Souvenirs d'une actrice (3/3)

By Louise Fusil

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Title: Souvenirs d'une actrice (3/3)

Author: Louise Fusil

Release Date: September 28, 2008 [EBook #26721]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'UNE ACTRICE (3/3) ***




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SOUVENIRS D'UNE ACTRICE

PAR

Mme LOUISE FUSIL.


     «Les années, les heures ne sont pas des mesures de la durée de la
     vie; une longue vie est celle dans laquelle nous nous sentons
     vivre; c'est une vie composée de sensations fortes et rapides, où
     tous les sentiments conservent leur fraîcheur à l'aide des
     associations du passé.

     «LADY MORGAN.»

PARIS.

DUMONT, ÉDITEUR.

1841.




VOYAGE EN SUÈDE, FAISANT SUITE AUX SOUVENIRS D'UNE ACTRICE


     Les années, les heures ne sont pas des mesures réelles de la durée
     de la vie; une longue vie est celle dans laquelle nous vivons à
     tous les instans et nous sentons vivre; une vie où les sentimens
     conservent leur fraîcheur à l'aide des associations du passé, où
     l'imagination est continuellement éveillée par une continuation
     d'images; une vie, enfin, qui, en nous faisant sentir le bienfait
     ou le fardeau de l'existence, nous donne toujours la conscience de
     ce que nous devons être. (LADY MORGAN.)




CHAPITRE PREMIER.

Départ pour la Suède.--La Finlande.--Ville d'Abo.--L'île de
Singelshar.--Les Rochers.--Le Golfe de Bothnie.--Mes Compagnons de
Voyage.


N'ayant pu obtenir un passeport à Vilna pour retourner en France, ce fui
au mois de février 1813 que je partis pour la Suède, avec quelques
artistes du Théâtre-Français de Saint-Pétersbourg.

Nous passâmes par la Finlande. Arrivés à la ville d'Abo, ancienne
capitale finoise, nous traversâmes les détroits de la Baltique, qui
séparent les îles de l'Archipel, auxquelles l'île d'Aland donne son nom.
Les détroits étaient entièrement gelés. Cette traversée est fort
dangereuse: les vents et les courans rompent souvent ces immenses
glaces; alors, malheur aux voyageurs qui s'y confient!

Nous nous trouvions donc sur les bords de la mer d'Aland, bras de la
Baltique d'une longueur de 7 lieues, lequel sépare la Finlande de la
Suède. L'approche du printemps présente des dangers d'une autre espèce:
les dégels subits augmentent le péril à un tel point qu'on est obligé
d'expédier le double des dépêches par Tornéo, chef-lieu de la Laponie,
en prévision des cas où les premières n'arriveraient pas, ce qui force
les courriers à faire le tour du golfe Bothnique. Cet immense détour
prouve assez les difficultés de la voie directe. C'est au mois de mars
que les lacs commencent à n'avoir plus assez de solidité pour supporter
un traîneau.

J'avais grande envie de faire comme les dépêches, et de passer par la
Laponie, pays curieux à connaître d'ailleurs, et, pendant que j'étais en
train de voyager pour mon instruction (c'était après la retraite de
Russie), il ne m'en eût pas coûté davantage. Mais on me fit un tel
tableau du froid, surtout dans cette saison, que je commençai à
réfléchir, et je pensai que de deux dangers il fallait choisir le
moindre. Je savais déjà, par expérience, ce que c'était de manquer de
vivres, et l'on ne peut en conserver dans une semblable température, qui
monte à 40 degrés; j'avais trouvé que c'était bien assez de 30.

Nos pilotes nous conduisirent d'Echero au rocher de Singelshar; cette
île, d'un aspect effrayant, présente une nature morte, un lac entouré de
roches nues et à pic, dont les teintes grisâtres se reflètent dans l'eau
glacée. La neige qui remplit les crevasses et les inégalités semble s'y
être arrêtée pour faire mieux ressortir, par sa blancheur, l'obscurité
de cette atmosphère brumeuse. Des monceaux de glace, brisés par la force
des courans, et amoncelés en différens endroits, présentent l'image du
chaos, et jettent dans l'âme une sorte de découragement, et de profonde
tristesse. Aucune végétation, aucun vestige d'hommes; seulement, çà et
là, un peu de mousse et de verdure.

Ce sont de ces images dont la plume est inhabile à peindre l'impression
produite sur nos sens.

Ceux qui ne les ont pas vues regardent ces récits comme un tableau qui
peut ne pas être ressemblant. Ce n'est qu'en le contemplant qu'on en
apprécie la vérité. Je crus, au premier abord, que ce triste séjour ne
pouvait renfermer aucun être vivant. Cependant nous aperçûmes quelques
misérables huttes de pêcheurs, accrochées aux rochers comme des
coquillages, ou des nids d'oiseaux de proie, et bientôt nous découvrîmes
la maison de poste où descendent les voyageurs et les courriers; c'est
aussi là que demeuraient alors les autorités russes, cette île se
trouvant dans les limites de la Finlande. On mit à notre disposition une
grande chambre et deux espèces de cabinets.

Comme je voyageais avec une dame et son mari, et que nous étions arrivés
les premiers, nous choisîmes un de ces cabinets où il y avait deux
petits lits, une table et deux chaises; c'était une des pièces de luxe.
Ceux qui vinrent après nous furent obligés de s'arranger de la grande
chambre, où l'on étala du foin, de la paille, et les matelas de ceux qui
en avaient, car c'est un meuble que l'on emporte presque toujours dans
les kibicks, voitures de voyage où l'on est couché comme dans un lit.
Quelques personnes cherchèrent à se nicher dans les huttes de pêcheurs.

Le lendemain, un des officiers russes qui avaient visé mon passeport me
proposa une promenade pour prendre une connaissance plus exacte des
lieux que nous devions habiter. Il était cinq heures: la journée avait
été assez claire; quelques rayons de soleil dardaient sur la neige, et,
s'élevant au-dessus des rochers, ressemblaient plutôt à une aurore
boréale qu'au coucher du soleil. Les accidens devenus plus visibles de
moment en moment. À cette heure, qui clôt la journée et amène le
crépuscule, les objets se détachent et prennent un aspect imposant.

Les impressions qui nous sont transmises par la nature fascinent notre
imagination, prennent une grande puissance sur notre esprit, nous
abattent ou nous donnent de l'énergie.

J'étais au bord d'un rocher, j'examinais un faible arbuste jeté par le
hasard; cet arbuste semblait gémir sous le souffle du vent, et j'étais
tentée de lui adresser ces vers:

     «Vas, ta plainte m'émeut, car elle me rappelle
     La douleur qui traverse aussi le coeur humain.
     Ne puis-je transporter ta tige qui chancelle,
     Et te voir reverdir en un riant matin.»

En observant le tableau que nous avions devant les yeux, on aurait pu se
croire sous l'influence d'un songe fantastique, et le mauvais génie de
cette île, contemplant le voyageur du haut du pic le plus élevé, dans
l'espoir que le danger du flot glacé le forcera à gravir ces roches
inhospitalières, pour y trouver une mort plus sûre et plus prompte.
C'est ce qui arrivait souvent aux malheureux forcés de s'y réfugier, ne
pouvant plus retourner en arrière.

--Savez-vous, dis-je à mon cicerone, qu'il faut être en effet sous
l'influence d'un maléfice pour vivre en un semblable lieu? Si une fée
secourable voulait lui rendre sa forme première pendant que nous y
sommes encore, ce serait d'ailleurs une idée consolante à emporter avec
soi que de laisser ces pauvres habitans dans une position plus
supportable.

--Mais ne croyez pas, me dit mon conducteur qu'ils se trouvent
malheureux. Ils ne sont jamais sortis de leurs limites. La mer, les
lacs, les rochers, voilà ce qui a toujours frappé leurs regards: ils
pensent que le monde est fait ainsi, et ne désirent pas autre chose; ils
sont joyeux, ils dansent, ils chantent. Il y a de jolies filles, de
beaux garçons. On y fait l'amour comme partout, et peut-être y est-on
plus heureux.

--Je serais curieuse de connaître le sujet de leurs chants. Ces plantes
aquatiques sont peu poétiques. Ils ne peuvent comparer leurs belles ni
au lys ni à la rose, et le nénuphar, tressé avec des roseaux,
composerait une singulière couronne de mariée, vous en conviendrez.

Nous entrâmes dans quelques maisons de pêcheurs, où l'on nous offrit du
lait de jument dans des vases de bois, et du pain, ou plutôt du biscuit
de blé noir, qu'ils suspendent au-dessus des poêles, ainsi que leur
poisson sec. Ce sont là toutes leurs provisions d'hiver, qu'ils offrent
de bon coeur, et il ne faut pas refuser, car on les humilierait.

La nuit commence de bonne heure à cette époque de l'année. Nous revînmes
par un autre chemin. Je sentais peu à peu se détruire le sentiment de
frayeur que j'avais éprouvé d'abord. Le silence du soir rendait ce
tableau plus pittoresque. Je commençais à croire que la nature à des
beautés de plus d'une espèce, et que la rudesse de celle-ci n'était pas
sans charme.

Tant que les communications ne furent pas interrompues, il nous arriva
des vivres par Abo, car les voyageurs se succédaient les uns aux autres.
Mais, lorsque les glaces s'amollirent tout à fait, il n'arriva plus
rien. J'étais celle qui supportait le plus patiemment les privations,
j'avais eu le temps de m'y accoutumer pendant la retraite de Moscou.
Excepté les deux personnes avec lesquelles j'étais arrivée, j'étais peu
recherchée par mes compagnons de voyage. C'est alors que j'ai pu faire
des réflexions philosophiques sur le degré d'intérêt qu'on nous accorde,
et combien il est subordonné au plus ou moins de besoin que nous avons
des autres ou que les autres ont de nous. Je n'avais jamais été à même
d'en juger pour mon compte, au moins, car je ne m'étais jamais trouvée
dans une semblable position.

Avant cette affreuse catastrophe, j'étais une artiste aimée, applaudie,
recherchée par la meilleure société. Ma fortune était médiocre, mais
elle me suffisait pour vivre honorablement. Je donnais chez moi des
soirées dont la gaîté faisait les frais. Plusieurs de ceux qui se
trouvaient à Singelshar avaient souvent brigué la faveur d'en faire
partie; et j'avais pu, dans quelques occasions, leur être utile par mes
relations, lorsqu'ils venaient de Saint-Pétersbourg à Moscou.

Mais quelle différence dans cette île où je ne possédais plus rien.

J'éprouvais, de la plupart de mes compagnons de voyage, ce sentiment que
les âmes peu généreuses ressentent pour la pauvreté (si l'on peut
appeler ainsi le malheur). Les autres me montraient la plus parfaite
indifférence: on croit être bon en ne faisant ni bien ni mal. Les morts
en font autant, et ne demandent rien pour cela.

J'étais fâchée de n'être pas passée par Tornéo, comme j'en avais d'abord
eu le projet; les Lapons auraient peut-être été plus humains que tous
ces acteurs dont je me plais à oublier le nom. Les dangers, de quelque
nature qu'ils soient, ne m'ont jamais effrayée lorsque j'ai trouvé de la
sympathie pour me les faire supporter. Les glaces commençaient cependant
à se briser dans le voisinage de la mer: les matelots venaient chaque
jour pour nous persuader que nous pouvions nous embarquer sans danger.
Ennuyée de la vie que nous menions, des gens dont j'étais entourée,
j'engageai quelques personnes plus hardies que les autres à prendre une
barque et à tenter le passage; cinq s'y décidèrent; nous louâmes des
traîneaux pour rejoindre la barque, dans laquelle on avait mis quelques
provisions et des matelas.

Je ne sais par quelle imprévoyance on avait laissé repartir les
traîneaux avant d'avoir la certitude de pouvoir se remettre en mer;
mais, lorsque nous fûmes convaincus que le vent n'était pas assez
favorable pour qu'on pût se hasarder au milieu des glaces, nous ne sûmes
plus comment revenir. Nous étions sur un lac entouré de rochers. Malgré
toutes nos fourrures et les précautions que nous avions prises, le froid
était insupportable; le vent soufflait avec violence. Si nous n'avions
pas pu retourner dans l'île, il aurait fallu gravir un rocher pour y
passer la nuit. Nous avions entendu dire que deux Anglais avaient péri
sur ces roches inhospitalières quelques jours auparavant.

Les matelots assuraient que si l'on gagnait les bords de la mer les
vents allaient changer, et que nous pourrions passer. Si j'eusse été
seule, je me serais, je crois, hasardée. Personne ne voulant tenter
l'aventure, il fallut donc prendre le parti de retourner à pied. Nous
avions des bottes d'une laine épaisse; elles servent à garantir du
froid, empêchent de glisser, lorsqu'il neige; mais sur une surface unie
comme un miroir elles n'étaient pas d'un grand secours.

Un matelot anglais, qui m'avait pris en affection parce que je parlais
sa langue et que j'étais d'avis de partir, me soutenait de son mieux.
Cependant, à mesure qu'on faisait un pas on en reculait quatre. Enfin,
après bien de la peine, nous arrivâmes au point d'où nous étions partis.
J'avais éprouvé une telle fatigue, un tel froid que je tombai sans
connaissance. On me porta dans la maison, près de la porte de la petite
chambre que j'avais habitée. Mais tout avait changé dans ce court espace
de temps: ceux qui s'en étaient emparés après notre départ ne voulurent
pas la rendre. La pièce commune était encombrée au point de n'y pouvoir
placer une personne de plus. Les matelas qu'on avait retirés de la
barque étant entièrement mouillés, on avait mis le mien à la porte de
mon ancienne chambre. Cela dérangeait les personnes qui s'en étaient
emparées; aussi furent-elles obligées de le pousser sur moi pour la
fermer, afin d'en jouir plus paisiblement. Ce qui, vu mon peu de force,
me fit tomber avec le matelas imbibé d'eau.

De bien grands malheurs, la perle de tout ce que je possédais n'avaient
pas eu le pouvoir de m'arracher une larme, mais ce nouvel incident me
fit pleurer amèrement.

Il me prit un tel découragement, un tel dégoût de la vie et de l'égoïsme
des humains (si l'on peut appeler ainsi les égoïstes), que je restai
comme pétrifiée près de cette porte où j'avais trouvé la veille un abri.
Enfin, une personne que je connaissais à peine se gêna pour me faire une
petite place à ses côtés; j'en fus bien reconnaissante. On éprouve un
sentiment si pénible de se voir abandonné ainsi, que l'on est plus
sensible à une légère marque d'intérêt.

Nous repartîmes quelques jours après par un vent favorable, et nous
arrivâmes sans accidens nouveaux à Ystad.

Bien enchantée d'être délivrée de cette fâcheuse société, j'arrivai à
Stockholm au mois de mars 1813.




CHAPITRE II.

Stockholm.


Assez d'autres ont écrit sur la capitale de la Suède; je ne dirai donc
ici que les impressions que j'en ai éprouvées moi-même.

Stockholm est bâti sur un rocher. La mer offre de beaux points de vue;
la ville est d'un aspect sévère et triste. Les rues sont belles, mais
peu peuplées. Toujours de l'eau, des pierres, c'est ce qu'on rencontre
partout. Les cailloux sont des blocs énormes, et ce n'est certainement
pas sur ceux-là que murmurent les ruisseaux. J'étais étonnée que les
habitations n'eussent pas un aspect plus gai, dans un pays où l'on
possède un aussi beau granit.

Le quartier du palais est le plus remarquable. La salle de l'Opéra est
fort belle, et, du côté du port, on aperçoit la statue de Gustave III,
superbe morceau de sculpture. Le palais, attenant au théâtre, n'aurait
rien d'extraordinaire, s'il n'était devenu historique par la catastrophe
dont il fut témoin. C'est là que Gustave fut transporté, après
qu'Ankastrom l'eut frappé. Le roi n'y logeait pas habituellement, mais
ce palais était près de la salle de bal où se commit le crime. Le canapé
sur lequel on le déposa portait encore des traces de son sang en 1813.

Gustave a laissé des souvenirs dans le coeur de tous les artistes
français. Il se trouvait parmi eux M. et Mme d'Aiguillon, qui avaient eu
beaucoup de réputation, et auxquels j'ai été recommandée; c'étaient
d'anciens amis de Monvel. J'avais aussi des lettres pour le consul de
France. (Il n'y avait pas alors d'ambassadeur.)

Quoique pensionnés, plusieurs artistes étaient revenus se fixer en Suède
(après avoir fait un voyage à Paris), et cela se conçoit, car ceux qui
ont vieilli dans les pays étrangers contractent de nouvelles habitudes,
forment de nouvelles liaisons, et lorsqu'ils reviennent en France ils
sont tout étonnés de ne plus y reconnaître ni les personnes ni les
choses. Les jeunes gens ont pris un essor plus ou moins rapide; les
pères sont morts ou retirés du monde; les filles, en se mariant, ont
changé de nom et de famille. On se trouve presque étranger dans ce
Paris, où l'on n'a point marché avec le siècle.

Alors, on retourne bien vite dans la patrie qui vous a adopté; et l'on
quitte sans beaucoup de regrets une génération qui ne vous connaît plus.

Un de ces artistes avait établi une librairie, où il tenait tous les
ouvrages nouveaux et les pièces de théâtre. La permission qu'il avait
obtenue de placer une succursale sous le péristyle intérieur de la salle
lui attirait de nombreux visiteurs. Le roi Gustave s'arrêtait presque
toujours pour feuilleter quelques brochures et causer avec ce brave
homme.

Rien n'était plus intéressant que de l'entendre parler du temps où il y
avait un excellent Théâtre-Français à Stockholm: Mme Hus et Monvel y
avaient brillé.

--Madame, me disait-il, Gustave était moins fier que nos gentilshommes
de province, en France. Le jour de ce bal fatal, le roi était demeuré
plus longtemps qu'à l'ordinaire près de mon établissement; il m'avait
parlé de mes affaires, de ma famille, et montré tant de bonté, enfin,
que j'en avais été, touché jusqu'aux larmes. Hélas! en voyant ce prince
s'éloigner, mon coeur se serra, comme si un triste pressentiment fût venu
m'avertir qu'un danger le menaçait. Il ne fut que trop réalisé! ajouta
ce pauvre homme, qui resta quelques momens accablé sous le poids de ce
triste souvenir.

Il nous raconta des détails curieux sur les événemens qui s'étaient
succédé depuis ce temps, et nous fit un brillant éloge du prince royal.

--Oui, lui dis-je, Mme de Staël en parle avec cet enthousiasme et cette
chaleur de conviction qu'elle sait si bien rendre communicatifs.

En effet, je lui avais entendu dire la veille:

--Le prince est bon et franc comme le Béarnais; il se fera aimer ainsi
que lui de ses sujets.

J'eus bientôt une autre preuve de l'affection qu'on lui portait par une
circonstance assez singulière que voici:

J'avais été le dimanche à l'église catholique, comme j'arrivai avant que
le service ne fût commencé, il y avait peu de monde, et je fus me placer
sur un banc près de l'autel. Ayant remarqué sur le prie-dieu des livres
d'heures, je les écartai pour y poser aussi le mien. À peine étais-je
établie, que le curé vint me saluer et causer avec moi.

--Madame est étrangère?

--Oui, monsieur l'abbé.

--Et de notre communion? C'est toujours avec un grand plaisir que nous
voyons s'augmenter le nombre de nos fidèles. Mais c'est un grand malheur
pour notre église, ajouta-t-il tristement, de ne pouvoir plus compter
dans son sein un prince tel que le prince royal.

Je pensai tout bas qu'il avait cette ressemblance avec Henri IV.

Je laissai ce bon prêtre exprimer ses regrets, et ne répondis qu'aux
éloges qu'il faisait de Son Altesse.

--Nous devons être fiers, lai dis-je, qu'un prince de notre nation ait
su captiver l'amour d'un peuple tel que les Suédois, pour lequel il
n'est plus un étranger.

Il me quitta pour aller remplir son ministère, et bientôt la petite
église se trouva remplie. Personne cependant n'était encore venu occuper
le banc où je me trouvais. Je m'aperçus qu'on me regardait avec une
curiosité que j'attribuais à ma qualité d'étrangère. Bientôt après
vinrent se placer près de moi une dame et deux demoiselles, qui me
saluèrent avec une extrême politesse, ce que je leur rendis de la même
manière, avec ce naturel que l'on a toujours lorsqu'on ne se doute pas
qu'il y ait rien d'extraordinaire dans la position où l'on se trouve, et
que l'on a affaire à des personnes, assez bien nées pour ne pas vous en
faire apercevoir. Je restai donc dans une profonde sécurité jusqu'à la
fin de l'office. Ces dames me saluèrent aussi poliment en sortant que
lorsqu'elles étaient entrées, et je laissai partir la foule.

Mme d'Aiguillon, que je n'avais point aperçue, vint à moi en me faisant
de grandes exclamations.

--Ah! mon Dieu! ma chère, me dit-elle, vous m'avez tenue dans un grand
émoi pendant tout le service.

--Pourquoi donc?

--Comment se fait-il que vous ayez été vous placer dans le banc du
ministre? Vous étiez là avec MMmes de ***.

--Comment! j'étais dans le banc du ministre, lui répliquai-je avec un
sang froid qui contrastait avec son émotion.

--Mon Dieu! oui; si j'avais été plus près de vous, je vous aurais fait
des signes.

--Vous auriez eu grand tort, car je ne les aurais pas compris, et vous
m'auriez fort intriguée. Ces dames ont bien vu que j'étais une
étrangère, tout à fait dans l'ignorance de l'inconvenance que je
commettais sans le savoir.

--Mais j'avais toujours peur qu'on ne vînt vous prier d'en sortir!
s'écria-t-elle.

--Comment pouviez-vous penser cela, madame d'Aiguillon, lui dit notre
consul en s'approchant de moi, vous qui connaissez l'hospitalité des
Suédois? Et, d'ailleurs, ces dames ont trop de convenance pour faire un
semblable affront à une personne qui se présente comme madame.

En effet, je vis quelques jours après la femme du ministre chez Mme de
Staël. Lorsque je voulus lui faire mes excuses d'être entrée chez elle
avec aussi peu de cérémonie, elle me répondit de la manière la plus
obligeante. Je vis alors pourquoi M. le curé m'avait adressé ses
doléances; m'ayant rencontrée en si bon lieu, il m'avait pris pour une
très-grande dame.

Nous ne jouâmes à Stockholm que pendant deux mois, car on avait pris des
engagemens avec une autre fraction des artistes de Saint-Pétersbourg, et
les Suédois tiennent trop à leur parole pour jamais y manquer. Nous
fûmes donc obligés de céder la place, quelque désir qu'on eût de
prolonger notre séjour. Le comté Gustave de Loewenhielm dirigeait encore
les théâtres de Suède à cette époque; mais, malheureusement, il était à
l'armée, et le comte de Lagardie tenait sa place.

J'avais connu le comte de Loewenhielm à Moscou, quelques années
auparavant. Il aimait passionnément le théâtre, et jouait la comédie en
amateur distingué. Nous avions joué souvent ensemble chez la comtesse
Golofkin, et j'eusse vivement désiré le retrouver en Suède en 1813,
comme j'y avais retrouvé Mme de Staël, à laquelle, par une de ces
bizarreries qui se rencontrent dans les grandes époques de trouble et de
guerre, j'avais fait presque seule les honneurs de la capitale de la
Moscovie, et voici comment:

Mme de Staël, voyageant exilée de France et se rendant en Suède,
s'arrêta à Moscou, au moment où la ville était presque déserte; elle
voulait y rester quelques jours pour se reposer, et voir ce qu'il y
avait de plus curieux; mais, excepté le gouverneur, personne n'était là
pour la recevoir.

C'étaient sans doute des titres pour M. de Rostopchin que d'être
l'ennemie de Napoléon et se nommer Mme de Staël; mais il était trop
occupé de ses projets pour être un cicerone bien empressé.

J'avais connu Mme de Staël à Paris, chez Mme de Condorcet; je courus à
son hôtel et lui offris mes services. Elle fut ravie de rencontrer une
personne de connaissance dans cette ville presque abandonnée. Elle
m'accabla de questions, et nous courûmes de place en place dans tous les
endroits que l'on pouvait voir encore, car il n'y avait pas de temps à
perdre. Elle eût bien désiré m'emmener avec elle pour me soustraire aux
malheurs qui nous menaçaient, mais c'était impossible. On ne part pas
sans une multitude de formalités, lorsqu'on est attaché au service
impérial. Elle me quitta avec le regret de me laisser au milieu d'un
danger dont on ne pouvait prévoir les suites.

On peut penser, d'après cela, qu'elle me fit un très-aimable accueil
lorsque je la revis en Suède.

Une personne comme Mme de Staël ne peut se résoudre, en écrivant, à ne
pas entrer dans les détails les plus minutieux sur les pays qu'elle a
traversés. Cependant de quelque pénétration que l'on soit doué, il est
difficile de deviner ce que l'on n'a pas vu, dans un moment surtout où
aucun antécédent ne peut vous guider. Comment parler d'une nation, de sa
société, de ses usages, qui diffèrent en beaucoup de points des autres
contrées, lorsque ses villes sont désertes et ses capitales abandonnées?
Elle m'avait témoignée à plusieurs reprises, pendant ce court séjour, le
regret de n'avoir pu voir les différentes classes de la société dans
leur intérieur.

Je n'ai donc pas été peu surprise en lisant dans le récit de son voyage
en Russie les détails dans lesquels elle est entrée (avec le charme qui
s'attache à ses images). Ce qu'elle a pu voir, puisque nous étions alors
au mois d'août, ce sont:

«Les fleurs du Midi balancées par les vents du Nord (comme elle nous le
dit poétiquement); cette consolation muette adressée aux passans, et qui
semble leur répéter en un langage symbolique: sous cette enveloppé de
glace, la nature qui sommeille se réveillera.»

En effet, toutes ces charmantes garnitures de fleurs qui ornent les
palais étaient restées comme pour attester leur élégance et leur
importance.

Dans une saison plus avancée, Mme de Staël eût pu voir, à travers les
doubles rangées de verres de Bohême d'un seul jet, tes fleurs les plus
rares dans toute leur fraîcheur; elle eût pu admirer, dans l'intérieur
des appartemens, une multitude de plantes grimpantes entourant de petits
paravens à baguettes, ayant pour pieds des caisses étroites remplies de
jolis arbustes.

Sur tous les petits établissement de la maîtresse de la maison, les
tables chargées d'albums, d'ouvrages de tapisserie, les larges coussins
à la turque où viennent se placer les jeunes filles, on retrouve ces
jolies charmilles de verdure et de fleurs, qui ont bien plus de charme
encore lorsqu'on aperçoit les toits couverts de neige, qu'on entend
glisser les traîneaux qui s'annoncent par la clochette de leurs chevaux.

Je quittai Stockholm le 13 mai. Les feuilles commençaient à pousser, et
le temps était beau. Les chemins sont superbes; c'est continuellement un
jardin; heureusement, car lorsqu'on n'a pas voiture à soi, on voyage
dans des charrettes découvertes qu'on décore du nom d'extra-postes, et,
comme les postes sont fort mal organisées, on est souvent obligé
d'attendre que les chevaux soient revenu du labourage pour se mettre en
route. Cependant, on lit dans les règlemens que l'on ne doit pas
attendre plus de deux heures.

Il arrive souvent aussi que vous rencontrez des chevaux qui reviennent
avant que vous ne soyez arrivé à la poste. Alors, le postillon propose
de changer sur place. Si vous n'entendez pas la langue du pays, vous
vous trouvez hors de votre chemin; c'est ce qui m'est arrivé à
Norkoping, la ville où l'on fabrique les fameux gants de Suède. Si je
n'eusse, le lendemain, rencontré un Anglo-Américain, je serais restée
là. Heureusement, il avait une très-bonne calèche, et me proposa de
m'emmener, ce que j'acceptai volontiers. Nous fîmes mettre nos effets
sur l'extra-poste dans laquelle j'étais arrivée. Elle était conduite par
un petit postillon de dix à douze ans, sans que l'on coure le moindre
danger de rien perdre, tant les routes sont sûres.

Les postillons sont honnêtes, mais peu prudens. Pour abréger, ils
traversent ces lacs dont j'ai déjà parlé, et qui sont en grand nombre en
Suède. C'est à cette époque de l'année que la glace commence à
s'amollir, de sorte qu'il n'y a pas de raison pour que voitures,
chevaux, postillons et voyageurs ne soient engloutis. C'est ce qui
arrive presque tous les ans; mais, quoique les cochers y risquent
eux-mêmes leur vie, cela ne les empêche pas de recommencer, la nuit
surtout, où les voyageurs, étant endormis, ne peuvent s'y opposer.

Nous nous réveillâmes un soir que notre calèche, mise sur patins, était
déjà penchée, et le cheval avait une jambe dans l'eau. Nous n'eûmes que
le temps de sauter à bas pour alléger le poids. L'on parvint à retirer
le cheval et à gagner le bord du lac, qui heureusement n'était pas
éloigné. Il faisait d'ailleurs un très-beau clair de lune.

J'ai remarqué que dans mes événemens de voyage la lune m'avait été
propice. Je me moquais autrefois des romans d'Anne Radcliffe, où les
aventures des héroïnes se passent toujours «sous le disque argenté de
l'astre de la nuit.» Mais j'avais tort, et j'en demande pardon à la
lune, qui m'a souvent été favorable. Mon compagnon de voyage avait
quelques affaires à terminer à Norkoping, ce qui me procura le plaisir
de voir tout à mon aise la ville ainsi que ses ateliers. Mon obligeant
voyageur connaissait ce pays, et sa conversation était fort
intéressante. Il me mena jusqu'à un petit bourg où j'arrivai le 26 mai.
On est obligé d'y attendre le vent pour s'embarquer sur le Sund. Je le
traversai.




CHAPITRE III.

Départ de Suède.--Aventure à Ratzbourg.


Lorsque j'eus quitté la Suède et le Mecklembourg, quelques officiers
russes que je rencontrai me firent craindre que mon voyage ne se
continuât pas tranquillement, attendu que l'Elbe était bordé de troupes,
et que si je tombais entre les mains des Prussiens et des Cosaques sans
rencontrer d'officiers, malgré tous mes passeports russes et suédois,
ils ne me laisseraient point passer.

Cela m'effrayait d'autant plus qu'il fallait, malgré tout, aller en
avant, car je n'avais pas assez d'argent pour attendre. Je m'abandonnai
donc à la Providence, qui m'avait protégée jusque-là, et je continuai
mon chemin. Tous les gouverneurs, les commandans de place, m'aidèrent
autant qu'ils purent, soit en visant mes passeports ou en me faisant
accompagner par un soldat, pour me faire passer les endroits les plus
difficiles. Enfin, arrivée à la vue de Ratzbourg, à sept milles de
Lubeck, j'étais dans une voiture publique où j'avais rencontré un
Français, artiste ainsi que moi, et qui venait de Suède. Nous ne
parlions allemand ni l'un ni l'autre [On trouvera extraordinaire
qu'étant née en Allemagne je ne parle pas cette langue; mais j'en étais
sortie à l'âge de trois ans.]. Au moment d'entrer à Ratzbourg, une
espèce de militaire vint parler d'une manière très-animée au conducteur,
qui communiqua aux voyageurs ce qu'on venait de lui dire; mais nous n'en
entendîmes pas un mot. Seulement, je compris qu'il y avait quelque chose
d'extraordinaire qui nous empêchait d'entrer dans la ville, où la
voiture devait nous déposer, car je vis qu'on la faisait retourner; elle
s'arrêta dans un faubourg, à la porte d'un espèce de cabaret, où l'on
buvait, on fumait, on dansait; c'était un tapage horrible. Les voyageurs
prirent congé de nous en nous faisant signe d'être tranquilles. Je
n'étais rien moins que cela. C'est la plus fâcheuse des situations que
de ne savoir et n'entendre rien dans un moment de danger. Je me trouvais
là dans une maison où je craignais d'être insultée. Non-seulement ce
Français ne pouvait m'être d'un grand secours, mais c'était l'être le
plus indolent et le plus inanimé qu'on pût rencontrer. Il ne pensait
qu'à manger et à dormir, et n'était capable de me donner aucun conseil,
ni de me rassurer en aucune manière. Ma figure portait tellement le
caractère de l'effroi au milieu de cette chambre remplie d'hommes, que
la servante de la maison eût pitié de moi; elle me fit signe de la
suivre. Je ne fis pas prier. Elle m'ouvrit une mauvaise chambre
encombrée de meubles, y porta mon très-petit coffre (mes bagages ne
m'embarrassaient plus); elle me montra un mauvais lit, et me fit signe
d'y dormir. J'étais bien reconnaissante de la compassion de cette pauvre
fille; je lui donnai quelque argent pour la remercier. C'est un langage
qui se comprend partout; aussi elle m'entendit fort bien et tâcha de me
faire comprendre à son tour qu'elle me protégerait, et que je n'avais
rien à craindre.

Malgré cette assurance, je ne passai pas mon temps à dormir, comme on
peut le penser, mais à réfléchir aux moyens de me tirer de ce mauvais
pas.

La nuit rend les objets plus effrayans, les pensées plus tristes; je me
rappelai les vers de M. l'abbé Delille, qui peignent si bien le tourment
d'un esprit agité.

     «Jusqu'à l'heure où la terre, humide de rosée.
     Apporte un peu de calme à notre âme épuisée.»

En effet, au premier rayon du jour, je respirai plus facilement, et je
fus capable de prendre un parti. On s'étonnera peut-être qu'une femme
qui avait passé six semaines au milieu de toutes les horreurs de la
guerre fût tellement effrayée de se trouver dans un mauvais cabaret
d'Allemagne. En voici la raison: d'abord, dans une armée, je pouvais me
faire comprendre; puis, il se trouvait toujours quelque chef pour me
protéger; il y règne d'ailleurs un esprit tellement pénétré des droits
de l'hospitalité, que si l'on n'y eût pas couru les dangers d'une mort
affreuse, on y eût été parfaitement en sûreté. Mais là j'étais au milieu
de gens de la classe la plus commune, et qui détestaient les Français.

Enfin, lorsqu'il fit tout à fait jour, je me décidai à sortir pour
reconnaître un peu les localités. J'aperçus un paysage charmant, mais
cela m'occupa peu dans ce moment. Nous étions très-près de la ville; il
fallait traverser un pont pour y parvenir, et, en avançant, je m'aperçus
que les portes étaient fermées. Plusieurs hommes regardaient; des femmes
élevaient les mains en disant: «Jésus, Maria!» Je me hasardai à leur
demander en mauvais allemand qui était dans la ville: «Cosaques!» me dit
l'un d'eux. Ah! grand Dieu! me voilà bien! que faire? Je retourne à la
maison et dis à mon compagnon de voyage, qui s'était étendu sur un
canapé:

--Pendant que vous dormez tranquillement, vous ignorez que les Cosaques
sont dans la ville; vous devriez bien aller un peu à la découverte.

--Ma foi, je ne parle pas Allemand, que voulez-vous que je leur dise?

--Mais ni moi non plus je ne parle pas allemand, et je suis une femme.

Je laissai là cet indolent personnage, et j'allai de nouveau près du
pont.

--Cosaques, leur dis-je d'un air gracieux; car j'ignorais s'ils étaient
bien aises ou fâchés.

--No, daine (danois).--Ya.

Je me rappelai que j'avais lu dans quelques papiers publics que les
Danois se battaient pour la France.

Allons, pensai-je, ceux-là nous laisseront peut-être passer. Je traverse
le pont, et je crie à la sentinelle que je veux, parler au commandant.
Il entend que je suis la femme d'un commandant; on fait avertir celui de
la ville, qui s'empresse d'accourir et de m'ouvrir une petite porte.

--Parlez-vous français? lui dis-je, monsieur le commandant? _Ein petite
pé..._ Eh bien! monsieur, je suis dans le plus grand embarras. Hier au
soir, la voiture publique nous a déposés dans le faubourg, sans que nous
ayons pu en deviner la raison.

--Ah! me dit-il, c'est que nous nous battions contre les Cosaques. Nous
sommes entrés dans la ville; mais nous ne pourrons pas la garder, si
l'on ne nous envoie du renfort, car nous ne sommes que cent vingt
hommes. Vous êtes bien heureuse que les Cosaques ne soient pas venus
vous visiter dans le faubourg; ils sont assez nombreux et parcourent les
environs.

Si j'avais su cela, j'aurais passé la nuit moins tranquillement encore.

--Mais, monsieur le commandant, que vais-je faire? Comment me rendre à
Lubeck?

--Entrez dans la ville; nous vous emmènerons avec nous.

--Vous êtes bien bon!

Mais je pensais qu'il pouvait fort bien être pris lui-même; que tout au
moins il n'y retournerait qu'en battant en retraite, puisque, comme il
l'avait dit, ils n'étaient pas nombreux, et que je ne serais pas en
sûreté au milieu d'eux. Je ne pouvais cependant pas trop lui communiquer
mes craintes, cela n'eût pas été poli. J'avais bien mes passeports
russes et suédois, mais à quoi cela pouvait-il me servir avec des
soldats qui ne savaient pas lire? C'est ce que les officiers russes
m'avaient fait observer eux-mêmes. Il n'y avait cependant pas à
balancer, puisqu'après leur départ, en restant dans la ville,
j'éprouvais le même inconvénient.

--Mais, monsieur le commandant, lui dis-je, j'ai laissé dans le faubourg
mes effets et un compagnon de voyage, je ne voulais cependant pas,
malgré son peu d'amabilité, le laisser dans un tel embarras.

--Allez les chercher; mais je ne vous réponds pas que vous puissiez
revenir en sûreté; car, je vous le répète, les Cosaques sont tout autour
d'ici. Je ne puis vous donner qu'un homme avec une brouette pour porter
votre malle.

J'acceptai.

--Eh bien! allez! que Dieu vous conduise à bon port.

Je me mis à courir de toutes mes forces. Arrivée à cette jolie auberge,
je trouvai mon compagnon de voyage déclamant le récit de Théramène. Je
lui dis tout hors d'haleine:

--Les Danois sont dans la ville, les Cosaques sont autour des faubourgs.
Voilà un homme avec une brouette; faites mettre dessus vos effets et les
miens, et pressez-vous, si vous pouvez. Quant à moi, je retourne dans la
ville; j'aime mieux perdre mes effets que de me perdre avec eux.

Je repris ma course; je rentrai par la petite porte, que l'on referma
sur moi, et nous restâmes là pour attendre ce voyageur, qui arriva
cependant sans accident.

--Ah! ça, me dit le commandant, si, dans une heure, je n'ai pas reçu de
renfort, nous partons. Apprêtez-vous, si vous voulez nous suivre.

--Moi, je suis toute prête; mais comment partir? je n'ai pas de voiture.

--Ah! je n'y avais pas pensé; je n'en ai pas non plus. Attendez, je vais
m'informer.

Il mit une charrette en réquisition (c'est ainsi que cela se fait à
l'armée); il y fit placer beaucoup de foin, tous nos équipages. Il y
avait un banc avec un coussin pour moi. Le commandant me demanda
très-poliment la permission d'y placer deux officiers blessés; il me
présenta la main pour monter en voiture avec autant de cérémonie que si
c'eût été dans un char brillant.

--Vous n'aurez pas peur? me dit-il.

J'étais tentée de lui répondre à mon tour _ein petite pé_; je me repris
cependant et lui dit:

--Oh! non, d'une voix un peu émue.

Je n'avais pas alors ce découragement qui m'avait tant de fois fait
faire abnégation de ma vie. Je me trouvais au port, prête à revoir ma
famille et mes amis. Il eût été dur d'y périr après avoir échappé à tant
d'autres dangers. Allons, me disais-je, me voilà donc encore une fois
avec une retraite; c'est une fatalité!

Il était trois heures après midi; le temps était superbe. En sortant de
la ville, le commandant mit deux hussards de chaque côté de ma voiture.

--_C'est per lé sauve-garde_, me dit-il en portant la main à son
kolback.

Tous les habitans étaient sur notre passage, et me regardaient avec
compassion. J'avais cependant l'air de Clytemnestre sur son char,
entourée de ses soldats.

J'entendis quelques coups de fusil tirés dans le bois par les
voltigeurs; mais rien de plus, et j'en fus quitte pour la peur.

J'arrivai le soir à Lubeck. Mon très-aimable commandant poussa la bonté
jusqu'à faire chercher un appartement dans la meilleure auberge, et ne
me quitta qu'après m'y avoir mise en sûreté. Je fus heureuse d'avoir
rencontré ce brave officier; car, sans lui, je ne sais trop ce que je
serais devenue.

Vingt ans plus tard, en 1833, je fis un nouveau voyage en Suède. Je
passai par Berlin, où j'avais affaire. Je comptais m'embarquer à Lubeck.
Je partis donc dans un extra-poste. J'avais pour compagnon de voyage un
bon Allemand qui allait à Saint-Pétersbourg, ainsi que moi. Il parlait
peu français, et notre conversation fut assez stérile. Aussi
s'endormit-il profondément.

Le temps était superbe; nous avions déjà traversé plusieurs bourgs,
auxquels je n'avais pas pris garde. (Ils se ressemblent à peu près
tous.) C'était au mois de mai, à six heures du matin. Nous entrions dans
une petite ville d'un aspect délicieux, dont les abords rappelaient à
mon souvenir mille idées confuses. Je cherchais à les réunir, comme
l'officier Georges de la _Dame Blanche_.

--Comment nommez-vous cet endroit? dis-je à mon compagnon en le
saisissant vivement par le bras, ce qui le réveilla en sursaut.

--Ratzbourg, me dit-il en bâillant.

--Ratzbourg! Ah! faites arrêter la voiture, je vous prie.

Je ne puis exprimer le sentiment que j'éprouvai; c'était dans le même
mois, à la même heure, que cette ville s'était offerte à moi vingt ans
auparavant. Le côté par où nous entrions était celui par lequel j'en
étais sortie avec les troupes danoises. Tout était semblable, jusqu'à
l'indolent compagnon de voyage (excepté que celui-là ne récitait pas de
vers).

Chaque arbre, chaque maison, était pour moi un souvenir. Nous nous
étions si souvent arrêtés que j'avais eu le temps de tout examiner. Mon
flegmatique Allemand ne comprenait rien à mon émotion, et j'aurais pu la
lui expliquer dans sa langue maternelle qu'il ne l'aurait pas mieux
comprise. Combien de gens, d'ailleurs, ne s'entendent pas toujours en
parlant la même langue! Nous poussâmes sur la place, devant l'auberge,
que je reconnus tout de suite. C'était celle où le bon capitaine m'avait
reçue.

--Permettez-moi, dis-je à mon compagnon de voyage, de vous offrir à
déjeuner dans cette maison. Je fis la même proposition à notre
conducteur. (Un seul verre de schenaps suffit pour décider un cocher
allemand à attendre sans contestation.) Les mêmes hôtes n'y étaient
plus; mais les nouveaux se rappelèrent fort bien cette circonstance.
Elle n'était pas de celles qu'on oublie. Je fis la conversation avec eux
par l'entremise de mon interprète, qui commençait cependant à comprendre
que cette ville pouvait avoir quelque intérêt pour moi. Le pont par
lequel j'étais entrée était tout près de là; je voulus y aller seule,
pour n'être pas distraite dans les sensations que j'éprouvais.

Ah! si l'on pouvait toujours écrire sous le charme des impressions, on
dirait bien mieux! L'âme se ressouvient, la mémoire se rappelle, a dit
un homme d'esprit. Combien j'aurais désiré avoir un croquis de cet
endroit charmant pour mon album de voyage! Que ne suis-je maîtresse de
rester ici tout un jour, me disais-je, pour recueillir à loisir mes
souvenirs de cette époque! Ce cabaret même où j'avais passé une si
cruelle nuit, je l'aurais revu avec intérêt.

Je me serais informée de la petite servante, qui avait, ainsi que moi,
vingt ans de plus; je l'aurais récompensée de son humanité. Il y a des
momens dans la vie où l'on désire plus vivement la fortune. Combien le
calme qui m'environnait faisait contraste avec le tumulte de l'époque où
j'avais traversé ce pays!...

Les mêmes lieux nous reportent aux mêmes temps; il semble qu'ils fassent
disparaître l'intervalle qui nous en sépare. Je remerciai le ciel du
secours qu'il m'avait alors envoyé, et bientôt tout ce voyage entrepris
dans le beau pays de l'imagination disparut comme une fantasmagorie...

     Louise FUSIL.





End of Project Gutenberg's Souvenirs d'une actrice (3/3), by Louise Fusil

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