La Save, le Danube et le Balkan

By Louis Léger

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Title: La Save, le Danube et le Balkan

Author: Louis Léger

Release date: September 2, 2024 [eBook #74351]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1884

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)


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  LA SAVE
  LE DANUBE ET LE BALKAN

  VOYAGE CHEZ LES SLOVÈNES
  LES CROATES, LES SERBES ET LES BULGARES

  Par M. L. LEGER


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  RUE GARANCIÈRE, 10

  1884
  Tous droits réservés




L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
et de reproduction à l’étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la
librairie) en décembre 1883.


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR:

Chants héroïques et Chansons populaires des Slaves de Bohême.--Un vol.
in-18. Librairie internationale, 1866.

La Bohême historique.--Un vol. in-8º. Librairie Internationale, 1867.

Cyrille et Méthode.--Étude historique sur la conversion des Slaves au
christianisme.--Un vol. in-8º. Librairie Franck, 1868.

Le Monde slave.--Un vol. in-12. Librairie Didier, 1873.

Études slaves.--Un vol. in-12. Librairie Ernest Leroux, 1875.

Nouvelles Études slaves.--Un vol. in-12. Même librairie, 1880.

Itinéraires de l’Asie centrale.--Un vol. in-8º. Même librairie, 1878.

Contes slaves.--Un vol. in-18. Même librairie, 1882.

Esquisse sommaire de la mythologie slave.--In-8º. Même librairie, 1882.

Chrestomathie russe.--In-8º. Même librairie, 1877.

Grammaire russe.--Un vol. in-8º. Librairie Maisonneuve, 1878.

Histoire de l’Autriche-Hongrie.--Un vol. in-12. Librairie Hachette,
1879.

La Russie et l’Exposition de 1878.--Un vol. in-12. Librairie Delagrave,
1878.

Les Prussiens en Alsace-Lorraine.--Un vol. in-12. Librairie Plon, 1876.


Pour paraître prochainement:

La Chronique de Nestor, traduite sur le texte slavon-russe, avec une
introduction et un Index critique.--Leroux, éditeur.


PARIS. TYPOGRAPHIE F. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.




AVANT-PROPOS


Ce volume résume les impressions d’un voyage que j’ai fait pendant l’été
de l’année 1882 chez les Slaves méridionaux. J’ai visité tour à tour les
quatre peuples dont l’ensemble constitue la Iougo-Slavie, les Slovènes,
les Croates, les Serbes et les Bulgares. Je connaissais déjà les Croates
et les Serbes[1]. Les Slovènes et les Bulgares étaient nouveaux pour
moi; mais je n’arrivais pas chez eux en touriste novice; j’avais une
longue pratique de leur langue et de leur littérature; leur histoire
ancienne ou récente m’était familière.

  [1] Par un voyage fait en 1867. Voir dans mon volume _le Monde slave_
    (Paris, Didier, 1872) les chapitres qui leur sont consacrés.

Publiées d’abord dans des Revues, les études qu’on va lire ont été, dès
leur apparition, traduites, résumées ou commentées dans les journaux des
peuples qu’elles racontent. J’ai profité des observations qui m’ont paru
justes; j’ai maintenu mon opinion lorsque j’ai eu conscience d’avoir
raison. Les sympathies que je professe pour les Slaves m’imposent avant
tout le devoir de leur dire la vérité. C’est en ami que je suis allé les
visiter, c’est en ami dévoué, mais sincère, que je veux parler d’eux. Le
tableau que j’ai tracé au retour de mon voyage a été, dans certains
détails, modifié par les incidents qui se sont produits récemment en
Croatie, en Serbie et en Bulgarie. Je n’ai pas cru devoir tenir compte
de ces incidents; l’histoire se fait tous les jours; mais l’observateur
doit savoir fixer à un certain moment ses impressions et ses jugements,
sans s’inquiéter des événements qui continuent à se dérouler autour de
lui.

Quelques épreuves que doivent traverser encore les Slaves méridionaux,
j’ai une ferme confiance dans leur avenir, et je serais heureux si ce
volume écrit avec bonne foi pouvait intéresser à leurs destinées
quelques-uns de mes compatriotes.

Louis LEGER.

Paris, janvier 1884.




LA SAVE

LE DANUBE ET LE BALKAN




CHAPITRE PREMIER

LAYBACH ET LE PEUPLE SLOVÈNE.

Les Slovènes.--Noms slaves et allemands.--Lublania.--Laybach.--Les
langues; la presse.--Les sociétés littéraires.


Parmi les peuples slaves de la monarchie austro-hongroise, les Slovènes
sont peut-être les plus ignorés. Ils ne s’imposent à l’attention ni par
leur nombre, ni par les souvenirs éclatants de l’histoire, ni par le
rôle bruyant qu’ils ont joué dans les débats parlementaires ou dans les
révolutions. Ils existent cependant et ils ont même la vie fort dure.
Ils sont au nombre d’environ treize cent mille; ils atteignent
l’Adriatique en Istrie; ils débordent dans la préfecture d’Udine sur le
royaume d’Italie; ils poussent des pointes dans trois comitats hongrois;
ils habitent la Carniole, la Carinthie et la Styrie méridionale, les
comtés de Goriça et de Gradisca, une partie de l’Istrie, et ils isolent
complétement les Allemands de l’Adriatique. S’ils ne jouent pas dans
l’État autrichien un rôle proportionné à leur nombre, à leur ténacité, à
leurs solides vertus, cela tient à ce qu’ils sont dispersés entre cinq
ou six groupes historiques, où ils se trouvent mêlés à des éléments
rivaux ou hostiles, les Allemands ou les Italiens. Leurs efforts se
trouvent ainsi dispersés; ils ne peuvent se rencontrer que sur deux
terrains: le parlement de Vienne, où leurs députés forment un groupe
solidaire; le développement de la littérature nationale, qui franchit
sans obstacle les limites provinciales. Moins heureux que leurs voisins,
les Croates, ils n’ont pas comme eux un royaume, une diète centrale, un
gouvernement national. Il y a bien un royaume d’Illyrie dont le nom
figure encore dans les protocoles autrichiens, mais ce royaume est une
pure fiction de chancellerie.

Réduits à leurs propres forces, les Slovènes seraient évidemment bien
faibles; mais ils puisent chaque jour une énergie nouvelle dans le
sentiment de leur solidarité avec la race slave, dans les relations
qu’ils entretiennent avec leurs voisins, les Croates et même les Serbes.
Dans l’évolution fédéraliste que l’État autrichien accomplit en ce
moment, ils commencent à jouer un rôle sérieux, et si cet État,--comme
on l’a plus d’une fois supposé,--venait à se dissoudre, ils ont dès
maintenant assez d’énergie morale pour résister aux tentatives
d’assimilation de l’élément germanique.

C’est en Carniole que les Slovènes sont le moins mêlés aux étrangers.
C’est à Laybach, la capitale de cette province, que se concentre la plus
grande partie de leur vie morale et littéraire. Pressé par le temps, je
n’ai pu, comme je l’aurais désiré, parcourir l’ensemble des pays
slovènes. J’ai pris Laybach pour quartier général, et j’y ai recueilli
quelques observations intéressantes.

Il ne faut pas dédaigner en voyage les chemins de traverse. Je suis
arrivé à Laybach non point par la grande ligne du Semmering, qui va de
Vienne à Venise, mais par les routes moins banales du Brenner et du
Pusterthal. Cet itinéraire m’a conduit à Villach, sur les limites mêmes
des pays slovènes; on parle encore allemand ici, mais déjà les noms
slaves commencent à faire leur apparition. Il fut un temps où le
Pusterthal lui-même était habité par des Slaves aujourd’hui disparus. Il
n’est pas facile d’établir aujourd’hui si Villach vient du latin
_villa_, comme nos villes alsaciennes en _viller_, ou du slave Bielak
(la ville blanche), nom qu’il porte encore aujourd’hui chez les
Slovènes.

Après la station de Tarvis, nous entrons en plein pays slovène. La
compagnie du chemin de fer applique loyalement sur sa ligne le principe
de la _Gleichberechtigung_[2], qui a donné matière à tant de
discussions. Désormais les stations portent une double dénomination,
l’une allemande, l’autre slovène. La première n’est le plus souvent que
la traduction ou la déformation de la seconde. Ainsi Jauerbourg
représente le mot slave _Javornik_, le village des platanes; Lees égale
_Lesce_, la forêt; Feistritz est le slave _Bystriça_ qui désigne une eau
vive. La voie entre dans une riche et fertile vallée dominée à gauche
par la masse imposante des monts _Karavanke_, dont certaines cimes
dépassent deux mille mètres d’altitude; à droite, par le pic majestueux
du Triglav, que nos géographes appellent Terglou. Le Triglav, la
montagne aux trois têtes (_tri_: trois; _glava_: tête), est l’une des
cimes les moins visitées des alpinistes. De son sommet on découvre,
dit-on, l’Adriatique et même Venise. Mais l’ascension en est dangereuse.
D’autre part, les guides ne parlant d’autre langue que le slovène, les
étrangers n’osent guère s’aventurer en ces pays perdus où l’idiome
germanique a peu pénétré. Dans des replis isolés se cachent de
délicieuses stations d’été encore ignorées de la plupart des touristes.
La plupart des hauteurs abordables sont couronnées de petites églises ou
de chapelles qui tantôt se dressent fièrement sur la roche nue, tantôt
se dissimulent dans une verdure luxuriante. Nous sommes ici chez une
nation très-catholique. Essentiellement agricole, comme le sont presque
tous les Slaves, le peuple slovène est, comme ses congénères, peu
commerçant. Il ignore encore l’art d’exploiter le voyageur, ou même d’en
vivre honnêtement. Tout au plus rencontre-t-on pendant une halte de cinq
minutes une paysanne disposée à trafiquer d’un verre d’eau. _Proviant
mitnehmen_, emportez des vivres, dit avec raison le bon et prudent
Bædeker, toujours prêt à veiller au confort de son voyageur.

  [2] Égalité de droits non pas seulement, comme chez nous, entre les
    citoyens, mais entre les différentes nationalités.

La ligne suit la vallée de la Save, cette rivière essentiellement slave,
qui arrose tour à tour les Slovènes, les Croates et les Serbes.
Cependant ce n’est pas sur la Save qu’est située la ville de Laybach,
mais bien sur son affluent, la Lublaniça, un cours d’eau pacifique, qui
donne son nom à la ville, Lublania. Les Allemands l’ont modifié de
manière à lui prêter une terminaison germanique. Mais ici encore cette
terminaison n’est qu’un trompe-l’œil. Les Italiens ont mieux respecté la
forme originale qu’ils transcrivent Glubiana. Je demande pardon
d’insister sur ces détails. Ils ont leur importance. Depuis le début de
ce siècle-ci, la cartographie de l’Europe centrale a été complétement
embrouillée par les géographes allemands, qui ont mis partout des noms
germaniques. Il faut un véritable effort pour rétablir la réalité des
choses[3].

  [3] Sur cette question des noms, plus importante qu’elle n’en a l’air,
    je me permets de renvoyer aux considérations que j’ai présentées
    dans mon _Histoire d’Autriche_, p. 610, 611. M. Élisée Reclus est le
    premier géographe français qui se soit occupé de rétablir les noms
    propres sous leur forme réelle. M. le commandant Niox a suivi son
    exemple dans son excellente carte de l’Allemagne et de l’Europe
    centrale (Paris, Dumaine, 1882).

Le touriste en quête de pittoresque peut se contenter d’un court séjour
à Lublania. La ville est construite au milieu de la plaine fertile
qu’entourent les masses du Triglav et des Karavanke. Elle est dominée
par une colline à pic, surmontée d’un château sans caractère qui sert
aujourd’hui de prison. Elle ne possède aucun monument vraiment
remarquable; les églises en style jésuite, ruisselantes de dorures, sont
d’un fort mauvais goût. L’hôtel de ville et quelques palais
aristocratiques sont d’une architecture rococo lourde et disgracieuse.
Le plus joli endroit de la ville, c’est la place du Congrès (_Kongresni
terg_), ainsi nommée en souvenir de la réunion réactionnaire de 1823.
Cet événement est le plus intéressant dont Laybach ait été le théâtre;
elle n’a pour ainsi dire point d’histoire, encore qu’elle prétende avoir
remplacé l’ancienne Hémona, construite au temps jadis par les
Argonautes. La place est plantée de beaux ombrages et ornée d’un buste
de Radetzky, le fameux général qui fut jadis si populaire en Autriche.
En dehors de la ville, de vertes allées de marronniers conduisent à un
parc charmant, une espèce de petite Suisse, toute verdoyante, qui est
l’abri favori des bons bourgeois pendant l’été. Tout cela est calme,
frais, riant, et, comme on dit en allemand d’un mot intraduisible,
_gemüthlich_. Laybach, entrevue au passage, a l’air d’une ville de
rentiers. La vie morale du pays ne se révèle qu’à un observateur
attentif. Je parlerai tout à l’heure des documents précieux que renferme
sa bibliothèque. Les archéologues feront bien de ne pas négliger le
musée; il possède une admirable collection d’antiquités lacustres et
romaines, notamment une statue en bronze doré, l’une des plus rares en
ce genre. Le conservateur actuel, M. Dezman, l’entretient avec un zèle
des plus louables et en fait les honneurs avec une exquise courtoisie.

Ce qui m’intéresse ici, c’est l’étude de la vie politique et
intellectuelle du peuple slovène, c’est la recherche des souvenirs qu’a
laissés dans ce peuple la domination napoléonienne. J’ai pour me guider
dans cette double étude des ciceroni aimables et intelligents; un
avocat, M. Zarnik; un professeur au gymnase, M. Pletersnik; un député au
parlement de Vienne, M. le docteur Vosniak; le _joupan_ ou maire de la
ville, un patriote très-slave malgré son origine italienne, M. Graselli;
le rédacteur de la _Nation slovène_, M. Zeleznikar. Si vous avez jamais
cru que la Carniole était un pays allemand, remarquez en passant, je
vous prie, combien tous ces noms sont peu germaniques.

Au moment de mon arrivée, la bonne ville de Laybach était dans la joie;
les dernières élections municipales avaient enfin donné la majorité aux
Slovènes. Le maire, l’adjoint, étaient Slovènes, les délibérations du
conseil étaient enfin tenues et rédigées en langue nationale, quitte,
bien entendu, à laisser aux membres de la minorité allemande le droit de
s’exprimer en leur idiome; les plaques des rues et des places publiques
étaient encore rédigées dans les deux langues; mais on se proposait
bien, à la première occasion, de les remplacer par des plaques en pur
slovène, afin d’attester à tout venant que la nationalité dominante
avait enfin reconquis sa ville. Les Slovènes, ainsi que je l’ai fait
remarquer plus haut, étaient représentés à Vienne par quatorze députés
qui s’efforçaient, d’accord avec les Tchèques, les Dalmates et les
Polonais, de faire prévaloir cette justice entre toutes les
nationalités, qui devrait être la base même de l’État autrichien.
(_Justitia erga omnes nationes est fundamentum Austriæ._) Ils n’y sont
pas encore complétement arrivés.

En Carniole, par exemple, dans les tribunaux, l’allemand a encore la
prétention de se substituer à l’idiome indigène, même quand il n’est
compris par aucune des deux parties. J’ai assisté à Laybach à une
audience de justice de paix; les débats avaient lieu en langue slovène,
mais les protocoles étaient rédigés en allemand. Malgré les instructions
formelles du ministre de la justice, certains tribunaux où les Allemands
sont en majorité persistent à repousser les requêtes qui leur sont
adressées en slovène. Une fois qu’on a pris des habitudes de domination,
il est à la fois dur et difficile d’y renoncer. Ces abus se commettent
en violation d’une des lois organiques de l’empire: «Tous les peuples de
l’État autrichien sont sur le pied d’égalité, et chaque peuple en
particulier a droit à ce que l’inviolabilité de sa nationalité et de son
idiome soit garantie. L’égalité de tous les idiomes usités dans l’empire
pour les écoles, l’administration et la vie publique est reconnue par
l’État.» (Article 19 de la loi organique du 21 décembre 1867.) Ce qu’il
y a de curieux, c’est que cette loi est précisément contre-signée par M.
le comte Taaffe, qui est aujourd’hui le chef conciliant et libéral du
cabinet cisleithan. Mais pour obliger tous les Allemands à respecter une
loi d’équité, M. Taaffe serait obligé de recourir à des mesures de
rigueur. Les Allemands crieraient à l’oppression, invoqueraient le
secours de leurs frères de l’empire. Force est donc de prendre patience
et de faire semblant de fermer les yeux. En attendant, des haines
accumulées fermentent au cœur des Slaves, et il ne faudra pas s’étonner
si on les voit un jour éclater.

Le même article 19 dit dans son dernier paragraphe: «Dans les pays où il
existe différentes nationalités, les établissements publics d’éducation
doivent être organisés de manière que, sans être contraints d’apprendre
une seconde langue du pays, chaque nationalité ait dans sa propre langue
tous les moyens nécessaires d’instruction.» Cette disposition est
appliquée en Carniole d’une façon plus libérale que les précédentes.
Dans les écoles primaires et les gymnases, l’enseignement se donne en
slovène; l’allemand y joue d’ailleurs un rôle, et cela dans l’intérêt
même des élèves.

L’instruction publique, l’administration, les tribunaux, dépendent du
gouvernement central et portent naturellement une empreinte plus ou
moins profonde de germanisme. En revanche, la presse est indépendante;
c’est la manifestation sociale qui permet de juger le mieux la vigueur
d’une nationalité. En Italie, par exemple, vous trouvez de nombreux
dialectes, mais une langue unique. Sauf quelques feuilles populaires,
les journaux de Venise ou de Naples sont imprimés dans le même idiome
que ceux de Florence ou de Turin. En Autriche, au contraire, chaque
groupe ethnographique atteste son existence par une presse nationale. A
Laybach, par exemple, le gouvernement entretient un journal officiel en
allemand, la _Laybacher Zeitung_; mais tous les journaux indépendants
sont en slovène; il n’y aurait point d’abonnés pour les feuilles
allemandes. La plus importante du pays est un journal quotidien, le
_Slovenski Narod_ (la Nation slovène). Il tire à mille exemplaires et
fait ses frais, grâce à des annonces assez abondantes. Une revue
populaire, _Novice_, fondée il y a bientôt quarante ans, par le célèbre
patriote Bleiveis, est écrite surtout en vue des gens du peuple et des
paysans. Une revue littéraire, _Zvon_ (la Cloche), fort agréablement
rédigée, tire à huit cents exemplaires. On compte, en somme, à Laybach,
une dizaine de journaux slovènes, dont un humoristique. Il en paraît une
dizaine d’autres dans les provinces de même langue, depuis Trieste
jusqu’à Klagenfurt (Celovec).

Le théâtre est encore fréquenté l’hiver par des troupes dramatiques
allemandes; mais on commence à y donner des représentations en slovène.
Il se publie depuis quelques années une bibliothèque dramatique qui
compte déjà une cinquantaine de volumes. Le principal éditeur
littéraire, c’est la société appelée _Matiça slovenska_[4]. Elle a été
fondée en 1864, sur le modèle des institutions de ce genre qui
existaient déjà à Novi Sad (Hongrie) pour les Serbes, à Agram pour les
Croates, à Prague pour les Tchèques. Ce sont tout simplement des
associations composées d’un certain nombre de membres qui s’engagent à
payer annuellement une somme déterminée et qui reçoivent en échange de
leur souscription un certain nombre de volumes. La _Matiça_ slovène
compte aujourd’hui plus de quinze cents membres; mais comme elle vend
également ses publications aux non-souscripteurs, elles atteignent un
tirage d’environ deux mille exemplaires. Depuis 1867, la _Matiça_ publie
un annuaire intéressant qui renferme des travaux de science vulgarisée,
d’histoire et d’imagination. Elle y a joint des publications
indépendantes, des manuels à l’usage des écoliers, des grammaires des
idiomes slaves, etc. A côté de la _Matiça_ existe une institution d’un
caractère plus populaire, l’association de Saint-Hermagoras (Druzba
svetoga Mohora), qui a son siége à Klagenfurt. Moyennant une
contribution annuelle d’un florin (deux francs au cours actuel), elle
distribue à ses membres six volumes par an, dont deux de piété, quatre
de science vulgarisée ou d’imagination. Elle compte aujourd’hui plus de
vingt-cinq mille sociétaires. Enfin la _Matiça_ musicale s’occupe
surtout de répandre la musique populaire. Une étude détaillée des
principaux représentants de la littérature slovène sortirait du cadre de
cette esquisse. Elle a produit notamment des poëtes fort distingués, et
dont les œuvres mériteraient un examen particulier.

  [4] _Matiça_, mère des abeilles.

Ce qui caractérise le peuple slovène, c’est son profond attachement au
catholicisme. Parmi les livres traduits, le plus grand nombre appartient
à cette littérature mystique qui fleurit en France, en Belgique et dans
l’Allemagne méridionale. Il n’y a guère que quinze mille Slovènes qui
appartiennent à la religion réformée. La Slovénie a été cependant au
seizième siècle l’un des pays slaves où la Réforme fut le mieux
accueillie. Il y eut alors toute une littérature religieuse protestante
dont les publications, imprimées tour à tour à Urach (Wurtemberg), à
Tubingue, à Laybach, à Wittenberg, sont de véritables chefs-d’œuvre
typographiques. La bibliothèque publique de Laybach en possède une
collection à peu près complète. Elle possède aussi les livres et les
manuscrits du grand slaviste Kopitar, qui était d’origine slovène, comme
son illustre compatriote M. Miklosich.




CHAPITRE II

La domination française en Illyrie.--Un mot de l’empereur François
Ier.--Le poëte Vodnik.--Nodier et le _Télégraphe illyrien_.--Sympathies
pour la France.--Les Slovènes et les Croates.


Laybach a été sous la domination française (1809-1813) la capitale des
provinces illyriennes qui comprenaient une partie de la Carinthie, la
Carniole, l’Istrie, Goriça, la Croatie civile et militaire, la Dalmatie.
Sauf dans la Dalmatie, conquise depuis le traité de Presbourg, le régime
français n’a duré que quatre ans dans ces contrées. J’ai été étonné des
bons souvenirs qu’il y a laissés; les historiens slaves que j’ai
consultés sur cette période sont unanimes à constater les services que
l’administration française rendit à ces pays si longtemps écrasés par
l’oppression allemande et par les priviléges féodaux. Sans doute on
regrettait bien que les Français ne fussent pas assez dévots et
n’eussent pas pour le clergé la considération à laquelle il croyait
pouvoir prétendre; mais on admirait l’ordre qu’ils avaient introduit
dans le pays, la justice et les impôts égaux pour tous, les grands
travaux publics entrepris avec énergie, achevés avec rapidité. Notre
langue était apprise avec enthousiasme par une jeunesse réfractaire au
rude idiome germanique. «Les Français n’ont régné que quatre ans chez
nous, écrit M. Trdina dans son histoire du peuple slovène; il n’y avait
personne à Laybach qui ne sût parler leur langue. S’ils étaient restés
trente ans chez nous, les Slovènes seraient sans doute devenus
Français[5].» Encore aujourd’hui, le paysan se souvient du gendarme
français; l’impôt qui remplaça pour lui toutes les redevances féodales a
gardé un nom français: _Placzati franke_, payer des francs. Curieuse
réminiscence dans un pays où la monnaie officielle est, comme on sait,
le florin.

  [5] Je retrouve des témoignages analogues dans deux ouvrages croates:
    l’_Histoire de Croatie_, par M. le professeur SMICIKLAS, Agram,
    1819; l’_Histoire de la ville de Karlovac_ (Karlstadt), par M.
    LOPASIC, Agram, 1879.

Mes hôtes de Laybach me montraient avec une sympathie presque
reconnaissante les magnifiques allées de marronniers et de sycomores
dont leur ville est entourée, et ils se plaisaient à me faire remarquer
qu’elles avaient été plantées par les soldats de Marmont, qui fut ici
gouverneur général. Ils me citaient à ce propos une plaisante anecdote.
Quand, après le départ des troupes napoléoniennes, l’empereur François
Ier vint visiter les provinces d’Illyrie, il s’étonna de l’état
florissant où il retrouvait un pays si longtemps occupé par l’ennemi.

--Qui a construit ce pont? demandait l’Empereur à son guide.

--Sire, ce sont les Français.

--Qui a planté ces arbres?

--Sire, ce sont les Français.

--Qui a fait empierrer cette route?

--Les Français.

--En vérité, dit l’Empereur en souriant, c’est dommage qu’ils ne soient
pas restés plus longtemps.

Il existe dans la littérature slovène un remarquable document qui
atteste quel enthousiasme avait su inspirer Napoléon. C’est l’ode du
poëte Vodnik sur l’Illyrie ressuscitée, ode qui fut publiée en 1813 dans
le journal officiel de la domination française, le _Télégraphe
illyrien_:

  «Napoléon a dit: Réveille-toi, Illyrie! Elle s’éveille, elle soupire:
  Qui me rappelle à la lumière? O grand héros, est-ce toi qui me
  réveilles? Tu me donnes ta main puissante, tu me relèves. Notre race
  sera glorifiée, j’ose l’espérer. Un miracle se prépare, je le prédis.
  Chez les Slovènes pénètre Napoléon. Une génération nouvelle s’élance
  de la terre. Appuyé d’une main sur la Gaule, je donne l’autre à la
  Grèce pour la sauver. A la tête de la Grèce est Corinthe, au centre de
  l’Europe est l’Illyrie. On appelait Corinthe l’œil de la Grèce,
  l’Illyrie sera le joyau du monde!»

J’ai trouvé à la bibliothèque de Laybach la collection aujourd’hui
rarissime[6] de ce _Télégraphe illyrien_ qui a eu l’honneur d’avoir
Charles Nodier pour rédacteur. Ce journal, rédigé tour à tour en
français et en italien, parut alternativement à Trieste et à Laybach.
C’est un document des plus précieux pour l’histoire de la politique
napoléonienne. Le nom de Nodier n’y apparaît guère qu’en 1812; un
certain nombre de feuilletons anonymes peuvent certainement lui être
attribués. Ainsi Nodier s’occupe avec un vif intérêt de la poésie
populaire des Slaves et exprime le désir de la voir recueillie par des
collectionneurs compétents. C’est dans ces études qu’il a évidemment
puisé l’inspiration de quelques-unes de ses œuvres les plus originales:
_Jean Sbogar_, _Smarra_. J’ai parcouru les quatre années du _Télégraphe_
dans cette même bibliothèque dont Nodier avait été autrefois le
conservateur, et où il a sans doute travaillé plus d’une fois. La
brièveté de mon séjour à Laybach ne m’a malheureusement pas permis de
dépouiller cette collection comme je l’aurais voulu. J’ai noté au
passage dans le dernier numéro publié à Trieste, en septembre 1813, une
proclamation de Fouché, alors gouverneur général: «Je ne vois pas
d’autre danger pour l’Illyrie,--écrivait le duc d’Otrante,--que dans la
pusillanimité et l’imbécile disposition où l’on est de croire à toutes
les fables qu’on répand sur les prétendues forces de l’ennemi. Jusqu’à
présent, il n’a pas paru sur notre territoire six cents soldats!» Un
mois après cette fanfaronnade, l’Illyrie napoléonienne avait cessé
d’exister. Deux ans plus tard, Fouché était ministre de Louis XVIII. En
1820, il mourait exilé dans cette même ville de Trieste où il avait
représenté l’Empereur en qualité de gouverneur général.

  [6] Elle manque à Paris à la Bibliothèque nationale.

A côté de la collection du _Télégraphe_, la bibliothèque en renferme une
qui n’est pas moins curieuse, c’est celle des _Novice_, journal
populaire rédigé par Vodnik depuis 1797, le premier organe publié chez
les Slaves du sud en langue nationale. L’hôtel de ville contient dans
ses archives un grand nombre de documents qu’il serait certainement
curieux d’examiner. Dans la salle du conseil, j’ai noté un détail qui
surprendrait singulièrement le touriste ignorant de l’histoire locale.
Les noms des bourgmestres sont inscrits dans des cartouches qui courent
tout autour de la muraille. A l’année 1813, on lit celui de M. Codelli,
_maire_. Ce mot français détonne comme une fanfare dans cette salle
pacifique où les délibérations municipales avaient lieu naguère en
allemand et se tiennent aujourd’hui en slave.

Du reste, les sympathies des Slovènes pour la France paraissent avoir
survécu aux circonstances éphémères qui avaient mis en rapport le petit
peuple et la «grande nation». J’ai eu occasion de le constater dans une
réunion moitié publique, moitié intime, organisée à la Société de
lecture (_Citavnica_) par quelques patriotes, la veille de mon départ.
Dans cette fête de famille dont mon humble personne était le prétexte,
mais dont je tiens à reporter tout l’honneur à mon pays, des toasts
chaleureux furent portés non-seulement au voyageur--_rara avis_--qui
pouvait les comprendre et répondre dans la langue du pays, mais aussi à
la France, à la ville de Paris, à l’amitié des peuples latins et slaves,
menacés tous les deux par un ennemi commun.

Dans une improvisation vraiment éloquente, M. Vosniak, député au
parlement de Vienne, se fit l’interprète des sympathies que sa race
entretient pour la nôtre, et des antipathies qu’elle ressent pour la
race germanique. «Comparons, disait-il, l’histoire des Allemands, des
Slaves et des Français. Nous n’avons vu jusqu’ici l’Allemagne faire la
guerre que pour satisfaire les intérêts les plus égoïstes. L’Allemand ne
se contente pas de vouloir vivre libre chez lui; il prétend aussi
s’établir chez les autres; il revendique notre sol; il veut nous imposer
sa langue et ses mœurs. Quand a-t-on vu les Allemands faire la guerre
pour une idée, délivrer un peuple asservi sans rien lui demander, comme
la France qui naguère affranchissait l’Italie, comme la Russie qui vient
d’arracher nos frères bulgares au joug musulman?»

Cette réunion cordiale avait lieu le 13 juillet 1882, le jour même où la
municipalité de Paris réunissait dans un banquet les représentants des
grandes villes de l’Europe. Le maire de Laybach, rappelant cette
circonstance, buvait à la ville de Paris, aux glorieux souvenirs
qu’éveille l’anniversaire de la prise de la Bastille, à ceux qu’a
laissés dans ces contrées la domination française, qui, bien qu’imposée
par un tyran, apportait avec elle tous les bienfaits de notre
révolution. Je regrette de ne pouvoir reproduire en entier toutes les
chaleureuses et cordiales paroles échangées dans cette soirée, qui
restera l’un des meilleurs souvenirs de ma vie. Un concert vocal
improvisé par une société d’artistes distingués me permit d’apprécier
tout le charme et toute la délicatesse des chansons slovènes. Ces
mélodies, tour à tour mélancoliques et joyeuses, sont considérées comme
les plus belles perles de la musique populaire slave; elles sont encore
peu connues chez nous. Plus d’une d’entre elles a cependant pénétré dans
nos répertoires sous un déguisement étranger; on m’a cité telle mélodie
d’un maestro illustre qui n’est qu’une chanson slovène accommodée à la
française.

En somme, les Slovènes sont loin encore de posséder en Autriche toutes
les libertés auxquelles la Constitution donne droit, toutes celles
auxquelles leur instinct national les fait aspirer. Disloqués entre
quatre ou cinq provinces différentes, ils ne forment pas un groupe assez
puissant pour pouvoir agir efficacement, comme les Tchèques de Bohême ou
les Polonais de Galicie. Ils n’ont pu obtenir ni la justice, ni
l’enseignement supérieur en langue nationale.

Cependant leurs griefs contre les Allemands ne les empêchent pas d’être
de bons et loyaux Autrichiens. Ils sont sincèrement attachés à la
dynastie; ils ne le sont pas moins au catholicisme, qui est l’un des
traits saillants de la tradition autrichienne. Ils ne comprennent guère
l’enthousiasme que certains slavomanes professent pour la religion
orthodoxe. Mais ils sentent très-bien qu’ils sont solidaires des
destinées de la race slave, et rien de ce qui se passe chez leurs
congénères ne les laisse indifférents; ils suivent avec passion les
destinées de la Russie, celles des Tchèques qui sont à la tête du
mouvement fédéraliste et celles de leurs voisins méridionaux, les Slaves
du Balkan. L’un des premiers chefs de l’insurrection bosniaque a été un
Slovène, un ouvrier typographe de Laybach, l’artilleur Hubmayer. Mais,
parmi les Slaves méridionaux, ceux vers lesquels ils se sentent le plus
attirés, ce sont leurs voisins immédiats, les Croates. Les deux peuples
sont tous deux foncièrement catholiques; tous deux pratiquent l’alphabet
latin et ont la même orthographe; leurs langues offrent de nombreuses
analogies. Tous les gens éclairés lisent également l’un et l’autre
idiome.

La Slovénie a même donné à la Croatie l’un de ses plus grands poëtes,
Stanko Vraz. Elle lui fournit encore aujourd’hui des savants et des
professeurs. Ces rapports scientifiques seraient bien plus intimes si
les jeunes Slovènes pouvaient aller étudier à l’université d’Agram; mais
la loi cisleithane ne reconnaît aucune valeur aux diplômes
transleithans. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà! dit Pascal.

Les deux peuples ont d’ailleurs en Istrie et en Dalmatie à lutter contre
un ennemi commun, l’Italien. C’est dans le patriotisme des Croates et
des Slovènes que se trouve le meilleur appui de l’Autriche menacée par
les manœuvres des irrédentistes. Jusqu’ici, avec le système dualiste,
les rapports des deux nations sœurs conservent nécessairement un
caractère tout platonique. Les Croates font partie de la couronne de
saint Étienne et envoient des députés au parlement de Pesth; les
Slovènes sont englobés dans la Cisleithanie, dans «les autres pays de Sa
Majesté», et se font représenter au Reichstag de Vienne. Ils ne peuvent
guère se rencontrer sur le terrain politique que dans la réunion
annuelle des deux délégations. Les circonstances dans lesquelles ils se
manifestent leurs sympathies sont d’ordre purement artistique ou
littéraire. Ce sont des concours de musique ou de gymnastique, des
visites de corps que l’on se fait de l’une à l’autre capitale, des fêtes
en l’honneur de tel écrivain ou poëte national. En somme, c’est surtout
par des articles de journaux, des chansons, des discours ou des toasts
que les deux peuples expriment leurs fraternelles aspirations. Pour
l’observateur attentif, il y a déjà là des symptômes qui jettent
quelques lueurs sur l’avenir.




CHAPITRE III

AGRAM ET LE PEUPLE CROATE.

La Croatie.--Coup d’œil sur Agram.--L’Académie, ses travaux.--Les
savants.--L’Université, la littérature et la presse.--La musique et le
théâtre.


Je parlais dans le chapitre précédent des rapports moraux qui existent
entre les Slovènes et les Croates. Il y a cependant un contraste
très-marqué entre la physionomie extérieure des deux pays et des deux
nations. Ce contraste saute aux yeux dès qu’on entre en Croatie. C’est à
Steinbruck (Kamenni most, le pont de pierre) qu’on quitte la grande
ligne de Vienne à Trieste pour prendre l’embranchement latéral qui
descend au sud-est vers Agram. La Carniole, pays de montagnes, est toute
hérissée d’âpres sommets surmontés de châteaux ou d’églises. La Croatie
se déploie en une vallée immense, bordée au sud et au nord par des cimes
peu élevées. La Save, jusqu’alors rapide et tumultueuse, s’élargit et
roule des eaux jaunâtres entre des rives plates. Elle commence à devenir
navigable, du moins pour les canots et les bacs; elle ne porte bateau
qu’à partir d’Agram. Les paquebots à vapeur ne remontent pas au delà de
Sisek.

Le costume du paysan slovène, veste gros bleu, culotte collante,
guêtres, chapeau mou, boucle d’oreille à l’oreille gauche, ne différait
guère de celui de ses voisins tyroliens ou autrichiens. C’est un costume
de montagnard. Celui du paysan croate, larges culottes blanches,
houppelande blanche avec ou sans broderies, petit chapeau plat, pieds
nus, annonce déjà la _puszta_ hongroise[7].

  [7] On appelle pusztas les steppes de la Hongrie.

Nous sommes maintenant dans la Transleithanie. Les Magyars ont tenu à ce
que le voyageur pût constater, dès la première station croate, qu’il est
entré dans le royaume de saint Étienne. Des inscriptions hongroises, peu
lues d’ailleurs, s’étalent sur les portes des gares. La Croatie est
autonome, mais les chemins de fer font partie des affaires communes qui
se traitent à Pesth, et--faute de mieux--la Hongrie oppose sa griffe sur
l’entrée des salles d’attente et d’autres édicules... L’allemand a
désormais complétement disparu; nous ne le retrouverons que dans les
cartes des restaurants et sur la devanture de certains magasins.

A partir de Steinbruck, le train prend une allure modérée; il met,
suivant qu’il est _Personenzug_ ou _Gemischterzug_ (train qui prend à la
fois des voyageurs et des marchandises), trois ou cinq heures pour
atteindre la capitale de la Croatie. Il roule lentement au milieu d’un
paysage assez mélancolique; la voie est bordée de prairies, de champs de
blés ou de champs de maïs; les villages sont rares à l’horizon, les
arrêts aux stations d’une longueur désespérante. Aucun buffet; il est
même difficile de se procurer un verre d’eau. On chercherait en vain ici
le gamin qui, sur la ligne du Semmering, sollicite un kreutzer du
voyageur altéré, en criant: _Glas Wasser! Glas Wasser!_ ou la fillette
aux nattes blondes qui vous offre en souriant les raisins dorés et les
pêches vermeilles. Le paysan croate, comme son voisin slovène, est
essentiellement agriculteur; mais il est fort ignorant des choses du
commerce; il ne soupçonne nullement les petits profits légitimes qu’on
peut tirer du voyageur. Il aurait bien besoin d’aller à l’école chez les
Allemands. Ceci nous explique pourquoi dans les villes la plupart des
magasins sont aux mains des Allemands ou des Israélites.

Il y a quinze ans que j’ai visité pour la première fois la ville
d’Agram. Elle m’a laissé alors des impressions fort agréables[8]. Elle a
pour le touriste un double charme. Au point de vue du confort, c’est
encore une ville d’Europe; au point de vue pittoresque, c’est déjà une
ville d’Orient. Certaines rues sont d’un grand village; certaines
places, d’une splendide capitale. L’artère principale, qui va de la gare
à la place Jellacich, l’_Iliça_, est aussi mouvementée que le _Corso_ de
Rome. Les paysans mettent pour aller en ville leurs plus beaux costumes,
et ces costumes réjouissent les yeux par les couleurs éclatantes. Les
hommes ont fort bonne tournure avec leur _prslouk_ ou gilet bleu brodé,
leurs manches flottantes, leurs larges culottes blanches, leur petit
chapeau bien campé sur l’oreille. Les femmes, coiffées de foulards
rouges, sont vêtues de longues robes en toile blanche brodée de dessins
rouges. C’est vraiment un coup d’œil gai que celui de la place
Jellacich, encombrée le matin de fruits savoureux, de poteries
éclatantes, d’écuelles et de gourdes en bois, produits de l’industrie
rustique. Les cafés qui la bordent du côté du midi étalent joyeusement
sur le trottoir d’innombrables rangées de tables où les consommateurs se
succèdent sans relâche. On dirait un coin du boulevard des Italiens à
cette heure de flânerie si chère au Parisien. Au milieu de la place, la
statue équestre du ban Jellacich; sur un mamelon voisin, la lourde tour
de la cathédrale, moitié église, moitié forteresse, et le palais des
archevêques, prélats féodaux dont le type a disparu chez les catholiques
d’Occident.

  [8] On les trouvera dans mon volume: _le Monde slave_ (Paris, 1872),
    p. 22-66. Je me permets d’y renvoyer le lecteur pour les détails que
    je ne répète point ici.

Derrière monte la haute ville, avec sa rue du Chapitre, bordée de petits
hôtels uniquement habités par des chanoines, grassement prébendés, ses
rues âpres et sombres, ses escaliers tortueux, ses promenades en
terrasse, d’où l’on découvre au loin la vallée de la Save. Sous la
colline s’enfonce brusquement une gorge ombreuse, le ravin de Tuskanets,
qui met en quelque sorte la campagne et la solitude au cœur de la cité
même. On peut passer à Zagreb (c’est le nom slave de la ville) les étés
les plus chauds; on est toujours sûr d’y trouver de l’ombre, de la
fraîcheur et du silence.

J’ai décrit autrefois l’aimable cité, à une époque où elle n’était guère
connue en Occident, où l’on se figurait volontiers les Croates comme des
demi-barbares, bons tout au plus à fournir des kaiserliks à l’Autriche.
Je ne veux point recommencer l’esquisse que je traçais alors; mais j’ai
plus d’un trait à y ajouter. Les Croates, depuis cette époque, ont fait
des progrès très-sérieux.

J’étais à Agram en 1867, à l’époque où s’ouvrait cette Académie des
Slaves méridionaux qui m’a fait depuis l’honneur de m’admettre parmi ses
membres correspondants; je signalais l’activité littéraire et politique
dont la modeste capitale était alors le théâtre. Pendant les quinze ans
qui se sont écoulés depuis,--_grande mortalis ævi spatium_,--elle a
justifié les éloges que je lui donnais alors et la ferme confiance que
j’avais en son avenir. Ses progrès ont surpassé mon attente.

Non loin de la place Jellacich, sur un terrain naguère abandonné, s’est
élevée une place splendide qui porte, comme elle, le nom d’un héros
national. C’est le Zrinski tag (la place Zrinski)[9]. Le palais de
l’académie, qu’on a construit récemment, est assurément un des plus
élégants édifices de l’empire d’Autriche. Il ne serait déplacé ni à
Vienne ni à Pesth; il a été bâti par le célèbre architecte viennois
Schmidt, l’heureux restaurateur de Saint-Étienne. Il est d’un style
excellent et merveilleusement aménagé. L’académie croate est
certainement mieux logée que l’Institut de France.

  [9] Zrinski, en hongrois Zrinyi, ban de Croatie au seizième siècle,
    est surtout célèbre par l’héroïsme avec lequel il défendit la ville
    de Szigeth contre les Turcs. Les faubourgs de la ville une fois
    détruits par l’artillerie ennemie, il se réfugia dans la citadelle;
    la citadelle devenue intenable, il se précipita au milieu des
    ennemis et y trouva la mort.

Les différentes salles sont groupées autour d’un immense vestibule où se
déploie tout à son aise un escalier monumental; les murs, peints en
rouge vif, sont destinés à recevoir des fresques qui reproduiront les
principaux épisodes de l’histoire nationale. Le roi de France offrit
jadis aux quarante immortels les fauteuils dont le souvenir est resté
légendaire. Ce sont les grandes dames croates qui ont brodé les siéges
de leurs savants compatriotes. La bibliothèque de l’académie est déjà
considérable. Mais une collection qui se recommande surtout à
l’attention des visiteurs, c’est le musée d’archéologie, confié à
l’habile direction d’un savant dalmate, M. Sime Ljubich. Les monuments
romains (médailles, inscriptions, statues) qu’il renferme ont déjà
sollicité plus d’une fois l’attention des spécialistes. Une immense
galerie recevra prochainement les tableaux anciens et modernes offerts à
la ville d’Agram par le Mécène des Slaves méridionaux, Mgr Strossmayer.

Les Croates ne sont pas encore assez riches pour s’offrir des statues en
pied. De simples bustes décorent le square Zriny autour duquel s’élèvent
les somptueux palais de l’aristocratie croate. Cette aristocratie, qui
préférait naguère le séjour de Vienne ou de Pesth, revient depuis
quelques années se fixer dans la cité transformée. Tous ces édifices ont
heureusement été respectés par le tremblement de terre qui a naguère si
fortement endommagé la ville d’Agram. Cette catastrophe a fait
relativement peu de bruit en Europe. Elle n’a pas donné lieu à ces fêtes
de bienfaisance qui fournissent au _high life_ d’ingénieux prétextes
pour des divertissements excentriques. Il ne s’agissait que de Slaves,
et les ambassadeurs de l’Autriche-Hongrie ne s’émeuvent pas pour si peu.
Si les victimes eussent été des Allemands ou des Hongrois, c’eût été une
tout autre affaire. Rappelez-vous ce qui s’est passé lors des
inondations de Szegedin. Le désastre n’en a pas moins été fort grave;
les dommages qu’il a causés ont atteint le total, énorme pour une petite
nation, de quatre millions de francs. Il n’est guère de maison
particulière qui n’ait été endommagée. De tous les édifices publics, le
plus éprouvé est la cathédrale, dont la voûte est entièrement écroulée
et dont le gros œuvre est resté intact. Il faudra cinq ans de travaux
pour la remettre en état.

Le palais de l’académie d’Agram n’est pas un de ces édifices auxquels on
pourrait appliquer le mot du fabuliste: «Belle tête, mais de cervelle
point!» La docte compagnie a sérieusement travaillé depuis quinze ans,
et ses publications comprennent déjà une centaine de volumes.

Elles se divisent en plusieurs séries. D’abord les mémoires proprement
dits, recueils de travaux divers dont il paraît en moyenne quatre
fascicules par an; ensuite les _Starine_, recueil d’anciens textes
latins ou slaves, édités avec introductions et commentaires, et dont
quelques-uns ont fait grand bruit dans le monde scientifique. Des
érudits de Vienne, de Belgrade, de Pétersbourg, collaborent à cette
importante publication. A côté de ces séries, l’académie a entrepris une
collection des anciens poëtes croates de l’école dalmate et ragusaine,
et celle des _Monumenta spectantia historiam Slavorum meridionalium_,
documents empruntés aux archives de Venise et fort intéressants pour
l’histoire de la Sérénissime République, des Slaves méridionaux et de la
péninsule des Balkans. Sous ses auspices paraissent également un certain
nombre de travaux isolés.

Il faut citer en première ligne le grand dictionnaire de la langue
croate-serbe, rédigé par un illustre philologue serbe, M. Danicich.
L’auteur de ce beau travail,--le plus remarquable assurément de toute la
lexicographie slave,--était professeur à la haute école de Belgrade. Le
gouvernement serbe, avec une libéralité qui l’honore, a bien voulu le
prêter à l’académie d’Agram pour une œuvre que lui seul était capable
d’entreprendre et de mener à bonne fin. Ce que l’œuvre de Littré est
pour la France, celle de Grimm pour l’Allemagne, le dictionnaire de M.
Danicich devait l’être pour les Slaves méridionaux. Malheureusement
l’auteur est mort au moment même où il achevait l’impression du premier
volume.

    ... Pendent opera interrupta, minæque
    Murorum ingentes...

L’académie a confié ce lourd héritage de gloire et de labeur à un savant
linguiste ragusain, M. Budmanni. Parmi les autres publications de
l’académie, il faut encore mentionner les patients travaux de M.
Bogisich sur le droit écrit et coutumier des Slaves méridionaux, la
_Flora Croatica_ de M. Schlosser, et un certain nombre de volumes
relatifs aux sciences historiques, naturelles et philologiques. Toutes
ces publications sont excellentes et ont mérité l’approbation des
meilleurs juges. Les Slovènes n’en sont encore qu’à la période de
littérature et de vulgarisation. Les Croates, eux, sont entrés de
plain-pied dans la science. L’académie est aujourd’hui en relation avec
la plupart des grands corps savants de l’Europe. Le ministère de
l’instruction publique français lui a demandé l’échange de ses
publications. Seul l’Institut s’est refusé à des relations que
l’académie de Berlin avait acceptées avec empressement. Il se verra plus
tard obligé d’acquérir à grands frais des publications qu’il a eu le
tort de dédaigner à leur début.

L’âme de l’académie, c’est son président, le savant historien Raczki,
prélat romain et chanoine de la cathédrale. C’est un vrai bénédictin. Il
s’est passionné pour l’histoire des Slaves méridionaux. Il avait jadis
médité de l’écrire en entier. Mais par ses savantes dissertations sur
des points de détail, par ses innombrables publications de textes, il a
plus que personne contribué à en préparer les éléments. C’est un
patriote ardent et qui a joué un rôle considérable dans les négociations
entamées naguère entre la Hongrie et la Croatie.

Il convient de citer à côté de lui les deux secrétaires de l’académie,
MM. Sulek et Matkovich. M. Sulek est d’origine slovaque et appartient à
une famille qui a donné des martyrs à la cause du slavisme; l’un de ses
frères fut pendu par les Hongrois en 1848. Établi à Agram en 1839, il
est depuis de longues années naturalisé Croate. Botaniste, linguiste,
écrivain politique, c’est un polygraphe des plus érudits. M. Matkovich,
géographe et statisticien, s’est surtout occupé de l’étude de l’Orient
slave au moyen âge. Il semble vouloir continuer les traditions de son
illustre compatriote Katancsich, dont le nom est encore aujourd’hui bien
connu des hommes du métier. M. Matkovich n’est pas seulement un savant
de cabinet, c’est l’érudit militant et voyageur tel que le réclame notre
siècle de congrès et d’expositions. On l’a vu tour à tour aux réunions
scientifiques de Paris, de Moscou, de Venise. Il a publié, en français,
un livre fort bien fait sur son pays[10]. MM. Raczki et Matkovich sont
des prêtres catholiques; ils justifient par leur vie simple et
laborieuse la respectueuse considération que leurs compatriotes
professent pour le clergé national. M. Sulek est protestant. Leur
collègue M. Danicich, qui fut longtemps secrétaire de l’académie, était
orthodoxe. La savante compagnie donne ainsi à la nation l’exemple du
labeur et de la tolérance.

  [10] _La Croatie et la Slavonie, au point de vue de leur culture
    physique et intellectuelle_. Agram, 1873. Un vol. in-8º de 188
    pages. Cet ouvrage, publié sous les auspices du gouvernement croate,
    a pour auteur M. MATKOVICH.

On n’attend pas de moi une énumération minutieuse de tous les savants
qui font l’honneur de la petite et vaillante académie. Il en est deux
cependant qui se sont fait à l’étranger une importante situation et dont
le nom mérite d’être rappelé ici. M. Bogisich, professeur à l’université
d’Odessa, est parmi les Slaves le plus profond connaisseur du droit
coutumier, qui joue encore chez eux un rôle si considérable. Appelé par
le gouvernement russe à créer un enseignement nouveau, il a reçu le
titre de conseiller d’État, et il a été chargé par le gouvernement
monténégrin de rédiger un code nouveau pour la principauté. L’éminent
légiste est Ragusain d’origine; mais pour Raguse comme pour toute la
Dalmatie, c’est Agram qui est le grand foyer littéraire et scientifique.
Un ancien professeur au gymnase d’Agram, M. Jagich, a été successivement
professeur de philologie slave aux universités d’Odessa, de Berlin, de
Saint-Pétersbourg. Il a fondé à Leipzig l’_Archiv für slawische
Philologie_, l’un des organes les plus sérieux de l’Allemagne. Il est
devenu, avec M. Miklosich, le représentant le plus important de cette
science si neuve, si importante, qui n’a pas encore dit son dernier mot.
Certes l’académie a le droit d’être fière de tels hommes; c’est elle
qui, la première, a eu l’honneur de les mettre en lumière. Je parlerai
plus loin du patriote éminent qui a sacrifié sa vie et sa fortune au
progrès intellectuel et moral de ses compatriotes, l’évêque Strossmayer.

L’académie n’est pas le seul institut scientifique d’Agram. Elle possède
depuis quelques années une société archéologique qui compte aujourd’hui
plus de trois cents membres et qui publie une revue spéciale
(_Archeologicki Viestnik_) fort estimée. Le sol de la Mésie et de la
Pannonie est fort riche en monuments romains, surtout en inscriptions et
en médailles. Ils trouvent à Agram, à Sisek et dans d’autres villes de
province des collectionneurs consciencieux et des interprètes
expérimentés.

Jusqu’en 1874, la capitale de la Croatie n’avait eu qu’une école
supérieure de législation. Elle a ouvert à cette époque une université
aujourd’hui florissante. Cet établissement ne compte encore que trois
facultés: théologie, droit et philosophie; cette dernière comprenant,
comme en Allemagne, l’histoire, la philologie et les sciences. La
faculté de médecine est plus difficile à constituer; elle réclame un
matériel considérable, une littérature technique dont il n’existe encore
aujourd’hui que de rares spécimens.

On n’improvise pas du jour au lendemain des manuels pour un enseignement
aussi délicat. Les trois autres facultés sont bien organisées et
fonctionnent avec succès. Quelques cours de théologie ont lieu en latin;
tous les autres se font en croate. Sauf trois ou quatre Tchèques et un
docent slovène, tous les professeurs sont des indigènes. Lors de
l’inauguration solennelle de l’_alma mater Zagrabiensis_, l’illustre
Gneist, qui représentait à cette fête l’université de Berlin, crut
devoir donner aux Croates des conseils bienveillants. Tout en les
félicitant des progrès de leur nationalité, il les engageait à fonder
quelques chaires où l’on enseignerait en allemand, ne fût-ce que pour
maintenir la solidarité du pays croate avec la _Kultursprache_ et le
_Kulturvolk_. Mais les Croates ont eu fort à souffrir du germanisme sous
le régime des Bach et des Schmerling. Ils en craignent le retour, et ils
n’ont point écouté les conseils du savant jurisconsulte.

Certes ce n’est pas moi qui oserai leur en faire un reproche. Au point
de vue scientifique, on peut rêver d’une ère idéale où il n’y aura qu’un
troupeau et qu’un pasteur; au point de vue politique, on comprend que
les plus petits peuples tiennent à maintenir une langue qui est le
symbole et le signe vivant de leur nationalité.

L’université possède une bibliothèque de plus de soixante mille volumes;
son musée d’histoire naturelle, dirigé par MM. Brusina et Pilar, est
l’un des mieux organisés que j’aie eu l’occasion de visiter. La
collection conchyliologique, recueillie sur les plages voisines de
l’Istrie et de la Dalmatie, est l’une des plus riches de l’Europe. Le
personnel enseignant se compose actuellement de quarante-cinq
professeurs; toutes les spécialités sont convenablement représentées,
quelques-unes par des professeurs de grand talent. J’ai noté cependant
une lacune importante. L’enseignement des littératures étrangères fait
complétement défaut. Il y a bien des lecteurs pour l’allemand, le russe
et le magyar. Mais l’anglais, l’italien, le français sont complétement
oubliés. L’étudiant croate n’entendra jamais parler de Shakespeare, de
Dante ou de Corneille[11]. L’italien est, il est vrai, familier aux
jeunes gens nés dans les villes du littoral. Il faudrait choisir l’un
d’eux et l’envoyer étudier à Vienne ou à Paris, et en faire un docent de
philologie romane. Malheureusement le budget restreint de l’université
ne lui permet guère de créer des bourses de voyage.

  [11] Cette lacune vient, dit-on, d’être comblée pour le français.

Depuis un demi-siècle, Agram est à la tête du mouvement littéraire des
Slaves méridionaux. La génération actuelle ne s’est pas contentée
d’exhumer pieusement et d’éditer avec soin les œuvres poétiques du
passé. Elle a repris leurs traditions, et les poëtes de l’heure présente
continuent l’œuvre de leurs glorieux prédécesseurs. Quelques-uns d’entre
eux, Stanko Vraz, Preradovich, Senoa, F. Markovich, mériteraient une
réputation européenne.

Le roman produit des œuvres distinguées; le théâtre national s’enrichit
chaque jour de drames et de comédies. La presse périodique a pris un
développement considérable. Les journaux politiques et littéraires se
multiplient dans la capitale et dans les provinces. En somme, ce ne sont
pas les débouchés qui manquent à la production intellectuelle.

Le public lisant est bien plus considérable ici que dans les pays
slovènes. Il n’est pas besoin de recourir uniquement à la force de
l’association pour éditer des livres et créer des lecteurs. Agram et
d’autres villes de langue croate-serbe possèdent des éditeurs
entreprenants et qui font des affaires très-honorables. Deux grandes
sociétés fournissent leurs adhérents de livres habilement choisis.
L’une, la société de Saint-Jérôme[12], publie surtout des ouvrages de
piété ou de vulgarisation; l’autre, la _Matiça_, des travaux littéraires
et scientifiques. Ainsi elle a donné l’an dernier un traité de chimie,
la traduction de l’histoire des Grecs de M. Duruy, un recueil de
nouvelles originales, un drame, un volume de poésies, des traductions
d’Homère et de Salluste. Les adhérents reçoivent cet ensemble de
publications moyennant une contribution annuelle de trois florins (six
francs environ). Cette faible cotisation permet--dans un pays où la
main-d’œuvre est à bon marché--de rétribuer convenablement les
collaborateurs de la Matiça, qui compte d’ailleurs un certain nombre de
membres bienfaiteurs. Le tirage de certains ouvrages atteint cinq mille
exemplaires.

  [12] Saint Jérôme était né à Stridon, en Pannonie, dans les contrées
    occupées aujourd’hui par les Croates. Aussi est-il considéré par eux
    comme un saint national. Il y a à Rome une église de Saint-Jérôme
    des Illyriens (San Girolamo degl’ Illirici). Elle est desservie par
    un chapitre de chanoines croates.

C’est qu’en effet le terrain d’action de l’idiome croate, ou mieux
serbo-croate, est beaucoup plus considérable qu’on ne l’imagine en
Occident. Il ne se limite pas seulement à la Croatie et à la Slavonie,
il embrasse la Dalmatie, la Bosnie, l’Herzégovine, le Monténégro et la
Serbie. La littérature de ces deux pays, pour être imprimée en
caractères gréco-slaves, n’en est pas moins solidaire de la littérature
serbo-croate. Tel poëte en renom, par exemple le comte Pucich, dont j’ai
traduit autrefois[13] un poëme sur la Suisse, a fait paraître
successivement ses œuvres dans les deux alphabets.

  [13] _Un poëme slave sur la Suisse_. (Bibliothèque universelle,
    livraison de mars 1874.)

L’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’Autriche a précisément
ouvert un nouveau champ à l’activité littéraire dont Agram est le foyer.
L’Autriche a surtout eu pour objet de tenir en échec la Serbie et le
Monténégro; mais elle ne peut songer ni à germaniser ni à magyariser ses
nouvelles conquêtes. Force lui est donc de se servir des Croates pour
les administrer et les civiliser. Mais elle emploie ces auxiliaires tout
en s’en défiant. Ainsi les journaux libéraux qui paraissent à Agram se
voient refuser le débit postal dans les provinces annexées.
L’administration autrichienne fait même des prodiges d’ingéniosité pour
escamoter la nationalité réelle des nouveaux pays d’empire; ils
renferment des Croates catholiques, des Serbes orthodoxes, des musulmans
d’origine slave qui ont gardé la langue de leurs pères tout en renonçant
à la foi chrétienne. On refuse un nom ethnique à cette masse
incohérente; on en refuse même un à son idiome. Il devient, dans les
documents officiels, la langue du pays (_die Landsprache_). Malgré
toutes ces subtilités, la littérature croate, celle du moins qui n’a
point de caractère politique, s’introduit en Bosnie et en Herzégovine.
Elle y est d’autant mieux accueillie que les deux provinces sont
rigoureusement fermées aux publications orthodoxes imprimées à Belgrade
ou à Tsettinié.

Ce tableau serait nécessairement incomplet si je n’ajoutais quelques
mots sur l’état de l’art dramatique chez les Croates. Le théâtre d’Agram
n’est pas, comme celui de Laybach, aux mains des étrangers. Il a un
caractère purement national. Il entretient deux troupes, l’une de drame,
l’autre d’opéra, et reçoit de la diète du royaume une subvention de
trente-deux mille florins. J’ai gardé un bon souvenir d’une
représentation à laquelle il m’a été donné d’assister en 1867.
Malheureusement, au mois de juillet dernier, le théâtre était fermé.
L’opéra m’eût particulièrement intéressé. Son existence avait été un
instant menacée, la diète du royaume ayant songé à supprimer la
subvention qui lui était allouée. Un orateur l’avait sauvé en lisant en
pleine assemblée quelques lignes d’un journal parisien où justice était
rendue au sens artistique de la nation croate. Le suffrage de Paris
avait fait merveille en cette circonstance, et les trente-deux mille
florins rayés du budget avaient été rétablis.

J’étais l’auteur de l’article en question, et j’aurais aimé à jouir des
fruits d’une victoire si flatteuse pour mon amour-propre. J’aurais
presque eu le droit de réclamer une représentation pour moi tout seul, à
l’instar de celles que se donne, dit-on, le roi de Bavière. L’idée ne
m’en est pas venue; elle eût d’ailleurs été peu réalisable. Musiciens et
chanteurs, tout le monde était dispersé. J’ai du moins eu la consolation
d’entendre au piano des fragments d’un opéra remarquable dû à un maestro
d’Agram, M. Zaïtz. Certaines opérettes de M. Zaïtz sont populaires en
Autriche et même en Allemagne; son opéra de _Zriny_ n’a été, que je
sache, représenté sur aucune scène étrangère. Ainsi le théâtre d’Agram
se crée, même en musique, un répertoire national.

A côté de la troupe d’Agram il y a des troupes errantes qui desservent
la province et qui poussent des pointes jusqu’en Dalmatie. Les acteurs
serbes de Novi Sad (Neusatz, Hongrie) et de Belgrade viennent
quelquefois en représentations chez leurs congénères de Croatie. Ces
trois villes sont, à ma connaissance, les seules du monde sud-slave qui
entretiennent un théâtre national permanent.

L’instinct musical est d’ailleurs fort développé chez les Croates; un
maître distingué, M. Kuhacz-Koch, vient de publier à Agram quatre
volumes de chants populaires des Slaves méridionaux: ils renferment de
véritables trésors de poésie et de mélodie. Je ne saurais trop engager
les amateurs à se procurer cette admirable collection. Les touristes qui
ont visité, à l’exposition autrichienne de Trieste, le pavillon croate
ont été surpris des richesses inattendues de l’art populaire croate. Le
musée industriel, récemment fondé à Agram, renferme des échantillons de
broderies et de tapisseries du plus grand intérêt. Celles de mes
lectrices qui cherchent des motifs inédits trouveront des choses
exquises dans le grand ouvrage illustré que M. Lay (d’Essek) a consacré
à l’ornementation populaire des Slaves méridionaux.

Après cette courte esquisse de la vie intellectuelle des Croates, il
nous reste à étudier leur vie sociale, politique et religieuse.




CHAPITRE IV

L’hospitalité croate.--Croates et Serbes.--L’étiquette.--La
religion.--Le clergé.--Mgr Strossmayer et la liturgie slave.


Je voyageais un jour sur la ligne du Semmering avec un Allemand qui
venait de visiter le midi de l’Autriche et l’Italie du Nord. Il avait
poussé une pointe jusqu’à Agram. Il en était revenu enchanté: «La ville
est belle, disait-il, les femmes y sont charmantes, les fruits
savoureux, les vins exquis. Je préfère Agram à Gratz, à Trieste, à
Vérone et même à Venise.» Mon compagnon de route exagérait un peu. Il
n’est pas donné à tout le monde de comprendre Venise, et je suppose
qu’il ne l’avait pas comprise du tout. Je ne connais pas un Croate de
bon sens qui ait la prétention de comparer sa modeste capitale à la
ville des doges. Il n’en est pas moins vrai que Zagreb est un séjour
fort agréable et l’une des villes où l’hospitalité s’exerce avec le plus
de charme et le plus de bienveillance envers l’étranger.

Certains voyageurs ont accusé cette hospitalité d’être parfois un peu
tyrannique, mais cette tyrannie s’exerce sous des formes si aimables
qu’on aurait vraiment mauvaise grâce à vouloir y résister. «Les rois,
dit quelque part Horace, ont coutume, à ce qu’on prétend, de presser de
nombreuses coupes, de torturer de vin les gens dont ils veulent savoir
s’ils sont dignes de leur amitié.»

    Reges dicuntur multis urgere culullis
    Et torquere mero quem perspexisse laborant
    An sit amicitia dignus.

Il y a précisément en Croatie un roi du festin qui semble vouloir
renouveler la tradition signalée par le poëte romain; ce roi du festin
existait, comme on sait, dans la Rome ancienne. A travers mes nombreux
voyages, je ne l’ai retrouvé que chez les Croates.

Le maître de maison se contente d’offrir une bonne table et quelques-uns
de ces vins généreux dont le pays est prodigue. Il se décharge ensuite
de ses droits et de ses devoirs sur le _directeur de la table_ (stola
ravnatelj). Mais ce n’est pas sans avoir souhaité une bienvenue spéciale
à celui de ses hôtes qui est invité chez lui pour la première fois.

Toute maison qui se respecte possède pour cet usage un verre de cristal,
taillé ou doré, accompagné d’un plateau de même matière. On l’appelle
_bilikom_, ce qui est tout simplement une corruption de l’allemand
_willkommen_. On le remplit en l’honneur de l’étranger; l’amphitryon, en
le lui offrant, lui explique qu’il lui remet les clefs de sa maison.
Désormais il aura le droit de s’y présenter tant qu’il lui conviendra et
d’y être reçu en ami. Le convive doit vider le verre et, bien entendu,
remercier. Ce rite accompli, commence le rôle du roi du festin; il fixe
les toasts, comme ferait un maître des cérémonies, et tout le monde doit
se conformer à ses instructions.

La galanterie d’ailleurs en fait un devoir; à toute santé portée par le
_stola ravnatelj_ est associé le nom d’une dame: «Je porte la santé de
M. N..., et afin qu’il ne boive pas seul, je lui donne pour compagne
madame ou mademoiselle N...» Le convive ainsi interpellé doit remercier
en son nom et au nom de sa compagne improvisée. Quand le _stola
ravnatelj_ est homme d’esprit, ces toasts donnent naturellement lieu à
une foule de combinaisons plaisantes. Ses pouvoirs sont d’ailleurs
absolus, et il en use pour rappeler à l’ordre les récalcitrants qui
négligeraient de vider leurs coupes rubis sur l’ongle.

Il ne suffit pas de boire en silence; il faut répondre par un discours
plus ou moins long. La gaieté des repas développe chez les Croates une
éloquence joviale qui ne se retrouve pas chez leurs voisins les Serbes.
Ici l’on se grise plus encore de paroles que de vin. La présence des
dames retient d’ailleurs ces excès bachiques dans des limites décentes.
L’étranger aurait plus de risques à courir dans une réunion privée de
leur présence.

Je me souviens d’une soirée passée en 1867 à l’_Hôtel de l’Empereur
d’Autriche_; j’étais en train de souper seul et sobrement dans la salle
à manger, quand elle fut brusquement envahie par une bande joyeuse de
gens fort graves d’ailleurs, magistrats, médecins, hommes de lettres:
«Vous allez bien nous tenir compagnie, monsieur le professeur.» Une
première santé me fut portée, et naturellement il me fallut bien y
répondre et prouver par un discours bien rythmé que je n’ignorais ni les
lois de l’étiquette locale ni celles de l’éloquence croate. Il était dix
heures du soir quand les flacons de vin blanc commencèrent à circuler.
Dieu sait combien chacun de nous reçut tour à tour de compagnes et dut
adresser de remercîments. A cinq heures du matin, les toasts
s’échangeaient encore. Mes souvenirs, un peu troubles il est vrai,
m’affirment qu’en cette circonstance j’ai fait tout mon possible pour
soutenir l’honneur de mon pays.

Parmi les diverses villes sud-slaves que j’ai visitées récemment, Agram
est assurément celle qui m’a laissé, au point de vue de l’hospitalité,
les meilleures impressions. A peine arrivé à l’hôtel, j’ai dû en
échanger le séjour contre le cordial accueil d’une famille affectueuse
et prévenante; cette circonstance contribue certainement encore à
embellir mes souvenirs de voyage. Il y a toujours un peu d’égoïsme dans
les impressions du touriste. Que mes aimables hôtes, M. et madame
Markovich, me permettent de leur envoyer ici l’expression émue de ma
reconnaissance.

Bien que les Croates et les Serbes soient de même race et parlent la
même langue, il existe entre eux des différences bien tranchées. Le
Serbe, essentiellement démocrate et égalitaire, ne reconnaît aucune
aristocratie, aucune distinction de catégories sociales. Les Croates, au
contraire, ont une hiérarchie complexe. Les nobles sont chez eux presque
aussi nombreux, toute proportion gardée, que chez les Polonais; les
titres sont aussi variés que les _tchines_ chez les Russes. Je ne sais
si c’est à une influence hongroise qu’il faut attribuer cette
particularité; je penserais plutôt à une tradition romaine ou byzantine.
Dans ces contrées, la langue latine a été jusqu’au début du dix-neuvième
siècle celle des affaires publiques; elle a disparu, mais certaines
épithètes emphatiques sont encore employées pour désigner les
distinctions sociales.

Ainsi les joupans ou préfets portent l’épithète d’_illustrissimi_
(presvetli); d’autres fonctionnaires sont _clarissimi_. A tel personnage
on donne l’épithète de _velmojni_ (potentissime), à tel autre celle de
_veleuczeni_ (doctissime) ou de _preuzviseni_ (excellentissime).
«Comment vous permettez-vous de m’appeler _clarissimus_? disait un
fonctionnaire de ma connaissance à un de ses subordonnés. Vous savez
bien que je suis _illustrissimus_.» Le personnage en question est un
écrivain fort distingué, et ses ouvrages lui ont acquis une illustration
plus durable que celle des fonctions dont il a pu être revêtu.

Cette pompe du langage se retrouve dans la plupart des manifestations
extérieures de la vie sociale. Il m’a été donné un jour d’assister à
l’enterrement d’un bon bourgeois. Quatre chevaux traînaient le
corbillard sur lequel s’étalait un cercueil tout doré. Un grand
heiduque, vêtu en hussard de la mort, kolpak noir à plumet, brandebourgs
d’argent sur une redingote noire, ouvrait le cortége; d’autres heiduques
revêtus du même costume tenaient des cierges gigantesques. Une vingtaine
de musiciens également en uniforme faisaient retentir des airs lugubres.
On se fût cru pour le moins à l’enterrement d’un général.

Les Croates offrent le type, assez rare aujourd’hui en Europe, d’une
nation absolument religieuse et où la libre pensée est complétement
inconnue. Qui dit Croate dit catholique. Sans doute d’autres cultes sont
professés dans le royaume. Mais ils représentent des nationalités
distinctes. Les protestants sont Allemands, les orthodoxes (du culte
grec) sont Serbes, les Israélites constituent, comme dans tout l’Orient
européen, un véritable groupe ethnique, les _confessionlose_ sont des
Tsiganes[14]. Les divers cultes vivent d’ailleurs en excellents termes,
et la Croatie est par excellence un pays de tolérance religieuse. Le
mouvement antisémitique qui agite en ce moment l’Allemagne et la Hongrie
ne s’est point fait sentir chez les Slaves méridionaux. Les Juifs sont
généralement considérés comme de bons patriotes; dans les pays mixtes,
comme la Bohême, ils ont le plus souvent une tendance à se ranger du
côté des Allemands. En Croatie, l’influence allemande est nulle, et les
Israélites ne forment point un clan spécial au point de vue politique.
Ils sont d’autant mieux traités que la masse du pays ne voit en eux ni
des étrangers ni des adversaires. Dernièrement, à l’inauguration de la
synagogue d’Agram, le clergé catholique était officiellement représenté.
Il est rare de voir le Nouveau Testament rendre un aussi fraternel
hommage à l’Ancien.

  [14] Huit mille catholiques croates appartiennent au rite grec; ce
    sont des _uniates_ qui reconnaissent la suprématie du Pape.

Les clergés des cultes catholique et orthodoxe entretiennent des
relations beaucoup plus cordiales que ne sont chez nous celles des curés
et des pasteurs. Un pope en voyage ira fort bien demander l’hospitalité
à un couvent de Franciscains. Un malade, à son lit de mort, fera appeler
le prêtre orthodoxe, à défaut du curé.

Ce qu’on ne comprendrait pas en Croatie, c’est l’absence d’une religion
positive. Nul homme éclairé n’oserait s’avouer athée; aucun journal ne
s’aviserait de publier un article mettant en doute le dogme chrétien,
inspiré par une philosophie spiritualiste ou positiviste. Je ne sache
pas que jamais un volume ait été écrit pour exposer les théories qui
circulent couramment en France, en Angleterre ou en Allemagne. Ce ne
pourrait être que pour les réfuter. La Croatie, à ce point de vue,
semble en être encore à la période théocratique; elle est certainement
beaucoup plus orthodoxe que l’Espagne ou le Portugal. La presse d’Agram
est aussi correcte vis-à-vis du dogme que pouvait l’être la presse
romaine du temps de l’autocratie pontificale.

Ce phénomène est d’autant plus frappant que la dévotion populaire,
considérée dans ses formes extérieures, paraît très-modérée. On ne voit
point dans les églises ces prosternements, ces signes de croix, ces
élans mystiques, qui étonnent le voyageur non-seulement dans les pays du
Midi, mais même en Pologne. Je me rappelle avoir rencontré dans la
cathédrale de Vilna une bonne femme qui faisait sur ses genoux le tour
du sanctuaire. Le paysan croate ne me paraît point capable de ces
ascétiques exploits.

Il n’y a ici ni censure laïque ni censure ecclésiastique. Ce sont les
mœurs qui font la police de la presse. Les doctrines hétérodoxes
s’étalent librement dans les journaux de Vienne, qui encombrent les
tables des cafés. L’opinion publique ne les ignore pas. Mais ces
doctrines étrangères n’ont aucune prise sur elle. Autant que je puis
être informé, on n’entend parler, chez les Croates, ni de grèves ni de
socialisme. Leur pays ne connaît point les maux qui résultent d’un excès
de civilisation, d’une science absorbée trop tôt par les masses
populaires et mal dirigée; il ne souffre point de la plaie du nihilisme.
En revanche, il souffre des misères qu’engendrent l’ignorance et la
barbarie. Le brigandage est encore fréquent; il n’est guère de saison où
l’on n’apprenne que telle voiture de poste a été dévalisée par des
bandits.

Je comparais tout à l’heure la Croatie à un État théocratique. Il ne
faudrait pas cependant s’imaginer que le pays donne tout au clergé et ne
lui demande rien. Je reçus un jour pendant mon séjour à Agram la visite
d’un député, professeur à l’Université, homme fort distingué,
très-catholique, ou si l’on veut prendre le mot au sens français,
très-clérical. Il me parla avec émotion de la crise antireligieuse que
la France traversait en ce moment, des ordres dispersés, du clergé
persécuté. Je me permis de lui demander sous quelles conditions les
congrégations religieuses existaient dans son pays.

--La première, me dit-il, c’est l’autorisation de la diète, qui se fait
soumettre les statuts, les modifie au besoin et les rejette s’ils lui
semblent contraires aux intérêts de l’État. Ainsi nous avons là-bas--il
me montrait une colline voisine de la ville--des Sœurs de
Sainte-Madeleine. Ce sont des Allemandes; chassées de la Prusse, elles
sont venues nous demander asile. Nous ne les avons autorisées qu’après
avoir pris connaissance de leurs statuts.

--Et si elles avaient refusé de les communiquer?

--Dans ce cas, nous ne les aurions pas autorisées à résider dans le
royaume.

Mon interlocuteur parut fort surpris quand je lui démontrai que le
gouvernement de la République française n’avait pas émis d’autres
prétentions que celles de la Croatie conservatrice et cléricale.

Cet esprit religieux des Croates s’explique en partie par le prestige
d’une longue tradition, par le voisinage de l’Italie, surtout par
l’influence qu’exerce sur le pays un clergé patriote et éclairé. Sauf
quelques rares exceptions, les ecclésiastiques sont à la tête du
mouvement politique ou littéraire de la nation. Ils défendent ses droits
au Parlement ou dans la presse; ils dirigent ses institutions
scientifiques. J’ai rappelé plus haut que le président et les deux
secrétaires de l’Académie étaient des ecclésiastiques. L’Académie et
l’Université ont été fondées par l’initiative d’un prélat éminent, Mgr
Strossmayer, évêque de Diakovo en Slavonie.

Le nom de Mgr Strossmayer a été surtout connu en Europe par le rôle
libéral qu’il a joué au dernier concile du Vatican. J’ai tracé de lui à
cette époque[15] un portrait qui est encore exact aujourd’hui. Je n’ai
que quelques traits à y ajouter. La vie de l’éminent prélat peut se
caractériser par le mot bien connu: «Il a passé en faisant le bien.»

  [15] Voir le _Monde slave_, p. 113-134. Voir aussi le récent volume de
    M. DE CAIX DE SAINT-AYMOUR: _les Pays sud-slaves de
    l’Austro-Hongrie_. Paris, Plon, 1883.

Il a fondé l’académie d’Agram; il a fourni les premiers fonds pour
l’établissement de l’université; il vient de bâtir à ses frais une
cathédrale dans sa résidence de Diakovo; il a donné à la capitale de la
Croatie la galerie de peinture qui ornait son palais épiscopal et qui
constituait déjà tout un musée. Il entretient de ses subsides de jeunes
artistes, des étudiants. Les Croates l’ont surnommé le premier fils de
la patrie. Nul ne mérite plus que lui ce nom glorieux. Il serait depuis
longtemps archevêque d’Agram et cardinal, si son patriotisme ne faisait
peur aux Magyars. On lui a préféré un ancien aumônier de l’insurrection
hongroise, un ecclésiastique obscur, Mgr Michalovich, qui consomme les
immenses revenus de son archevêché sans rien faire pour le pays.

Mais, du fond de son diocèse reculé, Mgr Strossmayer est le véritable
chef spirituel de la nation croate: il est son véritable représentant
auprès du Saint-Siége: Léon XIII a pour lui une haute estime et une
sympathie profonde. Mgr Strossmayer poursuit un rêve généreux, difficile
sans doute à réaliser, mais qui ne peut que sourire à un pontife
intelligent et politique: il voudrait amener un rapprochement entre les
catholiques et les orthodoxes, préparer la fusion de deux Églises
longtemps séparées, et dont le conflit a amené la plupart des malheurs
du monde slave. L’un des meilleurs moyens de préparer ce rapprochement,
ce serait de ramener l’Église catholique croate à la liturgie nationale
qu’elle a professée naguère avec l’autorisation du Saint-Siége, mais à
laquelle elle a dû renoncer par suite du schisme byzantin. La Croatie
possède, il est vrai, encore aujourd’hui quelques milliers d’uniates,
qui célèbrent l’office en slavon. Il y a en Dalmatie un certain nombre
de paroisses catholiques où la liturgie dite _glagolitique_ est
autorisée; mais ce ne sont là que des exceptions. L’Église croate est
romaine et n’est point nationale.

L’évêque patriote estime qu’en la ramenant à la liturgie primitive le
Saint-Siége la rapprocherait de l’Église orthodoxe. Parlant la même
langue, on s’entendrait vite sur le dogme. On renouerait la tradition de
ces deux grands apôtres slaves, Cyrille et Méthode, qui surent tenir la
balance égale entre Rome et Byzance, et dont la mémoire est encore
aujourd’hui honorée et disputée par les orthodoxes et les catholiques.
Grâce aux instances de Mgr Strossmayer, le Pape a même publié une
encyclique, malheureusement peu exacte au point de vue de la critique
historique, pour remettre en honneur dans le monde catholique le nom et
le culte un peu oublié des deux apôtres. Le prélat a organisé, à cette
occasion, un grand pèlerinage slave à Rome. Pour la première fois, en
1881, on a vu paraître ensemble au Vatican les délégués de la Croatie,
de la Bohême, de la Pologne, les représentants de ce qu’on pourrait
appeler le panslavisme catholique. A vrai dire, les démarches de Mgr
Strossmayer n’ont pas été accueillies jusqu’ici des orthodoxes comme il
aurait pu l’espérer. Des fanatiques ont publié, en Russie et à Belgrade,
des volumes ou des brochures dans lesquels ils accusent la curie romaine
de leur avoir escamoté les deux saints, et l’évêque d’être le complice
d’une mystification[16].

  [16] On peut consulter, sur le rôle réel des deux saints, mon ouvrage:
    _Cyrille et Méthode_, étude sur la conversion des Slaves au
    christianisme. Paris, 1868. Voir également l’opuscule: _Die heiligen
    Cyrill und Method_, von Bischof J. G. STROSSMAYER (traduit du
    croate). Vienne, 1881.

A l’occasion de cette fête nouvelle, Mgr Strossmayer avait sollicité du
Pape la faveur de faire célébrer--une seule fois, à titre
exceptionnel--la liturgie dans cette langue slavonne que Cyrille et
Méthode ont mise en honneur, et qui fut autrefois autorisée par
plusieurs papes. Léon XIII, si je suis bien informé, n’eût pas mieux
demandé que de déférer à ce vœu. Déjà le bruit courait que
l’autorisation était accordée; les éditeurs d’Agram préparaient de
petits missels en langue slavonne. Les fidèles se réjouissaient d’un
retour aux anciennes coutumes, qui flattait à la fois leur dévotion et
leur patriotisme. Mais le gouvernement hongrois, toujours affolé par le
spectre du panslavisme, a eu peur même de l’ombre des saints Cyrille et
Méthode. La célébration de la messe et des vêpres en langue slavonne,
même pour une seule fois, est devenue une affaire d’État. Des dépêches
ont été échangées entre Pesth, Vienne et Rome. La curie, désireuse de
ménager les Magyars, déjà fort enclins au protestantisme, a dû céder et
se refuser aux vœux du prélat patriote. Mgr Strossmayer n’en reste pas
moins en termes excellents avec Léon XIII; le jour où les circonstances
politiques le permettront, il entrera certainement au Sacré Collége. Il
en ferait l’ornement par ses vertus et son éloquence.




CHAPITRE V

Les Croates catholiques et les Serbes orthodoxes.--Situation politique
du royaume triunitaire.--Le ban, la frontière militaire, griefs des
Croates.


Les Croates vivent en contact perpétuel avec des concitoyens de religion
orthodoxe. Mais dans ces contrées orientales, la religion est toujours
une des formes de la nationalité. En France, un Bourguignon catholique
et un Bourguignon réformé se sentent et se disent Français tous les
deux; ils n’ont qu’un idéal, c’est de rester à jamais citoyens d’une
même patrie. Il n’en est pas de même chez les Slaves méridionaux; un
catholique est Croate, un orthodoxe est Serbe. Actuellement, sur deux
millions environ d’habitants que renferment les pays croates (en
laissant de côté la Dalmatie, province cisleithane), on compte treize
cent mille catholiques et près de cinq cent mille orthodoxes. Tous sont
citoyens du même État, membres du même groupe politique; tous parlent la
même langue. Cependant la religion les rattache à des origines
différentes, et leurs aspirations plus ou moins lointaines d’avenir ne
sont pas complétement identiques.

Les catholiques sont des Autrichiens plus convaincus; les orthodoxes
songent parfois qu’ils ont au delà de la Save des frères indépendants
qui possèdent un royaume, un drapeau, une armée. Ils ont nécessairement
plus de sympathie pour la Russie, qui est le grand empire de leur foi.
Ils préfèrent les livres imprimés en caractères gréco-slaves et se
rattachent au mouvement littéraire qui a ses foyers à Belgrade, à Novi
Sad (Neusatz), à Pancsevo. Les catholiques, au contraire, tiennent pour
l’alphabet latin et la littérature dont Agram est le centre.

Une comparaison fera mieux saisir ces nuances un peu délicates. Il y a
en Allemagne deux religions dominantes, le luthéranisme et le
catholicisme. On imprime des livres avec deux alphabets, le gothique et
le latin. Supposez que chacun de ces deux alphabets fût propre à l’une
des deux religions; que les luthériens eussent adopté le gothique, les
catholiques le latin, il se formerait immédiatement une sorte de
scission dans le monde littéraire. Les uns graviteraient vers Berlin,
les autres vers Munich; il s’établirait en Allemagne une espèce de
dualisme.

Les hommes d’un esprit vraiment élevé, d’une large intelligence, planent
au-dessus de ces misérables questions de liturgie ou d’orthographe.
Suivant les besoins du moment, ils publient leurs œuvres dans l’un ou
l’autre alphabet. C’est ce qu’ont fait, par exemple, MM. Bogisich et
Medo Pucich, de Raguse; M. Jagich, d’Agram; M. Danicich, le savant
linguiste de Belgrade. Les fanatiques, bien entendu, ne savent pas
s’élever jusqu’à cette généreuse indifférence. Ils ne veulent voir
partout que des Croates ou des Serbes, au gré de leur fantaisie. Tandis
qu’ils se querellent, un troisième larron, l’Allemand, s’introduit chez
eux, fonde des journaux, ouvre des écoles et s’efforce de leur persuader
qu’ils sont avant tout... des Autrichiens. Dans les villes dalmates,
moitié slaves, moitié italiennes, on a vu parfois les Serbes, ou ceux
qui se croyaient tels, voter pour le candidat italien plutôt que pour le
croate.

«Laissons ces noms de protestants et de catholiques, ne gardons que le
nom de chrétiens», disait le chancelier l’Hospital. C’est le langage que
tiennent les vrais patriotes; une Revue conciliatrice, fondée il y a
quelques années à Raguse, publie des articles dans les deux alphabets et
s’intitule bravement _le Slave_ (Slovinac). C’est le titre que M. Medo
Pucich a donné à une de ses poésies les plus populaires:

  «Que serait le Serbe sans le Croate?--Ce qu’est le frère sans son
  frère.--Et le Croate sans le Serbe?--Ce que sans son frère est le
  frère.

  «Que serait le Bulgare sans le Serbe?--Ce qu’est le père sans son
  fils.--Et le Serbe sans le Bulgare?--Ce que sans son père est le fils.

  «Que serait le Slovène sans eux trois?--Ce qu’est l’époux sans son
  épouse.--Que serait leur groupe sans le Slovène?--Ce que sans épouse
  est l’époux.

  «C’est seulement à eux quatre--qu’ils forment un chœur
  harmonieux.--C’est alors que nous sommes un seul peuple--le peuple
  slave.»

Le sujet réel de ces discordes futiles en apparence est peut-être au
fond plus grave qu’on ne l’imagine. Vous vous rappelez le mot de ce père
de comédie qui fait dresser le contrat de sa fille: «Ah çà! mais dans
tout ceci il n’est question que de ma mort!» Dans toutes les
aspirations, dans toutes les querelles des peuples autrichiens, il y a
toujours un sous-entendu. C’est que l’empire peut venir à se dissoudre,
et que les nations dont il est composé lui survivront. Les conflits des
Serbes et des Croates sont des chicanes de collatéraux qui se disputent
à l’avance un héritage incertain. La Turquie est à peu près finie;
l’Autriche peut disparaître dans une commotion européenne. Les Slaves du
Sud une fois maîtres d’eux-mêmes, qui prendra la tête du groupe?

Le total des Croates catholiques, en Croatie, Slavonie, Dalmatie,
Bosnie, Herzégovine, ne dépasse guère deux millions; mais ils s’appuient
sur la supériorité de la culture et de la tradition latine. Les Serbes
orthodoxes sont plus de trois millions, quatre peut-être[17]; leur
civilisation est inférieure, mais ils ont à leur service deux États
indépendants et déjà organisés, la Serbie et le Monténégro. Les
musulmans de race serbo-croate sont au nombre de six cent mille; pour le
moment ils flottent entre les deux éléments rivaux; ils apporteront un
appoint précieux à celui dont ils embrasseront le parti. Je ne les ai
pas observés d’assez près pour pouvoir me former une idée à ce sujet. Il
me semble cependant,--sauf erreur,--que les musulmans ont en général
plus de respect pour les catholiques que pour les orthodoxes. Le clergé
catholique est plus instruit que l’autre. Les religieux franciscains qui
desservent les deux provinces sont justement populaires. Avec leur robe
de bure noire, leurs moustaches brunes, leur fier type slave, ils
semblent des héros épiques déguisés en ascètes. Voici d’ailleurs un fait
qui démontre avec éloquence la supériorité du clergé romain. On compte
en Croatie un condamné sur douze cents catholiques, et sur six cent
cinquante orthodoxes. Cette proportion s’explique par le caractère des
deux religions, l’une faisant une large part à l’enseignement moral,
l’autre confinée dans les rites et les manifestations extérieures de la
foi.

  [17] Un volume que je reçois de Belgrade, _Srpska Zemlia_ (le Pays
    serbe), par M. le professeur KARITCH, évalue le chiffre des
    catholiques à 2,400,000, et celui des orthodoxes à 4,200,000. Ces
    chiffres, le dernier surtout, me paraissent un peu exagérés.

Dans l’État autrichien, la Croatie fait partie du groupe hongrois ou
transleithan, mais elle y garde une physionomie bien distincte. Elle
forme avec la Slavonie un royaume autonome. Ce royaume, dit triunitaire,
devrait comprendre aussi la Dalmatie, mais cette province en a été
détachée par la conquête vénitienne et l’occupation française; elle est
aujourd’hui annexée à la Cisleithanie. Cependant les protocoles
officiels la considèrent comme faisant toujours partie de la Croatie. A
diverses reprises, les souverains autrichiens ont promis de la
réannexer.

Les rapports de la Croatie et de la Slavonie avec la Hongrie sont réglés
par une longue série de traités. Le premier remonte au douzième siècle.
La Croatie a eu jadis des rois nationaux. Les noms des Drzislav, des
Kresimir et des Zvonimir sont restés aussi populaires chez les Croates
que peuvent être chez les Français les noms de Charlemagne ou de
Philippe-Auguste. Au début du douzième siècle, leurs ancêtres offrirent
la couronne à un roi de Hongrie, mais il n’y eut entre les deux États
qu’une union purement personnelle analogue à celle qui existe
aujourd’hui entre la Hongrie et le reste de l’empire.

Le représentant, le symbole vivant de cette union, c’était le ban,
véritable vice-roi des Croates. Ce haut et puissant personnage existe
encore aujourd’hui. Mais ses pouvoirs ne sont plus que l’ombre de ceux
qu’il exerçait naguère. Il était nommé par le roi sur la proposition des
États; il réunissait en sa personne l’autorité civile et l’autorité
militaire.

Il faisait son entrée solennelle dans Agram, tenant dans la main droite
le sceptre, dans la gauche l’étendard. Des milliers de chevaliers,
formant ce qu’on appelait l’armée banale, l’accompagnaient; il prêtait
serment devant les États dans l’église de Saint-Marc. Le ban qui ne se
serait pas soumis à cette formalité n’eût pas été reconnu par eux, et le
roi eût été obligé d’en nommer un autre.

Il avait le droit de convoquer la diète de sa propre autorité, sans
demander l’avis du souverain; il présidait les délibérations et
sanctionnait les décisions des États. Lorsqu’il fallait lever des
troupes considérables, c’est la diète qui décrétait l’_insurrection_. Le
ban conduisait en personne l’armée croate; parfois même la monnaie était
frappée à son image. On comprend que les rois de Hongrie et plus tard
les empereurs d’Autriche se soient appliqués à restreindre ce
privilége[18].

  [18] Ce nom de _ban_ n’a point d’étymologie slave. On suppose qu’il
    remonte au temps de l’invasion des Avares, dont le chef s’appelait
    Baïan. Il est à remarquer que chez les Slaves,--race essentiellement
    anarchique,--tous les mots qui désignent l’autorité sont d’origine
    étrangère. _Kral_, roi, vient de l’allemand Karl; _kniaz_, prince,
    de König; _tsar_, de César.

Aujourd’hui, le ban n’est plus qu’un fonctionnaire de l’ordre
administratif, une sorte de gouverneur général. Le titulaire de cette
haute dignité est actuellement M. le comte Ladislas Pejacsevics. Il m’a
paru peu populaire. On le considère comme un serviteur trop docile de la
politique hongroise, trop peu soucieux de l’autonomie nationale. Du
reste, le véritable représentant de l’individualité croate, ce n’est
plus le ban, c’est le ministre indigène qui réside à Pesth. Il n’a point
de portefeuille. Il est l’intermédiaire légal entre le souverain et la
Croatie d’une part, entre la Croatie et le royaume de Hongrie de
l’autre. Les relations entre le royaume triunitaire et celui de saint
Étienne sont aujourd’hui réglées par l’accord conclu en 1868, et
renouvelé en 1878, entre les deux diètes de Pesth et d’Agram. Mais cet
accord, plus favorable aux Magyars qu’aux Croates, est vicié dans son
principe. Il n’a été obtenu qu’au prix des manœuvres les plus déloyales;
à la diète du royaume de Croatie, on a substitué un véritable _rump
parliament_; on n’a épargné ni les destitutions de fonctionnaires
indépendants, ni les suppressions de journaux. J’étais à Agram en 1867,
à l’époque où se préparait la sujétion de la Croatie, et j’ai raconté
ailleurs les procédés que j’ai vu alors employer[19].

  [19] Voir le _Monde slave_.

En vertu de l’accord actuel, la Croatie ne touche que 45 p. 100 de ses
revenus; le reste est versé à Pesth et profite soit à l’empire, soit à
la Hongrie. Sont considérés comme affaires communes entre la Hongrie et
la Croatie le commerce, l’agriculture, les voies de communication, la
défense nationale. Sont considérées comme rentrant dans l’autonomie
croate l’administration de l’intérieur et du budget régional,
l’instruction publique et la justice. Il n’y a point de ministères;
trois chefs de section sont à la tête des trois départements.

Les Croates élèvent plus d’un grief contre cet arrangement. Ils n’ont
pas oublié par quels procédés il leur a été arraché; ils se plaignent
que l’accord leur enlève, au profit de leurs voisins, la plus grande
partie de leurs revenus; que leurs voies de communication soient aux
mains des étrangers; que le roi, docile aux vœux des Magyars, nomme dans
les postes supérieurs des hommes hostiles ou indifférents à la
nationalité croate.

Un grief non moins grave, c’est que les Magyars ont détaché du royaume
triunitaire le port de Fiume et en ont fait, aux dépens de la Croatie
mutilée, une enclave hongroise qui dépend directement du gouvernement de
Pesth. Depuis que l’accord a été imposé à la Croatie, un certain nombre
d’hommes distingués se sont retirés de la vie publique et protestent par
leur abstention contre une situation qu’il n’est plus en leur pouvoir de
modifier. A la tête de ces abstentionnistes figure l’évêque Strossmayer,
dont l’éloquence honorerait les plus illustres parlements de l’Europe.

La population de la Croatie et de la Slavonie comprend aujourd’hui douze
à treize cent mille habitants. Le petit royaume va s’augmenter
prochainement d’un appoint sérieux. La frontière militaire croate, enfin
rendue à la vie civile, va être restituée à la mère patrie, dont elle a
été détachée depuis la période des invasions musulmanes. C’est un
accroissement de plus de six cent mille âmes. Depuis de longues années,
la frontière n’avait plus de raison d’être. Il y a beau jour que les
Osmanlis ont cessé d’être une nation envahissante, et les eaux de la
Save et du Danube suffisaient largement à protéger contre eux le sol de
l’Autriche-Hongrie. J’ai entendu autrefois déclarer que si l’on
maintenait les régiments confinaires, c’était uniquement comme cordon
sanitaire, pour empêcher la peste asiatique de se propager en Europe. En
réalité, c’est que l’Autriche trouvait là une pépinière d’excellents
soldats, étrangers à toute vie politique et toujours prêts à marcher
contre les révolutions. On l’a bien vu en Italie.

La frontière était d’ailleurs un instrument de germanisation. Avec des
jeunes gens croates on fabriquait des officiers allemands. Jellacich
lui-même, le grand patriote, s’était laissé germaniser. Il eut un jour
la velléité d’être poëte, et c’est en allemand qu’il écrivit ses vers.
Je me rappelle à ce propos un souvenir de mon premier voyage. C’était en
1867, je voyageais dans la frontière avec un jeune Croate de mes amis.
Nous nous arrêtâmes à Vinkovci pour déjeuner; nous entrâmes dans une
auberge où des officiers prenaient pension. Un grand silence se fit à
notre arrivée. Tandis que j’avais le dos tourné, un officier reconnut
mon ami et le prit à part:

«Êtes-vous sûr, lui dit-il, de la personne avec qui vous voyagez?

--Sans doute; c’est un Français, grand ami de notre nation. Pourquoi me
demandez-vous cela?

--C’est que nous étions en train de chanter des chansons croates; un
Allemand aurait pu nous dénoncer.»

Aujourd’hui, la frontière est décidément rendue à la vie civile; mais
elle n’est pas encore complétement restituée à la Croatie. Au point de
vue du droit public, elle en a toujours fait partie intégrante. En 1848,
en 1861, en 1865, ses délégués ont paru au parlement d’Agram. En 1868,
lorsqu’il s’est agi de discuter l’accord avec la Hongrie, ils n’ont
point été convoqués. On se méfiait de leur indépendance et de leur
patriotisme. Ce n’est pas évidemment sans quelque chagrin que les
Magyars voient la frontière entrer définitivement dans le royaume
triunitaire, dont la population va se trouver accrue de près d’un tiers.
Trente-cinq députés nouveaux vont arriver au parlement d’Agram; mais le
nombre des délégués croates au parlement de Pesth ne sera pas augmenté
proportionnellement. Depuis le 1er août 1881, la frontière a cessé
d’être administrée militairement; elle est passée sous l’autorité
personnelle du ban; mais il n’est pas encore question d’élections à la
diète.

Si jamais l’idée venait à l’empereur d’Autriche de restituer au royaume
triunitaire la Dalmatie, d’y joindre la Bosnie et l’Herzégovine, il se
formerait un groupe jougo-slave de plus de trois millions et demi
d’habitants. Si l’on y joignait les Slovènes, on arriverait à près de
cinq millions. Ce serait presque l’Illyrie, dont le poëte Vodnik avait
naguère chanté la résurrection. Mais il est douteux que les Hongrois se
prêtent à une combinaison qui renforcerait l’importance de l’élément
slave dans la monarchie. Une Illyrie slave, ce serait la ruine du
dualisme, c’est-à-dire du système sur lequel les Magyars ont édifié leur
puissance. Qui sait d’ailleurs combien de temps la Bosnie et
l’Herzégovine resteront à l’Autriche?




CHAPITRE VI

BELGRADE, LE DANUBE ET LA SERBIE.

Belgrade il y a quinze ans et aujourd’hui.--Progrès accomplis.--Ce qui
reste à faire.--Vexations policières; les passe-ports.--La douane
autrichienne.--Les forçats.--La vie sociale et les partis.


Il y a quinze ans que j’ai visité Belgrade pour la première fois.
C’était en 1867, au lendemain de l’évacuation des forteresses serbes par
les Ottomans; la Serbie, si longtemps opprimée, commençait enfin à
respirer, grâce à l’heureuse et sage politique du prince Michel. Les
patriotes se plaisaient à nourrir «de longs espoirs et de vastes
pensées». Ils considéraient leur pays comme le Piémont des Slaves
méridionaux; ils voyaient déjà la Bosnie, l’Herzégovine, la vieille
Serbie, groupées autour de lui, la défaite de Kosovo vengée, l’empire du
tsar Douchan reconstitué. Je partageais ces illusions. Pendant la
dernière guerre, j’avais suivi avec un intérêt ému les épreuves par
lesquelles la principauté avait dû passer pour s’émanciper de la tutelle
ottomane et devenir un royaume indépendant. La plupart des amis que
j’avais quittés en 1867, les uns étudiants, les autres débutant à peine
dans la vie politique, étaient devenus à leur tour des hommes d’État. Je
me réjouissais de les revoir, de constater avec eux le progrès accompli,
de mesurer l’espace qui leur reste encore à parcourir. Je suis arrivé
les mains pleines de sympathies et d’illusions: je suis parti affligé et
je dirai presque désenchanté. Est-ce la faute des circonstances?
Serait-ce que l’âge mûr apporte avec lui un esprit morose que ne connaît
point la jeunesse? C’est une question à laquelle le lecteur impartial
pourra peut-être mieux répondre que moi.

J’ai décrit autrefois la ville de Belgrade telle qu’elle m’est apparue
au lendemain de l’évacuation des forteresses par les musulmans[20]. Je
l’avais quittée chef-lieu d’une principauté vassale; je l’ai retrouvée
résidence d’un roi et capitale d’un État indépendant. Je dois
reconnaître qu’elle a fait quelques efforts pour se mettre à la hauteur
de sa nouvelle fortune. Le quartier turc, le _Dortjol_, avec ses maisons
louches et ses ruelles étroites, a presque entièrement disparu. J’ai
cherché en vain les ruines monumentales du palais où avait naguère
habité le prince Eugène et celles de la grande mosquée turque, la
Battal-Djamia. Tout cela n’est plus. Les autres mosquées, qui donnaient
à Belgrade une physionomie orientale, ont été rasées. Deux seulement
subsistent encore: l’une, entretenue par le gouvernement, pourvoit aux
besoins spirituels des voyageurs musulmans; l’autre,--ironie amère du
destin!--sert à fabriquer le gaz du théâtre national. Les derniers
restes de l’enceinte fortifiée ont également disparu; les débris des
portes (Kapia) ont été nivelés; Belgrade a maintenant comme Paris son
boulevard (Chanats, de l’allemand Schanze), sur lequel on commence à
élever des constructions élégantes. La plupart des ambassades y ont
établi leur hôtel. Je regrette les consulats, dont les pavillons arborés
aux grands mâts flottaient naguère si gaiement au soleil.

  [20] Dans mon livre _le Monde slave_. Paris, 1872.

La nouvelle rue du prince Michel, droite, flanquée de trottoirs et
presque pavée, est bordée de maisons à plusieurs étages et de magasins à
l’européenne; ils sont ornés d’enseignes cosmopolites dues au pinceau
d’artistes indigènes: _Au Viennois_, _Au Parisien_. Je ne donnerais ni
l’un ni l’autre pour un type de suprême distinction. Dans ces magasins
modernes, le système métrique et la monnaie décimale sont désormais en
usage. En ces pays lointains, le nom du mètre et de ses subdivisions a
une douceur toute particulière pour des oreilles françaises. Le dinar
(franc) et le décime ont heureusement remplacé l’effroyable anarchie
monétaire, roubles, ducats, piastres, contre laquelle se débattait jadis
l’étranger effaré. A vrai dire, les négociants serbes ne sont pas encore
faits à ce progrès. Ils se servent bien de la monnaie nouvelle, mais ils
persistent à compter en piastres. Faut-il s’en étonner, quand on voit
nos paysans, dans certaines provinces, rester encore fidèles aux vieux
noms d’écus et de pistoles?

L’esplanade qui précède la forteresse, le Kalimegdan, naguère témoin de
sanglantes exécutions, a été plantée d’arbres et constitue un agréable
jardin de ville où la population oisive vient respirer, le soir, l’air
frais du Danube. Le Konak du prince, devenu trop étroit pour la royauté
serbe, est en train de se transformer en un palais grandiose. Sur la
place, où la statue du regretté prince Michel a été récemment inaugurée,
un théâtre permanent a été élevé. Nous voilà loin du temps où la Thalie
serbe abritait ses pénates errants dans des granges ou dans des hangars.
Je me rappelle avoir assisté autrefois à la représentation d’un grand
drame intitulé: _Miloch, ou la Délivrance de la Serbie_. On y voyait des
voïévodes, des heidouques, des raiahs, des pachas, des nizams. «Il y
aura, avait dit l’affiche, une scène avec des décors.» Tout ce monde
épique s’agitait dans un espace de trente mètres carrés. Les coulisses
étaient figurées par des paravents derrière lesquels Turcs et Serbes
dissimulaient à grand’peine leur stature héroïque. Aujourd’hui, Belgrade
possède un vrai théâtre, une vraie troupe. Les acteurs se recrutent en
grande partie parmi les Serbes de la Hongrie. Le public se passionne et
ne dédaigne point les allusions politiques. Une représentation de
_Rabagas_ a été dernièrement le sujet d’une véritable émeute; les jeunes
gens croyaient que Sardou avait voulu rendre ridicules les chefs de
l’opposition indigène: Rabagas n’était plus Gambetta, c’était M.
Ristitch!

Voici encore un progrès fort louable, surtout en Orient. Les rues ont
reçu des noms, et les maisons des numéros. On les a même appliqués d’une
façon fort ingénieuse. Chaque maison a été ornée d’une petite plaque en
fonte indiquant le nom de la rue et le numéro. Précieuse innovation pour
l’étranger! Malheureusement, l’édilité a fait badigeonner de blanc
toutes les plaques, qui sont devenues aussitôt illisibles. Personne n’en
tient compte, et je pourrais citer tel habitant qui ignore absolument la
dénomination officielle de sa rue. Si vous demandez où est située telle
_oulitsa_ (c’est le mot serbe officiel), le passant riposte
invariablement par le mot turc de _sokak_. Si, du moins, le touriste
avait un plan à son service! Mais le seul qui existe est en quatre
feuilles grand aigle et vraiment peu portatif. Au bout de quelques
jours, j’ai renoncé à courir après mes amis, et j’ai attendu patiemment
qu’ils vinssent me chercher dans mon hôtel. Grâce à Dieu, Belgrade offre
au voyageur une hospitalité suffisamment confortable. Ce qu’elle ne lui
offre point, par exemple, c’est une poste restante bien organisée. J’ai
vu, de mes yeux, un employé me déclarer que rien n’était arrivé à mon
nom, et cela lorsque je reconnaissais sur les rayons un paquet de livres
qui m’était destiné. J’ai entendu à ce sujet, dans les bureaux des
légations, des plaintes sérieuses, et dont l’administration serbe
devrait bien tenir compte. La poste serbe fait presque regretter
l’ancienne poste autrichienne, qui avait la réputation--méritée ou
non--de lire les dépêches, mais qui du moins les remettait exactement.

Tout en constatant avec sympathie les progrès accomplis, un peu
lentement peut-être, mais au milieu du tumulte des guerres extérieures
et des convulsions politiques, il faut signaler tous ceux qui restent
encore à réaliser. Belgrade n’a point de quai sur la Save, et la berge
mal pavée où abordent les voyageurs est vraiment trop primitive. On
s’étonne de ne pas rencontrer un système d’éclairage conforme aux
besoins de la civilisation moderne. Il est singulier qu’on n’ait pas
encore établi une usine à gaz dans une capitale commerçante dont la
population, suffisamment agglomérée, est certainement supérieure à
trente mille âmes. Les optimistes se consolent, il est vrai, en pensant
qu’on débutera tout à coup par l’éclairage électrique. Le pavage, sauf
dans une ou deux rues privilégiées, continue à ne justifier nullement ce
nom grec de _kalderma_ (kalos dromos, la belle route!) que la tradition
byzantine a légué à l’idiome serbe.

D’ici à deux ou trois ans, Belgrade, qui n’est encore accessible que par
les voies fluviales, sera définitivement rattachée à l’Europe par le
chemin de fer. J’ai visité sur les bords de la Save le vaste chantier où
notre compagnie de Fives-Lille achève le grand pont de fer qui réunira
prochainement l’Autriche à la Serbie. Deux locomotives courent déjà le
long du fleuve et ballastent la voie. Non loin de Belgrade, on commence
à percer des tunnels. Le royaume tout entier est couvert d’ingénieurs
qui plantent des jalons et relèvent des niveaux. Bientôt Belgrade sera
reliée à Pesth et à Vienne, à Sofia, à Salonique, à Constantinople. Elle
deviendra une des grandes étapes du transit international. Il faut
qu’elle s’apprête à jouer dignement le rôle de ville européenne. En
attendant que le royaume soit traversé de part en part par la voie
ferrée, on a du moins organisé quelques lignes postales. Une diligence,
fort primitive d’ailleurs, franchit en vingt-quatre heures les 300
kilomètres qui séparent Belgrade de Nich. Dans la plupart des provinces,
on voyage encore à cheval ou en voiture particulière.

Il faut espérer que, le jour où les railways auront définitivement
pénétré en Serbie, le gouvernement serbe renoncera à des vexations
policières qui ne se retrouvent plus nulle part en Europe, pas même chez
ces pauvres Turcs, pas même en Russie. Le voyageur qui débarque à
Belgrade est d’abord tenu d’exhiber son passe-port. C’est là une
formalité qui n’est plus guère en usage dans les pays civilisés, sauf en
Russie et en Turquie. Si la Serbie tient à se distinguer d’eux, c’est
son droit, et il n’y a rien à dire. Ce qui est plus grave, c’est ceci.
Le passe-port est remis à un gendarme qui happe le voyageur sur la
passerelle même du bateau, sans lui donner le temps de se reconnaître.
Il est expédié à la police serbe, qui ne le rend pas à son propriétaire,
mais l’envoie à la légation compétente, où vous êtes libre d’aller le
réclamer le lendemain ou même vingt-quatre heures après. Vous arrivez à
Belgrade le samedi soir à cinq heures; vous comptez y dîner et repartir
immédiatement pour Nich ou Kragouievats; impossible, votre passe-port
est confisqué. Le lendemain dimanche, la légation n’est pas ouverte. Le
lundi matin, vous courez à la chancellerie; mais comme elle était déjà
fermée le samedi soir, votre passe-port n’y est point encore arrivé.
Total, quarante-huit heures d’internement à Belgrade. Les Serbes,
auxquels je signalais non sans indignation cet abus de leur
gouvernement, paraissaient fort étonnés. Ceux qui n’avaient jamais
quitté le pays trouvaient la chose toute naturelle; ceux qui avaient
vécu en Europe ne s’apercevaient point de la différence. D’aucuns
cherchaient à justifier leur administration.

--Notre pays est trop petit, disaient-ils; si nous le laissions ouvert à
tout le monde, nous serions envahis par les aventuriers de toute
l’Europe. Nous avons subi des convulsions politiques; la dynastie
régnante des Obrenovitch a longtemps eu à craindre les complots de la
dynastie tombée des Karageorgevitch. Il faut bien prendre ses
précautions.

En vérité, ces précautions sont prises d’une singulière façon: le
gendarme chargé de recueillir les passe-ports ne connaît aucune langue
étrangère et d’ailleurs ne les lit même pas. On lui remet un papier plié
en quatre, une note quelconque, et le tour est joué. Mon ami M.
Jireczek, qui a visité Belgrade en 1874, raconte ceci: «J’ai vu, dit-il,
dans un consulat, un monceau de notes de restaurant, de récépissés
postaux, de laisser-passer de bétail, de quittances et autres documents
du même genre, qui avaient été remis par des étrangers au gendarme; il
ne savait pas lire et prenait pour un passe-port tout ce qui portait un
timbre ou un cachet[21].» Ceci était écrit en 1875. Les choses n’ont pas
changé depuis, si j’en crois les témoignages que j’ai recueillis dans
certaines chancelleries. Le procédé est vexatoire, mais en revanche
absurde, puisqu’il ne peut en aucune façon empêcher les gens suspects
d’entrer dans le royaume.

  [21] Le témoignage de M. Jireczek est peu suspect de malveillance. Il
    est, comme je crois l’être moi-même, un ami dévoué de la Serbie.
    Mais le premier devoir qu’impose la sympathie pour un peuple, c’est
    de lui dire franchement ses défauts.

Je sais des étrangers que leurs affaires appellent fréquemment à Semlin,
de l’autre côté du Danube; ils sont obligés, pour assurer la liberté de
leurs mouvements, d’avoir un jeu de trois ou quatre passe-ports. Que mes
amis serbes prennent la peine d’aller chez leurs voisins, en Bulgarie,
en Roumanie, en Roumélie, dans les États aussi petits et plus récents
que le leur, ils ne trouveront nulle part ces chinoiseries grotesques,
véritables inventions de pachas en délire. Ce n’est vraiment pas la
peine d’envoyer chaque année des jeunes gens étudier à Vienne, à
Heidelberg, à Paris, pour qu’ils rapportent chez leurs compatriotes des
idées aussi saugrenues en matière de police et d’administration.

Je cherche tous les moyens possibles d’excuser mes amis serbes. J’avais
supposé que peut-être leurs procédés étaient provoqués par des procédés
analogues de leurs voisins d’Autriche. Un beau matin, j’allai à Semlin
tout exprès pour vérifier la chose. Pas le moindre gendarme sur le
ponton autrichien; on m’a laissé entrer dans Semlin et en sortir, sans
daigner même s’informer de mon identité. Cette grande villasse ne mérite
guère d’ailleurs d’être visitée. Je ne sais où Lamartine avait l’esprit
quand il a écrit qu’elle lui était apparue «avec toutes les splendeurs
de l’Orient».

Il n’est pas aisé d’entrer en Serbie,--par Belgrade du moins,--même pour
les honnêtes gens qui ont un passe-port; il n’est pas plus commode d’en
sortir. Le voyageur qui prend les bateaux de la Compagnie autrichienne,
fût-ce pour aller à Semlin, doit: 1º présenter son passe-port à la
police serbe; 2º payer un droit fixe de 35 centimes; 3º remettre le
récépissé de ces 35 centimes au gendarme qui l’attend sur la passerelle;
4º soumettre ses bagages à la visite de la douane autrichienne établie
sur le ponton, et cela quand même il n’irait point en Autriche.
Examinons un peu en détail ces formalités. Le visa des passe-ports à la
sortie de la frontière ne se pratique plus aujourd’hui que dans un seul
État, la Russie. Mais la Russie autocratique traîne après elle deux
boulets: le polonisme et le nihilisme. La Serbie pourrait assurément
choisir de meilleurs modèles.

    Quand sur une personne on prétend se régler,
    C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler.

La seule raison du visa qui m’ait paru vraisemblable, c’est une raison
fiscale, assez difficile d’ailleurs à justifier. On m’a proposé diverses
explications. Autrefois, les bateaux à vapeur du Danube ne touchaient
point Belgrade; ils restaient à Semlin, sur la rive autrichienne. Il
fallait aller les chercher en canot; le gouvernement serbe profitait de
ce trafic. Depuis que les paquebots abordent à Belgrade, cette source de
revenu est supprimée. On la remplace par une taxe imposée au voyageur.
Voulez-vous une autre explication qui ne vaut guère mieux? La Save,
comme je l’ai dit plus haut, n’a point de quai. La taxe en question
serait destinée à produire les fonds nécessaires pour en construire un.
Soit; mais un gouvernement intelligent trouverait pour le prélever des
procédés moins vexatoires. Il suffirait de faire percevoir l’impôt sous
forme de surtaxe ajoutée au prix du billet. C’est ce qui se pratique
chez nous pour les billets de chemin de fer. Personne en France n’a eu
l’idée d’envoyer d’abord chez le percepteur les voyageurs qui veulent
aller de Paris à Bougival. En tout cas, l’impôt est hors de toute
proportion avec la matière imposée. Une excursion à Semlin coûte environ
1 franc; le voyageur est frappé d’une contribution de plus de 30 p. 100.
Il est vrai qu’il ne paye pas plus pour descendre jusqu’aux bouches du
Danube. J’aime mieux croire qu’il s’agit d’une simple mesure
protectionniste. On veut empêcher les Belgradiens d’aller chercher à
Semlin les articles autrichiens qu’ils introduiraient au détriment de la
douane dans le royaume. Quoi qu’il en soit, il y a là un abus à
supprimer au plus vite. J’ai souvent lu dans les journaux de Belgrade de
généreuses tirades sur la liberté et la dignité humaine. Si jamais ceux
qui les écrivent sont au pouvoir, voilà pour eux une belle occasion de
réformes à accomplir.

Du reste, il semble que tout ait été combiné dans le port de Belgrade
pour la plus grande incommodité du voyageur. Après avoir échappé au
policier et au gendarme serbe, à peine met-il le pied sur le ponton
qu’il tombe aux mains du douanier autrichien. «Mais je ne vais pas en
Autriche, je vais à Semendria en Serbie, à Viddin en Bulgarie, à Turn
Severin en Roumanie.--Il n’importe! Ouvrez vos malles.» Le voyageur non
prévenu de cette formalité, qui arriverait à la dernière heure, se
verrait inexorablement refuser l’accès du bateau. Les personnages
diplomatiques ne sont pas même assurés d’échapper à ces vexations.
Dernièrement, le ministre de Roumanie à Belgrade s’est vu, _malgré ses
passe-ports_, obligé de laisser fouiller ses bagages. Les douaniers
exigeaient de lui un certificat de l’ambassadeur autrichien. Qu’est
ceci, sinon le fameux droit de visite naguère réclamé par l’Angleterre,
et contre lequel l’Europe s’est insurgée à bon droit?

L’Autriche a toujours tenu les Slaves méridionaux en suspicion; elle a
longtemps fait contre eux la police du Danube. Le temps n’est pas loin
où les capitaines de ses paquebots livraient aux agents de Mithad-Pacha
les Bulgares suspects qui naviguaient sous le pavillon de l’empire. Elle
garde encore ses habitudes inquisitoriales. Je ne puis croire qu’elle
déploie un tel luxe de douaniers uniquement pour empêcher quelques
voyageurs de fumer du tabac serbe ou de boire du vin de Negotin à bord
de ses bâtiments. Ah! si les Anglais voyageaient dans ces contrées,
comme ils feraient retentir les journaux de leurs doléances! Ils sont
malheureusement fort rares dans ces parages. De Belgrade à
Constantinople, je n’en ai pas rencontré un seul.

Le bateau qui part de Belgrade, à six heures du matin, pour le bas
Danube arrive la veille au soir sur les dix heures, venant de Pesth. Il
dépose les passagers qu’il amène d’Autriche, mais refuse de prendre,
pour passer la nuit à bord, ceux qui doivent partir le lendemain matin.
MM. les douaniers ont besoin de dormir en paix et ne sauraient visiter
les bagages à la lueur du pétrole. Force est donc au voyageur de passer
la nuit à l’hôtel et de se lever à quatre heures du matin pour remplir
toutes les formalités que j’ai indiquées plus haut. Ce que j’admire le
plus, c’est le flegme avec lequel les Serbes supportent cette série
d’avanies. On parle beaucoup de la liberté du Danube; elle n’a point de
pire ennemie que la _Donaudampfschifffahrtsgesellschaft_[22]. On se
querelle dans les parlements de Bucarest, de Belgrade, de Sofia. Il y a
des blancs et des rouges, des conservateurs et des libéraux. On verse
des flots d’encre et des torrents d’éloquence. Pendant ce temps-là, le
noble fleuve, le grand lien des trois États, reste aux mains d’étrangers
qui l’exploitent et en font la police. Quand donc Serbes, Roumains et
Bulgares sauront-ils s’entendre pour s’émanciper de ce monopole
humiliant? On me dit que dans tel de ces trois États il y a des
personnages considérables qui ont des actions de la Société danubienne,
et qui, en luttant contre elle, lutteraient contre leurs propres
intérêts. Ce sont là, j’aime à le croire, des bruits calomnieux. Il y a
des cas où une spéculation, d’ailleurs en soi-même indifférente, devient
un véritable crime de haute trahison envers le pays.

  [22] Compagnie de navigation danubienne.

Belgrade est donc pour le touriste une prison d’où l’on ne sort pas sans
l’autorisation de deux ou trois geôliers. Cette prison, à certains
moments, prend des allures de bagne. Si j’ai été blessé dans ma liberté,
je ne l’ai pas moins été dans le sentiment élevé que j’ai de la dignité
humaine. La forteresse de la ville, à peu près inutile aujourd’hui au
point de vue militaire, sert de résidence à un certain nombre de
forçats. Il y en a, hélas! en tout pays; mais ce qui est le propre de
Belgrade, c’est l’exhibition perpétuelle de ces misérables. Ils ne
restent pas renfermés dans la citadelle; ils sont employés en ville aux
corvées les plus diverses, et on les rencontre sans cesse par escouades,
marchant sous la conduite d’un soldat en armes et faisant sonner leurs
chaînes sur le rude pavé des rues. La capitale serbe est la seule ville
d’Europe où j’aie jamais eu l’occasion de constater cette prostitution
quotidienne de la dignité humaine.

Que les farouches compagnons de Miloch aient ignoré les délicatesses
occidentales, rien de plus naturel. Que leurs descendants, les élèves
des Bluntschli, des Faustin Hélie, des Stuart Mill, ne saisissent pas
tout ce qu’il y a de dégradant, d’humiliant dans ces lamentables
exhibitions, cela m’étonne. Il y a peut-être, en ce moment, à la Faculté
de droit, à l’École des sciences politiques, un étudiant serbe qui sera
quelque jour là-bas ministre de la justice. Si ces lignes lui tombent
sous les yeux, je le supplie de les méditer un instant dans l’intérêt de
son propre pays. On ne peut pas civiliser tout un peuple en un
demi-siècle; on peut faire disparaître, du jour au lendemain, les
marques extérieures de la barbarie.

La vie sociale était naguère presque inconnue à Belgrade; elle commence
à naître aujourd’hui. Il faudra cependant quelque temps encore pour que
nos mœurs pénètrent dans toutes les couches de la bourgeoisie. Vous
trouverez en Serbie cette hospitalité patriarcale qui installe l’hôte au
foyer domestique, en fait un membre de la famille, une sorte de frère ou
d’enfant d’adoption. J’ai joui longuement autrefois de cette
hospitalité, et j’ai gardé un souvenir reconnaissant à ceux qui m’en ont
fait connaître la douceur. C’était dans une vieille famille indigène qui
n’avait jamais voyagé et ne connaissait d’autre langue que le parler
national. Mais les salons sont rares à Belgrade, et ne s’ouvrent pas
aisément. Les diplomates sont réduits à se recevoir entre eux et forment
comme un îlot isolé.

Ces mœurs commencent pourtant à changer, grâce à l’influence de la jeune
reine qui préside aujourd’hui la petite cour de Serbie. A moitié Russe,
à moitié Roumaine, elle appartient par ses origines à deux pays où la
femme est depuis longtemps émancipée du gynécée oriental. Les réceptions
qu’elle a inaugurées dans les salons du Konak apprendront peu à peu aux
dames serbes les charmes de cette vie délicate que les Belgradiens
ignoraient presque complétement sous le règne précédent. Les Serbes
appelés à représenter leur pays dans les grandes capitales de l’Europe
en rapporteront certainement des traditions d’élégance et de courtoisie
qu’ils transmettront à leurs compatriotes. Les légations étrangères,
récemment installées à Belgrade avec tout un état-major de secrétaires
d’ambassade, exerceront aussi une influence inévitable sur les mœurs des
habitants.

J’ai trouvé les Serbes divisés sur toutes les questions de politique
intérieure ou extérieure. Je ne les ai vus d’accord que sur un point:
leur enthousiasme pour la reine Nathalie. «Avez-vous vu notre reine?» me
demandaient mes interlocuteurs et surtout mes interlocutrices. J’ai le
regret d’avouer que je n’ai pas eu l’honneur d’être présenté à Sa
très-gracieuse Majesté. C’est la première fois que les Serbes ont une
princesse vraiment digne de ce nom. Lioubitsa, la femme de Miloch,
n’était qu’une héroïque paysanne; Hélène, l’épouse du prince Michel,
était Hongroise d’origine et ne vivait pas en très-bons termes avec son
mélancolique époux. La reine Nathalie est jeune, belle, intelligente.
Elle réussira certainement à donner à ses sujets une idée de la vie
sociale telle qu’elle se pratique à Pétersbourg et à Bucarest, à leur
apprendre cet art de recevoir, que l’on peut ignorer même quand on
pratique de la façon la plus cordiale les devoirs de l’hospitalité.

Malheureusement ce développement de la vie sociale, si désirable à tous
égards, est fortement contrarié par les dissensions politiques qui
agitent le pays depuis plusieurs années. Il y a, en Serbie comme en tous
pays, des conservateurs et des libéraux; il y a en outre deux partis
bien tranchés: d’un côté, ceux qui estiment que le rôle de la Serbie
n’est pas encore fini, et qu’elle doit travailler sans relâche à
s’annexer tous les pays de langue serbe, la Bosnie, l’Herzégovine, la
vieille Serbie; de l’autre, ceux qui croient que le développement de la
patrie est arrêté jusqu’à nouvel ordre, et que le royaume doit se
contenter des limites assignées par le traité de Berlin. Les querelles
des deux partis, envenimées par les violentes discussions de la presse,
ont atteint un degré d’acuité maladive. Dans une petite capitale moins
importante que telle de nos sous-préfectures, le contact incessant des
adversaires politiques donne lieu à des conflits sans cesse renaissants.
Les meilleurs amis brisent d’anciennes relations parce qu’ils sont, les
uns libéraux, les autres radicaux. On se traite mutuellement de traîtres
et de vendus. Les démarches les plus banales de la vie privée sont
interprétées au point de vue des passions du moment.

Je me rappelle à ce sujet un curieux incident qui date de mon premier
séjour à Belgrade. Je vivais alors dans une famille serbe qui m’offrait
la plus aimable hospitalité. Cette famille se plaisait à me présenter à
ses amis, et je m’y prêtais d’autant plus volontiers que c’était le
meilleur moyen d’étudier à fond la langue et les mœurs du pays. J’avais
ainsi été présenté à une famille ...itch, dont le chef était un haut
fonctionnaire du ministère. A ce moment-là se tenait à Belgrade une
réunion de l’Omladina serbe, c’est-à-dire de la jeunesse des écoles[23];
j’y assistais naturellement. Après une séance orageuse, le gouvernement
crut devoir dissoudre la réunion. Ce fut M...itch qui fut chargé de
mettre cette mesure à exécution. Elle excita une fermentation générale.

  [23] L’Omladina (la jeunesse) était une association de jeunes gens qui
    avait pour objet le développement de la littérature et de la
    nationalité serbes dans tous les pays habités par les Serbes,
    notamment dans la principauté et en Hongrie.

Quelques jours plus tard, un visiteur se présente chez mes hôtes; ils me
prient de passer au salon pour voir M...itch. Presque tous les noms
serbes se terminent ainsi, et l’étranger peut aisément les confondre. Je
suis assez myope, et le salon,--c’était au mois d’août,--avait ses
jalousies et ses rideaux soigneusement fermés. Je ne reconnais point le
visiteur, et la conversation se borne à un échange de banalités.
Quelques jours plus tard, j’apprends que M...itch est fort mécontent de
moi et convaincu que j’ai voulu l’insulter à cause du rôle qu’il a joué
dans l’affaire de l’Omladina. Je ne m’étais point rappelé son nom, et ne
l’avais point reconnu. Lui, s’imaginait de bonne foi que je m’associais
aux passions du jour, et que j’avais tenu à lui témoigner mon
indignation. Une courte explication suffit à dissiper le malentendu.

Lors de mon récent voyage, tel homme politique, depuis descendu du
pouvoir, s’est montré indigné de me voir rendre visite à d’anciens amis
actuellement dans l’opposition, plutôt qu’à des inconnus qui se trouvent
aujourd’hui aux affaires. Un haut personnage, que je ne nommerai pas, a
cru devoir chercher à m’être désagréable parce que je n’étais pas allé
lui présenter mes hommages, alors que j’allais dîner chez son
subordonné. Depuis quelques années, avec les chemins de fer et les
emprunts serbes, il s’est abattu sur Belgrade toute une nuée de
quémandeurs, parmi lesquels on a signalé même quelques aventuriers. Ils
n’ont épargné aux gens en place ni les visites ni les flagorneries. Pour
tel homme d’État, la présence d’un étranger, simple observateur,
connaissant déjà les hommes et les choses, et ne demandant rien à
personne, s’exprimant sur tout avec franchise, a semblé un phénomène
extraordinaire et même désagréable.

Dans ces petites capitales, le rôle de l’étranger doit être des plus
réservés. S’il se permet de signaler un abus, il n’est jamais sûr de
n’être pas en face de celui qui l’a imaginé ou qui en vit. S’il apprécie
un homme public, c’est peut-être en présence de son fils ou de son
neveu. Le plus sage est donc de laisser parler les indigènes et de
garder un silence religieux. Cette neutralité ne saurait cependant aller
jusqu’à faire oublier ou renier de vieux amis qui ont le malheur d’être
aujourd’hui dans l’opposition, et qui demain reviendront peut-être au
pouvoir. «La roue de la fortune tourne, tourne sans cesse sans
s’arrêter. Celui qui fut en haut, le voici en bas. Celui qui était en
bas, le voici en haut:

    Kolo od srece u okoli
    Varteci se ne prestaje.
    Tko bi gori eto doli,
    A tko doli, gori ustaje.»

Qui a dit cela? Le Serbe Gundoulitch, qui ne faisait que mettre en beaux
vers un axiome de la sagesse des nations.




CHAPITRE VII

La Serbie après le traité de Berlin.--L’armée.--L’instruction
publique.--Les institutions scientifiques; le musée; la presse et la
littérature.--Le Kulturkampf.--La Serbie, la Russie et l’Autriche.


Arrivons à des choses plus sérieuses. Chez ces États nouveaux, ce qu’il
faut avant tout étudier, c’est la situation de l’armée et de
l’instruction publique; c’est le développement de la force matérielle,
qui assure l’indépendance de la nation, et celui de la force morale, qui
prépare son avenir. La Serbie, telle que l’a faite le traité de Berlin,
ne compte que deux millions d’habitants. Mais son rôle n’est pas fini.
Si vraiment elle doit être le Piémont des Serbes non encore affranchis,
elle a encore une grande étape à parcourir. Si elle manque à son rôle de
libératrice, elle n’a plus qu’à devenir une simple province
autrichienne. Jusqu’à nouvel ordre elle ne peut pas désarmer. Elle doit
entretenir une force militaire considérable, non pas seulement pour
défendre ses frontières, mais pour se mettre en état de les élargir. Il
ne faut donc point s’étonner si son armée absorbe près du tiers de son
budget. Elle lui consacre neuf millions cinq cent mille francs.

Le service militaire est rigoureusement obligatoire pour tous les
citoyens de vingt à cinquante ans. L’armée permanente ne comprend que
les jeunes gens de vingt à vingt-deux ans. Elle présente un effectif
très-restreint. Elle ne compte que dix bataillons d’infanterie, quatre
escadrons de cavalerie, trente-deux batteries d’artillerie. L’armée
nationale ou milice (narodna voïska) se divise en deux catégories
correspondant, l’une à notre réserve, l’autre à notre armée
territoriale. La première comprend cent bataillons d’infanterie,
vingt-cinq escadrons de cavalerie; la seconde, cent bataillons
d’infanterie et quatorze de cavalerie. Les exercices peuvent durer
jusqu’à vingt-cinq jours par an. Au total, en temps de guerre, la Serbie
peut mettre sur pied environ cent cinquante mille hommes. Il y a dans
cette armée d’excellents éléments. Je ne crois pas cependant qu’elle
vaille l’armée bulgare, organisée et disciplinée par des officiers
russes. C’est, dit-on, l’impression que le roi Milan aurait remportée de
sa récente visite au prince de Bulgarie.

Les Serbes, dans les deux guerres qu’ils viennent de soutenir contre les
Turcs, n’ont obtenu que de médiocres succès; ils ont même vu leur
territoire envahi et leur capitale menacée. Mais il ne faut pas oublier
qu’ils avaient à lutter contre toutes les forces réunies de l’Islam. La
Russie leur avait envoyé des volontaires; au fond, sauf quelques
exceptions héroïques, ils ne représentaient pas un élément militaire
bien sérieux. L’empereur Alexandre II, dans un discours qui a eu quelque
retentissement, s’est plu un jour à exalter la valeur des Monténégrins
au détriment de celle de leurs congénères serbes. J’ignore quelle
arrière-pensée inspirait le monarque russe: je crains qu’il n’ait cédé à
un mouvement de mauvaise humeur impolitique. Quoi qu’il en soit, il est
souverainement injuste d’exiger les mêmes exploits des Serbes que des
Monténégrins. Pour ceux-ci, la guerre est en quelque sorte une industrie
nationale; pour les Serbes, peuple essentiellement agricole, elle
constitue un état exceptionnel. Leur pays n’est d’ailleurs pas protégé
par des défenses naturelles aussi formidables que celles du Monténégro.

L’armée serbe est actuellement divisée en quatre corps, qui font face
aux quatre frontières du royaume: celui de la Choumadia (chef-lieu du
commandement, Belgrade), celui du Timok (Negotin), celui de la Morava
(Nich), et celui de la Drina (Valievo). Le point le plus faible de cette
armée est peut-être l’armement. Il y a bien une fonderie de canons à
Kragouievats; mais il n’y a point de manufacture de fusils. Force est
donc de faire venir les armes de l’étranger. L’armement de la Serbie est
entièrement à la discrétion de sa puissante et jalouse voisine,
l’Autriche. En cas de conflit avec elle, il faudrait s’adresser à la
Russie, qui pourrait expédier des armes par la voie de Bulgarie; mais le
Danube étant fermé, l’expédition se ferait par terre dans des conditions
fort défavorables. La Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, dont les
intérêts sont solidaires, auraient peut-être quelques mesures à prendre
pour s’assurer réciproquement contre les dangers d’une invasion. Plus je
réfléchis, plus ces trois États me semblent destinés à former un groupe
confédéré appelé à peser d’un grand poids sur les destinées de l’Orient.
Neuf millions d’hommes, ce n’est pas un chiffre à dédaigner.

L’intérieur du royaume, avec ses massifs de montagnes et de forêts, peut
être aisément défendu. En revanche, la capitale est à la merci du
premier coup de main; la forteresse, qui a été si longtemps la clef du
Danube, produit encore quelque effet, grâce à sa masse imposante et au
large développement de ses bastions; mais ses murs tombent en ruine, et
elle ne tiendrait pas devant quelques coups de canon.

La Serbie a été émancipée bien avant la Bulgarie; elle compte
aujourd’hui près de soixante-dix ans d’autonomie. Cependant, si l’on
comparait les deux États au point de vue de l’instruction publique, du
moins de l’instruction primaire, peut-être la supériorité serait-elle du
côté des Bulgares. Un professeur de Belgrade, M. Karitch, dans un récent
ouvrage[24], apprécie ainsi l’état intellectuel de son pays:
«L’instruction publique, dit-il, est chez nous, en moyenne, fort
arriérée, même dans les parties les plus avancées; le nombre des écoles
est excessivement restreint. Dans les provinces du Nord, l’école n’est
pas fréquentée par la moitié des enfants qui sont en âge d’y aller. En
remontant vers le Midi, cet état de choses empire de plus en plus. Il y
a de grands espaces où l’on ne trouve pas une école; on ne rencontre que
des illettrés, sauf les popes et les moines. Encore leur instruction
mérite-t-elle à peine ce nom.»

  [24] _Srpska Zemlia_ (les Pays serbes). Belgrade, 1882.

Voilà, certes, un tableau peu flatté. Comment expliquer cette
infériorité des Serbes vis-à-vis des Bulgares? Sans doute par ce fait
qu’ils ne sont pas, comme leurs voisins, en contact avec les populations
helléniques. D’ailleurs, ainsi que nous le verrons plus loin, les Serbes
ont une supériorité marquée en ce qui concerne l’enseignement secondaire
et supérieur. Il ne faut pas oublier que sous la domination ottomane il
n’y avait d’autres écoles que celles des popes ou des moines. Le grand
libérateur du pays, Miloch Obrenovitch, ne savait ni lire ni écrire. Un
de ses principaux auxiliaires, le protopope Nenadovitch, qui fut chargé
de diverses missions diplomatiques à Vienne, à Varsovie, à Moscou,
raconte naïvement dans ses curieux Mémoires[25] comment se fit son
éducation:

  [25] _Memoare Prota Nenadovitcha_. Belgrade, 1867.

«Mon père, dit-il, me remit jeune encore aux mains de notre pope pour
qu’il m’apprît à lire. Je commençai d’épeler dans un abécédaire de
Moscou dont les lettres initiales étaient imprimées en rouge. Le pauvre
pope m’instruisait comme on l’avait instruit lui-même. En ce
temps-là,--il s’agit de la fin du dix-huitième siècle,--personne en
Serbie n’avait l’idée de ce que pouvait être une école. Quiconque
voulait apprendre quelque chose devait aller chez le pope ou au
monastère. Les élèves pauvres étaient tenus de servir ou de soigner les
chevaux; mais on s’y résignait volontiers pour apprendre quelque chose.
En ce temps-là, il n’y avait chez nous d’hommes considérés que les
knezes (maires), les popes, les moines et les pandours. J’appris ainsi à
lire chez le pope Stanoïé; je commençais à lire le calendrier et je
savais distinguer les fêtes. Et les bonnes femmes disaient à ma mère:
«Tu es bien heureuse, sœur, d’avoir un fils si savant, qui peut
t’indiquer les fêtes et te préserver du péché qu’on commet en
travaillant les jours défendus.»

La statistique de l’enseignement, publiée en 1876 à Belgrade par M.
Bogolioub Iovanovitch[26], donnait pour la principauté un total de 507
écoles primaires. L’auteur ne se dissimulait pas que son pays occupait à
ce point de vue un des derniers rangs en Europe. Mais ce qui le
préoccupait le plus, c’était moins le petit nombre des écoles que la
valeur médiocre des instituteurs. «Ils n’embrassent leur profession,
écrit-il, que comme pis aller, et la quittent dès qu’ils en trouvent une
autre.» M. Iovanovitch nous apprend que sur cent recrues on n’en
comptait alors que quinze sachant lire et écrire. C’est là sans doute un
chiffre médiocre. Une élévation de 0 à 15 pour 100 en un demi-siècle
constitue cependant un progrès considérable. D’après M. Iovanovitch, le
nombre des écoles s’accroissait de 10 environ par an. Cette proportion
paraît s’être maintenue. M. Karitch accuse pour 1882 un chiffre de 600
établissements primaires. Il faut tenir compte ici de deux faits
importants: d’une part, les dommages subis par la Serbie pendant la
dernière guerre; d’autre part, l’accroissement de population résultant
de l’acquisition des arrondissements de Nich et de Pirot.

  [26] _Statistika Nastave ou Knejevini Srbiji_. Belgrade, 1876.

En somme, la Serbie possède aujourd’hui une école primaire pour trois
mille habitants. Un dixième seulement des enfants fréquente l’école. Ce
chiffre paraît en contradiction avec la proportion de 15 pour 100 de
conscrits lettrés que j’ai citée plus haut; mais l’annexion des
provinces enlevées à la Turquie a nécessairement fait baisser le niveau
moyen de l’instruction publique.

A l’exemple de la Bulgarie, la Serbie a proclamé le principe de
l’obligation dans une loi votée par la Skoupchina au mois de décembre
1882. Cette loi fait aux instituteurs de fort belles conditions; elle
leur assure après dix ans de service une retraite égale à 40 pour 100 de
leur traitement. Après trente-cinq ans de service, la retraite est égale
à l’intégralité du traitement. J’ai assisté, pendant mon séjour à
Belgrade, à un congrès d’instituteurs et d’institutrices. Ils m’ont paru
sérieux et intelligents; mais c’était évidemment une élite.
L’instruction des filles est, bien entendu, très-inférieure à celle des
garçons.

Le ministre actuel de l’instruction publique, M. Stoïan Novakovitch, a
eu l’heureuse idée de créer pour son département un organe spécial: le
_Prosvetni Glasnik_. Ce recueil renferme des documents statistiques, des
travaux de pédagogie ou de science vulgarisée. Les inspecteurs y
publient leurs rapports et signalent les lacunes qu’ils ont constatées
dans l’enseignement ou dans le matériel des établissements scolaires. Le
_Glasnik_ nous apprend qu’il existe actuellement deux écoles normales
d’instituteurs: l’une à Belgrade, avec 143 élèves; l’autre à Nich, avec
53 élèves. L’enseignement secondaire est représenté par trois gymnases:
celui de Belgrade (490 élèves), celui de Kragouievats (445 élèves),
celui de Nich (168 élèves). C’est donc un millier d’enfants, sur deux
millions d’hommes, qui reçoivent les bienfaits de l’enseignement
classique. Le gouvernement serbe a multiplié avec raison les
établissements scolaires dans la ville de Nich; ce sont surtout les pays
le plus récemment enlevés à la Turquie, qui ont le plus besoin d’être
éclairés. Le royaume compte encore vingt-cinq pro-gymnases à quatre
classes seulement, avec une population scolaire de 4,727 enfants. On
constate que le nombre des élèves diminue très-rapidement en raison de
l’élévation des classes. Ainsi, la sixième, qui correspond à notre
rhétorique, ne compte pour tout le royaume que 146 élèves; la septième,
qui équivaut à notre philosophie, n’en a plus que 67.

L’enseignement supérieur n’est représenté en Serbie que par un seul
établissement, la haute école de Belgrade. Elle n’a point la prétention
d’être une université; elle ne décerne point de diplômes de docteur;
elle se contente de préparer des jeunes gens d’élite aux carrières
libérales. Elle comptait l’an dernier 172 élèves, dont 86 pour le droit,
21 pour l’histoire, 41 pour les sciences pures et appliquées.
Quelques-uns des professeurs de la haute école sont des savants
très-distingués. La Serbie n’est pas réduite, comme la Bulgarie, à
recruter son personnel enseignant dans son propre fonds. Il y a, au delà
de la Save et du Danube, des milliers de Serbes, descendants d’aïeux
émigrés au siècle dernier, qui ont reçu en Autriche une éducation
supérieure et qui viennent volontiers prendre du service dans la patrie
de leurs ancêtres. La plupart d’entre eux se font naturaliser.

En dehors des élèves de la haute école (_visoka schkola_), un certain
nombre de jeunes gens sont envoyés, aux frais de l’État ou par leur
famille, dans les universités étrangères. Ce sont surtout des étudiants
en droit, en médecine, en économie politique. Il est évidemment
indispensable d’aller chercher ces sciences du dehors. Malheureusement,
ces jeunes gens n’ont à leur retour qu’une ambition, celle de se faire
caser à Belgrade dans les bureaux et d’administrer, du fond de leurs
fauteuils, un pays qu’ils ne connaissent pas, qu’ils n’ont jamais
visité. Ici encore, je me plais à citer le témoignage de mon ami, M.
Constantin Jireczek. «En Serbie, dit-il, le voyageur constate à chaque
pas que, depuis le départ des Turcs, le gouvernement n’a pas fait tout
ce que l’étranger, peut-être même l’indigène, pourrait attendre de
lui... Un négociant serbe attribuait devant moi cette stagnation du pays
aux bureaucrates de Belgrade, des gens qui, après avoir passé quelques
joyeuses années à Vienne, à Paris, à Berlin, reviennent dans leur pays
sans en connaître les besoins, y introduisent des réformes la plupart du
temps intempestives et souvent ne pensent qu’à leur propre intérêt[27].»

  [27] Voir la _Revue de Prague_, _Osveta_, année 1875, p. 428.

A côté de la haute école, l’institution scientifique la plus importante
du royaume, c’est la Société des sciences (_Outcheno droujtvo_), qui,
sans avoir la prétention de rivaliser avec celle d’Agram, a rendu
d’utiles services au pays. Elle a été fondée en 1842, sous le règne
de Miloch; elle publie, depuis 1847, un recueil annuel de
mémoires(_Glasnik_), dont la collection jouit d’une légitime autorité.
Elle a édité, en outre, un certain nombre de travaux d’histoire, de
sciences naturelles, d’archéologie. Elle se divise en quatre sections:
philosophie et philologie,--histoire et droit,--sciences mathématiques
et naturelles,--beaux-arts. Le gouvernement lui accorde une subvention
de 12,000 francs. Les membres les plus distingués de la Société sont,
dans l’ordre des lettres: M. Novakovitch, le ministre actuel de
l’instruction publique; son collègue M. Miatovitch, ministre des
finances, historien et publiciste distingué; M. Militchevitch, un
géographe consommé, auquel on doit la meilleure description de la Serbie
et nombre de récits populaires; M. Kouïoundjitch, poëte et philosophe,
qui représente aujourd’hui la Serbie auprès de la cour d’Italie.

Il existe en outre, à Belgrade, une Société de médecine, une
d’agriculture et une fondation particulière due à la libéralité d’un
officier récemment décédé, le capitaine Tchoupitch. Ce patriote a légué
par testament une partie de sa fortune pour la publication d’œuvres
morales et littéraires. De telles libéralités ne sont pas rares chez les
Serbes, plus pourtant que chez les Grecs et les Bulgares. L’un des
Mécènes les plus généreux a été le capitaine Micha Atanasievitch, qui a
fait construire à ses frais le grandiose édifice où sont logés la haute
école, la Société scientifique, la bibliothèque et le musée.

La bibliothèque, qui a été autrefois sous la direction de M. Stoïan
Novakovitch, renferme environ vingt-cinq mille volumes et une belle
collection de cartes et de dessins. Les catalogues sont fort bien tenus.
Une autre bibliothèque a été fondée par l’État dans la seconde capitale
du pays, à Kragouievats.

Le musée est certainement, au point de vue archéologique, un des plus
intéressants de l’Europe orientale. Les antiquités, les médailles,
abondent sur le sol de l’ancienne _Singidunum_. On en découvre chaque
jour. Le commandant de la forteresse m’a montré toute une poignée de
monnaies que ses forçats venaient de découvrir au pied d’un vieux mur.
Une statue d’Isis a été rapportée de la Bosnie. Une tête de bronze,
trouvée dans le Danube, est considérée comme ayant appartenu à une
statue de Trajan. Mais ce qui mérite surtout l’attention des amateurs,
c’est la numismatique des anciens États serbes, Serbie, Bosnie,
Bulgarie. Il y a là des pièces à faire pâmer de joie un collectionneur.
Toutes ces richesses ont été décrites dans un grand ouvrage publié à
Agram par un archéologue dalmate, M. Sime Ljubich.

Une salle particulièrement intéressante pour l’historien, c’est celle
qui renferme les souvenirs de la domination turque et de la guerre de
l’Indépendance. Quel est le Serbe dont le patriotisme ne s’enflammerait
à voir ces carcans de fer, ces fouets aux nœuds métalliques sous
lesquels ont naguère gémi ses ancêtres, ces drapeaux qui ont mené au
combat les Karageorge et les Obrenovitch?

Une galerie de peinture renferme les portraits de ces héros épiques et
ceux des hommes qui ont régénéré par la science un peuple redevenu à
demi barbare: les Dosithée Obradovitch, les Karadjitch, les
Miloutinovitch. Œuvres d’artistes indigènes, ces portraits sont d’une
exécution grossière, mais d’une grande sincérité. Ils donnent bien
l’idée de ces rudes personnages, nés pour vendre des prunes, élever des
pourceaux ou végéter dans un monastère, et qui s’improvisèrent un beau
matin chefs d’armée, poëtes, diplomates. Cette partie du musée est une
excellente école de patriotisme.

Parmi les établissements fondés par l’État, il faut encore citer
l’imprimerie royale, qui existe depuis de longues années, et qui est
dirigée avec zèle et intelligence par M. Steva Raïtchevitch. Ses travaux
sont très-soignés, et, dans une exposition internationale, ils
mériteraient d’être distingués. Elle a été longtemps la seule imprimerie
de Belgrade. Aujourd’hui, l’industrie privée lui fait une sérieuse
concurrence. Le nombre des typographies s’est multiplié, en même temps
que celui des journaux, et les journaux se sont accrus en raison du
progrès des passions et des idées politiques. Nos confrères belgradiens
se font remarquer par la violence de leurs polémiques. Ils ont un goût
peut-être prématuré pour les questions sociales et la logomachie
cosmopolite. Cela tient sans doute à ce que la plupart d’entre eux ont
fait leur éducation à l’étranger. Il est bien tôt pour parler des
rapports du travail et du capital dans un pays où l’industrie est encore
dans l’enfance. Il serait plus pratique et plus patriotique de créer une
industrie nationale, qui affranchirait le pays du monopole du marché
autrichien.

La librairie se développe en même temps que l’imprimerie. Je me rappelle
le temps où elle n’avait d’autre établissement que celui du sieur
Valojitch, une papeterie de village. Aujourd’hui, le commerce des livres
est représenté par des magasins à l’européenne; Belgrade a même des
éditeurs. Leur commerce s’alimente en grande partie de travaux publiés à
l’étranger, à Novi-Sad et à Pancsevo (Hongrie), à Pesth, à Vienne, à
Raguse. La littérature serbe dépasse de beaucoup les limites restreintes
du royaume; son territoire s’étend des bouches de Cattaro aux frontières
de la Bulgarie, et de la Drave aux Balkans. Elle obéit à des influences
très-diverses. Parmi les littérateurs distingués de Belgrade, beaucoup
sont originaires des pays étrangers, de la Dalmatie, de la Syrmie, de la
Hongrie méridionale. Les études historiques me paraissent être les plus
florissantes; la poésie a des représentants de quelque mérite; le drame,
le roman, vivent surtout de traductions et d’adaptations.

Si les progrès de l’instruction publique dans un pays dépendaient
uniquement des mérites du ministre compétent, la Serbie ne tarderait pas
à égaler les plus avancés des États européens. Le ministre actuel, M.
Stoïan Novakovitch[28], est un des savants les plus remarquables du
monde slave. Ses travaux d’histoire et de linguistique font autorité. Il
est depuis de longues années l’âme de la Société des sciences; les
Académies de Pétersbourg et d’Agram l’ont nommé membre correspondant.
Ses amis regrettent que les labeurs de l’administration et de la
politique l’aient arraché aux études qui ont assuré sa réputation.
Malheureusement ni le talent, ni l’érudition ne peuvent faire jaillir du
sol les instituteurs ou les écoles. M. Novakovitch a hérité d’une
situation qui ne peut être modifiée qu’avec l’aide de deux facteurs
indispensables, le temps et l’argent.

  [28] M. Novakovitch a donné sa démission en septembre 1883.

M. Novakovitch a d’ailleurs d’autres soucis que ceux de l’instruction
publique. Il est aussi ministre des cultes. Ce devrait être un
portefeuille aisé à manier dans un pays où l’unité religieuse est à peu
près absolue. Sauf quelques musulmans de passage, trois ou quatre mille
catholiques, sujets étrangers, et deux mille Israélites, toute la
population du royaume appartient à la religion orthodoxe. L’Église serbe
n’a point de parti ultramontain. Cependant la Serbie, tout comme la
Prusse, a eu son Kulturkampf.

La chose, au premier abord, semble assez singulière. S’il est un peuple
chez lequel les passions religieuses paraissent peu capables de
s’allumer, c’est le peuple serbe. Il pratique l’orthodoxie avec
sobriété; son caractère est essentiellement flegmatique. Le fanatisme et
le mysticisme n’ont guère prise sur lui. A ce point de vue, il offre peu
de rapports avec le peuple russe. Vous ne verrez dans les rues de
Belgrade ni génuflexions ni signes de croix devant les églises, ni
saintes images pieusement baisées, ni cierges allumés devant la chapelle
de tel patron miraculeux. Les pèlerinages sont surtout des prétextes à
fêtes populaires et à réunions.

On compte en Serbie cinquante-quatre couvents avec cent trente-huit
moines, soit, pour parler le langage rigoureux de la statistique, deux
moines six dixièmes par monastère. Il n’y a point de couvents de femmes.
Étant donné ces dispositions générales des esprits, on s’attendait peu à
voir éclater un conflit entre l’Église et l’État.

Ce conflit a pourtant eu lieu; il s’est produit à propos d’une loi de
finances. Le gouvernement prétendait frapper d’un impôt certaines
fonctions ecclésiastiques; il voulait faire payer une taxe de cent
francs à quiconque se faisait moine, une de cent cinquante à qui
devenait hiéromonaque. Le métropolitain de Belgrade, Mgr Michel,
protesta contre une mesure qui lui semblait contraire aux canons, aux
constitutions apostoliques, et qui, paraît-il, entachait l’Église serbe
du péché de simonie. Non-seulement il protesta par lettre, mais la
première fois qu’il eut une consécration à célébrer, il se refusa à
prélever l’impôt en question. Le gouvernement le frappa d’une amende
égale à six fois la somme exigée. Le métropolitain soumit le conflit à
un concile national composé des évêques de Nich, Negotin, Oujitsa et
Schabats. Le concile se prononça également contre l’innovation
gouvernementale. Le ministre répondit par la suspension du
métropolitain, qui se vit relégué dans un monastère[29]. Le scandale a
été grand dans le monde russe, à Moscou notamment.

  [29] Mgr Michel a été remplacé (avril 1883) par M. Mraovitch; ce
    prélat a été sacré par le métropolitain serbe de Karlovtsi
    (Hongrie).

D’après les hommes d’État serbes, il s’agit d’une simple question de
discipline intérieure; d’après les slavophiles moscovites, l’incident
est beaucoup plus grave.

Le métropolitain, chef suprême de l’Église serbe, est le partisan le
plus dévoué de la Russie dans le royaume. Or, le ministère actuel suit
une politique entièrement docile à l’Autriche. Il a donc dû supprimer
l’homme dont la présence à la tête du clergé national est une
protestation vivante contre la tutelle autrichienne. Je ne prends point
parti entre les deux opinions; je me contente de les exposer. Il m’a
semblé qu’à Belgrade la suspension du métropolitain avait produit assez
peu d’effet, du moins parmi les classes intelligentes.

Ceci m’amène à étudier la situation que les circonstances ont faite à la
Serbie. Je suis depuis de longues années en rapport avec ses hommes
politiques, avec les représentants de l’opinion publique en ce pays, et
je crois pouvoir donner des appréciations assez exactes. Le peuple serbe
n’est plus,--sauf telle ou telle exception individuelle,--capable ni de
fanatisme religieux, ni même de fanatisme patriotique. Plusieurs siècles
de servitude, de longs rapports avec les Osmanlis, lui ont appris qu’il
faut savoir tour à tour se résigner et dissimuler. Si la Serbie, au
début de notre siècle, s’est affranchie par les armes, elle s’est
maintenue par la diplomatie. Elle a cherché tout d’abord d’où venait le
vent, et elle a plié devant les plus forts, de crainte d’être brisée par
eux. Pièce à pièce, morceau par morceau, elle a arraché à l’Europe et
aux sultans les concessions successives avec lesquelles elle a fait son
indépendance.

Les sympathies naturelles qu’elle peut avoir pour ses congénères slaves
ou ses coreligionnaires orthodoxes, elle a toujours su les sacrifier aux
nécessités du moment ou aux espérances de l’avenir. C’est ainsi que,
pendant la guerre de Crimée, elle est restée neutre pour être agréable
aux puissances alliées, et surtout par crainte de l’Autriche, sa
puissante voisine. Certes, elle prévoyait bien qu’elle aurait un jour
besoin de la Russie, et en Orient on regardait volontiers la Russie
comme sa protectrice. Mais cette protection, elle la subissait plutôt
qu’elle ne la désirait: «L’homme qui se noie se raccroche même à une
paille», dit un proverbe indigène.

Causée par les abus de l’administration turque, fomentée peut-être en
secret par le gouvernement autrichien, l’insurrection de la Bosnie et de
l’Herzégovine a été, comme on sait, le point de départ des événements
qui ont définitivement affranchi la Serbie et l’ont transformée en
royaume. La principauté ne pouvait guère refuser l’aide que venaient lui
apporter les volontaires russes. Elle en a profité, avec l’assentiment
tacite de l’Autriche, bien entendu. Cependant, cette fraternité d’armes
n’a peut-être pas beaucoup contribué à resserrer les liens d’affection
avec les Russes et les Serbes. Si parmi les volontaires il y avait des
héros, il y avait aussi beaucoup d’aventuriers. On les a subis, mais
sans enthousiasme, et l’on n’en a pas gardé partout un excellent
souvenir. D’ailleurs, l’empereur Alexandre II a fait payer cher à
l’amour-propre des Serbes les secours qu’il leur envoyait. Dans le
discours célèbre auquel je faisais plus haut allusion, il a grièvement
blessé leur amour-propre. Il se servit même, m’assure-t-on,
d’expressions que des raisons de haute convenance ne permettent pas de
reproduire ici. Il n’est jamais habile d’humilier ceux à qui l’on vient
de rendre service.

    Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense.

Quand les Turcs arrivés devant Djunis se furent ouvert la route de
Belgrade, la médiation russe vint tout à coup arrêter leur marche
triomphante et rétablir le _statu quo ante bellum_. La Russie ne faisait
que son devoir le plus strict en tirant le petit État d’une aventure où
elle avait puissamment contribué à l’engager. Un peu plus tard, vers la
fin de la campagne de Bulgarie, la Russie eut à son tour besoin de la
principauté. Elle lui fit reprendre les armes, et cette intervention
produisit une diversion utile sur l’aile gauche des Ottomans. Les Serbes
prétendent donc que si la Russie leur a rendu quelques services, elle
les leur a bien fait payer. Ils se considèrent comme quittes envers
elle, et n’admettent point d’ailleurs que la reconnaissance ait un rôle
quelconque à jouer dans la politique des nations. La Serbie, comme
l’Autriche de Schwarzenberg, est prête à «étonner le monde par son
ingratitude».

L’acquisition de dix mille kilomètres carrés alloués par le traité de
Berlin, l’indépendance, le titre de royaume, peuvent-ils être considérés
comme des compensations suffisantes pour les sacrifices que le petit
État s’est imposés pendant la dernière guerre? Oui, sans doute, si ces
avantages sont l’augure et le gage assuré d’un développement ultérieur.
Non, s’ils tracent le cadre définitif où la nation serbe doit être
renfermée _ne varietur_.

Le traité de Berlin, en accordant à la Serbie les districts de Nich et
de Pirot, a donné à l’Autriche la Bosnie et l’Herzégovine; il a fauché
jusque dans leurs racines les espérances de la Serbie; il a réduit le
royaume à l’état de vassal du dangereux voisin, qui s’annonce dès
maintenant comme l’héritier réservataire de la Turquie, et dont
l’ambition vise, dit-on, les rivages de l’Archipel. Depuis que la Serbie
régénérée a recommencé son existence politique, jamais un coup plus rude
n’avait été porté à son avenir. Ces provinces maintenant livrées au
_Schwaba_, elles avaient été l’objet des aspirations et des convoitises
de tous les patriotes. De tout temps ils avaient rêvé de les affranchir
du joug détesté et d’aller, par-dessus la Drina, donner la main aux
frères du Monténégro.

Tant que les Osmanlis restaient les maîtres en Bosnie et en Herzégovine,
on pouvait avoir l’espérance de les en chasser, comme on les a chassés
jadis des forêts de la Schoumadia. Et voici que l’éternel ennemi des
Slaves, l’Allemand, s’y établit avec la force militaire d’un empire de
quarante millions d’hommes! Désormais la Serbie est surveillée par
l’Autriche, non pas seulement sur la ligne si mal défendue de la Save et
du Danube, mais encore sur la frontière occidentale de la Drina. Dans
ces provinces où elle voyait naguère des frères prêts à l’accueillir
comme une libératrice, elle ne voit plus désormais que des ennemis
jaloux qui épient toutes ses démarches, contrôlent toutes ses ambitions.

Au sud de la Bosnie et de l’Herzégovine, il y a encore la Vieille
Serbie, où les Autrichiens n’ont pas pénétré. C’est là que s’élèvent la
ville de Prizren, où fut jadis la capitale du tsar Douchan, la ville de
Petch, où siégeaient les patriarches; c’est là qu’est le champ de
bataille de Kosovo, où succomba l’indépendance nationale. Il suffirait
d’un coup de main heureux pour remettre les Serbes en possession de tous
ces sanctuaires nationaux. Mais les Kaiserliks sont là, à deux pas, qui
veillent sur le chemin de fer de Salonique.

Quelle rage a dû mordre le cœur des patriotes quand ils ont vu la
diplomatie européenne briser ainsi toutes leurs espérances! En
vingt-quatre heures les Autrichiens peuvent occuper Belgrade; en cinq ou
six jours leur armée de Bosnie peut arriver à Kragouievats. La Serbie,
pour renouer le fil brisé de ses destinées, ne doit plus compter que sur
une guerre européenne.

Faut-il s’étonner si, au milieu de circonstances si délicates, le roi
Milan et ses conseillers ont cru devoir courber la tête et s’incliner
devant la loi inéluctable du plus fort? La Serbie est aujourd’hui dans
la situation où se trouvait le Piémont après Novare. Elle se recueille
et elle attend. _Tempus et meum jus_, dit l’exergue inscrit dans les
armoiries de sa jeune royauté.

Il ne manque pas d’impatients à qui l’attente semble pénible et qui
contiennent mal l’expression de leurs angoisses et de leurs aspirations.
On m’a raconté à Belgrade une anecdote significative. L’an dernier, le
roi faisait un voyage dans ses États; il se rendait à Oujitsa. C’est un
chef-lieu de département à l’ouest du royaume, à dix lieues environ de
la frontière bosniaque. Ainsi qu’il est d’usage entre pays monarchiques,
une députation d’officiers autrichiens de l’armée d’occupation cantonnée
en Bosnie devait venir le saluer au passage. Les habitants d’Oujitsa
avaient imaginé d’élever à l’entrée de la ville un arc de triomphe
portant deux inscriptions; d’un côté:

CECI EST LE CHEMIN DE LA BOSNIE.

De l’autre:

LA BOSNIE SERA A NOUS.

Le roi, arrivé à quelque distance de la ville, fut prévenu de cette
incartade peu diplomatique. Il s’empressa de tourner bride et fit
annoncer aux habitants d’Oujitsa qu’il n’irait point les visiter.
Ceux-ci eurent beau lui envoyer une députation, prier, supplier, le roi
resta inflexible: «Je reviendrai, répondit-il, quand vous serez plus
sages.»

Le métier de roi a parfois de dures exigences. L’une des plus cruelles
que Milan Ier ait eu à subir, c’est certainement ce vasselage autrichien
qui lui est imposé par les circonstances. Ses conseillers l’acceptent
avec une gaieté de cœur plus apparente peut-être que réelle. La masse de
la nation est-elle d’accord avec son gouvernement? Oui, si l’on en croit
certaines manifestations officielles de l’opinion publique; non, sans
doute, si l’on fait parler à cœur ouvert ceux qui doivent, pour des
raisons politiques, mettre une sourdine à leur pensée[30]. Royaume
indépendant, la Serbie est aujourd’hui dans une situation plus précaire
que n’était naguère la principauté vassale, même au temps où les
forteresses étaient occupées par les Turcs. Elle avait alors le plus
précieux des biens, l’espérance. Aujourd’hui, elle a dû y renoncer, du
moins jusqu’à nouvel ordre. En attendant que les événements lui
permettent de reprendre la marche brusquement interrompue de son
développement normal, le petit royaume ne doit point s’endormir dans un
lâche abandon. Qu’il se recueille, qu’il se civilise, qu’il travaille
sans relâche. Instruction publique, industrie, commerce, voies de
communication, tout est encore à créer. Si les hommes d’État serbes ne
peuvent plus faire de grande politique, s’ils sont réduits à se traîner
à la remorque d’un puissant voisin, ils peuvent du moins préparer à
leurs successeurs une patrie plus intelligente, plus éclairée, plus
riche, que celle qu’ils ont reçue de leurs rudes ancêtres, plus digne
des hautes destinées que l’avenir lui réserve et qui tôt ou tard ne
sauraient lui échapper.

  [30] J’écrivais ceci dans la _Nouvelle Revue_ en avril 1882. Quatre
    mois après, les élections pour la Skoupchtina, la chute du ministère
    Pirotchanats, une insurrection redoutable confirmaient mes
    prévisions.




CHAPITRE VIII

SUR LE DANUBE.--LA TRAVERSÉE DES PORTES DE FER.

Le Danube sous Belgrade.--Smederevo.--Baziasch.--Les Portes de
Fer.--Babakaï.--Le château de Goloubats.--Drenkova.--La table de
Trajan.--La chapelle de la Couronne.--Adah-Kaleh.--Turn Severin.--La
Bulgarie.


Le dimanche 6 août 1882, à six heures du matin, après avoir subi,
pendant deux heures, non sans maugréer, les innombrables vexations que
la police serbe et la douane autrichienne infligent au voyageur, je
m’embarquais enfin sur l’_Albrecht_, un des plus puissants navires de la
_Donaudampfschifffahrtgesellschaft_[31]. Sa machine est d’une force de
cent cinquante chevaux; les voyageurs de première classe ont trois
étages à leur disposition: un dortoir analogue à ceux des bâtiments
transatlantiques, un salon et une terrasse. Le service et la table ne
laissent rien à désirer. M. Kanitz raconte quelque part qu’un boïar
valaque à moitié ruiné faisait tous les ans, aller et retour, la
traversée de Giurgevo à Orsova pour retrouver pendant quelques jours les
jouissances du confort européen. Ce boïar n’avait pas tout à fait tort.

  [31] Compagnie de navigation à vapeur du Danube.

L’_Albrecht_ navigue sous le pavillon hongrois, qui depuis le dualisme a
remplacé celui de l’empire. Société peu variée et peu intéressante.
Allemands, Serbes ou Hongrois, tous portent le même costume et se
servent entre eux du même idiome germanique. Pas un seul Turc. On voit
bien que le Danube a cessé d’être un fleuve musulman. Je suis, au milieu
de cette foule peu bigarrée, le seul représentant de l’Occident latin.

La machine siffle; le paquebot file, et nous avons bientôt perdu de vue
la citadelle et la cathédrale de Belgrade; lourds bastions, clocher
doré, tout s’enfonce en quelques minutes sous l’horizon. Le Danube est
peut-être bleu aux environs de Lintz, de Passau ou de Vienne. Ici il
roule des eaux jaunes et bourbeuses. Ses rives plates et peu
pittoresques sont mal défendues contre les inondations: aussi ne
sont-elles guère habitées. Les villes, fort rares, se tiennent à
distance respectueuse du redoutable fleuve. Nous naviguons deux ou trois
heures de suite sans rencontrer une station, un bateau remontant le
courant ou même une barque de pêcheur. Après avoir dépassé l’embouchure
de la Temes[32], nous atteignons la ville hongroise de Pancsevo
(Pantchevo), dont les clochers s’aperçoivent à l’horizon derrière des
bouquets d’arbres. Pancsevo appartient à la Hongrie, mais sa population
est en grande partie serbe. Deux ou trois voitures boiteuses stationnent
près du ponton désert; la ville est trop éloignée pour que les habitants
puissent se donner régulièrement le plaisir d’assister au passage du
paquebot. C’est une excursion évidemment réservée pour les dimanches, et
que les bourgeois ingambes peuvent seuls se permettre.

  [32] C’est la rivière qui donne son nom à la ville de Temesvar.

La rive serbe est plus élevée que la rive autrichienne, mieux plantée et
plus fertile. Elle n’est guère plus habitée. Des osiers, des champs de
maïs, des vignobles égayent parfois le paysage, mais l’homme y manque,
et avec lui la vie. On ne la retrouve guère qu’en arrivant au petit port
de Smederevo. Nos cartes le désignent sous le nom de Semendria. La ville
est célèbre par ses vignobles, qui, suivant une tradition assez vague,
remonteraient au temps de l’empereur Probus. Son nom et son origine sont
également mystérieux. Elle a été certainement colonie romaine, et le
château (grad) qui domine le Danube a été élevé sur les débris d’un
ancien castellum. Smederevo n’appartient à l’histoire qu’à partir de la
période slave. Elle a joué un rôle considérable au moyen âge.

Tel qu’il apparaît aujourd’hui, le château est l’œuvre du despote[33]
Georges Brankovitch, qui, d’après une inscription encore aujourd’hui
existante, l’aurait construit en 1430. Il a la forme d’un triangle et
est flanqué de vingt-quatre tours, la plupart à moitié ruinées.
Smederevo se vante d’avoir possédé autrefois le corps de saint Luc.
L’examen de cette légende nous entraînerait trop loin.

  [33] On appelle despotes les princes serbes qui, après la chute de
    l’Empire, essayèrent de garder dans certaines provinces une autorité
    indépendante.

Au quinzième siècle, après la chute de l’empire serbe, Smederevo a été
pendant quelque temps la capitale des pays serbes restés indépendants.
Tour à tour prise et restituée par les Osmanlis, elle fut définitivement
occupée par eux en 1459. Le beg de Smederevo porte dans les documents
officiels le titre de seigneur des pays serbes, des sandjaks de
Semendria, de Belgrade, du Danube, de la Save et de Syrmie. La ville
resta aux mains des infidèles jusqu’en 1805; délivrée à cette époque par
les compagnons de Karageorges, elle fut reprise par les Turcs en 1813.
Mais de 1815 à 1867 ils n’occupèrent plus que la forteresse. Elle
faisait partie des six places de guerre (Semendria, Belgrade, Schabats,
Kladova, Oujitsa, Sokol) où ils eurent le droit de tenir garnison
jusqu’au jour où l’habile diplomatie du prince Michel amena l’évacuation
définitive de la principauté. Aujourd’hui, Smederevo n’est plus qu’une
échelle pacifique du Danube; elle fait un grand commerce avec
l’Autriche-Hongrie et lui expédie des grains, du bétail et
d’innombrables pourceaux.

La station de Kulin sur la rive serbe, celle de Dubravitsa sur la rive
autrichienne, n’offrent aucun intérêt. En face de cette dernière ville
commence la longue île d’Ostrova, dont les habitants se livrent à la
pêche et à la fabrication du caviar. Les derniers contre-forts des
montagnes du Banat commencent à se rapprocher du fleuve. A leur pied
s’élève la petite ville de Baziasch, l’un des points les plus importants
du transit international européen. C’est à Baziasch qu’aboutit le chemin
de fer qui rattache le moyen Danube à l’Europe centrale. Le mouvement de
cette petite station est naturellement considérable. Elle met Belgrade
en communication avec Pesth et Vienne. Le Danube serait trop long à
remonter. C’est ici que la plupart des voyageurs occidentaux viennent
par les voies les plus rapides gagner le Danube, pour jouir de la
traversée des Portes de Fer et se rendre à Constantinople par la ligne
de Roustchouk, Varna et la mer Noire. Quand le chemin de fer de Belgrade
à Constantinople d’une part, à Pesth et à Vienne de l’autre, sera
terminé, Baziasch verra certainement décroître son importance.

Jusqu’ici, la traversée est en somme assez maussade. Le touriste curieux
de pittoresque pourrait presque rester dans sa cabine et s’absorber dans
la lecture de la bibliothèque du bord. Elle se compose d’un seul et
unique volume, un album d’annonces internationales imposé à la compagnie
danubienne par je ne sais quelle société de publicité parisienne. De
désespoir, je me plonge dans l’étude de mon guide, l’_Illustrirter
Führer auf der Donau von Regensburg bis Sulina_, de M. A. Hebksch.
Très-prodigue de renseignements pour tout ce qui concerne le Danube
allemand ou purement hongrois, il résume en une vingtaine de pages fort
sèches le trajet de Pesth à la mer Noire. On sent qu’il s’agit de pays
barbares auxquels le géographe viennois ne s’intéresse que médiocrement.
Je trouve dans le _Führer_ d’intéressants renseignements
statistiques sur la navigation du Danube. La flottille de la
_Donaudampschifffahrtgesellschaft_ ne compte pas moins de soixante-deux
paquebots. Leur force totale dépasse quatre mille chevaux. C’est
décidément une puissante institution, et l’on comprend que les petits
États hésitent à entamer la lutte contre un aussi formidable concurrent.
Il y a eu jadis une compagnie de navigation franco-serbe qui n’a point
réussi. Son matériel se composait, il est vrai, de quelques mauvais
bateaux du Rhône amenés à grands frais par les Dardanelles. Le seul
moyen d’affranchir le Danube inférieur du monopole austro-hongrois
serait de grouper en un seul faisceau les capitaux des trois États
riverains, la Serbie, la Roumanie, la Bulgarie.

Mais ce n’est pas le moment de s’absorber dans ces considérations
économiques. L’_Albrecht_ a ralenti sa marche; un mouvement se produit
parmi les touristes, même parmi ceux qui sont les plus blasés sur la
navigation danubienne. Nous allons entrer dans les fameux défilés des
Portes de Fer. Les collines qui bordent le fleuve deviennent de plus en
plus âpres et de plus en plus sauvages. Son lit se resserre, ses flots
noirs tourbillonnent en remous tumultueux; des rochers perfides
surgissent du fond des eaux. Pendant les étés secs, lorsqu’elles
atteignent leur niveau le plus bas, les voyageurs et les marchandises
sont transbordés à la station autrichienne d’Alt-Moldova sur des
bâtiments légers d’un faible tirant. Grâce à Dieu, cette corvée nous est
épargnée; les eaux sont assez hautes pour nous permettre de rester sur
l’_Albrecht_ jusqu’à la station de Drenkova. Si un trajet plus
confortable nous est assuré, en revanche nous sommes privés de la vue
des récifs qui, à certaines époques, donnent au fleuve majestueux la
physionomie capricieuse d’un torrent.

Aux grandeurs sauvages de la nature, se mêlent ici la majesté des
souvenirs historiques et l’attrait mystérieux des légendes. Les Romains
ont laissé partout leur empreinte dans ces contrées, Neu-Moldova avait
déjà de leur temps des mines célèbres, et des inscriptions nous ont
conservé le nom des fonctionnaires qui présidaient à leur exploitation.
Le rocher de Babakaï qui émerge du fleuve même par les plus hautes eaux
est le sujet de merveilleux récits. Au temps jadis, une jeune et belle
Ottomane, Babakaï, se serait laissé enlever par un jeune et bel
Hongrois: reprise et ramenée par les janissaires de son époux outragé,
elle aurait été attachée à la roche fatale et, nouvelle Andromède,
aurait péri sans que personne osât la délivrer. La linguistique nous
donne, hélas! une explication plus prosaïque de ce nom de Babakaï:
_baba_, en turc, veut dire l’oncle, le grand-père, le vieux; _kaï_, le
rocher. Ce serait tout simplement la roche du vieux! Les Serbes, eux,
ont une troisième explication: _baba_, femme; _kaj_, repens-toi. Elle
confirme la légende à sa façon. Elle l’a même peut-être fait naître.

L’entrée du défilé, clef de la navigation danubienne en Orient, devait
nécessairement être gardée par des châteaux forts. Sur la rive serbe
apparaît la splendide ruine des Goloubats. C’est l’un des monuments les
plus importants et les mieux conservés du moyen âge slave. Le _Guide en
Orient_, du docteur Isambert, un livre d’ailleurs très-recommandable à
bien des égards, raconte que cette forteresse a été construite par
Marie-Thérèse! Singulière distraction! Le style du noble édifice indique
suffisamment qu’il est bien antérieur à la construction de l’artillerie.
Ce ne sont que tours et créneaux. On chercherait en vain des glacis ou
des bastions. Le point stratégique est trop important pour que les
Romains l’aient négligé. C’est certainement sur les ruines d’un ancien
castellum qu’a dû s’élever le fort de Goloubats. On connaît mal ses
origines; durant tout le moyen âge il joue un rôle considérable; il
tombe en 1391 aux mains des Turcs; les Serbes essayent en vain de le
reprendre en 1428, ils sont repoussés après un sanglant combat. Pour
tenir en échec Goloubats et protéger l’autre rive, un roi de Hongrie
construisit en face le château de Ladislas (Laslovar). Mais les Hongrois
ne réussirent pas à déloger les Ottomans du formidable abri d’où ils
envahirent plus d’une fois le Banat. Ils l’abandonnèrent d’eux-mêmes
vers la fin du dix-septième siècle. Depuis cette époque la ruine est
restée solitaire.

Majestueuse et mélancolique, elle profile sur un fond de rochers et de
broussailles ses neuf tours et ses longs murs crénelés. Le chemin qui
naguère y conduisait n’existe plus; les ronces défendent les abords et
rendent la ruine impénétrable. Elle ne reçoit pas de visiteurs et garde
peut-être sous ses murs plus d’un secret. D’après un savant serbe, M.
Militchevitch[34], on aurait trouvé aux environs de nombreuses pointes
de flèches. En dehors du château s’élevaient encore, au commencement du
siècle, un hammam turc (bain) et une mosquée. Miloch les détruisit en
haine des souvenirs ottomans. Avec les matériaux qu’on en retira, il fit
construire aux environs le village de Goloubats. Toute la contrée est
fort riche, dit-on, en antiquités romaines.

  [34] Dans son excellente description de la principauté de Serbie. (En
    serbe, Belgrade, 1875.)

Le nom de Goloubats veut dire colombier; des légendes assez vagues
rattachent à ce nom des légendes amoureuses où des pigeons voyageurs
auraient joué le rôle de messagers. Je ne sache pas que la poésie
populaire, si riche en récits merveilleux, ait célébré le château ou sa
ruine.

Goloubats n’est pas moins célèbre par ses moustiques que par ses
souvenirs historiques. Dans le flanc des rochers qui l’entourent
s’enfonce une grotte humide et malsaine qui sert d’abri à ces insectes
dangereux. Une tradition, peu scientifique, veut qu’ils en soient
originaires. La tête d’un dragon tué par saint Georges aurait été jetée
dans la caverne, et de ses chairs putréfiées seraient nés les perfides
animalcules. Ce qui paraît acquis à la science, c’est que leurs larves
se développent dans les cours d’eau marécageux des environs. Ces
moustiques (_simulium reptans Golubatsense_ des naturalistes) se
multiplient dans des proportions effroyables et étendent au loin leurs
ravages. Poussés par le vent, on a vu parfois leurs essaims arriver
jusqu’en Moravie. Leurs piqûres, aussi fatales aux hommes qu’aux
bestiaux, provoquent une fièvre intense et parfois même donnent la mort.
Le seul moyen qu’on ait inventé pour préserver les troupeaux, c’est
d’allumer des feux immenses dont la fumée repousse les infatigables
parasites. Nous n’avons pas eu l’occasion de faire, même en passant,
connaissance avec ces dangereux représentants de la faune serbe.

Sur la rive autrichienne, une route excellente suit les anfractuosités
des rochers; tantôt elle est taillée à vif dans le granit, tantôt elle
s’élance sur des viaducs, ou elle s’enfonce sous des tunnels. Ce bel
ouvrage d’art porte le nom d’un illustre patriote hongrois, le comte
Szechenyi, le véritable créateur de la navigation danubienne. Le
bâtiment ralentit sa marche, et la sonde interroge fréquemment le lit du
fleuve. Il se resserre entre deux rives abruptes; à travers la
luxuriante végétation qui les couronne, on devine parfois la ruine d’un
castellum; la hauteur des eaux nous dissimule en général les récifs qui
embarrassent le lit du fleuve. Elles ne sont cependant pas assez élevées
pour que nous puissions continuer indéfiniment notre voyage à bord de
l’_Albrecht_. Le capitaine nous fait annoncer que le transbordement aura
lieu à Drenkova. Nous n’avons pas encore trop à nous plaindre, nous
continuerons notre voyage sur le Danube. Dans certaines saisons le
fleuve cesse d’être navigable à Drenkova, et les voyageurs sont
transportés en omnibus jusqu’à Orsova. Nous échappons par bonheur à cet
ennui.

La ville de Drenkova se compose de quelques rares maisons abritées à
l’ombre des montagnes. Elle doit toute son importance à la station des
paquebots hongrois, aux mines de charbon et aux forêts qu’on exploite
dans son voisinage. L’opération du transbordement est naturellement
longue et pénible. O surprise! le vapeur sur lequel je monte est une
vieille connaissance. C’est l’_Argo_, l’_Argo_ sur lequel j’ai fait il y
a quinze ans le voyage de Sissek à Belgrade, «l’expédition des
Argonautes», disait un Allemand qui m’accompagnait alors. Tout un monde
de souvenirs endormis se réveille en moi. Il y a quinze ans de cela!
Combien de fois verrai-je une période aussi longue se renouveler dans
mon existence? Salut, vieux compagnon de ma jeunesse! Qui sait quand
nous nous reverrons? Je te remercie de m’avoir rappelé le printemps de
la vie et l’ivresse des premiers voyages.

L’_Albrecht_ cotait cent cinquante chevaux; l’_Argo_ n’en a que
cinquante[35]. Heureusement nous ne sommes pas nombreux, et nous
pourrons jouir, sans être trop incommodés, des splendeurs qui nous
attendent. Le fleuve tantôt se resserre entre les flancs escarpés des
montagnes, tantôt s’infléchit en sinuosités brusques, tantôt s’élargit
en un vaste bassin qui semble n’avoir pas d’issues. A certains moments,
les parois des montagnes qui nous étreignent dépassent une altitude de
600 mètres. Le grand silence de la nature n’est troublé que par le
ronflement de la machine ou par la rencontre bien rare d’une voiture qui
file sur la route de Szechenyi. Parfois un aigle noir plane au-dessus de
nous.

  [35] Le bâtiment qui dessert la Save, de Sissek à Belgrade, est
    aujourd’hui de quatre-vingts chevaux. Ce chiffre donne une idée de
    l’augmentation du trafic et des voyageurs pendant ces dernières
    années.

Nous traversons sans difficulté les passes de Tchatalia et d’Izlaz.
Izlaz, en serbe, veut dire sortie; le nom est exact. Nous débouchons
brusquement dans un immense bassin qui a près de deux kilomètres de
largeur. Nous avons franchi la petite Porte de Fer. Nous touchons la
station serbe de Milanovats. Devant nous, le fleuve semble complétement
fermé. Il s’engage par une gorge étroite dans le défilé que les Turcs
ont appelé le Chaudron (Kazan). A notre gauche court toujours la route
de Szechenyi; à droite, on reconnaît par endroits celle que les Romains
avaient taillée dans la pierre. La roche à pic a été évidée; la route,
surplombée par ces masses gigantesques, n’avait guère qu’une largeur
d’un mètre et demi; on la doublait en ajoutant un plancher de bois qui
restait suspendu au-dessus des eaux. Tout en haut plane une frondaison
luxuriante; les chênes, les noyers, les bouleaux élancés, les vignes
folles entremêlent dans un fouillis harmonieux leurs verdures glauques,
éclatantes ou pâles.

Cette masse d’eau colossale, engouffrée dans le défilé de Kazan, a dû
gagner en profondeur tout ce qui lui était enlevé en largeur; le lit du
fleuve, profond de soixante mètres, est plus bas ici que le niveau de la
mer Noire. C’est dans le défilé de Kazan, sur la rive serbe, que se
rencontre un des monuments les plus curieux de l’époque romaine, la
Table de Trajan. Les passagers se pressent sur le pont pour contempler
ce vénérable document. C’est une inscription taillée dans la roche vive,
au milieu d’un cartouche soutenu par deux génies en bas-relief:

    IMPERATOR CÆSAR DIVI NERVÆ FILIUS
    NERVA TRAJANUS AUGUSTUS GERMANICUS
    PONTIFEX MAXIMUS TRIBUNITIÆ POTESTATIS QUARTUM
    PATER PATRIÆ CONSUL QUARTUM
    MONTIS ET FLUVII ANFRACTIBUS
    SUPERATIS VIAM PATEFECIT[36]

  [36] Les dernières lignes sont à moitié effacées. M. Mommsen lit ainsi
    la fin de l’inscription:

        MONTIBUS EXCISIS, AMNIBUS
        SUPERATIS VIAM PATEFECIT

«L’empereur César, fils du divin Nerva, Nerva Trajan Auguste Germanicus,
grand pontife, tribun pour la quatrième fois, père de la patrie, consul
pour la quatrième fois, a dompté la montagne et le fleuve, et ouvert
cette voie.»

La Table de Trajan est malheureusement sans cesse endommagée par la
fumée des feux que les pêcheurs allument sous le rocher qui la
surplombe. Le gouvernement serbe, qui possède ce rare monument, a
jusqu’ici négligé de prendre les mesures nécessaires pour assurer sa
conservation. Il serait à souhaiter qu’un grillage fût établi devant lui
pour le mettre à l’abri des atteintes des curieux ou des ignorants. Une
société d’archéologie est, dit-on, en train de se fonder à Belgrade. Je
lui recommande ce trésor.

Après les souvenirs de l’antiquité, ceux du présent. La _Chapelle de la
Couronne_, située sur le sol hongrois, près d’Orsova, rappelle un des
plus dramatiques épisodes de l’histoire des Magyars. Ce petit édifice
octogonal, en style byzantin, s’élève au bout d’une allée de peupliers
qui aboutit au fleuve même. Il indique l’endroit où furent enterrés, en
1849, les insignes royaux si chers au patriotisme hongrois. La couronne
de saint Étienne est pour eux le symbole sacré de leur droit historique;
le souverain qui n’en a point été solennellement investi par le primat
du royaume ne saurait être un roi légitime. En 1848, quand le
gouvernement révolutionnaire dut quitter Pesth et se réfugier à
Debreczen, il emporta les insignes du couronnement, pour les empêcher de
tomber aux mains de François-Joseph. Après l’asservissement de la
Hongrie, un certain nombre de patriotes s’enfuirent en Turquie. Ils
emportèrent avec eux le trésor national. Craignant de le perdre ou
d’être arrêtés au passage du Danube, ils l’enterrèrent au-dessous
d’Orsova, dans une plaine marécageuse. Ils gardèrent bien leur secret,
et pendant longtemps la nationalité hongroise pleura, avec la perte de
ses libertés, celle des reliques augustes qui en étaient le symbole.
Retrouvées au bout de quelques années, elles furent réintégrées à Pesth,
et ont servi en 1868 au couronnement de ce même François-Joseph que la
Diète hongroise avait naguère déclaré déchu du trône de saint Étienne.
Les Hongrois ont pour ces insignes une superstitieuse vénération. L’une
des plus hautes sinécures du royaume, c’est celle de gardien de la
couronne.

La chapelle est située à côté de la petite ville d’Orsova; c’est la tête
de ligne d’un chemin de fer qui met le Danube en communication avec
Temesvar, Buda-Pesth-Vienne, d’une part, Bucharest, de l’autre. C’est à
Orsova que descendent les voyageurs qui vont chercher le repos et la
santé aux eaux sulfureuses de Mehadia. Les bains d’Hercule, déjà connus
des Romains, régulièrement exploités sous la domination ottomane, sont
encore fort à la mode aujourd’hui, surtout parmi les habitants des États
danubiens.

Nous longeons l’ancienne île turque d’Adah-Kaleh, qui a joué un certain
rôle dans les luttes entre les Autrichiens et les Osmanlis. Léopold Ier
y avait construit une forteresse appelée le Nouvel Orsova, dont les
débris subsistent encore aujourd’hui. Tour à tour prise et reprise par
les deux belligérants, l’île avait été, par le traité de Sistova (1790),
définitivement cédée à la Porte ottomane, qui y avait établi une forte
garnison. Elle surveillait à la fois le défilé des Portes de Fer,
l’Autriche, la Roumanie et la Serbie. Pendant les guerres de
l’indépendance, les Serbes n’eurent pas l’occasion de s’emparer de
l’île, et la petite garnison resta en quelque sorte suspendue entre la
rive serbe et la rive autrichienne, colonie lointaine et hasardeuse de
la mère patrie musulmane. En mai 1878, l’Autriche profita des embarras
de la Porte et mit sans façon la main sur l’îlot isolé. Il est resté
peuplé de musulmans qui vivent désormais sous le pavillon de l’Empire.
En face, sur la rive serbe, s’élève le vieux fort d’Élisabeth, naguère
construit par les Autrichiens, aujourd’hui abandonné.

Un peu au-dessous d’Orsova commence la frontière roumaine. Le fleuve,
étranglé par les contre-forts des Carpathes, décrit ici ses méandres les
plus capricieux. Il se dirige tour à tour vers le nord, puis vers le
sud-est, puis brusquement à l’ouest, et se replie sur lui-même comme un
serpent. Un canal qui couperait la côte serbe de Dolni Milanovats à Brza
Palanka abrégerait le trajet des trois quarts. Le voyageur y gagnerait
en célérité et perdrait peu en pittoresque. La Porte de Fer inférieure
(_Dolni Demir Kapou_) est plus périlleuse que la précédente, mais moins
grandiose d’aspect. Le fleuve n’est plus encaissé entre des rives
abruptes. Il coule sur un lit de récifs et acquiert une rapidité
redoutable. Les hautes eaux nous dérobent la vue de la plupart des
rochers, bien connus d’ailleurs des pilotes et des capitaines. Nous
glissons, sans avoir conscience du péril, au milieu de ces obstacles
dissimulés. Nous entrons, sans secousse et sans émotion, dans les
régions sereines où le Danube déroule ses eaux jaunâtres entre les
basses plaines de la Valachie et les côtes ondulées de la Serbie.
Parfois un village de pêcheurs égaye la solitude du paysage par la
couleur vive de ses toits rouges. Sur la rive valaque, la voie ferrée
d’Orsova à Turn Severin atteste seule la présence de l’homme. C’est dans
ces régions qu’avait été construit le fameux pont reproduit sur la
colonne Trajane. Je n’en ai aperçu aucun débris.

A sept heures du soir, l’_Argo_ jetait l’ancre en face de la ville
romaine, aujourd’hui roumaine, de Turn Severin. Là nous attendait le
_François-Joseph_, un paquebot de cent cinquante chevaux, qui descend le
Danube jusqu’à son embouchure. Mais dans ces pays d’Orient, le temps n’a
pas encore la même valeur que chez nous. On ne voyage point la nuit.
Nous avons donc toute facilité d’aller passer la soirée à terre pour
jouir des divertissements variés qu’une sous-préfecture valaque peut
offrir au touriste. Ce n’est pas sans une certaine émotion que je me
risque sur la passerelle. Depuis mon séjour à Belgrade, j’ai une sainte
horreur du gendarme. J’ai toujours peur qu’un policier n’ait, comme à
Belgrade, l’idée de confisquer mon passe-port et de ne me le rendre que
quarante-huit heures après. Je me risque cependant; je mets les pieds
sur le sol roumain; personne ne daigne s’apercevoir de ma présence. Ce
dédain me semble presque humiliant.

Turn Severin étale sur un plateau qui domine le fleuve ses places
gigantesques et ses rues colossales. Les maisons sont blanchies à la
chaux, les églises badigeonnées de même; le tout forme un ensemble sans
grâce et sans caractère. Par malheur, je n’ai point prévu cette station
en pays roumain: je n’ai emporté ni dialogues, ni vocabulaires. Ma
conversation se trouve réduite à un stock de mots très-insuffisant. Je
me livre, pour acheter des timbres-poste, à un prodigieux effort de
combinaisons philologiques. Cela se dit tout simplement _timbri_.
J’avais pensé à tout, excepté à cette forme-là. En Orient, plus on
s’éloigne de la France, plus on s’en rapproche au point de vue
linguistique. En Bulgarie, je me suis longtemps cassé la tête pour
savoir comment les Bulgares pouvaient bien appeler une gare de chemin de
fer. Ils disent tout simplement _gara-ta_!

C’est un samedi soir; je vois toute la foule se précipiter vers la
grande place. Je la suis, pressentant quelque chose d’extraordinaire. En
effet, il y a une retraite militaire en musique. La _bande_ se compose
d’une cinquantaine de soldats poudreux et basanés; elle est commandée
par un grand diable à barbe rousse, un Allemand, peut-être un Tchèque.
Le costume de ses hommes est des plus simples: blouse de grosse toile
grise, pantalon pareil, un petit bonnet bleu. Voilà un pays où il est
facile de transformer des paysans en militaires. Il a été longtemps de
bon goût de ne pas prendre au sérieux l’armée roumaine; elle a gagné ses
éperons pendant la campagne de 1877, et personne aujourd’hui n’oserait
contester sa vaillance. Les petits musiciens que je suis dévotement par
la ville ont un air martial et résolu; ils jouent fort juste, ce qui ne
gâte rien.

Jusqu’à l’issue des Portes de Fer la navigation du Danube est peu
animée. Son cours est semé d’obstacles, et les escales y sont rares. A
partir de Turn Severin, le fleuve commence à se peupler: Viddin, Lom
Palanka, Nicopoli, Sistova, Roustchouk, sur la rive bulgare; Turn
Severin, Kalafat, Turnu Magurelli, Giurgevo, Galatz, sur la rive
roumaine, sont des places commerçantes dont le trafic est considérable.
Les pavillons roumains, bulgares, grecs et russes flottent gaiement au
soleil. Le pavillon serbe est fort rare; la Serbie possédait autrefois
un paquebot à vapeur, le _Deligrad_; il est actuellement en réparation à
Pesth. On comprend que la conférence de Londres n’ait pas voulu
considérer le petit royaume comme un état danubien.

Le dernier port de la côte serbe est celui de Kladovo. Là, sur les
ruines d’un castellum romain, les Turcs avaient construit le fort de
Fetislam, le _défenseur de la foi_. Ce nom est resté dans la langue
serbe sous la forme slavisée de Svetislav. Une inscription turque qui
existe encore aujourd’hui compare le château à un paradis. «Ce sont
façons de parler ordinaires en ce pays-là», dit le Covielle de Molière
qui avait l’habitude des mamamouchis. Les «mamamouchis» sont partis
depuis 1867, et si l’islam ne compte plus que sur la forteresse de
Kladovo pour le défendre, ses destinées sont fort compromises.

Nous quittons la côte serbe après avoir dépassé l’embouchure du Timok.
La Bulgarie commence; ses rives plates ne sont guère plus habitées que
celles de la Serbie. Elles portent encore l’empreinte de cette
domination musulmane qui ne les a quittées que depuis quelques années.
La première ville bulgare que nous rencontrons, Viddin, a la physionomie
d’une cité orientale. Les pointes élancées des minarets luisent encore
au soleil; les hommes coiffés du turban, les femmes voilées du yachmak
ne sont pas rares dans la foule bigarrée qui se presse aux abords du
ponton. Quelques hôtels sordides perchés sur la berge (il n’y a
naturellement point de quai) donnent une idée peu favorable de
l’hospitalité qui attend le voyageur. Le long du fleuve s’étendent les
remparts de la forteresse où le pacha Pasvan Oglou tint naguère en échec
toutes les forces de l’empire ottoman. La décomposition de cet empire
avait commencé bien avant le dix-neuvième siècle; le pachalik
indépendant de Viddin, tel que Pasvan Oglou l’avait constitué au siècle
dernier, représentait presque la principauté actuelle de Bulgarie[37].
Les murs d’escarpe et les parapets de la forteresse portent encore la
trace de nombreuses blessures que la ville reçut pendant la dernière
guerre.

  [37] Consulter sur Pasvan Oglou les mémoires de l’évêque bulgare
    Sofroni; je les ai traduits dans le volume de _Mélanges orientaux_,
    publié par l’École des langues orientales à l’occasion du Congrès de
    Leyde.--Paris, Leroux, 1883.

En face d’elle, sur la côte roumaine, se dresse la ville roumaine de
Kalafat; elle domine Viddin, et pendant la campagne de 1877 elle l’a
bombardée sans pitié. Un corps d’armée roumain finit par assiéger la
ville, mais il n’eut pas l’honneur de s’en emparer. L’armistice conclu à
Andrinople en 1878 prescrivait que Viddin serait évacuée par les
Ottomans. Elle fut alors occupée par les Russes, qui l’ont remise
ensuite aux Bulgares. Le traité de Berlin oblige les nouveaux
possesseurs à démolir les fortifications. Ils s’acquittent lentement de
cette besogne et se servent des matériaux qu’ils en tirent pour
construire des écoles.

C’est à Viddin, dans cette ville naguère si franchement musulmane, que
j’aurais été curieux d’observer les premiers résultats de l’émancipation
des chrétiens. Mais elle est entourée de marécages malsains, et il faut
bien se garder de débuter en Orient par une attaque de fièvre
danubienne. Je sacrifiai donc Viddin, non sans regret, me réservant
d’aborder en Bulgarie par l’escale de Lom Palanka, qu’une route assez
fréquentée relie à Sofia, la capitale de la nouvelle principauté.




CHAPITRE IX

LOM PALANKA.--LE BALKAN.

Lom Palanka.--Histoire d’un panslaviste.--L’araba.--La grand’route.--Les
hans.--Un village.--Une nuit à Klisoura.--L’ascension du Balkan.


C’est au mois d’août dernier (1882) que j’ai mis le pied pour la
première fois sur le sol de la Bulgarie; j’avais depuis longtemps le
désir de la visiter. Je me serais bien gardé de l’essayer tant que les
Turcs restaient campés au pied du Balkan et sur les bords du Danube.
Malgré firmans et passe-ports, je ne me serais pas cru absolument en
sûreté; mes relations avec les émigrés bulgares, ma connaissance
pratique des langues slaves, eussent été pour les Osmanlis de légitimes
motifs de suspicion. J’aurais été pris pour un Russe déguisé ou pour un
agent panslaviste; on m’aurait attribué Dieu sait quelles visées
mystérieuses. Pour visiter la Bulgarie, j’ai dû attendre qu’elle fût
rendue à elle-même. Ce que j’en ai pu voir a confirmé la foi optimiste
que j’ai toujours eue dans les solides qualités qui ont préparé la
renaissance du peuple bulgare et qui assureront son avenir. Certes, il a
encore beaucoup à faire pour devenir ce qu’il devrait être aujourd’hui
si des siècles de servitude n’avaient pesé sur lui; mais l’observateur
impartial peut dès maintenant affirmer que la Russie, en affranchissant
les Bulgares, a fait une œuvre utile, et qu’elle a en somme rendu
service à la cause de la civilisation.

Il y a cinq ans à peine que la Bulgarie danubienne est émancipée; il y a
cinq siècles qu’elle est devenue ottomane. Il ne faut donc pas s’étonner
si ses villes gardent encore une physionomie plus orientale
qu’européenne. Lom Palanka, où me dépose le vapeur de la Compagnie
autrichienne, attire tout d’abord l’œil du voyageur par les minarets
élancés de ses mosquées. On y chercherait en vain les clochers d’une
église. Les Turcs, comme on sait, ne permettaient point que les temples
du Christ osassent dépasser ceux de Mahomet. Le son même des cloches
était interdit. Les édifices religieux, au lieu de dominer fièrement la
cité, se dérobaient aux regards dans des enceintes de murailles. Dans la
plupart des villes bulgares, il faut les chercher longtemps avant
d’arriver à les découvrir.

L’accueil qui attend le voyageur à la frontière bulgare est moins
désagréable, moins tracassier, que celui qu’il trouve à Belgrade chez
les Serbes, plus civilisés pourtant que leurs voisins. Un bon gendarme
examine les passe-ports pour la forme et n’a point--comme à
Belgrade--l’idée saugrenue de les confisquer. Les douaniers sont polis
et presque respectueux. Ils sont revêtus d’une vareuse brune et coiffés
du bonnet ou _kalpak_ national en peau de mouton. Les gendarmes,
habillés et coiffés de blanc, rappellent les soldats russes. On devine
ainsi dès le premier coup d’œil la main qui a présidé à l’organisation
de la principauté. Dans la foule qui se presse aux abords du ponton, les
costumes orientaux se mêlent aux costumes slaves; les turbans et les fez
fraternisent avec les kalpaks; les femmes musulmanes, la figure à demi
voilée par le yachmak, coudoient les femmes bulgares aux bras chargés de
massifs bracelets de cuivre, aux tresses entrelacées de fleurs, de
sequins, de filasse et de boutons en porcelaine.

Lom Palanka, auquel mon _guide_ consacre une ligne à peine, est devenue
une ville importante depuis que Sofia est la capitale de la Bulgarie.
Elle est actuellement sur le Danube, ce grand chemin de l’Orient, le
point le plus rapproché de la nouvelle capitale. C’est ici qu’il faut
nécessairement aborder pour se rendre à Sofia. L’hôtel Bellevue, le seul
convenable de la ville, est encore presque européen; il se dresse sur un
petit mamelon qui domine la berge du Danube; avec son enseigne en
français, ses terrasses et ses constructions rustiques, il a l’air d’une
guinguette comme on en trouve à Meudon ou même à Montmartre. Il offre au
voyageur habitué à se contenter de peu une hospitalité presque
suffisante. Les chambres, petites et blanchies à la chaux, ressemblent à
des cellules de Chartreux, mais elles sont propres et saines. La table
est convenable. Le vin, passable, n’a rien de commun avec les piquettes
infâmes qui déshonorent la plupart des auberges bulgares. Par exemple,
je cherche en vain la _belle vue_ qu’annonce l’enseigne: au premier
plan, le large Danube roule des eaux bourbeuses; au second s’étendent
les plaines marécageuses de la Roumanie. Elles sont loin d’offrir un
«horizon à souhait pour le plaisir des yeux».

La ville est vite vue; les mosquées en sont les seuls monuments;
l’église orthodoxe est fermée. Les rues sont encore pavées et les
maisons construites à la turque; les boutiques en bois ne sont que de
misérables échoppes. Par-ci par-là une fontaine boiteuse, recouverte de
dalles en marbre et ornée d’une inscription en vers turcs. C’est le
grand luxe des cités musulmanes. Sur une place plantée d’arbres s’élève
un café turc ouvert à tous les vents; un jet d’eau jaillit au milieu;
tout autour s’étendent ces bancs profonds sur lesquels les sectateurs du
Coran aiment à s’accroupir. C’est, paraît-il, une pose agréable, car je
rencontre un certain nombre de chrétiens qui l’ont adoptée.

Les services publics sont encore installés d’une façon assez primitive;
la poste loge dans une échoppe, le télégraphe dans un grenier. J’ai la
malheureuse idée d’envoyer un télégramme à Sofia et d’offrir en paiement
un napoléon; on me rend dix-neuf francs trente-cinq centimes en pièces
de deux sous. Le franc est la monnaie théorique de la principauté, qui a
adopté notre système décimal; malheureusement, ceux qu’on frappe à
Saint-Pétersbourg ne sont pas encore arrivés; en attendant, le rouble
russe et ses subdivisions ont cours légal; mais l’argent est rare, et
les décimes bulgares le remplacent trop souvent.

Le seul édifice vraiment européen de Lom Palanka, c’est un grand gymnase
(collége) en briques dont on achève en ce moment la construction. Les
matériaux proviennent pour la plupart de l’ancienne forteresse turque de
Viddin. Ainsi, par un bizarre jeu du sort, les jeunes générations de la
Bulgarie indépendante seront élevées à l’ombre de ces mêmes pierres qui
ont jadis abrité les oppresseurs de leurs pères. Je n’ai pu arriver à
découvrir où pouvait bien se cacher le gymnase actuel. Le hasard m’a
fait rencontrer un de ses professeurs. C’est un Tchèque qui cumule les
fonctions de maître de dessin et de maître de russe. Il a lu mon nom sur
le registre de l’hôtel, il a vu mon arrivée annoncée dans les journaux
du pays, et il ne veut pas me laisser partir sans me remercier des
travaux que j’ai autrefois publiés sur sa patrie. J’ai eu occasion
d’étudier en lui un curieux spécimen de patriote slave, ou plutôt
panslave. En haine des Allemands, il a quitté la Bohême pour aller vivre
en Russie; en haine de l’infaillibilité pontificale, il s’est fait
orthodoxe. Il a pris part plus d’une fois aux mouvements qui ont agité
la Bulgarie et préparé son indépendance. Aujourd’hui, sa carrière
militante est finie; il a épousé une Russe, et le voilà établi
professeur de dessin au gymnase de Lom Palanka. C’est son bâton de
maréchal. Voilà donc un de ces fameux agents panslavistes dont la presse
allemande ou magyare nous entretient si souvent! Il faut avouer que le
métier n’est pas bien tentant, et que mon hôte eût pu se faire un aussi
bel avenir sans jamais quitter la Bohême.

De Lom Palanka à Sofia, on compte environ trente-cinq à quarante lieues;
la poste bulgare franchit cette distance en quinze ou dix-huit heures.
La montée et la descente du Balkan allonge d’un tiers au moins la durée
du trajet. Malheureusement les véhicules et les chevaux de l’État sont
aussi rares que coûteux. Il ne faut chercher ici ni mail-coaches, ni
diligences. Quelques privilégiés peuvent seuls se procurer des chevaux
de relais et faire le voyage sans coucher en route. Mais ces chevaux
officiels sont tellement peu nombreux que les ministres eux-mêmes ne
réussissent pas toujours à en obtenir. Le commun des martyrs est réduit
à réclamer les services des _arabadjias_[38], comme on les appelle
encore aujourd’hui; il faut, bien entendu, passer la nuit au pied du
Balkan, soit à Berkovats, soit à Klisoura. La négociation avec le
voiturier ne laisse pas d’être assez curieuse. J’en pourrais confier le
soin au garçon de l’hôtel, mais je préfère traiter moi-même; c’est le
meilleur moyen d’étudier les hommes et les mœurs. Les cinq ou six
cochers des cinq ou six arabas de Lom Palanka sont groupés avec leurs
équipages auprès du café turc que j’ai décrit tout à l’heure. Dès qu’ils
flairent un voyageur, ils se mettent à crier tous à la fois et à
l’abasourdir de propositions discordantes. Il faut savoir garder son
sang-froid au milieu de ce tumulte, apprécier d’un coup d’œil rapide la
solidité de la voiture et celle des chevaux. Je fais prix pour quinze
roubles avec Petko; c’est un beau gaillard à l’œil vif et intelligent;
coiffé du kalpak bulgare et chaussé d’un large pantalon à la turque, il
semble résumer en lui les deux nationalités qui se disputaient naguère
le pays. Au fond, je soupçonne qu’il n’est ni Bulgare, ni Osmanli, mais
plutôt Zinzare ou Arménien; il est chrétien, à coup sûr, et boit du vin
sans scrupule; mais il parle volontiers le turc avec ses camarades. Son
araba ne ressemble guère à nos équipages occidentaux. C’est une espèce
de tapissière, à dôme bombé; elle est peinturlurée de jaune et de bleu
sur toutes ses faces, ornée de paillettes, de verroteries et de
guipures; elle se ferme à volonté avec des rideaux de cuir qui abritent
suffisamment du vent, du soleil et de la pluie; elle est lourdement
suspendue, mais résiste fort bien aux cahots du chemin. En somme, un
équipage de dentiste ambulant.

  [38] Loueurs de voitures, mot turc.

Quant aux chevaux, ce sont d’admirables bêtes; leurs croupes noires
reluisent d’embonpoint; leurs jarrets nerveux bondissent sans relâche
sur la chaussée pierreuse; ils m’ont fait franchir en une journée une
étape d’environ quatre-vingts kilomètres; en arrivant, ils semblaient
encore frais et dispos.

Dans ce long trajet du Danube à la _Stara Planina_ (vieille montagne),
le touriste amoureux de pittoresque trouve bien peu de choses à noter;
jusqu’au pied du Balkan s’étend une plaine nue. Par-ci par-là quelque
champ de blé déjà moissonné ou de maïs encore vert; le plus souvent, des
jachères où croissent à grand’peine des arbustes rabougris, moins hauts
que l’herbe des steppes cosaques; pas un cep, pas un arbre fruitier.
Dans les prairies sans fin paissent de grands buffles aux cornes
retournées, au long poil noir; ils se vautrent par troupeaux dans les
eaux fangeuses des mares qui leur servent d’abreuvoirs. Sur les hangars
isolés des fermes perchent des cigognes blanches, familières avec
l’homme et que le bruit des attelages ne paraît pas étonner.

Les villages sont fort rares; parfois un _han_ (auberge) isolé au bord
de la route; mais il faut être indigène pour savoir que c’est une
auberge. On chercherait en vain ici les joyeuses enseignes, les bouchons
hospitaliers de l’Occident. De Lom Palanka au Balkan, je n’ai rencontré
ni une enseigne, ni une affiche; il semble que personne ici ne sache
lire ou écrire. On jugerait mal l’état de l’instruction publique dans
ces pays en l’appréciant d’après ce détail.

L’intérieur de ces _hans_ est fort misérable; un sol en terre battue,
des murs en torchis couverts d’images russes lithographiées à Moscou ou
à Pétersbourg, et représentant des scènes de la dernière guerre ou des
épisodes de la vie du tsar libérateur. Celle qui revient le plus
souvent, c’est la reddition de Pleven (Plevna). Mais les artistes ne
sont pas d’accord sur les détails; les uns font sortir Osman Pacha en
voiture, les autres à cheval. Deux ou trois tables branlantes flanquées
de tabourets boiteux; un large banc sur lequel s’accroupissent les
consommateurs. L’alimentation est lamentable: un pain noir, lourd, mal
cuit, indigeste, bien inférieur certes à ce fameux pain du siége dont
les Parisiens ont gardé le légendaire souvenir; du vin piqué ou fétide,
du fromage blanc qui réalise trop à la lettre la formule virgilienne:

    ... pressi copia lactis.

Si du moins on rencontrait aussi les _castaneæ molles_ dont le poëte
régale ses bergers! La pomme de terre semble absolument inconnue. On en
mange à Sofia, mais je n’ai pu découvrir où on la cultivait.

C’est au han de Rasova qu’a lieu notre première halte. Il est trop noir
et trop sale pour que je me risque à y pénétrer. Je m’installe en
dehors, à une table où sont déjà assis un paysan bulgare en veste et en
pantalon blanc et un monsieur en redingote qui paraît être son homme
d’affaires. Ils déjeunent tout en causant de prés, de bœufs et de
moutons; ils mangent à la gamelle un poulet bouilli qui nage dans une
purée de gruau liquide, et déchirent la volaille à belles mains ou à
belles dents. Ils me saluent en me tutoyant, et m’invitent à partager
leur fortune. Le peuple bulgare ignore absolument le _vous_ des peuples
civilisés.

Je tolère volontiers ce mode de civilité; mais je n’ai pas assez faim
pour accepter une hospitalité dont j’apprécie d’ailleurs la cordialité
ingénue.

A midi, halte au village important de Koutlovitsa. Petko dételle les
chevaux, qui ont vaillamment gagné leur avoine. La commune a encore
l’aspect osmanli; les rares boutiques sont des échoppes en bois; les
produits anglais, français ou autrichiens, s’y entassent dans un
désordre peu élégant. La mosquée s’élève au bord de la route; l’église,
comme toujours, se dérobe je ne sais où. Les fez et les turbans sont ici
presque aussi nombreux que les kalpaks. Le han qui nous reçoit est le
meilleur que j’aie rencontré de Lom à Tatar-Bazarjik; en bas, une salle
pour la plèbe des cochers; en haut, un salon pour les voyageurs de
distinction. Il est tout à coup envahi par une bande joyeuse et
bruyante; ce sont des étudiants bulgares qui arrivent de Zurich et vont
passer leurs vacances en Roumélie, un Juif de Pesth qui se rend à Sofia
pour y ouvrir une chapellerie. Il ignore le bulgare et est fort heureux
de trouver des interprètes. La Bulgarie affranchie est devenue une sorte
de Far-West, où les esprits aventureux vont maintenant tenter fortune.
Hélas! ils ne réussissent pas toujours. Voici précisément un pauvre
diable d’Alsacien qui revient de Sofia où il a été chercher une place de
garçon brasseur. Il exhibe son certificat d’option et réclame un secours
qui, naturellement, ne lui est pas refusé. Le patron du han se multiplie
pour être agréable à ses hôtes; son mouton et ses poulets rôtis,
assaisonnés de concombres dans la saumure, constituent un menu vraiment
appétissant. Son vin blanc se laisse boire. Voyageurs qui viendrez après
moi, permettez-moi de vous recommander l’auberge de Koutlovitsa, et si
vous m’en croyez, faites-y vos provisions. La halte inévitable de
Klisoura vous réserve de pénibles surprises.

Nous recommençons à rouler à travers la plaine inculte, nous voyageons
maintenant en caravane. Arabas et phaétons,--on appelle ainsi les
cabriolets,--se suivent à intervalles inégaux. De temps en temps nous
rencontrons de longues files de chevaux qui vont porter au Danube les
produits de la Bulgarie, des peaux de mouton ou de chèvre non préparées,
des laines mal nettoyées. Ce mode de transport est fort long, mais il
coûte peu. Les chevaux sont solides, bien campés sur leurs jarrets et
durs à la fatigue. Les animaux trouvent gratis, dans les immenses
jachères, le fourrage qui leur est nécessaire; leurs conducteurs se
contentent d’une nourriture grossière qui ferait reculer de dégoût nos
joyeux rouliers.

A sept heures du soir, nous arrivons enfin au pied du Balkan. Cette
montagne farouche, que nous avons vue pendant tant d’heures nous barrer
l’horizon, se dresse maintenant devant nous toute ruisselante de
cascatelles, toute frémissante de verdure. Voici enfin des arbres, de
l’ombre, de la fraîcheur; mais c’est au moment même où le soleil va
disparaître que nous atteignons cette oasis. Nous laissons de côté la
ville industrieuse de Berkovats; nous tournons à l’est et nous entrons à
Klisoura. Ce nom seul nous annonce que nous allons pénétrer dans une
gorge étroite. Klisoura, c’est le mot grec _Kleisoura_, la fermeture,
l’endroit où la vallée se rétrécit brusquement. C’est la _Klaus_ des
Allemands, la _cluse_ de certains dialectes français.

Rien de frais et de charmant comme cette première rencontre avec le
Balkan. Le petit village de Klisoura est bâti au confluent de deux
torrents qui tantôt s’élargissent en nappes riantes, tantôt se
resserrent en bruyantes cascatelles. Des scieries, des moulins, mettent
à profit la force des eaux écumantes. Des ormes luxuriants, des noyers
au feuillage odorant s’élancent à travers les anfractuosités de la
roche. Quelle vie charmante on mènerait dans ce coin délicieux... si
l’on y trouvait de quoi vivre! Le Balkan, c’est l’Hémus des anciens, et
les beaux vers de Virgile reviennent involontairement à la mémoire:

    ... O qui me gelidis in vallibus Hæmi
    Sistat et ingenti ramorum protegat umbra!

Il semble que les Turcs n’aient jamais mis le pied ici. On n’aperçoit ni
turbans, ni mosquées; le village s’étend le long de la gorge; cinq ou
six maisons arborent des drapeaux, des lanternes et des enseignes sur
lesquelles on lit le titre prétentieux d’_hôtel_. Celui d’Italie, où me
conduit Petko, se compose de deux étages: un rez-de-chaussée pavé en
terre battue, orné d’un lit de camp sur lequel couchent tout habillés
les cochers et les gens du commun, un premier réservé aux voyageurs de
distinction. On y monte par un escalier boiteux et branlant, lequel
aboutit à une trappe. La chambre est meublée d’une table et d’un lit
couvert de draps sordides. On y chercherait en vain les meubles
indispensables qui garnissent la plus misérable de nos chambres
d’auberge. L’hôtel d’Italie est d’ailleurs dépourvu de toute espèce de
provisions.

Je me vois réduit à aller chercher mon souper à l’hôtel de Macédoine, où
mes jeunes compagnons de voyage sont déjà installés. Le handjia paraît
fort affairé; il est en train de tuer un poulet. Au bout de deux heures
environ nous obtenions une soupe et une omelette, le tout arrosé d’un
vin fétide. Quel contraste entre cette vie grossière et celle qu’on
menait à bord des bateaux danubiens!

Qu’on me pardonne de tant insister sur ces détails matériels; ils
peignent une civilisation; les Bulgares viennent à peine d’échapper à la
domination ottomane, et voilà ce que l’Islam avait fait d’un peuple
européen. On ne sait pas encore ici ce que c’est qu’une bonne économie
rurale; l’usage des conserves, du lard, du jambon, est totalement
inconnu. J’ai rencontré, le long des villages, quelques rares pourceaux,
mais je n’ai pu découvrir quel rôle le «cher ange», chanté par le poëte
gourmet, jouait dans l’alimentation publique. Sa chair était en horreur
aux maîtres musulmans, et les raïas voyageaient si peu! C’est pour la
même raison sans doute que le vin était si mal fabriqué, si
déplorablement conservé. En somme, le voyageur soucieux d’un confort
quelconque n’a qu’une chose à faire: c’est d’emporter sa literie, ses
provisions, et de coucher dans sa voiture.

Le paysan bulgare,--tout le monde lui rend cette justice,--est
très-laborieux, mais il n’est pas inventif; il a la patience résignée du
bœuf, mais il en a aussi la lourdeur. Ces qualités passives faisaient,
on le comprend, l’affaire des maîtres osmanlis. Aujourd’hui, les deux
tiers de cette intéressante nation sont rendus à la liberté. Ceux qui
ont l’honneur de la gouverner ont presque tous fait leur éducation à
l’étranger. Ils ont vu comment on vit dans les pays civilisés. Il faut
qu’ils apprennent à leurs compatriotes à devenir Européens. Si
l’initiative individuelle est trop lente à s’émouvoir, il faut que
l’État n’hésite pas à lui substituer la sienne. Si l’industrie privée ne
comprend pas ses véritables intérêts, il faut que la concurrence de
l’État les lui apprenne. L’étranger qui se rend dans la capitale de la
Bulgarie affranchie éprouve tout d’abord l’impression d’un pays inculte
et barbare. Cela est fâcheux, non pas seulement pour le voyageur, mais
pour la contrée dont il emportera un mauvais souvenir. La diète de
Serbie n’a pas dédaigné de faire une loi sur les _méanas_[39];
l’Assemblée nationale bulgare devrait bien imiter son exemple. On crée
des fermes modèles pour l’éducation des paysans; qu’on établisse à
Klisoura un hôtel modèle pour l’éducation des _handjias_ zinzares ou
bulgares. On fera tout ensemble une bonne affaire et une bonne action.

  [39] Auberges de village.

Sofia était autrefois une bourgade perdue dans un coin oublié de
l’empire ottoman. C’est aujourd’hui la capitale d’un État de deux
millions d’hommes; les grandes puissances y sont représentées; le
commerce européen vient s’y établir. Il faut qu’on puisse y arriver, je
ne dis pas sans difficultés,--on ne peut pas supprimer le Balkan,--mais
au moins sans répugnance.

Une nuit mauvaise, succédant à un souper détestable, prépare mal le
voyageur à jouir des beautés de la _Stara planina_. Cette nuit
d’ailleurs est courte. A quatre heures du matin, alors que la gorge de
Klisoura est encore plongée dans une nuit profonde, nous sommes
réveillés par les bouviers dont le pesant attelage peut seul accomplir
l’ascension de la rude montagne. Le col de Ginci, qu’il s’agit
d’atteindre, s’ouvre à 1,500 mètres au-dessus du niveau de la mer; nous
sommes ici à 500 mètres environ; les rampes sont fort dures, les lacets
mal établis; la chaussée actuelle traverse des éboulis très-pénibles à
franchir pour les chevaux. Quatre bœufs sont attelés à mon _araba_, et
l’ascension commence dans l’ombre de la nuit, au milieu des objurgations
des bouviers, du bruissement des feuilles et du murmure des eaux.
Soudain, le soleil frappe de sa lumière crue les grandes roches qui
dominent la montagne. Je suis à pied ma voiture que les quatre bœufs
soulèvent péniblement. Nous croisons de longues caravanes qui descendent
vers Lom Palanka. La route s’élève de plus en plus, tour à tour dominée
par des massifs superbes ou surplombant des ravins grandioses. C’est
presque aussi beau que la montée de la Grande-Chartreuse;
malheureusement les sapins manquent complétement. A certains endroits,
la montée est tellement rude, que les quatre ruminants n’arrivent même
pas à enlever le voyageur; il faut descendre de voiture et gravir la
côte à pied. L’hiver, quand la montagne est envahie par la neige, les
communications deviennent absolument impossibles, et Sofia reçoit les
nouvelles d’Europe par la voie de Constantinople.

Le gouvernement fait construire une nouvelle chaussée dont les lacets
bien aménagés seront plus facilement accessibles aux chevaux. Elle
coûtera, dit-on, huit millions. Nous la traversons à diverses reprises;
ingénieurs, contre-maîtres, ouvriers, fourmillent sur ces hauteurs
escarpées, qui semblaient défier l’homme. A neuf heures du matin, nous
atteignons le point le plus élevé du col; un vent violent souffle de
tous les côtés. Les mamelons gazonnés qui dominent la route portent
encore les traces visibles de la dernière guerre. Ce sont les ouvrages
de campagne construits par les Turcs pour défendre le passage. Il y a là
toute une série de redoutes et de blockhaus élevés autour d’une _koula_
(tour en pierre), détruite par les Russes. On ne s’est point battu, que
je sache, au col de Ginci; les Russes ne sont arrivés ici que lorsque le
Balkan avait été franchi plus à l’est. Une clause du traité de Berlin
stipule que les fortifications léguées par les Turcs à la Bulgarie
devront être démolies. Les Bulgares répondent, non sans quelque
apparence de raison, qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires pour
accomplir ce travail gigantesque. En attendant, ils bénéficient de
l’adage cher à M. de Bismarck: _Beati possidentes_.

A l’ombre de ces redoutes s’élève une construction isolée; c’est
l’auberge de Pierre (Petrov Han). C’est là qu’on détache les bœufs et
que les _arabas_ sont rejoints par les chevaux qui, partis au jour, ont
gravi la montagne sans fatigue. Un pourboire généreux provoque les
bénédictions et les signes de croix des bouviers. Ils reçoivent de
l’arabadjia pour les services de leur attelage la modeste somme d’un
rouble (trois francs cinquante), se réconfortent d’un verre de raki et
redescendent vers Klisoura. L’hospitalité de Petrov Han est bien
supérieure à celle de l’hôtel d’Italie; une fumée joyeuse flotte
au-dessus de la maison; elle s’échappe à vrai dire par un trou percé au
beau milieu de la toiture; une marmite pendue à une corde se balance
au-dessus d’un foyer rustique; elle a à subir de terribles assauts de la
part d’appétits aiguisés par l’air frais du matin.

Le versant méridional de la _Stara Planina_ (vieille montagne) n’a
malheureusement rien de commun avec celui que nous venons de gravir. Le
col à peine franchi, toute végétation cesse brusquement. C’est
maintenant une série de côtes absolument nues, hérissées de cailloux où
la voiture est souvent secouée par des cahots furieux. A l’horizon,
l’immense plaine de Sofia, dominée par la croupe disgracieuse du mont
Vitoucha. La ville s’aperçoit de fort loin, blanche ou grise, suivant
que les nuages mobiles promènent sur elle leurs ombres capricieuses; des
terres effroyablement ravinées attestent la violence des eaux. Le pays
semble désert; les villages y sont presque aussi rares que les arbres.

A une station de poste, Petko me demande la permission de faire monter
un voyageur. Je lui donne volontiers place. Le nouveau venu m’aborde en
langue russe; il me demande quelques détails sur les Français qui
s’intéressent aux Slaves, notamment sur MM. Rambaud et Leger. Je les lui
donne. Il paraît enchanté d’avoir l’occasion de voyager avec un
professeur parisien. C’est un jeune Monténégrin, blond, pâle et délicat,
qui, la veille, n’a pu supporter les fatigues du voyage, et qui est
resté malade en route. Il a fait des études de droit à l’Université de
Moscou, et comme il n’a guère l’espérance d’utiliser ses talents dans la
petite patrie monténégrine, il va en Bulgarie avec l’espoir d’y trouver
du service. Il ne sait pas encore le bulgare, mais le russe lui est
familier, et jusqu’à nouvel ordre l’administration prend des employés où
elle les trouve. La langue russe est populaire ici et, dans une foule de
circonstances, s’emploie concurremment avec le bulgare. La conversation
de mon compagnon improvisé m’aide à franchir sans trop d’ennui la longue
plaine de Sofia, dont les blancs minarets semblent fuir devant nous.
Enfin, à cinq heures du soir, nous faisons notre entrée dans la capitale
de la Bulgarie.




CHAPITRE X

SOFIA ET LA BULGARIE.

Pourquoi Sofia est devenue capitale.--Aspect de la ville, les mosquées,
la bibliothèque, les églises.


En jetant les yeux sur une carte de la principauté, telle que l’a faite
le traité de Berlin, on s’étonne au premier aspect de la situation
singulière qu’occupe sa capitale. Elle est en quelque sorte perdue dans
un recoin ignoré du sud-ouest, également éloignée du Danube et de la mer
Noire. Le centre que la géographie et l’histoire semblaient imposer au
choix des Bulgares, c’est la ville de Tyrnovo, l’ancienne résidence de
leurs tsars, située presque à égale distance du Timok et du Pont-Euxin,
du Danube et du Balkan. Si les patriotes ont choisi Sofia, ce n’est pas
sans raison. La principauté ne comprend que deux millions de Bulgares
sur quatre ou cinq qui peuplent la péninsule balkanique; elle n’est que
l’amorce, le noyau de l’état définitif qui réunira un jour les Bulgares
à demi affranchis de la Roumélie orientale et les Bulgares restés sous
le joug de la servitude ottomane. Elle est située sur le trajet du
chemin de fer qui réunira tôt ou tard Belgrade à Constantinople et à
Salonique. Abritée des vents chauds du midi par la masse colossale du
mont Vitoucha (2,500 mètres), elle jouit d’un climat sain et agréable;
elle n’a point de cours d’eau, il est vrai; mais ce détail est peu
important dans un pays où,--sauf le Danube,--nulle rivière n’est
navigable. Son passé n’est d’ailleurs pas sans gloire: sous le nom de
Serdica, elle a été jadis la capitale d’une tribu thrace, celle des
Serdes; ce nom revit encore dans celui que lui donnent les Bulgares,
Srédets; elle a vu naître non loin d’elle les empereurs Maximin et
Galère; au quatrième siècle, elle a été le siége d’un concile. Conquise
au début du neuvième par les Bulgares, elle a été à diverses reprises la
résidence de leurs princes; plus tard elle est devenue la capitale du
Beglerbeg de Roumélie. Des chaussées, fort bonnes pour ces régions, la
mettent en communication avec Nich, Lom, Viddin, Plevna, Salonique,
Philippopoli.

Sous le régime turc, elle était naturellement peu florissante. Blanqui,
notre compatriote, qui la visita en 1841, la dépeint «bâtie en bois,
sale et infecte», et donne un tableau saisissant des humiliations
auxquelles les chrétiens y étaient exposés. Aujourd’hui, elle se
transforme, et sera bientôt une cité occidentale. Elle a dès maintenant
une double physionomie: d’un côté, la ville turque avec ses rues
étroites plantées de saules et bordées de boutiques en bois, peuplée de
Juifs espagnols, d’Arméniens, d’Osmanlis... et même de Bulgares; de
l’autre, la cité nouvelle, avec ses rues larges, ses maisons en pierre
de taille, son parc élégant, son _Grand-Hôtel_, et le nouveau palais du
prince qui coûtera trois millions et ferait honneur à n’importe quelle
résidence. Les étrangers commencent à arriver; à côté d’un restaurateur
allemand, on rencontre un bazar français et une imprimerie slave tenue
par des Tchèques. Sofia, d’ici à quelques années, aura vraiment fort bon
air. Elle a été occupée par les Turcs en 1383; elle n’a été affranchie
par les Russes qu’en 1878. Après cinq cents ans de servitude, la voici
qui renaît à la civilisation.

Le plus ancien de ses édifices, c’est l’église à moitié ruinée de
Sainte-Sophie, qui lui a, dit-on, donné son nom. C’est une église
byzantine à coupole harmonieuse; elle est aujourd’hui située hors de la
ville, ce qui semble indiquer que la ville elle-même s’est déplacée sous
la domination ottomane. Les Turcs, naturellement, en avaient fait une
mosquée; depuis de longues années elle est abandonnée; le minaret s’est
écroulé, et la ruine est redevenue chrétienne. Couverte de mousses et
d’herbes folles, sa coupole se dresse solitaire au milieu d’une place
silencieuse. A deux pas, on construit le nouveau gymnase qui préparera
la jeunesse bulgare à de meilleures destinées.

Parmi les nombreuses mosquées, une seule est restée ouverte aux fidèles
musulmans; elle est entourée d’une galerie couverte; ses murs sont ornés
d’arabesques assez élégants, où les tons bleus dominent, et parmi
lesquels se déroulent des versets du Coran. Auprès de cet édifice, on
rencontre un hammam plus fréquenté aujourd’hui par les giaours que par
les Osmanlis. Il est alimenté par une source sulfureuse thermale de
trente-cinq degrés environ. L’établissement actuel est peu confortable
et d’une saleté repoussante. Passé dix heures du matin, il est dangereux
de s’y baigner. La municipalité de Sofia se propose de capter les eaux
bienfaisantes, de les amener dans les nouveaux quartiers et de créer un
établissement thermal à la manière de l’Occident. Les sources d’eaux
chaudes sont nombreuses au pied du Vitoucha. Sofia leur devra peut-être
un jour sa prospérité.

La plupart des mosquées tombent en ruine: l’une a perdu l’éteignoir de
fer-blanc qui coiffait son minaret; l’autre a sa coupole qui s’effondre.
Dans l’une des mieux conservées, la rédaction d’un journal bulgare avait
naguère établi ses bureaux. Une autre sert de prison. On l’appelle la
_Mosquée Noire_. La plus belle de la ville, la grande mosquée aux neuf
coupoles, _Bouyouk Djami_, appartient aujourd’hui au ministère de
l’instruction publique. C’est dans son enceinte que sont établis
l’imprimerie de l’État, la bibliothèque nationale et le musée. Ceci
tuera cela. Du temps des Turcs, la typographie était, bien entendu,
absolument ignorée à Sofia. L’Imprimerie nationale, habilement dirigée
par un Bulgare, M. Kirkov, occupe une soixantaine d’ouvriers. Elle
possède une machine à vapeur et a reçu les derniers perfectionnements
techniques; j’y ai vu des œuvres de luxe d’un goût très-délicat; une
partie des ouvriers sont, il est vrai, des étrangers, des Croates pour
la plupart, mais tous les apprentis sont Bulgares; ils montrent beaucoup
d’assiduité et d’intelligence. D’ici à quelques années ils seront en
état de remplacer leurs maîtres.

La bibliothèque publique occupe l’autre moitié de la grande mosquée;
elle compte déjà douze mille volumes; elle est tenue avec un ordre
excellent et ouverte tous les jours, même le dimanche. L’Assemblée
nationale bulgare lui alloue un subside annuel de quinze mille francs.
On commence également à recueillir les éléments d’un musée, pour lequel
le sol historique de l’ancienne Mésie fournira de nombreux trésors
archéologiques. Mon guide m’a montré, non sans émotion, parmi les objets
bulgares, un canon de _bois_ qui a servi pendant les dernières
insurrections. Je voudrais qu’on ne négligeât pas de recueillir au musée
tous les objets d’art musulman qui offrent quelque intérêt. J’ai
constaté plus d’une fois que les trottoirs de Sofia étaient pavés avec
des _turbés_ (pierres tombales) couverts d’arabesques délicats ou
d’inscriptions. Plusieurs coffres renferment de nombreux manuscrits
arabes, turcs et persans, apportés ici par un des derniers
_mutessarifs_; quelques-uns proviendraient, dit-on, de Samarcande. Ils
ne sont encore ni classés ni décrits. Je signale cette collection aux
orientalistes.

La salle de travail de la bibliothèque est ornée de portraits du prince
régnant et de l’empereur Alexandre II. On ne saurait imaginer combien le
souvenir du tsar libérateur est populaire ici. Il semble planer sur
toute la Bulgarie. A Sofia même, un monument a été récemment élevé en
son honneur; c’est une pyramide de pierre blanche, du meilleur goût. Le
soubassement porte cette inscription en langue slavonne:

    AU TSAR LIBÉRATEUR: SEIGNEUR, GLOIRE SOIT
    NON A MOI, MAIS A TON NOM.

Sofia possède plusieurs églises chrétiennes; la principale est la
cathédrale orthodoxe; elle n’a, comme tous les édifices construits sous
la domination turque, ni clocher ni coupole; mais elle est remarquable
par l’élégance de ses proportions. Je la préfère de beaucoup à la
cathédrale de Belgrade, où l’on sent trop l’influence du style jésuite
autrichien. L’intérieur est décoré avec goût; j’ai surtout remarqué le
trône du métropolitain surmonté d’un baldaquin en chêne sculpté: c’est
l’œuvre d’un paysan autodidacte. Je parlais tout à l’heure de la
lourdeur du peuple bulgare; elle est loin d’exclure tout instinct
artistique. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur
les costumes populaires: les tabliers des femmes, les vestes blanches
des jeunes gens, sont brodés d’ornements fort délicats. Les jeunes
filles entrelacent avec goût dans leurs cheveux les fleurs et les
sequins, qu’elles remplacent trop souvent, hélas! par des boutons de
porcelaine. J’ai assisté, non loin de Sofia, dans le village de
Kniajevo, à la danse nationale du _choro_; un jeune musicien de quatorze
ou quinze ans jouait des airs traditionnels sur une flûte de roseau avec
une justesse et un rythme parfaits. Le _choro_ bulgare, plus compliqué
que le kolo serbe, est d’une rare élégance. Un maître de ballets y
trouverait des motifs délicats qui charmeraient certainement le public
blasé de nos scènes lyriques. Il n’y a pas encore de théâtre en
Bulgarie; mais on commence à donner des représentations d’amateurs. La
société de Sofia y prend un vif intérêt.

La presse a pris un développement rapide depuis l’émancipation. Sofia
possède plusieurs journaux politiques, dont l’un publie des articles en
russe et même en français. L’_Agence Havas_ y entretient un
correspondant. Il y a jusqu’à une feuille turque! Il a fallu
l’affranchissement des chrétiens pour donner aux musulmans le droit
d’imprimer leurs idées en leur langue!




CHAPITRE XI

SITUATION POLITIQUE DE LA PRINCIPAUTÉ.

Russes et Bulgares.--Libéraux et autoritaires.--L’armée; l’instruction
publique.--Avenir de la principauté.


De par le traité de Berlin, la principauté fait partie intégrale de
l’empire ottoman et reconnaît la suzeraineté de la Porte. Elle doit
même, en principe, lui payer un tribut; ce tribut ne sera sans doute
versé que le jour où la Turquie aura elle-même réglé l’indemnité de
guerre qu’elle a promise à la Russie; c’est un compte renvoyé aux
calendes turques. Le Sultan pourrait, il est vrai, déléguer au Tsar la
dette de ses vassaux bulgares; on voit ce qui résulterait de cette
combinaison. Du reste, en fait, la Bulgarie est vassale de la Russie;
l’occupation à laquelle le traité de Berlin croyait avoir mis fin
continue sous une forme atténuée. Le prince que les Bulgares se sont
donné est, il est vrai, d’origine germanique; mais il servait dans
l’armée russe, et il est apparenté à la famille impériale. Le ministère
de la guerre a, jusqu’au mois de septembre 1883, toujours été confié à
un Russe. L’armée bulgare compte plus de deux cents officiers russes;
les uniformes sont calqués sur ceux de l’armée libératrice; les
commandements se font en russe. L’étranger qui assiste à une parade
militaire pourrait se croire brusquement transporté sur quelque
esplanade de Kiev ou de Moscou. Une partie de la jeunesse bulgare a fait
campagne avec Gourko et Skobelev; l’armée nationale,--qui avec les
milices monte à plus de cent cinquante mille hommes,--a donc accepté
sans répugnance le seul idiome dans lequel il lui fût possible de
s’instruire. Voici d’ailleurs un fait curieux qui montre que cette
anomalie apparente répond à un besoin réel. Le congrès de Berlin a,
comme on sait, créé à côté de la principauté de Bulgarie celle de
Roumélie, en haine de la Russie et dans le secret espoir de consolider
la Turquie expirante. La Roumélie est censée n’être qu’une province
turque pourvue d’une certaine autonomie. Elle n’a point de ministère de
la guerre, mais une simple direction de la milice et de la gendarmerie.
Les officiers supérieurs nommés par le Sultan sont Allemands ou
Français. Eh bien, les troupes rouméliotes sont commandées en langue
russe. «Il nous était impossible, me disait un officier prussien au
service de la Roumélie, d’improviser une langue militaire bulgare, et
nous ne pouvions pourtant pas commander les Bulgares en français ou en
allemand.»

Le même phénomène,--je le faisais observer plus haut,--se reproduit
partiellement dans un certain nombre d’administrations; des fonctions
importantes sont confiées à des Russes, étrangers à l’idiome bulgare.
Avec la langue, les mœurs russes commencent également à s’introduire
dans le pays. Ceci a son bon et son mauvais côté. L’armée bulgare, par
exemple, n’a rien à gagner à voir pénétrer dans ses cercles le goût du
champagne et des cartes. J’ai entendu à ce sujet des plaintes sérieuses,
et je souhaite qu’elles parviennent jusqu’au ministre de la guerre. En
aucun pays, les réunions d’officiers ne doivent dégénérer en cabarets ou
en tripots. En revanche, la vie sociale devra beaucoup à l’exemple de la
vie russe, à l’introduction du thé et du _samovar_. Là où règne le
samovar, les réunions intimes se multiplient; la femme apprend à jouer
son rôle de maîtresse de maison; elle se mêle aux conversations des
hommes et sort du gynécée où les mœurs orientales la tenaient enfermée;
les hommes, de leur côté, ne désertent plus le foyer domestique pour le
café ou la brasserie. Je ne serais pas étonné de voir, d’ici à quelques
années, la vie de salon plus développée chez les Bulgares,--grâce au
thé,--que chez les Serbes leurs aînés en liberté et en civilisation.

Le ministère de l’intérieur est aujourd’hui confié à un général
russe[40]; plusieurs Bulgares ont occupé ce poste; ils n’ont pu s’y
maintenir. Ils manquaient, m’assure-t-on, d’autorité et ne savaient pas
gouverner. Cela n’a rien d’étonnant chez un peuple récemment affranchi,
et qui a lutté pendant de longues années, tantôt par des menées
occultes, tantôt à ciel ouvert, pour la liberté. Ceux qui ont été
ensemble à la peine savent rarement être ensemble à l’honneur. Qui dit
gouvernement dit commandement et obéissance. Chez une nation où le
principe d’autorité n’est pas encore fondé sur une longue pratique, il
est difficile d’obéir à ceux qui étaient hier des égaux ou des
inférieurs. Les Bulgares ont dû, comme les Grecs, comme les Roumains,
aller chercher un prince à l’étranger. Ce prince, à son tour, se voit
obligé de prendre certains ministres en dehors de la Bulgarie. En
arrivant chez le peuple qui l’avait appelé, il a trouvé une constitution
calquée sur celle des nations qui avaient déjà une longue vie dans
l’histoire; il s’est senti incapable de gouverner avec elle, et il a
réclamé des pouvoirs plus étendus que ceux qu’elle lui conférait.
Actuellement, la Bulgarie se trouve partagée entre deux partis: ceux qui
désapprouvent la politique militante du souverain, ceux qui estiment que
leur pays ne peut acquérir tout à la fois l’indépendance nationale et la
liberté politique.

  [40] Qu’on n’oublie pas que tout ceci était écrit en 1882.

Il est difficile, téméraire peut-être, à un étranger de se prononcer
pour l’une ou l’autre des deux factions. Que mes amis bulgares me
permettent cependant d’exprimer un humble avis. Je ne crois pas que les
constitutions libérales soient précisément faites pour les peuples
enfants. Ce sont des engins perfectionnés; ils demandent, pour être
maniés avec succès, une expérience qui ne s’acquiert, hélas! qu’avec le
temps. Échanger brusquement le régime arbitraire des pachas contre le
plein exercice de la liberté parlementaire, c’est là pour un peuple une
dangereuse épreuve: c’est comme si l’on passait brusquement à l’air
libre en sortant d’une cloche d’air comprimé. Dans la vie des peuples
comme dans celle des individus, il y a des lois physiologiques
inéluctables. D’autre part, chez une nation inexpérimentée, les
querelles politiques, les discussions des assemblées absorbent trop
souvent en des luttes stériles une activité qui trouverait mieux son
emploi dans l’étude assidue des perfectionnements matériels, des progrès
économiques.

Certes, le droit de réunion, la liberté de la presse, la responsabilité
ministérielle, sont pour un peuple de précieuses prérogatives.
Sont-elles indispensables à une nation qui ne sait encore faire ni son
pain ni son vin, qui laboure encore avec une charrue de bois, et chez
qui la moitié du sol est en jachères? J’en doute; s’il m’était permis de
faire un vœu en faveur des Bulgares, je leur souhaiterais moins un
souverain constitutionnel qu’un bon tyran, un sultan Mahmoud, un Pierre
le Grand inexorable et farouche qui les fît entrer de force en Europe,
qui osât forcer chez eux la marche du progrès et les émanciper
définitivement des traditions ottomanes, comme le Tsar de fer émancipa
son peuple des traditions byzantines ou tartares.

Je ne suis pas de ceux qui voient d’un œil inquiet la prépondérance de
la Russie dans la partie orientale de la péninsule balkanique. Depuis
que Vienne a mis la main sur la Bosnie et l’Herzégovine, ce n’est plus
Pétersbourg qui menace dans ces régions l’avenir de la paix européenne.
Consciente ou inconsciente, l’Autriche n’est en Orient que l’avant-garde
de l’Allemagne. Elle continue, suivant une tradition inéluctable, à
travailler «pour le roi de Prusse». Il n’est pas mauvais qu’une grande
puissance lui fasse contre-poids et puisse au besoin la tenir en échec.

Tous les efforts de la Bulgarie doivent tendre à ne pas laisser
s’établir chez elle cette influence autrichienne qui, en ce moment, pèse
si lourdement sur la Serbie. L’Autriche-Hongrie prétend faire la police
au Danube et isoler de l’Europe ces petits États auxquels la Turquie
interdit d’autre part l’accès de la Méditerranée. Que la Bulgarie se
hâte d’entrer en rapport avec l’Occident. Qu’elle presse par tous les
moyens possibles l’achèvement des chemins de fer qui doivent la
rattacher d’un côté à Belgrade, de l’autre à Salonique et à
Constantinople. Qu’elle crée sur le Danube une flottille nationale
qui lui permette d’échapper au monopole tyrannique de la
_Donaudampschifffahrtgesellschaft_. N’a-t-on pas vu, du temps de la
domination turque, les capitaines autrichiens livrer au pacha, avec
l’aide des consuls, les Bulgares suspects qui naviguaient sous le
pavillon jaune et noir? Aujourd’hui, les douaniers autrichiens
prétendent encore exercer le droit de visite sur les bagages des
voyageurs qui vont de Serbie en Bulgarie sans toucher le sol hongrois.
Ceci,--je l’ai déjà fait remarquer plus haut,--me paraît un abus
violent, contre lequel notre diplomatie aurait déjà dû protester.

On annonce qu’une compagnie russo-bulgare vient de s’organiser pour
établir, entre les ports de la mer Noire et ceux du bas Danube, des
relations indépendantes. C’est là une tentative que les Bulgares ne
sauraient trop encourager, dût-il même leur en coûter quelque argent. On
annonce également l’établissement d’une société de navigation roumaine
au capital de cinq millions. Il serait peut-être plus sage que les trois
États, serbe, roumain et bulgare, s’entendissent pour fonder une
entreprise internationale.

J’ai parlé plus haut de la chaussée dispendieuse que le gouvernement
actuel construit entre Sofia et Lom Palanka. Il y a beaucoup à faire
pour la voirie dans un pays sillonné de montagnes, où le régime des eaux
et forêts est tout entier à établir. Dans les régions que j’ai
parcourues,--sauf de Klisoura à Petrov-Han,--la barbarie turque a fait
table rase. Elle n’a laissé derrière elle ni un chêne ni un pommier. La
plus grande partie du sol reste inculte; bien exploitée, la Bulgarie
pourrait nourrir une population double de ce qu’elle possède
aujourd’hui. Elle pourrait alors tenter les entreprises pour lesquelles
les ressources lui font défaut en ce moment.

Parmi les services publics, ceux qui m’ont paru les mieux organisés sont
ceux de la guerre et de l’instruction. La législation est encore à
faire: on continue de juger d’après des lois turques, imitées par
bonheur de nos lois françaises, et dont il n’existe pas encore de bonnes
traductions bulgares. Des étrangers de diverses nations travaillent dès
maintenant à l’œuvre de codification. Ainsi, j’ai rencontré à Sofia un
ancien magistrat français qui travaille en ce moment à rédiger une loi
communale.

L’armée fait grand honneur aux Russes qui l’ont organisée. Avec les cent
cinquante mille hommes et les cent canons qu’elle peut mettre en
campagne, elle constitue dès maintenant un élément militaire
très-respectable. Les Bulgares prennent fort au sérieux les devoirs que
leur impose l’intérêt de la patrie. La milice s’exerce régulièrement
tous les dimanches. Dans ce pays démocratique et patriarcal, on peut
voir des ministres en fonction prendre place dans le rang et faire, sous
les ordres d’un caporal, l’école du soldat.

C’est par l’école surtout que s’opérera la régénération du peuple
bulgare. Les patriotes l’ont bien compris. Sous la domination ottomane,
tous leurs efforts ont tendu à créer des écoles indigènes; les
instituteurs furent les premiers apôtres d’une émancipation morale qui
devait fatalement suivre l’émancipation politique. Dès que les Russes
eurent mis le pied sur le sol de la Bulgarie, une direction provisoire
de l’instruction publique fut créée; elle a été depuis transformée en
ministère. Celui-ci a déjà eu plusieurs titulaires; le plus éminent est
sans contredit M. Joseph Constantin Jireczek. Ce jeune savant n’est pas
Bulgare d’origine, mais personne n’a rendu plus de services que lui à la
Bulgarie. Il est d’origine tchèque; son père, M. Joseph Jireczek, un
érudit de premier ordre, a été ministre de l’instruction publique à
Vienne, dans le cabinet Hohenwart (1871); son aïeul est l’illustre
historien Schafarik, l’auteur des _Antiquités slaves_. Dès sa jeunesse,
M. Jireczek s’est senti appelé vers les études historiques. La Bulgarie,
encore presque inconnue, attira surtout son attention. En 1872, à vingt
ans à peine, il publiait une bibliographie de la littérature bulgare; en
1876, il faisait paraître à Prague son _Histoire des Bulgares_, ouvrage
entièrement nouveau et qui révéla tout un monde. Il fut immédiatement
traduit en allemand et en russe. Une édition française est en
préparation. On peut imaginer avec quel enthousiasme le jeune savant
salua la renaissance d’un peuple qu’il connaissait mieux que personne,
et dont les destinées l’intéressaient passionnément. Il venait d’être
nommé professeur adjoint à l’Université de Prague, quand le nouveau
gouvernement eut l’heureuse idée de l’appeler à Sofia pour l’attacher au
ministère de l’instruction publique. Il fut d’abord secrétaire général,
puis plus tard titulaire du portefeuille. C’est en cette qualité qu’il a
eu l’honneur de publier le premier rapport officiel sur les travaux de
son département[41]. Malheureusement, dans un pays constitutionnel et
parlementaire, les ministres sont responsables et solidaires. M.
Jireczek dut se compromettre et se fatiguer inutilement dans des
conflits où la science n’avait rien à voir. Écœuré, il donna sa
démission. Il restera désormais à Sofia avec le titre de conseiller près
le ministre de l’instruction publique. Cette situation le met au-dessus
des fluctuations de la politique; elle sera, il faut l’espérer,
respectée par tous les partis qui se succéderont au pouvoir. La Bulgarie
ne saurait impunément se priver des services d’un ami aussi dévoué, d’un
serviteur aussi éminent. Sur ma proposition, M. Jules Ferry a bien
voulu, pendant son dernier ministère, conférer à son jeune collègue les
palmes d’officier de l’instruction publique. Jamais distinction ne fut
plus méritée.

  [41] _Glavno Izlojenie na Negovo Visotchestvo, Kniaza_, etc.,
    imprimerie de l’État, 1882.

Parmi les personnes qui ont précédé M. Jireczek dans l’organisation de
l’instruction publique, il serait injuste d’oublier M. Drinov, qui fut
chargé d’organiser le département pendant la période d’occupation russe.
M. Drinov, Bulgare d’origine, est l’auteur d’excellents travaux
historiques qui lui ont valu une chaire à l’Université de Kharkov. Quand
la guerre éclata, il vint se mettre au service de ses compatriotes; mais
il a fini par préférer la paix de la vie universitaire à l’atmosphère
agitée de la Bulgarie, et il est retourné en Russie.

Au mois d’avril 1879, à l’époque où l’on discutait encore chez nous la
question de l’enseignement obligatoire et où une partie de nos classes
dirigeantes réclamait la liberté de l’ignorance, cette question était
déjà tranchée en Bulgarie par l’Assemblée des notables réunie à Tyrnovo.
Il va de soi qu’il y a loin du principe à l’application; la loi spéciale
qui doit la réglementer n’a pas encore été présentée. Cependant, les
efforts du gouvernement et de ses agents ont déjà obtenu des résultats
fort remarquables, eu égard aux circonstances.

Voici des chiffres qui ont leur éloquence. Dans un canton perdu de la
principauté, celui de Kustendjil, sur les frontières de la Macédoine et
de la Serbie, on comptait, en 1878, pour 50,000 habitants, 3 écoles
primaires laïques et 5 ecclésiastiques. Pendant l’année 1879-1880, il a
été ouvert 23 écoles de garçons et une de filles, avec un personnel de
25 instituteurs, 2 institutrices, 743 élèves garçons et 69 élèves
filles. L’année suivante, on comptait 31 écoles, 37 instituteurs, et
1,350 élèves. Passons brusquement de l’ouest à l’est. Dans le canton de
Schoumen (Choumla), il y avait 18 écoles bulgares en 1876 et 43 en 1881.
Voyons les chiffres d’ensemble. En 1878-1879, on comptait 1,088 écoles
primaires; en 1881, il y en avait 1,365. Les progrès de l’instruction
publique sont d’autant plus intenses qu’on approche davantage de la mer
Noire; l’ouest, tout comme chez nous, est plus arriéré. Les habitants de
la plaine de Sofia, les Schoptsi, jouissent, à tort ou à raison, d’une
fâcheuse réputation de lourdeur et d’opiniâtreté.

Dans le district déjà nommé de Kustendjil, on cite une commune où
l’arrivée de l’inspecteur chargé d’ouvrir une école fut considérée par
la population comme une calamité publique. Les paysans cachaient leurs
enfants; les mères, en les voyant aller à l’école, poussaient des
hurlements et s’arrachaient les cheveux. Tout autre est le caractère des
habitants dans l’est de la principauté. «Là, dit M. Jireczek, l’école
est déjà devenue une nécessité pour les paysans. Ils font instruire
leurs enfants sans qu’on ait besoin de les exciter; ils suivent les
progrès de leurs écoles et ils en sont fiers.» Les districts de Tyrnovo,
Gabrovo, Schoumen, Provadia, occupent le premier rang. Certes, même dans
ces provinces, l’idéal de l’enseignement obligatoire n’est pas encore
réalisé, mais on en approche. A Sistovo, le nombre des enfants
fréquentant l’école est déjà de 60 pour 100; à Schoumen (Choumla), il
est de 82 pour 100.

Les écoles primaires sont entretenues aux frais des communes et, ce
qu’il y a de plus curieux, des églises; on leur applique les deux tiers
du produit des cierges brûlés par les fidèles. Or la fabrication de ces
cierges constitue un monopole du clergé, qui se trouve ainsi contribuer
à l’instruction laïque. D’autre part, les communes abandonnent au profit
de l’école une partie de leur domaine. Jusqu’à l’occupation russe, les
maisons d’école étaient misérables. On en a déjà construit plus de
quatre cents.

Il est plus facile d’élever ces modestes édifices que de créer un
personnel enseignant. Sous la domination turque, les Bulgares
intelligents qui voulaient rester dans leur pays et le servir n’avaient
guère d’autres ressources que de se faire instituteurs, prêtres ou
médecins. La plupart d’entre eux ont été, depuis l’émancipation,
absorbés par les carrières administratives. Ceux qui sont restés fidèles
à l’école ont été chargés de dresser à la hâte des jeunes gens de bonne
volonté. Après six semaines ou deux mois de conférences pédagogiques,
des adolescents ont été improvisés instituteurs. Les deux tiers des
maîtres bulgares sont aujourd’hui âgés de dix-sept à vingt-quatre ans.
Ils suppléent à leur inexpérience à force de bonne volonté. En 1881,
deux écoles normales ont été établies, l’une à Vratsa, l’autre à
Schoumen (Choumla).

A côté de ces écoles purement bulgares, le gouvernement a dû conserver
les écoles musulmanes,--il y a encore environ trois cent mille Turcs
dans la principauté; leur enseignement a un caractère purement
religieux,--et les écoles israélites. Les Juifs de la Péninsule sont,
comme on sait, les descendants de ceux qui furent jadis exilés d’Espagne
par Philippe II. Ils parlent encore aujourd’hui l’espagnol. Cette
circonstance nous explique pourquoi ils apprennent le français plus
aisément que les Slaves. Leurs écoles, fort primitives, ont reçu dans
ces derniers temps d’heureux perfectionnements, grâce aux efforts de
l’_Alliance israélite_. Cette année même, à l’établissement juif de
Samakov, les examens ont eu lieu dans notre langue.

Les méthodistes américains ont ouvert dans cette même ville une
institution dont on dit grand bien; ils poursuivent sans doute une
propagande religieuse; mais les jeunes Bulgares qui suivent leur
enseignement ne sont pas forcément tenus d’embrasser le protestantisme.
Il en est de même de l’école récemment établie à Sofia par les Pères
français de l’Assomption. Les slavophiles de Moscou, jaloux de ces
influences étrangères et soucieux de la foi orthodoxe, annoncent
l’intention d’ouvrir prochainement une école russe à Sofia. Tant mieux;
la jeunesse bulgare ne pourra que gagner à cette rivalité de généreux
efforts. Quant à nous, Français, notre devoir est de soutenir par tous
les moyens possibles, non-seulement à Sofia, mais à Philippopoli et
Andrinople, des établissements qui font aimer notre langue et notre
pays, et qui sont libéralement ouverts aux enfants de toutes les
confessions. Je reviendrai plus loin sur cette question, qui intéresse
au plus haut point l’avenir de notre influence en Orient.

La plupart des écoles ne comprennent que deux ou trois classes. Un
certain nombre de localités ont ajouté des classes supplémentaires où
l’on donne un commencement d’instruction professionnelle. Douze villes
possèdent des établissements secondaires. Sofia a un gymnase classique
où l’on étudie les langues anciennes. On n’a pas pu songer à créer cet
établissement de toutes pièces; le personnel et les élèves lui auraient
fait également défaut. La première année, on s’est contenté d’ouvrir une
seule classe; on en ajoute une chaque année. Il a fallu se servir, au
début, d’édifices peu appropriés à leur destination pédagogique. Les
gymnases de Lom Palanka et de Sofia se construisent en ce moment et
seront prochainement achevés. Les maîtres sont pour la plupart des
Bulgares émigrés qui ont fait leur éducation aux universités de Russie
et d’Autriche. On compte parmi eux un certain nombre de Tchèques et de
Croates. Les traitements varient de 3,600 à 4,500 francs, ce qui, vu la
simplicité des mœurs et la valeur de l’argent, constitue une
rémunération très-suffisante. Le nombre des élèves s’accroît
très-rapidement. Pendant l’occupation russe, lorsqu’on a ouvert les
premiers établissements secondaires, il était de 365; aujourd’hui, on en
compte près de 2,000; un quart environ reçoit des subventions de l’État.

Il va de soi que, jusqu’à nouvel ordre, l’enseignement supérieur
n’existe pas. Les futurs officiers sont instruits à l’Académie militaire
de Sofia, sous la direction d’officiers russes. Une école d’agriculture
doit être prochainement ouverte à Roustchouk. On ne saurait trop se
hâter; l’ignorance du paysan a besoin d’être vigoureusement secouée. On
réclame l’institution d’une école de droit et de sciences
administratives pour former des fonctionnaires. Provisoirement, les
jurisconsultes, les médecins, les industriels de la principauté font
leurs études à l’étranger. La plupart d’entre eux ont des bourses du
gouvernement; un riche négociant de Tyrnovo a légué récemment une somme
de 300,000 francs, dont le revenu doit être employé à subventionner des
missions scientifiques. De tels actes de générosité ne sont pas rares
chez les négociants bulgares.

Au ministère de l’instruction publique est rattaché le bureau de
statistique, dirigé par un mathématicien distingué, M. Sarafov. C’est
lui qui a publié le premier recensement raisonné de la principauté. Il
accuse un total de 1,998,983 habitants. J’ai parlé plus haut de la
bibliothèque et du musée; je n’y reviendrai pas ici. Je dois ajouter que
le ministère fait de louables efforts pour doter de collections
scientifiques les établissements d’enseignement secondaire. Cinq
gymnases ont déjà reçu des instruments météorologiques.

Enfin, Sofia vient de voir renaître la Société de littérature bulgare
qui existait avant la guerre à Braïla, en Roumanie, et que les
événements avaient dispersée. Cette compagnie a publié pendant la
première phase de son existence le meilleur recueil périodique qui ait
encore paru en langue bulgare. La nouvelle série s’annonce fort bien.
Les deux volumes que j’ai eus sous les yeux renferment des travaux
excellents. Si les suivants se maintiennent à la même hauteur, la Revue
prendra une place très-honorable à côté du _Glasnik_ de Belgrade et des
Mémoires de l’Académie d’Agram. Ce sont là certes de louables efforts.
Ils méritent d’être signalés à l’attention et à la sympathie de
l’Occident. Il y a cinq ans à peine que la Bulgarie est rendue à
elle-même. Dans ce court espace de temps, elle a su prouver qu’elle
était digne de reprendre sa place parmi les nations européennes, qu’elle
apporterait à l’Orient régénéré un précieux élément de force, d’ordre et
de civilisation.




CHAPITRE XII

DE SOFIA A PHILIPPOPOLI.

Le brigandage.--La grand’route.--Ichtiman.--Tatar-Bazarjik.


Pendant mon séjour à Sofia, j’avais eu d’abord l’intention de visiter en
détail la Bulgarie du Nord; je comptais me rendre par Orkhanié à Plevna,
de là à Tyrnovo, l’ancienne capitale, enfin à Roustchouk, où j’aurais
rejoint le chemin de fer de Varna. Plusieurs circonstances me décidèrent
à changer d’itinéraire; d’abord,--je l’avouerai, dût-on m’accuser de
lâcheté,--la difficulté des voyages, l’organisation défectueuse des
postes, les fâcheux renseignements que je recueillis sur l’état des
auberges où j’aurais à demander l’hospitalité. J’étais venu avec
l’intention de faire une excursion en Bulgarie; il s’agissait maintenant
d’une expédition pour laquelle je n’étais pas outillé, et qui réclamait
plus de temps que je n’en avais à ma disposition. Par-dessus le marché,
le journal officiel annonçait que des bandes de brigands turcs avaient
paru dans un certain nombre de districts de la principauté. Chaque jour
des télégrammes nous apportaient le récit de leurs exploits[42]. Une
partie de la principauté était mise en état de siége; les ministres de
l’intérieur et de la guerre, deux généraux russes, qui devaient savoir à
quoi s’en tenir, m’engageaient à être prudent et à ne point m’aventurer
au delà d’un certain rayon. On m’offrait, il est vrai, une escorte de
gendarmes, mais je n’aime point voyager en si pompeux équipage. Certains
de mes amis,--des libéraux bien entendu,--m’engageaient à ne prêter foi
ni aux télégrammes officiels ni même aux assurances des membres du
gouvernement. «Le brigandage n’était, disaient-ils, qu’une manœuvre
électorale»; si l’on proclamait l’état de siége dans certains districts,
c’était uniquement pour avoir un prétexte de peser sur les populations à
la veille des élections qui devaient renouveler l’Assemblée nationale.

  [42] Ces exploits n’ont pas encore cessé au moment où j’écris ces
    lignes.

Brigandage à part, il n’est pas toujours commode pour un touriste isolé
de voyager en Bulgarie. Le paysan est méfiant; il flaire dans tout
étranger qui vient pour étudier le pays un espion, un agent anglais ou
autrichien. Peu de temps avant moi, un Russe de mes amis était allé
flâner au pied des Balkans; il portait, pour se garantir du soleil, un
chapeau à double visière de mode britannique et était muni de la carte
de l’état-major autrichien. Des paysans l’avaient arrêté: «Tu es un
espion, lui disaient-ils, tu portes un chapeau anglais et tu as dans ta
valise des papiers allemands.» Que répondre à cela? Le Russe eut
grand’peine à se tirer d’affaire. Toutes réflexions faites, je me
décidai pour une excursion à Philippopoli. Il n’était d’ailleurs pas
sans intérêt de visiter, l’une après l’autre, les deux capitales, et
d’étudier tour à tour la situation du peuple bulgare dans la principauté
vassale et dans la Roumélie autonome.

De Sofia à Philippopoli, les communications ne sont guère plus aisées
que de Sofia au Danube. Les postes des deux États ne correspondent pas
entre elles; il faut, bon gré, mal gré, recourir à l’industrie errante
des arabadjias et coucher deux fois en route: la première à Ichtiman, la
seconde à Tatar-Bazarjik, où l’on rejoint le réseau des chemins de fer
ottomans qui dessert Philippopoli, Andrinople et Stamboul. Le voyage est
médiocrement intéressant.

Au sortir de Sofia, la route s’élève lentement, laisse à gauche un grand
cimetière musulman, planté de pierres non dégrossies, et passe entre
deux mamelons couronnés de redoutes construites par les Turcs lors de la
dernière guerre. Elles n’ont d’ailleurs servi à rien; le Balkan une fois
tourné par Gourko, elles sont tombées sans coup férir aux mains des
Russes. A droite, le mont Vitoucha élève sa croupe disgracieuse et
pelée. A ses pieds, les monastères de Dragolevci et de Bojana se
dissimulent derrière des massifs de verdure. J’ai visité celui de
Dragolevci; il possède une église, ou plutôt une chapelle bulgare du
quinzième siècle. Elle est ornée de fresques assez curieuses,
malheureusement gâtées par l’humidité. Tout le personnel du couvent se
composait d’un unique moine qui paraissait mener une vie assez douce; en
son absence, les domestiques nous offrirent une hospitalité qui
ressemblait peu à celle de l’abbaye de Thélème.

A dix kilomètres environ de Sofia, on franchit l’Isker, un torrent
fougueux en hiver, presque sec en été; c’est l’Œcus des anciens. On l’a
longtemps rattaché au bassin de la Maritsa; on a découvert qu’il
traverse le Balkan dans une gorge fort pittoresque, mais inaccessible
aux humains, et qu’il va se jeter dans le Danube au delà de Nicopoli.
Derrière le mont Vitoucha apparaît le Rilo, célèbre par son monastère,
qui a été pendant des siècles le sanctuaire inviolé de la religion
orthodoxe et de la nationalité bulgare. A l’horizon bleuit la masse
imposante du Rhodope, où vivent encore aujourd’hui les Bulgares
musulmans, les Pomaks. C’est chez ces Pomaks qu’un patriote trop
ingénieux a prétendu retrouver la légende d’Orphée mise en vers
bulgares.

La route que nous suivons a vu passer bien des peuples et bien des
armées. C’est elle qui allait jadis de Byzance à Singidunum; le chemin
de fer qui doit la suivre réunira prochainement Belgrade à
Constantinople. Elle est bordée de nombreux tumuli dont Hérodote
constate déjà l’existence; là reposent les anciens peuples de la Thrace.
Une route romaine, dont on reconnaît par endroits le pavage, est encore
nommée route de Trajan. Nous retrouvons plus loin le souvenir du grand
empereur; après tant de siècles, il semble encore planer sur ces
contrées.

Cette plaine de Sofia est d’ailleurs aussi nue que celle qui s’étend du
Danube à la Stara Planina; les terres sont peu cultivées; la plupart
restent en jachères; les arbres fruitiers semblent inconnus. Les
villages sont fort éloignés de la grand’route, qui semble vouloir les
éviter systématiquement. Des paysans groupés autour d’une meule en
construction animent pour un instant le paysage morne et silencieux.
Parfois, d’un groupe une fillette se détache, court à la tête du cheval
et l’asperge d’une poignée de grains. C’est un symbole de prospérité,
une sorte de bénédiction mythique léguée par le paganisme. La cérémonie
se termine, bien entendu, par la demande d’un léger _bakchich_ que le
voyageur ainsi béni aurait mauvaise grâce à refuser. Le mot _bakchich_
est un de ceux que les Turcs ont négligé d’emporter; il restera
longtemps dans le pays, même, je crois, après que les anciens
dominateurs auront repassé l’Hellespont. Cette manière de le réclamer
est d’ailleurs naïve et gracieuse.

La route traverse les villages insignifiants de Ieni-Han (la Nouvelle
Auberge) et de Vakarell. C’est à Vakarell, à 800 mètres d’altitude
environ, que se trouve la ligne de partage des eaux de la mer Noire et
de l’Archipel. Un poste de gendarmes rouméliotes nous annonce la
frontière de l’_autonomie_; c’est ainsi que les Bulgares désignent la
province (autonomia-ta), par opposition à la principauté. Quelques
vignes commencent à apparaître sur les coteaux. Nous descendons dans la
plaine d’Ichtiman. Ici se trouve la douane de l’empire ottoman. Le
service en est fait, bien entendu, par des employés bulgares, polis et
convenables, et moins faciles à corrompre que leurs collègues osmanlis.
Mon passe-port français est examiné pour la forme par un bon gendarme
qui, bien entendu, n’en déchiffre pas un traître mot. Le premier édifice
qui frappe les yeux, en entrant dans le village, c’est l’école. Elle est
toute neuve et bien bâtie. Malheureusement, nous sommes dans la saison
des vacances; il eût été intéressant d’assister à une classe bulgare.
Les Turcs ont aussi leur école auprès de la mosquée; c’est cette
éducation confessionnelle qui rend toute conciliation impossible entre
les chrétiens et les musulmans. Le village, sauf quelques édifices
publics, est construit tout entier en bois; au milieu de la rue
principale se groupent deux ou trois hans qui s’intitulent fièrement
hôtels. Celui d’_Italie_ est bien supérieur à celui de Klisoura, qui m’a
laissé de si mauvais souvenirs. Il possède jusqu’à trois chambres, qui
donnent sur une salle à manger assez propre. L’usage des draps blancs
est encore inconnu, et il est plus prudent de coucher sur les chaises
que dans les lits; mais la salle commune est ornée d’un lavabo auquel
les voyageurs peuvent faire successivement leurs ablutions. On peut même
obtenir un semblant de dîner. Sur une table traîne un registre graisseux
où les touristes inscrivent leurs noms et leurs pensées. Quelque joyeux
Gaudissart a passé par là, et a noté dans un langage imagé le souvenir
de ses insomnies et des causes qui les ont provoquées. La plupart de ces
certificats sont en grec. On commence à sentir l’approche du monde
hellénique; notre hôtesse est Grecque, et la _Sphaira_ d’Athènes est le
seul journal où le voyageur affamé de nouvelles puisse apprendre les
destinées d’Arabi-Pacha.

Ichtiman est vite vu. La rue principale,--qui est en même temps la
grand’route,--est d’une propreté suffisante; les ruelles latérales sont
de véritables cloaques. Les maisons des paysans sont généralement
situées au milieu d’un enclos formé de clayonnages plus infranchissables
que des murs. Sur certaines de ces palissades est fiché un crâne de
cheval qui sèche et blanchit au soleil; la tête du noble animal passe
pour détourner les maléfices. Une superstition analogue se rencontre en
Moldavie et même en Allemagne. Un conte de Boccace nous atteste qu’elle
n’était pas inconnue dans l’Italie du moyen âge.

L’église orthodoxe se dérobe, comme toujours, dans un enclos isolé. Le
portail et la muraille, qui regarde l’ouest, sont décorés de fresques
curieuses représentant des scènes de l’Ancien Testament. Elles sont
peintes avec une naïveté qui n’exclut pas une audacieuse fantaisie. Il y
a loin de cet art tout matériel à celui d’un Fra Angelico.

Un peu au delà d’Ichtiman nous rencontrons le petit hameau de
Kapudjik[43]. C’est là que s’élevaient autrefois les fortifications
romaines qui gardaient l’entrée des plaines fertiles où coule la
Maritsa. C’est là que se dressait l’arc de triomphe connu sous le nom de
Porte de Trajan. Il existe encore des vieillards qui ont vu cette ruine
auguste; elle a été rasée en 1835 par Chozrev-Pacha, un Turc qui passait
pour civilisé. L’altitude du défilé est peu considérable, mais la route
est fort inégale et bordée de ravins escarpés; la végétation est en
général maigre, et l’ensemble est bien inférieur à celui du col de
Ginci. Blanqui déclare avoir passé ici «la grande et formidable barrière
du Balkan» et décrit ces régions avec une sorte de terreur. Il est vrai
qu’elles étaient en ce temps-là infestées de brigands. La chaussée a
sans doute été améliorée depuis 1840; quant aux brigands, ils ont
complétement disparu. Nous n’avons rencontré que de paisibles bergers
bulgares. A diverses reprises nous avons aperçu les débris des travaux
entrepris avant la dernière guerre pour la construction du chemin de fer
de Belgrade à Constantinople: des remblais à moitié écroulés, des
pierres taillées et non assemblées, des monceaux de rails rongés par la
rouille. Dieu sait quand ces travaux seront repris! En tout cas, il y
aura ici de sérieuses difficultés à vaincre.

  [43] En turc, la Porte.

Le défilé une fois franchi, l’immense plaine de Roumélie se déroule
devant nos yeux. La vigne et les arbres fruitiers commencent à paraître;
une brise chaude annonce l’influence du climat maritime succédant
brusquement au climat continental. A en croire mon compagnon de voyage,
un jeune et intelligent Bulgare du Midi, la Roumélie serait le paradis
de sa nation. La terre y serait plus fertile, la population plus dense,
les hommes plus intelligents, la civilisation plus avancée que dans la
Bulgarie du Nord. Je m’abandonne à des illusions qu’une halte un peu
longue au premier village a bientôt, hélas! dissipées.

Ce village est celui de Vetrena, que les anciennes cartes désignent sous
le nom turc de Ieni-Keui. Lamartine y tomba malade à son retour d’Orient
et y resta près d’un mois. C’est là qu’il découvrit l’existence des
Bulgares et qu’il eut l’occasion d’apprécier leurs solides qualités: «Le
pays qu’ils habitent serait bientôt un jardin délicieux, écrivait-il, si
l’oppression aveugle et stupide de l’administration turque les laissait
cultiver avec un peu plus de sécurité. Ils ont la passion de la terre.
Ils méprisent et haïssent les Turcs; ils sont complétement mûrs pour
l’indépendance et formeront, avec les Serbes leurs voisins, la base des
États futurs de la Turquie d’Europe.» Paroles prophétiques que les
diplomates du congrès de Berlin ont peut-être trop oubliées!

Lamartine, malgré sa longue et douloureuse maladie, n’a point gardé
rancune à Ieni-Keui; il déclare que c’était «un ravissant séjour d’été».
Je l’ai traversé précisément au mois d’août, par une chaleur étouffante;
je l’ai trouvé fort laid, et je lui ai en vain cherché les charmes que
lui prêtait l’imagination du poëte. Le moindre hameau du pays de Caux
est cent fois plus «ravissant».

La plaine de Roumélie s’étend maintenant à l’infini devant nous; à
l’ouest émergent les masses sombres du Rhodope; dans la vallée
commencent à scintiller les eaux argentées de la Maritsa. La chaussée
est assez bien entretenue, mais raboteuse; le plus souvent l’_arabadjia_
fait passer son attelage sur les jachères qui bordent la route. Et ce
sont sans relâche des tumuli verdoyants sous lesquels dorment les
peuples des temps anciens! Il semble que ce pays soit un cimetière de
nations. Quand les Russes ont occupé la Bulgarie, ils ont eu le tort de
ne pas se faire suivre,--comme nous en Égypte,--d’une expédition
scientifique. Bien peu de ces monuments primitifs ont encore livré leur
secret; et les Bulgares, à peine sortis eux-mêmes des ombres de la mort,
ont aujourd’hui bien autre chose à faire que de fouiller des tombeaux.

Tatar-Bazarjik nous apparaît enfin au milieu des saules et des
peupliers. C’est moins une ville qu’un grand village; sur les bords de
la Maritsa, des troupeaux de buffles et de pourceaux se vautrent dans
des mares fétides. Un campement tsigane est installé sous les arbres et
fait la cuisine en plein air. Sur une aire soigneusement aplanie, de
solides paysans font fouler les gerbes de blé par les pieds de leurs
chevaux. L’usage des fléaux leur est complétement inconnu... Tout à coup
un sifflet de locomotive se fait entendre. Nous allons donc rentrer en
Europe.

L’arabadjia nous annonce que la ville possède un nouvel hôtel
très-distingué. Il traverse la ville au galop et nous dépose à l’_Hôtel
de la Maritsa_, à l’angle même du pont qui franchit le fleuve illustre,
mais fangeux, où roula jadis la tête d’Orphée:

          ... Marmorea caput a cervice revulsum
    Gurgite cum medio portans Œagrius Hebrus
    Volveret, Eurydicen vox ipsa et frigida lingua,
    Ah! miseram Eurydicen anima fugiente vocabat,
    Eurydicen toto referebant flumine ripæ[44].

  [44] _Géorgiques_, livre IV.

A quinze ans, quand je lisais Virgile, je me figurais autrement le
fleuve sacré. Ce n’est, hélas! qu’un cours d’eau bourbeux, où roule une
onde jaunâtre, et qu’on peut presque traverser à pied. De l’autre côté
du pont, sous les grands saules, des tentes sont dressées: c’est la
petite armée rouméliote qui s’exerce aux manœuvres d’été. J’ai visité ce
camp et l’ai trouvé fort bien tenu; les soldats, vêtus de blanc et
coiffés du kalpak bulgare, ont aussi bonne mine que leurs camarades de
la principauté.

En voyant arriver une araba, deux voyageurs et la voiture de bagages qui
nous suit depuis Sofia, le _handjia_, pardon! l’hôtelier, se précipite
et s’empresse de nous faire les honneurs de son établissement. Comparé à
celui d’Ichtiman, c’est presque un palais. Il est tout nouvellement
construit, blanchi à la chaux, et paraît fort propre au premier aspect,
mais c’est toujours un _han_, ce n’est pas un hôtel. Les chambres sont
groupées autour d’une grande pièce centrale qui sert de salle à manger:
«C’est ici que se réunit la bonne société de Tatar-Bazarjik, nous dit
gravement l’hôte. On y donne des bals pendant l’hiver.» Vous
figurez-vous le voyageur obligé de traverser la cohue dansante pour
regagner son lit et troublé dans son sommeil par le bruit des violons!

Au milieu de la salle, j’aperçois une sorte de buffet sur lequel sont
dressées deux boîtes de sardines, flanquées d’une bouteille de sauterne
et d’une bouteille de saint-estèphe. Encouragé par ce luxueux appareil,
je me risque à demander des draps propres. On me répond qu’il n’y en a
plus, que d’ailleurs la chambre n’a pas servi depuis six semaines, et
qu’il n’y a couché que des Allemands. Nous ne sommes pas encore au
_Grand-Hôtel_! Et pourtant, quelle différence entre le confort relatif
d’aujourd’hui et celui du temps où Blanqui dut coucher à Tatar-Bazarjik
dans une écurie, et changer de linge sous les yeux indiscrets des
Ottomans! Il est décidément prudent, en ce pays, de faire comme le sage
de l’antiquité, et de porter tout avec soi, même son lit.

Je dois rendre une justice à notre hôtelier, c’est que son saint-estèphe
était vraiment potable. Du vin de France, même frelaté, quelle chose
exquise, quand on a pratiqué pendant quelque temps les vins naturels de
Bulgarie!

Mon compagnon de voyage, mis en goût par l’aspect de tant de choses
délicates, se risque à demander un siphon. Le garçon ne comprend pas; on
lui explique ce que c’est que de l’eau de Seltz, et on l’envoie en
chercher chez le pharmacien, qui pourrait en avoir. Il revient au bout
de quelques minutes avec un paquet d’une poudre blanche et effervescente
qu’il jette dans l’eau et fait précipitamment avaler au voyageur altéré.
Ce n’était pas précisément de la poudre de Seltz, mais une composition
chimique d’un nom presque identique et d’un effet tout différent. Je
laisse à penser si mon pauvre compagnon soupa mal et dormit peu. Tandis
qu’il maudissait l’erreur dont il était la victime, je passais ma soirée
au café de l’hôtel. Il y avait un billard, des liqueurs variées, des
monceaux de _Rahat lokoum_[45], sur lesquels s’abattaient des nuées de
mouches.

  [45] Sorte de pâte sucrée, fort à la mode en Turquie.

Les impressions de voyage diffèrent singulièrement suivant les
voyageurs. Lamartine, qui fut reçu à Tatar-Bazarjik en 1833 par un
prince turc (?), déclare que c’est «une jolie ville»; Blanqui, venu huit
ans plus tard, la donne pour un véritable cloaque. La vérité me paraît
être entre ces deux appréciations: pour une ville turque, Tatar-Bazarjik
est bien pavée, convenablement bâtie, et suffisamment propre; pour une
ville européenne, elle laisse beaucoup à désirer. Elle tend chaque jour
de plus en plus à le devenir; sur une population de quatorze mille
habitants, elle ne comprend aujourd’hui que trois mille musulmans. Mes
longues flâneries à travers ses rues ne m’ont rien fait découvrir de
bien intéressant; les mosquées sont sans caractère, l’église orthodoxe,
entourée d’une sorte de _campo santo_, est l’une des moins mal bâties de
l’ex-empire ottoman.

J’ai en vain cherché les Tatars dont le nom de la ville semblait
indiquer l’existence. J’ai fini par trouver dans l’histoire
l’explication de ce nom mystérieux. Le sultan Bajazet II établit ici, en
1485, des Tatars de Bessarabie. Quant au mot _bazarjik_ (marché), il
s’explique par le commerce important dont la nouvelle colonie fut
autrefois le centre. Elle était le nœud de routes qui allaient d’un côté
à Belgrade, de l’autre à Raguse et à Salonique. Au seizième siècle, elle
était purement musulmane; un voyageur allemand de cette époque y signale
en tout trente familles chrétiennes.




CHAPITRE XIII

PHILIPPOPOLI ET LA ROUMÉLIE.

Les chemins de fer ottomans.--Aspect de Philippopoli.--La ville et la
société.--L’instruction publique.--Progrès littéraires.--La mission
française.--L’armée.--Situation transitoire de la Roumélie.--L’avenir de
la Bulgarie.


Le lendemain matin, nous étions à la gare de Tatar-Bazarjik. Je dis
adieu, sans regret, aux _arabas_ et aux _arabadjias_. Ce mode de
transport pourrait être fort agréable dans un pays vraiment pittoresque,
comme la Suisse ou le Tyrol; mais sur les croupes dénudées de la _Sredna
Gora_, à travers ces plaines infécondes ou déjà moissonnées, à travers
ces villages sans clocher, sans caractère, qui se ressemblent tous, le
touriste ne gagne rien à voyager lentement. Sauf la splendide montée du
col de Ginci et quelques ravins aux environs de la Porte de Trajan, les
deux cent cinquante kilomètres que je viens de parcourir en voiture sont
moins intéressants que les steppes de la Petite Russie.

Les chemins de fer ottomans sont-ils bien supérieurs aux arabas? A coup
sûr, ils ne vont guère plus vite qu’elles. De Tatar-Bazarjik à
Constantinople, il y a moins loin que de Paris à Lyon; cette distance,
dans une plaine unie, sans rampes, sans tunnels, pourrait être franchie
en moins de douze heures; on en met trente-huit. Le train roule sans se
presser jusqu’à Andrinople, passe tranquillement la nuit devant cette
ville, et repart le lendemain à six heures pour arriver à Stamboul à
neuf heures du soir. Nous sommes en Roumélie, mais le chemin de fer est
administré par la compagnie ottomane. On parle français dans presque
toutes les gares; l’ignoble monnaie turque commence à faire son
apparition; elle a seule cours légal sur tout le réseau. Il semble qu’au
moment où l’on croyait ressaisir l’Europe, elle fuit devant vous.

Le premier aspect de Philippopoli est certainement fort original. La
ville s’aperçoit de loin dans une plaine jonchée de tumuli, bornée au
nord et à l’ouest par les massifs du Balkan et du Rhodope. Elle domine
l’horizon, juchée sur trois rochers que Lucien appelle quelque part les
trois Acropoles. Ils gardent encore aujourd’hui les noms que les Turcs
leur ont donnés: le plus haut est le _Djambas-tepeh_, ou mont des
Jongleurs; le second, plus voisin de la Maritsa, est le _Nebet-tepeh_
(la montagne de la Prophétesse); le troisième, séparé du premier par un
ravin profond et presque inhabité, est le _Sahat-tepeh_, ou mont de
l’Horloge; il porte en effet une tour en bois surmontée d’une horloge,
chose rare dans ces contrées. Près d’elle se dresse une pyramide
blanche; c’est le monument élevé à la mémoire des Russes qui ont
succombé pendant la dernière campagne. On chercherait vainement dans
cette ville, théoriquement soumise au sultan, le cénotaphe des Turcs
morts pour la défense de l’intégrité ottomane. Nous sommes ici en plein
dans le domaine de la fiction diplomatique, c’est-à-dire, au fond, de
l’absurdité.

La ville a trois noms; ils symbolisent en quelque sorte les trois
nationalités qui se la sont disputée depuis des siècles: les Grecs, dont
les pères l’ont fondée jadis, l’appellent Philippopoli; les Turcs,
Felibé; les Bulgares, Plovdiv. Sa physionomie n’est pas franchement
dessinée; la majorité de la population est évidemment bulgare, mais on y
parle beaucoup turc, et la colonie grecque est considérable. Elle
possède un journal rédigé en grec et en français qui, naturellement,
agite souvent le spectre du panslavisme. Les trois idiomes sont
d’ailleurs employés par l’administration municipale.

Depuis qu’elle est devenue capitale d’une province autonome, qu’elle est
à peu près sûre de ne pas voir revenir l’ère des massacres et des
bachi-bouzouks, Philippopoli tend à s’agrandir et à se civiliser. Près
du chemin de fer, un faubourg neuf est bâti de villas élégantes où
s’abritent la plupart des consulats; ceux d’Autriche et de Russie sont
seuls restés dans la haute ville. Ce dernier, que j’ai visité, occupe
une ancienne maison grecque toute peinte en bleu, toute festonnée de
verdure, du style le plus agréable. Le quartier du bazar, construit en
bois, couvert de toitures en charpentes, constitue un dangereux foyer
d’incendies et d’épidémies. Une longue rue flanquée de bâtisses à moitié
européennes, de magasins grecs, arméniens ou bulgares, descend jusqu’à
la Maritsa. Les flots rapides et bourbeux du fleuve sont naturellement
impropres à toute navigation. C’est lui, cependant, qui fournit à la
cité la seule eau dont elle puisse s’abreuver; on la recueille dans de
larges outres qu’on charge sur des chevaux conduits par les _sakadjas_
(marchands d’eau). Au temps jadis, de longs aqueducs amenaient ici les
sources des montagnes voisines; ils sont depuis longtemps détruits. La
civilisation a reculé pendant des siècles dans ces malheureuses
contrées. Dieu sait quel vigoureux effort il faudra pour lui faire
reprendre sa marche en avant. Tout révèle d’ailleurs le voisinage de
Constantinople et de la Méditerranée: les produits douteux de nos
distillateurs méridionaux s’étalent aux devantures des boutiques; notre
langue est parlée dans le _Grand Hôtel de Bulgarie_. Son influence se
fait sentir sur l’idiome bulgare, qui s’imprègne de néologismes
assurément inintelligibles pour les paysans et monstrueux pour le
philologue.

Depuis le quatrième siècle avant notre ère, où elle fut fondée par le
père d’Alexandre le Grand, Philippopoli a vu passer dans ses murs bien
des peuples et bien des armées; elle a été habitée tour à tour par les
Macédoniens, les Slaves et les Osmanlis; elle a vu défiler les croisés,
latins ou allemands, les conquérants turcs et les Russes libérateurs.
Son histoire serait toute une épopée. Cependant les monuments y sont
rares. Les archéologues en signalent quelques-uns; mais, faute d’un bon
guide, je n’ai pu réussir à les découvrir; les seuls dont j’ai constaté
l’existence sont ces tumuli silencieux qui dorment dans la plaine de la
Maritsa. La résidence du gouverneur général, le prince Vogoridi, est
installée dans le konak où trônait naguère le pacha; c’est un bâtiment
sans caractère, dont les murs mal badigeonnés baignent dans les eaux
jaunes du fleuve. L’Assemblée nationale siége dans un ancien hammam
turc, étonné de se voir transformé en Parlement. Cette Assemblée est,
assure-t-on, plus distinguée que celle de la principauté. A Sofia, les
paysans dominent; ici, ce sont les classes intelligentes, les capacités,
comme nous disions autrefois. Le voisinage de Constantinople, la
concurrence de l’élément hellénique, ont contribué à élever le niveau
intellectuel des Bulgares méridionaux. Je dois dire cependant que leurs
frères du Nord,--à Sofia du moins,--m’ont paru moins indolents, moins
orientaux et, qu’on me pardonne le mot, plus européens. Ce jugement
repose sur des impressions un peu rapides, et j’aurai peut-être occasion
de le modifier un jour.

Je n’ai pas trouvé à Philippopoli tout ce que j’y cherchais. Les villes
de ce genre ne sont pas faites pour être visitées par le touriste
pressé; tout ce qui pourrait l’intéresser se dérobe à sa curiosité. Les
rues n’ont pas encore de nom, les maisons pas de numéros. Or, toute la
haute ville constitue un dédale inextricable.

--Où demeurez-vous? demandais-je à un aimable compatriote qui venait
m’inviter à déjeuner.

--Je n’en sais rien moi-même. C’est quelque part près du marché. Mais je
viendrai vous chercher.

Un cocher que je prie, en bulgare, de me conduire à l’état-major général
(_generalni chtab_), me mène bravement au tribunal (_seudilichté_). Je
voudrais faire la connaissance des littérateurs, des journalistes
bulgares, des hommes d’État, de ceux du moins qui, malgré les chaleurs,
sont encore restés dans la ville; personne ne peut m’indiquer leur
adresse. Je cherche un poëte distingué, l’une des plus brillantes
espérances de la littérature bulgare, M. V...; on m’envoie chez son
frère, employé au konak. Quelques personnes ont l’obligeance de me faire
visite; mais comme elles me laissent des cartes sans adresse, je suis
dans l’impossibilité de leur rendre leur civilité. Impossible de
découvrir s’il y a un endroit, café, cercle, jardin, où se rassemble
l’élite de la société bulgare. Tout cela est terriblement oriental.

Je demande la grande poste; mon hôtelier m’indique fort clairement la
rue où je dois la trouver. Je parcours cette rue dans tous les sens;
impossible de rien découvrir. Renseignements pris, la grande poste se
trouve dans une cour, au haut d’un escalier, au fond d’un corridor.

On peut vivre à Philippopoli, on y vit même fort bien grâce au _Grand
Hôtel de Bulgarie_; mais si peu qu’on ait de curiosité intelligente, il
est impossible de la satisfaire. Je n’ai pu réussir à visiter une église
grecque ou bulgare; elles se dissimulent derrière des enceintes de
murailles. Il existe, m’assure-t-on, dans la haute ville, une classe de
familles commerçantes, riches et considérées, qui constituent une sorte
de patriciat analogue à celui de Venise. Cette classe dérobe
soigneusement ses foyers domestiques aux investigations de l’étranger.
J’ai vécu trois jours entiers à Philippopoli sans avoir l’occasion de
connaître «le pain et le sel» de l’hospitalité bulgare. Trois jours,
c’est peu, et mon jugement paraîtra peut-être précipité. Mais un jeune
savant russe qui m’avait précédé dans cette ville y avait résidé un mois
entier; il était en rapport quotidien avec les représentants des classes
dirigeantes; il n’avait pas été plus heureux que moi. Mes amis, les
hellénistes ou les philhellènes, trouvent un accueil beaucoup plus
empressé dans la colonie grecque. Ce qu’il y a de certain, c’est que la
vie publique et la vie sociale ne sont pas encore organisées dans la
capitale de la Roumélie.

Grâce à l’obligeance de notre excellent compatriote M. le
lieutenant-colonel Toustaint du Manoir, chef d’état-major des milices,
qui m’a donné un de ses gendarmes pour m’orienter dans la ville, j’ai pu
découvrir où logeait la direction de l’instruction publique. Le
directeur était absent, mais j’ai rencontré chez son remplaçant un
courtois accueil, et j’ai recueilli des documents fort intéressants.
Ici, comme à Sofia, tout est naturellement en voie de formation. Le
dernier pacha turc ne savait ni lire ni écrire! Bien avant
l’émancipation, malgré l’apathie hostile des Turcs et la mauvaise
volonté des Grecs, les Bulgares de Roumélie avaient eu l’idée d’ouvrir
des écoles. Un observateur sagace, M. Albert Dumont[46], a donné, il y a
une dizaine d’années, d’intéressants détails sur ce réveil national,
qu’il avait constaté au milieu de ses excursions archéologiques.
Aujourd’hui les Bulgares du Midi peuvent poursuivre sans obstacle leur
émancipation intellectuelle. Ils n’ont pas eu la bonne fortune de
s’assurer le concours d’un savant aussi érudit, aussi passionné pour
leur histoire que M. Jireczek. Ils ont des hommes chez qui le
patriotisme supplée à la science. Dans certains détails, la lourde main
de l’Osmanli se fait encore sentir; ainsi, la Roumélie est enveloppée
dans le réseau des douanes ottomanes; on n’y laisse pas pénétrer les
livres scientifiques où le mahométisme est discuté. Mais les Bulgares
n’ont pas besoin de ces livres pour savoir ce qu’ils doivent penser de
l’Islam.

  [46] Voir son livre _le Balkan et l’Adriatique_, Paris, 1873.

J’ai trouvé la direction de l’instruction publique installée dans une
maison occupée jadis par un riche musulman. Cette maison, avec ses
vastes salons ornés de divans, son jardin à fontaine élégante, son
hammam en miniature, semblait plus faite pour les molles délices du
_kef_ que pour les sévères travaux de l’éducation populaire. Elle
renferme maintenant un commencement de bibliothèque,--trois ou quatre
mille volumes environ,--et une riche collection de médailles qui,
malheureusement, ne sont pas encore cataloguées.

M. le sous-directeur de l’instruction publique a bien voulu me remettre
toute une collection de documents officiels relatifs à son département.
Tous sont en bulgare, sauf une courte brochure en grec comprenant les
rapports des inspecteurs des écoles helléniques. La pièce la plus
importante de ce dossier, c’est le rapport adressé au gouverneur général
Son Altesse le prince Vogoridi, sur l’année scolaire 1880-1881. Ce
travail est moins considérable que celui de M. Jireczek, dont j’ai donné
plus haut l’analyse. Les circonstances ne sont pas tout à fait les mêmes
ici que dans la Bulgarie du Nord; il y avait moins à faire, et l’effort
a dû être moins énergique. D’autre part, on se trouve en présence
d’éléments ethnographiques plus complexes, notamment d’un élément grec
qui n’est pas disposé à se laisser bulgariser. Une statistique
officielle, publiée il y a deux ans, évalue le nombre des Rouméliotes à
815,951, dont 537,560 Bulgares, 154,700 Turcs, 42,569 Grecs. Ces
chiffres, au dire des personnes compétentes, sont au-dessous de la
réalité. On aurait, paraît-il, oublié de compter les enfants. Ce n’est
pas exagérer que d’évaluer aujourd’hui la population totale à plus d’un
million.

Pendant l’année scolaire 1880-1881, la Roumélie comptait 1,412 écoles
primaires avec 80,591 élèves, dont 23,789 filles. Les Bulgares
possédaient 841 écoles avec 48,000 élèves; les Turcs, 471 écoles avec
15,189 élèves; le reste était réparti entre les Grecs, les Arméniens et
les Juifs. En somme, d’après les calculs les plus probables, les deux
tiers des enfants de la principauté étaient déjà soumis à la loi de
l’obligation. N’oublions pas qu’il s’agit d’un pays moins peuplé que le
nôtre, où les communications sont plus mauvaises et les instituteurs
plus difficiles à recruter. Ici, comme en Bulgarie, on a dû approprier
ou construire la plus grande partie des maisons d’école. Le personnel
enseignant comprend environ un millier de Bulgares; chez les Turcs, ce
sont les imams et les muezzins des mosquées qui remplissent le rôle
d’éducateurs. Il n’y a point encore d’écoles normales. Les jeunes
maîtres suivent pendant les vacances des cours de pédagogie. Les
établissements scolaires sont inspectés non par des fonctionnaires
spéciaux, mais par des personnes notables, des médecins, des
ecclésiastiques, qui reçoivent une subvention de l’État. Il y a des
conseils cantonaux et départementaux. Les écoles secondaires sont au
nombre de quatre; elles ont été fondées pendant la période de
l’occupation russe; on compte deux gymnases réals (professionnels) pour
les garçons à Philippopoli et à Sliven, deux pour les filles, à
Philippopoli et à Stara-Zagora, que les Turcs appellent Eski-Zagra. J’ai
précisément sous les yeux le programme de l’établissement de Sliven.
C’est une petite brochure imprimée dans cette ville même, à l’imprimerie
du journal _le Drapeau bulgare_. Pour comprendre tout le progrès dont
témoigne cette plaquette, en apparence insignifiante, il faut se
rappeler qu’avant la guerre libératrice, les pays bulgares ne
possédaient qu’une seule imprimerie, celle du vilayet du Danube à
Roustchouk. Il y en a quinze aujourd’hui: quatre à Sofia, quatre à
Philippopoli, trois à Roustchouk, une à Tyrnovo, à Sistovo, à Varna, à
Sliven.

Une seule maison, Danov et Cie, a créé d’un seul coup trois librairies,
à Roustchouk, à Sofia, à Philippopoli. Sans doute les œuvres qu’elle
édite ne sont pas toutes d’une haute valeur; ce qu’il faut, avant tout,
aux Bulgares, ce sont des livres d’école, des manuels, des traductions.
Cependant la littérature proprement dite commence à se développer; on
écrit des drames, des nouvelles; tel poëte, M. Vazov par exemple, fait
preuve d’un réel talent. Deux revues, l’_Ordre_ (Red) et la _Science_
(Naouka), paraissent à Philippopoli; cette dernière est l’organe de la
Société littéraire bulgare, établie dans cette ville; elle reçoit du
gouvernement une subvention annuelle d’environ 7,000 francs. C’est
également à Philippopoli que s’imprime le plus important des journaux
bulgares, la _Maritsa_; elle a eu pendant quelque temps une partie
française, qui a été récemment supprimée.

L’enseignement supérieur n’existe pas plus en Roumélie qu’en Bulgarie.
On ne peut pas tout créer d’un coup. Une quarantaine de jeunes gens sont
instruits à l’étranger aux frais de l’État; une quinzaine d’entre eux
étudient à l’École normale d’Agram; j’ai recueilli, lors de mon séjour
dans cette ville, les meilleurs témoignages sur leurs aptitudes et leur
assiduité.

Parmi les écoles bulgares, il ne faut pas oublier celle que les
religieux français entretiennent à Philippopoli, et dont la maison mère
est à Andrinople. On compte en Roumélie une dizaine de milliers de
catholiques qui sont pour la plupart aux mains de prêtres italiens.
L’école française de Philippopoli est fort bien menée et rend à notre
nationalité de réels services. De temps immémorial, ces établissements
d’Orient ont été sous la protection de la France; c’est là une tradition
à laquelle il serait impolitique et même dangereux de renoncer.
L’Autriche et l’Italie sont là toutes prêtes à s’emparer d’une position
qui ne serait plus abritée par notre pavillon. Prétendre laïciser ces
écoles serait une absurdité pure et simple. Six religieux qui vivent en
commun dépensent moins qu’un laïque marié. Ce n’est pas en général pour
renoncer à la fortune qu’un Français intelligent va s’établir en Orient.
Dans ces pays lointains, la robe du moine, la cornette de la sœur de
charité, sont respectées de tous, même des musulmans. Les nuances
politiques, les discussions religieuses, qui nous divisent ici,
disparaissent là-bas, et ce qui plane au-dessus d’elles, c’est l’image
grandiose et respectée de la patrie française. Le prestige que nous
avions acquis auprès de l’Orient musulman, il faut le conserver auprès
de cet Orient slave auquel appartient l’avenir. Gardons-nous de
sacrifier à la rigueur des «principes» une influence séculaire. Nos
rivaux ne demandent qu’à profiter de nos fautes. L’opinion que j’exprime
ici est mûrement réfléchie; elle est partagée par l’immense majorité des
hommes qui connaissent l’Orient pour y avoir vécu plus longtemps que
moi. Il ne s’agit ici ni de cléricalisme ni de libre pensée. Il y va des
intérêts essentiels de notre pays.

La petite armée rouméliote ne saurait en aucune façon se comparer à
celle de la principauté. La diplomatie européenne, en divisant en trois
morceaux la Bulgarie du traité de San-Stefano, a eu surtout pour objet
d’éviter à Constantinople le dangereux voisinage d’un État qui n’eût été
que l’avant-garde de la Russie. Entre la principauté et ce qui reste de
l’ancienne Turquie, la Roumélie autonome joue en quelque sorte le rôle
d’un tampon protecteur, d’un État neutre, à la façon de la Belgique ou
de la Suisse. La Turquie a le droit d’occuper les passages des Balkans,
mais ses troupes n’ont pas celui de séjourner dans la province; elles ne
peuvent y pénétrer pour rétablir l’ordre qu’à la demande du gouverneur
général. Cette clause est de pure fiction; le gouverneur qui se
permettrait de l’appliquer serait immédiatement assassiné. Mais, d’autre
part, ni l’Europe ni le Sultan n’ont grande confiance dans la fidélité
des sujets _autonomes_. Aussi a-t-on réduit au strict minimum l’effectif
des forces militaires. Il n’y a point d’armée; il n’y a qu’une milice et
une gendarmerie. Cette milice compte douze bataillons, un escadron de
cavalerie, une demi-batterie d’artillerie, une compagnie de génie. On ne
doit pas appeler annuellement plus de quatre mille hommes. En mobilisant
les douze classes qui sont tenues au service, on arriverait à un total
d’environ quarante-six mille combattants. La Roumélie, si elle pouvait
appliquer le système bulgare, aurait facilement un effectif d’au moins
quatre-vingt mille hommes. Je suis sans inquiétude pour elle. Le jour où
elle aura des armes, elle saura bien improviser une armée. Jusqu’à
nouvel ordre, les bataillons n’ont pas de drapeau; ils n’eussent pas
accepté celui du Sultan, et l’on n’a pas voulu leur donner un drapeau
national. Quant aux quatre canons, ils sont parfaitement inoffensifs; la
demi-batterie n’a point de munitions. «Tous les ans, me disait un
officier rouméliote, nous recevons une lettre officielle de
Constantinople nous invitant à tirer des salves pour la fête du Sultan.
Nous répondons sur papier officiel que nous n’avons point de gargousses,
et l’affaire en reste là.»

Ce qu’il y a de plus piquant, c’est que cette petite armée est, comme je
l’ai déjà fait remarquer, commandée en langue russe. Supposez que le
Sultan eût un jour l’idée invraisemblable de visiter _sa_ province de
Roumélie. La première des fêtes qu’on doit lui offrir, c’est
naturellement une parade militaire. Vous figurez-vous les milices
bulgares défilant devant le successeur d’Othman et commandées dans la
langue des vainqueurs de Chipka!

Un certain nombre d’officiers rouméliotes font en ce moment même leurs
études à Saint-Pétersbourg. Cependant, l’élément russe est moins
considérable ici que dans la Bulgarie du nord. Le commandant est un
Allemand, M. Strecker, qui, si je ne me trompe, a porté autrefois le
titre de pacha. Le chef d’état-major général est un Français, M. le
baron Toustaint du Manoir, ancien commandant des turcos qui a fait toute
sa carrière en Afrique. M. Toustaint du Manoir se louait fort du bon
esprit et des aptitudes de ses miliciens. Mais il est bien évident que,
dans l’état actuel des choses, les troupes rouméliotes ne sauraient se
comparer à celles de la principauté. Aux quatre mille hommes que j’ai
dits plus haut, il faut ajouter quinze cents gendarmes; ils sont,
paraît-il, commandés par un Anglais. C’est la Porte qui nomme les
officiers généraux et supérieurs; eût-elle pour ces postes importants
des Bulgares sous la main, elle se garderait bien de les choisir.

Cette petite armée rouméliote est le vivant symbole de la situation
fictive, absurde et transitoire, créée par le traité de Berlin. Il est
évident que la Roumélie n’est pas destinée à vivre longtemps. En
attendant, le régime actuel constitue évidemment un progrès sérieux sur
celui des bachi-bouzouks et même des pachas. De par le statut organique
que l’Europe lui a donné, la Roumélie jouit, sous un gouvernement
chrétien, d’un régime constitutionnel. Le gouverneur, nommé par le
Sultan d’accord avec les puissances, Aleko-Pacha, prince Alexandre
Vogoridi, appartient à une ancienne famille du pays. Son bisaïeul était
le fameux Sofroni, évêque de Vratsa, l’un des restaurateurs de la
nationalité bulgare. Élevé à l’étranger, le prince Vogoridi ignore la
langue de ses ancêtres et ne l’a point apprise depuis qu’il est à
Philippopoli; il ne saurait donc être suspect de panslavisme. Pendant de
longues années, il a été au service de la Porte et l’a même représentée
autrefois à Vienne. C’est une _persona grata_ auprès du Sultan, autant
du moins que peut l’être un fonctionnaire qui représente fatalement
l’émancipation des chrétiens et l’humiliation de l’Islam. Prince de
Samos, il n’est pas mal vu des Grecs dont il parle la langue et professe
la religion. En somme, vu les circonstances délicates que traverse la
Roumélie en ce moment, on ne pouvait faire un meilleur choix. Depuis
qu’il a changé le fez turc contre le kalpak bulgare,--cette question de
coiffure a failli provoquer un incident diplomatique,--le gouverneur a
su louvoyer habilement entre les divers éléments soumis à son autorité.

Aura-t-il beaucoup de successeurs? Il est permis d’en douter. Ni au nord
ni au sud des Balkans, les Bulgares ne dissimulent leur ferme intention
d’arriver à l’intégrité nationale. Ils ne peuvent oublier ceux de leurs
frères qui sont restés en Macédoine sous le joug détesté du Croissant.
Les relations entre les deux principautés bulgares sont d’ailleurs des
plus intimes. Elles échangent leurs hommes d’État, leurs officiers,
leurs fonctionnaires. Tel personnage qui a d’abord été directeur de
département à Philippopoli, devient ministre à Sofia et réciproquement.

Dernièrement encore, la Roumélie contractait un emprunt auprès de la
principauté. Un meeting réuni à Philippopoli mettait à son ordre du jour
la politique du prince Alexandre et posait en principe que les Bulgares
de Roumélie avaient le droit et le devoir de s’occuper des affaires de
la principauté.

Vienne une crise quelconque en Orient, et les trois tronçons imaginés
par le traité de Berlin profiteront de la première occasion pour
chercher à se réunir. En ce qui me concerne, je ne doute pas que l’union
ne se fasse au profit de la Bulgarie du nord, surtout si le prince
Alexandre sait intéresser à ses destinées, par un mariage politique,
l’une des grandes maisons régnantes de l’Europe. Dès maintenant, nous
pouvons saluer l’entrée d’un membre nouveau dans la grande famille des
États civilisés.


FIN.




TABLE DES MATIÈRES


  AVANT-PROPOS                                                         I

  CHAPITRE PREMIER
  LAYBACH ET LE PEUPLE SLOVÈNE.
    Les Slovènes.--Noms slaves et allemands.--Lublania-Laybach.--Les
    langues; la presse.--Les sociétés littéraires.                     1

  CHAPITRE II
    La domination française en Illyrie.--Un mot de l’empereur
    François Ier.--Le poëte Vodnik.--Nodier et le _Télégraphe
    illyrien_.--Sympathies pour la France.--Les Slovènes et les
    Croates.                                                          17

  CHAPITRE III
  AGRAM ET LE PEUPLE CROATE.
    La Croatie.--Coup d’œil sur Agram.--L’Académie, ses
    travaux.--Les savants.--L’Université, la littérature et la
    presse.--La musique et le théâtre.                                29

  CHAPITRE IV
    L’hospitalité croate.--Croates et Serbes.--L’étiquette.--La
    religion.--Le clergé.--Mgr Strossmayer et la liturgie slave.      55

  CHAPITRE V
    Les Croates catholiques et les Serbes orthodoxes.--Situation
    politique du royaume triunitaire.--Le ban, la frontière
    militaire, griefs des Croates.                                    73

  CHAPITRE VI
  BELGRADE, LE DANUBE ET LA SERBIE.
    Belgrade il y a quinze ans et aujourd’hui.--Progrès
    accomplis.--Ce qui reste à faire.--Vexations policières; les
    passe-ports.--La douane autrichienne.--Les forçats.--La vie
    sociale et les partis.                                            89

  CHAPITRE VII
    La Serbie après le traité de Berlin.--L’armée.--L’instruction
    publique.--Les institutions scientifiques; le musée; la presse
    et la littérature.--Le Kulturkampf.--La Serbie, la Russie et
    l’Autriche.                                                      117

  CHAPITRE VIII
  SUR LE DANUBE.--LA TRAVERSÉE DES PORTES DE FER.
    Le Danube sous Belgrade.--Smederevo.--Baziasch.--Les Portes de
    Fer.--Babakaï.--Le château de Goloubats.--Drenkova.--La table
    de Trajan.--La chapelle de la couronne.--Adah Kaleh.--Turn
    Severin.--La Bulgarie.                                           149

  CHAPITRE IX
  LOM PALANKA.--LE BALKAN.
    Lom Palanka.--Histoire d’un panslaviste.--L’araba.--La
    grand’route.--Les hans.--Un village.--Une nuit à
    Klisoura.--L’ascension du Balkan.                                177

  CHAPITRE X
  SOFIA ET LA BULGARIE.
    Pourquoi Sofia est devenue capitale.--Aspect de la ville, les
    mosquées, la bibliothèque, les églises.                          203

  CHAPITRE XI
  SITUATION POLITIQUE DE LA PRINCIPAUTÉ.
    Russes et Bulgares.--Libéraux et autoritaires.--L’armée;
    l’instruction publique.--Avenir de la principauté.               213

  CHAPITRE XII
  DE SOFIA A PHILIPPOPOLI.
    Le brigandage.--La grand’route.--Ichtiman.--Tatar-Bazarjik.      235

  CHAPITRE XIII
  PHILIPPOPOLI ET LA ROUMÉLIE.
    Les chemins de fer ottomans.--Aspect de Philippopoli.--La
    ville et la société.--L’instruction publique.--Progrès
    littéraires.--La mission française.--L’armée.--Situation
    transitoire de la Roumélie.--L’avenir de la Bulgarie.            253


PARIS.--TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAVE, LE DANUBE ET LE BALKAN ***


    

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