La princesse de Clèves

By Madame de La Fayette

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Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette

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Title: La princesse de Clèves

Author: Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette

Release Date: July 9, 2006 [EBook #18797]

Language: French


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La Princesse de Clèves

Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette

A PARIS

Chez Claude BARBIN, au Palais
sur le second Perron de la Sainte Chapelle.

M. DC. LXXXIX.

AVEC PRIVILEGE DU ROI




LE LIBRAIRE AU LECTEUR.


Quelque approbation qu'ait eu cette Histoire dans les lectures qu'on en
a faites, l'Auteur n'a pû se resoudre à se déclarer, il a craint que son
nom ne diminuât le succès de son Livre. Il sait par expérience, que l'on
condamne quelquefois les Ouvrages sur la médiocre opinion qu'on a de
l'Auteur, et il sait aussi que la réputation de l'Auteur donne souvent
du prix aux Ouvrages. Il demeure donc dans l'obscurité où il est, pour
laisser les jugements plus libres & plus équitables, & il se montrera
néanmoins si cette Histoire est aussi agréable au Public que je
l'espère.




PREMIERE PARTIE


La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant
d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. Ce
prince était galant, bien fait et amoureux; quoique sa passion pour
Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus
de vingt ans, elle n'en était pas moins violente, et il n'en donnait pas
des témoignages moins éclatants.

Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il
en faisait une de ses plus grandes occupations. C'étaient tous les jours
des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues,
ou de semblables divertissements; les couleurs et les chiffres de madame
de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec
tous les ajustements que pouvait avoir mademoiselle de La Marck, sa
petite-fille, qui était alors à marier. La présence de la reine
autorisait la sienne. Cette princesse était belle, quoiqu'elle eût passé
la première jeunesse; elle aimait la grandeur, la magnificence et les
plaisirs. Le roi l'avait épousée lorsqu'il était encore duc d'Orléans,
et qu'il avait pour aîné le dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa
naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la
place du roi François premier, son père.

L'humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur à
régner; il semblait qu'elle souffrît sans peine l'attachement du roi
pour la duchesse de Valentinois, et elle n'en témoignait aucune
jalousie; mais elle avait une si profonde dissimulation, qu'il était
difficile de juger de ses sentiments, et la politique l'obligeait
d'approcher cette duchesse de sa personne, afin d'en approcher aussi le
roi. Ce prince aimait le commerce des femmes, même de celles dont il
n'était pas amoureux: il demeurait tous les jours chez la reine à
l'heure du cercle, où tout ce qu'il y avait de plus beau et de mieux
fait, de l'un et de l'autre sexe, ne manquait pas de se trouver. Jamais
cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien
faits; et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu'elle
donne de plus beau, dans les plus grandes princesses et dans les plus
grands princes. Madame Élisabeth de France, qui fut depuis reine
d'Espagne, commençait à faire paraître un esprit surprenant et cette
incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine
d'Écosse, qui venait d'épouser monsieur le dauphin, et qu'on appelait la
reine Dauphine, était une personne parfaite pour l'esprit et pour le
corps: elle avait été élevée à la cour de France, elle en avait pris
toute la politesse, et elle était née avec tant de dispositions pour
toutes les belles choses, que, malgré sa grande jeunesse, elle les
aimait et s'y connaissait mieux que personne. La reine, sa belle-mère,
et Madame, soeur du roi, aimaient aussi les vers, la comédie et la
musique. Le goût que le roi François premier avait eu pour la poésie et
pour les lettres régnait encore en France; et le roi son fils aimant les
exercices du corps, tous les plaisirs étaient à la cour. Mais ce qui
rendait cette cour belle et majestueuse était le nombre infini de
princes et de grands seigneurs d'un mérite extraordinaire. Ceux que je
vais nommer étaient, en des manières différentes, l'ornement et
l'admiration de leur siècle.

Le roi de Navarre attirait le respect de tout le monde par la grandeur
de son rang et par celle qui paraissait en sa personne. Il excellait
dans la guerre, et le duc de Guise lui donnait une émulation qui l'avait
porté plusieurs fois à quitter sa place de général, pour aller combattre
auprès de lui comme un simple soldat, dans les lieux les plus périlleux.
Il est vrai aussi que ce duc avait donné des marques d'une valeur si
admirable et avait eu de si heureux succès, qu'il n'y avait point de
grand capitaine qui ne dût le regarder avec envie. Sa valeur était
soutenue de toutes les autres grandes qualités: il avait un esprit vaste
et profond, une âme noble et élevée, et une égale capacité pour la
guerre et pour les affaires. Le cardinal de Lorraine, son frère, était
né avec une ambition démesurée, avec un esprit vif et une éloquence
admirable, et il avait acquis une science profonde, dont il se servait
pour se rendre considérable en défendant la religion catholique qui
commençait d'être attaquée. Le chevalier de Guise, que l'on appela
depuis le grand prieur, était un prince aimé de tout le monde, bien
fait, plein d'esprit, plein d'adresse, et d'une valeur célèbre par toute
l'Europe. Le prince de Condé, dans un petit corps peu favorisé de la
nature, avait une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendait
aimable aux yeux même des plus belles femmes. Le duc de Nevers, dont la
vie était glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu'il avait
eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisait les délices de la cour.
Il avait trois fils parfaitement bien faits: le second, qu'on appelait
le prince de Clèves, était digne de soutenir la gloire de son nom; il
était brave et magnifique, et il avait une prudence qui ne se trouve
guère avec la jeunesse. Le vidame de Chartres, descendu de cette
ancienne maison de Vendôme, dont les princes du sang n'ont point
dédaigné de porter le nom, était également distingué dans la guerre et
dans la galanterie. Il était beau, de bonne mine, vaillant, hardi,
libéral; toutes ces bonnes qualités étaient vives et éclatantes; enfin,
il était seul digne d'être comparé au duc de Nemours, si quelqu'un lui
eût pu être comparable. Mais ce prince était un chef-d'oeuvre de la
nature; ce qu'il avait de moins admirable était d'être l'homme du monde
le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres
était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son
visage et dans ses actions, que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul; il
avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une
adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de
s'habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être
imitée, et enfin, un air dans toute sa personne, qui faisait qu'on ne
pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n'y
avait aucune dame dans la cour, dont la gloire n'eût été flattée de le
voir attaché à elle; peu de celles à qui il s'était attaché se pouvaient
vanter de lui avoir résisté, et même plusieurs à qui il n'avait point
témoigné de passion n'avaient pas laissé d'en avoir pour lui. Il avait
tant de douceur et tant de disposition à la galanterie, qu'il ne pouvait
refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire: ainsi il
avait plusieurs maîtresses, mais il était difficile de deviner celle
qu'il aimait véritablement. Il allait souvent chez la reine dauphine; la
beauté de cette princesse, sa douceur, le soin qu'elle avait de plaire à
tout le monde, et l'estime particulière qu'elle témoignait à ce prince,
avaient souvent donné lieu de croire qu'il levait les yeux jusqu'à elle.
Messieurs de Guise, dont elle était nièce, avaient beaucoup augmenté
leur crédit et leur considération par son mariage; leur ambition les
faisait aspirer à s'égaler aux princes du sang, et à partager le pouvoir
du connétable de Montmorency. Le roi se reposait sur lui de la plus
grande partie du gouvernement des affaires, et traitait le duc de Guise
et le maréchal de Saint-André comme ses favoris. Mais ceux que la faveur
ou les affaires approchaient de sa personne ne s'y pouvaient maintenir
qu'en se soumettant à la duchesse de Valentinois; et quoiqu'elle n'eût
plus de jeunesse ni de beauté, elle le gouvernait avec un empire si
absolu, que l'on peut dire qu'elle était maîtresse de sa personne et de
l'État.

Le roi avait toujours aimé le connétable, et sitôt qu'il avait commencé
à régner, il l'avait rappelé de l'exil où le roi François premier
l'avait envoyé. La cour était partagée entre messieurs de Guise et le
connétable, qui était soutenu des princes du sang. L'un et l'autre parti
avait toujours songé à gagner la duchesse de Valentinois. Le duc
d'Aumale, frère du duc de Guise, avait épousé une de ses filles; le
connétable aspirait à la même alliance. Il ne se contentait pas d'avoir
marié son fils aîné avec madame Diane, fille du roi et d'une dame de
Piémont, qui se fit religieuse aussitôt qu'elle fut accouchée. Ce
mariage avait eu beaucoup d'obstacles, par les promesses que monsieur de
Montmorency avait faites à mademoiselle de Piennes, une des filles
d'honneur de la reine; et bien que le roi les eût surmontés avec une
patience et une bonté extrême, ce connétable ne se trouvait pas encore
assez appuyé, s'il ne s'assurait de madame de Valentinois, et s'il ne la
séparait de messieurs de Guise, dont la grandeur commençait à donner de
l'inquiétude à cette duchesse. Elle avait retardé, autant qu'elle avait
pu, le mariage du dauphin avec la reine d'Écosse: la beauté et l'esprit
capable et avancé de cette jeune reine, et l'élévation que ce mariage
donnait à messieurs de Guise, lui étaient insupportables. Elle haïssait
particulièrement le cardinal de Lorraine; il lui avait parlé avec
aigreur, et même avec mépris. Elle voyait qu'il prenait des liaisons
avec la reine; de sorte que le connétable la trouva disposée à s'unir
avec lui, et à entrer dans son alliance, par le mariage de mademoiselle
de La Marck, sa petite fille, avec monsieur d'Anville, son second fils,
qui succéda depuis à sa charge sous le règne de Charles IX. Le
connétable ne crut pas trouver d'obstacles dans l'esprit de monsieur
d'Anville pour un mariage, comme il en avait trouvé dans l'esprit de
monsieur de Montmorency; mais, quoique les raisons lui en fussent
cachées, les difficultés n'en furent guère moindres. Monsieur d'Anville
était éperdument amoureux de la reine dauphine, et, quelque peu
d'espérance qu'il eût dans cette passion, il ne pouvait se résoudre à
prendre un engagement qui partagerait ses soins. Le maréchal de
Saint-André était le seul dans la cour qui n'eût point pris de parti. Il
était un des favoris, et sa faveur ne tenait qu'à sa personne: le roi
l'avait aimé dès le temps qu'il était dauphin; et depuis, il l'avait
fait maréchal de France, dans un âge où l'on n'a pas encore accoutumé de
prétendre aux moindres dignités. Sa faveur lui donnait un éclat qu'il
soutenait par son mérite et par l'agrément de sa personne, par une
grande délicatesse pour sa table et pour ses meubles, et par la plus
grande magnificence qu'on eût jamais vue en un particulier. La
libéralité du roi fournissait à cette dépense; ce prince allait jusqu'à
la prodigalité pour ceux qu'il aimait; il n'avait pas toutes les grandes
qualités, mais il en avait plusieurs, et surtout celle d'aimer la guerre
et de l'entendre; aussi avait-il eu d'heureux succès et si on en excepte
la bataille de Saint-Quentin, son règne n'avait été qu'une suite de
victoires. Il avait gagné en personne la bataille de Renty; le Piémont
avait été conquis; les Anglais avaient été chassés de France, et
l'empereur Charles-Quint avait vu finir sa bonne fortune devant la ville
de Metz, qu'il avait assiégée inutilement avec toutes les forces de
l'Empire et de l'Espagne. Néanmoins, comme le malheur de Saint-Quentin
avait diminué l'espérance de nos conquêtes, et que, depuis, la fortune
avait semblé se partager entre les deux rois, ils se trouvèrent
insensiblement disposés à la paix.

La duchesse douairière de Lorraine avait commencé à en faire des
propositions dans le temps du mariage de monsieur le dauphin; il y avait
toujours eu depuis quelque négociation secrète. Enfin, Cercamp, dans le
pays d'Artois, fut choisi pour le lieu où l'on devait s'assembler. Le
cardinal de Lorraine, le connétable de Montmorency et le maréchal de
Saint-André s'y trouvèrent pour le roi; le duc d'Albe et le prince
d'Orange, pour Philippe II; et le duc et la duchesse de Lorraine furent
les médiateurs. Les principaux articles étaient le mariage de madame
Élisabeth de France avec Don Carlos, infant d'Espagne, et celui de
Madame soeur du roi, avec monsieur de Savoie.

Le roi demeura cependant sur la frontière, et il y reçut la nouvelle de
la mort de Marie, reine d'Angleterre. Il envoya le comte de Randan à
Élisabeth, pour la complimenter sur son avènement à la couronne; elle le
reçut avec joie. Ses droits étaient si mal établis, qu'il lui était
avantageux de se voir reconnue par le roi. Ce comte la trouva instruite
des intérêts de la cour de France, et du mérite de ceux qui la
composaient; mais surtout il la trouva si remplie de la réputation du
duc de Nemours, elle lui parla tant de fois de ce prince, et avec tant
d'empressement, que, quand monsieur de Randan fut revenu, et qu'il
rendit compte au roi de son voyage, il lui dit qu'il n'y avait rien que
monsieur de Nemours ne pût prétendre auprès de cette princesse, et qu'il
ne doutait point qu'elle ne fût capable de l'épouser. Le roi en parla à
ce prince dès le soir même; il lui fit conter par monsieur de Randan
toutes ses conversations avec Élisabeth, et lui conseilla de tenter
cette grande fortune. Monsieur de Nemours crut d'abord que le roi ne lui
parlait pas sérieusement; mais comme il vit le contraire:

--Au moins, Sire, lui dit-il, si je m'embarque dans une entreprise
chimérique, par le conseil et pour le service de Votre Majesté, je la
supplie de me garder le secret, jusqu'à ce que le succès me justifie
vers le public, et de vouloir bien ne me pas faire paraître rempli d'une
assez grande vanité, pour prétendre qu'une reine, qui ne m'a jamais vu,
me veuille épouser par amour.

Le roi lui promit de ne parler qu'au connétable de ce dessein, et il
jugea même le secret nécessaire pour le succès. Monsieur de Randan
conseillait à monsieur de Nemours d'aller en Angleterre sur le simple
prétexte de voyager; mais ce prince ne put s'y résoudre. Il envoya
Lignerolles qui était un jeune homme d'esprit, son favori, pour voir les
sentiments de la reine, et pour tâcher de commencer quelque liaison. En
attendant l'événement de ce voyage, il alla voir le duc de Savoie, qui
était alors à Bruxelles avec le roi d'Espagne. La mort de Marie
d'Angleterre apporta de grands obstacles à la paix; l'assemblée se
rompit à la fin de novembre, et le roi revint à Paris.

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le
monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle
donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de
belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de
Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était
mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame de Chartres,
sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires.
Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans
revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à
l'éducation de sa fille; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver
son esprit et sa beauté; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à
la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de
ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en
éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée; elle faisait
souvent à sa fille des peintures de l'amour; elle lui montrait ce qu'il
a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en
apprenait de dangereux; elle lui contait le peu de sincérité des hommes,
leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où
plongent les engagements; et elle lui faisait voir, d'un autre côté,
quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la
vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la
beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il
était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance
de soi-même, et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire
le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.

Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France;
et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé
plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse,
ne trouvait presque rien digne de sa fille; la voyant dans sa seizième
année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame
alla au-devant d'elle; il fut surpris de la grande beauté de
mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur
de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a
jamais vu qu'à elle; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et
sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

Le lendemain qu'elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries
chez un Italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet homme était
venu de Florence avec la reine, et s'était tellement enrichi dans son
trafic, que sa maison paraissait plutôt celle d'un grand seigneur que
d'un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva. Il fut
tellement surpris de sa beauté, qu'il ne put cacher sa surprise; et
mademoiselle de Chartres ne put s'empêcher de rougir en voyant
l'étonnement qu'elle lui avait donné. Elle se remit néanmoins, sans
témoigner d'autre attention aux actions de ce prince que celle que la
civilité lui devait donner pour un homme tel qu'il paraissait. Monsieur
de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui
était cette belle personne qu'il ne connaissait point. Il voyait bien
par son air, et par tout ce qui était à sa suite, qu'elle devait être
d'une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c'était une
fille; mais ne lui voyant point de mère, et l'Italien qui ne la
connaissait point l'appelant madame, il ne savait que penser, et il la
regardait toujours avec étonnement. Il s'aperçut que ses regards
l'embarrassaient, contre l'ordinaire des jeunes personnes qui voient
toujours avec plaisir l'effet de leur beauté; il lui parut même qu'il
était cause qu'elle avait de l'impatience de s'en aller, et en effet
elle sortit assez promptement. Monsieur de Clèves se consola de la
perdre de vue, dans l'espérance de savoir qui elle était; mais il fut
bien surpris quand il sut qu'on ne la connaissait point. Il demeura si
touché de sa beauté, et de l'air modeste qu'il avait remarqué dans ses
actions, qu'on peut dire qu'il conçut pour elle dès ce moment une
passion et une estime extraordinaires. Il alla le soir chez Madame,
soeur du roi.

Cette princesse était dans une grande considération, par le crédit
qu'elle avait sur le roi, son frère; et ce crédit était si grand, que le
roi, en faisant la paix, consentait à rendre le Piémont, pour lui faire
épouser le duc de Savoie. Quoiqu'elle eût désiré toute sa vie de se
marier, elle n'avait jamais voulu épouser qu'un souverain, et elle avait
refusé pour cette raison le roi de Navarre lorsqu'il était duc de
Vendôme, et avait toujours souhaité monsieur de Savoie; elle avait
conservé de l'inclination pour lui depuis qu'elle l'avait vu à Nice, à
l'entrevue du roi François premier et du pape Paul troisième. Comme elle
avait beaucoup d'esprit, et un grand discernement pour les belles
choses, elle attirait tous les honnêtes gens, et il y avait de certaines
heures où toute la cour était chez elle.

Monsieur de Clèves y vint à son ordinaire; il était si rempli de
l'esprit et de la beauté de mademoiselle de Chartres, qu'il ne pouvait
parler d'autre chose. Il conta tout haut son aventure, et ne pouvait se
lasser de donner des louanges à cette personne qu'il avait vue, qu'il ne
connaissait point. Madame lui dit qu'il n'y avait point de personne
comme celle qu'il dépeignait, et que s'il y en avait quelqu'une, elle
serait connue de tout le monde. Madame de Dampierre, qui était sa dame
d'honneur et amie de madame de Chartres, entendant cette conversation,
s'approcha de cette princesse, et lui dit tout bas que c'était sans
doute mademoiselle de Chartres que monsieur de Clèves avait vue. Madame
se retourna vers lui, et lui dit que s'il voulait revenir chez elle le
lendemain, elle lui ferait voir cette beauté dont il était si touché.
Mademoiselle de Chartres parut en effet le jour suivant; elle fut reçue
des reines avec tous les agréments qu'on peut s'imaginer, et avec une
telle admiration de tout le monde, qu'elle n'entendait autour d'elle que
des louanges. Elle les recevait avec une modestie si noble, qu'il ne
semblait pas qu'elle les entendît, ou du moins qu'elle en fût touchée.
Elle alla ensuite chez Madame, soeur du roi. Cette princesse, après
avoir loué sa beauté, lui conta l'étonnement qu'elle avait donné à
monsieur de Clèves. Ce prince entra un moment après.

--Venez, lui dit-elle, voyez si je ne vous tiens pas ma parole, et si en
vous montrant mademoiselle de Chartres, je ne vous fais pas voir cette
beauté que vous cherchiez; remerciez-moi au moins de lui avoir appris
l'admiration que vous aviez déjà pour elle.

Monsieur de Clèves sentit de la joie de voir que cette personne qu'il
avait trouvée si aimable était d'une qualité proportionnée à sa beauté;
il s'approcha d'elle, et il la supplia de se souvenir qu'il avait été le
premier à l'admirer, et que, sans la connaître, il avait eu pour elle
tous les sentiments de respect et d'estime qui lui étaient dus.

Le chevalier de Guise et lui, qui étaient amis, sortirent ensemble de
chez Madame. Ils louèrent d'abord mademoiselle de Chartres sans se
contraindre. Ils trouvèrent enfin qu'ils la louaient trop, et ils
cessèrent l'un et l'autre de dire ce qu'ils en pensaient; mais ils
furent contraints d'en parler les jours suivants, partout où ils se
rencontrèrent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes
les conversations. La reine lui donna de grandes louanges, et eut pour
elle une considération extraordinaire; la reine dauphine en fit une de
ses favorites, et pria madame de Chartres de la mener souvent chez elle.
Mesdames, filles du roi, l'envoyaient chercher pour être de tous leurs
divertissements. Enfin, elle était aimée et admirée de toute la cour,
excepté de madame de Valentinois. Ce n'est pas que cette beauté lui
donnât de l'ombrage: une trop longue expérience lui avait appris qu'elle
n'avait rien à craindre auprès du roi; mais elle avait tant de haine
pour le vidame de Chartres, qu'elle avait souhaité d'attacher à elle par
le mariage d'une de ses filles, et qui s'était attaché à la reine,
qu'elle ne pouvait regarder favorablement une personne qui portait son
nom, et pour qui il faisait paraître une grande amitié.

Le prince de Clèves devint passionnément amoureux de mademoiselle de
Chartres, et souhaitait ardemment de l'épouser; mais il craignait que
l'orgueil de madame de Chartres ne fût blessé de donner sa fille à un
homme qui n'était pas l'aîné de sa maison. Cependant cette maison était
si grande, et le comte d'Eu, qui en était l'aîné, venait d'épouser une
personne si proche de la maison royale, que c'était plutôt la timidité
que donne l'amour, que de véritables raisons, qui causaient les craintes
de monsieur de Clèves. Il avait un grand nombre de rivaux: le chevalier
de Guise lui paraissait le plus redoutable par sa naissance, par son
mérite, et par l'éclat que la faveur donnait à sa maison. Ce prince
était devenu amoureux de mademoiselle de Chartres le premier jour qu'il
l'avait vue; il s'était aperçu de la passion de monsieur de Clèves,
comme monsieur de Clèves s'était aperçu de la sienne. Quoiqu'ils fussent
amis, l'éloignement que donnent les mêmes prétentions ne leur avait pas
permis de s'expliquer ensemble; et leur amitié s'était refroidie, sans
qu'ils eussent eu la force de s'éclaircir. L'aventure qui était arrivée
à monsieur de Clèves, d'avoir vu le premier mademoiselle de Chartres,
lui paraissait un heureux présage, et semblait lui donner quelque
avantage sur ses rivaux; mais il prévoyait de grands obstacles par le
duc de Nevers son père. Ce duc avait d'étroites liaisons avec la
duchesse de Valentinois: elle était ennemie du vidame, et cette raison
était suffisante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que son
fils pensât à sa nièce.

Madame de Chartres, qui avait eu tant d'application pour inspirer la
vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un
lieu où ils étaient si nécessaires, et où il y avait tant d'exemples si
dangereux. L'ambition et la galanterie étaient l'âme de cette cour, et
occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant
d'intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant
de part, que l'amour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à
l'amour. Personne n'était tranquille, ni indifférent; on songeait à
s'élever, à plaire, à servir ou à nuire; on ne connaissait ni l'ennui,
ni l'oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs ou des
intrigues. Les dames avaient des attachements particuliers pour la
reine, pour la reine dauphine, pour la reine de Navarre, pour Madame,
soeur du roi, ou pour la duchesse de Valentinois. Les inclinations, les
raisons de bienséance, ou le rapport d'humeur faisaient ces différents
attachements. Celles qui avaient passé la première jeunesse et qui
faisaient profession d'une vertu plus austère étaient attachées à la
reine. Celles qui étaient plus jeunes et qui cherchaient la joie et la
galanterie faisaient leur cour à la reine dauphine. La reine de Navarre
avait ses favorites; elle était jeune et elle avait du pouvoir sur le
roi son mari: il était joint au connétable, et avait par là beaucoup de
crédit. Madame, soeur du roi, conservait encore de la beauté, et
attirait plusieurs dames auprès d'elle. La duchesse de Valentinois avait
toutes celles qu'elle daignait regarder; mais peu de femmes lui étaient
agréables; et excepté quelques-unes qui avaient sa familiarité et sa
confiance, et dont l'humeur avait du rapport avec la sienne, elle n'en
recevait chez elle que les jours où elle prenait plaisir à avoir une
cour comme celle de la reine.

Toutes ces différentes cabales avaient de l'émulation et de l'envie les
unes contre les autres: les dames qui les composaient avaient aussi de
la jalousie entre elles, ou pour la faveur, ou pour les amants; les
intérêts de grandeur et d'élévation se trouvaient souvent joints à ces
autres intérêts moins importants, mais qui n'étaient pas moins
sensibles. Ainsi il y avait une sorte d'agitation sans désordre dans
cette cour, qui la rendait très agréable, mais aussi très dangereuse
pour une jeune personne. Madame de Chartres voyait ce péril, et ne
songeait qu'aux moyens d'en garantir sa fille. Elle la pria, non pas
comme sa mère, mais comme son amie, de lui faire confidence de toutes
les galanteries qu'on lui dirait, et elle lui promit de lui aider à se
conduire dans des choses où l'on était souvent embarrassée quand on
était jeune.

Le chevalier de Guise fit tellement paraître les sentiments et les
desseins qu'il avait pour mademoiselle de Chartres, qu'ils ne furent
ignorés de personne. Il ne voyait néanmoins que de l'impossibilité dans
ce qu'il désirait; il savait bien qu'il n'était point un parti qui
convînt à mademoiselle de Chartres, par le peu de biens qu'il avait pour
soutenir son rang; et il savait bien aussi que ses frères
n'approuveraient pas qu'il se mariât, par la crainte de l'abaissement
que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dans les grandes
maisons. Le cardinal de Lorraine lui fit bientôt voir qu'il ne se
trompait pas; il condamna l'attachement qu'il témoignait pour
mademoiselle de Chartres, avec une chaleur extraordinaire; mais il ne
lui en dit pas les véritables raisons. Ce cardinal avait une haine pour
le vidame, qui était secrète alors, et qui éclata depuis. Il eût plutôt
consenti à voir son frère entrer dans tout autre alliance que dans celle
de ce vidame; et il déclara si publiquement combien il en était éloigné,
que madame de Chartres en fut sensiblement offensée. Elle prit de grands
soins de faire voir que le cardinal de Lorraine n'avait rien à craindre,
et qu'elle ne songeait pas à ce mariage. Le vidame prit la même
conduite, et sentit, encore plus que madame de Chartres, celle du
cardinal de Lorraine, parce qu'il en savait mieux la cause.

Le prince de Clèves n'avait pas donné des marques moins publiques de sa
passion, qu'avait fait le chevalier de Guise. Le duc de Nevers apprit
cet attachement avec chagrin. Il crut néanmoins qu'il n'avait qu'à
parler à son fils, pour le faire changer de conduite; mais il fut bien
surpris de trouver en lui le dessein formé d'épouser mademoiselle de
Chartres. Il blâma ce dessein; il s'emporta et cacha si peu son
emportement, que le sujet s'en répandit bientôt à la cour, et alla
jusqu'à madame de Chartres. Elle n'avait pas mis en doute que monsieur
de Nevers ne regardât le mariage de sa fille comme un avantage pour son
fils; elle fut bien étonnée que la maison de Clèves et celle de Guise
craignissent son alliance, au lieu de la souhaiter. Le dépit qu'elle eut
lui fit penser à trouver un parti pour sa fille, qui la mît au-dessus de
ceux qui se croyaient au-dessus d'elle. Après avoir tout examiné, elle
s'arrêta au prince dauphin, fils du duc de Montpensier. Il était lors à
marier, et c'était ce qu'il y avait de plus grand à la cour. Comme
madame de Chartres avait beaucoup d'esprit, qu'elle était aidée du
vidame qui était dans une grande considération, et qu'en effet sa fille
était un parti considérable, elle agit avec tant d'adresse et tant de
succès, que monsieur de Montpensier parut souhaiter ce mariage, et il
semblait qu'il ne s'y pouvait trouver de difficultés.

Le vidame, qui savait l'attachement de monsieur d'Anville pour la reine
dauphine, crut néanmoins qu'il fallait employer le pouvoir que cette
princesse avait sur lui, pour l'engager à servir mademoiselle de
Chartres auprès du roi et auprès du prince de Montpensier, dont il était
ami intime. Il en parla à cette reine, et elle entra avec joie dans une
affaire où il s'agissait de l'élévation d'une personne qu'elle aimait
beaucoup; elle le témoigna au vidame, et l'assura que, quoiqu'elle sût
bien qu'elle ferait une chose désagréable au cardinal de Lorraine, son
oncle, elle passerait avec joie par-dessus cette considération, parce
qu'elle avait sujet de se plaindre de lui, et qu'il prenait tous les
jours les intérêts de la reine contre les siens propres.

Les personnes galantes sont toujours bien aises qu'un prétexte leur
donne lieu de parler à ceux qui les aiment. Sitôt que le vidame eut
quitté madame la dauphine, elle ordonna à Châtelart, qui était favori de
monsieur d'Anville, et qui savait la passion qu'il avait pour elle, de
lui aller dire, de sa part, de se trouver le soir chez la reine.
Châtelart reçut cette commission avec beaucoup de joie et de respect. Ce
gentilhomme était d'une bonne maison de Dauphiné; mais son mérite et son
esprit le mettaient au-dessus de sa naissance. Il était reçu et bien
traité de tout ce qu'il y avait de grands seigneurs à la cour, et la
faveur de la maison de Montmorency l'avait particulièrement attaché à
monsieur d'Anville. Il était bien fait de sa personne, adroit à toutes
sortes d'exercices; il chantait agréablement, il faisait des vers, et
avait un esprit galant et passionné qui plut si fort à monsieur
d'Anville, qu'il le fit confident de l'amour qu'il avait pour la reine
dauphine. Cette confidence l'approchait de cette princesse, et ce fut en
la voyant souvent qu'il prit le commencement de cette malheureuse
passion qui lui ôta la raison, et qui lui coûta enfin la vie.

Monsieur d'Anville ne manqua pas d'être le soir chez la reine; il se
trouva heureux que madame la dauphine l'eût choisi pour travailler à une
chose qu'elle désirait, et il lui promit d'obéir exactement à ses
ordres; mais madame de Valentinois, ayant été avertie du dessein de ce
mariage, l'avait traversé avec tant de soin, et avait tellement prévenu
le roi que, lorsque monsieur d'Anville lui en parla, il lui fit paraître
qu'il ne l'approuvait pas, et lui ordonna même de le dire au prince de
Montpensier. L'on peut juger ce que sentit madame de Chartres par la
rupture d'une chose qu'elle avait tant désirée, dont le mauvais succès
donnait un si grand avantage à ses ennemis, et faisait un si grand tort
à sa fille.

La reine dauphine témoigna à mademoiselle de Chartres, avec beaucoup
d'amitié, le déplaisir qu'elle avait de lui avoir été inutile:

--Vous voyez, lui dit-elle, que j'ai un médiocre pouvoir; je suis si
haïe de la reine et de la duchesse de Valentinois, qu'il est difficile
que par elles, ou par ceux qui sont dans leur dépendance, elles ne
traversent toujours toutes les choses que je désire. Cependant,
ajouta-t-elle, je n'ai jamais pensé qu'à leur plaire; aussi elles ne me
haïssent qu'à cause de la reine ma mère, qui leur a donné autrefois de
l'inquiétude et de la jalousie. Le roi en avait été amoureux avant qu'il
le fût de madame de Valentinois; et dans les premières années de son
mariage, qu'il n'avait point encore d'enfants, quoiqu'il aimât cette
duchesse, il parut quasi résolu de se démarier pour épouser la reine ma
mère. Madame de Valentinois qui craignait une femme qu'il avait déjà
aimée, et dont la beauté et l'esprit pouvaient diminuer sa faveur,
s'unit au connétable, qui ne souhaitait pas aussi que le roi épousât une
soeur de messieurs de Guise. Ils mirent le feu roi dans leurs
sentiments, et quoiqu'il haït mortellement la duchesse de Valentinois,
comme il aimait la reine, il travailla avec eux pour empêcher le roi de
se démarier; mais pour lui ôter absolument la pensée d'épouser la reine
ma mère, ils firent son mariage avec le roi d'Écosse, qui était veuf de
madame Magdeleine, soeur du roi, et ils le firent parce qu'il était le
plus prêt à conclure, et manquèrent aux engagements qu'on avait avec le
roi d'Angleterre, qui la souhaitait ardemment. Il s'en fallait peu même
que ce manquement ne fît une rupture entre les deux rois. Henri VIII ne
pouvait se consoler de n'avoir pas épousé la reine ma mère; et, quelque
autre princesse française qu'on lui proposât, il disait toujours qu'elle
ne remplacerait jamais celle qu'on lui avait ôtée. Il est vrai aussi que
la reine ma mère était une parfaite beauté, et que c'est une chose
remarquable que, veuve d'un duc de Longueville, trois rois aient
souhaité de l'épouser; son malheur l'a donnée au moindre, et l'a mise
dans un royaume où elle ne trouve que des peines. On dit que je lui
ressemble: je crains de lui ressembler aussi par sa malheureuse
destinée, et, quelque bonheur qui semble se préparer pour moi, je ne
saurais croire que j'en jouisse.

Mademoiselle de Chartres dit à la reine que ces tristes pressentiments
étaient si mal fondés, qu'elle ne les conserverait pas longtemps, et
qu'elle ne devait point douter que son bonheur ne répondît aux
apparences.

Personne n'osait plus penser à mademoiselle de Chartres, par la crainte
de déplaire au roi, ou par la pensée de ne pas réussir auprès d'une
personne qui avait espéré un prince du sang. Monsieur de Clèves ne fut
retenu par aucune de ces considérations. La mort du duc de Nevers, son
père, qui arriva alors, le mit dans une entière liberté de suivre son
inclination, et, sitôt que le temps de la bienséance du deuil fut passé,
il ne songea plus qu'aux moyens d'épouser mademoiselle de Chartres. Il
se trouvait heureux d'en faire la proposition dans un temps où ce qui
s'était passé avait éloigné les autres partis, et où il était quasi
assuré qu'on ne la lui refuserait pas. Ce qui troublait sa joie, était
la crainte de ne lui être pas agréable, et il eût préféré le bonheur de
lui plaire à la certitude de l'épouser sans en être aimé.

Le chevalier de Guise lui avait donné quelque sorte de jalousie; mais
comme elle était plutôt fondée sur le mérite de ce prince que sur aucune
des actions de mademoiselle de Chartres, il songea seulement à tâcher de
découvrir qu'il était assez heureux pour qu'elle approuvât la pensée
qu'il avait pour elle. Il ne la voyait que chez les reines, ou aux
assemblées; il était difficile d'avoir une conversation particulière. Il
en trouva pourtant les moyens, et il lui parla de son dessein et de sa
passion avec tout le respect imaginable; il la pressa de lui faire
connaître quels étaient les sentiments qu'elle avait pour lui, et il lui
dit que ceux qu'il avait pour elle étaient d'une nature qui le rendrait
éternellement malheureux, si elle n'obéissait que par devoir aux
volontés de madame sa mère.

Comme mademoiselle de Chartres avait le coeur très noble et très bien
fait, elle fut véritablement touchée de reconnaissance du procédé du
prince de Clèves. Cette reconnaissance donna à ses réponses et à ses
paroles un certain air de douceur qui suffisait pour donner de
l'espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l'était ce prince:
de sorte qu'il se flatta d'une partie de ce qu'il souhaitait.

Elle rendit compte à sa mère de cette conversation, et madame de
Chartres lui dit qu'il y avait tant de grandeur et de bonnes qualités
dans monsieur de Clèves, et qu'il faisait paraître tant de sagesse pour
son âge, que, si elle sentait son inclination portée à l'épouser, elle y
consentirait avec joie. Mademoiselle de Chartres répondit qu'elle lui
remarquait les mêmes bonnes qualités, qu'elle l'épouserait même avec
moins de répugnance qu'un autre, mais qu'elle n'avait aucune inclination
particulière pour sa personne.

Dès le lendemain, ce prince fit parler à madame de Chartres; elle reçut
la proposition qu'on lui faisait, et elle ne craignit point de donner à
sa fille un mari qu'elle ne pût aimer, en lui donnant le prince de
Clèves. Les articles furent conclus; on parla au roi, et ce mariage fut
su de tout le monde.

Monsieur de Clèves se trouvait heureux, sans être néanmoins entièrement
content. Il voyait avec beaucoup de peine que les sentiments de
mademoiselle de Chartres ne passaient pas ceux de l'estime et de la
reconnaissance, et il ne pouvait se flatter qu'elle en cachât de plus
obligeants, puisque l'état où ils étaient lui permettait de les faire
paraître sans choquer son extrême modestie. Il ne se passait guère de
jours qu'il ne lui en fît ses plaintes.

--Est-il possible, lui disait-il, que je puisse n'être pas heureux en
vous épousant? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n'avez
pour moi qu'une sorte de bonté qui ne peut me satisfaire; vous n'avez ni
impatience, ni inquiétude, ni chagrin; vous n'êtes pas plus touchée de
ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne serait fondé que
sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes de votre
personne.--Il y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle; je
ne sais ce que vous pouvez souhaiter au-delà de ce que je fais, et il me
semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage.

--Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines
apparences dont je serais content, s'il y avait quelque chose au-delà;
mais au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous
fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination ni
votre coeur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de trouble.

--Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous
voir, et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne sauriez
douter aussi que votre vue ne me donne du trouble.

--Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il; c'est un sentiment
de modestie, et non pas un mouvement de votre coeur, et je n'en tire que
l'avantage que j'en dois tirer.

Mademoiselle de Chartres ne savait que répondre, et ces distinctions
étaient au-dessus de ses connaissances. Monsieur de Clèves ne voyait que
trop combien elle était éloignée d'avoir pour lui des sentiments qui le
pouvaient satisfaire, puisqu'il lui paraissait même qu'elle ne les
entendait pas.

Le chevalier de Guise revint d'un voyage peu de jours avant les noces.
Il avait vu tant d'obstacles insurmontables au dessein qu'il avait eu
d'épouser mademoiselle de Chartres, qu'il n'avait pu se flatter d'y
réussir; et néanmoins il fut sensiblement affligé de la voir devenir la
femme d'un autre. Cette douleur n'éteignit pas sa passion, et il ne
demeura pas moins amoureux. Mademoiselle de Chartres n'avait pas ignoré
les sentiments que ce prince avait eus pour elle. Il lui fit connaître,
à son retour, qu'elle était cause de l'extrême tristesse qui paraissait
sur son visage, et il avait tant de mérite et tant d'agréments, qu'il
était difficile de le rendre malheureux sans en avoir quelque pitié.
Aussi ne se pouvait-elle défendre d'en avoir; mais cette pitié ne la
conduisait pas à d'autres sentiments: elle contait à sa mère la peine
que lui donnait l'affection de ce prince.

Madame de Chartres admirait la sincérité de sa fille, et elle l'admirait
avec raison, car jamais personne n'en a eu une si grande et si
naturelle; mais elle n'admirait pas moins que son coeur ne fût point
touché, et d'autant plus, qu'elle voyait bien que le prince de Clèves ne
l'avait pas touchée, non plus que les autres. Cela fut cause qu'elle
prit de grands soins de l'attacher à son mari, et de lui faire
comprendre ce qu'elle devait à l'inclination qu'il avait eue pour elle,
avant que de la connaître, et à la passion qu'il lui avait témoignée en
la préférant à tous les autres partis, dans un temps où personne n'osait
plus penser à elle.

Ce mariage s'acheva, la cérémonie s'en fit au Louvre; et le soir, le roi
et les reines vinrent souper chez madame de Chartres avec toute la cour,
où ils furent reçus avec une magnificence admirable. Le chevalier de
Guise n'osa se distinguer des autres, et ne pas assister à cette
cérémonie; mais il y fut si peu maître de sa tristesse, qu'il était aisé
de la remarquer.

Monsieur de Clèves ne trouva pas que mademoiselle de Chartres eût changé
de sentiment en changeant de nom. La qualité de son mari lui donna de
plus grands privilèges; mais elle ne lui donna pas une autre place dans
le coeur de sa femme. Cela fit aussi que pour être son mari, il ne
laissa pas d'être son amant, parce qu'il avait toujours quelque chose à
souhaiter au-delà de sa possession; et, quoiqu'elle vécût parfaitement
bien avec lui, il n'était pas entièrement heureux. Il conservait pour
elle une passion violente et inquiète qui troublait sa joie; la jalousie
n'avait point de part à ce trouble: jamais mari n'a été si loin d'en
prendre, et jamais femme n'a été si loin d'en donner. Elle était
néanmoins exposée au milieu de la cour; elle allait tous les jours chez
les reines et chez Madame. Tout ce qu'il y avait d'hommes jeunes et
galants la voyaient chez elle et chez le duc de Nevers, son beau-frère,
dont la maison était ouverte à tout le monde; mais elle avait un air qui
inspirait un si grand respect, et qui paraissait si éloigné de la
galanterie, que le maréchal de Saint-André, quoique audacieux et soutenu
de la faveur du roi, était touché de sa beauté, sans oser le lui faire
paraître que par des soins et des devoirs. Plusieurs autres étaient dans
le même état; et madame de Chartres joignait à la sagesse de sa fille
une conduite si exacte pour toutes les bienséances, qu'elle achevait de
la faire paraître une personne où l'on ne pouvait atteindre.

La duchesse de Lorraine, en travaillant à la paix, avait aussi travaillé
pour le mariage du duc de Lorraine, son fils. Il avait été conclu avec
madame Claude de France, seconde fille du roi. Les noces en furent
résolues pour le mois de février.

Cependant le duc de Nemours était demeuré à Bruxelles, entièrement
rempli et occupé de ses desseins pour l'Angleterre. Il en recevait ou y
envoyait continuellement des courriers: ses espérances augmentaient tous
les jours, et enfin Lignerolles lui manda qu'il était temps que sa
présence vînt achever ce qui était si bien commencé. Il reçut cette
nouvelle avec toute la joie que peut avoir un jeune homme ambitieux, qui
se voit porté au trône par sa seule réputation. Son esprit s'était
insensiblement accoutumé à la grandeur de cette fortune, et, au lieu
qu'il l'avait rejetée d'abord comme une chose où il ne pouvait parvenir,
les difficultés s'étaient effacées de son imagination, et il ne voyait
plus d'obstacles.

Il envoya en diligence à Paris donner tous les ordres nécessaires pour
faire un équipage magnifique, afin de paraître en Angleterre avec un
éclat proportionné au dessein qui l'y conduisait, et il se hâta lui-même
de venir à la cour pour assister au mariage de monsieur de Lorraine.

Il arriva la veille des fiançailles; et dès le même soir qu'il fut
arrivé, il alla rendre compte au roi de l'état de son dessein, et
recevoir ses ordres et ses conseils pour ce qu'il lui restait à faire.
Il alla ensuite chez les reines. Madame de Clèves n'y était pas, de
sorte qu'elle ne le vit point, et ne sut pas même qu'il fût arrivé. Elle
avait ouï parler de ce prince à tout le monde, comme de ce qu'il y avait
de mieux fait et de plus agréable à la cour; et surtout madame la
dauphine le lui avait dépeint d'une sorte, et lui en avait parlé tant de
fois, qu'elle lui avait donné de la curiosité, et même de l'impatience
de le voir.

Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se
trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisaient au Louvre.
Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure; le bal commença,
et comme elle dansait avec monsieur de Guise, il se fit un assez grand
bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait, et à
qui on faisait place. Madame de Clèves acheva de danser et pendant
qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de prendre,
le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna, et vit un
homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que monsieur de Nemours, qui
passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l'on dansait. Ce
prince était fait d'une sorte, qu'il était difficile de n'être pas
surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là,
où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant
qui était dans sa personne; mais il était difficile aussi de voir madame
de Clèves pour la première fois, sans avoir un grand étonnement.

Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que, lorsqu'il
fut proche d'elle, et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher
de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à
danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les
reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent
quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se
connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur donner le
loisir de parler à personne, et leur demandèrent s'ils n'avaient pas
bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en doutaient point.

--Pour moi, Madame, dit monsieur de Nemours, je n'ai pas d'incertitude;
mais comme madame de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui
je suis que celles que j'ai pour la reconnaître, je voudrais bien que
Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.

--Je crois, dit madame la dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous
savez le sien.

--Je vous assure, Madame, reprit madame de Clèves, qui paraissait un peu
embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez.

--Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine; et il y a même
quelque chose d'obligeant pour monsieur de Nemours, à ne vouloir pas
avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu.

La reine les interrompit pour faire continuer le bal; monsieur de
Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d'une parfaite
beauté, et avait paru telle aux yeux de monsieur de Nemours, avant qu'il
allât en Flandre; mais de tout le soir, il ne put admirer que madame de
Clèves.

Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, était à ses pieds, et ce
qui se venait de passer lui avait donné une douleur sensible. Il prit
comme un présage, que la fortune destinait monsieur de Nemours à être
amoureux de madame de Clèves; et soit qu'en effet il eût paru quelque
trouble sur son visage, ou que la jalousie fit voir au chevalier de
Guise au-delà de la vérité, il crut qu'elle avait été touchée de la vue
de ce prince, et il ne put s'empêcher de lui dire que monsieur de
Nemours était bien heureux de commencer à être connu d'elle, par une
aventure qui avait quelque chose de galant et d'extraordinaire.

Madame de Clèves revint chez elle, l'esprit si rempli de tout ce qui
s'était passé au bal, que, quoiqu'il fût fort tard, elle alla dans la
chambre de sa mère pour lui en rendre compte; et elle lui loua monsieur
de Nemours avec un certain air qui donna à madame de Chartres la même
pensée qu'avait eue le chevalier de Guise.

Le lendemain, la cérémonie des noces se fit. Madame de Clèves y vit le
duc de Nemours avec une mine et une grâce si admirables, qu'elle en fut
encore plus surprise.

Les jours suivants, elle le vit chez la reine dauphine, elle le vit
jouer à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague, elle
l'entendit parler; mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous
les autres, et se rendre tellement maître de la conversation dans tous
les lieux où il était, par l'air de sa personne et par l'agrément de son
esprit, qu'il fit, en peu de temps, une grande impression dans son
coeur.

Il est vrai aussi que, comme monsieur de Nemours sentait pour elle une
inclination violente, qui lui donnait cette douceur et cet enjouement
qu'inspirent les premiers désirs de plaire, il était encore plus aimable
qu'il n'avait accoutumé de l'être; de sorte que, se voyant souvent, et
se voyant l'un et l'autre ce qu'il y avait de plus parfait à la cour, il
était difficile qu'ils ne se plussent infiniment.

La duchesse de Valentinois était de toutes les parties de plaisir, et le
roi avait pour elle la même vivacité et les mêmes soins que dans les
commencements de sa passion. Madame de Clèves, qui était dans cet âge où
l'on ne croit pas qu'une femme puisse être aimée quand elle a passé
vingt-cinq ans, regardait avec un extrême étonnement l'attachement que
le roi avait pour cette duchesse, qui était grand-mère, et qui venait de
marier sa petite-fille. Elle en parlait souvent à madame de Chartres:

--Est-il possible, Madame, lui disait-elle, qu'il y ait si longtemps que
le roi en soit amoureux? Comment s'est-il pu attacher à une personne qui
était beaucoup plus âgée que lui, qui avait été maîtresse de son père,
et qui l'est encore de beaucoup d'autres, à ce que j'ai ouï dire?

--Il est vrai, répondit-elle, que ce n'est ni le mérite, ni la fidélité
de madame de Valentinois, qui a fait naître la passion du roi, ni qui
l'a conservée, et c'est aussi en quoi il n'est pas excusable; car si
cette femme avait eu de la jeunesse et de la beauté jointes à sa
naissance, qu'elle eût eu le mérite de n'avoir jamais rien aimé, qu'elle
eût aimé le roi avec une fidélité exacte, qu'elle l'eût aimé par rapport
à sa seule personne, sans intérêt de grandeur, ni de fortune, et sans se
servir de son pouvoir que pour des choses honnêtes ou agréables au roi
même, il faut avouer qu'on aurait eu de la peine à s'empêcher de louer
ce prince du grand attachement qu'il a pour elle. Si je ne craignais,
continua madame de Chartres, que vous disiez de moi ce que l'on dit de
toutes les femmes de mon âge qu'elles aiment à conter les histoires de
leur temps, je vous apprendrais le commencement de la passion du roi
pour cette duchesse, et plusieurs choses de la cour du feu roi, qui ont
même beaucoup de rapport avec celles qui se passent encore présentement.

--Bien loin de vous accuser, reprit madame de Clèves, de redire les
histoires passées, je me plains, Madame, que vous ne m'ayez pas
instruite des présentes, et que vous ne m'ayez point appris les divers
intérêts et les diverses liaisons de la cour. Je les ignore si
entièrement, que je croyais, il y a peu de jours, que monsieur le
connétable était fort bien avec la reine.

--Vous aviez une opinion bien opposée à la vérité, répondit madame de
Chartres. La reine hait monsieur le connétable, et si elle a jamais
quelque pouvoir, il ne s'en apercevra que trop. Elle sait qu'il a dit
plusieurs fois au roi que, de tous ses enfants, il n'y avait que les
naturels qui lui ressemblassent.

--Je n'eusse jamais soupçonné cette haine, interrompit madame de Clèves,
après avoir vu le soin que la reine avait d'écrire à monsieur le
connétable pendant sa prison, la joie qu'elle a témoignée à son retour,
et comme elle l'appelle toujours mon compère, aussi bien que le roi.

--Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit madame de
Chartres, vous serez souvent trompée: ce qui paraît n'est presque jamais
la vérité.

«Mais pour revenir à madame de Valentinois, vous savez qu'elle s'appelle
Diane de Poitiers; sa maison est très illustre, elle vient des anciens
ducs d'Aquitaine, son aïeule était fille naturelle de Louis XI, et enfin
il n'y a rien que de grand dans sa naissance. Saint-Vallier, son père,
se trouva embarrassé dans l'affaire du connétable de Bourbon, dont vous
avez ouï parler. Il fut condamné à avoir la tête tranchée, et conduit
sur l'échafaud. Sa fille, dont la beauté était admirable, et qui avait
déjà plu au feu roi, fit si bien (je ne sais par quels moyens) qu'elle
obtint la vie de son père. On lui porta sa grâce, comme il n'attendait
que le coup de la mort; mais la peur l'avait tellement saisi, qu'il
n'avait plus de connaissance, et il mourut peu de jours après. Sa fille
parut à la cour comme la maîtresse du roi. Le voyage d'Italie et la
prison de ce prince interrompirent cette passion. Lorsqu'il revint
d'Espagne, et que mademoiselle la régente alla au-devant de lui à
Bayonne, elle mena toutes ses filles, parmi lesquelles était
mademoiselle de Pisseleu, qui a été depuis la duchesse d'Étampes. Le roi
en devint amoureux. Elle était inférieure en naissance, en esprit et en
beauté à madame de Valentinois, et elle n'avait au-dessus d'elle que
l'avantage de la grande jeunesse. Je lui ai ouï dire plusieurs fois
qu'elle était née le jour que Diane de Poitiers avait été mariée; la
haine le lui faisait dire, et non pas la vérité: car je suis bien
trompée, si la duchesse de Valentinois n'épousa monsieur de Brézé, grand
sénéchal de Normandie, dans le même temps que le roi devint amoureux de
madame d'Étampes. Jamais il n'y a eu une si grande haine que l'a été
celle de ces deux femmes. La duchesse de Valentinois ne pouvait
pardonner à madame d'Étampes de lui avoir ôté le titre de maîtresse du
roi. Madame d'Étampes avait une jalousie violente contre madame de
Valentinois, parce que le roi conservait un commerce avec elle. Ce
prince n'avait pas une fidélité exacte pour ses maîtresses; il y en
avait toujours une qui avait le titre et les honneurs; mais les dames
que l'on appelait de la petite bande le partageaient tour à tour. La
perte du dauphin, son fils, qui mourut à Tournon, et que l'on crut
empoisonné, lui donna une sensible affliction. Il n'avait pas la même
tendresse, ni le même goût pour son second fils, qui règne présentement;
il ne lui trouvait pas assez de hardiesse, ni assez de vivacité. Il s'en
plaignit un jour à madame de Valentinois, et elle lui dit qu'elle
voulait le faire devenir amoureux d'elle, pour le rendre plus vif et
plus agréable. Elle y réussit comme vous le voyez; il y a plus de vingt
ans que cette passion dure, sans qu'elle ait été altérée ni par le
temps, ni par les obstacles.

«Le feu roi s'y opposa d'abord; et soit qu'il eût encore assez d'amour
pour madame de Valentinois pour avoir de la jalousie, ou qu'il fût
poussé par la duchesse d'Étampes, qui était au désespoir que monsieur le
dauphin fût attaché à son ennemie, il est certain qu'il vit cette
passion avec une colère et un chagrin dont il donnait tous les jours des
marques. Son fils ne craignit ni sa colère, ni sa haine, et rien ne put
l'obliger à diminuer son attachement, ni à le cacher; il fallut que le
roi s'accoutumât à le souffrir. Aussi cette opposition à ses volontés
l'éloigna encore de lui, et l'attacha davantage au duc d'Orléans, son
troisième fils. C'était un prince bien fait, beau, plein de feu et
d'ambition, d'une jeunesse fougueuse, qui avait besoin d'être modéré,
mais qui eût fait aussi un prince d'une grande élévation, si l'âge eût
mûri son esprit.

«Le rang d'aîné qu'avait le dauphin, et la faveur du roi qu'avait le duc
d'Orléans, faisaient entre eux une sorte d'émulation, qui allait jusqu'à
la haine. Cette émulation avait commencé dès leur enfance, et s'était
toujours conservée. Lorsque l'Empereur passa en France, il donna une
préférence entière au duc d'Orléans sur monsieur le dauphin, qui la
ressentit si vivement, que, comme cet Empereur était à Chantilly, il
voulut obliger monsieur le connétable à l'arrêter, sans attendre le
commandement du roi. Monsieur le connétable ne le voulut pas, le roi le
blâma dans la suite, de n'avoir pas suivi le conseil de son fils; et
lorsqu'il l'éloigna de la cour, cette raison y eut beaucoup de part.

«La division des deux frères donna la pensée à la duchesse d'Étampes de
s'appuyer de monsieur le duc d'Orléans, pour la soutenir auprès du roi
contre madame de Valentinois. Elle y réussit: ce prince, sans être
amoureux d'elle, n'entra guère moins dans ses intérêts, que le dauphin
était dans ceux de madame de Valentinois. Cela fit deux cabales dans la
cour, telles que vous pouvez vous les imaginer; mais ces intrigues ne se
bornèrent pas seulement à des démêlés de femmes.

«L'Empereur, qui avait conservé de l'amitié pour le duc d'Orléans, avait
offert plusieurs fois de lui remettre le duché de Milan. Dans les
propositions qui se firent depuis pour la paix, il faisait espérer de
lui donner les dix-sept provinces, et de lui faire épouser sa fille.
Monsieur le dauphin ne souhaitait ni la paix, ni ce mariage. Il se
servit de monsieur le connétable, qu'il a toujours aimé, pour faire voir
au roi de quelle importance il était de ne pas donner à son successeur
un frère aussi puissant que le serait un duc d'Orléans, avec l'alliance
de l'Empereur et les dix-sept provinces. Monsieur le connétable entra
d'autant mieux dans les sentiments de monsieur le dauphin, qu'il
s'opposait par là à ceux de madame d'Étampes, qui était son ennemie
déclarée, et qui souhaitait ardemment l'élévation de monsieur le duc
d'Orléans.

«Monsieur le dauphin commandait alors l'armée du roi en Champagne et
avait réduit celle de l'Empereur en une telle extrémité, qu'elle eût
péri entièrement, si la duchesse d'Étampes, craignant que de trop grands
avantages ne nous fissent refuser la paix et l'alliance de l'Empereur
pour monsieur le duc d'Orléans, n'eût fait secrètement avertir les
ennemis de surprendre Épernay et Château-Thierry, qui étaient pleins de
vivres. Ils le firent, et sauvèrent par ce moyen toute leur armée.

«Cette duchesse ne jouit pas longtemps du succès de sa trahison. Peu
après, monsieur le duc d'Orléans mourut à Farmoutier, d'une espèce de
maladie contagieuse. Il aimait une des plus belles femmes de la cour, et
en était aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce qu'elle a vécu depuis
avec tant de sagesse et qu'elle a même caché avec tant de soin la
passion qu'elle avait pour ce prince, qu'elle a mérité que l'on conserve
sa réputation. Le hasard fit qu'elle reçut la nouvelle de la mort de son
mari, le même jour qu'elle apprit celle de monsieur d'Orléans; de sorte
qu'elle eut ce prétexte pour cacher sa véritable affliction, sans avoir
la peine de se contraindre.

«Le roi ne survécut guère le prince son fils, il mourut deux ans après.
Il recommanda à monsieur le dauphin de se servir du cardinal de Tournon
et de l'amiral d'Annebauld, et ne parla point de monsieur le connétable,
qui était pour lors relégué à Chantilly. Ce fut néanmoins la première
chose que fit le roi, son fils, de le rappeler, et de lui donner le
gouvernement des affaires.

«Madame d'Étampes fut chassée, et reçut tous les mauvais traitements
qu'elle pouvait attendre d'une ennemie toute-puissante; la duchesse de
Valentinois se vengea alors pleinement, et de cette duchesse et de tous
ceux qui lui avaient déplu. Son pouvoir parut plus absolu sur l'esprit
du roi, qu'il ne paraissait encore pendant qu'il était dauphin. Depuis
douze ans que ce prince règne, elle est maîtresse absolue de toutes
choses; elle dispose des charges et des affaires; elle a fait chasser le
cardinal de Tournon, le chancelier Ollivier, et Villeroy. Ceux qui ont
voulu éclairer le roi sur sa conduite ont péri dans cette entreprise. Le
comte de Taix, grand maître de l'artillerie, qui ne l'aimait pas, ne put
s'empêcher de parler de ses galanteries, et surtout de celle du comte de
Brissac, dont le roi avait déjà eu beaucoup de jalousie; néanmoins elle
fit si bien, que le comte de Taix fut disgracié; on lui ôta sa charge;
et, ce qui est presque incroyable, elle la fit donner au comte de
Brissac, et l'a fait ensuite maréchal de France. La jalousie du roi
augmenta néanmoins d'une telle sorte, qu'il ne put souffrir que ce
maréchal demeurât à la cour; mais la jalousie, qui est aigre et violente
en tous les autres, est douce et modérée en lui par l'extrême respect
qu'il a pour sa maîtresse; en sorte qu'il n'osa éloigner son rival, que
sur le prétexte de lui donner le gouvernement de Piémont. Il y a passé
plusieurs années; il revint, l'hiver dernier, sur le prétexte de
demander des troupes et d'autres choses nécessaires pour l'armée qu'il
commande. Le désir de revoir madame de Valentinois, et la crainte d'en
être oublié, avait peut-être beaucoup de part à ce voyage. Le roi le
reçut avec une grande froideur. Messieurs de Guise qui ne l'aiment pas,
mais qui n'osent le témoigner à cause de madame de Valentinois, se
servirent de monsieur le vidame, qui est son ennemi déclaré, pour
empêcher qu'il n'obtînt aucune des choses qu'il était venu demander. Il
n'était pas difficile de lui nuire: le roi le haïssait, et sa présence
lui donnait de l'inquiétude; de sorte qu'il fut contraint de s'en
retourner sans remporter aucun fruit de son voyage, que d'avoir
peut-être rallumé dans le coeur de madame de Valentinois des sentiments
que l'absence commençait d'éteindre. Le roi a bien eu d'autres sujets de
jalousie; mais ou il ne les a pas connus, ou il n'a osé s'en plaindre.

«Je ne sais, ma fille, ajouta madame de Chartres, si vous ne trouverez
point que je vous ai plus appris de choses, que vous n'aviez envie d'en
savoir.

--Je suis très éloignée, Madame, de faire cette plainte, répondit madame
de Clèves; et sans la peur de vous importuner, je vous demanderais
encore plusieurs circonstances que j'ignore.

La passion de monsieur de Nemours pour madame de Clèves fut d'abord si
violente, qu'elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les
personnes qu'il avait aimées, et avec qui il avait conservé des
commerces pendant son absence. Il ne prit pas seulement le soin de
chercher des prétextes pour rompre avec elles; il ne put se donner la
patience d'écouter leurs plaintes, et de répondre à leurs reproches.
Madame la dauphine, pour qui il avait eu des sentiments assez
passionnés, ne put tenir dans son coeur contre madame de Clèves. Son
impatience pour le voyage d'Angleterre commença même à se ralentir, et
il ne pressa plus avec tant d'ardeur les choses qui étaient nécessaires
pour son départ. Il allait souvent chez la reine dauphine, parce que
madame de Clèves y allait souvent, et il n'était pas fâché de laisser
imaginer ce que l'on avait cru de ses sentiments pour cette reine.
Madame de Clèves lui paraissait d'un si grand prix, qu'il se résolut de
manquer plutôt à lui donner des marques de sa passion, que de hasarder
de la faire connaître au public. Il n'en parla pas même au vidame de
Chartres, qui était son ami intime, et pour qui il n'avait rien de
caché. Il prit une conduite si sage, et s'observa avec tant de soin, que
personne ne le soupçonna d'être amoureux de madame de Clèves, que le
chevalier de Guise; et elle aurait eu peine à s'en apercevoir elle-même,
si l'inclination qu'elle avait pour lui ne lui eût donné une attention
particulière pour ses actions, qui ne lui permît pas d'en douter.

Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère ce qu'elle
pensait des sentiments de ce prince, qu'elle avait eue à lui parler de
ses autres amants; sans avoir un dessein formé de lui cacher, elle ne
lui en parla point. Mais madame de Chartres ne le voyait que trop, aussi
bien que le penchant que sa fille avait pour lui. Cette connaissance lui
donna une douleur sensible; elle jugeait bien le péril où était cette
jeune personne, d'être aimée d'un homme fait comme monsieur de Nemours
pour qui elle avait de l'inclination. Elle fut entièrement confirmée
dans les soupçons qu'elle avait de cette inclination par une chose qui
arriva peu de jours après.

Le maréchal de Saint-André, qui cherchait toutes les occasions de faire
voir sa magnificence, supplia le roi, sur le prétexte de lui montrer sa
maison, qui ne venait que d'être achevée, de lui vouloir faire l'honneur
d'y aller souper avec les reines. Ce maréchal était bien aise aussi de
faire paraître aux yeux de madame de Clèves cette dépense éclatante qui
allait jusqu'à la profusion.

Quelques jours avant celui qui avait été choisi pour ce souper, le roi
dauphin, dont la santé était assez mauvaise, s'était trouvé mal, et
n'avait vu personne. La reine, sa femme, avait passé tout le jour auprès
de lui. Sur le soir, comme il se portait mieux, il fit entrer toutes les
personnes de qualité qui étaient dans son antichambre. La reine dauphine
s'en alla chez elle; elle y trouva madame de Clèves et quelques autres
dames qui étaient le plus dans sa familiarité.

Comme il était déjà assez tard, et qu'elle n'était point habillée, elle
n'alla pas chez la reine; elle fit dire qu'on ne la voyait point, et fit
apporter ses pierreries afin d'en choisir pour le bal du maréchal de
Saint-André, et pour en donner à madame de Clèves, à qui elle en avait
promis. Comme elles étaient dans cette occupation, le prince de Condé
arriva. Sa qualité lui rendait toutes les entrées libres. La reine
dauphine lui dit qu'il venait sans doute de chez le roi son mari, et lui
demanda ce que l'on y faisait.

--L'on dispute contre monsieur de Nemours, Madame, répondit-il; et il
défend avec tant de chaleur la cause qu'il soutient, qu'il faut que ce
soit la sienne. Je crois qu'il a quelque maîtresse qui lui donne de
l'inquiétude quand elle est au bal, tant il trouve que c'est une chose
fâcheuse pour un amant, que d'y voir la personne qu'il aime.

--Comment! reprit madame la dauphine, monsieur de Nemours ne veut pas
que sa maîtresse aille au bal? J'avais bien cru que les maris pouvaient
souhaiter que leurs femmes n'y allassent pas; mais pour les amants, je
n'avais jamais pensé qu'ils pussent être de ce sentiment.

--Monsieur de Nemours trouve, répliqua le prince de Condé, que le bal
est ce qu'il y a de plus insupportable pour les amants, soit qu'ils
soient aimés, ou qu'ils ne le soient pas. Il dit que s'ils sont aimés,
ils ont le chagrin de l'être moins pendant plusieurs jours; qu'il n'y a
point de femme que le soin de sa parure n'empêche de songer à son amant;
qu'elles en sont entièrement occupées; que ce soin de se parer est pour
tout le monde, aussi bien que pour celui qu'elles aiment; que
lorsqu'elles sont au bal, elles veulent plaire à tous ceux qui les
regardent; que, quand elles sont contentes de leur beauté, elles en ont
une joie dont leur amant ne fait pas la plus grande partie. Il dit aussi
que, quand on n'est point aimé, on souffre encore davantage de voir sa
maîtresse dans une assemblée; que plus elle est admirée du public, plus
on se trouve malheureux de n'en être point aimé; que l'on craint
toujours que sa beauté ne fasse naître quelque amour plus heureux que le
sien. Enfin il trouve qu'il n'y a point de souffrance pareille à celle
de voir sa maîtresse au bal, si ce n'est de savoir qu'elle y est et de
n'y être pas.

Madame de Clèves ne faisait pas semblant d'entendre ce que disait le
prince de Condé; mais elle l'écoutait avec attention. Elle jugeait
aisément quelle part elle avait à l'opinion que soutenait monsieur de
Nemours, et surtout à ce qu'il disait du chagrin de n'être pas au bal où
était sa maîtresse, parce qu'il ne devait pas être à celui du maréchal
de Saint-André, et que le roi l'envoyait au-devant du duc de Ferrare.

La reine dauphine riait avec le prince de Condé, et n'approuvait pas
l'opinion de monsieur de Nemours.

--Il n'y a qu'une occasion, Madame, lui dit ce prince où monsieur de
Nemours consente que sa maîtresse aille au bal, qu'alors que c'est lui
qui le donne; et il dit que l'année passée qu'il en donna un à Votre
Majesté, il trouva que sa maîtresse lui faisait une faveur d'y venir,
quoiqu'elle ne semblât que vous y suivre; que c'est toujours faire une
grâce à un amant, que d'aller prendre sa part a un plaisir qu'il donne;
que c'est aussi une chose agréable pour l'amant, que sa maîtresse le
voie le maître d'un lieu où est toute la cour, et qu'elle le voie se
bien acquitter d'en faire les honneurs.

--Monsieur de Nemours avait raison, dit la reine dauphine en souriant,
d'approuver que sa maîtresse allât au bal. Il y avait alors un si grand
nombre de femmes à qui il donnait cette qualité, que si elles n'y
fussent point venues, il y aurait eu peu de monde.

Sitôt que le prince de Condé avait commencé à conter les sentiments de
monsieur de Nemours sur le bal, madame de Clèves avait senti une grande
envie de ne point aller à celui du maréchal de Saint-André. Elle entra
aisément dans l'opinion qu'il ne fallait pas aller chez un homme dont on
était aimée, et elle fut bien aise d'avoir une raison de sévérité pour
faire une chose qui était une faveur pour monsieur de Nemours; elle
emporta néanmoins la parure que lui avait donnée la reine dauphine; mais
le soir, lorsqu'elle la montra à sa mère, elle lui dit qu'elle n'avait
pas dessein de s'en servir; que le maréchal de Saint-André prenait tant
de soin de faire voir qu'il était attaché à elle, qu'elle ne doutait
point qu'il ne voulût aussi faire croire qu'elle aurait part au
divertissement qu'il devait donner au roi, et que, sous prétexte de
faire l'honneur de chez lui, il lui rendrait des soins dont peut-être
elle serait embarrassée.

Madame de Chartres combattit quelque temps l'opinion de sa fille, comme
la trouvant particulière; mais voyant qu'elle s'y opiniâtrait, elle s'y
rendit, et lui dit qu'il fallait donc qu'elle fît la malade pour avoir
un prétexte de n'y pas aller, parce que les raisons qui l'en empêchaient
ne seraient pas approuvées, et qu'il fallait même empêcher qu'on ne les
soupçonnât. Madame de Clèves consentit volontiers à passer quelques
jours chez elle, pour ne point aller dans un lieu où monsieur de Nemours
ne devait pas être; et il partit sans avoir le plaisir de savoir qu'elle
n'irait pas.

Il revint le lendemain du bal, il sut qu'elle ne s'y était pas trouvée;
mais comme il ne savait pas que l'on eût redit devant elle la
conversation de chez le roi dauphin, il était bien éloigné de croire
qu'il fût assez heureux pour l'avoir empêchée d'y aller.

Le lendemain, comme il était chez la reine, et qu'il parlait à madame la
dauphine, madame de Chartres et madame de Clèves y vinrent, et
s'approchèrent de cette princesse. Madame de Clèves était un peu
négligée, comme une personne qui s'était trouvée mal; mais son visage ne
répondait pas à son habillement.

--Vous voilà si belle, lui dit madame la dauphine, que je ne saurais
croire que vous ayez été malade. Je pense que monsieur le prince de
Condé, en vous contant l'avis de monsieur de Nemours sur le bal, vous a
persuadée que vous feriez une faveur au maréchal de Saint-André d'aller
chez lui, et que c'est ce qui vous a empêchée d'y venir.

Madame de Clèves rougit de ce que madame la dauphine devinait si juste,
et de ce qu'elle disait devant monsieur de Nemours ce qu'elle avait
deviné.

Madame de Chartres vit dans ce moment pourquoi sa fille n'avait pas
voulu aller au bal; et pour empêcher que monsieur de Nemours ne le
jugeât aussi bien qu'elle, elle prit la parole avec un air qui semblait
être appuyé sur la vérité.

--Je vous assure, Madame, dit-elle à madame la dauphine, que Votre
Majesté fait plus d'honneur à ma fille qu'elle n'en mérite. Elle était
véritablement malade; mais je crois que si je ne l'en eusse empêchée,
elle n'eût pas laissé de vous suivre et de se montrer aussi changée
qu'elle était, pour avoir le plaisir de voir tout ce qu'il y a eu
d'extraordinaire au divertissement d'hier au soir.

Madame la dauphine crut ce que disait madame de Chartres, monsieur de
Nemours fut bien fâché d'y trouver de l'apparence; néanmoins la rougeur
de madame de Clèves lui fit soupçonner que ce que madame la dauphine
avait dit n'était pas entièrement éloigné de la vérité. Madame de Clèves
avait d'abord été fâchée que monsieur de Nemours eût eu lieu de croire
que c'était lui qui l'avait empêchée d'aller chez le maréchal de
Saint-André; mais ensuite elle sentit quelque espèce de chagrin, que sa
mère lui en eût entièrement ôté l'opinion.

Quoique l'assemblée de Cercamp eût été rompue, les négociations pour la
paix avaient toujours continué, et les choses s'y disposèrent d'une
telle sorte que, sur la fin de février, on se rassembla à
Câteau-Cambresis. Les mêmes députés y retournèrent; et l'absence du
maréchal de Saint-André défit monsieur de Nemours du rival qui lui était
plus redoutable, tant par l'attention qu'il avait à observer ceux qui
approchaient madame de Clèves, que par le progrès qu'il pouvait faire
auprès d'elle.

Madame de Chartres n'avait pas voulu laisser voir à sa fille qu'elle
connaissait ses sentiments pour le prince, de peur de se rendre suspecte
sur les choses qu'elle avait envie de lui dire. Elle se mit un jour à
parler de lui; elle lui en dit du bien, et y mêla beaucoup de louanges
empoisonnées sur la sagesse qu'il avait d'être incapable de devenir
amoureux, et sur ce qu'il ne se faisait qu'un plaisir, et non pas un
attachement sérieux du commerce des femmes. «Ce n'est pas,
ajouta-t-elle, que l'on ne l'ait soupçonné d'avoir une grande passion
pour la reine dauphine; je vois même qu'il y va très souvent, et je vous
conseille d'éviter, autant que vous pourrez, de lui parler, et surtout
en particulier, parce que, madame la dauphine vous traitant comme elle
fait, on dirait bientôt que vous êtes leur confidente, et vous savez
combien cette réputation est désagréable. Je suis d'avis, si ce bruit
continue, que vous alliez un peu moins chez madame la dauphine, afin de
ne vous pas trouver mêlée dans des aventures de galanterie.»

Madame de Clèves n'avait jamais ouï parler de monsieur de Nemours et de
madame la dauphine; elle fut si surprise de ce que lui dit sa mère, et
elle crut si bien voir combien elle s'était trompée dans tout ce qu'elle
avait pensé des sentiments de ce prince, qu'elle en changea de visage.
Madame de Chartres s'en aperçut: il vint du monde dans ce moment, madame
de Clèves s'en alla chez elle, et s'enferma dans son cabinet.

L'on ne peut exprimer la douleur qu'elle sentit, de connaître, par ce
que lui venait de dire sa mère, l'intérêt qu'elle prenait à monsieur de
Nemours: elle n'avait encore osé se l'avouer à elle-même. Elle vit alors
que les sentiments qu'elle avait pour lui étaient ceux que monsieur de
Clèves lui avait tant demandés; elle trouva combien il était honteux de
les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritait. Elle se
sentit blessée et embarrassée de la crainte que monsieur de Nemours ne
la voulût faire servir de prétexte à madame la dauphine, et cette pensée
la détermina à conter à madame de Chartres ce qu'elle ne lui avait point
encore dit.

Elle alla le lendemain matin dans sa chambre pour exécuter ce qu'elle
avait résolu; mais elle trouva que madame de Chartres avait un peu de
fièvre, de sorte qu'elle ne voulut pas lui parler. Ce mal paraissait
néanmoins si peu de chose, que madame de Clèves ne laissa pas d'aller
l'après dînée chez madame la dauphine: elle était dans son cabinet avec
deux ou trois dames qui étaient le plus avant dans sa familiarité.

--Nous parlions de monsieur de Nemours, lui dit cette reine en la
voyant, et nous admirions combien il est changé depuis son retour de
Bruxelles. Devant que d'y aller, il avait un nombre infini de
maîtresses, et c'était même un défaut en lui; car il ménageait également
celles qui avaient du mérite et celles qui n'en avaient pas. Depuis
qu'il est revenu, il ne connaît ni les unes ni les autres; il n'y a
jamais eu un si grand changement; je trouve même qu'il y en a dans son
humeur, et qu'il est moins gai que de coutume.

Madame de Clèves ne répondit rien; et elle pensait avec honte qu'elle
aurait pris tout ce que l'on disait du changement de ce prince pour des
marques de sa passion, si elle n'avait point été détrompée. Elle se
sentait quelque aigreur contre madame la dauphine, de lui voir chercher
des raisons et s'étonner d'une chose dont apparemment elle savait mieux
la vérité que personne. Elle ne put s'empêcher de lui en témoigner
quelque chose; et comme les autres dames s'éloignèrent, elle s'approcha
d'elle, et lui dit tout bas:

--Est-ce aussi pour moi, Madame, que vous venez de parler, et
voudriez-vous me cacher que vous fussiez celle qui a fait changer de
conduite à monsieur de Nemours?

--Vous êtes injuste, lui dit madame la dauphine; vous savez que je n'ai
rien de caché pour vous. Il est vrai que monsieur de Nemours, devant que
d'aller à Bruxelles, a eu, je crois, intention de me laisser entendre
qu'il ne me haïssait pas; mais depuis qu'il est revenu, il ne m'a pas
même paru qu'il se souvînt des choses qu'il avait faites, et j'avoue que
j'ai de la curiosité de savoir ce qui l'a fait changer. Il sera bien
difficile que je ne le démêle, ajouta-t-elle: le vidame de Chartres, qui
est son ami intime, est amoureux d'une personne sur qui j'ai quelque
pouvoir, et je saurai par ce moyen ce qui a fait ce changement.

Madame la dauphine parla d'un air qui persuada madame de Clèves, et elle
se trouva, malgré elle, dans un état plus calme et plus doux que celui
où elle était auparavant.

Lorsqu'elle revint chez sa mère, elle sut qu'elle était beaucoup plus
mal qu'elle ne l'avait laissée. La fièvre lui avait redoublé, et, les
jours suivants, elle augmenta de telle sorte, qu'il parut que ce serait
une maladie considérable. Madame de Clèves était dans une affliction
extrême, elle ne sortait point de la chambre de sa mère; monsieur de
Clèves y passait aussi presque tous les jours, et par l'intérêt qu'il
prenait à madame de Chartres, et pour empêcher sa femme de s'abandonner
à la tristesse, mais pour avoir aussi le plaisir de la voir; sa passion
n'était point diminuée.

Monsieur de Nemours, qui avait toujours eu beaucoup d'amitié pour lui,
n'avait pas cessé de lui en témoigner depuis son retour de Bruxelles.
Pendant la maladie de madame de Chartres, ce prince trouva le moyen de
voir plusieurs fois madame de Clèves, en faisant semblant de chercher
son mari, ou de le venir prendre pour le mener promener. Il le cherchait
même à des heures où il savait bien qu'il n'y était pas, et sous le
prétexte de l'attendre, il demeurait dans l'antichambre de madame de
Chartres, où il y avait toujours plusieurs personnes de qualité. Madame
de Clèves y venait souvent, et, pour être affligée, elle n'en paraissait
pas moins belle à monsieur de Nemours. Il lui faisait voir combien il
prenait d'intérêt à son affliction, et il lui en parlait avec un air si
doux et si soumis, qu'il la persuadait aisément que ce n'était pas de
madame la dauphine dont il était amoureux.

Elle ne pouvait s'empêcher d'être troublée de sa vue, et d'avoir
pourtant du plaisir à le voir; mais quand elle ne le voyait plus, et
qu'elle pensait que ce charme qu'elle trouvait dans sa vue était le
commencement des passions, il s'en fallait peu qu'elle ne crût le haïr
par la douleur que lui donnait cette pensée.

Madame de Chartres empira si considérablement, que l'on commença à
désespérer de sa vie; elle reçut ce que les médecins lui dirent du péril
où elle était, avec un courage digne de sa vertu et de sa piété. Après
qu'ils furent sortis, elle fit retirer tout le monde, et appeler madame
de Clèves.

--Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle, en lui tendant la main;
le péril où je vous laisse, et le besoin que vous avez de moi,
augmentent le déplaisir que j'ai de vous quitter. Vous avez de
l'inclination pour monsieur de Nemours; je ne vous demande point de me
l'avouer: je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour
vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette
inclination; mais je ne vous en ai pas voulu parler d'abord, de peur de
vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que trop
présentement; vous êtes sur le bord du précipice: il faut de grands
efforts et de grandes violences pour vous retenir. Songez ce que vous
devez à votre mari; songez ce que vous vous devez à vous-même, et pensez
que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise, et
que je vous ai tant souhaitée. Ayez de la force et du courage, ma fille,
retirez-vous de la cour, obligez votre mari de vous emmener; ne craignez
point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles, quelque
affreux qu'ils vous paraissent d'abord; ils seront plus doux dans les
suites que les malheurs d'une galanterie. Si d'autres raisons que celles
de la vertu et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je
souhaite, je vous dirais que, si quelque chose était capable de troubler
le bonheur que j'espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir
tomber comme les autres femmes; mais si ce malheur vous doit arriver, je
reçois la mort avec joie, pour n'en être pas le témoin.

Madame de Clèves fondait en larmes sur la main de sa mère, qu'elle
tenait serrée entre les siennes, et madame de Chartres se sentant
touchée elle-même:

--Adieu, ma fille, lui dit-elle, finissons une conversation qui nous
attendrit trop l'une et l'autre, et souvenez-vous, si vous pouvez, de
tout ce que je viens de vous dire.

Elle se tourna de l'autre côté en achevant ces paroles, et commanda à sa
fille d'appeler ses femmes, sans vouloir l'écouter, ni parler davantage.
Madame de Clèves sortit de la chambre de sa mère en l'état que l'on peut
s'imaginer, et madame de Chartres ne songea plus qu'à se préparer à la
mort. Elle vécut encore deux jours, pendant lesquels elle ne voulut plus
revoir sa fille, qui était la seule chose à quoi elle se sentait
attachée.

Madame de Clèves était dans une affliction extrême; son mari ne la
quittait point, et sitôt que madame de Chartres fut expirée, il l'emmena
à la campagne, pour l'éloigner d'un lieu qui ne faisait qu'aigrir sa
douleur. On n'en a jamais vu de pareille; quoique la tendresse et la
reconnaissance y eussent la plus grande part, le besoin qu'elle sentait
qu'elle avait de sa mère, pour se défendre contre monsieur de Nemours,
ne laissait pas d'y en avoir beaucoup. Elle se trouvait malheureuse
d'être abandonnée à elle-même, dans un temps où elle était si peu
maîtresse de ses sentiments, et où elle eût tant souhaité d'avoir
quelqu'un qui pût la plaindre et lui donner de la force. La manière dont
monsieur de Clèves en usait pour elle lui faisait souhaiter plus
fortement que jamais, de ne manquer à rien de ce qu'elle lui devait.
Elle lui témoignait aussi plus d'amitié et plus de tendresse qu'elle
n'avait encore fait; elle ne voulait point qu'il la quittât, et il lui
semblait qu'à force de s'attacher à lui, il la défendrait contre
monsieur de Nemours.

Ce prince vint voir monsieur de Clèves à la campagne. Il fit ce qu'il
put pour rendre aussi une visite à madame de Clèves; mais elle ne le
voulut point recevoir, et, sentant bien qu'elle ne pouvait s'empêcher de
le trouver aimable, elle avait fait une forte résolution de s'empêcher
de le voir, et d'en éviter toutes les occasions qui dépendraient d'elle.

Monsieur de Clèves vint à Paris pour faire sa cour, et promit à sa femme
de s'en retourner le lendemain; il ne revint néanmoins que le jour
d'après.

--Je vous attendis tout hier, lui dit madame de Clèves, lorsqu'il
arriva; et je vous dois faire des reproches de n'être pas venu, comme
vous me l'aviez promis. Vous savez que si je pouvais sentir une nouvelle
affliction en l'état où je suis, ce serait la mort de madame de Tournon,
que j'ai apprise ce matin. J'en aurais été touchée quand je ne l'aurais
point connue; c'est toujours une chose digne de pitié, qu'une femme
jeune et belle comme celle-là soit morte en deux jours; mais de plus,
c'était une des personnes du monde qui me plaisait davantage, et qui
paraissait avoir autant de sagesse que de mérite.

--Je fus très fâché de ne pas revenir hier, répondit monsieur de Clèves;
mais j'étais si nécessaire à la consolation d'un malheureux, qu'il
m'était impossible de le quitter. Pour madame de Tournon, je ne vous
conseille pas d'en être affligée, si vous la regrettez comme une femme
pleine de sagesse, et digne de votre estime.

--Vous m'étonnez, reprit madame de Clèves, et je vous ai ouï dire
plusieurs fois qu'il n'y avait point de femme à la cour que vous
estimassiez davantage.

--Il est vrai, répondit-il, mais les femmes sont incompréhensibles, et,
quand je les vois toutes, je me trouve si heureux de vous avoir, que je
ne saurais assez admirer mon bonheur.

--Vous m'estimez plus que je ne vaux, répliqua madame de Clèves en
soupirant, et il n'est pas encore temps de me trouver digne de vous.
Apprenez-moi, je vous en supplie, ce qui vous a détrompé de madame de
Tournon.

--Il y a longtemps que je le suis, répliqua-t-il, et que je sais qu'elle
aimait le comte de Sancerre, à qui elle donnait des espérances de
l'épouser.

--Je ne saurais croire, interrompit madame de Clèves, que madame de
Tournon, après cet éloignement si extraordinaire qu'elle a témoigné pour
le mariage depuis qu'elle est veuve, et après les déclarations publiques
qu'elle a faites de ne se remarier jamais, ait donné des espérances à
Sancerre.

--Si elle n'en eût donné qu'à lui, répliqua monsieur de Clèves, il ne
faudrait pas s'étonner; mais ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'elle
en donnait aussi à Estouteville dans le même temps; et je vais vous
apprendre toute cette histoire.




SECONDE PARTIE


«Vous savez l'amitié qu'il y a entre Sancerre et moi; néanmoins il
devint amoureux de madame de Tournon, il y a environ deux ans, et me le
cacha avec beaucoup de soin, aussi bien qu'à tout le reste du monde.
J'étais bien éloigné de le soupçonner. Madame de Tournon paraissait
encore inconsolable de la mort de son mari, et vivait dans une retraite
austère. La soeur de Sancerre était quasi la seule personne qu'elle vit,
et c'était chez elle qu'il en était devenu amoureux.

«Un soir qu'il devait y avoir une comédie au Louvre, et que l'on
n'attendait plus que le roi et madame de Valentinois pour commencer,
l'on vint dire qu'elle s'était trouvée mal, et que le roi ne viendrait
pas. On jugea aisément que le mal de cette duchesse était quelque démêlé
avec le roi. Nous savions les jalousies qu'il avait eues du maréchal de
Brissac, pendant qu'il avait été à la cour; mais il était retourné en
Piémont depuis quelques jours, et nous ne pouvions imaginer le sujet de
cette brouillerie.

«Comme j'en parlais avec Sancerre, monsieur d'Anville arriva dans la
salle, et me dit tout bas que le roi était dans une affliction et dans
une colère qui faisaient pitié; qu'en un raccommodement qui s'était fait
entre lui et madame de Valentinois, il y avait quelques jours, sur des
démêlés qu'ils avaient eus pour le maréchal de Brissac, le roi lui avait
donné une bague, et l'avait priée de la porter; que pendant qu'elle
s'habillait pour venir à la comédie, il avait remarqué qu'elle n'avait
point cette bague, et lui en avait demandé la raison; qu'elle avait paru
étonnée de ne la pas avoir; qu'elle l'avait demandée à ses femmes,
lesquelles par malheur, ou faute d'être bien instruites, avaient répondu
qu'il y avait quatre ou cinq jours qu'elles ne l'avaient vue.

«Ce temps est précisément celui du départ du maréchal de Brissac,
continua monsieur d'Anville; le roi n'a point douté qu'elle ne lui ait
donné la bague en lui disant adieu. Cette pensée a réveillé si vivement
toute cette jalousie, qui n'était pas encore bien éteinte, qu'il s'est
emporté contre son ordinaire, et lui a fait mille reproches. Il vient de
rentrer chez lui, très affligé; mais je ne sais s'il l'est davantage de
l'opinion que madame de Valentinois a sacrifié sa bague, que de la
crainte de lui avoir déplu par sa colère.

«Sitôt que monsieur d'Anville eut achevé de me conter cette nouvelle, je
me rapprochai de Sancerre pour la lui apprendre; je la lui dis comme un
secret que l'on venait de me confier, et dont je lui défendais d'en
parler.

«Le lendemain matin, j'allai d'assez bonne heure chez ma belle-soeur; je
trouvai madame de Tournon au chevet de son lit. Elle n'aimait pas
madame de Valentinois, et elle savait bien que ma belle-soeur n'avait
pas sujet de s'en louer. Sancerre avait été chez elle au sortir de la
comédie. Il lui avait appris la brouillerie du roi avec cette duchesse,
et madame de Tournon était venue la conter à ma belle-soeur, sans savoir
ou sans faire réflexion que c'était moi qui l'avait apprise à son amant.

«Sitôt que je m'approchai de ma belle-soeur, elle dit à madame de
Tournon que l'on pouvait me confier ce qu'elle venait de lui dire, et
sans attendre la permission de madame de Tournon elle me conta mot pour
mot tout ce que j'avais dit à Sancerre le soir précédent. Vous pouvez
juger comme j'en fus étonné. Je regardai madame de Tournon, elle me
parut embarrassée. Son embarras me donna du soupçon; je n'avais dit la
chose qu'à Sancerre, il m'avait quitté au sortir de la comédie sans m'en
dire la raison; je me souvins de lui avoir ouï extrêmement louer madame
de Tournon. Toutes ces choses m'ouvrirent les yeux, et je n'eus pas de
peine à démêler qu'il avait une galanterie avec elle, et qu'il l'avait
vue depuis qu'il m'avait quitté.

«Je fus si piqué de voir qu'il me cachait cette aventure, que je dis
plusieurs choses qui firent connaître à madame de Tournon l'imprudence
qu'elle avait faite; je la remis à son carrosse, et je l'assurai, en la
quittant, que j'enviais le bonheur de celui qui lui avait appris la
brouillerie du roi et de madame de Valentinois.

«Je m'en allai à l'heure même trouver Sancerre, je lui fis des
reproches, et je lui dis que je savais sa passion pour madame de
Tournon, sans lui dire comment je l'avais découverte. Il fut contraint
de me l'avouer. Je lui contai ensuite ce qui me l'avait apprise, et il
m'apprit aussi le détail de leur aventure; il me dit que, quoiqu'il fût
cadet de sa maison, et très éloigné de pouvoir prétendre un aussi bon
parti, que néanmoins elle était résolue de l'épouser. L'on ne peut être
plus surpris que je le fus. Je dis à Sancerre de presser la conclusion
de son mariage, et qu'il n'y avait rien qu'il ne dût craindre d'une
femme qui avait l'artifice de soutenir aux yeux du public un personnage
si éloigné de la vérité. Il me répondit qu'elle avait été véritablement
affligée, mais que l'inclination qu'elle avait eue pour lui avait
surmonté cette affliction, et qu'elle n'avait pu laisser paraître tout
d'un coup un si grand changement. Il me dit encore plusieurs autres
raisons pour l'excuser, qui me firent voir à quel point il en était
amoureux; il m'assura qu'il la ferait consentir que je susse la passion
qu'il avait pour elle, puisque aussi bien c'était elle-même qui me
l'avait apprise. Il l'y obligea en effet, quoique avec beaucoup de
peine, et je fus ensuite très avant dans leur confidence.

«Je n'ai jamais vu une femme avoir une conduite si honnête et si
agréable à l'égard de son amant; néanmoins j'étais toujours choqué de
son affectation à paraître encore affligée. Sancerre était si amoureux
et si content de la manière dont elle en usait pour lui, qu'il n'osait
quasi la presser de conclure leur mariage, de peur qu'elle ne crût qu'il
le souhaitait plutôt par intérêt que par une véritable passion. Il lui
en parla toutefois, et elle lui parut résolue à l'épouser; elle commença
même à quitter cette retraite où elle vivait, et à se remettre dans le
monde. Elle venait chez ma belle-soeur à des heures où une partie de la
cour s'y trouvait. Sancerre n'y venait que rarement; mais ceux qui y
étaient tous les soirs, et qui l'y voyaient souvent, la trouvaient très
aimable.

«Peu de temps après qu'elle eut commencé à quitter la solitude, Sancerre
crut voir quelque refroidissement dans la passion qu'elle avait pour
lui. Il m'en parla plusieurs fois, sans que je fisse aucun fondement sur
ses plaintes; mais à la fin, comme il me dit qu'au lieu d'achever leur
mariage, elle semblait l'éloigner, je commençai à croire qu'il n'avait
pas de tort d'avoir de l'inquiétude. Je lui répondis que quand la
passion de madame de Tournon diminuerait après avoir duré deux ans, il
ne faudrait pas s'en étonner; que quand même sans être diminuée, elle ne
serait pas assez forte pour l'obliger à l'épouser, qu'il ne devrait pas
s'en plaindre; que ce mariage, à l'égard du public, lui ferait un
extrême tort, non seulement parce qu'il n'était pas un assez bon parti
pour elle, mais par le préjudice qu'il apporterait à sa réputation;
qu'ainsi tout ce qu'il pouvait souhaiter, était qu'elle ne le trompât
point et qu'elle ne lui donnât pas de fausses espérances. Je lui dis
encore que si elle n'avait pas la force de l'épouser, ou qu'elle lui
avouât qu'elle en aimait quelque autre, il ne fallait point qu'il
s'emportât, ni qu'il se plaignît; mais qu'il devrait conserver pour elle
de l'estime et de la reconnaissance.

«Je vous donne, lui dis-je, le conseil que je prendrais pour moi-même;
car la sincérité me touche d'une telle sorte, que je crois que si ma
maîtresse, et même ma femme, m'avouait que quelqu'un lui plût, j'en
serais affligé sans en être aigri. Je quitterais le personnage d'amant
ou de mari, pour la conseiller et pour la plaindre.»

Ces paroles firent rougir madame de Clèves, et elle y trouva un certain
rapport avec l'état où elle était, qui la surprit, et qui lui donna un
trouble dont elle fut longtemps à se remettre.

«Sancerre parla à madame de Tournon, continua monsieur de Clèves, il lui
dit tout ce que je lui avais conseillé, mais elle le rassura avec tant
de soin, et parut si offensée de ses soupçons, qu'elle les lui ôta
entièrement. Elle remit néanmoins leur mariage après un voyage qu'il
allait faire, et qui devait être assez long; mais elle se conduisit si
bien jusqu'à son départ, et en parut si affligée, que je crus, aussi
bien que lui, qu'elle l'aimait véritablement. Il partit, il y a environ
trois mois pendant son absence, j'ai peu vu madame de Tournon; vous
m'avez entièrement occupé, et je savais seulement qu'il devait bientôt
revenir.

«Avant-hier, en arrivant à Paris, j'appris qu'elle était morte;
j'envoyai savoir chez lui si on n'avait point eu de ses nouvelles. On me
manda qu'il était arrivé de la veille, qui était précisément le jour de
la mort de madame de Tournon. J'allai le voir à l'heure même, me doutant
bien de l'état où je le trouverais; mais son affliction passait de
beaucoup ce que je m'en étais imaginé.

«Je n'ai jamais vu une douleur si profonde et si tendre; dès le moment
qu'il me vit, il m'embrassa, fondant en larmes: Je ne la verrai plus, me
dit-il, je ne la verrai plus, elle est morte! je n'en étais pas digne,
mais je la suivrai bientôt.

«Après cela il se tut; et puis, de temps en temps redisant toujours:
Elle est morte, et je ne la verrai plus! il revenait aux cris et aux
larmes, et demeurait comme un homme qui n'avait plus de raison. Il me
dit qu'il n'avait pas reçu souvent de ses lettres pendant son absence,
mais qu'il ne s'en était pas étonné, parce qu'il la connaissait et qu'il
savait la peine qu'elle avait à hasarder de ses lettres. Il ne doutait
point qu'il ne l'eût épousée à son retour; il la regardait comme la plus
aimable et la plus fidèle personne qui eût jamais été, il s'en croyait
tendrement aimé; il la perdait dans le moment qu'il pensait s'attacher à
elle pour jamais. Toutes ces pensées le plongeaient dans une affliction
violente, dont il était entièrement accablé; et j'avoue que je ne
pouvais m'empêcher d'en être touché.

«Je fus néanmoins contraint de le quitter pour aller chez le roi; je lui
promis que je reviendrais bientôt. Je revins en effet, et je ne fus
jamais si surpris, que de le trouver tout différent de ce que je l'avais
quitté. Il était debout dans sa chambre, avec un visage furieux,
marchant et s'arrêtant comme s'il eût été hors de lui-même.--Venez,
venez, me dit-il, venez voir l'homme du monde le plus désespéré; je suis
plus malheureux mille fois que je n'étais tantôt, et ce que je viens
d'apprendre de madame de Tournon est pire que sa mort.

«Je crus que la douleur le troublait entièrement, et je ne pouvais
m'imaginer qu'il y eût quelque chose de pire que la mort d'une maîtresse
que l'on aime, et dont on est aimé. Je lui dis que tant que son
affliction avait eu des bornes, je l'avais approuvée, et que j'y étais
entré; mais que je ne le plaindrais plus s'il s'abandonnait au
désespoir, et s'il perdait la raison.

--Je serais trop heureux de l'avoir perdue, et la vie aussi,
s'écria-t-il: madame de Tournon m'était infidèle, et j'apprends son
infidélité et sa trahison le lendemain que j'ai appris sa mort, dans un
temps où mon âme est remplie et pénétrée de la plus vive douleur et de
la plus tendre amour que l'on ait jamais senties; dans un temps où son
idée est dans mon coeur comme la plus parfaite chose qui ait jamais été,
et la plus parfaite à mon égard; je trouve que je suis trompé, et
qu'elle ne mérite pas que je la pleure; cependant j'ai la même affection
de sa mort que si elle m'était fidèle, et je sens son infidélité comme
si elle n'était point morte. Si j'avais appris son changement avant sa
mort, la jalousie, la colère, la rage m'auraient rempli, et m'auraient
endurci en quelque sorte contre la douleur de sa perte; mais je suis
dans un état où je ne puis ni m'en consoler, ni la haïr.

«Vous pouvez juger si je fus surpris de ce que me disait Sancerre; je
lui demandai comment il avait su ce qu'il venait de me dire. Il me conta
qu'un moment après que j'étais sorti de sa chambre, Estouteville, qui
est son ami intime, mais qui ne savait pourtant rien de son amour pour
madame de Tournon, l'était venu voir; que d'abord qu'il avait été assis,
il avait commencé à pleurer et qu'il lui avait dit qu'il lui demandait
pardon de lui avoir caché ce qu'il lui allait apprendre; qu'il le priait
d'avoir pitié de lui; qu'il venait lui ouvrir son coeur, et qu'il voyait
l'homme du monde le plus affligé de la mort de madame de Tournon.

«Ce nom, me dit Sancerre, m'a tellement surpris, que, quoique mon
premier mouvement ait été de lui dire que j'en étais plus affligé que
lui, je n'ai pas eu néanmoins la force de parler. Il a continué, et m'a
dit qu'il était amoureux d'elle depuis six mois; qu'il avait toujours
voulu me le dire, mais qu'elle le lui avait défendu expressément, et
avec tant d'autorité, qu'il n'avait osé lui désobéir; qu'il lui avait
plu quasi dans le même temps qu'il l'avait aimée; qu'ils avaient caché
leur passion à tout le monde; qu'il n'avait jamais été chez elle
publiquement; qu'il avait eu le plaisir de la consoler de la mort de son
mari; et qu'enfin il l'allait épouser dans le temps qu'elle était morte;
mais que ce mariage, qui était un effet de passion, aurait paru un effet
de devoir et d'obéissance; qu'elle avait gagné son père pour se faire
commander de l'épouser, afin qu'il n'y eût pas un trop grand changement
dans sa conduite, qui avait été si éloignée de se remarier.

«Tant qu'Estouteville m'a parlé, me dit Sancerre, j'ai ajouté foi a ses
paroles, parce que j'y ai trouvé de la vraisemblance, et que le temps où
il m'a dit qu'il avait commencé à aimer madame de Tournon est
précisément celui où elle m'a paru changée; mais un moment après, je
l'ai cru un menteur, ou du moins un visionnaire. J'ai été prêt à le lui
dire; j'ai passé ensuite à vouloir m'éclaircir, je l'ai questionné, je
lui ai fait paraître des doutes; enfin j'ai tant fait pour m'assurer de
mon malheur, qu'il m'a demandé si je connaissais l'écriture de madame de
Tournon. Il a mis sur mon lit quatre de ses lettres et son portrait; mon
frère est entré dans ce moment. Estouteville avait le visage si plein de
larmes, qu'il a été contraint de sortir pour ne se pas laisser voir; il
m'a dit qu'il reviendrait ce soir requérir ce qu'il me laissait; et moi
je chassai mon frère, sur le prétexte de me trouver mal, par
l'impatience de voir ces lettres que l'on m'avait laissées, et espérant
d'y trouver quelque chose qui ne me persuaderait pas tout ce
qu'Estouteville venait de me dire. Mais hélas! que n'y ai-je point
trouvé? Quelle tendresse! quels serments! quelles assurances de
l'épouser! quelles lettres! Jamais elle ne m'en a écrit de semblables.
Ainsi, ajouta-t-il, j'éprouve à la fois la douleur de la mort et celle
de l'infidélité; ce sont deux maux que l'on a souvent comparés, mais qui
n'ont jamais été sentis en même temps par la même personne. J'avoue, à
ma honte, que je sens encore plus sa perte que son changement, je ne
puis la trouver assez coupable pour consentir à sa mort. Si elle vivait,
j'aurais le plaisir de lui faire des reproches, et de me venger d'elle
en lui faisant connaître son injustice. Mais je ne la verrai plus,
reprenait-il, je ne la verrai plus; ce mal est le plus grand de tous les
maux. Je souhaiterais de lui rendre la vie aux dépens de la mienne. Quel
souhait! si elle revenait elle vivrait pour Estouteville. Que j'étais
heureux hier! s'écriait-il, que j'étais heureux! j'étais l'homme du
monde le plus affligé; mais mon affliction était raisonnable, et je
trouvais quelque douceur à penser que je ne devais jamais me consoler.
Aujourd'hui, tous mes sentiments sont injustes. Je paye à une passion
feinte qu'elle a eue pour moi le même tribut de douleur que je croyais
devoir à une passion véritable. Je ne puis ni haïr, ni aimer sa mémoire;
je ne puis me consoler ni m'affliger. Du moins, me dit-il, en se
retournant tout d'un coup vers moi, faites, je vous en conjure, que je
ne voie jamais Estouteville; son nom seul me fait horreur. Je sais bien
que je n'ai nul sujet de m'en plaindre; c'est ma faute de lui avoir
caché que j'aimais madame de Tournon; s'il l'eût su il ne s'y serait
peut-être pas attaché, elle ne m'aurait pas été infidèle; il est venu me
chercher pour me confier sa douleur; il me fait pitié. Et! c'est avec
raison, s'écriait-il; il aimait madame de Tournon, il en était aimé, et
il ne la verra jamais; je sens bien néanmoins que je ne saurais
m'empêcher de le haïr. Et encore une fois, je vous conjure de faire en
sorte que je ne le voie point.

«Sancerre se remit ensuite à pleurer, à regretter madame de Tournon, à
lui parler, et à lui dire les choses du monde les plus tendres; il
repassa ensuite à la haine, aux plaintes, aux reproches et aux
imprécations contre elle. Comme je le vis dans un état si violent, je
connus bien qu'il me fallait quelque secours pour m'aider à calmer son
esprit. J'envoyai quérir son frère, que je venais de quitter chez le
roi; j'allai lui parler dans l'antichambre avant qu'il entrât, et je lui
contai l'état où était Sancerre. Nous donnâmes des ordres pour empêcher
qu'il ne vît Estouteville, et nous employâmes une partie de la nuit à
tâcher de le rendre capable de raison. Ce matin je l'ai encore trouvé
plus affligé; son frère est demeuré auprès de lui, et je suis revenu
auprès de vous.»

--L'on ne peut être plus surprise que je le suis, dit alors madame de
Clèves, et je croyais madame de Tournon incapable d'amour et de
tromperie.

--L'adresse et la dissimulation, reprit monsieur de Clèves, ne peuvent
aller plus loin qu'elle les a portées. Remarquez que quand Sancerre crut
qu'elle était changée pour lui, elle l'était véritablement, et qu'elle
commençait à aimer Estouteville. Elle disait à ce dernier qu'il la
consolait de la mort de son mari, et que c'était lui qui était cause
qu'elle quittait cette grande retraite, et il paraissait à Sancerre que
c'était parce que nous avions résolu qu'elle ne témoignerait plus d'être
si affligée. Elle faisait valoir à Estouteville de cacher leur
intelligence, et de paraître obligée à l'épouser par le commandement de
son père, comme un effet du soin qu'elle avait de sa réputation; et
c'était pour abandonner Sancerre, sans qu'il eût sujet de s'en plaindre.
Il faut que je m'en retourne, continua monsieur de Clèves, pour voir ce
malheureux, et je crois qu'il faut que vous reveniez aussi à Paris. Il
est temps que vous voyiez le monde, et que vous receviez ce nombre
infini de visites, dont aussi bien vous ne sauriez vous dispenser.

Madame de Clèves consentit à son retour, et elle revint le lendemain.
Elle se trouva plus tranquille sur monsieur de Nemours qu'elle n'avait
été; tout ce que lui avait dit madame de Chartres en mourant, et la
douleur de sa mort, avaient fait une suspension à ses sentiments, qui
lui faisait croire qu'ils étaient entièrement effacés.

Dès le même soir qu'elle fut arrivée, madame la dauphine la vint voir,
et après lui avoir témoigné la part qu'elle avait prise à son
affliction, elle lui dit que, pour la détourner de ces tristes pensées,
elle voulait l'instruire de tout ce qui s'était passé à la cour en son
absence; elle lui conta ensuite plusieurs choses particulières.

--Mais ce que j'ai le plus d'envie de vous apprendre, ajouta-t-elle,
c'est qu'il est certain que monsieur de Nemours est passionnément
amoureux, et que ses amis les plus intimes, non seulement ne sont point
dans sa confidence, mais qu'ils ne peuvent deviner qui est la personne
qu'il aime. Cependant cet amour est assez fort pour lui faire négliger
ou abandonner, pour mieux dire, les espérances d'une couronne.

Madame la dauphine conta ensuite tout ce qui s'était passé sur
l'Angleterre.

--J'ai appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de monsieur
d'Anville; et il m'a dit ce matin que le roi envoya quérir, hier au
soir, monsieur de Nemours, sur des lettres de Lignerolles, qui demande à
revenir, et qui écrit au roi qu'il ne peut plus soutenir auprès de la
reine d'Angleterre les retardements de monsieur de Nemours; qu'elle
commence à s'en offenser, et qu'encore qu'elle n'eût point donné de
parole positive, elle en avait assez dit pour faire hasarder un voyage.
Le roi lut cette lettre à monsieur de Nemours, qui, au lieu de parler
sérieusement, comme il avait fait dans les commencements, ne fit que
rire, que badiner, et se moquer des espérances de Lignerolles. Il dit
que toute l'Europe condamnerait son imprudence, s'il hasardait d'aller
en Angleterre comme un prétendu mari de la reine, sans être assuré du
succès. «Il me semble aussi, ajouta-t-il, que je prendrais mal mon
temps, de faire ce voyage présentement que le roi d'Espagne fait de si
grandes instances pour épouser cette reine. Ce ne serait peut-être pas
un rival bien redoutable dans une galanterie; mais je pense que dans un
mariage Votre Majesté ne me conseillerait pas de lui disputer quelque
chose.--Je vous le conseillerais en cette occasion, reprit le roi; mais
vous n'aurez rien à lui disputer; je sais qu'il a d'autres pensées; et
quand il n'en aurait pas, la reine Marie s'est trop mal trouvée du joug
de l'Espagne, pour croire que sa soeur le veuille reprendre, et qu'elle
se laisse éblouir à l'éclat de tant de couronnes jointes ensemble.--Si
elle ne s'en laisse pas éblouir, repartit monsieur de Nemours, il y a
apparence qu'elle voudra se rendre heureuse par l'amour. Elle a aimé le
milord Courtenay, il y a déjà quelques années; il était aussi aimé de la
reine Marie, qui l'aurait épousé du consentement de toute l'Angleterre,
sans qu'elle connût que la jeunesse et la beauté de sa soeur Élisabeth
le touchaient davantage que l'espérance de régner. Votre Majesté sait
que les violentes jalousies qu'elle en eut la portèrent à les mettre
l'un et l'autre en prison, à exiler ensuite le milord Courtenay, et la
déterminèrent enfin à épouser le roi d'Espagne. Je crois qu'Élisabeth,
qui est présentement sur le trône, rappellera bientôt ce milord et
qu'elle choisira un homme qu'elle a aimé, qui est fort aimable, qui a
tant souffert pour elle, plutôt qu'un autre qu'elle n'a jamais vu.--Je
serais de votre avis, repartit le roi, si Courtenay vivait encore; mais
j'ai su, depuis quelques jours, qu'il est mort à Padoue, où il était
relégué. Je vois bien, ajouta-t-il, en quittant monsieur de Nemours,
qu'il faudrait faire votre mariage comme on ferait celui de monsieur le
dauphin, et envoyer épouser la reine d'Angleterre par des ambassadeurs.

«Monsieur d'Anville et monsieur le vidame, qui étaient chez le roi avec
monsieur de Nemours, sont persuadés que c'est cette même passion dont il
est occupé, qui le détourne d'un si grand dessein. Le vidame, qui le
voit de plus près que personne, a dit à madame de Martigues que ce
prince est tellement changé qu'il ne le reconnaît plus; et ce qui
l'étonne davantage, c'est qu'il ne lui voit aucun commerce, ni aucunes
heures particulières où il se dérobe, en sorte qu'il croit qu'il n'a
point d'intelligence avec la personne qu'il aime; et c'est ce qui fait
méconnaître monsieur de Nemours de lui voir aimer une femme qui ne
répond point à son amour.»

Quel poison pour madame de Clèves, que le discours de madame la
dauphine! Le moyen de ne se pas reconnaître pour cette personne dont on
ne savait point le nom? et le moyen de n'être pas pénétrée de
reconnaissance et de tendresse, en apprenant, par une voie qui ne lui
pouvait être suspecte, que ce prince, qui touchait déjà son coeur,
cachait sa passion à tout le monde, et négligeait pour l'amour d'elle
les espérances d'une couronne. Aussi ne peut-on représenter ce qu'elle
sentit, et le trouble qui s'éleva dans son âme. Si madame la dauphine
l'eut regardée avec attention, elle eût aisément remarqué que les choses
qu'elle venait de dire ne lui étaient pas indifférentes; mais comme elle
n'avait aucun soupçon de la vérité, elle continua de parler, sans y
faire de réflexion.

--Monsieur d'Anville, ajouta-t-elle, qui, comme je vous viens de dire,
m'a appris tout ce détail, m'en croit mieux instruite que lui; et il a
une si grande opinion de mes charmes, qu'il est persuadé que je suis la
seule personne qui puisse faire de si grands changements en monsieur de
Nemours.

Ces dernières paroles de madame la dauphine donnèrent une autre sorte
de trouble à madame de Clèves, que celui qu'elle avait eu quelques
moments auparavant.

--Je serais aisément de l'avis de monsieur d'Anville, répondit-elle; et
il y a beaucoup d'apparence, Madame, qu'il ne faut pas moins qu'une
princesse telle que vous, pour faire mépriser la reine d'Angleterre.

--Je vous l'avouerais si je le savais, repartit madame la dauphine, et
je le saurais s'il était véritable. Ces sortes de passions n'échappent
point à la vue de celles qui les causent; elles s'en aperçoivent les
premières. Monsieur de Nemours ne m'a jamais témoigné que de légères
complaisances; mais il y a néanmoins une si grande différence de la
manière dont il a vécu avec moi, à celle dont il y vit présentement, que
je puis vous répondre que je ne suis pas la cause de l'indifférence
qu'il a pour la couronne d'Angleterre.

«Je m'oublie avec vous, ajouta madame la dauphine, et je ne me souviens
pas qu'il faut que j'aille voir Madame. Vous savez que la paix est quasi
conclue; mais vous ne savez pas que le roi d'Espagne n'a voulu passer
aucun article qu'à condition d'épouser cette princesse, au lieu du
prince don Carlos, son fils. Le roi a eu beaucoup de peine à s'y
résoudre; enfin il y a consenti, et il est allé tantôt annoncer cette
nouvelle à Madame. Je crois qu'elle sera inconsolable; ce n'est pas une
chose qui puisse plaire d'épouser un homme de l'âge et de l'humeur du
roi d'Espagne, surtout à elle qui a toute la joie que donne la première
jeunesse jointe à la beauté, et qui s'attendait d'épouser un jeune
prince pour qui elle a de l'inclination sans l'avoir vu. Je ne sais si
le roi en elle trouvera toute l'obéissance qu'il désire; il m'a chargée
de la voir parce qu'il sait qu'elle m'aime, et qu'il croit que j'aurai
quelque pouvoir sur son esprit. Je ferai ensuite une autre visite bien
différente; j'irai me réjouir avec Madame, soeur du roi. Tout est arrêté
pour son mariage avec monsieur de Savoie; et il sera ici dans peu de
temps. Jamais personne de l'âge de cette princesse n'a eu une joie si
entière de se marier. La cour va être plus belle et plus grosse qu'on ne
l'a jamais vue, et, malgré votre affliction, il faut que vous veniez
nous aider à faire voir aux étrangers que nous n'avons pas de médiocres
beautés.»

Après ces paroles, madame la dauphine quitta madame de Clèves, et, le
lendemain, le mariage de Madame fut su de tout le monde. Les jours
suivants, le roi et les reines allèrent voir madame de Clèves. Monsieur
de Nemours, qui avait attendu son retour avec une extrême impatience, et
qui souhaitait ardemment de lui pouvoir parler sans témoins, attendit
pour aller chez elle l'heure que tout le monde en sortirait, et
qu'apparemment il ne reviendrait plus personne. Il réussit dans son
dessein, et il arriva comme les dernières visites en sortaient.

Cette princesse était sur son lit; il faisait chaud, et la vue de
monsieur de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuait
pas sa beauté. Il s'assit vis-à-vis d'elle, avec cette crainte et cette
timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps
sans pouvoir parler. Madame de Clèves n'était pas moins interdite, de
sorte qu'ils gardèrent assez longtemps le silence. Enfin monsieur de
Nemours prit la parole, et lui fit des compliments sur son affliction;
madame de Clèves, étant bien aise de continuer la conversation sur ce
sujet, parla assez longtemps de la perte qu'elle avait faite; et enfin,
elle dit que, quand le temps aurait diminué la violence de sa douleur,
il lui en demeurerait toujours une si forte impression, que son humeur
en serait changée.

--Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit monsieur
de Nemours, font de grands changements dans l'esprit; et pour moi, je ne
me reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandre. Beaucoup de gens
ont remarqué ce changement, et même madame la dauphine m'en parlait
encore hier.

--Il est vrai, repartit madame de Clèves, qu'elle l'a remarqué, et je
crois lui en avoir ouï dire quelque chose.

--Je ne suis pas fâché, Madame, répliqua monsieur de Nemours, qu'elle
s'en soit aperçue; mais je voudrais qu'elle ne fût pas seule à s'en
apercevoir. Il y a des personnes à qui on n'ose donner d'autres marques
de la passion qu'on a pour elles, que par les choses qui ne les
regardent point; et, n'osant leur faire paraître qu'on les aime, on
voudrait du moins qu'elles vissent que l'on ne veut être aimé de
personne. L'on voudrait qu'elles sussent qu'il n'y a point de beauté,
dans quelque rang qu'elle pût être, que l'on ne regardât avec
indifférence, et qu'il n'y a point de couronne que l'on voulût acheter
au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d'ordinaire de la
passion qu'on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu'on prend de
leur plaire et de les chercher; mais ce n'est pas une chose difficile
pour peu qu'elles soient aimables; ce qui est difficile, c'est de ne
s'abandonner pas au plaisir de les suivre; c'est de les éviter, par la
peur de laisser paraître au public, et quasi à elles-mêmes, les
sentiments que l'on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un
véritable attachement, c'est de devenir entièrement opposé à ce que l'on
était, et de n'avoir plus d'ambition, ni de plaisir, après avoir été
toute sa vie occupé de l'un et de l'autre.

Madame de Clèves entendait aisément la part qu'elle avait à ces paroles.
Il lui semblait qu'elle devait y répondre, et ne les pas souffrir. Il
lui semblait aussi qu'elle ne devait pas les entendre, ni témoigner
qu'elle les prît pour elle. Elle croyait devoir parler, et croyait ne
devoir rien dire. Le discours de monsieur de Nemours lui plaisait et
l'offensait quasi également; elle y voyait la confirmation de tout ce
que lui avait fait penser madame la dauphine; elle y trouvait quelque
chose de galant et de respectueux, mais aussi quelque chose de hardi et
de trop intelligible. L'inclination qu'elle avait pour ce prince lui
donnait un trouble dont elle n'était pas maîtresse. Les paroles les plus
obscures d'un homme qui plaît donnent plus d'agitation que les
déclarations ouvertes d'un homme qui ne plaît pas. Elle demeurait donc
sans répondre, et monsieur de Nemours se fût aperçu de son silence, dont
il n'aurait peut-être pas tiré de mauvais présages, si l'arrivée de
monsieur de Clèves n'eût fini la conversation et sa visite.

Ce prince venait conter à sa femme des nouvelles de Sancerre; mais elle
n'avait pas une grande curiosité pour la suite de cette aventure. Elle
était si occupée de ce qui se venait de passer, qu'à peine pouvait-elle
cacher la distraction de son esprit. Quand elle fut en liberté de rêver,
elle connut bien qu'elle s'était trompée, lorsqu'elle avait cru n'avoir
plus que de l'indifférence pour monsieur de Nemours. Ce qu'il lui avait
dit avait fait toute l'impression qu'il pouvait souhaiter, et l'avait
entièrement persuadée de sa passion. Les actions de ce prince
s'accordaient trop bien avec ses paroles, pour laisser quelque doute à
cette princesse. Elle ne se flatta plus de l'espérance de ne le pas
aimer; elle songea seulement à ne lui en donner jamais aucune marque.
C'était une entreprise difficile, dont elle connaissait déjà les peines;
elle savait que le seul moyen d'y réussir était d'éviter la présence de
ce prince; et comme son deuil lui donnait lieu d'être plus retirée que
de coutume, elle se servit de ce prétexte pour n'aller plus dans les
lieux où il la pouvait voir. Elle était dans une tristesse profonde; la
mort de sa mère en paraissait la cause, et l'on n'en cherchait point
d'autre.

Monsieur de Nemours était désespéré de ne la voir presque plus; et
sachant qu'il ne la trouverait dans aucune assemblée et dans aucun des
divertissements ou était toute la cour, il ne pouvait se résoudre d'y
paraître; il feignit une passion grande pour la chasse, et il en faisait
des parties les mêmes jours qu'il y avait des assemblées chez les
reines. Une légère maladie lui servit longtemps de prétexte pour
demeurer chez lui, et pour éviter d'aller dans tous les lieux où il
savait bien que madame de Clèves ne serait pas.

Monsieur de Clèves fut malade à peu près dans le même temps. Madame de
Clèves ne sortit point de sa chambre pendant son mal; mais quand il se
porta mieux, qu'il vit du monde, et entre autres monsieur de Nemours
qui, sur le prétexte d'être encore faible, y passait la plus grande
partie du jour, elle trouva qu'elle n'y pouvait plus demeurer; elle
n'eut pas néanmoins la force d'en sortir les premières fois qu'il y
vint. Il y avait trop longtemps qu'elle ne l'avait vu, pour se résoudre
à ne le voir pas. Ce prince trouva le moyen de lui faire entendre par
des discours qui ne semblaient que généraux, mais qu'elle entendait
néanmoins parce qu'ils avaient du rapport à ce qu'il lui avait dit chez
elle, qu'il allait à la chasse pour rêver, et qu'il n'allait point aux
assemblées parce qu'elle n'y était pas.

Elle exécuta enfin la résolution qu'elle avait prise de sortir de chez
son mari, lorsqu'il y serait; ce fut toutefois en se faisant une extrême
violence. Ce prince vit bien qu'elle le fuyait, et en fut sensiblement
touché.

Monsieur de Clèves ne prit pas garde d'abord à la conduite de sa femme:
mais enfin il s'aperçut qu'elle ne voulait pas être dans sa chambre
lorsqu'il y avait du monde. Il lui en parla, et elle lui répondit
qu'elle ne croyait pas que la bienséance voulût qu'elle fût tous les
soirs avec ce qu'il y avait de plus jeune à la cour; qu'elle le
suppliait de trouver bon qu'elle fît une vie plus retirée qu'elle
n'avait accoutumé; que la vertu et la présence de sa mère autorisaient
beaucoup de choses, qu'une femme de son âge ne pouvait soutenir.

Monsieur de Clèves, qui avait naturellement beaucoup de douceur et de
complaisance pour sa femme, n'en eut pas en cette occasion, et il lui
dit qu'il ne voulait pas absolument qu'elle changeât de conduite. Elle
fut prête de lui dire que le bruit était dans le monde, que monsieur de
Nemours était amoureux d'elle; mais elle n'eut pas la force de le
nommer. Elle sentit aussi de la honte de se vouloir servir d'une fausse
raison, et de déguiser la vérité à un homme qui avait si bonne opinion
d'elle. Quelques jours après, le roi était chez la reine à l'heure du
cercle; l'on parla des horoscopes et des prédictions. Les opinions
étaient partagées sur la croyance que l'on y devait donner. La reine y
ajoutait beaucoup de foi; elle soutint qu'après tant de choses qui
avaient été prédites, et que l'on avait vu arriver, on ne pouvait douter
qu'il n'y eût quelque certitude dans cette science. D'autres soutenaient
que, parmi ce nombre infini de prédictions, le peu qui se trouvaient
véritables faisait bien voir que ce n'était qu'un effet du hasard.

--J'ai eu autrefois beaucoup de curiosité pour l'avenir, dit le roi;
mais on m'a dit tant de choses fausses et si peu vraisemblables, que je
suis demeuré convaincu que l'on ne peut rien savoir de véritable. Il y a
quelques années qu'il vint ici un homme d'une grande réputation dans
l'astrologie. Tout le monde l'alla voir; j'y allai comme les autres,
mais sans lui dire qui j'étais, et je menai monsieur de Guise, et
d'Escars; je les fis passer les premiers. L'astrologue néanmoins
s'adressa d'abord à moi, comme s'il m'eût jugé le maître des autres.
Peut-être qu'il me connaissait; cependant il me dit une chose qui ne me
convenait pas, s'il m'eût connu. Il me prédit que je serais tué en duel.
Il dit ensuite à monsieur de Guise qu'il serait tué par derrière et à
d'Escars qu'il aurait la tête cassée d'un coup de pied de cheval.
Monsieur de Guise s'offensa quasi de cette prédiction, comme si on l'eût
accusé de devoir fuir. D'Escars ne fut guère satisfait de trouver qu'il
devait finir par un accident si malheureux. Enfin nous sortîmes tous
très malcontents de l'astrologue. Je ne sais ce qui arrivera à monsieur
de Guise et à d'Escars; mais il n'y a guère d'apparence que je sois tué
en duel. Nous venons de faire la paix, le roi d'Espagne et moi; et quand
nous ne l'aurions pas faite, je doute que nous nous battions, et que je
le fisse appeler comme le roi mon père fit appeler Charles-Quint.

Après le malheur que le roi conta qu'on lui avait prédit, ceux qui
avaient soutenu l'astrologie en abandonnèrent le parti, et tombèrent
d'accord qu'il n'y fallait donner aucune croyance.

--Pour moi, dit tout haut monsieur de Nemours, je suis l'homme du monde
qui dois le moins y en avoir; et se tournant vers madame de Clèves,
auprès de qui il était: On m'a prédit, lui dit-il tout bas, que je
serais heureux par les bontés de la personne du monde pour qui j'aurais
la plus violente et la plus respectueuse passion. Vous pouvez juger,
Madame, si je dois croire aux prédictions.

Madame la dauphine qui crut par ce que monsieur de Nemours avait dit
tout haut, que ce qu'il disait tout bas était quelque fausse prédiction
qu'on lui avait faite, demanda à ce prince ce qu'il disait à madame de
Clèves. S'il eût eu moins de présence d'esprit, il eût été surpris de
cette demande. Mais prenant la parole sans hésiter:

--Je lui disais, Madame, répondit-il, que l'on m'a prédit que je serais
élevé à une si haute fortune, que je n'oserais même y prétendre.

--Si l'on ne vous a fait que cette prédiction, repartit madame la
dauphine en souriant, et pensant à l'affaire d'Angleterre, je ne vous
conseille pas de décrier l'astrologie, et vous pourriez trouver des
raisons pour la soutenir.

Madame de Clèves comprit bien ce que voulait dire madame la dauphine;
mais elle entendait bien aussi que la fortune dont monsieur de Nemours
voulait parler n'était pas d'être roi d'Angleterre.

Comme il y avait déjà assez longtemps de la mort de sa mère, il fallait
qu'elle commençât à paraître dans le monde, et à faire sa cour comme
elle avait accoutumé. Elle voyait monsieur de Nemours chez madame la
dauphine, elle le voyait chez monsieur de Clèves, où il venait souvent
avec d'autres personnes de qualité de son âge, afin de ne se pas faire
remarquer; mais elle ne le voyait plus qu'avec un trouble dont il
s'apercevait aisément.

Quelque application qu'elle eût à éviter ses regards, et à lui parler
moins qu'à un autre, il lui échappait de certaines choses qui partaient
d'un premier mouvement, qui faisaient juger à ce prince qu'il ne lui
était pas indifférent. Un homme moins pénétrant que lui ne s'en fût
peut-être pas aperçu; mais il avait déjà été aimé tant de fois, qu'il
était difficile qu'il ne connût pas quand on l'aimait. Il voyait bien
que le chevalier de Guise était son rival, et ce prince connaissait que
monsieur de Nemours était le sien. Il était le seul homme de la cour qui
eût démêlé cette vérité; son intérêt l'avait rendu plus clairvoyant que
les autres; la connaissance qu'ils avaient de leurs sentiments leur
donnait une aigreur qui paraissait en toutes choses, sans éclater
néanmoins par aucun démêlé; mais ils étaient opposés en tout. Ils
étaient toujours de différent parti dans les courses de bague, dans les
combats, à la barrière et dans tous les divertissements où le roi
s'occupait; et leur émulation était si grande, qu'elle ne se pouvait
cacher.

L'affaire d'Angleterre revenait souvent dans l'esprit de madame de
Clèves: il lui semblait que monsieur de Nemours ne résisterait point aux
conseils du roi et aux instances de Lignerolles. Elle voyait avec peine
que ce dernier n'était point encore de retour, et elle l'attendait avec
impatience. Si elle eût suivi ses mouvements, elle se serait informée
avec soin de l'état de cette affaire, mais le même sentiment qui lui
donnait de la curiosité l'obligeait à la cacher, et elle s'enquérait
seulement de la beauté, de l'esprit et de l'humeur de la reine
Élisabeth. On apporta un de ses portraits chez le roi, qu'elle trouva
plus beau qu'elle n'avait envie de le trouver; et elle ne put s'empêcher
de dire qu'il était flatté.

--Je ne le crois pas, reprit madame la dauphine, qui était présente;
cette princesse a la réputation d'être belle, et d'avoir un esprit fort
au-dessus du commun, et je sais bien qu'on me l'a proposée toute ma vie
pour exemple. Elle doit être aimable, si elle ressemble à Anne de
Boulen, sa mère. Jamais femme n'a eu tant de charmes et tant d'agrément
dans sa personne et dans son humeur. J'ai ouï dire que son visage avait
quelque chose de vif et de singulier, et qu'elle n'avait aucune
ressemblance avec les autres beautés anglaises.

--Il me semble aussi, reprit madame de Clèves, que l'on dit qu'elle
était née en France.

--Ceux qui l'ont cru se sont trompés, répondit madame la dauphine, et je
vais vous conter son histoire en peu de mots.

«Elle était d'une bonne maison d'Angleterre. Henri VIII avait été
amoureux de sa soeur et de sa mère, et l'on a même soupçonné qu'elle
était sa fille. Elle vint ici avec la soeur de Henri VII, qui épousa le
roi Louis XII. Cette princesse, qui était jeune et galante, eut beaucoup
de peine à quitter la cour de France après la mort de son mari; mais
Anne de Boulen, qui avait les mêmes inclinations que sa maîtresse, ne se
put résoudre à en partir. Le feu roi en était amoureux, et elle demeura
fille d'honneur de la reine Claude. Cette reine mourut, et madame
Marguerite soeur du roi, duchesse d'Alençon, et depuis reine de Navarre,
dont vous avez vu les contes, la prit auprès d'elle, et elle prit auprès
de cette princesse les teintures de la religion nouvelle. Elle retourna
ensuite en Angleterre et y charma tout le monde; elle avait les manières
de France qui plaisent à toutes les nations; elle chantait bien, elle
dansait admirablement; on la mit fille de la reine Catherine d'Aragon,
et le roi Henri VIII en devint éperdument amoureux. «Le cardinal de
Wolsey, son favori et son premier ministre, avait prétendu au
pontificat; et mal satisfait de l'Empereur, qui ne l'avait pas soutenu
dans cette prétention, il résolut de s'en venger, et d'unir le roi, son
maître, à la France. Il mit dans l'esprit de Henri VIII que son mariage
avec la tante de l'Empereur était nul, et lui proposa d'épouser la
duchesse d'Alençon, dont le mari venait de mourir. Anne de Boulen, qui
avait de l'ambition, regarda ce divorce comme un chemin qui la pouvait
conduire au trône. Elle commença à donner au roi d'Angleterre des
impressions de la religion de Luther, et engagea le feu roi à favoriser
à Rome le divorce de Henri, sur l'espérance du mariage de madame
d'Alençon. Le cardinal de Wolsey se fit députer en France sur d'autres
prétextes, pour traiter cette affaire; mais son maître ne put se
résoudre à souffrir qu'on en fît seulement la proposition et il lui
envoya un ordre à Calais, de ne point parler de ce mariage.

«Au retour de France, le cardinal de Wolsey fut reçu avec des honneurs
pareils à ceux que l'on rendait au roi même; jamais favori n'a porté
l'orgueil et la vanité à un si haut point. Il ménagea une entrevue entre
les deux rois, qui se fit à Boulogne. François premier donna la main à
Henri VIII, qui ne la voulait point recevoir. Ils se traitèrent tour à
tour avec une magnificence extraordinaire, et se donnèrent des habits
pareils à ceux qu'ils avaient fait faire pour eux-mêmes. Je me souviens
d'avoir ouï dire que ceux que le feu roi envoya au roi d'Angleterre
étaient de satin cramoisi, chamarré en triangle, avec des perles et des
diamants, et la robe de velours blanc brodé d'or. Après avoir été
quelques jours à Boulogne, ils allèrent encore à Calais. Anne de Boulen
était logée chez Henri VIII avec le train d'une reine, et François
premier lui fit les mêmes présents et lui rendit les mêmes honneurs que
si elle l'eût été. Enfin, après une passion de neuf années, Henry
l'épousa sans attendre la dissolution de son premier mariage, qu'il
demandait à Rome depuis longtemps. Le pape prononça les fulminations
contre lui avec précipitation et Henri en fut tellement irrité, qu'il se
déclara chef de la religion, et entraîna toute l'Angleterre dans le
malheureux changement où vous la voyez.

«Anne de Boulen ne jouit pas longtemps de sa grandeur; car lorsqu'elle
la croyait plus assurée par la mort de Catherine d'Aragon, un jour
qu'elle assistait avec toute la cour à des courses de bague que faisait
le vicomte de Rochefort, son frère, le roi en fut frappé d'une telle
jalousie, qu'il quitta brusquement le spectacle, s'en vint à Londres, et
laissa ordre d'arrêter la reine, le vicomte de Rochefort et plusieurs
autres, qu'il croyait amants ou confidents de cette princesse. Quoique
cette jalousie parût née dans ce moment, il y avait déjà quelque temps
qu'elle lui avait été inspirée par la vicomtesse de Rochefort, qui, ne
pouvant souffrir la liaison étroite de son mari avec la reine, la fit
regarder au roi comme une amitié criminelle; en sorte que ce prince, qui
d'ailleurs était amoureux de Jeanne Seymour, ne songea qu'à se défaire
d'Anne de Boulen. En moins de trois semaines, il fit faire le procès à
cette reine et à son frère, leur fit couper la tête, et épousa Jeanne
Seymour. Il eut ensuite plusieurs femmes, qu'il répudia, ou qu'il fit
mourir, et entre autres Catherine Howard, dont la comtesse de Rochefort
était confidente, et qui eut la tête coupée avec elle. Elle fut ainsi
punie des crimes qu'elle avait supposés à Anne de Boulen, et Henri VIII
mourut étant devenu d'une grosseur prodigieuse.»

Toutes les dames, qui étaient présentes au récit de madame la dauphine,
la remercièrent de les avoir si bien instruites de la cour d'Angleterre,
et entre autres madame de Clèves, qui ne put s'empêcher de lui faire
encore plusieurs questions sur la reine Élisabeth.

La reine dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les
belles personnes de la cour, pour les envoyer à la reine sa mère. Le
jour qu'on achevait celui de madame de Clèves, madame la dauphine vint
passer l'après-dînée chez elle. Monsieur de Nemours ne manqua pas de s'y
trouver; il ne laissait échapper aucune occasion de voir madame de
Clèves, sans laisser paraître néanmoins qu'il les cherchât. Elle était
si belle, ce jour-là, qu'il en serait devenu amoureux quand il ne
l'aurait pas été. Il n'osait pourtant avoir les yeux attachés sur elle
pendant qu'on la peignait, et il craignait de laisser trop voir le
plaisir qu'il avait à la regarder.

Madame la dauphine demanda à monsieur de Clèves un petit portrait qu'il
avait de sa femme, pour le voir auprès de celui que l'on achevait; tout
le monde dit son sentiment de l'un et de l'autre, et madame de Clèves
ordonna au peintre de raccommoder quelque chose à la coiffure de celui
que l'on venait d'apporter. Le peintre, pour lui obéir, ôta le portrait
de la boîte où il était, et, après y avoir travaillé, il le remit sur la
table.

Il y avait longtemps que monsieur de Nemours souhaitait d'avoir le
portrait de madame de Clèves. Lorsqu'il vit celui qui était à monsieur
de Clèves, il ne put résister à l'envie de le dérober à un mari qu'il
croyait tendrement aimé; et il pensa que, parmi tant de personnes qui
étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu'un
autre.

Madame la dauphine était assise sur le lit, et parlait bas à madame de
Clèves, qui était debout devant elle. Madame de Clèves aperçut, par un
des rideaux qui n'était qu'à demi fermé, monsieur de Nemours, le dos
contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner
la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle
n'eut pas de peine à deviner que c'était son portrait, et elle en fut si
troublée, que madame la dauphine remarqua qu'elle ne l'écoutait pas, et
lui demanda tout haut ce qu'elle regardait. Monsieur de Nemours se
tourna à ces paroles; il rencontra les yeux de madame de Clèves, qui
étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu'il n'était pas
impossible qu'elle eût vu ce qu'il venait de faire.

Madame de Clèves n'était pas peu embarrassée. La raison voulait qu'elle
demandât son portrait; mais en le demandant publiquement, c'était
apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle,
et en le lui demandant en particulier, c'était quasi l'engager à lui
parler de sa passion. Enfin elle jugea qu'il valait mieux le lui
laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu'elle lui
pouvait faire, sans qu'il sût même qu'elle la lui faisait. Monsieur de
Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la cause
s'approcha d'elle, et lui dit tout bas:

--Si vous avez vu ce que j'ai osé faire, ayez la bonté, Madame, de me
laisser croire que vous l'ignorez, je n'ose vous en demander davantage.

Et il se retira après ces paroles, et n'attendit point sa réponse.

Madame la dauphine sortit pour s'aller promener, suivie de toutes les
dames, et monsieur de Nemours alla se renfermer chez lui, ne pouvant
soutenir en public la joie d'avoir un portrait de madame de Clèves. Il
sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus agréable; il
aimait la plus aimable personne de la cour, il s'en faisait aimer malgré
elle, et il voyait dans toutes ses actions cette sorte de trouble et
d'embarras que cause l'amour dans l'innocence de la première jeunesse.

Le soir, on chercha ce portrait avec beaucoup de soin; comme on trouvait
la boîte où il devait être, l'on ne soupçonna point qu'il eût été
dérobé, et l'on crut qu'il était tombé par hasard. Monsieur de Clèves
était affligé de cette perte, et, après qu'on eut encore cherché
inutilement, il dit à sa femme, mais d'une manière qui faisait voir
qu'il ne le pensait pas, qu'elle avait sans doute quelque amant caché, à
qui elle avait donné ce portrait, ou qui l'avait dérobé, et qu'un autre
qu'un amant ne se serait pas contenté de la peinture sans la boîte.

Ces paroles, quoique dites en riant, firent une vive impression dans
l'esprit de madame de Clèves. Elles lui donnèrent des remords; elle fit
réflexion à la violence de l'inclination qui l'entraînait vers monsieur
de Nemours; elle trouva qu'elle n'était plus maîtresse de ses paroles et
de son visage; elle pensa que Lignerolles était revenu; qu'elle ne
craignait plus l'affaire d'Angleterre; qu'elle n'avait plus de soupçons
sur madame la dauphine; qu'enfin il n'y avait plus rien qui la pût
défendre, et qu'il n'y avait de sûreté pour elle qu'en s'éloignant.
Mais comme elle n'était pas maîtresse de s'éloigner, elle se trouvait
dans une grande extrémité et prête à tomber dans ce qui lui paraissait
le plus grand des malheurs, qui était de laisser voir à monsieur de
Nemours l'inclination qu'elle avait pour lui. Elle se souvenait de tout
ce que madame de Chartres lui avait dit en mourant, et des conseils
qu'elle lui avait donnés de prendre toutes sortes de partis, quelque
difficiles qu'ils pussent être, plutôt que de s'embarquer dans une
galanterie. Ce que monsieur de Clèves lui avait dit sur la sincérité, en
parlant de madame de Tournon, lui revint dans l'esprit; il lui sembla
qu'elle lui devait avouer l'inclination qu'elle avait pour monsieur de
Nemours. Cette pensée l'occupa longtemps; ensuite elle fut étonnée de
l'avoir eue, elle y trouva de la folie, et retomba dans l'embarras de ne
savoir quel parti prendre.

La paix était signée; madame Élisabeth, après beaucoup de répugnance,
s'était résolue à obéir au roi son père. Le duc d'Albe avait été nommé
pour venir l'épouser au nom du roi catholique, et il devait bientôt
arriver. L'on attendait le duc de Savoie, qui venait épouser Madame,
soeur du roi, et dont les noces se devaient faire en même temps. Le roi
ne songeait qu'à rendre ces noces célèbres par des divertissements où il
pût faire paraître l'adresse et la magnificence de sa cour. On proposa
tout ce qui se pouvait faire de plus grand pour des ballets et des
comédies, mais le roi trouva ces divertissements trop particuliers, et
il en voulut d'un plus grand éclat. Il résolut de faire un tournoi, où
les étrangers seraient reçus, et dont le peuple pourrait être
spectateur. Tous les princes et les jeunes seigneurs entrèrent avec joie
dans le dessein du roi, et surtout le duc de Ferrare, monsieur de Guise,
et monsieur de Nemours, qui surpassaient tous les autres dans ces sortes
d'exercices. Le roi les choisit pour être avec lui les quatre tenants du
tournoi.

L'on fit publier par tout le royaume, qu'en la ville de Paris le pas
était ouvert au quinzième juin, par Sa Majesté Très Chrétienne, et par
les princes Alphonse d'Este, duc de Ferrare, François de Lorraine, duc
de Guise, et Jacques de Savoie, duc de Nemours pour être tenu contre
tous venants: à commencer le premier combat à cheval en lice, en double
pièce, quatre coups de lance et un pour les dames; le deuxième combat, à
coups d'épée, un à un, ou deux à deux, à la volonté des maîtres du camp;
le troisième combat à pied, trois coups de pique et six coups d'épée;
que les tenants fourniraient de lances, d'épées et de piques, au choix
des assaillants; et que, si en courant on donnait au cheval, on serait
mis hors des rangs; qu'il y aurait quatre maîtres de camp pour donner
les ordres, et que ceux des assaillants qui auraient le plus rompu et le
mieux fait, auraient un prix dont la valeur serait à la discrétion des
juges; que tous les assaillants, tant français qu'étrangers, seraient
tenus de venir toucher à l'un des écus qui seraient pendus au perron au
bout de la lice, ou à plusieurs, selon leur choix; que là ils
trouveraient un officier d'armes, qui les recevrait pour les enrôler
selon leur rang et selon les écus qu'ils auraient touchés; que les
assaillants seraient tenus de faire apporter par un gentilhomme leur
écu, avec leurs armes, pour le pendre au perron trois jours avant le
commencement du tournoi; qu'autrement, ils n'y seraient point reçus sans
le congé des tenants.

On fit faire une grande lice proche de la Bastille, qui venait du
château des Tournelles, qui traversait la rue Saint-Antoine, et qui
allait se rendre aux écuries royales. Il y avait des deux côtés des
échafauds et des amphithéâtres, avec des loges couvertes, qui formaient
des espèces de galeries qui faisaient un très bel effet à la vue, et qui
pouvaient contenir un nombre infini de personnes. Tous les princes et
seigneurs ne furent plus occupés que du soin d'ordonner ce qui leur
était nécessaire pour paraître avec éclat, et pour mêler dans leurs
chiffres, ou dans leurs devises, quelque chose de galant qui eût rapport
aux personnes qu'ils aimaient.

Peu de jours avant l'arrivée du duc d'Albe, le roi fit une partie de
paume avec monsieur de Nemours, le chevalier de Guise, et le vidame de
Chartres. Les reines les allèrent voir jouer, suivies de toutes les
dames, et entre autres de madame de Clèves. Après que la partie fut
finie, comme l'on sortait du jeu de paume, Châtelart s'approcha de la
reine dauphine, et lui dit que le hasard lui venait de mettre entre les
mains une lettre de galanterie qui était tombée de la poche de monsieur
de Nemours. Cette reine, qui avait toujours de la curiosité pour ce qui
regardait ce prince, dit à Châtelart de la lui donner, elle la prit, et
suivit la reine sa belle-mère, qui s'en allait avec le roi voir
travailler à la lice. Après que l'on y eût été quelque temps, le roi fit
amener des chevaux qu'il avait fait venir depuis peu. Quoiqu'ils ne
fussent pas encore dressés, il les voulut monter, et en fit donner à
tous ceux qui l'avaient suivi. Le roi et monsieur de Nemours se
trouvèrent sur les plus fougueux; ces chevaux se voulurent jeter l'un à
l'autre. Monsieur de Nemours, par la crainte de blesser le roi, recula
brusquement, et porta son cheval contre un pilier du manège, avec tant
de violence, que la secousse le fit chanceler. On courut à lui, et on le
crut considérablement blessé. Madame de Clèves le crut encore plus
blessé que les autres. L'intérêt qu'elle y prenait lui donna une
appréhension et un trouble qu'elle ne songea pas à cacher; elle
s'approcha de lui avec les reines, et avec un visage si changé, qu'un
homme moins intéressé que le chevalier de Guise s'en fût aperçu: aussi
le remarqua-t-il aisément, et il eut bien plus d'attention à l'état où
était madame de Clèves qu'à celui où était monsieur de Nemours. Le coup
que ce prince s'était donné lui causa un si grand éblouissement, qu'il
demeura quelque temps la tête penchée sur ceux qui le soutenaient. Quand
il la releva, il vit d'abord madame de Clèves; il connut sur son visage
la pitié qu'elle avait de lui, et il la regarda d'une sorte qui pût lui
faire juger combien il en était touché. Il fit ensuite des remerciements
aux reines de la bonté qu'elles lui témoignaient, et des excuses de
l'état où il avait été devant elles. Le roi lui ordonna de s'aller
reposer.

Madame de Clèves, après s'être remise de la frayeur qu'elle avait eue,
fit bientôt réflexion aux marques qu'elle en avait données. Le chevalier
de Guise ne la laissa pas longtemps dans l'espérance que personne ne
s'en serait aperçu; il lui donna la main pour la conduire hors de la
lice.

--Je suis plus à plaindre que monsieur de Nemours. Madame, lui dit-il;
pardonnez-moi si je sors de ce profond respect que j'ai toujours eu pour
vous, et si je vous fais paraître la vive douleur que je sens de ce que
je viens de voir: c'est la première fois que j'ai été assez hardi pour
vous parler, et ce sera aussi la dernière. La mort, ou du moins un
éloignement éternel, m'ôteront d'un lieu où je ne puis plus vivre,
puisque je viens de perdre la triste consolation de croire que tous ceux
qui osent vous regarder sont aussi malheureux que moi.

Madame de Clèves ne répondit que quelques paroles mal arrangées, comme
si elle n'eût pas entendu ce que signifiaient celles du chevalier de
Guise. Dans un autre temps elle aurait été offensée qu'il lui eût parlé
des sentiments qu'il avait pour elle; mais dans ce moment elle ne sentit
que l'affliction de voir qu'il s'était aperçu de ceux qu'elle avait pour
monsieur de Nemours. Le chevalier de Guise en fut si convaincu et si
pénétré de douleur que, dès ce jour, il prit la résolution de ne penser
jamais à être aimé de madame de Clèves. Mais pour quitter cette
entreprise qui lui avait paru si difficile et si glorieuse, il en
fallait quelque autre dont la grandeur pût l'occuper. Il se mit dans
l'esprit de prendre Rhodes, dont il avait déjà eu quelque pensée; et
quand la mort l'ôta du monde dans la fleur de sa jeunesse, et dans le
temps qu'il avait acquis la réputation d'un des plus grands princes de
son siècle, le seul regret qu'il témoigna de quitter la vie fut de
n'avoir pu exécuter une si belle résolution, dont il croyait le succès
infaillible par tous les soins qu'il en avait pris.

Madame de Clèves, en sortant de la lice, alla chez la reine, l'esprit
bien occupé de ce qui s'était passé. Monsieur de Nemours y vint peu de
temps après, habillé magnifiquement et comme un homme qui ne se sentait
pas de l'accident qui lui était arrivé. Il paraissait même plus gai que
de coutume; et la joie de ce qu'il croyait avoir vu lui donnait un air
qui augmentait encore son agrément. Tout le monde fut surpris lorsqu'il
entra, et il n'y eut personne qui ne lui demandât de ses nouvelles,
excepté madame de Clèves, qui demeura auprès de la cheminée sans faire
semblant de le voir. Le roi sortit d'un cabinet où il était et, le
voyant parmi les autres, il l'appela pour lui parler de son aventure.
Monsieur de Nemours passa auprès de madame de Clèves et lui dit tout
bas:

--J'ai reçu aujourd'hui des marques de votre pitié, Madame; mais ce
n'est pas de celles dont je suis le plus digne.

Madame de Clèves s'était bien doutée que ce prince s'était aperçu de la
sensibilité qu'elle avait eue pour lui, et ses paroles lui firent voir
qu'elle ne s'était pas trompée. Ce lui était une grande douleur, de voir
qu'elle n'était plus maîtresse de cacher ses sentiments, et de les avoir
laissé paraître au chevalier de Guise. Elle en avait aussi beaucoup que
monsieur de Nemours les connût; mais cette dernière douleur n'était pas
si entière, et elle était mêlée de quelque sorte de douceur.

La reine dauphine, qui avait une extrême impatience de savoir ce qu'il y
avait dans la lettre que Châtelart lui avait donnée, s'approcha de
madame de Clèves:

--Allez lire cette lettre, lui dit-elle; elle s'adresse à monsieur de
Nemours, et, selon les apparences, elle est de cette maîtresse pour qui
il a quitté toutes les autres. Si vous ne la pouvez lire présentement,
gardez-la; venez ce soir à mon coucher pour me la rendre, et pour me
dire si vous en connaissez l'écriture.

Madame la dauphine quitta madame de Clèves après ces paroles, et la
laissa si étonnée et dans un si grand saisissement, qu'elle fut quelque
temps sans pouvoir sortir de sa place. L'impatience et le trouble où
elle était ne lui permirent pas de demeurer chez la reine; elle s'en
alla chez elle; quoiqu'il ne fût pas l'heure où elle avait accoutumé de
se retirer. Elle tenait cette lettre avec une main tremblante; ses
pensées étaient si confuses, qu'elle n'en avait aucune distincte, et
elle se trouvait dans une sorte de douleur insupportable, qu'elle ne
connaissait point, et qu'elle n'avait jamais sentie. Sitôt qu'elle fut
dans son cabinet, elle ouvrit cette lettre, et la trouva telle:

LETTRE

«Je vous ai trop aimé pour vous laisser croire que le changement qui
vous paraît en moi soit un effet de ma légèreté; je veux vous apprendre
que votre infidélité en est la cause. Vous êtes bien surpris que je vous
parle de votre infidélité; vous me l'aviez cachée avec tant d'adresse,
et j'ai pris tant de soin de vous cacher que je la savais, que vous avez
raison d'être étonné qu'elle me soit connue. Je suis surprise moi-même,
que j'aie pu ne vous en rien faire paraître. Jamais douleur n'a été
pareille à la mienne. Je croyais que vous aviez pour moi une passion
violente; je ne vous cachais plus celle que j'avais pour vous, et dans
le temps que je vous la laissais voir tout entière, j'appris que vous me
trompiez, que vous en aimiez une autre, et que, selon toutes les
apparences, vous me sacrifiez à cette nouvelle maîtresse. Je le sus le
jour de la course de bague; c'est ce qui fit que je n'y allais point. Je
feignis d'être malade pour cacher le désordre de mon esprit; mais je le
devins en effet, et mon corps ne put supporter une si violente
agitation. Quand je commençai à me porter mieux, je feignis encore
d'être fort mal, afin d'avoir un prétexte de ne vous point voir et de ne
vous point écrire. Je voulus avoir du temps pour résoudre de quelle
sorte j'en devais user avec vous; je pris et je quittai vingt fois les
mêmes résolutions; mais enfin je vous trouvai indigne de voir ma
douleur, et je résolus de ne vous la point faire paraître. Je voulus
blesser votre orgueil, en vous faisant voir que ma passion
s'affaiblissait d'elle-même. Je crus diminuer par là le prix du
sacrifice que vous en faisiez; je ne voulus pas que vous eussiez le
plaisir de montrer combien je vous aimais pour en paraître plus aimable.
Je résolus de vous écrire des lettres tièdes et languissantes, pour
jeter dans l'esprit de celle à qui vous les donniez, que l'on cessait de
vous aimer. Je ne voulus pas qu'elle eut le plaisir d'apprendre que je
savais qu'elle triomphait de moi, ni augmenter son triomphe par mon
désespoir et par mes reproches. Je pensais que je ne vous punirais pas
assez en rompant avec vous, et que je ne vous donnerais qu'une légère
douleur si je cessais de vous aimer lorsque vous ne m'aimiez plus. Je
trouvai qu'il fallait que vous m'aimassiez pour sentir le mal de n'être
point aimé, que j'éprouvais si cruellement. Je crus que si quelque chose
pouvait rallumer les sentiments que vous aviez eus pour moi, c'était de
vous faire voir que les miens étaient changés; mais de vous le faire
voir en feignant de vous le cacher, et comme si je n'eusse pas eu la
force de vous l'avouer. Je m'arrêtai à cette résolution; mais qu'elle me
fut difficile à prendre, et qu'en vous revoyant elle me parut impossible
à exécuter! Je fus prête cent fois à éclater par mes reproches et par
mes pleurs; l'état où j'étais encore par ma santé me servit à vous
déguiser mon trouble et mon affliction. Je fus soutenue ensuite par le
plaisir de dissimuler avec vous, comme vous dissimuliez avec moi;
néanmoins, je me faisais une si grande violence pour vous dire et pour
vous écrire que je vous aimais, que vous vîtes plus tôt que je n'avais
eu dessein de vous laisser voir, que mes sentiments étaient changés.
Vous en fûtes blessé; vous vous en plaignîtes. Je tâchais de vous
rassurer; mais c'était d'une manière si forcée, que vous en étiez encore
mieux persuadé que je ne vous aimais plus. Enfin, je fis tout ce que
j'avais eu intention de faire. La bizarrerie de votre coeur vous fit
revenir vers moi, à mesure que vous voyiez que je m'éloignais de vous.
J'ai joui de tout le plaisir que peut donner la vengeance; il m'a paru
que vous m'aimiez mieux que vous n'aviez jamais fait, et je vous ai fait
voir que je ne vous aimais plus. J'ai eu lieu de croire que vous aviez
entièrement abandonné celle pour qui vous m'aviez quittée. J'ai eu aussi
des raisons pour être persuadée que vous ne lui aviez jamais parlé de
moi; mais votre retour et votre discrétion n'ont pu réparer votre
légèreté. Votre coeur a été partagé entre moi et une autre, vous m'avez
trompée; cela suffit pour m'ôter le plaisir d'être aimée de vous, comme
je croyais mériter de l'être, et pour me laisser dans cette résolution
que j'ai prise de ne vous voir jamais, et dont vous êtes si surpris.

Madame de Clèves lut cette lettre et la relut plusieurs fois, sans
savoir néanmoins ce qu'elle avait lu. Elle voyait seulement que monsieur
de Nemours ne l'aimait pas comme elle l'avait pensé, et qu'il en aimait
d'autres qu'il trompait comme elle. Quelle vue et quelle connaissance
pour une personne de son humeur, qui avait une passion violente, qui
venait d'en donner des marques à un homme qu'elle en jugeait indigne, et
à un autre qu'elle maltraitait pour l'amour de lui! Jamais affliction
n'a été si piquante et si vive: il lui semblait que ce qui faisait
l'aigreur de cette affliction était ce qui s'était passé dans cette
journée, et que, si monsieur de Nemours n'eût point eu lieu de croire
qu'elle l'aimait, elle ne se fût pas souciée qu'il en eût aimé une
autre. Mais elle se trompait elle-même; et ce mal qu'elle trouvait si
insupportable était la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut
être accompagnée. Elle voyait par cette lettre que monsieur de Nemours
avait une galanterie depuis longtemps. Elle trouvait que celle qui avait
écrit la lettre avait de l'esprit et du mérite; elle lui paraissait
digne d'être aimée; elle lui trouvait plus de courage qu'elle ne s'en
trouvait à elle-même, et elle enviait la force qu'elle avait eue de
cacher ses sentiments à monsieur de Nemours. Elle voyait, par la fin de
la lettre, que cette personne se croyait aimée; elle pensait que la
discrétion que ce prince lui avait fait paraître, et dont elle avait été
si touchée, n'était peut-être que l'effet de la passion qu'il avait pour
cette autre personne, à qui il craignait de déplaire. Enfin elle
pensait tout ce qui pouvait augmenter son affliction et son désespoir.
Quels retours ne fit-elle point sur elle-même! quelles réflexions sur
les conseils que sa mère lui avait donnés! Combien se repentit-elle de
ne s'être pas opiniâtrée à se séparer du commerce du monde, malgré
monsieur de Clèves, ou de n'avoir pas suivi la pensée qu'elle avait eue
de lui avouer l'inclination qu'elle avait pour monsieur de Nemours! Elle
trouvait qu'elle aurait mieux fait de la découvrir à un mari dont elle
connaissait la bonté, et qui aurait eu intérêt à la cacher, que de la
laisser voir à un homme qui en était indigne, qui la trompait, qui la
sacrifiait peut-être, et qui ne pensait à être aimé d'elle que par un
sentiment d'orgueil et de vanité. Enfin, elle trouva que tous les maux
qui lui pouvaient arriver, et toutes les extrémités où elle se pouvait
porter, étaient moindres que d'avoir laissé voir à monsieur de Nemours
qu'elle l'aimait, et de connaître qu'il en aimait une autre. Tout ce qui
la consolait était de penser au moins, qu'après cette connaissance, elle
n'avait plus rien à craindre d'elle-même, et qu'elle serait entièrement
guérie de l'inclination qu'elle avait pour ce prince.

Elle ne pensa guère à l'ordre que madame la dauphine lui avait donné de
se trouver à son coucher; elle se mit au lit et feignit de se trouver
mal, en sorte que quand monsieur de Clèves revint de chez le roi, on lui
dit qu'elle était endormie; mais elle était bien éloignée de la
tranquillité qui conduit au sommeil. Elle passa la nuit sans faire autre
chose que s'affliger et relire la lettre qu'elle avait entre les mains.

Madame de Clèves n'était pas la seule personne dont cette lettre
troublait le repos. Le vidame de Chartres, qui l'avait perdue, et non
pas monsieur de Nemours, en était dans une extrême inquiétude; il avait
passé tout le soir chez monsieur de Guise, qui avait donné un grand
souper au duc de Ferrare, son beau-frère, et à toute la jeunesse de la
cour. Le hasard fit qu'en soupant on parla de jolies lettres. Le vidame
de Chartres dit qu'il en avait une sur lui, plus jolie que toutes celles
qui avaient jamais été écrites. On le pressa de la montrer: il s'en
défendit. Monsieur de Nemours lui soutint qu'il n'en avait point, et
qu'il ne parlait que par vanité. Le vidame lui répondit qu'il poussait
sa discrétion à bout, que néanmoins il ne montrerait pas la lettre; mais
qu'il en lirait quelques endroits, qui feraient juger que peu d'hommes
en recevaient de pareilles. En même temps, il voulut prendre cette
lettre, et ne la trouva point; il la chercha inutilement, on lui en fit
la guerre; mais il parut si inquiet, que l'on cessa de lui en parler. Il
se retira plus tôt que les autres, et s'en alla chez lui avec
impatience, pour voir s'il n'y avait point laissé la lettre qui lui
manquait. Comme il la cherchait encore, un premier valet de chambre de
la reine le vint trouver, pour lui dire que la vicomtesse d'Uzès avait
cru nécessaire de l'avertir en diligence, que l'on avait dit chez la
reine qu'il était tombé une lettre de galanterie de sa poche pendant
qu'il était au jeu de paume; que l'on avait raconté une grande partie de
ce qui était dans la lettre; que la reine avait témoigné beaucoup de
curiosité de la voir; qu'elle l'avait envoyé demander à un de ses
gentilshommes servants, mais qu'il avait répondu qu'il l'avait laissée
entre les mains de Châtelart.

Le premier valet de chambre dit encore beaucoup d'autres choses au
vidame de Chartres, qui achevèrent de lui donner un grand trouble. Il
sortit à l'heure même pour aller chez un gentilhomme qui était ami
intime de Châtelart; il le fit lever, quoique l'heure fût
extraordinaire, pour aller demander cette lettre, sans dire qui était
celui qui la demandait, et qui l'avait perdue. Châtelart, qui avait
l'esprit prévenu qu'elle était à monsieur de Nemours, et que ce prince
était amoureux de madame la dauphine, ne douta point que ce ne fût lui
qui la faisait redemander. Il répondit avec une maligne joie, qu'il
avait remis la lettre entre les mains de la reine dauphine. Le
gentilhomme vint faire cette réponse au vidame de Chartres. Elle
augmenta l'inquiétude qu'il avait déjà, et y en joignit encore de
nouvelles; après avoir été longtemps irrésolu sur ce qu'il devait faire,
il trouva qu'il n'y avait que monsieur de Nemours qui pût lui aider à
sortir de l'embarras où il était.

Il s'en alla chez lui, et entra dans sa chambre que le jour ne
commençait qu'à paraître. Ce prince dormait d'un sommeil tranquille; ce
qu'il avait vu, le jour précédent, de madame de Clèves, ne lui avait
donné que des idées agréables. Il fut bien surpris de se voir éveillé
par le vidame de Chartres; et il lui demanda si c'était pour se venger
de ce qu'il lui avait dit pendant le souper, qu'il venait troubler son
repos. Le vidame lui fit bien juger par son visage, qu'il n'y avait rien
que de sérieux au sujet qui l'amenait.

--Je viens vous confier la plus importante affaire de ma vie, lui
dit-il. Je sais bien que vous ne m'en devez pas être obligé, puisque
c'est dans un temps où j'ai besoin de votre secours; mais je sais bien
aussi que j'aurais perdu de votre estime, si je vous avais appris tout
ce que je vais vous dire, sans que la nécessité m'y eût contraint. J'ai
laissé tomber cette lettre dont je parlais hier au soir; il m'est d'une
conséquence extrême, que personne ne sache qu'elle s'adresse à moi. Elle
a été vue de beaucoup de gens qui étaient dans le jeu de paume où elle
tomba hier; vous y étiez aussi et je vous demande en grâce, de vouloir
bien dire que c'est vous qui l'avez perdue.

--Il faut que vous croyiez que je n'ai point de maîtresse, reprit
monsieur de Nemours en souriant, pour me faire une pareille proposition,
et pour vous imaginer qu'il n'y ait personne avec qui je me puisse
brouiller en laissant croire que je reçois de pareilles lettres.

--Je vous prie, dit le vidame, écoutez-moi sérieusement. Si vous avez
une maîtresse, comme je n'en doute point, quoique je ne sache pas qui
elle est, il vous sera aisé de vous justifier, et je vous en donnerai
les moyens infaillibles; quand vous ne vous justifieriez pas auprès
d'elle, il ne vous en peut coûter que d'être brouillé pour quelques
moments. Mais moi, par cette aventure, je déshonore une personne qui m'a
passionnément aimé, et qui est une des plus estimables femmes du monde;
et d'un autre côté, je m'attire une haine implacable, qui me coûtera ma
fortune, et peut-être quelque chose de plus.

--Je ne puis entendre tout ce que vous me dites répondit monsieur de
Nemours; mais vous me faites entrevoir que les bruits qui ont couru de
l'intérêt qu'une grande princesse prenait à vous ne sont pas entièrement
faux.

--Ils ne le sont pas aussi, repartit le vidame de Chartres; et plût à
Dieu qu'ils le fussent: je ne me trouverais pas dans l'embarras où je me
trouve; mais il faut vous raconter tout ce qui s'est passé, pour vous
faire voir tout ce que j'ai à craindre.

«Depuis que je suis à la cour, la reine m'a toujours traité avec
beaucoup de distinction et d'agrément, et j'avais eu lieu de croire
qu'elle avait de la bonté pour moi; néanmoins, il n'y avait rien de
particulier, et je n'avais jamais songé à avoir d'autres sentiments pour
elle que ceux du respect. J'étais même fort amoureux de madame de
Thémines; il est aisé de juger en la voyant, qu'on peut avoir beaucoup
d'amour pour elle quand on en est aimé; et je l'étais. Il y a près de
deux ans que, comme la cour était à Fontainebleau, je me trouvai deux ou
trois fois en conversation avec la reine, à des heures où il y avait
très peu de monde. Il me parut que mon esprit lui plaisait, et qu'elle
entrait dans tout ce que je disais. Un jour entre autres, on se mit à
parler de la confiance. Je dis qu'il n'y avait personne en qui j'en
eusse une entière; que je trouvais que l'on se repentait toujours d'en
avoir, et que je savais beaucoup de choses dont je n'avais jamais parlé.
La reine me dit qu'elle m'en estimait davantage, qu'elle n'avait trouvé
personne en France qui eût du secret, et que c'était ce qui l'avait le
plus embarrassée, parce que cela lui avait ôté le plaisir de donner sa
confiance; que c'était une chose nécessaire dans la vie, que d'avoir
quelqu'un à qui on pût parler, et surtout pour les personnes de son
rang. Les jours suivants, elle reprit encore plusieurs fois la même
conversation; elle m'apprit même des choses assez particulières qui se
passaient. Enfin, il me sembla qu'elle souhaitait de s'assurer de mon
secret, et qu'elle avait envie de me confier les siens. Cette pensée
m'attacha à elle, je fus touché de cette distinction, et je lui fis ma
cour avec beaucoup plus d'assiduité que je n'avais accoutumé. Un soir
que le roi et toutes les dames s'étaient allés promener à cheval dans la
forêt, où elle n'avait pas voulu aller parce qu'elle s'était trouvée un
peu mal, je demeurai auprès d'elle; elle descendit au bord de l'étang,
et quitta la main de ses écuyers pour marcher avec plus de liberté.
Après qu'elle eut fait quelques tours, elle s'approcha de moi, et
m'ordonna de la suivre. «Je veux vous parler, me dit-elle; et vous
verrez par ce que je veux vous dire, que je suis de vos amies.» Elle
s'arrêta à ces paroles, et me regardant fixement: «Vous êtes amoureux,
continua-t-elle, et parce que vous ne vous fiez peut-être à personne,
vous croyez que votre amour n'est pas su; mais il est connu, et même des
personnes intéressées. On vous observe, on sait les lieux où vous voyez
votre maîtresse, on a dessein de vous y surprendre. Je ne sais qui elle
est; je ne vous le demande point, et je veux seulement vous garantir
des malheurs où vous pouvez tomber.» Voyez, je vous prie, quel piège me
tendait la reine, et combien il était difficile de n'y pas tomber. Elle
voulait savoir si j'étais amoureux; et en ne me demandant point de qui
je l'étais, et en ne me laissant voir que la seule intention de me faire
plaisir, elle m'ôtait la pensée qu'elle me parlât par curiosité ou par
dessein.

«Cependant, contre toutes sortes d'apparences, je démêlai la vérité.
J'étais amoureux de madame de Thémines; mais quoiqu'elle m'aimât, je
n'étais pas assez heureux pour avoir des lieux particuliers à la voir,
et pour craindre d'y être surpris; et ainsi je vis bien que ce ne
pouvait être elle dont la reine voulait parler. Je savais bien aussi que
j'avais un commerce de galanterie avec une autre femme moins belle et
moins sévère que madame de Thémines, et qu'il n'était pas impossible que
l'on eût découvert le lieu où je la voyais; mais comme je m'en souciais
peu, il m'était aisé de me mettre à couvert de toutes sortes de périls
en cessant de la voir. Ainsi je pris le parti de ne rien avouer à la
reine, et de l'assurer au contraire, qu'il y avait très longtemps que
j'avais abandonné le désir de me faire aimer des femmes dont je pouvais
espérer de l'être, parce que je les trouvais quasi toutes indignes
d'attacher un honnête homme, et qu'il n'y avait que quelque chose fort
au-dessus d'elles qui pût m'engager. «Vous ne me répondez pas
sincèrement, répliqua la reine; je sais le contraire de ce que vous me
dites. La manière dont je vous parle vous doit obliger à ne me rien
cacher. Je veux que vous soyez de mes amis, continua-t-elle; mais je ne
veux pas, en vous donnant cette place, ignorer quels sont vos
attachements. Voyez si vous la voulez acheter au prix de me les
apprendre: je vous donne deux jours pour y penser; mais après ce
temps-là, songez bien à ce que vous me direz, et souvenez-vous que si,
dans la suite, je trouve que vous m'ayez trompée, je ne vous le
pardonnerai de ma vie.»

«La reine me quitta après m'avoir dit ces paroles sans attendre ma
réponse. Vous pouvez croire que je demeurai l'esprit bien rempli de ce
qu'elle me venait de dire. Les deux jours qu'elle m'avait donnés pour y
penser ne me parurent pas trop longs pour me déterminer. Je voyais
qu'elle voulait savoir si j'étais amoureux, et qu'elle ne souhaitait pas
que je le fusse. Je voyais les suites et les conséquences du parti que
j'allais prendre; ma vanité n'était pas peu flattée d'une liaison
particulière avec une reine, et une reine dont la personne est encore
extrêmement aimable. D'un autre côté, j'aimais madame de Thémines, et
quoique je lui fisse une espèce d'infidélité pour cette autre femme dont
je vous ai parlé, je ne me pouvais résoudre à rompre avec elle. Je
voyais aussi le péril où je m'exposais en trompant la reine, et combien
il était difficile de la tromper; néanmoins, je ne pus me résoudre à
refuser ce que la fortune m'offrait, et je pris le hasard de tout ce que
ma mauvaise conduite pouvait m'attirer. Je rompis avec cette femme dont
on pouvait découvrir le commerce, et j'espérai de cacher celui que
j'avais avec madame de Thémines.

«Au bout des deux jours que la reine m'avait donnés, comme j'entrais
dans la chambre où toutes les dames étaient au cercle, elle me dit tout
haut, avec un air grave qui me surprit: «Avez-vous pensé à cette affaire
dont je vous ai chargé, et en savez-vous la vérité?--Oui, Madame, lui
répondis-je, et elle est comme je l'ai dite à Votre Majesté.--Venez ce
soir à l'heure que je dois écrire, répliqua-t-elle, et j'achèverai de
vous donner mes ordres.» Je fis une profonde révérence sans rien
répondre, et ne manquai pas de me trouver à l'heure qu'elle m'avait
marquée. Je la trouvai dans la galerie où était son secrétaire et
quelqu'une de ses femmes. Sitôt qu'elle me vit, elle vint à moi,
et me mena à l'autre bout de la galerie. «Eh bien! me dit-elle, est-ce
après y avoir bien pensé que vous n'avez rien à me dire? et la manière
dont j'en use avec vous ne mérite-t-elle pas que vous me parliez
sincèrement?--C'est parce que je vous parle sincèrement, Madame, lui
répondis-je, que je n'ai rien à vous dire; et je jure à Votre Majesté,
avec tout le respect que je lui dois, que je n'ai d'attachement pour
aucune femme de la cour.--Je le veux croire, repartit la reine, parce
que je le souhaite; et je le souhaite, parce que je désire que vous
soyez entièrement attaché à moi, et qu'il serait impossible que je fusse
contente de votre amitié si vous étiez amoureux. On ne peut se fier à
ceux qui le sont; on ne peut s'assurer de leur secret. Ils sont trop
distraits et trop partagés, et leur maîtresse leur fait une première
occupation qui ne s'accorde point avec la manière dont je veux que vous
soyez attaché à moi. Souvenez-vous donc que c'est sur la parole que vous
me donnez, que vous n'avez aucun engagement, que je vous choisis pour
vous donner toute ma confiance. Souvenez-vous que je veux la vôtre tout
entière; que je veux que vous n'ayez ni ami, ni amie, que ceux qui me
seront agréables, et que vous abandonniez tout autre soin que celui de
me plaire. Je ne vous ferai pas perdre celui de votre fortune; je la
conduirai avec plus d'application que vous-même, et, quoi que je fasse
pour vous, je m'en tiendrai trop bien récompensée, si je vous trouve
pour moi tel que je l'espère. Je vous choisis pour vous confier tous mes
chagrins, et pour m'aider à les adoucir. Vous pouvez juger qu'ils ne
sont pas médiocres. Je souffre en apparence, sans beaucoup de peine,
l'attachement du roi pour la duchesse de Valentinois; mais il m'est
insupportable. Elle gouverne le roi, elle le trompe, elle me méprise,
tous mes gens sont à elle. La reine, ma belle-fille, fière de sa beauté
et du crédit de ses oncles, ne me rend aucun devoir. Le connétable de
Montmorency est maître du roi et du royaume; il me hait, et m'a donné
des marques de sa haine, que je ne puis oublier. Le maréchal de
Saint-André est un jeune favori audacieux, qui n'en use pas mieux avec
moi que les autres. Le détail de mes malheurs vous ferait pitié; je n'ai
osé jusqu'ici me fier à personne, je me fie à vous; faites que je ne
m'en repente point, et soyez ma seule consolation.» Les yeux de la reine
rougirent en achevant ces paroles; je pensai me jeter à ses pieds, tant
je fus véritablement touché de la bonté qu'elle me témoignait. Depuis ce
jour-là, elle eut en moi une entière confiance, elle ne fit plus rien
sans m'en parler, et j'ai conservé une liaison qui dure encore.»




TROISIEME PARTIE


Cependant, quelque rempli et quelque occupé que je fusse de cette
nouvelle liaison avec la reine, je tenais à madame de Thémines par une
inclination naturelle que je ne pouvais vaincre. Il me parut qu'elle
cessait de m'aimer, et, au lieu que, si j'eusse été sage, je me fusse
servi du changement qui paraissait en elle pour aider à me guérir, mon
amour en redoubla, et je me conduisais si mal, que la reine eut quelque
connaissance de cet attachement. La jalousie est naturelle aux personnes
de sa nation, et peut-être que cette princesse a pour moi des sentiments
plus vifs qu'elle ne pense elle-même. Mais enfin le bruit que j'étais
amoureux lui donna de si grandes inquiétudes et de si grands chagrins
que je me crus cent fois perdu auprès d'elle. Je la rassurai enfin à
force de soins, de soumissions et de faux serments; mais je n'aurais pu
la tromper longtemps, si le changement de madame de Thémines ne m'avait
détaché d'elle malgré moi. Elle me fit voir qu'elle ne m'aimait plus; et
j'en fus si persuadé, que je fus contraint de ne la pas tourmenter
davantage, et de la laisser en repos. Quelque temps après, elle
m'écrivit cette lettre que j'ai perdue. J'appris par là qu'elle avait su
le commerce que j'avais eu avec cette autre femme dont je vous ai parlé,
et que c'était la cause de son changement. Comme je n'avais plus rien
alors qui me partageât, la reine était assez contente de moi; mais comme
les sentiments que j'ai pour elle ne sont pas d'une nature à me rendre
incapable de tout autre attachement, et que l'on n'est pas amoureux par
sa volonté, je le suis devenu de madame de Martigues, pour qui j'avais
déjà eu beaucoup d'inclination pendant qu'elle était Villemontais, fille
de la reine dauphine. J'ai lieu de croire que je n'en suis pas haï; la
discrétion que je lui fais paraître, et dont elle ne sait pas toutes les
raisons, lui est agréable. La reine n'a aucun soupçon sur son sujet;
mais elle en a un autre qui n'est guère moins fâcheux. Comme madame de
Martigues est toujours chez la reine dauphine, j'y vais aussi beaucoup
plus souvent que de coutume. La reine s'est imaginé que c'est de cette
princesse que je suis amoureux. Le rang de la reine dauphine qui est
égal au sien, et la beauté et la jeunesse qu'elle a au-dessus d'elle,
lui donnent une jalousie qui va jusqu'à la fureur, et une haine contre
sa belle-fille qu'elle ne saurait plus cacher. Le cardinal de Lorraine,
qui me paraît depuis longtemps aspirer aux bonnes grâces de la reine, et
qui voit bien que j'occupe une place qu'il voudrait remplir, sous
prétexte de raccommoder madame la dauphine avec elle, est entré dans les
différends qu'elles ont eu ensemble. Je ne doute pas qu'il n'ait démêlé
le véritable sujet de l'aigreur de la reine, et je crois qu'il me rend
toutes sortes de mauvais offices, sans lui laisser voir qu'il a dessein
de me les rendre. Voilà l'état où sont les choses à l'heure que je vous
parle. Jugez quel effet peut produire la lettre que j'ai perdue, et que
mon malheur m'a fait mettre dans ma poche, pour la rendre à madame de
Thémines. Si la reine voit cette lettre, elle connaîtra que je l'ai
trompée, et que presque dans le temps que je la trompais pour madame de
Thémines, je trompais madame de Thémines pour une autre; jugez quelle
idée cela lui peut donner de moi, et si elle peut jamais se fier à mes
paroles. Si elle ne voit point cette lettre, que lui dirai-je? Elle sait
qu'on l'a remise entre les mains de madame la dauphine; elle croira que
Châtelart a reconnu l'écriture de cette reine, et que la lettre est
d'elle; elle s'imaginera que la personne dont on témoigne de la jalousie
est peut-être elle-même; enfin, il n'y a rien qu'elle n'ait lieu de
penser, et il n'y a rien que je ne doive craindre de ses pensées.
Ajoutez à cela que je suis vivement touché de madame de Martigues;
qu'assurément madame la dauphine lui montrera cette lettre qu'elle
croira écrite depuis peu; ainsi je serai également brouillé, et avec la
personne du monde que j'aime le plus, et avec la personne du monde que
je dois le plus craindre. Voyez après cela si je n'ai pas raison de vous
conjurer de dire que la lettre est à vous, et de vous demander, en
grâce, de l'aller retirer des mains de madame la dauphine.»

--Je vois bien, dit monsieur de Nemours, que l'on ne peut être dans un
plus grand embarras que celui où vous êtes, et il faut avouer que vous
le méritez. On m'a accusé de n'être pas un amant fidèle, et d'avoir
plusieurs galanteries à la fois; mais vous me passez de si loin, que je
n'aurais seulement osé imaginer les choses que vous avez entreprises.
Pouviez-vous prétendre de conserver madame de Thémines en vous engageant
avec la reine? et espériez-vous de vous engager avec la reine et de la
pouvoir tromper? Elle est italienne et reine, et par conséquent pleine
de soupçons, de jalousie et d'orgueil; quand votre bonne fortune, plutôt
que votre bonne conduite, vous a ôté des engagements où vous étiez, vous
en avez pris de nouveaux, et vous vous êtes imaginé qu'au milieu de la
cour, vous pourriez aimer madame de Martigues, sans que la reine s'en
aperçût. Vous ne pouviez prendre trop de soins de lui ôter la honte
d'avoir fait les premiers pas. Elle a pour vous une passion violente:
votre discrétion vous empêche de me le dire, et la mienne de vous le
demander; mais enfin elle vous aime, elle a de la défiance, et la vérité
est contre vous.

--Est-ce à vous à m'accabler de réprimandes, interrompit le vidame, et
votre expérience ne vous doit-elle pas donner de l'indulgence pour mes
fautes? Je veux pourtant bien convenir que j'ai tort; mais songez, je
vous conjure, à me tirer de l'abîme où je suis. Il me paraît qu'il
faudrait que vous vissiez la reine dauphine sitôt qu'elle sera éveillée,
pour lui redemander cette lettre, comme l'ayant perdue.

--Je vous ai déjà dit, reprit monsieur de Nemours, que la proposition
que vous me faites est un peu extraordinaire, et que mon intérêt
particulier m'y peut faire trouver des difficultés; mais de plus, si
l'on a vu tomber cette lettre de votre poche, il me paraît difficile de
persuader qu'elle soit tombée de la mienne.

--Je croyais vous avoir appris, répondit le vidame, que l'on a dit à la
reine dauphine que c'était de la vôtre qu'elle était tombée.

--Comment! reprit brusquement monsieur de Nemours, qui vit dans ce
moment les mauvais offices que cette méprise lui pouvait faire auprès de
madame de Clèves, l'on a dit à la reine dauphine que c'est moi qui ai
laissé tomber cette lettre?

--Oui, reprit le vidame, on le lui a dit. Et ce qui a fait cette
méprise, c'est qu'il y avait plusieurs gentilshommes des reines dans une
des chambres du jeu de paume où étaient nos habits, et que vos gens et
les miens les ont été quérir. En même temps la lettre est tombée; ces
gentilshommes l'ont ramassée et l'ont lue tout haut. Les uns ont cru
qu'elle était à vous, et les autres à moi. Châtelart qui l'a prise et à
qui je viens de la faire demander, a dit qu'il l'avait donnée à la reine
dauphine, comme une lettre qui était à vous; et ceux qui en ont parlé à
la reine ont dit par malheur qu'elle était à moi; ainsi vous pouvez
faire aisément ce que je souhaite, et m'ôter de l'embarras où je suis.

Monsieur de Nemours avait toujours fort aimé le vidame de Chartres, et
ce qu'il était à madame de Clèves le lui rendait encore plus cher.
Néanmoins il ne pouvait se résoudre à prendre le hasard qu'elle entendît
parler de cette lettre, comme d'une chose où il avait intérêt. Il se mit
à rêver profondément, et le vidame se doutant à peu près du sujet de sa
rêverie:

--Je crois bien, lui dit-il, que vous craignez de vous brouiller avec
votre maîtresse, et même vous me donneriez lieu de croire que c'est avec
la reine dauphine, si le peu de jalousie que je vous vois de monsieur
d'Anville ne m'en ôtait la pensée; mais, quoi qu'il en soit, il est
juste que vous ne sacrifiez pas votre repos au mien, et je veux bien
vous donner les moyens de faire voir à celle que vous: voilà un billet
de madame d'Amboise, qui est amie de madame de Thémines, et à qui elle
s'est fiée de tous les sentiments qu'elle a eus pour moi. Par ce billet
elle me redemande cette lettre de son amie, que j'ai perdue; mon nom est
sur le billet; et ce qui est dedans prouve sans aucun doute que la
lettre que l'on me redemande est la même que l'on a trouvée. Je vous
remets ce billet entre les mains, et je consens que vous le montriez à
votre maîtresse pour vous justifier. Je vous conjure de ne perdre pas
un moment, et d'aller dès ce matin chez madame la dauphine.

Monsieur de Nemours le promit au vidame de Chartres, et prit le billet
de madame d'Amboise; néanmoins son dessein n'était pas de voir la reine
dauphine, et il trouvait qu'il avait quelque chose de plus pressé à
faire. Il ne doutait pas qu'elle n'eût déjà parlé de la lettre à madame
de Clèves, et il ne pouvait supporter qu'une personne qu'il aimait si
éperdument eût lieu de croire qu'il eût quelque attachement pour une
autre.

Il alla chez elle à l'heure qu'il crut qu'elle pouvait être éveillée, et
lui fit dire qu'il ne demanderait pas à avoir l'honneur de la voir à une
heure si extraordinaire, si une affaire de conséquence ne l'y obligeait.
Madame de Clèves était encore au lit, l'esprit aigri et agité de tristes
pensées, qu'elle avait eues pendant la nuit. Elle fut extrêmement
surprise, lorsqu'on lui dit que monsieur de Nemours la demandait;
l'aigreur où elle était ne la fit pas balancer à répondre qu'elle était
malade, et qu'elle ne pouvait lui parler.

Ce prince ne fut pas blessé de ce refus, une marque de froideur dans un
temps où elle pouvait avoir de la jalousie n'était pas un mauvais
augure. Il alla à l'appartement de monsieur de Clèves, et lui dit qu'il
venait de celui de madame sa femme: qu'il était bien fâché de ne la
pouvoir entretenir, parce qu'il avait à lui parler d'une affaire
importante pour le vidame de Chartres. Il fit entendre en peu de mots à
monsieur de Clèves la conséquence de cette affaire, et monsieur de
Clèves le mena à l'heure même dans la chambre de sa femme. Si elle n'eût
point été dans l'obscurité, elle eût eu peine à cacher son trouble et
son étonnement de voir entrer monsieur de Nemours conduit par son mari.
Monsieur de Clèves lui dit qu'il s'agissait d'une lettre, où l'on avait
besoin de son secours pour les intérêts du vidame, qu'elle verrait avec
monsieur de Nemours ce qu'il y avait à faire, et que, pour lui, il s'en
allait chez le roi qui venait de l'envoyer quérir.

Monsieur de Nemours demeura seul auprès de madame de Clèves, comme il le
pouvait souhaiter.

--Je viens vous demander, Madame, lui dit-il, si madame la dauphine ne
vous a point parlé d'une lettre que Châtelart lui remit hier entre les
mains.

--Elle m'en a dit quelque chose, répondit madame de Clèves; mais je ne
vois pas ce que cette lettre a de commun avec les intérêts de mon oncle,
et je vous puis assurer qu'il n'y est pas nommé.

--Il est vrai, Madame, répliqua monsieur de Nemours, il n'y est pas
nommé, néanmoins elle s'adresse à lui, et il lui est très important que
vous la retiriez des mains de madame la dauphine.

--J'ai peine à comprendre, reprit madame de Clèves, pourquoi il lui
importe que cette lettre soit vue, et pourquoi il faut la redemander
sous son nom.

--Si vous voulez vous donner le loisir de m'écouter, Madame, dit
monsieur de Nemours, je vous ferai bientôt voir la vérité, et vous
apprendrez des choses si importantes pour monsieur le vidame, que je ne
les aurais pas même confiées à monsieur le prince de Clèves, si je
n'avais eu besoin de son secours pour avoir l'honneur de vous voir.

--Je pense que tout ce que vous prendriez la peine de me dire serait
inutile, répondit madame de Clèves avec un air assez sec, et il vaut
mieux que vous alliez trouver la reine dauphine et que, sans chercher de
détours, vous lui disiez l'intérêt que vous avez à cette lettre, puisque
aussi bien on lui a dit qu'elle vient de vous.

L'aigreur que monsieur de Nemours voyait dans l'esprit de madame de
Clèves lui donnait le plus sensible plaisir qu'il eût jamais eu, et
balançait son impatience de se justifier.

--Je ne sais, Madame, reprit-il, ce qu'on peut avoir dit à madame la
dauphine; mais je n'ai aucun intérêt à cette lettre, et elle s'adresse à
monsieur le vidame.

--Je le crois, répliqua madame de Clèves; mais on a dit le contraire à
la reine dauphine, et il ne lui paraîtra pas vraisemblable que les
lettres de monsieur le vidame tombent de vos poches. C'est pourquoi à
moins que vous n'ayez quelque raison que je ne sais point, à cacher la
vérité à la reine dauphine, je vous conseille de la lui avouer.

--Je n'ai rien à lui avouer, reprit-il, la lettre ne s'adresse pas à
moi, et s'il y a quelqu'un que je souhaite d'en persuader, ce n'est pas
madame la dauphine. Mais Madame, comme il s'agit en ceci de la fortune
de monsieur le vidame, trouvez bon que je vous apprenne des choses qui
sont même dignes de votre curiosité.

Madame de Clèves témoigna par son silence qu'elle était prête à
l'écouter, et monsieur de Nemours lui conta le plus succinctement qu'il
lui fut possible, tout ce qu'il venait d'apprendre du vidame. Quoique ce
fussent des choses propres à donner de l'étonnement, et à être écoutées
avec attention, madame de Clèves les entendit avec une froideur si
grande qu'il semblait qu'elle ne les crût pas véritables, ou qu'elles
lui fussent indifférentes. Son esprit demeura dans cette situation,
jusqu'à ce que monsieur de Nemours lui parlât du billet de madame
d'Amboise, qui s'adressait au vidame de Chartres et qui était la preuve
de tout ce qu'il lui venait de dire. Comme madame de Clèves savait que
cette femme était amie de madame de Thémines, elle trouva une apparence
de vérité à ce que lui disait monsieur de Nemours, qui lui fit penser
que la lettre ne s'adressait peut être pas à lui. Cette pensée la tira
tout d'un coup et malgré elle, de là froideur qu'elle avait eue
jusqu'alors. Ce prince, après lui avoir lu ce billet qui faisait sa
justification, le lui présenta pour le lire et lui dit qu'elle en
pouvait connaître l'écriture; elle ne put s'empêcher de le prendre, de
regarder le dessus pour voir s'il s'adressait au vidame de Chartres, et
de le lire tout entier pour juger si la lettre que l'on redemandait
était la même qu'elle avait entre les mains. Monsieur de Nemours lui dit
encore tout ce qu'il crut propre à la persuader; et comme on persuade
aisément une vérité agréable, il convainquit madame de Clèves qu'il
n'avait point de part à cette lettre.

Elle commença alors à raisonner avec lui sur l'embarras et le péril où
était le vidame, à le blâmer de sa méchante conduite, à chercher les
moyens de le secourir; elle s'étonna du procédé de la reine, elle avoua
à monsieur de Nemours qu'elle avait la lettre, enfin sitôt qu'elle le
crut innocent, elle entra avec un esprit ouvert et tranquille dans les
mêmes choses qu'elle semblait d'abord ne daigner pas entendre. Ils
convinrent qu'il ne fallait point rendre la lettre à la reine dauphine,
de peur qu'elle ne la montrât à madame de Martigues, qui connaissait
l'écriture de madame de Thémines et qui aurait aisément deviné par
l'intérêt qu'elle prenait au vidame, qu'elle s'adressait à lui. Ils
trouvèrent aussi qu'il ne fallait pas confier à la reine dauphine tout
ce qui regardait la reine, sa belle-mère. Madame de Clèves, sous le
prétexte des affaires de son oncle, entrait avec plaisir à garder tous
les secrets que monsieur de Nemours lui confiait.

Ce prince ne lui eût pas toujours parlé des intérêts du vidame, et la
liberté où il se trouvait de l'entretenir lui eût donné une hardiesse
qu'il n'avait encore osé prendre, si l'on ne fût venu dire à madame de
Clèves que la reine dauphine lui ordonnait de l'aller trouver. Monsieur
de Nemours fut contraint de se retirer; il alla trouver le vidame pour
lui dire qu'après l'avoir quitté, il avait pensé qu'il était plus à
propos de s'adresser à madame de Clèves qui était sa nièce, que d'aller
droit à madame la dauphine. Il ne manqua pas de raisons pour faire
approuver ce qu'il avait fait et pour en faire espérer un bon succès.

Cependant madame de Clèves s'habilla en diligence pour aller chez la
reine. A peine parut-elle dans sa chambre, que cette princesse la fit
approcher et lui dit tout bas:

--Il y a deux heures que je vous attends, et jamais je n'ai été si
embarrassée à déguiser la vérité que je l'ai été ce matin. La reine a
entendu parler de la lettre que je vous donnai hier; elle croit que
c'est le vidame de Chartres qui l'a laissé tomber. Vous savez qu'elle y
prend quelque intérêt: elle a fait chercher cette lettre, elle l'a fait
demander à Châtelart; il a dit qu'il me l'avait donnée: on me l'est venu
demander sur le prétexte que c'était une jolie lettre qui donnait de la
curiosité à la reine. Je n'ai osé dire que vous l'aviez, je crus qu'elle
s'imaginerait que je vous l'avais mise entre les mains à cause du vidame
votre oncle, et qu'il y aurait une grande intelligence entre lui et moi.
Il m'a déjà paru qu'elle souffrait avec peine qu'il me vît souvent, de
sorte que j'ai dit que la lettre était dans les habits que j'avais hier,
et que ceux qui en avaient la clef étaient sortis. Donnez-moi
promptement cette lettre, ajouta-t-elle, afin que je la lui envoie, et
que je la lise avant que de l'envoyer pour voir si je n'en connaîtrai
point l'écriture.

Madame de Clèves se trouva encore plus embarrassée qu'elle n'avait
pensé.

--Je ne sais, Madame comment vous ferez, répondit-elle; car monsieur de
Clèves, à qui je l'avais donnée à lire, l'a rendue à monsieur de Nemours
qui est venu dès ce matin le prier de vous la redemander. Monsieur de
Clèves a eu l'imprudence de lui dire qu'il l'avait, et il a eu la
faiblesse de céder aux prières que monsieur de Nemours lui a faites de
la lui rendre.

--Vous me mettez dans le plus grand embarras où je puisse jamais être,
repartit madame la dauphine, et vous avez tort d'avoir rendu cette
lettre à monsieur de Nemours; puisque c'était moi qui vous l'avais
donnée, vous ne deviez point la rendre sans ma permission. Que
voulez-vous que je dise à la reine, et que pourra-t-elle s'imaginer?
Elle croira et avec apparence que cette lettre me regarde, et qu'il y a
quelque chose entre le vidame et moi. Jamais on ne lui persuadera que
cette lettre soit à monsieur de Nemours.

--Je suis très affligée, répondit madame de Clèves, de l'embarras que je
vous cause. Je le crois aussi grand qu'il est; mais c'est la faute de
monsieur de Clèves et non pas la mienne.

--C'est la vôtre, répliqua madame la dauphine, de lui avoir donné la
lettre, et il n'y a que vous de femme au monde qui fasse confidence à
son mari de toutes les choses qu'elle sait.

--Je crois que j'ai tort, Madame, répliqua madame de Clèves; mais songez
à réparer ma faute et non pas à l'examiner.

--Ne vous souvenez-vous point, à peu près, de ce qui est dans cette
lettre? dit alors la reine dauphine.

--Oui, Madame, répondit-elle, je m'en souviens, et l'ai relue plus d'une
fois.

--Si cela est, reprit madame la dauphine, il faut que vous alliez tout à
l'heure la faire écrire d'une main inconnue. Je l'enverrai à la reine:
elle ne la montrera pas à ceux qui l'ont vue. Quand elle le ferait, je
soutiendrai toujours que c'est celle que Châtelart m'a donnée, et il
n'oserait dire le contraire.

Madame de Clèves entra dans cet expédient, et d'autant plus qu'elle
pensait qu'elle enverrait quérir monsieur de Nemours pour ravoir la
lettre même, afin de la faire copier mot à mot, et d'en faire à peu près
imiter l'écriture, et elle crut que la reine y serait infailliblement
trompée. Sitôt qu'elle fut chez elle, elle conta à son mari l'embarras
de madame la dauphine, et le pria d'envoyer chercher monsieur de
Nemours. On le chercha; il vint en diligence. Madame de Clèves lui dit
tout ce qu'elle avait déjà appris à son mari, et lui demanda la lettre;
mais monsieur de Nemours répondit qu'il l'avait déjà rendue au vidame de
Chartres qui avait eu tant de joie de la ravoir et de se trouver hors
du péril qu'il aurait couru, qu'il l'avait renvoyée à l'heure même à
l'amie de madame de Thémines. Madame de Clèves se retrouva dans un
nouvel embarras, et enfin après avoir bien consulté, ils résolurent de
faire la lettre de mémoire. Ils s'enfermèrent pour y travailler; on
donna ordre à la porte de ne laisser entrer personne, et on renvoya tous
les gens de monsieur de Nemours. Cet air de mystère et de confidence
n'était pas d'un médiocre charme pour ce prince, et même pour madame de
Clèves. La présence de son mari et les intérêts du vidame de Chartres la
rassuraient en quelque sorte sur ses scrupules. Elle ne sentait que le
plaisir de voir monsieur de Nemours, elle en avait une joie pure et sans
mélange qu'elle n'avait jamais sentie: cette joie lui donnait une
liberté et un enjouement dans l'esprit que monsieur de Nemours ne lui
avait jamais vus, et qui redoublaient son amour. Comme il n'avait point
eu encore de si agréables moments, sa vivacité en était augmentée; et
quand madame de Clèves voulut commencer à se souvenir de la lettre et à
l'écrire, ce prince, au lieu de lui aider sérieusement, ne faisait que
l'interrompre et lui dire des choses plaisantes. Madame de Clèves entra
dans le même esprit de gaieté, de sorte qu'il y avait déjà longtemps
qu'ils étaient enfermés, et on était déjà venu deux fois de la part de
la reine dauphine pour dire à madame de Clèves de se dépêcher, qu'ils
n'avaient pas encore fait la moitié de la lettre.

Monsieur de Nemours était bien aise de faire durer un temps qui lui
était si agréable, et oubliait les intérêts de son ami. Madame de Clèves
ne s'ennuyait pas, et oubliait aussi les intérêts de son oncle. Enfin à
peine, à quatre heures, la lettre était-elle achevée, et elle était si
mal, et l'écriture dont on la fit copier ressemblait si peu à celle que
l'on avait eu dessein d'imiter, qu'il eût fallu que la reine n'eût guère
pris de soin d'éclaircir la vérité pour ne la pas connaître. Aussi n'y
fut-elle pas trompée, quelque soin que l'on prît de lui persuader que
cette lettre s'adressait à monsieur de Nemours. Elle demeura convaincue,
non seulement qu'elle était au vidame de Chartres; mais elle crut que la
reine dauphine y avait part, et qu'il y avait quelque intelligence entre
eux. Cette pensée augmenta tellement la haine qu'elle avait pour cette
princesse, qu'elle ne lui pardonna jamais, et qu'elle la persécuta
jusqu'à ce qu'elle l'eût fait sortir de France.

Pour le vidame de Chartres, il fut ruiné auprès d'elle, et soit que le
cardinal de Lorraine se fût déjà rendu maître de son esprit, ou que
l'aventure de cette lettre qui lui fit voir qu'elle était trompée lui
aidât à démêler les autres tromperies que le vidame lui avait déjà
faites, il est certain qu'il ne put jamais se raccommoder sincèrement
avec elle. Leur liaison se rompit, et elle le perdit ensuite à la
conjuration d'Amboise où il se trouva embarrassé.

Après qu'on eut envoyé la lettre à madame la dauphine, monsieur de
Clèves et monsieur de Nemours s'en allèrent. Madame de Clèves demeura
seule, et sitôt qu'elle ne fut plus soutenue par cette joie que donne la
présence de ce que l'on aime, elle revint comme d'un songe; elle regarda
avec étonnement la prodigieuse différence de l'état où elle était le
soir, d'avec celui où elle se trouvait alors; elle se remit devant les
yeux l'aigreur et la froideur qu'elle avait fait paraître à monsieur de
Nemours, tant qu'elle avait cru que la lettre de madame de Thémines
s'adressait à lui; quel calme et quelle douceur avaient succédé à cette
aigreur, sitôt qu'il l'avait persuadée que cette lettre ne le regardait
pas. Quand elle pensait qu'elle s'était reproché comme un crime, le jour
précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule
compassion pouvait avoir fait naître et que, par son aigreur, elle lui
avait fait paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves
certaines de passion, elle ne se reconnaissait plus elle-même. Quand
elle pensait encore que monsieur de Nemours voyait bien qu'elle
connaissait son amour, qu'il voyait bien aussi que malgré cette
connaissance elle ne l'en traitait pas plus mal en présence même de son
mari, qu'au contraire elle ne l'avait jamais regardé si favorablement,
qu'elle était cause que monsieur de Clèves l'avait envoyé quérir, et
qu'ils venaient de passer une après-dînée ensemble en particulier, elle
trouvait qu'elle était d'intelligence avec monsieur de Nemours, qu'elle
trompait le mari du monde qui méritait le moins d'être trompé, et elle
était honteuse de paraître si peu digne d'estime aux yeux même de son
amant. Mais ce qu'elle pouvait moins supporter que tout le reste, était
le souvenir de l'état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes
douleurs que lui avait causées la pensée que monsieur de Nemours aimait
ailleurs et qu'elle était trompée.

Elle avait ignoré jusqu'alors les inquiétudes mortelles de la défiance
et de la jalousie; elle n'avait pensé qu'à se défendre d'aimer monsieur
de Nemours, et elle n'avait point encore commencé à craindre qu'il en
aimât une autre. Quoique les soupçons que lui avait donnés cette lettre
fussent effacés, ils ne laissèrent pas de lui ouvrir les yeux sur le
hasard d'être trompée, et de lui donner des impressions de défiance et
de jalousie qu'elle n'avait jamais eues. Elle fut étonnée de n'avoir
point encore pensé combien il était peu vraisemblable qu'un homme comme
monsieur de Nemours, qui avait toujours fait paraître tant de légèreté
parmi les femmes, fût capable d'un attachement sincère et durable. Elle
trouva qu'il était presque impossible qu'elle pût être contente de sa
passion. «Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu'en veux-je
faire? Veux-je la souffrir? Veux-je y répondre? Veux-je m'engager dans
une galanterie? Veux-je manquer à monsieur de Clèves? Veux-je me manquer
à moi-même? Et veux-je enfin m'exposer aux cruels repentirs et aux
mortelles douleurs que donne l'amour? Je suis vaincue et surmontée par
une inclination qui m'entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont
inutiles; je pensai hier tout ce que je pense aujourd'hui, et je fais
aujourd'hui tout le contraire de ce que je résolus hier. Il faut
m'arracher de la présence de monsieur de Nemours; il faut m'en aller à
la campagne, quelque bizarre que puisse paraître mon voyage; et si
monsieur de Clèves s'opiniâtre à l'empêcher ou à en vouloir savoir les
raisons, peut-être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui
apprendre.» Elle demeura dan cette résolution, et passa tout le soir
chez elle, sans aller savoir de madame la dauphine ce qui était arrivé
de la fausse lettre du vidame.

Quand monsieur de Clèves fut revenu, elle lui dit qu'elle voulait aller
à la campagne, qu'elle se trouvait mal et qu'elle avait besoin de
prendre l'air. Monsieur de Clèves, à qui elle paraissait d'une beauté
qui ne lui persuadait pas que ses maux fussent considérables, se moqua
d'abord de la proposition de ce voyage, et lui répondit qu'elle oubliait
que les noces des princesses et le tournoi s'allaient faire, et qu'elle
n'avait pas trop de temps pour se préparer à y paraître avec la même
magnificence que les autres femmes. Les raisons de son mari ne la
firent pas changer de dessein; elle le pria de trouver bon que pendant
qu'il irait à Compiègne avec le roi, elle allât à Coulommiers, qui était
une belle maison à une journée de Paris, qu'ils faisaient bâtir avec
soin. Monsieur de Clèves y consentit; elle y alla dans le dessein de
n'en pas revenir sitôt, et le roi partit pour Compiègne, où il ne devait
être que peu de jours.

Monsieur de Nemours avait eu bien de la douleur de n'avoir point revu
madame de Clèves depuis cette après-dînée qu'il avait passée avec elle
si agréablement et qui avait augmenté ses espérances. Il avait une
impatience de la revoir qui ne lui donnait point de repos, de sorte que
quand le roi revint à Paris, il résolut d'aller chez sa soeur, la
duchesse de Mercoeur, qui était à la campagne assez près de Coulommiers.
Il proposa au vidame d'y aller avec lui, qui accepta aisément cette
proposition; et monsieur de Nemours la fit dans l'espérance de voir
madame de Clèves et d'aller chez elle avec le vidame.

Madame de Mercoeur les reçut avec beaucoup de joie, et ne pensa qu'à les
divertir et à leur donner tous les plaisirs de la campagne. Comme ils
étaient à la chasse à courir le cerf, monsieur de Nemours s'égara dans
la forêt. En s'enquérant du chemin qu'il devait tenir pour s'en
retourner, il sut qu'il était proche de Coulommiers. A ce mot de
Coulommiers, sans faire aucune réflexion et sans savoir quel était son
dessein, il alla à toute bride du côté qu'on le lui montrait. Il arriva
dans la forêt, et se laissa conduire au hasard par des routes faites
avec soin, qu'il jugea bien qui conduisaient vers le château. Il trouva
au bout de ces routes un pavillon, dont le dessous était un grand salon
accompagné de deux cabinets, dont l'un était ouvert sur un jardin de
fleurs, qui n'était séparé de la forêt que par des palissades, et le
second donnait sur une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon,
et il se serait arrêté à en regarder la beauté, sans qu'il vit venir par
cette allée du parc monsieur et madame de Clèves, accompagnés d'un grand
nombre de domestiques. Comme il ne s'était pas attendu à trouver
monsieur de Clèves, qu'il avait laissé auprès du roi, son premier
mouvement le porta à se cacher: il entra dans le cabinet qui donnait sur
le jardin de fleurs, dans la pensée d'en ressortir par une porte qui
était ouverte sur la forêt; mais voyant que madame de Clèves et son mari
s'étaient assis sous le pavillon, que leurs domestiques demeuraient dans
le parc, et qu'ils ne pouvaient venir à lui sans passer dans le lieu où
étaient monsieur et madame de Clèves, il ne put se refuser le plaisir de
voir cette princesse, ni résister à la curiosité d'écouter la
conversation avec un mari qui lui donnait plus de jalousie qu'aucun de
ses rivaux.

Il entendit que monsieur de Clèves disait à sa femme:

--Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris? Qui vous peut
retenir à la campagne? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la
solitude qui m'étonne et qui m'afflige parce qu'il nous sépare. Je vous
trouve même plus triste que de coutume, et je crains que vous n'ayez
quelque sujet d'affliction.

--Je n'ai rien de fâcheux dans l'esprit, répondit-elle avec un air
embarrassé; mais le tumulte de la cour est si grand, et il y a toujours
un si grand monde chez vous, qu'il est impossible que le corps et
l'esprit ne se lassent, et que l'on ne cherche du repos.

--Le repos, répliqua-t-il, n'est guère propre pour une personne de votre
âge. Vous êtes chez vous et dans la cour, d'une sorte à ne vous pas
donner de lassitude, et je craindrais plutôt que vous ne fussiez bien
aise d'être séparée de moi.

--Vous me feriez une grande injustice d'avoir cette pensée, reprit-elle
avec un embarras qui augmentait toujours; mais je vous supplie de me
laisser ici. Si vous y pouviez demeurer, j'en aurais beaucoup de joie,
pourvu que vous y demeurassiez seul, et que vous voulussiez bien n'y
avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittent quasi jamais.

--Ah! Madame! s'écria monsieur de Clèves, votre air et vos paroles me
font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d'être seule, que je
ne sais point, et je vous conjure de me les dire.

Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l'y obliger; et
après qu'elle se fût défendue d'une manière qui augmentait toujours la
curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux
baissés; puis tout d'un coup prenant la parole et le regardant:

--Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je
n'ai pas la force de vous avouer, quoique j'en aie eu plusieurs fois le
dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu'une femme de
mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la
cour.

--Que me faites-vous envisager, Madame! s'écria monsieur de Clèves. Je
n'oserais vous le dire de peur de vous offenser.

Madame de Clèves ne répondit point; et son silence achevant de confirmer
son mari dans ce qu'il avait pensé:

--Vous ne me dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne me trompe
pas.

--Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je
vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari, mais
l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donne la force. Il
est vrai que j'ai des raisons de m'éloigner de la cour, et que je veux
éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge.
Je n'ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas
d'en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de
la cour, ou si j'avais encore madame de Chartres pour aider à me
conduire.

Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec
joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille
pardons, si j'ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous
déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais,
il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on en a
jamais eu; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si
vous pouvez.

Monsieur de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la tête
appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n'avait pas songé à faire
relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il jeta les yeux
sur elle qu'il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes, et d'une
beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l'embrassant en la
relevant:

--Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j'en suis digne; et
pardonnez si dans les premiers moments d'une affliction aussi violente
qu'est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme
le vôtre. Vous me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que tout
ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde; mais aussi je me trouve le
plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m'avez donné de la
passion dès le premier moment que je vous ai vue, vos rigueurs et votre
possession n'ont pu l'éteindre: elle dure encore; je n'ai jamais pu vous
donner de l'amour, et je vois que vous craignez d'en avoir pour un
autre. Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette
crainte? Depuis quand vous plaît-il? Qu'a-t-il fait pour vous plaire?
Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre coeur? Je m'étais consolé
en quelque sorte de ne l'avoir pas touché par la pensée qu'il était
incapable de l'être. Cependant un autre fait ce que je n'ai pu faire.
J'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et celle d'un amant; mais il
est impossible d'avoir celle d'un mari après un procédé comme le vôtre.
Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière; il me
console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous
avez pour moi sont d'un prix infini: vous m'estimez assez pour croire
que je n'abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n'en
abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez
malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme
ait donnée à son mari. Mais, Madame, achevez et apprenez-moi qui est
celui que vous voulez éviter.

--Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle; je suis
résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas
que je vous le nomme.

--Ne craignez point, Madame, reprit monsieur de Clèves, je connais trop
le monde pour ignorer que la considération d'un mari n'empêche pas que
l'on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont, et non
pas s'en plaindre; et encore une fois, Madame, je vous conjure de
m'apprendre ce que j'ai envie de savoir.

--Vous m'en presseriez inutilement, répliqua-t-elle; j'ai de la force
pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L'aveu que je vous ai
fait n'a pas été par faiblesse, et il faut plus de courage pour avouer
cette vérité que pour entreprendre de la cacher.

Monsieur de Nemours ne perdait pas une parole de cette conversation; et
ce que venait de dire madame de Clèves ne lui donnait guère moins de
jalousie qu'à son mari. Il était si éperdument amoureux d'elle, qu'il
croyait que tout le monde avait les mêmes sentiments. Il était
véritable aussi qu'il avait plusieurs rivaux; mais il s'en imaginait
encore davantage, et son esprit s'égarait à chercher celui dont madame
de Clèves voulait parler. Il avait cru bien des fois qu'il ne lui était
pas désagréable, et il avait fait ce jugement sur des choses qui lui
parurent si légères dans ce moment, qu'il ne put s'imaginer qu'il eût
donné une passion qui devait être bien violente pour avoir recours à un
remède si extraordinaire. Il était si transporté qu'il ne savait quasi
ce qu'il voyait, et il ne pouvait pardonner à monsieur de Clèves de ne
pas assez presser sa femme de lui dire ce nom qu'elle lui cachait.

Monsieur de Clèves faisait néanmoins tous ses efforts pour le savoir;
et, après qu'il l'en eut pressée inutilement:

--Il me semble, répondit-elle, que vous devez être content de ma
sincérité; ne m'en demandez pas davantage, et ne me donnez point lieu de
me repentir de ce que je viens de faire. Contentez-vous de l'assurance
que je vous donne encore, qu'aucune de mes actions n'a fait paraître mes
sentiments, et que l'on ne m'a jamais rien dit dont j'aie pu m'offenser.


--Ah! Madame, reprit tout d'un coup monsieur de Clèves, je ne vous
saurais croire. Je me souviens de l'embarras où vous fûtes le jour que
votre portrait se perdit. Vous avez donné, Madame, vous avez donné ce
portrait qui m'était si cher et qui m'appartenait si légitimement. Vous
n'avez pu cacher vos sentiments; vous aimez, on le sait; votre vertu
vous a jusqu'ici garantie du reste.

--Est-il possible, s'écria cette princesse, que vous puissiez penser
qu'il y ait quelque déguisement dans un aveu comme le mien, qu'aucune
raison ne m'obligeait à vous faire! Fiez-vous à mes paroles; c'est par
un assez grand prix que j'achète la confiance que je vous demande.
Croyez, je vous en conjure, que je n'ai point donné mon portrait: il est
vrai que je le vis prendre; mais je ne voulus pas faire paraître que je
le voyais, de peur de m'exposer à me faire dire des choses que l'on ne
m'a encore osé dire.

--Par où vous a-t-on donc fait voir qu'on vous aimait, reprit monsieur
de Clèves, et quelles marques de passion vous a-t-on données?

--Épargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des détails
qui me font honte à moi-même de les avoir remarqués, et qui ne m'ont que
trop persuadée de ma faiblesse.

--Vous avez raison, Madame, reprit-il; je suis injuste. Refusez-moi
toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choses; mais ne vous
offensez pourtant pas si je vous les demande.

Dans ce moment plusieurs de leurs gens, qui étaient demeurés dans les
allées, vinrent avertir monsieur de Clèves qu'un gentilhomme venait le
chercher de la part du roi, pour lui ordonner de se trouver le soir à
Paris.

Monsieur de Clèves fut contraint de s'en aller, et il ne put rien dire à
sa femme, sinon qu'il la suppliait de venir le lendemain, et qu'il la
conjurait de croire que quoiqu'il fût affligé, il avait pour elle une
tendresse et une estime dont elle devait être satisfaite.

Lorsque ce prince fut parti, que madame de Clèves demeura seule,
qu'elle regarda ce qu'elle venait de faire, elle en fut si épouvantée,
qu'à peine put-elle s'imaginer que ce fût une vérité. Elle trouva
qu'elle s'était ôté elle-même le coeur et l'estime de son mari, et
qu'elle s'était creusé un abîme dont elle ne sortirait jamais. Elle se
demandait pourquoi elle avait fait une chose si hasardeuse, et elle
trouvait qu'elle s'y était engagée sans en avoir presque eu le dessein.
La singularité d'un pareil aveu, dont elle ne trouvait point d'exemple,
lui en faisait voir tout le péril.

Mais quand elle venait à penser que ce remède, quelque violent qu'il
fût, était le seul qui la pouvait défendre contre monsieur de Nemours,
elle trouvait qu'elle ne devait point se repentir, et qu'elle n'avait
point trop hasardé. Elle passa toute la nuit, pleine d'incertitude, de
trouble et de crainte, mais enfin le calme revint dans son esprit. Elle
trouva même de la douceur à avoir donné ce témoignage de fidélité à un
mari qui le méritait si bien, qui avait tant d'estime et tant d'amitié
pour elle, et qui venait de lui en donner encore des marques par la
manière dont il avait reçu ce qu'elle lui avait avoué.

Cependant monsieur de Nemours était sorti du lieu où il avait entendu
une conversation qui le touchait si sensiblement, et s'était enfoncé
dans la forêt. Ce qu'avait dit madame de Clèves de son portrait lui
avait redonné la vie, en lui faisant connaître que c'était lui qu'elle
ne haïssait pas. Il s'abandonna d'abord à cette joie; mais elle ne fut
pas longue, quand il fit réflexion que la même chose qui lui venait
d'apprendre qu'il avait touché le coeur de madame de Clèves le devait
persuader aussi qu'il n'en recevrait jamais nulle marque, et qu'il était
impossible d'engager une personne qui avait recours à un remède si
extraordinaire. Il sentit pourtant un plaisir sensible de l'avoir
réduite à cette extrémité. Il trouva de la gloire à s'être fait aimer
d'une femme si différente de toutes celles de son sexe; enfin, il se
trouva cent fois heureux et malheureux tout ensemble. La nuit le surprit
dans la forêt, et il eut beaucoup de peine à retrouver le chemin de chez
madame de Mercoeur. Il y arriva à la pointe du jour. Il fut assez
embarrassé de rendre compte de ce qui l'avait retenu; il s'en démêla le
mieux qu'il lui fut possible, et revint ce jour même à Paris avec le
vidame.

Ce prince était si rempli de sa passion, et si surpris de ce qu'il avait
entendu, qu'il tomba dans une imprudence assez ordinaire, qui est de
parler en termes généraux de ses sentiments particuliers, et de conter
ses propres aventures sous des noms empruntés. En revenant il tourna la
conversation sur l'amour, il exagéra le plaisir d'être amoureux d'une
personne digne d'être aimée. Il parla des effets bizarres de cette
passion et enfin ne pouvant renfermer en lui-même l'étonnement que lui
donnait l'action de madame de Clèves, il la conta au vidame, sans lui
nommer la personne, et sans lui dire qu'il y eût aucune part; mais il la
conta avec tant de chaleur et avec tant d'admiration que le vidame
soupçonna aisément que cette histoire regardait ce prince. Il le pressa
extrêmement de le lui avouer. Il lui dit qu'il connaissait depuis
longtemps qu'il avait quelque passion violente, et qu'il y avait de
l'injustice de se défier d'un homme qui lui avait confié le secret de sa
vie. Monsieur de Nemours était trop amoureux pour avouer son amour; il
l'avait toujours caché au vidame, quoique ce fût l'homme de la cour
qu'il aimât le mieux. Il lui répondit qu'un de ses amis lui avait conté
cette aventure et lui avait fait promettre de n'en point parler, et
qu'il le conjurait aussi de garder ce secret. Le vidame l'assura qu'il
n'en parlerait point; néanmoins monsieur de Nemours se repentit de lui
en avoir tant appris.

Cependant, monsieur de Clèves était allé trouver le roi, le coeur
pénétré d'une douleur mortelle. Jamais mari n'avait eu une passion si
violente pour sa femme, et ne l'avait tant estimée. Ce qu'il venait
d'apprendre ne lui ôtait pas l'estime; mais elle lui en donnait d'une
espèce différente de celle qu'il avait eue jusqu'alors. Ce qui
l'occupait le plus était l'envie de deviner celui qui avait su lui
plaire. Monsieur de Nemours lui vint d'abord dans l'esprit, comme ce
qu'il y avait de plus aimable à la cour, et le chevalier de Guise et le
maréchal de Saint-André, comme deux hommes qui avaient pensé à lui
plaire et qui lui rendaient encore beaucoup de soins; de sorte qu'il
s'arrêta à croire qu'il fallait que ce fût l'un des trois. Il arriva au
Louvre, et le roi le mena dans son cabinet pour lui dire qu'il l'avait
choisi pour conduire Madame en Espagne; qu'il avait cru que personne ne
s'acquitterait mieux que lui de cette commission, et que personne aussi
ne ferait tant d'honneur à la France que madame de Clèves. Monsieur de
Clèves reçut l'honneur de ce choix comme il le devait, et le regarda
même comme une chose qui éloignerait sa femme de la cour, sans qu'il
parût de changement dans sa conduite. Néanmoins le temps de ce départ
était encore trop éloigné pour être un remède à l'embarras où il se
trouvait. Il écrivit à l'heure même à madame de Clèves, pour lui
apprendre ce que le roi venait de lui dire, et lui manda encore qu'il
voulait absolument qu'elle revînt à Paris. Elle y revint comme il
l'ordonnait, et lorsqu'ils se virent, ils se trouvèrent tous deux dans
une tristesse extraordinaire.

Monsieur de Clèves lui parla comme le plus honnête homme du monde, et le
plus digne de ce qu'elle avait fait.

--Je n'ai nulle inquiétude de votre conduite, lui dit-il; vous avez plus
de force et plus de vertu que vous ne pensez. Ce n'est point aussi la
crainte de l'avenir qui m'afflige. Je ne suis affligé que de vous voir
pour un autre des sentiments que je n'ai pu vous donner.

--Je ne sais que vous répondre, lui dit-elle; je meurs de honte en vous
en parlant. Épargnez-moi, je vous en conjure, de si cruelles
conversations; réglez ma conduite; faites que je ne voie personne. C'est
tout ce que je vous demande. Mais trouvez bon que je ne vous parle plus
d'une chose qui me fait paraître si peu digne de vous, et que je trouve
si indigne de moi.

--Vous avez raison, Madame, répliqua-t-il; j'abuse de votre douceur et
de votre confiance. Mais aussi ayez quelque compassion de l'état où vous
m'avez mis, et songez que, quoi que vous m'ayez dit, vous me cachez un
nom qui me donne une curiosité avec laquelle je ne saurais vivre. Je ne
vous demande pourtant pas de la satisfaire; mais je ne puis m'empêcher
de vous dire que je crois que celui que je dois envier est le maréchal
de Saint-André, le duc de Nemours ou le chevalier de Guise.

--Je ne vous répondrai rien, lui dit-elle en rougissant, et je ne vous
donnerai aucun lieu, par mes réponses, de diminuer ni de fortifier vos
soupçons. Mais si vous essayez de les éclaircir en m'observant, vous me
donnerez un embarras qui paraîtra aux yeux de tout le monde Au nom de
Dieu, continua-t-elle, trouvez bon que, sur le prétexte de quelque
maladie, je ne voie personne.

--Non, Madame, répliqua-t-il, on démêlerait bientôt que ce serait une
chose supposée; et de plus, je ne me veux fier qu'à vous-même: c'est le
chemin que mon coeur me conseille de prendre, et la raison me conseille
aussi. De l'humeur dont vous êtes, en vous laissant votre liberté, je
vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrais vous en
prescrire.

Monsieur de Clèves ne se trompait pas: la confiance qu'il témoignait à
sa femme la fortifiait davantage contre monsieur de Nemours, et lui
faisait prendre des résolutions plus austères qu'aucune contrainte
n'aurait pu faire. Elle alla donc au Louvre et chez la reine dauphine à
son ordinaire; mais elle évitait la présence et les yeux de monsieur de
Nemours avec tant de soin, qu'elle lui ôta quasi toute la joie qu'il
avait de se croire aimé d'elle. Il ne voyait rien dans ses actions qui
ne lui persuadât le contraire. Il ne savait quasi si ce qu'il avait
entendu n'était point un songe, tant il y trouvait peu de vraisemblance.
La seule chose qui l'assurait qu'il ne s'était pas trompé était
l'extrême tristesse de madame de Clèves, quelque effort qu'elle fît pour
la cacher: peut-être que des regards et des paroles obligeantes
n'eussent pas tant augmenté l'amour de monsieur de Nemours que faisait
cette conduite austère.

Un soir que monsieur et madame de Clèves étaient chez la reine,
quelqu'un dit que le bruit courait que le roi mènerait encore un grand
seigneur de la cour, pour aller conduire Madame en Espagne. Monsieur de
Clèves avait les yeux sur sa femme dans le temps que l'on ajouta que ce
serait peut-être le chevalier de Guise ou le maréchal de Saint-André. Il
remarqua qu'elle n'avait point été émue de ces deux noms, ni de la
proposition qu'ils fissent ce voyage avec elle. Cela lui fit croire que
pas un des deux n'était celui dont elle craignait la présence et voulant
s'éclaircir de ses soupçons, il entra dans le cabinet de la reine, où
était le roi. Après y avoir demeuré quelque temps, il revint auprès de
sa femme, et lui dit tout bas qu'il venait d'apprendre que ce serait
monsieur de Nemours qui irait avec eux en Espagne.

Le nom de monsieur de Nemours et la pensée d'être exposée à le voir tous
les jours pendant un long voyage en présence de son mari, donna un tel
trouble à madame de Clèves, qu'elle ne le put cacher; et voulant y
donner d'autres raisons:

--C'est un choix bien désagréable pour vous, répondit-elle, que celui de
ce prince. Il partagera tous les honneurs, et il me semble que vous
devriez essayer de faire choisir quelque autre.

--Ce n'est pas la gloire, Madame, reprit monsieur de Clèves, qui vous
fait appréhender que monsieur de Nemours ne vienne avec moi. Le chagrin
que vous en avez vient d'une autre cause. Ce chagrin m'apprend ce que
j'aurais appris d'une autre femme, par la joie qu'elle en aurait eue.
Mais ne craignez point; ce que je viens de vous dire n'est pas
véritable, et je l'ai inventé pour m'assurer d'une chose que je ne
croyais déjà que trop.

Il sortit après ces paroles, ne voulant pas augmenter par sa présence
l'extrême embarras où il voyait sa femme.

Monsieur de Nemours entra dans cet instant et remarqua d'abord l'état où
était madame de Clèves. Il s'approcha d'elle, et lui dit tout bas qu'il
n'osait par respect lui demander ce qui la rendait plus rêveuse que de
coutume. La voix de monsieur de Nemours la fit revenir, et le regardant
sans avoir entendu ce qu'il venait de lui dire, pleine de ses propres
pensées et de la crainte que son mari ne le vît auprès d'elle:

--Au nom de Dieu, lui dit-elle, laissez-moi en repos.

--Hélas! Madame, répondit-il, je ne vous y laisse que trop; de quoi
pouvez-vous vous plaindre? Je n'ose vous parler, je n'ose même vous
regarder: je ne vous approche qu'en tremblant. Par où me suis-je attiré
ce que vous venez de me dire, et pourquoi me faites-vous paraître que
j'ai quelque part au chagrin où je vous vois?

Madame de Clèves fut bien fâchée d'avoir donné lieu à monsieur de
Nemours de s'expliquer plus clairement qu'il n'avait fait en toute sa
vie. Elle le quitta, sans lui répondre, et s'en revint chez elle,
l'esprit plus agité qu'elle ne l'avait jamais eu. Son mari s'aperçut
aisément de l'augmentation de son embarras. Il vit qu'elle craignait
qu'il ne lui parlât de ce qui s'était passé. Il la suivit dans un
cabinet où elle était entrée.

--Ne m'évitez point, Madame, lui dit-il, je ne vous dirai rien qui
puisse vous déplaire; je vous demande pardon de la surprise que je vous
ai faite tantôt. J'en suis assez puni, par ce que j'ai appris. Monsieur
de Nemours était de tous les hommes celui que je craignais le plus. Je
vois le péril où vous êtes; ayez du pouvoir sur vous pour l'amour de
vous-même, et s'il est possible, pour l'amour de moi. Je ne vous le
demande point comme un mari, mais comme un homme dont vous faites tout
le bonheur, et qui a pour vous une passion plus tendre et plus violente
que celui que votre coeur lui préfère.

Monsieur de Clèves s'attendrit en prononçant ces dernières paroles, et
eut peine à les achever. Sa femme en fut pénétrée et fondant en larmes
elle l'embrassa avec une tendresse et une douleur qui le mirent dans un
état peu différent du sien. Ils demeurèrent quelque temps sans se rien
dire, et se séparèrent sans avoir la force de se parler.

Les préparatifs pour le mariage de Madame étaient achevés. Le duc d'Albe
arriva pour l'épouser. Il fut reçu avec toute la magnificence et toutes
les cérémonies qui se pouvaient faire dans une pareille occasion. Le roi
envoya au-devant de lui le prince de Condé, les cardinaux de Lorraine et
de Guise, les ducs de Lorraine, de Ferrare, d'Aumale, de Bouillon, de
Guise et de Nemours. Ils avaient plusieurs gentilshommes, et grand
nombre de pages vêtus de leurs livrées. Le roi attendit lui-même le duc
d'Albe à la première porte du Louvre, avec les deux cents gentilshommes
servants, et le connétable à leur tête. Lorsque ce duc fut proche du
roi, il voulut lui embrasser les genoux; mais le roi l'en empêcha et le
fit marcher à son côté jusque chez la reine et chez Madame, à qui le duc
d'Albe apporta un présent magnifique de la part de son maître. Il alla
ensuite chez madame Marguerite soeur du roi, lui faire les compliments
de monsieur de Savoie, et l'assurer qu'il arriverait dans peu de jours.
L'on fit de grandes assemblées au Louvre, pour faire voir au duc d'Albe,
et au prince d'Orange qui l'avait accompagné, les beautés de la cour.

Madame de Clèves n'osa se dispenser de s'y trouver, quelque envie
qu'elle en eût, par la crainte de déplaire à son mari qui lui commanda
absolument d'y aller. Ce qui l'y déterminait encore davantage était
l'absence de monsieur de Nemours. Il était allé au-devant de monsieur de
Savoie et après que ce prince fut arrivé, il fut obligé de se tenir
presque toujours auprès de lui, pour lui aider à toutes les choses qui
regardaient les cérémonies de ses noces. Cela fit que madame de Clèves
ne rencontra pas ce prince aussi souvent qu'elle avait accoutumé, et
elle s'en trouvait dans quelque sorte de repos.

Le vidame de Chartres n'avait pas oublié la conversation qu'il avait eue
avec monsieur de Nemours. Il lui était demeuré dans l'esprit que
l'aventure que ce prince lui avait contée était la sienne propre, et il
l'observait avec tant de soin, que peut-être aurait-il démêlé la vérité,
sans que l'arrivée du duc d'Albe et celle de monsieur de Savoie firent
un changement et une occupation dans la cour, qui l'empêcha de voir ce
qui aurait pu l'éclairer. L'envie de s'éclaircir, ou plutôt la
disposition naturelle que l'on a de conter tout ce que l'on sait à ce
que l'on aime, fit qu'il redit à madame de Martigues l'action
extraordinaire de cette personne, qui avait avoué à son mari la passion
qu'elle avait pour un autre. Il l'assura que monsieur de Nemours était
celui qui avait inspiré cette violente passion, et il la conjura de lui
aider à observer ce prince. Madame de Martigues fut bien aise
d'apprendre ce que lui dit le vidame; et la curiosité qu'elle avait
toujours vue à madame la dauphine pour ce qui regardait monsieur de
Nemours lui donnait encore plus d'envie de pénétrer cette aventure.

Peu de jour avant celui que l'on avait choisi pour la cérémonie du
mariage, la reine dauphine donnait à souper au roi son beau-père et à la
duchesse de Valentinois. Madame de Clèves, qui était occupée à
s'habiller, alla au Louvre plus tard que de coutume. En y allant, elle
trouva un gentilhomme qui la venait quérir de la part de madame la
dauphine. Comme elle entrait dans la chambre, cette princesse lui cria,
de dessus son lit où elle était, qu'elle l'attendait avec une grande
impatience.

--Je crois, Madame, lui répondit-elle, que je ne dois pas vous remercier
de cette impatience, et qu'elle est sans doute causée par quelque autre
chose que par l'envie de me voir.

--Vous avez raison, répliqua la reine dauphine; mais néanmoins vous
devez m'en être obligée; car je veux vous apprendre une aventure que je
suis assurée que vous serez bien aise de savoir.

Madame de Clèves se mit à genoux devant son lit, et par bonheur pour
elle, elle n'avait pas le jour au visage.

--Vous savez, lui dit cette reine, l'envie que nous avions de deviner ce
qui causait le changement qui paraît au duc de Nemours: je crois le
savoir, et c'est une chose qui vous surprendra. Il est éperdument
amoureux et fort aimé d'une des plus belles personnes de la cour.

Ces paroles, que madame de Clèves ne pouvait s'attribuer, puisqu'elle ne
croyait pas que personne sût qu'elle aimait ce prince, lui causèrent une
douleur qu'il est aisé de s'imaginer.

--Je ne vois rien en cela, répondit-elle, qui doive surprendre d'un
homme de l'âge de monsieur de Nemours et fait comme il est.

--Ce n'est pas aussi, reprit madame la dauphine, ce qui vous doit
étonner; mais c'est de savoir que cette femme qui aime monsieur de
Nemours ne lui en a jamais donné aucune marque, et que la peur qu'elle a
eue de n'être pas toujours maîtresse de sa passion a fait qu'elle l'a
avouée à son mari, afin qu'il l'ôtât de la cour. Et c'est monsieur de
Nemours lui-même qui a conté ce que je vous dis.

Si madame de Clèves avait eu d'abord de la douleur par la pensée qu'elle
n'avait aucune part à cette aventure, les dernières paroles de madame la
dauphine lui donnèrent du désespoir, par la certitude de n'y en avoir
que trop. Elle ne put répondre, et demeura la tête penchée sur le lit
pendant que la reine continuait de parler, si occupée de ce qu'elle
disait qu'elle ne prenait pas garde à cet embarras. Lorsque madame de
Clèves fut un peu remise:

--Cette histoire ne me paraît guère vraisemblable, Madame,
répondit-elle, et je voudrais bien savoir qui vous l'a contée.

--C'est madame de Martigues, répliqua madame la dauphine, qui l'a
apprise du vidame de Chartres. Vous savez qu'il en est amoureux; il la
lui a confiée comme un secret, et il la sait du duc de Nemours lui-même.
Il est vrai que le duc de Nemours ne lui a pas dit le nom de la dame, et
ne lui a pas même avoué que ce fût lui qui en fût aimé; mais le vidame
de Chartres n'en doute point.

Comme la reine dauphine achevait ces paroles, quelqu'un s'approcha du
lit. Madame de Clèves était tournée d'une sorte qui l'empêchait de voir
qui c'était; mais elle n'en douta pas, lorsque madame la dauphine se
récria avec un air de gaieté et de surprise.

--Le voilà lui-même, et je veux lui demander ce qui en est.

Madame de Clèves connut bien que c'était le duc de Nemours, comme ce
l'était en effet. Sans se tourner de son côté, elle s'avança avec
précipitation vers madame la dauphine, et lui dit tout bas qu'il fallait
bien se garder de lui parler de cette aventure; qu'il l'avait confiée au
vidame de Chartres; et que ce serait une chose capable de les brouiller.
Madame la dauphine lui répondit, en riant, qu'elle était trop prudente,
et se retourna vers monsieur de Nemours. Il était paré pour l'assemblée
du soir, et, prenant la parole avec cette grâce qui lui était si
naturelle:

--Je crois, Madame, lui dit-il, que je puis penser sans témérité, que
vous parliez de moi quand je suis entré, que vous aviez dessein de me
demander quelque chose, et que madame de Clèves s'y oppose.

--Il est vrai, répondit madame la dauphine; mais je n'aurai pas pour
elle la complaisance que j'ai accoutumé d'avoir. Je veux savoir de vous
si une histoire que l'on m'a contée est véritable, et si vous n'êtes pas
celui qui êtes amoureux, et aimé d'une femme de la cour, qui vous cache
sa passion avec soin et qui l'a avouée à son mari.

Le trouble et l'embarras de madame de Clèves étaient au-delà de tout ce
que l'on peut s'imaginer, et si la mort se fût présentée pour la tirer
de cet état, elle l'aurait trouvée agréable. Mais monsieur de Nemours
était encore plus embarrassé, s'il est possible. Le discours de madame
la dauphine, dont il avait eu lieu de croire qu'il n'était pas haï, en
présence de madame de Clèves, qui était la personne de la cour en qui
elle avait le plus de confiance, et qui en avait aussi le plus en elle,
lui donnait une si grande confusion de pensées bizarres, qu'il lui fut
impossible d'être maître de son visage. L'embarras où il voyait madame
de Clèves par sa faute, et la pensée du juste sujet qu'il lui donnait de
le haïr, lui causa un saisissement qui ne lui permit pas de répondre.
Madame la dauphine voyant à quel point il était interdit:

--Regardez-le, regardez-le, dit-elle à madame de Clèves, et jugez si
cette aventure n'est pas la sienne.

Cependant monsieur de Nemours revenant de son premier trouble, et voyant
l'importance de sortir d'un pas si dangereux, se rendit maître tout d'un
coup de son esprit et de son visage.

--J'avoue, Madame, dit-il, que l'on ne peut être plus surpris et plus
affligé que je le suis de l'infidélité que m'a faite le vidame de
Chartres, en racontant l'aventure d'un de mes amis que je lui avais
confiée. Je pourrais m'en venger, continua-t-il en souriant avec un air
tranquille, qui ôta quasi à madame la dauphine les soupçons qu'elle
venait d'avoir. Il m'a confié des choses qui ne sont pas d'une médiocre
importance; mais je ne sais, Madame, poursuivit-il, pourquoi vous me
faites l'honneur de me mêler à cette aventure. Le vidame ne peut pas
dire qu'elle me regarde, puisque je lui ai dit le contraire. La qualité
d'un homme amoureux me peut convenir; mais pour celle d'un homme aimé,
je ne crois pas, Madame, que vous puissiez me la donner.

Ce prince fut bien aise de dire quelque chose à madame la dauphine, qui
eût du rapport à ce qu'il lui avait fait paraître en d'autres temps,
afin de lui détourner l'esprit des pensées qu'elle avait pu avoir. Elle
crut bien aussi entendre ce qu'il disait; mais sans y répondre, elle
continua à lui faire la guerre de son embarras.

--J'ai été troublé, Madame, lui répondit-il, pour l'intérêt de mon ami,
et par les justes reproches qu'il me pourrait faire d'avoir redit une
chose qui lui est plus chère que la vie. Il ne me l'a néanmoins confiée
qu'à demi, et il ne m'a pas nommé la personne qu'il aime. Je sais
seulement qu'il est l'homme du monde le plus amoureux et le plus à
plaindre.

--Le trouvez-vous si à plaindre, répliqua madame la dauphine, puisqu'il
est aimé?

--Croyez-vous qu'il le soit, Madame, reprit-il, et qu'une personne, qui
aurait une véritable passion, pût la découvrir à son mari? Cette
personne ne connaît pas sans doute l'amour, et elle a pris pour lui une
légère reconnaissance de l'attachement que l'on a pour elle. Mon ami ne
se peut flatter d'aucune espérance; mais, tout malheureux qu'il est, il
se trouve heureux d'avoir du moins donné la peur de l'aimer, et il ne
changerait pas son état contre celui du plus heureux amant du monde.

--Votre ami a une passion bien aisée à satisfaire, dit madame la
dauphine, et je commence à croire que ce n'est pas de vous dont vous
parlez. Il ne s'en faut guère, continua-t-elle, que je ne sois de l'avis
de madame de Clèves, qui soutient que cette aventure ne peut être
véritable.

--Je ne crois pas en effet qu'elle le puisse être, reprit madame de
Clèves qui n'avait point encore parlé; et quand il serait possible
qu'elle le fût, par où l'aurait-on pu savoir? Il n'y a pas d'apparence
qu'une femme, capable d'une chose si extraordinaire, eût la faiblesse de
la raconter; apparemment son mari ne l'aurait pas racontée non plus, ou
ce serait un mari bien indigne du procédé que l'on aurait eu avec lui.

Monsieur de Nemours, qui vit les soupçons de madame de Clèves sur son
mari, fut bien aise de les lui confirmer. Il savait que c'était le plus
redoutable rival qu'il eût à détruire.

--La jalousie, répondit-il, et la curiosité d'en savoir peut-être
davantage que l'on ne lui en a dit peuvent faire faire bien des
imprudences à un mari.

Madame de Clèves était à la dernière épreuve de sa force et de son
courage, et ne pouvant plus soutenir la conversation, elle allait dire
qu'elle se trouvait mal, lorsque, par bonheur pour elle, la duchesse de
Valentinois entra, qui dit à madame la dauphine que le roi allait
arriver. Cette reine passa dans son cabinet pour s'habiller. Monsieur de
Nemours s'approcha de madame de Clèves, comme elle la voulait suivre.

--Je donnerais ma vie, Madame, lui dit-il, pour vous parler un moment;
mais de tout ce que j'aurais d'important à vous dire, rien ne me le
paraît davantage que de vous supplier de croire que si j'ai dit quelque
chose où madame la dauphine puisse prendre part, je l'ai fait par des
raisons qui ne la regardent pas.

Madame de Clèves ne fit pas semblant d'entendre monsieur de Nemours;
elle le quitta sans le regarder et se mit à suivre le roi qui venait
d'entrer. Comme il y avait beaucoup de monde, elle s'embarrassa dans sa
robe, et fit un faux pas: elle se servit de ce prétexte pour sortir d'un
lieu où elle n'avait pas la force de demeurer, et, feignant de ne se
pouvoir soutenir, elle s'en alla chez elle.

Monsieur de Clèves vint au Louvre et fut étonné de n'y pas trouver sa
femme: on lui dit l'accident qui lui était arrivé. Il s'en retourna à
l'heure même pour apprendre de ses nouvelles; il la trouva au lit, et il
sut que son mal n'était pas considérable. Quand il eut été quelque temps
auprès d'elle, il s'aperçut qu'elle était dans une tristesse si
excessive qu'il en fut surpris.

--Qu'avez-vous, Madame? lui dit-il. Il me paraît que vous avez quelque
autre douleur que celle dont vous vous plaignez?

--J'ai la plus sensible affliction que je pouvais jamais avoir,
répondit-elle; quel usage avez-vous fait de la confiance extraordinaire
ou, pour mieux dire, folle que j'ai eue en vous? Ne méritais-je pas le
secret, et quand je ne l'aurais pas mérité, votre propre intérêt ne vous
y engageait-il pas? Fallait-il que la curiosité de savoir un nom que je
ne dois pas vous dire vous obligeât à vous confier à quelqu'un pour
tâcher de le découvrir? Ce ne peut être que cette seule curiosité qui
vous ait fait faire une si cruelle imprudence, les suites en sont aussi
fâcheuses qu'elles pouvaient l'être. Cette aventure est sue, et on me la
vient de conter, ne sachant pas que j'y eusse le principal intérêt.

--Que me dites-vous, Madame? lui répondit-il. Vous m'accusez d'avoir
conté ce qui s'est passé entre vous et moi, et vous m'apprenez que la
chose est sue? Je ne me justifie pas de l'avoir redite; vous ne le
sauriez croire, et il faut sans doute que vous ayez pris pour vous ce
que l'on vous a dit de quelque autre.

--Ah! Monsieur, reprit-elle, il n'y a pas dans le monde une autre
aventure pareille à la mienne; il n'y a point une autre femme capable de
la même chose. Le hasard ne peut l'avoir fait inventer; on ne l'a jamais
imaginée, et cette pensée n'est jamais tombée dans un autre esprit que
le mien. Madame la dauphine vient de me conter toute cette aventure;
elle l'a sue par le vidame de Chartres, qui la sait de monsieur de
Nemours.

--Monsieur de Nemours! s'écria monsieur de Clèves, avec une action qui
marquait du transport et du désespoir. Quoi! monsieur de Nemours sait
que vous l'aimez, et que je le sais?

--Vous voulez toujours choisir monsieur de Nemours plutôt qu'un autre,
répliqua-t-elle: je vous ai dit que je ne vous répondrai jamais sur vos
soupçons. J'ignore si monsieur de Nemours sait la part que j'ai dans
cette aventure et celle que vous lui avez donnée; mais il l'a contée au
vidame de Chartres et lui a dit qu'il la savait d'un de ses amis, qui ne
lui avait pas nommé la personne. Il faut que cet ami de monsieur de
Nemours soit des vôtres, et que vous vous soyez fié à lui pour tâcher de
vous éclaircir.

--A-t-on un ami au monde à qui on voulût faire une telle confidence,
reprit monsieur de Clèves, et voudrait-on éclaircir ses soupçons au prix
d'apprendre à quelqu'un ce que l'on souhaiterait de se cacher à
soi-même? Songez plutôt Madame, à qui vous avez parlé. Il est plus
vraisemblable que ce soit par vous que par moi que ce secret soit
échappé. Vous n'avez pu soutenir toute seule l'embarras où vous vous
êtes trouvée, et vous avez cherché le soulagement de vous plaindre avec
quelque confidente qui vous a trahie.

--N'achevez point de m'accabler, s'écria-t-elle, et n'ayez point la
dureté de m'accuser d'une faute que vous avez faite. Pouvez-vous m'en
soupçonner, et puisque j'ai été capable de vous parler, suis-je capable
de parler à quelque autre?

L'aveu que madame de Clèves avait fait à son mari était une si grande
marque de sa sincérité, et elle niait si fortement de s'être confiée à
personne, que monsieur de Clèves ne savait que penser. D'un autre côté,
il était assuré de n'avoir rien redit; c'était une chose que l'on ne
pouvait avoir devinée, elle était sue; ainsi il fallait que ce fût par
l'un des deux. Mais ce qui lui causait une douleur violente, était de
savoir que ce secret était entre les mains de quelqu'un, et
qu'apparemment il serait bientôt divulgué.

Madame de Clèves pensait à peu près les mêmes choses, elle trouvait
également impossible que son mari eût parlé, et qu'il n'eût pas parlé.
Ce qu'avait dit monsieur de Nemours que la curiosité pouvait faire faire
des imprudences à un mari, lui paraissait se rapporter si juste à
l'état de monsieur de Clèves, qu'elle ne pouvait croire que ce fût une
chose que le hasard eût fait dire; et cette vraisemblance la déterminait
à croire que monsieur de Clèves avait abusé de la confiance qu'elle
avait en lui. Ils étaient si occupés l'un et l'autre de leurs pensées,
qu'ils furent longtemps sans parler, et ils ne sortirent de ce silence,
que pour redire les mêmes choses qu'ils avaient déjà dites plusieurs
fois, et demeurèrent le coeur et l'esprit plus éloignés et plus altérés
qu'ils ne les avaient encore eus.

Il est aisé de s'imaginer en quel état ils passèrent la nuit. Monsieur
de Clèves avait épuisé toute sa constance à soutenir le malheur de voir
une femme qu'il adorait, touchée de passion pour un autre. Il ne lui
restait plus de courage; il croyait même n'en devoir pas trouver dans
une chose où sa gloire et son honneur étaient si vivement blessés. Il ne
savait plus que penser de sa femme; il ne voyait plus quelle conduite il
lui devait faire prendre, ni comment il se devait conduire lui-même; et
il ne trouvait de tous côtés que des précipices et des abîmes. Enfin,
après une agitation et une incertitude très longues, voyant qu'il devait
bientôt s'en aller en Espagne, il prit le parti de ne rien faire qui pût
augmenter les soupçons ou la connaissance de son malheureux état. Il
alla trouver madame de Clèves, et lui dit qu'il ne s'agissait pas de
démêler entre eux qui avait manqué au secret; mais qu'il s'agissait de
faire voir que l'histoire que l'on avait contée était une fable où elle
n'avait aucune part; qu'il dépendait d'elle de le persuader à monsieur
de Nemours et aux autres; qu'elle n'avait qu'à agir avec lui, avec la
sévérité et la froideur qu'elle devait avoir pour un homme qui lui
témoignait de l'amour; que par ce procédé elle lui ôterait aisément
l'opinion qu'elle eût de l'inclination pour lui; qu'ainsi, il ne fallait
point s'affliger de tout ce qu'il aurait pu penser, parce que, si dans
la suite elle ne faisait paraître aucune faiblesse, toutes ses pensées
se détruiraient aisément, et que surtout il fallait qu'elle allât au
Louvre et aux assemblées comme à l'ordinaire.

Après ces paroles, monsieur de Clèves quitta sa femme sans attendre sa
réponse. Elle trouva beaucoup de raison dans tout ce qu'il lui dit, et
la colère où elle était contre monsieur de Nemours lui fit croire
qu'elle trouverait aussi beaucoup de facilité à l'exécuter; mais il lui
parut difficile de se trouver à toutes les cérémonies du mariage, et d'y
paraître avec un visage tranquille et un esprit libre; néanmoins comme
elle devait porter la robe de madame la dauphine, et que c'était une
chose où elle avait été préférée à plusieurs autres princesses, il n'y
avait pas moyen d'y renoncer, sans faire beaucoup de bruit et sans en
faire chercher des raisons. Elle se résolut donc de faire un effort sur
elle-même; mais elle prit le reste du jour pour s'y préparer, et pour
s'abandonner à tous les sentiments dont elle était agitée. Elle
s'enferma seule dans son cabinet. De tous ses maux, celui qui se
présentait à elle avec le plus de violence, était d'avoir sujet de se
plaindre de monsieur de Nemours, et de ne trouver aucun moyen de le
justifier. Elle ne pouvait douter qu'il n'eût conté cette aventure au
vidame de Chartres; il l'avait avoué, et elle ne pouvait douter aussi,
par la manière dont il avait parlé, qu'il ne sût que l'aventure la
regardait. Comment excuser une si grande imprudence, et qu'était devenue
l'extrême discrétion de ce prince dont elle avait été si touchée?

«Il a été discret, disait-elle, tant qu'il a cru être malheureux; mais
une pensée d'un bonheur, même incertain, a fini sa discrétion. Il n'a pu
s'imaginer qu'il était aimé, sans vouloir qu'on le sût. Il a dit tout ce
qu'il pouvait dire; je n'ai pas avoué que c'était lui que j'aimais, il
l'a soupçonné, et il a laissé voir ses soupçons. S'il eût eu des
certitudes, il en aurait usé de la même sorte. J'ai eu tort de croire
qu'il y eût un homme capable de cacher ce qui flatte sa gloire. C'est
pourtant pour cet homme, que j'ai cru si différent du reste des hommes,
que je me trouve comme les autres femmes, étant si éloignée de leur
ressembler. J'ai perdu le coeur et l'estime d'un mari qui devait faire
ma félicité. Je serai bientôt regardée de tout le monde comme une
personne qui a une folle et violente passion. Celui pour qui je l'ai ne
l'ignore plus; et c'est pour éviter ces malheurs que j'ai hasardé tout
mon repos et même ma vie.»

Ces tristes réflexions étaient suivies d'un torrent de larmes; mais
quelque douleur dont elle se trouvât accablée, elle sentait bien qu'elle
aurait eu la force de les supporter, si elle avait été satisfaite de
monsieur de Nemours.

Ce prince n'était pas dans un état plus tranquille. L'imprudence, qu'il
avait faite d'avoir parlé au vidame de Chartres, et les cruelles suites
de cette imprudence lui donnaient un déplaisir mortel. Il ne pouvait se
représenter, sans être accablé, l'embarras, le trouble et l'affliction
où il avait vu madame de Clèves. Il était inconsolable de lui avoir dit
des choses sur cette aventure, qui bien que galantes par elles-mêmes,
lui paraissaient, dans ce moment, grossières et peu polies, puisqu'elles
avaient fait entendre à madame de Clèves qu'il n'ignorait pas qu'elle
était cette femme qui avait une passion violente et qu'il était celui
pour qui elle l'avait. Tout ce qu'il eût pu souhaiter, eût été une
conversation avec elle; mais il trouvait qu'il la devait craindre
plutôt que de la désirer.

«Qu'aurais-je à lui dire? s'écriait-il. Irai-je encore lui montrer ce
que je ne lui ai déjà que trop fait connaître? Lui ferai-je voir que je
sais qu'elle m'aime, moi qui n'ai jamais seulement osé lui dire que je
l'aimais? Commencerai-je à lui parler ouvertement de ma passion, afin de
lui paraître un homme devenu hardi par des espérances? Puis-je penser
seulement à l'approcher, et oserais-je lui donner l'embarras de soutenir
ma vue? Par où pourrais-je me justifier? Je n'ai point d'excuse, je suis
indigne d'être regardé de madame de Clèves, et je n'espère pas aussi
qu'elle me regarde jamais. Je ne lui ai donné par ma faute de meilleurs
moyens pour se défendre contre moi que tous ceux qu'elle cherchait et
qu'elle eût peut-être cherchés inutilement. Je perds par mon imprudence
le bonheur et la gloire d'être aimé de la plus aimable et de la plus
estimable personne du monde; mais si j'avais perdu ce bonheur, sans
qu'elle en eût souffert, et sans lui avoir donné une douleur mortelle,
ce me serait une consolation; et je sens plus dans ce moment le mal que
je lui ai fait que celui que je me suis fait auprès d'elle.»

Monsieur de Nemours fut longtemps à s'affliger et à penser les mêmes
choses. L'envie de parler à madame de Clèves lui venait toujours dans
l'esprit. Il songea à en trouver les moyens, il pensa à lui écrire; mais
enfin, il trouva qu'après la faute qu'il avait faite, et de l'humeur
dont elle était, le mieux qu'il pût faire était de lui témoigner un
profond respect par son affliction et par son silence, de lui faire voir
même qu'il n'osait se présenter devant elle, et d'attendre ce que le
temps, le hasard et l'inclination qu'elle avait pour lui, pourraient
faire en sa faveur. Il résolut aussi de ne point faire de reproches au
vidame de Chartres de l'infidélité qu'il lui avait faite, de peur de
fortifier ses soupçons.

Les fiançailles de Madame, qui se faisaient le lendemain, et le mariage
qui se faisait le jour suivant, occupaient tellement toute la cour que
madame de Clèves et monsieur de Nemours cachèrent aisément au public
leur tristesse et leur trouble. Madame la dauphine ne parla même qu'en
passant à madame de Clèves de la conversation qu'elles avaient eue avec
monsieur de Nemours, et monsieur de Clèves affecta de ne plus parler à
sa femme de tout ce qui s'était passé: de sorte qu'elle ne se trouva pas
dans un aussi grand embarras qu'elle l'avait imaginé. Les fiançailles se
firent au Louvre, et, après le festin et le bal, toute la maison royale
alla coucher à l'évêché comme c'était la coutume. Le matin, le duc
d'Albe, qui n'était jamais vêtu que fort simplement, mit un habit de
drap d'or mêlé de couleur de feu, de jaune et de noir, tout couvert de
pierreries, et il avait une couronne fermée sur la tête. Le prince
d'Orange, habillé aussi magnifiquement avec ses livrées, et tous les
Espagnols suivis des leurs, vinrent prendre le duc d'Albe à l'hôtel de
Villeroi, où il était logé, et partirent, marchant quatre à quatre, pour
venir à l'évêché. Sitôt qu'il fut arrivé, on alla par ordre à l'église:
le roi menait Madame, qui avait aussi une couronne fermée, et sa robe
portée par mesdemoiselles de Montpensier et de Longueville. La reine
marchait ensuite, mais sans couronne. Après elle, venait la reine
dauphine, Madame soeur du roi, madame de Lorraine, et la reine de
Navarre, leurs robes portées par des princesses. Les reines et les
princesses avaient toutes leurs filles magnifiquement habillées des
mêmes couleurs qu'elles étaient vêtues: en sorte que l'on connaissait à
qui étaient les filles par la couleur de leurs habits. On monta sur
l'échafaud qui était préparé dans l'église, et l'on fit la cérémonie des
mariages. On retourna ensuite dîner à l'évêché et, sur les cinq heures,
on en partit pour aller au palais, où se faisait le festin, et où le
parlement, les cours souveraines et la maison de ville étaient priés
d'assister. Le roi, les reines, les princes et princesses mangèrent sur
la table de marbre dans la grande salle du palais, le duc d'Albe assis
auprès de la nouvelle reine d'Espagne. Au-dessous des degrés de la table
de marbre et à la main droite du roi, était une table pour les
ambassadeurs, les archevêques et les chevaliers de l'ordre, et de
l'autre côté, une table pour messieurs du parlement.

Le duc de Guise, vêtu d'une robe de drap d'or frisé, servait le Roi de
grand-maître, monsieur le prince de Condé, de panetier, et le duc de
Nemours, d'échanson. Après que les tables furent levées, le bal
commença: il fut interrompu par des ballets et par des machines
extraordinaires. On le reprit ensuite; et enfin, après minuit, le roi et
toute la cour s'en retournèrent au Louvre. Quelque triste que fût madame
de Clèves, elle ne laissa pas de paraître aux yeux de tout le monde, et
surtout aux yeux de monsieur de Nemours, d'une beauté incomparable. Il
n'osa lui parler, quoique l'embarras de cette cérémonie lui en donnât
plusieurs moyens; mais il lui fit voir tant de tristesse et une crainte
si respectueuse de l'approcher qu'elle ne le trouva plus si coupable,
quoiqu'il ne lui eût rien dit pour se justifier. Il eut la même conduite
les jours suivants, et cette conduite fit aussi le même effet sur le
coeur de madame de Clèves.

Enfin, le jour du tournoi arriva. Les reines se rendirent dans les
galeries et sur les échafauds qui leur avaient été destinés. Les quatre
tenants parurent au bout de la lice, avec une quantité de chevaux et de
livrées qui faisaient le plus magnifique spectacle qui eût jamais paru
en France.

Le roi n'avait point d'autres couleurs que le blanc et le noir, qu'il
portait toujours à cause de madame de Valentinois qui était veuve.
Monsieur de Ferrare et toute sa suite avaient du jaune et du rouge;
monsieur de Guise parut avec de l'incarnat et du blanc. On ne savait
d'abord par quelle raison il avait ces couleurs; mais on se souvint que
c'étaient celles d'une belle personne qu'il avait aimée pendant qu'elle
était fille, et qu'il aimait encore, quoiqu'il n'osât plus le lui faire
paraître. Monsieur de Nemours avait du jaune et du noir; on en chercha
inutilement la raison. Madame de Clèves n'eut pas de peine à le deviner:
elle se souvint d'avoir dit devant lui qu'elle aimait le jaune, et
qu'elle était fâchée d'être blonde, parce qu'elle n'en pouvait mettre.
Ce prince crut pouvoir paraître avec cette couleur, sans indiscrétion,
puisque madame de Clèves n'en mettant point, on ne pouvait soupçonner
que ce fût la sienne.

Jamais on n'a fait voir tant d'adresse que les quatre tenants en firent
paraître. Quoique le roi fût le meilleur homme de cheval de son royaume,
on ne savait à qui donner l'avantage. Monsieur de Nemours avait un
agrément dans toutes ses actions qui pouvait faire pencher en sa faveur
des personnes moins intéressées que madame de Clèves. Sitôt qu'elle le
vit paraître au bout de la lice, elle sentit une émotion extraordinaire
et à toutes les courses de ce prince, elle avait de la peine à cacher sa
joie, lorsqu'il avait heureusement fourni sa carrière.

Sur le soir, comme tout était presque fini et que l'on était près de se
retirer, le malheur de l'État fit que le roi voulut encore rompre une
lance. Il manda au comte de Montgomery qui était extrêmement adroit,
qu'il se mît sur la lice. Le comte supplia le roi de l'en dispenser, et
allégua toutes les excuses dont il put s'aviser, mais le roi quasi en
colère, lui fit dire qu'il le voulait absolument. La reine manda au roi
qu'elle le conjurait de ne plus courir; qu'il avait si bien fait, qu'il
devait être content, et qu'elle le suppliait de revenir auprès d'elle.
Il répondit que c'était pour l'amour d'elle qu'il allait courir encore,
et entra dans la barrière. Elle lui renvoya monsieur de Savoie pour le
prier une seconde fois de revenir; mais tout fut inutile. Il courut, les
lances se brisèrent, et un éclat de celle du comte de Montgomery lui
donna dans l'oeil et y demeura. Ce prince tomba du coup, ses écuyers et
monsieur de Montmorency, qui était un des maréchaux du camp, coururent à
lui. Ils furent étonnés de le voir si blessé; mais le roi ne s'étonna
point. Il dit que c'était peu de chose, et qu'il pardonnait au comte de
Montgomery. On peut juger quel trouble et quelle affliction apporta un
accident si funeste dans une journée destinée à la joie. Sitôt que l'on
eut porté le roi dans son lit, et que les chirurgiens eurent visité sa
plaie, ils la trouvèrent très considérable. Monsieur le connétable se
souvint dans ce moment, de la prédiction que l'on avait faite au roi,
qu'il serait tué dans un combat singulier; et il ne douta point que la
prédiction ne fût accomplie.

Le roi d'Espagne, qui était alors à Bruxelles, étant averti de cet
accident, envoya son médecin, qui était un homme d'une grande
réputation; mais il jugea le roi sans espérance.

Une cour aussi partagée et aussi remplie d'intérêts opposés n'était pas
dans une médiocre agitation à la veille d'un si grand événement;
néanmoins, tous les mouvements étaient cachés, et l'on ne paraissait
occupé que de l'unique inquiétude de la santé du roi. Les reines, les
princes et les princesses ne sortaient presque point de son antichambre.

Madame de Clèves, sachant qu'elle était obligée d'y être, qu'elle y
verrait monsieur de Nemours, qu'elle ne pourrait cacher à son mari
l'embarras que lui causait cette vue, connaissant aussi que la seule
présence de ce prince le justifiait à ses yeux, et détruisait toutes
ses résolutions, prit le parti de feindre d'être malade. La cour était
trop occupée pour avoir de l'attention à sa conduite, et pour démêler si
son mal était faux ou véritable. Son mari seul pouvait en connaître la
vérité, mais elle n'était pas fâchée qu'il la connût. Ainsi elle demeura
chez elle, peu occupée du grand changement qui se préparait; et, remplie
de ses propres pensées, elle avait toute la liberté de s'y abandonner.
Tout le monde était chez le roi. Monsieur de Clèves venait à de
certaines heures lui en dire des nouvelles. Il conservait avec elle le
même procédé qu'il avait toujours eu, hors que, quand ils étaient seuls,
il y avait quelque chose d'un peu plus froid et de moins libre. Il ne
lui avait point reparlé de tout ce qui s'était passé; et elle n'avait
pas eu la force, et n'avait pas même jugé à propos de reprendre cette
conversation.

Monsieur de Nemours, qui s'était attendu à trouver quelques moments à
parler à madame de Clèves, fut bien surpris et bien affligé de n'avoir
pas seulement le plaisir de la voir. Le mal du roi se trouva si
considérable, que le septième jour il fut désespéré des médecins. Il
reçut la certitude de sa mort avec une fermeté extraordinaire, et
d'autant plus admirable qu'il perdait la vie par un accident si
malheureux, qu'il mourait à la fleur de son âge, heureux, adoré de ses
peuples, et aimé d'une maîtresse qu'il aimait éperdument. La veille de
sa mort, il fit faire le mariage de Madame, sa soeur, avec monsieur de
Savoie, sans cérémonie. L'on peut juger en quel état était la duchesse
de Valentinois. La reine ne permit point qu'elle vît le roi, et lui
envoya demander les cachets de ce prince et les pierreries de la
couronne qu'elle avait en garde. Cette duchesse s'enquit si le roi était
mort; et comme on lui eut répondu que non:

--Je n'ai donc point encore de maître, répondit-elle, et personne ne
peut m'obliger à rendre ce que sa confiance m'a mis entre les mains.

Sitôt qu'il fut expiré au château des Tournelles, le duc de Ferrare, le
duc de Guise et le duc de Nemours conduisirent au Louvre la reine mère,
le roi et la reine sa femme. Monsieur de Nemours menait la reine mère.
Comme ils commençaient à marcher, elle se recula de quelques pas, et dit
à la reine sa belle-fille, que c'était à elle à passer la première; mais
il fut aisé de voir qu'il y avait plus d'aigreur que de bienséance dans
ce compliment.




QUATRIEME PARTIE


Le cardinal de Lorraine s'était rendu maître absolu de l'esprit de la
reine mère; le vidame de Chartres n'avait plus aucune part dans ses
bonnes grâces, et l'amour qu'il avait pour madame de Martigues et pour
la liberté l'avait même empêché de sentir cette perte, autant qu'elle
méritait d'être sentie. Ce cardinal, pendant les dix jours de la maladie
du roi, avait eu le loisir de former ses desseins et de faire prendre à
la reine des résolutions conformes à ce qu'il avait projeté; de sorte
que sitôt que le roi fut mort, la reine ordonna au connétable de
demeurer aux Tournelles auprès du corps du feu roi, pour faire les
cérémonies ordinaires. Cette commission l'éloignait de tout, et lui
ôtait la liberté d'agir. Il envoya un courrier au roi de Navarre pour le
faire venir en diligence, afin de s'opposer ensemble à la grande
élévation où il voyait que messieurs de Guise allaient parvenir. On
donna le commandement des armées au duc de Guise, et les finances au
cardinal de Lorraine. La duchesse de Valentinois fut chassée de la cour;
on fit revenir le cardinal de Tournon, ennemi déclaré du connétable, et
le chancelier Olivier, ennemi déclaré de la duchesse de Valentinois.
Enfin, la cour changea entièrement de face. Le duc de Guise prit le même
rang que les princes du sang à porter le manteau du roi aux cérémonies
des funérailles: lui et ses frères furent entièrement les maîtres, non
seulement par le crédit du cardinal sur l'esprit de la reine, mais parce
que cette princesse crut qu'elle pourrait les éloigner, s'ils lui
donnaient de l'ombrage, et qu'elle ne pourrait éloigner le connétable,
qui était appuyé des princes du sang.

Lorsque les cérémonies du deuil furent achevées, le connétable vint au
Louvre et fut reçu du roi avec beaucoup de froideur. Il voulut lui
parler en particulier; mais le roi appela messieurs de Guise, et lui dit
devant eux, qu'il lui conseillait de se reposer; que les finances et le
commandement des armées étaient donnés, et que lorsqu'il aurait besoin
de ses conseils, il l'appellerait auprès de sa personne. Il fut reçu de
la reine mère encore plus froidement que du roi, et elle lui fit même
des reproches de ce qu'il avait dit au feu roi, que ses enfants ne lui
ressemblaient point. Le roi de Navarre arriva, et ne fut pas mieux reçu.
Le prince de Condé, moins endurant que son frère, se plaignit hautement;
ses plaintes furent inutiles, on l'éloigna de la cour sous le prétexte
de l'envoyer en Flandre signer la ratification de la paix. On fit voir
au roi de Navarre une fausse lettre du roi d'Espagne, qui l'accusait de
faire des entreprises sur ses places; on lui fit craindre pour ses
terres; enfin, on lui inspira le dessein de s'en aller en Béarn. La
reine lui en fournit un moyen, en lui donnant la conduite de madame
Élisabeth, et l'obligea même à partir devant cette princesse; et ainsi
il ne demeura personne à la cour qui pût balancer le pouvoir de la
maison de Guise.

Quoique ce fût une chose fâcheuse pour monsieur de Clèves de ne pas
conduire madame Élisabeth, néanmoins il ne put s'en plaindre par la
grandeur de celui qu'on lui préférait; mais il regrettait moins cet
emploi par l'honneur qu'il en eût reçu, que parce que c'était une chose
qui éloignait sa femme de la cour, sans qu'il parût qu'il eût dessein de
l'en éloigner.

Peu de jours après la mort du roi, on résolut d'aller à Reims pour le
sacre. Sitôt qu'on parla de ce voyage, madame de Clèves, qui avait
toujours demeuré chez elle, feignant d'être malade, pria son mari de
trouver bon qu'elle ne suivît point la cour, et qu'elle s'en allât à
Coulommiers prendre l'air et songer à sa santé. Il lui répondit qu'il ne
voulait point pénétrer si c'était la raison de sa santé qui l'obligeait
à ne pas faire le voyage, mais qu'il consentait qu'elle ne le fît
point. Il n'eut pas de peine à consentir à une chose qu'il avait déjà
résolue: quelque bonne opinion qu'il eût de la vertu de sa femme, il
voyait bien que la prudence ne voulait pas qu'il l'exposât plus
longtemps à la vue d'un homme qu'elle aimait.

Monsieur de Nemours sut bientôt que madame de Clèves ne devait pas
suivre la cour; il ne put se résoudre à partir sans la voir, et la
veille du départ, il alla chez elle aussi tard que la bienséance le
pouvait permettre, afin de la trouver seule. La fortune favorisa son
intention. Comme il entra dans la cour, il trouva madame de Nevers et
madame de Martigues qui en sortaient, et qui lui dirent qu'elles
l'avaient laissée seule. Il monta avec une agitation et un trouble qui
ne se peut comparer qu'à celui qu'eut madame de Clèves, quand on lui dit
que monsieur de Nemours venait pour la voir. La crainte qu'elle eut
qu'il ne lui parlât de sa passion, l'appréhension de lui répondre trop
favorablement, l'inquiétude que cette visite pouvait donner à son mari,
la peine de lui en rendre compte ou de lui cacher toutes ces choses, se
présentèrent en un moment à son esprit, et lui firent un Si grand
embarras, qu'elle prit la résolution d'éviter la chose du monde qu'elle
souhaitait peut-être le plus. Elle envoya une de ses femmes à monsieur
de Nemours, qui était dans son antichambre, pour lui dire qu'elle
venait de se trouver mal, et qu'elle était bien fâchée de ne pouvoir
recevoir l'honneur qu'il lui voulait faire. Quelle douleur pour ce
prince de ne pas voir madame de Clèves, et de ne la pas voir parce
qu'elle ne voulait pas qu'il la vît! Il s'en allait le lendemain; il
n'avait plus rien à espérer du hasard. Il ne lui avait rien dit depuis
cette conversation de chez madame la dauphine, et il avait lieu de
croire que la faute d'avoir parlé au vidame avait détruit toutes ses
espérances; enfin il s'en allait avec tout ce qui peut aigrir une vive
douleur.

Sitôt que madame de Clèves fut un peu remise du trouble que lui avait
donné la pensée de la visite de ce prince, toutes les raisons qui la lui
avaient fait refuser disparurent; elle trouva même qu'elle avait fait
une faute, et si elle eût osé ou qu'il eût encore été assez à temps,
elle l'aurait fait rappeler.

Mesdames de Nevers et de Martigues, en sortant de chez elle, allèrent
chez la reine dauphine; monsieur de Clèves y était. Cette princesse leur
demanda d'où elles venaient; elles lui dirent qu'elles venaient de chez
monsieur de Clèves, où elles avaient passé une partie de l'après-dînée
avec beaucoup de monde, et qu'elles n'y avaient laissé que monsieur de
Nemours. Ces paroles, qu'elles croyaient si indifférentes, ne l'étaient
pas pour monsieur de Clèves. Quoiqu'il dût bien s'imaginer que monsieur
de Nemours pouvait trouver souvent des occasions de parler à sa femme,
néanmoins la pensée qu'il était chez elle, qu'il y était seul et qu'il
lui pouvait parler de son amour, lui parut dans ce moment une chose si
nouvelle et si insupportable, que la jalousie s'alluma dans son coeur
avec plus de violence qu'elle n'avait encore fait. Il lui fut impossible
de demeurer chez la reine; il s'en revint, ne sachant pas même pourquoi
il revenait, et s'il avait dessein d'aller interrompre monsieur de
Nemours. Sitôt qu'il approcha de chez lui, il regarda s'il ne verrait
rien qui lui pût faire juger si ce prince y était encore: il sentit du
soulagement en voyant qu'il n'y était plus, et il trouva de la douceur à
penser qu'il ne pouvait y avoir demeuré longtemps. Il s'imagina que ce
n'était peut-être pas monsieur de Nemours, dont il devait être jaloux:
et quoiqu'il n'en doutât point, il cherchait à en douter; mais tant de
choses l'en auraient persuadé, qu'il ne demeurait pas longtemps dans
cette incertitude qu'il désirait. Il alla d'abord dans la chambre de sa
femme, et après lui avoir parlé quelque temps de choses indifférentes,
il ne put s'empêcher de lui demander ce qu'elle avait fait et qui elle
avait vu; elle lui en rendit compte. Comme il vit qu'elle ne lui nommait
point monsieur de Nemours, il lui demanda, en tremblant, si c'était tout
ce qu'elle avait vu, afin de lui donner lieu de nommer ce prince et de
n'avoir pas la douleur qu'elle lui en fît une finesse. Comme elle ne
l'avait point vu, elle ne le lui nomma point, et monsieur de Clèves
reprenant la parole avec un ton qui marquait son affliction:

--Et monsieur de Nemours, lui dit-il, ne l'avez-vous point vu, ou
l'avez-vous oublié?

--Je ne l'ai point vu, en effet, répondit-elle; je me trouvais mal, et
j'ai envoyé une de mes femmes lui faire des excuses.

--Vous ne vous trouviez donc mal que pour lui, reprit monsieur de
Clèves. Puisque vous avez vu tout le monde, pourquoi des distinctions
pour monsieur de Nemours? Pourquoi ne vous est-il pas comme un autre?
Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue? Pourquoi lui laissez-vous
voir que vous la craignez? Pourquoi lui faites-vous connaître que vous
vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur lui? Oseriez-vous
refuser de le voir, si vous ne saviez bien qu'il distingue vos rigueurs
de l'incivilité? Mais pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour
lui? D'une personne comme vous, Madame, tout est des faveurs hors
l'indifférence.

--Je ne croyais pas, reprit madame de Clèves, quelque soupçon que vous
ayez sur monsieur de Nemours, que vous pussiez me faire des reproches de
ne l'avoir pas vu.

--Je vous en fais pourtant, Madame, répliqua-t-il, et ils sont bien
fondés: Pourquoi ne le pas voir s'il ne vous a rien dit? Mais, Madame,
il vous a parlé; si son silence seul vous avait témoigné sa passion,
elle n'aurait pas fait en vous une si grande impression. Vous n'avez pu
me dire la vérité tout entière; vous m'en avez caché la plus grande
partie; vous vous êtes repentie même du peu que vous m'avez avoué et
vous n'avez pas eu la force de continuer. Je suis plus malheureux que je
ne l'ai cru, et je suis le plus malheureux de tous les hommes. Vous êtes
ma femme, je vous aime comme ma maîtresse, et je vous en vois aimer un
autre. Cet autre est le plus aimable de la cour, et il vous voit tous
les jours, il sait que vous l'aimez. Eh! j'ai pu croire, s'écria-t-il,
que vous surmonteriez la passion que vous avez pour lui. Il faut que
j'aie perdu la raison pour avoir cru qu'il fût possible.

--Je ne sais, reprit tristement madame de Clèves, si vous avez eu tort
de juger favorablement d'un procédé aussi extraordinaire que le mien;
mais je ne sais si je ne me suis trompée d'avoir cru que vous me feriez
justice?

--N'en doutez pas, Madame, répliqua monsieur de Clèves, vous vous êtes
trompée; vous avez attendu de moi des choses aussi impossibles que
celles que j'attendais de vous. Comment pouviez-vous espérer que je
conservasse de la raison? Vous aviez donc oublié que je vous aimais
éperdument et que j'étais votre mari? L'un des deux peut porter aux
extrémités: que ne peuvent point les deux ensemble? Eh! que ne font-ils
point aussi! continua-t-il, je n'ai que des sentiments violents et
incertains dont je ne suis pas le maître. Je ne me trouve plus digne de
vous; vous ne me paraissez plus digne de moi. Je vous adore, je vous
hais; je vous offense, je vous demande pardon; je vous admire, j'ai
honte de vous admirer. Enfin il n'y a plus en moi ni de calme ni de
raison. Je ne sais comment j'ai pu vivre depuis que vous me parlâtes à
Coulommiers, et depuis le jour que vous apprîtes de madame la dauphine
que l'on savait votre aventure. Je ne saurais démêler par où elle a été
sue, ni ce qui se passa entre monsieur de Nemours et vous sur ce sujet:
vous ne me l'expliquerez jamais, et je ne vous demande point de me
l'expliquer. Je vous demande seulement de vous souvenir que vous m'avez
rendu le plus malheureux homme du monde.

Monsieur de Clèves sortit de chez sa femme après ces paroles et partit
le lendemain sans la voir; mais il lui écrivit une lettre pleine
d'affliction, d'honnêteté et de douceur. Elle y fit une réponse si
touchante et si remplie d'assurances de sa conduite passée et de celle
qu'elle aurait à l'avenir, que, comme ses assurances étaient fondées sur
la vérité et que c'était en effet ses sentiments, cette lettre fit de
l'impression sur monsieur de Clèves, et lui donna quelque calme; joint
que monsieur de Nemours allant trouver le roi aussi bien que lui, il
avait le repos de savoir qu'il ne serait pas au même lieu que madame de
Clèves. Toutes les fois que cette princesse parlait à son mari, la
passion qu'il lui témoignait, l'honnêteté de son procédé, l'amitié
qu'elle avait pour lui, et ce qu'elle lui devait, faisaient des
impressions dans son coeur qui affaiblissaient l'idée de monsieur de
Nemours; mais ce n'était que pour quelque temps; et cette idée revenait
bientôt plus vive et plus présente qu'auparavant.

Les premiers jours du départ de ce prince, elle ne sentit quasi pas son
absence; ensuite elle lui parut cruelle. Depuis qu'elle l'aimait, il ne
s'était point passé de jour qu'elle n'eût craint ou espéré de le
rencontrer et elle trouva une grande peine à penser qu'il n'était plus
au pouvoir du hasard de faire qu'elle le rencontrât.

Elle s'en alla à Coulommiers; et en y allant, elle eut soin d'y faire
porter de grands tableaux qu'elle avait fait copier sur des originaux
qu'avait fait faire madame de Valentinois pour sa belle maison d'Anet.
Toutes les actions remarquables qui s'étaient passées du règne du roi
étaient dans ces tableaux. Il y avait entre autres le siège de Metz, et
tous ceux qui s'y étaient distingués étaient peints fort ressemblants.
Monsieur de Nemours était de ce nombre, et c'était peut-être ce qui
avait donné envie à madame de Clèves d'avoir ces tableaux.

Madame de Martigues, qui n'avait pu partir avec la cour, lui promit
d'aller passer quelques jours à Coulommiers. La faveur de la reine
qu'elles partageaient ne leur avait point donné d'envie ni d'éloignement
l'une de l'autre; elles étaient amies, sans néanmoins se confier leurs
sentiments. Madame de Clèves savait que madame de Martigues aimait le
vidame; mais madame de Martigues ne savait pas que madame de Clèves
aimât monsieur de Nemours, ni qu'elle en fût aimée. La qualité de nièce
du vidame rendait madame de Clèves plus chère à madame de Martigues; et
madame de Clèves l'aimait aussi comme une personne qui avait une
passion aussi bien qu'elle, et qui l'avait pour l'ami intime de son
amant.

Madame de Martigues vint à Coulommiers, comme elle l'avait promis à
madame de Clèves; elle la trouva dans une vie fort solitaire. Cette
princesse avait même cherché le moyen d'être dans une solitude entière,
et de passer les soirs dans les jardins, sans être accompagnée de ses
domestiques. Elle venait dans ce pavillon où monsieur de Nemours l'avait
écoutée; elle entrait dans le cabinet qui était ouvert sur le jardin.
Ses femmes et ses domestiques demeuraient dans l'autre cabinet, ou sous
le pavillon, et ne venaient point à elle qu'elle ne les appelât. Madame
de Martigues n'avait jamais vu Coulommiers; elle fut surprise de toutes
les beautés qu'elle y trouva et surtout de l'agrément de ce pavillon.
Madame de Clèves et elle y passaient tous les soirs. La liberté de se
trouver seules, la nuit, dans le plus beau lieu du monde, ne laissait
pas finir la conversation entre deux jeunes personnes, qui avaient des
passions violentes dans le coeur; et quoiqu'elles ne s'en fissent point
de confidence, elles trouvaient un grand plaisir à se parler. Madame de
Martigues aurait eu de la peine à quitter Coulommiers, si, en le
quittant, elle n'eût dû aller dans un lieu où était le vidame. Elle
partit pour aller à Chambord, où la cour était alors.

Le sacre avait été fait à Reims par le cardinal de Lorraine, et l'on
devait passer le reste de l'été dans le château de Chambord, qui était
nouvellement bâti. La reine témoigna une grande joie de revoir madame de
Martigues; et après lui en avoir donné plusieurs marques, elle lui
demanda des nouvelles de madame de Clèves, et de ce qu'elle faisait à la
campagne. Monsieur de Nemours et monsieur de Clèves étaient alors chez
cette reine. Madame de Martigues, qui avait trouvé Coulommiers
admirable, en conta toutes les beautés, et elle s'étendit extrêmement
sur la description de ce pavillon de la forêt et sur le plaisir qu'avait
madame de Clèves de s'y promener seule une partie de la nuit. Monsieur
de Nemours, qui connaissait assez le lieu pour entendre ce qu'en disait
madame de Martigues, pensa qu'il n'était pas impossible qu'il y pût voir
madame de Clèves, sans être vu que d'elle. Il fit quelques questions à
madame de Martigues pour s'en éclaircir encore; et monsieur de Clèves
qui l'avait toujours regardé pendant que madame de Martigues avait
parlé, crut voir dans ce moment ce qui lui passait dans l'esprit. Les
questions que fit ce prince le confirmèrent encore dans cette pensée; en
sorte qu'il ne douta point qu'il n'eût dessein d'aller voir sa femme. Il
ne se trompait pas dans ses soupçons. Ce dessein entra si fortement dans
l'esprit de monsieur de Nemours, qu'après avoir passé la nuit à songer
aux moyens de l'exécuter, dès le lendemain matin, il demanda congé au
roi pour aller à Paris, sur quelque prétexte qu'il inventa.

Monsieur de Clèves ne douta point du sujet de ce voyage; mais il résolut
de s'éclaircir de la conduite de sa femme, et de ne pas demeurer dans
une cruelle incertitude. Il eut envie de partir en même temps que
monsieur de Nemours, et de venir lui-même caché découvrir quel succès
aurait ce voyage; mais craignant que son départ ne parût extraordinaire,
et que monsieur de Nemours, en étant averti, ne prît d'autres mesures,
il résolut de se fier à un gentilhomme qui était à lui, dont il
connaissait la fidélité et l'esprit. Il lui conta dans quel embarras il
se trouvait. Il lui dit quelle avait été jusqu'alors la vertu de madame
de Clèves, et lui ordonna de partir sur les pas de monsieur de Nemours,
de l'observer exactement, de voir s'il n'irait point à Coulommiers, et
s'il n'entrerait point la nuit dans le jardin.

Le gentilhomme qui était très capable d'une telle commission, s'en
acquitta avec toute l'exactitude imaginable. Il suivit monsieur de
Nemours jusqu'à un village, à une demi-lieue de Coulommiers, où ce
prince s'arrêta, et le gentilhomme devina aisément que c'était pour y
attendre la nuit. Il ne crut pas à propos de l'y attendre aussi; il
passa le village et alla dans la forêt, à l'endroit par où il jugeait
que monsieur de Nemours pouvait passer; il ne se trompa point dans tout
ce qu'il avait pensé. Sitôt que la nuit fut venue, il entendit marcher,
et quoiqu'il fît obscur, il reconnut aisément monsieur de Nemours. Il le
vit faire le tour du jardin, comme pour écouter s'il n'y entendrait
personne, et pour choisir le lieu par où il pourrait passer le plus
aisément. Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait encore
derrière, pour empêcher qu'on ne pût entrer; en sorte qu'il était assez
difficile de se faire passage. Monsieur de Nemours en vint à bout
néanmoins; sitôt qu'il fut dans ce jardin, il n'eut pas de peine à
démêler où était madame de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans le
cabinet, toutes les fenêtres en étaient ouvertes; et, en se glissant le
long des palissades, il s'en approcha avec un trouble et une émotion
qu'il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des
fenêtres, qui servait de porte, pour voir ce que faisait madame de
Clèves. Il vit qu'elle était seule; mais il la vit d'une si admirable
beauté, qu'à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue.
Il faisait chaud, et elle n'avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que
ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec
une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de
rubans; elle en choisit quelques-uns, et monsieur de Nemours remarqua
que c'étaient des mêmes couleurs qu'il avait portées au tournoi. Il vit
qu'elle en faisait des noeuds à une canne des Indes, fort
extraordinaire, qu'il avait portée quelque temps, et qu'il avait donnée
à sa soeur, à qui madame de Clèves l'avait prise sans faire semblant de
la reconnaître pour avoir été à monsieur de Nemours. Après qu'elle eut
achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son
visage les sentiments qu'elle avait dans le coeur, elle prit un flambeau
et s'en alla proche d'une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de
Metz, où était le portrait de monsieur de Nemours; elle s'assit, et se
mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la
passion seule peut donner.

On ne peut exprimer ce que sentit monsieur de Nemours dans ce moment.
Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne
qu'il adorait; la voir sans qu'elle sût qu'il la voyait, et la voir tout
occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu'elle
lui cachait, c'est ce qui n'a jamais été goûté ni imaginé par nul autre
amant.

Ce prince était aussi tellement hors de lui-même, qu'il demeurait
immobile à regarder madame de Clèves, sans songer que les moments lui
étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu'il devait
attendre à lui parler qu'elle allât dans le jardin; il crut qu'il le
pourrait faire avec plus de sûreté, parce qu'elle serait plus éloignée
de ses femmes; mais voyant qu'elle demeurait dans le cabinet, il prit la
résolution d'y entrer. Quand il voulut l'exécuter, quel trouble
n'eut-il point! Quelle crainte de lui déplaire! Quelle peur de faire
changer ce visage où il y avait tant de douceur, et de le voir devenir
plein de sévérité et de colère!

Il trouva qu'il y avait eu de la folie, non pas à venir voir madame de
Clèves sans être vu, mais à penser de s'en faire voir; il vit tout ce
qu'il n'avait point encore envisagé. Il lui parut de l'extravagance dans
sa hardiesse de venir surprendre au milieu de la nuit, une personne à
qui il n'avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu'il ne
devait pas prétendre qu'elle le voulût écouter, et qu'elle aurait une
juste colère du péril où il l'exposait, par les accidents qui pouvaient
arriver. Tout son courage l'abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à
prendre la résolution de s'en retourner sans se faire voir. Poussé
néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances que
lui donnait tout ce qu'il avait vu, il avança quelques pas, mais avec
tant de trouble qu'une écharpe qu'il avait s'embarrassa dans la fenêtre,
en sorte qu'il fit du bruit. Madame de Clèves tourna la tête, et, soit
qu'elle eût l'esprit rempli de ce prince, ou qu'il fût dans un lieu où
la lumière donnait assez pour qu'elle le pût distinguer, elle crut le
reconnaître et sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle
entra dans le lieu où étaient ses femmes. Elle y entra avec tant de
trouble qu'elle fut contrainte, pour le cacher, de dire qu'elle se
trouvait mal; et elle le dit aussi pour occuper tous ses gens, et pour
donner le temps à monsieur de Nemours de se retirer. Quand elle eut
fait quelque réflexion, elle pensa qu'elle s'était trompée, et que
c'était un effet de son imagination d'avoir cru voir monsieur de
Nemours. Elle savait qu'il était à Chambord, elle ne trouvait nulle
apparence qu'il eût entrepris une chose si hasardeuse; elle eut envie
plusieurs fois de rentrer dans le cabinet, et d'aller voir dans le
jardin s'il y avait quelqu'un. Peut-être souhaitait-elle, autant qu'elle
le craignait, d'y trouver monsieur de Nemours; mais enfin la raison et
la prudence l'emportèrent sur tous ses autres sentiments, et elle trouva
qu'il valait mieux demeurer dans le doute où elle était, que de prendre
le hasard de s'en éclaircir. Elle fut longtemps à se résoudre à sortir
d'un lieu dont elle pensait que ce prince était peut-être si proche, et
il était quasi jour quand elle revint au château.

Monsieur de Nemours était demeuré dans le jardin, tant qu'il avait vu de
la lumière; il n'avait pu perdre l'espérance de revoir madame de Clèves,
quoiqu'il fût persuadé qu'elle l'avait reconnu, et qu'elle n'était
sortie que pour l'éviter; mais, voyant qu'on fermait les portes, il
jugea bien qu'il n'avait plus rien à espérer. Il vint reprendre son
cheval tout proche du lieu où attendait le gentilhomme de monsieur de
Clèves. Ce gentilhomme le suivit jusqu'au même village, d'où il était
parti le soir. Monsieur de Nemours se résolut d'y passer tout le jour,
afin de retourner la nuit à Coulommiers, pour voir si madame de Clèves
aurait encore la cruauté de le fuir, ou celle de ne se pas exposer à
être vue; quoiqu'il eût une joie sensible de l'avoir trouvée si remplie
de son idée, il était néanmoins très affligé de lui avoir vu un
mouvement si naturel de le fuir.

La passion n'a jamais été si tendre et si violente qu'elle l'était alors
en ce prince. Il s'en alla sous des saules, le long d'un petit ruisseau
qui coulait derrière la maison où il était caché. Il s'éloigna le plus
qu'il lui fut possible, pour n'être vu ni entendu de personne; il
s'abandonna aux transports de son amour, et son coeur en fut tellement
pressé qu'il fut contraint de laisser couler quelques larmes; mais ces
larmes n'étaient pas de celles que la douleur seule fait répandre, elles
étaient mêlées de douceur et de ce charme qui ne se trouve que dans
l'amour.

Il se mit à repasser toutes les actions de madame de Clèves depuis qu'il
en était amoureux; quelle rigueur honnête et modeste elle avait toujours
eue pour lui, quoiqu'elle l'aimât. «Car, enfin, elle m'aime, disait-il;
elle m'aime, je n'en saurais douter; les plus grands engagements et les
plus grandes faveurs ne sont pas des marques si assurées que celles que
j'en ai eues. Cependant je suis traité avec la même rigueur que si
j'étais haï; j'ai espéré au temps, je n'en dois plus rien attendre; je
la vois toujours se défendre également contre moi et contre elle-même.
Si je n'étais point aimé, je songerais à plaire; mais je plais, on
m'aime, et on me le cache. Que puis-je donc espérer, et quel changement
dois-je attendre dans ma destinée? Quoi! je serai aimé de la plus
aimable personne du monde, et je n'aurai cet excès d'amour que donnent
les premières certitudes d'être aimé, que pour mieux sentir la douleur
d'être maltraité! Laissez-moi voir que vous m'aimez, belle princesse,
s'écria-t-il, laissez-moi voir vos sentiments; pourvu que je les
connaisse par vous une fois en ma vie, je consens que vous repreniez
pour toujours ces rigueurs dont vous m'accablez. Regardez-moi du moins
avec ces mêmes yeux dont je vous ai vue cette nuit regarder mon
portrait; pouvez-vous l'avoir regardé avec tant de douceur, et m'avoir
fui moi-même si cruellement? Que craignez-vous? Pourquoi mon amour vous
est-il si redoutable? Vous m'aimez, vous me le cachez inutilement;
vous-même m'en avez donné des marques involontaires. Je sais mon
bonheur; laissez-m'en jouir, et cessez de me rendre malheureux. Est-il
possible, reprenait-il, que je sois aimé de madame de Clèves, et que je
sois malheureux? Qu'elle était belle cette nuit! Comment ai-je pu
résister à l'envie de me jeter à ses pieds? Si je l'avais fait, je
l'aurais peut-être empêchée de me fuir, mon respect l'aurait rassurée;
mais peut-être elle ne m'a pas reconnu; je m'afflige plus que je ne
dois, et la vue d'un homme, à une heure si extraordinaire, l'a
effrayée.»

Ces mêmes pensées occupèrent tout le jour monsieur de Nemours; il
attendit la nuit avec impatience; et quand elle fut venue, il reprit le
chemin de Coulommiers. Le gentilhomme de monsieur de Clèves, qui s'était
déguisé afin d'être moins remarqué, le suivit jusqu'au lieu où il
l'avait suivi le soir d'auparavant, et le vit entrer dans le même
jardin. Ce prince connut bientôt que madame de Clèves n'avait pas voulu
hasarder qu'il essayât encore de la voir; toutes les portes étaient
fermées. Il tourna de tous les côtés pour découvrir s'il ne verrait
point de lumières; mais ce fut inutilement.

Madame de Clèves s'étant doutée que monsieur de Nemours pourrait
revenir, était demeurée dans sa chambre; elle avait appréhendé de
n'avoir pas toujours la force de le fuir, et elle n'avait pas voulu se
mettre au hasard de lui parler d'une manière si peu conforme à la
conduite qu'elle avait eue jusqu'alors.

Quoique monsieur de Nemours n'eût aucune espérance de la voir, il ne put
se résoudre à sortir si tôt d'un lieu où elle était si souvent. Il passa
la nuit entière dans le jardin, et trouva quelque consolation à voir du
moins les mêmes objets qu'elle voyait tous les jours. Le soleil était
levé devant qu'il pensât à se retirer; mais enfin la crainte d'être
découvert l'obligea à s'en aller.

Il lui fut impossible de s'éloigner sans voir madame de Clèves; et il
alla chez madame de Mercoeur, qui était alors dans cette maison qu'elle
avait proche de Coulommiers. Elle fut extrêmement surprise de l'arrivée
de son frère. Il inventa une cause de son voyage, assez vraisemblable
pour la tromper, et enfin il conduisit si habilement son dessein, qu'il
l'obligea à lui proposer d'elle-même d'aller chez madame de Clèves.
Cette proposition fut exécutée dès le même jour, et monsieur de Nemours
dit à sa soeur qu'il la quitterait à Coulommiers, pour s'en retourner en
diligence trouver le roi. Il fit ce dessein de la quitter à Coulommiers,
dans la pensée de l'en laisser partir la première; et il crut avoir
trouvé un moyen infaillible de parler à madame de Clèves.

Comme ils arrivèrent, elle se promenait dans une grande allée qui borde
le parterre. La vue de monsieur de Nemours ne lui causa pas un médiocre
trouble, et ne lui laissa plus douter que ce ne fût lui qu'elle avait vu
la nuit précédente. Cette certitude lui donna quelque mouvement de
colère, par la hardiesse et l'imprudence qu'elle trouvait dans ce qu'il
avait entrepris. Ce prince remarqua une impression de froideur sur son
visage qui lui donna une sensible douleur. La conversation fut de choses
indifférentes; et néanmoins, il trouva l'art d'y faire paraître tant
d'esprit, tant de complaisance et tant d'admiration pour madame de
Clèves, qu'il dissipa malgré elle une partie de la froideur qu'elle
avait eue d'abord.

Lorsqu'il se sentit rassuré de sa première crainte, il témoigna une
extrême curiosité d'aller voir le pavillon de la forêt. Il en parla
comme du plus agréable lieu du monde et en fit même une description si
particulière, que madame de Mercoeur lui dit qu'il fallait qu'il y eût
été plusieurs fois pour en connaître si bien toutes les beautés.

--Je ne crois pourtant pas, reprit madame de Clèves, que monsieur de
Nemours y ait jamais entré; c'est un lieu qui n'est achevé que depuis
peu.

--Il n'y a pas longtemps aussi que j'y ai été, reprit monsieur de
Nemours en la regardant, et je ne sais si je ne dois point être bien
aise que vous ayez oublié de m'y avoir vu.

Madame de Mercoeur, qui regardait la beauté des jardins, n'avait point
d'attention à ce que disait son frère. Madame de Clèves rougit, et
baissant les yeux sans regarder monsieur de Nemours:

--Je ne me souviens point, lui dit-elle, de vous y avoir vu; et si vous
y avez été, c'est sans que je l'aie su.

--Il est vrai, Madame, répliqua monsieur de Nemours, que j'y ai été sans
vos ordres, et j'y ai passé les plus doux et les plus cruels moments de
ma vie.

Madame de Clèves entendait trop bien tout ce que disait ce prince, mais
elle n'y répondit point; elle songea à empêcher madame de Mercoeur
d'aller dans ce cabinet, parce que le portrait de monsieur de Nemours y
était, et qu'elle ne voulait pas qu'elle l'y vît. Elle fit si bien que
le temps se passa insensiblement, et madame de Mercoeur parla de s'en
retourner. Mais quand madame de Clèves vit que monsieur de Nemours et
sa soeur ne s'en allaient pas ensemble, elle jugea bien à quoi elle
allait être exposée; elle se trouva dans le même embarras où elle
s'était trouvée à Paris et elle prit aussi le même parti. La crainte que
cette visite ne fût encore une confirmation des soupçons qu'avait son
mari ne contribua pas peu à la déterminer; et pour éviter que monsieur
de Nemours ne demeurât seul avec elle, elle dit à madame de Mercoeur
qu'elle l'allait conduire jusqu'au bord de la forêt, et elle ordonna que
son carrosse la suivît. La douleur qu'eut ce prince de trouver toujours
cette même continuation des rigueurs en madame de Clèves fut si violente
qu'il en pâlit dans le même moment. Madame de Mercoeur lui demanda s'il
se trouvait mal; mais il regarda madame de Clèves, sans que personne
s'en aperçût, et il lui fit juger par ses regards qu'il n'avait d'autre
mal que son désespoir. Cependant il fallut qu'il les laissât partir sans
oser les suivre, et après ce qu'il avait dit, il ne pouvait plus
retourner avec sa soeur; ainsi, il revint à Paris, et en partit le
lendemain.

Le gentilhomme de monsieur de Clèves l'avait toujours observé: il revint
aussi à Paris, et, comme il vit monsieur de Nemours parti pour Chambord,
il prit la poste afin d'y arriver devant lui, et de rendre compte de son
voyage. Son maître attendait son retour, comme ce qui allait décider du
malheur de toute sa vie.

Sitôt qu'il le vit, il jugea, par son visage et par son silence, qu'il
n'avait que des choses fâcheuses à lui apprendre. Il demeura quelque
temps saisi d'affliction, la tête baissée sans pouvoir parler; enfin, il
lui fit signe de la main de se retirer:

--Allez, dit-il, je vois ce que vous avez à me dire; mais je n'ai pas la
force de l'écouter.

--Je n'ai rien à vous apprendre, répondit le gentilhomme, sur quoi on
puisse faire de jugement assuré. Il est vrai que monsieur de Nemours a
entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt, et qu'il a été le
jour d'après à Coulommiers avec madame de Mercoeur.

--C'est assez, répliqua monsieur de Clèves, c'est assez, en lui faisant
encore signe de se retirer, et je n'ai pas besoin d'un plus grand
éclaircissement.

Le gentilhomme fut contraint de laisser son maître abandonné à son
désespoir. Il n'y en a peut-être jamais eu un plus violent, et peu
d'hommes d'un aussi grand courage et d'un coeur aussi passionné que
monsieur de Clèves ont ressenti en même temps la douleur que cause
l'infidélité d'une maîtresse et la honte d'être trompé par une femme.

Monsieur de Clèves ne put résister à l'accablement où il se trouva. La
fièvre lui prit dès la nuit même, et avec de si grands accidents, que
dès ce moment sa maladie parut très dangereuse. On en donna avis à
madame de Clèves; elle vint en diligence. Quand elle arriva, il était
encore plus mal, elle lui trouva quelque chose de si froid et de si
glacé pour elle, qu'elle en fut extrêmement surprise et affligée. Il lui
parut même qu'il recevait avec peine les services qu'elle lui rendait;
mais enfin, elle pensa que c'était peut-être un effet de sa maladie.

D'abord qu'elle fut à Blois, où la cour était alors, monsieur de Nemours
ne put s'empêcher d'avoir de la joie de savoir qu'elle était dans le
même lieu que lui. Il essaya de la voir, et alla tous les jours chez
monsieur de Clèves, sur le prétexte de savoir de ses nouvelles; mais ce
fut inutilement. Elle ne sortait point de la chambre de son mari, et
avait une douleur violente de l'état où elle le voyait. Monsieur de
Nemours était désespéré qu'elle fût si affligée; il jugeait aisément
combien cette affliction renouvelait l'amitié qu'elle avait pour
monsieur de Clèves, et combien cette amitié faisait une diversion
dangereuse à la passion qu'elle avait dans le coeur. Ce sentiment lui
donna un chagrin mortel pendant quelque temps; mais l'extrémité du mal
de monsieur de Clèves lui ouvrit de nouvelles espérances. Il vit que
madame de Clèves serait peut-être en liberté de suivre son inclination,
et qu'il pourrait trouver dans l'avenir une suite de bonheur et de
plaisirs durables. Il ne pouvait soutenir cette pensée, tant elle lui
donnait de trouble et de transports, et il en éloignait son esprit par
la crainte de se trouver trop malheureux, s'il venait à perdre ses
espérances.

Cependant monsieur de Clèves était presque abandonné des médecins. Un
des derniers jours de son mal, après avoir passé une nuit très fâcheuse,
il dit sur le matin qu'il voulait reposer. Madame de Clèves demeura
seule dans sa chambre; il lui parut qu'au lieu de reposer, il avait
beaucoup d'inquiétude. Elle s'approcha et se vint mettre à genoux devant
son lit le visage tout couvert de larmes. Monsieur de Clèves avait
résolu de ne lui point témoigner le violent chagrin qu'il avait contre
elle; mais les soins qu'elle lui rendait, et son affliction, qui lui
paraissait quelquefois véritable, et qu'il regardait aussi quelquefois
comme des marques de dissimulation et de perfidie, lui causaient des
sentiments si opposés et si douloureux, qu'il ne les put renfermer en
lui-même.

--Vous versez bien des pleurs, Madame, lui dit-il, pour une mort que
vous causez, et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites
paraître. Je ne suis plus en état de vous faire des reproches,
continua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie et par la douleur;
mais je meurs du cruel déplaisir que vous m'avez donné. Fallait-il
qu'une action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me
parler à Coulommiers eût si peu de suite? Pourquoi m'éclairer sur la
passion que vous aviez pour monsieur de Nemours, si votre vertu n'avait
pas plus d'étendue pour y résister? Je vous aimais jusqu'à être bien
aise d'être trompé, je l'avoue à ma honte; j'ai regretté ce faux repos
dont vous m'avez tiré. Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement
tranquille dont jouissent tant de maris? J'eusse, peut-être, ignoré
toute ma vie que vous aimiez monsieur de Nemours. Je mourrai,
ajouta-t-il; mais sachez que vous me rendez la mort agréable, et
qu'après m'avoir ôté l'estime et la tendresse que j'avais pour vous, la
vie me ferait horreur. Que ferais-je de la vie, reprit-il, pour la
passer avec une personne que j'ai tant aimée, et dont j'ai été si
cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette même personne, et en
venir à un éclat et à des violences si opposées à mon humeur et à la
passion que j'avais pour vous? Elle a été au-delà de ce que vous en
avez vu, Madame; je vous en ai caché la plus grande partie, par la
crainte de vous importuner, ou de perdre quelque chose de votre estime,
par des manières qui ne convenaient pas à un mari. Enfin je méritais
votre coeur; encore une fois, je meurs sans regret, puisque je n'ai pu
l'avoir, et que je ne puis plus le désirer. Adieu, Madame, vous
regretterez quelque jour un homme qui vous aimait d'une passion
véritable et légitime. Vous sentirez le chagrin que trouvent les
personnes raisonnables dans ces engagements, et vous connaîtrez la
différence d'être aimée comme je vous aimais, à l'être par des gens qui,
en vous témoignant de l'amour, ne cherchent que l'honneur de vous
séduire. Mais ma mort vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous
pourrez rendre monsieur de Nemours heureux, sans qu'il vous en coûte des
crimes. Qu'importe, reprit-il, ce qui arrivera quand je ne serai plus,
et faut-il que j'aie la faiblesse d'y jeter les yeux!

Madame de Clèves était si éloignée de s'imaginer que son mari pût avoir
des soupçons contre elle, qu'elle écouta toutes ces paroles sans les
comprendre, et sans avoir d'autre idée, sinon qu'il lui reprochait son
inclination pour monsieur de Nemours; enfin, sortant tout d'un coup de
son aveuglement:

--Moi, des crimes! s'écria-t-elle; la pensée même m'en est inconnue. La
vertu la plus austère ne peut inspirer d'autre conduite que celle que
j'ai eue; et je n'ai jamais fait d'action dont je n'eusse souhaité que
vous eussiez été témoin.

--Eussiez-vous souhaité, répliqua monsieur de Clèves, en la regardant
avec dédain, que je l'eusse été des nuits que vous avez passées avec
monsieur de Nemours? Ah! Madame, est-ce de vous dont je parle, quand je
parle d'une femme qui a passé des nuits avec un homme?

--Non, Monsieur, reprit-elle; non, ce n'est pas de moi dont vous parlez.
Je n'ai jamais passé ni de nuits ni de moments avec monsieur de Nemours.
Il ne m'a jamais vue en particulier; je ne l'ai jamais souffert, ni
écouté, et j'en ferais tous les serments...

--N'en dites pas davantage, interrompit monsieur de Clèves; de faux
serments ou un aveu me feraient peut-être une égale peine.

Madame de Clèves ne pouvait répondre; ses larmes et sa douleur lui
ôtaient la parole; enfin, faisant un effort:

--Regardez-moi du moins; écoutez-moi, lui dit-elle. S'il n'y allait que
de mon intérêt, je souffrirais ces reproches; mais il y va de votre vie.
Écoutez-moi, pour l'amour de vous-même: il est impossible qu'avec tant
de vérité, je ne vous persuade mon innocence.

--Plût à Dieu que vous me la puissiez persuader! s'écria-t-il; mais que
me pouvez-vous dire? Monsieur de Nemours n'a-t-il pas été à Coulommiers
avec sa soeur? Et n'avait-il pas passé les deux nuits précédentes avec
vous dans le jardin de la forêt?

--Si c'est là mon crime, répliqua-t-elle, il m'est aisé de me justifier.
Je ne vous demande point de me croire; mais croyez tous vos domestiques,
et sachez si j'allai dans le jardin de la forêt la veille que monsieur
de Nemours vint à Coulommiers, et si je n'en sortis pas le soir
d'auparavant deux heures plus tôt que je n'avais accoutumé.

Elle lui conta ensuite comme elle avait cru voir quelqu'un dans ce
jardin. Elle lui avoua qu'elle avait cru que c'était monsieur de
Nemours. Elle lui parla avec tant d'assurance, et la vérité se persuade
si aisément lors même qu'elle n'est pas vraisemblable, que monsieur de
Clèves fut presque convaincu de son innocence.

--Je ne sais, lui dit-il, si je me dois laisser aller à vous croire. Je
me sens si proche de la mort, que je ne veux rien voir de ce qui me
pourrait faire regretter la vie. Vous m'avez éclairci trop tard; mais ce
me sera toujours un soulagement d'emporter la pensée que vous êtes digne
de l'estime que j'aie eue pour vous. Je vous prie que je puisse encore
avoir la consolation de croire que ma mémoire vous sera chère, et que,
s'il eût dépendu de vous, vous eussiez eu pour moi les sentiments que
vous avez pour un autre.

Il voulut continuer; mais une faiblesse lui ôta la parole. Madame de
Clèves fit venir les médecins; ils le trouvèrent presque sans vie. Il
languit néanmoins encore quelques jours, et mourut enfin avec une
constance admirable.

Madame de Clèves demeura dans une affliction si violente, qu'elle perdit
quasi l'usage de la raison. La reine la vint voir avec soin, et la mena
dans un couvent, sans qu'elle sût où on la conduisait. Ses belles-soeurs
la ramenèrent à Paris, qu'elle n'était pas encore en état de sentir
distinctement sa douleur. Quand elle commença d'avoir la force de
l'envisager, et qu'elle vit quel mari elle avait perdu, qu'elle
considéra qu'elle était la cause de sa mort, et que c'était par la
passion qu'elle avait eue pour un autre qu'elle en était cause,
l'horreur qu'elle eut pour elle-même et pour monsieur de Nemours ne se
peut représenter.

Ce prince n'osa dans ces commencements lui rendre d'autres soins que
ceux que lui ordonnait la bienséance. Il connaissait assez madame de
Clèves, pour croire qu'un plus grand empressement lui serait
désagréable; mais ce qu'il apprit ensuite lui fit bien voir qu'il devait
avoir longtemps la même conduite.

Un écuyer qu'il avait lui conta que le gentilhomme de monsieur de
Clèves, qui était son ami intime, lui avait dit, dans sa douleur de la
perte de son maître, que le voyage de monsieur de Nemours à Coulommiers
était cause de sa mort. Monsieur de Nemours fut extrêmement surpris de
ce discours; mais après y avoir fait réflexion, il devina une partie de
la vérité, et il jugea bien quels seraient d'abord les sentiments de
madame de Clèves et quel éloignement elle aurait de lui, si elle croyait
que le mal de son mari eût été causé par la jalousie. Il crut qu'il ne
fallait pas même la faire sitôt souvenir de son nom; et il suivit cette
conduite, quelque pénible qu'elle lui parût.

Il fit un voyage à Paris, et ne put s'empêcher néanmoins d'aller à sa
porte pour apprendre de ses nouvelles. On lui dit que personne ne la
voyait, et qu'elle avait même défendu qu'on lui rendît compte de ceux
qui l'iraient chercher. Peut-être que ces ordres si exacts étaient
donnés en vue de ce prince, et pour ne point entendre parler de lui.
Monsieur de Nemours était trop amoureux pour pouvoir vivre si absolument
privé de la vue de madame de Clèves. Il résolut de trouver des moyens,
quelque difficiles qu'ils pussent être, de sortir d'un état qui lui
paraissait si insupportable.

La douleur de cette princesse passait les bornes de la raison. Ce mari
mourant, et mourant à cause d'elle et avec tant de tendresse pour elle,
ne lui sortait point de l'esprit. Elle repassait incessamment tout ce
qu'elle lui devait, et elle se faisait un crime de n'avoir pas eu de la
passion pour lui, comme si c'eût été une chose qui eût été en son
pouvoir. Elle ne trouvait de consolation qu'à penser qu'elle le
regrettait autant qu'il méritait d'être regretté, et qu'elle ne ferait
dans le reste de sa vie que ce qu'il aurait été bien aise qu'elle eût
fait s'il avait vécu.

Elle avait pensé plusieurs fois comment il avait su que monsieur de
Nemours était venu à Coulommiers; elle ne soupçonnait pas ce prince de
l'avoir conté, et il lui paraissait même indifférent qu'il l'eût redit,
tant elle se croyait guérie et éloignée de la passion qu'elle avait eue
pour lui. Elle sentait néanmoins une douleur vive de s'imaginer qu'il
était cause de la mort de son mari, et elle se souvenait avec peine de
la crainte que monsieur de Clèves lui avait témoignée en mourant qu'elle
ne l'épousât; mais toutes ces douleurs se confondaient dans celle de la
perte de son mari, et elle croyait n'en avoir point d'autre.

Après que plusieurs mois furent passés, elle sortit de cette violente
affliction où elle était, et passa dans un état de tristesse et de
langueur. Madame de Martigues fit un voyage à Paris, et la vit avec soin
pendant le séjour qu'elle y fit. Elle l'entretint de la cour et de tout
ce qui s'y passait; et quoique madame de Clèves ne parût pas y prendre
intérêt, madame de Martigues ne laissait pas de lui en parler pour la
divertir.

Elle lui conta des nouvelles du vidame, de monsieur de Guise, et de tous
les autres qui étaient distingués par leur personne ou par leur mérite.

--Pour monsieur de Nemours, dit-elle, je ne sais si les affaires ont
pris dans son coeur la place de la galanterie; mais il a bien moins de
joie qu'il n'avait accoutumé d'en avoir, il paraît fort retiré du
commerce des femmes. Il fait souvent des voyages à Paris, et je crois
même qu'il y est présentement.

Le nom de monsieur de Nemours surprit madame de Clèves et la fit rougir.
Elle changea de discours, et madame de Martigues ne s'aperçut point de
son trouble.

Le lendemain, cette princesse, qui cherchait des occupations conformes à
l'état où elle était, alla proche de chez elle voir un homme qui faisait
des ouvrages de soie d'une façon particulière; et elle y fut dans le
dessein d'en faire faire de semblables. Après qu'on les lui eut
montrés, elle vit la porte d'une chambre où elle crut qu'il y en avait
encore; elle dit qu'on la lui ouvrît. Le maître répondit qu'il n'en
avait pas la clef, et qu'elle était occupée par un homme qui y venait
quelquefois pendant le jour pour dessiner de belles maisons et des
jardins que l'on voyait de ses fenêtres.

--C'est l'homme du monde le mieux fait, ajouta-t-il; il n'a guère la
mine d'être réduit à gagner sa vie. Toutes les fois qu'il vient céans,
je le vois toujours regarder les maisons et les jardins; mais je ne le
vois jamais travailler.

Madame de Clèves écoutait ce discours avec une grande attention. Ce que
lui avait dit madame de Martigues, que monsieur de Nemours était
quelquefois à Paris, se joignit dans son imagination à cet homme bien
fait qui venait proche de chez elle, et lui fit une idée de monsieur de
Nemours, et de monsieur de Nemours appliqué à la voir, qui lui donna un
trouble confus, dont elle ne savait pas même la cause. Elle alla vers
les fenêtres pour voir où elles donnaient; elle trouva qu'elles voyaient
tout son jardin et la face de son appartement. Et, lorsqu'elle fut dans
sa chambre, elle remarqua aisément cette même fenêtre où l'on lui avait
dit que venait cet homme. La pensée que c'était monsieur de Nemours
changea entièrement la situation de son esprit; elle ne se trouva plus
dans un certain triste repos qu'elle commençait à goûter, elle se sentit
inquiète et agitée. Enfin ne pouvant demeurer avec elle-même, elle
sortit, et alla prendre l'air dans un jardin hors des faubourgs, où elle
pensait être seule. Elle crut en y arrivant qu'elle ne s'était pas
trompée; elle ne vit aucune apparence qu'il y eût quelqu'un, et elle se
promena assez longtemps.

Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut, au bout d'une allée,
dans l'endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet ouvert
de tous côtés, où elle adressa ses pas. Comme elle en fut proche, elle
vit un homme couché sur des bancs, qui paraissait enseveli dans une
rêverie profonde, et elle reconnut que c'était monsieur de Nemours.
Cette vue l'arrêta tout court. Mais ses gens qui la suivaient firent
quelque bruit, qui tira monsieur de Nemours de sa rêverie. Sans regarder
qui avait causé le bruit qu'il avait entendu, il se leva de sa place
pour éviter la compagnie qui venait vers lui, et tourna dans une autre
allée, en faisant une révérence fort basse, qui l'empêcha même de voir
ceux qu'il saluait.

S'il eût su ce qu'il évitait, avec quelle ardeur serait-il retourné sur
ses pas! Mais il continua à suivre l'allée, et madame de Clèves le vit
sortir par une porte de derrière où l'attendait son carrosse. Quel effet
produisit cette vue d'un moment dans le coeur de madame de Clèves!
Quelle passion endormie se ralluma dans son coeur, et avec quelle
violence! Elle s'alla asseoir dans le même endroit d'où venait de sortir
monsieur de Nemours; elle y demeura comme accablée. Ce prince se
présenta à son esprit, aimable au-dessus de tout ce qui était au monde,
l'aimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect jusqu'à sa
douleur, songeant à la voir sans songer à en être vu, quittant la cour,
dont il faisait les délices, pour aller regarder les murailles qui la
refermaient, pour venir rêver dans des lieux où il ne pouvait prétendre
de la rencontrer; enfin un homme digne d'être aimé par son seul
attachement, et pour qui elle avait une inclination si violente, qu'elle
l'aurait aimé, quand il ne l'aurait pas aimée; mais de plus, un homme
d'une qualité élevée et convenable à la sienne. Plus de devoir, plus de
vertu qui s'opposassent à ses sentiments; tous les obstacles étaient
levés, et il ne restait de leur état passé que la passion de monsieur de
Nemours pour elle, et que celle qu'elle avait pour lui.

Toutes ces idées furent nouvelles à cette princesse. L'affliction de la
mort de monsieur de Clèves l'avait assez occupée, pour avoir empêché
qu'elle n'y eût jeté les yeux. La présence de monsieur de Nemours les
amena en foule dans son esprit; mais, quand il en eut été pleinement
rempli, et qu'elle se souvint aussi que ce même homme, qu'elle regardait
comme pouvant l'épouser, était celui qu'elle avait aimé du vivant de son
mari, et qui était la cause de sa mort, que même en mourant, il lui
avait témoigné de la crainte qu'elle ne l'épousât, son austère vertu
était si blessée de cette imagination, qu'elle ne trouvait guère moins
de crime à épouser monsieur de Nemours qu'elle en avait trouvé à l'aimer
pendant la vie de son mari. Elle s'abandonna à ces réflexions si
contraires à son bonheur; elle les fortifia encore de plusieurs raisons
qui regardaient son repos et les maux qu'elle prévoyait en épousant ce
prince. Enfin, après avoir demeuré deux heures dans le lieu où elle
était, elle s'en revint chez elle, persuadée qu'elle devait fuir sa vue
comme une chose entièrement opposée à son devoir.

Mais cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu,
n'entraînait pas son coeur. Il demeurait attaché à monsieur de Nemours
avec une violence qui la mettait dans un état digne de compassion, et
qui ne lui laissa plus de repos; elle passa une des plus cruelles nuits
qu'elle eût jamais passées. Le matin, son premier mouvement fut d'aller
voir s'il n'y aurait personne à la fenêtre qui donnait chez elle; elle y
alla, elle y vit monsieur de Nemours. Cette vue la surprit, et elle se
retira avec une promptitude qui fit juger à ce prince qu'il avait été
reconnu. Il avait souvent désiré de l'être, depuis que sa passion lui
avait fait trouver ces moyens de voir madame de Clèves; et lorsqu'il
n'espérait pas d'avoir ce plaisir, il allait rêver dans le même jardin
où elle l'avait trouvé.

Lassé enfin d'un état si malheureux et si incertain, il résolut de
tenter quelque voie d'éclaircir sa destinée. «Que veux-je attendre?
disait-il; il y a longtemps que je sais que j'en suis aimé; elle est
libre, elle n'a plus de devoir à m'opposer. Pourquoi me réduire à la
voir sans en être vu, et sans lui parler? Est-il possible que l'amour
m'ait si absolument ôté la raison et la hardiesse, et qu'il m'ait rendu
si différent de ce que j'ai été dans les autres passions de ma vie? J'ai
dû respecter la douleur de madame de Clèves; mais je la respecte trop
longtemps, et je lui donne le loisir d'éteindre l'inclination qu'elle a
pour moi.»

Après ces réflexions, il songea aux moyens dont il devait se servir pour
la voir. Il crut qu'il n'y avait plus rien qui l'obligeât à cacher sa
passion au vidame de Chartres; il résolut de lui en parler, et de lui
dire le dessein qu'il avait pour sa nièce.

Le vidame était alors à Paris: tout le monde y était venu donner ordre à
son équipage et à ses habits, pour suivre le roi, qui devait conduire la
reine d'Espagne. Monsieur de Nemours alla donc chez le vidame, et lui
fit un aveu sincère de tout ce qu'il lui avait caché jusqu'alors, à la
réserve des sentiments de madame de Clèves dont il ne voulut pas
paraître instruit.

Le vidame reçut tout ce qu'il lui dit avec beaucoup de joie, et l'assura
que sans savoir ses sentiments, il avait souvent pensé, depuis que
madame de Clèves était veuve, qu'elle était la seule personne digne de
lui. Monsieur de Nemours le pria de lui donner les moyens de lui parler,
et de savoir quelles étaient ses dispositions.

Le vidame lui proposa de le mener chez elle; mais monsieur de Nemours
crut qu'elle en serait choquée parce qu'elle ne voyait encore personne.
Ils trouvèrent qu'il fallait que monsieur le vidame la priât de venir
chez lui, sur quelque prétexte, et que monsieur de Nemours y vînt par
un escalier dérobé, afin de n'être vu de personne. Cela s'exécuta comme
ils l'avaient résolu: madame de Clèves vint; le vidame l'alla recevoir,
et la conduisit dans un grand cabinet, au bout de son appartement.
Quelque temps après, monsieur de Nemours entra, comme si le hasard l'eût
conduit. Madame de Clèves fut extrêmement surprise de le voir: elle
rougit, et essaya de cacher sa rougeur. Le vidame parla d'abord de
choses différentes, et sortit, supposant qu'il avait quelque ordre à
donner. Il dit à madame de Clèves qu'il la priait de faire les honneurs
de chez lui, et qu'il allait rentrer dans un moment.

L'on ne peut exprimer ce que sentirent monsieur de Nemours et madame de
Clèves, de se trouver seuls et en état de se parler pour la première
fois. Ils demeurèrent quelque temps sans rien dire; enfin, monsieur de
Nemours rompant le silence:

--Pardonnerez-vous à monsieur de Chartres, Madame, lui dit-il, de
m'avoir donné l'occasion de vous voir, et de vous entretenir, que vous
m'avez toujours si cruellement ôtée?

--Je ne lui dois pas pardonner, répondit-elle, d'avoir oublié l'état où
je suis, et à quoi il expose ma réputation.

En prononçant ces paroles, elle voulut s'en aller; et monsieur de
Nemours, la retenant:

--Ne craignez rien, Madame, répliqua-t-il, personne ne sait que je suis
ici, et aucun hasard n'est à craindre. Écoutez-moi, Madame, écoutez-moi;
si ce n'est par bonté, que ce soit du moins pour l'amour de vous-même,
et pour vous délivrer des extravagances où m'emporterait infailliblement
une passion dont je ne suis plus le maître.

Madame de Clèves céda pour la première fois au penchant qu'elle avait
pour monsieur de Nemours, et le regardant avec des yeux pleins de
douceur et de charmes:

--Mais qu'espérez-vous, lui dit-elle, de la complaisance que vous me
demandez? Vous vous repentirez, peut-être, de l'avoir obtenue, et je me
repentirai infailliblement de vous l'avoir accordée. Vous méritez une
destinée plus heureuse que celle que vous avez eue jusqu'ici, et que
celle que vous pouvez trouver à l'avenir, à moins que vous ne la
cherchiez ailleurs!

--Moi, Madame, lui dit-il, chercher du bonheur ailleurs! Et y en a-t-il
d'autre que d'être aimé de vous? Quoique je ne vous aie jamais parlé, je
ne saurais croire, Madame, que vous ignoriez ma passion, et que vous ne
la connaissiez pour la plus véritable et la plus violente qui sera
jamais. A quelle épreuve a-t-elle été par des choses qui vous sont
inconnues? Et à quelle épreuve l'avez-vous mise par vos rigueurs?

--Puisque vous voulez que je vous parle, et que je m'y résous, répondit
madame de Clèves en s'asseyant, je le ferai avec une sincérité que vous
trouverez malaisément dans les personnes de mon sexe. Je ne vous dirai
point que je n'ai pas vu l'attachement que vous avez eu pour moi;
peut-être ne me croiriez-vous pas quand je vous le dirais. Je vous avoue
donc, non seulement que je l'ai vu, mais que je l'ai vu tel que vous
pouvez souhaiter qu'il m'ait paru.

--Et si vous l'avez vu, Madame, interrompit-il, est-il possible que
vous n'en ayez point été touchée? Et oserais-je vous demander s'il n'a
fait aucune impression dans votre coeur?

--Vous en avez dû juger par ma conduite, lui répliqua-t-elle; mais je
voudrais bien savoir ce que vous en avez pensé.

--Il faudrait que je fusse dans un état plus heureux pour vous l'oser
dire, répondit-il; et ma destinée a trop peu de rapport à ce que je vous
dirais. Tout ce que je puis vous apprendre, Madame, c'est que j'ai
souhaité ardemment que vous n'eussiez pas avoué à monsieur de Clèves ce
que vous me cachiez, et que vous lui eussiez caché ce que vous m'eussiez
laissé voir.

--Comment avez-vous pu découvrir, reprit-elle en rougissant, que j'aie
avoué quelque chose à monsieur de Clèves?

--Je l'ai su par vous-même, Madame, répondit-il; mais, pour me pardonner
la hardiesse que j'ai eue de vous écouter, souvenez-vous si j'ai abusé
de ce que j'ai entendu, si mes espérances en ont augmenté, et si j'ai eu
plus de hardiesse à vous parler.

Il commença à lui conter comme il avait entendu sa conversation avec
monsieur de Clèves; mais elle l'interrompit avant qu'il eût achevé.

--Ne m'en dites pas davantage, lui dit-elle; je vois présentement par où
vous avez été si bien instruit. Vous ne me le parûtes déjà que trop chez
madame la dauphine, qui avait su cette aventure par ceux à qui vous
l'aviez confiée.

Monsieur de Nemours lui apprit alors de quelle sorte la chose était
arrivée.

--Ne vous excusez point, reprit-elle; il y a longtemps que je vous ai
pardonné, sans que vous m'ayez dit de raison. Mais puisque vous avez
appris par moi-même ce que j'avais eu dessein de vous cacher toute ma
vie, je vous avoue que vous m'avez inspiré des sentiments qui m'étaient
inconnus devant que de vous avoir vu, et dont j'avais même si peu
d'idée, qu'ils me donnèrent d'abord une surprise qui augmentait encore
le trouble qui les suit toujours. Je vous fais cet aveu avec moins de
honte, parce que je le fais dans un temps où je le puis faire sans
crime, et que vous avez vu que ma conduite n'a pas été réglée par mes
sentiments.

--Croyez-vous, Madame, lui dit monsieur de Nemours, en se jetant à ses
genoux, que je n'expire pas à vos pieds de joie et de transport?

--Je ne vous apprends, lui répondit-elle en souriant, que ce que vous ne
saviez déjà que trop.

--Ah! Madame, répliqua-t-il, quelle différence de le savoir par un effet
du hasard, ou de l'apprendre par vous-même, et de voir que vous voulez
bien que je le sache!

--Il est vrai, lui dit-elle, que je veux bien que vous le sachiez, et
que je trouve de la douceur à vous le dire. Je ne sais même si je ne
vous le dis point, plus pour l'amour de moi que pour l'amour de vous.
Car enfin cet aveu n'aura point de suite, et je suivrai les règles
austères que mon devoir m'impose.

--Vous n'y songez pas, Madame, répondit monsieur de Nemours; il n'y a
plus de devoir qui vous lie, vous êtes en liberté; et si j'osais, je
vous dirais même qu'il dépend de vous de faire en sorte que votre devoir
vous oblige un jour à conserver les sentiments que vous avez pour moi.

--Mon devoir, répliqua-t-elle, me défend de penser jamais à personne, et
moins à vous qu'à qui que ce soit au monde, par des raisons qui vous
sont inconnues.

--Elles ne me le sont peut-être pas, Madame, reprit-il; mais ce ne sont
point de véritables raisons. Je crois savoir que monsieur de Clèves m'a
cru plus heureux que je n'étais, et qu'il s'est imaginé que vous aviez
approuvé des extravagances que la passion m'a fait entreprendre sans
votre aveu.

--Ne parlons point de cette aventure, lui dit-elle, je n'en saurais
soutenir la pensée; elle me fait honte, et elle m'est aussi trop
douloureuse par les suites qu'elle a eues. Il n'est que trop véritable
que vous êtes cause de la mort de monsieur de Clèves; les soupçons que
lui a donnés votre conduite inconsidérée lui ont coûté la vie, comme si
vous la lui aviez ôtée de vos propres mains. Voyez ce que je devrais
faire, si vous en étiez venus ensemble à ces extrémités, et que le même
malheur en fût arrivé. Je sais bien que ce n'est pas la même chose à
l'égard du monde; mais au mien il n'y a aucune différence, puisque je
sais que c'est par vous qu'il est mort, et que c'est à cause de moi.

--Ah! Madame, lui dit monsieur de Nemours, quel fantôme de devoir
opposez-vous à mon bonheur? Quoi! Madame, une pensée vaine et sans
fondement vous empêchera de rendre heureux un homme que vous ne haïssez
pas? Quoi! j'aurais pu concevoir l'espérance de passer ma vie avec vous;
ma destinée m'aurait conduit à aimer la plus estimable personne du
monde; j'aurais vu en elle tout ce qui peut faire une adorable
maîtresse; elle ne m'aurait pas haï, et je n'aurais trouvé dans sa
conduite que tout ce qui peut être à désirer dans une femme? Car enfin,
Madame, vous êtes peut-être la seule personne en qui ces deux choses se
soient jamais trouvées au degré qu'elles sont en vous. Tous ceux qui
épousent des maîtresses dont ils sont aimés, tremblent en les épousant,
et regardent avec crainte, par rapport aux autres, la conduite qu'elles
ont eue avec eux; mais en vous, Madame, rien n'est à craindre, et on ne
trouve que des sujets d'admiration. N'aurais-je envisagé, dis-je, une si
grande félicité, que pour vous y voir apporter vous-même des obstacles?
Ah! Madame, vous oubliez que vous m'avez distingué du reste des hommes,
ou plutôt vous ne m'en avez jamais distingué: vous vous êtes trompée, et
je me suis flatté.

--Vous ne vous êtes point flatté, lui répondit-elle; les raisons de mon
devoir ne me paraîtraient peut-être pas si fortes sans cette distinction
dont vous vous doutez, et c'est elle qui me fait envisager des malheurs
à m'attacher à vous.

--Je n'ai rien à répondre, Madame, reprit-il, quand vous me faites voir
que vous craignez des malheurs; mais je vous avoue qu'après tout ce que
vous avez bien voulu me dire, je ne m'attendais pas à trouver une si
cruelle raison.

--Elle est si peu offensante pour vous, reprit madame de Clèves, que
j'ai même beaucoup de peine à vous l'apprendre.

--Hélas! Madame, répliqua-t-il, que pouvez-vous craindre qui me flatte
trop, après ce que vous venez de me dire?

--Je veux vous parler encore avec la même sincérité que j'ai déjà
commencé, reprit-elle, et je vais passer par-dessus toute la retenue et
toutes les délicatesses que je devrais avoir dans une première
conversation, mais je vous conjure de m'écouter sans m'interrompre.

«Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous
cacher aucun de mes sentiments, et de vous les laisser voir tels qu'ils
sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la
liberté de vous les faire paraître; néanmoins je ne saurais vous avouer,
sans honte, que la certitude de n'être plus aimée de vous, comme je le
suis, me paraît un si horrible malheur, que, quand je n'aurais point des
raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à
m'exposer à ce malheur. Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et
que les choses sont d'une sorte que le public n'aurait peut-être pas
sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions
ensemble pour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans
ces engagements éternels? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et
puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont
je ferais toute ma félicité? Monsieur de Clèves était peut-être l'unique
homme du monde capable de conserver de l'amour dans le mariage. Ma
destinée n'a pas voulu que j'aie pu profiter de ce bonheur; peut-être
aussi que sa passion n'avait subsisté que parce qu'il n'en aurait pas
trouvé en moi. Mais je n'aurais pas le même moyen de conserver la vôtre:
je crois même que les obstacles ont fait votre constance. Vous en avez
assez trouvé pour vous animer à vaincre; et mes actions involontaires,
ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez
d'espérance pour ne vous pas rebuter.

--Ah! Madame, reprit monsieur de Nemours, je ne saurais garder le
silence que vous m'imposez: vous me faites trop d'injustice, et vous me
faites trop voir combien vous êtes éloignée d'être prévenue en ma
faveur.

--J'avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire; mais
elles ne sauraient m'aveugler. Rien ne me peut empêcher de connaître que
vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie, et toutes
les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux. Vous avez
déjà eu plusieurs passions, vous en auriez encore; je ne ferais plus
votre bonheur; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour
moi. J'en aurais une douleur mortelle, et je ne serais pas même assurée
de n'avoir point le malheur de la jalousie. Je vous en ai trop dit pour
vous cacher que vous me l'avez fait connaître, et que je souffris de si
cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre de madame de
Thémines, que l'on disait qui s'adressait à vous, qu'il m'en est demeuré
une idée qui me fait croire que c'est le plus grand de tous les maux.

«Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher.
Il y en a peu à qui vous ne plaisiez; mon expérience me ferait croire
qu'il n'y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais
toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet
état néanmoins, je n'aurais d'autre parti à prendre que celui de la
souffrance; je ne sais même si j'oserais me plaindre. On fait des
reproches à un amant; mais en fait-on à un mari, quand on n'a à lui
reprocher que de n'avoir plus d'amour? Quand je pourrais m'accoutumer à
cette sorte de malheur, pourrais-je m'accoutumer à celui de croire voir
toujours monsieur de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de
vous avoir aimé, de vous avoir épousé et me faire sentir la différence
de son attachement au vôtre? Il est impossible, continua-t-elle, de
passer par-dessus des raisons si fortes: il faut que je demeure dans
l'état où je suis, et dans les résolution que j'ai prises de n'en sortir
jamais.

--Hé! croyez-vous le pouvoir, Madame? s'écria monsieur de Nemours.
Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore,
et qui est assez heureux pour vous plaire? Il est plus difficile que
vous ne pensez, Madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce qui nous
aime. Vous l'avez fait par une vertu austère, qui n'a presque point
d'exemple; mais cette vertu ne s'oppose plus à vos sentiments, et
j'espère que vous les suivrez malgré vous.

--Je sais bien qu'il n'y a rien de plus difficile que ce que
j'entreprends, répliqua madame de Clèves; je me défie de mes forces au
milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à la mémoire de monsieur
de Clèves serait faible, s'il n'était soutenu par l'intérêt de mon
repos; et les raisons de mon repos ont besoin d'être soutenues de celles
de mon devoir. Mais quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne
vaincrai jamais mes scrupules, et je n'espère pas aussi de surmonter
l'inclination que j'ai pour vous. Elle me rendra malheureuse, et je me
priverai de votre vue, quelque violence qu'il m'en coûte. Je vous
conjure, par tout le pouvoir que j'ai sur vous, de ne chercher aucune
occasion de me voir. Je suis dans un état qui me fait des crimes de tout
ce qui pourrait être permis dans un autre temps, et la seule bienséance
interdit tout commerce entre nous.

Monsieur de Nemours se jeta à ses pieds, et s'abandonna à tous les
divers mouvements dont il était agité. Il lui fit voir, et par ses
paroles et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont
un coeur ait jamais été touché. Celui de madame de Clèves n'était pas
insensible, et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les
larmes:

--Pourquoi faut-il, s'écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la
mort de monsieur de Clèves? Que n'ai-je commencé à vous connaître depuis
que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d'être
engagée? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si
invincible?

--Il n'y a point d'obstacle, Madame, reprit monsieur de Nemours. Vous
seule vous opposez à mon bonheur; vous seule vous imposez une loi que
la vertu et la raison ne vous sauraient imposer.

--Il est vrai, répliqua-t-elle, que je sacrifie beaucoup à un devoir qui
ne subsiste que dans mon imagination. Attendez ce que le temps pourra
faire. Monsieur de Clèves ne fait encore que d'expirer, et cet objet
funeste est trop proche pour me laisser des vues claires et distinctes.
Ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer d'une personne qui
n'aurait rien aimé, si elle ne vous avait jamais vu; croyez que les
sentiments que j'ai pour vous seront éternels, et qu'ils subsisteront
également, quoi que je fasse. Adieu, lui dit-elle; voici une
conversation qui me fait honte: rendez-en compte à monsieur le vidame;
j'y consens, et je vous en prie.

Elle sortit en disant ces paroles, sans que monsieur de Nemours pût la
retenir. Elle trouva monsieur le vidame dans la chambre la plus proche.
Il la vit si troublée qu'il n'osa lui parler, et il la remit en son
carrosse sans lui rien dire. Il revint trouver monsieur de Nemours, qui
était si plein de joie, de tristesse, d'étonnement et d'admiration,
enfin, de tous les sentiments que peut donner une passion pleine de
crainte et d'espérance, qu'il n'avait pas l'usage de la raison. Le
vidame fut longtemps à obtenir qu'il lui rendit compte de sa
conversation. Il le fit enfin; et monsieur de Chartres, sans être
amoureux, n'eut pas moins d'admiration pour la vertu, l'esprit et le
mérite de madame de Clèves, que monsieur de Nemours en avait lui-même.
Ils examinèrent ce que ce prince devait espérer de sa destinée; et,
quelques craintes que son amour lui pût donner, il demeura d'accord avec
monsieur le vidame qu'il était impossible que madame de Clèves demeurât
dans les résolutions où elle était. Ils convinrent néanmoins qu'il
fallait suivre ses ordres, de crainte que, si le public s'apercevait de
l'attachement qu'il avait pour elle, elle ne fit des déclarations et ne
prît engagements vers le monde, qu'elle soutiendrait dans la suite, par
la peur qu'on ne crût qu'elle l'eût aimé du vivant de son mari.

Monsieur de Nemours se détermina à suivre le roi. C'était un voyage dont
il ne pouvait aussi bien se dispenser, et il résolut à s'en aller, sans
tenter même de revoir madame de Clèves du lieu où il l'avait vue
quelquefois. Il pria monsieur le vidame de lui parler. Que ne lui dit-il
point pour lui dire? Quel nombre infini de raisons pour la persuader de
vaincre ses scrupules! Enfin, une partie de la nuit était passée devant
que monsieur de Nemours songeât à le laisser en repos.

Madame de Clèves n'était pas en état d'en trouver: ce lui était une
chose si nouvelle d'être sortie de cette contrainte qu'elle s'était
imposée, d'avoir souffert, pour la première fois de sa vie, qu'on lui
dît qu'on était amoureux d'elle, et d'avoir dit elle-même qu'elle
aimait, qu'elle ne se connaissait plus. Elle fut étonnée de ce qu'elle
avait fait; elle s'en repentit; elle en eut de la joie: tous ses
sentiments étaient pleins de trouble et de passion. Elle examina encore
les raisons de son devoir qui s'opposaient à son bonheur; elle sentit de
la douleur de les trouver si fortes, et elle se repentit de les avoir si
bien montrées à monsieur de Nemours. Quoique la pensée de l'épouser lui
fût venue dans l'esprit sitôt qu'elle l'avait revu dans ce jardin, elle
ne lui avait pas fait la même impression que venait de faire la
conversation qu'elle avait eue avec lui; et il y avait des moments où
elle avait de la peine à comprendre qu'elle pût être malheureuse en
l'épousant. Elle eût bien voulu se pouvoir dire qu'elle était mal
fondée, et dans ses scrupules du passé, et dans ses craintes de
l'avenir. La raison et son devoir lui montraient, dans d'autres moments,
des choses tout opposées, qui l'emportaient rapidement à la résolution
de ne se point remarier et de ne voir jamais monsieur de Nemours. Mais
c'était une résolution bien violente à établir dans un coeur aussi
touché que le sien, et aussi nouvellement abandonné aux charmes de
l'amour. Enfin, pour se donner quelque calme, elle pensa qu'il n'était
point encore nécessaire qu'elle se fît la violence de prendre des
résolutions; la bienséance lui donnait un temps considérable à se
déterminer; mais elle résolut de demeurer ferme à n'avoir aucun commerce
avec monsieur de Nemours. Le vidame la vint voir, et servit ce prince
avec tout l'esprit et l'application imaginables. Il ne la put faire
changer sur sa conduite, ni sur celle qu'elle avait imposée à monsieur
de Nemours. Elle lui dit que son dessein était de demeurer dans l'état
où elle se trouvait; qu'elle connaissait que ce dessein était difficile
à exécuter; mais qu'elle espérait d'en avoir la force. Elle lui fit si
bien voir à quel point elle était touchée de l'opinion que monsieur de
Nemours avait causé la mort à son mari, et combien elle était persuadée
qu'elle ferait une action contre son devoir en l'épousant, que le vidame
craignit qu'il ne fût malaisé de lui ôter cette impression.

Il ne dit pas à ce prince ce qu'il pensait, et en lui rendant compte de
sa conversation, il lui laissa toute l'espérance que la raison doit
donner à un homme qui est aimé.

Ils partirent le lendemain, et allèrent joindre le roi. Monsieur le
vidame écrivit à madame de Clèves, à la prière de monsieur de Nemours,
pour lui parler de ce prince; et, dans une seconde lettre qui suivit
bientôt la première, monsieur de Nemours y mit quelques lignes de sa
main. Mais madame de Clèves, qui ne voulait pas sortir des règles
qu'elle s'était imposées, et qui craignait les accidents qui peuvent
arriver par les lettres, manda au vidame qu'elle ne recevrait plus les
siennes, s'il continuait à lui parler de monsieur de Nemours; et elle
lui manda si fortement, que ce prince le pria même de ne le plus nommer.

La cour alla conduire la reine d'Espagne jusqu'en Poitou. Pendant cette
absence, madame de Clèves demeura à elle-même, et, à mesure qu'elle
était éloignée de monsieur de Nemours et de tout ce qui l'en pouvait
faire souvenir, elle rappelait la mémoire de monsieur de Clèves, qu'elle
se faisait un honneur de conserver. Les raisons qu'elle avait de ne
point épouser monsieur de Nemours lui paraissaient fortes du côté de son
devoir, et insurmontables du côté de son repos. La fin de l'amour de ce
prince, et les maux de la jalousie qu'elle croyait infaillibles dans un
mariage, lui montraient un malheur certain où elle s'allait jeter; mais
elle voyait aussi qu'elle entreprenait une chose impossible, que de
résister en présence au plus aimable homme du monde, qu'elle aimait et
dont elle était aimée, et de lui résister sur une chose qui ne choquait
ni la vertu, ni la bienséance. Elle jugea que l'absence seule et
l'éloignement pouvaient lui donner quelque force; elle trouva qu'elle en
avait besoin, non seulement pour soutenir la résolution de ne se pas
engager, mais même pour se défendre de voir monsieur de Nemours; et
elle résolut de faire un assez long voyage, pour passer tout le temps
que la bienséance l'obligeait à vivre dans la retraite. De grandes
terres qu'elle avait vers les Pyrénées lui parurent le lieu le plus
propre qu'elle pût choisir. Elle partit peu de jours avant que la cour
revînt; et, en partant, elle écrivit à monsieur le vidame, pour le
conjurer que l'on ne songeât point à avoir de ses nouvelles, ni à lui
écrire.

Monsieur de Nemours fut affligé de ce voyage, comme un autre l'aurait
été de la mort de sa maîtresse. La pensée d'être privé pour longtemps de
la vue de madame de Clèves lui était une douleur sensible, et surtout
dans un temps où il avait senti le plaisir de la voir, et de la voir
touchée de sa passion. Cependant il ne pouvait faire autre chose que
s'affliger, mais son affliction augmenta considérablement. Madame de
Clèves, dont l'esprit avait été si agité, tomba dans une maladie
violente sitôt qu'elle fut arrivée chez elle; cette nouvelle vint à la
cour. Monsieur de Nemours était inconsolable; sa douleur allait au
désespoir et à l'extravagance. Le vidame eut beaucoup de peine à
l'empêcher de faire voir sa passion au public; il en eut beaucoup aussi
à le retenir, et à lui ôter le dessein d'aller lui-même apprendre de ses
nouvelles. La parenté et l'amitié de monsieur le vidame fut un prétexte
à y envoyer plusieurs courriers; on sut enfin qu'elle était hors de cet
extrême péril où elle avait été; mais elle demeura dans une maladie de
langueur, qui ne laissait guère d'espérance de sa vie.

Cette vue si longue et si prochaine de la mort fit paraître à madame de
Clèves les choses de cette vie de cet oeil si différent dont on les voit
dans la santé. La nécessité de mourir, dont elle se voyait si proche,
l'accoutuma à se détacher de toutes choses, et la longueur de sa maladie
lui en fit une habitude. Lorsqu'elle revint de cet état, elle trouva
néanmoins que monsieur de Nemours n'était pas effacé de son coeur, mais
elle appela à son secours, pour se défendre contre lui, toutes les
raisons qu'elle croyait avoir pour ne l'épouser jamais. Il se passa un
assez grand combat en elle-même. Enfin, elle surmonta les restes de
cette passion qui était affaiblie par les sentiments que sa maladie lui
avait donnés. Les pensées de la mort lui avaient reproché la mémoire de
monsieur de Clèves. Ce souvenir, qui s'accordait à son devoir, s'imprima
fortement dans son coeur. Les passions et les engagements du monde lui
parurent tels qu'ils paraissent aux personnes qui ont des vues plus
grandes et plus éloignées. Sa santé, qui demeura considérablement
affaiblie, lui aida à conserver ses sentiments; mais comme elle
connaissait ce que peuvent les occasions sur les résolutions les plus
sages, elle ne voulut pas s'exposer à détruire les siennes, ni revenir
dans les lieux où était ce qu'elle avait aimé. Elle se retira, sur le
prétexte de changer d'air, dans une maison religieuse, sans faire
paraître un dessein arrêté de renoncer à la cour.

A la première nouvelle qu'en eut monsieur de Nemours, il sentit le poids
de cette retraite, et il en vit l'importance. Il crut, dans ce moment,
qu'il n'avait plus rien à espérer; la perte de ses espérances ne
l'empêcha pas de mettre tout en usage pour faire revenir madame de
Clèves. Il fit écrire la reine, il fit écrire le vidame, il l'y fit
aller; mais tout fut inutile. Le vidame la vit: elle ne lui dit point
qu'elle eût pris de résolution. Il jugea néanmoins qu'elle ne
reviendrait jamais. Enfin monsieur de Nemours y alla lui-même, sur le
prétexte d'aller à des bains. Elle fut extrêmement troublée et surprise
d'apprendre sa venue. Elle lui fit dire par une personne de mérite
qu'elle aimait et qu'elle avait alors auprès d'elle, qu'elle le priait
de ne pas trouver étrange si elle ne s'exposait point au péril de le
voir, et de détruire par sa présence des sentiments qu'elle devait
conserver; qu'elle voulait bien qu'il sût, qu'ayant trouvé que son
devoir et son repos s'opposaient au penchant qu'elle avait d'être à lui,
les autres choses du monde lui avaient paru si indifférentes qu'elle y
avait renoncé pour jamais; qu'elle ne pensait plus qu'à celles de
l'autre vie, et qu'il ne lui restait aucun sentiment que le désir de le
voir dans les mêmes dispositions où elle était.

Monsieur de Nemours pensa expirer de douleur en présence de celle qui
lui parlait. Il la pria vingt fois de retourner à madame de Clèves, afin
de faire en sorte qu'il la vît; mais cette personne lui dit que madame
de Clèves lui avait non seulement défendu de lui aller redire aucune
chose de sa part, mais même de lui rendre compte de leur conversation.
Il fallut enfin que ce prince repartît, aussi accablé de douleur que le
pouvait être un homme qui perdait toutes sortes d'espérances de revoir
jamais une personne qu'il aimait d'une passion la plus violente, la plus
naturelle et la mieux fondée qui ait jamais été. Néanmoins il ne se
rebuta point encore, et il fit tout ce qu'il put imaginer de capable de
la faire changer de dessein. Enfin, des années entières s'étant passées,
le temps et l'absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion.
Madame de Clèves vécut d'une sorte qui ne laissa pas d'apparence qu'elle
pût jamais revenir. Elle passait une partie de l'année dans cette maison
religieuse, et l'autre chez elle; mais dans une retraite et dans des
occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères; et
sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables.






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Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette

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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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DAMAGE.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***