L'enfant taciturne

By Magali-Boisnard

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Title: L'enfant taciturne

Author: Magali-Boisnard

Release date: October 18, 2024 [eBook #74599]

Language: French

Original publication: Amiens: Edgar Malfère

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT TACITURNE ***






  BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON

  MAGALI-BOISNARD

  L’ENFANT
  TACITURNE

  ROMAN


  AMIENS
  LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
  7, RUE DELAMBRE, 7
  (Dépôt à Paris, 1, rue Vavin, 6e arr.)

  1922




JUSTIFICATION DU TIRAGE


Il a été tiré:

  10 exemplaires sur Japon numérotés de 1 à 10.
  20 exemplaires sur Hollande numérotés de 11 à 30.
  70 exemplaires sur Arches numérotés de 31 à 100.

La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage.


Tous droits de reproduction réservés.

Copyright 1922 by Edgar Malfère.




OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


Chez le même éditeur

_Mâadith_, roman de l’Islam.


Chez d’autres éditeurs

_L’Alerte au désert._ La vie saharienne pendant la guerre. (Perrin).

_Le Chant des femmes_ (couronné par l’Acad. Française), poèmes du temps
de guerre. (Perrin).

_La Vandale_, roman de la décadence romaine en Afrique. (Sansot).

_Les Endormies_, roman de l’Islam féminin. (Sansot).

_L’Islam et la politique des Alliés_ (adapté de l’italien).
(Berger-Levrault).

_La Kahena_, 4 actes de l’indépendance berbère.

_Études et conférences._


En préparation

_Le Désert_, poèmes sahariens.

_La Trace Perdue_, roman.

_Jackie au désert_, histoire d’un bébé dans le Sahara.




        Au père et à la mère de l’enfant taciturne, tendrement.




L’ENFANT ET LES LIVRES


Des myrtes lustrés hérissent un promontoire de grès rouge et de gneiss
violacés, hors de la grande forêt, dans la contrée des chênes et des
altitudes. L’ombre allongée des cimes le couvre aux heures de soleil
déclinant. Ses assises plongent dans le filet d’eau d’un ravin où une
bauge de sangliers est incessamment rafraîchie par les bêtes hardées ou
solitaires.

Le violent printemps de l’Afrique Mineure fleurit les myrtes et roussit
l’herbe environnante.

Une touffe épanouie recèle un étrange butin:--butin de bibliothèque au
rassemblement et aux voisinages imprévus. Quelque Barbare, naïvement
curieux, a jeté là Tacite et l’_Histoire des Animaux_ d’Aristote, le
_Traité de la Sagesse_ de Pierre Charron, trois volumes de l’_Histoire
Universelle_ du comte de Ségur et une lourde Bible rituelle dont
s’enorgueillirait la table sainte d’un temple luthérien.

Le cuir cassant et doré des reliures anciennes se boursoufle, éclate et
se rompt par les nuits humides et les jours brûlants. Les volumes
échafaudés croulent dans un désordre caractéristique indiquant qu’ils
sont souvent pris et repris, puis brusquement abandonnés, par des mains
trop jeunes, au service d’un esprit trop impatient et avide. Le lecteur
habituel de ce lieu ne sait pas la valeur réelle du livre et tout ce qui
émane encore des feuillets clos durant les secondes consacrées à le
remettre lentement en place.

Les abeilles de la montagne travaillent. Un bourdonnement diligent
enveloppe le promontoire, effleure le pesant silence du jour en forêt
sans que ce silence en soit vraiment troublé.

Voici paraître une abeille humaine, celle qui butine le trésor des
livres et puise à même leurs calices nombreux, obscurs et féconds.

Fillette impubère, au corps mince et long dans une solide robe de toile
égratignée par les ronces, elle a des traits précis et irréguliers, la
peau hâlée par les vents et par le soleil, le front bombé, dur et poli.
Sa chevelure sans grâce est de la couleur des chaudes terres de Sienne
ou des cystes desséchés. Ses yeux, d’un gris noircissant, s’ouvrent
larges et volontaires. Elle mordille un brin de myrte avec des dents
nettes et serrées.

Dans le souffle égal de sa poitrine passe et revient l’haleine immense
et contenue de la forêt. La même impression mystérieuse et vivifiante de
forces profuses apparente l’une à l’autre cette enfant et la futaie
vierge. Une virilité singulière anime ses gestes; une subtile mobilité
nuance les expressions de son visage.

Elle se blottit dans la touffe-bibliothèque. Ses mouvements ont la
souplesse et la sûreté de ceux de l’animal bien plus que de ceux de
l’homme.

Accoutumées à sa présence, les abeilles n’interrompent point leur
labeur. Cependant, autour d’elle, les choses semblent devenir attentives
et l’atmosphère comme obéissante, soumise au rythme de sa volonté. La
forêt, somnolant dans la lumière, ne dort qu’à la manière des félins;
sous les paupières vertes et dorées de la brousse, les innombrables
prunelles veloutées des sous-bois font converger leurs scintillements et
leurs ombres sur les myrtes en fleurs. Un prodige quotidien harmonise
ainsi la nature ambiante au geste de l’Enfant. Et celle-ci, la toute
petite, s’impose souverainement à celle-là, la grande.




C’est une rare, orgueilleuse et puissante enfant.

Les réalités de sa vie procèdent du merveilleux. Elle détient, tangibles
et permanentes, toutes choses qui, pour les autres créatures de son âge,
appartiennent à un monde fantastique, dans l’enchantement des récits
d’aïeules et dans les romans d’aventures. Elle vit, en partie, de ce
dont les autres rêvent; si elle rêvait, elle ne pourrait rien imaginer
de plus extraordinaire.

Fière et distante, elle ne connaît pas un égal; les hommes, les femmes
et leurs petits, la population qui l’entoure, lui sont des vassaux ou
des serviteurs et ils ne tirent pas leurs origines de la même race
qu’elle. Ses commensaux, les chasseurs, et son propre instinct, lui ont
appris à dominer sur les bêtes des bois.

Qu’elle soit née ou non dans la zone forestière, sur ces sommets d’Atlas
Tellien où circulent encore les grands fauves, il importe peu. Il y a
pour certains êtres, représentatifs d’une synthèse des possibilités
humaines, une évidente prédestination. L’Enfant a été façonnée par les
forces naturelles de cette contrée et par des qualités d’atavisme, pour
jouer un rôle d’influence morale et exercer son droit de suzeraineté sur
la multitude des animaux libres et sur des tribus d’hommes primitifs. Du
sol lui viennent l’ardeur soutenue, la vigueur tranquille et sa
ténacité; de la _mémoire ancestrale_ procèdent son originale audace, son
esprit prompt à saisir l’intelligence des choses, les faiblesses des
individus, et sa facile aisance à s’assimiler ce qui est délicat et
beau.

Elle est fille de gens aux vieilles et nettes traditions françaises,
propriétaires, créateurs en quelque sorte, de ce vaste domaine forestier
où il fallut ouvrir le chemin avec le fusil d’affût, le pic et la hache.
Elle est la créature unique entre toutes les créatures de la montagne,
pure comme l’air des cimes, fraîche comme les jeunes taillis, altière
comme le chêne et taciturne comme le rocher. Les énergies de son corps
plein de sève et de son cerveau actif se dépensent et s’équilibrent dans
la rude solitude et la totale liberté.

Opposée à la faune des forêts et au peuple pastoral des clairières, elle
devient un symbole, une entité spirituelle sur la matière fruste, un
élément concret de la supériorité d’une espèce humaine sur des éléments
inférieurs.

Son cœur sensible et intelligent est également dépourvu d’envie et de
faiblesse. L’indulgence et la commisération n’y trouvent pas encore de
place.

Elle ne pleure jamais et les larmes d’autrui ne l’émeuvent pas. Devant
la douleur physique, elle est dure pour elle et pour tous; mais elle n’a
jamais infligé volontairement une souffrance.

Quand les poulains montés se heurtent et roulent brutalement sur le sol,
écrasant les petits cavaliers, quand il y a de profondes blessures, du
sang, un membre brisé parfois, l’Enfant n’interrompt pas le jeu ni le
galop de son cheval.

Elle a vu mourir, dans l’ombre de la maison, pendant une heure
infiniment plus poignante que l’instant d’une simple fin d’existence au
soleil des clairières ou le trépas fataliste d’un chasseur dans la
brousse. Cette mort d’un très jeune frère, ce deuil dont les parents
restent inguérissablement frappés, passèrent sur elle, violemment, mais
sans rien laisser de la tristesse qui corrode; elle eut seulement un peu
plus de gravité. Elle n’oublia pas le jour cruel, un jour de juillet où
le sirocco secouait la forêt; elle n’oublia pas la minute où
l’enfantelet, mystérieusement touché, murmurant d’étranges mots pleins
de prescience et de lucidité, referma des yeux trop grands; mais elle
n’en conserva qu’une intense et très claire image de beauté dernière.

Elle possède au degré suprême le sentiment de l’éternité. Elle sait que
l’arbre renaît inlassablement et qu’inlassablement les êtres visibles et
invisibles se reproduisent afin que se poursuive sans interruption la
vivante ronde universelle. Une sensation de perpétuité habite en elle.
Sans découvrir exactement tout le sens de la mort, elle a nettement
conscience qu’il ne s’agit là que d’un état momentané, une solution de
continuité entre la vie déjà vécue et celle que l’on va vivre.

En parcourant les Évangiles, elle a été pénétrée d’un grand amour pour
Jésus, mais, rebelle instinctivement à l’obéissance comme à l’humilité
qui ne se sont jamais imposées à elle, elle ne désire suivre ni
l’exemple ni la doctrine du Christ. Mieux, elle se glorifie tacitement
d’avoir, avant de les connaître, préconçu les promesses de vie éternelle
et de résurrection. Pourtant, et parce qu’elle conçoit bien la grandeur
de cet Humble volontaire, elle lui dédie le plus pur attachement, sans
formule.

Exempte d’angoisse et de mélancolie, elle se repose volontiers près de
la tombe du petit disparu. C’est dans une partie de la forêt où des
allées tournantes tracées, le sous-bois débroussaillé, les arbres hauts
et de diverses essences, créent une sorte de parc. L’Enfant sereine
s’engourdit dans la grande ombre du cèdre, entre les racines duquel
repose la chère dépouille dans un cercueil de cèdre aussi. Là, le doux
mort garde une place étroite et privilégiée, sous les fougères élancées
et les asters sauvages qui étoilent l’ombre. Il dort dans l’odeur
immortelle de l’arbre admirable, celui dont le bois ne pourrit jamais,
celui qui, dans les palais cendreux, est intact de siècle en siècle,
celui qui conserve, sur la corruption des êtres et la ruine des choses,
sa fibre indestructible et son parfum vivant.

L’Enfant a lu les réflexions de Pierre Charron:

«Peut-être que le spectacle de la mort te desplait à cause que ceux qui
meurent font laide mine. Oui, mais ce n’est pas la mort, ce n’est que
son masque. Ce qui est dessoubs caché est très beau; la mort n’a rien
d’espouvantable. Nous avons envoyé de lasches et poureux espions pour la
recognoistre: ils ne nous rapportent pas ce qu’ils ont veu, mais ce
qu’ils en ont ouy dire et ce qu’ils en craignent.»

L’Enfant ne redoute rien et, même consciente d’un danger, ne l’évite
point, car un fatalisme naturel sévit dans son ambiance. Elle ne craint
aucune chose ni personne. Ce qui appartient généralement au domaine du
merveilleux lui étant ordinaire ne lui cause nulle inquiétude, mais elle
sait gré à l’auteur du _Traité de la Sagesse_ d’affirmer que Celle que
les livres sacrés nomment la Reine des Épouvantements n’est qu’un
masque, et que «ce qui est dessoubs caché est très beau». Cela
correspond à son désir et à ses secrètes certitudes.

Au cours de sa méditation, elle entend bruire les feuilles et craquer
les brindilles entre les arbres. Des pics de bois et des geais bleus
s’envolent, se rapprochant d’elle. Un cerf et des biches se montrent
allant vers l’abreuvoir des chevaux, frais sous les ombrages plus
denses. Un moment, ils stationnent, observant cette créature près de qui
les oiseaux se posent avec indifférence. Ils la regardent sans anxiété
ni surprise, dans la sécurité d’un amical instinct.

Ainsi la petite et grave Enfant de la forêt renouvelle le miracle des
solitudes du mont Alverino. Et, certes, François d’Assise eût pu la
bénir de renouer ainsi le fil d’un autre temps à celui de sa très douce
sainteté.




«Que le parler soit sobre et rare...», disait encore messire Pierre
Charron, prédicateur de Marguerite de Valois, avocat devenu
ecclésiastique, ami de Montaigne, et l’un des vingt-cinq enfants d’un
libraire de la rue des Carmes à Paris!

«... les meilleurs hommes sont ceux qui parlent le moins...»

Si l’hôte studieux du buisson de myrte n’avait été déjà cet enfant
taciturne, la leçon du livre l’eût incitée au goût du silence; mais elle
avait peu de tendances à la loquacité. La constante fréquentation de la
hautaine et sévère Nature frappe la bouche de mutisme tandis que
s’accroît l’éloquence intime de la pensée.

L’Enfant qui vivait seule, sans communion fraternelle avec ses
semblables, ne se trouvait pas sollicitée par le flux des paroles, même
au foyer paternel.

Là aussi elle existait isolément. Elle aimait pourtant, d’un amour
absolu, mais qui n’éprouvait pas le besoin ni n’entrevoyait la nécessité
de s’extérioriser. Il lui arrivait de caresser dans son esprit des mots
qu’elle allait dire, dont elle laissait passer l’opportunité, et qui
retombaient dans un abîme de choses inexprimées, en amoncellements
précieux, inutilisés.

La maison, demi-villa, demi-fortin, sur les terrasses étagées, devait à
la montagne la qualité de ses matériaux et sa richesse et ne participait
pas, intérieurement, à la vie de la montagne. Le seuil franchi, elle
offrait, intégrale, une atmosphère de province française et, mieux, de
vieille Provence, comme parfaitement ignorante de la transplantation.
Seulement, c’était une atmosphère triste où les sensibilités, meurtries
par l’épreuve et s’isolant dans leur douleur faite de souvenirs aigus et
de regrets vains, n’échangeaient que des soupirs lorsqu’elles ne
mêlaient pas leurs pleurs.

Après les années actives, joyeuses dans la vigoureuse conquête et la
mise en valeur de la contrée nouvelle, les résultats de l’effort ayant
dépassé la réalisation escomptée, cette famille de pionniers était
entrée dans une période inerte, une phase de repos qui semblait
définitif et n’allait pas sans désœuvrement. Et c’est pendant cette
période, où le foyer sans labeur se trouvait désarmé, que l’épreuve
avait frappé. Au lendemain du deuil imprévu il demeurait morne, sans
volonté de réagir, mal résigné.

Pour silencieuse qu’elle fût, l’Enfant avait conscience d’être l’unique
bruit et le seul mouvement actif et résolu de la maison.

Une aïeule, exquise d’indulgence et de mélancolie, lui apprit à lire,
puis lui livra le trésor de la bibliothèque. L’Enfant y puisa largement,
insatiable et ravie, dans l’encombrement des volumes d’une théologie
aride, compacte et fouillée, héritage de sévères aïeux calvinistes, dont
plusieurs avaient été martyrs pour soutenir le dogme de l’impitoyable
réformateur. Elle tenait de ceux-là sans doute son tempérament ferme,
son orgueil outrancier et son penchant à discuter et à juger librement
des choses même sacrées. Elle parcourut le cycle d’une très classique
littérature romanesque qui retint moins longuement son attention.

La structure et l’appétit de son intelligence étaient de telle sorte
qu’elle ne savait s’attarder à ce qui ne s’implantait pas subitement en
elle comme sur un terrain propice, reconnu ou découvert.

Aux problèmes posés par ses réflexions et sa logique intuitive, elle ne
demandait pas d’être suivis de solutions immédiates. A feuilleter la
Bible, elle éprouvait plus d’incertitude que d’étonnement. Environnée de
gestes archaïques et par la primitivité des vies forestières, elle ne se
trouvait pas dépaysée à travers l’Ancien Testament. Une seule fois, ne
percevant rien des réalités de la détestable aventure des filles de
Loth, elle interrogea un vieux montagnard qui lui parut présenter
quelque ressemblance de traits avec l’image qu’elle se faisait du
patriarche. Il la considéra, plein de douceur, hocha la tête et répondit
gravement:

--Regarde les bêtes, ma fille; regarde les bêtes. Et cela n’est ni sur
toi ni sur moi; mais sur un favori du démon.

Dans ses déductions ou ses observations, il n’entrait jamais d’ironie;
car l’ironie est un fruit de l’expérience et des collectivités qui en
font une sauvegarde de l’individu. Les solitaires l’ignorent parce
qu’ils n’en ont pas besoin.

Pour nombreuses qu’elles fussent, les sensations de l’Enfant
s’ordonnançaient avec une santé physique et une droiture sans excès ni
défaillances.

La mère, délicate et passionnée, chérissait dans une muette angoisse,
une appréhension constante, la fillette ardente et sage dont les gestes
téméraires lui échappaient, mais qu’elle voulait, avant tout, voir libre
de bénéficier sans contrainte de la plus large vie. Dans un même
sentiment, le père, à qui désormais elle tenait lieu de fils, la
laissait agir, commander, disposer des gens et des choses et régner à sa
guise.

Il y avait une sœur, une cadette autour de laquelle errait la
perpétuelle menace d’une brève destinée et le frisson du fatal
dénoûment, forme infiniment fragile, instable et gémissante, dans les
bras qui l’étreignaient désespérément.

Ainsi l’Enfant taciturne et forte vivait-elle peu dans la maison. Elle
s’en évadait dès l’aube pour rentrer dans la saine, vivante et sereine
plénitude de la forêt.




Au sommet de la montagne, dominant les croupes moutonnantes et les
longues pentes boisées, le chaos des rocs, des torrents et la rousse
douceur de la Grande Clairière, l’Enfant se sentait à ce point élevée,
hautaine et satisfaite, qu’elle eût pu s’écrier avec le penseur hindou:

--Mes œuvres sont mon bien. Mes œuvres sont mon héritage. Mes œuvres
sont la matrice qui m’a porté. Mes œuvres sont la race à laquelle
j’appartiens. Mes œuvres sont mon refuge.

Ses œuvres, c’était elle-même dans la plénitude de sa volonté et dans
l’adoration de son entourage, c’était la servitude heureuse de ses
vassaux, c’était tout ce qui s’étendait sous ses yeux et au-delà, son
royaume et sa royauté.

--Mon bien, mon héritage, ma race!...

Pour refuge, elle avait le promontoire ensoleillé.

Souvent, une longue couleuvre grise s’y lovait, paresseuse et torpide.
L’Enfant parvint à l’apprivoiser et le serpent devint le gardien
symbolique des livres du buisson.




--Il faut passer derrière le «douar», dit la servante drapée de rouge
qui précédait l’Enfant.

Aux abords du village de tentes et de huttes, les chiens aboyèrent sans
animosité. Des fermes surgirent de l’ombre avec les gestes d’appel de
leurs bras cerclés de bracelets lourds comme des torques ou des anneaux
d’esclavage. Des gardeurs de chèvres coururent, tentèrent d’arrêter les
passantes, de les entraîner dans les logis mobiles, boire le lait fumant
des bêtes. Mais elles refusèrent avec un mot de bénédiction.

--C’est après le cimetière.

La servante s’engageait entre quelques tumuli dès longtemps visités par
les chacals. Alentour croissaient des ronces, des asphodèles et des
agaves bleus, rigides. Elles avaient parcouru un long chemin pour
atteindre cette région de la forêt qui produisait surtout des oliviers
sauvages, des vignes, des lentisques et des arbousiers.

--Arrête-toi, voici _son_ jardin.

Elles pénétraient dans une clairière, étroite et blonde sous des herbes
serrées et des chardons jaunes. Un bois d’oléastres et de phyllarias
l’environnait. Les vignes retombaient à foison, fermant toute issue
entre les troncs et pareilles à des tentures brodées. Des faisceaux de
rameaux feuillus, liés de souples sarments, formaient une hutte conique
et sans proportions régulières. Certainement le constructeur de cet abri
n’avait pas appris des montagnard l’art d’assembler les tiges et les
branches ni comment on fait, avec le diss et les roseaux, le toit léger
d’une cabane.

--Regarde-_le_, dit la servante.

Un homme était assis contre la hutte, les jambes repliées, les genoux
encombrés de rameaux d’arbousier aux baies pourprées qu’il égrenait et
mangeait lentement. Son corps entièrement nu, bronzé, poussiéreux et
solide, portait soixante ans d’âge. La barbe et les cheveux, gris
roussâtre, encadraient une face pensante, des traits minces, des yeux
ronds et brillants d’oiseau de nuit...

L’Enfant des civilisés et l’Homme des bois étaient face à face. Elle
avait voulu voir l’être bizarre, dont les indigènes parlaient comme d’un
mage et d’un sorcier, au mutisme volontaire vis-à-vis des humains tandis
qu’il conversait avec les animaux. Il vivait librement dans toutes les
vertes thébaïdes du domaine. On ne savait de lui que sa douceur et sa
nudité. Il était venu, un jour, jusqu’aux terrasses de la maison, sans
vêtements, car il n’acceptait aucun de ceux que lui donnaient les gens,
ne se couvrant même pas d’une peau de bête et circulant les bras
toujours chargés de branches et de fruits.

Le maître le fit chasser et l’Enfant ne put alors que l’entrevoir
traversant la Grande Clairière d’un pas élastique...

--Celle-ci est la maîtresse de la montagne et de la forêt, dit la
servante au solitaire.

Elle avait dénoué la ceinture retenant sa draperie rouge sur ses
gandourahs et jetait la tiède étoffe à celui qui était nu. Il comprit et
s’en enveloppa de façon à ce que sa tête seule fût visible. Le regard de
ses yeux ronds passait au-dessus du front de l’Enfant.

Soudain, il parla, en arabe, usant de mots dont ne se servaient jamais
les montagnards, de locutions rares et nouvelles pour la visiteuse
familiarisée cependant avec la langue de l’Islam. Il parlait comme on
psalmodie:

--Je la connais. Elle est celle qui passe et qui demeure. Elle est la
forme visible et le geste de ceux qu’on ne voit pas. Son silence
interroge et sa présence ordonne. Le destin est un alchimiste; il
jettera ce dur métal au creuset; l’épreuve du feu changera le métal en
argile; l’argile recevra les empreintes qui ne marquaient pas le métal.
_Il_ l’a posée sur ce sol, sachant pourquoi. Toutes choses lui sont
destinées, puis elle sera destinée aux choses. Et cependant voici
qu’elle est tel un vin frais rempli du suc des vieilles treilles. Mais
l’amphore est fragile et la vie a grand soif...

L’Enfant curieuse et la servante atterrée écoutaient les paroles
étranges.

Des plis de la draperie rouge, le solitaire libéra une de ses mains,
pleine du trésor écarlate des arbouses, et se remit à manger.

L’Enfant s’avançait vers la hutte.

--Elle veut prendre au gîte ce qui n’appartient pas à l’homme, mais à
l’esprit, dit doucement le mangeur d’arbouses.

--Je ne veux voir que ta cabane, répliqua-t-elle au hasard.

--C’est _le Livre_ que tu verras.

Intriguée, elle pénétra résolument sous l’amas des branchages. Des tiges
de chiendent, d’un blanc verdâtre, rampaient sur le sol. Et, suspendu
par des lanières de cuir et de laine, contre l’embroussaillement du
toit, elle vit _le Livre_, une quantité de feuillets disjoints, gravés
de signes arabes et de caractères latins, mais dans une langue que
l’Enfant ne connaissait pas. L’écriture inégale et l’encre aussi
blafarde que les tiges de chiendent croissant à l’ombre, ajoutaient à
leur aspect mystérieux.

--«Un sapin isolé se dresse sur une montagne aride...», psalmodiait le
solitaire.

--Que dis-tu, que dis-tu? cria la servante dont la terreur
superstitieuse grandissait.

--Je lis ce qui est écrit dans le Livre, répondit l’homme en fermant ses
yeux de hibou.--Et il reprit de la même voix: «J’ai rêvé d’une enfant de
roi aux joues pâles et humides... Ils ont empoisonné mon pain, versé du
poison dans mon verre, les uns avec leur haine, d’autres avec l’amour.»

L’Enfant ignorait que ce fussent là des vers de Heine. Elle écoutait
l’homme en regardant les mystérieux feuillets.

--«Par le figuier et l’olivier, par le mont Sinaï et ce pays fidèle,
nous avons créé l’homme dans les plus admirables proportions.» Dis au
nom du Dieu adorable: «Il apprit à l’homme à se servir de la plume, il
mit dans son âme le rayon de la science.»

Cela, c’étaient les sourates écrites en caractères koraniques sur les
feuillets...

L’Enfant sortit de la hutte sans toucher au livre de l’anachorète.

--N’apprends-tu pas à celle-ci comment les porcs-épics te connaissent?
suggéra la servante, désireuse de mettre fin à une scène qui lui
semblait une dangereuse sorcellerie.

Les yeux ronds clignèrent. Le solitaire se redressa. On eût dit quelque
imperator drapé de pourpre. Il fit un signe consentant.

--Tu peux aller avec lui, murmura la servante rassurée. Moi, je vais
réciter ici la prière pour nous délivrer des sorts.

Entre des ceps tortueux, une enceinte primitive de pierres sèches et un
minuscule dolmen indiquaient la sépulture consacrée d’un saint. De
petits vases naïfs, où chaque pétrisseuse d’argile mit un peu de sa foi,
de son art et de sa fantaisie, se multipliaient autour de cet autel,
noircis et luisants de résine brûlée et de fumée de benjoin. Un long
cierge de cire verte, mince comme une vrille de vigne, avait été déposé
sous le dolmen par un pèlerin voulant laisser à la main pieuse d’un
passant dépourvu d’offrandes le soin de l’allumer pour pouvoir, quand
même, témoigner de sa ferveur.

La servante alluma le cierge et se prosterna.

L’Enfant s’éloignait avec l’Homme des bois. Celui-ci marchait à la
manière souple des chats en maraude, faisant des pauses entre les
affleurements des gneiss, à travers les myrtes et les lentisques.
Quelques phyllarias et des arbousiers grêles et hauts jaillissaient du
terrain schisteux.

Il s’arrêta tout à coup, s’enroula plus étroitement dans la draperie
rouge, prit la main de l’Enfant. Ils se coulèrent derrière un buisson.
Un porc-épic débouchait sur la surface plane d’une roche et son allure
se modifia instantanément. Il éventait une présence qui, si elle n’était
pas ennemie, troublait cependant sa quiétude. En arrêt, il frappait du
pied à la manière des lièvres et des lapins inquiets. Il se hérissa,
devint extraordinaire, animal inoffensif soudain fantastique et presque
redoutable. Sous le frémissement de son épiderme, sa terrible toison de
dards blancs et noirs bruissait comme les rideaux de perles et de
bambous quand on les agite. L’Enfant savait que c’était là un animal
très brave, qui ne se terrait que devant la panthère ou le serval rusé,
mais ne craignait pas de foncer sur l’adversaire qu’il trouvait à sa
taille et lorsqu’il ne s’agissait que d’un chacal ou d’un chien. Ses
yeux brillants fixant le buisson, il hésitait également pour attaquer ou
pour fuir.

Alors, tel un serpent qui mue et sort de son enveloppe, l’Homme des bois
glissa hors de la draperie enroulée et rampa sur le ventre dans la
direction du porc-épic. L’animal le vit, le reconnut sans doute; les
dards s’abaissèrent et s’alignèrent au repos sur son dos redevenu
normal. Il parut à l’Enfant que les regards de l’homme et de l’animal
échangeaient un amical et mystérieux langage.--N’étaient-ils pas deux
solitaires de la forêt? et leurs prunelles étaient aussi mieux faites
pour les heures nocturnes que pour le rayonnement du jour.--L’homme se
livrait à des mouvements imperceptibles, grâce auxquels son corps étendu
progressait insensiblement. Il avait conservé dans sa main une poignée
d’arbouses et recommençait à les manger. Quand il fut face à face avec
le porc-épic, il répandit les arbouses sur la roche à portée de sa
bouche et du museau de l’animal. Alors, ils mangèrent ensemble.

Brusquement, tous deux disparurent... L’Enfant se souvint de ce que les
montagnards affirmaient: l’Homme nu pouvait, suivant son caprice,
habiter l’aire d’un vautour ou le terrier d’un porc-épic et, la nuit,
les mangoustes et les genettes se rassemblaient pour chasser avec lui
dans les nids de perdrix...

Elle prit la draperie rouge, en la laissant traîner derrière elle comme
un voile mythologique, et rejoignit sa servante en prières.

Parmi les feuillages, le cierge de cire verte brûlait d’une flamme
infiniment pâle, semblable à un rameau délicat qui se consumerait
lentement.




Un grand berger saisit aux naseaux le cheval de l’Enfant:

--L’Homme nu est mort, dit-il. Je l’ai trouvé et enseveli. Il n’y avait
que ceci dans sa hutte. Je l’ai pris pour toi qui aimes les papiers et
les livres.

L’Enfant glisse à bas de sa monture. Une singulière expression de
gravité l’envahit en recevant l’unique héritage de l’être mystérieux.
Elle va se réfugier sur le promontoire et dans la touffe des myrtes.
Elle pose sur ses genoux les feuillets du solitaire,--qui était
peut-être un saint plutôt qu’un fou ou un sorcier. Elle dénoue les
lanières.

Écrites récemment, avec un calame de roseau, comme en possèdent les
scribes errants qui parcourent toutes les contrées arabes, sur la
première page sont ces lignes, en français, et de la même écriture
inégale que le reste du manuscrit:

«Toi, l’Enfant, et moi, l’Homme, nous sommes le plus beau livre, car
nous sommes l’intelligence de la forêt.»

L’une après l’autre, elle feuillette toutes ces pages qu’elle ne peut
pas déchiffrer. Mais en arrivant aux dernières, l’encre fraîche frappe
de nouveau ses yeux. Elle lit encore en français, croyant entendre la
voix qui psalmodiait. Et voici qu’elle murmure, en imitation fervente,
le Cantique du Soleil de ce divin François d’Assise, transcrit là:

«Loué soit Dieu, mon Seigneur, avec toutes les créatures et
singulièrement notre frère messire le soleil...»

Elle croit percevoir comme une confidence d’esprit à esprit entre son
âme, soudain pénétrée de piété, et l’âme évadée de celui dont on ne
savait rien, excepté sa douceur et sa nudité.

«Pour acheter l’amour j’ai donné tout, et le monde, et moi-même...

«Je ne puis plus voir de créature, toute mon âme crie vers le
Créateur...

«Que personne ne me reprenne si un tel amour me rend fou... Oh! si je
pouvais trouver une âme qui pût me comprendre, avoir pitié de moi, et
savoir toutes les angoisses de mon cœur!...»

Et nul ne devait connaître si c’était dans un dernier sentiment
d’exaltation ou de détresse que l’Homme inconnu avait accueilli «notre
sœur la mort corporelle...»

L’Enfant plaça les feuillets dans la lourde Bible.

En ce temps, une sorte d’ardeur pieuse la sollicita. Elle sut des
psaumes qu’elle répéta comme une prière.

Si quelque maître religieux, autorisé, se fût trouvé près d’elle,
peut-être se serait-elle vouée au plus ardent mysticisme. Elle ne
saisissait pas, dans la prière familiale, traditionnelle, ce sûr élément
d’influence qui émane des grandes manifestations collectives du culte.
Sa foi s’engourdissait alors en elle, ou, sous une sollicitation
extérieure, se dispersait au-delà des limites de la vérité théologique,
ou bien encore ne se rattachait qu’à quelque lien de prédilection.

C’est ainsi que les fragments du Cantique du Soleil devinrent son unique
pater. Bientôt elle identifia Dieu dans le vent, et dans l’ombre, et
dans la lumière, confondant l’œuvre avec l’Ouvrier. Elle entendit le
souffle de l’Éternel dans la forêt. Elle devint panthéiste sans le
savoir et d’autant mieux que son besoin de croire et d’adorer
s’affirmait plus grand. Dieu lui fut Dieu pouvant être invoqué sous
toutes les formes et tous les noms; mais elle priait rarement.

Elle exila la Bible du buisson de myrtes et la remplaça par
Chateaubriand.




Roulée dans les chaumes et les feuilles craquantes tombées sous le
sirocco, l’Enfant caressait la tête de la longue couleuvre, en partie
lovée autour de son cou;--un cou si mince, que le serpent gris semblait
se rattacher au plus mince des rameaux d’un figuier blanc.

Son regard et celui du reptile apprivoisé s’échangeaient dans la chaleur
et le rayonnant soleil d’alentour. Le silence pesait en masse d’or sur
la contrée somnolente et muette, toutes voix éteintes par l’heure du
diurne sommeil.

L’Enfant taciturne parlait. Elle parlait pour la grise couleuvre à l’œil
doré.

--Je te dirai l’origine du monde, celle que les savants méconnaissent et
dont les bons sauvages sont certains.--Toi, tu dois savoir cela.--Le
Grand-Lièvre, a rassemblé toutes les bêtes. (Ton aïeule y fut et ne te
l’a pas dit.)--Il a pris un grain de sable au fond d’un lac et il en a
fait la terre.

Le reptile siffla contre une brindille sautant sous un souffle du vent
et qui l’avait heurté au passage.

--Il fallait plutôt siffler contre le vent, remarqua l’Enfant; mais le
vent est inaccessible et celui-ci est peut-être un mécontentement de
Dieu. La première étoile va l’apaiser. Écoute:--Michabou,--(c’est le
chat-tigre),--après la création de la terre ne voulait pas celle des
hommes et le Grand-Lièvre eut à peine le temps d’en créer six avant de
discuter avec lui. Vint le Déluge;--(le même qui punissait les gens de
la Bible, oui, Serpent).--Et après cela, tous les autres hommes sont nés
du mariage de Messou avec la femelle du rat musqué!...

Ainsi se manifestait éloquemment son plaisir d’avoir suivi Chateaubriand
dans son _Voyage en Amérique_.

--Et je vais te dire encore, Couleuvre intelligente;--(ne me serre pas
si fort le cou!)--L’araignée apprit à Michabou comment on tisse les
filets. Plus tard, il consentit à l’apprendre aux hommes et c’est
pourquoi nous avons des _chebkas_ pour transporter les épis sur le dos
des mules.

Elle fut hantée par Velléda, «sa taille haute, sa courte tunique noire,
la faucille d’or suspendue à sa ceinture d’airain». Dans son instinct et
sa féminité, elle établissait un parallèle entre elle et cette rude et
magnifique vierge des Gaules, son aïeule.

--Certes, j’aurais été telle; mais je ne me serais point humiliée devant
le héros grec. Il se serait plutôt courbé sous ma main, sinon je le
prenais par le col au croissant de ma faucille!

Elle ne concevait rien, quant à elle-même, des possibilités et des
réalisations de l’amour. Elle n’en avait ni prescience ni impatience,
pas plus dans sa chair que dans son esprit, et c’est encore en cela
qu’elle se différenciait de la plupart des enfants des hommes.

Comme la druidesse, qui «chantait d’une voix mélodieuse des paroles
terribles», l’Enfant de la forêt se fit un collier de baies d’églantier,
se couronna de feuilles de chêne et chanta dans la montagne aux sombres
bois.

--Voici, songeait-elle, «elle avait le regard prompt, la bouche un peu
dédaigneuse, des manières hautaines et l’orgueil dominait en elle».
Suis-je autrement?

Elle apprit à ses gamins comment se balançaient sur leurs chevaux les
cavaliers de Numance et de Sagonte, puis elle les arma de «debbous» en
bois d’olivier qui imitaient la massue de ces Barbares.

                   *       *       *       *       *

--Couleuvre, je te raconterai l’histoire d’Almilao l’Iroquoise et
d’Hondioun qui dansa trois fois de colère; ... mais veux-tu que nous
dormions maintenant, comme les autres, ... comme les... autres, ... et
comme... Michabou...

L’Enfant s’est allongée dans les chaumes. Ses grandes paupières se
ferment. La couleuvre, engourdie de chaleur, déroule son étreinte
apprivoisée et repose familièrement à côté d’elle.




Le regard de l’Enfant étreint toute la forêt. Ses bras frémissants,
élargis vers les horizons de la montagne aux cinq cimes, puis ramenés
lentement sur sa poitrine, enferment tout un monde dans leur geste et
contiennent les trésors de l’espace découvert et de l’étendue invisible.

Elle scande les strophes que leur intense et musicale beauté grave dans
sa mémoire pour défier l’oubli des jours. Elle a lu éperdûment les
_Poèmes Barbares_. Après celui de _La Forêt Vierge_, elle rejeta le
livre d’un mouvement brusque. Il roula, comme emporté par le vent qui
passe dans les grandes lyres. Rompu en feuillets palpitants, il tomba
dans le ravin, s’en alla au fil de l’eau pure, vers le cœur de la vierge
forêt.

L’Enfant ne voulait pas lire plus avant. Extasiée, mais frémissant ainsi
qu’aux paroles d’un oracle, elle reprenait mentalement le chant inspiré:

    Depuis le jour antique où germa sa semence,
    Cette forêt sans fin aux feuillages houleux
    S’enfonce puissamment dans les horizons bleus.
    Sur le sol convulsif l’homme n’était pas né
    Qu’elle emplissait déjà, mille fois séculaire,
    De son ombre, de son repos, de sa colère,
    Un large pan du globe encore décharné.

Longtemps, les monts avec leur ossature de gneiss et de granits, issus
des entrailles de la terre, repoussés et vomis par le formidable volcan
initial, avaient progressé, pendant des millénaires, vers les espaces
illimités de l’éther. Puis, les érosions, toutes les forces éoliennes et
pluviales, saccagèrent les cimes. L’œuvre sournoise des infiltrations et
le travail de désagrégation des sources s’accomplirent avant que l’homme
prît sa place parmi les hôtes de la forêt, l’immense forêt végétale,
gorgée de tous les limons, la profonde forêt animale, grouillante et
bruissante de vies multiples, la géante et l’indestructible forêt, large
ceinture des monts chauves et pour laquelle le poète scandait:

    Les étés flamboyants sur elle ont resplendi,
    Les assauts furieux des vents l’ont secouée,
    Et la foudre à ses troncs en lambeaux s’est nouée;
    Mais en vain: l’indomptable a toujours reverdi.

L’Indomptable! Que lui font le nombre des chênes lacérés et celui des
cèdres décapités ou abattus, croulant par le travers des vertigineuses
ravines? Un arbre meurt, dix arbres renaissent. De trop vieilles futaies
s’anéantissent dans le maquis, vingt taillis nouveaux resurgissent. Un
feu de berger, allumé dans les clairières, gagne le bois, brûle et rase
quelques hectares, mille rejets et la fraîche profusion des crosses de
fougères et des tendres graminées rejaillissent de la dévastation.

Créée ou incréée, voici la forêt éternelle! Depuis toujours et à jamais,
dans la suite des temps et leur pérennité, voici la forêt perpétuelle!

Une frénésie d’amour et d’orgueil a saisi l’Enfant. L’indomptable est
son bien, son royaume et son héritage. Elle baise le sol chargé d’humus
aux impérissables semences. Elle s’entretient silencieusement avec la
sylve:

--Je te ressemble. Tu es ma mère... et tu n’appartiens qu’à moi.

Tout à coup, ses dents se serrent, son cœur se crispe, ses yeux
s’embuent, puis flambent d’un sauvage éclat. Des vers s’inscrivent
durement, creusent leurs signes et approfondissent leur sens dans sa
mémoire; des vers qui impliquent une prophétie redoutable. Ils sont
faits de mots flamboyants pareils à ceux que le prophète hébreu, l’homme
aux lions, son favori, ce Daniel de race royale, traduisit en claires
paroles:--les mots apparus sur la muraille au festin du fils de
Nabuchodonosor.

Pour l’Enfant, l’avertissement est plus terrible que celui donné à
l’Assyrien, parce qu’il atteint au-delà d’elle-même et tue celle qui ne
pouvait pas mourir.

    O mère des lions, ta mort est en chemin,
    Et la hache est au flanc de l’orgueil qui t’enivre...

                    ... le roi des derniers jours,
    Le destructeur des bois, l’homme au pâle visage...

L’Enfant se mit rapidement en marche à travers la forêt. Elle coupait
par le plus court, sans hésitation, quittant le sentier étroit, la sente
plus étroite, pour suivre les foulées des bêtes.

Filiale et passionnée, elle saisissait et acceptait le devoir précis,
immédiat, d’aller au-devant de la mort menaçante, prédite, pour la
conjurer, l’abolir; car elle savait comment et dans quel lieu la hache
frappait au flanc la forêt.




L’ENFANT ET LES ÊTRES


Les hommes qui traitent le bois et le tannin campent dans des huttes
forestières, au milieu des coupes de chênes-lièges et de chênes-zéens.
Leur chantier ressemble à un grand champ de massacre incohérent.

Depuis des générations, le visage de ces hommes porte le hâle des brises
méditerranéennes. Ils sont plus ou moins des fils de la mer latine et de
ce pays que Virgile saluait comme «fécond en fruits de la terre et en
héros». Ils se retrouvent bien les descendants des Ligures qui vivaient
dans les cavernes et sous des huttes rondes. Mais des groupes et des
individus se différencient les uns des autres dans le nombre actif;
Piémontais de façons rudes et de sentiments énergiques, Sardes aux yeux
graves, aux habitudes archaïques et simplement laborieuses, Siciliens
trop prompts ou trop lents, susceptibles et vindicatifs, tous nomades du
travail qu’enfantent la misère et la densité de population dans les
provinces italiennes.

En émigration permanente, ils sont aptes à tous les travaux rustiques, à
ceux qui exigent la continuité de l’effort et la vigueur soutenue dont
les Arabes se détournent. Les grandes exploitations, les chantiers de
constructions et de terrassements, accueillent également leurs services,
contre un salaire dont ne se contenterait point tout autre ouvrier
européen. Dans une entreprise, pourvu que les surveillants et
contremaîtres les laissent boire, en guise de vin, l’exécrable alcool
frelaté et de prix dérisoire qu’ils font venir par tonnelets et qui sert
aux libations de leur frugale nourriture, huile, oignons, tomates et
piments, alternant avec quelques tranches de venaison prise aux abords
du chantier, le rendement de leur main-d’œuvre est mathématique. Si
l’autorité régulière n’avait pas à intervenir dans les conflits
sournois, les sanglantes querelles, qui éclatent en bourrasque, les
différends vidés au couteau, ils bénéficieraient d’une paix, relative,
mais indiscontinue dans le labeur.

Ils sont gens d’épargne, économisant grandement, soit pour le retour,
soit pour envoyer à leurs familles, aux femmes et aux petits restés
là-bas, un peu partout,--car c’est de partout qu’ils viennent
s’embarquer sur un voilier ou quelque méchant vapeur de Gênes, de
Livourne ou de Trapani. Ceux-ci ont fui la sauvage Calabre, ceux-là une
turbulente Sicile et les conséquences des menées de quelques _fasci_.
Ces autres quittèrent la Basilicate dont la montagne nord-africaine leur
rend les forêts peuplées de sangliers et de grands fauves sinon de
loups. Le massif de Sardaigne fournit de nombreux contingents, qui se
groupent volontiers et presque exclusivement entre eux, s’entretenant
dans leur dialecte ancien. Sur ce sol, où les ancêtres berbères qu’on
leur attribue durent longtemps vivre, ils se retrouvent familièrement;
ils sont les seuls qui n’expriment aucune inimitié ou incompatibilité
dans leurs rapports avec les indigènes; réflexes de mémoire atavique
conservant l’empreinte des passés et des existences antérieures.

                   *       *       *       *       *

Le chantier présentait le désordre et la confusion des campements
d’anciennes hordes barbares. Les chênes-zéens, à l’aubier dur et sain,
plein de sève, hauts et droits, s’élançant pour dominer les frondaisons
serrées et frisées des chênes-liège, gisaient, sapés par la base.
Dépouillé de ses bras et de sa chevelure, leur corps magnifique était
livré aux scies grinçantes et débité en madriers égaux. Les chênes-liège
énormes, avec leur corps pesant et cagneux, leurs branches
convulsionnaires sous l’étrange écorce à l’aspect et aux rugosités de
roc, bossuée, creusée de gorges profondes ou pareille à un gris velours
fourré de lichens comme d’un pelage de chinchilla,--les chênes-liège
roulaient dans la poussière rouge et noire faite d’humus et de tannin.
L’épais et somptueux manteau, que les siècles forestiers drapèrent sur
la majesté de l’arbre et contre lequel les panthères aiguisaient leurs
griffes, s’ouvrait, craquait et se rompait sous la hache. Les troncs et
les bras, durs et noueux tels ceux des athlètes, saignaient et
devenaient de monstrueux écorchés. Le fer s’acharnait entre les mains
mortelles et vives des hommes qui chevauchaient les cadavres gisants; le
tannin, en écailles rouges, s’éparpillait autour d’eux.

Rejetés hors de l’aire de travail du chantier, les corps blafards des
arbres auxquels il ne restait plus rien à prendre, s’entassaient,
formant barrière.

L’Enfant escalada ce rempart, sauta dans le chantier et considéra le
terrain du massacre.

Très pâle, oppressée par un grand bondissement intérieur, elle
enveloppait du regard et dénombrait la bande des ravageurs. Sa lèvre
gonflée et retroussée sur ses dents exprimait de la colère et du mépris.

Ceux-là non plus n’appartenaient pas à sa véritable race. Avec leurs
membres solides et musculeux, leur face cuivrée de soleil et de
poussière végétale, leurs prunelles obscures où vacillait le reflet du
balancement et du frémissement des feuillages, ils s’apparentaient à des
divinités sylvestres, ils étaient les frères des dryades. L’Enfant
croyait voir leurs pieds revêtir des formes de racines et s’enfoncer
dans le sol pour y prendre la place des arbres tués. Cela la blessait et
l’indignait au point le plus vibrant de sa sensibilité.

«Le roi des derniers jours de la forêt!» Il s’incarnait dans tous ces
hommes, humanité consciente ou inconsciente, formidable et brutale,
prolixe de gestes et de paroles, devant sa fragilité.

Ils avaient cessé de travailler et la contemplaient avidement. Un
enchantement confus visitait leurs âmes engourdies, indécises. Symboles
des masses frustes et de la lourde matière, ils subissaient avec
ravissement la présence de l’Enfant qui était esprit. Leur cerveau brut,
dont rien n’avait éclairci ni différencié les couches, pressentait la
douceur et le prestige indéfinissable de la pensée devant cet être
chétif et pensant.

L’apparition de la petite suzeraine n’évoquait pas pour eux la vision
des foyers lointains où grouillaient des enfants de tous les âges, car
elle ne ressemblait à aucun d’eux. Elle leur représentait quelque chose
de très clair, de très subtil et de très haut. Ils percevaient
instinctivement son rayonnement spirituel. Tous se prirent à sourire,
reconnaissants, à cause de cette lumière qui visitait leur ombre.

Mais bientôt leur sourire s’effaçait; des lueurs s’éteignaient dans
leurs prunelles sauvages; ainsi que des bêtes, ils flairaient, dans
l’air ambiant, combien le silence de l’Enfant était chargé de menace et
de dédaigneux courroux.

Ils essayèrent de lui parler sans savoir exactement que lui dire; et
parce qu’elle persistait à se taire, un invincible malaise les
étreignit.

Ils voulurent se remettre au travail; mais les haches se faisaient
pesantes dans leurs mains molles, et, subitement, il leur sembla qu’ils
accomplissaient là une tâche illicite et coupable, une action mauvaise.
La réprobation muette tombait sur eux comme une condamnation et le pire
des châtiments. Il y en eut qui eurent peur et s’éloignèrent.

L’Enfant réfléchissait. Serait-elle toute puissante sur ces gens dans
l’expression de sa volonté? Elle ne se sentait pas aussi sûre d’eux que
des autres, de ceux qui étaient ses esclaves et qui l’aimaient.
Cependant elle savait qu’elle venait de les conquérir et de les
intimider.

Alors, elle prononça:

--Ce sont les derniers arbres que vous abattrez.

Elle souhaitait qu’ils s’inclinassent dans un seul mouvement
d’obéissance.

Il se trouva que leur chef répondit simplement:

--Ce sont les derniers. La coupe est finie depuis ce matin. Nous
partons.

Un convoi de mules fit irruption qui venait charger les dépouilles des
morts. L’Enfant choisit la plus fine, s’étendit sur le bât que le
conducteur avait hâtivement recouvert de son manteau de laine blanche,
et tourna bride dans le bois.

Sa bouche effleurait au passage tous les rameaux pendants. Elle
murmurait à la forêt:

--J’ai arraché la hache et tu ne périras plus.




La fête des vivants est éclatante au soleil, parmi les pierres.

Les détonations des vieux fusils claquent moins haut que les cris de
joie lancés comme des flèches pour déchirer la soie flottante du ciel.
Sur les rocs surplombant la vallée étroite, les aires de vautours, les
nids peuplés de gyps fauves, rivaux des puissants gypaëtes, se tiennent
silencieux. Un des grands rapaces, inquiet, apparaît sur les cimes,
prend encore de l’altitude pour planer au-dessus de la cohue; il descend
d’un vol circulaire; l’ombre de son envergure passe sur le front des
hommes tumultueux, puis, rassuré, il regagne les hautes zones de
l’atmosphère. Le nombre des femmes répand tant de parfums dans l’air
respiré qu’on ne discerne plus l’odeur des sylves environnantes. Tant
d’encens et de benjoin brûlent autour du tombeau du saint champêtre,
dont c’est la fête et le pèlerinage, que la suave fumée domine celle des
foyers allumés entre trois pierres pour rôtir les viandes du festin.

Une demi-coupole, badigeonnée de chaux bleutée, indique le lieu de la
sépulture sacrée, dans une enceinte d’éclats de roche entassés.
L’arbre-tabou qui ombrage ce lieu, un vieil azerolier, a moins de
feuilles que de lambeaux de voiles et de tuniques, ex-votos de la piété
féminine.

Les vignes sauvages pendent et traînent sur les abris de laine et de
toile, de roseaux ou de branches et sur ceux qui ne sont qu’une
éblouissante draperie jetée d’un buisson à l’autre ou un tapis d’Orient
accroché entre deux figuiers au tronc lisse, blafard et convulsé. Un
peuple entier, peuple croyant, peuple fidèle, archaïque et joyeux, est
rassemblé dans la vallée étroite et l’habitera pendant les trois
journées que dure la fête annuelle de ce district montagnard. Chacun
prie plus ou moins isolément; les repas et les divertissements se
prennent en commun.

Au long d’un cours d’eau, des lauriers-roses s’étendent, se déroulent et
foisonnent dans un total épanouissement. Sous des menthes et des
renoncules, filtrent des sources où piétinent les moutons et les chèvres
voués au sacrifice pour honorer le saint et pour nourrir son peuple.
Dans la terre rougeâtre et mouillée, des pétrisseuses d’argile sont
accroupies, lentement actives. Leurs mains naïves et savantes recréent
des vases cornus, des coupes, de larges plats qui sèchent au soleil ou
cuisent dans un four primitif, édifié de galets, de débris de poteries
anciennes et de boue fraîche.

Une fantasia, dont les escadrons se renouvellent, court et se cabre dans
l’espace libre. Avant peu, la galopante monture d’un cavalier
désarçonné, fuyant à travers le campement, ou une bête échappée et
poursuivie par les sacrificateurs, ou quelque querelle des enfants
belliqueux, brisera l’œuvre des pétrisseuses d’argile qui referont
inlassablement les fragiles ustensiles du ménage arabe.

Excitées par les cris des jouteurs, les hululements des femmes
applaudissant les hardis et les préférés, elles chantent ou se
querellent à tue-tête, d’une voix aiguë, persistante.

                   *       *       *       *       *

Proche de ce vacarme, il est une région d’implacable silence.

Au bord de la vallée du soleil et de la vie exubérante, il y a le jardin
de l’ombre de la mort. Une barrière de brousse arborescente l’environne
et le défend, si épaisse qu’elle ne laisse filtrer ni les paroles ni les
autres bruits. Les hautes frondaisons des chênes-zéens et des oliviers
séculaires y retiennent des ténèbres vertes, attiédies par les rayons
extérieurs, qui les effleurent, mais ne les pénètrent jamais. Les
mousses naissent et meurent, contre le tronc des arbres et sur le sol,
sans avoir connu la réelle lumière du jour.

Point de sentiers dans cette solitude, point de traces du va-et-vient
perpétuel des vivants; ceux qui entrèrent une fois dans cette ombre ne
sont pas ressortis. Et ils n’entrèrent pas glorieux, avec des chevaux de
fête, ou humblement, avec des pieds poudreux chaussés de sandales de
peau de chèvre; mais, lavés par les plus solennelles ablutions, ils y
furent portés sur le bât d’une mule ou sur les pieuses épaules de leurs
frères et de leurs amis.

On les a couchés au hasard, dispersés ou voisins les uns des autres,
leurs pieds rigides dans la direction du Levant et très peu de terre
recouvrant leur corps insensible. Ils ont cru dormir, dans le repos
absolu de leur chair et de leurs os. Ils avaient été laissés au silence:
ceux-ci dès le lever du soleil, ceux-là avant la tombée du jour. Or, dès
le crépuscule, les chacals glapirent. Les ravageurs nocturnes
s’appelèrent d’un bord à l’autre bord des forêts. Rampant comme des
reptiles, se coulant comme des panthères en chasse, ils franchirent les
défenses de la broussaille, ils rôdèrent sur le sommeil des morts
jusqu’au moment où l’odeur de la corruption désigna à chacun la place et
la proie.

Tant d’ongles fouisseurs ont attaqué tant de sépulcres que les cadavres
ont rejailli hors de la terre enveloppante. Ils ont été rongés, rongés,
rongés...

Maintenant, tout ce que les mâchoires voraces ne purent broyer est
entassé dans l’ombre verte; monceaux de fémurs et de tibias, de
vertèbres et de clavicules vides, monceaux de crânes dont les dents
luisantes sont l’unique clarté du lieu.

Ici les femmes n’aiment point à errer ni à échanger les bavardages
coutumiers des cimetières islamiques et les hommes hésitent à prier.
L’habituelle sérénité de la mort musulmane y prend un profil macabre et
s’y drape de réalisme, cruellement. Absente la douceur blanche et bleue
des nécropoles méditerranéennes, toutes faïences et badigeon clair.
Absente la chaude sécurité des terres désertiques où les tombes restent
égales dans l’argile conservatrice et le sable gypseux. Absents le
parfum prodigieux des roses et des marjolaines et l’odeur ensoleillée de
la terre sèche. Seules stagne la senteur fade des moisissures anciennes
et s’accuse la dureté de lignes des têtes anonymes qui, n’ayant plus de
regards ni de pensées, conservent la suprême ironie d’un rire infini.

                   *       *       *       *       *

Dans la vallée où régnaient les vivants, une pouliche bondit tout à
coup, une pouliche couleur de henné au chanfrein busqué, au petit œil
fauve, la crinière et la queue rasées selon l’usage montagnard. Autour
d’elle cavalcadaient des poulains noirs ou gris tourterelle que suivait,
d’une marche pesante, mais infatigable, une très vieille jument blanche
recouverte d’une housse balayant les traces de ses sabots sans fers. Des
gamins à demi nus fouaillaient les poulains endiablés pour conserver
l’allure et les distances que leur imposait l’Enfant, montée sur la
pouliche rousse.

Cette cavalerie juvénile avait aisément franchi la croupe de la montagne
difficile et galopé en file indienne dans les sentiers abrupts des
corniches et des ravins.

Au milieu de la vallée, l’Enfant agrippa sa monture par les oreilles et
l’arrêta net. Alors, les grands cavaliers, les hommes, ses féaux,
poussèrent le cri guttural de l’enthousiasme. L’un d’eux mit pied à
terre, l’enleva brusquement dans ses bras et la posa sur le dos de son
étalon harnaché d’une selle de velours cramoisi brodé d’or pâle.
L’amazone n’atteignait pas aux larges étriers damasquinés, mais ses
genoux serraient le corps de la selle avec une violence heureuse. Elle
saisit la longue lanière de la bride aux œillères faites de deux
morceaux de peau de panthère. D’un à-coup brusque du mors barbare, elle
enleva le royal étalon, et, dans le tintement des étriers libres, parmi
la poudre, le vacarme et le soleil, l’Enfant mena la fantasia de la
folie des hommes et des bêtes.

                   *       *       *       *       *

Les feux flambaient devant chaque abri. L’obscurité chassait déjà le
crépuscule bref des replis de la vallée. L’Enfant avait décidé de passer
la nuit parmi les pèlerins et un messager s’en alla prévenir les parents
de cette fantaisie.

Lasse de son jeu équestre, guettant avec l’apaisement du tumulte des
humains le recommencement du tapage nocturne de la forêt, un moment,
elle circula suivant la lisière des bois, puis vint s’asseoir dans le
silence et le jardin de l’ombre de la mort. Le contour des arbres
s’amollissait. Ils éprouvaient comme une détente de n’avoir plus à
étirer leurs rameaux serrés pour les opposer aux rayons du soleil. Les
entassements sinistres, qu’on distinguait encore, paraissaient plus
blafards et plus immobiles. Peu à peu, ils revêtirent des aspects de
larves et de chrysalides. Il fallait des yeux de félin pour ne perdre
aucun de leurs détails.

L’enfant imagina de nouvelles créatures spectrales, mais vivantes et
animées, sortant de ces amas horribles sur lesquels la dissolution
n’avait plus de prise et qui s’éterniseraient dans l’ossuaire.

Malgré l’ombre toujours plus dense, elle voulait scruter l’inscrutable,
les orbites sans prunelles dont le nombre regardait partout à la fois.
Pensive dans son infrangible orgueil, elle confrontait sa personnalité,
marquée de féodalité physique et intellectuelle, avec ces éléments
d’humilité et la secrète leçon d’effroi qui s’en dégageait.

Au temps de leur rôle dans la charpente humaine, ces ossements assemblés
avaient été les grands-pères de ses serviteurs et de ses vassaux
d’aujourd’hui. Puisqu’elle dominait sur les fils et les petits-fils,
elle pouvait à son gré fouler ces débris sans que nul osât le lui
défendre. Mais elle n’abusait point de son pouvoir pour des choses
basses ou iniques.

Si les débris de quelqu’un de ses ancêtres avaient fait partie de ces
débris, elle se fût laissé envahir peut-être par la mélancolie. Elle eût
considéré la fragilité de sa forme et la valeur éphémère de son règne
dans l’inéluctable acheminement vers la fin naturelle, à travers les
hasards que suscite la destinée. Sachant la qualité de ces morts, dans
la nuit dont elle n’éprouvait aucune crainte, tandis que se précisait
sous bois le mouvement multiple des bêtes du soir, elle mesurait
seulement le bondissement de son sang plein d’allégresse, la pérennité
de son plaisir de vivre et la richesse et l’étendue des manifestations
de sa vie. Cela d’autant mieux qu’elle percevait obscurément, sans rien
en déterminer, les forces mystérieuses, latentes, de sa féminité.

Elle savait à peine qu’elle deviendrait une femme, et qu’elle
posséderait alors une puissance sans limites, et qu’elle s’enivrerait de
cette puissance pour jouir et pour souffrir, pour faire œuvre créatrice
ou dissolvante, porteuse du genre humain et subtile esclave de l’homme
afin de dominer sûrement dans tous les siècles! Mais elle sentait
prendre source en elle le fleuve profond de l’avenir.

Entre les draperies et les tapis tendus, l’Enfant s’était saoulée à
respirer les parfums des femmes, à ouïr les fabuleux récits et les
sensuelles musiques. Maintenant, les paroles des mélopées aux traînantes
plaintes d’amour, les mouvements des danseuses, qui s’exaltaient jusqu’à
l’hypnose en l’honneur du saint, viraient et bourdonnaient dans sa tête
pleine de sommeil. A travers le flottement des voiles et le rythme serré
de la danse, elle ne dénombrait plus les bras secouant des foulards de
soie et heurtant de pesants anneaux d’argent ciselés d’antiques dessins.
Ils s’élevaient et s’abaissaient sans répit, marqués de tatouages
berbères si anciens, que plusieurs finissaient par être peu à peu
défigurés et se stylisaient ayant perdu les contours exacts des formes
originaires.

L’Enfant gagna l’abri où elle devait dormir seule, car les femmes ne se
lassaient point de leurs divertissements, pas plus que les hommes qui,
non loin, jouaient, dansaient et chantaient aussi.

Elle se trouva dans une cabane obscure, dérangea quelques poules
perchées sur des nattes repliées ou couchées à même le sol, et atteignit
aisément le lit qu’on lui avait fait en superposant les plus épais tapis
et les plus souples couvertures. Un voile de femme, embaumant la rose et
les épices, servait de drap.

Elle allait s’anéantir dans le sommeil. Déjà, elle n’entendait qu’en
rumeur diffuse le heurt des tympanons, les voix humaines, le
roucoulement ou la stridulation des flûtes pastorales ou guerrières.
Quelque chose d’infiniment doux, insaisissable et véloce, passa contre
sa joue, à travers ses cheveux. Ses yeux, qui se fermaient
invinciblement, reprirent toute l’acuité de leur regard accoutumé aux
ombres comme à la lumière. Une lueur, sensible à peine, auréolait
l’ouverture unique de la cabane.

La dormeuse à demi-éveillée discerna chacun des petits tas de plumes qui
étaient les poules endormies. Une d’elles caqueta subitement, puis eut
un gloussement brusque achevé dans un gargouillement bizarre. L’Enfant
pensa que cette humble volaille rêvait un rêve de peur ou de colère.

Peu après, une autre poule cria, d’un cri semblable, et dont ses
congénères ne s’émurent pas davantage. Et ce fut une autre, et une autre
encore, celle-ci à portée des petites mains, celle-là qui ébaucha des
battements d’ailes.

Son instinct forestier en alerte, l’hôtesse de la cabane se mit à ramper
et à tâtonner dans l’obscurité, entre les poules qui ne firent pas un
mouvement. Bientôt elle flaira ure odeur étrange, désagréablement
musquée.

--La genette...

Et elle s’immobilisa, guettant à la manière d’un chat sauvage.

--La genette..., celle avec qui conversait l’Homme nu...

Elle percevait des glissements, des frôlements et comme une
imperceptible, minuscule et implacable fatalité rôdant dans l’espace
étroit et choisissant son instant et sa victime. Une œuvre irrémédiable
s’accomplissait silencieusement. L’Enfant se sentait vue et surveillée
par la bête qu’elle épiait et ne parvenait pas à voir.

Enfin lasse du guet, elle finit par s’endormir tout à fait, parmi les
petits tas de plumes des poules inertes...

L’aube: une éclosion rapide du jour; l’Enfant s’éveille à même le sol,
après le sommeil profond qui lui fit si doux le repos sur la terre
plutôt que sur les tapis laineux.

Une dizaine de poules, les ailes étendues, les pattes roides, gisent
autour d’elle, mortes. Toutes ont, près de l’oreille, une blessure
identique, une morsure; leur crête pâle témoigne qu’il n’est pas resté
de sang dans leur corps. Et, parmi ces cadavres, mince dans sa fourrure
zébrée et gracieuse dans son abandon, une genette de Barbarie dort
encore, ivre de sang, ivre à en avoir perdu la vigilance de l’instinct.

L’Enfant saisit le voile féminin embaumé, le replia en triple et s’en
servit comme d’un filet pour s’emparer de la bête calamiteuse. Celle-ci
se débattit peu, en dépit de la vigueur et de la férocité de ses
défenses naturelles. Alors, l’Enfant sortit de la cabane et de l’espace
clos par les draperies. D’un seul appel, elle rassembla les gamins de
son clan.

En voyant la genette, ils acclamèrent l’héroïne de la chasse imprévue,
lièrent d’une cordelette le fin museau du petit fauve jusqu’à faire
pénétrer le lien dans la chair fragile. Les quatre pattes furent
immobilisées de la même façon.

--Nous allons lui trancher la tête, dit le grand cavalier qui, la
veille, avait juché l’Enfant sur son étalon sellé de velours cramoisi.

Le regard de celle-ci le couvrit d’un mépris immense.

Repoussant sa horde d’un geste impérieux, elle s’éloigna gravement et
marcha vers le jardin de l’ombre de la mort. Dans l’ossuaire, elle parla
pour la bête captive et douloureuse:

--Ta scélératesse et ton courage sont également profonds. Tu as tué...
des poules destinées au couteau; mais tu as affronté, pour ta soif et
pour ton ivresse, le nombre et le bruit des hommes. Tu es ma prisonnière
après m’avoir défiée toute la nuit. Cela suffit. Ouvrière de mort, sois
libre avec les morts.

Elle délia vivement la genette et s’en alla sans plus s’en soucier.




La mule couleur étourneau a le chanfrein moucheté de touffes de poils
blancs. La trace des cordes de son dressage à l’amble marque ses
jarrets, cicatrisés de cercles noirs indélébiles. Ses pattes sont rayées
comme celles d’un chat-tigre. Son propriétaire, Ali le courrier, n’est
pas beaucoup plus sûr de l’âge de sa monture que du sien.

Une fois par semaine, dès la première prière de l’aube, il jette sur le
bât de la mule un double «tellis», enfouit la correspondance du maître
dans les plis du sac de laine, se hisse au-dessus et, d’une allure
allègre et soutenue, la mule s’enfonce dans la forêt.

On n’est jamais bien certain de voir revenir Ali; il s’égare et
s’attarde volontiers dans des régions où l’amour volage le mène et le
retient; mais la mule couleur étourneau revient toujours dans des délais
qui ne varient point.

On la dirait sensible et réfléchissant à la valeur des circonstances et
des responsabilités, à cause du fardeau spécial renfermé dans le tellis
qu’elle porte.

Quelle que soit l’aventure advenue, au hasard de la traversée des bois
et des embûches de la montagne, la mule ponctuelle est toujours présente
à l’arrivée de la diligence qui charrie la poste jusqu’au lointain petit
village de colonisation perdu dans les plaines. Le lendemain, elle est
toujours de retour à la même heure devant la maison du maître. Son
sabot, dur et lisse, adroit comme celui des chèvres, parcourt d’une
allure égale et sans arrêt des étapes qui crèveraient le meilleur
cheval.

Mieux que les chasseurs et les bergers, elle connaît tout de la forêt.
Au temps où les bêtes parlaient le langage des hommes, elle aurait pu
conter les plus vraies et les plus belles histoires de lions.

L’Enfant considérait la mule comme fort privilégiée; car elle-même
n’avait pu voir qu’une seule fois le royal nomade de l’Atlas, sans trop
de crainte ni trop grande admiration d’ailleurs, surtout satisfaite et
fière de se sentir exempte de la peur générale. C’était un soir, avant
les mois d’hiver où les gorges s’emplissaient de neige et les taillis de
bourrasques. La Grande Clairière retentit brusquement de hululements et
de vociférations où dominaient les voix féminines. Des enfants
entrechoquaient tous les ustensiles de fer-blanc découverts dans les
tentes et dans les huttes. Les hommes heurtaient les tambours et les
tympanons de fête et de fantasia. Nul coup de feu ne devait être tiré.
D’invraisemblables injures éclataient dans l’air et retombaient sur une
personnalité visée, annoncée avec fracas, mais qui ne se montrait pas
encore à cette foule furieuse et pleine d’une audace procédant de
l’effroi.

Soudain parut le fauve admirable, seigneur chevelu de l’antique forêt.
Il descendait lentement le long des berges de la rivière. Aux derniers
reflets du soleil couché, il ressemblait à un soleil errant. Sa démarche
balancée exprimait l’indécision. Il fut tout près des gens menant le
tintamarre et ceux-ci reculaient devant lui en redoublant les injures
vociférées. Il s’arrêta et bâilla avec un suprême ennui: ce bâillement
grondait si formidable qu’il fit vaciller les plus braves et les plus
acharnés défenseurs des troupeaux. Cependant, le lion n’insista point.
Obsédé, il se détourna, rebroussa chemin avec la même lenteur et rentra
dans les bois. Pour cette fois il renonçait à prélever sa dîme sur les
bergers, dîme de voyage, car les derniers lions nord-africains ne
séjournaient nulle part et habitaient rarement la même caverne pendant
deux journées. Suivant les crêtes et les ravins boisés, ne s’écartant à
droite ou à gauche de leur route régulière que pour prendre un poulain
ou une génisse dans un campement, ils venaient des profondes forêts
kroumires et s’en allaient vers les monts marocains pour en revenir
quelquefois.

Il y avait, sur le territoire de l’Enfant, un défilé obscur, au plus
haut col de la montagne, où les neiges d’hiver, fréquentes à cette
altitude, persistaient jusqu’au printemps. C’était là le passage
traditionnel des lions et leur caravansérail. Les os des bêtes dévorées
hérissaient les alentours.

L’Enfant savait donc que le prince des fauves haïssait le bruit et que
les montagnards, qui ne veulent point se risquer à combattre contre lui,
pouvaient souvent s’en défendre rien qu’en menant un grand tapage. La
mule aussi connaissait le lion comme un animal sérieux, dont la majesté
est à ce point ennemie du vacarme et de l’agitation que même la
turbulence des lionceaux l’importune. Au cours de sa longue carrière, de
temps à autre, elle l’avait éventé, tapi derrière un rocher ou la
suivant ou la précédant en lisière de la piste. Alors, dominant le
premier réflexe désagréable, elle se mettait bravement à braire, lançant
sous bois une fanfare éperdue. Et le lion laissait passer au galop cette
espèce crâne et retentissante.

Elle savait encore que le seigneur ne voyageait guère isolément, mais
plutôt accouplé et, en général, très islamiquement pourvu de deux
épouses. La mule préférait ne point avoir à faire avec celles-ci, qui
sont de caractère moins franc et moins généreux que leur mâle, et
vaniteuses, et fantasques en tant que chasse et appétit.

Un matin d’entre les matins où la mule prenait la piste familière, elle
aperçut un lion couché qui barrait le passage, simplement. Sur le bât,
Ali somnolait et ne vit rien. Un instant, la mule arrêtée, vaillante,
mais inquiète, et le lion, paresseux et repu de son butin de la nuit, se
dévisagèrent. Puis, tacitement, ils convinrent qu’il n’y avait pas lieu
d’en venir aux extrémités. Le lion se leva, s’éloigna, abandonnant la
sente à la postière, qui, d’un saut, franchit la place qu’il avait
occupée, plutôt que de marcher dessus. Cela réveilla Ali, qui faillit
choir et la fouailla sans comprendre. La mule en conçut un profond
ressentiment.

Quand des feux-signaux s’allumaient de campement à campement dans tous
les «douaïrs» de la montagne, quand les panthères cessaient de miauler
et les chacals de glapir, c’est que le lion circulait dans la brousse.

Une nuit, tandis que la mule logeait par faveur dans les écuries des
chevaux dressés, un seigneur fauve s’aventura jusqu’aux terrasses de la
maison, rendant les chiens muets de terreur. Il marqua sa large
empreinte sur le sable des allées et flaira l’écurie. Mais le gardien
avait barricadé la porte. Le lion comprit qu’il ne gagnerait rien de ce
côté. Il se contenta de s’étirer en appuyant ses pattes contre la porte
close; ses dix griffes creusèrent dans le bois dix sillons également
profonds, et il s’en fut prendre une vache dans le troupeau des
serviteurs. Au milieu des chevaux grelottants, le poil mouillé, suants
d’épouvante, la mule étourneau, placide, continuait à broyer sa
provende. Elle appréciait la valeur d’une porte bien fermée et solide
contre un lion qui n’insiste pas, puisque un nombreux bétail dort à la
belle étoile dans les clairières et que des hardes de cerfs et de
sangliers parcourent la forêt dans tous les sens.

Or, les lions disparaissaient; les lions étaient morts. On en avait
beaucoup détruit, certes, mais, sans doute, comme pour nombre d’autres
espèces et sans réelles causes apparentes, leur race se trouvait-elle
vouée à la disparition. Parmi ces bêtes viriles, il naissait aussi trop
de mâles, pas assez de femelles, et, pour une lionne dont ils devenaient
amoureux, deux lions s’écharpaient réciproquement...

                   *       *       *       *       *

En ce temps, Ali le courrier se rendit coupable d’une action vile
vis-à-vis de sa mule.

L’une portant l’autre, ils s’en revenaient, lui, de plus en plus
nerveux, elle, de plus en plus rapide, parce que, depuis une petite
heure, un fauve invisible,--quelque hypocrite panthère,--dont ils
saisissaient les foulées coupées d’arrêts et de bondissements, se
frayait dans la broussaille une voie parallèle à leur sentier.

Tout à coup, la mule buta, son sabot pris dans la lanière nouée de la
bride qu’Ali, troublé, laissait maladroitement traîner. Alors, il
profita de ce qu’elle était à terre sous sa charge, enleva rapidement
les sacoches contenant les lettres et gagna au large, persuadé que la
bête opiniâtre qui les filait festoierait plutôt de la mule que de
lui-même.

Ainsi la vaillante se trouva abandonnée et dépouillée du dépôt précieux,
commis à sa garde bien plus qu’à celle de son maître.

Des jours passèrent pendant lesquels on voulut espérer une miraculeuse
réapparition de la mule couleur étourneau. Puis on dut conclure qu’elle
avait été mangée et par le fait d’une grande fatalité, car son courage
connu valait mieux que cette fin.

Mais comme c’était le temps où les Achabas[1], les grands pasteurs
nomades, remontent des steppes sahariennes pour faire pâturer leurs
troupeaux dans la montagne, l’Enfant, parcourant leurs campements,
reconnut la mule étourneau parmi des bandes de dromadaires.

  [1] On nomme _achaba_ l’exode estival des Sahariens possesseurs de
    bétail, et l’on dit aussi, un _Achaba_, des _Achabas_, des individus
    qui le composent.

--Et pourquoi n’être pas revenue à la maison, je te prie? O la sauvée
des lions et de la panthère!

Les babines de la mule effleuraient les petites mains et elle secouait
ses longues oreilles.

Elle consentit à regagner l’écurie, mais ne voulut jamais reprendre le
chemin tant de fois parcouru ni le fardeau tant de fois porté.

Et l’Enfant caressant la bête rétive lui disait:

--Je comprends, ô l’Étourneau, la chère et la courageuse; c’est à cause
de l’ingratitude et de la lâcheté; tu as raison.




Au tournant de la voie ouverte dans la forêt, au passage du col d’où
l’on aperçoit la Route et les plaines, avec des villages et des cités,
l’Enfant souveraine est à cheval entourée de ses serviteurs.

Sur le seul chemin qui traverse la forêt, impénétrable par ailleurs dans
ses maquis en friche et ses hautes futaies, ils attendent les gens du
Sud pour dénombrer les troupeaux transhumants et désigner les parties
forestières louées aux Nomades comme pâturages d’été.

Les serviteurs ont mis pied à terre. L’Enfant reste sur son grand barbe
pommelé.

Elle se remémore quelques précédentes années, peu nombreuses, mais si
belles, parce qu’elles suivirent son évasion hors de la sollicitude
étroite des femmes et de la maison, son entrée virile dans la liberté
active de sa vie et toutes les latitudes qui lui furent peu à peu
consenties par le chef de la famille. C’est par trois fois déjà que sont
montés et redescendus devant elle, maîtresse de la forêt nourricière et
détentrice du droit de pacage, les troupeaux et les bandes du désert en
exode.

«A chaque instant des caravanes d’âmes, par milliers, se dirigent vers
Elle et passent comme le vent du matin.»

Ainsi les voit-elle s’acheminer lentement. Elle n’est point encore
initiée à toute la poésie du mystique Iranien qui grava cette phrase;
mais, l’ayant lue, citée en quelque endroit de ses lectures touffues,
elle la conserve dans sa mémoire, devise et symbole à elle destinés. La
lyrique image de Feghani, désignant l’ascension humaine vers la
Divinité, ne pouvait-elle l’appliquer à l’ascension des Nomades vers la
suzeraine des sommets?

Avec une grave nonchalance, sans retard ni hâte sensibles, tout un
peuple en marche, levé des steppes invisibles, progresse sans effort,
gravit les pentes des coteaux abrupts et des collines chevelues, vers
les cimes où l’on pourrait dresser les autels des Hauts-Lieux:--grande
migration humaine et animale dont il semble à l’Enfant qu’elle
représente le but unique, caravanes d’âmes, de corps et de richesses,
convergeant vers Elle, la toute petite et la toute puissante.

                   *       *       *       *       *

Les serviteurs signalèrent l’avant-garde de chevaux et de dromadaires
précédant les longues théories. Et les Achabas apparurent. Troupeau
après troupeau, file après file, on les voyait sourdre subitement au
tournant de la brèche creusée dans les vertes murailles de la forêt.
C’étaient les moutons aux museaux poussiéreux, les chèvres au poil ras,
fines comme les antilopes ou les gazelles avec lesquelles elles
broutaient le même buisson du désert. C’étaient les ânes, qui activent
leur pas menu parallèlement aux longues foulées des dromadaires, et afin
de pouvoir bénéficier, contre le soleil des chaudes étapes, de l’ombre
opaque des grands corps.

File après file, troupeau après troupeau, les cavaliers cavalcadant et
les palanquins, qui recèlent des femmes et des jeunes filles, se
balançant à l’allure dolente des chamelles, ils s’avançaient dans le
vent du matin ou l’accalmie du soir. Ils contournaient la Grande
Clairière, qu’ils ne devaient point traverser, s’allongeaient ou se
resserraient sur les lisières, s’engloutissaient dans les fraîches
ténèbres de la vivifiante forêt.

Il arrivait que plusieurs tribus et un certain nombre de leurs fractions
composassent ces caravanes. Or, le féodal usage voulait,--mais c’était
surtout à cause d’une patriarcale tendresse,--qu’en passant devant
l’Enfant, et après qu’ils avaient payé aux serviteurs, pour chaque tête
de bétail, le droit de pâturer pendant la saison,--l’usage voulait que
chaque chef de fraction offrît à la suzeraine le dernier-né des agneaux
de son troupeau. Don grave et charmant, inspiré d’une douceur archaïque,
se nuançant de déférence avertie et d’une familiarité distante et
affectueuse à la fois.

Le défilé pouvait durer toute la journée et se prolonger le lendemain et
le surlendemain. Des intervalles de deux ou trois jours existaient
parfois entre les caravanes; car la plupart des Nomades ne quittaient
pas les confins septentrionaux du Sahara avant d’avoir fait leurs
moissons d’orge et de blé; et le grain des uns mûrissait plus tôt que le
grain des autres, parce que la séguïa d’irrigation était plus abondante,
ou les faucilles plus nombreuses pour la récolte, ou les bêtes de somme
plus actives au dépiquage.




A la fin de chaque été, l’Enfant demeurait enchantée, ensoleillée pour
toute la durée de la saison hivernale, par le souvenir des récits et les
innombrables et nouvelles choses que lui rapportaient les Achabas.

Près de la tradition fruste et du cerveau somnolent des montagnards,
leur imagination et la poésie de leurs coutumes pétillaient et
illuminaient tel un beau feu. Ils connaissaient une faune et une flore
différentes de celles de la brousse, depuis l’alligator des sables et le
lézard des palmiers jusqu’au minuscule et féroce «netinn» et à la jaune
«lefâa», qui sont le zorille et la vipère cornue, depuis le «chîh» amer
et odorant jusqu’au «keddad» qui n’est qu’épines.

Elle chérissait la sérénité de ce peuple avec lequel se complaisait sa
propre sérénité. Amoureux du panache et toujours subjugué par le geste
fier, qui brave, récompense ou châtie, susceptible, prompt à la colère,
mais désinvolte, ses sentiments les plus chaleureux, spontanés, ou
paraissant définitifs, se modifiaient instantanément sous l’influence
d’une parole éloquente et fleurie et devant un acte de chevalerie ou de
bravoure.

Les fils du désert resplendissant devenaient la grâce et la chanson des
monts taciturnes où les pâtres forestiers n’apportaient qu’une rude
présence, une voix rare et gutturale. Eux, les pasteurs des steppes
sablonneuses, ils étaient tous des rapsodes et des conteurs de
merveilles!

L’Enfant les observe avec ses facultés de jugement et de déduction. Elle
établit des parallèles, souligne la lointaine et occidentale mélancolie
d’une page de Bersot, traitant _Du Bonheur_, et qui fait sur son esprit
l’impression d’un soupir, résigné, mais douloureux:

«L’homme n’est pas né pour être heureux, il est né pour être un homme à
ses risques et périls.

«... il faut donc aller à la vie comme on va au feu, bravement, sans se
demander comment on reviendra, et si on est mortellement blessé, je
crois, pour moi, qu’il y a quelqu’un qui voit nos blessures.»

Ces gens-ci se trouvaient-ils jamais en posture d’épiloguer de la sorte
et d’avoir à se consoler de risques et de périls qui, semblait-il, en
suivant la quiète et belle allure de leur vie traditionnaliste, ne
rencontraient pas d’occasion de les atteindre? Dans la perpétuité de la
plus ancienne et de la plus facile manière de vivre, en naissant pour
devenir des hommes, ils couraient le minimum de risques et ne
redoutaient aucun péril inévitable, si ce n’est le seul qui ne s’évite
pas, la commune mort. Qu’avaient-ils besoin de philosophie stoïque ou
mystique? Ils croyaient en un Dieu, juste excellemment, et rémunérateur.

Depuis toujours et à jamais nomades, pour eux, toutes les contrées se
transformaient en patries. Ils ne s’exilaient en aucun lieu puisque,
partout, ils recréaient instantanément le même campement, étant ceux-là
qui emmènent non seulement tous les membres de la famille et leurs
proches, mais les mobiles demeures et les troupeaux errants.

Rassemblés à chaque printemps pour faire route vers les hautes terres, à
chaque automne, le même rassemblement les remettait en marche vers le
Sud. Ils redescendaient ainsi, emportant parfois jusqu’à leurs morts;
car si l’un d’eux expirait au moment du départ, on ne l’ensevelissait
pas dans la montagne. Étroitement plié dans de triples linceuls,
maintenu par des branches, on le fixait au bât d’un dromadaire qui
réglait l’allure du mort suivant l’allure des vivants. Il reprenait la
piste éternelle, avec les autres, et le Sahara n’était pas frustré de sa
poussière.

Les femmes et les filles des Achabas se différenciaient également des
montagnardes, qui sont volontiers bruyantes, s’agitent inutilement et
beaucoup pendant un instant, puis redeviennent muettes et passives,
dépourvues de charme. Fières et ombrageuses sans sauvagerie, les
Sahariennes avaient la réputation de créatures de plaisir et de fête, au
sang alerte et aventureux; tous leurs mouvements et leurs attitudes
s’imprégnaient de nonchalance élégante et langoureuse, de maligne
séduction, aussi naturellement que se balancent les palmes et
fleurissent les grenadiers. Elles ne s’empaquetaient point de haillons
comme les femmes des huttes, mais elles se drapaient de larges et
souples étoffes dont les couleurs étaient un ravissement. Elles ne
menaient pas l’existence sédentaire et laborieuse de leurs sœurs
musulmanes de la forêt, qui naissaient et mouraient près de la même
touffe de diss sans rien connaître ni pressentir au-delà. Elles vivaient
l’errance facile, portées dans leurs palanquins de légende, au pas égal
et doux des dromadaires, d’un horizon à l’autre horizon.

Les Achabas savaient d’adorables choses et des choses prodigieuses,
comme cela est naturel quand on a pour pays d’élection la contrée où
tout est prodige, l’eau, le sol et l’oasis. Ils les répétaient pour
l’Enfant qui hantait leurs tentes et s’en faisait une demeure choisie.

Ils savaient toutes les légendes de Salomon, maître des esprits et des
puissances mystérieuses. Ils vénéraient ce roi, ce sage et ce savant,
qui «proposa trois mille paraboles, composa cinq mille odes, parla sur
les arbres depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope poussant sur les
vieilles murailles, parla sur les bestiaux, sur les oiseaux, sur les
reptiles, sur les poissons, tandis que tous les peuples accouraient pour
entendre la sagesse de Salomon.»

L’Enfant redisait d’eux ce que Théophraste avait dit des Juifs:

«Pendant la nuit, ils observent les astres, et à force de les étudier,
ils entendent des voix divines.»

Cependant, ils se défendaient de connaître ou d’ouïr quoi que ce fût de
surhumain. Aux questions brèves de la maîtresse des bois, ils
répliquaient:

--Tu te trompes, ô notre sœur, la petite et la précieuse, tu te trompes.
Si tu nous vois passant la nuit les yeux ouverts, c’est à cause de la
vigilance et parce que nous craignons les fauves pour nos chamelons.

--Ici, reprenaient-ils, nous ne voyons ni n’entendons rien, excepté
nous-mêmes, n’étant pas sur la terre de nos morts. Descends une fois
avec nous au désert, alors tu verras et tu entendras des choses inouïes
que nous t’apprendrons. Tu deviendras l’amie des génies des eaux qui
galopent sur les dunes, mêlés aux bandes de gazelles rim. Tu
rencontreras le ghoul El-Anka et tu comprendras ce que racontent les
palmiers solitaires, qui sont les vieux meddahs dont on aima jadis les
vers et les histoires. Poètes errants, transformés en arbres
sédentaires, ils ont cessé d’errer après leur mort humaine; mais ils
n’ont pu cesser ni de parler ni de chanter, car Dieu leur a laissé la
miséricorde du vent pour les animer et les inspirer encore. Ceux qui
savent écouter reconnaissent toutes les paroles de leurs chants et de
leurs récits de jadis. Tu te nourriras des dattes de lumière et l’ombre
même de la forêt s’effacera de ta mémoire.

L’Enfant songeait, à demi-crédule, et des mots la hantaient en
obsession:

--... l’ombre même de la forêt s’effacera de ta mémoire...

Sacrilèges inconscients, ceux qui proféraient cela!

--Ils ne peuvent pas comprendre; moi seule je sais toutes les voix de la
forêt. Et c’est ici la terre de mes morts, celle qui ne peut être
oubliée!...

Sous le cèdre funéraire, elle évitait de se rappeler que, dans
d’innombrables tombeaux, renversés ou debout encore, l’innombrable suite
des mânes de ses pères et des ancêtres de sa race veillaient sur l’autre
rivage de la mer latine, lui gardant le sol gaulois, véritable fief de
son hérédité.




Le gourbi des bergers s’isole entre des roches dures, dénudées par
d’anciens ruissellements de torrents. C’est une hutte basse, écrasée,
faite d’une irrégulière muraille de rameaux de myrtes, entrelacés aux
branches solides des lentisques, retenus par des liens de genêt que rien
ne rompt et couverte de diss.

Au seuil, deux chiens féroces et tragiques, maigres et comme hérissés
d’une perpétuelle horreur, alternent leur rauque aboîment. Des cordes de
laine tressées les attachent de si près à un pieu fiché dans le roc que
l’endroit où ils bondissent et hargnent n’a pas la longueur de leur
corps.

Devant le trou creusé dans le sol et qui sert de foyer, une femme se
tient assise, toujours.

Dans le temps où elle était très petite et aimée des chiens fauves qui,
maintenant, la redoutent, déjà on la voyait à cette place, berçant sur
ses minces genoux repliés le dernier-né de sa mère. Adolescente, on l’y
retrouvait faisant le simulacre d’allaiter l’enfant d’une sœur aînée.
Jeune épouse, et durant les nombreuses saisons qui ruinèrent son corps
et son visage, là encore maints nourrissons épuisèrent son lait.
Désormais, vieille, si vieille, et comme ayant atteint au-delà des
limites de la vie des hommes, elle abandonne une mamelle parcheminée au
fils de sa petite-fille morte pour avoir enfanté. De ses gencives sans
force, le nouveau-né misérable, affamé, mâche vainement le sein vide.
Dans son inutile effort pour boire à la source tarie, il s’en va à son
tour vers la mort. Ses cris, où l’instinct de vivre se révolte contre la
faim, ont peu à peu cessé d’être perçants pour se fondre en une plainte
continue, presque un râle, que l’aïeule écoute sans l’entendre, sans
ralentir ni précipiter le bercement de ses bras et de ses genoux.

L’Enfant a voulu essayer de donner du lait de chèvre au petit moribond;
trop tard; il faut le laisser mourir dans le bercement ininterrompu.

L’Enfant n’a jamais vu la mère des bergers que sous son aspect de
vieillesse séculaire et de fatalisme absolu... Souvent, lasse d’une
course ou d’un jeu, elle vint, comme aujourd’hui, s’asseoir près de la
nourrice éternelle, sous le regard des yeux creux où subsistaient en
reflets divins, tendrement animales, et farouches un peu, des lueurs de
maternité. Alentour régnait la claire sécurité de l’espace vide, isolant
le groupe fragile de l’ombre méfiante et guetteuse des fourrés...

L’Enfant sait que toutes les petites et les adolescentes de la montagne
finiront par ressembler à cette femme, sauf celles qui mourront jeunes
ou quelqu’une qui partira peut-être avec un Achaba ne la dédaignant
point. Et il pourrait en être de même pour elle, si sa race supérieure
et son caractère hautain ne la situaient dans une autre zone des
possibilités humaines...

                   *       *       *       *       *

La forêt s’enveloppait de son grand silence du jour. L’aboiement rauque
et indiscontinu des chiens et le ronronnement lamentable du petit
agonisant restaient sans écho dans ce silence. Cela pesa soudain sur
l’Enfant. Elle redressa son buste mince, sa tête violente.

--Parle, ordonna-t-elle à la vieille.

La nourrice éternelle se courba davantage sur son nourrisson et sous
l’impérieuse parole. Au rythme de son bercement, elle murmura une
chanson sans air:

    «La forêt!
    «ô la forêt!
    «Il y a trop de lions
    «pour les chevreaux et les génisses.
    «La forêt,
    «ô la forêt!
    «Il y a des vers sous l’écorce des arbres.»

Le soleil avait cessé d’être visible et le crépuscule coulait sur les
pentes frisées des monts. Du large de la Grande Clairière où pâturait le
bétail du maître, le troupeau des bœufs et des vaches remontait vers le
gourbi des bergers et le vaste enclos d’épines de jujubiers sauvages
qui, selon la coutume montagnarde, constituait la seule étable. Il
remontait lentement, se conduisant lui-même au lieu du repos accoutumé.
Des taurillons jouaient entre eux, les fanons humides du dernier
abreuvoir dans la rivière. Le roi du troupeau, le petit taureau gris à
crinière noire, s’avançait isolément ou s’arrêtait pour répondre aux
autres taureaux des troupeaux indigènes, disséminés dans la contrée, et
dont le mugissement mélancolique errait à travers l’épaisseur des bois.
Par intervalles, les mugissements s’exaspéraient, muaient en appels
brefs aux sons de trompes d’alarme, puis devenaient des sortes de
rugissements pleins de menace et de fureur combative.

--Certainement, il se battra cette nuit encore, dit le berger.

Il offrait à l’Enfant une tasse de terre brute que remplissait un lait
fumant et répétait:

--Certainement, il se battra cette nuit... Jusqu’à la mort...

Il alla écarter un faisceau d’épines pour livrer aux bêtes le passage
dans l’enclos. L’Enfant le suivit.

--Il ne manque pas une tête, dit le berger surveillant le défilé.
Certainement, la meilleure manquera demain.

Le taureau gris hésita un instant avant d’imiter les autres. Subitement,
il consentit.

L’Enfant entra dernière lui et s’immobilisa devant l’animal. Il
apparaissait monstrueux dans sa petite taille, avec un col et un garrot
informes, plaqués de sang coagulé, suintant des stries rouges de sang
frais, des lambeaux de peau arrachée effilochés comme des franges,
lacérés dans une confusion de chair, de cuir et de poils, pendaient sur
ses épaules. Son front dur aux cornes droites et courtes était intact.
Son mufle d’un noir luisant aspirait avec force. Il grattait la sombre
terre d’un sabot fébrile; la poussière de l’enclos, soulevée par les
piétinements multiples, poudrait ses profondes blessures.

--Il pourrait se contenter de se battre contre des taureaux, redisait le
berger d’un accent admiratif.

La bête sanglante flaira le sol attentivement. Les lanières de sa chair
déchirée se souillèrent de terre tandis que les suintements rouges
ruisselaient. Sa fébrilité s’apaisa; il fixa doucement l’Enfant.

Elle le revit alors tel qu’il était au milieu du troupeau, dans la
clairière. Il broutait, à la fois tranquille et vigilant. A l’heure de
la méridienne, quand le bétail descendait jusqu’aux bas-fonds de la
rivière et somnolait les quatre membres baignant dans la fraîcheur de
l’eau, lui, circulait sur la berge à la manière du lion qui rôde.
Lorsque le soleil baissait et que le troupeau s’acheminait par les
pentes déboisées, il s’arrêtait, levait haut ses cornes solides et
tendait le cou dans la direction d’un point unique de la forêt, toujours
le même, là où ne s’aventuraient pas les troupeaux domestiques...

Des moustiques attaquèrent ses plaies. Il frissonna comme font les gens
qui ont la fièvre.

Un premier glapissement de chacal stridula parmi la brousse. Le berger
refermait l’infranchissable haie épineuse et la vieille nourrice ne
chantait plus. L’aboiement des chiens en hargne ripostait au
glapissement de l’adversaire nocturne.

Tout à coup, ils se turent. Dans la forêt, _quelqu’un_ passait dont on
pressentait plutôt qu’on ne percevait le souple glissement et les
bondissements silencieux.

--La panthère, prononça laconiquement le berger;--car c’étaient les
signes qui annoncent la grande rôdeuse.

Dans l’enclos, le taureau gris recula lentement, prit du champ, s’élança
et franchit la haie. Au petit trot, la queue fouettant ses flancs, il
redescendit la pente. Ainsi il traversa la clairière, puis, à la lisière
des arbres, se mit au pas, déjà engagé sur le terrain de son duel
obstiné avec le fauve...

                   *       *       *       *       *

--Il avait tant d’amour-propre!

--Et c’est pour le plaisir, pour le plaisir qu’il s’est battu jusqu’à la
mort!

--Pour le plaisir...

--Certes, il était le fils d’un lion!

--O le généreux et le seigneur du troupeau!

--O le maître du courage et le plus aimé!

--O celui qui s’est battu, et qui tua, et qui fut tué, pour le courage
et pour le plaisir!

L’Enfant et sa légion de gamins psalmodiaient devant le cadavre du petit
taureau.

Ils s’étaient mis en quête dès le matin, dès que les bergers eurent
annoncé que deux panthères avaient miaulé toute la nuit et que le
taureau gris n’avait pas rejoint le troupeau comme de coutume. Ils le
découvrirent au bord d’un ravin, dans le bouleversement du sol et la
dévastation des broussailles qui témoignaient de l’acharnement du
combat.

Une panthère éventrée, les reins brisés, gisait dans le précipice. Le
félin avait été vaincu par la bête robuste et brave, adroite au combat.
Mais les traces d’un second fauve se relevaient nettement et c’est
celui-ci qui égorgea sans gloire le taureau ivre de fatigue, aveuglé de
sang. Le vainqueur sans noblesse s’était rassasié de chair noble,
abandonnant le reste à la faim des chacals qui pillèrent la dépouille.
Seule demeurait presque intacte, contre le squelette âprement rongé, la
dure tête aux yeux vitreux, aux cornes luisantes.

Sur l’ordre de l’Enfant, les gamins psalmodiaient encore:

--Et c’est pour le plaisir, pour le plaisir qu’il s’est battu jusqu’à la
mort...

Entre les cornes du taureau, gravement, elle jeta une poignée de
feuillage.




--Aaha!... Aaha!...

Le lamento des hommes marque la lourde allure du cortège. Les chasseurs
de panthères reviennent de leur nocturne aventure et l’Enfant est avec
eux.

Comment eût-elle laissé impunie la mort sanglante du petit taureau. Elle
avait appelé ceux qui n’hésitaient jamais à dresser un affût, et
revendiqué sa place avec eux tous pour la chasse vengeresse.

Maintenant, dans les herbages élyséens où doivent revivre les taureaux
morts vaillamment, le taureau gris mugissait de contentement puisque son
meurtrier ne hanterait plus la forêt.

--Aaha!... Aaha!...

Le lamento scande la marche du cortège,--cortège des temps primitifs,
quand les hommes, hardés comme cerfs et sangliers, luttaient sans trêve
contre les bêtes sauvages, pour se défendre et pour se nourrir.

En tête s’avance une mule tremblant de ses quatre membres, grelottante
d’effroi, les reins ployés sous le poids du fauve qu’elle porte en
trébuchant. Derrière elle, des hommes soutiennent sur leurs épaules une
civière de branches fraîches et le corps gisant de l’un des leurs
grièvement blessé.

Ce fut une belle chasse vraiment!

Les chasseurs avaient observé les traces et les habitudes du félin
présumé coupable, choisi le lieu favorable et préparé les postes
d’affûts sur les chênes. Ils attachèrent une chèvre à portée de leur
coup de fusil. Infailliblement, la panthère devait venir étrangler la
chèvre qui bêlait d’épouvante. Ils étaient prêts dès le crépuscule,
avant le lever de la lune, et la légère carabine de l’Enfant prétendait
ne point faire grâce.

La lune luisait entre les feuilles quand la panthère se montra. Elle
éventa les chasseurs et fit un bond pour disparaître. Quelqu’un la tira
au hasard; le coup avait porté, car elle miaula et cracha de colère et
de douleur. Elle s’engloutit dans les fourrés où nul ne pouvait la
poursuivre.

Il fallut attendre le jour. Alors, en découvrant les traces du sang et
la traînée d’une lourde patte sur les fougères, les chasseurs connurent
que la bête devait avoir l’épaule brisée.

--Mon fusil était chargé de sept balles, dit celui qui l’avait
tirée.--Il brandissait un vieux «moukhala», de canon invraisemblablement
long, blindé de bandelettes de fer-blanc et qui supporta cette charge de
plomb et de poudre sans éclater!

Tous suivirent la piste de retraite de la blessée. Ils pensaient la
trouver presque morte quand ils la rejoignirent au pied d’un rocher.
Elle était couchée et comme endormie. L’homme au long moukhala tira
encore une fois, avec une seule balle. Elle parut s’éveiller d’un
profond sommeil, leva la tête et gronda, mais sans bouger autrement. Un
vieux, qui avait un solide couteau de chasse, s’avança. La panthère
fermait les yeux et respirait à peine. Quand il se trouva tout près
d’elle, elle se redressa d’un bond, fut debout comme un homme et retomba
sur l’audacieux. Sa griffe valide lui arracha la cuisse et ses mâchoires
lui broyèrent la main jusqu’au dessus du poignet. Criblée de coups de
couteau, elle expira enfin, mais sans avoir lâché cette proie et sa
vengeance contre le guet-apens des chasseurs.

Le cortège s’est arrêté devant les terrasses. On jette la panthère à bas
de la mule. Sur la civière, le blessé agonise, sa face brune devenue
exsangue et cendreuse. Le maître le fait porter dans la maison.

L’Enfant reste près du corps du fauve et, engourdie par la rude nuit,
s’assied d’abord, puis se couche contre la fourrure encore tiède où
semblent persister des frémissements.

Elle est morte, la sœur sédentaire des lions nomades, celle dont la
descendance résistait à la destruction systématique et à toutes les
embûches humaines. Combien de fois a-t-elle bondi sur le sanglier
solitaire? Combien de fois s’est-elle laissé choir des branches d’un
chêne sur les cerfs hardés? Combien de fois a-t-elle franchi les haies
de jujubier pour voler une brebis? Elle vient de témoigner qu’elle
savait se défendre, mais elle n’avait point aimé attaquer l’homme.

L’Enfant, oubliant le meurtre pour lequel elle voulut châtier, perçoit
une noblesse flottant autour de ce cadavre. Et elle découvre aussi la
lâcheté du geste collectif des hommes; ils sont allés nombreux contre le
fauve qui se défendit seul et que le petit taureau affrontait seul...

Elle s’allonge entre les pattes, souples et pesantes à la fois. Elle
pose un doigt délicat sur les profondes entailles des couteaux. Elle
appuie sa joue contre la gorge où elle croit entendre encore un
formidable ronronnement. L’odeur la plus sauvage émane de ce corps au
pelage merveilleux. Et l’Enfant éprouve un chagrin farouche qui s’enivre
et s’exalte de cette odeur.

Elle prend entre ses bras le cou de la panthère morte et s’endort rêvant
que, pardonnées toutes les deux d’une double action mauvaise, elles
courent ensemble la nombreuse aventure des bois.




Les équipes des Kabyles du Djurdjura arrivaient à la saison du
démasclage. C’était quand les arbres à liège doivent être dépouillés de
l’écorce, choisie et mûre, ayant assez d’années d’épaisseur pour pouvoir
être enlevée au chêne sans dommage et servir à l’industrie.

Ils arrivaient telle une invasion ou tel un exode de la préhistoire,
issus des cavernes. Ils portaient des sandales de peau de chèvre comme
les montagnards, mais l’ensemble de leur costume synthétisait
l’hétéroclite rebut des souks, dépouilles européennes et indigènes,
vêtements civils et militaires, réserves indéfinissables des revendeurs.
Ils remplissaient la forêt de leurs gestes disparates, des échos
discordants de leurs onomatopées, des glapissements et des coassements
de leurs intraduisibles paroles.

Chaque bande possédait son contremaître, désigné par avance dans la
personne de celui qui avait été l’instigateur du départ en campagne et
le guide pendant le voyage. Ils s’entendaient avec le propriétaire
forestier, choisissaient une sorte d’intermédiaire général entre eux et
lui, et prenaient leurs chantiers dans les parties marquées pour la
récolte des lièges de l’année.

Ils construisaient des abris moins primitifs que ceux des Italiens, avec
des toitures de diss et de basses murailles en pierres sèches. Cependant
ils préféraient les tentes de toile, du modèle des tentes de soldats en
campagne, lorsqu’on pouvait leur en fournir un nombre suffisant. Ils
transportaient des provisions d’huile épaisse et fruitée, de piments et
de figues sèches pour leur nourriture. Une gamelle leur était
l’indispensable ustensile et nul mieux qu’eux ne savait faire un feu de
cuisine dans un trou de terre où brûlaient, fumeuses, des brindilles
vertes.

Sous leurs mains, bientôt, les arbres saignaient, le tronc mis à nu, le
tannin rouge intact sur ces grands corps végétaux qui restaient debout
avec un aspect de chair musclée dépouillée de l’épiderme. Les mêmes
arbres, sept années auparavant, avaient déjà subi l’épreuve; de jeunes
chênes en étaient atteints pour la première fois. Ils ne mouraient
point, mais ils exprimaient une sorte de souffrance permanente, muette,
amère d’être sans grandeur tragique. Quand, après des mois, les troncs
sanglants brunissaient; quand, après des années, une écorce se
reformait, solide, ils n’étaient point consolés pour cela; cette
enveloppe reconquise n’avait aucune ressemblance avec le manteau gris,
somptueux, fourré de lichens et de mousses, qu’ils revêtaient en
naissant. Ce second vêtement, désormais voué à l’exploitation
mathématique par les hommes, figurait sur eux comme une livrée
humiliante, quelque misérable sayon d’esclave. Et de nouveau la livrée
serait arrachée, et de nouveau les troncs saigneraient entre les arbres
fiers de futaies inviolées.

Sous l’effort de la hachette et de la scie des Kabyles, l’écorce
gémissait en se détachant. Mais ces chantiers-ci ne présentaient pas la
physionomie fatale et mortelle des chantiers d’abattage. Les uns
pouvaient faire songer à un sinistre dépeçage de corps morts; les autres
ressemblaient à une chambre de torture des arbres vivants. Et si
l’Enfant ne bannissait pas encore les tortionnaires de son domaine,
c’est qu’elle aimait l’odeur des écorces fraîchement rompues, le
va-et-vient des muletiers affairés au débardage, et ces contingents
mercenaires qui s’ajoutaient au nombre de son peuple.

Dans ses livres, à travers l’histoire des races, elle cherchait,
curieuse, tout ce qui concernait ces éléments montagnards dont les
coutumes et le langage, bien que puisés aux mêmes sources, différaient
si profondément d’une montagne à l’autre montagne.

Sur son territoire, les indigènes sémites ou sémitisés suivaient une
stricte loi koranique et se servaient, en locutions sommaires et dans un
vocabulaire simplifié, de la langue commune à tout l’Islam. Mais les
démascleurs, islamisés pourtant depuis des siècles, préféraient relever
de leurs «kanouns» locaux plutôt que de la législation intégrale du
Prophète et s’entretenaient dans une langue spéciale, dont les origines
se retrouvaient, à travers une poussière de dialectes, parmi les
alphabets indéchiffrables qui ne figuraient plus que sur les stèles
funéraires datant de plusieurs millénaires.

L’Enfant lisait que des blancs d’Asie et des blancs d’Europe, peuplades
celtiques ou celtibériques, vinrent sur le littoral de l’Afrique
Mineure, y dressèrent des menhirs et des dolmens et de ces sortes
d’enceintes mégalithiques comme il en subsistait d’innombrables dans
toutes les régions montagneuses. Les anciens Égyptiens, apprenait-elle
encore, faisaient savoir qu’il y eut, en Afrique Septentrionale, des
Nomades blonds aux yeux bleus, qu’ils nommaient Tdmahout et dont ils
eurent à repousser une invasion sous la XIXe dynastie, seize cents ans
avant Jésus-Christ. Les Kabyles du Djurdjura sont des Berbères,
affirmait-on par ailleurs, et, déjà un mélange de vieilles races en
exode.

De quels autochtones et de quelles peuplades errantes ces démascleurs
descendaient-ils donc? Ils étaient blonds, avec des yeux verdâtres où
l’Enfant croyait parfois retrouver la nuance des siens. Ils étaient
roux, avec des visages criblés de taches de bistre, ou bruns, avec des
faces de pierre mal taillée ne rappelant en rien les figures brunes des
Arabes du Sud, coulées dans le bronze.

Leurs femmes et leurs filles passaient pour fort belles, mais aucune
jamais ne venait avec eux. Ils ne fraternisaient pas avec les pâtres de
la forêt.

L’Enfant en fit aisément des transfuges des armées de Carthage et leur
découvrit une filiation avec les clans mercenaires, qui servirent, puis
trahirent la fortune fabuleuse de la prodigieuse cité. Ce fut en eux
qu’elle méprisa l’asservissement.

Ils vivaient aveuglément soumis à ceux des leurs qui les menaient.
Chaque chantier constituait un _çof_ avide de bénéficier des choses au
préjudice ou en dehors du çof voisin. Ils avaient le masque cupide, âpre
et servile à la fois, des salariés volontaires. Pendant les heures de
repos, leur face s’imprégnait d’hébétude, de déception vague et de
lassitude extrême. Beaucoup portaient un front plissé de rancune et de
réflexion désenchantée.

Sans doute n’étaient-ils que nostalgiques, en évoquant dans leur mémoire
la contrée des olives, non les fruits de l’oléastre, ce «zebboudj» amer,
croissant dans le maquis et les zones basses de la montagne des lièges,
mais du grand «azemmourt» assez fécond pour être partagé entre plusieurs
propriétaires. Sans doute revoyaient-ils les femmes et les enfants
ramassant, dans l’ombre bleuâtre et légère des rameaux, les fruits
piqués par la mouche parasite. Peut-être souhaitaient-ils respirer
encore l’odeur sensuelle de ces oliviers en fleurs, pleins de guêpes, ou
bien entendaient-ils toujours, mélancolique et familier, le grincement
de l’humble pressoir aux meules antiques.




Les gamins de l’Enfant et l’Enfant elle-même taquinaient volontiers les
travailleurs obtus, qui n’avaient ni chansons ni sourires, dont ils ne
comprenaient point le langage et desquels ils n’étaient pas compris.

Un de leurs amusements consistait à dérober les hachettes des
démascleurs et à découper le manche poli, taillé en biseau, le rendant
ainsi inutilisable. C’était aussi l’infernale ruée des poulains montés,
à l’heure où les Kabyles, groupés dans leurs cantonnements, allumaient
les feux de cuisine sous les instables gamelles, pleines d’un bouillon
de tortue ou de hérisson, relevé d’huile forte et de rouge piment.

Les Kabyles récriminaient entre eux sans oser s’en prendre directement
aux coupables; mais, souvent, l’instinct de l’Enfant percevait que
c’était sur elle seulement et l’élément de domination qu’elle
représentait, que s’accumulaient les lentes rancunes inexprimées de ces
gens.

Il arriva cette chose inouïe que l’un des gamins prit parti pour les
tourmentés contre la troupe espiègle et turbulente des tourmenteurs.
Alors, l’Enfant découvrit que cet être la haïssait et ce lui fut une
surprise sans bornes.

Elle revécut, dans son souvenir exact, toutes les phases de leurs jeux,
cherchant les raisons de ce sentiment inexplicable et trouva ceci:

Un jour, joutant avec la bande des poulains, elle avait fixé comme but
de la course, à l’extrémité de la Grande Clairière, un défilé serré dans
le lit encaissé et sur le bord escarpé de la rivière. On ne pouvait
passer là que l’un après l’autre et les chevaux laissant de leur poil et
de leur crinière contre les parois d’argile dure. Il fallait arriver
dans ce couloir le premier et crier victoire sur l’autre bord. Or, le
plus ardent des jouteurs, celui qui, parfois, avait semblé vouloir mener
la troupe des gamins, puis, sous le regard et l’autorité incontestée de
l’Enfant, s’était cantonné dans un rôle de commandant en second, Draïdi,
le fils unique d’un chef de fraction montagnarde et dont le père servait
comme garde particulier sur le domaine, Draïdi, ce jour-là, défia
l’Enfant à la course.

--Et vous êtes tous défiés par moi! répondit-elle en s’adressant à la
bande toute entière.

Ils s’élancèrent, partis sur un même rang. Bientôt l’Enfant les
distançait. Au bout de quelques minutes, sa monture se détendait avec
moins d’effort ne sentant plus sur sa croupe ou contre ses flancs les
naseaux haletants des autres. Mais, soudain, voici qu’un poulain pris de
vertige tenait l’allure du sien à moins d’une demi-longueur; c’était
celui que montait Draïdi.

Si proche le but à atteindre! Et, couchée sur le col de son cheval, la
sauvage enfant lui mordait l’oreille à pleines dents. La bête bondit.
Elle s’engageait dans le couloir. Une poussée brutale, la ruée sournoise
de l’adversaire, et Draïdi prenait le passage...

Campé sur la berge haute, il cria victoire. Les gamins entendirent cela,
stupéfaits. Au pas, suivie de la troupe des petits cavaliers muets et
des poulains écumants, l’Enfant traversa la rivière. Ils furent sur la
berge, face à Draïdi.

--Descends, lui dit lentement la maîtresse des chevaux.

Il mit pied à terre, n’osant pas encore résister. L’Enfant frappa le
poulain libre sur la tête et le chassa.

--Celui-ci ne courra plus avec nous; c’est un traître. Pour toi...

Elle poussait sa monture vers le gamin félon qui ne bougeait pas, les
yeux mi-clos, la lèvre retroussée sur une mâchoire de jeune chacal.

--Pour toi...

Le poitrail du cheval touchait presque à la poitrine du gamin. Sous le
talon de l’amazone, il fit encore un pas et jeta Draïdi dans la rivière.

--Elle a raison, conclurent simplement les autres.

Et ils tournèrent bride avec l’Enfant.

Draïdi s’étant relevé rentra dans le gourbi de son père, le bras brisé
d’une mauvaise fracture que prétendirent soigner les rebouteux et qui
devait le laisser estropié.

L’Enfant n’avait point envisagé la disproportion de ce châtiment,
dépassant sans doute celui qu’elle voulait lui infliger. Confinée dans
la primitive logique de son acte, elle n’éprouvait aucun regret...




Ce fut un autre jour. Un de ces orages diluviens, qui éclatent vers la
fin de la saison chaude, s’abattit sur la montagne. Les torrents
rebondirent hors de leur lit. Les cours d’eau s’épandirent en crue
magnifique.

Il y avait, parmi les Achabas, un chef d’entre les chefs et un homme
d’entre les hommes dont l’Enfant aimait la face impassible, les yeux
calmes, la parole nette, brève et colorée, tombant d’une bouche hautaine
et tendre pourtant dans une barbe grise rituellement taillée. On ne lui
donnait presque jamais son nom, préférant le désigner sous celui de
Rahmani, car il appartenait à la confrérie des Rahmanïa, qui sont une
secte nationale nord-africaine et ont de puissantes zaouïas sur les
confins du désert.

Depuis les premières années où l’Enfant, dans les bras du maître, avait
été présentée aux vassaux du domaine, le Rahmani l’aimait sans aucune
raison bien précise, mais parce que c’était écrit dans la destinée.

Pour aller au campement de l’Achaba, il fallait traverser un étroit
torrent sur deux fragments de roche. L’Enfant franchissait
quotidiennement le torrent. Mais, ce jour-là, son pied glissa sur
l’argile détrempée qui avait recouvert la roche pendant l’orage, et
l’eau jaune, vague après vague, submergea sa tête. D’un mouvement
d’instinct désespéré, elle agrippa des branches pendantes qui traînaient
au fil de l’eau, des ronces cruelles, que ses deux mains serrèrent
convulsivement. Par sursauts, elle respirait entre chaque vague. Elle
eut la sensation qu’elle ne pourrait pas se maintenir longtemps ainsi et
qu’il lui serait infiniment plus facile de s’abandonner à ce courant, de
consentir et de disparaître.

Elle desserra l’étreinte de ses doigts crispés, pénétrés par chaque
épine. Ses yeux s’ouvrirent largement, ses yeux qui avaient enfermé tant
de visions et distillé tant de puissance avant l’âge où il est donné à
de rares humains d’être puissants.

Elle vit tout le paysage... Et elle vit, accroupi sur la roche de
laquelle elle s’élançait tout à l’heure avec tant d’insouciance, elle
vit Draïdi, le bras en écharpe.

A côté de lui, se tenait un chien qu’il immobilisait de sa main valide,
un de ces chiens habituellement attachés de court au seuil des huttes et
que l’Enfant ne caressait jamais, car elle n’estimait pas leur race
soumise et leur préférait les chats félins et indépendants.

La bête et le gamin contemplaient le spectacle de son agonie.




D’abord, elle ne vit que l’animal, la présence et l’attitude de Draïdi
lui paraissant invraisemblables.

D’où venait la bête? A quel berger ou à quel campement nomade
appartenait-elle? Elle ne reconnaissait pas ce chien ou reconnaissait en
lui toute une race veule. Prétendait-il donc lui aussi à quelque
assouvissement de vieilles rancunes contre elle? Las du servage et du
mépris, revendiquait-il tout à coup l’égalité dans les gestes de vivre?
Mais que devenaient en cela l’instinct de supériorité et la loi
féodale,--les seuls dont l’Enfant connût l’application,--et le droit de
haute et basse justice dans la forêt qui lui avait été dévolu par
privilège de race, de fortune et de naissance?

Était-il, ce chien, de ceux qu’elle fit souvent molester pour leurs
aboîments intempestifs, qu’elle blessa d’un jet de pierre ou d’une ruade
quand ils hurlaient aux sabots de son cheval? Était-il là, servi par sa
mémoire, pour se rassasier de lâche vengeance? Pourtant, il ne semblait
pas possédé d’une animosité particulière, mais voyait s’accomplir la
fatalité avec un patient regard de soumission.

L’Enfant dévisagea celui qui avait amené le chien, Draïdi, l’audacieux,
le rebelle et le félon. Alors, elle ne voulut pas mourir devant ces
deux-là! Le corps arqué, dans un effort tragique, à pleines mains elle
reprit les ronces pendantes.

Soudain son buste se dégageait de la gangue de pierre, d’argile et
d’eau. Miraculeusement, elle s’arrachait à la sinistre emprise, se
retrouvait sur le bord.

De ce miracle, le gamin vindicatif eut une si irrésistible peur qu’il
s’enfuit entraînant son comparse.

L’Enfant voulut reprendre le chemin du logis. Elle avait subitement
froid dans ses membres gourds et douloureux. Elle s’appuya contre un
rocher, le contourna difficilement.

A ses pieds, il y eut un grognement féroce et un bondissement forcené.
Au large, mais manifestant l’évidente intention de revenir, une hyène
cahotante, hargneuse, inquiète et intimidée, se ramassait et retroussait
les babines.

L’instinct du chasseur et du forestier secouait déjà l’Enfant
grelottante. Elle fixa l’hyène à la dure crinière hérissée parmi le poil
beige et grisâtre. Celle-ci ne détalait pas suivant l’habitude de son
espèce. L’Enfant sauvée des eaux avait-elle à ce point l’air chancelant
et misérable que la bête poltronne osât l’affronter?

L’hyène se mit à grogner doucement. Ses yeux, éblouis de lumière,
clignotaient vers la base du rocher. L’Enfant suivit la direction de ce
regard, écarta les ronces et les graminées, et vit trois petits d’hyène
dormant dans le tranquille repaire.

Devant son geste, la mère eut un hoquet d’angoisse et de menace, prête à
bondir. Mais voici que son courroux s’apaisait et qu’elle se
rapprochait, comme rassurée par la fraternité tacite de la forêt et du
tête-à-tête avec une créature pitoyable, sans armes; tout cela, parce
que, sans la quitter des yeux, l’Enfant refermait les herbes et les
lianes au-dessus du berceau des fils de la méprisée.

Et près du nid de l’hyène domptée, l’orgueilleuse pleura à cause de la
haine de Draïdi.




Dans une robe de laine arabe, blanche et molle, posée comme un pigeon au
rebord d’angle des terrasses, l’Enfant regardait passer le bref et
modeste exode de la famille de Draïdi. Deux mules, sur le bât desquelles
s’enroulaient des tapis formant un nid profond, portaient les deux plus
jeunes épouses du père avec un dernier-né vagissant. Sur une autre bête,
la première femme, vieille, mais vénérée étant la mère de Draïdi, avait
pris soin de s’entourer des plus précieux objets de la famille; petits
coffres peinturlurés où l’on renferme les bijoux barbares et les
foulards de soie des coiffures, longs coussins tissés qui servent de
sacs et contiennent la garde-robe féminine, les gandourahs roulées et
les bernous du seigneur. Deux ânes, poussés par un serviteur, étaient
chargés du reste des bagages, les piquets de la hutte, les outres et les
nattes, et, sur son maigre cheval dansant, le père avait pris le fils en
croupe.

L’Enfant, ne voulant plus tolérer cette présence vindicative, avait
demandé l’éloignement de la famille du rebelle; le garde aurait la
surveillance d’une autre partie du domaine.

Sans détourner la tête, ces gens passèrent, les yeux fixes, devant
l’offensée, sans un cillement de paupières, sans qu’un muscle bougeât
dans leurs faces sérieuses.

Elle ressentit de cette attitude une injure nouvelle. Qu’étaient-ils
donc ceux-là, voués à la soumission par la loi de conquête et le besoin
de vivre? Qu’étaient-ils pour subir avec cette hauteur dédaigneuse une
juste punition? Il lui semblait qu’en ce moment la fierté de ces gens
dépassait son orgueil; elle en fut outrée et troublée aussi.

Les pères du père de Draïdi, avant la création du domaine et la vente de
leur territoire morceau après morceau, avaient toujours régné sur ce
district de l’immense forêt, y imposant à leur guise le droit du
seigneur. Une destinée de défaites, d’impuissance et de pauvreté,
changea leur domination en servitude. Nul ne sut comment ils en
souffrirent ni la nature de cette souffrance. D’ailleurs, un grand
fatalisme héréditaire les secourait. Mais l’Enfant songea que la
rébellion de Draïdi procédait d’un réflexe de l’indépendance de ses
aïeux, s’exprimant tout à coup en lui, et que ce départ, dans une
obéissance hautaine, reflétait bien leur ancienne dignité.

Elle en demeura rêveuse, avec d’imprécis regrets qui n’allaient pas sans
un sentiment vague d’admiration mêlé de tardive et sauvage amitié. Elle
s’apercevait que le gamin révolté avait été supérieur aux autres en
toute chose. Elle se repentait d’avoir manqué de sympathie pour lui et,
en même temps, de ne pas l’avoir humilié davantage, écrasé, enseveli
sous le geste d’une impitoyable souveraineté.

Des questions, les insolubles questions des responsabilités humaines et
de l’inégalité des sorts, se présentaient obstinément à son esprit qui
ne les accueillait pas avec sa sérénité coutumière.

Cependant, elle ne rappela point ceux qui s’éloignaient dans leur
orgueilleux silence, et jamais elle ne permit à Draïdi de se retrouver
devant elle.




A l’ombre du promontoire des livres, dans la bauge des sangliers, au
creux du ravin, une laie joue avec ses petits.

Étendue sur la terre rouge et penchée sur la verte profondeur, l’Enfant
observe leurs jeux.

Ils sont dix également rayés de brun et de fauve, lestes et
rebondissants. On discerne entre eux des préférences et des contrastes.
Par boutades, ils échangent des frottements de groins fraternels et
entreprennent des querelles qui s’achèvent en grognements, à l’abri des
flancs de leur mère, ou en chutes joyeuses dans la boue.

La laie renifle et bougonne, sentencieuse et tendre. Elle gratte
énergiquement les rudes soies de son échine contre un tronc d’arbre
renversé. Elle s’étend dans la bauge, la hure allongée, le groin
ruisselant, l’épiderme parcouru de frémissements voluptueux. Son petit
œil sauvage clignote plein de vigilance, de plaisir égoïste et de
maternelle jubilation.

Ces dix sont les fils parfaits du solitaire aux défenses d’ivoire qui
labourent le sol aussi profondément qu’un soc de charrue. Ces dix sont
les fils du sanglier brutal, sagace et agile, et les fils de la laie
redoutée des chiens!...

Or, un chien surgit, ayant rompu sa corde de laine au gourbi des
bergers. C’est un chien affamé, repris par l’instinct primordial de la
chasse et de la proie vivante. Il s’élance parmi la troupe joueuse; la
femelle n’a que le temps de proférer un grognement furieux; il tient
déjà l’un des marcassins à pleine gueule. Les cris perçants de la
victime déchirent l’atmosphère. La laie va foncer sur le chien. Mais,
brusquement, elle s’arrête, flairant le vent, le poil hérissé de terreur
plus que de colère. Elle est secouée d’un tremblement d’indécision
tragique entre le mal présent et l’invisible danger qu’elle évente.

Soudain, elle prend un parti suprême. Elle rassemble sa bande d’un
grognement bref, ébauche encore un mouvement violent contre le chien,
qui cherche à entraîner le marcassin faiblissant, puis, dans un
renoncement stoïque, chasse rapidement devant elle la troupe affolée de
ses petits.

Ils disparaissaient dans les fourrés lorsque le chien, hérissé à son
tour prit la fuite, la queue serrée, l’œil torve, laissant sa proie,
emportant sa faim.

Alors parut un serval, type charmant et féroce de cette féline espèce
qui ne s’apprivoise jamais. Car la grande panthère nord-africaine, à
taille de lionne, s’accoutume à quiconque l’élève et la nourrit, tandis
que le serval, même pris au gîte dès sa naissance, ne se soumet point.
Plus petit, plus mince et plus souple encore que la panthère, avec un
pelage aux mouchetures plus rapprochées et plus régulières, il glissait
hors de l’abri des hautes fougères.

Sidéré par l’approche de l’ennemi mortel, le marcassin blessé et gisant
ne criait plus. Le serval étendit sa patte flexible, ses ongles
rétractiles, taillés et luisants comme des silex. D’une griffe lente,
voluptueuse, il attira la victime à portée de ses dents cruelles et
l’étrangla avec douceur. Il flaira dédaigneusement la plaie faite par le
chien, retroussa ses babines et caressa sa joue et son menton contre le
corps tiède; ensuite il le déchiqueta sans hâte. Humectant son mufle de
sang frais, il mangea un peu, se détourna bientôt des reliefs de ce
festin, et rampa jusqu’au bord de l’eau, là où elle coulait
transparente, impolluée.

A ce moment, il leva la tête vers le sommet du promontoire de grès rouge
et le visage ardent penché sur lui dont il savait, dès auparavant, la
présence attentive. Avec une sécurité quelque peu méprisante, mais
pleine de grâce, rasé, les flancs au sol, les yeux mi-clos, guettant
malgré la quiétude du lieu, il lapa l’eau pure à petits coups.

Il semblait boire dans cette eau l’image réfléchie de la figure humaine.
Et l’Enfant souriait de ce que le fauve redouté ne parviendrait pas à
faire disparaître ce reflet dans l’eau perpétuelle.




Au galop, l’Enfant avait traversé le chantier des Kabyles dans le soir
tombant.

Elle restait frappée des regards hostiles ou méfiants qui
l’accueillirent et la poursuivaient. Pas un qui l’eût saluée, pas un qui
se fût écarté sur son passage; ils s’offraient au heurt de son cheval et
c’est elle qui dut détourner la bête pour ne pas écraser un homme.

Elle galopait, pensive, dans le crépuscule, moins offensée qu’inquiète
pour la première fois. Instinctivement, elle déchiffrait une menace
grave dans l’attitude des démascleurs et l’insolence des faces obtuses
de ceux qui se postèrent sur son passage. Sa rapide chevauchée lui avait
laissé le temps de percevoir que cette ruche humaine, presque muette
d’habitude, était profondément en rumeur. Mais elle en ignorait les
raisons.




Comme les nombreux torrents qui ruissellent de la montagne après
l’orage, un matin, les Kabyles sortirent des bois et se répandirent dans
la Grande Clairière.

Ils dévalèrent par tous les sentiers et toutes les foulées de la forêt.
Ils marchaient d’un pas ferme, mais inégal, pleins de résolution, mais
sans certitude. Ils agissaient volontairement, pensaient-ils, mais sans
être sûrs d’avoir raison. Ils ne suivaient pas ceux qui les avaient mis
en marche, mais c’étaient ceux-là qui les suivaient.

Ils s’égaillèrent, environnant les dépendances et le parc, sans oser
gravir la pente ni s’engager dans le chemin large conduisant à la maison
du maître. Avec toutes ses fenêtres ouvertes, la blanche maison, sur ses
terrasses étagées, dominait et veillait, avertie par les bergers arabes,
qui entendent tout et savent tout ce qui se trame dans la brousse, du
pacte des lions et des chacals aux complots des hommes.

Il y avait, dans la clairière, de grandes meules, réserves de fourrage
pour l’hiver. Les Kabyles échangèrent quelques coups de fusil avec les
serviteurs préposés à leur garde, puis les incendièrent. Ils
incendièrent de même les dépendances dont le personnel s’était enfui et
les écuries d’où les chevaux s’échappèrent. Cela fait, se rassemblant et
se détachant par petits groupes, ils s’assirent en rond, tels des
sauvages au conseil, attendant ils ne savaient exactement quoi.

Deux ou trois contremaîtres, à l’esprit de Phéniciens retors, avaient
préparé ces primitifs pour des actes irréparables. Chargés de remettre à
chacun la paye hebdomadaire, ils retenaient depuis longtemps le salaire
des travailleurs et, peu à peu, persuadaient les équipes de démasclage
que le maître, déloyal et avare, exploiteur des humbles, se refusait à
payer le prix de leur exil et de leurs sueurs.

Ainsi mirent-ils les chantiers en état de fermentation intense jusqu’au
moment propice au vol général, au meurtre peut-être, au pillage des
biens du dominateur et du plus favorisé du destin. Manœuvre facile,
révolte éternellement renouvelée de celles de l’ergastule et des rameurs
de galère, indignation spontanée des simples dont la cupidité, les
besoins et le sentiment inné de justice, se croient lésés à la fois.

L’Enfant glissa doucement sa main dans la main de son père et sortit
avec lui de la maison.

Gravement et lentement, ils descendirent les degrés des terrasses et
prirent le chemin de la Clairière. A portée de voix des félons, le
maître en appela quelques-uns par leurs noms. D’un premier mouvement
accoutumé, ils allaient obéir, puis ils se souvinrent de ce qu’ils
voulaient faire, de ce qu’ils avaient déjà fait, et se rassirent.

--Que prétendez-vous et que signifie votre action criminelle, demanda le
maître d’une voix haute, impérative, en désignant du geste les meules et
les bâtiments qui brûlaient encore.

Ils s’entreregardèrent et, dans cet instant, ils escomptaient que leurs
meneurs répèteraient les raisons qui les poussèrent à la révolte et
renouvelleraient les promesses par lesquelles ils furent tentés. Mais
ceux-ci se taisaient ou prononçaient à tue-tête et de façon véhémente
des mots sans importance dans le seul but de couvrir la voix nette qui
s’élevait.

--Ai-je jamais eu quelque tort envers vous? Vous ai-je spoliés en quoi
que ce soit? Voici de bien longues années que vous êtes mes
collaborateurs annuels et que je rémunère intégralement vos services. De
quelle chose avez-vous donc à vous venger et dans quel but vous
conduisez-vous comme des scélérats?

Mais il s’exprimait en arabe et les meneurs se gardaient de traduire.
Ils parcoururent les groupes, affirmant que le coupable n’était venu à
eux et ne parlait que pour leur demander merci et qu’il convenait de ne
pas faiblir. Alors, les Kabyles commencèrent à douter de ces guides
parce que l’expression du visage et l’attitude du maître leur révélaient
le véritable sens de ses paroles.

--Dans toute la montagne, y a-t-il un seul homme à la requête duquel je
n’aie pas fait droit chaque fois qu’elle était justifiée? Que l’un
d’entre vous s’avance donc et m’expose vos griefs!

Il y eut du flottement parmi les groupes. Plusieurs ayant saisi quelques
mots et la signification du geste voulurent obéir. Les plus excités se
récrièrent avec fureur. Les vieux fusils, volés ou acquis secrètement
des contrebandiers de la frontière tunisienne qui rôdaient dans les
forêts, se levèrent. Il plut des chevrotines et quelques balles autour
du père et de l’Enfant, mais l’indécision des tireurs ou le hasard
providentiel firent qu’elles manquèrent le but.

Le maître prit un revolver dans sa poche et tira. Un homme croula, la
tête fracassée. Puis, il en tomba deux, trois, d’autres encore; ce
n’était plus le maître qui tirait.

Sur le flanc des bandes kabyles, des chevaux cavalcadants, montés par
les Achabas, resserraient un cercle vengeur. Ils visaient bien, les
chasseurs de gazelles, et la balle prompte de leurs fusils était douée
d’une vue mystérieuse qui la dirigeait infailliblement.

L’Enfant qui, tout à l’heure, frémissait de courroux devant l’audace
meurtrière des Barbares, maintenant, criait de joie!

Certes, le combat eût pu durer longtemps entre les Berbères et les
Arabes, et jusqu’à l’extermination des uns ou des autres; mais la lutte
s’engageait entre les bandes kabyles elles-mêmes. L’une d’elles, un çof
tout entier, courut sous les balles, rejoignit le maître, demanda grâce
au nom de l’Enfant. Enfin, ils vinrent tous. Les meneurs étaient morts
sous le feu des Nomades ou bien leurs propres partisans les avaient
tués. Alors tout fut expliqué selon la justice et la vérité. Il y en eut
qui se frappèrent le front contre terre et l’Enfant posait son talon sur
la tête de ces vaincus.




C’était un bel étalon pommelé, père de plusieurs générations de poulains
et de pouliches.

Il plia brusquement les membres comme si ses jarrets se fussent rompus.

Les serviteurs affirmèrent que les gens avaient trop loué son élégance
et sa vigueur, sans ajouter à leur louange la formule d’invocation pour
Dieu afin qu’il fût préservé du mal.

Le beau cheval étira son encolure contre le sol desséché. Ses sabots se
heurtèrent l’un à l’autre, incohérents et désespérés. Sa tête se souleva
pour retomber lourdement, les naseaux remplis de terre. Ses yeux morts
restèrent semblables à ses yeux vivants. Et ce fut fini de lui.

On le laissa là où il était tombé, au bord de la rivière.

Une grande impression de force anéantie se dégageait de cette dépouille
aux formes parfaitement harmonieuses, aux beaux muscles fins et solides,
tendus encore sous le poil brillant et doux.

L’Enfant demeurait près du cheval mort, assise sur l’herbe rase et
brûlée. Ses doigts erraient dans la crinière gonflée encore du vent de
la dernière course. La petite amazone revoyait le fier animal, campé au
tournant de la route des plaines, à l’époque où l’on attendait le
passage des Achabas. Elle le revoyait à l’horizon de la Grande
Clairière, hennissant pour les cavales visibles ou devinées, toujours
cabré, mordant le mors, mais sans vices ni tares à cause de sa noble
race. Et il était aussi le seul que l’Enfant montât sellé et bridé.

On conservait sa généalogie avec le soin jaloux qui veille sur celle des
chérifs et son nom s’ajoutait glorieusement au nom des plus précieux
poulains.

Il portait des colliers d’amulettes qui tintinnabulaient sur son large
poitrail. Sa croupe conservait l’empreinte de la main fatidique, teinte
d’un henné préparé pour la commémoration de la naissance du Prophète.

Cependant, le bel étalon était mort.

L’était-il vraiment? N’allait-il pas se relever, maladroitement et
puissamment appuyé sur ses pattes arquées, les tendons raidis?

Irrésistiblement, elle l’appela:

--Moueddin...

Mais il ne tressaillit point en entendant les inflexions de sa voix sur
les syllabes familières et déjà les mouches envahissaient ses yeux sans
images.

Pourquoi l’Enfant se sentait-elle atteinte par cette mort plus que par
celle d’aucun animal favori perdu jusqu’à ce jour? Depuis quelques mois,
les incidents et les événements qui traversaient sa vie revêtaient une
gravité singulière, s’imprégnaient d’un caractère d’oracles sibyllins,
d’avertissements mystérieux. Des certitudes, qu’elle n’avait jamais eu
prétexte d’étudier ni de discuter, se soulevaient et semblaient vouloir
s’en aller hors d’elle, en silhouettes éplorées, processionnaires sur un
indescriptible et bizarre chemin. Dans sa pensée, nette et claire comme
une tente ensoleillée, d’autres ombres anxieuses, imprécises, entraient,
faisaient les ténèbres parce que, derrière elles, retombait le pan de la
tente ouvert sur l’horizon.

Il en était ainsi depuis la rencontre de l’Enfant avec l’Homme nu.

Elle reprenait souvent l’étrange manuscrit, ce testament sans exemple
que gardait un serpent dans un buisson de myrte, et les mots se
précipitaient sur son esprit sensible et dans le trouble nouveau de son
cœur comme des gouttes d’huile sur un feu flambant.

--«... elle est telle un vin frais rempli du suc des vieilles
treilles... Mais l’amphore est fragile et la vie a grand soif...»

La rébellion de Draïdi lui avait démontré la dignité d’autrui opposée à
la sienne. La révolte des Kabyles témoigna que sa souveraineté n’était
pas inaccessible. Un désarroi profond, invinciblement, l’envahissait.

--Suis-je donc l’amphore à ce point fragile que n’importe lequel des
hasards de la vie puisse me briser? Tomberai-je comme Moueddin, pleine
de fierté, d’ardeur et d’élan, en ignorant comment et pourquoi je tombe?

Une mouche posée sur sa paupière fit qu’elle sursauta de dégoût. Alors,
elle eut une réminiscence d’un verset biblique déclarant impurs les
animaux morts et impur jusqu’au soir quiconque les touchait.

--Je suis donc impure, impure, ô Moueddin! Et parce que tes sabots
baignent au lit de la rivière, l’eau de la rivière ne me purifiera
pas...

Mais elle laissait ses doigts mêlés aux crins du beau cheval.

Cependant le prompt crépuscule passait dans la clairière et sur les
forêts ainsi qu’un vol d’oiseau regagnant le nid. Ce serait bientôt la
nuit. Et l’Enfant se serrait contre le cadavre lentement saisi par le
froid funèbre.

--Maintenant, songeait-elle encore, les chacals vont désirer manger
Moueddin. Ils viendront, me trouveront ici, et que prétendront-ils
faire?... Nous n’avons pas voulu t’ensevelir, ô Moueddin; les chacals
savent reprendre les corps enterrés même sous les lourdes pierres et les
épines acérées.

Elle connaissait trop bien les bêtes viles, sans cesse affamées, qui ne
souhaitent rien sinon manger et manger beaucoup. Les conteurs, les
fabulistes et les poètes arabes vouaient cette espèce aux rôles sournois
ou infâmes, car elle passait pour fausse avec moins de subtilité que le
renard et basse et rusée avec moins de malice. Et, sous la terre,
Moueddin eût souillé son poil miroitant qui renvoyait encore un reflet
aux eaux glauques et rares de la rivière d’été.

Dans l’ombre foisonnant subitement, un corps fauve, empanaché d’une
queue touffue, s’aventura hors des broussailles en lisière. Un museau
pointu prit le vent et se replongea dans les taillis.

Les chacals reparurent à deux ou trois et jetèrent le cri aigu, bref,
puis prolongé en glapissement stridulant qui invite à la curée. En
demi-cercle et sur tous les points à la fois, ils parurent sourdre.
Bientôt, on entendit glapir et s’appeler sur les confins de la clairière
d’où se détachaient les bêtes qui, toutes, convergeaient vers le cadavre
du cheval.

L’Enfant ne les craignait pas. Maintes fois, par jeu, elle avait
elle-même donné le signal de leur apparition et de leur rassemblement en
imitant leur cri d’avertissement, avec tant de perfection qu’ils s’y
trompaient toujours.

                   *       *       *       *       *

Voici qu’elle est environnée des bandes houleuses, glapissantes; les
chacals ont faim. Elle croise son regard avec celui des phosphorescentes
prunelles qui jaillissent de toutes parts. Des fourrures audacieuses
glissent à portée de ses mains.

--Ma fille, ma fille, la toute petite et la précieuse, réponds, je te
prie!

La voix du Rahmani, éclatant dans les lauriers-roses, disperse
momentanément les chacals.

--Mon frère, ô mon frère le choisi, je suis triste et je défends mon
cheval Moueddin contre les bêtes de la mort.

Il la rejoint.

--Je suis passé par ta maison sans te rencontrer. Les serviteurs m’ont
appris cette chose, et je t’ai cherchée, et je te trouve pour avoir une
occasion de louer Dieu. Les chacals ne sont pas des adversaires dignes
de toi; peut-être, se sentant aussi nombreux que les cheveux de ta tête,
pourraient-ils te faire du mal.

Il la prend en croupe de son vivant cheval, nerveux et fuselé comme un
sloughi, mais qui ne saurait se comparer à Moueddin ni pour la force ni
pour la beauté. Ils remontent les pentes obscures.

--Demain, viens au campement; nous te ferons oublier ton chagrin.

--Je n’ai presque plus de chagrin, ô Rahmani; cependant, j’irai te
demander de m’expliquer des songes.

Une lamentation confuse, aux paroles entrecoupées, s’éleva, traîna,
retomba et se fondit dans la nuit. C’étaient les servantes qui
composaient un chant sur la mort de Moueddin, l’amant des cavales.




--Des songes, dis-tu?

--Des songes, peut-être. Et ce sont aussi des visions qui me viennent
sans dormir.

L’Enfant et le Rahmani causent au seuil de la lourde tente nomade dans
l’ombre de laquelle, derrière les «hanbels» tissés, des femmes et des
jeunes filles font tinter leurs bracelets.

--J’ai vu, dit l’Enfant, une fumée immense recouvrir la montagne entière
et pénétrer jusqu’aux racines de la forêt.

--C’était un nuage monté de la mer lointaine.

--Le crois-tu? Mais ai-je jamais eu peur d’un nuage et celui-là m’a fait
trembler...

D’autres Achabas s’avancent et s’asseyent avec eux. Il en est un qui
connaît la signification des songes.

--Un nuage? Cela signifie que tu t’en iras.

--Je m’en irai...

Le Rahmani sourit avec une bonne tendresse.

--Louange à Dieu pour le présage! Nous avons toujours souhaité te voir
descendre une fois avec nous dans les plaines, puis au désert.

Les plaines...

C’était le vaste inconnu. La plus large part de ce que l’Enfant
ignorait, tenait dans le visage et la vie des plaines.

Là s’érigeait aussi la Ville dont les feux, le soir, salissaient le ciel
d’une buée roussâtre, dont la rumeur, faite de bruits disparates sans
nombre, alourdissait les heures du jour. La Ville avec son enceinte de
remparts à créneaux, la tour massive de sa cathédrale, l’élan svelte de
son minaret, les toits rouges inégaux de ses maisons et la flore
artificielle de ses jardins. La Ville, gouffre miroitant aux linéaments
confus dans l’éloignement et vus du haut de la montagne. La Ville, ce
mystère qui n’éveillait aucune curiosité chez l’Enfant; cette
indestructible menace contre les gens des terres libres, contre les
solitaires; cette force collective intransigeante, cet inépuisable
sablier d’humiliations et de mesures égalitaires qui s’empare des
dominateurs isolés, qui les soumet, les annihile ou les fait mourir; la
Ville immonde et miraculeuse, phalanstère et guet-apens, refuge et
in-pace, recours et anéantissement, la Ville était le fruit savoureux et
vénéneux des plaines. Et l’Enfant qui ne savait rien d’elle, que son
existence, pressentait vaguement cela.

Mais le Rahmani parla du désert.

--Tu viendras, insistait-il, et longtemps tu resteras sous nos tentes.

Dans ses moindres paroles éclatait ce que précisait un écrivain de
France, «cette joie haute et nuancée de la vie nomade», s’élevant
«jusqu’à une sorte de sensibilité philosophique.»--Et ce qui marquait de
tant de séduisante et précieuse hauteur la physionomie de l’Achaba avait
été exprimé aussi par le même[2]:--«La sévérité du paysage _rend
sérieux_ et propage en l’âme comme sur l’étendue visible, une
impassibilité qui semble descendre du ciel.»

  [2] Marius-Ary Leblond.

--Tu viendras avec nous...

Il lui certifiait qu’elle deviendrait semblable ou supérieure à la
poétesse M’barka bent El Khass, de la tribu des Beni Amer qui fut
grande, au XVe siècle, dans le Sahara et resta de glorieuse et
impérissable mémoire. Pas un pâtre ou un caravanier qui ne connût son
nom et la plupart des faits et des bienfaits que la tradition rattachait
à sa vie.

Son esprit, voué aux belles choses, ne dédaignait pas les choses utiles;
elle savait diriger le forage d’un puits comme elle savait rythmer un
poème. Le folklore saharien et les oasis du Sud oranais lui devaient une
large part de leur richesse. Les détails de sa personnalité se perdaient
dans une légende abondante et diffuse, mais elle apparaissait surtout
comme une sorte de génie savant et poétique dont l’envergure couvrait la
moitié du désert.

Soudain, l’Enfant prononça gravement,--et il lui sembla, que la pensée,
immédiatement précisée par des mots, avait jailli d’une inspiration
divinatrice:

--Certainement, un jour, je serai parmi vous... pour longtemps... pour
toujours peut-être...

Elle ne prévoyait pas que cela dût advenir au lendemain d’une
irréparable épreuve et dans un temps où, après l’avoir cruellement
perdue, elle rentrerait en possession d’une souveraineté reconquise, non
point par droit d’héritage, mais par mérite de hardiesse, de conscience
et de volonté.




Le Rahmani passait dans la brousse à l’amble de son cheval.

De campement en campement, il allait, avertissant les Achabas que le
moment du retour aux steppes était venu.

Les feuilles des chênes-liège restaient vertes, mais celles des
chênes-zéens tombaient déjà. Les hautes fougères prenaient leurs nuances
de rouille. La couleuvre gardienne des livres devenait frileuse. Les
bêtes se revêtaient du poil brillant et fourni de la saison hivernale.
La forêt exprimait une magnificence recueillie.

L’Enfant accompagnait le Rahmani et celui-ci l’entretenait encore des
plaines et du désert.

Elle aurait voulu fuir son insistance et ne faisait rien pour y
échapper. Il lui advint de chercher à pressentir le monde inconnu.
Ainsi, au seuil d’une saison nouvelle, l’adolescence entrevoit la
redoutable et l’inéluctable vie d’un autre âge vers lequel elle
s’achemine, craintive et curieuse, parfois épouvantée, mais sans qu’il
lui soit permis de fixer le temps ni de remonter le cours de saisons
écoulées.

Le Rahmani passait sur son cheval, qui ressemblait à un sloughi, et
l’Enfant montait un fils de Moueddin.

Des raisins aux grappes noires et dures mûrissaient dans les arbres
chargés de vignes pendantes. Sous le moindre vent, en essaims pourprés
et jaunes, s’abattaient les feuilles de ces vignes et celles des
figuiers que visitait l’automne.

De campement en campement, les deux cavaliers allaient comme des envoyés
du destin, avertissant les pasteurs et les troupeaux nomades de se tenir
prêts pour l’exode prochain.

Durant plusieurs journées, le lent défilé recommencerait en sens
inverse. Encore, la suzeraine des bois pourrait dénombrer ces vassaux
échappant pour un temps à sa domination. Elle recevrait encore les
nombreuses et poétiques offrandes, les derniers-nés d’entre les agneaux
laineux auxquels les femmes joindraient quelque bijou, quelque souple
étoffe tissée par leurs mains peintes et qui garderait longtemps l’odeur
sensuelle du chîh, qui est la plante amère et parfumée des pâturages
sahariens.

Puis, des orages drus ruisselleraient sur la montagne. Les brumes
rôderaient autour des sommets. Les ravines rouleraient un flot continu.
Les sources taries rejailliraient, froides et transparentes. Il y aurait
des violettes blanches et des cyclamens sous bois.

Et un jour d’entre les jours de ciel uni, d’atmosphère ouatée, la neige
tomberait, l’espace de quelques heures, bloquerait les sentiers
encaissés, impraticables le long des torrents, s’accumulerait et
persisterait dans les gorges. Beaucoup de bêtes mourraient parmi les
troupeaux sans étables. Les bergers, dont le printemps et l’été virent
les robustes silhouettes adossées contre un chêne, les doigts actifs,
tricotant, avec deux longues aiguilles en bois de genévrier, la laine
bourrue, à peine filée, pour en faire des jambières protectrices contre
les épines de la brousse,--les bergers s’accroupiraient dans leurs
lourdes tuniques rayées et ne conduiraient plus le bétail dans les
clairières blanchies. Ils se blottiraient avec les femmes et les enfants
près des misérables feux de branches vertes qui fumeraient sous les
étroits gourbis.

Dans ce temps, les cerfs deviendraient plus familiers, les sangliers
seraient hardés par bandes plus nombreuses et les panthères ne se
risqueraient qu’en des chasses prudentes, des rondes circonspectes, car
la neige qui conserve les traces nettes serait une trahison perpétuelle
sous leurs pas.

Mais, d’abord, se prolongerait la saison des feuilles mortes, quand la
forêt sent amoureusement bon, telle une chevelure au soleil.

--Certainement, une fois, je descendrai avec vous jusqu’au pays des
palmes, répétait l’Enfant répondant au Rahmani.

Il sourit et l’extase des oasis parcourut son visage.

--Alors, répliqua-t-il, tu ne remonteras jamais jusqu’à la forêt.

--Je remonterai au printemps suivant, comme vous.

--Ah! pour nous il y a une loi différente et qui ne t’atteindra point;
car ce sont nos troupeaux qui remontent, parce qu’ils ont faim, et nous
sommes obligés de les suivre. Pour toi, nulle nécessité. Et ne seras-tu
pas maîtresse là-bas de la même manière que tu l’es ici? Il fut écrit
sur toi que tu régnerais toujours à cause de la puissance égale de ton
esprit.

--Mais la forêt?... Je l’aime par-dessus tout, tu le sais.

Il dit d’une voix grave, douce et convaincue:

--Tu n’aimeras plus la forêt ou tu penseras à elle comme à une morte
avec qui tu n’aurais plus rien à faire dans ce monde.

--J’y penserais comme à une morte...

Elle eut un éclair de courroux dans les yeux et, l’accent rude, les
paroles tranchantes, elle ripostait au favori:

--Ne me parle plus de telles choses. Tu m’affliges et m’offenses; je ne
te le permets pas.




De campement en campement, ils atteignirent un plateau étroit dont les
pentes dévalaient jusqu’à une prairie basse, incessamment mouillée
d’infiltrations de sources.

Deux maisonnettes, couvertes de tuiles rouges, pareilles à celles qu’on
voit aux deux bords des routes qui traversent un village, ajoutaient
leur nostalgie banale à la mélancolie du plateau dénudé.

Sur le seuil, des enfants blonds aux cheveux raides, au teint bistré par
le soleil et sali par la terre noire de la forêt, se montrèrent,
disparurent effarouchés, se montrèrent de nouveau poussés par leurs
parents, cinq ici, trois autres là. Deux femmes fraîches, mais timides à
la manière gauche et un peu brusque des paysannes, morigénaient la
marmaille. Elles ébauchèrent un sourire pour saluer l’amazone et son
ami.

Et l’amazone était saisie d’un immense étonnement. Jamais encore elle
n’avait abordé ce plateau situé aux confins de son domaine, là où la
lisière de sa forêt touchait au territoire de l’État. Elle savait bien,
par ouï-dire que des gardes français, appartenant à l’administration
forestière du gouvernement, habitaient cette région isolée, également
éloignée d’un groupement européen quelconque et de la Grande Clairière.
Or les habitants de la maison blanche étaient trop volontiers confinés
dans les limites de leurs bois pour entretenir les moindres rapports
avec des voisins.

--Il faut, avait décidé le Rahmani, il faut avant de nous suivre à
travers les plaines, que tu connaisses d’autres êtres que nous-mêmes et
tes bergers. Nous irons jusqu’au poste forestier. Tu verras des gens,
dont le visage et le langage sont presque exactement semblables à ceux
des habitants des villages et des villes de la plaine, et tu verras
aussi des enfants de ta race, qui te ressemblent moins que ma fille, la
toute petite, ta préférée et la mienne.

L’Enfant avait accepté.

Maintenant, elle béait de surprise devant ces femmes et leur progéniture
échelonnée. Elle, les étonnait moins, car, au-delà de plusieurs lieues
de pays, tout le monde la connaissait parfaitement.

Les gardes revinrent d’une tournée, montant, avec de lourdes selles
d’ordonnance, de chétifs et patients chevaux, lestes et adroits dans les
passages difficiles et qui ne craignaient ni la neige ni le feu. Ils
avaient de bonnes figures lasses sous le casque colonial et la tournure
militaire dans le dolman vert de l’uniforme. Leur accent révélait que
leurs berceaux se balancèrent sur l’autre rive de la Méditerranée. Ils
regrettaient les forêts de l’Esterel et des Maures, aux frontières
peuplées de gens de même espèce qu’eux et à proximité d’innombrables
lieux habités, voire de quelques centres élégants de la Riviera.

A l’égard des indigènes, avec lesquels ils devaient entrer
perpétuellement en conflit, ils témoignaient tour à tour d’un
sentimentalisme très métropolitain ou d’une férocité de négriers.

Leur tâche ardue consistait à faire respecter la forêt, à la préserver
de toutes les déprédations en s’aidant du prestige de leur titre, de
leur tenue, de divers châtiments sanctionnés par le code, de quelques
lois particulières, dont les montagnards méconnaissaient totalement les
buts et la formule et ne parviendraient jamais à découvrir la nécessité;
car ils jugeaient simplement que cela était l’origine et l’aboutissement
de procès-verbaux détestables, lesquels, se renouvelant, finissaient par
mettre une chèvre au prix d’un pur-sang syrien.

Et comment ces pâtres anciens de la très ancienne montagne eussent-ils
pu comprendre qu’il convenait de ne point laisser le bétail pâturer dans
les jeunes taillis ou les futaies de chênes-liège récemment mises en
valeur, et qu’on devait préserver de la dent et de la corne des
troupeaux capricants les arbres dévêtus ou pourvus d’une écorce neuve?
Comment les persuader que l’avenir de la forêt est irrémédiablement
compromis par la mutilation répétée des rameaux et des branches
maîtresses? Comment les convaincre en affirmant que la disparition des
bois entraîne celle des sources et que, leur porter aujourd’hui
atteinte, c’est compromettre les moissons et les vergers de demain?

Depuis le jour antique où une horde initiale posa sur la montagne les
trois pierres du premier foyer, les montagnards rompaient des branches
pour la construction des huttes, coupaient des rameaux pour nourrir les
bêtes pendant la saison sèche et laissaient les taillis livrés aux
cornes de la génisse et à la dent du bouc comme aux griffes de la
panthère. Puis, quand les veaux, les chevaux et les agnelets, se
trouvaient par trop privés d’herbe tendre, quand le soleil de septembre
avait durci les dernières touffes de diss et que la paille des
clairières était rongée jusqu’à la terre, quelle inconcevable
législation pouvait encore interdire de mettre le feu dans les espaces
libres, afin que, spontanément, un peu d’herbe verte et tendre
repoussât?

Sans doute, il arrivait que le feu gagnât la zone des grands arbres,
qu’au gré du vent du Sud l’accident se transformât en désastre et que
des milliers d’hectares de forêt vierge ou industrielle fussent
dévastés, absorbés par le fléau. Souvent même le pâtre et le troupeau
étaient les premières victimes[3].

  [3] Au moment où ce volume était sous presse 30.000 hectares de forêts
    brûlaient, en trois jours, dans les Beni-Sahah et les montagnes de
    Philippeville.

Les diligentes femmes des gardes s’ingéniaient à rendre digne de
l’Enfant et du chef des Achabas leur modeste et prompte hospitalité.

--Ma fille aînée couchera dans votre chambre et vous servira si vous
avez besoin de quelque chose, dit l’une de ces femmes à l’Enfant.

Elle l’avait conduite dans une pièce aux murs de badigeon rose où un
petit lit de fer étalait la blancheur des draps propres. Sur un lit
pliant de campement, à côté, il n’y avait qu’un drap et une
demi-couverture grise.

L’Enfant promptement dévêtue et couchée regardait sa compagne qui se
déshabillait lentement. C’était une forte fille de douze ans, osseuse,
les extrémités lourdes. Son humble figure exprimait une gêne intense,
plus de fausse honte que de timidité. On ne voyait rien au-delà de la
couleur de ses yeux bruns, aucune pensée perceptible. Elle ne parlait
pas et le mutisme de la petite hôtesse imprévue ne l’encourageait point
à desserrer les lèvres.

L’Enfant l’observait avec une sorte de stupéfaction. Se pouvait-il que
toutes deux eussent leurs origines dans la même patrie et la même
nation? Pourquoi l’âge seul les rapprochait-il tandis que tout les
différenciait l’une de l’autre?

Son souvenir, immédiatement, opposa à la fille des gardes, la fille
dernière du Rahmani.

Elle examinait les mains courtaudes, puis les siennes, toutes souplesse
et muscles fins, et c’est pareilles aux siennes qu’elle revoyait les
mains de l’Arabe. Petite Bédouine de sang bleu, l’enfant des tentes
nomades possédait cet esprit vif et altier, ce dédain de caste qui lui
tiendraient lieu d’intelligence et de supériorité jusqu’au terme de sa
vie. Elle n’avait ni bassesse ni vulgarité. Elle ne manquerait jamais de
tact et ne faillirait dans aucune faute grossière, son instinct affiné,
la guidant mieux que les conventions et le raisonnement.

Mais la fille des gardes, hors une sorte de bonté naturelle, mêlée
d’autant de faiblesse que de nonchalance, que détenait-elle qui pût la
faire craindre ou aimer? Qui découvrirait, au-delà de sa face ingrate,
les vertus foncières, indéfectibles, de la race: endurance physique,
vaillance morale, ressort de bonne humeur et de bon vouloir?

Certes, elle parlait et pensait dans la langue maternelle de la
dominatrice de la forêt; mais celle-ci ne trouvait rien à dire à
celle-là dans leur commun langage. S’il leur eût été donné de déterminer
leurs impressions, elles auraient pu conclure que chacune d’elles
montait ou descendait vers l’autre d’une altitude ou d’un abîme de
vertige et, mises en présence, n’éprouvaient plus qu’un désir
d’éloignement. Et elles savaient, par pressentiment, que, se parlant,
elles ne se seraient pas comprises.

Avec la Nomade, nul étonnement, encore que leur compréhension et leur
manière de vivre n’offrissent pas que des similitudes. Inévitablement et
toujours, elles se retrouvaient sur le terrain du raffinement, de
l’orgueil et de la liberté.




--Je te dirai ceci, ô le Rahmani: je hais les plaines, ces inconnues, si
leur visage humain est constamment semblable à celui de ces gens.--(Ils
sont peut-être de ma race, mais certainement je ne suis pas entièrement
de la leur.)--Je n’habiterai point les villes, car les frères de ces
gens les ont depuis longtemps peuplées. Et si tu voulais que je puisse
te suivre sans hésiter, sans inquiétude ni mépris, pour voir ce que
j’ignore encore, il eût mieux valu, mille fois et une, ne pas me
conduire aux maisons forestières! Ai-je dormi cette nuit, dans ce lit
blanc, près de cette fille bizarre et laide? Je préfère la natte de mes
bergers. Mais sache, ô Rahmani, que se vérifie de nouveau pour moi ce
qui m’est une très ancienne certitude: je suis un fruit rare de l’arbre
de la science. Une race nouvelle sortira de moi, car je suis supérieure
à celle de mes aïeux, lointains ou proches, comme à celle de mes amis et
vassaux... Que penses-tu?

--Je pense que tu ne devrais pas être mortelle... Cependant ni toi ni
moi nous ne serons épargnés par la Séparatrice et la Maîtresse des
derniers jours. Alors...

Ils franchissaient le col élevé de la montagne et descendaient à pic
vers la Grande Clairière.

--Alors, dit l’Enfant d’une voix de rêve, as-tu jamais vu plus beau
matin que celui-ci?




LA ROUTE


Dans l’orgueil ou la détresse de la solitude, dans la tendresse ou
l’indifférence, la quiétude ou l’incertitude du foyer, nous tous, qui
fûmes les adolescents d’un autre âge, nous avons connu le moment où nous
entendîmes la voix d’un monde lointain.

Combien nous en avaient parlé avant cet appel! Les uns pour en
médire,--car il est de ces esprits qui témoignent de leurs regrets par
l’habitude de dénigrer les joies passées. Les autres pour se repentir ou
déplorer l’envol d’un temps trop rapide. Et d’autres encore pour nous
mettre en garde, jaloux peut-être de ce que nous allions saisir ce
qu’ils ne pouvaient plus posséder.

Nous répondîmes à l’appel. Toi parce que la voix lointaine t’enivrait.
Toi parce que, en dépit de l’expérience que tu respectais chez tes
éducateurs, tu voulais surtout courir les risques du hasard et la
meilleure leçon de l’expérience personnelle. Toi, à cause de toutes ces
raisons à la fois ou parce que ta vanité te fit croire être prédestiné
pour un vol souverain hors du nid. Moi...

Le beau mirage et le plus beau voyage!

Tout était accepté d’avance par la confiante illusion. N’étions-nous pas
porteurs de ce trésor que rien ne vaut ni ne rachète: la sainte et bonne
crédulité? Chaque expression comme chaque parole avait son sens absolu.
Nous allions, affirmatifs et vainqueurs avant la bataille, avec le rire
trop clair, les yeux trop purs de ceux qui ne savent pas croyant avoir
tout deviné.

Les chères heures que celles qui frémirent de notre impatience de tout
vivre! Et nos rapides battements d’ailes dans la liberté!

Alors Tarafa el Bakri, le poète, ne nous avait pas encore appris que «la
vie est un trésor qui diminue chaque jour.» Prodigues, nous y puisions,
pour le dilapider à pleines mains...

                   *       *       *       *       *

Mais nul appel n’était encore parvenu jusqu’à l’Enfant taciturne, qui
songeait et régnait au fond des forêts; car le monde lointain ne pouvait
lui donner ni l’illusion ni la réalité de la liberté; il pouvait
seulement la lui prendre, à elle qui la possédait toute entière.
Privilège étrange et redoutable, dont la vie, jalouse comme Jehovah, se
vengerait infailliblement.

En attendant ce jour secret de la vengeance, l’Enfant considérait le
lent rassemblement des caravanes en partance.

Les préparatifs des Nomades s’accomplissaient sans hâte et se trouvaient
achevés comme par miracle. Avec adresse, les hommes drapaient les
souples tentures, les étoffes aux couleurs audacieuses, sur la légère
armature de bois des palanquins. Le matin du départ, ils les fixeraient
au bât des paisibles chamelles. Les femmes et les jeunes filles s’y
blottiraient tels des oiseaux dans un nid clos. En deux temps mesurés,
la bête porteuse se relèverait et commencerait sa patiente route.

Larges et beaux, brillants et légers, tanguant sous un panache de plumes
d’autruche ou de poils de chèvre, ils s’éloigneraient, les «bassours»,
pourpres comme un sang répandu ou noirs comme une nuit favorable aux
trahisons de l’amour saharien. Suivant des pistes séculaires, ils s’en
iraient, pour revenir.

Avant d’atteindre l’horizon des sables, ils traverseraient la plaine et
couperaient la Route conduisant vers la Ville.

L’Enfant les considérait sans envie.




La Ville.

Elle n’avait point à s’en préoccuper; cependant le mot et la chose la
hantaient un peu à la manière d’un accident prévu qu’il serait à peu
près impossible d’éviter. Mais lorsqu’elle prévoyait la possibilité de
franchir les limites de la forêt, c’était avec l’unique but de descendre
et de régner au désert.

Elle fit une trouvaille dans la bibliothèque familiale et un nouveau
livre encore fut remis à la garde de la couleuvre. L’auteur, M. de La
Bruyère,--dont le nom sylvestre la séduisait,--y consacrait un chapitre
à la Ville. Elle s’y perdit, ne comprenant et ne retenant que quelques
paragraphes qui achevèrent de préciser ses répulsions instinctives.

«La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de
petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon et
leurs mots pour rire; tant que cet assemblage est dans sa force et que
l’entêtement subsiste, l’on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait
que ce qui part des siens, et l’on est incapable de goûter ce qui vient
d’ailleurs; cela va jusqu’au mépris pour les gens qui ne sont pas
initiés dans leurs mystères. L’homme du monde d’un meilleur esprit, que
le hasard a porté au milieu d’eux, leur est étranger. Il se trouve là
comme dans un pays lointain, dont il ne connaît ni les routes, ni la
langue, ni les mœurs, ni la coutume; il voit un peuple qui cause,
bourdonne, parle à l’oreille, éclate de rire, et qui retombe ensuite
dans un morne silence; il y perd son maintien, ne trouve pas où placer
un seul mot et n’a pas même de quoi écouter.»

--Je n’étais pas autrement le soir où le Rahmani me conduisit aux
maisons forestières, songeait l’Enfant.

«Il ne manque jamais là un mauvais plaisant qui domine et qui est comme
le héros de la société; celui-ci s’est chargé de la joie des autres et
fait toujours rire avant que d’avoir parlé. Si quelquefois une femme
survient qui n’est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne peut
comprendre qu’elle ne sache point rire des choses qu’elle n’entend point
et paraisse insensible à des fadaises qu’ils n’entendent eux-mêmes que
parce qu’ils les ont faites; ils ne lui pardonnent ni son ton de voix,
ni son silence, ni sa taille, ni son visage, ni son habillement, ni son
entrée, ni la manière dont elle est sortie.»

L’Enfant eut une sorte de douloureuse prescience qu’elle pourrait
peut-être, dans une période de son existence, ressembler à cette femme.
Et ce fut elle qui faillit étrangler la couleuvre roulée autour de son
cou en lui serrant nerveusement la tête dans sa petite main. Mais cette
sensation pénible suscita, dans le plus obscur de sa pensée, le premier
désir d’affronter un jour l’ennemie.

Elle lut un autre paragraphe qui la lui fit mépriser:

«On s’élève à la ville dans une indifférence grossière des choses
rurales et champêtres; on distingue à peine la plante qui porte le
chanvre d’avec celle qui produit le lin, et le blé froment d’avec les
seigles, et l’un ou l’autre d’avec le méteil: on se contente de se
nourrir et de s’habiller. Ne parlez pas à un grand nombre de bourgeois,
ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, si vous
voulez être entendu; ces termes pour eux ne sont pas françois; parlez
aux uns d’aunage, de tarif, ou de sou pour livre, et aux autres de voie
d’appel, de requête civile, d’appointement, d’évocation. Ils connoissent
le monde, et encore par ce qu’il a de moins beau et de moins spécieux;
ils ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses
largesses...»

Or, l’Enfant avait appris la vie des plantes en même temps que la vie
des bêtes.

Elle savait la divinité végétale du cèdre, la royauté du chêne-liège,
quand les hommes n’ont pas encore attenté à sa personnalité puissante.
Elle savait comment le chêne-zéen, sorte de roi dépossédé de la couronne
que le vol circulaire des aigles pose au front des montagnes, lutte
contre son rival. Il lutte, ne désespérant point de reconquérir la
suprématie forestière. Il lutte, en s’élançant d’un jet vers le ciel, en
élargissant la circonférence de son tronc à l’écorce unie et qui reste
droit. Il domine les têtes frisées des autres de sa tête aux frondaisons
plus légères, avec des feuilles plus larges et souples. Là où il réussit
à lutter, non seulement par l’élégance et la forme, mais avec un nombre
égal, le chêne-liège abdique et, peu à peu, disparaît.

Mais, ils avaient beau faire, les grands arbres demeurés victorieux,
dans les fourrés, autour des sources, les fauves dédaignaient leur
écorce et n’y aiguisaient point leurs griffes. Le chasseur ou le passant
traversait leurs groupes sans lever la tête et sans que son visage
marquât l’étonnement ou l’extase, sans que sa bouche proférât les
paroles d’admiration et de louange qui saluaient les chênes tors,
moussus et vénérés.

L’Enfant ne méconnaissait rien des vies inférieures, actives, des
sous-bois.

Là, point de majestueuses querelles. Les fougères croissaient
indépendantes, jamais mélangées d’aucune végétation, tandis que les
myrtes fraternisaient avec les palmiers nains et les buissons rampants
des cistes. Les phyllarias supportaient amoureusement les vignes
vierges. Les arbousiers et les lentisques étaient sans amitié pour leur
voisinage, mais sans querelles. Les lauriers-tins s’environnaient du
rempart des rochers au creux des ravines. Les lauriers-roses vivaient en
tribus. Les touffes de diss, simples et silencieuses, sans insectes et
sans oiseaux, ne s’émouvaient qu’au passage du vent. La luzerne
arborescente et le genêt épineux confondaient leurs floraisons jaunes.
Les hautes bruyères blanches, trop parfumées, avec des racines
impitoyables, faisaient lentement et doucement mourir toute herbe ou
plante prétendant croître auprès d’elles.

Et il y avait encore, le long des petits torrents, des cyclamens et des
violettes, simples et persévérants, et, contre les parois au
ruissellement continu, les délicats et frémissants capillaires.

L’Enfant aimait le chèvrefeuille blanc et rose, sans parfum, celui qui
est appelé par les Arabes, le Sultan de la forêt.

Il jaillissait soudain du sol entre les racines d’un arbre, dans la
verte ténèbre des grandes futaies. Il s’appuyait au tronc énorme;
caressant et volontaire, progressant sans répit, il atteignait la
première fourche. De branche en branche, inlassablement, sa force accrue
à chaque soleil, il prolongeait l’ascension. Tout à coup, il touchait au
faîte; ses fleurs terminales dominaient l’arbre qui l’aida et la forêt
tout entière.

Orgueilleux, fragile et sublime entêté! Maintenant le soleil tombait sur
lui d’abord, pour ruisseler ensuite sur les autres. Sultan de la forêt!




Ce matin-là, l’Enfant ne prend pas l’un des poulains rapides, mais la
vieille mule étourneau dont le pied n’a jamais bronché.

Elle gagne le tournant de la montagne et la trouée des bois qui donne
accès au chemin des plaines.

Mais elle ne descend point et ne sort pas de la forêt. Au contraire,
elle dirige la mule intelligente et sûre le long des flancs chaotiques
du sommet le plus élevé, à travers les gneiss qui s’entassent et
chevauchent, les troncs d’arbres qui croulèrent sous la rafale et les
neiges d’hiver, la végétation profuse enchevêtrée.

La fidèle Étourneau bondit sur les rocs comme une chèvre, chemine comme
une chenille sur les troncs renversés, se coule dans le fourré comme un
félin, escalade la montagne comme un cerf en fuite.

Voici la cime rasée, étincelante de lumière matinale. Très bas, très
loin, pareilles à une étendue océanique scintillante, les plaines
s’étalent, ondulant à peine.

Pour la première fois, l’Enfant est venue avec le désir de les voir.

Mais elle voit mal. Ses paupières cillent à cause de ce scintillement de
l’espace. L’ombre de la forêt ne l’accoutumait pas à cette vision.

Et elle distingue la Ville, un fragment lumineux, plus compact et
nuancé.

Droite, large, pacifique, sans détours, inflexible, la Route, qui n’a
pas d’autre aboutissement que la Ville, poudroie sous les talons
multiples d’une foule anonyme. Déjà la transparence du matin s’efface
sur elle; des poussières envahissent le ciel.

Un lyrisme silencieux possède la pensée de l’Enfant. Y eut-il jamais sur
cette cité le même soleil que sur la montagne? Le rire éclatant du ciel
d’été put-il jamais déchirer et abolir les fumées cendreuses et les
poudres blafardes projetées vers lui et qui l’offensent? Et tous les
êtres, qui vivent parmi et au-dessous, connurent-ils jamais le goût de
joie et d’éternité de l’air libre?

Ah! combien cher et précieux le Rahmani qui détourne les caravanes de la
voie facile et encombrée, qui les conduit au-delà, jusqu’aux steppes
vides, dans l’indépendance et la totale clarté!

Subitement, elle décida qu’elle obtiendrait de partir cette saison même
avec les Achabas et qu’elle ferait cet affront à la Ville de couper la
route sans tourner la tête vers elle.

L’immensité du désert était l’unique chose digne de l’altitude de la
montagne.

Elle allait redescendre ayant hâte, déjà, de réaliser son projet.

Soudain, elle se trouva face à face avec Draïdi.

Il avait surgi des buissons proches; peut-être la suivait-il depuis
longtemps.

Le cœur des deux enfants battit avec violence et nul n’eût pu déterminer
exactement les sentiments véhéments et confus qui les faisaient bondir
et trembler. Lèvres entrouvertes, également pâles, ils ne parlaient pas
et serraient les poings pour réprimer le frémissement de leurs doigts.

Les forces de la destinée mystérieuse créaient autour d’eux une
atmosphère de haine primitive et d’implacable fatalité.

Mais Draïdi recula, s’accroupit contre une roche. Du capuchon de sa
«kachabia», la houppelande des bergers montagnards, il tira une boule de
la grosseur d’une orange. C’étaient des chiffons enveloppés dans un
morceau de mousseline de turban. Un lien ou une queue de mousseline
roulée se fixait à la boule.

L’Enfant regarda cela pendant que Draïdi la regardait.

Puis, aussi brusquement qu’il venait d’apparaître, le gamin disparut
dans la broussaille, tandis que la mule Étourneau s’engageait sur les
pentes.




La chaleur de midi brûlait la forêt jusqu’aux entrailles. Les herbes
desséchées et les feuilles racornies sous le sirocco dispersaient des
reflets incandescents.

Depuis la veille, le vent soufflait ainsi sur la contrée. Il soufflerait
encore le lendemain, ne durant jamais moins de trois jours.

Au point culminant de sa course, le soleil restait invisible dans le
ciel opaque; mais on sentait le poids d’intensité de ses rayons voilés.

Une immense torpeur enveloppait les bois, couchait les bêtes,
envahissait les hommes. Et ce n’était pas la torpeur bienfaisante des
journées de chaleur quiète, quand tout être et toute chose sont
immobiles parce que sur eux s’abattirent le repos, le sommeil ou la
méditation. Dans la profonde nature environnante, l’Enfant percevait des
germes d’inquiétude qui levaient irrésistiblement. Une sorte d’attente
angoissée pétrifiait la montagne.

Elle remontait, à cheval, du large de la Grande Clairière où tous les
Achabas étaient enfin rassemblés pour partir à la prochaine aurore.
Contre son habitude, sa monture avançait lentement ou réagissait en
soubresauts nerveux, à cause d’un groupe de scarabées noirs grouillant
sur le chemin, une feuille brûlée qui tourbillonnait, échappait au vent,
se posait sur la poussière. Moins calme que de coutume, l’amazone
fouaillait durement le fils de Moueddin.

Tout à coup, elle leva les yeux.

La maison claire et ses blanches terrasses étagées apparaissaient avec
des reflets chauds comme si, par intervalles, quelque flamme eût couru
sur la façade. Dans le parc, incendié par les Kabyles, des graminées
avaient repoussé. Plusieurs des vieux arbres aux troncs noircis
manifestaient de nouveaux feuillages vivaces et le cèdre sacré, intact,
que le feu des révoltés n’osa pas atteindre, élargissait la même ombre
épaisse sur la chère sépulture. Et cela baignait dans la même lueur
étrange.

--Ah! fit l’Enfant.

Son visage était devenu livide et ses yeux se rivaient sur le faîte
arrondi de l’un des cinq sommets dominant la clairière.

Telle une fumée d’encens ou celle qui commence à monter des feux de
brindilles que font les petits bergers, une fumée mince et droite
s’élevait. Elle vacilla sous le vent, se dispersa en spirales fondues
dans la masse grisâtre et la couleur plombée du ciel.

Instantanément, des fumées identiques ondulèrent sur les quatre autres
sommets.

Le fils de Moueddin bondit sous le talon frénétique de l’Enfant. La
fille de la forêt avait compris le mal effroyable qui menaçait sa mère
et son bien.

C’étaient, ces fumées, le signal de l’incendie volontairement allumé,
l’incendie de vengeance qui ne fait pas grâce. C’était le feu forestier
dont nul ne sait quand cessera sa rage une fois déchaînée; celui qui,
pendant des jours et des jours, rampe, s’élance, roule en vagues de
flammes, dévore, ravageur insatiable; celui qui ne laisse rien en
arrière, contre lequel il n’y a ni défense ni obstacles; celui pour qui
la forêt entière, avec tout ce qu’elle contient, est une proie qui
l’alimente et le grandit en force et en horreur.

--Le feu! hurla l’Enfant, tandis que l’élan de son cheval se brisait au
pied des terrasses.

Maîtres et serviteurs surgirent, la face angoissée. Ils virent les
fumées-signaux déterminant les foyers préparés par les incendiaires.

Alors, de la maison haute, partirent des battements de cloche sonnant le
tocsin pour avertir les campements et les «douaïrs» éloignés. Aux
bouches des serviteurs, des appels de trompes retentirent auxquels
répondirent d’autres trompes forestières. Une immense rumeur emplit et
secoua la torpeur de la forêt. Des hommes à pied, des hommes montant des
chevaux ou des mules, qu’ils ne prirent pas le temps de seller,
jaillirent des bois, se multiplièrent dans la clairière, entraînant les
Achabas avec eux. Ils environnèrent la maison.

Cela s’accomplissait avec une promptitude foudroyante et dans un
formidable tumulte.

Bientôt, tous les montagnards furent là. Ils portaient des serpes, des
haches, des faucilles, des pics et des pioches aux larges tranchants.
Ils composaient une grande armée de volontaires, prête à combattre
l’ennemi commun sans merci.

Le maître divisa ces guerriers en cinq colonnes. Chacune s’ébranla dans
la direction de l’une des cimes. Il prit le commandement de celle qui se
dirigeait sur le point le plus menacé et où la mince fumée initiale
rougeoyait.

L’Enfant jeta un baiser rapide à la mère et à l’aïeule penchées,
suppliantes, au rebord des terrasses, et, couchée sur l’encolure de son
cheval, galopa pour rejoindre la colonne qui, au pas de course, s’en
allait vers le sommet où elle avait rencontré Draïdi.

Déjà les spirales de fumée devenaient un nuage dense qui s’élargissait
de plus en plus.




A l’heure de la troisième prière musulmane, longtemps avant le couchant,
les sommets flamboyèrent et le Grande Clairière s’emplit de lueurs
reflétées.

Le vent servait la flamme contre tous les efforts humains. On eût dit
que les deux éléments combinés, féroces, implacables, voulaient se
venger en un instant de la verte et vigoureuse puissance qui, pendant
des temps si longs, avait opposé à leurs assauts les réserves
innombrables et la richesse de sa fécondité, le dédain tranquille
émanant du rythme indiscontinu de sa vie profuse et de l’harmonie de sa
splendeur végétale.

Quand les hommes atteignirent la zone gagnée par le feu, un enfer
illimité béait déjà devant eux.

Ils affrontèrent la fournaise avec des gestes frénétiques et des faces
de damnés. Dans leurs mains crispées, les serpes et les haches
sifflaient, abattant tout. Les pics attaquaient les racines émergeantes.
Les pioches raclaient les plaques d’herbe et de chiendent, élargissaient
la tranchée, recours unique contre le fléau.

Il y avait des blessures que nul ne songeait à panser. Le sang se
noircissait d’étincelles éteintes, de fragments de végétaux calcinés et
de cendres qui pleuvaient sur les travailleurs forcenés. Des cavaliers
et leurs montures croulèrent dans des trous, sous les ronces et les
lianes, et le feu passa par dessus. Quelques-uns resurgirent par
miracle; d’autres disparurent à jamais.

Les fauves et les bêtes inoffensives des bois bondissaient entre les
hommes, se ruaient vers les clairières dans un élan de folie tel que le
serval fraternisait avec le marcassin sans défense. Des reptiles se
tordaient, atteints par des brandons. De grands oiseaux, envolés très
haut, plongeaient tout à coup dans l’abîme en flammes, asphyxiés par la
fumée, et des quadrupèdes, qui avaient fui d’abord, revenaient, sidérés
par le rayonnement et les crépitements de l’incendie, se précipiter dans
l’infernal brasier.

Des huttes et des troupeaux ayant été surpris par la promptitude et
l’étendue du feu, les bergers couraient, absurdes dans leurs vêtements
brûlés; ils semblaient frappés de démence. Des mules et des chevaux
galopaient dans les espaces vides ou erraient, se traînant lamentables,
le corps charbonneux pesant sur quatre membres sanglants qui les
soutenaient à peine ou bien, follement, aveuglés d’éclairs et
d’épouvante, ils se rejetaient dans le feu.

Les pioches et les pics s’acharnaient dans la tranchée, large comme une
rivière. Le ahan des hommes, épuisés et exaltés à la fois dans le labeur
rapide et le danger pressant, s’ajoutait aux rugissements formidables de
l’incendie.

On espérait qu’en touchant à la bande de terre pelée ne lui offrant plus
aucun aliment, l’incendie se détournerait et finirait par mourir sur le
lieu même de ses excès.

Or, devant l’œuvre intelligente et l’effort désespéré des hommes, le feu
hésita, en effet.

Ce ne fut qu’un moment. Le vent redoublait. Il exaspéra l’élan du fléau.
Une vague de flamme sauta la tranchée; les autres suivirent.

Sur son cheval, qui saignait des quatre pieds, l’Enfant proféra un cri
de désespoir et de folie. La bête fit volte-face l’emportant. Des hommes
s’agrippèrent à lui et à elle. Elle balbutiait des mots sans
signification et elle avait des sanglots terribles. Le cheval, emballé,
traînait une grappe humaine.

Ce fut la ruée générale de tout ce qui vivait encore vers le large
espace de la Grande Clairière.

En masses confondues où les espèces oubliaient les différences de leurs
instincts, dans une déroute inouïe, le sursaut de toute chair contre
l’épouvantement de la mort horrible, les bêtes et les hommes fuyaient.
Quand ils ne sentaient plus le feu immédiatement à leur poursuite, ils
s’arrêtaient, pivotaient sur eux-mêmes, s’abattaient à bout d’haleine et
d’effroi, ou bien, ils tournoyaient et circulaient, incohérents, hébétés
et comme devenus subitement aveugles.

Lorsque le feu dévora les confins de la clairière, les bêtes sauvages,
humbles et atterrées, cherchèrent un refuge parmi les troupeaux des
Achabas.

Le feu les enveloppa d’un cercle mortel, infranchissable. Il vint lécher
jusqu’aux balustres des terrasses, là où elles touchaient à la forêt.
Cendres et braises pleuvaient sur la maison pleine de larmes, car le
père, l’incendie ayant sans doute coupé son chemin de retraite, n’avait
pas reparu.

Sous les tentes des Nomades, les femmes et les enfants hurlaient de
terreur, tandis que les montagnardes, rassemblées dans le même lieu de
refuge, ne gémissaient que sur la perte des humbles choses qu’elles ne
purent arracher de leurs huttes flambantes.




Durant trois jours et trois nuits, les forêts brûlèrent.

La nuit, des torrents de lave, qui étaient des végétaux en feu,
roulaient sur le flanc des sommets, fleuves monstrueux et tragiques. Des
chênes, forts des siècles de leur âge, étaient restés debout après les
premiers assauts destructeurs, témoins désespérés sous le ciel sans
réplique. Soudain, une flammèche sournoise attaquait leur tronc fourré
de lichens. Elle s’étendait, s’étalait, s’enroulait, écharpe fatale, et
montait, ardente, d’un jet. Alors, dans la tête couronnée de l’arbre, la
destruction s’épanouissait subitement. Un instant, pareil à un énorme
pilier incandescent, le tronc de l’arbre persistait; puis il s’écroulait
avec un fracas retentissant, bruit de colère et d’agonie géantes. Il se
répandait en un torrent de braises rejaillissantes, éclaboussant toutes
les choses mortes, noires et grises d’alentour.

Durant trois nuits sans sommeil, l’Enfant, au désespoir impuissant et
farouche, considéra l’œuvre de destruction. Elle éprouvait une détresse
et une lassitude mortelle comme si chaque chêne, en s’écroulant, lui eût
rompu le cœur et les membres.

Le vent cessa.

A la fin, il sembla que l’incendie épuisait aussi sa fureur. Des parties
profondes brasillèrent encore un peu. Et ce fut tout.

De la forêt vierge aux taillis innombrables, il ne restait plus que les
cendres d’un foyer éteint.

Parmi tant de douleur et dans l’immensité de ce désastre, une joie
suprême: le retour du maître. Il avait vécu les journées du sinistre
dans la maison des gardes, et, revenant à travers l’étendue ravagée de
son domaine, il en évaluait l’irréparable destruction.




Sur les cinq cimes où s’allumèrent les cinq foyers de l’incendie qui
devait dévorer plusieurs milliers d’hectares, on retrouva, calcinées,
avec leur mèche de mousseline tordue aboutissant à un tas de feuilles
sèches, cinq boules de chiffons pareilles à celle que l’Enfant vit entre
les mains de Draïdi.

C’est le procédé familier aux incendiaires et qui leur laisse le temps
de gagner au large, car la boule de chiffon se consume lentement.

L’Enfant ne dénonça pas Draïdi. Aussi bien, lui et les complices de son
geste avaient disparu. Peut-être le feu, dont les proportions
gigantesques dépassèrent tout ce que l’on eût pu prévoir, fit-il justice
des misérables. Quant à elle, elle ne considérait que l’évidente volonté
du destin, puisque, le matin de la mauvaise rencontre, elle n’avait pas
même été tentée de s’emparer de ce petit tas de mousseline d’où
l’horreur incommensurable allait sortir.

--Que cette cendre soit celle des os de Draïdi, le fils de la
malédiction, murmurait la souveraine sans royaume en laissant filtrer
entre ses doigts la poudre de la forêt morte.




Les pentes sont nues et noires où moutonnaient les frondaisons.

Les pentes sont blafardes et grises où croissaient les myrtes à
profusion.

La forêt est morte.

Elle n’est même plus un grand cadavre; elle n’est même plus un
squelette. Elle n’est plus rien que débris dispersés et vestiges épars.

Cela ne s’effacera point de la mémoire de ceux qui ont vu.




Un paysage lunaire et infernal.

Des piliers tronqués hérissent les montagnes au faîte découronné. Des
troncs abattus s’ensevelissent sous la cendre. Tout est uniformément
gris, blanc et noir. Il semble qu’un volcan, brusquement rallumé, ait
vomi toutes ses laves sur ce pays et l’ait submergé.

Les bêtes des bois sans abris et celles des cavernes, errent, bramant ou
grondant et flairent, en désarroi, les cornes, les défenses, les griffes
et les sabots, restes de leurs frères.

La terre n’est pas encore refroidie.

--Nous n’avons plus qu’à nous en aller, ont prononcé les hôtes de la
maison blanche.

Et ils s’en iront, emportant avec eux leur mort exhumé d’entre les
racines du cèdre immortel. Déjà l’aïeule, et la mère, et la sœur
fragile, sont parties vers la Ville.

L’Enfant, elle, demeure près du père et demeurera jusqu’à l’heure du
suprême arrachement, de l’adieu définitif à cette ruine sans nom. Elle a
même obtenu de la tendre faiblesse paternelle qu’elle serait libre de
descendre avec les Achabas plutôt qu’avec le triste cortège du petit
cercueil,--ce symbole, qui, désormais, renfermait toutes les espérances
non seulement du père, mais encore du créateur du beau domaine détruit.

Le désespoir silencieux de l’Enfant était immense comme le désastre.

A ce tournant de son âge et de sa destinée, s’achevait la merveilleuse
légende dont fut fait son plaisir de vivre. Ainsi devait-elle cesser de
croître superbement isolée, et mieux qu’en la classique tour, environnée
de matières plus précieuses que le plus précieux ivoire.

Elle n’avait vécu qu’en dehors de son temps et de sa race, comme si elle
n’eût point été créée pour contribuer humblement à l’œuvre collective de
l’humanité et comme si l’innombrable vie n’eût été qu’afin de lui
servir. Au sortir de ce rêve prodigieux, brutalement interrompu, dans
quelle réalité, quelle inéluctable banalité de la loi commune, lui
fallait-il entrer?

Le destin des hommes interdisait-il à ce point la durée de toute
suprématie heureuse et de tout privilège particulier? Lui serait-il
imposé de vivre avec les autres, comme les autres?

Mais non! Plutôt elle se détournerait de la mauvaise route. Elle
descendrait jusqu’au désert avec les Nomades. Là-bas, elle se referait
un royaume digne de sa royauté.

Et c’était l’intention qu’elle caressait secrètement, dans l’amère
intensité de son chagrin, lorsqu’elle demandait à son père de se joindre
à la caravane du Rahmani.

Après tant de souffrance, elle éviterait de se rendre en vaincue et en
captive aux gens de la race et de l’hérédité qu’elle connaissait mal et
qui ne la comprendraient pas. Elle échapperait à cette nouvelle
épouvante, fût-ce au prix de la mauvaise action de sa fuite, au prix des
remords d’une trahison envers ceux qui l’aimaient et qu’elle ne
cesserait point de chérir.

Dans la patrie de ses vassaux sahariens, elle prolongerait son rêve à
jamais et renouerait le fil à peine rompu de sa pensée hautaine et
taciturne.




Une strophe de la prophétie lyrique de jadis, trouvant son opportunité,
revint hanter la mémoire de l’Enfant:

    Mais tu pourras dormir, vengée et sans regret,
    Dans la profonde nuit où tout doit redescendre:
    Les larmes et le sang arroseront ta cendre
    Et tu rejailliras de la nôtre, ô forêt!

De quelles cendres renaîtrait la forêt brûlée?

Serait-ce de celles de sa faune et de sa flore? Et depuis quand une mère
morte ressuscite-t-elle des débris de ce qu’elle a enfanté? Serait-ce
des ossements du grand ossuaire, ravagé aussi par le feu, là où l’Enfant
réfléchit longuement, un soir, et où les crânes blancs avaient été
souillés de cendre neuve et de charbon? Les très vieux sépulcres
n’étaient-ils pas stériles? Et ce ne serait point non plus du sang des
taureaux et des panthères, pas plus que des pleurs cruels de l’Enfant
que pourrait ressusciter la forêt...

--... Tu penseras à elle comme à une morte avec laquelle tu n’aurais
plus rien à faire en ce monde, ... avait dit une fois le Rahmani.

Cependant, de cette morte, une forêt renaîtrait certainement. Des
verdures nouvelles referaient l’ombre sur cette étendue livide. La vie
recommencerait de plus en plus active après chaque année écoulée, car le
feu dévorant n’avait pu tarir les sources dont le murmure divin et le
principe vital persisteraient éternellement.

L’instinct des montagnards pressentait si bien tout cela que, déjà, les
bergers s’efforçaient de reconstruire des huttes avec le bois noirci
glané de place en place. Attachés au sol, patients dans l’épreuve,
rescapés du cataclysme, ils attendaient que l’herbe recouvrît encore la
terre, fécondée par la cendre même, pour y remettre un humble bétail.

Une forêt renaîtrait, une jeune et ignorante forêt, dont l’Enfant se
sentirait alors l’aînée plutôt que la fille et qui ne lui serait plus la
grande et la magnifique, la solennelle et la vénérable, celle dont elle
crut naître et dont elle vécut, la forêt tutrice et maternelle.

Alors...

                   *       *       *       *       *

La caravane du Rahmani ondule et progresse, cherchant lentement son
chemin parmi les débris, entre les fûts charbonneux de ceux qui furent
les arbres souverains.

C’est vers le soir. Mais les Achabas ne manifestent nulle hâte pour la
halte et le campement de la nuit. La prudence ne s’impose plus aux
conducteurs de troupeaux. Les fauves ont fui la dévastation et la nudité
de la montagne.

Le profil des sommets, nettement découpés dans leurs arêtes, hausse
désespérément sa mélancolie contre un ciel couleur de soufre.

Une infinie tristesse envahit les Nomades, qui cheminent muets, et
s’appesantit sur leurs troupeaux. C’est que, pour eux, les Sahariens qui
gravissaient la montagne verte au sortir d’un désert incandescent, il y
avait eu, dans ces paysages d’été et d’altitude évanouis, une tendresse
qui ne se déterminait point, mais dont ils s’étaient sentis enveloppés
et vivifiés à chaque retour de la saison d’exode. Le repos des brebis
sous les oliviers leur fut moins farouchement précieux, mais peut-être
plus sensible et plus doux que l’abreuvoir des caravanes, au point d’eau
unique, sur la longue piste sableuse...

Et ceux qui descendaient aujourd’hui vers les oasis pleines de dattes
mûrissantes, ne remonteraient jamais vers cette contrée ruinée dont
l’ombre et la fraîcheur n’étaient qu’un souvenir.

                   *       *       *       *       *

L’Enfant s’en va avec les Sahariens.

--... Tu seras maîtresse là-bas comme ici...

La caravane du Rahmani franchit le col difficile et s’engage sur l’autre
versant de la montagne, celui que l’Enfant affronte pour la première
fois.

Voici le vertige des plaines, avec la Route et la Ville, leur haleine
épaisse, leur face poussiéreuse...

L’Enfant se raidit parce qu’elle frissonne d’une mystérieuse épouvante.
Et, à mesure qu’elle descend et se rapproche des deux choses symboliques
et redoutées, elle sent sa tête audacieuse se courber sous la main
pesante d’un Passé qui n’est pas encore le sien...




La caravane s’infléchissait à travers la steppe grise et verdâtre,
rousse et pourprée, suivant les floraisons d’automne ou les espaces
invariablement stériles.

Elle s’infléchissait au gré des sentes d’exode et de retour, tracées et
retracées par des passages millénaires.

A droite, c’était la Route...

Déjà le cheval du Rahmani pressait l’amble sur une piste qu’il
reconnaissait et qui sinuait, déserte et chaude, jusqu’aux sables de son
pays.

L’Enfant allait-elle le suivre dans cette voie? Échapperait-elle à son
hérédité, dont elle avait pour habitude d’annihiler l’existence
subconsciente au profit des influences de milieu et de prédilection?
Allait-elle reprendre une tradition antique et facile, étrangère à ses
origines occidentales sans doute, mais dont tous les gestes, sinon tout
l’esprit, lui étaient infiniment chers et familiers?...

Un instant, elle s’arrêta.

Le Rahmani la salua d’un sourire et d’un regard graves.

Les puissances de sa solitude montèrent de son cœur profond. Elles
affleurèrent ses lèvres et moururent, sans s’exprimer autrement que par
un soupir brisé.

Sur la large Route encombrée, l’Enfant vit venir à elle les gens de sa
race, de son temps et de son autre destin...

Alors, elle descendit vers eux.




TABLE DES MATIÈRES


  L’Enfant et les Livres     7
  L’Enfant et les Êtres     41
  La Route                 139




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 6 SEPTEMBRE 1922
    PAR F. PAILLART A
    ABBEVILLE (SOMME).




BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON


  Balkis.--_Personne_, roman.
  Pierre Billotey.--_Le Pharmacien spirite_, roman.
  Nonce Casanova.--_La Libertine_, roman.
        --         _Messaline_, roman.
  Fagus.--_La Danse Macabre_, poème.
    --    _La Guirlande à l’Épousée_, poème.
    --    _Frère Tranquille_, poème.
  André Fontainas.--_Récifs au Soleil_, poèmes.
  Octave Joncquel et Théo Varlet.
      _Les Titans du Ciel_, roman planétaire.
      _L’Agonie de la Terre_, roman planétaire.
  Tristan Klingsor.--_Humoresques_, poèmes.
  Magali-Boisnard.--_Mâadith_, roman de l’Islam.
         --         _L’Enfant Taciturne_, roman.
  Alphonse Métérié.--_Le Livre des Sœurs_, poèmes.
  Henry Mustière.--_La Nouvelle Franciade_ ou _le Pou Bolchevik_,
      satire.
  Gaston Picard.--_Les Surprises des Sens_, roman.
  Jean Second.--_Le Livre des Baisers_, texte latin, et traduction
      par _Thierry Sandre_.
  Henri Strentz.--_Théâtre de Hans Pipp._
  P.-J. Toulet.--_Béhanzigue_, contes.
  Théo Varlet.--_La Bella Venere_, contes.
       --       _Aux Libres Jardins_, poèmes.
  Le Fauconnier.--_Album_, avec préface de _Jules Romains_.


  Exemplaires sur Alfa français      7.50
        --        Arches            22 --
        --        Hollande          33 --
        --        Japon             55 --






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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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forth in Section 3 below.

1.F.

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including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org.

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