Le roman de Miraut - Chien de chasse

By Louis Pergaud

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Title: Le roman de Miraut - Chien de chasse

Author: Louis Pergaud

Release Date: December 20, 2004 [EBook #14397]

Language: French


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Louis Pergaud

LE ROMAN DE MIRAUT CHIEN DE CHASSE

Publication en 1913



Table des matières

PREMIÈRE PARTIE
  CHAPITRE PREMIER
  CHAPITRE II
  CHAPITRE III
  CHAPITRE IV
  CHAPITRE V
  CHAPITRE VI
  CHAPITRE VII
  CHAPITRE VIII
  CHAPITRE IX
  CHAPITRE X
  CHAPITRE XI
DEUXIÈME PARTIE
  CHAPITRE PREMIER
  CHAPITRE II
  CHAPITRE III
  CHAPITRE IV
  CHAPITRE V
  CHAPITRE VI
  CHAPITRE VII
  CHAPITRE VIII
  CHAPITRE IX
TROISIÈME PARTIE
  CHAPITRE PREMIER
  CHAPITRE II
  CHAPITRE III
  CHAPITRE IV
  CHAPITRE V
  CHAPITRE VI
  CHAPITRE VII
  CHAPITRE VIII
  CHAPITRE IX


Je dédie ce livre
à tous ceux qui aiment les chiens
et particulièrement
à mon excellent ami
PAUL LÉAUTAUD
ROMANCIER RARISSIME
CHRONIQUEUR SAVOUREUX
PROVIDENCE DES CHATS PERDUS
DES CHIENS ERRANTS
ET DES GEAIS BORGNES
BIEN CORDIALEMENT
L.P.




PREMIÈRE PARTIE



CHAPITRE PREMIER

C'était à la Côte de Longeverne, chez Lisée le braconnier. Dans la
chambre du poêle donnant sur le revers du coteau dominant le
village que la route neuve de Rocfontaine enlace de ses contours,
la Guélotte, la ménagère, venait d'allumer sa vieille lampe. La
nuit était déjà tombée, mais, afin de ménager un peu sa provision
d'huile, elle avait attendu la pleine obscurité, se contentant,
pour vaquer aux menus soins du ménage, de la clarté brasillante
qui sortait par les soupiraux du poêle et laissait flotter par
toute la pièce un grand mystère paisible et calme où les choses
semblaient sommeiller.

Dans le brûleur de cuivre, se balançant sur ses charnières, la
mèche de coton rougeoya, s'enflamma doucement; une lumière jaune,
faible, comme hésitante, imprécisa les arêtes des meubles, et la
femme, brandissant son flambeau devant la caisse historiée de la
grande horloge comtoise, qui battait dans un coin son tic-tac
régulier, ne put s'empêcher de dire tout haut, bien qu'elle fût
seule:

--Huit heures! grand Dieu! et il n'est pas là! Le
«goûilland»[1]!... Je gagerais qu'il s'est saoulé! Pourvu qu'il ne
soit pas arrivé malheur au petit cochon!

[Note 1: Goûilland: débauché et ivrogne.]

Elle se tut un instant, ruminant encore, cherchant les causes de
ce retard, s'arrêtant aux suspicions fâcheuses:

--S'il s'est mis à boire en arrivant là-bas, avant d'avoir fait le
marché, je le connais, il est bien capable de laper complètement
les sous et de ne rien acheter du tout. Ah! j'aurais bien dû aller
avec lui! Pourvu qu'il ne fasse pas d'autres bêtises! Un homme
plein, ça fait n'importe quoi! S'il était battu, des fois, et que
les gendarmes l'aient ramassé! Qu'est-ce que deviendrait le petit
cochon? Avec ça qu'il est déjà si bien vu depuis son dernier
procès-verbal! Je lui ai toujours dit aussi qu'avec sa sacrée sale
chasse, il arriverait bien un jour ou l'autre à se faire foutre en
prison et à nous mettre sur la paille. Pourtant, depuis que ces
canailles de cognes l'ont pincé à l'affût, il avait bien juré que
c'était fini et qu'il ne recommencerait jamais plus! Oh! oui,
sûrement que de ça il doit être guéri, sans quoi il n'aurait pas
vendu le fusil, le chien, les munitions et tout le saint-frusquin.
Au moins maintenant il est tranquille et ne sera plus comme chat
sur braise quand on lui aura «enseigné un lièvre». Dire que nous
en avons été pour plus de cinquante francs avec les frais! Dix
beaux écus de cinq livres qu'il a fallu donner à ce bouffe-tout de
percepteur et qu'on a dû manger du pain sec et des pommes de terre
pendant deux mois. Mon Dieu! pourvu qu'il n'ait pas bu les sous du
cochon! Si j'allais voir chez Philomen? Lui, était à la foire avec
sa femme, ils sont sûrement rentrés; peut-être pourraient-ils me
dire quelque chose.

Mais la Guélotte, prête à sortir, ayant réfléchi que si,
d'aventure, Lisée rentrait durant son absence, il trouverait fort
mauvaise cette démarche, mènerait le «raffut», jurerait les
milliards de dieux et peut-être ferait de la casse, elle jugea
plus prudent d'attendre son retour qui ne saurait tarder,
pensait-elle.

Les soupiraux du poêle de fonte rougeoyaient comme des yeux
malades, lançant leurs rayons sur les ventres des buffets et
jouant avec les moulures des pieds du lit. Le couvercle d'une
marmite où cuisait le lécher des vaches, soulevé par la vapeur, se
mit à battre un roulement semi-métallique, comme un appel
infernal. La chatte, Mique, s'étira sur son coussin au bout du
canapé, fit un énorme dos bossu, bâilla en ouvrant une gueule
immense qui projeta ses moustaches en devant, s'étira du devant
puis du derrière, et s'assit enfin, les yeux mi-clos, la queue
soigneusement ramenée devant ses pattes.

La Guélotte retira la soupière placée sur l'avance du fourneau et
dont le ventre, chaud et poli, luisait comme une joue d'enfant. La
colère grandissait et s'enflait en elle avec l'appréhension et le
doute.

--Grand goûilland! grand soulaud! grand cochon! monologuait-elle à
mi-voix.

L'attente vaine l'énervait de plus en plus, lui faisait oublier
toute prudence, et, quitte à écoper d'une ou deux paires de
gifles, elle se préparait à accueillir le retour de son mari par
une bonne scène dans laquelle elle ne lui mâcherait pas ce qu'elle
avait à lui dire. Neuf heures sonnèrent à la vieille horloge. La
large lentille de cuivre, comme une face ronde et hilare, semblait
jouer à cache-cache avec l'insaisissable présent, tandis
qu'au-dessus du nombril de verre de la caisse pansue, le profil
impassible de Gambetta se découpait dans une couronne de larges
lettres: «Le cléricalisme, voilà l'ennemi!» Ainsi en avait voulu
Lisée qui, bon républicain, avait mis ce portrait là, bien en
évidence, pour faire enrager le curé lorsque d'aventure ce vieux
brave homme, avec qui il était d'ailleurs au mieux, venait
l'engager à ne pas négliger son salut, à accomplir ses devoirs de
chrétien et à faire ses pâques comme tout le monde.

Les aiguilles tournaient! Neuf heures et demie! Tous les foiriers
étaient rentrés!

Pas de Lisée!

La Guélotte ouvrit la porte de dehors, mit la main en cornet
derrière son oreille, écouta et regarda. Mais, dans la nuit calme,
aucun pas ne s'entendait et le blanc lacet de la route se
déroulait désert entre les grands jalons des peupliers bruissants.

Elle rentra, referma l'huis avec violence et, de colère, poussa
même, dans l'évidemment de mur qui servait de gâche, le lourd
verrou d'acier.

--Si tu t'amènes maintenant, tu poseras un peu, grande charogne!
ragea-t-elle. Ça t'apprendra à arriver à l'heure!

Le couvercle de la marmite grondait plus violemment, comme énervé
lui aussi. Des souris, avec un bruit de charge, galopant entre le
plafond et le plancher de la chambre haute, détournèrent la Mique
de sa rêverie et l'immobilisèrent un instant, les yeux ronds et
flamboyants, dans une attitude d'affût. Mais, reconnaissant ce
bruit familier et sachant par expérience que celles-là étaient,
pour l'heure du moins, hors de portée de sa griffe, elle reprit sa
pose nonchalante et son air de sphinx.

Sur un sac, insoucieux, les petits chats dormaient derrière le
poêle.

--Il va faire du temps demain, pour sûr, prophétisa la Guélotte,
un instant distraite, elle aussi, de la pluie ou de la bise;
chaque fois que nos «rattes» bougent, ça ne manque jamais. Et ce
grand goûilland qui ne revient toujours pas. Jésus! Qu'il y a
pitié aux pauvres femmes qui ont des maris ivrognes. Pourvu tout
de même qu'il ne lui soit pas arrivé malheur! S'il fallait encore
le soigner!... aller au médecin, au pharmacien, dépenser des
sous!... Et s'il s'est laissé enfiler un mauvais cochon, une
«murie» qui ait mauvaise bouche. C'est qu'on tombe quelquefois sur
des sales bêtes qui ne savent sur quoi mordre et qui ne profitent
pas.

Un coup de poing dans la porte interrompit son soliloque et la fit
tressauter.

--Mon Dieu! et moi qui ai mis le verrou! S'il entend quand je le
retirerai, qu'est-ce qu'il va dire, surtout s'il est saoul? Je
vais gueuler avant lui.

Elle ne fit qu'un saut jusqu'à l'entrée, tira silencieusement la
targette et ouvrit vivement la porte.

Philomen le chasseur entra avec sa femme. Ils apportaient un sac
de sel que Lisée, au moment du départ, avait fait charger sur leur
voiture et, par la même occasion, venaient voir le petit cochon
que le patron devait ramener.

--Comment, Lisée n'est pas entrée! s'exclama l'homme.

--Non, répondit la Guélotte, très inquiète; mais où l'as-tu laissé
là-bas à Rocfontaine? Quand l'avez-vous quitté?

--Ma foi, reprit Philomen, si je ne me trompe, je crois bien que
c'était au café Terminus, oui, sûrement, nous avons bu un litre ou
deux avec Pépé de Velrans et on a un peu parlé de la chasse,
naturellement. Il a tué dix-neuf lièvres dans sa saison, ce sacré
Pépé, et il compte bien aller jusqu'aux deux douzaines. Ah! on a
beau dire, c'est lui le doyen. Avec Lisée et moi, sans nous
vanter, on est bien les trois plus fameux fusils du canton. Il ne
voulait pas croire que Lisée ne chassait plus.

«--Si c'était pas toi qui me le dises, là, en chair et en os, que
t'as vendu ton fligot et ton vieux Taïaut, je pourrais pas me le
figurer.

«--Qu'est-ce que tu veux! s'excusait Lisée. J'étais pris; les
gendarmes et le brigadier forestier Martet m'avaient à l'oeil; je
me connais, j'aurais pas pu me tenir et ils m'auraient sûrement
repincé. Alors, tu vois le tableau, nouveau procès-verbal, plus
trente francs à verser pour conserver la «kisse» et la vieille à
la maison qui râle que je nous ficherais sur la paille. J'ai tout
bazardé.

«--Sacré nom de Dieu: reprenait Pépé, j'aurais jamais eu ce
courage-là, moi! c'est les lièvres de Longeverne qui doivent rien
rigoler!

«--Ah! mon vieux, m'en reparle pas, ça me fait trop mal au coeur.

«Là-dessus, la bourgeoise est venue me prendre, je les ai quittés
et nous sommes partis sur le champ de foire acheter une mère
brebis avec ses deux moutons pour les hiverner. Vers deux heures
je suis repassé à l'auberge pour charger le sac de sel que ton
homme y avait entreposé, mais on m'a dit que Lisée n'était plus là
et qu'il était allé chez quelqu'un avec Pépé. J'ai pensé que
c'était pour le cochon; mais j'avais plus le temps d'attendre et
on s'en est revenu à Longeverne les deux, la vieille.

--Il n'était pas saoul, Lisée, quand tu l'as quitté? s'inquiéta la
Guélotte.

--Oh! ça non! j'en suis sûr. Il n'était pas à jeun, bien entendu,
on avait bu un litre ou deux, mais, pour dire qu'il était saoul,
non, on ne peut pas dire qu'il était saoul!

--C'est que j'ai rien que peur qu'il n'ait encore fait des
bêtises.

--Quoi! Quelles bêtises veux-tu qu'il fasse?

--Sait-on? Les hommes saouls!... Asseyez-vous toujours un moment.
Il ne va sans doute pas tarder de rentrer. Vous prendrez bien une
tasse de café ou une goutte?

--On prendra une petite larme, histoire de trinquer.

La femme de Philomen s'assit sur le canapé, près de la Mique
qu'elle caressa, tandis que son mari se mettait à califourchon sur
une chaise.

Lentement il nettoya sa pipe dont il taqua le fourneau contre le
dossier du siège, puis, extirpant de sa poche de pantalon une
vessie de cochon séchée et bordée de tresse noire contenant son
tabac, il bourra méthodiquement et avec le plus grand soin son
brûle-gueule. Il trouva dans une poche de son gilet deux
allumettes de contrebande, collées l'une à l'autre, les sépara, en
frotta une contre sa cuisse, et alluma, affirmant son profond
mépris du fisc:

--Vive la régie de Vercel! Si on n'avait pas celles-là pour
enflammer celles du gouvernement, on pourrait bien se brosser pour
avoir du feu.

Sa femme, durant ce temps, s'inquiétait de la façon dont pondaient
les poussines de la Guélotte et du nombre de petits qu'avait fait
sa grosse mère lapine.

Philomen tirait des bouffées régulières de sa pipe. Le poêle
ronflait doucement, les minutes coulaient comme une onde monotone,
rien ne bougeait au dehors.

Dans son papotage avec la voisine, la Guélotte, excitée, oubliait
un peu que les aiguilles de l'horloge tournaient.

Quand son culot, trois fois rallumé, s'éteignit définitivement,
que son verre fut vide, les dix coups de dix heures sonnèrent, et
Philomen, frappant deux claques sur ses cuisses, se leva.

--Dix heures! s'exclama-t-il. Qu'est-ce que ce sacré Lisée peut
bien foutre? Allons, il est temps d'aller au lit. Demain, la
charrue nous attend: nous avons une «planche» à lever et le
travail ne se fait pas tout seul; mais on reviendra sur le coup de
midi pour voir ton petit cochon.

--Vous en verrez deux, répondit la Guélotte en qui remontait la
colère, le petit et le gros qui doit ramener l'autre. En vérité,
je ne saurais dire quel est le plus cochon des deux. Ah! le
goûilland, le salaud, sa sale bête!

Et sur le pas de la porte, en éclairant les voisins, elle
entrecoupait ses remerciements et ses bonsoirs d'invectives
violentes contre son ivrogne de mari qui ne pouvait jamais rentrer
de jour...

Une heure se traîna encore, puis une demie.

La Guélotte s'était couchée sur le canapé et avait essayé de
dormir, mais c'était bien impossible; alors elle s'était relevée,
puis, de cinq minutes en cinq minutes, était allée écouter à la
porte si elle entendait marcher sur la route, et, en fin de
compte, résignée et ronchonnante, elle tricotait sa chaussette
tout en poussant des monosyllabes qui en disaient long sur la
façon dont elle se préparait à accueillir le retour de son homme.

Le crissement des gros clous de souliers sur le pavé du seuil la
fit bondir à la cuisine, la lampe à la main, pour éclairer
l'entrée du maître.

Alors la porte s'ouvrit, et Lisée, magnifiquement saoul, s'encadra
dans le chambranle.

Il ne ramenait point de petit cochon, mais une bretelle de cuir
fauve suspendait à son épaule gauche un fusil Lefaucheux à deux
coups, tandis que, de la main droite, il tenait une cordelette au
bout de laquelle un petit chien de trois à quatre mois tirait de
toutes ses forces vers les marmites.

--Ici, Miraut! nom de Dieu! ici, sacrée petite rosse! T'es pas pus
pressé que moi! bégayait Lisée, la langue pâteuse.

--Et le petit cochon?

--J'ai pas dégoté ce qui me fallait, mais tu vois, j'ai retrouvé
un fusil et un chien. Ça pouvait pas durer plus longtemps, cette
comédie! Lisée qui ne chasse plus! allons donc!

La Guélotte, blanche comme un linge, figée comme une statue,
fixait tour à tour son homme et le chien.

--Fais à manger à cette bête, commanda Lisée; tu vois bien qu'elle
a faim!

--Et les sous? décrocha enfin la Guélotte.

--Pisque j'te dis que j'ai racheté un fusil et un chien!

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! Doux Jésus, ayez pitié de nous! râla la
femme en se tordant les bras. Misère de moi d'avoir un pareil
ivrogne! Nous serons un jour à la mendicité, oui, nous crèverons
de faim, sur la paille!

--Assez! assez! nom de Dieu! ou je refous le camp! menaça Lisée.

--Mais, soulaud, qu'est-ce que tu boiras cet hiver, puisque tu as
déjà tout bu aujourd'hui les sous du ménage; qu'est-ce que je
boirai, moi?

--Tu te téteras, répliqua Lisée, philosophe.

--Ah oui! tu peux bien plaisanter, grand voyou, grande gouape,
grand saligaud! Point de cochon, point de lard; point de jambon,
point de saucisses. Tu mangeras ton pain sec, grand mandrin!

Cette réception n'était pas tout à fait du goût de Lisée qui
commençait à en avoir assez de ces injures et de ces prophéties.

L'alcool, non cuvé encore, rallumait en lui ses vieux sentiments
batailleurs. Il était temps que sa femme cessât, et il le lui fit
bien comprendre dans une réplique acerbe et virulente dont le ton
ne laissait aucun doute sur la qualité des actes qui allaient
suivre.

--Et moi, qu'est-ce que je mangerai avec mon pain?
continua-t-elle, gourmande.

--Tu mangeras de la m..., nom de Dieu!... tonna-t-il.

La Guélotte se tut.

--Fais à manger à cette bête et vivement!

--Sale «viôce»[2], ragea la femme, en bousculant le chien.

[Note 2: Viôce: chien répugnant, rouleur et crotté.]

Ce fut ainsi que Miraut entra dans la maison de Lisée.



CHAPITRE II

La Mique, qui avait été élevée jadis en même temps que le vieux
Taïaut, fit bon accueil au petit chien.

Affamé et las, le jeune Miraut, dès qu'il eut mangé une petite
terrine de soupe trempée avec de l'eau de vaisselle, de la
relavure, comme disait la Guélotte, vint flairer de son mufle
encore épais les petits chats endormis. Sensible à la douce
chaleur du poêle et de ces deux êtres aux corps vigoureux et
sains, dont il n'avait aucune raison de se méfier, il se coucha
sans hésiter à côté d'eux et s'endormit.

La maman chatte, curieuse de ce nouvel arrivant qu'elle ne
connaissait point encore, s'était levée sur ses quatre pattes, et,
le cou tendu, les yeux ronds, avait suivi avec un immense intérêt
ses évolutions par la pièce. Le geste de confiance qu'il eut en
s'étendant auprès des chatons lui fut sans doute sensible: elle
augura bien de sa jeunesse; sa maternité généreuse pouvait
s'étendre à celui-là qui, robuste et plus gros que les jeunes
minets, ne leur voulait cependant pas de mal. Elle savait ce qu'il
était, elle connaissait sa race, elle l'adopta.

Légère, elle sauta de son canapé et s'approcha du trio de bêtes
dormant en tas. La langue râpeuse lécha tour à tour Mitis et
Moute, ses enfants, puis à deux ou trois reprises, après l'avoir
bien flairé, elle lécha de même les poils du crâne du jeune toutou
qui ne se réveilla point pour autant et continua de reposer en
paix entre ses deux frères adoptifs.

Là-dessus, Mique fit un brin de toilette, lustra son pelage
velouté, puis tranquille, calme et rassurée sur sa géniture, elle
fila par les chatières pour sa chasse nocturne à l'écurie, à la
grange et dans les hangars de la maison.

Lisée mangea à même dans la soupière la potée de soupe aux choux
que sa femme avait tenue au chaud, s'octroya sur un chanteau de
pain d'une livre un respectable bout de lard, ingurgita un
demi-pot de piquette et, l'estomac satisfait et la tête lourde, se
déshabilla puis se jeta sur le lit où, l'instant d'après, ronflant
comme un soufflet crevé, inaccessible au remords, il reposait du
sommeil des justes.

Cependant, furieuse, la Guélotte était montée se coucher seule
dans le lit de la chambre haute.

Au réveil, la situation restait, naturellement, fort tendue.
Lisée, décuité, éprouvait bien une certaine gêne d'avoir agi sans
consulter sa femme; sacrifier ainsi l'argent d'un cochon, c'était
évidemment osé, enfin! ... d'autant plus que rien ne le pressait
de se reprocurer un fusil et un chien! oh! quoique! ... Et puis,
zut! il fallait tout de même, un jour ou l'autre, qu'il retrouvât
l'argent nécessaire à ce rachat indispensable. Donc, un peu plus
tôt ou un peu plus tard! ...

Tout de même, il avait bu pas mal la veille et il se sentait
fautif.

La Guélotte se chargea de dissiper ses remords.

Dès le premier coup de l'angélus, debout en même temps que ses
poules, elle descendit et entra dans la chambre du poêle où Lisée,
pour temporiser, fit semblant de dormir encore.

Mais la façon dont elle ferma la porte et fit claquer ses sabots
sur le plancher aurait réveillé un sourd. Lisée fut bien forcé
d'ouvrir les yeux, mais ce faisant, il jugea bon de prendre un air
digne et sévère pour en imposer à sa vieille.

L'autre s'aperçut de sa mine renfrognée. Recommencer la scène de
la veille, traiter son mari de cochon et de soulaud, elle y
pensait bien, certes, mais elle savait que le chasseur avait la
main leste; elle n'ignorait pas que, les lendemains de bombe, il
avait l'humeur peu accommodante et qu'elle risquait gros, si elle
dépassait certaines limites qui n'avaient, hélas! rien de fixe, de
recevoir une ou deux bonnes paires de gifles, voire quelques coups
de pied au derrière qui lui rappelleraient une fois de plus que
braconnier comme charbonnier est maître en sa baraque, que c'est
le mari qui est fait pour porter la culotte, et que l'homme, nom
de Dieu! c'est l'homme! Elle se tourna donc contre Miraut, lequel,
à vrai dire, prêtait quelque peu le flanc ou mieux le derrière à
la critique, car, durant la nuit, pris de besoins pressants, il
s'était soulagé abondamment et de toutes façons. Une borne
odorante, et d'une taille magnifique pour un tel animal, se
dressait devant le pied du buffet, et une superbe rigole, avec
lacs, îlots et presqu'îles, s'allongeait du même buffet jusqu'à la
porte de la cuisine.

En contemplant ce désastre, toute la colère de la Guélotte lui
remonta au cerveau et, au lieu de garder le calme boudeur et
rancunier qui séait en l'occurrence, elle s'en prit violemment au
chien qui avait fauté et à l'homme qui était le premier
responsable dans cette sale affaire:

--Tiens, regarde donc ce qu'elle a fait, ta rosse, et comment elle
a arrangé mon ménage, ce sera bientôt une écurie ici! Ce n'était
pas assez de nous ôter le pain de la bouche pour l'acheter, il
faut que tu le laisses encore tirer tout en bas par la maison.

--Hein! quoi? fit Lisée, comme arraché à de graves réflexions.

--C'est de ta viôce que je parle, ta sale charogne de chien; ah!
je m'en vas te le balayer, moi, tu vas voir!

Et, s'élançant sur le coupable encore endormi, la matrone lui
lança, à toute volée, son pied dans les côtes.

«Boui! boui! vouaou!» s'exclama plaintivement et en sautant de
côté le petit chien, tandis que ses deux camarades chats,
subitement réveillés eux aussi, faisaient leurs dos bossus,
brandissaient leurs jeunes moustaches et juraient en montrant les
dents, croyant que la patronne en voulait à toutes les bêtes de la
chambrée.

--Tu vois, renchérit la Guélotte, avec une mauvaise foi évidente,
il épouvante encore mes petits chats. Pour sûr qu'ils vont quitter
la maison et nous serons dévorés par les souris!

--Fous-moi la paix, nom de Dieu! répliqua Lisée, révolté d'une
telle injustice et de tant de lâcheté, et ne te venge pas sur une
bête sans défense. S'il a pissé ici, c'est pas de sa faute, c'est
de la tienne. Tu aurais dû laisser la porte de la cuisine
entr'ouverte, il serait allé à l'écurie ou à la remise; il ne peut
pas passer par les chatières, lui. D'ailleurs, c'est une bête
propre, on me l'a dit, et cette nuit je l'ai entendit pleurer:
c'était sûrement pour qu'on lui ouvre ...

--Alors pourquoi ne l'as-tu pas fait?

--Pourquoi? pourquoi? est-ce que je me souvenais? Et puis, si on
te le demande, tu diras que tu n'en sais rien. Maintenant,
continua-t-il en sautant du lit, rêche et menaçant, si tu as
quelque chose à dire, sors-le, mais tâche que je t'y reprenne à
toucher à mon chien quand il n'aura pas fait de mal. Une bête
gentille et douce qui a dormi toute la nuit à côté des chats sans
qu'il y ait eu entre eux la moindre histoire! Et tu viens me dire
que c'est lui qui les a épouvantés, comme si ce n'était pas toi,
espèce de rosse, avec tes grognements de truie qu'on saigne.
Recommence que je te dis! recommence si tu as envie que je te
«bredouche».

--Doux Jésus! attesta la Guélotte, être fichue à la porte de chez
soi par un chien! Cochon! marmonna-t-elle entre ses dents, va, tu
me le paieras, et plus d'une fois!

Vers midi, comme Lisée et sa femme achevaient, sans dire mot, de
manger leurs pommes de terre, un bruit de souliers ferrés cria sur
le seuil et la porte de la cuisine s'ouvrit bruyamment. Les jeunes
chats qui jouaient à coups de patte, couchés sur le canapé,
s'arrêtèrent en arrondissant les quinquets, et Miraut, qui
mangeait des épluchures derrière la chaise de son maître, dressa
subitement son petit mufle.

«Wrraou! bou! bou!» s'exclama-t-il d'un ton cependant encore
timide et incertain.

--Qu'est-ce que j'entends? interrogea Philomen, petit homme
nerveux, sec, vif et prompt qui, comme il l'avait promis, venait
voir le cochon annoncé.

--Tiens, le voilà, le cochon, ragea la Guélotte en désignant de
l'oeil son mari.

--T'as donc ramené un chien? questionna le chasseur, en tordant du
pouce et de l'index sa forte moustache blonde. Ben! elle est
bonne, celle-là. Il ne se gêne pas, le gaillard, il fait déjà le
malin, on voit bien qu'il se sent chez lui.

--Parbleu, elle est la maîtresse ici, cette viôce-là, reprit la
femme.

--On ne te demande pas la messe, à toi, coupa Lisée. Viens ici,
viens, mon petit Miraut!

--Sacrédié, mais c'est un tout beau! continua Philomen.

--Et intelligent, renchérit Lisée. Je crois que ça fera un crâne
chien! C'est Pépé qui me l'a fait avoir. Il vient de la chienne du
gros de Rocfontaine, une pure porcelaine qui a été couverte par un
corniau, mais, tu sais, un bon corniau, un premier chien, un
lanceur épatant.

--Quand les corniaux se mêlent d'être bons, il n'y en a pas pour
leur damer le pion.

--Viens faire voir ta gueugueule, mon petit!

--oui, oui, une gueule noire, il est robuste; les dents sont bien
plantées, l'oreille est double, l'attache est nerveuse et il a
l'os du crâne pointu, signe de race.

--Et regarde-moi ce fouet! ajouta Lisée; hein, est-ce fin! Ah!
oui, une belle bête.

--Une belle robe aussi, ma foi! blanc et feu avec les taches
brunes sur les flancs, c'est rare!

--Et puis, il sera bon, tu sais, sûrement; ce sera le meilleur de
la portée! C'est la mère elle-même qui l'a choisi! Oui, quand la
chienne a eu fait ses petits, le gros, qui connaît tout ce qui a
rapport à ça et qui ne voulait lui laisser que les bons, a attiré
un instant la mère à la cuisine pendant qu'il faisait transbahuter
toute la petite famille sur un sac dans la pièce voisine. Tu sais
alors ce que font les mères?

--Je l'ai entendu dire.

--Quand elles retournent à leur niche et qu'elles ne trouvent plus
leur marmaille, elles se mettent à la chercher, naturellement, et
elles ont vite fait de la retrouver.

--Si elles ont vite fait, à qui le contes-tu? Quand la Cybèle que
j'avais avant ma Bellone avait déballé et que je lui tuais tous
ses petits, si je n'avais pas bien soin de les enfouir à trois
pieds dans la terre, elle allait les décrotter et me les ramenait
un à un à la niche, tous claqués comme de juste. Bien mieux, ma
vieille branche, un jour, à la chasse, toute prête à mettre bas,
elle nous avait suivis quand même. La marche, la course, l'ont
avancée tant et tellement qu'en plein lancer elle a été prise des
douleurs. Cette crâne bête a fait deux petits, les a cachés, a
repris la chasse derrière les autres chiens et, quand nous sommes
revenus à la maison, elle est allée chercher ses deux chiots à
l'endroit où elle les avait déposés trois heures auparavant. Elle
a dû faire deux voyages, car elle n'en pouvait ramener qu'un à la
fois entre ses dents, pendu par la peau du cou. L'un d'eux a péri,
mais l'autre, faut croire qu'il était costaud, a vécu et je l'ai
élevé. C'est çui que j'ai donné au médecin de Sancey, un bon
suiveur.

--Oui, reprit Lisée, mais tu sais comment on reconnaît ceux qui
seront les meilleurs nez et qu'il faut garder de préférence?

--Oui, je me rappelle, attends voir!

--Mon vieux, on s'arrange comme je t'ai dit qu'avait fait le gros,
et les chiennes viennent les reprendre pour les reporter à leur
couche. C'est là, alors, qu'il faut se fier au flair de ces braves
bêtes. Elles voudraient bien emmener tous à la fois leurs
nourrissons, mais bernique; là, c'est comme au trou pour passer:
chacun son tour. Alors, elles les sentent, le lèchent, les
relèchent, les bousculent, les flairent, les reniflent bien l'un
après l'autre, et puis elles se décident, et alors, mon ami, le
premier qu'elles empoignent entre leurs dents, tu peux être sûr
que ça sera le meilleur en tout, le chien sans tares, au nez
excellent, au corps râblé et fin, à la patte solide, un maître
chien, quoi. C'est Miraut que la chienne a repris le premier dans
le tas. Voilà ce qui m'a décidé définitivement. Je savais bien, au
fond que j'avais toujours le temps de retrouver un chien, mais en
dégoter un comme çui-là ça n'arrive pas tous les jours; d'autant
que le gros qui est un bon type et un vieux copain à Pépé, un
homme qui sait ce que c'est que d'aimer la chasse, m'a dit comme
ça, quand je lui demandais combien qu'il en voulait:

«Allons, Lisée, tu veux rigoler, j'suis pas marchand de chiens,
moi! Tu vendrais un chien, un jeune chien à un chasseur qui en
aurait «de besoin», toi?

«--Jamais! que j'ai répondu, mais, la civilité...

«--Ta, ta, ta, tu paieras une bonne bouteille et le premier lièvre
qu'il te fera tuer, nous le boulotterons ensemble, toi, Pépé et
moi. C'est-y entendu?

«--Vas-y! que j'ai répliqué, et on s'a serré la louche.
Maintenant, que j'ai ajouté, voici cent sous pour ta gosse, pour
s'acheter ce qu'elle voudra, «pasque» je vois bien que ça lui fera
mal au coeur de quitter son petit toutou. Mais elle peut être
tranquille, il ne sera pas malheureux chez nous, et bien soigné;
mes chiens à moi, c'est des amis, et je verrais un cochon qui
touche à un chien de chasse, comme il y en a, par plaisir de faire
souffrir les bêtes, j'y casserais la gueule.

--Tu as foutrement raison, approuva Philomen. Si j'avais connu le
salaud qui, l'année passée, a fichu un coup de trident à ma
Bellone, je voulais lui repayer son coup de fourche, moi, et avec
usure.

--Éreinter une bête sans raisons, ou parce qu'elle a lapé
l'assiette d'un chat, ou gobé un oeuf dans un nid, c'est être trop
brute ou trop lâche! Si mon chien fait des sottises, je suis
solide pour les payer, j'ai jamais refusé de rembourser les dégâts
quand c'était prouvé, comme de juste. Mais, mes bêtes c'est la
même chose que mes gosses, je ne veux pas que quelqu'un d'autre
que moi y touche. C'est moi qui juge quand ils ont besoin d'une
taloche ou d'une correction, et on sait que je ne la leur ménage
pas, s'ils la méritent; seulement nous autres, on sait ce qu'on
fait quand on tape et on ne risque pas d'estropier ni de donner un
mauvais coup.

--Voilà! Si on buvait une goutte, proposa Lisée. J't'ai pas
seulement remercié de m'avoir ramené mon sac de sel. Et ta mère
brebis, en es-tu content?

--Oui, bien content, et tu sais que je ne l'ai pas payée trop
cher. J'ai de quoi les hiverner comme il faut, elle et ses
agneaux; au printemps les moutons seront bons à vendre, ils me
repaieront plus que je n'ai donné pour les trois et j'aurai la
mère de bénéfice. Mais tu as racheté un fusil aussi, que je vois.

--J'ai racheté le «Faucheux [3]» du père Denis, il ne peut plus
chasser, lui; c'est la vue qui baisse et les jambes qui ne vont
pas; mais son flingot est presque neuf: les canons sont solides,
les batteries--écoute!--sonnent comme des clochettes d'argent et
il est choqué du coup gauche, ça fait qu'on peut tirer de loin.

[Note 3: Lefaucheux: Les premiers fusils de chasse à doubles
canons remontent au 16ème siècle. C'est avec l'introduction du
chargement par la culasse que l'on vit apparaître au début du
19ème, les premiers fusils à canons basculants. Avec la création
de la cartouche à broche (1828) de Casimir Lefaucheux, ce principe
va connaître un énorme succès en France. [NduC]]

--Tu l'as payé cher?

--Trente francs! c'est pour rien. Quand je songe que j'ai vendu le
mien trente-cinq, plus une tournée à Jacquot de sur la Côte qui
braconne de temps en temps autour de sa ferme... sûrement il ne
valait pas çui-là. Tu vois bien que ma femme n'avait pas de
raisons pour gueuler comme une poule qui a les pattes dans de
l'eau chaude.

--Ah! les femmes!

--À la tienne! mon vieux.

--À la tienne!

--Miraut, petit salaud, quand tu auras fini de resiller mes
savates!

--Ah! il n'a pas fini de t'en bouffer des chaussettes et des
croquenots et des tire-jus, tu veux encore entendre plus d'une
chanson de ce côté-là.

--Je suis là pour répondre un peu, et puis ça lui apprendra, à la
bourgeoise, à laisser tout traîner et sens dessus dessous. Quand
il aura bouffé la moitié de son trousseau, peut-être qu'elle
rangera le reste!

--Qu'il y vienne seulement, ta sale murie, fourrer son nez dans
mon linge! menaça la Guélotte.

Philomen sourit et Lisée ne répondit pas, mais il siffla un coup
et le chien, les voyant se lever, vint tout joyeux gambader sur
leurs pas.

--Allons, mon vieux Miraut, annonça Lisée, je vais te montrer ton
domaine maintenant; nous allons partir au bois faire quelques
fagots. Rien de tel que l'air du bois pour vous remettre d'aplomb
quand on a la grosse tête.



CHAPITRE III

--Crois-tu, confia la Guélotte à sa voisine, la grande Phémie, dès
que Lisée, Miraut et Philomen furent partis, crois-tu que mon
grand ivrogne m'a encore ramené une viôce à la maison!

--Y a bien pitié à toi! concéda l'autre qui n'aimait guère que ses
poules.

--Si encore on avait le moyen! Mais nous avons déjà tant de maux
de nouer les deux bouts. Doux Jésus! Ah! bon Dieu de bon Dieu! et
il va rechasser, reprendre des permis, des actions; dépenser des
sous à acheter de la poudre, du plomb, des fournitures de toutes
sortes, et se faire repincer quand la chasse sera fermée,
«pasque», j'le connais, ce grand mandrin-là, il ne pourra pas se
tenir de braconner.

La grande Phémie qui était vieille fille et, selon toutes
présomptions, vierge et martyre, comme disait Philomen, balança
son goitre, tel un canard son jabot gonflé de pâtée, puis secouant
sa petite tête d'oiseau, émit cet aphorisme de laide que les
événements ne lui avaient sans nul doute jamais permis de vérifier
expérimentalement:

--Les hommes, c'est tous des cochons!

Ensuite de quoi elle songea à ses chères gélines et émit au sujet
de leur sécurité future quelques craintes inspirées par l'annonce
du voisinage de ce jeune et dangereux carnassier.

--Les petits chiens, ça mord tout, ça bouffe tout! J'ai bien peur
que ta sale murie ne s'en vienne rôder autour de ma porte,
épouvanter mes poules, les empêcher d'ouver[4], les faire se
sauver ailleurs et me les saigner. Tu sais bien, le Turc du
Vernois, chaque fois qu'il passe au pays, il fait le tour des
écuries et il nettoie tous les nids: il s'en paye des omelettes!

[Note 4: Ouver: pondre, faire son oeuf.]

--Pourvu que le sien ne s'y mette pas! espéra la Guélotte qui
voyait les nuages noirs s'accumuler sur sa maison.

--Ah! les jeunes chiens, tu sais, renchérit la vieille, il faut
faire bien attention à eux et ne pas les manquer. Si tu vois le
tien fouiner vers tes nids, fous-lui des coups de trique,
autrement c'est fichu! Ah! ton homme aurait bien mieux fait de ne
pas se saouler hier et de te ramener un petit cochon.

--Las moi! se lamenta la Guélotte, accablée.

--Et s'il se met à les manger, les poules, ou à saigner les
lapins, ou à courser les moutons? Le Cibeau du maître d'école,
celui qu'il a vendu à des messieurs de Besançon, lui en a fait
payer pour plus de cent francs dans une année. On a beau avoir des
sous, toucher des mandats du gouvernement, et faire les écritures
de la «mairerie», gn'a ben fallu qu'il s'en débarrasse de sa sale
rosse, sans quoi les gens allaient faire des pétitions et le
dénoncer tous les quinze jours jusqu'à ce qu'on lui foute son
changement.

La Guélotte blêmissait. La perspective de toutes ces histoires,
cette évocation des malheurs futurs poussée au noir encore par la
méchanceté de la Phémie la révoltaient contre ce qu'elle appelait
la bêtise et l'égoïsme de son homme.

--Pour son plaisir, rageait-elle, pour son seul plaisir, dans
quelle position va-t-il nous mettre? Et dire qu'il ne m'a même pas
demandé avis! J'suis donc la dernière des dernières: ah! la grande
vache! la grande fripouille! Mais ils n'ont pas fini, son sale
Azor et lui, j'te leur en foutrai des soupes claires et des pommes
de terre cuites à l'eau, et s'ils deviennent gras, ça ne sera pas
de ma faute!

--Tu devrais tâcher de lui faire crever sa rosse, insista la
vieille teigne, c'est bien facile! J'vais te dire comment on s'y
prend: tu n'auras qu'à lui donner une éponge grillée dans du
beurre ou dans du saindoux; une fois frit, cela se réduit à
presque rien; comme cela sent bon la graisse, ces voraces-là te
bouffent ça d'une seule goulée sans se douter de rien; mais l'eau
de leur estomac fait regonfler la machine; au bout de quelque
temps ça tient toute la place, ça ne peut plus passer ni d'un côté
ni de l'autre et ils crèvent étouffés, les sales goulus! Et
va-t'en chercher de quoi le Médor est claqué et courir après celui
qui a fait le coup!

La Guélotte réfléchissait.

Oui, évidemment, le moyen proposé était excellent pour se
débarrasser de cet hôte encombrant, mais il n'était pas sans
danger, quoi qu'en dît la Phémie.

Lisée aimait ses chiens.

Dans sa longue carrière de chasseur il en avait vu de toutes
sortes et de toutes couleurs: il en avait eu un--il y a bien
longtemps de ça--mangé du loup; un autre décousu par un sanglier,
un troisième qui s'était tué en poursuivant un lièvre qu'il
serrait de trop près: tous deux, le capucin le premier et le chien
immédiatement derrière, avaient sauté dans une sorte de précipice
et le chasseur avait dû descendre au moyen de cordes pour remonter
les deux cadavres; il en avait eu un qui avait suivi une chasse au
tonnerre de Dieu et qu'on n'avait jamais revu: perdu, tué, volé?
Nul ne savait! Lisée avait eu bien du chagrin chaque fois qu'un
tel malheur lui était advenu, il avait même pleuré sur
quelques-uns de ces braves toutous qui étaient de francs et joyeux
compagnons, et, quand il avait pu, les avait toujours, avec une
sorte de piété amicale, enterrés dans un petit coin de son verger
où l'herbe poussait à chaque printemps plus verte et plus drue.

Mais, jamais, non jamais il n'avait été aussi furieux que le jour
où son vieux Finaud s'en vint râler à ses pieds, empoisonné.

Ah! oui! ce n'était pas oublié! Maintenant encore, quand on
évoquait la chose, ses veines du front se tendaient ainsi que des
câbles et ses poings serrés s'arrondissaient comme des maillets,
prêts à cogner.

Quant à la canaille qui lui avait lâchement assassiné son chien,
il avait bien fallu qu'il la découvrît. Après une enquête aussi
minutieuse que lente et discrète, d'insidieuses questions au
pharmacien et au boucher, des observations sans nombre, il avait
réuni un irréfutable faisceau de preuves contre le bandit, la
crapule qui tuait les bêtes en leur donnant à manger, le lâche
hypocrite qui n'osait pas l'attaquer en face. Il avait longtemps
attendu son heure, différant la vengeance jusqu'au moment où
l'affaire serait presque oubliée et où l'autre n'y penserait plus.

Et puis, un beau soir que son empoisonneur était parti en course
au village voisin, Lisée, sans être vu, était venu s'aposter pour
l'attendre au coin du bois du Teuré. Quand il arriva, le chasseur
l'aborda carrément sur la route, se nomma: «C'est moi Lisée!» puis
lui rappela les faits, lui fournit les preuves, le traita
d'assassin et de lâche, et, après l'avoir largement souffleté, le
colleta.

Et alors, la colère, comme un torrent trop longtemps endigué,
remontant du plus profond de son coeur, il avait administré au
chenapan une de ces tournées fantastiques, une de ces volées de
coups de pied et de coups de trique si terrible, que l'autre,
cabossé, meurtri, talé, éborgné, en avait été plus de quinze jours
avant d'oser sortir et ne s'était jamais vanté de la chose.

Mais pas un chien n'avait péri depuis au village: la leçon avait
profité.

«Empoisonner Miraut!» Lisée n'aurait ni trêve, ni repos avant
d'avoir découvert l'assassin. C'était courir un trop gros risque,
se vouer à une existence plus infernale encore, car alors, nulle
journée ne se passerait sans insultes, ni gifles, ni coups de pied
quelque part.

Et puis, on a beau ne pas aimer les bêtes, ce n'est pas drôle tout
de même, pensait la Guélotte, de les voir devant vous se tordre et
se retordre, ne hurler que lorsque la douleur leur tord les boyaux
et vous bourrer des yeux, des yeux à vous tourner les sangs et à
vous décrocher les foies.

Ah! le vieux Finaud!

Il était rentré, plein comme un boudin, après une tournée
apparemment fructueuse dans le village. Même que ça ne sentait pas
la rose quand il se lâchait et on l'avait fourré tout de suite à
l'écurie où il passerait en paix sa nuit de digestion.

--Il s'est nourri, disait en riant Lisée; sûrement qu'il aura dû
bouffer quelque mondure de vache[5] ou quelque ventraille de
mouton.

[Note 5: Mondure, délivrance.]

Mais le lendemain, quand le chasseur s'en était allé à l'écurie
pour délier les bêtes et les conduire à l'abreuvoir, ç'avait été
une autre histoire. Le chien qui souffrait déjà, mais se taisait
stoïquement, avait voulu aller à lui et, comme d'habitude, lui
dire bonjour en se dressant contre ses genoux pour le lécher et
jappoter. Il avait à peine pu se lever sur ses pattes de devant,
le train de derrière paralysé refusait déjà tout service, les
jambes étaient raides.

Alors la bête étonnée, furieuse et désespérée, avait hurlé un long
coup de souffrance et de rage.

Et Lisée, affolé, abandonnant les vaches, avait pris son chien
dans ses bras, l'avait transporté dans la chambre du poêle et
déposé sur un coussin, auprès du feu. Là, il l'avait examiné, lui
avait ouvert la gueule, soulevé la paupière, regardé l'oeil qui
était encore assez clair. Il avait vu tout de suite.

--Cré nom de Dieu! Mon chien est empoisonné! Va vite traire les
vaches que je lui fasse prendre du lait!

Finaud avait difficilement avalé le lait, contrepoison trop peu
énergique, puis il était retombé dans son abattement douloureux;
son poil se hérissait, ses yeux s'injectaient de sang, se
troublaient, il haletait de fièvre et tremblait de froid.

--Qu'est-ce qu'il a bien pu manger, bon Dieu de bon Dieu? rageait
Lisée; si je le savais seulement!

Et Philomen était venu.

--Faut le faire dégueuler! avait-il ordonné. Je vais chercher de
l'huile de ricin. On les sauve souvent avec et j'en ai toujours à
la maison.

Lisée avait desserré les mâchoires déjà raides de son vieux chien
pendant que son ami, avec des précautions fraternelles,
ingurgitait au patient un grand demi-verre du visqueux breuvage.

Sans doute, il était trop tard. Le poison (de la strychnine
probablement), avalé dans un morceau de viande, n'avait produit
son effet que tard, lorsque la digestion était déjà en train. Il
aurait fallu être là alors, se douter et s'y prendre
immédiatement. Mais le pouvait-on? Il était probable que cela
avait dû débuter par de fortes coliques et un chien ne se plaint
pas de coliques. Toute souffrance qui n'a pas une cause directe et
visible le laisse étonné et muet. Il fallait vraiment que les
douleurs devinssent atroces pour que la bête hurlât par
intervalles. Car les crises, comme tétaniques, de raidissement
étaient, après l'absorption de l'huile, devenues plus rares et
l'oeil semblait aussi s'être éclairci. Finaud s'était même levé
tout seul et il avait tenté de remuer la queue en regardant son
maître. Mais il se recoucha aussitôt tandis que Philomen et Lisée
et les amis qui étaient venus faisaient gravement cercle autour de
lui. Il faut avoir vu ces fronts plissés, ces yeux inquiets, ces
grosses mains tremblantes pour comprendre tout ce qui peut, malgré
la rudesse apparente ou réelle, fermenter de bon levain sous ces
écorces tannées et dans ces coeurs frustes de paysans. Lorsque
reparurent les crises et que le chien, en se raidissant, se prit à
hurler, leurs yeux devinrent humides, brillants; l'on sentait en
eux de la douleur et de la colère, et plus d'un qui n'osait se
moucher, de crainte de paraître bête, avala silencieusement une
larme en mordant sa moustache.

Quand, après douze heures atroces d'agonie, le vieux Finaud, vers
six heures du soir, trépassa dans une crise terrible, ils
partirent tous, l'un après l'autre, sans rien dire, les épaules
voûtées et le dos rond, tout bêtes de cette douleur contre
laquelle rien ne les avait cuirassés, tandis que Lisée, sur son
canapé[6], la tête dans les mains, pleurait silencieusement son
chien.

[Note 6: Chez presque tous les paysans franc-comtois, il y a dans
la chambre du poêle, prés du fourneau, un canapé plus on moins
moelleux où l'on se repose fréquemment après le dîner du soir.]

Ah! que non! La Guélotte ne voulait plus de ces scènes-là chez
elle, sans compter qu'un chien de chasse, ça vaut des sous,
surtout quand c'est dressé. Non, ce qu'il fallait, c'était
simplement harceler sans trêve les deux êtres, les deux alliés,
ses deux ennemis: son mari et le chien; les faire souffrir l'un
par l'autre, chercher si possible à les amener à se détester,
mettre Lisée en colère contre Miraut ou profiter d'une de ces
rages que provoquerait sûrement le dressage pour exaspérer son
homme, le dégoûter de sa rosse et la lui faire tuer, ou donner, ou
vendre encore, ce qui serait tout profit pour le ménage.

Oh! elle trouverait bien! D'abord, elle allait dorénavant laisser
les ordures en place: le patron les enlèverait lui-même si ça lui
disait; quant à la soupe, elle serait maigre, et que ce sale cabot
de malheur s'avisât de toucher au linge, aux chaussures ou aux
vêtements; qu'il s'avisât de courir après les poules et de
«coucouter» les oeufs! Le manche à balai était là, peut-être, et
le fouet aussi, et son homme n'aurait rien à dire là contre,
c'était du dressage, quoi! on ne peut pas se laisser dévorer par
une bête! Et au besoin elle jouerait au braconnier de bons tours
dont elle accuserait le chien. Lesquels? elle ne savait pas
encore, mais elle trouverait certainement.

Ah! il faudrait bien qu'elle obtînt l'avantage enfin et qu'il
disparût, l'intrus qui s'était introduit à la faveur d'une
saoulerie. Lisée n'aimait pas les scènes; il en entendrait des
plaintes et elle te lui en servirait des lamentations de Jérémie,
comme il disait, et plus qu'à son saoul, mon bonhomme, espère! Il
aimait à être propre, il en aurait du poil de chien sur ses
habits, et il chercherait les brosses, et s'il y avait d'aventure
du linge de rongé à la maison, ce seraient ses mouchoirs à lui, et
ses pantalons, et son fourbi, et il irait se faire raccommoder ça
où il voudrait, chez le cher ami qui lui avait déniché son animal.
Ah! on verrait bien qui est-ce qui se fatiguerait le premier de la
viôce et qui c'est qui parlerait le plus tôt de la ramener à ce
grand ivrogne de Pépé ou à ce propre à rien de gros de
Rocfontaine.



CHAPITRE IV

Lisée n'eut pas besoin de réitérer son invitation à la promenade.
Dès qu'il eut vu son maître se diriger vers la porte, Miraut,
avant lui, s'y précipita, et avec un tel enthousiasme qu'il
s'empâtura dans les jambes du chasseur et manqua de le faire
piquer une tête en avant, à la grande joie de la Guélotte, qui
ricana:

--S'il pouvait seulement lui faire ramasser une bonne bûche et lui
cabosser le nez comme je voudrais!...

Mais Lisée, bonne pâte, ne fit pas semblant d'entendre. Il sourit
à son toutou et, penché sur lui, peut-être simplement pour faire
rager sa femme et lui prouver que son affection n'était point
amoindrie, se mit à lui parler avec une sorte de zézaiement
maternel:

--Que n'est-i content ce petit ciencien de sortir avec son papa
Lisée?

--Rrr aou, répondait Miraut en lui léchant le nez.

--Qu'on va-t'i serser des yèvres?

--Bou! hou! reprenait le petit chien.

--Grand idiot! ricanait la femme tandis qu'ils gagnaient la porte
tous deux, l'un gambadant, la gorge pleine d'abois joyeux, l'autre
riant silencieusement dans sa barbe de bouc.

Miraut avait compris le sens général des paroles de Lisée. Il
savait qu'on allait sortir et courir et jouer; la direction de la
porte prise par son maître lui confirmait d'ailleurs cette
merveilleuse promesse.

Il est deux séries de mots que les jeunes chiens saisissent
extrêmement vite: ceux qui servent à les appeler à la pâtée, ceux
qui les invitent à prendre leurs ébats au dehors. Ces mots
correspondent à la satisfaction des deux grands besoins
primordiaux des jeunes bêtes domestiquées: la nourriture et le
mouvement. Tous leurs instincts sont donc perpétuellement tendus
vers l'accomplissement des actes qui sont liés à ces deux
fonctions. Plus tard, avec d'autres besoins, naissent d'autres
aptitudes, et Miraut, en particulier, arriva à ouvrir toutes
portes non verrouillées, mais il se refusa obstinément à apprendre
à les fermer. D'ailleurs, dans la maison de sa mère, peut-être
grâce à ses leçons, avait-il déjà appris à reconnaître, parmi le
bafouillage humain, les syllabes magiques qui présagent la venue
de la gamelle de soupe ou qui donnent la clef des champs.

Lisée n'en fut pas moins attendri de cette marque d'intelligence
qui lui permettait de fonder sur les aptitudes de son chien les
plus belles espérances.

Il décida qu'on prendrait la ruelle jusqu'au centre du village et
que, de là, on suivrait dans toute sa longueur la voie principale,
de façon que le chien pût avoir une idée d'ensemble du pays qu'il
allait habiter.

Il ouvrit donc la porte, mais cela ne devait pas marcher tout
seul.

Dès que Miraut, en coup de vent, se fut précipité dans la cour,
toutes les poules, effarées de cet être qu'elles n'attendaient
point, s'enfuirent et s'envolèrent à grands cris et grands fracas,
tandis que le coq, les plumes hérissées, la crête au vent,
piaillait des roc-cô-dê! menaçants et furieux, tout en se
retirant, lui aussi, avec prudence.

Miraut, un peu étonné de tout ce vacarme qui l'enchantait et de ce
mouvement de retraite qui l'encourageait, allait peut-être
transformer en offensive vigoureuse son élan en avant, lorsqu'un
mot du maître, haussant le ton, le rappela à lui:

--Ici! Veux-tu bien!... petit polisson! Faut laisser les poules
tranquilles! Allons, viens ici!

Comprenant qu'il avait peut-être fauté, Miraut, quêtant un pardon
et une caresse, vint se dresser contre les genoux de Lisée, puis,
absous d'une chiquenaude amicale, repartit aussitôt.

Un petit bâton sollicita son attention: il s'en saisit et, en
travers de sa gueule, la tête haute, le porta fièrement jusqu'à la
première bouse de vache, pour laquelle il l'abandonna sans
hésiter.

--Sale! petit sale! veux-tu bien lâcher ça! gronda Lisée.

Miraut, légèrement étonné du peu de goût de son maître, laissa
tomber cette galette de bouse qui sentait pourtant si bon et
allait chercher autre chose, quand il tomba tout à coup en arrêt,
roide, entièrement immobile, figé sur ses quatre pattes.

--Allons, viens-tu? reprit son maître.

Mais Miraut ne bougeait pas.

--Viendras-tu donc, traînard! accentua Lisée.

Mais Miraut se fichait de la parole du maître et, sans plus remuer
qu'une souche, semblait médusé là, par quelque effrayant
spectacle.

--Quoi, qu'est-ce qu'il y a donc? interrogea le chasseur en jetant
les yeux dans la direction vers laquelle Miraut regardait
toujours.--Ah! c'est toi, ma vieille Bellone, continua-t-il. Viens
voir ici ma Bêbê! Ah! on ne le connaît pas encore, çui-là! Allons,
viens voir, viens, j'vas te présenter.

La chienne, en découvrant deux rangées superbes de crocs et en
plissant le nez, sourit au chasseur, puis s'approcha de lui,
frétillant du fouet et tortillant du derrière.

C'était la chienne de l'ami Philomen: elle avait souvent chassé de
compagnie avec le vieux Taïaut ainsi qu'avec son maître et
s'étonnait à juste titre de ce nouvel arrivant.

Lisée flatta la bête et appela Mimi.

En se tordant et se rasant, ce qui indiquait à la fois du plaisir
et de l'appréhension, il s'approcha du groupe.

Et la chienne, le poil du dos hérissé comme une brosse de
chiendent, hautaine, les crocs montrés, le toisa de toute sa
hauteur.

--Allons! allons! calma Lisée d'une voix conciliante, allons! tu
vois bien que c'est un petit; ne lui fais pas de mal, voyons,
puisque j'te dis que c'est un gosse et que vous allez faire une
paire d'amis.

Miraut, à la dérobée, reniflait la chienne, qui, elle, toujours
digne et grave et sévère, l'inspecta minutieusement sur toutes les
coutures et pertuis. Son nez, en effet, plus ou moins plissé, ce
qui témoignait du mépris, de la surprise ou de la sympathie, se
promena de la gueule pour sentir ce qu'il avait mangé, au ventre
pour y reconnaître la litière ou les compagnons, et ailleurs pour
en discerner le sexe.

Quand elle fut bien convaincue par deux inspections
complémentaires que c'était un mâle, son poil s'abaissa, ce qui
indiquait que la colère, la méfiance et la crainte étaient
abolies. Et elle se laissa complaisamment lécher la gueule par
Miraut, qui flattait en elle une puissance redoutable.

--Allons, c'est très bien, conclut Lisée en lui donnant une petite
tape d'amitié sur la tête; vous voilà copains comme cochons, à
présent.

Et il la laissa, la queue frétillante, reprendre sa flânerie par
les buissons et les haies, en quête d'os jetés ou de toute autre
pitance plus ou moins haute en odeur et en goût.

On continua la traversée. Mais pas un azor du village, du roquet
de l'abbé Tatet au semi-terre-neuve de l'épicière, n'omit de venir
mettre son nez sous la queue de Miraut pour faire connaissance.

On les voyait s'amener tous, un sentiment de surprise dans l'oeil
et dans le mufle, humbles et hésitants ou raides et rapides selon
leur taille et le sens de leur force. Et ce furent des stations
sans nombre dont riait Lisée tout en blaguant avec les voisins et
en expliquant pourquoi il avait cru devoir retrouver un chien.
Toutes ces rencontres furent favorables au nouvel arrivant, sauf
toutefois la dernière, qui se trouva être un peu tendue.

Souris, le roquet de la tante Laure, une vieille fille hargneuse
qui avait façonné son chien à son image, accueillit le passage de
Lisée et de son commensal par sa bordée ordinaire et rageuse
d'abois. Comme Miraut, déjà rassuré par la bonne réception des
autres camarades du village, s'en allait vers lui, le poitrail
haut, l'oeil clair, la queue frétillante pour une salutation
cordiale, l'autre, plus furieux que jamais, les babines méchamment
troussées, se précipita pour le mordre, certain qu'il croyait être
de prendre sur celui-là, plus faible, sa revanche des injures et
des mépris dont l'accablaient les autres toutous du pays. Car les
indigènes chiens de Longeverne, libres pour la plupart et vivant
au grand air, ne pouvaient sentir ce casanier puant le renfermé,
le moisi et la vieille pisse.

Miraut, sans défiance et quasi désarmé eût, sans nul doute, écopé
d'un coup de dent, d'autant que Lisée, pour la centième fois de la
journée, expliquait à son ami, le cordonnier Julot, la généalogie
de son chien et ne prêtait guère attention à la querelle, quand la
Bellone, à laquelle on ne pensait point, et qui, ayant terminé sa
petite ronde, rejoignait Lisée, pressentant qu'il allait au bois,
se trouva là, juste à point pour empêcher un abus de force aussi
traître que peu chevaleresque du roquet.

Grondante, le poil du dos en brosse, les dents prêtes à l'attaque,
elle se jeta tout à coup devant Miraut, coupant l'élan de Souris,
le défiant de sa puissante mâchoire, puis, prenant à son tour
l'offensive, se précipita sur l'insulteur et lui pinça
vigoureusement le derrière.

L'autre n'attendit point son reste et, hurlant, décampa à toute
allure, poursuivi par la chienne, qui lui serrait toujours
durement la peau, tandis que tous les voisins se retournaient,
surpris et interloqués de cette intervention si spontanée et si
inattendue.

Miraut, reconnaissant, vint lécher les babines de sa protectrice
qui, calme et digne, se laissa remercier, assise sur son derrière,
l'oeil encore tout plein d'éclairs de colère et le fouet
frémissant.

--Hein! tu vois, constata Lisée; elle sent déjà que ce sera un
crâne chien, un bon camarade, et qu'ils feront plus d'une partie
ensemble. Elle le défend comme si elle était sa mère.

--Si ton chien était aussi bien une chienne, remarqua son
interlocuteur, elle ne l'aurait pas protégé. Entre elles, ces
charognes-là ne peuvent pas se sentir, tandis que des mâles
s'accordent parfaitement.

--Sauf quand il y a une chienne en folie dans le pays.

--Oh! dans ce cas-là, reprit le cordonnier, il n'y a pas que les
chiens qui se brouillent. Encore ont-ils, eux, sur les hommes,
l'avantage de tout oublier quand c'est passé, tandis que j'en
connais, et toi aussi, qui, pour des sacrées morues de rien du
tout, plus décaties maintenant qu'un tronc vermoulu, et pas même
bonnes à laver la buée, se saigneraient encore en souvenir de ce
qui s'est passé il y a peut-être plus de trente ans.

--Pourtant, insista Lisée, il y a des chiens chez qui ça dure:
ainsi le Turc du Vernois et le Samson de Salans n'ont jamais pu se
sentir ni se rencontrer sans se foutre la pile.

--Ça ne m'étonne pas: ce sont les plus forts du pays. Dès qu'une
femelle s'échauffe, ils sont là et, comme les autres filent doux
devant leurs crocs, c'est toujours entre eux deux que ça se passe.
Alors, tu comprends, une rancune n'est pas encore oubliée, qu'une
nouvelle histoire recommence, et c'est comme dans la chanson du
rouge poulet, ça ne finit jamais.

--La chiennerie, quand ça veut, c'est presque aussi cochon que
l'humanité, affirma Lisée en manière de conclusion.

Et il sortit du village et prit à travers champs le sentier de la
forêt, devancé par Miraut qui écartait toutes les mottes,
s'arrêtait à tous les bouts de bois, et suivi de Bellone, qui,
elle, le regardait un peu craintivement, à la dérobée, craignant
qu'il ne la renvoyât à la maison.

Comme on était encore dans le temps de la chasse et que les
travaux des semailles empêchaient Philomen de profiter pour
l'heure de son permis, il la laissa les accompagner, se disant
qu'après tout ça habituerait déjà un peu son chien et que ça
commencerait son dressage.

Cependant, Miraut continuait à trotter, flairant les taupinières,
puis revenait à toute allure se jeter dans les jambes de son
maître, qu'il mordillait de ses jeunes dents.

Ce fut ensuite à Bellone qu'il s'en prit, lui sautant à la gorge,
à la gueule, aux pattes, la faisant trébucher, tandis que la bonne
bête, un peu agacée, mais comprenant bien qu'il faut que jeunesse
se passe, le laissait faire quand même tout en grognant de temps à
autre.

Enfin, quand elle en eut assez, comme elle ne voulait point le
mordre, pour le faire cesser elle prit carrément le galop. Le
jeune toutou voulut la suivre et prit son élan derrière elle, mais
il n'était pas encore de taille à affronter à la course une bête
aussi rapide et aussi bien découplée. Au bout d'un instant, il se
retourna pour voir si Lisée, lui aussi, n'avait point pris le pas
de charge; mais, placide et la pipe aux dents, le braconnier, les
yeux rêveurs, s'en venait de son égale et tranquille allure.

Alors, Miraut, éloigné de tous deux et ne sachant plus auquel
aller, se mit à aboyer plaintivement puis avec fureur des deux
côtés, tandis que son maître, riant de son indécision et de sa
colère, le rappelait à lui d'un geste et d'un mot amicaux.

--Viens ici, viens! petit imbécile!

Un dernier coup d'oeil à la chienne qui gagnait la lisière du
bois, quêtant déjà, le nez à terre, un dernier aboi rageur à
l'adresse de cette lâcheuse, et oublieux et déjà ragaillardi,
Miraut revint lécher la main pendante du patron.

On arriva à la coupe.

Le petit chien, marchant dans les foulées de son maître, s'empêtra
si bien dans les branches et les rameaux qu'il en hurla de colère
et que Lisée dut le prendre dans ses bras pour le transporter
jusqu'à l'endroit où il se proposait de fagoter, à quelque
douzaine de mètres de la lisière. Il le déposa sur le sol et
Miraut attendit, pensant qu'on allait jouer; mais dès qu'il vit
que le maître ne s'occupait qu'à prendre, sans même les lui donner
à mordre, les rameaux demi-secs à la longue file alignée par les
bûcherons après l'abatage du printemps, le jeune animal s'ennuya.
À plusieurs reprises il revint mordiller les jambes de Lisée,
mais, voyant que celui-ci ne prêtait nulle attention à ses avances
et qu'il n'arrivait à aucun résultat, il se résolut, par ses
propres moyens, à regagner les champs.

Au bout de quelques minutes, et après avoir savamment louvoyé
entre les brandes, il y parvint et charma ses loisirs en attaquant
les taupinières. Le fret des taupes, facile à suivre, et l'odeur
montant par les couloirs souterrains l'induisaient à des
explorations hardies, éveillaient son instinct de chasse,
excitaient sa juvénile ardeur.

De la patte et de la gueule, reniflant et grattant et mordant, il
eut bientôt fait de creuser un trou d'un bon demi-pied de
profondeur. De temps en temps, plongeant son nez dans le boyau
ouvert, il reniflait plus bruyamment et même aboyait, puis, la
taupe épouvantée fuyant, fret et odeur s'évanouissaient, et il
abandonnait sa taupinée pour en attaquer une nouvelle.

Lisée, en liant ses fagots, le regardait faire, tout joyeux.
Miraut était dans la vraie tradition. C'est ainsi que commencent
la plupart des jeunes toutous. Ils courent d'abord après les
oiseaux et veulent déterrer les taupes; plus tard, quand ils sont
de bonne race, ils abandonnent vite ce gibier-là pour en courir un
autre. Et le chasseur, de loin, excitait en riant et en ricanant
son compagnon:

--Allez! attrape-le, le «boussot» [7]!

[Note 7: Boussot, corruption de pousseur, nom régional et patois
de la taupe.]

--Comment, tu ne l'as pas encore?

--Oh! oh! tu lances déjà, mon gaillard, y a du bon, alors, y a du
pied!

Pourtant, lorsque Miraut eut bien gratté, qu'il eut la truffe tout
à fait noire et la gueule pleine de terre, il s'ennuya de ces
vaines poursuites et de ce travail inutile et, fatigué, regagna le
bois.

Derrière un fagot l'abritant du vent, il découvrit la blouse et le
tricot de son maître et, jugeant dans sa bonne petite jugeote de
bête que, comme matelas, ça valait sans doute mieux que la terre
humide, sans hésitation il se coucha en rond dessus et s'endormit
du sommeil de l'innocence.

--Sacré petit voyou, s'écria Lisée en venant, au moment de partir,
le retrouver dans cette position, il est déjà roublard comme père
et mère. Attends, mon vieux, la patronne, elle t'en baillera des
blouses et des tricots pour te coucher dessus.

Et, tout attendri par cette évocation et aussi par cet acte
d'intelligence, il embrassa son brave chien sur le crâne et
l'emmena vers la maison.



CHAPITRE V

Peu méfiant de son naturel, Miraut apprit bien vite à se défier de
la patronne, qui ne manquait jamais, chaque fois qu'il se trouvait
devant elle, de marquer cette rencontre, non point d'un caillou
blanc comme pour les jours heureux, mais bien d'un coup de sabot
dans son derrière de chien.

Ce fut pour lui un étonnement, car on ne l'avait jamais battu
auparavant.

Il l'évitait le plus possible. Dès qu'il la voyait apparaître,
divinité au balai, il ne manquait pas de guetter son regard et,
s'il y reconnaissait le moindre éclair maléfique, le plus infime
reflet douteux, il faisait de sages détours et se ménageait autant
que possible des chemins de retraite. L'autre s'aperçut bien vite
du manège dont il usait pour éviter toute rencontre et, comme elle
n'avait point désarmé, elle chercha par ruse à tromper sa
vigilance. Tout en n'ayant l'air de s'occuper que de son ménage,
elle s'arrangeait pour se rapprocher de la bête, soit qu'elle
jouât avec les chats, soit qu'elle dormît dans un coin et, sans
rien dire, tout à coup, lui labourait traîtreusement les côtes à
coups de sabots.

La Guélotte se montrait cependant plus circonspecte quand Lisée
était à la maison et ne rossait alors le chien que lorsqu'elle
avait trouvé un prétexte plausible de correction dont le moindre
était que ce sale chameau se trouvait toujours dans ses jambes, ou
qu'il emplissait de poil le canapé, ou encore qu'il lapait
continuellement l'assiette des chats et leur prenait leur place
sur le coussin, sous le poêle.

Cependant ces trois bonnes bêtes étaient loin de faire mauvais
ménage. Très souvent, après s'être mordillés pour rire, poursuivis
sous la table et sous le buffet, avoir sauté sur les chaises et le
canapé en lançant des vrraou et des pfff... aussi inoffensifs que
menaçants, après s'être griffé la peau et tiré la queue, ils
s'endormaient fraternellement côte à côte, les deux minets sur le
jeune chien, leurs petites têtes carrées sur la poitrine de
Miraut, en bons amis qu'ils étaient.

Mique aimait autant Miraut que ses petits; peut-être même
l'aimait-elle mieux, car elle tolérait de celui-ci des jeux
qu'elle n'admettait pas chez ses enfants.

Le chien s'amusait quelquefois à lui prendre les puces. C'était,
jugeait-il, une grande faveur qu'il lui accordait. Plissant la
truffe, claquant les incisives, il lui labourait l'échine ou les
flancs d'arrière en avant, pinçant très souvent et assez fortement
la peau avec les poils, ce dont Mique, en miaulant doucement,
l'avertissait en le priant de cesser.

D'autres fois il la tirait violemment par la queue, ou bien
encore, l'empoignant entre ses dents par la peau du cou, il la
secouait brutalement sans qu'elle songeât à se défendre. Elle
n'eût certes pas toléré de telles familiarités d'un autre, et la
dent pointue et la griffe acérée auraient vite remis à sa place le
malplaisant qui se serait permis à son égard de semblables
fantaisies.

Elle avait pour Miraut l'indulgence grande de la maman pour
l'enfant terrible qui a bon coeur et qui sera fort, et elle lui
savait gré d'être gentil avec ses petits.

--Il veut casser les reins à ma chatte, hurla un jour la Guélotte
en voyant Miraut secouer de tout son coeur la bonne Mique, qui se
contentait voluptueusement de fermer les yeux en tendant les
pattes en avant.

Et, s'élançant sur le coupable, elle le châtia avec vigueur, puis,
s'adressant à l'homme qui protestait, invoquant le laisser-faire
de la chatte:

--Tu ne vas pas dire encore qu'il ne lui faisait rien! S'il ne me
la tue pas, il lui fera quitter la maison, une si bonne ratière!
Elle partira dans les champs, comme çui de la Phémie, que le
renard a croqué, ou bien elle mangera de la vermine dehors et en
crèvera «pasqu'il» y aura un salaud de chien à la maison. Ah! mais
non! tu sais, pas de ça. Tu as amené un chien, c'est bon; il est
là, qu'il y reste, mais moi je veux garder ma chatte, qui est
sûrement plus utile, et quant à ta murie tu feras bien de
l'enfermer. Il a le temps de courir quand il pourra chasser, et je
suis fatiguée de l'avoir par les jambes. La remise est là, tu lui
mettras de la paille, et il aura assez de place pour se balader si
ça lui chante.

Pour avoir la paix, Lisée céda et convint que, quand il ne serait
pas là pour surveiller Miraut, il l'enfermerait dans la grande
remise, près de l'écurie des vaches.

Le lendemain, comme il s'absentait pour aller donner un coup de
main à François, le fermier des Planches, Miraut connut pour la
première fois les avantages de la claustration.

Ce fut la Guélotte qui se chargea de conduire à la remise le petit
chien; la manière forte convenait à son tempérament; aussi, dès
que Lisée eut chaussé ses souliers, elle interpella violemment
Miraut:

--Allez, charogne! à la paille. Vite!

Celui-ci, qui espérait accompagner le patron, n'obtempéra point à
cette injonction et alla se musser sous le fourneau, auprès de ses
amis les chats.

--Est-ce que tu vas obéir, sale bête? continua-t-elle.

Et son sabot alla chercher, sous son abri, les côtes ou le
derrière du chien qui faisait la sourde oreille.

--Tu vois, tu vois, reprit-elle, une vraie rosse: pas moyen de le
faire obéir! Ah! tu as fait une belle acquisition le jour où tu me
l'as amené. Si tu crois qu'il t'écoutera jamais à la chasse!

--Les bêtes, c'est comme les gens, riposta Lisée; on en fait ce
qu'on veut quand on sait les prendre. Encore, sur ce point-là,
valent-elles souvent mieux que les femmes, car de toi, comme que
ce soit que je m'y sois pris, je n'ai jamais rien pu tirer de bon.
Toujours aussi chameau! ...

--C'est ça, recommence! C'est moi maintenant qui suis cause que
ton chien n'écoute rien.

--Il n'écoute rien? tu vas voir! Viens, Miraut, viens ici, mon
petit, viens, appela doucement Lisée.

Lentement, ayant bien compris que le patron prenait sa défense,
tout en guettant les gestes de la paysanne, Miraut, écrasé sur les
pattes, le cou tendu, les yeux inquiets, le fouet battant,
s'approcha lentement de son maître, dont il vint lécher les mains.

--Viens, mon beau, viens avec moi, viens, continua Lisée; tu sais
bien que je ne veux pas te battre, moi; allons nous coucher.

Et, tenant son chien par le collier, le caressant, tous deux
franchirent la porte, Miraut, très inquiet et battant de la queue
comme s'il appréhendait la sale blague qu'on allait lui faire.

Ils passèrent à la cuisine d'abord, puis traversèrent une petite
chambre de débarras et, de là, entrèrent à la remise, toujours
suivis par les regards haineux et narquois de la ménagère.

--La belle paire ricana-t-elle. Ah! je suis bien montée.

--Tu as mieux que tu ne mérites, répliqua le chasseur.

Lisée conduisit Miraut jusqu'à la botte de paille qu'il avait
préparée et le contraignit doucement à s'y coucher; puis il le
flatta de la main, l'engagea à dormir et se leva pour le quitter.

Cela ne faisait guère l'affaire du chien, qui s'enfila résolument
dans ses jambes et le suivit jusqu'à la porte, qu'il voulut
franchir en même temps que lui. Lisée dut le reconduire une
nouvelle fois à la paille et lui enjoindre de rester tranquille.

Mais, tandis qu'il regagnait la sortie, tremblant de tous ses
membres et droit sur sa botte, Miraut, le regardant avec des yeux
humides et brillants de crainte et de désir, semblait le supplier
de l'emmener.

--Reste! commanda assez énergiquement Lisée.

Puis, pour atténuer ce que le ton de cet ordre avait de trop sec,
il ajouta, persuasif:

--Couche-toi, mon petit, voyons!

Miraut, n'entendant que le ton amical de cette suprême
recommandation et croyant que le maître, apitoyé, revenait sur sa
décision, se précipita de nouveau pour sortir; mais Lisée se hâta,
la porte claqua sèchement, et le chien, seul, perdu dans la grande
pièce, se mit à appeler au secours, à japper, à gueuler, à hurler
en désespéré.

--Tu l'entends, reprit la femme, il fait un beau raffut. Tout le
village va croire qu'on s'égorge ici.

--Je te défends d'aller le toucher, ordonna Lisée. Tu n'as qu'à le
laisser tranquille, il se calmera tout seul. Ce n'est d'ailleurs
pas inutile qu'il apprenne que l'on ne fait pas toujours tout ce
qu'on veut dans la vie, et puis, de gueuler un peu, ça lui fera la
voix.

Miraut, seul, ne se consola pas vite. Devant la porte close, il
continua à brailler et hurla jusqu'à la grande fatigue. De temps à
autre il s'arrêtait et écoutait, pensant que ce n'était peut-être
qu'une farce qu'on lui jouait, et qu'on allait revenir le
délivrer.

Mais quand il entendit le martèlement des souliers de Lisée
frappant la terre battue du chemin, il comprit que c'était pour
tout de bon qu'on l'emprisonnait. Une rage folle s'empara de lui,
il sauta contre la porte qu'il mordit de tout son coeur et essaya
même d'atteindre la fenêtre afin de s'évader coûte que coûte.

Quand tout bruit et tout espoir de retour se furent évanouis, il
jappa encore longtemps, longtemps, et sa voix avait des inflexions
tantôt de douleur puérile, tantôt de colère furibonde, tantôt de
rancune farouche; puis, fatigué et dolent, il revint à sa botte de
paille, l'écarta un peu des quatre pieds pour faire un creux,
tourna sur lui-même une douzaine de fois, se releva, retourna en
sens inverse et finalement se coucha en rond et s'endormit.

Quand il se réveilla, au bout d'une heure environ, seul dans sa
prison, et que lui fut revenu le sentiment de ce qui s'était passé
avant son sommeil il eut un aboi d'appel, pensant que peut-être
Lisée, revenu de sa promenade, viendrait le délivrer.

Mais, écoutant avec soin, il ne distingua dans la maison que le
bruit des sabots de la patronne.

Il pensa qu'il était préférable de ne pas insister, qu'il valait
mieux se faire oublier d'une puissance aussi dangereuse et se tut,
puis chercha par ses seuls moyens à sortir de sa prison.

Il ne s'amusa point à regarder les murs: bien que personne ne le
lui eût jamais dit, il savait qu'il n'y a rien à faire de ce côté;
mais, pour avoir mordu dans le bois et porté à la gueule des
bâtons de tailles diverses, il n'ignorait plus que cette matière
est attaquable, et qu'avec de bonnes dents on en peut venir à
bout. Toutefois, comme il avait vu que Lisée ne mangeait pas les
portes chaque fois qu'il avait à sortir, et que, même pour les
bêtes qui semblent le moins les observer, tout exemple est un
enseignement, à l'instar de son maître, il se dressa devant la
porte et appuya contre de toutes ses pattes pour la faire ouvrir.

Mais il ignorait la mécanique des serrures et rien ne bougea; il
gratta alors, rien ne changea; il mordit ensuite et ses dents
s'enfoncèrent; lorsqu'il les retira, la porte resta close.

Et n'entendit-il point alors la voix de la Guélotte qui menaçait:

--Ah! sale charogne, tu ne veux pas te coucher, attends un peu!

Un claquement suivit aussitôt, la porte toute grande s'ouvrit et
la paysanne, raide et revêche, apparut, le fouet à la main.

Miraut, la tête basse, avait déjà battu en retraite et s'était
caché sous une vieille crèche, parmi des instruments hors d'usage,
tandis que l'autre, satisfaite, rebarricadait violemment
l'ouverture après avoir fait claquer son fouet.

Il était imprudent de s'aventurer dans cette direction: Miraut se
tourna du côté de la rue. Là encore, mêmes efforts, mais rien ne
fit céder les lourds battants de chêne, armés de clous.

Et pourtant, peu de chose séparait le chien de dehors. Il pouvait
entendre les poules qui, intriguées de son reniflement,
s'approchaient avec prudence de l'huis en faisant cococo!...
cocodê! et le coq qui battait des ailes, faraud.

Être si près du but et ne rien pouvoir! Un jappement de rage lui
échappa.

Il appuya l'avant-train contre le mur pour atteindre de nouveau la
fenêtre, prit son élan pour aller plus haut, ne réussit qu'à se
meurtrir les pattes et le nez, et, en désespoir de cause, vint se
rasseoir sur sa paille.

Une soif de mouvement, un besoin de se démener, de se dépenser, de
se répandre, le tenaillaient; il était nécessaire qu'il courût,
qu'il portât quelque chose à sa gueule.

Et peu à peu, et à tour de rôle, ses yeux se promenèrent sur tous
les objets qui garnissaient la pièce.

Un morceau de bois le sollicita: il le mordit, le rongea, puis il
l'abandonna dans sa paille; il trouva ensuite un os, un vieil os,
dur, moisi, sale, qu'il nettoya avec soin et croqua avec frénésie;
puis il renversa divers paniers, sauta sur une table boiteuse, et,
la fièvre de la recherche et de la découverte l'emballant de plus
en plus, il fouilla partout, renifla, fureta, fit des bonds de
tous côtés, déplaça des tas de choses, en bouscula d'autres,
mordit, rongea, sauta encore, aboya, et ne s'arrêta enfin que las,
éreinté, fourbu, pour s'endormir cette fois, sans soucis ni
remords, du sommeil du juste, parmi sa paille... fraîche au milieu
d'un admirable et fantastique désordre qu'il avait créé pour sa
joie.



CHAPITRE VI

--Faut aller chercher le chien pour lui faire manger sa soupe,
commanda Lisée en rentrant à la maison.

--Tu peux bien aller le quérir toi-même, ta rosse! répliqua la
femme.

--Toujours aussi fainéante! riposta de nouveau Lisée pour la
piquer au vif.

Blessée en effet, la Guélotte se redressa furibonde:

--Fainéante, moi! tu devrais bien avoir honte, grand vaurien, de
me lâcher des mauvaises raisons comme ça! mais tout ce matin je
n'ai pas arrêté une minute de travailler.

--De la langue, compléta le chasseur.

--Eh bien! j'y vais lui ouvrir à ta charogne, puisque aussi bien
il n'y a plus qu'elle qui compte ici, et que moi je ne suis plus
rien que vot' domestique à tous les deux.

Et elle passa dans la pièce voisine, communiquant avec la remise.

Miraut, par son bruit réveillé, l'oreille aux écoutes, reconnut le
pas et ne bougea mie de sa paille.

Dès que la porte fut ouverte, la Guélotte leva les bras au ciel,
prenant, bien qu'elle fût seule, tout l'univers à témoin:

--Jésus! Marie! Joseph! Si c'est permis! Mais venez voir ce
cochon-là, quel ménage il m'a fait! s'il est possible d'imaginer!
Oh! mon Dieu, doux Jésus! qu'est-ce qu'on veut devenir?

Et elle criait, piaillait, gueulait, tempêtait tant que Lisée, qui
ôtait ses souliers, accourut vivement en chaussettes, se demandant
avec anxiété de quel abominable crime domestique son chien avait
bien pu se rendre encore coupable.

Miraut, affalé sur le flanc, le museau inquiet, les yeux tout
ronds de frayeur, le fouet battant, regardait du côté de la porte,
craignant fort la raclée.

Lisée arriva près de sa femme. Il vit et aussitôt éclata de rire,
d'un bon gros rire joyeux qui lui secouait le ventre et lui
découvrait les chicots.

--Ah ben! bon Dieu! celle-là, elle est bonne! Quel sacré commerce
a-t-il fait? Comment diable a-t-il bien pu s'y prendre?

La couche de Miraut était un capharnaüm magnifique. Parmi les
brins de paille, outre les os et les bouts de bois qu'il avait
rassemblés, se trouvaient encore une queue de râteau, un vieux
fond de culotte, un demi-double de poires, trois ou quatre débris
de peaux de lapins, un sabot, une pomme d'arrosoir, trois vieilles
pantoufles, deux antiques balais, des paniers percés, un sac qui
ne l'était pas moins, une paire de chaussettes, un cercle de
tonneau et une valise vieille, très vieille puisque c'était celle
dont Lisée se servait quand il faisait son service militaire.

--Ben! m'est avis qu'il n'a pas perdu son temps, lui non plus.

--Murie! charogne, canaille! chameau! rageait la Guélotte. Oh! mes
peaux de lapins! mes trois peaux de lapins! Il les a déchirées et
bouffées, le cochon! trois peaux de lapins qui valaient bien six
sous!

--Où étaient-elles? questionna Lisée.

--Elles étaient pendues à une solive du plafond.

--Faut pas essayer de me monter le coup!

--Je te dis que si! Je te jure que si! Tiens, regarde à ces clous,
il en reste encore des morceaux, la déchirure est toute fraîche.

Lisée dut bien se rendre à l'évidence. Miraut avait décroché les
peaux de lapins du plafond. Ça, c'était un peu fort. Comment
avait-il bien pu s'y prendre? Il est vrai qu'elles pendaient un
peu. Mais, tout de même...

Et le chien, inquiet, battait toujours la paille avec sa queue.

À la fin Lisée se rendit compte de la façon dont il avait dû
opérer. Miraut avait sauté sur la table, et de là, prenant son
élan, il s'était précipité à l'assaut des peaux de lapins qu'il
avait au passage accrochées avec sa gueule et entraînées dans sa
chute.

Combien de fois avait-il dû essayer avant de réussir!

Mystère! mais les peaux de lapins l'avaient, à coup sûr, rudement
tenté.

--Il aimera le poil, conclut le chasseur. Gare aux lièvres!
Allons, petit, viens manger. Il faut bien que jeunesse se passe!

--Et mes peaux de lapins? glapit la Guélotte.

--Tes peaux de lapins, tes peaux de lapins!... M... pour tes peaux
de lapins! Une autre fois tu les iras suspendre à la panne
faîtière de la grange: il n'ira probablement pas les y décrocher.

La femme se tut; toutefois, lorsque Miraut passa devant elle, il
endossa pour le prix des fameuses peaux de lapins un solide coup
de sabot dans les côtes.

Tout de même, ne se jugeant pas suffisamment vengée, elle ajouta:

--Il y restera dans sa saleté avec ses cercles de tonneaux et ses
vieux balais, il y couchera: ce n'est pas moi qui la lui
nettoierai, sa niche, à ce dégoûtant-là.

--C'est bon, c'est bon, calma Lisée d'un ton conciliant.

Mais Miraut jouait déjà avec Mitis, le jeune matou à qui il
prenait les puces, tandis que le chat, renversé sous son gros
mufle, s'agitait des quatre pattes pour le repousser sans lui
faire de mal et se mettre enfin debout.

Le maître les sépara en montrant au chien sa gamelle fumante. Avec
bruit, Miraut lapa sa soupe, une soupe claire dont l'eau chaude
était l'unique bouillon, puis, non rassasié, vint tourner autour
de la table, guettant les morceaux de pain, les débris de légumes,
les couennes de lard ou les os que le maître voudrait bien jeter.

--Qu'est-ce qu'il «allure», ce goinfre-là? ronchonna la Guélotte,
il n'est donc jamais content?

Le chien l'évitait, mais par contre, enhardi par les petits mots
d'amitié et les caresses du patron, il s'en venait doucement poser
son museau sur la cuisse de Lisée, puis de la patte lui grattait
le genou en ayant l'air de dire: «Hé! ne m'oublie pas!»

Tant qu'on lui donna, il resta ainsi, mais quand le braconnier eut
cessé de partager avec lui et lui eut signifié, en se frottant les
mains devant son nez, qu'il n'avait plus rien à attendre, il se
remit à fureter par tous les coins de la pièce, puis, finalement,
s'affaissa sur le ventre et resta tranquille.

On n'y prit garde, mais quand, à la fin du repas, étonné qu'il eût
été si calme, la Guélotte se leva pour débarrasser la table, elle
constata que le chien, bavant de joie, la gueule tordue, les yeux
mi-clos de volupté, tenait entre ses pattes de devant un soulier
qu'il mastiquait consciencieusement.

Elle jeta un cri de rage et se précipita sur lui:

--Miséricorde! Mes souliers du dimanche! râla-t-elle.

La moitié de l'empeigne était percée comme une écumoire et de
petits morceaux manquaient.

--C'est les dents qui le tracassent, essaya de dire Lisée pour
l'excuser.

Mais Miraut hurlait déjà sous la trique dont la femme s'était
armée pour le rosser, tandis que son mari, derrière qui il s'était
réfugié, parant les coups comme il pouvait, essayait de calmer sa
conjointe, très ennuyé pour excuser ce délit domestique qui se
traduisait par un débit chez le cordonnier.

À la fin, tout de même, il se fâcha et il y eut entre les deux
époux une scène terrible au cours de laquelle la Guélotte jura
entre autres choses qu'elle s'en irait si ce salaud-là n'était pas
fichu à la porte séance tenante.

Devant l'attitude froide et le calme de Lisée qui lui demanda,
goguenard, où elle pourrait bien aller traîner ses viandes, elle
en rabattit un peu de ses prétentions et exigea seulement, comme
punition, que le chien fût emprisonné tout l'après-midi à la
remise.

Immédiatement, on reconduisit à la paille Miraut qui se remit à
hurler de toutes ses forces, après avoir en vain flairé les
portes.

De guerre lasse, il se coucha jusqu'à l'instant où, mû par son
farouche instinct de liberté, il entreprit une nouvelle et
minutieuse inspection des ouvertures de sa prison.

La remise donnait en arrière sur l'écurie. Dans la porte de
communication, une chatière avec battant refermant le trou avait
été ouverte. Mique, la chatte, pour qui elle avait été faite,
selon qu'elle entrait ou sortait, poussait le battant de la tête
ou l'écartait de la patte afin de dégager l'ouverture par laquelle
elle se glissait.

Ce fut à cette planchette, qui joignait moins bien que les
encoignures et laissait filtrer des odeurs complexes, que Miraut,
explorant et reniflant, s'arrêta. Le battant, poussé par son nez,
remua. Le chien y mit la patte, il se balança, s'écartant un peu,
laissant entrevoir un coin de l'écurie.

Spectacle nouveau, extraordinaire, mystérieux, partant plein
d'attraits. Miraut écarta autant qu'il put la planchette et
engagea la tête dans le trou: son émotion grandit, mais le battant
qui tendait toujours à se rabattre lui pesait sur le cou et le
gênait. Immédiatement, il le mordit à belles dents et tira de
toutes ses forces. Comme il n'était suspendu à un clou rouillé que
par une méchante ficelle, il céda bientôt et le chien, fort
surpris, alla tout d'un coup rouler sur son derrière. Il en fut
légèrement estomaqué, mais ne s'arrêta pas longtemps à chercher
les causes de cette catastrophe, l'ouverture libre le sollicitant
trop vivement.

Miraut put voir l'écurie avec les vaches alignées le long de la
crèche où elles étaient attachées, les vaches qui le regardaient
de leurs grands yeux stupides, mais ne meuglèrent point, et toutes
sortes d'autres choses plus ou moins inconnues dont les émanations
puissantes l'intriguèrent extrêmement.

Ah! passer par ce trou!

Il essaya, engageant la tête, le cou et le haut du poitrail, mais
il ne put aller plus loin.

Cependant, la tentation était trop forte; il passerait. Et à
grands coups de dents, il se mit à mordre, à ronger, à briser afin
d'élargir l'ouverture. Il rongea, rongea et rongea tant que,
s'allongeant comme une couleuvre, il put enfin passer. Ah! quelles
odeurs! et comme il reniflait à narines dilatées ces parfums
composites: fumiers divers, senteurs de vaches, fumet de
volailles, et qu'est-ce qui pouvait bien remuer là-bas, tout au
fond, dans cette prison à claire-voie?

Oh! oh! Ceci sentait meilleur encore que tout le reste. Une bande
de lapins, ahuris, le regardaient fixement de leurs yeux ronds à
reflets rouges.

Prudemment, il avança le nez contre le treillis, étonné et
soupçonneux, craignant peut-être une morsure de ces êtres bizarres
qu'il ne connaissait point.

Un vieux mâle, furieux sans doute de cet examen prolongé, frappa
violemment d'une patte de derrière sur le sol. Cela claqua un coup
sec et Miraut qui eut peur, faisant un bond prodigieux en arrière,
alla étourdiment buter contre les jambes d'une vache. Celle-ci,
surprise et effrayée à son tour, lui décocha instantanément un
coup de pied et la frousse et la douleur arrachèrent au chien un
aboi sonore. Alors les lapins, épouvantés également, se mirent
tous en choeur et, comme s'ils eussent été pris d'une subite
folie, à sauter dans la cage, et à tourner en rond, et à taper du
pied, et à se bousculer et se mordre en poussant des piaillements
suraigus.

Devant une telle sarabande, oubliant sa souffrance, Miraut
réaccourut, puissamment intrigué, excité par tout ce tintouin dont
il cherchait les causes, sautant d'un côté, sautant d'un autre,
selon le mouvement de ces bêtes à longues oreilles, émerveillé peu
à peu, donnant de la voix timidement d'abord, puis à pleine gorge,
royalement heureux, l'oeil brillant, arrondi, salivant de joie,
prêt à sauter sur le premier qui sortirait, approchant de la cage,
se reculant, faisant au gré de son caprice sauter, tourner et
volter les lapins comme une bande de fous, tandis que les boeufs
regardaient tout cela en meuglant.

Les poules, qui étaient déjà rentrées, s'envolèrent du perchoir
dans la crèche et sur le dos des vaches, ne sachant où se fourrer;
le coq, enflant les ailes, se mit à pousser des roc-co-co,
co-co-dê! furibards, et Miraut, qui ne savait plus auquel entendre
ni courir, s'imaginant que tous ces êtres, en bons camarades,
voulaient bien jouer avec lui, était heureux, et sautait et
ressautait, et jappait, jappait comme s'il eût eu véritablement
trois lièvres devant lui. Une poule, qui lui tomba sur le derrière
dans l'affolement de la fuite, reçut un instinctif et prompt coup
de mâchoire qui l'allongea net sur le carreau. Elle se mit à
piauler, sans pouvoir se relever, tandis que toutes les autres
bêtes de l'écurie, chacune en son langage, criaient à qui mieux
mieux.

Tant de vacarme attira l'attention de la Phémie qui se hâta de
prévenir sa voisine. Et toutes deux, accourues en passant par la
remise, purent voir la porte rongée d'abord, puis, dans l'étable,
Miraut, l'oeil en feu, les oreilles jointes, le fouet raide,
frémissant de joie devant une cage où des lapins affolés
tournaient et retournaient, tandis que les poules regardaient
stupidement la géline mordue qui, allongeant le cou, poussait
d'intermittents et rauques gloussements d'agonie.

Miraut comprit-il, en voyant apparaître les femmes, qu'il avait
mal agi? Nul ne sait; en tout cas, il saisit certainement qu'il
allait recevoir une danse, aussi chercha-t-il à se faufiler entre
les commères pour gagner la sortie, mais ce fut en vain.

La Phémie, de ses grands bras, l'attrapa par le collier et le
maintint, cependant que la Guélotte, le poing fermé, tapait sur la
bête à tour de bras d'abord, puis, se faisant mal aux mains, à
grands coups de pied ensuite.

Ce fait, elle prit une corde, vint attacher le coupable à la
remise et retourna avec sa compagne pour se rendre compte des
dégâts.

Les lapins, essoufflés, effrayés, les yeux rouges, ventaient comme
des asthmatiques, et la poule, qui avait fini de glousser et de
piauler, gisait raide sur les pavés.

--T'auras bien de la chance si tes petits lapins ne crèvent pas,
conclut la Phémie; pour quant aux poules, c'est la première, mais
ce n'est pas la dernière, une fois qu'ils y ont goûté...

--Mon Dieu, mon Dieu! se lamentait la Guélotte, ma meilleure
«ouveuse»[8]!

[Note 8: Ouveuse: pondeuse.]

--Écoute, conseillait l'autre, puisque ton soulaud de mari ne veut
pas te débarrasser de cette rosse, fais comme je t'ai dit:
donne-lui à manger l'éponge. Tu en seras vite délivrée et personne
ne saura rien.

--C'est ce qu'il y a de mieux à faire, convint la paysanne; je
vais lui en griller une tout de suite.

Et elles revinrent à la cuisine, portant la poule par les pattes.

La Guélotte chercha une éponge et posa son poêlon sur le feu; mais
au moment où elle jetait le beurre dedans pour le faire chauffer,
Lisée rentra inopinément.

--Tiens, tiens, tiens! s'exclama-t-il. Il paraît qu'on fait des
frichetis quand je ne suis pas là, on se soigne. Ça ne m'étonne
plus que tu te portes bien! Qu'est-ce que vous êtes encore en
train de fricoter vous deux?

--Regarde donc ce que ta rosse m'a fait, répliqua sa femme, et tu
iras voir la porte de ton écurie et la tête de mes lapins.

--Dis-moi un peu ce que tu allais faire cuire! Il me semble que ça
ne t'empêche pas de te soigner, sacrée gourmande, le mal que peut
te faire mon chien. Ah! fichtre non! tout pour la gueule! Eh bien,
répondras-tu? Tu dois être contente, tu en auras du fricot, tu ne
savais pas ce que tu voulais manger avec ton pain. En voilà de la
pitance!--Et toi, continua-t-il, s'adressant à la grande Phémie,
tu vas me faire le plaisir de foutre ton camp; je commence à en
avoir assez de tes histoires de brigand et de tes cancans de
vieille bique.

Là-dessus, furieux, Lisée alla détacher Miraut, marmonnant en
lui-même:

--Si on la laissait sortir aussi, cette bête, elle ne ferait pas
de sottises!

La Guélotte qui, pour un empire, n'aurait voulu avouer ce qu'elle
allait faire cuire, ravala sa rage en silence; puis, craignant que
son homme ne se doutât de quelque chose, elle cacha l'éponge avec
soin et, toujours sans mot dire, vaqua jusqu'au soir aux travaux
du ménage.

Elle n'exigea point que Miraut fût conduit à la remise pour la
nuit et le laissa dormir en paix dans la chambre du poêle. Pour
elle, triste et sombre et comme résignée à son malheur, elle
tricota des bas au coin du feu et ne monta se reposer à la chambre
haute que bien après que Lisée se fut lui-même couché et quand
elle se fut assurée qu'il dormait profondément.



CHAPITRE VII

Sa femme était déjà debout quand Lisée sauta du lit, le lendemain
matin.

Il s'habilla sommairement de son pantalon et d'un tricot, coiffa
sa casquette, puis, dans l'intention de sortir pour aller faire un
tour au verger ramasser les fruits et voir le temps, tira ses
sabots qui dépassaient un peu de dessous le lit.

Il avait déjà chaussé son pied gauche et enfilait le pied droit
sous la bride de cuir quand, d'un mouvement instinctif, il le
retira vivement, sentant le mouillé et le froid.

Il se pencha: un liquide jaunâtre, verdâtre emplissait à demi sa
chaussure. Intrigué, il regarda de plus près, flaira...

Sa femme, entrant juste à ce moment dans la pièce, l'interpella:

--Qu'est-ce qu'il y a encore? Tu as au moins cassé ton sabot?

--Non, répondit Lisée, mais il y a de l'eau dedans. Comment que ça
se fait?

--De l'eau dedans! Qu'est-ce que tu chantes? Comment veux-tu qu'il
y ait de l'eau dans tes sabots? Il ne pleut pas ici; tu es encore
saoul!

Elle s'approcha, puis s'exclama:

--Ah grand serin! ah! c'est au moins bien fait, mais ce n'est pas
de l'eau, imbécile, c'est de la pisse! C'est sûrement ton beau
petit chienchien qui te les aura arrosés, tes sabots. C'est au
moins une pièce bien mise et voilà la première fois qu'il me fait
plaisir, l'animal. S'il pouvait seulement recommencer tous les
jours!

Lisée, un peu penaud, son sabot à la main, continuait à examiner
le liquide.

--Trempe ton doigt et tu goûteras, continua la Guélotte ricanante,
peut-être que tu ne douteras plus, après.

--Savoir, reprit Lisée jouant l'incrédulité, si c'est le chien ou
les chats; un chien, ça pisse davantage.

--Si tu trouves qu'il ne t'en a pas mis assez, dis-lui de repiquer
un coup.

Et elle riait, riait à pleine gorge, promettant de raconter
l'histoire à tout le village.

--Miraut! appela Lisée, presque convaincu, viens ici!

Tout joyeux et sans méfiance, le chien accourut.

Fronçant les sourcils, le maître, assez rudement le saisissant par
le collier, le contraignit, bien qu'il résistât et renâclât, à
mettre son nez sur le sabot compissé et gronda, enflant la voix
d'un air courroucé:

--Cochon, petit salaud, qu'est-ce que tu as fait là! hein? Que je
t'y reprenne! acheva-t-il en levant la main et en le menaçant.

Le chien, ne comprenant que le geste de colère et de menace,
balayait le plancher de sa queue, se rasait, craintif, se
demandant pourquoi son maître, habituellement d'humeur si égale,
le traitait comme la patronne.

Lisée ne frappa point, les grandes corrections n'étant pas
réservées pour les peccadilles de cette sorte où l'ignorance avait
certainement plus de part que la mauvaise volonté.

Libéré, le chien n'en marcha pas moins sur ses talons, apeuré,
léchant les mains qui se balançaient, voulant à tout prix
reconquérir une affection et une estime dont il avait besoin bien
qu'il n'eût, à son idée, rien fait pour les perdre.

--Faudra pas recommencer, hein? demanda le maître, conciliant.

Miraut se fouetta les flancs avec frénésie, tortilla du derrière
et le suivit au verger où, ses sabots dûment essuyés aux pieds, il
se rendait, une vannette à la main.

--À ce prix-là, compte-z-y qu'il ne recommencera pas, ricana la
femme en rangeant sa vaisselle et furieuse au fond de les voir si
vite réconciliés.

Miraut suivit docilement Lisée, observant soigneusement ses
gestes. Le patron faisait la tournée des pommiers et des poiriers,
ramassant sous les arbres les fruits tombés pendant la nuit pour
les verser dans un tonneau où il les laisserait fermenter en
attendant le moment de les distiller et d'en faire de la goutte.
L'ayant vu faire, lui aussi se précipita sur les pommes, les
mordant et les faisant rouler, pour s'amuser, croyait-il, au même
jeu que Lisée.

L'après-midi, il le suivit aux champs.

Il longea quelques murs aux pierres odorantes compissées par des
confrères, quêta le long des sillons, mangea avec un plaisir
évident une taupe crevée, se roula sur divers étrons plus ou moins
secs qu'il découvrit au hasard des reniflées ou au petit bonheur
des coups de vent. Il leva ensuite quelques alouettes et
poursuivit jusqu'à la grande fatigue, et au grand amusement de son
maître, une demi-douzaine de corbeaux qui pâturaient aux
alentours.

C'étaient de vieux roublards qui ne le craignaient guère. Ils
mettaient une pointe de malice et de coquetterie à le laisser
venir à quatre pas à peine pour s'enlever légèrement à sa barbe en
lui croassant de grasses injures auxquelles il répondait par des
jappements furieux. Rasant le sol juste assez haut pour qu'il ne
pût les atteindre en sautant en l'air, ils faisaient un détour et
s'en allaient passer près d'un camarade au repos sur lequel le
chien arrivait bientôt et qui recommençait le même manège.

Tout de même, lorsqu'ils furent las de cette tactique qui ne leur
laissait pas la paix suffisante pour glaner des graines ou gratter
des vermisseaux, ils partirent tous au signal de l'un d'entre eux
et, s'élevant très haut, filèrent au loin vers les pâtures de la
ferme des Planches où ils s'abattirent après de sages et prudents
circuits investigateurs.

Miraut qui les suivait avec peine, le nez en l'air, les perdit
bientôt de vue et revint près de Lisée, tirant une langue d'un
demi-pied et soufflant comme un phoque.

--Tu es mieux, maintenant! ricana le braconnier. Ça t'apprendra,
mon ami, que les corbeaux, ça n'est pas pour les chiens de chasse.

Comme on revenait à la maison, le soir, en traversant le village,
Miraut rencontra Bellone qu'il salua en lui mordillant les pattes
et les oreilles, et plus loin, Turc, du Vernois, qui suivait la
voiture du meunier aux grelots tintinnabulants. Ils firent
connaissance en se sentant au bon endroit, l'un raide et menaçant,
l'autre modeste et conciliant, mais digne tout de même parce que
Lisée était là.

Ils rencontrèrent encore Berger, qui ne s'arrêta qu'une
demi-minute, car il repartait à sa pâture; Tom fut plus prolixe de
démonstrations amicales et de jeux particuliers qui indiquaient
soit une extrême perversité de civilité, soit une très grande
innocence et qui amenèrent auprès d'eux Barbet, ainsi nommé à
cause de son poil long et malpropre assez souvent; du seuil de sa
porte où il trônait, Souris aboya rageusement à leur passage.
Lisée ne prêtait nulle attention à ces petits faits, mais pour
Miraut cela comptait autant que la soupe et les raclées de la
Guélotte.

Déjà familier avec les gens, un peu enfant gâté par les gosses
pour sa jeunesse et son bon caractère, il ne voyait pas une porte
ouverte sans jeter à l'intérieur des cuisines un coup d'oeil
d'inspection alimentaire: les assiettes des chats qu'on laisse
d'ordinaire dans un coin étaient vigoureusement essuyées par ses
soins, il buvait un coup dans le seau aux cochons, attrapait au
vol un bout de pain qu'on lui jetait, léchait la main d'un moutard
qui l'appelait et le caressait, puis repartait rapide au coup de
sifflet de son maître.

L'ayant rejoint, il bondissait devant ses pas, se retournait, lui
sautait à la barbe pour le lécher et lui dire: «Me voilà, je ne
suis pas perdu, ne t'inquiète pas», puis repartait pour de
nouvelles et fructueuses explorations.

Devant son seuil, gourmandant un peu, Lisée l'attendit.

--Eh bien! petit rouleur, tu ne peux donc pas me suivre? Tu sais,
tu finiras sûrement, un jour ou l'autre, par te faire flanquer
quelques coups de balai dans les côtes si tu continues à fouiner
comme ça et à bouffer ce qui n'est pas pour toi.

Ce discours ne convainquit point Miraut et ils rentrèrent.

Une bonne odeur de poule fricassée s'exhalait d'une casserole, et
Lisée, qui se sentait une faim de loup, se félicita intérieurement
de ce que son petit camarade eût le bon esprit, pour faire
l'affaire à une des pensionnaires emplumées de la basse-cour, de
ne point prendre au préalable conseil de la patronne.

«On n'y goûterait jamais, sans des malheurs (?) comme ça»,
pensa-t-il. Et il s'enquit, par reconnaissance autant que par
devoir, de la soupe de son chien, s'assura qu'elle n'était point
trop chaude, recommandant en outre à sa femme de ne saler que très
peu ou même pas du tout, parce que, disait-il, tous les piments,
condiments et assaisonnements dont les hommes sont friands gâtent
le nez des chiens de chasse.

Là-dessus, il s'attabla. Mis en gaieté, il hasarda après la soupe
quelques plaisanteries sur les lapins et les poules, ce qui excita
la colère et lui attira de vertes répliques de sa conjointe.

--À ta place, répliqua-t-il, toujours de bonne humeur, je n'en
mangerais pas, je la pleurerais et je réciterais quelques _De
Profundis_ et deux ou trois chapelets pour le repos de son âme.

--Oui, moque-toi encore de la religion, vieux damné, tu grilleras
en enfer et ce sera bien fait.

--Pourvu que tu n'y sois pas avec moi, c'est tout ce que je
demande!

La conversation dévia parce que la Guélotte venait de jeter sur le
plancher une poignée d'os de volaille qu'elle venait de dépiauter.

--Ne jette pas ces os-là au chien, conseilla Lisée; ils ne sont
pas bons pour lui; d'abord, il ne les mangera pas.

--Ce n'est pas pour lui, c'est pour les chats, mais il ne
manquerait plus que ça, que ce monsieur ne daignât pas y toucher.

--Non, expliqua Lisée, parce qu'ils ne contiennent pas de moelle.

--Alors, c'est la viande qui est autour qu'il faudra servir à ce
milord, et c'est moi qui les mangerai les os, pour lui faire
plaisir et à toi aussi.

--On ne t'en demande pas tant, je te dis de ne pas les lui donner.

--Je voudrais bien voir ça, qu'il ne les mangeât pas, reprit la
femme qui s'excitait; eh bien! s'il les laisse, il pourra se
brosser pour avoir de la soupe demain matin.

Miraut, en entendant un choc sur le plancher, était accouru
immédiatement et, ayant saisi un os voracement, s'apprêtait à le
croquer, mais, comme dégoûté, il le laissa tomber presque
aussitôt.

--L'avais-je pas prédit? cria Lisée triomphant.

--Je lui achèterai des gigots, à ta charogne!

Cependant, Miraut, qui était toujours affamé, était revenu aux
osselets, les flairait de nouveau, les léchait, puis se décidait à
les ronger et à les avaler.

--Ah ah! ricana la femme à son tour, il ne voulait pas y toucher,
qu'est-ce qu'il fait donc maintenant?

--C'est drôle, s'étonna Lisée; c'est bien la première fois que je
vois un chien de chasse manger des os de volaille, un chien de
race surtout, il doit y avoir quelque chose de plus. Ah!
s'exclama-t-il au bout d'un instant, j'y suis. Mais oui, c'est
parce qu'il reste de la sauce blanche autour des os qu'il se
décide à les lécher et à y mordre. C'est égal, j'aurais préféré
qu'il n'y touchât pas.

--Ton chien de race! pure porcelaine; donné de confiance. Belle
race, ma foi! Ça fera une jolie cagne: un sale bâtard de chien que
tu t'es laissé enfiler par tes ivrognes d'amis. De propres amis
que tu as!

--Assez! coupa Lisée, n'autorisant pas les calomnies. Tu gueules
parce que ce chien t'a, par malheur, tué une poule et tu
l'habitues à en manger. C'est à moi que tu viendras te plaindre si
jamais il tord le cou à une deuxième.

--Si jamais il ose recommencer, menaça la Guélotte, je te jure
bien que je l'assommerai à coups de trique.

--Et moi je te promets que si la trique est encore là quand
j'arriverai, je te la casserai sur l'échine.

--Grande brute, assassin! hurla-t-elle, en se levant de table.

--Qui frappe par le bâton doit crever sous le bâton! a dit
Jésus-Christ. Je ne ferai que mon devoir de chrétien, sentencia
Lisée, transformant pour les besoins de la cause les paroles du
Sauveur.

--Il n'y a pas de danger qu'il avale une boulette ou qu'une
voiture l'écrase, comme c'est arrivé à celui des Martin. Ah! non,
je n'aurai pas cette veine: ce qui ne vaut rien ne risque rien!

--Tu ferais mieux de préparer mes souliers et mes habits pour
demain matin. Tu sais que je dois partir pour Baume de bonne
heure. La voiture de bois est chargée et j'ai le cheval de
Philomen. Tu mettras de l'avoine dans un sac, je bottellerai une
dizaine de livres de foin: ce sera autant que je n'aurai pas à
débourser à l'auberge.

--Tu te saouleras avec l'argent et tu tâcheras de ramener encore
un chien au lieu d'un cochon.

--En tout cas, conclut Lisée, je ne ramènerai sûrement pas une
autre femme, j'ai bien assez d'un chameau comme toi dans la
canfouine. Et tu sais, ajouta-t-il, je ne veux pas qu'on enferme
le chien pendant que je ne serai pas là; je ne tiens pas à ce
qu'il passe sa journée à gueuler jusqu'à ce qu'il en devienne
enragé. Un jeune chien, ça a besoin d'air et de liberté; il faut
qu'il puisse courir à son aise: il y a de la place devant la
maison et dans le verger.

--Il ira bien où il voudra. Je m'en moque pas mal! S'il pouvait
seulement se faire assommer, je serais assez heureuse!



CHAPITRE VIII

Lisée, qui s'était levé avant le jour, fut prêt de très bonne
heure le lendemain matin. Miraut, debout en même temps que le
maître, l'avait accompagné partout: à l'écurie, à la grange, chez
Philomen avec un vif intérêt. Il avait parfaitement deviné que le
patron allait en voyage et il espérait bien, lui aussi, être de la
partie; aussi sa surprise fut-elle grande lorsqu'il s'aperçut,
enfermé comme par inadvertance dans la chambre du poêle avec Mitis
et Moute, que Lisée attelait et partait sans lui.

Il aboya, croyant à un oubli; mais le roulement de la voiture,
démarrant au trot robuste de Cadi, empêcha d'entendre ses appels.

Du moins il put le croire; cependant ce n'était point par
inattention que Lisée avait enfermé Miraut dans la chambre avec
les chats.

--Il est toujours imprudent, quand on est en voiture, d'emmener
avec soi de jeunes chiens de chasse, surtout maintenant,
répétait-il, avec toutes les bicyclettes, motocyclettes,
automobiles et autres saloperies qui infestent les routes, vous
tombent dessus sans crier gare, écrabouillent vos bêtes et ensuite
se donnent du vent que c'est bernique pour les reconnaître et
revoir jamais les salauds qui ont fait le coup.

Lui, Lisée, qui était pourtant assez prudent, avait eu un jour un
chien, lequel, en voulant se garer d'une calèche arrivant par
derrière, s'était fait écraser la patte par sa propre roue de
voiture, et on ne parlait pas d'autos dans ce temps-là.

D'autre part, un jeune chien curieux, flaireur, facilement
distrait, jovialement confiant, est trop facile à perdre, surtout
quand il est beau. Car il se trouve toujours des amateurs, plutôt
sans gêne ni scrupules, qui savent habilement profiter d'un
instant d'inattention pour attirer la bête à l'écart, lui passer
une laisse au cou et, ni vu, ni connu, vous l'emmener bel et bien
on ne sait jamais où.

Ces observations et réflexions que Lisée avait formulées chez lui
maintes fois n'étaient point sorties tout à fait de l'esprit de la
Guélotte; c'est pourquoi, flattée d'un vague espoir, dès qu'elle
jugea que Lisée pouvait être à un bon kilomètre du village, elle
ouvrit au chien, qui la demandait instamment, la porte de la rue
et le lança dehors avec un coup de savate, en disant:

--Va-t'en le retrouver tant que tu voudras et reste en route si tu
peux.

Miraut ne perdit pas une minute; il flaira par toute la cour,
puis, sans hésiter, prit le vent et fila comme une flèche.

Et dix minutes plus tard, comme Lisée, marchant à côté de la
voiture, atteignait les quelques maisons du moulin de Velrans,
rêvassant vaguement au tintinnabulement des grelots de Cadi qui
secouait la tête avec fierté, il sentit tout à coup deux pattes
s'appuyer sur ses jarrets.

Violemment surpris, il se retourna plus prompt que l'éclair et
reconnut son Miraut qui lui faisait fête, causant en son langage,
jappant à mi-voix, la gorge pleine d'inflexions tendres,
frétillant de la queue, s'écrasant, l'oeil plein de joie de
l'avoir si vite retrouvé.

--Sacré nom de Dieu de nom de Dieu! jura Lisée en se grattant la
tête; sacré petit salaud! Qu'est-ce que je vais faire de toi?
C'est au moins ma rosse de femme qui t'a lâché trop tôt. Elle
l'aura fait exprès, pour sûr. Elle savait bien que tu viendrais;
ah! «la chameau!» C'était pour se débarrasser, et elle ne serait
pas fâchée qu'il t'arrive[9] malheur.

[Note 9: J'en demande bien pardon à l'Académie, mais Lisée,
ignorant les régies de concordance des temps, avait un profond et
naturel mépris pour l'imparfait du subjonctif; que ce soit dit une
fois pour toutes.]

Et un peu ennuyé et caressant son chien, tout content au fond de
cet attachement et de cette fidélité, le chasseur se demandait
s'il ne conduirait pas Miraut jusqu'à Velrans qui était sur sa
route. En donnant le bonjour à son ami Pépé, il lui confierait
pour la journée son petit chien et il n'aurait qu'à le reprendre
au retour.

Pourtant, ayant réfléchi que Pépé pouvait être absent, ou que le
chien, se trouvant en milieu inconnu, chercherait sans doute à
s'échapper encore, il ne s'arrêta point à cette solution.

--C'est bien embêtant, ça! ronchonna-t-il. Je peux pourtant pas
retourner à Longeverne pour te ramener et laisser en panne ici au
milieu la voiture et le «calandau». Si je rencontrais au moins
quelqu'un qui aille au pays!

Ainsi réfléchissant, Lisée avançait toujours dans la direction du
moulin de Velrans.

--Ah! s'exclama-t-il au bout d'un instant: j'ai trouvé, je ne
pensais pas que c'est aujourd'hui jeudi, je donnerai deux sous aux
gosses du meunier, qui ne vont pas en classe et qui seront tout
contents de remmener Miraut chez nous.

Bientôt on arriva devant la maison du moulin, à mi-chemin entre
Longeverne et Velrans. Lisée arrêta son cheval, ouvrit la porte
sans frapper, salua la compagnie et, pendant qu'on lui apportait
un verre pour trinquer, exposa le cas et conclut l'affaire
d'emblée. Miraut, solidement attaché, resta là tandis que son
maître s'éloignait. Il eut beau japper et pleurer et tirer sur la
corde. Ce ne fut qu'au bout d'une bonne heure que les gosses,
leurs poches lestées de provisions, le reconduisirent à son logis.

De fait, comme elle partageait en pâtons pour la mettre en
vannettes la pâte emplissant sa «maie», la Guélotte qui, très
affairée, faisait au four ce matin-là, vit la porte s'ouvrir et
deux gamins entrer précipitamment, entraînés par l'élan du jeune
chien qu'ils tenaient en laisse.

--Nous ramenons le toutou, expliquèrent-ils. C'est Lisée qu'a
passé au moulin et qui nous a dit de vous le reconduire.

--Fermez donc la porte! cria la Guélotte; ma pâte va avoir froid
et mon pain ne lèvera pas. Encore sa sale charogne qui en sera
cause. Ah! s'il avait au moins pu le suivre et qu'un brave
imbécile de voleur l'ait ramassé!

Cependant, les deux enfants, qui s'attendaient à une autre
réception et pensaient que la patronne leur offrirait au moins un
pain d'épice ou une pomme, dénouaient avec soin leur ficelle et,
après avoir caressé le chien, repartaient sans dire au revoir à
une femelle aussi rapiate, en faisant claquer la porte.

Miraut, que l'air vif et la course matinale avaient mis en
appétit, après s'être assuré que sa gamelle a soupe était bien
vide et léchée et reléchée, s'en vint rôder autour des vannettes
pleines et tâcher d'insinuer son nez entre l'osier et le grand
linceux qui recouvrait la pâte.

--Veux-tu bien fiche ton camp, sale voleur! s'écria la Guélotte.

Et, saisissant un raim[10] de coudre, elle en cingla le chien, qui
poussa un cri aigu et s'en vint gratter à la porte. La femme
aussitôt vint la lui ouvrir tandis que, garé de côté, les jarrets
courbés, il ramassait les fesses dans l'espoir d'amortir le coup
de pied réglementaire, droit de péage qu'il payait invariablement
chaque fois que la patronne était mise dans l'obligation de se
déranger pour son service. Esseulé, il erra autour de la maison.

[Note 10: Raim: rameau]

Il visita le jardin avec soin, chercha le long du mur où il
découvrit quelques vieux os que, faute de mieux, il rongea
consciencieusement. Il fut tiré de son occupation par le retour de
Mique qui rentrait fière dans ses foyers, une souris en travers de
la gueule. Il voulut lui prendre son gibier, mais ce n'était pas
pour la chatte l'heure de plaisanter et elle le lui fit bien voir
en le giflant d'un coup de griffe sec et qui n'admettait ni
discussion ni réplique. La chasse, c'est la chasse: il n'y a plus,
quand une proie conquise est en jeu, ni race, ni amitié qui
tiennent. Miraut le saurait peut-être plus tard; pour l'heure,
désappointé, il s'assit sur son derrière et regarda la rue.

Par peur, par désoeuvrement, par besoin de crier, par rancune
aussi peut-être d'avoir été séparé de son maître, rancune qui
s'étendait à tous et à toutes, il se mit à aboyer ceux qui
passaient: hommes, femmes et même les enfants. Les premiers n'y
prenaient point garde, mais les bambins, pas très rassurés, se
sauvaient en se retournant pour bien voir qu'ils n'étaient pas
suivis. La patronne, s'étant aperçue de ce jeu, sortit en
l'invectivant, le fouet à la main, lui jurant qu'elle le
rerosserait s'il osait s'aviser encore de japper aux trousses des
voisins et de faire peur aux gosses.

Il s'éloigna un peu et fit le tour du fumier où il ne trouva rien;
il continua et passa devant la porte de la Phémie qui brandit son
balai en s'élançant de son côté; ensuite de quoi, comme la
patronne n'avait pas l'air de se soucier beaucoup de son estomac,
il résolut de chercher sa subsistance de côté et d'autres et de
faire d'abord, par le village, une petite tournée alimentaire.

Mais c'était pour lui jour de déveine. Beaucoup de portes étaient
fermées; les gamins, dont les poches étaient bourrées de gros
chanteaux de pain dont ils arrachaient de temps à autre une
bouchée, se refusèrent, malgré ses caresses et ses amabilités, à
lui donner sa petite part lorsque les deux Brenot eurent conté
qu'il leur avait jappé aux chausses, l'heure d'avant.

Il fit néanmoins deux ou trois cuisines, lapa quelques gouttes de
lait dans les assiettes des chats, but un peu d'eau de son, se fit
violemment expulser d'une écurie où il quêtait un peu trop près du
nid des poules; puis, fatigué de sa tournée infructueuse, revint
au logis dans le vague espoir que la femme du braconnier lui
aurait peut-être trempé sa soupe.

Las! Il était bien question de pâtée à cette heure. Toutes portes
ouvertes, rouge telle une écrevisse cuite, ses cheveux filasses
hérissés sur le front, la Guélotte, une pelle ronde à très long
manche aux deux mains, retirait successivement de l'ouverture
béante du four les grosses miches de pain qu'elle déposait
précautionneusement dans le pétrin vidé, soigneusement raclé et
nettoyé pour cet usage.

Une bonne odeur de pain chaud emplissait la pièce, excitant plus
fortement encore l'appétit du toutou; mais la grande queue de la
pelle, bâton fantastique et rude, en imposait à Miraut qui, pour
des raisons bien connues, évoluait à assez longue distance de sa
maîtresse. Pourtant, quand elle eut achevé sa besogne, remis la
perche en place, brossé les miches et empli le four d'une grosse
brassée «d'échines»[11] à faire sécher pour la fournée prochaine,
n'y tenant plus, il s'en vint devant sa gamelle et regarda la
femme en pleurant, c'est-à-dire en modulant de petites plaintes
assez brèves et répétées.

[Note 11: Échines: morceaux de rondins refendus de un mètre ou
quatre pieds de long.]

--Ah! tu as faim, charogne! c'est bien fait: crève si tu veux. Va
demander à ton maître qu'il te donne, fallait aller avec lui.

Comme Miraut ne comprenait que fort imparfaitement ce langage et
qu'il continuait dolemment à réclamer, elle se fâcha et le
réexpulsa violemment de la pièce et de la maison:

--Allez, du vent, et vivement: nourris-toi toi-même, puisque tu es
si intelligent et si malin; va chasser, puisque tu es fait pour
ça!

De tout ce discours, Miraut ne saisit sans doute que l'invitation
à quitter sans délai la cuisine, mais il la saisit parfaitement
et, comme l'autre illustrait son langage en empoignant le balai,
il n'attendit point que le manche de celui-ci prît contact avec
ses reins ou son cul pour obtempérer rapidement.

Fatigué et mourant de faim, il essaya de dormir. Tout de suite il
se mit en quête d'un coin abrité, monta au haut de la levée de
grange que chauffait le soleil et, sur quelques brins de paille et
de foin échappés à la bottelée de Lisée, se coucha en rond, le
museau sur les pattes de derrière.

Il ne s'émut pas le moins du monde des roulements de voiture, des
meuglements de vaches rentrant du pâturage, ni de bien d'autres
bruits encore qui n'intéressaient point ses besoins immédiats;
mais le reniflement de Bellone au bas de la levée de grange, si
léger qu'il fût, le tira de son sommeil et lui fit lever le nez.

La Bellone était une amie et une puissance. Elle pourrait sans
doute lui être utile. Ne l'avait-elle déjà point défendu contre ce
méchant roquet de Souris, lors de sa première sortie?

Il se précipita à sa rencontre en lui faisant des courbettes et se
mit sans façons à lui mordiller les pattes et le cou; puis, comme
il avait faim, il lui flaira le nez. L'autre, qui avait sans doute
découvert quelque part une vieille ventraille de lapin ou quelque
autre charogne plus ou moins avancée et forte en odeur, émettait
des émanations qui chatouillaient fort agréablement ses narines;
aussi lui lécha-t-il la gueule avec envie. Mais la chienne n'était
pas d'humeur à prolonger des jeux qu'elle jugeait inutiles, et,
comme Miraut n'avait pas encore l'idée de la suivre en forêt, il
ne put que la regarder franchir la haie du grand enclos et filer
vers la corne du bois où elle allait lancer un lièvre dont elle
connaissait, à dix sauts près, la rentrée habituelle et les
buissons familiers.

Les heures se traînèrent longuement. L'estomac du chien hurlait
famine. Il se promenait, puis s'asseyait sur son derrière, puis
cherchait de nouveau; enfin il repartit encore une fois.

Cependant, il se faisait tard. Lisée, après avoir vaqué à ses
affaires et déjeuné frugalement à l'auberge, revenait maintenant
vers le pays. Cette fois il ramenait un petit cochon. Cadi,
déchargé, sentant l'écurie, marchait d'un bon pas.

Ainsi qu'il l'avait promis à Pépé qu'il avait rencontré en allant,
il s'arrêta une minute pour lui donner le bonjour en repassant par
Velrans.

--Tu ne vas pas partir sans trinquer, affirma le chasseur; ce
serait me faire affront.

On attacha un instant Cadi à un anneau scellé dans une pierre de
taille de la porte, tandis que Lisée, d'avance, s'excusait de la
brièveté de sa visite:

--Tu sais, faut pas que je m'attarde; c'est le cheval de Philomen,
et puis, je ramène un cochon. En cette saison, comme il ne fait
pas trop chaud le soir, il ne faut pas se mettre à la nuit et
laisser les bêtes prendre froid.

À la nouvelle que Lisée ramenait un goret, Pépé, comme tous les
cultivateurs l'eussent fait, manifesta le désir de le voir. Il
était lié dans un sac et, de temps à autre, témoignait, en
poussant un grognement, de l'ennui de n'être pas libre. On délia
la ficelle et il mît sa tête au trou.

--C'est un verrat, prévint Lisée.

--Te l'a-t-on garanti comme étant bien châtré? s'inquiéta son ami.
Tu sais que, quand ils sont mal «affûtés», la viande n'est pas
bonne et empoisonne le pissat.

--La Fannie me l'a vendu de confiance, affirma Lisée.

Pépé cependant l'examinait en connaisseur, le tâtant, lui ouvrant
la gueule. C'était une jolie petite bête, toute grassouillette,
qui avait un museau rose et le poil blond et soyeux.

--Il n'a pas l'air mauvais, conclut-il, il a une bonne bille; mais
tant qu'on les a pas vus bouffer, on ne peut pas s'y fier.

--Oui, confirma Lisée, sa gueule me revenait et je l'ai pris sans
trop marchander. Ça fait une bête de plus; avec mon chien, ma
femme, nos trois chats... comptons voir, voyons: Miraut, un; ma
femme, deux; la Mique, trois; les deux petits, Mitis et Moute,
cinq, et çui-ci, comment que je vais l'appeler?

--Puisqu'il a une si bonne cafetière, appelle-le Caffot, conseilla
Pépé; c'est le nom qu'on donnait jadis aux lépreux, mais faut pas
être trop difficile et c'est assez bon pour un cochon!

--Ça fait donc six bêtes dans la boîte, sans compter les poules;
mais Miraut se charge de les éclaircir.

Là-dessus les deux camarades entrèrent dans la cuisine pour parler
chiens, chasses, lièvres, renards, et vider une bouteille de
derrière les fagots.

Pépé en était à son vingtième capucin; il annonça la chose non
sans une petite pointe d'orgueil à son confrère en saint Hubert,
puis il s'enquit de Miraut.

Lisée en était satisfait, très satisfait; il narra même avec
complaisance ses dernières aventures, en déduisit qu'il serait bon
chien de chasse et termina en regrettant que sa rosse de femme ne
professât point à son objet les mêmes sentiments que lui, leur
rendant à tous deux, au chien comme au maître, la vie aussi dure
que possible.

--Ah! renchérit Pépé, elles sont toutes les mêmes et ne voient que
les sous. On serait trop heureux si on pouvait se passer d'elles.

Encore ne se plaignit-il pas trop de la sienne, absente pour
l'instant, qui ne devenait vraiment insupportable que les années
où la chasse allait mal et durant lesquelles il ne tuait pas de
gibier pour doubler au moins le prix du permis.

Lisée, que le bon vin rendait optimiste, affirma d'ailleurs que
cette mauvaise humeur de la Guélotte, provoquée peut-être par son
absence prolongée le jour de la foire, passerait certainement,
qu'au demeurant, il était assez grand pour y mettre bon ordre si
ça devenait nécessaire.

Ils se quittèrent après s'être souhaité le bonsoir, et Lisée
revint à Longeverne au trot soutenu de Cadi.

Sitôt qu'il fut arrivé, il commença par remiser chez Philomen la
voiture et le cheval; puis, comme il est coutume de le faire quand
on vous a rendu gratuitement un tel service, il invita son ami à
manger la soupe avec lui et pria sa femme, lorsqu'elle aurait
terminé son ouvrage, de venir elle aussi chercher son mari et
prendre le café par la même occasion.

Là-dessus, Caffot dans le sac sur son épaule et grognant à plein
groin, il se dirigea vers la maison.

--Qu'est-ce que cette grande bringue peut bien foutre chez moi?
ronchonna-t-il, en apercevant, par la fenêtre de la cuisine, la
Phémie qui disputaillait avec sa femme. Je gagerais bien qu'il y a
encore du Miraut là-dessous.

De fait, le cochon n'était pas encore à terre et il n avait pas
même eu le temps de placer un mot, que l'autre, lui brandissant
sous le nez une volaille à demi déplumée dont une cuisse était,
paraît-il, rongée, lui beuglait au visage:

--Paye-moi-la, ma poule, une bonne poule que ta sale «murie de
viôce» m'a tuée! Et il m'a «effarianté» toutes les autres; il m'en
manque encore deux ou trois à l'heure actuelle, et tu me les
paieras aussi! Ah! tu veux des chiens, tu en veux! eh bien, paye!

--Minute, calma Lisée, tu es bien sûre que c'est mon chien qui a
tué celle-ci?

--Si je suis sûre, tu en as du toupet! Mais il y a la femme du
maire qui a vu quand il leur courait après, il y a la servante du
curé et les filles de chez Tintin qui lavaient la buée et c'est
les petits du Ronfou qui lui ont repris à la gueule. Il avait filé
dans un buisson, il l'avait déjà à moitié déplumée et il était en
train de la manger: la preuve, c'est qu'ils ont eu assez de mal de
lui faire lâcher. Tiens, regarde la marque de ses dents. Tu diras
peut-être encore que ce n'est pas vrai et que je suis une menteuse
et que tous ces gens ont eu la berlue!

--Combien vaut-elle, ta poule?

--C'était ma meilleure ouveuse: elle faisait un oeuf tous les
jours...

--Je ne te demande pas un _Libera me_ ni un _De Profundis_, je te
demande combien tu veux de ta poule?

--Et maintenant qu'ils valent vingt sous la douzaine...

--... Turellement, je vais te payer tous les oeufs qu'elle
t'aurait faits jusqu'à sa mort et les nitées de petits poussins
qu'elle aurait pu couver et les enfants de ceux-là jusqu'à la
douzième génération. Une poule, nom de Dieu! c'est une poule.
Combien vaut-elle?

--Quat'francs! rugit la vieille fille.

--Une crevure comme ça qui ne pèse pas deux livres! riposta Lisée.
Non, mais, est-ce que tu te foutrais de moi, par hasard? Elle vaut
trente-cinq sous, à peine. Je t'en donne trois francs ou rien.

--C'est malheureux, larmoya la Phémie en empochant les trois
pièces. Dire qu'une charogne de chien... mais s'il revient, je lui
casserai les reins!

--Avise-t'en, conseilla Lisée, et tu verras s'il se trouve à
Rocfontaine un juge de paix pour des queues de prunes. Dis donc,
rappela-t-il à la vieille fille qui s'en allait, emportant sa
volaille, mais je l'ai payée ta poule et assez cher, je crois;
j'ai bien le droit de la garder, il me semble. Fais-moi le plaisir
de la laisser ici, hein!

--Oh! comme tu voudras, je voulais l'encrotter.

--Je m'en charge, répliqua le chasseur qui aussitôt commanda à sa
femme de la plumer sans délai et de la mettre à la casserole. Ça
fera un plat de plus et Philomen en profitera, ajouta-t-il.

La Guélotte, faute de pouvoir se dégonfler, écumait de rage, en
oubliant le cochon qui grognait toujours dans son sac. Sans
prendre garde à elle, Lisée le reprit sous son bras pour le porter
à sa hutte. Il lui versa immédiatement dans l'auge son manger et,
après s'être assuré qu'il avait une litière abondante, il revint à
la cuisine.

Philomen entrait justement.

--Je pense bien, affirma la Guélotte, d'un ton autoritaire et
s'adressant à son mari, que tu ne vas pas garder plus longtemps un
vorace comme celui-là qui se met aux poules. Nous n'en avons pas
les moyens.

--Il faut voir, atermoya Lisée, je vais d'abord le corriger.

Et, suivi de Philomen, mis au courant de la situation, ils
pénétrèrent dans la remise où était attaché le chien.

Le pauvre animal, qui avait été fabuleusement rossé, n'osa même
point se lever à l'approche des deux hommes. Craintif, le poil
tout hérissé, il battait lentement son fouet, la tête aplatie sur
la paille, les regardant d'un oeil rouge et chargé d'angoisse.

Philomen, qui l'examinait attentivement, coupa la parole à Lisée
qui allait gronder et tempêter.

--Mais il est vide comme un sifflet, ce chien! constata-t-il. Il
n'a sûrement pas bouffé depuis hier au soir.

--Cré nom de Dieu! c'est pourtant vrai, jura Lisée à son tour. Ah!
la sacrée vache! Laisser une bête avoir faim! Ça n'est pas
étonnant qu'il coure les poules s'il n'a rien dans le cornet
depuis vingt-quatre heures. Et voilà, c'est la faute du chien!

Attends un peu!

Ils rentrèrent à la cuisine.

--Me dirais-tu bien quelle espèce de soupe le chien a mangée
aujourd'hui?

--De la soupe; bien sûr que j'y en ai fait!

--Et avec quoi, s'il te plaît?

--!...

--Je te demande avec quoi, sacrée garce!

--Ah! et puis est-ce que j'ai eu le temps, moi, j'ai fait au four,
j'ai préparé la hutte du cochon, arrangé le ménage, fait le
souper...

--Ça va bien, donne-moi le pain; c'est moi qui vais lui faire à
manger, mais si tu prononces un mot au sujet de la poule, c'est à
celui-ci que tu auras affaire.

Et Lisée désignait du doigt le bout carré de son solide brodequin
ferré.

--Si le chien avait eu l'estomac plein, il n'aurait pas eu l'idée
de boulotter une poule, et je veux t'apprendre, moi, à laisser les
bêtes crever de faim!



CHAPITRE IX

Sur le conseil motivé de Philomen, Lisée se résolut à enfermer
Miraut chaque fois qu'il ne pourrait surveiller efficacement ses
faits et gestes, car chez les animaux comme chez les humains, les
premiers actes déterminent toujours des habitudes et d'autant plus
tyranniques chez les premiers que les sens ont plus de part à leur
création.

De même qu'une vache qui a découvert un passage à travers une haie
essaiera, chaque fois qu'elle en aura l'occasion, d'y passer à
nouveau, de même Miraut ne reverrait pas de lapins sans éprouver
le vif désir de les faire encore tourner en rond comme au premier
jour, et les poules avec lui n'auraient, elles aussi, qu'à se bien
tenir. Les raclées et corrections qu'il avait reçues à ce sujet ne
seraient pas suffisantes pour l'empêcher de recommencer, et cela
se conçoit aisément, car, à l'idée de lapin et de poule,
s'associaient bien plus vivement en lui les idées de plaisir, de
jeu, de course, de lutte, de capture et de repas que le souvenir
de la rossée subie pour ses méfaits. Le premier acte venait de
lui, était actif et quasi volontaire, le second n'était que passif
et ne pouvait se rattacher au premier que par des liens très ténus
dont le plus fort était celui de consécutivité. Encore les coups
de pied dont la Guélotte, sans raison, l'avait gratifié
précédemment ôtaient-ils toute valeur éducatrice à ce châtiment.
C'est pourquoi, dès qu'il aperçut une poule, il ne songea plus
qu'à lui donner la chasse.

Pour l'instant, claquemuré dans sa remise, sur sa botte de paille,
parmi les objets hétéroclites que son activité avait rassemblés,
il n'aspirait qu'à un but: sortir.

Mais Lisée n'était point là. La porte de l'écurie, solidement
réparée par ses soins, ne semblait plus permettre aucune incursion
de ce côté. Restait la rue à laquelle on ne pouvait accéder qu'en
rongeant la porte qui donnait sur la cour ou en escaladant la
fenêtre, et cette ouverture se trouvait percée à cinq bons pieds
au-dessus du sol.

Miraut, prompt à l'action, n'hésita point et chercha d'abord à
atteindre la fenêtre; il tenta plusieurs élans inutiles, accrocha
tout de même une fois le bout de ses pattes au rebord intérieur de
l'embrasure, mais, entraîné par son poids, retomba lourdement à
terre.

Las de cet exercice, il attaqua la porte. Elle était de chêne et
massive, mais peu importait à Miraut l'essence de bois dans
laquelle on l'avait taillée.

Un travail qui, à un humain raisonnable, paraît colossal,
démesurément long, impossible, et le découragerait devant l'à quoi
bon, n'arrête pas un chien, un chien qui lutte pour sa liberté, un
chien jeune qui a besoin de mouvement et ne sait rien encore ou
presque rien des contraintes domestiques.

Miraut mordit le coin gauche du bas de la porte, juste à l'endroit
où il sentait quelques filets d'air glisser entre le seuil et le
cadre de bois.

Dure besogne, car c'est par côtés surtout qu'un chien peut mordre
et ronger efficacement. La petitesse du point attaquable le gênait
énormément. Il fallait qu'il travaillât avec les dents de devant,
les incisives, et, pour ce, trousser les babines et garer son nez,
cet organe tellement sensible et si délicat chez le chat comme
chez le chien qu'il n'y faut jamais toucher si l'on ne veut point
les faire souffrir et diminuer leur admirable flair.

Miraut cependant commença et mordilla la coupante arête,
amollissant par la salive et rongeant par les dents. Au bout d'une
heure il en avait à peine ébréché un centimètre lorsqu'il entendit
claquer la porte de la cuisine.

Prudent, il quitta le chantier et regagna sa botte. Il savait déjà
ou plutôt il sentait que ce qu'il faisait était opposé à la
volonté des maîtres auxquels il devait obéissance; s'ils eussent
été là, il se fût abstenu; en leur absence et loin du châtiment,
il s'appliquait, tous instincts débridés et tendus, à
contre-carrer une décision qu'il jugeait injuste. Le bruit entendu
lui rappelant que le manche à balai est un instrument redoutable,
il s'était arrêté, mais dès qu'il ne perçut plus rien, il retourna
vivement besogner.

Accroupi, il travaillait avec tant d'ardeur, tout à son idée,
qu'il n'entendit pas la porte s'ouvrir une deuxième fois. Il
bondit en arrière en hurlant sous le coup de baguette que la
Guélotte furibonde venait de lui flanquer, tandis qu'elle
repartait, beuglant à pleine gorge:

--Viens voir maintenant ce qu'il fait: il est en train de ronger
la porte de dehors.

Lisée, arrivant, ne put que se rendre compte du dégât. Évidemment,
on ne pouvait nier; il para la querelle en déclarant qu'il allait
recouvrir l'arête et le coin attaqués d'une bande de fer-blanc,
ainsi qu'il avait déjà fait pour la porte de l'écurie.

Il s'y mit immédiatement et laissa Miraut sortir et se promener
dans la cour sous sa surveillance. Mais le braconnier avait l'oeil
et, dès qu'il voyait le chien écarter les narines en s'approchant
d'une poule, il le rappelait bien vite au sentiment du devoir,
prononçant son nom, Miraut, sur un ton tel que l'animal, obéissant
et craintif, revenait apeuré auprès de lui et lui léchait les
mains et, la figure pour témoigner sa soumission ou demander un
pardon qui lui était accordé d'un hochement de tête à la fois
amical et grave.

Cela n'empêcha point que, le lendemain, un carreau de la croisée
de la remise fut bel et bien cassé par le jeune chien qui, ne
pouvant plus s'attaquer à la porte, avait réussi, Dieu sait
comment! à atteindre la fenêtre et à prendre par cette voie la
clef des champs.

Et deux heures après, tous les gamins du pays cernaient Miraut,
qui venait de jeter l'épouvante et la terreur parmi le troupeau
picorant des poules de la Phémie, laquelle gueulait comme un
putois qu'il lui en manquait trois ou quatre et que ce sauvage-là
lui en avait sûrement mangé une, puisqu'il avait encore les pattes
rouges de sang.

Le fait en lui-même était exact: Miraut avait une patte
ensanglantée. Il y eut une scène nouvelle entre la Guélotte et la
Phémie et Lisée qui rentrait: chacune des femmes voulant crier
plus fort que l'autre.

Les gamins bientôt ramenèrent le coupable, qui opposait la plus
énergique résistance, se faisant littéralement traîner, et le
chasseur alors s'aperçut que son chien avait la patte coupée.

Furieux à son tour, croyant qu'on avait voulu lui tuer son Miraut,
il se préparait, sans autre préambule, à gifler la Phémie lorsque
sa femme, s'interposant à temps, lui apprit que c'était le chien
lui-même qui s'était coupé en cassant la vitre de la fenêtre de la
remise.

--Alors, riposta Lisée, qu'est-ce qu'elle chante, cette vieille
déplumée, ce n'est pas d'avoir mangé une poule, qu'il s'est
ensaigné. Va les compter d'abord, tes gratteuses, et tu viendras
grogner après.

Renseignements pris, toutes les poules de la Phémie se
retrouvèrent. Il est vrai que, dans cette affaire, s'il n'y avait
pas eu de morts, ce n'était point de la faute à Miraut.

Cette fois, la Guélotte ne tempêta point et n'invectiva personne.
Fine mouche, profitant de l'expérience acquise, elle essaya de
prendre son mari par la douceur.

Lisée, agité de sentiments contradictoires, ayant à la fois
l'envie de corriger et de plaindre, lavait cependant avec de l'eau
salée et pansait minutieusement la plaie du petit chien, qui se
plaignait et aurait bien voulu qu'on le laissât se lécher tout
seul.

--Écoute, Lisée, disait la femme, tu vois bien que nous ne pouvons
pas garder cette bête: elle va nous faire arriver toutes sortes
d'histoires. Voilà déjà pour plus de six francs de poules qu'il
nous coûte, et maintenant qu'il a commencé, quand veut-il
s'arrêter? Je ne parle pas pour les nôtres, mais pour celles des
voisins: tu auras beau les payer plus cher qu'elles ne valent, ils
t'en voudront quand même et croiront t'avoir fait un grand cadeau
en acceptant ton argent. Je t'en supplie, débarrasse-t'en! c'est
ce qu'il y a de mieux à faire, crois-moi. Tue-le! Fiche-lui dans
les côtes une bonne cartouche de quatre, puisque tu dis que tu ne
peux pas le vendre et que ce serait faire injure à Pépé et au
gros.

--Ce ne serait pas plus propre de le tuer, et il est jeune, on
peut le corriger, atermoyait Lisée, fermement décidé au fond à ne
pas s'en séparer. Attendons un peu! Je vais avoir l'oeil sur lui
dorénavant et, dès que je le verrai loucher du côté des gélines,
je lui flanquerai la correction pour bien lui faire comprendre
qu'il n'y doit pas toucher.

Philomen arrivait, ému par la rumeur publique et les bruits
contradictoires qui affinaient d'une part que Miraut avait
étranglé toutes les poules de la Phémie, de l'autre que quelqu'un
(on ne disait pas qui) lui avait tranché une patte d'un coup de
serpe.

Lisée remit les choses au point, et Philomen réfléchit.

--Mon vieux, exposa-t-il sans autre préambule, cette histoire-là
est bien emm...bêtante. Dès qu'il manquera une poule quelque part,
tu peux être sûr qu'on accusera ton chien, et il aura beau être
innocent, tu pourras prouver qu'il n'est pour rien là dedans, que
ce n'est pas possible, on voudra absolument que ce soit lui qui
ait fait le coup. J'en connais même qui seraient assez fripouilles
pour zigouiller les poules du voisin ou même les leurs, les
boulotter et venir ensuite accuser ton chien du massacre.

--Tu vois bien que tout chacun va nous tomber dessus, appuya la
Guélotte.

--Oui, mon vieux, tâche d'avoir l'oeil. Mais, tu sais, d'un autre
côté, il est bien rare qu'un jeune chien, un chien de race, un
chien qui a du feu, ne se mette pas, si l'on n'y prend garde, à
courir après quelque bête: les uns, c'est les chats, ça n'a pas
grande importance parce qu'ils savent se défendre et peuvent
grimper aux arbres; d'autres préfèrent les lapins, et ils te
nettoient les clapiers rasibus; d'autres se mettent aux moutons,
et ça c'est plus dangereux, car, quand ils sont bien décidés, ils
peuvent t'en ficher par terre pour plus de cent francs d'un seul
coup; en somme, il vaut encore mieux qu'il ne se tourne que sur
les gélines. Voici ce que je te conseille de faire: comme on ne
peut pas le laisser tout le jour enfermé, que ça le rendrait
malade; comme, d'un autre côté, quand on ne le surveille pas, il
«course» la volaille, tu n'as qu'à lui mettre une muselière
lorsque tu voudras le lâcher. Léon ira demain à Vercel; dis-lui
qu'il t'en prenne une près de Chacha le bourrelier; pour une pièce
de quarante sous, tu en verras les marionnettes et tu seras
tranquille.

--Las, moi! quarante sous encore de jetés loin pour cette
charogne, ragea la Guélotte furieuse, qui espérait une solution
plus radicale et comptait sur l'appui de Philomen.

Lisée se rendit au conseil de son ami, et le surlendemain matin,
après un jour de claustration préparatoire, on mit la muselière à
Miraut. Comme ce fut le maître qui opéra, il se laissa faire sans
trop de résistance, un peu ahuri toutefois de toutes ces courroies
qui lui barraient le nez et lui sanglaient la gueule.

Parce qu'elles sentaient bon le cuir neuf, il essaya immédiatement
de les mordre et ne put naturellement pas bouger les mâchoires.

Lisée alors lui ouvrit la porte, pensant qu'il se précipiterait
aussitôt dans la cour, mais il n'essaya point de gagner le dehors:
quelque chose le préoccupait et le gênait.

Il porta la patte à son nez et tâcha d'accrocher une courroie,
mais la griffe ne fit qu'érafler légèrement le cuir et retomba.

Bien qu'il louchât affreusement, il ne pouvait se rendre compte de
ce qu'il avait autour du museau et des bajoues; mais il sentait
bien, au toucher, que c'était quelque chose d'embarrassant, et, au
nez, que c'était une substance qu'il serait agréable de mastiquer
avec les dents; toutefois, l'impression de gêne domina bien vite
tout le reste, et il ne rêva bientôt plus qu'à faire sauter cette
entrave agaçante.

Il alla flatter Lisée et se frôler à lui comme pour lui demander
de vouloir bien retirer cet engin encombrant, mais naturellement
Lisée n'accéda point à son désir.

--Voilà ce que c'est, mon vieux, que de vouloir bouffer les
poules!

Miraut, qui ne comprenait point ou ne voulait point comprendre, se
plaignît et pleura et cria: on le laissa crier et pleurer et se
plaindre.

C'est alors qu'il essaya, par ses seuls moyens à lui, de faire
sauter la muselière. D'abord il se gratta aux angles des buffets,
aux embrasures des portes, aux pieds de la table, à toutes les
arêtes vives; il se cogna le nez, essaya encore de mordre, puis se
remit à travailler de la patte, s'accroupissant à terre, le museau
sur le sol pour avoir un plus solide point d'appui, tirant,
pleurant, frottant, s'excitant, s'énervant, hurlant, devenant
comme fou de désespoir.

À la fin, il se jeta sur le dos, et de ses deux pattes de devant
se mit à se piocher les bajoues à une allure vertigineuse, pour
tâcher de faire sauter ou céder les terribles bandes de cuir qui
lui laçaient si impitoyablement les mâchoires.

En moins d'une heure, il se pela entièrement les deux côtés de la
tête, si bien qu'en quelques endroits même la peau était
absolument à vif et ensanglantée; il gratta plus haut à une autre
lanière; il grattait avec frénésie, il aurait gratté encore si
Lisée, qui rentrait, s'apercevant qu'il s'abîmait le «portrait»,
et craignant qu'il ne devînt fou, ne lui eût enlevé enfin sa
muselière.

«C'est assez pour aujourd'hui, pensa-t-il. Demain je la lui
remettrai, et il s'habituera petit à petit.» Mais, le jour
suivant, dès qu'on lui eut rebouclé les courroies derrière la
tête, il recommença de plus belle à se griffer la gueule en
hurlant.

On ne pouvait évidemment le laisser ainsi: il se serait plutôt
saigné. Lisée, fort ennuyé, la lui retira tout à fait en se
disant:

«Bah! je reste ici aujourd'hui; je vais le surveiller.»

Et il se mit à arracher les choux de son jardin tandis que le
chien rôdait autour de lui, heureux d'être enfin débarrassé et
libre.

Longtemps il resta là à gratter le sol, à mordre les tiges de
pomme de terre, à transporter les bouts de perches de haricots, si
bien que le braconnier, tranquillisé, ne pensait plus à s'assurer
de sa présence et continuait paisiblement son travail en fumant sa
pipe, lorsque, telle une sorcière, la Phémie apparut dans le
sentier de l'enclos, une poule morte, tuée, d'une main, de l'autre
ramenant Miraut qui tirait sur une ficelle.

Cette fois, Lisée sentit la moutarde lui monter au nez: il devint
tout pâle, cassa le bout de sa pipe en serrant les dents et
assura, comme une massue dans sa main, le chou qu'il venait
d'arracher.

La Phémie eut peur. Elle se garda bien de gueuler et de maudire,
et, devenue blême à son tour, elle balbutia, comme pour s'excuser:

--Je te le ramène. Ce n'en est pas une des miennes, c'en est une
de la cure. Nous l'avons vu quand il la serrait, la servante et
moi, mais nous sommes arrivées trop tard. Elle m'a dit de te
l'apporter pour que tu voies et que tu le corriges: je ne sais pas
si on te la fera payer.

--Je te remercie, proféra sèchement Lisée.

Et, sans dire autre chose, attrapant le chien par le collier,
lâchant son chou pour saisir de l'autre main la poule morte, avec
cette cravache d'un nouveau genre, corps même du délit, il
administra à Miraut une volée fantastique et terrible, frappant
d'ailleurs et prudemment aux bons endroits, de façon qu'il sentît
bien, tout en ne courant aucun danger, que les coups venaient de
la poule et qu'il serait dangereux pour sa peau, à l'avenir, de
s'attaquer encore à ces bestioles-là.

Mais quand il eut fait, ce ne fut pas tout.

--Ah, cochon! tu aimes les poules; eh bien! tu la traîneras
celle-ci, tu la traîneras plus que tu ne voudras, et puisque tu en
aimes l'odeur, tu la sentiras aussi plus qu'à ton saoul! Attends
un peu.

Lors, au moyen d'une forte ficelle de chanvre, il noua la volaille
sur le poitrail du chien, le cou entrant dans le collier, les
pattes passant entre les jambes de devant; il attacha ces pattes à
une autre ficelle qui se nouait elle-même sur le dos et, dans cet
appareil, condamna Miraut, trois jours durant au moins, à traîner
la poule devant tout le monde et les autres chiens y compris, lui,
Lisée, étant toujours présent pour lui faire honte et lui rappeler
en grondant qu'il n'était qu'un méchant azor de rien du tout, un
jeanfoutre de viôce qui ne valait pas la corde pour le pendre, ou
la cartouche pour l'occire, un sale salaud de m... à qui il en
ficherait jusqu'à ce qu'il en crève s'il s'avisait de recommencer
jamais.

Trois jours, comme il en avait été décidé, Miraut en laisse, et la
poule en bandoulière, dut suivre Lisée, à qui les gosses faisaient
cortège et qui ricanaient en interpellant le chien. Miraut était
honteux, car les chiens connaissent la honte s'ils ignorent la
pudeur, et ils sentent très bien la raillerie. Il baissait le nez,
s'embarrassait dans les jambes du maître, regardait avec des yeux
navrés et, quand il n'était pas observé, cherchait à se
débarrasser de son encombrant fardeau. Mais il ne parvenait point
à couper les ficelles et, s'enfonçant le nez dans la plume qui le
chatouillait, il éternuait et il pleurait.

Lisée fut inflexible.

--Tu la traîneras, mon cochon, répétait-il, jusqu'à ce qu'elle
pourrisse et qu'elle pue comme un vieux munster, ça t'apprendra.
C'est moi qui jugerai quand tu devras en avoir assez.

De dégoût pour la bestiole qu'il promenait toujours, comme un
forçat traîne son boulet, agacé du contact, écoeuré par l'odeur,
Miraut, pour ne point la toucher, marchait en écartant les pattes,
et, pour ne pas la sentir, levait le nez en l'air autant qu'il lui
était possible de le faire.

Le quatrième matin, des griffes et des pattes, dans le mystère et
le silence, il réussit, on ne sut jamais comment, à s'en dépêtrer
enfin. Lisée, allant le prendre à sa remise, trouva dans un coin
la poule intacte, aussi éloignée que possible du chien, qui jetait
des regards inquiets tantôt sur elle et tantôt sur son maître.

Après qu'il se fut bien rendu compte qu'il n'y avait point mordu,
le chasseur, revenu près de Miraut, se laissa enfin émouvoir par
le pauvre toutou, qui se leva hésitant et, timidement, se hasarda
à lécher les grosses mains rudes pendant le long des cuisses sur
le pantalon de droguet.

--Tu tâcheras de recommencer, proféra-t-il fortement, mais sans
colère ni menace, en désignant la géline d'un index sévère.

Et ce fut ainsi que la paix fut faite entre Lisée et Miraut et que
ce dernier fut radicalement corrigé de la sotte manie de courir la
poule, gibier qui était en effet bien indigne du nez fameux du
célèbre chien de chasse qu'il devait être un jour.



CHAPITRE X

C'était un soir calme de fin d'automne. La nuit, à grands pas,
venait, noircissant par degrés la chape bleue du ciel qui
s'étoilait lentement. Pas un souffle de vent ne troublait la
tiédeur enveloppante; les fumées montaient calmes des cheminées,
formant sur les carapaces bigarrées des toitures un léger manteau
vaporeux. Les clarines tintaient joyeuses au cou des vaches qui
rentraient des champs et marchaient d'une vive allure vers
l'abreuvoir; le marteau du forgeron Martin sonnait par intervalles
sur l'enclume argentine, et tous ces bruits formaient une rumeur
paisible et chantante qui était comme la respiration vigoureuse ou
la saine émanation sonore du village.

Point trop las de sa journée, les deux jambes de part et d'autre
de l'enclume à «chapeler» les faux, fixée dans le vieux tronc de
poirier sur lequel il était assis à califourchon, Lisée le
chasseur, Lisée le braco, rêvait en fumant sa pipe. Plus fatigué,
lui, d'une longue randonnée en plein champ, Miraut s'était
gravement assis sur son derrière, et, impassible et clignant des
yeux par moments, regardait son maître, tirant d'énormes bouffées
de son éternel brûle-gueule.

Un pas sonna dans le sentier de l'enclos, et le chien, le
reconnaissant pour celui d'un familier, se leva aussitôt,
frétillant et aimable, pour saluer, en lui sautant à la poitrine
et en lui léchant les mains, l'ami Philomen, maître de Bellone.

--Salut, ma vieille branche! s'exclama Lisée.

--Je suis venu en bourrer une près de toi, histoire d'attendre le
moment de la soupe, expliqua Philomen en choisissant pour siège le
bout équarri d'une grosse poutre noircie par les intempéries et
qui servait de banc rustique.

Et les deux hommes se mirent à deviser des travaux de la saison,
du blé qu'on commençait à battre et qui rendait pas mal, des
labours et des semailles qui s'achevaient dans de bonnes
conditions, du bois qu'ils couperaient aux premières heures de
liberté et des défrichements qu'ils entreprendraient au cours de
l'hiver prochain.

Miraut s'était rassis. Les rumeurs s'étaient tues. La conversation
un instant tomba. Un silence se fit, puis six heures sonnèrent à
la tour du vieux clocher et vinrent ensuite les trois tintements
consécutifs et alternés de trois coups chacun annonçant la volée
de l'angélus du soir.

Presque aussitôt, en effet, le lourd marteau d'airain battît à
pleins coups les pans de sa jupe de bronze et une rafale de sons
s'éparpillèrent en roulements pressés.

Toujours assis sur son derrière, Miraut frémit; ses oreilles se
soulevèrent et il secoua la tête à plusieurs reprises; puis,
levant le nez au ciel, il se mit à hurler à pleine gorge lui
aussi, poussant jusqu'à épuisement sa plainte désespérée.

--Tais-toi, mon petit, tais-toi, ce n'est rien, voulut consoler
Lisée.

Mais, à chaque bordée de sons, il se reprenait de plus belle, et
le hurlement mourant se regonflait en sanglots pour finir en
petite plainte triste et désolée comme un pleur d'enfant.

--C'est drôle, constata Lisée; il n'avait pas encore pleuré en
entendant les cloches.

--Il ne les avait peut-être jamais remarquées comme ce soir.
Écoute comme l'air est calme, on n'entend que ça, on dirait que ça
vous imbibe le crâne comme de l'eau qui entrerait dans une éponge;
c'est une douche sonore qu'on prend, et nos oreilles en sont comme
ravinées par un torrent. Ça ne m'étonne pas que cela fasse mal à
Miraut. Tous les chiens pleurent en entendant les cloches, mais ce
n'est pas par sentiment religieux. Ah! fichtre non! ils s'en
fichent pas mal, des religions, eux, et s'ils pleurent, c'est
parce qu'ils souffrent.

--Heureusement, continua Lisée, qu'ils ne les entendent pas
souvent: la moindre chose, la moindre odeur surtout, quelquefois
le moindre spectacle, mais plus rarement (car chez eux l'oreille
est meilleure que l'oeil), arrivent à les en distraire. Il a fallu
que nous ne disions rien, que l'air fût calme, qu'il ne vînt de la
cuisine aucun fumet de fricot, que rien dans notre attitude ni
dans nos gestes ne l'intriguât pour que ce pauvre Mimi ait écouté
et entendu cette sonnerie de malheur qui nous annonce d'ailleurs,
par surcroît, la pluie pour demain peut-être ou pour après-demain
au plus tard. Tant qu'ils sont jeunes, une seule sensation les
accapare tout entiers: ce n'est que dans la suite, lorsqu'ils sont
plus âgés, qu'ils arrivent à partager leur attention et, comme
nous, à voir, entendre et renifler tout ensemble.

--Ce ne peut pas être, comme le croit la Phémie, parce qu'ils
pensent aux morts qu'ils se lamentent au son des cloches,
puisqu'ils poussent les mêmes tristes hurlements, ou à peu près,
en apercevant la pleine lune se lever derrière les arbres du mont
de la Côte. Mais peut-on savoir au juste la cause de ces cris!

--C'est bien difficile, vraiment, car nous ne pouvons entrer dans
leur peau et peut-être qu'ils ne le savent pas eux-mêmes de façon
précise; toutefois, ce n'est dans aucun cas un cri de joie.

--Je crois, reprit Philomen, que le son des cloches doit leur
faire mal aux oreilles ou au nez et que c'est la marche de la lune
dans les rameaux et son ascension dans les branches qui doit les
épouvanter, car, dans le premier cas, ils restent immobiles sur
place, et dans le second ils courent en hurlant, agités et
inquiets. D'ailleurs, quand la lune est haut dans le ciel et
qu'ils n'ont plus de point de repère pour contrôler sa marche, ils
n'y font plus attention.

--J'ai remarqué aussi, dit Lisée, que ce sont surtout les chiens
de garde qui aboient à la lune, tandis que ce sont les nôtres, les
chiens de chasse, qui hurlent à la voix des cloches.

--Ça ne m'étonne pas non plus, expliqua Philomen. Les chiens de
garde qui ne bougent guère d'autour de leur niche sont, plus que
les autres, sensibles à ce qui remue; quant aux nôtres, ils ont le
nez et l'oreille extrêmement délicats; d'ailleurs l'oreille et le
nez, ça doit communiquer par un canal. Quand le bruit des cloches,
comme ce soir, est venu taper sur le tympan de Miraut, ça a dû lui
ébranler par contre-coup les membranes du nez et lui produire le
même effet qu'une odeur de bête féroce, d'un loup par exemple, ou
même aussi l'odeur d'un homme mort. Peut-être encore que ça lui a
fait comme un pincement douloureux; nous éternuons bien, nous
autres, en regardant le soleil, et nous ne le regardons pas
pourtant avec notre nez.

--Heureusement, plaisanta Lisée, que lui n'éternue pas en nous
regardant. Mon vieux, chacun de nous, sur terre, a quelque chose
de bien: les aigles, c'est leurs yeux; les chiens, leur nez; les
lièvres, leurs oreilles; et les femmes leur..., pas leur
intelligence, en tout cas. Tout de même, ce serait un sacré type
que l'homme qui réunirait l'oeil de l'aigle, le nez du chien et
l'oreille du lièvre, à condition qu'il ait le cerveau en
conséquence.

--Vingt dieux! nous vois-tu reniflant le long des tranchées ou aux
brèches des murs de lisière pour trouver l'endroit où le lièvre a
fait sa rentrée.

--J'ai pourtant connu un type de Velrans qui le faisait; il
prétendait être au moins aussi malin que son chien, et où l'autre
trouvait du fret il se foutait à quatre pattes lui aussi,
fouinant, humant et reniflant, pour apprendre, disait-il. Mais on
ne lui en a pas laissé le temps, car on a reconnu qu'il était louf
et on a été obligé de l'emmener à l'asile de Dôle, où il est
«clapsé». On a même raconté, dans le temps, que ce serait un
gardien de l'établissement qui lui aurait fait son affaire un jour
qu'il avait soif. Ce gardien-là était alcoolique, il se saoulait,
il buvait tout ce qu'il gagnait, et comme il touchait trente sous
par macchabée qu'il enterrait, il en zigouillait un de temps à
autre pour avoir de quoi licher. En été, naturellement, il
claquait un mec par jour, au moins: les bons docteurs disaient que
c'était l'effet du chaud. On ne s'est aperçu de ce petit manège
qu'au bout d'un assez long temps; alors, pour étouffer l'affaire,
le bonhomme, de gardien, est passé pensionnaire, et voilà tout.

--Mais as-tu déjà purgé Miraut? interrompit Philomen.

--Non, avoua Lisée, il se purge tout seul; il ne passe pas un jour
sans manger du chiendent.

--C'est très bon, en effet, mais ce n'est pas suffisant; à ta
place, je craindrais pour lui la maladie, et il sera d'autant
mieux tenu qu'il est plus âgé et de bonne race.

--Je sais bien, mais qu'y faire?

--Il n'y a, tu l'as dit, pas grand'chose à tenter, et souvent les
meilleures précautions ne servent de rien; tout de même, à ta
place, je lui ferais, de temps en temps, prendre un peu de fleur
de soufre dans du lait ou du café noir. Ils arrivent très bien à
avaler le tout.

--Le meilleur remède est encore qu'ils soient forts et robustes,
mais cela non plus n'empêche rien bien souvent.

--La soupe est trempée, vint annoncer la Guélotte.

--La manges-tu avec nous? invita Lisée.

--Merci bien, mon vieux, mais la bourgeoise m'attend; ce sera pour
une autre fois. Bonne nuit et à la revoyure.

--«À revoir», mon vieux, répondit Lisée secouant sa pipe et
rentrant dans la cuisine, précédé de son chien.

Il arriva ce que Philomen avait prédit et que Lisée craignait.
Malgré les purges de café noir et de fleur de soufre, un beau
matin, à l'appel de son maître, au lieu de bondir en écartant sa
paille des quatre pieds, Miraut se leva lentement et avec
hésitation. Ses bons yeux, si clairs et si vifs, étaient tristes
et rouges, et du nez suintait une vague mucosité incolore comme
une salive trop épaisse.

--Nom de Dieu de nom de Dieu! mâchonna Lisée. Voilà que ça y est!
Pourvu que ce ne soit pas trop grave et qu'il n'en crève pas!

Miraut mangea tout de même la moitié de sa terrine de soupe à
laquelle le braconnier avait ajouté, pour la rendre meilleure, un
peu de lait; ensuite il ne chercha point, comme d'ordinaire, à
gagner la rue, mais s'en vint lentement, le poil légèrement
hérissé et rêche, se coucher en rond derrière le poêle allumé de
la chambre.

Le lendemain, le nez coulait plus abondamment, les yeux devenaient
chassieux et l'appétit disparaissait avec la fièvre qui l'avait
envahi: bien que la température fût douce, Miraut grelottait.

Le maître essaya de lui faire avaler de la fleur de soufre dans du
lait: le chien, presque à contrecoeur, but le lait, mais laissa au
fond de l'assiette la poussière jaune.

Alors Lisée chercha à se rappeler les vieux remèdes usités en
pareille circonstance: il en connaissait plusieurs et commença par
se rendre chez le cordonnier Julot, qui lui prépara un emplâtre de
poix. Revenu au logis, il rasa le derrière du crâne de Miraut sous
l'os pointu qui fait saillie au-dessus des vertèbres cervicales et
appliqua l'emplâtre, qui adhéra aussitôt.

On dit que ça les guérit, avait reconnu Julot; en tout cas, c'est
bien à ton service, et si ça ne lui fait pas de bien, ça ne peut
pas non plus lui faire grand mal.

Mais la poix n'opéra guère. Miraut maigrissait, souffrait,
paraissait de plus en plus lent et triste. Son museau toujours
frais devenait chaud, sa langue sèche; il ventait, disait Lisée,
c'est-à-dire respirait comme un soufflet violemment pressé. Et il
avait toujours froid. De temps en temps, il se levait
douloureusement de son sac de toile, venait poser ses pattes sur
la platine du fourneau, le poitrail devant le feu, et là, triste
comme un petit enfant malade, il laissait pencher sa pauvre tête
dolente de côté, tandis que ses yeux rouges, troubles et perdus,
vaguaient dans le vide ou fixaient les choses sans les voir.

Il eut des constipations opiniâtres, puis des diarrhées
épuisantes, et passait presque toutes les heures immobile, couché
en rond, serré sur lui-même, les muscles contractés par un
perpétuel grelottement, l'échine rugueuse, comme un petit vieux
maniaque qui craint tout des hommes et des choses. Puis ce fut la
complète indifférence, et rien ne pouvait le tirer de sa
somnolence ou de son marasme. Mitis et Moute et la vieille Mique,
le voyant affaissé et souffrant, n'essayaient point de jouer, mais
venaient de temps à autre le flairer: toutefois, comme il n'avait
pas conservé sa bonne odeur de santé, ils ne le léchaient plus;
mais souvent ils se couchèrent tout contre son poitrail pour le
réchauffer. Lui, les regardait de ses yeux d'où nulle lueur ne
jaillissait et qui semblaient désespérés.

Il se taisait obstinément. C'est que son mal était en lui et que
toute souffrance dont les bêtes ne voient pas la cause, ou qui
persiste cette cause étant disparue, les laisse muettes. Qu'un
chien ou un chat ou une autre bête domestique, car les sauvages,
eux, savent presque toujours se taire, crie ou pleure, ou hurle,
ou gronde quand on le heurte, ou qu'on le frappe, ou qu'on le
brûle, ou qu'on le mouille, ou qu'on lui marche dessus, cela
s'entend: son cri est un appel, une plainte, un défi ou une lutte;
si la source de douleur disparaît, si la cause n'est plus
apparente, il se tait.

Tout le monde n'a pu voir mourir un chien empoisonné; mais qui n'a
vu de misérables animaux écrasés par des automobiles, des tramways
ou des voitures! Ils hurlent épouvantablement sous le choc, mais
cinq minutes après, quand on les a ramassés, mis sur la paille,
ils se lèchent s'ils le peuvent encore et souffrent et meurent
sans se plaindre.

Ils n'ont pas besoin, ceux-là, de philosophes pour leur enseigner
le stoïcisme.

Si grand que fût le désarroi physique et moral de Miraut, il ne se
plaignit jamais, même le jour où la Guélotte, qui n'avait point
désarmé et souhaitait de tout coeur sa crevaison prochaine,
profita d'une absence de Lisée pour le jeter brutalement dehors.

Violemment, à coups de savate, elle te le balaya, comme elle
disait, de son plancher, espérant qu'elle en serait pour tout de
bon débarrassée bientôt.

Il ne faisait pas froid, ce jour-là, heureusement, et la rentrée
du braconnier provoqua la rentrée du chien.

Cependant, Lisée se désespérait. Il passait de longues heures à
côté de son Miraut, lui prenant la tête dans les mains, le
caressant, le recouvrant d'un vieux tricot, le bordant comme un
gosse, lui desserrant les mâchoires pour le contraindre à avaler
quelques gorgées de lait ou quelques bouchées de viande que la
pauvre bête, souvent, revomissait presque aussitôt.

Mais ni soins ni remèdes n'agissaient. Il n'y a rien à faire
contre la maladie! La maladie, mot vague et indéfini comme les
troubles qu'elle provoque! D'où vient-elle? on ne sait pas.
Comment la guérit-on? On ne sait pas non plus. Les vétérinaires,
médicastres ou potards ont bien inventé des sirops, fabriqué des
pilules, composé des poudres, mais tout ça, c'est de la foutaise
dont le plus clair résultat est de faire passer les écus de votre
profonde dans leur escarcelle. Autant croire sur ce point les
paysans et les bracos qui se sont livrés, au sujet de ce mal
mystérieux, aux suppositions les plus baroques, aux conjectures
les plus bizarres. D'après les uns, ce serait un ver qui
produirait ces troubles, un ver que nul n'a vu et qui tiendrait
ses diaboliques assises non point dans l'estomac, mais au bout de
la queue. Il s'agit de l'extraire, de l'extraire sans danger pour
la bête, et là est le hic! Pour d'autres, la maladie, c'est le
sang qui mue (?). Comment? pourquoi? Mystère. Enfin, d'aucuns
veulent encore que ce soit simplement de la bronchite; mais
affection de la moelle épinière, crise de croissance ou bronchite,
nul n'a jamais été capable d'indiquer une cause précise ni de
fixer un remède.

Miraut filait un mauvais coton, semblait-il, quand un jour, un
Velrans qui passait par là et qui le vit conseilla à Lisée de le
conduire immédiatement à son compatriote Kalaie, lequel était
possesseur du «secret» pour guérir les chiens de la maladie.

En ce moment, la peau de Miraut présentait par endroits des taches
roussâtres, se boutonnait, devenait pustuleuse et croutelevée,
tellement, disait la Guélotte, que c'était une dégoûtation de
garder une pareille charogne dans la chambre du poêle.

Le Velrans insista.

Kalaie ne demandait rien pour sa peine: il gardait le chien une
huitaine, le soignait dans le plus grand mystère et, au bout de ce
temps, vous le rendait parfaitement guéri. C'était un secret, un
secret qu'il tenait de son grand-père, lequel reboutait aussi les
entorses et arrêtait les dartres, et qui se perpétuait dans la
famille.

Pas plus que les autres paysans qui connaissent d'autres secrets
pour d'autres guérisons, pourvu qu'on ait la foi, il ne consentait
à le confier à personne et ne demandait pas qu'on lui amenât des
bêtes; mais il n'avait jamais refusé d'en soigner une et--ceci
faisait partie sans doute des règles à observer pour obtenir la
guérison--ne voulait jamais, jamais, en aucun cas, accepter
d'argent comme rétribution.

L'après-midi même, Lisée attela Cadi à la voiture de Philomen et
conduisit Miraut à Velrans. Il alla remiser le cheval dans
l'écurie de Pépé, qui lui confirma les dires du voyageur, et tous
deux menèrent Miraut chez le miraculeux guérisseur.

Kalaie, paysan aisé et rieur, examina le chien, auquel il fit
dresser aussitôt un petit matelas sous le poêle de la cuisine;
ensuite il offrit la goutte aux deux visiteurs et parla de la
pluie et du beau temps et des semailles et des engrais et de la
politique.

Étant bon catholique et pratiquant, il n'était pas d'accord avec
Lisée, mais ce n'était point une raison pour mal soigner Miraut
qui, lui, n'était pas socialiste ni réactionnaire et n'avait pas,
heureusement, d'opinions touchant la Séparation des Églises et de
l'État.

La discussion fut donc courtoise; on tomba d'accord sur un point:
que tous les députés et sénateurs, radicaux comme cléricaux,
n'étaient que des menteurs et des fripouilles, et sur cette
conclusion qui marquait leur bon sens et leur rectitude d'esprit,
on se sépara en se serrant la main.

--Tu viendras le chercher dans neuf jours, fixa Kalaie, et tu
n'auras pas besoin de prendre une voiture pour l'emmener: il
pourra marcher tout seul, je te le promets.

Lisée, plein de craintes et d'espérances, retourna à Longeverne,
où la semaine lui parut démesurément longue.

Soit que l'éruption cutanée eût été un heureux dérivatif, soit en
effet que le remède de Kalaie fût vraiment souverain, au bout de
la huitaine Miraut était guéri; il se levait, marchait, mangeait;
l'oeil redevenait limpide, vif et joyeux; le poil se relustrait,
l'appétit reprenait.

--Tu n'as qu'à lui faire boulotter de bonnes soupes et, avant
quinze jours, il sera gras comme un cochon, affirma Kalaie à Lisée
et à Pépé.

--À propos, comment va Caffot? s'inquiéta ce dernier. Tu ne m'as
jamais reparlé de ton goret.

--Il va bien, très bien, comme un bon Siam qu'il est: pourvu qu'il
bouffe, il est content. Cependant, je ne crois pas que Miraut
sympathise jamais avec lui.

--Ah!

--Oui, la première fois que le chien s'est approché de l'auge, où
il barbotait, pour le flairer, il lui a «pouffé» et reniflé au nez
comme un grossier qu'il est, et Miraut, qui est une bête polie, ne
lui pardonnera pas de sitôt; après tout, ça n'a pas d'importance,
mais nous allons boire un litre. Kalaie, mon vieux, je sais que tu
n'accepterais pas de sous et je ne t'en offre pas, mais, ma
parole, tu viens de me rendre un sacré service. Tu ne peux pas
refuser de trinquer avec nous à l'auberge; malgré que nous ne
soyons pas, en politique, du même bord, ça n'empêche que tu es un
bon bougre et que je serais vexé si tu n'entrais pas prendre un
verre et revoir ton malade quand tu passeras à Longeverne.

--C'est rien, c'est rien, affirmait Kalaie. C'est des petits
services qu'on se doit entre pays.

On s'en fut à l'auberge où, la politique aidant, d'un litre on en
but plusieurs, ensuite de quoi Pépé voulut qu'on allât chez lui
goûter sa vendange et puis Kalaie exigea qu'on fît une troisième
pause dans sa maison pour juger de la qualité de la sienne, si
bien que ce ne fut qu'assez tard que les trois compères,
parfaitement d'accord et amis comme cochons, se séparèrent, saouls
comme des Polonais. La joie entrait, disons-le tout de suite à sa
décharge, pour une bonne part dans la cuite magistrale de Lisée.

À Longeverne, cependant, la Guélotte, anxieuse, énervée comme au
premier soir, attendait le retour de son homme, espérant bien que
le chien, nonobstant remèdes et sorcelleries, serait enfin crevé.

Elle pâlit de male rage en voyant, absolument comme l'autre fois,
son mari, plein comme un boudin, ramener, plus gaillard que
jamais, le petit chien qui, affamé par la marche, vint sans tarder
flairer toutes les gamelles et toutes les marmites de la cuisine.

--Tas de cochons! mâchonna-t-elle. Ah! ce qui ne vaut rien ne
risque rien. Je n'ai jamais eu de chance dans ma vie.

Et sans rien ajouter, sombrement rageuse, laissant l'homme et le
chien se débrouiller comme ils l'entendraient, elle monta seule se
coucher à la chambre du dessus.

Lisée, pour se venger, prépara aussitôt à Miraut une soupe
plantureuse et magnifique dans la confection de laquelle il ne
ménagea ni la graisse ni le pain. Puis, jugeant que, pour un
convalescent, ce n'était peut-être pas suffisant, il ouvrit le
buffet où il découvrit un bout de lard d'une bonne demi-livre mis
en réserve par sa femme pour le repas du lendemain.

--Tiens, s'exclama-t-il en le jetant à Miraut, mange-le, mon
petit: ça lui apprendra, à la vieille, à faire la gueule! C'est
elle qui fera maigre demain.



CHAPITRE XI

Miraut reprit rapidement.

--Il profite, il se remplit, disait Lisée à Philomen qui lui
confiait que sa Bellone manifestait par quelques signes, de lui
bien connus, des velléités d'en faire autant, mais par d'autres
moyens.

--La garce! ajoutait-il. Ça ne manque jamais! Si, au printemps,
elle ne fait pas sa portée, vers la fin de l'automne elle en a au
moins pour trois semaines à être en folie, trois semaines durant
lesquelles je suis, fichtre, bien gardé. Tous les cabots des
environs montent la garde autour de ma baraque, les grands comme
les petits, les jeunes comme les vieux; ils me rongent toutes mes
portes, ces salauds-là. S'ils trouvaient le moindre passage!
malheur! ah! nom de Dieu! ça serait bientôt fait.

Quand je suis là, ça va bien, j'ai l'oeil et je veille; mais si
j'ai à m'absenter de la maison, j'ai toujours peur qu'un sale
bâtard de roquet ne parvienne à s'introduire dans la canfouine et
ne me couvre ma chienne. On ne peut pas se fier aux femmes ni aux
gosses pour la surveillance. Je sais bien qu'on n'en est jamais
que pour tuer la portée quand la mère a déballé, mais c'est
toujours bien embêtant, ça fiche la fièvre à la chienne, sans
compter que des maternités comme ça te gâtent la race. Mon vieux,
je te le dis et tu me croiras: eh bien! si un bâtard quelconque
couvre une chienne, non seulement les chiots qui viennent ne
valent rien, mais cette saillie-là laisse des traces sur les
portées suivantes: oui, la race est souillée, elle n'est plus
pure, et les chiens sont moins beaux et moins bons. J'ai toujours
fait attention jusqu'à présent, je ne voudrais pas voir arriver la
chose maintenant.

--Tu n'auras qu'à m'amener Bellone quand tu auras à sortir,
s'offrit Lisée. Avec Miraut elle ne risque rien d'aucune façon;
d'ailleurs, j'ai toujours, pour les roquets et les bâtards, parce
que je ne voudrais jamais faire le coup à des chiens de chasse,
une demi-douzaine de vieilles casseroles de rebut et quelques
arrosoirs de réserve à leur attacher quelque part.

--Pour l'heure, expliqua Philomen, je ne crois pas qu'elle coure
de risques, le train de derrière grossit un peu et le sexe se
montre, mais tant qu'elles n'ont pas fait sang, elles ne se
laissent généralement pas grimper, je dis habituellement, car dans
ces sacrées affaires de... chose, on ne peut jamais être sûr de
rien.

--Oui, goguenarda Lisée, c'est la bouteille à l'encre... rouge.

Miraut avait repris sa situation dans la maison de son maître,
c'est-à-dire que, si le patron le choyait avec la tendresse d'un
père ou même d'un grand-père, la patronne, elle, le rossait avec
l'énergie d'une marâtre et qu'il se garait des coups du mieux
qu'il pouvait.

Il acceptait d'ailleurs bénévolement cette position sociale,
n'imaginant pas qu'il en pût, pour lui, exister d'autre, ses
souvenirs d'enfance étant trop lointains et depuis longtemps
abolis. Très vite il en était arrivé à généraliser que, sauf de
très rares exceptions, tout ce qui porte pantalon est allié, ami
et favorable, et tout ce qui porte jupe, ennemi puissant et
sournois qu'il faut en tout et partout craindre, éviter et fuir.

Il accompagnait très souvent Lisée dans ses allées et venues aux
champs et au bois et commençait, son nez devenant subtil et
puissant, à s'intéresser à autre chose qu'aux évolutions des
corbeaux et au déterrage des taupes.

Lisée vivement l'encourageait à quêter, guidait ses recherches, le
faisait suivre les murs de lisière, l'incitait à longer les haies,
à traverser les buissons, à fouiller les murgers chevelus de
ronces, à ne pas manquer les brèches de mur, les ouvertures de
tranchées, les saignées de partage des coupes, tous endroits
préférés par les oreillards pour se gîter ou rentrer en forêt.

L'odeur de lièvre, souventes fois[12] reniflée, l'émouvait de plus
en plus et le bouleversait profondément: sa queue, quand il
tombait sur un fret de ce genre, battait avec une force terrible,
ses mâchoires en claquaient l'une contre l'autre et une fois même,
à la grande joie de son maître, il avait laissé échapper un
jappement bref et chaud qui disait son fougueux désir de se
trouver nez à nez ou même nez à cul avec le citoyen poilu qui
émettait des émanations si particulièrement excitantes.

[Note 12: À maintes reprises]

Un écureuil, aperçu un jour à terre et qu'il poursuivit en donnant
à pleine gorge jusqu'au premier arbre où il grimpa, puis qu'il
regarda étonné, furieux et narquois, ne fit que confirmer en lui
l'opinion qu'il avait que le gibier qui court et à poil est
préférable, quant à l'odeur et au goût probablement, à celui qui
vole, d'autant qu'on peut toujours, quelque temps tout au moins,
suivre le premier avec espoir de l'attraper.

Lisée, après chaque expérience, le félicitait, l'encourageait, le
caressait, le récompensait par un petit bout de sucre ou une
couenne de gruyère soigneusement tenue en réserve pour l'occasion.
De fait, il était content de son chien et persuadé, ainsi que le
lui avaient prédit ses amis, Pépé, le gros et Philomen, que ce
serait un jour un maître lanceur.

Bon chien chasse de race, dit le proverbe. Il n'avait point été
besoin pour celui-là, en effet, de le mener avec d'autres chiens
pour qu'il apprît son métier. Seul, de lui-même, par la simple
vertu de son flair et la toute-puissance de son instinct, il
arrivait à distinguer ce qu'il devait courir. Qu'il lui arrivât
seulement un jour de fourrer le nez au derrière d'un capucin et ça
y serait définitivement, il serait sacré chien et grand chien;
plus tard, quand il aurait appris avec son maître et avec Bellone
toutes les ficelles du métier de chien courant, on verrait s'il
s'en trouverait un pour lui damer le pion ou lui faire le poil
dans le canton.

Ainsi rêvait Lisée, tandis que son petit camarade trottait devant
lui dans les sentiers de Longeverne, flairant toutes les mottes et
toutes les bornes, pour y retrouver des odeurs particulières, des
senteurs subtiles lui rappelant sa race, et s'accroupissant de
temps à autre pour rafraîchir d'un jet minuscule et fraternel tel
caillou isolé, tel piquet de bois ou tel coin de mur précédemment
arrosés par des confrères inconnus.

--On en fera quelque chose, disait le chasseur à Philomen, en lui
racontant, quatre ou cinq jours plus tard, comment Miraut s'était
comporté sur un fret rencontré au bas des Cotards, non loin de la
source de Bêche.

--Il y en a, en effet, toujours un de ce côté-là, approuva
Philomen, qui ajouta au surplus qu'il lui confierait le lendemain
sa Bellone, obligé qu'il était de conduire du blé au moulin de la
Grâce-Dieu afin de ramener de la farine pour faire au four.

--C'est entendu, acquiesça Lisée, je les collerai tous les deux à
la remise. J'ai fichu du fer-blanc aux coins de la porte: pas de
danger que les galants, si voraces qu'ils soient, ne la bouffent
et, pour ce qui est de Miraut, je te l'ai dit, il est encore trop
gosse pour penser à ces affaires-là.

De fait, le lendemain, en laisse, comme une coupable, la chienne
fut amenée à la Côte, tandis qu'à une distance plus que
respectueuse les mâles la suivaient de l'oeil, craignant la trique
du chasseur.

On laissa seuls les deux camarades. Miraut, enchanté d'avoir de la
compagnie, vint lécher le nez de Bellone et lui mordre les
oreilles.

D'ordinaire, elle se laissait faire quelques instants, ensuite
elle signifiait par un grognement sec qu'elle en avait assez et
filait; mais cette fois elle se prêta au jeu, mordilla elle aussi,
passant dessus, roulant dessous, serrant entre ses mâchoires
tantôt une patte, tantôt une oreille, tantôt une autre mâchoire;
puis jugeant que les préliminaires avaient été assez longs, elle
se dressa sur ses quatre pattes, joignit les oreilles, écarta la
queue de côté et attendit.

Mais Miraut, à peine relevé, ne songea qu'à continuer un
divertissement si intéressant, à remordre, à se rouler de plus
belle dans la paille, à jouer de la patte et de la dent. Bellone
se prêta encore et de bonne grâce à ses fantaisies, jusqu'à
l'instant où elle recommença son manège, lui mettant bien en
évidence le postérieur sous le nez.

L'odeur, évidemment, différait de ce qu'elle était d'habitude, et
Miraut, forcé de s'en rendre compte, flaira avec assez d'intérêt,
puis, pour compléter son observation, hasarda même un discret coup
de langue; mais ses galanteries se bornèrent là et les jeux et les
batailles durent recommencer au moins deux ou trois fois encore.

C'est alors que la chienne, puissamment énervée sans doute,
obéissant à l'on ne sait quel irrésistible instinct qui lui
commandait d'enseigner au novice ce qu'il ignorait, lui sauta
dessus, ainsi que l'aurait fait un qui l'aurait voulu couvrir, et
s'agita vivement du train de derrière à la façon des mâles.

Ahuri, Miraut qui n'y comprenait rien ou pensait peut-être que
c'était un jeu nouveau, la laissa se livrer durant quelques
minutes à cet exercice, ensuite de quoi, tout naturellement, il en
voulut faire autant.

C'était ce que demandait la chienne.

Il commença ses premières tentatives sans autre ardeur que celle
du jeu. Après quoi, que se passa-t-il? L'odeur de la bête en amour
alluma-t-elle un feu dormant en lui? Le mouvement, tout mécanique
et machinal qu'il fût, lui révéla-t-il les causes occultes et
profondes de son geste? On ne sait; mais bientôt il tenta de faire
réellement ce qu'il n'avait voulu jusqu'alors que simuler.

Malgré le peu de résultats obtenus, la chienne se prêtait avec une
bonne grâce évidente à ses manoeuvres.

Un petit bout de sexe, rouge et sans force, qu'il essayait
vainement de diriger, tombait de sa gaine, et il se crispait,
remuant furieusement, piétinait des pattes de derrière, tordait le
cou, hochait la tête, tandis que la chienne prenait l'air stupide
et béat de celle qui attend quelque chose, quelque chose qui doit
venir et ne vient jamais.

À plus de vingt reprises, il remonta, toujours sans résultats, et
la chienne, sans se lasser, toujours le laissait faire.

Il s'enfiévrait, s'excitait, se mettait en colère, tombait,
remontait, retombait, jappait, insultant les autres mâles qu'il
devinait et sentait maintenant, tous ses sens éveillés, rôder aux
alentours et renifler aux portes.

Lorsque Lisée rentra, après avoir fait le vide autour de la
maison, il le trouva creux et efflanqué qui continuait fébrilement
ses exercices.

--Ben, mon cochon! monologua-t-il, tu ne te gênes pas: il n'y a
vraiment pus d'enfants au jour d'aujourd'hui. T'en es-tu donné,
salaud! et pour rien, naturellement; sacrée petite rosse, va! il
s'en ferait crever.

Et devant son maître, sans honte aucune, ni crainte, ni préjugé
pudibond, Miraut recommença deux ou trois fois encore ses
tentatives amoureuses.

--Hou! hou! l'invectiva Lisée en branlant la tête. Encore un
salaud qui sera porté sur la chose! Il n'y aura pas une chienne en
folie dans le canton sans qu'il ne soit de la noce.

Et il le sépara immédiatement de Bellone, car ce jeune sagouin se
serait plutôt fait périr que de descendre de son poste avant
d'avoir obtenu un résultat que ni son âge, ni ses forces ne lui
permettaient encore d'atteindre.

--Ça lui apprend la vie, répliqua Philomen à qui Lisée narrait les
ébats des deux tourtereaux dans la remise. Gageons, maintenant
qu'il a fait ça, qu'il se prend pour un grand garçon de chien.

--Je te crois, approuva Lisée; hier au soir, il a levé la cuisse
pour pisser et ça ne lui était pas encore arrivé. Mais, j'ai envie
d'aller faire un tour ce soir du côté de Bêche. J'ai idée que le
fret sera bon. Il a plu un peu, les lièvres sortiront de bonne
heure, car le soleil a tout l'air de vouloir se remontrer et si on
en trouvait un sur pied...

Vers quatre heures, en effet, sa serpe dans la pattelette du
pantalon, comme s'il allait élaguer sa haie du Cerisier, Lisée
partit avec Miraut. Mais, comme il l'avait dit, il s'arrêta à la
source où son chien avait déjà, les jours d'avant, trouvé du fret.

Ce n'était pas mauvais, et Miraut, suivant le mur d'enceinte du
bois, ne tarda point en effet à frétiller de la queue et à
renifler bruyamment, signe que quelque animal sauvage avait
certainement passé par là.

--Doucement! encourageait Lisée en sifflotant sur un ton
particulier, doucement! au bois, mon petit! c'est au bois qu'il
est, le capucin. Là! là! Miraut, s'exclama-t-il en lui désignant
du doigt une «rentrée», une brèche de mur.

Docile, le chien pénétra sous bois, flaira, donna un coup de
gueule, tourna, avança encore, revint sur ses pas, reniflant très
fort, puis sortit du bois, fit quelques pointes en plaine, revint
de lui-même à la lisière, la suivit, trouva une autre brèche et
s'y enfila tout seul.

--Très bien, mon beau! approuvait Lisée à mi-voix, tu sais déjà.

Mais cela devenait sérieux.

Consécutivement, Miraut lâcha trois coups de gueule, avança,
écartant les branches du mufle, puis soudain, sans plus rien dire,
le fouet battant, s'engagea dans un pâté de ronces.

Et immédiatement, une bordée d'abois frénétiques suivait cette
incursion, tandis qu'il bondissait derrière le lièvre déboulé qui
montait le coteau et qu'il venait de dénicher au gîte.

Ah! ce fut une belle galopade.

«Bouaoue! bouaoue! bouaoue!»

--Il ne pouvait plus dire, il bredouillait, il bafouillait,
tellement il se pressait de gueuler vite, répétait, très excité,
Lisée le soir même en racontant l'exploit à Philomen. Crois-tu,
mon vieux, à six mois, et tout seul, en lancer un! Ah! mon ami,
c'est qu'il fallait voir et entendre comme il te le menait,
çui-là: ni plus ni moins qu'un vieux chien; il lui a fait prendre
le tour des Maguets et puis du Geys et il me l'a ramené au lancer.
Hein! Ah! nom de Dieu! la belle chasse! et quelle musique! C'est
qu'il a une voix, l'animal! Nom de nom, quelle gorge! Je l'aurais
laissé faire, ma parole, je crois qu'il le mènerait encore! Ah! la
bonne bête, et ce que je suis content! Mon vieux Philomen,
qu'est-ce qu'ils vont prendre pour leur rhume, les oreillards!
Cochon de cochon! M'est avis que là-dessus on peut bien boire une
bonne bouteille.

Et tout en se remémorant les premiers lancers de tous leurs
défunts chiens, tout en se racontant des histoires de chasses plus
merveilleuses les unes que les autres, les deux compères, chez
Fricot l'aubergiste, se cuitèrent consciencieusement pour fêter de
digne façon cette journée mémorable.

À dix heures, lorsque le bistro, qui craignait une visite inopinée
des cognes, les eut mis dehors et qu'ils se furent séparés, Lisée,
tout enfiévré, plein d'enthousiasme, monologuait encore en
revenant vers son logis:

--À six mois! bon Dieu! quelle bête! quel nez! Et quand je songe
que ma charogne de femme aurait voulu que je m'en débarrasse, que
je le tue!...

Ayant coupé au court par le sentier du verger, il passait juste à
ce moment devant la fenêtre du poêle, close de rideaux d'indienne
et éclairée.

«Tiens, pensa-t-il, elle va probablement gueuler! Qu'est-ce
qu'elle peut bien foutre à cette heure pour n'être pas encore
couchée?»

Et il vint se coller devant les vitres, cherchant à voir par un
entre-bâillement de rideaux.

Le spectacle qu'il découvrit le cloua de stupeur un instant,
immobile tel une souche. Mais il se remit bien vite, poussa
intérieurement un formidable juron et s'élança vers la porte.

--Ah! je t'y prends, sacrée sale garce, tonna-t-il; je t'y pince
en flagrant délit, chameau! Tiens, attrape ça et encore ceci,
éructa-t-il en lui lançant deux vigoureux coups de souliers au
derrière. Et je t'en vais foutre, moi!

Mais la Guélotte, prise en faute effectivement, n'essaya pas de
discuter et n'attendit point son reste. Elle se sauva à toutes
jambes, montant les escaliers, barricadant les portes, ce
qu'entendant et peu sanguinaire au fond, Lisée ne la poursuivit
point davantage et s'apprêta à se mettre au lit, soliloquant,
grognant et sacrant:

--Bougre de sale chameau! Vider le pot de chambre dans mes sabots
pour accuser Miraut et me faire croire que c'était lui qui avait
pissé dedans. Faut-il tout de même être vache et vicieuse! Sacré
nom de Dieu de nom de Dieu! Il n'y a qu'une femme qui peut trouver
ça!




DEUXIÈME PARTIE



CHAPITRE PREMIER

Tant que ne fut point close la chasse, Lisée, chaque fois qu'il
eut à sortir du côté des champs ou des bois, ne manqua jamais
d'emmener son chien avec lui.

Successivement il lui apprit à bien faire les lisières sans
oublier une rentrée, à tenir un champ de betteraves ou de pommes
de terre, à vérifier les trèfles, à sonder les luzernes, à longer
une haie de telle façon que le gibier partît du côté du chasseur,
et Miraut ne laissa plus un seul buisson d'inexploré du jour où
son maître, l'obligeant pour la quatre-vingt-dix-neuvième fois au
moins à en fouiller un, lui fit déloger de son gîte un jeune
levraut qu'il faillit pincer bel et bien et auquel il donna la
chasse durant plus de trois longues heures.

Quand la clôture fut prononcée, le chasseur devint plus
circonspect, et Philomen, lui aussi, pour éviter les coups de
langue, les histoires et les procès-verbaux, garda sa chienne à la
maison.

Toutefois, comme les bêtes supportent difficilement la
claustration, il la lâchait de temps à autre, le soir venu. Mais
Bellone, docile et bien dressée, ne s'éloignait du pays qu'avec
l'autorisation de son maître.

Lorsque le brigadier Martet rentrait le soir, lassé d'une longue
tournée, le vieux chasseur, qui la connaissait dans les coins
comme doit la connaître un vieux de la vieille de sa trempe,
allait trouver sa chienne à l'écurie et, branlant la tête d'un air
entendu, lui disait simplement: «Va!» Bellone comprenait et, sans
s'attarder à rôdailler aux alentours, filait directement vers la
forêt.

Un beau soir, elle se souvint qu'elle avait en Miraut un jeune
camarade et se dit sans doute qu'il serait plus agréable et
peut-être aussi plus fructueux de l'emmener avec elle dans cette
expédition nocturne et cette partie de plaisir.

C'est pourquoi, traversant le village et l'enclos, elle vint
directement le trouver devant son seuil où il s'amusait à
s'aiguiser les crocs sur un vieil os de jambon plus dur qu'un
morceau de fer.

Lisée était là. Après lui avoir souri en troussant les babines,
s'être tortillée du cul comme il convenait pour le saluer
respectueusement et lui avoir léché les mains de bonne amitié,
elle répondit avec bienveillance aux caresses et aux mordillements
de Miraut.

À deux ou trois reprises, la chienne lui pinça les oreilles ainsi
qu'elle faisait autrefois pour prier le vieux Taïaut de
l'accompagner en guerre. En même temps elle jappota, modulant de
la gorge quelques sons qu'il comprit parfaitement et que Lisée,
depuis longtemps au courant de ses habitudes et de ses manières,
ne manqua pas non plus de saisir.

Il en sourit dans sa barbe de bouc qu'il empoigna à pleine main
pour la peigner d'un geste familier. Sachant bien que son ami ne
lâchait sa chienne qu'à bon escient, il accéda au désir de son
chien qui, hésitant, tournait la tête de son côté, tout en
conservant le corps dans la direction de Bellone qui l'attendait
un peu plus loin.

--Vas-y! va! proféra-t-il simplement.

Et, d'un hochement de tête, il lui désigna la forêt.

Tout heureux de cette permission, un peu ennuyé tout de même de
partir sans le maître, il revint en hâte lui sauter sur les genoux
et le lécher, puis, comme l'autre lui confirmait son autorisation,
il fila comme une flèche rejoindre Bellone qui l'attendait au trou
de la haie du grand clos.

Et se mordillant les pattes, la gorge et les oreilles, et se
grognant des gentillesses canines, les deux complices partirent
dans la direction de la coupe.

Lisée rallumait sa bouffarde quand Philomen arriva.

--Eh bien? s'exclama-t-il simplement.

--Ça y est, répondit Lisée, ils y sont. Elle est venue le prendre
et il n'a pas été difficile à débaucher; ah, ma foi non! je n'ai
eu qu'à lui faire signe.

--La bonne paire! conclut le chasseur. Avant une heure, il y en
aura un quelque part à Bêche ou aux Maguets qui n'aura pas à
mettre ses quatre pieds dans le même sabot s'il tient à garer sa
peau et ses viandes.

--L'ouverture aura lieu dans deux mois, exposa Lisée; il n'est pas
mauvais qu'auparavant ils se fassent un peu le pied et la gueule,
si nous ne voulons pas les voir éreintés après la première semaine
de chasse.

--As-tu déjà songé à tes munitions? s'inquiéta Philomen.

--Oui, répondit Lisée; pour les cartouches de lièvre, je
commanderai mes étuis et mes bourres à Saint-Étienne afin d'être
sûr d'avoir du bon; c'est un peu cher, mais tant pis! Pour la
chasse aux oiseaux, je ferai prendre au messager, quand il ira à
Besançon, un cent de douilles et de bourres ordinaires; quant à la
poudre, de la superfine numéro deux pour les bonnes cartouches et,
pour les autres, Kinkin m'a promis une livre de poudre suisse, de
la meilleure, mais n'en parle pas surtout, je ne voudrais pas lui
faire arriver des histoires à lui, ni à moi non plus.

--J'en prends aussi, rassura Philomen; sa poudre, en effet, n'est
généralement pas mauvaise et, quand il s'agît de merles, de grives
ou de geais que l'on tire de tout près, ça va toujours. C'est
égal, j'aurais du remords de viser un lièvre avec une mauvaise
cartouche dans mon flingot; s'il échappait, je ne pourrais
m'empêcher de dire que c'est bien fait pour moi.

--Écoute, interrompit tout à coup Lisée, en portant l'index à sa
bouche.

Loin, loin, à peine distinct dans le bourdonnement d'abeilles de
la nuit silencieuse, un aboi s'élevait, suivi bientôt d'un autre
et d'un autre encore.

--Ils ont déjà lancé.

--Non, non! pas encore, écoute bien!

Et, en effet, l'instant d'après, la rafale hurlante du lancer
retentissait, tandis que silencieux, la prunelle vague, les
paupières plissées, les deux amis, tirant de leurs pipes d'énormes
bouffées, écoutaient voluptueusement cette musique sauvage qui les
inondait d'une joie pure.

--Eh bien! je crois qu'ils le mènent, conclut Philomen au bout
d'un instant.

Le bruit de la chasse se perdit qu'ils écoutaient encore. La
conversation reprit, un peu décousue, car tous deux, bien que
parlant d'autre chose, prêtaient quand même toujours l'oreille aux
rumeurs de la nuit, et ce fut simultanément qu'ils interrompirent
leur causerie en remarquant à voix haute:

--Ils le ramènent!

Et, en effet, on perçut distinctement le bruit de la chasse se
rapprochant assez vite. Puis ce bruit décrut de nouveau et se
perdit encore et Philomen affirma:

--Ils en ont pour un moment, mais ils peuvent s'en donner tant
qu'ils voudront: le brigadier n'aura pas envie ce soir de leur
courir après; il est revenu vanné de sa tournée d'aujourd'hui et à
cette heure il doit être sûrement en train de roupiller à côté de
sa légitime. Moi, mon vieux, j'en vais faire autant.

--Et moi itou, répondit Lisée.

Après avoir convenu, pour réduire les frais de port, de faire
ensemble leur commande de fournitures, ils se séparèrent en se
serrant la main et Lisée, rentrant dans la cuisine obscure, poussa
le verrou, gagna son lit et s'endormit.

Cependant, sur le coup de minuit, pris d'un besoin pressant et
s'étant relevé en chemise pour aller pisser un coup sur le pas de
sa porte, il put entendre dans le grand silence approfondi de
cette belle nuit de juillet les deux chiens qui, au milieu du bois
du Fays, menaient encore à une allure endiablée leur oreillard.

--Cré nom de nom! quel jarret! ne put-il s'empêcher de s'exclamer
avec admiration.

Et il revint se coucher, tout content.

Le lendemain, au lever, il trouva Miraut couché sur un petit tas
de paille, sous l'auvent de la porte d'écurie. Il était crotté
comme une demi-douzaine de barbets, n'ayant pas encore eu le
loisir de vaquer aux soins de sa toilette; le bout de sa queue,
sur une longueur de trois bons pouces entièrement pelé et tout
rouge, de même que ses cuisses et ses côtes, disait assez avec
quelle ardeur il avait fouetté les buissons et s'était battu les
flancs.

Il se leva à l'approche du maître et le salua par des aboiements
très tendres en se dressant contre ses genoux.

C'est alors que Lisée remarqua qu'il était rond comme un boudin et
jugea qu'il n'avait pas dû chasser, ainsi qu'il disait, pour la
peau, jugement que Philomen confirma quelques instants plus tard
en lui contant que sa chienne se trouvait être précisément dans le
même état.

--Quand elle rentre vide, elle vient japper et appeler sous la
fenêtre de ma chambre afin que j'aille lui ouvrir et qu'elle
puisse manger ce qui reste dans les gamelles de la cuisine, mais
quand elle a fait chasse, je n'ai pas à me biler ni me déranger,
elle pionce dans un coin et ne réclame rien.

--Lui aussi, affirma Lisée.

--C'en est tout de même un que nous ne reverrons pas à
l'ouverture, mais il n'est pas mauvais, pour nous comme pour eux,
qu'ils y goûtent de temps à autre: ça les encourage et ça les
dresse, les chiens, surtout quand ils sont jeunes comme le tien.

Mis en goût, en effet, par cette première et fructueuse randonnée,
ce fut Miraut qui, quelques jours plus tard, s'en fut faire visite
à Bellone et la prier de l'accompagner à la chasse.

Il faut croire qu'une telle expédition était inutile ou dangereuse
ce soir-là, car Philomen, de qui la chienne, par de petites
plaintes, alla solliciter l'autorisation réglementaire, opposa un
veto énergique et sec à sa demande. Docile et plus obéissante que
le chien, elle se résigna et s'en fut se coucher sur son coussin à
côté de la porte de la cuisine, tandis que Miraut, bien décidé,
partait quand même seul à la chasse.

Il fut moins heureux cette fois que lors de sa première sortie et
s'il lança tout de même et suivit un capucin, il n'eut pas la
science ni le bonheur de le pincer et rentra très fatigué à la
maison.

Vers deux heures du matin, Lisée fut réveillé par un long
jappement un peu rageur sous sa fenêtre.

Il n'hésita pas à sauter du lit et s'en fut ouvrir à son chien
qui, efflanqué, affamé, se coucha après avoir fait une revue de
détail des marmites, plats, assiettes, bols, seaux et chaudrons de
la cuisine.

La Guélotte en grogna le lendemain matin, criant que cette sale
bête l'avait empêchée de fermer l'oeil de la nuit, qu'elle l'avait
réveillée juste au moment où elle commençait à s'endormir, qu'elle
lui avait fichu sa cuisine sens dessus dessous et que bien sûr,
ces sorties-là, ça finirait par mal tourner un jour ou l'autre.

* * *

Cependant l'ouverture approchait. Les munitions commandées étaient
arrivées à bon port, comme on dit, et les deux chasseurs en
avaient fait le partage tout en se communiquant, pour la
cinquantième fois peut-être, leur recette particulière concernant
le chargement des cartouches.

La demande de permis venait d'être envoyée à la sous-préfecture
par les soins de Jean, le secrétaire de mairie. Lisée avait fait
prendre auparavant chez le percepteur le reçu de vingt-huit
francs, ce qui provoqua devant Blénoir, le facteur, une scène de
ménage terrible, d'ailleurs prévue depuis longtemps et à laquelle
les deux hommes ne prêtèrent que l'attention qu'elle méritait. Et
puis, la veille du grand jour, devant Miraut bien en forme, le
braconnier, très loquace et débordant de joie, confectionna ses
cartouches.

Le fusil du père Denis, dûment dégraissé et astiqué, avait été
décroché de la panoplie où il trônait parmi trois vieux sabres de
pompiers ou de gardes nationaux, un couteau... arabe ou turc qui
avait été sans doute fabriqué au petit Battant ou à Rivotte,
faubourgs de Besançon, afin d'éviter d'inutiles frais de
transport, un chassepot (souvenir des désastres) et deux vieilles
carabines simples, l'une à pierre, l'autre à piston, ornées des
pontets en cuivre et munies de canons immenses.

Avec un plaisir enfantin, devant son compagnon qui avait appuyé
les pattes contre sa poitrine pour lui lécher la barbe, Lisée,
deux doigts sur les gâchettes, levant et abaissant les chiens, fit
sonner et résonner les batteries du flingot en interpellant
Miraut.

--Hein! c'est-ti avec çui-là qu'on va les descendre, demain?

--Bouaoue! applaudissait Miraut.

--Et celle-là, en va-t-elle occire un? reprenait-il en lui
montrant une cartouche de quatre soigneusement sertie. Il n'aura
pas peur du coup de fusil, ce petit, au moins! Non! c'est un grand
garçon!

Miraut, qui probablement ne comprenait pas le sens particulier de
chacune de ces confidences, en entendait tout au moins la
signification générale et manifestait, par des abois continuels,
des frôlements câlins de tête, des grattements de pattes,
d'incessants battements de queue, des velléités d'embrasser et de
lécher, son approbation et sa joie.

Lisée, depuis longtemps, avait convenu avec Philomen qu'ils
partiraient le lendemain chacun de son côté, afin de tenir à peu
près tout le terrain de la commune, et qu'ils se retrouveraient,
vers les huit heures et demie, un peu plus tôt ou un peu plus
tard, selon les hasards de la chasse, à la tranchée sommière du
Fays pour «faire» ensemble ce bois important et se poster aux bons
passages.

Le soir, il prépara à Miraut une bonne soupe épaisse et
substantielle, car le lendemain avant le départ, il ne voulait lui
donner que quelques croûtes insignifiantes, un chien courant étant
réputé, à juste raison d'ailleurs, chasser avec plus d'entrain et
d'intérêt quand il n'a pas le ventre plein. Ce fait, il se coucha
et s'endormit paisiblement, certain comme un vieux soldat de se
réveiller à l'heure qu'il s'était fixée.

Et en effet, à trois heures et demie, le lendemain matin, il était
debout. Il s'habilla, chaussa ses brodequins soigneusement
graissés, mit ses houzeaux, endossa sa vieille veste à grandes
poches, boucla sa cartouchière sur ses reins, mit tremper un bout
de sucre dans une goutte de marc pour avaler au moment du départ
et, tandis que chauffait son «jus» sur la lampe à alcool, il alla
ouvrir à Miraut.

Les deux amis se firent fête en se retrouvant: petits mots
d'amitié et abois tendres, caresses de la main et coups de pattes
cordiaux; Miraut même essuya d'un large revers de langue la joue
droite et le nez de son maître.

--Le coup de «patte à relaver[13]», l'excusa celui-ci en
s'essuyant de la manche, un sourire d'indulgence aux yeux.

[Note 13: Patte à relaver: chiffon pour laver la vaisselle.]

Et tout en buvant et mangeant, il envoya à Miraut, qui les
attrapait au vol, quelques tranches de pain qu'il avalait sans les
mâcher. Là-dessus, heureux comme des rois, ils sortirent et, bien
avant que le soleil ne fût levé, arrivèrent au haut des Cotards où
ils voulaient commencer.

C'était un bon matin. Un temps calme, une rosée suffisante
laissaient un fret abondant aux endroits où le gibier avait passé.

Dès qu'on longea le mur de la coupe, Miraut, renonçant à son jeu
favori qui consistait à lever la cuisse à toutes les mottes et à
toutes les bornes, se mit à quêter avec ardeur. Bientôt il
rencontra un fret, trouva une rentrée, s'engouffra dans le
taillis, et le reste ne fut pas long à venir.

Cinq minutes plus tard, le lièvre déboulé filait par les sentiers
et les tranchées du bois avec le chien à ses trousses.

--Il va monter, songeait Lisée posté au haut du crêt à cinquante
mètres du mur d'enceinte, ils montent toujours.

Mais le capucin ne monta point et, zigzaguant ainsi qu'un levraut,
s'en alla faire au loin, toujours en restant sous bois, un crochet
assez grand.

Cependant, la chasse marchait à un train d'enfer. Le chien, sans
doute, serrait de près son gibier, et Lisée, qui connaissait à peu
près tous les trucs des oreillards, jugea rapidement: «Il va
sortir au sentier de Bêche qu'il remontera et Miraut va me le
ramener par le chemin de la pâture.» En hâte, il se porta vivement
à ce poste afin d'arriver assez tôt, car dans ces cas-là il est
préférable d'arriver dix minutes d'avance que cinq secondes trop
tard.

Le braconnier avait eu bon nez de courir.

Il n'y avait pas une minute qu'il était là, au bord du chemin de
terre, devant un buisson avec lequel il se confondait, lorsqu'il
vit l'oreillard s'amener, bride abattue, les oreilles basses,
allongeant de toute sa taille, ventre à terre littéralement.

--Un beau coup de fusil! jugea-t-il.

Rien de plus simple qu'un tir en pointe, ni de plus sûr pour un
chasseur exercé. Lisée, en amateur, jouissait intensément du court
instant qui le séparait du dénouement de cette chasse. Le lièvre
arrivait à une allure fantastique, et lui, immobile, la crosse à
l'épaule, la tête légèrement inclinée, attendait calmement qu'il
fût à portée.

Au point strictement repéré d'avance, à trente mètres, pas un de
plus, ce qui eût compromis l'efficacité du tir, pas un de moins
(c'eût été un assassinat!), il pressa la détente de sa gâchette
droite.

Le coup retentit puissamment dans le calme du matin et
l'oreillard, lancé comme un bolide, vint bouler cul par-dessus
tête à quinze ou vingt pas du chasseur.

Miraut, qui sortait du bois et arrivait au haut du sentier, fut
étonné de ce coup de tonnerre formidable et s'arrêta net une
minute pour écouter, car ce bruit terrible venait de la direction
suivie par son lièvre. Il sentit qu'il devait y avoir du Lisée
dans cette aventure et n'en douta plus l'instant d'après quand il
distingua la voix de son maître le hélant à pleins poumons:

--Tia, Miraut, tia, par ici! tia, mon petit!

Sans lâcher la voie chaude du lièvre, il reprit sa poursuite en
donnant à pleine gueule lui aussi et arriva bientôt sur le lieu du
drame, devant Lisée dont le fusil fumait encore, un Lisée riant
d'un large rire et qui du doigt lui désignait à terre un cadavre
roux, allongé, saignant par les narines, sur lequel le chien se
rua sans tarder et avec frénésie.

--Tout beau, tout beau! mon petit, calma le chasseur. Ne le
déchire pas. Allons! doucement, doucement!

Alors, sans haine aucune, comme s'il eût caressé Mitis ou Moute,
Miraut lécha doucement et longuement sa victime morte et la puça
même d'avant en arrière et d'arrière en avant. Puis, excité sans
doute par l'odeur du sang, il renifla le ventre et ouvrit la
gueule pour y aller de son franc coup de dent.

Lissée jugea que c'était suffisant et, lui reprenant bien vite le
capucin, il commença par le faire pisser en lui pressant sur la
vessie et puis le mit immédiatement et sans façons dans la grande
poche-carnier de sa veste de chasse.

Toutefois, pour que Miraut n'eût pas couru pour rien et pour
l'encourager à continuer, il lui coupa successivement, à la
dernière jointure, les quatre pattes du lièvre et les lui jeta une
à une.

Elles disparurent comme une bouchée de pain, poil et os, et
griffes, et viande, et Miraut attendait encore tandis que Lisée le
félicitait, tout heureux.

--Hein, nous voilà dépucelé! mon vieux Mimi.

Comme l'autre, insensible aux discours, attendait toujours, il
voulut lui jeter un bout de pain et un morceau de sucre qui furent
profondément dédaignés.

--Ah! il faut de la viande à monsieur, maintenant! T'es pas
dégoûté, mon salaud, marmonna le chasseur en ramassant les
provisions auxquelles son chien n'avait pas voulu mordre. Attends
un petit peu, mon vieux, tu les mangeras bien tout à l'heure.

Et la chasse continua.



CHAPITRE II

C'était, on l'a déjà vu, un bon matin.

De tous côtés, de loin, de très loin, on entendait des lancers et
des chasses; des coups de fusil retentissaient; un oeil exercé
pouvait voir dans les finages voisins les perdreaux se lever en
bandes devant les chiens d'arrêt et s'éparpiller en gagnant les
bois; des cailles aussi, de temps à autre, à très courts
intervalles, devaient culbuter sous le plomb des tireurs.

Lisée, en vieux routier, écoutait les coups retentir et jugeait en
lui-même:

«Tiens, voilà Philomen qui en «sonne» un! Il me semble que Pépé
vient de redoubler: ce ne peut être que sur les perdrix, car il a
toujours arrêté un lièvre du premier coup. Ah! Gustave est aux
cailles dans les «sombres» derrière le Teuré, il tire souvent. Je
jurerais que c'est le gros qui est dans la «fin» de Rocfontaine:
il me semble que j'entends la voix de Fanfare, la mère de Miraut.»

Pendant ce temps le jeune chien, après avoir sauté longtemps
contre la veste du maître afin de lécher encore le lièvre dont on
voyait sortir d'un côté la tête et de l'autre les pattes ou plutôt
les moignons, le jeune Miraut, fatigué de sauter en vain, s'était
remis à quêter et avait repris la lisière du bois.

Une demi-heure ne s'était pas écoulée qu'il relançait de nouveau,
mais il fut, cette fois, moins heureux que le premier coup.

Ce devait être un vieux lièvre, c'est-à-dire qu'il avait déjà vu
plus d'un automne. Aussi, ne perdit-il pas son temps à des rebats
plus ou moins compliqués dans les tranchées ou les sentiers du
bois pour arriver, en fin de compte, à se faire «taquer» au
lancer; mais, sans suivre voie ni chemin, par le plus épais des
taillis, il fila vers les vieilles coupes sauvages du Geys, loin
de tout village et de tout hameau et, faisant plaine enfin, gagna
la grande route caillouteuse et sèche de Sancey à Rocfontaine où
il espérait faire perdre sa trace à son poursuivant.

Lisée, qui ne put le tirer, suivit la piste à la voix et, pour
mieux entendre et bien savoir de quel côté allait sa chasse,
longea l'arête du coteau.

Son chien--il en put juger à la régularité de ses abois et coups
de gueule--réussit à tenir parfaitement tant qu'il fut sous bois
ou dans les champs; à peine hésita-t-il à quelques contours
brusques où il dut s'arrêter deux ou trois secondes pour bien
s'assurer de la direction à prendre. Mais quand il arriva à la
route et aux cailloux, le fret diminua et s'évanouit et il se tut.

Il s'attarda néanmoins, s'acharnant à retrouver la piste évanouie,
ravauda à certains passages où des fumets vagues persistaient,
revint sur ses pas jusqu'à l'endroit où le lièvre était entré dans
la zone maudite et donna encore de longs coups de gueule
furibonds.

Lisée, qui du haut du crêt l'aperçut, jugea fort justement qu'ils
perdaient leur temps tous les deux et qu'il n'y avait rien à faire
avec ce capucin-là. C'est pourquoi il rappela Miraut.

Celui-ci avait eu sans doute la même idée que son maître; il
s'apprêtait à revenir et, méthodique et prudent, pour ne point
s'égarer et bien retrouver l'endroit où il avait quitté Lisée,
reprenait franchement à rebours la piste qu'il venait de suivre.

Pour lui épargner des contours interminables et l'habituer au
rappel, Lisée emboucha sa corne de buffle et se mit à sonner à
petits coups secs et répétés, s'interrompant à diverses reprises
pour crier à pleine gorge le nom du chien avec le mot coutumier de
rappel: «Tia, Miraut! Tia!», puis, cornant de nouveau, afin de
bien faire s'associer dans l'oreille et le cerveau de son
compagnon ces deux modes familiers de ralliement.

Comme la foulée qu'il avait à suivre était très fortement frayée
et n'avait pas besoin de retenir beaucoup son attention, Miraut
entendit parfaitement les sons et les cris poussés par Lisée et
s'arrêta court aussitôt, dressant l'oreille.

La corne de buffle retentit de nouveau et de nouveau la voix de
Lisée arriva jusqu'à lui: «Tia, Miraut!» Il comprit, jugea de la
direction, se traça dans l'espace une ligne droite et fila comme
un trait dans le sens de l'appel. Toutefois, afin de ne point se
tromper, il s'arrêtait de temps à autre pour rectifier sa
direction et marcher droit à son maître qu'il ne voyait pas
encore.

Celui-ci distingua bientôt le tintement de son grelot et, cessant
de souffler dans la corne, se contenta de l'appeler sur un ton
moins aigu.

L'instant d'après, ils se retrouvèrent et Miraut fit à Lisée une
fête extraordinaire, lui bredouillant toutes sortes de choses plus
gentilles les unes que les autres, se frottant à ses jambes et
voulant à tout prix lui peigner la barbe avec ses pattes de
devant. Le braconnier, tout en le chinant un peu de n'avoir pu
ramener l'oreillard, le félicita tout de même d'être si bien et si
vite revenu à la corne, absolument comme un grand chien.

Cette fois, Miraut mangea de bon coeur le bout de sucre et le
morceau de pain qu'il avait dédaignés l'heure d'avant.

Comme le soleil montait rapidement et commençait à chauffer, on se
rendit, sans perdre de temps, à la tranchée sommière du Fays où
Philomen, exact au rendez-vous, les attendait déjà avec un lièvre
lui aussi dans sa carnassière.

Les deux amis se sourirent.

--Eh bien! est-ce qu'on sait encore le coup?

--Où l'as-tu rasé?

Et les deux confrères en saint Hubert se narrèrent avec force
détails les péripéties de leur chasse du matin tout en cassant la
croûte et en buvant un verre.

Bellone et Miraut, très sérieux, s'étaient simplement salués en se
léchant réciproquement les babines qui fleuraient bon le lièvre
tué. Assis tous deux sur les jarrets, devant les maîtres qui
devisaient et contaient leurs exploits récents, ils suivaient
attentivement des yeux tous les mouvements de leurs doigts et de
leurs mâchoires, attendant, pour les attraper au vol, les morceaux
de pain et de fromage qu'ils lançaient d'instant en instant et
fort équitablement tantôt à l'un, tantôt à l'autre.

Ensuite de quoi, tous se levèrent et l'on partit faire le grand
bois.

Il y eut deux lancers et l'on fit deux chasses au Fays, deux
belles chasses menées tambour battant par ces bonnes bêtes et au
cours desquelles Lisée eut la chance d'occuper un bon passage et
d'en occire encore un vers les dix heures.

Comme il se faisait tard, que le soleil tapait dur et que les
chiens commençaient à donner des signes de fatigue, on revint vers
le pays en traversant les pommes de terre du finage où l'on eut
l'occasion de lâcher quelques fructueux coups de fusil sur les
perdreaux et sur les cailles.

--Y vas-tu demain? interrogea Lisée.

--J'te crois, répondit Philomen. La première semaine, c'est mes
vacances, il faut que je sois bien pressé d'ouvrage pour que je ne
la prenne pas tout entière.

--Mon vieux, reprit Lisée, j'y songe: j'ai promis au gros et à
l'ami Pépé de leur faire manger le premier lièvre que Miraut me
ferait zigouiller. Dimanche, ce sera l'instant ou jamais;
naturellement, tu en es. Si tu es d'avis, je vais leur envoyer
deux mots; le matin, nous ferons la partie tous en choeur et à
midi nous boirons un bon coup pour fêter le baptême du citoyen
Miraut. Pépé viendrait nous prendre ici, on donnerait rendez-vous
au gros à un endroit bien fixé et nous tiendrions les prés-bois et
les coupes d'Ormont; avec quatre chiens comme les nôtres, ça
pourra faire une belle musique.

--C'est entendu, approuva Philomen; j'apporterai quatre litres de
ma vendange de l'an passé: elle est fameuse.

De fait, le jour même, Lisée adressait au gros de Rocfontaine une
missive ainsi libellée:

Longeverne, le 1er septembre 18...

«Mon vieux,

«Miraut est un fameux chien; ce matin il m'en a fait tuer deux. Je
compte que tu viendras dimanche, comme ça a été entendu, goûter de
mon civet et fêter son dépucelage. Pépé en sera et aussi Philomen.
Rendez-vous à la croisée du Blue, à cinq heures du matin au plus
tard. On tiendra Ormont où c'est tout gris de lièvres.

«Je te la serre de bien bon coeur,

«LISÉE.»

Si quelques paysans, lorsqu'ils ont à écrire, s'embrouillent et se
perdent dans de longues phrases: Je vous écris pour vous dire que
j'aurais voulu vous dire..., Lisée n'était pas de ceux-là. N'ayant
pas d'instruction, il se vantait d'écrire comme il parlait. Aussi,
comme il n'était pas bavard, ses lettres étaient-elles toujours
d'une brièveté et d'une concision admirables.

Pépé, lui, fut prévenu, par un voisin allant au chef-lieu, qu'on
l'attendait sans faute chez Lisée à quatre heures du matin pour
une partie soignée, et il n'eut garde de manquer au rendez-vous.

Trois heures et demie venaient à peine de sonner qu'il arrivait à
Longeverne avec Ravageot, son chien, un grand Saint-Hubert à la
robe d'un beau brun aux reflets d'or et de feu, à l'oeil calme,
aux pattes nerveuses, très fin animal et bon lanceur, mais qu'il
ne fallait point contrarier ni même gronder, car il était
extrêmement susceptible.

La connaissance avec Miraut fut bientôt faite. Entre chiens,
l'entente est toujours facile, surtout un matin de chasse. Mais,
du fait d'être réunis, la voracité naturelle de chacun d'eux se
trouva doublée au moins et il y eut par toute la cuisine une
bousculade de casseroles et un désordre qu'augmenta encore
l'arrivée de Bellone et de son maître.

Pendant que les trois camarades se serraient la pince et se
congratulaient, les trois chiens, eux, continuaient leurs
recherches alimentaires: pas une miette ne fut dédaignée, pas une
goutte d'eau de vaisselle ne fut oubliée, et voilà-t-il pas que
Ravageot, humant et reniflant, avisa la peau du lièvre dépouillé
la veille au soir par Lisée et dont Miraut s'était adjugé la
ventraille.

Elle pendait à un clou fiché dans une solive du plafond. Ravageot,
qui ne doutait de rien, sauta comme un cabri, l'accrocha, la fit
tomber et, pour que les autres n'en profitassent point, se
l'envoya séance tenante et tout entière: oreilles, poil et tout.
Cela ne dura pas quinze secondes.

Philomen l'aperçut qui en achevait la pénible déglutition,
allongeant le cou et bourrant des yeux qui louchaient férocement.

--Ben, bon Dieu! Mais c'est la peau du lièvre qu'il vient de
s'enfiler comme ça et sans boire, encore! Il en a une sacrée veine
de ne pas s'étouffer ni s'étrangler.

--Bah! répondit Pépé, ils en bouffent bien de l'autre quand nous
ne les voyons pas. Aussi ça me fait rigoler quand j'entends les
médecins et le maître d'école parler de microbes et d'autres
bestioles qui foutent, à ce qu'il paraît, des maladies aux gens.

Qu'ils y viennent voir ce que mange Ravageot derrière les fumiers
et les marnières où il boit quand il a soif! Et il n'est jamais
malade, lui, il s'en bat l'oeil des microbes et moi aussi. Avec du
bon vin, du bon air comme on en a ici, et de bonnes vadrouilles
dans les bois comme nous en faisons, on vient à quatre-vingts ou à
cent ans.

--Tout de même, ton chien a un sacré estomac. C'est pas moi qui
voudrais faire ce qu'il vient de faire, même avec dix litres à
boire.

--Il va peut-être te ch... une casquette à poil! plaisanta Lisée.

On piqua une petite goutte dans laquelle on trempa un bout de
sucre, et puis l'on monta sans délai le chemin de la Côte afin de
gagner le lieu du rendez-vous. Mais on eut grand soin de tenir en
laisse les trois chiens qui, si on les eût laissés faire,
n'auraient pas mis une demi-heure à flanquer un capucin sur pied.

Miraut revit sa mère, la vieille Fanfare, mais il ne la reconnut
guère, il ne la reconnut même point du tout; tant d'événements
avaient coulé depuis l'heure de la séparation, et elle non plus,
tous ses petits étant depuis longtemps dispersés, ne retrouva
point dans ce grand chien le petit toutou, si différent d'odeur et
d'allures, qu'on lui avait enlevé l'automne précédent.

Les présentations entre chiens se firent: Ravageot et Miraut
furent galants comme il convient et Fanfare accepta leurs hommages
qui ne furent point exagérés; mais il n'en alla pas de même pour
Bellone, et toutes deux, bien femelles, se mesurèrent
haineusement, le poil de l'échine hérissé, et se grognèrent des
menaces et des rosseries en se montrant les crocs.

Pourtant, dès qu'on fut en plaine et que la chasse commença, les
haines tombèrent et tout fut oublié.

Les chasseurs, de même que leurs bêtes, connaissaient bien le
pays. Une fois les chiens sur une bonne piste, ils se déployèrent
silencieusement, cernant avec soin le canton où s'était gîté le
capucin afin que ce dernier, déboulé, passât pour en sortir sous
le feu au moins de l'un des quatre fusils. Deux lièvres, après de
courtes péripéties, trouvèrent la mort dans cette traque terrible.
Mais un troisième, plus roublard, se déroba avant le lancer et
Philomen, ahuri et furieux comme un chasseur qu'un lièvre aurait
roulé, vit les quatre chiens lui passer devant le nez comme une
trombe et disparaître au loin.

Les chasseurs espérèrent un moment que le lièvre reviendrait: mais
c'était un maître oreillard sans doute que celui-là et, mené comme
il l'était par cette meute endiablée, il fila tout droit, on ne
sut jamais où, au tonnerre de Dieu, disait Lisée, pendant que les
quatre compères se morfondaient à écouter.

Une heure après, comme on n'entendait encore rien, ils se
hélèrent: hop! se réunirent au poste de Philomen et confabulèrent
en cassant la croûte! Ils partagèrent équitablement les provisions
dont leurs poches étaient bourrées, mettant en réserve la part des
chiens, liquidèrent bouteilles, gourdes et flacons, puis
bourrèrent leurs pipes en attendant.

Lisée, le premier, discerna parmi les rumeurs sylvestres et les
sonnailles des troupeaux de vaches, un bruit très lointain de
grelot.

Lors tous, embouchant leur corne d'appel, soufflèrent à perdre
haleine dans ces instruments primitifs et sonores, en faisant un
boucan infernal qui les excitait et les réjouissait profondément.

--S'il y a un lièvre dans les alentours, qu'est-ce qu'il peut bien
se dire?

--Il n'en doit pas mener large.

Enfin les chiens, galopant et tirant la langue, reparurent au haut
du crêt, et comme c'était bientôt l'heure de l'apéritif, on revint
au village après les avoir un peu laissés reprendre haleine et
manger leurs bouts de pain.

Les deux lièvres occis furent naturellement offerts aux deux
invités qui, après s'être défendus et fait prier, acceptèrent
enfin, à charge de revanche, affirmèrent-ils.

--Penses-tu! protesta Lisée. Et Miraut?

--Peuh! c'est rien, ça, mon vieux, répliqua le gros, tout joyeux
d'avoir un lièvre à rapporter à la maison.

Les quatre chasseurs, précédés de leurs chiens, firent à
Longeverne une entrée triomphale dont Miraut eut les honneurs. On
savait pourquoi ils étaient réunis; chacun d'ailleurs, au village,
les connaissait et leur souhaitait le bonjour au passage, tout en
s'enquérant du jeune chien.

--Eh bien! et Miraut?

--Ah! c'en sera un tout premier, affirmait Pépé, et je m'y
connais.

--J'en étais sûr, renchérissait le gros.

C'est qu'en effet un chien, un chien de chasse surtout, a, dans un
village, sa personnalité bien marquée; il fait partie intégrante
du pays et toute gloire qui lui échoit rejaillit un peu, non
seulement sur son maître, mais sur tous les compatriotes de la
localité, quadrupèdes ou bipèdes.

Miraut, sensible à la louange, marchait dignement devant les
chasseurs, et son maître, tout attendri, le regardait avec amour.
En arrivant à l'auberge, il préleva même un demi-morceau du sucre
de son absinthe pour l'offrir à son chien, afin qu'il prît, lui
aussi, à sa façon, un apéritif.

Les lièvres avaient été étalés sur la grande table de l'auberge où
les clients, curieux, venaient les soupeser, juger de leur taille,
de leur embonpoint, de leur valeur, du coup de feu qui les avait
allongés.

Les chiens, eux, qui s'étaient couchés sous la table, ne voyaient
pas sans un certain dépit ces intrus approcher de leur gibier et
palper un butin qui n'appartenait qu'à eux. Ils grognaient
sourdement, mais comme les maîtres n'avaient pas l'air inquiet et
ne faisaient point opposition, ils ne crurent pas opportun de
pousser plus avant leur manifestation en intervenant de la griffe
ou de la dent.

Un des Ronfou qui, par blague, venait de faire le geste de cacher
un lièvre sous sa blouse ne fut pas loin pourtant d'écoper
sérieusement. Ravageot, peu patient, sauta sur ses quatre pattes,
se campa ferme devant lui, la tête haute et gueule ouverte, et les
autres, prompts à venir à la rescousse, se préparèrent non moins
énergiquement à lui prêter mâchoire forte.

--Si tu te fais pincer, tant pis pour toi! prévint Philomen,
dégageant ainsi leur responsabilité.

--Bougre, c'est qu'ils n'ont pas l'air commode! répliqua l'autre
en remettant le lièvre; ils ne sont pas comme le vieux notaire
d'Épenoy qui, lorsqu'on le traitait de voleur, et ça arrivait
souvent, répondait qu'il entendait bien les «rises[14]».

[Note 14: Rises: plaisanteries.]

--Si on allait à la soupe? proposa Lisée.

On ramassa sans incidents les lièvres pendant que Pépé payait les
apéritifs et l'on se rendit à la maison de la Côte où la Guélotte,
pestant intérieurement, mais faisant contre mauvaise fortune bon
coeur, avait tout de même préparé un repas substantiel et soigné.

Une soupe aux choux dans laquelle avait cuit un jambon ouvrait le
déjeuner, le dîner comme on dit à la campagne, auquel on fit
honneur avec le robuste appétit que procure toujours une marche
mouvementée de cinq ou six heures en plaine et en forêt.

Vinrent ensuite le plat de choux traditionnel avec le jambon, un
ragoût de mouton aux carottes, puis le civet, magistralement
réussi et qui provoqua les félicitations générales des convives.
La Guélotte tout de même fut flattée dans son amour-propre de
cuisinière, elle rougit de plaisir, et Lisée, diplomate, en
profita pour lui demander si les chiens avaient eu à manger, à
quoi elle répondit qu'elle allait sans tarder leur donner leur
soupe.

Cela se termina par un poulet et de la salade. Un morceau de
gruyère et quelques biscuits précédèrent le café.

Miraut ainsi que Fanfare et Ravageot reçurent quantité d'os,
croûtons, couennes, peaux, reliefs, qu'ils avalèrent
consciencieusement, et on ne leur ménagea point non plus les
éloges dithyrambiques, la vendange de Philomen ayant beaucoup
échauffé l'enthousiasme des quatre amis.

Tous racontèrent des histoires de chasse et de chiens, plus
merveilleuses et plus magnifiques les unes que les autres; ils
s'en ébaudissaient franchement, mais nul d'entre eux n'émit le
moindre doute sur leur authenticité ou leur vraisemblance: si,
entre chasseurs, on n'a pas la foi, qui est-ce qui l'aura? Enfin,
après le café et le pousse-café, la rincette, la surrincette et le
gloria, on leva le siège pour permettre à la Guélotte de
débarrasser la table, et l'on s'en fut, d'un commun accord, jouer
la bière aux quilles.

On joua plusieurs bouteilles qu'on but et on en but d'autres
encore, on but beaucoup. Quand on fut las de bière, on essaya des
pousse-bière, et puis on reprit l'apéritif. Nonobstant cette
dernière absorption, on n'avait pas extrêmement faim quand on
revint manger le bouillon chez Lisée. Mais on but tout de même, et
quand le gros et Pépé, leur lièvre dans la carnassière, reprirent,
vers la minuit, l'un la route de Rocfontaine, l'autre le chemin de
Velrans, les dites voies n'étaient pas assez larges pour contenir
leurs pas chancelants.

Malgré l'offre pressante qu'on leur fit de coucher à Longeverne,
ils refusèrent dignement et, guillerets, partirent, leurs chiens
reposés gambadant autour d'eux, en beuglant à pleins poumons de
vieilles chansons de chasse aux airs bien connus:

_N'entends-tu pas la biche dans les bois..._

Ou encore, et c'était Pépé qui poussait ce refrain:

_Et dans le lit de la marquise_

_Nous étions quatre-vingts chasseurs!_



CHAPITRE III

Au cours des chasses qui suivirent et dont plusieurs furent
mémorables, Miraut, aidé des conseils de son maître, ou guidé par
l'exemple de Bellone, ou inspiré par son flair supérieur et sa
presque infaillible initiative, apprit bien des ruses et des
ficelles de son métier de courant.

Il sut ainsi qu'il ne faut jamais perdre son temps à «ravauder» en
plaine, sur un pâturage, qu'il faut immédiatement chercher la
rentrée; ce fut Lisée qui le lui enseigna et il se rendit très
vite compte que son maître avait raison, puisqu'il manquait
rarement de débusquer l'oreillard quand il suivait docilement ses
conseils ou ses ordres. Il apprit à aller doucement derrière les
levrauts qui ne vont jamais loin, mais zigzaguent, contournent,
cabriolent, se font rebattre et vous obligent, pour les suivre
sans faute, à prendre cent fois plus de précautions qu'avec les
grands bouquins et les vieilles hases. Il sut que tous les
capucins, pour quitter les chemins qu'ils suivent quand ils
veulent se faire perdre, font de grands sauts et retombent les
quatre pieds réunis et lorsqu'il lui arriva de se trouver perplexe
dans ce cas chenilleux, Bellone lui enseigna à rebattre à droite,
puis à gauche de la route pour retrouver le nouveau sillage. De
même les doublés et les pointes ne l'embarrassèrent qu'au début et
ce fut encore la chienne qui lui enseigna à décrire autour du
point où les pistes se mêlent un ou plusieurs cercles de rayons
variables afin de retrouver la nouvelle. Il n'ignora pas longtemps
que certains lièvres, audacieux et roublards, longent quelquefois
une haie d'un côté, puis reviennent de l'autre, parallèlement au
chien qui ne s'en doute guère et repassent en le narguant à deux
pas de lui; aussi eut-il, en même temps que le nez, l'oeil et
l'oreille au guet quand d'aventure il se trouva dans ce cas.

Il apprit qu'au coup de fusil un chien de chasse, un vrai bon
chien, doit tout lâcher pour filer à vertigineuse allure auprès du
maître qui a tiré, car un chasseur, quand donnent les chiens, ne
doit faire feu que sur un gibier d'importance et il faut que son
collaborateur à poil soit là tout de suite pour l'aider, le cas
échéant, à poursuivre et prendre ou achever ou retrouver la pièce
tuée ou blessée par son plomb. Il sut distinguer, dans la voix de
la corne, le coup long, qui hèle le confrère éloigné, du roulement
qui le rappelait, lui ou Bellone ou Ravageot; il apprit et très
vite, en chassant avec la chienne sa compagne, à reconnaître les
coups de gueule qui indiquent que le fret est bon ou médiocre ou
mauvais. Il sut aller à la voix comme un vieux soldat marche au
canon, et cette habitude, avec les camarades, devint bientôt
réciproque.

Bref, il devint un bon chien, et il fallait que les matins fussent
bien mauvais, que le fret fût insignifiant, que le canton fût bien
pauvre en gibier pour qu'il n'arrivât pas à débrouiller coûte que
coûte une piste et à lancer un capucin.

Sa tactique varia selon que les maîtres étaient avec eux ou qu'il
se trouvât être seul avec Bellone, car il lui arriva souventes
fois, quand les patrons n'avaient pas le temps, de partir soit
tout seul, soit de compagnie avec la chienne.

Les bons cantons, les bons endroits lui devinrent familiers; au
bout de quelques chasses, il connut même personnellement, si l'on
peut dire, certains oreillards qu'il devait certainement
distinguer des autres à leur fret particulier, à un détail odorant
insensible à tout autre qu'à lui, de même que Lisée, son maître,
reconnaissait le citoyen en question au gîte choisi ou au domaine
bien délimité qu'il occupait depuis longtemps.

Un bon chien doit toujours ramener son lièvre au canton du lancer;
Miraut, bon gré, mal gré, après des circuits plus ou moins longs,
ne perdit jamais la piste et, sauf des cas exceptionnellement
rares, il ramena presque toujours dans la direction que devait
occuper Lisée le capucin qu'il courait.

Maints lièvres pourtant lui donnèrent du fil à retordre, car au
bout de peu de semaines, les adultes, les lièvres d'un an, forts
de l'expérience d'une chasse, n'ignorèrent plus qu'ils avaient
affaire à forte partie.

Dès qu'ils entendaient à proximité de leur gîte le timbre du
grelot ou les éclats de voix de Miraut, ils n'attendaient point
qu'il vînt les dénicher, trop certains qu'il y parviendrait tôt ou
tard malgré les savantes précautions de la remise. Et, en grand
mystère, fort silencieusement, ils se dérobaient, oreilles
rabattues, pattes allongées, filant droit devant eux, pour gagner
le plus possible de terrain et aller très loin, très loin,
préférant les aléas d'une poursuite et d'une course en pays
inconnu, au hasard d'un retour dangereux souvent marqué, pour les
camarades, par le tonnerre éclatant et mortel d'un inopiné coup de
fusil.

Miraut les suivit quand même et malgré tout, patient et fort, avec
l'acharnement du vrai limier. Il les retrouvait dans leurs remises
lointaines, les relançait de nouveau, les poursuivait jusqu'à
épuisement et, comme il était robuste, malheur au lièvre dont les
pattes n'étaient pas bonnes, dont les jarrets n'étaient pas
d'acier, dont les ruses n'étaient pas originales et infaillibles!
Tôt ou tard, Miraut arrivait à lui, lui cassait l'échine et le
dévorait.

Cela ne traînait guère. La course l'avait affamé, la poursuite si
longue, en le fatiguant, l'avait enfiévré et mis en rage et, du
ventre ouvert de la victime, les tripes chaudes sortaient bientôt
qu'il avalait presque sans les mâcher. Il léchait le sang avec
soin, puis broyait les côtes sous ses dents, dépiautait le râble
musculeux et passait au train de devant. Souvent, il abandonnait
la tête pour revenir, quand sa fringale n'était pas apaisée, aux
cuisses de derrière fermes et charnues qu'il déglutissait jusqu'à
la dernière bouchée. Il se flanqua ainsi des ventrées
gargantuesques à la suite desquelles, l'estomac garni, la peau du
ventre tendue, il reprenait d'un trot alourdi, après s'être
préalablement orienté, le chemin de Longeverne. Il suivait
rarement les grandes routes et les voies importantes, préférant,
sous bois, les petits sentiers, ou, en rase campagne, l'abri des
haies et des murs, le couvert des récoltes, pour se dissimuler aux
regards des inconnus malveillants. Car Miraut n'ignorait pas que
certaines femelles, genre Guélotte, sont toujours à craindre et
qu'il ne faut point, en dehors de son village, se fier aux sales
moutards de tout sexe qu'un honnête chien comme lui ne peut
décemment effrayer ni mordre et qui profitent lâchement de votre
bonté pour vous flanquer, eux, toutes sortes de projectiles sur le
dos ou dans les pattes.

Dans les débuts, lorsque son lièvre était trop gros, Miraut, une
fois repu, abandonnait le reste; plus vieux, avec l'expérience et
les leçons de la faim, il dut réfléchir sans doute et conclure que
cette pratique était tout simplement stupide; dès lors, quand il
ne mangea pas tout, il rapporta à sa gueule, du côté de
Longeverne, le quartier de derrière de sa prise.

Bien malins eussent été ceux qui l'auraient attrapé dans ces
cas-là. Souvent pourtant il fut poursuivi par des hommes, mais il
savait fort à propos prendre le pas de course, se défiler derrière
les haies, doubler les murgers et les buissons touffus et gagner
la forêt, refuge absolument inviolable aux voleurs à deux pattes.

Arrivé à quelque cinq cents mètres du village, dans un champ de
pommes de terre le plus souvent, là où la terre est plus meuble
que partout ailleurs, il creusait un trou, y enfouissait sa
bidoche qu'il rebouchait avec soin, puis rentrait à la maison
paisiblement. Le jour suivant ou le surlendemain, il venait la
reprendre dès que son estomac réclamait, car la Guélotte, qui
l'avait toujours en grippe, oubliait assez souvent, les lendemains
de fugue, de lui tremper sa soupe, si Lisée d'aventure ne l'en
priait pas énergiquement.

Le chasseur ne soupçonnait pas son chien de tant de roublardise.
Il fut littéralement ébahi le jour où il le surprit en train de
s'offrir, en guise de goûter, un succulent râble d'oreillard.
Miraut, cependant, ne fut pas le moins ennuyé de la découverte,
car son maître, jugeant que son compagnon avait eu largement sa
part, lui reprit sans façons aucune son quartier de lièvre et,
après l'avoir lavé, le fit mettre à la casserole. Ce fut une
leçon, et le chien, à dater de cette heure, prit bien soin de se
dissimuler quand il se rendit à ses caches.

Les prises toutefois ne couronnaient pas chaque poursuite et, plus
souvent qu'il ne l'eût désiré, Miraut, après une journée
exténuante, rentra à la maison, harassé et vide. Ces jours-là, sa
patronne hurlait, car on ne pouvait pas, disait-elle, rassasier la
viôce. Cependant les lièvres finissaient fatalement par avoir le
dessous.

Il y eut pourtant un oreillard qui, toute une saison, se paya la
tête de Lisée et de son chien, un vrai sorcier que ce cochon-là,
jurait le braconnier, et Miraut le connaissait bien, lui aussi,
cet impayable animal.

C'était un vieux bouquin, prince sans doute des capucins de
Longeverne et d'ailleurs, qui, certain jour, on ne sait pourquoi
ni comment, était venu élire domicile dans un coin touffu du Fays,
au centre d'un labyrinthe de sentiers, de tranchées, de chemins et
d'autres voies plus ou moins frayées.

La lutte commença un beau matin givré de novembre que la terre
sonnait sous le talon où le limier trouva son fret à cinquante
sauts de son gîte et, sans perdre de temps, vint, après quelques
coupes savantes, lui fourrer sans façons le nez au derrière.

Le vieux coureur des bois comprit qu'il avait affaire à un maître
et, bondissant de son gîte, allongé de toute sa longueur, ventre à
terre, yeux tout blancs, moustaches brandies, fila, tandis que la
bordée coutumière de coups de gueule suivait son déboulé.

Miraut, si bien découplé qu'il fût, ne put longtemps le suivre à
vue, car le courte-queue, qui n'ignorait sans doute rien de
l'homme et de ses coups de fusil, avait grand soin, pour se
défiler, de profiter de tous les abris et de tous les couverts
utilisables. Au bout de cinq minutes de ce train d'enfer, l'aboi
du chien était à plus d'un kilomètre derrière lui... il avait le
temps.

Le capucin fit des pointes, des doublés, des crochets, puis, après
un raisonnable détour, suffisamment long pour dérouter un moins
habile que son poursuivant, il redescendit l'un des chemins qui
menait au bas du Fays, à la croisée de toutes les voies où ces
imbéciles d'humains venaient généralement attendre ses congénères,
mais où il se gardait bien de jamais passer.

Dès qu'il arriva à deux ou trois portées de fusil de ce poste
dangereux, il s'arrêta, s'assit sur son derrière, tourna les
oreilles dans la direction des quatre vents, pissa un coup,
ressauta au bois, fila vers le haut des jeunes coupes et disparut.

Lorsque Miraut, qui n'avait point perdu de temps aux doublés du
citoyen, arriva quelques instants après, qu'il eut repris la piste
coupée et l'eut suivie jusqu'au haut des jeunes coupes, hors du
fossé du bois, il trouva quelques pointes qu'il ne suivit pas
selon sa vieille tactique, mais il tourna tout alentour de
l'endroit pour retrouver la bonne piste et ne trouva rien. Il
raccourcit le diamètre de son cercle: rien encore; il le doubla:
toujours rien; il suivit l'une après l'autre toutes les pistes,
plus le fret. Alors, ahuri et furieux, Miraut jappa, gueula,
brailla, hurla comme jamais il n'avait fait, et Lisée, étonné
grandement, vint le rejoindre, ahuri lui aussi de voir pour la
première fois en défaut ce chien admirable, cette maîtresse bête,
ce nez extraordinaire, ce roublard des roublards.

Il n'y avait point de buisson dans la plaine et la coupe,
récemment nettoyée, était tondue comme un champ d'éteules. Le
chien et l'homme longèrent des deux côtés le mur d'enceinte,
pierre à pierre, abri par abri; ils visitèrent le pied de tous les
arbres qui demeuraient: baliveaux, chablis, modernes, anciens;
rien, rien, rien! Ils s'en allèrent bredouilles.

Deux jours après, Miraut vint relancer son animal que Lisée cette
fois attendit sur le chemin où il était passé le premier jour,
mais l'oreillard en prit un autre et vint se faire perdre, tout
comme l'avant-veille, au même endroit.

Deux jours après, cela recommença.

--Ne te bute donc pas, disait Philomen à Lisée qui lui proposait
de l'accompagner dans sa chasse à ce phénomène unique en son
genre. Je le connais, ce salaud-là, c'est-à-dire que je n'ai
jamais pu le voir, mais je l'ai chassé, on ne lui peut rien.

Lisée s'entêta. Et chaque matin qu'il eut de libre, ils
retournèrent, lui et Miraut.

À la fin, dès le lancer, il monta à ce poste extraordinaire afin
d'en avoir le coeur net. Ce jour-là, le lièvre, qui était assez
vieux pour ne pas se fier seulement à son oreille, mais qui savait
aussi sans doute voir un peu et renifler, approcha bien de la
coupe, mais il n'y entra point et alla se perdre loin, loin, très
loin, au tonnerre de Dieu, comme disait le chasseur.

Et toute la saison ils s'acharnèrent, lui et Miraut, à poursuivre
ce lièvre fantôme, ce capucin sorcier que personne n'avait jamais
pu joindre ni voir, qui crevait les chiens les plus forts et
roulait les meilleurs. Mais chaque fois que Lisée montait en haut
de la coupe, le lièvre n'y venait pas, et chaque fois qu'il se
postait ailleurs, Miraut, hurlant de rage et fou, l'oeil hors de
l'orbite, le poil hérissé, venait le perdre là et s'en retournait
la tête basse et la queue entre les pattes, malade de dépit et de
fureur, vers son maître Lisée qui sacrait bien de toute sa gorge
comme un bon braco qu'il était, mais n'y pouvait rien tout de
même.

Enfin un jour de février, la chasse étant close depuis une
quinzaine et lui n'ayant pas son fusil, Lisée, à deux cents pas de
l'endroit, caché derrière un gros chêne, eut la clef de l'énigme.

Le coeur tapant d'émotion, il vit son oreillard sauter du bois,
faire ses doublés et ses pointes, revenir à son centre
d'opérations et d'un seul saut bondir en l'air, d'un élan fou,
comme s'il escaladait le ciel pour retomber... Ah! çà!--la coupe
était nette--où donc était-il retombé? Lisée, de derrière son
arbre, écarquillait les quinquets: le lièvre avait disparu.

Celle-ci, par exemple, elle était forte!

Miraut, en râlant de rage, car ce n'étaient plus des abois qu'il
poussait, arriva juste à pic pour se trouver nez à nez avec son
maître. Celui-ci, sûr--ou presque--de n'avoir pas eu la berlue, et
blême d'émoi, regardait de nouveau par tout le sol, examinant
méthodiquement chaque pouce de terrain où son gibier aurait pu se
trouver.

Ce devait être au pied de cette souche. Mais non, rien; il fallait
qu'il se fût envolé dans le ciel. Lisée, le braco, Lisée le
mécréant, pâlit presque et trembla un peu; ses regards,
instinctivement, quittèrent le sol pour interroger l'azur et...
ah! sacré nom de Dieu!...

Au sommet de la vieille souche nourrie, dédaignée par les
bûcherons, à quatre ou cinq pieds au-dessus du sol, entre quelques
rejets gris comme le dos du capucin qui se fondait entièrement
avec eux, son «asticot», aplati, immobile, les oreilles rabattues,
sans souffle, n'émettant aucune odeur et, bon Dieu! aussi souche
que la souche elle-même.

Que de fois le braconnier, son fusil à la main, avait passé à un
pas de lui, inspectant le pied de la souche sans songer le moins
du monde à regarder dessus: on dit tant que les lièvres ne font
pas leur nid sur les saules.

--Ça t'apprendra, idiot, rageait-il, à sortir sans ton flîngot
sous ta blouse!

Il ramassa un rondin pour en asséner un coup sur le râble de
l'oreillard; mais l'autre, qui n'avait jamais bronché les fois
d'avant, ce jour-là, avant que Lisée eût levé le bras... frrrrt...
se détendit comme un ressort, repartit d'un train d'enfer avec
Miraut à ses trousses, Miraut qui le chassa tout le reste de la
journée, mais ne le ramena point et ne rentra pas non plus de la
nuit.



CHAPITRE IV

Plus furieux, plus acharné que jamais, Miraut avait suivi la
chasse avec une ardeur décuplée par les vieilles colères et la
haine enracinée avec les poursuites vaines d'auparavant. Mais il
était écrit sans doute que ce lièvre-là porterait malheur à ses
chasseurs.

Il le suivit loin, loin, très loin, toujours donnant, toujours
gueulant, toujours hurlant, bien au delà des cantons qu'il avait
parcourus jusqu'ici, même au cours de ses randonnées les plus
folles et les plus hasardeuses.

Ce lièvre-là avait un jarret de fer. Les bûcherons de divers
villages racontèrent ce soir-là, à la veillée, qu'ils avaient vu
ou entendu passer une chasse, une chasse extraordinaire avec un
grand lièvre haut comme un chevreuil et un grand chien qu'ils ne
connaissaient point. Des gardes en tournée s'émurent de ce
bacchanal insultant et prolongé et voulurent, mais en vain,
essayer de cerner ce chien qu'ils ne connaissaient point
davantage: tous perdirent leur temps.

Miraut traversa des bois nouveaux, des coupes particulières, sauta
des fossés, franchit des ruisselets, coupa des routes et des
sentiers, mais ne rejoignit point son oreillard qu'il perdit enfin
dans un terrain singulier et bizarre, fort loin de son canton, en
plein marais inconnu.

Le soleil commençait à décliner quand il s'aperçut que son estomac
criait famine, que ses pattes devenaient raides et qu'il se
trouvait loin du logis.

Il jugea prudent aussitôt de faire demi-tour, s'orienta, flaira le
vent, et au petit trot s'ébranla le nez en quête de quelque vague
os à ronger, quelque proie facile à conquérir ou toute autre
pitance, plus ou moins délicate, mais propre à lui remplir un peu
le ventre.

Il rejoignit un chemin dont il suivit les accotements et bientôt
un village se présenta. Il l'évita en faisant un prudent contour,
trouva une ou deux taupes crevées qu'il dévora et continua sa
route de son trot soutenu.

Après une randonnée assez longue au cours de laquelle il contourna
ainsi divers pays, hameaux ou communes, il arriva au crépuscule
dans un village qu'il lui sembla reconnaître pour y être déjà venu
avec Lisée et pour ce qu'il y avait une rivière à traverser.

Craignant l'eau très froide en cette saison, croyant pouvoir se
fier à l'ombre croissante pour franchir sans encombre cette
agglomération mal connue et peut-être dangereuse de maisons et
d'humains, il s'engagea dans la rue principale et, longeant les
murs, se rasant autant que possible, s'avança rapide, inquiet et
prudent, afin de gagner promptement le petit pont de pierre et
passer l'eau ainsi sans se mouiller les pattes.

Il allait toucher au but lorsqu'une clameur d'enfants qui jouaient
et se poursuivaient en venant à sa rencontre l'arrêta et le
contraignit à se dissimuler quelques minutes derrière un fumier
qui se trouvait à proximité.

C'était l'heure de la sortie de la prière: quelques femmes
pressées passèrent vivement avec leur coiffe, leur caule, noire ou
blanche sur la tête et leur paroissien à la main; puis ce furent
les gosses qui arrivèrent sur le pont et s'amusèrent à lancer des
cailloux pour faire des ricochets dans l'eau.

L'un d'eux, tout à coup, s'écria: il venait d'apercevoir Miraut
qui les épiait, tendant le cou prudemment, hésitant, crotté,
hérissé, affamé, efflanqué, misérable à la fois et lugubre.

--Un chien!

--Un sale chien qui n'est pas d'ici! ajouta un deuxième.

--Peut-être un chien enragé, émit un troisième; ciblons-le!

--Immédiatement, les beaux cailloux plats qui devaient glisser sur
l'onde s'abattirent en une gerbe écrasante dans la direction de
Miraut. Sans mot dire, bien qu'il eût été atteint dans le dos,
dans les reins et aux pattes, et même un peu partout, le chien
vivement battit en retraite au grand galop, poursuivi par tous les
gosses, hurlant et gueulant, heureux enfin de pouvoir taper sur
quelque chose de vivant et de donner, pensaient-ils, un but utile
et même héroïque à leurs coups de frondes.

Le chien traversa tout le village et s'enfuit, longeant les haies
et les fossés jusqu'à quelques centaines de mètres des premières
maisons où il se cacha, écoutant les clameurs fanfaronnes et
menaçantes de ses poursuivants. Le courage de ceux-ci tomba
d'ailleurs avec la fin du village et, arrivés à la dernière
bicoque, ils s'arrêtèrent, n'osant s'aventurer ainsi parmi les
ténèbres en rase campagne.

Très déprimé par sa longue course, par la fatigue et par la faim,
apeuré par les cris entendus et les cailloux reçus, Miraut n'osa
plus effectuer une deuxième tentative pour arriver au pont. Il
jugeait ce pays très dangereux, plein d'embûches et d'ennemis et,
malgré la nuit noire et le grand silence qui pouvait cacher des
pièges, il resta sur ses gardes. L'idée de traverser la rivière à
gué ou à la nage ne lui vint pas: il n'y avait pas de rivière à
Longeverne et, comme tous les chiens courants d'ailleurs, Miraut
redoutait l'onde et sa fraîcheur traîtresse.

Il erra toute la nuit autour du village, furetant, cherchant,
quêtant, grattant de-ci, grattant de-là une nourriture innommable.

Les maigres ressources qu'offraient les champs dépouillés, l'abri
des murs ou le couvert des haies furent vite épuisées, car il
n'osait point s'approcher trop près des maisons ni chercher parmi
les fumiers. Alors il battit en retraite plus loin et revint vers
un autre village qu'il espéra plus hospitalier et dont il se
disposait à écumer les alentours. Deux jours s'étaient passés
qu'il ne songeait déjà plus, harassé, recru de fatigue, l'estomac
et la tête vides, qu'à chercher à manger coûte que coûte. Trois ou
quatre jours et trois ou quatre nuits il erra encore ainsi,
désemparé, de village en hameau, comme une barque dont le
gouvernail est brisé ou fêlé, en ayant bien soin de se dissimuler
et de s'enfuir dès qu'il voyait un homme ou une femme et qu'il
pouvait supposer que quelqu'un pût se diriger de son côté.

Pendant ce temps, à Longeverne, Lisée se désolait. Il était allé
narrer à Philomen sa mésaventure, lui confier ses appréhensions,
et son ami qui, le lendemain, lui avait facilement remonté le
moral, n'arrivait plus maintenant, fort inquiet lui-même, à le
rassurer.

Miraut avait pu tomber dans un piège, se prendre dans un collet
comme il était arrivé jadis à un des chiens de Pépé. Traversant
une tranchée, le malheureux, en effet, avait passé le cou dans la
boucle d'acier destinée à un oreillard, et le jeune foyard plié
auquel était relié le noeud coulant, se relevant dans la détente
imprimée par la bête, le chien s'était trouvé brusquement pendu en
l'air par le cou. Heureusement, le fil avait glissé sur le collier
et le chien, mal pendu, étranglé à demi, avait pu bramer. Il avait
braillé, braillé éperdument durant six heures consécutives. Enfin,
les bûcherons des alentours, inquiétés et intrigués par tant de
potin, arrivèrent.

Ils lui rendirent la liberté et il partit comme un fou. Huit jours
durant, il n'arrêta point de secouer la tête comme s'il sentait
encore au cou l'étranglement du laiton.

Peut-être aussi que Miraut avait été pincé par des gardes
particuliers sur une chasse gardée! Qu'avaient-ils fait du chien?
Il y a des hommes si lâches! Lui avaient-ils tiré dessus et son
cadavre pourrissait-il dans quelque coin, ou simplement,
reconnaissant en lui un chien de race, lui avaient-ils retiré son
collier pour l'expédier au loin et le vendre à leur profit?

Il n'était guère admissible que Miraut, en effet, fût quelque part
aux alentours, car il serait déjà rentré ou même, s'il s'était
réfugié dans une commune quelconque de l'arrondissement, le maire
ou n'importe qui aurait fait écrire pour qu'on vînt le rechercher.
Il paraissait impossible qu'un confrère ne l'eût pas recueilli
alors: ce sont services qui se rendent couramment entre chasseurs
et entre braconniers.

Et malgré tout, Lisée espérait toujours que le facteur lui
apporterait la lettre annonçant que Miraut, en pension quelque
part, attendait sa venue. Il avait fait en vain le tour des
villages voisins et, maintenant, il guettait impatiemment
l'arrivée de Blénoir.

La Guélotte, elle, espérait bien que c'en était enfin fini avec
cette charogne et, toute joyeuse, se félicitait en dedans, tout en
grognant très haut que c'était bien la peine de dépenser des sous
à élever des chiens pour les perdre sitôt qu'ils sont dressés, que
ça ne manquait jamais de mal finir et que ces êtres-là, ça n'était
que des bêtes à chagrin.

Cependant Miraut, affamé, crotté, apeuré et tremblant, errait
craintif au hasard des champs, des prés et des buissons, aux
abords des villages inconnus dont il redoutait les populations
plus inconnues encore, sans doute dangereuses, perfides et
méchantes. Il ne pensait plus qu'à son estomac qui criait la faim,
oubliant tout, ne se rappelant peut-être même plus Lisée et sa
maison, ne songeant plus à rechercher le chemin bien perdu de
Longeverne, aboli ou effacé dans sa mémoire.

Enfin, un beau matin, épuisé, rejeté de partout, n'ayant rien
absorbé depuis de longues heures et crotté au point de n'avoir
plus, par tout le corps, un poil de propre, le long de la route, à
l'entrée d'un village, il eut comme une vision suprême de tout ce
qui avait fait son passé: il se souvint de son maître Lisée qu'il
n'avait pu rejoindre et qu'il ne reverrait jamais plus sans doute
et il se mit à hurler désespérément au perdu.

Assis sur son derrière, l'air minable et désolé, il tendait le nez
vers le ciel et poussait un cri, un hurlement long, très long,
tragiquement long qui finissait comme un sanglot.

À ce cri de désolation, à ce signal lugubre, tous les chiens du
village se mirent à répondre par des jappements précipités de
fureur ou de peur et les gamins, attirés eux aussi par ce vacarme
insolite, s'approchèrent, à distance respectueuse toutefois, de ce
désespoir de bête.

--C'est un chien perdu qui pleure son maître, disait l'un d'eux.

--La pauvre bête!

--Si on lui donnait du pain, proposait un autre.

--Il se sauverait, objectait un troisième.

Dans le village, tout le monde avait entendu la plainte, mais si
la plupart des gens n'y avaient point prêté grande attention, car
un paysan ne s'émeut pas pour si peu, il se trouva toutefois,
parmi la population, un vieux braco, le père Narcisse, qui dressa
l'oreille à cet appel et pensa différemment de ses concitoyens.

--Tiens, un chien de chasse! s'écria-t-il.

Et immédiatement il sortit pour voir si d'aventure il le
connaissait, pour lui donner à manger et, s'il avait un collier,
chercher à qui il appartenait afin de le rapatrier au plus vite.

Lentement, l'oeil allumé, il s'approcha de l'endroit où Miraut,
plus désespéré que jamais, hurlait toujours, à cent pas des
gosses.

--Restez, petits, recommanda-t-il aux enfants qui voulaient le
suivre, restez, vous lui feriez peur.

Il faut croire que certains hommes sont naturellement sympathiques
aux bêtes ou que leur sûr instinct, dans la grande détresse, les
avertit mystérieusement; peut-être bien aussi que Miraut, à bout
de forces, était résigné à tout. Mais, lorsque Narcisse s'avança,
il n'eut pas peur et il sentit en lui un ami.

Dès qu'il fut à portée de voix, l'homme, en effet, lui parla
doucement, et il savait parler aux chiens:

--Tia, mon petit, tia! Viens voir ici, mon beau; voyons, qu'est-ce
qu'il y a, voyons!

Et l'homme aborda le chien qui, non seulement n'avait pas fui,
mais se tortillait aimablement pour saluer celui qui venait si
opportunément à lui.

Le père Narcisse tapota le chien sur le crâne, le gratta sous le
cou et sous les oreilles et tout en faisant cela, il se penchait
sur le collier. Il lut difficilement la lettre gravée d'un poinçon
malhabile sur une méchante plaque de fer-blanc, clouée au cuir par
deux rivets: «Lisée, cultivateur à Longeverne», et aussitôt ne put
retenir un cri de stupéfaction, car entre chasseurs ou bracos
d'une même région on se connaît; il avait bu assez souvent avec
Lisée aux foires de Vercel et de Baume et il connaissait déjà de
réputation son brave chien dont Pépé encore lui avait parlé, il
n'y avait, parbleu, pas si longtemps!

--C'est Miraut! s'exclama-t-il.

Entendant son nom prononcé par cet inconnu si sympathique, Miraut,
l'oeil plein de confiance et de joie, redoubla ses démonstrations
d'amitié et, comme l'autre l'invitait à aller avec lui, il le
suivit fort docilement à sa maison.

--C'est le chien de Lisée de Longeverne, expliqua Narcisse à ceux
qu'il rencontra; il est perdu depuis on ne sait quand et il n'a
presque plus «figure humaine de chien», la pauvre bête; je vais
lui faire à manger et écrire un mot à son patron qui doit être
joliment en souci.

Le nom de son maître qu'il distingua nettement accrut encore la
confiance du chien qui se remit entièrement entre les mains de son
protecteur et n'eut pas à s'en plaindre.

Sitôt qu'ils furent arrivés chez lui, Narcisse fit tremper par sa
fille une grande terrine de soupe au lait qu'il offrit
immédiatement à son invité et que Miraut lapa jusqu'à la dernière
goutte; pendant ce temps, il lui préparait à l'écurie une litière
de paille fraîche et le mena coucher sans plus tarder. Miraut
tourna dans la paille pour faire son rond, se lécha copieusement
pour une toilette complète et depuis trop de jours négligée, et,
propre et confiant, dormit douze longues heures sans plus bouger
qu'une véritable souche.

Et le lendemain, Lisée qui, de désespoir, s'arrachait les cheveux
et la barbe, jurant que ce salaud de lièvre était sûrement un
sorcier qui lui avait fait crever son chien, reçut vers les dix
heures une lettre ainsi conçue:

Bémont, le 27 février.

«Mon cher Lisée,

«Je t'envoie ces deux mots pour te dire que j'ai ramassé
aujourd'hui ton Miraut qui gueulait au perdu près du
«bouillet[15]» du chemin de Chambotte. Il était bien mal foutu. Je
lui ai donné à manger et maintenant il roupille au chaud à
l'écurie, tranquille comme Baptiste. Viens le chercher quand
t'auras un moment.

[Note 15: Bouillet: corruption de gouillas, petite mare.]

«Ta vieille branche,

«NARCISSE.

«P.-S.--J'en ai tué dix-sept cette année. Et toi?»

Sitôt qu'il eut lu, Lisée ne fit qu'un saut jusque chez Philomen,
pour le rassurer et lui conter en deux mots la bonne nouvelle;
mais il ne s'attarda guère et immédiatement refila chez lui
s'apprêter, car il voulait partir le jour même, et il y a une
assez longue trotte de Longeverne à Bémont.

S'étant sustenté d'un reste de soupe, d'un bout de lard avec du
pain et d'une chopine de piquette, s'étant par précaution muni
d'une laisse au cas où il aurait rencontré des gardes peu commodes
ou des cognes chatouilleux sur les règlements, il s'embarqua le
bâton à la main et marcha d'un pas alerte dans la direction de
Bémont.

En passant à Velrans, il fit part à Pépé de l'aventure et celui-ci
ne le retint qu'une petite minute, le temps juste de lamper une
goutte, car il comprenait fort bien l'impatience de son ami. En
traversant Orcent, le chasseur apprit en effet qu'on avait, une
huitaine auparavant, aperçu un sale chien crotté à qui les gamins
avaient fait rebrousser chemin quand il avait voulu passer le
pont; mais personne n'en avait entendu reparler et nul ne savait à
qui il était ni d'où il partait; on pensait bien que, depuis le
temps, il s'était retrouvé.

Quand il arriva chez Narcisse, Lisée s'était déjà tout expliqué ou
presque tout: Miraut, épouvanté au passage du pont, n'avait osé
revenir et avait erré, Dieu savait où, jusqu'à ce qu'il fût
recueilli par son fidèle camarade.

Narcisse lui serra la main avec effusion. C'est toujours une joie
pour deux chasseurs de se rencontrer lorsqu'ils n'ont, comme
c'était le cas, aucune raison de se jalouser l'un l'autre.

--Attends, proposa-t-il, on va voir s'il te reconnaîtra à la voix:
je vais passer près de lui à l'écurie, et dès que j'aurai refermé,
tu blagueras fort.

Dès qu'il eut fait comme il avait dit, Lisée se mit à parler, et
Miraut, qui se laissait câliner par Narcisse, dressa l'oreille
subitement; puis, ayant écouté à deux reprises, debout, les yeux
brillants, il se précipita violemment vers la porte qu'il se mit à
gratter avec frénésie, aboyant et pleurant pour qu'on la lui
ouvrît bien vite.

--Ah! ah! s'écria en riant Narcisse, il est là et on le reconnaît!
Oui, mon beau, tu vas le revoir.

Et, ayant ouvert la porte, il vit Miraut se précipiter sur Lisée,
jappant, pleurant, aboyant, léchant, se frôlant, lui sautant à la
poitrine, aux épaules, lui mordillant les doigts, lui mouillant
les mains, lui peignant la barbe, battant du fouet, se tordant et
se retordant de joie, tandis que son maître, de bien bon coeur,
une petite larme au coin des paupières, riait de plaisir lui
aussi.

Narcisse, en détail, conta alors comment il avait recueilli Miraut
et voulut absolument que son visiteur se restaurât: il avait fait
cuire une saucisse à son intention et avait même, en outre, gardé
au fond d'une casserole certain fricot dont Lisée tout à l'heure
lui donnerait des nouvelles.

Les deux hommes se mirent à table suivis de Miraut qui,
maintenant, ne quittait plus son maître d'une semelle et, tout le
temps qu'il resta assis, demeura auprès de lui, le museau sur sa
cuisse, ne cessant de le regarder et n'arrêtant de lui moduler des
tendresses que pour happer au passage des bouts de peau de
saucisse et les croûtes de pain qu'on lui jetait de temps à autre.

--Tiens, insistait Narcisse, prends-moi un morceau de ce... lapin.

--Ce n'en est pas un que tu as élevé, remarqua Lisée en se
servant. Où l'as-tu rasé?

--À l'affût, il y a quatre ou cinq jours, du côté de Chambotte: il
n'a pas rebougé sur mon coup de fusil.

Là-dessus, les deux compères se mirent à conter l'histoire de tous
leurs oreillards de l'année et Lisée en fut amené forcément à
parler de son salaud de lièvre sorcier, lequel avait failli porter
malheur à Miraut, un brave chien qui avait d'extraordinaires
qualités de lanceur et n'avait pas son pareil pour tenir les
bouquins des journées entières.

--C'est rare, des chiens comme le tien, avoua Narcisse avec
admiration. Moi, j'ai un petit basset qui ne va pas trop mal; il
est avec mes garçons, sans quoi je te l'aurais montré, mais tu
sais, à bon chasseur, bon chien! Mets ton Miraut entre les mains
d'un «calouche», je ne dis pas qu'il deviendra mauvais tout à
fait, mais il se gâtera sûrement: pour avoir un bon chien, il faut
tuer devant lui et souvent. J'ai connu, moi, un vieux braco
d'Auvergnat qui est mort maintenant: il s'était bâti une petite
baraque sur le communal et s'appelait Mélo. Jamais je n'ai vu tel
écumeur; eh bien! mon ami, en fait de chiens, ce gaillard-là
n'avait jamais que des bâtards de roquets de rien du tout à qui
nul ne faisait attention, les gardes et les gendarmes moins que
personne. Ces roquets-là te trouvaient aussi bien les lièvres que
n'importe qui: c'est que Mélo savait les dresser. Je me souviens
même d'un de ses derniers, un vague roquet tout noir qu'il
appelait Vaneau. Un jour; descendant une tranchée tous les trois,
son chien, lui et moi, le Vaneau a trouvé un fret et, en rien de
temps, il est allé dégoter au gîte le citoyen. Naturellement, il
lui a sauté dessus aussitôt, mais il avait affaire à un grand
bouquin et le chien était si petit que le lièvre l'a emporté sur
son dos pendant plus de cinquante mètres et qu'il a fini par se
faire lâcher. Tiens, Pépé est comme ça: donne-lui un loulou, un
ratier, il t'en fera un chien d'arrêt ou un courant, il a le don,
mon vieux. Les chiens, ça ne se manie pas n'importe comment et
nous savons les prendre, nous autres, mais pas comme lui tout de
même. Toi, tu as une bête exceptionnelle; aussi tu parles si je
l'ai ramassé vivement quand je me suis aperçu que c'était le tien.

--Je ne sais vraiment comment te remercier, mon vieux; c'est un
service qu'on n'oublie pas.

--C'est un service qui se doit entre chasseurs. Si les gens
d'aujourd'hui n'étaient pas si égoïstes et si méchants, il
n'aurait pas attendu huit jours avant d'être recueilli.

--Tu me diras au moins combien je te dois pour la pension.

--Est-ce que tu plaisantes, par hasard? Tu aurais le toupet, toi,
de me faire payer, si la chose m'était arrivée.

--Oh! mon vieux, peux-tu croire?

--Eh bien, alors, fous-moi la paix! tu paieras un verre quand je
passerai à Longeverne ou qu'on se rencontrera à la foire.

--D'accord, mais on va d'abord prendre quelque chose à l'auberge.

--Il n'y a pas d'auberge à Bémont et nous sommes très bien pour
boire ici. J'ai du vin à la cave et pas de femme pour nous
engueuler. Je suis veuf, mon vieux, et mes enfants sont grands: la
fille s'occupe du ménage et les garçons sont à la coupe, ils ont
voulu être bûcherons cette année.

N'ayant rien de mieux à faire, les deux camarades continuèrent à
boire en se narrant des histoires de chiens.

Comme le jour baissait, Lisée partit enfin, mais les émotions, de
même que le vin, avaient de beaucoup diminué la souplesse de sa
démarche et la vivacité de son pas.

En cachette, il glissa à la jeune fille une pièce de cent sous
pour la remercier d'avoir fait la soupe à son chien, serra à plus
de vingt reprises les mains de Narcisse, qui lui fit un bout de
reconduite, et revint vers Longeverne avec Miraut sur ses talons.

Toutefois, pour ne pas faire mentir le proverbe: «Qui a bu boira»,
il ne manqua point de s'arrêter au bistro d'Orcent où il qualifia
de sauvages les indigènes et, en passant à Velrans, il fit
également payer quelques bouteilles à l'ami Pépé.

La Guélotte ne le revit que vers une heure du matin, aussi saoul
que le soir de l'entrée de Miraut dans la maison. Connaissant sa
capacité et sa résistance à l'ivresse, elle jugea de ce qu'il
avait dû avaler et, par contre-coup et conséquence, de l'argent
qu'il avait probablement dépensé. Alors, après les avoir
invectivés violemment tous deux, elle jura à son époux qu'elle
foutrait le camp de la maison puisque cette sale charogne de
viôce, non contente de lui faire toutes les misères possibles,
était encore un prétexte à saoulerie pour son arsouille de patron.

--Comme s'il n'avait déjà pas assez d'occasions sans ça!



CHAPITRE V

Il s'écoula un assez long temps avant que Lisée, son fusil cassé
en deux sous sa blouse, ne se hasardât à ressortir seul ou avec
Miraut.

Occupé à la maison aux mille et un travaux de l'hiver et du
commencement de printemps, ils passaient de longues heures en
compagnie l'un de l'autre, le maître bricolant à la grange ou à
l'écurie, arrangeant un râtelier, réparant une crèche ou
travaillant à son établi à fabriquer des râteaux et des fourches,
le chien le suivant comme une ombre fidèle, sommeillant à ses
côtés ou le regardant en silence.

De temps à autre, par besoin de causer, Lisée prenait son
compagnon à témoin de ce qu'il venait de faire, lui exhibait un
cornon ou une queue de fourche bien réussis, en disant:

--Hein, mon vieux Mimi, c'est-t'y de la belle ouvrage!

À quoi le chien répondait, soit en bâillant et en montrant une
gueule immense, soit en se levant, battant du fouet et se frottant
contre son pantalon, dans l'espoir, vainement formulé, qu'on irait
enfin se dégourdir les pattes et faire un petit tour.

Quelquefois Mitis ou Moute, au cours d'une chasse, passaient par
là, marchant prudemment ainsi qu'il convient à de prudents
traqueurs sur le sentier de la guerre; ils venaient se frôler
contre Miraut, faire un gros dos et un ronron, se laissaient
lécher ou pucer, puis repartaient.

On vivait enfin dans la maison des jours de paix. La Guélotte
avait presque désarmé, mais elle avait exigé de Lisée qu'il
couchât à la chambre haute dès le lendemain de sa rentrée de
Bémont; son cochon d'homme, ce soir-là, n'avait-il pas eu le
toupet de faire coucher le chien aux pieds du lit! Le lendemain,
en arrangeant la chambre, elle s'en était aperçue au poil collé
sur la couverture et à la crotte qui décorait la courtepointe.

Lisée avait convenu qu'il avait, en effet, peut-être eu tort, mais
afin qu'un tel fait ne pût se reproduire, Miraut, chaque soir,
était, pour plus de sûreté, relégué à la remise.

Pourtant, de temps à autre, après le déjeuner, le patron montait
assez régulièrement «faire son midi», c'est-à-dire piquer un petit
somme avant de se remettre à la besogne. Il aurait bien aimé
garder Miraut auprès de lui et, quand la patronne était au
village, le faisait toujours monter; mais lorsqu'elle se trouvait
là, il ne disait rien, regardait son chien d'un air ennuyé et
montait seul se reposer.

Miraut s'ingénia à le rejoindre malgré tout. Deux choses
malheureusement le gênaient beaucoup pour réaliser son désir: d'un
côté, le grelot qu'il portait toujours et qui, lorsqu'il marchait,
signalait sa présence; de l'autre, les portes à ouvrir. Un jour
cependant, son maître étant couché et la patronne venant de partir
en commission, il réussit, frappant de la patte les loquets et
poussant du museau, à ouvrir chacune des deux portes. Pour celle
du bas qui ouvrait de dedans en dehors, cela fut assez facile et,
le loquet pressé, elle céda sous la poussée de ses pattes; il fut
arrêté plus longtemps à celle du haut de l'escalier qui s'ouvrait
de la même façon, mais pour laquelle il se trouvait en dehors. Il
avait beau taper sur le levier, sur la ticlette, comme on dit
là-bas, et bourrer du poitrail, rien ne s'ouvrait; enfin il fourra
son nez entre le chambranle et le montant, s'effaça de côté et
découvrit le procédé qu'il n'eut garde d'oublier.

Lisée, ronflant formidablement, fut tout à coup surpris de sentir
une langue douce et chaude lui laver les mains et le nez: il en
ouvrit tout grands les quinquets, reconnut Miraut, jeta un coup
d'oeil inquiet sur l'escalier, craignant l'irruption soudaine de
sa tendre épouse, mais n'entendant aucun bruit et rassuré, il se
laissa aller pleinement à l'attendrissement et à la joie de penser
que son brave chien avait trouvé tout seul et malgré sa femme le
moyen de le rejoindre.

Il le laissa monter sur le lit, le caressa et lui parla, tandis
que Miraut, jappotant, riant et causant lui aussi, témoignait à sa
manière sa bonne affection et son amitié à son maître.

Toutefois, prudemment, avant que sa femme ne fût de retour, il
redescendit avec son camarade après avoir eu bien soin d'effacer
sur le lit, autant que possible, toutes les marques du passage de
la bête. Et tout l'après-midi il eut, devant la Guélotte, un air
triomphant et narquois dont l'autre s'intrigua fort à chercher les
causes qu'elle ne parvint point à découvrir.

Dorénavant, dès que la patronne s'absenta de la chambre du poêle,
Miraut monta lui aussi faire la sieste en compagnie de Lisée, et
le chasseur riait de bien bon coeur lorsqu'il l'entendait au pied
du lit se ramasser pour l'élan.

--Roulée, la vieille! rigolait-il.

Un jour pourtant que la femme ne quittait pas la maison, Miraut
profita d'un instant pendant lequel elle passait à la cuisine pour
entre-bâiller la porte du bas de l'escalier et se faufiler
vivement derrière. La femme, préoccupée, revenait sans faire
attention à lui et ne pensait d'ailleurs guère à le surveiller.

Alors, avec des précautions infinies pour ne pas que le grelot
sonnât, il monta l'escalier, à pas feutrés, la tête immobile et le
cou tendu, ouvrit avec non moins d'habileté silencieuse la seconde
porte, grimpa sur le lit et vint se coucher en rond aux pieds de
son maître où il ne dormît que d'un oeil tandis que Lisée, lui,
pionçait plus bruyamment.

La Guélotte n'avait rien vu ni entendu: ce fut le ronflement de
Lisée qui, l'heure d'après, les trahit. Trouvant qu'il prolongeait
par trop sa méridienne, elle s'en fut le réveiller sans songer
trop à s'épater de trouver cependant toutes portes ouvertes.

--Tas de cochons! piailla-t-elle en apercevant les deux dormeurs.

Lisée se frottait les paupières tandis que Miraut, très inquiet,
les yeux arrondis, s'aplatissait autant que possible.

--C'était donc ça, continua-t-elle, que ma couverture se salissait
si vite. Je me demandais bien aussi pourquoi; et ce grand idiot
qui le laisse faire!

Miraut violemment jeté à bas du lit, à grand renfort de coups de
poing, dégringolait en grande vitesse l'escalier pour échapper aux
coups de sabots, tandis que Lisée prenait un air innocent pour
s'excuser:

--C'est drôle, je l'ai pas entendu monter!

Dès lors, le chien fut surveillé plus étroitement; mais cela ne
l'empêcha point de déjouer les ruses et les précautions de
l'ennemie et de monter souventes fois tenir compagnie à son ami.

Entre temps, il allait faire un tour au village, visiter les
cuisines amies, saluer Bellone et Philomen, explorer les fumiers,
tourner autour des maisons et surtout manger de la corne devant la
forge de l'ami Martin, le maréchal-ferrant.

Ah! la corne de cheval: quel régal exquis! Tous les chiens du
village étaient les copains du forgeron Martin et ne manquaient
jamais de lui rendre visite au passage. Très souvent un cheval
était là, attaché par le licou à la boucle du mur, attendant son
tour de ferrage.

Attentivement, Miraut, comme les camarades, regardait l'apprenti
empoigner le boulet, soulever le sabot, et suivait avec des
regards de convoitise les mouvements du rogne-pied qui coupait des
lames translucides de corne, ou du boutoir faisant sauter de
grands bouts odorants d'une belle couleur ambrée.

Fraternel, pour que les braves toutous ne s'exposassent point à
recevoir un malencontreux coup de pied du carcan, Martin ramassait
à poignées la corne arrachée et la jetait à Miraut ou aux autres
amateurs en leur disant régulièrement:

--Tiens, mon vieux, fiche-t'en une bosse, mais tu ne viendras pas
péter chez moi!

Car on reconnaissait aisément, à la puissance asphyxiante des gaz
qu'il lâchait, les jours où Miraut avait fait une tournée
fructueuse à la forge de Martin.

Miraut connaissait intimement toutes les ressources de la maison,
et la Guélotte renonça à le laisser jeûner quand elle s'aperçut
qu'il était de taille à se servir tout seul.

Ce n'était point pour rien qu'il avait appris à ouvrir les portes
des chambres; bien que les verrous et targettes fussent un peu
plus compliqués ici, il en vint tout de même à bout, et certains
jours fit... gueule basse sur tout ce qu'il trouva de comestible,
chanteaux de pain, platées de choux, voire de respectables bouts
de lard.

Il y eut bien discussion à la maison ces soirs-là, mais en fin de
compte Lisée, par des arguments frappants, tirés de ses semelles,
convainquit sa femme qu'elle avait tort, ajoutant qu'au surplus,
c'était bien fait pour elle et qu'à la place du chien, crevant de
faim, il en aurait fait tout autant.

Un autre jour, ce fut une saucisse trempant dans de l'eau tiède au
fond d'un pot juché sur un rayon, que Miraut s'adjugea: du moins
fut-il soupçonné du méfait, aucune preuve n'ayant pu être fournie
à l'appui de cette accusation.

La Guélotte se demandait vainement quels moyens cette grande
charogne avait bien dû employer pour réussir à voler, au fond d'un
pot presque plein, la dite saucisse sans jeter à bas le récipient,
ni renverser d'eau, ni faire le moindre bruit.

Un pain au lait qui refroidissait sur le rebord d'une fenêtre se
contracta tellement qu'il n'en resta pas vestige et Miraut fut
bien encore, à bon droit, soupçonné d'être pour quelque chose dans
ce vol domestique, car la bonne femme crut remarquer, parmi ses
poils de barbe, quelques restes du corps du délit.

Lisée, en toute occasion et par principe, soutenait son chien
contre sa femme, mais il n'était plus question maintenant de
l'empoisonner ou de le tuer; Miraut, depuis longtemps, avait de
haute lutte conquis au village et dans la maison droit de cité.

Comme le temps n'était guère favorable, Miraut n'était pas tenté
d'aller pérégriner par les champs et par les bois, mais dès que
les jours devinrent plus soleilleux et plus tièdes, il regarda
plus souvent du côté de la forêt et, chaque fois que Bellone,
libérée par son maître, vint le trouver, il n'hésita pas à
s'offrir en sa compagnie une petite partie de chasse.

Il partait rarement seul, mais quelquefois il arriva que les
hasards d'une sortie amenèrent la chienne en rase campagne, où
elle trouva du fret et lança un lièvre.

Attentif instinctivement à tous les bruits qui l'intéressaient,
Miraut ne se trompa jamais dans ces cas-là. Reconnaissant les
coups de gueule de sa camarade, où qu'il fût, quoi qu'il fît, il
n'hésitait point, lâchait la maison, plaquait Lisée, puisqu'il ne
voulait pas venir, et filait à la voix.

Dès qu'il approchait, il écoutait avec attention. S'il
s'apercevait que la chasse s'éloignait, il redoublait de vitesse
et, de minute en minute, donnait de la gorge lui aussi pour
annoncer sa venue; si, au contraire, elle se rapprochait et venait
de son côté, il réfléchissait un instant, filait dans le plus
grand silence occuper le passage qu'il jugeait le meilleur et,
comme les renards, attendait, légèrement dissimulé, la venue du
capucin pour lui bondir dessus et lui casser les reins d'un bon
coup de mâchoire. Il en pinça ainsi plus d'un, mais en manqua pas
mal aussi, car un lièvre qui n'est pas fatigué ne se laisse pas
comme ça passer la dent en travers des côtes.

Sans perdre de temps, si d'aventure il avait réussi, il
dépouillait sa proie, lui ouvrait le ventre, léchait le sang,
engloutissait les entrailles et continuait à s'emplir jusqu'à ce
que la chienne arrivât.

Quelquefois, il faut le dire, cela n'allait pas tout seul, et
Bellone, furieuse, craignant de n'avoir point sa part, reprenait
violemment le tout en grognant férocement; au début, il hésitait à
se hasarder à remordre, mais quand il se fut aperçu qu'il ne
risquait que de fort anodins coups de dents, il revint bâfrer
hardiment avec elle au même morceau. Quand ils avaient pris
ensemble le lièvre, ils se mettaient à tirer de toutes leurs
forces, l'un à la tête, l'autre au derrière; ensuite, chacun de
son côté dévorait la part qui lui était échue au petit bonheur du
déchirement.

Il n'y eut jamais entre eux de grandes batailles, de légers
différends tout au plus, des coups de dents un peu secs et des
grognements un peu vifs et seulement lorsque la proie n'était pas
très grosse. Mais lorsqu'il y avait beaucoup à manger, celui qui
était en avance se régalait d'abord et abandonnait ensuite et de
fort bon gré à l'autre le reste de la pitance, au besoin même il
l'appelait s'il tardait trop à trouver le lieu du festin.

Il arriva aussi qu'ils ne furent pas que les deux pour le partage.
Souvent à leur chasse se joignit un troisième larron, connu ou
inconnu, chien d'un chasseur du village voisin, accouru à la voix,
qui participait à la randonnée dans l'espoir de partager la prise.

On le laissait faire naturellement et donner de la gueule lui
aussi, car durant la poursuite on n'avait pas le temps de chercher
noise à un auxiliaire, convié ou non. Mais, si d'aventure le
lièvre était pris, c'était une autre affaire et les choses tant
soit peu se corsaient.

D'un commun accord alors, Miraut et Bellone, par des grognements
fort significatifs, priaient l'intrus d'aller quérir pitance
ailleurs. S'il insistait, ainsi qu'il faisait toujours, ils se
précipitaient simultanément sur le malheureux et lui
administraient à coups de crocs une de ces danses qui le décidait,
sans plus d'hésitation, à se retirer bien vite en hurlant.

Le vaincu n'allait cependant pas bien loin. Derrière le premier
buisson, à une cinquantaine de sauts du lieu du carnage, il
s'arrêtait, surveillant anxieusement le repas des deux alliés,
espérant qu'ils ne mangeraient pas tout et oublieraient peut-être
quelques os demi-rongés ou quelques morceaux de peau dont il
ferait ses délices.

Grognants et terribles, ces jours-là, Miraut et Bellone bâfraient
avec une voracité effrayante, comme des loups vraiment affamés. Il
semblait que la présence de ce spectateur intéressé décuplât leur
appétit qui, en temps normal, était déjà pourtant magnifique; pour
ne rien laisser à l'autre, ils se seraient fait taper: poil, os,
griffes, tout y passait. Ils reléchaient la place ensanglantée,
partout où le gibier avait été traîné, et ne s'éloignaient que
lentement en se pourléchant les babines. Et souvent même, lorsque
le malheureux, jaloux et affamé, s'amenait craintivement pour voir
si rien n'avait été oublié, ils se retournaient, piquant de
concert une nouvelle charge sur lui dans l'appréhension ou le
remords de n'avoir pas, par hasard, tout engouffré jusqu'au
dernier vestige.



CHAPITRE VI

Un soir que le grand François de la ferme des Planches s'en était
venu au village avec sa chienne, il y eut, parmi toute la gent
canine mâle du pays. une grande perturbation.

Sans doute le fermier ne fit que traverser le pays sans presque
s'y arrêter et sa chienne ne fit aucune station, mais bientôt,
devant les seuils où ils dormaient, sur les fumiers où ils
quêtaient, derrière les maisons où ils rôdaient, les Azors
dressèrent le nez, humèrent à petits coups, reniflèrent
longuement, puis joignirent les oreilles, arrondissant les
quinquets et, prenant le vent, vinrent tous, à la queue leu leu,
tomber sur le sillage odorant qui les avait si profondément émus.

Rien ne les retenait: fidélité au logis ou au maître, soif et
faim, sentiment du devoir ou de l'honneur: ah bernique! Tom, de
l'épicier, abandonna la boutique; Berger, qui devait repartir à la
pâture, lâcha d'un cran son troupeau de vaches; Turc, du Vernois,
quitta la voiture du meunier; Miraut plaqua froidement, si l'on
peut dire, son maître Lisée; le roquet de l'abbé Tâtet planta là
toute idée de religion et de pudeur, et jusqu'au Souris de la
vieille Laure qui s'évada lui aussi de sa cuisine protectrice et
prit, les yeux hors de la tête et bavant de désir, le chemin des
Planches.

Tous les cabots des fermes environnantes rôdaillaient déjà autour
de la maison, et d'autres des villages voisins, prévenus on ne
sait comment, arrivaient encore à toutes jambes, le nez au vent et
le cou tendu, tirant une langue d'un demi-pied.

Seul, le vieux Samson du moulin de Velrans, trop vieux et ayant
reçu tout dernièrement de Turc, son ennemi, une raclée terrible au
cours de laquelle il avait eu l'oreille horriblement déchirée,
avait jugé prudent de rester chez lui. Encore n'était-on pas très
sûr que, dans sa maison retirée, située à plus d'une heure de la
ferme des Planches, il avait pu être touché par la nouvelle
odorante qu'une chienne se trouvait en folie dans son canton.

François n'était pas encore à deux cents mètres du village que
déjà Turc, Miraut, Tom et Berger, pour ne citer que les plus
forts, arrivés bons premiers, le flanquaient à droite et à gauche
en jetant sur sa chienne des regards non dissimulés de
concupiscence et de convoitise.

--Allons, bon! ragea-t-il, car il ne s'était encore aperçu de
rien; allons! cette vache-là va encore se faire emplir si je n'y
fais pas attention. Mais je vais la barricader sérieusement.

Et arrachant une trique à la haie du chemin, il la brandit de
façon significative, en prenant un air menaçant, afin d'empêcher
les suiveurs de venir trop près. François n'ignorait pas qu'il
faut très peu de temps à un vieux praticien pour se mettre en
batterie et perpétrer l'acte d'amour. Turc pour cela était connu
long et large. S'il est des chiens timides qui meurent puceaux,
lui n'était fichtre pas de cette catégorie; les autres, pour être
moins réputés, n'en étaient pas moins des gaillards hardis et
entreprenants, sauf toutefois Miraut qui n'avait point trop
encore, au su du public, fait ses preuves.

Dès qu'il arriva à la maison, François fit rentrer la chienne la
première, menaça d'un geste de son bâton les galants désappointés,
mais pas découragés, qui le regardaient attentivement et sans
avoir le moins du monde l'air de vouloir s'enfuir.

Les portes refermées, ils rôdèrent d'abord assez loin de la ferme,
tournant de tous les côtés, repassant plusieurs fois aux mêmes
endroits, examinant avec soin, guettant les issues, portes,
fenêtres et lucarnes, notant les points faibles de la forteresse,
cherchant à déterminer l'endroit précis où la chienne pouvait bien
être enfermée. Ils se croisaient, se rencontraient, s'arrêtaient
fixe, droit sur leurs pattes, dédaignant de se reconnaître, se
jugeant sommairement, selon leur taille et leur force, et le plus
souvent, au bout d'un instant, passaient sans desserrer les
mâchoires, sans même froncer le nez, continuant individuellement
leurs recherches et investigations. La proie amoureuse était loin
encore et ils n'avaient point, en effet, trop lieu de se disputer
avant l'heure ce qu'ils n'étaient que fort peu certains d'obtenir.
Ils faisaient pourtant deux cercles bien tranchés d'assiégeants:
au centre et le plus rapprochés de la ferme, les gros, les grands,
les forts: Turc le doyen, Miraut le hardi, Tom le joyeux, Berger
le taciturne, quelques inconnus des métairies environnantes ou des
villages circonvoisins; plus éloignés, les petits, les mesquins,
les roquets, non moins ardents ni acharnés que leurs camarades,
mais craignant à plus d'un titre les coups de crocs et les radées
des premiers.

François, de temps à autre, sortait pour vaquer à sa besogne.
Comme il ne manquait, à chaque occasion, de proférer à leur
adresse des injures et de leur faire des gestes menaçants, ils
n'osèrent point, tant qu'il fit jour, se rapprocher de la maison;
mais avec la nuit, le silence et les ténèbres, ils s'avancèrent
peu à peu et cernèrent tout à fait la demeure. Les distinctions et
les barrières avaient disparu entre eux également: roquets, moyens
et molosses se trouvèrent réunis et confondus dans le même désir
du siège à faire de cette place forte bien défendue, pour en
conquérir la châtelaine, dame commune de leurs pensées.

Toutes les ouvertures de la maison de François furent tour à tour,
et par chacun des galants, minutieusement visitées, sondées,
vérifiées, senties, reniflées; mais le patron, qui savait à quoi
s'en tenir, avait eu soin de faire lui-même, avant de se coucher,
la tournée des portes et fenêtres, poussé tous les verrous, fermé
toutes les trappes, bouclé tous les guichets, s'était assuré que
rien ne clochait non plus dans la fermeture des fenêtres et que ne
manquait aucun carreau.

Il avait cependant, comme trop petite et infranchissable, négligé
de fermer l'ouverture en carré qui se découpait dans le bas de la
porte d'écurie et par laquelle, chaque matin, les poules sortaient
pour aller aux champs.

Cette circonstance favorisa les roquets. Tour à tour, ils
essayèrent de s'introduire par l'ouverture en question, mais elle
était décidément trop étroite et, l'un après l'autre, ils durent
tous y renoncer. Pourtant Souris, qui, très mal vu et très
poltron, se trouvait au dernier rang, s'avança lui aussi pour
tenter l'aventure. Il était si mince, qu'il passa facilement la
tête et les pattes de devant dans le guichet, le bas du poitrail
touchant le seuil; mais, très enhardi par ce léger avantage, il
tira en avant de toutes ses forces et, les flancs aplatis, le
ventre comprimé, les pattes de derrière totalement allongées, il
réussit tout de même à s'introduire tandis que les camarades, au
dehors, furieux de ce succès, écoutaient, grognaient et
reniflaient au trou, redoutant que la chienne se trouvât là et,
faute de grives on mange des merles, se laissât faire par ce
méprisable animal.

Mais la bête n'était pas là. Prudent, François l'avait séquestrée
dans une pièce inoccupée du rez-de-chaussée et qui n'avait, pour
toute ouverture, en dehors de la porte intérieure de
communication, qu'une fenêtre scellée dans le mur et assez élevée
au-dessus du sol pour prévenir, croyait-il, toute tentative des
assiégeants, si lestes et si bien découplés qu'ils fussent.

Souris, dans la place, fureta avec ardeur, mais ne trouva rien.
Malheureusement pour lui, son manège inusité, ses trottinements
étourdis, ses reniflements trop bruyants émurent dans leurs cages
les lapins, réveillèrent les poules et le coq qui gloussèrent et
piaillèrent. et les vaches et les boeufs, eux aussi, étonnés et
agacés de ces frôlements, se levèrent en secouant leurs chaînes et
en meuglant avec fureur.

Les bêtes ne meuglent jamais pour rien, surtout la nuit. François,
réveillé par leurs cris, pensa qu'il se passait à son étable
quelque chose de sûrement pas ordinaire ou que l'une de ses bêtes
était peut-être malade. Il se releva, enfila son pantalon, chaussa
ses sabots, prit d'une main une lanterne allumée, de l'autre
saisit une trique et alla «clairer» ses vaches.

Entendant la sabotée, Souris, effrayé, jugea qu'il était grand
temps de déguerpir et se précipita vers la porte. Mais le fermier
le vit et, dans la demi-obscurité, ne sachant à qui il avait
affaire, croyant peut-être que c'était une bête puante, fouine ou
putois, qui venait à ses poules, il lui lança à toute volée sa
trique dans les côtes et courut à sa poursuite.

Souris hurla de peur en entendant le ronflement du bâton, car
l'autre ne l'avait pas touché, et, dans son trouble, dépassa la
porte. Revenu bien vite en arrière, il engagea dans le guichet la
tête et les pattes, croyant échapper, mais l'opération était
difficile, la traversée laborieuse et François, baissant sa
lanterne, reconnut un sale roquet qui se tortillait comme un ver
pour ficher son camp.

Furieux, il le saisit un peu en arrière de la nuque, par la peau
du dos, lui fit rebrousser chemin en le tirant à lui et l'emporta
ainsi suspendu à sa cuisine, après avoir toutefois barricadé avec
un tronc de poirier l'ouverture dangereuse.

--Sacré bougre de salaud, grognait-il, si c'est pas malheureux! Ça
n'est pas gros comme le poing et ça veut sauter des chiennes dix
fois plus hautes que soi. Mais, sacré dégoûtant, tu n'arriverais
seulement pas, en te dressant, à lui lécher le cul!

Nonobstant, Souris, toujours prisonnier, renâclant et soufflant,
le corps autant que possible rattroupé, la queue entre les jambes,
tremblait comme la feuille, en se demandant ce qui allait lui
arriver.

--Attends, nom de Dieu! je vais t'apprendre, moi, à venir aux
femelles, menaça le fermier.

Et l'azor provisoirement attaché au pied du buffet, il prépara un
vieil arrosoir qu'il avait en réserve et se disposa, au moyen de
noeuds savants où le fil de fer et la ficelle se mêlaient, à
attacher à la queue du roquet cette ferraille sonnante. Quand ce
fut préparé, saisissant le chien par le collier, il l'amena
jusqu'au seuil de la porte qu'il ouvrit et le lança dans la nuit
avec un vigoureux coup de pied au derrière. Ensuite de quoi il fit
claquer son fouet fortement en hurlant à l'adresse des autres:

--Venez-y donc, tas de salauds, si vous voulez que je vous en
fasse autant!

Sur ce, il referma la porte et regagna son lit.

Aux claquements de fouet et aux coups de gueule de Souris suivis
du charivari provoqué par l'arrosoir sonnant sur les cailloux, il
y eut dans les lignes assiégeantes un silencieux et prompt et
général mouvement de retraite.

Souris, traînant sa ferraille, après avoir couru un instant avec
cette grosse caisse particulière qui lui battait les fesses,
s'était arrêté bientôt, n'étant plus poursuivi, et essayait, des
pattes et des dents, de désolidariser sa queue d'avec ce
tintamarresque assemblage. Les autres, prudemment accourus, le
regardaient et le flairaient; mais l'attention qu'ils lui
prêtèrent fut de courte durée, et, deux minutes plus tard, repris
par leur désir et rassurés par le silence, ils étaient déjà
revenus flairer les ouvertures et ronger les portes.

Toute la nuit, mais en vain, ils travaillèrent à cette besogne. Au
petit jour, la sortie du fermier les décida prudemment à gagner le
large, mais ils ne s'éloignèrent pas beaucoup. Insensibles à la
soif et à la faim, nourris par leur seule fièvre amoureuse, ils
rôdaient aux alentours, ne perdant pas de vue la maison, attentifs
à toute sortie, prêts à s'élancer dès que paraîtrait la chienne.
Pas un ne déserta; cependant quelques-uns, las de rester debout ou
de trotter en vain, s'étaient choisi derrière un mur ou un buisson
un léger abri, et de là, couchés sur le ventre, les pattes
allongées en une attitude héraldique, ils attendaient, la tête
droite, le nez frémissant, les yeux attentifs, prêts à bondir au
premier bruit, à la première senteur, au premier signal
intéressants.

Vers midi, François ayant, pour ses besoins, fait sortir la
chienne, tous simultanément, comme mus par le même ressort,
sautèrent sur leurs quatre pieds, se réunirent en un groupe
compact et suivirent avec des yeux arrondis et brillants tous les
pas et évolutions du maître et de la bête. Dès qu'ils furent
rentrés, il y eut une ruée générale de tous ces mâles vers les
lieux parcourus. Les museaux ardemment se précipitaient aux
endroits où la chienne s'était arrêtée, et ils léchaient,
reniflaient, humaient, très excités, bougeant les narines,
fronçant les sourcils, puis tour à tour levaient la patte pour
lâcher un jet saccadé, se bousculant, se grognant des injures, se
menaçant de leurs crocs afin de conquérir les bonnes places,
lécher les premiers et compisser expressément le bon endroit.

Et la plupart, et tous restèrent là à rôdailler et à renifler sur
cette piste humide jusqu'à ce que la nuit revînt et que le même
siège que la veille recommençât, sans Souris toutefois, lequel,
dégoûté à juste titre, était redescendu au village, son arrosoir
au derrière, à la grande joie des gamins et à la grande colère de
sa patronne.

Lisée, cette fois, ne fut pas inquiet sur le sort de Miraut. Il
savait que tous les chiens du pays manquaient à l'appel et
connaissait la cause de leur absence.

«Il fait comme tous les autres! songea-t-il. J'avais toujours
pensé, depuis l'histoire de Bellone, qu'il serait porté sur la
chose.»

Cependant, deux jours et trois nuits passèrent sans amener d'autre
résultat que de faire partir, pour un temps au moins, les affamés
et les timides; mais les forts, les costauds, eux, restaient tous
là, de plus en plus excités et furieux peut-être aussi d'être si
longtemps tenus en haleine pour rien. Ils devenaient extrêmement
audacieux, et lorsque François sortait sa cagne, comme il disait,
malgré les menaces du bâton, ils se rapprochaient chaque fois
davantage. Ils se rapprochèrent si près même, que Turc put
hasarder quelque part un galant coup de langue, dont la femelle ne
fut guère effarouchée, puisqu'elle détourna la queue de côté afin
d'être parée pour toute éventualité.

Turc, qui était, si l'on peut dire, un lapin, et qui la
connaissait, se porta de côté, levant carrément le train de
devant, et tandis que François, un instant distrait par une
voiture qui passait, ne faisait plus attention, pensant qu'il
n'aurait pas le culot...

Il l'avait bel et bien; mais cela ne faisait point l'affaire des
camarades, qui, furieux de cette préférence, se précipitèrent avec
ensemble sur le galant et se mirent en devoir de lui rendre de
concert les piles qu'il leur avait distribuées à tous en détail.

François profita du conflit pour rentrer sa chienne vivement, en
suite de quoi il revint, en amateur, assister à la bataille. Une
mêlée terrible agitait ces sept ou huit mâles qui se secouaient à
pleines gueules, mordant, grognant, hurlant, griffant et
déchirant. Ceux qui avaient le dessous piaillaient, cherchant à
pincer la gorge pour l'étrangler; ceux qui étaient dessus
piétinaient de leurs pattes armées et tenaillaient avec une rage
frénétique les vaincus. Ce n'était plus à Turc seulement qu'on en
voulait; tous maintenant se détestaient; la mêlée était devenue
confuse: on lâchait un adversaire pour en attaquer un autre, et il
n'y avait pas de raisons pour que cela finît avant qu'ils ne
fussent tous ou presque hors de combat. Au bout d'une heure, pas
un n'était indemne; certains boitaient, les muscles des pattes
troués, les os meurtris; d'autres saignaient et se léchaient;
d'autres, la mâchoire transpercée, les oreilles déchirées, se
secouaient avec douleur; Berger avait eu l'extrémité de la queue
rasée net d'un coup de dent; Tom, une oreille décollée,
s'écartait; seul à peu près, dans cette affaire, Miraut, qui
pourtant s'était toujours tenu au plus épais de la bataille, et
avait cogné et mordu en conscience, s'en tirait sans trop
d'anicroches, un peu serré et froissé peut-être, mais n'écopant
que de quelques coups de dents et d'insignifiantes déchirures à la
cuisse.

Cette échauffourée refroidit notablement les enthousiasmes et la
plupart des combattants se retirèrent; de toute la bande restèrent
Turc, acharné tout de même malgré une patte en lambeaux qui avait
abondamment saigné, et Miraut, qui eut bien soin d'ailleurs, ainsi
que son rival, de se dissimuler derrière de vagues buissons pour
se soigner en paix.

Le fermier s'aperçut bientôt que tous les assiégeants fichaient le
camp; du moins il le crut, n'ayant pas remarqué les deux
fanatiques qui veillaient malgré tout.

Il se réjouit de la chose, qui lui permettait de laisser sa
chienne sortir un peu. Immédiatement, il alla la chercher dans la
chambre, où elle ne tenait pas en place, pleurant et grognant,
pour l'amener devant la porte où elle devrait rester sous sa
surveillance.

Il se mit à scier du bois et la fit se coucher dans un petit coin,
sur de la sciure, à l'abri d'un tas de bûches.

L'autre, qui avait meilleur nez que son maître, éventa tout de
suite les deux galants et, filant subrepticement sans crier gare,
rejoignit aussitôt Miraut, qui se trouva être le plus proche de la
maison. Mais prudemment, avant d'en venir aux actes, les deux
amoureux mirent plusieurs centaines de mètres ainsi que quelques
haies protectrices entre eux et le patron.

Cependant Turc avait vu lui aussi, et bientôt il fut là. Fort de
son habitude et d'un droit qu'il croyait bien consacré, il se
prépara, sans même prendre garde à Miraut, à recommencer le coup
qui lui avait si mal réussi l'heure d'avant. Un tel toupet n'était
pas pour faire plaisir à celui-ci, et il le lui fit bien voir en
administrant à l'invalide, que sa patte mettait dans un état
d'infériorité notoire, une de ces piles magistrales, une volée de
coups de crocs telle, que Turc, boitant plus que jamais, bien
vaincu et dépossédé de son antique privilège, se sauva à une
centaine de pas, tandis que Miraut, triomphant, jouissait enfin
devant lui d'une victoire si laborieusement conquise et si
patiemment attendue.

Courbé sur son chevalet, au bout de quelques instants, François,
ayant jeté un coup d'oeil sur sa chienne, ne vit plus que la place
où elle était couchée.

--Sacrée garce! jura-t-il, je parie qu'elle leur court après;
pourvu qu'il ne soit pas resté un de ces salauds-là aux alentours!

Et, sans perdre de temps, il partit à sa recherche, un bâton à la
main.

Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure qu'il découvrit le couple,
attaché cul à cul, attendant stupidement que cela voulût bien se
détacher.

Il poussa un juron furieux et se précipita. Les deux prisonniers
sexiproques, effrayés, tirèrent chacun de son côté et se
décollèrent.

--Bougre de cochon! grommela-t-il en s'élançant sur Miraut, qui ne
l'attendit point.

Mais, songeant qu'il était arrivé trop tard, qu'il n'y avait plus
rien à faire, que tout était consommé, pris d'admiration malgré
tout pour ce gaillard qui l'avait si bien roulé:

--Oh! et puis m...! ajouta-t-il. Puisque tu as commencé, continue
tant que tu voudras. Je ne vois pas pourquoi vous vous en
priveriez plus que le reste de l'humanité. C'est égal, fripouille,
dans deux mois il faudra que je m'appuie la corvée d'assommer ta
progéniture. Tu pourrais pas les bouffer ou les noyer toi-même
comme... oh! quoique...

Et philosophiquement, François les laissa à leurs amours, et
Miraut, ayant tanné Turc et grandi par une telle victoire, eut la
suprématie et fut le coq de tout le canton.



CHAPITRE VII

Avec l'automne revint l'ouverture, et Miraut et Lisée connurent
derechef les joies pures des matins de chasse.

C'était pourtant, pour les chasseurs et pour les chiens, une
mauvaise année que cette année-là. Depuis plus de deux mois, ce
qui avait permis d'admirables moissons et laissait espérer une
vendange d'une merveilleuse qualité, un soleil implacable avait
pompé sans relâche toute l'humidité de la terre, séchant les
bas-fonds, tarissant les sources, faisant baisser le niveau des
rivières.

Les prés «grillaient», disaient les paysans; tout espoir de
regains s'évanouissait et, dans la forêt, atteinte elle aussi, les
frondaisons, précocement mûries et roussies, tombaient et
jonchaient le sol. Lorsqu'on marchait dans les tranchées ou les
clairières, cela faisait un bruit de foulée qui s'amplifiait
considérablement: un saut de grenouille, le moindre grattement de
mulot ou de musaraigne, le saut d'un merle venu sur le sol pour
écarter les feuilles et chercher des graines ou des vermisseaux
produisaient un cliquettement comparable, quant à l'intensité, à
une course de renard ou à une fuite précipitée de bouquin.

Passé huit heures du matin, il était vain d'espérer lancer un
lièvre; suivre une piste à plus de deux cents mètres au dehors du
taillis était absolument impossible, et Miraut et Bellone, et
Lisée et Philomen connurent des matins où, malgré la meilleure
volonté du monde et le profond désir et le merveilleux travail des
chiens, on doit quand même rentrer bredouille.

Bien avant le lever du soleil, pour profiter, dans les bas-fonds
abrités, d'une vague et problématique rosée, ils partaient tous
quatre de concert. Les chiens quêtaient avec frénésie, trouvaient
de-ci de-là de mauvais frets, hésitaient sur les rentrées parmi de
vagues pistes à peine frayées, très embrouillées et extrêmement
ténues.

Ce fut là que l'intelligence de Miraut et son sens profond de la
chasse s'accrurent encore et se développèrent.

Le nez ne lui donnant que d'insuffisantes indications, il regarda
aussi avec ses yeux, fit des efforts de mémoire, rapprocha
certains faits, évoqua les chasses passées et, selon le sens de
ses conclusions, visita telle cache plutôt que telle autre, ce
fourré-ci de préférence à celui-là.

On arrivait tout de même à lancer grâce à lui. Mais si les
chasseurs n'étaient point à portée pour arrêter l'oreillard dès le
début de sa course, cinq minutes plus tard, ayant gagné la plaine
ou quelque chemin, c'était fini et bien fini; Miraut et Bellone,
le nez obstrué, éternuant dans la poussière, renonçaient à la
poursuite, d'autant que la chaleur, une chaleur impitoyable, leur
faisait tirer une langue de six pouces au moins.

Ah! c'est quelquefois un rude métier que celui de chien, et, la
saison d'avant, la chasse n'était guère plus drôle. Les pluies,
cette année-là, avaient détrempé le sol et on ne pouvait flairer
une piste sans que les narines ne s'emplissent d'eau
immédiatement, ce qui vous faisait éternuer des cinq minutes
consécutives. Et si l'on voulait suivre parmi les hautes herbes,
l'eau ruisselante lavait tout fret, dissolvait toute odeur, au
point qu'il était absolument impossible de faire revenir le gibier
quel qu'il fût, renard ou lièvre, au canton du lancer.

Du moins, dans ces moments-là, si pénibles qu'ils soient, la soif
ne torture pas les chiens, et s'ils étaient, après chaque partie,
trempés comme des soupes, une heure après ils avaient l'agrément
d'être absolument secs et d'une merveilleuse propreté.

Mais avec cette terrible sécheresse, rien à faire, et des dangers
étaient à craindre, car les sous-bois pullulaient de vipères qui
s'y étaient retirées, cherchant la fraîcheur et l'humidité.

Une d'elles avait même un jour fichu une fameuse frousse à Lisée.
Voyant Miraut immobile, tel un chien d'arrêt, il s'était demandé
qu'est-ce qui pouvait bien l'arrêter ainsi, car son chien n'avait
pas, en chasse, l'habitude de flâner.

«Bah! songea-t-il, c'est un hérisson qui l'épate, et il ne sait
pas par quel bout le prendre, je comprends ça.»

Néanmoins, il alla se rendre compte; il était temps.

Devant une énorme vipère qui le fixait, Miraut, non point
hypnotisé, bien sûr, mais intrigué, se demandait s'il n'allait
point sauter sur cette sale bête et lui casser l'échine, tandis
que l'autre, le corps replié, la tête levée, se préparait non
moins fermement à se détendre et à lui flanquer une vigoureuse
morsure.

--Ah! bon Dieu!

Lisée n'avait pas hésité. En rien de temps, il avait épaulé et
fait feu, et Miraut, qui ne s'attendait point à la secousse,
sautait tout droit en l'air sur place, des quatre «fers» à la
fois.

--Tu l'échappes belle, mon ami, félicita Lisée.

Et, Philomen arrivant, il lui montra sa chasse.

--Ces charognes-là, s'exclama-t-il, c'est la plaie de nos chiens.
Une fois piqués, ils sont autant dire foutus. Non pas qu'ils en
crèvent, et souvent même on les sauve, mais pas avec de l'alcali,
ainsi que le racontent ces charlatans de vendeurs de drogues.
C'est de la foutaise, leur «armoniac», comme ils l'appellent; il
faudrait, pour que ça fasse effet--et encore--être là tout de
suite après la morsure. Et ça n'empêche pas les chiens de perdre
tout odorat.

«J'ai eu un chien d'arrêt, moi, mordu comme ça, à la chasse: un
quart d'heure après, mon vieux, il avait enflé, enflé, tellement
enflé, qu'on ne lui voyait pas plus les pattes qu'à un cochon gras
prêt à saigner. La pauvre bête était insensible à tout. Sais-tu ce
que j'ai fait? C'est un vieux remède et, crois-moi, il vaut mieux
encore que toutes les saloperies des vétérinaires qui n'y
connaissent rien, rien du tout, absolument rien, tu m'entends, et
ne sont qu'une bande de jean-fesses. J'ai pris une forte épine,
une solide branche d'églantier garnie de tous ses dards, et, avec
cet outil, je me suis mis à taper sur mon chien à grands coups, de
tous les côtés, dans tous les sens, en ne laissant aucune place,
pas un endroit, où la peau ne soit mordue et piquée et déchirée
par les aiguillons. «Il n'a pas plus bougé qu'une souche: je te
l'ai dit, il ne sentait rien; le soir, je lui ai, de force, fait
prendre un peu de lait. Au bout de quatre ou cinq jours
d'immobilité et d'abrutissement, il lui est venu sur la peau des
sortes de poches, des cloques pleines d'un liquide vaguement
coloré, et qui perçaient de temps à autre. À partir de ce
moment-là, il a désenflé petit à petit et a été sauvé.

«Il s'est même très bien guéri et je ne me suis pas aperçu que son
nez ait été moins subtil, mais il était devenu craintif et
froussard; à aucun prix il ne voulait suivre les haies, surtout
quand elles étaient garnies d'herbes sèches, car c'était en en
faisant une qu'il avait été mordu par la vipère.

«Tu vois qu'il leur en reste toujours quelque chose, et il est
préférable que Miraut n'ait pas eu à passer par de telles
étamines.»

On continua la promenade et l'on gravit le Geys. Naturellement, on
ne put lancer, mais on s'arrêta au haut de la roche qui domine
tout le riche vallon de Longeverne, si facile à exploiter, à
défruiter, et l'on contempla un instant le paysage.

--Est-ce tondu, bon Dieu! est-ce rasé! disaient les deux hommes en
fixant la plaine aussi loin que possible.

Les chiens, cependant, s'étaient approchés eux aussi, et, devant
l'espace, reniflaient le vide béant, intrigués de ne rien sentir
et de ne rien voir au-dessous d'eux.

C'est que l'oeil des chiens ne peut s'accommoder immédiatement,
comme celui de l'homme, à la vision à longue distance. Cela se
conçoit, l'oeil n'est généralement pour eux que le complément du
nez; ce n'est qu'avec une longue pratique qu'ils arrivent a s'en
servir convenablement. Comme son nez, en l'occasion, ne lui
permettait pas de se faire la moindre opinion, Miraut fut surpris,
et il le manifesta en lâchant à tout hasard une bordée de coups de
gueule dont l'accent décelait à la fois de la menace et de la
frousse.

Bellone, qui connaissait mieux le pays, ou pour qui cette
impression n'était plus inconnue ni même neuve, ne l'imita point,
et l'on continua à gravir le Geys.

Miraut devait d'ailleurs éprouver, au cours de cette journée, bien
d'autres étonnements.

Le désoeuvrement, le hasard, l'espoir de trouver ailleurs ce
qu'ils ne dénichaient point chez eux avaient justement amené à
Ormont le gros et Pépé, qui chassaient, c'est-à-dire qui se
baladaient ensemble ce jour-là.

Il y eut une retrouvaille pleine d'effusion et de joie.

--Eh bien! on en abat?

--Oui, des kilomètres. M'en parle pas, mon vieux, pas moyen de
lancer.

--Sale temps, vraiment!

--Pas un brin de regain.

--On n'a au moins pas le mal de le faire; ça fait qu'on est tous
rentiers, maintenant.

--Oui, heureusement qu'on a eu beaucoup de foin et que la moisson
a été bonne.

--Ça n'empêche qu'on crève de soif, dans ce pays! fit remarquer
Pépé.

--J'allais le dire, souligna Lisée.

--Y a-t-il pas moyen de dégoter une ferme où l'on trouvera du vin
frais?

--Mais si; nous allons descendre aux Planches, chez François: il
ne refusera pas de nous donner à boire à nous et à nos chiens,
puisque, si j'en crois les bruits qui ont couru, Miraut a été du
dernier bien avec sa chienne.

--Tous les vrais bons chiens sont... carnassiers, affirma Pépé;
allons chez François, j ai une pépie qui n'est pas dans un sac.

C'était uniquement pour rendre service aux voyageurs et aux
passants que François leur donnait ou leur laissait, selon qu'ils
étaient pauvres ou aisés, le vin qu'ils lui demandaient au
passage. Selon une vieille et touchante coutume qu'il avait
religieusement conservée, en même temps que le litre, il apportait
toujours la miche de pain avec un couteau, car il est mieux et
plus conforme aux règles paysannes de bienséance et d'hygiène de
casser une croûte en buvant un verre.

Lisée qui, de temps en temps, venait lui donner un coup de main
gratuit, était un ami; aussi, dès qu'il le vit arriver avec ses
camarades, il se mit en quatre pour leur «faire honnêteté», comme
on dit là-bas.

Sa femme vivement essuya les verres avec un torchon propre tiré de
l'armoire, et Pépé la pria cordialement, pour elle et son mari,
d'ajouter deux verres afin que tout le monde pût trinquer.

Lorsque quatre chasseurs sont réunis, c'est habituellement pour
parler chasse, et quand quatre chasseurs parlent chasse, on peut
en déduire qu'ils en ont pour un certain bout de temps. Les litres
et les litres se succédèrent sur la table; on n'avait rien de
mieux à faire qu'à boire en blaguant, de sorte que, au bout de
deux ou trois heures de ce régime, si la soif avait à peu près
disparu, l'appétit, par contre, était venu.

--Tu n'aurais pas un bout de lard par là et des oeufs à nous faire
cuire? questionna Philomen.

--Mais si, mais si! Tant que vous voudrez, s'empressa François,
toujours d'avis.

--Ah! et puisqu'on est réunis, zut! ça n'arrive pas si souvent, on
va faire un peu la «bringue». Tu n'as pas un poulet bon à saigner?
demanda le gros.

--Il y a tout ce qu'on veut, répondit François.

--Montre-le-moi donc, que je lui flanque un coup de fusil.

--Ne laisse pas sortir les chiens, intervint Lisée; si Miraut, qui
a eu autrefois du goût pour ces sacrées bestioles, te voyait tirer
sur une d'elles, il serait dans le cas d'exterminer tout le reste.

Un instant après, les chiens, dûment enfermés dans la pièce,
sursautaient au coup de fusil et se mettaient à brailler à plein
gosier, ce qui fit rire aux larmes les gosses de François.

Une saucisse fut adjointe à ce menu improvisé, et l'on fit, en
pleine semaine, une de ces ripailles comme seuls chasseurs pris
impromptu savent en faire.

On raconta, ma foi, des histoires de chasses édifiantes et
admirables et d'autres qui, pour toucher à des sujets plus
profanes, n'en étaient pas moins hautes en couleur et fort
savoureuses.

Cependant, Miraut, qui avec ses camarades chiens avait recueilli
quelques reliefs du festin, était en train de se torcher le
derrière à sa façon. L'orifice en question sur le sol, bien assis,
la queue en l'air, les jambes de derrière allongées et passant de
chaque côté des autres, il progressait de ses seules pattes de
devant, son postérieur frottant le plancher en appuyant contre de
tout son poids.

--S'il allait se planter une écharde dans le cul! s'écria
François.

--Penses-tu qu'il n'a pas regardé avant! c'est un malin!

--Je me souviens avoir lu quelque part, intervint Pépé, l'histoire
de Gargantua qui épata son paternel en inventant, encore tout
jeunet, des tas de torche-cul. Miraut est un type dans son genre.
Savoir encore si le nommé Gargantua, s'il avait eu des pattes au
lieu de mains, aurait été capable de trouver celui-là.

En entendant son nom, Miraut revint se dresser contre la table
pour demander un os, une peau de saucisse ou une couenne de lard.
On lui donna, mais comme il insistait toujours et que cela
devenait inconvenant, Lisée, déjà un peu excité par les libations,
lui dit:

--Tu veux boire un coup, mon petit? Tiens.

Et il lui tendit son verre plein de vin, que le chien flaira et
duquel il se détourna avec dégoût.

Là-dessus, nouvelles histoires de chiens et d'autres bêtes à poil
et à plume ayant mangé ou bu les choses les plus extraordinaires
et les plus bizarres qu'on pût rêver.

--C'est égal, jamais mes chiens n'ont bu de vin, affirma Lisée, et
la bourgeoise voudrait bien que je leur ressemble de ce côté-là.

--Qu'est-ce qu'on deviendrait, s'exclama Pépé, si on n'avait pas
le jus de la treille pour se consoler de l'existence? Ah! le père
Noé était un sacré bougre, et nous lui devons tous une fière
chandelle.

Comme Miraut revenait à la charge, Philomen conseilla:

--Montre-lui voir le miroir, ça l'épatera.

On décrocha du mur une petite glace et on la plaça devant le
chien, qui ne vit d'abord rien du tout, puis, s'apercevant que
cela bougeait et remarquant son double dans le cadre, s'approcha
tout près afin de flairer cet être qu'il ne connaissait point.

Son nez heurta le verre, touchant ainsi au nez de l'adversaire.
Comme nulle odeur ne monta, il ne tenta point, ainsi que certains
singes, de regarder derrière: son opinion était faite; s'il eût
connu l'Ecclésiaste, il aurait certainement dit que tout cela
n'est qu'illusion, abus et vanité; il le pensa, du moins, ou
quelque chose d'analogue, car il s'en fut se coucher dans un coin
auprès des autres.

--Ça leur fait honte, concluait à tort le gros en continuant de
boire.

Vers cinq heures, comme le jour baissait, on régla la dépense, qui
ne montait pas à quarante sous chacun, et l'on prit congé de l'ami
François et de sa femme après avoir donné une dizaine de sous
d'épingles à ses gosses, ce dont il se défendit d'ailleurs très
vivement.

--C'est malheureux, maugréait Pépé, je n'ai pas pu tirer un seul
coup de fusil aujourd'hui.

--Moi si, répliquait Lisée, j'ai tué une vipère.

--Belle chasse! vraiment.

--On fait ce qu'on peut, affirma Lisée, on n'est pas des boeufs.

--C'est pas comme les gens de Vernierfontaine, du moins à ce qu'en
disait le capitaine Cassard, un vieux dur à cuire pas très
catholique, et à qui ils avaient fait pour cela pas mal de petites
saletés.

«--Capitaine, je crois que les gens d'ici sont bien dévots?

«--Oh! répliquait le père Cassard, ils sont assez vieux pour être
des vaches!»

--Ça ne fait rien, ça m'embête de ne pas dérouiller aujourd'hui;
parions que si tu lances ta casquette en l'air, je te la perce!

--La belle affaire, je parie d'en faire autant!

--Eh bien, chacun à tour de rôle va lancer son couvre-chef, et le
voisin va tirer dedans. On tire avec du quatre; celui qui mettra
le moins de plombs en sera pour l'apéritif.

--Penses-tu que je veux lancer la mienne! protestait Philomen;
elle est quasi toute neuve, je ne l'ai portée qu'un an. Ma femme
gueulerait salement!

--Ah! m... pour les femmes! À la guerre comme à la guerre! ordonna
Lisée.

Et, ayant armé leurs fusils, chacun à tour de rôle fit feu sur la
casquette du copain, lancée en l'air lestée d'un caillou assez
pesant, afin qu'elle montât suffisamment haut.

Après le premier coup de fusil, les chiens, croyant qu'un lièvre
se dérobait qu'ils n'avaient point remarqué, s'élancèrent de tous
côtés en donnant. à pleine gorge.

Au second coup, ils ne donnaient pas moins, mais étaient très
étonnés; au troisième, leur épatement grandit encore en voyant
Philomen ne ramasser qu'une casquette, et au quatrième, Miraut,
enfiévré par l'odeur de la poudre, mais ne voyant toujours point
de gibier, se demandait si Lisée n'était pas tout simplement
devenu louf.

Ce fut le gros qui paya le pernod; la casquette, la bonne
casquette de Philomen, sur laquelle il avait tiré, montrant juste
deux trous de plomb alors que les autres étaient littéralement
criblées.

Il mit la faute sur son fusil et sur ses cartouches dont la poudre
était vieille, affirmant, au reste, que deux plombs bien placés
étaient plus que suffisants pour arrêter un oreillard.



CHAPITRE VIII

Lorsque les quatre hommes sortirent de l'auberge, il faisait nuit.
Le ciel s'étoilait, l'air était tiède, un léger vent du sud-ouest
courait dans les arbres du bois de la Côte, apportant
distinctement les sept coups de l'heure qui sonnait à la tour de
l'église de la grande paroisse, à une lieue de là.

--Ah! se réjouit Lisée, c'est le vent du haut, cela pourrait bien
tout de même nous amener la pluie; il ne serait que temps, en
vérité, si l'on veut mettre un peu les bêtes au pâturage avant les
gelées et tuer quelques lièvres, histoire de payer le permis.

À ce moment, tout à coup, Miraut, qui venait de humer bruyamment
le vent, allongea le cou vers le ciel et poussa un long et
sinistre hurlement, hurlement de douleur et d'effroi ainsi qu'il
avait fait déjà lorsqu'il entendit la première fois sonner les
cloches ou qu'il se trouva perdu.

Presque aussitôt, comme s'ils l'eussent compris, Bellone, Ravageot
et sa mère Fanfare l'imitèrent en hurlant éperdument eux aussi.

--Qu'est-ce qu'ils ont donc? s'étonna le gros. On ne sonne pas, et
la lune, je l'ai vu hier encore sur l'almanach, ne doit lever que
vers les deux heures du matin.

Une vieille femme du pays, la mère Baromé, venait dans la
direction de l'auberge. Elle souhaita le bonsoir à tous et, de ses
mauvais yeux, reconnaissant péniblement, après les avoir
dévisagés, Lisée et Philomen, leur demanda si son garçon Clovis ne
se trouvait pas d'aventure avec eux, chez Fricot.

--Ma foi, non, répondit Lisée; il n'y avait que nous quatre. Vous
le cherchez?

--Oui, expliqua-t-elle; il se fait tard et nous l'attendons pour
souper. J'avais pensé qu'en rentrant de Mont-Tanevis, où il était
allé élaguer des frênes, il s'était arrêté pour boire un verre à
l'auberge.

--Il est sans doute allé aux filles dans quelque ferme de sur la
Côte, plaisanta Philomen.

Les chiens hurlaient de plus belle, et Pépé, un peu en arrière et
qui n'avait rien entendu de la conversation engagée, s'écria tout
haut, très étonné:

--On dirait qu'ils hurlent à la mort.

--Mon Dieu, fit la vieille en se signant, pourvu qu'il ne soit pas
arrivé malheur à mon garçon!

Frappés de cette coïncidence qui n'avait pourtant pas de motif de
les retenir, Lisée et Philomen n'en reçurent pas moins, comme ils
le dirent plus tard, une secousse au coeur.

Ils se trouvèrent instantanément dessoulés, rassurèrent du mieux
qu'ils purent leur vieille voisine et s'en retournèrent chacun
chez soi, après avoir fait leurs adieux au gros et à Pépé,
lesquels n'avaient à aucun prix voulu accepter à souper chez l'un
ou chez l'autre et tenaient absolument à rentrer chez eux de bonne
heure.

Une fois isolés, les autres chiens ne crièrent plus; seul Miraut,
de temps à autre, agité et inquiet, demandait la porte et se
reprenait à hurler.

--Ça doit annoncer un malheur, prophétisa la Guélotte.

Lisée ne put s'empêcher de confier à sa femme ses appréhensions,
tout en ayant soin d'ajouter qu'il pouvait fort bien avoir tort de
penser à de pareilles bêtises et qu'au surplus il le souhaitait
vivement.

Ils se couchèrent, mais vers dix heures, n'ayant pu fermer l'oeil
ni l'un ni l'autre, en raison du vacarme que menait toujours le
chien, Lisée sauta du lit et mit le nez à la fenêtre. Il ne fut
point étonné d'apercevoir des gens avec des lanternes qui se
hélaient et déambulaient par les rues.

--Je vais aller voir, décida-t-il.

Le Clovis Baromé n'était toujours pas rentré, et sa mère, qui
craignait un malheur, n'avait eu trêve ni repos qu'elle n'eût
décidé son mari et ses voisins à se rendre sur Mont-Tanevis à
l'endroit où son fils avait dû travailler durant l'après-midi.

Lisée s'enquit de leur affaire, puis, secoué lui aussi, il revint
chausser ses souliers et, emmenant Miraut avec lui, partit
rejoindre les chercheurs.

Le chien hurlait toujours et d'autres maintenant lui répondaient:
Berger de sa pâture, Tom du seuil de la boutique, Turc au loin,
vers le moulin, et tous ceux des alentours; c'était sinistre.

Le chien prit le trot, et on le suivit avec peine, moitié
marchant, moitié courant. On arriva tout essoufflé au sommet de la
Côte et, derrière le chien toujours, on gagna rapidement le grand
enclos où Clovis Baromé avait dû venir travailler.

D'assez loin, au clair d'étoiles, on apercevait la stature
squelettique et triste de quelques frênes dévêtus à côté d'autres
qui ne l'étaient pas, ce qui indiquait que, pour une raison
quelconque, le garçon avait dû abandonner la besogne commencée.

L'anxiété grandissait: on courait maintenant derrière le chien,
dont le poil du dos se hérissait, et qui bientôt s'arrêta, figé de
peur, hurlant plus lamentablement que jamais.

Au pied de l'arbre, l'échine brisée, le jeune homme gisait, la
figure ensanglantée par endroits, jaune, cireux, déjà froid, tué
dans la chute qu'il avait dû faire. Une branche cassée presque au
sommet de l'arbre attestait son imprudence et indiquait
l'accident: il n'y avait rien à faire qu'à ramener au village le
cadavre. Deux hommes s'en chargèrent, qu'on relaya de temps en
temps, pendant que les autres pensivement suivaient: ce fut un
triste retour.

La vieille et le vieux Baromé n'avaient plus que ce fils; ils
avaient déjà perdu leur aîné au régiment, où il était mort d'une
pleurésie, et leur désespoir fut navrant. Les gens, devant leur
douleur, ne pouvaient retenir leurs larmes, et Miraut, lui aussi,
témoigna de son chagrin en hurlant, car Clovis le caressait chaque
fois qu'il passait devant leur maison.

Ce fut ensuite l'enterrement et peu à peu, sauf pour les vieux,
inconsolables, l'oubli fatal; mais le chien de Lisée, dans tout le
pays et aux alentours, s'en trouva grandi. N'était-ce point cette
intelligente bête qui, la première, avait prévenu les gens, qui
avait insisté et conduit enfin son maître et les autres sur le
lieu du drame et, en cette occasion, avait en outre témoigné d'une
sensibilité dont beaucoup de brutes à deux pattes n'étaient certes
pas capables?

--Miraut, c'est un sacré chien, disait-on.

Et la Guélotte, flattée tout de même, en oubliait tout à fait de
le rosser et de le faire jeûner.

La chasse fut décidément mauvaise, cette saison. Les chiens,
déroutés par le manque de fret et rendus furieux, poursuivaient
tout ce qu'ils rencontraient, même et surtout les chats, les
matous qui, attirés par le beau temps, friands d'oiseaux,
s'aventuraient à travers champs et venaient se poster à l'affût,
au bord des sources, afin de tuer pour leur compte personnel.
C'étaient de courtes chasses qui finissaient au premier gros arbre
rencontré. Le chat, effaré, grimpait bien vite, se juchait à la
deuxième ou la troisième fourche et, de là, regardait de ses yeux
verts, ronds et fixes, son poursuivant désappointé.

Les chasseurs venaient se rendre compte et rejoignaient leurs
chiens et, quand ils avaient reconnu le gibier, cela se terminait
généralement par d'amicales engueulades.

Miraut chassa aussi les renards, les renards qui, eux, ne quittent
que rarement le bois, ne suivent pas de chemins, laissent un fret
plus abondant, plus fort et plus facile à suivre.

--Faute de grives on mange des merles, proclamait Lisée; autant ça
que rien.

Les peaux ne valaient pas grand'chose encore, malgré l'adage
courant qui les prétend bonnes dès que les citoyens à longues
queues ont marché sur les éteules; mais il y avait la prime, vingt
sous pour un mâle, quarante sous pour une femelle. Naturellement,
les renards tués, fussent-ils couillards comme taureaux, étaient
tous, pour les besoins de la prime, baptisés renardes, avec la
complicité de ce brave Jean, le secrétaire de mairie, qui
d'ailleurs n'y connaissait rien du tout, n'y voyait jamais que du
feu et se laissait complaisamment rouler.

Ces chasses-là ne duraient guère qu'une demi-heure, trois quarts
d'heure au plus, et se terminaient, quand on ne tirait pas, par la
rentrée du goupil dans son trou. Plusieurs d'entre eux furent
ainsi repérés et Lisée et Philomen se promirent de préparer leurs
pièges pour l'hiver, dès que les peaux seraient bonnes.

Arrivé devant le terrier, Miraut habituellement reniflait et
gueulait, essayant même de s'aventurer dans l'intérieur du boyau;
mais il était trop grand et trop gros, et son maître ne
l'autorisait pas à le faire. Il renonça d'ailleurs de plein gré à
affronter gueule à gueule les renards à partir du jour où il fut
bel et bien mordu par un vieux goupil à qui Lisée avait cassé les
reins d'un coup de fusil.

Il était là sur le sol, allongé, ventant et soufflant, attendant
le coup de grâce, quand le chien, très excité, furieux, arrivant à
toute allure, lui sauta dessus.

En désespéré, le renard attrapa Miraut où il put, saisit l'oreille
droite et ferma la mâchoire. Quand un renard blessé a mordu, c'est
bernique pour le faire lâcher: Miraut, pincé, avait beau se
secouer et hurler, l'autre serrait dur et ne bougeait mie.

Lisée, très inquiet et fort ennuyé, dut, pour obtenir la
délivrance de son chien, allumer une poignée d'herbe sèche et la
fourrer tout enflammée dans la gueule du sauvage.

Cependant, Miraut, délivré et plus furieux que jamais, retomba sur
l'adversaire, mais en ayant bien soin d'éviter la gueule. Il le
saisissait par la queue, le secouait, le tirait violemment, tandis
que l'autre, qui, l'échine brisée, ne pouvait l'atteindre, lui
bourrait des yeux farouches en grinçant des dents.

Lisée aussitôt mit fin aux souffrances du blessé en l'assommant
d'un coup de trique.

Il y eut aussi la chasse aux blaireaux, qui, eux, ne quittent que
rarement les fourrés et, moins rapides que les chiens, font tête
résolument quand ils vont être saisis. Plus prudent, Miraut, en
cette occurrence, ne se hasardait pas à affronter leur terrible
mâchoire; il «donnait au ferme» alors, aboyant longuement pour
inviter Lisée à s'approcher; mais, dès que le pas de l'homme
retentissait, le blaireau repartait, quitte à recommencer
cinquante pas plus loin et ainsi de distance en distance, jusqu'à
ce qu'il eût atteint enfin son terrier, d'où l'on ne pouvait plus
le dénicher.

Il y eut encore, vers la fin de la saison, au printemps suivant,
la sinistre histoire avec le goupil pris au piège, que Lisée
ramena vivant à la maison et qu'il relâcha ensuite dans des
circonstances terribles pour le sauvage[16].

[Note 16: Voir _De Goupil à Margot (La tragique aventure de
Goupil)_.]

Quand la chasse clôtura, Lisée n'avait occis que quatre lièvres;
c'était vraiment peu pour un tel fusil; jamais lui et Miraut
n'avaient fait si mauvaise année; aussi le gibier, l'été suivant,
foisonnait-il et, pour avoir son compte tout de même, aux jours de
fête ou pour quelques réunions d'amis, Lisée s'embarqua-t-il de
temps à autre, le soir, histoire d'en «sonner un» à l'affût, comme
il disait.

Dans ces expéditions crépusculaires, il n'emmenait jamais avec lui
Miraut, dont l'aboi intempestif eût prévenu les gardes, et il
faisait au contraire tout son possible pour l'enfermer alors à la
maison.

Cela n'empêcha point le chien, quelques beaux soirs où ça lui
disait, de filer seul ou en compagnie de Bellone faire une petite
partie. La chose n'avait pas grande importance, surtout le soir,
car les représentants de la loi ne poussent habituellement pas le
zèle jusqu'à veiller pendant que dorment leurs concitoyens; mais
de jour, c'était plus dangereux; aussi Lisée avait-il l'oeil sur
son chien.

Nonobstant toutes défenses et surveillances, il fila cependant un
beau matin. Il devait «savoir» un lièvre et connaître son gîte,
bien sûr, car dix minutes après il donnait à pleine gorge par le
vallon de la fin dessus.

Le brigadier l'entendit. C'était un vieux forestier d'une
scrupuleuse honnêteté et qui ne connaissait que le service. Droit
et solide encore, malgré la cinquantaine, la moustache à la
gauloise, les sourcils en broussaille, le père Martet avait été
dans son jeune temps la terreur des braconniers, qu'il traquait de
jour comme de nuit, sans pitié ni merci. Il pouvait se vanter d'en
avoir réduit la race, car on ne pouvait guère confondre Lisée,
bien qu'il tuât de temps à autre un lièvre en temps prohibé, avec
les voraces qui écumaient autrefois le pays et mettaient en coupe
réglée champs et forêts. Toutefois, Martet n'aimait pas entendre
chasser les chiens en dehors des époques fixées, et s'il était
enclin à l'indulgence envers ses compatriotes et disposé à
pardonner une première faute, il laissait nettement entendre qu'en
cas de récidive son devoir de fonctionnaire l'obligeait à sévir
vigoureusement.

Comme il connaissait, en bon forestier, la voix de tous les chiens
de son triage, il reconnut parfaitement le lancer de Miraut et
vint sans délai trouver Lisée:

--Pourriez-vous me dire où est votre chien?

Lisée n'essaya point de chercher de biais, il se gratta la tête,
s'excusant:

--Je vous assure, brigadier, que ce n'est pas de ma faute. Il a
fichu le camp comme ça, sans que je le voie.

--Je m'en doute bien, parbleu, il ne manquerait plus que ça que
vous l'ayez envoyé; mais il n'en est pas moins en contravention,
et mon devoir est de vous déclarer procès-verbal.

--Pour la première fois! voyons, brigadier, vous savez bien que je
ne braconne pas.

--La première fois! ... La première fois! ... enfin, bon. Entre
gens d'un même pays, on n'est pas pour se bouffer le nez; vous
allez partir me le chercher et faire bien attention une autre
fois, parce qu'alors, la loi c'est la loi, ce sera malgré moi,
vous savez, mais tant pis, le service avant tout; mes chefs
n'admettraient pas... et puis si je permettais à un, il faudrait
que je permette à tous! Non!

--Je comprends bien, approuva Lisée qui mit ses souliers dare dare
et s'en fut rechercher Miraut.

Il le ramena et, pour l'empêcher de filer en sourdine, lui attacha
au cou, par une corde, une grosse boule de quilles à mortaise qui
lui interdisait tout galop.

Miraut la traîna patiemment deux jours, puis, un matin qu'il avait
résolu de s'offrir une randonnée, il rongea la corde, abandonna la
boule et s'esbigna. Lisée, à temps, heureusement s'en aperçut, le
vit, partit sur ses pas, le rattrapa, le ramena et cette fois,
pour plus de sûreté, lui rattacha la boule au collier avec un
vieux bout de chaîne.

Clopin-clopant, écartant les pattes pour traîner son boulet, un
jour que son maître allait faucher du foin au bord du bois, Miraut
le suivit. Malgré la boule qu'il faisait rouler sur le sol, il
s'enfila tout de même en forêt, et alla fourrer le nez au derrière
d'un levraut dont il connaissait le gîte.

Le père Martet qui partait en tournée et passait justement par là
marcha droit à Lisée, s'étonnant à juste titre de cette imprudente
désobéissance à ses ordres.

--Vous n'entendez donc pas le raffut que fait votre chien?

--Sacré nom de nom! il était là il n'y a pas deux minutes avec sa
boule de quilles au cou.

Ils s'en furent tous deux à sa recherche et n'eurent pas de mal à
le dénicher avec son boulet de forçat en effet, mais qui chassait
quand même.

--Je vois bien que ce n'est pas de votre faute, concéda Martet,
mais quel animal enragé de vice! Avec un bout de bois d'un pied
pendu au collier, il irait peut-être plus difficilement encore et
cela le fatiguerait moins. Essayez donc.

On tâta de l'entrave. C'était en effet, pour marcher comme pour
courir, plus dur qu'avec la boule de quilles, et cela obligeait
Miraut à avancer à la façon des échassiers. Cependant, le jour où
il décida qu'il irait lancer un lièvre, le bout de bois, pas plus
que la boule, ne l'arrêta. Il s'en fut jusqu'à la forêt, clopinant
et trébuchant, mais dès qu'il eut trouvé un bon fret, afin que son
entrave ne le gênât pas pour courir, il la prit en travers de sa
gueule et chassa sans dire un mot.

Le brigadier qu'il rencontra un jour au cours d'une partie fut
désarmé par tant de constance et une si noble obstination; il le
laissa faire et s'en revint au village.

--Je l'ai vu, confia-t-il à Lisée en prenant un verre avec lui.
Savez-vous ce qu'il faisait pour ne pas que le bout de bois le
gêne? il le portait dans sa gueule et il trottait, le brigand, si
vite que j'aurais été bien incapable de le rattraper; mais enfin,
comme ça, vous comprenez, il ne peut pas brailler; je suis couvert
et je peux dire que je ne l'ai pas entendu: personne ne le sait
d'ailleurs, par conséquent personne ne daubera. Vous avez tout de
même un sacré chien!



CHAPITRE IX

Quatre automnes passèrent qui firent de Miraut un maître. La
chasse n'avait plus pour lui de secrets: il n'était pas dans tout
le territoire de la commune un canton de lièvre qu'il ne connût,
un gîte possible qu'il ne soupçonnât, un terrier dont il ne pût
désigner le propriétaire. Il savait qu'à toutes les saisons un
nouveau lièvre revenait s'installer dans telle haie, dans tel gros
buisson, un jeune levraut s'établir dans telle combe ou dans tel
murger; il distinguait les jours où ces locataires maniaques
préféraient les logis de plein air des luzernes et des trèfles à
l'abri touffu des grands bois; il connaissait les haies giboyeuses
et n'ignorait pas qu'au moment de la chute des feuilles et les
jours de grand vent, les sillons des grands labours bruns recèlent
plus d'un capucin.

Quant aux ruses déployées par les adversaires, il les connaissait,
les devinait, les pressentait. Dès qu'il lui arrivait de lever un
lièvre, il devait se dire pour des tas de raisons qui eussent
échappé même à Lisée: «Toi, mon gaillard, tu es jeune, tu feras
une pointe en dehors du bois et tu reviendras soit à droite, soit
à gauche, j'aurai l'oeil»; ou encore: «Oh, oh! voici une vieille
connaissance; où va-t-il faire ses doublés et crocher aujourd'hui,
le citoyen?» Selon la direction prise, il savait où la piste
s'embrouillerait et de quel côté il faudrait opérer les recherches
pour démêler la nouvelle.

Il connaissait la voix de tous les chiens des environs; quand on
était du côté de Velrans, il savait qu'il était autorisé à marcher
à la chasse de Ravageot, et du côté de Rocfontaine aux abois de la
vieille Fanfare.

Il avait un accent particulier, un timbre différent de jappement,
un mouvement de chanson de gueule spécial pour chaque gibier et
dès son premier mot, dès sa quête même, Lisée pouvait déduire:
c'est un lièvre, ou un renard, ou un blaireau, ou un écureuil, ou
encore il est sur un piétement de perdrix ou de cailles.

De même, si le matin était bon, cela se voyait immédiatement à son
allure, à son entrain, à sa joie, à sa façon de renifler et de
chercher; si cela ne marchait pas, il montrait moins de goût,
regardait souvent Lisée, et l'on sentait une légère humeur dans sa
dégaine, une certaine amertume dans son coup de gueule.

Il connaissait aussi bien et même mieux que son maître les
passages favoris des oreillards, et quand il chassait avec
Bellone, ils opéraient maintenant régulièrement à la façon des
renards, elle faisant le chien et lui le chasseur.

Longeverne était son domaine, il y régnait en souverain. Depuis le
jour où, à la ferme de François, il ruina la suprématie amoureuse
de Turc, les femelles se soumirent passivement à son joug et les
autres chiens reconnurent sa puissance. Ils ne lui gardaient point
trop rancune d'être le préféré, d'ailleurs ils n'y perdaient rien
puisque, avant lui, c'était Turc; avant Turc, c'était Samson.
Miraut se montrait moins jaloux et moins féroce que les deux
premiers, témoignant souvent, après la chevauchée victorieuse et
jusqu'à ce que le talonnât de nouveau le désir, d'un certain
abandon philosophique dont profitaient sans vergogne les rivaux.

Ils lui cédaient leur tour de corne devant la forge de Martin, lui
abandonnaient le fumier qu'ils mettaient en coupe et ne lui
cherchaient jamais de querelles.

Quand ils se rencontraient par les rues, ils dressaient le nez,
battaient du fouet, s'approchaient sans défiance, se flairaient
réciproquement le museau et le reste et, selon que cela leur
disait, jouaient quelques minutes à se mordiller, à se rouler, ou
à d'autres jeux encore d'une naïve obscénité.

Si d'aventure, dans les jeux de gueule, il arrivait à l'un d'eux
de serrer un peu trop fort et qu'un léger nuage s'ensuivît, le jeu
cessait purement et simplement et l'on partait chacun de son côté.

Miraut avait appris à connaître toutes les maisons du village et
les ressources particulières qu'elles offraient selon les heures
et selon les jours. Sans doute il était nourri chez Lisée et
n'avait pas grand'faim,

mais toute trouvaille est une joie que décuplent encore le plaisir
de la recherche et la fièvre de la découverte. Combien lui
paraissaient supérieures à la pâtée domestique, et hautes en goût
et pimentées selon la norme canine, les ventrailles faisandées et
puantes découvertes en un coin de haie ou les délivrances de
vaches arrachées de vive lutte au fumier puissant dans lequel
elles avaient croupi et fermenté!

Il savait que telle cuisine est toujours ouverte et que l'on y
peut impunément boire, dans le seau des cochons, une eau
savoureuse, épaissie de son et de pommes de terre cuites délayées;
que dans certain coin ou au pied du pilier, l'assiette du chat
recèle toujours une lapée de lait ou un relief de fricot qu'on
peut s'adjuger sans inconvénients. Il n'ignorait pas que, parmi
les balayures de la grosse maison du bout du village et derrière
l'auberge de Fricot, près du jeu de quilles, on trouve
régulièrement des os à ronger, des bouts de peaux appétissants,
des couennes de lard et des tendons doublement savoureux. Il avait
repéré avec soin les baraques hostiles et dont les gens n'aiment
pas les bêtes. Il savait que le fromager du pays était enclin à
l'indulgence et lui voulait du bien et que sa femme--décidément,
une sale race que les porte-jupons--était loin de professer à son
égard les mêmes sentiments, qu'il fallait, avant d'aller saluer le
mari, s'assurer au préalable qu'il se trouvait seul, si l'on ne
voulait point obtenir un bon coup de balai au lieu d'une belle
rondure de gruyère ou d'un appétissant morceau de «serret».

Il connaissait de même toutes les personnes du pays, distinguait
dans la rue les amis qu'il saluait d'un sourire, d'un tortillement
du derrière, d'un battage de queue ou d'un lessivage de mains; il
avait déterminé, à une bouchée près, le degré de générosité des
gosses à qui il ne faisait jamais de mal et qu'il caressait au
passage. Tous d'ailleurs l'aimaient et il en était peu, parmi eux,
qui, à l'heure du goûter, ne prélevassent sur leur chanteau de
pain un morceau de croûte ou de mie, pour le jeter au chien et
s'émerveiller de ce qu'il l'attrapât toujours si facilement, au
vol. Il se prêtait assez volontiers à leurs fantaisies, se
laissait coiffer d'une casquette ou d'un béret, couvrir d'un
tricot et serrer la patte pour la poignée de main amicale de la
séparation.

Il témoignait d'une indifférence polie, d'une réserve digne et
légèrement. dédaigneuse envers les étrangers qu'il ne connaissait
point, à condition qu'ils fussent à peu près vêtus selon la norme
paysanne. Il professait pour les messieurs à pardessus et à
chapeau melon un mépris non dissimulé et pour toute la gent mal
vêtue et déguenillée une haine violente qui pouvait aller
quelquefois jusqu'au coup de dent. Le gibus lui faisait horreur
non moins que la besace; toutefois sur ce dernier point, Lisée,
brave homme, arriva, à force de leçons et de discours, à lui faire
admettre un distinguo. Respect aux vieillards, lui enseigna-t-il,
et s'il ne put parvenir à extraire du coeur de son chien tout
sentiment d'antipathie envers les vieux mendigots, du moins
obtint-il qu'il les laissât pénétrer dans la maison et réciter
leur «Notre Père» sans trop montrer les crocs. Mais pour ceux qui
étaient jeunes et solides, les rouleurs, les trimardeurs,
commerçants d'occasion, industriels à la manque, marchands de
peaux de lapins ou de mine de plomb, il resta impitoyable et
féroce et faillit même faire arriver à son maître une sale
histoire pour avoir déchiré, en même temps que les bandes
molletières, un peu de la viande d'un gentilhomme cornemuseux qui
mettait vraiment une insistance trop grande à vouloir, malgré les
portes closes, souhaiter le bonjour à Lisée ou à la Guélotte.

Mordu et saignant, il criait qu'il irait trouver le maire si on ne
lui payait pas des dommages-intérêts, une indemnité, la forte
somme, quoi! Philomen, qu'il ne connaissait point et interrogeait
à ce sujet, lui apprit justement que les gendarmes arrivaient à
l'entrée du village et qu'il pourrait bientôt, en toute justice,
leur exposer ses griefs. La chose d'ailleurs était absolument
fausse, mais l'autre, dont la conscience n'était probablement pas
très nette, profita du conseil pour s'éclipser rapidement.

Au reste, si Miraut n'avait aucun des instincts ni des habitudes
du chien de berger et s'il ne s'approchait jamais des vaches, il
n'en constituait pas moins un fameux et très sûr chien de garde.
Son nez subtil, sa fine oreille l'avertissaient avant tout le
monde de ce qui se passait aux alentours de la maison. Lui, qui
avait tant massacré de poules au temps de sa jeunesse folle,
protégeait maintenant ces bestioles domestiques, la nuit et en
hiver, du putois et de la fouine; le jour, des attaques de la buse
et de l'épervier. Les lapins ne l'intéressaient plus; il
dédaignait profondément, et pour cause, leur insignifiant fumet,
et même libérés de leur cage, il les regardait tourner autour de
lui sans envie d'y toucher.

Durant le jour, quand il n'était pas occupé à sa tournée au
village, il se tenait, soit auprès de Lisée, soit couché sur la
paille de la levée de grange ou sous l'auvent de la porte de
l'étable. Il signalait régulièrement par un aboi la présence d'un
arrivant ou d'un passant, son oreille ne le trompant jamais.

Les soirs d'hiver, couché derrière le poêle avec les chats, on le
voyait de temps à autre lever le mufle, pousser un grognement
d'amitié, d'indifférence ou de colère et de surprise selon que
c'était un ami proche, un parent, un voisin quelconque ou un
étranger qui approchait. On pouvait même savoir quand c'était
Philomen qui venait en traversant l'enclos. Miraut alors poussait
la politesse jusqu'à se lever pour aller le recevoir à la porte;
si c'était un mendiant en qui il soupçonnait le rapineur, on avait
grand'peine à le tenir; il aurait dévoré l'intrus si on l'eût
laissé faire. Quant à la Phémie, il ne la gobait toujours pas; sa
patronne lui avait interdit de japper quand elle venait; cela ne
l'empêchait point de grommeler quand il entendait sa sabotée
particulière et de lui montrer les dents dès que le regard du
maître ne l'obligeait plus à dissimuler ses véritables sentiments.

Tant de qualités professionnelles et domestiques avaient fait de
Lisée et de lui deux amis fraternels qui se pardonnaient
mutuellement leurs fautes: lièvres bouffés par le chien sans
autorisation préalable ni partage équitable avec le maître,
stations trop prolongées du patron chez les bistros quand on
allait en voyage. La Guélotte, elle-même, à la longue, nul
accident fâcheux n'ayant endeuillé sa basse-cour et amoindri son
porte-monnaie, avait fini par l'admettre et par lui témoigner,
dans ses rares bons moments, quelque affection.

La réputation de Miraut avait franchi les frontières naturelles de
sa région. Non seulement par le canton où son premier maître, le
gros, et Pépé, son parrain en somme, avaient exalté ses vertus et
proclamé sa gloire, mais ailleurs, dans les pays voisins, au
chef-lieu d'arrondissement, à Besançon même, les professionnels de
la chasse n'ignoraient pas qu'il se trouvait quelque part, dans
une commune appelée Longeverne, un chien courant vraiment
extraordinaire, épatant, mon cher, et qui faisait l'admiration de
tous ceux qui avaient pu le voir à l'oeuvre.

Et l'on venait le voir. Les gros bonnets du canton, le notaire, le
juge, le receveur d'enregistrement, le percepteur, lorsqu'ils
avaient besoin d'un lièvre, ne dédaignaient pas de pousser, comme
par hasard, jusqu'à Longeverne et de venir proposer, au débotté,
une partie à Lisée pour le lendemain.

Roublard et finaud, le chasseur, quand il avait le temps,
acceptait pour ne point se faire mal voir de ces vindicatifs et
jaloux personnages, mais il n'ignorait pas que ces flagorneries
intéressées s'adressaient beaucoup plus au patron de Miraut qu'à
Lisée lui-même, et l'orgueil qu'il aurait pu ressentir en était de
beaucoup mitigé, car tous ces beaux phraseurs ne l'eussent pas
seulement regardé s'il n'eût eu qu'une carne incapable de lancer,
au lieu du maître chien qu'il avait la joie et l'honneur de
posséder.

D'ailleurs, dès que Lisée, contraint par la besogne, avait quitté
la chasse commencée, le chien, s'en apercevant, ne moisissait pas
en la compagnie des gens à chapeaux et rentrait aussitôt dans ses
foyers.

--Vous ne le vendriez pas, votre chien? demanda un jour au
chasseur maître Gouffé, le notaire, Méridional hâbleur, menteur,
traître comme l'onde elle-même, qui eût vendu son père pour
traiter une affaire avantageuse et dont les paysans appréciaient
beaucoup les qualités administratives.

Lisée éclata de rire à cette proposition.

--J'aimerais mieux vendre ma femme, ricana-t-il, et même la donner
pour rien.

--J'ai pourtant un de mes amis à Besançon, un juge, qui désirerait
un bon courant, je lui ai parlé de Miraut. Il est millionnaire,
vous savez, et en offrirait un très bon prix. Il viendra en auto
un de ces jours, vous pourrez vous arranger.

--Jamais de la vie! protesta Lisée.

--Allons, mon cher, concilia maître Gouffé, il ne faut jamais
dire: fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Il viendra dimanche,
vous verrez, je crois qu'il monterait bien jusqu'à cinq cents
francs; cinq cents balles, c'est une somme, réfléchissez!

--C'est tout réfléchi, trancha Lisée; dites à votre juge qu'il
continue à condamner les pauvres bougres au profit de quelques
drôlesses pour faire plaisir au sénateur cocu de sa région et
qu'il me foute la paix avec Miraut.

--Voyons, ne vous montez pas; c'est un charmant garçon, vous vous
entendrez très bien, vous verrez.

La Guélotte, qui était présente à cet entretien, avait ouvert des
yeux énormes à la proposition d'achat et sa gorge, d'émotion, en
était devenue sèche. Tant que le notaire resta là, elle se
contint, mais quand il fut parti, elle entreprit son homme
aussitôt:

--Y as-tu pensé? Cinq cents francs! On aurait presque deux autres
vaches avec cette somme-là. Songe au lait que nous pourrions
porter à la fromagerie, aux sous qu'on toucherait tous les trois
mois. Tu ne vas pas t'entêter; un chien, ce n'est qu'une bête
après tout et, puisque tu tiens absolument à en avoir un, tu en
trouveras facilement un autre...

--Tais-toi! tonna Lisée. Miraut n'est pas un chien comme les
autres, c'est un ami et un enfant, je suis habitué à lui et lui à
moi, je ne veux pas que tu me parles de cette affaire et si
l'autre, malgré sa galette, a le toupet de venir dimanche, je me
charge, tout en étant poli, de lui montrer qu'un paysan qui n'est
pas un vendu vaut bien un juge.

--Tu n'as jamais été qu'un âne et une brute! ragea-t-elle. On n'a
pas idée, quand on peut faire un si beau marché...

--Assez, nom de Dieu! coupa Lisée.

Le dimanche, en effet, en compagnie de maître Gouffé, l'amateur
s'amena de bon matin et s'invita à chasser avec Miraut et Lisée.
Au premier coup d'oeil, le chien lui plut et, fort complaisamment,
Lisée lui permit d'admirer, au cours des chasses que l'on fit, les
qualités de son compagnon et ami.

Le richard invita Lisée à déjeuner chez Fricot où le notaire avait
fait composer un menu soigné, agrémenté de vins capiteux. Défiant,
Lisée déclina l'offre; mais Gouffé avec sa faconde habituelle
intervint:

--Voyons, cher ami, vous avez été si aimable de nous accompagner,
vous ne pouvez pas refuser...

Et le chasseur dut se mettre à table où il mangea et but
consciencieusement.

On parla chasse ainsi qu'il convenait, mais, dès que les autres
voulurent aborder la fameuse affaire, Lisée fut intraitable.

Après avoir, fort poliment d'ailleurs, répondu en invoquant des
questions sentimentales auxquelles l'autre ne sembla rien
comprendre et comme il insistait trop, jonglant avec les billets
de cent, Lisée, tout d'un coup, très pâle, s'écria:

--Tenez, monsieur, vous êtes bien honnête de m'avoir invité et je
vous remercie de votre repas, mais aussi vrai que vous êtes
millionnaire et que je ne suis, moi, qu'un pauvre bougre de
paysan, vous n'aurez jamais mon chien. S'il vaut cinq cents francs
pour vous, pour moi il n'a pas de prix: on ne m'achète pas un ami
tel que lui comme on achète une conscience de député, et je vous
jure sur ma tête qu'il ne crèvera que dans ma maison.

Là-dessus, il se leva, salua la compagnie et partit à Velrans voir
Pépé.




TROISIÈME PARTIE



CHAPITRE PREMIER

La Bellone se faisait vieille. Philomen, un jour, hochant la tête
avec regret, le fit constater à Lisée: c'est qu'elle atteignait
ses dix ans. Sans doute ce n'était point encore l'extrême
vieillesse et décrépitude, car elle avait toujours été bien
soignée, bien nourrie, bien traitée. Elle ferait encore au moins
deux saisons de chasse, mais il était temps, tout de même, de
songer à sa succession. Évidemment, elle mourrait à la maison, de
sa belle mort; Philomen, à l'encontre de beaucoup de brutes qui
prétendent au titre de chasseurs et tuent leurs chiens en guise de
remerciement lorsque ceux-ci deviennent vieux et infirmes, gardait
toujours les siens jusqu'à leur dernière heure. Oh! ce n'était
souvent pas réjouissant: la vieillesse les rendait claudicants et
baveux, quelquefois ils pelaient, une gale maligne leur
croûtelevait la peau, les oreilles se mettaient à couler, ils
devenaient sourds, ils n'y voyaient plus, qu'importe! on les
soignait tout de même et il leur restait toujours, avec la bonne
écuelle quotidienne de pâtée, une litière fraîche dans un coin
paisible et chaud de l'étable pour attendre le grand départ.

Philomen fit remarquer à Lisée que la chienne éprouvait maintenant
en chasse assez de peine à suivre Miraut, que son poil se
décolorait par endroits, qu'elle blanchissait sur les tempes, que
la paupière s'allongeait et se fripait et que la lippe pendait
légèrement, découvrant un peu les crocs de la mâchoire inférieure
dont la gencive était moins ferme.

Aussi lorsque le printemps, remueur de sèves et stimulateur du
sang, l'eut rendue amoureuse, il lui donna Miraut durant une
huitaine pour compagnon afin de lui faire faire une dernière
portée de laquelle il conserverait une petite chienne.

Car Philomen tenait essentiellement à conserver une bête de cette
race, une race un peu particulière et point cataloguée parmi les
numéros des grands amateurs, mais qui, pour être moins connue,
n'en avait pas moins un nez excellent et un jarret infatigable.
C'étaient des chiens de taille moyenne, aux formes sveltes, ni
bien ni mal coiffés, avec un os du crâne pointu et des attaches
solides. Leur robe, d'un blanc sale avec des taches marron ou
grises, n'était rien moins qu'agréable et leur poil, ni ras, ni
rude, semblait intermédiaire entre celui des porcelaines et des
griffons. Philomen avait toujours vu chez eux de ces chiens-là,
son père et lui en avaient toujours été contents; c'étaient des
animaux pleins d'intelligence et de feu, excellents lanceurs et
qui manifestaient généralement assez de répugnance pour le renard.

Bellone fut donc couverte par Miraut.

La grossesse, qui dura comme celle de la louve et de la renarde,
neuf semaines et trois jours, au dire de Pépé, ne fut signalée par
aucun des phénomènes particuliers à cet état qui se remarquent
d'ordinaire chez la femme enceinte. Du moins, si elle souffrit,
nul ne le sut, car elle ne manifesta ni par des cris, ni par des
mouvements, ses sensations. La première portée quelquefois
présente des accidents et des bizarreries assez remarquables:
fièvre intense, écoulements sanguins et noirâtres, salivation
abondante, perte momentanée de l'appétit et beaucoup de symptômes
assez comparables à ceux de l'empoisonnement, mais cela ne se
revoit pas aux gestations suivantes.

Bellone s'alourdit assez vite. Quand elle se sentit prête à mettre
bas, ce que Philomen remarqua au sexe qui saignait un liquide
rosé, elle s'éclipsa, chercha dans l'écurie un coin solitaire et
écarté, piétina la paille, la cassa, l'assouplit et, dans le plus
grand mystère, accoucha de six chiots que l'on découvrit le
lendemain matin dans une couche propre, nette, entièrement
lessivée par la mère qui s'était elle-même délivrée et seule avait
vaqué à sa toilette personnelle et à celle de ses nouveau-nés.

Lorsque son maître la visita, il la trouva couchée en rond, les
petits blottis bien au chaud dans son giron, se chevauchant,
s'enchevêtrant l'un dans l'autre pour jouir de plus de chaleur
encore. Le chasseur les prit un à un pour les examiner, tandis que
la mère, les yeux inquiets, regardant tantôt celui qu'il venait de
déposer, tantôt celui qu'il reprenait, le laissait faire cependant
sans protestations.

C'étaient des espèces de gros boudins longs de quinze à vingt
centimètres, queue comprise, absolument informes. Dans la tête, à
peine distincte du corps, aux yeux clos, la bouche laissait
échapper un frêle vagissement, le nez rosâtre vaguement
frémissait, les oreilles avaient l'air de deux petits clapets qui,
selon le balancement de leur propriétaire, se soulevaient à demi
et retombaient bien vite. La robe ne présentait aucune nuance: ils
étaient ou tout blancs ou tout noirs, sauf l'un d'eux qui offrait
quelques îlots circulaires noirs dans un océan de blancheur. Les
pattes, comme rejetées latéralement, étaient trop petites et sans
force et ils se déplaçaient ainsi que de gros vers trop gras
lorsqu'ils voulaient saisir un des six nénés de la maman. Les
mieux remplis étaient ceux de derrière; aussi, d'instinct, quand
venait l'heure des tétées, ils s'y bousculaient avec énergie,
cherchant goulûment à s'y agripper.

La mère, de son nez, rapprochait les mal partagés des mamelles
libres et les côtés de leurs têtes se gonflaient alors comme des
joues. On entendait de temps à autre ainsi qu'un bruit claquant de
baiser et, quand ils étaient tous alignés le long du ventre, on
voyait distinctement leurs petites pattes coopérant elles aussi à
l'oeuvre de vie; celles de derrière se crispant au sol pour les
maintenir en bonne place, tandis que celles de devant,
alternativement, piétinaient le sein, le pressant rythmiquement
afin sans doute de faciliter la succion, et toutes les petites
queues vermiculaires vibraient légèrement.

Pour choisir la chienne que Philomen devait garder, Lisée,
prévenu, vint voir la portée et Miraut l'accompagna dans sa
visite. Il y avait quatre chiennes et deux mâles, lesquels,
sacrifiés d'avance, furent habilement subtilisés, sans que la mère
s'en aperçût trop, et disparurent. Il lui sembla bien toutefois,
en venant retrouver les autres, qu'il y avait quelque chose de
changé dans sa portée et elle en fut un peu inquiète. On avait,
par la même occasion, transporté ailleurs les quatre rejetons
restant afin de l'obliger à choisir elle-même la préférée, ainsi
que la vieille Fanfare, mère de Miraut, avait fait jadis pour lui.
Elle n'hésita pas ou presque pas et emporta d'abord dans sa gueule
la noire et blanche, puis chacune des autres à son tour.

Les deux hommes étaient debout auprès d'elle qui s'était
recouchée, entourant et léchant sa géniture, lorsque Miraut,
intrigué, entr'ouvrit à son tour la porte d'écurie et
s'introduisit sans façons pour voir un peu ce qui se passait.

Il n'eut pas l'honneur de contempler ses enfants. Dès qu'elle
l'eut aperçu, grondante, Bellone se redressa, montrant les crocs
et lui signifiant nettement qu'il n'avait rien à voir dans
l'élevage et l'éducation de sa famille. L'heureux père n'insista
pas. C'est qu'une chienne qui a des petits n'est pas un animal
commode ni bienveillant: nuls autres que le maître Philomen et
l'ami Lisée n'avaient le droit de toucher aux jeunes toutous, pas
même la maîtresse de la maison ni les gosses.

Miraut se le tint pour dit: il fila sans mot dire par où il était
venu, la fibre paternelle ne vibrant d'ailleurs pas beaucoup et
même pas du tout en lui; un banal sentiment de curiosité l'avait
simplement porté à s'approcher afin d'examiner ce qui pouvait si
vivement intéresser son maître et son ami.

On laissa la chienne à sa marmaille et l'on vint, en buvant un
verre, attendre qu'elle sortît elle-même et s'éloignât de sa
portée pour régulariser définitivement sa situation familiale.

Deux heures après, elle venait à la cuisine manger et boire, et
Philomen et Lisée, étant après un prudent contour rentrés à
l'écurie, lui enlevaient les trois bêtes qu'elle ne devait point
garder, une seule étant suffisante aux besoins du chasseur alors
que plusieurs eussent fatigué et épuisé la nourrice.

Dans un tablier, Philomen déposa les trois nouveau-nés vagissants
et fila, avec son compagnon, par la porte de dehors qu'il reboucla
soigneusement derrière lui. Et tandis que, dans le fond du jardin,
Lisée, à coups de pioche, creusait un trou assez profond pour y
enfouir les cadavres, Philomen simplement assommait les trois
bêtes en les projetant violemment contre une grosse pierre. Ce
n'était pourtant point sans un serrement de coeur qu'il perpétrait
ce triple massacre d'innocents qu'un autre avait déjà précédé,
mais les nécessités de la vie l'y obligeaient, et d'ailleurs les
petits êtres, tout à fait inconscients, à peine éveillés,
n'avaient le temps ni de sentir ni de souffrir. Le choc brutal les
tuait net, les os fragiles du crâne étaient défoncés, les viscères
broyés; une goutte de sang venait perler au bord des narines et
c'était tout.

Avec ses sabots, Philomen essuyait sur la terre les traces humides
qui eussent pu le trahir et venait enfouir les chiots tués dans le
trou creusé par son compère.

--Sale corvée! murmurait-il. Et la chienne en va avoir pour deux
jours à suer la fièvre, car si, après le premier escamotage, elle
n'avait point trop remarqué grand'chose, elle s'apercevra bien
maintenant qu'il manque beaucoup de petits à l'appel et les
cherchera en pleurant.

--Du moment qu'il lui en reste un, elle se consolera et ne l'en
aimera que mieux, reprit Lisée. Ah! si on ne lui en avait point
laissé, ç'aurait été une autre histoire. Pendant trois jours, mon
vieux, elle aurait couru comme une folle, cherchant partout, dans
tous les coins et recoins et jusque sous les lits en appelant
plaintivement. Elle aurait gratté à tous les endroits où elle
aurait remarqué que la terre a été remuée, fouillé l'écurie et la
grange, sondé les trous les plus petits, les passages les plus
étroits dans l'espoir de retrouver quelques-uns de ses enfants
disparus. Souvent même, dans ces cas-là, elles soupçonnent les
chiens voisins de les avoir tués et dévorés! J'ai vu des mères,
ainsi dépouillées, flairer le nez de leurs camarades mâles et te
leur flanquer des rossées terribles, probablement parce qu'elles
les soupçonnaient de multiples assassinats domestiques dont ils
étaient, après tout, peut-être capables, mais sûrement point
coupables.

--Les lapins mâles dévorent pourtant leurs enfants.

--Ce n'est point pour la même raison, affirma Lisée. Les lapins
sont toujours en chaleur, toujours en désir; quand la femelle
allaite, elle ne veut pas, comme de juste, se laisser faire; alors
pour se venger ou pour lui ôter toute raison de se refuser, ils
suppriment purement et simplement la cause du refus: ce sont des
espèces de satyres, pas autre chose.

Pour Bellone, dès qu'elle fut retournée à sa niche, elle témoigna,
devant le seul bébé qui lui restait, d'un étonnement plein
d'angoisses. Ses yeux fouillèrent tous les recoins environnants,
elle gratta la couche avec ses pattes et, ne trouvant rien, fureta
par toute l'écurie, derrière les crèches et jusque sous les pieds
des vaches.

Sitôt qu'elle vit reparaître Lisée et Philomen, qui avaient eu
bien soin de se débarbouiller les mains, elle vint à eux et les
flaira. Les soupçonna-t-elle? C'est possible, ses soupçons
s'étendaient à tout son univers connu, mais tout à coup, craignant
peut-être qu'ils ne lui enlevassent encore son dernier enfant,
elle se précipita sur son lit et entoura son chiot avec une
précautionneuse et craintive tendresse. La petite bête, réveillée,
chercha la mamelle aussitôt et la mère le lécha copieusement, ne
s'interrompant que pour regarder les deux hommes avec de grands
yeux fiévreux, tout brillants d'une douloureuse inquiétude.

Deux jours durant, appréhendant quelque malheur nouveau, elle se
refusa obstinément à quitter l'étable et l'on dut lui apporter à
manger et à boire devant sa couche toujours propre, car les mamans
chiennes, tant que les petits les tètent et ne mangent rien
d'autre, nettoient elles-mêmes les ordures de leurs enfants en les
avalant tout simplement.

Au bout de quelques jours la petite chienne, qu'on avait baptisée
Mirette en honneur de son père, commença à ouvrir un peu les yeux,
des yeux vagues d'un bleu gris, absolument sans expression et sans
vie, petits globes translucides où jouait vaguement la lumière et
qui sans doute ne voyaient rien encore.

En même temps, les pattes lourdaudes prirent un extraordinaire
développement et la tête, se détachant du cou, devint énorme par
comparaison avec le reste du corps. La peau poussait plus vite que
les muscles, pelure trop vaste, plissée au col et aux jointures et
tendue sous le ventre. Mirette tétait avec une gloutonnerie
admirable, passant d'un néné à l'autre avec rapidité et pressant
avec énergie de part et d'autre de la mamelle. Enfin, vacillant
sur ses pattes, elle commença à explorer les frontières de sa
couche.

Maintenant, lorsque sa mère l'abandonnait pour aller manger et
faire son tour de promenade hygiénique, qu'elle ne sentait plus la
douce chaleur naturelle qu'elle appréciait tant, elle essayait de
la suivre des yeux, de ses petits yeux enfoncés sous leurs gros
bourrelets de paupières au moins jusqu'à la porte, et pleurait
comme un petit enfant dès qu'elle ne la distinguait plus. Mais ses
chagrins ne duraient guère et, l'instant d'après, alourdie du
repas, elle s'endormait où elle était, tantôt sur le côté, tantôt
sur le ventre, le museau bayant aux mouches ou enfoui à même la
paille de sa litière, d'un sommeil de plomb d'où la tirait seules
la venue et l'odeur de sa mère, car c'est probablement le sens de
l'odorat qui s'éveille le premier chez le chien. Elle n'était
encore sensible ni aux gloussements des poules, ni aux meuglements
des vaches: pourtant la lumière commençait à l'intéresser.

Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois qu'elle prit sa forme
élégante et son définitif pelage, en tout semblable à celui de
Bellone. Mais, durant ce temps, elle fit connaissance avec bien
des choses, apprit à marcher, à craindre le sabot des boeufs, à
sortir du lit pour vaquer à ses besoins et laper le lait et la
soupe dans l'assiette, à côté de sa mère qui lui faisait encore
elle-même sa toilette.

Cependant, elle savait déjà toute seule se gratter et quand une
puce,--et jeunes chiens n'en manquent point,--errant à travers ses
poils, la chatouillait, elle jetait avec une promptitude amusante
son petit mufle sur sa peau ou bien grattait avec frénésie
l'endroit sensible. D'ailleurs, elle apprit bien vite à lustrer
toute seule son habit et bientôt, chaque jour, ne laissa nulle
place où la langue ne passât ni ne repassât.

Elle connut les hommes et les gosses, reconnut les êtres de la
maison et ne manqua pas un jour à embêter sa mère en la mordillant
consciencieusement.

Quand on la laissa courir dehors, la vieille l'accompagna et,
bonne éducatrice, la prévint de tous dangers, la tirant par la
peau du cou quand elle ne se garait pas assez vite des voitures et
ne permettant aux autres chiens de l'approcher que quand elle
était bien assurée de la pureté de leurs intentions.

Miraut ne fut admis à lui être présenté, c'est-à-dire à la flairer
et à la sentir sur toutes les coutures, qu'assez tard, car il
avait été vu dans la maison le jour de la disparition des autres
petits, et si la chienne les avait bien oubliés à l'heure
actuelle, elle n'en avait pas moins conservé un vague sentiment de
méfiance envers lui.

Il témoigna à sa fille de la sympathie, mais il serait sans doute
exagéré d'attribuer la manifestation de ce sentiment à autre chose
qu'à une galanterie naturelle et de vouloir penser que la
vibration de la fibre paternelle y fût pour quelque chose.

Et, comme tous les jeunes chiens, Mirette grandit, rongeant
quantité de pieds de chaises, d'armoires et de lits, dévorant
force chaussettes, souliers et savates et poil et plume et corne
et tout ce qui avait odeur ou saveur, pour sa plus grande joie, en
attendant les plaisirs de l'âge adulte et la saison prochaine de
chasse où, vers le milieu de décembre, elle ferait enfin ses
premières armes sous les hautes directions de son père et de sa
mère.



CHAPITRE II

Mirette, à l'ouverture, n'avait que quatre mois et demi; elle
était donc encore trop jeune pour prendre part aux randonnées...
cynégétiques, comme disait le copain Théodule, si éreintantes du
début. Dès qu'elle atteindrait ses six mois, on commencerait à la
mener pour l'habituer petit à petit.

La saison de chasse s'annonçait bien, cette année-là; le temps
allait, disaient les chasseurs, et quant au gibier, c'en était
tout gris. Le premier dimanche fut particulièrement fructueux:
Lisée et Philomen tuèrent chacun deux oreillards, et le lendemain
ils allongèrent encore chacun le leur.

Mais le mardi, à midi, Lisée qui, retenu à la maison par une
besogne pressante, n'avait pu profiter de cette rosée, apprit par
un voisin une nouvelle épouvantable: Philomen avait tué sa
chienne.

Le camarade qui lui confia la chose et qui la tenait d'un voisin,
lequel l'avait apprise d'un troisième, émettait au sujet des
motifs ou des mobiles de cet acte des opinions contradictoires
dont l'une au moins semblait si absurde que Lisée crut d'abord que
c'était un bateau qu'on lui montait.

Suivant les uns, le chasseur, exaspéré par la mauvaise volonté
persistante de la bête, lui avait, dans un accès de colère, envoyé
dans les flancs tout le plomb d'une cartouche de quatre; suivant
certains autres, c'était un lièvre lancé, suivi de trop près par
la chienne et tiré imprudemment, qui était cause de leur mort à
tous deux; suivant d'autres encore, la mort de Bellone était due à
un accident, une chute qui avait fait partir le coup de feu juste
dans la direction où elle quêtait.

Lisée, bouleversé, ne fit qu'un saut pour ainsi dire, de la Côte
chez Philomen. Il trouva la petite chienne dormant sur le seuil de
la porte, entourée des gosses qui pleuraient et lui disaient comme
si elle eût pu les comprendre:

--Tu ne reverras plus ta maman, mais on t'aimera bien quand même.

Cela lui serra le coeur. «Elle est bien foutue, pensa-t-il, ce
n'était pas une blague.» Et, songeant à la docilité de la bonne
bête perdue qui, au signal de son ami, le suivait comme un second
maître, il sentit papilloter ses paupières et éprouva le besoin de
se moucher.

La femme de Philomen comprit le but de sa visite. Elle aussi,
quoique moins sensible à ce malheur, avait les yeux rougis, car la
chienne avait été élevée en même temps que son dernier enfant et
elle était fort attachée à cette brave bête qui ne les avait
jamais mordus et se prêtait complaisamment à leurs fantaisies et à
leurs jeux.

--Où est le patron? s'enquit Lisée.

--Sur son lit, à la chambre du fond.

Lisée traversa le poêle et ouvrit la porte.

--Allons, mon vieux, fit-il à son ami qui, couché sur le côté, le
nez au mur, essayait en vain de dormir pour oublier son malheur;
dis-moi ce qu'il y a. Comment, diable, ça s'est-il passé?

Philomen, à la voix de Lisée, montra sa figure contractée et ses
traits douloureux.

--Tu sais ce que c'est, s'excusa-t-il. Je ne me cache pas d'avoir
pleuré, c'est plus fort que moi. Dire que je l'ai tuée! Ah! bon
Dieu de bon Dieu! Salaud de lièvre!

--Conte-moi ça, demanda Lisée.

C'était dans les buissons du Chanet. On avait indiqué à Philomen
un coteau où se tenait un jeune levraut de trois ou quatre livres
et il s'était dit le matin: «Puisque Lisée ne peut pas venir,
laissons ceux du bois tranquilles et allons tenir un peu les
buissons.» Sa chienne rencontrait et il avait le fusil sur le
bras, prêt à viser.

Tout à coup, elle s'enfonça dans un gros buisson de noisetiers et
d'épines, sans rien dire, les oreilles jointes, le fouet battant
comme un balancier d'horloge.

«Ça y est», pensa le chasseur, qui porta la crosse à son épaule;
et, effectivement, le levraut déboulé filait aussitôt, sautant du
buisson.

Vit-il Philomen qui l'ajustait? on ne sait. Toujours est-il que ce
misérable, après deux sauts en avant, crocha brusquement,
retournant presque sur ses pas, mais en descendant le revers du
remblai.

Philomen qui le suivait de son canon, un oeil déjà fermé dans la
mise en joue, pressa la détente au moment juste où Bellone sortait
du buisson sur les traces du capucin. La gâchette déjà serrée, le
chasseur n'eut même pas le temps de relever son canon et la
chienne, qui coupait la trajectoire, reçut, en lieu et place du
levraut, plus de la moitié de la charge en pleine tête.

L'oreille droite avait sauté entièrement ainsi que l'oeil: la bête
était tombée en hurlant et elle s'agitait convulsivement tandis
que l'oreillard, cause de tout le mal, tirait ses grègues, comme
bien on pense, à belle allure.

Philomen ayant posé son fusil et frappé de stupeur s'était
agenouillé devant sa chienne qui souffrait et qui râlait. Que
faire? L'emporter, la soigner? Le coup était trop mauvais pour
qu'elle guérît; à quoi bon prolonger d'inutiles souffrances? Et
alors, désespéré, il avait repris son fusil et, les yeux embués de
larmes, lui avait déchargé dans l'autre oreille son second coup.

Bellone, tuée raide, gisait.

Philomen s'en était venu, avait pris une pioche et, dans un coin
perdu de ce Chanet qu'elle avait si souvent tenu, où ils avaient
tant buissonné de concert, il lui avait creusé sa fosse à l'abri
d'un bouquet de houx.

--Je ne chasserai plus, mon vieux, affirmait-il, non, plus jamais,
c'est trop triste!

Lisée le consola de son mieux:

--Ta petite Mirette grandit et Miraut nous reste. Il est assez
fort et assez roublard pour nous en faire occire suffisamment à
tous les deux. Nous irons ensemble, mais quand je serai empêché,
tu ne te gêneras pas et tu viendras le prendre: il te suit presque
aussi bien que moi.

--Pour te le tuer aussi, comme ma Bellone!

--Ça, mon vieux, c'est des coups de malheur et personne de nous
n'en est préservé. Le destin, c'est le destin: viens boire un
verre ce soir à la maison, ça te changera un peu les idées.

Miraut fut très étonné, après plusieurs visites consécutives, de
ne pas revoir Bellone; il la chercha, l'appela et, pendant plus de
quinze jours, ne manqua pas un matin de revenir pour la trouver; à
la longue, distrait par ses occupations journalières, il sembla
l'oublier, car on ne sut jamais au juste ce qui se passait dans le
tréfonds de son être.

Pourtant, la saison si bien commencée, suivie d'un si malheureux
accident, continua désastreuse.

Huit jours après la mort de la chienne, Lisée et Philomen
apprenaient que Pépé s'était cassé la jambe. On avait d'abord
conté que l'accident lui était arrivé durant une chasse en sautant
un mur, mais c'était absolument faux. Pour être hardi, Pépé n'en
était pas moins prudent, et à un vieux chasseur de sa trempe, les
accidents, quels qu'ils soient, sont rares et quasi impossibles.
C'était tout bêtement à la maison que le malheur lui était arrivé.

En préparant son manège pour battre à la mécanique, il avait
chancelé sur une planche disjointe, voulu sauter à terre et était
tombé si malencontreusement qu'il s'était fracturé le tibia.

Le médecin, venu en hâte, après lui avoir remis les os en place et
emboîté la quille dans un appareil, l'avait consigné pour deux
mois au moins au lit où il se mangeait les sangs à la pensée qu'il
ne pourrait profiter le moins du monde de son permis.

Les mauvaises nouvelles se succédèrent. Il n'arrive pas deux
malheurs sans qu'un troisième ne survienne à son tour: une semaine
plus tard, le facteur Blénoir annonça à Lisée que la mère de
Miraut, la vieille Fanfare, la chienne du gros, était périe on ne
savait au juste de quoi et que son maître en avait bien de la
peine.

Lisée en reçut au coeur un troisième choc. Tous ses amis, ses
meilleurs copains étaient frappés; c'était d'un mauvais présage et
il avait de sinistres pressentiments.

--C'est une année de malheur, prophétisait-il; vous verrez qu'à
moi aussi il m'arrivera quelque chose.

Et il attendait, vaguement angoissé.

Pourtant, malgré son pessimisme et ses craintes, la saison de
chasse passa sans incidents ni accidents pour lui ni pour Miraut.

L'espoir reverdit en son âme. Il alla voir à Velrans Pépé, lui
portant un lièvre qu'ils mangèrent ensemble en se promettant, pour
l'année à venir, de bonnes parties; il invita plusieurs fois le
gros à chasser avec lui en attendant qu'une nièce de Miraut, fille
d'une de ses soeurs de portée, fût assez forte pour prendre les
champs et les bois, et se montra, dans le partage, généreux ainsi
qu'il se devait d'être envers celui qui lui avait donné une si
bonne bête.

La Guélotte, avare, rageait bien un peu de ces lièvres perdus pour
le ménage, mais la civilité, c'est la civilité; elle savait se
taire à propos et montrer figure généreuse quand le coeur n'y
était guère.

Philomen, malgré sa décision--promesses de chasseurs sont comme
serments d'ivrognes, vite oubliés--chassa de moitié, aussi souvent
qu'il le voulut, avec son ami, et ce fut sous la seule direction
de son père que Mirette fit ses premières sorties. Elle se montra,
disons-le tout de suite, digne de ses auteurs et bientôt fut
capable de lancer seule, de suivre et de ramener son oreillard.

Au cours de l'hiver, Lisée, de son poêle, veilla les renards
qu'attirait un quartier de veau crevé, négligemment et savamment
jeté parmi la neige gelée, dans le champ de sa fenêtre. Il en tua
plusieurs qu'il venait ramasser aussitôt et qu'il écorchait le
lendemain matin. Le brigadier n'entendait pas ou faisait la sourde
oreille; d'ailleurs, la nuit, il est bien impossible, à moins de
guetter expressément, ce qui, par cette température, eût été pure
folie, de savoir au juste qui a tiré. Personne ne voulait dénoncer
Lisée qui, généreusement, abandonnait aux amateurs fort nombreux
de superbes quartiers de bidoche et de magnifiques gigots de
goupil.

Suivant ses conseils, ses clients passionnés mettaient tremper le
morceau qui leur était échu dans une grande seille pleine d'eau
salée. La viande dégorgeait, l'eau devenait rouge, on la jetait et
on recommençait la nuit suivante; ensuite on n'avait qu'à mettre
geler le quartier de venaison, puis le faire mariner et cuire
enfin comme un civet, et les plus enthousiastes, pour flatter le
chasseur sans doute, lui affirmaient avec force serments que
c'était meilleur que du lièvre.

Cette opinion avait cours par le pays et l'on fit même un jour,
avec tout un train de derrière, arrosé de nombreux litres, un
gueuleton soigné chez Jean, le secrétaire de mairie, vieux
célibataire endurci qui avait convié à ce festin, moyennant une
quote-part de deux bouteilles au minimum, tous les garçons du
pays, les chasseurs, eux, étant invités sans conditions. Le renard
fut enseveli dignement, mais Miraut, également appelé, refusa avec
indignation de toucher aux os de la bête de même qu'à la viande,
jugeant que les hommes, vraiment, ça n'a ni goût ni odorat pour
oser s'ingurgiter, avec d'ignobles sauces puant le vin, des
nourritures aussi nauséeuses et aussi malodorantes.

Cependant la chasse clôtura. Lisée rangea au sec ses munitions et
nettoya avec le plus grand soin son fusil, qu'il graissa non moins
soigneusement en attendant la saison suivante ou simplement une
occasion propice, bien que non réglementaire, de s'en servir.

Maintenant qu'il n'avait plus Bellone pour le débaucher, Miraut
montrait moins d'enthousiasme à partir seul en chasse.

Le mois de mars venu, il accompagna Lisée à ses diverses besognes,
se couchant à proximité de son maître, sans grande envie d'aller
plus loin et de faire courir un oreillard. Ses seules sorties ne
furent d'abord que quelques bordées qu'il tira au moment des
chiennes en folie; mais elles étaient depuis longtemps
réglementaires et le patron ne songea pas une seule fois à
s'inquiéter dans ce cas de ses absences prolongées. Pourtant,
quand la température s'adoucit, que les arbres se prirent à
bourgeonner et à feuiller, il sembla s'éveiller de sa léthargie et
tendit assez souvent le nez dans la direction de la forêt; mais
comme il n'avait ni boule ni entrave, cela le tenta moins et il
résista assez longtemps aux poussées de son instinct.

Toute résistance a une fin; qui a chassé chassera encore, de même
que qui a bu boira, et un beau soir, sans prévenir personne, il
gagna la Côte. Une demi-heure après, dans la nuit très calme, son
aboi forcené ravageait le silence.

Comme il n'était pas trop tard, tous ceux qui n'étaient point
encore couchés et prenaient le frais sur le pas de leurs portes
purent l'entendre:

--Ce sacré Miraut, hein! comme il les mène tout de même!

--Eh bien! brigadier, il se fout de vous, celui-là; il aime autant
que la chasse soit fermée, ça ne lui fait rien, goguenarda sans
trop de malice le père Totome en s'adressant à Martet qui
rentrait, recru de fatigue.

Celui-ci, très vexé, croyant à tort ou à raison que l'autre avait
voulu lui faire une observation au sujet de son service, s'en vint
aussitôt trouver Lisée.

--Vous entendez Miraut, dit-il; il chasse tant qu'il peut par les
Cotards et tout le monde le sait. Je ne peux pas laisser la chose
comme ça; cet imbécile de Totome, avec son air bête, vient de me
le faire remarquer devant témoins. Vous comprendrez que je suis
forcé de sévir, je vais prendre ma retraite bientôt et je suis
proposé pour la médaille, il suffit d'une dénonciation pour qu'on
me rase et que je me brosse.

--Brigadier, répondit Lisée, c'est la première fois cette année;
je ne veux pas vous faire arriver des histoires, mais je vous en
supplie, ne me faites pas de procès-verbal.

--Ah! je lui ai bien dit, intervint la Guélotte, que cette sale
bête nous ferait des misères. S'il m'avait écouté! ... Dire qu'on
nous en a offert un si bon prix et qu'il a refusé de le vendre!

--Je comprends, interrompit Martet, qu'on s'attache à une bête; on
s'attache bien à une femme et souvent, pour ne pas dire toujours,
ça ne vaut pas un chien.

--Ramasse, fit Lisée, ça t'apprendra.

Ils sortirent ensemble.

--Je vais vous attendre chez moi, déclara le brigadier. Je ne me
coucherai pas et ne dormirai pas tranquille tant que vous ne serez
pas revenu et que vous ne l'aurez pas ramené.

Lisée, familier avec tous les passages et trajets des lièvres,
écouta la chasse et vint attendre son chien à un sentier où il
était certain qu'il traverserait tôt ou tard. Quand il l'entendit
approcher, il le corna et l'appela de la même façon que lorsqu'il
tenait le lièvre. Miraut, trompé, accourut et, à la faveur de
cette ruse, le maître put le saisir et lui passer une chaîne dans
la boucle de son collier.

Mais quand le chien vit de quoi il était question et qu'on
l'obligeait à abandonner son gibier, il témoigna, en se
cramponnant sur ses pattes et en tirant vers la piste abandonnée,
d'un très vif mécontentement et d'une énergique volonté de
poursuivre, envers et malgré son patron, le capucin qu'il avait
lancé.

Il fallut que Lisée, après avoir épuisé les moyens conciliants,
les caresses, les promesses, les appels à la douceur et à
l'obéissance, en vînt à la force pour le décider, de très mauvais
gré, à le suivre au logis. Toutefois, quand il se fut armé d'une
verge de noisetier, Miraut, qui n'avait jamais été battu par lui
et craignait d'autant plus la correction, obtempéra enfin et, la
tête basse et la queue dans les jambes, suivit son seigneur en se
demandant quelle idée de folie avait pu subitement traverser ainsi
le cerveau de Lisée.



CHAPITRE III

Miraut fut claustré sévèrement ce soir-là et passa à la remise
toute sa matinée du lendemain. Vers midi, on l'appela pour lui
faire manger sa soupe. Il avait certainement sur le coeur
l'affaire de la veille et boudait un peu. Cependant, par habitude
sans doute, il condescendit à se présenter devant Lisée et à
secouer deux ou trois fois la queue en son honneur, mais il ne
poussa pas plus loin ses démonstrations et s'en alla retrouver
dans son coin la Mique, sa vieille amie qui, ayant tout à fait
renoncé, vu son grand âge, à la chasse aux souris, passait
maintenant ses jours et ses nuits à sommeiller au soleil ou à
dormir en rond derrière le fourneau de la chambre. Miraut lui
murmura un vague et très doux grognement, la poussa un peu du
museau et gratta de la patte pour la prier de bien vouloir lui
céder une partie de la bonne place chaude qu'elle occupait. Dès
qu'elle eut satisfait à son désir, il se coucha lui aussi tout
près d'elle et, la tête sur les pattes, les yeux grands ouverts,
se livra tout entier à des méditations certainement pleines de
misanthropie.

Lisée s'en aperçut bien et il en fut quelque peu peiné, mais il ne
crut néanmoins point utile de lui tenir de longs discours
explicatifs dans le but de lui faire entendre que la chasse est
permise à certaines époques et défendue à d'autres.

Il n'était point non plus nécessaire de mettre en garde Miraut
contre les individus à uniformes et à képis, empêcheurs de chasser
en rond, car le chien avait toujours manifesté à leur égard une
antipathie et une méfiance aussi irréductibles que légitimes.

Faut-il en déduire que Miraut, en cela, partageait les préjugés
paysans et bourgeois, lesquels prétendent que la sueur puissante
transsudée par la gent porte-bottes et, selon les uns, très chère
parce que rare, selon les autres trop abondante et généreuse,
éloigne irréductiblement de ces honnêtes fonctionnaires tous les
êtres à narine délicate?

Je ne le pense pas. En odeurs, de même qu'en goûts et en couleurs,
tout est relatif, et Miraut avait sur ces notions diverses des
idées particulières, originales et fort différentes de celles des
hommes.

Je croirai plutôt que la façon bizarre, grotesque, carnavalesque
dont ces êtres se vêtaient choquait son goût très sain de naturel
et de simplicité.

Donc Miraut se méfiait des gendarmes et des gardes; mais pour lui,
chien, inaccessible aux stupides conventions humaines et dégagé
des contraintes sociales, se méfier, c'était ne point se faire
mettre la main au collier et non pas ne point se faire voir.

Il était d'ailleurs profondément convaincu que son maître, la
veille au soir, avait accompli un abus de pouvoir odieux en
l'empêchant, après une si longue inaction, de poursuivre une
chasse si vigoureusement commencée. Un certain esprit de rancune
l'animait; des idées de vengeance se présentaient et il balançait
sans doute entre l'envie de repartir à la première occasion et la
résolution de ne rechasser jamais, même lorsqu'il y serait invité
de façon très pressante.

C'était compter sans le temps, l'instinct, l'habitude et le désir
s'exaspérant par la contrainte.

Tous les matins maintenant, on le laissait à la paille jusqu'au
repas de midi, en suite de quoi il lui était permis de prendre
place à la cuisine ou au poêle et même d'accompagner Lisée
lorsqu'il allait au village.

On n'eut pas à se plaindre de sa conduite et, durant quinze jours,
il ne tenta pas une seule fois de filer par l'ouverture de la haie
du grand clos afin de prendre le sentier du bois.

Comment la chose advint-elle? Fut-ce la Guélotte qui négligea un
jour, en rentrant les vaches, de pousser le verrou de la remise?
Fut-ce Lisée qui oublia de refermer la porte? Toujours est-il
qu'un matin, sur la paille où il se livrait à ses pensers, a ses
rêves ou même à quelque somnolence parfaitement vide. Miraut
sentit tout à coup sur son nez un courant d'air printanier qui le
changeait notoirement de l'odeur de poussière et de renfermé qu'il
respirait dans sa prison.

Surpris à bon droit, il se leva et vint à la porte qu'il trouva
entr'ouverte. La détourner suffisamment n'était que jeu d'enfant
pour lui qui savait presser les loquets et tourner les targettes,
et bientôt il fut dans la cour.

Le matin était très pur et très doux. Sa première pensée fut de
chercher pâture: il y avait longtemps qu'il n'avait fait une
tournée détaillée et consciencieuse de ses cuisines et de ses
recoins. Il visita quelques fumiers, mais c'était vraiment un trop
beau matin de chasse. La tentation fut si puissante qu'il n'y
résista pas et décida qu'il partirait pour la forêt. Il n'y partit
point toutefois directement comme d'habitude. Il n'ignorait pas
que certains bipèdes mal lunés pouvaient se mettre en travers de
son désir et de sa volonté, son maître ou un autre: aussi
garda-t-il prudemment, tant qu'il fut entre les maisons, l'allure
flâneuse du quêteur de reliefs, mais dès qu'il fut hors du
village, il mit bas le masque et, profitant de l'abri des murs
pour n'être point aperçu, se dirigea au galop, par les voies les
plus directes, du côté du sentier de Bêche.

C'était là, on se rappelle, qu'il avait lancé son premier lièvre,
il s'en souvenait toujours, lui aussi et d'autant mieux que nulle
saison ne se passait sans qu'il n'y chassât un nouveau capucin,
l'ancien étant à peine tué qu'un autre venait immédiatement s'y
établir.

Miraut, chassant seul et pour son compte personnel, était beaucoup
moins loquace et bruyant que lorsqu'il était en compagnie de Lisée
ou de Bellone. Les abois qu'il poussait dans ce dernier cas et qui
n'étaient au début que des marques de joie, d'espérance ou de
colère, servaient encore et surtout à prévenir le ou les camarades
et à donner au maître des indications. Dans sa tendre jeunesse, il
avait été très chaud de gueule. Maintenant, calme, rassis, il
dédaignait le verbiage inutile, les «ravaudages» sans fin, et s'il
avait encore, quand il trouvait un bon fret ou une rentrée
intéressante, l'enthousiasme facile, il savait se contenir et
fermer son bec lorsqu'il était utile de le faire. Depuis qu'il
avait, pour avoir su se taire, pincé au gîte, dans une
circonstance analogue, un jeune lièvre qui, trompé par son
silence, n'avait point déguerpi à temps, il ne donnait plus qu'au
lancer. Mais alors il en mettait, comme disait Lisée, et donnait à
pleine gorge, donnait de tous ses poumons, car, déjà surexcité par
le parfum très vif émanant des foulées du gibier, il était encore
furieux de voir que celui-ci eût détalé avant l'heure et lui eût
échappé, momentanément tout au moins.

Ce jour-là, sa tactique ne différa point de celle qui lui était
devenue habituelle. Il connaissait le canton de son oreillard: il
l'avait déjà lancé à deux reprises, une première fois à la fin de
la saison de chasse où il l'avait débusqué du gîte, la seconde au
pâturage, ce soir maudit où son maître s'en vint si
malencontreusement l'interrompre dans son effort.

Comme la rosée était bonne, comme l'oreillard, depuis deux
semaines tranquille et n'ayant aucune raison de se méfier, n'avait
point trop entremêlé ses pistes avant de se remettre, Miraut ne
mit pas dix minutes à le débucher et bientôt, devant la sonnerie
de charge de son lancer, l'autre, vigoureusement mené, filait vers
la coupe de l'année précédente dans le haut du bois du Fays.

Il est des lièvres, vraiment, qui portent malheur: celui-là devait
en être.

C'eût été la veille ou le lendemain que Miraut se fût échappé
qu'il n'aurait fort probablement rencontré personne dans sa
randonnée; mais ce jour-là, tous les gardes de la brigade de
Martet et ceux de la brigade voisine, réunis sous les ordres de
leur lieutenant, un garde général, se trouvaient dans la coupe de
Longeverne pour le balîvage annuel.

Dans les saignées pratiquées par Martet entre les tranchées, le
chef, le calepin à la main, notait, selon les indications criées
par ses subordonnés, les arbres à frapper du marteau et que les
bûcherons devaient respecter au moment de l'abatage: les jeunes
baliveaux poussés bien droits, les chablis aux branches touffues,
les modernes qui avaient été épargnés à la coupe précédente, il y
avait quelque vingt ou vingt-cinq ans, et les anciens plus âgés du
double; quant aux futaies, marquées à part et arrivées vers
soixante ou quatre-vingts ans à leur suprême développement, elles
tomberaient sous la cognée avec les ramilles des arbrisseaux et
toutes les pousses mal venues des différents «cépages» du canton.

Au premier coup de gueule de Miraut, tous s'arrêtèrent net et se
réunirent.

Un chien qui chasse! Il fallait qu'il en eût du toupet!

La chose paraissait énorme.

Martet immédiatement reconnut la voix, mais dans l'espoir que la
chasse ne durerait pas longtemps et que Lisée, prévenu, viendrait
rattraper son chien, il déclara qu'il n'était pas très sûr, que
beaucoup de courants jappaient de cette façon, qu'il valait mieux,
puisqu'on était en nombre suffisant, cerner le délinquant et lire
sur son collier le nom de son maître.

Les gardes s'égaillèrent le long de la tranchée, écoutant
attentivement. Comme le lièvre avait de l'avance, il passa
quelques minutes avant Miraut, et le chef, qui le vit, appela
aussitôt à lui tous ses hommes.

Miraut dans ce sillage odorant, bien frayé, facile à suivre,
avançait à grande allure; toutefois, comme il savait regarder et
écouter, il vit et entendit les gardes qui formaient sur son
passage un peloton trop compact et trop intéressé à sa besogne
pour qu'il n'éprouvât pas quelque méfiance de cette rencontre
inattendue.

--Le voilà cria imprudemment le premier qui le distingua à travers
les broussailles.

C'était plus qu'il n'en fallait pour confirmer la mauvaise opinion
qu'il avait de ces gaillards à képis et à carnassières et, s'il ne
rebroussa pas absolument chemin,--car on ne lâche pas un lièvre
aussi stupidement,--il prît un contour assez large pour passer
hors de vue et de portée de ses guetteurs. Il est en effet assez
difficile, même à une courte distance, de distinguer nettement
sous bois un être qui court ou qui marche, surtout, comme c'était
le cas, quand il n'est pas de taille très élevée. Les gardes, dès
qu'ils le virent tourner bride, s'élancèrent bien à ses trousses
et coururent de son côté, mais il n'était déjà plus là et, rapide,
avait passé sur leur flanc droit sans qu'ils le vissent; deux
minutes plus tard, l'aboi de poursuite reprenait derrière leur
dos.

--C'était un peu trop fort!

Furieux d'avoir été roulés, ils reprirent la piste en se guidant
d'après la voix du coureur, décidés fermement, s'ils ne pouvaient
le cerner, à suivre la chasse jusqu'à la remise du lièvre et à la
capture du chien. Le jeune chef n'était pas le moins excité.

Par malheur pour Miraut, le capucin se fit rebattre; un quart
d'heure après, l'entendant revenir au lancer, les forestiers
prirent mieux leurs précautions, sifflèrent au lieu de crier, se
dissimulèrent derrière de gros arbres et, lorsque le chien fut
arrivé au centre du terrain qu'ils occupaient, ils se
précipitèrent tous en choeur pour le pincer.

Surpris par leur irruption subite, le chasseur s'arrêta court un
instant et, prudent, voulut battre en retraite, mais de côté et de
partout les képis se montraient et il se retourna juste pour
tomber entre les griffes du chef lui-même qui l'appréhendait
vigoureusement au collier.

Miraut n'avait pas, comme pour Lisée, des raisons d'obéir à ce
particulier qui manifestait à son égard des sentiments plutôt
douteux; il le lui fit bien voir, montra les crocs, se secoua
rudement, chercha pour mordre à atteindre la cuisse ou le mollet
de son gardien. Mais il est difficile, quand on est tenu par le
collier, d'agripper la main ou tout autre membre de celui qui vous
a pincé, et Martet, accouru avec ses collègues, fut bien forcé de
reconnaître le coupable; le nom d'ailleurs était lisible sur la
plaque, le chien était pris et bien pris.

Pour ne pas qu'il pût continuer son tapage, scandaleux en
l'occurrence, on l'attacha et l'on revint achever le balivage
interrompu; ensuite de quoi, solidement encadré par ces deux
brigades d'hommes des bois, Miraut, renâclant, tirant au renard,
grognant et s'étouffant, fut remorqué bon gré mal gré jusqu'à
Longeverne.

Lisée, qui s'était trop tard aperçu de la fugue de son chien, fut
averti par les gamins du malheur qui allait lui tomber sur la
tête, et la Guélotte frémit de colère et de peur lorsqu'elle vit
ce cortège de fonctionnaires, derrière un monsieur à dolman et
suivi d'une importante escorte de moutards, ramener le délinquant
à son domicile légal.

Lisée dut décliner au garde général ses nom, prénoms et qualité,
et l'autre lui annonça qu'il dressait procès-verbal.

--Pourquoi ne l'attachez-vous pas non plus? lui reprocha-t-il, il
y a des lois pour les chiens comme pour tout le monde; je ne veux
pas, absolument pas, qu'on entende chasser dans mes triages en
dehors des époques réglementaires; mes gardes ont des ordres
formels, tant pis pour ceux qui seront pris. Il paraît d'ailleurs,
ajouta sévèrement cet homme aimable, que ce n'est pas la première
fois que cela vous arrive; les notes retrouvées dans les dossiers
de mon prédécesseur vous signalent comme ayant encouru d'autres
procès-verbaux. Faites attention à vous si vous voulez!

C'était une menace non déguisée et la reconnaissance formelle que
le chien et son maître étaient plus particulièrement signalés à la
vigilance des forestiers.

Ils n'étaient pas encore à quinze pas, près de la fontaine, que
déjà commençaient les lamentations farouches de la Guélotte:

--Ah! mon Dieu! nous sommes perdus! Qu'est-ce qu'on va devenir?
Pour combien de sous en allons-nous être? Et ça ne fait que
commencer. Voilà, aussi! Si tu m'avais écoutée quand le juge de
Besançon t'en donnait cinq cents francs! Au lieu de recevoir de
l'argent, il faudra que nous en donnions, comme si on en avait de
trop déjà. Ah! cochon! crapule! sale charogne! s'excita-t-elle, en
courant sur le chien, le poing levé.

--C'est pas la peine de l'engueuler, il ne comprendra pas,
interrompit Lisée qui, lui, n'avait pas le courage de gronder. À
sa place, sais-tu ce que tu aurais fait? Moi, j'aurais peut-être
bien fait comme lui. J'sais ce que c'est que d'avoir envie d'aller
prendre un tour. Ah! c'est malheureux, mais je vois bien que
dorénavant il faudra que je l'attache. Pauvre Miraut!

--Oui, c'est ça, c'est bien ça! Plains-le! Comme si c'était lui et
non pas nous et non pas moi qui soit à plaindre! Une charogne qui
n'entend rien, n'écoute rien, n'en fait qu'à sa tête et ne nous
ramène que des misères et des calamités. Tu verras, oui, tu verras
que ce ne sera pas tout; je l'ai bien prédit quand tu me l'as
amené que tu nous mettrais un jour sur la paille.

Lisée, la semaine d'après, fut cité à comparaître devant le
tribunal correctionnel de l'arrondissement pour répondre du délit
dont son chien s'était rendu coupable.

Il ne s'attendait pas à ce que le procès-verbal fût si salé. Le
garde général, jeune et bouillant fonctionnaire, désireux de se
montrer, de prouver son zèle, de se faire mousser, avait décrit
avec force détails plus ou moins techniques et vaguement
grotesques les ébats et évolutions du chien.

«Le vendredi 13 du mois d'avril, à dix heures trente-quatre
minutes du matin, au lieudit la Corne du Fays, à environ trois
cent cinquante-cinq mètres nord-nord-est de la troisième tranchée
transversale, nous... accompagné de...» Suivaient les noms de tous
les forestiers présents.

Et c'était précis, détaillé, circonstancié. Le chien avait fui,
puis avait fait rébellion, menacé, injurié, voulu mordre;
heureusement, le sang-froid du dit garde général... etc., etc.

Le président fut sévère, d'autant plus sévère que, malgré son
tempérament rageur et sa méchanceté naturelle, il ne pouvait pas
l'être toujours. Pour faire plaisir à quelques politiciens véreux,
député de l'absinthe, sénateur cocu, maire failli, conseillers
généraux gâteux, il n'appliquait fort souvent à des délinquants
réels, chenapans avérés, fripouilles notoires, mais électeurs et
électeurs influents, que des pénalités ridiculement anodines. Ici,
il n'avait affaire qu'à un paysan, un paysan qui n'était
recommandé par personne, car ces messieurs du chef-lieu de canton
s'étaient prudemment effacés dès qu'ils avaient été informés du
procès-verbal, un paysan qui chassait, qui avait le toupet de
chasser, qui tuait des lièvres, comme si ce sport guerrier ne
devait pas être l'unique apanage de lui, juge, de ses collègues,
des autres autorités, piliers de la loi et du régime, fils et
gendres de nobles marchands de mélasse ou de calicot, aristocratie
républicaine, enfin, ayant du bien au soleil, des rentes, une
situation.

Un paysan, autant dire un braconnier! Ce fut tout juste s'il ne
traita pas Lisée de vieux cheval de retour; aussi écopa-t-il de
l'amende la plus forte et sa note de frais fut, elle aussi,
particulièrement soignée.

Et ce ne fut pas tout. Le soir même, le digne et grave et rigide
magistrat faisait parvenir soit directement, soit par le canal de
son cher et féal sous-préfet, aux gendarmes, aux maires et aux
gardes de la région une petite note signalant le sieur Lisée, de
Longeverne, comme braconnier dangereux, à surveiller étroitement,
et son chien comme chassant en toutes saisons, nonobstant lois,
décrets, arrêtés et règlements en vigueur.

Lisée paya sans mot dire: il savait ce qu'il en peut coûter dans
ce charmant pays de France et sous ce joli régime de liberté,
d'égalité et de fraternité, à dire ce que l'on pense, seraient-ce
les plus grandes et les plus éclatantes vérités.

--Quand on est pris, on est pris, philosopha-t-il. Avec ces
salauds-là, on n'est jamais les plus forts!

Et, songeant à ses amis plus durement éprouvés encore:

--Bah! Plaie d'argent n'est pas mortelle! Mieux vaut encore ça
qu'une jambe cassée!



CHAPITRE IV

La vie à la maison redevint difficile pour Miraut. La patronne ne
lui pardonnait pas les trente ou quarante francs prélevés sur le
budget ménager pour payer l'amende et les frais de ce premier
procès-verbal: il dut subir l'audition de véhéments discours,
nourris d'imprécations, illustrés de coups de sabots, et Lisée,
lui aussi, aux heures des repas et même à toute heure du jour,
entendit plus d'une homélie qui, pour n'avoir rien que de très
profane, n'en devenait pas moins assommante à écouter.

Il avait beau répéter à sa femme que les lamentations et les
plaintes ne changeraient rien à la chose et que l'argent donné ne
reviendrait pas au bas de laine; l'autre, qui craignait, à juste
titre, que de nouvelles fugues ne provoquassent de nouveaux procès
et de nouvelles amendes, cherchait par tous les moyens à décider
le seigneur et maître à se séparer d'un serviteur aussi dangereux
pour le bon équilibre du budget domestique. Mais il n'est pire
sourd que celui qui ne veut pas entendre.

--Une fois n'est pas coutume, répliquait Lisée. Quel est celui
qui, dans ce bas monde, au cours de son existence, ne s'est exposé
une fois au moins aux rigueurs de la loi? Ainsi moi qui suis
pourtant un honnête homme et qui n'ai jamais fait de tort à
personne, j'ai été un jour, devant le juge de paix, condamné à
vingt sous d'amende pour tapage nocturne, et toi, toi-même qui
gueules tant aujourd'hui, ne t'es-tu pas fait dresser
procès-verbal pour avoir nettoyé des pissenlits sous le goulot de
la fontaine et ne m'as-tu pas fait casquer huit ou dix beaux écus
pour t'être prise de bec avec la femme de Castor?

Ces considérations qui rappelaient à sa conjointe quelques heures
et circonstances pénibles de sa vie n'étaient point pour la
réduire ni pour la calmer, attendu, ripostait-elle, que si par
malheur on s'est trouvé obligé de verser de l'argent un premier
coup, ce n'est point une raison pour s'exposer, de gaieté de
coeur, à en donner une deuxième et une troisième fois.

On attacha Miraut pour qu'il ne pût se sauver ni sortir sans
autorisation préalable. Tous les jours d'ailleurs, pour adoucir ce
régime barbare et permettre au prisonnier de satisfaire à ses
besoins naturels auxquels il ne vaquait pas à la maison, Lisée le
détachait et le conduisait soit le long de la route, soit sur le
revers du coteau, faire son petit tour hygiénique. Il ne lui
permettait pas de s'éloigner à plus de dix pas, car, depuis qu'on
interdisait au chien la rue, et plus encore la forêt, la tentation
chez lui grandissait de se promener et le désir de courir et de
chasser couvait et s'enflait aussi, plus que jamais dans son
cerveau.

Un jour, ce fut plus fort que tout. Impatienté, les muscles
crevant du besoin de se détendre, les pattes ne tenant pas en
place, après avoir longuement tiré sur sa chaîne, furieux, il
donna une brusque et si violente secousse qu'il la rompit net à
quelques maillons du collier. Avec des précautions inouïes afin
que ne le trahissent point les tintements du grelot, il ouvrit
toutes les portes et, sans délai, fila vers la forêt.

Il ne faisait que de quêter encore et n'avait pas donné le moindre
coup de gueule lorsque le garde Roy, qui descendait le sentier de
Bêche pour couper au court et venir à Longeverne prendre les
ordres de son brigadier au sujet du service, entendit son grelot.

Au rebours de Martet, lequel, malgré ses apparences sévères, son
zèle intelligent et bien compris, représentait le fonctionnaire
brave bougre et bon enfant, le garde Roy réalisait le type parfait
d'imbécile méchant que le populaire a stigmatisé en disant de
cette sorte d'individus: «C'est une belle vache!» calomniant ainsi
gratuitement une catégorie fort respectable, sinon très
intelligente, de mammifères domestiques.

Roy, prudent, s'avança sous bois à pas feutrés et reconnut Miraut:
il en frémit de joie. Cette fois il allait se signaler à son grand
chef, dresser un procès-verbal qu'on ne ferait pas tomber comme
beaucoup d'autres qu'il avait rédigés un peu trop bêtement et
faire plaisir aux autorités. Il songea à se saisir du chien et à
le ramener au village, mais prendre Miraut n'était pas chose
facile. L'intelligent animal, dès qu'il le vit, crocha sans
hésiter et s'éloigna au petit trop en le regardant de travers.
L'autre, rusant, voulut avec douceur l'appeler: «Viens, Miraut;
viens, mon petit», et il sortit même de son sac un morceau de pain
qu'il lui tendit, croyant l'attirer par ce procédé un peu
grossier.

Miraut regarda le personnage avec un mépris non dissimulé et ses
yeux, clignotant vaguement sous ses paupières, avaient l'air de
dire à Roy: «Imbécile, pour qui me prends-tu?»

S'il eût su parler et qu'il eût connu les usages parlementaires,
il eût certainement ajouté: «Voyons, crétin, idiot, tourte, je ne
suis pas électeur que tu puisses m'acheter pour un morceau de
pain.»

Furieux de cette attitude, Roy marcha, puis courut, puis galopa
vers lui et Miraut accéléra un petit peu son allure, juste assez
pour se maintenir à bonne distance. Quand l'autre, qui
s'égratignait, se déchirait et perdait son képi, renonça à la
poursuite et s'arrêta, il fit halte lui aussi et, l'ayant encore
bien regardé, se tourna un peu, leva la cuisse contre un tronc de
foyard, lâcha en signe de parfait dédain et de profond mépris un
jet soutenu, puis s'éloigna définitivement après avoir fait voler
haut, dans la direction du fonctionnaire, les feuilles mortes sous
ses pattes de derrière.

Roy, exaspéré, descendit sans perdre une minute à Longeverne et
vint droit chez Lisée qu'il interpella insolemment:

--Dites donc, vous, voudriez-vous me montrer votre chien?

--Vous-mon-trer-mon-chien? scanda Lisée, et pourquoi voulez-vous
voir mon chien?

--C'est mon affaire. Je vous ordonne de me montrer votre chien.

--Vous m'ordonnez? Elle est verte celle-là, par exemple! Mon chien
est à l'écurie, mais vous ne le verrez pas; c'est une bête bien
élevée et honnête et je n'ai pas l'habitude de la présenter à des
grossiers et à des malappris.

--Ah! vous ne voulez pas me le montrer? J'sais bien pourquoi; vous
auriez du mal de l'exhiber.

--J'aurais du mal? Il est là derrière cette porte; mais vous ne le
verrez pas; ah! non! je vous défends bien de le voir, vous n'avez
pas le droit d'entrer chez moi.

--Bon, c'est entendu! Je n'ai pas le droit d'y entrer seul, mais
je vais requérir le maire et nous allons bien voir.

Comme il l'avait annoncé, Roy s'en fut chercher le maire, et, au
nom de la loi, le somma, pour verbaliser, de l'accompagner chez
Lisée.

Celui-ci, bien que n'aimant pas les histoires, dut s'exécuter, et
Lisée, mis en demeure, alla ouvrir la porte de sa remise.

Sa surprise fut grande en apercevant la couche vide et la chaîne
cassée. Il en pâlit. L'autre, en venant, avait dû rencontrer
quelque part Miraut en forêt et toute cette comédie n'était que
pour verbaliser avec fracas. Il ressortit très ému.

--Je ne savais pas, avoua-t-il. Il a cassé sa chaîne: tenez, venez
voir, ce n'est pas de ma faute.

--Inutile, maintenant, triompha Roy; je n'ai plus rien à voir.
Monsieur le maire a entendu; vous avouez que votre chien n'est pas
chez vous et moi j'atteste que je l'ai rencontré, chassant au
sentier de Bêche.

--S'il chassait, on l'aurait entendu, objecta Lisée.

--Je dis «chassant», affirma le garde; je suis agent assermenté et
vous n'allez pas me traiter de menteur: je note que vous avez mis
la plus grande mauvaise volonté à en convenir et que j'ai dû
recourir à l'autorité municipale pour accomplir mon devoir et
faire mon service.

Presque au même instant, Miraut lançait.

Roy ricana:

--Vous l'entendez, vous ne nierez plus.

--Je n'ai jamais nié, répliqua Lisée, je ne savais pas et voilà
tout.

--La cause est entendue, je m'en charge, menaça l'autre en s'en
allant.

Quand la Guélotte connut l'affaire, la terrible affaire qu'elle
apprit à la fontaine où elle lavait, pour l'heure, une savonnée,
elle ne fit qu'un saut jusqu'à sa maison.

--Je te l'avais bien dit! Je te l'avais bien dit! tempêta-t-elle.

Et les lamentations, les larmes et les imprécations reprirent,
s'enflant, roulant, débordant sur la tête du chasseur.

Il n'était évidemment plus question de tuer Miraut qui avait une
valeur marchande et dont on avait refusé une grosse somme
d'argent, mais de chercher à le vendre.

--Tant que nous l'aurons, ce sera comme ça, ajouta-t-elle. Nous
n'échapperons pas! Tu es signalé partout maintenant, on nous
tombera dessus: il nous ruinera.

La chose était grave.

Lisée gronda son chien et le menaça quand il revint le soir avec
un bout de chaîne pendant à son collier. Pour plus de sécurité, il
lui remit le bâton tombant devant les pattes qui entravait sa
marche et empêchait sa course.

Cependant, une rage, une frénésie de chasse semblait avoir saisi
la bête. Malgré cette entrave, huit jours après il repartit, du
côté du Teuré, cette fois. Mais en entrant dans le taillis il dut
s'empâturer quelque part dans des fourrés, s'accrocher, enrouler
l'entrave et la chaîne autour de branches et de souches et se
constituer prisonnier lui-même de la forêt. Du moins, ce qu'on sut
par la suite permit de supposer que les choses avaient dû se
passer ainsi, car aucun témoin ne put jamais conter la chose et
l'on ne retrouva que dix mois plus tard, entortillé parmi des
souches, son collier plus qu'aux trois quarts pourri, avec la
chaîne et le bout de bois. Miraut, pour se libérer, arriva-t-il à
le casser? parvint-il, au prix de quels efforts, à retirer sa tête
de l'ouverture étroite? Nul ne sait; toujours est-il que deux
heures après son départ, sans collier ni entrave, la tête bien
dégagée et le cou libre, les gendarmes de Rocfontaine lui
tombaient dessus au moment où il achevait de dévorer un jeune
levraut qu'il venait de pincer après une courte chasse
mouvementée.

Les gendarmes dressèrent un triple procès-verbal: premièrement,
pour vagabondage; deuxièmement, pour manque de collier;
troisièmement, pour chasse en temps prohibé. Néanmoins, malgré
leurs efforts, ils ne purent ramener au village le chien qui
s'échappa en leur laissant la tête et une épaule de gibier, mais
leur témoignage suffisait et Lisée ne put nier, chacun ayant
entendu Miraut.

Il est inutile de raconter en détail ce qui se passa dans le
ménage. La Guélotte pleura, sanglota, hurla, engueula, rossa le
chien et supplia son homme de se débarrasser de cette bête
terrible, à n'importe quel prix, d'écrire sans retard au riche
amateur qui, la saison d'avant, lui en avait offert une si belle
somme.

Le chien les ruinait, il n'y avait plus un sou dans le ménage, il
faudrait peut-être vendre une vache ou un cochon à demi engraissé
pour payer les frais.

Cependant, Miraut rentrait, nullement craintif, parfaitement
joyeux, comme un brave chien à qui sa conscience ne reproche rien
et qui n'a fait que ce qu'il doit faire. Et Lisée grondait bien et
gueulait un peu, mais sans conviction, car il tenait à cette bête
et l'aimait malgré tout, et secrètement même l'excusait d'oser
faire, quand cela lui disait, ce qu'il n'osait pas toujours faire
lui-même.

On dut, pour remplacer le collier perdu, en retrouver un autre.
Julot le cordonnier, en bon et consciencieux ouvrier, le
confectionna avec du cuir choisi, qu'il cousit solidement, et,
pour plus de sûreté cette fois, on attacha le chien tout en lui
remettant une nouvelle entrave.

Mais la malchance, c'est la malchance; les précautions les plus
minutieuses ne prévalent pas contre elle et, quand le Destin vous
a posé sur la nuque sa poigne de fer, il est inutile de regimber,
il n'y a qu'à se soumettre et laisser les événements couler comme
une onde mauvaise. Par une fatalité terrible, Miraut ne sortait,
ne s'échappait jamais que les jours où les gardes et les gendarmes
étaient en tournée du côté de Longeverne.

Et ce furent encore ces derniers qui, douze jours plus tard, le
ramenèrent cette fois au village, entre eux deux, ainsi qu'un
malfaiteur de grand chemin.

--Vous avez eu de la chance, que nous nous soyons trouvés là,
eurent-ils le toupet de dire à Lisée. Sans nous, votre chien
aurait bien pu crever où il était.

Ils racontèrent alors comment Miraut, arrêté de nouveau par son
entrave et prisonnier dans un buisson, à moitié étranglé, avait
attiré leur attention par ses plaintes et ses hurlements d'appel.
Ils l'avaient, comme de juste, délivré, et, par la même occasion,
pincé.

--Vous n'en serez aujourd'hui que pour un simple procès-verbal de
vagabondage, déclarèrent-ils, touchés tout de même par cette
déveine aussi persistante et enfin convaincus de la parfaite bonne
foi et de l'honnêteté de Lisée.

Cette fois, à la Côte, ce fut de la démence et de la rage. La
Guélotte parla de se pendre dans la grange ou de se noyer dans
l'abreuvoir si la maison n'était pas débarrassée de ce fléau. Elle
traita son mari de canaille, l'accusant des pires infamies, disant
qu'il lui «suçait le sang à petit feu», qu'il voulait la faire
mourir, qu'il était la risée du pays, que c'était une honte d'être
aussi bête et bien d'autres choses encore.

--Tu vas, exigea-t-elle, écrire au notaire tout de suite et qu'il
dise à son ami que Miraut est à vendre.

Lisée simula la défaite, griffonna une lettre qu'il partit
immédiatement, affirma-t-il, mettre à la boîte, mais qu'il se
garda bien d'envoyer, se disant qu'une fois la colère calmée et
les événements un peu passés, l'autre n'y penserait plus.
Cependant la Guélotte ne lâchait pas, elle s'étonnait de ne pas
recevoir de réponse et Lisée, pour la faire patienter, émettait
l'opinion que l'amateur était sans doute muni ou avait
probablement changé d'avis à ce sujet.

Il commençait à se tranquilliser lorsqu'un beau jour, un homme du
Val arriva au pays en voiture, mit son cheval à l'auberge, et
demanda sa maison.

Il se présenta bientôt, et, après les salutations d'usage, aborda
nettement le but de sa visite.

--On m'a dit que vous aviez un chien à vendre.

Lisée, une seconde, en demeura muet de stupeur, et il n'avait pas
encore ouvert la bouche pour protester que déjà sa femme, en ses
lieu et place, répondait par l'affirmative. Il se ressaisit,
protesta, déclarant que, si telle avait été un instant son
intention, il avait depuis réfléchi et était revenu sur une
décision prise un peu trop à la légère.

Sa femme pâlit et le fixa d'un air effrayant. Il sentit venir
l'orage et se prépara à tenir tête.

--Avec quoi le paieras-tu, hurla-t-elle, ton dernier
procès-verbal, dis, avec quoi? Tu vendras une vache peut-être;
nous serons obligés de nous séparer d'une de nos meilleures bêtes;
nous nous priverons, je ne mangerai pas à mon saoul pour que tu
conserves ici une charogne qui ne nous fait que des misères!

--C'est mon seul plaisir, répondit Lisée. Je n'ai pas besoin
d'amasser, puisque nous n'avons pas de gosses, et je ne me soucie
pas de laisser des terres et de l'argent à tes neveux qui se
ficheront de moi quand je serai mort.

--Oui, saoule-toi encore, et moi ici je crèverai de fatigues et de
privations.

L'étranger, un peu gêné, essaya de s'excuser de la scène pénible
qu'il provoquait en disant:

--J'en offrirais un bon prix.

--J'en ai refusé cinq cents francs, précisa Lisée, cinq cents
francs, vous m'entendez bien, pas plus tard que l'année dernière.

--Ça t'a bien réussi! ragea la Guélotte. Combien en offrez-vous?
demanda-t-elle au visiteur.

--Vous n'en trouveriez certainement pas la moitié à l'heure
actuelle, affirma-t-il. D'abord, c'est un chien d'un certain âge,
et puis nous ne sommes pas à l'ouverture.

--J'attendrai, répondit Lisée, qui voyait là une occasion
d'atermoyer.

--J'en donne trois cents francs tout de même, se reprit l'autre.
Songez-y! Pour un chien, c'est quelque chose.

--Lisée, supplia sa femme, changeant d'attitude et les larmes aux
yeux, pour l'amour de Dieu, aie pitié de nous, aie pitié de moi!
Jamais tu ne retrouveras peut-être une telle occasion; songe à la
vache qu'il faudra vendre, dix litres de lait par jour! Songe que
ce ne serait sûrement pas tout, que les gardes t'en veulent, que
les gendarmes t'épient, qu'ils nous feront tout vendre, qu'ils
nous ruineront jusqu'au dernier liard.

--Vous en retrouverez un autre facilement, insista l'acheteur.

Une larme, qu'il essaya de refouler, monta aux yeux de Lisée; il
se moucha bruyamment tandis que l'autre concluait:

--Allons, topez là, et serrez-moi la main, c'est une affaire
entendue. Allons boire un verre à l'auberge où j'ai laissé mon
cheval.



CHAPITRE V

--Il faut au moins que vous le voyiez, afin qu'il vous connaisse
déjà un peu pour partir! Lisée va vous conduire à sa niche,
proposa la Guélotte.

--Je le connais déjà, moi, répondit l'acquéreur.

Débarricadant les portes lentement, le cerveau lourd, sans penser,
en homme accablé, Lisée arriva avec son compagnon à la remise où
Miraut, attaché, sommeillait, son entrave au cou.

--Le voilà! annonça-t-il en le désignant du geste.

Et il s'approcha de l'animal qu'il caressa de la main et auquel il
parla affectueusement.

L'étranger, le nouveau maître, suivait Lisée et ce fut sur lui que
se porta d'instinct le regard du chien.

Tout d'abord, en apercevant Lisée, il ne s'était pas levé, se
contentant de soulever la tête, de le regarder avec de grands yeux
tristes et, ce qui témoignait chez lui de l'indécision, de frapper
de sa queue, à coups réguliers et assez vifs, la paille de sa
litière. Mais, dès qu'il aperçut cet autre humain, habillé
différemment des gens qu'il avait coutume de voir, un chapeau sur
la tête, un manteau sur le bras, l'inquiétude sourdement
l'envahit. Une prescience vague lui dénonçait un danger et, Lisée
restant malgré tout son protecteur naturel, ce fut vers lui qu'il
se réfugia, vite debout, se frottant à son pantalon, lui léchant
les mains et lui parlant à sa manière.

De même que les corbeaux et les chats chez qui la chose n'est pas
douteuse, et sans doute tous les grands animaux sauvages, les
chiens ont un langage articulé ou nuancé et se comprennent entre
eux parfaitement. Miraut se faisait également entendre de Mique,
de Mitis et de Moute, et ces derniers aussi lui tenaient assez
souvent des discours brefs dans lesquels on se disait tout ce que
l'on voulait se dire et rien que ça.

Sans que Lisée eût parlé, car s'il eût émis la moindre phrase
relative à une séparation, le chien, qui comprenait tout ce qui se
rapportait à lui, l'aurait certainement saisie dans tous ses
détails, il sentit, rien qu'à son air triste, de même qu'à la
volonté de l'autre de se faire bien voir, qu'il y avait entre eux
deux un pacte secret le concernant.

Instinctivement il fuyait les caresses de l'étranger, se
contentant de le regarder avec des yeux inquiets, agrandis par la
tristesse et l'étonnement.

Les compliments que l'autre lui adressa, pour sincères que les
sentît Miraut, ne réduisirent point sa méfiance et il refusa
froidement un bout de sucre qui lui fut tendu en signe d'alliance.
Lisée ayant ramassé le morceau tombé le décida tout de même à le
croquer, mais il le cassa sans enthousiasme et l'avala sans le
sentir.

--Je vais toujours lui ôter l'entrave, décida l'acheteur qui
s'était nommé M. Pitancet, rentier au Val.

Mais ce geste libérateur qui, pensait-il, lui concilierait les
bonnes grâces et lui attirerait l'amitié du chien, ne réussit qu'à
accentuer sa méfiance et à confirmer ses soupçons.

Le nez humide et les yeux brillants, il se collait de plus en plus
aux jambes de son ancien maître qui ne se lassait de le cajoler,
de le tapoter, triste jusqu'à la mort de la séparation prochaine.
Après une dernière embrassade, une dernière caresse, on laissa
Miraut sur sa litière et, pour régler définitivement l'affaire,
les deux hommes se rendirent à l'auberge.

--Comment avez-vous su que mon chien était à vendre? questionna
Lisée.

--Ma foi, répliqua l'autre, à vous dire la vérité, je n'en ai été
à peu près sûr qu'en arrivant à Velrans où l'aubergiste m'a
confirmé la chose. Je vous avouerai toutefois que je me doutais
bien qu'un jour ou l'autre vous seriez obligé de vous en
débarrasser, car je me suis trouvé par hasard au tribunal à tous
vos procès et je puis bien, entre nous, vous dire que les juges se
sont montrés avec vous de fameuses rosses. Depuis longtemps je
connais de réputation votre chien et, comme j'ai l'intention de
chasser cet automne, je me suis dit: «Puisque tu n'es pas très
habile ni très connaisseur, un bon animal au moins t'est
nécessaire.» C'est pourquoi, après votre dernière condamnation,
j'ai décidé à tout hasard que je monterais jusqu'ici au-dessus. On
m'a bien prévenu, à Velrans, qu'il serait assez dur de vous
décider, mais que votre femme, elle, ne voulait plus entendre
parler de le garder, et je suis venu.

--Mon pauvre Miraut! gémit Lisée.

--Soyez tranquille, le rassura M. Pitancet, il sera bien soigné
chez moi; nous n'avons à la maison ni chat ni gosses et ma femme
ne déteste pas les chiens.

--Une si bonne bête! reprenait Lisée.

Et pendant qu'ils vidaient une vieille bouteille en mangeant un
morceau, le chasseur, dans une sorte d'enthousiasme sombre et
désespéré, entamait l'éloge de son chien.

--Pour lancer, monsieur, il n'y en a point comme lui; dès qu'il
est sur le fret, il s'agit de faire bien attention, d'ouvrir
l'oeil et de se placer vivement. Il n'est pas bavard: une fois
qu'il a averti par deux ou trois coups de gueule, on peut être sûr
que, moins de cinq minutes après, il aura levé. Et pour suivre,
pour suivre, ah! ce n'est pas lui qui perdra son temps à des
doublés et à des crochets, ah! mais non! Les lièvres ne la lui
font pas à Miraut! Et quel que soit le jour, il lancera! Et il
faudra que votre oreillard soit bien malin, allez, pour qu'il ne
vous le ramène pas.

Et Lisée continuait:

--À la maison, il vaut mieux qu'un chien de garde; il sait
reconnaître les amis, il ne fait pas de mal aux gosses, et si un
rouleur voulait jamais s'introduire, qu'est-ce qu'il prendrait! Il
le boufferait, monsieur, tel que je vous le dis. Ah! penser que
nous étions si bien habitués l'un à l'autre et qu'il faut que nous
nous quittions! J'avais pourtant juré qu'on ne se séparerait
jamais. Mais, monsieur, malgré la vieille qui n'a jamais pu le
sentir, la rosse! il trouvait moyen de venir me retrouver dans le
lit de la chambre haute en ouvrant les portes. Car il sait ouvrir
les portes, méfiez-vous si vous voulez: il ouvre toutes les portes
quand ça lui dit; c'est même comme ça qu'il s'est sauvé plusieurs
fois. Mais, ne comptez pas qu'il vous les refermera; non, fermer
les portes, ce n'est pas son affaire; une porte fermée le gêne,
une porte ouverte ne le gêne pas, et quand il est arrivé à ce
qu'il voulait, lui, et à se faire plaisir, sauf votre respect,
monsieur Pitancet, il se fout du reste.

--J'espère qu'il s'habituera assez vite: toutes les bêtes
s'habituent au changement.

--Toutes, peut-être, mais pas lui. Miraut n'est pas comme les
autres. J'ai eu bien des chiens dans ma vie, mais jamais, vous
m'entendez, jamais je n'en ai eu un comme celui-là. Ah! vous avez
de la chance d'être en voiture, parce que vous pourriez vous
brosser pour l'emmener à pied, vous ne seriez pas de sitôt au Val.

--Vous croyez, douta M. Pitancet, avec du fromage, du sucre dont
je lui donnerais un petit bout de temps en temps?

--Peut-être avec des autres, avec des jeunes, ça réussirait-il;
mais avec lui, ah là là! Quand il a décidé quelque chose, il n'y a
rien à faire; il n'y a que moi qu'il écoute et mon camarade
Philomen avec qui je chasse depuis vingt ans et aussi un peu l'ami
Pépé, vous savez bien, Pépé de Velrans, celui qui tue tant de
lièvres tous les ans. Les autres, rien à faire: souvent les
grosses légumes de Rocfontaine sont venus chasser avec moi (les
salauds! et pas un ne m'a aidé dans mes procès); eh bien! dès
qu'il voyait, dès qu'il sentait que je n'étais plus avec eux, il
ne moisissait pas en leur compagnie et il m'avait bientôt
retrouvé. Il se ferait traîner, il s'userait les pattes jusqu'au
genou, je veux dire jusqu'au jarret, et vous lui arracheriez le
cou plutôt que de le faire avancer. En voiture, il sera bien forcé
de se tenir, mais je ne serai pas étonné si, une fois là-bas,
malgré la distance, il se sauve et revient me voir.

--Ils reviennent presque toujours revoir leur premier maître, mais
c'est l'affaire de quelques voyages et, s'ils sont mal reçus, ils
se résignent vite à demeurer à leur nouveau logis, surtout s'ils y
sont bien traités. Si d'aventure Miraut s'échappe avant d'être
bien habitué au Val et qu'il retourne à Longeverne, vous le
soignerez naturellement et je vous paierai ce qu'il faudra pour sa
pension, mais je compte bien que vous ne ferez rien qui puisse
l'encourager à recommencer.

--Ce me sera dur de le gronder, prévint Lisée, une bête avec qui j
ai passé de si bons moments et qui m'aime tant! Mais c'est
vot'chien maintenant et je ne le rattirerai pas.

--Allons le chercher, pendant qu'on mettra mon cheval à la
voiture, décida M. Pitancet.

Durant leur absence, Miraut qui s'était rassis, puis recouché sur
la paille, songeait très inquiet, en proie à des pensées
contradictoires, à des soupçons multiples et à des craintes
terribles. Il appréhendait le retour de Lisée, non point pour
lui-même, mais parce qu'il se doutait que l'autre s'attacherait à
lui.

Pourtant, s'il lui avait voulu du mal, il n'eût pas tant attendu,
et du moment qu'il était parti, il ne reviendrait peut-être pas.
Et qui aurait pu savoir les sombres pensées qu'il roula, les
problèmes qu'il agita, et dont les manifestations extérieures se
traduisaient juste par une inquiétude du regard, un froncement de
paupières, des frémissements de mufle, de légers tremblements de
pattes et l'obstination avec laquelle il regardait du côté de la
porte.

Sa frayeur devint intense quand il perçut dans le sentier de
l'enclos deux pas bien distincts qu'il reconnut aussitôt: celui de
Lisée et celui de l'autre, et elle s'accentua encore quand le son
de la voix de l'étranger ne lui permit plus le moins du monde de
douter que c'était bien lui qui revenait. Il se leva tout droit
sur sa couche, le cou abaissé au niveau des épaules, la tête
allongée dans le prolongement du cou, et fixa plus intensément
encore la porte de la remise qui s'ouvrit bientôt et livra passage
aux deux hommes.

Lisée avait un air sombre et fermé qui contrastait avec la
physionomie joyeuse de son compagnon. Derrière eux, la tête
ricanante de la Guélotte apparut à son tour et Miraut nettement se
sentit sacrifié et perdu.

Qu'allait-il lui arriver? Il n'en savait rien encore, mais il
craignait quelque chose de pire que la prison et de pire que les
coups. Il craignait: la crainte, dans certains cas, est plus
cruelle que le malheur lui-même; elle faisait pour l'heure battre
à grands coups le coeur du chien.

--Viens, mon petit, viens! appela d'un air aimable M. Pitancet;
viens près de moi, voyons!

Et il lui tapotait le crâne tandis que Lisée détournait la tête
pour cacher son émotion.

--Grand imbécile! ricana sa femme. Tu ne ferais pas tant de
grimaces pour moi! Ce n'est qu'un chien!

Cependant, M. Pitancet, ayant détaché Miraut, lui tendait un bout
de fromage, pour bien faire connaissance, affirmait-il; ensuite de
quoi il le caressa de nouveau, le cajola, le câlina, le gratta
sous les oreilles et sous le cou, l'invitant à le suivre au
dehors:

--Viens, mon petit!

Mais Miraut résolument tirait du côté de Lisée, le regardant de
ses yeux agrandis et désespérés, et pleurant et suppliant à petits
abois tendres et tristes.

Le chasseur ne résista pas: il s'accroupit devant le chien et
longuement l'embrassa et lui parla:

--Il le faut, mon pauvre vieux, résignons-nous!

La résignation est une vertu chrétienne et n'était pas le fait de
Miraut qui enfonçait plus que jamais son nez dans le gilet de
chasse de son ami et de sa patte le grattait à vif partout où il
trouvait un pouce carré de chair.

--Il vaut mieux, émit l'acheteur, que vous ne le caressiez pas
tant.

--C'est vrai, convint Lisée, ce n'est plus le mien maintenant et
je n'ai même plus le droit de l'embrasser. Emmenez-le, monsieur,
emmenez-le! ça me fait trop de peine et à lui aussi de prolonger
plus longtemps les adieux.

--Si on peut être bête à ce point-là! marmonnait la Guélotte.

Lisée lui jeta un coup d'oeil terrible et elle jugea prudent de se
taire immédiatement, non point tant par la crainte des coups que
par l'appréhension de voir son mari revenir sur sa parole et
défaire le marché.

On sortit. Mais, comme l'avait prévu Lisée, Miraut refusa
obstinément d'avancer. Campé sur les quatre pattes, le cou tendu,
il résistait de tous les muscles de sa poitrine, de tous les
tendons de ses jarrets, de tous les ligaments de ses vertèbres, de
toutes les griffes de ses pattes fichées violemment en terre.

--Allez, charogne! grogna la Guélotte en le poussant par derrière.

Il résista de plus belle, le fessier cintré, suffoquant et
crachant parce que le collier l'étranglait de l'autre côté.

--Je vous prierai de me l'amener jusqu'à la voiture, demanda M.
Pitancet; pour qu'il n'ait pas peur et ne se doute pas trop, je
prendrai par la route du village et vous par le verger.

Résigné à boire jusqu'à la lie le calice, Lisée reprit en main la
laisse, tandis que l'acheteur, à grands pas, s'éloignait.

--Viens, mon petit Miraut! appela-t-il.

Le chien avait suivi d'un oeil farouche le départ de l'inconnu. Il
vint se jeter dans les jambes de Lisée, jappotant et se
tortillant, et le chasseur put l'emmener en passant par le sentier
du clos.

Mais quand on arriva en face de chez Fricot et que Miraut revit
l'homme auprès de la voiture attelée, une transe nouvelle le
saisit. Il comprit tout et, regardant Lisée avec des yeux pleins
d'un sombre et muet reproche, refusa de nouveau obstinément de
faire un pas. Le patron, pour l'amener à la voiture, dut le
prendre de force dans ses bras où il se débattait et le porter
comme un enfant.

Sur une brassée de paille préalablement disposée à côté du siège,
Lisée déposa Miraut, tandis que le conducteur, saisissant la
corde, l'attachait très court et solidement au siège d'abord, au
porte-lanterne ensuite, afin que le chien ne pût ni renverser le
premier, ni sauter et se tuer en cours de route en tombant
malencontreusement sous les roues.

Pour qu'il ne vît point ces préparatifs et ces dispositions, Lisée
durant ce temps l'entourait toujours de ses bras et l'embrassait
en lui parlant.

Quand tout fut solidement arrimé, le nouveau maître, brusquant les
adieux, serra la main de Lisée et fouetta vigoureusement son
cheval.

Et Lisée resta là, immobile, muet, navré, sombre, désespéré, ne
répondant rien aux gens qui l'interrogeaient, regardant
stupidement s'éloigner et disparaître au loin cette voiture de
malheur où son chien, son cher Miraut qu'il avait eu la lâcheté de
vendre, hurlait ficelé et se débattait désespérément.

Cependant, à Velrans, Pépé, dont la jambe allait mieux et qui
commençait à remarcher, faisait une petite promenade, se soutenant
sur deux bâtons. Il suivait la route à petits pas, lentement.
Entendant un bruit de voiture, il se rangea au bord de la chaussée
pour la laisser passer et il vit, ahuri, un homme qu il ne
connaissait point, emmenant attaché un chien qui maintenant ne
criait ni ne hurlait, mais qui avait un air tragique et lugubre et
tournait invinciblement la tête dans la direction de Longeverne.

--Mais c'est Miraut! s'exclama-t-il, saisi tout à coup d'une
sombre inquiétude. Qu'est-ce qui a bien pu se passer?

Et il rentra chez lui, très agité, roulant toutes sortes de
pensées, se demandant pourquoi on ne l'avait avisé de rien, tandis
qu'à Longeverne Lisée, couché sur son lit, le nez au mur, fermait
les yeux, la tête bourdonnante, essayant en vain de dormir pour
oublier un peu son chagrin.



CHAPITRE VI

Une bonne soupe, un bon coussin rembourré de laine, attendaient
Miraut dans la maison de M. Pitancet, au Val.

Ne voyant plus Lisée, se sentant dans un pays inconnu, dans un
milieu de gens inconnus, le chien apeuré se laissa, sans
résistance, détacher et descendre de la voiture par son nouveau
maître qui ne lui ménagea, en cette circonstance, ni les caresses,
ni les bonnes paroles. Il le suivit fort docilement dans la
cuisine, puis dans la salle à manger, et dans diverses autres
pièces encore, car le patron voulut lui faire faire sans tarder le
tour du propriétaire afin qu'il pût prendre, dès son arrivée,
l'air de la maison.

Cette précaution n'était point mauvaise. Les bêtes sont
naturellement curieuses et les sensations nouvelles sont
habituellement un tout-puissant dérivatif à leur chagrin. Mais
Miraut différait un peu de ses congénères. Morne, flairant à peine
par politesse, il fit pas à pas la revue de l'appartement et
revint à la cuisine où M. Pitancet, devant sa femme qui le caressa
un peu peureusement, voulut lui faire manger sa soupe.

Il l'amena devant une jatte appétissante, fleurant bon la graisse
et le lait. Mais Miraut ne pensait guère à manger: il trempa le
bout du nez dans le bouillon, renifla un coup, se retira d'un air
dégoûté, s'essuya d'un coup de langue et regarda la porte.

--Pas de ça, mon vieux, protesta M. Pitancet. Tu voudrais filer;
tu as le mal du pays, je comprends; mais ça passera. Allons, viens
ici; quand tu auras faim, tu mangeras: il ne faut forcer personne.

C'était l'heure du repas. Les époux se mirent à table, uniquement
préoccupés du chien qu'ils trouvaient tous deux fort à leur goût,
très gentil, bien élevé et qu'ils souhaitèrent voir très vite
s'accoutumer à eux et à la maison. En vain essayèrent-ils de le
décider à avaler quelques morceaux de pain. Miraut les laissait
tomber sans y toucher; devant les bouts de viande, son
intransigeance fléchit un peu tout de même, il les avala en les
mâchant.

--Allons, espéra M. Pitancet, il s'habituera. Bien nourri, bien
caressé, bien dorloté, quel est celui qui n'oublierait pas?

M. Pitancet jugeait un peu trop en homme: il ne connaissait encore
guère Miraut.

Depuis qu'il avait franchi le seuil, toute l'attention du chien,
tous ses désirs convergeaient sur une seule idée: sortir; sur ce
seul but: retourner à Longeverne.

Pour arriver à se faire ouvrir la porte, il simula, par la plainte
accoutumée, un besoin pressant.

--Il est propre, approuva le patron; conduis-le à l'écurie, il se
soulagera tant qu'il voudra.

Mais Miraut refusa obstinément de suivre la femme à l'écurie.

«Il est sans doute habitué à aller dehors pour ces affaires-là»,
pensa M. Pitancet, et il se disposa à l'y conduire, mais après
avoir prudemment passé une laisse dans le collier de la bête.

Cela ne faisait guère l'affaire de Miraut qui comprit que, pour
l'instant du moins, son truc n'était pas bon; mais pour ne point
laisser soupçonner a ses geôliers son mensonge, il se soulagea
abondamment; il pouvait toujours se soulager d'ailleurs, peu ou
prou, la vessie des chiens étant inépuisable.

M. Pitancet le complimenta et le ramena devant sa soupe; mais
décidément le chagrin était trop profond, l'estomac trop contracté
et Miraut, se refusant à manger, vint s'étendre sur le coussin qui
lui avait été préparé, simulant le sommeil. Toutefois, il ne
pouvait entendre s'ouvrir et se fermer la porte de la rue sans
relever vivement la tête et écouter avec attention.

--Petite canaille! menaça doucement et en souriant son nouveau
maître, tu cherches à filer à l'anglaise; mais sois tranquille,
j'aurai l'oeil et le bon!

Pour qu'il ne se sentît point trop isolé et perdu, pour l'habituer
à leur présence, pour qu'il les connût et s'attachât plus vite à
eux, les maîtres laissèrent dormir Miraut sur son coussin dans la
salle à manger, laissant ouvertes les portes qui communiquaient
avec leurs chambres respectives.

En le quittant ils le caressèrent encore et le chien, se laissant
faire, les regardait de son air triste et très doux qui semblait
leur dire: «Je vois bien que vous êtes de braves gens et que la
juponneuse d'ici vaut mieux que la Guélotte, mais laissez-moi
partir tout de même.»

Ils n'eurent garde, comme on pense, d'acquiescer à son désir.

Le lendemain, debout avant tout le monde, Miraut, seul, avait
minutieusement inspecté la demeure et fait une très sévère revue
des portes et fenêtres de la maison.

De la pièce où il se trouvait, aucune évasion n'était possible; il
passa à la cuisine et essaya de faire, de même qu'à Longeverne,
jouer le loquet; mais les serrures de M. Pitancet, rentier,
étaient plus compliquées que celles du père Lisée, paysan, et
Miraut eut beau appuyer et tirer et pousser de toutes façons, il
n'arriva point à en pénétrer le secret.

Il flaira alors les meubles, les instruments divers, les
ustensiles de cuisine et retrouva dans la terrine sa soupe de la
veille. Son estomac délesté criait famine, il la lapa jusqu'à la
dernière goutte, puis, ayant tout vu, tout senti, tout reniflé,
tout sondé, il revint s'étendre sur son matelas et attendit.

M. Pitancet et sa femme, dès qu'éveillés, l'appelèrent; il parut
remuant la queue au seuil de leurs chambres, mais ne poussa pas
plus loin ses témoignages et démonstrations. Eux, furent beaucoup
plus prolixes de gestes et de mots et on le félicita tout
particulièrement d'avoir si bien mangé sa soupe.

Comprenant parfaitement toutes leurs paroles, Miraut écoutait
avidement. Il ne dissimula point sa satisfaction et piétina sur
place tout joyeux quand son nouveau maître eut émis l'idée de
l'emmener faire un tour et prendre l'air, et l'autre en fut tout
attendri.

--Nous le tenons, affirma-t-il à sa femme.

Il s'habilla et, après avoir comme la veille passé une laisse au
collier du chien, ils sortirent tous deux.

Ce n'était point ce qu'avait espéré Miraut, mais tout de même il
était content de gagner la rue et de prendre contact avec le pays,
ne serait-ce que pour s'orienter un peu, afin de n'avoir point à
hésiter le jour où, débarrassé de ses liens, il pourrait enfin
filer où il voudrait.

Ce nouveau village n'enthousiasma point Miraut.

Le Val, comme son nom l'indique, est situé dans une vallée, fort
jolie d'ailleurs, bien que très encaissée. C'est un petit pays
tout en longueur dont les maisons proprettes longent une rivière
jaseuse au flot limpide et frais que hante une truite très rare et
fort renommée. Quelques prairies en pente arrivent comme des
torchons de verdure à la rivière, tandis que plus haut la côte,
avec ses forêts et ses rochers, s'élève raide et escarpée, barrant
l'horizon.

Le bruit de l'eau et le pont qu'il fallut traverser rappelèrent à
Miraut un de ses plus mauvais souvenirs. Il hésita à suivre le
maître, reniflant avec prudence l'odeur humide qui s'exhalait,
écoutant ce chant monotone du flot sur les pierres qui l'avait
déjà intrigué la veille et l'agaçait peut-être un peu.

Il examinait tout d'un oeil soupçonneux; il aperçut d'autres
chiens qui le regardaient avec une curiosité méchante, qui
aboyaient dans sa direction et le menaçaient et l'insultaient;
sans doute il ne les craignait guère, surtout avec le maître, mais
cela l'ennuya; il flaira des gens qu'il n'avait jamais sentis ni
vus; il aperçut des bois sur lesquels il ne possédait aucune
notion. Il se demanda où il trouverait des lièvres et comment il
les chasserait et quelles seraient leurs ruses et leurs passages
et leurs cantons, et cela lui fit songer à ses chères forêts du
pays de Lisée qu'il connaissait mieux que quiconque, hommes et
bêtes, dont pas une venelle, pas un passage, pas un fourré ne lui
étaient étrangers.

Il pensa que s'il devait vivre ici, il lui faudrait tout
recommencer sa vie, apprendre à connaître ses maîtres et leur
logis, les gens du pays, les gosses, distinguer les maisons amies
des baraques hostiles; qu'il lui faudrait étudier canton par
canton, pouce par pouce tous ces bois, les sonder, les vérifier,
les tarauder; il se dit que cela était vraiment impossible, que sa
tête chargée de souvenirs ne pourrait enregistrer ces nouvelles
notions, qu'il était trop vieux, peut-être, que Longeverne était
son pays, son domaine, qu'il ne pourrait vivre que là et qu'il
devait y retourner.

Ce n'était point sans doute l'avis de M. Pitancet, lequel, en
discours prolixes et convaincus, lui vantait le Val. Miraut ne
l'écoutait pas, il continuait ses réflexions.

Cet homme qui, de force, l'avait transplanté ici, qu'était-il au
point de vue chasse, le seul qui importait au chien? Ah! si c'eût
été encore Philomen ou Pépé, des amis, des gens sûrs, mais
connaissait-il la chasse, ce M. Pitancet? Saurait-il se poster aux
bons passages, était-il capable de tuer un lièvre? Si c'était un
maladroit et que le chien s'escrimât pour rien à faire courir les
capucins? Autant de questions nouvelles. Et il faudrait qu'il
s'habituât aux manies de cet homme, à ses façons d'aller quand il
avait déjà, lui, toutes ses habitudes, de bonnes habitudes, prises
logiquement ainsi que sait les prendre un chien intelligent et
rusé qui ne s'occupe pour cela que de son nez, de ses besoins et
de son instinct de chien!

Non, Miraut voulait partir et ne rêvait qu'aux moyens de réaliser
sa volonté.

Après avoir manifesté une vague velléité de suivre la route du
côté de Longeverne, après avoir inutilement pris le vent et
regardé vers le haut de la côte par delà laquelle, très loin sans
doute, s'étendaient ses forêts coutumières, il comprit que cette
tactique était mauvaise et qu'il était nécessaire, pour arriver à
son but, d'inspirer confiance à son nouveau patron.

Il savait déjà que la volonté des hommes, quand on la heurte de
front, est irréductible, qu'on n'arrive à s'y soustraire que par
ruse et dissimulation, mais qu'alors il est très facile de tromper
ces êtres crédules, lesquels prennent toujours les chiens, dans
l'impossibilité où ils sont de les comprendre et de les deviner,
pour plus bêtes qu'ils ne sont réellement.

Docile à l'invite du maître, il retourna sur ses pas et le suivit
partout où il plut à l'autre de l'emmener: dans le village, le
long de la rivière et au bord du bois.

Sans en avoir trop l'air, Miraut donnait attention à tout,
regardant, écoutant et surtout humant et reniflant. Il y eut des
choses qui l'intéressèrent, mais l'ensemble lui parut mesquin et
petit et toutes ces impressions nouvelles ne réussirent qu'à lui
faire regretter davantage encore Lisée et Longeverne et à le
confirmer dans sa résolution de retourner là-bas, coûte que coûte.

Il mangeait, dormait, se laissait caresser, témoignait même de la
gratitude à ses patrons, battant énergiquement du fouet quand on
partait en promenade, tant que M. Pitancet, un beau matin, après
huit jours d'accoutumance, crut qu'il n'y avait plus de danger de
le voir repartir et le libéra de l'attache.

Ils se promenèrent côte à côte, mais du premier coup d'oeil Miraut
avait bien vu que ceci était encore une épreuve et qu'à la moindre
velléité de fuite il serait poursuivi et peut-être cerné et
rattrapé.

Aussi, dominant son désir de fausser compagnie à son gardien, il
resta auprès de lui, obéit docilement, s'éloigna aussi peu qu'il
le voulut, revint au premier appel lui lécher la main et continua
deux jours cette comédie.

Elle réussit parfaitement et, un après-midi, deux heures environ
après la promenade, comme Miraut, simulant un besoin de pisser,
demandait la porte, elle lui fut ouverte sans façons.

Il en profita pour rôder comme un flâneur autour de la maison,
mais pressentant que, par un dernier reste de méfiance, on
l'épiait peut-être, il vint se coucher sur le seuil et ferma les
yeux.

Sa maîtresse qui vint pour le chercher, l'ayant aperçu dans cette
posture, rentra aussitôt annoncer la chose à son mari, et lui
affirmer:

--Maintenant, c'est bien le nôtre, et il ne pense plus à
Longeverne.

Cinq minutes après, il filait sans hésitation aucune, reprenant
tout droit le chemin de son village.

Il ne suivit aucune route, aucune voie, aucun sentier; il n'essaya
point de se remémorer, pour le reprendre à rebours, le trajet
suivi par la voiture lors de sa venue, non, il alla le nez au
vent, sûr de son fait, sûr de sa direction, tantôt au trot, tantôt
au galop, jamais au pas, guidé par son flair souverain.

Lisée n'avait pu dormir la nuit du jour où partit Miraut. C'était
un homme accablé: un de ses parents serait mort qu'il n'en aurait
pas été plus triste. C'est que le chasseur, sans enfants et
n'ayant point à se louer du caractère de sa femme, perpétuelle
ronchonneuse, avait de tout temps reporté sur les bêtes, et
particulièrement sur ses chiens qui le lui rendaient bien, toute
l'affection dont il était capable. Miraut était pour lui comme un
dernier né, un Benjamin chéri pour toutes sortes de raisons,
d'abord pour la difficulté éprouvée à le faire admettre au logis,
puis pour ses qualités personnelles extrêmement rares et
précieuses, enfin pour la gloire qu'il lui avait value, pour la
réputation qu'il lui avait faite et aussi pour cette affection
que, par réciprocité, le chien lui avait vouée lui aussi.

Sans l'avoir dit, il comptait bien le revoir, il était étonné
qu'il ne se fût pas déjà évadé et se demandait, avec une pointe de
jalousie, si une bête tant aimée pouvait vraiment l'oublier si
vite.

La Guélotte, paysanne avare, rapace, qui ne voyait dans les
animaux quels qu'ils fussent que des sources de revenu, ne pouvait
comprendre cette affection, pas plus qu'elle n'admettait la
passion de la chasse, divertissement coûteux, bon pour les
désoeuvrés tout au plus et les richards, puisqu'il ne rapporte
rien, même aux meilleurs fusils.

Tout chasseur était pour elle un homme taré, une façon de pauvre
d'esprit, puisqu'il entend mal ses intérêts. Si elle eût su ce que
c'était, elle eût dit avec mépris que c'était une espèce de poète,
de poète qui s'ignore souvent (heureusement!) et goûte d'instinct
et puissamment et sans arrière-pensée d'image et de facture
verbales, les joies de la solitude, la beauté âpre et sauvage de
la nature parmi les décors perpétuellement changeants et toujours
si frais et si beaux des champs, des forêts et des eaux.

Lisée, certes, aurait été bien incapable d'exprimer ses sentiments
sur ce point, et pourtant lorsqu'un beau matin, avant le lever du
soleil, il partait pour la forêt dans l'espoir d'entendre chasser
son chien, il n'eût pas échangé sa place pour un trône.

Toute la semaine, il traîna languissant, désoeuvré, d'une pièce à
l'autre, de la remise à l'écurie, du jardin au verger, bricolant
un peu, incapable de se donner à quelque travail sérieux ou suivi,
tandis que sa femme, triomphante, se moquait de lui et haussait
les épaules, en silence toutefois, car si d'aventure elle se fût
hasardée à aller trop loin dans cette voie, elle aurait pu
craindre un éclat de colère dont son derrière et ses côtes eussent
pu se ressentir fortement.

Cet après-midi-là, plus triste et plus sombre que jamais, le
braconnier, devant sa maison, s'occupait à scier quelques rondins
qu'il avait récemment ramenés de la coupe et qui encombraient un
peu le bas de sa levée de grange.

Courbé en deux, un pied sur le bois du chevalet, il tirait et
poussait lentement la scie, d'un air accablé, lorsque, tout à
coup, sans qu'il s'y attendît le moins du monde, il sentit deux
pattes brusquement s'appliquer sur ses reins en même temps qu'un
aboi de joie et de tendresse, un aboi bien connu, retentissant,
roucoulait à ses oreilles.

Du coup, il en lâcha la scie et le morceau de bois, et comme
électrisé, avec la rapidité de l'éclair, il se retourna.

Miraut était là qui le léchait, se tordait, se tortillait,
l'embrassait, lui parlait, lui disait sa joie de le retrouver, sa
peine de l'avoir quitté, son ennui là-bas, sa longue attente, et
lui aussi, fou de joie, s'était baissé et se laissait embrasser et
entourait son chien de ses bras, le cajolant et ne trouvant à lui
dire que ces mots d'enfant ou de mère:

--C'est toi, Miraut, mon vieux Miraut! Ah! mon bon chien, je
savais bien que tu reviendrais! C'est toi!



CHAPITRE VII

Cependant l'aboi de Miraut et son passage dans le pays n'avaient
pas été sans être remarqués. La Guélotte, en train de sarcler le
jardin qu'ils avaient en dehors du village, dans les clos de la
fin dessous, fut avisée de l'événement par la Phémie qui accourut
à elle, les bras levés, comme pour annoncer un grand malheur.
Cette grande bringue pourtant, comme disait Lisée, n'avait plus
rien à craindre pour ses poules, puisque, depuis fort longtemps,
le chien avait renoncé à ce gibier stupide; mais ils n'étaient
toujours point camarades et elle avait conservé pour Miraut une
haine farouche. La Phémie, donc, vint aviser la Guélotte de ce
retour et de la joie non dissimulée de Lisée.

Immédiatement, craignant toujours pour la sécurité du marché et
redoutant la restitution des trois cents francs, elle rentra à la
maison afin de rappeler à son mari que le chien n'était plus à lui
et lui remettre en mémoire les promesses qu'il avait faites à son
acquéreur.

Elle les trouva tous deux, l'homme et le chien, dans la chambre du
poêle, en train de se caresser et de se tenir des discours
réciproques qui devaient être d'ailleurs parfaitement inutiles.

Miraut était heureux: il ignorait ce que c'est qu'un marché; du
moment que Lisée le recevait bien, il pouvait croire que l'ère de
la séparation était révolue et que c'en était fini du cauchemar du
Val: l'arrivée de la patronne jeta une ombre sur sa joie et lui
fit se souvenir qu'il avait toujours en elle une ennemie. Par
politesse toutefois, par bonté de coeur, pour montrer qu'il ne
gardait à personne rancune du méchant tour qu'on lui avait joué,
il vint à elle et voulut la caresser, mais elle le repoussa
brutalement en disant:

--Qu'est-ce qu'elle revient faire ici, cette sale charogne?

Et s'adressant à son mari:

--Tu sais, ce n'est pas honnête ce que tu fais là. Tu avais promis
à M. Pitancet de ne pas le rattirer s'il revenait et je me demande
ce qu'il dirait s'il venait vous trouver ici tous les deux, comme
des idiots, à vous faire des mamours. Tu as fait un marché avec
cet homme, il t'a payé largement; si tu agis de telle sorte que le
chien se sauve toujours de sa maison, c'est comme si tu le volais.

--Si Miraut ne veut pas rester là-bas, je ne peux pourtant pas...
et puis, enfin, je ne suis pas allé le chercher, il est là, ce
chien, et je ne veux pas le tuer puisqu'il n'est pas à moi. Il ne
veut pas s'en aller tout seul; les premières fois on est toujours
obligé de venir les rechercher. D'ailleurs, si ce monsieur ne veut
pas qu'il se sauve, il n'a qu'à le soigner et à mieux le garder.

--Tu vas lui écrire tout de suite qu'il revienne le reprendre le
plus tôt possible, exigea la patronne.

--Ça ne presse pas, atermoya Lisée. M. Pitancet pensera bien qu'il
s'en est venu ici, et il viendra le chercher sans qu'on ait à le
prévenir.

--Eh bien! si tu n'écris pas, c'est moi qui vais écrire. S'il
allait rechasser ici, ce serait peut-être nous encore qui
écoperions.

--Écris, si tu veux, concéda Lisée; c'est trois sous de foutus
tout simplement.

Le soir même, une lettre à l'adresse de M. Pitancet le prévenait
de l'équipée de son chien, et le lendemain après-midi il remontait
la côte avec son cheval et sa voiture.

Miraut avait écouté d'une oreille attentive la discussion: le nom
de l'homme du Val, prononcé à plusieurs reprises, l'avait très
inquiété; pourtant, comme la patronne n'avait pas trop crié,
qu'elle n'avait pas fait d'éclats, qu'elle ne l'avait ni chassé,
ni battu, il put croire qu'elle consentait à sa réintégration au
foyer et ne condamnait pas trop son retour. Il eut, le soir, le
plaisir de voir Philomen et Mirette qui, ayant appris son retour,
vinrent lui faire une petite visite d'amitié et s'enquérir, chacun
à sa façon, des péripéties de son voyage et de son arrivée.

Les deux hommes ne purent s'entretenir seul à seul: leur
conversation se ressentait de cette gêne, car la Guélotte,
soupçonnant entre eux--qui sait?--peut-être un vague projet
d'entente au sujet de Miraut, ne les quitta point d'une semelle et
accompagna même son homme lorsqu'il reconduisit jusqu'au seuil le
chasseur qui allait se coucher.

Lisée néanmoins avait dit son émotion et sa joie à voir que le
chien ne l'avait point oublié et avait su, sans s'égarer, franchir
les vingt ou trente kilomètres qui séparent la commune du Val du
territoire de Longeverne.

Ils se souvinrent des beaux jours vécus, des grandes randonnées
précédentes, des longues parties de jadis: on évoqua la mémoire de
Bellone et de Fanfare; on parla de la jambe de Pépé qui allait de
mieux en mieux et, sans qu'on en eût soufflé mot, à la seule idée
de la nouvelle séparation et du prochain départ du chien, on se
sépara tout tristes.

Cependant Miraut dormait derrière le poêle, Moute d'un côté, Mique
de l'autre, car Mitis, depuis quatre jours, tenté par le soleil et
s'ennuyant au village, avait déserté la maison et vadrouillait,
disait Lisée, à travers champs où il faisait une chasse terrible
aux nids de cailles et aux compagnies de perdreaux. Les deux
chattes étaient toutes contentes, elles aussi, d'avoir retrouvé
leur camarade. Ils s'étaient parlé brièvement. La vieille Mique
avait eu l'air d'interroger: Rron? Miraut avait répondu: Bou! et
toute une histoire tenait dans ces syllabes lourdes de sens et
profondément nuancées. On s'était fait des gros dos et des
frôlements, on s'était donné des coups de pattes et des coups de
langue et l'on se trouvait heureux tout simplement.

Miraut se tranquillisait; il passa une excellente nuit, une
matinée meilleure encore, espérant l'heure où Lisée l'emmènerait
faire un tour par le village ou dans les champs.

Mais comme il s'étirait, du devant d'abord, du derrière ensuite,
pour indiquer qu'il s'ennuyait, le pas terrible et qu'il ne
connaissait que trop déjà, le pas de M. Pitancet retentit sur le
pavé de la cour et le fit tressaillir d'étonnement et d'angoisse.

De saisissement, il n'aboya pas, mais comme pour chercher un
refuge, il se précipita vers Lisée.

À ce moment, la porte s'ouvrait et la voix du maître, souhaitant
le bonjour à la Guélotte, retentit.

--Mon pauvre Mimi! s'apitoya le chasseur en posant sa main sur le
crâne de son ami.

L'homme entra et le chien, en le voyant, eut un instinctif
mouvement de recul. Pourtant, comme il était impossible d'éviter
la rencontre et que ce nouveau maître n'avait jamais été méchant
pour lui, il ne fuit pas, s'approcha en rampant à son appel et,
étendu à ses pieds, le regarda de ses yeux suppliants qui
semblaient dire: «Je t'en prie, laisse-moi ici, ou reste avec
nous: je ne saurais m'accoutumer à habiter au Val.» M. Pitancet le
caressa, lui reprocha doucement avec de petits mots d'amitié sa
fugue hypocrite, et, sans rancune, lui offrit un petit bout de
sucre. Miraut n'y toucha point et le laissa tomber, mais,
reconnaissant tout de même de ce geste de générosité, il lécha les
doigts du bourreau et se coucha docilement, comme résigné à son
sort.

Miraut avait son idée.

Sans en avoir l'air, il guettait la porte et profita d'une minute
d'inattention pour gagner la cuisine; malheureusement pour lui,
l'ouverture du dehors était close et il ne put, agissant vite,
avant qu'on ne le remarquât, que gagner la remise et l'écurie où
il se disposa à se cacher habilement.

Lisée offrit un verre à M. Pitancet qui voulut à toute force
régler la dépense de Miraut; par politesse celui-ci accepta de
trinquer, puis, la chose faite, il tira de sa poche une chaîne
d'acier pour attacher le chien.

Le croyant à la cuisine, il l'appela; mais Miraut ne vint point.
Lisée, estimant qu'il obéirait mieux à sa voix, l'appela à son
tour, mais il ne parut pas davantage.

--Il n'est pas sorti pourtant, affirmait la Guélotte: la porte n'a
pas été ouverte; il est sans doute allé dormir à la remise.

On s'en fut à la remise et l'on alla jeter un coup d'oeil à
l'écurie, mais pas plus à un endroit qu'à un autre on aperçut de
Miraut; on l'appela, on cria son nom: il ne répondit ni
n'accourut.

--Sapristi, s'étonnait M. Pitancet, mais il est pourtant quelque
part, et si rien n'a été ouvert il ne peut être que dans la
maison.

Pour être puissamment déduit, ce raisonnement ne faisait toujours
pas retrouver le chien.

--Il est probablement monté à la grange, hasarda la Guélotte.

La grange fut visitée, explorée et sondée dans tous les recoins
accessibles: Miraut n'y était pas.

--Il ne peut être qu'à la remise ou à l'écurie, conclut la
Guélotte qui, prise d'un soupçon, regardait d'un oeil sévère son
mari. Tu n'aurais pas ouvert la porte en allant à la cave, tout à
l'heure? demanda-t-elle.

--En fait de porte, je n'ai ouvert que celle de l'armoire pour
prendre la bouteille de goutte, répliqua Lisée; je n'ai pas quitté
un seul instant M. Pitancet qui n'a pas voulu que je descende.

--Enfin, ce chien n'est pas rentré sous terre, tout de même. Il
n'aurait pas eu l'idée de se cacher, émit ce dernier.

Lisée hocha la tête, indiquant par ce geste que Miraut était au
contraire bien capable de cela et de toute autre chose encore, par
exemple d'avoir réussi à prendre tout seul, et par des moyens de
lui seul connus, la clef des champs. Il rappela le carreau cassé
de jadis, et l'on refit sur sa demande une minutieuse inspection
des ouvertures qui n'amena rien de nouveau.

À la fin des fins, on se résolut à tenir en détail et dans tous
les coins et recoins l'écurie et la remise.

On commença par l'écurie: on visita les crèches dessus et dessous,
on retourna l'amas de paille entassée dans un coin; on regarda
entre le mur et la cage à lapins, sur la brouette, derrière les
portes: nulle part on ne trouva trace de son passage.

Dans la remise l'inspection se continua minutieusement; on
bouscula toutes les caisses, on chercha dans tous les recoins;
tout avait été chambardé; il ne restait plus qu'un endroit qui
n'avait pas été exploré, mais il semblait impossible que le chien
y fût. C'était un amas hétéroclite de vieilles planches et de
vieux paniers, d'outils au rebut, de manches cassés, de vieilles
hardes, de cuirs de jougs pourris, entassés au petit bonheur
contre une vieille crèche, elle-même pleine de débris très
antiques et sans aucune valeur.

--C'est idiot de penser qu'il est là derrière ou là-dessous,
disait M. Pitancet. Qu'est-ce qu'il y foutrait et comment
aurait-il pu s'y fourrer? Un chat aurait déjà du mal à s'y frayer
un passage.

Comme il n'y avait plus que cet endroit-là qui n'avait pas été mis
à nu, on continua tout de même de le déblayer. Ce ne fut qu'à la
dernière planche soulevée et quand on désespérait qu'on découvrit
bel et bien Miraut qui s'était réfugié là-dessous. Comment? au
prix de quels travaux? Il avait dû se faufiler, s'allonger,
s'aplatir, se raser. Et il était là devant tous, couché vaguement,
plutôt accroupi, rattroupé sur lui-même. Il n'essaya d'ailleurs
point de feindre davantage et de simuler le sommeil: il n'était
pas si stupide; mais il se contenta de battre lentement son fouet
et de contempler de son regard profond et si triste le trio qui le
déterrait de là. Il eut pour Lisée surtout un coup d'oeil
impressionnant comme un reproche muet, un coup d'oeil qui semblait
lui demander raison de cet abandon, un coup d'oeil tel que l'autre
n'y put tenir et, laissant la Guélotte et M. Pitancet se
débrouiller avec lui comme ils l'entendraient, le coeur chaviré
d'une douleur plus vive encore qu'au premier jour, il alla par les
rues du village comme une âme en peine et s'en vint échouer chez
Philomen.

Quand il ne vit plus son vieux maître, quand il se sentit seul,
abandonné aux mains de ces deux êtres dont l'un le détestait, dont
l'autre lui imposait l'exil, Miraut comprit qu'il n'avait pas de
sursis à attendre ni de grâce à espérer. Il se laissa passer la
chaîne et conduire à la voiture où, attaché de nouveau, il fut
bientôt emporté au galop du cheval qui filait derechef sur la
route du Val.

Lisée, entendant les grelots sonner dans le fracas des roues, eut
un geste d'accablement.

--C'est plus fort que moi, affirma-t-il, mais je ne peux pas m'y
faire, je peux pas me raisonner, une si bonne bête! Bon Dieu, que
les hommes sont lâches et les femmes mauvaises!

--Quand Mirette fera des petits, je t'en élèverai un, offrit
Philomen qui ne savait que trouver pour consoler un peu son ami.

--Merci, mon vieux, merci, non! C'est Miraut, vois-tu, qu'il me
faut, je ne pourrais plus rien faire avec un autre.

À Velrans, Pépé revit encore passer la voiture fatale emportant
Miraut qui sans doute le reconnut, car il jappa en passant:
peut-être un adieu, peut-être un appel. Le chasseur en fut tout
retourné; il avait interrogé des gens et avait appris l'histoire
des procès-verbaux et la surprise de la vente.

En bon camarade, il se désolait de n'avoir pu rencontrer Lisée,
car il se doutait des terribles étamines par lesquelles il avait
dû passer avant de s'avouer vaincu et de céder.

«Peut-être aurais-je pu l'aider? se disait-il. Pourquoi n'est-il
pas venu me voir non plus? Si c'étaient des sous qui lui
manquaient, il n'aurait eu qu'à dire un mot; j'ai toujours quelque
part, dans un bas de laine, un cent d'écus de réserve en cas de
malheur, que personne ne sait, pas même la bourgeoise, pour me
tirer d'un mauvais pas ou pour obliger un ami.»

Et il enrageait en pensant qu'il n'était pas encore tout à fait
assez valide pour accomplir seul, aller et retour, le voyage à
pied de Longeverne; mais il se promit, dès qu'une voiture irait
là-bas, de saisir l'occasion par les cheveux, d'aller demander
lui-même des explications à son copain et lui offrir, s'il en
était encore temps, ses services.

Miraut, assurément très triste d'être remmené au Val, n'était
cependant pas aussi désespéré que le premier jour, car il avait au
coeur le secret espoir de s'échapper encore et bientôt, surtout
maintenant qu'il savait la manière de s'y prendre, et de revenir
de nouveau à Longeverne.

Rien n'aurait su le distraire de ce projet ni personne l'empêcher
de le réaliser. Un chien qui s'est mis en tête une idée n'en
démord pas et Miraut était un vrai chien, un fameux chien, un
sacré chien, comme on disait. Il se jura donc, chaque fois qu'il
serait libre, de filer bon gré mal gré, de lasser la patience de
son acheteur, de lui éreinter son cheval et de vaincre coûte que
coûte l'indifférence ou la faiblesse de Lisée. Il n'habiterait
qu'à Longeverne, cela seul était certain; il y vivrait comme il
pourrait, mais il resterait là et rien ni personne ne saurait l'en
empêcher.

Ce fut pour cela qu'il n'opposa aucune résistance, simula
l'obéissance, rentra dans la maison du Val comme s'il revenait
chez lui, accepta toutes les caresses et les rendit, mangea autant
qu'on voulut, suivit docilement en promenade M. Pitancet jusqu'au
jour où, bien convaincu de son accoutumance, le patron lui retira
la laisse et le laissa libre dans la maison.



CHAPITRE VIII

Trois fois de suite il s'échappa et, sans hésitations, s'en vint
revoir Lisée. Les trois fois son maître, s'étant aperçu presque
aussitôt de sa disparition, et aussi patient et aussi entêté que
lui, partit sans délai le rechercher. Il arrivait à Longeverne
deux heures après le chien, et invariablement le retrouvait dans
la cuisine ou le poêle de Lisée. Rendu prudent par l'expérience du
premier jour et craignant les ruses de l'animal, il l'enchaînait
immédiatement pour le reconduire à l'auberge où il avait remisé sa
voiture. Après avoir laissé son cheval le temps de souffler un
peu, de se reposer et de manger une avoine, lui-même se restaurant
légèrement, il remmenait Miraut qui avait à peine eu le temps de
voir le pays et, à deux reprises consécutives, n'eut même pas la
chance d'apercevoir Lisée, absent du village ces jours-là.

À la troisième fugue il fut plus heureux; mais, craignant la
Guélotte, il n'était pas venu japper sous les fenêtres; il s'était
caché aux alentours, attendant pour s'aventurer de voir son ami ou
d'entendre son pas, afin d'être bien sûr qu'il se trouvait à la
maison et de ne pas avoir visage de bois.

Un instinct tout-puissant lui disait que malgré tout il ne devait
pas désespérer de vaincre un jour sa résistance inexplicable.
Après deux heures d'attente, sa patience fut récompensée et ce fut
Lisée en personne qui sortit sur le pas de sa porte.

En quatre bonds il fut à lui et lui témoigna aussi follement qu'il
put son affection et la joie qu'il avait de le retrouver enfin.
Obéissant lui aussi à son coeur, sans réfléchir le moins du monde,
Lisée lui rendait ses caresses et lui parlait avec amour lorsque
M. Pitancet apparut tout à coup dans le sentier du verger. Il vit
toute la scène et, avant même de souhaiter le bonjour au chasseur,
ne put, sans une certaine aigreur, lui marquer l'ennui qu'il
éprouvait à faire tant de voyages consécutifs qui n'avaient pas de
raison de finir.

--Vous m'aviez promis de ne pas le rattirer, ajouta-t-il, en
saisissant prudemment le chien par son collier et en l'attachant
de nouveau. Pourquoi le caressez-vous? S'il sent que vous êtes
avec lui et qu'il sera bien reçu, il reviendra toujours, il faut
en finir une bonne fois. Là-bas, il est bien et a tout ce qu il
lui faut, il nous connaît, il commence à s'attacher à la maison:
promettez-moi que, si jamais il revient, vous ne le recevrez pas,
vous le gronderez et vous le renverrez en le menaçant du bâton.
Vous comprenez bien que si je l'ai payé si cher, c'est pour
l'avoir à moi, non pas pour qu'il revienne ici et que je fasse
continuellement la navette entre les deux patelins. S'il en était
ainsi, j'aimerais mieux y renoncer et que nous défassions le
marché.

La Guélotte, arrivant à la cuisine, avait entendu les dernières
paroles de l'acheteur. Une appréhension terrible la gagna que M.
Pitancet ne redemandât les trois cents francs versés, et
peut-être, mais très légèrement, quoi qu'elle en eût dit, écornés
pour le paiement de la dernière amende. Et puis elle avait eu le
dessus, elle ne voulait à aucun prix reprendre cette charogne à la
maison. Ce fut elle qui fit la réponse:

--Vous avez bien raison, monsieur, tout ce qu'il y a de plus
raison. C'est le vôtre et je vous l'aurais dit plus tôt sans la
crainte de vous blesser, mais il vaut mieux, pour vous comme pour
nous, que nous ne lui donnions plus rien à manger et que nous ne
le laissions plus entrer, parce que, sans cela, malgré vos voyages
et vos bons traitements qu'il ne mérite pas, il reviendra
toujours.

--C'est donc entendu, conclut l'autre, et je compte sur vous.

--Pour ce qui est de moi, affirma-t-elle, vous pouvez être sûr et
certain d'une chose, c'est que chaque fois qu'il approchera de ma
cuisine, c'est du balai que je lui donnerai au lieu de soupe, oh!
sans lui faire de mal, soyez tranquille, je sais bien à quels
endroits on peut taper. Quant à celui-ci, continua-t-elle en
désignant d'un geste de mépris son époux, c'est une vraie
andouille, ça n'a pas plus de nerfs qu'un lapin, mais j'arriverai
bien à lui faire entendre raison.

Lisée, à cette apostrophe, commença par prier sa femme de fermer
son bec et vivement, si elle ne voulait point savoir ce que pesait
son poing; ensuite, ne voulant pas passer aux yeux d'un étranger
pour un homme d'une sensibilité ridicule, malgré sa profonde
douleur et son envie de garder Miraut, il affirma à M. Pitancet
qu'il n'aurait point à se plaindre de lui et que le chien ne
trouverait plus asile dans sa maison d'où il le repousserait sans
le battre.

M. Pitancet prit acte de cette déclaration; il remercia le
chasseur, dit qu'il comptait sur sa parole, sur son honnêteté et
finalement remmena Miraut, lequel commençait à s'habituer à ces
petits voyages et, ferme en ses desseins, se préparait d'ores et
déjà à recommencer à la première occasion.

Cette occasion ne tarda guère.

Pour le règlement d'une vieille et importante affaire, M. Pitancet
fut appelé pour quelques jours à s'absenter. Il partit après avoir
recommandé à sa femme de veiller soigneusement à ne pas laisser
s'échapper le chien, ce qui n'empêcha nullement ce dernier de
casser sa chaîne, d'enfoncer un carreau et de revenir dare dare à
Longeverne où la Guélotte se réjouissait déjà de ne plus le
revoir.

Lisée et sa femme étaient au jardin quand il arriva. Voyant son
maître et ami, il n'hésita point à venir à lui malgré la présence
de l'ennemie.

--Revoilà encore cette sale viôce! glapit-elle en le
reconnaissant. J'espère bien cette fois que tu vas le recevoir de
la belle façon, si tu n'es pas une poule mouillée comme tu le
prétends. Tu sais ce que tu as promis à M. Pitancet. Allez, ouste!
fous le camp! continua-t-elle en brandissant son râteau dans la
direction de Miraut.

--Va-t'en! ajouta Lisée au chien abasourdi de cet accueil;
va-t'en!

Miraut, arrêté dans son élan, resta stupide devant ces
injonctions, puis ne voulant point croire que c'était possible, il
resta là sur place, le cou tendu, semblant interroger encore et
demander des précisions.

--Veux-tu bien foutre ton camp! reprit la femme en s'élançant sur
lui, tandis que Lisée--c'était la première fois--ne faisait rien,
ne disait rien pour le défendre.

À quelque cinquante mètres de la maison, sur le revers du coteau,
Miraut se retira et s'assit sans mot dire, regardant avec
étonnement du côté du jardin, espérant toujours qu'un mot de
Lisée, mettant un terme à cette comédie, le rappellerait enfin.

Mais Lisée, sombre et morne, ne fit pas un geste, ne proféra pas
une parole et rentra à la cuisine sans même jeter un coup d'oeil
de son côté.

Le soir tomba et il ne le revit pas. Alors il vint rôder autour de
la maison et aboyer sous les fenêtres pour qu'on lui ouvrît: ainsi
agissait-il après les chasses et les promenades lorsqu'il trouvait
portes closes.

--Je vais lui ouvrir, décida Lisée, on ne peut pas le laisser
coucher dehors.

--Je te le défends, protesta la Guélotte, je ne veux pas qu'il
remette les pattes ici; ce n'est plus ton chien, tu n'as pas le
droit de le recevoir ou bien tu n'es qu'un voleur.

C'était pourtant exact que le véritable maître de Miraut, celui
qui l'avait payé de ses deniers ou plutôt de ses billets bleus,
lui avait interdit de l'accueillir désormais et qu'il avait promis
de le repousser: il baissa la tête et s'alla coucher.

Mais il ne dormit point et il put entendre Miraut qui aboya
longtemps. Las et affamé sans doute, il ne cessa ses appels que
pour faire un tour par le village et chercher sa nourriture.
Pourtant, le lendemain matin, quand la Guélotte ouvrit la porte,
elle le trouva couché sur la levée de grange.

Elle se hâta de l'expulser en lui jetant des pierres, et le chien,
s'éloignant à regret, revint se poster au milieu du coteau à la
même place que la veille, attendant Lisée, espérant toujours et
quand même être recueilli.

Dès que le chasseur sortait, il se redressait, tremblant de tous
ses membres, les yeux brillants, le cou tendu, attendant qu'il
regardât de son côté pour multiplier ses supplications muettes et
lui dire avec tout son coeur et toute son âme: «Voyons, puis-je
aller près de toi?» Mais Lisée, bien que le sachant là, ne faisait
pas mine de le remarquer et, le coeur serré, rentrait bientôt à la
cuisine où l'accueillaient les sourires et les haussements
d'épaule méprisants de sa femme.

Trois jours de suite, Miraut erra autour de la maison, aboyant,
demandant asile, demandant à manger, rôdant la nuit par le
village. Il s'acharnait, il espérait envers et malgré tout espoir,
et Lisée, lui aussi, vécut trois jours d'angoisses et de
souffrances atroces, répondant à peine aux gens, voisins et amis
qui lui parlaient de ce chien, louaient sa fidélité et
s'extasiaient sur un attachement si tenace et si singulier à leurs
yeux.

M. Pitancet, absent du Val, n'était pas venu chercher son chien,
bien que la Guélotte, qui ignorait ce détail, eût écrit dès le
second jour. Elle s'inquiéta un peu au début de ne pas le voir
accourir aussitôt, puis, sa nature égoïste reprenant le dessus,
elle se dit: «Après tout, qu'il crève de faim ou qu'il lui arrive
malheur, je m'en moque, ce n'est plus le nôtre.»

Cependant, Miraut ne mangeant guère que de vagues rogatons ainsi
que quelques saletés dénichées à grand'peine au hasard de ses
recherches nocturnes par les fumiers et les ordures, rongé par un
souci tenace, dévoré par le chagrin, maigrissait de plus en plus.
Il était là, passant ses jours accroupi dans une attitude de
sphinx miteux, car tant que la maison n'était pas fermée, que les
lumières n'étaient pas éteintes, il attendait, espérant encore que
son maître l'appellerait et le reprendrait. Son poil qu'il ne
lustrait plus se hérissait, se collait, devenait sale; il était
crotté, boueux, minable, avait un air harassé, se levait à peine
craintivement lorsque quelqu'un passait à proximité, fuyait les
gosses qu'il connaissait, regardait tout le monde avec méfiance et
marchait comme rattroupé, l'échine à demi cintrée, ainsi qu'un
infirme ou un petit vieux.

Et Lisée se mangeait le sang, se disant que ce M. Pitancet n'était
au fond qu'une brute et une salle rosse puisqu'il avait le courage
ou la lâcheté de laisser ainsi une pauvre bête si longtemps à
l'abandon.

«D'ailleurs, pensait le braconnier, reste à savoir si maintenant
Miraut se laissera remettre la main au collet. Chez nous, c'était
facile, mais au milieu du communal, ce sera une autre paire de
manches. Si, après cette saleté-là, le monsieur compte sur moi
pour la chose, il peut se fouiller. Il s'arrangera avec la vieille
puisqu'ils ont voulu manigancer l'affaire ensemble et je n'ai pas
peur, malgré sa maigreur de squelette et sa fatigue, le chien n'en
reste pas moins un fameux trotteur.»

--Pauvre bête! si ce n'est pas malheureux! Ah! je n'aurais jamais
dû le vendre, ajoutait-il.

Voyant Lisée sortir et aller au village, Miraut, efflanqué, à bout
de forces, se leva quand même et s'approcha, résolu à faire une
tentative encore et une suprême démarche.

Un combat affreux se livra en l'homme. Que faire? Le nourrir, le
laisser revenir? Quelles scènes nouvelles à la maison! Ce serait
intenable! Et l'autre, la brute du Val, pensait-il, avait sa
promesse.

D'autre part, il sentit que si le chien venait jusqu'à lui, le
caressait seulement, il n'aurait plus le courage de le renvoyer
et, la mort dans l'âme, de loin, sans oser regarder, il fit un
geste qui lui interdisait d'approcher davantage.

Miraut, qui ne le quittait pas des yeux, comprit et s'arrêta. Un
immense désespoir de bête, un désespoir que les humains ne peuvent
pas comprendre ni concevoir parce qu'ils ont toujours, eux, pour
atténuer les leurs, des raisons que les chiens n'ont pas, le
gonfla comme une voile sous l'orage. Il s'assit sur son derrière
et regarda encore, regarda longuement Lisée qui, les jambes
flageolantes et le dos rond, disparaissait au coin de la rue,
derrière les maisons.

Longtemps, comme ahuri, ne semblant pas vouloir comprendre encore
ni se résigner, il resta là, stupide, à mi-chemin. Et il vit Lisée
revenir et il se redressa de nouveau, secoué d'un frisson, ému
d'une espérance.

Le chasseur se redemandait ce qu'il ferait. La lutte en lui
n'était pas finie. Peut-être allait-il céder à son coeur, à son
sentiment, à son désir; mais la Guélotte parut.

--Encore cette sale carne! hurla-t-elle, en ramassant des
cailloux.

Et l'homme laissa faire.

Miraut comprit que tout était fini, qu'il n'avait plus rien à
attendre ni à espérer et, ne voulant malgré tout point retourner
au Val où il retrouverait pourtant la niche et la pâtée, ne
voulant point déserter ce village qu'il connaissait, ces forêts
qu'il aimait, ne pouvant se plier à d'autres habitudes, se faire à
d'autres usages, il s'en alla sombre, triste, honteux, la queue
basse et l'oeil sanglant jusqu'à la corne du petit bois de la Côte
où il s'arrêta.

Alors il se retourna, regarda le village et, debout sur ses quatre
pattes, il se mit à hurler, à hurler longuement, à hurler au
perdu, à hurler au loup, à hurler à la mort, ainsi qu'il avait
fait autrefois aux heures tragiques de sa vie, comme jadis à
Bémont lorsque l'avait recueilli Narcisse, comme naguère à
Longeverne le soir où Clovis Baromé s'était tué.

Et sa plainte sonna comme un glas, et les autres chiens y
répondirent, et tout le monde s'en émut, et c'était vraiment
lugubre et désespéré.



CHAPITRE IX

En entendant les cris et les lamentations de son chien, Lisée de
rage serra les poings, puis pâlit et, entre les dents, mâchonna un
juron furieux; toutefois, sous le regard haineux, sombre et féroce
de sa femme, il se contint, plia quand même et se tut. Mais
incapable d'écouter ainsi les manifestations de cette immense
douleur dont il se sentait responsable, et navré à la pensée
qu'une bête qu'il aimait tant allait crever misérablement de son
attachement pour lui, lié par de terribles promesses, lié par la
pénurie d'écus, il ne put tenir plus longtemps chez lui et, sans
mot dire, fila à l'auberge noyer son chagrin dans l'alcool et le
vin.

--Apporte-moi une chopine! commanda-t-il à Fricot, en entrant dans
la salle de débit.

--N'est-ce pas ton Miraut qui hurle comme ça? répliqua
l'aubergiste. Vrai, son patron devrait bien venir le rechercher.
On n'a pas idée de laisser ainsi souffrir des bêtes.

--Apporte-moi à boire! réitéra Lisée qui ne voulait pas alimenter
une conversation au cours de laquelle eussent éclaté sa colère, sa
rage et sa douleur.

Lorsqu'un paysan tel que Lisée commence par demander une simple
chopine, on peut être certain qu'il ne s'en tiendra pas là. Une
chopine, c'est juste bon pour se mettre en train; un gosier de
buveur réclame plus que ça: les bistros campagnards ne l'ignorent
point. Lorsque les clients, du premier coup, commandent deux ou
trois litres, c'est qu'ils n'ont pas l'intention d'aller plus
loin, qu'ils ont jaugé leur soif et ont déterminé ce qu'il faut
pour l'apaiser.

Aussi, une demi-heure après, Lisée, plus sombre et plus désespéré
que jamais, avait liquidé trois chopines; au bout d'une heure, il
en avait avalé six, et pourtant le chagrin dominait tout,
l'ivresse consolatrice ne voulait pas venir et il souffrait comme
un damné.

Tout à coup, la porte s'ouvrit et deux hommes entrèrent. Il ne
s'en émut pas, ne bougea pas, ne tourna même pas la tête, absorbé
qu'il était par ses pensées.

--Eh bien! interpella l'un des arrivants, on ne dit même plus
bonjour aux amis?

Lisée, dévisageant ses interlocuteurs, reconnut le gros et Pépé,
son cher et fidèle Pépé, enfin valide, et son coeur, il ne sut
pourquoi, s'emplit d'un espoir immense, tel le naufragé perdu en
mer, qui aperçoit de son radeau les feux du bâtiment sauveteur.

--Mes pauvres vieux, c'est vous? s'exclama-t-il.

--Oui, c'est nous, c'est moi, je fais ma première grande sortie
aujourd'hui, déclara Pépé. Ah! il y a pourtant longtemps, plus
d'un mois que je désirais venir et que j'aurais voulu tout
apprendre de ta bouche, mais cette sacrée guibolle m'immobilisait
là-bas. Aujourd'hui le gros est venu me voir et je me suis dit
qu'avec lui j'arriverais sûrement jusqu'ici et que si je me
sentais trop fatigué pour le retour, Philomen me reconduirait avec
sa voiture. Nous venons de passer chez lui: c'est lui qui nous a
dit que tu ne devais pas être à la maison, mais ici, et nous
sommes venus directement te retrouver.

--Mes pauvres vieux! mes pauvres vieux! balbutiait Lisée: vous
l'avez entendu?

--Oui, et il continue. Mais pourquoi l'as-tu vendu aussi, pourquoi
ne pas nous avoir prévenus?

--Il n'y avait plus le sou à la maison; la vieille a tant gueulé
qu'on allait être obligé de vendre une vache, que ce serait la
misère, que ça continuerait, que ceci, que cela, et j'ai cédé;
mais, mes vieux, si c'était à refaire...

--Si tu m'avais seulement envoyé un mot! Pourquoi, bon Dieu!
n'être pas venu me voir?

--J'ai été pris à l'improviste. Je ne me doutais pas que cet
imbécile du Val monterait comme ça sans prévenir. Mais il nous est
tombé dessus, a offert trois cents francs; la femme m'a dit que
j'étais un idiot, elle a entamé les lamentations et j'ai laissé
faire. Je suis un lâche! Écoutez cette bête et dites-moi si elle
ne vaut pas mieux que Lisée qui a osé la vendre.

--L'autre ne vient pas la rechercher?

--Non. Ah! c'est fini. Il va crever, mon Miraut, mon pauvre vieux
Miraut!

--Si tu nous avais dit que ce n'était qu'une question d'écus, j'en
ai toujours une petite réserve, et, bon Dieu! si tu en as besoin
aujourd'hui, je ne me suis pas amené sans ça!

--C'est trop tard, j'ai promis de ne pas le ramasser.

--Tu n'as pas juré de le laisser crever. Rembourse-lui le prix de
son chien. Tiens, voilà cent francs. Si tu n'en as pas assez et si
tu en as besoin encore, tu n'as qu'à dire, nous ne sommes pas des
loups, cré nom de nom! et pour le remboursement, ne t'inquiète
pas: je ne te demande pas de billet; tu me les rendras quand tu
pourras.

--C'est plus qu'il ne m'en faut avec ce qui reste, affirma Lisée.
Ah! tu as raison! C'est ça! Merci, mon vieux. Merci!

--Pour ce qui est de ta femme..., commença le gros.

--Ma femme, nom de Dieu! tu vas voir.

--En attendant, coupa Pépé, tu vas écrire sans retard à ton
particulier du Val qui n'est qu'un salaud, soit dit entre nous.

Et séance tenante, Lisée tenant la plume, les trois amis, de
concert, rédigèrent à M. Pitancet une lettre qui n'était pas dans
un sac.

Là-dessus, les traits durcis, le front barré d'un pli têtu, les
yeux flamboyants, Lisée se leva, décidant:

--Vous allez aller prendre Philomen et venir me retrouver à la
maison; je vais pendant ce temps arranger moi-même mes affaires.

--Bon! Entendu! acquiescèrent les deux autres.

Et, marchant à grands pas, Lisée arriva chez lui, ouvrit
brusquement la porte, traversa les pièces, allant au mur où était
appendue sa corne de chasse qu'il décrocha vivement de son clou.

--Où vas-tu? interpella sa femme, soupçonneuse, en le voyant
repasser, l'instrument d'appel à la main.

--Ça ne te regarde pas!

--Ça ne me regarde pas, grand voyou, grand soulaud! Essaie de la
rappeler, cette rosse, et tu vas voir! Ce n'est pas la tienne et
elle peut bien crever. Tu es payé et je te défends bien...

--Si je suis payé, tu ne l'es pas encore, tu vas fermer ton bec et
vivement! continua Lisée.

--Je ne veux pas que tu passes, s'époumona-t-elle, rouge de
colère, se campant devant son mari et lui barrant le passage.

--Ah! tu ne veux pas! ah, tu ne veux pas! sacré chameau! Eh bien!
je vais te faire un peu voir et comprendre qui est-ce qui est le
maître ici.

Et d'un violent coup de poing, appuyé d'une bourrade puissante, il
l'écarta.

--Grande brute, assassin, voleur de chien! râla-t-elle en se
précipitant, griffes dardées sur lui.

--Ah! tu n'as pas compris encore et tu ne veux pas te taire, non!
Ce n'est pas assez de nous avoir fait souffrir comme des damnés,
moi et cette brave bête, de le faire crever, lui, et de me faire
blanchir en trente jours plus que je ne l'avais fait en dix ans;
ce n'est pas assez, il faut que tu sois la maîtresse ici, et que
je plie comme un gosse et que j'obéisse comme un roquet! Eh bien!
nous allons voir.

Et saisissant sa femme par le bras, il lui lança à toute volée une
calotte terrible qui la fit pivoter sur elle-même et lui démolit
le chignon. Elle voulut riposter, furieuse, mais lui, monté autant
que le jour où il châtia l'empoisonneur de Finaud, saturé de
vieilles rancoeurs, farci de vieilles haines, redoubla de gifles
et de coups de poing et de coups de pied, tapant comme un sourd,
abattant le bras comme un fléau, lançant les jambes comme des
bielles, criant, s'excitant, hurlant, tonnant, prouvant enfin
qu'il était le maître et que ce qu'il voulait, nom de Dieu! il le
voulait.

--Dis voir encore un mot! menaça-t-il après cinq minutes d'une
telle danse.

--Oui, oui, grande fripouille, assassin, lâche! continua-t-elle.

Mais ce disant, elle se sauvait au poêle, montait à la chambre
haute, se barricadant en jurant que cette fois c'était bien fini
et qu'elle s'en irait, oui, elle s'en irait...

--Attends seulement un petit peu, menaça Lisée, je vais te faire
ton paquet!

Et il sortit, la corne à la main.

À peine arrivé sur le seuil, il emboucha l'instrument et rappela
un long coup son chien qui, entendant ce son familier, s'arrêta
net dans son hurlement.

Un nouvel appel pressant succéda au premier en même temps que la
voix de Lisée criait presque aussitôt:

--Viens, Miraut! viens, mon petit! viens vite!

Ahuri, mais plein de joie et d'espoir, Miraut sortit du bois et
apparut à deux ou trois cents pas de là, hésitant encore après
tant d'événements incompréhensibles, regardant de tous ses yeux,
demandant si c'était bien vrai, et si cela ne cachait point encore
une embûche.

--Viens, Miraut! répéta Lisée en frappant son genou de la main,
geste qui lui était familier pour appeler son compagnon de chasse.

Miraut ne pouvait plus douter.

Allongeant comme un fou, de toute sa longueur et jappotant, et
pleurant, et riant, il arriva aux pieds de Lisée et s'y roula, lui
lécha les souliers, les genoux, les mains, lui sauta au visage,
lui peigna la barbe, lui parlant, ne sachant comment faire,
comment se tordre et battre du fouet assez vite pour lui dire
toute sa joie, tout son bonheur.

Et pour compléter cette joie, pour affirmer cette reprise, pour
sceller cette réconciliation, voici que Philomen et Pépé et le
gros apparurent encore, devisant joyeusement dans le sentier du
clos.

Pépé avait mis leur ami dans le secret, lui avait annoncé la
volonté de Lisée de garder le chien et d'en rembourser le prix au
richard du Val qui ne reparaissait pas. Tout à l'heure, ils lui
avaient écrit une lettre tapée où, entre autres choses plus ou
moins dures, Lisée disait que Miraut était à bout, prêt à crever,
qu'il serait lâche et criminel de laisser mourir une si bonne
bête, que le chien et lui ne pouvaient se passer l'un de l'autre,
que c'était folie de croire que Miraut pourrait s'habituer à un
autre maître, que l'expérience des derniers jours le prouvait
mieux que n'importe quoi et que, dans le courant de la semaine,
lui, Lisée, irait reporter à M. Pitancet les trois cents francs
que ce dernier lui avait remis comme prix de Miraut.

Le chien naturellement les reconnut tous et leur fit fête à eux
aussi, mais il revint de nouveau à son maître.

--Pauvre vieux! il crève de faim! Dire que j'ai pu le laisser
jeûner si longtemps: viens manger, mon petit. Asseyez-vous un
instant, vous autres, demanda-t-il à ses amis.

Et il prépara immédiatement au chien qui le suivait comme son
ombre, ne le quittait pas d'une semelle, ne cessait de lui japper,
de lui miauler des mots d'amitié, une bonne, plantureuse et
réconfortante gamelle de soupe.

Miraut était tellement content que, malgré sa misère, il y toucha
à peine d'abord, trempant le nez, avalant une goulée, puis
regardant de nouveau son maître comme s'il eût craint encore qu'il
ne l'abandonnât.

--N'aie pas peur, mon beau, n'aie pas peur! rassurait Lisée. C'est
fini maintenant, nous ne nous quitterons plus.

Et pour qu'il arrivât à manger sa pâtée, il dut délaisser quelques
instants ses amis et rester à côté de lui à lui parler et à le
caresser, à lui faire des discours et des protestations, jusqu'à
ce qu'il eût fini.

Les trois témoins étaient très émus.

--Entrez, mes vieux, entrez donc, invita Lisée, nous allons boire
une bouteille. Ce ne serait pas la peine si un jour comme
aujourd'hui on ne buvait pas au moins un bon coup.

--Ce n'est pas de sitôt qu'il repartira maintenant chasser tout
seul, annonça Pépé en désignant Miraut. Cette aventure-là, mon
ami, aura eu du moins l'avantage de l'assagir et de le corriger de
ce défaut qui n'en serait pas un sans les gardes et les cognes. Tu
verras, prédit-il, que maintenant il ne te lâchera plus: après une
pareille secousse, tu pourras aller avec lui n'importe où, à la
foire ou ailleurs, il ne risquera pas de se perdre.

On entra au poêle et Lisée, après avoir prié ses amis de
s'asseoir, apporta sur la table du pain, des couteaux, des verres
et une assiette de gruyère; ensuite il descendit à la cave,
toujours suivi du chien, et en remonta d'abord deux bouteilles
poussiéreuses.

--Coupez du pain, et prenez du fromage, invita t-il.

Ils ne se firent point prier, et l'on causa de tout ce qui les
intéressait, tandis que Miraut, les deux pattes sur la cuisse de
Lisée, le mufle humide, les yeux langoureux, écoutait gravement
ses amis deviser et mangeait de temps à autre des bouts de pain et
des couennes de fromage.

On parla des foins qui poussaient drus, des fruits qui nouaient
bien, de la moisson qui s'annonçait belle; on parla du gibier qui
pullulait dans le pays, des compagnies de perdreaux qu'on
connaissait, des nids de gelinottes qu'on savait et des lièvres
surtout, des lièvres que tout le monde voyait.

--C'en est tout «roussot», affirmait Philomen, et ce n'est pas
malin à comprendre: on en a tué si peu l'année dernière. Il n'y a
guère que Lisée qui ait fait à peu près une chasse convenable,
mais toi, Pépé, avec ta quille en morceaux, tu n'as rien pu faire
et le gros non plus, et moi, ça me faisait saigner le coeur
d'aller à la chasse, parce que, chaque fois, cela me faisait
penser à ma pauvre Bellone.

--Cet automne nous ferons tous ensemble l'ouverture, proposa Pépé;
le gros viendra coucher la veille et on la fera sur Velrans. C'est
moi qui ai amodié la chasse communale, et comme je suis le seul
fusil, il y a encore plus de gibier là-bas que sur Longeverne et
sur Rocfontaine.

--Mais, ta femme, interrompit Philomen, comment a-t-elle pris la
chose?

--Comment elle l'a prise? Eh bien, mon vieux, elle a pris tout
simplement quelque chose pour son grade! Ne voulait-elle pas
m'empêcher encore de rappeler Miraut? Une sacrée grande charogne
qui a toujours voulu me mener par le bout du nez, dont je n'ai
jamais pu rien obtenir par la douceur et la bonne volonté; non, je
n'ai jamais rien pu faire, ni acheter quelque chose sans recevoir
des observations ou subir des reproches. C'en est assez. Je lui ai
fichu une danse dont elle se rappellera, je l'espère, et tu sais,
je suis prêt à recommencer à toute occasion, fermement décidé à ne
pas me laisser marcher dessus, et la première fois, oui, la
première fois qu'elle nous embêtera, moi ou Miraut, gare la trique
et les coups de chaussons!

--Où est-elle? s'inquiétèrent les amis.

--Que sais-je? à la chambre haute, probablement, en train de
ruminer je ne sais quoi. Elle m'a menacé de foutre le camp!
Qu'elle s'en aille bien au diable, si elle veut! Mais je suis bien
tranquille de ce côté, et il n'y a pas de danger qu'elle me
débarrasse de sa sale gueule.

--Il vaut mieux tâcher de s'arranger, émit Philomen. Je dirai ce
soir à ma femme de venir la voir, de la raisonner, de lui faire
comprendre...

--Si elle y arrive, mon vieux, interrompit Lisée, si elle peut lui
faire admettre ce qu'elle ne veut pas saisir, cette sacrée sale
bête de mule, je veux bien qu'on me coupe... tout ce qu'on voudra
et te payer les prunes à Noël.

--Tout arrive pourtant par se tasser à la longue et par
s'arranger, philosopha Pépé. Le garde, les gendarmes, le père
Martet qui est un brave homme finiront par oublier, s'ils ne l'ont
pas déjà fait; une préoccupation chasse l'autre, d'autant que, je
te le répète, Miraut ne se mettra plus dans le cas de se faire
dresser contravention pour courir les lièvres sans toi.

--Il suffit qu'il marche toujours bien quand nous serons tous
ensemble, ajouta le gros pour dire quelque chose lui aussi.

--En tout cas, gronda Lisée, parlant très haut de façon que sa
femme elle-même pût entendre; en tout cas, reprit-il, la main
posée sur la tête de son cher ami et compaing de chasse retrouvé,
comme que je sois pauvre, n'aurais-je plus qu'une croûte à
partager avec lui, advienne ce qu'il voudra, tant que je serai ici
et vivant, mon chien y restera avec moi, et m... pour ceux qui ne
seront pas contents!

FIN





End of the Project Gutenberg EBook of Le roman de Miraut - Chien de chasse
by Louis Pergaud

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHIEN DE CHASSE ***

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     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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- You comply with all other terms of this agreement for free
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1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
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law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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