Contes de Noël

By Madame Henri de La Ville de Mirmont‏

Project Gutenberg's Contes de Noël, by Madame Henri de La Ville de Mirmont

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Title: Contes de Noël

Author: Madame Henri de La Ville de Mirmont

Release Date: January 12, 2005 [EBook #14677]

Language: French


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_Madame DE LA VILLE DE MIRMONT_

Contes de Noël

  _Qu'il est doux, qu'il est doux d'écouter des histoires,
  Des histoires du temps passé;
  Quand les branches d'arbres sont noires,
  Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé_.

A. de Vigny. «_La Neige_».





1906


NUIT DE NOËL

_A Jean._



I

L'arbre de Noël, un robuste sapin de la montagne, s'élève droit,
imposant et un peu nu, dans la grande pièce lambrissée de vieux chêne.
Ses bougies, en trop petit nombre, éclairent mal les coins délabrés;
mais, dans la haute cheminée, une énorme bûche envoie sur le plancher,
soigneusement lavé, sur les meubles, modestes et brillants, une chaude
et joyeuse lueur rouge. Sapin et bûche viennent de la grande forêt
silencieuse où la brise de la montagne éveille en passant la senteur
humide des feuillées, la forêt majestueuse, aux profondeurs de
cathédrale, où la lumière, filtrant à travers les rameaux sombres, fait,
sur l'épais tapis d'aiguillettes rousses qui cède sous les pas, une
ombre mauve, mystérieuse et douce. On a vu grandir l'arbre auprès de
la clairière «aux myrtilles»; c'est un ami. Voilà déjà longtemps qu'il
était destiné à faire la joie de la veillée de Noël. Le père Jousse,
possesseur de ce coin de bois, l'avait promis aux enfants du pasteur.

--Vous voyez ce sapin, leur disait-il; il est pour vous quand il sera
assez gros. Lorsque vous le verrez tout allumé dans votre maison, un
soir de Noël, vous penserez: «C'est le père Jousse qui l'a élevé pour
nous!» Il n'est pas un ingrat, le père Jousse, que diable! Il n'oublie
pas les soins et les remèdes que votre maman a donnés à sa pauvre
vieille quand elle a pensé mourir!

La bûche aussi vient du bois du père Jousse; c'est encore une amie.
N'est-elle pas une branche de ce grand mélèze frappé par la foudre et
couché par terre comme un géant mort! Que de fois, l'été, il a servi de
banc à toute la famille! Que de fois les petits ont couru sur son dos
arrondi!... C'est pour cela qu'elle brûle si bien, la grosse bûche! De
son centre embrasé sortent mille petites langues bleues et jaunes; de
temps en temps elle lance une fusée d'étincelles, comme pour rire aussi,
quand les autres rient.

Et l'on rit tout le temps. Pensez donc! quatre vigoureux enfants: un
garçon de dix ans, une fillette de neuf, et deux garçons de cinq
et quatre ans, au fond d'un coin perdu des Cévennes, dans un vieux
presbytère, ancien château en ruine perché sur le flanc de la montagne,
au-dessus d'un torrent, et qui laisse passer le froid et le vent par
toutes ses fentes. Or, il est sillonné de lézardes, comme un vieux
visage, de rides. Les contrevents vermoulus tiennent à peine. Il faut
absolument être gais, il faut savoir se suffire à soi-même, il faut
s'aimer bien fort pour oublier les privations sans nombre que la
mauvaise saison amène avec elle. Maman, la douce et jolie maman blonde,
toujours occupée des autres, et grand'mère si vaillante, si vive encore,
ont beau s'ingénier, faire des miracles, tirer des ressources de rien,
accumuler pendant la saison chaude provisions sur provisions, penser à
tout, prévoir tout, l'hiver est cruel; et il dure tellement qu'il n'y a
presque pas de printemps et d'automne. L'été, par exemple, c'est autre
chose; l'été, c'est fête tout le temps. A peine la dernière neige
est-elle fondue que les champs se couvrent d'une verdure intense. La
forêt devient le domaine des enfants; elle leur livre ses trésors:
fleurs, mousses, lichens, lierres, myrtilles, myrtilles surtout.
Agenouillés devant les plants moins hauts qu'eux, les petits, de leurs
doigts agiles, portent sans s'arrêter les baies d'un noir bleuté de
l'arbuste à leur bouche gourmande et barbouillée. Le torrent, qui coule
maintenant si frileusement sous le presbytère, se réveille alors,
subitement gonflé, et chante sa joyeuse chanson. On va pêcher ses
truites pointillées de rouge qui se cachent si bien sous les pierres
plates, ses petits poissons d'argent qu'on prend, tout frétillants, à
pleines bouteilles. On se baigne en son eau cristalline. On accompagne
papa dans ses tournées. Les rudes montagnards aiment les blonds enfants
du pasteur; ils ont toujours quelque chose à leur montrer: un veau
nouvellement né, une portée de lapins. D'ailleurs, s'il est formellement
défendu de rien demander, il est bien permis d'accepter: le pain bis est
si bon avec une épaisse couche de beurre frais! Puis, lorsqu'on a été
très sage, on va avec maman et grand'mère aux marchés des environs faire
les approvisionnements. La vieille carriole est attelée. Le chemin monte
et descend tout le temps: quand il monte il faut s'avancer sur le devant
de la voiture pour ne pas soulever le pauvre Ali qui n'est pas trop fort
pour tout ce monde; quand il descend il faut se masser en arrière et
faire contre-poids, la carriole n'ayant pas de frein. Dans les boutiques
du bourg, il y a des merveilles: des jouets depuis cinq centimes jusqu'à
deux et trois francs! Et les sucres d'orge dans les bocaux de verre, et
les animaux en sucre rose, et les billes, et le chocolat enveloppé dans
des images! Si l'on a été bien obéissant, si l'on ne s'est pas fourré
sous les jambes des chevaux, dans la place encombrée de charrettes, si
l'on n'a rien demandé, si l'on ne s'est pas perdu au milieu de la foule,
on a droit à une petite récompense.

Mais l'hiver, rien de tout cela. La neige, toujours la neige. Les
visites sont impossibles: la neige comble les routes; et, rien que pour
ouvrir la porte extérieure, il faut déblayer les environs. Ou bien, s'il
a gelé, le chemin est une glissoire très amusante, mais beaucoup trop
dangereuse. Quand le temps est beau, que la neige durcie resplendit
sous un clair soleil, on attelle Ali et l'on va en traîneau. C'est très
amusant; mais il fait si rarement beau!

Aussi, comme les journées sont longues, à voir tomber les flocons blancs
derrière les vitres, et comme on attend Noël! Maman et grand'mère ont
fait leurs commandes à Paris, à la belle saison, quand le facteur venait
tous les jours encore, et que l'on pouvait aller chercher les paquets
à la station du chemin de fer, très loin, là-bas, dans la plaine. La
caisse est arrivée depuis longtemps avec cette inscription en noir:
«Bon Marché--Fragile.» On l'avait mise dans la chambre d'amis, toujours
pleine en été, mais vide en cette saison. Les enfants pouvaient aller la
voir et tâcher de deviner ce qu'il y avait dedans. Défense d'y toucher,
par exemple! Depuis une semaine, la caisse avait été ouverte et l'entrée
de la chambre d'amis interdite aux enfants. Ils s'étaient engagés sur
l'honneur à n'y pas pénétrer et avaient tenu parole. On regardait bien
par le trou de la serrure, mais la clé empêchait de voir. Maman et
grand'mère étaient très affairées: elles préparaient les belles chaînes
de papier de couleur, les paniers pour les bonbons, les noix dorées;
elles mettaient des ficelles aux biscuits, aux pommes conservées tout
exprès pour l'arbre. Enfin le grand jour est arrivé. Le sapin du père
Jousse, déraciné et transporté par Chamay, le charron, est là, paré,
brillant! Comme il est beau! Comme il a l'air majestueux et grave! Il
étend ses rameaux flexibles d'un air de douce protection, il semble
dire:

--Me voici, mes petits amis! Je suis envoyé par des coeurs
reconnaissants. J'ai quitté pour vous la forêt où j'ai grandi libre et
heureux; j'ai secoué dehors ma robe blanche pour venir orner ce soir
votre demeure toujours ouverte à ceux qui souffrent. Aussi mes branches
portent avec joie, pour vous, jouets et friandises. Réjouissez-vous avec
moi!

Ah! il n'est pas besoin de le dire, de se réjouir! C'est déjà un tapage
infernal. Grand'mère se bouche les oreilles, papa et maman demandent en
vain le silence.

--Voilà mon cheval de bois, voilà mon cheval de bois! crie à tue-tête
Odet, le plus petit, gros bonhomme joufflu, dont les grands yeux noirs
brillent comme des diamants sous ses boucles dorées.

--Et moi, voilà ma trompette, ma belle trompette que j'ai demandée! dit
Jean, joli garçonnet de cinq ans, blond aussi, mais plus frêle, dont
les yeux bleus profonds, les traits délicats et volontaires forment un
parfait contraste avec la rondeur naïve de son cadet.

--Ma poupée, ma poupée! s'écrie en extase Marie, l'unique fille, la
petite maman déjà sérieuse de ses frères. Elle est bien plus belle que
la poupée de grand'mère, que j'aime bien, pourtant. Elle a des cheveux,
de vrais cheveux d'enfant qu'on peut peigner, et non pas un chignon noir
en porcelaine, comme l'autre! Elle est justement habillée de bleu, comme
je le désirais tant!

--Et moi, et moi, je vois le couteau de grand garçon dont j'avais envie!
s'exclame François, le fils aîné, l'homme en second de la famille, l'ami
et le compagnon de son père. Je n'espérais pas qu'on me le donnerait
encore. Il a une serpette pour couper les bâtons et pour les tailler,
quel bonheur! Faisons une ronde autour de l'arbre, tu permets, papa?

--Certainement.

--Venez, Mariette, dit François, à la vieille bonne qui contemple
l'arbre, sûre, elle aussi, de n'avoir pas été oubliée.

Et les voilà qui tournent comme des fous, jusqu'à ce que les petits
tombent, exténués.

--Maintenant, c'est assez, dit le père. Venez vous asseoir un tout petit
moment là, auprès de la grande bûche qui donne si chaud et qui brûle si
bien; je vous expliquerai ce que c'est que Noël et pourquoi nous sommes
si heureux quand c'est Noël.

--Je le sais, dit Jean. Noël, c'est quand Jésus est né dans une crèche!

--Et pourquoi sommes-nous si contents, quand c'est Noël?

--Je le sais, moi aussi, dit Odet, dont la figure épanouie s'épanouit
encore. C'est parce qu'il y a un arbre avec des joujoux et des pommes et
des gâteaux, et un pudding qui brûle avec du rhum, à dîner, et parce que
nous restons levés jusqu'à dix heures, comme les grands, et que tu nous
racontes des belles histoires.

--Et que, le lendemain, nous trouvons des jouets dans nos souliers,
reprend Jean.

--Oui, mais pourquoi, nous, les grands, fêtons-nous ce jour-là en vous
donnant toutes ces joies?

--Parce que vous êtes un bon papa et une bonne maman et une bonne
grand'mère, et que vous nous aimez, dit en rougissant la blonde Marie.

--Oui, sans doute; mais c'est aussi parce que nous sommes contents
nous-mêmes. Et nous sommes contents parce que la nuit de Noël, il y
a plusieurs siècles, dans les champs de la Judée, comme les bergers
gardaient leurs troupeaux, tout à coup ils ont vu le ciel s'ouvrir, une
grande multitude d'anges a paru, et qu'est-ce qu'ils disaient, François?

--«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes!»

--Oui, et cela veut dire: hommes de la terre, Dieu vous aime malgré vos
péchés, puisqu'il vous envoie son Fils pour vous sauver. Alors, suivez
son exemple, aimez-vous bien fort, vous aussi, les uns les autres, et,
puisqu'il vous sacrifie ce qu'il a de plus précieux, vous, à votre tour,
sacrifiez-lui vos haines, vos querelles, votre égoïsme: soyez en paix
entre vous, ayez de la bonne volonté, de la bienveillance les uns envers
les autres.

--Vi, dit gravement Odet. Et quand on donnera les affaires?

--Tout de suite, mon bonhomme. Je vois que vous êtes trop impatients
pour m'écouter; après, vous serez peut-être plus attentifs.

A ce moment un coup de marteau vigoureux retentit dans le silence de la
nuit et fit trembler la vieille maison.

--Qui peut bien venir à cette heure et par ce temps horrible, car il
neige à gros flocons, dit grand'mère avec inquiétude, en regardant à
travers les doubles fenêtres, à un endroit où le contrevent manquait.

--Je vais voir, dit M. Malprat.

--Moi aussi, moi aussi, je voudrais voir, j'irai avec toi, disent les
enfants.

--Non, mes petits. Il fait trop froid dans la cour. Attendez-moi; je
reviendrai avec celui qui frappe: quel qu'il soit, il aura une place
auprès de la bûche de Noël.

Tous écoutent, anxieux. Au bout d'un temps assez long, car il faut
dégager la porte, on entend un double pas d'homme, puis le pasteur
entre, suivi d'un grand montagnard. Celui-ci enlève sa cape, alourdie
par la neige, et secoue ses bottes sur le seuil.

--Bonsoir, Mesdames et la compagnie, dit-il d'une voix forte.

--Bonsoir, Monsieur, lui répond-on.

--Lucie, vite un grog à Monsieur, dit le pasteur à sa femme. Il vient de
loin et le froid pince terriblement.

La jeune femme se hâte de préparer la chaude boisson, mais elle ne peut
s'empêcher de dire, en la lui présentant:

--Vous ne venez pas chercher mon mari, j'espère. Monsieur? Il fait trop
mauvais pour sortir, ce soir.

--Je vous fais pardon, Madame, dit l'homme, tout honteux de troubler la
jolie fête de famille. C'est pas pour moi, c'est pour ce pauvre mal
en point de père Lecointre. Il est tombé d'une attaque en sortant du
cabaret, ce matin, et il est quasiment mort à c't'heure. Et sa femme m'a
dit comme cela: «Voisin Leblanc, allez donc prier M. le Ministre qu'il
vienne voir mon pauvre homme qui est bien peu en état de paraître devant
le bon Dieu; qu'il vienne pour l'amour du Christ: s'il mourait sans
avoir entendu une bonne prière, je ne me consolerais jamais.» Et je suis
parti, car la pauvre vieille me fendait le coeur tant elle pleurait;
mais je vois que je tombe bien mal ici, dans cette fête.

--A-t-on fait chercher le médecin? demande grand'-mère.

--Non, on ira demain matin. C'est qu'ils se font payer gros quand on les
dérange la nuit, et avec ce temps, les médecins.

--Alors le danger n'est pas très pressant, dit la jeune femme: tu
pourrais bien attendre le jour toi aussi, Fred, comme le médecin... Mais
un regard sévère de son mari la fit s'arrêter, confuse.

--J'irai, dit-il simplement.

--Vous savez qu'il neige à gros flocons; les chemins disparaîtront
bientôt, la nuit est horrible; pas une étoile ne se montre: vous vous
perdrez, Fred. Pensez à mon anxiété, à celle de votre femme, de vos
enfants: on a tant besoin de vous ici; songez-y--dit grand'-mère,
suppliante.--Au moins vous retournerez avec Monsieur Malprat,
ajouta-t-elle en s'adressant au visiteur.

--Ah! non, par exemple! Je vais coucher à l'auberge; je ne m'aventurerai
pas une seconde fois sur la neige, surtout maintenant qu'il fait nuit.
Je fais ma commission, moi; mais, si j'ai un conseil à donner à Monsieur
le Pasteur, c'est de patienter jusqu'à demain lui aussi. Nous partirons
ensemble. Alors, pour sûr, nous nous tirerons d'affaire.

--Et si Lecointre meurt cette nuit?

--Tant pis, ma foi! ce sera pas de notre faute. Il avait rien qu'à ne
pas se griser au cabaret comme un pas grand chose qu'il est, pour être
saisi par le froid, à son âge!

--Lucie, ma chérie, aie la complaisance de préparer ma grosse pelisse
fourrée, mes bottes pour la neige, le fez que tu m'as porté de Nice,
l'an dernier, il tient bien chaud, mes gants de laine. Vous, Mariette,
vite un morceau de n'importe quoi, là, sur le coin de la table, je vous
prie. Puis j'irai seller Ali et nous partirons. Il est six heures; à
cause de la neige, même en marchant bien, nous ne serons pas arrivés
avant minuit; nous attendrons le jour pour repartir, et nous serons de
retour demain, vers l'heure du déjeuner.

--Mais au moins, ne t'en va pas avant d'avoir donné les joujoux. Oh!
papa, nous ne voulons pas fêter Noël sans toi! dit François. Pense comme
nous serons tristes, alors que nous serions si heureux, si tu restais!

--Oui, mais moi je ferais le contraire de ce que je prêche. Vous vous
souvenez de ce que je vous disais, il y a un instant à peine, à propos
de Noël? Eh bien! que cela me dérange ou non, je dois avoir la «bonne
volonté» d'aller répéter à ce vieillard qui va mourir justement ce que
les anges annonçaient à la terre il y a deux mille ans bientôt: que Dieu
l'aime et qu'il lui pardonne s'il se repent. Il n'y a pas un instant à
perdre; songez donc: si, à cause de vos joujoux, j'arrivais trop tard,
quel remords!

Les petits ne l'écoutaient pas. Ils pleuraient et s'accrochaient à ses
jambes.

--Reste, papa, reste pour la veillée, disait Jean. Tu as _promis_ de
raconter des histoires.

--Maman le fera à ma place.

--Elles ne sont pas aussi jolies que les tiennes, les histoires de
maman.

--Et le pudding, papa, ajoutait Odet, il ne sera pas bon sans toi!

--Vous le garderez pour demain!

--Tu vas t'égarer... Oh! papa, ne pars pas ce soir, je t'en prie,
attends à demain, suppliait Marie.

--Ne crains rien, petite folle, je connais la route. Demain, à dîner, si
vous avez été sages, nous mangerons le fameux pudding, et après je vous
raconterai des histoires: cela fera que vous en aurez eu deux fois au
lieu d'une. Et nous serons beaucoup plus heureux qu'aujourd'hui, parce
que j'aurai fait mon devoir, tandis que si je restais ce soir, nous
penserions tout le temps au père Lecointre, ce qui ne serait pas drôle.
Voilà, je suis prêt. Adieu mes bien-aimés, soyez sans inquiétude; vous,
petits, amusez-vous bien avec vos joujoux!

Et, emmitouflé dans sa pelisse fourrée, ses beaux cheveux noirs cachés
à moitié sous son fez rouge, le pasteur quitta la chambre, les yeux
rayonnant de jeune vaillance et de bonté.



II

Dans l'écurie, Ali sommeillait, bien au chaud, sur une épaisse litière.
On lui avait donné double ration d'avoine pour qu'il eût, lui aussi, sa
petite fête. En entendant ouvrir la porte, il dressa la tête et se mit à
hennir avec inquiétude. Bien sûr, on ne songeait pas à le faire sortir,
à l'heure où tout, dort, dans la nuit glacée!

C'était un petit cheval arabe, délicat et fier, une bête de race,
achetée à vil prix dans un marché des environs. Comment avait-il
quitté ses sables dorés pour ce climat rude, nul ne le savait. Vif et
intelligent, il comprenait tout, il aimait son maître, obéissait à sa
voix, et, quand il le portait, ne faisait qu'un avec lui.

--Allons, mon pauvre Ali, il faut partir, vois-tu, dit le pasteur en le
sellant; je n'aime pas la neige plus que toi, vieux camarade! Comme toi,
je suis du pays du soleil, et le froid me glace jusqu'au coeur... C'est
dur de quitter ce soir litière et coin de feu; mais mon maître, à moi,
commande; donne ta tête fine, mon ami, et partons.

La lourde porte de chêne à gros clous rouillés retombe pesamment, et son
bruit retentit dans tous les coeurs.

Le village, à demi enseveli dans un épais duvet blanc, dort. Pas un
rayon ne filtre à travers les contrevents soigneusement clos. Le
petit cheval marche vaillamment; il relève ses jambes nerveuses qui
s'enfoncent sans bruit dans l'épaisse couche blanche. La neige tombe à
gros flocons lourds. Cheval et cavalier sont bientôt tout blancs. Ils
avancent lentement, semblables à des ombres errantes, et leur silhouette
fantastique se perd dans la nuit.

Ils vont, ils vont sans s'arrêter; ils traversent des bois, des champs,
des villages; ils montent, ils descendent, ils remontent. Le froid,
un froid toujours plus intense et plus profond, les pénètre jusqu'aux
moëlles. Il semble au ministre qu'il n'est pas sur la terre, qu'il
marche dans un pays de rêve, sur un linceul immense, enveloppé dans un
suaire glacé. De sa main engourdie, il flatte sans cesse la bête dévouée
et courageuse.

--Avance, Ali, avance encore, mon ami, nous approchons: tu auras bientôt
une grosse ration d'avoine et une bonne litière.

Tiens! où donc est le poteau qui marque le croisement des chemins?
Enseveli, sans doute. Voici bien un arbre; il ressemble au hêtre qui se
trouve au coin de la route, mais qu'est devenue la haie du champ qui la
borde? Disparue sous la neige, peut-être aussi. Se serait-il trompé?
Non, pourtant, ce n'est pas possible. Il a fait si souvent cette course
qu'il irait les yeux fermés, lui semble-t-il. Bientôt il verra la ferme
des Lambert; il sera tout près d'arriver, alors. Courage!

Mais sa tête s'alourdit étrangement. Ses tempes battent à l'assourdir.
Ah! qu'est-ce donc qu'il entend dans le lointain? Des cloches? Non, ce
n'est pas possible, il est trop loin d'un village maintenant. Mais oui,
ce sont des cloches, de merveilleuses cloches de Noël. Comme elles
chantent gaîment! Oh! le beau carillon! Il ressemble à celui de la
vieille église dans sa ville natale, là-bas, au doux pays du soleil. A
son appel les gens sortent, emmitouflés, de leurs maisons chaudes, et se
répandent dans les rues éclairées. Quel bruit et quel mouvement, comme
c'est gai! Que fait-on au presbytère? Les petits sont couchés dans leurs
lits bien douillets; Odet et Jean dorment; leurs têtes blondes reposent
auprès de leurs jouets neufs. Ils ont prié pour papa, bien sûr, pour ce
pauvre papa errant dans la neige. Comme il fait froid! Maintenant, le
linceul blanc devient rigide et dur; c'est une souffrance atroce de
marcher dessus. Maître et cheval ne sont plus qu'un bloc de glace: le
gland du fez de M. Malprat s'est collé à sa moustache et forme avec elle
un gros glaçon; sa pelisse raidie craque à chaque mouvement. Cela est si
cruel que lui, l'homme fort et courageux, il sent couler de ses yeux des
larmes qui se figent immédiatement.

Lucie et grand'mère veillent au coin du feu, sans doute, dans la grande
salle à manger sombre, auprès de l'arbre éteint. La bûche de Noël
croule, consumée. Silencieuses, elles pensent à l'absent, elles
l'attendent. Oh! ce foyer, comme il lui apparaît radieux et attrayant,
dans la nuit glacée! La maison, la chère maison, où des visages aimants
l'accueillent toujours! La maison, fraîche et sombre, lorsqu'il vient de
la chaleur et du soleil aveuglant, chaude et éclairée, lorsqu'il vient
du froid et de la nuit. Le nid, l'abri sûr où il se repose après les
fatigues et les dangers, dans le bien-être et la sécurité; la gardienne
fidèle de ses trésors, le seul coin du monde qui soit à lui, bien à lui.
Il a toujours hâte d'y retourner, mais jamais elle ne l'a attiré avec
tant de puissance. Il n'a qu'à tourner un peu la bride de son cheval et
aussitôt c'est vers elles qu'ils voleront, retrouvant des forces. Elle
apparaîtra, masse informe, au bout du chemin. Il frappera: le marteau
fera bondir de joie les coeurs anxieux; la porte s'ouvrira: sa porte, et
il retrouvera le bonheur, la vie... Mais il faut marcher.

La ferme des Lambert n'apparaît toujours pas. Oh! encore les cloches!
Qu'est-ce qu'elles disent donc si fort et si doucement à la fois! «Paix
sur la terre, paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes.» Oui,
il comprend; il lui faut encore de la bonne volonté, il en aura. Les
cloches se taisent. Le froid cesse, semble-t-il; un sommeil exquis
commence à envahir le jeune homme. Où est-il donc, et qui lui a mis sur
le corps cette chaude couverture blanche? Quelque chose comme de la
plume tombe sur son front. Il est vraiment bien fatigué, que cela va
être bon de dormir! Brusquement la neige, le froid, la souffrance, tout
disparaît. Il est dans un champ de la Judée, par une belle nuit sans
nuage. Étendu sur l'herbe épaisse, il contemple le ciel étoilé! Tout à
coup, une grande lumière resplendit, la voûte infinie s'entrouvre, une
nuée d'anges en sort, affairée, blanche, d'un blanc plus resplendissant
mille fois que la neige fraîchement tombée. «Gloire soit à Dieu au plus
haut des cieux», disent-ils, et les cloches sonnent à toute volée, des
millions de cloches, celles du monde entier qui célèbre Noël.

A ce moment, dans la morne et silencieuse étendue, un cri lugubre
s'éleva; il alla se perdre dans les ténèbres sans éveiller d'écho.
C'était l'appel de détresse haletant, rauque, d'une bête à l'agonie, la
plainte presque humaine d'un être impuissant qui voit venir l'ennemie
redoutable, la mort, qui ne peut se défendre mais qui proteste,
frissonne et se cabre, follement épouvanté. Le jeune pasteur est
brusquement tiré du sommeil qui commençait à l'envahir.

--Où suis-je, dit-il; qui a crié, qui m'appelle?

Rien ne lui répond, mais un souffle chaud et oppressé caresse sa figure,
une langue rugueuse lui râpe la joue.

--C'est toi, Ali? Pourquoi suis-je couché par terre, où allions-nous?

Il dégage avec peine ses membres engourdis, se lève et tâche de se
ressaisir. Soudain, l'arbre de Noël, la visite de Leblanc, le départ, la
route interminable dans le froid atroce, tout lui revient à la fois. Il
comprend qu'il s'est endormi, qu'il a glissé de son cheval sur la neige
et que, sans Ali, il ne se serait pas réveillé. Alors, prenant dans ses
bras la jolie tête de l'animal:

--Ah! mon fidèle compagnon, mon bon cheval, lui dit-il, merci! Tu me
fais honte. C'est moi, l'homme, qui ai manqué de courage, et toi, la
bête, qui m'as rappelé à l'ordre! C'est bien, ce que tu as fait là, mon
petit! Mais, comme tu trembles! Ton poil est tout hérissé encore, ta
poitrine se soulève comme le soufflet d'un forgeron. Tu as vu venir la
mort et tu as frémi, car elle était horrible ainsi, n'est-ce pas, dans
ce froid, dans cette solitude! Comme l'âne de Balaam, tu as presque
trouvé la parole pour avertir ton maître. A mon tour maintenant de te
donner du courage. Là, là calme-toi, mon brave, le danger est passé. La
neige cesse de tomber, le jour va poindre et dissipera les épouvantes.
Voyons, où sommes-nous? Qu'est-ce que cette tache noire, là-bas, entre
ces sapins?... Mais c'est la grange des Bedaux, il me semble! Nous
nous serons trompés de chemin au croisement des routes, vois-tu. Nous
tournions le dos aux Dastres où nous allons: je comprends pourquoi nous
ne trouvions jamais la ferme des Lambert. Allons, repartons; encore un
effort et nous serons arrivés.



III

Cependant on veillait dans le vieux presbytère. Après le départ du
pasteur, Mme Malprat et sa mère avaient distribué les jouets aux
enfants, éteint l'arbre. Puis on avait dîné tristement; et, vite, la
dernière bouchée avalée, les petits s'étaient groupés autour de leur
mère, réclamant les histoires promises. Mais elle était trop anxieuse
pour s'en tirer de façon à contenter son auditoire.

--Paul fut fouetté parce qu'il avait été méchant..., disait-elle.

--Mais c'était Louis qui était méchant et Paul qui était gentil!
s'écriait une voix indignée.

Alors, y renonçant, elle avait pris les évangiles et avait lu simplement
le récit de Noël.

--Maman, dit Odet quand ce fut fini, sais-tu ce qu'il faut faire? Il
faut demander à Dieu d'envoyer un de ses anges pour garder mon papa.
Puisqu'il en a une multitude et qu'une multitude ça veut dire beaucoup,
beaucoup, cela lui sera bien facile, et puis, Papa est parti pour obéir
à ce qu'il a dit.

--Eh bien! demande-le lui toi-même.

--Mon Dieu du ciel, dit Odet, joignant ses petites mains et prenant un
air céleste, envoie un de tes anges pour garder mon papa qui est parti à
cause de la bonne volonté... Amen!

Les petits couchés et endormis, les mères étaient restées seules dans la
vaste pièce. Elles avaient pris leurs ouvrages, de gros tricots de laine
pour les orphelins de la paroisse: pauvres enfants des grandes villes
qu'on envoyait en nourrice dans ce coin isolé des montagnes et que
personne ne réclamait jamais. Elles ne parlaient pas, ne voulant pas se
tromper mutuellement et n'osant pas se communiquer leurs pensées. Elle
priaient à voix basse et attendaient. Les heures se traînaient, mornes,
aigrement sonnées par le coucou suspendu au mur. Tout était silencieux
au dehors et dans la maison. Elles n'entendaient que le tic-tac du
balancier marquant les secondes, le cliquetis des aiguilles agiles et
les battements de leurs coeurs rythmant leur angoisse. Le grand arbre
assombri, dépouillé, semblait attendre aussi, inquiet et grave.

De temps en temps l'une des femmes se levait et allait à la fenêtre.

--Eh bien? disait l'autre.

--La neige tombe toujours, répondait-elle.

Lorsque minuit sonna, elles se levèrent et s'embrassèrent.

--C'est Noël, malgré tout, mon enfant, dit grand'-mère. Bon Noël à tous
ceux qui souffrent, à ceux qui sont loin, comme à ceux qui sont près!
Fred doit être arrivé maintenant comme il l'avait dit: si tu allais te
coucher?

--Vas-y, mère, pour moi je ne pourrais pas fermer l'oeil.

--Non, mais tu te reposerais.

--J'aime mieux rester levée. Si, par hasard, Fred rentrait, n'ayant pu
trouver son chemin? Je doute qu'il ait pu aller jusqu'au bout avec ce
temps.

--Fred connaît trop bien le pays pour s'égarer. A cette heure-ci il est
arrivé, et il se repose; va en faire autant.

--Iras-tu, toi?

--Non, moi je suis vieille, cela ne compte pas.

--Eh bien! moi je suis jeune, cela ne compte pas non plus.

A ce moment, la porte s'ouvrit et Mariette entra portant un plateau.

--Bon Noël à mes maîtres, dit-elle.

--Bon Noël à vous et à tous les vôtres, lui répondit-on. Comment, vous
n'êtes pas couchée?

--Ah! non, par exemple! Monsieur n'aurait qu'à rentrer et à réclamer son
dîner: c'est pas Madame qui m'avertirait, n'est-ce pas? J'ai pensé qu'un
peu de tilleul ne ferait pas de mal à ces dames; elles le boiront, puis
elles iront se coucher...

--Allez-y vous-même, ma fille, dit grand'mère. Madame et moi sommes
décidées à attendre encore.

--Eh bien, avec leur permission, je ferai comme ces dames.

--Alors, venez auprès de nous, vous aurez plus chaud qu'à la cuisine.

Et la triste veillée continua, à trois maintenant.

Vers le matin, la jeune femme tressaillit. Elle se leva, toute pâle.

--Mère, dit-elle, n'as-tu pas entendu? Il m'a semblé qu'on appelait.
N'a-t-on pas frappé à la porte?

--Non, mon enfant. Je n'ai rien entendu. C'est ton imagination
surexcitée qui t'a fait croire cela.

--Non, non, je t'assure, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire.
Mon coeur a été serré comme par un étau.

--Tu sommeillais, sans doute, et tu as rêvé. Viens voir, le jour va
paraître, la neige ne tombe plus. Secoue tes idées noires, ma chérie, et
va dormir un instant pour que Fred, à son retour, ne te voie pas cette
mine défaite.



IV

Un jour pâle blanchissait la blanche campagne, lorsque le pasteur arriva
aux Dastres et frappa à la porte du père Lecointre.

Une vieille femme, ridée et grise comme une pomme cuite, vint lui
ouvrir.

--Oh! c'est vous, Monsieur le Ministre, s'exclama-t-elle. Je ne comptais
pas vous voir ce matin. La nuit a été terrible; comment avez-vous fait
pour trouver votre chemin?

--Est-ce que j'arrive à temps? Votre mari...

--Il est beaucoup mieux à c't'heure.

--C'était-il véritablement une attaque?

--Ma foi... non, Monsieur le Pasteur, dit-elle avec confusion en le
faisant entrer. Faut que je vous dise. Nous l'avons cru perdu, d'abord.
Il avait été au cabaret où il avait bu un coup de trop, suivant sa
mauvaise habitude. En sortant, le froid l'aura saisi. Il est tombé raide
sur le chemin. Il était sans connaissance, et pâle comme un mort; il est
resté ainsi quatre heures durant. C'est alors que j'ai prié le voisin
Leblanc d'aller vous quérir. J'avais si tellement peur que mon pauvre
homme trépassât comme cela, comme un chien vautré dans son vomissement!
Mais, quand j'ai vu chuter la neige, j'ai pensé: «Pour sûr, Monsieur
Malprat ne viendra pas.» Et vous êtes là! Comment avez-vous fait pour
arriver jusqu'ici?

--J'ai eu assez de peine, en effet, mais j'avais mon fidèle cheval pour
me tenir compagnie. C'est une brave bête. A propos, faites-le soigner,
il en a bien besoin. Je vais auprès du malade.

Un rude combat se livrait dans l'âme du ministre, une heure après,
tandis que, réchauffé auprès d'un grand feu, réconforté par un bon
déjeuner, il songeait à la nuit affreuse qu'il venait de passer...
pour rien. Car le père Lecointre avait seulement ce qu'il appelait
grossièrement, en riant, «une double cuite». De repentir, il n'en avait
guère manifesté tout à l'heure, quand le jeune pasteur croyait de son
devoir de lui dire quelques paroles sévères.

Il était là, au fond de la pièce unique, béatement couché dans le
lit-armoire enchâssé au mur. Son visage rouge et tuméfié sortait à
moitié, sournois, de dessous les couvertures. Des mèches de cheveux,
d'un blanc jaune, passaient sous son bonnet de coton noir. Dans ses
petits yeux, luisants et ronds, qui prenaient un air dévot dès que le
pasteur le regardait, une petite flamme malicieuse brillait.

--Heureusement, songeait-il, on ne le paye pas comme le médecin, ce
grand nigaud-là. Autrement, ça coûterait chaud! Le voilà tout capot
à c'te heure. Eh! eh! y venait pour me voir passer, et y me trouve
guilleret, prêt à recommencer. Y ne m'enterrera pas de cette fois-ci
encore!

--Le malheureux! pensait Monsieur Malprat. Il ne m'a pas même écouté! Et
c'est pour lui que nous avons risqué nos vies, moi, père de famille, et
Ali, qui est mille fois moins brute que lui! C'est pour ce misérable
ivrogne qu'on a passé au presbytère une affreuse nuit de Noël, pour lui
que la fête, si impatiemment attendue par les enfants, a été manquée!

Et une folle envie lui venait de crier à cet homme son infamie.

La femme s'empressait, honteuse, attendrie, ne sachant comment témoigner
à M. Malprat sa reconnaissance et son regret d'être cause qu'il avait
exposé sa vie pour rien. Comme il repartait sur Ali, restauré et
allègre:

--Monsieur le Ministre, dit-elle, il n'y aura pas de culte aujourd'hui,
à cause de la neige, n'est-ce pas?

--Non, ma brave femme, je crois que je prêcherais devant des bancs
vides.

--Eh bien! m'est avis que vous avez fait cette nuit un sermon de Noël
que vos paroissiens n'oublieront pas de si tôt. Tout le monde le
comprendra, celui-là: les ignorants comme les savants, les simples comme
les intelligents. Que le bon Dieu vous bénisse pour votre bonté!

Le jeune homme partit, joyeux. La neige ne tombait plus. Un gai soleil
transformait le paysage. Montagnes et vallées, bois et plateaux étaient
encore tout blancs, mais ce n'était plus le funèbre linceul de la nuit,
c'était un manteau royal, d'une pureté immaculée, étincelant. Des
cristaux brillaient à toutes les branches des arbres, aux toits de
toutes les maisons. Le petit cheval marchait d'un bon pas.

--Eh bien! Ali, lui dit son maître, cela va mieux que tout à l'heure,
hein? Quel magicien que ce soleil! Qui croirait que nous avons tant
souffert, il y a quelques heures à peine, dans cette merveilleuse
campagne! Mais vois donc comme tout est gai, comme tout est beau,
maintenant, alors que tout était si mortellement triste, si lugubre,
cette nuit! Nous passons, sans transition, du cauchemar au rêve
enchanteur. Le soleil, n'est-ce pas, la lumière, c'est la moitié de la
vie. Oui, oui, tu me comprends, tu sens comme moi!... Quel malheur que
tu ne puisses pas me répondre!

La route, si longue, la veille, pour les égarés, fut vite franchie. Vers
midi, suivant sa promesse, M. Malprat frappait à la porte du presbytère.
Aussitôt des cris de joie retentirent; et, dans l'encadrement de la
porte, péniblement ouverte, il vit le groupe charmant de sa jeune femme,
de ses beaux enfants, et de la grand'mère qu'il avait cru ne jamais
revoir. Jusqu'à Mariette, qui riait d'aise, derrière les autres.

--Bon Noël à tous! cria-t-il du seuil.

--Papa, s'écria Odet, j'ai dit au bon Dieu de t'envoyer un de ses anges
pour te garder. L'a-t-il fait?

--Oui, mon garçon.

--Ah! j'en étais sûr! Et tu l'as vu?

--Oui, mon petit.

--Comment était-il? Avait-il de grandes ailes et une longue robe
blanche?

--Je te raconterai cela plus tard, ce soir.

--Oh! Fred, tu ne sais pas! s'écria la jeune femme. Aubert, le facteur,
a été trouvé mort, enseveli dans la neige! N'est-ce pas horrible? Il
a dû perdre son chemin et a été pris par le sommeil. Le chien du
garde-forestier l'a découvert ce matin, vers sept heures, non loin de la
ferme des Lambert. Nous avons été mortellement inquiets pour toi. Quelle
nuit atroce!

--Eh bien! comment avez-vous trouvé le père Lecointre, demanda
grand'mère, se hâtant de débarrasser son gendre de sa pelisse, et lui
faisant passer des habits secs et chauds.

--Il était guéri. Il s'est enivré un peu plus qu'à l'ordinaire, voilà
tout.

--Je le pensais bien, reprit-elle gravement.

--C'est indigne! s'écria Madame Malprat. T'avoir exposé à mourir gelé,
nous avoir fait passer cette nuit d'angoisses, et tout cela pour rien!
J'aurai de la peine à le lui pardonner, par exemple!

--Et notre veillée de Noël, qui a été gâtée, c'est une honte! s'écria
François, exaspéré.

--Et le pudding que nous n'avons pas mangé! ajouta Odet.

--Silence, mes chéris!--dit sévèrement le pasteur, tandis qu'un frisson
d'horreur le parcourait tout entier. Comment, vous vous plaignez et je
suis là, auprès de vous! Mais, comme lui, j'aurais pu rester en chemin!
Si Ali pouvait parler, il vous le dirait bien. Nous avons dû, même,
passer près de ce malheureux sans le voir, sans lui porter secours! Ah!
c'est abominable, mourir ainsi, dans ce froid, dans cette nuit, tout
seul... Pourtant lui aussi faisait son devoir! Dieu l'a recueilli! Mais
sa pauvre femme, ses petits enfants qui l'ont attendu, et qui ne le
reverront jamais!... C'est affreux!

--Son petit garçon n'aura pas prié Dieu de lui envoyer un de ses anges,
n'est-ce pas? demanda Odet.

--Je ne sais. Dieu seul sait pourquoi il m'a conservé, alors qu'il
a pris ce pauvre homme. Il a, pour agir, des raisons, toujours
supérieures, que nous ne connaissons pas. Allons vite déjeuner,
maintenant: j'ai hâte d'aller voir sa veuve et ses orphelins. Ce soir,
à la veillée, je vous raconterai mon inoubliable nuit de Noël. Sachez
seulement que j'ai entendu des cloches, un merveilleux choeur de
cloches; c'était une musique comme on n'en entend pas sur la terre. Et
savez-vous ce qu'elles chantaient toutes ensemble, les grandes, les
petites, les lourdes, les légères, les graves, les claires, en une
harmonie infinie?

--Non.

--«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes!»

_Décembre 1899._




REGARD MATERNEL

A Suzanne.



Dans le vaste salon aux panneaux boisés, peints en blanc, le grand arbre
de Noël se dresse, éblouissant. Sa flèche aiguë touche le haut plafond.
Les petites bougies qui, chacune à part, donneraient une flamme pâle
et tremblante, font, ensemble, une lumière très intense, d'une gaîté
incomparable. Elle court, cette lumière, le long des fils d'or et
d'argent jetés parmi les branches; elle éclate sur les objets brillants
pendus à tous les rameaux, elle avive le vermillon des pommes d'api et
l'or des oranges. Puis, rayonnant autour du sapin, elle anime, là-haut,
les visages des vieux portraits; les uns, frivoles et parés dans leurs
costumes d'autrefois, ont l'air de sourire à la fête; d'autres, pensifs,
regardant de leurs cadres dédorés comme d'une fenêtre ouverte sur le
présent, paraissent rêver mélancoliquement aux choses d'autrefois, aux
Noëls passés. Enfin, plus bas, la belle lumière éclaire les jeunes têtes
vivantes qui se pressent autour de l'arbre, blondes et brunes, têtes de
jeunes gens rieurs, de jeunes filles vêtues de fraîches toilettes, dont
les yeux, illuminés par le plaisir, semblent concentrer en eux toutes
ces lumières, toutes ces joies. Au milieu d'eux, une mince silhouette
de femme, jeune encore, vêtue de velours noir, se détache, élégante et
souple. Elle va et vient de l'un à l'autre, empressée, vive: c'est la
maîtresse de maison, la mère de ces deux grandes fillettes si blondes,
si roses, aux candides figures épanouies, qui sont le centre d'un petit
groupe, à droite. Elle est blonde aussi, mais d'un blond plus atténué,
doucement cendré. Ses traits menus, à peine touchés par la vie,
paraîtraient enfantins à un observateur superficiel, sans deux grands
yeux profonds, couleur de fleur de lin, deux yeux qui ont déjà vu bien
des choses, qui ont pleuré et souri, des yeux qui comprennent et qui
parlent.

Une odeur particulière, rappelant la forêt, le magasin de jouets, la
fruiterie, «l'odeur de Noël», comme disent les petits, flotte dans l'air
et met dans les coeurs cette allégresse très particulière, faite de
souvenirs et d'espérance, de pardon et d'amour:«la joie de Noël».

Sur la mousse qui cache le pied de l'arbre, de nombreux paquets blancs,
attachés avec des faveurs, sont posés. La distribution des cadeaux a
commencé. Pour donner plus de gaîté à la fête, Mme Noguel a imaginé de
mettre les objets qu'elle offre dans plusieurs enveloppes portant une
adresse différente chacune. Ils circulent ainsi, de main en main, au
milieu des cris de surprise, des rires, des exclamations, avant de
s'arrêter à ceux auxquels ils sont destinés. Une litière de papier
jonche le tapis. Le choix a été fait avec tant d'intelligence et de tact
que tout le monde est content. Les jeunes visages rayonnent. La mère,
heureuse de la gaîté qu'elle voit autour d'elle, rayonne aussi, dans
la splendeur de sa beauté faite de bonté, modelée et comme refondue
à l'image de son âme sereine. Elle pense qu'elle est mille fois plus
heureuse aujourd'hui qu'au temps joyeux de son enfance, car son bonheur
est décuplé par celui qu'elle donne à ses chéries, à toute cette belle
jeunesse en fleur. Ses yeux clairs cherchent les regards pour y cueillir
la joie du plaisir qu'elle y a mis et qui est la récompense d'un long et
fatigant travail. Partout elle aperçoit la gaîté la plus franche et la
plus vraie. A la fin, pourtant, elle tressaille: un regard a tremblé
sous le sien et s'est dérobé.

Cachée derrière un groupe, une jeune fille, toute frêle et pâle dans sa
sévère robe noire, regardait et s'efforçait de paraître gaie. D'épais
cheveux châtains, partagés par une fine raie, encadraient de leurs
bandeaux un peu raides son front pur. Sa jeunesse, qui aurait dû éclater
dans ses vifs yeux noirs, semblait languir comme une plante privée
de soleil; son teint, d'un blanc maladif, ses traits réguliers, lui
donnaient l'air d'une petite statue triste. Pourquoi était-elle là, et
qu'y faisait-elle? Sa place n'était pas au milieu de toutes ces lumières
et de toutes ces gaîtés; sa robe sombre faisait tache, choquait comme
une fausse note dans un air mélodieux. Quoi qu'elle fît pour la retenir,
sa pensée s'échappait du salon brillant, elle courait le long d'une
allée de platanes jusqu'à une large dalle de pierre grise où un nom très
simple était gravé. C'était la première fois qu'elle assistait à une
fête, depuis le jour cruel où sa jeunesse insouciante avait rencontré
l'atroce réalité. Pour la première fois, ses vêtements de deuil
s'éclairaient au cou et aux manches d'une étroite bande blanche. Ses
soeurs lui avaient dit: «Voyons, vas-y, cela te fera du bien». Elle
avait résisté, d'abord: non elle n'irait pas, elle resterait dans sa
petite chambre solitaire; là, devant le portrait de la chère morte, elle
revivrait les heureux Noëls d'autrefois. Elle penserait tant à sa mère,
elle la chercherait si avidement dans cet infini où elle avait disparu
que, peut-être, elle la trouverait, et que leurs deux âmes, détachées
des liens de la chair, se rencontreraient encore dans une de ces extases
de tendresse d'où elle sortait brisée, pourtant moins triste.

Pourquoi donc avait-elle cédé? Quelque chose qu'elle ne s'expliquait pas
l'avait attirée en dépit d'elle-même, triomphant de sa résistance. Elle
s'était laissé parer par ses soeurs, elle était venue. Et maintenant,
dans cette réunion si gaie, parmi cette jeunesse ignorant la douleur,
elle se sentait dépaysée, perdue: telle une hirondelle sauvage au milieu
de brillants oiseaux des Iles.

Heureusement personne ne songeait à elle: ses compagnes et ses camarades
causaient avec tant d'entrain qu'ils ne s'apercevraient pas de son
absence. Toute tremblante, elle réussit à gagner, sans être vue, un coin
sombre derrière un paravent, et, enfonçant son mouchoir sur ses yeux,
elle força ses méchantes larmes à rentrer. Ah! quand donc saurait-elle
porter sa peine? Allait-elle l'afficher au milieu de ces indifférents?
Quel ennui si on la surprenait! On s'étonnerait. N'y avait-il pas deux
ans, déjà? Son chagrin ne devait-il pas être allégé comme son deuil?
C'était si loin pour les autres, deux ans! La sympathie, qu'on lui
prodiguait bruyamment, les premiers temps, était usée depuis longtemps.
Elle entendait celles qu'on appelait ses «amies» lui demander de
nouveau: «--Pourquoi pleures-tu?»

Rien que deux ans, pourtant! Les années lui avaient semblé à la fois
bien longues et bien courtes: n'est-ce pas hier que cela avait lieu?
Mais que de nombreuses et ternes journées ont passé depuis!

Elle aussi se sentait jeune certes, elle aimait la vie, seulement elle
n'avait plus tout-à-fait confiance en elle. Ne savait-elle pas, non par
ouï-dire maintenant, mais par expérience, que nos joies les plus pures,
les plus légitimes, sont instables et courtes, et qu'en face de cette
vie mystérieuse et tentante, il y a la mort? L'appui naturel de son
coeur, l'amie toujours bienveillante, inépuisablement indulgente et
bonne, celle avec qui l'on ne compte pas et qui ne compte jamais avec
vous, celle, enfin, qui était comme le fond même de son existence, comme
sa raison d'être, était partie, et elle ne reviendrait pas...

Pour les autres, rien n'était changé, tout avait encore le charme
enivrant d'une belle aurore sans nuage. Comment auraient-elles compris!
Elles iraient, en rentrant, tout conter à leur mère, qui se réjouirait
de leur joie, tandis qu'elle... Ah! comme sa chambre lui apparaît
froide, silencieuse, triste!

Cependant Mme Noguel, qui observait la jeune fille, l'avait suivie des
yeux dans sa retraite. Elle ne la connaissait pas beaucoup, mais sa
jeunesse attristée avait attiré sa sympathie. C'était pour tâcher de
l'égayer, pour la faire sortir de sa studieuse solitude, qu'elle l'avait
invitée. Se serait-elle trompée? Ce coeur aimant n'était-il pas encore
trop meurtri pour supporter la gaïté bruyante d'une fête?

Eh quoi! le mal était fait; comment l'atténuer maintenant? Devait-elle,
respectant sa douleur, la laisser reprendre possession d'elle-même, ou
bien irait-elle la trouver pour essayer de lui dire sa sympathie? Une
tendre pitié emplissait son cour: elle aussi avait perdu sa mère toute
jeune, elle aussi avait connu l'infinie détresse des orphelins. Elle
pensait à ce que seraient les futurs Noëls de ses filles, si elle s'en
allait.

Comme elle hésitait encore, Lucie retournait auprès de ses compagnes.
Elle avait triomphé de sa violente envie de pleurer et revenait au
milieu d'elles avec cet air calme qui leur faisait dire: «Elle est
consolée.» Mme Noguel l'arrêta au passage; mais, au lieu des douces
paroles qu'elle pensait, retenue par une étrange pudeur, elle lui dit:
«Avez-vous été contente de votre cadeau, mon enfant?»... Seulement, sa
voix avait des intonations délicates, comme pour parler à une malade;
ses yeux traduisaient si bien sa pensée que la jeune fille se sentit
touchée jusqu'au fond de l'être. Ah! ce regard maternel, comme il la
remuait! C'était pour le retrouver, elle le comprenait, qu'elle était
venue; c'était lui, l'aimant tout-puissant, qui avait vaincu ses
résistances. Et, à présent, il pénétrait en elle, la réchauffant, la
vivifiant, lui mettant au coeur une force, une espérance, une joie. Il
était bleu ce regard, d'un bleu éteint comme celui qui lui manquait
tant, profond et tendre; lui aussi savait, comprenait, devinait.

--Merci Madame,--fit-elle, levant vers la jeune femme un visage où
courait une flamme inaccoutumée, «j'ai eu ce que je désirais le plus.
Grâce à vous, moi aussi, j'ai mon Noël».

_Décembre 1899._




LE LARRON

_A Henri._



I

VIEUX NOËLS

_«Le silence retombe avec l'ombre... Écoutez! Qui pousse ces clameurs?
Qui jette ces clartés?»_

V. HUGO

_La ronde du Sabbat._ (Odes et ballades).

Le vent d'hiver fait rage. Son souffle puissant pourchasse dans le ciel
les lourds nuages, balaye la vaste plaine, s'engouffre en hurlant dans
les vallées, entoure les collines d'une longue caresse sifflante. En
haut du coteau, il empoigne les châtaigniers centenaires, dépouillés de
leurs feuilles jaunies, secoue leurs sommets en tous sens, entrechoque
leurs vieilles branches noires, les fait craquer et gémir plaintivement.
Il ébranle la porte mal jointe de la chaumière solitaire, comme si,
irrité de l'obstacle, il était impatient d'entrer. Mais, subitement
lassé, il s'apaise, il se tait, il laisse la nuit redevenir sereine, les
étoiles scintiller dans le ciel nettoyé, les arbres se redresser, et,
graves, élever dans l'ombre leur immobile silhouette. Puis, reposé, il
repart, il reprend ses courses folles et sa grande clameur.

Tout est paix et silence en ce moment dans la petite maison. L'ennemi
invisible, insaisissable, qui, tout à l'heure, semblait se ruer sur
elle, s'est éloigné. Le susurrement d'une tige de fagot trop verte
brûlant dans la cheminée, grande comme une alcôve, accompagne en
sourdine le tic-tac d'une haute pendule de noyer. Une chandelle de
résine, passée dans un anneau de fer fixé à l'âtre, vacille au courant
d'air, et fait couler ses larmes d'ambre par terre. Sa lumière
tremblotante, falote, éclaire les traits purs, émaciés par la
souffrance, fatigués et brunis par le rude labeur des champs, d'une
paysanne jeune encore, vêtue de noir, assise près du feu sur une chaise
basse. Sa fine tête est alourdie par le fichu de mérinos des veuves,
attaché en rond autour de son chignon serré, laissant à découvert les
bandeaux réguliers de ses admirables cheveux bruns, rudes et épais. Un
corsage à basques, tout uni, couvre son buste plat, affranchi du corset;
une ample jupe très froncée, tombe de ses fortes hanches, aux mouvements
rythmiques, jusqu'à ses pieds chaussés de sabots.

Debout, devant elle, un petit garçon, un blondin aux yeux bleus
très-doux, enlève, d'un air boudeur, le plus lentement qu'il peut, l'un
après l'autre, sa blouse de futaine, ses culottes de drap épais, son
gros gilet tricoté. La jeune femme les plie avec soin et les pose sur un
coffre de bois, près d'elle.

On aperçoit vaguement, dans le fond de la chambre, outre l'horloge de
bois, un lit aux rideaux à carreaux bleus et blancs; à droite, une
armoire à linge en chêne luisant et une antique huche à pain; à gauche,
un vieux vaisselier rempli d'assiettes et de plats à fleurs, sur
lesquels se reflète la flamme dansante du foyer.

Maintenant l'enfant n'a plus que sa chemise de toile blanche trop
longue, sa première chemise de grand garçon dont il est très fier. Le
feu rougit ses vigoureuses jambes brunes, toujours nues, et ses petits
pieds nerveux.

--Allons, Yanoulet, dit la mère d'une voix douce, dépêche-toi donc! Fais
vite ta prière, et au lit!

--J'ai pas sommeil!

--Tu dis cela, mais dès que tu auras la tête sur le traversin... Je t'ai
mis un caillou bien chaud.

--Je me retournerai un grand moment avant de m'endormir.

--Il est neuf heures et demie; c'est tard pour un enfant de ton âge.

--Les enfants de mon âge vont à la messe de minuit: Peyroulin, et
Yantin, et Joseph de Laborde...

--C'est possible. Mais tu sais bien que toi, tu n'es pas assez fort. Ça
te fait toujours du mal de veiller. De plus, nous devons aller voir ta
grand'mère à Nay, demain. C'est loin. Que dirait-elle si tu avais l'air
fatigué? Elle croirait que je ne te soigne pas bien.

--Mais c'est de dormir trop, au contraire qui me rend malade.

--Ne dis pas des bêtises. Et puis, ce soir, les chemins sont glissants
pour descendre au village; le vent est si fort qu'il te renverserait, et
si froid, qu'il te percerait jusqu'aux os. Sûr, tu attraperais du mal.
Allons, mon Yanoulet, ne fais pas le méchant, va te coucher. Si c'était
possible, tu le sais bien, je te céderais: je n'aime rien tant que de
te faire plaisir. Tu iras à la messe de minuit l'année prochaine. Il te
faut manger encore un peu de soupe, vois-tu, avant, devenir grand et
gros.

--Alors, si je suis petit, prends-moi sur tes genoux et raconte-moi une
histoire, comme autrefois.

--Petit, petit, pas tant petit que cela, tout de même: tu as dix ans. A
dix ans on est presqu'un homme. A dix ans ton pauvre père était déjà en
condition et gagnait sa vie.

--Il allait à la messe de minuit.

--Peut-être...

--Tu vois bien. Moi, je veux toujours rester petit, être toujours ton
hilhot[1], «lou pouricou de mama[2]».

[Note 1: Petit fils.]

[Note 2: Petit poussin de maman.]

En disant cela Yanoulet s'était glissé sur les genoux de sa mère; il
entourait sa tête de ses bras déjà robustes et la serrait avec force.

--Lâche-moi, dit la veuve, tu m'étrangles. Ah! coquin, comme tu sais
bien t'y prendre! Comme tu sais me faire faire tout ce que tu veux!
Mais, si je te cède, promets-moi, au moins, d'être plus sage, plus
attentif en classe: le maître m'a dit encore hier que tu n'écoutes
pas, que tu restes les yeux en l'air, comme un innocent, au lieu de le
regarder, lui ou ton cahier. Promets-moi de bien faire tes devoirs,
d'apprendre tes leçons et non pas de t'échapper pour aller dénicher les
oiseaux ou voler des fruits avec Peyroulin, ce qui est très laid; il
t'entraîne toujours au mal, ce polisson-là! Il faut l'envoyer promener,
lui dire de te laisser tranquille, que si, lui, veut faire le mauvais
sujet, toi, tu ne veux pas.

--Oui, oui, Maï beroye[3], je le lui dirai, sois tranquille.

--C'est que, vois-tu, moi micot[4] je n'ai que toi au monde à aimer, que
toi pour m'aider et pour me donner du contentement. Si tu savais comme
cela me peine quand tu fais le mal! Tu es tout pour moi! Et puis, je
sens si bien qu'il faudrait un homme pour te montrer comment faire; je
ne sais que t'aimer et te soigner, moi; je n'ai pas le courage de te
battre et de te punir. Tu ne m'en feras pas repentir, dis, hilhot de mon
coeur, tu marcheras droit comme ton pauvre père?

[Note 3: Jolie mère.]

[Note 4: Petit ami.]

--Oui, oui, Maï, tu verras!

--Il faut, d'abord, te dépêcher d'apprendre à écrire et à compter, faute
de quoi tu te laisserais voler, plus tard, par les gens de la plaine qui
sont si rusés. Puis, quand tu sauras, tu m'aideras à bêcher le jardin,
à labourer le champ et à soigner les bêtes: bien est besoin d'un homme,
pour tout cela. Les ouvriers, vois-tu, ça travaille très peu et ça coûte
très cher: c'est la ruine des maisons. Toi, tu seras le maître.

--Oui... et l'histoire?

--Sens-tu la chaleur du feu sur tes pieds, les pieds du petit enfant de
maman qui est devenu un gros garçon méchant? Es-tu bien, là? Comme tu
es grand et lourd, maintenant! J'en ai plein les bras, de toi, comme
lorsque je porte une belle gerbe de blé!

--Allons, raconte: Il y avait une fois...

--Ah! petit capbourrut. Il y avait une fois un vilain enfant gâté qui
faisait faire bien du mauvais sang à sa pauvre mère qu'il n'aimait pas.

--Ça, ce n'est pas vrai, je t'aime!

--Bien sûr?

--Sûr comme tu m'aimes, toi!

--Comme je t'aime, moi, c'est pas possible. Mais si je croyais que tu
m'aimes seulement un peu... Tiens, fais-moi encore un poutou, prends
ma capuche, que je t'enveloppe: tu te refroidirais..... Là!.....
Commençons.

Quelle histoire veux-tu?

--Celle de la Terrucole d'abord.

--Bien. Je n'ai pas besoin de te demander si tu la connais, la
Terrucole; tu n'y vas que trop, malgré ma défense. Il ne faut pas être
bien fin pour comprendre que ce n'est pas un endroit comme tous les
autres. Quand, arrivé au haut du coteau, on quitte la mauvaise route,
bordée de châtaigniers, si vieux que les anciens d'ici ne se souviennent
pas de les avoir vus planter...

--Le chemin d'Henri IV? Pourquoi qu'il s'appelle comme cela?

--Parce que le roi, dit-on, y passait, lorsqu'il s'en venait de Pau pour
aller à son château de Coarraze embrasser sa mère nourrice. Quand donc,
au lieu de continuer devant soi on tourne à main droite, on trouve un
grand champ de tuyas[5], joli à voir, de loin, quand il est en fleurs,
mais méchant à qui veut s'en approcher: tu sais comment il pique les
pieds et les jambes nues des petits garçons désobéissants. Des serpents
sont cachés là-dedans; aucune fleur n'y pousse, excepté, sur les bords,
le safran violet, la fleur des trépassés qui vient à la Toussaint pour
les morts dont les tombes sont abandonnées, que l'on dit. De ce terrain,
on voit toute la plaine, tous les villages: Angaïs, notre église et le
cimetière où ton pauvre père est enterré; Béouste, avec son clocher
pointu qui sort des arbres; et, de l'autre côté du Gave, qui a l'air
tout en vif-argent, Boeilh, Bezing, Assat; enfin, derrière, encore des
coteaux et des villages et les montagnes, que les étrangers trouvent si
jolies: paraît qu'il n'y en a pas, ailleurs, d'aussi belles; mais, à
force de les voir, nous autres, nous n'y faisons plus attention. De là
on aperçoit la fumée de toutes les chaumières, on voit passer sur les
routes tous les chars, toutes les voitures, et le chemin de fer qui
semble un serpent. Tu comprends si, à l'idée des esprits, c'est là
un bon endroit pour examiner le pays, pour suivre les mouvements des
habitants de la plaine, pour les guetter, les pister; aussi, de
tout temps à jamais, il a été le rendez-vous des hades[6] et des
broutches[7], il est hanté. Il y en a qui l'appellent le «camp de César»
et qui disent qu'autrefois, il y a très longtemps de cela...

[Note 5: Ajoncs nains.]

[Note 6: Fées.]

[Note 7: Sorcières.]

--Oui, oui, je sais, le maître nous l'a expliqué. César, c'était un
capitaine romain. Il avait pris le pays et mis un camp à la Terrucole.
Pour bien se cacher, avec ses soldats, il avait fait faire le talus
et le fossé qui est derrière... tiens, juste là où est le Calvaire,
maintenant.

--Mais, quand était-ce ça? Pas au moins du temps de ma mère, ni de ma
grand'mère; personne, ici, ne s'en souvient.

--C'était bien avant!

--Du temps de la reine Jeanne, alors?

--Non pas, plus avant encore!

--Bah! tu crois cela, toi? Ça m'a l'air d'être des histoires que l'on
dit pour faire venir les étrangers et pour leur tirer de l'argent en
leur montrant le chemin. Moi, je m'en méfie. Le sûr, par exemple, c'est
que, dans le vilain bois sauvage qui est après, demeurent les broutches
et les hades; tout le monde dans le pays te le dira. Ma mère et ma
grand'mère que j'ai perdues, trop jeunes hélas! en avaient vu toutes
les deux. Aucun chrétien n'oserait y passer quand le soleil est couché.
D'ailleurs, n'y a qu'à aller voir: même, en plein jour, il y fait si
sombre au sortir du champ, que cela donne peur. Des bêtes courent
partout: des crapauds, gros comme ton béret, des serpents, longs comme
cette aguillade[8], des araignées, grandes comme la main d'un enfant,
qui font leur toile d'un arbrisseau à un autre. On entend des cris de
chouette, des sifflets, des plaintes, des gémissements. Les arbres, tant
il y en a, se touchent presque. Il pousse là des genévriers et des buis
énormes, comme l'on n'en voit que dans le parc du roi Henri, à Pau, et
sur le haut des montagnes sauvages. Des ronces méchantes s'accrochent
aux branches et retombent partout, griffant ceux qui s'en approchent.
La mousse, une mousse presque noire, tant elle est serrée, empêche
d'entendre marcher; l'air, pesant et chaud comme dans les maisons des
riches, peut à peine passer. Ce sont les hades qui ont tracé le petit
sentier droit qui va à travers les fougères. Quand la lune brille, il
paraît blanc et fin comme le fil de ma quenouille. C'est par là qu'elles
arrivent toutes, à la suite l'une de l'autre, à minuit, les jolies
hades, dans leurs robes qu'on dirait tissées avec des fils d'araignées,
couleur de la brume du matin. Leurs pieds touchent à peine la terre.
Autour d'elles, les broutches, ces laides, tournent en faisant des
grimaces, à cheval sur une racine de buis. Elles font, alors, leur
sabbat, qu'on appelle, que c'est un tapage d'enfer. Dès la fine pointe
du jour, tout ce monde disparaît. Les hades s'enlèvent ensemble, se
perdent dans l'air, pareilles à la fumée; les broutches rentrent dans
ces châtaigniers troués, frappés par le tonnerre, où nichent les hiboux,
dans ces chênes qui ont de grosses bosses. Tiens, entends-les crier
toutes à la fois... c'est terrible! Elles s'en donnent tant qu'elles
peuvent maintenant, les maudites, sachant que, tantôt, elles devront
se taire. Fais bien vite le signe de la croix, mon petit, et surtout,
surtout, ne va jamais du côté de la Terrucole quand le soleil est
couché, tu m'entends!

[Note 8: Aiguillon monté sur un long manche qui sert à piquer les
boeufs pour les faire marcher.]

--Attends un peu que j'y aille, j'ai bien trop peur, moi! Mais,
es-tu sûre que c'est vrai, tout cela? «Monsieur» dit que ce sont des
histoires, des bêtises inventées par les vieilles femmes pour forcer les
garçons et les filles à rester à la maison, le soir.

--Pas vrai! Monsieur le Régent est bien instruit, bien fin, je ne dis
pas non; il écrit que c'est pareil à un dessin et il raconte des choses
comme il y en a dans les livres et sur le journal; mais il ne peut pas
nier, je pense, ce que ma pauvre défunte mère a vu de ses propres yeux,
ce qu'elle m'a répété bien des fois. «Allez-y voir, qu'il vous dit, et
si vous rencontrez une seule hade ou une seule broutche, je vous donne
cent mille francs.» Le farceur! Les a-t-il, les cent mille francs, lui,
d'abord? Oui, comme moi! Et puis, on sait trop ce qui arrive quand on va
voir: on est pris immédiatement d'un mal très laid, le mal de Saint-Guy,
qu'on dit. C'est comme si on avait un esprit dans le corps, qui vous
force à faire ce que vous ne voulez pas faire. On devient pareil à un
innocent: on tire la langue, on tourne la bouche, on remue la tête, les
jambes, les bras.--Tu sais le fils de la Marianne, de Béouste, eh bien!
il l'a eu, ce mal, mais il est guéri parce qu'il a fait le remède. Car,
heureusement encore, il y a un remède, et facile. Faut, avant tout, pour
apaiser les esprits, jeter dans le trou, avec de l'argent, un morceau de
l'habit de la malheureuse ou du malheureux qui est possédé. Les riches y
mettent des pièces blanches, s'ils veulent: il y en a même qui ont lancé
jusqu'à de l'or, paraît, mais c'est très rare; ceux qui n'ont pas de
quoi donnent des sous, le plus qu'ils peuvent. Pendant trente jours de
rang, d'une lune à l'autre, chaque matin, quand le soleil se lève, faut
aller dire des prières au pied du Calvaire qui est planté dans le talus.

--C'est pour cela qu'il y a toujours des chiffons par terre ou pendus
aux branches, à la Terrucole! Comme il doit y avoir de l'argent
là-dedans, depuis le temps qu'on en apporte!

--Oh bah! les hades et les broutches ramassent tout, va!

--Et qu'en font-elles?

--Je n'en sais rien; mais on pense qu'elles ont un trésor caché quelque
part sur la hauteur: tiens, dans le champ de Lacoste, là où la terre
sonne quand on y tape dessus avec les sabots! Mais personne n'a osé y
aller voir, et ce n'est pas moi qui commencerai, té!

--Ni moi? Et puis, Maï, raconte ce que l'ont les hades et les broutches,
la nuit de Noël.

--Ah! voilà; cette nuit-là elles sont bien badinées; elles ont peur, tu
comprends, elles sont comme folles. Dès que descend le noir, elles font
leur sabbat plus fort que jamais; vienne minuit, elles se taisent; les
hades, fft!... disparaissent, les broutches se serrent dans leurs trous.
A partir de ce moment, tout le monde peut passer sans danger par la
Terrucole pour se rendre à la messe ou pour en revenir; et on ne s'en
fait pas faute, cela raccourcit beaucoup. Jamais, il n'est rien arrivé
à personne. C'est que, l'enfant Jésus, tout faible et tout petit qu'il
est, vois-tu, micot, est le vrai roi du monde. Il est plus fort, à lui
tout seul, que toutes les hades, que toutes les broutches, que tous les
diables de l'enfer.

--Oui. Eh bien! alors, maintenant, raconte-moi son histoire.

--Mais je ne t'en ai promis qu'une, histoire; faut aller au dodo.

--Oui, oui, tout de suite. Joseph et Marie où ils allaient, Maï? J'ai
oublié.

--A Bethléem, donc?

--Où c'est, Bethléem? Près d'ici?

--Non, très loin. C'est le village où ils étaient nés, mais ils n'y
demeuraient pas. Ils y allaient pour des affaires qu'ils avaient, du blé
à vendre ou des boeufs à acheter, peut-être. C'était comme qui dirait un
jour de grand marché ou de foire. Dans ces temps-là, on ne connaissait
ni les chemins de fer, ni même les courriers, paraît. On allait à pied.

--Comme nous autres, quand nous descendons à la ville?

--Oui. Il y avait beaucoup de compagnie sur les routes, se rendant
aussi à Bethléem. Joseph et Marie marchaient depuis le matin. Marie, la
pauvrine, était si fatiguée que ses jambes ne voulaient plus la porter.
Enfin, vers le soir, ils arrivent. Toutes les auberges étaient pleines.

--Pourquoi qu'ils n'allaient pas chez leurs parents?

--Ils n'en avaient plus, faut croire, ils devaient être morts. Que
faire, alors? Ils voient la grande maison d'un homme riche. «Té», qu'ils
se disent, «là il y a de la place, nous ne gênerons guère.» Ils frappent
et demandent abri pour la nuit, tout juste un coin, n'importe ou pour
se coucher et dormir. Mais l'homme riche leur fait réponse par ses
domestiques:

--Où sont vos mulets et vos chevaux qu'on les mène à l'écurie?

--Nous n'en avons pas.

--Alors que venez-vous faire ici? Passez votre chemin! Ma maison n'est
pas faite pour des mendiants comme vous.

Tout honteux, ils vont chez un hôtelier lui demander logis en payant.

--Gardez vos sous, qu'il leur crie; on ne reçoit pas ici de mauvais
paysans comme vous!

Enfin, ils aperçoivent une auberge bien pauvre et de bien mauvaise mine.
Ils, frappent timidement à la porte.

--Que voulez-vous? leur demande le patron, qui avait l'air d'un bandit.

--Nous voulons nous loger pour la nuit, histoire de nous reposer, après
avoir mangé un morceau.

--Mon auberge est pleine, qu'il dit, je n'ai pas de place pour vous.

--Même en payant?

--Quand vous me donneriez de l'or plein mon béret, ça ne changerait
rien; je n'ai plus de place, que je vous dis!

Alors Joseph regarda Marie qui tombait de fatigue et avait bien envie de
pleurer.

--N'avez-vous pas un grenier avec un peu de foin, une écurie, une
étable, n'importe quoi, que ma femme puisse s'asseoir et se reposer?

L'aubergiste qui, en fin de compte, n'était pas un méchant homme,
regarda Marie à son tour. Il la vit si pâle, si jeune, la pauvre--à
peine quinze ou seize ans--et si modeste, si charmante, qu'il eut le
coeur crevé de compassion.

--N'est-il raisonnable, aussi, de faire marcher les enfants comme cela,
et dans cet état, encore! qu'il leur dit. Eh bien! allons, entrez! nous
nous arrangerons tout de même en poussant l'âne et en attachant le boeuf
un peu plus loin vous pourrez vous loger.

Il les fit passer dans l'étable, leur porta une grosse botte de paille,
et il dit doucement à la jeune femme: «Ma jolie enfant, asseyez-vous.»
Et ce fut là que naquit le Sauveur du monde.

--Et que faisaient le boeuf et l'âne, Maï?

--L'âne regardait avec des yeux doux, et le boeuf ruminait
tranquillement. Marie ôta sa mante, et en entoura le nouveau-né, son
cher mignon si beau, aussi blanc que le lait, qui ne criait pas, comme
s'il comprenait déjà tout. Joseph mit de la paille au fond d'une crèche
avec un caillou rond pour coussin, et y déposa le divin enfant.

--Et les bergers, Maï?

--Eh bien! les bergers dormaient chacun auprès de ses moutons dans les
étables bien chaudes. Tout à coup, un ange entra auprès de l'un d'eux,
et, le tirant fort par le bras, le réveilla en disant qu'il venait lui
apprendre une grande nouvelle. Le pasteur, qui s'était levé avant le
jour, était très fatigué et dormait de tout son coeur.

--Laisse-moi tranquille, qu'il dit en se retournant et en bâillant. Il
n'est pas jour encore, je veux dormir. Et le voilà reparti à ronfler.

L'ange le secoue de nouveau.

--Mâtin! crie le pasteur; attends un peu que je te fasse courir avec mon
bâton!

Mais, les anges, c'est patient. Celui-ci lui parle d'un grand bonheur
qui vient d'arriver au pauvre monde par un enfant qui est né dans une
étable.

--Que me chantes-tu là? qu'il répond, incrédule. Le bonheur n'a jamais
été le partage des misérables comme moi. Un enfant naissant pourrait-il
changer quelque chose à notre sort malheureux? Pauvres nous avons
toujours été, pauvres nous mourrons; il n'y a qu'à prendre patience.

L'ange lui explique: cet enfant, c'est le fils de Dieu, qui vient,
non pas pour porter la nourriture du corps, mais celle du coeur, pour
pardonner les péchés et enseigner le courage à ceux qui souffrent.

Le berger, bien réveillé cette fois, se tire du lit, s'habille, pousse
sa porte: il voit le ciel ouvert et des anges qui volent dedans; une
lumière, plus claire que celle de la lune quand elle est dans son plein,
plus douce que celle du soleil, éclaire les prairies et les bois. Il
entend dans les airs des chants divins; sur la route des voix, des
bruits de sabots; certes, oui, il se passe quelque chose de pas
ordinaire. Tout le village est réveillé; les pasteurs se rassemblent
sur la place; la nouvelle s'est répandue, l'ange a parlé à plusieurs.
Serait-il Dieu possible que cela fût vrai, que le Sauveur du monde vînt
de naître, et dans une étable, encore? Tout tremblant et craintif il
court rejoindre les bergers qui se préparent à aller faire visite à
l'enfant Jésus.

--Allons, qu'il dit, je vais avec vous.

--Mais que lui porterons-nous, nous autres, pauvres? se demandent-ils
tous ensemble, inquiets. Ce n'est pas l'usage, ici, d'arriver chez les
gens les mains vides.

--Té! ce que nous aurons, tant pis! Puisqu'il connaît tout, il saura
bien que nous ne pouvons pas faire plus.

--Moi, dit un qui était bien gêné, rapport à ce qu'il avait beaucoup
d'enfants, je lui donnerai un pain de ma dernière fournée; moi, dit un
autre, un jeune agneau de mon troupeau; moi, un fromage de mes brebis;
moi, du lait fraîchement tiré; moi une bourracette[9] bien épaisse,
faite avec la laine de mes moutons, pour le garder du froid.

[Note 9: Lange de laine.]

  Nicodème, drin[10] de crème!
  Arnautou, escautou[11]!
  Dominique, drin de mique[12]

[Note 10: Un peu de crème.]

[Note 11: Bouillie de maïs à la graisse.]

[Note 12: Gâteau de maïs à l'anis qu'on fait pour Noël.]

--Et toi, Maï, que lui aurais-tu porté?

--Le coeur de mon hilhot et le mien.

--Oui, mais pour faire comme les autres?

--Eh Bien! le sac de froment qui n'est pas encore commencé, ou un beau
canard avec une tourte.

--Continue l'histoire.

--Mais qui gardera nos bêtes quand nous serons absents? demande le
pauvre pasteur qui avait tant d'enfants.

--Le Bon Dieu veillera sur elles!

--Et comment trouverons-nous notre route?

--Celui qui se fie à Dieu ne peut pas s'égarer. Mettons d'abord le
chemin sous nos pieds, marchons toujours et nous verrons.

Et les voilà partis à travers la glace, la gelée, l'obscurité, car le
ciel s'était refermé, partis, pour aller voir le petit enfant Jésus tant
aimable et la Vierge Marie, adorable. L'un secoue sa clochette, un autre
joue du violon, un autre de la trompette, un autre du clairon, un autre
de la guitare. C'est un tapage, un combat, comme lorsque c'est la fête
de chez nous. Les gens les regardent passer, étonnés. Enfin ils arrivent
à Bethléem, trouvent les choses ainsi que l'ange leur avait dit.

Ils étaient tout ébahis, et ils regardaient, la bouche ouverte, ce petit
enfant qui dormait comme tous les petits enfants, et qui, pourtant, un
jour, devait sauver le monde en mourant sur la croix pour nos péchés.

--Et les mages, Maï?

--Eh bien! les mages étaient des espèces de rois très riches et très
savants, eux, et pas des pauvres bergers ignorants. Lors donc qu'ils
apprirent que le Sauveur était né, ils voulurent aussi aller le voir et
lui porter des présents. Et ils pensaient trouver un enfant couvert de
broderies, dans un beau palais. Ils ne savaient pas non plus le chemin;
alors il virent une étoile qui marchait devant eux; ils la suivirent,
et, quand elle s'arrêta sur une maison très laide et très petite, sur
une auberge où descendaient les gens les plus misérables, ils crurent
s'être trompés; mais l'étoile ne bougeait pas. Au moins le nouveau-né
serait couché dans la plus belle chambre, en un berceau bien garni de
plumes d'oie: mais non, il était dans l'étable, à côté des pauvres bêtes
qui travaillent, dans une crèche, sur du fourrage. Ils furent bien
attrapés, étant orgueilleux comme tous les riches; mais ils l'adorèrent
quand même et mirent à ses pieds ce qu'ils avaient apporté: des parfums,
de l'or, des bijoux et de l'encens; tu sais, ce que l'on fait brûler à
la messe et qui sent si bon!

--Oui, mais pourquoi l'enfant Jésus n'avait-il pas préféré être dans un
grand palais, couché dans un beau berceau, servi par des domestiques
avec des galons dorés comme au château du roi Henri, puisqu'il pouvait
choisir? Moi, si j'avais été à sa place, pas si bête, j'aurais fait
comme ça.

--C'était exprès, Micot, pour nous enseigner la patience à nous autres,
paysans, et pour nous montrer qu'il n'y a pas de honte à n'être pas
riches puisque Dieu lui-même a choisi d'être pareil à nous. Maintenant
dis vite «notre père» et au lit!

--Et les Noëls? Rien qu'un... ou deux!

--Encore? mais quand dormiras-tu alors?

--Tout de suite après.

--Ah! enfant gâté, enfant gâté! Allons, chante avec moi; je suis l'ange,
toi, tu seras le pasteur.

  L'ANGE

  Un Dieu nous appelle,
  Levez-vous, pasteur;
  Courez avec zèle
  Vers votre Sauveur;
  Le Dieu du tonnerre
  Promet désormais
  La fin de la guerre,
  La paix pour jamais.

  LE PASTEUR ENDORMI

  Lechem droumi!
  Noum biengues troubla la cerbelle,
  Lechem droumi!
  Tire en daban, sec toun cami;
  N'ey pas besougn de sentinelle,
  Ni n'ey que ha de ta noubelle,
  Lechem droumi![13]

[Note 13:

  Laisse-moi dormir!
  Ne viens pas me troubler la cervelle,
  Laisse-moi dormir!
  Tire en avant, suis ton chemin!
  Je n'ai pas besoin de sentinelle,
  Ni n'ai que faire de ta nouvelle,
  Laisse-moi dormir!

]

--Et l'autre, Maï, chante-le, toi, toute seule! Je suis fatigué, moi!

--Tu t'endors?

--Non pas, je t'écoute.

  Entre le boeuf et l'âne gris,
  Dort, dort, dort, le petit Fils.
  Mille anges divins,
  Mille séraphins,
  Volent à l'entour
  De ce grand Dieu d'amour.

  Entre la rose et le souci,
  Dort, dort, dort le petit Fils.
  Mille anges divins,
  Mille séraphins,
  Volent à l'entour
  De ce grand Dieu d'amour.

  Entre les deux bras de Marie,
  Dort, dort, dort le Fruit de Vie.
  Mille anges divins,
  Mille séraphins,
  Volent à l'entour
  De ce grand Dieu d'amour.

  Entre deux larrons sur la croix.
  Dort, dort, dort, le Roi des Rois.
  Mille Juifs mutins,
  Cruels assassins,
  Crachent à l'entour
  De ce grand Dieu d'amour.

La voix de la mère s'est faite bien douce, comme pour une berceuse;
instinctivement elle balance son enfant sur son coeur. Lui, ferme les
yeux, ravi. Que de fois il s'est endormi au son de cette lente mélodie
qu'il aime tant! Mais il veut tout entendre, ce soir. Il soulève ses
paupières alourdies et contemple le cher visage penché sur lui avec tant
d'amour. La flamme rouge éclaire les traits délicats et les transfigure.
Tiens, c'est curieux: le fichu noir a disparu; un voile de mousseline,
léger comme une nuée d'avril, enveloppe la tête chérie; la robe n'est
plus sombre et sévère, elle est de la couleur du ciel. Bientôt tout
disparaît, l'enfant s'anéantit dans un sommeil délicieux, sans rêve.

--Yanoulet, mon Yanoulet, hilhot, et le Pater? «Hilhot» ne répond pas.

Tendrement, péniblement, car il pèse beaucoup, la veuve le porte dans
son grand lit que tiédit un gros caillou du Gave chauffé sous la cendre;
elle le borde, récite pour lui le Pater oublié, le baise sur le front
avec amour. Puis, elle couvre le feu, s'enveloppe de son capulet noir,
éteint la chandelle, ferme solidement la porte après elle, et s'en
va dans la nuit épaisse, aux premiers sons de la cloche qui, en bas,
appelle les fidèles.




II

LA TERRUCOLE

    _«Ici l'on a des fées Comme ailleurs des oiseaux.»_
     V. Hugo. Fuite en Sologne.
    (Chansons des rues et des bois).

--Pas si vite, enfants! dit une voix, bien loin, derrière. Les gamins
ne l'écoutent pas. Emmitouflés dans leurs grands cache-nez tricotés aux
couleurs voyantes, le béret enfoncé jusqu'aux oreilles, les pieds dans
des sabots bourrés de paille, une main dans la poche du pantalon,
l'autre tenant une petite lanterne, ils grimpent lestement le long du
chemin des fées qui, tout lumineux sous la clarté de la lune, semble
conduire à un pays enchanté. De petites lumières vacillent tout au long,
comme des feux follets: ce sont les falots des fidèles qui reviennent
de la messe de minuit et regagnent le haut du coteau en passant par la
Terrucole. Car c'est Noël: hades et broutches sont cachées, le bois est
à tout le monde, cette nuit.

--Yanoulet, Peyroulin! crie encore la voix, de plus en plus lointaine;
mais les enfants ne s'arrêtent pas.

--Dépêche-toi, dit le plus vieux, Peyroulin, le voisin de Yanoulet et
son mauvais conseiller.--Si nous nous arrêtons, nous n'aurons pas le
temps. C'est cette nuit, seulement, que le bois n'est pas hanté. Voyons:
veux-tu, oui ou non, avoir des sous, de belles pièces d'argent, de l'or,
peut être, qui sait? et cela sans travailler, sans même prendre de
peine? Oui? Eh! bien, marche, suis moi! C'est un peu plus loin, à
gauche. Tu viens? Prends garde aux épines. Tiens, tu vois ces chiffons?
c'est là.

--Mais c'est voler que de prendre cet argent?

--Allons donc, quelle bêtise! Voler qui? Les broutches? ce serait pain
bénit. Ce sont de mauvaises bêtes qui viennent du démon. D'ailleurs, ce
qui est à elles est à tout le monde: elles n'ont qu'à ne pas laisser
traîner ce qu'on est assez sot pour leur jeter.

--Mais si elles se réveillent, et nous attrapent?

--Cette nuit? Jamais. Elles dorment comme les serpents quand il gèle,
et, lors même qu'elles se réveilleraient, elles n'ont, cette nuit, de
pouvoir sur personne.

--As-tu dit à ta mère ce que tu allais faire?

--Innocent! pour qu'elle m'en empêche? Elle est bien trop peureuse;
toutes les femmes sont peureuses; elle craindrait qu'il m'arrive du mal.
Mais moi, je suis un homme, je n'ai peur de rien. Maman ne le saura pas,
à moins que tu ne me vendes.

--Moi? Je ne suis pas un traître; je ne te vendrai pas, je te le
promets.

--C'est bon, j'y compte; allons, viens!

--Mais, tu as beau dire, je crois que ce n'est pas bien.

--Je vois ce que c'est, tu as peur. Va-t-en bien vite rejoindre «Maman»,
elle te cachera sous sa mante. J'irai seul.

--Peyroulin, attends, écoute! Tu est donc bien sûr que ce n'est pas mal,
ce que tu veux faire là?

--Mal? Puisque l'argent n'est à personne, pec[14]! Et puis, qui le saura?
Je ne l'ai dit qu'à toi. Par exemple, si j'avais su que tu étais un
pareil capon... Arnaud et Michel n'auraient pas demandé mieux que de
m'accompagner. Seulement je t'ai préféré parce que je t'aime plus. Mais
j'ai eu tort; eux, au moins, sont braves.

[Note 14: Sot.]

--Je suis brave, aussi, moi!

--Oui, oui, joliment! Après m'avoir promis de me suivre à la Terrucole,
tu m'abandonnes au moment d'y entrer. Tiens! y aller en compagnie ou
y aller seul ce n'est plus pareil. Mais je m'en moque, s'il m'arrive
malheur, tant pis!

--Je ne savais pas ce que tu voulais y faire, à la Terrucole: tu ne me
l'avais pas dit; je ne pouvais pas le deviner. Pour y aller, bien, sûr
j'en avais envie et cela me faisait plaisir de te suivre. Mais prendre
l'argent!...

--Oui, oui, fais l'honnête! Comme si tu l'étais plus que les autres!
Alors je suis un voleur, moi? Merci bien! Je vois ce que c'est: tu n'es
plus mon ami. Si tu l'étais, tu ne me soupçonnerais pas comme cela, tu
ne m'abandonnerais pas au dernier moment.

--Mais je ne te soupçonne pas, je ne t'abandonne pas... Seulement...

--Adieu, adieu, suis ton chemin, moi le mien. Bon appétit pour le
réveillon!

--Peyroulin!

--Quoi, «Peyroulin»? Que veux-tu? Laisse-moi, je n'ai pas le temps de
bêtiser. Maman approche.

--Je vais avec toi.

--A la bonne heure! Voilà, enfin, un garçon courageux. Qui dirait que tu
as douze ans passés: tu es toujours aussi craintif. Eh! si j'habitais
la ville, comme toi, depuis un an et demi, si j'étais apprenti dans un
magasin où il vient tant de monde, tu verrais comme je serais! Mais
maman n'a pas voulu m'écouter. Elle m'a fait rester aux champs, tandis
que toi.....

--Ah! la mienne, maman, est si bonne! Tout ce que je veux elle le fait.
C'est ma pauvre défunte grand'mère de Nay, morte au printemps, qui
m'avait mis cela en tête. Elle me disait: «Toi, tu n'es pas fabriqué
pour être un paysan, comme ton père qui était fort et grand; tu es fin
comme une demoiselle. Ça ferait deuil de te voir travailler la terre;
faut que tu deviennes un Monsieur. Tu n'aimes pas assez les livres pour
faire un régent ou un curé; mais dis à ta mère qu'elle te mette commis
dans un magasin, à Villeneuve. Je voudrais te voir en veste et en
chapeau avant de mourir». Alors, moi, j'ai cru que je serais plus
heureux comme cela. J'ai tant prié Maman, tant pleuré qu'elle m'a
écouté. Si j'avais su!...

--Comment, tu regrettes d'être à la ville, bien nourri, bien vêtu, bien
logé, et de ne rien faire?

--Rien faire? Partout il faut travailler pour gagner son pain, va. Et
puis, on s'ennuie à recommencer toujours les mêmes choses. Mais c'est
moins pénible que la terre, pourtant.

--Oui, elle est plus basse pour toi que pour les autres, peut-être,
la terre, fichu feignant! Dis donc, quand tu auras ton paletot et ton
chapeau, tu ne sauras plus parler patois, tu ne me reconnaîtras plus,
j'en suis sûr. Allons, en attendant, viens-t-en, c'est par ici. Tourne
ta lumière en dedans, pour qu'on ne nous voie pas. Là, y es-tu? Gare à
cette ronce et à cette branche. Té, regarde, en voilà des sous: deux,
quatre, six, dix! Et toi, tu n'as rien trouvé?

--Si, un franc.

--Une pièce?

--Une pièce.

--Veinard, va!

--Yanoulet!

--Oui, Maï!

Il se précipite, mais, horreur! il se sent retenu par la blouse. Il
pousse un grand cri.

--Imbécile, lui dit Peyroulin, veux-tu donc nous faire prendre? Qu'as-tu
à brailler comme un âne? C'est une épine qui t'accrochait, voilà tout!
Tiens, je l'ai ôtée! Mets ton argent dans la poche et hardi! courons
rejoindre les autres.

--Où étais-tu, maynat[15], demanda la veuve, quand l'enfant l'eut
rejointe en haut de la Terrucole, près du Calvaire, après que les
voisines se furent séparées.

[Note 15: Enfant.]

--J'étais avec Peyroulin, dans le ravin.

--Pourquoi as-tu crié? Tu as vu quelque chose? Une bête t'a piqué? Tu es
tout pâle.

--Non, une ronce avait attrapé ma blouse, j'ai cru que c'était une
broutche.

--Aussi quelle idée de nous quitter et de s'en aller comme un fou à
travers des broussailles, là où aucun chrétien n'ose s'aventurer.

--C'est Peyroulin qui voulait.....

--Oui, c'est toujours un autre qui veut, mais c'est tout de même toi qui
fais la bêtise. Il faut savoir dire non quelquefois, vois-tu, mie[16].
Tu devais rester près de moi comme tu me l'avais promis. Mais ne nous
fâchons pas, ce soir, je suis trop heureuse de t'avoir avec moi. J'étais
si triste l'an passé, sans toi, si tu savais! C'est que tu es tout pour
moi, vois-tu! Depuis que ta grand'mère est morte je n'ai plus personne
que toi au monde puisque je suis orpheline, sans frère ni soeur, et
que ton défunt père était fils unique. Je suis bien seule! Tiens, nous
sommes arrivés, voici la clef, ouvre la porte. Ah! comme il fait bon
chez nous, ne trouves-tu pas, mon petit? Regarde la belle souche, comme
elle chauffe! Je l'ai gardée toute l'année exprès pour ce soir. Et
j'allume deux chandelles pour y voir bien clair. Je t'ai fait une tourte
et un pastis[17] comme je te l'avais promis. Enlève ton cache-nez, ton
béret, et mettons-nous à table. Ah! ce réveillon, nous y voilà enfin!
L'ai-je assez attendu, mon Dieu! Il n'y a pas sur la terre une femme
plus heureuse que moi, ce soir, puisque j'ai là mon hilhot, tout à moi!

[Note 16: Ami.]

[Note 17: Pâté.]

La mère et l'enfant s'asseyent auprès de la table de chêne que recouvre
une grosse serviette à liteau bleu.

--Tiens, mange-moi ça,--dit la veuve en servant à Yanoulet un grand
morceau de tourte.--C'est bon. J'y ai mis dedans un des poulets de la
dernière couvée, tu sais, de ceux de la poule noire. Il est tendre,
n'est-ce pas?

Malgré l'aspect séduisant de la pâte dorée, l'enfant n'a pas faim.
Pourtant, il l'aime bien, la tourte! Il s'était tant promis de s'en
régaler! Il se faisait une si grande fête de ce réveillon, tout seul
avec sa maman, dans la chambre claire et chaude, au retour de la
messe de minuit, après le passage à travers la sombre et mystérieuse
Terrucole! Pourquoi est-il si triste, maintenant? Pourquoi son coeur lui
semble-t-il si lourd dans sa poitrine?

--Mais, qu'as tu? Tu ne manges pas! Elle n'est pas bonne, la tourte,
peut être? Pas assez cuite? Je m'en doutais: quel malheur! Eh bien,
laisse-la; il y a autre chose, heureusement.

--Si fait, qu'elle est bonne, mais tu m'en avais donné tant!

--Tiens, du pastis: vois comme il est léger, comme il sent bon la fleur
d'orange! Tu ne me diras pas qu'il n'est pas réussi: j'y ai mis douze
gros oeufs et je l'ai pétri une heure de temps, au moins. Le trouves-tu
à ton goût?

--Oui, Maï, il est très bon.

L'enfant se force pour manger, mais les morceaux refusent de passer. Ah!
cette pièce de vingt sous, là, dans sa poche, comme elle le gêne! Elle
est bien petite, bien légère, pourtant! Comment s'en débarrasser? Où
la mettre? Quand sa mère secouera son pantalon pour le plier, tout
à l'heure, elle tombera. Il faudra dire d'où elle vient. Que
répondra-t-il?

--Encore une tranche, allons, et bois un peu de vin pour te délier la
langue, car tu n'es pas bavard ce soir. C'est du Jurançon, tu sais! Je
l'ai acheté pour toi chez Puyas, lundi dernier, quand j'ai été voir ton
patron pour lui demander de te laisser venir. C'est un bien brave homme,
ton patron. Tu es heureux chez lui, n'est ce pas?

--Oui, Maï.

--Tu me dis la vérité, au moins. Si tu te faisais du mauvais sang,
faudrait me le dire. Tes camarades sont-ils gentils pour toi? Ils ne te
tourmentent pas trop?

--Non, Maï, ils sont bien aimables.

--Tu as peut-être trop de travail? Que fais-tu toute la journée?

--Des paquets, des commissions; je range les marchandises, je pèse
les épices et, quand il n'y a plus rien à faire, je noue des bouts de
ficelle, assis sur un grand tabouret, près du comptoir.

--Tout cela n'est pas pénible, en effet. Ainsi, tu te trouves bien?
Pourtant, tu as quelque chose que tu me caches, je vois cela. Tu ne me
dis pas tout, ce n'est pas joli. Pourquoi es-tu triste? Tu ne voudrais
pas y retourner, à la ville? Tu veux rester à travailler avec moi aux
champs? Si c'est cela, dis-le, n'aie pas vergogne, va, tout le monde
peut se tromper. Je te reprendrai, voilà tout, et j'en serai même bien
heureuse!

--Oh! non. Je me trouve bien là-bas.

--Alors, c'est que le temps te dure ici. Je ne suis pas gaie, c'est
vrai, moi! J'aurais dû te dire d'amener un camarade. Les mères
s'imaginent toujours que les enfants leur ressemblent, qu'ils sont aussi
heureux avec elles qu'elles avec eux. Moi, rien que de te voir, ça me
rend contente; je ne demande rien autre chose au bon Dieu.

--Le temps ne me dure pas, Maï, et je préfère être seul avec toi ce
soir.

--Alors, tu es malade. Où as-tu mal?

--Non, je n'ai rien, mais je tombe de sommeil.

--Ah! c'est donc ça que tu es tout chose? Eh bien, va te coucher! Garde
tes châtaignes pour demain, si tu ne peux pas les manger maintenant.
Ainsi, tu ne veux pas que je te conte les histoires et que je te chante
les noëls, comme quand tu étais petit?

--Je suis si fatigué!

--Que les enfants changent vite, pauvres de nous autres mères! Tu les
aimais tant, les histoires, autrefois! Jamais tu n'en avais assez,
jamais tu ne veillais assez tard! J'étais obligée de me fâcher pour te
faire coucher. Mais on a raison de dire que l'on ne tient qu'à ce que
l'on ne peut pas avoir. Viens un peu par ici, là, sur cet escabeau, près
du feu, à mon côté, car tu es trop grand pour te mettre sur mes genoux,
maintenant. Te souviens-tu quand je te chantais:

Entre le boeuf et l'âne gris Dort, dort, dort le petit Fils?

Le petit fils, c'était un peu mon hilhot, à moi.

Entre les deux bras de Marie Dort, dort, dort le fruit de vie.

Sans manquer de respect à la Sainte Vierge, je me sentais un peu comme
elle, tenant mon doux «fruit de vie», et quand j'arrivais à la fin:

  Entre deux larrons sur la croix
  Dort, dort, dort le Roi des rois.

Tu dormais, toi aussi, et je te portais, pesant comme une souche, dans
notre lit; je t'embrassais et tu ne te réveillais pas. Mais qu'as-tu?
Pourquoi tes yeux sont-ils pleins de larmes? Que jettes-tu dans le feu?

--Une peau de châtaigne; j'ai failli m'étrangler avec. Ce n'est rien.
Maï, j'ai froid, je veux aller me coucher.

--Oui, oui, tu vas y aller; mais avant, mon pouricou, dis avec moi
«Notre Père», puis tu iras au dodo et je te borderai encore cette fois.

--Maman, dit l'enfant lorsqu'il fut bien au chaud dans le grand lit
maternel, maman, qu'est-ce qu'un larron?

--C'est celui qui prend ce qui ne lui appartient pas; c'est un voleur.

--Mais quand ce qu'on prend n'est à personne, est-ce voler?

--Tout est toujours à quelqu'un; et puis, il n'y a pas à aller chercher
des histoires, c'est bien simple: prendre ce qui n'est pas à soi, c'est
voler.

--Mais si on prenait l'argent des broutches, par exemple, celui qu'elles
ne ramassent pas, qu'elles laissent traîner par terre, ce ne serait pas
voler?

--Quelle drôle de question? L'argent des broutches est aux broutches;
c'est pour elles qu'il a été jeté; le prendre, c'est voler, bien sûr,
et, de plus, c'est s'exposer à leur vengeance; c'est très imprudent.
Mais, pourquoi me demandes-tu cela? Tu n'y as pas touché, j'espère, à
leur argent, mon Yanoulet? Non, ce n'est pas Dieu possible? Que je suis
sotte et peureuse! Pardonne-moi, hilhot! Tu es incapable de voler, toi.
Mais j'ai si peur que tu fasses le mal! C'était bien une peau que tu
jetais au feu, tout à l'heure, dis? Oui? je n'entends pas.

--Oui.

--Mon Dieu, je n'ose pas aller voir! Dis-moi que je suis une folle,
hilhot, hilhot; que c'est très mal, de soupçonner son enfant. C'est que,
vois-tu, je serais trop malheureuse. Oui, bien sûr, mon hilhot est digne
de mon amour, mon fils est honnête comme son père. Mais réponds-moi
donc! Lève ton visage que je voie tes yeux, tes yeux francs comme
l'or, qui ne m'ont jamais menti; je te croirai. N'est-ce pas qu'ils ne
voudraient pas me tromper? Tu n'as rien pris?

--Non, non.

--Ah! je le savais bien! merci, mon Dieu! Oh! vous qui nous voyez du
haut de votre ciel, vous qui êtes venu au monde dans une nuit pareille
à celle-ci, tout petit et tout humble, pour nous sauver nous autres,
petits et humbles, ayez pitié de nous! Je ne suis qu'une faible femme,
qu'une pauvre paysanne bien ignorante; aidez-moi à élever mon fils comme
il faut. Par dessus toute chose, gardez son coeur pur, préservez-le du
mal en dedans et en dehors; en dedans, surtout. Vous qui pardonniez au
larron sur la croix, pardonnez nos péchés, et, si nous ne pouvons pas
vous servir en faisant de grandes choses, comme ceux qui sont savants
et riches, faites-nous la grâce de nous aider à vous servir en étant
honnêtes et en faisant le peu que nous savons faire. Ainsi soit il!



III

  L'EMBUSCADE
  _Quiconque fait le péché est esclave_
  _du péché_. Jean, VIII, 34.

Rien ne bouge dans le grand magasin de réserve où les ballots amoncelés
s'élèvent très haut. Tout autour, des rayons bourrés de marchandises,
sandales, paquets de laine, boîtes de diverses grandeurs cachent les
murs; des fouets, des rouleaux de cordes, des licous pour les mules
pendent au plafond. Entre deux empilements de caisses, au fond, une
grande fenêtre aux vitres dépolies donnant, à hauteur d'homme, sur une
cour, laisse filtrer un jour laiteux, blafard.

--Voici le matin, dit une voix étouffée, quelque part, à gauche;
dormez-vous, Georges? Il ne tardera pas s'il doit venir.

--Je ne dors pas, je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit, répond une autre
voix contenue, à droite. J'ai entendu sonner toutes les heures depuis
minuit, écouté tous les bruits, et Dieu sait s'il y en a dans cette
vieille baraque! Je suis moulu, j'ai les nerfs malades à crier, mon
coeur bat comme un fou à chaque frémissement. C'est affreux cette
veille, le regard fixé sur cette fenêtre qu'il n'y a qu'à pousser pour
ouvrir.

--Oui, ce n'est pas drôle. Moi, j'ai bien dormi sur mon pilot de
lainage; mais je suis courbaturé, par exemple, j'ai un cent de clous
dans chaque jambe. Il n'y a pas à dire, rien ne vaut le portefeuille.

--Nous n'en avons pas pour bien longtemps, heureusement. Je n'en puis
plus. Ce n'est pas que j'aie peur, non, mais je suis écoeuré: le mal,
le vol, c'est hideux. Et puis, cette incertitude... Lequel, parmi ces
garçons que je connais depuis des années, que je coudoie du matin au
soir, est une canaille? Je les passe en revue l'un après l'autre et
il me semble que tous ont des visages faux. L'idée que, d'un moment à
l'autre, il va falloir sauter sur l'un d'eux, m'angoisse au delà de ce
que je puis vous dire.

--Effet du matin. C'est toujours un moment pénible. Ainsi, tenez, quand
on vient de s'amuser, on n'est jamais fier lorsque paraît le jour.

--C'est vrai. Est-ce le regret de ce qui finit ou la peur de ce qui
commence, je ne sais pas; mais c'est triste, plus triste que le
crépuscule.

--Fichtre! vous n'êtes pas drôle, vous. Les veilles vous rendent
sentimental. Vous devriez mettre cela en vers. Je suis sûr que vous avez
besoin de fumer. Avez-vous du tabac? J'ai oublié le mien.

--Y pensez-vous! Pour qu'on voie la lumière, du dehors? Et puis, nous
n'aurions qu'à mettre le feu. Non, non, tâchons de nous remonter sans
cela.

--Vous avez raison, mais c'est bien assommant: rien ne vaut une bonne
_sèche_ pour vous remettre d'aplomb.

--Dites-moi, François, qui pensez-vous que ce soit?

--Pour cela, mon cher, je suis aussi avancé que vous, je n'en sais rien.

--Mais comment avez-vous découvert la chose? De peur de l'ébruiter, papa
ne m'en a rien dit; vous avez commencé à me raconter, hier soir, je ne
sais quelle histoire de fenêtre, d'espagnolette, je n'ai rien compris et
vous vous êtes endormi au beau milieu.

--J'étais éreinté. Pensez donc! j'ai rangé l'envoi de laine à moi tout
seul; j'aurais ronflé sur une barrique. J'avais bien l'idée de veiller,
pourtant, mais ce diable de sommeil... Eh! bien voici: Vous savez que
c'est moi que le patron charge d'aérer les magasins de réserve. Depuis
un mois, environ, chaque fois que j'arrivais ici, le matin, je trouvais
la fenêtre ouverte: pas toute grande, non, bien poussée, au contraire,
mais la barre de fer hors de son trou. Comme c'est moi qui ferme chaque
soir, cela m'étonnait. Craignant de me tromper, je fis l'expérience
plusieurs fois et toujours c'était la même chose: le soir je mettais
bien soigneusement mon espagnolette en travers et le lendemain matin je
la retrouvais toujours toute droite, je n'avais qu'à tirer. Qui diable
s'amusait à passer avant moi pour m'éviter cette peine? Quelque farceur,
sans doute, pour se payer ma tête. Mais Bibi, se méfiant de quelque
mauvais tour, ouvrait l'oeil. Rien ne vint. Pourtant, que diable, il
n'était pas possible de passer par la croisée avec les gros barreaux qui
la défendent. Afin de m'en assurer, hier soir, en faisant ma tournée, je
les ébranlai l'un après l'autre. Je devins bleu quand celui du milieu
me resta dans la main: il était descellé en haut et limé en bas, si
finement que cela ne se voyait pas du tout une fois en place. L'enlever
pour passer et le remettre n'était qu'un jeu. «Cela se corse»,
pensai-je. Je ne fis ni une ni deux et j'allai trouver le patron à qui
je contai la chose. Il ne voulut pas me croire, d'abord. Le voler, lui,
qui est un père pour ses commis, qui les paye si bien, qui ne les laisse
manquer de rien, ainsi que leurs familles: jamais! c'était impossible.
Il était sur de tous ses employés, des petits comme des grands; pour un
peu ii m'aurait dit des sottises. «Venez et voyez», lui dis-je, comme
dans les évangiles. «J'ai été fermer moi-même avant de monter, je ne
suis ni fou ni ivre: si l'espagnolette a été touchée vous me croirez,
j'espère». Nous y allâmes: elle était tournée.

--Tu as eu l'idée de le faire et tu ne l'as pas fait, ou bien c'est
quelque farce.

--Et cela, est-ce une farce, aussi?

Quand il vit dans ma main le barreau scié, il devint blanc comme sa
chemise et me regarda, malheur! avec des yeux qui me firent froid dans
le dos. Nom d'une pipe, quels yeux!

--François, me dit-il, es-tu un homme?

--Oui, Monsieur Montbriand.

--Il faut battre le fer tandis qu'il est chaud: veux-tu veiller cette
nuit avec un de mes fils pour prendre le voleur?

--Oui, Monsieur, mais lequel?

--Georges, qui est fort et résolu. Moi, hélas! je suis trop vieux, je ne
servirais pas à grand chose. Et puis, cela me fait trop de peine. Vous
arrangerez des ballots de lainages en guise de lit, vous prendrez de
quoi vous couvrir, et un fort gourdin, chacun, pour vous défendre. Mais
ne frappez qu'à la dernière extrémité. Si c'est, comme je le crains, un
de mes commis qui me vole, il aura plus peur que vous, et, à vous deux,
vous en aurez facilement raison.

--Des gourdins! Il est bon, le patron! Nous en ferions de la belle
besogne, avec des gourdins! S'ils sont plusieurs solides gaillards,
comme je le suppose, nous serions frais, avec nos gourdins! Un revolver,
oui: voilà qui impose le respect et ne rate pas son homme!

Mais il n'aime pas les armes à feu, le papa! Inutile de les lui mettre,
sous le nez, par exemple? J'ai pris le mien, j'en ai emprunté un pour
vous, et voilà: les voleurs n'ont qu'à venir, ils trouveront à qui
parler. Mais je crois bien que nous serons bredouilles, car, pour
aujourd'hui...

--Chut, j'entends du bruit...

--Non, c'est un rat, en bas, dans la cave, ou une des nonnes ensevelies
dans la maison qui se donne de l'air. Vous savez, ceci est bâti sur un
ancien cimetière de couvent. En grattant la terre on trouverait des
squelettes, paraît-il. Brr... ce n'est pas gai de penser à ces choses
ainsi, au petit jour, en attendant un voleur... Voilà que, moi aussi, le
trac me prend.

--Mais taisez-vous donc, bavard. Vous allez faire rater le coup. Vous
avez donc bien envie de passer une autre nuit sur ces lainages?

--Ah! fichtre, non! Je céderai volontiers mon tour à un autre. Pourtant,
je serais curieux de pincer mon tourneur d'espagnolette. J'ai une crampe
terrible à une jambe et je n'ose pas me lever pour la faire passer.

--Patience! ce ne sera pas long. Ecoutez: mais oui, ce sont des pas!...
Attention, ne bougeons plus!

Une forme indécise se dessine sur les vitres, une main pousse la fenêtre
qui cède aussitôt; un enfant de quinze ans, blond, pâle, et beau comme
un séraphin, apparaît. Il s'arrête un instant, debout dans la clarté,
semblable à un être surnaturel; puis, résolument, il saute dans le
magasin. Il va d'un pas raide, d'un pas de somnambule, tout droit vers
un gros paquet enveloppé dans du papier brun, l'emporte; il va remonter,
disparaître lorsque deux bras vigoureux l'arrêtent.

--Yanoulet! dit une voix étranglée par l'émotion. L'enfant pousse un cri
de bête blessée, regarde autour de lui d'un air égaré, puis s'affaisse
en murmurant:

--Mai!

--Il est mort, dit le commis, déposant la belle tête inanimée sur le
plancher. Nous lui avons fait une trop grande peur.

--Non, son coeur bat encore. Prenez du vinaigre, à côté, dans le magasin
des liquides, le baril à droite, dépêchez-vous! Là... merci! Frottez ses
mains, vous, bien fort, moi, ses tempes. Oh! je n'en reviens pas; je
croyais me tromper; il me semblait que je faisais un rêve affreux;
j'étais si bien cloué par la stupéfaction que j'ai failli le laisser
partir sans l'arrêter.

--Et moi, donc! J'aurais reçu un poids de cinq kilos sur la tête que
je n'aurais pas été plus abruti. Il m'a fallu votre exemple pour me
rappeler à la réalité.

--Ainsi, c'était lui, le voleur! Lui, le mignon petit, si doux, si
obéissant, que sa mère nous amenait il y a quatre ans, déjà, tout
tremblant, se cachant dans sa jupe! Qui donc l'aurait cru? Que
dira-t-elle, la pauvre femme, si honnête, si brave! Quel coup pour elle!
Comment lui annoncer la nouvelle? Je ne voudrais pas m'en charger pour
tout l'or du monde!

--Oui. Pour une surprise, c'est une surprise, et pommée! Si je
m'attendais à l'empoigner, celui-là! Enfin, cela va bien! Nous en
verrons de belles maintenant que les agneaux deviennent des loups!

--On aurait dit que je le sentais! C'est sans doute pour cela que
j'étais si triste tout à l'heure. Pourtant pas un instant je n'ai pensé
à lui. Je me suis attaché à ce petit, moi! Il était un peu lent, un peu
étourdi, léger même, si vous voulez, à cet âge qui ne l'est pas, mais si
complaisant, si plein de bonne volonté! Sa mère, en nous le laissant,
nous l'avait tant recommandé! «Je n'ai que lui au monde, disait-elle.
Grondez-le bien, s'il est polisson ou paresseux, mais veillez sur lui.
C'est la mauvaise compagnie qui me fait peur pour lui, surtout; il est
si faible!» Elle avait bien raison, c'est cela qui l'aura perdu. Mais
comment surveiller tous les employés, quand ils sont si nombreux,
éparpillés dans tant d'endroits divers! C'est impossible! Ils vous
échappent continuellement. Il aura été entraîné, c'est certain. Car,
enfin, ce ne peut être pour son propre compte qu'il vole, cet enfant!
Il n'est pas de force à méditer un coup pareil. Il doit avoir un ou des
complices. Le voilà qui reprend ses sens.

Yanoulet revenait à lui, en effet. A mesure qu'il se souvenait, ses
yeux, ses grands yeux bleus si doux, si semblables à ceux de sa mère, se
remplissaient d'une terreur, d'une angoisse indicible. Il voulait parler
pour demander grâce, mais il ne parvenait pas à articuler un son.

--Allons, te voilà remis, malheureux, dit Georges. Ne tremble pas comme
cela, il ne te sera fait aucun mal. Nous allons t'enfermer dans le
bureau du patron et nous te garderons sous clef jusqu'à son arrivée.
Marche donc! Tu ne peux pas? Nous allons te porter, alors.

--Quelle misère! dit François, le prenant par les pieds, tandis que son
compagnon le saisissait par les épaules. Si ça ne fait pas pitié! Un
enfant de cet âge! Ça a du coeur pour le mal et c'est faible comme un
poulet, ensuite. Mais, sapristi! quand on a le courage d'entrer dans une
maison la nuit, on doit avoir celui d'en supporter les conséquences!

--Mets-toi là, dit Georges avec douceur, en le faisant asseoir sur le
fauteuil du patron, dans son bureau. François, donne lui donc un verre
d'eau, là, sur la petite table. Et maintenant, ne bougeons plus! Il n'y
a pas d'issue, mon bonhomme! Quand j'aurai fermé la porte à clef tu
seras pris, bien pris, comme une souris dans la souricière. Je vais
avertir M. Montbriand que la chasse est terminée. Jolie chasse, ma foi!
Partir pour prendre un sanglier et ramener un lièvre! Ah! j'en ai assez
du métier de gendarme; ça me dégoûte; si jamais on m'y reprend!

--Oui, il est beau, le métier! On croit pincer un homme, on est armé
jusqu'aux dents et on voit venir quoi? un bébé qui s'évanouit de peur.
Pourquoi pas une fille, aussi! Ne parlez pas des revolvers, hein! Nous
serions grotesques. Mais, que diable cet enfant venait-il faire ici?
Pour qui volais-tu, vaurien, car tu n'es sûrement pas assez fort pour
avoir comploté cela tout seul?

--Laissez-le. Il est incapable de répondre en ce moment. Il a besoin de
se remettre de sa peur. Dès que les domestiques seront levées, je lui
ferai préparer une tasse de café. Allons-nous en. Nous avons bien
travaillé, cette nuit! J'ai le coeur soulevé de dégoût et de chagrin; le
mal est encore plus vilain à voir de près que je ne le croyais. A qui se
fier désormais, si des enfants pareils, à la figure d'ange, se mêlent
d'être des coquins! Vous venez, François? Laissons-le à ses réflexions.
C'est égal, j'aime mieux être dans ma peau que dans la sienne, pauvre
petit!

Pauvre petit! en effet. Revenu de l'horrible frayeur que lui avait faite
la vue de ces deux hommes armés, Yanoulet se perdait en un chaos de
pensées, plus torturantes les unes que les autres. Une d'elles, surtout,
revenait sans cesse à la surface comme, dans un tourbillon, un morceau
de bois qui surnage: «Maï!» Que penserait-elle, quel serait son
désespoir, sa honte, en apprenant que son «hilhot» était un voleur? Le
mal était entré en lui, il s'en souvenait, le soir qu'il avait été voler
les broutches avec Peyroulin. Qu'elles s'étaient bien vengées, les
maudites! Elles l'avaient ensorcelé, lié à jamais au péché, croyait-il.
Ce qui l'ensorcelait, le liait au péché, c'était son silence, son
mensonge, cette faute inavouée restée entre sa mère et lui comme une
barrière. S'il lui avait tout avoué, ce soir-là, quand, au retour de la
messe de minuit, elle le pressait, avec tant de douceur, de lui conter
sa peine, les choses eussent été bien différentes! Elle aurait eu
beaucoup de chagrin tout d'abord; mais, après avoir pleuré et demandé
pardon à Dieu pour son enfant, elle se serait hâtée de pardonner à son
tour, la mère tendre, et de rendre le repos d'esprit au pauvre petit
égaré. L'horrible obsession se serait enfuie, le laissant, repentant,
purifié, libre! Il aurait pu, de nouveau, regarder la bien-aimée en face
sans se dire: Ces yeux, dans lesquels elle croit lire comme dans un
livre ouvert, l'ont trompée, la trompent, la tromperont encore. Il n'eût
pas acquis l'habitude de dissimuler, de mentir sans cesse. Maintenant...
oh! maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière. Le pli est
pris. Tout cela est de la vieille, vieille histoire. Il se sent si
découragé, si dégoûté de tout! On dit qu'il a quinze ans? Ah! n'y a-t-il
pas le double qu'il vit, courbé sous l'oppression du mal, misérable
esclave de sa faiblesse?

Maudit soit le jour où, dans cette maison, si bonne et si hospitalière
pourtant, il rencontra celui qui devait continuer l'oeuvre de perdition,
achever d'éteindre sa volonté, de souiller son coeur. Il aurait dû fuir,
c'est vrai; mais, comment se douter, d'abord? Il l'avait admiré comme un
Dieu pour sa force tranquille, pour son courage, pour sa bonne mine, son
intelligence vive et prompte, cet Antoine que tous redoutaient, auquel
le patron accordait une si grande confiance? N'était-il pas dans la
maison depuis dix ans déjà. Il portait Yanoulet à bras tendus sans
trembler, sans qu'un muscle de son visage tressaillît. Les autres commis
houspillaient le petit apprenti, se moquaient de lui parce qu'il était
joli comme une fille et que le patron le traitait avec plus d'égards
que les autres vu sa faiblesse, la douceur de ses manières, sa qualité
d'orphelin, de fils de veuve. Ils en étaient jaloux. Lui, Antoine, le
garçon de vingt ans, l'avait pris sous sa protection. «Qui touche au
petit, me touche!» avait-il solennellement déclaré un soir devant les
commis assemblés dans le vestiaire, au moment du départ, alors qu'ils
ôtaient leurs blouses pour mettre les vêtements du dehors. Les
tracasseries avaient immédiatement cessé: on ne résistait pas à Antoine.
Il avait une façon de vous soulever un mioche par les deux oreilles ou
de le pendre par un pied qu'on n'oubliait pas de si tôt. Avec quelle
reconnaissance émue, quelle tendresse exaltée, quel zèle, l'avait-il
servi, d'abord, trop heureux s'il l'honorait, en récompense, d'un de
ses sourires suffisants! Tout avait été joie dans cette servitude, les
premiers temps. Antoine le cajolait, le comblait de petits cadeaux,
de sucreries, volées au patron, il est vrai. Il n'aurait pas dû les
accepter bien sûr, mais comment répondre à tant de bonté par des
remontrances? Comment faire la leçon à celui qui était tellement
au-dessus de lui par sa position dans la maison, son intelligence, sa
force, son courage! On ne faisait pas la leçon à Antoine pas plus qu'on
ne lui résistait. Au moins, s'il avait osé confier ses tourments à sa
mère et lui demander conseil! Il en avait bien eu l'intention et le
désir; mais la barrière, la terrible barrière! plus il allait, plus
il perdait le courage de la franchir, plus elle lui paraissait
infranchissable.

Était-il un lâche, pour cela? Non. Il n'avait peur ni des réprimandes,
ni des coups; la nuit, le silence ne l'effrayaient pas. Il aurait passé
des heures tout seul dans les ténèbres, bravé les pires dangers sur un
signe de son compagnon; mais c'est le courage moral qui lui manquait,
ou plutôt la force de faire de la peine, de dire non résolument, à ceux
qu'il aimait. C'était comme une déviation de sa nature très tendre, très
bonne. Il eût souffert mille morts plutôt que de chagriner sa mère;
pourtant il faisait tout ce qu'il fallait pour la désespérer.

Élevé par un être faible auquel il ressemblait trop, il n'avait pas
appris à exercer sa volonté, à la diriger, à faire de sa tendresse un
puissant mobile pour le bien, une force, un levier. Mal dirigée, elle
devenait un piège. Pour ne pas peiner Peyroulin, autrefois, il l'avait
suivi à la Terrucole; pour ne pas l'humilier, le fâcher, il avait pris
sans envie la pièce blanche; pour ne pas le trahir, ensuite, pour ne pas
chagriner sa mère, il avait caché ses remords, ses regrets cuisants. Et
puis, toujours ainsi, toujours, de chute en chute.

Comme son coeur battait le soir où son nouveau tentateur lui avait dit à
voix basse: «Petit, tu m'aimes bien, tu m'es dévoué, n'est-ce pas, tu as
confiance en moi, tu sais que je suis ton ami? Eh bien! écoute et fais
ce que je te dis. Quand François aura fermé la fenêtre du magasin de
réserve donnant sur la cour, faufile-toi sans qu'on te voie et tourne
l'espagnolette après lui, qu'il n'y ait plus, ensuite, qu'à pousser pour
ouvrir.

--Mais pourquoi faire?

--Cela ne te regarde pas.

«Quelle idée!» avait-il pensé. A quoi bon ouvrir la fenêtre puisqu'il
y a des barreaux de fer qui empêchent de pénétrer à l'intérieur? Et il
avait obéi sans comprendre, certain de ne pas nuire à son patron. Mais,
un soir, quelle avait été son horreur en s'apercevant que le barreau,
mal remis en place, était scié! Brusquement il avait compris. Que faire?
Trahir son protecteur, son ami, avertir son maître? C'était sûrement
là le devoir. Mais son tyran avait lu ses indécisions sur son visage:
«Qu'as-tu?» lui avait-il demandé en fronçant ses terribles sourcils.
Sans cesse il le trouvait à ses trousses, lui corrompant l'âme de ses
paroles insinuantes, le terrorisant de ses menaces.

--Ne t'avise pas de faire le malin ou tu auras affaire à moi, tu
m'entends?--lui disait-il de cet air qui le subjuguait.--Pas de bêtises:
tu n'as rien vu, tu ne sais rien, tu es innocent comme l'enfant qui
vient de naître, puisque c'est sans savoir que tu t'es engagé! Mais tu
es engagé, tu dois tenir ta promesse ou tu n'es qu'un lâche. Et puis, si
tu me trahis, tu es aussi perdu que moi: n'es-tu pas mon complice? De
plus, tu serais un ingrat. N'oublie pas mes bontés pour toi.

Ainsi, de concession en concession, il avait roulé toujours plus bas
sur la pente, jusqu'à voler lui-même les marchandises que son ami lui
commandait de venir chercher. Qu'en faisait-il? Il n'en savait rien; il
ne voulait pas le savoir. Tous les matins, à l'aube, il se glissait dans
les magasins de dépôt et prenait le paquet préparé la veille par
le corrupteur qui l'attendait au dehors, le lui portait, puis n'en
entendait plus parler. C'était le cauchemar de toutes ses nuits. Chaque
soir, en partant. Antoine lui glissait à l'oreille: «La fenêtre?» Il
répondait: «Oui». «Demain, à quatre heures».--«Oui» et c'était tout.
Jamais il ne manquait à l'odieux rendez-vous. Il dormait d'un sommeil
lourd, mais, à l'heure dite, il se réveillait, et, avec l'angoisse d'une
obsession impossible à secouer, il se levait et marchait où la volonté
inflexible de son camarade le poussait.... Et cela durait depuis trois
mois.

Une espérance lui traversa le coeur. S'il allait être libre, enfin! Ah!
les punitions les plus cruelles, la prison même, lui paraîtraient douces
auprès de cette tyrannie implacable qui tenait sa volonté prisonnière.
Ce serait le salut, la délivrance. La délivrance! Oui, mais sa mère...
le coup serait terrible; comment le supporterait-elle? Non, non, il
est trop tard, maintenant, le nombre de ses méfaits est trop grand, la
désillusion serait trop affreuse. De quel front aborderait-il celle qui
demandait avant toute chose à Dieu de préserver son fils unique du mal
en dehors et surtout «en dedans». Comme elle avait raison! En dedans,
oui, c'est cela qui est le plus mauvais. Comment, avec ce coeur lourd de
péché, oser se présenter devant la sainte, à laquelle il a tant de fois
promis d'être un honnête homme, devant cette veuve qui a mis tout son
bonheur, toute sa vie en lui, et dont il a si odieusement méconnu la
tendresse, trompé les espérances?

Et puis, quelle honte de paraître tout à l'heure auprès de ses
camarades, de retourner chez lui, chassé comme un voleur! Une fois, il a
vu un homme amené entre deux gendarmes. C'était un soldat, un déserteur,
un pauvre enfant chétif et pâle qui tournait autour de lui des yeux
effarés, qui baissait les épaules sous les injures des passants. Il
avait un air si misérable, si abject, que cette image ne s'était plus
effacée de l'esprit de Yanoulet. Jamais, non jamais, on ne le prendrait
comme cela! Mieux vaudrait mille fois mourir, ou fuir, d'abord; oui,
fuir... Mais comment?

La pièce dans laquelle il est enfermé est éclairée par un jour de
souffrance, très haut placé, simple carreau de vitre, fixé au mur par
un châssis de bois. Monter là-haut n'est rien pour un dénicheur de nids
comme le petit paysan; mais, en brisant le verre, il attirera du monde
dans la rue! il fait jour, maintenant; les gens commencent à circuler;
il y a toujours des sergents de ville sur la place. Tant pis! Il n'a pas
le choix. Un bruit de porte dans la maison l'avertit que le patron est
levé et qu'il va venir. Brusquement, il se décide, grimpe comme un chat
le long des rayons chargés de paperasses, brise la glace d'un coup de
poing vigoureux et disparaît.



IV

LA FUITE

  _«Que ne puis-je tarir le flot de mes pensées!»_

  LECONTE DE LISLE.

  _Les Spectres._

  (Poèmes barbares).

--Eh! bien, Jean, ce grog! Est-ce pour aujourd'hui ou pour demain? Tu
as été chercher le rhum à la Jamaïque, que tu restes tant de temps en
chemin? Plus vite que cela, animal! J'attends depuis dix minutes, montre
en main.

--Voilà, voilà! Fallait faire chauffer l'eau, couper le citron.

--Tu raisonnes, on dirait! Il est heureux pour toi que je vienne de bien
dîner et que je n'aie pas envie de bouger; sans cela tu aurais reçu le
plus beau coup de pied qui ait jamais renversé... il n'est plus là!
Oh! le pendard! Il me paiera cela! Je ne sais ce qu'il a, mais, depuis
quelque temps, il en prend à son aise, il est moins soumis. Il va
falloir que je le mate de nouveau.

Et, se levant de dessus le fauteuil à bascule où il digérait son copieux
repas, Antoine, l'ancien employé de la maison Montbriand et fils, le
tentateur de Yanoulet, se mit à arpenter la chambre d'un air furieux.

La pièce, vaste et carrée, était éclairée par une petite lampe au
pétrole posée sur une caisse renversée, tenant lieu de table. D'énormes
moustiques dansaient autour de la lumière; dans l'air étouffant leur
agaçante musique semblait plus agaçante encore. Les murs, simples
cloisons de bois, étaient recouverts de peaux de bêtes, de panoplies
d'armes: fusils, poignards, épées, revolvers, pistolets de tous les
calibres. Un lit de sangle dans un coin, entouré de sa moustiquaire de
tulle blanc, deux chaises et le fauteuil à bascule formaient tout le
mobilier. L'appartement s'ouvrait sur une vérandah entourée de lianes:
bignonias, aristoloches, dont les fleurs éclatantes répandaient dans
l'air une odeur trop forte, presqu'insupportable. A travers leur rideau
tremblant, qu'une brise chaude faisait bruire et palpiter, on apercevait
la nuit bleue, une nuit étoilée, splendide, claire comme un crépuscule.

Le commis infidèle, vêtu d'amples vêtements de toile blanche, était
un homme d'environ trente-cinq ans, grand, vigoureux, et, malgré
un embonpoint envahissant, fort beau encore, d'une beauté brutale,
vulgaire.

Son teint bourgeonné d'alcoolique, sa sombre chevelure crépue, ses
yeux noirs, cruels et froids, qui ne regardaient jamais en face, son
expression dure et inflexible, le faisaient ressembler à un marchand
d'esclaves d'autrefois.

--Jean, ici! cria-t-il avec un affreux juron. Ici, un peu vite, chien!
ou je te casse la mâchoire!

Qui aurait reconnu, en l'homme décharné et pâle, aux épaules voûtées,
aux yeux hagards, qui entra, l'enfant blond et charmant que sa mère
berçait sur son coeur en lui chantant des Noëls, dans la paisible maison
de la Terrucole, l'adolescent au doux visage qui avait été surpris comme
il volait son patron? Une barbe embroussaillée, d'un ton fauve, cachait
à moitié sa bouche aux contours si nobles, jadis, sur laquelle les
mensonges, les mots grossiers avaient laissé leur empreinte hideuse.
Elle était amère, haineuse, cette bouche; les lèvres, qui avaient
désappris le sourire, s'affaissaient aux coins, comme sous la hantise
d'un découragement sans fond. Des rides profondes sillonnaient son front
si blanc autrefois, son front de chérubin que sa mère baisait avec amour
et qu'une chevelure mal peignée, débordant en boucles folles, cachait
maintenant. Deux lignes dures creusaient ses joues et vieillissaient
singulièrement cette figure bronzée, belle toujours grâce à la noblesse
des lignes, à la limpidité de deux yeux splendides, qui reflétaient
également le mal et le bien, comme un lac pur reflète le ciel bleu ou
les nuages. En ce moment ils brillaient d'un éclat extraordinaire.

--Eh bien! quoi? dit-il en s'avançant résolument.

--Quoi? baisse un peu le ton, je te prie. Depuis quand t'en vas-tu
lorsque je te fais l'honneur de te parler?

--Depuis aujourd'hui; j'en ai assez, de tes manières et je suis résolu à
ne plus les supporter.

--Tu es résolu à ne plus les supporter? Fort bien. Tu auras le fouet,
mon bonhomme, tout comme un simple Malabar.

--Le fouet, mon gros poussah? Faudrait m'attraper, d'abord. Je suis plus
leste que toi, je sais courir, je connais la brousse et je n'ai pas trop
dîné, moi! Oui, oui, appelle tes Canaques, tes condamnés, tes Malabars,
crie, tempête, siffle, tu verras comme ils le répondront. Tu as donc
oublié qu'ils sont tous à la fête funèbre pour le vieux sacripant, de
chef nègre qui vient de mourir? Le feu serait à la baraque qu'ils ne
se dérangeraient pas. Ils ne rentreront qu'au jour, une fois l'orgie
terminée.

--Je lancerai mes chiens après toi.

--Tes chiens! Ils obéissent mieux à ma voix qu'à la tienne: n'est-ce
pas moi qui les nourris? Cesse de caresser ton revolver car le mien
partirait comme par hasard et, ce n'est pas pour me vanter, mais je rate
rarement mon coup. Donc, pas de manières, plus de patron et d'employé;
nous sommes seuls, personne ne peut nous entendre, expliquons-nous.

Voici plus de quinze ans que je te sers, car tu m'as pris tout petit,
quand j'arrivais, bien bête et ignorant de mon village. Par tes façons
hypocrites, tu m'as tout de suite empaumé. Tu m'as montré le mal, poussé
vers le vol et le crime; puis, quand j'ai été aussi bas que toi, tu
m'as repoussé du pied, écrasé comme une noix vide; maintenant, tu me
méprises, tu me hais.

--Quelle exagération! Tu m'es indifférent. Si ça t'est égal, je
m'assiérai pour écouter tes explications qui menacent d'êtres longues.
Et puis, parle moins fort, tu troubles ma digestion.

--Oui, je suis moins pour toi que la boue de tes souliers.

--Tu exagères encore, tu as trop d'imagination: tu m'es très utile,
tandis que la boue de mes souliers est plutôt gênante. Nul mieux que
toi, ne prépare le boeuf à la mode.

--Tout ce qu'il y avait de bon en moi tu l'as détruit par tes exemples,
par tes maudits conseils.

--Ce qu'il y avait de bon en lui! Oh! la la, laissez-moi rire! Sais-tu
que tu es très divertissant, ce soir? Ce qu'il y avait de bon en toi?
Mais tout était bon, ange, séraphin, tu étais un saint, un petit bon
Dieu. Tais-toi. Tu n'as pas honte, voleur, mécréant, chenapan fieffé!

--Qui a fait de moi un voleur, un mécréant, un chenapan, si ce n'est
toi?

--Ah! mais, sérieusement, tu es malade, tu as la fièvre! Faudrait
soigner ça. C'est moi qui t'ai forcé à voler? Faut croire que tu avais
de fières dispositions car tu n'as guère résisté.

--Pour le compte de qui ai-je volé. Est-ce pour le tien ou pour le mien?

--Pour celui des deux, imbécile! Si nous n'avions pas amassé une
pacotille, comment aurions nous pu partir pour la Nouvelle-Calédonie et
y fonder cet établissement qui est en train de nous mener à la fortune?

--_Nous_ mener? _Toi_, oui. _Moi_, quand? Lorsque tu seras mort. En
attendant je suis ton esclave pas payé, mal nourri, moins bien traité
qu'un condamné, qu'un de tes Canaques, de tes nègres, ou même, de tes
chiens; car, au moins, moi, tes chiens, je les aime, je les caresse.

--Tu te plains? Et les autres? Il n'y en a pas, de la misère, pour eux
aussi, peut-être? La vie est dure pour tous, voyons! J'aurais voulu
faire de toi mon associé; mais est-ce ma faute si tu n'as pas plus de
tête qu'une linotte, tandis que tu as des dispositions remarquables
pour la chasse et pour la cuisine? Nul, mieux que toi, je le répète,
n'accommode une pièce de venaison, ne dépiste une vache ou un taureau
sauvage, ne le traque, ne le tue proprement, sans dégâts. J'ai coutume
d'employer les gens d'après leurs capacités: j'ai fait de toi, tout
naturellement, mon grand veneur et mon chef cuisinier. Quant à ce que
je consens à appeler «ta part», tu l'auras, sois tranquille, plus tard,
quand elle sera constituée. Je me sers le premier, comme de juste, étant
le plus vieux. Et puis, je suis la tête tandis que tu n'es que le bras:
c'est moi qui pense, toi qui exécutes. Tu maronnes de travailler, et
moi, je me tourne les pouces dans ma fabrique, peut-être? Je n'ai pas à
surveiller ces coquins de noirs et les autres brutes qui me servent!
Je voudrais t'y voir, comme moi, le revolver sans cesse chargé à la
ceinture, faisant marcher tous ces feignants! Grâce à mon activité, à
mon initiative, nos viandes conservées s'expédient et se vendent en
Europe; notre commerce s'étend.....

--_Notre_ commerce!

--Qu'est-ce qui te manque, nom d'un petit bonhomme! Tu m'as dit cent
fois toi-même que tu aimes mieux diriger la chasse que de rester à la
fabrique.

--Oh! ça, oui! Le métier est dur, on y risque sa peau mais, au moins, il
est chouette! Quand, ma bonne carabine au dos, je pars, suivi des chiens
qui sautent d'impatience, des nègres et des Canaques et que j'aperçois,
au loin, dans la brousse, un troupeau de vaches et de taureaux, mon
coeur bat. Nous cherchons à enserrer les bêtes, mais, rusées, elles
s'enfuient dans la montagne. Faut les poursuivre, être plus leste, plus
rusé qu'elles. Ah! lorsqu'une d'elles, se sentant perdue, se retourne
brusquement, frappe du pied le sol et, tête baissée, les naseaux
fumants, fond sur vous, c'est alors qu'il fait bon vivre: pan! un coup
au coeur. L'animal s'abat, foudroyé, où s'en va se tortiller dans la
brousse. A partir de ce moment, par exemple, c'est fini le plaisir. Je
laisse Joe et les noirs l'achever, trancher avec un couteau le nerf de
la nuque, le dépecer, le mettre au sel dans les barils: toute la sale
cuisine, quoi! C'est l'affaire d'assassins comme ce forçat libéré ou de
bouchers. Pour moi, je m'en retourne dégoûté, mort de fatigue, et je
reprends ma chaîne. Mais j'en ai assez! Jamais un mot pour me payer de
mes peines, jamais une parole d'amitié! Pourtant qu'ai-je fait pour que
tu aies changé ainsi? Ne t'ai-je pas servi fidèlement? Je ne suis pas
plus mauvais qu'un autre, pas plus que toi, toujours!

--La belle tirade! Sais-tu que tu es très éloquent, lorsque tu t'y mets!
J'ai pris grand plaisir à t'écouter. Cette description de la chasse
était épatante. Et maintenant le dévouement, l'amitié, c'est touchant
c'est tout à fait prix Montyon. Quelle mouche t'a piqué, ce soir,
voyons, que tu parles comme une fillette du Sacré-Coeur? Toi, le dur à
cuire, que nos hommes ont surnommé «La Terreur de la brousse», qu'as-tu?
Serait-ce parce que nous sommes aujourd'hui le 24 décembre, veille de
Noël? Noël, cette vieille rengaine de la vieille Europe! Oui, l'enfant
Jésus, la crèche, les mages, l'étoile, les bergers! Balançoires, tout
cela! Niaiseries écoeurantes pour vieilles filles et pour curés.
Parbleu! Noël a quelque chose de bon, c'est le réveillon; mais rien ne
nous empêche de transporter cette coutume à la Nouvelle. Pour ma part,
je n'y ai jamais manqué jusqu'ici et, tout à l'heure, je t'autorise à me
servir le reste de la pièce de boeuf et les ananas au kirsch que tu
as préparés. Je te donnerai un verre d'eau-de-vie. Nous trinquerons
ensemble. Tu le vois, je veux bien te traiter en ami. Nous boirons à la
santé de l'ancienne, là-bas?

--Quelle ancienne? dit Jean, devenant affreusement pâle.

--Eh! l'ancienne de la Terrucole! Elle doit se demander ce que tu
deviens depuis le temps. Tu ne lui as jamais écrit et voici douze ans
que tu es parti. Pour un fils tendre, pour un homme sentimental qui ne
peut vivre sans affection, c'est un peu fort de café, tout de même!

--Taisez-vous! Je vous défends de parler de ces choses.

--De quoi! Tu me défends! Tu te permets de défendre quelque chose, toi,
et à qui, à moi? De mieux en mieux. Attends un peu, canaille, bandit,
que je t'étrangle comme un vil misérable que tu es!

Antoine, ivre de colère, s'élance, mais, avant qu'il ait pu l'atteindre,
son compagnon avait sauté par la fenêtre et disparu. Un coup de revolver
retentit... un sifflet strident déchira l'air, les chiens aboyèrent,
puis tout se tut.

Jean courait comme un cerf dans la nuit semée d'étoiles. Il laisse
derrière lui la fabrique, immense hangar en planches, dans lequel se
trouve le bouge infect, le chenil décoré du nom de «chambre», où, depuis
des années, il couche comme un chien de garde; il passe devant la maison
des condamnés qui, tous les soirs, retentit de jurons et de cris; elle
est paisible en ce moment. Silencieuses, aussi, les cases en branchages
des Canaques et le camp des Malabars, à droite, groupé sur le mamelon.
Condamnés, Canaques, Malabars sont bien tous, comme il le pensait, à la
fête orgiaque, au «Pilou-Pilou» qui a lieu dans le village voisin. On
entend vaguement des cris mêlés à des chants monotones et au ronflement
du tam-tam dans le lointain.

Oh! quitter tous ces bandits, ces compagnons détestés de misère et
d'infamie, fuir, fuir... Il traverse les plantations d'ananas, les
champs de manioc, il court comme en un refuge sur les montagnes qui
s'élèvent là, tout près, imposantes et sombres, avec leurs grands arbres
séculaires. Que de fois il les a escaladées pour aller rejoindre dans la
brousse, derrière, les troupeaux sauvages qui y vivent en liberté! Avec
leurs roches ferrugineuses d'un rouge sanglant, leurs verdures presque
noires, leurs grottes, leurs précipices, où, depuis des siècles,
s'entassent les ossements humains, sinistres ossuaires de ces peuplades
cannibales, elles ne ressemblent guère aux douces Pyrénées, à ces
montagnes de rêve, entrevues, blanches et idéales, à travers ses jeux
d'enfant. Pourtant elles ont leur grandeur, leur beauté, leur charme,
même. Des fleurs délicates croissent dans les profondeurs mystérieuses
des grands bois; des sources fraîches sourdent dans la mousse. Mais il
ne voit que leur majesté implacable, que la couleur cruelle de leurs
rochers; leur silhouette hautaine, s'élevant brusquement sur la plaine
morne, oppresse son coeur; elles lui cachent durement l'horizon.
Derrière leurs sombres remparts ne découvrira-t-il pas la patrie, la
vieille France, le Béarn si cher et si beau? Mais non. Ces montagnes
une fois franchies, que de plaines, que de mers il faudrait traverser
encore! Hélas! des obstacles plus insurmontables que ceux-là le séparent
de celle à laquelle il s'interdit de penser. Comment jamais obtenir
son pardon! Comment revenir sur tant d'offenses! C'est fini, il ne la
reverra plus!

--Ah! que cette nuit de Noël, si chaude en ce pays, est énervante! Elle
ne ressemble guère aux nuits froides des Noëls de France où les coeurs
qui s'aiment se rapprochent, se groupent autour du foyer dans une
étroite intimité, dans la douceur de la bonne nouvelle envoyée jadis à
la terre....

Jean s'arrête dans une clairière, s'étend sur le sol et rêve. Les
arbres, tout auprès, avec leurs lianes enlacées, le font penser à la
Terrucole, aux grandes ronces qui attrapaient sa blouse autrefois.
Non, non, pas de ces souvenirs! C'est défendu. Aurait-il pu vivre s'il
s'était laissé aller à réfléchir? Où est le flacon qui lui sert à
étouffer ces retours vers un passé trop cher encore. Malheur! Il l'a
laissé là-bas, il l'a oublié dans sa hâte de fuir. Comment s'étourdir
sans lui?...

Que va-t-il faire, maintenant qu'il a secoué le joug de son oppresseur?
Pourra-t-il se passer de cette volonté tyrannique qui, après tout, était
un soutien? Qu'entre-prendra-t-il pour gagner son pain? Bah! il ne sera
pas embarrassé; il connaît plusieurs métiers; il ne sera jamais
plus malheureux qu'il n'a été. Tiens! une étoile filante! Celle qui
conduisait les mages devait marcher plus lentement. Bon! encore ses
histoires! Il se lève. La cloche du couvent des Pères de Saint-Louis
sonne dans le lointain. Oh! les cloches du pays, celles d'Angaïs, le
frais village couché dans la plaine verdoyante, quel son argentin elles
avaient quand leurs voix pures montaient, ainsi qu'une prière! Un essaim
de souvenirs s'éveille en lui. Impressions d'enfance, toutes fraîches
encore, qui dormaient, ensevelies, au fond de son coeur. Il revoit les
clairs matins du dimanche où, par le chemin d'Henri IV, bordé de vieux
châtaigniers, il descendait à la messe, suivi de la jolie «Maï», vêtue
de son long capulet noir. Elle a l'air si fin et si doux dans son
vêtement de deuil! Les voisines la saluent avec respect comme elle
passe, modeste, digne, retirée en son chagrin ainsi qu'en une
forteresse. L'après-midi, que c'était amusant d'aller, avec Peyroulin,
regarder voler les quilles dans le «quillier» ensoleillé et bruyant où
retentissaient le choc de la boule et les cris des joueurs. Ah! les
radieuses journées où tout chantait en lui avec le carillon joyeux!

--Tais-toi, musique du diable, assez! Il faut chasser cela! Je m'abrutis
à rester ainsi tranquille, sans pipe ni alcool,--dit-il à haute voix,
en se levant vivement.--Pourquoi, ce soir, suis-je si capon? Que se
passe-t-il donc en moi? Aurais-je peur? De qui? De quoi? Je ne sais. Je
tremble, mon coeur bat. Marchons, marchons vite, l'exercice va faire
passer: cela; je laisserai loin derrière moi, ces idées stupides. Mais
ses pensées le suivent, s'attachent à ses pas comme les chiens après
leur proie.

«Noël, Noël!» répètent les cloches. Les mages, les bergers, l'enfant
Jésus, toute la naïve et merveilleuse histoire se retrace à sa mémoire.
Il revoit la «Maï» au doux visage, il entend les chants berceurs qui
l'endormaient sur son sein!

Il ralentit le pas. Quel abîme entre le petit garçon qu'il était alors
et l'homme qu'il est à présent! Le mal est entré en lui en maître depuis
qu'il a renoncé à le combattre; il est devenu sa proie. Son péché s'est
personnifié, a pris corps, lui semble-t-il, dans Antoine, son conseiller
de perdition. Mais celui-là, au moins, n'aura plus désormais de prise
sur lui, il a secoué son joug à jamais. Il le hait, maintenant, autant
qu'il l'a aimé, jadis.

Combien n'a-t-il pas souffert depuis que, s'enfuyant du bureau où
Georges l'avait enfermé après le vol, il était tombé sanglant, affolé de
terreur, aux pieds de, son complice qui l'attendait, se doutant que les
choses allaient mal. Ils avaient fui, laissant bien vite derrière eux
les rares passants groupés, que le bruit de sa chute avait attirés, et
le sergent de ville qui les regardait d'un air hébété. Pendant huit
jours ils s'étaient cachés dans une petite île du Gave dont les oseraies
touffues leur offraient une sûre retraite. Ils en sortaient, la
nuit, pour se procurer de la nourriture et pour regagner une chambre
qu'Antoine avait louée dans une auberge reculée et louche, hantée par
des contrebandiers et des Espagnols pouilleux. C'est là qu'était le
dépôt des marchandises volées qui emplissaient plusieurs grandes
caisses.

--Petit, tu es perdu, lui avait dit un jour le tentateur. Si l'on te
pince, tu es mis en prison, condamné, flétri à jamais: un homme à la
mer, quoi! Je pars pour la Nouvelle-Calédonie, où un de mes amis est
déjà depuis quatre ans. Viens-tu avec moi? La pacotille que j'emporte et
que tu m'as aidé à ramasser nous servira de fonds, pour commencer. Nous
la vendrons là-bas et en ferons une jolie somme. Dans ce pays, pour un
morceau de pain, on a de la terre en veux-tu en voilà. Le climat est si
doux que les maisons, légèrement construites, ne coûtent presque rien.
Nous aurons du bétail tant que nous en voudrons avec une poignée d'or;
il se nourrit et se garde tout seul, paraît-il, sans fourrage ni
étables. Enfin, c'est un pays de cocagne. J'ai mon idée, tu verras; nous
réussirons; nous ferons une grosse fortune. Il faudra travailler dur,
par exemple, mais cela ne te fait pas peur, je le sais. Dans dix ans tu
peux revenir en France riche comme un Nabab! La petite histoire du
père Montbriand sera oubliée; d'ailleurs, si le coeur t'en dit, tu lui
restitueras l'infime capital que tu lui as emprunté, un peu de force, il
est vrai. Tu retrouveras ta mère, jeune encore, et tu lui offriras une
vie toute dorée et douce: cela t'aidera un peu à obtenir son pardon.
Tandis que, maintenant, mauvaise affaire! Quand, une fois, on a goûté de
la prison, on ne peut plus se relever, on est fichu!

Il l'avait écouté, il l'avait suivi... Oh! qui dira jamais la cruauté de
cet esclavage, la perfidie de cet homme menteur! S'il avait su, grand
Dieu! tout n'aurait-il pas mieux valu que cet exil auprès de ce
compagnon qui l'avait déçu, trompé, qui lui avait fait connaître la
déchéance, le mépris, la haine?

Enfin, il l'a quitté, et pour jamais. Où aller maintenant? Où? Mais il
n'y a pour lui qu'un pays possible au monde, la France; et, dans la
France, qu'un endroit, le Béarn; et, dans le Béarn, qu'un seul être, sa
mère.

Oui, soudain ses hésitations, ses scrupules tombent. Il ira la trouver,
la Maï abandonnée, il implorera à genoux son pardon, il se traînera
à ses pieds, s'il le faut, le front dans la poussière. Il lui dira:
«Dis-moi des injures, bats-moi, tue-moi si tu veux, mais pardonne-moi!
Je ne puis plus, je ne veux plus vivre ainsi, loin de toi; je souffre
trop. Oh! Maï! Maï!»

De nouveau il se jette sur l'herbe épaisse, des larmes abondantes
tombent de ses yeux. Qu'il y a longtemps qu'il n'a pleuré! Que cela fait
du bien de pleurer! Ses yeux arides, ses pauvres yeux aux paupières
brûlées, habitués à voir le mal, en sont comme purifiés; son coeur
desséché s'attendrit. Il pleure, il pleure longtemps, étendu sur la
terre, la tête enfouie dans ses mains rudes.

Le sifflet du maître retentit de nouveau. «Va, va, murmure Jean, se
relevant avec une joie délicieuse, fâche-toi tant que tu voudras, cela
m'est bien égal. Que d'autres répondent à ton appel impérieux, il ne me
trouble plus, il est pour moi comme le cri du hibou dans la nuit. Adieu;
j'étais un condamné volontaire, je suis libéré maintenant, moi aussi;
j'ai rompu ma chaîne, je suis libre, enfin, libre!

Sa résolution est prise, il se dirige vers Nouméa; un bateau part dans
deux jours; il se cachera en attendant, et le prendra. Il a en poche
quelque argent, peu de chose, il est vrai, mais il se souvient qu'un
homme de la fabrique, envoyé à la ville pour une affaire, en est revenu
en disant qu'on cherchait un cuisinier pour le paquebot, celui du bord
ayant pris les fièvres.

Il connaît le métier, les concurrents sont rares, il sera peut-être
engagé.

D'un pas ferme et rapide il se met en route, sans jeter un regard en
arrière sur ce qui représente pour lui le passé maudit, et va devant
lui, vers l'avenir, vers le rachat.



V

LE RETOUR

_«Tais-toi, le ciel est sourd, la terre le dédaigne.» (Le vent froid de
la nuit),_ (Poèmes Barbares).

LECONTE DE LISLE.

Le bois est solitaire. La lune, dans son plein, éclaire l'étroit sentier
qui passe au milieu des hautes fougères brûlées. Les chênes noueux,
rabougris, chauves de leurs feuilles, ont l'air de petits vieux transis,
se chauffant à ce paie soleil de rêve. Rien ne bouge. Les lapins et
les lièvres, qui, au matin, vont broutant dans la rosée, et, le jour,
traversent furtivement le chemin, pelotonnés au fond des terriers,
attendent l'aurore; les reinettes vertes dorment au fond des fossés. Sur
la mousse, à gauche, une grande forme noire est étendue immobile.

Soudain, une brise froide se lève et fait frissonner les fougères et les
rares feuilles sèches restées aux arbres; un hibou quelque part, tout
près, pousse son cri lugubre. La forme noire remue, se dresse, se lève,
c'est un homme. La lune éclaire en plein son visage décharné, où deux
grands yeux bleus, sauvages et hagards, brillent comme des vers luisants
dans les broussailles d'une chevelure fauve. Il est misérablement vêtu;
sa veste d'alpaga, jadis noire, tournée au vert, est bien légère par
cette nuit de fin décembre; son pantalon est déchiré dans le bas. En
même temps que son gros bâton, il ramasse un chapeau de paille défoncé
qu'il met sur sa tête, et s'en va d'un pas chancelant, ombre errante et
pitoyable, dans la route blanche.

--Sacré froid! murmure-t-il en soufflant sur ses doigts engourdis pour
les réchauffer. Quand je pense qu'à cette heure il y a des gens bien
vêtus, bien au chaud dans des maisons fermées, étendus sur des fauteuils
rembourrés, devant un feu brillant, digérant quelque bonne dinde
truffée, tandis que je grelotte sous mes haillons, que j'ai pour lit le
tapis des lapins, pour abri, le plafond des chouettes; et encore, les
lapins, les, chouettes, ça a des terriers, des nids, ça mangé à sa faim!
Bon sang de bon sang, cela me rend fou, je deviens enragé, féroce comme
les loups, mes frères, les seuls qui soient aussi gueux que moi. Tant
pis! Je ferai comme eux, et gare à qui me résistera! J'ai des dents
longues, des crocs, moi aussi; je suis affamé, je veux manger, me
repaître et jouir à mon tour... Assez, assez d'hésitations, Jean, mon
garçon, assez de scrupules, de bêtises!

Ah! les ignobles repus! Ils me repoussent parce que j'ai faim et que
mes habits en loques cachent à peine mes os! Comme c'est juste, ça!
Si j'avais de belles frusques et la panse ronde, ils me feraient des
risettes. Dire que personne n'a voulu de moi, personne! Qu'ai-je donc
dessus qui met les gens en défiance? Verrait-on sur mon visage... Bah!
des blagues!

Il n'y a pas de justice! Celui qui m'a poussé au mal vit heureux, riche,
sans remords, le gredin, et moi je porte seul la peine. J'avais tout
quitté; plein de bonnes idées, je venais demander pardon à ma mère et
passer le restant de ma vie avec elle. J'étais décidé, oui, Dieu m'est
témoin, bien décidé à devenir un bon sujet, à travailler dur pour
réparer le mal que je lui ai fait. Après un voyage terrible, où je me
suis crevé, privé de tout, pour ne pas arriver à elle les mains vides,
je cours à la Terrucole. Malédiction! La maison est fermée, la voisine,
mère de Peyroulin, morte; celui-ci parti pour les Amériques avec son
père. Je m'informe: personne ne sait ce qu'est devenue ma mère. Il y
a des années qu'elle a quitté le pays: Je descends dans la plaine, je
fouille les environs à dix lieues à la ronde, je questionne tout le
monde: personne ne l'a vue, personne ne se souvient d'elle. Désespéré,
sans le sou, je reviens dans mon village, je demande du travail: tous me
tournent le dos. Comment donc! le fils à la Jeannotte, qui a volé son
patron à Villeneuve autrefois, pourquoi pas un galérien, alors? Ouste! à
la porte, et plus vite que çà! Je veux parler, expliquer: on ne m'écoute
même pas! Je vais en ville, j'essaie de me placer n'importe où,
n'importe comment, cuisinier, domestique, garçon boucher, commis,
manoeuvre; partout la même grimace en voyant ma tête, toujours la même
question: vos papiers, vos certificats? Comme si j'en avais, moi, des
papiers, des certificats! Ah! ils sont plus sauvages, ces chrétiens-là,
plus féroces, plus cannibales que les cannibales, là-bas, à la Nouvelle.
Au moins, ceux-là, ils vous engraissent avant de vous manger! Alors,
quoi, faut voler encore pour vivre?

Pourtant, je n'étais pas méchant, moi, ni exigeant. Avec du pain tous
les jours et un peu d'amitié, j'étais content. Je n'aurais fait tort à
personne. Mais c'était trop pour moi, cela encore! Rien du tout, voilà
quelle est ma part en ce monde. Rien, est-ce assez, je vous le demande?

L'homme s'était arrêté. Son regard fou semblait s'attacher à un
interlocuteur invisible. Il avait saisi le tronc d'un jeune chêne et le
secouait comme pour en obtenir une réponse. Brusquement, il le lâcha,
reprit sa marche vacillante et sa sourde plainte.

J'ai tendu la main, j'ai mendié de maison en maison: on me jette un
vieux morceau de pain et on me fait partir bien vite: si j'allais
prendre quelque chose hein! Marche donc, va-nu-pieds, vagabond, ne
t'arrête pas: il n'y a pas d'asile pour toi! Mange l'air du temps, bois
la pluie du ciel, c'est assez pour toi, misérable!

Eh bien! puisqu'ils croient que je suis un voleur, je le serai; j'ai
pris autrefois pour les autres, je prendrai pour mon propre compte,
maintenant. J'en ai assez, de mâcher de la vache enragée, de tremper des
croûtes dures dans l'eau des ruisseaux, de croquer des fruits verts ou
des châtaignes crues. C'est malsain l'eau pure, c'est plein de petites
bêtes, des microbes, qu'on appelle. Le monde est mal fait. Les uns ont
trop de tout, jusqu'à en être malades, et moi j'ai pas de quoi ne pas
mourir de faim. C'est il bien, cela? Y en a qui disent que cela ne
durera pas et que, bientôt, il y aura un grand chambardement, qu'alors
pauvres et riches seront tous pareils, qu'il y aura du bonheur pour tout
le monde. Ah! ouatte! Quand? En attendant, faut-il claquer? Sale
machine que cette terre, sale bon Dieu qui voit tout cela et reste bien
tranquille dans son ciel! N'est-ce pas lui-même qui me pousse au mal? Eh
bien! va pour le mal!

Voici le petit bois, là, sur la hauteur. Mais où est la maison de la
vieille? Elle est calée, m'a-ton dit, la sorcière! Paraît qu'elle a un
magot caché quelque part dans la baraque. Sacrée égoïste! Pourvu qu'elle
aille à la messe! Je me cacherai, puis, dès qu'elle aura détalé, ni vu,
ni connu, j'enlève la pie au nid. Qui donc saura que c'est moi? Je n'ai
rencontré personne en traversant le village; et, dans ce bois, sauf les
lapins et les grenouilles... L'affaire faite, j'achète habits, chapeau,
souliers, je vais chez un perruquier et me voilà honnête homme; je
trouve un emploi, je suis sauvé! C'est simple et limpide! Vaut-il mieux
tourner l'oeil dans un coin pour être ensuite ramassé comme une charogne
par quelque paysan ivre revenant du marché? Si je rate le coup, j'ai ici
un vieux camarade qui parle peu mais bien: mon revolver. Il sera temps,
alors, de lui faire dire deux mots à mon oreille.

Bon! la lune se cache: un témoin gênant de moins. Cette petite lumière,
là-bas, ce doit être la maison. Allons, courage! Examinons les lieux
et attendons. Si elle n'allait pas à la messe, tout de même! Bah! ces
bicoques, ça ferme à peine, et les vieilles, c'est faible, ça ne se
défend pas. Oui, et c'est là le chiendent, ça pleure, ça tremble... Elle
est capable de passer comme un poulet. Je la bâillonnerai, d'abord, sans
lui faire du mal, pour quelle ne braille pas, puis je la rassurerai,
je lui expliquerai... Pour qu'elle te dénonce, après, et te fasse
prendre... Sotte affaire! J'aimerais mieux attaquer des taureaux dans
la brousse! Mais non, faut en finir. Allons-y! Voici la cahute.
Observons...

Jean était arrivé sur le sommet de la butte couverte de chênes
dépouillés, sorte de belvédère naturel d'où l'on apercevait vaguement la
plaine de Bilhère perdue dans la nuit. Quelques lumières se détachaient
dans les ténèbres. Derrière le bois, accotée à lui, une petite maison
s'élevait, modeste et solitaire. Posée de champ sur le sentier, elle
offrait aux passants son étroite façade blanche percée de deux fenêtres,
son toit d'ardoises noires rabattu devant, tombant bas de chaque côté
comme un capulet de veuve. Un jardinet, aux carrés de légumes bien
cultivés, longeait la partie principale, donnant sur la plaine, où était
la porte d'entrée. On distinguait les formes irrégulières d'un bûcher
et d'un poulailler derrière la maison. Une faible lueur éclairait la
fenêtre donnant sur le chemin. L'homme ouvrit sans bruit la porte du
jardinet, s'approcha et regarda.

--Il y a une gosse! murmura-t il. Quelle déveine! Je ne savais pas cela!
Allons, un autre poulet à ficeler!

Deux personnes, en effet, étaient assises dans l'âtre de la petite
cuisine proprette: une fillette de dix ans à peu près, blonde, menue,
jolie, et une femme âgée, vive encore d'allure, mais le front entouré de
bandeaux entièrement blancs.

Où donc le misérable a-t-il vu ces traits réguliers, si délicats, mais
si ridés qu'ils en sont effacés, comme un dessin couvert de mille fines
ratures?

Elles sont charmantes à voir ainsi, l'aïeule, sans doute, et la
petite-fille: la première, assise sur une chaise basse, l'autre, sur un
escabeau de bois tout près, tout près. L'enfant, tournée vers la femme,
les coudes appuyés sur ses genoux, une main sous son menton, lève sur
elle son gentil visage confiant et présente ses pieds nus à la flamme.
Les lèvres de la vieille remuent. Elle doit raconter une histoire.
L'homme tend l'oreille. Non, elle chante! Oh! que ce chant est doux! Que
la voix est pure et fraîche encore! Le coeur du malheureux est chaviré.
Où a-t-il entendu cet air-là? Il semble monter en lui d'un passé
lointain, lointain, traverser et écarter des brumes amoncelées.
Brusquement le voleur tressaille des pieds à la tête, le souvenir lui
revient: c'est un Noël et c'est sa mère qui le chantait jadis! Il faut
qu'il l'entende de nouveau, et mieux, avec les paroles. La porte donnant
sur le bûcher est ouverte. A pas muets, de son pas de traqueur de bêtes,
il pénètre sans bruit dans le fond obscur de la cuisine et se glisse
derrière le grand lit dont les rideaux à carreaux bleus et blancs
le cachent, tout en laissant voir ce qui se passe. Les deux femmes,
absorbées l'une par l'autre, ne s'aperçoivent de rien.

--Encore, Maï, dit l'enfant, encore, je te prie, ne sais-tu pas d'autres
Noëls?

--Si fait, j'en connais un autre, un seul.

--Pourquoi ne me l'as-tu jamais chanté?

--Parce que cela me faisait trop de peine.

--Il est vilain, il est triste?

--Non, mais il me rappelle quelqu'un que j'aimais beaucoup et que j'ai
perdu.

--Ton pauvre mari, n'est-ce pas?

--Non, pas mon mari.

--Ta défunte mère?

--Non plus.

--Qui donc, alors?

--Un enfant.

--Que tu aimais beaucoup?

--Beaucoup.

--Gentil?

--Très gentil.

--Grand comme moi?

--Plus grand.

--Blond, lui aussi?

--Bien plus blond que toi, les cheveux plus dorés.

--Mais il n'était pas ton petit enfant? Tu n'as pas eu d'autre enfant
que moi, dis, Maï?

--Si, j'en ai eu un autre, un fils; celui-là, justement, auquel je
chantais ce Noël.

--Pourquoi tu ne m'as jamais dit que tu avais eu un autre enfant?

--Parce que je ne pouvais pas; cela me faisait trop de peine.

--Je comprends, il est mort.

--Non, il n'est pas mort.

--Alors, où il est?

--Il est parti.

--Bien loin?

--Très loin.

--Et ce soir, cela ne t'en fait pas, de la peine, de parler de lui?

--Ce soir, au contraire, c'est drôle, je ne sais pas pourquoi, j'ai
envie de chanter, de rire. Mon coeur bat: tiens, mets ta main là, sens
tu comme il tape fort?

--Oui. Pourquoi ce soir et pas les autres jours?

--Je n'en sais rien, c'est comme cela. Est-ce que l'on sait pour quelle
raison l'on souffre une fois plus qu'une autre? Le coeur, sans doute, a
besoin de se reposer de souffrir, comme le corps, de travailler.

--Mais je ne l'ai jamais vu «à» ton fils?

--Non. Il était parti avant que je ne t'aie trouvée.

--Tu l'avais aussi trouvé à la Terrucole, dis, Maï, au pied de la croix,
comme moi?

--Oh! non! C'était mon propre enfant.

--Ton propre enfant? Alors, moi, je ne suis pas ton propre enfant?

--Oui, oui, migue[18], calme-toi.

--Ce n'est pas vrai que je suis l'enfant des hades, comme on disait
là-haut, quand nous étions à la maison blanche et que les maynades[19]
me montraient du doigt en m'appelant «fille des hades», «filleule des
broutches», «broutchine». Elles s'échappaient quand je m'approchais
d'elles pour jouer. Elles étaient méchantes et je suis bien contente
d'être partie.

[Note 18: Amie.]

[Note 19: Petites filles.]

--Non, ce n'est pas vrai. Tu es ma petite fille chérie.

--Et tu m'aimes autant que ton petit garçon?

--Je t'aime beaucoup. Tu es ma consolation, ma joie.

--Oui; mais tu l'aimes plus «à» lui, dis?

--Non. Seulement toi, tu es là, je t'embrasse, je puis te soigner; lui
est loin; il est seul, peut-être, il n'a personne pour l'aimer; alors,
tu comprends, il faut que je l'aime beaucoup pour tout ce qui lui
manque.

--C'est vrai. Alors il était bien, bien gentil, ton petit garçon? Aussi
gentil que moi?

--Oh! oui!

--Comment s'appelait-il?

--Jean, mais je l'appelais Yanoulet.

--Comme cela, il n'est pas mort? Il _s'est en allé_? Pauvre Yanoulet, je
l'aurais bien aimé s'il était resté. Je n'aurais pas été toujours seule;
nous serions descendus à l'école ensemble, comme Jacques et Marie de
Lousteau. Mais pourquoi est-il parti? Il ne t'aimait donc pas lui? Moi,
je ne voudrais pas te laisser, jamais.

--Si, il m'aimait bien, mais il a été entraîné par de mauvais camarades,
il a fait des vilaines choses et n'a pas osé revenir me trouver. Il est
parti et je ne sais pas où il est.

--Tu ne sais pas où il est? Il ne t'a rien envoyé dire, donc? Oh!
pourquoi a-t-il fait cela? Moi, quand j'ai été méchante, je viens vite
te le raconter pour que tu me pardonnes tout de suite. Il y a longtemps
que cela est arrivé?

--Très, très longtemps; il avait quinze ans, il en aurait vingt-sept,
maintenant.

--Vingt-sept ans! Comme il serait vieux! Bien, bien plus vieux que moi!
Je ne pourrais pas m'amuser avec lui. Alors je ne regrette pas autant
qu'il soit parti. Mais toi, Maï, ça t'a fait de la peine?

--Oh! beaucoup, beaucoup de peine! Je crois que si le Bon Dieu ne
t'avait pas donnée à moi, si je ne t'avais pas trouvée, pauvrine, toute
faible et mignonne, ayant tant besoin d'être soignée et aimée, je serais
morte de chagrin.

--C'est pour cela que tu pleures souvent, la nuit, quand tu crois que je
dors? Je t'entends bien, va, mais je ne fais semblant de rien puisque
tu le caches de moi. C'est pour cela, aussi, que tes cheveux sont si
blancs, si blancs qu'on dirait que tu es très, très vieille, et que tu
as toujours des robes noires? Dis-moi tout de ton petit garçon, je t'en
prie, Maï. Je n'en parlerai à personne et je te consolerai. Quand j'ai
un chagrin, vite je cours te le raconter et tu me consoles toujours. Moi
aussi je te consolerai, tu verras, veux-tu, dis?

--Oui. Ecoute. Autrefois, tu t'en souviens, nous habitions près de la
Terrucole, la maison blanche qui est en haut du coteau.

--Oui, il y avait devant de gros châtaigniers.

--Cette maison, avec la terre qui l'entourait, était le bien que mon
pauvre homme m'avait laissé en mourant. Je vivais là, avant ton arrivée,
bien seule, cultivant le jardin, le champ, récoltant mes châtaignes,
élevant quelques bêtes, mais tranquille et heureuse encore, car j'avais
avec moi mon Yanoulet. C'était un si bel enfant! Je l'avais nourri de
mon lait deux ans passés; tout le monde l'admirait quand je descendais
au village, le dimanche, avec lui sur les bras. Son teint était rose et
blanc comme celui d'un Jésus de cire, ses cheveux, blonds et bouclés,
comme le petit St-Jean Baptiste de la procession. Et «connu»[20],
«escarabillat»[21], gros! Tout le monde lui donnait plusieurs mois de
plus que son âge; ses jambes et ses bras étaient de vraies curiosités
tant ils étaient gras, fermes, pleins de trous! Je l'aimais à vendre
mort âme pour lui. Il était tout pour moi. Je l'aimais trop: Dieu n'est
pas content qu'on aime ainsi d'autres que lui. Tout ce qu'il voulait,
mon «hilhot», je le voulais; j'étais faible. Je ne savais pas, alors,
qu'on peut faire autant de mal en étant bon qu'en étant méchant, plus,
même, parfois. Je sais cela, maintenant; je l'ai appris en souffrant
beaucoup. Mais je croyais que d'aimer c'était tout, que, lorsqu'on
aimait et qu'on ne pensait pas à soi-même, on ne pouvait mieux faire. Il
faut aimer, certes, mais aimer bien, ne pas gâter ceux qu'on aime. Moi,
j'ai gâté mon fils. J'étais si heureuse de lui donner ce qui m'a tant
manqué, enfant, à moi, pauvre orpheline, un peu de bonheur. J'avais
besoin de lui pour cultiver notre bien, mais il trouvait le travail
de la terre trop pénible; il voulait être un monsieur à paletot; sa
grand'mèro, qui vivait alors, lui avait mis cette idée dans la tête.
Je lui ai cédé, pour notre malheur. Si je lui avais résisté, il serait
encore auprès de moi, rien de ce qui est arrivé ne serait arrivé. Qui
sait, pourtant? Faut croire que c'était la volonté de Dieu, car rien
ne vient sans sa permission, comme dit monsieur le curé! Enfin, que
veux-tu! J'ai envoyé mon Yanoulet en ville, ainsi qu'il le désirait
tant, apprenti dans un grand magasin. Là il a fait de mauvaises
connaissances, il a été entraîné à mal faire, il s'est perdu, puis il
est parti.

[Note 20: Éveillé, qui a de la connaissance.]

[Note 21: Dégourdi.]

--C'était bien vilain de s'en aller, comme cela, sans seulement
t'embrasser ni te demander pardon. S'il était venu te trouver tout de
suite, tu lui aurais pardonné, n'est-ce pas, Maï, comme à moi quand je
n'ai pas été sage?

--Bien sûr; mais il n'a pas osé revenir, il avait honte. Je le connais,
moi, il est bien mon fils; il aurait préféré mourir plutôt que de voir
mon chagrin et que d'entendre mes reproches. Mon pauvre petit! Il était
si doux, si gentil, avant cela! J'en étais si orgueilleuse! C'était
mal, vois-tu; les mères ne devraient jamais être orgueilleuses de leurs
enfants, ça porte malheur. Il ne m'écoutait pas beaucoup, c'est vrai,
mais j'étais si faible, aussi! Il m'aurait demandé la lune, je crois que
j'aurais essayé de la lui donner. Toutes les veillées de Noël, quand
il était petit, je le prenais sur mes genoux et je lui chantais des
cantiques, comme à toi.

--Et celui que tu ne veux pas me chanter aussi?

--Surtout celui-là. Il l'aimait beaucoup. Il s'endormait toujours quand
nous arrivions au dernier couplet.

--Je voudrais bien le connaître, ce Noël. Cela te ferait-il beaucoup,
beaucoup de peine de me le dire? Oh! pas l'air, rien que les paroles.

--Non, non; ce soir, au contraire, ça me fera plaisir. Je vais te le
chanter; une autre fois, peut-être, je ne le pourrais plus. Alors,
écoute bien.

  Entre le boeuf et l'âne gris
  Dort, dort, dort le petit Fils.
  Mille anges divins,
  Mille séraphins.
  Volent à l'entour
  De ce grand Dieu d'amour.

  Entre la rose et le souci
  Dort, dort, dort le petit Fils.
  Mille anges divins,
  Mille séraphins
  Volent à l'entour
  De ce grand Dieu d'amour.

  Entre les deux bras de Marie.
  Dort, dort, dort le Fruit de Vie.
  Mille anges divins,
  Mille séraphins
  Volent à l'entour
  De ce grand Dieu d'amour.

  Entre deux larrons sur la croix,
  Dort, dort, dort le Roi des Rois.
  Mille Juifs mutins,
  Cruels, assassins,
  Crachent à l'entour
  De ce grand Dieu d'amour.

Qui m'aurait dit lorsque, endormi, j'embrassais sa tête d'anjoulin[22],
que, lui aussi, serait un larron!

[Note 22: Petit ange.]

--Un larron! Qu'est-ce que c'est qu'un larron, Maï?

--C'est un voleur.

--Un voleur! Ah! Mon Dieu! Non, ce n'est pas possible, ton petit enfant,
Yanoulet, n'était pas un voleur?

--Hélas, oui, ma fille, ce n'est que trop vrai. Je ne pouvais pas le
croire d'abord, moi non plus, tu penses, mais il a bien fallu que je
reconnaisse la vérité: on l'a pris emportant un paquet qui n'était pas
à lui; il n'y a pas de doute possible. D'ailleurs, s'il n'était pas
coupable, serait-il parti comme cela?

--Un voleur, un de ceux qu'on amène en prison, entre deux gendarmes? Oh!
Maï, j'ai peur! Prends-moi sur tes genoux et serre-moi bien fort. Je
ne deviendrai pas une voleuse, dis, tu m'en empêcheras? Tu ne m'as pas
gâtée au moins, moi? Mais... qui est là? Il m'a semblé entendre quelque
chose, comme un soupir.

--C'est une bête dans le fourrage, en haut, ou la Martine qui se remue
dans l'étable. Ne crains rien, mets-toi bien contre moi, là!

--Tu n'as pas peur, toi? Oh! moi j'ai si peur!

--Pourquoi veux-tu que j'aie peur, voyons! D'abord, rien n'arrive sans
la volonté du Bon Dieu. Et puis, que craindrais-je? La mort? Si je ne
devais pas te laisser seule au monde, elle serait la bienvenue. Qu'on me
vole? C'est mon enfant qu'on volerait, pas moi. Le peu de bien que j'ai
conservé, après la vente de la maison, je le tiens toujours prêt au cas
où il reviendrait. Ce que je gagne en allant travailler aux champs et
en filant nous suffit amplement, à toi et à moi, avec les légumes du
jardin; il nous faut si peu de chose! Mais reviendra-t-il jamais? Je
commence à ne plus l'espérer.

--Comment, ce méchant qui t'a tant fait pleurer, ce voleur, tu n'es donc
pas fâchée «après» lui?

--Fâchée, petite! Tu ne sais pas ce que tu dis! Une mère, vois-tu, ne
peut pas rester longtemps fâchée après son enfant.

--Mais, pense donc, voler, c'est très, très laid! Moi, si j'étais toi,
je ne l'aimerais plus du tout, il me semble! Pour rien au monde je ne
voudrais l'embrasser, maintenant! Tiens! j'ai encore entendu le bruit!

--Non, non, c'est le vent! Il s'est levé et «burle[23]» comme à la
Terrucole.

[Note 23: Hurle.]

--C'est vrai. Pourquoi en sommes-nous parties, de la maison de la
Terrucole, eh! Maïotte? Raconte-le moi. Jamais tu n'as voulu me le dire.

--Parce que j'avais honte. Tout le monde savait que mon fils avait volé
son patron et on me tournait le dos. Tu dis qu'on se moquait de toi en
t'appelant «la fille des hades», moi, on m'appelait «la mère de Jean le
voleur». Ah! j'ai bien pleuré, bien souffert! Monsieur le curé cherchait
à me donner du coeur, le pauvre, il me disait que les fautes de mon fils
n'étaient pas les miennes, ça n'y faisait rien: elles me pesaient comme
si je les avais faites moi-même, plus encore. Tu ne te doutais pas de
cela, toi, tu étais trop petite. Enfin, n'y tenant plus, j'ai vendu
comme j'ai pu la maison et la terre, j'ai ramassé mon argent, nos
affaires, nos meubles, et nous sommes venues nous cacher ici, dans cette
maison écartée, sur cette colline d'où l'on voit la plaine et qui me
rappelle la Terrucole. J'ai changé de nom, personne ne sait qui je suis;
les gens du pays me traitent bien; ils voient que j'ai besoin de vivre,
ils trouvent que le travail ne me fait pas peur et ils m'emploient.

--Mais, Maï, si ton petit garçon revenait et allait te chercher à
ton ancienne maison, il ne te trouverait pas! Qu'est-ce qu'il «se»
penserait? Quel chagrin il aurait, le pauvre!

--J'ai prévu cela, tu peux croire. J'ai dit où j'allais à mon amie, la
seule qui me soit restée fidèle dans mon malheur, tu sais, la mère du
grand Peyroulin qui demeurait aux deux cantons[24], près de chez nous. Je
lui ai tout bien expliqué au cas où l'on demanderait après moi; je lui
ai même remis un peu d'argent, pour le pauvre enfant, s'il en avait
besoin.

[Note 24: Carrefour.]

--Cette fois, Maï, je suis sûre que ce n'est pas le vent; le vent est
dehors et le bruit est dans la chambre. On dirait quelqu'un qui pleure.

Jean, écroulé dans la ruelle, derrière les rideaux du lit, n'arrivait
plus à maîtriser ses sanglots. Que faire? Se montrer? Non. Il s'en
trouvait à jamais indigne. Devant la grandeur de l'indulgence
maternelle, au récit de cette vie d'abnégation et d'amour, si pure, tout
entière consacrée à son souvenir, au bien, son offense lui semblait
décuplée, sa propre vie lui apparaissait criminelle, hideuse,
intolérable. Ah! s'en aller, s'en aller! Se terrer, n'importe où, se
tuer sur le pas de la porte en baisant le seuil vénéré. Mais comment
sortir sans attirer l'attention éveillée, maintenant?

--Ne t'effraie donc pas, pègue[25], continua la mère, je te garde. Je
n'ai plus que toi au monde, qui donc oserait venir te prendre dans mes
bras!

[Note 25: Sotte.]

--Alors, s'il revenait, ton petit garçon, au lieu de le gronder, de le
punir, tu lui pardonnerais, tu serais contente de le revoir?

--Il a été bien assez grondé par sa conscience, assez puni par ses
remords: on ne peut pas être heureux, vois-tu, quand on quitte le droit
chemin, à moins d'être tout à fait canaille, et il ne l'est pas, j'en
suis bien sûre. Ah! s'il revenait, s'il me disait comme autrefois: «Me
voici, Maï, pardonne-moi!» Je lui crierais: «Hilhot, hilhot, viens dans
mes bras!» et je crois que je mourrais de contentement. Ah! hilhot,
hilhot, quand reviendras-tu! Le temps me dure, mon enfant, je me fais
vieille! Chaque année, sans toi, en vaut dix des autres. Voici bien
longtemps que je t'attends! Je t'attends toujours, toujours, partout!
Les gens prétendent que tu es mort, mais je sais bien que ce n'est
pas vrai, moi! Quelque chose me l'aurait dit! Les mères sentent ces
choses-là. Je sais que tu reviendras: je l'ai tant demandé au Bon
Dieu! Ah! si je pouvais deviner où tu es, comme je courrais vite! Je
reprendrais mes jambes de quinze ans, je ne craindrais, ni de traverser
les mers, ni de monter sur les montagnes, ni de marcher nuit et
jour sans me reposer, sans manger ni boire. Je te trouverais, je
t'emmènerais, heureuse et fière, plus heureuse et plus fière que le jour
où j'entendis ces mots, ragaillardissant comme une liqueur forte: «C'est
un fils!»

Oh! dis, où es-tu? Je te vois, tel que tu dois être, grand comme ton
pauvre père, maigre, un peu courbé, le front ridé, la barbe fournie, le
teint noirci, les yeux, tes beaux yeux si doux, enfoncés, inquiets.
J'ai tant pensé à toi! Toujours, partout, la nuit, le jour, quand je
travaille, quand je me repose, quand je mange, quand je dors, je pense à
toi. Ah! reviens! Mes baisers effaceront tes rides, mes larmes laveront
le mal qui est en ton coeur, viens, mon enfant, je t'attends, viens!

«Mon Dieu qui voyez ma souffrance, Dieu de bonté et de pardon,
rendez-moi mon fils et je vous adorerai toute ma vie. O Tout-Puissant,
pour qui rien n'est caché, pour qui rien n'est impossible, allez le
chercher là où il est, amenez-le moi! Vous que je baise matin et soir
sur votre croix, ô Christ qui avez été un petit enfant dans les bras de
sa mère, divin martyr, qui pardonniez au larron crucifié avec vous, ayez
pitié de nous! Voyez: ne sommes-nous pas crucifiés, nous aussi, loin
l'un de l'autre? Je me repens comme le brigand, me repousserez-vous?
C'est vrai, vous, m'aviez donné ce petit afin que je l'élève pour vous
et je n'ai pas su faire, pauvre paysanne ignorante et seule que j'étais;
mais donnez-le moi une seconde fois et vous verrez, rendez-le moi, que
je puisse vous: l'offrir de nouveau!»

--J'ai bien entendu cette fois, c'est un sanglot! Je: t'assure, Maï,
quelqu'un pleure dans la chambre. Oh! j'ai peur, j'ai peur!

Jean s'était levé, attiré par une force irrésistible.

--Calme-toi. Décroche tes bras de mon cou, tu m'étouffes. Laisse-moi me
lever et tiens-toi derrière moi sans bouger, dit la veuve à l'enfant,
folle de terreur, qui s'attachait convulsivement à elle. Elle était bien
pâle la Maï, mais si calme, si belle, si grande ainsi, debout, dominant
le danger avec le courage de l'absolu désespoir. Sa voix sonnait haut
dans la chambre.--Moi aussi j'ai entendu, mais je ne crains rien.
Personne ne peut me faire plus de mal que j'en ai, ni me voler ce que
j'avais de plus précieux, je l'ai déjà perdu! Quant à te prendre toi,
mon dernier bien, c'est une autre affaire; il faudrait passer sur mon
corps, avant. Qui est là,--cria telle. Rien ne répondit.--C'est encore
le vent. Voyons, rassure-toi, pauvrine. Mais non, on dirait une plainte.
C'est peut-être un esprit. Les âmes des trépassés viennent parfois
visiter les vivants. Ah! mon fils est mort! Si c'est ton âme échappée de
ton corps qui vient me trouver, ô mon enfant, attends, attends, je vais
te suivre. Oui, oui, tu es ici, je le sais, je le sens. Yanoulet, mon
petit, viens! Vivant ou mort, montre-toi!

--Aïe, aïe, aïe! Mai! là, là, vois, vois, l'homme! Sainte Vierge,
protégez-nous! Il vient pour nous tuer. Maï, cache moi, prends le grand
couteau... il s'avance...

--Je le vois, je le reconnais, c'est bien lui! Seigneur! qu'il est
changé, qu'il est maigre et pâle! Plus encore que je ne pouvais
l'imaginer. Il est mort, c'est certain. Approche, âme de mon enfant, je
n'ai pas peur de toi. Dieu! sa figure est chaude, des larmes, de vrais
larmes coulent de ses yeux! Yanoulet, dis, est-ce que je rêve, suis-je
folle ou suis-je morte moi aussi, sommes-nous tous deux dans le ciel?

--Non, non, Maï, tu ne rêves pas, tu n'es pas folle, c'est moi, c'est
bien moi, c'est ton hilhot, ton hilhot vivant! Laisse-moi t'embrasser
les mains et la robe, laisse-moi te toucher, te voir..

--Relève-toi.

--Laisse-moi me traîner à tes pieds et te demander pardon encore, et
encore...

--Il y a bien longtemps que je t'ai pardonné.

--Mais tu ne savais pas...

--Je ne veux rien savoir. Mon fils a souffert, il se repent, il vit, il
est là: voilà ce que je sais. Que me fait tout le reste?

--Ecoute, au moins, il faut que je te dise... j'étais venu...

--Tais-toi, tais-loi, au nom du Christ...

--Je t'avais tant cherchée, je te croyais morte, j'avais si faim! Dieu
m'est témoin que je ne voulais pas te faire du mal! Quand j'ai reconnu
ta voix, je ne sais plus ce qui s'est passé en moi. Tu as chanté... mon
péché m'est monté à la gorge comme un vomissement. J'ai cru que
j'allais mourir. Je voulais fuir, je ne pouvais pas. Tu as prié, alors,
clairement, j'ai vu la chose: j'ai vu les croix, sur la colline, comme
à la Terrucole; au milieu, celui qui souriait, avait ton visage, il me
regardait... comme tu me regardes, il me disait des choses... comme tu
en disais. Alors mon coeur s'est crevé dans ma poitrine. Ah! Maï, Maï,
j'ai bien fauté, mais j'ai bien souffert, pourras tu, vraiment me
pardonner jamais?

--Ne pas te pardonner, moi, quand il t'a pardonné, Lui! Va, c'est fait
depuis longtemps, te dis-je. Lève-toi, maintenant, je le veux. Tu es le
fils, tu es le maître. Ouvre l'armoire; tu trouveras là, à gauche, sous
les chemises, un vieux bas plein d'écus; dès demain, tu iras les porter
à ton ancien patron: c'est ton honneur que je t'ai gardé et que je te
rends. Pardonné de Dieu, pardonné de ta mère, en règle avec les hommes:
qui donc oserait t'insulter, désormais?--Et la mère, levant bien droite
sa tête blanche, regardait autour d'elle d'un air de suprême défi. Ses
yeux rencontrèrent un petit paquet noir, écroulé dans un coin, sur une
chaise.

--Ma fille, ma Romaine! dit-elle, courant à elle, la relevant et
découvrant un pâle visage tuméfié par les larmes, encore secoué de
sanglots.

L'enfant avait regardé avec épouvante, d'abord, puis avec stupeur la
scène entre la mère et le fils. «L'homme» n'était donc plus un brigand
venu pour les tuer, ni un revenant. C'était Yanoulet, ce Yanoulet dont
elle n'avait jamais entendu parler avant ce soir, mais dont elle
sentait la présence mystérieuse dans les pensées de la veuve, depuis si
longtemps. Yanoulet le voleur, il est vrai, mais le fils toujours aimé,
toujours attendu, celui auprès duquel elle n'était rien qu'une pauvre
orpheline élevée par pitié, par bonté. Pour la première fois elle
sondait sa misère: personne au monde ne l'aimerait, elle, comme il
était aimé, lui, le coupable, envers et malgré tout, d'une tendresse
généreuse, magnifique, sans borne! Et elle s'était agenouillée, elle
priait, cherchant instinctivement ailleurs ce qui ne serait jamais
pour elle ici-bas, ce dont elle n'avait jamais senti encore en elle le
torturant besoin.

--Tiens,--dit la Maï--amenant la petite fille tremblante et résistante à
Yanoulet,--voici ma consolation. Je l'ai trouvée au pied du Calvaire, un
matin que j'avais été prier pour toi, deux ans après ton départ. Elle
est l'enfant de mes larmes; sans elle je n'aurais peut-être pas supporté
mon chagrin: aime-la pour tout le bien qu'elle m'a fait.

Romaine reculait, effrayée, farouche encore. Mais un son vague montait
de la plaine, son lointain, d'abord, puis plus proche, plus distinct.

Jean courut à la fenêtre et l'ouvrit toute grande. Le son s'épandit dans
la chambre, grave et réconfortant comme la voix du bien, apportant avec
lui des torrents de souvenirs, des flots d'espérance.

--Les cloches de Noël! s'écria l'orpheline. Et tous trois, gravement, en
silence, ils se signèrent, adorant en leur âme l'enfant divin!

_Décembre 1901._




LE NOURRISSON DE LA POUPIN

_A. Louis_



I

  _«Tu l'as vu; car, lorsqu'on afflige ou
  qu'on maltraite quelqu'un, tu regardes pour
  le mettre entre tes mains; le troupeau des
  désolés se réfugie auprès de toi; tu as aidé
  l'orphelin.»_

  PSAUME X, 14.

La plaine s'étend au loin, mollement vallonnée, étalant ses champs
hérissés de chaume ou rayés de sillons bruns, ses prairies à l'herbe
courte et jaunie, ses vignes où se tordent les ceps noirs. Sur la
hauteur, à gauche, s'étage la ville lointaine, les Roches, station
balnéaire, recherchée l'été; ses villas les plus proches se dressent,
éclatantes, sous la lumière crue d'un beau jour de décembre. Un phare,
mince colonne carrée rayée de rouge, une vieille église badigeonnée de
blanc, servant d'amers, et ressemblant à une gigantesque cocotte de
papier, un moulin dont les ailes tournent, se détachent de la masse
confuse des maisons. Au vent salé qui fouette le visage, on devine la
mer, en face; on aperçoit même sa ligne bleue de lin étincelante, où
passent des bateaux, noirs et nets comme des ombres chinoises. Enfin,
dégringolant le long de la côte, à droite, le village du Val, l'église,
dont la massive tour grise s'aperçoit à travers les ramures des arbres
dépouillés.

Assis sur le talus qui borde la route gelée et blanche, un garçonnet de
dix ans, les pieds nus dans des sabots bourrés de paille, vêtu de vieux
habits trop étroits, taille un bâton avec un couteau ébréché. Les
boucles dorées de ses cheveux, s'amassent en auréole autour d'un béret
bleu fané. De temps en temps, il interrompt sa besogne, lève un petit
visage rond, fin et doux comme celui d'une fille, et promène autour de
lui de grands yeux clairs, tristes et inquiets. A ses côtés, un chien
labri, gravement étendu, deux de ses pattes réunies devant lui,
surveille attentivement les allées et venues d'une couple de vaches qui
broutent l'herbe rare du bord du fossé.

Rien, rien sur la longue route! Les carrioles du boulanger et du boucher
sont passées depuis longtemps. L'omnibus de midi, petite boîte carrée,
noire et branlante, vient de disparaître au bas de la côte. Encore un
grand vapeur qui s'en va, là-bas, laissant sa traînée de fumée loin
derrière lui. Mais l'enfant détourne la tête. Il ne veut plus regarder
de ce côté. Cela lui fait trop de peine de les voir fuir l'un après
l'autre, tous ces bateaux, petits et grands: voiliers aux ailes
déployées, palpitant sous la brise, comme ivres d'espoir,
transatlantiques majestueux, sûrs d'eux-mêmes, maîtres de la mer,
déchirant l'air de leur sifflet joyeux et conquérant, envoyant, de
leur long panache gris, comme un dernier adieu. Jamais aucun d'eux ne
ralentira-t-il donc sa marche, ne s'arrêtera-t-il pas pour le prendre?
Hélas! il est si petit et si faible, point à peine perceptible sur la
côte! Il aura beau agiter son mouchoir, pleurer, crier, supplier... ils
ne le verront même pas. Ils passeront, indifférents, ils continueront
leur route vers ces merveilleux pays dont parlent les vieux marins aux
veillées, les pays où le soleil, splendide ne se cache jamais derrière
les nuages noirs, où les rochers sont de corail rose comme les colliers
des femmes riches, où les fleurs de l'air se balancent entre les lianes
flottantes, où les oiseaux, pas plus grands que des mouches, brillants
comme des pierreries, volent autour de vous. Ah! s'en aller ainsi, de
vague en vague, sur cette mer si aimée et si belle! Laisser derrière soi
tout ce qui est laid, tout ce qui est méchant, tout ce qui est lâche,
tout ce qui attriste, dégoûte et fait souffrir, voguer vers l'inconnu,
vers ce qui doit être le bonheur! Non, non, il ne faut pas regarder par
là; tout, ensuite, semble plus sombre, plus terne, plus vilain!

La route, à la bonne heure! Elle est si vivante, si variée! Elle lui
réserve, parfois, de si charmantes surprises! Elle lui apportera
peut-être, un jour, ce qu'il attend. Ce qu'il attend? Qu'est-ce donc?
Eh! il n'en sait rien, ou, s'il le sait, cela lui semble trop beau pour
y croire; il se l'avoue à peine à lui-même. Mais, enfin, les choses
mauvaises ne peuvent durer toujours, n'est-ce pas? Tout change, en ce
monde, avec le temps et la patience, il l'a observé. Les petits enfants
deviennent des hommes, les jeunes gens, des vieillards. Après la
tempête, le calme; après l'hiver, le printemps. Donc, fermement, il
attend.

C'est l'été, surtout, que la route est amusante! On ne voit, alors, que
cavaliers vêtus de flanelle blanche, que belles dames en habits bien
ajustés, à chapeaux d'hommes, toutes raides sur leurs chevaux luisants,
ou à bicyclette, la jupe envolée au vent, précédées ou suivies de
leurs enfants, de leurs maris; automobiles bruyantes aussitôt passées
qu'aperçues, portant des êtres étranges, informes, cachés derrière des
masques, laissant derrière elles un tourbillon de poussière blanche et
une odeur âcre: machines à perdition, inventées par le diable, disent
les vieilles gens du village, et dont il faut se garer du plus loin
qu'on les voit; chars-à-bancs démodés et mal suspendus, omnibus
paisibles, voitures aux rideaux de toile rayée déteints, bondées de
«baigneurs» aux toilettes claires, d'enfants aux joues roses qui rient
en le regardant et semblent heureux. Ils ont des manières polies et
aimables, ils ne crient pas en parlant, ces gens-là, malgré leur
joie. Raymond aime à les observer; il suit les équipages quand ils
ralentissent le pas pour monter la côte, et surprend des fragments de
conversations qui le plongent dans des rêveries sans fin. Des mots lui
font battre le coeur: «Voyons, mon chéri», disait une fois une voix très
douce, «ne le penche donc pas ainsi, tu pourrais tomber!» Chose étrange!
Le petit garçon à qui l'on témoignait cette tendre sollicitude, au lieu
d'en être reconnaissant, en paraissait impatienté! Il ne se souvient
pas, lui, qu'on ait jamais tremblé pour sa vie, que personne se soit
inquiété de ce qu'il peut faire ou ne pas faire, qu'on lui ait jamais
parlé en l'appelant «mon chéri»! Combien cela doit être bon! Il est
libre et détaché, comme cette feuille sèche que le vent pousse devant
lui, et captif, comme celle que l'ajonc sauvage retient dans ses
piquants.

Un jour de la fin d'août, pourtant, il a cru que son rêve se réalisait,
que ce quelque chose qu'il attendait était enfin venu. Une voiture de
forme étrange, traînée par un âne gris et une jument poussive, avait
paru au bas du chemin. C'était comme une vieille petite maison de bois
qui aurait eu des roues. Raymond n'en avait jamais vu de semblable.
Intrigué, il s'était mis à courir pour la contempler de plus près.
Dessous, bercé dans une espèce de hamac de planches, un vieux chien
jaune dormait. Les bêtes allaient sans qu'on s'occupât d'elles. Arrivée
à l'entrée du village, à l'endroit où, après le temple, contre la
fontaine, le gros noyer fait une ombre si épaisse, un homme qu'on ne
voyait pas avait crié quelque chose, de la voiture. Aussitôt, jument et
âne s'étaient arrêtés. Le chien, quittant à regret sa couche, avait
été à la porte de la roulotte recevoir un garçon de douze ans, noir et
maigre comme un grillon, qui s'était mis à dételer aussitôt. Après lui
descendait un vieillard sec, le visage tanné, qui donnait des ordres,
dans une langue étrange et dure, à quelqu'un resté à l'intérieur. Les
gamins s'étaient groupés et regardaient de tous leurs yeux. Qui donc,
là-dedans, répondait de cette voix chantante? D'où venaient ces
grognements et ces bruits de chaînes remuées? Tiens, des ours! oui, deux
gros ours bruns, en vie! L'un après l'autre, au commandement impatienté
du maître, ils descendaient pesamment. Après eux, une jeune fille de
dix-huit ans sautait vivement à terre. Ses cheveux, de la couleur de la
châtaigne mûre, ternes et rudes comme le chaume, étaient partagés au
milieu du front, et s'en allaient, en deux nattes serrées, entourer une
petite oreille, pâle comme un bijou d'ivoire. Une vieille blouse de
coton, d'un rouge déteint, cachait mal son buste hardi et plein; un
mouchoir jaune entourait son cou long et souple; une jupe d'une nuance
brunâtre indécise, tombait, trop courte, de ses hanches rondes, laissant
à découvert des chevilles fines, un pied mince et nerveux.

En un clin d'oil, tandis que le vieux bonhomme, profitant de la foule
curieuse amassée autour de lui, faisait danser les animaux, elle
installait un trépied et une marmite, allumait le feu en chantonnant.
Qu'elle était belle! Jamais Raymond n'avait vu, même parmi les grandes
dames qui passent, l'été, sur la route, un visage aussi lumineux dans sa
magnifique pâleur, aussi rayonnant de grâce sauvage, de jeunesse libre
et heureuse! Quand il s'échappait avec les autres polissons, tout
honteux de n'avoir pas le sou que le vieux réclamait pour le prix du
spectacle, il lui semblait être suivi par les grands yeux sombres, et
voir le rire moqueur qui retroussait sur ses dents, étincelantes comme
l'écume qui borde les rochers, les jolies lèvres, rouges comme la graine
de l'herbe à serpent.

Il avait vite mangé sa soupe pour retourner auprès d'elle. Etendue à
l'ombre, elle dormait, sa petite main hâlée cachant à moitié son fin
visage bistré.

Les ours, couchés en tas sous la voiture, sommeillaient aussi auprès
du chien. Les hommes étaient dans la roulotte. Au bruit de ses pas, la
jeune fille s'était réveillée. Elle avait souri en le reconnaissant et,
d'un signe, l'appelait auprès d'elle.

--D'où viens-tu? osait-il demander, rassuré par la rusticité de la
pauvresse.

--Très loin, _Roussie_! et elle faisait gentiment rouler l'r en
retroussant ses lèvres pures.

--Où vas-tu?

--Là-bas, partout! et sa main montrait l'horizon sans bornes.

--Je veux aller avec toi, s'était-il écrié, transporté. Je ferai la
cuisine pour toi, j'irai puiser l'eau, ramasser le bois; j'allumerai le
feu...

--«Nous, pauvres», avait-elle répondu, redevenant très grave et secouant
la tête énergiquement. «Pain pour trois», et elle montrait trois de ses
doigs effilés, «pas pour quatre», et elle en levait un autre. «Nous
partir, toi rester ici et travailler pour manger».

A ce moment l'homme était sorti de la maison roulante. Sur son ordre
bref, en un rien de temps, les ours étaient rentrés, les bêtes,
attelées, le sol, nettoyé, et la voiture disparaissait, emportant la
vision radieuse....

Seule, une petite place noire, fumante, sous le noyer, prouvait
à l'enfant qu'il n'avait pas rêvé. Raymond y pensait sans cesse.
Reviendrait-elle jamais, la belle étrangère? Ah! s'en aller, s'en aller
comme elle!

--Eh! bien, Nourrisson, cria une voix aigrelette, que fais-tu là? Tu ne
vas donc pas manger la soupe?

Le petit sauta vivement sur la route.

--Ah! c'est toi, La Seiche! Tu m'as fait peur! Le patron est aux Roches
et ne rentrera pas avant une heure. Faut l'attendre. Et toi, ou donc que
tu vas?

--Moi? Ça ne biche guère chez nous. L'argent des vendanges a filé à
acheter des chaussures pour la vieille et un pantalon pour moi. Pas une
fichue croûte de pain pour faire une frottée à l'ail, aujourd'hui.
Je vais voir si je trouve des chancres à la conche. Ça fera pas un
réveillon ben épatant pour c'te nuit, mais, enfin, ça vaudra mieux que
ren. Viens-tu avec moi? J'en avais pris un plein «bayot[26]», y a deux
jours, de chancres, mais, dame, y sont finis, faut recommencer. Et
cette mâtine de mer qui perd presque pas! Alle se fiche du pauv'monde!
Impossib'de prend' des moules et des huîtres! Et les jambes[27]! Compte
là-dessus, mon bonhomme, y en a pas, les gens s'y jettent tous après!
Avec ça, la vieille a pus de travail, rapport à son âge: alle court sur
ses septante-huit ans, sans qu'il y paraisse, la pauv'! On ne la veut
pus nulle part pour gringonner[28]. Alors, quoi, moi je fais des courses,
je vas en ville chercher des provisions pour ceux qui veulent pas se
déranger; mais, depuis que les «baigneurs» ont déguerpi, y a pus ren
à faire. Tout le monde a de tout. C'est un sale métier, tout de même!
Mais, attends un peu que je vienne grand!

[Note 26: Panier de bois.]

[Note 27: Espèce de mollusque, à coquille conique, incrusté dans les
rochers.]

[Note 28: Nettoyer.]

--Qu'est-ce que tu feras?

--Tu le sais ben, je partirai mousse.

--Et ta grand'mère?

--La commune s'en chargera. Tiens, faudra ben, alors! Pauvre vieille,
je pourrai pourtant pas l'amener, la mett' dans ma poche comme mon
mouchoir. Viens-t'en, allons!

--Et les vaches?

--Alles ont pas besoin de toi pour les regarder boulotter, j'pense, et
pis, t'as Blaireau pour les garder.

--Mais il me suivra et les bêtes s'en iront encore dans le champ du père
Brodin et la Poupin me cognera, comme la dernière fois.

--Ah! ouatte! tu n'as qu'à lui lancer des pierres, à ton chien, s'il
veut faire le crampon. Et pis, moi, la mère Poupin, si j'étais à ta
place, ce que je la balancerais!

--Comment?

--Ben, je l'enverrais paître avec ses bêtes! Une femme laide comme une
chenille et méchante comme un âne rouge!...

--Mais non, mais non, elle n'est pas tant vilaine que cela; et, des
fois, elle est bonne! et puis, c'est ma nourrice, je l'aime bien, moi,
je ne veux pas qu'on en médise; elle m'a gardé, tu sais!

--J'crois ben! pour te faire faire la besogne du beau Nestor, le prince
héritier, au nez camard, qu'a des cheveux comme des baguettes de
tambour.

--Elle me nourrit, m'habille...

--Alle ne te laisse pas tout à fait mourir de faim, faut êt' juste, et
t'empêche de crever de froid grâce aux frusques râpées du dit avorton.

--Mais, je ne lui suis rien, moi, pense donc, et je coûte, à élever!

--Ah! nom d'une peau-bleue, si ça ne fait pas suer! Il ne manquerait pus
que cela qu'alle te flanquât à la porte, comme un chien! Et pis, pas si
bête, ne lui sers-tu pas de domestique? Et un domestique qu'alle paye
même pas, qui ne peut pas la planter là si alle l'embête. Dame, c'est
queuqu' chose, ça, ça vaut ben le lard rance et les patates gelées
qu'alle te donne. Sais-tu ce que tu devrais faire, toi? Quand je
partirai mousse, faudra t'en veni' avec moi.

--Oh! oui, je veux bien, mais quand?

--Le grand Bidard, tu sais, qu'est noir comme un' taupe et qu'a deux
dents cassées devant, que, même, c'est très commode pour tenir la pipe,
y connaissait mon père, y ont fait quasiment le tour du monde ensemb'. Y
me prendra sur son bateau, dans deux ans. J'en aurai quatorze: faut ça,
pour être assez fort. J'suis trop plat, encore, paraît, j'filerais
entre les planches. C'est vrai qu' c'est pas le fricot que j'mange qui
m'gonfle! Toi, t'es plus rembourré que moi, ça fera ren qu' tu sois pas
si vieux. Et ce qu'on rigolera, nous deux!

--Deux ans! attendre encore deux ans! murmura Raymond en soupirant.
Il fixait son regard sur le visage blême, en lame de couteau, sur les
petits yeux perçants et verts de son ami, pour voir s'il disait vrai, et
le suivait distraitement. Il pensait à cet avenir, si tentant mais si
lointain, sur la mer attirante. Ah! pourquoi ne pouvait-il pas s'élancer
tout de suite vers cet inconnu tant désiré?

Ils étaient arrivés à la plage. Grimpés sur les rochers que la mer
abandonnait peu à peu, ils fouillaient les «lagottes» du bout de leurs
bâtons pointus. Les crabes peureux se cachaient hâtivement sous les
pierres; mais les enfants, habiles à les découvrir, tout gris entre les
fentes grises, emplissaient le «bayot».

--Dis-moi, c'est-y bien dur les premiers temps qu'on est mousse? demanda
Raymond.

--Pour sûr, bonnes gens, qu'on est pas couché su d'la plume et qu'on
n'vous sert pas vot' chocolat tout chaud dans vot' lit, l'matin, comme
ces flemmards de baigneurs qu'étaient près de cheux nous, c't été--en
v'là un beau! tiens! trape-le donc, il s'en vient vers toi! Ah! le
singe! le voilà ensauvé! Mazette, va!--Par exemp'e, faut pas avoir des
rhumatis, ni une asiatique, faut savoir grimper aux mâts comme les chats
aux arbres. Moi, ça me va.

--Et moi aussi, je suis leste.

--Et pis, y a la noyade.

--La noyade?

--Oui, ou le baptême, comme tu voudras: histoire de vous faire faire
connaissance avec la mer. Les matelots vous attachent par le milieu
du corps avec un bon câble et vous jettent à l'eau comme un harpon:
débrouille-toi, mon petit! De temps en temps, le patron tire la corde:
«La soupe est-elle trop salée?» qu'y demande. Si vous avez la frousse,
y vous laisse mijoter pus longtemps. Sinon, au bout d'un quart d'heure,
vingt minutes environ, y vous tire. Quand on a ainsi bu cinq ou six fois
à la grande marmite, on sait nager, si on n'est pas une andouille. Le
chiendent, c'est qu'y a les requins qui vous avalent comme une pistache.
Lorsqu'on veut vous ramener à bord, ni vu ni connu, mon ami, y a pus ren
au bout du filin; seulement, sur la mer, tout juste un peu de rouge.
Mais c'est rare pourtant: y ne disparaît guère pus de vingt sur cent de
ceux qui vont à l'eau. Mais, quoi? On ne fait pas d'omelette sans casser
des oeufs!--Pige-moi ce gros père!--Et pis, y a les quatre-vingts qui se
tirent d'affaire: on peut être de ceux-là! Le plus fichant, pour
moi, c'est la peau-bleue. Ah! par exemple, j'en aurais peur.--Oh! le
sacripant! il m'a échappé!

--La peau bleue! qu'est-ce que c'est que ça?

--Voilà! C'est un poisson quasiment grand comme un requin et qu'on ne
voit pas parce qu'il est couleur de la mer. Paraît même qu'il est très
joli; l'animal! N'empêche que j'ai pas envie de faire sa connaissance.
Il aime, de préférence, la viande des mousses, qui pèse moins sur
l'estomac, et, quand y voit un bateau, y le suit sournoisement. Gare à
celui qui tombe dans l'eau, alors! Y passe ras de vous, vous ne le voyez
pas, y vous déguste une jambe ou deusse, ou un bras, vous ne sentez ren,
ça saigne même pas, tant c'est proprement fait. On vous tire: adieu mes
bourgeois, impossible de danser un bal de Saintonge, vous n'êtes pus
qu'un mognon!

--Oh! c'est-y vrai, cela?

--Vrai, comme j'ai mangé-du chat crevé tout cru avec son poil, un jour
que j'avais l'estomac dans les talons.

--Pas possible!

--Oui, mon fi. T'as pas besoin de frissonner et de me regarder comme si
j'allais t'avaler, toi aussi, comme le chat. Mais, pauv' innocent, tout
cela n'est ren à côté de ce qui vous attend quand vous êtes matelot!
C'est alors que ça devient chouette! Faut pas faire le délicat et
tourner le museau quand le menu ne vous convient pas. Faut savoir se
boucher le nez et croquer dur, ou ben se serrer le ventre. Faut avoir
peur ni des coups de canon, ni des peaux-bleues, ni de la tempête, ni
des sauvages, qui vous enlèvent le cuir du crâne comme moi je t'ouvre
cette huître, afin de se faire des fourrures avec vot' perruque.--C'est
pas la peine de prend' ces p'tits, y a ren dedans, faut les laisser
deveni' gros. Toi, tu seras jamais un loup de mer, t'as pas de courage,
te voilà pâle comme un Christ, déjà!

--Oh! j'ai pas peur de ça, mais... les vaches! regarde, voilà Blaireau,
il les a lâchées... n'entends-tu pas qu'on m'appelle? Il me semble que
c'est Nestor...

Une voix criarde arrivait jusqu'à eux malgré le bruit des vagues:

--Raymond, grand paresseux, où es-tu?

Et un enfant de dix ans parut, tout essoufflé, sur la falaise, entre les
yeuses couchées par le vent du large.

--Ah! c'est le Dauphin, dit La Seiche. Attends un peu, je m'en va lui
faire son affaire, pour lui apprend' à veni' nous moucharder jusqu'ici.
Qu'il reste dans ses champs, le terrien! Sur la plage, je suis cheux
moi!

--Je viens! cria Raymond, et il montait rapidement la côte lorsqu'un
galet, adroitement lancé, atteignit Nestor au front et lui fil une
petite blessure; il poussa un juron retentissant; le sang coula.

Le «nourrisson» était atterré. Certes, il n'aimait pas le méchant
garnement, faux et cruel, qui le faisait punir sans cesse, l'humiliait,
le traitait de mendiant, lui rappelait vingt fois par jour qu'il n'était
qu'un enfant abandonné par une femme inconnue, et oublié sans doute, par
elle. Ah! comme il lui faisait méchamment sentir sa supériorité de
fils de la maison, d'enfant légitime, aimé, choyé, ayant du bien, une
famille, un avenir assuré! Oui, Nestor n'avait que ce qu'il méritait, le
lâche? Mais sa mère, mais la Poupin? Il l'aimait, elle, bien qu'il la
redoutât. Lorsque tout allait à souhait et qu'ils étaient seuls, tous
deux, elle lui disait, parfois, une bonne parole. Elle était l'unique
être au monde, l'uni que lien auquel sa petite âme d'enfant solitaire
pût se rattacher. Que penserait-elle de lui?

«Je le dirai à maman», tel était l'éternel refrain de Nestor, dès que le
pauvre petit se révoltait et cherchait à secouer le joug. Et, ce qu'il
disait à «maman» était toujours si odieux, si outrageusement faux,
que Raymond était pris pour lui d'une aversion invincible. Oh! ne pas
pouvoir seulement le convaincre de mensonge, le vilain traître! Mais on
le croyait toujours, lui, le fils, et l'étranger, jamais.

--Ces sangsues-là, disait le père nourricier, ne se servent de leur
langue que pour tirer le sang des veines et pour mentir.

Raymond trouva son frère de lait en train d'étancher sa coupure avec son
mouchoir malpropre. Blême, les lèvres serrées, il ne dit rien, d'abord,
mais ses petits yeux noirs, luisants et comme pointus dans son plat
visage sans couleur, avaient un air de triomphe insupportable.

--Ce n'est pas moi... murmura le pauvre garçon.

--Non, c'est moi, p't-êt'. C'est pas toi, non pus, qu'as quitté les
vaches pour t'en aller courailler avec ce vaurien de La Seiche, n'est-ce
pas? Que même elles sont entrées dans le champ à Brodin, comme la
semaine dernière. T'as bien gagné ta journée, ton affaire est bonne, ma
fine! T'avais donc oublié que c'est la veillée de Noël, ce soir? Même
que la mère a acheté queuqu' chose pour mett' dans ton sabot: ce sera
pour moi, cette année encore, comme l'année dernière, mon drôle!

C'est un beau couteau, je l'ai vu dans le tiroir du buffet, ça m'ira
joliment ben: juste que j'ai perdu le mien hier.

Raymond pâlit; ce couteau, il le désirait tant, et depuis si longtemps!
La Poupin le lui promettait toujours «s'il était sage». Pour, le gagner,
il avait travaillé avec courage tout l'été.

--Mais c'est pas moi qu'ai jeté le caillou, tu le sais bien, puisque je
m'en venais vers toi et que le coup est parti d'en bas.

--J'en sais rien; j'ai vu que toi. Tu paieras pour les deux. Allons,
avance! Et l'oie, ce soir, au réveillon, t'en auras pas, et moi j'en
aurai jusque-là, ton morceau et le mien, pardine! Cela te fait bisquer,
hein, ventre vide?

Raymond était pâle d'indignation.

--Garde le couteau et mange toute l'oie, si tu veux, dit-il, mais ne dis
pas des menteries, ne dis pas que c'est moi qui t'ai lancé le caillou.
Ta mère croira que je suis un mauvais coeur, ce qui n'est pas vrai.

--Et le père te caressera l'échine à coups de trique. C'est cela qui te
fait peur surtout, avoue-le? Bah! une petite bastonnade rabattra un
peu ton caquet, défrisera ta belle perruque, te fera maigrir, car nos
monjettes te profitent que tu sois rond et plein comme un barricot.

Les enfants approchaient delà maison, longue bâtisse à un étage dont les
quatre fenêtres et la porte s'ouvraient sur un jardin potager, où, entre
des carreaux de légumes, se dressaient quelques tiges de soleils, brûlés
par la gelée. Une plaie bande de violettes longeait le mur badigeonné
de jaune pâle; un cep de vigne s'étendait en tonnelle au-dessus de la
porte, servant d'abri, en été, à la cuve pour la lessive. L'étable
s'ouvrait dans la cour, de l'autre côté de la maison. Les enfants
entrèrent par là. Des poules, des canards mangeaient en caquetant le
grain qu'on venait de leur lancer, tandis que Blaireau, paisible et la
conscience tranquille, allait s'installer au chaud contre la meule de
paille, près du fumier.

La Poupin venait d'arriver. La petite voiture à bras qui lui servait à
porter le lait en ville n'était pas encore remisée.

--Te voilà, mauvais sujet, propre à rien, cria le maître, sortant de
l'étable où il venait de ramener les vaches. C'est ainsi que tu gagnes
le pain que tu manges! Tu vas voir ce qu'il t'en coûte d'aller te
balader sur les conches comme un bourgeois, avec les polissons de ton
espèce.

Poupin, furieux, s'approchait de l'enfant qui tremblait, lorsque des
cris perçants, partis de la maison, l'arrêtèrent.

--Oh!... oh!... hurlait la nourrice, paraissant sur le seuil, la voix
changée par l'indignation et la colère, oh! le sans-cour, l'ingrat!
Jamais je n'aurais cru cela de lui! Faut que je le voie de mes quittes
yeux pour le croire! Tant de malice, à son âge, et contre qui? Contre
notre garçon qu'a bu le même lait, qu'a mangé le même pain que lui,
quasiment son frère! Il lui a fendu la tête d'un coup de pierre; le
voilà marqué pour la vie!

--Le gueux! Attends un peu que je lui fasse passer l'envie de
recommencer!... Et le paysan, saisissant une fourche qui traînait,
allait en frapper Raymond, mais celui-ci, d'un bond, fut hors de sa
portée. Il se mit à courir de toutes ses forces, suivi du bonhomme qui
jurait et de Nestor qui, subitement guéri, s'élançait de son côté. Il
eût été pris si, brusquement, il n'avait tourné court; en quelques
enjambées il disparut derrière la maison, grimpa lestement le long du
cep de vigne, entra par une fenêtre et se trouva dans le grenier à
fourrage. Il se blottit dans le foin et, immobile, le coeur battant, il
attendit. Par la trappe de l'étable restée ouverte, il entendait tout ce
qui se disait en bas.

--Où peut-il ben être passé? s'écriait la Poupin, soudain alarmée.
Pourvu qu'il n'ait pas été se jeter dans le puits! Il a la tête près du
bonnet, le drôle: ces mauvaises graines-là, qui viennent d'on ne sait
où, ça a souvent des idées pas comme les aut...

--Bah! y a pas de danger! il est ben trop capon pour se détruire. Et
pis, après, tant mieux! bon débarras! De cette espèce-là, y a toujours
assez.

--Oh! comment peux-tu dire... c'est pas chrétien cela! Faut jamais
souhaiter la mort de personne, ça porte malheur. Et ensuite, pis, tu
n'y penses pas, quelle affaire! Jaserait-on assez dans le village, en
ferait-on des potins, bonnes gens! La gendarmerie viendrait mett'
son nez partout par ici, on nous accuserait d'avoir fait disparaît'
l'enfant, on nous fourrerait en prison, qui sait? Et tout de même, vrai,
pauv' petit, faudrait pas. Un caillou est vite parti. Mais d'un, à son
âge, en a fait autant. Y peut ben s'ennuyer, après tout, d'être pas
comme les aut'.

--Pauv' p'tit, en effet, qui mange le bien du nôt', qui devient gras des
morceaux qu'il lui prend, qu' a, même, voulu le tuer! T'as ben de
la compassion à perdre ma fine! Garde-la pour ceux qu' en sont pus
méritants. C'est un vaurien, une canaille, un criminel que j't' dis.
J'en ai assez de sa tête de mouton frisé, de ses yeux qu' ont toujours
l'air de vous reprocher queuq' chose. Quoi, je vous l' demande? T'as
voulu le garder, v'là ta récompense; alle est jolie!

--Y travaille pourtant ben.

--Manquerait pu que ça qu'y ne fichât ren! Et nous, nous nous tournons
les pouces, p'têt'?

--Si t'allais seulement un peu voir, Augustin, tout d'même...

Augustin s'en alla en grognant et, lentement, se dirigea vers le puits
qui se trouvait auprès des carreaux de légumes, du côté de la maison par
lequel l'enfant avait disparu.

--Tu m'as dérangé pour ren, dit-il, en revenant de mauvaise humeur. De
c'te fois y n'est pas nayé; il a seulement décampé: bon voyage! S'y
pouvait ne jamais reveni'!...

L'enfant écoutait, palpitant. Qu'allait répondre la Poupin? Elle ne dit
rien. Ils passèrent dans la cuisine, et Raymond entendit le bruit des
cuillères dans les assiettes de soupe.

Il avait faim, mais il ne songeait guère à manger. Quelque chose lui
serrait la gorge à l'étouffer. Il sortit sa tête de dessous le foin,
une tête très pâle, où des yeux clairs brillaient, hagards, dans
l'obscurité.

Alors c'était vrai, vrai de vrai, on en avait assez de lui! Son père
nourricier et Nestor le détestaient, il le savait depuis longtemps; ne
lui répétaient-ils pas toujours les mêmes humiliantes paroles: qu'il
leur était à charge, qu'il mangeait plus qu'il ne travaillait? Mais
sa nourrice, jusqu'ici, le défendait faiblement. Aujourd'hui, elle
l'abandonnait. Ce qui l'avait émue, d'abord, ce n'était pas la peur
qu'il fût noyé, c'était la crainte des ennuis qui résulteraient de sa
mort, le bruit, les gendarmes, les fouilles dans la maison. Débarrassée
de ce souci, elle acceptait l'idée qu'il ne reviendrait pas et,
tranquillement, prenait sa soupe, comme si sa vie, à lui, ne venait pas
d'être arrachée!

Ah! comme il l'aimait pourtant, cette ingrate, cette cruelle qui, après
l'avoir si longtemps protégé, le laissait s'éloigner sans un regret,
sans un mot de rappel! Tant de liens rattachaient à elle! Il se
souvenait de telle caresse qu'elle lui avait faite dans son enfance,
de telle intonation plus douce de sa rude voix, qui lui avait
délicieusement dilaté le coeur. Il se disait, parfois, en regardant sa
figure grossière et hâlée sous la sévère quisnotte noire: «C'est vrai,
pourtant, je n'ai ni père, ni mère, ni frère, ni soeur, ni oncle, ni
tante, ni cousin, ni cousine, comme les autres, mais j'ai ma nounou. Ce
sont ces bras qui me portaient quand j'étais trop petit pour marcher,
c'est sur cette poitrine que j'étais bercé, que je m'endormais. C'est
son lait qui m'a nourri. Elle pouvait me mettre dehors, m'abandonner:
elle ne l'a pas fait: elle est bonne. Et il trouvait je ne sais quel
charme à ce visage si dur, pourtant. Elle était pour lui, à défaut d'une
autre, meilleure et plus chère, celle auquel l'être jeune a besoin de
rattacher sa vie, le rameau qui porte le bouton naissant, la direction,
la protection, l'abri. Et il fallait s'éloigner d'elle!... S'il avait pu
la voir, se levant hâtivement pour cacher son assiette presque pleine,
et essuyant une larme du revers de sa rude main...

Oui, il fallait partir puisqu'elle avait assez de lui. Quelque chose
de plus fort que toutes les raisons le décidait brusquement. Mais où
irait-il? La bohémienne l'avait repoussé, il était trop jeune pour être
mousse, trop faible pour se placer comme domestique. Partout, hélas!
encore, il mangerait plus qu'il ne travaillerait; partout il serait
un fardeau. Qui donc l'aimait dans ce monde si grand, lui, si petit!
Blaireau, peut-être, et encore... Justement un froissement dans le foin
lui apprit que le chien le cherchait. Il s'approcha, bondit vers lui, la
queue frétillante, la langue pendante de plaisir. Il le regardait de
ses bons yeux d'or, phosphorescents dans l'obscurité. Il allait japper,
comme pour lui demander ce qu'il faisait là, à jouer, tout seul, sans
avertir les camarades, au lieu d'aller à la soupe comme les autres. Mais
l'enfant lui dit à voix basse: «Tais-toi, Blaireau, on veut me batt', tu
me ferais prend'!» Le chien se tut, et, comprenant que son ami avait du
chagrin, se mit à lécher sa main tendrement. Raymond entoura de ses
bras le corps frémissant de la bonne bête, y appuya sa tête brûlante et
éclata en sanglots.

Ah! où aller, où aller? L'instituteur, qui l'aimait tant autrefois,
quand il était son élève docile et appliqué, ne lui rendait plus son
salut, depuis le jour où Nestor avait faussement accusé son frère de
lait d'avoir mangé les belles pêches, gardées avec tant de soin dans
l'espalier du jardin de l'école.

--Qui a fait le coup? avait demandé le maître, de sa grosse voix qui
imposait le respect à la bande indisciplinée.

--Ce doit être le nourrisson de la Poupin, avait dit quelqu'un.

--C'est lui, affirma Nestor. Je lai vu, il était avec «La Seiche».

Ce nom de «La Seiche», larron fieffé, que Raymond avait le tort d'avoir
pour ami, avait décidé l'opinion contre lui. Et puis, d'après la logique
humaine, si injuste souvent, le menteur et le voleur devait être le
petit pauvre, élevé par charité, envieux, par conséquent, et non pas un
de ces enfants heureux et choyés. Raymond avait eu beau protester, on ne
l'avait même pas écouté. Le maître avait ajouté tristement:

--Je n'aurais jamais cru cela de toi, mon enfant--et n'en avait plus,
reparlé. Mais le pauvre garçon gardait au coeur un chagrin autrement
cuisant que s'il avait été puni.

Une rancune lui était restée de se voir injustement accusé sans qu'il
lui fût seulement permis de se défendre. Il en voulait à ses camarades,
à ces heureux gaillards qui, tous, avaient une maison, une maman, un
nom, qui n'étaient le «nourrisson» de personne.

D'ailleurs, bientôt, à son grand regret, il n'allait plus à l'école dont
il aimait la vaste classe aérée, claire, ornée de gravures pour les
leçons de choses, et de grandes cartes de géographie où il cherchait les
magiques noms des mers lointaines qu'il parcourrait un jour. Il n'avait
plus la fierté, lorsqu'il avait bien travaillé, d'accompagner le maître
dans la salle de la mairie, sorte de cuisine carrelée, dont les murs
blanchis à la chaux étaient cachés par les casiers en planches des
registres; où, sur la vaste cheminée, trônait un buste en plâtre de la
République au-dessous d'un portrait de Monsieur Carnot.

Alors, de plus en plus, il s'était lié avec Jules Nourrit, surnommé «La
Seiche» à cause de sa maigreur extrême, un vaurien sûrement, mais un
malheureux comme lui. Il était bon, au moins, celui-là. Il ne l'appelait
pas de noms infamants. Resté seul d'une famille de pêcheurs avec sa
vieille grand'mère qu'il adorait, il avait, lui aussi, quitté de bonne
heure l'école pour gagner son pain. Il travaillait lorsqu'il trouvait de
l'ouvrage, faisant tous les métiers, péchant, et même «chopant», comme
il disait, de ci, de là, quand il n'y avait rien au logis. Plusieurs
fois il avait entraîné Raymond à mal faire. Ensemble n'avaient-ils pas
volé la dinde de Monsieur le curé, une belle bête, ma foi, fine et
bien en chair; que la vieille Angèle engraissait avec amour pour le
réveillon, l'année dernière! Depuis lors, le prêtre, si bon jusque-là,
lui gardait rancune.

--Ce nourrisson de la Poupin, avec sa ligure de chérubin, m'a bien
trompé, disait-il en secouant sa tête grisonnante. Il tournera mal. Bon
chien chasse de race, mauvais chien vole d'instinct.

Certes, le pauvre petit n'avait pas mangé un seul morceau de la bonne
dinde, mais la grand'mère s'en était régalée huit jours durant; et,
comme disait son ami:--«Autant valait qu'elle fût dans sa vieille
carcasse que dans la grosse panse à Monsieur le curé.» Raymond trouvait
ce raisonnement très juste et n'avait aucun remords de sa mauvaise
action.



II

Depuis longtemps déjà le bruit avait cessé en bas. Le paysan et sa femme
s'en étaient allés chacun à ses occupations, Nestor s'était échappé pour
rejoindre ses amis, Blaireau avait disparu. Raymond se réveilla, frotta
ses yeux, et se demanda pourquoi il était là, dans le grenier, blotti
dans le foin. Tout-à-coup, il se souvint. Il avait tant, tant pleuré,
qu'il s'était endormi de fatigue, sans doute. Quelle heure pouvait-il
être? Le soleil descendait à l'horizon. L'enfant se pencha sur la
trappe, ne vit personne, n'entendit rien. S'il voulait partir sans être
vu, c'était le moment. Bientôt la Poupin reviendrait pour préparer le
repas du soir. Il descendit par l'échelle qui faisait communiquer
le grenier avec l'étable. Les vaches sommeillaient en ruminant; La
Roussotte, sa favorite, entr'ouvrit un oeil indifférent comme il
passait, et reprit son rêve de bête repue. La cour était vide. L'enfant
se glissa furtivement et gagna la porte. Où allait-il? Il n'en savait
rien: «là-bas», ainsi que le disait la bohémienne, «partout», excepté
où l'on ne voulait plus de lui. Il attachait ses yeux sur le paysage,
confident de ses rêveries enfantines, sur les champs déserts, la ville
lointaine, la mer aimée et ingrate qui le repoussait, la route décevante
qui ne lui avait pas apporté ce qu'elle lui avait promis, sur toutes
ces choses familières qu'il voyait pour la dernière fois et qui
lui paraissaient, à cause de cela, changées, plus belles, plus
attendrissantes, se sentant tout autre lui-même.

Il disait adieu au joli village gai dont la grand'rue tortueuse sépare
les maisons très blanches, adieu au vieux noyer sous lequel la vision
radieuse lui était apparue, adieu à la fontaine et à sa grille déjetée,
si commode pour «faire à la souplesse» avec La Seiche et les autres
gamins, ses camarades. Adieu à Pitard, le gros boucher, brave homme
qui rit toujours et qui, une fois, l'a pris un bout de chemin dans sa
carriole.--Il finit de dételer son cheval dans la cour, près de la
maison aux marches branlantes, autour de laquelle croissent de maigres
balsamines et de poussiéreux ricins, l'été.--Adieu à la boulangère,
Alida, qui a de si beaux cheveux noirs luisants, et qui, souvent, le
lundi, lui donnait un petit pain non vendu la veille. Adieu à l'école, à
la classe, fraîche l'été, chaude l'hiver, grâce au poêle ronflant, où il
a passé les meilleurs moments de sa vie à écouter le maître si aimé et
si injuste, hélas! Il voudrait bien l'apercevoir une dernière fois. Mais
les contrevents verts, les portes, tout est fermé hermétiquement,
comme le cour de celui qui l'habite. La nuit vient. La lampe à pétrole
s'allume chez la mère Rabaudin, l'épicière. Oh! oh! les belles choses
qu'elle a mises à sa devanture débarrassée des mouches mortes, des
pantoufles de lisière et des vieux bonbons! L'image réclame de la jolie
femme collée contre la vitre, semble en rire d'aise. Les attrayants
jouets! Les alléchantes sucreries roses et blanches! Tiens, c'est vrai,
c'est Noël, demain! Ce soir, bien des mamans heureuses rempliront les
sabots de leurs heureux enfants... Vite, passons. Voici la cure. La
porte est entrebâillée: on aperçoit le grenadier, si beau quand il a ses
fleurs rouges ou ses lourds fruits couleur de soleil couchant. «Si la
vieille Angèle me voit, elle m'arrêtera, sûrement, pour me dire de ne
pas manquer la messe de minuit», pense-t-il. «Où serai-je à minuit?...
Que cette rue est longue! Allons, plus vite! Le «Café du Centre» est
brillamment éclairé, ce soir comme les jours de fête: c'est bien, en
effet, une fête pour tous, sauf pour moi!»

Enfin, voici la place, auprès de l'église. Là, Raymond est un peu chez
lui. Que de fois il a joué à saute mouton sur l'aire banale où l'on
dérange les poules en quête de grain perdu, où, dans l'épaisse couche
de balle, on ne se fait pas mal si l'on tombe! Plus loin, sur l'herbe
jaunie et maigre, des ronds de diverses grandeurs marquent la place des
chevaux tournants venus à la foire qui a lieu en octobre, quand les
«baigneurs» sont partis et que les bourses sont pleines encore. En
venait-il, du monde, de tous les côtés, bonnes gens, pour manger les
saucisses renommées avec les huîtres fraîches, et boire le vin nouveau,
pétillant et sucré! La route, les chemins, en étaient tout noirs et
grouillants. Les voitures, qui montaient et descendaient, bourrées de
citadins endimanchés, se hélaient au passage. C'était un bon moment dans
l'année, celui-là. Quand la vendange avait été satisfaisante, la Poupin
donnait quelques sous à son nourrisson pour acheter des sucres-d'orge ou
des craquelins de Saujon, ou tout autre chose «pas chère» ou, encore,
pour monter aux chevaux de bois. Il hésitait longtemps, dans une
angoisse délicieuse, partagé entre son plaisir, sa gourmandise et ses
autres convoitises. Il tournait autour de la boutique à dix centimes se
demandant avec un battement de coeur ce qu'il choisirait des bagues en
métal blanc, des épingles de cravate ornées de pierreries rouges ou
vertes, des miroirs ronds... Il contemplait Nestor et ses autres
camarades tirant à la carabine ou au «massacre». Comme ils riaient quand
la mariée ou le curé étaient touchés et se renversaient en arrière dans
une posture inconvenante! Lui se sentait gêné. Il aimait mieux regarder
les manèges. Son frère de lait, affalé sur, un cochon bien frais, à la
queue en trompette enrubannée, ses bras maigres enserrant nerveusement
le groin rose, passait et repassait devant lui. Son visage apeuré,
blême, conservait néanmoins cette expression de triomphante arrogance
qui le rendait si haïssable. Enfin, après bien des hésitations, Raymond
finissait par grimper sur un énorme lion à la gueule ouverte, qui
montait et descendait par des bonds réguliers. Quelles délices, alors!
Comme le pauvre petit oubliait toutes ses misères! Il était dans ces
pays fabuleux, dans ces déserts, «immenses étendues aux vagues de sable
doré», dévorant l'espace sur la croupe frémissante du «roi des animaux»,
comme disait le «maître», libre, loin de toute humiliation et de toute
souffrance. La musique des manèges mêlée à celle du bal de l'auberge
voisine entrait dans la tête du pauvre petit et lui donnait un
engourdissement qui aidait à l'illusion. Quand le cheval étique qui
tournait autour de l'axe, ralentissait sa marche et s'arrêtait, il
descendait tout étourdi, chancelant, comme ivre. Lorsque viendra la
foire prochaine le «nourrisson de la Poupin» ne sera plus là....

Mais qui donc arrive par la petite rue déserte? Raymond connaît cette
voix cassée, au timbre de cloche fêlée. Tiens, c'est Denis, Denis le
fou, le pauvre, pauvre Denis! Un mouvement instinctif de pitié et de
sympathie le fait aller vers lui. N'est-il pas seul, abandonné et
malheureux, lui aussi? Sa femme et sa fille l'ont quitté, voici bientôt
quatre ans, pour s'en aller bien loin dans une grande ville. Depuis
lors, il vit comme un sauvage, fuyant tout le monde; peu à peu le
chagrin lui a fait perdre la raison. On ne l'enferme pas, il n'est pas
méchant; la plupart du temps, même, il est très raisonnable. Il cultive
sa vigne, son petit jardin, élève des volailles qu'il va vendre au
marché des Roches. Ce n'est que lorsque quelque chose lui rappelle son
malheur, au moment des fêtes, par exemple, qu'il est repris de sa folie
douce. Alors il s'en va, il marche, il fait plusieurs fois le tour
du village, interpellant les passants, parlant à des interlocuteurs
imaginaires, chantant à tue-tête. Des voisins compatissants lui donnent
à manger, veillent de loin sur lui.

--Monsieur, j'ai ben l'honneur de vous saluer, dit-il à l'enfant ahuri,
en s'approchant et lui faisant une profonde révérence.--En même temps il
découvre un crâne chauve, entouré d'une demi couronne de cheveux blancs
embroussaillés qui semble être la continuation de sa barbe en collier
d'orang-outang. Il porte un «bayot» vide qu'il pose par terre.

--La vendange a été bonne, reprend-il. Le raisin est gros à crever,
le vin sera fameux cette année. Nous en avons-t-y fait de la besogne,
aujourd'hui, bonnes gens! Enfin, nous v'là rendus, juste avant la nuit.
Quand on aura mangé un morceau, on dansera cheux nous. Si le cour vous
en dit, jeune homme... Vous verrez ma femme et ma fille, deux belles
personnes, donc, et qui s'entendent à sauter mieux qu'à travailler.
Pourquoi que vous riez, vous aut'. C'est p't-êt' pas vrai qu'ailes sont
mignonnes? Je vous défends de vous gausser d'elles. Et pis, c'est-y tant
rigolo ce que je vous dis-là? Je savons 'core un peu ce que j'disons,
pourtant. Le père Denis n'est pas si tant vieux qu'on veut l'dire. Il
sait ben lever la jambe, toujou'joliment. Tenez:

    Et lon lon-la
    Et lon-lon-lère
    La fille est là
    Avec la mère.

    Et lon-lon-lère
    Et lon-lon-la
    Adieu, bon père,
    Moi, je m'en va!

Le vieux chantait sur un air de bourrée et faisait sonner ses sabots en
cadence sur le sol gelé. Ses cheveux blancs, s'envolaient, pitoyables,
autour de sa tête; ses yeux, de plus en plus hagards, se fixaient sur le
pauvre petit qui tremblait.

    Et lon-lon-la
    Et lon-lon-lère
    L'enfant s'en va
    Après la mère.

    Et lon-lon-lère;
    Et lon-lon-la...

--Quoi que vous avez tous à me regarder, tas de voyous! crie-t-il. Je
suis donc ben plaisant, à mon âge, que je vous prête à rire? Attendez un
peu, je vas vous montrer si le père Denis a quitté ses biceps...

Raymond s'éloigne, effrayé, le coeur plus serré encore. Un instant il a
cru trouver dans le vieillard un protecteur, un ami; mais non: il est
trop fou. Certes, il est bien à plaindre, le pauvre homme, mais au
moins, lui, sa folie lui fait oublier sa peine. Il est heureux alors, il
chante et rit comme s'il n'était pas seul au monde, abandonné. Et puis,
il a sa maison, un abri contre le vent, le froid, les mille terreurs qui
peuplent les ténèbres, un asile où passer la sombre nuit d'hiver. Un
asile! Que cela semble enviable au pauvre petit! Ah! coucher sur le sol,
dans le froid, dans ce noir qui vient, non, non... Mais, où aller? Où
aller?

    Et lon-Ion-lère Et lon-lon-la Le cimetière Est près de là!

Reprend le bonhomme en s'éloignant. Le cimetière! Eh! oui, il a raison
Denis! C'est là le seul refuge possible, c'est là qu'il faut aller,
c'est là qu'on est bien. Les hautes pierres des tombes, les noirs cyprès
lui seront un abri contre la bise glacée. Dans cet enclos paisible,
personne ne viendra le chercher, personne ne le dérangera, personne ne
le chassera.

Au fond de l'allée des grands ormeaux dépouillés de leurs feuilles, la
petite église apparaît, antique et massive, avec son clocher carré comme
un donjon, sa façade unie, dorée par les lichens, blonds. L'enfant ne
s'y arrête pas.

Qu'irait-il y faire? On ne lui a pas appris à prier. D'ailleurs, il
n'oserait entrer dans cet endroit silencieux ou flotte toujours un vague
parfum d'encens, qui ne lui rappelle que le souvenir de messes matinales
où il s'endormait, de sermons qu'il ne comprenait pas, pendant lesquels
ses yeux restaient fixés sur un joli trois-mâts, grand comme un joujou
d'enfant, pendu en ex-voto dans la chapelle de la Vierge. Il n'a pas
encore été au catéchisme, on ne lui a parlé du «bon Dieu» que comme d'un
être invisible et sévère qui profite de ce qu'on ne le voit pas pour
espionner le monde, qui, sûrement, l'enverra en enfer, lui, «le
nourrisson de la Poupin», pour ses crimes d'enfant. Il se le représente
comme le maître de tous les maîtres, le patron de tous les patrons, le
plus riche de tous les riches! Eh bien! si les petits de la terre sont
méprisants et durs, s'ils traitent en paria l'orphelin, que fera-t-il,
alors, lui, qui est plus qu'eux tous?

Raymond se glisse derrière les tombeaux en forme de bancs de ceux qui
furent les gens importants de la commune, et cherche un chemin dans le
fouillis des monticules envahis par les ronces qui marquent la place
de ceux qui n'y furent rien. Quelques cyprès solitaires désignent des
tertres plus soignés. Il arrive, enfin auprès du mur de clôture où, dans
les hautes herbes brûlées par le froid, se trouvent deux tombes jumelles
toutes pareilles, deux berceaux de pierre.

Dans l'une «repose» une petite fille, presque de son âge, «Alexina
Gérard, morte à huit ans, douce et charmante enfant que le Seigneur
voulait avec lui au ciel». Un trou rond, creusé dans la croix, et fermé
par une vitre trouble, abrite une petite tresse de cheveux bruns, jadis
soyeux et doux, raides et roussis par le temps. A côté, «Stylice Paret»,
sept ans, «à la mémoire de leur petit ange, ses parents éplorés qui
espèrent le revoir au ciel». Malgré l'obscurité croissante, Raymond peut
encore distinguer, au fond de la vitrine, une gravure coloriée, presque
fanée. Elle représente une belle dame à crinoline, les épaules tombantes
sous un châle en pointe, la figure menue dans un chapeau en auvent. Elle
se tient debout, son mouchoir à la main, devant un monument de marbre
blanc sur lequel sont peintes des larmes noires, grosses comme des
poires. Ces deux tombes, avec cette tresse de cheveux et cette image
prétentieuse sont, après sa nourrice, ce que le pauvre enfant aime
le mieux au monde. Cette femme si pâle, qui pleure éternellement son
enfant, l'attire invinciblement. N'a-t-il pas perdu sa mère, lui?
Justement sa mère, avait, comme elle, des mains fines et blanches: «bon
sang de bon sang, des doigts quasiment gros comme des pattes d'araignée
et blancs comme l'hostie,» avait dit la Poupin, un jour qu'elle était
en veine de confidences. Une autrefois, alors que, timidement, il lui
demandait si sa mère était jolie, la paysanne avait répondu:

--Jolie, j'ai pas fait attention à c'te bêtise-là. J ai vu que son
argent, qu'était bel et bon. On aurait dit qu'alle en avait des cent et
des mille, bonnes gens, à la manière qu'alle le laissait parti'. Qui
jamais aurait pensé qu'alle n'était qu'une pauvresse, tout com' les
aut'. Alle avait l'air si honnête, si timide, avec son parler doux de
dame riche. J'ai cru que c'était la fortune qu'alle nous apportait avec
toi, ou, dans le pire, qu'on serait récompensé de ses peines. Va te
faire fiche! Jolie, avec son tout petit visage couleur de cire! même
qu'alle m'a fait pitié, j'ai si bon coeur! D'ailleurs, son chapeau
avançait, c'était presque la nuit faillie, or y voyait tout juste assez
pour distinguer une poule d'un canard; je s'rions ben en peine de la
reconnaît'! Et, reprenant le récit conté tant de fois:

--«Je rentrions les bêtes lorsqu'une voiture s'arrête devant la porte de
la cour. Descend une petite dame portant un enfant endormi qui me dit:

--»Vous êtes ben m'ame Poupin?

--»Oui, bonne dame, pour vous servi', que je dis.

--»Paraît que vous cherchez un nourrisson?

--»Oui ben, que je dis. J'ai beaucoup de lait, mon p'tiot profite; et je
serions pas fâchée de m'met' queuque sous de côté pour l'élever, rapport
à ce que nous sommes pas riches et que les temps sont durs.

--»Voulez-vous prendre mon enfant?

--»Volontiers, que je dis, si vous payez congrûment.

--»Je vous donnerai ce que vous voudrez, qu'alle dit.

--»C'est que, bonne dame, les enfants, ça fait avoir beaucoup de
dérangement. Mettons trente francs par mois, le sucre et le savon en
pus.

--»Ça me va, qu'alle répond. Tenez, voici deux mois payés d'avance.

»Et alle me tendait un billet de cent francs comme je te tends, à
toi, ce morceau de pain. Je n'en croyais pas mes yeux. Je restais là,
imbécile, sans oser toucher le billet qu'alle posa sur la tab'. Enfin
l'estomac me revint. Je te pris dans mes bras; tu avais dans les cinq ou
six mois, comme Nestor, mais t'étais plus menu et chéti'.»

--«Je reviendrai bientôt, qu'alle dit alors. Vous semblez être une brave
femme, soignez ben mon Raymond, voici ses habits.--En même temps,
elle jeta un paquet par terre et s'ensauva. Je la croyais loin et je
regardais les chemises de fine toile garnies de broderies, les langes
aussi doux que des mouchoirs de poche, lorsqu'elle revint, t'attrapa, se
mit à t'embrasser comme une folle, pis repartit en courant. La portière
claqua, la voiture disparut avant que j'aie pu comprendre ce qu'était
arrivé. Jamais pus alle n'est revenue...

--»Alle est timbrée que je me pensais en mon par dedans. Ou ben c'est le
mal au coeur de quitter son petiot qui lui fait batt' la berloque. Mais
tout de même, alle semb' une bonne personne, généreuse, qui comprend les
choses. Ah! ouiche! Ben bonne! De la crème tournée, quoi! Ben généreuse:
cent francs pour te nourrir toute la vie, c'est payé en effet! Ah! la
sans-coeur! Alle se débarrassait de toi pour pouvoir mieux faire la
fête! La coquine! Alle se déchargeait su de pus pauv' qu'alle du soin
de t'élever. Encore si alle avait laissé son adresse, si alle avait dit
comment que tu t'appelais: mais ren pour te faire connaître, pas un mot
d'écrit, pas un scapulaire, une médaille, une croix, comme y en a qui en
ont, qu'on raconte. Jolie! En effet, alle était jolie, la misérab', la
gueuse!»

Depuis, Raymond n'avait plus jamais parlé de sa mère. Mais il y pensait
sans cesse. Il espérait, et c'était le fond mystérieux de ses rêveries,
il espérait qu'elle reviendrait un jour le chercher. Pour lui, ce «tout
petit visage couleur de cire», caché sous un chapeau qui avançait, était
devenu vivant. Il le connaissait comme s'il l'avait, toujours vu,
penché sur lui. Peu à peu il le confondait avec l'image de la dame
du cimetière. Bientôt les deux ne faisaient plus qu'une seule et même
personne. Elle avait, sous son vêtement de deuil, une taille jeune et
mince; elle lui tendait ses mains secourables, ses blanches mains pures;
c'est sur lui qu'elle pleurait, sur son isolement, sa souffrance. Il
lui contait toutes ses peines; elle y compatissait, le comprenait, le
consolait. Elle l'accueillait toujours bien; jamais elle ne doutait
de sa parole; Stylice était son frère et Alexina, sa soeur. Il leur
parlait, ils lui répondaient. Chacun avait sa physionomie particulière,
son timbre de voix distinct, si doux, celui de la mère; si clair, celui
de la petite soeur. Il taquinait Alexina, jouait avec Stylice, mais
surtout, surtout, il baisait dévotement les blanches mains. Il portait à
ses amis des fleurs, furtivement volées de ci, de là, ou cueillies dans
les bois: coucous et primevères pâles au début du printemps, douces
pervenches et blanches «pentecôtes» un peu plus tard, roses et
chrysanthèmes, l'été et l'automne. Il les cachait sous sa veste, le long
du chemin.

Mais, quand survenait une période d'accalmie, lorsque la Poupin,
satisfaite de la récolte ou de la vente des légumes, se souvenait
qu'elle l'avait nourri de son lait et se montrait meilleure, presque
maternelle, il les oubliait. Il était si jeune et avait tant besoin
d'être aimé! Le rêve est une nourriture creuse qui peut bien tromper
un instant un coeur avide, mais qui ne saurait le satisfaire toujours.
Comme alors il battait, ce coeur, chaque fois que la paysanne
s'approchait de lui; comme le pauvre enfant épiait chacun de ses
mouvement! Ah! si elle l'avait pris dans ses bras, combien goulûment il
lui aurait rendu sa caresse! En elle il eût étreint en même temps, et
son rêve, et la réalité proche, vivante, dont il avait tellement soif.
Mais la Poupin ne songeait jamais à l'embrasser.

Pourtant, jusqu'à maintenant, il s'était fait illusion, il croyait
qu'elle l'aimait un peu, beaucoup moins que Nestor, bien entendu, mais,
enfin, un peu. Il s'est trompé, elle ne l'aime pas ou elle ne l'aime
plus, si elle l'a jamais aimé. Personne ne l'aime. Blaireau lui même,
le volage Blaireau, l'a abandonné! Ce soir, est-ce le froid intense qui
l'envahit jusqu'au coeur ou l'obscurité croissante qui l'enveloppe de
tristesse? Mais il a beau appliquer; son esprit à retrouver son rêve,
son rêve lui-même lui échappe. L'image de la tombe n'est qu'une gravure
à moitié effacée, vue à travers une vitre malpropre; Stylice, Alexina
n'ont jamais existé pour lui, ce sont des noms qui ne représentent
rien. Tout à coup, la réalité le saisit; ce qu'ils sont, il le devine
maintenant. N'a-t-il pas, bien des fois, vu le fossoyeur faisant sa
sinistre besogne dans le champ commun? Il sait ce que recouvre chacun
des sombres monticules, et les bancs des riches aux flatteuses
inscriptions... Horreur, horreur! C'est la nuit de Noël; comment n'y
a-t-il pas pensé plus tôt! Dans un moment, d'après la légende répétée
aux veillées, les morts vont sortir de leurs tombeaux. Mais oui, tenez,
tenez, les voici déjà qui écartent de leurs mains de squelettes les
mottes de terre gazonnée; ils soulèvent péniblement les lourdes pierres,
renversent les bancs, les croix, les colonnes. Les voilà tous sortis! Le
cimetière, bouleversé de fond en comble, ressemble à un champ labouré où
grouille une armée de spectres. Les petits, Stylice et Alexina, qui
se sont attardés, courent et sautent par-dessus les obstacles pour se
mettre derrière les autres. En bande serrée, deux à deux, ils marchent,
ils approchent; Ils chantent... mais c'est horrible, les voilà tous qui
chantent, maintenant, en se dandinant; ils entrechoquent leurs os pour
scander la bourrée:

    Et lon-lon-la
    Et lon-lon-lère,
    L'enfant est là
    Avec la mère!

    Et lon-lon-lère
    Et lon-lon-la,
    Le cimetière,
    Nous y voilà!

--Non, non! crie l'enfant, saisi d'une indicible terreur, non, je ne
veux pas!--Et, grelottant de fièvre, brisé par le chagrin, vaincu par la
faim, le froid, la peur, il tombe évanoui sur l'herbe blanchie par la
gelée.



III

La Bolinière, 24 décembre 19...

Mon cher mari,

Tu as peut-être été surpris de voir ma lettre timbrée des Roches. En
effet, je t'écris de la Bolinière où je suis arrivée hier au soir. Tu ne
me blâmeras pas, je le sais, d'avoir fui le Paris des fêtes et d'être
venue chercher ici, dans ce coin paisible, tout plein de ton souvenir,
un peu de calme et la liberté de penser à toi, à _vous_.

Ma mère m'a vue partir avec peine, non sans que le médecin lui eût
affirmé que j'étais tout à fait guérie de ces vilaines fièvres qui m'ont
empêchée de te rejoindre à Saïgon. J'ai dû lui promettre de revenir bien
vite auprès d'elle, mais j'espère qu'elle me laissera un peu ici.
Je suis assez grande fille pour rester seule; j'y étais résignée à
l'avance, lorsque j'ai épousé le lieutenant de vaisseau Brunier. Ce
n'est pas une raison parce qu'il m'a gâtée en m'emmenant avec lui à son
dernier voyage, pour que je ne sache plus du tout vivre par moi-même.

Comme j'aime la vieille maison où tu es né, mon ami! Elle m'est plus
chère, même, que mon cher Blanc-Moulin où j'ai passé, pourtant, mes plus
belles années d'enfance. J'en parcours toutes les chambres avec délices.
Héloise, qui me suit comme mon ombre, en commente chaque coin: «Ici, sur
cet escabeau, dans la grande cheminée de la cuisine, _Il_ apprenait ses
leçons, les soirs d'hiver, pendant que je faisais cuire des châtaignes.
De temps en temps _Il_ levait la tête pour me demander: «Sont-elles
cuites, ma Loïse?» (_Il_, bien entendu, c'est toujours toi, le maître.)
Là, est le fauteuil de sa mère, ma pauvre défunte maîtresse, que
le Seigneur a reprise à Lui; ici, _sa_ chaise; sur cette marche de
l'escalier _Il_ s'est fait une bosse en tombant, un matin. Dans le
vestibule, voici _son_ premier fusil. C'est dans ce salon, auprès du
feu, qu'_Il_ passait la veillée de Noël et attendait la nouvelle année
avec Madame, assise en face, sur l'autre fauteuil.»

C'est aussi là que je me suis installée. J'avais apporté quelques menus
objets pour meubler la grande pièce froide: ma haute lampe, des coussins
pour le raide canapé Empire, un tapis pour la table de marbre aux pieds
ornés de sphinx en cuivre sur laquelle j'écris, vos portraits. J'ai mis
des feuillages de houx, des lierres, des roses de Noël dans les vases de
porcelaine, j'ai enlevé les housses. Héloïse a fait, dès ce matin, un
feu immense, un feu homérique, à faire rôtir un veau entier, et me
voilà, dans _ton_ fauteuil, toute à toi, libre de t'envoyer mes pensées
et mon amour. C'est pour toi, tu l'as bien compris, que j'ai paré la
pièce, c'est avec loi seul, avec _vous_ que je veux passer cette veillée
de Noël.

Ce grand Paris sans toi, avec son mouvement incessant, avec tous ces
visages dont aucun n'est celui que je cherche toujours, m'est odieux. Il
me semblait, en venant ici, y trouver quelque chose de toi-même. Je ne
me suis pas trompée. Dès l'entrée dans la grande allée de chênes, je me
suis sentie comme enveloppée de ton souvenir. Il était quatre heures,
le soleil s'inclinait sur la mer, aperçue entre les sombres rameaux. La
mer! Ah! comme mon coeur a battu en la revoyant! C'est que, vois-tu, je
la hais et je l'adore tout ensemble. Elle me fait peur et elle m'attire.
Avant de la revoir j'y pensais sans cesse; maintenant, il me semble
que je ne pourrai plus la quitter. C'est elle qui t'a pris à moi, mon
bien-aimé, c'est elle qui nous sépare, c'est elle qui te ramène en ce
moment vers moi, c'est elle qui berce dans ses eaux profondes plus que
nous-mêmes, tout ce qui reste de notre unique enfant. Cette nuit, je
n'ai pu dormir, le vent faisait vibrer la vieille maison de la cave
au grenier; il s'engouffrait dans les longs corridors, ébranlait les
portes, faisait frissonner les paravents des cheminées, crier le coq
de la girouette. J'entendais le choc des flots sur le rivage, régulier
comme le battement d'un grand coeur. J'ai revu la nuit cruelle: les
lumières du bord se reflétant sur l'eau, le long paquet blanc, si
inexprimablement cher, trouant la nappe lumineuse et descendant,
descendant... Depuis lors, n'est-ce pas étrange? Chaque fois que je
m'endors, la nuit, moi aussi je sens la molle caresse de la vague autour
de mes membres; sa fraîcheur fait frissonner ma peau, et, lentement,
comme lui, je disparais dans les abîmes; les masses lourdes
m'oppressent, et cela est à la fois très angoissant et très doux.
Là... ne me gronde pas: la douleur a ses folies comme la joie. Et
pardonne-moi: je ne veux plus te peiner par mes plaintes. Je serai
courageuse; je te prouverai que je sais vaillamment porter ma
souffrance, comme le soldat sa blessure, sans en attrister les autres.
Mais toi, tu n'es pas «les autres», tu es moi, la partie de moi la plus
forte, la meilleure et la plus chère: voilà pourquoi j'ai laissé parler
mon coeur.

Au seuil de la longue maison sans étage, si avenante entre ses tourelles
carrées dont les fenêtres flamboyaient au soleil couchant, sur le perron
envahi par le lierre, l'oreille au guet, la main sur les yeux, Héloïse
attendait--Héloïse, symbole d'attachement et de fidélité, toute blanche
maintenant sous son bonnet de linge immaculé, mais tenant bien droite sa
taille élevée, son corps maigre de huguenote. Sa figure austère, creusée
de durs sillons, s'est illuminée un instant en voyant entrer la voiture.
Elle est accourue, m'a aidée à descendre, mais, frappée sans doute du
contraste entre la joyeuse et fraîche mariée qu'elle avait accueillie
la première fois et la maigre personne vêtue de noir que je suis
maintenant, elle a repris sa morne, indéfinissable expression et,
silencieuse, m'a précédée dans notre chambre. C'est elle, sur un
guéridon, auprès du feu, qui m'a servi le dîner qu'elle avait préparé
seule, jalouse des soins de la femme de chambre parisienne que j'ai
amenée et qu'elle juge être «de ces écervelées, habiles, seulement, à
dévorer le bien des maîtres». Elle se tenait respectueusement debout
auprès de moi et épiait mes impressions sur mon visage. Comme son gigot
n'était pas tout à fait assez cuit pour mon goût de convalescente à qui
la viande répugne, elle a été désolée; elle m'a si humblement demandé
pardon, s'accusant avec une si «réelle repentance» de légèreté et de
présomption que j'ai été prise de fou-rire. J'ai eu toutes les peines du
monde à garder mon sérieux et surtout, à la réconcilier avec elle-même,
en lui démontrant que le plus ou moins de cuisson des rôtis est affaire
de goût; que toi, par exemple, tu aurais trouvé son gigot parfaitement à
point. Cette dernière considération lui a rendu la paix.

Quelle étrange personne que cette Héloïse! Je la regardais, chauffant
mon lit avec une merveilleuse bassinoire de cuivre très ancienne,
brillante comme un soleil. Elle était grave et avait l'air d'accomplir
une cérémonie sacerdotale: tel le prêtre à l'autel. Jamais lit ne fut
mieux bassiné; pas un endroit qui ne fût d'une chaleur égale et douce.
Comme je la remerciais avec effusion, l'appelant ma «bonne Héloïse»,
toute heureuse d'étendre mes membres fatigués dans ces draps tièdes,
doucement parfumés par les racines des grands iris du jardin,
réconfortée, surtout, de me sentir entourée de soins si prévenants, elle
a pris un air glacial, comme si elle craignait de, se laisser attendrir
ou de manquer au respect qu'elle me doit. Elle m'intrigue et m'intéresse
à un point extrême. Je ne puis m'empêcher de l'étudier. Je sais qu'elle
a eu de très grands chagrins; mais elle n'est pas apaisée, résignée
comme on pourrait s'y attendre d'une personne aussi croyante. On devine
en elle plus que de la souffrance qui a, parfois, ses douceurs et ses
voluptés, qui rend meilleurs ceux qui l'acceptent courageusement; on
sent, oui, on sent en elle le remords, ou, tout au moins, une douleur
mauvaise, sans trêve ni repos, hautainement cachée à tous les yeux. Il
faudra bien que j'aille jusqu'à elle et qu'elle me l'ouvre, ce cour
fermé, ombrageux, qui a, peut-être, grand besoin de sympathie!

Ce matin, après mille ruses pour tromper la vigilance de ma sévère
gardienne, Rosa est parvenue à m'apporter mon chocolat. Elle mourait
d'envie de me voir et de me conter les choses extraordinaires qui la
stupéfient dans cette maison du souvenir.

Et, d'abord, Héloïse:

--Mais elle est à peindre, Madame, cette créature! C'est un type comme
il n'y en a plus; il faut venir dans ces pays perdus pour en trouver
encore. Est-ce que Madame croit, par hasard, que c'est une femme? Pour
moi, c'est un homme déguisé. Madame n'a qu'à voir ses moustaches;
n'était qu'elles sont blanches, j'en sais plus d'un, à Paris, qui serait
rien fier de les avoir! Elle est l'intendant de la maison, et un rude;
le valet de ferme, qui est vieux pourtant, lui aussi--il a bien quarante
ans sonnés--n'est qu'un gosse auprès d'elle: le jardinier n'en mène pas
large quand elle fronce le front; la tille de basse-cour la craint comme
le feu. Pourtant, elle leur parle toujours doucement, et, même, parfois,
on ne sait pourquoi, elle rougit et devient honteuse et timide comme une
jeune fille. Jamais, depuis onze ans, elle n'est sortie de la Bolinière,
pas même les dimanches et les jours de fête, pour aller au temple.
Cependant, il paraît qu'elle est dévote. Elle a une grosse Bible,
toujours posée sur le dressoir de la cuisine, avec ses lunettes dedans
pour marquer la page. Elle est savante comme un maître d'école et vous
explique des tas de choses qu'elle a lues, le dimanche, dans les livres
que Monsieur lui a permis de prendre, dit-elle, dans la bibliothèque.
Elle sait par coeur des poésies qu'elle répète en faisant tourner sa
broche. Ah! mais, bien plus fort: elle en fait, elle aussi, des poésies!
Oui, Madame, Dieu me pardonne, elle en fait, elle est poète; ce vieux
manche à balai est poète; c'est renversant, mais c'est comme ça. Je les
ai vus de mes yeux, moi, ces vers, que, même je les ai subtilisés pour
les montrer à Madame, pensant que ça lui ferait passer le temps. Les
voici: ils étaient dans le tiroir de la cuisine, à côté du hachoir et de
l'aiguille à larder. Hein! c'est-y tordant! Madame verra; sûr ce n'est
pas du Victor Hugo, mais pour une domestique, c'est é...tonnant, tout de
même!

J'ai pris le papier, après avoir recommandé à mon écervelée les plus
grands égards pour cette servante-poète. Voici ces vers que je t'envoie,
non pour me moquer de ta vieille bonne, que j'aime et que je vénère
autant que tu peux le faire, mon ami, mais parce qu'ils découvrent un
peu de cette âme étroite et profonde, éprise de beauté, de justice,
hantée de scrupules, qui voit en Dieu, non le Père tendre et
miséricordieux, celui qui est amour, avant tout, le Dieu de l'Evangile,
enfin, mais le maître dur et inflexible, le Créateur, le juge
implacable, le Dieu de l'Ancienne Alliance.

  Est-ce de l'Eternel la dernière trompette?
  Sur l'esquif emporté par la mer en courroux
  J'entends gémir les mâts et hurler la tempête.
  Seigneur, Dieu Tout-Puissant, ayez pitié de nous!

  Le ciel est sombre, à peine un peu de clarté passe
  A travers les nuages, partout amoncelés;
  Nous sommes seuls, jetés dans cet immense espace.
  Et la mer a perdu sa grande majesté.

Description de la tempête, le péril augmente; prière, puis:

  Mais le Seigneur est sourd, il a caché sa face.
  Dans une nue immense il s'est enveloppé,
  Il ne veut pas entendre! et voyez, sur la place
  Du frêle esquif, les flots se sont déjà fermés.

  Mon Dieu, où s'en vont-ils? Au fond des noirs abîmes
  Les voilà qui descendent, à jamais disparus.
  Vous les voyez, Seigneur, et vous jugez leurs crimes;
  Sur les bords des vivants ils ne reviendront plus.

  D'affreux monstres marins s'acharnent sur leurs formes
  Mortelles qu'une mère adorait trop jadis.
  Mais qu'importe l'endroit où pour toujours ils dorment,
  Si leur âme est sauvée et va en paradis.

  Qui le dira, Seigneur? Vous leur donniez la chance
  De croire et de prier alors qu'ils étaient forts.
  Vous ont-ils obéi? Hélas! Est-ce qu'on y pense?
  Quand on est jeune et gai l'on va, bravant la mort.

  Mais elle vient un jour, la terrible ennemie,
  Alors il est trop tard pour prier et gémir,
  Trop tard... vous êtes sourd, vous éteignez la vie,
  Comme on souffle un flambeau quand la nuit va finir.

Pauvre Héloïse, quels vers! Non, ce n'est pas du Victor Hugo! Pourtant
ils m'ont bouleversée. N'a-t-elle pas perdu son mari et son fils en mer,
tous les deux, «non convertis», comme elle dirait? Quelle profondeur de
souffrance ils dévoilent, ces vers maladroits, quels affreux tourments!
Je commence à entrevoir ce qui donne à ce vieux visage cet air
d'angoisse: ne serait-ce pas la crainte de ne revoir jamais ceux qu'elle
a perdus? Elle met dans ses convictions la raideur, l'inflexibilité
qu'elle apporte à tout dans sa vie. Sait-elle, oh! sait-elle ce qui
s'est passé dans ces âmes d'hommes à l'heure suprême? Qui peut se vanter
de connaître le secret des coeurs, d'y suivre le travail de Dieu, si
mystérieux, si intime, si profond, si caché, souvent! Qui peut oser dire
d'un de ceux pour lesquels le Christ est mort: «il est perdu»?'

Comme j'écrivais ces mots, Héloïse est entrée dans le salon. Elle a
froncé les sourcils à la vue des fleurs, du tapis, des coussins, de la
lampe, qui changent la physionomie par trop froide de la pièce, mais
s'est arrêtée devant les portraits. Elle a pris le tien; sa figure s'est
épanouie.

--Comme c'est lui! s'est-elle écriée. On dirait qu'il va parler, qu'il
va me dire: «Bonjour, ma Loïse, ça va toujours bien?» Mais le voilà qui
prend des cheveux blancs, déjà, si jeune!

--Il a souffert.

--C'est vrai, ça touche, ça. C'était un si beau drôle, autrefois,
tracassier, vif, mais si aimable, si bien portant! Et voyons...

Elle a pris l'autre portrait.

--Il lui ressemble; pourtant il a quelque chose de Madame. Quel âge
avait-il, là?

--Six ans et huit mois.

--Et quand... c'est arrivé.

--Sept ans.

--Sept ans! Un bébé encore, quoi! Comme j'aurais aimé le connaître! Elle
s'est tue, a soupiré et l'a contemplé longtemps sans plus rien dire.
J'ai vu une larme furtive couler lentement le long de sa joue ridée.
Alors, tout émue, je me suis levée et, prenant sa vieille main dans les
miennes, je lui ai dit:

--L'enfant a eu le même sort que l'homme mûr, que le jeune homme; mais,
sur eux tous, le Père du ciel veillait. Il les a «tirés des grosses
eaux», cherchons-les auprès de lui.

--Non, non, a-t-elle répliqué vivement, comprenant ma pensée et
dégageant sa main. Le cas n'est pas le même. Votre chérubin est mort
dans vos bras, d'une maladie qui l'aurait emporté sur terre aussi bien;
la mer l'a recueilli, elle ne l'a pas tué. Et puis, quelle différence!
Son âme d'enfant était pure et prête pour la vie éternelle. Mais les
miens... Croyez vous que, dans une tempête, on ait le temps de prier, de
se recueillir?

--Je crois, dis-je, en l'entraînant doucement et la faisant asseoir à
mes côtés, je crois que l'infini du repentir peut tenir dans un cri,
dans un suprême élan vers Dieu.

--Vous dites cela pour me consoler, parce que vous êtes bonne et que je
vous fais pitié. Mais je sais bien, moi, que «l'Eternel est un Dieu fort
et jaloux, qui punit l'iniquité des pères sur les enfants, jusqu'à la
quatrième génération de ceux qui le haïssent»...

--Oui, «mais qui fait miséricorde jusqu'en mille générations à ceux
qui l'aiment et qui gardent ses commandements». Ne les avez-vous pas
toujours gardés? Ne l'aimez-vous donc pas?

--Non, justement, dit-elle, et c'est là mon crime impardonnable. Je ne
l'ai pas aimé «de tout mon coeur, de toute mon âme, de toute ma
pensée». Je lui ai préféré la créature et la créature m'a trompée, m'a
abandonnée. D'abord, je me suis mariée par amour, moi, chrétienne, avec
un incroyant. Puis je me suis fait des idoles de mes enfants. Il y en
a qui disent que j'ai été trop sévère avec eux: je sais bien, moi, que
j'ai été faible, que je les ai gâtés. Mon fils est devenu un débauché,
comme son père. J'avais une fille... Ah! combien elle m'était chère,
pourtant! Je n'ai pas su la préserver de la tentation. Elle s'est
engouée d'un homme sans religion et l'a épousé malgré ma défense. Que
pouvais-je dire? Ne suivait-elle pas mon exemple? Je la gardais comme
la prunelle de mes yeux; j'aurais donné pour elle tout le sang de mes
veines; elle était mon dernier enfant, la seule qui restât de tous les
miens. Je l'avais fait élever à Sainte-Foy, dans la pension protestante,
comme une demoiselle. Elle était trop délicate, trop fine pour être
servante ou pour travailler la terre; sa santé était fragile, elle
toussait souvent, l'hiver. Je comptais la garder auprès de moi et la
marier à quelque cultivateur des environs... Elle s'est amourachée d'un
vaurien, d'un beau Monsieur à faux-col et à plastron, qui se disait
agent d'assurances, venu pour la saison au Val, chez des amis communs.
Un vaurien sans le sou, quoi! Dans le pays je passe pour avoir un
joli--magot; on se trompe: j'ai seulement les économies de ma mère et
les miennes, juste de quoi être à son aise en bien travaillant et voir
venir les mauvais jours. Il pensait dénicher une héritière. Il a demandé
Raymonde; j'ai refusé de la lui donner, bien entendu. Alors ma pauvre
petite a commencé à dépérir. Elle s'en allait souvent pleurer dans
le grenier à foin. J'espérais que cela lui passerait. En effet, elle
commençait à être plus raisonnable et je me rassurais, croyant le
misérable parti, lorsqu'un jour de la fin septembre--je m'en souviens
comme si c'était hier--vers le soir, je finissais de ranger les draps de
la lessive dans l'armoire de la lingerie, elle est entrée timidement.
Je la vois, ainsi que je vous vois, là! Son chapeau (elle en avait un
depuis son retour de pension) son chapeau cachait ses cheveux, si épais
qu'elle ne pouvait les démêler toute seule, dorés et si frisés, bonnes
gens, qu'on aurait dit qu'elle était coiffée par le coiffeur. Elle avait
une petite robe fond blanc à ramages bleus qui s'ouvrait un peu au cou.
Sa figure, belle à admirer, menue et ronde comme celle d'un enfant,
était très pâle; elle tremblait. Mais ce n'est que plus tard que je me
suis souvenue de tous ces détails et de son air pas comme à l'ordinaire.
A ce moment-là je ne voyais que mon linge que je voulais finir de mettre
en ordre avant la nuit.

--Où t'en vas-tu de ce pas? lui dis-je.

--Je vais porter à la dame des Tamaris son ouvrage, que je viens de
terminer. Adieu, maman!

Je ne me méfiais de rien. Très habile de ses doigts elle faisait, en
effet, pour les dames du voisinage, des ouvrages de fine broderie. Elle
en gardait l'argent dans une tire-lire, sur la cheminée de la cuisine,
pour son trousseau, soi-disant.

--C'est bon, reviens vite. Je n'aime pas te voir courir les chemins,
quand il fait noir.

Elle ne me répondit pas et se mit à m'embrasser. Elle avait toujours été
très amiteuse et m'ennuyait, souvent, moi qui n'aime pas trop cela, à se
pendre à mon cou et à me bécoter, m'empêchant de travailler.

--Embrasse-moi, toi, dit-elle.

Je la baisai distraitement, un peu impatientée, même, et continuai
ma besogne... Ce n'est que lorsque j'entendis la porte du jardin se
refermer que je me réveillai comme d'un songe. Brusquement, je fus
saisie d'un pressentiment, je revis sa figure bouleversée, je me souvins
du drôle de son de sa voix. Je me précipitai à la cuisine: la tirelire
n'était plus sur la cheminée; j'allai à la grille, Raymonde avait
disparu. Folle d'angoisse, je me mis à courir sur la route, je
l'appelai, je la cherchai dans le village, aux Roches, chez ses amies
sur les falaises, dans les champs: rien ne me répondit, elle n'était
nulle part, personne ne l'avait vue. Je la crus noyée. Je passai la nuit
à rôder le long du rivage, l'appelant sans m'arrêter, la gorge enrouée,
les jambes cassées. Le garde-côte, que les voisins, accourus à mes cris,
avaient prévenu, envoya un canot avec des hommes, du port. La lune était
pleine, on y voyait comme le jour. On chercha partout dans les rochers,
sans rien trouver. Enfin, comme je m'en revenais à la maison, au matin,
ayant perdu tout espoir, un homme me remit une lettre de sa part. Ma
fille vivait, oui, et, au premier moment, je crus devenir folle de joie;
mais après, je crois que j'aurais préféré la savoir morte. Elle avait
été rejoindre le misérable sans lequel elle prétendait ne plus pouvoir
vivre et me suppliait de lui permettre de l'épouser. Si je refusais,
plie serait forcée de passer outre.

--Y a-t-il une réponse? me demanda le messager.

--Dites à la personne qui vous a envoyé, que je n'ai plus d'enfant.
Voilà ma réponse.

L'Angélus sonnait à l'église du Val comme je refermais la porte du
jardin dont le bruit m'avait fait tant de mal. Raymonde n'existait plus
pour moi. Elle, mon unique enfant, ma consolation, si soumise et si
douce jusqu'alors, m'avait abandonnée pour un étranger, un aventurier
rencontré par hasard. N'a-t-elle pas eu, même, l'impudence de m'envoyer
des sommations respectueuses. Ceci était plus amer que tout le reste:
les autres épreuves me venaient de Dieu, celle-ci de la chair de ma
chair. C'était l'infâme qui la poussait bien sûr. Fallait-il qu'elle fût
enjôlée, tout de même, pour en venir là, elle, ma tendre colombe, mon
agneau sans tache, qui m'aimait tant, qui n'aurait pas fait de mal à une
mouche!

Ah! il n'a pas tardé à me venger, le malfaiteur!

Quand il a su que j'étais inflexible, que la fille seule lui restait
sans la dot, il l'a abandonnée à son tour.

--Vous n'avez pas essayé de la revoir?

Héloïse a baissé la tête, comme honteuse.

--Oui, j'ai eu cette faiblesse. Quand j'ai su qu'elle était toute seule,
sans pain peut-être, ma rancune a cédé. J'ai été la chercher, mais trop
tard: elle était morte la veille en mettant au monde un enfant mort-né.
Le désespoir, la misère,--elle n'avait pour vivre que son métier de
brodeuse,--avaient fait leur oeuvre. Voilà: j'avais mis mon coeur à ce
qui n'est que poudre et cendre, et je n'ai trouvé que poudre et cendre.
Maintenant, je suis seule, je n'aime personne et personne ne m'aime.

--Ma pauvre Héloïse, comme vous souffrez?

--Moi? a-t-elle dit, en se levant brusquement et reprenant son air
fermé. Non. Je n'espère plus rien ni dans ce monde ni dans l'autre; mon
coeur est mort. J'avais fauté, Dieu m'a punie: c'est juste, nous sommes
quittes. J'ai beaucoup prié autrefois, mais le Seigneur a rejeté ma
prière. Il a refusé de m'entendre comme j'avais refusé de l'écouter, et
m'a endurci le coeur. Mais, j'ennuie Madame... Je suis toute confuse...
Je ne sais comment j'ai eu la hardiesse de lui dire toutes ces choses.
Je prie Madame de m'excuser.

--Vous ne m'avez manqué en rien, lui dis-je, et je vous remercie, au
contraire, de votre confiance. Ce soir, n'est-ce pas la veille de Noël,
la veille de l'anniversaire du jour où Dieu est venu dire aux hommes
qu'ils sont frères? Il n'y a, ici, en ce moment, ni maîtresse ni
servante, mais seulement deux mères...

--Non, non, dit-elle, je sais ce que je dois à la femme de mon maître.
Si j'ai, un instant, oublié son rang et le mien...

--Vous n'avez rien oublié...

Mais elle n'écoutait plus; et, froide, impénétrable, de nouveau se
dirigeait vers la porte.

--A quelle heure Madame prendra-t-elle son lait de poule?...

--Je ne sais...

--A dix heures, sera-ce assez tôt?

--Oui, oui...

Elle est partie, me laissant si déçue, si troublée de son mutisme
soudain, que je me suis mise à pleurer. L'ai-je froissée? J'ai donc été
bien maladroite. J'aurais mieux fait de me taire. Quel droit avais-je de
pénétrer de force dans ce coeur si fier? Je voulais lui faire du bien?
Qui m'en avait priée? Mais indiscrète, égoïste et orgueilleuse que
j'étais, n'était-ce pas mon propre soulagement que je cherchais? La
comparaison des souffrances de cette femme torturée et des miennes, ne
me faisait-elle pas mieux sentir le bonheur qui me reste? N'avais-je pas
besoin d'elle, plus qu'elle, de moi? Quel soulagement lui apportais-je?
Au contraire, sa présence ne m'était-elle pas nécessaire? Il fallait lui
dire, au lieu de ces belles paroles par lesquelles je croyais me montrer
si charitable, si généreuse: «Restez, Héloïse, je vous en prie, je
souffre, j'ai besoin de vous, je suis si seule et si misérable, moi
aussi: car, pour les mères, voyez-vous, les richesses, le rang, ce sont
leurs enfants. Nous sommes aussi dépouillées l'une que l'autre; pleurons
ensemble.»

La mer est haute. Je l'entends qui bat les falaises à coups sourds
et réguliers. Le feu est tombé--et mon courage aussi. Les coins se
remplissent d'ombre. J'ai peur. Que cette veillée de Noël est triste!
Pourquoi suis-je à la Bolinière? Ici, comme partout, je sens ton
absence. Ces murs ne me disent plus rien. Où es-tu, mon ami? Que fais-tu
à cette heure? J'espère, demain, recevoir ta lettre qui me fera du bien
qui me dira que tu approches. Pour sûr, tu penses à moi en ce
moment. Ah! si j'avais notre enfant avec moi, comme, patiemment, je
t'attendrais, comme je ferais passer ton âme dans la sienne, comme je
puiserais dans ses yeux ma force! Mais il n'est plus. Je suis seule, si
cruellement seule! Personne autour de moi. Par ce soir de fête où
toutes les mères pensent à faire des surprises à leurs enfants et se
réjouissent à l'avance de leur joie, c'est bien dur, vraiment. Oh! un
petit soulier à remplir, moi aussi, un être faible à protéger, à qui
donner, au nom de celui qui n'est plus, ce trop plein de tendresse qui
m'étouffe! J'ai là, sur la table, devant moi, les objets que je lui
avais donnés à son dernier anniversaire: son couteau de grand garçon
dont il était si fier, son petit canon de cuivre «pareil à ceux de papa»
qu'il tenait, dans sa main faible lorsqu'il était malade...

Mais, pardon, je te fais de la peine. Va, je vais être plus forte.
Vois-tu, moi, je ne sais rien te cacher. Je vais me secouer, me
ressaisir. J'ai besoin de sortir, de marcher à l'air vif. La nuit n'est
pas si noire que je le croyais. La lune s'est levée, elle trace sur
les flots un beau chemin lumineux qui conduit vers toi; ma pensée va y
courir pour te rejoindre...



IV

La jeune femme avait baissé la lampe, arrangé le feu, pris dans sa
chambre un grand manteau à capuchon et était sortie. La marche dissipa
vite l'impression nerveuse qui l'oppressait un instant auparavant. Sans
crainte, elle traversa le court jardin à la française, et s'engagea dans
l'allée de chênes qui se dirige vers la mer. Mais, comme elle refermait
la lourde porte de fer pour prendre, en face, l'étroit sentier menant
aux falaises, elle vit, à gauche de la maison, au milieu du champ de
blé, le petit cimetière de famille qui, en ce pays de Saintonge, se
trouve toujours dans les vieux biens de campagne des protestants. La
lune faisait paraître les murs tout blancs auprès des têtes aiguës,
noires et raides des cyprès. Elle eut envie de revoir ce lieu si
paisible où, côte à côte, dans la terre qui les avait nourris, dormaient
les ancêtres et les parents de son mari. La porte était fermée au
loquet, elle entra. Elle connaissait chaque tombe; elle y avait porté
des fleurs fraîches le matin même. Elle cherchait instinctivement
quelque chose et ce quelque chose n'était pas là.

Ce qu'il lui fallait, elle savait qu'elle ne le trouverait plus jamais,
nulle part, que toute sa vie, elle en aurait au coeur le vide, la soif
inassouvie. Mais ne découvrirait-elle donc rien qui rappelât le cher
disparu, qui lui donnât la douce illusion de sa présence? Hélas, oui,
la chimère, puisque la réalité était impossible. Sa tombe! Ah! si elle
avait eu, comme les autres mères, la joie décevante de posséder ce petit
coin de terre sacré et cher entre tous, de le soigner, s'imaginant faire
encore quelque chose pour l'aimé! Mais cela, aussi; lui était refusé.
Alors, il y avait les tombes des fils des autres; elle les recherchait,
celles, surtout, des petits garçons entre six et huit ans.

Dans le vieux cimetière du village il y avait--elle s'en souvenait
brusquement--bien des noms d'enfants gravés sur les pierres. Elle y
alla, hâtant le pas, soudain pressée comme si elle était attendue,
joyeuse comme à l'approche d'un grand bonheur. Il lui semblait que son
cher petit, son garçonnet si fin et si doux, trottinait auprès d'elle,
qu'il glissait sa main frémissante et chaude dans la sienne, comme
chaque fois qu'elle allait faire une bonne action, chaque fois que son
coeur, travaillé par la souffrance, était meilleur, plus pur.

Elle ouvrit la porte et s'avançait entre les tertres inégaux,
lorsqu'elle poussa un cri: elle voyait, enfin, ce qui l'attirait, ce
pourquoi elle était venue. D'un élan passionné de tendresse, elle se
pencha sur l'enfant évanoui, tâta son pouls, qui battait faiblement,
réchauffa ses mains glacées dans les siennes, frotta ses tempes. Un peu
de couleur revint sur les joues terreuses de Raymond. Il ouvrit les
yeux; et, croyant reconnaître la dame de son rêve, toute blanche dans
ses vêtements noirs, il dit «Maman», et s'évanouit de nouveau.

Madame Brunier prit l'enfant dans ses bras et sortit du cimetière. Il
était grand et lourd pour sa frêle personne; mais ses forces étaient
décuplées. Elle ne sentait pas la fatigue, elle marchait péniblement,
bravement, dans le sentier blanc, un peu courbée en ayant, précédée de
son ombre démesurément agrandie. Arrivée à la grille, elle sonna pour
se faire ouvrir. Héloïse accourut, une lanterne à la main. Inquiète de
l'absence de sa maîtresse, elle la cherchait dans le parc. Elle. retint
une exclamation, posa sa lumière sur la borne et prit l'enfant des bras
de la jeune femme en grommelant:

--Si ça a du bon sens, un enfant si lourd, et madame qui est si
délicate, qui était encore malade il y a huit jours à peine! Puis,
emportée par la curiosité: «Où madame a-t-elle bien pu trouver ce petit?
Qui est-il?» demanda-t-elle.

--Je ne le connais pas. Il était évanoui dans le cimetière, près de
l'église, au pied d'une tombe. Il serait mort de froid et de faim,
peut-être, si on ne l'avait pas secouru. Il souffre, il est abandonné,
malheureux, sans doute, il faut être bonne, Héloïse!

--Ça, par exemple, c'est fort comme La Rochelle! Madame a porté ce poids
depuis l'église, quasiment une demi-lieue! Si monsieur le savait, il
serait bien fâché. Il me gronderait de ne pas avoir suivi madame. Mais
pouvais-je imaginer une pareille chose? Oh! oh!

--Taisez-vous, ne me grondez pas. Je n'en suis pas morte, voyons.

--Quelle imprudence de ramener ainsi chez soi de misérables vauriens, de
la graine à péché, pour sûr! Gare à l'argenterie, demain! Faut pas être
bien vieux pour faire le mal.

--Portez l'enfant dans le salon. Là... sur le canapé... ranimez le feu,
levez la lampe, vite un grog pour le réchauffer: ne voyez-vous pas qu'il
se meurt!

Héloïse obéit non sans hocher la tête d'un air de blâme. Arrivée dans
la cuisine où il n'y avait plus personne, elle laissa éclater son
indignation:

--Des choses pareilles ne se faisaient pas de mon temps, du temps de la
pauvre madame, tout aussi bonne, tout aussi charitable, Dieu merci, que
qui que ce fût. Mais une jeune femme est une jeune femme. Sa place,
quand son mari voyage, est à la maison et non pas dans les chemins, la
nuit, à ramasser les enfants de vagabonds. C'est comme aussi ces idées,
de se tenir dans le salon de compagnie, d'enlever les housses quand on
est toute seule, lorsque personne ne doit venir rendre visite, de mettre
des fleurs partout et des coussins sur tous les meubles. Et puis,
surtout, c'est-il nécessaire lorsqu'on a de vieux serviteurs dévoués,
d'amener de Paris des filles curieuses et moqueuses, fières de leurs
tabliers à colifichets, des demoiselles manquées, quoi, des sottes,
toujours en train de fourrer leur nez partout! Enfin, une dame, une
vraie, alors, qui se respecterait, ne descendrait pas de son rang
pour parler à sa domestique, pour la faire asseoir à ses côtés, dans
l'appartement des maîtres, comme une égale. Autrefois, certes, ça ne se
passait pas ainsi! La pauvre chère défunte mère de Monsieur, ne l'aurait
jamais fait, et elle avait cent fois raison: elle n'en était que plus
respectée, que mieux vue...

Quand elle retourna au salon, l'enfant était revenu à lui. Installé sur
une chaise basse, devant le feu, il souriait à la «Madame» à genoux
devant lui. Il avait enlevé son béret et ses épais cheveux bouclés se
doraient à la flamme. Ses naïfs yeux clairs regardaient partout autour
de lui avec étonnement.

--Dieu juste! s'écria Héloïse, en l'apercevant et devenant mortellement
pâle.

La jeune femme, absorbée par la vue de Raymond, n'entendit pas cette
exclamation. Sans regarder la domestique, elle prit de ses mains
tremblantes la boisson chaude qu'elle donna à l'enfant. Il but
avidement. La vieille servante s'était réfugiée dans un coin sombre, de
la pièce; immobile et glacée, elle semblait ne plus rien voir, ne plus
rien entendre.

--C'est bon! disait le pauvre petit en faisant claquer sa langue. Il
était un peu grisé par la chaleur et par le grog. Ses idées tournaient,
affolées, dans sa tête.

--Oh! c'est beau, ici!

--As-tu faim?

--C'te question! Je vous crois, que j'ai faim, j'ai pas mangé depuis ce
matin, sept heures.

--Héloïse...

Mais Héloïse était déjà partie et revenait l'instant d'après, portant de
l'oie confite coupée menu dans de la purée de pommes de terre froide.

Madame Brunier fit manger le garçonnet, trop faible encore pour se
servir lui-même.

--C'est pas mauvais, ça, dit-il, et ça fait joliment du bien par où que
ça passe, comme dit La Seiche. Qu'est-ce que c'est que cette bête-là?

--De l'oie.

--De l'oie! Ben, c'est tout de même--cocasse que j'en mange, ce soir,
de l'oie! C'est Nestor qui serait badiné, s'il le savait! Voilà que,
maintenant, je fais réveillon, moi aussi, et sans avoir été à la messe,
encore!

Quand il eut fini.

--Comment t'appelles-tu? demanda la jeune femme.

--Raymond.

--Et puis?

--Et pis? C'est tout. J'ai pas d'autre nom, moi.

--Où sont tes parents?

--Ah! ça, vous ne me connaissez donc pas, vous? Alors pourquoi que vous
m'avez fait venir chez vous? Je suis le nourrisson de la Poupin.

--Que faisais-tu au cimetière?

--C'est-y là que vous m'avez trouvé?

--Oui.

--J'y faisais rien, moi. J'ai pas une maison comme Denis, vous savez,
l'innocent! Fallait bien coucher quelque part. C'est que, voilà, faut
que je vous dise. Ce matin j'ai quitté les vaches pour suivre La Seiche
à la conche du Val, et les maudites bêtes se sont ensauvées dans le
champ du père Brodin pour lui fricoter son herbe à ce vieil avare.
Alors le patron voulait me batt' à coups de fourche. Mais je m'ai vite
échappé, je me suis serré dans le foin; alors j'ai entendu qu'ils
avaient tous assez de moi; que même la Poupin, ma nourrice, donc, n'a
pas dit le contraire... Ça se comprend: voici pus de dix ans que je leur
cause de la dépense sans leur donner du profit, depuis que ma mère m'a
abandonné chez eux. Alors, moi, j'ai pas voulu rester et je suis parti,
et le père Denis m'a fait penser au cimetière avec sa chanson. Une
fameuse idée qu'il m'a donnée là, tout de même, la veille de Noël!
J'avais pas fait attention à ça. J'y suis allé. C'est y que j'ai rêvé?
Mais y sortaient tous de terre et y dansaient, les morts, je veux
dire... alors j'ai pris une telle peur que je ne sais pus ce qu'est
arrivé après. Vous le savez, vous, dites?

--Oui, je t'ai trouvé évanoui.

--Évanoui, comme le chat à la mère Nourrit quand La Seiche lui a fait
faire le saut par dessus la maison? C'est-y drôle, c'tte affaire-là,
bonnes gens!

--Comment s'appelait ta mère?

--Sais pas. Disez-le, vous!

--Moi? mais comment veux-tu que je le sache, mon pauvre petit?
Était-elle une dame, une paysanne?

--Sais pas. Elle avait des mains comme les vôtres et une toute petite
figure blanche comme vous. Allez, allez, faites donc pas la maline, si
vous savez pas qui je suis, je sais bien, moi, qui vous êtes. Je vous ai
reconnue aussitôt, car il y a longtemps que je vous connais et que je
vous aime. Pourquoi que vous avez mis tant de temps à venir? Pas vrai
que vous êtes la mère à Stylice? Hein, non? Eh! bien, alors, vous êtes
la mienne!

--Héloïse, dit la jeune femme, effrayée et troublée à son tour, cet
enfant a la fièvre. Vite, mettez des draps au petit lit de ma chambre,
chauffez-le. Il faut le coucher au plus tôt.

Rapide, la servante quitta le salon, tandis que l'enfant, sa
surexcitation tombée, succombait brusquement à la fatigue et s'endormait
profondément.

Madame Brunier, les yeux fixés sur la flamme, s'absorbait dans une
douloureuse rêverie. Qui était ce petit et quelles étranges paroles
avait-il dites? Pourquoi, par deux fois, l'avait-il appelée de ce nom si
cher qui avait fait bondir son coeur, qui lui rappelait si cruellement
son bonheur à jamais disparu?

--Emportez-le, je n'en ai plus la force, et couchez-le; je suis brisée,
dit-elle, quand Héloïse revint. Sans mot dire celle-ci l'enleva dans ses
bras vigoureux.

La pauvre mère était restée à la même place, assise sur le tapis, devant
le foyer ardent, regardant vaguement les tisons. Tout à coup une bûche
se brisa et un charbon roula près d'elle. En le ramassant, elle aperçut
un des petits sabots de Raymond, par terre. Elle le prit et se mit à
rire, tandis que de grosses larmes tombaient sur ses mains. Ceci était
vraiment bien extraordinaire. Le soir même elle se plaignait de n'avoir
pas de soulier à remplir et il lui arrivait un sabot! Elle désirait un
petit être à qui se dévouer, elle sortait, et elle trouvait un enfant
sans mère qui l'appelait «maman», qui lui contait naïvement ses
souffrances, qui lui disait qu'il l'attendait depuis longtemps, qu'il
l'aimait! N'était-ce pas un rêve dont elle allait se réveiller plus
triste et plus seule encore?

Non, non, ce n'était pas un rêve, ni la chimère appelée tantôt, c'était
mieux: une tâche à accomplir, le bien à faire en souvenir de son enfant.
Voilà le lien mystique et invisible enfin trouvé, réel, certes, plus
réel que les choses qui se voient avec les yeux de la chair. Était-ce
une consolation? Y en a-t-il pour les mères? Non, mais une douceur
haute, sereine, pure.

Elle se leva, prit sur la table le couteau et le petit canon de cuivre,
hésita un instant, enfin, bravement, après les avoir pressés sur ses
lèvres, elle les glissa dans le sabot, puis, avec précaution, elle entra
dans sa chambre.

Une lumière tremblotante brûlait dans une veilleuse de porcelaine. Mme
Brunier ne vit rien, d'abord, que la couchette blanche, et, sur le
coussin, une tête bouclée. Elle posa le sabot par terre, sous la chaise,
où les habits de l'enfant avaient été soigneusement rangés, et allait se
retirer lorsqu'elle aperçut une longue forme noire agenouillée au pied
du lit. Elle retint un cri, recula brusquement, heurta la chaise. Au
bruit, la forme se dressa et la servante, cherchant à dissimuler son
pauvre visage bouleversé, rougi par les larmes, essaya de fuir en
murmurant quelques mots confus; mais la jeune femme, résolument, lui
barrait la porte. Elle souriait doucement et semblait dire: «Tu ne
m'échapperas pas cette fois.»

--C'est que, si Madame savait... fit Héloïse qui tremblait et la
regardait d'un air timide.

«Madame» ne répondit pas, mais ses yeux éloquents disaient qu'elle
«savait» très bien, au contraire.

--Il a juste l'âge qu'aurait son enfant, mon petit-fils... dix ans! Il
est blond et blanc comme il aurait été si Dieu avait permis qu'il vécut,
comme elle était, elle, autrefois.

--...

--Et puis, Madame a-t-elle remarqué son nom?

--Quel nom?

--Raymond. Le sien, justement, celui de ma pauvre petite. N'est-ce pas
extraordinaire?

--Il y a tant de Raymond et de Raymonde dans le pays.

--Oui, mais avec la ressemblance... C'est étonnant, tout de même. Si je
n'avais pas vu le nouveau-né couché dans son cercueil, blanc comme un
cierge...

--Quel rapport y a-t-il entre «ce misérable vaurien», comme vous disiez
tout à l'heure, et...

--Ah! mais Madame n'a donc pas entendu? Ce n'est pas un vaurien, c'est
le nourrisson de la Poupin. Tout le monde le connaît dans le pays: un
enfant craintif et poli, au contraire, un pauvre petit souffre-douleur
qui reçoit plus de coups que de morceaux de pain. On dit qu'il est le
fils d'une pauvre jeune dame abandonnée...

--De la «graine à péché», sans doute...

--La Poupin répète à tout propos: «Qui veut de lui, je le lui donne!» Et
elle l'a chassé, la sans-cour! Dire que je ne l'avais jamais vu, moi! De
quel appétit il mangeait l'oie, pauvre agneau! Riait-il de bon coeur,
montrant ces jolies dents blanches! Et quelle petite voix flûtée, quel
esprit: «Évanoui, comme le chat à la mère Nourrit?» Si ça ne fait pas
pitié, tout de même, tant pâtir, si jeune...

--C'est le sort de bien des orphelins.

--Devrait-il y en avoir des orphelins, si Dieu était juste? Être seul au
monde, à dix ans... C'est bon pour les vieux, cela! c'est bon pour moi,
qui ai péché, mais ce petit, qu'a-t-il fait, je vous le demande?

Mme Brunier ne gardait plus la porte. Elle allait et venait dans la
chambre, comme impatiente, tournant le dos à la vieille femme.

--Il se fait tard, Héloïse, dit-elle, il faut se coucher. Mais celle-ci
ne l'entendait pas.

--Comment sera-t-il reçu demain matin? continuait-elle. On le battra
pour lui apprendre à décamper.

--J'irai l'accompagner moi-même.

--Ce ne sera que partie remise et il ne perdra rien pour attendre. Dès
que Madame aura viré les talons... Ah! si Madame voulait... mais non,
c'est impossible...

--Pourtant, j'ai tout ce qu'il faut, le lit (celui de Raymonde) avec les
draps et les couvertures... Les vêtements, je m'en charge. Quant à la
nourriture, eh bien! je puis me passer de gages, j'ai bien assez gagné,
comme cela, à presque rien faire depuis des années et des années...

La jeune femme ne répondit pas mais, se retournant soudain, elle ouvrit
ses bras à la servante qui vint s'y jeter, éperdue.

--Ma maîtresse, ma maîtresse, disait-elle, Dieu vous le rende! C'est
lui-même qui vous a envoyée vers nous. Car ceci est un vrai prodige, que
vous soyez sortie juste à ce moment et allée juste à cet endroit. J'ai
compris cela tout à l'heure, quand je suis entrée dans le salon et que
j'ai vu l'enfant auprès du feu, si beau, si faible, si semblable à celui
auquel je pense sans cesse et que j'ai tué, oui tué, moi, criminelle, en
repoussant sa mère! J'ai senti un coup au coeur, comme si cette vieille
machine qui a tant souffert se brisait au-dedans de moi. En même temps,
quelque chose me disait: «Regarde, Héloïse, et cesse de douter, Dieu
a entendu tes prières, il a pardonné tes fautes, il a pitié de ta
solitude, il t'envoie cet être à aimer et à consoler.» Et j'étais
là, comme une bête, n'osant bouger, ni souffler, craignant de faire
disparaître la vision. Alors, vous m'avez dit: «emportez-le!» Quand je
l'ai senti dans mes bras, en chair et en os, j'ai perdu la tête, je
me suis mise à l'embrasser et à pleurer tout en le déshabillant. Il a
soulevé ses paupières, a souri, pauvre ange, et s'est rendormi. Voyez
comme il dort, maintenant. Il ne se doute pas du bien qu'il m'a fait.
Vraiment, Madame avait raison, Dieu est bon et moi j'étais une vieille
ingrate, une mauvaise incrédule. Ah! comme je vais l'élever, celui-là!
J'en ferai un homme, suivant le Seigneur, je vous le promets. Il me
fermera les yeux, je lui laisserai tout mon bien... Mais je cause, je
cause et je m'oublie. Et le lait de poule de Madame, et le lit qui n'est
pas bassiné!

Héloïse quitta vivement la chambre. En allant éteindre les lampes du
salon, Mme Brunier s'aperçut que les contrevents de la porte-fenêtre
n'étaient pas fermés. Elle l'ouvrit pour les tirer et s'arrêta sur le
perron. La nuit de Noël s'achevait, sereine et belle. La mer, au bout
de la longue avenue, était calme; la lune étendait sur les mystérieux
abîmes sa large traînée de lumière, montrant l'infini: la vague discrète
apportait à la grève un long éclair, resplendissant et pur comme un
sourire après les larmes.

Décembre 1902.




JOYEUX NOËL


A Yvonne,



I

  «Ton sourire infini m'est cher
  Comme le divin pli des ondes,
  Et je te crains quand tu me grondes
  Comme la mer.»
  SULLY PRUDHOMME.
  (_Chanson de mer_).


Au bruit assourdissant du réveil, Nadine, brusquement arrachée à ses
rêves, poussa un léger cri. Le coeur battant, elle saisit l'horrible
instrument et le fourra sous son coussin pour le faire taire; là,
elle le tint bien fort, comme on tient un animal méchant qui voudrait
s'échapper. L'impitoyable son strident continua un instant, assourdi,
étouffé, puis s'éteignit. Alors la jeune fille alluma sa lampe, regarda
l'heure: cinq heures et demie. Il faut se lever, se dit-elle en étirant
ses bras lourds de sommeil et en baillant. Sans s'attarder dans le lit
chaud et douillet où il aurait fait si bon se recoucher, bravement elle
sauta hors des couvertures et commença sa toilette.

C'est Noël,--pensait-elle en tordant ses beaux cheveux fauves devant la
glace et plantant des épingles dans leur masse ondée, rebelle.--Je suis
bien laide, aujourd'hui! J'ai mon teint de «perle malade», comme dit
papa. S'il s'en aperçoit, il sera inquiet; mais il ne s'en apercevra
peut-être pas. Et, lui excepté, qui donc y prendra garde? Je ne le
verrai pas. Pourquoi aujourd'hui plutôt qu'un autre jour? Ne me suis-je
pas mise, moi-même, volontairement en dehors de sa route? Et, si je le
rencontrais, remarquerait-il ma pâleur? C'est à peine s'il me regarde,
quand le hasard nous met en présence; et cela est si rare! Il prend à
gauche quand je tourne à droite, et à droite quand je vais à gauche. Il
me fuit, c'est certain; ma vue doit lui être odieuse...

Mais je me suis promis à moi-même d'être courageuse, et je le serai. Je
n'ai pas le droit d'être triste. Joyeux Noël, Nadine, entends-tu? Joyeux
Noël pour tous autour de toi: leur gaîté ne dépend-elle pas en partie de
la tienne? D'ailleurs, les petites soeurs sont ici, les petites soeurs!
et Jacques, ton Jacques: cela, certes, est de la joie, de la vraie!
Peut-on avoir tout ce que l'on désire en ce monde? Oui, parfois, mais
cela ne dure guère. J'ai eu ce moment de plein bonheur, quand maman
était là, que nous étions tous réunis, qu'_il_ venait sans cesse,
qu'_il_ m'aimait... Eh! bien, eh! bien, et ces résolutions? Voilà-t-il
pas que je pleure? Bah! les plus belles journées ont bien leur rosée, le
matin? Voyons, n'ai-je pas de hautes, de belles compensations? Je suis
une ingrate: Père est si tendre! De quel ton ne me disait-il pas, hier,
comme nous revenions de notre promenade quotidienne: «Les autres vont
arriver, Nadine, mais, sache-le, à toi seule tu me suffis.» Quelle
cruauté, quel égoïsme il eût fallu...

La jeune fille s'essuya les yeux, passa un chaud déshabillé de molleton
blanc, et s'installa auprès de sa table pour coudre. Elle examinait
dans tous les sens, l'une après l'autre, deux robes de fillettes, deux
fraîches robes de mousseline. Il s'agissait de les allonger et de les
élargir. Comment s'y prendre? Eh! tout simplement en défaisant les plis
et déplaçant les crochets! Agnese, la femme de chambre, était trop
occupée pour le faire; les «petites soeurs» n'avaient que leurs
uniformes si laids, ou leurs vieux costumes bleus: or, il fallait
qu'elles fussent belles, le soir, au dîner; leur père serait si content,
si fier de leur bonne mine! A l'oeuvre! Et les doigts actifs se mirent à
découdre.

Aussi, qui aurait cru qu'elles pousseraient et grossiraient tant que
cela en trois mois, les chéries! C'était stupéfiant! Étaient-elles
fatiguées, la veille, en arrivant de leur voyage, tout d'une traite
depuis Florence! Elles s'endormaient à table comme les gros bébés, comme
les chers poupons d'autrefois. Et quels progrès elles avaient fait en
Italien! Le doux accent toscan prenait, en volant sur leurs lèvres
pures, un charme particulier.

--Cette Maggie est vraiment étonnante pour ses treize ans, presque aussi
grande que moi, et, avec cela, robuste, déjà ronde comme une petite
caille! Mais Lucette est beaucoup plus frêle, hélas! On lui donnerait
certainement moins que ses onze ans. Pourtant elle aussi a poussé; elle
m'arrive à l'épaule, maintenant. Comme elle ressemble à maman avec son
teint mat, ses cheveux noirs, et ses clairs yeux bleus si tendres!
Pourvu que... Oh! qu'elle serait donc heureuse, si elle les voyait
toutes les deux, la bien-aimée!

Nadine cousait. La haute lampe, voilée de soie rose, éclairait son front
pensif, où deux petites raies fines commençaient à se creuser,--avivait
ses paupières baissées, bordées de longs cils noirs, son visage d'un
blanc lumineux, allongé, mince,--s'arrêtait sur le rouge vif de belles
lèvres frémissantes de vie contenue, closes comme une fleur encore
fermée, douces et tristes.

Six heures. Le pas lourd de la cuisinière se fait entendre à l'étage
au-dessus; elle remue son lit; puis c'est le tour de la femme de
chambre. Bien! Elles seront à l'ouvrage assez tôt ce matin, malgré leur
rentrée tardive après la messe de minuit. Il le faut, la maison est
pleine, et, ce soir, ce dîner... En y pensant, Nadine a comme une petite
fièvre: si quelque chose allait être oublié, quelque plat manqué! «J'ai
tout prévu, je crois, se dit-elle, mais papa invite toujours du monde
au dernier moment et Perpétua est si journalière! Quelle désagréable
surprise me réserve-t-elle? Voyons: la dinde truffée est superbe,
le civet de lièvre sentait très bon, hier, déjà... Ces plis sont
interminables... Pourvu que les huîtres arrivent à temps! Avec le légume
et le pudding que je ferai ce sera, je crois, suffisant. Le sera-ce,
vraiment? C'est peut-être un peu lourd, tout cela, mais papa tient à
la dinde traditionnelle, Jacques aime beaucoup le civet et Perpétua le
réussit bien; quant aux petites, un Noël sans pudding ne serait
plus Noël. Et puis, nos invités sont tous de vieux amis indulgents.
J'arrangerai bien la table avec les fleurs de la serre, du houx, des
fruits... l'épicière a promis d'envoyer les bananes et les mandarines
avant midi, par le courrier...

Sept heures, déjà? Heureusement l'ouvrage avance. Les «petites soeurs»
ne tarderont pas à s'éveiller pour regarder dans leurs souliers.
Vont-elles être contentes! Peut-être s'attendent-elles encore à des
jouets; mais elles sont trop vieilles, vraiment; il faut commencer à
les traiter en grandes filles. Les cols de broderie anglaise, enfin
terminés, leur iront bien. Ces parures donnent un petit air propre et
soigné, fort gentil.

La porte s'ouvre, et une belle fillette brune, les pieds nus, en chemise
de nuit, se précipite dans la chambre.

--Merci, «Grande», dit-elle, sautant sur les genoux de sa soeur et
l'étouffant dans ses bras. Juste, je désirais tant un bracelet! Et ce
joli col! C'est la dernière mode, tu sais! J'en ai vu de tout pareils à
la devanture d'un grand magasin, à Florence! Laisse donc ton travail!
Est-ce que l'on coud, le jour de Noël! C'est défendu. Viens dans mon lit
un moment, comme l'année dernière, nous bavarderons. Luce dort encore,
naturellement! Pauvre mioche! elle est fatiguée du voyage, tu comprends!

--Alors il ne faut pas la réveiller. Reste chez moi, toi, au contraire,
couche-toi. Je n'ai plus que deux points à faire et j'ai fini.

--Oh! tiens! justement la voilà, Mademoiselle! Enfin! Elle est
réveillée! Retournons dans ma chambre.

Nadine prit en ses bras la frêle enfant qui arrivait, toute ensommeillée
encore, pâle et grelottante, et se hâta de la rapporter dans sa
couchette de cuivre. Maggie, déjà enfouie jusqu'au cou sous les
couvertures, regardait sa «grande» de ses yeux brillants. Son petit nez
en l'air, sa bouche malicieuse, tout son visage frétillait de santé, de
vie.

--Ouvre les contrevents, dit-elle. Oh! qu'il fait bon chez nous! Comme
on y dort bien! Tiens! Tu as fait mettre des rideaux neufs! Je n'avais
pas remarqué cela, hier soir! Ces coquelicots roses sont très jolis,
et comme ils vont bien avec la tapisserie! Qu'elle est gentille notre
chambre! N'est-ce pas, Luce? Autre chose que le dortoir de la pension,
avec ses odieux murs peints en gris qui ont l'air d'être faits en
brouillard, et ces durs lits de fer, hein! Fait-il froid, dehors? Y
a-t-il de la neige?

--Oui, sur les sommets, pas ici, dit la grande soeur en refermant la
fenêtre.

--Quel malheur! Noël, sans neige, ce n'est plus ça.

--Qui veut déjeuner dans son lit?

--Moi!

--Moi!

--Bon! Je vous ai gardé un peu de la galette d'hier soir. Lucette, sonne
pour qu'Agnese apporte le chocolat. Es-tu contente de ce que tu as
trouvé dans ton soulier?

--Oh! si contente, Dine! Je venais exprès dans ta chambre pour te le
dire, mais cette Maggie parle tout le temps! Imagine-toi, Marthe Baldès,
tu sais, mon amie, a une gourmette presque pareille--pas si belle--et
j'en avais tellement envie d'une, moi aussi! Comment fais-tu pour
toujours deviner ce qui fait plaisir? Oh! je le sais: tu nous aimes!
Nous les mettrons ce soir, les bracelets, dis, et aussi les cols?

--Oui.

--Quel bonheur d'être à «Paradiso»! Il me tardait tant que Noël arrivât!
Il me semblait que jamais, jamais, ce moment ne viendrait. Tu feras
un pudding, n'est-ce pas, Dine, comme les autres années, et nous
t'aiderons?

--Oui, je vous ai attendues exprès.

--Moi, j'enlèverai les pépins des raisins secs, dit Maggie.

--Et moi, j'émietterai le pain anglais, reprit Luce. Nous le ferons ce
matin?

--Ce matin.

--Avant le temple?

--Dès que vous serez prêtes.

--Nous le tournerons tous, tous, dit Maggie avec exaltation: Jacques,
Agnese, Perpetua, papa, oui, même papa, je le lui porterai dans son
cabinet.

--Et tu nous raconteras l'histoire «du petit raisin de Corinthe qui ne
voulait pas être mangé?» supplia la toute petite.

--Si vous voulez.

--Mais, quand même, cette après-midi, nous aurons nos amies?

--Je l'espère, je les ai toutes invitées.

--Nous as-tu fait des «merveilles»?

--Oh! fi! la gourmande!

--Tu n'en as pas fait?--Et la figure de Lucé s'allongeait déjà.

--Mais oui, sois donc tranquille!

--Beaucoup?

--Une pyramide.

--Que tu es gentille!--La fillette, les yeux étincelants de plaisir,
une petite lueur rose sur son fin visage, se mit à embrasser sa soeur à
petits coups pressés, tantôt sur une joue, tantôt sur une autre.

--Tu ne sais pas, Nadine! s'écria Maggie, devenue grave subitement. J'ai
eu un très grand chagrin. Je ne te l'ai pas écrit, parce que ça aurait
été trop long à te raconter, et aussi pour ne pas te faire de la peine.
Mais il faut que tu me promettes de ne le dire à personne, personne.

--Je te le promets.

--Surtout pas à Jacques.

--Tu peux te fier à moi.

--Jacques est trop moqueur. Eh bien! je suis brouillée avec Lola, ma
grande amie. C'est une rapporteuse. Tu ne devinerais jamais ce qu'elle
a fait. Elle a été dire à Madame que je la trouvais injuste. C'est vrai
que je la trouve injuste, elle ne me donne jamais que des huit, quand
même je sais mes leçons très bien, très bien, sans une seule faute; mais
je l'avais dit à Lola en confidence, c'est très mal de le répéter.

--C'est une trahison, dit Luce, avec conviction.

--Et moi qui avais tant de confiance en elle! continua Maggie. C'était
mon amie de coeur, tu sais, ma vraie amie. Je croyais que nous nous
aimions pour toute la vie, et voilà, c'est fini! Cela m'a fait beaucoup,
beaucoup de peine. Aussi, je ne veux plus jamais aimer personne que
toi... et papa... et Jacques... et Daniel.

--Et moi? demanda la petite.

--Oh! toi, bien entendu! Toi, tu es un peu moi, tu es presque ma soeur
jumelle. Et puis, après, maintenant c'est fini, je m'en moque. C'est
Noël! c'est Noël! c'est Noël! Et, faisant une boule de son édredon, elle
le lança dans le lit de Lucette. Celle-ci riposta en lui envoyant le
sien. Nadine, qui allumait le feu préparé dans la cheminée, en reçut un
sur la tête. La lampe posée près d'elle, sur le plancher, s'éteignit.
La pâle lumière d'un matin d'hiver se répandit dans la chambre. Le feu
ronflait.

--Attendez! dit la grande soeur. Je vais vous apprendre à me manquer
de respect!--Et elle courut vers les lits. Mais là, plus personne!
Les têtes mutines avaient disparu. Seulement, sous les couvertures de
Maggie, il y avait quelque chose qui remuait, remuait... Nadine se mit à
chatouiller dans le tas. Des cris étouffés s'entendaient, des coups de
pied ébranlaient la cloison voisine. Enfin une tête apparut, rouge,
ébouriffée, suivie d'une autre tête plus pâle, et les «petites soeurs»
malades de rire, se pendirent au cou de la jeune fille qui les emporta
en tournoyant.

--Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël! dit une grosse voix.

Aussitôt les fillettes glissent à terre, et comme deux souris peureuses
qui regagnent leur trou, s'en vont chacune dans sa couchette.

--On frappe avant d'entrer! dit Maggie, furieuse d'être surprise ainsi.

--Vraiment? dit le grand frère, riant de son air de dignité offensée.
Eh! bien, j'ai frappé, Mademoiselle, mais votre majesté faisait tant
de tapage, qu'elle n'a pas entendu. Et puis, pour les quatres petits
fuseaux maigres que j'ai entrevus, trottinant, ce n'est pas la peine de
faire tant d'embarras! J'ai cru que le feu était à la maison, moi, ou
que vous étiez assaillies par une bande de brigands! Qui donc tapait
si fort à la muraille? Et avec quoi? Ce n'est pas possible que ce soit
cette prude demoiselle? J'ai tout juste pris le temps de m'habiller à la
hâte et d'accourir, pensant vous trouver massacrées. Mais, certes, je
regrette mon bon mouvement. A l'avenir, on pourra bien vous égorger tout
à son aise, sans que je m'en inquiète. J'aurais fort bien dormi encore
une bonne heure sans votre tapage infernal. Vous me paierez ça, mes
enfants! Toi, l'effrontée, je vais te mettre au haut de cette armoire;
tu y resteras jusqu'à ce que tu demandes pardon; quant à toi, la
mauviette, je me contenterai de te fourrer dans ma malle.

--Non! non! criaient les fillettes. Nadine, défends-nous!

--Voilà le déjeuner, dit la femme de chambre en entrant.

--Ah! merci, ma bonne Agnese! Justement je mourais de faim! Et Jacques,
prenant une des tasses fumantes, fit mine de s'installer auprès du feu.
Maggie oubliant tout, sauta hors du lit.

--Le gourmand! cria-t-elle, indignée. Nadine empêche-le! Je le dirai à
Papa! C'est pour moi, pas pour toi!

La grande soeur rétablit l'ordre. Quand les enfants furent lavées,
installées et en train de savourer leur chocolat, le jeune homme lui dit
à voix basse:

--Je voudrais te parler le plus tôt possible.

--Qu'y a-t-il? demanda Nadine devenant subitement pâle.

--Je te le dirai. Où pourrai-je te voir seule?

--Viens avec moi dans le bois. Il faut que j'aille cueillir le houx pour
ce soir: Je n'ai pas une minute à perdre aujourd'hui.

La jeune fille disparut et revint, l'instant d'après, vêtue d'une
gentille robe de serge grise. Elle prit, en passant dans le vestibule,
sa grande mante rouge dont elle rabattit le capuchon sur sa tête, de
vieux gants, mit des socques, et, armée d'un sécateur, suivit son frère
qui, impatient, nerveux, marchait devant elle.

Il se retourna à son approche.

«Qu'elle est belle!» se dit-il, frappé de sa grâce, comme chaque fois
qu'il la revoyait après une absence. «Elle ne ressemble à personne...»
Puis, tout haut:

--Dis-moi, où as-tu péché tes yeux, Dine? Je n'en ai jamais vu de
pareils; ils sont étonnants. D'abord, tu sais, leur couleur est
très rare: ce gris.... indéfinissable ni bleu ni vert. Peut-être te
viennent-ils, comme ton nom, de notre ancêtre Suédoise? Quand tu es
rêveuse ou préoccupée ils se ternissent, deviennent pâles et froids
comme un ciel du Nord: plus personne dedans. Mais lorsque tu y es...
maintenant, tiens! c'est le soleil de midi sur la mer, le soleil du
coeur de Nadine, qui éclaire tout autour de lui.

--Quand tu auras fini... dit tranquillement la soeur. Te souviens-tu de
la couturière qui venait à la maison du temps de Maman, Angela? Elle
disait de toi: «Ce Monsieur Jacques, quelle langue bien pendue il a!»
Elle avait raison. Tu feras, certes, un bon avocat. Par malheur, je
connais ces attendrissements-là: en général ils ne présagent rien de
bon. Je ne sais pas si mes yeux sont beaux, _caro_[29], mais je sais
qu'ils y voient, et très clair. Ils ont remarqué tout de suite, avant
que tu ne m'aies rien dit, dès hier soir, que tu es préoccupé. Tu
as beau rire et faire le fou, va, il y a là, sous cette formidable
moustache à la Vercingétorix, le mauvais pli de quand tu avais fait une
sottise, autrefois. Alors aussi, pour m'apaiser, tu m'appelais ta «zolie
Dine». Allons, trêve aux préambules. Si tu as à m'apprendre quelque
chose de désagréable, dépêche-toi; j'aime mieux ça.

[Note 29: Cher.]

--Tu as une manière de m'encourager!... Crois-moi si tu veux, mais il y
a une chose singulière. Lorsque j'ai fait des folies et que je suis
loin de toi, je sais bien, au fond, que je suis coupable, j'ai une
conscience, comme tout le monde; seulement la morale courante est si
indulgente, si facile! Je ne me trouve ni meilleur ni pire que les
autres; je ne sens véritablement mes fautes que lorsque je te vois,
que je rencontre ces yeux... eh bien! non, là, je n'en parlerai plus!
Toutefois, j'ai le droit de dire qu'ils ont sur moi une étrange
influence, une influence ridicule qui me vexe et que je ne puis pas
secouer. Dis-moi, est-ce toi qui as mis cet écrin sur ma table, pour
moi?

--Mais oui, dit la jeune fille, inquiète, cela ne t'a-t-il pas fait
plaisir?

--Certainement...

--Tu as reconnu?...

--Oui, c'est la bague de Maman, celle qu'elle portait à la main droite,
cette main si longue, si blanche avec ses ongles un peu bombés. Le rubis
lançait de petits éclairs rouges quand elle cousait, le soir, à la
lampe, tu t'en souviens?

--Certes! J'ai fait agrandir l'anneau pour toi. Il me semblait que tu
serais content d'avoir ce souvenir.

--Reprends-le, je n'en suis pas digne.

--A ce compte-là, moi non plus je n'en suis pas digne, personne n'en est
digne...

--Tu ne sais pas ce que tu dis. Entre toi et moi il y a un abîme.
Comment va Papa? Son coeur?

--Bien, tant qu'il se ménage et qu'on le ménage.

--C'est-il vraiment un anévrisme?

--Oui. Les médecins l'affirment, tout au moins. La mort de maman en est
la cause déterminante: il l'aimait tant! il ne lui faut aucune espèce
d'émotion ni de fatigue; beaucoup de distractions. Ce n'est pas
toujours commode à la campagne, tu comprends, quand nous sommes seuls.
Heureusement qu'il a sa chère musique! Mais encore, n'en faudrait il pas
abuser, surtout le soir: cela l'énervé et l'empêche de dormir. Le matin,
nous faisons la correspondance, les comptes, un peu d'anglais: nous
avons lu presque tout Shakespeare, cet hiver. L'après-midi, quand il
fait beau et que mon malade est assez bien, nous allons tout lentement
et en nous arrêtant souvent, jusque dans les bois, voir où en sont les
coupes, ou nous longeons le torrent jusqu'à Totti; si Père est trop las,
nous nous arrêtons à la première terrasse du jardin et nous regardons le
soleil dorer les glaciers et se coucher derrière les Alpes assombries.
Après dîner, je lui lis le Dante en italien, ou les tragiques grecs dans
la traduction française de Leconte de Lisle, ou encore du Vigny, du
Victor Hugo. Je tâche de ne pas trop massacrer de si grandes choses...
Pauvre père... il faut voir alors son visage, il est vraiment
transfiguré! Les livres médiocres lui sont odieux; il vit dans une
atmosphère de douleur et de beauté qu'il serait criminel de troubler, ou
domine l'image immatérielle de son unique amour.

Les jeunes gens étaient arrivés dans le petit bois de chênes touffus,
non loin de la maison, où les houx, les fougères roussies, les ajoncs et
les ronces s'enchevêtraient en un fouillis épais.

--Tu n'as pas l'intention de m'amener là? dit Jacques. Nous serions
écorchés vifs!

--Fi! le citadin! Voici le sentier.

--Un sentier, cela? Allons, puisqu'il le faut! Drôle de confessionnal,
tout de même!

--Le plus charmant et le plus discret de tous, _caro!_ Regarde cette
clairière, tout juste grande comme un boudoir. Pour tapis nous avons la
mousse et les feuilles mortes brodées de givre; pour plafond, le ciel.
Ces murs vivants nous séparent du monde et des hommes bien mieux que
des parois de planches ou de briques. Qui donc songerait à venir nous
chercher ici? Parle maintenant et n'oublie pas que le confesseur est
celle qui prenait toujours ta défense, autrefois.

--Et qui se faisait punir pour les fautes que j'avais commises. Vois-tu,
Dine, je n'aurais jamais dû te quitter. Loin de toi, je suis un autre
homme; près de toi je reprends mon âme d'enfant, je redeviens celui que
notre mère appelait son «petit tendre». Vous m'avez peut-être trop gâté,
toutes les deux, trop aimé...

--Peut-on aimer trop?

--Qui sait? A certaines natures il faut la bonté; à d'autres, moins
nobles, la férule. Je suis de celles-là. On devrait me fustiger comme un
enfant coupable. Mais, voyons, fâche-toi, ne me regarde pas avec cet air
confiant qui me désespère! Comment veux-tu que j'ose te dire... Ah! je
suis un misérable!

Et Jacques, s'asseyant sur le tronc d'un chêne abattu cacha dans ses
mains son visage angoissé.

--Un misérable, toi? Jamais je ne croirai cela. N'es-tu pas _son_
enfant? dit la jeune fille, s'agenouillant auprès de son frère et
prenant sa tête brûlante tout contre son épaule. Ne parle pas, je vais
achever la confession: tu t'es de nouveau laissé entraîner, comme il y a
six mois, tu as joué...

--Oui. Qui te l'a dit?

--Ton repentir. Tu as perdu et tu...

--C'est que j'avais besoin d'argent... Ah! si tu savais!

--Je ne veux pas savoir. Combien te faut-il?

--Mille francs seulement. J'en dois le double; mais Daniel, à qui je me
suis adressé d'abord, m'a envoyé vingt-cinq louis, avec une semonce si
dure, il est vrai, que j'ai été sur le point de tout lui retourner. J'ai
pu emprunter les cinq autres cents francs à des camarades. Restent mille
francs. Il faut que je les trouve à tout prix, aujourd'hui. C'est une
dette de jeu, une dette d'honneur, tu comprends. Si demain, avant
minuit, je ne l'ai pas payée, je suis déshonoré. Mille francs, ce n'est
pas excessif, pourtant! Papa les retiendra sur ma part, plus tard. Mais
je lui avais donné m'a parole que je ne jouerais plus; j'ai manqué à ma
parole. Quelle confiance aura-t-il en moi, désormais? Quel mal ceci ne
va-t-il pas lui faire! Ah! je n'ai pas le courage de lui porter ce coup!
Tu lui parleras, toi, n'est-ce pas?

--J'arrangerai tout, ne crains rien. Lève-toi, maintenant et aide-moi à
couper mon houx.

--Tu as du chagrin, Dine?

--Oui. Moi aussi je me fiais à tes promesses. Et Papa... Mais tu t'es
dit tout ce que je pourrais te dire. A quoi serviraient les reproches!
Regarde plutôt: le soleil a percé les nuages; il est entré dans le
confessionnal; c'est le soleil de Noël, chéri; laisse-toi pénétrer par
lui. Il te dira ce que je ne sais pas te dire, moi, qui n'ai jamais su
te gronder. Si je le comprends bien, il parle de pardon, de courage,
de vie nouvelle. Il dit: joyeux Noël à tous, oui, joyeux, malgré tout,
malgré les fautes, les regrets, les déceptions, les séparations, les
deuils, les tristesses: joyeux dans l'espérance divine, joyeux dans la
force venue d'en haut et promise à ceux qui se repentent, aux hommes de
bonne volonté. Garde la bague: c'est _elle_ qui te la donne, maintenant:
la pierre, couleur de ces graines, te rappellera notre confessionnal.
Promets-moi seulement de la porter toujours et de la regarder quand
viendra la tentation.

--Je te le promets.

--A l'oeuvre, à présent, paresseux! Vite, et ce houx! Papa doit être
levé. Ecoute: n'est-ce pas la cloche du déjeuner qui sonne?

--Oui.

--Dépêchons-nous. Coupe donc les branches plus longues! Mets tes gants
si tu crains de te piquer. Ah! voilà ce qui s'appelle un beau bouquet!
C'est assez. Viens!



II

_«Je tiens ce qui m'est le plus cher, et je ne serai pas le plus
misérable des hommes si je meurs vous ayant près de moi.»_

Sophocle.

_(Oedipe à Colone.)_

Frileusement blottie au flanc Sud de la montagne, entre un bois de
chênes et une forêt de sapins, recouverte de lierre depuis sa base
jusqu'aux fines colonnettes de son toit plat, Paradiso, la vieille
maison héréditaire des Meydan, avait tout l'aspect d'un nid. Les
larges allées de ses jardins montaient et descendaient autour d'elle,
traversant les bosquets touffus, s'arrondissant en terrasses aux
échappées sur la belle vallée vaudoise de ***. Ses fenêtres dont les
vitres nettes, garnies de rideaux frais, scintillaient parmi les
mouvantes et vertes draperies, attiraient, accueillantes, comme des
regards amis. Un feu, où brûlait une énorme bûche de Noël, se reflétait
dans la porte-fenêtre de la pièce du centre, la salle à manger, qui
s'ouvrait sur un petit perron de pierre.

Auprès de la table servie, Monsieur Meydan dépouillait le courrier du
matin en attendant ses enfants. C'était un homme d'une cinquantaine
d'années, de taille moyenne, l'air bien plus jeune que son âge. D'épais
cheveux blonds, à peine blanchissants, se retournaient en touffe sur
un front large, où les soucis, la maladie et la douleur avaient creusé
leurs profonds sillons. Des yeux très vifs encore, d'un bleu sombre,
semblaient brûler sous des arcades sourcilières avancées. Son visage,
d'une douceur presque féminine, avait des teintes de rose passée,
avivées aux pommettes. Il était vêtu avec soin d'un coin de feu beige.
De sa main amaigrie, il caressait une longue moustache, plus rousse que
ses cheveux, bien plantée au-dessus d'une bouche fine et d'un menton
ferme, fraîchement rasé.

Issu d'une vieille famille vaudoise ayant du bien, réfugiée jadis en
Suède pendant les persécutions religieuses, il tenait de ces différentes
origines les contradictions et le charme de sa nature d'artiste,
ardente, impressionnable et tendre. Il terminait ses études à Rome
lorsqu'il avait rencontré celle qui devait être l'unique amour de sa
vie, sa femme, sa «Béatrice», ainsi qu'il l'appelait, belle comme un
rêve de poète, aimante et douce, mais d'une santé délicate, et qui avait
succombé, jeune encore, aux épreuves de ses trop nombreuses maternités.
Avec elle, par elle et pour elle, il avait vécu dans sa maison natale
dont elle avait fait un «paradis», au coeur d'un pays merveilleusement
beau, n'ayant d'autre occupation que les soins à donner à son vaste
domaine, l'étude de la musique, qu'il aimait passionnément et
l'éducation de ses enfants dont il semblait être plutôt le frère aîné
que le père...

Jacques entra le premier; et, le cour battant, après avoir dit bonjour,
attendit le regard de celui envers lequel il se sentait si coupable.
Mais, absorbé par sa lecture, Monsieur Meydan répondit distraitement,
sans lever la tête.

Nadine avait laissé sa mante et ses socques dans le vestibule. Toute
blanche dans sa robe de laine claire, elle vint par derrière son père,
se pencha et l'embrassa au front, comme elle faisait chaque matin «pour
faire envoler les soucis».

--As-tu bien dormi, Père, as-tu souffert cette nuit?

«Père» ne remarqua pas l'anxiété inaccoutumée de cette phrase
quotidienne, ni le léger tremblement de la voix.

--Bien, merci, dit-il. Tu es fraîche comme l'aube, tu sens l'air des
bois, ma chérie. Et, repliant la lettre qu'il lisait, il tendit sa tassé
à la jeune fille qui y versa le thé fumant. Le bonheur d'avoir mes
enfants auprès de moi m'a véritablement ressuscité, au contraire. Je me
sens léger et dispos, j'ai vingt ans ce matin. Quel bon Noël nous allons
passer ensemble! Aussi bon que possible sans... Tiens, j'ai une lettre
de Daniel, une lettre excellente. Il regrette de ne pouvoir venir, mais
ses malades le retiennent. Il réussit merveilleusement, ce petit! Ah!
c'est un cher garçon, un homme énergique, qui sait ce qu'il veut! Si tu
marches aussi bien comme avocat que lui comme médecin, mon Jacques, je
pourrai être fier de mes fils, je n'aurai pas tout-à-fait perdu ma vie.
Et je ne parle pas de mes filles... Comme votre mère serait heureuse,
mes enfants. Je veux être heureux pour elle et pour moi. Daniel vous
envoie ses meilleurs baisers de Noël. Mais pourquoi les fillettes ne
descendent-elles pas? Je ne vois pas leurs tasses...

--Elles étaient fatiguées du voyage; songe donc: huit heures de chemin
de fer et cette montée, depuis Borena, qu'elles ont voulu faire à pied!
Alors on leur a servi leur déjeuner au lit. Elles doivent s'habiller et
ne vont pas tarder à venir t'embrasser.

--Ah! comme tu les gâtes! Mais voyons, qu'as-tu? Maintenant que je te
regarde, il me semble que tu es pâle... Et Jacques... Vous avez tous
deux très mauvaise mine, vous me trompez, il y a quelque chose. Luce,
c'est Luce, n'est-ce pas?

--Pas le moins du monde, répondit Nadine, de cette voix calme qui avait
tant d'empire sur le malade. Luce se porte à merveille. Jacques et moi
avons été au bois, cueillir du houx pour ce soir et le froid nous a
saisis. Il fait une de ces gelées!

--La voilà qui dissimule, elle, si droite, pensait son frère: c'est pour
m'épargner. Mais, tout-à-l'heure, comment s'en tirera-t-elle? Pauvre
Père, quel écroulement! Je suis un bandit!

La jeune fille étendait le beurre sur les tartines chaudes. Elle se
disait avec angoisse: Il est impossible que je parle à Papa aujourd'hui.
Par exception, il est paisible et heureux; comment avoir le coeur de le
troubler? Quel changement dans ses traits, tout à l'heure, lorsqu'il a
remarqué notre pâleur! Comme on sent qu'un rien pourrait amener la crise
fatale! Elle serait d'autant plus violente, en ce moment, qu'il est plus
confiant et plus tranquille.

--Qui aurons-nous à dîner? demanda Jacques, cherchant à rompre un
silence pesant.

--Mon ancien camarade Malprat, avec sa femme, cette bonne Francesca;
le pasteur Le Brun est malade, il ne viendra pas; Monsieur et Madame
Porchano, nos aimables voisins des Cèdres; Madame Lelong, notre autre
voisine, mais pas sa pimbèche de fille qui, heureusement, est absente.
Je n'aime pas beaucoup cette femme, mais elle est veuve et isolée,
je n'ai pas le courage de la laisser seule, un soir de Noël. Enfin,
l'indispensable et cher Calvetti, sans lequel je ne conçois pas un dîner
à la maison. Tous, sauf Madame Lelong, de vieilles connaissances, tu
vois. Si j'ai bien compté, cela fait six, onze avec nous cinq.

--Onze! La table ne sera pas jolie, il manque une personne, répondit
Jacques, pour dire quelque chose. Et puis, l'élément «vieille
connaissance» quoique très appréciable, domine un peu trop. Il faudrait,
il me semble, un peu de jeunesse. Pourquoi n'as-tu pas invité Georges
Melville? Il y a si longtemps que je ne l'ai vu! Je serais bien aise de
le retrouver.

--C'est que...

--N'est-il plus ton médecin?

--Non.

--Comment, il n'est pas venu en consultation, quand tu as été si malade?

Nadine s'était levée brusquement.

--Tu t'en vas? demanda le père.

--Je vais voir les petites, dit-elle sans se retourner.

--Qu'y a-t-il? demanda Jacques, très intrigué, lorsqu'elle eut disparu.
Pourquoi ces réticences, ces airs mystérieux à propos de cet ami
d'enfance, de cet ami de toujours? Daniel s'est-il fâché avec lui? Ils
étaient si liés autrefois; ils ne pouvaient vivre l'un sans l'autre,
au point que quand ils faisaient leurs études ensemble à Rome, on les
appelait les frères Siamois. Il n'est pas possible qu'ils se soient
brouillés. Après cela, Daniel... il est parfait, j'en conviens, mais,
raide parfois, aussi. Pourtant, je ne peux le croire... Et puis, enfin,
que diable! ce ne serait pas une raison suffisante: il n'y a pas que
Daniel, ici. Du temps de Maman, Georges venait journellement à la
maison, il faisait partie de la famille. Et maintenant, éclipse totale
du Monsieur? C'est extraordinaire.

--Il a été en Allemagne pendant près d'un an. Puis il a perdu son père.

--C'est vrai; mais maintenant il est de retour et son deuil touche à sa
fin. Rien ne t'empêche plus de l'inviter.

--..................................

--Tu vois bien, il y a quelque chose. Quoi?

--Rien. Ou plutôt il avait des idées... Figure-toi qu'il s'était épris
de ta soeur et voulait l'épouser.

--Tu appelles cela des idées? Si quelque chose est naturel, logique
même, c'est ça. Ils semblent faits l'un pour l'autre. Melville est
un charmant garçon, et sérieux, et plein d'avenir! Nadine ne pouvait
trouver mieux, ni lui non plus. Elle n'a pas été assez folle pour
refuser, j'espère? Je ne le lui pardonnerais pas.

--C'est ce qui te trompe, mon cher: elle l'a refusé, bel et bien. Si
«charmant» qu'il te semble, il ne lui plaisait pas, sans doute. J'ai
laissé ta soeur entièrement libre, tu comprends. C'était il y a deux
ans, un peu avant Noël. Ton phénix finissait son internat. J'étais très
souffrant, je me souviens, le jour où j'ai reçu sa lettre. Et puis,
naturellement, elle m'avait bouleversé: on a beau élever ses enfants
pour eux, non pour soi, on a beau se préparer au sacrifice, se répéter
que sa fille est grande et qu'elle pourra vous être enlevée d'un moment
à l'autre, le coup est rude tout de même.

--Que faut-il répondre? ai-je demandé à ta soeur.

--Ceci, a-t-elle dit aussitôt, sans l'ombre d'une hésitation: «Ma fille
est de beaucoup trop jeune pour se marier.» Et, séance tenante, sous
mes yeux, elle a écrit la lettre, car j'étais trop faible pour le faire
moi-même. Peut-on rien trouver de plus net, de plus précis, et, à la
fois, de plus délicat que cette simple phrase? Cette enfant a un
esprit, un coeur! Cependant Melville nous a gardé rancune. A son retour
d'Allemagne, quand, après avoir soutenu sa thèse, il est venu prendre
la clientèle de son père à Borena, il a négligé devenir nous voir. Il
réussit fort bien, dit-on. Je le rencontre quelquefois en ville ou dans
la montagne quand il fait ses tournées. Nous nous saluons, et c'est
tout. Je ne lui en veux pas.

--Trop jeune! elle avait vingt ans! C'est l'âge, au contraire, ou
jamais!--allait dire le jeune homme, mais il se tut. Brusquement il se
souvenait des vacances de Noël de cette année-là, si assombries par il
ne savait quel malaise mystérieux: son frère qui boudait visiblement
et donnait de mauvais prétextes pour ne pas venir; Georges, subitement
parti pour l'Allemagne, par raison de santé, disait-on; Monsieur Meydan,
joyeux comme un homme qui vient d'échapper à un grand danger; enfin, et
surtout, Nadine, si différente d'elle-même, triste lorsqu'elle ne
se croyait pas observée, d'une gaité exagérée devant le monde. Et
maintenant, ce trouble, ce brusque départ, à ce nom...

--Elle l'aime! pensait-il. Elle s'est sacrifiée. Papa ne voit rien,
ou... mais ce serait d'un égoïsme monstrueux!

Le déjeuner était fini. Monsieur Meydan, les pieds tournés vers le feu,
lisait son journal. Jacques se leva et courut à la chambre de sa soeur.
Il frappa, on ne répondit pas. Il tâcha d'ouvrir la porte: elle était
fermée à clef.

--C'est cela, je ne me suis pas trompé! Ah! l'héroïque chérie! Que
faire, mais que faire? Je donnerais ma vie pour elle... et la savoir
ainsi malheureuse...

Nadine, à genoux devant son lit défait, cachait sa tête dans le coussin
pour étouffer les sanglots qui ne voulaient pas s'arrêter. Son coeur
vaillant, où tant de tristesses s'accumulaient en silence, éclatait
enfin. Ce nom si cher, prononcé à ce moment-là, c'était trop. Elle
pleurait toutes les larmes que, depuis si longtemps, sans cesse, elle
refoulait au fond d'elle-même. Sa force faiblissait subitement; tout
lui échappait à la fois. Sa tâche lui semblait manquée, son sacrifice,
inutile. Pourquoi avait-elle fait taire son coeur et blessé à jamais cet
ami toujours chéri en secret? Pour donner à ce père malade le calme,
la paix qu'il lui fallait à tout prix; pour rester auprès de lui et
continuer l'oeuvre inachevée, léguée par la chère morte. Or, voici cette
paix, ce calme compromis, et avec quelle légèreté, par son frère. Son
travail de persuasion, si délicat auprès de lui, avait donc été vain
aussi, son influence, nulle!

--J'ai sans doute été lâche, je ne l'ai pas assez grondé, pensait-elle.
C'est que Père, quand il se fâche, dépasse toujours la mesure; alors,
pour la rétablir... Je ne voudrais pas le rebuter, mon pauvre Jacques!
Si on le décourage, je le connais, il ne luttera plus et se perdra tout
à fait. Il est faible, étourdi, léger; pourtant son coeur est droit
et bon. Il est toujours si repentant! Je ne sais pas, moi, diriger un
garçon de cet âge, un homme, déjà! Tant de choses en lui m'échappent! Il
n'a que deux ans de moins que moi, après tout! Je ne suis pas sa mère,
mais sa soeur, sa camarade. Je ne puis que l'aimer!

Encore si Daniel m'aidait, lui, l'aîné, lui, si intelligent, si fort!
Mais il ne peut comprendre les faiblesses des autres; il est trop
sévère, aussi; il a des mots cruels qui font d'inguérissables blessures.
Et puis, je le sens, il m'en veut d'avoir refusé son ami. Il ne m'écrit
pas, il fuit la maison. Il aime tant Georges! Il avait rêvé d'en faire
son frère: la déception est grande, je le devine.--Ah! comme je
l'adore, pour cette admirable fidélité! Impossible, pourtant, de lui
expliquer les choses; il n'admettrait pas mes raisons. Je connais sa
logique inflexible: «Un père n'a pas le droit de sacrifier son enfant;
avant toute chose, une fille doit suivre la loi de la nature, qui est de
se marier, de fonder, à son tour, une famille.» Tout de suite, j'en suis
sûre, il avertirait Georges, parlerait à papa, dévoilerait le cher, le
douloureux secret, si difficilement gardé. A quoi cela servirait il
d'avoir tant combattu, tant souffert!

Ai-je eu tort de refuser le bonheur? Pourquoi l'ai-je fait si
brutalement? Ne pouvais-je laisser une porte ouverte à l'espérance? Mais
Père, ce jour-là, était si malade, si mortellement inquiet! Je revois sa
figure anxieuse: comme elle s'est subitement illuminée, quand je lui ai
répondu! A ce moment-là, le sacrifice a été facile. Mais ce «de beaucoup
trop jeune» qui l'a comblé de joie, qui lui semblait tout naturel (ne
suis-je pas toujours une gamine à ses yeux?) a dû paraître à Georges le
plus grossier des prétextes. Ah! je suis habile à faire souffrir, moi,
quand je m'en mêle! Ma main est sûre contre moi-même. Il fallait...

Mais que fallait-il?

La jeune fille se leva et prit sur la cheminée une petite photographie
jaunie, pâlie, presque effacée, dans un cadre de soie ancienne.

Que fallait-il faire? Explique-le-moi, toi? Ne m'as-tu pas dit, en me
les montrant tous: «Sois leur mère?» J'ai promis. Une mère n'abandonne
pas ses enfants. J'ai tenu ma promesse; mais, maintenant, je suis lâche,
tu vois. Quand saurai-je, à ton exemple, renoncer absolument à moi même?
Mon Dieu, aide-moi, toi seul le peux!

Ah! ce «moi» qui revient sans cesse, qui veut être heureux à tout prix!
Lasse de toujours donner, j'ai soif de recevoir à mon tour. J'ai tant
besoin de conseil et d'appui! Je suis jeune, inexpérimentée. Et puis, je
voudrais vivre moi aussi, être heureuse! Mais c'est fini: pardonne-moi,
Maman; va, je serai forte encore. Seulement, que faire en ce moment? Ne
rien dire à Père? Et ces mille francs où les trouverai-je?... Ah!

La brave enfant posa vivement le cadre sur la cheminée, courut à son
secrétaire, l'ouvrit, y prit une enveloppe sur laquelle il y avait
écrit: «Pour le portrait de Maman». Depuis la mort de sa mère, quatre
ans bientôt, elle ajoutait à ses petites économies de maîtresse de
maison tout l'argent que son père lui donnait pour ses menus plaisirs.
Elle compta les dix billets de cent francs; ils y étaient, de la veille.
C'était ce que demandait le peintre en renom, Bordinato, pour le pastel
de Madame Meydan. Il avait fait la connaissance de la mère et de la
fille à B***, dans les montagnes, où la pauvre femme prenait les eaux
avant sa mort. Ils demeuraient dans le même hôtel. Le peintre se
montrait plein d'attentions pour la malade. Nadine lui avait écrit et
venait de recevoir la réponse. Oui, il se souvenait fort bien de la
gracieuse femme aux grands yeux bleus si tristes, qu'il avait tant
admirée, dont il avait pris, sans qu'elle s'en aperçut, maints croquis,
dont il revoyait encore la fine carnation blanche, les lourds cheveux
sombres, l'expression de lassitude et d'exquise douceur. Aidé de tous
ses souvenirs et de la photographie passée, il essaierait de faire
revivre les traits aimés...

La jeune fille voyait déjà le médaillon dans le boudoir que sa mère
affectionnait, au-dessus du vieux secrétaire orné de cuivre où elle
écrivait, jadis. Le tendre regard la suivait, l'encourageait. Que son
père serait ému et doucement joyeux en l'apercevant! Ne déplorait-il pas
sans cesse de n'avoir pas un bon portrait de la chère morte?

La «grande» ferma l'enveloppe, et, jetant un dernier coup d'oeil
sur l'image pâlie, où les yeux devenus blancs, avaient perdu toute
expression:

--Tu m'approuves, je le sais, dit-elle à haute voix. Ton souvenir est en
moi; et là, il ne s'altèrera jamais!

Rapidement, elle descendit l'escalier, mit l'enveloppe dans la poche
extérieure du pardessus de son frère, bien à portée de sa main, sous
ses gants, puis, calme, entra dans l'office où «les petites soeurs»
impatientes, un grand tablier de cuisine noué autour de la taille, la
bavette piquée au corsage, les manches relevées, les cheveux attachés en
chignon, l'attendaient pour faire le pudding.




III

_«De stériles succès notre journée est pleine.»_

SULLY PRUDHOMME.

_(Le temps perdu.)_

--«Vive Noël, je ne serai pas mangé!» s'écria le petit raisin de
Corinthe. Et il se mit à brûler joyeusement dans le rhum enflammé, où il
devint un charbon noir, de la grosseur d'un pois chiche».

Nadine tourne avec peine la dure pâte dans le saladier de faïence. Les
«petites soeurs», le nez en l'air, leurs cheveux bruns et leurs bras
maigres poudrés de farine, l'écoutent attentivement. D'avoir enlevé les
pépins à tant de raisins secs dont plus d'un a changé de destination
en route, leurs joues et leurs doigts sont tout poisseux; d'avoir tant
travaillé, elles sont fatiguées et soupirent.

La porte s'ouvre:

--Tu arrives à point, s'écrie Maggie; l'histoire est finie et le pudding
aussi. Nous t'attendions pour le remuer, il ne manquait plus que toi.

--Laisse moi, dit Jacques.

--Mais non, mais non, tu n'y échapperas pas, toi non plus! Il serait
manqué! Tu sais bien, pour qu'un pudding de Noël soit bon, il faut que
tout le monde y ait travaillé, c'est «Miss» qui le disait. Sens comme
il sent bon! Il sent le rhum! Et ces petits morceaux verts, c'est du
cédrat!

--J'ai la migraine; et puis il faut que je sorte. Nadine, viens, j'ai à
te parler.

Il était très pâle et ses lèvres avaient de petits mouvements
convulsifs. Quand ils furent seuls:

--Je ne puis pas accepter, dit-il, en tendant l'enveloppe à sa soeur.
Je préférerais subir la pire des réprimandes, recevoir des coups, être
chassé de la maison, tout, plutôt que cela! Comment as-tu pu croire que
j'aurais le coeur...

--Je te comprends, mais il le faut.

--J'aimerais mieux en finir tout de suite, me tuer comme un chien...

--C'est possible. Mais avant toi il y a Père.

--Jamais, jamais, je ne consentirai...

--Ne dis pas de folies. Va te promener. Réfléchis. Accepte: _elle_ te
l'ordonnerait.

Sans répondre, Jacques quitta la chambre. Sa soeur le vit traverser la
cour et se diriger vers l'écurie. Un moment après il reparaissait à
cheval. Elle ouvrit la fenêtre:

--Reviendras-tu pour déjeuner?

--Je ne sais pas. Si je ne suis pas de retour, excuse-moi.

--Oui.

Et il partit.

Lorsque, vers midi, Nadine et ses soeurs descendaient du break qui les
ramenait du temple, la grosse Perpetua accourut, toute rouge:

--Signora, signora, le courrier a porté les bananes et les mandarines,
mais pas les huîtres. Comment allons-nous faire maintenant? Monsieur
Jacques a pris la jument, et Monsieur défend que le cheval aille en
ville deux fois de suite. Il faut une bonne heure pour aller à pied à
Borena, un peu plus pour en revenir. Il est midi moins dix: or, après
déjeûner, personne n'aura le temps... Povere, nous sommes bien!

--Vous reste-t-il des truffes blanches?

--Quelques-unes.

--Faites un risotto aux truffes.

--Un risotto! pour un grand dîner? Dieu du ciel, cela ne s'est jamais
vu! C'est bon quand on est seul!

--Oh! un dîner d'intimes! Ces messieurs l'aiment tous, je le sais, et
ces dames trouveront que vous le faites fort bien. Vous verrez qu'elles
m'en demanderont la recette.

--La signorina en parle à son aise! Que la Madone dessèche ma langue
dans mon palais si je sais avec quoi je le ferai crever.

--N'avez-vous pas du bouillon?

--Basta! bien sûr que j'en ai, mais tout juste pour le potage de tout ce
monde, sans compter ceux, que Monsieur va toujours chercher au dernier
moment.

--Ajoutez du liebig.

--Du liebig! par santa Perpetua, ma patrone, ce serait du propre! Avec
un peu d'eau tiède, n'est-ce pas, comme à l'auberge de la Serafita? Non,
non, je ne suis pas une cuisinière à liebig, moi!

--Eh bien! faites comme vous pourrez, ma pauvre fille, débrouillez-vous!

--Nadine! criait au même instant Lucette, qui accourait tout en larmes,
Nadine! regarde mon bracelet, il est brisé! Maggie, la méchante, l'a
tiré très fort et l'a démoli!

--Je ne l'ai pas tiré fort du tout, Mademoiselle, dit celle-ci qui la
suivait, rouge comme un petit coq.

--Si, Mademoiselle, vous l'avez tiré très fort; la preuve, c'est que
vous l'avez cassé.

--Il était cassé avant, ce n'est pas ma faute, je l'ai à peine touché.

--C'est pas vrai, et même vous l'avez fait exprès, j'en suis sûre. Je
piétinerai le vôtre!

--Si tu approches ta main... tu verras ce qui t'arrivera. D'abord, je te
giflerai et puis je jetterai ton joli plumier neuf au feu.

--Tu es une vilaine!

--Et toi, une rapporteuse!

La grande soeur eut de la peine à les calmer.

--Comment, un jour de Noël, se battre! c'est bien mal! grondait-elle
doucement. Maggie, tu me fais beaucoup de chagrin!

Elle promit à Lucette de faire arranger le bijou, et, en attendant, lui
prêta une de ses bagues. La petite était repentante; l'autre boudait.

La jeune fille regarda la pendule: midi et quart!

--Il faudrait vite déjeuner. Maggie, va dire à Agnese de venir mettre le
couvert. Vos amies arrivent vers deux heures; il faut, avant, que l'on
ait mangé à la cuisine et que la salle à manger soit débarrassée.

L'enfant revint.

--Agnese dit qu'elle n'est pas prête. Elle veut, d'abord, finir les
chambres. Elle grogne et prétend qu'elle a plus d'ouvrage qu'elle ne
peut en faire aujourd'hui.

--Je l'ai pourtant fait aider.

Nadine allait sonner pour faire venir l'insolente et la forcer à obéir,
mais elle se contint. La femme de chambre avait mauvais caractère,
c'était vrai; pourtant, au fond, elle était dévouée et honnête. Comme la
cuisinière, elle avait été choisie et dressée par Mme Meydan; cela seul
leur donnait à toutes les deux une grande valeur aux yeux de la jeune
maîtresse de maison. Et puis, dans ce coin perdu de montagne, il était
si difficile d'avoir de bonnes servantes! Toutes voulaient s'en aller en
ville pour gagner davantage. De plus, M. Meydan était accoutumé à leurs
soins; ne valait-il pas mieux supporter quelque chose que de l'exposer
à être moins bien servi? Les domestiques sentaient tout cela et en
abusaient.

--Bon! fit la grande soeur. C'est moi qui mettrai le couvert. Enfants,
venez m'aider!

--Pourquoi Jacques n'est-il pas là? demanda le père en se mettant à
table.

--Il avait des courses à faire en ville.

--Ne pouvait-il s'y prendre plus tôt ou les faire cette après-midi? Il a
flâné toute la matinée dans la maison. C'est singulier que, sur quatre
repas qu'il peut prendre avec nous, il en escamote un. Ne doit-il pas
repartir demain soir?

--Oui.

--Ce procédé-là est inqualifiable. On avertit, au moins!

M. Meydan se tut. Il était très froissé. Le repas fut maussade, malgré
les efforts que fit Nadine pour l'animer. Lucette pensait à son beau
bracelet cassé; elle avait envie de pleurer; Maggie boudait toujours.
Agnese, qui servait, avait une figure renfrognée.

«Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël!» pensa la jeune fille, se
souvenant des paroles de son frère, le matin.



IV

_«Reste là, ô mon âme! suspendue comme un fruit, jusqu'à ce que l'arbre
meure.»_

SHAKESPEARE.

_(Cymbeline.)_

Comme on s'amuse! La maison est au pillage. Les «petites soeurs» et
leurs amies «font» des charades. Nadine a mis à leur disposition, pour
s'habiller, la grande chambre de débarras du second, où, depuis des
années, s'entassent dans des caisses et dans des cartons, les
vieux habits et les chapeaux démodés de la famille. Aussi, quelles
trouvailles! quelles résurrections de choses oubliées! Monsieur Meydan
a ouvert la porte de son cabinet pour voir passer les «actrices».
La contrariété du déjeuner est oubliée; il rit de leurs inventions
cocasses. La grande soeur les aide à se déguiser, leur donne des idées,
puis elle descend bien vite, contenir, distraire les «spectatrices»,
impatientées d'attendre. Dans leurs longues robes de dame où elles
s'entravent, avec leurs cheveux relevés en chignon, sous la voilette
trop serrée qui se colle à leurs nez enfantins et accroche leurs
cils, elles sont adorables, les fillettes. Elles ont, à la fois, les
attitudes, le parler de vraies dames, avec des idées d'enfant d'une
exquise naïveté. Maggie a découvert un vieux costume de Jacques,
abandonné depuis des années au fond d'une malle. Toutes en même temps
veulent être «l'homme». A l'aide d'un bouchon brûlé elles se font des
moustaches et prennent une grosse voix, une démarche martiale. Mais,
quoi qu'elles fassent, leur tournure, déjà féminine, prête une grâce
étrange au vilain vêtement raide; leur bouche paraît plus fraîche et
plus pure sous l'horrible trait noir qui la dépare..

Une mignonne blonde, déguisée en mariée, vêtue d'une longue robe
blanche, un rideau sur le visage en guise de voile, passe, modeste, les
yeux baissés, donnant le bras à un turc à turban, drapé dans un tapis de
table. Un petit mitron, en bonnet de papier, vient timidement embrasser
Monsieur Meydan. C'est Lucette. Qu'elle est drôle ainsi!

Puis, le goûter dans la salle à manger, la montagne de merveilles
empilées sur un plat, le chocolat mousseux. On va chercher Papa pour
qu'il prenne sa part des bonnes choses. Il ne mange pas, mais s'égaie
des vives saillies qui partent comme des fusées, des yeux brillants,
des joues roses. Nadine, debout, remplit les tasses, fait passer les
merveilles, pense à tout. Sa bouche, si fraîche dans son beau visage
pâle, a un petit sourire contraint, nerveux. Ses yeux gris n'ont pas
de rayons. Son rire sonne faux; sa voix, parfois, se brise. Il y a, en
elle, quelque chose d'absent et de douloureux que son père lui a déjà vu
sans y prendre garde, et qui le frappe, en ce moment, pour la première
fois. Il l'observe attentivement.

--Pourquoi Jacques ne rentre-t-il pas? se demande-t-elle avec angoisse.

Enfin les «amies» sont parties. L'heure du dîner approche. La jeune
maîtresse de maison jette un dernier coup d'oeil à la table. Oui, c'est
bien. Sous le grand lustre ancien d'où vingt bougies envoient leur
joyeuse lumière, une énorme touffe de gui est suspendue. Ses petites
boules blanches, ainsi éclairées, ont l'air de perles fines. Dans le
grand surtout d'argent du milieu, les cyclamens et les fougères de la
serre se mêlent avec grâce. Les cristaux étincellent. L'argenterie de
vieille maison bourgeoise, soignée de mère en fille, étale son luxe
solide sur le beau linge damassé très blanc, à côté de la porcelaine à
filets dorés. Une guirlande de houx, qui court tout autour de la table,
relève par le ton vif de ses baies et le vert sombre et lustré de ses
feuilles, toutes ces blancheurs. Des menus, peints par la jeune fille
dans les longues journées d'automne où elle était seule avec son père,
prouveront aux convives qu'elle a pensé à eux bien longtemps à l'avance.
Le feu brûle clair dans la grande cheminée: tout a un air confortable et
accueillant. Un tour à la cuisine, puis vite les «petites soeurs».

Elles s'habillent en bavardant, encore toutes vibrantes de plaisir.
Nadine arrive à temps pour «faire le noeud» du ruban qui attache leurs
longs cheveux bruns démêlés avec peine, et pour mettre les robes
blanches. Elles vont très bien, les cols aussi. Que les petites chéries
sont gentilles ainsi! Les yeux de Maggie brillent, son teint est animé.
Lucette a «très chaud»; elle plaque les paumes de ses mains fraîches
sur ses joues à peine teintées de rose; ses yeux, profonds et doux,
s'attachent à ceux de la grande soeur qui l'embrasse tendrement puisant
un peu de force dans ce regard, si semblable à un autre regard aimé.
Elle est horriblement lasse; elle a peine à se tenir debout. Comme il
serait bon de se coucher, de mettre sa tête lourde et brûlante sur
l'oreiller frais! Non pour dormir, cependant, elle est trop inquiète.
Jacques n'est pas encore rentré, où peut-il bien être allé? Il avait
l'air si désespéré! Pourvu, mon Dieu!... mais non, c'est une crainte
insensée! Que, cette après-midi a été interminable!

Un coup de sonnette à la grille: est-ce lui? Nadine court à la fenêtre.
Oui, Dieu soit loué, c'est lui. Elle reconnaît le pas de la jument sur
le gravier. Voici, près du bassin, la haute silhouette d'un homme à
cheval. Mais se trompe-t-elle? on dirait qu'il n'est pas seul! Une autre
silhouette se détache de la première, au détour de l'allée. Qui peut
être ce second cavalier? Serait-ce, déjà, un convive? Il n'est que six
heures vingt, le dîner est pour sept heures et demie. Ce buste long
et mince... mais c'est sans doute celui de «l'ami Calvetti»! Comme il
demeure très loin, il arrive toujours trop tôt, pour ne pas être en
retard. Jacques l'aura rencontré en chemin.

--Comment, Dine, s'écrie celui-ci en entrant, tu n'es pas prête! Il y
a du monde au salon, descends vite! Je m'habille en deux temps, trois
mouvements, et je te rejoins.

La jeune fille se précipite dans sa chambre. Elle n'a pas le temps de
changer de robe. Ah! tant pis! Elle brosse ses cheveux, se lave les
mains, met un col de dentelle sur son corsage qu'elle ouvre un peu,
pique une rose, se regarde:--«J'ai déjà l'air de ce que je serai
bientôt, une vieille fille», se dit-elle en riant, et rapidement, elle
descend. Elle entre dans le salon, mais, soudain, s'arrête, les jambes
cassées, tout le sang de ses veines refluant vers son coeur. D'un air
égaré, elle le regarde venir: car c'est bien lui, elle ne rêve pas,
c'est bien ce visage brun dont chaque trait semble gravé au fond
d'elle-même, sa taille élevée, un peu inclinée en avant. Pourquoi est-il
si pâle? Il plonge dans ses yeux ce regard direct, inquisiteur, qui
pénétrait, jadis, jusqu'en ses plus intimes pensées.

«Qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie», songe-t-elle. «Je n'avais
pas besoin de cette épreuve, aujourd'hui, par surcroît».

--C'est Jacques qui a voulu que je vienne, dit la voix aimée, assourdie,
en ce moment, par une suprême angoisse. Il prétend--il se trompe,
n'est-ce pas?--il dit qu'il y a un malentendu entre nous, que, si vous
n'avez pas voulu de moi, il y a deux ans, ce n'était pas, c'était...
par devoir, par dévouement; que si vous aviez été libre... On croit
facilement ce que l'on espère; je n'ai pas pu résister au désir de venir
savoir si c'est vrai. Pardonnez-moi!

Nadine n'entend plus rien. Une joie surhumaine l'envahit toute, brisant
ses dernières forces, brouillant le contour des choses, l'emportant dans
un tourbillon de fidélité. Elle va tomber, mais un bras vigoureux la
retient. Elle laisse aller sa tête sur une chère épaule. Aussitôt, quel
repos invraisemblable, divin, succédant à tant de tourments! Quelle
sécurité délicieuse après tant d'inquiétudes, quelle douceur, quelle
paix!

--Alors, c'est vrai? demande-t-il très bas, en se penchant sur le blanc
visage adoré.

--Oui...

Il se baisse encore davantage: tout semble aboli sauf eux-mêmes et la
minute présente qui contient l'éternité. On marche dans le corridor...
Ils se séparent, tremblants comme des coupables, ivres, véritablement
ivres de bonheur.

--Mais, alors, je ne comprends pas... pourquoi ce «de beaucoup trop
jeune» qui m'a tant fait souffrir?

--J'avais promis... vous vous souvenez...

--De ne pas abandonner votre père? Je savais cela. Je vous aurais
comprise et approuvée Pourquoi ne disiez-vous pas, tout simplement...

--Que je vous aimais, que je me sacrifiais à Père, à sa santé, à son
bonheur? Non! D'abord, aurait-il accepté? Et puis, il était si malade,
ce jour-là! Je le voyais si mortellement inquiet! Il fallait le
rassurer, à tout prix, entièrement, lui donner le repos d'esprit qui,
pour lui, à ce moment-là, était la vie même.

--Vous avez raison; j'aurais dû deviner, m'informer auprès de vous,
avant. Mais j'étais affolé; on m'avait dit que vous aviez été demandée
en mariage; j'ai craint qu'on ne vous prît à moi. Encore, si j'avais été
sûr que vous m'aimiez! Je croyais bien l'avoir lu dans vos yeux, mais
jamais vos lèvres ne me l'avaient dit. On doute toujours quand on aime
vraiment, vous le savez. Je pouvais m'être trompé, avoir pris mes désirs
pour la réalité. Si j'allais vous retrouver mariée ou fiancée! Sans
réflexion, j'ai écrit. La réponse, de votre main, catégorique et nette
comme un coup de couteau, a tranché toutes mes espérances. J'ai cru que
vous ne vouliez pas de moi, que vous aviez pris cet invraisemblable
prétexte pour me repousser.

--Un coup de couteau, c'est bien cela. Mais c'était ma vie qu'il
détachait de moi, me semblait-il. J'écrivais sous les yeux même de Père,
penché au-dessus de mon épaule, plein d'angoisse. Je n'avais qu'une
peur: me trahir; qu'un désir: éviter, à tout prix, la crise imminente.
Je me sentais une décision, une lucidité invraisemblables. Depuis, j'ai
compris qu'au fond, sans m'en rendre compte... Vous n'avez donc pas
songé que je pourrais vieillir?

--Je n'ai pas cessé un instant de l'espérer.

--C'est pour cela que vous m'évitiez si soigneusement?

--Et vous, ne me fuyiez-vous pas aussi? Que de fois j'ai vu disparaître
votre robe quand j'arrivais dans un endroit!

--Ah! quelle peur j'avais, et quel désir de vous rencontrer, tout à la
fois!

--Vous souvenez-vous, chez la vieille aveugle que je soignais, à
Morlino? Je vous y ai surprise, un matin, lui faisant la lecture. Comme
je gardais la porte vous ne pouviez pas sortir sans passer près de moi.
Alors vous vous êtes réfugiée dans un petit coin, auprès de la cheminée,
et vous êtes restée là, immobile et toute pâle.

--Vous aviez l'air si indifférent, si froid!

--Les battements de mon coeur m'empêchaient d'entendre quand
j'auscultais la pauvre femme. Vous m'avez à peine salué.

--Je vous aimais tant, ce jour-là! Mon âme s'échappait de moi et s'en
allait vers vous.

--Bien-aimée!

--Ah! c'est une cruelle souffrance de fuir toujours ce qui vous attire
tant!

--Mais je ne faisais pas que vous fuir...

--Comment, vous m'avez donc cherchée, vous aussi, parfois?

--Avidement, sur tous les chemins, par toutes les rues. Votre nom
montait à mes lèvres, même lorsque je ne croyais pas penser à vous,
hantant mes heures d'études, obsédant toutes mes pensées, se substituant
sous ma plume aux mots techniques. Chaque robe claire aperçue de loin,
chaque jeune silhouette entrevue me faisait battre le coeur.

--Et moi! Que de fois ai-je été en ville sans aucun motif, dans l'espoir
seul de vous rencontrer! Un soir d'hiver, à la nuit tombante, j'étais
mortellement inquiète de vous; il me semblait que quelque chose vous
menaçait. Je venais de terminer mes emplettes; je laissai Federigo avec
la voiture devant la poste et je passai devant votre porte. Il n'y avait
personne dans l'étroite et sombre rue en pente. La fenêtre de votre
cabinet de travail était grande ouverte, vous vous teniez debout près
d'elle, regardant anxieusement dehors. Votre buste se dessinait sur le
fond éclairé de la pièce: que faisiez-vous là, par ce froid? Vous aviez
l'air de m'appeler, de m'attendre, et vous ne m'avez même pas reconnue!
Deux jours après votre père mourait subitement.

--Je n'ai aucun souvenir de cela; j'ai tant souffert, depuis! Alors,
c'est vrai, vous sentiez que j'allais être malheureux?

--Oui. Et après, comme c'était cruel de ne pouvoir partager votre
chagrin, de n'avoir pas le droit de pleurer avec vous!

--Chérie! Si je l'avais su, quel bien cela m'aurait fait! Et moi,
savez-vous où je passais mes soirées, l'été, alors qu'on me demandait
partout en vain, si bien que le bruit a couru en ville que j'avais une
intrigue? Derrière la charmille, à vous écouter faire de la musique,
avec votre père. J'arrivais, comme un voleur, par le saut-de-loup du
bois.

--Vous étiez là? Je jouais pour vous.

--Je le sentais... Oui, vraiment, il n'y a pas que ce que l'on voit et
ce que l'on touche qui soit réel. Viens, plus près...

--Mais ce bruit...

--Ce n'est rien. Laissez-moi, au moins, votre main. N'avons-nous pas
été assez longtemps séparés? Il faut réparer tout cela! Pourtant, nous
devons attendre et souffrir encore: car, vous le sentez, n'est-ce pas?
je ne veux pas vous prendre à votre devoir. Si vous cessiez de le faire
avant toute chose, ma douce vie, vous cesseriez en même temps d'être
vous-même, vous ne seriez plus celle qui m'est si chère. L'épreuve,
qui a mûri et fortifié notre amour, m'a aussi enseigné la patience.
J'attendrai: je vous aime assez pour cela. D'ailleurs, vous m'aimez:
voilà qui va m'aider singulièrement. Dans trois ou quatre ans, les
«petites soeurs» auront terminé leurs études et pourront vous remplacer
auprès de votre père. Alors je vous réclamerai comme mienne: car rien au
monde ne peut nous séparer définitivement, n'est-ce pas, mon amour? Vous
n'avez pas promis de ne jamais vous marier?

--Non, rassurez-vous. J'ai promis de ne pas laisser Père seul, d'élever
les petites.

--Nous le préparerons à cette idée doucement, sans secousse. Nous le
soignerons si bien, tous les deux, nous l'aimerons tant, qu'il vivra
de longues années encore. Borena n'est pas si loin de «Paradiso» après
tout! Quand les fillettes seront mariées, à leur tour, nous le prendrons
avec nous ou nous viendrons ici.

Un grognement dans le corridor, bien accentué, cette fois, les fit
brusquement s'éloigner l'un de l'autre, et s'asseoir, très sages, de
chaque côté de la cheminée. C'était Jacques qui s'annonçait ainsi.

--Eh bien?--demanda-t-il en entrant--me suis je trompé?

Nadine était déjà suspendue à son cou et l'embrassait de toute son âme.

--Que tu es bon! que je t'aime! disait-elle.--Puis, tout bas: Nous
sommes quittes, maintenant.

--Jamais! Ce que j'ai fait, moi, ne m'a coûté que quelques pas, tandis
que toi... Ah! brave, brave chérie! et... vilaine sournoise qui cachais
si bien son jeu! Il était introuvable, cet animal de docteur! Tu
n'imagines pas à quel point il est entêté. Ah! il n'est pas précisément
maniable, le cher ami, je t'en préviens! Il s'obstinait dans une
modestie charmante, mais qui contrariait singulièrement mes projets.

--«C'est elle qui te l'a dit?» répétait-il comme un refrain.

--«Non, je l'ai deviné.

--«Si tu te trompais...

--«Tu en serais quitte pour un second refus... et pour un excellent
dîner de Noël: le bonheur de ta vie et de la sienne vaut bien cela, que
diable! D'ailleurs je suis sûr de ne pas me tromper.» Mais, voilà Papa!
Je l'ai averti que je t'ai rencontré et amené. Il a trouvé cela tout
naturel. Même, il est enchanté de te revoir, j'en suis sûr. Il t'aime
bien, tu sais, et tant que tu ne lui prends pas sa fille...

Le dîner, fort bien préparé--Perpetua s'était surpassée--impeccablement
servi par Agnese et Federigo, le cocher-jardinier, fut charmant. Nadine,
placée en face de son père, était si belle, que tous les regards se
portaient involontairement sur elle. Ses cheveux ondés avaient, sous
l'éclatante lumière, des reflets d'or. Ses yeux, tout à l'heure encore
comme voilés de brume, prenaient, sous leurs cils noirs, la couleur et
la transparence des vagues par un beau matin d'avril. Un sang renouvelé
montait de son coeur à ses joues et les animait; sa bouche souriait,
vivante, aimable et douce, vrai fleur d'âme nouvellement éclose. Elle
rayonnait véritablement, et dégageait autour d'elle du bonheur, de la
jeunesse, de la grâce, de la bonté. Monsieur Meydan l'observait de
nouveau. Il comparait son air radieux de maintenant à l'air angoissé
de tout à l'heure; il commentait le brusque départ du matin au nom de
Georges, et ce retour inopiné du docteur, sa joie évidente, aussi. Mille
indices, auxquels il n'avait pas pris garde tout d'abord, ou qu'il avait
repoussés, comme importuns, lui revenaient à l'esprit. La lumière se
faisait en lui.

--A propos, et vos pintades? lui demandait Madame Malprat.

--J'ai réussi les grises, mais pas les blanches, répondait-il
courtoisement, trouvant surprenant, qu'on pût s'intéresser à de si
pauvres petites choses alors que de si graves événements se passaient
autour de lui.

Jacques était heureux. «Cet épanouissement, c'est mon oeuvre»,
pensait-il avec satisfaction. Sans moi... Je puis donc encore être bon
à quelque chose! Si j'ai fait beaucoup de mal, je sais, aussi, faire un
peu de bien parfois.

--Cette petite Nadine est éblouissante, ce soir, dit Monsieur Malprat
à sa voisine, Madame Lelong, plate et sèche personne, mère d'une fille
insignifiante et prétentieuse.

--Oui, répondit-elle d'un air pincé. Il est vrai qu'elle s'habille si
bien!

Aujourd'hui, au moins, sa toilette est plutôt modeste. Je lui connais
cette robe depuis très longtemps. Elle a du goût, c'est vrai, mais ce
n'est pas ce qu'elle met qui la rend jolie; c'est elle qui donne un air
particulier à tout ce qu'elle porte. L'avez-vous jamais surprise, le
matin, quand elle est dans sa tenue de petite maîtresse de maison
active, avec ses cheveux bien relevés au sommet de la tête, ses jupes
courtes, ses tabliers à bavette? Elle est exquise, ainsi! Ah! si j'avais
un fils!

Pour ne pas trahir son secret, Georges se privait de regarder son amie,
mais il la voyait quand même. Il discutait gravement littérature avec sa
voisine, Madame Porchano, femme aimable et distinguée, qui, étant fort
sourde, parlait à voix très basse; pourtant, il suivait chacun des
gestes de la jeune fille, il ne perdait pas un mot de ce qu'elle disait.
Comment cela se faisait-il? Ceci est un des menus miracles de l'amour,
qui en fait bien d'autres.

Maggie, fière d'être assise auprès de «l'Ami Calvetti», comme une grande
personne, causait avec lui de Florence, sa ville natale, heureuse de
faire montre de son bon italien, et regardait, non sans dédain, Luce,
confiée aux soins de Jacques, ainsi qu'une petite fille. Tout homme
d'esprit qu'il était, le subtil célibataire ne dédaignait pas de se
mettre en frais pour elle; il s'amusait de ses airs importants, sans
cesser pour cela d'observer ce qui se passait autour de lui. «Melville
de retour après deux années d'absence, Nadine radieuse, Meydan
préoccupé, Jacques, gai comme un pinson, Malprat intrigué, Madame Lelong
inquiète: _va bene_[30], pensait-il.

[Note 30: Ça va bien.]

Le pudding brûla comme jamais pudding au monde n'avait brûlé.

--C'est nous qui l'avons fait--dirent les fillettes--et aussi Nadine.

--Tiens! le petit raisin de Corinthe qui ne voulait pas être mangé!
Vois-le, Dine! Il brûle tout seul, là, sur le bord, s'écria Lucette, de
sa voix claire.

La grande soeur se mit à rire, les yeux subitement mouillés de larmes.
«Comment, il n'y a que quelques heures que je racontais cette histoire,
le coeur broyé d'angoisse? Et maintenant... Qu'il faut peu de temps pour
changer toute une vie,» pensait-elle. «La véritable durée des choses se
mesure en nous, non ailleurs.»

On se levait de table. Arrivé dans le salon brillamment éclairé:

--Eh! bien, _carina mia_[31], dit Monsieur Meydan à sa fille aînée en
l'entraînant à l'écart, je crois que nous avons bien vieilli, depuis
deux ans.

[Note 31: _ma chérie_]

--Non, Papa, dit-elle--mettant par un geste familier sa jolie tête sur
l'épaule de son père et l'enveloppant de son regard aimant--tant que tu
auras besoin de moi, je serai toujours de beaucoup trop jeune!

--Mais l'âge est venu d'aimer?

--Oui.

--C'était inévitable, et j'étais un vieux fou... D'ailleurs, tu as bien
placé ton coeur, mon enfant!

Georges les regardait. M. Meydan lui fit signe d'approche; et, prenant
la main de sa fille, sans parler, il la mit dans celle du jeune homme.

--Mon père! dit celui-ci, vivement ému.

--Oh! pas de phrases, s'il te plaît! Tu es un fieffé voleur et tu
mériterais la corde. Mais si tu me laisses ma fille encore un peu de
temps, je te pardonnerai.

--Voleur, moi? Je ne vous enlève rien, et je vous donne un fils.

--Des mots, des mots, tout cela! Celui qui nous prend le coeur de notre
enfant est un voleur, et le plus effronté, le plus dangereux de tous,
je n'en démords pas. Un voleur excusable, un voleur pardonné, aimé même
peut-être, mais un voleur.

Les «petites soeurs», intriguées de ce colloque, avançaient leurs têtes
curieuses vers le groupe. Les dames s'éventaient d'un air discret.

Jacques s'en aperçut.

--Eh bien, docteur! dit-il tout haut à Georges en s'approchant, comment
trouves-tu papa, ce soir?

--Mais beaucoup mieux, je suis très content. Son pouls est excellent,
régulier, ferme; cela va parfaitement!

La soirée passa très vite, comme tout ce qui est vraiment bon en ce
monde. Le gros voisin, Porchano, congestionné par le dîner, proposa de
faire un whist et alla s'installer à la table préparée dans le petit
salon contigu avec sa femme, Madame Lelong et Madame Malprat.

«L'Amivetti», comme l'appelaient les enfants autrefois, avait pris
Luce sur ses genoux, et caressait tendrement ses cheveux noirs.
Maggie s'était assise tout contre lui. Pour parler aux fillettes, il
adoucissait sa voix sonore et mettait des diminutifs câlins aux mots de
sa langue natale, si douce déjà.

--Chéries, laissez donc ce pauvre «ami» tranquille, dit la soeur aînée.

Le Toscan étendit sa longue main maigre au-devant de Luce, comme pour
défendre un trésor menacé, et répondit par un simple mouvement de sa
grave tête expressive. Puis, levant ses sombres sourcils, d'un regard il
montra le piano à Nadine.

Il avait raison, l'Amivetti, c'était ce qu'il fallait; les coeurs
étaient trop émus pour qu'on pût parler. Elle obéit. Monsieur Meydan
prit son violoncelle; Georges, debout auprès du piano, tournait les
pages. Monsieur Malprat s'installa dans un coin sombre, loin de l'éclat
des lampes, et s'apprêta à écouter.

Bientôt, entraînées par le chant divin, l'âme du père et celle de
l'enfant n'en firent plus qu'une. La jeune fille disait son amour,
sa tendresse filiale, sa joie d'avoir vaincu son coeur et tenu ses
promesses envers la grande amie absente, présente, toujours! Lui,
Monsieur Meydan, pensait à sa femme, aussi, à l'aurore de leurs
tendresses, à son bonheur si elle avait été là, à sa Nadine, précieuse
entre tous ses enfants, qu'il perdait et retrouvait à la fois ce
soir-là,--à tant de joies, à tant de douleurs si intimement mêlées dans
son âme, comme dans toute âme qui a vécu et aimé. La voix profonde,
presqu'humaine, du merveilleux instrument chantait cela, et bien
d'autres choses encore; elle évoquait ces choses inexprimées,
inexprimables que nous entrevoyons et que la musique évoque: ébauches de
pensées, intuitions d'au-delà, qui se compléteront, s'expliqueront dans
une autre vie.

Jacques, enseveli dans un fauteuil, derrière un paravent, pleurait comme
un enfant, sans savoir au juste pourquoi, en une détente de ses nerfs
surmenés. Maggie écoutait de toute sa petite âme ardente, les yeux
brillants, les lèvres serrées. Luce s'était endormie, sur les genoux de
son grand ami. _«Carissima[32]»_, pensait celui-ci, «pauvre petite fille
douce et frêle, tu perds ta mère une seconde fois, ce soir. Ta «Grande»
sera toujours la plus tendre des soeurs, mais rien qu'une soeur,
désormais. Elle aime, elle est aimée, heureuse... l'amour comblé rend
égoïste, même les meilleurs: il est à soi-même tout son univers. Elle va
perdre ces divinations, ce délicat toucher que seule donne la souffrance
profonde».

[Note 32. Superlatif de chère.]

--Hum! fit M. Malprat, en se levant, lorsque la dernière note s'éteignit
dans le salon silencieux. Ce Beethoven, quel génie! Ma petite Nadine, tu
as joué comme un ange! Quant à toi, Meydan, j'ai toujours dit que tu as
manqué ta vocation: tu es un musicien de premier ordre; c'est un crime
de cacher un pareil talent... Vous m'avez fait passer une heure divine!

--Bonsoir, heureux homme! dit monsieur Calvetti, en passant, à Georges.
Voilà une sonate qui comptera dans plusieurs vies.

--Nous pourrions bien apprendre quelque chose de nouveau, avant
longtemps, dit madame Malprat, à madame Lelong, dans le jardin, comme
elles s'en allaient précédées de Federigo qui portait une lanterne, et
suivies des autres invites.

--Vous croyez? répondit la pauvre dame, qui avait jeté son dévolu
sur Georges Melville pour sa fille, et qui voyait ses beaux projets
matrimoniaux s'en aller à vau-l'eau--si ce mariage avait dû se faire, il
y a longtemps qu'il serait fait, ce me semble!

Les fillettes, glorieuses d'être restées au salon pour la première fois
jusqu'à minuit, montaient, tout ensommeillées, l'escalier de pierre,
pendues chacune au bras de leur soeur.

--Dine! s'écria Lucette, comme nous avons été heureuses, aujourd'hui!
C'était vraiment un fameux Noël! Jamais je ne me suis autant amusée!

Une tasse fumait sur la table, au pied du lit de la jeune maîtresse de
maison. «Les excuses d'Agnese», pensa-elle; «pauvre brave fille, j'ai
mieux que son tilleul».

En posant la lampe sur la cheminée, elle vit une enveloppe, placée sous
la photographie fanée. Elle l'ouvrit, et trouva le récépissé d'une
lettre chargée, puis un papier avec ceci:

«C'est parti, et, en même temps, ma démission du «Regina Club». Je ne
jouerai plus, je te le jure sur son souvenir, prie pour moi.»

Nadine se jeta à genoux devant son lit; alors sur ce même coussin qui
avait étouffé ses sanglots le matin, elle laissa couler de douces larmes
de reconnaissance et de joie.

_Décembre 1903._



TABLE

  _Nuit de Noël_

  _Regard maternel_

  _Le Larron_

  _Le nourrisson de la Poupin_

  _Joyeux Noël_





End of the Project Gutenberg EBook of Contes de Noël
by Madame Henri de La Ville de Mirmont

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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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