Le cas étrange du docteur Jekyll

By Louis Stevenson Robert

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Title: Le cas étrange du docteur Jekyll

Author: Louis Stevenson Robert

Translator: B. J. Lowe

Release date: June 29, 2025 [eBook #76412]

Language: French

Original publication: Paris: Librairie Plon, 1890

Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CAS ÉTRANGE DU DOCTEUR JEKYLL ***





  Au lecteur

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  LE CAS ÉTRANGE

  DU

  DOCTEUR JEKYLL




L'auteur et les éditeurs réservent leurs droits de traduction et de
reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en juin 1890.


PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.




  LE CAS ÉTRANGE

  DU

  DOCTEUR JEKYLL


  UN LOGEMENT POUR LA NUIT

  PAR

  R.-L. STEVENSON


  TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR Mme B.-J. LOWE

  [Illustration]

  PARIS

  LIBRAIRIE PLON

  E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

  RUE GARANCIÈRE, 10

  Tous droits réservés




LE CAS ÉTRANGE

DU

DOCTEUR JEKYLL


I

L'HISTOIRE DE LA PORTE


M. Utterson, l'avocat, était un homme de rude apparence; son visage ne
s'éclairait jamais d'un sourire; il était froid, sobre et embarrassé
dans ses discours, très réservé, maigre, long, poussiéreux, morne,
et ayant malgré cela un certain fonds d'amabilité. Dans une réunion
d'amis, et quand le vin était à son goût, quelque chose d'éminemment
humain éclairait ses yeux, quelque chose qui ne ressortait jamais
dans sa conversation, mais qui se faisait sentir non seulement dans
la face pleine de béatitude d'un homme qui vient de bien dîner, mais,
le plus souvent et le plus fortement, dans les actions de sa vie. Il
était austère pour lui-même, buvant du _gin_ quand il était seul, pour
mortifier son goût pour le vin. Et quoique aimant le théâtre, il y
avait plus de trente ans qu'il n'avait franchi la porte d'aucune salle
de spectacle. Mais il avait beaucoup d'indulgence pour les autres,
s'étonnant, presque avec un sentiment d'envie, de leurs hauts faits, et
au besoin plutôt enclin à leur venir en aide qu'à les blâmer. «Je tombe
dans l'hérésie de Caïn,» disait-il bizarrement, «je laisse mes frères
aller au diable comme ils l'entendent.» Alors il arrivait souvent
qu'il se trouvait être la dernière relation avouable et la dernière
influence honnête de certains hommes dans leurs dégringolades. Et à
ceux-là, aussi longtemps qu'ils le fréquentaient, il ne laissait jamais
apercevoir même un soupçon de changement dans ses manières.

C'était, sans aucun doute, chose facile pour M. Utterson, car, jusque
dans ses meilleurs moments, il n'était aucunement démonstratif. Ses
amitiés semblaient fondées sur la même religion de bonhomie. Il
acceptait le cercle de ses amis tout prêt formé par les mains du
hasard, ce qui est le fait d'une nature simple. Ses amis étaient
généralement ses parents ou ceux qui lui avaient été le plus
longtemps connus; ses affections n'étaient le résultat d'aucun choix
particulier, comme le lierre, elles croissaient avec le temps. De
là, sans aucun doute, le lien qui l'unissait à M. Richard Enfield,
son parent éloigné, l'homme bien répandu et connu par la ville. Que
pouvait-il y avoir de commun entre ces deux hommes? C'était là pour
beaucoup un sujet de réflexion. Ceux qui les avaient rencontrés dans
leurs promenades du dimanche racontaient qu'ils ne se disaient rien,
qu'ils avaient l'air passablement ennuyé et qu'ils accueillaient avec
un visible soulagement l'apparition d'un ami. Toutefois, ces deux
hommes faisaient grand cas de ces excursions; ils les comptaient comme
l'événement de la semaine, et non seulement repoussaient des occasions
de plaisir, mais résistaient même aux appels d'affaires pour n'y
apporter aucune interruption.

Il arriva que, pendant une de ces promenades, le hasard les amena dans
une rue d'un des quartiers les plus populeux et affairés de Londres.
Cette petite rue était tranquille, quoique dans la semaine elle fût
animée d'un grand mouvement commercial. Ses habitants semblaient être
à leur aise et avoir l'espoir de faire mieux encore; ils employaient
le surplus de leurs gains en embellissements, ce qui donnait à toutes
les boutiques le long de cette rue un aspect très séduisant, elles
se tenaient là comme des rangées de souriantes et jolies vendeuses.
Le dimanche, lorsque par conséquent les plus grands charmes de cette
petite rue étaient voilés, elle ressortait quand même par contraste de
son sombre voisinage; comme un incendie dans une forêt, elle en était
le point lumineux. L'œil du passant était vivement et plaisamment
attiré par la vue de ses persiennes fraîchement peintes, et de ses
cuivres bien polis, par sa propreté et son air de gaîté.

A deux portes du coin de gauche en allant à l'Est, la rangée symétrique
des maisons était interrompue par l'entrée d'une cour; à cet endroit
même, un bâtiment d'aspect sinistre projetait son pignon sur la rue. Ce
bâtiment à deux étages n'avait aucun indice de fenêtres, rien, qu'une
porte au rez-de-chaussée au-dessus de laquelle s'élevait un grand mur
décoloré, portant les marques d'une négligence sordide et remontant
à de longues années. La porte n'avait ni sonnette ni marteau; sa
peinture, dont le temps avait changé la couleur, était soulevée à de
certains endroits comme par des ampoules. Les vagabonds s'abritaient
dans ses coins, et faisaient partir leurs allumettes sur les panneaux;
c'était le refuge ordinaire des enfants du quartier, qui essayaient
leurs couteaux sur les moulures, et pendant près d'une génération
personne ne s'était présenté pour chasser ces visiteurs de hasard, ou
réparer leurs ravages.

M. Enfield et l'avocat marchaient de l'autre côté de la rue; en
arrivant en face dudit bâtiment le premier leva sa canne et, le
désignant:

«Avez-vous jamais remarqué cette porte?» demanda-t-il; et après avoir
reçu une réponse affirmative de son compagnon, il ajouta: «Elle est
associée dans mon esprit à une drôle d'histoire.»

«Vraiment?» dit M. Utterson. «Qu'est-ce que c'est donc?»

«Voilà,» répondit M. Enfield. «Une fois je revenais de très loin et
rentrais chez moi vers trois heures du matin; la nuit était noire et
nous étions en hiver; on ne voyait rien dans le quartier de la ville
où je me trouvais, rien que des réverbères; les habitants dormaient
probablement, toutes les rues étaient éclairées comme pour une
procession, et toutes étaient aussi vides qu'une église; cet état de
choses finit par m'agacer. Je commençai d'écouter, prêtant l'oreille au
moindre bruit, et j'en arrivai à désirer la présence d'un policeman.

«Tout à coup j'aperçus un individu de petite taille qui marchait à
grands pas, se dirigeant vers l'Est, et en même temps une petite fille
qui descendait, en courant de toutes ses forces, une rue transversale.
En tournant le coin tous les deux, il leur arriva ce qui devait
naturellement arriver, ils se jetèrent l'un sur l'autre; là mon cher
ami, commence la partie horrible de l'histoire. L'homme renversa la
petite fille et, au lieu de s'arrêter, lui passa froidement sur le
corps, la laissant se débattre et crier sur le sol. A l'entendre,
cela n'a l'air de rien; à le voir, c'était diabolique; ce n'était
pas l'action d'un être humain, mais bien d'un damné Juggernaut.
Je m'élançai en jetant un cri d'appel, je rattrapai mon homme, le
saisis au collet, et le ramenai à l'endroit où s'était déjà formé un
rassemblement autour de l'enfant qui pleurait. Il était parfaitement
calme et ne fit aucune résistance, mais il me jeta un regard si méchant
qu'il m'en passa une sueur. Les gens qui se trouvaient là étaient
les parents de la petite fille, et bientôt apparut le docteur que
l'on avait envoyé chercher. L'enfant avait eu plus de peur que de
mal, assura-t-il, et l'incident semblait devoir finir là, sans une
circonstance curieuse. Mon Monsieur m'avait à première vue inspiré un
profond dégoût. Les parents de la petite semblaient aussi éprouver
ce sentiment, ce qui de leur part n'était que très naturel; mais ce
qui m'étonna, ce fut le médecin. C'était un homme frappé sur le même
moule que tous ses confrères, une espèce d'apothicaire sec, sans âge
et sans couleur, possédant un fort accent Édimbourgeois et pas plus
enclin à l'émotion qu'une cornemuse. Eh bien! mon ami, il ressentit le
même dégoût que nous tous, et à chaque fois que ses yeux tombaient sur
mon prisonnier, je remarquai qu'il devenait pâle et malade de l'envie
de le tuer. Je savais ce qui se passait dans son esprit aussi bien
que dans le mien, et le meurtre étant hors de question, nous fîmes la
seule chose possible. Nous menaçâmes cet homme de faire assez de bruit
autour de cette affaire pour mettre son nom à l'index d'un bout de
Londres à l'autre, et lui faire perdre ses amis et son crédit, s'il en
avait. Pendant que nous jetions feu et flammes, nous étions en même
temps obligés de le préserver de la fureur des femmes, lesquelles
ressemblaient à des harpies déchaînées. Je ne m'étais jamais trouvé
dans un cercle où toutes les figures portaient à un tel degré
l'empreinte de la haine; lui était au milieu du groupe, gardant un air
de froideur méprisante (cependant je m'étais aperçu qu'il n'était pas
sans crainte), et supportant ces assauts d'un air satanique. «Si vous
voulez spéculer sur cet accident,» dit-il, «naturellement je suis sans
défense. Tout galant homme évite les scènes. Combien voulez-vous?» Nous
le fîmes monter jusqu'à cent livres, pour la famille de l'enfant; il
se fût probablement esquivé s'il l'eût pu, mais sans doute notre air
déterminé à tous le fit à la fin céder. Il n'y avait plus qu'à toucher
l'argent; et où pensez-vous qu'il nous mena? Ici, à cette porte même,
il sortit une clef de sa poche, entra et revint bientôt avec dix livres
en or et un chèque sur Boutt, payable au porteur pour le restant de
la somme; ce chèque était signé d'un nom que je ne veux pas donner,
quoique cela soit un des points curieux de mon histoire, d'un nom bien
connu et souvent imprimé. Les chiffres avaient été tracés d'une main
raide, mais la signature était bonne pour beaucoup plus, si seulement
elle était authentique. Je pris la liberté de faire remarquer à mon
Monsieur que tout cela était pour le moins fantastique, que dans la
vie réelle un homme n'entre pas à quatre heures du matin dans une
maison qui ne lui appartient pas, et n'en sort pas avec un chèque de
près de cent livres portant la signature d'une autre personne. Mais il
paraissait très tranquille et même railleur. «Ne vous tourmentez pas,»
dit-il, «je resterai avec vous jusqu'à l'heure de l'ouverture de la
banque, et je toucherai le montant moi-même.» Nous nous mîmes alors en
route, le docteur, le père de l'enfant et moi; je les emmenai passer le
restant de la nuit dans ma chambre, et le lendemain, après déjeuner,
nous nous rendîmes tous ensemble à la banque. Je présentai le chèque
moi-même, en faisant observer que j'avais de grands soupçons qu'il
était faux; mais pas du tout, il était bon.»

«Vraiment!» fit M. Utterson.

«Je vois que, comme moi,» continua M. Enfield, «vous pensez que c'est
une vilaine histoire; d'autant plus vilaine que mon individu est un
personnage avec lequel on n'aurait voulu avoir rien de commun, un vrai
démon. La signature apposée sur le chèque était celle d'un homme des
plus respectables, d'un homme célèbre et (ce qu'il y a de pire) d'un
homme connu pour le bien qu'il fait. Ce doit être un cas de chantage,
un honnête homme qui paie quelque péché de jeunesse; en conséquence,
j'ai baptisé cet endroit et je l'appelle: la Maison du chantage.
Cependant, c'est loin d'expliquer l'affaire,» ajouta-t-il, et après
cela il tomba dans une espèce de rêverie.

Il fut tiré de là par une question que lui fit soudainement M. Utterson:

«Alors, vous ne savez pas si celui qui a émis le chèque demeure ici?»

«C'est un endroit qui lui irait bien, n'est-ce pas?» répondit M.
Enfield. «Mais par hasard j'avais remarqué son adresse, il demeure sur
un square, je ne me rappelle plus lequel.»

«Et vous n'avez jamais pris de renseignements sur ce qui peut se
trouver derrière cette porte?» interrogea M. Utterson.

«Mon cher ami,» répondit l'autre, «c'était pour moi une question de
discrétion. J'ai toute une théorie à ce propos. Questionner a trop de
rapports avec le jugement dernier. Vous posez une première question;
c'est comme si vous étiez paisiblement assis sur le haut d'une
colline, vous amusant à faire rouler une pierre; cette pierre roule en
entraînant d'autres avec elle; tout à coup elles arrivent en avalanche
renversant sur leur chemin quelque bon bourgeois prenant tranquillement
le frais dans son jardin (un bourgeois que vous eussiez cru à l'abri
de toute catastrophe), et voilà une famille en deuil. Mon cher, je
me suis fait une règle: plus il y a de mystère, moins je cherche à
l'approfondir.»

«C'est une très bonne règle,» dit l'avocat.

«Mais j'ai étudié l'endroit pour ma propre satisfaction,» reprit M.
Enfield. «On ne dirait presque pas une maison habitable. Il n'y a
pas d'autre porte que celle-là et personne n'y entre ni n'en sort,
excepté, de temps en temps, le Monsieur de mon aventure. Il y a trois
fenêtres sur la cour au premier étage; ces fenêtres sont toujours
fermées, mais elles sont propres; il y a aussi une cheminée qui laisse
toujours échapper de la fumée, ce qui indique que quelqu'un demeure là;
et encore, ce n'est pas très sûr, car les constructions sont tellement
entassées dans le voisinage de cette cour qu'il serait difficile de
dire où l'une finit et où l'autre commence.»

Ils continuèrent de marcher pendant un moment en silence et alors M.
Utterson soudainement s'exclama: «Enfield, vous vous êtes fait une
bonne règle.»

«Oui, c'est ce que je pense,» répondit Enfield.

«Cependant, je veux vous demander une chose: savez-vous le nom de
l'individu qui est passé sur le corps de cet enfant?»

«Oh!» dit M. Enfield, «je ne vois pas de mal à le dire. Son nom est
Hyde.»

«Hem!» fit M. Utterson, «quelle espèce d'homme est-ce?»

«Il n'est pas facile à décrire. Il y a quelque chose de douteux dans
son apparence, quelque chose qui, à de certains moments, n'est que
déplaisant et, dans d'autres, absolument détestable. Je n'ai jamais
connu un autre homme qui m'inspirât autant de répulsion, et encore je
ne pourrais dire pourquoi. Il doit avoir quelque difformité; il vous
donne très fortement cette impression, quoiqu'il me soit impossible de
rien spécifier. C'est un homme extraordinaire, et cependant je ne puis
rien me rappeler qui ne soit en lui très naturel. Non, mon ami, je ne
puis le décrire, ni rien expliquer. Ce n'est pas un manque de mémoire,
car je puis affirmer que je l'ai bien présent devant les yeux, en ce
moment même.»

M. Utterson continua de marcher pendant quelques instants sans rien
dire; alors, après mûre réflexion évidemment, il demanda:

«Vous êtes sûr de l'avoir vu se servir d'une clef?»

«Mon cher ami,» commença Enfield plus que surpris.

«Oui, je sais,» dit M. Utterson, «je sais que cela doit vous paraître
étrange, mais le fait est que si je ne vous demande pas le nom de
l'autre personne, c'est que je le sais déjà. Voyez-vous, Richard, votre
histoire a pour moi un grand intérêt, et s'il s'y était glissé quelque
erreur, je vous prierais de la rectifier.»

«Il me semble que vous auriez bien dû m'avertir,» fit l'autre avec
une touche de mauvaise humeur. «Mais le récit que je vous ai fait
est absolument exact, aussi exact que vous puissiez le désirer. Cet
individu avait une clef, et je dirai même plus, il l'a toujours. Je
l'ai vu s'en servir il n'y a pas huit jours!»

Monsieur Utterson soupira profondément, mais ne dit mot. Le jeune homme
reprit bientôt: «Voilà encore une leçon pour moi. Je suis honteux
d'avoir une telle langue. Promettez-moi de ne jamais revenir sur ce
sujet avec moi.»

«De tout mon cœur,» dit l'avocat. «Voilà ma main, Richard.»




II

A LA RECHERCHE DE M. HYDE


Ce jour-là, M. Utterson rentra dans son logement de garçon avec des
idées sombres, et dîna sans plaisir. D'habitude, le dimanche, après ce
repas, il allait s'asseoir près du feu, et là, avec quelque livre pieux
et insignifiant reposant sur son pupitre, il attendait que la cloche
de l'église voisine sonnât les douze coups de minuit; alors, avec
reconnaissance, sagement et posément, il se couchait. Mais ce soir-là,
aussitôt que la table fut desservie, il prit une bougie et passa dans
son cabinet. Alors il ouvrit son coffre-fort, et retira d'une cachette
un dossier marqué sur son enveloppe: testament du docteur Jekyll. Il
s'assit et, avec un froncement de sourcils, il se mit à examiner son
contenu. C'était un testament olographe, car, quoique M. Utterson s'en
fût chargé après qu'il eût été fait, il avait obstinément refusé son
assistance pour le faire. Ce testament non seulement assurait qu'en
cas de décès de l'éminent docteur Jekyll, membre de plusieurs sociétés
savantes, toutes ses possessions passeraient dans les mains de son
ami et bienfaiteur Edward Hyde, mais aussi qu'en cas de disparition
du docteur, ou d'une absence inexpliquée pendant une période révolue
de trois mois, ledit Edward Hyde entrerait en possession des biens
de Henry Jekyll sans plus de délai, déchargé de toute obligation, à
l'exception de quelques petites sommes payables aux gens de la maison
du docteur. Ce document était depuis longtemps la bête noire de
l'avocat. Il l'offusquait non seulement comme avocat, dans son sens
de la justice; mais aussi comme partisan des coutumes équitables et
droites; pour lui, le caprice était déshonnête. Jusqu'à ce jour, son
indignation ne s'était enflammée que par son ignorance de ce qui
concernait M. Hyde; aujourd'hui, elle était avivée par ce qu'il avait
appris. C'était déjà pour lui une préoccupation intolérable, lorsqu'il
se trouvait en face d'un nom inconnu qui ne lui disait rien; ce fut
bien pire lorsque ce nom lui apparut dans un encadrement repoussant,
et qu'un pressentiment défini fit surgir un démon de cette obscurité
impénétrable et immatérielle derrière laquelle il n'avait jusque-là
rien distingué.

«Je croyais que c'était de la folie,» dit-il en replaçant le document
répréhensible dans le coffre-fort; «mais maintenant je commence à
craindre que ce ne soit une honte.»

Là-dessus il souffla sa bougie, endossa son pardessus et se dirigea
du côté de Cavendish square, cette citadelle médicale, où son ami le
docteur Lanyon avait sa demeure et recevait la foule nombreuse de ses
malades.

«S'il y a quelqu'un qui sait quelque chose, ce doit être Lanyon,»
s'était-il dit.

Le solennel maître d'hôtel le reconnut et l'accueillit gracieusement;
il n'attendit pas longtemps; il fut immédiatement introduit dans la
salle à manger, où il trouva le docteur Lanyon seul à table. C'était
un homme d'une apparence robuste et pleine de santé; il était vif,
allègre; il avait une face rougeaude, et son crâne était recouvert
d'une touffe de cheveux hérissés et blanchis avant l'âge; ses manières
étaient bruyantes et impétueuses. En apercevant M. Utterson il sauta de
sa chaise et lui serra chaleureusement les deux mains. Sa cordialité
paraissait bien quelque peu théâtrale, mais elle n'en reposait pas
moins sur un fond de sentiment véritable; car lui et l'avocat étaient
de vieux amis, de vieux camarades de collège et d'études, se respectant
l'un l'autre sans aucune réserve; et, ce qui n'arrive pas toujours,
heureux de se retrouver.

Après quelques instants de conversation décousue, l'avocat aborda le
sujet qui le préoccupait d'une façon si désagréable.

«Lanyon,» dit-il, «je crois que vous et moi sommes les deux plus vieux
amis de Henry Jekyll.»

«Je voudrais bien que les amis soient plus jeunes,» s'écria le docteur
Lanyon; «mais en admettant que nous sommes ses plus vieux amis; quoi?
Je le vois très peu maintenant.»

«Vraiment?» dit Utterson; «je croyais qu'il y avait beaucoup de
rapports dans vos goûts, que vous vous intéressiez aux mêmes questions?»

«Oui, c'est vrai», répliqua l'autre; «autrefois, mais il y a plus de
dix ans que je me suis aperçu que les idées de Henry Jekyll étaient
devenues trop fantastiques pour moi. Il commença de suivre une mauvaise
route; son esprit était de travers; et quoique naturellement je
continue de lui porter beaucoup d'intérêt, en mémoire de nos souvenirs,
comme on dit, je l'ai vu et le vois diablement peu. Un tel galimatias
de choses soi-disant scientifiques, ajouta le docteur s'empourprant
tout à coup, eût amené la désunion entre Damon et Pythias.»

Ce petit accès de mauvaise humeur soulagea un peu M. Utterson.

«Ils diffèrent sur quelque point scientifique,» pensa-t-il, et ont eu
une discussion à ce sujet; et la science le laissant lui-même assez
froid (excepté en matière légale, sur les actes de transmission de
propriété), il ajouta même: «C'est vraiment bien futile!» Il donna à
son ami le temps de se remettre, et alors aborda la question qu'il
était venu pour poser: «Avez-vous jamais rencontré un de ses protégés,
un nommé Hyde?»

«Hyde!» répéta Lanyon, «non, je n'ai jamais entendu parler de lui.
C'est depuis mon temps.»

Ce fut tout ce que l'avocat put obtenir d'informations. La nuit lui
apporta très peu de repos, il se tourna et se retourna dans son grand
lit jusqu'à l'aube, son esprit actif s'agitant dans les ténèbres
et se posant mille questions. Six heures sonnèrent à l'horloge de
l'église qui se trouvait si commodément placée près de la maison de
M. Utterson; et il était toujours en train de sonder ce problème.
Jusqu'ici cela ne l'avait touché que du côté intellectuel; maintenant,
son imagination aussi y prenait part, elle en devenait même l'esclave,
et pendant son agitation de la nuit, et dans l'obscurité de la chambre,
rendue encore plus intense par les rideaux soigneusement tirés,
l'histoire de M. Enfield repassait dans son esprit, se déroulant devant
ses yeux comme un tableau d'images coloriées. Il voyait le grand
champ de lumière formé par l'éclairage nocturne d'une grande ville,
ensuite il distinguait la forme d'un individu marchant rapidement,
et aussi celle d'une enfant courant, en revenant de chez le médecin
où elle avait été envoyée; alors il voyait leur rencontre, il voyait
ce Juggernaut humain fouler la petite fille sous ses pieds et passer
outre, sans s'inquiéter de ses cris. Ou encore il pouvait voir son
ami couché dans la chambre d'une riche maison, dormant et souriant
à ses rêves, quand tout à coup la porte de cette chambre s'ouvrait,
les rideaux du lit étaient entr'ouverts, le dormeur était tiré de son
sommeil, et--horreur! à ses côtés se tenait un homme ayant le pouvoir
de commander; à son ordre il voyait son ami obligé, à cette heure de la
nuit, quand tout est pour ainsi dire mort, de se lever et d'obéir. La
vision de cet homme sous ces deux formes obséda l'avocat toute la nuit,
et même s'il sommeillait, il voyait cette ombre se glissant le long
des maisons endormies, où il la voyait passer et repasser d'une marche
de plus en plus rapide, jusqu'à lui donner le vertige, à travers les
labyrinthes de la ville illuminée, et à chaque coin de rue écraser une
enfant et la laisser gisant sur le sol et criant. Même dans ses rêves
sa vision n'avait pas de visage par lequel il pût la reconnaître, ou,
si elle en avait un, c'était pour se jouer de lui, en s'évanouissant
devant ses yeux. Et voilà comment dans l'esprit de l'avocat avait germé
et crû avec rapidité une curiosité ardente, singulière et déréglée,
de voir les traits du réel M. Hyde. S'il pouvait les voir seulement
une fois, pensait-il, le mystère serait éclairci et deviendrait aussi
banal que le deviennent généralement les mystères quand on les examine
de près. Il aurait peut-être pu deviner les causes de la préférence
de son ami, ou les liens qui l'attachaient, il aurait peut-être même
pu deviner une raison pour les clauses surprenantes du testament.
Dans tous les cas, la figure de cet homme valait la peine d'être vue,
la figure d'un homme sans entrailles et sans pitié qui n'avait qu'à
se montrer pour élever dans l'âme du peu impressionnable Enfield un
sentiment de haine durable.

A partir de ce moment, M. Utterson devint un habitué de la rue où se
trouvait la porte mystérieuse. Le matin, avant l'heure de l'ouverture
de son cabinet, à midi, quand il avait beaucoup d'affaires et peu de
temps à lui, et le soir, à la clarté brumeuse de la lune, par beau
ou mauvais temps, aux heures de foule ou de solitude, on trouvait
l'avocat fidèle au poste qu'il s'était choisi. «S'il fait celui qui se
cache, je ferai celui qui cherche,» pensait-il. Sa patience fut enfin
récompensée. Ce fut par une belle soirée: le temps était froid et
sec, il y avait de la gelée dans l'air, le pavé de la rue était aussi
propre que le parquet d'une salle de danse. La lumière des réverbères,
n'étant pas agitée par le vent, projetait à intervalles égaux l'ombre
et la lumière. Vers dix heures, quand les boutiques étaient fermées,
la rue était très déserte et tranquille, malgré les sourds grondements
de Londres tout à l'entour. Les petits bruits avaient beaucoup de
portée; les différents sons sortant des maisons étaient clairement
intelligibles, et le résonnement des pas des passants se faisait
entendre de très loin. M. Utterson n'était à son poste que depuis
quelques instants, quand le bruit d'un pas bizarre et léger arriva
jusqu'à son oreille. Il avait eu le temps, depuis qu'il avait commencé
ses observations, de distinguer le bruit singulier avec lequel, pendant
la nuit, les pas d'une personne seule se font entendre soudainement
par-dessus le vaste bourdonnement de la ville. Cependant son attention
n'avait jamais été si vivement et si décidément excitée, et ce fut avec
un fort pressentiment de succès qu'il s'enfonça sous le portail de la
cour.

Les pas se rapprochaient rapidement et furent plus distincts quand ils
eurent tourné le coin de la rue. L'avocat aux aguets aperçut bientôt
l'espèce d'homme auquel il allait avoir affaire. Il était de petite
taille et vêtu très simplement, mais son apparence, même à cette
distance, prévint fortement contre lui celui qui le surveillait. Il
marcha droit à la porte, traversant au plus court, et en approchant il
tira une clef de sa poche, comme le ferait une personne rentrant chez
elle.

M. Utterson s'avança alors, et en passant le toucha à l'épaule:
«Monsieur Hyde, si je ne me trompe?» dit-il.

M. Hyde se recula en laissant échapper un petit sifflement des poumons.
Mais sa peur ne fut que momentanée, et quoiqu'il ne regardât pas
l'avocat en face, il répondit assez froidement: «C'est mon nom, que
voulez-vous?»

«Je vois que vous allez entrer,» répondit l'avocat. «Je suis un vieil
ami du docteur Jekyll,--M. Utterson, de Gaunt street,--vous devez avoir
entendu parler de moi, et, vous rencontrant si à propos, j'ai pensé que
vous pourriez m'admettre dans la maison.»

«Vous ne trouveriez pas le docteur Jekyll, il est absent,» répliqua
M. Hyde, tout en soufflant dans la clef, et, sans relever la tête, il
ajouta soudain: «Comment avez-vous su qui j'étais?»

«De votre côté,» dit M. Utterson, «voulez-vous me faire une faveur?»

«Avec plaisir,» répliqua l'autre; «que voulez-vous?»

«Je voudrais vous voir la figure,» répondit l'avocat.

M. Hyde parut hésiter, mais, avec une détermination subite, il releva
la tête, et les deux hommes se regardèrent fixement pendant quelques
secondes. «Maintenant, je vous reconnaîtrai,» dit M. Utterson; «cela
peut être utile.»

«Oui,» fit M. Hyde; «il vaut mieux que nous nous soyons rencontrés, et
à propos vous devriez avoir mon adresse.» Et il lui donna le numéro
d'une rue dans Soho.

«Grand-Dieu!» se dit M. Utterson, «lui aussi pensait-il au testament?»
Mais il garda ses réflexions, se contentant de grommeler quelque chose
en reconnaissance de l'adresse reçue.

«Et maintenant,» demanda l'autre, «comment m'avez-vous connu?»

«D'après une description,» fut la réplique.

«La description de qui?»

«Nous avons des amis communs,» dit M. Utterson.

«Des amis communs,» répéta M. Hyde d'une voix un peu rauque. «Qui
sont-ils?»

«Jekyll, par exemple,» fit l'avocat.

«Il ne vous a jamais rien dit,» s'écria M. Hyde; «je ne vous aurais pas
cru capable de mentir.»

«Allons,» dit M. Utterson; «vos paroles sont un peu vives.»

L'autre ricana sourdement; avec une précipitation extraordinaire, il
ouvrit la porte et disparut dans l'intérieur de la maison.

L'avocat resta là sans bouger pendant quelques instants, après la
disparition de M. Hyde, les traits de son visage laissant apercevoir le
trouble de son esprit. Enfin, il remonta doucement la rue, s'arrêtant
par intervalles, et portant la main à son front comme un homme en
grande perplexité. Le problème qu'il débattait tout en marchant était
de l'ordre de ceux qui sont rarement résolus. M. Hyde était pâle et
malingre, il donnait l'impression d'être difforme, sans que l'on pût
qualifier sa difformité; il avait un sourire déplaisant; il s'était
conduit vis-à-vis de l'avocat avec une timidité mélangée d'impudence;
il parlait d'une voix âpre, basse et tant soit peu brisée: autant
d'arguments contre lui; mais tous ces arguments réunis ne pouvaient
pas expliquer ce sentiment inconnu de dégoût, d'horreur et de frayeur,
avec lequel M. Utterson le considérait. «Il doit y avoir autre chose,»
pensa-t-il dans sa perplexité. «Il y a autre chose, si je pouvais
seulement trouver le mot pour l'énoncer. Que le bon Dieu me bénisse,
si cet homme a rien d'humain! Est-ce quelque chose de troglodytique?
ou est-ce simplement le rayonnement d'une âme immonde qui traverse son
enveloppe corporelle et la défigure? Ce doit être cela; car, oh! mon
pauvre vieil ami Jekyll, si jamais j'ai lu la signature de Satan sur
la face de quelqu'un, c'est sûrement sur celle de votre nouvel ami.»

Après avoir tourné le coin de la rue, on apercevait une rangée de
vieilles et belles maisons, la plupart déchues de leur haut rang, et
converties en appartements et chambres, loués à des hommes de toutes
sortes et de toutes conditions, des graveurs, des architectes, des
avocats sans causes et des agents d'entreprises obscures. Une de ces
maisons, toutefois, la seconde au coin, était entièrement occupée par
la même personne, et quoique plongée dans l'obscurité, à l'exception
d'une lumière qui s'apercevait à travers la fenêtre en éventail
au-dessus de la porte d'entrée, elle avait un grand air de fortune et
de bien-être. M. Utterson s'arrêta là et frappa. Un domestique en bonne
tenue et d'un âge déjà mûr ouvrit la porte.

«Le docteur Jekyll, est-il chez lui, Poole?» demanda-t-il.

«Je vais voir, Monsieur Utterson,» répondit Poole, tout en faisant
entrer le visiteur dans un grand vestibule, bas de plafond, pavé de
dalles, chauffé, à la mode de la campagne, par un grand feu de cheminée
et meublé luxueusement de vieux chêne.

«Voulez-vous attendre ici, près du feu, Monsieur? ou voulez-vous que je
vous donne de la lumière dans la salle à manger?»

«Ici, merci,» dit l'avocat; il s'approcha du feu et posa les pieds sur
le grand garde-feu. Ce vestibule, dans lequel il se trouvait maintenant
seul, était particulièrement affectionné par son ami le docteur, et
Utterson lui-même avait l'habitude d'en parler, comme étant, dans
son genre, l'endroit le plus charmant de Londres. Mais ce soir-là il
n'était pas en état de l'apprécier: il avait d'étranges sensations,
il se sentait comme un frémissement dans le sang, la vie semblait lui
être à charge, le visage de M. Hyde s'appesantissait lourdement dans
sa mémoire, et la mélancolie de son esprit lui faisait voir une menace
dans la vacillation de la flamme sur le poli des meubles, et dans le
tressaillement inquiet de l'ombre projetée au plafond. Il fut honteux
du soulagement qu'il éprouva, quand Poole revint pour lui annoncer que
le docteur Jekyll était sorti.

«J'ai vu M. Hyde entrer par la vieille porte de la salle de dissection,
Poole,» dit-il. «Cela ne fait rien quand le docteur Jekyll n'est pas
chez lui?»

«Non, c'est très bien, Monsieur Utterson,» répliqua le domestique.
«Monsieur Hyde a une clef.»

«Votre maître paraît avoir une confiance bien grande dans ce jeune
homme, Poole,» reprit l'avocat, rêvassant.

«Oui, Monsieur, il est certain qu'il en a beaucoup,» dit Poole. «Nous
avons tous reçu l'ordre de lui obéir.»

«Je ne crois pas avoir jamais rencontré M. Hyde?» demanda Utterson.

«Oh! vraiment, non, Monsieur; il ne dîne jamais ici,» répliqua le
maître d'hôtel. «Nous ne le voyons que rarement de ce côté de la
maison, il va et vient presque toujours par le laboratoire.»

«Eh bien! bonsoir, Poole.»

«Bonsoir, Monsieur Utterson.»

L'avocat reprit le chemin de sa demeure avec un cœur bien gros. «Pauvre
Henry Jekyll,» pensait-il, «j'ai peur qu'il ne soit dans de mauvais
draps! Il a été très dissipé dans sa jeunesse; il est vrai qu'il y
a longtemps de cela, mais il n'y a pas de statuts limitant la loi
divine. Oui, ce doit être cela: le fantôme d'une ancienne faute, la
plaie de quelque honte cachée, la punition venue, _pede claudo_, des
années après que la mémoire avait oublié. Alors, effrayé rien qu'à
cette pensée, l'avocat s'absorba pendant un moment sur son propre
passé, tâtonnant dans tous les coins de sa mémoire, pour voir si,
par hasard, il ne trouverait pas quelque vieux péché, qui, comme un
diable à ressort, se ferait jour tout à coup. Son passé était bien sans
reproches, peu d'hommes pourraient revoir le déroulement de leur vie
avec moins d'appréhension; malgré cela il se trouva humilié jusqu'à
terre par beaucoup de mauvaises actions qu'il avait commises, et il
fut relevé avec un sentiment de reconnaissance triste et grave par
celles qu'il avait été si près de commettre, mais cependant qu'il avait
évitées. Revenant alors à son premier sujet, il eut une étincelle
d'espoir. «Ce M. Hyde,» pensa-t-il, «doit avoir des secrets; des
secrets bien noirs, à en juger par l'apparence, et quelque honteux
que puissent être ceux de Jekyll, comparés à ceux de cet homme, ils
ressembleraient à un rayon de soleil. Cet état de choses ne peut
continuer. J'ai froid dans le dos à la pensée de cet être se glissant
aux côtés du lit de Henry, pauvre Henry, quel réveil! Sans compter le
danger, car si ce Hyde soupçonne l'existence du testament, il peut
devenir impatient d'hériter. Allons, il faut que je donne un coup de
main à la roue; si Jekyll veut me laisser faire,» ajouta-t-il, «si
toutefois Jekyll veut me laisser faire.» Car il revoyait clairement
devant ses yeux les clauses étranges du testament.




III

LE DOCTEUR JEKYLL FORT A L'AISE


Quinze jours plus tard, par un excellent effet du hasard, le docteur
donna un de ses charmants dîners à cinq ou six de ses vieux intimes,
tous hommes honorables, intelligents, et tous juges en fait de bon
vin. M. Utterson s'arrangea pour rester en arrière après le départ des
autres convives. Ce n'était pas là chose nouvelle. Il lui arrivait
constamment d'être retenu par ses hôtes, qui aimaient à jouir de sa
société tranquille et discrète, après que les convives frivoles et
bavards avaient, par leur départ, amené une plus douce intimité. Son
silence plein de richesse les préparait à la solitude et tempérait
leurs idées, après les frais et les efforts de gaîté de la soirée. Dans
les endroits où on aimait Utterson, il était bien aimé. Le docteur
Jekyll ne faisait pas exception à cette règle et en l'examinant, assis
près du feu comme il était maintenant (un homme d'une cinquantaine
d'années, d'un visage beau et noble sans barbe, le regard un peu
sournois peut-être, mais cependant portant l'expression de la bonté et
de l'intelligence), on pouvait voir qu'il nourrissait pour M. Utterson
une affection chaude et sincère.

«Il y a longtemps que j'ai envie de vous parler, Jekyll,» commença ce
dernier. «Vous savez votre testament?»

Un profond observateur eût pu se convaincre que ce sujet était
désagréable au docteur, mais il prit son parti gaiement. «Mon pauvre
Utterson,» dit-il, «vous n'avez pas de chance d'avoir un tel client.
Ce testament est pour vous une cause de tourments auxquels je ne vois
de comparable que le supplice que j'ai infligé à ce pédant de Lanyon,
avec mes soi-disant hérésies scientifiques. Oh! je sais que c'est un
bon garçon,--ne froncez point le sourcil,--un excellent garçon,--et je
me promets toujours de le voir plus souvent; mais cela ne l'empêche pas
d'être un pédant, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez;
c'est un ignorant, c'est un pédant tapageur. Jamais aucun homme ne m'a
autant désappointé que Lanyon.»

«Vous savez que je ne l'ai jamais approuvé,» dit Utterson, poursuivant
son idée avec une persistance impitoyable.

«Mon testament? oui, certainement, je le sais,» répondit le docteur un
peu aigrement. «Vous me l'avez déjà dit.»

«Eh! je vous le dis encore,» continua l'avocat. «J'ai entendu parler du
jeune Hyde.»

Le grand et beau visage du docteur Jekyll pâlit, même ses lèvres
blêmirent. «Je ne tiens pas à en entendre davantage,» dit-il. «Je
croyais que nous étions convenus de ne plus revenir sur ce sujet?»

«Ce que j'ai entendu était abominable,» fit Utterson.

«Cela ne change rien. Vous ne comprenez pas ma position,» continua le
docteur d'une façon incohérente. «Ma situation est pénible, Utterson,
ma situation est très étrange. C'est une de ces situations qu'on ne
peut améliorer par des paroles.»

«Jekyll,» répliqua M. Utterson, «vous me connaissez; je suis un homme
en qui on peut avoir confiance. Faites-moi une entière confidence, et
je ne doute pas que je puisse vous sortir de là.»

«Mon cher Utterson,» dit le docteur, «c'est trop de bonté; vous êtes
très, très bon, et je ne puis trouver de mots pour vous remercier.
Je vous crois sincèrement. Je ne connais pas un autre homme en qui
j'aurais plus de confiance; oui, plus qu'en moi-même si j'avais à
choisir; mais je vous assure que ce n'est pas ce que vous pensez; le
mal n'est pas aussi grand, et rien que pour rendre le repos à votre bon
cœur, je vais vous dire une chose: c'est qu'aussitôt que je voudrai je
puis me débarrasser de M. Hyde, je vous en donne ma parole; laissez-moi
vous remercier encore et encore; je n'ajouterai qu'un mot, Utterson, et
je sais que vous le prendrez en bonne part: c'est une affaire tout à
fait personnelle, et, je vous prie, laissez-la dormir.»

Utterson réfléchit quelques instants, ses regards dans le feu. «Je ne
doute pas que vous ayez tout à fait raison,» dit-il enfin en se levant.

«J'en suis heureux, mais puisque nous avons abordé la question, et
pour la dernière fois, je l'espère,» continua le docteur, «il y a un
point que j'aimerais à vous faire comprendre. Je prends un véritable
intérêt à ce pauvre Hyde. Je sais que vous l'avez vu; il me l'a dit; et
j'ai peur qu'il n'ait été brutal. Toutefois, je lui porte un intérêt
bien sincère, très, très sincère, et s'il m'arrivait quelque chose,
Utterson, je veux que vous me promettiez de l'endurer et de lui faire
rendre justice. Je crois que vous le feriez si vous connaissiez les
choses à fond, et ce serait un grand poids de moins pour moi, si vous
vouliez me faire cette promesse.»

«Je ne puis vous promettre d'avoir jamais aucune sympathie pour lui,»
dit l'avocat.

«Je ne vous demande pas cela,» implora Jekyll, posant sa main sur
le bras de son ami, «je ne demande que justice pour lui, je demande
seulement que vous lui prêtiez aide en souvenir de moi, quand je ne
serai plus là.»

Utterson ne put réprimer un soupir. «Soit,» dit-il, «je promets.»




IV

LE MEURTRE CAREW


Près d'un an plus tard, dans le mois d'octobre 18..., Londres
retentit du bruit d'un crime d'une férocité singulière, crime que la
haute position de la victime rendait d'autant plus remarquable. Les
quelques détails connus étaient effrayants. Une servante, habitant
seule une maison proche de la rivière, était montée à sa chambre pour
se coucher vers onze heures. Quoique plus tard, vers deux ou trois
heures du matin, un brouillard se fût étendu sur la ville, la première
partie de la nuit avait été très claire, et la ruelle sur laquelle la
fenêtre de cette jeune bonne donnait était brillamment éclairée par
la pleine lune. Cette pauvre fille penchait évidemment, ce soir-là,
au sentiment, car s'étant assise sur un coin de sa malle, près de la
fenêtre, elle se mit à rêver. «Jamais,» (disait-elle avec un torrent de
larmes en racontant l'aventure), «jamais elle n'avait eu la conscience
si tranquille, et ne s'était jamais sentie si bien disposée envers
l'humanité en général.» En s'asseyant, elle remarqua la présence d'un
vieux Monsieur, à l'air vénérable et à cheveux blancs, qui s'avançait
dans la ruelle à la rencontre d'un autre personnage, un homme d'une
taille au-dessous de la moyenne; elle fit d'abord moins attention à
ce dernier. Quand ils se furent approchés (chose qui arriva juste
sous la fenêtre de la jeune fille), le plus vieux Monsieur salua et
accosta l'autre avec beaucoup de politesse. Ce qu'il disait n'avait
pas l'air bien important; on eût plutôt supposé, d'après ses gestes,
qu'il demandait son chemin; la lune éclairait en plein son visage, et
la jeune fille prenait plaisir à le regarder: ses traits respiraient
la douceur et la bonté, et cependant il avait aussi quelque chose de
grand et d'imposant; ce quelque chose devait venir d'un sentiment de
satisfaction, bien fondé, de lui-même. Elle porta alors les yeux sur
l'autre individu et fut surprise de le reconnaître pour un certain M.
Hyde, qui était une fois venu pour voir son maître, et pour lequel elle
avait, à première vue, conçu une espèce d'aversion. Il avait à la main
une lourde canne, qu'il s'amusait à faire tourner; mais il ne disait
pas un mot, et paraissait écouter son interlocuteur avec une impatience
mal contenue. Tout à coup il devint très en colère, frappant du pied,
brandissant sa canne, comme un fou (d'après le rapport de la jeune
fille). Le vieux Monsieur fit un pas en arrière, avec une expression
de surprise et l'air un peu fâché; alors, M. Hyde sembla avoir perdu
tout empire sur lui-même; il se mit à l'assommer à coups de canne, ne
s'arrêtant qu'après que sa victime fut tombée; ensuite, il piétina son
corps avec une fureur de singe, et lui appliqua une grêle de coups
telle que les os furent horriblement fracassés; le corps en sursauta. A
l'horreur de cette scène la jeune fille s'évanouit.

Il était deux heures quand elle revint à elle et appela la police.
Le meurtrier s'était enfui depuis longtemps, mais sa victime était
toujours étendue au milieu de la ruelle, mutilée au delà de toute
croyance. La canne avec laquelle cet exploit avait été accompli était
d'un bois très rare, et quoiqu'il fût aussi lourd et très dur, elle
s'était rompue au milieu sous la violence de cette cruauté insensée;
un bout qui était fendu avait roulé dans le ruisseau, l'autre, sans
aucun doute, avait été emporté par le meurtrier. Une bourse et une
montre en or furent trouvées sur la victime, mais pas de cartes, ni
de papiers, à l'exception toutefois d'une lettre cachetée et timbrée
que probablement elle portait à la poste, laquelle portait le nom et
l'adresse de M. Utterson.

On l'apporta à l'avocat le lendemain matin, avant qu'il fût levé. A
peine l'eut-il vue et eut-il appris les circonstances que son visage
prit une expression solennelle. «Je ne dirai rien jusqu'à ce que j'aie
vu la victime,» dit-il; «cela peut être très sérieux. Ayez la bonté
de m'attendre pendant que je m'habille.» Et, avec la même contenance
grave, il dépêcha son déjeuner, prit une voiture, et se fit conduire au
bureau de police, où le corps avait été déposé. A son entrée dans la
cellule il fit un signe d'assentiment: «Oui,» dit-il, «je le reconnais,
je suis fâché de constater que ce sont les restes de sir Danvers Carew.»

«Bonté divine!» exclama l'officier, «est-ce possible, Monsieur?» Ses
yeux alors brillèrent d'un éclat professionnel. «Cela va faire beaucoup
de bruit,» ajouta-t-il, «peut-être pourriez-vous nous donner quelques
renseignements utiles.» Il se mit alors à raconter brièvement la scène
à laquelle la jeune fille avait assisté, et il montra la canne brisée.

M. Utterson s'était déjà senti mal à l'aise au nom de M. Hyde, mais à
la vue de la canne, il ne put douter plus longtemps; toute brisée et
abîmée qu'elle fût, il la reconnut comme étant un cadeau qu'il avait
fait lui-même à Henry Jekyll, quelques années auparavant.

«M. Hyde est un homme de petite taille, n'est-ce pas?» dit-il.

«Particulièrement petit, et de mauvaise mine d'après l'impression de la
jeune fille,» répondit l'officier.

M. Utterson réfléchit et, relevant la tête, il dit: «Si vous voulez
m'accompagner dans ma voiture, je pense que je puis vous conduire à sa
demeure.»

Il était vers les neuf heures du matin, et le premier brouillard de la
saison luttait courageusement pour s'établir sur la ville. Un voile
couleur de chocolat planait au-dessus de la tête; mais le vent ne
cessait d'attaquer et de mettre en déroute ces vapeurs batailleuses, ce
qui donna à M. Utterson le loisir d'observer un nombre merveilleux de
degrés et nuances crépusculaires; ici, il faisait presque noir, comme
lorsque le jour touche à sa fin; là, s'étalait une riche couleur d'un
brun sombre et brillant, ressemblant à une lueur d'incendie; plus loin
et pendant un instant, le brouillard disparaissait complètement, et un
trait hagard de lumière perçait entre les nuages onduleux du brouillard.

Le sinistre quartier de Soho, vu sous ces différents aspects, avec ses
rues boueuses, ses passants malpropres et ses réverbères non éteints,
ou au moins qui avaient été rallumés pour combattre cette nouvelle
invasion des ténèbres, paraissait aux yeux de l'avocat comme un
district de quelque ville vue sous l'influence d'un cauchemar. De plus,
ses pensées étaient des couleurs les plus sombres; et après avoir jeté
un regard sur son compagnon, il ressentit une attaque de cette terreur
que la loi et ses officiers imposent, à de certains moments, même aux
gens les plus honnêtes.

Quand la voiture arriva à l'adresse indiquée, le brouillard s'éleva un
peu et lui laissa distinguer une rue sombre, un cabaret, un restaurant
français de bas étage, une foule d'enfants en loques amoncelés sous
les portes et aussi quantité de femmes appartenant à toutes les
nationalités, sortant, leur clef à la main, pour prendre leur petit
verre du matin; l'instant d'après, le brouillard couleur de terre
d'ombre retomba sur le tout et l'isola de cet entourage canaille.
C'était dans ce milieu que demeurait le favori de Henry Jekyll, le
futur héritier d'un quart de million de livres sterling.

Une vieille femme à figure d'ivoire et aux cheveux argentés ouvrit la
porte. La douceur hypocrite de son visage prévenait fortement contre
elle; mais elle avait d'excellentes manières. «Oui,» dit-elle, «c'est
bien là que demeure M. Hyde, mais il n'est pas chez lui; il est rentré
tard dans la nuit, et ressorti au bout d'une heure, mais cela n'a rien
d'extraordinaire, ses habitudes étant très irrégulières; il s'absente
souvent; par exemple, il y avait plus de deux mois que je ne l'avais
vu, quand il est arrivé hier.»

«Très bien, mais nous voulons visiter son appartement,» dit l'avocat,
et devant les protestations de la vieille qui se déclarait dans
l'impossibilité d'accéder à leur désir, il ajouta: «Il vaut mieux vous
dire qui est ce Monsieur. C'est l'inspecteur Newcomen de Scotland Yard.»

Un éclat de joie odieux éclata sur les traits de la vieille femme:
«Ah!» dit-elle, «il s'est mis quelque affaire sur le dos. Qu'a-t-il
fait?»

M. Utterson et l'inspecteur échangèrent un regard. «On dirait qu'il
n'est pas très populaire,» observa ce dernier. «Maintenant, ma bonne
femme, laissez ce Monsieur et moi faire nos recherches.»

Dans toute l'étendue de cette maison, qui n'avait d'autre habitant
que cette vieille, M. Hyde n'occupait que deux pièces, mais elles
étaient meublées avec luxe et goût. Un placard était rempli de vin,
la vaisselle était en argent, le linge de table de la toile la plus
fine; un tableau de mérite était accroché au mur, un cadeau (comme le
supposait M. Utterson) de Henry Jekyll, qui était un fin connaisseur;
les tapis étaient moelleux et d'une couleur agréable. En ce moment,
toutefois, on distinguait partout les marques d'un pillage rapide et
récent; des vêtements avaient été laissés pêle-mêle sur le parquet
après qu'on en avait retourné les poches, des tiroirs à fermoir secret
avaient été ouverts et laissés sans être refermés, et dans l'âtre on
apercevait un amas de cendres grises, comme si beaucoup de papiers
avaient été brûlés. Parmi ces cendres encore chaudes, l'inspecteur
déterra un morceau de couverture vert, ayant appartenu à un livre de
chèques, lequel avait résisté à l'action du feu. L'autre moitié de la
canne fut trouvée derrière la porte; ceci confirmant les soupçons de
l'officier de police, il se déclara plus que satisfait. Une visite à la
banque, où on apprit que plusieurs mille livres étaient inscrites au
crédit du meurtrier, rendit sa satisfaction complète.

«Vous pouvez être sûr que je le tiens, Monsieur,» dit-il à Utterson.
«Il doit avoir perdu la tête, ou il n'aurait jamais laissé le bout
de canne derrière lui, ou surtout il n'aurait pas brûlé le livre de
chèques. Voyons! l'argent c'est la vie pour cet homme. Nous n'avons
plus qu'à aller l'attendre à la banque, et faire circuler son
signalement.»

Cette dernière formalité toutefois n'était pas chose aisée, car M.
Hyde avait peu de familiers; même le maître de la jeune servante ne
l'avait vu que deux fois; on ne trouvait nulle trace de famille, on ne
connaissait de lui aucune photographie, et le peu de gens qui pouvaient
donner quelques renseignements sur sa personne différaient grandement,
comme d'ailleurs le font toujours ceux qui observent sans intérêt. Ils
ne s'accordaient que sur un point, sur cette impression obsédante d'une
difformité inexprimable, existant quelque part dans son être, que le
fugitif donnait à tous ceux qui le voyaient.




V

L'INCIDENT DE LA LETTRE


L'après-midi touchait à sa fin quand M. Utterson sonna à la porte du
docteur Jekyll. Ce fut Poole qui lui ouvrit et l'admit de suite; il le
fit descendre par l'office et traverser une cour qui, dans le temps,
avait été un jardin et au fond de laquelle se trouvait le bâtiment
indifféremment appelé laboratoire ou salle de dissection. Le docteur
avait acheté la maison aux héritiers d'un chirurgien célèbre; mais ses
goûts étant plutôt portés vers la chimie que l'anatomie, il changea
la destination de cette partie de son habitation. C'était la première
fois que l'avocat pénétrait dans le sanctuaire de son ami; il examina
cette sombre construction sans fenêtres avec curiosité, et il fut
pris d'un sentiment de dégoût en traversant l'amphithéâtre, autrefois
rempli d'étudiants avides de science, et maintenant vide et silencieux,
les tables surchargées d'appareils chimiques, le parquet encombré
de paniers vides et de paille à emballer, éclairé faiblement par la
lumière nébuleuse venant de la coupole. A l'autre bout, un escalier
conduisait à une porte recouverte de serge par laquelle enfin M.
Utterson pénétra dans le cabinet du docteur. C'était une grande pièce
garnie d'armoires vitrées; les meubles se composaient, entre autres,
d'une psyché et d'une table couverte de papiers; la lumière pénétrait
à travers les vitres poussiéreuses de grandes fenêtres garnies de
barreaux de fer et donnant sur la cour. Il y avait un bon feu dans la
grille, et une lampe tout allumée était posée sur la cheminée, car le
brouillard devenait très épais, même à l'intérieur; le docteur Jekyll
était assis près du feu et paraissait mourant. Il ne se leva pas pour
aller au-devant de son visiteur, mais lui tendit une main glacée, et
lui souhaita la bienvenue d'une voix altérée.

«Eh bien!» dit M. Utterson, aussitôt que Poole les eut laissés seuls,
«vous savez la nouvelle?»

Le docteur haussa les épaules. «On la criait dans le square,» dit-il.
«Je l'entendais pendant que j'étais dans la salle à manger.»--«Un mot,»
dit l'avocat: «Carew était mon client, mais vous l'êtes aussi, et je
ne veux pas marcher à l'aveuglette. Vous n'avez pas été assez fou pour
cacher cet individu?»

«Utterson,» s'écria le docteur, «Utterson, je prends Dieu à témoin
que je ne le reverrai de ma vie. Je vous donne ma parole d'honneur
que toutes relations entre lui et moi sont finies en ce monde. Tout
est fini. Je vous assure qu'il n'a pas besoin de mon aide, vous ne le
connaissez pas comme moi, il est en sûreté, tout à fait en sûreté;
retenez ce que je vous dis, on n'entendra plus jamais parler de lui.»

L'avocat écoutait d'un air sombre; il n'aimait pas les manières
fiévreuses de son ami. «Vous paraissez assez sûr de lui,» dit-il, «et
dans votre intérêt j'espère que vous ne vous trompez pas. S'il y avait
jugement, votre nom pourrait être mêlé à toute cette affaire.»

«Je suis tout à fait sûr de lui,» répliqua Jekyll; «je ne puis
communiquer à personne sur quoi ma certitude se fonde; mais cependant
il y a une chose sur laquelle je veux que vous me conseilliez. J'ai
reçu une lettre, et je me demande s'il faut en faire part à la police.
Je voudrais la remettre entre vos mains, Utterson, vous jugerez
sagement, j'en suis certain, j'ai tant de confiance en vous.»

«Vous avez probablement peur que cette lettre donne quelque indice sur
lui?» dit l'avocat.

«Non,» répondit l'autre, «et le fait est que je ne me soucie pas
beaucoup de ce que deviendra Hyde; c'est bien fini entre nous. Non, je
pensais tout simplement à ma réputation que cette affaire détestable a
tant soit peu exposée.»

Utterson réfléchit un instant; l'égoïsme de son vieil ami le surprenait.

«Enfin,» dit-il, «faites-moi voir la lettre.»

L'écriture de cette lettre était bizarre et raide, elle était signée
du nom d'Edward Hyde; elle disait assez brièvement que le bienfaiteur
de l'auteur de ce message, le docteur Jekyll, lequel avait été payé si
indignement de ses mille générosités, n'avait nul besoin de s'alarmer
pour la sûreté de son protégé, car il avait des moyens de s'échapper,
dans lesquels il avait pleine confiance. L'avocat fut assez content de
cette lettre; elle présentait l'intimité sous un jour meilleur qu'il
n'eût osé l'espérer et il se blâma pour quelques-uns de ses doutes
passés.

«Avez-vous l'enveloppe?» demanda-t-il.

«Je l'ai brûlée sans y penser,» répliqua Jekyll, «mais il n'y avait pas
de marque de poste. La lettre a été apportée par un commissionnaire.»

«Si j'attendais à demain pour prendre une décision?» fit Utterson. «La
nuit porte conseil.»

«Je m'en rapporte entièrement à vous,» lui répondit Jekyll. «J'ai
perdu toute confiance en moi-même.»

«Eh bien! je prendrai toute l'affaire en considération,» dit l'avocat.
«Maintenant, dites-moi, une chose: ne fut-ce pas Hyde qui dicta les
termes de votre testament à propos de la disparition?»

Le docteur sembla saisi de faiblesse, il pressa les lèvres et fit de la
tête un signe d'assentiment.

«Je le savais,» s'écria Utterson. «Il avait l'intention de vous tuer.
Vous l'avez échappé belle!»

«J'y ai gagné ce qui vaut beaucoup mieux, répondit solennellement le
docteur, j'y ai gagné une leçon. Oh! mon Dieu, Utterson, quelle leçon!»
Et pendant un instant il se couvrit le visage de ses deux mains.

En sortant, l'avocat s'arrêta pour dire un mot ou deux à Poole. «A
propos,» demanda-t-il, «on a apporté une lettre aujourd'hui; quelle
espèce d'homme l'a remise?»

Mais Poole affirma que tout ce qui était venu était arrivé par la
poste, «et encore ce n'étaient que des circulaires,» ajouta-t-il.

Après avoir reçu ces renseignements, le visiteur s'éloigna, avec
toutes ses inquiétudes renouvelées. Il était clair que la lettre avait
été apportée à la porte du laboratoire, peut-être même avait-elle
été écrite dans le cabinet, et s'il en était ainsi on devait juger
différemment et agir avec précaution. Les marchands de journaux
criaient à s'époumoner: «Édition spéciale. Horrible assassinat!»
C'était l'oraison funèbre d'un ami et client, et malgré lui l'avocat
ressentait une grande appréhension de voir le nom d'un autre entraîné
dans le tourbillon de ce scandale. Dans tous les cas, il avait à
trancher une question délicate, et aussi sûr qu'il fût de lui-même,
il avait un désir ardent de pouvoir se confier à un autre, et
demander conseil. Cet autre-là ne lui tomberait pas des nues, mais il
chercherait.

Peu d'instants après, il était assis à un coin de sa cheminée, avec M.
Guest, son premier clerc pour vis-à-vis; et entre eux, à une distance
du feu bien calculée, se trouvait une bouteille d'un vin d'une qualité
et d'un crû particuliers, laquelle avait été depuis longtemps à l'abri
du soleil dans les fondements de sa maison. Le brouillard sommeillait
toujours sur la ville, les lumières des réverbères luisaient comme
autant d'escarboucles, et à travers l'étouffement de ces nuages
abaissés, le mouvement de la ville continuait, grondant sourdement
comme une violente tempête. Mais la pièce où ils se trouvaient était
égayée par la lueur du feu. Dans la bouteille, les acides étaient
dissous depuis longtemps, la couleur s'était adoucie avec les années,
comme le fait la couleur des anciens vitraux, et le reflet de chaudes
après-midi d'automne, sur les coteaux plantés de vignes, était prêt
à sortir de sa prison et à disperser les brouillards de Londres.
Insensiblement l'avocat s'amollissait. Il y avait peu d'hommes en qui
il eût autant de confiance qu'il en avait en M. Guest, et il n'était
pas sûr de lui avoir toujours caché autant de secrets qu'il l'eût
voulu. Guest avait souvent été chez le docteur pour affaires; il
connaissait Poole, il était presque impossible qu'il n'eût pas entendu
parler de la familiarité de M. Hyde dans la maison; il pourrait tirer
des conclusions. Ne valait-il pas mieux qu'il vît une lettre pouvant
donner quelque explication à ce mystère? Surtout Guest, étant grand
observateur et critique en écritures, considérerait la démarche qu'il
méditait comme naturelle et flatteuse. En plus, le clerc était homme
de bon conseil, il était presque impossible qu'il lût un document si
étrange sans faire quelque remarque, et cette remarque révélerait
peut-être à M. Utterson sa future ligne de conduite.

«C'est une triste chose, l'affaire de sir Danvers,» dit-il.

«Oui, Monsieur, c'est vrai. Elle a excité une vive émotion dans le
public,» répliqua Guest. «Naturellement l'homme était fou!»

«Je voudrais bien savoir ce que vous en pensez,» reprit Utterson.
«J'ai là un document écrit par lui; ceci est entre nous; car je n'ai
pas encore pris de détermination; c'est une mauvaise affaire en la
prenant par son meilleur côté. Tenez, le voilà; contemplez à l'aise
l'autographe d'un meurtrier.»

Les yeux de Guest s'illuminèrent, il s'assit vivement, et se mit à
étudier avec passion le contenu de la lettre. «Non, Monsieur,» dit-il
enfin, «cette écriture est bien bizarre, mais ce n'est pas celle d'un
fou.»

«Dans tous les cas, d'après tout ce que j'ai entendu, c'est un drôle de
corps,» fit l'avocat.

En ce moment, le domestique entra avec une lettre.

«Est-ce du docteur Jekyll, Monsieur?» interrogea le clerc; «j'ai cru
reconnaître l'écriture. Est-ce quelque chose de confidentiel, Monsieur
Utterson?»

«Seulement une invitation à dîner. Pourquoi? Voulez-vous la voir?»

«Pour un instant. Je vous remercie, Monsieur.» Alors le clerc posa les
deux feuilles de papier l'une à côté de l'autre, la lettre du docteur
Jekyll et celle de Hyde, et compara leur contenu avec avidité. «Merci,
Monsieur,» dit-il enfin en le rendant; «c'est un autographe bien
intéressant.»

Il y eut une pause pendant laquelle M. Utterson combattit avec
lui-même. «Pourquoi les avez-vous comparées, Guest?» demanda-t-il tout
à coup.

«Eh bien! Monsieur, il y a une ressemblance assez singulière entre les
deux écritures,» répondit le clerc; «elles sont en beaucoup de points
identiques; il y a seulement une différence d'inclinaison.»

«C'est drôle!» fit Utterson.

«En effet, c'est drôle!» répéta Guest.

«Vous savez, je ne parlerai de cette lettre à personne,» dit le maître.

«Non, Monsieur,» répondit le clerc, «je comprends.»

Ce soir-là, aussitôt qu'il fut seul, M. Utterson enferma la lettre dans
le coffre-fort où elle resta depuis lors. «Quoi!» pensait-il; «Henry
Jekyll faire un faux pour un meurtrier!» Et son sang se glaçait dans
ses veines.




VI

REMARQUABLE INCIDENT DU DOCTEUR LANYON


Le temps passait, on avait offert plusieurs mille livres de récompense
pour la capture de M. Hyde; car la mort de sir Danvers avait été
ressentie comme une calamité publique; mais il était à l'abri de
l'atteinte de la police; il s'était éclipsé comme s'il n'eût jamais
existé. Beaucoup de son passé fut mis à jour, toutes choses peu
honorables; on racontait des histoires de cruauté qu'avait commises
cet homme, cet homme à la fois endurci et violent, des histoires de
son existence vile et basse, de ses étranges associations, et de la
haine qui semblait avoir entouré sa carrière. Mais de son présent
lieu de refuge, pas un mot. Depuis le moment où il était sorti de la
maison dans Soho, le matin du meurtre, il s'était simplement évanoui.
Et graduellement, avec le temps, M. Utterson se remit de son alerte et
se sentit plus à l'aise. A son point de vue, la mort de sir Danvers
était plus que compensée par la disparition de M. Hyde. Maintenant que
la mauvaise influence était éloignée, le docteur Jekyll commençait une
nouvelle vie; il sortit de sa réclusion, renouvela ses relations avec
ses amis, devint une fois de plus leur amphytrion et leur hôte familier.

Très renommé pour sa charité, il n'était pas moins remarqué maintenant
pour sa religion; il avait beaucoup à faire, sortait beaucoup, son
visage était plus ouvert et rayonnait de la joie intérieure d'une
conscience satisfaite; et pendant plus de deux mois le docteur connut
la paix.

Le huit janvier, Utterson avait dîné chez le docteur, en petit comité;
Lanyon était là, et les regards de leur hôte allaient de l'un à
l'autre de ses amis, comme autrefois, quand ils formaient un trio
d'amis inséparables. Le douze et le quinze de ce même mois, la porte
fut fermée pour l'avocat. Le docteur était renfermé à la maison,
disait Poole, et il ne voyait personne. Le quinze, il essaya encore et
l'admission lui fut de nouveau refusée. Ayant eu l'habitude, pendant
les derniers deux mois, de voir son ami presque tous les jours, ce
retour à la solitude lui pesa. Le cinquième soir, Guest dîna avec lui,
et le sixième, il alla voir le docteur Lanyon.

Là au moins on ne lui refusa pas l'entrée de la maison; mais, à
première vue, il fut frappé du changement qui s'était opéré dans
l'apparence du docteur. Son arrêt de mort se lisait visiblement sur sa
figure. L'homme à la face rubiconde avait pâli, sa chair était flasque,
il était certainement plus chauve et plus vieux; mais ce ne fut
cependant pas à ces détails d'une ruine physique que s'arrêtaient les
réflexions de l'avocat; il remarqua l'étrangeté du regard de son ami,
et les manières qui semblaient indiquer quelque terreur profondément
enracinée dans son esprit. On ne pouvait supposer que le docteur
craignît la mort; toutefois ce fut la première pensée de Utterson.
«Oui,» se disait-il, «il est médecin, il doit connaître son état, ses
jours sont comptés, et cette certitude est cause de ses souffrances.»
Malgré cela, quand Utterson fit une remarque sur sa mauvaise mine, ce
fut avec une grande fermeté que Lanyon se déclara un homme perdu:

«J'ai été frappé,» dit-il, «et jamais je n'en reviendrai. Ce n'est une
question que de quelques semaines. Enfin! la vie m'a été agréable, je
l'aimais; oui, mon ami, je l'aimais. Quelquefois je pense que si l'on
pouvait tout savoir on serait plus content de partir.»

«Jekyll aussi est malade,» observa Utterson. «L'avez-vous vu?»

Le visage de Lanyon changea; il étendit une main tremblante: «Je ne
voudrais plus voir ou entendre parler du docteur Jekyll,» dit-il d'une
voix forte et tremblante à la fois; «il m'est tout à fait indifférent
à présent, et je vous prie de m'épargner toute allusion à une personne
que je regarde comme morte.»

«Voyons, voyons,» dit M. Utterson; et après une longue pause: «Puis-je
être bon à quelque chose?» demanda-t-il. «Nous sommes trois vieux amis,
Lanyon, nous ne vivrons plus assez longtemps pour en faire d'autres.»

«Il n'y a rien à faire,» répliqua Lanyon; «demandez-le à lui-même.»

«Il ne veut pas me voir,» dit l'avocat.

«Cela ne me surprend pas,» fut la réponse. «Un jour, Utterson, après ma
mort vous arriverez peut-être à connaître le pour et le contre de tout
ceci; je ne puis vous le dire. Et maintenant si vous pouvez rester et
causer d'autre chose, pour l'amour de Dieu, faites-le; mais si vous ne
pouvez vous empêcher de revenir à ce sujet maudit, eh bien! je vous en
prie, allez-vous-en; car je ne pourrais le supporter.»

En arrivant chez lui, Utterson s'assit et écrivit à Jekyll; se
plaignant de son exclusion de la maison, et demandant la cause de
cette rupture malheureuse avec Lanyon; le jour suivant lui apporta
une longue réponse, rédigée en termes très souvent pathétiques, et
souvent d'un style sombre et mystérieux. La querelle avec Lanyon était
irrémédiable. «Je ne blâme point notre vieil ami,» écrivait Jekyll;
«mais je partage son opinion; nous ne devons plus nous rencontrer
jamais. Je me suis décidé à mener dorénavant une vie de réclusion
extrême; ne soyez pas surpris et ne doutez pas de mon amitié, si ma
porte est souvent fermée, même pour vous. Laissez-moi parcourir ma
route ténébreuse. J'ai amené sur ma tête une punition et une calamité
que je ne puis expliquer; si je suis le premier des pécheurs, je suis
aussi le premier des damnés. Je n'eus jamais cru qu'il y eût un coin
dans le monde pour des souffrances et des terreurs si inexplicables;
vous ne pouvez faire qu'une chose pour alléger ma destinée, Utterson:
c'est de respecter mon silence.»

Utterson fut ahuri; la sombre influence de Hyde était détournée, le
docteur était revenu à ses anciennes amitiés, retourné à ses anciens
travaux; huit jours auparavant l'avenir souriait avec toutes les
promesses d'une vieillesse heureuse et honorée, et il n'avait fallu
qu'un moment pour que ses amitiés, sa tranquillité d'esprit et tout
ce qui constituait le cours de sa vie régulière fussent engloutis.
Un changement si grand et si imprévu indiquait la folie, mais si on
considérait les paroles et les manières du docteur Lanyon, on devinait
qu'il devait y avoir des causes plus graves.

Huit jours après, le docteur Lanyon se mit au lit; en moins de quinze
jours il était mort; le soir de l'enterrement, auquel il avait assisté
et avait été tristement affecté, Utterson s'enferma à clef dans son
cabinet, il s'assit, et là, à la lueur mélancolique d'une bougie, il
posa devant lui une enveloppe scellée et adressée par les mains de son
ami défunt; la suscription portait ces mots: «Confidentiel, ne devant
être lu que par J.-G. Utterson; seulement, en cas que le décès dudit
Utterson précédât la lecture de ce document, il devra être détruit sans
être lu.» L'avocat appréhendait cette lecture. «J'ai enterré un ami
aujourd'hui,» pensait-il, «si ceci allait m'en coûter un autre!» Alors
il condamna ses hésitations comme une trahison, et brisa le cachet. En
dedans il trouva une autre enveloppe, scellée aussi; la suscription de
celle-ci recommandait de ne l'ouvrir qu'après la mort ou la disparition
du docteur Jekyll.

Utterson ne pouvait en croire ses yeux. Oui, il y avait disparition;
ici encore, comme dans le testament insensé qu'il avait depuis
longtemps restitué à son auteur, l'idée d'une disparition était mêlée
au nom du docteur Henry Jekyll. Dans le testament, cette idée était
issue de la sinistre suggestion de cet individu Hyde; et elle avait
été mise là dans un but qui n'était que trop évident et horrible. Mais
écrite par la main de Lanyon que pouvait-elle signifier? Une grande
curiosité envahit le dépositaire, une grande envie d'aller contre
l'interdiction et de plonger d'un seul coup au fond du mystère le
saisit; mais l'honneur professionnel, et la foi à son ami mort, lui
imposaient de strictes obligations; il ensevelit donc le paquet dans le
coin le plus profond de son coffre-fort.

On peut mortifier sa curiosité, mais c'est autre chose de s'en rendre
le maître; et il est douteux qu'à partir de ce jour Utterson désirât
la société de son ami Jekyll avec autant d'ardeur. Son amitié pour
lui était toujours aussi vive, mais ses idées étaient troublées
et craintives. Il est vrai qu'il alla pour le voir, mais peut-être
éprouva-t-il un soulagement, quand on refusa de le recevoir; peut-être,
au fond, préférait-il s'entretenir avec Poole à l'entrée de la porte,
entouré de l'air et des sons de la ville, à ciel découvert, que
d'entrer dans cette maison de captivité volontaire, de s'y asseoir
et d'y converser avec son reclus insondable. Il est vrai que Poole
n'avait pas de nouvelles bien agréables à communiquer; apparemment le
docteur était plus que jamais confiné dans son cabinet au-dessus du
laboratoire, il y couchait même, de temps en temps; il était triste
et silencieux, il ne lisait pas; on eût dit qu'il était tourmenté par
quelque peine secrète. Utterson s'habitua tellement à entendre ces
mêmes rapports que peu à peu il espaça de plus en plus ses visites.




VII

INCIDENT A LA FENÊTRE


Un dimanche, en faisant leur promenade habituelle, le hasard amena
M. Utterson et M. Enfield dans le voisinage de la porte mystérieuse.
Comme ils passaient devant, d'un commun accord ils s'arrêtèrent pour la
contempler.

«Enfin,» dit Enfield, «cette histoire est finie, nous n'entendrons plus
jamais parler de M. Hyde.»

«J'espère que non,» répondit Utterson. «Vous ai-je jamais dit que je
l'avais vu une fois, et que j'avais ressenti la même répulsion que vous
à sa vue?»

«Il était impossible de regarder l'homme sans éprouver ce sentiment,»
fit Enfield. «A propos, vous avez dû me prendre pour un fameux
imbécile, de ne pas savoir que cette porte donne sur le derrière de la
maison du docteur Jekyll! Et encore, quand je m'en suis aperçu, c'était
en partie grâce à vous.»

«Alors, vous vous en êtes aperçu?» dit M. Utterson. «S'il en est ainsi,
nous pouvons entrer dans la cour et jeter un coup d'œil aux fenêtres.
Pour parler franchement, je ne suis pas tranquille sur le compte du
pauvre Jekyll, et il me semble que même du dehors la présence d'un ami
devrait lui faire du bien.»

La cour était froide, un peu humide, et quoiqu'il y fît déjà sombre, le
ciel au-dessus de leurs têtes était brillamment éclairé par le soleil
couchant. La fenêtre du milieu était entr'ouverte, et assis dans
l'embrasure, prenant le frais, Utterson aperçut le docteur Jekyll. Sa
figure portait, comme celle d'un prisonnier sans espoir, l'expression
d'une tristesse infinie.

«Eh! Jekyll,» cria-t-il, «j'espère que vous allez mieux?»

«Je suis très mal, Utterson,» répliqua lugubrement le docteur; «très
mal. Cela ne sera pas long, Dieu merci!»

«Vous vous enfermez trop,» dit l'avocat; «vous devriez sortir et
fouetter la circulation du sang, comme nous le faisons, M. Enfield et
moi. (Laissez-moi vous présenter mon cousin,--Monsieur Enfield,--le
docteur Jekyll.) Allons, venez, prenez votre chapeau et faites un tour
avec nous.»

«Vous êtes bien bon,» soupira l'autre; «je voudrais bien; mais non,
non, non, c'est tout à fait impossible; je n'ose pas. Dans tous les
cas, Utterson, soyez sûr que je suis très content de vous voir, cela
me fait vraiment grand plaisir; je vous demanderais bien, ainsi qu'à
M. Enfield, de monter; mais ce n'est pas un endroit convenable pour
recevoir personne.»

«Eh bien! alors,» dit l'avocat avec bonté, «la meilleure chose que nous
puissions faire, est de rester où nous sommes et de causer ainsi.»

«J'allais justement vous le proposer,» répondit le docteur avec un
sourire. A peine avait-il proféré ces mots que le sourire disparut et
fit place à une expression de terreur et de désespoir, si abjects,
qu'elle glaça le sang des deux hommes, dans la cour. Ils n'eurent
le temps que de l'entrevoir, car la fenêtre fut instantanément
fermée; mais cet aperçu fut suffisant, ils tournèrent sur leurs
talons et sortirent de la cour, sans une parole. En silence aussi
ils traversèrent la rue, et ce ne fut que quand ils arrivèrent à un
endroit un peu animé, même le dimanche, que M. Utterson se retourna
pour regarder son compagnon. Ils étaient pâles tous les deux et leurs
yeux à tous deux avaient une expression d'horreur.

«Que Dieu ait pitié de nous! que Dieu ait pitié de nous!» exclama M.
Utterson.

M. Enfield secoua gravement la tête et continua de marcher en silence.




VIII

LA DERNIÈRE NUIT


Un soir, après dîner, M. Utterson était assis près du feu, se
chauffant, quand il fut surpris de recevoir une visite de Poole.

«Comment, Poole, qu'est-ce qui vous amène ici?» s'écria-t-il, et,
l'examinant de plus près, il ajouta: «Qu'y a-t-il? Le docteur est-il
malade?»

«Monsieur Utterson,» répondit Poole, «il y a quelque chose
d'extraordinaire.»

«Asseyez-vous, et buvez un verre de vin,» dit l'avocat; «maintenant
prenez votre temps et expliquez-moi ce qui vous amène.»

«Vous connaissez les habitudes du docteur,» poursuivit Poole; «et
particulièrement celle qu'il a de s'enfermer. Eh bien! il est encore
en ce moment-ci enfermé dans son cabinet, et,--je n'aime pas cela,
Monsieur,--que je sois frappé de mort si je l'aime! Monsieur Utterson,
j'ai peur.»

«Allons, mon garçon,» dit l'avocat; «soyez plus clair. De quoi
avez-vous peur?»

«Voilà plus de huit jours que j'ai peur,» fit Poole, s'obstinant à ne
pas entendre la question qui lui était posée; «et je ne puis plus le
supporter.»

Sa contenance appuyait la sincérité de ses paroles; ses manières
étaient toutes changées, et il n'avait pas regardé l'avocat en face,
sauf au moment où il lui avait, au début, fait part de sa terreur. Il
était assis, tenant sur son genou le verre de vin auquel il n'avait
pas touché, les yeux rivés au parquet. «Je ne puis plus le supporter,»
répétait-il.

«Voyons,» dit l'avocat, «je crois que vous avez de bonnes raisons,
Poole. Je vois qu'il doit être arrivé quelque chose de sérieux. Essayez
de me dire ce que c'est.»

«Je crois que mon maître est victime de quelque machination
abominable,» dit Poole d'une voix rauque.

«Victime!» s'écria l'avocat très effrayé. «Quelle machination? Que
veut-il dire?»

«Je n'ose rien dire, mais voulez-vous venir avec moi et vous rendre
compte par vous-même?»

Pour toute réponse, M. Utterson se leva, prit son chapeau et son
pardessus, tout en constatant avec étonnement l'expression de
soulagement immense qui transforma le visage du maître d'hôtel; mais
son étonnement ne fut pas moindre quand, pour le suivre, il le vit
poser son vin sur la table sans même y avoir goûté.

Il faisait froid au dehors, une vraie soirée de mars; la lune était
pâle, penchée en arrière, comme si elle avait été renversée par
le vent, lequel soufflait avec tant de violence qu'il rendait la
conversation difficile, et marbrait la figure des passants; ceux-ci
du reste étaient rares, chassés qu'ils avaient été par cette brise
glaciale; ce qui faisait penser à M. Utterson qu'il n'avait jamais vu
cette partie de Londres si déserte et si vide. Il aurait désiré bien
ardemment qu'il en fût autrement, car de sa vie il n'avait éprouvé
un tel besoin de voir et de coudoyer des êtres humains; il avait un
pressentiment de calamité qu'il ne pouvait surmonter, malgré tous ses
efforts. Le vent et la poussière avaient envahi le square, quand ils y
arrivèrent, et les arbrisseaux du jardin fouettaient la grille de leurs
branches. Poole qui, pendant tout le trajet, avait marché un pas ou
deux en avant, s'arrêta alors et, en dépit du froid piquant, ôta son
chapeau et s'essuya le front. Cette sueur qu'il essuya n'avait pas été
amenée par l'excitation de la marche, mais bien par quelque angoisse
qui l'étranglait, car il était très pâle, et sa voix quand il parla
était dure et cassée.

«Eh bien! Monsieur,» dit-il, «nous y voilà. Que Dieu fasse qu'il ne
soit rien arrivé de fâcheux!»

«Amen, Poole,» fit l'avocat.

Là-dessus le domestique frappa avec précaution, la porte fut
entr'ouverte et une voix au dedans demanda: «Est-ce vous, Poole?»

«Oui, c'est moi,» dit Poole; «ouvrez la porte.»

Toutes les lumières du vestibule étaient allumées, un grand feu
flambait dans la cheminée, autour de laquelle tous les domestiques
de la maison, hommes et femmes, s'étaient groupés. A la vue de M.
Utterson, la femme de chambre éclata en sanglots hystériques, et la
cuisinière, s'élançant vers lui, comme pour le prendre dans ses bras,
s'écria: «Dieu soit béni! c'est M. Utterson.»

«Voyons, voyons! êtes-vous tous ici?» fit celui-ci avec aigreur. «Vous
agissez mal et d'une façon inconvenante; votre maître serait loin
d'être content, s'il vous voyait.»

«Ils ont tous peur,» dit Poole.

Un profond silence suivit, pas un ne protesta. Seulement la femme de
chambre se mit à sangloter plus fort. «Taisez-vous,» lui dit Poole avec
un accent de férocité qui montrait à quel point il avait lui-même les
nerfs agacés, et, par le fait, quand cette fille avait si soudainement
élevé la note de ses lamentations, instinctivement, tous les autres
domestiques s'étaient retournés vers la porte conduisant à l'intérieur
de la maison, leurs visages exprimant l'attente de quelque terrible
apparition. «Maintenant,» continua le maître d'hôtel, s'adressant à un
petit marmiton, «donne-moi une bougie et nous procéderons de suite aux
investigations.» Il pria alors M. Utterson de le suivre et le mena au
jardin derrière la maison. «Maintenant, Monsieur,» dit-il, «marchez
aussi doucement que possible; je veux que vous entendiez sans être
entendu. Et tenez, Monsieur, si par hasard on vous demandait d'entrer,
ne le faites pas.»

A cette conclusion, les nerfs de M. Utterson éprouvèrent une telle
secousse qu'il en perdit presque l'équilibre, mais il rassembla
son courage et suivit le domestique, dans la partie de derrière de
la maison; ils traversèrent l'amphithéâtre toujours encombré de
ses paniers et de ses bouteilles, et enfin arrivèrent au pied de
l'escalier. Là, Poole lui fit signe de s'arrêter et d'écouter, pendant
que lui-même, avec un grand effort de résolution, posait la bougie
à terre, gravissait les marches de l'escalier d'un pied quelque peu
incertain et frappait à la porte recouverte de serge rouge.

«M. Utterson demande à vous voir, Monsieur,» appela-t-il, tout en
s'agitant violemment pour faire comprendre à l'avocat de continuer à
prêter l'oreille.

Une voix se fit entendre au dedans: «Dites-lui que je ne puis voir
personne.»

La voix avait un accent plaintif.

«Merci, Monsieur,» dit Poole avec une note de triomphe dans la voix;
et reprenant la bougie, il fit repasser M. Utterson à travers la cour
et le conduisit dans la grande cuisine; elle était sans feu, et les
criquets sautaient sur le plancher.

«Monsieur,» demanda-t-il en regardant fixement M. Utterson, «était-ce
là la voix de mon maître?»

«Elle serait bien changée, dans tous les cas,» répondit l'avocat très
pâle.

«Changée! je le crois,» exclama le domestique. «Serais-je resté vingt
ans au service de cet homme pour ne pas connaître sa voix? Non,
Monsieur, on a fait disparaître mon maître; il y a au moins huit
jours qu'il n'est plus là! cela a dû être accompli le jour que nous
l'entendîmes implorer à haute voix l'aide de Dieu; mais ce qui est là
et a pris sa place, Dieu seul pourrait dire ce que c'est, et aussi
pourquoi cela reste là.»

«Tout cela est très étrange, Poole; cela n'a pas le sens commun, mon
garçon,» dit M. Utterson, mordillant le bout de son doigt. «Supposons
que, comme vous le pensez, supposons que le docteur Jekyll a été
assassiné, enfin; quelles raisons pourraient forcer l'assassin de
rester? Cela ne se tient pas; cela est contre toute logique.»

«Vous n'êtes pas facile à convaincre, Monsieur Utterson, mais j'espère
y parvenir quand même,» dit Poole. «Par exemple, je vous dirai que
pendant toute cette semaine, lui, elle, ou enfin l'être quelconque qui
habite ce cabinet, n'a cessé nuit et jour de demander à grands cris
une espèce de drogue qu'on ne peut trouver à son idée. C'était quelque
fois son habitude (l'habitude de mon maître, veux-je dire) d'écrire ce
qu'il voulait sur un morceau de papier et de le jeter dans l'escalier.
Nous n'avons pas vu autre chose cette semaine, rien que des morceaux
de papier et une porte fermée; même les repas que nous déposions sur
le palier de la porte étaient entrés en cachette, quand il n'y avait
personne. Eh bien! Monsieur, tous les jours, et deux ou trois fois
par jour, nous n'avons eu que des ordres et des plaintes; de nouveaux
ordres et de nouvelles plaintes; on m'a fait courir chez tous les
pharmaciens en gros de la ville. A chaque fois que je rapportais la
chose demandée, il y avait un autre papier me disant de le reporter
parce qu'elle n'était pas pure, et on m'envoyait dans une autre maison.
Cette drogue doit être d'absolue nécessité, Monsieur, quel que soit
l'usage que l'on veuille en faire.»

«Avez-vous quelques-uns de ces papiers?» demanda M. Utterson.

Poole fouilla dans sa poche et en sortit un billet chiffonné, que
l'avocat examina attentivement en se rapprochant de la bougie. Il
contenait ces quelques phrases: «Le docteur Jekyll présente ses
compliments à MM. Maw: il leur assure que leur dernier échantillon est
impur et ne peut lui être d'aucun service. En l'année 18.. le docteur
Jekyll en a acheté une assez grande quantité à MM. Maw. Il vient
donc les prier de chercher soigneusement et, s'il restait de la même
qualité, de lui en envoyer immédiatement, sans aucune considération
de prix. L'importance de ceci ne pourrait être exagérée.» Jusque-là
la lettre était assez composée, mais à cet endroit l'émotion de
celui qui écrivait se faisait sentir: «Au nom de Dieu,» ajoutait-il,
«trouvez-m'en de l'ancienne!»

«C'est une lettre bizarre,» dit M. Utterson; «mais comment se fait-il
qu'elle soit ouverte?»

«Le commis chez M. Maw était furieux, Monsieur, et il me l'a rejetée
comme s'il avait eu peur qu'elle lui salisse les doigts,» répondit
Poole.

«Vous êtes sûr que c'est l'écriture du docteur?» reprit l'avocat.

«Cela lui ressemble,» dit le domestique, faisant la moue. «Mais que
signifie l'écriture? Je l'ai vu!»

«Vous l'avez vu!» exclama M. Utterson. «Que voulez-vous dire?»

«Voilà,» dit Poole; «une fois j'entrai dans l'amphithéâtre, venant du
jardin, d'une manière inattendue; il était probablement sorti pour
chercher son médicament, ou autre chose, car la porte du cabinet était
entr'ouverte; enfin il était au fond de la salle, fouillant parmi les
paniers. Il releva la tête quand j'entrai, poussa un cri, s'enfuit en
haut et disparut dans le cabinet. L'apparition ne dura qu'un instant,
mais les cheveux m'en dressèrent sur la tête. Monsieur, si c'était mon
maître, pourquoi avait-il un masque? Si c'était mon maître, pourquoi
s'enfuyait-il en jetant un tel cri? J'ai été à son service pendant
assez longtemps. Et alors...» Poole s'arrêta et se passa la main sur le
visage.

«Toutes ces circonstances sont bien étranges,» dit M. Utterson; «mais
il me semble que je commence à débrouiller le mystère. Votre maître,
Poole, a sans doute été saisi par une de ces maladies qui déforment
et torturent le malade tout ensemble; de là l'altération de sa voix,
son masque et sa tendance à éviter ses amis; de là son empressement à
trouver ce médicament, duquel la pauvre âme attend quelque soulagement.
Dieu veuille qu'il ne se trompe pas! Voilà mon explication, c'est déjà
assez triste, Poole, et demande à être considéré, mais c'est plausible
et naturel; cela se déduit bien et nous délivre de toute alarme
excessive.»

«Monsieur,» dit le maître d'hôtel, devenu tout pâle, «cette chose
n'était pas, mon maître, voilà la vérité. Mon maître,»--ici il regarda
autour de lui et baissa la voix,--«mon maître est un grand bel homme,
et ce que j'ai vu ressemblait plutôt à un nain.»

Utterson essaya de protester. «Oh! Monsieur,» s'écria Poole.
«croyez-vous que je ne connais pas mon maître, après vingt ans?
Croyez-vous que je ne sais pas où atteignait sa tête quand il passait
la porte de son cabinet, où je l'ai vu entrer tous les matins de ma
vie? Non, Monsieur, ce personnage avec le masque ne fut jamais le
docteur Jekyll, et j'ai la conviction qu'un meurtre s'est accompli.»

«Poole,» reprit alors l'avocat, «d'après ce que vous me dites, mon
devoir est tracé; je dois m'assurer. Autant j'ai de respect pour les
désirs de votre maître, autant je suis intrigué par ce billet qui
semble prouver qu'il est encore vivant, et je me considère autorisé à
enfoncer cette porte.»

«Ah! Monsieur Utterson, voilà qui s'appelle parler,» s'écria le
domestique.

«La question maintenant est de savoir qui va se charger de cette
besogne,» reprit M. Utterson.

«Mais vous et moi, Monsieur,» fut l'intrépide réponse.

«Très bien,» poursuivit l'avocat; «et quelles que soient les
conséquences, je veillerai à ce que vous n'en soyez pas la victime.»

«Il y a une hache dans l'amphithéâtre,» reprit Poole; «ce sera pour
moi; vous, vous pouvez prendre le tisonnier de la cuisine.»

L'avocat s'arma de ce grossier mais lourd instrument, et dit en le
balançant dans sa main: «Savez-vous, Poole, que nous sommes, vous et
moi, en train de nous jeter dans une situation périlleuse?»

«C'est facile à deviner, Monsieur,» répliqua le maître d'hôtel.

«Alors il vaut mieux parler à cœur ouvert. Nous en pensons tous deux
plus long que nous ne l'avouons. Soyons francs l'un avec l'autre. Cet
individu masqué que vous avez vu, l'avez-vous reconnu?»

«Mais, Monsieur, il s'est enfui si vite, ensuite il était courbé
presque en deux, ce qui fait que je pourrais à peine affirmer l'avoir
reconnu. Cependant, si vous voulez dire: Était-ce M. Hyde? Eh bien,
oui! là, je crois que c'était lui. Vous voyez, c'était à peu près la
même hauteur et la même démarche que la sienne. En résumé, quelle autre
personne pourrait être entrée par la porte du laboratoire? Vous n'avez
pas oublié, Monsieur, qu'au moment du meurtre il avait toujours la
clef? Mais ce n'est pas tout. Avez-vous, Monsieur, jamais rencontré M.
Hyde?»

«Oui,» dit l'avocat, «je lui ai parlé une fois.»

«Alors vous devez savoir comme nous tous qu'il y avait quelque chose
d'étrange chez ce Monsieur, quelque chose qui vous faisait peur, je
ne sais pas très bien m'expliquer, Monsieur, excepté que sa vue vous
faisait froid jusqu'à la moelle des os.»

«Je dois avouer avoir ressenti quelque chose comme cela,» dit M.
Utterson.

«A merveille,» reprit Poole. «Eh bien! Monsieur, pendant que cette
créature masquée sautait comme un singe, parmi les appareils de chimie,
en s'enfuyant dans le cabinet, un froid glacial me saisit, et me courut
tout le long de l'épine dorsale. Oh! je sais que ce n'est pas une
preuve, Monsieur Utterson, j'ai assez appris pour savoir cela; mais
on a de ces sensations, et je vous jure, sur la Bible, que c'était M.
Hyde!»

«Oui, oui,» dit l'avocat; «mes pressentiments me portent à vous croire.
Une relation pareille ne pouvait amener que des malheurs. Oui,
vraiment, je vous crois, je crois que ce pauvre Henry a été tué, et je
crois que son meurtrier (dans quel but? Dieu seul le sait) est encore
aux aguets dans le cabinet de sa victime. Enfin, soyons les vengeurs.
Appelez Bradshaw.»

Le valet de pied répondit à l'appel, et arriva très pâle et nerveux.

«Rassemblez-vous tous, Bradshaw,» dit l'avocat, «cette incertitude
vous fait du mal à tous, je le sais, notre intention est d'en finir.
Poole et moi, nous allons nous faire, de force, passage dans le
cabinet. Si nous sommes trompés dans nos conjectures, mes épaules
sont assez fortes pour porter tout le blâme. Toutefois, dans le cas
où quelque chose serait vraiment arrivé, ou que quelque malfaiteur
essayerait de s'échapper par la porte de derrière, vous et les autres
vous allez faire le tour par le coin de la rue, et vous poster à
l'entrée du laboratoire. Nous vous donnons dix minutes pour prendre vos
dispositions.»

Après le départ de Bradshaw, l'avocat vérifia l'heure à sa montre.

«Et maintenant, à nous, Poole,» dit-il. Et prenant le tisonnier sous
son bras, il se dirigea vers la cour. La lune était voilée par un
nuage, et il faisait très sombre. Le vent qui ne soufflait que par
bouffées et rafales, dans ce puits profond de construction, faisait
vaciller la lumière de leur bougie devant eux jusqu'à ce qu'ils fussent
arrivés à l'abri de l'amphithéâtre; là ils s'assirent et attendirent
en silence. Londres bourdonnait solennellement aux alentours; mais la
tranquillité de leur entourage immédiat n'était troublée que par le
bruit des pas allant et venant sur le parquet du cabinet.

«Voilà comme on marche toute la journée, Monsieur,» dit Poole à
voix basse; «et aussi une bonne partie de la nuit; les pas ne
s'interrompent qu'à l'arrivée d'un nouvel échantillon venant de chez
le pharmacien. Ah! il n'y a qu'une mauvaise conscience qui puisse
être ainsi ennemie du repos. Oh! Monsieur, chacun de ces pas indique
du sang traîtreusement versé. Mais attendez, ne faites pas de bruit,
approchez-vous un peu plus près; rappelez-vous votre vieille amitié,
écoutez de tout votre cœur, et dites-moi: est-ce là le pas du docteur?»

La marche était légère, lente, irrégulière, avec un certain
balancement. Elle était certainement bien différente de la démarche
lourde et écrasante de Henry Jekyll. Utterson soupira.

«N'y a-t-il jamais eu autre chose que vous ayez remarqué?»
demanda-t-il.

Poole fit un signe affirmatif: «Une fois,» dit-il, «une fois je l'ai
entendu sangloter.»

«Sangloter! Comment cela?» exclama l'avocat, sentant soudain un frisson
d'horreur l'envahir.

«Sangloter comme une femme, ou comme une âme en peine,» dit le maître
d'hôtel; «je m'éloignai avec un tel poids sur le cœur que j'avais envie
de pleurer aussi.»

Les dix minutes étaient écoulées. Poole déterra la hache de dessous un
tas de paille, où elle était enfouie; la bougie fut placée sur la table
rapprochée du point qu'ils allaient attaquer, puis ils se dirigèrent en
retenant leur haleine vers l'endroit où les pas allaient et venaient,
allaient et venaient, dans le silence de la nuit.

«Jekyll,» cria Utterson à voix haute, «je demande à vous voir;» il
attendit un instant, mais nulle réponse se fit entendre. «Je vous
préviens franchement,» continua-t-il, «que nous sommes alarmés; nous
avons des soupçons, il faut que je vous voie, et je vous verrai par
n'importe quel moyen, de force ou de bonne amitié.»

«Utterson,» dit alors la voix, «au nom de Dieu, ayez pitié!»

«Ah! cela n'est pas la voix de Jekyll, c'est celle de Hyde,» s'écria
Utterson. «Abattons la porte, Poole.»

Poole balança la hache au-dessus de sa tête; le coup retentit par toute
la maison, et la porte s'ébranla sur ses gonds et sa serrure. Un cri
perçant et lugubre, comme d'un animal affolé, sortit du cabinet; la
hache fut de nouveau levée et abattue, les panneaux furent brisés et
l'encadrement rebondit. Poole s'y reprit à quatre fois; mais le bois
était dur et les ferrures solides; ce ne fut qu'au cinquième coup que
la serrure éclata, et que le restant de la porte tomba en dedans.

Les assiégeants, consternés par leur propre vacarme et le silence
qui suivit, restèrent un peu en arrière et regardèrent. Ils virent
le cabinet éclairé par la lumière tranquille d'une lampe, un bon feu
brillait et pétillait dans l'âtre, la bouillotte chantait son petit
refrain; des tiroirs étaient ouverts, des papiers étaient rangés en
ordre sur la table près du feu; tout était prêt pour le thé, et sans
la présence des grandes armoires pleines de préparations chimiques,
on n'eût pu imaginer un endroit plus paisible ou plus banal dans tout
Londres.

Au milieu du parquet était étendu le corps d'un homme douloureusement
contorsionné et s'agitant encore par secousses. Ils s'approchèrent
alors sur la pointe des pieds, le retournèrent sur le dos et
reconnurent Edward Hyde. Il était habillé de vêtements beaucoup trop
grands pour lui; des vêtements faits pour un homme de la taille du
docteur Jekyll; les muscles de son visage remuaient avec un semblant
de vie, mais cependant la vie était bien éteinte. Utterson, en voyant
la fiole brisée que l'homme tenait encore dans une de ses mains, en
sentant la forte odeur d'acide prussique répandue dans le cabinet,
comprit de suite qu'il se trouvait en présence d'un suicide.

«Nous sommes arrivés trop tard,» dit-il durement, «ou pour punir ou
pour sauver. Hyde est en train de rendre compte de ses actions, et la
seule chose qui nous reste à faire est de trouver le corps de votre
maître.»

La plus grande partie du bâtiment était occupée par l'amphithéâtre,
lequel remplissait presque tout l'espace du rez-de-chaussée; il
recevait sa lumière d'en haut, et aussi du cabinet qui à un des bouts
formait un premier étage dont les fenêtres donnaient sur la cour.
Un corridor conduisait de l'amphithéâtre à la porte donnant sur la
petite rue, et le cabinet communiquait séparément avec celle-ci par
un deuxième escalier. Il y avait en outre un ou deux petits cabinets
noirs et une cave spacieuse. Ils visitèrent le tout soigneusement. Ils
n'eurent à donner qu'un coup d'œil dans les cabinets noirs; ils étaient
vides, et par la poussière qui tombait des portes, il était facile de
voir qu'elles n'avaient pas été ouvertes depuis longtemps. Il est vrai
que la cave était remplie de vieux débarras, datant pour la plupart
du temps du chirurgien que le docteur avait remplacé; mais la chute
d'une masse épaisse de toiles d'araignées avec laquelle la porte avait
été scellée depuis des années les avertit de l'inutilité de pousser
plus loin leurs recherches dans cette direction. Il n'y avait nulle
part aucune trace de Henry Jekyll, mort ou en vie. Poole sonda du pied
les dalles du corridor. «Il doit être enterré là,» dit-il en prêtant
l'oreille.

«Peut-être s'est-il enfui,» dit Utterson, retournant sur ses pas
pour examiner la porte de la rue. Elle était fermée au pêne, et ils
retrouvèrent la clef par terre sur les dalles, toute couverte de
rouille:

«Elle n'a pas l'air d'avoir beaucoup servi,» observa l'avocat.

«Servi!» répéta Poole; «ne voyez-vous pas, Monsieur, qu'elle est cassée
comme si on avait piétiné dessus.»

«Oui,» continua Utterson; «les fractures aussi sont rouillées.» Les
deux hommes se regardèrent avec épouvante: «Cela me dépasse, Poole,»
dit l'avocat. «Retournons au cabinet.»

Ils montèrent l'escalier en silence, et tout en jetant de temps
en temps un regard craintif sur le cadavre, ils procédèrent à une
perquisition en règle de ce que contenait le cabinet. Sur une table,
on pouvait distinguer les traces d'un travail chimique, plusieurs
petits tas d'une espèce de sels blancs étaient mesurés et disposés sur
des soucoupes de verre, comme pour une expérience dans laquelle le
malheureux homme avait été interrompu.

«Voilà, la même espèce de drogue que je lui apportais toujours,» dit
Poole. Et pendant qu'il parlait l'eau de la bouillotte se répandit avec
grand bruit.

Cet incident les fit se rapprocher du feu, le meilleur fauteuil était
disposé au coin de la cheminée, et un plateau à thé se trouvait sur
une table, à la portée de celui qui se fût assis, le sucre était même
déjà dans la tasse. Il y avait plusieurs livres sur un rayon, et un
d'eux était posé ouvert à côté du plateau, sur la table. Utterson fut
confondu en reconnaissant un livre de piété pour lequel Jekyll avait
souvent professé une grande estime; il y avait des notes de sa main,
accompagnées d'effrayants blasphèmes. Ils se trouvèrent à un moment
en face de la psyché, dans les profondeurs de laquelle leurs regards
plongèrent avec une horreur involontaire; mais elle était tournée de
façon à ne leur laisser apercevoir que les cent réflexions étincelantes
du feu sur le devant verni des armoires, un petit reflet rose au
plafond et leurs propres images pâles et timides se baissant pour
regarder.

«Cette glace a vu des choses étranges, Monsieur,» dit Poole à voix
basse.

«Sûrement rien de plus étrange que sa présence ici,» répondit l'avocat
sur le même ton; «car pourquoi Jekyll,»--il se surprit tressaillant
à ce nom, mais surmontant cette faiblesse il reprit: «A quoi cela
pouvait-il servir à Jekyll?»

«Oui, on peut se le demander,» dit Poole.

Ils se tournèrent alors vers la table où étaient rangés les papiers;
parmi eux se trouvait une grande enveloppe, adressée, de l'écriture du
docteur, à M. Utterson. L'avocat la décacheta et différents papiers
qu'elle contenait tombèrent à terre. Le premier que l'avocat ramassa
était un testament, rédigé dans les mêmes termes excentriques que celui
qu'il avait rendu à son ami, six mois auparavant; mais à la place du
nom d'Edward Hyde, il lut avec stupéfaction celui de Gabriel John
Utterson. Ses yeux se portèrent sur Poole, ensuite sur le papier qu'il
avait dans les mains et enfin sur le corps du malfaiteur mort, étendu
sur le tapis.

«La tête me tourne,» dit-il. «Comment! il a été en pleine possession
de tout ceci tous ces jours derniers; il n'a aucune raison pour
m'aimer, il a dû enrager de se voir dépossédé; et il n'a pas détruit
ce document! Il ramassa un autre papier, ce n'était qu'un petit billet
très court écrit par le docteur, et daté en haut de la page.»

«Oh! Poole,» s'écria l'avocat; «il était ici et vivant aujourd'hui; on
ne peut avoir disposé de lui dans si peu de temps; il n'est pas mort,
il a dû fuir! Mais alors pourquoi avoir fui? et par quel moyen? Et s'il
en est ainsi, peut-on s'aventurer à déclarer ce suicide? Oh! il faut
de la prudence. Je prévois que nous pourrions encore impliquer votre
maître dans quelque terrible affaire.»

«Pourquoi ne lisez-vous pas ce billet, Monsieur?» remarqua Poole.

«Parce que j'ai peur de le lire,» répliqua l'avocat solennellement.
«Que Dieu fasse que mes craintes n'aient aucun fondement!» Alors
il rapprocha le papier de ses yeux, et lut ce qui suit: «Mon cher
Utterson. Quand ceci vous tombera dans les mains, j'aurai disparu; je
n'ai pas la pénétration de prévoir dans quelles circonstances, mais mon
instinct et tout ce qui se rapporte à ma situation sans nom me font
pressentir que la fin est sûre et prochaine. Alors, lisez d'abord la
narration que Lanyon m'avait prévenu qu'il vous remettrait, et, si vous
voulez en savoir plus long, prenez connaissance de la confession de
votre indigne et malheureux ami.

  «Henry JEKYLL.»

«Y avait-il un troisième papier?» demanda Utterson.

«Oui, le voilà,» dit Poole; et il lui remit un paquet volumineux,
cacheté en plusieurs endroits. L'avocat le mit dans sa poche.

«Ne parlez pas de ces papiers,» dit-il. «Si votre maître a fui, ou s'il
est mort, nous pouvons au moins sauver sa réputation. Il est maintenant
dix heures, il faut que j'aille chez moi pour lire ces documents
tranquillement; mais je serai de retour avant minuit, alors nous
préviendrons la police.»

Ils sortirent, fermant derrière eux la porte de l'amphithéâtre à clef,
et Utterson, laissant de nouveau les domestiques assemblés dans le
vestibule près du feu, prit le chemin de sa demeure, pour y lire les
deux narrations qui devaient expliquer ce mystère.




IX

NARRATION DU DOCTEUR LANYON


Le neuf janvier, il y a aujourd'hui quatre jours, je reçus par le
courrier du soir une lettre enregistrée, adressée par la main de mon
collègue et camarade d'école Henry Jekyll. Je fus surpris, car nous
étions loin d'avoir l'habitude de correspondre. Je l'avais vu et
j'avais dîné avec lui la veille même, et je ne voyais rien dans nos
relations qui justifiât la formalité de l'enregistrement. Le contenu de
la lettre ne fit qu'accroître mon étonnement. Le voici:

  _10 décembre 18..._

  «Cher Lanyon, vous êtes un de mes plus vieux amis, et quoique
  nous ayons pu, à de certains moments, différer sur des questions
  scientifiques, je ne puis me souvenir (au moins pour ma part)
  d'aucune interruption dans notre affection. Il ne fut jamais un jour
  où, si vous m'aviez dit: «Jekyll, ma vie, mon honneur, ma raison sont
  entre vos mains,» je n'eusse sacrifié ma fortune ou ma main gauche
  pour vous sauver. Lanyon! ma vie, mon honneur, ma raison sont à votre
  merci; si vous me faites faute ce soir, je suis perdu. Vous pourriez
  penser, d'après ces préliminaires, que je vais vous demander de faire
  quelque chose de déshonorant. Jugez vous-même.

  «Je voudrais que vous remettiez tous vos engagements pour ce
  soir; oui, même si vous étiez appelé au chevet d'un empereur; que
  vous preniez un fiacre (à moins que votre voiture ne se trouvât
  actuellement à votre porte) et que, cette lettre en main (pour les
  instructions que je vais vous donner), vous vous fassiez conduire
  directement chez moi. Poole, mon maître d'hôtel, a reçu mes ordres,
  vous le trouverez vous attendant avec un serrurier, car il faudra
  forcer, pour l'ouvrir, la porte de mon cabinet, où vous entrerez
  seul; vous ouvrirez l'armoire vernie (lettre E) à main gauche, vous
  briserez la serrure si parfois elle était fermée à clef, et vous
  prendrez _avec tout ce qu'il contient, sans rien déranger_, le
  quatrième tiroir à partir d'en haut ou, ce qui revient au même, le
  troisième à partir du bas. Dans ma détresse extrême d'esprit, j'ai
  une peur maladive de mal vous diriger; mais même si je suis dans
  l'erreur, vous reconnaîtrez le tiroir dont je parle à son contenu,
  vous y verrez quelques poudres, une fiole et un cahier de papier.
  Ce tiroir, je vous prie de le rapporter avec vous à Cavendish
  square, absolument comme vous le trouverez. Voilà en quoi consiste
  la première partie du service que je vous demande. Maintenant voici
  la seconde. Si vous partez aussitôt après le reçu de cette lettre,
  vous serez de retour longtemps avant minuit; mais je vous accorderai
  jusque-là, non seulement par crainte des obstacles qu'on ne peut
  empêcher ni prévoir, mais aussi parce que l'heure à laquelle vos
  domestiques seront couchés est préférable, pour ce qui restera encore
  à faire. A minuit donc, je vous demanderai d'être seul dans votre
  cabinet de consultation, de recevoir vous-même, en personne, un homme
  qui se présentera en mon nom, et de lui remettre le tiroir que vous
  aurez pris dans mon cabinet et apporté avec vous. Alors vous aurez
  joué votre rôle et acquis tous les droits à ma reconnaissance. Cinq
  minutes après, si vous insistez pour une explication, vous aurez
  compris que ces recommandations ont une importance capitale et que
  par la négligence de l'une d'elles, toutes fantastiques qu'elles
  vous paraissent, vous pourriez avoir la conscience chargée ou de ma
  mort ou de la perte de ma raison. Malgré l'assurance que j'ai que
  vous ne traiterez pas cet appel avec légèreté, le cœur me manque et
  la main me tremble, à la simple supposition d'une telle possibilité.
  Figurez-vous que je suis dans un endroit inconnu, sous l'empire d'une
  détresse si noire que rien ne pourrait l'exagérer, et cependant
  assuré que si vous agissez ponctuellement d'après mes instructions,
  chacune de mes angoisses s'éloignera loin de moi aussi vite qu'une
  histoire que l'on raconte. Rendez-moi ce service, mon cher Lanyon, et
  sauvez votre ami.

  «H. J.»

  «P. S.--J'avais déjà cacheté ma lettre, quand mon âme a été assiégée
  d'une nouvelle terreur. Il serait possible que la poste déjouât tous
  mes calculs, et que ceci ne vous parvînt que demain matin; en ce cas,
  mon cher Lanyon, faites ma commission quand cela vous sera le plus
  commode dans la journée et de nouveau attendez mon messager à minuit.
  Il sera peut-être déjà trop tard, et si cette nuit se passait sans
  événement, vous saurez que vous avez vu Henry Jekyll pour la dernière
  fois.»

Après la lecture de cette lettre, je ne doutais nullement que mon
collègue ne fût fou, mais en attendant d'en avoir la preuve, je me crus
obligé de faire droit à sa demande. Moins je comprenais cet imbroglio,
moins je pouvais juger de son importance; et un appel ainsi conçu ne
pouvait être rejeté sans une grande responsabilité. Je me levai donc
de table, sautai dans une voiture et me fis conduire de suite chez
Jekyll. Le maître d'hôtel m'attendait; il avait reçu, par la même
distribution que la mienne était venue, une lettre, aussi enregistrée
et remplie d'instructions. Il avait de suite envoyé chercher un
serrurier et un menuisier. Ces ouvriers arrivèrent bientôt, et nous
nous dirigeâmes tous ensemble vers l'amphithéâtre du vieux chirurgien,
le docteur Denman, car, comme vous le savez sans doute, l'accès au
cabinet du docteur Jekyll est plus facile de ce côté. La porte était
solide, la serrure excellente; le menuisier déclara que l'on aurait
beaucoup de mal et que l'on ferait beaucoup de dégâts, s'il fallait
agir par force; le serrurier était presque désespéré, mais cependant
c'était un garçon habile, et après deux heures de travail, la porte
fut enfin ouverte. L'armoire marquée E n'était pas fermée à clef; je
pris le tiroir, le fis remplir de paille, envelopper dans un drap, et
l'emportai avec moi à Cavendish square. Là, je procédai à l'examen de
ce qu'il contenait. Les paquets de poudre étaient assez bien faits,
toutefois pas avec la régularité qu'ils auraient eue sortant des mains
d'un pharmacien, ce qui me fit clairement voir qu'ils étaient de la
fabrication de Jekyll; j'en ouvris un, et je trouvai ce qui me sembla
être un simple sel blanc cristallin. J'examinai alors la fiole: elle
était à moitié pleine d'une liqueur rouge-sang, qui répandait une
odeur très âcre, elle me parut contenir du phosphore et quelque éther
volatil. Je ne pus deviner quels étaient les autres ingrédients. Le
cahier était tout ordinaire et ne contenait qu'une série de dates,
comprenant une période d'un grand nombre d'années, mais j'observai
que les entrées avaient été arrêtées, il y avait plus d'un an,
d'une manière tout à fait brusque. Ici et là une note attachée à une
date, souvent le simple mot, «double,» mais cela ne se trouvait que
cinq ou six fois dans un total de plusieurs centaines d'entrées; une
seule fois, tout à fait au commencement de la liste, cette remarque:
«insuccès complet!!!» Quoique ma curiosité fût bien excitée, tout cela
ne me disait rien. J'avais là devant les yeux une fiole contenant
quelque espèce d'essence, des paquets de quelque espèce de sel, et la
consignation d'une série d'expériences qui n'avaient (comme beaucoup
d'autres recherches de Jekyll) amené aucun résultat d'utilité pratique.
Comment la présence de ces objets dans ma maison pouvaient-ils affecter
l'honneur, la raison ou la vie de mon léger collègue? Si son messager
pouvait aller dans un endroit, pourquoi ne pouvait-il aller dans un
autre? Et même s'il y avait quelque empêchement, pourquoi devais-je
recevoir ce Monsieur moi-même et en secret? Plus je réfléchissais, plus
j'étais convaincu que j'avais affaire à un cas de maladie cérébrale.
Toutefois, après avoir renvoyé mes domestiques, je chargeai un vieux
revolver afin de ne pas être surpris sans quelque moyen de défense.

Minuit avait à peine sonné, quand j'entendis le marteau de la porte
résonner doucement. J'allai ouvrir et trouvai là un homme de petite
taille, qui s'effaçait autant que possible contre les piliers du
portique. «Venez-vous de la part du docteur Jekyll?» demandai-je.

D'un geste contraint, il me fit signe que oui, et quand je l'eus prié
d'entrer, il n'obéit qu'après avoir jeté un coup-d'œil furtif dans
les ténèbres du square. Non loin de là, un policeman s'avançait; je
crus alors remarquer que mon visiteur fit un mouvement plus vif pour
pénétrer dans la maison.

Ces détails me frappèrent, je l'avoue, d'une façon désagréable, et
tout en l'accompagnant dans mon cabinet bien éclairé, je gardai ma
main toute prête sur mon arme. Là au moins je pus l'examiner à mon
aise. Je ne l'avais jamais vu nulle part auparavant; de cela j'étais
certain. Il était petit, comme je l'ai déjà dit; ensuite je fus frappé
par l'expression horrible de sa physionomie, combinant, d'une façon
remarquable, une grande activité musculaire et l'apparence d'une grande
débilité de constitution; je fus en outre très fortement saisi d'un
malaise singulier et importun, causé par sa présence. C'était une
sensation de froid, accompagnée d'un affaiblissement marqué du pouls.
Au moment, je l'attribuai à quelque dégoût inexplicable et personnel
et je m'étonnai simplement de la violence des symptômes; mais depuis
j'ai eu des raisons de croire que la cause reposait entièrement dans la
nature de l'homme, et sur des arguments plus positifs qu'un instinct
haineux.

Ce personnage qui, depuis son entrée dans ma maison, n'avait excité
en moi qu'un sentiment de curiosité plein de dégoût, était vêtu d'une
façon qui chez une autre personne eût prêté à rire; ses habits, si l'on
peut parler ainsi, quoique d'une étoffe riche et de bon goût, étaient
démesurément trop grands pour lui, de toutes manières; le pantalon, qui
lui pendait sur les jambes, était roulé par le bas, pour l'empêcher de
traîner; la taille de son paletot tombait plus bas que les hanches et
le col s'étendait largement sur ses épaules. C'est étrange à constater,
mais cet accoutrement absurde n'avait excité en moi aucun mouvement
de gaîté. Au contraire, comme il y avait quelque chose d'anormal
et de bâtard dans l'essence même de cette créature, que j'avais là
devant moi quelque chose de saisissant, surprenant et révoltant, cette
nouvelle disparité semblait en faire partie et lui donner de la force;
ce qui fit qu'à l'intérêt qu'excitait en moi la nature de cet homme,
vint s'ajouter la curiosité de son origine, de sa vie, de sa fortune
et de sa position dans le monde. Quoique prenant un long espace pour
être écrites, ces observations ne me prirent que quelques secondes.
L'excitation sombre de mon visiteur l'avait certainement mis sur des
charbons ardents.

«L'avez-vous,» s'écria-t-il, «l'avez-vous?» Et, dans son impatience
extrême, il me prit le bras et essaya de me le secouer.

Je le repoussai; son attouchement m'avait produit un frisson glacé,
qui me courut partout dans les veines. «Allons, Monsieur,» dis-je,
«vous oubliez que je n'ai pas encore le plaisir de vous connaître.
Asseyez-vous, s'il vous plaît.» Je lui donnai l'exemple en m'asseyant
moi-même, dans ma chaise accoutumée, prenant, autant que me le
permettaient l'heure tardive, la nature de mes préoccupations et
l'horreur que j'avais de mon visiteur, l'air habituel avec lequel je
recevais mes malades.

«Je vous demande pardon, docteur Lanyon,» reprit-il assez civilement.
«Ce que vous dites est très juste, et mon impatience a empiété sur ma
politesse. Je viens ici, à l'instance de votre collègue le docteur
Jekyll, pour une affaire de quelques instants, et j'avais compris...»
(ici il s'arrêta, porta la main à sa gorge, et je pus m'apercevoir,
qu'en dépit de sa manière composée, il était en train de lutter contre
l'approche d'une attaque hystérique), «j'avais compris qu'un tiroir...»

Ici j'eus pitié de lui; et aussi peut-être, disons-le, de ma curiosité
croissante.

«Le voilà, Monsieur,» dis-je, indiquant du doigt l'endroit où reposait
le tiroir, à terre, derrière une table et toujours recouvert du drap.

Il ne fit qu'un bond jusque-là, et s'arrêta, il se posa la main sur
le cœur; je pouvais entendre le grincement de ses dents, causé par
l'action convulsive de sa mâchoire; ses traits devinrent si livides,
que je commençai à avoir peur, et pour sa vie et pour sa raison.
«Calmez-vous,» lui dis-je.

Il grimaça un horrible sourire, et avec un mouvement de détermination
désespéré, il souleva le drap. A la vue du tiroir, il laissa échapper
un soupir de soulagement si immense que j'en restai pétrifié. L'instant
d'après, il me demanda d'une voix déjà beaucoup plus assurée si j'avais
un verre gradué.

Je me levai, non sans effort, et lui en donnai un.

Il me remercia d'un signe de tête en souriant, ensuite mesura une
minime quantité de l'essence, et ajouta une des poudres. Le mélange,
qui était d'abord d'une nuance un peu rouge, prit une couleur plus
brillante au fur et à mesure que les sels se fondaient; alors il
devint distinctement effervescent et laissa échapper une petite
fumée vaporeuse. L'ébullition cessa tout à coup, et au même moment
la composition prit une couleur plus foncée, laquelle s'effaça et
fut remplacée par un vert très clair. Mon visiteur, qui avait suivi
ces différents changements avec un intérêt intense, sourit, posa le
verre sur la table et, se tournant vers moi, me dit: «Maintenant,
entendons-nous. Voulez-vous être sage? Voulez-vous vous laisser
guider? Voulez-vous, si, chez vous, la curiosité de savoir n'est pas
trop forte, me laisser sortir avec ce verre sans autres explications?
Réfléchissez avant de répondre, car il sera fait selon votre désir.
Si vous le décidez, vous resterez comme vous étiez auparavant, vous
ne serez ni plus riche ni plus sage, à moins que la conscience d'un
service rendu à un homme en mortelle détresse soit compté comme une
richesse de l'âme. Ou, si vous le préférez, une nouvelle étendue de
savoir et de nouvelles routes à la célébrité et au pouvoir seront
ouvertes devant vous, ici, dans ce cabinet, à l'instant, et vous serez
foudroyé par la vue d'un prodige, capable d'ébranler l'incrédulité en
Satan.»

--«Monsieur,» dis-je en affectant un calme que j'étais loin de
posséder, «vous parlez par énigmes, et vous ne serez peut-être pas
étonné d'apprendre que je vous écoute sans être très impressionné.
Mais je me suis déjà trop avancé dans la voie des services
inexplicables, pour m'arrêter sans en avoir vu la fin.»

«C'est bien,» répliqua mon visiteur. «Lanyon, vous vous rappelez
vos vœux; ce qui va suivre est sous le sceau de votre profession.
Et maintenant, vous qui avez été si longtemps limité aux vues les
plus étroites et les plus matérielles, vous qui avez nié la vertu
de la doctrine transcendantale, vous qui vous êtes moqué de vos
supérieurs,--voyez!»

Il porta le verre à ses lèvres et but d'une haleine. Un cri s'ensuivit;
il chancela, faiblit, et empoigna la table pour se soutenir; il avait
les yeux égarés et injectés de sang, tout en respirant fortement, la
bouche ouverte. Pendant que je le regardais, il survint, il me sembla,
un changement;--il paraissait enfler;--son visage devint soudainement
noir, ses traits semblaient se fondre et se modifier;--l'instant
d'après je sautai de ma chaise, me reculant vers le mur, le bras levé
pour me défendre contre ce prodige, l'esprit submergé de terreur.

«Grand Dieu!» m'écriai-je, «Grand Dieu!» et je répétai ces deux mots
encore et encore; car là, devant mes yeux, pâle, tremblant, à moitié
évanoui, tâtonnant devant lui avec ses mains, comme un homme sorti de
la tombe, était Henry Jekyll!

Ce qu'il me dit pendant l'heure qui suivit, je ne puis me décider à
l'écrire. Je vis ce que je vis, j'entendis ce que j'entendis, et j'en
eus l'âme navrée; malgré tout, maintenant que ce spectacle a disparu de
devant mes yeux, je me demande si j'y crois, et je ne puis répondre. Ma
vie est ébranlée jusqu'à la racine, le sommeil m'a fui, les terreurs
les plus mortelles m'assiègent à tout moment du jour et de la nuit;
je sens que mes jours sont comptés et je dois mourir, et cependant je
mourrai incrédule. Quant à la turpitude morale qui me fut dévoilée
par cet homme, quoique en versant des larmes de pénitence, je ne puis
m'appesantir dessus, même en souvenir, sans un mouvement d'horreur. Je
ne vous dirai qu'une chose, Utterson, et cela, si vous pouvez amener
votre esprit à le croire, sera encore trop. La créature qui se glissa
chez moi ce soir-là était, d'après le propre aveu de Jekyll, connue
sous le nom d'Edward Hyde et recherchée aux quatre coins de la terre
comme le meurtrier de Carew.

  HASTIE LANYON.




X

EXPLICATION DU MYSTÈRE PAR HENRY JEKYLL


Je naquis en l'année 18.... Héritier d'une grande fortune, doué en
plus d'heureuses facultés, d'un esprit naturellement industrieux,
tenant à l'estime des gens intelligents et vertueux qui m'entouraient,
j'entrais, comme on aurait pu le supposer, dans la vie avec toutes
les garanties d'un avenir honorable et distingué. Par le fait, le
plus grand de mes défauts était un certain goût mal contenu pour les
plaisirs, goût qui eût pu faire le bonheur de beaucoup, mais qui
pour moi était incompatible avec le désir impérieux que j'avais de
porter haut la tête et d'affecter devant le public une contenance
plus grave que le commun de mes semblables. Il arriva alors que je
cachai mes folies, et que, lorsque j'atteignis l'âge de réflexion et
regardai autour de moi pour constater mes progrès et ma situation dans
le monde, j'étais déjà livré à une vie de profonde duplicité. Plus
d'un sans doute à ma place eût fait parade des irrégularités dont
j'étais coupable; mais, étant données les grandes vues que j'avais
en moi-même, je les considérais comme graves et les cachais avec un
sentiment de honte pour ainsi dire malsain. Ce fut donc la nature
exigeante de mes aspirations, plutôt qu'aucun avilissement particulier
dans mes désordres, qui me fit ce que j'étais, et trancha en moi, plus
profondément que dans la majorité des hommes, ces deux provinces, le
bien et le mal, qui divisent et composent la double nature de l'homme.
Mes pensées alors revenaient sans cesse et avec acharnement à cette
dure loi de la vie qui forme la base de la conscience et est une des
plus grandes sources de tortures morales. Quoique d'une duplicité
si avérée, je n'étais, dans aucun sens du mot, hypocrite; car ces
deux phases de mon caractère étaient très sincères; quand je mettais
de côté toute contrainte et plongeais dans la honte, je n'étais pas
plus moi-même que quand je travaillais au grand jour à l'avancement
de mon savoir ou au soulagement de la misère et de la souffrance. Il
advint que la direction de mes études scientifiques, qui se tournait
entièrement vers le mystique et le transcendantal, me démontra
clairement la lutte perpétuelle qui existe chez l'homme entre le bien
et le mal. Chaque jour, les deux côtés de mon intelligence, le moral et
l'intellectuel, me rapprochèrent plus fortement de cette vérité, dont
la découverte ruina ma vie, que l'homme n'est pas une entité, mais
deux êtres de nature distincte. Je dis deux êtres de nature distincte,
parce que mon savoir ne dépasse pas ce point. D'autres me suivront,
d'autres me dépasseront sur cette même voie; et je me hasarde à prédire
qu'il sera définitivement reconnu que l'homme renferme en son âme les
qualités les plus diverses et les plus opposées, en un mot que ce que
nous appelons un homme n'est en vérité qu'un assemblage de plusieurs
êtres. Moi, pour ma part, l'influence de la vie que je m'étais faite ne
me laissa infailliblement avancer que dans une direction, et dans cette
direction seulement. Ce fut par ma propre personne et par mon côté
moral que j'appris à reconnaître la dualité complète et primitive de
l'homme; je vis que des deux natures qui se combattaient dans le champ
de ma conscience, si je pouvais avec raison dire que j'avais l'une,
ce n'était que parce que je les possédais essentiellement toutes les
deux. De bonne heure et avant que mes découvertes scientifiques eussent
pu me faire entrevoir la moindre possibilité d'un tel miracle, j'avais
appris à caresser avec plaisir, comme un rêve, la pensée de séparer
ces éléments. «Si chacun d'eux,» me disais-je, «pouvait être logé
séparément, la vie serait allégée de tout ce qui est insupportable;
le mal pourrait aller son chemin délivré de toutes les entraves que
pourrait lui susciter une conscience gênante, et le bien pourrait
suivre la grande route de la vertu en toute assurance et sécurité,
se réjouissant de ses bonnes œuvres sans être exposé davantage à la
disgrâce et aux remords qui pourraient lui être imposés par le côté
pervers. Ce fut la malédiction de l'humanité que ces fagots si peu en
rapports fussent ainsi liés ensemble, que dans le flanc agonisant de
la conscience ces deux jumeaux de nature si opposée fussent toujours en
lutte? Comment les séparer?»

Voilà où j'en étais lorsque, ainsi que je viens de le dire, la lumière
se fit, sortant de mon laboratoire.

Je commençai à apercevoir plus qu'on ne l'avait jamais encore constaté
l'immatérialité tremblante et l'inconsistance vaporeuse de ce corps
en apparence si solide, qui nous revêt. Je découvris que certaines
substances avaient le pouvoir de secouer et d'arracher ce vêtement de
chair aussi bien que le vent pourrait secouer et arracher les parois
d'une tente. Pour deux bonnes raisons, je n'insisterai pas sur le côté
pratique de ma découverte. D'abord j'ai appris à mes dépens que notre
destinée et le fardeau de la vie sont liés à jamais à notre existence,
et que lorsque nous essayons de nous en débarrasser ils retombent sur
nous plus lourdement. Ensuite, comme ma narration ne le rendra, hélas!
que trop évident, mes découvertes étaient incomplètes. C'est assez dire
que non seulement j'avais reconnu que mon corps matériel n'était que le
mirage ou l'ombre de certains éléments dont mon âme était constituée,
mais que j'étais même arrivé à composer un breuvage qui avait le
pouvoir de détrôner ces éléments, de m'arracher à leur domination, et
de me donner une seconde forme, une nouvelle physionomie, lesquelles ne
m'étaient pas moins naturelles, quoiqu'elles fussent l'expression et
portassent la marque des éléments les plus dégradants de mon âme.

J'hésitai longtemps avant de mettre cette théorie à l'épreuve de la
pratique. Je savais bien que je risquais la mort, car une drogue
pouvant si puissamment ébranler et maîtriser ce qui constitue le
côté fort de l'identité pouvait, soit par une dose prise à un moment
inopportun, soit encore par un soupçon d'erreur dans les quantités,
détruire de fond en comble ce tabernacle immatériel que j'avais la
prétention de changer. Mais la tentation d'une découverte si étrange,
ouvrant des horizons si profonds, triompha de mes hésitations. J'avais
depuis longtemps préparé mon essence; j'achetai de suite, dans une
pharmacie en gros, une quantité énorme de cette espèce de sel que je
savais d'après mes expériences être le dernier ingrédient dont j'avais
besoin; très tard alors, pendant une nuit maudite, je composai mon
mélange, surveillai son ébullition et les émanations vaporeuses qui
s'en échappèrent. Quand il eut jeté son dernier bouillonnement, et avec
une grande fièvre de courage, je l'avalai.

J'endurai alors d'affreuses tortures, mes os grincèrent; j'eus des
nausées terribles et un soulèvement de l'âme que rien ne pourrait
dépasser, ni les sensations de la naissance, ni celles de la mort.
Graduellement ces agonies me laissèrent et, en revenant à moi, je me
sentis comme une personne qui relèverait d'une grande maladie. Il y
avait quelque chose d'étrange dans mes sensations, quelque chose de
neuf et d'indescriptible, et cependant leur nouveauté les rendait
douces et agréables. Je me sentais plus jeune, plus léger et plus
heureux; il y avait du désordre dans mes idées; un torrent d'images
sensuelles se précipitait devant mon imagination; l'indépendance pour
moi n'avait plus de limites; je ressentais une liberté d'âme inconnue,
mais non innocente. Je reconnus au premier souffle de cette nouvelle
vie que j'étais plus vicieux, dix fois plus vicieux, et aussi je me
sentis l'esclave de mes vices; cette pensée au moment me mit en joie,
et m'excita autant qu'aurait pu le faire le vin. J'étirai mes mains,
me complaisant dans la fraîcheur de ces sensations, mais en faisant ce
mouvement je m'aperçus que j'avais perdu en stature.

Je n'avais pas de glace dans mon cabinet; celle qui est là, maintenant,
ne fut apportée que plus tard, dans le seul but de ces transformations.
Toutefois la nuit était fort avancée; il était tout près du matin,
et le matin, tout noir qu'il fût, allait engendrer le jour; mes gens
étaient encore plongés dans le sommeil. Je me décidai alors, tout
rempli que j'étais d'espoir et de triomphe, de m'aventurer sous ma
nouvelle forme jusqu'à ma chambre à coucher. Je traversai la cour,
où les constellations du ciel me regardèrent; j'aurais pu croire
avec étonnement que j'étais la première créature de mon espèce que
leur vigilance nocturne leur avait dévoilée; je me glissai à travers
les corridors, étranger dans ma propre maison, et, arrivant dans ma
chambre, je contemplai, pour la première fois, la personnification
d'Edward Hyde.

Je ne dois parler qu'en théorie, n'étant sûr de rien et me bornant à
dire ce que je crois le plus probable. Le côté mauvais de ma nature
auquel je venais de mettre l'estampille était moins robuste et moins
développé que le bon côté, que je venais de déposer momentanément; mais
ma vie ayant été, après tout, en grande partie, une vie d'efforts, de
vertu et de contrainte, il avait été beaucoup moins fatigué et épuisé;
il arriva donc que Edward Hyde était plus petit, plus mince et plus
jeune que Henry Jekyll. Autant l'image de la bonté se reflétait dans
les traits de l'un, autant les caractères du mal étaient imprimés
lisiblement sur le visage de l'autre. De plus, le vice, qui, je suis
encore porté à le croire, est le côté léthifère de l'homme, avait
laissé sur ce corps une empreinte de difformité et d'affaiblissement.
Malgré tout, en regardant dans la glace ce vilain masque, je ne
ressentais pas de répugnance, au contraire, je l'aimais. Cela aussi
était moi. Cela avait un air humain et naturel. A mes yeux, c'était
une image plus vivante et plus personnelle que le physique imparfait
et divisé que, jusque-là, j'avais eu l'habitude d'appeler: moi. Et
jusqu'à ce point j'avais sans doute raison. Je remarquai que quand
je personnifiais Edward Hyde, personne ne pouvait m'approcher sans
ressentir un malaise visible. La cause de cela, comme je le comprends,
est que tous les êtres humains que nous rencontrons sont un mélange de
bien et de mal, et qu'Edward Hyde, seul dans les rangs de l'humanité,
était le mal tout pur.

Je m'arrêtai un moment devant le miroir; j'avais à essayer la seconde
et concluante expérience, j'avais encore à voir si je n'avais pas perdu
mon identité sans retour, et si je n'allais pas être obligé de fuir,
avant qu'il fît jour, d'une maison qui ne serait plus la mienne. Donc,
retournant vivement à mon cabinet, une fois encore je préparai et bus
le breuvage; je repassai par toutes les souffrances de la dissolution,
et revins à moi avec le caractère, la stature et le visage de Henry
Jekyll.

Cette nuit-là j'étais arrivé à l'embranchement fatal de la route. Si
j'avais abordé ma découverte avec un esprit plus élevé, si j'avais
risqué l'expérience sous l'empire d'aspirations pieuses et généreuses,
tout eût été différent, et je serais sorti de ces agonies de mort
et de renaissance un ange au lieu d'un démon. Cette drogue n'avait
aucune action déterminée; elle n'était ni diabolique ni divine, elle
ne faisait qu'ébranler les portes de la prison de ma nature; comme les
captifs de Philippi, ce qui était renfermé s'échappait. A ce moment-là
la vertu sommeillait chez moi; et le mal, tenu en éveil par l'ambition,
il fut alerte et prompt à saisir l'occasion, et ce qui en résulta
fut Edward Hyde. Donc, quoique je possédasse deux caractères et deux
physionomies, l'un étant entièrement vicieux et l'autre étant toujours
Henry Jekyll, ce mélange malheureux pour l'amélioration duquel j'étais
sans espoir, cette expérience était donc entièrement défavorable.

Je n'avais pas encore conquis mon aversion pour la sécheresse d'une
vie d'études. J'étais toujours de disposition joyeuse à de certains
moments, et comme mes divertissements manquaient (pour ne pas trop
dire) de dignité, et que j'étais non seulement bien connu et hautement
considéré, mais qu'aussi je prenais de l'âge, cette incohérence de ma
vie devenait de plus en plus fâcheuse. Ce fut ce qui me fit succomber
à la tentation d'user de mon nouveau pouvoir et me rendit son esclave.
Je n'avais qu'à boire ma composition pour me débarrasser de suite du
corps du professeur en renom et me revêtir, comme d'un épais manteau,
de celui d'Edward Hyde. L'idée me sourit, cela me semblait plaisant; je
fis alors mes dispositions avec le plus grand soin. Je pris et meublai
cette maison dans Soho, dans laquelle Hyde fut traqué par la police,
et j'engageai, comme femme de ménage, une créature que je connaissais
pour être discrète et sans scrupules. D'un autre côté, j'annonçai à mes
domestiques qu'un M. Hyde (que je leur décrivis) devait avoir pleine
liberté et pouvoir dans ma maison, et de crainte d'accident, je me
présentai bientôt et me rendis familier dans mon second caractère.
Ensuite, je fis ce testament qui vous rendit si malheureux, afin que,
si quelque chose m'arrivait en la personne du docteur Jekyll, je
pusse, en celle d'Edward Hyde, prendre possession de mes biens, sans
subir aucune perte pécuniaire. A l'abri de toute surprise, comme je le
pensais, je me mis à jouir des privilèges de mon étrange situation.

Il y a eu des hommes avant moi qui ont payé des fripons pour accomplir
leurs crimes, pendant que leur propre personne et leur réputation
étaient à couvert. Je fus le premier qui usa de ce moyen pour servir
ses plaisirs. Je fus le premier qui pût ainsi aller son chemin sous
l'œil du public, couvert de l'estime générale, et, dans l'espace de
quelques instants, comme un écolier, se débarrasser de ce masque et
plonger tête en avant dans une mer de liberté.

Je jouissais d'une sécurité complète, sous mon manteau impénétrable.
Pensez donc!--je n'existais même pas! Le temps de me glisser par la
porte de mon laboratoire, de mélanger et avaler le breuvage que je
tenais toujours prêt, et Edward Hyde, eût-il commis les plus grands
crimes, s'effaçait comme un souffle sur un miroir, et là, à sa place,
paisiblement chez lui, préparant sa lampe pour l'étude du soir, il y
avait un homme au-dessus de tout soupçon, il y avait Henry Jekyll.

Le seul tort des plaisirs que je me hâtai de rechercher, sous mon
déguisement, était, comme je l'ai déjà dit, de manquer de dignité.
Mais dans les mains d'Edward Hyde ils ne tardèrent pas à tourner vers
le monstrueux. Souvent, en revenant de ces excursions, je me demandais
comment aucun lien pouvait m'unir à un être si dépravé. Cet être, que
je faisais sortir de mon âme et lâchais seul au gré de ses plaisirs,
était par nature méchant et vil; ses actes et ses pensées étaient
concentrées sur sa propre personne; il se jetait dans la débauche avec
une avidité bestiale, savourant les tortures qu'il pouvait infliger,
impitoyable comme un homme de pierre. Henry Jekyll était quelquefois
frappé de stupeur devant les actions d'Edward Hyde; mais la situation,
par cela même qu'elle était en dehors des lois ordinaires, amenait
insidieusement un relâchement des étreintes de ma conscience. C'était
Hyde, après tout, et Hyde seul qui était coupable. Jekyll n'en valait
pas moins, il se réveillait toujours avec ses bonnes qualités, en
apparence intactes; il se hâtait même, quand c'était possible, de
remédier au mal fait par Hyde. Et ainsi sa conscience s'endormait.

Je n'ai aucunement l'intention d'entrer dans les détails de l'infamie
sur laquelle je fermais les yeux (car, même maintenant, je puis à
peine admettre que j'y prisse part); je veux seulement indiquer les
avertissements qui précédèrent mon châtiment et par quelle marche
successive il approchait. Il m'arriva une aventure que je ne ferai que
mentionner, car elle n'eut pas de suites. Un acte de cruauté envers
une enfant excita contre moi la colère d'un passant, que je reconnus
l'autre jour dans la personne de votre cousin; le médecin, que l'on
avait envoyé chercher et la famille de l'enfant se joignirent à lui;
j'eus pendant quelques instants peur pour ma vie, ce qui fit que pour
calmer leur trop juste ressentiment, je dus les laisser m'accompagner
jusqu'à la porte du laboratoire, d'où je ressortis avec un chèque pour
les indemniser; ce chèque, je dus le signer du nom de Henry Jekyll.
Mais j'écartai aisément ce danger pour l'avenir, en ouvrant un crédit,
dans une autre banque, au nom d'Edward Hyde; et quand, après plusieurs
tentatives, j'eus réussi à créer une signature pour mon double, je me
crus à l'abri des atteintes du sort.

A peu près deux mois avant le meurtre de sir Danvers, j'étais sorti
pour un de mes exploits, et rentré le soir, quand le lendemain matin je
me réveillai avec des sensations quelque peu singulières. En vain je
regardai autour de moi, en vain les meubles respectables de ma grande
chambre dans le square frappèrent ma vue, en vain je reconnus la forme
de mon bois de lit en acajou et le dessin de mes rideaux; quelque chose
de plus fort que moi persistait à me faire croire que je n'étais pas où
j'étais, que je ne m'étais pas réveillé où je paraissais être, mais
dans la petite chambre dans Soho, où j'avais l'habitude de coucher
sous la forme d'Edward Hyde. Je me souris à moi-même, et avec ma manie
psychologique je me mis à chercher la cause de cette illusion, tout en
retombant de temps en temps dans un agréable assoupissement. J'étais
encore en train de débattre la question, quand, dans un intervalle de
réveil complet, mes yeux tombèrent sur ma main. La main de Henry Jekyll
(comme vous l'avez souvent remarqué) était professionnelle comme forme
et comme grandeur; elle était large, ferme, blanche et gracieuse. Mais
la main que j'avais devant moi, étendue à moitié fermée sur les draps
du lit, et que je voyais distinctement dans la lumière jaune d'un
matin de Londres, était maigre, cordée, noueuse, d'une pâleur terne,
et ombragée par une épaisse couche de poils noirs. Cette main était la
main d'Edward Hyde.

Je la contemplai pendant près d'une demi-minute, dans un ébahissement
stupide, avant que la terreur me saisît; alors elle s'éveilla en moi
tout à coup, soudaine et violente comme un coup de timbale. Je sautai
de mon lit et me précipitai vers le miroir. A la vue de l'image qu'il
me renvoya, mon sang se glaça dans mes veines. Oui, je m'étais couché
Henri Jekyll, je me réveillais Edward Hyde! «Comment expliquer cela?»
me demandai-je avec terreur.--«Comment y remédier?» La matinée était
déjà avancée; les domestiques étaient levés; toutes mes préparations
étaient dans mon cabinet.--Quel long voyage! Descendre deux étages par
l'escalier de service, traverser la cour et l'amphithéâtre! Je restai
un instant frappé d'horreur. Il est vrai que je pouvais me couvrir le
visage, mais à quoi bon? Je ne pouvais cacher ma taille. Avec une douce
sensation, il me revint à l'esprit que mes domestiques étaient déjà
habitués aux allées et venues de mon second moi-même. Je m'habillai
vivement, le mieux que je pus, dans des vêtements trop grands; je
traversai la maison rapidement; Bradshaw m'aperçut et m'examina
curieusement pendant un instant, évidemment étonné de voir M. Hyde à
une telle heure et dans un tel accoutrement. Dix minutes plus tard, le
docteur Jekyll avait recouvré sa forme, et était assis à sa table, les
sourcils froncés, faisant semblant de déjeuner.

Je n'avais certainement pas beaucoup d'appétit. Cet incident
inexplicable, ce renversement de mes expériences antérieures avait un
air du doigt Babylonien, écrivant mon jugement sur le mur; je me mis
à réfléchir plus sérieusement que je ne l'avais jamais fait sur les
suites possibles de ma double existence. Cette partie de moi-même,
que j'avais le pouvoir de faire ressortir, avait été dernièrement bien
exercée et fortifiée, et j'avais remarqué dans les derniers temps
que le corps d'Edward Hyde avait gagné en stature, et, quand j'étais
sous cette forme, je sentais un sang plus généreux couler dans mes
veines; je pressentis un grand danger, je fus convaincu que si je
prolongeais longtemps ce genre de vie, la balance de ma nature pourrait
être renversée à jamais, le pouvoir de la transformation perdu et le
caractère d'Edward Hyde devenir le mien irrévocablement. Le breuvage
n'avait pas toujours agi également. Une fois, dans les commencements,
il avait complètement manqué son effet; depuis lors, j'avais été obligé
plus d'une fois, au risque de la mort, de doubler et même tripler la
dose. Ces rares incertitudes avaient seules jeté une ombre sur ma
satisfaction. En me rendant un compte exact de l'état des choses, je
constatai qu'en premier lieu la difficulté était de rejeter le corps de
Jekyll, et que maintenant elle était décidément passée de l'autre côté.
D'où je conclus que petit à petit je perdais prise sur ma meilleure
nature, et m'incorporais par degrés dans la seconde, la plus mauvaise.

Je sentis qu'il me fallait choisir entre les deux natures. Elles
avaient la mémoire en commun, mais toutes mes autres facultés étaient
partagées d'une façon bien inégale.

Jekyll, qui était un composé, faisait rejaillir ses plaisirs sur
Hyde, et les lui faisait partager, tantôt avidement et tantôt avec
les appréhensions les plus vives; tandis que Hyde était indifférent
pour Jekyll, ou ne s'en souvenait que comme le bandit de la montagne
se souvient de la caverne qui le dérobe aux poursuites. L'intérêt de
Jekyll pour Hyde était, pour ainsi dire, plus que paternel, celui de
Hyde pour Jekyll était plus qu'indifférent. Me fixer définitivement
avec Jekyll était renoncer à la satisfaction de ces appétits, auxquels
je m'étais depuis longtemps secrètement livré, et que je commençais à
chérir. Me fixer avec Hyde était renoncer à mille intérêts, à mille
aspirations; c'était d'un coup et pour toujours me livrer au mépris, et
vivre sans amis. Le marché pouvait paraître inégal, mais j'avais encore
une autre chose à prendre en considération: je savais que, pendant que
Jekyll souffrirait douloureusement de la fièvre d'abstinence, Hyde
n'aurait même pas conscience de tout ce qu'il aurait perdu. Quelque
étrange que fût ma position, les termes de ce débat sont aussi vieux et
aussi communs que l'homme; à peu près les mêmes espoirs et les mêmes
craintes décident d'un coup de dé le sort du pécheur tenté et indécis;
mais il m'arriva, comme il arrive à la plus grande majorité de mes
semblables, de choisir le bon côté, et de désirer fortement d'y rester.

Oui, je préférai le docteur vieux et mécontent, entouré de ses amis,
et caressant des espoirs honnêtes; j'adressai un adieu résolu à la
liberté, à la jeunesse comparative, à la démarche légère et aux
plaisirs secrets, dont j'avais joui sous le déguisement de Hyde. Je fis
ce choix peut-être avec des réserves dont je n'avais pas conscience,
car je gardai la maison de Soho, et je ne détruisis pas les vêtements
d'Edward Hyde, que je tenais toujours prêts dans mon cabinet. Pendant
deux mois toutefois, je fus fidèle à ma détermination; pendant deux
mois, je menai une vie d'une sévérité à laquelle je n'avais jamais
atteint, et je jouis des compensations que vous apporte une conscience
tranquille. Mais le temps peu à peu atténua mes alarmes, les louanges
de ma conscience ne m'impressionnèrent plus autant; je subis les
tortures du désir et de l'angoisse: c'était Hyde, luttant pour la
liberté. Enfin je succombai et une fois encore je mélangeai et bus le
breuvage qui transformait.

Je ne crois pas qu'un ivrogne raisonnant avec lui-même sur son vice
soit, une fois sur cinq cents, affecté par les dangers que lui fait
courir son insensibilité physique de brute; je n'avais pas non plus,
malgré le temps que j'avais pris pour y penser, tenu assez compte de
la complète insensibilité morale, et de la propension sans bornes à la
perversité qui caractérisaient Edward Hyde. Cependant, de là vint ma
punition. Mon démon avait été longtemps en cage, il sortit rugissant.
Je ressentis même, en prenant le breuvage, un désir furieux et sans
frein de faire le mal. Il est même probable que ce fut ce qui souleva
dans mon âme cette tempête d'impatience avec laquelle j'écoutai les
civilités de ma malheureuse victime; au moins, je prends Dieu à
témoin qu'aucun homme sain d'esprit n'eût pu se rendre coupable de
ce crime, sur une provocation si futile, et que je frappais, aussi
dépourvu de raison qu'un enfant malade qui brise un jouet. Mais j'avais
volontairement rejeté loin de moi tous ces instincts d'équilibre à
l'aide desquels les plus méchants d'entre nous poursuivent leur chemin
avec quelque degré d'assurance, au milieu des tentations. Dans mon cas,
être tenté, aussi légèrement que ce fût, était succomber.

Un enfer s'éveilla en moi instantanément, et fit rage. C'était avec
un transport de joie que je meurtrissais le corps sans résistance de
ma victime, goûtant un plaisir extrême à chaque coup que je donnais,
et ce ne fut que quand la fatigue s'empara de moi soudainement, et
au plus haut degré de mon délire, que je fus frappé au cœur par un
tressaillement froid de terreur. Le jour se fit à mes yeux, je vis
ma vie entièrement perdue, et je fuis cette scène d'horreur, fier et
tremblant à la fois, mon appétit pour le mal satisfait et stimulé,
l'instinct de la conservation surexcité au plus haut degré. Je courus
à la maison dans Soho, et, pour plus de sûreté, je détruisis mes
papiers; ensuite, je me promenai par les rues éclairées, partagé entre
la joie et la crainte, le cœur léger, me réchauffant dans mon crime,
en imaginant d'autres pour plus tard; et cependant hâtant le pas et
prêtant l'oreille, me croyant poursuivi par la justice vengeresse.
Hyde avait une chanson sur les lèvres en composant le breuvage qu'il
but à la santé du mort. Les douleurs de la transformation n'étaient
pas encore passées, que Henry Jekyll tombait à genoux, ses mains
tendues vers le ciel, versant des larmes de gratitude et de remords.
Le voile du mensonge tomba et la vérité m'apparut. Je revis ma vie
toute entière; je la repris aux jours de mon enfance, quand, dans nos
promenades, mon père me tenait par la main; je revis les durs travaux
que m'avait imposés ma vie professionnelle, et je revenais toujours,
avec une même absence de réalité, aux horreurs maudites de la soirée.
J'avais des envies de crier; je priai et demandai avec des larmes,
que cette foule d'images hideuses, qui malgré moi remplissaient mon
imagination, fussent effacées, et sans cesse, entre mes prières, mon
iniquité se dressait devant moi dans son aspect repoussant et me
glaçait jusqu'au fond de l'âme. Cependant à mesure que la violence de
mes remords s'affaiblissait, ils étaient remplacés par une sensation
de bien-être. Le problème de ma conduite était résolu; Hyde était
devenu impossible; que je le voulusse ou non, j'étais maintenant réduit
à la meilleure part de mon existence; comme cette pensée me fit du
bien! Avec quelle bonne volonté je me soumis aux obligations d'une vie
naturelle, avec quelle sincère renonciation je fermai la porte par
laquelle j'étais si souvent entré et sorti, et écrasai la clef sous mon
talon!

Le jour suivant, j'appris que le meurtre avait été découvert, que la
culpabilité de Hyde était prouvée, et que la victime était tenue en
haute estime par le public. Ce n'était pas seulement un crime, cela
avait été une folie tragique; j'étais heureux d'avoir cette conviction;
j'étais aussi heureux, je crois, de savoir mes bonnes intentions
soutenues et gardées par la crainte de l'échafaud. Jekyll était mon
refuge; Hyde n'avait qu'à se montrer, et le monde entier se lèverait
pour le prendre et l'égorger.

Je résolus de racheter mon passé par l'avenir, et je puis honnêtement
dire que ma résolution porta des fruits. Vous savez vous-même comment,
pendant une bonne partie de l'année dernière, je travaillai à soulager
la souffrance; vous savez comme je m'employai à faire le bien, et vous
savez aussi comme les jours s'écoulaient paisiblement pour moi; j'étais
presque heureux. Je ne pourrais pas dire non plus que je me fatiguais
de cette vie bienfaisante et innocente; je pense qu'au contraire
elle me plaisait tous les jours davantage; mais cependant j'étais
encore hanté par mes idées de dualité, et à mesure que mon repentir
s'effaçait, mon côté bas et vil, qui avait pu satisfaire ses passions
pendant si longtemps, et qui n'était enchaîné que depuis si peu,
grognait après la liberté. Non pas que je songeasse à ressusciter Hyde
(cette seule pensée me rendait fou); non, c'était moi-même qui, une
fois de plus, avais des velléités de plaisirs; ce fut avec l'hypocrisie
ordinaire du pécheur que je succombai enfin à la tentation.

Il y a une fin à toutes choses; la mesure la plus grande finit par
s'emplir, et cette brève condescendance à mes mauvais penchants
détruisit l'équilibre de mon âme. Cependant, je ne m'alarmai pas; la
chute me parut naturelle, ce fut comme un retour aux anciens jours,
avant que j'eusse fait ma découverte. Un beau matin de janvier, quand
l'hiver touchait à sa fin, et qu'il n'y avait pas un nuage au ciel,
quoique l'humidité se fît un peu sentir aux endroits où la gelée avait
fondu, Regent Park était plein de gazouillements et l'air empli d'un
parfum printanier. Je m'assis sur un banc, au soleil; l'animal en moi
se pourléchait au souvenir de mes méfaits; mon être spirituel, tout
en se promettant un repentir subséquent, se laissait aller un peu à
l'engourdissement, et ne se pressait pas d'entrer dans cette voie. Au
beau milieu de ce contentement de moi-même, une faiblesse me saisit,
j'eus une horrible nausée et un frissonnement me passa par tout le
corps. Ces symptômes se calmèrent, mais me laissèrent le cœur sur les
lèvres; à son tour la faiblesse me quitta; je remarquai un changement
dans le cours de mes pensées, je me sentais une plus grande hardiesse,
du mépris pour le danger, et une sorte d'affranchissement de toute
espèce de frein. Je baissai les yeux, mes vêtements pendaient, sans
aucune forme, sur mes membres rétrécis; la main posée sur mon genou
était noueuse et couverte de poils. Je me trouvais une fois de plus
Edward Hyde. Un moment avant, je pouvais prétendre au respect de tout
le monde: j'étais riche, estimé, chez moi la table était servie et
m'attendait; maintenant, j'étais à la merci de tous, poursuivi, sans
abri, un meurtrier signalé, pour qui l'échafaud était dressé.

Ma raison chancela, mais ne m'abandonna point entièrement. J'ai
remarqué plus d'une fois que, dans mon second caractère, mes facultés
semblaient aiguisées, et que mon esprit était plus souple; ce qui
fit que, là où Jekyll eût succombé, Hyde s'éleva à la hauteur de
la situation. Mes drogues étaient dans une des armoires de mon
cabinet. Comment y atteindre? Ce fut le problème que, pressant ma
tête entre mes mains, j'essayai de résoudre. J'avais fermé la porte
du laboratoire. Si j'essayais d'entrer par la maison, mes propres
serviteurs m'enverraient à l'échafaud. Je vis qu'il fallait employer un
intermédiaire et je pensai à Lanyon. Comment pourrais-je l'approcher?
Comment le persuader? Même en supposant que l'on ne m'arrêtât pas
dans la rue, comment me faire admettre en sa présence? Et comment
pourrais-je, moi, visiteur inconnu et déplaisant, persuader ce
praticien célèbre de dévaliser le cabinet de son collègue le docteur
Jekyll? Je me souvins alors que de mon caractère original une chose me
restait: j'avais conservé ma propre écriture, et une fois que cette
idée lumineuse m'eut traversé l'esprit, je vis clairement ce qui me
restait à faire d'un bout à l'autre.

J'arrangeai mes vêtements aussi bien que je pus, et appelai un fiacre
qui passait; je me fis conduire à un hôtel dans Portland Street, que
je me rappelai par hasard. A mon aspect (lequel en effet était assez
comique, quelque tragique que pût être le sort qu'il recouvrait) le
cocher n'avait pu retenir un accès de gaieté. Je grinçai des dents
avec un transport de furie diabolique, le sourire disparut de son
visage,--heureusement pour lui,--plus heureusement encore pour moi, car
une minute de plus et je l'aurais sans doute arraché de son siège. Je
jetai des regards si farouches autour de moi, en entrant dans l'hôtel,
que les domestiques tremblèrent n'osant échanger un coup d'œil en ma
présence; ils prirent obséquieusement mes ordres, me conduisirent à
une chambre et m'apportèrent tout ce qu'il faut pour écrire. Hyde en
danger de vie était une créature toute nouvelle pour moi; secoué par
une colère désordonnée, prêt au meurtre, si on l'entravait dans ses
desseins, se réjouissant même à cette idée; il avait cependant conservé
toute son intelligence: il maîtrisa sa fureur par un grand effort de
volonté, composa ses deux lettres si importantes, une à Lanyon, l'autre
à Poole, et, pour plus de sûreté, les envoya à la poste avec l'ordre de
les faire enregistrer.

Il passa la journée assis près du feu dans sa chambre, rongeant ses
ongles, et dîna en tête-à-tête avec ses craintes; le garçon tremblait
visiblement devant lui. A la nuit noire, il partit, enfoncé dans un
coin d'une voiture fermée, et il se fit promener par les rues. Je dis
lui,--car je ne puis pas dire moi. Ce produit de l'enfer n'avait rien
d'humain, il n'avait rien, en lui, que de la peur et de la haine.
Quand enfin il pensa que le cocher commençait à devenir méfiant, il
le renvoya et s'aventura à pied, vêtu de ces habits qui lui allaient
si mal, un objet remarquable, parmi les passants nocturnes. Ces
deux passions viles firent rage dans son cœur. Il marchait vite,
chassé par l'effroi, se parlant à lui-même, se cachant dans tous les
renfoncements, comptant les minutes qui le séparaient encore de minuit.
Il rencontra une femme qui lui adressa la parole, lui offrant, je
crois, d'acheter une boîte d'allumettes; il lui donna un coup en pleine
figure et elle s'enfuit.

Lorsque je revins à moi chez Lanyon, la répugnance de mon vieil ami
m'affecta peut-être un peu, je ne sais pas; dans tous les cas, ce ne
fut qu'une goutte d'eau dans la mer d'horreur qui m'envahit quand
je repassai dans ma mémoire les quelques heures qui venaient de
s'écouler. Un changement survint en moi. Je n'avais plus la peur de
l'échafaud; c'était la pensée terrible d'être Hyde qui maintenant me
mettait au supplice. Ce fut presque comme dans un rêve que je reçus
la condamnation de Lanyon, ce fut presque dans un rêve que j'arrivai
chez moi et me couchai. Après les prostrations de la journée, je dormis
d'un sommeil profond et complet, dont je ne pus être tiré même par les
cauchemars affreux qui m'assaillirent. Je me réveillai le lendemain
matin, secoué et affaibli, mais cependant rafraîchi. Je haïssais et
craignais toujours la brute qui dormait en moi et, naturellement, je
n'avais pas oublié les dangers effrayants de la veille; toutefois, me
retrouvant chez moi, dans ma propre maison, près de mes drogues, le
bonheur que j'éprouvais d'être échappé au péril n'était égalé que par
mon espoir dans l'avenir.

Je traversai la cour avec lenteur, après déjeuner, aspirant avec
plaisir l'air, un peu frais, quand je me sentis ressaisi de ces
sensations qui précédaient la transformation. Je n'eus que le temps de
m'abriter dans mon cabinet, et je me retrouvai en proie à toute la
fureur des passions de Hyde. Cette fois, je dus prendre la dose double,
pour me rappeler à moi-même; et, hélas! six heures après, j'étais
assis devant la cheminée, regardant tristement le feu; les douleurs me
reprirent, et il me fallut de nouveau m'administrer le breuvage.

Bref, à partir de ce jour, ce ne fut que par de grands efforts, une
contrainte continuelle et seulement sous l'influence immédiate de la
drogue, que je pus conserver l'apparence de Jekyll; à toutes les heures
du jour et de la nuit, je ressentais le frisson avertisseur; surtout
si je dormais, ou même m'assoupissais un instant dans ma chaise, je me
réveillais toujours Hyde. Sous la menace de cette catastrophe, et par
le manque de sommeil auquel je me condamnais, même au delà de ce que je
croyais possible à l'homme, je ne tardai pas à être rongé et épuisé
par la fièvre, affaibli au physique et au moral, et n'ayant plus qu'une
pensée: l'horreur de mon autre moi-même; quand je dormais, ou quand la
vertu du médicament s'affaiblissait, j'entrais presque sans transition
(car les douleurs de la transformation devenaient tous les jours moins
fortes) en la possession d'une imagination débordant de terreur, d'une
âme bouillant de haines sans cause, et d'un corps ne semblant pas assez
fort pour contenir les énergies impétueuses de la vie. La puissance de
Hyde semblait augmenter avec la disposition maladive de Jekyll. Et la
haine qui les divisait était certainement égale de chaque côté. Chez
Jekyll, c'était un instinct vital. Il avait vu pleinement la difformité
de cette créature qui partageait avec lui quelques-uns des éléments
de la vie, qui comme lui était cohéritier de la mort; et au delà de
ces liens communs, lesquels par eux-mêmes formaient la partie la plus
poignante de sa détresse, il ne regardait Hyde, malgré son existence
palpable, que comme une chose non seulement monstrueusement diabolique,
mais inorganique. Ce qu'il y avait de plus écœurant, c'était que, de
la vase de l'autre, il semblait que des voix sortaient qui proféraient
des cris, que les cendres gesticulaient et prêchaient, que ce qui
était mort et sans forme usurpait les fonctions de la vie. Et plus
encore cette horreur qui s'insurgeait était liée avec lui par des liens
plus intimes que ceux qui l'eussent lié à une femme; elle lui était
plus proche que ses yeux, elle était emprisonnée dans sa chair, où il
l'entendait murmurer et se débattre pour se faire jour, et à chaque
heure de faiblesse aussi bien que dans l'abandon du sommeil, elle
s'élevait contre lui et le dépossédait de la vie. La haine de Hyde
pour Jekyll était d'un ordre différent. La terreur de l'échafaud lui
faisait continuellement commettre un suicide temporaire et retourner
à la position subordonnée de n'être qu'une partie d'un être, au lieu
d'être cet être en entier; mais cette nécessité lui inspirait du
dégoût; il avait en aversion l'abattement dans lequel Jekyll était
maintenant tombé, et il ressentait l'injure de la répugnance avec
laquelle Jekyll le considérait. Ce fut ce qui lui inspira tous les
tours de singe qu'il me joua: traçant avec mon écriture des blasphèmes
sur les pages de mes livres, brûlant les lettres de mon père et
détruisant son portrait, et s'il n'avait pas eu une si grande peur de
la mort, il se fût livré il y a longtemps, à seule fin de m'entraîner
dans sa perte. Son attachement à la vie est vraiment merveilleux; je
dis plus, moi qui ai le cœur soulevé et le sang glacé à sa seule
pensée, quand je me représente l'agitation et la passion de cet
attachement, connaissant la crainte qu'il a du pouvoir que j'ai de lui
échapper par le suicide, j'arrive même à avoir pitié de lui.

Le temps me manque terriblement pour prolonger cette description,
d'ailleurs inutile; personne n'a jamais éprouvé de tels tourments:
que cela suffise; et cependant l'habitude m'avait apporté non de
l'adoucissement mais une espèce de callosité de l'âme, une certaine
acquiescence de désespoir, et ma punition eût pu durer des années
sans une dernière calamité qui vient d'arriver et qui m'a finalement
séparé et de mon propre visage et de ma propre nature. Ma provision de
sels, qui n'avait jamais été renouvelée depuis ma première expérience,
diminua sensiblement. J'en envoyai chercher d'autres; je mêlai le
breuvage, l'ébullition eut lieu et le premier changement de couleur
suivit, non le second; je le bus quand même, mais sans effet. Poole
vous dira comment j'ai en vain fouillé tout Londres; je suis maintenant
persuadé que ma première provision était impure, et que cette impureté
ignorée avait donné son efficacité à mon breuvage.

Voilà huit jours de passés et je finis ce compte-rendu sous l'influence
de la dernière des anciennes poudres. C'est alors la dernière fois que,
à moins d'un miracle, Henry Jekyll peut penser ses propres pensées,
voir son propre visage (bien tristement altéré maintenant) dans la
glace. Je ne dois pas non plus tarder de terminer mes écritures; car
si jusqu'ici ma narration a échappé à la destruction, ce n'est que
grâce à une combinaison de grande prudence et d'heureux hasard. Que
les angoisses de la transformation me prennent pendant que j'écris,
Hyde la déchirera en morceaux. Mais si, après que je l'aurai mise
de côté, il se passe un certain temps, son égoïsme étonnant et son
instinct de préservation momentanée la sauveront peut-être une fois
de plus de l'action de sa colère de singe. Sans aucun doute, le sort
qui nous enveloppe tous les deux l'a déjà changé et accablé. Dans
une demi-heure, quand je serai, et pour toujours, réintégré dans
cette détestable personnalité, je sais que je m'assoirai, pleurant
et frissonnant, dans ma chaise, ou continuerai, avec l'angoisse la
plus contrainte et la plus craintive, d'écouter, d'aller et venir
dans ce cabinet, mon dernier refuge sur cette terre, et de prêter
l'oreille à chaque bruit menaçant. Hyde mourra-t-il sur l'échafaud?
Ou trouvera-t-il le courage de se libérer au dernier moment? Dieu le
sait, cela m'est égal. Je suis maintenant à l'heure véritable de ma
mort, et ce qui suivra concerne un autre que moi. Ici alors, en posant
ma plume, et terminant ma confession, j'amène à sa fin la vie de ce
malheureux Henry Jekyll.




UN

LOGEMENT POUR LA NUIT


Le mois de novembre de l'année 1456 touchait à sa fin. La neige tombait
sur Paris avec une persistance rigoureuse; de temps en temps un coup
de vent furieux la faisait voltiger en tourbillons; la rafale passée,
elle recommençait à descendre lentement en flocons interminables dans
l'air noir et silencieux de la nuit. Les pauvres gens qui, le nez en
l'air et les sourcils humides, la regardaient venir avaient peine à
comprendre d'où une telle masse pouvait tomber. Maître François Villon
avait, cette après-midi là, à la fenêtre d'une taverne, proposé un
problème. Etait-ce le païen Jupiter plumant ses oies sur l'Olympe? Ou
étaient-ce les saints anges en train de muer? Il n'était qu'un pauvre
maître-ès-arts, avait-il ajouté, et comme la question touchait quelque
peu à la divinité, il n'osait s'aventurer à conclure. Un simple,
vieux prêtre qui se trouvait parmi la compagnie, paya une bouteille
de vin au jeune coquin en honneur de la plaisanterie et des grimaces
qui l'avaient accompagnée; il jura sur sa barbe blanche qu'il avait
été lui-même un chien aussi irrévérent que Villon quand il était de
son âge. L'air était vif et piquant quoiqu'il ne gelât pas très fort,
et les flocons tombaient larges, humides, adhérents. Toute la ville
était comme recouverte d'un drap blanc. Une armée en marche eût pu la
traverser d'un bout à l'autre, sans qu'un bruit de pas donnât l'éveil.

S'il se trouvait au ciel quelques oiseaux retardataires, l'île devait
leur sembler un linceul immense, et les ponts, sur le fond noir de la
rivière, de minces barres blanches. Tout en haut au-dessus de la tête,
la neige s'amoncelait parmi les réseaux des tours de la cathédrale.
Plus d'une niche était pleine, plus d'une statue était coiffée d'un
chapeau blanc, qu'elle portât une tête de saint ou de grotesque. Les
gargouilles étaient transformées en d'énormes faux nez, s'affaissant
vers la pointe. Quand le vent cessait de souffler, on entendait tout
autour de l'église un son lourd d'eau dégouttante. Le cimetière
Saint-Jean avait bien pris sa part de la neige, toutes les tombes en
étaient recouvertes d'une couche épaisse. Les hauts toits des maisons
aux alentours s'élevaient majestueux dans leurs vêtements blancs.
Les bons bourgeois étaient couchés depuis longtemps, en bonnet de
nuit, comme leurs domiciles; on ne voyait aucune lumière dans tout
le voisinage, que celle venant d'une lampe suspendue dans le chœur de
l'église, laquelle déplaçait les ombres au gré de ses oscillations.
L'horloge marquait bien près de dix heures quand la patrouille, battant
des mains, armée de hallebardes et d'une lanterne, passa par là; elle
ne vit rien de suspect aux alentours du cimetière Saint-Jean.

Cependant, adossée au mur du champ de repos se trouvait une petite
maison encore éveillée; pas éveillée pour un bon motif, dans ce
quartier où tout ronflait. Elle ne se trahissait que par un jet de
vapeur chaude sortant par le haut de la cheminée, quelques endroits
faisant tache sur le toit, là où la neige avait fondu; devant la porte,
où des traces de pas à moitié effacées étaient visibles. A l'intérieur,
derrière les contrevents, maître François Villon le poète, avec
quelques-uns des bandits qu'il fréquentait, prolongeait la veillée et
on buvait à la ronde.

Une grande masse de charbons ardents envoyait de la cheminée voûtée
une forte lueur vermeille, devant laquelle dom Nicolas, le moine de
Picardie, la robe relevée, exposait au bien-être de la chaleur ses
grosses jambes nues. Son ombre dilatée coupait la salle en deux, la
lumière ne s'échappant que de chaque côté de sa large personne, et
en un petit filet, entre ses deux pieds écartés. Il avait le visage
couvert d'un réseau de veines congestionnées ordinairement pourpre,
mais pour le moment d'un violet pâle (car quoiqu'il eût le dos au feu
le froid le pinçait par devant); il portait, fortement accusées, les
traces meurtries et contusionnées d'un buveur avéré. Son capuchon, à
moitié retombé, produisait une excroissance étrange sur son cou de
taureau.

Donc il se chauffait, les jambes écartées, grommelant, coupant la salle
en deux par l'ombre de sa forme puissante. A droite, Villon et Guy
Tabary, pressés l'un contre l'autre, étaient penchés sur un bout de
parchemin. Villon faisait une ballade qu'il allait appeler «La ballade
du poisson rôti». L'admiration de Tabary éclatait à chaque mot trouvé
par son ami.

Le poète n'était qu'un lambeau d'homme, petit, brun et maigre; il avait
les joues creuses et la tête garnie de petites boucles de cheveux
noirs. Il portait ses vingt-quatre ans avec une animation fiévreuse.
La convoitise lui avait creusé des rides autour des yeux, de mauvais
sourires lui avaient grimacé le contour de la bouche. Un curieux
mélange de grossièreté et de cruauté luttaient ensemble sur sa figure;
toute sa personne révélait éloquemment son caractère rusé, méchant
et sensuel. Il agitait constamment devant lui, dans une pantomime
expressive, ses mains aux doigts noueux, petites et préhensiles. Quant
à Tabary, sa grande admiration, complaisante et imbécile, soufflait de
son nez aplati et de ses lèvres baveuses; il était devenu voleur tout
aussi bien qu'il fût devenu le plus honnête des bourgeois par un coup
du destin.

A gauche du moine, Montigny et Thevenin Pensete jouaient à un jeu de
hasard. Il y avait dans le premier, comme un parfum d'homme bien né et
de bonne éducation, qui sentait l'ange déchu; une certaine souplesse
d'allures, un reste de courtoisie annonçaient le gentilhomme; quelque
chose de fin et d'obscur caractérisait son visage. Thevenin le pauvre
diable était en veine; il avait fait un bon coup dans la journée, au
faubourg Saint-Jacques, et toute la nuit il avait gagné Montigny.

Un sourire plat illuminait sa figure; sa tête chauve luisait, teintée
de rose, couronnée d'une guirlande de boucles rouges; son petit ventre
proéminent tressaillait à petits coups silencieux pendant qu'il
ramassait son gain.

«Quitte ou double?» dit Thevenin.

Montigny consentit de la tête, d'un air farouche.

_D'aucuns peuvent préférer dîner grandement_, écrivit Villon, _avec du
pain et du fromage sur des plats d'argent._

_Ou....., ou....._, «aide-moi donc, Guy»! Tabary ricana.

_Ou persil sur un plat d'or_, griffonna le poète.

Le vent devenait plus frais au dehors; il chassait la neige devant lui
et de temps en temps élevait la voix dans un sifflement victorieux, qui
faisait entendre des gémissements sépulcraux dans la cheminée. Villon,
avançant les lèvres, imita ce son lugubre. Ces petits talents du poète
étaient cordialement détestés par le moine.

«L'entendez-vous mugir dans le gibet,» dit Villon. Ils sont tous
là-haut en train de danser la danse infernale, sans plancher. Allez,
dansez mes enfants, vous n'en aurez pas plus chaud. Ouf! quelle rafale!
En voilà un qui vient de tomber! Une nèfle de moins sur le néflier!
Dites donc, Nicolas, il fera froid ce soir sur la route de Saint-Denis?»

Dom Nicolas cligna ses deux grands yeux et sembla vouloir avaler sa
pomme d'Adam. Montfaucon, la grande et hideuse potence de Paris, était
tout près de la route de Saint-Denis, et la plaisanterie touchait
une plaie à vif. Quant à Tabary, l'idée des nèfles le fit rire
immodérément; il n'avait jamais rien entendu dit de cœur plus léger;
il se tint les côtes et se mit à croasser. Villon lui envoya une
chiquenaude sur le nez qui changea sa joie en une attaque de toux.

«Oh! finis tout ce bruit,» dit Villon, «et cherche des rimes pour
poisson.»

«Quitte ou double,» dit Montigny avec aigreur.

«De tout mon cœur,» répondit Thevenin.

«Y a-t-il encore quelque chose dans la bouteille?» demanda le moine.

«Débouches-en une autre,» dit Villon. «Comment espères-tu jamais
emplir ton grand tonneau de corps avec des choses si petites que des
bouteilles? Et comment peux-tu espérer aller au ciel? T'es-tu jamais
demandé de combien d'anges on pouvait disposer pour y monter un simple
moine de Picardie? Te crois-tu un autre Élie et qu'on t'enverra un
chariot?»

«Hominibus impossibile,» répliqua le moine en emplissant son verre.

Tabary était en extase.

Villon lui envoya une autre chiquenaude.

«Ris de mes blagues si tu veux,» dit-il. «Mais c'est très bien ce qu'il
vient de dire,» objecta Tabary.

Villon lui fit une grimace.

«Cherche des rimes pour poisson,» dit-il. «Qu'as-tu à faire de latin?
Tu serais bien content de n'en pas savoir quand, au grand jugement, le
diable appellera Guido Tabary, clericus, le diable avec sa bosse et ses
ongles rougis au feu. A propos de diable», ajouta-t-il à voix basse,
«regardez Montigny.»

Tous les trois examinèrent le joueur en dessous. Sa mauvaise chance
n'avait pas l'air de lui sourire. Sa bouche était toute de côté, une de
ses narines était presque fermée et l'autre tout enflée. Le chien noir
était sur son dos, comme dit la nourrice dans sa métaphore terrifiante,
et il respirait péniblement sous son fardeau sinistre.

«Il a l'air de vouloir lui envoyer un coup de couteau,» murmura Tabary.

Le moine tressaillit, se retourna, et étendit ses mains ouvertes vers
les charbons rouges. C'était le froid qui affectait ainsi Dom Nicolas,
et non pas un excès de sensibilité morale.

«Voyons», dit Villon, «et cette ballade? Où en sommes-nous?» Et battant
la mesure de la main, il la lut tout haut à Tabary.

Ils furent interrompus à la quatrième rime par un mouvement vif et
fatal des joueurs. La partie était finie et Thevenin ouvrait la bouche
pour proclamer une autre victoire, quand Montigny sauta debout,
souple comme une vipère et le frappa d'un coup de couteau au cœur.
Il fut tué instantanément sans avoir le temps de pousser un cri. Un
tremblement ou deux lui convulsèrent le corps, ses mains s'ouvrirent et
se fermèrent, ses talons résonnèrent sur le plancher, ensuite sa tête
retomba en arrière sur son épaule, les yeux grands ouverts et l'esprit
de Thevenin Pensete retourna à son Créateur.

Les quatre hommes se regardaient avec effroi; le mort, d'un coin de
l'œil, fixait un point du plafond avec une expression singulière et
horrible. Toute l'affaire s'était passée en un instant!

«Grand Dieu!» dit Tabary, et il se mit à réciter des prières en latin.

Villon tout à coup éclata d'un rire hystérique. Il s'avança, fit à
Thevenin un salut ridicule et se mit à rire plus fort. Alors il tomba
comme une masse sur un tabouret, et continua de rire amèrement, le
corps secoué comme s'il allait éclater.

Montigny retrouva du calme le premier.

«Voyons ce qu'il a sur lui,» remarqua-t-il, et il se mit à fouiller les
poches du mort d'une main habile au métier; il partagea l'argent en
quatre parts égales et les posa sur la table. «Voilà pour vous,» dit-il.

Le moine reçut ce qui lui revenait avec un profond soupir, et jeta un
regard furtif sur Thevenin, qui commençait à s'affaisser et pencher de
côté sur la chaise.

«Nous voilà tous dedans,» cria Villon, réprimant son accès de gaieté.
«C'est la corde pour nous tous ici présents, et même pour ceux qui n'y
sont pas. Il éleva la main avec un geste de répugnance, tira la langue
et pencha la tête de côté, pour imiter l'apparence d'un pendu; puis
il empocha sa part du butin et se mit à battre des pieds en dansant
comme pour activer la circulation de son sang. Tabary fut le dernier
à prendre sa part; il sauta sur l'argent et se retira à l'autre bout
de la salle. Montigny fixa Thevenin droit sur la chaise et retira sa
dague, qui fut suivie d'un jet de sang.

«Vous ferez bien de quitter la place, mes camarades,» dit-il en
essuyant la lame sur le pourpoint de sa victime.

«C'est ce qu'il me semble,» répondit Villon avec un étouffement. «Le
diable emporte sa tête de truie,» s'écria-t-il ensuite avec rage. «Elle
me tient à la gorge comme une pituite. De quel droit un homme a-t-il
des cheveux rouges quand il est mort?» Et il retomba lourdement sur le
tabouret, se couvrant la figure de ses mains.

Montigny et Dom Nicolas rirent très fort; même Tabary, faiblement, se
joignit à eux.

«Pleure, bébé,» dit le moine.

«J'ai toujours dit que c'était une femme,» ajouta Montigny avec un
geste de mépris. «Tiens-toi droit, veux-tu?» continua-t-il en secouant
le cadavre. «Éteins le feu, Nicolas!»

Mais Nicolas employait mieux son temps. Il était tranquillement en
train d'enlever sa bourse à Villon, qui l'avait mise dans sa poche,
pendant qu'agité et tremblant ce dernier était assis sur le tabouret
où deux minutes auparavant il écrivait sa ballade. Tout en plaçant
le petit sac en dedans de sa robe, sur sa poitrine, le moine, d'un
clignement d'yeux promit de partager avec Montigny et Tabary, qui lui
en avaient fait la demande d'un geste silencieux. On ne peut nier qu'en
beaucoup d'occasions un tempérament artistique rend un homme peu propre
à l'existence pratique.

Bientôt cependant Villon se secoua, sauta debout et se mit en devoir
comme les autres d'éparpiller et d'éteindre le feu. Avec beaucoup de
précautions Montigny ouvrit la porte et attentivement examina la rue.
Le chemin était libre, il n'y avait aucune patrouille indiscrète en
vue. Toutefois on jugea plus sage de ne pas partir ensemble: Villon
lui-même ayant hâte de partir, et les autres ne demandant pas mieux
que d'être débarrassés de lui avant qu'il eût découvert le vol de son
argent, il fut le premier qui sortit. Le vent triomphant avait emporté
tous les nuages du ciel. Quelques vapeurs minces fuyaient rapidement
à travers les étoiles. Il faisait un froid glacial et, par un effet
d'optique assez commun, les objets apparaissaient plus définis, même
qu'au grand jour. La ville endormie était complètement silencieuse. Des
rangées de capuchons blancs, un champ rempli de petits monticules sous
les étoiles scintillantes.

Villon maudit son sort. Pourquoi ne neigeait-il plus? Maintenant,
n'importe où il irait, il laisserait une trace ineffaçable derrière
lui, dans les rues étincelantes; n'importe où il irait, il serait
toujours lié à la maison du cimetière Saint-Jean; n'importe où il
irait, de ses propres pieds il tisserait la corde qui l'attacherait au
crime et le conduirait au gibet. Le coin de l'œil ouvert du mort lui
revint à la mémoire avec une nouvelle signification. Il fit claquer ses
doigts comme pour ramasser ses esprits, et, prenant une rue au hasard,
il s'avança courageusement dans la neige.

Tout en marchant, deux choses le préoccupaient: d'abord l'aspect du
gibet de Montfaucon pendant cette nuit claire et pleine de vent, et
ensuite le regard du mort, avec sa tête chauve et sa guirlande de
cheveux rouges frisés; toutes les deux lui faisaient froid au cœur
et il marchait de plus en plus vite, comme si l'agilité de ses pieds
pouvait l'emporter loin de ses lugubres pensées. Quelquefois il se
retournait, regardant par-dessus son épaule par saccades nerveuses,
mais il était le seul être vivant dans les rues blanches, et le seul
mouvement perceptible était celui de la neige soulevée en poussière
brillante par les rafales.

Il distingua tout à coup devant lui une masse noire et deux lanternes.
La masse était en marche si l'on en pouvait juger par les lanternes qui
se balançaient comme portées par des hommes. C'était une patrouille.
Quoiqu'elle ne fît que traverser sa route, il jugea prudent de se
mettre hors de vue aussi vite qu'il le put. Il n'était pas d'humeur à
être questionné, et il laissait des traces très visibles dans la neige.
Directement à sa droite il y avait un grand hôtel avec des tonnelles
et un grand porche devant la porte; il se rappela que cet hôtel était
inhabité et à moitié en ruines, en trois enjambées il fut près du
porche et sauta sous son abri. Au sortir de la lumière reflétée par
la neige des rues, il y faisait très noir, et, les mains étendues, il
essayait de pénétrer plus avant, quand il se heurta à un objet offrant
un mélange inexplicable de résistance, dur et mou, ferme et branlant.
Le cœur lui sauta; il fit un saut en arrière et fixa un regard effrayé
sur l'obstacle. Il fit alors entendre un petit rire de soulagement. Ce
n'était qu'une femme et une femme morte. Il s'agenouilla à son côté
pour s'assurer de ce dernier point. Elle était glacée et rigide comme
un bâton. Un petit chiffon de parure flottait au vent dans ses cheveux
et elle avait une épaisse couche de fard sur les joues, appliquée sans
aucun doute cette même après-midi. Ses poches étaient entièrement
vides, mais dans son bas, sous la jarretière, Villon trouva deux
petites pièces de monnaie appelées des blancs. C'était bien peu, mais
c'était toujours quelque chose, et le poète fut remué d'un profond
sentiment de pitié en pensant qu'elle était morte sans pouvoir dépenser
son argent. Cela lui semblait être un mystère triste et impénétrable.
Il jeta les yeux sur l'argent et ensuite sur la femme, les reportant
sur l'argent, il secoua la tête à l'énigme de la vie humaine. Henri V
d'Angleterre mourant à Vincennes tout de suite après sa conquête de la
France, et cette pauvre coquine allant mourir de froid sous une porte
avant d'avoir pu dépenser ses deux blancs, lui semblaient une manière
cruelle de faire marcher le monde. Deux blancs à dissiper ne lui
auraient pourtant pris que peu de temps, et c'eût été pour sa bouche
une douce saveur de plus, encore un doux claquement des lèvres, avant
que le diable prît son âme et que son corps fût livré à la vermine et
aux oiseaux de proie. Il aimerait, pour lui, user tout le suif avant
que la lumière s'éteigne et que la lanterne se brise.

Pendant que ces pensées lui traversaient l'esprit, machinalement
il cherchait sa bourse. Son cœur tout à coup cessa de battre, une
sensation de froid lui passa sur les mollets et un coup glacial sembla
le frapper sur la tête. Pendant un instant, il resta pétrifié, puis
il se tâta de nouveau d'un mouvement fiévreux, et alors il comprit
sa perte; de suite il fut couvert de sueur. Aux dépensiers, l'argent
est si vivant, si palpable; il n'est qu'un voile si fin entre eux et
leurs plaisirs! Leur fortune n'a qu'une limite, celle du temps; et le
prodigue, avec quelques louis, est l'empereur de Rome jusqu'à ce qu'ils
soient dépensés. Pour un homme de cette sorte, la perte de son argent
est le plus cruel des revers, c'est tomber du ciel à l'enfer, de tout à
rien, dans l'espace d'un souffle. Il n'en souffre que davantage s'il a
exposé sa tête pour se le procurer, s'il court le risque d'être pendu
le lendemain pour cette même bourse gagnée si chèrement, partie si
stupidement. Villon laissa échapper tous les jurons de son vocabulaire;
il jeta avec fureur les deux blancs dans la rue, il montra le poing au
ciel, il frappa du pied, et ne ressentit aucune horreur quand il se
surprit piétinant sur le pauvre cadavre. Alors il remonta rapidement
le chemin qui menait à la petite maison du cimetière. Il avait oublié
toutes ses craintes de la patrouille, qui d'ailleurs était passée
depuis longtemps, et il ne pensait qu'à sa bourse perdue. Il regarda
en vain à droite et à gauche sur la neige, il ne vit rien. Il ne
l'avait pas perdue dans la rue. Serait-elle tombée dans la maison? Il
aurait bien voulu y rentrer et voir, mais la pensée de son sinistre
habitant lui ôta tout courage. Et de plus, en s'approchant, il vit
que leurs efforts pour éteindre le feu avaient été nuls, qu'il avait
repris au contraire avec une nouvelle vigueur, et la lumière, sortant
par les crevasses de la porte et des fenêtres, renouvela sa terreur des
autorités et de la potence parisienne. Il revint vers l'hôtel et se
traîna sur la neige pour retrouver l'argent qu'il y avait jeté dans sa
fureur enfantine. Mais il ne retrouva qu'un blanc; l'autre, sans aucun
doute, était tombé sur le côté et s'était enfoncé profondément dans
la neige. Avec un seul blanc dans sa poche tous ces projets pour une
nuit de débauche dans quelque taverne s'évanouirent. Non seulement le
plaisir s'échappait en riant de son étreinte, mais un certain malaise
l'envahit. La transpiration s'était séchée sur lui et quoique le vent
fût tombé, le froid devenait de plus en plus vif; il se sentit paralysé
et le cœur lui manqua. Que devait-il faire? Malgré l'heure avancée et
la réussite improbable, il se décida à essayer la maison de son père
d'adoption, le chapelain de Saint-Benoît.

Il courut tout le long du chemin et frappa timidement.

On ne répondit pas. Il frappa encore et encore, reprenant du cœur à
chaque coup, et enfin il entendit des pas s'approcher de l'intérieur.
Un guichet s'ouvrit sur la porte clouée de fer et laissa passer un jet
de lumière jaune.

«Approchez la figure du guichet,» dit le chapelain, de l'intérieur.

«C'est seulement moi,» pleurnicha Villon.

«Ah! c'est... c'est seulement vous?» répliqua le chapelain. Il
l'accabla alors d'une foule de jurons indignes d'un prêtre, pour
l'avoir dérangé à une telle heure, et l'engagea à retourner au diable,
d'où il venait.

«J'ai les mains bleues jusqu'aux poignets, mes pieds sont morts et me
font mal; l'air piquant me cause des douleurs au nez; j'ai froid au
cœur. Je serai peut-être mort avant le matin. Seulement pour cette
fois, mon père et, devant Dieu, je ne vous redemanderai plus jamais!»

«Vous auriez dû venir de meilleure heure,» dit froidement
l'ecclésiastique. «Les jeunes gens ont besoin d'une leçon de temps en
temps.» Il ferma le guichet et sans hésitation rentra dans l'intérieur
de la maison. Villon ne se possédait plus; il frappa des pieds et des
mains sur la porte, et à grands cris appela le chapelain.

«Vieux renard véreux!» s'écria-t-il enfin. «Si je pouvais t'attraper,
je t'enverrais la tête la première dans l'abîme sans fond.»

Le bruit faible d'une porte se fermant dans la maison, au bout de longs
corridors, arriva jusqu'au poète. Il s'essuya la bouche avec le revers
de la main tout en jurant. Et alors le côté ridicule de la situation
le frappa; il rit et leva les yeux au ciel où les étoiles semblaient
trembloter au malheureux résultat de son entreprise.

Qu'allait-il faire? Cela avait tout l'air d'une nuit à passer dans les
rues glacées. La pensée de la femme morte le frappa tout à coup, et
lui fit une belle peur; ce qui lui était arrivé à elle au commencement
de la nuit pourrait bien lui arriver à lui avant la fin. Lui si jeune!
avec tant de chances de plaisirs et de débauches devant lui! Il se
sentit plus touché à la pensée de ce que pourrait être son sort que si
c'eût été le sort d'un autre, et il se traça en imagination la scène
qui s'ensuivrait le matin quand on trouverait son corps.

Il passa en revue toutes ses chances, tournant et retournant son blanc
entre le pouce et l'index. Malheureusement, il était en de mauvais
termes avec de vieux amis qui auraient pu avoir pitié de lui dans
une telle calamité. Il avait écrit des satires contre eux en vers,
il les avait battus et dupés, et pourtant, en se sentant serré de si
près, il pensait qu'il y en avait un au moins parmi eux qui peut-être
s'attendrirait. C'était une chance à courir, mais elle valait la peine
d'essayer, et il irait voir.

En chemin il lui arriva deux petits incidents qui apportèrent une autre
couleur à sa rêverie. D'abord, il tomba sur les pas d'une patrouille
qu'il suivit pendant quelques centaines de mètres, quoiqu'elle allât
dans une direction opposée à sa route. Cela le rassura un peu, il
avait au moins confondu sa trace, car il était encore sous l'empire de
l'idée d'être traqué à travers tout Paris dans la neige et appréhendé
au collet le lendemain matin avant d'être éveillé. Il fut ensuite
frappé bien différemment. Il passa un coin de rue, où pas très
longtemps auparavant une femme et son enfant avaient été dévorés par
des loups. Il réfléchit que le temps était des plus propices pour le
renouvellement d'une telle aventure, et dans ces rues désertes un homme
n'en serait sûrement pas quitte pour la peur. Il s'arrêta et regarda
autour de lui avec un intérêt des plus désagréables. C'était un centre
où plusieurs ruelles s'entre-croisaient; il les scruta toutes d'un
bout à l'autre, retenant son haleine, se demandant s'il ne voyait pas
quelque objet noir, galopant sur la neige, ou s'il n'entendait pas
des rugissements entre lui et la rivière. Il se rappela sa mère lui
racontant cette histoire, quand il était encore enfant. Sa mère! Si
seulement il savait où elle demeurait, il serait sûr au moins d'un
abri. Il résolut de s'informer le lendemain; puis il irait la voir,
la pauvre vieille! Tout en faisant ces raisonnements il arriva à
destination, son dernier espoir pour la nuit.

Comme toutes les autres, la maison était dans une obscurité complète;
cependant, après quelques coups frappés, il entendit du bruit sur sa
tête, le bruit d'un volet, et une voix méfiante demanda qui était là.
Le poète se nomma, sur un ton bas, mais intelligible, et attendit non
sans un certain effroi le résultat. Il ne se fit pas attendre. Une
fenêtre s'ouvrit tout à coup et un baquet plein d'eau sale s'éclaboussa
sur le seuil de la porte. Villon s'était un peu préparé à quelque chose
de semblable et il s'était mis hors de portée autant que la structure
du porche le lui avait permis, mais malgré tout il fut déplorablement
trempé jusqu'à la ceinture. Son haut-de-chausse fut gelé presque
instantanément. Il se vit déjà mort de froid; il se souvint qu'il avait
une tendance à la phtisie, et il se mit à tousser en manière d'essai.
Mais la gravité du danger lui calma les nerfs. Il s'arrêta à quelque
cent mètres de l'endroit où il avait été si maltraité et il réfléchit
le doigt au nez. Il ne voyait qu'un moyen d'avoir un refuge pour la
nuit; c'était de le prendre. Il avait remarqué une maison non loin
de là, dans laquelle il paraissait assez aisé de s'introduire, il se
dirigea de ce côté promptement, s'amusant en route à s'imaginer une
chambre encore chaude, avec une table encore chargée des restants du
souper; il y passerait le restant de la nuit et il en sortirait le
lendemain, les bras pleins d'argenterie de valeur. Il considérait
même les mets et les vins qu'il préférerait, et tout en se rappelant
ses plats favoris, le poisson rôti se présenta à son esprit, dans un
mélange étrange d'amusement et d'horreur.

«Je ne finirai jamais cette ballade,» pensa-t-il et tressaillant à ce
souvenir. «Que le diable emporte sa tête de truie,» répéta-t-il avec
ferveur, et il cracha sur la neige.

La maison en question lui parut toute noire à première vue, mais comme
il faisait une inspection préliminaire en vue d'un bon point d'attaque,
un filet mince de lumière frappa son œil venant d'une fenêtre garnie de
rideaux.

«Diable! pensa-t-il. Des gens éveillés. Quelque étudiant ou quelque
saint; maudits soient-ils! Ne pourraient-ils pas tout aussi bien
se soûler, aller se coucher et ronfler comme leurs voisins! A quoi
servent le couvre-feu et les pauvres diables de sonneurs de cloches
sautant au bout d'une corde dans les tours? A quoi sert le jour, si
les gens veillent toute la nuit? Que la peste les étouffe!» Il ricana
en s'apercevant où sa logique le conduisait. «Chacun à ses affaires
après tout,» ajouta-t-il, «et s'ils sont éveillés, par Dieu, je puis
peut-être honnêtement bien souper pour une fois et attraper le diable.»

Il alla courageusement à la porte et frappa avec assurance. Dans les
deux premières occasions il avait frappé timidement, avec crainte
d'attirer l'attention, mais pour le moment, après avoir rejeté la
pensée d'une entrée par effraction, frapper à une porte lui semblait
être un procédé des plus simples et des plus innocents. Le bruit de
ses coups se répéta par toute la maison, et le son s'était à peine
éteint qu'un pas mesuré s'approcha, une ou deux barres de fer furent
ôtées et un côté de la porte fut grand'ouvert, montrant que les
habitants de cette maison ne connaissaient pas la peur. Un homme de
haute stature, musculeux, sec et un peu courbé dévisagea Villon. Sa
tête était massive et cependant finement sculptée, le nez, plat au
bout, avait une certaine distinction vers le haut où il joignait une
forte paire de sourcils respirant l'honnêteté, la bouche était entourée
de rides délicates; et l'ensemble du visage reposait sur une épaisse
barbe blanche d'une coupe carrée et hardie. La lumière vacillante de
la lampe prêtait peut-être à cette tête plus de noblesse qu'elle n'en
avait réellement; néanmoins c'était une belle tête, respectable plutôt
qu'intelligente, forte, simple et loyale.

«Vous frappez tard, Monsieur,» dit le vieillard d'un ton courtois.

Villon se fit petit, et murmura quelques mots serviles d'excuse; dans
une crise de cette sorte, le mendiant prenait le dessus chez lui et
l'homme de génie se cachait la tête avec confusion.

«Vous avez froid et faim?» répéta le vieillard. «Eh bien! entrez,» et
il l'invita à pénétrer dans la maison d'un geste noble.

«Quelque grand seigneur,» pensa Villon, pendant que le maître de la
maison, après avoir posé la lampe à terre, remettait en place les
barres de fer à la porte.

«Vous m'excuserez si je vais devant,» dit-il quand ce fut fait, et il
précéda le poète dans l'escalier et dans une grande pièce chauffée par
un réchaud rempli de charbon et éclairée par une grande lampe suspendue
au plafond. Il y avait peu de meubles, seulement quelque vaisselle d'or
sur un buffet, quelques volumes in-folio et une armure placée entre les
deux fenêtres. De belles tapisseries étaient pendues aux murs, une
représentant le crucifiement de Notre-Seigneur, une autre une scène de
berger et de bergères près d'un petit ruisseau. Sur la cheminée une
panoplie d'armes.

«Prenez la peine de vous asseoir,» dit le vieillard et excusez-moi si
je vous quitte. Je suis seul à la maison ce soir et si vous désirez
manger, il faut que j'aille vous chercher quelque chose moi-même.»

Il ne fut pas plus tôt parti que Villon sauta de la chaise sur laquelle
il venait de s'asseoir et se mit à examiner tout ce qu'il avait autour
de lui avec la prudence et la convoitise d'un chat. Il pesa les flacons
d'or dans sa main, ouvrit les livres, compta les armes sur la panoplie
et essaya de découvrir avec quoi les sièges étaient rembourrés. Il
souleva les rideaux et vit que les fenêtres étaient garnies de riches
vitraux composés de figures d'aspect martial, autant qu'il en put
juger. Il revint alors au milieu de la chambre, respira fortement
et, tournant à plusieurs reprises sur ses talons, examina bien le
tout, comme s'il eût voulu retenir dans sa mémoire chaque détail de
l'appartement.

«Sept pièces de vaisselle,» dit-il. «S'il y en avait eu dix je l'aurais
risqué. Une belle maison et un maître à l'avenant! que les saints me
viennent en aide!

A ce moment, il entendit les pas du vieillard revenant le long du
corridor. En un bond il fut sur sa chaise et humblement se mit à se
chauffer les jambes près du réchaud.

Le maître de la maison avait un plat de viande dans une main et un broc
de vin dans l'autre. Il posa le plat sur la table, faisant signe à
Villon d'approcher sa chaise, et, allant au buffet, il en rapporta deux
verres qu'il emplit.

«Je bois à votre meilleure chance,» dit-il gravement, touchant le verre
de Villon avec le sien.

«A une plus ample connaissance,» dit le poète s'enhardissant.

Un simple homme du peuple eût été embarrassé par la courtoisie du vieux
seigneur, mais Villon était vieux à ce jeu, il avait plus d'une fois
amusé des grands seigneurs et il les trouvait d'aussi grands fripons
que lui. Donc il se donna tout entier aux aliments posés devant lui,
les dévorant avec voracité, pendant que le vieillard, renversé sur sa
chaise, le regardait incessamment d'un œil curieux.

«Vous avez du sang sur votre épaule, mon garçon,» dit-il.

Montigny devait avoir posé sa main droite sur lui quand il était sorti
de la maison. Dans son cœur il maudit Montigny.

«Ce n'est pas moi qui l'ai versé,» bégaya-t-il.

«Je ne le pensais pas,» répondit le maître de la maison paisiblement.
«Une querelle?»

«Oui, quelque chose comme cela,» admit Villon avec un tremblement de
voix.

«Un meurtre, peut-être?»

«Oh! non pas un meurtre,» dit le poète de plus en plus confus. «Le
combat était loyal; tué par accident. Que Dieu me frappe de mort si j'y
ai pris part!» ajouta-t-il avec ferveur.

«Un fripon de moins, il est probable,» observa le maître de la maison.

«Là, vous avez raison,» dit Villon infiniment soulagé. «Le plus grand
fripon qu'il y ait d'ici à Jérusalem. Il est mort assez doucement.
Mais ce n'était pas une belle chose à voir. Sans aucun doute vous avez
vu des morts dans votre temps, monseigneur,» ajouta-t-il, jetant un
regard sur l'armure.

«Un grand nombre,» dit le vieillard. «J'ai suivi les guerres, comme
vous le voyez.»

Villon posa sa fourchette et son couteau.

«Y en avait-il de chauves?» demanda-t-il.

«Certainement, et il y en avait avec des cheveux aussi blancs que les
miens.»

«Il me semble que les cheveux blancs ne me feraient pas autant
d'impression,» dit Villon. «Les siens étaient rouges.» Et il eut un
retour de son tremblement et d'envie de rire, lequel il noya dans une
grande gorgée de vin. «Cela m'émotionne un peu, quand j'y pense,»
continua-t-il. «Je le connaissais... que le diable l'emporte! Et aussi
le froid vous donne des idées... ou les idées vous donnent froid, je ne
sais plus lequel.»

«Avez-vous de l'argent?» demanda le vieillard.

«J'ai un blanc,» répondit en riant le poète. «Je l'ai pris dans le bas
d'une coquine morte sous un porche. Elle était raide morte, pauvre
fille, et froide comme un marbre; elle avait des petits bouts de ruban
dans les cheveux. Ce monde est bien dur en hiver pour les loups, les
filles et de malheureux fripons comme moi.»

«Moi,» dit le vieillard, «je suis Enguerrand de la Feuillée, seigneur
de Brisetout, bailli du Patatrac. Qui et que pouvez-vous être?»

Villon se leva et fit une révérence appropriée à la circonstance. «On
m'appelle,» dit-il, «François Villon, je suis un pauvre maître-es-arts
de cette Université. Je sais un peu de latin et connais beaucoup de
vices. Je puis faire des chansons, des ballades, des lais, virelais
et rondeaux. J'aime le bon vin. Je suis né dans un grenier et très
probablement je mourrai sur le gibet. Je puis ajouter qu'à partir de
ce soir je suis le plus humble des serviteurs de Votre Seigneurie.»

«Non pas mon serviteur», dit le chevalier, «mon hôte pour ce soir, pas
davantage.»

«Un hôte très reconnaissant,» dit Villon poliment, et d'un geste
silencieux il but à la santé du maître de la maison.

«Vous êtes fin,» commença le vieillard en se tapant le front, «très
fin; vous avez du savoir, vous êtes un clerc, et cependant vous prenez
une petite pièce d'argent à une femme morte dans la rue. N'est-ce pas
une espèce de vol?»

«C'est une espèce de vol qui se pratique beaucoup dans les guerres,
monseigneur.»

«Les guerres sont le champ d'honneur,» reprit le vieillard avec
orgueil. «L'homme joue sa vie sur un coup de dés; il combat au nom de
son seigneur Dieu et toutes les seigneuries des saints et des anges.»

«Mettons,» dit Villon, «que vraiment j'aie été un voleur: ne jouais-je
pas ma vie aussi, et contre un nombre de points beaucoup plus grand?»

«Pour du gain, mais pas pour l'honneur.»

«Du gain?» répéta Villon avec un haussement d'épaules. «Du gain! Un
malheureux diable a besoin de souper et il le prend. De même fait le
soldat en campagne. Voyons, que veulent dire toutes ces réquisitions
dont nous entendons parler? Si ce n'est pas du gain pour ceux qui les
font, les pertes se font toujours sentir pour les autres. Les hommes
d'armes boivent près d'un bon feu pendant que le bourgeois se ronge
les ongles pour leur acheter du vin et du bois. J'ai vu pas mal de
laboureurs se balancer aux arbres dans la campagne; oui, j'en ai vu
trente sur un seul orme, et quand j'ai demandé ce qu'ils avaient fait,
on m'a répondu que c'était parce qu'ils n'avaient pas pu amasser tous
ensemble assez de pistoles pour satisfaire les hommes d'armes.»

«Ce sont les nécessités de la guerre, que les gens de basse naissance
doivent endurer avec résignation. Il est vrai qu'il y a des capitaines
qui vont trop loin; il y a des esprits dans toutes les classes qui ne
se laissent pas aisément émouvoir par la pitié, et il est vrai qu'il y
en a beaucoup parmi ceux qui suivent la profession des armes, qui ne
valent pas mieux que des brigands.»

«Vous voyez,» dit le poète, vous ne pouvez séparer le soldat du
brigand, et qu'est-ce qu'un voleur si ce n'est un brigand isolé avec
des manières circonspectes? Je vole deux côtelettes de mouton, sans
même déranger le sommeil des gens; le fermier grogne un peu, mais il
n'en soupe pas avec moins d'appétit du restant. Vous venez, soufflant
glorieusement de la trompette; vous prenez le mouton entier et battez
le fermier sans miséricorde par-dessus le marché. Je n'ai pas de
trompette. Je suis simplement Pierre, Jean ou Paul; alors je suis un
fripon, un chien, et la corde est encore trop bonne pour me pendre;--de
tout mon cœur, mais demandez au fermier lequel de nous deux il préfère
et lequel il maudit, la nuit, quand le froid le tient éveillé.

«Regardez-nous, nous deux,» dit Sa Seigneurie. «Je suis vieux,
puissant et honoré. Si demain j'étais sans maison, des centaines de
gens seraient fiers de m'abriter. Les pauvres iraient passer la nuit
dans la rue avec leurs enfants, si seulement je faisais entendre que
je désirais être seul. Et vous je vous trouve errant, sans domicile
et volant des blancs à une femme morte sur les grands chemins! Je
n'ai peur ni de l'homme ni de rien; je vous ai vu trembler et perdre
contenance à un mot. J'attends content dans ma maison les ordres de
Dieu ou un appel du roi m'envoyant encore sur le champ de bataille.
Vous, vous attendez la potence, une mort rude et rapide, sans espoir ou
honneur. N'y a-t-il aucune différence entre nous deux?»

«Comme entre le jour et la nuit, j'en conviens,» dit Villon. «Mais
si j'étais né seigneur de Brisetout, et que vous ayez été le pauvre
écolier François, la différence eût-elle été moindre? N'aurais-je pas
été en train de me chauffer les genoux près de ce réchaud, pendant
que vous vous seriez traîné dans la neige pour ramasser des blancs?
N'aurais-je pas été le soldat et vous le voleur?»

«Un voleur?» cria le vieillard. «Moi, un voleur! Si vous compreniez vos
paroles, vous vous repentiriez de les avoir dites.»

Villon, de la main, fit un geste d'une impudence inimitable. «Si Votre
Seigneurie m'avait fait l'honneur de suivre mon argument!» dit-il.

«Je vous fais trop d'honneur en me soumettant à votre présence,» dit
le chevalier. «Apprenez à retenir votre langue quand vous parlez à des
hommes vieux et honorables, ou quelqu'un plus vif que moi pourrait vous
réprimander d'une façon qui vous toucherait de plus près.» Il se leva
alors et se mit à aller à l'autre bout de la chambre, combattant sa
colère et son antipathie.

Villon, à la dérobée, remplit son verre, s'assit plus à son aise,
croisant les jambes et appuyant sa tête dans une main et le coude sur
le dos de la chaise. Il était rempli et il avait chaud. La nuit, après
tout, s'était très bien passée, et il était moralement sûr qu'il ne
serait aucunement molesté dans son départ le lendemain.

«Dites-moi une chose,» dit le vieillard, s'arrêtant dans sa marche.
«Êtes-vous vraiment un voleur?»

«J'ai réclamé les droits sacrés de l'hospitalité», répond le poète.
«Monseigneur, je suis un voleur.»

«Vous êtes bien jeune,» continua le chevalier.

«Je ne serais jamais devenu si vieux,» répliqua Villon, «si je ne
m'étais servi de ces dix talents;» montrant ses doigts. «Ils m'ont
donné à manger et à boire.»

«Vous pouvez encore vous repentir et changer.»

«Je me repens tous les jours,» dit le poète. «Il y a peu de gens autant
adonnés au repentir que le pauvre François. Quant à changer, que
quelqu'un d'abord change ma condition. Un homme est obligé de continuer
de manger, quand ce ne serait que pour lui permettre de continuer à se
repentir.»

«Le changement doit commencer dans le cœur,» dit le vieillard
solennellement.

«Mon cher Seigneur,» répondit Villon, «vous imaginez-vous que vraiment
je vole par plaisir? Je hais de voler autant que je hais tout autre
travail et danger. Mes dents claquent quand j'aperçois un gibet. Mais
il me faut manger et boire, il faut me mêler à quelque espèce de
société. Que diable! Un homme n'est pas un animal solitaire.

«Cui Deus feminam tradit. Faites-moi le panetier du roi, faites-moi
abbé de Saint-Denis, faites-moi bailli du Patatrac, sûrement alors je
changerai. Mais tant que vous me laisserez le pauvre écolier François
Villon, sans un blanc, dame! naturellement je resterai le même.»

«La grâce de Dieu est toute puissante.»

«Je serais un hérétique, si je le mettais en question,» dit François.
«Il vous a fait seigneur de Brisetout, bailli du Patatrac, il ne m'a
donné rien que mon esprit vif sous mon chapeau et ces dix doigts sur
les mains. Puis-je me verser du vin? Je vous remercie respectueusement.
Par la grâce de Dieu, vous avez un vignoble très supérieur.»

Le seigneur de Brisetout reprit sa marche, les mains derrière le dos.
Peut-être son esprit n'était-il pas encore très édifié sur le parallèle
existant entre un soldat et un voleur; peut-être Villon lui avait-il
inspiré quelque sympathie; peut-être ses idées étaient elles confondues
dans sa tête par ce raisonnement si peu familier. Mais quelle que
fût la cause, il désirait ardemment convertir le jeune homme à de
meilleurs sentiments et il ne pouvait se décider à le renvoyer dans la
rue.

«Il y a dans tout ceci quelque chose de plus que je ne puis
comprendre,» dit-il enfin. «Vous avez la bouche pleine de subtilités
et le diable vous a mené loin sur le mauvais chemin, mais le diable
est un esprit très faible devant la vérité de Dieu, et toutes ses
subtilités s'évanouissent à un mot de véritable honneur, comme la nuit
fait place au jour. Ecoutez-moi une fois de plus. J'ai appris il y a
longtemps qu'un gentilhomme doit vivre chevaleresquement pour son Dieu
et l'aimer, de même pour le roi et sa dame, et, quoique j'aie vu des
choses bien étranges, j'ai toujours fait en sorte de régler ma vie
sur ce précepte. Ce n'est pas écrit seulement dans toutes les nobles
histoires, mais dans le cœur de tout homme, s'il veut se donner la
peine de le lire. Vous parlez d'aliments et de vin; je sais très bien
que la faim est une grande souffrance à endurer, mais vous ne parlez
pas d'autres nécessités: vous ne dites rien de l'honneur, de la foi
à Dieu et aux autres hommes, de courtoisie, d'amour sans reproche.
Peut-être ne suis-je pas très éclairé,--et cependant je crois que je
le suis,--vous me paraissez être un homme qui a perdu son chemin et
fait une grande erreur dans sa vie. Vous pensez à vos petits besoins et
vous avez complètement oublié les grands, les vrais, les seuls; vous
êtes comme un homme qui voudrait se guérir du mal de dents le jour du
jugement dernier. Car de telles choses, comme l'honneur, l'amour et la
foi, ne sont pas seulement plus nobles que le boire et le manger; mais
il me semble que vraiment nous les désirons davantage et souffrons
plus intolérablement de leur absence.

«Je vous parle comme je crois que vous me comprendrez le mieux.
N'oubliez-vous pas, quand vous avez le soin de vous remplir le ventre,
un autre appétit de votre cœur qui gâte tout le plaisir de votre vie et
vous tient continuellement malheureux?»

Villon se sentit visiblement blessé par tout ce sermon. «Vous croyez
que je n'ai aucun sens de l'honneur,» s'écria-t-il. «Je suis assez
pauvre, Dieu le sait! C'est dur de voir les gens riches avec des gants
et de se souffler dans les doigts. Un ventre vide est une chose bien
amère, malgré que vous en parliez si légèrement. Si vous l'aviez eu
autant de fois que moi, vous changeriez de ton. Dans tous les cas je
suis un voleur, faites-en ce que vous voudrez; mais je ne suis pas un
réprouvé de l'enfer, ou que Dieu me frappe de mort! Je veux vous faire
savoir que j'ai mon honneur à moi aussi bon que le vôtre, quoique je
n'en fasse pas parade tout le long du jour, comme si c'était un miracle
de Dieu d'en avoir. Cela me semble tout naturel à moi et je le tiens
renfermé jusqu'au moment du besoin. Enfin, voyons, regardez, combien
de temps ai-je été avec vous ici dans cette pièce? Ne m'avez-vous pas
dit que vous étiez seul dans cette maison? Regardez votre vaisselle
d'or. Vous êtes fort, si vous voulez, mais vous êtes vieux, désarmé,
et j'ai mon couteau. Qu'avais-je à faire, rien qu'un petit mouvement
de l'épaule, et vous étiez là, avec l'acier froid dans le corps, et
moi marchant par les rues les bras pleins de coupes d'or. Croyez-vous
que je n'avais pas assez d'esprit pour voir cela? Et j'ai dédaigné
l'action. Les voilà, vos gobelets, sains et saufs, vous voilà, vous,
votre cœur battant comme s'il était neuf, et me voilà, moi, prêt à
sortir, aussi pauvre que je suis entré, avec mon blanc que vous m'avez
jeté au visage. Et vous croyez que je n'ai aucun sens d'honneur! Que
Dieu me pardonne!»

Le vieillard étendit le bras droit. «Je vais vous dire ce que vous
êtes,» dit-il. «Vous êtes un fripon, mon garçon, un fripon fini et un
vagabond. J'ai passé une heure avec vous. Eh bien! croyez-moi, je me
sens taché! Et vous avez bu et mangé à ma table. Maintenant j'en ai
assez de vous, le jour est venu, et l'oiseau de nuit doit retourner à
son nid. Voulez-vous passer devant ou marcher derrière moi?»

«Comme vous voudrez,» répliqua le poète en se levant. «Je vous crois
strictement honorable.»

Pensivement il vida son verre. «J'aurais voulu pouvoir ajouter que vous
étiez intelligent,» continua-t-il, se cognant la tête du poing. L'âge,
l'âge, la cervelle se raidit et devient rhumatisante.

Le vieillard le précéda, par respect pour lui-même. Villon suivit,
sifflant, les pouces dans sa ceinture.

«Que Dieu ait pitié de vous!» dit le seigneur de Brisetout à la porte.

«Au revoir, papa,» répliqua Villon en bâillant. «Beaucoup de
remerciements pour le gigot froid.»

La porte se referma derrière lui. Le point du jour se faisait sentir
sur les toits blancs. Un froid vif et pénétrant accompagnait la venue
de la lumière. Villon s'arrêta au milieu de la rue et se détira avec
bonheur. «Ce vieux Monsieur n'est pas des plus gais,» pensa-t-il. «Je
me demande combien valaient ses gobelets.»


FIN




TABLE


  Le cas du Docteur Jekyll.        1

  Un logement pour la nuit.      205





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CAS ÉTRANGE DU DOCTEUR JEKYLL ***


    

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