chose, Tchelkache
s’éleva dans l’air; il disparut sur le mur.

Gavrilo frémit... Ç’avait été si prompt! Il sentit comme se détacher et
glisser de lui la maudite lourdeur et l’effroi qu’il éprouvait en
présence de ce bandit moustachu et maigre... Fuir, maintenant?... Et,
respirant avec liberté, il regarda autour de lui. A gauche s’élevait un
bâtiment noir sans mâts, comme un immense cercueil vide et abandonné...
Chaque coup de vague contre son flanc éveillait en lui un sourd écho,
pareil à un profond soupir. A droite, sur l’eau, se traînait le mur
humide du quai, comme un froid et lourd serpent. Derrière encore, on
voyait des squelettes noirs, et devant, dans l’espace qui s’étendait
entre le mur et ce cercueil, était la mer, silencieuse, déserte, avec
des nuages noirs au-dessus d’elle. Et ces nuages avançaient lentement,
énormes, lourds, puisant de l’obscurité leur terreur, et prêts à écraser
l’homme de leur poids. Tout était froid, noir, de mauvais augure.
Gavrilo eut peur. Cette crainte était maintenant plus grande que celle
que lui imposait Tchelkache; elle étreignait la poitrine de Gavrilo dans
un étroit embrassement, elle serrait au point d’en faire une masse
misérable, clouée à la banquette du bateau.

Et autour, tout se taisait. Pas un son, sauf les soupirs de la mer; il
semblait que ce silence allait être interrompu tout à coup par quelque
chose d’effrayant, de furieusement bruyant, par quelque chose qui
secouerait la mer jusqu’au fond, qui déchirerait les lourds troupeaux de
nuages sombres sur le ciel, et jetterait dans le désert des flots toutes
ces noires embarcations. Les nuages rampaient sur le ciel aussi
lentement et d’un air aussi ennuyé qu’auparavant, mais il en sortait
toujours plus de la mer, et on pouvait penser, en regardant le ciel, que
lui aussi était une mer, seulement une mer irritée et renversée sur
l’autre, endormie, paisible et unie. Les nuages ressemblaient à des
vagues qui fonçaient sur la terre, de leurs crêtes grises; ils
ressemblaient à des abîmes creusés par le vent entre les vagues, et à
des lames naissantes que ne couvrait pas encore l’écume verdâtre de la
fureur.

Gavrilo était écrasé par cette sombre tranquillité et cette beauté; il
se rendit compte qu’il désirait revoir plus vite son maître. Et celui-ci
ne revenait pas!... Le temps passait lentement, plus lentement que ne
rampaient les nuages dans le ciel... Et la longueur du temps augmentait
l’angoisse du silence... Mais voici que, derrière le mur, on entendit
l’eau s’agiter, puis un frôlement, et quelque chose comme un
chuchotement. Gavrilo crut mourir.

--Eh!... Tu dors? Prends! doucement! dit la voix sourde de Tchelkache.

Du mur descendait un objet cubique et lourd. Gavrilo le mit dans le
bateau, puis un autre pareil. En travers du mur s’étendit la longue
personne de Tchelkache. Les rames reparurent mystérieusement, puis le
sac de Gavrilo tomba à ses pieds et Tchelkache essoufflé s’assit au
gouvernail.

Gavrilo le regarda avec un sourire timide et joyeux.

--Est-tu fatigué? demanda-t-il.

--Un peu, sans doute, petit veau! Rame solidement, de toute ta force. Tu
as un joli gain, frère! La moitié de l’affaire est faite. Maintenant, il
ne reste qu’à passer inaperçu sous les yeux de ces diables, et puis tu
pourras recevoir ton argent et filer chez ta Machka... Tu as une Machka,
dis, petit?

--N-non!

Gavrilo peinait dur, sa poitrine travaillait comme un soufflet et ses
bras comme des ressorts d’acier. L’eau grondait sous le bateau et la
traînée bleue qui suivait la poupe était devenue plus large. Gavrilo se
couvrait de sueur, mais il continuait à ramer de toute sa force. Après
avoir éprouvé deux fois, dans cette nuit, une telle frayeur, il
redoutait d’avoir à l’affronter encore et ne désirait qu’une chose:
finir au plus tôt cette besogne maudite, descendre à terre et fuir cet
homme, avant d’être tué par lui ou de se trouver en prison par sa faute.
Il décida de ne pas lui parler, de ne le contredire en rien, d’exécuter
tous ses ordres, et, s’il réussissait à se débarrasser de lui sans
encombres, de faire chanter un Te Deum à Saint-Nicolas. Une ardente
prière était prête à couler de sa poitrine. Mais il se retenait,
soufflait comme un bateau à vapeur, et se taisait, jetant des regards en
dessous à Tchelkache.

Et l’autre, sec, long, penché en avant, semblable à un oiseau qui
s’apprête à voler, regardait dans l’obscurité, au-devant du bateau, avec
ses yeux d’épervier. Remuant son nez crochu et féroce, il tenait d’une
main le gouvernail et de l’autre tirait sa moustache, que faisait, à
chaque instant, tressauter le sourire silencieux des lèvres minces.
Tchelkache était content de sa réussite, de lui-même et de ce gars, si
effrayé par lui et devenu son esclave. Il savourait d’avance la large
fête du lendemain et maintenant il jouissait de sa force et de
l’asservissement de ce jeune et frais garçon. Il le voyait peiner; il
eut pitié de lui et voulut l’encourager.

--Eh! Dis donc! demanda-t-il doucement. As-tu eu très peur?

--N’importe!... soupira Gavrilo, et il toussa.

--Inutile maintenant de tant appuyer sur les rames. Maintenant, c’est
fini. Il n’y a plus qu’un mauvais endroit à passer... Repose-toi.

Gavrilo s’arrêta docilement, essuya avec la manche de sa blouse la sueur
de son visage et replongea les rames dans l’eau.

--C’est bon, rame plus légèrement. Pour que l’eau ne jase pas. Il y a
une passe à franchir. Doucement, doucement! Ici, frère, sont des gens
sérieux... Ils pourraient très bien s’amuser avec un fusil. Ils te
mettraient une si belle bosse sur le front que tu n’aurais pas le temps
de crier gare.

Le bateau filait sur l’eau presque sans faire de bruit. Seulement, des
gouttes bleues tombaient des rames, et, quand elles touchaient la mer, à
la place de leur chute s’allumait un instant une petite tache, bleue
aussi. La nuit devenait toujours plus sombre et plus silencieuse. Le
ciel ne ressemblait plus à une mer agitée: les nuages s’étaient étendus
sur sa surface et l’avaient recouvert d’un rideau égal et lourd, abaissé
sur la mer et immobile. La mer était plus tranquille, plus noire, elle
exhalait plus fort son odeur chaude et salée et ne paraissait plus aussi
large qu’avant.

--Ah! s’il pouvait seulement pleuvoir! murmura Tchelkache; nous
filerions comme derrière un rideau.

A droite et à gauche du bateau, des bâtiments, des vaisseaux, immobiles,
lugubres et noirs émergeaient de l’eau noire aussi. Sur l’un d’eux
bougeait une lumière; c’était quelqu’un qui marchait avec une lanterne.
La mer, caressant leurs flancs, semblait implorer sourdement et eux
répondaient par un écho roulant et froid, comme s’ils discutaient et
refusaient de céder.

--La douane! chuchota Tchelkache.

Depuis le moment où il avait donné l’ordre à Gavrilo de ramer doucement,
le gars éprouvait de nouveau un sentiment d’attente excitée. Il se
tendait en avant, vers l’obscurité, et il lui semblait qu’il
grandissait; ses os et ses veines se tiraient avec une sourde douleur;
sa tête, pleine d’une pensée unique, lui faisait mal, la peau de son dos
frémissait, et dans ses jambes s’enfonçaient de petites aiguilles aiguës
et froides. Les yeux lui cuisaient à force d’avoir trop longtemps
regardé dans le noir d’où il s’attendait à voir surgir quelqu’un qui
leur crierait: «Arrêtez, voleurs!»

Maintenant, quand Tchelkache murmura: «La douane!» Gavrilo sursauta: une
pensée âpre, brûlante traversa son être et pinça ses nerfs crispés; il
voulut crier, appeler au secours... Il avait déjà ouvert la bouche et
s’était soulevé sur sa banquette. Il avança la poitrine, aspira
profondément, ouvrit la bouche; mais tout à coup, terrassé par la
frayeur qui le frappa comme un fouet, il ferma les yeux et tomba de son
siège.

... En avant du bateau, au loin sur l’horizon, avait jailli de l’eau
noire une immense épée d’un bleu flamboyant. Elle s’était élevée, avait
fendu l’obscurité de la nuit; sa lame glissa sur les nuages et coucha
sur le sein de la mer une large raie bleue. Et, dans cette raie
lumineuse, sortirent de l’obscurité les vaisseaux jusqu’alors
invisibles, noirs, silencieux, tendus de la luxueuse ombre nocturne. On
eût dit qu’ils avaient longtemps été au fond de la mer, entraînés là par
la force puissante d’une tempête, et que, maintenant, ils surgissaient
pour obéir à l’épée de feu enfantée par la mer. Ils s’élevaient pour
regarder le ciel et tout ce qui était au-dessus de l’eau... Leurs agrès
embrassaient les mâts et semblaient des algues marines, sorties de l’eau
avec ces noirs géants qu’elles recouvraient de leurs mailles. Et puis,
l’extraordinaire épée bleue se souleva de nouveau, fendit encore la nuit
et se coucha dans une autre direction. Et de nouveau, à l’endroit où
elle reposait, apparaissaient des squelettes de navires, jusqu’alors
invisibles.

Le bateau de Tchelkache s’arrêta et se balança sur l’eau, comme pris
d’hésitation. Gavrilo restait étendu au fond du bateau, se couvrant le
visage avec ses mains, et Tchelkache le poussa de sa rame, sifflant
furieusement, mais tout bas.

--Imbécile, c’est le croiseur de la douane... C’est la lanterne
électrique! Lève-toi, bûche! On va jeter la lumière sur nous! Tu vas
nous perdre, diable, toi et moi!

Quand une fois le bout tranchant de la rame se fut abaissé plus fort sur
le dos de Gavrilo, celui-ci se dressa, n’osant toujours pas ouvrir les
yeux, s’assit sur la banquette et, saisissant à tâtons les rames, fit
avancer le bateau.

--Doucement, ou je te tue! Doucement! Imbécile, que le diable t’emporte!
De quoi t’es-tu effrayé? Dis? Une lanterne et une glace. Voilà tout!
Doucement avec les rames, mauvais diable!... On incline la glace comme
on veut et on éclaire la mer pour voir s’il n’y rôde pas des gens de
notre espèce. On surveille la contrebande... Nous sommes hors
d’atteinte; ils sont déjà loin. N’aie pas peur, garçon, nous sommes
saufs! Maintenant, nous...

Tchelkache regarda, triomphant, autour de lui.

--Certes, nous sommes saufs. Ouf!... tu as de la chance, bûche pourrie!

Gavrilo se taisait et ramait; en respirant lourdement, il regarda de
côté l’endroit où s’élevait et s’abattait encore cette épée de feu. Il
ne pouvait toujours pas croire que ce n’était, comme le disait
Tchelkache, qu’une lanterne à réflecteur. La froide lumière bleue qui
fendait l’obscurité éveillait des reflets argentés sur la mer; elle
avait quelque chose d’inexplicable, et Gavrilo retomba dans l’hypnose
d’une frayeur triste. Le pressentiment d’un malheur oppressait de
nouveau sa poitrine. Il ramait comme une machine et courbait les épaules
comme s’il attendait un coup d’en haut, et il se sentait vide de tout
désir, vide et sans âme. Les émotions de cette nuit avaient rongé tout
ce qu’il possédait d’humain.

Et Tchelkache triomphait de plus belle: succès complet! Ses nerfs,
habitués aux secousses, s’étaient déjà tranquillisés. Sa moustache
frémissait voluptueusement et, dans ses yeux, s’allumait une flamme
avide. Il se sentait à merveille, sifflait entre ses dents, aspirait
profondément l’air humide de la mer, jetait des regards à droite et à
gauche et souriait avec bonhomie quand ses yeux retombaient sur Gavrilo.

Le vent passa et réveilla la mer qui se mit à jouer de ses mille petites
vagues. Les nuages devinrent plus minces et plus transparents, bien
qu’ils couvrissent tout le ciel. Le vent, encore léger, se promenait
librement sur toute la surface de la mer, mais les nuages étaient
immobiles et semblaient ruminer une pensée grise et ennuyée.

--Allons, frère, reviens à toi, il est temps! On dirait qu’on t’a secoué
l’âme de la peau; il ne reste qu’un sac avec des os. Ami chéri! Nous
tenons le bon bout, eh?...

Gavrilo était content d’entendre une voix humaine, bien que ce fût
Tchelkache qui parlât.

--J’entends, dit-il très bas.

--C’est bon, mie de pain!... assieds-toi au gouvernail, je prendrai les
rames; tu es fatigué, dis?

Gavrilo changea machinalement de place, et, lorsque Tchelkache s’aperçut
qu’il vacillait sur ses jambes, il le plaignit encore plus profondément
et lui tapa sur l’épaule.

--N’aie pas peur! Tu as un bon bénéfice. Je te payerai bien, frère.
Veux-tu avoir vingt-cinq roubles, hein?

--Je... n’ai besoin de rien. Pourvu que nous arrivions à la terre!

Tchelkache fit un mouvement du bras, cracha et se mit à ramer; ses longs
bras lançaient très loin derrière lui les avirons.

La mer s’était réveillée. Elle jouait avec ses petites vagues, les
faisait naître, les ornait d’une frange d’écume, les poussait les unes
sur les autres et les brisait en poussière. L’écume, en fondant,
grésillait et soupirait, et tout, alentour, était rempli de bruit
musical et de clapotement. L’obscurité paraissait s’animer.

--Eh bien! raconte un peu... commença Tchelkache. Tu retourneras au
village, tu te marieras, tu commenceras à labourer, à ensemencer, ta
femme te donnera beaucoup d’enfants, vous manquerez de pain, et tu te
décarcasseras toute ta vie?... Et alors... est-ce donc si doux?

--Quelle douceur peut-il y avoir à ça? dit timidement et en frémissant
Gavrilo. Que faire?

Par endroits, les nuages étaient déchirés par le vent et, à travers les
trous, regardait le ciel bleu avec, dessus, quelques étoiles. Reflétées
par la mer joueuse, ces étoiles sautaient sur les vagues, tantôt
disparaissant, tantôt brillant de nouveau.

--Plus à gauche! dit Tchelkache. Nous sommes bientôt arrivés. Oui!...
Fini! Le travail a été bon. Vois-tu, une seule nuit,--et cinq cents
roubles de gagnés! Dis, est-ce bon?

--Cinq cents roubles! reprit avec méfiance Gavrilo, mais il s’effraya
aussitôt et demanda bien vite, en poussant du pied les ballots au fond
du bateau:--Qu’est-ce que ces affaires?

--C’est de la soie. Une chose chère. Si on la vendait à son véritable
prix, il y en aurait pour mille roubles. Mais je ne renchéris pas...
Adroit, tout ça, hein?

--Est-il possible? interrogea Gavrilo. Si j’en avais autant, moi!

Il soupira au souvenir de la campagne, de son misérable train de vie, de
ses peines, de sa mère et de toutes ces choses lointaines et chères pour
lesquelles il était allé travailler, pour lesquelles il avait tant
souffert cette nuit. Une onde de souvenir l’enveloppa: il revit son
village, sur une pente, avec, au bas, la rivière cachée par les
bouleaux, les saules, les sorbiers et les merisiers... Cette vision
souffla en lui quelque chaleur et le soutint un peu.

--Dieu que ce serait bien! soupira-t-il tristement.

--Oui! je m’imagine que tu sauterais vite en wagon et,--bonsoir! Et
comme les filles t’aimeraient, au village! Tu n’aurais qu’à choisir. Tu
te construirais une isba neuve... Mais, pour une isba, il n’y aurait
peut-être pas assez...

--Ça, c’est juste... Une isba, non, chez nous le bois est trop cher.

--N’importe, tu aurais réparé celle que tu as. Possèdes-tu un cheval?

--Un cheval? oui, il y en a un, mais très vieux, diable!

--Alors, un cheval, un bon cheval! Une vache... des brebis... de la
volaille... hein?

--Pourquoi dis-tu ça? Si seulement!... Ah! Seigneur, comme j’aurais
vécu!

--Oui, frère, la vie ne serait pas mauvaise... Moi aussi, je m’y connais
un peu à ces choses-là. J’ai eu aussi un nid à moi. Le père était un des
plus riches paysans du village.

Tchelkache ramait lentement. Le bateau dansait sur les vagues, qui
venaient agacer ses bords; il avançait à peine sur la mer sombre qui
jouait toujours plus fort. Les deux hommes rêvaient, balancés sur l’eau,
et regardaient vaguement autour d’eux. Au début, Tchelkache avait parlé
à Gavrilo du village afin de le tranquilliser un peu et de le remettre
de son émotion. Il parlait en souriant, d’un air sceptique, dans sa
moustache, mais plus tard, à force de lui donner la réplique et de lui
rappeler les joies champêtres dont il était lui-même depuis longtemps
désabusé, qu’il avait oubliées jusqu’à ce moment, il se laissa entraîner
et, au lieu de faire parler le gars, il se mit, sans s’en apercevoir, à
pérorer lui-même:

--L’essentiel dans la vie du paysan, frère, c’est la liberté. Tu dois
être ton propre maître. Tu as ta maison: elle ne vaut pas cher, mais
elle est à toi. Tu possèdes une terre, une seule poignée peut-être, mais
elle est à toi. Ta poule est à toi, ton œuf, ta pomme. Tu es roi sur ta
terre. Et puis, il faut de l’ordre... Le matin, à peine levé, tu dois te
mettre à l’ouvrage. Au printemps c’est une chose, en été une autre, en
automne, en hiver une autre encore. Où que tu aies été, tu reviens
toujours dans ta maison. La tiédeur, le repos!... Tu es roi, dis?

Tchelkache s’était enthousiasmé à cette longue énumération des
privilèges et des droits du paysan, oubliant seulement de parler des
devoirs.

Gavrilo le regardait avec curiosité et s’enthousiasmait aussi. Pendant
la durée de cette conversation, il avait déjà eu le temps d’oublier à
qui il avait affaire; il ne voyait qu’un paysan comme lui, collé,
attaché à la terre par le travail, par plusieurs générations de
laboureurs, par des souvenirs d’enfance, mais qui s’était volontairement
éloigné d’elle et de ses soucis, et qui subissait maintenant le
châtiment de son coup de tête.

--Oui, frère, c’est juste! Ah! comme c’est juste! Voilà, prends ton cas,
par exemple: qu’es-tu, maintenant, sans la terre? Ah! frère, la terre
est comme une mère: on ne l’oublie pas pour longtemps.

Tchelkache redevint lui-même. Il sentit l’agaçante brûlure à la poitrine
qui le prenait toujours quand son amour-propre de sans-souci follement
audacieux était froissé, surtout quand l’offenseur n’avait aucun prix à
ses yeux.

--Le voilà parti! s’écria-t-il avec férocité. Tu t’imagines peut-être
que je parle sérieusement... Je vaux plus cher que ça, va!

--Mais, drôle de corps! répondit Gavrilo, de nouveau intimidé, est-ce de
toi que je parle? Il y en a beaucoup comme toi!... Eh! Dieu, ce qu’il y
a de gens malheureux sur terre, de vagabonds!...

--Reprends les rames, phoque! commanda brièvement Tchelkache, retenant
tout un flot de jurons ardents qui lui montaient au gosier.

Ils changèrent encore de place. Tchelkache en escaladant les ballots
pour regagner le gouvernail, éprouva un désir aigu de donner à Gavrilo
une bonne claque qui le fît voler par-dessus bord et, en même temps, il
n’eut pas la force de le regarder en face.

La courte conversation s’était tue; mais maintenant le silence même de
Gavrilo avait pour Tchelkache une odeur du village. Il pensait au passé
et oubliait de diriger son bateau que les vagues avaient fait tourner et
qui maintenant s’en allait en pleine mer. Les vagues paraissaient
comprendre que cet esquif n’avait pas de but et, le faisant tressauter,
elles jouaient, légères, allumant toujours leurs feux bleus sous les
rames. Et devant Tchelkache défilaient rapidement des tableaux du passé,
si lointain déjà, séparé du présent par un mur de onze années de
vagabondage. Il se revit enfant, il revit le village, sa mère, haute en
couleur, grasse, aux bons yeux gris,--son père, géant à barbe fauve, au
visage sévère,--lui-même fiancé,--sa femme Amphissa aux yeux noirs, à la
longue natte, potelée, molle, gaie... Et puis, le voilà, lui, beau
soldat de la garde; et de nouveau son père, déjà grisonnant et courbé
par le travail, et sa mère, ridée, affaissée à terre. Comme on lui avait
fait fête au village quand il était revenu après le service! Comme le
père était fier de son Grégori, moustachu, robuste soldat, coq du
village!... La mémoire, ce fléau des malheureux, anime jusqu’aux pierres
du passé et, jusque dans le poison bu naguère, ajoute des gouttes de
miel, et tout cela seulement pour achever l’homme par la conscience de
ses fautes et pour détruire en son âme la foi dans l’avenir, en lui
faisant trop aimer le passé.

Tchelkache était enveloppé d’une bouffée apaisante d’air natal, qui lui
apportait les douces paroles de sa mère, les discours sensés de son
père, le sévère paysan, bien des sons oubliés et des odeurs savoureuses
de la terre, dégelée au printemps, ou bien fraîchement labourée, ou
enfin couverte de jeune blé, vert comme l’émeraude et soyeux... Alors,
il se sentit dérouté, déchu, pitoyable et solitaire, sans attaches
aucunes et rejeté de l’ordre de la vie où avait été formé le sang qui
coulait dans ses veines.

--Hé! Où donc allons-nous? demanda tout à coup Gavrilo.

Tchelkache tressaillit et se retourna avec le regard inquiet d’un fauve.

--Ah! diable!... N’importe... Rame plus serré... nous arrivons.

--Tu songeais? demanda en souriant Gavrilo.

Tchelkache le fouilla des yeux. Le gars était complètement revenu à lui;
tranquille, gai, il semblait même triomphant. Il était très jeune, toute
sa vie lui appartenait. C’était mauvais! Mais peut-être la terre le
retiendrait-elle! Quand Tchelkache eut cette pensée, il se sentit plus
triste encore et, en réponse à la question de Gavrilo, il grogna avec
humeur:

--Je suis fatigué!... et ça danse!...

--Ça danse, bien sûr!... Ainsi, maintenant, nous ne nous ferons pas
pincer avec ceci?

Gavrilo poussa du pied les ballots.

--Non, sois tranquille. Je vais tout de suite le livrer et recevoir
l’argent. Oui!

--Cinq cents?

--Pas moins, probablement...

--C’est une somme!... Si je l’avais, moi, pauvre gueux! J’en aurais
chanté une chanson.

--Au village...

--Bien sûr! sans tarder...

Et Gavrilo se laissa emporter par son imagination. Tchelkache paraissait
écrasé. Ses moustaches pendaient; son côté droit, battu par les vagues,
était mouillé, ses yeux s’étaient enfoncés, avaient perdu leur éclat. Il
était pitoyable et lourd. Tout ce qu’il tenait de l’oiseau de proie
avait disparu, laissant la place à une songerie humiliée qui
apparaissait dans les plis mêmes de sa blouse sale...

--Je suis bien fatigué, moulu!

--Nous arrivons... Voilà.

Tchelkache fit brusquement virer le bateau et le dirigea vers quelque
chose de noir qui sortait de l’eau.

Le ciel était tout couvert de nuages et la pluie tomba, fine, serrée,
sonnant joyeusement sur les crêtes des vagues.

--Arrête!... Doucement! commanda Tchelkache.

La barque heurta de l’avant le corps d’un vaisseau.

--Dorment-ils, les diables? grogna Tchelkache, en attrapant de sa gaffe
des cordes qui descendaient du bord.--L’échelle n’est pas baissée. Cette
pluie, par-dessus le marché... Comme s’il ne pouvait pleuvoir plus tôt!
Eh! éponges que vous êtes! eh!

--C’est Selkache? demanda d’en haut un murmure caressant.

--Baisse l’échelle, allons!

--Bonjour, Selkache.

--Baisse l’échelle, diable fumé! rugit Tchelkache.

--Oh! qu’il est méchant aujourd’hui... Eh! Oh!

--Monte, Gavrilo! ordonna Tchelkache à son compagnon.

Au bout d’une minute, il se trouvèrent sur le pont, où trois sombres
personnages barbus, qui causaient avec animation dans une langue bizarre
et épineuse, regardaient par-dessus bord le bateau de Tchelkache. Un
quatrième, enveloppé dans une longue robe, s’avança vers Tchelkache, lui
serra la main en silence et jeta un regard méfiant à Gavrilo.

--Prépare l’argent pour demain matin, dit brièvement Tchelkache.
Maintenant, je vais dormir. Gavrilo, allons. As-tu faim?

--J’ai sommeil, répondit Gavrilo.

Au bout de cinq minutes, il ronflait déjà sur le pont sale du bateau, et
Tchelkache, assis à côté de lui, essayait à son pied une botte qui
traînait. Crachant de côté, il sifflait entre ses dents tristement et
avec colère. Puis il s’étendit à côté de Gavrilo, sans ôter de son pied
la botte, mit ses mains sous sa nuque et examina attentivement le pont
en remuant ses lèvres moustachues.

Le bateau se balançait sur l’eau joyeuse; du bois grinçait
lamentablement on ne savait où, la pluie tombait mollement sur le pont,
les vagues frappaient les flancs... Tout était triste et résonnait comme
le chant berceur d’une mère qui n’a plus d’espoir dans le bonheur de son
fils.

Tchelkache, les dents découvertes, souleva la tête, regarda autour de
lui... et, après avoir murmuré quelques mots, se recoucha... Ses jambes
ouvertes le faisaient ressembler à d’immenses ciseaux.

                   *       *       *       *       *

Il se réveilla le premier, eut un mouvement d’inquiétude, puis se
tranquillisa subitement et regarda Gavrilo qui dormait encore. Le gars
ronflait et, dans son sommeil, souriait à quelque chose, de toute sa
face enfantine et hâlée.

Tchelkache soupira et grimpa le long d’une étroite échelle de cordes.
Dans l’ouverture de la trappe s’encadrait un morceau de ciel plombé. Il
faisait clair, mais le temps d’automne était lugubre et gris.

Tchelkache reparut après deux heures d’absence. Son visage était rouge,
sa moustache crânement retroussée; sur ses lèvres rayonnait un sourire
gai et bon enfant. Il était chaussé de hautes bottes solides, vêtu d’une
jaquette, d’un pantalon de cuir, et ressemblait à un chasseur. Tout le
costume, un peu râpé, mais en bon état encore et lui allant bien, le
faisait paraître plus large, dissimulait ce qu’il avait de trop anguleux
et lui donnait un air martial.

--Eh! petit veau, lève-toi! dit-il en poussant Gavrilo du pied.

Celui-ci sursauta et, ne le reconnaissant pas de prime abord, fixa sur
lui des yeux ternes. Tchelkache éclata de rire.

--Comme tu es fait!... s’écria enfin Gavrilo avec un large sourire. Tu
es devenu un monsieur!

--Ça se fait vite chez nous! Quel poltron tu es! Aïe, aïe! Combien de
fois t’es-tu préparé à mourir, dans la nuit d’hier, hein? Dis...

--Mais, vois-tu, c’est ma première affaire de ce genre! On peut y perdre
son âme pour le reste de ses jours!

--Irais-tu encore une fois?

--Encore? mais il faut voir pour quels bénéfices? Voilà.

--Deux cents.

--Deux cents, dis-tu? Oui, j’irais.

--Arrête!... Et ton âme?

--Peut-être ne la perdrais-je pas! dit en souriant Gavrilo. Et on
deviendrait un homme pour le reste de ses jours!

Tchelkache éclata de rire.

--C’est bon, assez plaisanter! Nageons vers la grève. Apprête-toi.

--Moi? mais je suis prêt...

Ils se remirent en bateau, Tchelkache au gouvernail, Gavrilo aux rames.

Le ciel gris est tout tendu de nuages; la mer, d’un vert trouble, joue
avec leur embarcation, la fait sauter sur ses vagues encore petites, qui
jettent dedans des gouttes claires et salées. Devant la proue du bateau,
très loin, apparaît la ligne jaune de la plage sablonneuse; derrière la
quille, est la libre et joueuse mer, toute creusée par des troupeaux de
vagues qui courent, déjà parées de leur superbe frange d’écume. Au loin,
il y a des vaisseaux qui se balancent sur le sein de la mer et, à
gauche, toute une forêt de mâts et les masses blanches des maisons de la
ville. De là coule sur la mer un bruit sourd, qui roule avec le bruit
des vagues et crie une musique belle et retentissante... Et sur tout
cela s’étend un mince voile de brouillard qui éloigne les objets les uns
des autres.

--Eh! il y aura une belle danse ce soir! fit Tchelkache en indiquant la
mer d’un mouvement de la tête.

--Une tempête? demanda Gavrilo. Il labourait puissamment la mer avec ses
rames. Il était trempé de la tête aux pieds par les gouttes que le vent
chassait.

--Éhé! affirma Tchelkache.

Gavrilo le regarda avec curiosité.

--Combien t’a-t-on donné? demanda-t-il enfin, voyant que Tchelkache ne
se disposait pas à parler.

--Voilà! dit Tchelkache. Il tendit à Gavrilo quelque chose qu’il tira de
sa poche.

Gavrilo vit des billets multicolores, et tout revêtit à ses yeux les
couleurs de l’arc-en-ciel.

--Eh!... Et moi qui pensais que tu te vantais! Combien?

--Cinq cent quarante!... Est-ce adroit?

--Certes!... murmura Gavrilo, reconduisant d’un regard avide les cinq
cent quarante roubles de nouveau disparus dans la poche. Eh! si c’était
à moi!--et il soupira d’un air abattu.

--Nous ferons la fête, petit! s’écria, avec enthousiasme, Tchelkache!
N’aie pas de craintes: je te paierai, frère... Je te donnerai quarante
roubles! Hein? es-tu content? Veux-tu ton argent tout de suite?

--Si tu ne le regrettes pas... eh! bien... j’accepte!

Gavrilo tremblait d’attente et d’un sentiment aigu qui lui suçait la
poitrine.

--Hahaha! poupée du diable! tu acceptes? Prends, frère, je t’en prie! je
t’en supplie, prends! Je ne sais pas où mettre tout cet argent;
débarrasse-moi, tiens!

Tchelkache tendit à Gavrilo quelques billets de dix roubles. L’autre les
prit, d’une main mal assurée, jeta les rames et se mit à cacher son
butin dans sa blouse, pinçant avidement les yeux et aspirant l’air
bruyamment comme s’il buvait quelque chose de chaud. Tchelkache le
regardait avec ironie. Et Gavrilo avait ressaisi les rames; il
manœuvrait nerveusement, en hâte, les yeux baissés, comme s’il avait
peur. Ses épaules et ses oreilles frémissaient.

--Dieu, que tu es avide! ce n’est pas bien. Du reste, pour un paysan...

--Ce qu’on peut faire avec de l’argent! s’écria Gavrilo, qui s’allumait
tout à coup de passion. Et il se mit à parler, d’une manière hachée,
hâtive, comme poursuivant une idée et attrapant les mots au vol, de la
vie de campagne avec et sans argent: Respect, aisance, liberté,
gaieté...

Tchelkache l’écoutait attentivement, avec une mine sérieuse et des yeux
pleins de secrètes pensées. Par moments, il souriait d’un air joyeux.

--Nous y sommes! fit-il enfin.

Une vague s’empara du bateau et le lança adroitement sur le sable.

--Fini, fini, fini tout à fait! Il faut tirer le bateau plus loin, pour
que la mer ne le reprenne pas. On viendra le chercher. Et maintenant,
adieu. La ville est à huit verstes. Tu retournes à la ville, hein?

Sur le visage de Tchelkache rayonnait toujours un sourire rusé et bon
enfant; il avait l’air de préparer quelque chose d’agréable pour
lui-même, et d’inattendu pour Gavrilo. La main dans la poche, il faisait
bruire des billets de banque.

--Non, je n’irai pas... Je...

Gavrilo étouffait et s’étranglait. En lui s’agitait une tempête de
désirs, de paroles, de sentiments qui s’entre-dévoraient. Il brûlait
comme du feu.

Tchelkache le regardait avec étonnement.

--Qu’est-ce qui te prend? demanda-t-il.

--Ce n’est rien...

Mais le visage de Gavrilo rougissait et puis devenait gris. Le gars
piétinait sur place, comme s’il voulait se jeter sur Tchelkache, ou bien
comme s’il était déchiré par quelque désir difficile à réaliser.

Tchelkache éprouva un malaise à la vue de cette excitation. Il se
demandait sous quelle forme elle allait éclater.

Gavrilo se mit à rire, d’un rire étrange, pareil à un sanglot. Sa tête
était baissée, de sorte que Tchelkache ne pouvait voir l’expression de
son visage; il apercevait seulement les oreilles de Gavrilo, tantôt
rouges, tantôt pâles.

--Va au diable! s’écria Tchelkache avec un un geste de la main.
Serais-tu amoureux de moi? Dis?... Le voilà qui minaude comme une fille.
Es-tu navré de me quitter? Eh! nourrisson, parle, sinon je m’en vais!

--Tu t’en vas? cria Gavrilo d’une voix sonore. La plage, déserte et
sablonneuse, trembla à ce cri, et les vagues de sable, amenées par les
vagues de la mer, parurent frémir. Tchelkache aussi frémit. Tout à coup
Gavrilo s’arracha de sa place et se jeta aux pieds de Tchelkache, lui
étreignit les jambes de ses deux bras, et l’attira à lui. Tchelkache
s’ébranla, s’assit lourdement dans le sable et, grinçant des dents,
fendit l’air de son long bras au poing fermé. Mais il n’eut pas le temps
de frapper, arrêté par le regard confus et suppliant de Gavrilo.

--Ami! Donne-moi... cet argent! Donne, au nom du Christ. Quel besoin en
as-tu? Ce n’est qu’une nuit... une seule nuit... Et moi, cela me
prendrait des années... Donne... Je prierai pour toi... toujours... dans
trois églises... pour le salut de ton âme... Tu le jetterais au vent, et
moi, je le mettrai dans la terre. Ah! donne-moi cet argent. Dis, qu’en
feras-tu?... Y tiens-tu tant?... Une nuit... et te voilà riche! Fais une
bonne action! Tu es perdu, toi!... Tu ne trouveras pas ta voie, tandis
que moi!... Ah! donne-le-moi!

Tchelkache, effrayé, surpris et furieux, rejeté en arrière, assis sur le
sable et s’y appuyant des deux mains, se taisait et regardait, avec des
yeux sortis effroyablement des orbites, le gars qui lui mettait sa tête
sur les genoux et chuchotait, en haletant, ses supplications. Tchelkache
le repoussa enfin, sauta sur ses pieds et, fourrant la main dans sa
poche, jeta à Gavrilo les billets multicolores.

--Tiens, chien, avale! cria-t-il, tremblant de fureur, de pitié aiguë et
de haine envers cet esclave avide. Et, ayant jeté l’argent, il se sentit
un héros. L’audace rayonnait dans ses yeux, dans toute sa personne.

--Moi-même je voulais te donner plus. Tu m’avais fait pitié hier... Je
pensais au village. Je me disais: «Venons en aide à ce gars.»
J’attendais pour voir ce que tu ferais, si tu me demanderais ou non. Et
toi, eh! guenille, mendiant!... Est-ce qu’on peut se mettre dans un état
pareil pour de l’argent... se martyriser ainsi? Imbéciles, diables
avides, qui s’oublient... qui se vendraient pour cinq copeks, hein?

--Ami... que le Christ te protège! Qu’ai-je donc à présent? Quoi? Des
milliers?... Je suis maintenant un richard! glapissait Gavrilo dans son
enthousiasme, tout frémissant et cachant l’argent dans sa blouse. Ah!
cher homme!... Je n’oublierai jamais! jamais! Et je dirai à ma femme et
à mes enfants de prier pour toi.

Tchelkache écoutait ces cris de joie, regardait ce visage rayonnant et
dénaturé par cette frénésie avide; il sentait que lui-même, le voleur et
le vagabond, arraché à tout ce qui lui était proche, ne deviendrait
jamais aussi rapace, vil, égaré. Jamais il ne serait tel! Cette pensée
et cette sensation, en lui donnant la conscience de sa liberté et de son
audace, le retenaient auprès de Gavrilo sur le bord désert de la mer.

--Tu m’as rendu heureux! criait Gavrilo et, s’emparant de la main de
Tchelkache, il se la fourrait contre le visage.

Tchelkache se taisait et montrait les dents comme un loup. Gavrilo
continuait son épanchement.

--Quelle idée m’est venue! Nous nagions ici... j’ai vu l’argent... Je me
disais: «Si je lui donnais»... à toi... «un coup de rame... un seul!
L’argent serait à moi; lui, je le jetterais à la mer»... toi, tu
comprends? Qui s’apercevrait de ta disparition? Et si on te trouve, on
ne fera pas d’enquête: qui, comment, pourquoi l’a-t-on tué? Tu n’es pas
un homme pour lequel en ferait du bruit! Tu es inutile sur terre! Qui
prendrait ton parti? Voilà! hein?

--Rends l’argent! rugit Tchelkache en saisissant Gavrilo à la gorge.

Gavrilo se débattit, une fois, deux fois... mais l’autre bras de
Tchelkache s’enroula comme un serpent autour de lui... Un bruit de toile
déchirée,--et Gavrilo gisait à terre, avec des yeux fous, attrapant
l’air avec ses mains et agitant les jambes. Tchelkache, droit, sec,
comme un fauve, montrait les dents d’un air méchant, riait d’un rire
serré, âpre, et sa moustache sautait nerveusement sur son visage
anguleux et aigu. Jamais, de toute sa vie, il n’avait reçu de coup si
douloureux, et jamais sa fureur n’avait été plus grande.

--Eh! quoi, es-tu heureux maintenant? demanda-t-il, à travers son rire,
à Gavrilo, et, lui tournant le dos, il s’en alla dans la direction de la
ville. Mais il n’avait pas fait deux pas que Gavrilo, se courbant comme
un chat, mit un genou à terre et, prenant un large élan, lui jeta une
pierre ronde, criant avec rage:

--U-une!

Tchelkache gémit, porta ses mains à sa nuque et se balança en avant,
puis se retourna du côté de Gavrilo et tomba le visage contre le sable.
Il bougea une jambe, essaya de soulever la tête et se raidit, vibrant
comme une corde tendue. Alors, Gavrilo se prit à courir au loin, là-bas,
vers l’ombre d’un nuage échevelé qui pendait sur la steppe brumeuse. Les
vagues bruissaient, courant sur le sable, se fondant avec lui et courant
encore. L’écume sifflait, les gouttes de l’eau volaient dans l’air.

La pluie tomba. Rare au commencement, elle devint vite serrée, lourde,
et coula du ciel en minces filets. Ils s’entrecroisaient, formant un
réseau qui masqua aussitôt le lointain de la steppe et le lointain de la
mer. Longtemps on ne vit rien que la pluie et ce long corps, couché sur
le sable près de la mer... Mais voici que, de la pluie, réapparut
Gavrilo, courant; il volait comme un oiseau. Il s’approcha de
Tchelkache, tomba à genoux devant lui et se mit à le retourner sur la
terre. Sa main plongea dans une glu chaude et rouge. Il trembla et
s’écarta, le visage pâle et fou.

--Frère, lève toi! chuchotait-il dans le bruit de la pluie à l’oreille
de Tchelkache.

Tchelkache revint à lui et, repoussant Gavrilo, dit d’une voix enrouée:

--Va-t’en!

--Frère, pardonne: c’est le diable qui m’a tenté... continuait Gavrilo,
tremblant, baisant la main de Tchelkache.

--Va, va-t’en! grogna l’autre.

--Remets-moi mon péché! Ami... pardonne!

--Va-t’en, va-t’en au diable! cria tout à coup Tchelkache qui s’assit
sur le sable. Son visage était pâle, méchant; ses yeux troubles se
fermaient comme s’il avait très sommeil... Que veux-tu encore? Tu as
fait ton affaire... et va-t’en! File!

Et il voulut pousser du pied Gavrilo, anéanti de douleur, mais il n’y
réussit pas et serait tombé si Gavrilo ne lui avait soutenu les épaules.
Le visage de Tchelkache était maintenant au niveau de celui de Gavrilo.
Tous deux étaient pâles, misérables et effrayants.

--Fi!

Tchelkache cracha dans les yeux grands ouverts de son ouvrier.

L’autre s’essuya humblement avec sa manche et murmura:

--Fais ce que tu veux... Je ne répondrai pas un mot. Pardonne-moi, au
nom du Christ!

--Nigaud, qui ne sais même pas voler! cria Tchelkache avec mépris. Il
arracha sa chemise sous sa veste et, sans rien dire, grinçant seulement
des dents, se mit à se bander la tête.

--As-tu pris l’argent? demanda-t-il enfin.

--Je ne l’ai pas pris, frère, je n’en veux pas! Il porte malheur!

Tchelkache fourra la main dans la poche de sa veste, retira la liasse
des billets, en remit un dans sa poche et jeta tout le reste à Gavrilo.

--Prends et détale!

--Je ne puis le prendre... je ne puis! Pardonne!

--Prends, je te dis! rugit Tchelkache, roulant effroyablement les yeux.

--Pardonne-moi! Alors, je le prendrai... dit timidement Gavrilo, et il
tomba aux pieds de Tchelkache sur le sable humide, que la pluie arrosait
généreusement.

--Tu mens, nigaud, tu le prendras tout de suite! dit avec assurance
Tchelkache et, lui soulevant la tête par les cheveux, avec effort, il
lui fourra l’argent au visage.--Prends, prends! Ce n’est pas pour rien
que tu as travaillé! N’aie pas honte d’avoir failli assassiner un homme!
Pour des gens comme moi, personne ne réclame. On dira plutôt merci quand
on l’apprendra. Tiens, prends! Personne ne saura ton action, et elle
mérite pourtant une récompense! Voilà.

Gavrilo vit que Tchelkache riait, et il éprouva un soulagement. Il serra
l’argent dans sa main.

--Frère! me pardonneras-tu? Tu ne veux pas? Dis? suppliait-il avec des
larmes.

--Petit frère! dit, en le contrefaisant, Tchelkache qui se dressait sur
ses jambes chancelantes. Pourquoi te pardonner? Il n’y a pas de quoi.
Aujourd’hui c’est toi, demain ce sera moi...

--Ah! frère, frère! soupira douloureusement Gavrilo, en hochant la tête.

Tchelkache était debout devant lui et souriait étrangement; le linge,
sur sa tête, rougissant peu à peu, devenait semblable à un bonnet turc.

La pluie tombait à torrents. La mer se plaignait sourdement et les
vagues battaient contre la plage, furieuses maintenant et courroucées.

Les deux hommes se taisaient.

--Adieu! dit avec une froide ironie Tchelkache.

Il trébuchait, ses jambes tremblaient et il portait bizarrement sa tête
comme s’il avait peur de la perdre.

--Pardon, frère! dit encore une fois Gavrilo.

--Ce n’est rien! répondit sèchement Tchelkache et il soutenait toujours
sa tête de la main gauche et, de la droite, se tirait doucement la
moustache.

Gavrilo lui regarda longtemps après, jusqu’à ce qu’il eût disparu dans
la pluie qui tombait toujours des nuages, serrée, en filets minces,
interminables, et enveloppait la steppe d’une brume impénétrable et
grise comme l’acier.

Puis, Gavrilo ôta sa casquette mouillée, se signa, regarda l’argent
serré dans sa paume, soupira librement et profondément, cacha son butin
dans sa blouse et se mit à marcher, à larges pas fermes, dans la
direction opposée à celle où Tchelkache avait disparu.

La mer mugissait, jetait sur le sable de la plage de grandes vagues
lourdes, les brisait en écume et en gouttelettes. La pluie fouaillait
avec acharnement la mer et la terre, le vent rugissait. Tout, à
l’entour, était rempli de plaintes, de cris, de bruits sourds. La pluie
masquait la mer et le ciel...

Bientôt la pluie et les éclats des vagues eurent lavé la tâche rouge à
l’endroit où avait été terrassé Tchelkache, elles eurent lavé les traces
de ses pas et de ceux du gars, sur le sable de la plage, et la plage
déserte ne garda aucun souvenir du petit drame qui s’y était joué entre
deux hommes.




MON COMPAGNON


Je le rencontrai dans le port d’Odessa. Pendant trois jours, mon
attention fut attirée par sa personne râblée et pleine, au visage
caucasien encadré d’une jolie barbe. Il m’obsédait; je le voyais arrêté,
des heures entières, sur le granit du quai, suçant le pommeau de sa
canne, et ses yeux en amandes examinaient tristement l’eau trouble du
port. Dix fois par jour, il passait devant moi, de la démarche d’un
flâneur insouciant. Qui était-il?... Je me mis à l’épier. Et lui, comme
pour me narguer, m’apparaissait de plus en plus souvent. Enfin, j’appris
à reconnaître de loin son costume à la mode, clair, à carreaux, son
chapeau mou d’artiste, son allure paresseuse et même son regard ennuyé
et obtus. Sa présence était tout à fait inexplicable dans le port, au
milieu des sifflets de bateaux et de locomotives, du tintement des
chaînes, des cris des ouvriers, au milieu de cette agitation fébrile et
furieuse qui vous saisit de toutes parts, qui émousse l’esprit et les
nerfs. Tous les êtres humains, dans le port, étaient les esclaves des
mécanismes géants, qui exigeaient d’eux une attention et un travail de
toutes les minutes; tous s’agitaient autour des vapeurs et des wagons,
les chargeant et les vidant. Tous étaient soucieux, fatigués; tous
couraient, juraient, dans la poussière; tous suaient... Et, dans
l’agitation du travail, marchait lentement cet étrange personnage avec
un visage de mortel ennui et d’universelle indifférence...

Enfin, le quatrième jour, à l’heure du dîner, je buttai sur lui et
décidai d’apprendre à tout prix qui il était. M’étant installé tout
près, avec une pastèque et du pain, je me mis à manger et j’examinai mon
homme, en songeant au moyen le plus discret d’entrer en conversation
avec lui.

Il était debout, appuyé contre des caisses de thé; il regardait sans but
autour de lui, et jouait de la flûte sur sa canne.

Il m’était difficile, à moi, le va-nu-pieds, avec mon crochet de
débardeur sur le dos, tout noir de charbon, d’entamer une causerie avec
ce snob. Mais, à mon grand étonnement, je remarquai qu’il ne pouvait
détacher les yeux de ma personne et que son regard s’allumait d’une
convoitise mauvaise et animale. Je conclus que l’objet de mon
observation avait faim et, après avoir jeté un rapide regard de tous
côtés, je lui demandai doucement:

--Voulez-vous manger?

Il tressaillit, montra dans une grimace avide une centaine peut-être de
dents puissantes et serrées, et, à son tour, regarda avec méfiance de
tous côtés.

Personne ne faisait attention à nous. Alors, je lui fourrai la moitié de
la pastèque et un morceau de pain de froment. Il saisit cela et
disparut, s’asseyant sur des caisses de marchandises. Par moments sa
tête se relevait; le chapeau, renversé en arrière, découvrait un front
brun et moite. Son visage rayonnait d’un large sourire, et il
m’adressait des clignements d’yeux sans s’arrêter une minute de mâcher.
Je lui fis signe de m’attendre et j’allai acheter de la viande: je
l’apportai et la lui donnai. Je me mis auprès des caisses, de manière à
dissimuler complètement à tous les regards mon pauvre snob. Jusqu’alors,
il avait mangé avec l’inquiétude d’un fauve qui craint qu’on lui prenne
son morceau; maintenant, il mangea avec plus de tranquillité, mais quand
même si vite et si avidement qu’il me fut insupportable de regarder plus
longtemps cet être affamé. Je me détournai de lui.

--Merci, merci beaucoup!

Il me secoua l’épaule, puis me saisit la main, la serra et la secoua
cruellement.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il me racontait déjà son
histoire.

Le prince géorgien Charko Ptadzé était le fils unique d’un riche
propriétaire de Koutaïs; il était employé à l’une des gares du
Transcaucasien et demeurait avec un camarade. Ce camarade disparut
subitement, emportant l’argent et les valeurs du prince Charko, qui se
mit à sa poursuite. Apprenant par hasard que le camarade avait pris un
billet pour Batoum, le prince Charko s’y rendit. Mais, à Batoum, il se
trouva que le camarade était parti pour Odessa. Alors, le prince Charko
prit le passe-port d’un certain Vano Svanidzé, coiffeur et son camarade
lui aussi, du même âge que lui mais d’un signalement différent,--et
partit pour Odessa. Là, il déclara à la police le vol dont il avait été
victime; on lui promit de trouver le coupable. Il attendait depuis deux
semaines, était à bout de ressources et n’avait pas mangé depuis quatre
jours.

J’écoutais son récit, qui paraissait sincère et s’interrompait de
jurons. J’examinai ce jeune garçon, je le crus et j’eus pitié de lui.
C’était presque un enfant; il avait dix-neuf ans et, pour la naïveté,
était plus jeune encore. Il parlait souvent, avec une indignation
profonde, de son ancienne amitié pour le camarade voleur qui lui avait
dérobé des objets si précieux. Le terrible père de Charko couperait
sûrement la gorge à son fils s’il ne les retrouvait pas. Je pensai que
si personne ne venait en aide à ce jeune homme, il se laisserait enlizer
par la ville. Je savais par suite de quels infimes hasards la bande des
va-nu-pieds se recrute et j’entrevoyais pour le prince Charko toutes les
possibilités d’entrer dans cet ordre respectable, mais non respecté...
J’eus envie de lui être secourable. Ma paye était insuffisante pour un
billet jusqu’à Batoum, et j’allai à plusieurs bureaux demander un billet
gratuit pour Charko. Je prouvai avec force la nécessité du secours; on
me refusa avec force aussi. Je proposai à Charko de l’accompagner chez
le chef de police afin de demander un billet; mais il se troubla et me
déclara qu’il n’irait pas. Pourquoi? Il n’avait pas payé le propriétaire
du garni où il était descendu, et, quand on lui avait réclamé de
l’argent, il avait frappé quelqu’un, puis s’était dérobé; il supposait
avec justesse que la police ne le remercierait pas d’avoir esquivé sa
dette, d’avoir ensuite donné des coups,--d’autant plus qu’il ne se
souvenait pas s’il avait frappé une fois ou deux, ou trois ou quatre...

La situation se compliquait. Je résolus de travailler jusqu’à ce que
j’aie gagné l’argent du voyage à Batoum; mais, hélas! il était évident
que cela n’arriverait pas de sitôt ou n’arriverait jamais, parce que,
après son long jeûne, ce Charko mangeait comme trois, ou plus encore.

A cette époque, à cause de l’invasion des affamés, le prix de la journée
dans les ports était tombé et, des quatre-vingts copeks de ma paye, nous
mangions, à nous deux, soixante. En outre, avant ma rencontre avec le
prince, j’avais décidé d’aller en Crimée et je ne voulais pas
m’éterniser à Odessa. Je proposai donc au prince Charko de faire la
route à pied avec moi, à la condition suivante: si je ne lui trouvais
pas un compagnon pour Tiflis, je l’y conduirais moi-même et, si j’en
trouvais un, nous nous séparerions.

Le prince jeta un regard sur ses fines bottines, sur son chapeau, son
pantalon, lissa sa jaquette, réfléchit, soupira à plusieurs reprises et
enfin consentit. Et c’est ainsi que nous nous en allâmes à pied d’Odessa
à Tiflis.

                   *       *       *       *       *

Quand nous arrivâmes à Kherson, mon opinion était faite au sujet de mon
compagnon. C’était un être naïf et sauvage, extrêmement peu développé,
gai quand il avait mangé, abattu quand il avait faim, comme un animal
fort et pas méchant.

Pendant le trajet, il me parlait du Caucase, de l’existence que menaient
les propriétaires géorgiens, de leurs jeux et de leurs rapports avec les
paysans. Ses récits étaient intéressants, ne manquaient pas d’une
certaine beauté: mais la personne de mon compagnon y apparaissait sous
un aspect peu flatteur pour lui. Voici un échantillon de ses histoires.

Un riche prince donnait une fête à des amis; on prit du vin, on mangea
en profusion les mets préférés des Géorgiens, et puis le prince
conduisit ses invités à l’écurie. On sella les chevaux. Le prince sauta
sur le meilleur et se mit à caracoler dans la plaine. C’était un cheval
ardent! Les invités vantaient sa beauté et sa vitesse. Le prince repart
une seconde fois, quand tout à coup surgit dans la plaine un paysan sur
un cheval blanc, qui dépasse le prince, qui le dépasse et... rit avec
orgueil. Le prince eut honte devant ses invités!... Il fronça
terriblement les sourcils, appela d’un geste le paysan et, quand
celui-ci se fut approché, d’un coup de sabre il lui trancha la tête,
braqua son revolver dans l’oreille du cheval et le tua. Ensuite, il alla
déclarer aux autorités ce qu’il avait fait. On le condamna aux travaux
forcés.

Charko semble plaindre le prince. J’essaye de lui faire comprendre que
cet homme n’est pas digne de compassion, mais il me répond d’un air
sermonneur:

--Il y a peu de princes et beaucoup de paysans. On ne doit pas condamner
un prince pour un paysan. Qu’est-ce qu’un paysan? Voici!--Et Charko me
montre une motte de terre.--Tandis qu’un prince est comme une étoile!

Nous disputons et il se fâche. Quand il s’emporte, il montre les dents
comme un loup et son visage devient pointu.

--Tais-toi, Maxime! Tu ne connais pas la vie du Caucase, me crie-t-il.

Mes arguments sont vains contre sa simplicité et ce qui me paraît clair
lui semble drôle. Ma logique n’atteignait pas son cerveau et quand, à
grand’peine, je le mettais au pied du mur par des preuves évidentes de
la justesse supérieure de mes idées, il ne s’embarrassait pas et me
disait:

--Va au Caucase, restes-y. Tu verras que je dis la vérité. Tout le monde
fait ainsi: c’est donc juste. Pourquoi te croirais-je, toi, si tu es
seul à dire: «Ceci est faux», tandis que des milliers de gens disent:
«Ceci est juste»?

Alors, je me taisais, comprenant qu’il fallait lui opposer non des
paroles mais des faits, puisqu’il était homme à croire que la vie, dans
sa forme présente, était juste et réglée. Je me taisais et lui,
triomphait, tant il avait de confiance dans sa parfaite connaissance de
la vie, et mon silence lui permettait de renchérir sur ses récits de
l’existence caucasienne, pleine de sauvage beauté, de feu et
d’originalité. Ces récits m’intéressaient et m’entraînaient et, en même
temps, me révoltaient par leur cruauté, leur servilité envers la
richesse et la force, par l’absence de ce qu’on appelle la morale
obligatoire pour chacun. Il m’arriva, une fois, de demander à Charko
s’il connaissait l’enseignement du Christ.

--Certainement! répondit-il en haussant les épaules. Mais, quand je
l’eus bien interrogé, il se trouva qu’il ne savait que ceci: «Il avait
existé un certain Jésus qui s’était révolté contre les lois des Juifs,
et les Juifs le mirent en croix à cause de cela. Mais il était Dieu et
ne mourut pas sur la croix; il s’éleva au ciel et donna aux hommes
d’autres lois.»

--Lesquelles? demandai-je.

Charko me regarda avec un étonnement moqueur et dit:

--Tu es chrétien? Bon! moi aussi. Sur terre, presque tous sont
chrétiens. Alors, que demandes-tu? Tu vois comment tout le monde fait...
C’est ça, la loi du Christ!

Je m’entraînai, je me mis à lui raconter la vie de Jésus. Il écouta, au
commencement, avec attention, puis peu à peu se détacha et finit par
bâiller.

Voyant que son cœur ne m’écoutait pas, je m’adressai de nouveau à son
esprit. Je lui parlai des avantages qu’on peut tirer de la charité, de
la science, de la justice,--je parlai des avantages et seulement des
avantages!

--Celui qui est fort fait lui-même la loi. Il n’y a pas à la lui
apprendre; même aveugle, il trouvera son chemin! me répondit
paresseusement le prince Charko.

Il savait se demeurer fidèle à lui-même; cela provoquait mon respect.
Mais il était sauvage, cruel, et je sentais, par instants, qu’une
étincelle de haine s’allumait en moi contre lui. Je ne perdais pourtant
pas l’espoir de trouver un point de contact entre nous, un terrain sur
lequel nous pourrions nous rencontrer et nous comprendre.

Je me mis à lui parler plus simplement, je m’efforçai de me rapprocher
de lui. Il remarqua mes tentatives et, concluant que j’acceptais sa
supériorité, prit un ton de plus en plus hautain avec moi. Je souffrais,
voyant mes arguments se briser en poussière contre le mur de pierre de
sa conception de la vie.

Nous avions traversé le Pérékop et nous approchions des montagnes de la
Crimée. Depuis deux jours déjà, nous les voyions à l’horizon. Elles
étaient bleues et semblaient de légères bandes de nuages. Je les
admirais de loin et rêvais de la côte de Crimée.

Mais le prince chantait des chansons géorgiennes et était sombre. Nous
avions dépensé tout notre argent et la possibilité d’en gagner ne se
présentait nulle part. Nous nous hâtions vers Théodocie, où l’on avait
commencé des travaux pour la construction d’un port.

Le prince me disait que, lui aussi, travaillerait et qu’avec l’argent
gagné nous irions par mer jusqu’à Batoum. A Batoum, il avait beaucoup
d’amis et me trouverait facilement une place de... portier ou gardien.
Il me tapait sur l’épaule, d’un air protecteur, et me disait, en faisant
claquer sa langue:

--Je t’arrangerai une belle existence! Tsé, tsé! Tu boiras du vin,
autant que tu en voudras. Tu mangeras du mouton, autant que tu pourras.
Tu te marieras avec une Géorgienne, une grosse Géorgienne, tsé, tsé,
tsé! Elle te fera de bons plats, te donnera des enfants, beaucoup
d’enfants, tsé, tsé!

Ce «tsé, tsé!» m’avait étonné au début, puis commença à m’agacer, enfin
me mit dans une fureur triste. En Russie, ce bruit sert à appeler les
cochons; au Caucase, il exprime l’admiration, le regret, le plaisir, la
douleur.

Charko avait bien usé son élégant costume, et ses souliers étaient
ouverts en plus d’un endroit. Nous avions vendu le chapeau et la canne à
Kherson. Le chapeau avait été remplacé par une vieille casquette
d’employé de gare.

Quand il la mit pour la première fois, bien sur l’oreille, il me
demanda:

--Est-ce que cela me va? Est-ce joli?

                   *       *       *       *       *

Nous voilà enfin en Crimée. Nous avions passé par Simphérople et nous
nous dirigions sur Yalta. J’étais dans un muet ravissement de la beauté
de ce prodigieux coin de terre, caressé de tous côtés par la mer. Le
prince soupirait, gémissait, et, jetant autour de lui des regards
navrés, essayait de remplir son estomac vide avec d’étranges fruits.
L’expérience n’était pas toujours heureuse et il me disait avec un
humour méchant:

--Si cela me retourne à l’envers, comment irai-je plus loin? Hein? dis?

La possibilité de travailler ne se présentait pas et, n’ayant pas le sou
pour acheter du pain, nous faisions notre nourriture de fruits et
d’espérances en l’avenir. Et le prince Charko commençait déjà à me
reprocher ma paresse et mon manque d’initiative. Il devenait pénible;
mais, ce qui m’irritait le plus, c’étaient les récits qu’il faisait de
son extraordinaire appétit. Il se trouvait que, ayant déjeuné à midi
«d’un petit agneau» arrosé de trois bouteilles de vin, il pouvait, à
deux heures, manger sans effort pour son dîner trois assiettes de soupe,
une marmite entière de mouton au riz, une énorme quantité de viande,
toutes sortes de mets caucasiens, et boire, par-dessus le marché, sans
mesure. Il me parlait, des jours entiers, de ses goûts et de ses
connaissances en gastronomie. Il pérorait en faisant claquer sa langue,
les yeux ardents, les dents aiguës et grinçantes, aspirant et avalant
avec bruit sa salive d’affamé qui jaillissait abondamment de ses lèvres
éloquentes. Alors, il m’inspirait un dégoût que j’avais peine à lui
cacher.

Un jour, aux environs de Yalta, je me louai pour émonder un jardin
fruitier; je pris d’avance la paye de ma journée et j’achetai, pour tout
cet argent, de la viande et du pain. Quand j’eus apporté mon emplette,
le jardinier m’appela et je le rejoignis, ayant laissé les provisions à
Charko, qui avait refusé de travailler sous prétexte de mal de tête. Au
bout d’une heure, je revins et pus m’assurer que Charko ne m’avait rien
exagéré de son appétit. Il ne restait pas une miette de ce que j’avais
acheté. Ce n’était pas une action de bon camarade; mais je me tus,--pour
mon malheur, comme la suite le prouva.

Charko nota mon silence et l’exploita à sa manière. A partir de cette
époque, il se produisit quelque chose d’étonnamment saugrenu. Je
travaillais, et lui, refusant sous différents prétextes le travail,
mangeait, dormait et me houspillait. Je ne suis pas un disciple de
Tolstoï. Il me semblait ridicule et triste de voir ce robuste garçon me
regarder avec avidité, quand, las après la besogne, je le rejoignais
dans un coin d’ombre. Mais, ce qui était plus ridicule et plus triste
encore, c’est que je voyais qu’il se moquait de moi parce que je
travaillais. Il se moquait parce que lui-même avait appris à mendier et
que j’étais à ses yeux une bûche sans vie. Au commencement, quand il
avait mendié, il se gênait devant moi; mais, plus tard, quand nous
approchâmes d’un village tatare, il fit ses préparatifs sous mes yeux.
Il s’appuyait à un bâton et traînait une jambe comme si elle lui faisait
mal, sachant bien que les Tatares avaricieux ne donneraient rien à un
garçon robuste. Je me disputai avec lui, lui démontrant la honte de son
action... Il riait.

--Je ne sais pas travailler, me répondait-il brièvement.

On lui donnait avec parcimonie. Je commençais alors à être souffrant. La
route m’était plus dure chaque jour et mes rapports avec Charko plus
intolérables. Maintenant, il exigeait avec âpreté que je l’entretinsse.

--C’est toi qui me conduis? Conduis, alors! Est-ce que je puis, moi,
faire une si longue route à pied? Je n’en ai pas l’habitude. Je puis
mourir à cause de cela. Pourquoi me fais-tu souffrir, pourquoi veux-tu
me tuer? Qu’est-ce qui arrivera si je meurs? Ma mère pleurera, mon père
pleurera, mes camarades pleureront! Combien est-ce que cela fait de
larmes?

J’écoutais ces discours sans impatience. Une étrange pensée commençait à
se glisser dans mon cerveau et me faisait supporter tout cela. Parfois,
quand il dormait, je m’asseyais à côté de lui et, observant son visage
tranquille et immobile, je me répétais, comme si je commençais à deviner
quelque chose:

«Mon compagnon... mon compagnon...»

Et, dans mon entendement, l’idée obscure surgissait parfois que Charko
ne faisait qu’user de son droit en exigeant de moi, avec tant
d’assurance et de volonté, que je lui vinsse en aide et que j’eusse soin
de lui. Dans cette exigence, il y avait du caractère, de la force. Il
m’asservissait et je lui cédais et je l’étudiais, observant chaque
frémissement de sa physionomie, m’efforçant de me représenter où il
s’arrêterait dans son empiètement sur une personnalité étrangère. Lui,
se sentait très bien; il chantait, dormait et se moquait de moi quand il
le voulait. Il nous arrivait de nous quitter pour un jour ou deux et
d’aller de différents côtés. Je l’approvisionnais de pain et d’argent,
quand j’en avais, et lui disais où il devait m’attendre. Quand nous nous
retrouvions, lui, qui m’avait laissé avec méfiance et irritation, me
rencontrait joyeusement, avec triomphe, et me disait, toujours en riant:

--Je pensais que tu t’étais sauvé tout seul, que tu m’avais abandonné,
ha! ha! ha!

Je lui donnais à manger, je lui parlais des beaux sites que j’avais vus
et, une fois, à propos de Baktchisaraï, lui citai quelques vers de
Pouchkine. Ils ne lui firent aucune impression.

--Hé! des vers!... Il faut des chansons, pas des vers. Je connaissais un
homme, un Géorgien, Mato Legeava, qui savait chanter des chansons!
Quelles chansons! Quand il chantait, aïe, aïe, aïe! Et fort, il chantait
très fort, comme si on lui retournait un poignard dans le gosier!... Il
a égorgé un aubergiste et a été envoyé en Sibérie.

Après chacun de mes retours, je tombais toujours plus bas dans son
opinion et il ne savait pas me le dissimuler.

Nos affaires ne marchaient guère. Je trouvais à peine la possibilité de
gagner un rouble ou un rouble et demi par semaine, et cela était
naturellement bien insuffisant pour deux. Les aumônes de Charko ne nous
faisaient faire aucune économie. Son estomac était un petit gouffre qui
engloutissait tout,--le raisin, les melons, le poisson salé, le pain,
les fruits secs,--et ce gouffre paraissait s’élargir avec le temps et
exiger sans cesse de plus larges offrandes.

Charko me pressait de quitter la Crimée, disant, avec raison, que
c’était déjà l’automne et que la route était encore longue. J’en
convins. En outre, j’avais déjà exploré cette partie de la Crimée, et
nous partîmes pour Théodocie, dans l’espoir d’y gagner enfin l’argent
que nous n’avions toujours pas. Il fallut de nouveau se nourrir de
fruits et d’espoir dans l’avenir.

Pauvre avenir! A force d’être trop attendu, il perd presque tout son
charme quand il devient le présent.

Ayant dépassé Alouchta, de vingt verstes environ, nous nous arrêtâmes
pour la nuit. Je décidai Charko à suivre la grève; c’était plus long,
mais je voulais respirer l’air de la mer. Nous fîmes un feu et nous nous
couchâmes auprès. La soirée était magnifique. La mer, d’un vert sombre,
battait contre les rochers au-dessous de nous; le ciel bleu se taisait
triomphalement au-dessus de nos têtes et, autour de nous, bruissaient
doucement les buissons et les arbres odorants. La lune se levait. Du
feuillage capricieux des tchinars, tombaient des ombres qui rampaient
sur les pierres. Un oiseau chantait, fort et avec provocation. Ses
trilles argentins fondaient dans l’air, plein du bruit caressant et doux
des vagues; et, quand ils eurent cessé, on entendit le cri-cri nerveux
d’un insecte. Le feu brillait joyeusement et sa flamme semblait être un
grand bouquet de fleurs jaunes et rouges. Lui aussi éveillait des
ombres, qui dansaient gaiement autour de nous, comme faisant parade de
leur vivacité devant les ombres lentes de la lune. Dans l’air
résonnaient parfois des sons étranges. Le large horizon d’eau était
désert, le ciel sans nuages, et je me sentais, sur le bord de la terre
en contemplation de l’infini, ce problème enchanteur... Enivré par la
majestueuse beauté de la nuit, je me dissolvais dans une merveilleuse
harmonie de couleurs, de sons et de parfums; le timide sentiment d’une
auguste présence me remplissait l’âme, et mon cœur s’arrêtait de battre,
tant ma joie de vivre était grande.

Tout à coup, Charko éclata de rire.

--Ha! ha! ha! quelle figure bête tu as! Tout à fait un mouton, ha! ha!
ha!

Je m’effrayai comme si le tonnerre avait éclaté au-dessus de ma tête.
Mais cela était pire. Oui, c’était drôle peut-être; mais, comme c’était
humiliant! Lui, Charko, riait aux larmes; moi, je me sentais prêt à
pleurer,--pour une autre raison. Dans mon gosier, il y avait comme une
pierre; je ne pouvais parler et je le regardais avec des yeux fous, ce
qui augmentait encore son hilarité. Il se roulait par terre, se serrant
le ventre; et moi, je ne pouvais en revenir de l’affront qui m’avait été
fait. Cet affront était terrible, et les rares personnes qui, j’espère,
le comprendront,--parce qu’elles-mêmes ont passé par des émotions
analogues,--sentiront de nouveau peser dans leur âme cette lourdeur.

--Cesse! criai-je, furieux.

Il s’effraya, tressaillit, mais ne put pourtant s’arrêter. Le paroxysme
du rire le tenait; il gonflait les joues, roulait les yeux et éclatait
encore. Alors, je me levai et m’éloignai de lui. Je marchai longtemps,
sans pensée, sans conscience, plein du poison de l’isolement et de
l’humiliation. J’avais embrassé toute la Nature et lui faisais de
silencieuses déclarations d’amour, de l’amour que doit éprouver un
homme, quand il est un peu poète,--et elle, dans la personne de Charko,
avait éclaté de rire à mon exaltation! Je serais allé loin dans mon
réquisitoire contre la Nature, Charko et tout l’ordre des choses, si des
pas rapides ne s’étaient fait entendre derrière moi.

--Ne te fâche pas! dit Charko, d’un air confus, en me touchant doucement
l’épaule. Tu priais? Je ne savais pas. Je ne prie pas, moi... Il parlait
du ton timide d’un enfant qui s’est mis en faute et moi, malgré toute
mon exaltation, je ne pouvais ne pas voir sa piteuse figure,
ridiculement tordue par le trouble et la crainte.

--Je ne te dérangerai plus, vraiment. Jamais.--Il secouait négativement
la tête.--Je vois que tu es doux, que tu travailles... et que tu ne me
fais pas travailler. Et je me demande pourquoi... Sûrement, c’est qu’il
est bête comme un mouton...

Il disait cela pour me consoler! Pour me faire des excuses!... Alors,
naturellement, après ces consolations et ces excuses, il ne me restait
plus qu’à lui pardonner, non seulement les fautes passées, mais celles à
venir.

Au bout d’une demi-heure, il dormait profondément, et moi je restais
assis à côté de lui et je le regardais. Dans le sommeil, l’homme le plus
fort semble faible et sans défense, et Charko faisait pitié. Ses grosses
lèvres étaient entr’ouvertes et, avec ses sourcils relevés, lui
faisaient une mine enfantine de timide étonnement. Il respirait
paisiblement, mais quelquefois il s’agitait et parlait, disait, en
langue géorgienne, des phrases entières, suppliantes et pressées. Autour
de nous régnait cette tranquillité exaspérée de laquelle on attend
toujours quelque chose et qui, si elle durait, rendrait l’homme fou par
sa paix absolue et la complète absence du son, cette ombre vivante du
mouvement. Le doux bruit des vagues n’arrivait pas jusqu’à nous. Nous
étions dans une espèce de creux, abrité de buissons épineux et semblable
à la gueule moussue d’une bête pétrifiée. Je regardais Charko et je
pensais: «C’est mon compagnon... Je puis l’abandonner ici, mais je ne
puis m’en aller de lui, parce que son nom est légion... C’est le
compagnon de toute ma vie, il m’accompagnera jusqu’à la tombe.»

                   *       *       *       *       *

Théodocie trompa nos espérances. Quand nous y arrivâmes, il y avait à
peu près quatre cents hommes qui souhaitaient, comme nous, de l’ouvrage
et devaient se contenter du rôle de spectateurs dans la construction du
dock. Parmi ceux qui travaillaient, il y avait des Turcs, des Grecs, des
Géorgiens, des gens de Smolensk, de Poltava, des vagabonds. Partout,
dans la ville et aux alentours, erraient des groupes ternes, accablés,
d’«affamés» et couraient comme des loups les va-nu-pieds d’Azov et de
Crimée.

On nous prit aussi pour des affamés, au commencement. On tira de nous le
profit qu’on put: dans la foule, on arracha des épaules de Charko le
paletot que je lui avais acheté, puis on coupa la courroie de mon sac.
Mais, après quelques démêlés, on nous restitua notre bien; la horde
s’était aperçue d’une parenté d’âme de nous à elle; et les va-nu-pieds
sont des gens d’honneur, bien que de fort mauvais sujets.

Quand nous nous fûmes assurés que nous n’avions rien à faire là et qu’on
voulait construire la digue sans nous,--alors nous nous offensâmes et
partîmes pour Kertch.

Mon compagnon tint parole: il ne me molestait plus, mais il souffrait
beaucoup de la faim; il était sombre comme la gorge du Darial. Il
grinçait des dents comme un loup quand il voyait quelqu’un manger et
m’épouvantait par les récits de toute la nourriture qu’il aurait voulu
absorber. Depuis quelque temps, il commençait à songer aux femmes.
D’abord, en passant, avec des soupirs de regret, puis toujours plus
souvent, avec des sourires avides «d’homme de l’Orient»; enfin, il ne
put voir aucune femme, n’importe de quel âge ou de quel physique, sans
me faire des remarques cyniques et pratiquement philosophiques, se
rapportant à quelque partie de son corps. Il parlait des femmes si
librement, avec une telle connaissance de la matière et d’un point de
vue si direct, que je ne pouvais que cracher. Une fois, j’essayai de lui
prouver que la femme était un être qu’il devait sous tous les rapports
considérer comme son égal; puis, voyant que non seulement il se blessait
de mes paroles, mais était prêt à éclater en fureur à cause de
l’humiliation que je lui infligeais, je décidai de renoncer à toute
remontrance jusqu’au moment où Charko n’aurait plus faim.

Nous nous mîmes en route pour Kertch, non par la côte mais par la steppe
pour raccourcir le chemin, et dans notre sac nous n’avions qu’une
galette d’orge de trois livres, achetée chez un Tatare avec notre
dernier argent. Pour cette triste raison, quand nous arrivâmes à Kertch,
nous étions incapables de chercher de l’ouvrage et même pouvions à peine
nous tenir sur nos jambes. Les tentatives que faisait Charko pour
mendier du pain dans les villages n’aboutissaient à rien. Partout on
répondait laconiquement: «Il y en a beaucoup comme vous.» Ce qui était
incontestablement vrai: en effet, il y avait une effroyable quantité de
gens qui demandaient du pain, cette année-là. Ils allaient à pied, par
groupes de trois à vingt et plus: ils allaient, avec des enfants, les
portant ou bien les traînant par la main. Et tous ces enfants étaient
transparents; sous leur peau bleue semblait couler non du sang mais un
liquide malsain, fétide et trouble... Et leurs os sortaient sous leur
peau usée, avec des angles si éloquents que, d’un seul regard jeté sur
eux, le cœur se serrait de lourde tristesse et faisait mal
intolérablement et désespérément.

Affamés, à demi-nus et fatigués par la longue route, ces enfants ne
criaient même pas. Ils regardaient seulement autour d’eux, avec des yeux
aigus et divers qui brillaient avidement à la vue d’un potager ou d’un
champ non moissonné; et, quand ils regardaient leurs parents, ils
semblaient demander pourquoi on les avait fait naître. Parfois, passait
une télègue et dessus se balançait, conduisant un cheval, une vieille
femme maigre comme un squelette et autour d’elle étaient ces têtes
d’enfants aux yeux tristes, regardant la terre des autres. Le cheval,
osseux et usé, avance à peine et agite piteusement sa tête pointue à la
crinière emmêlée... Autour de la télègue et la suivant, vont les grands.
Leurs têtes sont baissées; les bras pendent comme des lanières; les yeux
sont ternes et égarés, ils ne brillent même pas de fièvre et sont pleins
d’indicible et frappante douleur. Et tout cela avance comme en rampant,
lentement et en silence, sur la terre d’autrui, comme si ces gens,
rejetés de la vie par le malheur, avaient peur de troubler la
tranquillité des gens plus heureux chez qui ils étaient venus...

Et nous en rencontrâmes plusieurs, de ces enterrements sans morts...
Quand il nous arrivait d’en croiser ou bien d’en rattraper un, les
malheureux nous demandaient avec une douceur timide:

--Est-ce loin, ami, le village?

Et, quand nous répondions, ils soupiraient et se taisaient en nous
regardant.

Mon camarade détestait ces concurrents invincibles, dans ses expéditions
de mendicité. La provision de forces vitales de son organisme ne lui
permettait pas, malgré l’aridité de la marche et l’insuffisance de la
nourriture, de prendre un aspect aussi pitoyable que celui dont
pouvaient, en vérité, se vanter les autres comme d’une perfection en son
genre, et il disait, dès qu’il les apercevait au loin:

--Encore? Fi, fi, fi! Pourquoi viennent-ils? Est-ce que la Russie leur
est étroite? Je ne comprends pas. Le peuple est bête en Russie.

Et, quand je lui expliquais les raisons qui faisaient aller le peuple
russe en Crimée, il hochait la tête avec méfiance et répondait:

--Je ne comprends pas! Comment est-ce possible?... Chez nous, en
Géorgie, on ne fait pas de telles stupidités.

Nous arrivâmes donc à Kertch harassés et affamés. Il était tard et nous
fûmes obligés de nous installer pour la nuit sous la passerelle qui
allait du bateau à vapeur au quai.

Il était plus prudent de nous cacher: nous savions que, quelque temps
avant notre arrivée, tout le superflu de la population de Kertch, tous
les va-nu-pieds, avaient été chassés de la ville, et nous redoutions
d’être emmenés au poste. Charko étant muni d’un passeport qui ne lui
appartenait pas, nos destinées pouvaient se compliquer d’une manière
grave.

Les vagues du détroit nous arrosèrent généreusement, toute la nuit, de
leur écume et, à l’aube, nous sortîmes de dessous la passerelle, trempés
et transis. Toute la journée nous marchâmes sur la plage et toute ce que
nous gagnâmes fut dix copeks que me donna la femme d’un pope pour qui je
portai un sac de melons du bazar chez elle.

Maintenant, il fallait traverser le détroit pour aller à Tamagne. Aucun
batelier ne consentit à nous prendre comme rameurs. J’eus beau prier,
tous se méfiaient des va-nu-pieds qui s’étaient signalés récemment par
de nombreux et héroïques exploits, et on nous classait, non sans motif,
dans cette catégorie.

Quand vint le soir, je me décidai, par rage contre ma malechance et
contre le monde entier, à une entreprise assez téméraire. A la tombée de
la nuit, je la mis à exécution.

                   *       *       *       *       *

La nuit, Charko et moi nous approchâmes doucement du port de la douane,
auprès duquel étaient trois chaloupes retenues par des chaînes à des
anneaux fixés dans le mur de pierre du quai. Il faisait noir, il y avait
du vent, les chaloupes s’entrechoquaient, les chaînes sonnaient... Il me
fut facile d’arracher l’anneau d’une des chaloupes en balançant la
chaîne.

Au-dessus de nous, à une hauteur de cinq archines, se promenait une
sentinelle de la douane en sifflant entre ses dents. Quand elle
s’arrêtait près de nous, j’interrompais mon travail; précaution inutile,
car on ne pouvait supposer qu’un homme était là dans l’eau jusqu’au cou,
risquant à chaque instant d’être emporté par une vague. Et, en outre,
les chaînes tintaient tout le temps, sans que j’y fusse pour rien.
Charko s’était déjà étendu au fond de la chaloupe et me chuchotait
quelque chose que je ne pouvais entendre dans le bruit des vagues.
Enfin, je tenais l’anneau... Une vague s’empara de notre embarcation et,
d’un seul coup, la rejeta à plusieurs mètres du bord. Je me cramponnais
à la chaîne et nageais à côté de la chaloupe. Puis j’y montai. Nous
ôtâmes les deux planches--des mâts et, les ayant fixées aux tolets en
guise de rames, nous partîmes...

Les nuages volaient, les vagues s’agitaient en délire, et Charko, assis
au gouvernail, disparaissait par moments, sombrant avec la proue dans
les trous de l’eau, puis s’élevait très haut et, criant, tombait presque
sur moi. Je lui conseillai de s’attacher les jambes à la banquette,--ce
qu’il fut obligé de faire lui-même,--et de ne pas crier, s’il ne voulait
pas que la sentinelle l’entendît. Il se tut aussitôt. Je voyais une
tache blanche à la place de son visage. Il tenait toujours le
gouvernail. Nous n’avions pas le temps de changer de rôles et nous ne
nous décidions pas à quitter nos places respectives dans le bateau. Je
lui criais ce qu’il devait faire et lui, me comprenant vite, agissait
avec la sûreté d’un vieux marin. Les planches qui servaient de rames
m’étaient de peu de secours et ne faisaient que me déchirer les mains.
Le vent soufflait dans la proue et je ne me préoccupai pas de savoir où
nous étions emportés, m’efforçant seulement de tenir en travers du
détroit. Cela était facile à exécuter parce que les feux de Kertch se
voyaient nettement. Les vagues venaient nous regarder par-dessus le bord
et rugissaient avec colère en s’entre-heurtant. Plus nous allions au
large et plus les vagues devenaient fortes et bruyantes. C’était un
effroyable rugissement qui hypnotisait la pensée et l’âme... Et le
bateau était entraîné toujours plus vite; on ne pouvait que très
difficilement garder la direction voulue. Nous disparaissions dans des
abîmes et nous élevions sur des montagnes d’eau. La nuit était toujours
plus noire et les nuages plus bas. Les feux, derrière nous,
disparaissaient dans l’ombre, et alors j’eus peur. Il semblait que cette
masse d’eau furieuse n’avait pas de bornes. Rien n’était visible, sauf
les vagues qui volaient de l’obscurité à la rencontre du bateau. Elles
arrachèrent bruyamment une des planches que je tenais; moi-même, je
jetai l’autre au fond du bateau et saisis les bords des deux mains.
Charko faisait entendre un mugissement sauvage chaque fois que nous
sautions en l’air. Je me sentais pitoyable et faible dans ce noir,
entouré de l’élément en furie et abasourdi par sa clameur. Je regardai
avec une tristesse obtuse et froide, et ce que je voyais était
effroyable dans sa monotonie: partout, seulement des vagues avec des
crêtes blanchâtres, qui éclataient en jets salés, et les nuages, autour
de moi, épais, en lambeaux, semblables aussi à des vagues. Je ne
comprenais qu’une chose: tout ce qui se faisait autour de moi aurait pu
être encore infiniment plus fort et plus terrifiant, et j’étais blessé
de ce que cette force se retînt et ne voulût pas se déployer. La mort
était inévitable. Mais il était indispensable de masquer cette loi
impassible et qui nivelle tout; autrement, elle aurait été trop dure et
trop brutale. Si je devais être brûlé vif ou enlizé dans un marais, je
choisirais le feu; c’est plus convenable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--Mettons une voile! cria Charko.

--Où est la voile? demandai-je.

--Mon paletot...

--Jette-le ici, ne lâche pas le gouvernail.

Charko remua en silence à la proue.

--Tiens!

Il me jeta son paletot. Rampant au fond du bateau, j’arrachai à grand
peine encore une planche, je l’enfilai dans la manche du solide
vêtement, je la mis contre la banquette, la retenant avec mes pieds.
J’avais à peine saisi l’autre manche et une basque qu’il se passa
quelque chose d’inattendu... Nous sautâmes étrangement haut, puis nous
précipitâmes en bas et je me trouvai dans l’eau, le paletot dans une
main, l’autre main agriffée à la corde qui entourait extérieurement le
bateau. Les vagues volaient avec bruit par-dessus ma tête et j’avalai
l’eau amère et salée. Elle me remplissait les oreilles, le nez, la
bouche... Cramponné solidement à la corde, je sortais de l’eau et m’y
replongeais, heurtant de la tête contre les planches, et, ayant jeté le
vêtement sur la quille du bateau, je m’efforçai de sauter dessus. Un de
mes nombreux efforts réussit, j’enfourchai le bateau et j’aperçus
aussitôt Charko, qui faisait des culbutes dans l’eau, cramponné aux
cordes que je venais de lâcher. Il se trouva qu’elles faisaient le tour
de la chaloupe, passées dans des anneaux de fer fixés aux bords.

--Tu vis! lui criai-je.

A ce moment, il sauta au-dessus de l’eau et retomba, lui aussi, sur la
chaloupe. Je le reçus et nous nous trouvâmes face à face l’un avec
l’autre. J’étais à cheval sur la quille, les pieds sur les cordes comme
dans des étriers; mais, ce n’était guère sûr: la première vague pouvait
me faire quitter ma selle. Charko s’agriffa à mes genoux; il me heurtait
la poitrine avec sa tête. Il tremblait de tout son corps et je sentais
remuer sa mâchoire. Il fallait agir. La quille était glissante comme si
elle avait été récemment graissée. Je dis à Charko de descendre dans
l’eau et de se tenir aux cordes d’un côté, tandis que je ferais la même
chose de l’autre. En guise de réponse, il se mit à me frapper la
poitrine avec sa tête. Les vagues, dans leurs danses sauvages, sautaient
par-dessus nous et nous nous tenions à peine; la corde me coupait
affreusement un pied. A perte de vue naissaient d’immenses montagnes
d’eau qui disparaissaient aussitôt avec fracas.

Je répétai mon ordre à Charko, mais plus impérieusement cette fois. Il
ne fit que me frapper plus fort la poitrine avec sa tête. Il n’y avait
pas de temps à perdre. J’arrachai de moi, l’un après l’autre, ses deux
bras et le poussai dans l’eau, m’efforçant de lui faire accrocher les
cordes avec ses mains. Et ici se passa une chose qui m’effraya
par-dessus tout dans cette nuit terrible.

--Tu me noies? chuchota Charko, et il me regarda en face.

Cela était vraiment effrayant! Effrayante était sa question, plus
effrayante encore son intonation, dans laquelle il y avait une timide
résignation, une timide demande de merci, et le dernier soupir d’un être
qui a perdu tout espoir d’éviter une fin sinistre. Mais plus effrayants
encore étaient les yeux, dans ce visage mouillé mortellement pâle.

Je lui criai:

--Tiens-toi plus fort! Et je descendis dans l’eau moi-même en me tenant
à la corde. Je me heurtai du pied à quelque chose, et, au premier
instant, la douleur m’empêcha de rien comprendre. Mais ensuite je
compris. En moi s’alluma une sensation ardente; j’étais ivre et je me
sentais fort comme jamais...

--La terre! m’écriai-je.

Peut-être que les grands navigateurs qui découvrent de nouvelles terres
crient ce mot à cette vue avec plus d’enthousiasme que moi, mais je
doute qu’ils puissent crier plus fort. Charko mugit et nous nous jetâmes
à l’eau. Mais notre ardeur baissa rapidement; l’eau nous venait encore à
la poitrine et, nulle part, on ne voyait d’indice de la rive. Les vagues
étaient plus faibles et ne sautaient pas, roulant paresseusement
par-dessus nous. Heureusement, je n’avais pas lâché la chaloupe. Charko
et moi, nous nous portâmes des deux côtés et, nous tenant aux cordes de
sauvetage, nous nous avançâmes avec précaution sans savoir où,
conduisant le bateau que nous avions remis dans sa position normale.

Charko marmottait quelque chose et riait. Je regardai, soucieux, à
l’entour. Il faisait sombre. Derrière nous et à notre droite, le bruit
des vagues était plus fort; devant et à notre gauche, il était plus
faible: nous nous dirigeâmes à gauche. Le terrain était ferme,
sablonneux, mais inégal. Par moments, nous ne touchions plus le fond et
nagions des jambes et d’un bras, tenant le bateau de l’autre; d’autres
fois, nous n’avions d’eau que jusqu’aux genoux. Aux endroits profonds,
Charko gémissait et je tremblais de terreur. Et, tout à coup,--oh!
salut,--devant nous brillèrent des feux.

Charko hurla de toute sa force; mais moi, je me souvenais parfaitement
que le bateau appartenait aux douaniers et je le rappelai à Charko. Il
se tut; mais, au bout de quelques minutes, retentirent ses sanglots. Je
ne pus le tranquilliser: je n’avais pas de quoi le faire.

L’eau diminuait toujours; nous en avions jusqu’au genou, puis jusqu’à la
cheville, puis plus du tout. Charko et moi traînions toujours le bateau;
enfin, la force nous manqua, et nous l’abandonnâmes. Une espèce de tronc
noir nous barrait la route. Nous l’escaladâmes et retombâmes sur nos
pieds nus dans une herbe épineuse. C’était douloureux et inhospitalier
de la part de la terre; mais nous n’y prîmes pas garde et courûmes vers
le feu. Il était à une verste de nous et ses flammes joyeuses semblaient
nous rire comme pour l’accueil; l’ombre bougeait sinistrement autour
d’elles.

                   *       *       *       *       *

... Trois énormes chiens chevelus sortirent de l’obscurité et se
jetèrent sur nous. Charko, qui tout le temps avait sangloté
convulsivement, poussa un cri terrible et tomba à terre. Je lançai
contre les chiens le paletot mouillé et me baissai, cherchant une pierre
ou un bâton. Il n’y avait rien: l’herbe seulement me piquait les doigts.
Les chiens nous attaquaient avec ensemble. Je sifflai de toute ma force,
deux doigts dans la bouche. Alors, ils s’écartèrent et j’entendis les
pas d’hommes qui arrivaient en courant.

En quelques instants, nous fûmes près du feu, dans un cercle de quatre
hommes en vêtements de peau de mouton, la fourrure au dehors. Ils se
taisaient, nous regardaient fixement et avec méfiance, et écoutaient mon
récit.

Deux d’entre eux étaient assis à terre et fumaient, soufflant d’énormes
bouffées; un autre, grand, à l’épaisse barbe noire et au haut bonnet de
cosak, se tenait derrière nous, appuyé sur un bâton dont le gros pommeau
n’était qu’une racine tronquée; le quatrième, jeune gars blond, aidait à
se dévêtir Charko qui pleurait. Non loin de chacun d’eux, gisaient leurs
solides bâtons. A quelque distance de nous, la terre était couverte sur
une grande étendue, d’une épaisse couche grise et floconneuse qui
ressemblait à de la neige printanière à peine fondante. Seulement, après
avoir longtemps et attentivement regardé, on arrivait à distinguer des
brebis tassées les unes contre les autres. Il y en avait quelques
dizaines de milliers, serrées par le sommeil et l’obscurité de la nuit
en une masse qui recouvrait la steppe. Par moments, elles bêlaient
craintivement.

Je faisais sécher le paletot au feu et je disais aux hommes la vérité,
leur racontant par quel moyen j’avais obtenu le bateau.

--Où est-il, ce bateau? me demanda un sévère et blanc vieillard qui ne
me quittait pas des yeux.

Je le lui dis.

--Va voir, Mikhal.

Mikhal, l’homme à la barbe noire, mit son bâton sur l’épaule et marcha
vers la rive.

Le paletot était sec. Charko voulut le mettre sur son corps nu, mais le
vieillard lui dit:

--Attends. Commence par courir pour te réchauffer le sang. Cours autour
du feu. Va!

Au premier abord, Charko ne comprit pas; puis, tout à coup, il sauta de
sa place et, nu, commença une danse d’une sauvagerie extrême. Il volait
comme une balle par-dessus le feu, tourbillonnait sur place, frappait la
terre de ses pieds, criait de toute sa force et agitait ses bras.
C’était un spectacle à mourir de rire. Deux des hommes se roulaient à
terre, riant à gorge déployée, tandis que le vieux, la face impassible
et sérieuse, essayait de battre des mains en mesure pour accompagner la
danse de Charko, mais n’y réussissait pas; il suivait attentivement,
balançait la tête, remuait les moustaches et criait d’une voix profonde:

--Haïe-ha! C’est ça, c’est ça! Haïe-ha! Boutz, boutz!

Éclairé par le feu, Charko se tordait comme un serpent, prenait les
poses les plus variées, sautait sur un pied, tapait rapidement la terre,
et son corps brillant se couvrait de larges gouttes de sueur. Le feu
faisait paraître ces gouttes rouges comme du sang.

Maintenant, les trois hommes frappaient des mains en mesure, tandis que,
tremblant de froid, je me disais que notre aventure aurait mis en joie
un admirateur de Cooper ou de Jules Verne; il y avait naufrage,
indigènes hospitaliers et danses de sauvages autour du feu... Songeant
ainsi, je me demandais avec inquiétude ce que serait l’épisode, le plus
intéressant de l’aventure, c’est-à-dire la fin.

Charko était déjà assis par terre, enroulé dans le paletot, et mangeait,
en me regardant de ses yeux noirs où brillait quelque chose qui
provoquait en moi une sensation pénible. Ses vêtements séchaient,
suspendus à des bâtons fichés en terre autour du feu. On me donna aussi
du pain et du lard salé.

Mikhal revint et s’assit en silence auprès du vieillard.

--Eh! bien? demanda le vieillard.

--Il y a un bateau par là! répondit brièvement Mikhal.

--Il ne sera pas emporté?

--Non.

Tous se turent et se mirent de nouveau à m’examiner.

--Eh! bien, demanda Mikhal sans s’adresser à personne en particulier,
faut-il les conduire chez l’atamane? ou bien directement aux douaniers?

«Voilà la fin!» pensai-je. Personne ne répondit à Mikhal. Charko
mangeait et se taisait.

--On pourrait les conduire chez l’atamane... ou chez les douaniers. L’un
est bien et l’autre aussi, dit après un silence le vieillard.

--S’ils ont volé une chose du gouvernement, il faut les punir...

--Attends, grand-père... commençai-je.

Mais il ne fit aucune attention à moi.

--Il ne faut pas voler! Oui... et si l’on ne les punit pas, ils feront
encore pire.

Le vieux parlait avec une indifférence révoltante et, quand il eut fini,
ses camarades hochèrent la tête en silence.

--Voilà! Tu as volé et tu dois pâtir maintenant puisque te voilà pris.
Mikhal! Cette chose, le bateau, est là?

--Mais oui, il est là.

--Eh! bien... l’eau ne l’emportera pas?

--Non, elle ne l’emportera pas.

--Eh! bien, il n’a qu’à rester. Demain, les bateliers iront à Kertch et
emmèneront le bateau. Pourquoi ne prendraient-ils pas un bateau vide?
Hé? C’est bon. Et maintenant, vous autres, les amis déguenillés,
voilà!... Vous n’avez pas peur, tous les deux? Non? Encore une
demi-verste et vous étiez en pleine mer. Qu’auriez-vous fait au large?
Dites? Vous seriez allés au fond, comme deux cognées... oui! Vous vous
seriez noyés et voilà tout!

Le vieillard se tut et se mit à me regarder avec un sourire narquois
dans sa moustache.

--Pourquoi te tais-tu, gamin? me demanda-t-il.

J’en avais assez de ses digressions que, sans comprendre, je prenais
pour des moqueries sur notre compte.

--Je l’écoute, répondis-je d’un ton assez fâché.

--Et alors? demanda le vieux.

--Mais rien.

--Pourquoi me nargues-tu? Est-ce bien de narguer les plus vieux que toi?

Je me tus, convenant qu’effectivement ce n’était pas bien.

--Veux-tu encore manger? poursuivit-il.

--Non.

--Alors, ne mange pas! Puisque tu ne veux pas manger. Et, pour la route,
prendrais-tu du pain?

Je tressaillis de joie, mais n’en laissai rien voir.

--Pour la route j’en prendrais... répondis-je tranquillement.

--Éhé!... Donnez-leur du pain pour la route et du lard... Et peut-être y
a-t-il encore quelque chose?... Alors donnez-en aussi.

--Est-ce qu’ils s’en iront? demanda Mikhal.

Les deux autres levèrent les yeux sur le vieillard.

--Et que voulez-vous que nous fassions d’eux?

--Mais, nous voulions les conduire chez l’atamane ou chez les douaniers?
dit avec désappointement Mikhal.

Charko s’agita auprès du feu et sortit la tête, d’un air curieux, de
dessous son paletot. Il était tranquille.

--Qu’ont-ils à faire chez l’atamane? Ils n’y ont rien à faire. Plus
tard, ils iront chez lui, s’ils le veulent.

--Et comment faire avec le bateau? s’acharnait Mikhal.

--Le bateau? répéta le vieux. Eh! bien, quoi, le bateau? Il est là?

--Oui... répondit Mikhal.

--Eh! bien, qu’il y reste. Et, le matin, Ivachko le ramènera au port;
là, on le prendra et on le conduira à Kertch. Nous n’avons rien d’autre
à faire du bateau.

Je regardai attentivement le vieux; je ne pouvais discerner aucun
mouvement sur sa face flegmatique, brûlée par le soleil et tannée par le
vent, sur laquelle sautaient les ombres du feu.

--Qu’il n’arrive pas d’histoire! concéda Mikhal.

--Il ne doit pas en arriver, à moins que tu ne donnes trop de liberté à
ta langue. Et si nous les conduisons chez l’atamane, ce ne sera
qu’embarras pour nous et pour eux. Nous avons nos affaires, eux n’ont
qu’à partir. Hé! avez-vous encore loin à aller? demanda le vieux, bien
que je lui aie déjà dit où nous allions.

--A Tiflis...

--C’est loin. Tu vois, et l’atamane leur ferait encore perdre du temps.
Alors, quand arriveraient-ils? Mieux vaut qu’ils aillent leur chemin.
N’est-ce pas?

--Eh! bien, qu’ils aillent, consentirent les compagnons du vieux, quand,
après avoir fini son lent discours, serrant les lèvres, il les eut
regardés tous avec interrogation; il tordait avec ses doigts sa barbe
décolorée.

--Allons, enfants, partez; que Dieu vous accompagne!--Il agita la
main.--Et le bateau sera remis en place. N’est-ce pas?

--Merci, vieux! dis-je, en ôtant mon chapeau.

--Pourquoi merci?

--Merci, frère, merci! répétai-je avec émotion.

--Mais de quoi donc? en voilà une histoire! Je dis: «allez, que Dieu
vous accompagne,» et lui répond: «merci.» Pensais-tu que je t’enverrais
au diable, hé?

--Je l’avoue, je l’ai craint.

--Oh!... (Et le vieux leva les sourcils.) Pourquoi enverrais-je un être
humain sur une route mauvaise? Mieux vaut l’envoyer sur celle où je
marche moi-même. Peut-être, un jour, nous rencontrerons-nous; alors,
nous nous reconnaîtrons. Peut-être faudra-t-il nous entr’aider... Au
revoir!

Il ôta son bonnet de peau de mouton aux longs poils et nous salua. Ses
compagnons firent de même. Nous demandâmes le chemin d’Anape et nous
partîmes. Charko riait de quelque chose...

                   *       *       *       *       *

--Qu’est-ce qui te fait rire? lui demandai-je.

J’étais enchanté du vieillard et de sa conception de la vie, enchanté du
vent frais qui précédait l’aube et qui nous soufflait à la poitrine,
enchanté que le ciel, libre de nuages, fût sur le point de s’éclairer,
le soleil de se montrer et le jour de naître.

Charko cligna de mon côté d’un air rusé et éclata de plus belle. Moi
aussi, je souris en entendant son rire gai et sain. Les deux ou trois
heures près du feu des bergers, et le bon pain avec du lard, n’avaient
laissé subsister de notre fatigante équipée qu’une légère courbature
dans les os; mais cette sensation même allait disparaître pendant la
marche.

--Pourquoi ris-tu? Tu es content d’avoir échappé? Tu vis, et même tu
n’as pas faim?

Charko secoua la tête négativement, me donna un coup de coude dans le
côté, fit une grimace, éclata de rire et, enfin, parla dans son mauvais
jargon.

--Tu ne comprends pas pourquoi je ris? Non? Je vais te le dire! Sais-tu
ce que j’aurais fait, si on nous avait conduit chez l’atamane douanier?
Non, tu ne sais pas? Eh! bien, j’aurais dit: «Il voulait me noyer!» Et
j’aurais pleuré. Alors, on m’aurait plaint et toi, on t’aurait mis en
prison: tu comprends?

J’essayai de ne voir en cela qu’une plaisanterie; mais, hélas! il eut
bientôt fait de me convaincre du sérieux de son projet. Il me le prouva
si bien et si clairement que, au lieu de me révolter de ce naïf cynisme,
j’éprouvai pour mon compagnon, et pour moi-même aussi, la plus profonde
pitié. Quel autre sentiment pourrait-on avoir envers un être qui vous
raconterait, avec un clair sourire et du ton le plus sincère, son
intention de vous tuer? Que faire, s’il envisage cette action comme une
charmante et spirituelle plaisanterie?

Je me mis à lui expliquer avec feu toute la monstruosité de son idée.
Mais il me répondit très simplement que je ne me mettais pas à sa place:
n’avait-il pas un passe-port faux, ce qui est dangereux? Alors, j’eus
une pensée amère.

--Attends! dis-je, croyais-tu vraiment que je voulais te noyer?

--Non!... Quand tu me poussas dans l’eau, je le pensai; mais, quand
toi-même descendis dans l’eau, je ne le pensai plus.

--Dieu soit loué! m’écriai-je; merci pour cela au moins.

--Non, ne dis pas: merci! C’est moi qui te dirai: merci! Là-bas, près du
feu, tu avais froid, moi j’avais froid. Le paletot est à toi; mais, tu
ne le pris pas. Tu le fis sécher et tu me le donnas et tu ne pris rien
pour toi. Voilà pourquoi je te dis: merci! Tu es très bon, je le
comprends. Quand nous arriverons à Tiflis, je te récompenserai. Je te
conduirai à mon père. Et je dirai à mon père: «Voici un homme. Fais-le
manger, fais-le boire, et mets-moi dans l’écurie des ânes.» Voilà ce que
je dirai! Tu demeureras chez nous, tu seras jardinier, tu boiras du vin,
tu mangeras autant que tu voudras. Ah! ah! ah! Tu vivras très bien!
C’est tout simple! Mange et bois dans la même vaisselle que moi.

Il me dépeignit, longuement et en détail, les douceurs de la vie qu’il
me préparait à Tiflis. Et moi, au bruit de ses paroles, je pensais à
l’immense tristesse d’êtres qui, armés d’une morale nouvelle, de désirs
nouveaux, partent seuls en avant, se perdent dans la vie et rencontrent
sur leur route des compagnons qui leur sont étrangers et ne peuvent les
comprendre... Elle est pénible, la vie de ces êtres isolés! Le vent les
chasse contre leur volonté. Mais ils sont la bonne semence, bien qu’ils
ne tombent que rarement sur la bonne terre.

L’aube se levait. Le lointain de la mer brillait d’or rosé.

--J’ai sommeil! dit Charko.

Nous nous arrêtâmes. Il se coucha dans un creux, fait dans le sable sec
par le vent, non loin de la rive, et, s’enroulant la tête et le corps
dans le paletot, s’endormit brusquement. Je m’assis à côté et regardai
la mer.

Elle vivait de sa large vie, pleine de puissante activité. Les troupeaux
de vagues roulaient sur la rive et se brisaient contre le sable, qui
sifflait faiblement en absorbant l’eau. Agitant leurs blanches crêtes,
les premières vagues frappaient bruyamment la côte de leur poitrine,
reculaient vaincues et rencontraient d’autres vagues qui étaient venues
les soutenir. Dans une étreinte d’écume, elles revenaient ensemble sur
le bord et le battaient, désireuses d’élargir les limites de leurs vies.
Depuis l’horizon jusqu’à la rive, sur toute la surface de la mer,
naissaient les souples et fortes vagues, qui avançaient, avançaient
toujours, en masses serrées, unies étroitement par une même volonté. Le
soleil éclairait toujours plus brillamment leurs crêtes, et celles des
vagues lointaines, à l’horizon, paraissaient d’un rouge de sang. Pas une
goutte n’était perdue dans ce mouvement titanique de la masse d’eau, qui
paraissait acharnée à une poursuite consciente, et allait bientôt, de
ses larges coups rythmés, atteindre sa proie. La belle bravoure des
premières vagues qui sautaient avec défi sur le bord muet m’enchantait,
et il était bon de voir comme à leur suite avançait la mer, la puissante
mer, déjà teinte par le soleil de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel
et pleine du sentiment contenu de sa force et de sa beauté.

Derrière une langue de terre qui coupait les vagues, sortit un immense
vapeur qui, se balançant orgueilleusement sur le sein tumultueux de la
mer, s’élança sur les vagues. Les vagues se ruèrent, furieuses, contre
lui. Fort et beau, brillant au soleil de tout son métal, à un autre
moment, il aurait pu faire songer à l’orgueil créateur des hommes qui
savent vaincre l’élément... Mais à côté de moi gisait un
homme,--élément!

                   *       *       *       *       *

Nous cheminions dans la province de Tersk. Charko était ébouriffé et
déguenillé à faire peur et méchant comme un diable. Pourtant, il ne
souffrait plus de la faim, car il y avait du travail à volonté. Mais il
se montra incapable de tout effort. Une fois, il tenta de se poster près
d’une machine à battre le blé pour décharger la paille: mais, au bout
d’une demi-journée, il y renonça, s’étant mis les mains en sang. Une
autre fois, nous déracinions des troncs d’arbres; alors, il s’arracha la
peau du cou avec son épieu.

Nous n’avancions que lentement. Deux jours de travail, puis un jour de
marche. Charko mangeait sans modération aucune et, par la faute de sa
gloutonnerie, je n’arrivais pas à gagner l’argent qu’il fallait pour lui
acheter quelques éléments d’un costume. Tout son accoutrement n’était
que trous variés, grotesquement réunis par des pièces de différentes
couleurs. Je le suppliai de ne pas entrer dans les cabarets des villages
et de ne pas boire le vin qu’il aimait tant, mais il ne faisait aucune
attention à mes remontrances.

Un jour, dans un village, il retira de mon sac cinq roubles que j’avais
amassés à grand’peine et secrètement, bien qu’à son intention, et revint
le soir dans le verger où je travaillais, ivre, accompagné d’une grosse
femme cosak, qui me salua en ces termes:

--Bonjour, maudit hérétique!

Et quand, étonné de cette épithète, je lui demandai pourquoi j’étais un
hérétique, elle me répondit avec aplomb:

--Parce que, grand diable, tu défends à ce garçon d’aimer les femmes!
Est-ce que tu peux le lui défendre, si la loi le permet? Anathème!

Charko se tenait à côté d’elle et approuvait ses paroles par des
hochements de tête. Il était très ivre et, à chaque mouvement qu’il
faisait, il se balançait comme si ses membres étaient dévissés. Sa lèvre
inférieure pendait. Ses yeux ternes me regardaient avec une obstination
stupide.

--Qu’as-tu à nous dévisager? Rends-lui son argent! cria la femme avec
bravoure.

--Quel argent? demandai-je étonné.

--Rends-le-lui, rends-le-lui! Je te conduirai à la police. Rends les
cent cinquante roubles que tu lui as pris à Odessa!

Que fallait-il faire? Cette diablesse de femme pouvait vraiment, ivre
comme elle l’était, ameuter la police et alors les autorités du village,
sévères aux gens qui voyagent à notre manière, nous auraient fait
arrêter. Et qui pouvait prévoir les suites d’une arrestation pour Charko
et moi? Je commençai donc à circonvenir diplomatiquement la femme, ce
qui ne me coûta certainement pas beaucoup d’efforts. Tant bien que mal,
à l’aide de trois bouteilles de vin, je l’apaisai. Elle tomba à terre
entre les melons et s’endormit. Je couchai Charko et, le lendemain, de
grand matin, nous quittâmes le village, laissant la femme avec les
melons.

Malade de l’ivresse de la veille, le visage bouffi et chiffonné, Charko
crachait sans cesse et soupirait profondément. J’essayai de lui parler;
mais, il ne me répondait pas et branlait seulement de la tête comme un
cheval fatigué.

Le jour devenait chaud et l’air était imbibé des lourdes émanations du
sol humide, couvert d’herbe épaisse et haute, qui nous arrivait presque
aux épaules. Tout, autour de nous, était immobile; la verte mer de
velours soufflait vers le ciel ses riches aromes, si forts qu’ils
donnaient le vertige...

Pour abréger la route, nous suivions un étroit sentier sur lequel
rampaient de petits serpents rouges, qui se tordaient sous nos pieds. A
notre droite, à l’horizon, il y avait une chaîne de nuages étincelant
l’argent au soleil: c’étaient les montagnes du Daguestan. Le silence qui
régnait à l’entour endormait l’esprit et faisait doucement rêver. A
notre poursuite, sur le ciel, avançaient lentement des monceaux noirs de
nuages. Se confondant, ils couvraient le ciel derrière nous, tandis que,
devant, tout était clair, bien que des lambeaux de nuages se fussent
détachés et volassent brusquement dans l’espace, nous dépassant et
masquant davantage le ciel. Au loin, le tonnerre grondait et ses
roulements furieux se rapprochaient toujours. De grosses gouttes de
pluie commencèrent à tomber et à frapper l’herbe. Et l’herbe rendait un
son métallique.

Nous n’avions où nous cacher. Tout devint sombre, et le bruit de
l’herbe, bien que plus fort, fut comme peureux. Un coup de tonnerre
éclata, et les nuages tressaillirent, saisis par le feu bleu. Puis, de
nouveau, tout devint sombre et la chaîne argentée de montagnes se perdit
dans l’obscurité. Une lourde pluie tomba en torrents et, l’un après
l’autre, les coups de tonnerre se mirent à rouler, terribles, dans la
steppe déserte. L’herbe, courbée par le vent et la pluie, se couchait à
terre et rendait un son pâle. Et tout tremblait et s’agitait. Les
éclairs aveuglants déchiraient les nuages... Dans leur éclat bleu se
levait au loin la chaîne de montagnes, étincelante de feux bleus,
argentée et froide, et, quand les éclairs s’éteignaient, elle
disparaissait comme si elle sombrait dans un gouffre noir. Tout
grondait, frémissait, repoussait les sons et les faisait naître. On eût
dit que le ciel, trouble et courroucé, purifiait par le feu la terre de
toute souillure et que la terre tremblait d’effroi devant cette fureur.

Charko frissonnait et grognait comme un chien ahuri. Et je me sentais
gai, soulevé au-dessus des choses quotidiennes, tandis que j’observais
ce puissant et lugubre tableau de l’orage dans la steppe. Le merveilleux
chaos m’entraînait et provoquait en moi une humeur héroïque qui
emportait mon âme dans une terrible et sauvage harmonie.

Et j’eus envie d’y prendre part, d’exprimer de quelque manière mon
sentiment débordant d’enthousiasme pour cette force mystérieuse qui
vainquait l’obscurité et les nuages. La flamme bleue qui embrasait le
ciel semblait brûler aussi dans ma poitrine; mais, comment pouvais-je
exprimer mon trouble et mon exaltation devant le tableau grandiose de la
nature?...

Je me mis à chanter,--haut, de toute ma force. Le tonnerre grondait, les
éclairs brillaient, l’herbe bruissait, et je chantais, et je me sentais
en pleine affinité avec tous ces sons... J’étais exalté; sentiment
excusable, puisque cela ne faisait de tort à personne, sauf à moi.
J’étais plein du désir d’absorber en moi cette vivante et puissante
beauté, cette force qui se déchaînait dans la steppe, de me sentir plus
près d’elle... La tempête dans la mer et l’orage dans la steppe! Je ne
connais rien de plus magnifique dans la nature.

Je criais donc, fermement persuadé que je ne dérangeais ainsi personne
et que je ne mettais personne dans la nécessité de me critiquer. Quand,
tout à coup, quelqu’un me saisit rudement les jambes et je tombai assis
dans une mare. Charko me regardait dans la face, avec des yeux sérieux
et courroucés.

--Es-tu fou? Non? Alors, tais-toi! ne crie pas! Je te déchirerai le
gosier! comprends-tu?

Je m’étonnai et lui demandai d’abord en quoi je le gênais.

--Tu m’effraies! Comprends-tu? Le tonnerre gronde, Dieu parle,--et toi
tu cries... Que penses-tu de toi-même!

Je lui répondis que j’avais le droit de chanter si je le voulais, de
même que lui.

--Et moi, je ne le veux pas! dit-il catégoriquement.

--Ne chante pas, lui dis-je.

--Et toi non plus, ne chante pas! me répondit sévèrement Charko.

--Si, je préfère chanter...

--Écoute, qu’est-ce que tu t’imagines? demanda Charko en colère. Qui
es-tu donc? As-tu une maison? as-tu une mère? un père? As-tu des
parents? de la terre? Qui es-tu, ici-bas? Tu penses que tu es un homme?
C’est moi qui suis un homme! C’est moi qui ai tout!--Il se frappa la
poitrine.--Je suis un prince!... Et toi... toi, tu n’es rien. Tu ne
possèdes rien! Tu dis: «je suis cela!» Qui peut le savoir? Et moi on me
connaît à Koutaïs, à Tiflis. Tu comprends! Ne marche pas contre moi. Tu
me sers, tu seras content! Je te paierai dix fois! Que fais-tu pour moi?
Tu ne pourrais pas faire autrement; tu dis toi-même que Dieu a ordonné
de servir sans récompense! Et moi, je te récompenserai! Pourquoi me
tourmentes-tu? tu me sermonnes, tu m’effraies? Tu voudrais que je sois
comme toi? Ce n’est pas bien! Tu ne dois pas me rendre pareil à toi! Eh!
Eh! fi, fi!...

Il parlait, mâchait, soufflait, soupirait... Je le regardais en face, la
bouche béante d’étonnement. Il déversait évidemment le trop plein
d’indignation, de rancune et de mécontentement accumulé pendant la durée
de notre voyage. Pour plus de clarté, il me plantait le doigt dans la
poitrine, me secouait l’épaule et, aux endroits les plus importants de
son discours, me tombait dessus de toute sa masse. La pluie nous
arrosait, le tonnerre grondait sans répit au-dessus de nous et Charko,
pour être entendu de moi, criait à plein gosier.

Le tragi-comique de ma situation m’apparut distinctement et me fit
éclater de rire.

Charko cracha et se détourna de moi.

                   *       *       *       *       *

Plus nous approchions de Tiflis, plus Charko devenait absorbé et
taciturne. Un changement s’était fait dans son visage amaigri, mais
toujours impassible. Non loin de Vladikavkas nous entrâmes dans une
ferme de Tcherkess et nous nous louâmes pour la moisson du maïs.

Après avoir travaillé deux jours chez les Tcherkess, qui ne parlaient
presque pas le russe, se moquaient de nous et nous injuriaient dans leur
langue, nous décidâmes de quitter la ferme, effrayés par la croissante
animosité des indigènes. Nous nous étions éloignés de dix verstes
environ, quand Charko tira tout à coup de sa blouse une pièce de
mousseline et, me la montrant avec triomphe, s’écria:

--Plus besoin de travailler! Nous vendrons cela et nous achèterons tout
ce qu’il nous faut. Il y en aura assez pour jusqu’à Tiflis. Tu
comprends?

J’étais hors de moi d’indignation et, lui arrachant la mousseline, je la
jetai de côté et regardai en arrière. Les Tcherkess ne badinent point.
Peu de jours auparavant, les Cosaks nous avaient raconté ceci: un
chemineau, en quittant la ferme où il avait travaillé, emporta une
cuiller de fer. Les Tcherkess le rattrapèrent, le fouillèrent et, ayant
trouvé la cuiller, ouvrirent le ventre du voleur avec un poignard, y
enfoncèrent la cuiller et partirent tranquilles, laissant l’homme dans
la steppe où des Cosaks le trouvèrent à demi mort. Il leur fit ce récit
et mourut pendant qu’on le transportait au village. Les Cosaks nous
avaient avertis à plusieurs reprises de nous tenir sur nos gardes avec
les Tcherkess et nous avaient raconté quelques histoires instructives du
même genre, que je n’avais aucune raison de ne pas prendre au sérieux.

Je les rappelai à Charko. Il se tenait devant moi, m’écoutait et, tout à
coup, silencieux, les dents découvertes et les yeux pincés, se jeta sur
moi, d’un bond de chat. Pendant à peu près cinq minutes, nous nous
cognâmes ferme, et enfin Charko me cria avec colère:

--C’est assez!

Las tous les deux, nous nous taisions, assis en face l’un de l’autre.
Charko regardait piteusement dans la direction où j’avais jeté la
mousseline rouge et dit enfin:

--Pourquoi nous sommes-nous battus? Fi, fi! C’est très bête. Est-ce toi
que j’ai volé? De quoi te fâches-tu? J’ai eu pitié de toi, c’est
pourquoi j’ai volé... Tu travailles, et moi, je ne sais pas
travailler... Que me reste-t-il à faire? Je voulais te venir en aide...
Tsé, tsé!

J’essayai de lui expliquer ce que c’était qu’un vol.

--Je te prie de te taire! Ta tête est comme du bois, me dit-il avec
mépris, et puis il expliqua:--Quand tu te sentirais mourir, tu volerais
bien? Hein? Et est-ce une existence? Tais-toi!

Par crainte de l’irriter encore, je me tus. C’était le second cas de
vol. La première fois, quand nous étions sur la mer Noire, il avait
dérobé à des pêcheurs grecs une balance de poche. Alors aussi, nous
avions failli nous battre.

--Eh! bien, avançons, dit-il, quand nous nous fûmes tous les deux
tranquillisés et reposés et que nous eûmes fait la paix.

Nous poursuivîmes notre chemin. Chaque jour, Charko devenait plus
sombre; il me regardait d’un air bizarre et d’en-bas. Une fois, comme
nous avions dépassé le défilé du Darial et que nous descendions le
Goudaour, il me dit:

--Encore un jour ou deux et nous serons à Tiflis... Tsé, tsé! fit-il
avec sa langue, et il s’épanouit de plaisir. J’arriverai à la maison.
«Où as-tu été?--J’ai voyagé.» J’irai au bain, aha! je mangerai beaucoup.
Ah! beaucoup! Je dirai à ma mère: «J’ai très envie de manger.» Je dirai
à mon père: «Pardonne-moi. J’ai eu beaucoup de chagrin, j’ai vu beaucoup
de choses, de différentes choses! Les va-nu-pieds sont de braves gens!»
Quand j’en rencontrerai un, je lui donnerai un rouble, je le conduirai
au cabaret et je lui dirai: «Bois du vin; moi-même, j’ai été un
va-nu-pieds.» Je parlerai aussi de toi à mon père... «Voici un homme! Il
m’a servi de frère aîné. Il m’a sermonné. Il m’a battu, le chien!... Il
m’a nourri. Et maintenant, lui dirai-je, c’est toi qui dois le nourrir.
Nourris-le un an. Un an, pas moins!» Entends-tu, Maxime?

J’aimais l’entendre parler ainsi. Il avait alors quelque chose
d’enfantin et de simple. Et de semblables discours m’intéressaient
d’autant plus que je ne connaissais personne à Tiflis et que l’hiver
approchait; déjà, sur le Goudaour, la tourmente nous avait saisis.
J’avais quelque espoir en Charko.

Nous avancions rapidement. Nous voici à Mschet, l’ancienne capitale de
l’Ibérie. Demain, nous serons à Tiflis.

J’entrevis, de loin encore, de cinq verstes environ, la capitale du
Caucase, serrée entre deux montagnes. C’était la fin du voyage!...
J’étais vaguement heureux, Charko était indifférent. Il regardait, avec
des yeux stupides, devant lui, crachait de temps en temps sa salive
d’affamé et se prenait à chaque instant le ventre avec une grimace de
douleur. Il avait imprudemment mangé trop de carottes crues, cueillies
en route.

--Tu t’imagines que moi, un noble Géorgien, j’irai dans ma ville, de
jour, comme je suis, sale et déguenillé? Non, nous attendrons jusqu’au
soir. Arrête!

Nous nous assîmes près du mur d’une construction vide et, ayant roulé
chacun une dernière cigarette, tremblants de froid, nous fumâmes. Sur la
route militaire de Géorgie soufflait un vent tranchant et fort. Charko,
assis, chantait entre ses dents une chanson triste... Je pensais à une
chambre tiède et aux autres supériorités de la vie fixe sur la vie
errante.

--Allons! dit d’un air décidé Charko en se levant.

Le jour était tombé. La ville allumait ses feux. C’était joli: les feux,
les uns après les autres, sautaient d’on ne savait où dans l’obscurité,
qui emmitouflait sourdement la vallée au fond de laquelle la ville se
cachait.

--Écoute! Donne-moi ton bachlik, pour que je puisse me couvrir le
visage... Pour que les amis ne me reconnaissent pas, peut-être!

Je donnai le bachlik. Nous étions dans la rue Olginskaïa. Charko
sifflait d’un air résolu.

--Maxime! Tu vois la station de tramways, là-bas? Ce pont? Vas-y;
attends! Je te prie, attends-moi! J’entrerai dans une maison, je
demanderai à un ami des nouvelles des miens, du père, de la mère...

--Tu ne seras pas long?

--Un instant... Je reviens!

Il se jeta rapidement dans une petite rue étroite et sombre et y
disparut... pour toujours.

Je ne rencontrai jamais plus cet homme, mon compagnon pendant presque
quatre mois de ma vie; mais je songe souvent à lui avec un bon sentiment
et un rire gai.

Il m’a enseigné beaucoup de choses qu’on ne trouve pas dans les plus
gros livres écrits par les sages,--parce que la sagesse de la vie est
toujours plus profonde et plus large que la sagesse des hommes.




TABLE


  PRÉFACE
  MAXIME GORKI         5

  LES VAGABONDS
  MALVA               59
  KONOVALOV          147
  TCHELKACHE         239
  MON COMPAGNON      301




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    le vingt-quatre mars mil neuf cent un
    PAR
    BLAIS ET ROY
    A POITIERS
    pour le
    MERCVRE
    DE
    FRANCE






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VAGABONDS ***


    

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