Contes, Tome II

By Madame d' Aulnoy

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Title: Contes, Tome II

Author: Marie-Catherine d'Aulnoy

Release Date: May 10, 2006 [EBook #18368]

Language: French


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Marie-Catherine Baronne d'Aulnoy

CONTES

Tome II

Table des matières

La Chatte Blanche.
Le Rameau d'Or.
Le Pigeon et la Colombe.
Le Prince Marcassin.
La Princesse Belle-Étoile.




La Chatte Blanche


Il était une fois un roi qui avait trois fils bien faits et courageux;
il eut peur que l'envie de régner ne leur prît avant sa mort; il courait
même certains bruits qu'ils cherchaient à s'acquérir des créatures, et
que c'était pour lui ôter son royaume. Le roi se sentait vieux, mais son
esprit et sa capacité n'ayant point diminué, il n'avait pas envie de
leur céder une place qu'il remplissait si dignement; il pensa donc que
le meilleur moyen de vivre en repos, c'était de les amuser par des
promesses dont il saurait toujours éluder l'effet.

Il les appela dans son cabinet, et après leur avoir parlé avec beaucoup
de bonté, il ajouta: «Vous conviendrez avec moi, mes chers enfants, que
mon grand âge ne permet pas que je m'applique aux affaires de mon État
avec autant de soin que je le faisais autrefois. Je crains que mes
sujets n'en souffrent, je veux mettre ma couronne sur la tête de l'un de
vous autres; mais il est bien juste que, pour un tel présent, vous
cherchiez les moyens de me plaire, dans le dessein que j'ai de me
retirer à la campagne. Il me semble qu'un petit chien adroit, joli et
fidèle me tiendrait bonne compagnie: de sorte que sans choisir mon fils
aîné plutôt que mon cadet, je vous déclare que celui des trois qui
m'apportera le plus beau petit chien sera aussitôt mon héritier.» Ces
princes demeurèrent surpris de l'inclination de leur père pour un petit
chien mais les deux cadets y pouvaient trouver leur compte, et ils
acceptèrent avec plaisir la commission d'aller en chercher un; l'aîné
était trop timide ou trop respectueux pour représenter ses droits. Ils
prirent congé du roi; il leur donna de l'argent et des pierreries,
ajoutant que dans un an sans y manquer ils revinssent, au même jour et à
la même heure, lui apporter leurs petits chiens.

Avant de partir, ils allèrent dans un château qui n'était qu'à une lieue
de la ville. Ils y menèrent leurs plus confidents, et firent de grands
festins, où les trois frères se promirent une amitié éternelle, qu'ils
agiraient dans l'affaire en question sans jalousie et sans chagrin, et
que le plus heureux ferait toujours part de sa fortune aux autres; enfin
ils partirent, réglant qu'ils se trouveraient à leur retour dans le même
château, pour aller ensemble chez le roi; ils ne voulurent être suivis
de personne, et changèrent leurs noms pour n'être pas connus.

Chacun prit une route différente: les deux aînés eurent beaucoup
d'aventures; mais je ne m'attache qu'à celles du cadet. Il était
gracieux, il avait l'esprit gai et réjouissant, la tête admirable, la
taille noble, les traits réguliers, de belles dents, beaucoup d'adresse
dans tous les exercices qui conviennent à un prince. Il chantait
agréablement, il touchait le luth et le théorbe avec une délicatesse qui
charmait, il savait peindre. En un mot, il était très accompli; et pour
sa valeur, elle allait jusqu'à l'intrépidité.

Il n'y avait guère de jours qu'il n'achetât des chiens, de grands, de
petits, des lévriers, des dogues, limiers, chiens de chasse, épagneuls,
barbets, bichons; dès qu'il en avait un beau, et qu'il en trouvait un
plus beau, il laissait aller le premier pour garder l'autre; car il
aurait été impossible qu'il eût mené tout seul trente ou quarante mille
chiens, et il ne voulait ni gentilshommes, ni valets de chambre, ni
pages à sa suite. Il avançait toujours son chemin, n'ayant point
déterminé jusqu'où il irait, lorsqu'il fut surpris de la nuit, du
tonnerre et de la pluie dans une forêt, dont il ne pouvait plus
reconnaître les sentiers.

Il prit le premier chemin, et après avoir marché longtemps, il aperçut
un peu de lumière; ce qui lui persuada qu'il y avait quelque maison
proche, où il se mettrait à l'abri jusqu'au lendemain. Ainsi guidé par
la lumière qu'il voyait, il arriva à la porte d'un château, le plus
superbe qui se soit jamais imaginé. Cette porte était d'or, couverte
d'escarboucles, dont la lumière vive et pure éclairait tous les
environs. C'était elle que le prince avait vue de fort loin; les murs
étaient d'une porcelaine transparente, mêlée de plusieurs couleurs, qui
représentaient l'histoire de toutes les fées, depuis la création du
monde jusqu'alors; les fameuses aventures de Peau-d'Âne, de Finette, de
l'Oranger, de Gracieuse, de la Belle au bois dormant, de Serpentin-Vert,
et de cent autres, n'y étaient pas oubliées. Il fut charmé d'y
reconnaître le prince Lutin, car c'était son oncle à la mode de
Bretagne. La pluie et le mauvais temps l'empêchèrent de s'arrêter
davantage dans un lieu où il se mouillait jusqu'aux os, outre qu'il ne
voyait point du tout aux endroits où la lumière des escarboucles ne
pouvait s'étendre.

Il revint à la porte d'or; il vit un pied de chevreuil attaché à une
chaîne toute de diamant, il admira cette magnificence, et la sécurité
avec laquelle on vivait dans le château. Car enfin, disait-il, qui
empêche les voleurs de venir couper cette chaîne, et d'arracher les
escarboucles? Ils se feraient riches pour toujours.

Il tira le pied de chevreuil, et aussitôt il entendit sonner une cloche,
qui lui parut d'or ou d'argent par le son qu'elle rendait; au bout d'un
moment la porte fut ouverte, sans qu'il aperçût autre chose qu'une
douzaine de mains en l'air, qui tenaient chacune un flambeau. Il demeura
si surpris qu'il hésitait à avancer, quand il sentit d'autres mains qui
le poussaient par derrière avec assez de violence. Il marcha donc fort
inquiet, et, à tout hasard, il porta la main sur la garde de son épée;
mais en entrant dans un vestibule tout incrusté de porphyre et de lapis,
il entendit deux voix ravissantes qui chantaient ces paroles:

      Des mains que vous voyez ne prenez point d'ombrage,
      Et ne craignez, en ce séjour,
      Que les charmes d'un beau visage,
      Si votre coeur veut fuir l'amour.

Il ne put croire qu'on l'invitât de si bonne grâce pour lui faire
ensuite du mal; de sorte que se sentant poussé vers une grande porte de
corail, qui s'ouvrit dès qu'il s'en fut approché, il entra dans un salon
de nacre de perle, et ensuite dans plusieurs chambres ornées
différemment, et si riches par les peintures et les pierreries qu'il en
était comme enchanté. Mille et mille lumières attachées depuis la voûte
du salon jusqu'en bas éclairaient une partie des autres appartements,
qui ne laissaient pas d'être remplis de lustres, de girandoles, et de
gradins couverts de bougies; enfin la magnificence était telle qu'il
n'était pas aisé de croire que ce fût une chose possible.

Après avoir passé dans soixante chambres, les mains qui le conduisaient
l'arrêtèrent; il vit un grand fauteuil de commodité, qui s'approcha tout
seul de la cheminée. En même temps le feu s'alluma, et les mains qui lui
semblaient fort belles, blanches, petites, grassettes et bien
proportionnées le déshabillèrent, car il était mouillé comme je l'ai
déjà dit, et l'on avait peur qu'il ne s'enrhumât. On lui présenta, sans
qu'il vît personne, une chemise aussi belle que pour un jour de noces,
avec une robe de chambre d'une étoffe glacée d'or, brodée de petites
émeraudes qui formaient des chiffres. Les mains sans corps approchèrent
de lui une table, sur laquelle sa toilette fut mise. Rien n'était plus
magnifique; elles le peignèrent avec une légèreté et une adresse dont il
fut fort content. Ensuite on le rhabilla, mais ce ne fut pas avec ses
habits, on lui en apporta de beaucoup plus riches. Il admirait
silencieusement tout ce qui se passait, et quelquefois il lui prenait de
petits mouvements de frayeur, dont il n'était pas tout à fait le maître.

Après qu'on l'eut poudré, frisé, parfumé, paré, ajusté, et rendu plus
beau qu'Adonis, les mains le conduisirent dans une salle superbe par ses
dorures et ses meubles. On voyait autour l'histoire des plus fameux
chats: Rodillardus pendu par les pieds au conseil des rats, Chat botté
marquis de Carabas, le Chat qui écrit, la Chatte devenue femme, les
sorciers devenus chats, le sabbat et toutes ses cérémonies; enfin rien
n'était plus singulier que ces tableaux.

Le couvert était mis; il y en avait deux, chacun garni de son cadenas
d'or; le buffet surprenait par la quantité de vases de cristal de roche
et de mille pierres rares. Le prince ne savait pour qui ces deux
couverts étaient mis, lorsqu'il vit des chats qui se placèrent dans un
petit orchestre, ménagé exprès; l'un tenait un livre avec des notes les
plus extraordinaires du monde, l'autre un rouleau de papier dont il
battait la mesure, et les autres avaient de petites guitares. Tout d'un
coup chacun se mit à miauler sur différents tons, et à gratter les
cordes des guitares avec ses ongles; c'était la plus étrange musique que
l'on eût jamais entendue. Le prince se serait cru en enfer, s'il n'avait
pas trouvé ce palais trop merveilleux pour donner dans une pensée si peu
vraisemblable; mais il se bouchait les oreilles, et riait de toute sa
force, de voir les différentes postures et les grimaces de ces nouveaux
musiciens.

Il rêvait aux différentes choses qui lui étaient déjà arrivées dans ce
château, lorsqu'il vit entrer une petite figure qui n'avait pas une
coudée de haut. Cette bamboche se couvrait d'un long voile de crêpe
noir. Deux chats la menaient; ils étaient vêtus de deuil, en manteau, et
l'épée au côté; un nombreux cortège de chats venait après; les uns
portaient des ratières pleines de rats, et les autres des souris dans
des cages.

Le prince ne sortait point d'étonnement; il ne savait que penser. La
figurine noire s'approcha; et levant son voile, il aperçut la plus belle
petite chatte blanche qui ait jamais été et qui sera jamais. Elle avait
l'air fort jeune et fort triste; elle se mit à faire un miaulis si doux
et si charmant qu'il allait droit au coeur; elle dit au prince: «Fils de
roi, sois le bien venu, ma miaularde majesté te voit avec
plaisir.--Madame la Chatte, dit le prince, vous êtes bien généreuse de
me recevoir avec tant d'accueil, mais vous ne me paraissez pas une
bestiole ordinaire; le don que vous avez de la parole, et le superbe
château que vous possédez, en sont des preuves assez évidentes.--Fils de
roi, reprit Chatte Blanche, je te prie, cesse de me faire des
compliments, je suis simple dans mes discours et dans mes manières, mais
j'ai un bon coeur. Allons, continua-t-elle, que l'on serve, et que les
musiciens se taisent, car le prince n'entend pas ce qu'ils disent.--Et
disent-ils quelque chose, madame? reprit-il.--Sans doute,
continua-t-elle; nous avons ici des poètes qui ont infiniment d'esprit,
et si vous restez un peu parmi nous, vous aurez lieu d'en être
convaincu.--Il ne faut que vous entendre pour le croire, dit galamment
le prince; mais aussi, madame, je vous regarde comme une chatte fort
rare.»

L'on apporta le souper, les mains dont les corps étaient invisibles
servaient. L'on mit d'abord sur la table deux bisques, l'une de
pigeonneaux, et l'autre de souris fort grasses. La vue de l'une empêcha
le prince de manger de l'autre, se figurant que le même cuisinier les
avait accommodées: mais la petite chatte, qui devina par la mine qu'il
faisait ce qu'il avait dans l'esprit, l'assura que sa cuisine était à
part, et qu'il pouvait manger de ce qu'on lui présenterait avec
certitude qu'il n'y aurait ni rats, ni souris.

Le prince ne se le fit pas dire deux fois, croyant bien que la belle
petite chatte ne voudrait pas le tromper. Il remarqua qu'elle avait à sa
patte un portrait fait en table; cela le surprit. Il la pria de le lui
montrer, croyant que c'était maître Minagrobis. Il fut bien étonné de
voir un jeune homme si beau qu'il était à peine croyable que la nature
en pût former un semblable, et qui lui ressemblait si fort qu'on
n'aurait pu le peindre mieux. Elle soupira, et devenant encore plus
triste, elle garda un profond silence. Le prince vit bien qu'il y avait
quelque chose d'extraordinaire là-dessous; cependant il n'osa s'en
informer, de peur de déplaire à la chatte, ou de la chagriner. Il
l'entretint de toutes les nouvelles qu'il savait, et il la trouva fort
instruite des différents intérêts des princes, et des autres choses qui
se passaient dans le monde.

Après le souper, Chatte Blanche convia son hôte d'entrer dans un salon
où il y avait un théâtre, sur lequel douze chats et douze singes
dansèrent un ballet. Les uns étaient vêtus en Maures, et les autres en
Chinois. Il est aisé de juger des sauts et des cabrioles qu'ils
faisaient, et de temps en temps ils se donnaient des coups de griffes;
c'est ainsi que la soirée finit. Chatte Blanche donna le bonsoir à son
hôte; les mains qui l'avaient conduit jusque-là le reprirent et le
menèrent dans un appartement tout opposé à celui qu'il avait vu. Il
était moins magnifique que galant; tout était tapissé d'ailes de
papillons, dont les diverses couleurs formaient mille fleurs
différentes. Il y avait aussi des plumes d'oiseaux très rares, et qui
n'ont peut-être jamais été vus que dans ce lieu-là. Les lits étaient de
gaze, rattachés par mille noeuds de rubans. C'étaient de grandes glaces
depuis le plafond jusqu'au parquet, et les bordures d'or ciselé
représentaient mille petits amours.

Le prince se coucha sans dire mot, car il n'y avait pas moyen de faire
la conversation avec les mains qui le servaient; il dormit peu, et fut
réveillé par un bruit confus. Les mains aussitôt le tirèrent de son lit,
et lui mirent un habit de chasse. Il regarda dans la cour du château, il
aperçut plus de cinq cents chats, dont les uns menaient des lévriers en
laisse, les autres sonnaient du cor; c'était une grande fête. Chatte
Blanche allait à la chasse; elle voulait que le prince y vînt. Les
officieuses mains lui présentèrent un cheval de bois qui courait à toute
bride, et qui allait le pas à merveille; il fit quelque difficulté d'y
monter, disant qu'il s'en fallait beaucoup qu'il ne fût chevalier errant
comme don Quichotte: mais sa résistance ne servit de rien, on le planta
sur le cheval de bois. Il avait une housse et une selle en broderie d'or
et de diamants. Chatte Blanche montait un singe, le plus beau et le plus
superbe qui se soit encore vu; elle avait quitté son grand voile, et
portait un bonnet à la dragonne, qui lui donnait un air si résolu que
toutes les souris du voisinage en avaient peur. Il ne s'était jamais
fait une chasse plus agréable; les chats couraient plus vite que les
lapins et les lièvres; de sorte que, lorsqu'ils en prenaient, Chatte
Blanche faisait faire la curée devant elle, et il s'y passait mille
tours d'adresse très réjouissants; les oiseaux n'étaient pas de leur
côté trop en sûreté, car les chatons grimpaient aux arbres, et le maître
singe portait Chatte Blanche jusque dans les nids des aigles, pour
disposer à sa volonté des petites altesses aiglonnes.

La chasse étant finie, elle prit un cor qui était long comme le doigt,
mais qui rendait un son si clair et si haut qu'on l'entendait aisément
de dix lieues: dès qu'elle eut sonné deux ou trois fanfares, elle fut
environnée de tous les chats du pays, les uns paraissaient en l'air,
montés sur des chariots, les autres dans des barques abordaient par eau,
enfin, il ne s'en est jamais tant vu. Ils étaient presque tous habillés
de différentes manières: elle retourna au château avec ce pompeux
cortège, et pria le prince d'y venir. Il le voulut bien, quoiqu'il lui
semblât que tant de chatonnerie tenait un peu du sabbat et du sorcier,
et que la chatte parlante l'étonnât plus que tout le reste.

Dès qu'elle fut rentrée chez elle, on lui mit son grand voile noir; elle
soupa avec le prince, il avait faim, et mangea de bon appétit; l'on
apporta des liqueurs dont il but avec plaisir, et sur-le-champ elles lui
ôtèrent le souvenir du petit chien qu'il devait porter au roi. Il ne
pensa plus qu'à miauler avec Chatte Blanche, c'est-à-dire, à lui tenir
bonne et fidèle compagnie; il passait les jours en fêtes agréables,
tantôt à la pêche ou à la chasse, puis l'on faisait des ballets, des
carrousels, et mille autres choses où il se divertissait très bien;
souvent même la belle chatte composait des vers et des chansonnettes
d'un style si passionné qu'il semblait qu'elle avait le coeur tendre, et
que l'on ne pouvait parler comme elle faisait sans aimer; mais son
secrétaire, qui était un vieux chat, écrivait si mal que, encore que ses
ouvrages aient été conservés, il est impossible de les lire.

Le prince avait oublié jusqu'à son pays. Les mains dont j'ai parlé
continuaient de le servir. Il regrettait quelquefois de n'être pas chat,
pour passer sa vie dans cette bonne compagnie. «Hélas! disait-il à
Chatte Blanche, que j'aurai de douleur de vous quitter; je vous aime si
chèrement! ou devenez fille, ou rendez-moi chat.» Elle trouvait son
souhait fort plaisant, et ne lui faisait que des réponses obscures, où
il ne comprenait presque rien.

Une année s'écoule bien vite quand on n'a ni souci ni peine, qu'on se
réjouit et qu'on se porte bien. Chatte Blanche savait le temps où il
devait retourner; et comme il n'y pensait plus, elle l'en fit souvenir.
«Sais-tu, dit-elle, que tu n'as que trois jours pour chercher le petit
chien que le roi ton père souhaite, et que tes frères en ont trouvé de
fort beaux?» Le prince revint à lui, et s'étonnant de sa négligence:
«Par quel charme secret, s'écria-t-il, ai-je oublié la chose du monde
qui m'est la plus importante? Il y va de ma gloire et de ma fortune; où
prendrai-je un chien tel qu'il le faut pour gagner un royaume, et un
cheval assez diligent pour faire tant de chemin?» Il commença de
s'inquiéter, et s'affligea beaucoup.

Chatte Blanche lui dit, en s'adoucissant: «Fils de roi, ne te chagrine
point, je suis de tes amies; tu peux rester encore ici un jour, et
quoiqu'il y ait cinq cents lieues d'ici à ton pays, le bon cheval de
bois t'y portera en moins de douze heures.--Je vous remercie, belle
Chatte, dit le prince; mais il ne me suffit pas de retourner vers mon
père, il faut que je lui porte un petit chien.--Tiens, lui dit Chatte
Blanche, voici un gland où il y en a un plus beau que la canicule.--Oh,
dit le prince, madame la Chatte, Votre Majesté se moque de
moi.--Approche le gland de ton oreille, continua-t-elle, et tu
l'entendras japper.» Il obéit. Aussitôt le petit chien fit jap, jap, et
le prince demeura transporté de joie, car tel chien qui tient dans un
gland doit être fort petit. Il voulait l'ouvrir, tant il avait envie de
le voir, mais Chatte Blanche lui dit qu'il pourrait avoir froid par les
chemins, et qu'il valait mieux attendre qu'il fût devant le roi son
père. Il la remercia mille fois, et lui dit un adieu très tendre. «Je
vous assure, ajouta-t-il, que les jours m'ont paru si courts avec vous
que je regrette en quelque façon de vous laisser ici; et quoique vous y
soyez souveraine, et que tous les chats qui vous font la cour aient plus
d'esprit et de galanterie que les nôtres, je ne laisse pas de vous
convier de venir avec moi.» La Chatte ne répondit à cette proposition
que par un profond soupir.

Ils se quittèrent; le prince arriva le premier au château où le
rendez-vous avait été réglé avec ses frères. Ils s'y rendirent peu
après, et demeurèrent surpris de voir dans la cour un cheval de bois qui
sautait mieux que tous ceux que l'on a dans les académies.

Le prince vint au-devant d'eux. Ils s'embrassèrent plusieurs fois, et se
rendirent compte de leurs voyages; mais notre prince déguisa à ses
frères la vérité de ses aventures, et leur montra un méchant chien, qui
servait à tourner la broche, disant qu'il l'avait trouvé si joli que
c'était celui qu'il apportait au roi. Quelque amitié qu'il y eût entre
eux, les deux aînés sentirent une secrète joie du mauvais choix de leur
cadet: ils étaient à table, et se marchaient sur le pied, comme pour se
dire qu'ils n'avaient rien à craindre de ce côté-là.

Le lendemain ils partirent ensemble dans un même carrosse. Les deux fils
aînés du roi avaient de petits chiens dans des paniers, si beaux et si
délicats que l'on osait à peine les toucher. Le cadet portait le pauvre
tournebroche, qui était si crotté que personne ne pouvait le souffrir.
Lorsqu'ils furent dans le palais, chacun les environna pour leur
souhaiter la bienvenue; ils entrèrent dans l'appartement du roi.
Celui-ci ne savait en faveur duquel décider, car les petits chiens qui
lui étaient présentés par ses deux aînés étaient presque d'une égale
beauté, et ils se disputaient déjà l'avantage de la succession, lorsque
leur cadet les mit d'accord en tirant de sa poche le gland que Chatte
Blanche lui avait donné. Il l'ouvrit promptement, puis chacun vit un
petit chien couché sur du coton. Il passait au milieu d'une bague sans y
toucher. Le prince le mit par terre, aussitôt il commença de danser la
sarabande avec des castagnettes, aussi légèrement que la plus célèbre
Espagnole. Il était de mille couleurs différentes, ses soies et ses
oreilles traînaient par terre. Le roi demeura fort confus, car il était
impossible de trouver rien à redire à la beauté du toutou.

Cependant il n'avait aucune envie de se défaire de sa couronne. Le plus
petit fleuron lui était plus cher que tous les chiens de l'univers. Il
dit donc à ses enfants qu'il était satisfait de leurs peines; mais
qu'ils avaient si bien réussi dans la première chose qu'il avait
souhaitée d'eux qu'il voulait encore éprouver leur habileté avant de
tenir parole; qu'ainsi il leur donnait un an à chercher par terre et par
mer une pièce de toile si fine qu'elle passât par le trou d'une aiguille
à faire du point de Venise. Ils demeurèrent tous trois très affligés
d'être en obligation de retourner à une nouvelle quête. Les deux
princes, dont les chiens étaient moins beaux que celui de leur cadet, y
consentirent. Chacun partit de son côté, sans se faire autant d'amitié
que la première fois, car le tournebroche les avait un peu refroidis.

Notre prince reprit son cheval de bois; et sans vouloir chercher
d'autres secours que ceux qu'il pourrait espérer de l'amitié de Chatte
Blanche, il partit en toute diligence, et retourna au château où elle
l'avait si bien reçu. Il en trouva toutes les portes ouvertes; les
fenêtres, les toits, les tours et les murs étaient bien éclairés de cent
mille lampes, qui faisaient un effet merveilleux. Les mains qui
l'avaient si bien servi s'avancèrent au-devant de lui, prirent la bride
de l'excellent cheval de bois, qu'elles menèrent à l'écurie, pendant que
le prince entrait dans la chambre de Chatte Blanche.

Elle était couchée dans une petite corbeille, sur un matelas de satin
blanc très propre. Elle avait des cornettes négligées, et paraissait
abattue; mais quand elle aperçut le prince, elle fit mille sauts et
autant de gambades, pour lui témoigner la joie qu'elle avait. «Quelque
sujet que j'eusse, lui dit-elle, d'espérer ton retour, je t'avoue, fils
de roi, que je n'osais m'en flatter; et je suis ordinairement si
malheureuse dans les choses que je souhaite, que celle-ci me surprend.»
Le prince reconnaissant lui fit mille caresses; il lui conta le succès
de son voyage, qu'elle savait peut-être mieux que lui, et que le roi
voulait une pièce de toile qui pût passer par le trou d'une aiguille;
qu'à la vérité il croyait la chose impossible, mais qu'il n'avait pas
laissé de la tenter, se promettant tout de son amitié et de son secours.
Chatte Blanche, prenant un air plus sérieux, lui dit que c'était une
affaire à laquelle il fallait penser, que par bonheur elle avait dans
son château des chattes qui filaient fort bien, qu'elle-même y mettrait
la griffe, et qu'elle avancerait cette besogne; qu'ainsi il pouvait
demeurer tranquille, sans aller bien loin chercher ce qu'il trouverait
plus aisément chez elle qu'en aucun lieu du monde.

Les mains parurent, elles portaient des flambeaux; et le prince les
suivant avec Chatte Blanche entra dans une magnifique galerie qui
régnait le long d'une grande rivière, sur laquelle on tira un grand feu
d'artifice surprenant. L'on y devait brûler quatre chats, dont le procès
était fait dans les formes. Ils étaient accusés d'avoir mangé le rôti du
souper de Chatte Blanche, son fromage, son lait, d'avoir même conspiré
contre sa personne avec Martafax et L'hermite, fameux rats de la contrée,
et tenus pour tels par La Fontaine, auteur très véritable: mais avec
tout cela, l'on savait qu'il y avait beaucoup de cabale dans cette
affaire, et que la plupart des témoins étaient subornés. Quoi qu'il en
soit, le prince obtint leur grâce. Le feu d'artifice ne fit mal à
personne, et l'on n'a encore jamais vu de si belles fusées.

L'on servit ensuite une médianoche très propre, qui causa plus de
plaisir au prince que le feu, car il avait grand faim, et son cheval de
bois l'avait mené si vite qu'il n'a jamais été de diligence pareille.
Les jours suivants se passèrent comme ceux qui les avaient précédés,
avec mille fêtes différentes, dont l'ingénieuse Chatte Blanche régalait
son hôte. C'est peut-être le premier mortel qui se soit si bien diverti
avec des chats, sans avoir d'autre compagnie.

Il est vrai que Chatte Blanche avait l'esprit agréable, liant, et
presque universel. Elle était plus savante qu'il n'est permis à une
chatte de l'être. Le prince s'en étonnait quelquefois: «Non, lui
disait-il, ce n'est point une chose naturelle que tout ce que je
remarque de merveilleux en vous: si vous m'aimez, charmante minette,
apprenez-moi par quel prodige vous pensez et vous parlez si juste qu'on
pourrait vous recevoir dans les académies fameuses des plus beaux
esprits?--Cesse tes questions, fils de roi, lui disait-elle, il ne m'est
pas permis d'y répondre, et tu peux pousser tes conjectures aussi loin
que tu voudras, sans que je m'y oppose; qu'il te suffise que j'aie
toujours pour toi patte de velours, et que je m'intéresse tendrement
dans tout ce qui te regarde.»

Insensiblement cette seconde année s'écoula comme la première, le prince
ne souhaitait guère de choses que les mains diligentes ne lui
apportassent sur-le-champ, soit des livres, des pierreries, des
tableaux, des médailles antiques; enfin il n'avait qu'à dire je veux un
tel bijou, qui est dans le cabinet du Mogol ou du roi de Perse, telle
statue de Corinthe ou de la Grèce, il voyait aussitôt devant lui ce
qu'il désirait, sans savoir ni qui l'avait apporté, ni d'où il venait.
Cela ne laisse pas d'avoir ses agréments; et pour se délasser, l'on est
quelquefois bien aise de se voir maître des plus beaux trésors de la
terre.

Chatte Blanche, qui veillait toujours aux intérêts du prince, l'avertit
que le temps de son départ approchait, qu'il pouvait se tranquilliser
sur la pièce de toile qu'il désirait, et qu'elle lui en avait fait une
merveilleuse; elle ajouta qu'elle voulait cette fois-ci lui donner un
équipage digne de sa naissance, et sans attendre sa réponse, elle
l'obligea de regarder dans la grande cour du château. Il y avait une
calèche découverte, d'or émaillé de couleur de feu, avec mille devises
galantes, qui satisfaisaient autant l'esprit que les yeux. Douze chevaux
blancs comme la neige, attachés quatre à quatre de front, la traînaient,
chargés de harnais de velours couleur de feu en broderie de diamants, et
garnis de plaques d'or. La doublure de la calèche était pareille, et
cent carrosses à huit chevaux, tous remplis de seigneurs de grande
apparence, très superbement vêtus, suivaient cette calèche. Elle était
encore accompagnée par mille gardes du corps dont les habits étaient si
couverts de broderie que l'on n'apercevait point l'étoffe; ce qui était
singulier, c'est qu'on voyait partout le portrait de Chatte Blanche,
soit dans les devises de la calèche, ou sur les habits des gardes du
corps, ou attachés avec un ruban du justaucorps de ceux qui faisaient le
cortège, comme un ordre nouveau dont elle les avait honorés.

«Va, dit-elle au prince, va paraître à la cour du roi ton père, d'une
manière si somptueuse que tes airs magnifiques servent à lui en imposer,
afin qu'il ne te refuse plus la couronne que tu mérites. Voilà une noix,
ne la casse qu'en sa présence, tu y trouveras la pièce de toile que tu
m'as demandée.--Aimable Blanchette, lui dit-il, je vous avoue que je
suis si pénétré de vos bontés, que si vous y vouliez consentir, je
préférerais de passer ma vie avec vous à toutes les grandeurs que j'ai
lieu de me promettre ailleurs.--Fils de roi, répliqua-t-elle, je suis
persuadée de la bonté de ton coeur, c'est une marchandise rare parmi les
princes, ils veulent être aimés de tout le monde, et ne veulent rien
aimer; mais tu montres assez que la règle générale a son exception. Je
te tiens compte de l'attachement que tu témoignes pour une petite Chatte
Blanche, qui dans le fond n'est propre à rien qu'à prendre des souris.»
Le prince lui baisa la patte, et partit.

L'on aurait de la peine à croire la diligence qu'il fit, si l'on ne
savait déjà de quelle manière le cheval de bois l'avait porté en moins
de deux jours à plus de cinq cents lieues du château; de sorte que le
même pouvoir qui anima celui-là pressa si fort les autres qu'ils ne
restèrent que vingt-quatre heures sur le chemin; ils ne s'arrêtèrent en
aucun endroit, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés chez le roi, où les
deux frères aînés du prince s'étaient déjà rendus; de sorte que ne
voyant point paraître leur cadet, ils s'applaudissaient de sa
négligence, et se disaient tout bas l'un à l'autre: «Voilà qui est bien
heureux, il est mort ou malade, il ne sera point notre rival dans
l'affaire importante qui va se traiter.» Aussitôt ils déployèrent leurs
toiles, qui à la vérité étaient si fines qu'elles passaient par le trou
d'une grosse aiguille, mais dans une petite, cela ne se pouvait; et le
roi, très aise de ce prétexte de dispute, leur montra l'aiguille qu'il
avait proposée et que les magistrats, par son ordre, apportèrent du
trésor de la ville, où elle avait été soigneusement enfermée.

Il y avait beaucoup de murmure sur cette dispute. Les amis des princes,
et particulièrement ceux de l'aîné, car c'était sa toile qui était la
plus belle, disaient que c'était là une franche chicane, où il entrait
beaucoup d'adresse et de normanisme. Les créatures du roi soutenaient
qu'il n'était point obligé de tenir des conditions qu'il n'avait pas
proposées; enfin, pour les mettre tous d'accord, l'on entendit un bruit
charmant de trompettes, de timbales et de hautbois; c'était notre prince
qui arrivait en pompeux appareil. Le roi et ses deux fils demeurèrent
aussi étonnés les uns que les autres d'une si grande magnificence.

Après qu'il eut salué respectivement son père, embrassé ses frères, il
tira d'une boîte couverte de rubis la noix qu'il cassa; il croyait y
trouver la pièce de toile tant vantée; mais il y avait au lieu une
noisette. Il cassa encore, et demeura surpris de voir un noyau de
cerise. Chacun se regardait, le roi riait tout doucement, et se moquait
que son fils eût été assez crédule pour croire apporter dans une noix
une pièce de toile: mais pourquoi ne l'aurait-il pas cru, puisqu'il a
déjà donné un petit chien qui tenait dans un gland? Il cassa donc le
noyau de cerise, qui était rempli de son amande; alors il s'éleva un
grand bruit dans la chambre, l'on n'entendait autre chose que: «Le
prince cadet est la dupe de l'aventure.» Il ne répondit rien aux
mauvaises plaisanteries des courtisans; il ouvre l'amande, et trouve un
grain de blé puis dans le grain de blé un grain de millet. Oh! c'est la
vérité qu'il commença à se défier, et marmotta entre ses dents: «Chatte
Blanche, Chatte Blanche, tu t'es moquée de moi.» Il sentit dans ce
moment la griffe d'un chat sur sa main, dont il fut si bien égratigné
qu'il saignait. Il ne savait si cette griffade était faite pour lui
donner du coeur, ou lui faire perdre courage. Cependant il ouvrit le
grain de millet, et l'étonnement de tout le monde ne fut pas petit,
quand il en tira une pièce de toile de quatre cents aunes, si
merveilleuse que tous les oiseaux, les animaux et les poissons y étaient
peints avec les arbres, les fruits et les plantes de la terre, les
rochers, les raretés et les coquillages de la mer, le soleil, la lune,
les étoiles, les astres et les planètes des cieux: il y avait encore le
portrait des rois et autres souverains qui régnaient pour lors dans le
monde; celui de leurs femmes, de leurs maîtresses, de leurs enfants et
de tous leurs sujets, sans que le plus petit polisson y fût oublié.
Chacun dans son état faisait le personnage qui lui convenait, et vêtu à
la mode de son pays. Lorsque le roi vit cette pièce de toile, il devint
aussi pâle que le prince était devenu rouge de la chercher si longtemps.
L'on présenta l'aiguille, et elle y passa et repassa six fois. Le roi et
les deux princes aînés gardaient un morne silence, quoique la beauté si
rare de cette toile les forçât de temps en temps de dire que tout ce qui
était dans l'univers ne lui était pas comparable.

Le roi poussa un profond soupir, et se tournant vers ses enfants: «Rien
ne peut, leur dit-il, me donner tant de consolation dans ma vieillesse
que de reconnaître votre déférence pour moi, je souhaite donc que vous
vous mettiez à une nouvelle épreuve. Allez encore voyager un an, et
celui qui au bout de l'année ramènera la plus belle fille l'épousera, et
sera couronné roi à son mariage; c'est aussi bien une nécessité que mon
successeur se marie. Je jure, je promets, que je ne différerai plus à
donner la récompense que j'ai promise.»

Toute l'injustice roulait sur notre prince. Le petit chien et la pièce
de toile méritaient dix royaumes plutôt qu'un; mais il était si bien né
qu'il ne voulut point contrarier la volonté de son père; et sans
différer, il remonta dans sa calèche: tout son équipage le suivit, et il
retourna auprès de sa chère Chatte Blanche; elle savait le jour et le
moment qu'il devait arriver, tout était jonché de fleurs sur le chemin,
mille cassolettes fumaient de tous côtés, et particulièrement dans le
château. Elle était assise sur un tapis de Perse, et sous un pavillon de
drap d'or, dans une galerie où elle pouvait le voir revenir. Il fut reçu
par les mains qui l'avaient toujours servi. Tous les chats grimpèrent
sur les gouttières pour le féliciter par un miaulage désespéré.

«Eh bien, fils de roi, lui dit-elle, te voilà donc encore revenu sans
couronne?--Madame, répliqua-t-il, vos bontés m'avaient mis en état de la
gagner: mais je suis persuadé que le roi aurait plus de peine à s'en
défaire que je n'aurais de plaisir à la posséder.--N'importe, dit-elle,
il ne faut rien négliger pour la mériter, je te servirai dans cette
occasion; et puisqu'il faut que tu mènes une belle fille à la cour de
ton père, je t'en chercherai quelqu'une qui te fera gagner le prix;
cependant réjouissons-nous, j'ai ordonné un combat naval entre mes chats
et les terribles rats de la contrée. Mes chats seront peut-être
embarrassés, car ils craignent l'eau; mais aussi ils auraient trop
d'avantage, et il faut, autant qu'on le peut, égaler toutes choses.» Le
prince admira la prudence de madame Minette. Il la loua beaucoup, et fut
avec elle sur une terrasse qui donnait vers la mer.

Les vaisseaux des chats consistaient en de grands morceaux de liège, sur
lesquels ils voguaient assez commodément. Les rats avaient joint
plusieurs coques d'oeufs, et c'étaient là leurs navires. Le combat
s'opiniâtra cruellement; les rats se jetaient dans l'eau, et nageaient
bien mieux que les chats; de sorte que vingt fois ils furent vainqueurs
et vaincus; mais Minagrobis, amiral de la flotte chatonique, réduisit la
gente ratonienne dans le dernier désespoir. Il mangea à belles dents le
général de leur flotte; c'était un vieux rat expérimenté, qui avait fait
trois fois le tour du monde dans de bons vaisseaux, où il n'était ni
capitaine, ni matelot, mais seulement croque-lardon.

Chatte Blanche ne voulut pas qu'on détruisît absolument ces pauvres
infortunés. Elle avait de la politique, et songeait que s'il n'y avait
plus ni rats, ni souris dans le pays, ses sujets vivraient dans une
oisiveté qui pourrait lui devenir préjudiciable. Le prince passa cette
année comme il avait fait des autres, c'est-à-dire à la chasse, à la
pêche, au jeu, car Chatte Blanche jouait fort bien aux échecs. Il ne
pouvait s'empêcher de temps en temps de lui faire de nouvelles
questions, pour savoir par quel miracle elle parlait. Il lui demandait
si elle était fée, ou si par une métamorphose on l'avait rendue chatte;
mais comme elle ne disait jamais que ce qu'elle voulait bien dire, elle
ne répondait aussi que ce qu'elle voulait bien répondre, et c'était tant
de petits mots qui ne signifiaient rien qu'il jugea aisément qu'elle ne
voulait pas partager son secret avec lui.

Rien ne s'écoule plus vite que des jours qui se passent sans peine et
sans chagrin, et si la chatte n'avait pas été soigneuse de se souvenir
du temps qu'il fallait retourner à la cour, il est certain que le prince
l'aurait absolument oublié. Elle l'avertit la veille qu'il ne tiendrait
qu'à lui d'emmener une des plus belles princesses qui fût dans le monde,
que l'heure de détruire le fatal ouvrage des fées était à la fin arrivé,
et qu'il fallait pour cela qu'il se résolût à lui couper la tête et la
queue, qu'il jetterait promptement dans le feu. «Moi, s'écria-t-il,
Blanchette! mes amours! moi, dis-je, je serais assez barbare pour vous
tuer? Ah! vous voulez sans doute éprouver mon coeur, mais soyez certaine
qu'il n'est point capable de manquer à l'amitié et à la reconnaissance
qu'il vous doit.--Non, fils de roi, continua-t-elle, je ne te soupçonne
d'aucune ingratitude; je connais ton mérite, ce n'est ni toi, ni moi qui
réglons dans cette affaire notre destinée. Fais ce que je souhaite, nous
recommencerons l'un et l'autre d'être heureux, et tu connaîtras, foi de
chatte de bien et d'honneur, que je suis véritablement ton amie.

Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeux du jeune prince, de la
seule pensée qu'il fallait couper la tête à sa petite chatonne qui était
si jolie et si gracieuse. Il dit encore tout ce qu'il put imaginer de
plus tendre pour qu'elle l'en dispensât, elle répondait opiniâtrement
qu'elle voulait mourir de sa main; et que c'était l'unique moyen
d'empêcher que ses frères n'eussent la couronne; en un mot, elle le
pressa avec tant d'ardeur qu'il tira son épée en tremblant, et, d'une
main mal assurée, il coupa la tête et la queue de sa bonne amie la
chatte: en même temps il vit la plus charmante métamorphose qui se
puisse imaginer. Le corps de Chatte Blanche devint grand, et se changea
tout d'un coup en fille, c'est ce qui ne saurait être décrit, il n'y a
eu que celle-là d'aussi accomplie. Ses yeux ravissaient les coeurs, et
sa douceur les retenait: sa taille était majestueuse, l'air noble et
modeste, un esprit liant, des manières engageantes; enfin, elle était
au-dessus de tout ce qu'il y a de plus aimable.

Le prince en la voyant demeura si surpris, et d'une surprise si
agréable, qu'il se crut enchanté. Il ne pouvait parler, ses yeux
n'étaient pas assez grands pour la regarder, et sa langue liée ne
pouvait expliquer son étonnement; mais ce fut bien autre chose,
lorsqu'il vit entrer un nombre extraordinaire de dames et de seigneurs,
qui tenant tous leur peau de chattes ou de chats jetée sur leurs épaules
vinrent se prosterner aux pieds de la reine, et lui témoigner leur joie
de la revoir dans son état naturel. Elle les reçut avec des témoignages
de bonté qui marquaient assez le caractère de son coeur. Et après avoir
tenu son cercle quelques moments, elle ordonna qu'on la laissât seule
avec le prince, et elle lui parla ainsi:

«Ne pensez pas, seigneur, que j'aie toujours été chatte, ni que ma
naissance soit obscure parmi les hommes. Mon père était roi de six
royaumes. Il aimait tendrement ma mère, et la laissait dans une entière
liberté de faire tout ce qu'elle voulait. Son inclination dominante
était de voyager; de sorte qu'étant grosse de moi, elle entreprit
d'aller voir une certaine montagne, dont elle avait entendu dire des
choses surprenantes. Comme elle était en chemin, on lui dit qu'il y
avait, proche du lieu où elle passait, un ancien château de fées, le
plus beau du monde, tout au moins qu'on le croyait tel par une tradition
qui en était restée; car d'ailleurs comme personne n'y entrait, on n'en
pouvait juger, mais qu'on savait très sûrement que ces fées avaient dans
leur jardin les meilleurs fruits, les plus savoureux et délicats qui se
fussent jamais mangés.

Aussitôt la reine ma mère eut une envie si violente d'en manger qu'elle
y tourna ses pas. Elle arriva à la porte de ce superbe édifice, qui
brillait d'or et d'azur de tous les côtés; mais elle y frappa
inutilement: qui que ce soit ne parut, il semblait que tout le monde y
était mort; son envie augmentant par les difficultés, elle envoya quérir
des échelles, afin que l'on pût passer par-dessus les murs du jardin, et
l'on en serait venu à bout si ces murs ne se fussent haussés à vue
d'oeil, bien que personne n'y travaillât; l'on attachait des échelles
les unes aux autres, elles rompaient sous le poids de ceux qu'on y
faisait monter, et ils s'estropiaient ou se tuaient.

La reine se désespérait. Elle voyait de grands arbres chargés de fruits
qu'elle croyait délicieux, elle en voulait manger ou mourir; de sorte
qu'elle fit tendre des tentes fort riches devant le château, et elle y
resta six semaines avec toute sa cour. Elle ne dormait ni ne mangeait,
elle soupirait sans cesse, elle ne parlait que des fruits du jardin
inaccessible; enfin elle tomba dangereusement malade, sans que qui que
ce soit pût apporter le moindre remède à son mal, car les inexorables
fées n'avaient pas même paru depuis qu'elle s'était établie proche de
leur château. Tous ses officiers s'affligeaient extraordinairement: l'on
n'entendait que des pleurs et des soupirs, pendant que la reine mourante
demandait des fruits à ceux qui la servaient; mais elle n'en voulait
point d'autres que ceux qu'on lui refusait.

Une nuit qu'elle s'était un peu assoupie, elle vit en se réveillant une
petite vieille, laide et décrépite, assise dans un fauteuil au chevet de
son lit. Elle était surprise que ses femmes eussent laissé approcher si
près d'elle une inconnue, lorsque celle-ci lui dit: «Nous trouvons Ta
Majesté bien importune, de vouloir avec tant d'opiniâtreté manger de nos
fruits; mais puisqu'il y va de ta précieuse vie, mes soeurs et moi
consentons à t'en donner tant que tu pourras en emporter, et tant que tu
resteras ici, pourvu que tu nous fasses un don.--Ah! ma bonne mère,
s'écria la reine, parlez, je vous donne mes royaumes, mon coeur, mon
âme, pourvu que j'aie des fruits, je ne saurais les acheter trop
cher.--Nous voulons, dit-elle, que Ta Majesté nous donne la fille que tu
portes dans ton sein; dès qu'elle sera née, nous la viendrons quérir;
elle sera nourrie parmi nous; il n'y a point de vertus, de beautés, de
sciences, dont nous ne la voulions douer: en un mot, ce sera notre
enfant, nous la rendrons heureuse; mais observe que Ta Majesté ne la
reverra plus qu'elle ne soit mariée. Si la proposition t'agrée, je vais
tout à l'heure te guérir, et te mener dans nos vergers; malgré la nuit,
tu verras assez clair pour choisir ce que tu voudras. Si ce que je te
dis ne te plaît pas, bonsoir, madame la reine, je vais dormir.--Quelque
dure que soit la loi que vous m'imposez, répondit la reine, je l'accepte
plutôt que de mourir; car il est certain que je n'ai pas un jour à
vivre, ainsi je perdrais mon enfant en me perdant. Guérissez-moi,
savante fée, continua-t-elle, et ne me laissez pas un moment sans jouir
du privilège que vous venez de m'accorder.»

La fée la toucha avec une petite baguette d'or, en disant: «Que Ta
Majesté soit quitte de tous les maux qui la retiennent dans ce lit.» Il
lui sembla aussitôt qu'on lui ôtait une robe fort pesante et fort dure,
dont elle se sentait comme accablée, et qu'il y avait des endroits où
elle tenait davantage. C'était apparemment ceux où le mal était le plus
grand. Elle fit appeler toutes ses dames, et leur dit avec un visage gai
qu'elle se portait à merveille, qu'elle allait se lever, et qu'enfin ces
portes si bien verrouillées et si bien barricadées du palais de féerie
lui seraient ouvertes pour manger de beaux fruits, et pour en emporter
tant qu'il lui plairait.

Il n'y eut aucune de ses dames qui ne crût la reine en délire, et que
dans ce moment elle rêvait à ces fruits qu'elle avait tant souhaités; de
sorte qu'au lieu de lui répondre, elles se prirent à pleurer, et firent
éveiller tous les médecins pour voir en quel état elle était. Ce
retardement désespérait la reine; elle demandait promptement ses habits,
on les lui refusait; elle se mettait en colère, et devenait fort rouge.
L'on disait que c'était l'effet de sa fièvre; cependant les médecins
étant entrés, après lui avoir touché le pouls, et fait leurs cérémonies
ordinaires, ne purent nier qu'elle fût dans une parfaite santé. Ses
femmes qui virent la faute que le zèle leur avait fait commettre
tâchèrent de la réparer en l'habillant promptement. Chacun lui demanda
pardon, tout fut apaisé, et elle se hâta de suivre la vieille fée qui
l'avait toujours attendue.

Elle entra dans le palais où rien ne pouvait être ajouté pour en faire
le plus beau lieu du monde. Vous le croirez aisément, seigneur, ajouta
la reine Chatte Blanche, quand je vous aurai dit que c'est celui où nous
sommes; deux autres fées un peu moins vieilles que celle qui conduisait
ma mère les reçurent à la porte, et lui firent un accueil très
favorable. Elle les pria de la mener promptement dans le jardin, et vers
les espaliers où elle trouverait les meilleurs fruits. «Ils sont tous
également bons, lui dirent-elles, et si ce n'était que tu veux avoir le
plaisir de les cueillir toi-même, nous n'aurions qu'à les appeler pour
les faire venir ici.--Je vous supplie, mesdames, dit la reine, que j'aie
la satisfaction de voir une chose si extraordinaire.» La plus vieille
mit ses doigts dans sa bouche, et siffla trois fois, puis elle cria:
«Abricots, pêches, pavis, brugnons, cerises, prunes, poires, bigarreaux,
melons, muscats, pommes, oranges, citrons, groseilles, fraises,
framboises, accourez à ma voix.--Mais, dit la reine, tout ce que vous
venez d'appeler vient en différentes saisons.--Cela n'est pas ainsi dans
nos vergers, dirent-elles, nous avons de tous les fruits qui sont sur la
terre, toujours mûrs, toujours bons, et qui ne se gâtent jamais.

En même temps, ils arrivèrent roulants, rampants, pêle-mêle, sans se
gâter ni se salir; de sorte que la reine, impatiente de satisfaire son
envie, se jeta dessus, et prit les premiers qui s'offrirent sous ses
mains; elle les dévora plutôt qu'elle ne les mangea.

Après s'en être un peu rassasiée, elle pria les fées de la laisser aller
aux espaliers, pour avoir le plaisir de les choisir de l'oeil avant que
de les cueillir.» Nous y consentons volontiers, dirent les trois fées;
mais souviens-toi de la promesse que tu nous as faite, il ne te sera
plus permis de t'en dédire.--Je suis persuadée, répliqua-t-elle, que
l'on est si bien avec vous, et ce palais me semble si beau, que si je
n'aimais pas chèrement le roi mon mari, je m'offrirais d'y demeurer
aussi; c'est pourquoi vous ne devez point craindre que je rétracte ma
parole.» Les fées, très contentes, lui ouvrirent tous leurs jardins, et
tous leurs enclos; elle y resta trois jours et trois nuits sans en
vouloir sortir, tant elle les trouvait délicieux. Elle cueillit des
fruits pour sa provision; et comme ils ne se gâtent jamais, elle en fit
charger quatre mille mulets qu'elle emmena. Les fées ajoutèrent à leurs
fruits des corbeilles d'or, d'un travail exquis, pour les mettre, et
plusieurs raretés dont le prix est excessif; elles lui promirent de
m'élever en princesse, de me rendre parfaite, et de me choisir un époux,
qu'elle serait avertie de la noce, et qu'elles espéraient bien qu'elle y
viendrait.

Le roi fut ravi du retour de la reine; toute la cour lui en témoigna sa
joie; ce n'étaient que bals, mascarades, courses de bagues et festins,
où les fruits de la reine étaient servis comme un régal délicieux. Le
roi les mangeait préférablement à tout ce qu'on pouvait lui présenter.
Il ne savait point le traité qu'elle avait fait avec les fées, et
souvent il lui demandait en quel pays elle était allée pour rapporter de
si bonnes choses; elle lui répondait qu'elles se trouvaient sur une
montagne presque inaccessible, une autre fois qu'elles venaient dans des
vallons, puis au milieu d'un jardin ou dans une grande forêt. Le roi
demeurait surpris de tant de contrariétés. Il questionnait ceux qui
l'avaient accompagnée; mais elle leur avait tant défendu de conter à
personne son aventure qu'ils n'osaient en parler. Enfin la reine
inquiète de ce qu'elle avait promis aux fées, voyant approcher le temps
de ses couches, tomba dans une mélancolie affreuse, elle soupirait à
tout moment, et changeait à vue d'oeil. Le roi s'inquiéta, il pressa la
reine de lui déclarer le sujet de sa tristesse; et après des peines
extrêmes, elle lui apprit tout ce qui s'était passé entre les fées et
elle, et comme elle leur avait promis la fille qu'elle devait avoir.
«Quoi! s'écria le roi, nous n'avons point d'enfants, vous savez à quel
point j'en désire, et pour manger deux ou trois pommes, vous avez été
capable de promettre votre fille? Il faut que vous n'ayez aucune amitié
pour moi.» Là-dessus il l'accabla de mille reproches, dont ma pauvre
mère pensa mourir de douleur; mais il ne se contenta pas de cela, il la
fit enfermer dans une tour, et mit des gardes de tous côtés pour
empêcher qu'elle n'eût commerce avec qui que ce fût au monde, que les
officiers qui la servaient, encore changea-t-il ceux qui avaient été
avec elle au château des fées.

La mauvaise intelligence du roi et de la reine jeta la cour dans une
consternation infinie. Chacun quitta ses riches habits pour en prendre
de conformes à la douleur générale. Le roi, de son côté, paraissait
inexorable; il ne voyait plus sa femme, et sitôt que je fus née, il me
fit apporter dans son palais pour y être nourrie, pendant qu'elle
resterait prisonnière et fort malheureuse. Les fées n'ignoraient rien de
ce qui se passait; elles s'en irritèrent, elles voulaient m'avoir, elles
me regardaient comme leur bien, et que c'était leur faire un vol que de
me retenir. Avant que de chercher une vengeance proportionnée à leur
chagrin, elles envoyèrent une célèbre ambassade au roi, pour l'avertir
de mettre la reine en liberté, et de lui rendre ses bonnes grâces, et
pour le prier aussi de me donner à leurs ambassadeurs, afin d'être
nourrie et élevée parmi elles. Les ambassadeurs étaient si petits et si
contrefaits, car c'étaient des nains hideux, qu'ils n'eurent pas le don
de persuader ce qu'ils voulaient au roi. Il les refusa rudement, et
s'ils n'étaient partis en diligence, il leur serait peut-être arrivé
pis.

Quand les fées surent le procédé de mon père, elles s'indignèrent autant
qu'on peut l'être; et après avoir envoyé dans ses six royaumes tous les
maux qui pouvaient les désoler, elles lâchèrent un dragon épouvantable,
qui remplissait de venin les endroits où il passait, qui mangeait les
hommes et les enfants, et qui faisait mourir les arbres et les plantes
du souffle de son haleine.

Le roi se trouva dans la dernière désolation: il consulta tous les sages
de son royaume sur ce qu'il devait faire pour garantir ses sujets des
malheurs, dont il les voyait accablés. Ils lui conseillèrent d'envoyer
chercher par tout le monde les meilleurs médecins et les plus excellents
remèdes, et d'un autre côté, qu'il fallait promettre la vie aux
criminels condamnés à la mort qui voudraient combattre le dragon. Le
roi, assez satisfait de cet avis, l'exécuta, et n'en reçut aucune
consolation, car la mortalité continuait, et personne n'allait contre le
dragon qu'il n'en fût dévoré; de sorte qu'il eut recours à une fée dont
il était protégé dès sa plus tendre jeunesse. Elle était fort vieille,
et ne se levait presque plus; il alla chez elle, et lui fit mille
reproches de souffrir que le destin le persécutât sans le secourir.
«Comment voulez-vous que je fasse, lui dit-elle, vous avez irrité mes
soeurs; elles ont autant de pouvoir que moi, et rarement nous agissons
les unes contre les autres. Songez à les apaiser en leur donnant votre
fille, cette petite princesse leur appartient: vous avez mis la reine
dans une étroite prison; que vous a donc fait cette femme si aimable
pour la traiter si mal? Résolvez-vous de tenir la parole qu'elle a
donnée, je vous assure que vous serez comblé de biens.»

Le roi mon père m'aimait chèrement; mais ne voyant point d'autre moyen
de sauver ses royaumes, et de se délivrer du fatal dragon, il dit à son
amie qu'il était résolu de la croire, qu'il voulait bien me donner aux
fées, puisqu'elle assurait que je serais chérie et traitée en princesse
de mon rang; qu'il ferait aussi revenir la reine, et qu'elle n'avait
qu'à lui dire à qui il me confierait pour me porter au château de
féerie. «Il faut, lui dit-elle, la porter dans son berceau sur la
montagne de fleurs; vous pourrez même rester aux environs, pour être
spectateur de la fête qui se passera.» Le roi lui dit que dans huit
jours il irait avec la reine, qu'elle en avertît ses soeurs les fées,
afin qu'elles fissent là-dessus ce qu'elles jugeraient à propos.

Dès qu'il fut de retour au palais, il envoya quérir la reine avec autant
de tendresse et de pompe qu'il l'avait fait mettre prisonnière avec
colère et emportement. Elle était si abattue et si changée qu'il aurait
eu peine à la reconnaître, si son coeur ne l'avait pas assuré que
c'était cette même personne qu'il avait tant chérie. Il la pria, les
larmes aux yeux, d'oublier les déplaisirs qu'il venait de lui causer,
l'assurant que ce seraient les derniers qu'elle éprouverait jamais avec
lui. Elle répliqua qu'elle se les était attirés par l'imprudence qu'elle
avait eue de promettre sa fille aux fées; et que si quelque chose la
pouvait rendre excusable, c'était l'état où elle était; enfin il lui
déclara qu'il voulait me remettre entre leurs mains. La reine à son tour
combattit ce dessein: il semblait que quelque fatalité s'en mêlait, et
que je devais toujours être un sujet de discorde entre mon père et ma
mère. Après qu'elle eut bien gémi et pleuré, sans rien obtenir de ce
qu'elle souhaitait (car le roi en voyait trop les funestes conséquences,
et nos sujets continuaient de mourir, comme s'ils eussent été coupables
des fautes de notre famille), elle consentit à tout ce qu'il désirait,
et l'on prépara tout pour la cérémonie.

Je fus mise dans un berceau de nacre de perle, orné de tout ce que l'art
peut faire imaginer de plus galant. Ce n'étaient que guirlandes de
fleurs et festons qui pendaient autour, et les fleurs en étaient de
pierreries, dont les différentes couleurs, frappées par le soleil,
réfléchissaient des rayons si brillants qu'on ne pouvait les regarder.
La magnificence de mon ajustement surpassait, s'il se peut, celle du
berceau. Toutes les bandes de mon maillot étaient faites de grosses
perles, vingt-quatre princesses du sang me portaient sur une espèce de
brancard fort léger; leurs parures n'avaient rien de commun, mais il ne
leur fut pas permis de mettre d'autres couleurs que du blanc, par
rapport à mon innocence. Toute la cour m'accompagna, chacun dans son
rang.

Pendant que l'on montait la montagne, on entendit une mélodieuse
symphonie qui s'approchait; enfin les fées parurent, au nombre de
trente-six; elles avaient prié leurs bonnes amies de venir avec elles;
chacune était assise dans une coquille de perle, plus grande que celle
où Vénus était lorsqu'elle sortit de la mer; des chevaux marins qui
n'allaient guère bien sur la terre les traînaient plus pompeuses que les
premières reines de l'univers; mais d'ailleurs vieilles et laides avec
excès. Elles portaient une branche d'olivier, pour signifier au roi que
sa soumission trouvait grâce devant elles; et lorsqu'elles me tinrent,
ce furent des caresses si extraordinaires qu'il semblait qu'elles ne
voulaient plus vivre que pour me rendre heureuse.

Le dragon qui avait servi à les venger contre mon père venait après
elles, attaché avec des chaînes de diamant: elles me prirent entre leurs
bras, me firent mille caresses, me douèrent de plusieurs avantages, et
commencèrent ensuite le branle des fées. C'est une danse fort gaie; il
n'est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent et gambadèrent;
puis le dragon qui avait mangé tant de personnes s'approcha en rampant.
Les trois fées à qui ma mère m'avait promise, s'assirent dessus, mirent
mon berceau au milieu d'elles, et frappant le dragon avec une baguette,
il déploya aussitôt ses grandes ailes écaillées; plus fines que du
crêpe, elles étaient mêlées de mille couleurs bizarres: elles se
rendirent ainsi au château. Ma mère me voyant en l'air, exposée sur ce
furieux dragon, ne put s'empêcher de pousser de grands cris. Le roi la
consola, par l'assurance que son amie lui avait donnée qu'il ne
m'arriverait aucun accident, et que l'on prendrait le même soin de moi
que si j'étais restée dans son propre palais. Elle s'apaisa, bien qu'il
lui fût très douloureux de me perdre pour si longtemps, et d'en être la
seule cause; car si elle n'avait pas voulu manger les fruits du jardin,
je serais demeurée dans le royaume de mon père, et je n'aurais pas eu
tous les déplaisirs qui me restent à vous raconter.

Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes, avaient bâti exprès une
tour, dans laquelle on trouvait mille beaux appartements pour toutes les
saisons de l'année, des meubles magnifiques, des livres agréables, mais
il n'y avait point de porte, et il fallait toujours entrer par les
fenêtres, qui étaient prodigieusement hautes. L'on trouvait un beau
jardin sur la tour, orné de fleurs, de fontaines et de berceaux de
verdure, qui garantissaient de la chaleur dans la plus ardente canicule.
Ce fut en ce lieu que les fées m'élevèrent avec des soins qui
surpassaient tout ce qu'elles avaient promis à la reine. Mes habits
étaient des plus à la mode, et si magnifiques que si quelqu'un m'avait
vue, l'on aurait cru que c'était le jour de mes noces. Elles
m'apprenaient tout ce qui convenait à mon âge et à ma naissance: je ne
leur donnais pas beaucoup de peine, car il n'y avait guère de choses que
je ne comprisse avec une extrême facilité: ma douceur leur était fort
agréable, et comme je n'avais jamais rien vu qu'elles, je serais
demeurée tranquille dans cette situation le reste de ma vie.

Elles venaient toujours me voir, montées sur le furieux dragon dont j'ai
déjà parlé; elles ne m'entretenaient jamais ni du roi, ni de la reine;
elles me nommaient leur fille, et je croyais l'être. Personne au monde
ne restait avec moi dans la tour qu'un perroquet et un petit chien,
qu'elles m'avaient donnés pour me divertir, car ils étaient doués de
raison, et parlaient à merveille.

Un des côtés de la tour était bâti sur un chemin creux, plein d'ornières
et d'arbres qui l'embarrassaient, de sorte que je n'y avais aperçu
personne depuis qu'on m'avait enfermée. Mais un jour, comme j'étais à la
fenêtre, causant avec mon perroquet et mon chien, j'entendis quelque
bruit. Je regardai de tous côtés, et j'aperçus un jeune chevalier qui
s'était arrêté pour écouter notre conversation; je n'en avais jamais vu
qu'en peinture. Je ne fus pas fâchée qu'une rencontre inespérée me
fournît cette occasion; de sorte que ne me défiant point du danger qui
est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable, je m'avançai
pour le regarder, et plus je le regardais, plus j'y prenais de plaisir.
Il me fit une profonde révérence, il attacha ses yeux sur moi, et me
parut très en peine de quelle manière il pourrait m'entretenir; car ma
fenêtre était fort haute, il craignait d'être entendu, et il savait bien
que j'étais dans le château des fées.

La nuit vint presque tout d'un coup, ou, pour parler plus juste, elle
vint sans que nous nous en aperçussions; il sonna deux ou trois fois du
cor, et me réjouit de quelques fanfares, puis il partit sans que je
pusse même distinguer de quel côté il allait, tant l'obscurité était
grande. Je restai très rêveuse; je ne sentis plus le même plaisir que
j'avais toujours pris à causer avec mon perroquet et mon chien. Ils me
disaient les plus jolies choses du monde, car des bêtes fées deviennent
spirituelles, mais j'étais occupée, et je ne savais point l'art de me
contraindre. Perroquet le remarqua; il était fin, il ne témoigna rien de
ce qui roulait dans sa tête.

Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Je courus à ma fenêtre; je
demeurai agréablement surprise d'apercevoir au pied de la tour le jeune
chevalier. Il avait des habits magnifiques; je me flattai que j'y avais
un peu de part, et je ne me trompais point. Il me parla avec une espèce
de trompette qui porte la voix, et par son secours, il me dit qu'ayant
été insensible jusqu'alors à toutes les beautés qu'il avait vues, il
s'était senti tout d'un coup si vivement frappé de la mienne qu'il ne
pouvait comprendre comment il se passerait sans mourir de me voir tous
les jours de sa vie. Je demeurai très contente de son compliment, et
très inquiète de n'oser y répondre; car il aurait fallu crier de toute
ma force, et me mettre dans le risque d'être mieux entendue encore des
fées que de lui. Je tenais quelques fleurs que je lui jetai, il les
reçut comme une insigne faveur; de sorte qu'il les baisa plusieurs fois,
et me remercia. Il me demanda ensuite si je trouverais bon qu'il vînt
tous les jours à la même heure sous mes fenêtres, et que si je le
voulais bien, je lui jetasse quelque chose. J'avais une bague de
turquoise que j'ôtai brusquement de mon doigt, et que je lui jetai avec
beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s'éloigner en diligence;
c'est que j'entendais de l'autre côté la fée Violente, qui montait sur
son dragon pour m'apporter à déjeuner.

La première chose qu'elle dit en entrant dans ma chambre, ce furent ces
mots: «Je sens ici la voix d'un homme, cherche, dragon.» Oh! que
devins-je! J'étais transie de peur qu'il ne passât par l'autre fenêtre,
et qu'il ne suivît le chevalier, pour lequel je m'intéressais déjà
beaucoup. «En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieille fée voulait
que je la nommasse ainsi), vous plaisantez, quand vous dites que vous
sentez la voix d'un homme: est-ce que la voix sent quelque chose? Et
quand cela serait, quel est le mortel assez téméraire pour hasarder de
monter dans cette tour?--Ce que tu dis est vrai, ma fille,
répondit-elle, je suis ravie de te voir raisonner si joliment, et je
conçois que c'est la haine que j'ai pour tous les hommes qui me persuade
quelquefois qu'ils ne sont pas éloignés de moi.» Elle me donna mon
déjeuner et ma quenouille. «Quand tu auras mangé, ne manque pas de
filer, car tu ne fis rien hier, me dit-elle, et mes soeurs se
fâcheront.» En effet, je m'étais si fort occupée de l'inconnu qu'il
m'avait été impossible de filer.

Dès qu'elle fut partie, je jetai la quenouille d'un petit air mutin, et
montai sur la terrasse pour découvrir de plus loin dans la campagne.
J'avais une lunette d'approche excellente; rien ne bornait ma vue, je
regardais de tous côtés, lorsque je découvris mon chevalier sur le haut
d'une montagne. Il se reposait sous un riche pavillon d'étoffe d'or, et
il était entouré d'une fort grosse cour. Je ne doutai point que ce ne
fût le fils de quelque roi voisin du palais des fées. Comme je craignais
que, s'il revenait à la tour, il ne fût découvert par le terrible
dragon, je vins prendre mon perroquet, et lui dis de voler jusqu'à cette
montagne, qu'il y trouverait celui qui m'avait parlé, et qu'il le priât
de ma part de ne plus revenir, parce que j'appréhendais la vigilance de
mes gardiennes, et qu'elles ne lui fissent un mauvais tour.

Perroquet s'acquitta de sa commission en perroquet d'esprit. Chacun
demeura surpris de le voir venir à tire-d'aile se percher sur l'épaule
du prince, et lui parler tout bas à l'oreille. Le prince ressentit de la
joie et de la peine de cette ambassade. Le soin que je prenais flattait
son coeur; mais les difficultés qui se rencontraient à me parler
l'accablaient, sans pouvoir le détourner du dessein qu'il avait formé de
me plaire. Il fit cent questions à Perroquet, et Perroquet lui en fit
cent à son tour, car il était naturellement curieux. Le roi le chargea
d'une bague pour moi, à la place de ma turquoise; c'en était une aussi,
mais beaucoup plus belle que la mienne: elle était taillée en coeur avec
des diamants. «Il est juste, ajoutait-il, que je vous traite en
ambassadeur: voilà mon portrait que je vous donne, ne le montrez qu'à
votre charmante maîtresse.» Il lui attacha sous son aile son portrait,
et il apporta la bague dans son bec.

J'attendais le retour de mon petit courrier vert avec une impatience que
je n'avais point connue jusqu'alors. Il me dit que celui à qui je
l'avais envoyé était un grand roi, qu'il l'avait reçu le mieux du monde,
et que je pouvais m'assurer qu'il ne voulait plus vivre que pour moi;
qu'encore qu'il y eût beaucoup de péril à venir au bas de ma tour, il
était résolu à tout, plutôt que de renoncer à me voir. Ces nouvelles
m'intriguèrent fort, je me pris à pleurer. Perroquet et Toutou me
consolèrent de leur mieux, car ils m'aimaient tendrement. Puis Perroquet
me présenta la bague du prince, et me montra le portrait. J'avoue que je
n'ai jamais été si aise que je le fus de pouvoir considérer de près
celui que je n'avais vu que de loin. Il me parut encore plus aimable
qu'il ne m'avait semblé; il me vint cent pensées dans l'esprit, dont les
unes agréables, et les autres tristes, me donnèrent un air d'inquiétude
extraordinaire. Les fées qui vinrent me voir s'en aperçurent. Elles se
dirent l'une à l'autre que sans doute je m'ennuyais, et qu'il fallait
songer à me trouver un époux de race fée. Elles parlèrent de plusieurs,
et s'arrêtèrent sur le petit roi Migonnet, dont le royaume était à cinq
cent mille lieues de leur palais; mais ce n'était pas là une affaire.
Perroquet entendit ce beau conseil, il vint m'en rendre compte, et me
dit: «Ah! que je vous plains, ma chère maîtresse, si vous devenez la
reine Migonnette! C'est un magot qui fait peur, j'ai regret de vous le
dire, mais en vérité le roi qui vous aime ne voudrait pas de lui pour
être son valet de pied.--Est-ce que tu l'as vu, Perroquet--Je le crois
vraiment, continua-t-il, j'ai été élevé sur une branche avec
lui.--Comment! Sur une branche? repris-je.--Oui, dit-il, c'est qu'il a
les pieds d'un aigle.»

Un tel récit m'affligea étrangement; je regardais le charmant portrait
du jeune roi, je pensais bien qu'il n'en avait régalé Perroquet que pour
me donner lieu de le voir; et quand j'en faisais la comparaison avec
Migonnet, je n'espérais plus rien de ma vie, et je me résolvais plutôt à
mourir qu'à l'épouser.

Je ne dormis point tant que la nuit dura. Perroquet et Toutou causèrent
avec moi; je m'endormis un peu sur le matin; et comme mon chien avait le
nez bon, il sentit que le roi était au pied de la tour. Il éveilla
Perroquet: «Je gage, dit-il, que le roi est là-bas.» Perroquet répondit:
«Tais-toi, babillard, parce que tu as presque toujours les yeux ouverts
et l'oreille alerte, tu es fâché du repos des autres.--Mais gageons, dit
encore le bon Toutou, je sais bien qu'il y est.» Perroquet répliqua. «Et
moi, je sais bien qu'il n'y est point; ne lui ai-je pas défendu d'y
venir de la part de notre maîtresse?--Ah! vraiment, tu me la donnes
belle avec tes défenses, s'écria mon chien, un homme passionné ne
consulte que son coeur.» Là-dessus il se mit à lui tirailler si fort les
ailes que Perroquet se fâcha. Je m'éveillai aux cris de l'un et de
l'autre; ils me dirent ce qui en faisait le sujet, je courus, ou plutôt
je volai à ma fenêtre; je vis le roi qui me tendait les bras, et qui me
dit avec sa trompette qu'il ne pouvait plus vivre sans moi, qu'il me
conjurait de trouver les moyens de sortir de ma tour, ou de l'y faire
entrer; qu'il attestait tous les dieux et tous les éléments, qu'il
m'épouserait aussitôt, et que je serais une des plus grandes reines de
l'univers.

Je commandai à Perroquet de lui aller dire que ce qu'il souhaitait me
semblait presque impossible; que cependant, sur la parole qu'il me
donnait et les serments qu'il avait faits, j'allais m'appliquer à ce
qu'il désirait; que je le conjurais de ne pas venir tous les jours,
qu'enfin l'on pourrait s'en apercevoir, et qu'il n'y aurait point de
quartier avec les fées.

Il se retira comblé de joie, dans l'espérance dont je le flattais; et je
me trouvai dans le plus grand embarras du monde, lorsque je fis
réflexion à ce que je venais de promettre. Comment sortir de cette tour,
où il n'y avait point de portes? Et n'avoir pour tout secours que
Perroquet et Toutou! Être si jeune, si peu expérimentée, si craintive!
Je pris donc la résolution de ne point tenter une chose où je ne
réussirais jamais, et je l'envoyai dire au roi par Perroquet. Il voulut
se tuer à ses yeux; mais enfin il le chargea de me persuader, ou de le
venir voir mourir, ou de le soulager. «Sire, s'écria l'ambassadeur
emplumé, ma maîtresse est suffisamment persuadée, elle ne manque que de
pouvoir.»

Quand il me rendit compte de tout ce qui s'était passé, je m'affligeai
plus encore. La fée Violente vint, elle me trouva les yeux enflés et
rouges; elle dit que j'avais pleuré, et que si je ne lui en avouais le
sujet, elle me brûlerait; car toutes ses menaces étaient toujours
terribles. Je répondis, en tremblant, que j'étais lasse de filer, et que
j'avais envie de petits filets pour prendre des oisillons qui venaient
becqueter sur les fruits de mon jardin. «Ce que tu souhaites, ma fille,
me dit-elle, ne te coûtera plus de larmes, je t'apporterai des
cordelettes tant que tu en voudras.» En effet, j'en eus le soir même:
mais elle m'avertit de songer moins à travailler qu'à me faire belle,
parce que le roi Migonnet devait arriver dans peu. Je frémis à ces
fâcheuses nouvelles, et ne répliquai rien.

Dès qu'elle fut partie, je commençai deux ou trois morceaux de filets;
mais à quoi je m'appliquai, ce fut à faire une échelle de corde, qui
était très bien faite, sans en avoir jamais vu. Il est vrai que la fée
ne m'en fournissait pas autant qu'il m'en fallait, et sans cesse elle
disait: «Mais ma fille, ton ouvrage est semblable à celui de Pénélope,
il n'avance point, et tu ne te lasses pas de me demander de quoi
travailler.--Oh! ma bonne maman! disais-je. Vous en parlez bien à votre
aise; ne voyez-vous pas que je ne sais comment m'y prendre, et que je
brûle tout? Avez-vous peur que je vous ruine en ficelle?» Mon air de
simplicité la réjouissait, bien qu'elle fût d'une humeur très
désagréable et très cruelle.

J'envoyai Perroquet dire au roi de venir un soir sous les fenêtres de la
tour, qu'il y trouverait l'échelle, et qu'il saurait le reste quand il
serait arrivé. En effet je l'attachai bien ferme, résolue de me sauver
avec lui; mais quand il la vit, sans attendre que je descendisse, il
monta avec empressement, et se jeta dans ma chambre comme je préparais
tout pour ma fuite.

Sa vue me donna tant de joie, que j'en oubliai le péril où nous étions.
Il renouvela tous ses serments, et me conjura de ne point différer de le
recevoir pour époux: nous prîmes Perroquet et Toutou pour témoins de
notre mariage; jamais noces ne se sont faites, entre des personnes si
élevées, avec moins d'éclat et de bruit, et jamais coeurs n'ont été plus
contents que les nôtres.

Le jour n'était pas encore venu quand le roi me quitta, je lui racontai
l'épouvantable dessein des fées de me marier au petit Migonnet; je lui
dépeignis sa figure, dont il eut autant d'horreur que moi. À peine
fut-il parti que les heures me semblèrent aussi longues que des années:
je courus à la fenêtre, je le suivis des yeux malgré l'obscurité. Quel
fut mon étonnement de voir en l'air un chariot de feu traîné par des
salamandres ailées, qui faisaient une telle diligence que l'oeil pouvait
à peine les suivre! Ce chariot était accompagné de plusieurs gardes
montés sur des autruches. Je n'eus pas assez de loisir pour bien
considérer le magot qui traversait ainsi les airs; mais je crus aisément
que c'était une fée ou un enchanteur.

Peu après la fée Violente entra dans ma chambre: «Je t'apporte de bonnes
nouvelles, me dit-elle; ton amant est arrivé depuis quelques heures,
prépare-toi à le recevoir: voici des habits et des pierreries.--Eh! qui
vous a dit, m'écriai-je, que je voulais être mariée? Ce n'est point du
tout mon intention, renvoyez le roi Migonnet, je n'en mettrai pas une
épingle davantage; qu'il me trouve belle ou laide, je ne suis point pour
lui.--Ouais, ouais, dit la fée encore, quelle petite révoltée, quelle
tête sans cervelle! Je n'entends pas raillerie, et je te...--Que me
ferez-vous répliquai-je, toute rouge des noms qu'elle m'avait donnés?
Peut-on être plus tristement nourrie que je le suis, dans une tour avec
un perroquet et un chien, voyant tous les jours plusieurs fois
l'horrible figure d'un dragon épouvantable?--Ah! petite ingrate, dit la
fée, méritais-tu tant de soins et de peines? Je ne l'ai que trop dit à
mes soeurs, que nous en aurions une triste récompense.» Elle fut les
trouver, elle leur raconta notre différend; elles restèrent aussi
surprises les unes que les autres.

Perroquet et Toutou me firent de grandes remontrances, que si je faisais
davantage la mutine, ils prévoyaient qu'il m'en arriverait des cuisants
déplaisirs. Je me sentais si fière de posséder le coeur d'un grand roi
que je méprisais les fées et les conseils de mes pauvres petits
camarades. Je ne m'habillai point, et j'affectai de me coiffer de
travers, afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit
sur la terrasse. Il y vint dans son chariot de feu. Jamais depuis qu'il
y a des nains, il ne s'en est vu un si petit. Il marchait sur ses pieds
d'aigle et sur les genoux tout ensemble, car il n'avait point d'os aux
jambes; de sorte qu'il se soutenait sur deux béquilles de diamant. Son
manteau royal n'avait qu'une demi-aune de long, et traînait plus d'un
tiers. Sa tête était grosse comme un boisseau, et son nez si grand qu'il
portait dessus une douzaine d'oiseaux, dont le ramage le réjouissait: il
avait une si furieuse barbe que les serins de Canarie y faisaient leurs
nids, et ses oreilles passaient d'une coudée au-dessus de sa tête; mais
on s'en apercevait peu, à cause d'une haute couronne pointue qu'il
portait pour paraître plus grand. La flamme de son chariot rôtit les
fruits, sécha les fleurs, et tarit les fontaines de mon jardin. Il vint
à moi, les bras ouverts pour m'embrasser, je me tins fort droite, il
fallut que son premier écuyer le haussât; mais aussitôt qu'il
s'approcha, je m'enfuis dans ma chambre, dont je fermai la porte et les
fenêtres de sorte que Migonnet se retira chez les fées très indigné
contre moi.

Elles lui demandèrent mille fois pardon de ma brusquerie, et pour
l'apaiser, car il était redoutable, elles résolurent de l'amener la nuit
dans ma chambre pendant que je dormirais, de m'attacher les pieds et les
mains, pour me mettre avec lui dans son brûlant chariot, afin qu'il
m'emmenât. La chose ainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des
brusqueries que j'avais faites. Elles dirent seulement qu'il fallait
songer à les réparer. Perroquet et Toutou restèrent surpris d'une si
grande douceur. «Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, que le
coeur ne m'annonce rien de bon: mesdames les fées sont d'étranges
personnages, et surtout Violente.» Je me moquai de ces alarmes, et
j'attendis mon cher époux avec mille impatiences: il en avait trop de me
voir pour tarder; je jetai l'échelle de corde, bien résolue de m'en
retourner avec lui; il monta légèrement, et me dit des choses si tendres
que je n'ose encore les rappeler à mon souvenir.

Comme nous parlions ensemble avec la même tranquillité que nous aurions
eue dans son palais, nous vîmes tout d'un coup enfoncer les fenêtres de
ma chambre. Les fées entrèrent sur leur terrible dragon, Migonnet les
suivait dans son chariot de feu, et tous ses gardes avec leurs
autruches. Le roi, sans s'effrayer, mit l'épée à la main, et ne songea
qu'à me garantir de la plus furieuse aventure qui se soit jamais passée;
car enfin, vous le dirai-je, seigneur? ces barbares créatures poussèrent
leur dragon sur lui, et à mes yeux il le dévora.

Désespérée de son malheur et du mien, je me jetai dans la gueule de cet
horrible monstre, voulant qu'il m'engloutît, comme il venait d'engloutir
tout ce que j'aimais au monde. Il voulait bien aussi; mais les fées
encore plus cruelles que lui ne le voulurent pas. «Il faut,
s'écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines, une prompte
mort est trop douce pour cette indigne créature.» Elles me touchèrent,
je me vis aussitôt sous la figure d'une chatte blanche; elles me
conduisirent dans ce superbe palais qui était à mon père; elles
métamorphosèrent tous les seigneurs et toutes les dames du royaume en
chats et en chattes; elles en laissèrent à qui l'on ne voyait que les
mains, et me réduisirent dans le déplorable état où vous me trouvâtes,
me faisant savoir ma naissance, la mort de mon père, celle de ma mère,
et que je ne serais délivrée de ma chatonique figure que par un prince
qui ressemblerait parfaitement à l'époux qu'elles m'avaient ravi. C'est
vous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle, mêmes
traits, même air, même son de voix; j'en fus frappée aussitôt que je
vous vis; j'étais informée de tout ce qui devait arriver, et je le suis
encore de tout ce qui arrivera; mes peines vont finir.--Et les miennes,
belle reine, dit le prince, en se jetant à ses pieds, seront-elles de
longue durée?--Je vous aime déjà plus que ma vie, seigneur, dit la
reine; il faut partir pour aller vers votre père, nous verrons ses
sentiments pour moi, et s'il consentira à ce que vous désirez.

Elle sortit, le prince lui donna la main, elle monta dans un chariot
avec lui: il était beaucoup plus magnifique que ceux qu'il avait eus
jusqu'alors. Le reste de l'équipage y répondait à tel point que tous les
fers des chevaux étaient d'émeraude, et les clous, de diamant. Cela ne
s'est peut-être jamais vu que cette fois-là. Je ne dis point les
agréables conversations que la reine et le prince avaient ensemble; si
elle était unique en beauté, elle ne l'était pas moins en esprit, et le
jeune prince était aussi parfait qu'elle; de sorte qu'ils pensaient des
choses toutes charmantes.

Lorsqu'ils furent près du château, où les deux frères aînés du prince
devaient se trouver, la reine entra dans un petit rocher de cristal,
dont toutes les pointes étaient garnies d'or et de rubis. Il y avait des
rideaux tout autour, afin qu'on ne la vît point, et il était porté par
de jeunes hommes très bien faits et superbement vêtus. Le prince demeura
dans le chariot; il aperçut ses frères qui se promenaient avec des
princesses d'une excellente beauté. Dès qu'ils le reconnurent, ils
s'avancèrent pour le recevoir, et lui demandèrent s'il amenait une
maîtresse: il leur dit qu'il avait été si malheureux, que dans tout son
voyage il n'en avait rencontré que de très laides, que ce qu'il
apportait de plus rare, c'était une petite chatte blanche. Ils se
prirent à rire de sa simplicité. «Une chatte, lui dirent-ils, avez-vous
peur que les souris ne mangent notre palais?» Le prince répliqua qu'en
effet il n'était pas sage de vouloir faire un tel présent à son père;
là-dessus chacun prit le chemin de la ville.

Les princes aînés montèrent avec leurs princesses dans des calèches
toutes d'or et d'azur, leurs chevaux avaient sur leurs têtes des plumes
et des aigrettes; rien n'était plus brillant que cette cavalcade. Notre
jeune prince allait après, et puis le rocher de cristal que tout le
monde regardait avec admiration.

Les courtisans s'empressèrent de venir dire au roi que les trois princes
arrivaient: «Amènent-ils des belles dames? répliqua le roi.--Il est
impossible de rien voir qui les surpasse.» À cette réponse il parut
fâché. Les deux princes s'empressèrent de monter avec leurs
merveilleuses princesses. Le roi les reçut très bien, et ne savait à
laquelle donner le prix; il regarda son cadet, et lui dit: «Cette
fois-ci vous venez donc seul?--Votre Majesté verra dans ce rocher une
petite chatte blanche, répliqua le prince, qui miaule si doucement, et
qui fait si bien patte de velours, qu'elle lui agréera.» Le roi sourit,
et fut lui-même pour ouvrir le rocher; mais aussitôt qu'il s'approcha,
la reine avec un ressort en fit tomber toutes les pièces, et parut comme
le soleil qui a été quelque temps enveloppé dans une nue; ses cheveux
blonds étaient épars sur ses épaules, ils tombaient par grosses boucles
jusqu'à ses pieds; sa tête était ceinte de fleurs, sa robe d'une légère
gaze blanche, doublée de taffetas couleur de rosé, elle se leva et fit
une profonde révérence au roi, qui ne put s'empêcher, dans l'excès de
son admiration, de s'écrier: «Voici l'incomparable, et celle qui mérite
ma couronne.»

«Seigneur, lui dit-elle, je ne suis pas venue pour vous arracher un
trône que vous remplissez si dignement, je suis née avec six royaumes:
permettez que je vous en offre un, et que j'en donne autant à chacun de
vos fils. Je ne vous demande pour toute récompense que votre amitié, et
ce jeune prince pour époux. Nous aurons encore assez de trois royaumes.»
Le roi et toute la cour poussèrent de longs cris de joie et
d'étonnement. Le mariage fut célébré aussitôt, aussi bien que celui des
deux princes; de sorte que toute la cour passa plusieurs mois dans les
divertissements et les plaisirs. Chacun ensuite partit pour aller
gouverner ses États; la belle Chatte Blanche s'y est immortalisée,
autant par ses bontés et ses libéralités que par son rare mérite et sa
beauté.




Le Rameau d'Or


Il était une fois un roi dont l'humeur austère et chagrine inspirait
plutôt de la crainte que de l'amour. Il se laissait voir rarement; et
sur les plus légers soupçons, il faisait mourir ses sujets. On le
nommait le roi Brun, parce qu'il fronçait toujours le sourcil. Le roi
Brun avait un fils qui ne lui ressemblait point. Rien n'égalait son
esprit, sa douceur, sa magnificence et sa capacité; mais il avait les
jambes tordues, une bosse plus haute que sa tête, les yeux de travers,
la bouche de côté; enfin c'était un petit monstre, et jamais une si
belle âme n'avait animé un corps si mal fait. Cependant, par un sort
singulier, il se faisait aimer jusqu'à la folie des personnes auxquelles
il voulait plaire; son esprit était si supérieur à tous les autres,
qu'on ne pouvait l'entendre avec indifférence.

La reine sa mère voulut qu'on l'appelât Torticoli; soit qu'elle aimât ce
nom, ou qu'étant effectivement tout de travers, elle crût avoir
rencontré ce qui lui convenait davantage. Le roi Brun, qui pensait plus
à sa grandeur qu'à la satisfaction de son fils, jeta les yeux sur la
fille d'un puissant roi, qui était son voisin, et dont les États, joints
aux siens, pouvaient le rendre redoutable à toute la terre. Il pensa que
cette princesse serait fort propre pour le prince Torticoli, parce
qu'elle n'aurait pas lieu de lui reprocher sa difformité et sa laideur,
puisqu'elle était pour le moins aussi laide et aussi difforme que lui.
Elle allait toujours dans une jatte, elle avait les jambes rompues. On
l'appelait Trognon. C'était la créature du monde la plus aimable par
l'esprit; il semblait que le ciel avait voulu la récompenser du tort que
lui avait fait la nature.

Le roi Brun ayant demandé et obtenu le portrait de la princesse Trognon,
le fit mettre dans une grande salle sous un dais, et il envoya quérir le
prince Torticoli, auquel il commanda de regarder ce portrait avec
tendresse, puisque c'était celui de Trognon, qui lui était destinée.
Torticoli y jeta les yeux, et les détourna aussitôt avec un air de
dédain qui offensa son père.

«Est-ce que vous n'êtes pas content? lui dit-il d'un ton aigre et fâché.

--Non, seigneur, répondit-il; je ne serai jamais content d'épouser un
cul-de-jatte.

--Il vous sied bien, dit le roi Brun, de trouver des défauts en cette
princesse, étant vous-même un petit monstre qui fait peur!

--C'est par cette raison, ajouta le prince, que je ne veux point
m'allier avec un autre monstre; j'ai assez de peine à me souffrir: que
serait-ce si j'avais une telle compagnie?

--Vous craignez de perpétuer la race des magots, répondit le roi d'un
air offensant; mais vos craintes sont vaines, vous l'épouserez. Il
suffit que je l'ordonne pour être obéi.»

Torticoli ne répliqua rien; il fit une profonde révérence, et se retira.

Le roi Brun n'était point accoutumé à trouver la plus petite résistance;
celle de son fils le mit dans une colère épouvantable. Il le fit
enfermer dans une tour qui avait été bâtie exprès pour les princes
rebelles, mais il ne s'en était point trouvé depuis deux cent ans; de
sorte que tout y était en assez mauvais ordre. Les appartements et les
meubles y paraissaient d'une antiquité surprenante. Le prince aimait la
lecture. Il demanda des livres; on lui permit d'en prendre dans la
bibliothèque de la tour. Il crut d'abord que cette permission suffisait.
Lorsqu'il voulut les lire, il en trouva le langage si ancien qu'il n'y
comprenait rien. Il les laissait, puis il les reprenait, essayant d'y
entendre quelque chose, ou tout au moins de s'amuser avec.

Le roi Brun, persuadé que Torticoli se lasserait de sa prison, agit
comme s'il avait consenti à épouser Trognon; il envoya des ambassadeurs
au roi son voisin, pour lui demander sa fille, à laquelle il promettait
une félicité parfaite. Le père de Trognon fut ravi de trouver une
occasion si avantageuse de la marier; car tout le monde n'est pas
d'humeur de se charger d'un cul-de-jatte. Il accepta la proposition du
roi Brun, quoiqu'à dire vrai, le portrait du prince Torticoli, qu'on lui
avait apporté, ne lui parût pas fort touchant. Il le fit placer à son
tour dans une galerie magnifique; l'on y apporta Trognon. Lorsqu'elle
l'aperçut, elle baissa les yeux et se mit à pleurer. Son père, indigné
de la répugnance qu'elle témoignait, prit un miroir. Le mettant
vis-à-vis d'elle:

«Vous pleurez, ma fille, lui dit-il. Ah! regardez-vous, et convenez
après cela qu'il ne vous est pas permis de pleurer.

--Si j'avais quelque empressement d'être mariée, seigneur, lui dit-elle,
j'aurais peut-être tort d'être si délicate; mais je chérirai mes
disgrâces, si je les souffre toute seule; je ne veux partager avec
personne l'ennui de me voir. Que je reste toute ma vie la malheureuse
princesse Trognon, je serai contente, ou tout au moins je ne me
plaindrai point.»

Quelque bonnes que pussent être ses raisons, le roi ne les écouta pas;
il fallut partir avec les ambassadeurs qui l'étaient venus demander.

Pendant qu'elle fait son voyage dans une litière, où elle était comme un
vrai Trognon, il faut revenir dans la tour, et voir ce que fait le
prince. Aucun de ses gardes n'osait lui parler. On avait ordre de le
laisser s'ennuyer, de lui donner mal à manger, et de le fatiguer par
toute sorte de mauvais traitements. Le roi Brun savait se faire obéir:
si ce n'était pas par amour, c'était au moins par crainte; mais
l'affection qu'on avait pour le prince était cause qu'on adoucissait ses
peines autant qu'on le pouvait.

Un jour qu'il se promenait dans une grande galerie, pensant tristement à
sa destinée, qui l'avait fait naître si laid et si affreux, et qui lui
faisait rencontrer une princesse encore plus disgraciée, il jeta les
yeux sur les vitres, qu'il trouva peintes de couleurs si vives, et les
dessins si bien exprimés, qu'ayant un goût particulier pour ces beaux
ouvrages, il s'attacha à regarder celui-là; mais il n'y comprenait rien,
car c'étaient des histoires qui étaient passées depuis plusieurs
siècles. Il est vrai que ce qui le frappa, ce fut de voir un homme qui
lui ressemblait si fort, qu'il paraissait que c'était son portrait. Cet
homme était dans le donjon de la tour, et cherchait dans la muraille, où
il trouvait un tire-bourre d'or, avec lequel il ouvrait un cabinet. Il y
avait encore beaucoup d'autres choses qui frappèrent son imagination; et
sur la plupart des vitres, il voyait toujours son portrait. «Par quelle
aventure, disait-il, me fait-on faire ici un personnage, moi qui n'étais
pas encore né? Et par quelle fatale idée le peintre s'est-il diverti à
faire un homme comme moi?» Il voyait sur ces vitres une belle personne,
dont les traits étaient si réguliers, et la physionomie si spirituelle,
qu'il ne pouvait en détourner les yeux. Enfin il y avait mille objets
différents, et toutes les passions y étaient si bien exprimées, qu'il
croyait voir arriver ce qui n'était représenté que par le mélange des
couleurs.

Il ne sortit de la galerie que lorsqu'il n'eut plus assez de jour pour
distinguer ces peintures. Quand il fut retourné dans sa chambre, il prit
un vieux manuscrit qui lui tomba le premier sous la main; les feuilles
en étaient de vélin, peintes tout autour, et la couverture d'or émaillé
de bleu, qui formait des chiffres. Il demeura bien surpris d'y voir les
mêmes choses qui étaient sur les vitres de la galerie; il tâchait de
lire ce qui était écrit; il n'en put venir à bout. Mais tout d'un coup
il vit que dans un des feuillets où l'on représentait des musiciens, ils
se mirent à chanter; et dans un autre feuillet, où il y avait des
joueurs de bassette et de trictrac, les cartes et les dés allaient et
venaient. Il tourna le vélin; c'était un bal où l'on dansait; toutes les
dames étaient parées, et d'une beauté merveilleuse. Il tourna encore le
feuillet: il sentit l'odeur d'un excellent repas: c'étaient les petites
figures qui mangeaient. La plus grande n'avait pas un quartier de haut.
Il y en eut une qui se tournant vers le prince: «À ta santé, Torticoli,
lui dit-elle, songe à nous rendre notre reine; si tu le fais, tu t'en
trouveras bien; si tu y manques, tu t'en trouveras mal.»

À ces paroles, le prince fut saisi d'une si violente peur, car il y
avait déjà quelque temps qu'il commençait à trembler, qu'il laissa
tomber le livre d'un côté, et il tomba de l'autre comme un homme mort.
Au bruit de sa chute, ses gardes accoururent; ils l'aimaient chèrement,
et ne négligèrent rien pour le faire revenir de son évanouissement.
Lorsqu'il se trouva en état de parler, ils lui demandèrent ce qu'il
avait; il leur dit qu'on le nourrissait si mal qu'il n'y pouvait
résister, et qu'ayant la tête pleine d'imaginations, il s'était figuré
de voir et d'entendre des choses si surprenantes dans ce livre, qu'il
avait été saisi de peur. Ses gardes affligés lui donnèrent à manger,
malgré toutes les défenses du roi Brun. Quand il eut mangé, il reprit le
livre devant eux, et ne trouva plus rien de ce qu'il avait vu; cela lui
confirma qu'il s'était trompé.

Il retourna le lendemain dans la galerie; il vit encore les peintures
sur les vitres, qui se remuaient, qui se promenaient dans des allées,
qui chassaient des cerfs et des lièvres, qui pêchaient, ou qui
bâtissaient de petites maisons; car c'étaient des miniatures fort
petites et son portrait était toujours partout. Il avait un habit
semblable au sien, il montait dans le donjon de la tour, et il y
trouvait le tire-bourre d'or. Comme il avait bien mangé, il n'y avait
plus lieu de croire qu'il entrât de la vision dans cette affaire.» Ceci
est trop mystérieux, dit-il, pour que je doive négliger les moyens d'en
savoir davantage; peut-être que je les apprendrai dans le donjon.» Il y
monta, et frappant contre le mur, il lui sembla qu'un endroit était
creux; il prit un marteau, il démaçonna cet endroit, et trouva un
tire-bourre d'or fort proprement fait. Il ignorait encore à quel usage
il devait lui servir, lorsqu'il aperçut dans un coin du donjon une
vieille armoire de méchant bois. Il voulut l'ouvrir, mais il ne put
trouver de serrures; de quelque côté qu'il la tournât, c'était une peine
inutile. Enfin il vit un petit trou, et soupçonnant que le tire-bourre
lui serait utile, il l'y mit; puis tirant avec force, il ouvrit
l'armoire. Mais autant qu'elle était vieille et laide par dehors, autant
était-elle belle et merveilleuse par dedans; tous les tiroirs étaient de
cristal de roche gravé, ou d'ambre, ou de pierres précieuses; quand on
en avait tiré un, l'on en trouvait de plus petits aux côtés, dessus,
dessous et au fond, qui étaient séparés par de la nacre de perle. On
tirait cette nacre, et les tiroirs ensuite; chacun était rempli des plus
belles armes du monde, de riches couronnes, de portraits admirables. Le
prince Torticoli était charmé; il tirait toujours sans se lasser. Enfin
il trouva une petite clef, faite d'une seule émeraude, avec laquelle il
ouvrit un guichet d'or qui était dans le fond; il fut ébloui d'une
brillante escarboucle qui formait une grande boîte. Il la tira
promptement du guichet; mais que devint-il, lorsqu'il la trouva toute
pleine de sang, et la main d'un homme qui était coupée, laquelle tenait
encore une boîte de portrait.

À cette vue Torticoli frémit, ses cheveux se hérissèrent, ses jambes mal
assurées le soutenaient avec peine. Il s'assit par terre, tenant encore
la boîte, détournant les yeux d'un objet si funeste; il avait grande
envie de la remettre où il l'avait prise, mais il pensait que tout ce
qui s'était passé jusqu'alors n'était point arrivé sans de grands
mystères. Il se souvenait de ce que la petite figure du livre lui avait
dit: «Que selon qu'il en userait, il s'en trouverait bien ou mal.» Il
craignait autant l'avenir que le présent. Et venant à se reprocher une
timidité indigne d'une grande âme, il fit un effort sur lui-même; puis
attachant les yeux sur cette main:

«Ô main infortunée! dit-il, ne peux-tu par quelques signes m'instruire
de ta triste aventure? Si je suis en état de te servir, assure-toi de la
générosité de mon coeur.»

Cette main à ces paroles parut agitée, et remuant les doigts, elle lui
fit des signes, dont il entendit aussi bien le discours, que si une
bouche intelligente lui eût parlé.

«Apprends, dit la main, que tu peux tout pour celui dont la barbarie
d'un jaloux m'a séparée. Tu vois dans ce portrait l'adorable beauté qui
est cause de mon malheur; va sans différer dans la galerie, prends garde
à l'endroit où le soleil darde ses plus ardents rayons; cherche, et tu
trouveras mon trésor.»

La main cessa alors d'agir; le prince lui fit plusieurs questions, à
quoi elle ne répondit point.

«Où vous remettrai-je?» lui dit-il.

Elle lui fit de nouveaux signes; il comprit qu'il fallait la remettre
dans l'armoire: il n'y manqua pas. Tout fut refermé; il serra le
tire-bourre dans le même mur où il l'avait pris, et s'étant un peu
aguerri sur les prodiges, il descendit dans la galerie.

À son arrivée les vitres commencèrent à faire un cliquetis et un
trémoussement extraordinaires; il regarda où les rayons du soleil
donnaient; il vit que c'était sur le portrait d'un jeune adolescent, si
beau et d'un si grand air qu'il en demeura charmé. En levant ce tableau,
il trouva un lambris d'ébène avec des filets d'or, comme dans tout le
reste de la galerie: il ne savait comment l'ôter, et s'il devait l'ôter.
Il regarda sur les vitres, il connut que le lambris se levait; aussitôt
il le lève, et il se trouve dans un vestibule tout de porphyre, orné de
statues; il monte un large degré d'agate, dont la rampe était d'or de
rapport; il entre dans un salon tout de lapis et traversant des
appartements sans nombre, où il restait ravi de l'excellence des
peintures et de la richesse des meubles, il arriva enfin dans une petite
chambre, dont tous les ornements étaient de turquoise, et il vit sur un
lit de gaze bleue et or, une dame qui semblait dormir. Elle était d'une
beauté incomparable; ses cheveux plus noirs que l'ébène relevaient la
blancheur de son teint; elle paraissait inquiète dans son sommeil; son
visage avait quelque chose d'abattu et d'une personne malade.

Le prince, craignant de la réveiller, s'approcha doucement; il entendit
qu'elle parlait, et prêtant une grande attention à ses paroles, il ouït
ce peu de mots, entrecoupés de soupirs: «Penses-tu, perfide, que je
puisse t'aimer, après m'avoir éloignée de mon aimable Trasimène? Quoi! à
mes yeux tu as osé séparer une main si chère, d'un bras qui doit t'être
toujours redoutable? Est-ce ainsi que tu prétends me prouver ton respect
et ton amour? Ah! Trasimène, mon cher amant, ne dois-je plus vous voir?»
Le prince remarqua que les larmes cherchaient un passage entre ses
paupières fermées, et que coulant sur ses joues, elles ressemblaient aux
pleurs de l'aurore.

Il restait au pied de son lit comme immobile, ne sachant s'il devait
l'éveiller ou la laisser plus longtemps dans un sommeil si triste; il
comprenait déjà que Trasimène était son amant, et qu'il en avait trouvé
la main dans le donjon; il roulait mille pensées confuses sur tant de
différentes choses, quand il entendit une musique charmante; elle était
composée de rossignols et de serins, qui accordaient si bien leur
ramage, qu'ils surpassaient les plus agréables voix. Aussitôt un aigle,
d'une grandeur extraordinaire, entra; il volait doucement, et tenait
dans ses serres un rameau d'or chargé de rubis, qui formaient des
cerises. Il attacha fixement ses yeux sur la belle endormie; il semblait
voir son soleil; et déployant ses grandes ailes, il planait devant elle,
tantôt s'élevant, et tantôt s'abaissant jusqu'à ses pieds.

Après quelques moments, il se tourna vers le prince, et s'en approcha,
mettant dans sa main le rameau d'or cerisé; les oiseaux qui chantaient
poussèrent alors des tons qui percèrent les voûtes du palais.
Le prince appliqua si bien son esprit aux différentes choses qui
s'entre-succédaient, qu'il jugea que cette dame était enchantée, et que
l'honneur d'une aventure si glorieuse lui était réservé; il s'avance
vers elle, il met un genou en terre, il la frappe avec le rameau, lui
dit:

«Belle et charmante personne, qui dormez par un pouvoir qui m'est
inconnu, je vous conjure au nom de Trasimène de rentrer dans toutes les
fonctions de la vie, qu'il semble que vous avez perdue.»

La dame ouvre les yeux, aperçoit l'aigle, et s'écrie:

«Arrêtez, cher amant, arrêtez.»

Mais l'oiseau royal jette un cri aussi aigu que douloureux, et il
s'envole avec ses petits musiciens emplumés.

La dame, se tournant en même temps vers Torticoli:

«J'ai écouté mon coeur plutôt que ma reconnaissance, lui dit-elle; je
sais que je vous dois tout, et que vous me rappelez à la lumière, que
j'ai perdue depuis deux cents ans. L'enchanteur qui m'aimait, et qui m'a
fait souffrir tant de maux, vous avait réservé cette grande aventure;
j'ai le pouvoir de vous servir, j'en ai un désir passionné. Voyez ce que
vous souhaitez; j'emploierai l'art de féerie, que je possède
souverainement, pour vous rendre heureux.

--Madame, répondit le prince, si votre science vous fait pénétrer
jusqu'aux sentiments du coeur, il vous est aisé de connaître que, malgré
les disgrâces dont je suis accablé, je suis moins à plaindre qu'un
autre.

--C'est l'effet de votre bon esprit, ajouta la fée; mais enfin ne me
laissez pas la honte d'être ingrate à votre égard. Que souhaitez-vous?
Je peux tout: demandez.

--Je souhaiterais, répondit Torticoli, vous rendre le beau Trasimène,
qui vous coûte de si fréquents soupirs.

--Vous êtes trop généreux, lui dit-elle, de préférer mes intérêts aux
vôtres; cette grande affaire s'achèvera par une autre personne: je ne
m'explique pas davantage. Sachez seulement qu'elle ne vous sera pas
indifférente; mais ne me refusez pas plus longtemps le plaisir de vous
obliger.

--Que désirez-vous, madame? dit le prince, en se jetant à ses pieds,
vous voyez mon affreuse figure, on me nomme Torticoli par dérision;
rendez-moi moins ridicule.

--Va, prince, lui dit la fée, en le touchant trois fois avec le rameau
d'or, va, tu seras si accompli et si parfait, que jamais homme, devant
ni après toi, ne t'égalera; nomme-toi Sans-Pair, tu porteras ce nom à
juste titre.»

Le prince reconnaissant embrassa ses genoux, et par un silence qui
expliquait sa joie, il lui laissait deviner ce qui se passait dans son
âme. Elle l'obligea de se relever; il se mira dans les glaces qui
ornaient cette chambre, et Sans-Pair ne reconnut plus Torticoli. Il
était grandi de trois pieds; il avait des cheveux qui tombaient par
grosses boucles sur ses épaules, un air plein de grandeur et de grâces,
des traits réguliers, des yeux d'esprit; enfin c'était le digne ouvrage
d'une fée bienfaisante et sensible.

«Que ne m'est-il permis, lui dit-elle, de vous apprendre votre destinée!
de vous instruire des écueils que la fortune mettra en votre chemin! de
vous enseigner les moyens de les éviter! Que j'aurais de satisfaction de
joindre ce bon office à celui que je viens de vous rendre! mais
j'offenserais le Génie supérieur qui vous guide. Allez, prince, fuyez de
la tour, et souvenez-vous que la fée Bénigne sera toujours de vos
amies.»

À ces mots, elle, le palais et les merveilles que le prince avait vues,
disparurent: il se trouva dans une épaisse forêt, à plus de cent lieues
de la tour où le roi Brun l'avait fait mettre.

Laissons-le revenir de son juste étonnement, et voyons deux choses;
l'une, ce qui se passe entre les gardes que son père lui avait donnés,
et l'autre, ce qui arrive à la princesse Trognon. Ces pauvres gardes,
surpris que leur prince ne demandât point à souper, entrèrent dans sa
chambre, et ne l'ayant pas trouvé, ils le cherchèrent partout avec une
extrême crainte qu'il ne se fût sauvé. Leur peine étant inutile, ils
pensèrent se désespérer; car ils appréhendaient que le roi Brun, qui
était si terrible, ne les fît mourir. Après avoir agité tous les moyens
propres à l'apaiser, ils conclurent qu'il fallait qu'un d'entre eux se
mit au lit et ne se laissât point voir; qu'ils diraient que le prince
était bien malade, que peu après ils le feindraient mort, et qu'une
bûche ensevelie et enterrée les tirerait d'intrigue. Ce remède leur
parut infaillible; sur-le-champ ils le mirent en pratique. Le plus petit
des gardes, à qui l'on fit une grosse bosse, se coucha. On fut dire au
roi que son fils était bien malade; il crut que c'était pour
l'attendrir, et ne voulut rien relâcher de sa sévérité: c'était
justement ce que les timides gardes souhaitaient; et plus ils faisaient
paraître d'empressements, plus le roi Brun marquait d'indifférence.

Pour la princesse Trognon, elle arriva dans une petite machine qui
n'avait qu'une coudée de haut, et la machine était dans une litière. Le
roi Brun alla au-devant d'elle; lorsqu'il la vit si difforme, dans une
jatte, la peau écaillée comme une morue, les sourcils joints, le nez
plat et large, et la bouche proche des oreilles, il ne put s'empêcher de
lui dire:

«En vérité, princesse Trognon, vous êtes gracieuse de mépriser mon
Torticoli; sachez qu'il est bien laid, mais sans mentir il l'est moins
que vous.

--Seigneur, lui dit-elle, je n'ai pas assez d'amour-propre pour
m'offenser des choses désobligeantes que vous me dites; je ne sais
cependant si vous croyez que ce soit un moyen sûr pour me persuadée
d'aimer votre charmant Torticoli; mais je vous déclare, malgré ma
misérable jatte, et les défauts dont je suis remplie, que je ne veux
point l'épouser, et que je préfère le titre de princesse Trognon à celui
de reine Torticoli.»

Le roi Brun s'échauffa fort de cette réponse.

«Je vous assure, lui dit-il, que je n'en aurai pas le démenti; le roi
votre père doit être votre maître, et je le suis devenu depuis qu'il
vous a mise entre mes mains.

--Il est des choses, dit-elle, sur lesquelles nous pouvons opter; c'est
en dépit de moi qu'on m'a conduite ici, je vous en avertis; et je vous
regarderai comme mon plus mortel ennemi, si vous me faites violence.»

Le roi encore plus irrité la quitta et lui donna un appartement dans son
palais, avec des dames qui avaient ordre de lui persuader que le
meilleur parti à prendre, pour elle, était d'épouser le prince.

Cependant les gardes, qui craignaient d'être découverts, et que le roi
ne sût que son fils s'était sauvé, se hâtèrent de lui aller dire qu'il
était mort. À ces nouvelles il ressentit une douleur dont on le croyait
incapable; il cria, il hurla, et se prenant à Trognon de la perte qu'il
venait de faire, il l'envoya dans la tour à la place de son cher défunt.

La pauvre princesse demeura aussi triste qu'étonnée de se trouver
prisonnière; elle avait du coeur, et elle parla comme elle devait d'un
procédé si dur. Elle croyait qu'on le dirait au roi; mais personne n'osa
l'en entretenir. Elle croyait aussi qu'elle pouvait écrire à son père
les mauvais traitements qu'elle souffrait, et qu'il viendrait la
délivrer. Ses projets de ce côté-là furent inutiles: on interceptait ses
lettres et on les donnait au roi Brun.

Comme elle vivait dans cette espérance, elle s'affligeait moins, et tous
les jours elle allait dans la galerie regarder les peintures qui étaient
sur les vitres; rien ne lui paraissait plus extraordinaire que ce nombre
de choses différentes qui y étaient représentées, et de s'y voir dans sa
jatte. «Depuis que je suis arrivée en ce pays-ci, les peintres,
disait-elle, ont pris un étrange plaisir à me peindre; est-ce qu'il n'y
a pas assez de figures ridicules sans la mienne? ou veulent-ils par des
oppositions faire éclater davantage la beauté de cette jeune bergère qui
me semble charmante?» Elle regardait ensuite le portrait d'un berger
qu'elle ne pouvait assez louer. «Que l'on est à plaindre, disait-elle,
d'être disgraciée de la nature au point que je le suis! Et que l'on est
heureuse quand on est belle!» En disant ces mots, elle avait les larmes
aux yeux; puis se voyant dans un miroir, elle se tourna brusquement;
mais elle fut bien étonnée de trouver derrière elle une petite vieille,
coiffée d'un chaperon, qui était la moitié plus laide qu'elle; et la
jatte où elle se traînait avait plus de vingt trous, tant elle était
usée.

«Princesse, lui dit cette vieillotte, vous pouvez choisir entre la vertu
et la beauté; vos regrets sont si touchants que je les ai entendus. Si
vous voulez être belle, vous serez coquette, glorieuse et très galante;
si vous voulez rester comme vous êtes, vous serez sage, estimée et fort
humble.»

Trognon regarda celle qui lui parlait, et lui demanda si la beauté était
incompatible avec la sagesse.

«Non, lui dit la bonne femme; mais à votre égard il est arrêté que vous
ne pouvez avoir que l'un des deux.

--Hé bien, s'écria Trognon d'un air ferme, je préfère ma laideur à la
beauté.

--Quoi! vous aimez mieux effrayer ceux qui vous voient? reprit la
vieille.

--Oui, madame, dit la princesse, je choisis plutôt tous les malheurs
ensemble, que de manquer de vertu.

--J'avais apporté exprès mon manchon jaune et blanc, dit la fée; en
soufflant du coté jaune, vous seriez devenue semblable à cette admirable
bergère qui vous a paru si charmante, et vous auriez été aimée d'un
berger dont le portrait a arrêté vos yeux plus d'une fois; en soufflant
du côté blanc, vous pourrez vous affermir encore dans le chemin de la
vertu, où vous entrez si courageusement.

--Hé! madame, reprit la princesse, ne me refusez pas cette grâce, elle
me consolera de tout le mépris que l'on a pour moi.»

La petite vieille lui donna le manchon de vertu et de beauté; Trognon ne
se méprit point, elle souffla par le côté blanc, et remercia la fée qui
disparut aussitôt.

Elle était ravie du bon choix qu'elle avait fait; et quelque sujet
qu'elle eût d'envier l'incomparable beauté de la bergère peinte sur les
vitres, elle pensait, pour s'en consoler, que la beauté passe comme un
songe; que la vertu est un trésor éternel et une beauté inaltérable, qui
dure plus que la vie: elle espérait toujours que le roi son père se
mettrait à la tête d'une grosse armée, et qu'il la tirerait de la tour.
Elle attendait le moment de le voir avec mille impatiences, et elle
mourait d'envie de monter au donjon pour voir arriver le secours qu'elle
attendait. Mais comment grimper si haut? Elle allait dans sa chambre
moins vite qu'une tortue; et pour monter, c'était ses femmes qui la
portaient.

Cependant elle en trouva un moyen assez particulier. Elle sut que
l'horloge était dans le donjon; elle ôta les poids, et se mit à la
place. Lorsqu'on remonta l'horloge, elle fut guindée jusqu'en haut; elle
regarda promptement à la fenêtre qui donnait sur la campagne, mais elle
ne vit rien venir, et elle s'en retira pour se reposer un peu. En
s'appuyant contre le mur que Torticoli, ou pour mieux dire le prince
Sans-Pair, avait défait et raccommodé assez mal, le plâtre tomba et le
tire-bourre d'or, qui fit tin, tin, près de Trognon. Elle l'aperçut, et
après l'avoir ramassé, elle examina à quoi il pouvait servir. Comme elle
avait plus d'esprit qu'une autre, elle jugea bien vite que c'était pour
ouvrir l'armoire, où il n'y avait point de serrure; elle en vint à bout,
et elle ne fut pas moins ravie que le prince l'avait été de tout ce
qu'elle y rencontra de rare et de galant. Il y avait quatre mille
tiroirs, tous remplis de bijoux antiques et modernes; enfin elle trouve
le guichet d'or, la boîte d'escarboucle, et la main qui nageait dans le
sang. Elle en frémit, et voulut la jeter; mais il ne fut pas en son
pouvoir de la laisser aller, une puissance secrète l'en empêchait.
«Hélas! que vais-je faire? dit-elle tristement. J'aime mieux mourir que
de rester davantage avec cette main coupée.» Dans ce moment elle
entendit une voix douce et agréable, qui lui dit:

«Prends courage, princesse, ta félicité dépend de cette aventure.

--Hé! que puis-je faire? répondit-elle en tremblant.

--Il faut, lui dit la voix, emporter cette main dans ta chambre la
cacher sous ton chevet; et, quand tu verras un aigle, la lui donner sans
tarder un moment.»

Quelque effrayée que fût la princesse, cette voix avait quelque chose de
si persuasif, qu'elle n'hésita pas à obéir; elle replaça les tiroirs et
les raretés comme elle les avait trouvés, sans en prendre aucune. Ses
gardes, qui craignaient qu'elle ne leur échappât à son tour, ne l'ayant
point vue dans sa chambre, la cherchèrent et demeurèrent surpris de la
rencontrer dans un lieu où elle ne pouvait, disaient-ils, monter que par
enchantement.

Elle fut trois jours sans rien voir; elle n'osait ouvrir la belle boîte
d'escarboucle, parce que la main coupée lui faisait trop grand peur.
Enfin, une nuit elle entendit du bruit contre sa fenêtre; elle ouvrit
son rideau, et elle aperçut au clair de la lune un aigle qui voltigeait.
Elle se leva comme elle put, et se traînant dans la chambre, elle ouvrit
la fenêtre. L'aigle entra, faisant grand bruit avec ses ailes, en signe
de réjouissance; elle ne différa pas à lui présenter la main, qu'il prit
avec ses serres, et un moment après elle ne l'aperçut plus; il y avait à
sa place un jeune homme, le plus beau et le mieux fait qu'elle eût
jamais vu; son front était ceint d'un diadème, son habit couvert de
pierreries. Il tenait dans sa main un portrait; et prenant le premier la
parole:

«Princesse, dit-il à Trognon, il y a deux cents ans qu'un perfide
enchanteur me retient en ces lieux. Nous aimions l'un et l'autre
l'admirable fée Bénigne; j'étais souffert, il était jaloux. Son art
surpassait le mien; et voulant s'en prévaloir pour me perdre, il me dit
d'un air absolu qu'il me défendait de la voir davantage. Une telle
défense ne convenait ni à mon amour, ni au rang que je tenais: je le
menaçai; et la belle que j'adore se trouva si offensée de la conduite de
l'enchanteur, qu'elle lui défendit à son tour de l'approcher jamais. Ce
cruel résolut de nous punir l'un et l'autre.

«Un jour que j'étais auprès d'elle, charmé du portrait qu'elle m'avait
donné, et que je regardais, le trouvant mille fois moins beau que
l'original, il parut, et d'un coup de sabre il sépara ma main de mon
bras. La fée Bénigne (c'est le nom de ma reine) ressentit plus vivement
que moi la douleur de cet accident; elle tomba évanouie sur son lit, et
sur-le-champ je me sentis couvert de plumes; je fus métamorphosé en
aigle. Il m'était permis de venir tous les jours voir la reine, sans
pouvoir en approcher ni la réveiller; mais j'avais la consolation de
l'entendre sans cesse pousser de tendres soupirs, et parler en rêvant de
son cher Trasimène. Je savais encore qu'au bout de deux cents ans un
prince rappellerait Bénigne à la lumière, et qu'une princesse, en me
rendant ma main coupée, me rendrait ma première forme. Une fée qui
s'intéresse à votre gloire a voulu que cela fût ainsi; c'est elle qui a
si soigneusement enfermé ma main dans l'armoire du donjon; c'est elle
qui m'a donné le pouvoir de vous marquer aujourd'hui ma reconnaissance.
Souhaitez, princesse, ce qui peut vous faire le plus de plaisir, et
sur-le-champ vous l'obtiendrez.

--Grand roi, répliqua Trognon (après quelques moments de silence), si je
ne vous ai pas répondu promptement, ce n'est point que j'hésite; mais je
vous avoue que je ne suis pas aguerrie sur des aventures aussi
surprenantes que celle-ci, et je me figure que c'est plutôt un rêve
qu'une vérité.

--Non, madame, répondit Trasimène, ce n'est point une illusion; vous en
ressentirez les effets dès que vous voudrez me dire quel don vous
désirez.

--Si je demandais tous ceux dont j'aurais besoin pour être parfaite,
dit-elle, quelque pouvoir que vous ayez, il vous serait difficile d'y
satisfaire; mais je m'en tiens au plus essentiel: rendez mon âme aussi
belle que mon corps est laid et difforme.

--Ah! princesse, s'écria le roi Trasimène, vous me charmez par un choix
si juste et si élevé; mais qui est capable de le faire est déjà
accomplie: votre corps va donc devenir aussi beau que votre âme et que
votre esprit.»

Il toucha la princesse avec le portrait de la fée; elle entend cric,
croc dans tous ses os; ils s'allongent, ils se remboîtent; elle se lève,
elle est grande, elle est belle, elle est droite, elle a le teint plus
blanc que du lait, tous les traits réguliers, un air majestueux et
modeste, une physionomie fine et agréable.

«Quel prodige! s'écrie-t-elle. Est-ce moi? Est-ce une chose possible?

--Oui, madame, reprit Trasimène, c'est vous; le sage choix que vous avez
fait de la vertu vous attire l'heureux changement que vous éprouvez.
Quel plaisir pour moi, après ce que je vous dois, d'avoir été destiné
pour y contribuer! Mais quittez pour toujours le nom de Trognon; prenez
celui de Brillante, que vous méritez par vos lumières et par vos
charmes.»

Dans ce moment il disparut; et la princesse, sans savoir par quelle
voiture elle était allée, se trouva au bord d'une petite rivière, dans
un lieu ombragé d'arbres, le plus agréable de la terre.

Elle ne s'était point encore vue; l'eau de cette rivière était si claire
qu'elle connut avec une surprise extrême qu'elle était la même bergère
dont elle avait tant admiré le portrait sur les vitres de la galerie. En
effet, elle avait comme elle un habit blanc, garni de dentelles fines,
le plus propre qu'on eût jamais vu à aucune bergère; sa ceinture était
de petites roses et de jasmins, ses cheveux ornés de fleurs; elle trouva
une houlette peinte et dorée auprès d'elle, avec un troupeau de moutons
qui paissaient le long du rivage, et qui entendaient sa voix; jusqu'au
chien du troupeau, il semblait la connaître, et la caressait.

Quelles réflexions ne faisait-elle point sur des prodiges si nouveaux!
Elle était née, et elle avait vécu jusqu'alors, la plus laide de toutes
les créatures; mais elle était princesse. Elle devenait plus belle que
l'astre du jour; elle n'était plus qu'une bergère, et la perte de son
rang ne laissait pas de lui être sensible.

Ces différentes pensées l'agitèrent jusqu'au moment où elle s'endormit.
Elle avait veillé toute la nuit (comme je l'ai déjà dit), et le voyage
qu'elle avait fait, sans s'en apercevoir, était de cent lieues: de sorte
qu'elle s'en trouvait un peu lasse. Ses moutons et son chien, rassemblés
à ses côtés, semblaient la garder, et lui donner les soins qu'elle leur
devait. Le soleil ne pouvait l'incommoder, quoiqu'il fût dans toute sa
force; les arbres touffus l'en garantissaient; et l'herbe fraîche et
fine, sur laquelle elle s'était laissée tomber, paraissait orgueilleuse
d'une charge si belle. C'est là

      Qu'on voyait les violettes,
      À l'envi des autres fleurs,
      S'élever sur les herbettes
      Pour répandre leurs odeurs.

Les oiseaux y faisaient de doux concerts, et les zéphirs retenaient leur
haleine, dans la crainte de l'éveiller. Un berger, fatigué de l'ardeur
du soleil, ayant remarqué de loin cet endroit, s'y rendit en diligence;
mais lorsqu'il vit la jeune Brillante, il demeura si surpris, que sans
un arbre contre lequel il s'appuya, il serait tombé de toute sa hauteur.
En effet, il la reconnut pour cette même personne dont il avait admiré
la beauté sur les vitres de la galerie et dans le livre de vélin; car le
lecteur ne doute pas que ce berger ne soit le prince Sans-Pair. Un
pouvoir inconnu l'avait arrêté dans cette contrée; il s'était fait
admirer de tous ceux qui l'avaient vu. Son adresse en toutes choses, sa
bonne mine et son esprit, ne le distinguaient pas moins entre les autres
bergers, que sa naissance l'aurait distingué ailleurs.

Il attacha ses yeux sur Brillante avec une attention et un plaisir qu'il
n'avait point ressentis jusqu'alors. Il se mit à genoux auprès d'elle;
il examinait cet assemblage de beauté qui la rendait toute parfaite; et
son coeur fut le premier qui paya le tribut qu'aucun autre depuis n'osa
lui refuser. Comme il rêvait profondément, Brillante s'éveilla; et
voyant Sans-Pair proche d'elle avec un habit de pasteur extrêmement
galant, elle le regarda, et rappela aussitôt son idée, parce qu'elle
avait vu son portrait dans la tour.

«Aimable bergère, lui dit-il, quelle heureuse destinée vous conduit ici?
Vous y venez, sans doute, pour recevoir notre encens et nos voeux. Ah!
je sens déjà que je serai le plus empressé à vous rendre mes hommages.

--Non, berger, lui dit-elle, je ne prétends point exiger des honneurs
qui ne me sont pas dus; je veux demeurer simple bergère, j'aime mon
troupeau et mon chien. La solitude a des charmes pour moi, je ne cherche
qu'elle.

--Quoi! jeune bergère, en arrivant en ces lieux vous y apportez le
dessein de vous cacher aux mortels qui les habitent! Est-il possible,
continua-t-il, que vous nous vouliez tant de mal? Tout du moins
exceptez-moi, puisque je suis le premier qui vous ai offert ses
services.

--Non, reprit Brillante, je ne veux point vous voir plus souvent que les
autres, quoique je sente déjà une estime particulière pour vous; mais
enseignez-moi quelque sage bergère chez qui je puisse me retirer; car
étant inconnue ici, et dans un âge à ne pouvoir demeurer seule, je serai
bien aise de me mettre sous sa conduite.»

Sans-Pair fut ravi de cette commission. Il la mena dans une cabane si
propre qu'elle avait mille agréments dans sa simplicité. Il y avait une
petite vieillotte qui sortait rarement, parce qu'elle ne pouvait presque
plus marcher.

«Tenez, ma bonne mère, dit Sans-Pair en lui présentant Brillante, voici
une fille incomparable dont la seule présence vous rajeunira.»

La vieille l'embrassa, et lui dit d'un air affable qu'elle était la
bienvenue; qu'elle avait de la peine de la loger si mal, mais que tout
au moins elle la logerait fort bien dans son coeur.

«Je ne pensais pas, dit Brillante, trouver ici un accueil si favorable,
et tant de politesse; je vous assure, ma bonne mère, que je suis ravie
d'être auprès de vous. Ne me refusez pas, continua-t-elle, en
s'adressant au berger, de me dire votre nom, pour que je sache à qui je
suis obligée d'un tel service.

--On m'appelle Sans-Pair, répondit le prince; mais à présent je ne veux
point d'autre nom que celui de votre esclave.

--Et moi, dit la petite vieille, je souhaite aussi de savoir comment on
appelle la bergère pour qui j'exerce l'hospitalité.»

La princesse lui dit qu'on la nommait Brillante. La vieille parut
charmée d'un si aimable nom, et Sans-Pair dit cent jolies choses
là-dessus.

La vieille bergère, ayant peur que Brillante n'eût faim, lui présenta
dans une terrine fort propre, du lait doux, avec du pain bis, des oeufs
frais, du beurre nouveau battu et un fromage à la crème. Sans-Pair
courut dans sa cabane; il en apporta des fraises, des noisettes, des
cerises et d'autres fruits, tout entourés de fleurs; et pour avoir lieu
de rester plus longtemps auprès de Brillante, il lui demanda permission
d'en manger avec elle. Hélas! qu'il lui aurait été difficile de la lui
refuser. Elle le voyait avec un plaisir extrême; et quelque froideur
qu'elle affectât, elle sentait bien que sa présence ne lui serait point
indifférente.

Lorsqu'il l'eut quittée, elle pensa encore longtemps à lui, et lui à
elle. Il la voyait tous les jours, il conduisait son troupeau dans le
lieu où elle faisait paître le sien, il chantait auprès d'elle des
paroles passionnées: il jouait de la flûte et de la musette pour la
faire danser, et elle s'en acquittait avec une grâce et une justesse
qu'il ne pouvait assez admirer. Chacun de son côté faisait réflexion à
cette suite surprenante d'aventures qui leur étaient arrivées, et chacun
commençait à s'inquiéter. Sans-Pair la cherchait soigneusement partout.

      Enfin, toutes les fois qu'il la trouva seulette,
      Il lui parla tant d'amourette,
      Il lui peignit si bien son feu, sa passion,
      Et ce qui de deux coeurs fait la douce union,
      Qu'elle reconnut dans son âme
      Que ce petit je ne sais quoi
      Qu'elle sentait pour lui, sans bien savoir pourquoi,
      Était une amoureuse flamme.
      Alors connaissant le danger
      Où, pour son peu d'expérience,
      Elle exposait son innocence,
      Elle évite avec soin cet aimable berger;
      Mais ce fut pour elle
      Une peine cruelle!
      Et que souvent son coeur, soupirant en secret,
      Lui reprocha de fuir un amant si discret!
      Sans-Pair, qui ne pouvait comprendre
      Ce qui causait ce cruel changement,
      Cherche partout un moment pour l'apprendre,
      Mais il le cherche vainement;
      Brillante ne veut plus l'approcher ni l'entendre.

Elle l'évitait avec soin et se reprochait sans cesse ce qu'elle
ressentait pour lui. «Quoi! j'ai le malheur d'aimer, disait-elle, et
d'aimer un malheureux berger! Quelle destinée est la mienne? J'ai
préféré la vertu à la beauté: il semble que le ciel, pour me récompenser
de ce choix, m'avait voulu rendre belle; mais que je m'estime
malheureuse de l'être devenue! Sans ces inutiles attraits, le berger que
je fuis ne serait point attaché à me plaire, et je n'aurais pas la honte
de rougir des sentiments que j'ai pour lui.» Ses larmes finissaient
toujours par de si douloureuses réflexions, et ses peines augmentaient
par l'état où elle réduisait son aimable berger.

Il était de son côté accablé de tristesse; il avait envie de déclarer à
Brillante la grandeur de sa naissance, dans la pensée qu'elle serait
peut-être piquée d'un sentiment de vanité, et qu'elle l'écouterait plus
favorablement; mais il se persuadait ensuite qu'elle ne le croirait pas,
et que si elle lui demandait quelque preuve de ce qu'il lui dirait, il
était hors d'état de lui en donner. «Que mon sort est cruel!
s'écriait-il. Quoique je fusse affreux, je devais succéder à mon père.
Un grand royaume répare bien des défauts. Il me serait à présent inutile
de me présenter à lui ni à ses sujets, il n'y en a aucun qui puisse me
reconnaître; et tout le bien que m'a fait la fée Bénigne, en m'ôtant mon
nom et ma laideur, consiste à me rendre berger, et à me livrer aux
charmes d'une bergère inexorable, qui ne peut me souffrir. Étoile
barbare, disait-il en soupirant, deviens-moi plus propice, ou rends-moi
ma difformité avec ma première indifférence!»

Voilà les tristes regrets que l'amant et la maîtresse faisaient sans se
connaître. Mais comme Brillante s'appliquait à fuir Sans-Pair, un jour
qu'il avait résolu de lui parler, pour en trouver un prétexte qui ne
l'offensât point, il prit un petit agneau, qu'il enjoliva de rubans et
de fleurs; il lui mit un collier de paille peinte, travaillé si
proprement que c'était une espèce de chef-d'oeuvre; il avait un habit de
taffetas couleur de rose, couvert de dentelles d'Angleterre, une
houlette garnie de rubans, une panetière; et en cet état tous les
Céladons du monde n'auraient osé paraître devant lui. Il trouva
Brillante assise au bord d'un ruisseau qui coulait lentement dans le
plus épais du bois; ses moutons y paissaient épars. La profonde
tristesse de la bergère ne lui permettait pas de leur donner ses soins.
Sans-Pair l'aborda d'un air timide; il lui présenta le petit agneau; et
la regardant tendrement:

«Que vous ai-je donc fait, belle bergère, lui dit-il, qui m'attire de si
terribles marques de votre aversion? Vous reprochez à vos yeux le
moindre de leurs regards; vous me fuyez. Ma passion vous paraît-elle si
offensante? En pouvez-vous souhaiter une plus pure et plus fidèle? Mes
paroles, mes actions n'ont-elles pas toujours été remplies de respect et
d'ardeur? Mais, sans doute, vous aimez ailleurs; votre coeur est prévenu
pour un autre.»

Elle lui repartit aussitôt:

      Berger, lorsque je vous évite,
      Devez-vous vous en alarmer?
      On connaît assez par ma fuite
      Que je crains de vous trop aimer.
      Je fuirais avec moins de peine,
      Si la haine me faisait fuir;
      Mais lorsque la raison m'entraîne,
      L'amour cherche à me retenir.
      Tout m'alarme; en ce moment même,
      Je sens que vos regards affaiblissent mon coeur.
      Je reste toutefois; quand l'amour est extrême,
      Berger, que le devoir paraît plein de rigueur!
      Et qu'on fuit lentement, quand on fuit ce qu'on aime!
      Adieu; si vous m'aimez, hélas!
      Mon repos en dépend, gardez-vous de me suivre.
      Peut-être que sans vous, je ne pourrai plus vivre;
      Mais toutefois, berger, ne suivez point mes pas.

En achevant ces mots, Brillante s'éloigna. Le prince amoureux et
désespéré voulut la suivre; mais sa douleur devint si forte qu'il tomba
sans connaissance au pied d'un arbre. Ah! vertu sévère et trop farouche,
pourquoi redoutez-vous un homme qui vous a chérie dès sa plus tendre
enfance? Il n'est point capable de vous méconnaître, et sa passion est
toute innocente. Mais la princesse se défiait autant d'elle que de lui;
elle ne pouvait s'empêcher de rendre justice au mérite de ce charmant
berger, et elle savait bien qu'il faut éviter ce qui nous paraît trop
aimable.

On n'a jamais tant pris sur soi qu'elle y prit dans ce moment; elle
s'arrachait à l'objet le plus tendre et le plus chèrement aimé qu'elle
eût vu de sa vie. Elle ne put s'empêcher de tourner plusieurs fois la
tête pour regarder s'il la suivait; elle l'aperçut tomber demi-mort.
Elle l'aimait et elle se refusa la consolation de le secourir.
Lorsqu'elle fut dans la plaine, elle leva pitoyablement les yeux; et
joignant ses bras l'un sur l'autre: «Ô vertu! ô gloire, ô grandeur! je
te sacrifie mon repos, s'écria-t-elle. Ô destin! ô Trasimène! je renonce
à ma fatale beauté; rends-moi ma laideur, ou rends-moi, sans que j'en
puisse rougir, l'amant que j'abandonne!» Elle s'arrêta à ces mots,
incertaine si elle continuerait de fuir, ou si elle retournerait sur ses
pas. Son coeur voulait qu'elle rentrât dans le bois où elle avait laissé
Sans-Pair; mais sa vertu triompha de sa tendresse. Elle prit la
généreuse résolution de ne le plus voir.

Depuis qu'elle avait été transportée dans ces lieux, elle avait entendu
parler d'un célèbre enchanteur, qui demeurait dans un château qu'il
avait bâti avec sa soeur aux confins de l'île. On ne parlait que de leur
savoir; c'était tous les jours de nouveaux prodiges. Elle pensa qu'il ne
fallait pas moins qu'un pouvoir magique pour effacer de son coeur
l'image du charmant berger; et sans en rien dire à sa charitable
hôtesse, qui l'avait reçue et qui la traitait comme sa fille, elle se
mit en chemin, si occupée de ses déplaisirs qu'elle ne faisait aucune
réflexion au péril qu'elle courait, étant belle et jeune, de voyager
toute seule. Elle ne s'arrêtait ni jour ni nuit; elle ne buvait ni ne
mangeait, tant elle avait envie d'arriver au château pour guérir de sa
tendresse. Mais en passant dans, un bois, elle ouït quelqu'un qui
chantait; elle crut entendre prononcer son nom, et reconnaître la voix
d'une de ses compagnes. Elle s'arrêta pour l'écouter; elle entendit ces
paroles:

      Sans-Pair, de son hameau,
      Le mieux fait, le plus beau,
      Aimait la bergère Brillante,
      Aimable, jeune et belle, enfin toute charmante.
      Par mille petits soins, ce berger, chaque jour,
      Lui déclarait assez ce qu'il sentait pour elle,
      Mais la jeune rebelle
      Ignorait ce que c'est qu'amour.
      Son coeur plein de tristesse
      Soupirait toutefois loin du berger absent:
      Ce qui marque de la tendresse,
      Et ce qu'on ne fait pas pour un indiffèrent.
      Il est vrai qu'à notre bergère,
      De tels chagrins n'arrivaient guère;
      Car son amant la suivait en tous lieux
      (Elle ne demandait pas mieux).
      Souvent couchés dessus l'herbette,
      Il lui chantait des vers de sa façon;
      La belle avec plaisir écoutait sa musette,
      Et même apprenait sa chanson.

«Ah! c'en est trop, dit-elle, en versant des larmes; indiscret berger,
tu t'es vanté des faveurs innocentes que je t'ai accordées! Tu as osé
présumer que mon faible coeur serait plus sensible à ta passion qu'à mon
devoir! Tu as fait confidence de tes injustes désirs, et tu es cause que
l'on me chante dans les bois et dans les plaines!» Elle en conçut un
dépit si violent, qu'elle se crut en état de le voir avec indifférence,
et peut-être avec de la haine. «Il est inutile, continua-t-elle, que
j'aille plus loin pour chercher des remèdes à ma peine; je n'ai rien à
craindre d'un berger en qui je connais si peu de mérite. Je vais
retourner au hameau avec la bergère que je viens d'entendre.» Elle
l'appela de toute sa force, sans que personne lui répondit, et cependant
elle entendait de temps en temps chanter assez proche d'elle.
L'inquiétude et la peur la prirent. En effet, ce bois appartenait à
l'enchanteur, et l'on n'y passait point sans avoir quelque aventure.

Brillante, plus incertaine que jamais, se hâta de sortir du bois. «Le
berger que je craignais, disait-elle, m'est-il devenu si peu redoutable,
que je doive m'exposer à le revoir? N'est-ce point plutôt que mon coeur,
d'intelligence avec lui, cherche à me tromper? Ah! fuyons, fuyons, c'est
le meilleur parti pour une princesse aussi malheureuse que moi.» Elle
continua son chemin vers le château de l'enchanteur; elle y parvint, et
elle y entra sans obstacle. Elle traversa plusieurs grandes cours, où
l'herbe et les ronces étaient si hautes qu'il semblait qu'on n'y avait
pas marché depuis cent ans; elle les rangea avec ses mains, qu'elle
égratigna en plus d'un endroit. Elle entra dans une salle où le jour ne
venait que par un petit trou: elle était tapissée d'ailes de
chauves-souris. Il y avait douze chats pendus au plancher, qui servaient
de lustres, et qui faisaient un miaulis à faire perdre patience; et sur
une longue table, douze grosses souris attachées par la queue, qui
avaient chacune devant elles un morceau de lard, où elles ne pouvaient
atteindre; de sorte que les chats voyaient les souris sans les pouvoir
manger; les souris craignaient les chats, et se désespéraient de faim
près d'un bon morceau de lard.

La princesse considérait le supplice de ces animaux, lorsqu'elle vit
entrer l'enchanteur avec une longue robe noire. Il avait sur sa tête un
crocodile qui lui servait de bonnet; et jamais il n'a été une coiffure
si effrayante. Ce vieillard portait des lunettes et un fouet à la main
d'une vingtaine de longs serpents tous en vie. Oh! que la princesse eut
de peur! qu'elle regretta dans ce moment son berger, ses moutons et son
chien! Elle ne pensa qu'à fuir; et sans dire mot à ce terrible homme,
elle courut vers la porte; mais elle était couverte de toiles
d'araignées. Elle en leva une, et elle en trouva une autre, qu'elle leva
encore, et à laquelle une troisième succéda; elle la lève, il en paraît
une nouvelle, qui était devant une autre; enfin ces vilaines portières
de toiles d'araignées étaient sans compte et sans nombre. La pauvre
princesse n'en pouvait plus de lassitude; ses bras n'étaient pas assez
forts pour soutenir ces toiles. Elle voulut s'asseoir par terre afin de
se reposer un peu, elle sentit de longues épines qui la pénétraient.
Elle fut bientôt relevée, et se mit encore en devoir de passer; mais
toujours il paraissait une toile sur l'autre. Le méchant vieillard, qui
la regardait, faisait des éclats de rire à s'en engouer. À la fin il
l'appela et lui dit:

«Tu passerais là le reste de ta vie sans en venir à bout; tu me sembles
jeune et plus belle que tout ce que j'ai vu de plus beau; si tu veux, je
t'épouserai. Je te donnerai ces douze chats que tu vois pendus au
plancher, pour en faire tout ce que tu voudras, et ces douze souris qui
sont sur cette table seront tiennes aussi. Les chats sont autant de
princes, et les souris autant de princesses. Les friponnes, en
différents temps, avaient eu l'honneur de me plaire (car j'ai toujours
été aimable et galant); aucune d'elles ne voulut m'aimer. Ces princes
étaient mes rivaux, et plus heureux que moi. La jalousie me prit; je
trouvai le moyen de les attirer ici, et à mesure que je les ai attrapés,
je les ai métamorphosés en chats et en souris. Ce qui est plaisant,
c'est qu'ils se haïssent autant qu'ils se sont aimés, et que l'on ne
peut trouver une vengeance plus complète.

--Ah! seigneur, s'écria Brillante, rendez-moi souris; je ne le mérite
pas moins que ces pauvres princesses.

--Comment, dit le magicien, petite bergeronnette, tu ne veux donc pas
m'aimer?

--J'ai résolu de n'aimer jamais, dit-elle.

--Oh! que tu es simple! continua-t-il. Je te nourrirai à merveille, je
te ferai des contes, je te donnerai les plus beaux habits du monde; tu
n'iras qu'en carrosse et en litière, tu t'appelleras madame.

--J'ai résolu de n'aimer jamais, répondit encore la princesse.

--Prends garde à ce que tu dis, s'écria l'enchanteur en colère; tu t'en
repentiras pour longtemps.

--N'importe, dit Brillante, j'ai résolu de n'aimer jamais.

--Ho bien, trop indifférente créature, dit-il en la touchant, puisque tu
ne veux pas aimer, tu dois être d'une espèce particulière: tu ne seras
donc à l'avenir ni chair ni poisson, tu n'auras ni sang ni os, tu seras
verte, parce que tu es encore dans ta verte jeunesse; tu seras légère et
fringante, tu vivras dans les prairies comme tu vivais; on t'appellera
sauterelle.»

Au même moment, la princesse Brillante devint la plus jolie sauterelle
du monde; et jouissant de la liberté, elle se rendit promptement dans le
jardin.

Dès qu'elle fut en état de se plaindre, elle s'écria douloureusement;
«Ah! ma jatte, ma chère jatte, qu'êtes-vous devenue? Voilà donc l'effet
de vos promesses, Trasimène? Voilà donc ce qu'on me gardait depuis deux
cents ans avec tant de soin? Une beauté aussi peu durable que les fleurs
du printemps; et pour conclusion, un habit de crêpe vert, une petite
figure singulière, qui n'est ni chair ni poisson, qui n'a ni os ni sang.
Je suis bien malheureuse! Hélas! une couronne aurait caché tous mes
défauts, j'eusse trouvé un époux digne de moi; et si j'étais restée
bergère, l'aimable Sans-Pair ne souhaitait que la possession de mon
coeur: il n'est que trop vengé de mes injustes dédains. Me voilà
sauterelle, destinée à chanter jour et nuit, quand mon coeur rempli
d'amertume m'invite à pleurer!» C'est ainsi que parlait la sauterelle,
cachée entre les herbes fines qui bordaient un ruisseau.

Mais que faisait le prince Sans-Pair, absent de son adorable bergère? La
dureté avec laquelle elle l'avait quitté le pénétra si vivement qu'il
n'eut pas la force de la suivre. Avant qu'il l'eût jointe, il
s'évanouit, et il resta longtemps sans aucune connaissance au pied de
l'arbre où Brillante l'avait vu tomber. Enfin la fraîcheur de la terre,
ou quelque puissance inconnue, le fit revenir à lui: il n'osa aller ce
jour-là chez elle; et repassant dans son esprit les derniers vers
qu'elle lui avait dits:

      Et pour fuir un amant
      Tendre, jeune et confiant,
      On ne prend guère tant de peine,
      Quand on ne le fait que par haine.

Il en prit des espérances assez flatteuses; et il se promit du temps et
de ses soins un peu de reconnaissance. Mais que devint-il, lorsque,
ayant été chez la vieille bergère où Brillante se retirait, il apprit
qu'elle n'avait point paru depuis la veille? Il pensa mourir
d'inquiétude. Il s'éloigna, accablé de mille pensées différentes; il
s'assit tristement au bord de la rivière: il fut près cent fois de s'y
jeter et de chercher dans la fin de sa vie celle de ses malheurs. Enfin
il prit un poinçon et grava ces vers sur l'écorce d'un alisier:

      Belle fontaine, clair ruisseau,
      Vallons délicieux, et vous, fertiles plaines,
      Séjour que je trouvais si beau,
      Hélas! vous augmentez mes peines.
      Le tendre objet de mon amour,
      Dont vous empruntez tous vos charmes,
      Pour fuir un malheureux, vous quitte sans retour.
      Vous ne me verrez plus que répandre des larmes.
      Quand l'aurore aux mortels vient annoncer le jour,
      Elle me voit plongé dans ma douleur profonde;
      Le soleil chaque instant est témoin de mes pleurs,
      Et quand il est caché dans l'onde,
      Je n'interromps point mes douleurs.
      Ô toi! tendre arbrisseau, pardonne les blessures
      Que pour graver mes maux j'ose faire à ton sein;
      Ce sont de légères peintures,
      De ce qu'a fait au mien cet objet inhumain.
      La pointe de ce fer ne t'ôte point la vie;
      Des chiffres de son nom tu paraîtras plus beau.
      Mais, hélas! ma plus chère envie,
      Lorsque je perds Brillante, est d'entrer au tombeau.

Il n'en put écrire davantage, parce qu'il fut abordé par une petite
vieille, qui avait une fraise au cou, un vertugadin, un moule sous ses
cheveux blancs, un chaperon de velours; et son antiquité avait quelque
chose de vénérable.

«Mon fils, lui dit-elle, vous poussez des regrets bien amers; je vous
prie de m'en apprendre le sujet.

--Hélas! ma bonne mère, lui dit Sans-Pair, je déplore l'éloignement
d'une aimable bergère qui me fuit; j'ai résolu de l'aller chercher par
toute la terre, jusqu'à ce que je l'aie trouvée.

--Allez de ce côté-là, mon enfant, lui dit-elle, en lui montrant le
chemin du château où la pauvre Brillante était devenue sauterelle. J'ai
un pressentiment que vous ne la chercherez pas longtemps.»

Sans-Pair la remercia, et pria l'Amour de fui être favorable.

Le prince n'eut aucune rencontre sur sa route digne de l'arrêter, mais
en arrivant dans le bois, proche le château du magicien et de sa soeur,
il crut voir sa bergère; il se hâta de la suivre: elle s'éloigna.

«Brillante, lui criait-il, Brillante que j'adore, arrêtez un peu,
daignez m'entendre.»

Le fantôme fuyait encore plus fort; et dans cet exercice, le reste du
jour se passa. Lorsque la nuit fut venue, il vit beaucoup de lumières
dans le château: il se flatta que sa bergère y pouvait être. Il y court;
il entre sans aucun empêchement. Il monte et trouve dans un salon
magnifique une grande et vieille fée d'une horrible maigreur. Ses yeux
ressemblaient à deux lampes éteintes; on voyait le jour au travers de
ses joues. Ses bras étaient comme des lattes, ses doigts comme des
fuseaux, une peau de chagrin noir couvrait son squelette; avec cela elle
avait du rouge, des mouches, des rubans verts et couleur de rose; un
manteau de brocart d'argent, une couronne de diamants sur sa tête et des
pierreries partout.

«Enfin, prince, lui dit-elle, vous arrivez dans un lieu où je vous
souhaite depuis longtemps. Ne songez plus à votre petite bergère; une
passion si disproportionnée vous doit faire rougir. Je suis la reine des
Météores; je vous veux du bien et je puis vous en faire d'infinis si
vous m'aimez.

--Vous aimer, s'écria le prince, en la regardant d'un oeil indigné, vous
aimer, madame! Hé! suis-je maître de mon coeur! Non, je ne saurais
consentir à une infidélité; et je sens même que si je changeais l'objet
de mes amours, ce ne serait pas vous qui le deviendriez. Choisissez dans
vos Météores quelque influence qui vous accommode; aimez l'air, aimez
les vents, et laissez les mortels en paix.»

La fée était fière et colère; en deux coups de baguette elle remplit la
galerie de monstres affreux, contre lesquels il fallut que le jeune
prince exerçât son adresse et sa valeur. Les uns paraissaient avec
plusieurs têtes et plusieurs bras, les autres avaient la figure d'un
centaure ou d'une sirène, plusieurs lions à la face humaine, des sphinx
et des dragons volants. Sans-Pair n'avait que sa seule houlette, et un
petit épieu, dont il s'était armé en commençant son voyage. La grande
fée faisait cesser de temps en temps le chamaillis et lui demandait s'il
voulait l'aimer. Il disait toujours qu'il se vouait à l'amour fidèle,
qu'il ne pouvait changer. Lassée de sa fermeté, elle fît paraître
Brillante:

«Hé bien, lui dit-elle, tu vois ta maîtresse au fond de cette galerie,
songe à ce que tu vas faire; si tu refuses de m'épouser, elle sera
déchirée et mise en pièces à tes yeux par des tigres.

--Ah! madame, s'écria le prince en se jetant à ses pieds, je me dévoue
volontiers à la mort pour sauver ma chère maîtresse; épargnez ses jours
en abrégeant les miens.

--Il n'est pas question de ta mort, répliqua la fée; traître, il est
question de ton coeur et de ta main.»

Pendant qu'ils parlaient, le prince entendait la voix de sa bergère qui
semblait se plaindre.

«Voulez-vous me laisser dévorer? lui disait-elle. Si vous m'aimez,
déterminez-vous à faire ce que la reine vous ordonne.»

Le pauvre prince hésitait: «Hé quoi! Bénigne, s'écria-t-il, m'avez-vous
donc abandonné, après tant de promesses? Venez, venez nous secourir.»
Ces mots furent à peine prononcés qu'il entendit une voix dans les airs,
qui prononçait distinctement ces paroles:

      Laisse agir le destin; mais sois fidèle, et cherche le Rameau d'Or.

La grande fée, qui s'était crue victorieuse par le secours de tant de
différentes illusions, pensa se désespérer de trouver en son chemin un
aussi puissant obstacle que la protection de Bénigne.

«Fuis ma présence, s'écria-t-elle, prince malheureux et opiniâtre;
puisque ton coeur est rempli de tant de flamme, tu seras un grillon, ami
de la chaleur et du feu.»

Sur-le-champ, le beau et merveilleux prince Sans-Pair devint un petit
grillon noir, qui se serait brûlé tout vif dans la première cheminée ou
le premier four, s'il ne s'était pas souvenu de la voix favorable qui
l'avait rassuré. «Il faut, dit-il, chercher le Rameau d'Or, peut-être
que je me dégrillonnerai. Ah! si j'y trouvais ma bergère, que
manquerait-il à ma félicité?»

Le grillon se hâta de sortir du fatal palais; et sans savoir où il
fallait aller, il se recommanda aux soins de la belle fée Bénigne, puis
partit sans équipage et sans bruit; car un grillon ne craint ni les
voleurs ni les mauvaises rencontres. Au premier gîte, qui fut dans le
trou d'un arbre, il trouva une sauterelle fort triste; elle ne chantait
point. Le grillon ne s'avisant pas de soupçonner que ce fût une personne
toute pleine d'esprit et de raison, lui dit:

«Où va ainsi ma commère la sauterelle?»

Elle lui répondit aussitôt:

«Et vous, mon compère le grillon, où allez-vous?»

Cette réponse surprit étrangement l'amoureux grillon.

«Quoi! vous parlez? s'écria-t-il.

--Hé! vous parlez bien! s'écria-t-elle. Pensez-vous qu'une sauterelle
ait des privilèges moins étendus qu'un grillon?

--Je puis bien parler, dit le grillon, puisque je suis un homme.

--Et par la même règle, dit la sauterelle, je dois encore plus parler
que vous, puisque je suis une fille.

--Vous avez donc éprouvé un sort semblable au mien? dit le grillon.

--Sans doute, dit la sauterelle. Mais encore, où allez-vous?

--Je serais ravi, ajouta le grillon, que nous fussions longtemps
ensemble. Une voix qui m'est inconnue, répliqua-t-il, s'est fait
entendre dans l'air. Elle a dit:

      Laisse agir le destin, et cherche le Rameau d'Or.

Il m'a semblé que cela ne pouvait être dit que pour moi. Sans hésiter,
je suis parti, quoique j'ignore où je dois aller.»

Leur conversation fut interrompue par deux souris qui couraient de toute
leur force, et qui, voyant un trou au pied de l'arbre, se jetèrent
dedans la tête la première, et pensèrent étouffer le compère grillon et
la commère sauterelle. Ils se rangèrent de leur mieux dans un petit
coin.

«Ah! madame, dit la plus grosse souris, j'ai mal au côté d'avoir tant
couru; comment se porte votre altesse?

--J'ai arraché ma queue, répliqua la plus jeune souris; car sans cela je
tiendrais encore sur la table de ce vieux sorcier. Mais as-tu vu comme
il nous a poursuivies? Que nous sommes heureuses d'être sauvées de son
palais infernal!

--Je crains un peu les chats et les ratières, ma princesse, continua la
grosse souris, et je fais des voeux ardents pour arriver bientôt au
Rameau d'Or.

--Tu en sais donc le chemin? dit l'altesse sourissonne.

--Si je le sais, madame! comme celui de ma maison, répliqua l'autre. Ce
Rameau est merveilleux; une seule de ses feuilles suffit pour être
toujours riche; elle fournit de l'argent, elle désenchante, elle rend
belle, elle conserve la jeunesse; il faut, avant le jour, nous mettre en
campagne.

--Nous aurons l'honneur de vous accompagner, un honnête grillon que
voici et moi, si vous le trouvez bon, mesdames, dit la sauterelle; car
nous sommes, aussi bien que vous, pèlerins du Rameau d'Or.»

Il y eut alors beaucoup de compliments faits de part et d'autre; les
souris étaient des princesses que ce méchant enchanteur avait liées sur
la table; et pour le grillon et la sauterelle, ils avaient une politesse
qui ne se démentait jamais.

Chacun d'eux s'éveilla très matin; ils partirent de compagnie fort
silencieusement, car ils craignaient que des chasseurs à l'affût les
entendant parler, ne les prissent pour les mettre en cage. Ils
arrivèrent ainsi au Rameau d'Or. Il était planté au milieu d'un jardin
merveilleux; au lieu de sable, les allées étaient remplies de petites
perles orientales plus rondes que des pois; les roses étaient de
diamants incarnats, et les feuilles d'émeraudes; les fleurs de grenades,
de grenats; les soucis, de topazes; les jonquilles, de brillants jaunes;
les violettes, de saphirs; les bluets, de turquoises; les tulipes,
d'améthystes, opales et diamants; enfin, la quantité et la diversité de
ces belles fleurs brillaient plus que le soleil.

C'était donc là (comme je l'ai déjà dit) qu'était le Rameau d'Or, le
même que le prince Sans-Pair reçut de l'aigle, et dont il toucha la fée
Bénigne lorsqu'elle était enchantée. Il était devenu aussi haut que les
plus grands arbres, et tout chargé de rubis qui formaient des cerises.
Dès que le grillon, la sauterelle et les deux souris s'en furent
approchés, ils reprirent leur forme naturelle. Quelle joie! quels
transports ne ressentit point l'amoureux prince à la vue de sa belle
bergère? Il se jeta à ses pieds; il allait lui dire tout ce qu'une
surprise si agréable et si peu espérée lui faisait ressentir, lorsque la
reine Bénigne et le roi Trasimène parurent dans une pompe sans pareille;
car tout répondait à la magnificence du jardin. Quatre Amours armés de
pied en cap, l'arc au côté, le carquois sur l'épaule, soutenaient avec
leurs flèches un petit pavillon de brocart or et bleu, sous lequel
paraissaient deux riches couronnes.

«Venez, aimables amants, s'écria la reine, en leur tendant les bras,
venez recevoir de nos mains les couronnes que votre vertu, votre
naissance et votre fidélité méritent; vos travaux vont se changer en
plaisirs. Princesse Brillante, continua-t-elle, ce berger si terrible à
votre coeur est le prince qui vous fut destiné par votre père et par le
sien. Il n'est point mort dans la tour. Recevez-le pour époux, et me
laissez le soin de votre repos et de votre bonheur.»

La princesse, ravie, se jeta au cou de Bénigne; et lui laissant voir les
larmes qui coulaient de ses yeux, elle connut par son silence que
l'excès de sa joie lui ôtait l'usage de la parole. Sans-Pair s'était mis
aux genoux de cette généreuse fée; il baisait respectueusement ses
mains, et disait mille choses sans ordre et sans suite. Trasimène lui
faisait de grandes caresses, et Bénigne leur conta, en peu de mots,
qu'elle ne les avait presque point quittés; que c'était elle qui avait
proposé à Brillante de souffler dans le manchon jaune et blanc; qu'elle
avait pris la figure d'une vieille bergère pour loger la princesse chez
elle; que c'était encore elle qui avait enseigné au prince de quel côte
il fallait suivre sa bergère. «À la vérité, continua-t-elle, vous avez
eu des peines que je vous aurais évitées si j'en avais été la maîtresse;
mais, enfin, les plaisirs d'amour veulent être achetés.»

L'on entendit aussitôt une douce symphonie qui retentit de tous côtés;
les Amours se hâtèrent de couronner les jeunes amants. L'hymen se fit;
et pendant cette cérémonie, les deux princesses qui venaient de quitter
la figure de souris conjurèrent la fée d'user de son pouvoir, pour
délivrer du château de l'enchanteur les souris et les chats infortunés
qui s'y désespéraient.

«Ce jour-ci est trop célèbre, dit-elle, pour vous rien refuser.»

En même temps elle frappe trois fois le Rameau d'Or, et tous ceux qui
avaient été retenus dans le château parurent; chacun sous sa forme
naturelle y retrouva sa maîtresse. La fée, libérale, voulant que tout se
ressentît de la fête, leur donna l'armoire du donjon à partager entre
eux. Ce présent valait plus que dix royaumes de ce temps-là. Il est aisé
d'imaginer leur satisfaction et leur reconnaissance. Bénigne et
Trasimène achevèrent ce grand ouvrage par une générosité qui surpassait
tout ce qu'ils avaient fait jusqu'alors, déclarant que le palais et le
jardin du Rameau d'Or seraient à l'avenir au roi Sans-Pair et à la reine
Brillante; cent autres rois en étaient tributaires et cent royaumes en
dépendaient.

      Lorsqu'une fée offrait son secours à Brillante,
      Qui ne l'était pas trop pour lors;
      Elle pouvait, d'une beauté charmante,
      Demander les rares trésors;
      C'est une chose bien tentante!
      Je n'en veux prendre pour témoins,
      Que les embarras et les soins.
      Dont pour la conserver le sexe se tourmente.
      Mais Brillante n'écouta pas
      Le désir séducteur d'obtenir des appas;
      Elle aima mieux avoir l'esprit et l'âme belle:
      Les roses et les lis d'un visage charmant,
      Comme les autres fleurs, passent en un moment,
      Et l'âme demeure immortelle.




Le Pigeon et la Colombe


Il était une fois un roi et une reine qui s'aimaient si chèrement, que
cette union servait d'exemple dans toutes les familles; et l'on aurait
été bien surpris de voir un ménage en discorde dans leur royaume. Il se
nommait le royaume des Déserts.

La reine avait eu plusieurs enfants; il ne lui restait qu'une fille,
dont la beauté était si grande, que si quelque chose pouvait la consoler
de la perte des autres, c'était les charmes que l'on remarquait dans
celle-ci. Le roi et la reine l'élevaient comme leur unique espérance;
mais le bonheur de la famille royale dura peu. Le roi étant à la chasse
sur un cheval ombrageux, il entendit tirer quelques coups; le bruit et
le feu l'effrayèrent, il prit le mors aux dents, il partit comme un
éclair; il voulut l'arrêter au bord d'un précipice; il se cabra, et
s'étant renversé sur lui, la chute fut si rude qu'il le tua avant qu'on
fût en état de le secourir.

Des nouvelles si funestes réduisirent la reine à l'extrémité: elle ne
put modérer sa douleur; elle sentit bien qu'elle était trop violente
pour y résister, et elle ne songea plus qu'à mettre ordre aux affaires
de sa fille, afin de mourir avec quelque sorte de repos. Elle avait une
amie qui s'appelait la fée Souveraine, parce qu'elle avait une grande
autorité dans tous les empires, et qu'elle était fort habile. Elle lui
écrivit, d'une main mourante, qu'elle souhaitait de rendre les derniers
soupirs entre ses bras; qu'elle se hâtât de venir, si elle voulait la
trouver en vie, et qu'elle avait des choses de conséquence à lui dire.

Quoique la fée ne manquât pas d'affaires, elle les quitta toutes, et
montant sur son chameau de feu, qui allait plus vite que le soleil, elle
arriva chez la reine, qui l'attendait impatiemment; elle lui parla de
plusieurs choses qui regardaient la régence du royaume, la priant de
l'accepter et de prendre soin de la petite princesse Constancia.

«Si quelque chose, ajouta-t-elle, peut soulager l'inquiétude que j'ai de
la laisser orpheline dans un âge si tendre, c'est l'espérance que vous
me donnerez en sa personne des marques de l'amitié que vous avez
toujours eue pour moi; qu'elle trouvera en vous une mère qui peut la
rendre bien plus heureuse et plus parfaite que je n'aurais fait, et que
vous lui choisirez un époux assez aimable pour qu'elle n'aime jamais que
lui.

--Tu souhaites tout ce qu'il faut souhaiter, grande reine, lui dit la
fée, je n'oublierai rien pour ta fille; mais j'ai tiré son horoscope, il
semble que le destin est irrité contre la nature, d'avoir épuisé tous
ses trésors en la formant; il a résolu de la faire souffrir, et ta
royale majesté doit savoir qu'il prononce quelquefois des arrêts sur un
ton si absolu, qu'il est impossible de s'y soustraire.

--Tout au moins, reprit la reine, adoucissez ses disgrâces, et n'oubliez
rien pour les prévenir: il arrive souvent que l'on évite de grands
malheurs, lorsqu'on y fait une sérieuse attention.»

La fée Souveraine lui promit tout ce qu'elle souhaitait, et la reine
ayant embrassé cent et cent fois sa chère Constancia, mourut avec assez
de tranquillité.

La fée lisait dans les astres avec la même facilité qu'on lit à présent
les contes nouveaux qui s'impriment tous les jours. Elle vit que la
princesse était menacée de la fatale passion d'un géant, dont les États
n'étaient pas fort éloignés du royaume des Déserts; elle connaissait
bien qu'il fallait sur toutes choses l'éviter, et elle n'en trouva pas
de meilleur moyen que d'aller cacher sa chère élève à un des bouts de la
terre, si éloigné de celui où le géant régnait, qu'il n'y avait aucune
apparence qu'il vînt y troubler leur repos.

Dès que la fée Souveraine eut choisi des ministres capables de gouverner
l'État qu'elle voulait leur confier, et qu'elle eut établi des lois si
judicieuses, que tous les sages de la Grèce n'auraient pu rien faire
d'approchant, elle entra une nuit dans la chambre de Constancia; et sans
la réveiller, elle l'emporta sur son chameau de feu, puis partit pour
aller dans un pays fertile, où l'on vivait sans ambition et sans peine;
c'était une vraie vallée de Tempé: l'on n'y trouvait que des bergers et
des bergères, qui demeuraient dans des cabanes dont chacun était
l'architecte.

Elle n'ignorait pas que si la princesse passait seize ans sans voir le
géant, elle n'aurait plus qu'à retourner en triomphe dans son royaume;
mais que s'il la voyait plus tôt, elle serait exposée à de grandes
peines. Elle était très soigneuse de la cacher aux yeux de tout le
monde, et pour qu'elle parût moins belle, elle l'avait habillée en
bergère, avec de grosses cornettes toujours abattues sur son visage;
mais telle que le soleil, qui, enveloppé d'une nuée, la perce par de
longs traits de lumière, cette charmante princesse ne pouvait être si
bien couverte, que l'on n'aperçût quelques-unes de ses beautés; et
malgré tous les foins de la fée, on ne parlait plus de Constancia que
comme d'un chef-d'oeuvre des cieux qui ravissait tous les coeurs.

Sa beauté n'était pas la seule chose qui la rendait merveilleuse:
Souveraine l'avait douée d'une voix si admirable, et de toucher si bien
tous les instruments dont elle voulait jouer, que sans jamais avoir
appris la musique, elle aurait pu donner des leçons aux muses, et même
au céleste Apollon.

Ainsi elle ne s'ennuyait point, la fée lui avait expliqué les raisons
qu'elle avait de l'élever dans une condition si obscure. Comme elle
était toute pleine d'esprit, elle y entrait avec tant de jugement, que
Souveraine s'étonnait qu'à un âge si peu avancé, l'on pût trouver tant
de docilité et d'esprit. Il y avait plusieurs mois qu'elle n'était allée
au royaume des Déserts, parce qu'elle ne la quittait qu'avec peine; mais
sa présence y était nécessaire, l'on n'agissait que par ses ordres, et
les ministres ne faisaient pas également bien leur devoir. Elle partit,
lui recommandant fort de s'enfermer jusqu'à son retour.

Cette belle princesse avait un petit mouton qu'elle aimait chèrement,
elle se plaisait à lui faire des guirlandes de fleurs; d'autres fois,
elle le couvrait de noeuds de rubans. Elle l'avait nommé Ruson. Il était
plus habile que tous ses camarades, il entendait la voix et les ordres
de sa maîtresse, il y obéissait ponctuellement: «Ruson, lui disait-elle,
allez quérir ma quenouille»; il courait dans sa chambre, et la lui
apportait en faisant mille bonds. Il sautait autour d'elle, il ne
mangeait plus que les herbes qu'elle avait cueillies, et il serait
plutôt mort de soif que de boire ailleurs que dans le creux de sa main.
Il savait fermer la porte, battre la mesure quand elle chantait, et
bêler en cadence. Ruson était aimable, Ruson était aimé; Constancia lui
parlait sans cesse et lui faisait mille caresses.

Cependant une jolie brebis du voisinage plaisait pour le moins autant à
Ruson que sa princesse. Tout mouton est mouton, et la plus chétive
brebis était plus belle aux yeux de Ruson que la mère des amours.
Constancia lui reprochait souvent ses coquetteries: «Petit libertin,
disait-elle, ne saurais-tu rester auprès de moi? Tu m'es si cher, je
néglige tout mon troupeau pour toi, et tu ne veux pas laisser cette
galeuse pour me plaire.» Elle l'attachait avec une chaîne de fleurs;
alors il semblait se dépiter, et tirait tant et tant qu'il la rompait:
«Ah! lui disait Constancia en colère, la fée m'a dit bien des fois que
les hommes sont volontaires comme toi, qu'ils fuient le plus léger
assujettissement, et que ce sont les animaux du monde les plus mutins.
Puisque tu veux leur ressembler, méchant Ruson, va chercher ta belle
bête de brebis, si le loup te mange, tu seras bien mangé; je ne pourrai
peut-être pas te secourir.»

Le mouton amoureux ne profita point des avis de Constancia. Étant tout
le jour avec sa chère brebis, proche de la maisonnette où la princesse
travaillait toute seule, elle l'entendit bêler si haut et si
pitoyablement, qu'elle ne douta point de sa funeste aventure. Elle se
lève bien émue, sort, et voit un loup qui emportait le pauvre Ruson:
elle ne songea plus à tout ce que la fée lui avait dit en partant; elle
courut après le ravisseur de son mouton, criant: «Au loup! Au loup!»
Elle le suivait, lui jetant des pierres avec sa houlette sans qu'il
quittât sa proie; mais, hélas! en passant proche d'un bois, il en sortit
bien un autre loup: c'était un horrible géant. À la vue de cet
épouvantable colosse, la princesse transie de peur leva les vers le ciel
pour lui demander du secours, et pria la terre de l'engloutir. Elle ne
fut écoutée ni du ciel ni de la terre; elle méritait d'être punie de
n'avoir pas cru la fée Souveraine.

Le géant ouvrit les bras pour l'empêcher de passer outre; mais quelque
terrible et furieux qu'il fût, il ressentit les effets de sa beauté.

«Quel rang tiens-tu parmi les déesses? lui dit-il d'une voix qui faisait
plus de bruit que le tonnerre, car ne pense pas que je m'y méprenne, tu
n'es point une mortelle; apprends-moi seulement ton nom, et si tu es
fille ou femme de Jupiter? qui sont tes frères? quelles sont tes soeurs?
Il y a longtemps que je cherche une déesse pour l'épouser, te voilà
heureusement trouvée.»

La princesse sentait que la peur avait lié sa langue, et que les paroles
mouraient dans sa bouche.

Comme il vit qu'elle ne répondait pas à ses galantes questions:

Pour une divinité, lui dit-il, tu n'as guère d'esprit.»

Sans autre discours, il ouvrit un grand sac et la jeta dedans.

La première chose qu'elle aperçut au fond, ce fut le méchant loup et le
pauvre mouton. Le géant s'était diverti à les prendre à la course:

«Tu mourras avec moi, mon cher Ruson, lui dit-elle en le baisant, c'est
une petite consolation, il vaudrait bien mieux nous sauver ensemble.»

Cette triste pensée la fit pleurer amèrement, elle soupirait et
sanglotait fort haut; Ruson bêlait, le loup hurlait; cela réveilla un
chien, un chat, un coq et un perroquet qui dormaient. Ils commencèrent
de leur côté à faire un bruit désespéré: voilà un étrange charivari dans
la besace du géant. Enfin, fatigué de les entendre, il pensa tout tuer;
mais il se contenta de lier le sac, et de le jeter sur le haut d'un
arbre, après l'avoir marqué pour le venir reprendre; il allait se battre
en duel contre un autre géant, et toute cette crierie lui déplaisait.

La princesse se douta bien que pour peu qu'il marchât il s'éloignerait
beaucoup, car un cheval courant à toute bride n'aurait pu l'attraper
quand il allait au petit pas: elle tira ses ciseaux et coupa la toile de
la besace, puis elle en fit sortir son cher Ruson, le chien, le chat, le
coq, le perroquet, elle se sauva ensuite, et laissa le loup dedans, pour
lui apprendre à manger les petits moutons. La nuit était fort obscure,
c'était une étrange chose de se trouver seule au milieu d'une forêt,
sans savoir de quel côté tourner ses pas, ne voyant ni le ciel ni la
terre, et craignant toujours de rencontrer le géant.

Elle marchait le plus vite qu'elle pouvait; elle serait tombée cent et
cent fois, mais tous les animaux qu'elle avait délivrés, reconnaissants
de la grâce qu'ils en avaient reçue, ne voulurent point l'abandonner, et
la servirent utilement dans son voyage. Le chat avait les yeux si
étincelants qu'il éclairait comme un flambeau; le chien qui jappait
faisait sentinelle; le coq chantait pour épouvanter les lions; le
perroquet jargonnait si haut, qu'on aurait jugé, à l'entendre, que vingt
personnes causaient ensemble, de sorte que les voleurs s'éloignaient
pour laisser le passage libre à notre belle voyageuse, et le mouton qui
marchait quelques pas devant elle, la garantissait de tomber dans de
grands trous, dont il avait lui-même bien de la peine à se retirer.

Constancia allait à l'aventure, se recommandant à sa bonne amie la fée,
dont elle espérait quelque secours, quoiqu'elle se reprochât beaucoup de
n'avoir pas suivi ses ordres; mais quelquefois elle craignait d'en être
abandonnée. Elle aurait bien souhaité que sa bonne fortune l'eût
conduite dans la maison où elle avait été secrètement élevée: comme elle
n'en savait point le chemin, elle n'osait point se flatter de la
rencontrer sans un bonheur particulier.

Elle se trouva, à la pointe du jour, au bord d'une rivière qui arrosait
la plus agréable prairie du monde; elle regarda autour d'elle, et ne vit
ni chien, ni chat, ni coq, ni perroquet; le seul Ruson lui tenait
compagnie. «Hélas! où suis-je? dit-elle. Je ne connais point ces beaux
lieux, que vais-je devenir? qui aura soin de moi? Ah! petit mouton, que
tu me coûtes cher! si je n'avais pas couru après toi, je serais encore
chez la fée Souveraine, je ne craindrais ni le géant, ni aucune aventure
fâcheuse.» Il semblait, à l'air de Ruson, qu'il l'écoutait en tremblant,
et qu'il reconnaissait sa faute: enfin la princesse abattue et fatiguée
cessa de le gronder, elle s'assit au bord de l'eau; et comme elle était
lasse, et que l'ombre de plusieurs arbres la garantissait des ardeurs du
soleil, ses yeux fermèrent doucement, elle se laissa tomber sur l'herbe,
et s'endormit d'un profond sommeil.

Elle n'avait point d'autres gardes que le fidèle Ruson, il marcha sur
elle, il la tirailla; mais quel fut son étonnement de remarquer à vingt
pas d'elle un jeune homme qui se tenait derrière quelques buissons? Il
s'en couvrait pour la voir sans être vu: la beauté de sa taille, celle
de sa tête, la noblesse de son air et la magnificence de ses habits
surprirent si fort la princesse, qu'elle se leva brusquement, dans la
résolution de s'éloigner. Je ne sais quel charme secret l'arrêta; elle
jetait les yeux d'un air craintif sur cet inconnu, le géant ne lui avait
presque pas fait plus de peur, mais la peur part de différentes causes:
leurs regards et leurs actions marquaient assez les sentiments qu'ils
avaient déjà l'un pour l'autre.

Ils seraient peut-être demeurés longtemps sans se parler que des yeux,
si le prince n'avait pas entendu le bruit des cors et celui des chiens
qui s'approchaient; il s'aperçut qu'elle en était étonnée:

«Ne craignez rien, belle bergère, lui dit-il, vous êtes en sûreté dans
ces lieux: plût au ciel que ceux qui vous y voient y pussent être de
même!

--Seigneur, dit-elle, j'implore votre protection, je suis une pauvre
orpheline qui n'ai point d'autre parti à prendre que d'être bergère;
procurez-moi un troupeau, j'en aurai grand soin.

--Heureux les moutons, dit-il en souriant, que vous voudrez conduire au
pâturage! mais enfin, aimable bergère, si vous le souhaitez, j'en
parlerai à la reine ma mère, et je me ferai un plaisir de commencer dès
aujourd'hui à vous rendre mes services.

--Ah! seigneur, dit Constancia, je vous demande pardon de la liberté que
j'ai prise, je n'aurais osé le faire si j'avais su votre rang.»

Le prince l'écoutait avec le dernier étonnement, il lui trouvait de
l'esprit et de la politesse, rien ne répondait mieux à son excellente
beauté; mais rien ne s'accordait plus mal avec la simplicité de ses
habits et l'état de bergère. Il voulut même essayer de lui faire prendre
un autre parti:

«Songez-vous, lui dit-il, que vous serez exposée, toute seule
dans un bois ou dans une campagne, n'ayant pour compagnie que
vos innocentes brebis? Les manières délicates que je vous remarque
s'accommoderont-elles de la solitude? Qui sait d'ailleurs si vos
charmes, dont le bruit se répandra dans cette contrée, ne vous
attireront point mille importuns? Moi-même, adorable bergère, moi-même
je quitterai la cour pour m'attacher à vos pas; et ce que je ferai,
d'autres le feront aussi.

--Cessez, lui dit-elle, seigneur, de me flatter par des louanges que je
ne mérite point; je suis née dans un hameau; je n'ai jamais connu que la
vie champêtre, et j'espère que vous me laisserez garder tranquillement
les troupeaux de la reine, si elle daigne me les confier; je la
supplierai même de me mettre sous quelque bergère plus expérimentée que
moi; et comme je ne la quitterai point, il est bien certain que je ne
m'ennuierai pas.»

Le prince ne put lui répondre; ceux qui l'avaient suivi à la chasse
parurent sur un coteau.

«Je vous quitte, charmante personne, lui dit-il d'un air empressé; il ne
faut pas que tant de gens partagent le bonheur que j'ai de vous voir;
allez au bout de cette prairie, il y a une maison où vous pourrez
demeurer en sûreté, après que vous aurez dit que vous y venez ma part.»

Constancia, qui aurait eu de la peine à se trouver en si grande
compagnie, se hâta de marcher vers le lieu que Constancio (c'est ainsi
que s'appelait le prince) lui avait enseigné.

Il la suivit des yeux, il soupira tendrement, et remontant à cheval, il
se mit à la tête de sa troupe sans continuer la chasse. En entrant chez
la reine, il la trouva fort irritée contre une vieille bergère qui lui
rendait un assez mauvais compte de ses agneaux. Après que la reine eut
bien grondé, elle lui dit de ne paraître jamais devant elle.

Cette occasion favorisa le dessein de Constancio; il lui conta qu'il
avait rencontré une jeune fille qui désirait passionnément d'être à
elle, qu'elle avait l'air soigneux, et qu'elle ne paraissait pas
intéressée. La reine goûta fort ce que lui disait son fils, elle accepta
la bergère avant de l'avoir vue, et dit au prince de donner ordre qu'on
la menât avec les autres dans les pacages de la couronne. Il fut ravi
qu'elle la dispensât de venir au palais: certains sentiments empressés
et jaloux lui faisaient craindre des rivaux, bien qu'il n'y en eût
aucuns qui pussent lui rien disputer ni sur le rang, ni sur le mérite;
il est vrai qu'il craignait moins les grands seigneurs que les petits,
il pensait qu'elle aurait plus de penchant pour un simple berger que
pour un prince qui était si proche du trône.

Il serait difficile de raconter toutes les réflexions dont celle-ci
était suivie: que ne reprochait-il pas à son coeur, lui qui jusqu'alors
n'avait rien aimé, et qui n'avait trouvé personne digne de lui! Il se
donnait à une fille d'une naissance si obscure, qu'il ne pourrait jamais
avouer sa passion sans rougir: il voulut la combattre; et se persuadant
que l'absence était un remède immanquable, particulièrement sur une
tendresse naissante, il évita de revoir la bergère; il suivit son
penchant pour la chasse et pour le jeu: en quelque lieu qu'il aperçût
des moutons, il s'en détournait comme s'il eût rencontré des serpents;
de sorte qu'avec un peu de temps, le trait qui l'avait blessé lui parut
moins sensible. Mais un jour des plus ardents de la canicule,
Constancio, fatigué d'une longue chasse, se trouvant au bord de la
rivière, il en suivit le cours à l'ombre des alisiers qui joignaient
leurs branches à celles des saules, et rendaient cet endroit aussi frais
qu'agréable. Une profonde rêverie le surprit, il était seul, il ne
songeait plus à tous ceux qui l'attendaient, quand il fut frappé tout
d'un coup par les charmants accents d'une voix qui lui parut céleste; il
s'arrêta pour l'écouter, et ne demeura pas médiocrement surpris
d'entendre ces paroles:

      Hélas! j'avais promis de vivre sans ardeur;
      Mais l'amour prend plaisir à me rendre parjure;
      Je me sens déchirer d'une vive blessure,
      Constancio devient le maître de mon coeur.
      L'autre jour je le vis dans cette solitude,
      Fatigué du travail qu'il trouve en ces forêts;
      Il chantait son inquiétude,
      Assis sous ces ombrages frais.
      Jamais rien de si beau ne s'offrit à ma vue;
      Je demeurai longtemps immobile, éperdue;
      De la main de l'Amour je vis partir les traits
      Que je porte au fond de mon âme.
      Le mal que je ressens a pour moi trop d'attraits;
      Je vois par l'ardeur qui m'enflamme,
      Que je n'en guérirai jamais.

Sa curiosité l'emporta sur le plaisir qu'il avait d'entendre chanter si
bien: il s'avança diligemment; le nom de Constancio l'avait frappé, car
c'était le sien; mais cependant un berger pouvait le porter aussi bien
qu'un prince, et ainsi il ne savait si c'était pour lui ou pour quelque
autre que ces paroles avaient été faites. Il eut à peine monté sur une
petite éminence couverte d'arbres, qu'il aperçut au pied la belle
Constancia: elle était assise sur le bord d'un ruisseau, dont la chute
précipitée faisait un bruit si agréable, qu'elle semblait y vouloir
accorder sa voix. Son fidèle mouton, couché sur l'herbe, se tenait comme
un mouton favori bien plus près d'elle que les autres; Constancia lui
donnait de temps en temps de petits coups de sa houlette, elle le
caressait d'un air enfantin, et toutes les fois qu'elle le touchait, il
baisait sa main, et la regardait avec des yeux tout plein d'esprit. «Ah!
que tu serais heureux, disait le prince tout bas, si tu connaissais le
prix des caresses qui te sont faites! Hé quoi! cette bergère est encore
plus belle que lorsque je la rencontrai! Amour! Amour! que veux-tu de
moi? dois-je l'aimer, ou plutôt suis-je encore en état de m'en défendre?
Je l'avais évitée soigneusement, parce que je sentais bien tout le
danger qu'il y a de la voir; quelles impressions, grands dieux, ces
premiers mouvements ne firent-ils pas sur moi! Ma raison essayait de me
secourir, je fuyais un objet si aimable: hélas! je le trouve, mais celui
dont elle parle est l'heureux berger qu'elle a choisi!»

Pendant qu'il raisonnait ainsi, la bergère se leva pour rassembler son
troupeau, et le faire passer dans un autre endroit de la prairie où elle
avait laissé ses compagnes. Le prince craignit de perdre cette occasion
de lui parler; il s'avança vers elle d'un air empressé: «Aimable
bergère, lui dit-il, ne voulez-vous pas bien que je vous demande si le
petit service que je vous ai rendu vous a fait quelque plaisir?» À sa
vue, Constancia rougit, son teint parut animé des plus vives couleurs:

«Seigneur, lui dit-elle, j'aurais pris soin de vous faire mes très
humbles remerciements, s'il convenait à une pauvre fille comme moi d'en
faire à un prince comme vous; mais encore que j'aie manqué, le ciel
m'est témoin que je n'en suis point ingrate, et que je prie les dieux de
combler vos jours de bonheur.

--Constancia, répliqua-t-il, s'il est vrai que mes bonnes intentions
vous aient touchée au point que vous le dites, il vous est aisé de me le
marquer.

--Hé! que puis-je faire pour vous, seigneur? répliqua-t-elle d'un air
empressé.

--Vous pouvez me dire, ajouta-t-il, pour qui sont les paroles que vous
venez de chanter.

--Comme je ne les ai pas faites, repartit-elle, il me serait difficile
de vous apprendre rien là-dessus.»

Dans le temps qu'elle parlait, il l'examinait, il la voyait rougir, elle
était embarrassée et tenait les yeux baissés.

«Pourquoi me cacher vos sentiments, Constancia? lui dit-il; votre visage
trahit le secret de votre coeur, vous aimez?» Il se tut et la regarda
encore avec plus d'application.

--Seigneur, lui dit-elle, les choses où j'ai quelque intérêt méritent si
peu qu'un grand prince s'en informe, et je suis si accoutumée à garder
le silence avec mes chères brebis, que je vous supplie de me pardonner
si je ne réponds point à vos questions.» Elle s'éloigna si vite qu'il
n'eut pas le temps de l'arrêter.

La jalousie sert quelquefois de flambeau pour rallumer l'amour: celui du
prince prit dans ce moment tant de forces qu'il ne s'éteignit jamais; il
trouva mille grâces nouvelles dans cette jeune personne, qu'il n'avait
point remarquées la première fois qu'il la vit; la manière dont elle le
quitta lui fit croire, autant que les paroles, qu'elle était prévenue
pour quelque berger. Une profonde tristesse s'empara de son âme, il
n'osa la suivre, bien qu'il eût une extrême envie de l'entretenir; il se
coucha dans le même lieu qu'elle venait de quitter, et après avoir
essayé de se souvenir des paroles qu'elle venait de chanter, il les
écrivit sur ses tablettes, et les examina avec attention. «Ce n'est que
depuis quelques jours, disait-il, qu'elle a vu ce Constancio qui
l'occupe: faut-il que je me nomme comme lui, et que je sois si éloigné
de sa bonne fortune? qu'elle m'a regardé froidement! Elle me paraît plus
indifférente aujourd'hui que lorsque je la rencontrai la première fois;
son plus grand soin a été de chercher un prétexte pour s'éloigner de
moi.» Ces pensées l'affligèrent sensiblement, car il ne pouvait
comprendre qu'une simple bergère pût être si indifférente pour un grand
prince.

Dès qu'il fut de retour, il fit appeler un jeune garçon qui était de
tous ses plaisirs; il avait de la naissance, il était aimable; il lui
ordonna de s'habiller en berger, d'avoir un troupeau, et de le conduire
tous les jours aux pacages de la reine, afin de voir ce que faisait
Constancia, sans lui être suspect. Mirtain (c'est ainsi qu'il se
nommait) avait trop envie de plaire à son maître pour en négliger une
occasion qui paraissait l'intéresser; il lui promit de s'acquitter fort
bien de ses ordres, et dès le lendemain, il fut en état d'aller dans la
plaine: celui qui en prenait soin ne l'y aurait pas reçu s'il n'eût
montré un ordre du prince, disant qu'il était son berger, et qu'il
l'avait chargé de ses moutons.

Aussitôt on le laissa venir parmi la troupe champêtre; il était galant,
il plut sans peine aux bergères; mais à l'égard de Constancia, il lui
trouvait un air de fierté si fort au-dessus de ce qu'elle paraissait
être, qu'il ne pouvait accorder tant de beauté, d'esprit et de mérite
avec la vie rustique et champêtre qu'elle menait; il la suivait
inutilement, il la trouvait toujours seule au fond des bois, qui
chantait d'un air occupé; il ne voyait aucuns bergers qui osassent
entreprendre de lui plaire, la chose semblait trop difficile. Mirtain
tenta cette grande aventure, il se rendit assidu auprès d'elle, et
connut par sa propre expérience qu'elle ne voulait point d'engagement.

Il rendait compte tous les soirs au prince de la situation des choses;
tout ce qu'il lui apprenait ne servait qu'à le désespérer.

«Ne vous y trompez pas, seigneur, lui dit-il un jour, cette belle fille
aime; il faut que ce soit en son pays.

--Si cela était, reprit le prince, ne voudrait-elle pas y retourner?

--Que savons-nous, ajouta Mirtain, si elle n'a point quelques raisons
qui l'empêchent de revoir sa patrie, elle est peut-être en colère contre
son amant?

--Ah! s'écria le prince, elle chante trop tendrement les paroles que
j'ai entendues.

--Il est vrai, continua Mirtain, que tous les arbres sont couverts de
chiffres de leurs noms; et puisque rien ne lui plaît ici, sans doute
quelque chose lui a plu ailleurs.

--Éprouve, dit le prince, ses sentiments pour moi, dis-en du bien,
dis-en du mal, tu pourras connaître ce qu'elle pense.»

Mirtain ne manqua pas de chercher une occasion de parler à Constancia.

«Qu'avez-vous, belle bergère? lui dit-il. Vous paraissez mélancolique
malgré toutes les raisons que vous avez d'être plus gaie qu'une autre?

--Et quels sujets de joie me trouvez-vous, lui dit-elle; je suis réduite
à garder des moutons; éloignée de mon pays, je n'ai aucunes nouvelles de
mes parents, tout cela est-il fort agréable?

--Non, répliqua-t-il, mais vous êtes la plus aimable personne du monde,
vous avez beaucoup d'esprit, vous chantez d'une manière ravissante, et
rien ne peut égaler votre beauté.

--Quand je posséderais tous ces avantages, ils me toucheraient peu,
dit-elle, en poussant un profond soupir.

--Quoi donc, ajouta Mirtain, vous avez de l'ambition, vous croyez qu'il
faut être née sur le trône et du sang des dieux, pour vivre contente?
Ah! détrompez-vous de cette erreur, je suis au prince Constancio, et
malgré l'inégalité de nos conditions, je ne laisse pas de l'approcher
quelquefois, je l'étudie, je pénètre ce qui se passe dans son âme, et je
sais qu'il n'est point heureux.

--Hé! qui trouble son repos? dit la princesse.

--Une passion fatale, continua Mirtain.

--Il aime, reprit-elle d'un air inquiet, hélas! que je le plains! mais
que dis-je? continua-t-elle en rougissant. Il est trop aimable pour
n'être pas aimé.

--Il n'ose s'en flatter, belle bergère, dit-il; et si vous vouliez bien
le mettre en repos là-dessus, il ajouterait plus de foi à vos paroles
qu'à aucune autre.

--Il ne me convient pas, dit-elle, de me mêler des affaires d'un si
grand prince; celles dont vous me parlez sont trop particulières pour
que je m'avise d'y entrer. Adieu, Mirtain, ajouta-t-elle, en le quittant
brusquement, si vous voulez m'obliger, ne me parlez plus de votre prince
ni de ses amours.»

Elle s'éloigna tout émue, elle n'avait pas été indifférente au mérite du
prince; le premier moment qu'elle le vit ne s'effaça plus de sa pensée,
et sans le charme secret qui l'arrêtait malgré elle, il est certain
qu'elle aurait tout tenté pour retrouver la fée Souveraine. Au reste,
l'on s'étonnera que cette habile personne qui savait tout ne vînt pas la
chercher, mais cela ne dépendait plus d'elle. Aussitôt que le géant eut
rencontré la princesse, elle fut soumise à la fortune pour un certain
temps, il fallait que sa destinée s'accomplît, de sorte que la fée se
contentait de la venir voir dans un rayon du soleil; les yeux de
Constancia ne le pouvaient regarder assez fixement pour l'y remarquer.

Cette aimable personne s'était aperçue avec dépit que le prince l'avait
si fort négligée, qu'il ne l'aurait pas revue si le hasard ne l'eût
conduit dans le lieu où elle chantait; elle se voulait un mal mortel des
sentiments qu'elle avait pour lui; et s'il est possible d'aimer et de
haïr en même temps, je puis dire qu'elle le haïssait parce qu'elle
l'aimait trop. Combien de larmes répandait-elle en secret! Le seul Ruson
en était témoin; souvent elle lui confiait ses ennuis comme s'il avait
été capable de l'entendre; et lorsqu'il bondissait dans la plaine avec
les brebis: «Prends garde, Ruson, prends garde, s'écriait-elle, que
l'amour ne t'enflamme; de tous les maux c'est le plus grand, et si tu
aimes sans être aimé, pauvre petit mouton, que feras-tu?»

Ces réflexions étaient suivies de mille reproches qu'elle se faisait sur
ses sentiments pour un prince indifférent; elle avait bien envie de
l'oublier, lorsqu'elle le trouva qui s'était arrêté dans un lieu
agréable pour y rêver avec plus de liberté à la bergère qu'il fuyait.
Enfin, accablé de sommeil, il se coucha sur l'herbe; elle le vit, et son
inclination pour lui prit de nouvelles forces; elle ne put s'empêcher de
faire les paroles qui donnèrent lieu à l'inquiétude du prince. Mais de
quel ennui ne fut-elle pas frappée à son tour, lorsque Mirtain lui dit
que Constancio aimait! Quelque attention qu'elle eût faite sur
elle-même, elle n'avait pas été maîtresse de s'empêcher de changer
plusieurs fois de couleur. Mirtain, qui avait ses raisons pour
l'étudier, le remarqua, il en fut ravi, et courut rendre compte à son
maître de ce qui s'était passé.

Le prince avait bien moins de disposition à se flatter que son
confident; il ne crut voir que de l'indifférence dans le procédé de la
bergère, il en accusa l'heureux Constancio qu'elle aimait, et dès le
lendemain il fut la chercher. Aussitôt qu'elle l'aperçut, elle s'enfuit
comme si elle eût vu un tigre ou un lion; la fuite était le seul remède
qu'elle imaginait à ses peines. Depuis sa conversation avec Mirtain,
elle comprit qu'elle ne devait rien oublier pour l'arracher de son
coeur, et que le moyen d'y réussir, c'était de l'éviter.

Que devint Constancio, quand sa bergère s'éloigna si brusquement?
Mirtain était auprès de lui.

«Tu vois, lui dit-il, tu vois l'heureux effet de tes soins, Constancia
me hait, je n'ose la suivre pour m'éclaircir moi-même de ses sentiments.

--Vous avez trop d'égards pour une personne si rustique, répliqua
Mirtain; et, si vous le voulez, seigneur, je vais lui ordonner de votre
part de venir vous trouver.

--Ah! Mirtain, s'écria le prince, qu'il y a de différence entre l'amant
et le confident! Je ne pense qu'à plaire à cette aimable fille, je lui
ai trouvé une sorte de politesse qui s'accommoderait mal des airs
brusques que tu veux prendre; je consens à souffrir plutôt qu'à la
chagriner.»

En achevant ces mots, il fut d'un autre côté, avec une si profonde
mélancolie, qu'il pouvait faire pitié à une personne moins touchée que
Constancia.

Dès qu'elle l'eut perdu de vue, elle revint sur ses pas, pour avoir le
plaisir de se trouver dans l'endroit qu'il venait de quitter. «C'est
ici, disait-elle, où il s'est arrêté, c'est là qu'il m'a regardée; mais,
hélas! dans tous ces lieux il n'a que de l'indifférence pour moi, il y
vient pour rêver en liberté à ce qu'il aime: cependant, continuait-elle,
ai-je raison de me plaindre? Par quel hasard voudrait-il s'attacher à
une fille qu'il croit si fort au-dessous de lui?» Elle voulait
quelquefois lui apprendre ses aventures; mais la fée Souveraine lui
avait défendu si absolument de n'en point parler, que pour lors son
obéissance prévalut sur ses propres intérêts, et elle prit la résolution
de garder le silence.

Au bout de quelques jours le prince revint encore; elle l'évita
soigneusement, il en fut affligé, et chargea Mirtain de lui en faire des
reproches; elle feignit de n'y avoir pas fait réflexion, mais puisqu'il
daignait s'en apercevoir, elle y prendrait garde. Mirtain, bien content
d'avoir tiré cette parole d'elle, en avertit son maître; dès le
lendemain il vint la chercher. À son abord elle parut interdite; quand
il lui parla de ses sentiments, elle le fut bien davantage: quelque
envie qu'elle eût de le croire, elle appréhendait de se tromper, et que
jugeant d'elle par ce qu'il en voyait, il ne voulût peut-être se faire
un plaisir de l'éblouir par une déclaration qui ne convenait point à une
pauvre bergère. Cette pensée l'irrita, elle en parut plus fière, et
reçut si froidement les assurances qu'il lui donnait de sa passion,
qu'il se confirma tous ses soupçons. «Vous êtes touchée, lui dit-il; un
autre a su vous charmer; mais j'atteste les dieux que si je peux le
connaître, il éprouvera tout mon courroux.

--Je ne vous demande grâce pour personne, seigneur, répliqua-t-elle; si
vous êtes jamais informé de mes sentiments, vous les trouverez bien
éloignés de ceux que vous m'attribuez.»

Le prince, à ces mots, reprit quelque espérance, mais elle fut bientôt
détruite par la suite de leur conversation; car elle lui protesta
qu'elle avait un fond d'indifférence invincible, et qu'elle sentait bien
qu'elle n'aimerait de sa vie. Ces dernières paroles le jetèrent dans une
douleur inconcevable, il se contraignit pour ne lui pas montrer toute sa
douleur.

Soit la violence qu'il s'était faite, soit l'excès de sa passion, qui
avait pris de nouvelles forces par les difficultés qu'il envisageait, il
tomba si dangereusement malade, que les médecins ne connaissant rien à
la cause de son mal, désespérèrent bientôt de sa vie. Mirtain, qui était
toujours demeuré par son ordre auprès de Constancia, lui en apprit les
fâcheuses nouvelles; elle les entendit avec un trouble et une émotion
difficiles à exprimer.

«Ne savez-vous point quelque remède, lui dit-il, pour la fièvre et pour
les grands maux de tête et de coeur?

--J'en sais un, répliqua-t-elle, ce sont des simples avec des fleurs;
tout consiste dans la manière de les appliquer.

--Ne viendrez-vous pas au palais pour cela? ajouta-t-il.

--Non, dit-elle, en rougissant, je craindrais trop de ne pas réussir.

--Quoi! vous pourriez négliger quelque chose pour nous le rendre?
continua-t-il. Je vous croyais bien dure, mais vous l'êtes encore cent
fois plus que je ne l'avais imaginé.»

Les reproches de Mirtain faisaient plaisir à Constancia, elle était
ravie qu'il la pressât de voir le prince: ce n'était que pour se
procurer cette satisfaction, qu'elle s'était vantée de savoir un remède
propre à le soulager, car il est vrai qu'elle n'en avait aucun.

Mirtain se rendit auprès de lui; il lui conta ce que la bergère avait
dit, et avec quelle ardeur elle souhaitait le retour de sa santé. «Tu
cherches à me flatter, lui dit Constancio, mais je te le pardonne, et je
voudrais (dussé-je être trompé) pouvoir penser que cette belle fille a
quelque amitié pour moi. Va chez la reine, dis-lui qu'une de ses
bergères a un secret merveilleux, qu'elle pourra me guérir, obtiens
permission de l'amener: cours, vole, Mirtain, les moments vont me
paraître des siècles.»

La reine n'avait pas encore vu la bergère quand Mirtain lui en parla;
elle dit qu'elle n'ajoutait point foi à ce que de petites ignorantes se
piquaient de savoir, et que c'était là une folie.

«Certainement, madame, lui dit-il, l'on peut quelquefois trouver plus de
soulagement dans l'usage des simples que dans tous les livres
d'Esculape. Le prince souffre tant, qu'il souhaite d'éprouver tout ce
que cette jeune fille propose.

--Volontiers, dit la reine; mais si elle ne le guérit pas, je la
traiterai si rudement qu'elle n'aura plus l'audace de se vanter mal à
propos.»

Mirtain retourna vers son maître, il lui rendit compte de la mauvaise
humeur de la reine, et qu'il en craignait les effets pour Constancia.

«J'aimerais mieux mourir, s'écria le prince; retourne sur tes pas, dis à
ma mère que je la prie de laisser cette belle fille auprès de ses
innocentes brebis: quel paiement, continua-t-il, pour la peine qu'elle
prendrait! je sens que cette idée redouble mon mal.»

Mirtain courut chez la reine, lui dire de la part du prince de ne point
faire venir Constancia; mais comme elle était naturellement fort
prompte, elle se mit en colère de ses irrésolutions:

«Je l'ai envoyé quérir, dit-elle: si elle guérit mon fils, je lui
donnerai quelque chose; si elle ne le guérit pas, je sais ce que j'ai à
faire. Retournez auprès de lui, et tâchez de le divertir, il est dans
une mélancolie qui me désole.»

Mirtain lui obéit, et se garda bien de dire à son maître la mauvaise
humeur où il l'avait trouvée, car il serait mort d'inquiétude pour sa
bergère.

Le pacage royal était si proche de la ville, qu'elle ne tarda pas
longtemps à s'y rendre, sans compter qu'elle était guidée par une
passion qui fait aller ordinairement bien vite. Lorsqu'elle fut au
palais, on vint le dire à la reine, mais elle ne daigna pas la voir,
elle se contenta de lui mander qu'elle prît bien garde à ce qu'elle
allait entreprendre; que si elle manquait de guérir le prince, elle la
ferait coudre dans un sac, et jeter dans la rivière. À cette menace la
belle princesse pâlit, son sang se glaça.

«Hélas! dit-elle en elle-même, ce châtiment m'est bien dû, j'ai fait un
mensonge lorsque je me suis vantée d'avoir quelque science, et mon envie
de voir Constancio n'est pas assez raisonnable pour que les dieux me
protègent.»

Elle baissa doucement la tête, laissant couler des larmes sans rien
répondre.

Ceux qui étaient autour d'elle l'admiraient; elle leur paraissait plutôt
une fille du ciel qu'une personne mortelle.

De quoi vous défiez-vous, aimable bergère? lui dirent-ils. Vous portez
dans vos yeux la mort et la vie, un seul de vos regards peut conserver
notre jeune prince; venez dans sa chambre, essuyez vos pleurs, et
employez vos remèdes sans crainte.»

La manière dont on lui parlait, et l'extrême désir qu'elle avait de le
voir, lui redonnèrent de la confiance: elle pria qu'on la laissât entrer
dans le jardin pour cueillir elle-même tout ce qui lui était nécessaire,
elle prit du myrte, du trèfle, des herbes et des fleurs, les unes
dédiées à Cupidon, les autres à sa mère; les plumes d'une colombe, et
quelques gouttes de sang d'un pigeon: elle appela à son secours toutes
les déités et toutes les fées. Ensuite, plus tremblante que la
tourterelle quand elle voit un milan, elle dit qu'on pouvait la mener
dans la chambre du prince. Il était couché, son visage était pâle et ses
yeux languissants; mais aussitôt qu'il l'aperçut, il prit une meilleure
couleur, elle le remarqua avec une extrême joie.

«Seigneur, lui dit-elle, il y a déjà plusieurs jours que je fais des
voeux pour le retour de votre santé; mon zèle m'a même engagée à dire à
l'un de vos bergers que je savais quelques petits remèdes, et que
volontiers j'essayerais de vous soulager; mais la reine m'a mandé que si
le ciel m'abandonne dans cette prise, elle veut qu'on me noie si vous ne
guérissez pas; jugez, seigneur, des alarmes où je suis, et soyez
persuadé que je m'intéresse plus à votre conservation par rapport à vous
que par rapport à moi.

--Ne craignez rien, charmante bergère, lui dit-il; les souhaits
favorables que vous faites pour ma vie vont me la rendre si chère que
j'en serai occupé très sérieusement. Je négligeais mes jours: hélas! en
puis-je avoir d'heureux, quand je me souviens de ce que je vous ai
entendu chanter pour Constancio! Ces fatales paroles et vos froideurs
m'ont réduit au triste état où vous me voyez; mais, belle bergère, vous
m'ordonnez de vivre, vivons et ne vivons que pour vous.»

Constancia ne cachait qu'avec peine le plaisir que lui causait une
déclaration si obligeante; cependant, comme elle appréhendait que
quelqu'un n'écoutât ce que lui disait le prince, elle demanda s'il ne
trouverait pas bon qu'elle lui mît un bandeau et des bracelets, des
herbes qu'elle avait cueillies. Il lui tendit les bras d'une manière si
tendre qu'elle lui attacha promptement un des bracelets, de peur qu'on
ne pénétrât ce qui se passait entre eux; et après avoir bien fait de
petites cérémonies pour en imposer à toute la cour de ce prince, il
s'écria au bout de quelques moments que son mal diminuait. Cela était
vrai, comme il le disait: on appela ses médecins, ils demeurèrent
surpris de l'excellence d'un remède dont les effets étaient si prompts;
mais quand ils virent la bergère qui l'avait appliqué, ils ne
s'étonnèrent plus de rien, et dirent en leur jargon qu'un de ses regards
était plus puissant que toute la pharmacie ensemble.

La bergère était si peu touchée de toutes les louanges qu'on lui
donnait, que ceux qui ne la connaissaient pas, prenaient pour stupidité
ce qui avait une source bien différente: elle se mit dans un coin de la
chambre, se cachant à tout le monde, hors à son malade, dont elle
s'approchait de temps en temps pour lui toucher la tête ou le pouls, et
dans ces petits moments ils se disaient mille jolies choses où le coeur
avait encore plus de part que l'esprit.

«J'espère, lui dit-elle, seigneur, que le sac qu'a fait faire la reine
pour me noyer, ne servira point à un usage si funeste; votre santé, qui
m'est précieuse, va se rétablir.

--Il ne tiendra qu'à vous, aimable Constancia, répondit-il; un peu de
part dans votre coeur peut tout faire pour mon repos et pour la
conservation de ma vie.»

Le prince se leva, et fut dans l'appartement de la reine. Lorsqu'on lui
dit qu'il entrait, elle ne voulut pas le croire; elle s'avança
brusquement, et demeura bien surprise de le trouver à la porte de sa
chambre.

«Quoi! c'est vous, mon fils, mon cher fils! s'écria-t-elle. À qui
dois-je une résurrection si merveilleuse? À vos bontés, madame, lui dit
le prince, vous m'avez envoyé chercher la plus habile personne qui soit
dans l'univers; je vous supplie de la récompenser d'une manière
proportionnée au service que j'en ai reçu.

--Cela ne presse pas, répondit la reine d'un air rude; c'est une pauvre
bergère, qui s'estimera heureuse de garder toujours mes moutons.»

Dans ce moment le roi arriva, on lui était allé annoncer la bonne
nouvelle de la guérison du prince; il entrait chez la reine, la première
chose qui frappa ses yeux, ce fut Constancia: sa beauté, semblable au
soleil qui brille de mille feux, l'éblouit à tel point, qu'il demeura
quelques instants sans pouvoir demander à ceux qui étaient près de lui,
ce qu'il voyait de si merveilleux, et depuis quand les déesses
habitaient dans son palais; enfin il rappela ses esprits, il s'approcha
d'elle, et sachant qu'elle était l'enchanteresse qui venait de guérir
son fils, il l'embrassa, et dit galamment qu'il se trouvait fort mal, et
qu'il la conjurait de le guérir aussi.

Il entra, et elle le suivit. La reine ne l'avait point encore vue; son
étonnement ne se peut représenter; elle poussa un grand cri, et tomba en
faiblesse, jetant sur la bergère des regards furieux. Constancio et
Constancia en demeurèrent effrayés. Le roi ne savait à quoi attribuer un
mal si subit, toute la cour était consternée; enfin la reine revint à
elle. Le roi lui demanda plusieurs fois ce qu'elle avait vu pour se
trouver si abattue: elle dissimula son inquiétude, dit que c'étaient des
vapeurs; mais le prince, qui la connaissait bien, en demeura fort
inquiet; elle parla à la bergère avec quelque sorte de bonté, disant
qu'elle voulait la garder auprès d'elle, pour avoir soin des fleurs de
son parterre. La princesse ressentit de la joie, de penser qu'elle
restait dans un lieu où elle pourrait voir tous les jours Constancio.

Cependant le roi obligea la reine d'entrer dans son cabinet; il lui
demanda tendrement ce qui pouvait la chagriner.

«Ah! sire, s'écria-t-elle, j'ai fait un rêve affreux, je n'avais jamais
vu cette jeune bergère, quand mon imagination me l'a si bien
représentée, qu'en jetant les yeux sur son visage, je l'ai reconnue:
elle épousait mon fils; je suis trompée si cette malheureuse paysanne ne
me donne bien de la douleur.

--Vous ajoutez trop de foi à la chose du monde la plus incertaine, lui
dit le roi; je vous conseille de ne point agir sur de tels principes;
renvoyez la bergère garder vos troupeaux, et ne vous affligez point mal
à propos.»

Le conseil du roi fâcha la reine; bien éloignée de le suivre, elle ne
s'appliqua plus qu'à pénétrer les sentiments de son fils pour
Constancia.

Ce prince profitait de toutes les occasions de la voir. Comme elle avait
soin des fleurs, elle était souvent dans le jardin à les arroser; et il
semblait que lorsqu'elle les avait touchées, elles en étaient plus
brillantes et plus belles. Ruson lui tenait compagnie, elle lui parlait
quelquefois du prince, quoiqu'il ne pût lui répondre; et lorsqu'il
l'abordait, elle demeurait si interdite, que ses yeux lui découvraient
assez le secret de son coeur. Il en était ravi, et lui disait tout ce
que la passion la plus tendre peut inspirer.

La reine, sur la foi de son rêve, et bien davantage sur l'incomparable
beauté de Constancia, ne pouvait plus dormir en repos. Elle se levait
avant le jour; elle se cachait tantôt derrière des palissades, tantôt au
fond d'une grotte, pour entendre ce que son fils disait à cette belle
fille; mais ils avaient l'un et l'autre la précaution de parler si bas,
qu'elle ne pouvait agir que sur des soupçons. Elle en était encore plus
inquiète; elle ne regardait le prince qu'avec mépris, pensant jour et
nuit que cette bergère monterait sur le trône.

Constancio s'observait autant qu'il lui était possible, quoique, malgré
lui, chacun s'aperçût qu'il aimait Constancia, et que soit qu'il la
louât par l'habitude qu'il avait à l'admirer, ou qu'il la blâmât exprès,
il s'acquittait de l'un et de l'autre en homme intéressé. Constancia, de
son côté, ne pouvait s'empêcher de du prince à ses compagnes: comme elle
chantait souvent les paroles qu'elle avait faites pour lui, la reine qui
les entendit, ne demeura pas moins surprise de sa merveilleuse voix, que
du sujet de sa poésie:

«Que vous ai-je donc fait, justes dieux! disait-elle, pour me vouloir
punir par la chose du monde qui m'est la plus sensible? Hélas! je
destinais mon fils à ma nièce, et je vois, avec un mortel déplaisir,
qu'il s'attache à une malheureuse bergère, qui le rendra peut-être
rebelle à mes volontés.»

Pendant qu'elle s'affligeait, et qu'elle prenait mille desseins furieux
pour punir Constancia d'être si belle et si charmante, l'amour faisait
sans cesse de nouveaux progrès sur nos jeunes amants. Constancia,
convaincue de la sincérité du prince, ne put lui cacher la grandeur de
sa naissance et ses sentiments pour lui. Un aveu si tendre et une
confidence si particulière le ravirent à tel point, qu'en tout autre
lieu que dans le jardin de la reine, il se serait jeté à ses pieds pour
l'en remercier. Ce ne fut pas même sans peine qu'il s'en empêcha; il ne
voulut plus combattre sa passion, il avait aimé Constancia bergère, il
est aisé de croire qu'il l'adora lorsqu'il sut son rang; et s'il n'eut
pas de peine à se laisser persuader sur une chose aussi extraordinaire
que de voir une grande princesse errante par le monde, tantôt bergère et
tantôt jardinière, c'est qu'en ce temps-là ces sortes d'aventures
étaient très communes, et qu'il lui trouvait un air et des manières qui
lui étaient caution de la sincérité de ses paroles.

Constancio, touché d'amour et d'estime, jura une fidélité éternelle à la
princesse: elle ne la lui jura pas moins de son côté; ils se promirent
de s'épouser dès qu'ils auraient fait agréer leur mariage aux personnes
de qui ils dépendaient. La reine s'aperçut de toute la force de cette
passion naissante: sa confidente, qui ne cherchait pas moins qu'elle à
découvrir quelque chose pour faire sa cour, vint lui dire un jour que
Constancia envoyait Ruson tous les matins dans l'appartement du prince;
que ce petit mouton portait deux corbeilles; qu'elle les emplissait de
fleurs, et que Mirtain le conduisait. La reine, à ces nouvelles, perdit
patience: le pauvre Ruson passait, elle fut l'attendre elle-même; et
malgré les prières de Mirtain, elle l'emmena dans sa chambre, elle mit
les corbeilles et les fleurs en pièces, et chercha tant, qu'elle trouva
dans un gros oeillet, qui n'était pas encore fleuri, un petit morceau de
papier, que Constancia y avait glissé avec beaucoup d'adresse; elle
faisait de tendres reproches au prince, sur les périls où il s'exposait
presque tous les jours à la chasse. Son billet contenait ces vers:

      Parmi tous mes plaisirs j'éprouve des alarmes;
      Mon prince, chaque jour, vous chassez dans ces lieux.
      Ciel! pouvez-vous trouver des charmes
      À suivre des forêts les hôtes furieux?
      Tournez plutôt, tournez vos armes
      Contre les tendres coeurs qui cèdent à vos coups:
      Des ours et des lions évitez le courroux.

Pendant que la reine s'emportait contre la bergère, Mirtain était allé
rendre compte à son maître de la mauvaise aventure du mouton. Le prince,
inquiet, accourut dans l'appartement de sa mère; mais elle était déjà
passée chez le roi.

«Voyez, seigneur, lui dit-elle, voyez les nobles inclinations de votre
fils; il aime cette malheureuse bergère, qui nous a persuadés qu'elle
savait des remèdes sûrs pour le guérir: hélas! elle n'en sait que trop;
en effet, continua-t-elle, c'est l'amour qui l'a instruite, elle ne lui
a rendu la santé que pour lui faire de plus grands maux; et si nous ne
prévenons les malheurs qui nous menacent, mon songe ne se trouvera que
véritable.

Vous êtes naturellement rigoureuse, lui dit le roi; vous voudriez que
votre fils ne songeât qu'à la princesse que vous lui destinez; la chose
n'est pas aisée, il faut que vous ayez un peu d'indulgence pour son âge.

Je ne puis souffrir votre prévention en sa faveur, s'écria la reine;
vous ne pouvez jamais le blâmer; tout ce que je vous demande, seigneur,
c'est de consentir que je l'éloigne pour quelque temps; l'absence aura
plus de pouvoir que toutes mes raisons.»

Le roi aimait la paix, il donna les mains à ce que sa femme désirait, et
sur-le-champ elle revint dans son appartement.

Elle y trouva le prince, il l'attendait avec la dernière inquiétude:

«Mon fils, lui dit-elle, avant qu'il pût lui parler, le roi vient de me
montrer des lettres du roi son frère; il le conjure de vous envoyer dans
sa cour, afin que vous connaissiez la princesse qui vous est destinée
depuis votre enfance, et qu'elle vous connaisse aussi; n'est-il pas
juste que vous jugiez vous-même de son mérite, et que vous l'aimiez
avant de vous unir ensemble pour jamais?

--Je ne dois pas souhaiter des règles particulières pour moi, lui dit le
prince: ce n'est point la coutume, madame, que les souverains passent
les uns chez les autres, et qu'ils consultent leur coeur plutôt que les
raisons d'État qui les engagent à faire une alliance; la personne que
vous me destinez sera belle ou laide, spirituelle ou bête, je ne vous
obéirai pas moins.

--Je t'entends, scélérat, s'écria la reine, en éclatant tout d'un coup;
je t'entends; tu adores une indigne bergère, tu crains de la quitter: tu
la quitteras, ou je la ferai mourir à tes yeux; mais si tu pars sans
balancer, et que tu travailles à l'oublier, je la garderai auprès de
moi, et l'aimerai autant que je la hais.»

Le prince, aussi pâle que s'il eût été sur le point de perdre la vie,
consultait dans son esprit quel parti il devait prendre; il ne voyait de
tous côtés que des peines affreuses, il savait que sa mère était la plus
cruelle et la plus vindicative princesse du monde, il craignit que la
résistance ne l'irritât, et que sa chère maîtresse n'en ressentît le
contre-coup; enfin pressé de dire s'il voulait partir, il y consentit,
comme un homme consent à boire un verre de poison qui va le tuer.

Il eut à peine donné sa parole, que sortant de la chambre de sa mère, il
entra dans la sienne le coeur si serré, qu'il pensa expirer. Il raconta
son affliction au fidèle Mirtain, et dans l'impatience d'en faire part à
Constancia, il fut la chercher; elle était au fond d'une grotte, où elle
se mettait lorsque les ardeurs du soleil la brûlaient dans le parterre;
il y avait un petit lit de gazon au bord d'un ruisseau, qui tombait du
haut d'un rocher de rocaille. En ce lieu paisible, elle défit les nattes
de ses cheveux, ils étaient d'un blond argenté, plus fins que la soie et
tout ondés; elle mit ses pieds nus dans l'eau, dont le murmure agréable,
joint à la fatigue du travail, la livrèrent insensiblement aux douceurs
du sommeil. Bien que ses yeux fussent fermés, ils conservaient mille
attraits; de longues paupières noires faisaient éclater toute la
blancheur de son teint; les grâces et les amours semblaient s'être
rassemblés autour d'elle, la modestie et la douceur augmentaient sa
beauté.

C'est en ce lieu que l'amoureux prince la trouva: il se souvint que la
première fois qu'il l'avait vue elle dormait aussi; mais les sentiments
qu'elle lui avait inspirés depuis étaient devenus si tendres qu'il
aurait volontiers donné la moitié de sa vie pour passer l'autre auprès
d'elle; il la regarda quelque temps avec un plaisir qui suspendit ses
ennuis; ensuite parcourant ses beautés, il aperçut son pied plus blanc
que la neige: il ne se lassait pas de l'admirer, et s'approchant, il se
mit à genoux et lui prit la main; aussitôt elle s'éveilla, elle parut
fâchée de ce qu'il avait vu son pied, elle le cacha, en rougissant comme
une rose vermeille qui s'épanouit au lever de l'aurore.

Hélas! que cette belle couleur lui dura peu; elle remarqua une nouvelle
tristesse sur le visage de son prince:

«Qu'avez-vous, seigneur? lui dit-elle, tout effrayée, je connais dans
vos yeux que vous êtes affligé.

--Ah! qui ne le serait, ma chère princesse, lui dit-il en versant des
larmes qu'il n'eut pas la force de retenir, l'on va nous séparer, il
faut que je parte, ou que j'expose vos jours à toutes les violences de
la reine: elle sait l'attachement que j'ai pour vous, elle a même vu le
billet que vous m'avez écrit, une de ses femmes me l'a dit; et sans
vouloir entrer dans ma juste douleur, elle m'envoie inhumainement chez
le roi son frère.

--Que me dites-vous, prince, s'écria-t-elle, vous êtes sur le point de
m'abandonner, et vous croyez que cela est nécessaire pour conserver ma
vie? pouvez-vous en imaginer un tel moyen? laissez-moi mourir à vos
yeux, je serai moins à plaindre que de vivre éloignée de vous.»

Une conversation si tendre ne pouvait manquer d'être souvent interrompue
par des sanglots et par des larmes; ces jeunes amants ne connaissaient
point encore les rigueurs de l'absence, ils ne les avaient pas prévues;
et c'est ce qui ajoutait de nouveaux ennuis à ceux dont ils avaient été
traversés. Ils se firent mille serments de ne changer jamais: le prince
promit à Constancia de revenir avec la dernière diligence:

«Je ne pars, lui dit-il, que pour choquer mon oncle et sa fille, afin
qu'il ne pense plus à me la donner pour femme, je ne travaillerai qu'à
déplaire à cette princesse et j'y réussirai.

Ne vous montrez donc pas, lui dit Constancia; car vous serez à son gré,
quelques soins que vous preniez pour le contraire.»

Ils pleuraient tous deux si amèrement; ils se regardaient avec une
douleur si touchante; ils se faisaient des promesses réciproques si
passionnées, que ce leur était un sujet de consolation, de pouvoir se
persuader toute l'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre, et que rien
n'altérait des sentiments si tendres et si vifs.

Le temps s'était passé dans cette douce conversation avec tant de
rapidité, que la nuit était déjà fort obscure avant qu'ils eussent pensé
à se séparer; mais la reine voulant consulter le prince sur l'équipage
qu'il mènerait, Mirtain se hâta de le venir chercher; il le trouva
encore aux pieds de sa maîtresse, retenant sa main dans les siennes.
Lorsqu'ils l'aperçurent, ils se saisirent à tel point, qu'ils ne
pouvaient presque plus parler: il dit à son maître que la reine le
demandait, il fallut obéir à ses ordres; la princesse s'éloigna de son
côté.

La reine trouva le prince si mélancolique et si changé, qu'elle devina
aisément ce qui en était la cause; elle ne voulut plus lui en parler, il
suffisait qu'il partît. En effet, tout fut préparé avec une telle
diligence, qu'il semblait que les fées s'en mêlaient. À son égard il
n'était occupé que de ce qui avait quelque rapport à sa passion. Il
voulut que Mirtain restât à la cour, pour lui mander tous les jours des
nouvelles de sa princesse; il lui laissa ses plus belles pierreries, en
cas qu'elle en eût besoin, et sa prévoyance n'oublia rien dans une
occasion qui l'intéressait tant.

Enfin il fallut partir. Le désespoir de nos jeunes amants ne saurait
être exprimé; si quelque chose pouvait le rendre moins violent, c'était
l'espoir de se revoir bientôt. Constancia comprit alors toute la
grandeur de son infortune: être fille de roi, avoir des États
considérables, et se trouver entre les mains d'une cruelle reine, qui
éloignait son fils dans la crainte qu'il ne l'aimât, elle qui ne lui
était inférieure en rien, et qui devait être ardemment désirée des
premiers souverains de l'univers; mais l'étoile en avait décidé ainsi.

La reine, ravie de voir son fils absent, ne songea plus qu'à surprendre
les lettres qu'on lui écrivait: elle y réussit, et connut que Mirtain
était son confident; elle donna ordre qu'on l'arrêtât sur un faux
prétexte, et l'envoya dans un château où il souffrait une rude prison.
Le prince, à ces nouvelles, s'irrita beaucoup; il écrivit au roi et à la
reine, pour leur demander la liberté de son favori: ses prières n'eurent
aucun effet; mais ce n'était pas en cela seul qu'on voulait lui faire de
la peine.

Un jour que la princesse se leva dès l'aurore, elle entra pour cueillir
des fleurs, dont on couvrait ordinairement la toilette de la reine; elle
aperçut le fidèle Ruson qui marchait assez loin devant elle, et qui
retourna sur ses pas tout effrayé; comme elle s'avançait pour voir ce
qui lui causait tant de peur, qu'il la tirait par sa robe, afin de l'en
empêcher (car il était tout plein d'esprit) elle entendit les
sifflements aigus de plusieurs serpents; aussitôt elle fut environnée de
crapauds, de vipères, de scorpions, d'aspics et de serpents qui
l'entourèrent sans la piquer; ils s'élançaient en l'air pour se jeter
sur elle, et retombaient toujours dans la même place, ne pouvant
avancer.

Malgré la frayeur dont elle était saisie, elle ne laissa pas de
remarquer ce prodige, et elle ne put l'attribuer qu'à une bague
constellée qui venait de son amant. De quelque côté qu'elle se tournât,
elle voyait accourir ces venimeuses bêtes, les allées en étaient
pleines, il y en avait sur les fleurs et sous les arbres. La belle
Constancia ne savait que devenir, elle aperçut la reine à sa fenêtre qui
riait de sa frayeur; elle connut alors qu'elle ne devait pas se
promettre d'être secourue par ses ordres.

Il faut mourir, dit-elle généreusement, ces affreux monstres qui
m'environnent ne sont point venus tout seuls ici; c'est la reine qui les
y a fait apporter, la voilà qui veut être spectatrice de la déplorable
fin de ma vie; certainement elle a été jusqu'à cette heure si
malheureuse, que je n'ai pas lieu de l'aimer, et si j'en regrette la
perte, les dieux, les justes dieux me sont témoins de ce qui me touche
en cette occasion.»

Après avoir parlé ainsi, elle s'avança, tous les serpents et leurs
camarades s'éloignaient d'elle, à mesure qu'elle marchait vers eux; elle
sortit de cette manière avec autant d'étonnement qu'elle en causait à la
reine; il y avait longtemps qu'on apprêtait ces dangereuses bêtes pour
faire périr la bergère par leurs piqûres; elle pensait que son fils n'en
serait point surpris, qu'il attribuerait sa mort à une cause naturelle,
et qu'elle serait à couvert de ses reproches; mais son projet ayant
manqué, elle eut recours à un autre expédient.

Il y avait au bout de la forêt une fée d'un abord inaccessible, car elle
avait des éléphants qui couraient sans cesse autour de la forêt, et qui
dévoraient les pauvres voyageurs, leurs chevaux, et jusqu'aux fers dont
ils étaient ferrés, tant ils avaient bon appétit. La reine était
convenue avec elle, que si par un hasard presque inouï, quelqu'un de sa
part arrivait jusqu'à son palais, elle le chargerait de quelque chose de
mortel pour lui rapporter.

Elle appela Constancia, elle lui donna ses ordres et lui dit de partir:
elle avait entendu parler à toutes ses compagnes du péril qu'il y avait
d'aller dans cette forêt; et même une vieille bergère lui avait raconté
qu'elle s'en était tirée heureusement par le secours d'un petit mouton
qu'elle avait mené avec elle; car quelque furieux que soient les
éléphants, lorsqu'ils voient un agneau, ils deviennent aussi doux que
lui: cette même bergère lui avait encore dit, qu'ayant été chargée de
rapporter une ceinture brûlante à la reine, dans la crainte qu'elle ne
la lui fît mettre, elle en avait entouré des arbres qui en avaient été
consumés, et qu'ensuite la ceinture ne lui fit plus le mal que la reine
avait espéré.

Lorsque la princesse écoutait ce conte, elle ne croyait pas qu'il lui
serait un jour utile; mais quand la reine lui eut prononcé ses ordres
(d'un air si absolu, que l'arrêt en était irrévocable) elle pria les
dieux de la favoriser: elle prit Ruson avec elle, et partit pour la
forêt périlleuse. La reine fut ravie:

«Nous ne verrons plus, dit-elle au roi, l'objet odieux des amours de
notre fils, je l'ai envoyée dans un lieu où mille comme elle ne feraient
pas le quart du déjeuner des éléphants.»

Le roi lui dit qu'elle était trop vindicative, et qu'il ne pouvait
s'empêcher d'avoir regret à la plus belle fille qu'il eût jamais vue:

«Vraiment, répliqua-t-elle, je vous conseille de l'aimer, et de répandre
des larmes pour sa mort, comme l'indigne Constancio en répand pour son
absence.»

Cependant Constancia fut à peine dans la forêt, qu'elle se vit entourée
d'éléphants: ces horribles colosses, ravis de voir le beau mouton qui
marchait plus hardiment que sa maîtresse, le caressaient aussi doucement
avec leurs formidables trompes, qu'une dame aurait pu le faire avec sa
main; la princesse avait tant de peur que les éléphants ne séparassent
ses intérêts d'avec ceux de Ruson, qu'elle le prit entre ses bras
quoiqu'il fût déjà lourd: de quelque côté qu'elle se tournât, elle le
leur montrait toujours; ainsi elle s'avançait diligemment vers le palais
de cette inaccessible vieille.

Elle y parvint avec beaucoup de crainte et de peine: ce lui parut fort
négligé; la fée qui l'habitait ne l'était pas moins: elle cachait une
partie de son étonnement de la voir chez elle, car il y avait bien
longtemps qu'aucunes créatures n'avaient pu y parvenir.

«Que demandez-vous, la belle fille?» lui dit-elle.

La princesse lui fit humblement les recommandations de la reine, et la
pria de sa part de lui envoyer la ceinture d'amitié:

«Elle ne sera pas refusée, dit-elle; sans doute c'est pour vous.

--Je ne sais point, madame, répliqua-t-elle.

--Oh! pour moi, je le sais bien.»

Et prenant dans sa cassette une ceinture de velours bleu, d'où pendaient
de longs cordons pour mettre une bourse, des ciseaux et un couteau, elle
lui fit ce beau présent:

«Tenez, lui dit-elle, cette ceinture vous rendra tout aimable, pourvu
que vous la mettiez aussitôt que vous serez dans la forêt.»

Après que Constancia l'eut remerciée, elle se chargea de Ruson qui lui
était plus nécessaire que jamais; les éléphants lui firent fête, et la
laissèrent passer malgré leur inclination dévorante: elle n'oublia pas
de mettre la ceinture d'amitié autour d'un arbre; en même temps il se
prit à brûler, comme s'il eût été dans le plus grand feu du monde; elle
en ôta la ceinture, et fut la porter ainsi d'arbre en arbre, jusqu'à ce
qu'elle ne les brûlât plus; ensuite elle arriva au palais, fort lasse.

Quand la reine la vit, elle demeura si surprise, qu'elle ne put s'en
taire.

«Vous êtes une friponne, lui dit-elle; vous n'avez point été chez mon
amie la fée?

--Vous me pardonnerez, madame, répondit la belle Constancia, je vous
rapporte la ceinture d'amitié que je lui ai demandée de votre part.

--Ne l'avez-vous pas mise? ajouta la reine.

--Elle est trop riche pour une pauvre bergère comme moi,
répliqua-t-elle.

--Non, non, dit la reine, je vous la donne pour votre peine, ne manquez
pas de vous en parer. Mais, dites-moi, qu'avez-vous rencontré sur le
chemin?

--J'ai vu, dit-elle, des éléphants si spirituels, et qui ont tant
d'adresse, qu'il n'y a point de pays où l'on ne prît plaisir à les voir;
il semble que cette forêt est leur royaume, et qu'il y en a entre eux de
plus absolus les uns que les autres.»

La reine était bien chagrine, et ne disait pas tout ce qu'elle pensait;
mais elle espérait que la ceinture brûlerait la bergère, sans que rien
au monde pût l'en garantir. «Si les éléphants t'ont fait grâce,
disait-elle tout bas, la ceinture me vengera: tu verras, malheureuse,
quelle amitié j'ai pour toi, et le profit que tu recevras d'avoir su
plaire à mon fils!»

Constancia s'était retirée dans sa petite chambre, où elle pleurait
l'absence de son cher prince; elle n'osait lui écrire, parce que la
reine avait des espions en campagne qui arrêtaient les courriers, et
elle avait pris de cette manière les lettres de son fils. «Hélas!
Constancio, disait-elle, vous recevrez bientôt de tristes nouvelles de
moi; vous ne deviez point partir, m'abandonner aux fureurs de votre
mère; vous m'auriez défendue, ou vous auriez reçu mes derniers soupirs;
au lieu que je suis livrée à son pouvoir tyrannique, et que je me trouve
sans aucune consolation.»

Elle alla au point du jour dans le jardin travailler à son ordinaire;
elle y trouva encore mille bêtes venimeuses, dont sa bague la garantit:
elle avait mis la ceinture de velours bleu; et quand la reine l'aperçut,
qui cueillait des fleurs aussi tranquillement que si elle n'avait eu
qu'un fil autour d'elle, il n'a jamais été un dépit égal au sien.
«Quelle puissance s'intéresse pour cette bergère? s'écria-t-elle. Par
ses attraits elle enchante mon fils, et par des simples innocents elle
lui rend la santé; les serpents, les aspics rampent à ses pieds sans la
piquer: les éléphants à sa vue deviennent obligeants et gracieux; la
ceinture qui devrait l'avoir brûlée par le pouvoir de féerie, ne sert
qu'à la parer: il faut donc que j'aie recours à des remèdes plus
certains.»

Elle envoya aussitôt au port le capitaine de ses gardes, en qui elle
avait beaucoup de confiance, pour voir s'il n'y avait point de navires
prêts à partir pour les régions les plus éloignées; il en trouva un qui
devait mettre à la voile au commencement de la nuit: la reine en eut
grande joie, elle fit parler au patron, on lui proposa d'acheter la plus
belle esclave qui fût au monde. Le marchand ravi le voulut bien: il vint
au palais; et sans que la pauvre Constancia en sût rien, il la vit dans
le jardin; il demeura surpris des charmes de cette incomparable fille,
et la reine qui savait tout mettre à profit, parce qu'elle était très
avare, la vendit fort cher.

Constancia ignorait les nouveaux déplaisirs qu'on lui préparait, elle se
retira de bonne heure dans sa petite chambre, pour avoir le plaisir de
rêver sans témoins à Constancio, et de faire réponse à une de ses
lettres qu'elle avait enfin reçue: elle la lisait, sans pouvoir quitter
une lecture si agréable, lorsqu'elle vit entrer la reine. Cette
princesse avait une clef qui ouvrait toutes les serrures du palais: elle
était suivie de deux muets et de son capitaine des gardes; les muets lui
mirent un mouchoir dans la bouche, lièrent ses mains et l'enlevèrent.
Ruson voulut suivre sa chère maîtresse, la reine se jeta sur lui et l'en
empêcha, car elle craignait que ses bêlements ne fussent entendus; elle
voulait que tout se passât avec beaucoup de secret et de silence. Ainsi
Constancia n'ayant aucun secours, fut transportée dans le vaisseau:
comme l'on n'attendait qu'elle pour partir, il cingla aussitôt en haute
mer.

Il faut lui laisser faire son voyage. Telle était sa triste fortune, car
la fée Souveraine n'avait pu fléchir le Destin en sa faveur; et tout ce
qu'elle pouvait, c'était de la suivre partout dans une nuée obscure où
personne ne la voyait. Cependant le prince Constancio occupé de sa
passion, ne gardait point de mesure avec la princesse qu'on lui avait
destinée: bien qu'il fût naturellement le plus poli de tous les hommes,
il ne laissait pas de lui faire mille brusqueries; elle s'en plaignait
souvent à son père, qui ne pouvait s'empêcher d'en quereller son neveu;
ainsi le mariage se reculait fort. Quand la reine trouva à propos
d'écrire au prince que Constancia était à l'extrémité, il en ressentit
une douleur inexprimable; il ne voulut plus garder de mesures dans une
rencontre où sa vie courait pour le moins autant de risque celle de sa
maîtresse, et il partit comme un éclair.

Quelque diligence qu'il pût faire, il arriva trop tard. La reine, qui
avait prévu son retour, fit dire pendant quelques jours que Constancia
était malade; elle mit après d'elle des femmes qui savaient parler et se
taire, comme il leur était ordonné. Le bruit de sa mort se répandit
ensuite, et l'on enterra une figure de cire, disant que c'était elle. La
reine, qui cherchait tous les moyens possibles de convaincre le prince
de cette mort, fit sortir Mirtain de prison, pour qu'il assistât à ses
funérailles; de sorte que le jour de son enterrement ayant été su de
tout le monde, chacun y vint pour regretter cette charmante fille; et la
reine qui composait son visage comme elle voulait, feignit de sentir
cette perte par rapport au prince.

Il arriva avec toute l'inquiétude qu'on peut se figurer; quand il entra
dans la ville, il ne put s'empêcher de demander au premier qu'il trouva,
des nouvelles de sa chère Constancia: ceux qui lui répondirent ne la
connaissaient point; et n'étant préparés sur rien, ils lui dirent
qu'elle était morte. À ces funestes paroles il ne fut plus le maître de
sa douleur; il tomba de cheval sans pouls, sans voix. On s'assembla;
l'on vit que c'était le prince, chacun s'empressa de le secourir, et on
le porta presque mort au palais.

Le roi ressentit vivement le pitoyable état de son fils; la reine s'y
était préparée, elle crut que le temps et la perte de ses tendres
espérances le guériraient; mais il était trop touché pour se consoler:
son déplaisir bien loin de diminuer augmentait à tous moments: il passa
deux jours sans voir ni parler à personne; il alla ensuite dans la
chambre de la reine, les yeux pleins de larmes, la vue égarée, le visage
pâle. Il lui que c'était elle qui avait fait mourir sa chère Constancia,
mais qu'elle en serait bientôt punie puisqu'il allait mourir, et qu'il
voulait aller au lieu où elle était enterrée.

La reine ne pouvant l'en détourner, prit le parti de le conduire
elle-même dans un bois planté de cyprès, où elle avait fait élever le
tombeau. Quand le prince se trouva au lieu où sa maîtresse reposait pour
toujours, il dit des choses si tendres et si passionnées, que jamais
personne n'a parlé comme lui. Malgré la dureté de la reine, elle fondait
en larmes: Mirtain s'affligeait autant que son maître, et tous ceux qui
l'entendaient partageaient son désespoir. Enfin tout d'un coup poussé
par sa fureur il tira son épée, et s'approchant du marbre qui couvrait
ce beau corps, il allait se tuer, si la reine et Mirtain ne lui eussent
arrêté le bras.

«Non, dit-il, rien au monde ne m'empêchera de mourir et de rejoindre ma
chère princesse.»

Le nom de princesse qu'il donnait à la bergère surprit la reine: elle ne
savait si son fils rêvait, et elle lui aurait cru l'esprit perdu, s'il
n'avait parlé juste dans tout ce qu'il disait.

Elle lui demanda pourquoi il nommait Constancia princesse; il répliqua
qu'elle l'était, que son royaume s'appelait le royaume des Déserts,
qu'il n'y avait point d'autre héritière, et qu'il n'en aurait jamais
parlé s'il eût eu encore des mesures à garder.

«Hélas! mon fils, dit la reine, puisque Constancia est d'une naissance
convenable à la vôtre, consolez-vous, car elle n'est point morte. Il
faut vous avouer, pour adoucir vos douleurs, que je l'ai vendue à des
marchands, ils l'emmènent esclave.

--Ah! s'écria le prince, vous me parlez ainsi, pour suspendre le dessein
que j'ai formé de mourir; mais ma résolution est fixe, rien ne peut m'en
détourner.

--Il faut, ajouta la reine, vous en convaincre par vos yeux.»

Aussitôt elle commanda que l'on déterrât la figure de cire. Comme il
crut en la voyant d'abord que c'était le corps de son aimable princesse,
il tomba dans une grande défaillance, dont on eut bien de la peine à le
retirer. La reine l'assurait inutilement que Constancia n'était point
morte; après le mauvais tour qu'elle lui avait fait, il ne pouvait la
croire: mais Mirtain sut le persuader de cette vérité; il connaissait
l'attachement qu'il avait pour lui, et qu'il ne serait pas capable de
lui dire un mensonge.

Il sentit quelque soulagement, parce que de tous les malheurs le plus
terrible c'est la mort, et il pouvait encore se flatter du plaisir de
revoir sa maîtresse. Cependant où la chercher? On ne connaissait point
les marchands qui l'avaient achetée; ils n'avaient pas dit où ils
allaient: c'étaient là de grandes difficultés; mais il n'en est guère
qu'un véritable amour ne surmonte, il aimait mieux périr en courant
après les ravisseurs de sa maîtresse, que de vivre sans elle.

Il fit mille reproches à la reine sur son implacable dureté; il ajouta
qu'elle aurait le temps de se repentir du mauvais tour qu'elle lui avait
joué, qu'il allait partir, résolu de ne revenir jamais; qu'ainsi,
voulant en perdre une, elle en perdrait deux. Cette mère affligée se
jeta au cou de son fils, lui mouilla le visage de ses larmes, et le
conjura par la vieillesse de son père et par l'amitié qu'elle avait pour
lui, de ne pas les abandonner; que s'il les privait de la consolation de
le voir, il serait cause de leur mort; qu'il était leur unique
espérance, s'ils venaient à manquer; que leurs voisins et leurs ennemis
s'empareraient du royaume. Le prince l'écouta froidement et
respectueusement; mais il avait toujours devant les yeux la dureté
qu'elle avait eue pour Constancia: sans elle, tous les royaumes de la
terre ne l'auraient point touché; de sorte qu'il persista avec une
fermeté surprenante dans la résolution de partir le lendemain.

Le roi essaya inutilement de le faire rester, il passa la nuit à donner
des ordres à Mirtain, il lui confia le fidèle mouton pour en avoir soin.
Il prit une grande quantité de pierreries, et dit à Mirtain de garder
les autres, et qu'il serait le seul qui recevrait de ses nouvelles, à
condition de les tenir secrètes, parce qu'il voulait faire ressentir à
sa mère toutes les peines de l'inquiétude.

Le jour ne paraissait pas encore, lorsque l'impatient Constancio monta à
cheval, se dévouant à la fortune, et la priant de lui être assez
favorable pour lui faire retrouver sa maîtresse. Il ne savait de quel
côté tourner ses pas; mais comme elle était partie dans un vaisseau, il
crut qu'il devait s'embarquer pour la suivre. Il se rendit au plus
fameux port; et sans être accompagné d'aucun de ses domestiques, ni
connu de personne, il s'informa du lieu le plus éloigné où l'on pouvait
aller, et ensuite de toutes les côtes, plages et ports où ils
surgiraient; puis il s'embarqua dans l'espérance qu'une passion aussi
pure et aussi forte que la sienne ne serait pas toujours malheureuse.

Dès que l'on approchait de terre, il montait dans la chaloupe, et venait
parcourir le rivage, criant de tous côtés: «Constancia, belle
Constancia, où êtes-vous? Je vous cherche et je vous appelle en vain:
serez-vous encore longtemps éloignée de moi?» Ses regrets et ses
plaintes étaient perdus dans le vague de l'air, il revenait dans le
vaisseau, le coeur pénétré de douleur, et les yeux pleins de larmes.

Un soir que l'on avait jeté l'ancre derrière un grand rocher, il vint à
son ordinaire prendre terre sur le rivage; et comme le pays était
inconnu, et la nuit fort obscure, ceux qui l'accompagnaient ne voulurent
point s'avancer, dans la crainte de périr en ce lieu. Pour le prince,
qui faisait peu de cas de sa vie, il se mit à marcher, tombant et se
relevant cent fois; à la fin il découvrit une grande lueur qui lui parut
provenir de quelque feu; à mesure qu'il s'en approchait, il entendait
beaucoup de bruit et des marteaux qui donnaient des coups terribles.
Bien loin d'avoir peur, il se hâta d'arriver à une grande forge ouverte
de tous les côtés, où la fournaise était si allumée, qu'il semblait que
le soleil brillait au fond: trente géants, qui n'avaient chacun qu'un
oeil au milieu du front, travaillaient en ce lieu à faire des armes.

Constancio s'approcha d'eux, et leur dit:

«Si vous êtes capables de pitié parmi le fer et le feu qui vous
environnent, si par hasard vous avez vu aborder dans ces lieux la belle
Constancia, que des marchands emmènent captive, que je sache où je
pourrai la trouver, demandez-moi tout ce que j'ai au monde, je vous le
donnerai de tout mon coeur.»

Il eut à peine cessé sa petite harangue, que le bruit avait cessé à son
arrivée, recommença avec plus de force.

«Hélas! dit-il, vous n'êtes point touchés de ma douleur, barbares, je ne
dois rien attendre de vous!»

Il voulut aussitôt tourner ses pas ailleurs, quand il entendit une douce
symphonie qui le ravit; et regardant vers la fournaise, il vit le plus
bel enfant que l'imagination puisse jamais se représenter: il était plus
brillant que le feu dont il sortit. Lorsqu'il eut considéré ses charmes,
le bandeau qui couvrait ses yeux, l'arc et les flèches qu'il portait, il
ne douta point que ce ne fût Cupidon. C'était lui en effet qui lui cria:

«Arrête, Constancio, tu brûles d'une flamme trop pure pour que je te
refuse mon secours; je m'appelle l'amour vertueux; c'est moi qui t'ai
blessé pour la jeune Constancia; et c'est moi qui la défends contre le
géant qui la persécute. La fée Souveraine est mon intime amie; nous
sommes unis ensemble pour te la garder, mais il faut que j'éprouve ta
passion avant que de te découvrir où elle est.

--Ordonne, Amour, ordonne tout ce qu'il te plaira s'écria le prince, je
n'omettrai rien pour t'obéir.

--Jette-toi dans ce feu, répliqua l'enfant, et souviens-toi que si tu
n'aimes pas uniquement et fidèlement, tu es perdu.

--Je n'ai aucun sujet d'avoir peur», dit Constancio.

Aussitôt il se jeta dans la fournaise, il perdit toute connaissance, ne
sachant où il était, ni ce qu'il était lui-même.

Il dormit trente heures, et se trouva à son réveil le plus beau pigeon
qui fût au monde; au lieu d'être dans cette horrible fournaise, il était
couché dans un petit nid de roses, de jasmins et de chèvrefeuilles. Il
fut aussi surpris qu'on peut jamais l'être; ses pieds pattus, les
différentes couleurs de ses plumes, et ses yeux tout de feu l'étonnaient
beaucoup; il se mirait dans un ruisseau, et voulant se plaindre, il
trouva qu'il avait perdu l'usage de la parole, quoiqu'il eût conservé
celui de son esprit.

Il envisagea cette métamorphose comme le comble de tous les malheurs:
«Ah! perfide Amour, pensait-il en lui-même, quelle récompense donnes-tu
au plus parfait de tous les amants? Faut-il être léger, traître et
parjure pour trouver grâce devant toi? J'en ai bien vu de ce caractère
que tu as couronnés, pendant que tu affliges ceux qui sont véritablement
fidèles: que puis-je me promettre, continua-t-il, d'une figure aussi
extraordinaire que la mienne? Me voilà pigeon: encore si je pouvais
parler, comme parla autrefois l'oiseau Bleu (dont j'ai toute ma vie aimé
le conte), je volerais si loin et si haut, je chercherais sous tant de
climats différents ma chère maîtresse, et je m'en informerais à tant de
personnes, que je la trouverais; mais je n'ai pas la liberté de
prononcer son nom; et l'unique remède qu'il m'est permis de tenter,
c'est de me précipiter dans quelque abîme pour y mourir.»

Occupé de cette funeste résolution, il vola sur une haute montagne d'où
il voulut se jeter en bas; mais ses ailes le soutinrent malgré lui; il
en fut étonné; car n'ayant pas encore été pigeon, il ignorait de quel
secours peuvent être des plumes; il prit la résolution de se les
arracher toutes, et sans quartier il commença de se plumer.

Ainsi dépouillé, il allait tenter une nouvelle cabriole du sommet d'un
rocher, quand deux filles survinrent. Dès qu'elles virent cet infortuné
oiseau, l'une se dit à l'autre:

«D'où vient cet infortuné pigeon? Sort-il des serres aiguës de quelque
oiseau de proie, ou de la gueule d'une belette?

--J'ignore d'où il vient, répondit la plus jeune, mais je sais bien où
il ira; et se jetant sur la pacifique bestiole, il ira, continua-t-elle,
tenir compagnie à cinq de son espèce, dont je veux faire une tourte pour
la fée Souveraine.»

Le prince Pigeon l'entendant parler ainsi, bien loin de fuir, s'approcha
pour qu'elle lui fît la grâce de le tuer promptement: mais ce qui devait
causer sa perte le garantit; car ces filles le trouvèrent si poli et si
familier, qu'elles résolurent de le nourrir. La plus belle l'enferma
dans une corbeille couverte où elle mettait ordinairement son ouvrage,
et elles continuèrent leur promenade.

«Depuis quelques jours, disait l'une d'elles, il semble que notre
maîtresse a bien des affaires, elle monte à tout moment sur son chameau
de feu, et va jour et nuit d'un pôle à l'autre sans s'arrêter.

--Si tu étais discrète, repartit sa compagne, je t'en apprendrais la
raison, car elle a bien voulu me l'apprendre.

--Va, je saurai me taire, s'écria celle qui avait déjà parlé, assure-toi
de mon secret.

--Sache donc, reprit-elle, que sa princesse Constancia, qu'elle aime si
fort, est persécutée d'un géant qui veut l'épouser: il l'a mise dans une
tour; et pour l'empêcher d'achever ce mariage, il faut qu'elle fasse des
choses surprenantes.»

Le prince écoutait leur conversation du fond de son panier: il avait cru
jusqu'alors que rien ne pouvait augmenter ses disgrâces; mais il connut
avec une extrême douleur qu'il s'était bien trompé; et l'on peur assez
juger par tout ce que j'ai raconté de sa passion, et par les
circonstances où il se trouvait, d'être devenu pigeonneau dans le temps
où son secours était si nécessaire à sa princesse, qu'il ressentit un
véritable désespoir; son imagination ingénieuse à le tourmenter lui
représentait Constancia dans la fatale tour, assiégée par les
importunités, les violences et les emportements d'un redoutable géant:
il appréhendait qu'elle craignît, et qu'elle ne donnât les mains à son
mariage. Un moment après, il appréhendait qu'elle ne craignît pas, et
qu'elle n'exposât sa vie aux fureurs d'un tel amant. Il serait difficile
de représenter l'état où il était.

La jeune personne qui le portait dans sa manette, étant de retour avec
sa compagne au palais de la fée qu'elles servaient, la trouvèrent qui se
promenait dans une allée sombre de son jardin. Elles se prosternèrent
d'abord à ses pieds, et lui dirent ensuite:

«Grande reine, voici un pigeon que nous avons trouvé; il est doux, il
est familier et s'il avait des plumes, il serait fort beau; nous avons
résolu de le nourrir dans notre chambre; mais si vous l'agréez, il
pourra quelquefois vous divertir dans la vôtre.»

La fée prit la corbeille où il était enfermé, elle l'en tira, et fit des
réflexions sérieuses sur les grandeurs du monde; car il était
extraordinaire de voir un prince tel que Constancio sous la figure d'un
pigeon prêt à être rôti ou bouilli; et quoique ce fût elle qui eût
jusqu'alors conduit cette métamorphose, et que rien n'arrivât que par
ses ordres; cependant, comme elle moralisait volontiers sur tous les
événements, celui-là la frappa fort. Elle caressa le pigeonneau, et de
sa part il n'oublia rien pour s'attirer son attention, afin qu'elle
voulût le soulager dans sa triste aventure: il lui faisait la révérence
à la pigeonne, en tirant un peu le pied; il la becquetait d'un air
caressant: bien qu'il fût pigeon novice, il en savait déjà plus que les
vieux pères et les vieux ramiers.

La fée Souveraine le porta dans son cabinet, en ferma la porte, et lui
dit:

«Prince, le triste état où je te trouve aujourd'hui ne m'empêche pas de
te connaître et de t'aimer, à cause de ma fille Constancia, qui est
aussi peu indifférente pour toi que tu l'es pour elle: n'accuse personne
que moi de ta métamorphose; je t'ai fait entrer dans la fournaise pour
éprouver la candeur de ton amour: il est pur, il est ardent, il faut que
tu aies tout l'honneur de l'aventure.»

Le pigeon baissa trois fois la tête en signe de reconnaissance, et il
écouta ce que la fée voulait lui dire.

«La reine ta mère, reprit-elle, eut à peine reçu l'argent et les
pierreries en échange de la princesse, qu'elle l'envoya avec la dernière
violence aux marchands qui l'avaient achetée; et sitôt qu'elle fut dans
le vaisseau, ils firent voile aux grandes Indes, où ils étaient bien
sûrs de se défaire avec beaucoup de profit du précieux joyau qu'ils
emmenaient. Ses pleurs et ses prières ne changèrent point leur
résolution: elle disait inutilement que le prince Constancio la
rachèterait de tout ce qu'il possédait au monde. Plus elle leur faisait
valoir ce qu'ils en pouvaient attendre, plus ils se hâtaient de le fuir,
dans la crainte qu'il ne fût averti de son enlèvement, et qu'il ne vînt
leur arracher cette proie.

«Enfin après avoir couru la moitié du monde, ils se trouvèrent battus
d'une furieuse tempête. La princesse, accablée de sa douleur et des
fatigues de la mer, était mourante; ils appréhendaient de la perdre, et
se sauvèrent dans le premier port; mais comme ils débarquaient, ils
virent venir un géant d'une grandeur épouvantable; il était suivi de
plusieurs autres, qui tous ensemble dirent qu'ils voulaient voir ce
qu'il y avait de plus rare dans leur vaisseau. Le géant étant entré, le
premier objet qui frappa sa vue, ce fut la jeune princesse; ils se
reconnurent aussitôt l'un et l'autre. «Ah! petite scélérate,
s'écria-t-il, les dieux justes et pitoyables te ramènent donc sous mon
pouvoir: te souvient-il du jour que je te trouvai, et que tu coupas mon
sac? Je me trompe si tu me joues le même tour à présent.» En effet, il
la prit comme un aigle prend un poulet, et malgré sa résistance et les
prières des marchands, il l'emporta dans ses bras, courant de toute sa
force jusqu'à sa grande tour.

«Cette tour est sur une haute montagne: les enchanteurs qui l'ont bâtie
n'ont rien oublié pour la rendre belle et curieuse. Il n'y a point de
porte, l'on y monte par les fenêtres qui sont très hautes; les murs de
diamants brillent comme le soleil, et sont d'une dureté à toute épreuve.
En effet, ce que l'art et la nature peuvent rassembler de plus riche est
au-dessous de ce qu'on y voit. Quand le furieux géant tint la charmante
Constancia, il lui dit qu'il voulait l'épouser, et la rendre la plus
heureuse personne de l'univers; qu'elle serait maîtresse de tous ses
trésors, qu'il aurait la bonté de l'aimer, et qu'il ne doutait point
qu'elle ne fût ravie que sa bonne fortune l'eût conduite vers lui. Elle
lui fit connaître par ses larmes et par ses lamentations l'excès de son
désespoir; et comme je conduisais tout secrètement, malgré le destin,
qui avait juré la perte de Constancia, j'inspirai au géant des
sentiments de douceur qu'il n'avait connus de sa vie; de sorte qu'au
lieu de se fâcher, il dit à la princesse qu'il lui donnait un an,
pendant lequel il ne lui ferait aucunes violences; mais que si elle ne
prenait pas dans ce temps la résolution de le satisfaire, il
l'épouserait malgré elle, et qu'ensuite il la ferait mourir; qu'ainsi
elle pouvait voir ce qui l'accommoderait le mieux.

«Après cette funeste déclaration, il fit enfermer avec elle les plus
belles filles du monde pour lui tenir compagnie, et la retirer de cette
profonde tristesse où elle s'abîmait. Il mit des géants aux environs de
la tour pour empêcher que qui que ce fût en approchât: et en effet, si
l'on avait cette témérité, l'on en recevrait bientôt la punition, car ce
sont des gardes bien redoutables et bien cruels.

«Enfin la pauvre princesse ne voyant aucune apparence d'être secourue,
et qu'il ne reste plus qu'un jour pour achever l'année, se prépare à se
précipiter du haut de la tour dans la mer. Voilà, seigneur Pigeon,
l'état où elle est réduite; le seul remède que j'y trouve, c'est que
vous voliez vers elle, tenant dans votre bec une petite bague que voilà;
sitôt qu'elle l'aura mise à son doigt, elle deviendra colombe, et vous
vous sauverez heureusement.»

Le pigeonneau était dans la dernière impatience de partir, il ne savait
comment le faire comprendre; il tirailla la manchette et le tablier en
falbala de la fée, il s'approcha ensuite des fenêtres, où il donna
quelques coups de bec contre les vitres. Tout cela voulait dire en
langage pigeonnique: «Je vous supplie, madame, de m'envoyer avec votre
bague enchantée pour soulager notre belle princesse.» Elle entendit son
jargon, et répondant à ses désirs:

«Allez, volez, charmant pigeon, lui dit-elle, voici la bague qui vous
guidera; prenez grand soin de ne pas la perdre, car il n'y a que vous au
monde qui puissiez retirer Constancia du lieu où elle est.»

Le prince Pigeon, comme je l'ai déjà dit, n'avait point de plumes, il se
les était arrachées dans son extrême désespoir. La fée le frotta d'une
essence merveilleuse, qui lui en fit revenir de si belles et si
extraordinaires, que les pigeons de Vénus n'étaient pas dignes d'entrer
en aucune comparaison avec lui. Il fut ravi de se voir remplumé; et
prenant l'essor, il arriva au lever de l'aurore sur le haut de la tour,
dont les murs de diamants brillaient à un tel point, que le soleil a
moins de feu dans son plus grand éclat. Il y avait un spacieux jardin
sur le donjon, au milieu duquel s'élevait un oranger chargé de fleurs et
de fruits; le reste du jardin était fort curieux, et le prince Pigeon
n'aurait pas été indifférent au plaisir de l'admirer, s'il n'avait été
occupé de choses bien plus importantes.

Il se percha sur l'oranger, il tenait dans son bec la bague, et
ressentait une terrible inquiétude, lorsque la princesse entra: elle
avait une longue robe blanche, sa tête était couverte d'un grand voile
noir brodé d'or, il était abattu sur son visage, et traînait de tous
côtés. L'amoureux pigeon aurait pu douter que c'était elle, si la
noblesse de sa taille et son air majestueux eussent pu être dans une
autre à un point si parfait. Elle vint s'asseoir sous l'oranger, et
levant son voile tout d'un coup, il en demeura pour quelque temps
ébloui.

«Tristes regrets, tristes pensées! s'écria-t-elle. Vous êtes à présent
inutiles, mon coeur affligé a passé un an entier entre la crainte et
l'espérance; mais le terme fatal est arrivé! c'est aujourd'hui; c'est
dans quelques heures qu'il faut que je meure, ou que j'épouse le géant:
hélas, est-il possible que la fée Souveraine et le prince Constancio
m'aient si fort abandonnée! que leur ai-je fait? Mais à quoi me servent
ces réflexions? Ne vaut-il pas mieux exécuter le noble dessein que j'ai
conçu?»

Elle se leva d'un air plein de hardiesse pour se précipiter: cependant,
comme le moindre bruit lui faisait peur, et qu'elle entendit le
pigeonneau qui s'agitait sur l'arbre, elle leva les yeux pour voir ce
que c'était; en même temps il vola sur elle, et posa dans son sein
l'importante petite bague. La princesse surprise des caresses de ce bel
oiseau et de son charmant plumage, ne le fut pas moins du présent qu'il
venait de lui faire. Elle considéra la bague, elle y remarqua quelques
caractères mystérieux, et elle la tenait encore, lorsque le géant entra
dans le jardin, sans qu'elle l'eût même entendu venir.

Quelques-unes des femmes qui la servaient étaient allées rendre compte à
ce terrible amant du désespoir de la princesse, et qu'elle voulait se
tuer, plutôt que de l'épouser. Lorsqu'il sut qu'elle était montée si
matin au haut de la tour, il craignit une funeste catastrophe: son coeur
qui jusqu'alors n'avait été capable que de barbarie, était tellement
enchanté des beaux yeux de cette aimable personne, qu'il l'aimait avec
délicatesse. Ô dieux, que devint-elle quand elle le vit! elle appréhenda
qu'il ne lui ôtât les moyens qu'elle cherchait de mourir. Le pauvre
pigeon n'était pas médiocrement effrayé de ce formidable colosse. Dans
le trouble où elle était, elle mit la bague à son doigt, et
sur-le-champ, ô merveille! elle fut métamorphosée en colombe, et
s'envola à tire d'ailes avec le fidèle pigeon.

Jamais surprise n'a égalé celle du géant. Après avoir regardé sa
maîtresse devenue colombe, qui traversait le vaste espace de l'air, il
demeura quelque temps immobile, puis il poussa des cris et fit des
hurlements qui ébranlèrent les montagnes, et ne finirent qu'avec sa vie:
il la termina au fond de la mer, où il était bien plus juste qu'il se
noyât que la charmante princesse. Elle s'éloignait donc très diligemment
avec son guide; mais lorsqu'ils eurent fait un assez long chemin pour ne
plus rien craindre, ils s'abattirent doucement dans un bois fort sombre
par la quantité d'arbres, et fort agréable à cause de l'herbe verte et
des fleurs qui couvraient la terre. Constancia ignorait encore que le
pigeon fût son véritable amant. Il était très affligé de ne pouvoir
parler pour lui en rendre compte, quand il sentit une main invisible qui
lui déliait la langue; il en eut une sensible joie, et dit aussitôt à la
princesse:

«Votre coeur ne vous a-t-il pas appris, charmante colombe, que vous êtes
avec un pigeon qui brûle toujours des mêmes feux que vous allumez?

--Mon coeur souhaitait le bonheur qui m'arrive, répliqua-t-elle, mais il
n'osait s'en flatter: hélas, qui l'aurait pu imaginer! j'étais sur le
point de périr sous les coups de ma bizarre fortune; vous êtes venu
m'arracher d'entre les bras de la mort, ou d'un monstre que je redoutais
plus qu'elle.»

Le prince, ravi d'entendre parler sa colombe, et de la retrouver aussi
tendre qu'il la désirait, lui dit tout ce que la passion la plus
délicate et la plus vive peut inspirer; il lui raconta ce qui s'était
passé depuis le triste moment de son absence, particulièrement la
rencontre surprenante de l'amour Forgeron et de la fée dans son palais:
elle eut une grande joie de savoir que sa meilleure amie était toujours
dans ses intérêts.

«Allons la trouver, mon cher prince, dit-elle à Constancio, et la
remercier de tout le bien qu'elle nous fait: elle nous rendra notre
première figure; nous retournerons dans votre royaume ou dans le mien.

--Si vous m'aimez autant que je vous aime, répliqua-t-il, je vous ferai
une proposition où l'amour seul a part. Mais, aimable princesse, vous
m'allez dire que je suis un extravagant.

--Ne ménagez point la réputation de votre esprit aux dépens de votre
coeur, reprit-elle; parlez sans crainte; je vous entendrai toujours avec
plaisir.

--Je serais d'avis, continua-t-il, que nous ne changeassions point de
figure; vous colombe, et moi pigeon, pouvons brûler des mêmes feux qui
ont brûlé Constancio et Constancia. Je suis persuadé qu'étant
débarrassés du soin de nos royaumes, n'ayant ni conseil à tenir, ni
guerre à faire, ni audiences à donner, exempts de jouer sans cesse un
rôle importun sur le grand théâtre du monde, il nous sera plus aisé de
vivre l'un pour l'autre dans cette aimable solitude.

--Ah! s'écria la colombe, que votre dessein renferme de grandeur et de
délicatesse! Quelque jeune que je sois, hélas! j'ai tant éprouvé de
disgrâces; la fortune, jalouse de mon innocente beauté, m'a persécutée
si opiniâtrement, que je serai ravie de renoncer à tous les biens
qu'elle donne, afin de ne vivre que pour vous. Oui, mon cher prince, j'y
consens: choisissons un pays agréable, et passons sous cette
métamorphose nos plus beaux jours; menons une vie innocente, sans
ambition et sans désirs, que ceux qu'un amour vertueux inspire.

--C'est moi qui veux vous guider, s'écria l'Amour en descendant du plus
haut de l'Olympe. Un dessein si tendre mérite ma protection.

--Et la mienne aussi, dit la fée Souveraine qui parut tout d'un coup. Je
viens vous chercher pour m'avancer de quelques moments le plaisir de
vous voir.»

Le pigeon et la colombe eurent autant de joie que de surprise de ce
nouvel événement.

«Nous nous mettons sous votre conduite, dit Constancia à la fée.

--Ne nous abandonnez pas, dit Constancio à l'Amour.

--Venez, dit-il, à Paphos, l'on y respecte encore ma mère, et l'on y
aime toujours les oiseaux qui lui étaient consacrés.

--Non, répondit la princesse, nous ne cherchons point le commerce des
hommes: heureux qui peut y renoncer! il nous faut seulement une belle
solitude.»

La fée aussitôt frappa la terre de sa baguette. L'Amour la frappa d'une
flèche dorée. Ils virent en même temps le plus beau désert de la nature
et le mieux orné de bois, de fleurs, de prairies et de fontaines.

«Restez-y des millions d'années, s'écria l'Amour. Jurez-vous une
fidélité éternelle en présence de cette merveilleuse fée.

--Je le jure à ma colombe, s'écria le pigeon.

--Je le jure à mon pigeon, s'écria la colombe.

--Votre mariage, dit la fée, ne pouvait être fait par un dieu plus
capable de le rendre heureux. Au reste, je vous promets que si vous vous
lassez de cette métamorphose, je ne vous abandonnerai point, et je vous
rendrai votre première figure.»

Pigeon et colombe en remercièrent la fée; mais ils l'assurèrent qu'ils
ne l'appelleraient point pour cela; qu'ils avaient trop éprouvé les
malheurs de la vie: ils la prièrent seulement de leur faire venir Ruson,
en cas qu'il ne fût pas mort.

«Il a changé d'état, dit l'Amour, c'est moi qui l'avait condamné à être
mouton. Il m'a fait pitié, je l'ai rétabli sur le trône d'où je l'avais
arraché.»

À ces nouvelles, Constancia ne fut plus surprise des jolies choses
qu'elle lui avait vu faire. Elle conjura l'Amour de lui apprendre les
aventures d'un mouton qui lui avait été si cher.

«Je viendrai vous les dire, répliqua-t-il obligeamment. Pour
aujourd'hui, je suis attendu et souhaité en tant d'endroits, que je ne
sais où j'irai en premier. Adieu, continua-t-il, heureux et tendres
époux, vous pouvez vous vanter d'être les plus sages de mon empire.»

La fée Souveraine resta quelque temps avec les nouveaux mariés. Elle ne
pouvait assez louer le mépris qu'ils faisaient des grandeurs de la
terre; mais il est bien certain qu'ils prenaient le meilleur parti pour
la tranquillité de la vie. Enfin elle les quitta; l'on a su par elle et
par l'Amour, que le prince Pigeon et la princesse Colombe se sont
toujours aimés fidèlement.

      D'un amour pur nous voyons le destin:
      Des troubles renaissants, un espoir incertain,
      De tristes accidents, de fatales traverses
      Affligent quelquefois les plus parfaits amants.
      L'amour, qui nous unit par des noeuds si charmants,
      Pour conduire au bonheur, a des routes diverses:
      Le ciel, en les troublant, assure nos désirs.
      Jeunes coeurs, il est vrai, des épreuves si rudes
      Vous arrachent des pleurs, vous coûtent des soupirs;
      Mais quand l'amour est pur! peines, inquiétudes,
      Sont autant de garants des plus charmants plaisirs.




Le Prince Marcassin


Il était une fois un roi et une reine qui vivaient dans une grande
tristesse, parce qu'ils n'avaient point d'enfants: la reine n'était plus
jeune, bien qu'elle fût encore belle, de sorte qu'elle n'osait s'en
promettre: cela l'affligeait beaucoup; elle dormait peu, et soupirait
sans cesse, priant les dieux et toutes les fées de lui être favorables.
Un jour qu'elle se promenait dans un petit bois, après avoir cueilli
quelques violettes et des roses, elle cueillit aussi des fraises; mais
aussitôt qu'elle en eut mangé, elle fut saisie d'un si profond sommeil,
qu'elle se coucha au pied d'un arbre et s'endormit.

Elle rêva, pendant son sommeil, qu'elle voyait passer en l'air trois
fées qui s'arrêtaient au-dessus de sa tête. La première la regardant en
pitié, dit:

«Voilà une aimable reine, à qui nous rendrions un service bien
essentiel, si nous la voulions douer d'un enfant.

--Volontiers, dit la seconde, douez-la, puisque vous êtes notre aînée.

--Je la doue, continua-t-elle, d'avoir un fils, le plus beau, le plus
aimable, et le mieux aimé qui soit au monde.

--Et moi, dit l'autre, je la doue de voir ce fils heureux dans ses
entreprises, toujours puissant, plein d'esprit et de justice.»

Le tour de la troisième étant venu pour douer, elle éclata de rire, et
marmotta plusieurs choses entre ses dents, que la reine n'entendit
point.

Voilà le songe qu'elle fit. Elle se réveilla au bout de quelques
moments; elle n'aperçut rien en l'air ni dans le jardin. «Hélas!
dit-elle, je n'ai point assez de bonne fortune pour espérer que mon rêve
se trouve véritable: quels remerciements ne ferais-je pas aux dieux et
aux bonnes fées si j'avais un fils!» Elle cueillit encore des fleurs, et
revint au palais plus gaie qu'à l'ordinaire. Le roi s'en aperçut, il la
pria de lui en dire la raison; elle s'en défendit, il la pressa
davantage.

«Ce n'est point, lui dit-elle, une chose qui mérite votre curiosité; il
n'est question que d'un rêve, mais vous me trouverez bien faible d'y
ajouter quelque sorte de foi.»

Elle lui raconta qu'elle avait vu en dormant trois fées en l'air, et ce
que deux avaient dit; que la troisième avait éclaté de rire, sans
qu'elle eût pu entendre ce qu'elle marmottait.

«Ce rêve, dit le roi, me donne comme à vous de la satisfaction; mais
j'ai de l'inquiétude de cette fée de belle humeur, car la plupart sont
malicieuses, et ce n'est pas toujours bon signe quand elles rient.

--Pour moi, répliqua la reine, je crois que cela ne signifie ni bien ni
mal; mon esprit est occupé du désir que j'ai d'avoir un fils, et il se
forme là-dessus cent chimères: que pourrait-il même lui arriver, en cas
qu'il y eût quelque chose de véritable dans ce que j'ai songé? Il est
doué de tout ce qui se peut de plus avantageux? plût au ciel que j'eusse
cette consolation!»

Elle se prit à pleurer là-dessus; il l'assura qu'elle lui était si
chère, qu'elle lui tenait lieu de tout.

Au bout de quelques mois, la reine s'aperçut qu'elle était grosse: tout
le royaume fut averti de faire des voeux pour elle; les autels ne
fumaient plus que des sacrifices qu'on offrait aux dieux pour la
conservation d'un trésor si précieux. Les États assemblés députèrent
pour aller complimenter leurs majestés; tous les princes du sang, les
princesses et les ambassadeurs se trouvèrent aux couches de la reine; la
layette pour ce cher enfant était d'une beauté admirable; la nourrice
excellente. Mais que la joie publique se changea bien en tristesse,
quand au lieu d'un beau prince, l'on vit naître un petit Marcassin! Tout
le monde jeta de grands cris qui effrayèrent fort la reine. Elle demanda
ce que c'était; on ne voulut pas le lui dire, crainte qu'elle ne mourût
de douleur: au contraire, on l'assura qu'elle était mère d'un beau
garçon, et qu'elle avait sujet de s'en réjouir.

Cependant le roi s'affligeait avec excès; il commanda que l'on mît le
Marcassin dans un sac, et qu'on le jetât au fond de la mer, pour perdre
entièrement l'idée d'une chose si fâcheuse: mais ensuite il en eut
pitié; et pensant qu'il était juste de consulter la reine là-dessus, il
ordonna qu'on le nourrît, et ne parla de rien à sa femme, jusqu'à ce
qu'elle fût assez bien, pour ne pas craindre de la faire mourir par un
grand déplaisir. Elle demandait tous les jours à voir son fils: on lui
disait qu'il était trop délicat pour être transporté de sa chambre à la
sienne, et là-dessus elle se tranquillisait.

Pour le prince Marcassin, il se faisait nourrir en Marcassin qui a
grande envie de vivre: il fallut lui donner six nourrices, dont il y en
avait trois sèches, à la mode d'Angleterre. Celles-ci lui faisaient
boire à tous moments du vin d'Espagne et des liqueurs, qui lui apprirent
de bonne heure à se connaître aux meilleurs vins. La reine impatiente de
caresser son marmot, dit au roi qu'elle se portait assez bien pour aller
jusqu'à son appartement, et qu'elle ne pouvait plus vivre sans voir son
fils. Le roi poussa un profond soupir; il commanda qu'on apportât
l'héritier de la couronne. Il était emmailloté comme un enfant, dans des
langes de brocart d'or. La reine le prit entre ses bras, et levant une
dentelle frisée qui couvrait sa hure, hélas! que devint-elle à cette
fatale vue? Ce moment pensa être le dernier de sa vie; elle jetait de
tristes regards sur le roi, n'osant lui parler.

«Ne vous affligez point, ma chère reine, lui dit-il, je ne vous impute
rien de notre malheur; c'est ici, sans doute, un tour de quelque fée
malfaisante, si vous voulez y consentir, je suivrai le premier dessein
que j'ai eu de faire noyer ce petit monstre.

--Ah! sire, lui dit-elle, ne me consultez point pour une action si
cruelle, je suis la mère de cet infortuné Marcassin, je sens ma
tendresse qui sollicite en sa faveur; de grâce, ne lui faisons point de
mal, il en a déjà trop, ayant dû naître homme, d'être né sanglier.»

Elle toucha si fortement le roi par ses larmes et par ses raisons, qu'il
lui promit ce qu'elle souhaitait; de sorte que les dames qui élevaient
Marcassinet, commencèrent d'en prendre encore plus de soin; car on
l'avait regardé jusqu'alors comme une bête proscrite, qui servirait
bientôt de nourriture aux poissons. Il est vrai que malgré sa laideur,
on lui remarquait des yeux tout pleins d'esprit; on l'avait accoutumé à
donner son petit pied à ceux qui venaient le saluer, comme les autres
donnent leur main; on lui mettait des bracelets de diamants, et il
faisait toutes ces choses avec assez de grâce.

La reine ne pouvait s'empêcher de l'aimer; elle l'avait souvent entre
ses bras, le trouvant joli dans le fond de son coeur, car elle n'osait
le dire, de crainte de passer pour folle; mais elle avouait à ses amies
que son fils lui paraissait aimable; elle le couvrait de mille noeuds de
nonpareilles couleur de roses; ses oreilles étaient percées; il avait
une lisière avec laquelle on le soutenait, pour lui apprendre à marcher
sur les pieds de derrière; on lui mettait des souliers et des bas de
soie attachés sur le genou, pour lui faire paraître la jambe plus
longue; on le fouettait quand il voulait gronder: enfin on lui ôtait,
autant qu'il était possible, les manières marcassines.

Un soir que la reine se promenait et qu'elle le portait à son cou, elle
vint sous le même arbre où elle s'était endormie, et où elle avait rêvé
tout ce que j'ai déjà dit; le souvenir de cette aventure lui revint
fortement dans l'esprit: «Voilà donc, disait-elle, ce prince si beau, si
parfait et si heureux que je devais avoir? Ô songe trompeur, vision
fatale! ô fées, que vous avais-je fait pour vous moquer de moi?» Elle
marmottait ces paroles entre ses dents, lorsqu'elle vit croître tout
d'un coup un chêne, dont il sortit une dame fort parée, qui, la
regardant d'un air affable, lui dit:

«Ne t'afflige point, grande reine, d'avoir donné le jour à Marcassinet;
je t'assure qu'il viendra un temps où tu le trouveras aimable.»

La reine la reconnut pour une des trois fées, qui passant en l'air
lorsqu'elle dormait, s'étaient arrêtées et lui avaient souhaité un fils.

«J'ai de la peine à vous croire, madame, répliqua-t-elle; quelque esprit
que mon fils puisse avoir, qui pourra l'aimer sous une telle figure?»

La fée lui répliqua encore une fois:

«Ne t'afflige point, grande reine, d'avoir donné le jour à Marcassinet,
je t'assure qu'il viendra un temps où tu le trouveras aimable.»

Elle se remit aussitôt dans l'arbre, et l'arbre rentra en terre, sans
qu'il parût même qu'il y en eût eu en cet endroit.

La reine, fort surprise de cette nouvelle aventure, ne laissa pas de se
flatter que les fées prendraient quelque soin de l'altesse Bestiole:
elle retourna promptement au palais pour en entretenir le roi; mais il
pensa qu'elle avait imaginé ce moyen pour lui rendre son fils moins
odieux.

«Je vois fort bien, lui dit-elle, à l'air dont vous m'écoutez, que vous
ne me croyez pas; cependant rien n'est plus vrai que tout ce que je
viens de vous raconter.

--Il est fort triste, dit le roi, d'essuyer les railleries des fées: par
où s'y prendront-elles pour rendre notre enfant autre chose qu'un
sanglier? Je n'y songe jamais sans tomber dans l'accablement.»

La reine se retira plus affligée qu'elle l'eût encore été; elle avait
espéré que les promesses de la fée adouciraient le chagrin du roi;
cependant il voulait à peine les écouter. Elle se retira, bien résolue
de ne lui plus rien dire de leur fils, et de laisser aux dieux le soin
de consoler son mari.

Marcassin commença de parler, comme font tous les enfants, il bégayait
un peu; mais cela n'empêchait pas que la reine n'eût beaucoup de plaisir
à l'entendre, car elle craignait qu'il ne parlât de sa vie. Il devenait
fort grand, et marchait souvent sur les pieds de derrière. Il portait de
longues vestes qui lui couvraient les jambes; un bonnet à l'anglaise de
velours noir, pour cacher sa tête, ses oreilles, et une partie de son
groin. À la vérité il lui venait des défenses terribles; ses soies
étaient furieusement hérissées; son regard fier, et le commandement
absolu. Il mangeait dans une auge d'or, où on lui préparait des truffes,
des glands, des morilles, de l'herbe, et l'on n'oubliait rien pour le
rendre propre et poli. Il était né avec un esprit supérieur, et un
courage intrépide. Le roi connaissant son caractère, commença à l'aimer
plus qu'il n'avait fait jusque-là. Il choisit de bons maîtres pour lui
apprendre tout ce qu'on pourrait. Il réussissait mal aux danses
figurées, mais pour le passe-pied et le menuet, où il fallait aller vite
et légèrement, il y faisait des merveilles. À l'égard des instruments,
il connut bien que le luth et le théorbe ne lui convenaient pas; il
aimait la guitare, et jouait joliment de la flûte. Il montait à cheval
avec une disposition et une grâce surprenantes; il ne se passait guère
de jours qu'il n'allât à la chasse, et qu'il ne donnât de terribles
coups de dents aux bêtes les plus féroces et les plus dangereuses. Ses
maîtres lui trouvaient un esprit vif, et toute la facilité possible à se
perfectionner dans les sciences. Il ressentait bien amèrement le
ridicule de sa figure marcassine; de sorte qu'il évitait de paraître aux
grandes assemblées.

Il passait sa vie dans une heureuse indifférence, lorsqu'étant chez la
reine, il vit entrer une dame de bonne mine, suivie de trois jeunes
filles très aimables. Elle se jeta aux pieds de la reine; elle lui dit
qu'elle venait la supplier de les recevoir auprès d'elle; que la mort de
son mari et de grands malheurs l'avaient réduite à une extrême pauvreté;
que sa naissance et son infortune étaient assez connues de sa majesté,
pour espérer qu'elle aurait pitié d'elle. La reine fut attendrie de les
voir ainsi à ses genoux, elle les embrassa, et leur dit qu'elle recevait
avec plaisir ses trois filles. L'aînée s'appelait Ismène, la seconde
Zélonide, et la cadette Marthesie; qu'elle en prendrait soin; qu'elle ne
se décourageât point; qu'elle pouvait rester dans le palais, où l'on
aurait beaucoup d'égards pour elle et qu'elle comptât sur son amitié. La
mère, charmée des bontés de la reine, baisa mille fois ses mains, et se
trouva tout d'un coup dans une tranquillité qu'elle ne connaissait pas
depuis longtemps.

La beauté d'Ismène fit du bruit à la cour, et toucha sensiblement un
jeune chevalier, nommé Coridon, qui ne brillait pas moins de son côté
qu'elle brillait du sien. Ils furent frappés presque en même temps d'une
secrète sympathie qui les attacha l'un à l'autre. Le chevalier était
infiniment aimable; il plut, on l'aima. Et comme c'était un parti très
avantageux pour Ismène, la reine s'aperçut avec plaisir des soins qu'il
lui rendait, et du compte qu'elle lui en tenait. Enfin on parla de leur
mariage; tout semblait y concourir. Ils étaient nés l'un pour l'autre,
et Coridon n'oubliait rien de toutes ces fêtes galantes, et de tous ces
soins empressés qui engagent fortement un coeur déjà prévenu.

Cependant le prince avait ressenti le pouvoir d'Ismène dès qu'il l'avait
vue, sans oser lui déclarer sa passion. «Ah! Marcassin, Marcassin,
s'écriait-il en se regardant dans un miroir, serait-il bien possible
qu'avec une figure si disgraciée, tu osasses te promettre quelque
sentiment favorable de la belle Ismène? Il faut se guérir, car de tous
les malheurs, le plus grand, c'est d'aimer sans être aimé.» Il évitait
très soigneusement de la voir; et comme il n'en pensait pas moins à
elle, il tomba dans une affreuse mélancolie: il devint si maigre que les
os lui perçaient la peau. Mais il eut une grande augmentation
d'inquiétude, quand il apprit que Coridon recherchait ouvertement
Ismène; qu'elle avait pour lui beaucoup d'estime, et qu'avant qu'il fût
peu, le roi et la reine feraient la fête de leurs noces.

À ces nouvelles, il sentit que son amour augmentait, et que son
espérance diminuait, car il lui semblait moins difficile de plaire à
Ismène indifférente, qu'à Ismène prévenue pour Coridon. Il comprit
encore que son silence achevait de le perdre; de sorte qu'ayant cherché
un moment favorable pour l'entretenir, il le trouva. Un jour qu'elle
était assise sous un agréable feuillage, où elle chantait quelques
paroles que son amant avait faites pour elle, Marcassin l'aborda tout
ému, et s'étant placé auprès d'elle, il lui demanda s'il était vrai,
comme on lui avait dit, qu'elle allait épouser Coridon? Elle répliqua
que la reine lui avait ordonné de recevoir ses assiduités, et
qu'apparemment cela devait avoir quelque suite.

«Ismène, lui dit-il, en se radoucissant, vous êtes si jeune, que je ne
croyais pas que l'on pensât à vous marier; si je l'avais su, je vous
aurais proposé le fils unique d'un grand roi, qui vous aime, et qui
serait ravi de vous rendre heureuse.»

À ces mots, Ismène pâlit: elle avait déjà remarqué que Marcassin, qui
était naturellement assez farouche, lui parlait avec plaisir; qu'il lui
donnait toutes les truffes que son instinct marcassinique lui faisait
trouver dans la forêt, et qu'il la régalait des fleurs dont son bonnet
était ordinairement orné. Elle eut une grande peur qu'il ne fût le
prince dont il parlait, et elle lui répondit:

«Je suis bien aise, seigneur, d'avoir ignoré les sentiments du fils de
ce grand roi; peut-être que ma famille, plus ambitieuse que je ne le
suis, aurait voulu me contraindre à l'épouser; et je vous avoue
confidemment que mon coeur est si prévenu pour Coridon, qu'il ne
changera jamais.

--Quoi! répliqua-t-il, vous refuseriez une tête couronnée qui mettrait
sa fortune à vous plaire?

--Il n'y a rien que je ne refuse, lui dit-elle; j'ai plus de tendresse
que d'ambition; et je vous conjure, seigneur, puisque vous avez commerce
avec ce prince, de l'engager à me laisser en repos.

--Ah! scélérate, s'écria l'impatient Marcassin, vous ne connaissez que
trop le prince dont je vous parle! Sa figure vous déplaît; vous ne
voudriez pas avoir le nom de reine Marcassine; vous avez juré une
fidélité éternelle à votre chevalier; songez cependant, songez à la
différence qui est entre nous; je ne suis pas un Adonis, j'en conviens,
mais je suis un sanglier redoutable; la puissance suprême vaut bien
quelques petits agréments naturels: Ismène, pensez-y, ne me désespérez
pas.»

En disant ces mots, ses yeux paraissaient tout de feu, et ses longues
défenses faisaient l'une contre l'autre un bruit dont cette pauvre fille
tremblait.

Marcassin se retira. Ismène, affligée, répandit un torrent de larmes,
lorsque Coridon se rendit auprès d'elle. Ils n'avaient connu, jusqu'à ce
jour, que les douceurs d'une tendresse mutuelle; rien ne s'était opposé
à ses progrès, et ils avaient lieu de se promettre qu'elle serait
bientôt couronnée. Que devint ce jeune amant, quand il vit la douleur de
sa belle maîtresse! Il la pressa de lui en apprendre le sujet. Elle le
voulut bien, et l'on ne saurait représenter le trouble que lui causa
cette nouvelle.

«Je ne suis point capable, lui dit-il, d'établir mon bonheur aux dépens
du vôtre; l'on vous offre une couronne, il faut que vous l'acceptiez.

--Que je l'accepte, grands dieux! s'écria-t-elle. Que je vous oublie, et
que j'épouse un monstre? Que vous ai-je fait, hélas! pour vous obliger
de me donner des conseils si contraires à notre amitié et à notre
repos?»

Coridon était saisi à un tel point, qu'il ne pouvait lui répondre; mais
les larmes qui coulaient de ses yeux, marquaient assez l'état de son
âme. Ismène, pénétrée de leur commune infortune, lui dit cent et cent
fois qu'elle ne changerait pas, quand il s'agirait de tous les rois de
la terre; et lui, touché de cette générosité, lui dit cent et cent fois
qu'il fallait le laisser mourir de chagrin, et monter sur le trône qu'on
lui offrait.

Pendant que cette contestation se passait entre eux, Marcassin était
chez la reine, à laquelle il dit que l'espérance de guérir de la passion
qu'il avait prise pour Ismène l'avait obligé à se taire, mais qu'il
avait combattu inutilement; qu'elle était sur le point d'être mariée;
qu'il ne se sentait pas la force de soutenir une telle disgrâce, et
qu'enfin il voulait l'épouser ou mourir. La reine fut bien surprise
d'entendre que le sanglier était amoureux.

«Songes-tu à ce que tu dis? lui répliqua-t-elle. Qui voudra de toi, mon
fils, et quels enfants peux-tu espérer?

--Ismène est si belle, dit-il, qu'elle ne saurait avoir de vilains
enfants; et quand ils me ressembleraient, je suis résolu à tout, plutôt
que de la voir entre les bras d'un autre.

--As-tu si peu de délicatesse, continua la reine, que de vouloir une
fille dont la naissance est inférieure à la tienne?

--Et qui sera la souveraine, répliqua-t-il, assez peu délicate pour
vouloir un malheureux cochon comme moi?

--Tu te trompes, mon fils, ajouta la reine; les princesses moins que les
autres ont la liberté de choisir; nous te ferons peindre plus beau que
l'amour même. Quand le mariage sera fait, et que nous la tiendrons, il
faudra bien qu'elle nous reste.

--Je ne suis pas capable, dit-il, de faire une telle supercherie: je
serais au désespoir de rendre ma femme malheureuse.

--Peux-tu croire, s'écria la reine, que celle que tu veux ne le soit pas
avec toi? Celui qui l'aime est aimable; et si le rang est différent
entre le souverain et le sujet, la différence n'est pas moins entre un
sanglier et l'homme du monde le plus charmant.

--Tant pis pour moi, madame, répliqua Marcassin, ennuyé des raisons
qu'elle lui alléguait; j'ose dire que vous devriez moins qu'un autre me
représenter mon malheur: pourquoi m'avez-vous fait cochon? N'y a-t-il
pas de l'injustice à me reprocher une chose dont je ne suis pas la
cause?

--Je ne te fais point de reproches, ajouta la reine tout attendrie, je
veux seulement te représenter que si tu épouses une femme qui ne t'aime
pas, tu seras malheureux, et tu feras son supplice: si tu pouvais
comprendre ce qu'on souffre dans ces unions forcées, tu ne voudrais
point en courir le risque: ne vaut-il pas mieux demeurer seul en paix?

--Il faudrait avoir plus d'indifférence que je n'en ai, madame, lui
dit-il; je suis touché pour Ismène; elle est douce, et je me flatte
qu'un bon procédé avec elle, et la couronne qu'elle doit espérer, la
fléchiront: quoi qu'il en soit, s'il est de ma destinée de n'être point
aimé, j'aurai le plaisir de posséder une femme que j'aime.»

La reine le trouva si fortement attaché à ce dessein, qu'elle perdit
celui de l'en détourner; elle lui promit de travailler à ce qu'il
souhaitait, et sur-le-champ, elle envoya quérir la mère d'Ismène: elle
connaissait son humeur; c'était une femme ambitieuse, qui aurait
sacrifié ses filles à des avantages au-dessous de celui de régner. Dès
que la reine lui eut dit qu'elle souhaitait que Marcassin épousât
Ismène, elle se jeta à ses pieds, et l'assura que ce serait le jour
qu'elle voudrait choisir.

«Mais, lui dit la reine, son coeur est engagé, nous lui avons ordonné de
regarder Coridon comme un homme qui lui était destiné.

--Eh bien, madame, répondit la vieille mère, nous lui ordonnerons de le
regarder à l'avenir comme un homme qu'elle n'épousera pas.

--Le coeur ne consulte pas toujours la raison, ajouta la reine; quand il
s'est une fois déterminé, il est difficile de le soumettre.

--Si son coeur avait d'autres volontés que les miennes, dit-elle, je le
lui arracherais sans miséricorde.»

La reine la voyant si résolue, crut bien qu'elle pouvait se reposer sur
elle du soin de faire obéir sa fille.

En effet, elle courut dans la chambre d'Ismène. Cette pauvre fille ayant
su que la reine avait envoyé quérir sa mère, attendait son retour avec
inquiétude; et il est aisé d'imaginer combien elle augmenta, quand elle
lui dit d'un air sec et résolu, que la reine l'avait choisie pour en
faire sa belle-fille, qu'elle lui défendait de parler jamais à Coridon,
et que si elle n'obéissait pas, elle l'étranglerait. Ismène n'osa rien
répondre à cette menace, mais elle pleurait amèrement, et le bruit se
répandit aussitôt qu'elle allait épouser le marcassin royal, car la
reine, qui l'avait fait agréer au roi, lui envoya des pierreries pour
s'en parer quand elle viendrait au palais.

Coridon, accablé de désespoir, vint la trouver et lui parla, malgré
toutes les défenses qu'on avait faites de le laisser entrer. Il parvint
jusqu'à son cabinet; il la trouva couchée sur un lit de repos, le visage
tout couvert de ses larmes. Il se jeta à genoux auprès d'elle, et lui
prit la main.

«Hélas, dit-il, charmante Ismène! vous pleurez mes malheurs!

--Ils sont communs entre nous, répondit-elle; vous savez, cher Coridon,
à quoi je suis condamnée; je ne puis éviter la violence qu'on veut me
faire que par ma mort. Oui, je saurai mourir, je vous en assure, plutôt
que de n'être pas à vous.

--Non, vivez, lui dit-il, vous serez reine, peut-être vous
accoutumerez-vous avec cet affreux prince.

--Cela n'est pas en mon pouvoir, lui dit-elle, je n'envisage rien au
monde de plus terrible qu'un tel époux; sa couronne n'adoucit point mes
douleurs.

--Les dieux, continua-t-il, vous préservent d'une résolution si funeste,
aimable Ismène! elle ne convient qu'à moi. Je vais vous perdre; vous
n'êtes pas capable de résister à ma juste douleur.

--Si vous mourez, reprit-elle, je ne vous survivrai pas, et je sens
quelque consolation à penser qu'au moins la mort nous unira.»

Ils parlaient ainsi, lorsque Marcassin les vint surprendre. La reine lui
ayant raconté ce qu'elle avait fait en sa faveur, il courut chez Ismène
pour lui découvrir sa joie; mais la présence de Coridon la troubla au
dernier point. Il était d'humeur jalouse et peu patiente. Il lui ordonna
d'un air où il entrait beaucoup du sanglier de sortir, et de ne jamais
paraître à la cour.

«Que prétendez-vous donc, cruel prince? s'écria Ismène, en arrêtant
celui qu'elle aimait. Croyez-vous le bannir de mon coeur comme de ma
présence? Non! il y est trop bien gravé. N'ignorez donc plus votre
malheur, vous qui faites le mien: voilà celui seul qui peut m'être cher;
je n'ai que de l'horreur pour vous.

--Et moi, barbare, dit Marcassin, je n'ai que de l'amour pour toi; il
est inutile que tu me découvres toute ta haine, tu n'en seras pas moins
ma femme, et tu en souffriras davantage.»

Coridon, au désespoir d'avoir attiré à sa maîtresse ce nouveau
déplaisir, sortit dans le moment que la mère d'Ismène venait la
quereller; elle assura le prince que sa fille allait oublier Coridon
pour jamais, et qu'il ne fallait point retarder des noces si agréables.
Marcassin, qui n'en avait pas moins d'envie qu'elle, dit qu'il allait
régler le jour avec la reine, parce que le roi lui laissait le soin de
cette grande fête. Il est vrai qu'il n'avait pas voulu s'en mêler, parce
que ce mariage lui paraissait désagréable et ridicule, étant persuadé
que la race marcassinique allait se perpétuer dans la maison royale. Il
était affligé de la complaisance aveugle que la reine avait pour son
fils.

Marcassin craignait que le roi ne se repentît du consentement qu'il
avait donné à ce qu'il souhaitait; ainsi l'on se hâta de préparer tout
pour cette cérémonie. Il se fit faire des rhingraves, des canons, un
pourpoint parfumé; car il avait toujours une petite odeur que l'on
soutenait avec peine. Son manteau était brodé de pierreries, sa perruque
d'un blond d'enfant, et son chapeau couvert de plumes. Il ne s'est
peut-être jamais vu une figure plus extraordinaire que la sienne; et à
moins que d'être destinée au malheur de l'épouser, personne ne pouvait
le regarder sans rire. Mais, hélas, que la jeune Ismène en avait peu
d'envie; on lui promettait inutilement des grandeurs, elle les
méprisait, et ne ressentait que la fatalité de son étoile.

Coridon la vit passer pour aller au temple: on l'eût prise pour une
belle victime que l'on va égorger. Marcassin, ravi, la pria de bannir
cette profonde tristesse dont elle paraissait accablée, parce qu'il
voulait la rendre si heureuse, que toutes les reines de la terre lui
porteraient envie.

«J'avoue, continua-t-il, que je ne suis pas beau; mais l'on dit que tous
les hommes ont quelque ressemblance avec des animaux: je ressemble plus
qu'un autre à un sanglier, c'est ma bête: il ne faut pas pour cela m'en
trouver moins aimable, car j'ai le coeur plein de sentiments, et touché
d'une forte passion pour vous.»

Ismène, sans lui répondre, le regardait d'un air si dédaigneux; elle
levait les épaules, et lui laissait deviner tout ce qu'elle ressentait
d'horreur pour lui. Sa mère était derrière elle, qui lui faisait mille
menaces:

«Malheureuse! lui disait-elle, tu veux donc nous perdre en te perdant;
ne crains-tu point que l'amour du prince ne se tourne en fureur?»

Ismène occupée de son déplaisir, ne faisait pas même attention à ces
paroles. Marcassin, qui la menait par la main, ne pouvait s'empêcher de
sauter et de danser, lui disant à l'oreille mille douceurs. Enfin, la
cérémonie étant achevée, après que l'on eut crié trois fois: «Vive le
prince Marcassin, vive la princesse Marcassine», l'époux ramena son
épouse au palais, où tout était préparé pour faire un repas magnifique.
Le roi et la reine s'étant placés, la mariée s'assit vis-à-vis du
Sanglier, qui la dévorait des yeux, tant il la trouvait belle; mais elle
était ensevelie dans une si profonde tristesse, qu'elle ne voyait rien
de ce qui se passait, et elle n'entendait point la musique qui faisait
grand bruit.

La reine la tira par la robe, et lui dit à l'oreille:

«Ma fille, quittez cette sombre mélancolie, si vous voulez nous plaire;
il semble que c'est moins ici le jour de vos noces que celui de votre
enterrement.

--Plaise aux dieux, madame, lui dit-elle, que ce soit le dernier de ma
vie! vous m'aviez ordonné d'aimer Coridon, il avait plutôt reçu mon
coeur de votre main que de mon choix: mais, hélas! si vous avez changé
pour lui, je n'ai point changé comme vous.

--Ne parlez pas ainsi, répliqua la reine, j'en rougis honte et de dépit;
souvenez-vous de l'honneur que vous fait mon fils, et de la
reconnaissance que vous lui devez.»

Ismène ne répondit rien, elle laissa doucement tomber sa tête sur son
sein, et s'ensevelit dans sa première rêverie.

Marcassin était très affligé de connaître l'aversion que sa femme avait
pour lui; il y avait bien des moments où il aurait souhaité que son
mariage n'eût pas été fait: il voulait même le rompre sur-le-champ, mais
son coeur s'y opposait. Le bal commença; les soeurs d'Ismène y
brillèrent fort; elles s'inquiétaient peu de ses chagrins, et elles
concevaient avec plaisir l'éclat que leur donnait cette alliance. La
mariée dansa avec Marcassin; et c'était effectivement une chose
épouvantable de voir sa figure, et encore plus épouvantable d'être sa
femme. Toute la cour était si triste, que l'on ne pouvait témoigner de
joie. Le bal dura peu; l'on conduisit la princesse dans son appartement;
après qu'on l'eut déshabillée en cérémonie, la reine se retira.
L'amoureux Marcassin se mit promptement au lit. Ismène dit qu'elle
voulait écrire une lettre, et elle entra dans son cabinet, dont elle
ferma la porte, quoique Marcassin lui criât qu'elle écrivît promptement,
et qu'il n'était guère l'heure de commencer des dépêches.

Hélas! en entrant dans ce cabinet, quel spectacle se présenta tout d'un
coup aux yeux d'Ismène! C'était l'infortuné Coridon, qui avait gagné une
de ses femmes pour lui ouvrir la porte du degré dérobé, par où il entra.
Il tenait un poignard dans sa main.

«Non, dit-il, charmante princesse, je ne viens point ici pour vous faire
des reproches de m'avoir abandonné: vous juriez dans le commencement de
nos tendres amours, que votre coeur ne changerait jamais: vous avez,
malgré cela, consenti à me quitter, et j'en accuse les dieux plutôt que
vous; mais ni vous, ni les dieux ne pouvez me faire supporter un si
grand malheur: en vous perdant, princesse, je dois cesser de vivre.»

À peine ces derniers mots étaient proférés, qu'il s'enfonça son poignard
dans le coeur.

Ismène n'avait pas eu le temps de lui répondre.

«Tu meurs, cher Coridon, s'écria-t-elle douloureusement, je n'ai plus
rien à ménager dans le monde; les grandeurs me seraient odieuses; la
lumière du jour me deviendrait insupportable.»

Elle ne dit que ce peu de paroles; puis du même poignard qui fumait
encore du sang de Coridon, elle se donna un coup dans le sein, et tomba
sans vie.

Marcassin attendait trop impatiemment la belle Ismène, pour ne se pas
apercevoir qu'elle tardait longtemps à revenir; il l'appelait de toute
sa force, sans qu'elle lui répondît. Il se fâcha beaucoup, et se levant
avec sa robe de chambre, il courut à la porte du cabinet, qu'il fit
enfoncer. Il y entra le premier: hélas! quelle fut sa surprise, de
trouver Ismène et Coridon dans un état si déplorable; il pensa mourir de
tristesse et de rage; ses sentiments, confondus entre l'amour et la
haine, le tourmentaient tour à tour. Il adorait Ismène, mais il
connaissait qu'elle ne s'était tuée que pour rompre tout d'un coup
l'union qu'ils venaient de contracter. L'on courut dire au roi et à la
reine ce qui se passait dans l'appartement du prince; tout le palais
retentît de cris; Ismène était aimée, et Coridon estimé. Le roi ne se
releva point; il ne pouvait entrer aussi tendrement que la reine dans
les aventures de Marcassin: il lui laissa le soin de le consoler.

Elle fit mettre au lit; elle mêla ses larmes aux siennes; et quand il
lui laissa le temps de parler, et qu'il cessa pour un moment ses
plaintes, elle tâcha de lui faire concevoir qu'il était heureux d'être
délivré d'une personne qui ne l'aurait jamais aimé, et qui avait le
coeur rempli d'une forte tendresse; qu'il est presque impossible de bien
effacer une grande passion, et qu'elle était persuadée qu'il devait se
trouver heureux l'avoir perdue.

«N'importe, s'écria-t-il, je voudrais la posséder, dût-elle m'être
infidèle; je ne peux dire qu'elle ait cherché à me tromper par des
caresses feintes; elle m'a toujours montré son horreur pour moi, je suis
cause de sa mort; et que n'ai-je pas à me reprocher là-dessus?»

La reine le vit si affligé, qu'elle laissa auprès de lui les personnes
qui lui étaient les plus agréables, et elle se retira dans sa chambre.

Lorsqu'elle fut couchée, elle rappela dans son esprit tout ce qui lui
était arrivé depuis le rêve où elle avait vu les trois fées. «Que leur
ai-je fait, disait-elle, pour les obliger à m'envoyer des afflictions si
amères? J'espérais un fils aimable et charmant, elles l'ont doué de
marcassinerie, c'est un monstre dans la nature: la malheureuse Ismène a
mieux aimé se tuer que de vivre avec lui. Le roi n'a pas eu un moment de
joie depuis la naissance de ce prince infortuné; et pour moi, je suis
accablée de tristesse toutes les fois que je le vois.»

Comme elle parlait ainsi en elle-même, elle aperçut une grande lueur
dans sa chambre, et reconnut près de son lit la fée qui était sortie du
tronc d'un arbre dans le bois, qui lui dit:

«Ô reine! pourquoi ne veux-tu pas me croire? Ne t'ai-je pas assurée que
tu recevras beaucoup de satisfaction de ton Marcassin? Doutes-tu de ma
sincérité?

--Hé! qui n'en douterait, dit-elle; je n'ai encore rien vu qui réponde à
la moindre de vos paroles! Que ne me laissiez-vous le reste de ma vie
sans héritier, plutôt que de m'en faire avoir un comme celui-là?

--Nous sommes trois soeurs, répliqua la fée; il y en a deux bonnes,
l'autre gâte presque toujours le bien que nous faisons: c'est elle que
tu vis rire lorsque tu dormais; sans nous, tes peines seraient encore
plus longues, mais elles auront un terme.

--Hélas! ce sera par la fin de ma vie, ou par celle de mon Marcassin!
dit la reine.

--Je ne puis t'en instruire, reprit la fée; il m'est seulement permis de
te soulager par quelque espérance.»

Aussitôt elle disparut. La chambre demeura parfumée d'une odeur
agréable, et la reine se flatta de quelque changement favorable.

Marcassin prit le grand deuil: il passa bien des jours enfermé dans son
cabinet, et griffonna plusieurs cahiers, qui contenaient de sensibles
regrets pour la perte qu'il avait faite; il voulut même que l'on gravât
ces vers sur le tombeau de sa femme:

      Destin rigoureux, loi cruelle!
      Ismène, tu descends dans la nuit éternelle:
      Tes yeux, dont tous les coeurs devaient être charmés,
      Tes yeux sont pour jamais fermés.
      Destin rigoureux, loi cruelle!
      Ismène, tu descends dans la nuit éternelle.

Tout le monde fut surpris qu'il conservât un souvenir si tendre pour une
personne qui lui avait témoigné tant d'aversion. Il entra peu à peu dans
la société des dames, et fut frappé des charmes de Zélonide: c'était la
soeur d'Ismène, qui n'était pas moins agréable qu'elle, et qui lui
ressemblait beaucoup; cette ressemblance le flatta. Lorsqu'il
l'entretint, il lui trouva de l'esprit et de la vivacité; il crut que si
quelque chose pouvait le consoler de la perte d'Ismène, c'était la jeune
Zélonide. Elle lui faisait mille honnêtetés, car il ne lui entrait pas
dans l'esprit qu'il voulût l'épouser; mais cependant il en prit la
résolution. Et un jour que la reine était seule dans son cabinet, il s'y
rendit avec un air plus gai qu'à son ordinaire:

«Madame, lui dit-il, je viens vous demander une grâce, et vous supplier
en même temps de ne me point détourner de mon dessein; car rien au monde
ne saurait m'ôter l'envie de me remarier; donnez-y les mains, je vous en
conjure: je veux épouser Zélonide; parlez-en au roi, afin que cette
affaire ne tarde pas.

--Ah! mon fils, dit la reine, quel est donc ton dessein? as-tu déjà
oublié le désespoir d'Ismène, et sa mort tragique? comment te promets-tu
que sa soeur t'aimera davantage? es-tu plus aimable que tu n'étais,
moins sanglier, moins affreux? Rends-toi justice, mon fils, ne donne
point tous les jours des spectacles nouveaux: quand on est fait comme
toi, l'on doit se cacher.

J'y consens, madame, répondit Marcassin, c'est pour me cacher que je
veux une compagne; les hiboux trouvent des chouettes, les crapauds des
grenouilles, les serpents des couleuvres; suis-je donc au-dessous de ces
vilaines bêtes? mais vous cherchez à m'affliger; il me semble cependant
qu'un Marcassin a plus de mérite que tout ce que je viens de nommer.

--Hélas! mon cher enfant, dit la reine, les dieux me sont témoins de
l'amour que j'ai pour toi, et du déplaisir dont je suis accablée en
voyant ta figure! Lorsque je t'allègue tant de raisons, ce n'est point
que je cherche à t'affliger; je voudrais, quand tu auras une femme,
qu'elle fût capable de t'aimer autant que je t'aime; mais il y a de la
différence entre les sentiments d'une épouse et ceux d'une mère.

--Ma résolution est fixe, dit Marcassin; je vous supplie, madame, de
parler dès aujourd'hui au roi et à la mère de Zélonide, afin que mon
mariage se fasse au plus tôt.»

La reine lui en donna sa parole; mais quand elle en entretint le roi, il
lui dit qu'elle avait des faiblesses pitoyables pour son fils; qu'il
était bien certain de voir arriver encore quelques catastrophes d'un
mariage si mal réglé. Bien que la reine en fût aussi persuadée que lui,
elle ne se rendit pas pour cela, voulant tenir à son fils la parole
qu'elle lui avait donnée; de sorte qu'elle pressa si fort le roi, qu'en
étant fatigué, il lui dit qu'elle fît donc ce qu'elle voulait faire; que
s'il lui en arrivait du chagrin, elle n'en accuserait que sa
complaisance.

La reine étant revenue dans son appartement, y trouva Marcassin qui
l'attendait avec la dernière impatience; elle lui dit qu'il pouvait
déclarer ses sentiments à Zélonide; que le roi consentait à ce qu'elle
désirait, pourvu qu'elle y consentît elle-même, parce qu'il ne voulait
pas que l'autorité dont il était revêtu servît à faire des malheureux.

«Je vous assure, madame, lui dit Marcassin avec un air fanfaron, que
vous êtes la seule qui pensiez si désavantageusement de moi; je ne vois
personne qui ne me loue, et ne me fasse apercevoir que j'ai mille bonnes
qualités.

--Tels sont les courtisans, dit la reine, et telle est la condition des
princes, les uns louent toujours, les autres sont toujours loués;
comment connaître ses défauts dans un tel labyrinthe? Ah! que les grands
seraient heureux, s'ils avaient des amis plus attachés à leur personne
qu'à leur fortune!

--Je ne sais, madame, repartit Marcassin, s'ils seraient heureux de
s'entendre dire des vérités désagréables; de quelque condition qu'on
soit, l'on ne les aime point; par exemple, à quoi sert que vous me
mettiez toujours devant les yeux qu'il n'y a point de différence entre
un sanglier et moi, que je fais peur, que je dois me cacher? n'ai-je pas
de l'obligation à ceux qui adoucissent là-dessus ma peine, qui me font
des mensonges favorables, et qui me cachent les défauts que vous êtes si
soigneuse de me découvrir?

--Ô source d'amour-propre! s'écria la reine, de quelque côté qu'on jette
les yeux, on en trouve toujours. Oui, mon fils, vous êtes beau, vous
êtes joli, je vous conseille encore de donner pension à ceux qui vous en
assurent.

--Madame, dit Marcassin, je n'ignore point mes disgrâces; j'y suis
peut-être plus sensible qu'un autre; mais je ne suis point le maître de
me faire ni plus grand ni plus droit; de quitter ma hure de sanglier
pour prendre une tête d'homme, ornée de longs cheveux: je consens qu'on
me reprenne sur la mauvaise humeur, l'inégalité, l'avarice, enfin sur
toutes les choses qui peuvent se corriger: mais à l'égard de ma
personne, vous conviendrez, s'il vous plaît, que je suis à plaindre, et
non pas à blâmer.»

La reine voyant qu'il se chagrinait, lui dit que puisqu'il était si
entêté de se marier, il pouvait voir Zélonide, et prendre des mesures
avec elle.

Il avait trop envie de finir la conversation, pour demeurer davantage
avec sa mère. Il courut chez Zélonide: il entra sans façon dans sa
chambre; et l'ayant trouvée dans son cabinet, il l'embrassa, et lui dit:

«Ma petite soeur, je viens t'apprendre une nouvelle, qui sans doute ne
te déplaira pas; je veux te marier.

--Seigneur, lui dit-elle, quand je serai mariée de votre main, je
n'aurai rien à souhaiter.

--Il s'agit, continua-t-il, d'un des plus grands seigneurs du royaume;
mais il n'est pas beau.

--N'importe, dit-elle, ma mère a tant de dureté pour moi, que je serai
trop heureuse de changer de condition.

--Celui dont je te parle, ajouta le prince, me ressemble beaucoup.

Zélonide le regarda avec attention, et parut étonnée.

--Tu gardes le silence, ma petite soeur, lui dit-il, est-ce de joie ou
de chagrin?

--Je ne me souviens point, seigneur, répliqua-t-elle, d'avoir vu
personne à la cour qui vous ressemble.

--Quoi! dit-il, tu ne peux deviner que je veux te parler de moi? Oui, ma
chère enfant, je t'aime, et je viens t'offrir de partager mon coeur et
la couronne avec toi.

--Ô dieux! qu'entends-je? s'écria douloureusement Zélonide.

--Ce que tu entends, ingrate, dit Marcassin, tu entends la chose du
monde qui devrait te donner le plus de satisfaction; peux-tu jamais
espérer d'être reine? J'ai la bonté de jeter les yeux sur toi; songe à
mériter mon amour, et n'imite pas les extravagances d'Ismène.

--Non, lui dit-elle, ne craignez pas que j'attente sur mes jours comme
elle: mais, seigneur, il y a tant de personnes plus aimables et plus
ambitieuses que moi; que n'en choisissez-vous une qui comprenne mieux
que je ne fais l'honneur que vous me destinez? Je vous avoue que je ne
souhaite qu'une vie tranquille et retirée, laissez-moi la maîtresse de
mon sort.

--Tu ne mérites guère les violences que je te fais, s'écria-t-il, pour
t'élever sur le trône; mais une fatalité qui m'est inconnue, me force à
t'épouser.»

Zélonide ne lui répondit que par ses larmes.

Il la quitta rempli de douleur, et alla trouver sa belle-mère pour lui
découvrir ses intentions, afin qu'elle disposât Zélonide à faire de
bonne grâce ce qu'il désirait. Il lui raconta ce qui venait de se passer
entre eux, et la répugnance qu'elle avait témoignée pour un mariage qui
faisait sa fortune et celle de toute sa maison. L'ambitieuse mère
comprit assez les avantages qu'elle en pouvait recevoir; et
lorsqu'Ismène se tua, elle en fut bien plus affligée par rapport à ses
intérêts, que par rapport à la tendresse qu'elle avait pour elle. Elle
ressentit une extrême joie, que le crasseux Marcassin voulût prendre une
nouvelle alliance dans sa famille. Elle se jeta à ses pieds; elle
l'embrassa, et lui rendit mille grâces pour un honneur qui la touchait
si sensiblement. Elle l'assura que Zélonide lui obéirait, ou qu'elle la
poignarderait à ses yeux.

«Je vous avoue, dit Marcassin, que j'ai de la peine à lui faire
violence; mais si j'attends qu'on me jette des coeurs à la tête,
j'attendrai le reste de ma vie; toutes les belles me trouvent laid: je
suis cependant résolu de n'épouser qu'une fille aimable.

--Vous avez raison, seigneur, répliqua la maligne vieille, il faut vous
satisfaire; si elles sont mécontentes, c'est qu'elles ne connaissent
point leurs véritables avantages.»

Elle fortifia si fort Marcassin, qu'il lui dit que c'était donc une
chose résolue, et qu'il serait sourd aux larmes et aux prières de
Zélonide. Il retourna chez lui choisir tout ce qu'il avait de plus
magnifique, et l'envoya à sa maîtresse. Comme sa mère était présente
lorsqu'on lui offrit des corbeilles d'or remplies de bijoux, elle n'osa
les refuser; mais elle marqua une grande indifférence pour ce qu'on lui
présentait, excepté pour un poignard, dont la garde était garnie de
diamants. Elle le prit plusieurs fois, et le mit à sa ceinture, parce
que les dames en ce pays-là en portaient ordinairement.

Puis elle dit:

«Je suis trompée si ce n'est ce même poignard qui a percé le sein de ma
pauvre soeur?

--Nous ne le savons point, madame, lui dirent ceux à qui elle parlait;
mais si vous avez cette opinion, il ne faut jamais le voir.

--Au contraire, dit-elle, je loue son courage; heureuse qui en a assez
pour l'imiter!

--Ah! ma soeur, s'écria Marthesie, quelles funestes pensées roulent dans
votre esprit! voulez-vous mourir?

--Non! répondit Zélonide d'un air ferme, l'autel n'est pas digne d'une
telle victime; mais j'atteste les dieux que...»

Elle n'en put dire davantage, ses larmes étouffèrent ses plaintes et sa
voix.

L'amoureux Marcassin ayant été informé de la manière dont Zélonide avait
reçu son présent, s'indigna si fort contre elle, qu'il fut sur le point
de rompre, et de ne la revoir de sa vie. Mais soit par tendresse, soit
par gloire, il ne voulut pas le faire, et résolut de suivre son premier
dessein avec la dernière chaleur. Le roi et la reine lui remirent le
soin de cette grande fête. Il l'ordonna magnifique; cependant il y avait
toujours dans ce qu'il faisait un certain goût de Marcassin très
extraordinaire: la cérémonie se fit dans une vaste forêt, où l'on dressa
des tables chargées de venaison pour toutes les bêtes féroces et
sauvages qui voudraient y manger, afin qu'elles se ressentissent du
festin.

C'est en ce lieu que Zélonide, ayant été conduite par sa mère et par sa
soeur, trouva le roi, la reine, leur fils Sanglier, et toute la cour,
sous des ramées épaisses et sombres, où les nouveaux époux se jurèrent
un amour éternel. Marcassin n'aurait point eu de peine à tenir sa
parole. Pour Zélonide, il était aisé de connaître qu'elle obéissait avec
beaucoup de répugnance: ce n'est point qu'elle ne sût se contraindre, et
cacher une partie de ses déplaisirs. Le prince, aimant à se flatter, se
figura qu'elle céderait à la nécessité, et qu'elle ne penserait plus
qu'à lui plaire. Cette idée lui rendit toute la belle humeur qu'il avait
perdue. Et dans le temps que l'on commençait le bal, il se hâta de se
déguiser en astrologue, avec une longue robe. Deux dames de la cour
étaient seulement de la mascarade. Il avait voulu que tout fût si pareil
qu'on ne pût les reconnaître: et l'on n'eut pas médiocrement de peine à
faire ressembler des femmes bien faites à un vilain cochon comme lui.

Il y avait une de ces dames qui était la confidente de Zélonide;
Marcassin ne l'ignorait point; ce n'était que par curiosité qu'il
ménagea ce déguisement. Après qu'ils eurent dansé une petite entrée de
ballet fort courte, car rien ne fatiguait davantage le prince, il
s'approcha de sa nouvelle épouse, et lui fit: certains signes, en
montrant un des astrologues masqués, qui persuadèrent à Zélonide, que
c'était son amie qui était auprès d'elle, et qu'elle lui montrait
Marcassin:

«Hélas! lui dit-elle, je n'entends que trop, voilà ce monstre que les
dieux irrités m'ont donné pour mari; mais si tu m'aimes, nous en
purgerons la terre cette nuit.»

Marcassin comprit, par ce qu'elle lui disait, qu'il s'agissait d'un
complot où il avait grande part. Il dit fort bas à Zélonide:

«Je suis résolue à tout pour votre service.

--Tiens donc, reprit-elle, voilà un poignard qu'il m'a envoyé, il faut
que tu te caches dans ma chambre, et que tu m'aides à l'égorger.»

Marcassin lui répliqua peu de chose, de crainte qu'elle ne reconnût son
jargon, qui était assez extraordinaire: il prit doucement le poignard,
et s'éloigna d'elle pour un moment.

Il revint ensuite sans masque lui faire des amitiés, qu'elle reçut d'un
air assez embarrassé, car elle roulait dans son esprit le dessein de le
perdre; et dans ce moment il n'avait guère moins d'inquiétude qu'elle.
«Est-il possible, disait-il en lui-même, qu'une personne si jeune et si
belle soit si méchante? Que lui ai-je fait pour l'obliger à me vouloir
tuer? Il est vrai que je ne suis pas beau, que je mange malproprement,
que j'ai quelques défauts, mais qui n'en a pas? Je suis homme sous la
figure d'une bête. Combien y a-t-il de bêtes sous la figure d'hommes!
Cette Zélonide que je trouvais si charmante, n'est-elle pas elle-même
une tigresse et une lionne? Ah! que l'on doit peu se fier aux
apparences!» Il marmottait tout cela entre ses dents, quand elle lui
demanda ce qu'il avait.

«Vous êtes triste, Marcassin. Ne vous repentez-vous pas de l'honneur que
vous m'avez fait?

--Non, lui dit-il, je ne change pas aisément, je pensais au moyen de
faire finir bientôt le bal: j'ai sommeil.»

La princesse fut ravie de le voir assoupi, pensant qu'elle en aurait
moins de peine à exécuter son projet. La fête finit. L'on ramena
Marcassin et sa femme dans un chariot pompeux. Tout le palais était
illuminé de lampes, qui formaient de petits cochons. L'on fit de grandes
cérémonies pour coucher le Sanglier et la mariée. Elle ne doutait point
que sa confidente ne fût derrière la tapisserie; de sorte qu'elle se mit
au lit avec un cordon de soie sous son chevet, dont elle voulait venger
la mort d'Ismène, et la violence qu'on lui avait faite en la
contraignant à faire un mariage qui lui déplaisait si fort. Marcassin
profita du profond silence qui régnait; il fit semblant de dormir, et
ronflait à faire trembler tous les meubles de sa chambre.

«Enfin tu dors, vilain porc, dit Zélonide, voici le terme arrivé de
punir ton coeur de sa fatale tendresse, tu périras dans cette obscure
nuit.» Elle se leva doucement, et courut à tous les coins appeler sa
confidente; mais elle n'avait garde d'y être, puisqu'elle ne savait
point le dessein de Zélonide.

«Ingrate amie! s'écriait-elle d'une voix basse, tu m'abandonnes; après
m'avoir donné une parole si positive, tu ne me la tiens pas; mais mon
courage me servira au besoin.» En achevant ces mots, elle passa
doucement le cordon de soie autour du cou de Marcassin, qui n'attendait
que cela pour se jeter sur elle. Il lui donna deux coups de ses grandes
défenses dans la gorge, dont elle expira peu après.

Une telle catastrophe ne pouvait se passer sans beaucoup de bruit. L'on
accourut, et l'on vit avec la dernière surprise Zélonide mourante; on
voulait la secourir, mais il se mit au devant d'un air furieux. Et
lorsque la reine, qu'on était allé quérir, fut arrivée, il lui raconta
ce qui s'était passé, et ce qui l'avait porté à la dernière violence
contre cette malheureuse princesse.

La reine ne put s'empêcher de la regretter.

«Je n'avais que trop prévu, dit-elle, les disgrâces attachées à votre
alliance: qu'elles servent au moins à vous guérir de la frénésie qui
vous possède de vous marier; il n'y aurait pas moyen de voir toujours
finir un jour de noce par une pompe funèbre.»

Marcassin ne répondit rien; il était occupé d'une profonde rêverie; il
se coucha sans pouvoir dormir; il faisait des réflexions continuelles
sur ses malheurs; il se reprochait en secret la mort des deux plus
aimables personnes du monde; et la passion qu'il avait eue pour elles se
réveillait à tous moments pour le tourmenter.

«Infortuné que je suis! disait-il à un jeune seigneur qu'il aimait; je
n'ai jamais goûté aucune douceur dans le cours de ma vie. Si l'on parle
du trône que je dois remplir, chacun répond que c'est un grand dommage
de voir posséder un si beau royaume par un monstre. Si je partage ma
couronne avec une pauvre fille, au lieu de s'estimer heureuse, elle
cherche les moyens de mourir ou de me tuer. Si je cherche quelques
douceurs auprès de mon père et de ma mère, ils m'abhorrent, et ne me
regardent qu'avec des yeux irrités. Que faut-il donc faire dans le
désespoir qui me possède? Je veux abandonner la cour. J'irai au fond des
forêts, mener la vie qui convient à un sanglier de bien et d'honneur. Je
ne ferai plus l'homme galant. Je ne trouverai point d'animaux qui me
reprochent d'être plus laid qu'eux. Il me sera aisé d'être leur roi, car
j'ai la raison en partage, qui me fera trouver le moyen de les
maîtriser. Je vivrai plus tranquillement avec eux que je ne vis dans une
cour destinée à m'obéir, et je n'aurai point le malheur d'épouser une
laie qui se poignarde, ou qui me veuille étrangler. Ha! fuyons, fuyons
dans les bois, méprisons une couronne dont on me croit indigne.»

Son confident voulut d'abord le détourner d'une résolution si
extraordinaire; cependant il le voyait si accablé des continuels coups
de la fortune, que dans la suite il ne le pressa plus de demeurer; et
une nuit que l'on négligeait de faire la garde autour de son palais, il
se sauva sans que personne le vît, jusqu'au fond de la forêt, où il
commença à faire tout ce que ses confrères les marcassins faisaient.

Le roi et la reine ne laissèrent pas d'être touchés d'un départ dont le
seul désespoir était la cause; ils envoyèrent des chasseurs le chercher:
mais comment le reconnaître? L'on prit deux ou trois furieux sangliers
que l'on amena avec mille périls, et qui firent tant de ravages à la
cour, qu'on résolut de ne se plus exposer à de telles méprises. Il y eut
un ordre général de ne plus tuer de sangliers, de crainte de rencontrer
le prince.

Marcassin, en partant, avait promis à son favori de lui écrire
quelquefois; il avait emporté une écritoire; et en effet, de temps en
temps, l'on trouvait une lettre fort griffonnée à la porte de la ville,
qui s'adressait à ce jeune seigneur; cela consolait la reine; elle
apprenait par ce moyen que son fils était vivant.

La mère d'Ismène et de Zélonide ressentait vivement la perte de ses deux
filles: tous les projets de grandeurs qu'elle avait faits s'étaient
évanouis par leur mort: on lui reprochait que sans son ambition elles
seraient encore au monde; qu'elle les avait menacées pour les obliger à
consentir d'épouser Marcassin. La reine n'avait plus pour elle les mêmes
bontés. Elle prit la résolution d'aller en campagne avec Marthesie, sa
fille unique. Celle-ci était beaucoup plus belle que ses soeurs ne
l'avaient été, et sa douceur avait quelque chose de si charmant, qu'on
ne la voyait point avec indifférence. Un jour qu'elle se promenait dans
la forêt, suivie de deux femmes qui la servaient (car la maison de sa
mère n'en était pas éloignée), elle vit tout d'un coup à vingt pas
d'elle un sanglier, d'une grandeur épouvantable; celles qui
l'accompagnaient l'abandonnèrent et s'enfuirent. Pour Marthesie, elle
eut tant de frayeur, qu'elle demeura immobile comme une statue, sans
avoir la force de se sauver.

Marcassin, c'était lui-même, la reconnut aussitôt, et jugea par son
tremblement qu'elle mourait de peur. Il ne voulut pas l'épouvanter
davantage; mais s'étant arrêté, il lui dit:

«Marthesie, ne craignez rien, je vous aime trop pour vous faire du mal,
il ne tiendra qu'à vous que je vous fasse du bien; vous savez les sujets
de déplaisirs que vos soeurs m'ont donnés, c'est une triple récompense
de ma tendresse: je ne laisse pas d'avouer que j'avais mérité leur haine
par mon opiniâtreté à vouloir les posséder malgré elles. J'ai appris,
depuis que je suis habitant de ces forêts, que rien au monde ne doit
être plus libre que le coeur; je vois que tous les animaux sont heureux,
parce qu'ils ne se contraignent point. Je ne savais pas alors leurs
maximes, je les sais à présent, et je sens bien que je préférerais. La
mort à un hymen forcé. Si les dieux irrités contre moi voulaient enfin
s'apaiser; s'ils voulaient vous toucher en ma faveur, je vous avoue,
Marthesie, que je serais ravi d'unir ma fortune à la vôtre; mais hélas!
qu'est-ce que je vous propose? Voudriez-vous venir avec un monstre comme
moi dans le fond de ma caverne?»

Pendant que Marcassin parlait, Marthesie reprenait assez de force pour
lui répondre.

«Quoi! seigneur, s'écria-t-elle, est-il possible que je vous voie dans
un état si peu convenable à votre naissance? La reine, votre mère, ne
passe aucun jour sans donner des larmes à vos malheurs.

--À mes malheurs! dit Marcassin, en l'interrompant; n'appelez point
ainsi l'état où je suis; j'ai pris mon parti, il m'en a coûté, mais cela
est fait. Ne croyez pas, jeune Marthesie, que ce soit toujours une
brillante cour qui fasse notre félicité la plus solide, il est des
douceurs plus charmantes, et je vous le répète. Vous pourriez me les
faire trouver, si vous étiez d'humeur à devenir sauvage avec moi.

--Et pourquoi, dit-elle, ne voulez-vous plus revenir dans un lieu où
vous êtes toujours aimé?

--Je suis toujours aimé? s'écria-t-il. Non, non, l'on n'aime pas les
princes accablés de disgrâces; comme l'on se promet deux mille biens,
lorsqu'ils ne sont pas en état d'en faire, on les rend responsables de
leur mauvaise fortune: on les hait enfin plus que tous les autres.

«Mais à quoi m'amusé-je? s'écria-t-il. Si quelques ours ou quelques
lions de mon voisinage passent par ici, et qu'ils m'entendent parler, je
suis un Marcassin perdu. Résolvez-vous donc à venir sans autre vue que
celle de passer vos beaux jours dans une étroite solitude avec un
monstre infortuné, qui ne le sera plus, s'il vous possède.

--Marcassin, lui dit-elle, je n'ai eu jusqu'à présent aucun sujet de
vous aimer, j'aurais encore sans vous deux soeurs qui m'étaient chères,
laissez-moi du temps pour prendre une résolution si extraordinaire.

--Vous me demandez peut-être du temps, lui dit-il, pour me trahir?

--Je n'en suis pas capable, répliqua-t-elle, et je vous assure dès à
présent que personne ne saura que je vous ai vu.

--Reviendrez-vous ici? lui dit-il.

--N'en doutez pas, continua-t-elle.

--Ah! votre mère s'y opposera, on lui contera que vous avez rencontré un
sanglier terrible; elle ne voudra plus vous y exposer. Venez donc,
Marthesie, venez avec moi.

--En quel lieu me mènerez-vous? dit-elle.

--Dans une profonde grotte, répliqua-t-il; un ruisseau plus clair que du
cristal y coule lentement: ses bords sont couverts de mousse et d'herbes
fraîches; cent échos y répondent à l'envi à la voix plaintive de bergers
amoureux et maltraités.

--C'est là que nous vivrons ensemble; ou pour mieux dire, reprit-elle,
c'est là que je serai dévorée par quelqu'un de vos meilleurs amis. Ils
viendront pour vous voir, ils me trouveront, ce sera fait de ma vie.
Ajoutez que ma mère, au désespoir de m'avoir perdue, me fera chercher
partout; ces bois sont trop voisins de sa maison, l'on m'y trouverait.

--Allons où vous voudrez, lui dit-il, l'équipage d'un pauvre sanglier
est bientôt fait.

--J'en conviens, dit-elle, mais le mien est plus embarrassant; il me
faut des habits pour toutes les saisons, des rubans, des pierreries.

--Il vous faut, dit Marcassin, une toilette pleine de mille bagatelles,
et de mille choses inutiles. Quand on a de l'esprit et de la raison, ne
peut-on pas se mettre au-dessus de ces petits ajustements? Croyez-moi,
Marthesie, ils n'ajouteront rien à votre beauté, et je suis certain
qu'ils en terniront l'éclat. Ne cherchez point d'autre chose pour votre
teint que l'eau fraîche et claire des fontaines; vous avez les cheveux
tout frisés, d'une couleur charmante, et plus fins que les rets où
l'araignée prend l'innocent moucheron; servez-vous-en pour votre parure;
vos dents sont mieux rangées et aussi blanches que des perles;
contentez-vous de leur éclat et laissez les babioles aux personnes moins
aimables que vous.

--Je suis très satisfaite de tout ce que vous me dites, répliqua-t-elle,
mais vous ne pourrez me persuader de m'ensevelir au fond d'une caverne,
n'ayant pour compagnie que des lézards et des limaçons. Ne vaut-il pas
mieux que vous veniez avec moi chez le roi votre père? Je vous promets
que s'ils consentent à notre mariage, j'en serai ravie. Et si vous
m'aimez, ne devez-vous pas souhaiter de me rendre heureuse, et de me
mettre dans un rang glorieux?

--Je vous aime, belle maîtresse, reprit-il, mais vous ne m'aimez pas;
l'ambition vous engagerait à me recevoir pour époux, j'ai trop de
délicatesse pour m'accommoder de ces sentiments-là.

--Vous avez une disposition naturelle, repartit Marthesie, à juger mal
de notre sexe; mais, seigneur Marcassin, c'est pourtant quelque chose
que de vous promettre une sincère amitié. Faites-y réflexion, vous me
verrez dans peu de jours en ces mêmes lieux.»

Le prince prit congé d'elle, et se retira dans sa grotte ténébreuse,
fort occupé de tout ce qu'elle lui avait dit. Sa bizarre étoile l'avait
rendu si haïssable aux personnes qu'il aimait, que jusqu'à ce jour, il
n'avait pas été flatté d'une parole gracieuse, cela le rendait bien plus
sensible à celles de Marthesie; et son amour ingénieux lui ayant inspiré
le dessein de la régaler, plusieurs agneaux, des cerfs et des chevreuils
ressentirent la force de sa dent carnassière. Ensuite il les arrangea
dans sa caverne, attendant le moment où Marthesie lui tiendrait parole.

Elle ne savait de son côté quelle résolution prendre; quand Marcassin
aurait été aussi beau qu'il était laid, quand ils se seraient aimés
autant qu'Astrée et Céladon s'aimaient, c'est tout ce qu'elle aurait pu
faire que de passer ainsi ses beaux jours dans une affreuse solitude;
mais qu'il s'en fallait que Marcassin fût Céladon! Cependant elle
n'était point engagée; personne n'avait eu jusqu'alors l'avantage de lui
plaire, et elle était dans la résolution de vivre parfaitement bien avec
le prince, s'il voulait quitter sa forêt.

Elle se déroba pour lui venir parler; elle le trouva au lieu du
rendez-vous: il ne manquait jamais d'y aller plusieurs fois par jour,
dans la crainte de perdre le moment où elle y viendrait. Dès qu'il
l'aperçut, il courut au-devant d'elle, et s'humiliant à ses pieds, il
lui fit connaître que les sangliers ont, quand ils veulent, des manières
de saluer fort galantes.

Ils se retirèrent ensuite dans un lieu écarté, et Marcassin la regardant
avec des petits yeux pleins de feu et de passion:

«Que dois-je espérer, lui dit-il, de votre tendresse?

--Vous pouvez en espérer beaucoup, répliqua-t-elle, si vous êtes dans le
dessein de revenir à la cour; mais je vous avoue que je ne me sens pas
la force de passer le reste de ma vie éloignée de tout commerce.

--Ah! lui dit-il, c'est que vous ne m'aimez point; il est vrai que je ne
suis point aimable, mais je suis malheureux, et vous devriez faire pour
moi, par pitié et par générosité, ce que vous feriez pour un autre par
inclination.

--Eh! qui vous dit, répondit-elle, que ces sentiments n'ont point de
part à l'amitié que je vous témoigne; croyez-moi, Marcassin, je fais
encore beaucoup de vouloir vous suivre chez le roi votre père.

--Venez dans ma grotte, lui dit-il, venez juger vous-même de ce que vous
voulez que j'abandonne pour vous.»

À cette proposition elle hésita un peu, elle craignait qu'il ne la
retînt malgré elle; il devina ce qu'elle pensait.

«Ah! ne craignez point, lui dit-il, je ne serai jamais heureux par des
moyens violents!»

Marthesie se fia à la parole qu'il lui donnait; il la fit descendre au
fond de sa caverne; elle y trouva tous les animaux qu'il avait égorgés
pour la régaler. Cette espèce de boucherie lui fit mal au coeur; elle en
détourna d'abord les yeux, et voulut sortir au bout d'un moment; mais
Marcassin prenant l'air et le ton d'un maître, lui dit:

«Aimable Marthesie, je ne suis pas assez indifférent pour vous laisser
la liberté de me quitter; j'atteste les dieux que vous serez toujours
souveraine de mon coeur; des raisons invincibles m'empêchent de
retourner chez le roi mon père; acceptez ici mon amour et ma foi, que ce
ruisseau fugitif, que les pampres toujours verts, que le roc, que les
bois, que les hôtes qui les habitent soient témoins de nos serments
mutuels.»

Elle n'avait pas la même envie que lui de s'engager; mais elle était
enfermée dans la grotte sans en pouvoir sortir. Pourquoi y était-elle
allée? ne devait-elle pas prévoir ce qui lui arriva? Elle pleura et fit
des reproches à Marcassin.

«Comment pourrai-je me fier à vos paroles, lui dit-elle, puisque vous
manquez à la première que vous m'avez donnée?

--Il faut bien, lui dit-il en souriant à la Marcassine, qu'il y ait un
peu de l'homme mêlé avec le sanglier; ce défaut de parole que vous me
reprochez, cette petite finesse où je ménage mes intérêts, c'est
justement l'homme qui agit; car pour parler sans façon, les animaux ont
plus d'honneur entre eux que les hommes.

--Hélas! répondit-elle, vous avez le mauvais de l'un et de l'autre, le
coeur d'un homme, et la figure d'une bête; soyez donc ou tout un, ou
tout autre, après cela je me résoudrai à ce que vous souhaitez.

--Mais, belle Marthesie, lui dit-il, voulez-vous demeurer avec moi sans
être ma femme, car vous pouvez compter que je ne vous permettrai point
de sortir d'ici?»

Elle redoubla ses pleurs et ses prières, il n'en fut point touché; et
après avoir contesté longtemps, elle consentit à le recevoir pour époux,
et l'assura qu'elle l'aimerait aussi chèrement que s'il était le plus
aimable prince du monde.

Ces manières obligeantes le charmèrent, il baisa mille fois ses mains,
et l'assura à son tour qu'elle ne serait peut-être pas si malheureuse
qu'elle avait lieu de le croire. Il lui demanda ensuite si elle
mangerait des animaux qu'il avait tués.

«Non, dit-elle, cela n'est pas de mon goût; si vous pouvez m'apporter
des fruits, vous me ferez plaisir.»

Il sortit, et ferma si bien l'entrée de la caverne, qu'il était
impossible à Marthesie de se sauver; mais elle avait pris là-dessus son
parti, et elle ne l'aurait pas fait, quand elle aurait pu le faire.

Marcassin chargea trois hérissons d'oranges, de limes douces, de citrons
et d'autres fruits; il les piqua dans les pointes dont ils sont
couverts, et la provision vint très commodément jusqu'à la grotte, il y
entra, et pria Marthesie d'en manger.

«Voilà un festin de noces, lui dit-il, qui ne ressemble point à celui
que l'on fit pour vos deux soeurs; mais j'espère que, encore qu'il y ait
moins de magnificence, nous y trouverons plus de douceurs.

--Plaise aux dieux de le permettre ainsi!» répliqua-t-elle.

Ensuite elle puisa de l'eau dans sa main, elle but à la santé du
sanglier, dont il fut ravi.

Le repas ayant été aussi court que frugal, Marthesie rassembla toute la
mousse, l'herbe et les fleurs que Marcassin lui avait apportées, elle en
composa un lit assez dur, sur lequel le prince et elle se couchèrent.
Elle eut grand soin de lui demander s'il voulait avoir tête haute ou
basse, s'il avait assez de place, de quel côté il dormait le mieux? Le
bon Marcassin la remercia tendrement, et il s'écriait de temps en temps:
«Je ne changerais pas mon sort avec celui des plus grands hommes; j'ai
enfin trouvé ce que je cherchais; je suis aimé de celle que j'aime»; il
lui dit cent jolies choses, dont elle ne fut point surprise, car il
avait de l'esprit; mais elle ne laissa pas de se réjouir que la solitude
où il vivait n'en eût rien diminué.

Ils s'endormirent l'un et l'autre, et Marthesie s'étant réveillée, il
lui sembla que son lit était meilleur que lorsqu'elle s'y était mise;
touchant ensuite doucement Marcassin, elle trouvait que sa hure était
faite comme la tête d'un homme, qu'il avait de longs cheveux, des bras
et des mains; elle ne put s'empêcher de s'étonner; elle se rendormit, et
lorsqu'il fut jour, elle trouva que son mari était aussi Marcassin que
jamais.

Ils passèrent cette journée comme la précédente. Marthesie ne dit point
à son mari ce qu'elle avait soupçonné pendant la nuit. L'heure de se
coucher vint: elle toucha sa hure pendant qu'il dormait, et elle y
trouva la même différence qu'elle y avait trouvée. La voilà bien en
peine, elle ne dormait presque plus, elle était dans une inquiétude
continuelle, et soupirait sans cesse. Marcassin s'en aperçut avec un
véritable désespoir.

«Vous ne m'aimez point, lui dit-il, ma chère Marthesie, je suis un
malheureux dont la figure vous déplaît; vous allez me causer la mort.

--Dites plutôt, barbare, que vous serez cause de la mienne,
répliqua-t-elle; l'injure que vous me faites me touche si sensiblement
que je n'y pourrai résister.

--Je vous fais une injure, s'écria-t-il, et je suis un barbare?
Expliquez-vous, car assurément vous n'avez aucun sujet de vous plaindre.

--Croyez-vous, lui dit-elle, que je ne sache pas que vous cédez toutes
les nuits votre place à un homme?

--Les sangliers, lui dit-il, et particulièrement ceux qui me
ressemblent, ne sont pas de si bonne composition; n'ayez point une
pensée si offensante pour vous et pour moi, ma chère Marthesie, et
comptez que je serais jaloux des dieux mêmes; mais peut-être qu'en
dormant vous vous forgez cette chimère.»

Marthesie, honteuse de lui avoir parlé d'une chose qui avait si peu de
vraisemblance, répondit qu'elle ajoutait tant de foi à ses paroles,
qu'encore qu'elle eût tout sujet de croire qu'elle ne dormait pas quand
elle touchait des bras, des mains et des cheveux, elle soumettait son
jugement, et qu'à l'avenir elle ne lui en parlerait plus.

En effet, elle éloignait de son esprit tous les sujets de soupçon qui
venaient. Six mois s'écoulèrent avec peu de plaisirs de la part de
Marthesie; car elle ne sortait pas de la caverne, de peur d'être
rencontrée par sa mère ou par ses domestiques. Depuis que cette pauvre
mère avait perdu sa fille, elle ne cessait point de gémir, elle faisait
retentir les bois de ses plaintes et du nom de Marthesie. À ces accents,
qui frappaient presque tous les jours ses oreilles, elle soupirait en
secret de causer tant de douleur à sa mère, et de n'être pas maîtresse
de la soulager; mais Marcassin l'avait fortement menacée, et elle le
craignait autant qu'elle l'aimait.

Comme sa douceur était extrême, elle continuait de témoigner beaucoup de
tendresse au sanglier, qui l'aimait aussi avec la dernière passion; elle
était grosse, et quand elle se figurait que la race marcassine allait se
perpétuer, elle ressentait une affliction sans pareille.

Il arriva qu'une nuit qu'elle ne dormait point et qu'elle pleurait
doucement, elle entendit parler si proche d'elle, qu'encore que l'on
parlât tout bas, elle, ne perdait pas un mot de ce qu'on disait. C'était
le bon Marcassin qui priait une personne de lui être moins rigoureuse,
et de lui accorder la permission qu'il lui demandait depuis longtemps.
On lui répondit toujours: «Non, non, je ne le veux pas.» Marthesie
demeura plus inquiète que jamais. «Qui peut entrer dans cette grotte?
disait-elle, mon mari ne m'a point révélé ce secret.» Elle n'eut garde
de se rendormir, elle était trop curieuse. La conversation finie, elle
entendit que la personne qui avait parlé au prince sortait de la
caverne, et peu après il ronfla comme un cochon. Aussitôt elle se leva,
voulant voir s'il était aisé d'ôter la pierre qui fermait l'entrée de la
grotte, mais elle ne put la remuer. Comme elle revenait, doucement et
sans aucune lumière, elle sentit quelque chose sous ses pieds, elle
s'aperçut que c'était la peau d'un sanglier; elle la prit et la cacha,
puis elle attendit l'événement de cette affaire sans rien dire.

L'aurore paraissait à peine lorsque Marcassin se leva, elle entendit
qu'il cherchait de tous côtés; pendant qu'il s'inquiétait, le jour vint;
elle le vit si extraordinairement beau et bien fait, que jamais surprise
n'a été plus grande ni plus agréable que la sienne.

«Ah! s'écria-t-elle, ne me faites plus un mystère de mon bonheur, je le
connais et j'en suis pénétrée, mon cher prince! par quelle bonne fortune
êtes-vous devenu le plus aimable de tous les hommes?»

Il fut d'abord surpris d'être découvert; mais se remettant ensuite:

«Je vais, lui dit-il, vous en rendre compte, ma chère Marthesie, et vous
apprendre en même temps que c'est à vous que je dois cette charmante
métamorphose.

«Sachez que la reine ma mère dormait un jour à l'ombre de quelques
arbres, lorsque trois fées passèrent en l'air; elles la reconnurent,
elles s'arrêtèrent. L'aînée la doua d'être mère d'un fils spirituel et
bien fait. La seconde renchérit sur ce don, elle ajouta en ma faveur
mille qualités avantageuses. La cadette lui dit en éclatant de rire: «Il
faut un peu diversifier la matière, le printemps serait moins agréable
s'il n'était précédé par l'hiver: afin que le prince que vous souhaitez
charmant, le paraisse davantage, je le doue d'être Marcassin, jusqu'à ce
qu'il ait épousé trois femmes, et que la troisième trouve sa peau de
sanglier.» À ces mots les trois fées disparurent. La reine avait entendu
les deux premières très distinctement; à l'égard de celle qui me faisait
du mal, elle riait si fort qu'elle n'y put rien comprendre.

«Je ne sais moi-même tout ce que je viens de vous raconter que du jour
de notre mariage; comme j'allais vous chercher, tout occupé de ma
passion, je m'arrêtai pour boire à un ruisseau qui coule proche de ma
grotte: soit qu'il fût plus clair qu'à l'ordinaire, ou que je m'y
regardasse avec plus d'attention, par rapport au désir que j'avais de
vous plaire, je me trouvai si épouvantable, que les larmes m'en vinrent
aux yeux. Sans hyperbole, j'en versai assez pour grossir le cours du
ruisseau, et me parlant à moi-même, je me disais qu'il n'était pas
possible que je pusse vous plaire!

«Tout découragé de cette pensée, je pris la résolution de ne pas aller
plus loin. «Je ne puis être heureux, disais-je, si je ne suis aimé, et
je ne puis être aimé d'aucune personne raisonnable.» Je marmottais ces
paroles, quand j'aperçus une dame qui s'approcha de moi avec une
hardiesse qui me surprit, car j'ai l'air terrible pour ceux qui ne me
connaissent point. «Marcassin, me dit-elle, le temps de ton bonheur
s'approche si tu épouses Marthesie, et qu'elle puisse t'aimer fait comme
tu es; assure-toi qu'avant qu'il soit peu tu seras démarcassinné. Dès la
nuit même de tes noces, tu quitteras cette peau qui te déplaît si fort,
mais reprends-la avant le jour, et n'en parle point à ta femme; sois
soigneux d'empêcher qu'elle ne s'en aperçoive, jusqu'au temps où cette
grande affaire se découvrira.»

«Elle m'apprit, continua-t-il, tout ce que je vous ai déjà raconté de la
reine ma mère: je lui fis de très humbles remerciements pour les bonnes
nouvelles qu'elle me donnait; j'allai vous trouver avec une joie mêlée
d'espérance que je n'avais point encore ressentie. Et lorsque je fus
assez heureux pour recevoir des marques de votre amitié, ma satisfaction
augmenta de toute manière, et mon impatience était violente de pouvoir
partager mon secret avec vous. La fée, qui ne l'ignorait pas, me venait
menacer la nuit des plus grandes disgrâces si je ne savais me taire.
«Ah! lui disais-je, madame, vous n'avez sans doute jamais aimé, puisque
vous m'obligez à cacher une chose si agréable à la personne du monde que
j'aime le plus?» Elle riait de ma peine, et me défendait de m'affliger,
parce que tout me devenait favorable. Cependant, ajouta-t-il, rendez-moi
ma peau de sanglier, il faut bien que je la remette, de peur d'irriter
les fées.

--Quel que vous puissiez devenir, mon cher prince, lui dit Marthesie, je
ne changerai jamais pour vous; il me demeurera toujours une idée
charmante de votre métamorphose.

--Je me flatte, dit-il, que les fées ne voudront pas nous faire souffrir
longtemps; elles prennent soin de nous; ce lit qui vous paraît de
mousse, est d'excellent duvet et de laine fine: ce sont elles qui
mettaient à l'entrée de la grotte tous les beaux fruits que vous avez
mangés.»

Marthesie ne se lassait point de remercier les fées de tant de grâces.

Pendant qu'elle leur adressait ses compliments, Marcassin faisait les
derniers efforts pour remettre la peau de sanglier; mais elle était
devenue si petite, qu'il n'y avait pas de quoi couvrir une de ses
jambes. Il la tirait en long, en large, avec les dents et les mains,
rien n'y faisait. Il était bien triste et déplorait son malheur; car il
craignait, avec raison, que la fée qui l'avait si bien marcassiné ne
vînt la lui remettre pour longtemps.

«Hélas! ma chère Marthesie, disait-il, pourquoi avez-vous caché cette
fatale peau? C'est peut-être pour nous en punir que je ne puis m'en
servir comme je faisais. Si les fées sont en colère, comment les
apaiserons-nous?»

Marthesie pleurait de son côté; c'était là un sujet d'affliction bien
singulier de pleurer, parce qu'il ne pouvait plus devenir Marcassin.

Dans ce moment la grotte trembla, puis la voûte s'ouvrit; ils virent
tomber six quenouilles chargées de soie, trois blanches et trois noires,
qui dansaient ensemble. Une voix sortit d'entre elles, qui dit:

«Si Marcassin et Marthesie devinent ce que signifient ces quenouilles
blanches et noires, ils seront heureux.»

Le prince rêva un peu, et dit ensuite:

«Je devine que les trois quenouilles blanches, signifient les trois fées
qui m'ont doué à ma naissance.

--Et pour moi, s'écria Marthesie, je devine que ces trois noires
signifient mes deux soeurs et Coridon.»

En même temps les fées parurent à la place des quenouilles blanches.
Ismène, Zélonide et Coridon parurent aussi. Rien n'a jamais été si
effrayant que ce retour de l'autre monde.

«Nous ne venons pas de si loin que vous le pensez, dirent-ils à
Marthesie; les prudentes fées ont eu la bonté de nous secourir. Et dans
le temps que vous pleuriez notre mort, elles nous conduisaient dans un
bateau où rien n'a manqué à nos plaisirs, que celui de vous voir avec
nous.

--Quoi! dit Marcassin, je n'ai pas vu Ismène et son amant sans vie, et
ce n'est pas de ma main que Zélonide a perdu la sienne?

--Non, dirent les fées, vos yeux fascinés ont été la dupe de nos soins:
tous les jours ces sortes d'aventures arrivent. Tel croit avoir sa femme
au bal, quand elle est endormie dans son lit: tel croit avoir une belle
maîtresse, qui n'a qu'une guenuche; et tel autre croit avoir tué son
ennemi, qui se porte bien dans un autre pays.

--Vous m'allez jeter dans d'étranges doutes, dit le prince Marcassin; il
semble, à vous entendre, qu'il ne faut pas même croire ce qu'on voit.

--La règle n'est pas toujours générale, répliquèrent les fées: mais il
est indubitable que l'on doit suspendre son jugement sur bien des
choses, et penser qu'il peut entrer quelque dose de féerie dans ce qui
nous paraît de plus certain.»

Le prince et sa femme remercièrent les fées de l'instruction qu'elles
venaient de leur donner, et de la vie qu'elles avaient conservée à des
personnes qui leur étaient si chères:

«Mais, ajouta Marthesie, en se jetant à leurs pieds, ne puis-je espérer
que vous ne ferez plus reprendre cette vilaine peau de sanglier à mon
fidèle Marcassin?

--Nous venons vous en assurer, dirent-elles, car il est temps de
retourner à la cour.»

Aussitôt la grotte prit la figure d'une superbe tente, où le prince
trouva plusieurs valets de chambre qui l'habillèrent magnifiquement.
Marthesie trouva de son côté des dames d'atour, et une toilette d'un
travail exquis, où rien ne manquait pour la coiffer et pour la parer;
ensuite le dîner fut servi comme un repas ordonné par les fées. C'est en
dire assez.

Jamais joie n'a été plus parfaite; tout ce que Marcassin avait souffert
de peine, n'égalait point le plaisir de se voir non seulement homme,
mais un homme infiniment aimable. Après que l'on fut sorti de table,
plusieurs carrosses magnifiques, attelés des plus beaux chevaux du
monde, vinrent à toute bride. Ils y montèrent avec le reste de la petite
troupe. Des gardes à cheval marchaient devant et derrière les carrosses.
C'est ainsi que Marcassin se rendit au palais.

On ne savait à la cour d'où venait ce pompeux équipage, et l'on savait
encore moins qui était dedans, lorsqu'un héraut le publia à haute voix,
au son des trompettes et des timbales: tout le peuple ravi accourut pour
voir son prince. Tout le monde en demeura charmé, et personne ne voulut
douter de la vérité d'une aventure qui paraissait pourtant bien
douteuse.

Ces nouvelles étant parvenues au roi et à la reine, ils descendirent
promptement jusque dans la cour. Le prince Marcassin ressemblait si fort
à son père, qu'il aurait été difficile de s'y méprendre. On ne s'y
méprit pas: aussi jamais allégresse n'a été plus universelle. Au bout de
quelques mois elle augmenta encore par la naissance d'un fils, qui
n'avait rien du tout de la figure ni de l'humeur marcassine.

      Le plus grand effort de courage,
      Lorsque l'on est bien amoureux,
      Est de pouvoir cacher à l'objet de ses voeux
      Ce qu'à dissimuler le devoir nous engage:
      Marcassin sut par là mériter l'avantage
      De rentrer triomphant dans une auguste cour.
      Qu'on blâme, j'y consens, sa trop faible tendresse,
      Il vaut mieux manquer à l'amour,
      Que de manquer à la sagesse.




La Princesse Belle-Étoile


Il était une fois une princesse à laquelle il ne restait plus rien de
ses grandeurs passées que son dais et son cadenas; l'un était de
velours, en broderies de perles, et l'autre d'or, enrichi de diamants.
Elle les garda tant qu'elle put; mais l'extrême nécessité où elle se
trouvait réduite, l'obligeait de temps en temps à détacher une perle, un
diamant, une émeraude, et cela se vendait secrètement pour nourrir son
équipage. Elle était veuve, chargée de trois filles très jeunes et très
aimables. Elle comprit que si elle les élevait dans un air de grandeur
et de magnificence convenable à leur rang, elles se ressentiraient
davantage dans la suite de leurs disgrâces. Elle prit donc la résolution
de vendre le peu qui lui restait, et de s'en aller bien loin avec ses
trois filles s'établir dans quelque maison de campagne, où elles
feraient une dépense convenable à leur petite fortune. En passant dans
une forêt très dangereuse, elle fut volée, de sorte qu'il ne lui resta
presque plus rien. Cette pauvre princesse, plus chagrine de ce dernier
malheur que de tous ceux qui l'avaient précédé, connut bien qu'il
fallait gagner sa vie ou mourir de faim. Elle avait aimé autrefois la
bonne chère, et savait faire des sauces excellentes. Elle n'allait
jamais sans sa petite cuisine d'or, que l'on venait voir de bien loin.
Ce qu'elle avait fait pour se divertir, elle le fit alors pour
subsister. Elle s'arrêta proche d'une grande ville, dans une maison fort
jolie; elle y faisait des ragoûts merveilleux; l'on était friand dans ce
pays-là, de sorte que tout le monde accourait chez elle. L'on ne parlait
que de la bonne fricasseuse, à peine lui donnait-on le temps de
respirer. Cependant ses trois filles devenaient grandes; et leur beauté
n'aurait pas fait moins de bruit que les sauces de la princesse, si elle
ne les avait cachées dans une chambre, d'où elles sortaient très
rarement.

Un jour des plus beaux de l'année, il entra chez elle une petite
vieille, qui paraissait bien lasse; elle s'appuyait sur un bâton, son
corps était tout courbé, et son visage plein de rides.

«Je viens, dit-elle, afin que vous me fassiez un bon repas, car je veux,
avant que d'aller en l'autre monde, pouvoir m'en vanter en celui-ci.»

Elle prit une chaise de paille, se mit auprès du feu et dit à la
princesse de se hâter. Comme elle ne pouvait pas tout faire, elle appela
ses trois filles: l'aînée avait nom Roussette, la seconde Brunette, et
la dernière Blondine. Elle leur avait donné ces noms par rapport à la
couleur de leurs cheveux. Elles étaient vêtues en paysannes, avec des
corsets et des jupes de différentes couleurs. La cadette était la plus
belle et la plus douce. Leur mère commanda à l'une d'aller quérir de
petits pigeons dans la volière, à l'autre de tuer des poulets, à l'autre
de faire la pâtisserie. Enfin, en moins d'un moment, elles mirent devant
la vieille un couvert très propre, du linge fort blanc, de la vaisselle
de terre bien vernissée, et on la servit à plusieurs services. Le vin
était bon, la glace n'y manquait pas, les verres rincés à tous moments
par les plus belles mains du monde; tout cela donnait de l'appétit à la
vieille petite bonne femme. Si elle mangea bien, elle but encore mieux.
Elle se mit en pointe de vin; elle disait mille choses, où la princesse,
qui ne faisait pas semblant d'y prendre garde, trouvait beaucoup
d'esprit.

Le repas finit aussi gaiement qu'il avait commencé; la vieille se leva,
elle dit à la princesse:

«Ma grande amie, si j'avais de l'argent, je vous paierais, mais il y a
si longtemps que je suis ruinée; j'avais besoin de vous trouver pour
faire si bonne chère: tout ce que je puis vous promettre, c'est de vous
envoyer de meilleures pratiques que la mienne.»

La princesse se prit à sourire, et lui dit gracieusement:

«Allez, ma bonne mère, ne vous inquiétez point, je suis toujours assez
payée quand je fais quelque plaisir.

--Nous avons été ravies de vous servir, dit Blondine, et si vous vouliez
souper ici, nous ferions encore mieux.

--Oh! que l'on est heureux, s'écria la vieille, lorsqu'on est né avec un
coeur si bienfaisant! mais croyez-vous n'en pas recevoir la récompense?
Soyez certaines, continua-t-elle, que le premier souhait que vous ferez
sans songer à moi, sera accompli.»

En même temps elle disparut, et elles n'eurent pas lieu de douter que ce
ne fût une fée.

Cette aventure les étonna: elles n'en avaient jamais vu: elles étaient
peureuses; de sorte que pendant cinq ou six mois elles en parlèrent; et
sitôt qu'elles désiraient quelque chose, elles pensaient à elle. Rien ne
réussissait, dont elles étaient fortement en colère contre la fée. Mais
un jour que le roi allait à la chasse, il passa chez la bonne
fricasseuse, pour voir si elle était aussi habile qu'on disait; et comme
il approchait du jardin avec grand bruit, les trois soeurs qui
cueillaient des fraises l'entendirent.

«Ah! dit Roussette, si j'étais assez heureuse pour épouser monseigneur
l'amiral, je me vante que je ferais avec mon fuseau et ma quenouille
tant de fil, et de ce fil tant de toile, qu'il n'aurait plus besoin d'en
acheter pour les voiles de ses navires.

--Et moi, dit Brunette, si la fortune m'était assez favorable pour me
faire épouser le frère du roi, je me vante qu'avec mon aiguille, je lui
ferais tant de dentelles, qu'il en verrait son palais rempli.

--Et moi, ajouta Blondine, je me vante que si le roi m'épousait,
j'aurais, au bout de neuf mois, deux beaux garçons et une belle fille;
que leurs cheveux tomberaient par anneaux, répandant de fines pierres,
avec une brillante étoile sur le front, et le cou entouré d'une riche
chaîne d'or.»

Un des favoris du roi, qui s'était avancé pour avertir l'hôtesse de sa
venue, ayant entendu parler dans le jardin, s'arrêta sans faire aucun
bruit, et fut bien surpris de la conversation de ces trois belles
filles. Il alla promptement la redire au roi pour le réjouir; il en rit
en effet, et commanda qu'on les fît venir devant lui.

Elles parurent aussitôt d'un air et d'une grâce merveilleux. Elles
saluèrent le roi avec beaucoup de respect et de modestie; et lorsqu'il
demanda s'il était vrai qu'elles venaient de s'entretenir des époux
qu'elles désiraient, elles rougirent et baissèrent les yeux: il les
pressa encore davantage de l'avouer; elles en convinrent, et il s'écria
aussitôt:

«Certainement je ne sais quelle puissance agit sur moi, mais je ne
sortirai pas d'ici que je n'aie épousé la belle Blondine.

--Sire, dit le frère du roi, je vous demande permission de me marier
avec cette jolie brunette.

--Accordez-moi la même grâce, ajouta l'amiral, car la rousse me plaît
infiniment.»

Le roi, bien aise d'être imité par les plus grands de son royaume, leur
dit qu'il approuvait leur choix, et demanda à la mère si elle le voulait
bien. Elle répondit que c'était la plus grande joie qu'elle pût jamais
avoir. Le roi l'embrassa, le prince et l'amiral n'en firent pas moins.

Quand le roi fut prêt à dîner, on vit descendre par la cheminée une
table de sept couverts d'or, et tout ce qu'on peut imaginer de plus
délicat pour faire un bon repas. Cependant le roi hésitait à manger, il
craignait que l'on n'eût accommodé les viandes au sabbat; et cette
manière de servir par la cheminée lui était un peu suspecte.

Le buffet s'arrangea, l'on ne voyait que bassins et vases d'or, dont le
travail surpassait la matière. En même temps un essaim de mouches à miel
parut dans des ruches de cristal, et commença la plus charmante musique
qui se puisse imaginer. Toute la salle était pleine de frelons, de
mouches, de guêpes et de moucherons, et d'autres bestiolinettes de cette
espèce, qui servaient le roi avec une adresse surnaturelle. Trois ou
quatre mille bibets lui apportaient à boire, sans qu'un seul osât se
noyer dans le vin, ce qui est d'une modération et d'une discipline
étonnantes. La princesse et ses filles pénétraient assez que tout ce qui
se passait ne pouvait s'attribuer qu'à la petite vieille: elles
bénissaient l'heure où elles l'avaient connue.

Après le repas, qui fut si long que la nuit surprit la compagnie à
table, dont sa majesté ne laissa pas d'avoir un peu de honte, car il
semblait que dans cet hymen, Bacchus avait pris la place de Cupidon, le
roi se leva, et dit:

«Achevons la fête par où elle devait commencer.»

Il tira sa bague de son doigt, et la mit dans celui de Blondine, le
prince et l'amiral l'imitèrent. Les abeilles redoublèrent leurs chants.
L'on dansa, l'on se réjouit; et tous ceux qui avaient suivi le roi
vinrent saluer la reine et la princesse. Pour l'amirale, on ne lui
faisait pas tant de cérémonies, dont elle se désespérait, car elle était
l'aînée de Brunette et de Blondine, et se trouvait moins bien mariée.

Le roi envoya son grand écuyer apprendre à la reine sa mère ce qui
venait de se passer, et pour faire venir ses plus magnifiques chariots,
afin d'emmener la reine Blondine avec ses deux soeurs. La reine-mère
était la plus cruelle de toutes les femmes, et la plus emportée. Quand
elle sut que son fils s'était marié sans sa participation, et surtout à
une fille d'une naissance si obscure, et que le prince en avait fait
autant, elle entra dans une telle colère, qu'elle effraya toute la cour.
Elle demanda au grand écuyer quelle raison avait pu engager le roi à un
si indigne mariage? Il lui dit que c'était l'espérance d'avoir deux
garçons et une fille dans neuf mois, qui naîtraient avec de grands
cheveux bouclés, des étoiles sur la tête, et chacun une chaîne d'or au
cou, et que des choses si rares l'avaient charmé. La reine-mère sourit
dédaigneusement de la crédulité de son fils; elle dit là-dessus bien des
choses offensantes, qui marquaient assez sa fureur.

Les chariots étaient déjà arrivés à la petite maisonnette. Le roi convia
sa belle-mère à le suivre, et lui promit qu'elle serait regardée avec
toute sorte de distinction. Mais elle pensa aussitôt que la cour est une
mer toujours agitée.

«Sire, lui dit-elle, j'ai trop d'expérience des choses du monde pour
quitter le repos que je n'ai acquis qu'avec beaucoup de peine.

--Quoi! répliqua le roi, voulez-vous continuer à tenir hôtellerie?

--Non, dit-elle, vous me ferez quelque bien pour vivre.

--Souffrez au moins, ajouta-t-il, que je vous donne un équipage et des
officiers.

--Je vous en rends grâce, dit-elle; quand je suis seule, je n'ai point
d'ennemis qui me tourmentent; mais si j'avais des domestiques, je
craindrais d'en trouver en eux.»

Le roi admira l'esprit et la modération d'une femme qui pensait et qui
parlait comme un philosophe.

Pendant qu'il pressait sa belle-mère de venir avec lui, l'amirale Rousse
faisait cacher au fond de son chariot tous les beaux bassins et les
vases d'or du buffet, voulant en profiter sans rien laisser; mais la fée
qui voyait tout, bien que personne ne la vît, les changea en cruches de
terre. Lorsqu'elle fut arrivée, et qu'elle voulut les emporter dans son
cabinet, elle ne trouva rien qui en valût la peine.

Le roi et la reine embrassèrent tendrement la sage princesse, et
l'assurèrent qu'elle pourrait disposer à sa volonté de tout ce qu'ils
avaient. Ils quittèrent le séjour champêtre, et vinrent à la ville,
précédés des trompettes, des hautbois, des timbales et des tambours qui
se faisaient entendre bien loin. Les confidents de la reine-mère lui
avaient conseillé de cacher sa mauvaise humeur, parce que le roi s'en
offenserait, et que cela pourrait avoir des suites fâcheuses: elle se
contraignit donc, et ne fît paraître que de l'amitié à ses deux
belles-filles, leur donnant des pierreries et des louanges
indifféremment sur tout ce qu'elles faisaient bien ou mal.

La reine Blondine et la princesse Brunette étaient étroitement unies;
mais à l'égard de l'amirale Rousse, elle les haïssait mortellement.

«Voyez, disait-elle, la bonne fortune de mes deux soeurs: l'une est
reine, l'autre princesse du sang, leurs maris les adorent; et moi, qui
suis l'aînée, qui me trouve cent fois plus belle qu'elles, je n'ai qu'un
amiral pour époux, dont je ne suis point chérie comme je devrais
l'être.»

La jalousie qu'elle avait contre ses soeurs, la rangea du parti de la
reine-mère; car l'on savait bien que la tendresse qu'elle témoignait à
ses belles-filles n'était qu'une feinte, et qu'elle trouverait avec
plaisir l'occasion de leur faire du mal.

La reine et la princesse devinrent grosses, et par malheur une grande
guerre étant survenue, il fallut que le roi partît pour se mettre à la
tête de son armée. La jeune reine et la princesse étant obligées de
rester sous le pouvoir de la reine-mère, la prièrent de trouver bon
qu'elles retournassent chez leur mère, afin de se consoler avec elle
d'une si cruelle absence. Le roi n'y put consentir. Il conjura sa femme
de rester au palais, il l'assura que sa mère en userait bien. En effet,
il la pria avec la dernière instance d'aimer sa belle-fille, et d'en
avoir soin. Il ajouta qu'elle ne pouvait l'obliger plus sensiblement,
qu'il espérait lui avoir de beaux enfants, et qu'il en attendait les
nouvelles avec beaucoup d'inquiétude. Cette méchante reine, ravie de ce
que son fils lui confiait sa femme, lui promit de ne songer qu'à sa
conservation, et l'assura qu'il pouvait partir avec un entier repos
d'esprit. Ainsi il s'en alla dans une si forte envie de revenir bientôt,
qu'il hasardait ses troupes en toutes rencontres; et son bonheur faisait
non seulement que sa témérité lui réussissait toujours, mais encore
qu'il avançait fort ses affaires. La reine accoucha avant son retour. La
princesse sa soeur eut le même jour un beau garçon, elle mourut
aussitôt.

L'amirale Rousse était fort occupée des moyens de nuire à la jeune
reine. Quand elle lui vit des enfants si jolis, et qu'elle n'en avait
point, sa fureur augmenta; elle prit la résolution de parler promptement
à la reine-mère, car il n'y avait pas de temps à perdre.

«Madame, lui dit-elle, je suis si touchée de l'honneur que votre majesté
m'a fait en me donnant quelque part dans ses bonnes grâces, que je me
dépouille volontiers de mes propres intérêts pour ménager les vôtres; je
comprends tous les déplaisirs dont vous êtes accablée depuis les
indignes mariages du roi et du prince. Voilà quatre enfants qui vont
éterniser la faute qu'ils ont commise: notre pauvre mère est une pauvre
villageoise qui n'avait pas de pain quand elle s'est avisée de devenir
fricasseuse; croyez-moi, madame, faisons une fricassée aussi de tous ces
petits marmots, et les ôtons du monde avant qu'ils vous fassent rougir.

--Ah! ma chère amirale, dit la reine en l'embrassant, que je t'aime
d'être si équitable, et de partager, comme tu fais, mes justes
déplaisirs! J'avais déjà résolu d'exécuter ce que tu me proposes, il n'y
a que la manière qui m'embarrasse.

--Que cela ne vous fasse point de peine, reprit la Rousse, ma doguine
vient de faire deux chiens et une chienne; ils ont chacun une étoile sur
le front, avec une marque autour du cou, qui fait une espèce de chaîne.
Il faut faire accroire à la reine qu'elle est accouchée de toutes ces
petites bêtes, et prendre les deux fils, la fille et le fils de la
princesse, que l'on fera mourir.

--Ton dessein me plaît infiniment, s'écria-t-elle, j'ai déjà donné des
ordres là-dessus à Feintise, sa dame d'honneur, de sorte qu'il faut
avoir les petits chiens.

--Les voilà, dit l'amirale, je les ai apportés.»

Aussitôt elle ouvrit une grande bourse qu'elle avait toujours à son
côté, elle en tira trois doguines bêtes, que la reine et elle
emmaillotèrent comme les enfants de la reine auraient dû être, et tout
ornées de dentelles et de langes brochés d'or. Elles les arrangèrent
dans une corbeille couverte, puis cette méchante reine, suivie de la
rousse, se rendit auprès de la reine.

«Je viens vous remercier, lui dit-elle, des beaux héritiers que vous
donnez à mon fils, voilà des têtes bien faites pour porter une couronne.
Je ne m'étonne pas si vous promettiez à votre mari deux fils et une
fille avec des étoiles sur le front, de longs cheveux, et des chaînes
d'or au cou. Tenez, nourrissez-les, car il n'y a point de femme qui
veuille donner à téter à des chiens.»

La pauvre reine, qui était accablée du mal qu'elle avait souffert, pensa
mourir de douleur quand elle aperçut ces trois chiennes de bêtes, et
qu'elle vit cette espèce de doguinerie qui faisait sur son lit un bruit
désespéré: elle se mit à pleurer amèrement, puis joignant ses mains:

«Hélas! madame, dit-elle, n'ajoutez point des reproches à mon
affliction, elle ne peut assurément être plus grande. Si les dieux
avaient permis ma mort avant que j'eusse reçu l'affront de me voir mère
de ces petits monstres, je me serais estimée trop heureuse: hélas! que
ferai-je? Le roi va me haïr autant qu'il m'a aimée.»

Les soupirs et les sanglots étouffèrent sa voix, elle n'eut plus de
force pour parler; et la reine-mère, continuant à lui dire des injures,
eut le plaisir de passer ainsi trois heures au chevet de son lit.

Elle s'en alla ensuite; et sa soeur, qui feignait de partager ses
déplaisirs, lui dit qu'elle n'était pas la première à qui semblable
malheur était arrivé; qu'on voyait bien que c'était là un tour de cette
vieille fée qui leur avait promis tant de merveilles; mais que comme il
serait peut-être dangereux pour elle de voir le roi, elle lui
conseillait de s'en aller chez leur pauvre mère avec ses trois enfants
de chien. La reine ne lui répondit que par ses larmes. Il fallait avoir
le coeur bien dur, pour n'être pas touché de l'état où elles la
réduisaient! Elle donna à téter à ces vilains chiens, croyant en être la
mère.

La reine commanda à Feintise de prendre les enfants de la reine avec le
fils de la princesse, de les étrangler et de les enterrer si bien, qu'on
n'en sût jamais rien. Comme elle était sur le point d'exécuter cet
ordre, et qu'elle tenait déjà le cordeau fatal, elle jeta les yeux sur
eux, et les trouva si merveilleusement beaux, et vit qu'ils marquaient
tant de choses extraordinaires par les étoiles qui brillaient à leur
front, qu'elle n'osa porter ses criminelles mains sur un sang si
auguste.

Elle fit amener une chaloupe au bord de la mer, elle y mit les quatre
enfants dans un même berceau et quelques chaînes de pierreries, afin que
si la fortune les conduisait entre les mains d'une personne assez
charitable pour les vouloir nourrir, elle en trouvât aussitôt sa
récompense.

La chaloupe poussée par un grand vent s'éloigna si vite du rivage, que
Feintise la perdit de vue; mais en même temps les vagues s'enflèrent, et
le soleil se cacha, les nues se fondirent en eau, mille éclats de
tonnerre faisaient retentir tous les environs. Elle ne douta point que
la petite barque ne fût submergée; et elle ressentit de la joie de ce
que ces pauvres innocents étaient péris, car elle aurait toujours
appréhendé quelque événement extraordinaire en leur faveur.

Le roi, sans cesse occupé de sa chère épouse et de l'état où il l'avait
laissée, ayant une trêve pour peu de temps, revint en poste: il arriva
douze heures après qu'elle fut accouchée. Quand la reine-mère le sut,
elle alla au-devant de lui avec un air composé de douleur; elle le tint
longtemps serré entre ses bras, lui mouillant le visage de larmes; il
semblait que sa douleur l'empêchait de parler. Le roi, tout tremblant,
n'osait demander ce qui était arrivé, car il ne doutait pas que ce ne
fussent de fort grands malheurs. Enfin elle fit un effort pour lui
raconter que sa femme était accouchée de trois chiens: aussitôt Feintise
les présenta, et l'amirale toute en pleurs se jetant aux pieds du roi,
le supplia de ne point faire mourir la reine, et de se contenter de la
renvoyer chez sa mère, qu'elle y était déjà résolue, et qu'elle
recevrait ce traitement comme une grande grâce.

Le roi était si éperdu, qu'il pouvait à peine respirer: il regardait les
doguins, et remarquait avec surprise cette étoile qu'ils avaient au
milieu du front, et la couleur différente qui faisait le tour de leur
cou. Il se laissa tomber sur un fauteuil, roulant dans son esprit mille
pensées, et ne pouvant prendre une résolution fixe; mais la reine-mère
le pressa si fort, qu'il prononça l'exil de l'innocente reine. Aussitôt
on la mit dans une litière avec ses trois chiens; et sans avoir aucuns
égards pour elle, on la conduisit chez sa mère, où elle arriva presque
morte.

Les dieux avaient regardé d'un oeil de pitié la barque où les trois
princes étaient avec la princesse. La fée qui les protégeait fit tomber,
au lieu de pluie, du lait dans leurs petites bouches; ils ne souffrirent
point de cet orage épouvantable qui s'était élevé si promptement. Enfin
ils voguèrent sept jours et sept nuits; ils étaient en pleine mer aussi
tranquilles que sur un canal, lorsqu'ils furent rencontrés par un
vaisseau corsaire. Le capitaine ayant été frappé, quoique d'assez loin,
du brillant éclat des étoiles qu'ils avaient sur le front, aborda la
chaloupe, persuadé qu'elle était pleine de pierreries. Il y en trouva en
effet; et ce qui le toucha davantage, ce fut la beauté des quatre
merveilleux enfants. Le désir de les conserver l'engagea à retourner
chez lui pour les donner à sa femme qui n'en avait point, et qui en
souhaitait depuis longtemps.

Elle s'inquiéta fort de le voir revenir si promptement, car il allait
faire un voyage de long cours; mais elle fut transportée de joie quand
il remit entre ses mains un trésor si considérable; ils admirèrent
ensemble la merveille des étoiles, la chaîne d'or qui ne pouvait s'ôter
de leur cou, et leurs longs cheveux. Ce fut bien autre chose lorsque
cette femme les peigna, car il en tombait à tous moments des perles, des
rubis, des diamants, des émeraudes de différentes grandeurs et toutes
parfaites: elle en parla à son mari, qui ne s'en étonna pas moins
qu'elle.

«Je suis bien las, lui dit-il, du métier de corsaire; si les cheveux de
ces petits enfants continuent à nous donner des trésors, je ne veux plus
courir les mers, et mon bien sera aussi considérable que celui de nos
plus grands capitaines.»

La femme du corsaire, qui se nommait Corsine, fut ravie de la résolution
de son mari, elle en aima davantage ces quatre enfants; elle nomme la
princesse, Belle-Étoile; son frère aîné, Petit-Soleil, le second,
Heureux, et le fils aîné de la princesse, Chéri. Il était si fort
au-dessus des deux autres pour sa beauté, qu'encore qu'il n'eût ni
étoile, ni chaîne, Corsine l'aimait plus que les autres.

Comme elle ne pouvait les élever sans le secours de quelque nourrice,
elle pria son mari, qui aimait beaucoup la chasse, de lui attraper des
faons tout petits; il en trouva le moyen, car la forêt où ils
demeuraient était fort spacieuse. Corsine les ayant, elle les exposa du
côté du vent; les biches, qui les sentirent, accoururent pour leur
donner à téter. Corsine les cacha, et mit à la place les enfants, qui
s'accommodèrent à merveille du lait de biche. Tous les jours deux fois
elles venaient quatre de compagnie jusque chez Corsine, chercher les
princes et la princesse, qu'elles prenaient pour les faons.

C'est ainsi que se passa la tendre jeunesse des princes: le corsaire et
sa femme les aimaient si passionnément qu'ils leur donnaient tous leurs
soins. Cet homme avait été bien élevé: c'était moins par inclination que
par bizarrerie de la fortune qu'il était devenu corsaire. Il avait
épousé Corsine chez une princesse où son esprit s'était heureusement
cultivé; elle savait vivre, et quoiqu'elle se trouvât dans une espèce de
désert, où ils ne subsistaient que des larcins qu'il faisait dans ses
courses, elle n'avait point encore oublié l'usage du monde; ils avaient
la dernière joie de n'être plus en obligation de s'exposer à tous les
périls attachés au métier de corsaire, ils devenaient assez riches sans
cela. De trois en trois jours, il tombait, comme je l'ai déjà dit, des
cheveux de la princesse et de ses frères, des pierreries considérables,
que Corsine allait vendre à la ville la plus proche, et elle en
rapportait mille gentillesses pour ses quatre marmots.

Quand ils furent sortis de la première enfance, le corsaire s'appliqua
sérieusement à cultiver le beau naturel dont le ciel les avait doués; et
comme il ne doutait point qu'il n'y eût de grands mystères cachés dans
leur naissance et dans la rencontre qu'il en avait faite, il voulut
reconnaître par leur éducation ce présent des dieux; de sorte qu'après
avoir rendu sa maison plus logeable, il attira chez lui des personnes de
mérite, qui leur apprirent diverses sciences avec une facilité qui
surprenait tous ces grands maîtres.

Le corsaire et sa femme n'avaient jamais dit l'aventure des quatre
enfants. Ils passaient pour être les leurs, quoiqu'ils marquassent, par
toutes leurs actions, qu'ils sortaient d'un sang plus illustre. Ils
étaient très unis entre eux; il s'y trouvait du naturel et de la
politesse, mais le prince Chéri avait pour la princesse Belle-Étoile des
sentiments plus empressés et plus vifs que les deux autres; dès qu'elle
souhaitait quelque chose, il tentait jusqu'à l'impossible pour la
satisfaire; il ne la quittait presque jamais; lorsqu'elle allait à la
chasse, il l'accompagnait; quand elle n'y allait point, il trouvait
toujours des excuses pour se défendre de sortir. Petit-Soleil et
Heureux, qui étaient frères, lui parlaient avec moins de tendresse et de
respect. Elle remarqua cette différence, elle en tint compte à Chéri, et
elle l'aima plus que les autres.

À mesure qu'ils avançaient en âge, leur mutuelle tendresse augmentait;
ils n'en eurent d'abord que du plaisir.

«Mon tendre frère, lui disait Belle-Étoile, si mes désirs suffisaient
pour vous rendre heureux, vous seriez un des plus grands rois de la
terre.

--Hélas! ma soeur, répliquait-il, ne m'enviez pas le bonheur que je
goûte auprès de vous; je préférerais de passer une heure où vous êtes à
toute l'élévation que vous me souhaitez.»

Quand elle disait la même chose à ses frères, ils répondaient
naturellement qu'ils en seraient ravis; et pour les éprouver davantage,
elle ajoutait:

«Oui, je voudrais que vous remplissiez le premier trône du monde,
dussé-je ne vous voir jamais.»

Ils disaient aussitôt:

«Vous avez raison, ma soeur, l'un vaudrait bien mieux que l'autre.

--Vous consentiriez donc, répliquait-elle, à ne me plus voir?

--Sans doute, disaient-ils, il nous suffirait d'apprendre quelquefois de
vos nouvelles.»

Lorsqu'elle se trouvait seule, elle examinait ces différentes manières
d'aimer, et elle sentait son coeur disposé tout comme les leurs: car
encore que Petit-Soleil et Heureux lui fussent chers, elle ne souhaitait
point de rester avec eux toute sa vie; et à l'égard de Chéri, elle
fondait en larmes, quand elle pensait que leur père l'enverrait
peut-être écumer les mers, ou qu'il le mènerait à l'armée. C'est ainsi
que l'amour, masqué du nom spécieux d'un excellent naturel,
s'établissait dans ces jeunes coeurs. Mais à quatorze ans Belle-Étoile
commença de se reprocher l'injustice qu'elle croyait faire à ses frères,
de ne les pas aimer également. Elle s'imagina que les soins et les
caresses de Chéri en étaient la cause. Elle lui défendit de chercher
davantage les moyens de se faire aimer.

«Vous ne les avez que trop trouvés, lui disait-elle agréablement, et
vous êtes parvenu à me faire mettre une grande différence entre vous et
eux.»

Quelle joie ne ressentait-il pas lorsqu'elle lui parlait ainsi! Bien
loin de diminuer son empressement, elle l'augmentait: il lui faisait
chaque jour une galanterie nouvelle.

Ils ignoraient encore jusqu'où allait leur tendresse, et ils n'en
connaissaient point l'espèce, lorsqu'un jour on apporta à Belle-Étoile
plusieurs livres nouveaux: elle prit le premier qui tomba sous sa main;
c'était l'histoire de deux jeunes amants, dont la passion avait commencé
se croyant frère et soeur, ensuite ils avaient été reconnus par leurs
proches, et après des peines infinies ils s'étaient épousés. Comme Chéri
lisait parfaitement bien, qu'il entendait tout finement, et qu'il se
faisait entendre de même, elle le pria de lire auprès d'elle pendant
qu'elle achèverait un ouvrage de lacis qu'elle avait envie de finir.

Il lut cette aventure, et ce ne fut pas sans une grande inquiétude qu'il
y vit une peinture naïve de tous ses sentiments. Belle-Étoile n'était
pas moins surprise; il semblait que l'auteur avait lu tout ce qui se
passait dans son âme. Plus Chéri lisait, plus il était touché; plus la
princesse l'écoutait, plus elle était attendrie; quelque effort qu'elle
pût faire, ses yeux se remplirent de larmes, et son visage en était
couvert. Chéri se faisait de son côté une violence inutile; il
pâlissait, il changeait de couleur et de ton de voix: ils souffraient
l'un et l'autre tout ce que l'on peut souffrir.

«Ah, ma soeur, s'écria-t-il en la regardant tristement, et laissant
tomber son livre! ah, ma soeur, qu'Hippolyte fut heureux de n'être pas
le frère de Julie!

--Nous n'aurons pas une semblable satisfaction, répondit-elle. Hélas,
nous est-elle moins due!»

En achevant ces mots, elle connut qu'elle en avait trop dit, elle
demeura interdite; et si quelque chose put consoler le prince, ce fut
l'état où il la vit. Depuis ce moment ils tombèrent l'un et l'autre dans
une profonde tristesse, sans s'expliquer davantage: ils pénétraient une
partie de ce qui se passait dans leurs âmes; ils s'étudièrent pour
cacher à tout le monde un secret qu'ils auraient voulu ignorer
eux-mêmes, et duquel ils ne s'entretenaient point. Cependant il est si
naturel de se flatter, que la princesse ne laissait pas de compter pour
beaucoup que Chéri seul n'eût point d'étoile ni de chaîne au cou; car
pour les longs cheveux et le don de répandre des pierreries quand on les
peignait, il les avait comme ses cousins.

Les trois princes étant allés un jour à la chasse, Belle-Étoile
s'enferma dans un petit cabinet, qu'elle aimait parce qu'il était
sombre, et qu'elle y rêvait avec plus de liberté qu'ailleurs: elle ne
faisait aucun bruit. Ce cabinet n'était séparé de la chambre de Corsine
que par une cloison, et cette femme la croyait à la promenade; elle
l'entendit qui disait au corsaire:

«Voilà Belle-Étoile en âge d'être mariée: si nous savions qui elle est,
nous tâcherions de l'établir d'une manière convenable à son rang; ou si
nous pouvions croire que ceux qui passent pour ses frères ne le sont
pas, nous lui en donnerions un, car que peut-elle jamais trouver d'aussi
parfait qu'eux?

--Lorsque je les rencontrai, dit le corsaire, je ne vis rien qui pût
m'instruire de leur naissance; les pierreries qui étaient attachées sur
leur berceau, faisaient connaître que ces enfants appartenaient à des
personnes riches; ce qu'il y aurait de singulier, c'est qu'ils fussent
tous jumeaux: car ils paraissaient de même âge, et il n'est pas
ordinaire qu'on en ait quatre.

--Je soupçonne aussi, dit Corsine, que Chéri n'est pas leur frère, il
n'a ni étoile ni chaîne au cou.

--Il est vrai, répliqua son mari; mais les diamants tombent de ses
cheveux comme de ceux des autres, et après toutes les richesses que nous
avons amassées par le moyen de ces chers enfants, il ne me reste plus
rien à souhaiter que de découvrir leur origine.

--Il faut laisser agir les dieux, dit Corsine, ils nous les ont donnés,
et sans doute quand il en sera temps ils développeront ce qui nous est
caché.»

Belle-Étoile écoutait attentivement cette conversation. L'on ne peut
exprimer la joie qu'elle eut de pouvoir espérer qu'elle sortait d'un
sang illustre; car encore qu'elle n'eût jamais manqué de respect pour
ceux dont elle croyait tenir le jour, elle n'avait pas laissé de
ressentir de la peine d'être fille d'un corsaire. Mais ce qui flattait
davantage son imagination, c'était de penser que Chéri n'était peut-être
point son frère: elle brûlait d'impatience de l'entretenir, et de leur
dire à tous une aventure si extraordinaire.

Elle monta sur un cheval isabelle, dont les crins noirs étaient
rattachés avec des boucles de diamants, car elle n'avait qu'à se peigner
une seule fois pour en garnir tout un équipage de chasse: sa housse de
velours vert était chamarrée de diamants et brodée de rubis; elle monta
promptement à cheval, et fut dans la forêt chercher ses frères. Le bruit
des cors et des chiens lui fit assez entendre où ils étaient: elle les
joignit au bout d'un moment. À sa vue, Chéri se détacha et vint
au-devant d'elle plus vite que les autres.

Quelle agréable surprise, lui cria-t-il, Belle-Étoile! Vous venez enfin
à la chasse, vous que l'on ne peut distraire pour un moment des plaisirs
que vous donnent la musique et les sciences que vous apprenez?

--J'ai tant de choses à vous dire, répliqua-t-elle, que voulant être en
particulier, je suis venue vous chercher.

Hélas! ma soeur, dit-il en soupirant, que me voulez-vous aujourd'hui? Il
semble qu'il y a longtemps que vous ne me voulez plus rien.»

Elle rougit, puis baissant les yeux, elle demeura sur son cheval, triste
et rêveuse, sans lui répondre.

Enfin ses deux frères arrivèrent: elle se réveilla à leur vue comme d'un
profond sommeil, et sauta à terre marchant la première: ils la suivirent
tous; et quand elle fut au milieu d'une petite pelouse ombragée
d'arbres:

«Mettons-nous ici, leur dit-elle, et apprenez ce que je viens
d'entendre.»

Elle leur raconta exactement la conversation du corsaire avec sa femme,
et comme quoi ils n'étaient point leurs enfants. Il ne se peut rien
ajouter à la surprise des trois princes: ils agitèrent entre eux ce
qu'ils devaient faire. L'un voulait partir sans rien dire; l'autre ne
voulait point partir du tout, et l'autre voulait partir et le dire. Le
premier soutenait que c'était le moyen le plus sûr, parce que le gain
qu'ils faisaient en les peignant les obligerait de les retenir; l'autre
répondait qu'il aurait été bon de les quitter si l'on avait su un lieu
fixe où aller, et de quelle condition l'on était, mais que le titre
d'errants dans le monde n'était pas agréable; le dernier ajoutait qu'il
y aurait de l'ingratitude de les abandonner sans leur agrément; qu'il y
aurait de la stupidité de vouloir rester davantage avec eux au milieu
d'une forêt, où ils ne pourraient apprendre qui ils étaient, et que le
meilleur parti c'était de leur parler, et de les faire consentir à leur
éloignement. Ils goûtèrent tous cet avis. Aussitôt ils montèrent à
cheval pour venir trouver le corsaire et Corsine.

Le coeur de Chéri était flatté par tout ce que l'espérance peut offrir
de plus agréable pour consoler un amant affligé: son amour lui faisait
deviner une partie des choses futures: il ne se croyait plus le frère de
Belle-Étoile; sa passion contrainte prenant un peu l'essor, lui
permettait mille tendres idées qui le charmaient. Ils joignirent le
corsaire et Corsine avec un visage mêlé de joie et d'inquiétude.

«Nous ne venons pas, dit Petit-Soleil (car il portait la parole), pour
vous dénier l'amitié, la reconnaissance et le respect que nous vous
devons; bien que nous soyons informés de la manière que vous nous
trouvâtes sur la mer, et que vous n'êtes ni notre père ni notre mère, la
pitié avec laquelle vous nous avez sauvés, la noble éducation que vous
nous avez donnée, tant de soins et de bontés que vous avez eus pour
nous, sont des engagements si indispensables, que rien au monde ne peut
nous affranchir de votre dépendance. Nous venons donc vous renouveler
nos sincères remerciements; vous supplier de nous raconter un événement
si rare, et de nous conseiller, afin que nous conduisant par vos sages
avis, nous n'ayons rien à nous reprocher.»

Le corsaire et Corsine furent bien surpris qu'une chose qu'ils avaient
cachée avec tant de soin eût été découverte.

«On vous a trop bien informés, dirent-ils, et nous ne pouvons vous celer
que vous n'êtes point en effet nos enfants, et que la fortune seule vous
a fait tomber entre nos mains. Nous n'avons aucune lumière sur votre
naissance; mais les pierreries qui étaient dans votre berceau peuvent
marquer que vos parents sont ou grands seigneurs ou fort riches: au
reste, que pouvons-nous vous conseiller? Si vous consultez l'amitié que
nous avons pour vous, sans doute vous resterez avec nous, et vous
consolerez notre vieillesse par votre aimable compagnie; si le château
que nous avons bâti en ces lieux ne vous plaît pas, ou que le séjour de
cette solitude vous chagrine, nous irons où vous voudrez, pourvu que ce
ne soit point à la cour; une longue expérience nous en a dégoûtés, et
vous en dégoûterait peut-être, si vous étiez informés des agitations
continuelles, des feintes, de l'envie, des inégalités, des véritables
maux et des faux biens que l'on y trouve: nous vous en dirions
davantage, mais vous croiriez que nos conseils sont intéressés; ils le
sont aussi, mes enfants: nous désirons de vous arrêter dans cette
paisible retraite, quoique vous soyez maîtres de la quitter quand vous
le voudrez. Ne laissez pourtant pas de considérer que vous êtes au port,
et que vous allez sur une mer orageuse; que les peines y surpassent
presque toujours les plaisirs; que le cours de la vie est limité; qu'on
la quitte souvent au milieu de sa carrière; que les grandeurs du monde
sont de faux brillants dont on se laisse éblouir par une fatalité
étrange, et que le plus solide de tous les biens, c'est de savoir se
borner, jouir de sa tranquillité, et se rendre sage.»

Le corsaire n'aurait pas fini si tôt ses remontrances, s'il n'eût été
interrompu par le prince Heureux.

«Mon cher père, lui dit-il, nous avons trop d'envie de découvrir quelque
chose de notre naissance, pour nous ensevelir au fond d'un désert: la
morale que vous établissez est excellente, et je voudrais que nous
fussions capables de la suivre, mais je ne sais quelle fatalité nous
appelle ailleurs; permettez que nous remplissions le cours de notre
destinée, nous reviendrons vous revoir et vous rendre compte de toutes
nos aventures.»

À ces mots le corsaire et sa femme se prirent à pleurer. Les princes
s'attendrirent fort, particulièrement Belle-Étoile, qui avait un naturel
admirable, et qui n'aurait jamais pensé à quitter le désert, si elle
avait été sûre que Chéri fût toujours resté avec elle.

Cette résolution étant prise, ils ne songèrent plus qu'à faire leur
équipage pour s'embarquer; car ayant été trouvés sur la mer, ils avaient
quelque espérance qu'ils y recevraient des lumières de ce qu'ils
voulaient savoir. Ils firent entrer dans leur petit vaisseau un cheval
pour chacun d'eux; et après s'être peignés jusqu'à s'en écorcher pour
laisser plus de pierreries à Corsine, ils la prièrent de leur donner en
échange les chaînes de diamants qui étaient dans leur berceau. Elle alla
les quérir dans son cabinet, où elle les avait soigneusement gardées, et
elle les attacha toutes sur l'habit de Belle-Étoile qu'elle embrassait
sans cesse, lui mouillant le visage de ses larmes.

Jamais séparation n'a été si triste: le corsaire et sa femme en
pensèrent mourir: leur douleur ne provenait point d'une source
intéressée; car ils avaient amassé tant de trésors qu'ils n'en
souhaitaient plus. Petit-Soleil, Heureux, Chéri et Belle-Étoile
montèrent dans le vaisseau. Le corsaire l'avait fait faire très bon et
très magnifique: le mât était d'ébène et de cèdre; les cordages de soie
verte mêlée d'or; les voiles de drap d'or et vert, et les peintures
excellentes. Quand il commença à voguer, Cléopâtre avec son Antoine, et
même toute la chiourme de Vénus, auraient baissé le pavillon devant lui.
La princesse était assise sous un riche pavillon, vers la poupe, ses
deux frères et son cousin se tenaient près d'elle, plus brillants que
les astres, et leurs étoiles jetaient de longs rayons de lumière qui
éblouissaient. Ils résolurent d'aller au même endroit où le corsaire les
avait trouvés, et en effet ils s'y rendirent. Ils se préparèrent à faire
là un grand sacrifice aux dieux et aux fées, pour obtenir leur
protection, et qu'ils fussent conduits dans le lieu de leur naissance.
On prit une tourterelle pour l'immoler: la princesse pitoyable la trouva
si belle qu'elle lui sauva la vie; et pour la garantir de pareil
accident, elle la laissa aller.

«Pars, lui dit-elle, petit oiseau de Vénus; et si j'ai quelque jour
besoin de toi, n'oublie pas le bien que je te fais.»

La tourterelle s'envola: le sacrifice étant fini, ils commencèrent un
concert si charmant, qu'il semblait que toute la nature gardait un
profond silence pour les écouter: les flots de la mer ne s'élevaient
point; le vent ne soufflait pas; Zéphyre seul agitait les cheveux de la
princesse, et mettait son voile un peu en désordre. Dans le moment il
sortit de l'eau une Sirène qui chantait si bien que la princesse et ses
frères l'admirèrent. Après avoir dit quelques airs, elle se tourna vers
eux, et leur cria:

«Cessez de vous inquiéter; laissez aller votre vaisseau; descendez où il
s'arrêtera, et que tous ceux qui s'aiment continuent de s'aimer.»

Belle-Étoile et Chéri ressentirent une joie extraordinaire de ce que la
Sirène venait de dire. Ils ne doutèrent point que ce ne fût pour eux; et
se faisant un signe d'intelligence, leurs coeurs se parlèrent sans que
Petit-Soleil et Heureux s'en aperçussent. Le navire voguait au gré des
vents et de l'onde; leur navigation n'eut rien d'extraordinaire; le
temps était toujours beau, et la mer toujours calme. Ils ne laissèrent
pas de rester trois mois entiers dans leur voyage, pendant lesquels
l'amoureux prince Chéri s'entretenait souvent avec la princesse.

«Que j'ai de flatteuses espérances, lui dit-il un jour, charmante
Étoile! Je ne suis point votre frère; ce coeur qui reconnaît votre
pouvoir, et qui n'en reconnaîtra jamais d'autre, n'est pas né pour les
crimes: c'en serait un de vous aimer comme je fais, si vous étiez ma
soeur; mais la charitable Sirène qui nous est venue conseiller, m'a
confirmé ce que j'avais là-dessus dans l'esprit.

--Ah! mon frère, répliqua-t-elle, ne vous fiez point trop à une chose
qui est encore si obscure que nous ne pouvons la pénétrer! Quelle serait
notre destinée, si nous irritions les dieux par des sentiments qui
pourraient leur déplaire? La Sirène s'est si peu expliquée, qu'il faut
avoir bien envie de deviner pour nous appliquer ce qu'elle a dit.

--Vous vous en défendez, cruelle, dit le prince affligé, bien moins par
le respect que vous avez pour les dieux, que par aversion pour moi.»

Belle-Étoile ne lui répliqua rien; et levant les yeux au ciel, elle
poussa un profond soupir, qu'il ne put s'empêcher d'expliquer en sa
faveur.

Ils étaient dans la saison où les jours sont longs et brûlants: vers le
soir la princesse et ses frères montèrent sur le tillac pour voir
coucher le soleil dans le sein de l'onde; elle s'assit, les princes se
placèrent auprès d'elle; ils prirent des instruments et commencèrent
leur agréable concert. Cependant le vaisseau poussé par un vent frais
semblait voguer plus légèrement, et se hâtait de doubler un petit
promontoire qui cachait une partie de la plus belle ville du monde; mais
tout d'un coup elle se découvrit, son aspect étonna notre aimable
jeunesse: tous les palais en étaient de marbre, les couvertures dorées,
et le reste des maisons de porcelaines fort fines; plusieurs arbres
toujours verts mêlaient l'émail de leurs feuilles aux diverses couleurs
du marbre, de l'or et des porcelaines; de sorte qu'ils souhaitaient que
leur vaisseau entrât dans le port; mais ils doutaient d'y pouvoir
trouver place, tant il y en avait d'autres dont les mâts semblaient
composer une forêt flottante.

Leurs désirs furent accomplis, ils abordèrent, et le rivage en un moment
se trouva couvert du peuple, qui avait aperçu la magnificence du navire:
celui que les Argonautes avaient construit pour la conquête de la toison
ne brillait pas tant; les étoiles et la beauté des merveilleux enfants
ravissaient ceux qui les voyaient; l'on courut dire au roi cette
nouvelle: comme il ne pouvait la croire, et que la grande terrasse du
palais donnait jusqu'au bord de la mer, il s'y rendit promptement; il
vit que les princes Petit-Soleil et Chéri, tenant la princesse entre
leurs bras, la portèrent à terre, qu'ensuite l'on fit sortir leurs
chevaux, dont les riches harnais répondaient bien à tout le reste.
Petit-Soleil en montait un plus noir que du jais; celui d'Heureux était
gris; Chéri avait le sien blanc comme neige, et la princesse son
isabelle. Le roi les admirait tous quatre sur leurs chevaux qui
marchaient si fièrement qu'ils écartaient tous ceux qui voulaient
s'approcher.

Les princes ayant entendu que l'on disait «voilà le roi», levèrent les
yeux, et l'ayant vu d'un air plein de majesté, aussitôt ils lui firent
une profonde révérence, et passèrent doucement, tenant les yeux attachés
sur lui. De son côté, il les regardait, et n'était pas moins charmé de
l'incomparable beauté de la princesse que de la bonne mine des jeunes
princes. Il commanda à son écuyer de leur aller offrir sa protection, et
toutes les choses dont ils pourraient avoir besoin dans un pays où ils
étaient apparemment étrangers. Ils reçurent l'honneur que le roi leur
faisait avec beaucoup de respect et de reconnaissance, et lui dirent
qu'ils n'avaient besoin que d'une maison où ils pussent être en
particulier; qu'ils seraient bien aises qu'elle fût à une ou deux lieues
de la ville, parce qu'ils aimaient fort la promenade. Sur-le-champ le
premier écuyer leur en fît donner une des plus magnifiques où ils
logèrent commodément avec tout leur train.

Le roi avait l'esprit si rempli des quatre enfants qu'il venait de voir,
que sur-le-champ il alla dans la chambre de la reine sa mère lui dire la
merveille des étoiles qui brillaient sur leurs fronts, et tout ce qu'il
avait admiré en eux. Elle en fut tout interdite; elle lui demanda sans
aucune affectation quel âge ils pouvaient avoir; il répondit quinze ou
seize ans: elle ne témoigna point son inquiétude, mais elle craignait
terriblement que Feintise ne l'eût trahie. Cependant le roi se promenait
à grands pas, et disait:

«Qu'un père est heureux d'avoir des fils si parfaits et une fille si
belle! Pour moi, infortuné souverain, je suis père de trois chiens;
voilà d'illustres successeurs, et ma couronne est bien affermie!»

La reine-mère écoutait ces paroles avec une inquiétude mortelle. Les
étoiles brillantes, et l'âge à peu près de ces étrangers, avaient tant
de rapport à celui des princes et de leur soeur, qu'elle eut de grands
soupçons d'avoir été trompée par Feintise, et qu'au lieu de tuer les
enfants du roi, elle ne les eût sauvés. Comme elle se possédait
beaucoup, elle ne témoigna rien de ce qui se passait dans son âme; elle
ne voulut pas même envoyer ce jour-là s'informer de bien des choses
qu'elle avait envie de savoir; mais le lendemain elle commanda à son
secrétaire d'y aller, et que sous prétexte de donner des ordres dans la
maison pour leur commodité, il examinât tout, et s'ils avaient des
étoiles sur le front.

Le secrétaire partit assez matin; il arriva comme la princesse se
mettait à sa toilette: en ce temps-là l'on n'achetait point son teint
chez les marchands; qui était blanche restait blanche; qui était noire
ne devenait point blanche; de sorte qu'il la vit décoiffée. On la
peignait; ses cheveux blonds, plus fins que des filets d'or,
descendaient par boucles jusqu'à terre; il y avait plusieurs corbeilles
autour d'elle, afin que les pierreries qui tombaient de ses cheveux ne
fussent pas perdues; son étoile sur le front jetait des feux qu'on avait
peine à soutenir; et la chaîne d'or de son cou n'était pas moins
extraordinaire que les précieux diamants qui roulaient du haut de sa
tête. Le secrétaire avait bien de la peine à croire ce qu'il voyait;
mais la princesse ayant choisi la plus grosse perle, elle le pria de la
garder pour se souvenir d'elle; c'est la même que les rois d'Espagne
estiment tant sous le nom de   Peregrina, qui veut dire Pèlerine, parce
qu'elle vient d'une voyageuse.

Le secrétaire, confus d'une si grande libéralité, prit congé d'elle, et
salua les trois princes, avec lesquels il demeura longtemps pour être
informé d'une partie de ce qu'il désirait savoir. Il retourna en rendre
compte à la reine-mère, qui se confirma dans les soupçons qu'elle avait
déjà. Il lui dit que Chéri n'avait point d'étoile, mais qu'il tombait
des pierreries de ses cheveux comme de ceux de ses frères, et qu'à son
gré c'était le mieux fait; qu'ils venaient de fort loin; que leur père
et leur mère ne leur avaient donné qu'un certain temps, afin de voir les
pays étrangers. Cet article déroutait un peu la reine, et elle se
figurait quelquefois que ce n'était point les enfants du roi.

Elle flottait ainsi entre la crainte et l'espérance, quand le roi, qui
aimait fort la chasse, alla du côté de leur maison; le grand écuyer, qui
l'accompagnait, lui dit en passant que c'était là qu'il avait logé
Belle-Étoile et ses frères par son ordre.

«La reine m'a conseillé, repartit le roi, de ne les pas voir; elle
appréhende qu'ils viennent de quelque pays infecté de la peste, et
qu'ils n'en apportent le mauvais air.

--Cette jeune étrangère, repartit le premier écuyer, est en effet très
dangereuse; mais, Sire, je craindrais plus ses yeux que le mauvais air.

--En vérité, dit le roi, je le crois comme vous.»

Et poussant aussitôt son cheval, il entendit des instruments et des
voix; il s'arrêta proche d'un grand salon, dont les fenêtres étaient
ouvertes; et après avoir admiré la douceur de cette symphonie, il
s'avança.

Le bruit des chevaux obligea les princes à regarder; dès qu'ils virent
le roi, ils le saluèrent respectueusement, et se hâtèrent de sortir,
l'abordant avec un visage gai et tant de marques de soumission qu'ils
embrassaient ses genoux; la princesse lui baisait les mains comme s'ils
l'eussent reconnu pour être leur père. Il les caressa fort, et sentait
son coeur si ému qu'il n'en pouvait deviner la cause. Il leur dit qu'ils
ne manquassent pas de venir au palais, qu'il voulait les entretenir et
les présenter à sa mère. Ils le remercièrent de l'honneur qu'il leur
faisait, et lui dirent qu'aussitôt que leurs habits et leurs équipages
seraient achevés, ils ne manqueraient pas de lui faire leur cour.

Le roi les quitta pour achever la chasse qui était commencée; il leur en
envoya obligeamment la moitié, et porta l'autre à la reine sa mère.

«Quoi! lui dit-elle, est-il possible que vous ayez fait une si petite
chasse? Vous tuez ordinairement trois fois plus de gibier.

--Il est vrai, repartit le roi, mais j'en ai régalé les beaux étrangers;
je sens pour eux une inclination si parfaite, que j'en suis surpris
moi-même, et si vous aviez moins peur de l'air contagieux, je les aurais
déjà fait venir loger dans le palais.»

La reine-mère se fâcha beaucoup: elle l'accusait de manquer d'égards
pour elle, et lui fit des reproches de s'exposer si légèrement.

Dès qu'il l'eut quittée, elle envoya dire à Feintise de lui venir
parler; elle s'enferma avec elle dans son cabinet, et la prit d'une main
par les cheveux, lui portant un poignard sur la gorge:

«Malheureuse, dit-elle, je ne sais quel reste de bonté m'empêche de te
sacrifier à mon juste ressentiment: tu m'as trahie; tu n'as point tué
les quatre enfants que j'avais remis entre tes mains pour en être
défaite; avoue au moins ton crime, et peut-être que je te le
pardonnerai.»

Feintise, demi-morte de peur, se jeta à ses pieds, et lui dit comme la
chose s'était passée; qu'elle croyait impossible que les enfants fussent
encore en vie, parce qu'il s'était élevé une tempête si effroyable,
qu'elle avait pensé être accablée de la grêle; mais qu'enfin elle lui
demandait du temps, et qu'elle trouverait le moyen de la défaire d'eux
l'un après l'autre, sans que personne au monde pût l'en soupçonner.

La reine, qui ne voulait que leur mort, s'apaisa un peu; elle lui dit de
n'y perdre pas un moment; et en effet la vieille Feintise, qui se voyait
en grand péril, ne négligea rien de ce qui dépendait d'elle: elle épia
le temps que les trois princes étaient à la chasse, et portant sous son
bras une guitare, elle alla s'asseoir vis-à-vis des fenêtres de la
princesse, où elle chanta ces paroles:

      La beauté peut tout surmonter,
      Heureux qui sait en profiter!
      La beauté s'efface,
      L'âge de glace
      Vient en ternir toutes les fleurs.
      Qu'on a de douleurs
      Quand on repasse
      Les attraits que l'on a perdus!
      On se désespère,
      Et l'on prend pour plaire
      Des soins superflus.
      Jeunes coeurs, laissez-vous charmer;
      Dans le bel âge l'on doit aimer.
      La beauté s'efface,
      L'âge de glace
      Vient en ternir toutes les fleurs.
      Qu'on a de douleurs
      Quand on repasse
      Les attraits que l'on a perdus!
      On se désespère,
      Et l'on prend pour plaire
      Des soins superflus.

Belle-Étoile trouva ces paroles assez plaisantes; elle s'avança sur un
balcon pour voir celle qui les chantait; aussitôt qu'elle parut,
Feintise, qui s'était habillée fort proprement, lui fit une grande
révérence; la princesse la salua à son tour; et comme elle était gaie,
elle lui demanda si les paroles qu'elle venait d'entendre avaient été
faites pour elle.

«Oui, charmante personne, répliqua Feintise, elles sont pour moi; mais
afin qu'elles ne soient jamais pour vous, je viens vous donner un avis
dont vous ne devez pas manquer de profiter.

--Et quel est-il? dit Belle-Étoile.

--Dès que vous m'aurez permis de monter dans votre chambre,
ajouta-t-elle, vous le saurez.

--Vous y pouvez venir», repartit la princesse.

Aussitôt la vieille se présenta avec un certain air de cour que l'on ne
perd point quand on l'a une fois.

«Ma belle fille, dit Feintise, sans perdre un moment (car elle craignait
qu'on ne vînt l'interrompre), le ciel vous a faite tout aimable; vous
êtes douée d'une étoile brillante sur votre front, et l'on raconte bien
d'autres merveilles de vous; mais il vous manque encore une chose qui
vous est essentiellement nécessaire; si vous ne l'avez, je vous plains.

--Et que me manque-t-il? répliqua-t-elle.

--L'eau qui danse, ajouta notre maligne vieille: si j'en avais eu, vous
ne verriez pas un cheveu blanc sur ma tête, pas une ride sur mon front;
j'aurais les plus belles dents du monde, avec un air enfantin qui
charmerait. Hélas! j'ai su ce secret trop tard, mes attraits étaient
déjà effacés; profitez de mes malheurs, ma chère enfant, ce sera une
consolation pour moi, car je me sens pour vous des mouvements de
tendresse extraordinaires.

--Mais où prendrai-je cette eau qui danse? repartit Belle-Étoile.

--Elle est dans la forêt lumineuse, dit Feintise: vous avez trois
frères, est-ce que l'un d'eux ne vous aimera pas assez pour l'aller
quérir? Vraiment ils ne seraient guère tendres; enfin il n'y va pas de
moins que d'être belle cent ans après votre mort.

--Mes frères me chérissent, dit la princesse, il y en a un entre autres
qui ne me refusera rien. Certainement si cette eau fait tout ce que vous
dites, je vous donnerai une récompense proportionnée à son mérite.»

La perfide vieille se retira en diligence, ravie d'avoir si bien réussi;
elle dit à Belle-Étoile qu'elle serait soigneuse de la venir voir.

Les princes revinrent de la chasse, l'un apporta un marcassin, l'autre
un lièvre, et l'autre un cerf; tout fut mis aux pieds de leur soeur;
elle regarda cet hommage avec une espèce de dédain; elle était occupée
de l'avis de Feintise, elle en paraissait même inquiète, et Chéri, qui
n'avait point d'autre occupation que de l'étudier, ne fut pas un quart
d'heure, avec elle sans le remarquer.

«Qu'avez-vous, ma chère Étoile, lui dit-il, le pays où nous sommes n'est
peut-être pas à votre gré? Si cela est, partons-en tout à l'heure;
peut-être encore que notre équipage n'est pas assez grand, les meubles
assez beaux, la table assez délicate: parlez, de grâce, afin que j'aie
le plaisir de vous obéir le premier, et de vous faire obéir par les
autres.

--La confiance que vous me donnez de vous dire ce qui se passe dans mon
esprit, répliqua-t-elle, m'engage à vous déclarer que je ne saurais plus
vivre, si je n'ai l'eau qui danse; elle est dans la forêt lumineuse; je
n'aurai avec elle rien à craindre de la fureur des ans.

--Ne vous chagrinez point, mon aimable Étoile, ajouta-t-il, je vais
partir et je vous en apporterai, ou vous saurez par ma mort qu'il est
impossible d'en avoir.

--Non, dit-elle, j'aimerais mieux renoncer à tous les avantages de la
beauté; j'aimerais mieux être affreuse que de hasarder une vie si chère;
je vous conjure de ne plus penser à l'eau qui danse, et même, si j'ai
quelque pouvoir sur vous, je vous le défends.»

Le prince feignit de lui obéir; mais aussitôt qu'il la vit occupée, il
monta sur son cheval blanc, qui n'allait que par bonds et par
courbettes; il prit de l'argent et un riche habit; pour des diamants, il
n'en avait pas besoin, car ses cheveux lui en fournissaient assez, et
trois coups de peigne en faisaient tomber quelquefois pour un million. À
la vérité cela n'était pas toujours égal; l'on a même su que la
disposition de leur esprit et celle de leur santé réglaient assez
l'abondance des pierreries; il ne mena personne avec lui pour être plus
en liberté, et afin que si l'aventure était périlleuse, il pût se
hasarder sans essuyer les remontrances d'un domestique zélé et craintif.

Quand l'heure du souper fut venue, et que la princesse ne vit point
paraître son frère Chéri, l'inquiétude la saisit à tel point qu'elle ne
pouvait ni boire ni manger: elle donna des ordres pour le faire chercher
partout. Les deux princes, ne sachant rien de l'eau qui danse, lui
disaient qu'elle se tourmentait trop, qu'il ne pouvait être éloigné,
qu'elle savait qu'il s'abandonnait volontiers à de profondes rêveries,
et que sans doute il s'était arrêté dans la forêt. Elle prit donc un peu
de tranquillité jusqu'à minuit; mais alors elle perdit toute patience,
et dit en pleurant à ses frères que c'était elle qui était cause de
l'éloignement de Chéri, qu'elle lui avait témoigné un désir extrême
d'avoir l'eau qui danse de la forêt lumineuse, que sans doute il en
avait pris le chemin. À ces nouvelles ils résolurent d'envoyer après lui
plusieurs personnes, et elle les chargea de lui dire qu'elle le
conjurait de revenir.

Cependant la méchante Feintise était fort intriguée pour savoir l'effet
de son conseil, lorsqu'elle apprit que Chéri était déjà en campagne;
elle en eut une sensible joie, ne doutant pas qu'il ne fît plus de
diligence que ceux qui le suivaient, et qu'il ne lui en arrivât malheur;
elle courut au palais, toute fière de cette espérance; elle rendit
compte à la reine-mère de ce qui s'était passé.

«J'avoue, madame, lui dit-elle, que je ne puis douter que ce ne soient
les trois princes et leur soeur; ils ont des étoiles sur le front, des
chaînes, d'or au cou; leurs cheveux sont d'une beauté ravissante, il en
tombe à tous moments des pierreries; j'en ai vu à la princesse que
j'avais mises sur son berceau, dont elle se pare, quoiqu'elles ne
vaillent pas celles qui tombent de ses cheveux: de sorte qu'il m'est pas
permis de douter de leur retour, malgré les soins que je croyais avoir
pris pour l'empêcher; mais, madame, je vous en délivrerai; et comme
c'est le seul moyen qui me reste de réparer ma faute, je vous supplie
seulement de m'accorder du temps; voilà déjà un des princes qui est
parti pour aller chercher l'eau qui danse, il périra sans doute dans
cette entreprise; ainsi je leur prépare plusieurs occasions de se
perdre.

--Nous verrons, dit la reine, si le succès répondra à votre attente,
mais comptez que cela seul peut vous dérober à ma juste fureur.»

Feintise se retira plus alarmée que jamais, cherchant dans son esprit
tout ce qui pouvait les faire périr.

Le moyen qu'elle en avait trouvé à l'égard du prince Chéri, était un des
plus certains, car l'eau qui danse ne se puisait pas aisément; elle
avait fait tant de bruit par les malheurs qui étaient arrivés à ceux qui
la cherchaient, qu'il n'y avait personne qui n'en sût le chemin. Son
cheval blanc allait d'une vitesse surprenante; il le pressait sans
quartier, parce qu'il voulait revenir promptement auprès de
Belle-Étoile, et lui donner la satisfaction qu'elle se promettait de son
voyage. Il ne laissa pas de marcher huit nuits de suite sans se reposer
ailleurs que dans le bois, sous le premier arbre, sans manger autre
chose que les fruits qu'il trouvait sur son chemin, et sans laisser à
son cheval qu'à peine le temps de brouter l'herbe. Enfin au bout de ce
temps-là, il se trouva dans un pays dont l'air était si chaud, qu'il
commença de souffrir beaucoup: ce n'était pas que le soleil eût plus
d'ardeur; il ne savait à quoi en attribuer la cause, lorsque du haut
d'une montagne il aperçut la forêt lumineuse; tous les arbres brûlaient
sans se consumer, et jetaient des flammes en des lieux si éloignés, que
la campagne était aride et déserte: l'on entendait dans cette forêt
siffler les serpents et rugir les lions, ce qui étonna beaucoup le
prince; car il semblait qu'aucun animal, excepté la salamandre, ne
pouvait vivre dans cette espèce de fournaise.

Après avoir considéré une chose si épouvantable, il descendit, rêvant à
ce qu'il allait faire, et il se dit plus d'une fois qu'il était perdu.
Comme il approchait de ce grand feu, il mourait de soif; il trouva une
fontaine qui sortait de la montagne, et qui tombait dans un grand bassin
de marbre; il mit pied à terre, s'en approcha, et se baissait pour
puiser de l'eau dans un petit vase d'or qu'il avait apporté, afin d'y
mettre celle que la princesse souhaitait, quand il aperçut une
tourterelle qui se noyait dans cette fontaine; ses plumes étaient toutes
mouillées; elle n'avait plus de force, et coulait au fond du bassin.
Chéri en eut pitié, il la sauva; il la pendit d'abord par les pieds;
elle avait tant bu, qu'elle en était enflée; ensuite il la réchauffa; il
essuya ses ailes avec un mouchoir fin, il la secourut si bien que la
pauvre tourterelle se trouva au bout d'un moment plus gaie qu'elle
n'avait été triste.

«Seigneur Chéri, lui dit-elle d'une voix douce et tendre, vous n'avez
jamais obligé petit animal plus reconnaissant que moi; ce n'est pas
d'aujourd'hui que j'ai reçu des faveurs essentielles de votre famille,
je suis ravie de pouvoir vous être utile à mon tour. Ne croyez donc pas
que j'ignore le sujet de votre voyage; vous l'avez entrepris un peu
témérairement, car l'on ne saurait nombrer les personnes qui sont péries
ici. L'eau qui danse est la huitième merveille du monde pour les dames;
elle embellit, elle rajeunit, elle enrichit; mais si je ne vous sers de
guide, vous n'y pourrez arriver, car la source sort à gros bouillons du
milieu de la forêt, et s'y précipite dans un gouffre: le chemin est
couvert de branches d'arbres qui tombent tout embrasées, et je ne vois
guère d'autre moyen que d'y aller par-dessous terre; reposez-vous donc
ici sans inquiétude, je vais ordonner ce qu'il faut.»

En même temps la tourterelle s'élève en l'air, va, vient, s'abaisse,
vole et revole tant et tant, que sur la fin du jour elle dit au prince
que tout était prêt. Il prend l'officieux oiseau, il le baise, il le
caresse, le remercie, et le suit sur son beau cheval blanc. À peine
eut-il fait cent pas, qu'il voit deux longues files de renards,
blaireaux, taupes, escargots, fourmis, et de toutes les sortes de bêtes
qui se cachent dans la terre: il y en avait une si prodigieuse quantité,
qu'il ne comprenait point par quel pouvoir ils s'étaient ainsi
rassemblés.

«C'est par mon ordre, lui dit la tourterelle, que vous voyez en ces
lieux ce petit peuple souterrain; il vient de travailler pour votre
service, et faire une extrême diligence; vous me ferez plaisir de les en
remercier.»

Le prince les salua, et leur dit qu'il voudrait les tenir dans un lieu
moins stérile, qu'il les régalerait avec plaisir: chaque bestiole parut
contente.

Chéri étant à l'entrée de la voûte, y laissa son cheval; puis,
demi-courbé, il chemina avec la bonne tourterelle, qui le conduisit très
heureusement jusqu'à la fontaine: elle faisait un si grand bruit, qu'il
en serait devenu sourd, si elle ne lui avait pas donné deux de ses
plumes blanches dont il se boucha les oreilles. Il fut étrangement
surpris de voir que cette eau dansait avec la même justesse que si
Favier et Pecout lui avaient montré. Il est vrai que ce n'était que de
vieilles danses, comme la Bocane, la Mariée et la Sarabande. Plusieurs
oiseaux qui voltigeaient en l'air chantaient les airs que l'eau voulait
danser. Le prince en puisa plein son vase d'or, il en but deux traits,
qui le rendirent cent fois plus beau qu'il n'était, et qui le
rafraîchirent si bien, qu'il s'apercevait à peine que de tous les
endroits du monde le plus chaud c'est la forêt lumineuse.

Il en partit par le même chemin par lequel il était venu: son cheval
s'était éloigné; mais fidèle à sa voix, dès qu'il l'appela il vint au
grand galop. Le prince se jeta légèrement dessus, tout fier d'avoir
l'eau qui danse.

«Tendre tourterelle, dit-il à celle qu'il tenait, j'ignore encore par
quel prodige vous avez tant de pouvoir en ces lieux; les effets que j'en
ai ressentis m'engagent à beaucoup de reconnaissance; et comme la
liberté est le plus grand des biens, je vous rends la vôtre, pour égaler
par cette faveur celles que vous m'avez faites.»

En achevant ces mots, il la laissa aller. Elle s'envola d'un petit air
aussi farouche que si elle eût resté avec lui contre son gré.

«Quelle inégalité! dit-il alors, tu tiens plus de l'homme que de la
tourterelle; l'un est inconstant, l'autre ne l'est point.»

La tourterelle lui répondit du haut des airs:

«Eh! savez-vous qui je suis?»

Chéri s'étonna que la tourterelle eût répondu ainsi à sa pensée, il
jugea bien qu'elle était très habile; il fut fâché de l'avoir laissée
aller: «Elle m'aurait peut-être été utile, disait-il, et j'aurais appris
par elle bien des choses qui contribueraient au repos de ma vie.»
Cependant il convint avec lui-même qu'il ne faut jamais regretter un
bienfait accordé; il se trouvait son redevable, quand il pensait aux
difficultés qu'elle lui avait aplanies pour avoir l'eau qui danse. Son
vase d'or était fermé de manière que l'eau ne pouvait ni se perdre, ni
s'évaporer. Il pensait agréablement au plaisir qu'aurait Belle-Étoile en
la recevant et la joie qu'il aurait de la revoir, lorsqu'il vit venir à
toute bride plusieurs cavaliers, qui ne l'eurent pas plus tôt aperçu,
que poussant de grands cris, ils se le montrèrent les uns aux autres. Il
n'eut point de peur, son âme avait un caractère d'intrépidité qui
s'alarmait peu des périls. Cependant il ressentit beaucoup de chagrin
que quelque chose l'arrêtât; il poussa brusquement son cheval vers eux,
et resta agréablement surpris de reconnaître une partie de ses
domestiques qui lui présentèrent de petits billets, ou pour mieux dire
des ordres dont la princesse les avait chargés pour lui, afin qu'il ne
s'exposât point aux dangers de la forêt lumineuse: il baisa l'écriture
de Belle-Étoile; il soupira plus d'une fois, et se hâtant de retourner
vers elle, il la retira de la plus sensible peine que l'on puisse
éprouver.

Il la trouva en arrivant assise sous quelques arbres, où elle
s'abandonnait à toute son inquiétude. Quand elle le vit à ses pieds,
elle ne savait quel accueil lui faire; elle voulait le gronder d'être
parti contre ses ordres; elle voulait le remercier du charmant présent
qu'il lui faisait; enfin sa tendresse fut la plus forte; elle embrassa
son cher frère, et les reproches qu'elle lui fit n'eurent rien de
fâcheux.

La vieille Feintise, qui ne s'endormait pas, sut par ses espions que
Chéri était de retour plus beau qu'il n'était avant son départ; et que
la princesse ayant mis sur son visage l'eau qui danse, était devenue si
excessivement belle, qu'il n'y avait pas moyen de soutenir le moindre de
ses regards, sans mourir de plus d'une demi-douzaine de morts.

Feintise fut bien étonnée et bien affligée, car elle avait fait son
compte que le prince périrait dans une si grande entreprise; mais il
n'était pas temps de se rebuter: elle chercha le moment que la princesse
allait à un petit temple de Diane, peu accompagnée; elle l'aborda, et
lui dit d'un air plein d'amitié:

«Que j'ai de joie, madame, de l'heureux effet de mes avis! Il ne faut
que vous regarder pour savoir que vous avez à présent l'eau qui danse;
mais si j'osais vous donner un conseil, vous songeriez à vous rendre
maîtresse de la pomme qui chante. C'est tout autre chose encore; car
elle embellit l'esprit à tel point, qu'il n'y a rien dont on ne soit
capable: veut-on persuader quelque chose? il n'y a qu'à tenir la pomme
qui chante; veut-on parler en public, faire des vers, écrire en prose,
divertir, faire rire ou faire pleurer? la pomme a toutes ces vertus; et
elle chante si bien et si haut, qu'on l'entend de huit lieues sans en
être étourdi.

--Je n'en veux point, s'écria la princesse, vous avez pensé faire périr
mon frère avec votre eau qui danse, vos conseils sont trop dangereux.

--Quoi! madame, répliqua Feintise, vous seriez fâchée d'être la plus
savante et la plus spirituelle personne du monde? En vérité vous n'y
pensez pas.

--Ah! qu'aurais-je fait, continua Belle-Étoile, si l'on m'avait rapporté
le corps de mon cher frère mort ou mourant?

--Celui-là, dit la vieille, n'ira plus, les autres sont obligés de vous
servir à leur tour, et l'entreprise est moins périlleuse.

--N'importe, ajouta la princesse, je ne suis pas d'humeur à les exposer.

--En vérité, je vous plains, dit Feintise, de perdre une occasion si
avantageuse, mais vous y ferez réflexion; adieu, madame.»

Elle se retira aussitôt, très inquiète du succès de sa harangue, et
Belle-Étoile demeura aux pieds de la statue de Diane, irrésolue sur ce
qu'elle devait faire; elle aimait ses frères, elle s'aimait bien aussi;
elle comprenait que rien ne pouvait lui faire un plus sensible plaisir
que d'avoir la pomme qui chante.

Elle soupira longtemps, puis elle se prit à pleurer. Petit-Soleil
revenait de la chasse, il entendit du bruit dans le temple, il y entra,
et vit la princesse qui se couvrait le visage de son voile, parce
qu'elle était honteuse d'avoir les yeux tout humides; il avait déjà
remarqué ses larmes, et s'approchant d'elle, il la conjura instamment de
lui dire pourquoi elle pleurait. Elle s'en défendit, répliquant qu'elle
en avait honte elle-même; mais plus elle lui refusait son secret, plus
il avait envie de le savoir.

Enfin elle lui dit que la même vieille qui lui avait conseillé d'envoyer
à la conquête de l'eau qui danse, venait de lui dire que la pomme qui
chante était encore plus merveilleuse, parce qu'elle donnait tant
d'esprit, qu'on devenait une espèce de prodige! qu'à la vérité elle
aurait donné la moitié de sa vie pour une telle pomme, mais qu'elle
craignait qu'il n'y eût trop de danger à l'aller chercher.

«Vous n'aurez pas peur pour moi, je vous en assure, lui dit son frère en
souriant, car je ne me trouve aucune envie de vous rendre ce bon office;
hé quoi! n'avez-vous pas assez d'esprit? Venez, venez, ma soeur,
continua-t-il, et cessez de vous affliger.»

Belle-Étoile le suivit, aussi triste de la manière dont il avait reçu sa
confidence, que de l'impossibilité qu'elle trouvait à posséder la pomme
qui chante. L'on servit le souper, ils se mirent tous quatre à table;
elle ne pouvait manger. Chéri, l'aimable Chéri, qui n'avait d'attention
que pour elle, lui servit ce qui était de meilleur, et la pressa d'en
goûter: au premier morceau son coeur se grossit; les larmes lui vinrent
aux yeux; elle sortit de table en pleurant. Belle-Étoile pleurait! ô
dieux, quel sujet d'inquiétude pour Chéri! Il demanda donc ce qu'elle
avait: Petit-Soleil le lui dit, en raillant d'une manière assez
désobligeante pour sa soeur; elle en fut si piquée qu'elle se retira
dans sa chambre et ne voulut parler à personne de tout le soir.

Dès que Petit-Soleil et Heureux furent couchés, Chéri monta sur son
excellent cheval blanc, sans dire à personne où il allait; il laissa
seulement une lettre pour Belle-Étoile, avec ordre de la lui donner à
son réveil; et tant que la nuit fut longue, il marcha à l'aventure, ne
sachant point où il prendrait la pomme qui chante.

Lorsque la princesse fut levée, on lui présenta la lettre du prince: il
est aisé de s'imaginer tout ce qu'elle ressentit d'inquiétude et de
tendresse dans une occasion comme celle-là: elle courut dans la chambre
de ses frères leur en faire la lecture, ils partagèrent ses alarmes, car
ils étaient fort unis; et aussitôt ils envoyèrent presque tous leurs
gens après lui, pour l'obliger de revenir sans tenter cette aventure,
qui sans doute devait être terrible.

Cependant le roi n'oubliait point les beaux enfants de la forêt, ses pas
le guidaient toujours de leur côté, et quand il passait proche de chez
eux, et qu'il les voyait, il leur faisait des reproches de ce qu'ils ne
venaient point à son palais; ils s'en étaient excusés, d'abord, sur ce
qu'ils faisaient travailler à leur équipage: ils s'en excusèrent sur
l'absence de leur frère, et l'assurèrent qu'à son retour ils
profiteraient soigneusement de la permission qu'il leur donnait, de lui
rendre leurs très humbles respects.

Le prince Chéri était trop pressé de sa passion pour manquer à faire
beaucoup de diligence; il trouva à la pointe du jour un jeune homme bien
fait, qui se reposant sous des arbres, lisait dans un livre; il l'aborda
d'un air civil, et lui dit:

«Trouvez bon que je vous interrompe pour vous demander si vous ne savez
point en quel lieu est la pomme qui chante.»

Le jeune homme haussa les yeux, et souriant gracieusement:

«En voulez-vous faire la conquête? lui dit-il.

--Oui, s'il m'est possible, repartit le prince.

--Ah! Seigneur, ajouta l'étranger, vous n'en savez donc pas tous les
périls: voilà un livre qui en parle, sa lecture effraye.

--N'importe, dit Chéri, le danger ne sera point capable de me rebuter,
enseignez-moi seulement où je pourrai la trouver.

--Le livre marque, continua cet homme, qu'elle dans un vaste désert en
Libye; qu'on l'entend chanter de huit lieues, et que le dragon qui la
garde a déjà dévoré cinq cent mille personnes qui ont eu la témérité d'y
aller.

--Je serai la cinq cent mille et unième», répondit prince en souriant à
son tour.

Et le saluant, il prit son chemin du côté des déserts de Libye; son beau
cheval qui était de race zéphyrienne, car Zéphyre était son aïeul,
allait aussi vite que le vent, de sorte qu'il fit une diligence
incroyable.

Il avait beau écouter, il n'entendait d'aucun côté chanter la pomme; il
s'affligeait de la longueur du chemin, de l'inutilité du voyage,
lorsqu'il aperçut une pauvre tourterelle qui tombait à ses pieds; elle
n'était pas encore morte, mais il ne s'en fallait guère. Comme il ne
voyait personne qui pût l'avoir blessée, il crut qu'elle était peut-être
à Vénus, et que s'étant échappée de son colombier, ce petit mutin
d'Amour, pour essayer ses flèches, l'avait tirée. Il en eut pitié, il
descendit de cheval; il la prit, il essuya ses plumes blanches, déjà
teintes de sang vermeil; et tirant de sa poche un flacon d'or, où il
portait un baume admirable pour les blessures, il en eut à peine mis sur
celle de la tourterelle malade, qu'elle ouvrit les yeux, leva la tête,
déploya les ailes, s'éplucha; puis regardant le prince:

«Bonjour, beau Chéri, lui dit-elle, vous êtes destiné à me sauver la
vie, et je le suis peut-être à vous rendre de grands services. Vous
venez pour conquérir la pomme qui chante; l'entreprise est difficile et
digne de vous, car elle est gardée par un dragon affreux, qui a douze
pieds, trois têtes, six ailes, et tout le corps de bronze.

--Ah! ma chère tourterelle, lui dit le prince, quelle joie pour moi de
te revoir, et dans un temps où ton secours m'est si nécessaire! Ne me le
refuse pas, ma belle petite, car je mourrais de douleur, si j'avais la
honte de retourner sans la pomme qui chante; et puisque j'ai eu l'eau
qui danse par ton moyen, j'espère que tu en trouveras encore quelqu'un
pour me faire réussir dans mon entreprise.

--Vous me touchez, repartit tendrement la tourterelle, suivez-moi, je
vais voler devant vous, j'espère que tout ira bien.»

Le prince la laissa aller; après avoir marché tout le jour, ils
arrivèrent proche d'une montagne de sable.

«Il faut creuser ici», lui dit la tourterelle.

Le prince aussitôt, sans se rebuter de rien, se mit à creuser, tantôt
avec ses mains, tantôt avec son épée. Au bout de quelques heures il
trouva un casque, une cuirasse, et le reste de l'armure, avec l'équipage
pour son cheval, entièrement de miroirs.

«Armez-vous, dit la tourterelle, et ne craignez point le dragon; quand
il se verra dans tous ces miroirs, il aura tant de peur, que, croyant
que ce sont des monstres comme lui, il s'enfuira.»

Chéri approuva beaucoup cet expédient, il s'arma des miroirs, et
reprenant la tourterelle, ils allèrent ensemble toute la nuit. Au point
du jour, ils entendirent une mélodie ravissante. Le prince pria la
tourterelle de lui dire ce que c'était.

«Je suis persuadée, dit-elle, qu'il n'y a que la pomme qui puisse être
si agréable, car elle fait seule toutes les parties de la musique, et
sans toucher aucuns instruments, il semble qu'elle en joue d'une manière
ravissante.»

Ils s'approchaient toujours; le prince pensait en lui-même qu'il
voudrait bien que la pomme chantât quelque chose qui convînt à la
situation où il était; en même temps il entendit ces paroles:

      L'amour peut surmonter le coeur le plus rebelle:
      Ne cessez point d'être amoureux,
      Vous qui suivez les lois d'une beauté cruelle,
      Aimez, persévérez, et vous serez heureux.

«Ah! s'écria-t-il, répondant à ces vers, quelle charmante prédiction! Je
puis espérer d'être un jour plus content que je ne le suis; l'on vient
de me l'annoncer.»

La tourterelle ne lui dit rien là-dessus, elle n'était pas née
babillarde, et ne parlait que pour les choses indispensablement
nécessaires. À mesure qu'il avançait, la beauté de la musique
augmentait; et quelque empressement qu'il eût, il était quelquefois si
ravi, qu'il s'arrêtait sans pouvoir penser à rien qu'à écouter: mais la
vue du terrible dragon, qui parut tout d'un coup avec ses douze pieds et
plus de cent griffes, les trois têtes et son corps de bronze, le retira
de cette espèce de léthargie: il avait senti le prince de fort loin, et
l'attendait pour le dévorer comme tous les autres, dont il avait fait
des repas excellents; leurs os étaient rangés autour du pommier où était
la belle pomme; ils s'élevaient si haut qu'on ne pouvait la voir.

L'affreux animal s'avança en bondissant; il couvrit la terre d'une écume
empoisonnée très dangereuse; il sortait de sa gueule infernale du feu et
de petits dragonneaux, qu'il lançait comme des dards dans les yeux et
les oreilles des chevaliers errants qui voulaient emporter la pomme.
Mais lorsqu'il vit son effrayante figure, multipliée cent et cent fois
dans tous les miroirs du prince, ce fut lui à son tour qui eut peur; il
s'arrêta, et regardant fièrement le prince chargé de dragons, il ne
songea plus qu'à s'enfuir. Chéri s'apercevant de l'heureux effet de son
armure, le poursuivit jusqu'à l'entrée d'une profonde caverne, où il se
précipita pour l'éviter: il en ferma bien vite l'entrée, et se dépêcha
de retourner vers la pomme qui chante.

Après avoir monté par-dessus tous les os qui l'entouraient, il vit ce
bel arbre avec admiration; il était d'ambre, les pommes de topaze; et la
plus excellente de toutes, qu'il cherchait avec tant de soins et de
périls, paraissait au haut, faite d'un seul rubis, avec une couronne de
diamants dessus. Le prince, transporté de joie de pouvoir donner un
trésor si parfait et si rare à Belle-Étoile, se hâta de casser la
branche d'ambre; et tout fier de sa bonne fortune, il monta sur son
cheval blanc, mais il ne trouva plus la tourterelle; dès que ses soins
lui furent inutiles, elle s'envola. Sans perdre de temps en regrets
superflus, comme il craignait que le dragon, dont il entendait les
sifflements, ne trouvât quelque route pour venir à ces pommes, il
retourna avec la sienne vers la princesse.

Elle avait perdu l'usage de dormir depuis son absence; elle se
reprochait sans cesse son envie d'avoir plus d'esprit que les autres;
elle craignait plus la mort de Chéri que la sienne. «Ah! malheureuse!
s'écriait-elle, en poussant de profonds soupirs, fallait-il que j'eusse
cette vaine gloire? Ne me suffisait-il pas de penser et de parler assez
bien, pour ne faire et ne dire rien d'impertinent? Je serai bien punie
de mon orgueil, si je perds ce que j'aime! Hélas, continua-t-elle,
peut-être que les dieux, irrités des sentiments que je ne puis me
défendre d'avoir pour Chéri, veulent me l'ôter par une fin tragique.»

Il n'y avait rien que son coeur affligé n'imaginât, quand, au milieu de
la nuit, elle entendit une musique si merveilleuse, qu'elle ne put
s'empêcher de se lever, et de se mettre à sa fenêtre pour l'écouter
mieux; elle ne savait que s'imaginer. Tantôt elle croyait que c'était
Apollon et les Muses, tantôt Vénus, les Grâces et les Amours; la
symphonie s'approchait toujours, et Belle-Étoile écoutait.

Enfin le prince arriva; il faisait un grand clair de lune; il s'arrêta
sous le balcon de la princesse qui s'était retirée, quand elle aperçut
de loin un cavalier; la pomme chanta aussitôt:

    Réveillez-vous, belle endormie.

La princesse, curieuse, regarda promptement qui pouvait chanter si bien,
et reconnaissant son cher frère, elle pensa se précipiter de sa fenêtre
en bas pour être plus tôt auprès de lui; elle parla si haut, que tout le
monde s'étant éveillé, l'on vint ouvrir la porte à Chéri. Il entra avec
un empressement que l'on peut assez se figurer. Il tenait dans sa main
la branche d'ambre, au bout de laquelle était le merveilleux fruit; et
comme il l'avait sentie souvent, son esprit était augmenté à tel point,
que rien dans le monde ne pouvait lui être comparable.

Belle-Étoile courut au-devant de lui avec une grande précipitation.

Pensez-vous que je vous remercie, mon cher frère? lui dit-elle, en
pleurant de joie. Non, il n'est point de bien que je n'achète trop cher
quand vous vous exposez pour me l'acquérir.

--Il n'est point de périls, lui dit-il, auxquels je ne veuille toujours
me hasarder pour vous donner la plus petite satisfaction. Recevez,
Belle-Étoile, continua-t-il, recevez ce fruit unique, personne au monde
ne le mérite si bien que vous; mais, que vous donnera-t-il que vous
n'ayez déjà!»

Petit-Soleil et son frère vinrent interrompre cette conversation; ils
eurent un sensible plaisir de revoir le prince, il leur raconta son
voyage, et cette relation les mena jusqu'au jour.

La mauvaise Feintise était revenue dans sa petite maison, après avoir
entretenu la reine-mère de ses projets, elle avait trop d'inquiétude
pour dormir tranquillement; elle entendit le doux chant de la pomme, que
rien dans la nature ne pouvait égaler. Elle ne douta point que la
conquête n'en fût faite! Elle pleura, elle gémit, elle s'égratigna le
visage, elle s'arracha les cheveux; sa douleur était extrême, car au
lieu de faire du mal aux beaux enfants, comme elle l'avait projeté, elle
leur faisait du bien, quoiqu'il n'entrât que de la perfidie dans ses
conseils.

Dès qu'il fut jour, elle apprit que le retour du prince n'était que trop
vrai; elle retourna chez la reine-mère.

«Hé bien, lui dit cette princesse, Feintise, m'apportes-tu de bonnes
nouvelles? Les enfants ont-ils péri?

--Non, madame, dit-elle, en se jetant à ses pieds, mais que Votre
Majesté ne s'impatiente point, il me reste des moyens infinis de vous en
délivrer.

--Ah! malheureuse, dit la reine, tu n'es au monde que pour me trahir, tu
les épargnes.»

La vieille protesta bien le contraire; et quand elle l'eut un peu
apaisée, elle s'en revint pour rêver à ce qu'il fallait faire.

Elle laissa passer quelques jours sans paraître, au bout desquels elle
épia si bien, qu'elle trouva dans une route de la forêt la princesse qui
se promenait seule, attendant le retour de ses frères.

«Le ciel vous comble de biens, lui dit cette scélérate en l'abordant:
charmante Étoile, j'ai appris que vous possédez la pomme qui chante:
certainement quand cette bonne fortune me serait arrivée, je n'en aurais
pas plus de joie; car il faut avouer que j'ai pour vous une inclination
qui m'intéresse à tous vos avantages: cependant, continua-t-elle, je ne
peux m'empêcher de vous donner un nouvel avis.

--Ah! gardez vos avis, s'écria la princesse en s'éloignant d'elle,
quelques biens qu'ils m'apportent, ils ne sauraient me payer
l'inquiétude qu'ils m'ont causée.

--L'inquiétude n'est pas un si grand mal, repartit-elle en souriant, il
en est de douces et de tendres.

--Taisez-vous, ajouta Belle-Étoile, je tremble quand j'y pense.

Il est vrai, dit la vieille, que vous êtes fort à plaindre, d'être la
plus belle et la plus spirituelle fille de l'univers; je vous en fais
mes excuses.

--Encore un coup, répliqua la princesse, je sais suffisamment l'état où
l'absence de mon frère m'a réduite.

--Il faut malgré cela que je vous dise, continua Feintise, qu'il vous
manque encore le petit oiseau Vert qui dit tout; vous seriez informée
par lui de votre naissance, des bons et des mauvais succès de la vie; il
n'y a rien de si particulier qu'il ne nous découvrit; et lorsqu'on dira
dans le monde: Belle-Étoile a l'eau qui danse, et la pomme qui chante;
l'on dira en même temps: elle n'a pas le petit oiseau Vert qui dit tout;
et il vaudrait presque autant qu'elle n'eût rien.»

Après avoir débité ainsi ce qu'elle avait dans l'esprit, elle se retira.
La princesse, triste et rêveuse, commença à soupirer amèrement: «Cette
femme a raison, disait-elle; de quoi me servent les avantages que je
reçois de l'eau et de la pomme, puisque j'ignore d'où je suis, qui sont
mes parents, et par quelle fatalité mes frères et moi avons été exposés
à la fureur des ondes? Il faut qu'il y ait quelque chose de bien
extraordinaire dans notre naissance pour nous abandonner ainsi, et une
protection bien évidente du ciel pour nous avoir sauvés de tant de
périls: quel plaisir n'aurai-je point de connaître mon père et ma mère,
de les chérir, s'ils sont encore vivants, et d'honorer leur mémoire
s'ils sont morts!» Là-dessus les larmes vinrent avec abondance couvrir
ses joues, semblables aux gouttes de la rosée qui paraît le matin sur
les lys et sur les roses.

Chéri, qui avait toujours plus d'impatience de la voir que les autres,
s'était hâté après la chasse de revenir; il était à pied, son arc
pendait négligemment à son côté, sa main était armée de quelques
flèches, ses cheveux rattachés ensemble; il avait en cet état un air
martial qui plaisait infiniment. Dès que la princesse l'aperçut, elle
entra dans une allée sombre, afin qu'il ne vît pas les impressions de
douleur qui étaient sur son visage; mais une maîtresse ne s'éloigne pas
si vite, qu'un amant bien empressé ne la joigne. Le prince l'aborda; il
eut à peine jeté les yeux sur elle, qu'il connut qu'elle avait quelque
peine. Il s'en inquiète, il la prie, il la presse de lui en apprendre le
sujet; elle s'en défend avec opiniâtreté: enfin il tourne la pointe
d'une de ses flèches contre son coeur:

«Vous ne m'aimez point, Belle-Étoile, lui dit-il, je n'ai plus qu'à
mourir.»

La manière dont il lui parla la jeta dans la dernière alarme; elle n'eut
plus la force de lui refuser son secret: mais elle ne le lui dit qu'à
condition qu'il ne chercherait de sa vie les moyens de satisfaire le
désir qu'elle avait; il lui promit tout ce qu'elle exigeait, et ne
marqua point qu'il voulût entreprendre ce dernier voyage.

Aussitôt qu'elle se fut retirée dans sa chambre, et les princes dans les
leurs, il descendit en bas, tira son cheval de l'écurie, monta dessus,
et partit sans en parler à personne. Cette nouvelle jeta la belle
famille dans une étrange consternation. Le roi, qui ne pouvait les
oublier, les envoya prier de venir dîner avec lui; ils répondirent que
leur frère venait de s'absenter, qu'ils ne pouvaient avoir de joie ni de
repos sans lui, et qu'à son retour, ils ne manqueraient pas d'aller au
palais. La princesse était inconsolable: l'eau qui danse et la pomme qui
chante n'avaient plus de charmes pour elle; sans Chéri, rien ne lui
était agréable.

Le prince s'en alla, errant par le monde; il demandait à ceux qu'il
rencontrait où il pourrait trouver le petit oiseau Vert qui dit tout: la
plupart l'ignoraient; mais il rencontra un vénérable vieillard, qui
l'ayant fait entrer dans sa maison, voulut bien prendre la peine de
regarder sur un globe qui faisait une partie de son étude et de son
divertissement. Il lui dit ensuite qu'il était dans un climat glacé, sur
la pointe d'un rocher affreux, et il lui enseigna la route qu'il devait
tenir. Le prince, par reconnaissance, lui donna plein un petit sac de
grosses perles qui étaient tombées de ses cheveux, et prenant congé de
lui, il continua son voyage.

Enfin, au lever de l'aurore, il aperçut le rocher, fort haut et fort
escarpé; et sur le sommet, l'oiseau qui parlait comme un oracle, disant
des choses admirables. Il comprit qu'avec un peu d'adresse il était aisé
de l'attraper, car il ne paraissait point farouche; il allait et venait,
sautant légèrement d'une pointe sur l'autre. Le prince descendit de
cheval; et montant sans bruit, malgré l'âpreté de ce mont, il se
promettait le plaisir d'en faire un sensible à Belle-Étoile. Il se
voyait si proche de l'oiseau Vert, qu'il croyait le prendre, lorsque le
rocher s'ouvrant tout d'un coup, il tomba dans une spacieuse salle,
aussi immobile qu'une statue; il ne pouvait ni remuer, ni se plaindre de
sa déplorable aventure. Trois cents chevaliers qui l'avaient tentée
comme lui, étaient au même état; ils s'entre-regardaient, c'était la
seule chose qui leur était permise.

Le temps semblait si long à Belle-Étoile, que ne voyant point revenir
son Chéri, elle tomba dangereusement malade. Les médecins connurent bien
qu'elle était dévorée par une profonde mélancolie; ses frères l'aimaient
tendrement; ils lui parlèrent de la cause de son mal: elle leur avoua
qu'elle se reprochait nuit et jour l'éloignement de Chéri, qu'elle
sentait bien qu'elle mourrait, si elle n'apprenait pas de ses nouvelles:
ils furent touchés de ses larmes, et pour la guérir, Petit-Soleil
résolut d'aller chercher frère.

Le prince partit, il sut en quel lieu était le fameux oiseau; il y fut,
il le vit, il s'en approcha avec les mêmes espérances; et dans ce moment
le rocher l'engloutit, il tomba dans la grande salle; la première chose
qui arrêta ses regards, ce fut Chéri, mais il ne put lui parler.

Belle-Étoile était un peu convalescente; elle espérait à chaque moment
de voir revenir ses deux frères: mais ses espérances étant déçues, son
affliction prit de nouvelles forces: elle ne cessait plus jour et nuit
de se plaindre; elle s'accusait du désastre de ses frères; et le prince
Heureux n'ayant pas moins pitié d'elle, que d'inquiétude pour les
princes, prit à son tour la résolution de les aller chercher. Il le dit
à Belle-Étoile; elle voulut d'abord s'y opposer: mais il répliqua qu'il
était bien juste qu'il s'exposât pour trouver les personnes du monde qui
lui étaient les plus chères; là-dessus il partit après avoir fait de
tendres adieux à la princesse: elle resta seule en proie à la plus vive
douleur.

Quand Feintise sut que le troisième prince était en chemin, elle se
réjouit infiniment; elle en avertit la reine-mère, et lui promit plus
fortement que jamais de perdre toute cette infortunée famille: en effet,
Heureux eut une aventure semblable à Chéri et à Petit-Soleil; il trouva
le rocher, il vit le bel oiseau, et il tomba comme une statue dans la
salle, où il reconnut les princes qu'il cherchait, sans pouvoir leur
parler; ils étaient tous arrangés dans des niches de cristal; ils ne
dormaient jamais, ne mangeaient point, et restaient enchantés d'une
manière bien triste, car ils avaient seulement la liberté de rêver, et
de déplorer leur aventure.

Belle-Étoile, inconsolable, ne voyant revenir aucun de ses frères, se
reprocha d'avoir tardé si longtemps à les suivre. Sans hésiter
davantage, elle donna ordre à tous ses gens de l'attendre six mois: mais
que si ses frères ou elle ne revenaient pas dans ce temps, ils
retournassent apprendre leur mort au corsaire et à sa femme; ensuite
elle prit un habit d'homme, trouvant qu'il y avait moins à risquer pour
elle, ainsi travestie dans son voyage, que si elle était allée en
aventurière courir le monde. Feintise la vit partir dessus son beau
cheval; elle se trouva alors comblée de joie, et courut au palais
régaler la reine-mère de cette bonne nouvelle.

La princesse s'était armée seulement d'un casque, dont elle ne levait
presque jamais la visière, car sa beauté était si délicate et si
parfaite, qu'on n'aurait pas cru, comme elle le voulait, qu'elle était
un cavalier. La rigueur de l'hiver se faisait ressentir, et le pays où
était le petit oiseau qui dit tout, ne recevait en aucune saison les
heureuses influences du soleil.

Belle-Étoile avait un étrange froid, mais rien ne pouvait la rebuter,
lorsqu'elle vit une tourterelle qui n'était guère moins blanche et guère
moins froide que la neige, laquelle était étendue. Malgré toute son
impatience d'arriver au rocher, elle ne voulut pas la laisser mourir, et
descendant de cheval, elle la prit entre ses mains, la réchauffa de son
haleine, puis la mit dans son sein; la pauvre petite ne remuait plus.
Belle-Étoile pensait qu'elle était morte, elle y avait regret; elle la
tira, et la regardant, elle lui dit, comme si elle eût pu l'entendre:

«Que ferai-je, bien aimable tourterelle, pour te sauver la vie?

--Belle-Étoile, répondit la bestiole, un doux baiser de votre bouche
peut achever ce que vous avez si charitablement commencé.

--Non pas un, dit la princesse, mais cent, s'il les faut.»

Elle la baisa; et la tourterelle, reprenant courage, lui dit gaiement:

«Je vous connais, malgré votre déguisement; sachez que vous entreprenez
une chose qui vous serait impossible sans mon secours; faites donc ce
que je vais vous conseiller. Dès que vous serez arrivée au rocher, au
lieu de chercher le moyen d'y monter, arrêtez-vous au pied, et commencez
la plus belle chanson et la plus mélodieuse que vous sachiez. L'oiseau
Vert qui dit tout, vous écoutera, et remarquera d'où vient cette voix,
ensuite vous feindrez de vous endormir: je resterai auprès de vous;
quand il me verra, il descendra de la pointe du rocher pour me béqueter:
c'est dans ce moment que vous le pourrez prendre.»

La princesse, ravie de cette espérance, arriva presque aussitôt au
rocher; elle reconnut les chevaux de ses frères qui broutaient l'herbe:
cette vue renouvela toutes ses douleurs; elle s'assit, et pleura
longtemps amèrement. Mais le petit oiseau Vert disait de si belles
choses, et si consolantes pour les malheureux, qu'il n'y avait point de
coeur affligé qu'il ne réjouît; de sorte qu'elle essuya ses larmes, et
se mit à chanter si haut et si bien, que les princes au fond de leur
salle enchantée eurent le plaisir de l'entendre.

Ce fut le premier moment où ils sentirent quelque espérance. Le petit
oiseau Vert qui dit tout écoutait et regardait d'où venait cette voix;
il aperçut la princesse, qui avait ôté son casque pour dormir plus
commodément, et la tourterelle qui voltigeait autour d'elle. À cette
vue, il descendit doucement, et vint la béqueter; mais il ne lui avait
pas arraché trois plumes, qu'il était déjà pris.

«Ah! que me voulez-vous? lui dit-il. Que vous ai-je fait pour venir de
si loin me rendre si malheureux? Accordez-moi ma liberté, je vous en
conjure; voyez ce que vous souhaitez en échange, il n'y a rien que je ne
fasse.

--Je désire, lui dit Belle-Étoile, que tu me rendes mes trois frères, je
ne sais où ils sont, mais leurs chevaux qui paissent près de ce rocher
me font connaître que tu les retiens en quelque lieu.

--J'ai, sous l'aile gauche, une plume incarnate; arrachez-la, lui
dit-il, servez-vous-en pour toucher le rocher.»

La princesse fut diligente à ce qu'il lui avait commandé; en même temps
elle vit des éclairs, et elle entendit un bruit de vents et de tonnerre
mêlés ensemble, qui lui firent une crainte extrême. Malgré sa frayeur,
elle tint toujours l'oiseau Vert, craignant qu'il ne lui échappât; elle
toucha encore le rocher avec la plume incarnate, et la troisième fois,
il se fendit depuis le sommet jusqu'au pied; elle entra d'un air
victorieux dans la salle où les trois princes étaient avec beaucoup
d'autres: elle courut vers Chéri, il ne la reconnaissait point avec son
habit et son casque, et puis l'enchantement n'était pas encore fini, de
sorte qu'il ne pouvait ni parler ni agir. La princesse, qui s'en
aperçut, fit de nouvelles questions à l'oiseau Vert, auxquelles il
répondit qu'il fallait avec la plume incarnate frotter les yeux et la
bouche de tous ceux qu'elle voudrait désenchanter: elle rendit ce bon
office à plusieurs rois, à plusieurs souverains, et particulièrement à
nos trois princes.

Touchés d'un si grand bienfait, ils se jetèrent tous à ses genoux, le
nommant le libérateur des rois. Elle s'aperçut alors que ses frères,
trompés par ses habits, ne la reconnaissaient point; elle ôta
promptement son casque, elle leur tendit les bras, les embrassa cent
fois, et demanda aux autres princes avec beaucoup de civilité, qui ils
étaient; chacun lui dit son aventure particulière, et ils s'offrirent à
l'accompagner partout où elle voudrait aller. Elle répondit qu'encore
que les lois de la chevalerie pussent lui donner quelque droit sur la
liberté qu'elle venait de leur rendre, elle ne prétendait point s'en
prévaloir. Là-dessus elle se retira avec les princes, pour se rendre
compte les uns aux autres de ce qui leur était arrivé depuis leur
séparation.

Le petit oiseau Vert qui dit tout les interrompit pour prier
Belle-Étoile de lui accorder sa liberté; elle chercha aussitôt la
tourterelle, afin de lui en demander avis, mais elle ne la trouva plus.
Elle répondit à l'oiseau qu'il lui avait coûté trop de peines et
d'inquiétudes pour jouir si peu de sa conquête. Ils montèrent tous
quatre à cheval, et laissèrent les empereurs et les rois à pied, car
depuis deux ou trois cents ans qu'ils étaient là, leurs équipages
avaient péri.

La reine-mère, débarrassée de toute l'inquiétude que lui avait causée le
retour des beaux enfants, renouvela ses instances auprès du roi pour le
faire remarier, et l'importuna si fort, qu'elle lui fit choisir une
princesse de ses parentes. Et comme il fallait casser le mariage de la
pauvre reine Blondine, qui était toujours demeurée auprès de sa mère, à
leur petite maison de campagne, avec les trois chiens qu'elle avait
nommés Chagrin, Mouron et Douleur, à cause de tous les ennuis qu'ils lui
avaient causés, la reine-mère l'envoya quérir; elle monta en carrosse,
et prit les doguins, étant vêtue de noir, avec un long voile qui tombait
jusqu'à ses pieds.

En cet état, elle parut plus belle que l'astre du jour, quoiqu'elle fût
devenue pâle et maigre, car elle ne dormait point, et ne mangeait que
par complaisance. Pour sa mère, tout le monde en avait grande pitié; le
roi en fut si attendri qu'il n'osait jeter les yeux sur elle; mais quand
il pensait qu'il courait risque de n'avoir point d'autres héritiers que
des doguins, il consentait à tout.

Le jour étant pris pour la noce, la reine-mère, priée par l'amirale
Rousse (qui haïssait toujours son infortunée soeur), dit qu'elle voulait
que la reine Blondine parût à la fête; tout était préparé pour la faire
grande et somptueuse; et comme le roi n'était pas fâché que les
étrangers vissent sa magnificence, il ordonna à son premier écuyer
d'aller chez les beaux enfants, les convier à venir, et lui commanda
qu'en cas qu'ils ne fussent pas encore venus, il laissât de bons ordres
afin qu'on les avertît à leur retour.

Le premier écuyer les alla chercher, et ne les trouva point; mais
sachant le plaisir que le roi aurait de les voir, il laissa un de ses
gentilshommes pour les attendre, afin de les amener sans aucun
retardement. Cet heureux jour venu, qui était celui du grand banquet,
Belle-Étoile et les trois princes arrivèrent; le gentilhomme leur apprit
l'histoire du roi, comme il avait autrefois épousé une pauvre fille,
parfaitement belle et sage, qui avait eu le malheur d'accoucher de trois
chiens; qu'il l'avait chassée pour ne la plus voir; que, cependant, il
l'aimait tant, qu'il avait passé quinze ans sans vouloir écouter aucune
proposition de mariage; que la reine-mère et ses sujets l'ayant
fortement pressé, il s'était résolu à épouser une princesse de la cour,
et qu'il fallait promptement y venir pour assister à toute la cérémonie.

En même temps Belle-Étoile prit une robe de velours, couleur de rose,
toute garnie de diamants brillants; elle laissa tomber ses cheveux par
grosses boucles sur les épaules; ils étaient renoués de rubans, l'étoile
qu'elle avait sur le front jetait beaucoup de lumière, et la chaîne
d'or qui tournait autour de son cou, sans qu'on la pût ôter, semblait
être d'un métal plus précieux que l'or même. Enfin jamais rien de si
beau ne parut aux yeux des mortels. Ses frères n'étaient pas moins bien,
entre autres le prince Chéri; il avait quelque chose qui le distinguait
très avantageusement. Ils montèrent tous quatre dans un chariot d'ébène
et d'ivoire, dont le dedans était de drap d'or, avec des carreaux de
même, brodés de pierreries; douze chevaux blancs le traînaient: le reste
de leur équipage était incomparable. Lorsque Belle-Étoile et ses frères
parurent, le roi ravi les vint recevoir avec toute sa cour, au haut de
l'escalier. La pomme qui chante se faisait entendre d'une manière
merveilleuse, l'eau qui danse, dansait, et le petit oiseau qui dit tout,
parlait mieux que les oracles: ils se baissèrent tous quatre jusqu'aux
genoux du roi, et lui prenant la main, ils la baisèrent avec autant de
respect que d'affection. Il les embrassa, et leur dit:

«Je vous suis obligé, aimables étrangers, d'être venus aujourd'hui;
votre présence me fait un plaisir sensible.»

En achevant ces mots, il entra avec eux dans un grand salon, où les
musiciens jouaient de toutes sortes d'instruments, et plusieurs tables
servies splendidement ne laissaient rien à souhaiter pour la bonne
chère.

La reine-mère vint, accompagnée de sa future belle-fille, de l'amirale
Rousse, et de toutes les dames, entre lesquelles on amenait la pauvre
reine, liée par le cou, avec une longe de cuir, et les trois chiens
attachés de même. On la fit avancer jusqu'au milieu du salon, où était
un chaudron plein d'os et de mauvaises viandes, que la reine-mère avait
ordonnés pour leur dîner.

Quand Belle-Étoile et les princes la virent si malheureuse, bien qu'ils
ne la connussent point, les larmes leur vinrent aux yeux, soit que la
révolution des grandeurs du monde les touchât, ou qu'ils fussent émus
par la force du sang qui se fait souvent ressentir. Mais que pensa la
mauvaise reine d'un retour si peu espéré et si contraire à ses desseins?
Elle jeta un regard furieux sur Feintise, qui désirait ardemment alors
que la terre s'ouvrît pour s'y précipiter.

Le roi présenta les beaux enfants à sa mère, lui disant mille biens
d'eux; et malgré l'inquiétude dont elle était saisie, elle ne laissa pas
de leur parler avec un air riant, et de leur jeter des regards aussi
favorables que si elle les eût aimés, car la dissimulation était en
usage dès ce temps-là. Le festin se passa fort gaiement, quoique le roi
eût une extrême peine de voir manger sa femme avec ses doguins, comme la
dernière des créatures; mais ayant résolu d'avoir de la complaisance
pour sa mère, qui l'obligeait à se remarier, il la laissait ordonner de
tout.

Sur la fin du repas, le roi adressant la parole à Belle-Étoile:

«Je sais, lui dit-il, que vous êtes en possession de trois trésors qui
sont incomparables; je vous en félicite, et je vous prie de nous
raconter ce qu'il a fallu faire pour les conquérir.

--Sire, dit-elle, je vous obéirai avec plaisir: l'on m'avait dit que
l'eau qui danse me rendrait belle, et que la pomme qui chante me
donnerait de l'esprit; j'ai souhaité les avoir par ces deux raisons. À
l'égard du petit oiseau Vert qui dit tout, j'en ai eu une autre; c'est
que nous ne savons rien de notre fatale naissance: nous sommes des
enfants abandonnés de nos proches, qui n'en connaissons aucun; j'ai
espéré que ce merveilleux oiseau nous éclaircirait sur une chose qui
nous occupe jour et nuit.

--À juger de votre naissance par vous, répliqua le roi, elle doit être
des plus illustres; mais parlez sincèrement, qui êtes-vous?

--Sire, lui dit-elle, mes frères et moi avons différé de l'interroger
jusqu'à notre retour: en arrivant nous avons reçu vos ordres pour venir
à vos noces; tout ce que j'ai pu faire, ç'a été de vous apporter ces
trois raretés pour vous divertir.

--J'en suis très aise, s'écria le roi, ne différons pas une chose si
agréable.

Vous vous amusez à toutes les bagatelles qu'on vous propose, dit la
reine-mère en colère; voilà de plaisants marmousets, avec leurs raretés:
en vérité, le nom seul fait assez connaître que rien n'est plus
ridicule: fi! fi! je ne veux pas que de petits étrangers, apparemment de
la lie du peuple, aient l'avantage d'abuser de votre crédulité; tout
cela consiste en quelques tours de gibecière et de gobelets; et sans
vous, ils n'auraient pas eu l'honneur d'être assis à ma table.»

Belle-Étoile et ses frères entendant un discours si désobligeant, ne
savaient que devenir; leur visage était couvert de confusion et de
désespoir, d'essuyer un tel affront devant toute cette grande cour. Mais
le roi ayant répondu à sa mère que son procédé l'outrait, pria les beaux
enfants de ne s'en point chagriner, et leur tendit la main en signe
d'amitié. Belle-Étoile prit un bassin de cristal de roche, dans lequel
elle versa toute l'eau qui danse; on vit aussitôt que cette eau
s'agitait, sautait en cadence, allait et venait, s'élevait comme une
petite mer irritée, changeait de mille couleurs, et faisait aller le
bassin de cristal le long de la table du roi; puis il s'en élança tout
d'un coup quelques gouttes sur le visage du premier écuyer, à qui les
enfants avaient de l'obligation. C'était un homme d'un mérite rare, mais
sa laideur ne l'était pas moins, et il en avait même perdu un oeil. Dès
que l'eau l'eut touché, il devint si beau qu'on ne le reconnaissait
plus, et son oeil se trouva guéri. Le roi, qui l'aimait chèrement, eut
autant de joie de cette aventure que la reine-mère en ressentit de
déplaisir, car elle ne pouvait entendre les applaudissements qu'on
donnait aux princes. Après que le grand bruit fut cessé, Belle-Étoile
mit sur l'eau qui danse la pomme qui chante, faite d'un seul rubis,
couronnée de diamants, avec sa branche d'ambre; elle commença un concert
si mélodieux que cent musiciens se seraient fait moins entendre. Cela
ravit le roi et toute sa cour, et l'on ne sortait point d'admiration,
quand Belle-Étoile tira de son manchon une petite cage d'or, d'un
travail merveilleux, où était l'oiseau Vert qui dit tout; il ne se
nourrissait que de poudre de diamants, et ne buvait que de l'eau de
perles distillées. Elle le prit bien délicatement, et le posa sur la
pomme, qui se tut par respect, afin de lui donner le temps de parler: il
avait ses plumes d'une si grande délicatesse, qu'elles s'agitaient quand
on fermait les yeux et qu'on les rouvrait proche de lui; elles étaient
de toutes les nuances de vert que l'on peut imaginer: il s'adressa au
roi, et lui demanda ce qu'il voulait savoir.

«Nous souhaitons tous d'apprendre, répliqua le roi, qui sont cette belle
fille et ces trois cavaliers.

--Ô roi, répondit l'oiseau Vert, avec une voix forte et intelligible,
elle est ta fille, et deux de ces princes sont tes fils; le troisième,
appelé Chéri, est ton neveu.»

Là-dessus il raconta avec une éloquence incomparable toute l'histoire,
sans négliger la moindre circonstance.

Le roi fondait en larmes, et la reine affligée, qui avait quitté son
chaudron, ses os et ses chiens, s'était approchée doucement: elle
pleurait de joie et d'amour pour son mari et pour ses enfants; car
pouvait-elle douter de la vérité de cette histoire, quand elle leur
voyait toutes les marques qui pouvaient les faire reconnaître? Les trois
princes et Belle-Étoile se levèrent à la fin de leur histoire; ils
vinrent se jeter aux pieds du roi, ils embrassaient ses genoux, ils
baisaient ses mains; il leur tendait les bras, il les serrait contre son
coeur; l'on n'entendait que des soupirs, hélas! des cris de joie. Le roi
se leva, et voyant la reine sa femme qui demeurait toujours craintive
proche de la muraille, d'un air humilié, il alla à elle, et lui faisant
mille caresses, il lui présenta lui-même un fauteuil auprès du sien, et
l'obligea de s'y asseoir.

Ses enfants lui baisèrent mille fois les pieds et les mains; jamais
spectacle n'a été plus tendre ni plus touchant: chacun pleurait en son
particulier, et levait les mains et les yeux au ciel, pour lui rendre
grâce d'avoir permis que des choses si importantes et si obscures
fussent connues. Le roi remercia la princesse qui avait eu le dessein de
l'épouser, il lui laissa une grande quantité de pierreries. Mais à
l'égard de la reine-mère, de l'amirale et de Feintise, que n'aurait-il
pas fait contre elles, s'il n'avait écouté que son ressentiment? Le
tonnerre de sa colère commençait à gronder, lorsque la généreuse reine,
ses enfants et Chéri le conjurèrent de s'apaiser, et de vouloir rendre
contre elles un jugement plus exemplaire que rigoureux: il fit enfermer
la reine-mère dans une tour; mais pour l'amirale et Feintise, on les
jeta ensemble dans un cachot noir et humide, où elles ne mangeaient
qu'avec les trois doguins appelés Chagrin, Mouron et Douleur, lesquels,
ne voyant plus leur bonne maîtresse, mordaient celles-ci à tous moments;
elles y finirent leur vie, qui fut assez longue pour leur donner le
temps de se repentir de tous leurs crimes.

Dès que la reine-mère, l'amirale Rousse et Feintise eurent été emmenées,
chacune dans le lieu que le roi avait ordonné, les musiciens
recommencèrent à chanter et à jouer des instruments. La joie était sans
pareille; Belle-Étoile et Chéri en ressentaient plus que tout le reste
du monde ensemble; ils se voyaient à la veille d'être heureux. En effet,
le roi trouvant son neveu le plus beau et le plus spirituel de toute sa
cour, lui dit qu'il ne voulait pas qu'un si grand jour se passât sans
faire des noces, et qu'il lui accordait sa fille. Le prince, transporté
de joie, se jeta à ses pieds, Belle-Étoile ne témoigna guère moins de
satisfaction.

Mais il était bien juste que la vieille princesse, qui vivait dans la
solitude depuis tant d'années, la quittât pour partager l'allégresse
publique. Cette même petite fée, qui était venue dîner chez elle et
qu'elle reçut si bien, y entra tout d'un coup, pour lui raconter ce qui
se passait à la cour.

«Allons-y, continua-t-elle, je vous apprendrai pendant le chemin les
soins que j'ai pris de votre famille.»

La princesse reconnaissante monta dans son chariot; il était brillant
d'or et d'azur, précédé par des instruments de guerre, et suivi de six
cents gardes du corps, qui paraissaient de grands seigneurs. Elle
raconta à la princesse toute l'histoire de ses petits-fils, et lui dit
qu'elle ne les avait point abandonnés; que sous la forme d'une sirène,
sous celle d'une tourterelle, enfin, de mille manières, elle les avait
protégés.

«Vous voyez, ajouta la fée, qu'un bienfait n'est jamais perdu.»

La bonne princesse voulait à tous moments baiser ses mains pour lui
marquer sa reconnaissance; elle ne trouvait point de termes qui ne
fussent au-dessous de sa joie. Enfin elles arrivèrent. Le roi les reçut
avec mille témoignages d'amitié. La reine Blondine et les beaux enfants
s'empressèrent, comme on le peut croire, à témoigner de l'amitié à cette
illustre dame; et lorsqu'ils surent ce que la fée avait fait en leur
faveur, et qu'elle était la gracieuse tourterelle qui les avait guidés,
il ne se peut rien ajouter à tout ce qu'ils lui dirent. Pour achever de
combler le roi de satisfaction, elle lui apprit que sa belle-mère, qu'il
avait toujours prise pour une pauvre paysanne, était née princesse
souveraine. C'était peut-être la seule chose qui manquait au bonheur de
ce monarque. La fête s'acheva par le mariage de Belle-Étoile avec le
prince Chéri. L'on envoya quérir le corsaire et sa femme, pour les
récompenser encore de la noble éducation qu'ils avaient donnée aux beaux
enfants. Enfin, après de longues peines, tout le monde fut satisfait.

      L'amour, n'en déplaise aux censeurs,
      Est l'origine de la gloire;
      Il fait animer les grands coeurs
      À braver le péril, à chercher la victoire.
      C'est lui, qui, dans tout l'univers,
      A du prince Chéri conservé la mémoire;
      Et qui lui fit tenter tous les exploits divers
      Que l'on remarque en son histoire.
      Du moment qu'au beau sexe on veut faire sa cour,
      Il faut se préparer à servir ses caprices;
      Mais un coeur ne craint pas les plus grands précipices,
      S'il a, pour l'animer, et la gloire et l'amour.






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Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***