La belle que voilà...

By Louis Hémon

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Title: La belle que voilà

Author: Louis Hémon

Release date: May 20, 2024 [eBook #73653]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1923

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BELLE QUE VOILÀ ***





                         LA BELLE QUE VOILA...




                        OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


     =Maria Chapdelaine=, 650ᵉ édition (Bernard Grasset, éditeur).


                           _EN PRÉPARATION_

                   =Monsieur Ripois et la Némésis.=

                   =Battling Malone.=




                              LOUIS HÉMON


                               LA BELLE
                             QUE VOILA...

                       [Illustration: colophon]


                                 PARIS
                       BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
                     61, Rue des Saints-Pères, 61

                                 1923




            CET OUVRAGE A PARU PRÉCÉDEMMENT DANS LES «CAHIERS
            VERTS» PUBLIÉS A LA LIBRAIRIE GRASSET, SOUS LA DIRECTION
            DE DANIEL HALÉVY; LE TIRAGE A ÉTÉ DE 30 EXEMPLAIRES
            SUR PAPIER VERT LUMIÈRE, 100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER
            PUR FIL LAFUMA ET 6.600 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ BOUFFANT
            TOUS NUMÉROTÉS DE 1 A 6730; DIX EXEMPLAIRES ONT
            ÉTÉ TIRÉS SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA CRÈME (HORS COMMERCE),
            NUMÉROTÉS H. C. 1 A H. C. 10


            EXCEPTIONNELLEMENT IL A ÉTÉ TIRÉ EN PLUS TRENTE EXEMPLAIRES
            SUR JAPON NUMÉROTÉS DE A à A D ET CENT EXEMPLAIRES
            SUR HOLLANDE VAN GELDER NUMÉROTÉS DE A B à B A
            LE TOUT CONSTITUANT L’ ÉDITION ORIGINALE


      Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
                       réservés pour tous pays.

                 _Copyright by Bernard Grasset, 1923._




                         LA BELLE QUE VOILA...




LA BELLE QUE VOILA...


Ils se regardaient par-dessus la petite table ronde du café avec des
sourires de cordialité forcée, et malgré le tutoiement qu’ils avaient
repris, sans réfléchir, dans la première surprise de leur rencontre,
ils ne trouvaient vraiment rien à se dire.

Les mains sur ses genoux écartés, le ventre à l’aise, Thibault répétait
distraitement:

--Ce vieux Raquet! Voyez-vous ça! Comme on se retrouve!

Raquet, recroquevillé sur sa chaise, les jambes croisées, le dos rond,
répondait d’une voix fatiguée:

--Oui... Oui... Quinze ans qu’on ne s’était vu, hein? Quinze ans! Ça
compte!

Et quand ils avaient dit cela, ils détournaient les yeux ensemble et
regardaient les gens passer sur le trottoir.

Thibault songeait: «Voilà un bonhomme qui n’a pas l’air de manger à sa
faim tous les jours!»

Raquet contemplait à la dérobée la mine prospère de son ancien
camarade, et d’involontaires grimaces d’amertume plissaient sa figure
maigre.

Le sol du boulevard était encore luisant de pluie; mais les nuages se
dispersaient peu à peu, découvrant le ciel pâle du soir. Au delà de
l’ombre qui s’épaississait entre les maisons, l’on pouvait presque
suivre du regard la course de la lumière qui s’enfonçait dans ce ciel,
fuyant, fuyant éperdûment la surface triste de la terre.

Séparés par la petite table de marbre, les deux hommes continuaient à
échanger des exclamations distraites:

--Ce vieux Raquet!--Ce vieux Thibault!

Et ils détournaient les yeux.

Maintenant la nuit était venue, et dans la lumière chaude du café ils
causaient sans gêne, presque avec animation. Ils repêchaient dans
leur mémoire, l’un après l’autre, tous les gens qu’ils avaient connus
autrefois, et chaque souvenir commun les rapprochait un peu, comme
s’ils rajeunissaient ensemble.

«Un tel? Etabli quelque part... commerçant... fonctionnaire... Cet
autre? A fait un beau mariage; grosse fortune; vit avec la famille de
sa femme, en Touraine... La petite Chose? Mariée aussi; on ne savait
pas trop à qui... Son frère? Disparu. Personne n’en avait entendu
parler...»

«Et la petite Marchevel... dit Thibault. Tu te souviens bien de la
petite Marchevel... Liette... que nous retrouvions aux vacances. Elle
est morte; tu as su?»

«J’ai su» fit Raquet; et ils se turent.

Le heurt des soucoupes sur le marbre des tables, les voix, les bruits
de pas, le fracas confus du boulevard: ils n’entendaient plus rien de
tout cela; et ils ne se voyaient plus l’un l’autre. Un souvenir avait
tout balayé; un de ces souvenirs si réels, si poignants, que l’on
s’étire en en sortant comme si l’on sortait d’un rêve. Le souvenir d’un
grand jardin, d’une pelouse ceinturée d’arbres, baignée de soleil, où
jouaient des enfants... Sur cette pelouse, ils étaient quelquefois
beaucoup d’enfants, toute une foule d’enfants, garçons et filles, et
d’autres fois, ils n’étaient que deux ou trois. Mais toujours Liette,
la petite Liette était là. Les jours où Liette n’était pas là n’avaient
jamais valu qu’on se souvînt d’eux...

Thibault épousseta son genou d’un geste machinal:

--C’était une belle propriété, dit-il, qu’ils avaient là, les
Marchevel. Ils arrivaient toujours de Paris le 13 juillet, et ils ne
repartaient qu’en octobre. Tu les voyais à Paris, toi, c’est vrai! Mais
nous, les campagnards, nous ne les avions guère que trois mois par an.

«Tout est vendu maintenant, et c’est tellement changé que tu ne t’y
reconnaîtrais plus. Quand Liette est morte, n’est-ce pas, ça a tout
bouleversé. Tu ne l’avais peut-être pas vue après son mariage, toi,
puisqu’elle était allée habiter dans le Midi. Elle avait changé très
vite, toute jolie fille qu’elle était, et la dernière fois qu’elle est
venue là-bas...

--Non! fit Raquet avec un geste brusque. Je... J’aime mieux ne pas
savoir.

Sous le regard étonné de son ancien camarade, sa figure hâve
s’empourpra un peu.

--C’est toujours la même chose, dit-il. Les femmes qu’on a connues
autrefois, petites filles ou jeunes filles, et qu’on retrouve plus
tard, mariées, avec des enfants peut-être, elles sont toutes changées,
naturellement. Une autre, cela me serait égal, mais Liette... je ne
l’ai jamais revue, et j’aime mieux ne pas savoir.

Thibault continuait à le regarder, et voici que sur sa figure épaisse
l’air d’étonnement disparut peu à peu, faisant place à une autre
expression presque pathétique.

--Oui! fit-il à demi-voix. C’est vrai qu’elle n’était pas comme les
autres, Liette! Il y avait quelque chose...

Les deux hommes restaient silencieux, retournés à leur souvenir.

Ce jardin!... La maison de pierre grise; les grands arbres du fond,
et entre les deux la pelouse à l’herbe longue, jamais tondue, où
l’on pourchassait les sauterelles! Et le soleil! En ce temps-là il
y avait toujours du soleil. Des enfants arrivaient par l’allée qui
longeait la maison, ou bien descendaient le perron marche par marche,
avec prudence, mais en se dépêchant, et couraient vers la pelouse de
toutes leurs forces. Une fois là, il n’y avait plus rien de défendu.
L’on était dans un royaume de féerie, gardé, protégé de toutes parts
par les murs, les arbres, toutes sortes de puissances bienveillantes
qu’on sentait autour de soi, et c’étaient des cris et des courses, une
sarabande ivre en l’honneur de la liberté et du soleil. Puis Liette
s’arrêtait et disait, sérieuse:

--Maintenant, on va jouer!

Liette... Elle portait un grand chapeau de paille qui lui jetait une
ombre sur les yeux, et quand on lui parlait, pour dire de ces paroles
d’enfant qui sont d’une si extraordinaire importance, on venait tout
près d’elle et on se baissait un peu en tendant le cou, pour bien voir
sa figure au fond de cette ombre. Quand elle se faisait sérieuse tout
à coup, l’on s’arrêtait court et l’on venait lui prendre la main, pour
être sûr qu’elle n’était pas fâchée, et quand elle riait, elle avait
l’air un peu mystérieux et doux d’une fée qui prépare d’heureuses
surprises.

L’on jouait à toutes sortes de jeux splendides, où il y avait des
princesses et des reines, et cette princesse ou cette reine, c’était
Liette, naturellement. Elle avait fini par accepter le titre toujours
offert sans plus se défendre, mais elle s’entourait d’un nombre
prodigieux de dames d’honneur, qu’elle comblait de faveurs inouïes,
de peur qu’elles ne fussent jalouses. D’autres fois, elle forçait
doucement les garçons à jouer à des jeux «de filles», des jeux à rondes
et à chansons, qu’ils méprisaient. Ils tournaient en se tenant par la
main, prenant d’abord des airs maussades et moqueurs. Mais, à force de
regarder Liette qui se tenait debout au milieu de la ronde, sa petite
figure toute blanche dans l’ombre du grand chapeau de paille, ses yeux
qui brillaient doucement, ses jeunes lèvres qui formaient les vieilles
paroles de la chanson comme autant de moues tendres, ils cessaient peu
à peu de se moquer, et chantaient aussi sans la quitter des yeux:

    Nous n’irons plus au bois
    Les lauriers sont coupés,
    La belle que voilà...

Ils s’étaient séparés et ils avaient vieilli, beaucoup d’entre eux
sans jamais se revoir. Mais ceux qui se rencontraient bien des années
plus tard, n’avaient qu’à prononcer un nom pour se rappeler ensemble
les années mortes et leur poignant parfum de jeunesse, pour revoir la
petite fille aux yeux tendres qui tenait sa cour entre la maison et les
grands arbres sombres, sur la pelouse marbrée de soleil.

       *       *       *       *       *

Thibault soupira et dit à demi-voix comme se parlant à lui-même:

--Le cœur humain est tout de même une drôle de machine! Me voilà, moi,
marié, père de famille, et le reste! Eh bien! Quand je pense à cette
petite-là et au temps où nous étions jeunes ensemble, ça ramène d’un
coup toutes les choses bêtes auxquelles on songe à seize ans: les
grands sentiments, les grands mots, ces histoires comme on en voit dans
les livres. Ça ne veut rien dire tout ça; mais, rien que de penser
à elle, c’est comme si on la voyait, et voilà que ces machines-là
vous reviennent dans la tête, tout comme si c’étaient des choses qui
comptent!

Il se tut un instant, et regarda son camarade curieusement.

--Et toi! dit-il, qui devais la voir plus que moi, je parierais bien
que tu as été un peu amoureux d’elle dans les temps?

Raquet se tenait courbé vers la table, les coudes sur les genoux, et
regardait le fond de son verre. Après quelques instants de silence, il
répondit doucement:

--Je ne suis ni marié, ni père de famille, et toutes ces choses qui
vous hantent à seize ans, et que les hommes de bon sens oublient
ensuite, je ne les ai jamais oubliées.

«Oui, j’ai été amoureux de Liette, comme tu dis. Cela m’est égal qu’on
le sache, maintenant. Ce qu’on ne saura jamais, c’est tout ce que cela
voulait dire pour moi, et veut encore dire. Je l’ai aimée quand elle
n’était qu’une petite fille et que je n’étais qu’un petit garçon et nos
parents devaient le deviner et en rire. Je l’ai aimée quand elle est
devenue une jeune fille et que j’étais un jeune homme; mais personne
n’en a rien su. Et comment je l’ai aimée encore après cela, à travers
toutes ces années, jusqu’à sa mort et après sa mort; si j’essayais de
le dire, les gens n’y comprendraient rien.

«Un amour d’enfant, ce n’est qu’une plaisanterie, et un amour
romanesque de jeune homme ne compte guère plus. Un homme comme les
autres passe par là, souffre un peu et vieillit un peu, puis finit par
en sourire et entre pour de bon dans la vie. Mais il se trouve des
hommes qui ne sont pas tout à fait comme les autres, et qui ne vont
pas plus loin. Pour ceux-là, les petites amourettes d’enfance et de
jeunesse ne deviennent jamais de ces choses dont on rit; ce sont des
images qui restent incrustées dans leurs vies comme des saints dans
leurs niches, comme des statues de saints, peintes de couleurs tendres,
vers lesquelles on se retourne plus tard, après avoir longé sans rien
trouver tout le reste du grand mur triste.

«J’avais toujours aimé Liette de loin, en timide et en sauvage. Quand
elle s’est mariée et qu’elle est partie, en somme il n’y a rien eu de
changé pour moi. Ma vie ne faisait que commencer, une vie dure: il me
fallait lutter et me débattre, et je n’avais guère de temps pour les
souvenirs. Puis j’étais encore très jeune et j’attendais de l’avenir
toutes sortes de choses merveilleuses... Des années ont passé... J’ai
appris sa mort... Encore des années, et voilà que j’ai compris un jour
que les choses que j’attendais autrefois ne viendraient jamais; que
tout ce que je pouvais espérer, c’était une suite d’autres années
toutes pareilles, tristes et dures; une longue bataille terne, sans
gloire, sans joie, sans rien de noble ni de doux, tout juste du pain,
et que j’avais laissé dans la bagarre tout ce qu’il y avait de jeune en
moi, presque tout ce qu’il y avait de vivant.

«J’ai senti que je n’aimerais plus jamais. Il ne me restait qu’un
pauvre cœur à la mesure de ma vie, qui se fermait encore un peu plus
chaque jour. Les grands sentiments, les grands mots, comme tu dis,
toutes ces choses que tant d’hommes laissent mourir sans un regret,
j’ai senti qu’elles m’échappaient aussi et c’est cela qui a été le plus
terrible. Je me souvenais de ce que j’avais été, de ce que j’avais
désiré, de ce que j’avais cru, et de songer que tout cela était fini et
que bientôt je ne pourrais peut-être même plus m’en souvenir, c’était
comme une première mort hideuse, longtemps avant la seconde mort. J’ai
senti que je n’aimerais plus jamais...

«C’est alors que le souvenir de Liette m’est revenu; de Liette toute
petite avec son chapeau de paille qui lui mettait de l’ombre sur les
yeux; avec ses manières de souveraine tendre, jouant avec nous sur
cette pelouse; de Liette grandie, femme, pleine de grâce douce, et
conservant ce je ne sais quoi qui montrait qu’elle avait toujours son
cœur d’enfant. Et je me suis dit que j’avais aimé au moins une fois,
et longtemps, et que tant que je pourrais me rappeler cela, il me
resterait quelque chose.

«Elle m’appartenait autant qu’à n’importe quel autre, puisqu’elle
était morte! Et je suis revenu sur mes pas, j’ai retracé le chemin de
l’autrefois et ramassé tous les souvenirs qui fuyaient déjà, tous mes
souvenirs d’elle--mille petites choses qui feraient rire les gens, si
j’en parlais--et je les passe en revue tous les soirs, quand je suis
seul, de peur de rien oublier. Je me souviens presque de chaque geste
et de chaque mot d’elle, du contact de sa main, de ses cheveux qu’un
coup de vent m’avait rabattus sur la figure, de cette fois où nous nous
sommes regardés longtemps, de cet autre jour où nous étions seuls et
où nous nous sommes raconté des histoires; de sa présence tout contre
moi, et du son mystérieux de sa petite voix.

«Je rentre chez moi le soir; je m’assieds à ma table, la tête entre
les mains; je répète son nom cinq ou six fois, et elle vient...
Quelquefois, c’est la jeune fille que je vois, sa figure, ses yeux,
cette façon qu’elle avait de dire: «Bonjour» d’une voix très basse,
lentement, avec un sourire, en tendant la main... D’autres fois c’est
la petite fille, celle qui jouait avec nous dans ce jardin; celle qui
faisait que l’on pressentait la vie une chose ensoleillée, magnifique,
le monde une féerie glorieuse et douce, parce qu’elle était de ce
monde-là, et qu’on lui donnait la main dans les rondes...

«Mais, petite fille ou jeune fille, dès qu’elle est là, tout est
changé. Je retrouve devant son souvenir les frémissements d’autrefois,
la brûlure auguste qu’on porte dans sa poitrine, cette grande faim
de l’âme qui fait vivre ardemment, et toutes les petites faiblesses
ridicules et touchantes qui deviennent précieuses aussi. Les années
s’effacent, les écailles tombent, c’est ma jeunesse palpitante qui
revient, toute la vie chaude du cœur qui recommence.

«Parfois, elle tarde à venir, et une grande peur me prend. Je me dis:
C’est fini! Je suis trop vieux; ma vie a été trop laide et trop dure,
et il ne me reste plus rien. Je puis me souvenir encore d’elle, mais je
ne la verrai plus...

«Alors je me prends la tête dans les mains, je ferme les yeux, et je me
chante à moi-même les paroles de la vieille ronde:

    Nous n’irons plus au bois
    Les lauriers sont coupés,
    La Belle que voilà...

«Comme ils riraient les autres, s’ils m’entendaient! Mais la Belle que
voilà m’entend, et ne rit pas. Elle m’entend, et sort du passé magique,
avec ma jeunesse dans ses petites mains.»




«CELUI QUI VOIT LES DIEUX»


Father Flanagan dit avec un soupir: «Il ne viendra personne ce soir,
Timmy!» et il alla se poster derrière la devanture pour regarder dans
la rue, par-dessus le carreau dépoli.

A deux cents mètres de là les tramways électriques passaient sans
relâche, s’arrêtant quelques secondes et repartant aussitôt vers
Aldgate ou Poplar avec des appels de timbre. La large avenue droite où
s’allongeait leur voie s’évasait, au coin de West India Dock Road, en
un carrefour qu’entouraient plusieurs «homes» pour matelots de toutes
races et de tous pays, un hôtel, et un public-house qui étalait en
lettres immenses son nom, auréolé de splendeur et de mystère, «The
Star of the East». Mais les tramways électriques, et à vrai dire tous
autres symboles d’une civilisation effrénée, reprenaient leur sens
exact et leur importance véritable lorsqu’on les contemplait du coin de
Limehouse Causeway, du point précis que marquait la façade fraîchement
peinte de cette boutique minuscule, presque une échoppe, mais une
échoppe au front de laquelle l’inscription neuve saillait comme un
acte de foi, une échoppe qui semblait se détourner avec indifférence
des rues larges et claires où le progrès passait avec son tintamarre
de parvenu, et s’ouvrir sur la ruelle étroite où des races plus sages
s’étaient réfugiées.

L’inscription neuve se composait d’un seul mot: «Dispensaire», mais
derrière la vitre de la devanture une pancarte plus ambitieuse disait:
«Ici on parle plusieurs langues, et on comprend tous les hommes.»

Cette affirmation pouvait sembler une fanfaronnade, affichée comme
elle l’était à la lisière du quartier asiatique, et pourtant elle
n’exprimait que faiblement la bonne volonté sans borne de ses auteurs.
Tous les soirs ils attendaient là, derrière les vitres dépolies,
qu’on voulût bien venir leur demander ce qu’ils avaient à donner, et
chaque soir ils se lamentaient qu’on leur demandât si peu. L’un d’eux
se désolait de ne voir diminuer qu’à peine son arsenal de pansements
et de remèdes, tout l’appareil composé avec amour, et dont l’ordre
trop parfait disait l’inutilité; et l’autre se désolait de ce que les
trop rares patients fussent tous des infidèles endurcis dans leur
erreur, qui venaient faire soigner leurs corps, méfiants et hostiles,
cuirassant jalousement contre la voix du vrai Dieu leurs âmes qui
cheminaient vers l’abîme.

Sur le trottoir d’en face quelques matelots chinois, réunis en groupe,
fumaient indolemment, promenant leurs yeux étroits sur tout ce qui les
entourait dans ce coin d’une ville barbare qui ne les étonnait plus.
Ils avaient appris de longue date ce qui, dans cette civilisation
étrangère, était bon à prendre, et, méprisants et moqueurs, ils
regardaient autour d’eux les barbares blancs se saisir avidement de ce
qu’ils jugeaient, eux les jaunes, bon à laisser.

Father Flanagan les contemplait à travers la vitre avec une sorte
de convoitise mélancolique. Certains d’entre eux, ou d’autres tout
semblables à ceux-là, passeraient probablement par son dispensaire
un jour ou l’autre. Ils viendraient se faire panser ou chercher des
remèdes, avec force marques de respect et de reconnaissance; bien
volontiers ils écouteraient ses conseils, recevraient et emporteraient
avec eux quelques-unes de ses brochures pieuses qu’ils serreraient
devant lui dans une poche intérieure de leur tunique, pour lui marquer
leur déférence, et ils s’en iraient pour ne plus jamais revenir, avec
des remerciements réitérés et un inscrutable sourire.

Les soins que leur dispensait son neveu, les philtres magiques qu’il
leur distribuait dans de petites bouteilles, sans exiger aucun
paiement, étaient parmi les choses bonnes à prendre; mais les soins que
lui, Father Flanagan, eût voulu prendre de leur âme, et les formules
salutaires qu’il cherchait à leur enseigner, ce n’était, semblait-il,
que bon à laisser. Et ils se laissaient exhorter, en vain, avec
toute la patience indulgente, toute la sagesse dédaigneuse, poliment
dissimulée, d’une race qui s’était fatiguée de croire avant que les
autres races n’eussent inventé leurs «_Credo_».

Father Flanagan répéta: «Il n’y aura personne ce soir, Timmy!» et
soupira de nouveau. Son neveu se leva à son tour, s’assura d’un coup
d’œil circulaire que tout serait prêt si quelqu’un venait par hasard,
ouvrit une armoire dont il vérifia le contenu pour la dixième fois, et
s’arrêta lui aussi derrière la vitre, les mains derrière le dos, pour
contempler le spectacle de la rue d’un air découragé.

Quand les généreux philanthropes qui soutenaient de leurs deniers cette
croisade combinée d’hygiène et de foi catholique leur demanderaient des
comptes, comment pourrait-on leur faire comprendre que tant d’efforts
eussent produit des résultats si pauvres? Quelques matelots norvégiens,
protestants naturellement, qui sortaient brusquement, traînant
derrière eux des pansements inachevés, lorsqu’on insinuait avec des
ménagements infinis que la plus ancienne des religions chrétiennes
pouvait bien, après tout, être encore la meilleure! Des Irlandais de
Wapping, catholiques ceux-là, qui venaient avec force professions de
foi se faire soigner pour des malaises imprécis, et finissaient par
mendier de quoi aller boire à la santé du «vieux pays»! Des Asiatiques
qui proclamaient dès l’abord avec orgueil une conversion ancienne, et
s’ébahissaient grandement d’apprendre qu’ils avaient abandonné le culte
de leurs pères pour embrasser un autre culte qui n’était pas le vrai!
Bilan misérable, qui eût découragé des fois moins robustes!

Pour la troisième fois, Father Flanagan répéta avec tristesse: «Il n’y
aura personne ce soir, Timmy!» et il colla son front à la vitre pour
voir plus loin dans Limehouse Causeway, où d’innombrables infidèles
se préparaient à dormir en paix, pleins d’une confiance lamentable
en l’efficacité de leurs idoles. Chez chacun des dix-sept logeurs
chinois, derrière les murs du restaurant de Wang-Ho et de la boutique
de Chong-Chu, et dans Pennyfields, de l’autre côté de West India Dock
Road, il n’était guère de maison qui ne servît de refuge à quelques
fils de l’Empire du milieu. Dans la journée, lorsqu’ils étaient lassés
de chercher un navire dans les docks voisins, ils flânaient sur les
trottoirs, jouaient avec les bambins de la rue ou faisaient la cour à
quelque beauté blanche; mais voici que la nuit était venue, et l’un
après l’autre ils mettaient une muraille entre eux et les barbares pour
retrouver l’atmosphère de la terre sacrée, et sa grande paix.

Father Flanagan suivait de l’œil les formes indécises qui s’agitaient
dans l’ombre de la rue. De temps à autre une porte s’ouvrait, laissait
flotter sur le mur d’en face une faible clarté, et se refermait. Chaque
fois qu’une de ces clartés trouait l’ombre, et dessinait un instant
sur la chaussée ou les murs une silhouette qui s’effaçait aussitôt,
il comprenait que c’était encore un païen qui lui échappait, pour ce
soir-là tout au moins, et il soupirait tristement.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait le fit se retourner d’un seul
coup, et quand il vit que c’était une femme qui venait d’entrer, il
s’avança avec son meilleur sourire de bienvenue, pendant que son neveu
s’installait derrière sa table.

Ils la firent asseoir, et tandis que le prêtre s’efforçait de la mettre
à son aise avec des paroles de bon accueil, le médecin avisait la main
blessée et déroulait doucement les linges maculés qui l’entouraient.
Quand il eut examiné le mal, il dit très doucement, comme s’il eût
parlé à un enfant:

--Ce n’est qu’un abcès... un petit abcès... Il va falloir que je vous
fasse un peu mal! Mais ce ne sera pas long...

Pendant qu’il ouvrait l’abcès, Father Flanagan resta à son côté, lui
passant les bandes de toile et les fioles, et tout en envoyant à la
patiente des sourires d’encouragement, il cherchait à deviner qui
elle était, et d’où elle venait. Ni Malaise, ni Hindoue, mais trop
brune pour une Levantine... Ses cheveux noirs, huilés, fins, nullement
crépus, étaient cachés sous un châle; le même châle cachait ses épaules
et son torse et descendait bas sur la jupe effrangée, et les pantoufles
ornées de perles et de paillettes qu’elle avait aux pieds semblaient
avoir laissé dans la boue de Londres tout l’éclat et le scintillement
de leurs jeunes années. Pourtant elle n’avait pas l’aspect de bête
de somme qu’ont certaines femmes d’Orient; même sous ces vêtements
sordides, elle conservait une certaine grâce libre de port et de
mouvement, et toute l’oppression écrasante d’une ville triste et dure
aux pauvres n’avait pu tuer l’expression de ses yeux chauds et de son
sourire ingénu, ni la vanité naïve d’une femme consciente du prix de
son corps.

Quand l’abcès eut été ouvert, soigné et pansé, Father Flanagan lui
versa lui-même un verre de cordial, l’invita à s’approcher du feu, et
causa avec elle en ami. Elle comprenait fort bien l’anglais mais ne le
parlait guère, et une ou deux fois employa quelques mots qu’il lui
demanda de répéter. Timmy, qui rangeait ses instruments, dit soudain:
«Mais c’est du français!» Et elle hocha vigoureusement la tête.

Avec orgueil elle expliqua qu’elle avait été instruite par des
missionnaires français, et leur meilleure élève. Son nom? Taoufa.
Catholique? Mais oui! Catholique romaine; et elle avait appris la
couture, et à lire, et à chanter dans les chœurs. Tout ce qu’une femme
doit apprendre pour devenir l’égale des blanches, être convoitée des
jeunes hommes, et gagner finalement le Paradis, le vrai Paradis, celui
des Saints et des Anges, elle l’avait appris avec le plus grand soin,
dans l’île où elle était née, quelque part entre les Samoa et les
Marquises...

Les mains sur ses genoux, Father Flanagan se penchait vers elle d’un
air enchanté. Il lui demanda d’une voix plus basse:

--J’espère que vous n’avez pas négligé les pratiques du culte, depuis
que vous avez quitté votre pays, hein?

Elle avoua avec simplicité qu’elle les avait un peu négligées, parce
que, malgré elle, elle ne pouvait arriver à croire que le Dieu de
là-bas fût bien le Dieu qu’il fallait ici... tout était tellement
différent... Et puis elle ne savait où aller... elle ne connaissait
personne qui pût continuer à lui apprendre...

Father Flanagan lui prit une main entre les siennes et lui expliqua
très doucement, moitié en confesseur et moitié en ami, qu’elle avait
eu grand tort, qu’elle avait compromis son salut et que, clairement,
c’était la main de Dieu qui l’avait, ce soir-là, conduite vers
lui... Dès le lendemain elle devrait revenir le voir, et tout serait
promptement remis en ordre.

Elle l’avait écouté avec respect et même un peu de crainte; pour la
réconforter il la questionna sur cette île où elle était née. Etait-ce
une île plaisante et fertile, où il faisait bon vivre?... Pour toute
réponse, elle poussa d’abord un grand soupir extasié, avec un geste
tendre de ses mains dans le vide, et quand elle essaya de décrire l’île
bienheureuse, elle se trouva forcée de s’arrêter à tous les mots,
hésitante, pour répéter ce geste qui voulait dire tant de choses!

En vérité cette île était belle et douce, la perle du Pacifique, une
merveille que le Seigneur gardait jalousement dans un coin du monde,
presque secrète, pour ses seuls élus! Il y avait de grands bois pleins
de parfums lourds, et des sentiers tracés dans ces bois comme des
défilés, deux sources, une colline du sommet de laquelle on voyait de
tous côtés la mer bleue fouettée d’écume, la ceinture de corail et la
lagune lisse comme une feuille où passaient les pirogues des pêcheurs.
Il y avait encore de longues grèves, peuplées de crabes roses, balayées
de souffles tièdes, qui descendaient en pente douce de l’ombre des
manguiers vers l’eau transparente où zigzaguaient des poissons
multicolores. Et les chœurs de femmes dans les bois! Et les cortèges de
fiançailles qui passaient en chantant aussi, agitant des palmes et des
fleurs! Et les bains dans la mer chaude, d’où l’on émergeait en riant
pour se sécher au soleil et tresser des couronnes de fleurs pourpres
qui semblaient retrouver une vie nouvelle dans les chevelures noires,
lavées et frottées d’huile!

Oui, le Père avait lu des livres où l’on parlait de ces pays; mais ces
pays n’étaient pas l’île merveilleuse. Les Pères de là-bas, quand ils
avaient voulu lui décrire les délices du Paradis, avaient dit que ce
serait une île immense, semblable à sa patrie, mais encore plus belle,
où l’on ne connaîtrait pas les typhons ni la mort. Et l’angoisse des
damnés qui songeaient au Paradis ne pouvait être plus terrible que la
tristesse de ceux qui songeaient à leur île, dans le froid des rues
boueuses, entre les hautes maisons grises, sous un ciel chargé de pluie!

Le feu fumait et brûlait mal; entre les blocs de charbon des langues
de flamme jaillissaient, et mouraient aussitôt; chacune d’elles
mettait une lueur plus vive sur la peau brune et fine, sur les yeux
liquides, couleur de café, qui se posaient alternativement sur les
bandages de la main blessée et sur la triste réalité d’alentour, avec
la même expression d’apitoiement pathétique. A travers la porte vitrée
on pouvait voir le groupe de matelots chinois, immobiles et presque
silencieux, sous un réverbère, transis mais stoïques, sous leurs
tuniques minces aux cols relevés. Les coups de timbre des tramways
électriques se faisaient entendre de temps en temps, affaiblis par
la distance, et c’était le silence de nouveau, rompu une autre fois
par un rire grêle d’Asiatique ou un bruit de sandales traînées sur le
trottoir. Taoufa contemplait les linges de sa main, et songeait à son
île; le châle troué était retombé en arrière, découvrant des cheveux
qui luisaient à la lumière du gaz; elle avançait vers le feu, pour
chauffer ses pieds, les pantoufles couvertes de paillettes ternies, et
regardait, mélancolique, les petites flammes courtes naître et mourir
comme des regrets brûlants.

Sur un coup d’œil de son oncle, Timmy se leva et s’en alla
nonchalamment vers la porte pour tambouriner une marche sur le carreau
en regardant dehors. Father Flanagan se pencha vers Taoufa, et lui
demanda d’une voix très douce:

--Et... qu’est-ce que vous faites ici, mon enfant?

Elle le regarda d’un air étonné et secoua la tête. Il hésita un peu, et
changeant sa question:

--Avec qui êtes-vous ici, mon enfant?

Elle expliqua sans aucun embarras qu’elle était avec deux hommes de sa
race, qu’elle ne pouvait quitter parce qu’ils avaient besoin d’elle:
l’un était malade, et l’autre très vieux. Mais quelque jour, un peu
plus tard, ils s’en retourneraient ensemble. Si l’un d’eux mourait,
ceux qui restaient s’en retourneraient quand même.

Qui étaient ces hommes? L’un était très vieux et plein de sagesse,
son grand-père peut-être, bien qu’elle n’en fût pas très sûre. Elle
prononça son nom de là-bas, qui était long et sonore comme un verset de
cantique. Et l’autre? L’autre était son mari.

Father Flanagan demanda encore à voix basse:

--Est-ce un prêtre de là-bas qui vous a mariés?

Elle secoua la tête sans rien dire. Qu’il posât ces questions lui
semblait évidemment tout naturel. Elle n’avait rien à se reprocher, son
maintien et l’expression sereine de ses yeux indiquaient une conscience
limpide; mais elle semblait craindre que, tout comme le Père de là-bas,
il ne vît certaines choses sous un jour incompréhensible. Quand il
insista pourtant, elle lui exposa en toute sincérité qu’elle avait été
mariée comme il fallait, par un prêtre et avec toutes les cérémonies
convenables, mais que son mari n’avait pas été bon pour elle, et
qu’elle l’avait quitté. Elle l’avait quitté pour celui-ci, qui était
bon pour elle, et qui l’aimait. Seulement il allait mourir.

Les mains du prêtre s’élevèrent en un geste qui témoignait de la
noirceur du péché commis, avant même qu’il n’eût parlé. Tous les
enseignements du Père de là-bas, et le privilège d’avoir été admise à
la vraie foi, et les promesses de félicités éternelles distribuées par
les ministres du Seigneur, et leurs menaces de châtiments sans fin,
n’avaient donc pu la protéger! Plus heureuse que tant d’autres, elle
avait été sauvée par des intercesseurs puissants, et plus coupable
qu’elles, voici qu’elle était retombée dans la boue du péché! Les liens
que forgeaient les Pères blancs ne pouvaient être dissous: ils duraient
aussi longtemps et plus longtemps que la vie, et les rompre, c’était se
passer autour de son propre cou et du cou de son complice, la chaîne
des damnés!

Taoufa répondit en secouant la tête que, s’il y avait péché, le péché
ne durerait pas bien longtemps, car son mari d’à-présent allait mourir.
S’il n’avait pas été près de mourir, ils s’en seraient retournés
ensemble dans l’île, et ils auraient été heureux.

Father Flanagan se redressa et devint sévère. Il invoqua son autorité
égale à celle des Pères qui l’avaient instruite dans la religion
chrétienne, et lui dit que la manière dont elle vivait était un état
de péché grave et terrible; que chaque regard de l’homme qui disait
l’aimer n’était pas ce qu’il paraissait être, mais bien une offense
et une souillure, et que chaque jour qu’elle tolérait cette souillure
était un crime nouveau contre la bonté du Seigneur et la majesté de
l’Eglise. Taoufa se contenta de regarder le feu et de secouer de
nouveau la tête.

Elle drapait son châle plus étroitement autour de ses épaules, et ses
yeux disaient une détresse enfantine. Une terre dure et sans pitié,
comme sans soleil, où il fallait tout abandonner pour acheter des
bonheurs problématiques qui ne viendraient, pour elle tout au moins,
que beaucoup plus tard! Elle tenait les coins de son châle dans sa main
valide, et courbait les épaules sous les menaces divines, peureuse et
pourtant hostile, comme si elle eût défendu contre tous quelque chose
de précieux sur quoi elle se sentait un droit.

Quand le prêtre répéta d’un ton sévère: «C’est un péché terrible!»
elle releva les yeux et répondit d’une voix claire, comme si elle se
disculpait enfin d’un seul mot:

--Il a dit qu’il ne fallait pas écouter les Pères blancs et que ce
n’était pas un péché, parce que nous nous aimions si grandement!

Elle redit le nom qu’elle avait prononcé tout à l’heure, avec une
sorte de dévotion chaleureuse, et regarda Father Flanagan d’un air de
triomphe innocent.

Il demanda:

--Qui dit cela?

Pour la troisième fois elle répéta le nom, ajoutant:

--Ce vieil homme... Il est très vieux, et il a vu beaucoup de choses...

Father Flanagan reprit les syllabes l’une après l’autre, et demanda:

--Qu’est-ce que ce nom-là veut dire?

Cette fois elle hésita un peu, chercha des mots et finit par traduire
lentement, avec plusieurs pauses:

--Celui... qui voit... les Dieux... Il a dit que ce n’était pas un
péché, parce que nous nous aimions si grandement!

Timmy tambourinait sur la vitre et prétendait ne pas entendre; dans la
rue alternaient des périodes de silence, le braillement lointain d’un
matelot ivre et le frôlement veule de sandales sur le trottoir. Dans
la petite salle du dispensaire, le gaz brûlait bravement, comme s’il
avait aussi l’ambition de faire un peu de bien, d’attirer de loin par
sa lumière les Orientaux transis et de leur donner une faible illusion
de chaleur et de soleil. Et près du feu d’où jaillissaient toujours
de petites flammes mort-nées, Father Flanagan engageait un combat
singulier contre les puissances du mal pour la possession de l’âme
encore païenne de Taoufa.

Elle s’enfermait tout entière dans son châle dont elle tenait les coins
dans ses mains serrées, jalouse et peureuse, comme pour se protéger
contre toutes ces choses froides qui l’entouraient: le brouillard,
le vent humide et triste, la boue glacée de la rue et ces lois
impitoyables qu’on essayait de lui imposer. Tantôt elle pliait le
dos et serrait les épaules, mettait sa main blessée bien en évidence,
et levait vers le prêtre des yeux pleins de détresse enfantine et
de supplication; tantôt elle se contentait de regarder le feu et de
secouer obstinément la tête; ou bien elle prenait une mine assurée,
presque de défi, et invoquait une autorité si haute qu’elle jetait une
sorte d’ombre protectrice sur tout ce qu’elle pouvait faire, elle,
Taoufa, et tenait en échec même les ordres solennels du Père blanc.

«Celui qui voit les Dieux» avait dit que ce n’était pas mal, parce
qu’ils s’aimaient si grandement! Quand elle avait répété cela, elle se
croyait évidemment acquittée d’avance, et recevait les reproches d’un
air de martyre. «Celui qui voit les Dieux» était si vieux qu’il n’était
personne dans l’île qui pût se rappeler l’avoir vu jeune, et si plein
de sagesse que personne n’eût osé le consulter sans lui obéir ensuite.
Voilà longtemps, longtemps, qu’il avait cessé de travailler et de
marcher comme les autres hommes, et quand il était encore dans l’île,
il restait tout le jour assis auprès des monuments de pierre élevés par
les héros et les dieux d’autrefois, qu’il voyait, et dont il entendait
les voix. Quand on lui demandait un conseil, il attendait pour répondre
que les dieux fussent venus à son appel et l’eussent éclairé d’une
sagesse surnaturelle; et ceux qui le consultaient restaient à distance,
troublés et frappés d’épouvante, pendant que les puissances invisibles
se réunissaient autour de lui, et parlaient en signes miraculeux et
redoutables. Et quand il faisait enfin connaître ses conseils, ils
étaient si justes et si sages, que clairement, c’était la voix des
immortels qui les avait dictés.

Même ici, au cœur des pays sans soleil sur lesquels devaient régner des
dieux moroses, il restait tout le jour perdu dans une contemplation
mystérieuse et rien ne pouvait troubler sa paix!

Quand les Pères de là-bas avaient tenté de lui parler de leur Dieu,
il leur avait répondu que ce Dieu-là n’avait jamais été de ceux qui
venaient tenir conseil avec lui; et même les élèves les plus dociles
des Pères, et les croyants les plus fidèles de la nouvelle religion,
s’étaient accordés pour dire que le Dieu blanc devait être trop jeune
pour un homme d’un âge aussi prodigieux, et qu’il valait mieux le
laisser en paix au milieu des dieux de sa jeunesse, qui avaient depuis
longtemps quitté la terre...

Father Flanagan écoutait, sans quitter des yeux la figure brune
où dansaient des reflets de flamme, et il s’attristait de voir si
clairement qu’elle était redevenue une petite sauvage idolâtre, et
que peut-être, elle n’avait jamais été autre chose au fond. Les
enseignements pieux, les efforts de missionnaires dévoués, les leçons
ressassées inlassablement à un cercle de grands enfants au cœur simple,
là-bas, en marge du monde, tout cela s’était évanoui aussi vite, et
sans laisser plus de traces, que l’eau qui sous le soleil sortait en
buée des chevelures mouillées, après le bain, sur les longues plages où
s’affolaient les crabes roses. Les commandements de Dieu et de l’Eglise
ne pesaient rien dans la balance, parce que dans l’autre plateau un
vieillard idolâtre avait laissé tomber une sorte d’absolution sauvage.

Il dit soudain:

--Si «Celui qui voit les Dieux» est encore païen, il n’est que temps
qu’il apprenne à connaître la vérité, et qu’il entende parler du vrai
Dieu avant d’être appelé devant lui. Où habitez-vous, Taoufa?

Taoufa lui jeta un regard rapide de bête traquée, et se cacha la figure
dans son châle. Quand il répéta sa question, elle répondit d’une voix
terrifiée:

--Nous habitons dans Pennyfields, ô Père! dans la maison à côté de la
boutique de Yum-Tut-Wah; mais il ne faut pas venir! Les deux hommes
qui sont là... il faut les laisser en paix, Père! Il y a mon mari
d’à-présent, qui va mourir bientôt, parce que le froid est entré dans
sa poitrine... et il dit que si je n’étais là avec lui, moi qu’il
aime si grandement, le froid entrerait jusqu’à son cœur, et son sang
s’arrêterait de couler... Et «Celui qui voit les Dieux», Père, il est
si vieux!... Si vous lui dites que ses dieux ne sont pas les vrais,
sûrement il mourra aussi!

Son regard de supplication affolée défaillit devant les yeux du prêtre.
Il répondit d’une voix égale:

--Il vaut mieux mourir d’avoir vu la vérité, Taoufa, que de vivre dans
l’erreur. Les Pères de là-bas ne vous ont-ils pas enseigné cela, ou
bien avez-vous tout oublié? Je vais aller voir «Celui qui voit les
Dieux», ce soir même, pour lui montrer le vrai Dieu avant qu’il ne soit
trop tard!

       *       *       *       *       *

Taoufa était partie, et Father Flanagan décrochait sa houppelande pour
la suivre. Il mit dans une de ses poches quelques brochures pieuses,
une gravure coloriée qui représentait des nègres, des Polynésiens et
des Asiatiques s’agenouillant aux pieds du Sauveur, et un crucifix; et,
ce faisant, il disait, en s’adressant à son neveu qui était demeuré
près de la porte, le front appuyé au carreau:

--Une petite sauvage, Timmy! Voilà tout ce qu’elle est restée, une
petite sauvage, qu’il faudrait reconvertir tous les jours! Et cet autre
sauvage qui est avec elle, le jeune, sera bien mieux à l’hôpital, s’il
est malade, bien mieux! N’est-ce pas?

Timmy répondit lentement:

--Oui!... Je suppose que oui... Et il resta rêveur.

--Pourtant, continuait le prêtre, ces gens des races brunes sont plus
faciles à influencer que les jaunes. Des barbares, si l’on veut,
mais des barbares au cœur tendre... On peut les toucher, ceux-là, en
parlant à leurs sens d’abord, en leur montrant Celui qui est mort pour
eux comme pour nous, et en leur racontant sa mort, pour leur faire
comprendre combien il les aimait.

«Un Père m’a raconté autrefois qu’il était arrivé dans une île du
Pacifique où ils n’avaient encore jamais vu de missionnaire, et que
dès le premier jour il les avait réunis autour de lui, et leur avait
raconté, par la bouche d’un interprète et simplement comme un conte,
la vie et la mort du Christ, et les tourments qu’il avait endurés pour
l’amour de nous. Avant qu’il n’eût fini son récit, toutes les femmes
pleuraient et se lamentaient, demandant si vraiment il était mort, et
quand il leur montra le crucifix et leur dit que c’était son image, une
d’elles le supplia avec des larmes de l’enlever enfin de sa croix si
dure pour le laisser reposer sur des nattes.

«Et c’est pourquoi, Timmy, nous sommes désignés, bien mieux que les
protestants, pour nous adresser à ces gens-là et toucher leur cœur. Les
autres ne peuvent que leur expliquer péniblement une foi incolore et
toute en paroles, tandis que nous leur mettons, nous, sans cesse sous
les yeux l’effigie de Celui qu’ils doivent adorer, et quand ils voient
sur son visage et aux plaies de son corps ce qu’il a souffert pour
eux, ils en viennent toujours à l’aimer, en sauvages peut-être, mais à
l’aimer. Et ces gens-là savent aimer!

Au moment de sortir il s’arrêta court, et dit:

--J’y songe, Timmy, cet homme qui est malade... Il vaudrait peut-être
mieux que vous veniez!

Timmy hocha la tête sans rien répondre, prit son sac, et sortit avec
lui.

En traversant West India Dock Road, Father Flanagan se répétait à haute
voix:

--Dans Pennyfields, la maison à côté de la boutique de Yum-Tut-Wah...
Une femme qui n’est qu’un enfant, un homme qui meurt, et un vieil
idolâtre halluciné, venus tous les trois des mers du Sud, Dieu sait
pourquoi et comment!... Londres est un drôle d’endroit, Timmy!...
«_Celui qui voit les Dieux_»... Pauvres hérétiques! Il n’est que temps;
mais au moins il aura vu le vrai Dieu avant de mourir!

       *       *       *       *       *

Quand ils frappèrent à la porte de la maison à côté de la boutique
de Yum-Tut-Wah, il y eut un bruit de pas dans le couloir et dans
l’escalier, puis un silence, et Taoufa vint leur ouvrir. Elle les
regarda sans rien dire avec de grands yeux terrifiés, et monta
l’escalier devant eux.

Sur le palier une porte restée entr’ouverte fut claquée bruyamment,
envoyant dans l’air une bouffée de fumée bleue à l’odeur âcre et
lourde, et Taoufa ouvrit une autre porte devant eux.

Ils entrèrent dans une très petite pièce nue, à l’air étouffant, où
le feu qui brûlait devait avoir accumulé depuis des semaines des gaz
empestés. Le mobilier semblait se composer de débris de nattes et de
carrés de tapis usé jusqu’à la corde, et d’une petite malle de tôle qui
servait de table. Sur un grabat tiré jusqu’au milieu de la pièce, tout
près du foyer, un homme jeune, décharné, les guettait avec des yeux
brillants. Sur un autre grabat, un très vieil homme, accroupi, leur
tournait le dos.

Father Flanagan dit à haute voix:

--Dites-leur qui je suis, Taoufa, et pourquoi je viens.

Taoufa secoua la tête sans répondre, puis elle montra d’un geste le
vieillard accroupi, et dit à voix basse:

«Celui qui voit les Dieux!»

Le prêtre reprit:

--Dites-lui que je viens lui montrer le vrai Dieu, Taoufa!

Il mit la main sur le crucifix dans la poche de sa houppelande et
s’avança d’un pas. Mais Timmy le retint d’un geste, et secoua la tête.
Alors il regarda à son tour en se penchant, et ne sut que dire.

       *       *       *       *       *

Car «Celui qui voit les Dieux» était aveugle; et que la vision qu’il
portait en lui lui montrât les dieux de pierre de son île ou les dieux
de feu qu’avait forgés son cœur, il n’aurait jamais d’autre vision, il
ne verrait jamais le dieu d’ivoire.




LE DERNIER SOIR


Ils s’étaient retrouvés au coin de Brick Lane et de Bethnal Green Road,
et maintenant attendaient Sal, immobiles tous les deux sur le trottoir.

Bill tournait le dos à la chaussée: les mains dans les poches, sa
casquette sur la nuque, il regardait les passants en sifflotant. Tom
faisait face à la rue, et fixait sur les boutiques d’en face, sans
les voir, des yeux hébétés. Il avait aussi les mains à fond dans ses
poches; la tête en avant, le dos rond, il semblait suivre du regard,
sans comprendre, quelque chose qui s’en allait à la dérive. Ses
cheveux jaunâtres, bien graissés, plaqués avec soin, sortaient de sa
casquette sur le front en une frange régulière, et sur les tempes en
frisons luisants; sur sa poitrine flottaient les extrémités d’un
foulard cerise, échappées de son gilet; ses souliers jaunes, crevés
en plusieurs endroits, mais reluisants sur les orteils, surplombaient
l’eau vaseuse du ruisseau. De temps à autre, il se redressait et
carrait les épaules d’un geste machinal, la tête en arrière, avec une
moue ferme; et puis peu à peu, il retombait dans sa posture affaissée.

Bill se retourna, cracha dans le ruisseau, et demanda d’un air
important:

--Quand c’est que vous rejoignez votre régiment, Tom?

Tom répondit sans le regarder, les yeux fixes:

--Après-demain... Le sergent, il a dit qu’on ne voulait pas de nous
demain jeudi, parce que ce serait le lendemain de Boxing Day et qu’on
aurait encore tous très mal au cœur...

Bill rendit hommage à cette sagacité d’un hochement de tête.

--Des types qui la connaissent, ces sergents, fit-il. Pour le dernier
soir que vous pouvez vous amuser sans aller en prison après, faut bien
en profiter, pas?

Tom cracha à son tour pour exprimer son ineffable amertume, et
ne dit plus rien. Virant sur le talon, Bill envoya un clin d’œil
conquérant à deux petites connaissances à lui qui passaient bras-dessus
bras-dessous, traînant dans la boue des jupes de velours, et chantant
une romance à fendre l’âme; puis il reprit la romance en sifflant, leur
fit une grimace quand elles se retournèrent et dit soudain:

--Voilà Sal!

Tom soupira, et se détourna pour regarder Sal venir.

Elle arrivait à pas balancés, les bras ballants, dodelinant de la tête
sous un gigantesque chapeau à plumes noires. Quant elle vit que Tom
et Bill la regardaient, elle s’arrêta et les salua d’un grand geste
et d’un «Ha, ha!» aigu; après quoi elle inclina la tête en arrière,
les grandes plumes de son chapeau caressant sa taille, et les bras
gracieusement étendus, ondoyant sur les hanches, s’avança en exécutant
un pas langoureux.

Quand elle fut devant eux, elle termina sa danse par un entrechat,
s’immobilisa et, une main tendue vers Tom, dramatique, elle demanda:

--Eh bien, Tom! C’est fait?

Tom fit «oui» de la tête. Elle poussa un éclat de rire strident, donna
un coup de tête subit qui fit voler ses plumes, et cria:

--Et on l’a pris! Faut-y qu’ils soient à court de monde!... Oh Tom! Mon
beau Tom! Que j’aurais aimé vous voir sous votre habit rouge!

Tom la regardait, la bouche ouverte, et la regardait encore. Depuis
longtemps déjà il nourrissait une conviction obscure que dans tout
le vaste monde il n’existait personne qui pût être comparé à Sal;
maintenant il en était sûr, et de la voir ainsi, dans ses plus beaux
atours, parée pour ce jour de fête,--leur dernier jour,--c’était comme
si une troupe de choses sans nom s’éveillait au dedans de lui, et
commençait à tirer, à pousser et à mordre...

Elle avait des lèvres très rouges dans une figure très blanche, Sal,
et des yeux bleus très clairs avec des cils très noirs, de sorte que
sa bouche empourprée frappait davantage au milieu de cette pâleur
émouvante et que ses yeux auxquels les cils sombres, marqués comme
une peinture, donnaient une expression dure et presque sauvage,
surprenaient d’autant plus quand on les regardait encore, et qu’on
voyait que c’étaient des yeux de petit enfant.

Sa robe était d’étoffe violette, avec des bandes d’or en travers du
corsage, et une ceinture à boucle dorée; par-dessus la robe, elle
portait un long manteau en velours noir soutaché; au cou elle avait
un collier de perles à cinq rangs, et encore un autre collier avec de
nombreuses pendeloques qui scintillaient sur sa poitrine; à chaque
oreille se balançait au bout d’un fil d’or, une grosse pierre bleu
pâle. Sous ces vêtements et ces parures elle prenait forcément un air
un peu hautain, hiératique, par souci de l’effet et pour faire honneur
au jour de fête; mais quand ses yeux se posaient sur Tom ou Bill et
qu’elle leur parlait, bonne princesse, ils reconnaissaient bien leur
Sal des autres jours.

Et Tom la regardait toujours, les yeux perdus, soufflant de tristesse,
et buvait du regard la splendeur des bandes d’or sur le violet de la
robe, l’étincellement des joyaux, la grâce altière du long manteau de
velours noir et l’appel poignant de la petite figure blanche, de la
bouche rouge, des yeux ingénus et farouches...

Pourtant, ce fut Bill qui exprima le premier son admiration:

--Oh Sal! fit-il. Ce que vous êtes belle ce soir!

Sal répondit: «Allons donc!» avec un petit rire modeste, fit un tour
complet sur le talon, faisant voler en l’air les pans du manteau de
velours, et les regarda tous deux d’un air narquois.

Tom soupira bruyamment et dit:

--Allons boire un verre!

C’était une offre qui n’exigeait pas de réponse; ils s’acheminèrent
tous trois vers le «pub» du coin. Là, ils réussirent à trouver un
siège pour Sal, lui apportèrent deux doigts de gin dans un petit verre
à pied, frêle, très distingué, et elle but à toutes petites gorgées
pendant que, debout près d’elle, ils lampaient leur bière.

Ils étaient seuls dans ce coin, et l’intimité soudaine, ou peut-être
les libations fraternelles, firent tomber le masque d’insouciance que
Sal avait revêtu jusque-là. Elle releva les yeux, et demanda d’une voix
hésitante:

--Et... c’est-y demain que vous partez, Tom?

Tom répondit:

--Non! Après-demain seulement.

--Ah! fit-elle. Alors ce sera moi la première partie!

Ils se turent tous les trois un instant, puis Bill reprit d’un ton
maussade:

--C’est encore moi le plus à plaindre là dedans, savez-vous! Sal s’en
va en service; ça n’est peut-être pas drôle, mais ça n’empêche pas
qu’elle va être comme un coq en pâte, bien nourrie, et tout ça, juste
assez de travail pour ne pas s’ennuyer, et tous les clients pour lui
faire la cour! Et voilà Tom qui part pour être soldat, voir du pays, et
le reste! Mais le pauvre diable qui reste dans le coin, après que tous
les copains sont partis, si on en parlait un peu, hein!

Tom regarda Sal, qui écoutait la tête levée, le cou plié en arrière,
ses lèvres humides luisant sur l’émail des dents, le menton se
dessinant sur le haut collier de perles à l’éclat très doux et sur
les pendeloques scintillantes; puis il baissa les yeux et regarda son
soulier sans rien dire. Ce fut Sal qui répondit, d’une voix basse,
traînante, en hésitant un peu:

--Ça n’est drôle pour personne, Bill. On était si bien tous les
trois... et voilà Tom qui s’en va, et je m’en vais aussi... Et
qu’est-ce qui va nous arriver?

Ils se turent encore tous les trois, parce qu’on ne leur avait appris
que juste assez de mots pour exprimer leurs pensées de tous les jours,
et qu’ils ne connaissaient pas de paroles qui pussent dire leur
navrement hébété, le ressentiment sourd que leur inspirait la force
des choses, la dureté du sort qui les séparait.

L’hiver était cruel dans Bethnal Green; il avait apporté plus de misère
encore que les hivers précédents, et les souscriptions charitables,
les fonds de secours, les donations du Gouvernement, si larges, si
magnifiques dans les colonnes des journaux, avaient fondu sans laisser
de traces au milieu de tout ce peuple dépossédé. Tom, sans ouvrage
depuis longtemps, avait vécu de ressources imprécises, demi-journées de
travail dans les marchés ou dans les docks, sommes minuscules glanées
au hasard des rues; et voici que dès novembre l’usine où travaillait
Sal avait fermé. Il est vrai qu’elle avait un domicile, elle, qu’elle
avait presque toujours assez à manger et qu’elle savait où dormir; mais
son beau-père s’était vite fatigué de la nourrir, il avait passé sans
transition des reproches aux coups; le travail restait introuvable,
l’hiver s’avançait, plus dur chaque semaine; après des journées passées
dans la boue glacée du dehors, en quêtes infructueuses, il lui fallait
rentrer au logis hostile et manger son souper hâtivement, sur le coin
d’une table, guettant les violences probables, devant la mère qui
regardait tout cela sans oser rien dire, les yeux grands ouverts, garée
dans un coin, par peur pour l’enfant qui allait venir!

Quand on lui avait offert cette place dans un restaurant de Yarmouth,
elle avait bien compris qu’elle ne pouvait pas dire «non» et d’ailleurs
le beau-père, consulté, avait promptement accepté pour elle; mais elle
savait ce qui l’attendait. C’était une mauvaise place, là où elle
allait. Le patron, un gros homme noir et crépu, avait déjà eu «des
ennuis» avec ses servantes; il s’en était généralement tiré à bon
compte, mais elles, les servantes, ne s’en étaient pas toujours tirées.
Quand Tom avait appris cela et qu’il avait vu l’homme--parent d’un
boutiquier de Brick Lane--il s’en était allé sans rien dire jusqu’au
bureau de recrutement le plus proche, où il avait pris le shilling du
Roi.

Cela s’était passé à la veille de Christmas, et voici que deux jours
plus tard, ils s’étaient retrouvés pour ce dernier soir de fête. Le
lendemain Sal s’en allait vers l’inévitable, narquoise et brave, et
vingt-quatre heures après, Tom partait à son tour, sept années durant,
servir Sa Majesté le Roi et Empereur au delà des mers. Ils savaient
cela tous les deux: ce qui forçait l’autre à partir, et ce qui les
attendait, mais voici qu’au dernier moment ils découvraient que c’était
un bien plus grand malheur qu’ils n’avaient cru.

Tom,--peut-être y songeait-il--poussa un grognement sourd et s’en
alla en traînant les pieds vers le comptoir; mais à mi-chemin il se
ravisa et revint, par politesse, attendre que Sal eût fini. Elle l’en
récompensa en lui tendant son verre avec un gracieux sourire, disant
d’une voix très douce:

--S’il vous plaît, Tom, la même chose!

Bill les regarda tous les deux l’un après l’autre, tendit aussi son
verre et baissa les yeux vers le plancher.

Cette fois Tom et Bill avaient du gin dans leur bière, et ils
commencèrent à sentir que c’était après tout un jour de fête, quel que
dût être le lendemain. Bill demanda:

--Quelle sorte de Christmas avez-vous eu, Sal?

Sal détourna la tête, indifférente, et répondit d’une voix traînante:

--Oh! Pas si mauvais... Sauf que le vieux a commencé à me casser des
assiettes sur la tête quand j’ai voulu reprendre du pudding; mais il
s’est calmé quand j’ai pris le tisonnier... Il m’a dit comme ça: C’est
bien! C’est bien, ma petite! Allez toujours! Dans votre nouvelle place
vous vous ferez dresser!

Tom grogna:

--J’ai bien envie de lui régler son compte, à celui-là, avant de m’en
aller!

--Et laisser la mère et les mômes crever de faim, dit Sal. Oui, ça
serait assez malin!

Ils se turent jusqu’à ce que ce fût le tour de Bill de payer sa
tournée. Le bar était maintenant plein de buveurs entassés, de voix et
de rires. Auprès d’eux un groupe se bousculait facétieusement. Bill
contempla leur gaieté d’un air supérieur, et remarqua:

--Ça ne vaut pas notre dernier lundi de la Pentecôte, hein, Tom?
Seigneur! Quelle journée qu’on a eue!

Tom hocha la tête et Sal leva les yeux au plafond avec un sourire
d’extase rétrospective. Ce lundi de la Pentecôte, un ami fortuné les
avait emmenés à Wanstead Flats dans sa carriole, et ils avaient eu là
une de ces glorieuses journées dont le souvenir attendri fait passer
sans plaintes bien des années dures. Le grand ciel turquoise, les
balançoires, la conquête ardente des noix de coco, les innombrables
bouteilles de gingerbeer bues sur l’herbe, et la longue flânerie sur
le dos, en plein soleil, la main dans la main, une tige de graminée
dans la bouche! Et les collations de cervelas, de coquillages dégustés
autour des petites voitures d’amandes et de berlingots! Les nombreux
pèlerinages au pub voisin, où l’on trinque sans compter! Et surtout le
retour au crépuscule, à six entassés dans la petite carriole dont les
essieux ploient et grincent, traînée par un poney minuscule, fort et
ardent à miracle, qui comprend que c’est un soir de fête, et trotte
éperdument; le retour dans la nuit sous le ciel encore tendre à
l’Occident, tous enlacés, têtes ballottantes sur les épaules, chapeaux
échangés, chantant à pleine voix une romance délirante et lamentable!
Devant et derrière il y a des carrioles semblables, toutes pleines
de couples enlacés, étourdis, la tête lourde, ivres de boissons de
pauvres et d’une joie de pauvres, se serrant l’un contre l’autre et
hurlant dans la nuit, de peur de se souvenir du lendemain qui arrive.
Et la gloire du vent frais que crée la vitesse du trot éperdu, les
oscillations aventureuses et les cahots, l’étreinte dont on s’accroche
à une taille avec confiance, comme à la seule chose dont on soit sûr,
et seulement pour un soir!

Ils se souvenaient de cela tous les trois, mais sans tristesse, parce
que tant qu’on boit rien ne semble irréparable. Et puis la grande
salle haute de plafond, chaude, bien éclairée, la foule entassée et
bruyante, le cliquetis incessant des verres et des pièces de monnaie
sur le comptoir, la vue des compartiments opposés où des gens entraient
à chaque instant, l’air animé et jovial, certains au moins de quelques
minutes de bon temps et de réjouissance, tout cela contribuait à leur
rappeler qu’ils s’amusaient, qu’ils passaient ce soir de fête comme il
convenait, vêtus de leurs meilleurs habits et buvant ensemble.

Mais quand ils sortirent du bar dans la rue, le choc de la nuit les
troubla un peu, et Sal, toujours brave, se mit à chanter.

Elle chanta:

    Une belle peinture dans un beau cadre doré...

et Bill joignit sa voix à la sienne. Tom reprenait de temps en temps un
vers avec eux, ou bien un ou deux mots seulement, et puis se taisait.
Ils marchaient tous les trois au milieu de la rue: Sal avait une main
sur l’épaule de chacun des garçons et s’abandonnait aux deux bras
qui lui entouraient la taille. La tête en arrière, oscillant un peu
à chaque pas sous le grand chapeau à plumes noires, les yeux vagues,
elle semblait plongée dans une sorte d’extase sacrée, et envoyait vers
le ciel sa complainte nasillée comme une incantation solennelle. Tant
de fois ils avaient ainsi arpenté Bethnal Green Road tous les trois,
se tenant par le cou et par la taille et chantant à tue-tête! Tant de
fois ils avaient élevé vers les dieux impassibles l’offrande de leurs
harmonies: chansons d’amour, tristes ou tendres, toutes rhapsodiées
bien ensemble, à pleines voix fêlées, religieusement, sans arrêt ni
défaillance, et voici ce que le sort leur envoyait!

La rue était très large et les maisons très basses, de sorte qu’ils
auraient pu se croire dans une vaste plaine découverte, où il n’y avait
qu’eux entre la terre et le ciel écrasant. Il était, ce ciel, parsemé
de nuages très bas, curieusement découpés et semblables à des décors,
si proches qu’ils faisaient ressortir davantage la profondeur énorme
qui les séparait de la voûte saupoudrée d’astres, et ils défilaient
d’un bout à l’autre de cette voûte en théorie solennelle, gardant leur
formation pompeuse, comme conscients du soir de fête. Sous ce plafond
somptueux, les maisons de Bethnal Green Road, les quelques boutiques
pauvrement illuminées, même les public-houses gorgés de monde et dont
les façades flamboyaient, semblaient d’une petitesse disproportionnée
et mesquine, et les gens qui peuplaient cette rue: les couples chantant
sur la chaussée, les groupes assemblés près des portes, les bandes
qui passaient sur les trottoirs, tous se tenant par la taille, aux
sons aigres d’une musiquette de bazar, étaient clairement des êtres
pitoyables, tronqués, apparemment frappés de folie et célébrant
aveuglément un culte barbare.

Sal chantait de toutes ses forces, d’une voix nasale, sans inflexions,
et les deux garçons chantaient parfois avec elle, et parfois se
taisaient pour l’écouter. Les strophes de sa romance célébraient l’une
après l’autre la splendeur étonnante de:

    ... la belle peinture dans le beau cadre doré...

vision glorieuse qui, rien que d’en parler, inondait de distinction
supérieure tout le pauvre monde contrefait. Elle chantait comme on
récite une prière, les yeux fixes, la tête en arrière, et de chaque
côté de sa petite figure blafarde les grosses pierres bleues suspendues
à ses oreilles oscillaient doucement. Elle s’était faite belle pour ce
dernier soir, Sal, et maintenant elle chantait de son mieux sa romance
la plus belle; de sorte que si le lendemain qui les séparait devait
leur apporter de la malchance et de longues tristesses, ce serait le
lendemain qui aurait tort!

Tom s’était tu; soudain il s’arrêta court, et dit d’une voix étranglée:

--Oh! allons boire, dites! Voilà qu’il commence déjà à se faire tard!

Le public-house où ils pénétrèrent était bondé jusqu’aux portes, et
Bill dut pousser et se faufiler entre les groupes pour arriver jusqu’au
comptoir. Dans cette salle violemment éclairée, au sortir de l’ombre,
Sal parut étourdie, et chancela. Elle se rattrapa d’une main à la
muraille, et regarda Tom avec un sourire hébété.

--Oh! Tom! dit-elle. C’est-il bien vrai qu’on s’en va tous les deux?
Bill et vous et puis moi, on était si bien ensemble, mais surtout
vous, Tom, surtout vous... Qu’est-ce qui va nous arriver?... Et tout ce
qu’on a oublié de se dire!

Tom la regarda aussi un instant, et puis détourna les yeux, les mains à
fond dans ses poches, haletant comme une bête affolée. Et Bill arriva
avec les verres. Ils burent ensemble, plusieurs fois, et peu à peu
la chaleur douce, le bon goût des boissons et le tumulte auquel ils
participaient, leur versèrent de nouveau un assoupissement très doux.

Un soir de fête! C’était un soir de fête, et il fallait se réjouir.
Tous les gens qui emplissaient ce bar s’amusaient bravement, buvant,
riant et se bousculant l’un l’autre, ou bien trinquant avec des
politesses solennelles. Tom regardait autour de lui machinalement, et
tout à coup l’idée lui vint pour la première fois que certains d’entre
eux étaient peut-être comme lui gais en apparence, et au fond, effarés,
abrutis par quelque incompréhensible détresse... Cet homme debout
dans un coin, grand, fort, hâlé, d’un beau type massif et sain, qui
se tenait tout droit, le cou raide, et buvait seul, avec un air de
sagesse durement achetée... Ces deux petits vieillards cassés, hâves,
presque en guenilles, qui semblaient se raconter des histoires comiques
d’autrefois et riaient en montrant des gencives baveuses... Et cette
femme à peine pubère, enceinte, seule avec une autre femme plus âgée
qu’elle écoutait en tournant et retournant son verre entre ses doigts...

Mais quand il reporta ses regards sur Sal, il comprit que tous les
griefs d’autrui n’étaient rien à côté du sien. C’était demain qu’elle
s’en allait!... Et la figure de l’homme qu’elle allait servir!... Il
n’y avait jamais eu personne comme Sal: l’élégance distinguée de sa
toilette, le faste des perles et des pierres, son air d’assurance
délurée, qui semblait de l’héroïsme, à cause de sa fragilité
pathétique! Il regarda la pendule, et vit que le temps galopait
férocement; puis il se dépêcha de porter son verre à ses lèvres,
s’aperçut qu’il était vide, et sentit confusément que c’était un
mauvais présage.

Lorsqu’ils sortirent, il prit Sal par la taille en maître, presque
brutalement, et la pressa contre lui: elle s’abandonna sans rien dire.
Bill hésita, puis enfonça les mains dans ses poches et marcha à côté
d’eux. Ils s’en allèrent ainsi tous les trois jusqu’à Cambridge Road,
et s’arrêtèrent au milieu de la chaussée, indécis, ne sachant que
faire. Mais voici que d’un public-house voisin vint un son de banjo
et de voix gutturales, qui les attira. Trois artistes barbouillés
de suie, rangés près de la porte, pinçaient leurs instruments et
chantaient ensemble des chansons nègres, qui parlaient de longues
rivières désertes au cœur d’un continent de féerie, de plantations
heureuses, d’idylles noires sous le grand soleil... Le blanc des yeux
et des dents, le rouge des lèvres, tachaient les visages souillés;
ils dodelinaient de la tête, grelottant un peu sous le vent froid,
comme auraient grelotté de vrais nègres expatriés, et une mélancolie
pittoresque emplissait leurs refrains de lointains pays, sonnait dans
la vibration des cordes pincées et dans leurs voix aux sons de métal.

Sal s’appuya plus fort sur le bras de Tom, et écouta la musique avec
un sourire ravi. Les paysages étrangers et merveilleux qui défilaient
dans ces romances, les amours, que rien de bien sérieux n’entravait,
d’Africains sentimentaux et de quarteronnes tendres et fidèles; tout
cela la transportait dans le monde délicieux des pièces de théâtre,
des chansons et des livres, le monde où tout est mis en musique, et où
tout finit bien. La clameur aigre des banjos avait pour elle la douceur
de harpes célestes, et les voix nasales, usées par l’alcool et le
brouillard, des chanteurs barbouillés, l’emportaient d’un bond vers des
régions bienheureuses.

Tom, levant soudain les yeux, vit à travers la vitre du «pub» l’heure
que marquait la pendule, et sursauta.

--Vite! dit-il. Ça va fermer! On n’a que juste le temps de boire un
verre!

Ils se dépêchèrent d’entrer, et burent en hâte. Bill avait encore de
l’argent et offrit une seconde tournée, si l’on avait le temps. Autour
d’eux les consommateurs commençaient à sortir; le garçon, l’œil sur
l’horloge, se préparait à expulser les attardés avant que l’heure
fatale ne sonnât. Tom se pencha vers Sal, effaré, une grande peur dans
les yeux, et marmotta:

--Dépêchez-vous, Sal, dépêchez-vous! Encore un...

Et Sal jeta le contenu de son verre entre ses lèvres, très vite, et le
tendit de nouveau.

Quelques instants plus tard ils se retrouvaient dehors où on les
avait poussés, et cette fois la nuit se referma sur eux comme une
catastrophe. Toute la soirée ils avaient passé de la rue dans un bar,
de nouveau dans la rue, et puis dans un autre bar encore; ils avaient
bu et chanté et fait tout ce qui pouvait leur venir à l’esprit pour
célébrer dignement le jour de fête et leur départ, mais cette fois leur
sortie dans l’ombre avait quelque chose de définitif et d’irrémédiable.
Ils ne pouvaient plus rien, le sort les emportait déjà, et les refuges
se refermaient derrière eux. Tom s’accrocha de nouveau à la taille
de Sal et Bill les suivit en trébuchant. Parmi les groupes qui se
dispersaient ils s’en allèrent le long de Bethnal Green Road jusqu’au
coin d’une petite rue sombre, et s’assirent sur les marches d’un perron.

Au-dessus d’eux, les nuages blancs défilaient toujours en théorie
pompeuse d’un bout à l’autre du ciel profond. Sal, en haut du perron,
les regarda un instant, les yeux ternes, le cou ballant, et puis appuya
la tête contre le mur. Assis sur la première marche, Tom restait
immobile, mais ses yeux vacillaient, se fixant tour à tour sur les
pavés, sur le mur d’en face, sur les gens qui passaient: il semblait
essayer de se souvenir de quelque chose, quelque chose d’important
qu’il avait oublié de dire...

Et Bill commença de se lamenter. D’une voix pâteuse il énuméra l’un
après l’autre des griefs cuisants. Tour à tour il accusa le sort, des
tiers malveillants, Sal elle-même qui s’était mal conduite envers lui.

--J’ai été votre copain aussi, Sal! dit-il, tout autant que Tom; tout
autant que Tom! Et voilà que vous vous en allez tous les deux; c’est
notre dernier soir ensemble, et il n’y en a que pour lui!... J’ai été
un bon copain pour vous, Sal; tout autant que Tom!... Et c’est moi qui
ai payé à boire le plus souvent!

Un groupe passa, quelqu’un se moqua de sa voix gémissante, et il se
leva en chancelant, s’étaya d’une main au mur et soudain se rua droit
devant lui avec des coups furieux. Il y eut un tumulte prolongé, des
jurons et des cris, le choc mat des poings meurtrissant la chair des
pommettes, des bousculades confuses d’hommes ivres, deux combattants
roulés ensemble sur le trottoir et qu’on séparait avec des coups
de pied et des bourrades, Tom se jetant dans la bagarre, titubant
et féroce, et Sal égratignant quelque chose... Et puis un peu plus
tard, ils se retrouvèrent seuls, sans trop savoir comment et le calme
solennel de la nuit les enveloppa de nouveau.

Tom sentait que l’ivresse l’engourdissait peu à peu et luttait
instinctivement pour se ressaisir, comme si l’abandon eût été la
fin de tout. Il regardait Sal, et chaque fois c’était un effarement
nouveau. Demain matin elle partait... même plus, puisque depuis
longtemps déjà minuit était passé, et dans quelques heures ce serait
le jour. A travers la stupeur qui descendait sur lui il comprenait
pourtant une chose qui était restée cachée jusque-là: que tout le long
des années dures, des interminables années de misère semées d’orgies
rares, d’un bout à l’autre de sa vie d’homme, et du haut en bas de son
cœur, il n’y avait jamais eu que Sal qui comptât...

Assise sur la plus haute marche du perron elle appuyait la tête contre
le mur. Son beau chapeau s’était un peu incliné dans la bagarre, et une
mèche de cheveux pendait le long de l’oreille comme pour cacher une
meurtrissure. Ses yeux se fermaient à demi, ses lèvres s’entr’ouvraient
sous un halètement léger; hors de l’ombre du chambranle, la lumière
du réverbère voisin plaquait sur sa figure une lividité terrible. Tom
la regardait toujours de ses yeux troubles, et luttait pour retarder
encore l’inconscience qu’il sentait venir, et aussi pour essayer
de bien comprendre, de voir clairement cette grande chose informe,
urgente, atrocement urgente, qui lui échappait. Sal s’en allait...
voilà! C’était insupportable et l’on n’y pouvait rien. Peut-être y
avait-il des choses qu’il aurait pu faire ou d’autres choses qu’il
aurait pu dire, et alors tout eût été autrement. Mais comment faire?
Dans la vie tout arrivait pêle-mêle, au hasard, de travers, et on n’y
pouvait jamais rien... Sal s’en allait, et quand elle serait partie il
ne resterait plus rien... Il ne resterait plus rien: le monde serait
vide, et lui Tom, serait vide aussi... Il s’en irait par les rues avec
son habit rouge, et sous son habit rouge, il ne resterait plus rien...
Et elle!

La petite figure blafarde appuyée contre le chambranle était
terriblement immobile, calme et figée, comme si toute sa vraie vie
l’avait quittée, ne laissant plus qu’un masque de chair, une chair
que chacun pouvait manier négligemment... La nuit profonde se faisait
complice, et voici que sur le visage livide une ombre hideuse semblait
se baisser.

--Sal! Sal!...

Cria-t-il, ou crut-il crier? était-ce sa voix, n’était-ce qu’un
hurlement de son cœur ivre? Sal rouvrit les yeux, regarda autour
d’elle, et dit d’une voix un peu épaisse, avec un rire:

--Tiens, Bill qui est malade!

Bill était en effet appuyé au mur, la tête entre ses coudes, et
vomissait avec des hoquets et des gémissements profonds. Machinalement
Tom se passa la main sur la figure et sur le dos de sa main il y eut
une traînée rouge, qu’il regarda d’un air hébété, parce qu’il ne
pouvait comprendre d’où venait le sang. Et Sal se redressa à moitié en
s’appuyant d’une main au mur, oscilla deux ou trois fois, et recommença
à chanter:

    Au bord du ruisseau du moulin je rêve, Nellie Dean...

Alors l’ivresse longtemps suspendue descendit sur Tom comme un suaire
et fit un mirage confus de tout ce qui l’entourait. Il ne voyait même
plus Sal: seulement la tache blanche de sa figure, et il n’entendait
qu’à peine les mots qu’elle chantait. Mais il entendait sa voix,
qui était très douce et qui pourtant lui tordait le cœur. Il ne se
rappelait même plus pourquoi.

    Le monde entier semble triste et désert, Nellie Dean
    Car je vous aime et je n’aime que vous, Nellie Dean
    Et je me demande si vous m’aimez encore, et si vous regrettez
    Les jours heureux qui sont passés, Nellie Dean...

Tom souhaita une ivresse encore plus profonde, qui effacerait tout et
qui durerait longtemps, et il se laissa aller en arrière, s’allongeant
sur la marche du perron, d’où il roula sur le trottoir.

Sal avait refermé les yeux, mais chantait toujours:

    Je me souviens du jour où nous nous sommes quittés Nellie Dean...

Bill hoquetait le long du mur.




LA VIEILLE

    Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.


--C’est bien ici le musée?

--Oui donc! Entrez.

Grand-Grégoire s’est effacé en hâte pour laisser passer les étrangers,
et ceux-ci franchissent le seuil l’un après l’autre, tâtonnant du pied,
baissant la tête, et se groupent de nouveau dans l’intérieur obscur.

--Par ici, dit Grand-Grégoire.

Devant une très petite fenêtre par où pénètre un peu du jour gris on
a disposé une sorte de vitrine grossière toute pareille à un châssis
de maraîcher. Grand-Grégoire en nettoie le verre avec sa manche; les
visiteurs approchent et se penchent, examinant les objets disparates
qui sont alignés là. Il y a deux boulets entiers, un fragment de
bombe, plusieurs sabres, un casque et deux shackos, des pistolets, un
long fusil à pierre, et au milieu, étalé de toute sa largeur, un dolman
à brandebourgs percé de deux trous, le trou rond d’une balle, la fente
étroite d’un coup de pointe, autour desquels s’étendent des taches
couleur de rouille.

--A votre gauche, récite Grand-Grégoire, un boulet qui s’était logé
dans le mur de la maison: vous pouvez encore voir le creux du dehors,
au-dessus de la porte. L’autre boulet a été ramassé sur le champ de
bataille, à l’endroit où s’était formé le dernier carré. La bombe
aussi. La tunique était celle d’un chasseur de la garde qui a été tué
en chargeant l’infanterie autrichienne; voyez les marques des deux
blessures et les taches de sang; le sabre recourbé qui est à côté
lui appartenait aussi et il le tenait encore à la main quand on l’a
ramassé. L’autre sabre était celui du général français.

Il ment avec sérénité, parce que son astuce de paysan lui dit que ces
reliques de la grande bataille, et la bataille elle-même, sont de très
vieilles choses dont les vivants ne peuvent rien savoir.

Les visiteurs écoutent jusqu’au bout, puis parlent entre eux à voix
basse.

--Croyez-vous que ce soit authentique, tout ça?

Un sceptique esquisse une moue indulgente. Un autre regarde autour de
lui.

--En tout cas, c’est une très vieille maison.

Ils semblent un peu déçus, mais Grand-Grégoire n’en a cure, parce qu’il
a gardé pour la fin la pièce rare du musée, la relique vivante dont
l’effet est certain.

--Vous aimeriez peut-être bien causer avec la vieille, dit-il tout à
coup. Elle est assise là, près du feu: on aime ben se chauffer, à cet
âge-là.

Bonhomme, il les conduit au grand fauteuil à dossier droit où la
vieille a été installée au matin, et où depuis de longues heures elle
se tasse sur elle-même et semble vouloir glisser vers la terre, ne
restant assise enfin que parce que ses membres raides refusent de se
plier pour la chute et que son corps usé n’a presque plus de pesanteur.

--Hé! la mère!

Il lui met une main sur l’épaule et la secoue un peu, mais sans
violence, avec la précaution que l’on doit à un organisme centenaire
qu’un miracle seul garde vivant.

--Voilà des étrangers qui voudraient vous causer un peu de la
bataille... Vous vous rappelez bien: la grande bataille... et
l’Empereur... Hein?... Vous étiez là?

Les visiteurs ont formé un demi-cercle devant le fauteuil de la vieille
et la regardent avec des grimaces de curiosité ou de compassion. Un
bonnet plissé cache miséricordieusement sa tête, mais ce que l’on voit
de son visage indique un âge émouvant. Les joues forment de grands
creux entre les os des pommettes et des mâchoires; de ses yeux blancs
suintent des larmes continuelles qui roulent et s’accrochent aux mille
plis de la peau, car ce visage n’est plus qu’un amas de rides pareilles
à des coupures. Le dur travail précoce, la pauvreté harcelante, la
maternité, et après cela toute une longueur encore de vie sordide et
dure, sont venus d’année en année corroder et taillader cette chose qui
avait été une figure de femme, pour en faire un exemple déchirant. Et
ce que l’on devine de son corps, sous les vêtements informes, est tel
que cela fait mal d’y penser.

--Hé! la mère!

Une dernière poussée a réveillé en elle un tressaillement de vie, et
tout de suite elle commence à réciter sa leçon, sans bouger ni tourner
la tête, d’une voix qui tremble et défaille entre ses gencives.

--Oui, oui... C’est bien vrai que j’étais là et je m’en rappelle comme
il faut... Les canons et les fusils faisaient ben du bruit, et aussi
les chevaux qui couraient tous ensemble, et je vous dis que j’avais
assez peur... Il y a eu des hommes qui étaient tout déchirés et qu’on a
soignés ici, et les canons ont manqué démolir la maison. C’est vrai...

--Et l’Empereur, la mère? N’oubliez pas l’Empereur!

--C’est ben vrai que j’ai vu l’Empereur aussi. Il a passé derrière la
maison avec un grand monde à cheval, des généraux et je ne sais pas qui
encore. Là, derrière la maison, sur le chemin, il a passé, et je l’ai
vu comme je vous vois... comme je vous vois.

Quand elle en est arrivée là, elle se rappelle la pantomime apprise et
tourne vers les visiteurs ses yeux usés qui ne voient plus, en branlant
la tête.

--C’est ben vrai... je l’ai vu.

--Quel âge a-t-elle donc? demande une voix.

--Cent sept ans, répond Grand-Grégoire avec assurance.

Du coin de l’âtre une autre voix chevrotante s’élève.

--Cent sept ans, oui, c’est ben ça.

C’est la tante Ferdinand qui parle, et tous les regards se dirigent
de ce côté. Comme l’aïeule elle est assise sur une chaise à dossier
droit sur laquelle son corps voûté se tasse et vacille; son visage est
presque pareil à celui de l’autre, marqué des mêmes plis innombrables
et profonds qui creusent la peau jaune, et semble presque aussi vieux;
mais en elle la vie est encore forte et ses petits yeux aigus voyagent
et luisent.

--J’ai quatre-vingt-quatre ans, moué, et je suis sa fille! Voyez donc!
Cent sept ans c’est ça. C’est son âge!

Avec des exclamations d’étonnement les visiteurs se sont retournés
et contemplent une fois de plus la survivante des temps héroïques,
celle qui a vu, de ses propres yeux, les grands hommes et les grandes
guerres. Ils voudraient lui poser des questions, mais la pitié les
arrête; ils voient le délabrement pathétique de la face, les yeux
morts, la fente sèche qui fut sa bouche; ils devinent l’épuisement du
maigre corps affaissé, et se taisent. Seul, Grand-Grégoire parle, et
assure que la vieille est encore solide, quoi qu’on pense, et pleine de
vie; elle est un peu sourde, et n’a plus ses yeux de vingt ans, mais
elle comprend tout et mange bien.

--On ne le croirait pas à la voir, mais elle mange quasiment autant
comme moi. Oh! je vous dis qu’elle n’est pas près de mourir! On en a
ben soin...

La pauvreté décevante du musée est oubliée; les visiteurs s’en vont
vers la porte, saisis, un peu émus; des pièces blanches sortent des
goussets. Grand-Grégoire les reçoit d’un geste gauche et suit le groupe
jusqu’au seuil. Un des étrangers se retourne, une fois dehors, et
regarde le trou que le boulet a creusé dans le mur; d’autres s’arrêtent
quelques instants au bord du chemin, le chemin où quatre-vingt-dix-huit
ans plus tôt une petite fille a regardé passer l’Empereur et son
escorte. Puis ils s’éloignent lentement.

Grand-Grégoire revient vers la vieille et la regarde avec une nuance
d’inquiétude.

--Elle a ben du mal à se réveiller, aujourd’hui!

--Ouai! fait la tante Ferdinand. C’est tous les jours pire, et quand
des étrangers viennent, elle en raconte un peu moins toutes les fois.

Le silence emplit la maison. Dehors, le vent fouette la vaste plaine
brune, les nuées grises se pourchassent d’un bout à l’autre du ciel
gris, et tous les reliefs de la campagne--les maisons et les granges
aux toits noirs, les arbres que l’automne dénude et que le vent
brutalise--ont l’air de s’ennuyer ou de souffrir.

Les bûches mal séchées fument dans l’âtre; la vieille est affaissée sur
sa chaise dure devant la cheminée, et elle n’a plus conscience que de
la fatigue qui l’écrase, et plus d’autre désir que celui de la mort.

Il y a quelques années--quinze ou vingt ans peut-être: qu’est-ce que
cela pour elle?--son grand âge lui inspirait une sorte de vanité
sénile et elle redoutait de mourir. Mais depuis, d’autres années trop
nombreuses sont venues, et d’autres encore, et le tout l’a chargée d’un
fardeau tel qu’un Dieu miséricordieux n’aurait jamais dû l’imposer à
une de ses créatures. Le poids l’écrase, presse ses vieux os dans leurs
jointures usées, fait de son souffle et des battements de son cœur des
spasmes douloureux dont l’arrêt amènerait pourtant une autre douleur
insupportable, et ce qui reste de sa chair a perdu la vie et n’est
plus qu’un suaire inerte et froid qui l’oppresse.

Elle est assise de telle sorte qu’elle ne peut tomber, et il lui
semble pourtant que c’est son seul désir: quitter une fois l’éternelle
posture immobile qui lui fait mal, se pencher et tomber face contre
terre, secouant du même coup le fardeau qui l’écrase sur elle-même et
la douleur de ses os. Elle sent que la terre l’appelle, et que si elle
pouvait se jeter en avant, coucher son corps usé sur le sol frais et
rester là quelques instants, l’insoutenable lassitude de ses membres se
muerait en repos.

Mais plusieurs fois par heure quelqu’un vient la remonter sur sa chaise
dure, lui secouer l’épaule, éloigner l’inconscience douce qui semble
toujours sur le point de venir, et il faut qu’elle violente sa poitrine
et sa gorge séchées pour prononcer une fois de plus les mots qu’elle a
appris autrefois, qui n’ont plus de sens pour elle et que ses propres
oreilles n’entendent plus. Si seulement--ô Dieu pitoyable--elle
pouvait trouver la force de se pencher et de se laisser tomber en
avant, pour répondre à l’appel de la terre!

Le silence dure longtemps. Les bûches se consument. Grand-Grégoire
vient en jeter d’autres sur le feu et retourne s’asseoir. Les nuées
défilent toujours dans le ciel attristé, et le jour gris reste pareil à
lui-même à travers les heures de l’après-midi.

Mais quelque chose approche lentement dans la plaine, Grand-Grégoire
se lève et regarde par la petite fenêtre carrée. C’est une automobile
à carrosserie longue qui porte plusieurs personnes, quatre ou cinq;
maintenant elles sont descendues et s’approchent encore, s’arrêtant
souvent et parlant entre elles avec des gestes qui montrent le
lointain. Des étrangers? Ils vont venir au musée, sans aucun doute, et
leur apparence promet une moisson de pièces blanches.

Grand-Grégoire lisse encore avec sa manche le verre de la vitrine,
s’approche de la vieille et lui touche l’épaule.

--Hé, la mère! Voilà du monde qui arrive.

Il attend quelques instants et la secoue de nouveau:

--Hé!

Il n’a jamais été brutal avec elle, mais voici qu’une peur le prend et
sa poigne se fait rude.

--Hé! réveillez-vous.

La poussée a fait osciller le corps menu, qui s’affaisse sur lui-même
encore plus que de coutume et commence à glisser vers le sol dans
une posture singulière. Il le relève aussitôt et l’accote contre
le dossier, mais l’inertie assouplie de ce corps et de la tête qui
vacille, et le regard qu’il a jeté sur la figure ridée, lui ont dit la
même chose en même temps.

La tante Ferdinand le voit reculer d’un pas et comprend de suite.

--Elle a passé?

Grand-Grégoire reste muet et hoche la tête.

Par la fenêtre il peut voir le groupe des étrangers qui s’approche
lentement, et cela lui fait saisir en une seconde l’étendue du
désastre. Sans la centenaire, son musée n’est plus qu’une supercherie
grossière et inefficace qui n’attirera personne, c’est leur gagne-pain
qui est parti avec elle. L’angoisse de la misère qui vient le prend
à la gorge, et la tante Ferdinand, qui a compris aussi, se penche et
regarde le cadavre avec des yeux incrédules et terrifiés. Le bois
craque dans l’âtre, scandant les secondes anxieuses.

Encore un coup d’œil jeté par la petite fenêtre qui donne sur la
plaine, et tout à coup Grand-Grégoire s’est décidé et se hâte. Il prend
le corps inerte dans ses bras, l’enlève du fauteuil à grand dossier, et
fait à l’autre vieille un signe de tête effaré.

--Toué! Viens là, toué.

La tante Ferdinand se lève à grand’peine, vacillant sur ses jambes
raides, et se traîne jusqu’au fauteuil où elle s’affaisse à son tour.
Rien n’est changé; la flamme de l’âtre éclaire une autre figure flétrie
qui révèle un âge émouvant, et les mains desséchées aux veines enflées
qui tremblent sur la jupe noire suffisent à exciter la pitié.

Mais Grand-Grégoire tourne autour de la pièce unique de la maison,
portant dans ses bras, que l’âge commence déjà à raidir aussi, le
cadavre léger et menu, et il cherche désespérément une cachette. Le
lit?... Mais les rideaux d’indienne ne ferment pas. Quelque coin
sombre? Il regarde et secoue la tête.

Les voix se font déjà entendre auprès du seuil et il commence à
trembler à son tour et à perdre la tête, quand ses yeux frappent
soudain la grande armoire de noyer. C’est assez d’un bras, d’une
main, pour tenir le corps desséché de la centenaire; de l’autre main,
il ouvre le grand panneau, voit tout l’intérieur d’un coup d’œil,
les maigres piles de linge; les vêtements de drap soigneusement
pliés occupent les deux étagères; dans le bas, il n’y a que quelques
couvertures, des sacs vides, et le harnais usé du cheval qu’il a fallu
vendre quand le fils est mort. Y aura-t-il place?

Le chétif corps replié disparaît dans le fond de la grande armoire: la
tête roule sur une couverture de laine brune et une des mains sèches
semble faire un dernier geste et vient s’appuyer contre la paroi.
Grand-Grégoire referme le panneau de toute la vitesse de ses mains
tremblantes et se retourne juste à temps.

--Est-ce ici le musée?

--Oui. Entrez.

Ils sont cinq: trois hommes et deux femmes aux manteaux riches.
Grand-Grégoire leur montre la vitrine d’un geste; ils approchent et
commencent à examiner les armes et le dolman troué; dans le fauteuil
en face de l’âtre, la tante Ferdinand se débat contre son angoisse et
cherche à se rappeler ce qu’elle doit dire. Et Grand-Grégoire qui ne se
sent pas capable encore de réciter la leçon de tous les jours, reste
stupidement adossé à l’armoire, les mains étendues à plat contre les
panneaux, comme pour empêcher de sortir le secret sinistre qu’il y a
enfermé.

S’il avait su... S’il avait pu deviner quel contentement infini la
vieille avait trouvé dans la mort, et combien l’abandon du corps jeté
là, sans respect, replié et tordu sur les couvertures et les pièces de
cuir, la tête contre le bois de l’armoire, était doux à celle qui avait
trop longtemps attendu!




LA DESTINEE DE MISS WINTHROP-SMITH


Ce ne fut que quand elle eut changé de tramway à Stratford que Miss
Winthrop-Smith ouvrit son réticule pour y prendre et relire une fois de
plus la lettre qu’elle avait reçue ce matin même et à laquelle elle ne
cessait de songer.

Elle s’enfonça en arrière sur la banquette, très droite, le chignon
à la vitre, jeta à ses voisines un regard de méfiance hautaine, et
déploya la feuille de papier. Cette feuille portait, dans le coin
supérieur gauche, un motif assez compliqué, qui comprenait plusieurs
pots de fleurs, deux haies parallèles qui s’en allaient vers l’horizon,
et un coin de serre où un mince jet d’eau montait vers une retombée
de plantes grimpantes. Dans le coin droit de la feuille s’étalait en
grandes lettres le nom du possesseur de toutes ces choses: «W.-G.
Firkins» et, en plus petits caractères, l’indication de son négoce:
«Nurseryman and Florist».

Une main attentive avait tracé en haut de la page, en beaux caractères
arrondis et réguliers:

  DEAR MISS WINTHROP-SMITH

 et une ligne plus bas:

    _I am aware, I am taking a great liberty_...


Le reste n’était que dévotion humble et audace affolée de timide.

Trois fois dans le courant de la page revenait la même expression:
Je prends la liberté... La liberté que je prends... Cette liberté...
A gestes rapides Miss Winthrop-Smith souligna de coups de crayon
imaginaires ces négligences de style. Quand elle eut relu la lettre en
entier jusqu’à la signature, régulière et arrondie, elle aussi, comme
un modèle d’écriture, son regard remonta une seconde vers la vignette
du haut de la page: les deux haies bien taillées qui s’en allaient vers
l’infini, le jet d’eau parmi la retombée des feuilles et des tiges aux
courbes molles... et, repliant la lettre avec soin, elle releva les
yeux et regarda devant elle avec un commencement de sourire.

Pauvre Mr. Firkins! Il n’avait pu trouver le courage de parler! Il
lui avait fallu écrire, et même sa demande officielle, rédigée et
calligraphiée avec soin, ressemblait fort à une lettre d’excuses. Sous
chaque phrase transparaissait sa conviction qu’aspirer à la main et
au cœur de Miss Winthrop-Smith était pour lui une grande audace, une
ambition effrénée, peut-être de l’impudence; et Miss Winthrop-Smith,
qui tenait sa lettre repliée à la main et regardait à travers la vitre
du tramway défiler les maisons de Bow et de Mile End, était un peu de
cet avis.

La population de plusieurs rues de Leytonstone, les fidèles de la
petite chapelle Baptiste qui donne sur le square, et d’une manière
générale tous les gens qui avaient eu l’occasion d’entrer en
conversation, même brève, avec Mrs. Winthrop-Smith, n’ignoraient plus
que sa fille occupait dans la célèbre firme Harrisson, Harrison and Cº
Limited, courtiers maritimes, une situation enviable et rare. Que cette
situation n’eût été à l’origine, et ne fût encore, nominalement, qu’un
poste de sténo-dactylographe, elle eût consenti à l’admettre; mais la
compétence que Miss Winthrop-Smith avait acquise en ces affaires, le
zèle intelligent qu’elle avait tout de suite déployé, la confiance
aveugle que les chefs de cette colossale entreprise accordaient à ses
capacités et à son jugement, voilà ce qui comptait!... Les nouvelles
connaissances, présentées à Mrs. Winthrop-Smith le dimanche matin à
l’issue du service, au quart d’heure où les redingotes rigides et
les robes de soie sanglées échangent des politesses solennelles,
emportaient toujours de ces conversations la vision étrange de Miss
Winthrop-Smith, rougissante, un peu gênée, son livre d’hymnes à la
main, installée en plein cœur de la Cité, précisément au centre d’un
réseau de lignes téléphoniques et de câbles, ordonnant et dirigeant
dans leurs courses les flottes marchandes du monde entier. De sorte
qu’épouser Mr. W.-G. Firkins, pépiniériste, c’eût été un peu--elle ne
l’aurait pas dit, mais elle le sentait--une déchéance.

Il assistait souvent au service à leur chapelle--encore que de
mauvaises langues prétendissent qu’il appartenait réellement à la secte
des Méthodistes primitifs, et non à celle des Baptistes,--et il portait
toujours des faux-cols prodigieusement hauts et raides et des complets
de diagonale bleue qui semblaient éternellement neufs, comme s’il eût
voulu relever par son élégance personnelle le caractère de son négoce.
Même il avait paru deux ou trois fois, récemment, vêtu d’une redingote
à revers de soie, et coiffé d’un chapeau haut sous lequel sa figure
rose reluisait de propreté et de candeur honnête.

Pauvre Mr. Firkins! Elle se répéta cela plusieurs fois mentalement,
avec un demi-sourire apitoyé, et puis se demanda soudain pourquoi
elle le traitait instinctivement de «pauvre». Après réflexion, elle
conclut que c’était parce qu’elle allait lui refuser sa main. Pauvre
Mr. Firkins! Tel qu’il se montrait le dimanche matin, soigné de linge,
correct de tenue, l’air prospère, il était quelconque, sain, frais,
présentable... Mais elle se souvenait l’avoir vu un jour au milieu de
ses carrés d’arbustes et de ses serres, en bras de chemise, houssé d’un
grand tablier des poches duquel saillaient les armes de son commerce:
un sécateur, un paquet de graines, des fiches de bois et de la ficelle,
et une toute petite plante comique qui semblait se cacher la tête et ne
révéler au monde que quelques pouces de tige et un fouillis de petites
racines brunes.

Il avait rougi d’être découvert dans ce costume, mais elle s’était
montrée bonne princesse, affable et gaie, et elle avait visité tout
son établissement avec lui, écoutant ses explications, posant des
questions intelligentes et trouvant pour chaque dispositif ingénieux
des paroles bien choisies de louange. Il lui avait tout montré, avec
un respect ingénu de vassal: les plantations d’arbustes alignés au
cordeau, imposants par leur nombre, mais touchants de nudité fragile;
les fleurs rangées dans les serres, dont elle sut vanter les couleurs
en termes gracieux; des plantes de toutes sortes dont il lui cita les
noms latins, sans vanité, même avec une moue d’excuse, et surtout une
petite serre isolée où il essayait timidement la culture du raisin.

Elle était, cette serre, comme tapissée de tiges grêles, dénudées,
anémiques, portant des vrilles qui se tendaient comme des mains
suppliantes; mais dans un coin quelque inexplicable miracle avait fait
pousser des plants plus robustes, dont l’un portait une grappe...
Une gentille grappe, pas très lourde, pas très belle, pas très mûre,
mais qui promettait, une gentille petite grappe, enfin, aux grains
ronds, opaques et violets... Cette grappe, il l’avait désignée à Miss
Winthrop-Smith d’un simple signe de tête, sans rien dire, et il s’était
oublié à la contempler longuement, les mains dans les poches de son
tablier, rêveur, comme un artiste en face du chef-d’œuvre ébauché. Cela
sentait bon la terre humide; il faisait tiède, une tiédeur alanguie et
voici qu’un petit rayon de soleil pâle était venu par le vitrail, en
ami, pour dorer et faire valoir la jolie grappe unique...

Miss Winthrop-Smith releva les yeux, avec un petit rire contenu qui
était presque un soupir, et vit que le tramway entrait en pleine nuit.
Par derrière, Mile End Road s’allongeait interminablement, à peine
emplie d’une brume légère, et cinquante mètres plus loin, tout cela
avait disparu, et l’on n’avançait plus qu’à l’aveuglette, avec des
précautions infinies, au milieu d’une atmosphère obscure, presque
tangible, suffocante, qui semblait mystifier tous les sens à la
fois. Des lueurs atténuées se laissaient voir vaguement, lointaines,
détachées du monde, qu’on devinait pourtant toutes proches, et des
appels de timbre venaient de distances infinies annoncer l’approche de
masses sombres qui surgissaient aussitôt.

Miss Winthrop-Smith songea: «Encore le brouillard!» et consulta
sa montre avec ennui. L’intérieur éclairé du tramway donnait une
impression d’Arche guidée lentement dans les ténèbres; les voyageurs
regardaient à travers les carreaux l’air opaque avec des mines
résignées, et le wattman qui coupait le courant toutes les secondes
et sondait l’inconnu à coups de timbre incessants semblait les
emmener, perdu lui-même, vers des sorts aventureux. Elle ouvrit de
nouveau machinalement la lettre qu’elle tenait à la main, et cette
fois la vignette du haut de la page, les deux haies bien taillées,
les pots de fleurs et le coin de serre, et aussi les phrases humbles,
calligraphiées avec tant de soin, la remplirent d’attendrissement.
William George Firkins... Il avait une bonne figure honnête, de
couleur saine, mi-rose et mi-hâle, et des yeux bleu clair, pleins de
bonne volonté candide. On le disait bien dans ses affaires, sobre
et consciencieux; ce serait un mari dévoué, fidèle, plein d’égards
respectueux, qu’il serait plaisant de gouverner sans arrogance et de
récompenser gentiment; et la vie serait tranquille et douce, à la
lisière des plantations...

       *       *       *       *       *

Le tramway s’arrêta, le conducteur sonda le brouillard, appela:
«Aldgate!... All change!» Et les voyageurs descendirent un par un
et s’en allèrent en tâtonnant vers le trottoir. Il était tard: Miss
Winthrop-Smith dut, pour abréger son chemin, passer par Middlesex
Street qu’elle ne pouvait souffrir. Cette fois le brouillard eut au
moins l’avantage de lui épargner le spectacle de l’activité sordide
des ateliers et des boutiques, des façades moisies, et de l’étalage
des pâtisseries juives où s’alignent des gâteaux qui semblent faits
de boules visqueuses agglutinées. Puis ce fut Bishopsgate Street et
les bureaux de Harrison, Harrison and Cº Limited, où, à vrai dire, il
semblait qu’elle occupât un poste un peu moins chargé de gloire que ses
relations de Leytonstone ne l’imaginaient.

A peine arrivée, elle fut, d’un coup de sonnette bref, mandée par Mr.
Harrison Junior, un très jeune homme qui s’efforçait de déguiser
sa jeunesse et son inexpérience touchantes sous des dehors de
rigidité solennelle. Sans un regard pour la grâce virginale de Miss
Winthrop-Smith, ni le tapotement gracieux dont elle faisait rentrer
dans l’ordre une mèche rebelle, il récita d’une voix monotone, sans
inflexion ni pause:

--Bonjour. Cablez: «Muller, Odessa. Avons offre ferme vapeur trois
mille six cents tonnes chargement prompt...»

Déjà le crayon de Miss Winthrop-Smith courait sur les lignes de son
carnet, agile, précis, traçant en hiéroglyphes sûrs la destinée
probable d’une cargaison d’orge à destination de Liverpool, dont les
sucs nourrissants trouveraient leur emploi ultime dans les biberons
de millions de petits enfants. A Leytonstone, Mrs. Winthrop-Smith,
ignorante de la tâche grandiose que sa fille remplissait avec zèle,
lisait paisiblement le _Daily Mirror_, cependant que William George
Firkins huilait son sécateur, distrait, avec de profonds soupirs.

Et toute la matinée le trafic du monde filtra entre les doigts roses
de Miss Winthrop-Smith, sous forme de lettres, de circulaires, de
câbles qu’il fallait décoder, coder, sténographier et dactylographier,
et soumettre finalement à l’examen de Mr. Harrison Junior, seul en son
sanctuaire, prestigieux, immobile, austère, et caressant peut-être, à
l’abri de son masque impénétrable, on ne sait quel rêve ingénu.

       *       *       *       *       *

A une heure, elle alla déjeuner. Dehors, c’était encore la nuit, mais
le manteau de brouillard avait quitté la terre: il planait maintenant
au-dessus des maisons comme une menace céleste ou l’effet de quelque
enchantement terrible, interceptant toute lumière, laissant à découvert
le ras du sol, où les piétons et les voitures fourmillaient comme une
nappe d’insectes sous l’effroi d’une semelle gigantesque, vaquant en
hâte à leur besogne en attendant que le fléau ne redescendît sur eux.

Sur la table de marbre du «Lyons» où elle prenait son repas, Miss
Winthrop-Smith contempla presque avec répugnance la portion de viande
froide qu’elle avait commandée, et même le petit pain poudré de farine
et la tomate coupée en deux qui l’accompagnaient. Peut-être était-ce
le brouillard qui lui enlevait l’appétit, ou bien l’ironie acerbe avec
laquelle Mr. Harrison Junior avait relevé quelques erreurs légères, ou
était-ce encore l’effet inconscient de la vision qui l’avait hantée
à plusieurs reprises ce matin-là, venant sournoisement interposer
entre ses yeux et le clavier de sa machine un coin de serre, touffu
de feuilles et de pousses vertes, un carré de vitrail par où venait
le soleil, et des arbustes en rangées, s’allongeant à l’infini sous
le ciel tendre... Elle soupira encore une fois, mania sa fourchette
mollement, leva les yeux vers la vitre de la devanture à travers
laquelle on voyait les lumières de la rue danser sous le ciel opaque,
et sentit la hideur du monde.

La tranche de bœuf de conserve qui séchait sur son assiette lui rappela
les révélations horribles des abattoirs de Chicago; dans l’innocente
tomate, à peine trop mûre, elle vit un légume blet et gâté, dont le
centre n’était déjà plus qu’une vase brunâtre saupoudrée de graines;
enfin les bonnes qui allaient et venaient, échangeant avec les habitués
des propos plaisants, lui parurent définitivement des créatures
grossières, sans tact ni décence, plus occupées de fleureter avec leurs
clients du sexe masculin que d’assurer convenablement leur service. Et
les plantations de Leytonstone, la petite maison tapissée de plantes
grimpantes, les châssis et les pépinières, la serre au raisin, les
allées qui faisaient le tour des carrés et semblaient inviter à des
promenades paisibles de propriétaire, une badine à la main, les cheveux
s’ébouriffant sous le vent frais, de bons souliers forts foulant la
terre molle... tout cela se présenta à l’esprit de Miss Winthrop-Smith
comme un Eden rustique, un asile de paix où William George Firkins la
suppliait d’entrer en maîtresse, débordant d’amour respectueux, une
grande prière dans ses yeux ingénus.

De deux heures à cinq heures, la balance oscilla sans trêve. Tantôt les
regards de Miss Winthrop-Smith se posaient sur les rangées parallèles
de pupitres alignés d’un bout à l’autre des bureaux, sur les hauts
tabourets semés de distance en distance, sur les nombreux employés
de tout âge, attelés à des besognes soigneusement distribuées; elle
entendait la sonnerie incessante des téléphones, le claquement de la
porte, les monosyllabes indistincts avec lesquels les télégraphistes
jetaient en hâte sur le comptoir leurs enveloppes orange, le cliquetis
des autres machines à écrire dans le compartiment voisin, et son cœur
s’emplissait d’un grand orgueil: Harrison, Harrison and Cº Limited!
Cet organisme complexe et puissant; ce nom qui s’étalait en haut
des lettres, sur les enveloppes, à toutes les pages de la _Shipping
Gazette_, sur la gigantesque plaque de cuivre qui décorait l’entrée
du bâtiment dans Bishopsgate Street, sans autres renseignements, sans
commentaires, rien que le nom, majestueux, solitaire, en mots graves
et sonores comme les sons d’un bourdon de cathédrale: «Harrison...
Harrison... and Cº... Limited!» Tout cela, c’était un peu elle, en
somme! Et, quand elle y songeait, l’idée de Mr. William George Firkins,
pépiniériste, lui offrant son cœur et sa main, semblait d’un comique
achevé.

Et puis un peu plus tard voici qu’un petit employé impertinent
lui apportait un modèle de circulaire à copier à la machine à
d’innombrables exemplaires: une heure durant, ses doigts s’agitaient
sur le clavier pendant que ses lèvres répétaient machinalement, à
mesure, les formules fastidieuses; le calorifère chauffait trop,
des poussières flottantes lui grattaient la gorge, les sonneries de
téléphone et les claquements de portes tombaient comme des coups de
marteau sur ses nerfs exaspérés, la pile de feuilles à remplir semblait
ne diminuer qu’à peine... Elle s’arrêtait une seconde dans son travail,
s’étirait pour chasser de ses épaules les crampes de lassitude, fermait
les yeux sous la lumière aveuglante des ampoules électriques, et les
visions revenaient la hanter un moment, des visions de coins de serre
avec des feuilles découpant la lumière des vitres et de jolies tiges
vert tendre jaillissant du terreau; d’arbustes alignés s’inclinant sous
le vent l’un après l’autre, comme en révérences de cour; d’une petite
maison proprette, bien rangée, dont la façade est verte au printemps
et d’autres visions encore, douces, rafraîchissantes, symboles d’une
vie tranquille, simple, tout près de la terre; de liberté, de petites
besognes accomplies à loisir...

La journée tirait à sa fin: déjà Mr. Harrison Junior, ayant signé
le courrier, consultait sa montre et songeait à partir, quand un
télégraphiste apporta soudain dans le bureau paisible de Bishopsgate
Street l’écho de la querelle qui mettait en ce même moment aux prises,
en rade de Hongkong, le capitaine du vapeur _Arundel Castle_ (4 tonnes
500, 4 panneaux, classe A. 1 à Lloyds) et le directeur d’une firme
allemande. En quelques lignes d’un câblogramme à cinq shillings le mot,
l’honnête marin britannique avait tenté de condenser l’indignation
véhémente que lui causait la conduite de ces étrangers sans scrupules,
qui, sous des prétextes fragiles, prétendaient rompre la charte-partie
dûment signée, et lui refusaient sa cargaison.

Mr. Harrison Junior, happé par son employé principal au moment même où
il se croyait enfin libre de s’en aller, partagea cette indignation
sans peine. Sur-le-champ, il somma par câble la maison-mère de Hambourg
et sa succursale de Hongkong de respecter la foi jurée et d’emplir
de riz et d’arachides les cales de l’_Arundel Castle_, sous menace
d’indemnités colossales; le capitaine reçut l’ordre d’insister sur ses
droits et de préparer une note de frais copieuse, et, par mesure de
précaution, cinq courtiers de Londres et du Continent furent invités à
offrir des cargaisons nouvelles.

D’un bout à l’autre des bureaux, des employés qui s’étaient préparés
secrètement à s’en aller, restaient assis sur leurs tabourets et
maniaient d’un air affairé des papiers sans importance, pendant que
Miss Winthrop-Smith, les yeux brillants, une rougeur de fièvre aux
joues, répandait par le monde le courroux majestueux de Harrison,
Harrison and Cº Limited. Les télégrammes jaillirent de sa machine
l’un après l’autre, complets, corrects, en longs mots inintelligibles
de code, que l’employé principal, debout à son côté, vérifiait à
mesure; et, à peine était-ce fait, que déjà les lettres les confirmant
naissaient l’une après l’autre sous ses doigts, en lignes que scandait
le cliquetis des leviers actionnés à toute allure, se fondant en un
roulement ininterrompu qui toutes les vingt secondes s’arrêtait net, et
repartait aussitôt, après le bruit sec de cran qui annonçait le passage
d’une ligne à l’autre.

La dernière lettre était déjà entamée quand Mr. Harrison Junior vint
en personne, son chapeau sur la tête, voir où l’on en était. Lorsqu’il
eut fini d’apposer son paraphe sur les lettres déjà prêtes, Miss
Winthrop-Smith terminait la dernière ligne et, debout, il contempla un
instant les doigts minces qui martelaient le clavier, agiles, sûrs,
disciplinés, manœuvrant sans accroc ni retard sous les regards chargés
de zèle de Miss Winthrop-Smith, et sa moue affairée de bonne ouvrière.
La lettre finie, elle l’arracha de la machine, et la lui tendit d’un
geste assuré.

L’employé principal, qui s’empressait, une feuille de papier buvard à
la main, dit d’une voix obséquieuse:

--Voilà de l’ouvrage vite fait! Et ce n’est pas la première venue qui
peut écrire à cette vitesse-là sans faire de fautes!

Avec un sourire auguste, Mr. Harrison Junior jeta son paraphe sur la
feuille, et répondit en se levant:

--Oui! Miss Winthrop-Smith est une virtuose, une vraie virtuose.

       *       *       *       *       *

Restée seule, la virtuose se passa les mains sur les tempes, ferma les
yeux un instant, et se souvint alors qu’il lui restait quelque chose à
faire.

L’approbation de Mr. Harrison Junior lui résonnait encore aux oreilles
comme une musique glorieuse. En dépit du commencement de migraine qui
lui pinçait les tempes, elle se sentait singulièrement alerte, les
nerfs tendus, surexcitée et pourtant lucide. Chacun de ses gestes lui
semblait prodigieusement exact, calculé, comme le déclenchement d’une
machine dont on attend des travaux essentiels.

Elle étendit la main, prit une feuille de papier, l’introduisit dans
sa machine et martela la date en une seconde. Ensuite elle sauta une,
deux, trois lignes, mit la marge à «quinze» et s’arrêta, la main
levée... Mais sa décision fut vite prise, et de tous points digne du
rôle important qu’elle jouait chez Harrison, Harrison and Cº Limited,
qui menaçait les firmes allemandes avec un glaive de feu... D’une
traite elle écrivit: «Dear Mr. Firkins,» sauta une ligne, fit encore
une très courte pause, et commença:

«I fully appreciate...»

Deux ou trois fois elle hésita une seconde, cherchant les expressions
élégantes et polies qui feraient, sans arrogance, comprendre à Mr.
Firkins qu’il avait nourri des ambitions un peu trop hautes... et
quand la lettre fut terminée, relue et signée, elle se dit qu’il eût
été difficile de faire mieux.

Cinq minutes plus tard elle sortait, l’enveloppe à la main, allait
la jeter dans la boîte la plus voisine, et se retournait pour gagner
Aldgate.

Et voici qu’avant qu’elle n’eût fait un pas le panorama de Bishopsgate
Street vint lui emplir les yeux de sa laideur morne: la pluie fine qui
tombait, la boue gluante sur les trottoirs, les mélancoliques becs de
gaz veillant en sentinelles sur les bâtisses sombres, le trot découragé
des chevaux sur l’asphalte mouillée, et les gens qui sortaient de
toutes les portes, les yeux creux, les traits tirés, se sauvant en
hâte, le dos rond sous l’averse, avec une grimace involontaire de
fatigue et de délivrance. Elle se souvint de ce qu’était la pluie dans
les pépinières de Leytonstone, en gouttes fraîches, chassées par le
vent, qui sont comme de petits baisers sains sur les feuilles et sur la
peau, les fortes semelles foulant la terre élastique, et puis le grand
feu derrière les volets clos... ou bien l’abri des serres, où l’air
est tiède et doux, souvent parfumé, comme en un petit monde de féerie,
mieux ordonné que le monde du dehors, et les raisins mûrissant sous le
vitrail...

       *       *       *       *       *

Elle resta immobile, les pieds dans la boue, le cœur serré, songeant
à toutes ces choses inestimables qu’on refuse un jour, et qui ne
reviennent jamais plus.




LA FOIRE AUX VÉRITÉS


Le passage menait dans une cour étroite, une sorte de boyau tronqué qui
comportait, de chaque côté, deux maisons basses aux façades moisies
et, au fond, un hangar où quelques voitures à bras achevaient de se
délabrer. La première porte dans le passage, en sortant de Brick Lane,
donnait dans l’arrière-boutique de Petricus, le boulanger; un peu
plus loin s’ouvrait une seconde porte et une fenêtre, dont le milieu,
défoncé, s’ornait d’un large pansement de papier gris. Au-dessus du
papier se balançait une pancarte qui portait en lettres dorées les
mots: «_S. Gudelsky, Shœmaker_»; au-dessous, une ligne de caractères
hébreux et, plus bas encore, écrit à la craie d’une main inhabile:
«_Repairs done_». Deux paires de chaussures, usées mais reluisantes,
une de chaque côté du carreau de papier, formaient l’étalage, et la
porte toujours ouverte laissait voir les murs de plâtre écaillé de la
boutique où le vieillard se courbait du matin au soir sur sa forme,
maniant les chaussures à gestes hâtifs, essayant de racheter, à force
d’application industrieuse, la faiblesse qui faisait trembler ses mains
usées sur les outils et les morceaux de cuir.

La pièce était de deux pieds au-dessous du niveau du passage, d’où on
descendait par trois marches de pierre; elle était extraordinairement
basse de plafond, mais assez grande pour que la lumière de l’unique bec
de gaz ne pût l’éclairer qu’en partie. Il couvrait d’une lueur vive
le crâne poli du vieillard, le raccourci de sa face jaune et ridée
penchée sur son ouvrage, ses bras nus jusqu’aux coudes, maigres, où
saillaient les veines gonflées; il jetait aussi sa clarté cruelle sur
la redingote pendue au mur: une vieille lévite râpée, tachée, d’une
vétusté prodigieuse; mais, deux pas plus loin, l’ombre commençait, et
elle couvrait à demi l’extrémité opposée où on ne distinguait qu’un
vieux fauteuil de cuir qu’occupait une forme indécise, enveloppée
presque entièrement dans des pièces d’étoffe dépareillées. Un examen
plus attentif révélait que c’était une forme humaine, une forme lourde,
où ne vivaient que deux yeux d’onyx ternis, un souffle bref, et une
main qui voyageait paresseusement, mais sans relâche entre le visage et
un sac de papier placé sur un escabeau. On ne voyait tout cela qu’avec
peine, mais les gens qui venaient dans cette boutique n’avaient pas
besoin de voir; ils savaient tous que la forme épaisse dans le fauteuil
était Leah Gudelsky, qui achevait de mourir. Elle était monstrueusement
grasse, d’une graisse qui bourrelait ses mains et tendait sur une
figure énorme la peau couleur de cire, mais il était facile de voir
que sa vie s’en allait. Cela se voyait à sa respiration faible et
rapide, au cerne profond de ses yeux ternis, à la lassitude extrême que
montrait chaque mouvement des mains monstrueuses.

Toutes les matrones de Brick Lane avaient dit, l’une après l’autre,
d’un air entendu: «C’est une langueur, les médecins n’y comprennent
rien!» Le père Gudelsky et Leah elle-même avaient répété chaque fois:
«Oui, c’est une langueur!» et tous savaient que la fin ne pourrait
tarder beaucoup. Il ne restait plus d’humain en elle que la passion
des sucreries, et elle ne vivait guère que de cela. Chaque matin, son
père allait faire, dans une boutique voisine, provision de fondants à
trois pence la livre et de miettes de caramel balayées après la vente.
Parfois, quelque voisine compatissante apportait son offrande dans un
cornet de papier.

Puis, jusqu’au soir, le vieux cordonnier besognait sans répit,
taillant, clouant, rognant le cuir, harcelant les chaussures calées
entre ses genoux, appuyant chaque geste affairé d’un balancement du
corps, d’une saccade brève, comme pour accélérer les mouvements trop
lents de ses mains usées et, jusqu’au soir aussi, Leah suçait ses
bonbons sans rien dire, comblant de sa masse déjà presque insensible
le grand fauteuil de cuir, semblant toujours prêter l’oreille, attendre
d’un moment à l’autre, en mâchonnant, l’appel qui devait venir.

Au dehors, à l’issue du passage obscur, c’était Brick Lane et l’angle
de Thrasol Street. La première boutique sur la gauche était celle de
Rappoport, le tailleur; ensuite venaient Agelowitz, le charcutier;
Pomerantz, coiffeur et parfumeur, et Sunasky, dont la vitrine étalait
des châles à prière et des pamphlets en hébreu. Un peu plus loin, Dean
et Flower Street allongeait ses deux rangées de maisons sordides,
où la foule des submergés de l’East End s’en allait chercher asile,
moyennant quatre pence la nuit; ceux qui n’avaient pu réunir cette
somme erraient, au hasard des rues, en attendant l’aube, traînant
entre Whitechapel et Hoscton leurs pieds meurtris et leur rêve confus
d’un Eden où il y aurait un grand feu et des matelas pour s’étendre.
Ils suivaient le trottoir en clochant, le dos rond, le coude au
mur, laissant tomber dans les porches déserts des lambeaux de
soliloques, suivant du même regard sournois et hostile les boutiques
et les passants, toute cette autre portion de l’humanité qui avait
mangé et savait où dormir; et s’il pouvait y avoir des degrés dans
leur malveillance jalouse, les mieux haïs devaient être ces gens,
dont les noms si peu britanniques s’inscrivaient aux devantures
des magasins, car ceux-là n’étaient certes pas des submergés. Hier
encore, semblait-il, on les avait vus débarquer de la cale des vapeurs
allemands ou russes, déguenillés et lamentables, couvant d’un œil
anxieux les ballots et les caisses qui contenaient tout leur avoir; et
la seconde génération les trouvait solidement établis dans ces rues
du Ghetto débordé, certains besogneux encore, d’autres déjà cossus,
mais presque tous bien vêtus, gras et prolifiques, amis de l’ordre
et respectueux des lois. Ils étaient chez eux dans Brick Lane: les
magasins étalaient pour eux les denrées familières, les affiches même
y parlaient leur langue; c’étaient leurs jeunes gens qui, le travail
fini, fumaient indolemment des cigarettes, accoudés au seuil des
boutiques, et c’étaient leurs jeunes filles qui passaient par deux ou
trois, dans leurs robes les plus neuves, pour le pèlerinage du vendredi
soir, s’en allant vers l’ouest, chercher des rues mieux éclairées et
plus belles, contempler les palais qui pourraient être un jour la
demeure de leur race, choisir le campement des hordes du futur, des
tribus nombreuses que promettaient leurs vastes hanches.

A deux pas de la rue, dans le sous-sol où le vieux cordonnier usait
ses mains sur les durs souliers de pauvres, le futur n’était pas parmi
les choses qui comptent: c’était le présent qui comptait, le présent
qui renaissait avec le tic-tac de chaque seconde et contre lequel
il fallait se débattre sans fin. Pour le vieillard, il représentait
une alternative de travail maigrement payé et de repos précurseur de
famine; les prétentions exorbitantes des clients pauvres eux-mêmes,
économes et durs aux autres, qui exigeaient pour très peu d’argent
beaucoup de cuir et de dur labeur, terminé sans faute pour le
lendemain, jour de sabbat; et pour Leah chaque minute du présent
représentait encore un peu de lumière et de souffle gagnés, un geste
qui était un effort, et la sensation douce au palais du fondant qui
faisait vivre une fois de plus les nerfs engourdis. Les coups de
marteau sonnaient mat sur le cuir, pressés et rapides; quand ils
s’arrêtaient un instant, on n’entendait plus que le bruit lointain
des passants dans Brick Lane, plus près le susurrement du gaz et le
halètement faible qui venait de l’ombre; et bientôt le tapotement
repartait de plus belle, hâtif, affolé, de peur que le premier moment
d’oisiveté ne fût pris pour un abandon, n’ouvrît la porte à toutes les
choses irréparables qu’il importait de retarder encore un peu.

Il y eut au dehors un bruit de pas légers, presque furtifs: une ombre
s’encadra dans la porte, descendit deux marches et s’arrêta sur la
troisième, en pleine lumière, et quand le tapotement du marteau se fut
arrêté, une voix de femme, claire et douce, se fit entendre. Elle dit:
«Je viens à vous de la part de Christ, qui est mort pour nous.»

Le père Gudelsky leva les veux vers l’apparition, la regarda un
instant, et se courba de nouveau sur son ouvrage. A chaque geste, il
secouait un peu la tête avec un sourire faible de vieil homme plein
d’expérience et les coups de marteau tombèrent plus drus et plus forts
comme pour noyer l’écho des mots enfantins.

L’inconnue restait immobile sur le seuil, très droite, dans une
attitude d’assurance paisible. Elle enveloppa du même regard la lumière
et l’ombre, les murs écaillés et suintants, le sol malpropre, la
silhouette cassée du vieillard, et fit offrande de cette misère et de
sa piété à Celui qui l’envoyait. Sa voix s’éleva de nouveau, assurée et
douce:

--Je viens à vous de la part de Christ qui est mort pour nous.

Le cordonnier haussa les épaules d’un geste las et dit sans colère:

--Vous êtes sûre que vous ne vous êtes pas trompée de rue? Nous sommes
tous des hérétiques par ici.

Elle répondit doucement:

--Il y a place pour tous dans la paix du Seigneur!

Il soupira un instant sans rien dire et mania le soulier qu’il venait
d’achever: il le tenait tout près de son visage, pour bien voir, car
sa vue n’était plus très bonne, et ses lèvres remuaient doucement.
Peut-être se félicitait-il seulement d’une besogne bien faite;
peut-être était-ce une protestation timide contre les visites d’apôtres
importuns. Cette silhouette haute et mince, en pleine lumière sur le
seuil, le gênait. De l’évangéliste se dégageait un appel qui ne se
laissait pas étouffer, une sorte d’_alleluia_ de silence; une foi sans
bornes luisait dans ses yeux clairs, revêtait de dignité confiante
ses traits encore enfantins. Elle se savait chargée d’un message
irrésistible, porteuse du philtre qui guérit tous les maux, et semblait
attendre d’un moment à l’autre un miracle certain. Le respect de sa
mission la tenait droite, presque immobile, de peur qu’un geste sans
beauté ne vînt déparer son divin fardeau.

Elle parla de nouveau, d’une voix douce qui s’élevait à la fin de
chaque phrase, comme sur le verset d’un psaume.

--A présent, dit-elle, vous êtes dans l’obscurité; mais si vous venez à
Christ vous serez dans la lumière, car c’est là qu’est la vérité.

Le vieillard posa l’outil qu’il tenait sur ses genoux, et se passa la
main sur le front. Sous la lueur jaune du gaz, sa figure ridée avait
une expression de simplicité ingénue, l’air d’attention naïve d’un
homme qui cherche laborieusement à bien faire.

--Bien sûr! dit-il, la vérité! bien sûr! mais sait-on jamais? C’est si
difficile!

La jeune fille secoua la tête et répondit avec indulgence:

--Ce qui est difficile, c’est de quitter les voies de l’erreur; mais si
vous suivez Christ, les voies sont aisées, car il a dit: «Mon joug est
facile et mon fardeau est léger. Et il n’y a de mérite qu’en lui».

Il soupira encore, choisit une chaussure dans le tas, et l’installant
entre ses genoux, la regarda d’un air rêveur; puis il se parla à
lui-même, plissant le front et de temps à autre levant vers la lumière
ses yeux candides.

--C’est ça, fit-il, bien sûr! Nous sommes tous après la vérité; mais
c’est si difficile! Il y en a de toutes sortes des vérités, des petites
et des grandes, et il y a une vérité pour chacun, mais combien est-ce
qu’elles durent? Moi qui vous parle, j’ai vu la vérité face à face,
comme vous, même plusieurs fois et, chaque fois, c’était une vérité
différente; mais j’ai vécu trop vieux et mes vérités sont mortes. Oui!
vous allez me dire qu’il n’y a qu’une vérité, la vôtre; et que vous en
êtes sûre; mais moi aussi j’ai été sûr; j’ai été sûr plusieurs fois!

Il se pencha un peu en avant, les mains sur ses genoux, et sur sa
vieille figure jaune et plissée, passa une grimace de détresse
touchante, la morsure d’une faim inapaisée qui se serait réveillée tout
à coup.

--A Varsovie, fit-il, à Varsovie, j’étais sûr, et les vérités de
là-bas sont plus fortes que celles d’ici. Celles d’ici n’ont pas tant
d’importance après tout, elles peuvent attendre; mais là-bas, il
semblait que si tout n’était pas changé sans retard, le monde allait
s’écrouler dans sa propre pourriture et qu’il y avait tant d’injustice
et de misère et de mensonges, que cela ne pouvait durer un jour de
plus. Oui! j’étais sûr, et ils étaient beaucoup comme moi. Nous avions
des réunions, voyez-vous, dans une boutique, en cachette, et tous ceux
qui venaient là étaient sûrs; c’étaient des paysans, et des ouvriers,
et des étudiants de l’Université, et même leurs professeurs; et il y
en avait parmi eux qui savaient parler de telle manière qu’ils nous
faisaient pleurer et crier de colère, à cause de l’injustice et de
la méchanceté de ceux qui étaient au pouvoir. Et quand ils disaient
comment cela devait forcément finir et que la cause du peuple allait
inévitablement triompher parce que la justice et la vérité étaient
avec lui; et comment les temps nouveaux allaient venir, et la tyrannie
succomber; et comment chacun vivrait sa vie librement et sans
querelles, il semblait que cela fût si simple et si facile à comprendre
qu’il suffirait de le répéter au dehors pour que tout fût changé en
une seule fois. Ou bien, ils nous lisaient des livres, et alors c’était
plus clair encore: il y avait des phrases qui vous sautaient dans
la tête, qui sortaient des pages comme des flammes, comme l’éclair
d’une arme jaillit du fourreau; et même quand ceux d’entre nous qui
ne savaient pas si bien parler tenaient à faire des discours, on les
comprenait sans écouter les mots qu’ils disaient. C’était comme un
hymne dont les cœurs chantaient le refrain: «Liberté... corruption
vaincue... assez de misère... Liberté... propagande irrésistible...
l’armée avec nous... fin prochaine... Liberté!»

Le vieillard s’arrêta court et soupira doucement; puis il se pencha
en avant et prit une poignée de clous dans sa main. L’évangéliste,
toujours immobile, le regardait en ouvrant des yeux surpris; dans le
silence, le halètement faible de Leah et le craquement du sac de papier
sous sa main, annoncèrent que l’appel ne venait pas encore, que les
Dieux la toléraient un peu plus longtemps.

D’une voix plus basse, toujours se parlant à lui-même, le vieillard
reprit:

--C’était la vérité, ça, pourtant; nous étions sûrs, mais ces choses-là
n’arrivent jamais comme il faudrait! Elles viennent trop tôt, avant
qu’on soit prêt, et jamais comme on les avait prévues; certains sont
surpris et se taisent, et d’autres agissent trop tôt et vont trop loin.
Au dernier moment, on découvre que l’autre parti a peut-être aussi des
raisons, tout au moins des excuses, que toute la misère ne vient pas du
même côté; et puis, il y eut trop de sang, de sang versé aussi par les
nôtres, qui ne semblait pas servir à grand’chose, et nous sommes d’une
race qui n’aime pas le sang. Des cris et la fusillade, la réplique des
bombes et encore des cris; les ruisseaux de pétrole en feu charriant
la ruine d’une maison à l’autre, nos magasins brûlés ou pillés, et nos
jeunes filles hurlant d’horreur aux mains des soldats... Ce soir-là,
ma vérité est morte: il s’est passé trop de choses terribles, qui
n’étaient pas toutes de la faute des mêmes. Elle est morte. Tant
qu’elle a duré, c’était une vérité forte et belle; mais après cela je
n’ai jamais pu la revoir.

Le marteau s’abattit avec un son mat sur le cuir, enfonça un clou, puis
un autre, et d’autres encore, et à chaque fois le vieillard hochait la
tête et soupirait un peu, comme s’il clouait là le cercueil du rêve
glorieux qu’il avait fallu mettre en terre. En silence il rogna, lima,
polit le cuir, contempla la besogne terminée d’un air songeur, et posa
la chaussure à côté de lui; puis il en prit une autre et parla de
nouveau:

--Cette vérité-là, je ne l’ai jamais revue; mais quand j’ai quitté
Varsovie et que je suis venu ici, j’en ai vu une autre, et celle-là
aussi était une vérité réelle, et j’en étais sûr. Il ne s’agissait plus
que de travailler dur et d’obéir aux lois, car cette fois j’étais dans
un pays libre, où un homme en valait un autre, et il y avait de la
justice pour tous, et à chacun sa chance.

«Tout le temps que je travaillais, ma vérité était là avec moi, et
elle me répétait que ceci était le royaume de paix qui nous avait été
promis, et que si j’étais courageux et patient, j’entrerais dans mon
héritage, et une fois de plus j’ai été sûr. Mais celle-là est morte
aussi. Elle a mis des années à mourir, en s’effaçant un peu chaque
jour. Ma première vérité était morte en un soir, au milieu des cris et
du sang versé, et l’autre s’est usée lentement parce que les choses
que j’attendais étaient trop longtemps à venir. J’ai travaillé, et
travaillé, et attendu, et chaque matin quand je m’installais à mon
ouvrage, elle était un peu plus loin de moi, et chaque fois moins
certaine et moins claire.

«A présent je suis vieux, et je n’attends plus rien, rien que ce qui
doit forcément venir. Mais j’ai sept enfants. Ils prendront leur tour,
et peut-être ils trouveront ce que je n’ai pas pu trouver, ils auront
plus de chance, ou bien ils verront plus clair. Voyez-vous, on cherche,
on cherche de toutes ses forces, aussi longtemps qu’on peut; mais ceux
qui trouvent sont rares, parce que la vie n’est pas assez longue, et
c’est pour cela qu’il faut avoir des enfants. Ils essayent à leur
tour; souvent ils ne vont guère plus loin, parce qu’il faut qu’ils
recommencent, et alors ce sera pour leurs enfants à eux. Moi j’en ai
sept.»

L’évangéliste écarquillait ses yeux pâles sur un monde obscur et
compliqué. Elle savait qu’elle avait raison; mais elle sentait aussi
qu’il était des choses qu’elle ne pouvait expliquer ni comprendre. Elle
secoua la tête et dit simplement:

--Il n’y a de vérité qu’en Christ!

Et après cela, elle ne trouva plus rien à dire. Elle mit une brochure
pieuse sur une caisse, près du vieillard, entre ses outils, traversa la
pièce et en posa une autre sur les genoux de Leah, et sortit.

Longtemps encore retentirent sous le plafond bas les bruits du travail;
longtemps brûla la lumière qui annonçait à tous l’existence d’un vieil
homme las pour qui l’heure du repos n’était pas encore venue, et chaque
fois qu’il s’arrêtait un instant pour redresser son échine cassée ou
se frotter les yeux, il se demandait lequel des sept enfants auxquels
il avait donné la vie et qui l’avaient quitté, mènerait à bien la
lourde tâche, atteindrait la certitude qui lui avait échappé. Serait-ce
Benjamin qui était parti pour l’Amérique, où il gagnait beaucoup
d’argent? Serait-ce Lily ou bien Deborah, deux belles filles avisées
et prudentes? Un peu plus tard, il jeta un regard rapide vers le coin
d’ombre où Leah s’était assoupie dans le grand fauteuil de cuir, la
bouche ouverte mais respirant à peine, monstrueuse et pétrifiée, si peu
semblable à une créature vivante qu’il semblait impossible qu’elle pût
se réveiller jamais. Peut-être serait-ce celle-là, songea-t-il, qui
trouverait le plus tôt la vérité!

Et il se dit que lui aussi, la trouverait bientôt, sans doute, et
qu’ainsi sa grande faim serait apaisée.




LA PEUR


Je vais, suivant la phrase d’un personnage de Kipling, le naturaliste
Hans Breitmann, vous raconter une histoire que vous ne croirez pas.

Elle concerne un homme qui vécut fort paisiblement de ses rentes, fut
considéré toute sa vie comme parfaitement normal et bien équilibré,
jouit jusqu’au bout de l’estime de ses égaux et du respect de ses
fournisseurs, et mourut étrangement.

Je fis sa connaissance à Hastings, ville qui donna son nom à une
bataille célèbre, plage élégante qui est à peu près, de tous les
endroits que je connais, celui où l’homme a le plus scientifiquement
défiguré la mer. Il serait coûteux et peu pratique d’amener la mer dans
Piccadilly, mais il est une solution très simple, c’est de transporter
Piccadilly près de la mer. Le résultat est une admirable promenade
longue de cinq milles, large comme les Champs-Elysées, bordée d’un
côté par des villas, des hôtels et des boutiques de toute sorte, et de
l’autre côté par un mur en très belle maçonnerie qui, à marée basse,
forme pour la grève un «fond» très satisfaisant et, à marée haute,
maintient dans l’ordre les vagues, tour à tour humiliées et rageuses.
C’est un endroit sans pareil pour fumer un cigare dans un complet de
flanelle de bonne coupe, entre le clapotis des flots domestiqués et les
accords d’un orchestre hongrois; mais pour les gens qui aiment l’eau
libre et les coins de falaise tranquilles, «ça n’est pas ça.»

«Ça n’était pas ça», évidemment, pour un homme d’élégante apparence que
je rencontrais jour après jour sur cette grève-boulevard, et ce fut
probablement ce qui nous attira l’un vers l’autre. Nous échangeâmes,
une après-midi, des opinions sévères sur la localité et ses habitants,
et, le lendemain, nous trouvant ensemble à l’heure du bain, nous
allâmes de compagnie, à brasses tranquilles, vers le large où la mer,
loin des petits enfants qui jouent sur le sable, des jeunes dames trop
bien habillées et des orchestres à brandebourgs, ressemble vraiment à
la mer et reprend son indépendance.

Il nageait dans la perfection: ce n’était ni le style impeccable d’un
Haggerty, ni le coup de pied formidable d’un Jarvis mais l’allure d’un
homme qui a l’habitude de l’eau et s’y trouve à son aise. Dès lors,
nous prîmes régulièrement nos bains ensemble. Il n’était pas bavard
et j’étais encore moins curieux, de sorte que plusieurs semaines
s’écoulèrent sans qu’aucun de nous deux se souciât d’apprendre sur
l’autre autre chose que ce qu’il avait bien voulu raconter. Il
m’annonça un matin qu’il partait le soir même, et quelque peu à ma
surprise, ajouta qu’il habitait une petite propriété du Devon, et
qu’il serait heureux de me voir, si je pouvais trouver le temps
d’aller passer quelques jours avec lui. Il fit miroiter à mes yeux les
délices des pipes fumées à plat ventre dans l’herbe drue et me parla
d’une pièce d’eau qui lui appartenait, auprès de laquelle la mer, à
Hastings, n’était qu’un bassin malpropre et sans charme. J’acceptai son
invitation et je m’y rendis un mois plus tard.

Il vivait dans une maison absolument quelconque, brique et plâtre,
assise au flanc d’un coteau. Il me fit voir, derrière la maison,
un jardin qui descendait le long de la pente et indiqua d’un geste
vague la vallée au-dessous de nous, en me disant que c’était là que
se trouvait l’eau. Je proposai un bain immédiat, mais il me répondit
d’un ton embarrassé, qu’il était préférable d’attendre le soir et
que d’ailleurs, c’était l’heure du thé. Nous rentrâmes; son thé se
composait de brandy et soda, mélangés par moitié. Il en but trois
verres et nous parlâmes de bains et de natation. Les courses et les
records ne l’intéressaient pas; il nageait l’«over and stroke» dans la
perfection,--je l’avais vu à l’œuvre,--mais il n’en savait même pas le
nom. Il me raconta d’un air rêveur que tous les hommes de sa famille
avaient beaucoup aimé l’eau: son père était mort d’une congestion
à l’âge de soixante-douze ans, en se baignant dans les environs
de Maidenhead, et son frère encore enfant, s’était noyé dans les
herbes,--il ne désigna pas l’endroit. Je voulus, par politesse, donner
aussi mon histoire, et lui parlai d’un homme que j’avais connu, qui
nageant dans une crique sur la côte d’Irlande, avait distinctement vu,
à quelques mètres de lui, une pieuvre de six pieds d’envergure collée
contre un rocher. Il en conçut une si effroyable peur qu’il revint vers
la terre, à brassées affolées, voulut se hisser sur une pierre, qui
tourna en lui cassant la jambe, et resta un quart d’heure dans l’eau,
cramponné à la roche, incapable de remuer et hurlant d’épouvante.

Mon hôte m’écouta avec des yeux égarés, la bouche ouverte et les deux
mains crispées sur la table. Je lui demandai s’il était nerveux; il me
répondit que non, se versa deux doigts de brandy--sa main tremblait un
peu,--les but et regarda par la fenêtre d’un air hébété.

Le soleil était sur le point de se coucher lorsque nous descendîmes
vers la vallée. Il nous fallut traverser un taillis inculte, puis
dévaler le long d’un talus en pente raide pour arriver à l’eau.

C’était une grande mare d’aspect sauvage, complètement entourée de
fourrés et de broussailles et de forme assez curieuse. Elle était
longue de cent cinquante mètres environ et, en face du point où nous
étions, large d’au moins soixante. Mais l’autre extrémité allait en
se rétrécissant progressivement et se terminait par une sorte de
canal, mesurant à peine quatre ou cinq mètres d’un bord à l’autre,
et complètement obscurci par le feuillage d’un bouquet d’arbres qui
le surplombait. L’eau paraissait parfaitement propre et pourtant
singulièrement peu transparente, si bien que, sauf sur le bord, il
était impossible de distinguer le fond.

Je commençai à me dévêtir tranquillement, savourant d’avance la volupté
d’une demi-heure dans l’eau froide, après une chaude journée. Mon
hôte resta quelques secondes immobile, puis défit brusquement ses
vêtements, les jeta à terre, enfila son caleçon et se tint de nouveau
immobile, debout, tourné vers la mare et haletant un peu. J’attribuai
à l’influence du brandy son évidente nervosité et ne pus m’empêcher
de songer qu’il avait de grandes chances de finir quelque jour par la
fâcheuse congestion, comme son père avait fini.

J’entrai dans l’eau d’un saut, et quelques minutes plus tard, il m’y
suivit. Après avoir hésité un peu, il s’avança d’abord lentement, par
enjambées prudentes, puis, quand la profondeur fut suffisante, il
se laissa aller doucement, sans bruit ni éclaboussure et se dirigea
aussitôt vers la partie resserrée de l’étang, nageant avec une force
et une précision singulières. Il s’arrêta devant l’entrée de cette
sorte de couloir dont j’ai parlé et pendant quelques instants se tint
presque immobile, ne remuant dans l’eau qu’avec d’infinies précautions
et la figure tournée vers la surface, sous laquelle il semblait
scruter quelque chose d’invisible pour moi. Ses manières me parurent
si étranges que je lui demandai ce qu’il pouvait bien y avoir à cette
extrémité de l’étang. Il me répondit très bas: «Il y a... il y a une
source,» et se tut de nouveau. Je m’efforçai, moi aussi, de distinguer
ce qui se trouvait au-dessous de nous et ne tardai pas à m’apercevoir
que la profondeur était beaucoup plus grande que je ne l’avais d’abord
supposé.

On ne voyait du fond que l’extrémité de hautes herbes, qui
s’arrêtaient à environ un mètre cinquante de la surface et ondoyaient
perpétuellement, bien que l’eau fût parfaitement calme en apparence.
L’existence d’une source au fond de cet étroit canal, qui pouvait avoir
huit à dix mètres de long, expliquait en effet le mouvement qui les
agitait. Elles s’écartaient parfois et laissaient alors entre elles une
sorte de chenal, dont il était difficile d’évaluer la profondeur, et
qui se continuait comme une voie soudainement tracée, jusqu’à la rive
verticale du fond où je pouvais discerner vaguement un trou, la source
fort probablement, qu’un nouveau mouvement des herbes dissimulait un
moment plus tard. C’était bien le plus étrange coin de mare que j’aie
jamais vu.

Je tournai la tête pour faire une observation à ce sujet à mon
compagnon, mais la vue de son visage me fit instantanément oublier
ce que j’allais dire. Il était pâle, ce qui pouvait s’expliquer
par l’extrême froideur de l’eau, mais surtout tiré et plissé de
rides soudaines et portait une expression curieusement affairée et
inquiète. Je le regardai encore quand il nagea lentement vers moi,
toujours à brasses prudentes, et me demanda dans un chuchotement
effaré: «Il n’y a rien, hein?» J’allais lui répondre avec douceur
qu’il n’y avait rien du tout et que nous ferions peut-être bien de
nous habiller, lorsque je sentis les couches profondes de l’étang
remuées par une mystérieuse poussée. Les longues herbes du fond
s’ouvrirent brusquement, comme écartées par le passage d’un corps,
et mon hôte se retourna d’un brusque coup de reins, et, poussant une
sorte de gémissement, fila vers l’autre bout de la mare, s’allongeant
dans l’eau comme une bête pourchassée. Son affolement devait être
contagieux, car je le suivis aussitôt avec la même hâte, mais j’avais
conservé assez de sang-froid pour observer qu’il nageait le «trudgeon»
(double-over-arm-stroke-single-kick), nage que je ne l’avais jamais vu
employer auparavant, et cela avec tant de puissance et d’habileté que,
loin de le rattraper, je le voyais, malgré mes efforts, gagner sur moi
à chaque instant. Quand j’arrivai à la berge, il était déjà sorti de
l’eau, et assis sur l’herbe vaseuse, la bouche ouverte, haletait et
râlait de telle manière que je crus qu’il allait mourir sur place.

Il se remit pourtant et, un quart d’heure plus tard, ayant repris nos
vêtements, nous retournâmes vers la maison.

Je m’abstins de poser aucune question sur les incidents de la journée
à celui que j’avais déjà catalogué comme un alcoolique, affligé de
troubles nerveux, et me contentai de l’observer à la dérobée. Il fut
pendant toute la soirée parfaitement calme et normal, ne but que
quelques verres de bière en dînant, et bien que peu bavard, causa sur
divers sujets de la manière la plus raisonnable.

La matinée du lendemain fut également paisible. Après le lunch, je
lui demandai s’il ne serait pas préférable de prendre notre bain un
peu plus tôt dans la journée que nous ne l’avions fait la veille.
Il acquiesça, mais trouva par la suite quelque futile prétexte, et
il faisait presque sombre quand nous partîmes. Il était, comme le
jour précédent, non pas positivement ivre, mais déséquilibré par la
surexcitation continue de l’alcool et donna, en approchant de l’étang,
des signes de nervosité maladive; il exécuta devant le trou obscur
où se trouvait la source la même pantomime de peur abjecte et de
curiosité, et s’avança plus près, puis plus près encore, jusqu’à ce
que, devant le recul soudain des herbes, il exécutât dans l’eau un
brusque soubresaut, avant de se retourner pour s’enfuir.

Mais j’avais eu soin de me placer un peu en arrière de lui, et, le
saisissant au passage par le bras, je l’arrêtai net. Je le tenais
encore quand l’eau parut s’agiter derrière lui, et avec une sorte de
halètement, il donna un coup de pied brusque qui le jeta contre moi.
Alors je sentis distinctement sur ma jambe le frôlement d’une chose
longue et rapide qui passait près de mon corps, une chose qui semblait
avoir surgi d’entre les herbes épaisses et secouait de son élan brusque
les couches profondes de l’étang. Je suis peu impressionnable et
aucunement nerveux, mais, à ce simple contact, la peur, l’effroyable
peur me bloqua soudain la gorge. Je ne puis me rappeler rien d’autre
qu’une fuite affolée, côte à côte avec un homme qui laissait échapper
à chaque brassée un gémissement d’angoisse désespérée. Je me souviens
confusément qu’il nageait encore le «trudgeon»--nage qu’il m’avait
toujours dit ignorer--et la puissance de son effort laissait derrière
lui dans l’eau trouble un sillage profond; mais cette fois, la même
force nous poussait tous les deux et j’arrivai à la berge avant lui.

Quand nous fûmes habillés, je me retournai une seconde pour regarder
la mare, avant de retraverser les fourrés. La surface en était
merveilleusement calme et luisait sous la lumière mourante comme
une plaque d’étain, mais il me sembla voir à l’autre extrémité, les
inexplicables remous qui faisaient osciller les herbes du fond.

Pas un mot ne fut prononcé entre nous sur ce qui s’était passé, ni dans
la soirée, ni le lendemain; mais quand vint le soir, je refusai net de
l’accompagner à l’étang et lui laissai entendre que, vu l’état de ses
nerfs, il ferait mieux de m’imiter. Il secoua la tête sans rien dire
et partit seul. Pendant qu’il était absent, je fus saisi par l’énorme
ridicule de la situation et, lui laissant un mot, je bouclai ma valise
et partis sans plus de formalités.

Un mois et demi plus tard, le hasard me fit passer sous les yeux un
bref «fait divers» qui annonçait que M. Silver, de Sherborne (Devon),
avait été trouvé mort dans un étang qui lui appartenait. Lorsque le
cadavre fut découvert, il était à moitié sorti de l’eau, les mains
étaient cramponnées désespérément aux branches d’un saule qui
surplombait, et la figure était figée dans une grimace d’effroyable
horreur. La mort était attribuée à un accident cardiaque.

Ma version à moi... était légèrement différente; mais je n’ai pas cru
devoir la donner sur le moment, pour la simple raison que l’on ne
m’aurait pas cru, pas plus que vous ne me croirez.




LIZZIE BLAKESTON


Faith Street donne dans Cambridge Road, et Cambridge Road aboutit
à Mile End Road. Au numéro 12 de Faith Street, habitait la famille
Blakeston. Le père et la mère étaient venus du Lancashire peu après
leur mariage, et la nouvelle génération des Blakeston n’avait jamais
connu comme horizon que les rangées de maisons sales et de boutiques
douteuses qui s’étendent entre Mile End et Bethnal Green. A l’est,
c’était Bromley et Bow; à l’ouest, Whithechapel, puis la Cité, et plus
loin encore, entouré d’un nuage d’irréelle splendeur, le West-End, où
une aristocratie légendaire vivait parmi les ors et les pourpres, dans
la mollesse et les plaisirs.

Les jeunes Blakeston n’avaient sur l’existence de cette aristocratie
lointaine que des données assez vagues, et ne s’en souciaient guère.
Tout l’intérêt de la vie se concentrait pour eux dans la question
sans cesse renaissante des comestibles, question dont les ressources
cruellement irrégulières de la famille faisaient trop souvent un
insoluble rébus. Quand les fonds étaient bas, et le crédit épuisé, les
repas se composaient uniformément de thé faible et de pain vaguement
frotté de margarine; encore les tranches étaient-elles parfois d’une
minceur criminelle.

Ces contretemps affligeaient surtout Bunny, gros garçon mélancolique,
dont les huit ans étaient hantés par des rêves d’abondante nourriture.
Aux époques de famine, il promenait sa tristesse devant la boutique
où l’on vend du poisson frit et des pommes de terre, ou devant celle
encore où s’étalent, à côté des quartiers de viande, de massifs
puddings au suif parsemés de raisins rares; et l’odeur délicieuse de
la graisse chaude augmentait son désespoir. Aux jours d’abondance, il
mangeait avec une résolution sauvage, et même repu, il était sans
gaieté, prévoyant les jeûnes à venir.

Sa sœur Lizzie était, comme il convient à son sexe, moins exclusivement
préoccupée de ce genre de choses. Elle n’hésitait nullement, à
l’occasion, à repousser par la violence les incursions tentées par son
jeune frère sur sa part de victuailles; mais quand les victuailles
manquaient, elle affectait volontiers, et sans grand effort, une
légèreté de cœur qui remplissait Bunny d’admiration. Il ne pouvait
comprendre que sa sœur avait pour la soutenir au milieu des privations
et des déboires, son art, qui lui était un idéal et une consolation:
Lizzie était danseuse.

Dans n’importe quel quartier populeux de Londres on peut voir,
autour des Italiens et de leurs pianos mécaniques, de petites filles
évoluer par paires, convaincues et solennelles, levant légèrement
sur l’asphalte grasse des souliers éculés. Elles méprisent la polka
enfantine et la valse langoureuse: leur danse est un curieux mélange
de gigue, de pavane et de cake-walk; mais la cadence est impeccable,
la souplesse du genou et de la cheville révèle de longues années
d’entraînement, et elles apportent à l’accomplissement du rite une
gravité qui impose le respect.

Lizzie Blakeston était, à l’âge de douze ans, la meilleure danseuse
de Faith Street, de Cambridge Road et peut-être de tout Mile End,
simplement. Qu’un orgue se fît entendre dans un rayon d’un quart de
mille autour de sa demeure, et elle arrivait en courant, assujettissant
d’une main sur sa tête un canotier délabré. Elle réparait rapidement le
désordre de sa toilette, tirait un bas, relevait une manche, repoussait
dans le rang un faisceau de mèches rebelles, puis elle dansait et les
ballerines locales rentraient dans l’ombre.

Pas un piano mécanique dans Londres ne jouait un air sur lequel
elle ne pût broder quelques pas ingénieux: _Geneviève_, _Blue
Bell_, le _Miserere du Trouvère_ ou la _Marseillaise_, tout servait
indifféremment à son jeune génie. La grâce mièvre du menuet et
l’excentrique audace du cake-walk se fondaient dans les évolutions de
ses jambes minces revêtues de bas troués. L’harmonie exorbitante qui
s’échappait à flots du piano mécanique s’emparait d’elle comme une
main impérieuse, faisait monter vers le ciel en geste d’offrande ses
minces souliers jaunes, rythmait le mouvement de ses bras balancés,
la courbait et la relevait, enveloppait ses moindres gestes dans
une irrésistible cadence, et saisie d’une glorieuse ivresse, Lizzie
sautait, pirouettait et se trémoussait dans l’étau de la mesure,
offrant au monde obscurci un sourire vague et des yeux hallucinés.

Puis c’était le silence. L’Italien reprenait sa place entre les
brancards et s’éloignait; il ne restait plus que quelques passants
attardés, des gamins gouailleurs, Bunny, assis sur le trottoir, sortant
périodiquement de poches invisibles des victuailles inattendues, et
Mile End Road par un soir d’hiver, la chaussée gluante et les lumières
clignotant dans le brouillard.

       *       *       *       *       *

Les années passèrent; mais les années ne comptent guère dans Faith
Street. Au dehors peut se déchaîner le tumulte des catastrophes
ou des guerres, les souverains ou les ministres peuvent lancer des
proclamations, les banques crouler, les industriels faire fortune et
les actrices épouser des pairs; toutes ces choses ne pénètrent pas
le cœur de Faith Street. Loin dans l’ouest se déroulent les pompes
des couronnements et des funérailles, les candidats aux élections
prochaines implorent au long d’affiches fulgurantes les votes du peuple
souverain, les vendeurs de journaux passent en courant dans Cambridge
Road, hurlant des nouvelles de défaites, mais Faith Street n’en a
cure; et quand la nuit tombe elle sort des maisons, et d’une porte à
l’autre, commente d’une voix lamentable les thèmes éternels: la rareté
du travail, la cherté du lard et l’iniquité des époux.

Ce n’est pas que les époux soient en réalité plus coupables là
qu’ailleurs; seulement ils sont généralement sans travail,--c’est une
circonstance curieuse que tous les hommes sont sans travail dans Faith
Street,--et comme il n’y a rien chez eux qui les porte à la joie,
ils s’en vont poursuivre leur idéal de la seule manière qui leur soit
possible, deux pence le verre, au-dessus d’un comptoir de bois. Quand
l’argent manque, ils s’adossent au mur du «pub» et contemplent le
trafic en fumant des pipes résignées; ou bien ils s’en vont chercher
du travail, n’en trouvant jamais, et reviennent vers le soir, altérés,
naturellement, et pleins d’une tristesse légitime; ils sont reçus avec
des reproches et des injures, donnent libre cours à leur indignation,
et Faith Street s’emplit de clameurs aiguës et du bruit de chaises
renversées.

Les enfants sont dehors: ils ramassent dans les voies adjacentes des
débris de bois et de papier, font un feu au beau milieu de Faith
Street, et jouent à essayer de s’y pousser l’un l’autre. A des
intervalles irréguliers, ils rentrent dans les maisons pour voir s’il y
a quelque chose à manger, mais sans grand espoir.

Lizzie Blakeston grandit parmi toutes ces choses. A treize ans, elle
était chargée de tous les travaux du ménage, pendant que sa mère
nettoyait des magasins dans Bethnal Green. L’entretien sommaire des
quatre pièces de la maison, la confection occasionnelle des repas,
la séduction quotidienne de l’épicier et du boulanger qui refusaient
de continuer leur crédit, prirent désormais le plus clair de son
temps, et il ne lui resta plus guère de loisirs à consacrer à son art.
D’ailleurs Lizzie prenait au sérieux ses devoirs et en tirait une
dignité de manières qui provoquait parmi ses connaissances de Cambrige
Road d’amères railleries. Quand elle regagnait sa demeure, Bunny
trottant sur ses talons, portant une miche ou le pot de bière paternel,
elle n’accordait qu’une attention distraite aux jeunes personnes qui
évoluaient autour d’un piano mécanique, exhibant devant des spectateurs
plutôt narquois toute la gamme de leurs pas et de leurs attitudes.
Invariablement, une des danseuses s’arrêtait et disait d’un ton
mi-aimable et mi-moqueur: «Hallo! Lizzie!» Lizzie renfonçait un vestige
de regret, répondait gracieusement «Hallo!» et passait avec un sourire.
Ce sourire disait aussi clairement qu’auraient pu le faire des mots:
«Amusez-vous, mes filles, mais la vie n’est pas un jeu, comme vous vous
en apercevrez tôt ou tard. D’ailleurs si Mr. Blakeston père ne trouve
pas à manger quand il rentrera, ça fera des histoires!»

La vie avait pourtant ses bons moments. Le samedi soir Lizzie revêtait
une robe de velours groseille, trop vieille pour pouvoir être engagée
ou vendue, mais qui produisait encore une certaine impression de
splendeur. Ses cheveux roulés en papillotes toute la semaine, étaient
enfin déroulés et formaient une frange gracieusement ondulée qui
cachait son front, sans compter deux rouleaux disciplinés au-dessus de
chaque oreille. Les débris de son canotier étaient rassemblés sur sa
tête et maintenus au moyen d’une longue épingle dont la tête de verre
scintillait aux lumières des boutiques comme un authentique diamant.
S’il se trouvait que ses bottines étaient trouées ou avaient égaré
leurs semelles, elle se contentait de les ignorer. Bunny, dédaigneux
de ces frivolités, ne songeait même pas à modifier sa toilette; mais
il la suivait aveuglément, et tous deux s’en allaient vers Mile End
Road, dont les larges trottoirs, la veille du sabbat, se bordaient de
merveilles.

Les boutiques n’avaient rien de changé. C’étaient toujours les mêmes
étalages qui, du lundi au vendredi, avaient présenté dans le même ordre
immuable les mêmes marchandises, mais le samedi soir leur prêtait une
majesté spéciale. Cinq jours sur sept, ce n’étaient après tout que
des magasins où les gens qui avaient de l’argent pouvaient entrer et
acquérir contre espèces des choses assurément enviables; le samedi
soir, leur caractère vulgaire de boutiques disparaissait et chaque
vitrine devenait une des attractions d’une grande foire merveilleuse.

Certaines de ces vitrines excitaient pourtant chez Lizzie et Bunny
une convoitise directe et qui n’allait pas sans amertume. Il était un
restaurant dans Whitechapel Road dont la vue les retenait longtemps
captifs, suçant lentement leur salive et soupirant par intervalles.
Derrière la vitre s’étalait une rangée de plats de fer-blanc carrés
qu’un foyer invisible chauffait doucement par dessous. Dans un des
plats, des saucisses rissolaient dans la graisse; dans un autre
c’étaient des portions de viande de forme variée; d’autres encore
contenaient des pommes de terre en purée ou des oignons frits. Sur
une plaque de tôle, des puddings bouillis ou cuits au four, montrant
leurs raisins, fumaient lentement. Derrière les plats se mouvait un
homme d’aspect auguste, revêtu d’un tablier, en bras de chemise et
les manches relevées jusqu’au coude. Il piquait les viandes d’une
fourchette attentive, élevait où démolissait au gré de son caprice les
montagnes d’oignons, empoignait les puddings à pleine main pour les
mieux partager. Des pancartes pendues au mur vantaient la modicité des
prix: saucisse et purée, deux pence et demi; légumes ou pâtisserie, un
penny la portion; thé, café ou cacao, un penny la tasse.

Après une longue contemplation, Lizzie disait invariablement d’un
ton détaché: «Bah! vous n’avez pas réellement faim, Bunny!» Bunny
répondait: «Non» sans conviction, et finissait par se persuader
lui-même. N’ayant pas réellement faim, il pouvait donc contempler d’un
œil égal les petites voitures où des marchands ambulants débitaient des
coquillages empilés dans une soucoupe et arrosés de vinaigre, ou des
morceaux d’anguille flottant dans une gelée molle; et aussi les tas de
bananes et de pommes, les gâteaux recouverts de sucre et les débris de
chocolat suisse vendus au rabais.

D’ailleurs, il y avait bien d’autres choses à voir dans Mile End Road.
Devant les portes du «Pavillon» des affiches illustraient les phases
les plus tragiques du drame en cours. L’une d’elles, montrait le
bandit mondain, revêtu d’un habit de chasse écarlate, serrant sur sa
poitrine, avec un rictus hideux, l’héroïne dont le visage se convulsait
d’indignation. Une autre représentait le «ring» et deux pugilistes aux
torses nus; l’un deux, qui venait de jeter son adversaire à terre,
étendait le bras vers un homme dans la foule et prononçait d’une voix
terrible: «Voilà l’homme qui a volé mon épouse!» La terreur abjecte
du misérable et le juste courroux du boxeur étaient reproduits en tons
vifs et d’une façon saisissante.

Enfin il y avait la foule: le flot incessant d’humanité qui oscillait
entre Whitechapel et Stepney, passant, regardant, marchandant, passant
sans relâche. Il semblait que toute la lumière fût concentrée sur
le trottoir et que le reste ne fût qu’un grand noir profond. Des
gens sortaient de l’obscurité: sous la clarté des vitrines ou les
flammes fumeuses des lampes de forains, leurs figures s’illuminaient,
devenaient un instant proches et vivantes, et disparaissaient de
nouveau. La plupart n’offraient pour Lizzie aucun intérêt: c’étaient
des gens comme on en voit tous les jours, même dans Faith Street:
des ouvriers qui passaient avec leurs femmes, une pipe en terre à la
bouche et un enfant dans les bras, des amoureux, des mères de famille
achetant leurs provisions du dimanche, la jeunesse dorée de Mile End,
flânant indolemment sous la voûte de la brasserie où l’on débite de
la bière par deux fenêtres. Lizzie n’y faisait pas attention. Mais
quand passait un groupe de jeunes juives, portant avec aisance leurs
toilettes cossues, elle les suivait d’un regard hostile et pourtant
chargé d’admiration.

       *       *       *       *       *

Mr. Blakeston père, dans ses moments d’éloquence, se plaisait à tonner
contre ces étrangers, importés évidemment de pays à demi sauvages,
qui venaient s’établir par myriades dans l’East End et arracher leurs
moyens d’existence aux honnêtes travailleurs. Il ne se lassait jamais
de les flétrir conjointement, eux et le gouvernement qui les tolérait.
Le mépris héréditaire de l’ouvrier anglais contre les «forriners» se
mêlait chez lui à l’âpre rancune des dépossédés envers les concurrents
plus économes ou plus habiles. Lizzie l’avait entendu maintes fois
traiter ce thème, et elle embrassait tous les émigrés de Whitechapel et
d’alentours dans le même écrasant dédain, qui se mélangeait de crainte
presque superstitieuse.

Envers les hommes le dédain prédominait; leur nez charnu, leurs yeux
encore inquiets, leur lippe parfois arrogante et parfois servile
les marquaient, aux yeux de Lizzie, du sceau indiscutable des races
inférieures, mal connues, latines, turques ou nègres, qui s’agitent
dans les contrées vagues du Sud, sur lesquelles ne règne pas encore
la paix britannique. Mais quand des jeunes filles de la deuxième
génération passaient ensemble, roulant des hanches dans leurs robes
opulentes, copieusement poudrées, un soupçon de rouge aux lèvres, les
yeux profonds, grasses et fortes, l’air insolent, le cœur de Lizzie
débordait d’amertume et d’envie. C’était l’injustice écrasante du sort,
le crève-cœur du bonheur immérité d’autrui, le fardeau d’extravagants
désirs et la certitude de leur futilité, car Lizzie ne croyait guère
aux miracles. Et elle s’en allait.

Faith Street s’ouvrait dans la nuit comme un couloir obscur; il y avait
une attente prudente, au bas de l’escalier, l’oreille tendue, afin
d’apprendre si Mr. Blakeston père n’avait pas, ce soir-là, l’humeur
mauvaise. Et si rien n’indiquait un danger immédiat, on allait se
coucher sans bruit.

       *       *       *       *       *

Un jour vint où la robe de velours groseille se révéla vraiment par
trop insuffisante: Lizzie avait grandi, et comme fort naturellement,
elle continua à grandir, laissant derrière elle les ornements éclatants
qui avaient été le seul orgueil de son enfance, elle entra dans la
maturité de ses quinze ans.

Les quinze ans de Lizzie n’eurent rien d’impertinent ni de frivole. A
cet âge, les jeunes beautés de Mile End Road se préparent à l’amour,
en échangeant avec les représentants du sexe ennemi, au hasard des
rencontres, des grimaces, des bourrades ou des propos facétieux hurlés
d’un trottoir à l’autre, et quand, cédant à l’inéluctable, elles
entrent, vaincues et dociles, au «pays du tendre», les premières
haltes sont faites devant la petite voiture du marchand de glaces,
dans la boutique où l’on vend des oranges ou la galerie à six pence du
«Pavillon».

Au milieu de ces tentations affolantes, Lizzie passa comme une
héroïne de sonnet, doucement indifférente, supputant le prix du lard
et la quantité de pain nécessaire à la famille. A vrai dire, elle ne
mettait aucun amour-propre à remplir en conscience ses fonctions de
ménagère, elle avait seulement très peur des brutalités et des scènes,
et s’efforçait d’y échapper; une fois l’indispensable fait, elle
contemplait avec une sérénité parfaite le désordre et le délabrement du
logis. Elle l’avait toujours connu ainsi, et n’éprouvait aucun désir de
réforme. Elle préférait s’asseoir près de la fenêtre et laisser couler
les minutes et les heures sans penser à rien, avec le sentiment obscur
que chaque moment représentait quelque chose de gagné, un peu de vie
passé sans ennuis graves, une étape de plus accomplie sans effort vers
cette chose qu’elle attendait et qui ne pouvait manquer de venir.

Ce n’était pas le Prince Bleu qu’elle attendait. Si l’événement qui
était en route s’était révélé comme l’apparition d’un jeune cavalier
d’une beauté merveilleuse, Lizzie eût été cruellement désappointée. Ce
serait quelque chose de bien mieux: quelque chose qui changerait tout,
qui changerait à la fois Lizzie elle-même, la couleur du ciel, Faith
Street, le monde entier et l’humanité qui l’habitait. Cela tirerait
au-dessous d’un certain moment de la vie un gros trait définitif, et il
y aurait une grande voix exultante qui annoncerait: «Maintenant nous
allons tout recommencer!» Et le recommencement serait quelque chose de
si merveilleux qu’elle n’essayait même pas de l’imaginer.

Quand elle se sentait fatiguée d’être assise, Lizzie se levait et
s’étirait doucement. Elle n’avait ni retour morose à la vie, ni réveil
amer, car elle n’avait pas rêvé: elle n’avait fait qu’attendre. Et
comme rien n’était venu cette fois encore et qu’il se faisait tard,
elle allumait un fourneau à pétrole pour préparer le repas du soir.

       *       *       *       *       *

C’était une vie monotone; mais elle ne songeait pas à s’en plaindre; et
quand un changement survint, ce fut sous une forme qui ne lui apporta
que de l’ennui. Mr. Blakeston père, à qui l’expérience de toute sa
vie avait sans doute enseigné les dangers de l’oisiveté, s’avisa que
les soins du ménage ne constituaient vraiment pas une occupation assez
sérieuse pour absorber tout le temps de sa fille; et après quelques
aphorismes sur la sainteté du travail, il se mit en quête. Ses efforts
furent couronnés d’un succès inespéré; car après quelques semaines
de recherches poursuivies avec une belle activité, il put annoncer à
Lizzie qu’il avait obtenu pour elle un emploi dans une corderie de
Commercial Road, aux gages de huit shillings par semaine.

Lizzie ne montra aucune joie: elle se contenta d’obéir. Il lui fallut
désormais se lever très tôt, ce qu’elle n’aimait pas, et sortir
encore mal éveillée dans le froid du matin blafard. Il lui fallut
travailler onze heures par jour, dans un atelier obscurci de poussières
flottantes, entre des cloisons qui vibraient perpétuellement sous le
ronflement des machines qui tournaient au-dessous, et Lizzie n’aimait
pas le travail. Elle se résigna pourtant, d’abord parce qu’elle était
riche de toutes les vertus passives, et puis parce qu’elle ne pouvait
rien faire d’autre.

Ses compagnes de l’usine la regardèrent d’abord avec méfiance. Lizzie
ne faisait que de faibles tentatives pour rehausser d’artifices de
toilette ses charmes naturels. Elle préférait à tous autres les
amusements simples et qui ne demandent que peu d’effort, les plaisirs
placides de petite fille paresseuse; enfin aux propos facétieux ou
galants des jeunes hommes, elle ne trouvait d’autre réponse qu’un
sourire pâle ou une phrase de politesse dérisoire. Elle n’éprouvait
aucune confusion, et ils étaient tous très gentils... Mais tout cela
ne tirait pas à conséquence. Les lionnes de la corderie la jugèrent
en peu de temps et sans appel: elle ne serait jamais qu’une petite
dinde. D’autres prirent pour de la hauteur son détachement candide et
parlèrent avec une moue dédaigneuse de cette petite qui faisait des
manières.

Mais rancune et dédain vinrent s’émousser peu à peu sur l’inaltérable
simplicité de Lizzie. On se fatigue de prodiguer des moues arrogantes
à quelqu’un qui ne semble pas s’en offenser; et Lizzie ne s’offensait
de rien. Son souci principal était de n’être pas en retard le matin
et d’éviter les histoires, et elle était toujours prête à rendre
service, non pas tant par désir d’obliger que parce que sa propre
peine la laissait presque indifférente. Quand les hostilités du début
disparurent et qu’on prit l’habitude de lui donner des tapes amicales
sur l’épaule en disant d’un ton mi-attendri et mi-moqueur: «Bah! elle
n’est pas méchante Lizzie!», ces témoignages d’amitié ne l’atteignirent
guère plus profondément que ne l’avaient fait les offenses. Elle les
reçut avec le même sourire faible, qui semblait une façade de charme
inoffensif et doux devant des espaces vagues, des limbes obscurs
qu’elle-même ne connaissait pas.

       *       *       *       *       *

Le samedi où elle toucha pour la première fois son salaire de la
semaine, la journée de travail avait été courte; et quand elle sortit
de l’usine, c’était encore le grand jour de l’après-midi, un jour
clair qui donnait à Commercial Road un air de fête. Tous ces gens
qui passaient sur le trottoir avaient comme elle fini leur travail et
rentraient chez eux. Les voitures et les camions passaient très vite,
bruyamment, dans la hâte de la dernière course, et toutes les figures
avaient déjà pris leur air de vacances. Lizzie s’en alla par les rues,
contente de sentir le bon soleil sur sa nuque, et songeant aux huit
shillings qu’elle tenait dans sa main fermée. Les poches n’étaient pas
assez sûres: il s’y trouverait probablement quelque trou insoupçonné,
et l’idée de sa semaine de travail semée au hasard des ruisseaux la
secouait d’un frisson d’horreur. Il était à la fois plus prudent et
plus agréable de tenir l’argent dans le poing bien serré.

Ce ne fut qu’après un peu de temps qu’elle s’avisa que cet argent
étant bien à elle; elle pouvait se demander comment elle allait le
dépenser, et il lui vint presque tout de suite à l’idée que ses parents
s’attendraient certainement à en recevoir une partie. Elle n’était pas
très sûre que ce fût juste, et elle savait fort bien que cela lui
serait désagréable; mais elle savait aussi qu’il serait inutile de
résister.

Elle s’arrêta un instant, et ouvrant la main elle contempla son trésor;
il y avait deux demi-couronnes et trois shillings séparés. Alors, une
vague d’héroïsme l’envahit toute, et elle décida soudain qu’elle ne
garderait pour elle que les trois shillings. Elle sacrifiait ainsi
toute idée d’achats magnifiques, car on ne peut avoir grand’chose
pour trois shillings, mais il y aurait de quoi acheter des portions
de poisson frit et de pommes de terre pour Bunny et elle, puis deux
glaces, deux places au théâtre, et peut-être resterait-il encore de
quoi acquérir un collier de perles, le lendemain matin, dans Middlessex
Street.

Quand elle arriva chez elle, elle trouva Mr. Blakeston père qui
semblait attendre. Il fit observer que c’était vraiment agréable d’être
ainsi libre la moitié de la journée; puis il demanda avec simplicité:

--Où est l’argent?

Lizzie lui remit les deux demi-couronnes; il les regarda un instant en
haussant les sourcils, les fit passer dans sa paume gauche, et tendit
de nouveau la main.

Si Lizzie avait parlé, elle aurait probablement formulé un vain appel
à la justice, une protestation indignée, peut-être aussi des propos
qui eussent appelé un châtiment; mais elle ne dit rien. Elle ouvrit la
main gauche, sa pauvre main moite où les trois pièces d’argent avaient
laissé leur empreinte sur les doigts crispés, et quand sa main fut
vide, elle comprit définitivement que ce monde n’était qu’une erreur,
le produit d’un gigantesque malentendu dont il lui fallait souffrir.
Blakeston père fit sauter l’argent dans sa main, donna deux shillings
à sa femme pour acheter des provisions, puis, laissant tomber le reste
dans sa poche, sortit en sifflotant.

Lizzie, restée seule avec Bunny dans la pièce, s’assit sur une chaise
et regarda par la fenêtre. Un grand morceau de carton, appuyé contre un
côté de la vitre, servait à la fois de volet et de rideau; sur l’autre
moitié il y avait un chiffon de toile bleue, fixé avec deux épingles
et relevé en partie. Le soleil avait déjà disparu de Faith Street; il
devait luire encore quelque part, de l’autre côté des maisons, mais
sa lumière avait abandonné les deux rangées rapprochées de façades
moisies, et déjà régnait un demi-jour morne qui annonçait avant l’heure
l’approche du soir. Après un silence, Lizzie dit d’une voix tremblante:

--S’ils m’avaient laissé l’argent, je vous aurais payé un grand dîner,
Bunny, et le théâtre.

Bunny répondit faiblement:

--Ça ne fait rien.

Et Lizzie se mit à pleurer.

Elle pleurait doucement, presque sans bruit, comme un enfant fatigué.
L’ombre arriva lentement cacher les murs sales et emplir la chambre; de
la pièce voisine vint d’abord un bruit de pas et de portes secouées,
puis celui de la graisse qui fondait en grésillant. Bunny malgré lui
prêta l’oreille, et Lizzie, cessant de pleurer, croisa les bras sur le
dossier de sa chaise, et appuya le menton sur ses poignets.

--Leur sale usine! dit-elle. Faut pas qu’ils s’imaginent que je vais y
rester toute ma vie!

Bunny répondit:

--Bien sûr!

Après un silence, elle reprit avec plus d’assurance:

--Qu’est-ce que ça peut me faire, après tout? Leur sale usine! C’est
pas comme si ça devait durer toujours, pas?

Et Bunny, faute de mieux répéta:

--Bien sûr!

       *       *       *       *       *

Lizzie était depuis quelque temps à l’usine, quand le cours monotone
de sa vie fut interrompu par un événement, un gros événement: l’oncle
Jim vint à Londres. Elle avait à peine soupçonné son existence; il
n’avait jamais été pour elle qu’un personnage légendaire et lointain,
obstinément attaché au pays noir qui avait été le berceau de sa
famille; et voilà qu’en rentrant un soir, elle le trouva installé
sur la meilleure chaise de la maison, partageant un pot d’ale avec
Blakeston père et proclamant à haute voix avec un formidable accent du
Lancashire son mépris irréductible de la capitale et de ses habitants.
Il faisait d’ailleurs exception pour la famille de sa sœur: les
Blakeston, à ses yeux, n’étaient comme lui que des colons, contraints
par les nécessités de la vie à l’exil parmi les barbares. Au premier
coup d’œil, il discerna que Lizzie était restée une véritable fille du
Lancashire, et il s’en tint à cette affirmation.

Toutes les vertus qu’il estimait être l’apanage exclusif des comtés du
Nord se trouvaient réunies en Lizzie, et sur ses défauts évidents, il
ferma les yeux. La vérité était qu’il avait conçu tout de suite pour sa
nièce une tendresse profonde de vieil homme solitaire, et les avantages
de son affection protectrice se firent promptement sentir. D’abord,
il fit savoir à tous qu’il ne tolérait pas qu’on ennuyât Lizzie; et
l’autorité d’un homme qui gagne cinq shillings par jour est une chose
que Faith Street ne discute pas. De plus, il décréta qu’il prenait en
main l’éducation de sa nièce et que, avant toutes choses, il était
urgent et indispensable qu’elle apprît à jouer de l’accordéon.

Il possédait un de ces instruments et le maniait avec une virtuosité
étonnante. C’était son unique talent et sa distraction principale;
et il remarquait lui-même volontiers que pour avoir atteint sans
instruction musicale une semblable maîtrise, il fallait que ses
aptitudes naturelles eussent été bien au-dessus de l’ordinaire. Quand
il jouait de la musique sacrée, les airs des hymnes et des psaumes
sortaient de l’accordéon avec tant de force et de majesté qu’il
semblait que ce fût la voix de l’Éternel lui-même tonnant entre les
nuages; et quand il redescendait vers les mélodies sentimentales du
moment, la plainte traînante de l’instrument se faisait si touchante
et si tendre qu’on était forcé de croire que le soufflet de cuir
vert contenait une âme prisonnière, qui, pétrie entre ses paumes
impitoyables, exhalait sa douleur harmonieuse sur un rythme approprié.

Quand Lizzie l’entendit exécuter pour la première fois _Geneviève,
sweet Geneviève_, avec des ralentissements langoureux aux bons
endroits, elle retint son souffle et pensa défaillir. Elle avait
toujours conservé une tendresse secrète pour les pianos mécaniques,
les orgues et les fanfares; mais ceci était différent: c’était
l’enchaînement miraculeux des sons, la vraie musique enchanteresse et
poignante, qui lui était révélée, et la seule idée qu’elle, Lizzie,
pouvait aspirer à produire ces harmonies quasi divines la remplit d’un
trouble profond. Ce ne fut donc pas la bonne volonté qui lui manqua,
et elle eut en l’oncle Jim un professeur admirable, plein du feu
sacré et d’une patience infinie; pourtant ses progrès furent presque
insensibles, et l’oncle lui-même, tout en l’encourageant à persévérer,
dut avouer que Lizzie ne semblait pas destinée à jamais devenir une des
gloires de l’accordéon.

Même après qu’elle eut à peu près compris le maniement subtil des
poignées et des trous, les premiers rythmes rudimentaires qu’elle sut
évoquer manquaient absolument de vie. L’instrument, qui sous les doigts
experts du professeur venait de mugir avec majesté ou de soupirer avec
tendresse, ne produisait entre ses mains qu’une plainte anémique, une
pauvre mélodie heurtée et faible, moins un chant qu’une lamentation
molle, interrompue, malhabile, l’appel d’une petite âme élémentaire et
triste. L’oncle Jim reprenait l’accordéon, faisait une démonstration,
donnait quelques conseils, prêchait la force et l’audace; et Lizzie
recommençait courageusement, serrant les lèvres et ouvrant des yeux
étonnés sur ses insuccès.

Quand il la voyait prête à se décourager, l’oncle interrompait la leçon
et jouait un des airs de son répertoire pour terminer agréablement la
soirée. D’autres fois, il condescendait pour amuser Bunny, à reproduire
avec son instrument des piaillements d’oiseau, des grondements de
tonnerre et des clameurs aiguës de chien écrasé, et Lizzie oubliait son
désespoir et riait aux larmes.

Un soir, il attaqua un air de cake-walk, et Lizzie, entraînée par la
musique, se leva d’un saut, empoigna sa jupe à pleine main et se mit
à danser. Voilà longtemps, bien longtemps qu’elle n’avait pas dansé;
mais tous les pas qu’elle exécutait jadis lui revinrent à la mémoire en
un instant; et quand elle eut parcouru deux fois d’un mur à l’autre la
pièce étroite, elle était redevenue la petite fille aux bas troués que
la ritournelle d’un piano mécanique grisait comme un philtre puissant.

L’oncle, qui l’avait d’abord regardée faire avec un sourire, fit signe
à Bunny d’écarter les chaises, et accentuant la cadence du heurt de ses
gros souliers sur le plancher, il joua tous les airs de danse qu’il
connaissait, valses, polkas et gigues, en fredonnant et dodelinant de
la tête. Et Lizzie dansa.

Elle dansa parce que chacune des mesures de la musique lui parlait
avec une voix différente, lui chuchotait de tourner, de sauter d’un
pied sur l’autre, de faire claquer ses talons sur le plancher, ou de
s’avancer en tendant les bras. Elle suivait le rythme parce qu’elle
s’y sentait contrainte, et le rythme rentrait en elle et lui suggérait
les gestes nécessaires, soulevait ses pieds et les forçait à suivre à
pas précis un tracé invisible, faisait monter les genoux, balançait le
torse frissonnant sur les hanches raidies, ployait le cou mince sous un
lourd vertige. Il y avait des cadences vives et claires qui semblaient
remplir la chambre de joie et donner aux membres une légèreté
surnaturelle, des cadences délirantes qui exigeaient des gestes
brusques et le martèlement brutal des pieds fiévreux sur les planches.
Lizzie les suivait toutes aveuglément, déroulant d’un mur à l’autre sa
danse sans nom et sans règles, grave comme un rite, primitive comme le
vol ivre d’un moucheron dans une traînée de lumière.

Puis le monde s’arrêta avec un choc; et il sembla que l’ombre
descendait tout d’un coup, inexorable, après une longue attente.

La musique s’était tue, et Lizzie était assise sur une chaise, haletant
un peu, avec un faible sourire étonné.

L’oncle posa l’accordéon par terre, appuya les mains sur ses genoux et
poussa un long sifflement.

--Mais, petite, dit-il, c’est que vous savez bien danser!

       *       *       *       *       *

L’oncle Jim comprit tout de suite qu’il avait fait jusque-là fausse
route en essayant d’enseigner la musique à sa nièce; il était clair
qu’elle n’était pas née pour l’accordéon, mais bien pour la danse, et
c’était de ce côté qu’ils devaient diriger tous deux leurs efforts.

Lizzie fut un peu étonnée et presque offensée de l’entendre insinuer
qu’elle avait encore beaucoup à apprendre; elle se souvenait des
triomphes de son enfance et protestait que quelques semaines de
pratique lui rendraient toute la souplesse d’antan. Mais l’oncle avait
des idées sur la danse, des idées particulières et très arrêtées, et
quand il les exposa à Lizzie, ce lui fut une révélation presque aussi
complète que quand elle l’avait entendu pour la première fois jouer de
l’accordéon.

Elle avait accompli sous sa direction quelques exercices et se
reposait. C’était l’heure où le marchand de sable passe pour les
enfants et où les petites travailleuses fatiguées songent qu’il n’y
a plus qu’une courte nuit entre l’heure présente et le travail du
lendemain. L’oncle Jim était assis, penché en avant, les coudes sur les
genoux, maniant rêveusement l’accordéon d’où sortaient à chacun de ses
gestes des plaintes étouffées.

--Voyez-vous, petite, n’importe quelle jeune oie qui n’a pas les genoux
trop raides ni la taille en bois peut donner des coups de pied en
l’air, se casser en deux et appeler ça de la danse. Mais nous pouvons
faire mieux que cela, petite, beaucoup mieux! Les gens du grand monde
s’attrapent par la taille et tournent en rond en faisant des manières,
et ils appellent ça aussi de la danse. Mais si vous prenez une duchesse
et si vous la mettez sur une plate-forme de deux pieds de côté, bien
sonore, et si vous lui jouez un air de danse, un vrai, qui vous enlève
comme feraient des coups de fouet dans les jambes, et que vous lui
disiez de chanter cet air-là avec ses pieds, eh bien, elle ne saura
pas, la duchesse! elle ne saura pas, petite! Et toutes ses manières ne
l’empêcheront pas d’avoir l’air d’une sotte, parce qu’elle ne saura pas.

Entendant cette parabole, Lizzie perçut clairement que sa mission en
ce monde était de faire ce que la duchesse n’aurait pas su faire: de
monter sur une plate-forme bien sonore et de chanter un air avec ses
pieds; et qu’en dehors de cela, la vie ne serait jamais pour elle
qu’une chose incolore et sans joie.

       *       *       *       *       *

Pour la première fois de sa vie, Lizzie sut ce que c’est que d’avoir un
vrai désir, un désir qui vous hante et qui vous mène, et qui, oublié un
instant, revient vous éveiller avec un sursaut au milieu de la routine
du jour. Elle avait des moments de terreur affolée, la terreur d’avoir
commencé trop tard, alors qu’il n’était plus temps, ou la terreur
encore de quelque chose d’inattendu et d’inévitable qui viendrait tout
à coup l’arrêter. Puis sa peur se dissipait, et son calme coutumier
revenant, elle se sentait envahie d’un grand espoir. Elle allait ce
jour-là revenir de l’usine à la maison en toute hâte, boire son thé,
manger une tartine et l’oncle arriverait pour la leçon du soir.
Elle écouterait tous ses conseils et s’appliquerait très fort, sans
perdre une minute, afin de hâter ses progrès. Et elle recommencerait
le lendemain et les jours suivants, et bien d’autres jours encore,
jusqu’à celui où elle pourrait enfin monter sur la plate-forme, son
rêve, le carré de planches compact et sonore qui serait son piédestal;
et là, scandant la musique miraculeuse du choc précis des talons et des
pointes, répandre sur le monde l’ivresse du rythme qui la grisait.

Lorsqu’elle fixait un certain point sur le mur pendant assez longtemps
sans penser à rien, elle voyait son rêve se réaliser en image. Tout y
était: la plate-forme glorieuse, Lizzie, une Lizzie un peu transformée,
qui avait des cheveux d’aurore, un sourire vainqueur et pourtant très
doux, et probablement un collier de perles au cou; et tout autour, il
y aurait... elle ne savait pas au juste quoi, mais ce serait glorieux
aussi. Certainement pas les murs resserrés et humides ni les vitres
sales de la corderie; c’étaient peut-être des figures, d’innombrables
rangées de figures claires qui formaient un amphithéâtre, mais quoi que
ce fût, ce serait bien; car il n’y aurait plus rien d’ennuyeux ni de
laid. Et les belles juives de Whitechapel Road jauniraient d’envie.

Elle était généralement rappelée à la réalité par un bruit quelconque
ou le coup de pied charitable d’une voisine qui voulait lui éviter une
amende; et elle se remettait au travail de bonne grâce, avec un sourire
un peu supérieur, parce qu’elle était seule à savoir ce qui allait
arriver.

Et l’été vint. Il vint tout à coup, après un printemps tardif et froid,
et peut-être qu’il remplit les campagnes de merveilles, mais dans
Mile End et Stepney il pesa lourdement. Le soleil chauffa à blanc le
toit de zinc de la corderie et transforma en étuve le long atelier
où flottaient des poussières de chanvre, et les heures chaudes se
traînaient l’une après l’autre au long des interminables journées.

Le soir arrivait pourtant, mais il n’apportait à Lizzie que Faith
Street, pareille à un long couloir tiède et sans soleil, emplie d’une
atmosphère stagnante où se fondaient tous les relents du jour. Quand
l’oncle Jim tardait à venir, elle montait pour l’attendre dans la pièce
du premier, et s’asseyait à sa place favorite près de la fenêtre. A
cette heure-là, il venait souvent par-dessus les toits des maisons d’en
face une brise un peu plus fraîche, qui annonçait l’approche de la
nuit; et même quand la brise manquait, les teintes douces du ciel entre
les cheminées étaient une sorte de réconfort.

Bunny, qui lui tenait généralement compagnie, se laissait parfois
attendrir par la paix du soir et lui révélait ses aspirations. Il
désignait le couchant par un geste vague et disait pensivement: «Tu
vois, là où c’est vert. Hein! et ce que ça doit être loin!» Et après un
silence: «Je voudrais bien y aller voir!» Il ne songeait probablement
qu’à cette partie du monde qui devait se trouver directement au-dessous
de l’horizon aux nuances d’aigue-marine; mais Lizzie, s’imaginant
qu’il aspirait au firmament même, le regardait d’un air soupçonneux et
se contentait de secouer la tête.

Elle n’éprouvait aucun désir de ce genre. L’idée de déplacement
s’associait dans son esprit à des embarras nombreux, une grande
fatigue, l’intrusion dans un milieu inconnu et probablement hostile.
Non, elle préférait attendre son bonheur sur place... Elle sentait
confusément qu’elle avait une quantité de souhaits à formuler; mais
elle ne pouvait guère les séparer l’un de l’autre. Ils formaient un
tout, un régime complet dont l’avènement viendrait modifier un état de
choses par trop défectueux; mais séparés, ils perdaient leur prestige.

L’obscurité venait peu à peu, peuplée de formes vagues, tachée de
lumières, et Lizzie se prenait à songer que si un de ses désirs
pouvait être réalisé, elle souhaiterait avant tout que le soir durât
plus longtemps. D’abord le soir était souvent frais et agréable; on
avait fini de travailler et il y avait encore toute la nuit avant
qu’il fallût recommencer. Toutes les dures nécessités du jour, les
abus odieux, les flagrantes injustices cessaient, après tout, d’être
si intolérables. Peut-être que le lendemain, ou un peu plus tard,
tout s’arrangerait; et en tout cas, tant que le soir durait, on
n’avait pas besoin d’y songer. Le soir était une heure de repos et de
dédommagement, il venait rectifier d’une pesée légère les balances
irrémédiablement faussées, et donner au pauvre monde presque toute sa
mesure de paix. Lizzie aurait bien aimé qu’il durât plus longtemps;
pour le moment, elle n’en demandait pas davantage.

Le grincement d’une porte poussée annonçait l’arrivée de l’oncle, et
elle descendait le retrouver. Quelques instants plus tard Faith Street
était secoué dans sa torpeur par un refrain qui montait alerte et
léger, un air de danse qui semblait lancer un défi à toutes les lourdes
choses immobiles et emporter le reste dans une irrésistible ronde. Et
bientôt se mêlait à la musique un autre son plus alerte encore, le
tapotement de deux pieds vivants sur les planches.

Ils suivaient d’abord la cadence timidement, hésitant un peu; puis
quand elle se faisait plus allègre et plus forte, leur battement
s’élevait aussi, précis et clair, scandant le refrain, découpant en
chocs nets chaque phrase de musique; et ils finissaient par dominer
la voix de l’accordéon, emplir la maison d’une grande clameur rythmée
qui se fondait en roulements ou s’espaçait en intervalles, marmottait
une prière à petits coups discrets, s’affolait, se muait en défi,
sortait par la fenêtre, insistante et brave, pour apprendre à l’univers
indifférent que là-dedans, derrière les murs pelés et la porte
vermoulue, il y avait Lizzie Blakeston, la petite Lizzie, qui dansait,
dansait, dansait...

       *       *       *       *       *

Un samedi soir en rentrant, Lizzie trouva l’oncle installé dans la
pièce du rez-de-chaussée; sa figure et son maintien dégageaient une
impression de mystérieux contentement. Il accueillit sa nièce d’un
hochement de tête amical, et lui montra des yeux quelque chose qui
occupait le fond de la chambre.

Lizzie suivit son regard, et joignant les mains, poussa un «Oh!»
de surprise exultante: le mobilier sommaire de la pièce s’était
enrichi depuis la veille, d’une plate-forme carrée formée de planches
assemblées avec art, une petite plate-forme qu’on devinait au premier
coup d’œil bien assise, forte et légère, élastique comme un tremplin et
sonore comme un tambour.

Lizzie s’y campa d’un saut, arracha son chapeau et le lança sur la
table, donna quelques coups de talon d’essai, poussa un éclat de rire
aigu, reprit aussitôt un air de gravité surnaturelle et dit: «Y a du
bon!» Et l’oncle Jim empoigna l’accordéon avec un large sourire.

Les enfants qui jouaient au milieu de Faith Street s’arrêtèrent tout
à coup dans leurs ébats et, après une courte quête, vinrent écraser
contre la vitre des figures multicolores. Ils arrivèrent juste à temps
pour voir la danseuse s’arrêter, car l’oncle venait de reposer son
instrument sur la table, et se renversant sur sa chaise, regardait son
ouvrage d’un air de satisfaction modeste.

--Et voilà! dit-il. C’est moi qui l’ai faite, cet après-midi. Elle est
bonne. Ça n’a l’air de rien, comme ça; mais il faut savoir. Puis il
se leva et reprit son air mystérieux. «Ce n’est que le commencement,
reprit-il. Remettez votre chapeau, petite, nous allons sortir.» Lizzie
écarquilla les yeux et obéit.

Ils descendirent Cambridge Road, tournèrent à gauche dans Mile End
Road et suivirent le large trottoir jusqu’au «Paragon». L’oncle dit
négligemment: «Nous n’entrerons pas ce soir; mais on peut toujours
regarder le programme.» Lizzie lut les noms l’un après l’autre, saluant
ceux des étoiles d’exclamations admiratives: «George Mozart! Will
Evans!... Chirgwin! Oh! oncle! Chirhwin!...

L’oncle eut une moue évasive:

--Oui, ça n’est pas mauvais; mais voyons qu’est-ce qu’ils donnent la
semaine prochaine. Et ça! Qu’est-ce que c’est que ça?

«Ça» était une affiche jaune qui annonçait que la direction, afin de
mettre au jour des talents nouveaux susceptibles d’orner la scène d’un
music-hall, organisait pour la quinzaine suivante un grand concours
ouvert aux seuls amateurs des deux sexes, qui étaient invités à
présenter devant le jury formé de personnalités du quartier un numéro
de leur composition.

Lizzie lut l’affiche à demi-voix, d’un ton placide, distraitement,
et se retournant, rencontra le regard de l’oncle, qui se frottait
le menton en la contemplant d’un air gouailleur. Ce fut seulement
alors qu’elle comprit, et la chose lui parut sur le moment d’une si
prodigieuse énormité qu’elle ne put qu’arrondir les yeux, hausser les
épaules, et les doigts raidis d’émotion, laisser échapper un long
soupir, pendant que tous les becs de gaz de la façade entamaient devant
ses yeux une sarabande hystérique. Puis elle demeura immobile sur le
trottoir, la tête encore vide de toute idée, la bouche ouverte et
arrondie en _O_, retenant son souffle; et le bruit des voitures et
des tramways sur la chaussée, un moment suspendu, revint remplir ses
oreilles comme un tonnerre confus.

Le premier instant de stupeur passé, elle comprit plus clairement, et
embrassant d’un regard le large trottoir inondé de lumière, la façade
imposante et le portier en uniforme, douta d’elle-même.

--Oh! oncle! fit-elle. Vous croyez?

L’oncle eut un sourire supérieur.

--J’en fais mon affaire, dit-il. Nous avons encore quinze jours,
petite, et vous êtes en bonnes mains!

Après un instant de silence il ajouta:

--Et le premier prix est de deux livres.

Ils allèrent un peu plus loin dans Mile End Road, revinrent sur leurs
pas et s’arrêtèrent de nouveau pour lire l’affiche avec attention, puis
ils rentrèrent. Lizzie marchait avec assurance au milieu du trottoir;
elle se tenait très droite et les joues lui cuisaient un peu, mais sa
surprise s’était tout à fait dissipée.

Elle se disait à elle-même, très posément, qu’elle aurait bien pu
deviner que c’était quelque chose de ce genre qui allait arriver. Une
petite fille qui rêve de contes de fées ne se donne guère la peine
de calculer exactement comment et quand le miracle va, pour elle,
survenir; et elle n’avait pas tenté de se figurer ces détails d’une
façon précise. Mais le miracle était là; il n’était pas encore arrivé
à vrai dire, mais il était presque à la portée de la main, tangible,
immanquable. L’oncle Jim, qui ne croyait pas aux fées, en répondait.

Il lui parut plus proche et plus certain encore quand elle fut rentrée
dans la petite maison de Faith Street où la plate-forme neuve, poussée
dans un coin, semblait attendre. La chambre n’était éclairée que par la
lumière incertaine qui venait de la rue, et il n’y avait pas de glace;
mais Lizzie traîna le carré de planches au milieu de la pièce, et de
là, tournée vers la fenêtre, elle esquissa quelques saluts gracieux et
peupla l’obscurité de ses sourires.

Ce n’était toujours que Faith Street: on entendait par intervalles un
bruit de querelles lointaines, le cri d’un enfant, les plaintes d’un
ivrogne, qui, poussé au dehors, se lamentait et menaçait tour à tour
devant sa porte fermée; le silence lui-même était peuplé de modulations
vagues, des mille craquements anxieux des fragiles maisons de pauvres,
et la faible clarté de la rue n’éclairait que les murs écaillés, des
fenêtres borgnes, l’étroite chaussée jonchée de détritus; mais Lizzie
pouvait maintenant contempler tout cela avec sérénité. Elle n’en
voulait plus à personne, elle songeait déjà à l’heure présente avec une
sorte d’attendrissement anticipé, et n’éprouvait qu’une immense pitié
pour tous ceux qui n’avaient rien à attendre.

Elle se répéta doucement: «Dans quinze jours!» et esquissa un pas plein
d’allégresse. Le claquement léger de ses semelles sur le plancher
troubla le silence de la nuit et elle s’arrêta court, ayant cru
entendre quelqu’un remuer en haut. La seule idée que Mr. Blakeston père
était peut-être rentré et pouvait être dérangé dans son sommeil glaça
son enthousiasme. Elle sortit, referma la porte avec précaution, et
retira ses chaussures avant de monter l’escalier.

       *       *       *       *       *

Cette quinzaine ne lui parut pas très longue. Elle avait attendu si
longtemps que deux semaines de plus ou de moins n’avaient vraiment pas
grande importance, et ces deux semaines étaient différentes de toutes
celles qui les avaient précédées. Il ne s’agissait plus de songes
creux ni d’espérances improbables. L’événement merveilleux qui devait
inaugurer l’ère nouvelle avait pris forme, une forme vraisemblablement
et indiscutablement réelle. Ce n’était plus qu’une date sur le
calendrier, une date soulignée à l’encre, que rien ne pouvait empêcher
d’arriver.

Et puis Lizzie était bien trop occupée pour être impatiente.

Il fallait d’abord choisir l’air de danse, l’air irrésistible qui
devait assurer le triomphe; il fallait en copier la musique sur du
papier soigneusement rayé pour l’orchestre du «Paragon». C’était long,
on devait s’appliquer terriblement, éviter les pâtés, ne pas se
tromper de ligne, et l’ouvrage fait, enlever avec une gomme les traces
de doigts. Et avec tout cela il fallait encore trouver le temps de
travailler plus que jamais, d’apprendre par cœur toutes les nuances
du morceau, d’en donner à l’exécution le «fini» brillant et sûr qui
devait trancher sur la médiocrité des exhibitions rivales. Les heures
d’atelier ne s’écoulaient qu’avec une lenteur fastidieuse, mais les
soirées passaient dans la fièvre.

Ce ne fut que dans le courant de la dernière semaine que Lizzie
s’avisa qu’il était une question capitale qu’on avait jusque-là
négligée: le costume. Elle y songea pour la première fois un matin en
s’habillant, récapitula mentalement le contenu de sa garde-robe et
s’abandonna au plus complet désespoir. L’insuffisance de son trousseau
était si évidente qu’il semblait impossible d’arriver à une solution
satisfaisante. Elle agita le problème toute la journée et décida qu’il
faudrait recourir à des emprunts: une camarade de l’usine avait un
chapeau orné de plumes jaunes qu’elle consentirait peut-être à prêter,
une autre possédait une robe de satin noir d’une grande beauté.

Lizzie se rasséréna quelque peu, mais quand elle fit part de son projet
à l’oncle Jim, il réfléchit quelques instants, et exposa des vues
surprenantes.

--Petite! dit-il, si vous avez le beau chapeau et la robe de satin
noir, peut-être que ça fera plaisir à la galerie, mais vous pouvez être
sûre que les gens des places chères ne trouveront pas ça superbe! Ils
ont vu mieux que cela, cela ne les étonnera pas, et peut-être bien que
ça ne leur plaira pas du tout. Il ne faut pas oublier qu’ils auront
payé deux ou trois shillings pour leur place, et que c’est leur opinion
qui comptera aux yeux de la direction.

Il délibéra quelques minutes, et dit avec décision:

--Vous ne savez pas ce que vous allez faire, petite? Vous allez danser
en costume d’atelier. Parfaitement, avec une blouse de toile, bien
blanche, les manches relevées jusqu’aux coudes, et sans chapeau.

Lizzie le regarda avec horreur, parut se soumettre lentement et dit
d’une voix tremblante:

--Et la jupe?

L’oncle eut un moment d’hésitation.

--Ah! la jupe! dit-il. Il faudra voir.

Il se gratta la tête d’un air rêveur, et songea:

--La jupe, reprit-il, ça n’a pas grande importance. N’importe quel
jupon court pas trop mauvais fera l’affaire; tout ce qu’il faut, c’est
qu’il soit assez court pour ne pas vous gêner et pour bien laisser voir
le travail des pieds.

Comme Lizzie ne paraissait pas convaincue, il continua d’une voix
persuasive:

--Voyez-vous, petite, ce que vous voulez montrer, c’est quelque
chose de distingué. Pas un numéro de danseuse nègre, avec des robes
à paillettes, des coups de rein et des hurlements. Non, rien que la
plate-forme, l’orchestre qui jouera un air, et vous. Vous avez des
dispositions, et je vous ai montré du mieux que j’ai pu.

L’oncle sembla se débattre avec son vocabulaire, plein d’un grand
désir d’exprimer sa pensée, il déploya les psaumes et devint solennel.

--De la danse comme ça, petite, ça n’est pas tout le monde qui peut
la comprendre! Mais ça vaut mieux, c’est décent, et c’est distingué.
D’abord, s’il s’agissait de faire des singeries sur la scène, vous ne
sauriez pas: ça n’est pas dans la famille. Au lieu de ça vous allez
leur montrer ce que vous savez faire: du travail propre et joli, et
ceux qui n’y verront rien, c’est tant pis pour eux. Mais il ne faut
pas oublier une chose, petite! C’est que si vous voulez avoir les deux
livres, et peut-être quelque chose avec, il faut leur montrer de la
danse pour de vrai, et pas des singeries!

Lizzie hocha la tête, sérieuse: elle avait compris. Mais ces conseils
étaient superflus, elle avait une mission, qui n’était certes pas de
faire des grimaces et des cabrioles. L’oncle lui-même ne considérait
l’épreuve de samedi que comme une occasion heureuse dont il fallait
essayer de profiter. Elle, Lizzie, en savait davantage. A partir de
samedi tout allait changer, l’horloge du temps allait s’arrêter une
seconde et repartir, allègre, pour battre la cadence heureuse des
jours nouveaux; c’était un miracle authentique, révélé à elle seule,
qui venait en secret et dont il faudrait se réjouir en cachette: la
réalisation d’une promesse faite il y avait longtemps, longtemps, à une
petite fille sage qui avait patiemment attendu.

       *       *       *       *       *

C’était l’impression qui la dominait encore quand elle fit son entrée
sur la scène du «Paragon», le sentiment confus qu’elle avait attendu
toute sa vie, au long des interminables années grises, et que le moyen
était enfin venu. Elle n’avait aucun doute sur le résultat: en un
quart d’heure passé dans la coulisse elle venait de voir défiler sur
les planches une douzaine de concurrentes dont les romances nasillées
plaintivement ou les monologues éventés n’avaient suscité qu’une
hilarité peu flatteuse ou des murmures impatients. Il n’y avait eu
qu’un succès: un menuisier qui jonglait avec ses outils, mais Lizzie
n’avait pas peur.

Quand son tour fut venu, elle attendit qu’un domestique en livrée
chamarrée eût traîné sa plate-forme au milieu de la scène; puis elle
fit son entrée à pas rapides, affairée et digne, s’assura que le carré
de planches était posé bien d’aplomb, et s’y campa. Elle s’aperçut
alors que son entrée avait été accueillie par une grande clameur,
une clameur née quelque part au fond de la salle béante, qui venait
franchir la rampe comme une avalanche de bruit.

Toutes les amies de la corderie étaient là-haut, dans la galerie à
six pence: le bar était déserté, celles qui n’avaient pu trouver de
sièges s’entassaient autour des balustrades, et elles criaient toutes
à tue-tête: «Lizzie! Ohé, Lizzie! Hooray!» Les spectateurs des autres
places commencèrent à appeler aussi: «Lizzie! Ohé, Lizzie!» au milieu
des rires. L’orchestre étonné ne jouait pas encore. Lizzie restait
immobile sur sa plate-forme, impatientée et presque en colère. Mais
l’occasion était si solennelle qu’elle ne pouvait pas se contenir et
attendre encore un peu.

Peut-être était-ce la fragilité de sa silhouette, du corps menu, seul
au milieu de la scène; peut-être l’humilité naïve du costume, du
jupon court à fleurs, du corsage pauvre aux manches relevées; ou bien
encore était-ce la simplicité enfantine de sa figure blanche sous les
cheveux légers, son air solennel d’attente... Mais Lizzie, toujours
immobile, figée et digne sous les appels familiers, avait quelque chose
d’étrangement pathétique.

L’orchestre attaqua un air de danse, et l’auditoire, amusé et
sympathique, se tut tout à fait en voyant que la petite poupée s’était
mise à danser.

       *       *       *       *       *

Elle dansa avec soin, suivant exactement la cadence, un peu ennuyée
parce que l’orchestre jouait à son gré trop fort et qu’elle craignait
de n’être pas entendue.

En face d’elle, il y avait une vaste salle presque comble;
d’innombrables rangées de sièges occupés par des spectateurs, hommes
et femmes, qui étaient silencieux. Tout cela était exactement comme
elle se l’était imaginé. Après les premières mesures, sa vue se troubla
un peu, et elle ne vit plus devant elle qu’un grand espace béant peuplé
de figures attentives, vers lesquelles le tapotement léger de ses pieds
sur les planches s’en allait comme un appel poignant.

Il y eut un passage difficile, très vif, et la peur désespérée d’être
en retard sur la mesure la remplit d’une angoisse fiévreuse; mais après
cela, c’était un rythme plein et facile, un chant clair, léger, joyeux,
qui l’emporta tout entière. Elle eut envie de tendre les mains pour
offrir ses paumes ouvertes, de se laisser osciller avec la mesure, de
chanter avec tout son corps l’hymne de désir et d’allégresse. Tous
ces gens qui écoutaient, comment pourrait-elle leur faire comprendre?
Mais les paroles de l’oncle Jim lui revinrent à la mémoire: «Surtout,
petite, pas de singeries!» Et elle laissa retomber ses bras à ses côtés.

Il fallait pourtant bien qu’elle se fît entendre, et elle essaya de
faire passer dans sa danse tout ce qu’il lui était interdit d’exprimer
autrement. D’une cadence preste et légère, elle fit un naïf _alleluia_,
le psaume délirant d’une petite créature jeune et grisée de soleil; et
quand le rythme retomba, languit, se traîna un peu, elle leva vers la
salle béante ses yeux enfantins, et raconta d’un tapotement incertain
et monotone sa courte vie incolore, longue d’ennui, son espérance
découragée, le rêve encore mal défini, obscur et fragile.

Et c’était fini! Elle entendit arriver la dernière mesure avec une
surprise affolée, fit claquer ses derniers coups de talon très fort
en guise d’appel, de protestation,--c’était trop court; on ne pouvait
pas la juger là-dessus; c’était si important pour elle; elle aurait
dû...--et l’orchestre était silencieux, la salle était sortie de son
immobilité, emplie soudain de mouvements divers et d’un grand bruit
confus. Lizzie, oubliant la révérence gracieuse qu’elle avait projetée,
descendit de la plate-forme et rentra dans la coulisse, un peu
étourdie, la gorge serrée, prenant les dieux à témoin que c’était trop
court et qu’elle pouvait faire beaucoup mieux.

Un gros monsieur l’arrêta par le poignet, et sans lâcher prise, avança
de deux pas et prêta l’oreille. Elle écouta aussi, et se dit qu’il y
avait beaucoup de gens qui applaudissaient, mais qu’ils n’avaient pas
l’air de claquer bien fort. Une voix de femme, aiguë comme un sifflet,
cria au-dessus du tumulte:

--Lizzie!... Lizzie!... Engcôo!

Le gros monsieur se retourna, hocha la tête d’un air paternel et dit:

--C’est un succès, petite, un vrai succès!

Et une jongleuse américaine montra des dents éblouissantes en un
sourire protecteur.

Après? Eh bien, après il y eut la délibération du Jury; la proclamation
du résultat, accueillie par de nouveaux cris d’enthousiasme de la
galerie; et on amena Lizzie au milieu de la scène pour lui remettre
deux souverains neufs dans une petite bourse de peluche bleue. Après
il y eut toutes les amies qui attendaient à la porte, débordant d’une
affection jusque-là insoupçonnée et de félicitations suraiguës; et
il y eut l’oncle Jim, souriant et supérieur, qui demanda à voir les
souverains, et méfiant, les fit sonner sur le trottoir.

Mais au milieu de tout cela, Lizzie ne pouvait se défaire d’une
inexplicable angoisse et elle se répétait doucement à elle-même tout le
long de Mile End Road, que c’était trop court et que cela ne pouvait
pas compter. Comment? C’était déjà fini? Les figures familières, les
voix connues, le décor de chaque jour, rien de tout cela n’avait
changé; tout était comme auparavant, et voilà que Faith Street
s’ouvrait de nouveau devant elle, étroite et sombre, ramassant entre
ses murailles souillées l’air étouffant du soir, tous ses relents
pauvres, et la tristesse de la nuit.

       *       *       *       *       *

Quand Lizzie s’éveilla, elle eut tout de suite conscience du grand
calme qui régnait à la fois dans la maison et au dehors; le silence
de la rue n’était troublé que par de vagues bruits domestiques et
l’écho lointain d’une voix paresseuse. Elle se frotta les yeux,
murmura: «Dimanche» et se renfonça dans l’oreiller. Un peu plus
tard, elle rouvrit les yeux sans bouger, et tout ce qui s’était passé
la veille lui revint à la mémoire par images successives. Elle se
souvint des deux souverains qu’elle avait confiés à l’oncle Jim pour
plus de sûreté, et l’importance de la somme lui fit chaud au cœur.
Après quelques instants de réflexion, elle se dit que le mal qu’elle
s’était donné valait vraiment bien cela; et après quelques instants
encore, elle se trouva assise dans son lit, les genoux sous le menton,
tremblant d’indignation.

Pour deux livres, quarante shillings, deux petites pièces d’or, qui ne
lui serviraient à rien, elle avait vendu son avenir! Voilà ce qu’elle
avait fait. Elle s’était perfectionnée dans un art d’agrément à force
de labeur et de persévérance; elle avait acquis un talent, un talent
rare, qui lui avait coûté de longs efforts et avait par conséquent
beaucoup de valeur; une grande espérance, l’espérance de jours
meilleurs, d’une vie différente, de la revanche qui devait tôt ou tard
venir, l’avait pénétrée, accompagnée partout et toujours, lui avait
fait supporter les injustices des hommes et du sort, les longues heures
d’atelier, les souliers percés, la margarine rance, les chapeaux sans
plumes, et bien d’autres choses: et puis les événements avaient suivi
leur cours, le jour de l’apothéose était venu, et voilà que tout était
fini! De tout ce que lui avait promis sa juste espérance, il ne restait
qu’une bourse de peluche bleue qui contenait deux souverains; rien
n’était changé; la vie allait reprendre comme autrefois, avec cette
différence qu’elle n’avait plus rien à attendre.

Elle ne comprenait pas bien ce qui s’était passé. Elle ne savait pas à
qui s’en prendre; mais il y avait eu quelque part une malhonnêteté, un
vol; et comme ce qu’on lui avait escroqué était son dû, son unique bien
et l’essence de sa vie, l’injustice était si criante et le vol si cruel
qu’un Dieu juste n’aurait jamais dû les tolérer.

Lizzie se disait toutes ces choses, assise sur son lit, les bras autour
de ses genoux repliés, et une crise de colère impuissante contre
l’iniquité des hommes lui fit monter les larmes aux yeux. Le passé
étant plein de mélancolie et le présent incertain, elle essaya pour
se consoler de se figurer encore une fois le futur sous des couleurs
éclatantes: mais après un court effort d’imagination, son pauvre
courage s’écroula, et l’idée des longues années à venir la secoua
d’un frisson d’horreur. Elles se présentaient comme une longue trame
grise, tissée de travail et d’ennui, où la suite interminable des
jours traçait le même dessin monotone. Elle pouvait se figurer très
exactement ce que serait l’avenir, parce qu’il serait tout pareil à
l’autrefois; seulement autrefois, il y avait au bout des longs jours
mornes la clarté consolante d’une promesse, la promesse de toutes les
choses qui n’étaient pas arrivées... Lizzie se souvint d’avoir lu
dans un livre, imprimé en grosses lettres pour les petits enfants,
l’histoire d’une fée qui marchait «au milieu d’un nuage doré»; elle
ressentit une sorte de vanité amère à songer qu’elle avait, elle aussi,
marché dans un nuage doré, éblouie et aveugle; et il ne restait plus
du beau nuage que deux fragments dérisoires, enfermés dans une bourse
de peluche bleue.

Au milieu de son désespoir, il lui vint à l’idée qu’il y avait, comme
chaque dimanche, le marché de Middlesex Street, à quelques minutes
de chez elle, et que les deux souverains tant méprisés, employés
judicieusement, pouvaient après tout faire bien des choses. Elle se
leva, fit sa toilette avec le plus grand soin et descendit. Sa mère lui
fit observer que quand on sortait de son lit à cette heure-là, il était
absolument futile d’espérer trouver quelque chose à manger. Lizzie
sourit avec hauteur, et alla s’asseoir sur le pas de la porte pour
attendre l’oncle. Il arriva bientôt, et sur sa demande, lui remit le
trésor avec un sourire d’indulgence.

En descendant Mile End Road, Lizzie songeait que c’était quelque
chose d’étonnant et de presque tragique, la petitesse du prix en quoi
s’était résumé son rêve. Elle tenait là dans sa paume fermée tout ce
qui restait d’un monde de mirage, échafaudé lentement et dissipé en
un soir; ces deux pièces d’or étaient en quelque sorte des reliques,
tout ce qui restait pour prouver aux autres et lui rappeler à elle-même
l’existence du bel édifice fauché.

Quand elle arriva à Middlesex Street, elle se souvint tout à coup
qu’elle n’avait encore rien mangé, et elle déjeuna sur le champ d’une
portion d’anguille à la gelée, de deux glaces et d’une tablette de
chocolat; ensuite elle se laissa prendre dans la foule et suivit la rue
jusqu’au bout, regardant les étalages.

Elle était encore perplexe quand une poussée subite la projeta vers un
coin de trottoir où s’alignaient des paires de chaussures; à vrai dire,
elle eût préféré réserver son argent pour des objets moins utiles,
mais la voix de la raison se fit entendre, et elle fit l’acquisition
d’une paire de souliers jaunes un peu usés, mais pointus à ravir.
Refusant l’offre d’un journal pour les emballer, elle alla s’asseoir
sur le trottoir dans une petite rue latérale, mit les souliers jaunes
et abandonna les vieux. Quand celle eut fait cela, elle se dit
qu’elle venait d’être pratique, prévoyante et sage, et elle décida
que le prochain achat aurait pour objet un article d’ornement. Après
une longue hésitation, elle se décida pour une fourrure. On était en
août, mais le marchand dissipa ses derniers doutes en lui assurant que
les fourrures vraiment belles se portaient toute l’année. Elle acheta
encore un collier de perles, une broche, un nœud de velours rose dont
elle orna son chapeau, et un mouchoir de soie safran avec son initiale
brodée en bleu. Après cela, elle ne pouvait vraiment plus s’apitoyer
sur elle-même; et son souci principal fut de disposer ces divers
ornements avec assez d’art pour qu’on pût les voir tous au premier coup
d’œil.

Quand cela fut fait, elle remonta Whitechapel Road jusqu’au «Pavillon»,
puis revint sur ses pas, marchant lentement au milieu du trottoir,
mais s’appliquant à ne pas révéler dans son maintien un orgueil de
mauvais goût. Une fois revenue, elle comprit que dans ce quartier on ne
saurait pas réellement apprécier sa toilette; puisqu’elle se trouvait
par hasard bien habillée, elle irait se montrer dans des sphères plus
élégantes; et sans attendre plus longtemps, elle empoigna sa jupe à
pleine main, prit le coin de sa fourrure entre ses dents pour ne pas
la perdre, et rattrapa un omnibus en trois enjambées. Comme ce n’était
pas le moment de regarder à la dépense, elle prit un ticket de trois
pence, se réservant de descendre quand bon lui semblerait. Elle hésita
plusieurs fois et se leva à moitié, mais se contint, et ne quitta
l’omnibus que quand le conducteur annonça «Marble Arch!» d’une voix
lassée.

Lizzie, débarquée sur le trottoir, regarda la grille et dit «Hyde
Park!» à demi-voix, d’un ton chargé de respect; puis elle épousseta sa
fourrure à petites tapes tendres, prit le mouchoir de soie safran à la
main, et entra dans le grand monde avec simplicité.

Il est bon de se promener dans les rues et de regarder les étalages,
il est doux de manger lentement une glace à la framboise, doux aussi
de rester tard au lit le dimanche matin, ou bien d’aller en voiture
jusqu’à Epping-Forest et de reposer ses yeux sur de l’herbe vraiment
verte et des arbres qui ne soient pas plantés en rangées; mais marcher
doucement dans les allées d’un parc, par un beau soleil, quand on a
une fourrure neuve, des souliers jaunes, un collier de perles et un
mouchoir de soie brodé est plus délicieux que tout cela. C’est une joie
si complète et si pure que toutes les satisfactions de vanité mesquine
finissent par disparaître. On se sent sorti de la dure carapace des
jours de travail, installé dans un cercle supérieur où les toilettes
éclatantes, le décor ratissé et les manières polies rendent la vie
douce, facile et belle; et par sympathie les gestes les plus ordinaires
et même le cours naturel des idées prennent une distinction mystérieuse.

Lizzie se promena donc dans Hyde-Park et Kensington-Gardens tant que
dura le jour, et fut parfaitement heureuse. A la fin de la journée,
elle se dirigea vers le kiosque de la musique et s’assit à quelque
distance pour jouir de ses dernières heures. Le soleil descendit
derrière les arbres lointains, borda de nuances éclatantes et douces
quelques nuages épars et disparut tout à fait. Au milieu de l’ombre qui
tombait sur le parc, la musique continuait à se faire entendre, jouant
des airs militaires, au rythme martial et gai, auxquels la venue lente
du crépuscule prêtait une mélancolie inattendue.

Lizzie restait sans bouger dans son fauteuil, résolue à ne partir que
le plus tard possible, et sentant pourtant que son bonheur s’en allait.
Il faisait trop sombre maintenant pour qu’on pût voir sa fourrure, ni
le nœud rose de son chapeau, ni le mouchoir de soie qu’elle tenait
pourtant à moitié déployé sur ses genoux. L’obscurité la repoussait
impitoyablement dans sa sphère: elle n’était plus qu’une petite chose
insignifiante, perdue dans la nuit.

Quand la musique se tut, des gens qui étaient assis se levèrent et
passèrent devant elle pour s’en aller; il y avait surtout des dames,
des dames à démarche molle et balancée, dont la silhouette devinée dans
l’ombre avait un aspect d’élégance raffinée. C’étaient de grandes
dames, assurément, qu’elles fussent ou non titrées; la molle indolence
de leurs moindres gestes disait aux tiers: «Maintenant nous rentrons
chez nous, dans nos maisons où il y a des lumières douces, des lits à
colonnes et de la vaisselle d’argent.»

Lizzie se souvint du soir où l’oncle Jim avait éveillé son grand désir
en parlant des duchesses qui n’auraient pas su danser. Eh bien, elle
savait danser, elle, danser comme les grandes dames n’auraient jamais
pu, jamais; mais elles s’en moquaient pas mal! Elles n’étaient même
pas venues au «Paragon» pour lui voir gagner le premier prix, et si
elles étaient venues, elles l’auraient oubliée en moins d’une heure,
retournant à leurs plaisirs, à leurs jolies choses et à leurs jolies
vies, pendant que la petite Lizzie rentrait dans les régions noires,
avec ses deux souverains, et au dedans d’elle quelque chose de cassé
qui criait son agonie. L’argent était déjà en partie dépensé; il lui
avait donné quelques heures de satisfaction, et voici que c’était
déjà fini, et l’autre voix au dedans d’elle recommençait sa clameur
lamentable, lui rappelait sans répit son désespoir, semblait la pousser
vers quelque redoutable asile.

Elle se leva aussi et s’en alla vers la grille; elle n’essayait plus
d’avoir l’air distingué. D’abord elle sentait qu’elle n’était même
pas bien habillée; elles n’avaient pas de fourrures les autres, et
probablement si elles avaient vu la sienne, avant qu’il fît nuit, elles
auraient ri. Elles auraient ri doucement, sans éclats, par politesse,
et elles auraient passé en balançant les hanches dans leurs jupes
soyeuses et molles vers les équipages qui les attendaient certainement
un peu plus loin. Le beau mérite de savoir danser! C’était moins
difficile que d’être riche, et moins spirituel que de porter de jolies
toilettes et de ne rien faire!

Dans les allées sombres du parc, et plus tard sur l’omnibus qui la
ramenait vers Mile End, Lizzie sentit au milieu de son souci se lever
en elle un étrange orgueil: l’orgueil de ceux qui ont nourri de grands
rêves et n’ont pas été compris. Il y aurait une sorte de noblesse amère
à promener dans Faith Street, même dans la corderie, la conscience
d’aspirations méconnues. Elle se sentait maintenant délivrée des
obligations mesquines et des devoirs vulgaires, appelée à marcher dans
ces sentiers semés de lauriers et de ronces où s’en vont les grandes
âmes que la vie a traitées injustement.

Cet orgueil tomba quelque peu quand elle arriva à la maison, où le
reste de la famille était rassemblé. Sur la table, il y avait un pot
de bière et des verres; même Bunny avait auprès de lui un peu de
bière dans le fond d’un gobelet et mangeait des noix avec diligence.
Blakeston vit du premier coup d’œil les ornements nouveaux et fronça
les sourcils; mais l’oncle Jim admira sincèrement:

--C’est étonnant, dit-il, la différence que ça fait tout de suite, un
peu de toilette chez une jeune fille!

Lizzie garda un silence tragique, et Bunny, devinant sa tristesse, lui
offrit des noix.

L’oncle poursuivit placidement:

--A la bonne heure! On s’amuse quand on peut, et puis le lundi au
travail! S’pas, petite?

La «petite», les lèvres serrées, retira son chapeau, posa sa fourrure;
puis s’abandonnant soudain, elle se laissa aller sur la table, et la
tête entre les coudes, sanglota éperdument. Les noix échappées de sa
main rebondirent sur la table et roulèrent par terre, où Bunny les
ramassa.

Au milieu du silence stupéfait, la voix mouillée de Lizzie prononça
piteusement:

--Je ne veux pas! Oh! je ne veux pas!

L’oncle qui ne comprenait pas encore, demanda avec lenteur:

--Qu’est-ce qu’elle ne veut pas?

Entre deux hoquets désespérés, elle répondit faiblement:

--Travailler. Oh! je ne veux pas!

Entendant cette prétention éhontée, Blakeston père voulut protester
avec indignation. Mais l’oncle l’arrêta de la main.

Il chercha laborieusement quelque chose à dire, et ne trouva rien.
Mrs. Blakeston qui ne prenait pas au sérieux les nerfs de jeune fille,
examinait la fourrure avec intérêt. Au bout de quelque temps, l’oncle
Jim, ayant définitivement reconnu son impuissance à trouver des paroles
de consolation, offrit un peu de bière, et voyant que ce subterfuge ne
suffisait pas à arrêter les larmes, il lui conseilla d’aller se coucher.

Elle monta l’escalier en sanglotant toujours, se déshabilla et pleura
longtemps sur l’oreiller. La vie était trop dure; le chemin des grandes
âmes était tout en ronces, sans aucuns lauriers; et même l’oubli du
sommeil ne lui était d’aucun réconfort, à cause du lendemain qui venait
déjà.

       *       *       *       *       *

A cinq heures un quart, Lizzie se leva, descendit allumer le fourneau à
essence et emplir la bouilloire, et remonta s’habiller. A côté de son
lit, il y avait un morceau de miroir pendu à un clou; quand elle s’en
servit pour arranger ses cheveux, elle constata qu’elle avait les yeux
rouges, et dit à haute voix: «Ça m’est bien égal!» En regardant avec
plus d’attention, elle découvrit autre chose: c’est qu’elle ne pourrait
jamais avoir l’air d’une héroïne, d’une héroïne de rien.

Les héroïnes du crime et du vice, les révoltées avaient une mine
altière, des yeux profonds au regard dominateur, un teint mat, des
lèvres de carmin, un port de tête arrogant, enchanteur et cruel. Elle,
Lizzie, n’avait rien de tout cela. Comme héroïne vertueuse, innocente
et persécutée, elle eût été plus vraisemblable, mais celles-là avaient
toujours un air de distinction chaste, de vertu éclatante qui les
marquait pour le triomphe inévitable de la fin. Ce qu’elle voyait dans
les débris de miroir c’était, sans illusion possible, la figure d’une
petite jeune fille ennuyée et lasse, qui se préparait à travailler
toute la journée, pour huit shillings par semaine, et n’aimait pas
cela. Il n’y avait donc pour elle aucun espoir! Quand elle eut fait
cette constatation, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus que juste le
temps de boire son thé en toute hâte et d’emporter un morceau de pain
pour manger en route.

Elle arriva en grignotant dans Mile End Road, et la gloire du soleil
levant au-dessus des maisons la frappa comme une offense. Elle se dit:
«Elles sont encore au lit, les grandes dames!» et regarda le ciel rose
avec hostilité; le fait d’être levée à temps pour voir l’aurore était
la preuve amère de sa servitude. Mais ce ne fut que quand elle se
retrouva à l’atelier, à sa place coutumière, attelée de nouveau à la
longue tâche fastidieuse, qu’elle goûta tout à fait l’horreur de la vie
qui recommençait.

Il se pourrait fort bien que dans vingt-cinq ans elle fût encore là.
Vingt-cinq ans! Elle essaya de se représenter combien cela faisait de
jours, et abandonna bientôt le calcul, arrivée à des chiffres tels
qu’ils cessaient d’avoir aucun sens. Le ronronnement continu des
machines semblait le symbole même de l’éternité. Elles marchaient
sans heurts, inlassables, rapides, exemptes des imperfections et
des faiblesses d’une humanité précaire, et toutes ces choses qui
tournaient sans arrêt, les volants, les longues tiges d’acier, les
courroies et les engrenages, c’étaient des vies, des vies, des
vies, des vies qui passaient. Elles se suivaient en longues files
inépuisables, faisaient quelques tours rapides, s’usaient et passaient
dans le vide, remplacées par d’autres, toutes résignées et dociles.
D’innombrables générations se succédaient sans plainte, et déjà la
machine appelait de son ronronnement doux les petites filles qui
avaient cru lui échapper.

L’heure du déjeuner amena toutes les amies, qui exigeaient le
récit détaillé de tout ce qui s’était passé, de ce qu’avait dit le
directeur du «Paragon» et de la façon dont elle allait dépenser les
deux souverains. Mais Lizzie n’était pas en humeur de causer; la
curiosité de ces prétendues amies lui parut sotte et vulgaire, et leurs
exclamations diverses, qui se traduisaient toutes par: «A-t-elle de
la chance, cette Lizzie!» la choquèrent comme des propos déplacés au
cours de funérailles. Car elle portait en terre ce jour-là un grand
secret plein d’orgueil, quelque chose comme les restes d’une personne
de haute naissance qui aurait vécu en exil et dont, même après sa
mort, il serait interdit de révéler le nom. Elles ne comprenaient pas,
les autres; elles ne comprendraient jamais, et elles l’ennuyaient.
Naturellement, quand elle montra sa mauvaise humeur, on l’accusa de
vanité ridicule, et les camarades coupèrent court à leurs félicitations
pour dire d’un ton moqueur:

--Ah! ça paraît dur de se remettre au travail quand on a passé sur les
planches! Il faudra pourtant s’y faire, ma fille!

Lizzie répondit:

--Peut-être!

Et elle rentra la première à l’atelier.

Les machines tournaient toujours; il semblait qu’elles dussent
continuer ainsi pendant des siècles et des siècles et que toutes
les générations à venir suffiraient à peine à assurer leur besogne;
mais Lizzie n’était plus disposée à se résigner. Une fièvre de
révolte haletait en elle et faisait trembler ses mains, et toute sa
volonté frêle se cabrait contre le destin. Ce qui l’exaltait surtout,
c’était l’inégalité de la lutte: d’un côté, il y avait une grande loi
irrésistible et peut-être juste qui, depuis le commencement du monde,
ployait sous le même joug les résignés et les réfractaires, et de
l’autre côté, il y avait la petite Lizzie qui se dressait en face de
l’inévitable et prétendait échapper au sort commun. Pourtant, il lui
faudrait céder tôt ou tard, à moins... Elle s’arrêta un instant dans
son travail, les yeux ouverts sur la muraille; et quelque chose de
grand et de solennel entra dans la longue salle emplie de poussières,
voila le décor mesquin, couvrit tous les bruits de la vie vulgaire, et
lui chuchota à l’oreille des promesses d’évasion.

Elle songea: «Comme c’est simple!» et s’étonna de n’y avoir pas songé
plus tôt. C’était une revanche, en somme, la seule possible, mais
éclatante; un défi lancé à toutes les grandes puissances oppressives;
une fin tragique et belle qui terminerait sans déchéance un grand
chagrin... et elle avait lu dans les journaux que cela ne faisait
presque pas mal. Les grandes dames elles-mêmes, si elles apprenaient
cela, seraient contraintes au respect; les amies de la corderie
percevraient confusément qu’elles avaient caché au milieu d’elles une
âme plus haute et plus pure; et quand sonnerait le glas de son départ,
il y aurait quelque part dans l’infini une voix juste et compatissante
qui annoncerait:

--Celle qui s’en va, c’est la petite Lizzie, qui savait danser!

Une fois que l’idée fut venue, elle ne songea même pas qu’il pût y
avoir la moindre hésitation: c’était la solution glorieuse et simple,
qui répondait à tout, et pour laquelle elle n’avait besoin de la
permission de personne. Et elle serait une héroïne, après tout!

Les heures qui passèrent après cela furent douces et faciles, et
les moindres choses prirent un sens mystérieux, comme ennoblies par
le reflet de ce qui allait venir. Quand la journée de travail fut
finie, Lizzie quitta l’usine avec un sourire affable et s’en alla le
long de Commercial Road vers les docks, un peu émue, mais pleine de
fierté. Elle sentait qu’elle allait faire là quelque chose de grand
et d’héroïque, qui devait la relever à jamais au rang dont elle avait
cru un moment déchoir, et mettre un sceau de noblesse authentique
sur ses opérations avortées. Les gens diraient: «Il fallait vraiment
qu’elle eût une nature supérieure au vulgaire, puisqu’elle est morte
d’avoir été méconnue!» Et la mort lui donnerait ainsi son auréole plus
facilement et plus sûrement que le succès.

Elle avait marché assez vite et s’aperçut qu’il était encore trop
tôt; la nuit ne faisait que commencer. La rivière serait sillonnée de
chalands et de vapeurs; elle pourrait être dérangée, et elle désirait
finir sans hâte, doucement, dans un cadre auguste de silence et de
paix. Elle s’en alla donc par les rues, regardant autour d’elle par
curiosité: tout ce qu’elle voyait, gens, maisons et boutiques, était
laid, indistinctement laid; il n’y avait rien là qui valût un regret.
D’ailleurs elle le comprenait maintenant, même les maisons de West-End
avec leurs façades à colonnes, les squares tranquilles et distingués,
les magasins aux épais tapis, et même bijoux et fourrures n’auraient pu
la satisfaire tout à fait. Elle disait cela sans envie et sans dépit
et elle en donnait la preuve, puisqu’elle allait renoncer à jamais à
l’espérance de toutes ces choses, que personne n’aurait pu lui retirer.

Quand la nuit fut un peu avancée, elle se dirigea de nouveau vers la
rivière, longea l’église de Limehouse et suivit les rues obscures en
cherchant l’endroit qu’elle avait en vue. Elle le trouva bientôt:
c’était un passage étroit entre deux murailles qui menait à un tronçon
de quai; des deux côtés l’eau du fleuve clapotait doucement contre
les hautes parois de wharfs déserts; du quai partait une passerelle
qui conduisait à un ponton ancré dans le courant, où s’amarraient les
vapeurs.

Au coin du quai, il y avait un public-house dont les fenêtres étaient
encore éclairées; quand elle se fut assurée qu’il n’y avait plus
personne dehors, elle passa vite et sans faire de bruit et franchit la
passerelle en courant.

L’eau était parfaitement calme et pourtant le ponton se balançait
doucement, en oscillations paresseuses, comme bercé par le remous de
quelque chose qui venait de passer. De l’autre côté, c’était la double
obscurité de l’eau noire et des murailles sombres des entrepôts; çà et
là les lumières de quelques vapeurs immobiles se reflétaient dans le
fleuve en longues traînées vacillantes; le sifflement lointain d’un
remorqueur s’étouffant dans la nuit; les bruits divers de la cité
arrivant par intervalles en échos confus, et c’était tout. Ce ponton
qui oscillait doucement sur l’eau sombre avait des airs d’asile, et
sa solitude recueillie semblait en vérité une promesse de la paix
définitive.

Lizzie arriva là en courant, vit les lumières miroitant dans l’eau,
presque sous ses pieds, et s’arrêta. Elle savait qu’à gauche, très
loin c’était la mer, et de l’autre côté Londres, et elle fut contente
de voir que la marée descendait. Elle songea quelle chose vaste
et mystérieuse c’était qu’une rivière, qui traversait d’un bout à
l’autre les villes des hommes en poursuivant au milieu d’eux sa vie
à elle, que rien n’avait pu changer. Combien en avait-elle déjà porté
dans ses eaux troubles et roulé sur ses bancs de vase, de ces choses
semblables à ce que la petite Lizzie allait devenir? Pauvres filles qui
avaient été poussées au dernier refuge pour avoir cru que l’honneur
ou l’amour étaient des choses d’importance; vieilles gens qui avaient
trop longuement et trop durement vécu et ne se sentaient pas la force
d’attendre davantage; faillis, vaincus et délaissés, ils étaient venus
à elle, et ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient, comme elle allait
le trouver à son tour.

Elle fit deux pas vers le bord et s’arrêta encore une fois. Elle
n’avait pas peur de la mort, Lizzie; seulement... elle avait grand peur
de l’eau noire, et elle recula lentement jusqu’au milieu du ponton et
s’efforça de se rappeler son grand chagrin afin de s’exalter un peu.

Il vint tout à coup, avec son cortège de désillusions, d’iniquités et
d’intolérables ennuis. De toutes celles qui avaient cherché un asile
dans l’eau profonde, il n’en était certes pas qui eût pu avoir d’aussi
justes raisons que Lizzie! La belle affaire d’avoir été trahie ou
délaissée! La grosse douleur de n’avoir pas de quoi manger! Elle! On
lui avait volé son espoir: des puissances occultes et malfaisantes
lui avaient suggéré un rêve obscur, l’avaient nourri, attisé, fait
croître d’un jour à l’autre, pour l’escamoter soudain d’une façon
incompréhensible et cruelle! Il ne restait plus qu’une grande détresse,
l’avenir interminable et vague, le travail fastidieux... Et les deux
souverains déjà dépensés!

Quand elle eut songé à tout cela, Lizzie se couvrit les yeux de ses
mains, marcha droit devant elle, sentit le sol manquer sous ses pieds,
et se laissa aller en frissonnant...

       *       *       *       *       *

Au rez-de-chaussée de la maison de Faith Street, le conseil de
famille était rassemblé. Mr. Blakeston père regarda la montre de son
beau-frère, et dit avec amertume:

--Voilà ce que c’est quand on leur laisse quarante sous à ces petites!
Ça passe ses soirées dehors à les dépenser comme des sottes!

Sa femme ajouta:

--Et ce que ça se monte la tête! Vous avez vu cette histoire qu’elle a
faite hier, disant qu’elle ne voulait plus travailler!

L’oncle Jim intervint avec bienveillance:

--Bah! dit-il. A cet âge-là, on dit çà, et puis le lendemain on n’y
pense plus. Il ne faut pas se plaindre, en somme: tout a bien fini.

Tout avait bien fini, en effet, surtout pour Lizzie, que la marée
descendante poussait doucement vers la mer.




TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages

  La Belle que voilà...                                                5

  Celui qui voit les Dieux                                            21

  Le dernier soir                                                     51

  La Vieille                                                          81

  La destinée de Winthrop-Smith                                       97

  La foire aux vérités                                               121

  La peur                                                            141

  Lizzie Blakeston                                                   155




          ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 3 MARS 1923
          == PAR L’IMPRIMERIE FLOCH ==
          A MAYENNE, POUR BERNARD GRASSET





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BELLE QUE VOILÀ ***


    

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