Roland Furieux, tome 4

By Lodovico Ariosto

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Title: Roland Furieux, tome 4


Author: Lodovico Ariosto

Translator: Francisque Reynard

Release date: February 12, 2024 [eBook #72939]

Language: French

Original publication: Paris: Lemerre, 1880

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ROLAND FURIEUX, TOME 4 ***






  ARIOSTE

  ROLAND FURIEUX

  Traduction nouvelle
  PAR
  FRANCISQUE REYNARD

  TOME QUATRIÈME


  PARIS
  ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
  27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31

  M DCCC LXXX




ROLAND FURIEUX




CHANT XXXVII.

ARGUMENT.--Passant en revue les écrivains divers qui ont employé leur
plume à chanter les louanges du beau sexe, le poète en prend occasion
pour louer Vittoria Colonna et les nobles vers consacrés par elle à la
mémoire du marquis de Pescaire, son époux. Puis il introduit sur la
scène Ullania, messagère de la reine de l’île Perdue, qui raconte à
Roger, à Bradamante et à Marphise l’indigne coutume établie par Marganor
dans son propre château à l’encontre des femmes. Les deux guerrières et
Roger infligent à Marganor le châtiment qu’il a mérité.


Si, de même que les femmes courageuses ont travaillé nuit et jour, avec
une suprême diligence et une longue patience, à acquérir d’autres dons
que Nature ne peut donner sans travail,--d’où il est résulté des œuvres
bonnes et non sans gloire--elles s’étaient adonnées à ces études qui
rendent immortelles les vertus humaines:

Et si elles avaient pu elles-mêmes transmettre à la postérité le
souvenir de leurs propres mérites, sans avoir besoin de mendier l’aide
des écrivains au cœur rongé par la haine et l’envie, et qui, la plupart
du temps, passent sous silence le bien qu’ils peuvent en dire, tout en
publiant partout le mal qu’ils en savent, leur renommée aurait surgi
plus éclatante peut-être que le fut jamais celle des hommes illustres.

Beaucoup d’écrivains ne se sont pas contentés de faire servir leurs
œuvres à se glorifier les uns les autres; ils se sont efforcés de faire
ressortir tout ce que l’on pouvait avoir à reprocher aux femmes. Ne
voulant pas être éclipsés par elles, ils faisaient tout leur possible
pour les rabaisser. Je parle des écrivains de l’antiquité; comme si la
gloire des femmes devait obscurcir la leur, de même que le brouillard
obscurcit le soleil.

Jamais, il est vrai, main ni langue, émettant des paroles ou burinant le
vélin,--quelque effort qu’elle ait fait ou qu’elle fasse pour augmenter
et propager le mal, et diminuer adroitement le bien,--n’eut et n’a le
pouvoir d’étouffer tellement la gloire des femmes, qu’il n’en reste
quelque chose. Mais cette gloire est loin d’avoir l’éclat qu’elle aurait
eu sans cela.

Arpalice[1]; Tomyris[2]; celle qui secourut Turnus[3]; celle qui vint en
aide à Hector[4]; celle qui, suivie des gens de Sidon et de Tyr, alla,
longeant le rivage d’Afrique, s’établir en Lybie[5]; Zénobie[6]; celle
qui sauva par ses victoires les Assyriens, les Perses et les Indiens[7];
toutes celles-là, et quelques autres encore, ne furent pas les seules à
mériter par leurs armes une éternelle renommée.

Il y en a eu de fidèles, de chastes, de sages, de vaillantes, non
seulement en Grèce et à Rome, mais partout, dans les Indes comme aux
jardins des Hespérides où le soleil dénoue sa chevelure. Les hommages et
les honneurs qu’elles s’étaient acquis sont tellement oubliés, que c’est
à peine si on en nomme une sur mille; et cela, parce que les écrivains
de leur temps furent menteurs, jaloux et impitoyables pour elles.

O femmes désireuses de produire de belles œuvres, poursuivez
imperturbablement votre chemin. Ne vous laissez point détourner de vos
entreprises par la crainte de vous voir refuser les honneurs auxquels
vous avez droit. De même qu’il n’y a pas de bonne chose qui dure
toujours, les mauvaises ne sont point éternelles. Si, jusqu’ici, les
œuvres des écrivains ne vous ont pas été favorables, elles le sont de
nos jours.

Déjà Marullo et le Pontano; les deux Strozzi, le père et le fils,
avaient écrit en votre faveur. Aujourd’hui, vous avez pour vous le
Bembo, le Capella, et celui qui a formé les courtisans sur son propre
modèle; vous avez un Luigi Alamanni, vous avez ses deux frères,
également chers à Mars et aux Muses, tous deux issus du sang royal qui
commande sur les bords qu’arrose le Mincio, et que de profonds marais
enserrent.

L’un, outre que son propre instinct le porte à vous honorer, à vous
révérer et à faire retentir le Parnasse et le Cinto de vos louanges
qu’il porte jusqu’aux nues, est encore plus gagné à votre cause par
l’amour, la fidélité et ce courage indomptable au milieu du carnage et
des ruines, qu’il a trouvés en Isabelle.

Aussi ne se lassera-t-il jamais de vous célébrer dans ses vers vivaces;
et si d’autres vous jettent le blâme, personne ne sera plus prompt que
lui à prendre votre défense. Il n’y a pas au monde de chevalier plus
disposé à consacrer sa vie entière au service de la vertu. Il est en
même temps un sujet d’études pour les écrivains, tandis que lui-même,
par ses écrits, exalte la gloire des autres.

Il mérite vraiment qu’une dame si richement douée de toutes les vertus
qui font l’ornement du sexe porte-jupons, ne se soit jamais départie de
la foi qu’elle lui devait, et ait été pour lui comme une colonne
inébranlable à toutes les secousses de la Fortune. Il est digne d’elle,
et elle est digne de lui; jamais couple ne fut mieux assorti.

Il a élevé de nouveaux trophées sur la rive de l’Oglio; au milieu des
batailles, des incendies, des navires et des chars de guerre, il a tant
semé de beaux écrits, que le fleuve voisin peut bien en être jaloux.
Auprès de lui, un Hercule Bentivoglio célèbre votre gloire en notes
éclatantes, ainsi que Renato Trivulcio, et mon Guidetto, et le Molza,
choisi par Phébus lui-même pour vous chanter.

Il y a aussi Hercule, duc de Chartres, fils de mon duc; déployant ses
ailes comme le cygne harmonieux, il chante en volant, et fait retentir
les cieux de votre renommée. Il y a mon seigneur de Guast, auquel il ne
suffit pas d’entasser des exploits dignes d’illustrer mille Athènes et
mille Rome, mais qui songe encore à vous immortaliser avec sa plume.

Outre ceux-là, et d’autres encore qui vous ont glorifiées et qui vous
glorifient encore chaque jour, vous pouvez célébrer vous-mêmes votre
propre gloire. Beaucoup d’entre vous, laissant de côté l’aiguille et le
fuseau, sont allées et vont encore s’abreuver avec les Muses à la
fontaine d’Aganippe[8]. Elles en sont revenues tellement inspirées, que
nous aurions beaucoup plus besoin de vous pour chanter nos exploits, que
vous n’auriez besoin de nous pour chanter les vôtres.

Si je voulais les nommer toutes, et donner à chacune les éloges qu’elle
mérite, il me faudrait écrire plus d’une page, et mon chant ne
traiterait pas aujourd’hui d’autre chose. D’un autre côté, si je me
bornais à faire seulement l’éloge de cinq ou six, je risquerais
d’offenser et de mécontenter les autres. Que faire donc? Faut-il me
taire sur toutes, ou bien, sur un si grand nombre, faut-il en choisir
une seule?

J’en choisirai une, et je la choisirai si bien, elle sera tellement
au-dessus de l’envie, que personne ne pourra me vouloir mal si je me
tais sur les autres, et si je fais l’éloge de celle-là seule. Ce n’est
pas qu’elle se soit immortalisée elle-même par son doux style, le
meilleur que j’aie jamais goûté; mais elle peut tirer du tombeau et
faire éternellement revivre tous ceux dont elle parle ou sur lesquels
elle écrit.

De même que Phébus darde de préférence ses rayons sur sa blanche sœur,
et la fait resplendir d’une lumière plus éclatante que celle de Vénus,
de Mars, ou de toute autre étoile qui gravite au ciel, ainsi celle dont
je vous parle possède plus que toutes les autres l’éloquence et la
douceur. Ses paroles sublimes ont une telle force, que de nos jours elle
brille au ciel comme un autre soleil.

Victoire est son nom; il convenait bien à celle qui, née au sein des
victoires, est toujours, qu’elle aille ou qu’elle s’arrête, précédée ou
suivie de la Victoire, et dont le front est chargé de trophées toujours
nouveaux. Elle est pareille à cette Artémise, si célèbre pour sa piété
envers son époux Mausole. Elle la surpasse cependant de toute la
distance qu’il y a entre ensevelir un homme, et tirer sa mémoire du
tombeau.

Si Laodamie, si la femme de Brutus, si Arrie, Argie, Évadnée, et
beaucoup d’autres, ont mérité des éloges pour avoir voulu, leur mari
mort, être ensevelies avec lui, combien davantage ne doit-on pas honorer
Victoire, qui a sauvé son époux des eaux du Léthé et du fleuve qui
entoure neuf fois le royaume des Ombres, et cela, malgré les Parques et
malgré la mort!

Si le Macédonien envia le fier Achille d’avoir été célébré par la
trompette méonnienne, combien plus, invincible François de Pescaire, ne
te porterait-il pas envie, s’il vivait de nos jours, toi dont une épouse
aussi chaste que chère chante l’éternelle gloire, et dont le nom reçoit
d’elle un tel retentissement, que tu n’as point à désirer de meilleure
trompette?

Si je voulais noter ici tout ce qu’on peut dire à cet égard, ou tout ce
que je désirerais en dire, j’allongerais trop mon poème, sans jamais
cependant épuiser mon sujet. Pendant ce temps, je laisserais de côté la
belle histoire de Marphise et de ses compagnons, que j’ai cependant
promis de continuer, si vous veniez m’entendre dans ce chant.

Or, puisque nous sommes ici, vous pour m’écouter et moi pour tenir ma
promesse, je remettrai à une meilleure occasion de prouver que celle
dont je parle est digne de toutes mes louanges. Non pas que je m’imagine
que mes vers soient nécessaires à qui en a tant écrit soi-même; mais
seulement pour satisfaire le désir que j’ai de l’honorer et de la louer.

En somme, mesdames, je conclus qu’à tous les âges, beaucoup d’entre vous
ont été dignes d’être mentionnées par l’histoire, mais que, grâce à la
jalousie des écrivains, vous êtes retombées dans l’oubli après votre
mort. Il n’en sera plus ainsi, car vous immortalisez vous-mêmes vos
propres vertus. Si les deux belles-sœurs avaient su faire de même, nous
connaîtrions bien mieux aujourd’hui leurs hauts faits.

Je parle de Bradamante et de Marphise, dont j’ai beaucoup de peine à
remettre en lumière les éclatantes prouesses, car neuf sur dix me sont
inconnues. Je rapporte volontiers celles que je sais, autant parce qu’il
est bon de divulguer le plus possible toute œuvre grande, que parce que
je désire vous plaire, mesdames, vous que j’honore et que j’aime.

Roger, comme je vous l’ai dit, se tenait prêt à partir; il avait pris
congé de ses compagnes, et retiré son épée enfoncée dans le cyprès,
lorsqu’une plainte stridente, s’élevant non loin de là, vint l’arrêter.
Il courut avec les deux dames pour porter secours où il en serait
besoin.

A mesure qu’ils avançaient, les cris devenaient plus aigus et les
paroles plus intelligibles. Arrivés dans la vallée, ils virent que ces
plaintes étaient poussées par trois dames dans un assez étrange
accoutrement. Leurs vêtements avaient été coupés jusqu’au nombril par
quelques malfaiteurs sans doute, et, ne sachant comment se dérober aux
regards, elles étaient accroupies par terre, et n’osaient plus se lever.

De même que le fils de Vulcain, venu au monde sans mère et que Pallas
fit élever par les soins d’Aglaure, aux yeux trop hardis, cachait ses
pieds tordus en s’asseyant dans un char de son invention, ainsi ces
trois jouvencelles cachaient leurs beautés secrètes en se tenant
assises.

A ce spectacle inouï et déshonnête, les deux magnanimes guerrières
devinrent aussi rouges que la rose au printemps dans les jardins de
Pestum. Bradamante reconnut sur-le-champ qu’une de ces trois dames était
Ullania, envoyée de l’Ile Perdue en France en qualité de messagère.

Elle reconnut également les deux autres pour les avoir vues déjà avec
elle; mais ses paroles s’adressèrent à celle des trois qu’elle honorait
le plus. Elle lui demanda qui avait pu être assez inique, assez
contempteur des lois et des bonnes mœurs, pour étaler aux yeux de tous
les choses secrètes que la nature cache le plus qu’elle peut.

Ullania reconnaissant Bradamante, à sa voix non moins qu’à ses armes,
pour la guerrière qui, quelques jours auparavant, avait désarçonné les
trois chevaliers, lui raconte que de méchantes gens, rebelles à tout
sentiment de pitié, et qui demeurent dans un château peu éloigné, après
l’avoir ainsi dépouillée, l’ont battue, et lui ont fait encore d’autres
outrages.

Elle ne sait ce qu’il est advenu de l’écu, ni des trois rois qui l’ont
accompagnée à travers tant de pays. Elle ignore s’ils sont morts ou
prisonniers. Elle ajoute qu’elle s’est mise en chemin, quoiqu’il lui en
coûtât d’aller à pied, pour aller se plaindre à Charles de l’outrage qui
lui a été fait, dans l’espoir qu’il ne le laisserait pas impuni.

Les guerrières et Roger, dont le cœur n’est pas moins sensible
qu’audacieux et fort, s’émeuvent à la vue et au récit d’un semblable
méfait. Oubliant toute autre affaire, et sans attendre que la dame
affligée les prie de la venger, ils se décident à aller sur-le-champ
vers le lieu qu’elle leur a indiqué.

D’un commun mouvement, ils ôtent leurs soubrevestes et les donnent à ces
infortunées, pour qu’elles puissent recouvrir les parties les moins
honnêtes de leur corps. Bradamante ne saurait consentir à ce que Ullania
fasse de nouveau à pied le chemin qu’elle a déjà fait; elle la prend sur
la croupe de son destrier. Marphise et le brave Roger en font autant
pour les deux autres.

Ullania montre à Bradamante, qui la porte en croupe, le plus court
chemin pour aller au castel. Bradamante la réconforte et lui dit qu’elle
la vengera de ceux qui l’ont tourmentée. Après avoir quitté la vallée,
ils gravissent un long sentier qui serpente autour d’une colline, sans
vouloir prendre le moindre repos avant que le soleil ne soit caché dans
l’océan.

Au sommet de la colline, si rude à gravir, s’élève un village. Ils y
trouvent bonne hospitalité et bonne table, autant du moins qu’on pouvait
l’espérer en un pareil endroit. En regardant autour d’eux, ils voient un
grand nombre de femmes, les unes jeunes, les autres vieilles; mais ils
n’aperçoivent pas un homme.

Jason et les Argonautes qui le suivaient n’éprouvèrent pas un plus grand
étonnement en voyant que les femmes de Lemnos avaient fait périr leurs
maris, leurs fils, leurs pères et leurs frères, de sorte qu’on n’aurait
pas pu voir dans toute l’île une seule figure virile, que n’en
éprouvèrent Roger et ses compagnes dans le village où ils logèrent ce
soir-là.

Les deux guerrières s’empressèrent de procurer à Ullania et à ses
damoiselles de compagnie trois vêtements de femme, grossiers, mais
complets. Roger ayant interpellé une des habitantes de ce village,
voulut savoir d’elle où étaient tous leurs hommes, qu’on n’en voyait pas
un seul. Voici la réponse qu’elle lui fit:

«--C’est peut-être pour vous un grand étonnement de voir tant de femmes
sans un seul homme, et c’est un supplice intolérable pour nous qui
vivons ici dans la misère et l’exil. Cet exil nous est d’autant plus
amer, que, de leur côté, nos pères, nos fils et nos maris que nous
aimons tant, subissent loin de nous une longue et dure séparation, grâce
au caprice de notre cruel tyran.

«Le barbare, après nous avoir abreuvées de mille outrages, nous a
envoyées dans ce village, situé à deux lieues de ses terres, sur
lesquelles nous sommes nées. Il a menacé de mort et de toute sorte de
désastres, nous et nos hommes, si nous revenions les voir, ou si nous
leur donnions l’hospitalité ici.

«Il est tellement ennemi de notre nom, qu’il ne veut pas, comme je vous
ai dit, qu’aucun des nôtres vienne ici; on dirait que l’odeur du sexe
féminin le rend malade. Deux fois déjà les arbres ont perdu et repris
leur belle chevelure, depuis que ce maître impitoyable a donné un ordre
aussi barbare que personne n’a pu adoucir.

«Car ses sujets le craignent autant qu’on peut craindre la mort. La
nature, en même temps que la méchanceté, lui a donné une force
surhumaine. Sa stature est gigantesque, et sa force dépasse celle de
cent hommes. Ce n’est pas seulement pour nous, ses sujettes, qu’il est
impitoyable; il traite les étrangères avec encore plus de cruauté.

«Si votre honneur vous est cher, ainsi que celui des trois dames qui
sont en votre compagnie, il sera plus sûr, plus utile et meilleur pour
vous de ne pas aller plus avant, et de chercher un autre chemin.
Celui-ci conduit droit au château de l’homme dont je vous parle. Vous y
subiriez la coutume honteuse et barbare qu’il y a établie pour les dames
et les guerriers qui passent par là.

«Marganor le félon--c’est ainsi que s’appelle le seigneur, le tyran de
ce castel--surpasse en iniquité et en félonie Néron, et tous ceux qui
furent renommés par leur caractère féroce. Il est plus avide du sang
humain, et surtout du sang féminin, que le loup de celui de l’agneau.
Après les avoir abreuvées d’outrages, il fait chasser toutes les femmes
que leur mauvaise fortune a conduites en ce castel.--»

Les dames et Roger voulurent savoir ce qui avait porté cet homme
impitoyable à un tel degré de fureur. Ils prièrent la femme, puisqu’elle
avait commencé à raconter cette histoire, de pousser la complaisance
jusqu’à la leur dire tout entière. Elle reprit: «--Le seigneur de ce
castel fut toujours cruel, inhumain et féroce. Mais, pendant un certain
temps, il cacha son naturel méchant et ne le laissa voir que plus tard.

«Tant que vécurent ses fils, qui différaient beaucoup de leur père, car
ils aimaient les étrangers, et étaient complètement privés de cruauté et
d’autres vices semblables, l’hospitalité, les belles manières et les
actions généreuses fleurirent ici. Leur père, quoique avare, ne leur
refusait rien de ce qui pouvait leur plaire.

«Les dames et les chevaliers qui passaient par ce chemin, étaient si
bien accueillis, qu’ils prenaient congé des deux frères, enchantés de
leur haute courtoisie. Ces deux derniers avaient reçu le même jour
l’ordre sacré de la chevalerie. L’un s’appelait Cilandre, l’autre
Tanacre; tous deux étaient hardis et vaillants, et d’un aspect vraiment
royal.

«Ils auraient été, et seraient restés dignes d’une éternelle gloire et
d’un éternel honneur, s’ils ne se fussent abandonnés à ce désir violent
que nous appelons l’amour, et qui les fit dévier de la bonne voie pour
les conduire dans le chemin tortueux de l’erreur. Tout ce qu’ils avaient
fait de bien jusque-là, fut souillé et effacé d’un trait.

«Un jour, arriva ici un chevalier de la cour de l’empereur de Grèce,
accompagné de sa dame aux manières accortes, et aussi belle qu’on eût pu
le souhaiter. Cilandre s’en énamoura si fort, qu’il aurait mieux aimé
mourir que de ne pas la posséder. Il lui semblait qu’en partant elle
emporterait sa vie avec elle.

«Ses prières n’ayant pu la toucher, il résolut de l’obtenir de force. Il
revêtit ses armes, et alla s’embusquer non loin du château, dans un
endroit où les deux voyageurs devaient passer. Son audace habituelle,
l’amoureuse flamme dont il brûlait, ne lui permirent point d’agir avec
prudence; aussi, dès qu’il vit arriver le chevalier, il courut sur lui
pour l’assaillir, lance baissée.

«Il croyait le désarçonner au premier choc, et gagner d’un même coup la
victoire et la dame. Mais le chevalier, qui était maître en fait de
guerre, lui brisa sa cuirasse comme si elle eût été de verre. La
nouvelle parvint au père, qui fit transporter son corps sur une civière
au château où il l’ensevelit, avec de grandes marques de deuil, à côté
de ses antiques aïeux.

«L’hospitalité n’en continua pas moins à être généreusement accordée à
tous venants, car Tanacre était aussi libéral et aussi courtois que son
frère. Dans le cours de la même année, un baron se présenta au château
avec sa femme, venant de pays lointain. Il était d’une étonnante
vaillance, et sa compagne était gracieuse et belle autant qu’on peut le
dire.

«Non moins que belle, elle était honnête, courageuse et vraiment digne
d’être louée en tout. Le chevalier appartenait à une illustre famille,
et dépassait en vaillance tout ce qu’on avait entendu dire des autres
chevaliers. Il était naturel que tant de valeur lui eût mérité une
compagne d’un tel prix. Le chevalier s’appelait Olindre de Longueville
et la dame Drusille.

«Le jeune Tanacre brûla pour elle des mêmes feux dont son frère avait
été embrasé pour une autre et qui, en lui mettant au cœur un désir
injuste, lui avait fait trouver une fin malheureuse. Il n’hésita pas
plus que son frère à violer l’hospitalité sacrée, plutôt que de se
laisser mourir sans satisfaire sa passion violente.

«Mais comme il avait devant les yeux l’exemple de son frère qui avait
trouvé la mort dans son entreprise, il résolut de s’emparer de la dame,
de façon qu’Olindre ne put en tirer vengeance. Tout sentiment de vertu
s’éteignit subitement en lui, et les vices dans lesquels son père avait
toujours été plongé l’inondèrent de leurs flots tumultueux.

«Pendant la nuit, il rassembla dans le plus grand silence une vingtaine
d’hommes armés, et les mit en embuscade sous une grotte qui se trouvait
sur la route, loin du château. Olindre, en arrivant à cet endroit, se
vit barrer de tous côtés le passage, et, bien qu’il se défendît
vigoureusement et longtemps, il perdit en même temps sa femme et la vie.

«Olindre mort, Tanacre emmena captive la belle dame affolée de douleur,
et qui demandait la mort comme une grâce. Résolue à mourir, elle se
précipita du haut d’un rocher qui s’avançait sur un précipice, mais elle
ne put se tuer; on la releva la tête fendue et le corps brisé.

«Tanacre dut la faire porter au château sur une civière. Il la fit
panser avec le plus grand soin, car il ne voulait pas perdre une proie
si chère. Pendant qu’il s’efforçait de la rendre à la santé, il faisait
préparer les noces, car il voulait donner le titre d’épouse et non de
maîtresse à une dame si belle et si pudique.

«Tanacre ne pense pas à autre chose, il ne désire rien autre; il n’a
souci, il ne parle que de cela. Comprenant qu’il a cruellement offensé
la dame, il avoue sa faute et fait tout son possible pour la racheter.
Mais tous ses efforts sont vains; plus il l’aime, plus il s’efforce de
lui plaire, plus elle le prend en haine, plus elle s’affermit dans la
volonté de le mettre à mort.

«Mais sa haine ne l’aveugle pas au point qu’elle ne comprenne que, si
elle veut exécuter son dessein, il faut qu’elle dissimule et qu’elle
cherche des moyens détournés. Elle comprend qu’il lui faut montrer tout
le contraire de ce qu’elle pense, et feindre d’avoir oublié son premier
amour, et d’accepter celui de Tanacre.

«Elle prend un visage riant, mais son cœur réclame vengeance et ne songe
pas à autre chose. Elle roule plusieurs projets en son esprit; elle
rejette les uns, elle combine les autres; elle hésite sur plusieurs.
Enfin elle pense qu’en sacrifiant sa propre vie, elle réussira plus
sûrement. Comment et où pourrait-elle trouver une meilleure mort qu’en
vengeant son cher mari?

«Elle se montre joyeuse, et feint de désirer ardemment voir arriver le
jour de ces noces. Elle fait en un mot tout ce qu’elle peut pour tromper
Tanacre, et cache avec soin ce que son cœur a résolu. Elle se pare et
prend soin de sa toilette plus que d’habitude. Elle semble avoir oublié
complètement Olindre. Mais elle veut que les noces soient célébrées
selon l’usage de son pays.

«Ce n’était qu’un prétexte, car l’usage dont elle parlait n’existait pas
du tout dans son pays. Mais, dans sa pensée qui ne perdait jamais de vue
le but qu’elle voulait atteindre, elle avait imaginé un mensonge à
l’aide duquel elle avait l’espoir de donner la mort à son maître. Elle
lui dit donc qu’elle veut que les noces aient lieu suivant la mode de
son pays, et elle lui explique cette mode.

«--La veuve qui prend un second mari--lui dit-elle--doit auparavant
apaiser l’âme du mort que son mariage offense, en faisant célébrer des
offices et des messes pour la rémission de ses péchés, dans l’église où
ses restes sont ensevelis. A la fin du sacrifice divin, le nouvel époux
remet l’anneau à l’épousée.

«Puis le prêtre, ayant fait apporter sur l’autel même du vin consacré à
cet effet, le bénit en récitant certaines prières, le verse dans une
coupe et le présente aux époux. Mais c’est l’épousée qui doit la
première y tremper ses lèvres.--»

«Tanacre, à qui il importe peu que ses noces se célèbrent conformément à
cet usage, lui dit: «--Pourvu que cela abrège les délais, j’y
consens.--» Le malheureux ne voit pas que c’est la vengeance du meurtre
d’Olindre qu’il avance ainsi; mais son esprit est tellement concentré
sur une seule pensée, qu’il ne pense à pas autre chose.

«Drusille avait auprès d’elle une vieille qui avait été faite
prisonnière en même temps qu’elle. Elle l’appelle et, lui parlant à
l’oreille de façon à n’être entendue par personne de la maison, elle lui
dit: «--Prépare-moi sur-le-champ un de ces breuvages empoisonnés comme
tu sais en composer, et apporte-le-moi dans un vase. J’ai trouvé moyen
d’arracher la vie au fils de Marganor, à ce traître.

«Je sais aussi un moyen de nous sauver, toi et moi, mais je te le dirai
plus tard plus à loisir.--» La vieille s’en va préparer le poison, et
revient l’apporter au palais. Elle trouve le moyen de verser le suc
vénéneux dans un flacon plein d’un vin doux de Crète. Elle le réserve
pour le jour des noces que rien ne peut plus retarder désormais.

«Le jour désigné étant arrivé, Drusille se pare de pierreries et de
riches vêtements, et se rend à l’endroit où elle avait fait élever à
Olindre un grand catafalque porté sur deux colonnes. Là, on célèbre un
office solennel auquel assistent tous les chevaliers et toutes les
dames. Marganor, plus joyeux que de coutume, y vint avec son fils et de
nombreux amis.

«Les saints offices terminés, le vin empoisonné est bénit, et le prêtre
le verse dans une coupe d’or, ainsi que Drusille l’avait dit. Elle en
boit alors autant qu’il fallait pour produire de l’effet, puis, le
visage souriant, elle passe la coupe à l’époux qui la vide jusqu’au
fond.

«Tanacre, après avoir rendu la coupe au prêtre, ouvre les bras d’un air
joyeux pour embrasser Drusille; soudain celle-ci, changeant de manières,
le repousse et lui fait défense d’approcher. Ses yeux et son visage
semblent lancer des flammes. D’une voix terrible, égarée, elle lui crie:
«--Traître, loin de moi!

«Tu aurais de moi joie et soulagement, toi la cause de mes larmes, de
mes tourments, de mes malheurs! Non; tu vas mourir sur l’heure, de ma
main. Apprends, si tu l’ignores, que c’est du poison que tu as bu. Je
n’ai qu’un regret, c’est que la mort soit trop douce, trop facile pour
un bourreau tel que toi; car je ne connais pas de peine assez infâme
pour égaler ton crime.

«Mon seul regret, c’est de ne pas pouvoir, en me sacrifiant, t’infliger
la mort que tu mérites. Si je l’avais pu, comme c’était mon désir, je
mourrais contente. De cela, je demande pardon à mon époux; mais il
connaît ma bonne volonté, et il acceptera que je t’aie fait mourir comme
j’ai pu, n’ayant pu le faire comme je l’aurais voulu.

«Quant au châtiment que je ne puis t’infliger ici-bas, selon mon désir,
j’espère que je verrai ton âme le subir dans l’autre monde, où je te
suivrai pour en être témoin.--» Puis, levant, d’un air joyeux, ses yeux
déjà voilés vers le ciel: «--Accepte, Olindre, cette victime que le bon
vouloir de ta femme offre à ta vengeance.

«Et prie pour moi le Seigneur, afin qu’il m’admette en ce jour avec toi
dans le paradis. S’il te dit qu’une âme a besoin de mérites pour entrer
dans votre royaume, réponds que j’apporte à son saint temple les
dépouilles de ce monstre impitoyable, et qu’il n’y a pas de plus grand
mérite que d’exterminer de pareils scélérats, abominable peste pour le
monde.--»

«Ces dernières paroles s’exhalent avec sa vie. Morte, son visage porte
encore les traces de la joie qu’elle a éprouvée en punissant le barbare
qui lui avait ravi son cher mari. Je ne sais si elle fut précédée ou
suivie par l’âme de Tanacre. Je crois cependant qu’il mourut avant elle,
car il avait absorbé une plus grande quantité de breuvage, et le poison
dut agir plus rapidement sur lui.

«Marganor, qui voit son fils tomber et mourir dans ses bras, est sur le
point de mourir avec lui, vaincu par la douleur qui le saisit d’une
manière si inattendue. Après avoir eu deux fils, il se retrouve seul, et
ce sont deux femmes qui les ont fait mourir. L’une a été la cause de la
mort du premier, l’autre a frappé elle-même le second.

«L’amour, la pitié, le dépit, la douleur et la colère, un désir de mort
et de vengeance agitent cet infortuné père; il tremble, comme la mer
troublée par le vent. Il court vers Drusille pour se venger sur elle,
mais il voit que la vie vient de l’abandonner. Excité par sa haine
ardente, il cherche à frapper ce corps qui ne sent plus rien.

«De même que le serpent se retourne pour mordre la lance qui l’a cloué
sur le sable; de même que le mâtin court après la pierre que lui a
lancée le passant, et se brise en vain les dents de rage et de colère,
et ne veut pas s’en aller sans s’être vengé, ainsi Marganor, plus cruel
qu’un dogue ou qu’un serpent, s’acharne contre le corps inanimé de
Drusille.

«Mais bien qu’il l’ait mis en pièces, la fureur du félon n’est pas
assouvie; il se précipite sur les femmes dont le temple est plein. Sans
choisir l’une plutôt que l’autre, il fait de nous, avec son épée cruelle
et impitoyable, ce que le paysan fait de l’herbe avec sa faulx. Rien ne
peut nous préserver de ses coups; en un instant, il en tue trente et en
blesse bien cent.

«Il est tellement redouté de ses gens, que pas un des chevaliers
présents n’est assez hardi pour relever la tête; les femmes fuient hors
de l’église avec le menu peuple. Il ne reste que ceux qui ne peuvent
sortir. Enfin ce fou furieux est retenu par ses amis, qui lui opposent
une résistance mêlée de respect, et le supplient de se calmer. Laissant
en bas tout le monde dans les pleurs, on l’entraîne dans son château sur
la cime du roc.

«Cependant sa colère durant toujours, et ses amis ainsi que le peuple le
suppliant de ne pas exterminer complètement les femmes sur ses domaines,
il prend le parti de les chasser toutes. Le jour même, il fait publier
un ban leur enjoignant de quitter le pays, et leur assignant ce village
pour résidence. Malheur à celle qui s’approchera davantage du château!

«C’est ainsi que les maris furent séparés de leur femme, les fils de
leur mère. Quelques-uns ayant été assez audacieux pour venir nous voir,
je ne sais qui en a averti Marganor; mais la plupart d’entre eux ont été
cruellement punis, et beaucoup ont péri dans les tourments. Depuis, il a
établi dans son château la loi la plus détestable qu’on puisse entendre
ou qu’on puisse lire.

«Cette loi exige que toute femme qui passe, par hasard ou autrement, par
la vallée, soit battue de verges et chassée du pays. Mais auparavant, on
la dépouille de ses vêtements, et elle est contrainte à montrer ce que
la nature et l’honnêteté nous obligent à cacher. Si quelqu’une y vient,
escortée par des chevaliers en armes, elle est mise à mort.

«Celles qui sont escortées par des chevaliers deviennent les victimes de
cet impitoyable tyran. Traînées au tombeau de ses deux fils morts, elles
y sont immolées de sa propre main. Quant à ceux qui les escortent, ils
sont ignominieusement dépouillés de leurs armes et de leurs destriers et
plongés en prison. Marganor peut faire tout cela d’autant plus
impunément que, nuit et jour, il a plus de mille hommes qui guettent
dans tous les alentours.

«Et pour vous dire plus encore, j’ajouterai que s’il en laisse échapper
quelques-uns, il leur fait auparavant jurer, sur l’hostie consacrée,
d’avoir le sexe féminin en haine toute leur vie. Si donc vous avez envie
de perdre ces dames et vous avec, allez visiter ces murs où réside le
félon, et vous verrez qu’il a autant de puissance que de cruauté.--»

Ce récit, qui avait d’abord ému les guerrières de pitié, leur causa
ensuite une telle indignation que, si au lieu de faire nuit il eût fait
jour, elles auraient couru sur-le-champ au château. Mais la belle
compagnie dut s’arrêter en cet endroit, et dès que l’Aurore eut fait
signe à chaque étoile de céder la place au soleil, elles reprirent leurs
armes, et se remirent en selle.

Comme Roger et ses compagnes s’apprêtaient à partir, ils entendirent
derrière eux un bruit de pas de chevaux résonner sur la route. Ce bruit
leur fit tourner la tête, et regarder au fond de la vallée. Ils
aperçurent à portée de main une troupe d’une vingtaine d’hommes armés,
les uns à cheval, les autres à pied, qui s’avançait par un étroit
sentier.

Au milieu d’eux, sur un cheval, était attachée une femme dont le visage
annonçait les nombreuses années, et qu’ils conduisaient, comme on fait
d’un criminel condamné au feu, à l’échafaud ou au gibet. Malgré la
distance, cette vieille fut sur-le-champ reconnue par les femmes du
village pour la suivante de Drusille.

C’était la suivante qui avait été prise en même temps que Drusille par
Tanacre, ainsi que je l’ai déjà dit, et qui avait été chargée de
confectionner le breuvage empoisonné dont l’effet fut si cruel. Elle
n’était pas entrée dans l’église avec les autres, car elle redoutait ce
qui allait arriver. Pendant la cérémonie, elle était sortie de la ville,
et s’était enfuie du côté où elle espérait trouver son salut.

Marganor ayant appris par ses espions qu’elle s’était réfugiée en
Autriche, chercha longtemps à s’en emparer, afin de la brûler ou de la
pendre. Il finit par tenter, au moyen de dons et de riches promesses,
l’avarice d’un baron qui l’avait accueillie sur ses terres, et qui la
lui livra.

Ce baron la lui avait envoyée jusqu’à Constance, étroitement liée sur
une bête de somme, comme un ballot de marchandises; et, pour lui enlever
la possibilité de se plaindre, il l’avait enfermée dans une caisse. Une
fois au pouvoir des gens de Marganor, de cet homme à qui la pitié était
chose inconnue, elle avait été conduite jusqu’en cet endroit, et elle
était destinée à assouvir la rage de ce barbare impitoyable.

De même que le grand fleuve qui sort du Vésale[9], à mesure qu’il
descend vers la mer et qu’il reçoit le Lambro, le Tessin, l’Adda et les
autres rivières qui lui paient tribut, croît en force et en impétuosité,
ainsi Roger, ainsi les deux guerrières sentent croître leur indignation
et leur colère contre Marganor, en apprenant tous ses forfaits.

Les deux guerrières surtout étaient tellement enflammées de haine et de
colère contre le cruel, par tout ce qu’elles avaient appris, qu’elles
voulurent le punir, malgré le grand nombre de gens qu’il avait à sa
solde. Mais elles estimèrent que lui donner une mort prompte serait une
peine trop douce et peu en rapport avec ses crimes. Elles trouvèrent
plus juste de prolonger son supplice en le faisant mourir dans de longs
tourments.

Mais auparavant elles jugèrent bon de délivrer la femme que ces sbires
conduisaient à la mort. Rendant les rênes à leurs destriers, et les
pressant de l’éperon, elles leur firent en un instant franchir la courte
distance qui les séparait de la troupe armée. Jamais gens ne
furent assaillis avec plus d’impétuosité et de vigueur. Aussi
s’empressèrent-ils de jeter leurs écus, d’abandonner leurs armes et la
vieille, et de s’enfuir sans rien.

De même que le loup qui rentre dans sa tanière chargé de sa proie, et au
moment où il se croit le plus en sûreté, voit le chasseur et ses chiens
lui barrer le passage, jette son fardeau et se lance au plus épais du
fourré, ainsi ces gens, dès qu’ils se virent assaillis, s’empressèrent
de prendre la fuite.

Ils n’abandonnèrent pas seulement la vieille et leurs armes, mais ils
laissèrent aussi la plupart de leurs chevaux, et coururent se cacher
dans les cavernes où ils purent se croire le mieux en sûreté. Roger et
les dames en furent enchantés. Ils choisirent trois de ces chevaux, et
ils y firent monter les trois dames qui depuis la veille étaient en
croupe derrière eux, et faisaient suer leurs destriers.

Puis, débarrassés, ils prirent le chemin qui conduisait vers la demeure
de l’infâme et impitoyable châtelain. Ils voulurent que la vieille vînt
avec eux pour être témoin de la vengeance de Drusille. Mais la vieille,
craignant qu’il ne lui en arrivât mal, ne voulait point y consentir;
elle pleurait, criait, se débattait. Enfin Roger, l’enlevant de force,
la mit en croupe sur le brave Frontin, et partit avec elle au galop.

Parvenus sur le sommet d’une colline, ils virent dans la vallée un riche
et gros bourg composé de nombreuses maisons, et qui n’était clos d’aucun
côté, n’ayant ni fossés ni remparts. Au milieu, se dressait un rocher
qui supportait un château aux murs élevés. Ils s’y dirigèrent en toute
hâte, sachant que c’était la demeure de Marganor.

A peine furent-ils entrés dans le bourg, que les soldats qui étaient de
garde à la porte, fermèrent la barrière derrière eux, tandis qu’on en
faisait autant du côté opposé. Soudain voici venir Marganor accompagné
de nombreux serviteurs à pied et à cheval, et armés de toutes pièces. En
quelques mots, d’un air hautain, il leur exposa l’odieuse coutume
établie sur son domaine.

Marphise, ainsi qu’elle en était convenue d’avance avec Bradamante et
Roger, éperonna son cheval et, pour toute réponse, courut à la rencontre
de Marganor. Se fiant à sa seule force, sans daigner abaisser sa lance
ni se servir de son épée si fameuse, elle lui assena sur le casque un
tel coup de poing, qu’elle le renversa évanoui sur la selle.

En même temps que Marphise, la jeune guerrière de France avait lancé son
destrier. Roger n’était point resté en arrière. Sa lance frappait de
tels coups que, sans la relever, il occit six chevaliers; à l’un il
ouvrit le ventre, à deux autres la poitrine; au quatrième il fendit le
cou, au cinquième il brisa la tête. Quant au sixième qui fuyait, la
lance lui entra par l’échine et, ressortant par l’estomac, se rompit
net.

Autant la fille d’Aymon en touchait de sa lance d’or, autant elle en
couchait à terre. Tout ce qu’elle frappait était brisé et renversé comme
si le ciel ardent eût secoué sa foudre. La population se mit à fuir, qui
vers le château, qui vers la plaine. Les uns coururent se réfugier dans
les églises, les autres dans leurs maisons. Hormis les morts, pas un
homme ne resta sur la place.

Pendant ce temps, Marphise s’était emparée de Marganor, et lui avait lié
les mains derrière le dos. Elle l’avait confié à la vieille suivante de
Drusille qui en parut fort contente. Puis on décida de brûler le bourg,
si les habitants ne revenaient pas de leur erreur, et s’ils ne
consentaient pas à abolir la loi infâme que Marganor avait établie.

On n’eut pas beaucoup de peine à obtenir cela, car ces pauvres gens,
outre la crainte qu’ils avaient de voir Marphise en faire plus encore
qu’elle ne disait--elle parlait de les occire et de les brûler
tous--étaient les ennemis de Marganor, et détestaient sa loi cruelle et
impie. Mais ils avaient fait comme font en général les peuples, qui
obéissent le plus facilement à ceux qu’ils haïssent le plus.

Comme chacun se défie de son voisin, et craint de faire voir ce qu’il
pense, on laisse bannir l’un, tuer l’autre, enlever à celui-ci sa
fortune, à celui-là son honneur. Mais, si l’on se tait, on crie du fond
du cœur vers le ciel, et l’on confie à Dieu et aux saints le soin d’une
vengeance qui, si elle tarde à venir, n’en est que plus terrible.

Maintenant cette tourbe, saturée de colère et de haine, cherchait à se
venger de Marganor par ses actes et ses malédictions. Comme dit le
proverbe: Chacun court faire du bois avec l’arbre que le vent a jeté par
terre. Que Marganor serve d’exemple à ceux qui règnent: tout prince qui
fait le mal doit s’attendre à une fin misérable. Petits et grands se
réjouissaient de le voir punir de ses crimes inouïs.

Un grand nombre de gens, dont il avait fait mourir la femme, la sœur, la
fille ou la mère, ne cachant plus leur haine, accouraient pour lui
donner la mort de leur main. Les magnanimes guerrières et Roger eurent
fort à faire pour le défendre, car ils avaient décidé de le faire mourir
sous les privations, les outrages et les tortures.

Ils le remirent tout nu et lié de façon à ce qu’il ne pût se dégager,
aux mains de la vieille qui le haïssait autant qu’une femme peut haïr
son ennemi. Celle-ci, pour se venger des larmes qu’il lui avait fait
verser, lui mit le corps tout en sang, en le frappant avec un aiguillon
qu’un paysan qui se trouvait là lui avait donné.

La messagère et ses jeunes suivantes, se souvenant de la honte qui leur
avait été infligée, ne purent se retenir d’imiter la vieille et de se
venger aussi. Mais leur désir de le torturer était si grand, qu’elles ne
savaient à quels moyens recourir. Elles auraient voulu pouvoir le mettre
en pièces. L’une le frappait avec une grosse pierre, l’autre le
déchirait avec les ongles, celle-ci le mordait, celle-là le piquait avec
une aiguille.

Parfois un torrent, grossi par une longue pluie ou la fonte des neiges,
se précipite du haut des montagnes, portant la ruine sur son passage,
entraînant les arbres, les rochers, les champs et les récoltes. Mais le
moment arrive où toute cette fougue tombe, et où ce même torrent devient
si faible, qu’un enfant, qu’une femme peuvent la franchir facilement, et
souvent à pied sec.

Il en fut de même de Marganor. Autrefois, tout tremblait autour de lui,
rien qu’en entendant prononcer son nom. Maintenant son orgueil avait été
tellement abattu, sa force avait été tellement domptée, que, jusqu’aux
enfants, chacun pouvait lui faire injure, lui arracher la barbe et les
cheveux. Leur tâche accomplie, Roger et les damoiselles se dirigèrent
vers le château qui s’élevait sur le rocher.

Tout ce qui s’y trouvait tomba sans résistance en leur pouvoir, les
richesses furent en partie pillées, en partie données à Ullania et à ses
compagnes pour les dédommager. On retrouva l’écu d’or, ainsi que les
trois rois qui avaient été faits prisonniers par le tyran, étant arrivés
en ce lieu, comme je crois vous l’avoir dit, à pied et sans armes.

Du jour en effet où ils avaient été désarçonnés par Bradamante, ils
avaient accompagné, à pied et sans armes, la damoiselle avec laquelle
ils étaient venus de rivages si lointains. Je ne sais s’il ne valut pas
mieux pour leurs compagnes, qu’ils se trouvassent sans armes. Ils
auraient pu, il est vrai, les défendre mieux, mais, s’ils avaient
succombé dans la bataille, elles auraient eu un sort pire.

Car elles auraient subi le sort de toutes celles qui arrivaient en ce
lieu escortées par des gens armés; elles auraient été conduites sur le
tombeau des deux frères, où on les eût immolées en sacrifice. Il est en
somme bien moins dur et bien moins désagréable de montrer ses parties
honteuses que de mourir, d’autant plus qu’on a pour excuse d’avoir été
contraint à cela et aux autres outrages qui s’ensuivent, par la force et
la violence.

Avant de s’éloigner, les guerrières font jurer aux habitants de donner à
leurs femmes le gouvernement de leur territoire. Elles menacent de
châtier sévèrement ceux qui seraient assez audacieux pour enfreindre ce
serment. En somme, elles établissent que dans ce pays les femmes
jouiront de tous les droits que les hommes possèdent partout ailleurs.

Puis elles font promettre qu’on refusera l’hospitalité à tous ceux qui
passeront par là, cavaliers ou piétons, et qu’on ne leur permettra de se
reposer sous aucun toit, à moins qu’ils ne jurent par Dieu et les
saints, ou par tout autre serment plus fort s’il en existe toutefois,
d’être à tout jamais les amis des dames et les ennemis de leurs ennemis.

Quant aux habitants présentement mariés, ou qui tôt ou tard prendront
femme, il leur est ordonné de se montrer toujours soumis et obéissants à
la volonté de leurs épouses. Marphise les prévient qu’elle reviendra
avant que l’année soit expirée et que les arbres aient perdu leurs
feuilles. Si elle ne trouve pas cette loi appliquée dans toute sa
rigueur, le bourg peut s’attendre à être incendié et détruit.

Avant de partir, Roger et ses compagnes firent retirer le corps de
Drusille du lieu immonde où on l’avait jeté. Ils la firent ensevelir
avec son mari dans le plus riche tombeau qu’ils purent leur élever.
Pendant ce temps, la vieille continuait à faire ruisseler de sang le dos
de Marganor. Son seul regret était de n’avoir pas assez de force, et
d’être obligée de s’arrêter par moments pour se reposer.

Les vaillantes guerrières ayant aperçu près d’un temple une colonne sur
laquelle l’impitoyable tyran avait fait graver sa loi cruelle et folle,
en firent un trophée en y attachant l’écu, la cuirasse et le casque de
Marganor. Puis elles y firent à leur tour graver la loi qu’elles
venaient de donner à ce pays.

Marphise ne voulut point partir sans avoir fait graver sur la colonne la
loi qu’elle avait imposée, à la place de celle qui y avait été d’abord
inscrite comme témoignage de mort et d’ignominie pour toutes les femmes.
Puis les deux troupes se séparèrent. Celle d’Islande resta pour refaire
sa garde-robe, car elle aurait cru indigne d’elle de paraître à la cour,
si elle n’eût pas été aussi richement vêtue qu’auparavant.

Ullania resta donc au château, gardant Marganor en son pouvoir. Comme
elle ne voulait pas lui rendre la liberté, de peur qu’il ne recommençât
à nuire aux femmes, elle le fit un jour précipiter du haut d’une tour.
Il ne fit jamais un plus grand saut dans toute sa vie. Mais ne parlons
plus d’Ullania ni des siens, et suivons la troupe qui s’avance vers
Arles.

Pendant tout ce jour et le lendemain jusqu’à la troisième heure, Roger
et les guerrières poursuivirent leur route. Arrivés à un endroit où le
chemin se partageait en deux--l’un allait vers le camp, l’autre vers les
murs d’Arles--les amants s’embrassèrent à plusieurs reprises, car il est
toujours cruel et dur de se séparer. Enfin les dames arrivèrent au camp,
et Roger pénétra dans Arles. Quant à moi, je termine là mon chant.




CHANT XXXVIII.

ARGUMENT.--Roger, fidèle à l’honneur qui l’appelle auprès d’Agramant,
s’en va à Arles. Bradamante et Marphise se présentent à la cour de
Charles. Marphise reçoit le baptême.--Astolphe, à la tête d’une armée de
Nubiens, saccage l’Afrique et menace Biserte. Agramant, instruit de ces
événements, obtient de Charles de décider de la guerre entre eux par le
combat singulier de deux champions élus dans chaque camp.


Dames courtoises, qui écoutez mes vers avec bienveillance, je vois à
votre physionomie que cette nouvelle et brusque séparation de Roger et
de sa fidèle amante vous cause un grand ennui, et que votre déplaisir
n’est pas moindre que celui qu’éprouva Bradamante. Vous en concluez que
la flamme amoureuse de Roger n’était pas très ardente.

Si, pour tout autre motif, il s’était éloigné de sa maîtresse malgré
elle, et quand bien même il eût espéré acquérir plus de trésors que n’en
possédèrent ensemble Crésus et Crassus, je croirais comme vous que le
trait qui l’avait blessé n’avait point pénétré jusqu’au cœur; car l’or
ni l’argent ne peuvent remplacer une joie si pure, un si grand
contentement.

Pourtant, le souci de son honneur peut non seulement l’excuser, mais le
rend digne d’éloges. S’il eût agi autrement, je dis qu’il aurait mérité
le blâme et l’ignominie. Et si sa dame se fût obstinée à le faire rester
auprès d’elle, elle aurait montré clairement par là, ou qu’elle l’aimait
peu, ou qu’elle avait peu d’intelligence.

Car si l’amante doit estimer la vie de son amant plus ou autant que sa
propre vie--je parle d’une amante profondément atteinte par le coup
qu’Amour lui a porté--elle doit mettre l’honneur de son amant autant
au-dessus du plaisir qu’elle peut recevoir de lui, que l’honneur
l’emporte sur la vie et sur tous les autres plaisirs.

Roger fit son devoir en suivant son seigneur; il n’aurait pu sans
ignominie s’en affranchir, car il n’avait aucun motif pour l’abandonner.
Si Almonte avait fait périr son père, une telle faute ne devait pas
rejaillir sur Agramant qui avait, par ses bienfaits innombrables envers
Roger, racheté le crime de ses pères.

Roger fit son devoir en retournant vers son prince. Bradamante fit aussi
le sien en ne cherchant pas à le retenir, ainsi qu’elle l’aurait pu, par
ses prières instantes. Roger satisfera plus tard au désir de sa dame,
s’il ne peut le faire en ce moment. Mais quiconque manque un seul
instant à l’honneur, ne pourrait en cent et cent années racheter sa
faute.

Roger retourna à Arles où Agramant avait rallié les troupes qui lui
restaient. Bradamante et Marphise, qui s’étaient liées d’une grande
amitié, allèrent ensemble trouver le roi Charles. Celui-ci avait
rassemblé toutes ses forces, dans l’espoir de débarrasser la France
d’une si longue guerre, soit par une bataille, soit en assiégeant les
Sarrasins dans Arles.

Lorsqu’on connut au camp l’arrivée de Bradamante, ce fut une joie et une
fête. Chacun la saluait respectueusement, et elle rendait aux uns et aux
autres leur salut d’un signe de tête. Renaud, dès qu’il eut appris sa
venue, accourut à sa rencontre. Richard, Richardet et tous ses autres
parents vinrent aussi et la reçurent avec allégresse.

Puis, quand on apprit que sa compagne était Marphise, si fameuse par les
lauriers qu’elle avait cueillis des frontières du Cathay aux confins de
l’Espagne, chacun, pauvre ou riche, sortit de sa tente. La foule,
désireuse de la voir, venait de tous côtés, se heurtait, se poussait,
s’écrasait, pour admirer un si beau couple.

Elles se présentèrent modestement devant Charles. Ce fut le premier
jour, écrit Turpin, qu’on vit Marphise ployer les genoux. Le fils de
Pépin lui parut seul digne d’un tel hommage, parmi tous les empereurs et
tous les rois illustres par leur courage ou leurs richesses que comptait
l’armée sarrasine ou l’armée chrétienne.

Charles l’accueillit avec bienveillance, et vint à sa rencontre en
dehors de sa tente. Il voulut qu’elle s’assît à ses côtés, au-dessus de
tous, rois, princes et barons. Ayant congédié la plus grande partie des
assistants, il ne garda près de lui qu’un petit nombre de courtisans,
c’est-à-dire les paladins et les princes. La vile plèbe se répandit au
dehors.

Marphise alors commença d’une voix douce: «--Illustre, invincible et
glorieux empereur, qui de la mer des Indes au détroit de Gibraltar, de
la blanche Scythie à l’Éthiopie aride, fais révérer ta croix sans tache,
toi dont le règne est le plus sage et le plus juste, ta renommée, qui
n’a point de limites, m’a attirée ici du fin fond des contrées les plus
éloignées.

«Et, pour te dire vrai, c’est la haine seule qui m’avait tout d’abord
poussée, et j’étais venue pour te faire la guerre. Je ne voulais pas
qu’un roi qui n’avait pas la même croyance que moi devînt si puissant.
C’est pour cela que j’ai rougi les champs du sang chrétien. Je t’aurais
encore donné d’autres preuves sanglantes de mon inimitié, s’il ne
m’était pas arrivé une aventure qui m’a faite ton amie.

«Alors que je songeais à nuire le plus possible à tes armées, j’ai
appris--je te dirai plus à loisir comment--que mon père était le brave
Roger de Risa, si odieusement trahi par son frère. Ma mère infortunée me
portait dans son sein quand elle traversa la mer, et elle me mit au
monde au milieu des plus cruels événements. Un magicien m’éleva jusqu’à
l’âge de sept ans, où je lui fus enlevée par les Arabes.

«Ils me vendirent en Perse, comme esclave, à un roi auquel, devenue
grande, j’ai par la suite donné la mort, pour défendre ma virginité
qu’il voulait me ravir. Je le tuai ainsi que tous ses courtisans. Je
chassai sa race dépravée, et je m’emparai du trône. La fortune me
favorisa au point qu’à dix-huit ans, moins un ou deux mois, j’avais
conquis sept royaumes.

«Jalouse de ta renommée, j’avais, comme je te l’ai déjà dit, formé le
projet d’abaisser la gloire de ton grand nom. Peut-être l’aurais-je
fait, peut-être me serais-je vue trompée dans mon espoir. Mais
aujourd’hui cette pensée est domptée, et ma fureur est tombée en
apprenant que je te suis alliée par le sang. C’est pourquoi je suis
venue ici.

«Et de même que mon père fut ton parent et ton serviteur, je suis, moi
aussi, ta parente et ta servante dévouée. J’oublie à tout jamais la
haine altière que je t’ai un temps portée. Je la réserve désormais à
Agramant et à tous ceux qui appartiennent à la famille de son père et de
son oncle, auteurs de la mort de mes parents.--»

Elle poursuivit en disant qu’elle voulait se faire chrétienne, et
qu’après avoir donné la mort à Agramant, elle retournerait en Orient si
cela plaisait à Charles, pour faire baptiser ses sujets, et prendre les
armes contre les peuples qui adorent Macon et Trivigant, promettant de
faire hommage de toutes ses conquêtes à l’empire chrétien et à la
religion du Christ.

L’empereur, qui n’était pas moins éloquent que valeureux et sage,
répondit en louant vivement la vaillante dame, ainsi que son père et sa
famille. Il ne laissa sans réponse aucune partie du discours de
Marphise, et levant un front où se lisaient le courage et la franchise,
il conclut en l’acceptant comme sa parente et comme sa fille.

Puis s’étant levé, il la serra de nouveau dans ses bras, et la baisa au
front comme sa fille. Tous les chevaliers de la maison de Montgraine et
de la maison de Clermont vinrent la saluer d’un air joyeux. Il serait
trop long de dire tous les hommages dont l’entoura Renaud qui avait plus
d’une fois éprouvé sa valeur pendant le siège d’Albracca.

Il serait également trop long de dire avec quelle joie la revirent le
jeune Guidon, Aquilant, Grifon et Sansonnet, qui s’étaient trouvés avec
elle dans la cité cruelle; Maugis, Vivian et Richardet qu’elle avait si
vaillamment aidés lors du carnage qu’ils avaient fait des traîtres
mayençais et de ces iniques marchands espagnols.

On fixa au jour suivant le baptême de Marphise, et Charles voulut
présider lui-même à l’ornement du lieu où devait se faire la cérémonie.
Il fit rassembler les évêques et les clercs les plus versés dans les
lois du christianisme, et les chargea d’instruire Marphise dans la
sainte Foi.

L’archevêque Turpin, vêtu de ses habits pontificaux, vint lui-même la
baptiser. Charles la tint, selon le rite consacré, sur les fonts
baptismaux. Mais il est temps désormais de secourir le cerveau vide de
sens de Roland avec l’ampoule que le duc Astolphe rapporte du ciel, sur
le char d’Élie.

Astolphe était descendu du cercle lumineux de la Lune sur la terre, avec
la précieuse ampoule qui devait assainir l’esprit du grand maître de la
guerre. Jean montra au duc d’Angleterre une herbe dont la vertu était
excellente; il lui ordonna, à son retour en Nubie, d’en frotter les yeux
du roi, qui serait ainsi guéri.

Il lui dit qu’en récompense de ce service et de tous ceux qu’il lui
avait déjà rendus, le roi lui donnerait une armée avec laquelle il
assiégerait Biserte. Puis le saint vieillard lui apprit de point en
point comment il devait armer et conduire au combat ces peuples
inexpérimentés, et comment il lui fallait s’y prendre pour traverser
sans y périr les déserts où le sable aveugle les hommes.

Il le fit ensuite remonter sur le cheval ailé qui avait d’abord
appartenu à Roger et à Atlante. Le paladin, après avoir pris congé de
Saint-Jean, quitta ces contrées bénies. Il descendit le long du Nil
jusqu’à ce qu’il revît le pays des Nubiens, et mit pied à terre dans la
capitale de ce royaume, où il retrouva Sénapes.

Grande fut la joie que son retour causa à ce prince qui n’avait pas
oublié le service qu’il lui avait rendu en le délivrant de l’obsession
des Harpies. Mais, lorsqu’Astolphe eut chassé l’humeur qui lui
interceptait la lumière du jour, et lui eut rendu la vue, il l’adora
comme un Dieu sauveur.

Non seulement il accorda à Astolphe l’armée que celui-ci lui demanda
pour attaquer le royaume de Biserte, mais il lui donna cent mille hommes
de plus, et lui offrit encore l’aide de sa personne. L’armée, composée
entièrement de fantassins, pouvait à peine tenir en rase campagne. Ce
pays manque complètement de chevaux; en revanche, il abonde en éléphants
et en chameaux.

La nuit qui précéda le jour où l’armée de Nubie devait se mettre en
marche, le paladin monta sur l’hippogriffe, et se dirigea rapidement
vers le sud, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la montagne d’où sort le vent
du midi pour souffler contre l’Ourse. Là, il trouva la caverne d’où ce
vent, lorsqu’il s’élève, s’échappe furieux par une bouche étroite.

Ainsi que son maître le lui avait recommandé, il avait apporté avec lui
une outre vide. Pendant que le féroce Autan, harassé de fatigue, dormait
dans son antre obscur, Astolphe plaça adroitement et sans bruit l’outre
devant le soupirail. Puis, guettant le moment où le Vent, ignorant le
piège, crut le lendemain sortir selon son habitude, il le prit et le lia
dans l’outre, où il le retint prisonnier.

Le paladin, enchanté d’une si belle prise, retourna en Nubie, et le même
jour, il se mit en route avec l’armée nègre, emmenant avec lui de
nombreux approvisionnements. Le glorieux duc conduisit ses troupes
saines et sauves jusqu’à l’Atlas, à travers les sables fins du désert,
sans craindre que le vent vînt nuire à leur marche.

Arrivé sur le point culminant de la chaîne, à un endroit d’où l’on
découvrait la plaine et la mer, Astolphe choisit ses meilleurs soldats,
ceux qui lui semblèrent le plus rompus à la discipline. Il les disposa
par petites troupes de côtés et d’autres, au pied d’une colline qui
confinait à la plaine. Les laissant là, il gravit la cime, de l’air d’un
homme qui médite un grand dessein.

Puis, ayant ployé les genoux, et adressant à son saint patron une
ardente prière, sûr qu’elle serait exaucée, il se mit à faire rouler du
haut de la colline une grande quantité de pierres. Oh! que n’est-il pas
permis de faire à qui croit fermement au Christ! les pierres,
grossissant hors de toute proportion, à mesure qu’elles descendaient,
prenaient un ventre, des jambes, un cou, un museau.

Elles se mettaient à hennir bruyamment, et à bondir dans ces chemins
usités. Arrivées au camp, elles secouaient leur croupe, et se trouvaient
changées en chevaux, les uns bais, les autres blancs ou rouans. Les
troupes qui se tenaient aux aguets dans les vallées les saisissaient
aussitôt, de sorte qu’en quelques heures elles furent toutes montées,
attendu que les chevaux étaient nés avec la selle et la bride.

En un jour, Astolphe transforma ainsi quatre-vingt mille cent et deux
piétons en autant de cavaliers, avec lesquels il parcourut toute
l’Afrique, pillant, brûlant et faisant prisonniers tous ceux qui
tombaient sous sa main. Agramant avait confié, jusqu’à son retour, la
garde du pays au roi de Ferze, au roi des Algazers et au roi Branzardo.
Tous les trois se portèrent à la rencontre du duc anglais.

Auparavant, ils dépêchèrent un vaisseau rapide qui, faisant force de
rames et de voiles, et déployant ses ailes, alla porter à Agramant la
nouvelle que son royaume était en proie aux incursions et aux pillages
de la part du roi des Nubiens. Ce navire marcha jour et nuit, et sans
s’arrêter jusqu’à ce qu’il eût atteint les rivages de la Provence. Il
trouva son roi assiégé dans Arles que le camp de Charles entourait d’une
ceinture d’un mille de large.

Le roi Agramant, comprenant à quel péril il avait exposé son royaume
pour vouloir conquérir celui de Pépin, assembla en conseil les princes
et les rois sarrasins. Après avoir une ou deux fois tourné la tête du
côté de Marsile et du côté du roi Sobrin, les deux plus âgés et les deux
plus sages de tous ceux qui étaient accourus à son appel, Agramant parla
ainsi:

«--Bien que je sache qu’il est pénible pour un capitaine de dire: Je n’y
avais point pensé, je le dirai cependant, car lorsqu’un dommage arrive
contre toute prévision humaine, il semble que ce doive être une excuse
suffisante pour celui qui s’est trompé. C’est là mon cas. Je me suis
trompé en laissant l’Afrique dépourvue d’armée, puisqu’elle devait être
attaquée par les Nubiens.

«Mais qui aurait pu penser, hors Dieu seul à qui aucune chose future
n’est cachée, qu’une si grande quantité de gens dussent venir de
contrées si éloignées pour nous attaquer? Entre eux et nous, s’étend le
sol mouvant de ce désert de sable sans cesse bouleversé par les vents.
Cependant ils sont venus assiéger Biserte, et ont rendu l’Afrique en
grande partie déserte.

«Or c’est à ce sujet que je requiers votre avis. Dois-je partir d’ici
avant d’avoir obtenu le résultat que je poursuis, ou dois-je poursuivre
l’entreprise jusqu’à ce que je puisse emmener avec moi Charles
prisonnier? Comment pourrai-je en même temps sauver mon royaume et
détruire l’empire de Charles? Si quelqu’un de vous a quelque avis à me
donner, je le prie de ne point le taire, afin que nous adoptions celui
qui nous paraîtra le meilleur à suivre.--»

Ainsi dit Agramant, et il tourna ses regards vers le roi d’Espagne qui
siégeait à ses côtés, comme pour lui faire comprendre qu’il attendait
une réponse de lui à ce qu’il venait de dire. Celui-ci, après s’être
levé de son siège, et avoir, par déférence, ployé les genoux et incliné
la tête, se rassit sur son siège d’honneur, et dénoua sa langue par les
paroles suivantes:

«--Tout ce que la renommée nous rapporte, seigneur, soit en bien, soit
en mal, est d’habitude singulièrement accru. C’est pourquoi je ne me
laisserai jamais ni décourager ni réjouir plus qu’il ne faut par les
événements, bons ou mauvais, qui me seront annoncés. Mais je serai
toujours retenu par la crainte ou l’espoir qu’ils doivent être moindres,
et non comme ils nous sont parvenus après avoir passé par tant de
bouches.

«Et je dois d’autant moins y ajouter foi, qu’ils sont plus
invraisemblables. Or il est tout à fait invraisemblable que le roi d’une
contrée si éloignée ait pu porter ses pas jusqu’en Afrique, à la tête
d’un si grand nombre de gens, après avoir traversé le désert où l’armée
de Cambyse fut détruite[10].

«Je croirai bien que les Arabes soient descendus des montagnes, et aient
ravagé, saccagé, tué et pillé partout où ils n’auront pas trouvé de
résistance. Je croirai que Branzardo, qui est resté dans le pays en
qualité de lieutenant et de vice-roi, pour dix ennemis qu’il y a, nous
en annonce mille, afin de mieux s’excuser.

«Je veux bien encore concéder que les Nubiens soient tombés du ciel
comme par miracle, ou soient venus, cachés dans les nuées, puisqu’on ne
les a jamais vus par les chemins. Crains-tu que de telles gens puissent
t’enlever l’Afrique si tu ne lui portes pas un prompt secours? La
garnison que tu y as laissée aurait bien peu de courage, si elle
redoutait un peuple si faible.

«Mais tu n’as qu’à envoyer quelques navires, seulement pour montrer tes
étendards. Ils n’auront pas plus tôt levé l’ancre, que les ennemis,
qu’ils soient Nubiens ou Arabes, s’enfuiront vers leurs frontières.
C’est en effet ta présence ici, au milieu de nous, qui les a enhardis à
porter la guerre dans ton royaume dont ils te savent séparés par la mer.

«Prends donc tout le temps, pendant que Charles est privé de l’aide de
son neveu, pour satisfaire ta vengeance. Roland n’étant point avec eux,
tes ennemis ne sauraient te résister. Si, par imprévoyance ou par
négligence, tu laisses échapper de tes mains la glorieuse victoire qui
t’attend, la fortune, que maintenant nous pouvons saisir aux cheveux, ne
nous montrera plus que le côté chauve de sa tête, et cela à notre grand
dam et à notre éternelle honte.--»

Par ces paroles prudentes et d’autres encore du même genre, le rusé
Espagnol essaye de persuader au conseil de ne point quitter la France
jusqu’à ce que Charles soit chassé de ses États. Mais le roi Sobrin voit
clairement le but auquel tend le roi Marsile; il comprend qu’il vient de
parler plutôt dans son propre intérêt que dans l’intérêt commun. Il
répond ainsi:

«--Quand je t’engageais, seigneur, à rester en paix, plût au ciel que
j’eusse été un faux devin! Mais, puisque je devais prévoir juste, plût
au ciel que tu eusses cru à ton fidèle Sobrin, plutôt qu’à l’audacieux
Rodomont, à Mabaluste, à Alzire et à Martasin que je voudrais avoir
maintenant devant moi, surtout Rodomont,

«Pour lui jeter à la face qu’il prétendait faire de la France comme d’un
fragile morceau de verre, et qu’il avait promis de te suivre au ciel et
dans l’enfer. Aujourd’hui, le voilà qui t’abandonne dans le moment où tu
as besoin de lui, et qui se gratte le ventre dans l’oisiveté la plus
honteuse et la plus obscure. Et moi qui, pour t’avoir prédit vrai, fus
alors traité de couard, je suis encore à tes côtés.

«Et j’y resterai toujours, jusqu’à la fin de ma vie, bien que je sois
chargé d’années, prêt à combattre pour toi les chevaliers de France les
plus renommés. Personne, quel qu’il soit, ne sera assez hardi pour
prétendre que mes actes sont ceux d’un lâche, et beaucoup qui se vantent
de leurs services t’en ont moins rendu que moi.

«Je parle ainsi pour démontrer que ce que j’ai dit alors et ce que je
veux dire aujourd’hui, ne m’est dicté ni par lâcheté ni par félonie,
mais provient de mon attachement vrai et de ma fidélité pour toi. Je
t’engage encore une fois à regagner le plus tôt que tu pourras le
royaume de tes pères, car on doit estimer peu sage celui qui perd son
bien dans l’espoir de s’emparer de celui d’autrui.

«Tu sais si tu as pu t’emparer de celui de Charles. Nous étions trente
deux rois, tes vassaux, quand nous quittâmes avec toi le port. Et si
maintenant je compte combien nous sommes, je vois qu’il en reste à peine
le tiers; le reste est mort. Plaise au souverain Dieu qu’il n’en tombe
pas davantage! Mais si tu veux poursuivre ton entreprise, je crains
qu’avant peu il n’en reste même plus le quart, ni le cinquième, et que
ta malheureuse armée ne soit exterminée.

«L’absence de Roland ne saurait nous profiter; s’il était là, au lieu de
n’être plus nous-mêmes que quelques-uns, il ne resterait probablement
personne. Mais le péril n’en est pas moins grand pour être plus éloigné;
il ne fait que prolonger notre sort misérable. Nous avons devant nous
Renaud qui, par de nombreuses preuves, a montré qu’il n’est pas
inférieur à Roland. Nous avons toute sa famille, et tous les paladins,
éternel effroi de nos Sarrasins.

«Il y a aussi--et c’est bien malgré moi que je fais l’éloge de nos
ennemis--le guerrier qui est comme un second Mars; je veux parler du
valeureux Brandimart, non moins solide que Roland à surmonter toutes les
épreuves. J’ai éprouvé moi-même sa valeur, et j’en ai vu les effets sur
les autres. Enfin il y a déjà longtemps que Roland n’est plus là, et
cependant nous avons plutôt perdu que gagné du terrain.

«Si jusqu’ici nous avons beaucoup perdu, je crains qu’avant peu nous ne
perdions encore davantage. Mandricard n’est plus; Gradasse nous a retiré
son concours. Marphise nous a abandonnés en cette extrémité, ainsi que
le roi d’Alger, duquel je dois dire que, s’il eût été aussi fidèle qu’il
est vaillant, nous n’aurions pas à regretter la perte de Gradasse ni de
Mandricard.

«Pour remplacer ceux qui nous ont retiré leur concours, et tant de
milliers de braves qui sont morts, tous ceux qui pouvaient venir sont
déjà venus. On n’attend plus de vaisseau qui en porte d’autres. Quatre
nouveaux chevaliers sont en revanche venus vers Charles. Tous quatre
sont réputés aussi forts que Roland ou que Renaud; et c’est avec raison,
car d’ici à Batro vous en trouveriez difficilement quatre d’égale
valeur.

«Je ne sais si tu ignores l’arrivée de Guidon le Sauvage, de Sansonnet
et des fils d’Olivier. Je fais grand cas d’eux, et je les redoute bien
plus que tous les ducs et chevaliers d’Allemagne ou de toute autre
nation, qui combattent contre nous en faveur de l’empire, bien qu’il ne
faille pas dédaigner les nouveaux renforts que, malheureusement pour
nous, le camp ennemi a reçus.

«A chaque fois que tu tenteras une sortie, tu auras le dessous ou tu
seras mis en déroute. Si l’armée d’Afrique et d’Espagne a été défaite
alors que nous étions seize contre huit, que sera-ce maintenant que
l’Italie et l’Allemagne sont alliées à la France, ainsi que le peuple
d’Angleterre et d’Écosse, et que nous ne serons plus que six contre
douze? Que pouvons-nous attendre, sinon le blâme et la défaite?

«Si tu t’obstines plus longtemps à cette entreprise, tu perdras ici ton
armée, et là-bas ton royaume. Si, au contraire, tu te décides à
retourner en Afrique, tu sauveras en même temps et tes États et ce qui
reste de nous. Abandonner Marsile serait indigne de toi, et chacun
t’accuserait d’ingratitude. Mais il y a un moyen, c’est de faire la paix
avec Charles. Il y trouvera son profit tout aussi bien que toi.

«Cependant, si tu crois que ton honneur ne te permette pas de demander
la paix, toi qui as été le premier offensé, et si la bataille te tient
tellement au cœur que tu veuilles que ce soit elle qui décide du succès,
examine au moins par quel moyen tu peux rester vainqueur. Tu le seras
probablement, si tu veux m’en croire, et si tu confies le soin de ta
cause à un chevalier, et si ce chevalier est Roger.

«Je sais, et tu sais aussi, que notre Roger vaut, les armes à la main,
non moins que Roland et que Renaud, et qu’aucun autre chevalier chrétien
ne peut l’égaler. Mais si tu veux continuer une guerre générale, bien
que sa vaillance soit surhumaine, il ne pourra, à lui seul, valoir
autant que toute une armée.

«Je crois, sauf ton avis, qu’il faut envoyer dire au roi chrétien que,
pour finir votre querelle, et pour faire cesser le carnage que vous
faites, toi de ses sujets, lui des tiens, tu lui proposes de choisir un
de ses plus hardis guerriers qui devra combattre en champ clos contre
celui que tu auras choisi toi-même. Le sort de la guerre sera remis à
ces deux combattants, jusqu’à ce que l’un soit victorieux, et que
l’autre reste à terre.

«Qu’il soit convenu que celui des deux qui perdra, rendra par cela même
son roi tributaire de l’autre roi. Je ne crois pas que cette condition
déplaise à Charles, encore qu’il ait actuellement l’avantage pour lui.
J’ai une telle confiance dans la vigueur des bras de Roger, que je suis
sûr qu’il sera vainqueur. Le droit est tellement pour nous, qu’il
vaincra, même s’il a pour adversaire le dieu Mars.--»

Par ces raisonnements et d’autres plus efficaces encore, Sobrin fait si
bien, que sa proposition est adoptée. On choisit sur-le-champ ceux qui
doivent la transmettre, et le jour même une ambassade va trouver
Charles. Celui-ci, qui avait auprès de lui tant de guerriers accomplis,
tient la victoire pour assurée, et confie sa défense au brave Renaud,
dans lequel, après Roland, il avait le plus de confiance.

L’une et l’autre armée se montra également joyeuse d’un semblable
accord, car tous en avaient assez des fatigues du corps et de l’esprit.
Chacun n’aspirait qu’à se reposer pendant le reste de sa vie; chacun
maudissait les colères et les fureurs qui les poussaient à des combats
et à des dangers sans cesse renouvelés.

Renaud, très fier de voir que Charles a eu plus de confiance en lui
qu’en tout autre, se prépare joyeusement à la glorieuse entreprise dont
on l’a chargé. Il fait peu de cas de Roger. Il ne croit vraiment pas
qu’il puisse lui résister; car il ne le considère pas comme son égal,
bien qu’il ait occis Mandricard en champ clos.

De son côté, bien que ce lui soit un grand honneur d’avoir été choisi
par son roi comme le meilleur parmi les meilleurs, dans une circonstance
si grave, Roger se montre plein d’ennui et de tristesse. Ce n’est pas
que la crainte lui fasse battre le cœur; il ne tremblerait pas devant
Renaud et Roland réunis.

Mais Renaud a pour sœur sa chère et fidèle épouse, qui ne cesse de le
presser et de le tourmenter par ses lettres, comme si elle était
fortement fâchée contre lui. Or, si aux anciens griefs qu’elle a contre
lui, il ajoute celui d’avoir accepté le combat avec son frère et de
l’avoir mis à mort, il lui deviendra tellement odieux, qu’il ne pourra
plus jamais l’apaiser.

Si Roger s’afflige en silence et songe avec angoisse à la bataille que
malgré lui il sera forcé d’accepter, sa chère femme pleure et se
lamente, dès qu’elle a appris la nouvelle. Elle se frappe le sein, elle
déchire sa chevelure dorée, elle meurtrit ses joues inondées de larmes.
Elle multiplie ses plaintes et ses reproches; elle appelle Roger ingrat,
et traite son destin de cruel.

Quelle que soit l’issue du combat, il ne peut que lui être un sujet de
douleur. Elle ne veut pas admettre que Roger puisse périr dans cette
entreprise; à cette pensée, il lui semble qu’on lui arrache le cœur.
Mais si, en punition de nombreuses fautes, le Christ a résolu la perte
de la France, outre que son frère aura reçu la mort, son malheur, à
elle, n’en sera que plus acerbe et que plus grand.

Elle ne pourra, sans encourir le blâme, la honte et l’inimitié de tous
les siens, revoir jamais son époux, ni même déclarer son mariage
publiquement, ainsi qu’elle en a depuis si longtemps caressé nuit et
jour l’idée dans son esprit. Telle était leur situation à tous deux,
qu’ils ne pouvaient retirer ni tenir leur promesse sans avoir à s’en
repentir.

Mais celle qui, dans l’adversité, n’avait jamais manqué de prêter à
Bradamante son fidèle appui, je veux dire la magicienne Mélisse, ne put,
sans en être touchée, entendre ses plaintes et ses cris de douleur. Elle
vint la consoler et lui promit que, lorsqu’il en serait temps, elle
trouverait moyen d’arrêter ce combat qui faisait couler ses pleurs et
lui causait un tel souci.

Cependant Renaud et l’illustre Roger apprêtaient les armes pour la
bataille. Le choix en appartenait au chevalier champion de l’empire
romain. Comme celui-ci, depuis la perte du brave destrier Bayard, avait
toujours voulu aller à pied, il fut convenu que l’on combattrait revêtu
de la cuirasse et de la cotte de mailles, et armé de la hache et du
poignard.

Soit hasard, soit prévoyance du sage et avisé Maugis, qui savait
qu’aucune arme ne pouvait résister à Balisarde, on convint que les deux
guerriers combattraient sans épée, ainsi que je viens de le dire. Quant
au lieu du combat, on tomba d’accord sur une grande plaine près des murs
de l’antique cité d’Arles.

A peine la vigilante Aurore eut-elle mis la tête hors de la demeure de
Titon, pour annoncer le jour et l’heure fixés pour le combat, que des
deux côtés s’avancèrent les hérauts d’armes chargés de dresser les
tentes à égale distance des palissades, ainsi que deux autels.

Peu après, on vit sortir l’armée païenne, rangée en bataillons nombreux.
Au milieu, somptueusement armé selon la mode barbaresque, s’avançait le
roi d’Afrique. Il montait un coursier bai, à la noire crinière, au front
blanc, et aux deux pieds de devant balsanés. Côte à côte avec lui,
venait Roger, auquel l’altier Marsile n’avait pas dédaigné de servir
d’écuyer.

Marchant à ses côtés, le roi Marsile portait le casque que Roger avait
eu naguère tant de peine à arracher au roi de Tartarie, le casque
célébré en de meilleurs chants que les miens, et que possédait, mille
ans auparavant, le Troyen Hector. D’autres princes et d’autres barons
s’étaient partagé le reste des armes dont devait se servir Roger, et qui
étaient richement ornées de pierreries et d’or.

De son côté, Charles sortit de ses retranchements à la tête de ses gens
d’armes, dans le même ordre et de la même façon que s’il était entouré
de ses Pairs fameux, et Renaud marchait auprès de lui armé de toutes
pièces, hormis le casque du roi Mambrin, que portait le paladin Ogier le
Danois.

Les deux haches d’armes étaient portées, l’une par le duc Naymes,
l’autre par Salomon, roi de Bretagne. D’un côté Charles groupe tous les
siens, de l’autre se tiennent ceux d’Afrique et d’Espagne; entre les
deux armées un grand espace est laissé libre pour les deux combattants,
avec défense à tout autre d’y pénétrer sous peine de mort.

Après que le second choix des armes eut été remis au champion de l’armée
païenne, deux ministres de l’une et l’autre religion sortirent des
rangs, portant les livres saints. Dans celui porté par notre ministre,
était écrite la vie sublime du Christ; l’autre était l’Alcoran.
L’Empereur s’avança, l’Évangile en mains, le roi Agramant avec l’autre
livre.

Arrivé à l’autel que ses gens lui avaient dressé, Charles leva les mains
au ciel et dit: «--O Dieu, qui as consenti à mourir pour racheter nos
âmes de la mort; ô Dame, dont la vertu fut si précieuse, que Dieu voulut
prendre de toi la forme humaine, et qui le portas neuf mois dans ton
sein béni, sans avoir perdu la fleur virginale;

«Soyez-moi témoins de la promesse que je fais pour moi et pour mes
successeurs au roi Agramant et à ceux qui lui succéderont dans le
gouvernement de ses États, de lui donner chaque année vingt charges d’or
pur si mon champion est aujourd’hui vaincu. Je promets en outre de
conclure, à partir de ce moment, une trêve qui sera bientôt suivie d’une
paix perpétuelle.

«Et si je manque à cela, que votre formidable colère à tous deux
s’allume sur-le-champ, et se tourne contre moi seul et contre mes
enfants, sans qu’aucun autre de ceux qui sont ici présents en soit
atteint; de sorte qu’on puisse voir ce qu’il en coûte de vous manquer de
parole.--» En parlant ainsi, Charles tenait la main sur l’Évangile, et
les yeux fixés au ciel.

Puis Agramant se lève à son tour, et s’avance vers l’autel que les
païens avaient richement orné. Là, il jure que non seulement il
repassera la mer avec son armée, mais qu’il payera encore un tribut à
Charles, si Roger est vaincu en ce jour. Il ajoute que la paix sera
éternelle entre eux, ainsi que Charles vient de le dire.

De même que Charles, il invoque à haute voix le témoignage du grand
Mahomet, sur le livre duquel il tient la main étendue, et promet
d’observer tout ce qu’il vient de dire. Puis, chacun s’étant retiré dans
son camp respectif, c’est au tour des deux champions à prêter serment,
et voici dans quels termes il le font.

Roger promet que si son roi vient à troubler le combat, il ne consentira
plus jamais à être son chevalier ni son baron, et se donnera tout entier
à Charles. De son côté, Renaud jure que si son seigneur cherche à
l’arrêter avant que lui ou Roger ne soit vaincu, il se fera chevalier
d’Agramant.

Toutes ces cérémonies terminées, chacun se retire dans son camp et les
trompettes ne tardent pas à donner, de leur voix claire, le signal du
terrible combat. Voici que les deux adversaires, pleins d’ardeur,
s’abordent, calculant leurs pas avec la plus grande attention et le plus
grand art. Voici que l’assaut commence; le fer résonne contre le fer, et
les coups portent tantôt en haut, tantôt en bas.

Ils se frappent tantôt à la tête, tantôt aux pieds, du manche ou du fer
de leur hache, et cela avec une telle adresse, une telle rapidité, qu’on
ne serait pas cru si on voulait le raconter. Roger, qui combattait
contre le frère de celle qui possédait son âme, mettait une telle
hésitation à le frapper, qu’il en parut manquer de vaillance.

Il était plus attentif à parer qu’à frapper, et ne savait lui-même ce
qu’il voulait faire. Il eût été si désolé de tuer Renaud, qu’il eût
préféré mourir lui-même. Mais je sens que je suis arrivé au point où il
convient de suspendre mon récit. Vous apprendrez le reste dans l’autre
chant, si dans l’autre chant vous venez m’entendre.




CHANT XXXIX.

ARGUMENT.--Mélisse, au moyen d’un enchantement, fait qu’Agramant viole
le pacte juré. Les deux armées en viennent aux mains, et les Maures ont
le dessous.--Astolphe accomplit des prouesses en Afrique, et y crée une
flotte. Ses compagnons et lui s’emparent de Roland, et Astolphe lui rend
la raison.--Agramant s’étant embarqué avec ses troupes, rencontre la
flotte chrétienne qui l’attaque.


La peine de Roger est véritablement plus dure, plus acerbe, plus forte
que toute autre. Elle le fait souffrir de corps et plus encore d’esprit.
Placé entre deux morts, il ne peut éviter l’une ou l’autre. S’il est
vaincu par Renaud, il périra de sa main; s’il le terrasse, la mort lui
viendra de son épouse. Il sait bien en effet que, s’il tue le frère de
Bradamante, il encourra la haine de celle-ci, et c’est ce qu’il redoute
plus que le trépas.

Renaud, qui n’a point de semblable arrière-pensée, fait tous ses efforts
pour obtenir la victoire. Il brandit sa hache d’un air impétueux et
terrible, et dirige ses coups tantôt sur les bras, tantôt sur la tête de
son adversaire. Le brave Roger pare en faisant tournoyer sa hache. Il
bondit de çà, de là, et quand il frappe, il a soin de choisir l’endroit
où il fera le moins de mal possible à Renaud.

Le combat paraît par trop inégal à la plupart des seigneurs païens.
Roger met trop de mollesse dans l’attaque, tandis que le jeune Renaud le
presse trop vivement. Le roi des Africains contemple l’assaut d’un air
fâché. Il soupire, murmure, et accuse Sobrin de l’avoir induit en
erreur, et de lui avoir donné un mauvais conseil.

Cependant Mélisse, vrai puits de science en fait d’enchantements ou de
magie, avait quitté sa figure de femme pour prendre celle du grand roi
d’Alger. Elle ressemblait à Rodomont de geste et de visage; elle était
couverte de la peau du dragon; elle portait l’écu et l’épée semblables
aux armes dont il se servait d’habitude; rien ne manquait à la
ressemblance.

Elle dirigea le démon auquel elle avait donné la forme d’un cheval, vers
le fils du roi Trojan qui se tenait tout soucieux. D’une voix forte et
d’un air courroucé, elle lui dit: «--Seigneur, c’est en vérité une faute
trop grande que d’avoir envoyé un jouvenceau inexpérimenté combattre
contre un chevalier français si fort et si fameux, alors qu’il s’agit du
sort et de l’honneur de l’Afrique.

«Ne laisse pas continuer plus longtemps ce combat qui tournerait trop à
notre détriment. Rodomont est avec toi; ne crains donc pas qu’il te
mésarrive d’avoir rompu ton pacte et ton serment. Que chacun fasse voir
comment taille son épée. Puisque je suis des vôtres, chacun de vous en
vaut cent.--» Ces paroles font une telle impression sur Agramant, que,
sans plus réfléchir, il se précipite en avant.

Croyant avoir avec lui le roi d’Alger, il se soucie peu d’observer le
pacte. Il n’aurait pas fait autant de cas de l’arrivée à son camp de
mille chevaliers. En un instant, on voit de tous côtés s’abaisser les
lances et éperonner les destriers. Quant à Mélisse, après avoir engagé
la bataille par sa feinte apparition, elle disparaît subitement.

Les deux champions qui voient la foule envahir l’arène, contre tout
accord, contre toute promesse, cessent de se combattre, et suspendent
leur querelle; ils se jurent mutuellement de ne prendre parti ni d’un
côté, ni de l’autre, jusqu’à ce que l’on sache formellement par qui le
pacte a été rompu, si c’est par le vieux Charles ou par le jeune
Agramant.

Tous deux renouvellent le serment d’avoir pour ennemi celui qui aura
manqué à sa foi. Cependant les guerriers des deux camps s’agitent en
tumulte; l’un se porte en avant, l’autre lâche pied; les uns se
conduisent en lâches, les autres se signalent parmi les plus vaillants.
Tous montrent le même empressement à courir, mais les uns courent en
avant, tandis que les autres vont en arrière.

De même que le lévrier qui voit le gibier fuir devant lui, sans qu’il
puisse se joindre à la troupe des chiens, étant retenu par le chasseur,
et qui se consume de rage, se tourmente, se plaint, se désespère, aboie
vainement, se débat et tire sur sa laisse, ainsi Marphise et sa
belle-sœur restent un instant indécises et comme retenues par
l’indignation.

Jusque-là, elles avaient vu, dans la plaine spacieuse, une proie si
riche sans qu’elles pussent y porter la main, retenues qu’elles étaient
par le traité. Elles s’en plaignaient tout bas, et poussaient de vains
soupirs. Maintenant qu’elles voient la trêve rompue, elles tombent
joyeuses sur les masses africaines.

Marphise transperce, d’un coup de lance en pleine poitrine, le premier
qu’elle rencontre. Le fer sort de deux brasses par le dos. Puis elle
tire son épée, et, en moins de temps que je ne le raconte, elle brise
quatre casques comme s’ils étaient de verre. Bradamante ne produit pas
un effet moindre. Sa lance d’or couche à terre tous ceux qu’elle touche,
sans cependant en occire un seul.

Les deux guerrières sont si près l’une de l’autre, qu’elles peuvent être
témoins de leurs exploits réciproques. A la fin, elles se séparent, et
se mettent à frapper sur les Sarrasins partout où les emporte leur
colère. Qui pourra compter tous les guerriers que la lance d’or envoie
mesurer la terre? Qui pourra dire combien de têtes l’épée terrible de
Marphise sépare de leurs corps?

Comme on voit, lorsqu’au souffle de vents plus doux l’Apennin découvre
ses épaules verdoyantes, deux torrents fangeux s’ébranler en même temps,
et suivre, en descendant, des routes diverses; déraciner le long de
leurs rives escarpées les rochers et les arbres géants; entraîner
jusqu’au fond des vallées les terres et les récoltes, et lutter à qui
fera le plus de dégâts sur leur passage;

Ainsi les deux magnanimes guerrières, courant à travers le camp par des
routes différentes, produisent de grands ravages parmi les bataillons
africains, l’une avec la lance, l’autre avec l’épée. Agramant a beaucoup
de peine à retenir autour de leurs bannières ses gens qui prennent de
tous côtés la fuite. En vain il s’informe, en vain il regarde autour de
lui; il ne peut savoir ce qu’est devenu Rodomont.

C’est à son instigation qu’il a rompu--il le croit du moins--le traité
pour lequel les dieux ont été pris à témoin. Il se repent d’avoir été si
prompt à l’écouter. Il ne voit pas non plus Sobrin. Ce dernier s’est
retiré dans Arles, repoussant toute complicité dans un tel parjure, dont
à son avis la punition va, le jour même, retomber sur Agramant.

Marsile, lui aussi, s’est réfugié dans la ville, le cœur rempli
d’indignation pour la foi violée. Aussi Agramant se trouve-t-il en un
grand péril, au milieu des Italiens, des Allemands et des Anglais que
conduit l’empereur Charles, et qui sont tous gens de haute valeur. Parmi
eux, les paladins brillent comme des pierreries dans une broderie d’or.

A côté des paladins, se font remarquer, comme les meilleurs chevaliers
qu’on puisse voir au monde, Guidon le sauvage, au cœur intrépide, et les
deux illustres fils d’Olivier dont je ne veux pas rappeler ici les
mérites, vous les ayant déjà signalés ailleurs. Ils égalent les deux
guerrières en audace et en impétuosité, et font un massacre infini des
Sarrasins.

Mais, laissant pour un moment cette mêlée, je veux passer la mer sans
avoir besoin de navire. Je n’ai pas à m’occuper tellement des chevaliers
de France, que j’en doive oublier Astolphe. Je vous ai déjà raconté la
faveur que lui avait accordée le saint Apôtre, et il me semble vous
avoir dit aussi que le roi Branzardo et le roi des Algazers avaient levé
une armée pour marcher à sa rencontre.

Par leurs ordres, on avait levé, dans toutes les parties de l’Afrique,
tous les gens qu’on avait pu, les infirmes aussi bien que les hommes
valides. On faillit prendre jusqu’aux femmes. Agramant, dans son
obstination à poursuivre sa vengeance, avait déjà, à deux reprises
différentes, dépeuplé l’Afrique. Peu de gens y étaient restés, et ceux
qu’on avait pu rassembler formaient une armée sans courage et débile.

Ils le montrèrent bien; à peine eurent-ils aperçu de loin les ennemis,
qu’ils s’enfuirent à la débandade. Astolphe les chassait, comme des
troupeaux, devant ses troupes plus aguerries. Il joncha les champs de
leurs cadavres, et peu d’entre eux purent rentrer à Biserte. Le vaillant
Bucifar resta prisonnier. Quant au roi Branzardo, il se réfugia dans la
ville,

Plus affligé de la prise de Bucifar que de la perte de tout le reste.
Biserte était une grande ville; ses remparts avaient besoin de grandes
réparations, et Bucifar seul pouvait mener à bien cette entreprise. Il
aurait payé cher pour le racheter. Pendant qu’il y songeait, tout
soucieux et tout chagrin, il se souvint que, depuis plusieurs mois déjà,
il retenait prisonnier le paladin Dudon.

Le roi de Sarze l’avait fait prisonnier près du rivage de Monaco, lors
de sa première expédition. Depuis ce temps, Dudon, qui avait pour père
Ogier le Danois, était resté en captivité. Branzardo résolut de
l’échanger contre le roi d’Algazer, et envoya un messager au capitaine
des Nubiens, que ses espions lui avaient dit être Astolphe d’Angleterre.

Astolphe, en sa qualité de paladin, comprendrait qu’il était de son
devoir de délivrer un paladin. En effet, aussitôt que le gentil duc
apprit la nouvelle, il s’empressa d’acquiescer à la proposition du roi
Branzardo; Dudon, une fois délivré, combla le duc de remerciements, et
se mit à sa disposition pour toutes les choses concernant la guerre,
soit sur mer, soit sur terre.

Astolphe avait une armée immense, capable de conquérir sept royaumes
comme celui d’Afrique. Se rappelant que le saint vieillard lui avait
ordonné d’arracher la Provence et le rivage d’Aigues-Mortes des mains
des Sarrasins qui s’en étaient emparés, il choisit, parmi ceux de ses
soldats qui lui parurent le moins inaptes à la navigation, une nouvelle
troupe aussi nombreuse que possible.

Puis, tenant ses deux mains pleines de feuilles de toute sorte,
arrachées aux lauriers, aux cèdres, aux oliviers, aux palmiers, il vint
au bord de la mer et les jeta dans les flots. O bienheureux ceux que le
ciel chérit, grâce que Dieu accorde rarement aux mortels! ô l’étonnant
miracle qui se produisit avec ces feuilles, dès qu’elles eurent touché
l’eau!

Elles grandirent hors de toute prévision; elles se recourbèrent,
s’allongèrent, s’alourdirent; les veines qui les sillonnaient d’abord se
changèrent en madriers et en grosses traverses. La pointe garda sa forme
aiguë. En un mot, elles devinrent toutes des navires de formes diverses,
de diverses qualités, selon qu’elles avaient été cueillies sur des
arbres différents.

Ce fut vraiment un miracle de voir toutes ces feuilles éparses se
changer en fustes, en galères, en navires de haut bord. Ce fut un
miracle aussi que de les voir toutes pourvues de voiles, de cordages et
de rames, selon la nature de chaque vaisseau. Quant aux marins, le duc
n’en manqua pas; les Sardes et les Corses, dont le pays était voisin,
lui fournirent des nochers, des patrons et des pilotes.

Les gens de toute sorte qui montèrent la flotte furent au nombre de
vingt-six mille. Dudon leur fut donné pour capitaine. C’était un
chevalier sage, aussi expérimenté sur terre que sur mer. La flotte était
encore mouillée le long du rivage mauresque, lorsqu’arriva un navire
chargé de prisonniers de guerre.

Il portait ceux que l’audacieux Rodomont avait pris sur le pont
dangereux où l’espace était si étroit pour jouter, ainsi que je vous
l’ai déjà dit plusieurs fois. Parmi ces prisonniers se trouvait le
cousin du comte, le fidèle Brandimart, Sansonnet et d’autres chevaliers
d’Allemagne, d’Italie et de Gascogne, dont je n’ai point à parler.

Le pilote, qui n’avait point aperçu la flotte ennemie, entra dans la
rade avec sa galère, laissant à plusieurs milles derrière lui le port
d’Alger où il voulait primitivement aborder, et dont un vent violent
avait détourné son navire. Il croyait arriver au milieu des siens et
dans un lieu sûr, de même que Progné rentrant à son nid babillard.

Mais, en apercevant l’aigle impériale, les lys d’or et les léopards, il
pâlit comme celui qui a mis par mégarde le pied sur un serpent venimeux
endormi sous l’herbe, et qui, saisi d’épouvante, se retire et fuit
l’horrible bête gonflée de poison et de rage.

Il était trop tard pour fuir avec ses prisonniers. C’est ainsi que
Brandimart, Olivier, Sansonnet, et beaucoup d’autres, furent délivrés
par le duc et par le fils d’Ogier qui les abordèrent d’un visage joyeux
et ami. En revanche, celui qui les conduisait fut condamné à ramer sur
la galère.

Comme je viens de vous le dire, les chevaliers chrétiens furent bien
accueillis par le fils d’Othon, qui leur fit dresser une riche table
sous une tente, et leur fit donner toutes les armes qui leur étaient
nécessaires. Par amitié pour eux, Dudon différa son départ. Il pensait
qu’un entretien avec de tels chevaliers valait mieux pour lui que
d’arriver un jour ou deux plus tôt.

Il apprit par eux en quel état se trouvaient la France et Charles, et à
quel endroit il devait plus sûrement et plus avantageusement aborder.
Pendant qu’il écoutait les nouvelles qu’ils lui donnaient, on entendit
s’élever une rumeur qui allait en grandissant, suivie du cri: Aux armes!
poussé avec une telle force, qu’ils ne surent tout d’abord que penser.

Le duc Astolphe et la brillante compagnie avec laquelle il tenait
conversation, furent en un moment armés et en selle. Ils se dirigèrent
en toute hâte là où s’élevaient les cris les plus perçants, s’informant
sur leur chemin de la cause d’une telle rumeur. Ils arrivèrent enfin à
un endroit où ils virent un homme tout nu et à l’air si féroce, qu’il
tenait à lui seul tout le camp en échec.

Il avait en main un bâton, dont il s’escrimait avec tant de force et
d’adresse, que chaque fois qu’il frappait, un homme tombait en pire état
que s’il eût été malade. Il en avait déjà assommé plus de cent, et l’on
tirait de loin sur lui à coups de flèche, car personne n’osait plus
l’attaquer de près.

Dudon, Astolphe, Brandimart et Olivier, accourus en toute hâte,
s’arrêtèrent, émerveillés de la force prodigieuse et de la vaillance
déployées par ce furieux. Soudain, ils virent venir au galop, sur un
palefroi, une damoiselle vêtue de noir, qui courut à Brandimart, et,
l’ayant salué, lui jeta en même temps les bras autour du cou.

C’était Fleur-de-Lys, dont le cœur brûlait d’un si grand amour pour
Brandimart, qu’elle avait failli devenir folle de douleur, quand il
avait été fait prisonnier à l’attaque du pont. Ayant appris par le païen
qui l’avait capturé, qu’il avait été envoyé dans la ville d’Alger avec
beaucoup d’autres chevaliers, elle avait traversé la mer.

Comme elle cherchait les moyens de passer en Afrique, elle avait trouvé
à Marseille un navire venant du Levant, et qui portait un vieux
chevalier au service du roi Monodant. Ce vieux serviteur avait parcouru
un grand nombre de provinces, errant sur mer et sur terre, à la
recherche de Brandimart. Il avait appris en chemin qu’il le trouverait
en France.

Ayant reconnu Bardin, le même qui jadis avait enlevé à son père le jeune
Brandimart et l’avait élevé à la Roche des Bois, Fleur-de-Lys apprit de
lui les motifs de son voyage, et lui racontant à son tour comment
Brandimart était passé en Afrique, elle l’avait décidé à s’embarquer
avec elle.

Dès qu’ils furent à terre, ils apprirent qu’Astolphe assiégeait Biserte.
On leur dit, mais non d’une manière certaine, que Brandimart était
auprès de lui. A cette nouvelle, Fleur-de-Lys s’était empressée
d’accourir, comme on vient de le voir, et son allégresse indiquait
combien avait été grande son angoisse passée.

Le gentil chevalier, non moins joyeux de revoir sa fidèle et chère
épouse qu’il aimait plus que toute autre chose au monde, la serra dans
ses bras, et lui fit le plus doux accueil. Il ne pouvait se rassasier de
la couvrir de baisers. Enfin, levant les yeux, il aperçut Bardin qui
était venu avec la dame.

Tendant les mains vers lui, il courut l’embrasser, et lui demanda en
même temps pourquoi il était venu; mais le désordre qui régnait dans le
camp ne lui permit pas d’entendre la réponse. Chacun fuyait devant le
bâton que le fou, tout nu, faisait tournoyer pour s’ouvrir un passage.
Fleur-de-Lys, l’ayant regardé au visage, cria à Brandimart: «--C’est le
comte!--»

En même temps, Astolphe qui était aussi accouru, comprit, à certains
signes que lui avaient révélés les divins vieillards dans le paradis
terrestre, que c’était en effet Roland. Sans ces deux circonstances, il
eût été impossible de reconnaître le noble prince qu’une longue folie
avait rendu plus semblable à une bête brute qu’à un homme.

Astolphe, le cœur ému de pitié, se retourne en pleurant, et dit à Dudon
qui était près de lui, ainsi qu’à Olivier: «--C’est Roland!--» Ceux-ci
fixant attentivement les regards sur le fou, finissent par le
reconnaître, et se sentent remplis d’étonnement et de pitié en le
retrouvant dans un tel état.

La plupart de ces seigneurs pleuraient, tellement leur douleur était
forte: «--Ce n’est pas le moment de pleurer sur lui,--leur dit
Astolphe,--mais bien de trouver le moyen de le rappeler à la raison.--»
Et aussitôt il descend de cheval. Brandimart, Sansonnet, Olivier et
Dudon en font autant, et tous s’avancent en même temps vers le neveu de
Charles, dans l’intention de le saisir.

Roland, se voyant entouré, brandit son bâton en fou, en désespéré. Il en
assène un coup terrible à Dudon qui, la tête protégée par son écu,
cherche à s’approcher de lui. Si Olivier n’avait pas amorti le coup avec
son épée, le bâton aurait brisé l’écu, le casque, la tête et le buste.

L’écu seul est brisé, et le coup s’abat sur le casque comme une tempête;
Dudon tombe à terre. Au même moment, Sansonnet, du tranchant de son
épée, porte un tel coup, que le bâton est coupé net à plus de deux
brasses. Brandimart saisit le comte par derrière et le serre aussi
fortement qu’il peut dans ses deux bras, tandis qu’Astolphe le saisit
par les jambes.

Roland se débat, et envoie rouler l’Anglais à dix pas; mais il ne peut
faire lâcher prise à Brandimart qui l’étreint avec une force nouvelle.
Olivier s’étant un peu trop approché, il lui applique un coup de poing
si rude et si violent, qu’il le renverse pâle et sans vie, et rendant le
sang par le nez et par les yeux.

Et si ce n’eût été le casque excellent qu’avait Olivier, ce coup de
poing l’aurait tué. Quoi qu’il en soit, il tombe comme s’il allait
rendre son âme à Dieu. Dudon et Astolphe se sont relevés; le premier a
la figure tout enflée. Tous deux se joignent à Sansonnet dont le beau
coup d’épée vient de briser en deux le bâton, et tous se jettent
ensemble sur Roland.

Dudon l’étreint vigoureusement par derrière, tout en cherchant à le
renverser avec le pied. Astolphe et les autres l’ont pris par les bras.
A eux tous, ils ne peuvent encore le contenir. Celui qui a vu le taureau
auquel on donne la chasse courir en mugissant, emportant avec lui, sans
pouvoir s’en débarrasser, les chiens féroces pendus à ses oreilles,

Pourra se faire une idée de Roland entraînant avec lui tous ces
guerriers. Cependant, Olivier se relève de l’endroit où le formidable
coup de poing l’avait étendu. Il voit combien il sera difficile de
mettre le projet d’Astolphe à exécution. Soudain, il imagine un moyen
pour faire tomber Roland, et ce moyen lui réussit en effet.

Il se fait apporter plusieurs cordes auxquelles il fait faire des nœuds
coulants que l’on passe aux jambes et aux bras du comte, puis il donne
le bout des cordes à tenir à plusieurs des assistants. Grâce à ce moyen,
employé par le maréchal-ferrant pour renverser les chevaux et les bœufs,
Roland est enfin couché à terre.

Dès qu’il est renversé, tous se jettent sur lui, et lui lient fortement
les pieds et les mains. Roland se débat avec fureur, mais tous ses
efforts sont vains. Astolphe ordonne qu’on l’emporte, afin de procéder à
sa guérison. Dudon, le plus vigoureux de tous, le charge sur ses
épaules, et le porte sur l’extrême bord de la mer.

Astolphe le fait laver sept fois et le fait plonger sept fois dans
l’eau, jusqu’à ce que sa figure et tout son corps soient débarrassés de
la saleté qui les recouvrent. Puis, au moyen de certaines herbes
cueillies à cet effet, il lui fait fermer hermétiquement la bouche, ne
voulant le laisser respirer que par le nez.

Astolphe avait fait apporter la fiole dans laquelle était renfermé le
bon sens de Roland. Il la lui met sous le nez, de façon qu’en respirant,
il la vide entièrement. O merveille! la raison revient à Roland comme
avant sa folie; son intelligence renaît dans ses paroles, plus lucide et
plus nette que jamais.

Comme celui qui, après avoir été plongé dans un sommeil lourd et
pénible, où il a vu en songe des monstres aux formes horribles qui
n’existent pas et qui ne sauraient exister, une fois maître de ses sens
et réveillé, s’étonne encore de son rêve étrange et confus, ainsi
Roland, guéri de sa folie, reste étonné et stupéfait.

Pensif, il regarde Brandimart, le frère de la belle Aude, et celui qui
lui a remis son bon sens dans la tête, et ne s’explique pas comment et
depuis quand il est là. Il tourne les yeux de côté et d’autre, et ne
peut comprendre où il est. Il s’étonne de se voir nu et garrotté des
pieds à la tête.

Puis, comme autrefois Silène à ceux qui l’avaient surpris dans une
grotte obscure, il dit: Déliez-moi, d’un air si calme, avec un regard si
tranquille, qu’on s’empresse de le délier et de lui passer des vêtements
qu’on a eu soin de préparer. Tous s’efforcent d’apaiser la douleur qui
s’empare de lui au souvenir de son erreur passée.

A peine Roland est-il revenu dans son premier état, plus sage et plus
sain d’esprit que jamais, qu’il se sent guéri de son amour. Celle qui
lui semblait naguère si belle et si charmante, celle qu’il avait tant
aimée, ne lui paraît plus qu’une méprisable et vile créature. Tous ses
vœux, tous ses désirs ne tendent plus qu’à regagner ce que l’amour lui a
fait perdre.

Cependant Bardin apprit à Brandimart que son père Monodant était mort,
et qu’il venait lui offrir le trône, de la part de son frère Gigliant et
des populations qui habitent l’archipel et les rivages du Levant. Il
n’était pas au monde de royaume plus riche, plus peuplé, plus agréable.

Il lui dit, entre autres raisons, que la patrie était une douce chose,
et qu’une fois qu’il en aurait goûté, il prendrait à tout jamais en
haine la vie errante. Brandimart lui répondit qu’il voulait servir
Charles et Roland pendant toute cette guerre, et que s’il pouvait en
voir la fin, il songerait ensuite bien mieux à ses propres affaires.

Le jour suivant, le fils d’Ogier le Danois mit à la voile pour la
Provence. Après son départ, Roland se renferma avec le duc, et apprit de
lui où en étaient les hostilités. Puis il fit bloquer complètement
Biserte, tout en laissant l’honneur de la victoire au duc anglais. Mais
celui-ci ne faisait rien qu’après avoir pris les instructions du comte.

De quelle façon s’entendirent-ils pour donner l’assaut à Biserte, de
quel côté et à quel moment la ville fut-elle assaillie; comment fut-elle
prise à la première attaque, et quelle fut la part de Roland dans ce
glorieux fait d’armes; si je ne vous le dis pas tout de suite, ne vous
en tourmentez pas, car je ne tarderai pas à y revenir. Qu’il vous plaise
pour le moment de savoir comment les Français donnèrent la chasse aux
Maures.

Le roi Agramant se vit abandonné quasi de tous ses soldats en ce péril
extrême. Marsile, ainsi que le roi Sobrin, était rentré dans la ville,
avec un grand nombre de troupes païennes, mais ne se croyant pas en
sûreté derrière les murailles, ils s’étaient réfugiés sur la flotte, et
leur exemple avait été suivi par une foule de chefs et de chevaliers
maures.

Cependant Agramant soutint le combat jusqu’à ce que, la résistance
n’étant plus possible, il fût obligé de battre en retraite, et de
rentrer dans la ville par la porte la moins éloignée. Rabican le
poursuivait de près, excité par Bradamante, qui brûlait de se venger,
par sa mort, de ce qu’il lui avait tant de fois enlevé son Roger.

Marphise avait le même désir dans le but de tirer une vengeance tardive
du meurtre de son père. Elle enfonçait ses éperons dans le ventre de son
destrier. Mais ni l’une ni l’autre n’arriva à temps. Le roi put entrer
dans la ville, et de là se réfugier sur la flotte.

Comme deux belles et ardentes léopardes, qui ont rompu leur laisse, et
qui, après avoir en vain poursuivi les cerfs ou les daims légers, s’en
reviennent la tête basse, et pleines de dépit, ainsi s’en revinrent en
soupirant les deux donzelles, lorsqu’elles eurent vu le païen
disparaître sain et sauf.

Elles ne s’arrêtent point pour cela; mais elles se jettent dans la foule
des autres fuyards, renversant de çà, de là, à chaque botte, nombre de
gens qui ne se relevèrent plus jamais. Les malheureux ne pouvaient même
pas trouver leur salut dans la fuite, Agramant ayant, pour sa propre
sécurité, fait fermer la porte qui donnait sur le camp,

Et rompre tous les ponts sur le Rhône. Ah! plèbe infortunée, lorsque tu
n’es plus utile au tyran, l’on te traite comme un troupeau de moutons et
de chèvres! Les uns se noient dans le fleuve et dans la mer, les autres
rougissent les sillons de leur sang. Un grand nombre périrent; fort peu
furent faits prisonniers, car la plupart n’auraient pu payer de rançon.

Dans cette bataille suprême, le nombre des morts fut si grand de part et
d’autre--quoique cependant les pertes des Sarrasins eussent été beaucoup
plus considérables, grâce à Bradamante et à Marphise--qu’on en voit
encore les traces en cet endroit. Tout autour d’Arles, la campagne, où
le Rhône forme comme un lac, est couverte de tombes.

Cependant le roi Agramant avait fait prendre le large à ses plus gros
navires, laissant quelques-uns des plus légers à la disposition de ceux
qui pourraient se sauver. Il y resta pendant deux jours, soit pour
recueillir ceux qui pourraient se sauver, soit parce que les vents
étaient contraires et mauvais; le troisième jour, il mit à la voile,
croyant pouvoir retourner en Afrique.

Le roi Marsile, ayant grand’peur que l’Espagne ne payât les frais de la
guerre, et que l’horrible tempête ne s’abattît en dernier lieu sur ses
États, se transporta en toute hâte à Valence, où il fit sur-le-champ
réparer châteaux et forteresses, et presser les préparatifs de la guerre
qui devait par la suite amener sa ruine et celle de ses amis.

Agramant faisait voile vers l’Afrique avec des navires mal armés et
presque vides d’équipages. Les rares soldats qu’elle ramenait, se
lamentaient de ce que les trois quarts d’entre eux étaient restés en
France. Les uns traitaient le roi d’orgueilleux, les autres l’appelaient
cruel, d’autres le qualifiaient de fou, et, comme il advient en pareil
cas, tous le maudissaient en secret. Mais la crainte qu’ils en ont les
fait rester cois.

C’est à peine si parfois deux ou trois amis, sûrs de leur discrétion,
épanchaient entre eux leur colère et leur rage. Toutefois le malheureux
Agramant s’imaginait encore que chacun l’aimait et le plaignait, car il
ne voyait autour de lui que des visages composés, et n’entendait jamais
que des paroles d’adulation mensongère.

On avait conseillé au roi africain de ne pas aborder à Biserte, car on
avait la nouvelle certaine que le port et tout le littoral étaient au
pouvoir de l’armée nubienne. Il ferait bien, en conséquence, de s’en
éloigner assez pour que le débarquement ne fût pas inquiété. Une fois à
terre, il se porterait à droite, au secours de son malheureux peuple.

Mais son destin implacable ne lui permit pas d’exécuter un projet si
sage. Il lui fit rencontrer la flotte, miraculeusement formée avec des
feuilles d’arbre, et qui s’en venait, fendant les ondes, du côté de la
France. Pour comble de malechance, la rencontre eut lieu pendant la
nuit, par un temps nébuleux, obscur et triste, alors que la flotte
d’Agramant était le plus en désordre.

Aucun espion n’avait prévenu Agramant qu’Astolphe envoyait à sa
rencontre une flotte si considérable. Quand bien même on le lui aurait
dit, il n’aurait jamais cru que, d’un seul rameau, il eût pu tirer cent
navires. Il s’avançait donc sans crainte, et ne pouvait s’imaginer que
quelqu’un fût assez audacieux pour lui barrer le passage. Il n’y avait
ni garde, ni vigie dans les huniers, pour signaler les navires en vue.

De sorte que les bâtiments confiés par Astolphe à Dudon, et qui étaient
montés par des soldats intrépides, ayant un soir aperçu la flotte
d’Agramant, se dirigèrent droit sur elle, et purent l’assaillir à
l’improviste. Dès qu’à leur accent ils eurent reconnu que c’étaient bien
des Maures, c’est-à-dire leurs ennemis, les gens de Nubie jetèrent les
grappins, et tendirent les chaînes.

Poussés par un vent favorable, les lourds navires de Dudon abordèrent
ceux des Sarrasins avec une telle impétuosité, qu’ils en coulèrent un
grand nombre au premier choc. Puis on commença à lancer le fer, le feu
et d’énormes pierres en si grande quantité, que la mer n’avait jamais vu
tempête pareille.

Les gens de Dudon, redoublant d’ardeur et de force à la pensée que
l’heure était enfin venue de venger sur les Sarrasins plus d’un méfait,
faisaient pleuvoir sur leurs adversaires, de près et de loin, une telle
masse de projectiles, que la flotte d’Agramant ne savait comment s’en
préserver. Un nuage de flèches fondait sur elle, tandis que sur les
flancs elle était assaillie à coups d’épées, de grappins, de piques et
de haches.

De gros rochers, lancés par de puissantes machines, retombaient d’une
grande hauteur sur les navires ennemis, fracassant les poupes et les
proues, entr’ouvrant les coques où la mer se précipitait par de larges
ouvertures. Mais les plus grands dommages étaient causés par les
incendies, prompts à s’allumer, et difficiles à éteindre. La chiourme
infortunée, voulant fuir ce grand péril, retombait dans un péril plus
grand.

Les uns, chassés par le fer de l’ennemi, se jetaient dans la mer où ils
se noyaient; les autres, jouant à temps des pieds et des bras,
essayaient de se sauver tantôt dans une barque, tantôt dans une autre.
Mais celles-ci, déjà trop chargées, les repoussaient impitoyablement, et
la main des malheureux qui avaient déjà saisi le bord était tranchée
d’un coup de hache et restait accrochée au bateau, tandis que le reste
du corps retombait dans les flots qu’il rougissait de son sang.

D’autres, après avoir espéré se sauver à la nage, voyant que personne ne
venait à leur secours, et sentant la force et l’haleine leur manquer,
bravaient les flammes qu’ils avaient fui tout d’abord. La crainte de se
noyer leur faisait saisir quelque morceau de bois enflammé, et pour fuir
un genre de mort, ils s’exposaient à deux.

D’autres enfin, pour échapper à l’épée et à la hache de l’ennemi levées
sur leur tête, se précipitaient en vain dans la mer; les pierres et les
flèches ne leur laissaient pas le temps de gagner le large. Mais
peut-être serait-il utile et sage de finir là mon chant, pendant qu’il
vous intéresse encore, plutôt que de le poursuivre jusqu’à ce qu’il vous
ennuie.




CHANT XL.

ARGUMENT.--La flotte d’Agramant ayant été battue et brûlée, les
chrétiens assiègent Biserte qui est prise d’assaut, mise au pillage et
livrée aux flammes. Agramant se réfugie à Lampéduse avec Sobrin. Ayant
trouvé Gradasse dans cette île, ils arrêtent tous les trois le projet de
défier Roland et deux autres chevaliers chrétiens au combat. Roland
accueille volontiers cette offre, et choisit pour compagnons Brandimart
et Olivier.--Entre temps, Roger, retournant à Arles, délivre sept rois
africains que Dudon conduisait prisonniers, et en vient aux mains avec
ce dernier.


Il serait trop long de m’appesantir sur les diverses péripéties de ce
combat naval. Il me semble du reste que vous les décrire, à vous,
magnanime fils de l’invincible Hercule, ce serait, comme on dit, porter
des vases à Samos, des chouettes à Athènes et des crocodiles en Égypte.
Alors que je ne puis vous en parler que d’après ouï-dire, vous,
seigneur, vous en voyez et vous en faites voir aux autres d’admirables.

Vous donnâtes, comme sur un théâtre, un grand spectacle à votre peuple
fidèle, la nuit et le jour où vous lui montrâtes la flotte ennemie
écrasée, à l’embouchure du Pô[11], entre le fer et le feu. Vos sujets
purent entendre les cris et les plaintes, et contempler les ondes
teintes de sang humain. Vous vîtes, et vous fîtes voir de combien de
manières on peut trouver la mort dans ce genre de combat.

Quant à moi, je ne pus le voir, car depuis six jours j’étais parti, et
j’allais, changeant de voiture, d’heure en heure, me jeter en toute hâte
aux pieds sacrés du grand Pasteur, pour lui demander secours. Vous
n’eûtes besoin, il est vrai, ni de cavaliers ni de fantassins, car
pendant ce temps vous brisâtes si bien les griffes et les dents du Lion
d’or, que depuis ce jour je ne l’ai plus entendu rugir.

Mais Alphonse Trotto qui assistait à la bataille, ainsi qu’Annibal et
Pierre Moro, Affranio, Albert, les trois Ariostes, le Bagno, et le
Zerbinetto, me la racontèrent avec de si grands détails, que j’en eus
une parfaite connaissance. Le grand nombre de drapeaux que je vis plus
tard suspendus aux voûtes du temple, et les milliers de galères et de
vaisseaux captifs sur ces rives, me confirmèrent leur récit.

Tous ceux qui furent témoins des incendies, des naufrages, des massacres
multiples que vous fîtes éprouver à la flotte ennemie, jusqu’à ce que le
dernier vaisseau fût pris, digne vengeance de nos palais brûlés,
pourront s’imaginer les pertes et le désastre essuyés par la malheureuse
armée d’Agramant, assaillie en pleine mer par Dudon, pendant une nuit
obscure.

Il était nuit, et quand l’âpre bataille commença, c’est à peine si l’on
pouvait distinguer les objets. Mais quand le soufre, la poix et le
bitume, répandus à profusion, eurent allumé une flamme dévorante aux
flancs des navires et des galères mal défendus, chacun voyait si
clairement autour de lui, que la nuit parut changée en jour.

Agramant, trompé par l’obscurité, avait fait assez peu de cas de la
flotte ennemie; ne croyant pas avoir à faire à un si grand nombre de
navires, il pensait pouvoir leur résister. Mais quand les ténèbres
furent dissipées et qu’il vit--ce qu’il ne croyait pas tout d’abord--que
les vaisseaux ennemis étaient deux fois plus nombreux que les siens, il
changea bien vite d’avis.

Montant, avec des serviteurs dévoués, sur la barque la plus légère qu’on
pût trouver, et dans laquelle il avait fait placer Bride-d’Or et ce
qu’il avait de plus précieux, il se glissa silencieusement entre les
navires, jusqu’à ce qu’il se trouvât en sûreté, loin des siens que Dudon
continuait d’exterminer. Pendant que les malheureux étaient brûlés par
le feu, engloutis dans les flots et détruits par le fer, lui, qui était
cause de leur perte, s’enfuyait sain et sauf.

Agramant fuyait, ayant avec lui Sobrin. Il se plaignait de n’avoir pas
voulu le croire quand il avait prévu, avec le coup d’œil d’un devin, les
malheurs qui étaient arrivés. Mais revenons au paladin Roland qui
conseillait à Astolphe de détruire Biserte avant qu’elle fût secourue,
de sorte qu’elle ne pût jamais plus guerroyer contre la France.

Le camp fut publiquement prévenu de se tenir prêt pour le troisième
jour. En prévision d’une attaque, Astolphe avait conservé avec lui un
grand nombre de navires, car il ne les avait pas tous donnés à Dudon. Il
en donna le commandement à Sansonnet, aussi bon guerrier sur mer qu’en
terre ferme. Celui-ci vint se poster en face de Biserte, à un mille
environ du port, où il fit jeter l’ancre.

En vrais chrétiens, Astolphe et Roland, qui ne se lançaient jamais dans
aucun péril sans avoir imploré Dieu, firent ordonner dans toute l’armée
des prières publiques et des jeûnes. Ils firent prévenir qu’au troisième
jour, au signal donné, chacun se tînt prêt à donner l’assaut à Biserte,
qui, une fois prise, serait livrée au sac et à l’incendie.

En conséquence, après que les abstinences et les prières eurent été
scrupuleusement observées, les parents, les amis, et ceux qui se
connaissaient entre eux, commencèrent à s’inviter réciproquement. Quand
ils eurent restauré leurs corps fatigués et épuisés par le jeûne, ils
s’embrassèrent en pleurant, ainsi qu’on fait quand on se sépare de ses
plus chers amis pour aller en voyage.

Dans Biserte, les prêtres sacrés, mêlant leurs supplications à celles de
la population plaintive, se frappaient la poitrine, et versaient des
torrents de larmes, et invoquaient leur Mahomet, qui ne les entendait
pas. Que de veilles, que d’offrandes, que de promesses furent faites
dans chaque famille, ainsi que publiquement dans les temples, au pied
des autels et des statues, afin d’éterniser le souvenir de leurs périls
extrêmes!

Après que le peuple eut été béni par le Cadi, chacun prit les armes, et
courut aux remparts. La belle Aurore était encore étendue dans son lit,
auprès de son époux Tython, et le ciel était plongé dans l’obscurité,
lorsque Astolphe d’un côté, Sansonnet de l’autre, donnèrent l’ordre de
prendre les armes; puis, au signal donné par le comte, on assaillit
Biserte avec impétuosité.

Biserte était baignée de deux côtés par la mer; le reste de la ville
s’étendait dans l’intérieur des terres. Ses murs avaient été jadis très
solidement construits. Mais ils étaient anciens, et l’on n’avait pu y
faire que fort peu de réparations, car Branzardo, contraint de s’y
réfugier, manquait non seulement d’ingénieurs et d’ouvriers, mais du
temps nécessaire.

Astolphe enjoint au roi des Nègres de faire assaillir les merlons et les
créneaux par ses frondeurs et ses archers, de telle façon que les
assiégés ne puissent s’y montrer. Cela permet à ses fantassins et à ses
cavaliers, chargés de pierres, de poutres, de fascines et d’autres
matériaux, d’arriver sains et saufs jusqu’au pied des remparts.

Les fascines et les pierres passent de main en main; chacun jette sa
charge dans les fossés dont on avait détourné l’eau dès la veille, de
sorte qu’on en pouvait voir le fond fangeux. Les fossés ne tardent pas à
se combler jusqu’au niveau de la campagne. Astolphe, Roland et Olivier
se préparent à escalader les murailles avec leur infanterie.

Les Nubiens, impatients de tout retard, et poussés par l’espoir du
pillage, s’avancent, sans se soucier du danger. Abrités sous leurs
boucliers formant tortue, ils portent les béliers et les autres
instruments propres à faire brèche dans les tours, et à rompre les
portes élevées. En un clin d’œil ils sont aux remparts, mais les
Sarrasins ne se laissent point surprendre.

Faisant pleuvoir, comme une tempête, le fer, le feu, les merlons et les
créneaux, ils brisent, entr’ouvrent le toit formé par les boucliers,
ainsi que les pièces des machines au moyen desquelles les assiégeants
cherchent à leur nuire. Tant que dure l’obscurité, les troupes
chrétiennes ont fort à souffrir; mais dès que le soleil est sorti de sa
riche demeure, la Fortune tourne le dos aux Sarrasins.

De tous les côtés à la fois, du côté de la mer comme sur la terre ferme,
le comte Roland fait renforcer les troupes qui montent à l’assaut.
Sansonnet, dont la flotte est restée au large, entre dans le port et
s’adosse au rivage. De là, il attaque vigoureusement les murs de la
ville à coups de fronde et de flèches. En même temps, il fait préparer
les échelles et tout ce qui est nécessaire pour monter à l’assaut.

Du côté où la ville s’enfonce dans les terres, Olivier, Roland,
Brandimart, et celui qui a naguère montré tant d’audace en s’élevant
dans les airs, livrent une âpre et rude bataille. Chacun d’eux s’avance
à la tête d’une partie de l’armée qu’ils ont divisée en quatre. L’un
s’attaque aux remparts, l’autre aux portes, les autres ailleurs; tous
donnent des preuves éclatantes de courage.

On peut ainsi bien mieux juger de la valeur de chacun, que s’ils étaient
confondus dans les rangs, car mille regards sont fixés sur eux, et
peuvent voir quel est celui qui remporte le premier prix ou qui se
signale entre tous. Les tours en bois sont amenées sur des chariots; les
éléphants portent d’autres tours semblables qui dominent ainsi les
créneaux des remparts.

Brandimart accourt; il applique une échelle au mur, y monte et excite
les autres à l’imiter. Une foule intrépide le suit, rassurée par celui
qu’elle voit à sa tête. Personne ne regarde et n’a souci de savoir si
l’échelle pourra supporter un poids si considérable. Brandimart ne voit
que l’ennemi. Tout en combattant, il monte et finit par saisir un
créneau.

Il s’y cramponne des pieds et des mains, saute sur les remparts et fait
tournoyer son épée. Il heurte, il renverse, il fend, il perfore, il
écrase tout ce qu’il rencontre, et fait mille prouesses. Soudain,
l’échelle se brise sous le poids trop lourd qu’elle porte, et tous les
assaillants, sauf Brandimart, retombent pêle-mêle dans les fossés.

L’audace du chevalier n’en est pas diminuée; il ne songe nullement à
reculer, bien qu’il ne se voie plus suivi par aucun des siens, et qu’il
soit en butte à tous les efforts des assiégés. Plusieurs de ses soldats
lui crient--mais il ne veut pas les écouter--de revenir sur ses pas. Il
s’élance d’un bond dans la ville, du haut des remparts, de plus de
trente brasses d’élévation.

Comme s’il fût tombé sur de la plume ou de la paille, il touche terre
sans se faire aucun mal. Il frappe, il taille, il transperce tout ce qui
est devant lui. Il se rue à droite et à gauche, et met ses adversaires
en fuite. Ceux du dehors, qui l’ont vu sauter à l’intérieur des
remparts, tremblent qu’il ne soit pas secouru à temps.

Une longue rumeur éclate dans tout le camp; elle court de bouche en
bouche; elle s’élève comme un immense murmure. La nouvelle se répand de
toutes parts; chacun la raconte à sa façon en exagérant le danger. Sans
arrêter un instant ses ailes rapides, elle arrive aux oreilles de
Roland, du fils d’Othon et d’Olivier, occupés à livrer l’assaut sur
plusieurs points différents.

Ces guerriers, et surtout Roland, qui aiment Brandimart, le tiennent en
grande estime. Comprenant que, s’ils tardent à le secourir, ils auront à
regretter la perte d’un si illustre compagnon d’armes, ils saisissent
les échelles et escaladent de tous côtés les remparts, avec un visage si
fier, si altier, avec un air si résolu, si vaillant, que leurs regards
font trembler les ennemis.

Lorsque, sur la mer qui frémit sous la tempête, les ondes assaillent le
téméraire navire, et, dans leur rage dédaigneuse, cherchent à l’envahir
tantôt par la proue, tantôt par ses parties basses, le pâle nocher
soupire, gémit, et, perdant la tête, ne sait plus ce qu’il doit faire
pour éviter le danger. Une vague plus forte arrive enfin, pénètre dans
le navire, et toutes les autres se précipitent derrière elle.

De même, une fois que les trois chevaliers se sont établis sur les
remparts, le passage ouvert par eux est assez large pour que les
assaillants, qui montent par mille échelles, puissent les suivre à
couvert. Pendant ce temps, des brèches ont été pratiquées en plusieurs
endroits, et l’on peut, de divers côtés, porter secours à l’audacieux
Brandimart.

On sait avec quelle fureur l’orgueilleux roi des fleuves s’ouvre un âpre
sentier dans les champs d’Ocnus[12], alors qu’il a rompu ses digues. Il
entraîne les sillons fertiles et les récoltes; il emporte des troupeaux
entiers avec le berger et ses chiens, et les poissons se jouent entre
les branches des ormes, là où les oiseaux seuls voltigent d’habitude.

C’est avec une fureur pareille, que la foule impétueuse des assiégeants
se précipite le fer au poing, l’œil ardent, par toutes les brèches des
remparts, pour livrer à la destruction la population si mal défendue.
Les meurtres, les rapines, les violences envers les personnes et les
propriétés portent en un instant la ruine dans la riche et triomphante
cité, naguère la reine de toute l’Afrique.

Les rues sont encombrées de morts; le sang des innombrables blessés
forme un marais plus profond et plus sinistre que celui qui entoure la
cité de Dite. L’incendie, se propageant d’édifice en édifice, dévore les
palais, les portiques et les mosquées. Les maisons vides et pillées
retentissent de pleurs, de hurlements et de plaintes.

On voit les vainqueurs en sortir, chargés de butin; les uns emportent de
beaux vases et de riches vêtements, les autres ont dérobé l’argenterie
consacrée aux Dieux. Ceux-ci entraînent les enfants, ceux-là les mères
éplorées. Mille turpitudes, mille injustices sont commises, sans que
Roland et le duc d’Angleterre qui en apprennent la plus grande partie,
puissent les empêcher.

Bucifar d’Algazera succombe sous les coups du vaillant Olivier. Le roi
Branzardo, ayant perdu tout espoir, se tue de sa propre main. Folvo,
après avoir reçu trois blessures dont il devait mourir peu après, est
fait prisonnier par le duc du Léopard. C’était à eux trois qu’Agramant,
à son départ, avait confié la garde de ses États.

Cependant Agramant, qui a réussi à échapper au désastre de sa flotte et
s’est enfui avec Sobrin, aperçoit de loin une immense flamme s’élever
sur le rivage; il pleure et s’apitoie sur le sort de Biserte. Mais quand
il reçoit la nouvelle certaine de la destruction de sa ville, sa
première pensée est de se donner la mort. Il l’aurait fait si le roi
Sobrin ne l’avait retenu.

Sobrin lui disait: «--Seigneur, quelle victoire serait plus agréable à
tes ennemis que la nouvelle de ta mort, grâce à laquelle ils
espéreraient jouir désormais tranquillement de leurs conquêtes en
Afrique? En vivant, tu leur enlèves cette joie, et tu les laisses dans
une crainte continuelle. Ils savent bien qu’ils ne peuvent rester
longtemps maîtres de l’Afrique, si ce n’est par ta mort.

«En mourant, tu prives tes sujets du seul bien qui leur reste,
l’espérance! Si tu vis, j’ai la conviction que tu les délivreras, et
qu’après tant de désastres, les jours de fête reviendront. Si tu meurs,
ils resteront captifs, et l’Afrique sera pour toujours malheureuse et
tributaire. Donc, seigneur, si ce n’est pour toi, vis au moins pour ne
pas augmenter le malheur des tiens.

«Tu peux être certain d’avoir des soldats et des subsides de ton voisin
le soudan d’Égypte, qui ne saurait voir avec plaisir le fils de Pépin
devenir si puissant en Afrique. Ton parent Norandin accourra, à la tête
de forces imposantes, pour te remettre en possession de ton royaume. Les
Arméniens, les Turcs, les Perses, les Arabes et les Mèdes viendront tous
à ton secours, si tu le leur demandes.--»

C’est par de semblables paroles que le prudent vieillard s’efforce de
faire renaître chez son prince l’espoir de reconquérir bientôt
l’Afrique, bien qu’au fond de son propre cœur il craigne peut-être le
contraire. Il sait combien est mal accueilli, combien de larmes vaines
est la plupart du temps forcé de répandre quiconque se laisse enlever
son royaume, et va implorer ensuite le secours des Barbares.

Annibal, Jugurtha, et d’autres encore, en ont fourni d’irréfutables
preuves dans l’antiquité, et de notre temps, Ludovic le More, remis aux
mains d’un autre Ludovic[13]. C’est sur cet exemple que votre frère
Alphonse s’est appuyé, mon seigneur, en affirmant sans cesse que c’est
être fou que d’avoir plus de confiance dans les autres qu’en soi-même.

Aussi, dans la guerre où il fut entraîné par le dépit du souverain
pontife irrité, bien qu’il ne pût compter beaucoup sur la résistance de
ses faibles sujets, bien que celui qui était venu à son secours eût été
vaincu par l’armée italienne, et que son royaume fût au pouvoir de
l’ennemi, on ne put, ni par menaces ni par promesses, lui faire signer
l’abandon de ses États.

Le roi Agramant, tournant sa proue vers l’Orient, avait repris le large,
lorsqu’il fut assailli par une tempête impétueuse qui s’éleva de terre.
Le nocher, assis au gouvernail, dit en levant les yeux au ciel: «--Je
vois s’approcher un ouragan si terrible, que le navire ne pourra y
résister.

«Si vous voulez bien, seigneurs, suivre mon conseil, il y a près d’ici,
à main gauche, une île sur laquelle je crois prudent d’aborder, jusqu’à
ce que la fureur de la mer soit calmée.--» Agramant y consentit, et l’on
put éviter tout péril en descendant sur cette île placée, pour le salut
des marins, entre l’Afrique et la haute fournaise de Vulcain.

L’île est inhabitée. Elle est couverte d’humbles myrtes et de genévriers
qui servent de retraite sûre et agréable aux cerfs, aux daims, aux
chevreuils et aux lièvres. Elle est peu connue, hormis des pêcheurs qui
viennent souvent suspendre leurs filets humides aux buissons rabougris,
pour les faire sécher, pendant que les poissons dorment tranquilles au
fond de la mer.

Là se trouvait déjà un autre navire, chassé aussi par la tempête. Il
venait d’Arles, et portait le grand guerrier qui régnait sur la
Séricane. Les deux rois se firent un accueil digne d’eux; après avoir
échangé leurs révérences, ils s’embrassèrent tendrement, car ils étaient
amis, et ils avaient été naguère compagnons d’armes sous les murs de
Paris.

Gradasse apprit avec un vif déplaisir les malheurs du roi Agramant.
Puis, en roi courtois, il lui offrit l’aide de sa propre personne. Mais
il le dissuada d’aller en Égypte, demander aide à cette nation perfide:
«--L’exemple de Pompée--lui dit-il--devrait avertir tous les princes
fugitifs du danger qu’ils y courent.

«Tu m’as dit que c’est avec l’aide des Éthiopiens, sujets de Sénapes,
qu’Astolphe a envahi l’Afrique, et qu’il a brûlé sa capitale; tu m’as
dit qu’il a avec lui Roland, qui a depuis peu recouvré sa raison. Le
meilleur moyen de remédier à tout cela et de te tirer d’ennui me paraît
être le suivant:

«Par amitié pour toi, j’entreprendrai de lutter en combat singulier avec
le comte. Fût-il de fer et de bronze, je sais qu’il ne pourra me
résister. Lui mort, l’Église chrétienne sera comme l’agneau devant le
loup affamé. Nous verrons ensuite, et ce me sera chose facile, à chasser
promptement les Nubiens d’Afrique.

«Je m’arrangerai de façon que les autres Nubiens, séparés de ceux-ci par
le Nil et qui obéissent à d’autres lois, les Arabes, les Macrobes,
nation populeuse et riche, les Perses et les Chaldéens, qui possèdent
d’immenses troupeaux, ainsi que beaucoup d’autres peuples qui
reconnaissent ma suzeraineté, fassent une telle guerre aux Nubiens sur
leurs propres terres, que ces derniers ne resteront pas sur ton
territoire.--»

Le roi Agramant se montra fort sensible à la seconde proposition du roi
Gradasse, et rendit grâce à la Fortune qui l’avait poussé dans cette île
déserte. Mais il ne voulut en aucune façon consentir à ce que Gradasse
combattît pour lui, quand bien même il serait sûr de reconquérir Biserte
par ce moyen. Il lui semblait que ce serait trop se déshonorer.

«--S’il faut défier Roland--répondit-il--c’est à moi qu’il appartient de
combattre; et je le ferai sans retard. Puis, que Dieu dispose de moi,
comme il lui plaira.--» «--Faisons mieux--dit Gradasse--il me vient une
autre idée: battons-nous tous deux contre Roland, auquel se joindra un
autre chevalier.--»

«--Que je sois le premier ou le second, pourvu que je ne reste pas en
dehors du combat--dit Agramant--je ne récriminerai pas. Je sais bien que
je ne saurais trouver, dans le monde entier, un compagnon d’armes
meilleur que toi.--» «--Et moi--dit Sobrin--où resterai-je? Si vous me
dites que je suis trop vieux, je vous réponds que je n’en suis que plus
expérimenté, et qu’à l’heure du péril il est bon que le conseil soit à
côté de la force.--»

Sobrin était d’une vieillesse valide et robuste, et capable de faire
encore de fameuses prouesses. Il ajouta qu’il se sentait aussi vigoureux
qu’il l’avait été jadis dans sa verte jeunesse. Sa demande parut juste,
et sur-le-champ ils expédièrent un envoyé sur les rivages africains,
chargé de défier de leur part le comte Roland,

Et de lui dire d’avoir à se trouver, avec un nombre égal de chevaliers
en armes, dans l’île de Lampéduse. C’est une petite île, presque
ensevelie sous la mer qui l’entoure. Le messager, auquel la plus grande
promptitude avait été recommandée, fit force de voiles et de rames,
jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Biserte. Là, il trouva Roland qui
partageait entre les siens le butin et les prisonniers.

L’invitation de Gradasse, d’Agramant et de Sobrin, faite en public, fut
si agréable au prince d’Anglante, qu’il combla de présents le messager.
Il avait appris de ses compagnons que le roi Gradasse portait Durandal à
son côté, et il avait formé le projet d’aller jusque dans l’Inde pour la
reprendre.

Il ne pensait pas pouvoir rencontrer Gradasse ailleurs, car on lui avait
dit qu’il avait quitté la France. Or, voici qu’on lui offre de le
rencontrer dans un lieu bien plus rapproché, où il espère lui faire
rendre ce qui lui appartient. Il accepte d’autant plus volontiers
l’invitation, qu’il sait que le beau cor d’Almonte et Bride-d’Or sont
entre les mains du fils de Trojan.

Il choisit pour seconds le fidèle Brandimart et son beau-frère. Il a
éprouvé ce que l’un et l’autre valent, et il sait combien il est aimé de
tous les deux. Il cherche, pour lui et ses compagnons, de bons
destriers, de bonnes cuirasses, de bonnes cottes de mailles, des épées
et des lances. Vous vous rappelez qu’aucun d’eux ne possédait ses armes
habituelles.

Roland, comme je vous l’ai dit plusieurs fois, avait, dans sa fureur,
jeté çà et là ses armes à travers champs. Les autres s’étaient vus
enlever les leurs par Rodomont, devant la tour élevée qu’un fleuve
enveloppe. Il ne devait pas en rester beaucoup en Afrique, car le roi
Agramant avait enlevé toutes celles qui étaient en bon état, pour faire
la guerre en France.

Roland fait rassembler tout ce qu’on peut trouver d’armes rouillées et
dépolies. Pendant ce temps, il se promène sur le rivage, s’entretenant
avec ses compagnons du futur combat. Un jour qu’ils étaient sortis du
camp, et qu’ils en étaient éloignés de plus de trois milles, ils virent,
en jetant les yeux sur la mer, un navire qui s’en venait, toutes voiles
déployées, droit au rivage africain.

Sans pilote et sans matelots, uniquement poussé par le vent et le
hasard, le navire avança, les voiles hautes, jusqu’à ce qu’il vînt
s’échouer sur le sable. Mais avant de vous en dire plus long à ce sujet,
l’intérêt que je porte à Roger me ramène à son histoire, et exige que je
vous parle de lui et du chevalier de Clermont.

Je vous ai dit que ces deux guerriers s’étaient retirés hors de la
bagarre, aussitôt qu’ils s’aperçurent que le traité avait été rompu, et
que les escadrons et les légions s’agitaient dans le plus grand
désordre. Ils s’efforçaient de savoir, par tous ceux qui passaient
devant eux, quel était, de l’empereur Charles ou du roi Agramant, celui
qui avait le premier méconnu son serment et causé tout le mal.

Cependant un serviteur de Roger, aussi fidèle qu’adroit et prudent, et
qui, dans le conflit élevé entre les deux camps, n’avait pas un seul
instant perdu son maître de vue, vint le rejoindre, et lui remit son
épée et son destrier, afin qu’il pût venir au secours des siens. Roger
monte à cheval et prend son épée, mais il ne veut pas prendre part à la
lutte.

Il s’éloigne, et, avant de partir, il renouvelle à Renaud la promesse
que, si c’est Agramant qui s’est parjuré, il l’abandonnera lui et sa
religion trompeuse. Ce jour-là, Roger ne veut pas se servir davantage de
ses armes; il ne pense qu’à arrêter les uns et les autres, et à leur
demander quel est l’auteur de la rupture, Agramant ou Charles.

Il apprend de tout le monde que c’est Agramant qui a rompu le premier
son serment. Roger aime Agramant, et se séparer de lui pour cette seule
raison lui semble dur. Comme je l’ai dit plus haut, l’armée africaine
fuyait en déroute et dispersée; la roue de la Fortune avait tourné pour
elle, selon le bon plaisir de celui qui gouverne le monde.

Roger délibère en lui-même pour savoir s’il doit rester, ou s’il doit
suivre son seigneur. L’amour qu’il porte à sa dame est un frein qui le
retient et le fait hésiter à retourner en Afrique. Diverses pensées
l’agitent et le tourmentent en sens contraires. Il craint que le ciel ne
le punisse, s’il ne tient pas le serment qu’il a fait au paladin Renaud.

D’un autre côté, il n’est pas moins troublé à l’idée d’abandonner
Agramant en un pareil désastre. Il a peur qu’on ne l’accuse de lâcheté.
Il n’ignore pas que si beaucoup le loueront d’être resté, beaucoup en
revanche le blâmeront, et diront qu’il n’était pas tenu d’observer une
promesse injuste et coupable.

Pendant tout le jour et toute la nuit, pendant l’autre jour encore, son
esprit est indécis; il ne sait s’il doit partir ou rester. Enfin il se
décide à retourner en Afrique avec son maître. Son amour pour sa femme
était tout-puissant sur lui, mais le devoir et l’honneur pouvaient
encore plus.

Il revient vers Arles, car il espère y trouver encore la flotte pour
passer en Afrique. Mais il ne voit aucune trace de navire, ni sur mer,
ni sur le fleuve. Il ne voit aucun Sarrasin, si ce n’est les cadavres de
ceux qui sont morts. Agramant avait emmené avec lui tous les navires qui
se trouvaient à sa portée; le reste avait été brûlé dans les ports.
Roger, après avoir un instant réfléchi, se dirige vers Marseille, en
longeant le rivage.

Il pense qu’il y trouvera quelque navire qui, de gré ou de force, le
transportera sur l’autre bord. Le fils d’Ogier le Danois y était déjà
arrivé avec la flotte des Barbares faite prisonnière. On n’aurait pu
jeter un grain de mil dans l’eau, tellement elle était couverte de
navires appartenant soit aux vainqueurs, soit aux vaincus.

Les navires des païens, que le feu ou la tempête avait épargnés dans
cette nuit terrible, avaient été, à l’exception de quelques-uns qui
avaient pu s’enfuir, conduits par Dudon dans le port de Marseille. Parmi
les prisonniers se trouvaient sept rois africains qui, après avoir vu
tous leurs soldats massacrés, s’étaient rendus avec leurs sept navires.
Ils se montraient fort abattus, et versaient des larmes silencieuses.

Dudon était descendu sur la plage, avec l’intention d’aller trouver
Charles le jour même, et il avait ordonné une marche triomphale où
devaient figurer les captifs et leurs dépouilles. Il avait fait ranger
tous les prisonniers sur le rivage, et les Nubiens victorieux les
entouraient joyeusement, et faisaient retentir les airs du nom de Dudon.

Roger, les apercevant de loin, accourt dans l’espérance que cette flotte
était celle d’Agramant, et il presse son destrier pour en avoir plus
vite la certitude. Mais quand il est plus près, il reconnaît le roi des
Nasamones, Bambiragues, Agricalte, Farurant, Manilard, Balastro et
Rimedont, dans l’attitude de prisonniers, la tête basse et pleurant.

Roger, qui les aime, ne peut souffrir qu’ils restent plus longtemps dans
l’état misérable où il les voit. Il sait qu’arrivant les mains vides,
ses prières seront vaines, et qu’il n’obtiendra rien que par la force.
Il abaisse sa lance et tombe sur les gardiens, donnant de sa valeur les
preuves accoutumées. Il tire son épée, et en un moment il a jeté par
terre autour de lui plus de cent ennemis.

Dudon entend la rumeur; il voit l’horrible carnage que fait Roger; mais
il ne le reconnaît pas. Il voit les siens fuir en poussant des cris de
terreur et d’angoisse. Il demande son destrier, son écu et son casque,
car il avait déjà sur lui le reste de ses armes; il saute à cheval, se
fait donner sa lance, et se rappelant qu’il est paladin de France,

Il crie à chacun de se ranger de côté. Il presse son cheval, et lui fait
sentir les éperons. Pendant ce temps, Roger a occis cent autres Nubiens
et remis l’espoir dans le cœur des prisonniers. Quand il voit Dudon
s’avancer seul à cheval, tandis que tous les autres sont à pied, il
comprend qu’il est leur chef et leur maître, et, plein d’ardeur, il
vient à sa rencontre.

Dudon s’élançait déjà; mais quand il voit Roger venir sans lance, il
jette la sienne loin de lui, dédaignant d’attaquer le chevalier avec un
tel avantage. Roger, à cet acte de courtoisie, s’arrête, le regarde, et
se dit: «--Celui-ci est, sans aucun doute, un de ces guerriers accomplis
qu’on appelle paladins de France.

«Si je puis lui parler, je veux qu’il me dise son nom avant d’aller plus
loin.--» Et le lui ayant demandé, il apprend que son adversaire est
Dudon, fils d’Ogier le Danois. Dudon fait une demande semblable à Roger,
qui lui répond avec la même courtoisie. Quand ils ont échangé leurs
noms, ils se défient, et en arrivent aux mains.

Dudon a la masse d’armes en fer avec laquelle il s’est acquis une
éternelle gloire dans mille entreprises. A la façon dont il s’en sert,
il fait bien voir qu’il est de la race du Danois, célèbre par sa haute
vaillance. Roger tirant l’épée à laquelle ne résistent ni casque ni
cuirasse, et qui n’a pas sa supérieure au monde, montre au paladin Dudon
qu’il l’égale en courage.

Mais il a toujours à l’esprit d’offenser sa dame le moins possible, et
il sait que s’il répand le sang de ce nouvel adversaire, il l’offensera
gravement. Instruit de tout ce qui touche aux maisons de France, il
n’ignore pas que Dudon a eu pour mère Armeline, sœur de Béatrice, mère
de Bradamante.

C’est pourquoi il ne le frappe jamais de la pointe ni du tranchant de
son épée. Il pare les coups de la masse d’armes, tantôt en lui opposant
Balisarde, tantôt en rompant. Turpin croit que Dudon n’aurait pas tardé
à succomber sous les coups de Roger, si celui-ci n’avait eu soin, toutes
les fois qu’il le voyait se découvrir, de ne le frapper que du plat de
l’épée.

Roger pouvait frapper sans crainte du plat de son épée aussi bien que du
tranchant, car elle avait une forte arête. Il en applique de si rudes
coups sur Dudon, que l’armure de ce dernier résonne comme une cloche, et
que l’œil en est ébloui. Dudon a grand’peine à résister au choc et à se
tenir debout. Mais afin d’être plus agréable à qui m’écoute, je remets
la suite de mon récit à une autre fois.




CHANT XLI.

ARGUMENT.--Roger et Dudon cessent leur combat, après être convenus que
les sept rois païens prisonniers seront rendus à la liberté. Roger
s’embarque avec eux pour l’Afrique. Pendant la traversée, ils sont
engloutis par une tempête, excepté Roger, qui est porté sain et sauf
près d’un ermite, lequel lui prédit diverses choses.--Le navire,
abandonné par son équipage, est poussé par le vent jusqu’à Biserte. Il y
avait à bord l’épée, l’armure et le cheval de Roger. Roland prend l’épée
pour lui, donne l’armure à Olivier et le cheval à Brandimart, et ils
vont tous les trois à Lampéduse pour combattre les trois païens. Le
combat s’engage; Sobrin et Olivier sont blessés, et Brandimart est tué.


Le parfum répandu sur une chevelure ou sur une barbe bien fournie et
brillante, ou sur les vêtements légers des beaux jeunes hommes et des
damoiselles qu’Amour éveille parfois tout en pleurs, se conserve et se
fait sentir encore après plusieurs jours, montrant ainsi clairement
quelle force et quelle pureté il avait dès le principe.

La liqueur nourricière dont, à son grand dam, Icare fit goûter à ses
moissonneurs, et qui entraîna, dit-on, jadis au delà des Alpes les
Celtes et les Boiens, prouve combien elle est douce dès le principe en
gardant sa douceur jusqu’à la fin de l’année. L’arbre qui, à la mauvaise
saison, ne perd pas ses feuilles, indique par là combien il devait être
vert au printemps.

La race renommée qui, pendant tant de siècles, a répandu un si grand
éclat, et qui semble en répandre toujours davantage, annonce clairement
que celui d’où descend l’illustre maison d’Este devait autant surpasser
ses contemporains en splendeur, que le soleil surpasse les étoiles au
ciel.

Roger, dont le moindre geste révélait la haute vaillance, la courtoisie
et la magnanimité toujours nouvelle, en donna en cette circonstance des
preuves évidentes à Dudon, en dissimulant sa grande force, comme je vous
le disais plus haut, dans la répugnance qu’il éprouvait à lui donner la
mort.

Dudon, qui s’était parfois imprudemment découvert, ou dont la fatigue
avait arrêté le bras, s’aperçut bien que Roger n’avait pas voulu le
tuer. Quand il en fut bien certain, et qu’il eut compris que son
adversaire le ménageait, il résolut, s’il lui était inférieur en force
et en vigueur, de l’égaler au moins en courtoisie.

«--Par Dieu, seigneur--dit-il--faisons la paix; aussi bien je ne puis
plus espérer que la victoire m’appartienne. Elle ne peut plus être à
moi, et dès à présent je me déclare vaincu et pris par ta courtoisie.--»
Roger répondit: «--Et moi, je ne désire pas moins la paix que toi; mais
convenons d’abord que les sept rois que tu tiens enchaînés seront mis en
liberté, et que tu me les céderas.--»

Et il lui montra les sept rois dont je vous ai parlé et qui étaient
restés enchaînés et tête basse. Il ajouta qu’il lui demandait de ne pas
s’opposer à ce qu’il prît avec eux le chemin de l’Afrique. C’est ainsi
que ces rois furent remis en liberté, car non seulement le paladin
consentit à la demande de Roger, mais il lui permit de choisir dans la
flotte le navire qui lui conviendrait. Roger fit voile vers l’Afrique.

Après avoir levé l’ancre, il fit déployer la voile et se confia au vent
perfide. Tout d’abord une brise favorable, gonflant les voiles, le
pousse droit sur la bonne route, et remplit le nocher de courage. Le
rivage fuit rapidement; bientôt on n’en voit plus de traces, et la mer
semble sans limite. Mais pendant la nuit le vent démasque sa perfidie et
sa trahison.

Il souffle tantôt à la proue, tantôt à la poupe, tantôt aux flancs du
navire, sans jamais suivre une direction constante. Le bâtiment tournoie
sur lui-même et trompe tous les efforts du nocher; son avant, son
arrière, son bâbord et son tribord sont tour à tour assaillis par les
lames qui surgissent altières et menaçantes. Leur blanc troupeau court
sur la mer en mugissant. Les passagers s’attendent à chaque instant à
périr, tellement sont nombreuses les vagues qui les frappent.

Le vent souffle, tantôt à l’avant, tantôt à l’arrière, chassant le
navire devant lui, ou le faisant revenir sur ses pas; parfois il le
prend en travers, et le naufrage paraît alors imminent à tous. Le
matelot assis au gouvernail pousse d’énormes soupirs; son visage est
pâle et troublé. Il multiplie en vain ses cris; en vain il fait signe de
la main, tantôt de virer, tantôt de descendre les antennes.

Mais les signes et les cris servent à peu de chose; la nuit, rendue plus
obscure par la pluie, empêche de les voir et de les entendre. La voix se
perd dans les airs où monte l’immense clameur des passagers, mêlée au
fracas des ondes qui se brisent les unes sur les autres; de la proue à
la poupe, de bâbord à tribord, il est impossible d’entendre les cris de
commandement.

Le vent, qui siffle avec rage dans les agrès, produit d’horribles sons.
L’air est sillonné d’éclairs fréquents, le ciel retentit d’épouvantables
coups de tonnerre. Les uns courent au gouvernail, les autres saisissent
les rames; chacun s’emploie selon ce qu’il sait faire; ceux-ci
s’efforcent de délier les câbles, ceux-là de les amarrer; d’autres
vident l’eau, et la rejettent dans la mer.

L’horrible tempête hurle, excitée par la fureur soudaine de Borée. La
voile flagelle le long des mâts; la mer se soulève et atteint presque le
ciel. Les rames se brisent, et la fortune cruelle semble redoubler de
rage; la proue n’obéit plus au gouvernail, et laisse le navire sans
défense à la merci des flots.

Tout le côté droit est envahi par l’eau, et est prêt à s’abîmer. Tous
crient et se recommandent à Dieu, car leur perte est plus que certaine.
La mauvaise fortune les fait tomber d’un péril dans un autre. Le premier
à peine évité, un second se présente. Le navire, fatigué dans toutes ses
parties, laisse passer dans ses flancs l’eau ennemie.

La tempête livre de tous côtés aux malheureux un assaut cruel,
épouvantable. Parfois ils voient la mer s’élever si haut, qu’il semble
qu’elle atteigne le ciel. D’autres fois, l’onde se creuse si
profondément sous leurs pieds, qu’ils croient voir s’entr’ouvrir
l’enfer. Leur espérance de salut est nulle ou bien petite, et la mort
inévitable est devant eux.

Toute la nuit, ils errent çà et là sur la mer, au gré du vent qui, loin
de cesser au lever du jour, redouble au contraire de violence. Soudain,
un écueil dénudé leur apparaît; ils veulent l’éviter; mais cela ne leur
est pas possible. Le vent cruel et la tempête sauvage les portent malgré
eux droit dessus.

A trois ou quatre reprises, le pâle nocher déploie toute sa vigueur pour
changer le gouvernail de direction, et prendre une route moins
dangereuse. Mais la barre se rompt, et est enlevée par la mer. Le vent
furieux enfle tellement la voile, qu’il est impossible de la larguer peu
ou prou. En ce péril mortel, ils n’ont le temps ni de réparer leurs
avaries, ni de tenir conseil.

Quand ils ont compris que la perte du navire est inévitable, chacun
s’occupe uniquement de son salut, chacun cherche à sauver sa vie. C’est
à qui descendra le plus vite dans la chaloupe; mais celle-ci est
tellement alourdie par la foule qui s’y entasse, que c’est avec beaucoup
de difficultés qu’on l’a fait passer par-dessus bord.

Roger voyant le commandant, le patron et les autres abandonner en toute
hâte le navire, et se trouvant sans ses armes et en simple pourpoint,
veut aussi s’embarquer sur la chaloupe. Mais elle lui paraît déjà
beaucoup trop chargée; grâce aux personnes qui s’y pressent déjà et à
celles qui ne cessent de s’y jeter, le bateau ne tarde pas à être
submergé, et à couler avec sa charge.

Il coule et entraîne tous ceux qui, fondant leur espoir sur lui, ont
quitté le navire. Alors, au milieu des plaintes douloureuses, on entend
les malheureux naufragés demander secours au ciel; mais ces voix sont
vite étouffées, car la mer, pleine de rage et de colère, a bientôt
balayé la place d’où s’échappent ces cris lamentables et impuissants.

Parmi les naufragés, les uns ne reviennent plus à la surface; les autres
reparaissent et se soulèvent sur les lames. Celui-ci nage et tient la
tête hors des flots, celui-là montre un bras, cet autre une jambe.
Roger, que les menaces de la tempête ne font point trembler, remonte sur
l’eau, et aperçoit non loin de là l’écueil aride que lui et ses
compagnons ont en vain voulu éviter.

Il espère atteindre en nageant ses bords et se mettre à l’abri de la
vague. Il s’avance et rejette en soufflant loin de son visage l’onde
importune. Pendant ce temps, le vent et la tempête chassent devant eux
le navire abandonné par ceux qui, dans l’espoir de se sauver, ont trouvé
la mort.

Oh! que les prévisions des hommes sont trompeuses! Le navire, qui
semblait perdu, échappa au naufrage dès que le patron et les matelots
l’eurent abandonné, sans gouvernail, à la merci des flots. On aurait dit
que le vent avait attendu que le dernier homme de l’équipage l’eût
quitté, pour changer de direction. Il souffla de telle façon, que le
navire, prenant une meilleure voie, évita l’écueil et fut emporté sur
une mer moins furieuse.

Et tandis qu’il avait été incertain de sa route pendant que le pilote le
dirigeait, il alla droit en Afrique, dès qu’il ne fut plus conduit par
personne. Il s’en vint échouer à deux ou trois milles près de Biserte,
du côté de l’Égypte. L’eau et le vent venant à lui manquer tout à coup,
il resta enfoncé dans le sable de ce rivage stérile et désert. Juste à
ce moment, arriva Roland, qui se promenait, comme je vous l’ai raconté
plus haut.

Désireux de savoir si ce navire était vide ou chargé, Roland, suivi de
Brandimart et de son beau-frère, sauta dans une barque légère et poussa
jusqu’au bâtiment échoué. Étant monté sur le pont, il ne vit personne,
et trouva seulement le bon destrier Frontin, ainsi que les armes et
l’épée de Roger.

Ce dernier avait dû s’échapper en telle hâte, qu’il n’avait même pas eu
le temps de prendre son épée. Le paladin la reconnut. Elle s’appelait
Balisarde, et lui avait appartenu autrefois pendant quelque temps. Vous
devez avoir lu comment il la prit à Fallerine, lorsqu’il détruisit son
jardin si beau, et comment elle lui fut volée plus tard par Brunel.

Vous savez comment Brunel la céda librement à Roger, au pied de la
montagne de Carène. Roland avait autrefois bien éprouvé quelle taille et
quelle force elle avait. Il fut donc enchanté de la retrouver, et il en
rendit grâce à Dieu. Il crut alors, et il le dit souvent depuis, que
Dieu la lui avait envoyée au moment où il en avait si grand besoin,

A la veille de se battre avec le prince de Séricane qui, outre sa force
redoutable, possédait--Roland ne l’ignorait pas--Bayard et Durandal. Ne
connaissant pas le reste de l’armure, il ne put l’apprécier comme celui
qui l’aurait éprouvée. Cependant elle lui parut bonne, mais plus riche
et plus belle encore.

Et comme il n’avait pas à s’inquiéter de la qualité de son armure,
puisqu’il était complètement invulnérable, il la céda avec plaisir à
Olivier. Quant à l’épée, ce fut autre chose, car il se la mit aussitôt
au flanc. A Brandimart il donna le destrier. Il voulut ainsi partager
également avec chacun de ses compagnons les bénéfices de cette
trouvaille.

Tout guerrier s’efforce d’avoir de beaux et riches vêtements pour le
jour du combat. Roland fit broder sur son quartier la haute tour Babel,
frappée de la foudre. Olivier voulut avoir sur le sien un chien d’argent
couché, portant sa laisse sur le dos, avec cette légende: «Jusqu’à ce
qu’il vienne». Il voulut avoir une soubreveste en or et digne de lui.

Brandimart, en mémoire de son père, résolut d’aller au combat vêtu
simplement d’une soubreveste couleur sombre et triste. Fleur-de-Lys la
lui borda, du mieux qu’elle put, d’une frange belle et choisie, parsemée
de riches pierreries. Le reste était en drap commun et tout noir.

La dame fit de sa propre main la soubreveste que le chevalier devait
revêtir par-dessus son haubert, ainsi que la housse qui devait recouvrir
la croupe, le poitrail et la crinière de son cheval. Mais du jour où
elle se mit à ce travail, jusqu’à celui où elle l’acheva, on ne la vit
ni sourire ni donner le moindre signe de joie.

Elle avait sans cesse au cœur la crainte, le tourment, que son cher
Brandimart lui fût enlevé. Déjà elle l’avait vu s’engager, à plus de
cent reprises différentes, dans de grandes batailles pleines de périls.
Jamais elle n’avait éprouvé ce qu’elle ressentait en ce moment, car
l’épouvante lui glaçait le sang et lui pâlissait le visage. Et cette
nouveauté même d’avoir peur lui faisait battre le cœur d’une double
crainte.

Quand ils eurent terminé leurs préparatifs, les chevaliers déployèrent
la voile. Astolphe et Sansonnet restèrent pour commander la grande armée
de la Foi. Fleur-de-Lys, le cœur oppressé par la crainte, et remplissant
l’air de ses vœux et de ses plaintes, suivit des yeux les voiles du
navire aussi loin que ses regards purent les apercevoir sur la haute
mer.

Astolphe et Sansonnet eurent beaucoup de peine à l’arracher à la
contemplation des flots, et à la ramener au palais. Ils la laissèrent
sur son lit, affolée d’angoisse. Cependant une bonne brise poussait le
groupe illustre des trois braves chevaliers. Le navire s’en vint aborder
droit à l’île où devait avoir lieu une telle bataille.

Le chevalier d’Anglante, son beau-frère Olivier et Brandimart, descendus
à terre, plantèrent les premiers leur tente du côté de l’est. Peut-être
ne le firent-ils pas sans intention. Le même jour, arriva Agramant qui
s’établit au côté opposé. Mais, comme l’heure était déjà avancée, le
combat fut remis au lever de l’aurore.

Des deux côtés, jusqu’au jour, les serviteurs armés font la garde. Le
soir venu, Brandimart se dirige vers les logements des Sarrasins et,
avec la permission de Roland, il va trouver le roi africain dont il
avait été l’ami. Brandimart était venu autrefois en France sous la
bannière du roi Agramant.

Après les salutations et l’échange de poignées de main, le fidèle
chevalier s’adresse d’une manière amicale au roi païen, et l’engage à ne
pas poursuivre le combat. Il lui offre de la part de Roland de remettre
entre ses mains toutes les cités qui sont entre le Nil et les colonnes
d’Hercule, s’il veut croire au Fils de Marie.

«--Je vous ai toujours aimé, et je vous aime beaucoup--lui dit-il--c’est
pourquoi je vous donne ce conseil. Et puisque je l’ai moi-même suivi
jadis, vous pouvez croire que je l’estime bon. J’ai reconnu que le
Christ est le vrai Dieu, et que Mahomet est un fourbe; et je désire vous
voir suivre la même voie que celle que j’ai suivie. Je désire, seigneur,
que vous marchiez avec moi dans la voie du salut, comme je le souhaite à
tous ceux que j’aime.

«C’est là qu’est votre intérêt; vous ne sauriez recevoir de meilleur
conseil. Je ne saurais vous en donner surtout un plus sensé que celui de
ne pas engager le combat avec le fils de Milon, car le gain que vous
retireriez de la victoire ne serait pas en rapport avec le grand péril
que vous affronteriez. Vainqueur, vous en retirerez fort peu
d’avantages. Vaincu, vous ne perdrez pas peu.

«Quand bien même vous tueriez Roland et nous qui sommes venus ici pour
mourir ou vaincre avec lui, je ne vois pas que vous puissiez pour cela
en recouvrer les États que vous avez perdus. Vous devez bien penser que,
dans le cas où les choses tourneraient mal pour nous, les hommes ne
manquent pas à Charles pour garder jusqu’à la dernière tour de vos
citadelles.--»

Ainsi parlait Brandimart et il allait ajouter encore beaucoup de choses,
quand il fut interrompu par le païen, qui lui répondit d’une voix
irritée et d’un air hautain: «--Certes, c’est de ta part témérité et
folie pure que de donner des conseils, bons ou mauvais, alors qu’on ne
te les a pas demandés.

«Que le conseil que tu me donnes provienne du bien que tu m’as voulu
jadis et que tu me veux encore, je ne sais, à dire vrai, comment je
pourrais le croire, en te voyant ici avec Roland. Je croirai bien plutôt
que, te voyant en proie au dragon qui dévore les âmes, tu cherches à
entraîner tout le monde avec toi dans l’enfer, au séjour de l’éternelle
douleur.

«Que je sois vainqueur ou que je succombe, que je doive revoir le
royaume de mes ancêtres, ou rester à jamais dans l’exil, Dieu l’a décidé
dans son esprit, au fond duquel ni toi ni Roland ne pouvez lire.
Advienne comme il voudra, jamais la crainte ne pourra m’abaisser à une
action indigne d’un roi. Quand même je serais certain de mourir, je
préférerais la mort plutôt que de déshonorer mon sang.

«Maintenant, tu peux t’en retourner. Si demain, tu n’es pas sur le champ
de bataille meilleur champion que tu n’as été aujourd’hui orateur,
Roland se trouvera mal accompagné.--» Agramant exhala ces dernières
paroles de sa poitrine embrasée de colère. Les deux guerriers se
séparèrent et furent prendre du repos, jusqu’à ce que le jour fût sorti
de la mer.

Aux premières blancheurs de l’aube nouvelle, les combattants se
trouvèrent tous armés et à cheval. Peu de paroles furent échangées entre
eux; écartant tout retard, évitant tout préliminaire, ils abaissèrent
les fers de leurs lances. Mais je croirais, seigneur, commettre une trop
grande faute si, pour vouloir vous parler de ces guerriers, je laissais
assez longtemps Roger dans la mer pour qu’il s’y noyât.

Le jouvenceau s’avance, luttant des pieds et des bras contre les vagues
horribles. Le vent et la tempête le menacent en vain; sa conscience
seule l’inquiète. Il craint que le Christ ne se venge en ce moment du
peu d’empressement qu’il a montré, alors qu’il le pouvait, à se faire
baptiser dans les eaux saintes, en le condamnant à recevoir le baptême
au milieu de l’onde amère et salée.

Les promesses qu’il a tant de fois faites à sa dame lui reviennent à la
mémoire; il se rappelle le serment qu’il a fait quand il a dû combattre
contre Renaud, et qu’il n’a pas tenu. Plein de repentir, il prie trois
ou quatre fois Dieu de ne pas l’en punir ici, et dans la sincérité de
son cœur et de sa foi, il fait vœu d’être chrétien, s’il pose le pied à
terre.

Il promet de ne plus jamais prendre l’épée ni la lance contre les
Fidèles, en faveur des Maures. Il retournera aussitôt en France, et ira
rendre à Charles les hommages qui lui sont dus. Il ne laissera pas plus
longtemps Bradamante en suspens, et donnera une fin honnête à ses
amours. O miracle! à peine a-t-il prononcé ce vœu, qu’il sent croître
ses forces, et qu’il nage d’un bras plus vigoureux.

Sa force croît et son courage renaît. Roger lutte contre les vagues; il
repousse les ondes dont l’une suit l’autre, et qui l’assaillent tour à
tour. Tour à tour soulevé ou submergé par elles, il atteint enfin le
rivage, au prix de grands efforts; et il arrive, ruisselant et harassé,
au pied d’une colline baignée par la mer.

Tous ses compagnons qui s’étaient confiés à la mer avaient péri dans les
flots. Roger, protégé par la bonté divine, put aborder sur cette plage
solitaire. Une fois à l’abri des vagues sur la colline inculte et
dénudée, une nouvelle crainte naît en sa pensée. Exilé dans un espace si
restreint, il tremble d’y mourir de misère.

Mais bientôt son cœur indomptable reprend le dessus, et résolu à
supporter tout ce qu’il est écrit dans le ciel qu’il doit souffrir, il
porte un pied intrépide à travers les durs rochers, marchant droit à la
cime de la montagne. Il n’a pas fait cent pas, qu’il aperçoit un homme
courbé par les années et l’abstinence, et dont l’aspect et les vêtements
annoncent un ermite. Il lui paraît digne du plus grand respect.

Quand Roger fut près de lui, l’ermite cria: «--Saul, Saul, pourquoi
persécutes-tu ma religion?--C’est ainsi qu’autrefois le seigneur parla à
saint Paul en lui portant le coup salutaire.--Tu as cru passer la mer
sans payer ton passage, et tu as voulu priver autrui de son gain. Tu
vois que Dieu, dont la main est longue, t’a saisi, alors que tu pensais
être le plus loin de lui.--»

Le saint ermite avait eu la nuit précédente une vision envoyée par Dieu,
et qui lui avait appris que Roger devait arriver sur l’écueil. Dieu lui
avait en même temps révélé sa vie passée et future, sa mort misérable,
et les fils et neveux qui devaient descendre de lui.

L’ermite poursuit; il commence par réprimander Roger; puis il le
réconforte. Il le réprimande d’avoir si longtemps hésité à placer son
cou sous le joug suave. Il lui fait comprendre que ce qu’il devait faire
alors qu’il avait son libre arbitre, et que le Christ l’en priait et
l’appelait à lui, n’avait plus le même prix, obtenu par la force et sous
le coup du danger menaçant.

Puis il le réconforte en lui disant que le Christ ne refuse pas le ciel
à qui lui en demande l’entrée, cette demande fût-elle tardive ou faite à
temps. Il lui parle de ces ouvriers de l’Évangile qui reçurent tous une
paye égale. L’instruisant avec un zèle plein de charité et de dévotion,
il le conduit à pas lents vers sa cellule, creusée dans le dur rocher.

Au-dessus de cette cellule s’élève une petite chapelle tournée du côté
de l’Orient, fort bien distribuée et très belle. Au-dessous, un bois de
lauriers, de genévriers, de myrtes et de palmiers chargés de fruits,
descend jusqu’à la mer. Ce bois est arrosé par un ruisseau toujours
limpide, qui tombe en murmurant du sommet de la montagne.

Il y avait près de quarante ans que l’ermite s’était établi sur
l’écueil. Le Sauveur lui avait indiqué ce lieu comme très favorable à
une vie solitaire et sainte. Les fruits des divers arbres et l’eau pure
avaient soutenu sa vie, et il était parvenu à sa quatre-vingtième année
en se conservant valide et robuste, et sans avoir jamais été malade.

Rentré dans la cellule, le vieillard alluma le feu, et chargea sa table
de fruits variés avec lesquels Roger restaura un peu ses forces, après
avoir fait sécher ses vêtements et ses cheveux. Là il apprit plus
commodément tous les grands mystères de notre Foi, et, le jour suivant,
il fut baptisé avec l’eau pure du ruisseau, par le vieillard lui-même.

Roger se trouvait très satisfait de ce séjour, d’autant plus que le bon
serviteur de Dieu lui avait annoncé son intention de le renvoyer au bout
de quelques jours là où il avait le plus grand désir d’aller. En
attendant, il l’entretenait souvent de beaucoup de choses, tantôt du
royaume de Dieu, tantôt de ses propres aventures, tantôt enfin de ses
futurs descendants.

Le Seigneur, qui entend et qui voit tout, avait révélé au saint ermite
que Roger, à partir du jour où il embrasserait la Foi, devait vivre sept
années encore, et non davantage, et qu’à cause de la mort que sa dame
avait donnée à Pinabel, mort qu’on lui attribuait, et aussi à cause du
meurtre de Bertolas, il serait assassiné par les Mayençais impitoyables
et malfaisants;

Et que cet acte de trahison resterait si caché, que le bruit n’en
transpirerait pas au dehors, la victime devant être enterrée sur le lieu
même où elle serait tombée sous les coups de la race félonne. C’est
pourquoi la mort de Roger ne serait vengée que fort tard par sa sœur et
par son épouse fidèle, après que celle-ci, portant un enfant dans son
sein, aurait longuement cherché son époux.

Entre l’Adige et la Brenta, au pied des collines qui plurent tant au
Troyen Anténor avec leurs veines de soufre, leurs douces rives, leurs
gras sillons et leurs prairies agréables, qu’il oublia pour elles le
sublime Ida, son regretté Ascagne et son cher Xante, Bradamante
accoucherait au milieu des forêts voisines du froid Ateste.

L’enfant mis par elle au monde, et nommé aussi Roger, croîtrait en
beauté et en vaillance, serait reconnu par ces Troyens comme étant de
leur sang, et élu par eux pour leur prince. Plus tard, ayant prêté son
concours à Charles contre les Lombards, il recevrait, malgré sa
jeunesse, le gouvernement de ce beau pays, et serait honoré du titre de
marquis.

Et Charles, au moment où il octroierait cette faveur, ayant dit en
latin: Este seigneurs là, ce beau lieu serait depuis ce temps appelé
Este, en supprimant les deux premières lettres de son ancien nom
d’Ateste. Dieu avait encore prédit à son serviteur l’âpre vengeance que
l’on tirerait de la mort de Roger.

Il lui avait révélé que Roger apparaîtrait dans une vision à sa fidèle
épouse, qu’il lui dirait par qui il avait été mis à mort, et lui
montrerait l’endroit où gisait son corps. Qu’alors Bradamante,
accompagnée de sa vaillante belle-sœur, détruirait par le fer et le feu
tous ceux de la maison de Poitiers, et que son fils Roger, parvenu à un
certain âge, en ferait autant pour les Mayençais.

Il lui avait parlé des Azzons, des Alberti, des Obbizons et de leur
belle postérité, jusqu’à Nicolo, Leonello, Barso, Hercule, Alphonse,
Hippolyte et Isabelle. Mais le saint vieillard, qui sait retenir sa
langue, ne dit pas tout ce qu’il connaît; il ne raconte à Roger que ce
qu’il doit lui raconter, et retient ce qu’il doit garder pour lui.

Cependant Roland, Brandimart et le marquis Olivier, la lance basse, se
précipitent à la rencontre du Mars sarrasin. C’est ainsi qu’on peut
nommer Gradasse. Du côté opposé, leurs deux autres adversaires ont mis
leurs bons destriers au galop, je veux parler du roi Agramant et du roi
Sobrin. Le bruit de leur course fait retentir le rivage et la mer
prochaine.

Quand ils en vinrent à s’entrechoquer, les lances volèrent en éclats
jusqu’au ciel, et l’on vit la mer se soulever sous cette effroyable
rumeur que l’on entendit jusqu’en France. Roland et Gradasse étaient en
face l’un de l’autre. La balance aurait été égale entre eux, si la
possession de Bayard n’eût constitué pour Gradasse un avantage qui le
faisait paraître plus vaillant.

Bayard heurte le destrier de moindre force que monte Roland, avec une
violence telle qu’il le fait ployer sur ses jarrets, et rouler tout de
son long sur le sol. Roland s’efforce à trois ou quatre reprises de le
relever avec les éperons et avec la bride. Quand il voit qu’il ne peut y
parvenir, il met pied à terre, embrasse son écu, et tire Balisarde.

Olivier se rencontre avec le roi d’Afrique; l’avantage reste égal pour
tous les deux. Quant à Brandimart, il fait vider les arçons à Sobrin,
mais on n’a jamais su bien clairement si ce fut la faute du cheval ou du
cavalier, car désarçonner Sobrin était chose rare. Que ce fût la faute
de son destrier ou la sienne, Sobrin se trouva à bas de son cheval.

Brandimart, voyant le roi Sobrin par terre, ne le pressa pas davantage,
et se porta contre le roi Gradasse qui avait aussi abattu Roland. Entre
le marquis et Agramant, le combat continue dans les mêmes conditions où
il avait été commencé. Après avoir rompu leurs lances sur les écus, ils
sont revenus à la charge l’épée nue à la main.

Roland, qui voit Gradasse dans l’impossibilité de revenir sur lui,
tellement Brandimart le serre et le harcèle, regarde autour de lui, et
aperçoit Sobrin qui n’a personne à combattre. Il s’avance à sa
rencontre, et sa démarche, son aspect terrible, font trembler le ciel.

Sobrin, qui voit venir l’attaque d’un tel guerrier, assure ses armes et
s’apprête à le recevoir. De même que le nocher, menacé par les flots
énormes qui se précipitent sur lui en mugissant, leur oppose la proue de
son navire, et, voyant la mer s’élever si haut, regrette de n’être point
à l’abri sur le rivage, Sobrin oppose son bouclier aux coups de l’épée
de Fallerine.

Balisarde est d’une trempe tellement fine, qu’aucune arme ne peut
l’arrêter. Puis elle est entre les mains d’un guerrier si vaillant,
entre les mains de Roland, unique au monde! Elle fend l’écu de Sobrin
sans être arrêtée par les cercles d’acier dont cet écu est protégé; elle
fend l’écu et retombe sur l’épaule du vieux chevalier.

Elle retombe sur l’épaule, et bien qu’elle rencontre le double obstacle
de la cuirasse et de la cotte de mailles, elle continue sa route et
ouvre dans l’épaule une large plaie. Sobrin riposte, mais c’est en vain
qu’il essaye de blesser Roland auquel, par grâce spéciale, le Moteur du
ciel et des étoiles a accordé le don de ne pouvoir jamais avoir la peau
trouée.

Le valeureux comte porte un second coup à Sobrin dans l’intention de lui
enlever la tête des épaules. Sobrin qui connaît la vigueur du prince de
Clermont, et qui sait combien peu lui servirait de lui opposer son écu,
se recule vivement, mais pas assez pour éviter de recevoir sur le front
le coup de Balisarde. Le coup tombe à plat, mais d’une telle force,
qu’il aplatit le casque de Sobrin, et étourdit le malheureux chevalier.

Sous le coup formidable, Sobrin tombe à terre, d’où il ne peut se
relever qu’après un long moment. Le paladin croit en avoir fini avec lui
et l’avoir étendu mort. Il se dirige vers le roi Gradasse, craignant que
celui-ci ne mène à mal Brandimart, car le païen a l’avantage des armes,
de l’épée, du destrier et d’une plus grande vigueur.

L’intrépide Brandimart, monté sur Frontin, cet excellent destrier qui
appartenait auparavant à Roger, se comporte si bravement, que le
Sarrasin ne paraît pas avoir encore trop d’avantage sur lui. S’il avait
un haubert d’aussi fine trempe que celui du païen, l’avantage serait
même en sa faveur. Mais, se sachant mal armé, il est obligé de voltiger
de droite et de gauche pour se défendre.

Frontin n’a pas son égal pour comprendre et exécuter les volontés de son
cavalier; il semble qu’il devine, selon que Durandal retombe, de quel
côté il doit tourner afin de l’éviter. Agramant et Olivier se livrent
d’autre part une terrible bataille, et montrent des qualités égales
comme adresse et comme force.

Comme je viens de le dire, Roland laisse Sobrin à terre, et, pour venir
en aide à Brandimart, il s’avance à grands pas, étant à pied, contre le
roi Gradasse. Au moment où il va l’attaquer, il voit passer sur le champ
de bataille le bon cheval que montait Sobrin quand il a été désarçonné.
Roland s’empresse de courir après lui.

Il rattrape le destrier qui ne fait aucune résistance, et, d’un saut, il
se trouve en selle. D’une main il tient son épée levée, de l’autre il
prend la belle et riche bride. Gradasse aperçoit Roland; il n’est
nullement effrayé de le voir venir sur lui, et il l’appelle par son nom.
Il espère le plonger dans la nuit éternelle, lui, Brandimart et leur
autre compagnon, avant que le soir soit encore venu.

Il laisse Brandimart, et, se tournant vers le comte, il lui porte un
coup de pointe au gorgerin. L’épée transperce tout, hormis la chair du
comte qu’aucun effort ne peut parvenir à entamer. Au même instant,
Roland laisse retomber Balisarde. Là où elle frappe, nul enchantement ne
prévaut; casque, écu, haubert, harnais, elle fend tout ce qu’elle
touche.

Elle blesse au visage, à la poitrine, à la cuisse, le roi de Séricane,
dont le sang n’avait encore jamais coulé depuis qu’il avait endossé pour
la première fois les armes de chevalier. Gradasse trouve étrange que
cette épée, qui n’est pourtant pas Durandal, l’ait ainsi blessé. Il en
éprouve de l’angoisse et du dépit. Il comprend que si le coup avait été
plus avant, il aurait été fendu depuis la tête jusqu’au ventre.

Après l’expérience qu’il vient de faire, il n’a plus la même confiance
qu’il avait eue jusque-là dans ses armes. Aussi procède-t-il avec un
redoublement d’attention et de prudence. Brandimart, voyant que Roland
est venu lui enlever le combat des mains, se place au milieu du champ de
bataille, afin de se porter là où il sera besoin.

Le combat en est là, lorsque Sobrin, après être resté longtemps étendu
sur le sol, revient à lui, souffrant beaucoup de la tête et de l’épaule.
Il lève les yeux et regarde de tous côtés. Apercevant son maître, il se
hâte de lui venir en aide, se dissimulant de façon à ne pas être vu.

Il s’approche d’Olivier qui, les yeux fixés sur Agramant, ne faisait pas
attention à autre chose, et, le prenant par derrière, il frappe son
destrier aux jarrets d’un coup qui force la malheureuse bête à
trébucher. Olivier tombe, mais il ne peut se relever, car, dans cette
chute inattendue, son pied gauche s’est trouvé pris sous son cheval.

Sobrin lui porte un second coup du revers de son épée. Il croit lui
faire sauter la tête, mais il est arrêté par l’armure faite d’un acier
trempé jadis par Vulcain, et qui a été portée autrefois par Hector.
Brandimart voit le péril, et court à toute bride sur le roi Sobrin. Il
le frappe à la tête et le renverse; mais le fier vieillard se relève
sur-le-champ,

Et retourne à Olivier, afin de l’expédier pour l’autre monde, ou du
moins pour l’empêcher de se dégager de dessous son cheval. Olivier a son
meilleur bras libre, de sorte qu’il peut se défendre avec son épée. Il
la fait tournoyer avec une telle vigueur, qu’il tient Sobrin à distance.

Il espère, s’il réussit à le maintenir en respect, avoir ainsi le temps
de se dégager. Il voit du reste son adversaire couvert de sang dont il
arrose le sable, et si faible qu’il se soutient à peine et ne peut
tarder à être vaincu. Olivier fait de nombreux efforts pour se dégager
de dessous son destrier, sans pouvoir y parvenir.

Brandimart est allé vers le roi Agramant, et a commencé à faire pleuvoir
autour de lui une tempête de coups. Monté sur Frontin, il est tantôt sur
les flancs, tantôt en face de son adversaire. Frontin tourne comme la
roue d’un tour. Mais si le fils de Monodant a un bon cheval, le roi du
Midi n’en a pas un moins bon, car il est monté sur Bride-d’Or, que lui a
donné Roger après l’avoir enlevé au fier Mandricard.

Agramant a déjà un grand avantage grâce à son armure à toute épreuve et
d’une perfection sans égale. Brandimart, au contraire, a pris la sienne
au hasard, et comme il a pu la trouver dans un besoin si pressant. Mais
son ardeur le rend tellement sûr de lui-même, qu’il ne doute pas d’avoir
avant peu à la changer pour une meilleure. Bien que le roi africain lui
ait mis toute l’épaule droite en sang,

Et qu’il garde au flanc une blessure grave faite par Gradasse, le
guerrier de France trouve moyen d’atteindre son adversaire d’un coup
d’épée. Il brise son écu, lui blesse le bras gauche, et l’atteint, mais
légèrement, à la main droite. Mais tout cela n’est qu’un jeu, qu’une
plaisanterie auprès de ce qui se passe entre Roland et le roi Gradasse.

Gradasse a à moitié désarmé Roland. Il lui a brisé son casque en deux
morceaux; il lui a fait rouler son écu sur le sol, et a entr’ouvert son
haubert et sa cotte de mailles. Mais il n’a pu le blesser encore, car
Roland est fée. Le paladin, au contraire, a mis Gradasse dans un état
pitoyable; outre la blessure dont j’ai déjà parlé, il lui en a fait
d’autres au visage, à la gorge, en pleine poitrine.

Gradasse est désespéré de se voir tout couvert de son propre sang,
tandis que Roland, après avoir reçu tant de coups, est intact, de la
tête aux pieds. Il lève son épée à deux mains, et il croit bien, cette
fois, lui fendre la tête, la poitrine, le ventre et tout le reste. Il
frappe le comte au front, juste à l’endroit où il a voulu l’atteindre.

Tout autre que Roland aurait été fendu en deux jusqu’à la selle. Mais
comme si Gradasse n’avait frappé que du plat de son épée, celle-ci
rebondit, aussi luisante, aussi nette qu’avant. Roland, étourdi sous le
coup, en vit, quoique forcé de regarder la terre, mille étoiles. Il
lâcha la bride, et aurait laissé tomber son épée, si elle n’avait été
attachée à son bras par une chaîne.

Le cheval qui portait Roland sur son dos fut tellement épouvanté du
bruit que produisit l’horrible coup, qu’il se mit à fuir sur l’arène
poudreuse, montrant combien il était bon à la course. Le comte, ayant
perdu connaissance par suite de la commotion qu’il a éprouvée, n’a pas
la force de le retenir. Gradasse le poursuit, et il l’aurait bientôt
rejoint pour peu qu’il eût pressé Bayard.

Mais, en regardant autour de lui, il voit le roi Agramant dans le plus
extrême péril. Le fils de Monodant l’a saisi par le casque avec son bras
gauche, le lui a délacé par devant, et cherche à le frapper à la gorge
avec son poignard. Le roi ne peut se défendre, car Brandimart lui a
également enlevé son épée.

Gradasse fait volte-face, et ne pense plus à poursuivre Roland. Il
accourt vers l’endroit où il voit le roi Agramant. L’imprudent
Brandimart, ne pensant pas que Roland ait laissé échapper Gradasse, n’a
d’autre préoccupation, d’autre pensée que de plonger son poignard dans
la gorge du païen. Soudain Gradasse arrive sur lui et, prenant son épée
à deux mains, lui en porte de toute sa force un coup sur le casque.

Père du ciel, fais parmi tes élus une place au martyr de ta foi. Arrivé
à la fin de son tempétueux voyage, qu’il puisse désormais replier sa
voile dans le port. Ah! Durandal, peux-tu être assez infidèle à ton
maître Roland, pour tuer ainsi sous ses yeux le compagnon le plus cher,
le plus dévoué qu’il ait au monde?

Un cercle de fer, épais de deux doigts, entourait le casque de
Brandimart; il fut partagé et rompu par le coup terrible, ainsi que la
coiffe d’acier qui était par-dessous. Brandimart, la face toute pâle,
tombe de cheval; un énorme jet de sang s’échappe de sa tête, et se
répand comme un fleuve sur le sable.

Le comte, ayant repris ses sens, jette les yeux autour de lui et
aperçoit son cher Brandimart étendu par terre; il voit, au maintien du
Sérican, quel est celui qui lui a donné la mort. Je ne saurais dire quel
sentiment l’emporta en lui, de la douleur ou de la colère. Mais il avait
si peu de temps pour pleurer, qu’il fit taire sa douleur pour laisser
sortir sa colère. Mais il est temps que je mette fin à ce chant.




CHANT XLII.

ARGUMENT.--Le combat de Lampéduse se termine par la mort de Gradasse et
d’Agramant, occis par la main de Roland, qui accorde la vie à
Sobrin.--Bradamante se désole du retard de Roger.--Renaud, en allant sur
les traces d’Angélique, trouve un remède qui le guérit de son amoureuse
passion. S’étant remis en chemin pour rejoindre Roland, il fait la
rencontre d’un chevalier qui le reçoit dans un magnifique palais orné de
statues représentant diverses dames de la maison d’Este. Son hôte lui
propose un moyen de s’assurer de la fidélité de sa femme.


Quel frein assez dur, quel nœud de fer, quelle chaîne de diamant, s’il
peut en exister, feraient que la colère se pourrait contenir dans de
justes bornes et ne dépassât point la mesure, quand on voit celui pour
lequel Amour vous a mis au cœur une solide affection, frappé par ruse ou
par violence de déshonneur ou d’un coup mortel?

Et si l’âme devient alors cruelle et inhumaine, il faut l’excuser, car
la raison n’a plus de prise sur elle. Achille, après avoir vu Patrocle,
sous les armes qu’il lui avait prêtées, rougir la terre de son sang, ne
put assouvir sa colère en tuant son meurtrier; il fallut encore qu’il le
traînât derrière son char et lui fît mille outrages.

Invincible Alphonse, c’est une colère pareille qui enflamma vos soldats,
le jour où vous fûtes si gravement blessé au front d’un coup de pierre,
que chacun crut votre âme partie pour l’autre monde; leur fureur fut
telle, que retranchements, murailles ou fossés, rien ne put protéger les
ennemis contre leur élan, et qu’ils ne s’arrêtèrent qu’après les avoir
tous massacrés, sans en laisser un seul vivant pour porter la nouvelle.

C’est en vous voyant tomber, que les vôtres entrèrent dans une telle
fureur, et se livrèrent à de telles cruautés. Si vous aviez été debout,
vous auriez certainement modéré leur soif de carnage. Cela vous
suffisait en effet d’avoir repris la Bastia en quelques heures, alors
que les gens de Grenade et de Cordoue avaient dû employer plusieurs
jours pour vous l’enlever.

Peut-être fut-ce une vengeance permise par Dieu, que vous vous soyiez
trouvé en pareil état, afin que les ennemis fussent ainsi punis des
épouvantables excès auxquels ils s’étaient livrés quelque temps
auparavant. Le malheureux Vestidel, las et blessé, s’étant rendu leur
prisonnier, fut frappé, alors qu’il était sans armes, et tué de plus de
cent coups d’épée par ces forcenés, dont la plupart étaient mahométans.

Mais, pour conclure, je dis qu’il n’y a pas de colère comparable à celle
qu’on éprouve quand on voit outrager sous ses yeux un parent ou un vieil
ami. Il était donc tout naturel qu’une colère soudaine envahît le cœur
de Roland, lorsqu’il vit un ami si cher étendu mourant, par suite de
l’horrible coup que lui avait porté le roi Gradasse.

De même que le pasteur nomade, qui a vu s’enfuir en sifflant l’horrible
serpent dont la dent venimeuse a causé la mort de son enfant qui jouait
sur le sable, saisit son bâton avec colère et avec rage, ainsi le
chevalier d’Anglante, plein de fureur, saisit l’épée au tranchant sans
pareil. Le premier qu’il rencontra fut le roi Agramant,

Qui, tout ensanglanté, sans épée, avec une moitié d’écu, le casque
délacé, et blessé en plus d’endroits que je ne puis dire, s’était tiré
des mains de Brandimart, comme un épervier imprudent qui se serait
attaqué à un vautour par voracité ou par étourderie. Roland arrive sur
lui, et lui porte un coup juste à l’endroit où la tête s’attache au
buste.

Agramant avait son casque brisé, et le cou désarmé, de sorte que Roland
le lui coupe net comme si c’eût été un jonc. La tête du roi de Lybie
tombe, et son corps roule lourdement sur le sable. Son âme prend sa
course vers les ondes infernales, où Caron l’attire avec son croc dans
sa barque. Roland ne s’attarde pas à le frapper une seconde fois; il
court au Sérican avec Balisarde.

Gradasse en voyant tomber Agramant, la tête séparée du buste, éprouve ce
qu’il n’a jamais ressenti; son cœur tremble; son visage pâlit. Lorsque
le chevalier d’Anglante arrive sur lui, il semble présager son sort, et,
vaincu d’avance, il n’a pas encore songé à se mettre en défense quand le
coup mortel descend sur lui.

Roland le frappe au flanc droit, sous la dernière côte; le fer, entré
par le ventre, ressort d’une palme du côté gauche, ruisselant de sang
jusqu’à la garde. C’est de la main du plus franc et du meilleur guerrier
de l’univers que fut porté le coup qui mit à mort le chevalier le plus
redoutable de tous les païens.

Le paladin, peu joyeux d’une telle victoire, se jette promptement à bas
de selle, et, le visage troublé et plein de larmes, il court en toute
hâte à son cher Brandimart. Il voit tout autour de lui la terre couverte
de sang. Son casque, qui semble ouvert d’un coup de hache, ne l’avait
pas plus protégé que s’il eût été d’écorce.

Roland relève sa visière, et voit qu’il a la tête fendue jusqu’au nez,
juste entre les deux sourcils. Cependant Brandimart a conservé assez de
souffle pour demander pardon de ses fautes au roi du Paradis, pour
consoler le comte dont les joues sont sillonnées de larmes, et
l’exhorter à la patience.

Il lui dit: «--Roland, souviens-toi de moi dans tes prières qui sont
agréables à Dieu. Je te recommande ma Fleur-de...--» Mais il ne peut en
dire davantage; il meurt sans achever le mot. Des voix d’anges,
s’unissant en chœurs célestes, s’entendirent soudain dans les airs, dès
qu’il eut exhalé son âme; et celle-ci, dégagée de ses liens corporels,
s’éleva vers le ciel au milieu d’une douce mélodie.

Roland, bien qu’il dût se réjouir d’une fin si chrétienne, et bien qu’il
sût que Brandimart était monté aux demeures bienheureuses, car il avait
vu le ciel s’ouvrir pour lui, ne pouvait cependant maîtriser sa nature
humaine et ses sens fragiles. En songeant qu’il venait de se voir
enlever celui qui était pour lui plus qu’un frère, il ne pouvait
empêcher les larmes d’humecter son visage.

Sobrin gisait depuis longtemps à terre, perdant beaucoup de sang qui
découlait de sa tête sur ses joues et sur sa poitrine. Il ne devait plus
guère en rester dans ses veines. Quant à Olivier, il était encore
renversé sous son cheval, et n’avait pu dégager son pied que le poids du
destrier avait à moitié brisé.

Et si son beau-frère, gémissant et tout en larmes, n’était pas venu
l’aider, il n’aurait pu se dégager de lui-même. Son pied lui faisait
tellement mal, qu’une fois qu’il l’eut retiré de dessous son cheval, il
ne put ni s’en servir, ni même s’appuyer dessus. Sa jambe elle-même
était si engourdie, qu’il lui fallut se faire aider pour pouvoir changer
de place.

Roland se réjouit peu de la victoire; il lui était trop dur, trop cruel
de voir Brandimart mort et son beau-frère dans un état si peu rassurant.
Sobrin était encore vivant, mais c’est à peine s’il lui restait quelque
souffle, car sa vie était prête à s’exhaler avec la dernière goutte de
son sang.

Le comte le fit enlever tout sanglant du champ de bataille, et le fit
soigner avec beaucoup de soin; il le consolait par de douces paroles,
comme s’il eût été de sa famille; car, après le combat, il ne gardait
aucune trace de colère, et son cœur était tout à la clémence. Il fit
ramasser les armes et les chevaux des morts, et laissa le reste aux
serviteurs.

Ici, je dois avouer que Frédéric Fulgose doute quelque peu de la
véracité de mon histoire, car, ayant visité avec sa flotte les moindres
recoins du rivage barbaresque, il descendit sur l’île où eut lieu le
combat des six chevaliers, et en trouva le sol si montueux, si inégal,
qu’il n’y a pas, dit-il, un seul endroit où l’on puisse mettre le pied à
plat.

Il ne peut tenir pour vraisemblable que, sur cet écueil accidenté, six
chevaliers, la fleur du monde entier, aient pu se livrer cette bataille
à cheval. Je réponds à cette objection qu’au temps de Roland il y avait,
sur la droite, une plaine assez vaste, qui depuis fut recouverte par
suite de l’éboulement d’un immense rocher, détaché de sa base lors d’un
tremblement de terre.

C’est pourquoi, ô splendeur éclatante de la race des Fulgoses, ô lumière
sereine et toujours plus vivace, si vous me prenez encore à partie sur
ce point, et surtout devant cet invincible duc, grâce auquel votre
patrie jouit maintenant d’un doux repos et voit l’amour succéder pour
elle à la haine, je vous prie de lui dire sans retard qu’il se peut fort
bien qu’en cette circonstance je n’aie point dit un mensonge.

Cependant Roland, ayant tourné ses regards vers la mer, aperçut un
navire léger qui venait à toutes voiles et paraissait vouloir aborder à
l’île. Quel était ce navire? Je ne veux pas vous le dire maintenant,
parce que je suis attendu en plus d’un autre endroit. Pour le moment,
voyons en France si les habitants, délivrés enfin des Sarrasins, sont
chagrins ou joyeux.

Voyons ce que fait cette amante fidèle, qui voit de nouveau s’éloigner
l’accomplissement de ses vœux; je veux parler de la malheureuse
Bradamante. Quand elle voit que Roger a encore manqué au serment qu’il a
fait quelques jours avant le conflit survenu entre les deux armées, elle
ne sait plus sur quoi placer son espérance.

Elle renouvelle ses pleurs et ses reproches, et, selon son habitude,
elle recommence à appeler Roger cruel, et à traiter le destin
d’impitoyable. Puis, déployant les voiles à sa grande douleur, elle
accuse d’injustice, de complicité ou de faiblesse le ciel qui a permis
un tel parjure, et qui n’a pas même fait un signe pour l’empêcher.

Elle en arrive à accuser Mélisse et à maudire l’oracle de la grotte qui,
par ses conseils mensongers, l’a précipitée dans la mer d’amour où elle
est sur le point de mourir. Puis elle va trouver Marphise, et se
plaindre à elle de son frère qui a manqué à sa foi jurée. Elle soulage
sa douleur en criant, en pleurant auprès d’elle, et lui demande aide et
appui.

Marphise la serre dans ses bras, et fait ce qu’elle peut pour la
consoler. Elle ne croit pas que Roger ait failli à ce point; elle pense
qu’il ne tardera pas à revenir auprès d’elle. Elle lui jure, s’il ne
revient pas, qu’elle ne souffrira pas une si grave offense, et qu’elle
se battra avec lui, ou lui fera observer sa promesse.

Par ces paroles, elle réussit à adoucir un peu la douleur de Bradamante
qui, ayant quelqu’un pour s’épancher désormais, éprouve une angoisse
moindre. Maintenant que nous avons vu Bradamante accuser dans son
chagrin Roger de parjure, de cruauté et d’orgueil, voyons si son frère
est plus heureux; je veux parler de Renaud qui est brûlé jusqu’à la
moelle des feux de l’amour.

Je veux parler de Renaud qui, comme vous le savez, aimait si
passionnément la belle Angélique. C’était un enchantement, encore plus
que la beauté de cette dernière, qui l’avait fait tomber ainsi dans les
rets de l’amour. Les autres paladins vivaient en repos, depuis qu’ils
étaient complètement débarrassés des Maures; lui seul, parmi les
vainqueurs, était resté captif de son amoureuse peine.

Il avait envoyé de côtés et d’autres plus de cent messagers pour
s’enquérir de ce qu’elle était devenue; lui-même l’avait cherchée
longtemps. Enfin il était allé trouver Maugis qui l’aidait toujours dans
les cas embarrassants. Le visage rouge de honte et les yeux baissés, il
se décida à lui avouer son amour. Puis il le pria de lui enseigner où se
trouvait Angélique si désirée par lui.

Maugis éprouve un grand étonnement d’un cas si étrange. Il sait que,
seul entre ses rivaux, Renaud a eu jadis l’occasion de tenir plus de
cent fois Angélique dans son lit, et lui-même, persuadé de cette vérité,
avait fait tout ce qu’il avait pu, par ses prières et par ses menaces,
pour le pousser à ce résultat, sans avoir pu jamais l’y amener.

Il l’avait d’autant plus vivement poussé dans cette voie, qu’en écoutant
ses conseils, Renaud aurait alors retiré Maugis de prison. Et voilà que
maintenant que l’occasion est manquée, et que rien ne peut plus lui
venir en aide, Renaud demande de lui-même ce qu’il a jadis refusé plus
que de raison; voilà qu’il vient le prier, lui Maugis, alors qu’il doit
se rappeler qu’il a failli causer sa mort en une obscure prison par ses
refus d’autrefois!

Mais plus les sollicitations de Renaud paraissent importunes à Maugis,
plus ce dernier reconnaît manifestement combien son amour est grand. Les
prières de Renaud le touchent enfin; il noie dans l’océan de sa mémoire
le ressentiment de l’offense ancienne, et s’apprête à lui venir en aide.

Il met fin à ses obsessions, et lui rend l’espoir en lui disant qu’il
lui sera favorable, et qu’il saura lui dire quelle route suit Angélique,
qu’elle soit en France ou ailleurs. Aussitôt Maugis se rend à l’endroit
où il a l’habitude de conjurer les démons. C’est une grotte située au
sein de monts inaccessibles. Il ouvre son livre, et appelle la foule des
esprits infernaux.

Puis il en choisit un fort instruit sur tous les cas amoureux, et il
veut savoir de lui comment il se fait que Renaud, qui jadis avait le
cœur si dur, l’a maintenant si sensible. Alors il apprend l’histoire de
ces deux sources, dont l’une attise le feu, tandis que l’autre l’éteint;
il apprend que le mal causé par l’une des deux ne peut être guéri par
rien, si ce n’est par l’eau de l’autre.

Il apprend aussi comment Renaud, ayant bu d’abord à celle des deux
sources qui chasse l’amour, se montra si obstinément rebelle aux longues
prières d’Angélique la belle; mais ayant été plus tard amené par sa
mauvaise étoile à boire à l’autre source qui donne l’amoureuse ardeur,
Renaud se mit à aimer celle qui jusque-là lui avait déplu au delà de
toute raison.

Il fut vraiment poussé par sa mauvaise étoile et le destin cruel à boire
la flamme dans cette source glacée; car, presque au même moment,
Angélique s’en vint boire à l’autre source qui rendit son cœur si
inaccessible à l’amour, que, depuis, elle se mit à fuir Renaud comme un
serpent. Quant à Renaud, il l’aimait, et l’amour était aussi fort chez
lui que la haine et le dédain chez elle.

Quand le démon eut pleinement instruit Maugis sur le cas étrange de
Renaud, il raconta avec non moins de détails qu’Angélique s’était donnée
tout entière à un jeune Africain, et comment elle avait quitté l’Europe
et s’était embarquée en Espagne, sur les galères des hardis marins
catalans, pour retourner dans l’Inde.

Lorsque Renaud vint chercher la réponse de son cousin, Maugis chercha
fortement à le dissuader d’aimer plus longtemps Angélique. Il lui dit
qu’elle s’était livrée à un vil Barbare; elle était à cette heure si
loin de France, qu’il aurait beaucoup de peine à retrouver ses traces,
car elle avait déjà fait plus de la moitié du chemin pour arriver dans
son pays, où elle retournait avec Médor.

Le départ d’Angélique n’aurait point semblé chose trop pénible à
l’intrépide amant, et n’aurait point troublé son sommeil, ni empêché
qu’il ne conçût l’idée de partir pour le Levant. Mais, en apprenant
qu’un Sarrasin avait cueilli les prémices de son amour, il éprouve une
telle souffrance, une telle angoisse, qu’en aucun autre moment de sa vie
il ne souffrit davantage.

Il lui est impossible de faire la moindre réponse. Son cœur, au dedans,
son cœur tremble; au dehors, ses lèvres s’agitent vainement; sa langue
ne peut articuler une parole. Sa bouche est amère comme s’il avait avalé
du poison. Il quitte soudain Maugis, et après avoir poussé de grands
soupirs, exhalé de grandes plaintes, il se décide à partir pour le
Levant où l’entraîne sa rage jalouse.

Il demande congé au fils de Pépin, et prend pour prétexte son destrier
Bayard qu’emmène le Sarrasin Gradasse, au mépris des devoirs de tout
vaillant chevalier. C’est le souci de son honneur qui le pousse à courir
après lui, afin qu’il empêche le Sérican menteur de se vanter jamais
d’avoir enlevé Bayard, par la lance ou l’épée, à un paladin de France.

Charles lui donne licence de partir, bien qu’il en soit triste, ainsi
que toute la France. Mais il ne peut lui refuser cette faveur, tant son
désir lui paraît honorable. Dudon et Guidon veulent accompagner Renaud,
mais celui-ci repousse l’offre de l’un et de l’autre. Il quitte Paris et
s’en va seul, plein de soupirs et d’amoureux soucis.

Il a sans cesse à la mémoire, et cette pensée ne peut s’ôter de son
esprit, qu’il a pu mille fois posséder Angélique, et qu’il a toujours
obstinément, follement repoussé une si rare beauté. Mais le temps où il
pouvait avoir un tel plaisir, et où il n’a pas voulu, ce bon temps est
perdu, et maintenant il consentirait à la posséder un seul jour, sauf à
mourir après.

Il se demande sans cesse--et il ne peut songer à autre chose--comment il
a pu se faire qu’un pauvre soldat ait soumis son cœur, rebelle aux
mérites et à l’amour de tant d’illustres amants. C’est avec une telle
pensée, qui lui ronge le cœur, que Renaud s’en va vers le Levant. Il
suit la route qui mène droit au Rhin et à Bâle, jusqu’à ce qu’il ait
atteint la grande forêt des Ardennes.

Le paladin avait fait plusieurs milles dans l’intérieur de la forêt
aventureuse, loin de tout village et de tout castel, et il était arrivé
dans un endroit sauvage et plein de dangers, lorsqu’il vit soudain le
ciel se troubler, et le soleil disparaître derrière une masse de nuages.
Au même moment s’élançait d’une caverne obscure un monstre étrange ayant
la figure d’une femme.

Sa tête avait mille yeux sans paupières; il ne pouvait les clore et par
conséquent je crois qu’il lui était impossible de dormir. Il avait
autant d’oreilles que d’yeux. Au lieu de cheveux, il avait sur la tête
une multitude de serpents. Ce spectre épouvantable était sorti des
ténèbres infernales pour se répandre sur le monde. Il avait pour queue
un féroce et immense serpent, qui roulait ses nœuds autour de sa
poitrine.

Ce qui n’était jamais arrivé à Renaud en mille et mille aventures lui
arriva là. Quand il vit le monstre s’apprêter à l’attaquer, et s’élancer
sur lui, une peur inconnue jusque-là pénétra dans ses veines. Cependant
il dissimula, résolu à montrer son audace accoutumée. D’une main
tremblante, il saisit son épée.

Le monstre s’apprête à lui donner un rude assaut, avec autant de science
que s’il était maître de guerre. Le serpent venimeux se déroule en
l’air, puis il s’élance contre Renaud, autour duquel il multiplie, de çà
de là, ses bonds énormes. Renaud cherche à s’en défendre, mais c’est en
vain qu’il prodigue ses coups à droite et à gauche. Aucun d’eux
n’atteint son adversaire.

Tantôt le monstre dirige sur la poitrine de Renaud son serpent qui se
glisse sous les armes du chevalier et le glace jusqu’au cœur; tantôt il
le fait pénétrer par la visière et le promène sur le cou et sur la
figure de Renaud. Celui-ci finit par se débarrasser de cette étreinte,
et donne tant qu’il peut de l’éperon à son cheval. Mais l’infernale
Furie n’est pas boiteuse; d’un bond elle le rattrape, et lui saute en
croupe.

Qu’il aille à gauche, à droite, où bon lui semble, Renaud a toujours
cette bête maudite acharnée après lui. Il ne sait comment s’en
débarrasser, bien que son destrier ne cesse de lancer des ruades. Le
cœur de Renaud tremble comme une feuille; non pas que le serpent le
tourmente davantage, mais il éprouve une telle horreur, un tel dégoût,
qu’il crie, gémit, et se plaint de vivre encore.

Il se jette dans les sentiers les moins frayés, dans les chemins les
plus affreux, au plus épais du bois; il gravit les pentes les plus
raides; il s’enfonce dans les défilés les plus inextricables de la
vallée, là où l’air est le plus obscur. Il espère ainsi arracher de
dessus ses épaules l’abominable, l’horrible bête qui y est attachée. Il
n’y serait sans doute point parvenu, si quelqu’un n’était soudain arrivé
à son secours.

Mais il est secouru à temps par un chevalier couvert d’une armure
d’acier éclatante et splendide, et portant pour cimier un joug rompu.
Son écu jaune est semé de flammes ardentes, ainsi que le reste de ses
vêtements d’un caractère sévère, et la housse de son cheval. Il a la
lance au poing, l’épée au côté; sa masse pendue à l’arçon projette du
feu.

Cette masse est remplie d’un feu éternel qui brûle toujours sans la
consumer jamais. La bonté d’un écu, la trempe d’une cuirasse,
l’épaisseur d’un casque, rien ne lui résiste. Le chevalier se fait
infailliblement faire place, partout où il en dirige l’inextinguible
lumière. Il ne lui fallait pas moins que cet avantage pour sauver Renaud
des mains du monstre cruel.

En chevalier avisé et prudent, il court au galop vers l’endroit où il a
entendu la rumeur, jusqu’à ce qu’il aperçoive le monstre horrible qui a
enlacé Renaud de mille nœuds, et qui couvre d’une sueur glacée le
malheureux paladin, sans que celui-ci puisse s’en débarrasser. Le
chevalier se précipite, frappe le monstre au flanc, et le fait tomber du
côté gauche.

Mais à peine l’horrible bête a-t-elle touché terre, qu’elle se redresse,
faisant tourner et siffler son long serpent. Le chevalier ne cherche
plus à la frapper avec la lance; il se décide à la poursuivre par le
feu. Il saisit sa masse, et fait pleuvoir une tempête de coups partout
où le serpent dresse la tête. Il ne laisse pas le temps au monstre de le
saisir une seule fois.

Pendant qu’il le tient en échec, le frappe et lui fait mille blessures,
il conseille au paladin de s’échapper par le chemin qui conduit au
sommet de la montagne. Le paladin suit ce conseil, et prend le chemin
qui lui est indiqué, et bien que la colline soit âpre et rude à
escalader, il s’éloigne sans retourner la tête, jusqu’à ce qu’on l’ait
perdu de vue.

Le chevalier, après avoir contraint le monstre infernal de retourner à
son antre obscur, où il se ronge de rage et de dépit, et où il verse des
pleurs inépuisables par ses mille yeux, monte derrière Renaud, afin de
lui servir de guide. Il ne tarde pas à le rejoindre sur le sommet de la
colline et, marchant à ses côtés, il le conduit hors de ces lieux
sombres et dangereux.

Dès que Renaud le voit revenu près de lui, il lui dit qu’il lui doit des
remerciements infinis, et que partout où il sera, il peut disposer de sa
vie.

Puis il lui demande comment il se nomme, afin qu’il puisse proclamer le
nom de celui qui est venu à son secours, et exalter sa vaillance parmi
ses compagnons, devant Charles lui-même.

Le chevalier lui répond: «--Ne te mets pas en peine de ce que je ne veux
pas te dire mon nom maintenant. Je te le dirai avant que l’ombre n’ait
cru d’un pas, ce qui ne tardera guère.--» En continuant à marcher côte à
côte, ils finirent par trouver une source fraîche, aux eaux claires, à
laquelle les bergers et les voyageurs, attirés par son doux murmure,
venaient boire l’amoureux oubli.

C’étaient là, seigneur, ces eaux glacées qui éteignent le feu de
l’amoureuse ardeur. C’était après y avoir bu qu’Angélique avait conçu
pour Renaud la haine qu’elle ne cessa depuis de lui porter; et si
lui-même avait autrefois montré tant de mépris pour elle, l’unique
cause, seigneur, en était qu’il avait bu aussi de ces mêmes eaux.

Dès que le chevalier avec lequel Renaud chemine se voit devant la claire
fontaine, il retient son destrier tout fumant et dit: «--Nous reposer
ici ne saurait nuire.--» Renaud dit: «--Cela ne peut que nous faire du
bien; car, outre que la chaleur de midi m’oppresse, le monstre m’a
tellement travaillé, qu’il me sera doux et agréable de me reposer.--»

L’un et l’autre descendent de cheval, et laissent leurs bêtes paître en
liberté par la forêt. Tous deux mettent pied à terre dans l’herbe
parsemée de fleurs rouges et jaunes, et retirent leur casque. Renaud,
poussé par la chaleur et la soif, court aussitôt vers la source de
cristal, et buvant à longs traits son eau fraîche, chasse en même temps
de sa poitrine embrasée la soif et l’amour.

Quand le chevalier le voit relever la bouche de dessus la fontaine, et
revenir entièrement guéri de son fol amour, il se lève tout debout, et
d’un air altier, il lui dit ce qu’il n’a pas voulu lui dire auparavant:
«--Sache, Renaud, que mon nom est: le Dédain! Je suis venu uniquement
pour te délivrer d’un joug indigne.--»

A ces mots, il disparaît et son destrier disparaît avec lui. Cette
aventure semble un grand miracle à Renaud. Il cherche tout autour de lui
et dit: «--Où est-il passé?--» Il ne sait si tout ce qu’il vient de voir
n’est pas du domaine de la magie, et si Maugis ne lui a pas envoyé un de
ses serviteurs infernaux pour rompre la chaîne qui l’a si longtemps
retenu captif.

Peut-être aussi, du haut de son trône, Dieu lui a-t-il, dans son
ineffable bonté, envoyé, comme il fit jadis pour Tobie, un ange chargé
de le guérir de son aveuglement. Mais que ce soit un ange, un démon, ou
toute autre chose, il le remercie de lui avoir rendu la liberté. Il sent
en effet que désormais son cœur est délivré de son angoisse amoureuse.

Angélique est redevenue l’objet de sa haine première; non seulement elle
ne lui paraît pas digne de tout le long chemin qu’il a déjà fait pour la
suivre, mais il ne ferait pas maintenant une demi-lieue pour elle.
Cependant il persiste dans sa résolution d’aller dans l’Inde, pour
chercher Bayard jusqu’en Séricane, tant parce que l’honneur le lui
commande, que parce que c’est le prétexte qu’il a invoqué près de
Charles.

Il arrive le jour suivant à Bâle, où venait de parvenir la nouvelle que
le comte Roland devait se battre contre Gradasse et le roi Agramant. Ce
n’était point par un avis du chevalier d’Anglante que cette nouvelle
avait été sue, mais un voyageur, venu rapidement de Sicile, l’avait
donnée comme sûre.

Renaud désire ardemment se trouver à côté de Roland dans ce combat; mais
il est bien éloigné du champ de bataille. Tous les dix milles, il change
de chevaux et de guides, et court à bride abattue. Il passe le Rhin à
Constance, et, comme en volant, il traverse les Alpes et arrive en
Italie. Laissant derrière lui Vérone et Mantoue, il atteint le Pô, et le
passe en toute hâte.

Déjà le soleil touchait au terme de sa course, déjà la première étoile
apparaissait au ciel, et Renaud, debout près de la rive, se demandait
s’il devait changer de cheval, ou se reposer en ce lieu, jusqu’à ce que
les ténèbres se fussent dissipées devant la belle aurore, lorsqu’il vit
venir à lui un chevalier à l’aspect et aux manières pleins de
courtoisie.

Celui-ci, après l’avoir salué, lui demanda poliment s’il était marié.
Renaud lui dit: «--Je suis en effet soumis au joug conjugal.--» Mais en
lui-même il s’étonnait de cette demande, lorsque son interlocuteur
ajouta: «--Je me réjouis qu’il en soit ainsi.--» Puis, pour lui
expliquer ses paroles, il dit: «--Je te prie d’avoir pour agréable
d’accepter ce soir l’hospitalité chez moi.

«Je te ferai voir une chose que doit volontiers connaître quiconque a
femme à son côté.--» Renaud, autant parce qu’il voulait se reposer,
fatigué qu’il était d’avoir couru, autant par le désir inné qu’il avait
toujours eu de voir et d’entendre de nouvelles aventures, accepta
l’offre du chevalier, et le suivit.

Ils sortirent de la route à une portée d’arc, et se trouvèrent devant un
grand palais, d’où accoururent un grand nombre d’écuyers avec des
torches allumées, qui projetèrent autour d’eux une grande clarté.
Renaud, étant entré, jeta les regards autour de lui, et vit un palais
comme on en voit rarement, admirablement construit et distribué, et trop
vaste pour servir de demeure à un homme de condition privée.

La riche voûte de la porte d’entrée était toute en serpentine et en dur
porphyre. La porte elle-même était en bronze, et ornée de figures qui
semblaient respirer et remuer les lèvres. On passait ensuite sous un arc
de triomphe, où un mélange de mosaïques flattait agréablement les yeux.
De là partait une cour carrée, dont chaque côté avait cent brasses de
long.

Chaque côté de cette cour était bordé de pavillons ayant chacun une
porte spéciale. Les portes étaient séparées par des arcades d’égale
grandeur, mais de formes variées. Chaque arcade pouvait facilement
donner accès à un sommier avec sa charge, et conduisait à un escalier
d’où l’on pénétrait dans une salle par une arcade supérieure.

Les arcades supérieures dépassaient l’alignement général de façon à
recouvrir les portes. Chacune d’elles était soutenue par deux colonnes,
l’une de bronze, l’autre de roche. Il serait trop long de vous faire une
entière description des pavillons de la cour, et de vous parler, en
outre, de ce que l’on apercevait au-dessus du sol, des souterrains que
le maître de ce palais avait fait construire sous tous les bâtiments.

Les hautes colonnes avec leurs chapiteaux en or incrustés de pierreries;
les marbres étrangers sculptés de mille manières par une main habile;
les peintures et les stucs, et une foule d’autres ornements, dont la
plupart étaient dérobés aux regards par l’obscurité, indiquaient que les
richesses réunies de deux rois n’avaient pas dû suffire à bâtir un tel
édifice.

Parmi les ornements magnifiques qui ornaient en profusion cette riante
demeure, il y avait une fontaine qui répandait ses eaux fraîches et
abondantes par une foule de petites rigoles. C’est là que les serviteurs
avaient dressé les tables, droit au milieu de la cour. On l’apercevait
des quatre portes du principal corps de bâtiment.

Élevée par un architecte instruit et habile, la fontaine avait la forme
d’une galerie ou d’un pavillon octogone, recouvert de tous côtés par un
plafond d’or tout parsemé d’émaux. Huit statues de marbre blanc
soutenaient ce plafond avec leurs bras.

L’ingénieux architecte leur avait mis dans la main droite la corne
d’Amalthée, d’où l’eau retombait, avec un agréable murmure, dans un vase
d’albâtre. Tous ces pilastres, sculptés avec le plus grand art,
représentaient de grandes femmes, différant d’habits et de visage, mais
ayant toutes la même grâce et la même beauté.

Chacune d’elles reposait les pieds sur deux belles figures situées plus
bas, et qui se tenaient la bouche ouverte, comme pour indiquer qu’elles
prenaient plaisir à chanter et à jouer. Leur attitude semblait aussi
indiquer que toute leur science, toute leur application était destinée à
célébrer les louanges des belles dames qu’elles portaient sur leurs
épaules.

Les statues inférieures tenaient à la main de longs et vastes rouleaux
couverts d’écriture, où était inscrit, avec de grands éloges, le nom des
plus illustres parmi les dames que représentaient les statues
supérieures, et où pouvaient se lire aussi leurs propres noms en lettres
brillantes. Renaud, à la lueur des torches, admirait une à une les dames
et les chevaliers.

La première inscription qui frappa ses yeux portait le nom longuement
honoré de Lucrèce Borgia, dont la beauté et l’honnêteté étaient mises
par Rome, sa patrie, bien au-dessus de celles de l’antique Lucrèce. Les
deux statues qu’on avait destinées à supporter une si excellente et si
honorable charge portaient écrits les noms de Antonio Tebaldo et Hercule
Strozza, un Linus et un Orphée.

La statue qui venait après était non moins belle et non moins agréable à
voir; son inscription disait: Voici la fille d’Hercule, Isabelle.
Ferrare se montrera plus heureuse de l’avoir vue naître que de tous les
autres biens que la fortune favorable lui a accordés et lui accordera
pendant la suite des siècles.

Les deux statues qui se montraient désireuses de célébrer constamment sa
gloire avaient toutes deux le prénom de Jean-Jacques; l’un s’appelait
Calandra, l’autre Bardelone. Dans le troisième et le quatrième côté, où
l’eau s’échappait hors du pavillon par d’étroites rigoles, étaient deux
dames ayant même patrie, même famille, même réputation, même beauté et
même valeur.

L’une s’appelait Élisabeth, l’autre Léonora. Ainsi que le racontait
l’écrit sculpté sur le marbre, la terre de Mantoue se glorifiera encore
plus de leur avoir donné naissance que d’avoir produit Virgile qui
l’honore tant. La première avait à ses pieds Jacopo Sadoleto et Pietro
Bembo.

L’autre était supportée par l’élégant Castiglione et le savant Muzio
Arelio. Ces noms, alors inconnus, aujourd’hui si fameux et si dignes de
louange, étaient sculptés sur le marbre. Après ces statues, venait celle
à qui le ciel doit accorder tant de vertus, qu’elle n’aura pas sa
pareille parmi les têtes couronnées, soit dans la bonne, soit dans la
mauvaise fortune.

L’inscription d’or la signalait comme étant Lucrèce Bentivoglia; parmi
les éloges qui lui étaient donnés, on disait que le duc de Ferrare se
réjouissait et s’enorgueillissait d’être son père. Ses louanges étaient
célébrées d’une voix claire et douce par ce Camille, dont le Reno et
Felsina écoutent les chants[14] avec autant d’admiration et de stupeur
que jadis l’Amphrise en mettait à entendre chanter son berger,

Et par un autre poète, grâce auquel la terre où l’Isaure verse ses eaux
douces dans la vaste mer sera plus renommée, depuis le royaume de l’Inde
jusqu’à celui des Maures, que la ville de Pesaro, qui reçut son nom de
ce que les Romains y pesèrent leur or. Je veux parler de Guido Postumo,
à qui Pallas et Phébus ont décerné une double couronne.

La statue de femme qui suivait était Diane. «--Ne vous arrêtez
pas--disait l’inscription--à son air altier; car son cœur est aussi
sensible que sa figure est belle.--» Le savant Celio Calcaguin, de sa
claire trompette fera longtemps retentir sa gloire et son beau nom dans
le royaume des Parthes, dans celui de Mauritanie, dans l’Inde et dans
toute l’Espagne.

Elle aura aussi, pour chanter sa gloire, un Marco Cavallo, qui fera
jaillir d’Ancône une source de poésie aussi abondante que celle que le
cheval ailé fit jaillir autrefois d’une montagne sacrée, le Parnasse ou
l’Hélicon, je ne sais plus laquelle. Auprès de Diane, Béatrice levait
son front; l’inscription qui lui était consacrée s’exprimait ainsi:
Vivante, Béatrice rendra son époux heureux; elle le laissera malheureux
après sa mort,

Ainsi que toute l’Italie qui avec elle sera triomphante, et après elle
retombera captive. Un seigneur de Corregio paraissait écrire et chanter
ses louanges, ainsi que Timotée, l’honneur des Bendedeï. Tous deux
feront s’arrêter sur ses rives, aux sons de leurs luths harmonieux, le
fleuve où il fut pleuré jadis des larmes d’ambre.

Entre celle-ci et la colonne représentant Lucrèce Borgia, dont je viens
de parler, était une grande dame représentée en albâtre, et d’un aspect
si grandiose et si sublime, que sous son simple voile, et sous ses
vêtements noirs et modestes, sans ornements d’or et sans pierreries,
elle ne paraissait pas moins belle, parmi toutes les autres statues, que
Vénus au milieu des autres étoiles.

On ne pouvait, en la contemplant attentivement, reconnaître qui
l’emportait le plus en elle, de la grâce, ou de la beauté, ou de la
majesté du visage, indice de son grand esprit et de son honnêteté.
«--Celui qui voudra--disait l’inscription gravée sur le marbre--parler
d’elle comme il convient qu’on en parle, entreprendra la plus honorable
des tâches, mais sans pouvoir jamais arriver jusqu’au bout.--»

La statue, douce et pleine de grâce, semblait s’indigner d’être célébrée
dans un chant humble et bas par l’esprit grossier qu’on lui avait
donné--je ne sais pourquoi--sans personne à côté de lui, pour le
soutenir. Tandis que sur toutes les autres statues on avait sculpté leur
nom, l’artiste avait omis de le faire sur ces deux dernières.

Toutes ces statues entouraient un espace rond, pavé de corail, maintenu
constamment dans une fraîcheur délicieuse par l’eau pure et limpide
comme du cristal qui s’échappait au dehors par un canal. Ce canal allait
féconder, en l’arrosant, un pré aux riantes couleurs vertes, azurées,
blanches et jaunes. L’eau, courant par de nombreuses rigoles, portait la
vie aux plantes et aux arbrisseaux.

Le paladin se tenait à table, raisonnant avec son hôte si courtois; de
temps en temps, il lui rappelait de tenir sans plus différer ce qu’il
lui avait promis. En attendant, il le regardait, et il avait remarqué
qu’il avait le cœur oppressé d’un grand chagrin, car il ne se passait
guère de moment sans qu’un cuisant soupir s’échappât de ses lèvres.

Souvent la parole, poussée par le désir, vint jusque sur les lèvres de
Renaud, prêt à renouveler sa demande; mais la courtoisie l’arrêtait
aussitôt et ne lui permettait pas de la laisser sortir au dehors.
Soudain, le repas terminé, un jeune page, averti par le majordome, plaça
sur la table une belle coupe d’or fin, ornée à l’extérieur de pierres
précieuses, et remplie de vin.

Le châtelain se mit alors à sourire, et leva les yeux sur Renaud; mais à
qui l’aurait bien examiné, il eût fait l’effet de quelqu’un plus disposé
à pleurer qu’à rire. Il dit: «--Le moment me semble venu de satisfaire
ta curiosité, et de te montrer un chef-d’œuvre qui doit être précieux
pour quiconque a femme à son côté.

«A mon avis, chaque mari doit sans cesse épier sa femme pour savoir si
elle l’aime, si elle lui fait honneur par sa conduite, ou si elle le
déshonore; si, en un mot elle en fait une bête, ou si elle le traite
comme un homme. Le poids des cornes est le plus léger qui soit au monde,
bien que le plus outrageant. Presque tous les autres le voient, celui-là
seul qui l’a sur la tête ne le sent jamais.

«Si tu sais que ta femme est fidèle, tu as un motif pour l’aimer et
l’honorer davantage; il n’en est pas de même de celui qui sait que sa
femme est coupable, ou de celui qui doute d’elle et qui souffre de ce
doute. Beaucoup de femmes, chastes et vertueuses, sont soupçonnées à
tort par leurs maris. Beaucoup de maris, au contraire, sont dans la plus
grande confiance à l’endroit de leurs épouses, qui vont le chef orné de
cornes.

«Si tu désires savoir si ta femme est chaste--comme je crois que tu le
penses et que tu dois le penser, car croire le contraire serait un
tourment inutile si tu ne pouvais t’assurer de la vérité par des
preuves--tu peux l’apprendre toi-même sans que personne ait à te le
dire, en buvant dans ce vase. Je ne l’ai pas fait apporter sur cette
table pour un autre motif que pour te montrer ce que je t’ai promis.

«Si tu y bois, tu verras se produire un effet surprenant. Si tu portes
le cimier de Cornouailles, le vin se répandra entièrement sur ta
poitrine, sans que tu puisses en faire entrer une gouttelette dans ta
bouche. Si tu as une épouse fidèle, tu boiras tout. Or il t’appartient
de connaître ton sort.--» A ces mots, l’hôte s’apprête à regarder si le
vin va se répandre sur la poitrine de Renaud.

Renaud, presque décidé à savoir ce qu’ensuite il sera peut-être très
fâché d’avoir appris, avance la main et prend le vase. Il va pour tenter
l’épreuve; mais, sur le point d’y porter les lèvres, une pensée vient
l’arrêter. Mais permettez, seigneur, que je me repose; puis je vous
dirai ce que le paladin répondit.




CHANT XLIII.

ARGUMENT.--Renaud entend raconter deux nouvelles, l’une contre les
femmes, l’autre contre les hommes qui se laissent vaincre par l’ignoble
passion de l’avarice. Après un long chemin sur terre et sur mer, Renaud
arrive à Lampéduse, au moment où venait de se terminer le combat entre
les paladins et les païens. Ils descendent tous en Sicile et, sur la
plage d’Agrigente, ils rendent les derniers honneurs aux dépouilles
mortelles de Brandimart. De là, ils vont à l’ermitage où est Roger,
devenu déjà chrétien. Le bon ermite rend la santé à Olivier et à Sobrin
qui se fait aussi baptiser.


O exécrable avarice, ô insatiable soif de l’or, je ne m’étonne pas que
tu puisses si facilement t’emparer d’une âme vile et déjà souillée
d’autres vices; mais ce que je ne puis comprendre, c’est que tu tiennes
dans tes liens, que tu déchires de ton même ongle crochu ceux qui, par
leur grandeur d’âme, auraient mérité une éternelle gloire, s’ils avaient
pu échapper à ton atteinte.

Celui-ci mesure la terre, la mer et le ciel; il connaît à fond les
causes et les effets de toutes les forces de la nature; il va jusqu’à
scruter les volontés de Dieu. Mais s’il vient à être mordu de ton venin
mortel, il n’a plus d’autre souci que d’entasser des trésors. Cette
seule pensée le domine; il y place tout son salut, toute son espérance.

Celui-là met les armées en déroute, et force les portes des villes de
guerre. On le voit, cœur intrépide, se jeter le premier dans les
aventures périlleuses, et s’en retirer le dernier. Mais il ne peut
éviter d’être pris pour le reste de ses jours dans tes filets ténébreux.
Combien d’autres, qui se seraient illustrés dans les arts et dans les
sciences, n’as-tu pas plongés dans l’obscurité!

Et que dirai-je de certaines belles et grandes dames? Pendant longtemps,
je les vois garder à leurs amants une fidélité plus ferme, plus
inébranlable qu’une colonne. Mais voici venir l’Avarice qui semble les
transformer comme par enchantement. En un jour, qui le croirait? elle
les jette, sans amour, en proie à un vieillard, à un scélérat, à un
monstre.

Ce n’est pas sans raison que je m’en indigne; m’entende qui pourra; pour
moi, je m’entends bien. Dans tous les cas, je ne m’écarte pas de mon
sujet, et je n’oublie pas le thème de mon chant. Mais je ne veux rien
ajouter à ce que je viens de vous dire, pas plus qu’à ce que je vais
vous raconter. Revenons au paladin qui avait été sur le point d’essayer
la vertu de la coupe.

Je vous disais qu’au moment d’y porter les lèvres, une pensée lui était
venue. Après avoir un instant réfléchi, il dit: «--Bien fol serait celui
qui chercherait à savoir ce qu’il serait très fâché d’apprendre. Ma
femme est femme, et toute femme est faible. Gardons ma croyance sur elle
telle qu’elle est. Jusqu’ici, je m’en suis bien trouvé; que gagnerais-je
à vouloir en faire l’épreuve?

«Cela me servirait à peu de chose, et pourrait m’être très désagréable.
Il en coûte parfois de tenter Dieu. Je ne sais si en cela je suis sage
ou imprudent, mais je ne veux pas en savoir davantage. Qu’on ôte donc ce
vin de devant moi; je n’ai pas soif, et je ne veux pas que l’envie me
vienne de boire. Dieu a interdit ces sortes d’expériences aussi
expressément que la science de l’arbre de la vie à notre premier père.

«De même qu’Adam, après qu’il eut goûté au fruit que Dieu lui-même lui
avait défendu, vit son bonheur se changer en larmes, et fut obligé de
gémir à jamais sur sa propre misère, ainsi l’homme qui veut savoir tout
ce que sa femme fait ou dit, risque de passer de la joie dans les
pleurs, et de ne plus retrouver sa tranquillité première.--»

Ainsi dit le brave Renaud et, comme il repoussait loin de lui la coupe
pour laquelle il montrait tant de répugnance, il vit un ruisseau de
larmes s’échapper abondamment des yeux du châtelain. Quand il se fut un
peu calmé, ce dernier dit à son tour: «--Maudit soit celui qui m’engagea
à tenter l’épreuve! Hélas! il est cause que j’ai perdu ma douce
compagne!

«Que ne t’ai-je connu dix ans plus tôt! Que n’ai-je pu te demander
conseil avant que mes malheurs aient commencé! Je n’aurais pas versé
tant de pleurs que j’en suis presque aveugle. Mais levons-nous de table.
Tu vois ma douleur et tu y compatis. Je veux te raconter la cause et
l’origine de mon infortune sans pareille.

«Tu as passé près d’une cité voisine de ce château; tout autour d’elle
s’étend comme un lac un fleuve qui prend son origine du lac de Benaco,
et qui va se jeter dans le Pô. Cette cité s’éleva sur les ruines de
celle qui avait été fondée par le fils d’Agénor avec les dents du
dragon. C’est là que je naquis d’une famille très honorable, mais sous
un humble toit, et au sein de la pauvreté.

«Si la Fortune n’eut pas assez souci de moi pour me donner la richesse
due à ma naissance, la nature y suppléa en me douant d’une beauté fort
au-dessus de celle des gens de ma condition. Bien qu’il soit ridicule à
un homme de se vanter lui-même, je puis dire que, dans ma jeunesse, j’ai
vu dames et damoiselles s’éprendre de ma figure et de mes belles
manières.

«Il y avait dans notre cité un homme sage, et savant au delà de toute
croyance. Il comptait cent vingt ans accomplis, quand ses yeux se
fermèrent à la lumière. Il avait passé toute sa vie seul et sauvage;
mais, dans son extrême vieillesse, féru d’amour pour une belle matrone,
il l’avait obtenue à prix d’argent, et en avait eu secrètement une
fille.

«Pour éviter que la fille ne fît comme sa mère, qui pour de l’argent
avait vendu sa chasteté, bien précieux que tout l’or du monde ne saurait
payer à sa valeur, il résolut de la soustraire au contact populaire.
Choisissant le lieu qui lui parut le plus solitaire, il y fit bâtir ce
palais si ample et si riche, de la main de démons évoqués par ses
enchantements.

«Il fit élever sa fille par de vieilles femmes réputées pour leur
chasteté. Celle-ci devint par la suite d’une grande beauté. Non
seulement son père ne permit pas qu’on lui laissât apercevoir un homme,
mais il défendit qu’on en prononçât le nom devant elle. Afin de lui
mettre un continuel exemple sous les yeux, il fit sculpter ou peindre
l’image de toutes les dames qui ont su résister à un amour coupable.

«Il ne se borna pas à faire représenter celles qui par leur vertu ont
été l’honneur des premiers âges, et dont l’histoire ancienne a consacré
à jamais la renommée; il voulut aussi y faire figurer les dames dont les
mœurs pudiques devaient dans l’avenir illustrer l’Italie. En raison de
leur belle conduite, il fit élever leur statue, comme les huit que tu
vois autour de cette fontaine.

«Quand le vieillard jugea que sa fille était un fruit assez mûr pour que
l’homme pût le cueillir, je fus, soit malechance, soit hasard, choisi
entre tous par lui comme le plus digne. Outre ce beau château, tous les
champs, tous les étangs à vingt milles à la ronde me furent donnés comme
dot de sa fille.

«Celle-ci était aussi belle et aussi bien élevée qu’on pût le désirer.
Elle surpassait Pallas pour les travaux à l’aiguille et la broderie; à
la voir marcher, à l’entendre parler ou chanter, on aurait dit une
déesse, et non une mortelle. Elle était presque aussi versée que son
père dans tous les arts libéraux.

«A cette haute intelligence, à cette beauté non moindre qui aurait
séduit les rochers eux-mêmes, elle joignait une sensibilité, une douceur
de caractère dont je ne puis me souvenir sans sentir le cœur me manquer.
Elle n’avait pas de plus grand plaisir, de plus vive satisfaction que
d’être auprès de moi partout et toujours. Nous vécûmes longtemps
ensemble sans avoir la moindre querelle, mais, à la fin, cette paix
intérieure fut troublée, et par ma faute.

«Il y avait cinq ans que j’avais mis mon cou sous le nœud conjugal,
lorsque mon beau-père mourut. Cette mort fut comme le signal des
malheurs dont je ressens encore le contre-coup. Je te dirai comment.
Pendant que je me renfermais ainsi dans l’amour de celle dont je viens
de te faire un tel éloge, une noble dame du pays s’éprit de moi autant
qu’on peut s’éprendre.

«Elle en savait, en fait d’enchantements et de maléfices, autant que pas
une magicienne. Elle aurait pu rendre la nuit lumineuse et le jour
obscur, arrêter le soleil et faire marcher la terre. Cependant elle ne
put parvenir à ce que je consentisse à poser sur sa blessure d’amour le
remède que je n’aurais pu lui donner sans offenser souverainement ma
femme.

«Non pas qu’elle ne fût très gente et très belle dame, non pas que
j’ignorasse qu’elle m’aimait à ce point; mais ni ses offres, ni ses
promesses, ni ses obsessions continuelles ne purent jamais détourner à
son profit une étincelle de l’amour que je portais à ma femme. La
certitude que j’avais dans la fidélité de cette dernière m’empêchait de
songer à une autre qu’elle.

«L’espoir, la croyance, la certitude que j’avais dans la fidélité de ma
femme m’auraient fait dédaigner toutes les beautés de la fille de Léda,
toutes les richesses offertes jadis au grand berger du mont Ida. Mais
mes refus ne pouvaient me débarrasser de la poursuite de la magicienne.

«Un jour qu’elle me rencontra hors du palais, la magicienne, qui se
nommait Mélisse, put me parler tout à son aise, et trouva le moyen de
troubler la paix dont je jouissais. Elle chassa, avec l’éperon de la
jalousie, la foi que j’avais en ma femme. Elle commença par m’insinuer
que j’étais fidèle à qui ne l’était pas envers moi.

«--Tu ne peux pas--fit-elle--dire qu’elle t’est fidèle, avant d’en avoir
vu la preuve. De ce qu’elle n’a point encore failli, tu crois qu’elle ne
peut faillir, et qu’elle est fidèle et chaste. Mais si tu ne la laisses
jamais sortir sans toi, si tu ne lui permets jamais de voir un autre
homme, d’où te vient cette hardiesse d’affirmer qu’elle est chaste?

«Absente-toi, absente-toi un peu de chez toi; fais en sorte que les
citadins et les villageois sachent que tu es parti et que ta femme est
restée seule. Laisse le champ libre aux amants et aux messagers d’amour:
si les prières, si les cadeaux ne peuvent la pousser à souiller le lit
nuptial, alors, tu pourras dire qu’elle est fidèle.--»

«Par de telles paroles et d’autres semblables, la magicienne poursuivit
jusqu’à ce qu’elle eût éveillé en moi le désir de mettre à l’épreuve la
fidélité de ma femme. «--Supposons--lui dis-je alors--qu’elle ne soit
pas ce que je pense; comment pourrai-je savoir d’une manière certaine si
elle mérite le blâme ou l’éloge?--»

«Mélisse répondit: «--Je te donnerai une coupe qui possède une rare et
étrange vertu. Morgane la fit autrefois, afin de prouver à son frère la
faute de Ginevra. Celui dont la femme est sage peut y boire; mais celui
dont la femme est une putain ne le peut, car le vin, au moment où il
croit le porter à sa bouche, s’échappe de la coupe, et se répand sur sa
poitrine.

«Avant de partir tu en feras l’épreuve, et je crois que cette fois tu
pourras boire d’un trait. Je pense en effet que ta femme est encore
innocente, et tu le verras bien. Mais si, à ton retour, tu tentes une
nouvelle épreuve, je ne réponds pas que ta poitrine ne soit inondée. En
tout cas, si tu ne la mouilles pas, si tu bois sans obstacle, tu seras
le plus fortuné des maris.--»

«J’acceptai la proposition. Mélisse me donna la coupe; je fis
l’expérience en question et tout alla bien: je vis que ma chère femme
était jusque-là chaste et bonne. Mélisse me dit: «--Maintenant,
laisse-la pendant quelque temps. Reste loin d’elle pendant un mois ou
deux, puis reviens, et fais une nouvelle expérience avec la coupe. Tu
verras alors si tu pourras boire, ou si tu te mouilleras la poitrine.--»

«Il me sembla dur de quitter ma femme, non pas que je doutasse de sa
fidélité, mais il ne me semblait pas possible de m’en séparer, même une
heure. Mélisse me dit: «--Je te ferai connaître la vérité par d’autres
moyens encore. Tu changeras de vêtements, tu déguiseras ta voix et tu te
présenteras à ta femme sous un visage d’emprunt.--»

«Seigneur, il y a près d’ici une cité que le Pô entoure et défend, et
qui étend sa juridiction jusqu’aux rivages battus par le flux et le
reflux de la mer. Si elle le cède en antiquité à ses voisines, elle
lutte avantageusement avec elles en richesses et en beautés. Elle fut
fondée par les descendants des Troyens échappés à Attila, ce fléau de
Dieu.

«Cette ville est soumise à un jeune chevalier riche et beau. Un jour,
entraîné à la chasse à la suite de son faucon, il entra dans ma demeure.
Il vit ma femme, et dès la première entrevue elle lui plut tellement,
qu’il emporta son image gravée au cœur. Depuis, il ne négligea aucun
moyen pour l’amener à satisfaire ses désirs.

«Elle le repoussa si obstinément, qu’à la fin il se lassa de tenter de
la séduire. Mais la beauté qu’Amour lui avait gravée au cœur ne sortit
pas de sa mémoire. Mélisse me pressa tellement, qu’elle me fit consentir
à prendre la figure de ce jeune chevalier. Aussitôt, et sans que je
sache te dire comment, elle changea complètement mon visage, ma voix et
mes cheveux.

«J’avais auparavant fait semblant, devant ma femme, de partir pour le
Levant. Ayant ainsi pris la démarche, la voix, les vêtements et la
physionomie du jeune amoureux, je m’en revins chez moi, accompagné de
Mélisse, qui s’était elle-même transformée en jeune domestique. Elle
avait porté avec elle les plus riches pierreries qu’eussent jamais
envoyées en Europe les Indiens ou les Érytriens.

«Moi qui connaissais les êtres de mon palais, j’entrai sans obstacle,
suivi de Mélisse, et je pénétrai d’autant plus facilement près de ma
femme, qu’elle n’avait autour d’elle ni écuyer ni dame de compagnie. Je
lui expose mes désirs, et je m’efforce de la pousser à mal faire, en lui
mettant sous les yeux les rubis, les diamants et les émeraudes qui
auraient ébranlé les cœurs les plus fermes.

«Et je lui dis que tous ces présents étaient peu de chose comparés à
ceux qu’elle devait attendre de moi. Puis je lui parle de la facilité
qu’elle a, grâce à l’absence de son mari. Je lui rappelle que depuis
longtemps je l’aime, et qu’elle le savait bien. J’ajoute qu’un amour si
fidèle est digne de recevoir enfin quelque récompense.

«Ma femme montra tout d’abord un grand courroux; elle rougit et ne
voulut pas en écouter davantage. Mais, à l’aspect des belles pierreries
qui lançaient des étincelles comme si c’eût été du feu, son cœur
s’amollit peu à peu. D’un ton bref et saccadé, que je ne puis me
rappeler sans sentir la vie m’abandonner, elle me dit qu’elle
satisferait à mes désirs, si elle croyait que personne ne le saurait
jamais.

«Cette réponse fut comme un trait empoisonné dont je me sentis l’âme
transpercée; je sentis un froid glacial se répandre dans mes veines, et
pénétrer jusqu’au fond de mes os. Ma voix hésita dans ma gorge. Levant
alors le voile de l’enchantement, Mélisse me rendit ma forme première.
Pense de quelle couleur dut devenir ma femme, en se trouvant surprise
par moi en une faute si grande!

«Nous devînmes tous deux couleur de la mort; tous deux nous restions les
yeux baissés. Ma langue était tellement paralysée, que c’est à peine si
je pus crier: «--Femme, tu me trahirais donc, si tu trouvais quelqu’un
pour acheter mon honneur?--» Elle ne put me faire d’autre réponse que
d’inonder ses joues de larmes.

«Elle avait beaucoup de honte, mais encore plus de dépit de voir que je
lui avais fait un tel affront. Le dépit, montant bientôt jusqu’à la
rage, ne tarda pas à se changer en haine profonde. Aussitôt elle prend
la résolution de fuir loin de moi, et, à l’heure où le soleil descend de
son char, elle court au fleuve et, se jetant dans une barque, elle en
descend le cours pendant toute la nuit.

«Le matin, elle se présente devant le chevalier qui l’avait autrefois
aimée, et dont j’avais emprunté le visage et la ressemblance pour la
tenter. Le chevalier l’aimait toujours, et tu peux croire si son arrivée
lui fut agréable. De là, elle me fit dire que je ne devais plus espérer
qu’elle m’appartînt, ni qu’elle m’aimât jamais plus.

«Hélas! depuis ce jour elle demeure avec lui, vivant dans les plaisirs,
et se raillant de moi; et moi je languis encore du mal que je me suis
fait à moi-même, et je ne puis rester en place. Mon mal croît sans
cesse, et il est juste que j’en meure. Il y a, du reste, peu à faire
pour cela. Je crois bien que je serais mort avant la fin de la première
année, si une chose ne m’apportait quelque consolation.

«Cette consolation, la voici: parmi tous ceux qui se sont assis sous mon
toit depuis dix ans--et je leur ai présenté la coupe à tous--il n’en est
pas un dont la poitrine n’ait été inondée. C’est pour moi une sorte de
soulagement que d’avoir tant de compagnons dans mon infortune. Toi seul,
parmi tant d’autres, tu t’es montré sage, en refusant de faire la
périlleuse expérience.

«Quant à moi, pour avoir voulu en savoir plus qu’on n’en doit chercher à
savoir au sujet de sa femme, j’ai perdu le repos pour toute ma vie,
longue ou courte. Tout d’abord Mélisse se réjouit de l’aventure, mais sa
joie fut de peu de durée. Comme elle était la cause de mon malheur, je
la pris en une telle haine, que je ne pouvais plus la voir.

«Elle avait cru prendre auprès de moi la place de ma femme, une fois que
celle-ci serait partie, mais elle finit par s’impatienter d’être haïe de
moi, qu’elle disait aimer plus que sa vie, et, pour fuir un tourment
inutile, elle ne tarda pas à quitter ces lieux et à abandonner le pays.
Depuis, on n’en a plus entendu parler.--»

Ainsi narrait le triste chevalier. Quand il eut fini son histoire,
Renaud resta quelque temps pensif, vaincu de pitié, puis il lui fit
cette réponse: «--En vérité, Mélisse te donna un aussi mauvais conseil
que si elle t’avait proposé d’aller visiter un essaim de guêpes, et toi
tu fus peu avisé d’aller chercher ce que tu aurais été très fâché de
trouver.

«Si la cupidité a poussé ta femme à te manquer de fidélité, ne t’en
étonne pas: ce n’est pas la première, ni la cinquième qui ait succombé
en un si grand combat. Il en est de plus vertueuses qui, pour un moindre
prix, se laisseraient entraîner à des actes plus coupables encore.
Combien d’hommes n’as-tu pas entendu accuser d’avoir pour de l’or trahi
leurs maîtres ou leurs amis?

«Tu ne devais pas l’attaquer avec de si puissantes armes, si tu voulais
la voir résister. Ne sais-tu pas que, contre l’or, le marbre et l’acier
le plus dur ne peuvent tenir? Tu as été, à mon avis, plus coupable en
essayant de la tenter, qu’elle en succombant si vite. Si c’eût été elle
qui t’eût tenté, je ne sais si tu aurais été plus vertueux.--»

Ici Renaud mit fin à son discours et, se levant de table, il demanda la
permission d’aller dormir. Son intention était de se reposer un peu,
puis de partir une heure ou deux avant le jour. Il avait peu de temps à
lui, et le peu qu’il avait, il l’employait avec beaucoup de mesure et ne
perdait pas une minute. Le châtelain lui dit qu’il pouvait aller se
reposer à sa fantaisie,

Car sa chambre et son lit étaient tout préparés; mais que, s’il voulait
suivre son conseil, il pourrait dormir tranquillement toute la nuit,
tout en avançant de quelques milles pendant son sommeil. «--Je te
ferai--lui dit-il--préparer un bateau sur lequel tu pourras dormir à
l’abri de tout danger, et qui, descendant le fleuve pendant toute la
nuit, te fera gagner une journée de chemin.--»

La proposition plut à Renaud, qui s’empressa de l’accepter, et remercia
vivement son généreux hôte. Puis, sans plus de retard, il descendit sur
la rive où les marins l’attendaient. Il put ainsi reposer tout à son
aise, pendant que le bateau, poussé par six rameurs, descendait le cours
du fleuve, léger et rapide comme l’oiseau dans les airs.

Dès qu’il eut la tête sur l’oreiller, le chevalier de France s’endormit.
Quand il se réveilla, le bateau était déjà près de Ferrare. On laissa
Melara sur la rive gauche, et Sermido sur la rive droite; on dépassa
Figarolo et Stellata, là où le Pô fougueux se divise en deux bras.

Le patron s’engagea dans le bras de droite, laissant celui de gauche qui
se dirigeait du côté de Venise. Il dépassa Bondeno, et déjà l’on voyait
à l’Orient pâlir l’azur du ciel, et l’aurore, blanche et vermeille,
épuiser toutes les fleurs de sa corbeille, quand Renaud, découvrant de
loin les deux forteresses de Téaldo, leva la tête.

«--O ville heureuse--dit-il--mon cousin Maugis, après avoir consulté les
étoiles errantes et fixes, et appelé à son aide toute sa science de
devin, m’a prédit--car j’ai déjà fait ce chemin avec lui--que dans les
siècles futurs ta gloire rejaillirait si haut, que tu l’emporterais sur
tout le reste de l’Italie.--»

Pendant qu’il parlait ainsi, le bateau, qui semblait avoir des ailes,
descendait rapidement le roi des fleuves, et passait tout près de la
petite île qui est la plus proche de la ville. Bien qu’elle fût alors
inculte et déserte, Renaud se fit une véritable fête de la revoir, car
il savait combien, plus tard, elle serait belle et cultivée.

Dans son précédent voyage, qu’il avait fait en compagnie de Maugis, il
avait appris de ce dernier qu’au bout de sept cents ans révolus cette
île deviendrait la plus agréable de toutes celles qu’environnent mer,
étang ou rivière; à tel point, qu’après l’avoir vue, personne ne
voudrait plus entendre parler de la patrie de Nausica[15].

Il avait appris qu’elle surpasserait par ses beaux monuments l’île si
chère à Tibère, et que les arbres du jardin des Hespérides n’étaient
rien en comparaison des plantes rares de toutes sortes qui devaient
croître en ce beau lieu. Elle devait renfermer également plus d’espèces
d’animaux que Circé n’en possédait dans ses écuries ou dans ses haras;
les Grâces et Cupidon viendraient y faire leur séjour, abandonnant à
tout jamais Chypre et Cnide.

Elle devait être ainsi transformée par les soins d’un homme qui
joindrait la science au pouvoir suprême, et dont l’énergique volonté
élèverait autour de sa bonne ville une ceinture de digues et de
murailles, de façon à lui permettre de braver les attaques du monde
entier, sans qu’il fût besoin d’appeler personne à son secours. Celui
qui accomplirait de telles merveilles s’appellerait Hercule, et serait
fils et père de deux autres Hercule.

C’est ainsi que Renaud, tout en contemplant l’humble cité, se rappelait
ce que lui avait dit son cousin, avec lequel il s’entretenait souvent
des choses à venir révélées à Maugis par sa science de devin.
«--Comment--se disait-il--peut-il se faire qu’un jour florissent sur ces
marécages les arts et les belles-lettres;

«Et qu’une cité si grande et si belle sorte d’une si petite bourgade?
Comment peut-il se faire que ces marais, qui l’entourent aujourd’hui de
tous côtés, deviennent jamais des campagnes riantes et couvertes de
richesses? O ville, dès à présent je me lève pour saluer le dévouement,
la générosité, la noblesse de tes princes, et les mérites si prisés de
tes chevaliers et de tes citoyens illustres!

«Puisse l’ineffable bonté du Rédempteur te faire vivre toujours en paix,
dans l’abondance et dans la joie, protégée par la sollicitude, le génie,
la justice de tes princes; qu’elle te garde de la fureur de tes ennemis,
et dévoile leurs projets perfides; que tes voisins envient ton bonheur,
et que tu n’aies toi-même à porter envie à aucune autre cité!--»

Pendant que Renaud parlait ainsi, le bateau léger fendait si rapidement
les ondes, que le faucon, rappelé par son maître, ne descend pas plus
vite à l’aspect du leurre. Le patron s’étant engagé dans un des canaux
de droite, les murs et les toits de la bourgade disparurent soudain, et
on laissa bien loin en arrière Saint-George, ainsi que la tour de la
Fosse et de Gaïcana.

Comme d’habitude une pensée en amène une autre et ainsi de suite, Renaud
vint alors à se rappeler le chevalier dans le palais duquel il avait
soupé la veille, et qui, à dire vrai, avait de justes raisons pour se
plaindre de cette ville. Il se rappela la coupe où chacun, en buvant,
pouvait s’assurer de la conduite de sa femme.

Il se souvint aussi de ce que lui avait dit le chevalier, à savoir que
parmi tous ceux qui avaient fait l’expérience de la coupe, il ne s’en
était pas trouvé un seul dont la poitrine n’eût été inondée. Tantôt il
se repentait de n’avoir point tenté l’épreuve, tantôt il se disait:
«--Je me réjouis de n’avoir point voulu courir une telle chance; si
l’épreuve avait réussi, je n’aurais fait que confirmer ma certitude; si
elle n’avait pas réussi, à quoi me serais-je exposé?

«Je crois à la vertu de ma femme comme si j’en avais eu des preuves
certaines, et je ne pourrais qu’augmenter fort peu cette certitude. De
sorte que, si la preuve m’en était donnée, j’en tirerais un minime
bénéfice; tandis que le mal que j’éprouverais ne serait pas petit, si je
voyais, concernant ma Clarisse, ce que je ne voudrais point voir. Ce
serait risquer mille contre un, à ce jeu où l’on peut perdre beaucoup et
gagner peu.--»

Pendant que le chevalier de Clermont songeait à cela tout pensif, et le
visage baissé, un des marins qui se trouvaient en face de lui le
regardait fixement et avec une attention profonde. Cet homme, beau
parleur et hardi compagnon, ayant deviné la pensée qui le préoccupait,
l’amena à lier conversation avec lui.

La conclusion de leur entretien fut qu’il avait été bien mal avisé celui
qui avait tenté sur son épouse la plus délicate expérience qu’on pût
tenter sur une femme, car celle qui, s’armant de pudeur, aura su
défendre son cœur contre l’or et l’argent, le défendra bien plus
facilement au milieu de mille épées levées ou de la flamme ardente.

Le marin ajoutait: «--Tu lui as très justement dit qu’il n’aurait pas dû
offrir de si riches présents à sa femme. Tous les cœurs ne sont point
trempés pour résister à de tels assauts et à de tels coups. Je ne sais
si tu as entendu parler d’une jeune femme--peut-être cette histoire
est-elle connue chez vous?--que son mari avait surprise en semblable
faute, et qu’il avait, pour cela, condamnée à mourir?

«Mon maître aurait dû se rappeler que l’or et les présents adoucissent
la plus dure; mais il l’a oublié au moment où il avait besoin de s’en
souvenir, et il est allé au-devant de son propre malheur. Il connaissait
pourtant aussi bien que moi l’exemple qu’il avait eu sous les yeux dans
la ville voisine, sa patrie et la mienne, que les eaux endormies du
Mincio entourent d’un lac marécageux.

«Je veux parler du riche présent d’un chien que fit Adonio à la femme
d’un juge.--» «--Le récit de cette aventure--dit le paladin--n’a pas
traversé les Alpes, et est seulement connu chez vous, car en France, ni
dans les pays étrangers où je suis allé, je ne l’ai jamais entendu
raconter. De sorte que si cela ne t’ennuie pas de me la dire, je suis
volontiers disposé à t’écouter.--»

Le marin commença: «--Jadis était dans cette ville un certain Anselme,
de famille honorable. Après avoir passé sa jeunesse à apprendre la
science qu’enseigne Ulpian, il chercha une femme de noble race, belle,
honnête, et en rapport avec sa position; il en trouva une, dans une
ville voisine, qui était d’une beauté surhumaine.

«Ses manières étaient si aimables et si gracieuses, qu’elle paraissait
n’être qu’amour et beauté. Peut-être était-elle plus belle qu’il ne
convenait à la position d’Anselme. A peine l’eut-il en sa possession,
qu’il dépassa en jalousie tous les jaloux qui furent jamais en ce monde;
et cependant elle ne lui avait encore donné d’autre motif de jalousie
que d’être trop accorte et trop belle.

«Dans la même cité vivait un chevalier de famille ancienne et honorable.
Il descendait de cette race altière qui sortit de la mâchoire d’un
serpent, de même que jadis ma patrie Mantoue et ses premiers habitants.
Le chevalier, qui s’appelait Adonio, s’enamoura de cette belle dame;

«Et, pour mener son amour à bonne fin, il se lança sans retenue dans de
folles prodigalités, se ruinant en riches habits, en banquets, menant le
train luxueux d’un chevalier beaucoup plus riche qu’il n’était. Le
trésor de l’empereur Tibère n’aurait pas suffi à de telles dépenses, et
je crois bien qu’il ne se passa pas deux hivers avant qu’il eût
complètement dévoré l’héritage paternel.

«Sa maison, qui était auparavant fréquentée matin et soir par une foule
d’amis, devint vide dès qu’il n’y eut plus de perdrix, de faisans, de
cailles sur sa table. Quant à lui, qui avait été comme le chef de toute
la bande, il resta seul, et quasi au nombre des mendiants. Se voyant
tombé dans la misère, il songea à aller dans un endroit où il serait
inconnu.

«Dans cette intention, sans rien dire à personne, il laisse un beau
matin sa patrie, et s’en va, pleurant et soupirant, le long du marais
qui entoure les remparts de la ville. Son angoisse est doublée par la
pensée de la dame, reine de son cœur. Soudain, voici qu’il lui arrive
une aventure qui doit changer sa peine extrême en souverain bien.

«Il aperçoit un villageois qui, armé d’un grand bâton, frappe à coups
redoublés sur des buissons. Adonio s’arrête, et lui demande la raison
d’un travail si pénible. Le villageois lui dit qu’au milieu de ces
broussailles il a vu un serpent très vieux, plus long et plus gros que
tous ceux qu’il a rencontrés de sa vie, tel enfin qu’il ne croit pas en
rencontrer jamais un aussi gros;

«Et qu’il ne veut pas s’en aller avant de l’avoir retrouvé et de l’avoir
tué. Adonio ne peut écouter ces paroles sans impatience. Il avait
toujours protégé les serpents, sa famille en portant un gravé sur ses
armes, pour rappeler qu’elle était sortie des dents d’un serpent
répandues sur la terre.

«Il dit et fait tant, qu’il force le paysan à abandonner son entreprise,
et à s’en aller sans avoir tué le serpent et sans plus chercher à lui
faire de mal. Puis Adonio poursuit son chemin vers le pays où il pense
que sa condition sera le moins connue. Pendant sept ans, au milieu des
privations et des soucis, il vit hors de la patrie.

«Et jamais l’éloignement, ni la difficulté de vivre qui, d’habitude, ne
laissent point la pensée libre, ne purent faire qu’Amour ne continuât de
lui brûler le cœur et d’entretenir sa blessure. A la fin, il ne put
résister au désir de revenir vers la beauté que ses yeux avaient soif de
revoir. Barbu, triste, et en fort pauvre équipage, il reprit le chemin
d’où il était venu.

«A ce moment, il arriva que ma ville envoya au Saint-Père un ambassadeur
qui devait séjourner près de Sa Sainteté pendant un temps indéterminé.
On tira au sort, et le choix tomba sur le juge. O jour d’éternelle
douleur pour lui! Il s’excusa, il pria, il multiplia les offres et les
promesses pour ne point partir; enfin il fut forcé d’obéir.

«Ce fut pour lui une douleur aussi cruelle à supporter que s’il s’était
vu ouvrir les flancs et arracher le cœur. Pâle et blême de crainte
jalouse au sujet de sa femme, il la supplie, par les prières qu’il croit
le plus convaincantes, de ne pas manquer à sa foi pendant qu’il sera au
loin;

«Lui disant que ni beauté, ni noblesse, ni grande fortune ne suffisent à
une femme pour la faire tenir en honneur, si, de réputation et de fait,
elle n’est point chaste; que la chasteté est une vertu d’autant plus
prisée qu’elle a résisté à plus d’attaques, et que son absence va lui
fournir une belle occasion d’éprouver sa pudeur.

«Par ces raisonnements et beaucoup d’autres du même genre, il cherche à
lui persuader de lui être fidèle. Sa femme se lamente de ce dur départ,
Dieu sait avec quelles larmes, quelles doléances! Elle jure que le
soleil verra s’obscurcir sa lumière avant qu’elle soit assez criminelle
pour rompre sa foi, et qu’elle mourra plutôt que d’en avoir même la
pensée.

«Bien qu’il croie à ces promesses et à ces serments, et qu’il en soit
quelque peu rassuré, le juge ne laisse point pour cela d’essayer d’un
autre moyen pour conjurer ses alarmes. Il avait un ami qui se vantait et
faisait métier de prédire l’avenir, et fort versé dans l’art de la magie
et des sortilèges.

«Il lui demande, comme une grâce, de chercher à voir si sa femme, nommée
Argia, pendant le temps qu’il serait séparé d’elle, resterait fidèle et
chaste, ou si le contraire devait arriver. L’ami, cédant à ses prières,
tire ses lignes et les applique sur le ciel, comme il paraît qu’elles
doivent être. Anselme le laisse à sa besogne, et revient le voir le jour
suivant pour connaître la réponse.

«L’astrologue tenait les lèvres closes, pour ne pas dire au docteur
quelque chose qui lui aurait fait de la peine; il cherche une foule
d’excuses pour se taire. Quand enfin il voit qu’Anselme est résolu à
voir son propre mal, il lui apprend qu’à peine aura-t-il franchi le
seuil de sa maison, sa femme rompra sa foi, séduite non par la beauté ou
par les prières, mais gagnée par des présents et de l’argent.

«Combien ces prédictions menaçantes des puissances supérieures, jointes
à la crainte, au doute qu’il avait déjà, lui bouleversèrent le cœur, tu
peux le penser toi-même, si les accidents d’amour te sont connus. Ce qui
lui causait le plus de chagrin, ce qui lui tourmentait par-dessus tout
l’esprit, c’était de savoir que sa femme, poussée par l’avarice,
oublierait pour de l’argent toute pudeur.

«Afin de faire tout son possible pour ne pas la laisser tomber dans une
telle faute--car souvent le besoin pousse les hommes à dépouiller les
autels--il remit entre les mains de sa femme tous ses joyaux, tout son
argent, et il en avait beaucoup. Il lui donna tout ce qu’il possédait au
monde.

«--Non seulement--lui dit-il--je te donne la liberté de t’en servir pour
tes besoins, mais tu peux en faire ce que tu voudras: tu peux les
dépenser, les jeter, les donner ou les vendre. Je ne veux te demander
aucun compte, pourvu que tu te conserves à moi telle que je t’ai
laissée. Pourvu que je te retrouve comme tu es maintenant, je me soucie
peu de ne retrouver ni fortune ni maison.--»

«Il la prie, pendant qu’il sera absent, de ne pas demeurer dans la
ville, mais d’aller habiter dans sa villa, où elle pourra vivre plus
facilement loin de toute relation. Il parlait ainsi, parce qu’il pensait
bien que l’humble population qui travaille aux champs, ou qui garde les
troupeaux, n’était pas de nature à troubler les chastes pensées de sa
femme.

«Cependant Argia, ses beaux bras jetés autour du cou de son craintif
mari, lui arrose le visage de larmes qui s’échappent comme un fleuve de
ses yeux; elle s’attriste de ce qu’il la traite en coupable, comme si
elle lui avait déjà manqué de foi; un pareil soupçon provient de ce
qu’il n’a aucune confiance dans sa fidélité.

«J’aurais trop à dire, si je voulais rapporter tout ce qui se dit entre
les deux époux à l’heure du départ. «--Je te recommande mon honneur--»
dit en dernier lieu Anselme. Puis il prend congé d’elle et part enfin. A
peine son cheval est-il tourné, qu’il se sent arracher le cœur de la
poitrine. Sa femme, tant qu’elle peut, le suit des yeux, d’où les larmes
se répandent sur ses joues.

«Cependant Adonio, misérable, malade, comme j’ai déjà dit, pâle et le
menton couvert de barbe, s’acheminait vers sa patrie, espérant qu’on ne
l’y reconnaîtrait plus. Il arriva sur les bords du lac voisin de la
ville, à l’endroit où il avait secouru le serpent poursuivi dans les
buissons par le villageois qui voulait lui donner la mort.

«Parvenu à cet endroit vers la pointe du jour, alors que quelques
étoiles brillaient encore au ciel, il voit le long de la rive venir à sa
rencontre une damoiselle vêtue de beaux habits de voyage, et d’aspect
noble, bien qu’elle n’eût autour d’elle ni écuyer, ni suivante. Celle-ci
l’aborde d’un air gracieux, et lui adresse les paroles suivantes:

«--Bien que tu ne me connaisses pas, chevalier, je suis ta parente, et
je t’ai grande obligation. Je suis ta parente, car notre haut lignage à
tous deux descend du fier Cadmus. Je suis la fée Manto; c’est moi qui ai
posé la première pierre de cette ville, et c’est de mon nom--comme tu
l’as sans doute entendu dire--que je l’ai nommée Mantoue.

«Je suis une des Fées; afin de t’apprendre ce qu’il importe que tu
saches, je te dirai que le sort nous fit naître de telle sorte que nous
pouvons être affligées de tous les maux, hors la mort. Mais
l’immortalité nous est accordée à une condition plus dure que la mort,
car, tous les sept jours, chacune de nous se voit infailliblement
changée en couleuvre.

«Se voir toute couverte d’écailles ignobles, et s’en aller en rampant,
est chose si douloureuse, qu’il n’y a pas au monde de peine plus grande.
Chacune de nous maudit l’existence. Tu sauras--et je veux t’apprendre en
même temps quelle obligation je t’ai--que ce jour-là, à cause de la
forme que nous avons, nous sommes exposées à une infinité d’accidents.

«Il n’y a pas d’animal sur la terre plus odieux que le serpent; et nous,
qui en avons la forme, nous subissons les outrages et la poursuite de
tout le monde, car quiconque nous aperçoit nous frappe et nous chasse.
Si nous ne pouvons trouver un abri sous terre, nous éprouvons ce que
pèse le bras des hommes. Mieux vaudrait pouvoir mourir, que de rester
broyées et mutilées sous les coups.

«L’obligation que je t’ai est grande; un jour que tu passais sous ces
frais ombrages, tu m’as arrachée aux mains d’un paysan qui m’avait
vivement poursuivie. Si tu n’avais pas été là, je ne m’en serais pas
allée sans avoir la tête et les reins brisés. J’en serais restée fourbue
et difforme, car je ne pouvais pas mourir.

«Les jours où, sous la rude écaille d’un serpent, nous sommes forcées de
ramper à terre, le ciel, le reste du temps soumis à nos volontés, refuse
de nous obéir, et nous sommes sans force. Le reste du temps, sur un
signe seul de nous, le soleil s’arrête et adoucit ses rayons; la terre
immobile tourne et change de place; la glace s’enflamme, et le feu se
congèle.

«Maintenant je suis ici pour te récompenser de ce que tu fis autrefois
pour moi. En ce moment nul ne me demande en vain une faveur, car je suis
hors de la peau du serpent. Je te ferai dans un instant trois fois plus
riche que tu ne le fus par héritage paternel. Et je veux que tu ne
redeviennes plus jamais pauvre; au contraire, plus tu dépenseras, plus
ta fortune augmentera.

«Et parce que je te retrouve encore enchaîné dans les liens dont Amour
t’avait lié jadis, je veux te montrer de quelle façon tu dois t’y
prendre pour satisfaire tes désirs. Je veux que, pendant que le mari est
loin d’ici, tu mettes sans retard mon conseil à exécution. Tu vas aller
trouver la dame qui habite hors la ville, à la campagne, et je serai
encore près de toi.--»

«--Elle poursuivit en lui disant de quelle façon elle entendait qu’il se
présentât devant sa dame; comment il devait s’habiller; comment il
devait la prier et la tenter. Elle lui dit quelle forme elle prendrait
elle-même, car, hormis le jour où elle rompait avec les serpents, elle
pouvait, à sa volonté, prendre toutes les formes du monde.

«Elle lui fit prendre l’habit d’un pèlerin qui va quêtant de porte en
porte au nom de Dieu; quant à elle, elle se changea en chien, le plus
petit que jamais nature eût fait, à poils longs, plus blancs qu’hermine,
agréable d’aspect et merveilleux de formes. Ainsi transformés, ils
s’acheminèrent vers la demeure de la belle Argia.

«Le jeune homme s’arrêta aux premières cabanes de paysans qu’il
rencontra, et commença à sonner d’un chalumeau, aux sons duquel le
chien, se dressant sur ses pattes, se mit à danser. Le chant et la
rumeur parvinrent jusqu’à la maîtresse du logis, et firent tant, qu’elle
se dérangea pour voir ce que c’était. Elle fit alors venir le pèlerin
dans la cour de son logis; ainsi s’accomplissait la destinée du docteur.

«Là, Adonio se mit à commander au chien, et le chien à lui obéir: à
danser les danses de notre pays et celles de pays étrangers, en
exécutant des pas et en prenant des attitudes selon les ordres de son
maître; faisant, en un mot, avec des façons humaines, tout ce que ce
dernier lui commandait, au grand ébahissement de ceux qui le regardaient
les yeux grands ouverts et retenant leur respiration.

«Grandement émerveillée, la dame se sent bientôt prise d’un vif désir de
posséder ce chien si gentil. Elle en fait, par sa nourrice, offrir au
pèlerin un prix convenable: «--Si ta maîtresse,--répond celui-ci,
possédait plus de trésors qu’il n’en faut pour assouvir la convoitise
d’une femme, elle ne pourrait donner un prix capable de payer seulement
une patte de mon chien.--»

«Et pour lui montrer qu’il dit vrai, il amène la nourrice dans un coin,
et dit au chien de donner un marc d’or à cette dame pour la remercier de
sa courtoisie. Le chien se secoue, et le marc d’or apparaît aussitôt.
Adonio dit à la nourrice de le prendre, ajoutant: «--Crois-tu que rien
puisse payer un chien si beau et si utile?

«Quoi que je lui demande, je ne reviens jamais les mains vides; en se
secouant, il fait tomber tantôt des perles, tantôt des bagues, tantôt
des vêtements superbes et d’un grand prix. Cependant, dis à ta maîtresse
qu’il sera à elle, non point pour de l’or, car l’or ne pourrait le
payer; mais, si elle veut me laisser coucher une nuit avec elle, elle
aura le chien, et pourra en faire ce qu’elle voudra.--»

«Tout en parlant ainsi, il lui donne une pierrerie que le chien vient de
faire tomber pour qu’elle la présente à sa maîtresse. Le marché semble à
la nourrice beaucoup plus avantageux que s’il fallait payer le chien dix
ou vingt ducats. Elle retourne vers la dame, et lui fait la commission;
puis elle l’engage à se contenter et à acheter le chien, car elle peut,
dit-elle, l’avoir à un prix où l’on ne perd rien à donner.

«La belle Argia se fâche tout d’abord, soit qu’elle ne veuille pas
manquer à sa foi, soit qu’elle ne croie pas possible tout ce qu’on vient
de lui raconter. La nourrice recommence son récit; elle la presse, elle
l’ébranle; elle lui insinue qu’une pareille occasion se présente bien
rarement; elle fait si bien que, le jour suivant, Argia consent à voir
le chien, loin de tous les yeux.

«Cette nouvelle exhibition qu’Adonio fit de son chien fut la perte et la
mort du docteur. Il fit pleuvoir les doubles sequins par dizaines, des
chapelets de perles et des pierreries de toute sorte, jusqu’à ce que le
cœur altier d’Argia s’amollît au point de ne plus pouvoir lutter,
surtout quand elle apprit que le pèlerin était le chevalier qui l’avait
aimée jadis et qui était parti.

«Les excitations de sa putain de nourrice, les prières et la présence de
son amant, la vue du prix qu’on lui offrait, la longue absence du
malheureux docteur, l’espoir que personne n’en saurait jamais rien, tout
cela fit tellement violence à ses projets de chasteté, qu’elle accepta
le beau chien, et, pour prix, se livra à son amant.

«Adonio jouit longuement de sa belle dame, à laquelle la fée voua une si
grande amitié, qu’elle ne voulut plus la quitter. Mais, avant que le
soleil eût parcouru tous les signes du Zodiaque, congé fut donné au
docteur qui s’en revint enfin, plein d’un grave soupçon, à cause de ce
que l’astrologue lui avait dit.

«Aussitôt de retour dans sa patrie, son premier soin est de voler chez
l’astrologue et de lui demander si sa femme l’a trompé, ou si elle lui a
gardé son amour et sa foi. L’astrologue, après avoir consulté le pôle et
toutes les planètes, lui répond que ce qu’il avait craint était arrivé,
ainsi qu’il lui avait prédit;

«Que sa femme, séduite par de riches présents, s’était livrée à un
autre. Cette réponse porta un si grand coup au cœur du docteur, que
lance ni épée ne lui aurait rien fait éprouver de si douloureux. Afin de
s’assurer de son malheur,--bien qu’il crût trop, hélas! à son ami le
devin,--il alla trouver la nourrice et, la prenant à part, il usa de
toute son habileté pour savoir le vrai.

«Tournant et retournant autour d’elle, il chercha de çà de là à trouver
une piste; mais tout d’abord, quelque ardeur qu’il y mît, il ne
découvrit rien, car la nourrice, qui n’était pas neuve en cette matière,
niait toujours effrontément. Pendant plus d’un mois, elle tint son
maître suspendu entre le doute et la certitude.

«Combien le doute devait lui sembler bon, lorsqu’il songeait à la
douleur que lui causerait une certitude! Quand il eut essayé, en vain,
près de la nourrice, des prières et des cadeaux; quand il eut vu qu’elle
ne voulait lui dire que des choses fausses, il attendit, en homme
expert, que la discorde éclatât entre elle et sa maîtresse, car là où
sont deux femmes, il y a toujours confit et querelle.

«Il advint comme il s’y attendait. Au premier dissentiment qui naquit
entre elles, la nourrice s’en vint, sans qu’il allât la chercher, lui
raconter tout. Elle ne lui cacha plus rien. Il serait trop long de dire
le coup que ressentit au cœur le malheureux docteur, et combien il eut
l’esprit bouleversé. Son chagrin fut si fort, qu’il faillit perdre la
raison.

«Enfin, cédant à la colère, il se résolut à mourir; mais, auparavant, il
voulut tuer sa femme. Il lui semblait que le même fer, teint de leur
sang à tous les deux, excuserait en même temps son crime, et le
délivrerait de sa douleur. Il s’en revient à la ville, nourrissant toute
sorte de pensées furieuses et aveugles. Puis il envoie au château un de
ses affidés après lui avoir expliqué ce qu’il doit faire.

«Il ordonne à ce serviteur d’aller au château de sa femme Argia, et de
lui dire de sa part qu’il a été pris d’une si méchante fièvre, qu’elle
aura grand’peine à le retrouver vivant; pour quoi, il la prie, sans
attendre d’avoir quelqu’un autre pour l’accompagner, de venir
sur-le-champ avec son serviteur, si elle a de l’amitié pour lui. «--Elle
viendra--ajoute Anselme, qui sait bien qu’elle ne fera pas même une
observation,--et, en chemin, tu lui couperas la gorge.--»

«Le familier s’en va chercher sa maîtresse, pour faire d’elle ce que son
maître lui avait commandé. Argia, après avoir pris avec elle son chien,
monte aussitôt à cheval et se met en route. Le chien l’avait prévenue du
danger, mais en l’engageant à partir quand même, car il avait tout
prévu, tout disposé pour lui venir en aide en un si grand besoin.

«Le serviteur s’était détourné de la route, et, prenant par des sentiers
solitaires et nombreux, il arrive sur les bords d’une rivière qui tombe
du haut de l’Apennin dans notre fleuve, au beau milieu d’une forêt
obscure et profonde, loin du château et de la ville. Le lieu lui paraît
favorable à l’accomplissement de l’ordre cruel qui lui a été donné.

«Il tire son épée et dit à sa maîtresse quel ordre lui avait donné son
maître afin qu’avant de mourir elle demande pardon à Dieu de son crime.
Je ne saurais te dire comment elle disparut; mais, au moment même où le
serviteur crut la frapper, il ne la vit plus. Il la chercha en vain tout
autour de lui, et en resta tout ébahi.

«Il revient vers son maître tout honteux et le visage tout effaré. Il
lui raconte l’étrange aventure, ajoutant qu’il ne sait pas ce qui s’en
est suivi. Le mari ne savait pas que sa femme avait à ses ordres la fée
Manto, car la nourrice, qui connaissait tout le reste, ignorait ce point
que sa maîtresse lui avait caché.

«Il ne sait que faire; il n’a ni vengé son injure, ni diminué sa peine.
Ce qui était auparavant un fétu de paille est devenu une poutre, tant
cela lui pèse sur le cœur. Il craint que la faute de sa femme, qui était
sue de quelques personnes seulement, ne devienne tellement connue
qu’elle soit la fable de tous. Il aurait pu tout d’abord la cacher, mais
maintenant la rumeur publique va la répandre par le monde entier.

«Il comprend bien que sa femme, voyant qu’il a découvert sa félonie, se
sera mise, afin de ne plus retomber en son pouvoir, sous la protection
d’un homme puissant. Celui-ci la gardera, et en jouira, à l’ignominie du
mari qu’il tournera en risée. Peut-être tombera-t-elle entre les mains
de quelqu’un qui exploitera en rufian son adultère.

«Pour y remédier, il envoie en hâte dans tous les environs des messagers
et des lettres pour la chercher; il ne laisse pas une ville de Lombardie
sans y envoyer quelqu’un pour avoir de ses nouvelles. Il y va même en
personne, et il n’est recoin qu’il ne visite ou qu’il ne fasse visiter
par ses espions. Mais il ne peut retrouver sa trace, ni en avoir la
moindre nouvelle.

«Enfin il fait venir le serviteur auquel il avait donné l’ordre cruel
qui ne put s’accomplir. Il se fait conduire par lui à l’endroit où Argia
avait, comme il le lui avait raconté, disparu à ses yeux. Il s’imagine
que le jour elle se cache parmi les broussailles, et qu’elle se réfugie
la nuit dans quelque demeure voisine. Le serviteur le conduit à
l’endroit où il croit trouver la forêt sauvage, mais il y voit un grand
palais.

«Entre temps, la belle Argia s’était fait élever par sa fée un palais
d’albâtre, bâti par enchantement en une minute. Au dedans et au dehors,
il était tout recouvert d’ornements d’or. Aucune langue ne pourrait
dire, aucune imagination ne pourrait se représenter la beauté de son
extérieur, ni les trésors qu’il contenait. Le palais de mon maître, qui
t’a semblé si beau hier soir, serait une masure à côté de celui d’Argia.

«Les salles et les appartements étaient tendus de tapis d’Arras et de
riches tissus de toute sorte, et non seulement les appartements de
maître, mais encore les chambres et les logements des serviteurs. On y
voyait à profusion des vases d’or et d’argent; des pierreries ciselées,
couleur d’azur, d’émeraude ou de rubis, façonnées en forme de grands
plats, de coupes ou de bassins; et, en quantité infinie, des draps d’or
et de soie.

«Le juge, comme je vous disais, vint donner droit sur ce palais, alors
qu’il croyait arriver dans une campagne déserte, dans un bois solitaire.
Il en fut tellement émerveillé, qu’il crut un instant avoir perdu
l’esprit. Il ne savait s’il était ivre, s’il rêvait, ou si son cerveau
s’envolait.

«Il aperçoit devant la porte un Éthiopien au nez et aux lèvres épatés;
jamais, à son avis, il n’a vu visage si laid et si disgracieux. Cette
ignoble figure, ressemblant au portrait qu’on fait d’Ésope, serait
capable d’attrister tout le paradis si elle s’y trouvait. Quand j’aurai
ajouté que ce personnage était crasseux comme un porc, qu’il était vêtu
comme un mendiant, je n’aurai pas dépeint la moitié de sa laideur.

«Anselme, qui ne voit pas d’autre que lui pour savoir à qui est ce
château, s’approche et l’interroge. L’Éthiopien lui répond: «--Cette
demeure est à moi.--» Le juge est persuadé que cet homme se moque de lui
et lui fait une mauvaise plaisanterie. Mais le nègre lui affirme par
serment que cette demeure est bien à lui, et que personne autre n’a rien
à y faire.

«Il lui offre même, s’il veut la voir, d’y entrer, et de la parcourir à
sa fantaisie, et, s’il y trouve quelque chose qui lui plaise, soit pour
lui, soit pour ses amis, de le prendre sans crainte. Anselme donne son
cheval à garder à son serviteur, et franchit le seuil. On le conduit à
travers les salles et les chambres où, de bas en haut, il admire toutes
ces merveilles.

«Il va, regardant la forme, le style, la beauté, la richesse du travail,
et tous ces ornements vraiment royaux. Parfois il dit: «--Tout l’or qui
est sous le soleil ne pourrait payer ce splendide monument.--» A cela,
l’ignoble Maure répond et dit: «--Il peut encore trouver son prix; on
peut le payer, sinon avec de l’or et de l’argent, du moins d’une manière
moins coûteuse.--»

«Alors, il lui fait la même proposition qu’Adonio avait faite à sa
femme. On peut, par cette proposition brutale et honteuse, juger combien
il était bestial et sauvage. Repoussé trois ou quatre fois, il ne se
laisse point décourager, et il insiste tellement, en offrant toujours le
palais pour prix, qu’il finit par faire consentir Anselme à satisfaire
son appétit dépravé.

«Argia, sa femme, qui se tenait cachée près de là, le voyant tombé dans
une telle faute, se montre soudain, en criant: «--Ah! la belle chose que
je vois, et bien digne d’un docteur tenu pour sage!--» Tu peux penser si
le docteur, surpris en si honteuse posture, devint rouge de honte, et
resta bouche close. O terre, pourquoi ne t’entr’ouvris-tu pas en ce
moment pour le cacher dans ton sein?

«La dame, heureuse de se disculper et de faire honte à Anselme,
l’assourdit de ses cris, disant: «--Comment faudra-t-il te punir de ce
que je viens de te voir faire avec un homme si vil, alors que tu as
voulu me tuer parce que j’ai obéi à la loi de nature, vaincue par les
prières de mon amant, noble et beau, et qui m’avait fait un présent en
comparaison duquel ce château n’est rien?

«Si je t’ai paru mériter la mort, avoue que tu es digne de mourir cent
fois. Bien que je sois toute-puissante en ce lieu, et que je puisse
disposer de toi à mon gré, cependant je ne veux pas tirer une plus forte
vengeance de ton crime. Mari, pèse le doit et l’avoir, et fais comme je
fais à ton égard, pardonne-moi.

«Et que la paix et l’accord soient conclus entre nous, de telle sorte
que tout le passé s’en aille en oubli, et que jamais une parole, un
geste, ne nous rappellent notre faute à l’un ou à l’autre.--» Le mari,
content de s’en tirer à si bon compte, ne se montra pas en reste pour
pardonner. Ils firent donc la paix et, depuis, ils ne cessèrent de se
chérir.--»

Ainsi dit le marin, et la fin de son histoire fit quelque peu rire
Renaud, bien qu’une rougeur de feu lui vînt au visage en entendant
raconter l’action honteuse du docteur. Renaud loua beaucoup Argia
d’avoir été assez avisée pour tendre à cet oiseau un piège qui le fît
tomber dans le même filet où elle était tombée elle-même, mais avec
moins de raison d’excuse.

Quand le soleil fut plus élevé sur l’horizon, le paladin fit apprêter la
table que le courtois chevalier mantouan avait fait abondamment
approvisionner dès la veille. Pendant ce temps, on voyait fuir à gauche
le splendide palais et, à droite, le marais immense. On vit surgir et
disparaître à son tour Argenta et son territoire, ainsi que l’endroit où
le Santerno se jette dans le Pô.

Je crois qu’à cette époque n’existait pas encore la Bastia, où plus tard
les Espagnols n’eurent pas trop à se glorifier d’avoir planté leur
bannière, mais dont les Romagnols eurent encore plus sujet de se
plaindre. De là, le bateau, descendant la rivière en droite ligne,
atteignit Filo. Puis les matelots l’engagèrent dans une branche morte du
fleuve se dirigeant vers le Midi, et qui le porta à Ravenne.

Bien que Renaud fût souvent à court d’argent, il en avait assez en ce
moment, pour se montrer généreux envers les mariniers quand vint l’heure
de les quitter. Changeant le plus souvent possible de chevaux et de
bêtes de somme, il passa le soir même à Rimini, et sans s’y arrêter, pas
plus qu’à Montefiore, il arriva à Urbino au lever du jour.

Là ne vivaient pas encore Frédéric, ni Élisabeth, ni le bon Guido, ni
Francesco Maria, ni Léonora. S’ils y eussent été alors, ils eussent fait
tous leurs efforts pour retenir plus d’un jour auprès d’eux un guerrier
si fameux, comme ils devaient le faire plus tard pour les dames et les
chevaliers qui passent par leur cité.

Renaud n’ayant été retenu par personne monta droit à Cagli. Il franchit
l’Apennin en suivant les vallées du Métaure et du Gauno, de sorte qu’il
n’eut plus cette chaîne de montagnes à sa droite. Il traversa les
provinces d’Ombrie et d’Étrurie, et descendit à Rome. De Rome, il gagna
Ostie; de là, il se transporta par mer dans la ville à qui le pieux fils
d’Anchise confia les os de son père.

Là, changeant de navire, il cingla en toute hâte vers l’île de
Lampéduse, qui avait été choisie comme champ de combat et où la
rencontre avait déjà eu lieu. Renaud presse le pilote et lui fait faire
force de voiles et de rames. Mais les vents adverses, s’opposant à la
marche du navire, le firent arriver un peu trop tard.

Il arriva comme le prince d’Anglante venait d’achever son entreprise
utile et glorieuse, en donnant la mort à Gradasse et à Agramant. Mais sa
victoire avait été rude et sanglante. Le fils de Monodant était mort, et
Olivier gisait sur le sable, atteint d’une grave et dangereuse blessure
au pied, dont il souffrait beaucoup.

Le comte ne put s’empêcher de pleurer, en embrassant Renaud, et en lui
racontant la mort de Brandimart qui lui était si fidèle et si attaché;
les larmes vinrent également aux yeux de Renaud, quand il vit son ami,
la tête fendue. Puis il alla embrasser Olivier, qui gisait le pied
brisé.

Il les consola tous du mieux qu’il sut, bien que lui-même fût
inconsolable d’être arrivé au banquet au moment où la table venait
d’être levée. Les écuyers partirent pour la cité détruite de Biserte,
dans les ruines de laquelle ils déposèrent les os de Gradasse et
d’Agramant, et où ils apportèrent la nouvelle de l’issue du combat.

Astolphe et Sansonnet se réjouirent beaucoup de la victoire de Roland,
mais ils se seraient réjouis bien davantage, si Brandimart n’avait pas
perdu la vie. Leur joie fut fort amoindrie par la nouvelle de sa mort,
et il leur fut impossible de ne pas laisser voir leur trouble sur leur
visage. Qui d’entre eux irait maintenant annoncer une telle catastrophe
à Fleur-de-Lys?

La nuit précédente, Fleur-de-Lys avait rêvé qu’elle voyait la
soubreveste qu’elle avait brodée de sa main, pour que Brandimart partît
richement vêtu, toute déchirée et couverte d’une pluie de gouttes de
sang. Il lui semblait que c’était elle qui avait ainsi brodé cette
soubreveste, et elle se le reprochait.

Elle se disait dans son rêve: «--Il me semblait cependant que mon
seigneur m’avait priée de lui faire cette soubreveste entièrement noire.
Pourquoi donc l’ai-je brodée, contre son désir, d’une si étrange
façon?--» Elle avait tiré de ce songe un fâcheux présage. La nouvelle
arriva le même soir, mais Astolphe la tint cachée jusqu’à ce qu’il pût
aller trouver Fleur-de-Lys, accompagné de Sansonnet.

Dès qu’ils entrèrent, et qu’elle vit leur visage si triste, elle n’eut
pas besoin d’autre indice, d’autre avis pour comprendre que son cher
Brandimart était mort. Son cœur éprouve un tel saisissement, que ses
yeux se ferment soudain, et que, perdant tout sentiment, elle se laisse
tomber sur le sol comme morte.

Quand elle revient à elle, elle porte les mains à ses cheveux et à ses
belles joues; elle les arracha et les déchira, répétant en vain le nom
cher à son cœur. Elle arrache ses cheveux, et les jette autour d’elle;
elle pousse des cris, et se roule à terre comme une femme possédée du
démon, et comme jadis on en entendait pousser aux Ménades furieuses.

Elle prie tantôt Astolphe, tantôt Sansonnet de lui donner un couteau,
pour se le plonger dans le cœur. Tantôt elle veut courir au port, à
l’endroit où est mouillé le navire qui a apporté les corps de Gradasse
et d’Agramant; elle veut déchirer leurs cadavres de ses mains, et tirer
ainsi une vengeance sauvage et féroce. Tantôt elle veut passer la mer,
et aller au-devant de Brandimart pour mourir à côté de lui.

«--Oh! Brandimart--disait-elle--pourquoi t’ai-je laissé partir sans moi
pour une pareille entreprise? Jamais plus tu n’étais parti sans que ta
Fleur-de-Lys te suivît. Si j’étais allée avec toi, je t’aurais été
grandement utile. J’aurais eu sans cesse les yeux fixés sur toi, et
quand j’aurais vu Gradasse prêt à te frapper par derrière, je t’aurais
prévenu par un seul cri.

«Peut-être même aurais-je été assez prompte pour me jeter entre vous
deux et recevoir le coup qui t’était destiné. Je t’aurais fait un
bouclier de ma poitrine, car ma mort à moi n’aurait pas été un bien
grand malheur. De toute façon ne mourrai-je pas? mais ma mort ne t’aura
servi à rien; tandis que si j’étais morte en préservant tes jours, je
n’aurais pu perdre plus utilement la vie.

«Et si le ciel contraire et le destin cruel ne m’avaient pas permis de
te sauver, au moins je t’aurais donné mes derniers baisers, j’aurais
arrosé ton visage de mes larmes. Avant que les anges bienheureux eussent
emporté ton âme vers le Créateur, je t’aurais dit: Va en paix, et
attends-moi; où tu seras, je ne tarderai pas à te rejoindre.

«Est-ce là, Brandimart, est-ce là ce royaume où tu devais prendre le
sceptre en main? Est-ce ainsi que je devais aller avec toi à Damogère;
est-ce ainsi que tu devais me recevoir dans ton royal palais? Ah!
Fortune cruelle, quels projets d’avenir es-tu venue briser! quelles
espérances viens-tu me ravir aujourd’hui! Hélas! puisque j’ai perdu tout
mon bien, qu’attends-je pour quitter la vie?--»

A ces mots, suivis de beaucoup d’autres semblables, la fureur et la rage
lui reviennent avec une telle force, qu’elle se met de nouveau à
déchirer ses beaux cheveux, comme si ses beaux cheveux étaient
coupables. Elle se frappe, et se mord les deux mains, et plonge ses
ongles dans son sein et sur ses lèvres. Mais pendant qu’elle se détruit
de ses propres mains, et qu’elle se consume de douleur, revenons à
Roland et à ses compagnons.

Roland, dont le beau-frère avait grand besoin des soins d’un médecin, et
qui voulait donner à Brandimart une sépulture digne de lui, se dirigea
vers la colline qui éclairait la nuit avec ses flammes, et répandait
pendant le jour une fumée obscure. Les paladins ont le vent favorable,
et ils ne tardent pas à aborder le rivage à main droite.

Grâce à la fraîche brise qui leur venait vent-arrière, ils levèrent
l’ancre au déclin du jour, guidés par la taciturne déesse dont la corne
lumineuse leur montrait le droit chemin. Ils abordèrent le jour suivant
au rivage où s’étale la douce Agrigente. Là Roland fit préparer pour le
soir du lendemain tout ce qu’il fallait pour la pompe des funérailles.

Après qu’il se fut assuré qu’on exécutait ses ordres, et voyant que la
lumière du soleil avait disparu derrière l’horizon, Roland rejoignit la
foule des nobles chevaliers accourus de toutes parts à Agrigente, sur
son invitation. Le rivage resplendissait de torches enflammées, et
retentissait de cris et de lamentations. C’est là que Roland avait fait
déposer le corps de celui auquel, vivant ou mort, il avait voué une si
fidèle amitié.

Bardin, chargé d’années, se tenait, pleurant, auprès du cercueil. Il
avait tellement versé de larmes à bord du navire, qu’il aurait dû en
avoir les yeux et les paupières brûlés. Traitant le ciel de cruel, les
étoiles d’infâmes, il rugissait comme un lion qui a la fièvre. De ses
mains impitoyables, il s’arrachait les cheveux, et déchirait sa poitrine
rugueuse.

Au retour du paladin, les cris et les plaintes redoublent. Roland,
s’étant approché du corps de Brandimart, reste un moment à le contempler
sans prononcer une parole. Pâle comme le troène ou comme la molle
acanthe cueillie au matin, il pousse un profond soupir. Puis, les yeux
toujours fixés sur son ami, il lui parle ainsi:

«--O brave, ô cher et fidèle compagnon, dont le corps est là, mort,
tandis que ton âme, je le sais, vit au ciel d’une vie que tu as si bien
gagnée et où tu n’auras plus jamais à souffrir du chaud ou du froid,
pardonne-moi de pleurer ici sur toi. Si je me plains, c’est d’être
resté, et de ne pas goûter avec toi une telle félicité, et non pas de ce
que tu n’es plus ici-bas avec moi.

«Sans toi, je suis seul; sans toi, il n’y a plus rien sur terre qui
puisse me plaire désormais. Ayant été avec toi à la tempête et à la
lutte, pourquoi ne suis-je pas aussi avec toi dans le repos et dans le
calme? Bien grandes sont mes fautes, puisqu’elles m’empêchent de sortir
de cette fange en même temps que toi. Si j’ai partagé avec toi les
angoisses, pourquoi maintenant n’ai-je point aussi ma part de la
récompense?

«C’est toi qui as gagné, et c’est moi qui ai perdu; mais si le bénéfice
est tout entier pour toi, la perte n’est pas pour moi seul: l’Italie,
les royaumes de France et d’Allemagne partagent ma douleur. Oh! combien,
combien mon seigneur et oncle, oh! combien les paladins ont sujet de
s’affliger! Combien doivent pleurer l’Empire et l’Église chrétienne, qui
ont perdu leur meilleure défense!

«Oh! comme ta mort va enlever de terreur et d’épouvante aux ennemis!
Combien la race païenne va être plus forte! Quel courage, quelle ardeur
elle en va reprendre! que va devenir ton épouse dont je vois ici les
pleurs, et dont j’entends les cris? Je sais qu’elle m’accuse et qu’elle
me hait peut-être, car je suis cause que toute espérance est morte pour
elle avec toi.

«Mais, Fleur-de-Lys, il nous reste du moins une consolation, à nous qui
sommes séparés de Brandimart, c’est que tous les guerriers, aujourd’hui
vivants, doivent l’envier d’être mort avec tant de gloire. Les deux
Décius, et celui qui se précipita dans le forum romain, ce Codrus si
loué par les Grecs, n’acquirent pas plus de gloire, en se vouant à la
mort, que n’en a acquis ton seigneur.--»

C’était ces paroles, et d’autres encore, que disait Roland. Entre temps
les moines gris, blancs, noirs, et tous les autres clercs, marchaient à
la suite, deux par deux, sur une longue file, priant pour l’âme du
défunt, afin que Dieu lui accordât le repos parmi les bienheureux. Les
torches qui étaient répandues à profusion devant le cortège, au milieu
et tout autour, semblaient avoir changé la nuit en jour.

On enleva le cercueil, et tour à tour les comtes et les chevaliers le
portèrent sur leurs épaules. Il était recouvert d’un drap de pourpre et
de soie, tout brodé d’or et de perles précieuses. Sur des coussins non
moins beaux et non moins richement ouvragés, gisait le chevalier, revêtu
d’un habit de même couleur et d’un travail exquis.

Le cortège était précédé de trois cents individus, pris parmi les plus
pauvres de la ville, et tous couverts de vêtements noirs et retombant
jusqu’à terre. Derrière le corps suivaient cent pages, montés sur autant
de chevaux choisis, et bons pour le combat. Chevaux et pages marchaient
balayant le sol de leurs habits de deuil.

Devant et derrière le catafalque se déployaient de nombreuses bannières
aux couleurs éclatantes. Elles avaient été enlevées au milieu de mille
escadrons vaincus, et conquises sur César et sur Pierre par le vaillant
dont les forces gisaient maintenant éteintes. On voyait aussi une
multitude d’écuyers, portant les insignes des illustres guerriers
auxquels ces bannières avaient été enlevées.

Puis venaient cent et cent autres personnages, préposés aux diverses
cérémonies des funérailles. Ils portaient, comme les autres, des torches
allumées. Ils disparaissaient, plutôt qu’ils n’en étaient vêtus, sous
leurs vêtements noirs. Roland les suivait; par moments, ses yeux rouges
et abattus se noyaient de larmes. Renaud venait, non moins triste.
Olivier avait été retenu sur son lit de douleur par son pied brisé.

Il serait trop long de vous décrire, dans ces vers, toutes les
cérémonies qui eurent lieu, et de vous dire la quantité de vêtements
noirs ou de couleur sombre qui y furent employés, ainsi que le nombre de
torches allumées qui s’y consumèrent. En se rendant à l’église
cathédrale, le cortège, partout où il passait, arrachait des larmes de
tous les yeux. Tant de beauté, tant de bonté, tant de jeunesse,
émouvaient de pitié tous les sexes, tous les rangs, tous les âges.

On plaça le corps dans l’église. Puis, quand les femmes eurent versé sur
lui des larmes impuissantes; quand les prêtres eurent chanté
l’_eleison_; quand toutes les autres saintes prières eurent été dites,
on le déposa sur un cercueil porté sur deux colonnes, et que Roland fit
recouvrir d’un riche drap d’or, en attendant qu’on pût le mettre dans un
sépulcre d’un plus grand prix.

Roland ne quitta point la Sicile avant d’avoir envoyé chercher les
porphyres et les albâtres, et fait faire sous ses yeux le dessin du
monument par les meilleurs maîtres de l’art qu’il paya grandement. Puis,
après le départ de Roland, Fleur-de-Lys fit dresser les plaques
commémoratives, et les grands pilastres qu’elle fit transporter des
rivages africains.

Voyant que ses larmes ne s’arrêtaient point, et que ses soupirs
continuaient plus que jamais à s’exhaler de son sein; sentant que les
offices et les messes qu’elle faisait constamment ne parvenaient point à
calmer ses regrets, elle résolut de ne plus quitter ces lieux, jusqu’à
ce que son âme se séparât de son corps. Elle fit construire une cellule
dans le sépulcre même, s’y renferma, et y passa sa vie.

Outre les messagers et les lettres qu’il lui envoya, Roland vint en
personne pour l’emmener, lui proposant, si elle voulait revenir en
France, de lui donner pour compagne Galerane, et de lui servir une riche
pension; si elle voulait retourner auprès de son père, il
l’accompagnerait jusqu’à Lizza; enfin, si elle avait l’intention de se
consacrer à Dieu, il lui ferait bâtir un monastère.

Mais elle resta auprès du sépulcre, et là, consumée de regrets, priant
jour et nuit, elle vit avant peu le fil de sa vie coupé par les Parques.
Cependant les trois guerriers de France avaient quitté l’île où les
Cyclopes avaient creusé leurs antiques cavernes, affligés et chagrins
d’y avoir laissé leur quatrième compagnon.

Ils ne voulurent point partir sans emmener un médecin chargé de prendre
soin d’Olivier dont la blessure, mal soignée dans le principe, était
devenue très dangereuse. Le blessé poussait de tels gémissements, qu’ils
avaient tous de grandes craintes à son sujet. Comme ils en parlaient
entre eux, une idée vint au pilote qui la leur communiqua, et cette idée
leur plut à tous.

Il leur dit que, non loin de là, sur un écueil solitaire, vivait un
ermite auquel on n’avait jamais eu recours en vain, qu’il s’agît d’un
conseil à demander ou d’un secours à recevoir; que cet ermite
accomplissait des actes surhumains; qu’il rendait la lumière aux
aveugles, la vie aux morts, arrêtait le vent d’un signe de croix, et
apaisait la mer au plus fort de la tempête;

Et qu’ils ne devaient point douter que, s’ils allaient trouver cet homme
si cher à Dieu, il ne leur rendît Olivier sain et sauf, car il avait
donné des signes plus merveilleux de son pouvoir. Ce conseil plut
tellement à Roland, que lui et ses compagnons se dirigèrent
immédiatement vers le saint lieu, et naviguant sans détourner un instant
la proue du droit chemin, ils aperçurent l’écueil au lever de l’aurore.

A peine le navire eut-il été aperçu, que des marins expérimentés
l’abordèrent résolument, et aidèrent les serviteurs et les matelots à
descendre le marquis dans leur barque. Les chevaliers, portés sur les
ondes écumeuses, furent débarqués sur le rude écueil et conduits à
l’hôtellerie sainte, à la sainte hôtellerie où demeurait ce même
vieillard, par les mains duquel Roger avait reçu le baptême.

Le serviteur du maître du paradis reçut Roland et ses compagnons d’un
air joyeux, les bénit, et s’informa de leurs désirs, bien qu’il eût eu
avis de leur arrivée par les célestes héraults. Roland lui répondit
qu’il était venu pour réclamer des secours pour son cher Olivier,

Qui, en combattant pour la Foi du Christ, avait été mis en grand danger
de mort. Le Saint lui enleva toute inquiétude, et lui promit de guérir
entièrement Olivier. Se trouvant dépourvu d’onguent, ignorant du reste
l’art de la médecine tel que le pratiquent les hommes, il alla à
l’église; puis, après avoir prié le Sauveur, il en ressortit plein de
confiance;

Et, au nom des trois Personnes éternelles, le Père, le Fils et le
Saint-Esprit, il donna la bénédiction à Olivier. O pouvoir que donne le
Christ à qui croit en lui! le vieillard fit cesser complètement les
souffrances du chevalier, et lui remit le pied en bon état et plus
vigoureux, plus alerte que jamais. Sobrin fut témoin de ce miracle.

Sobrin souffrait tellement de ses blessures, que chaque jour il se
sentait plus mal. A peine a-t-il vu le grand et manifeste miracle du
saint moine, qu’il se décide à laisser de côté Mahomet et à confesser le
Christ comme le Dieu vivant et tout-puissant. D’un cœur consumé par la
foi, il demande à être initié à notre rite sacré.

L’homme juste le baptise et, par ses prières, lui rend toute sa vigueur
première. Roland et les autres chevaliers ne montrent pas moins de joie
d’une telle conversion, que de voir Olivier hors de péril. Roger en eut
plus de joie que les autres, et sa foi et sa dévotion ne firent que s’en
accroître.

Roger était resté sur cet écueil depuis le jour où il y avait abordé à
la nage. Au milieu de ces guerriers, le pieux vieillard allait et venait
plein de douceur, et les réconfortait entre temps dans le désir de
traverser, purs de toute fange et de toute souillure, ce défilé mortel
du monde qu’on appelle la vie, et qui plaît tant aux sots. Il leur
disait d’avoir sans cesse les yeux fixés sur le chemin du ciel.

Roland envoya un de ses gens sur le navire, et en fit rapporter du pain,
du bon vin, du fromage et du jambon, et à l’homme de Dieu qui en avait
oublié le goût, habitué qu’il était à ne se nourrir que de fruits, on
fit manger par charité de la viande, boire du vin, faire en un mot comme
tous les autres. Quand ils se furent restaurés, il causèrent entre eux
de beaucoup de choses.

Et comme il arrive souvent qu’en parlant, une chose en amène une autre,
Roger finit par être reconnu par Renaud, par Olivier, par Roland, pour
être ce Roger si excellent sous les armes, et dont la vaillance était
l’objet des éloges de tous. Renaud ne l’avait pas reconnu, bien qu’il se
fût déjà mesuré avec lui dans la lice.

Le roi Sobrin l’avait bien reconnu dès qu’il l’avait vu venir avec le
vieillard, mais, de peur de le compromettre, il avait cru devoir rester
muet. Mais quand chacun eut appris que c’était lui ce Roger dont
l’audace, la générosité et la grande vaillance étaient renommées dans le
monde entier,

Quand ils surent qu’il était déjà chrétien, ils vinrent tous à lui, le
visage joyeux et ouvert; qui lui serre la main, qui le baise, qui le
serre dans ses bras. Le seigneur de Montauban lui fait plus de caresses,
et lui témoigne plus de considération que tous les autres. Je me réserve
de vous dire pourquoi dans l’autre chant, si vous voulez bien venir
m’écouter.




CHANT XLIV.

ARGUMENT.--Les cinq guerriers se lient d’une fraternelle amitié. Renaud,
tenant Roger en grande estime, et sur les conseils de l’ermite, lui
promet la main de sa sœur Bradamante. De là, ils s’en vont à Marseille,
où arrive en même temps Astolphe, qui a licencié son armée de Nubiens,
et rendu sa flotte à son premier état de feuilles. Les paladins et
Sobrin sont magnifiquement accueillis par Charles dans Paris, mais la
joie générale est troublée par le refus du duc Aymon et de sa femme
Béatrice de consentir à l’union de Roger et de Bradamante, celle-ci
ayant été déjà fiancée par eux à Léon, fils de l’empereur des Grecs.
Roger prend ses armes et, plein de haine contre Léon, il se transporte
au camp des Bulgares qui sont en guerre avec les Grecs. Il défait ces
derniers, puis va loger dans une hôtellerie qu’il ignore être située sur
les terres de l’empire grec. Il y est dénoncé comme l’auteur du désastre
éprouvé par les Grecs.


Souvent dans les pauvres demeures et sous le toit des petits, au milieu
des calamités et des disgrâces, les âmes se lient plus étroitement
d’amitié qu’au sein des cours et des palais splendides, d’où les
richesses envieuses et les intrigues pleines d’embûches et de soupçons
ont complètement banni la charité, et où l’on ne voit jamais qu’amitié
feinte.

De là vient que les conventions et les traités entre les princes et
seigneurs sont si fragiles. Aujourd’hui, rois, papes et empereurs font
alliance; demain, ils seront ennemis mortels. Ils n’ont en effet que
l’apparence extérieure de l’amitié; leurs cœurs, leurs âmes ne battent
pas à l’unisson. Peu leur importe d’avoir tort ou raison; ils ne
considèrent uniquement que leur intérêt.

Cependant, bien qu’ils soient peu capables d’amitié, habitués qu’ils
sont à tout traiter avec dissimulation, les choses graves aussi bien que
les choses légères, si la fortune acerbe et félonne les a par hasard
rassemblés dans un lieu modeste, ils éprouvent en peu de temps les
bienfaits de l’amitié, ce qui ne leur était jamais arrivé pendant de
longues années.

Le saint vieillard eut bien moins de peine à enserrer d’un nœud d’amitié
solide les hôtes de sa pauvre demeure, que s’ils eussent été à la cour
d’un roi. Le lien dont il les unit fut tellement fort, qu’il ne se brisa
qu’à leur mort. Le vieillard les trouva tous bons, et put comparer la
blancheur de leur âme à la blancheur extérieure des cygnes.

Il les trouva tous affables et courtois, et fort éloignés de ce vice,
dont je viens de vous parler, habituel à ceux qui ne disent jamais leur
pensée véritable, mais vont toujours dissimulant. Le souvenir de toutes
les offenses qu’ils avaient pu se faire jusque-là les uns les autres fut
effacé entre eux, et ils auraient eu la même mère, qu’ils n’auraient pu
s’aimer tous davantage.

Par-dessus tous les autres, le seigneur de Montauban était celui qui
comblait le plus Roger de louanges et de caresses. Non seulement il
avait déjà éprouvé les armes à la main sa force et sa vaillance, mais il
le trouvait affable et bon plus que chevalier qui fût au monde. Il
n’ignorait pas surtout qu’il lui avait de grandes obligations.

Il savait qu’il avait délivré d’un grave péril Richardet surpris la nuit
par le roi d’Espagne dans le lit de sa fille; il savait aussi, comme je
vous l’ai déjà raconté, qu’il avait tiré les deux fils du duc de Beuves
des mains des Sarrasins et des malandrins aux ordres du Mayençais
Bertolas.

Cette dette lui faisait un devoir de l’aimer et de l’honorer, et il
avait un vrai chagrin de ne pas avoir pu le faire déjà quand ils étaient
l’un à la cour du roi d’Afrique, l’autre au service du roi Charles.
Maintenant qu’il l’a retrouvé, et qu’il est devenu chrétien, Renaud est
heureux de faire ce qu’il n’a pu faire encore.

Le paladin courtois combla Roger d’offres et de caresses. L’ermite avisé
saisit avec empressement l’occasion de cette affection naissante; il
leur dit: «--Il reste encore quelque chose à faire entre vous, et
j’espère l’obtenir sans difficulté, maintenant que vous êtes amis. Les
liens doivent encore se resserrer entre vous,

«Afin que de deux races illustres, et qui n’ont pas leur égale dans le
monde, naisse une lignée qui jette encore plus d’éclat que le soleil
quand il poursuit son cours, et qui, brillant toujours d’un lustre de
plus en plus vif, durera--selon ce que Dieu, qui ne veut rien vous
céler, me le dévoile--tant que les cieux rouleront dans leur orbite
habituel.--»

Le saint vieillard poursuit son discours, et fait si bien qu’il persuade
à Renaud de donner Bradamante à Roger, bien que ni l’un ni l’autre ne
l’en ait prié. Olivier et le prince d’Anglante louent beaucoup ce
projet; ils espèrent qu’Aymon et Charles l’approuveront; ils ajoutent
que l’intérêt de la France entière l’exige.

Ils parlaient ainsi, ignorant qu’Aymon, avec l’assentiment du fils de
Pépin, avait écouté ces jours derniers les propositions de l’empereur
grec Constantin, qui lui avait fait demander la main de sa fille pour
son fils Léon, héritier de ses vastes États. Le jeune homme, ayant
entendu parler de la vaillance de Bradamante, s’en était épris sans
l’avoir vue.

Aymon avait répondu qu’il ne pouvait pas conclure seul cette affaire, et
qu’il voulait auparavant en parler à son fils Renaud, alors absent de la
cour. Il ne mettait pas en doute que Renaud ne se montrât flatté d’une
telle alliance; cependant, à cause de la déférence profonde qu’il lui
portait, il ne voulait rien résoudre sans lui.

Pendant ce temps, Renaud loin de son père, et ignorant la démarche de
l’empereur d’Orient, promit sa sœur à Roger, sur les instances de
l’ermite, et après avoir pris l’avis de Roland et de ses autres
compagnons. Il croit que cette alliance ne peut qu’être très agréable à
Aymon.

Pendant tout ce jour-là, et une grande partie du jour suivant, ils
restèrent auprès du sage anachorète, oubliant presque de regagner leur
navire, bien que le vent fût propice à leur voyage. Mais le nocher,
qu’un tel retard commençait à inquiéter, leur ayant envoyé messager sur
messager pour presser leur départ, force leur fut enfin de se séparer de
l’ermite.

Roger, qui avait passé tout le temps de son exil sans mettre les pieds
hors de l’écueil, prit congé du maître vénérable qui lui avait enseigné
la vraie Foi. Roland lui ceignit lui-même son épée, et lui rendit les
armes d’Hector, ainsi que le bon Frontin, autant pour lui donner un
témoignage de son amitié, que parce qu’on lui avait appris que ces
objets avaient appartenu auparavant à Roger.

Et bien qu’il eût des droits plus légitimes sur l’épée enchantée,
attendu qu’il l’avait jadis enlevée au risque de grands périls, dans le
redoutable jardin de Falérine, tandis qu’elle avait été simplement cédée
à Roger en même temps que Frontin par celui qui la lui avait dérobée, il
la lui donna volontiers avec les autres armes, quand celui-ci la lui
demanda.

Ayant reçu la bénédiction du saint vieillard, ils retournèrent enfin au
navire, et mirent les rames à l’eau et les voiles au vent. Le temps leur
fut si favorable, qu’ils n’eurent besoin ni de vœux ni de prières pour
aborder au port de Marseille. Ils doivent y rester assez longtemps pour
que j’aie moi-même le temps d’y conduire le glorieux duc Astolphe.

Quand Astolphe eut appris la victoire sanglante et douloureuse de
Roland, il comprit que la France pourrait désormais être à l’abri des
attaques de l’Afrique, et il songea à renvoyer le roi des Nubiens, avec
son armée, par le même chemin qu’il avait suivi pour venir avec elle
assiéger Biserte.

Le fils d’Ogier avait déjà renvoyé en Afrique la flotte avec laquelle il
avait mis en pièces l’armée païenne. Astolphe avait alors produit un
nouveau miracle. Aussitôt que l’armée mauresque eut quitté les navires,
le duc remit chaque carène, chaque proue et chaque poupe dans son
premier état, c’est-à-dire qu’il les changea en feuilles. Puis vint le
vent qui les emporta dans les airs comme une chose légère, et les fit
promptement disparaître.

Qui à pied et qui à cheval, tous les escadrons nubiens quittèrent
l’Afrique. Mais auparavant, Astolphe remercia vivement Sénapes de lui
être venu en aide de sa personne et avec toutes ses forces. Astolphe lui
donna à emporter le terrible vent d’Austral, renfermé dans l’outre.

Je veux parler du vent du midi qui d’habitude soulève avec une telle
rage les sables du désert, qu’il les fait se dresser comme des vagues
jusqu’au ciel où il fait monter une fine poussière. Il le leur donna
prisonnier dans l’outre, afin qu’ils l’emportassent avec eux, et qu’il
ne pût leur nuire. Une fois arrivés dans leurs pays, ils pourraient
rendre la liberté à leur prisonnier.

Turpin raconte comment, arrivés aux défilés de l’Atlas, tous les chevaux
des Nubiens redevinrent en un instant des rochers, de sorte que l’armée
dut s’en retourner comme elle était venue. Mais il est temps désormais
qu’Astolphe passe en France. Dès qu’il eut pourvu à la sûreté des
principales villes du pays maure, il fit déployer les ailes de
l’hippogriffe.

D’un battement d’ailes il vola en Sardaigne; de Sardaigne, il passa en
Corse; puis il plana sur la mer, appuyant légèrement à main gauche. Il
arrêta enfin la course de sa légère monture sur les bords marécageux de
la riche Provence, où il fit ce que le saint évangéliste lui avait
recommandé au sujet de l’hippogriffe.

Le saint évangéliste lui avait ordonné, une fois arrivé en Provence, de
ne plus lui faire sentir l’éperon, et de ne pas le soumettre plus
longtemps à la selle et au frein, mais de lui donner la liberté. Déjà,
depuis son retour du divin lieu qui s’enrichit de tout ce que nous
perdons, Astolphe avait vu son cor perdre tous ses sons rauques, du
moment où il avait quitté le paradis terrestre pour rentrer dans un air
plus lourd, et devenir muet.

Astolphe vint à Marseille, juste le jour de l’arrivée de Roland,
d’Olivier, du sire de Montauban, du brave Sobrin et du non moins brave
Roger. Le souvenir de leur compagnon défunt empêchait les paladins de se
réjouir de leur victoire comme ils auraient dû le faire.

Charles avait reçu, de Sicile, avis de la mort des deux rois, et de la
prise de Sobrin. Il avait appris aussi la perte de Brandimart, ainsi que
le retour de Roger. Il avait le cœur joyeux, et éprouvait un grand
soulagement de sentir ses épaules allégées du grand poids qui les avait
fait si longtemps ployer.

Pour faire honneur aux cinq guerriers, le meilleur appui du saint
empire, Charles convoqua sur les bords de la Saône toute la noblesse du
royaume, à la tête de laquelle il voulut les recevoir. Il sortit hors
des murs, avec sa plus belle bannière, entouré de rois et de ducs, et
accompagné de son épouse qui était escortée d’une suite nombreuse de
belles et nobles damoiselles.

L’empereur aborda d’un air joyeux et ouvert les paladins, leurs amis et
leurs parents. La noblesse et le peuple les comblèrent de marques de
respect et de sympathie; et l’on acclamait les noms de Montgraine et de
Clermont. Après les premiers embrassements, Renaud, Roland et Olivier
présentèrent Roger à leur maître.

Ils lui racontèrent qu’il était fils de Roger de Risa, et l’égal de son
père par la vaillance. Nos escadrons connaissaient du reste sa force et
son courage. En ce moment parurent Bradamante et Marphise, les deux
nobles et belles compagnes. Marphise courut embrasser son frère Roger;
l’autre damoiselle l’aborda avec plus de retenue.

L’empereur fit remonter à cheval Roger qui en était descendu par
respect, et le fit marcher à ses côtés, ne laissant échapper aucune
occasion de l’honorer. Il savait bien qu’il s’était rangé à la vraie
Foi; il en avait eu l’assurance par les chevaliers dès leur arrivée.

Ils rentrèrent tous ensemble dans la ville où les attendait un véritable
triomphe; les rues étaient jonchées de verdure, et tendues de riches
tapis; une pluie de fleurs retombait de toutes parts sur les vainqueurs,
jetées à pleines mains par les dames et les damoiselles, du haut des
balcons et des fenêtres.

A chaque carrefour, des chœurs célébraient leur gloire; ils passèrent
sous des arcs de triomphe et des trophées improvisés, où était
représentée la prise de Biserte, ainsi que d’autres faits d’armes. En
d’autres endroits, on avait dressé des théâtres en plein vent où l’on se
livrait à divers jeux de mimique et de spectacles variés; partout se
voyait cette inscription: Aux libérateurs de l’empire!

Ce fut au son des trompettes retentissantes, des clairons, et de toutes
sortes d’instruments, au milieu des rires et des applaudissements, de la
joie et de la faveur du peuple dont le cortège avait peine à percer la
foule, que le magnanime empereur descendit au palais. Là, pendant
plusieurs jours, les tournois, les spectacles, les danses et les
banquets partagèrent les loisirs de l’illustre compagnie.

Un jour Renaud fit savoir à son père son intention de donner sa sœur à
Roger. Il lui dit qu’il lui en avait fait la promesse en présence de
Roland et d’Olivier, qui étaient comme lui d’avis qu’on ne pouvait
trouver, en fait de noblesse de race et de vaillance, une alliance non
seulement égale, mais meilleure.

Aymon écouta son fils avec quelque dédain; il s’étonna de ce qu’il eût
osé marier sa fille sans en conférer avec lui. Il lui dit qu’il avait
décidé qu’elle serait la femme du fils de Constantin, et non de Roger,
lequel non seulement ne possédait pas de royaume, mais n’avait chose au
monde dont il pût dire: Ceci est à moi. Il ajouta qu’il prisait peu la
noblesse et le courage sans la richesse.

Béatrix, la femme d’Aymon, blâma bien davantage son fils, et le traita
d’insolent. Elle s’opposa ouvertement et secrètement à ce que Bradamante
devînt la femme de Roger, car elle poussait de tout son pouvoir à en
faire une impératrice du Levant. Renaud, de son côté, s’obstinait, ne
voulant pas manquer d’un iota à sa parole.

La mère, qui croyait que sa magnanime fille n’aurait d’autre volonté que
la sienne, l’engage à dire hautement qu’elle aimerait mieux mourir que
de devenir la femme d’un pauvre chevalier; elle ne la reconnaîtrait plus
jamais pour sa fille, si elle supportait l’injure que lui fait son
frère. Qu’elle ne craigne donc pas de dire non, et qu’elle se rassure;
Renaud ne pourra la forcer.

Bradamante se tait; elle n’ose pas contredire sa mère, car elle a pour
elle un tel respect, qu’elle ne pourrait songer un instant à lui
désobéir. D’un autre côté, il lui semblerait commettre un crime si elle
avait l’air de consentir à ce qu’elle ne veut pas faire. Elle ne veut
pas parce qu’elle ne peut pas. Aymon lui a enlevé le pouvoir de disposer
peu ou prou d’elle-même.

Elle n’ose ni dire non, ni se montrer satisfaite. Elle se contente de
soupirer sans répondre. Mais quand elle est seule, et que personne ne
peut la voir, ses yeux répandent des torrents de larmes. Elle se frappe
la poitrine, et déchire sa belle chevelure blonde, et se parle ainsi
tout en pleurant:

«--Hélas! puis-je vouloir le contraire de celle qui doit posséder tout
pouvoir sur ma volonté? J’aurais la volonté de ma mère en si petite
estime, que je la ferais passer après ma propre volonté? Ah! quelle
faute plus grave une damoiselle peut-elle commettre? quel blâme plus
grand peut-elle encourir, que de prendre un mari contre la volonté de
ceux auxquels elle doit obéissance?

«Ah! malheureuse! la piété filiale pourra-t-elle m’amener à
t’abandonner, ô mon Roger, et faire que je me livre à de nouvelles
espérances, à de nouveaux désirs, à un nouvel amour? Ou bien, oubliant
le respect et la soumission que les bons fils doivent aux bons parents,
ne dois-je considérer que mon bien, que ma joie, que mon affection?

«Je connais, hélas! ce que j’ai à faire; je sais quel est le devoir
d’une honnête fille; je le sais, mais à quoi cela me sert-il, si la
raison a moins de pouvoir que mes sens; si Amour la repousse et lui
impose silence; s’il ne me laisse pas disposer de moi autrement que
selon son bon plaisir, et s’il ne me laisse dire ou faire que selon ce
qu’il fait ou dit lui-même?

«Je suis la fille d’Aymon et de Béatrice, et je suis, malheureuse,
esclave d’Amour. Si je viens à faillir, je puis espérer trouver pardon
et pitié auprès de mes parents. Mais si j’offense l’Amour, qui pourra
détourner de moi sa juste fureur? Voudra-t-il seulement écouter une
seule de mes excuses, et ne me fera-t-il pas promptement mourir?

«Hélas! j’ai longtemps cherché à amener Roger à la vraie Foi, et je l’y
ai enfin amené. Mais à quoi cela me sert-il, si ma bonne action ne
profite qu’aux autres? Ainsi l’abeille renouvelle chaque année son miel,
mais non pour elle, car elle n’en jouit jamais. Mais je mourrai plutôt
que de prendre pour mari un autre que Roger.

«Si je n’obéis pas à mon père, ni à ma mère, j’obéirai à mon frère qui
est beaucoup plus sage qu’eux, car l’âge n’a pas affaibli sa raison. Il
y a encore Roland qui approuve Renaud. Je les ai l’un et l’autre pour
moi. Le monde les honore et les craint plus que tous nos autres
chevaliers ensemble.

«Si chacun les regarde comme la fleur, comme la gloire et la splendeur
de la maison de Clermont; si chacun les met autant au-dessus de tous que
le front est supérieur au pied, pourquoi souffrirais-je qu’Aymon
disposât de moi, plutôt que Renaud et le comte? Je ne dois pas y
consentir; d’autant plus que tout n’est encore qu’un projet avec le
prince de Grèce, tandis que j’ai été promise à Roger.--»

Si la dame s’afflige et se tourmente, l’esprit de Roger n’est pas plus
tranquille. Bien que la nouvelle ne soit pas encore connue dans la
ville, elle n’est pas un secret pour lui. Il s’en prend à la fortune qui
s’oppose à son bonheur. Elle ne lui a cependant donné ni richesse, ni
royaume, alors qu’elle s’est montrée si large envers des milliers de
gens indignes de ses faveurs.

De tous les autres biens que la nature donne ou que l’on acquiert par le
travail, il se voit aussi bien partagé que qui que ce soit au monde. Sa
beauté l’emporte sur toutes les autres; il est rare qu’il trouve
quelqu’un capable de résister à sa force; à nul autre que lui n’est dû
le prix de la magnanimité et de la grandeur d’âme.

Mais le vulgaire, qui est en somme l’arbitre des honneurs, les refuse ou
les donne comme il lui plaît. Et sous ce nom de vulgaire je ne veux
excepter personne, si ce n’est les hommes de bon sens, car ce n’est pas
d’eux que les papes, les rois et les empereurs obtiennent leur sceptre.
Mais la prudence et le bon sens sont des grâces que le ciel n’accorde
qu’à peu de gens.

Le vulgaire, pour dire toute ma pensée, qui n’honore absolument que la
richesse, ne voit rien de plus admirable au monde; il n’estime, il
n’apprécie aucune autre chose, ni la beauté, ni la vaillance, ni la
force corporelle, ni l’adresse, ni la vertu, ni l’esprit, ni la bonté,
et plus encore dans le cas dont il s’agit ici que le reste du temps.

Roger disait: «--Bien qu’Aymon soit disposé à faire de sa fille une
impératrice, la chose ne sera pas terminée de sitôt avec Léon. J’ai bien
encore un an devant moi. J’espère d’ici là avoir détrôné Léon et son
père, et quand je leur aurai pris leur couronne, je ne serai plus un
gendre indigne d’Aymon.

«Mais si, comme il l’a dit, il donne sans retard sa fille au fils de
Constantin; s’il n’a aucun égard pour la promesse qui m’a été faite par
Renaud et par son cousin Roland, promesse faite en présence du saint
vieillard, du marquis Olivier et du roi Sobrin, que ferai-je?
Souffrirai-je une si grave offense, ou mourrai-je plutôt que de la
souffrir?

«Hélas! que ferai-je? Est-ce contre le père de Bradamante que je me
vengerai de cet outrage? Je ne vois pas que je sois prêt à le faire, et
je suis à me demander si je serai sage ou fou en le tentant. Mais
supposons que je mette à mort l’inique vieillard et toute sa famille,
non seulement cela ne m’avancera pas beaucoup, mais cela sera au
contraire un nouvel obstacle à mon désir.

«Mon intention a toujours été et est toujours de me faire aimer par ma
belle dame, et non de me rendre odieux à ses yeux. Mais si je tue Aymon,
ou si je trame quelque chose contre son frère ou les siens, ne lui
donnerai-je pas le droit de me traiter d’ennemi, et de ne plus vouloir
être ma femme? Que dois-je donc faire? Dois-je souffrir ce mariage? Ah!
non, par Dieu! plutôt mourir!

«Mais je ne veux pas mourir; il est bien plus juste que ce soit ce Léon
qui meure, lui qui est venu troubler toute ma joie. Je veux qu’il meure,
lui et son injuste père. La belle Hélène n’aura pas coûté autant à son
amant troyen, ni Proserpine à Pirithoüs, que mon ressentiment ne coûtera
au père et au fils.

«Est-il possible, ô ma vie, qu’il ne t’en coûte rien d’abandonner ton
Roger pour ce Grec? Ton père pourra-t-il te décider à l’accepter, même
quand il aurait tous tes frères pour lui? Mais je tremble que tu
préfères contenter Aymon plutôt que moi, et qu’il te paraisse plus
agréable d’avoir un César pour mari, qu’un simple chevalier.

«Quoi! il serait possible qu’un nom royal, qu’un titre d’impératrice,
que la grandeur et la pompe des cours en vinssent à corrompre assez
l’âme élevée, la grande vaillance, la haute vertu de ma Bradamante, pour
que j’aie à craindre qu’elle manque à sa promesse, à sa foi donnée?
Hésiterait-elle à rompre avec Aymon, plutôt que de démentir ce qu’elle
m’a juré?--»

Roger se parlait ainsi souvent à lui-même, et parfois il parlait assez
haut pour que ses paroles fussent entendues par ceux qui passaient près
de lui. De sorte que plus d’une fois elles furent rapportées à celle
pour qui il souffrait si cruellement, et Bradamante ne souffrait pas
moins de l’entendre ainsi se plaindre, que de ses propres tourments.

Mais ce qui l’afflige encore plus que la douleur de Roger, c’est
d’apprendre les craintes qu’il a d’être abandonné par elle pour ce
prince grec. Afin de le réconforter, et pour lui enlever cette erreur de
l’esprit, elle lui fait transmettre ces paroles par une de ses fidèles
suivantes:

«--Roger, telle j’ai toujours été, telle je veux être jusqu’à la mort et
au delà, s’il est possible. Qu’Amour me soit favorable ou ennemi, que la
Fortune m’élève ou m’abaisse sur sa roue, ma fidélité sera comme
l’écueil battu de tous côtés par les vents et la mer; jamais la bonace
ou la tempête ne pourront l’ébranler; elle restera éternellement debout.

«Le ciseau de plomb ou la lime pourront tailler le diamant en formes
variées, avant que les coups de la Fortune, ou que la colère de l’Amour,
aient dompté mon cœur constant, et l’on verra les fleuves troublés et
bruyants remonter vers leur source au sommet des Alpes, avant que mes
pensées, quoi qu’il arrive de bon ou de mauvais, aient changé de
direction.

«C’est à vous, Roger, que j’ai donné le souverain empire sur mon âme, et
cet empire est plus fort qu’on ne croit. Quant à moi, je sais bien que
jamais foi plus sincère ne fut jurée à l’avènement d’un prince; je sais
bien que roi ni empereur au monde ne peut compter sur une plus grande
fidélité; vous n’avez pas besoin de faire creuser un fossé, ni de faire
élever des tours, pour être sûr que personne ne viendra vous l’enlever.

«Sans que vous ayez à payer des gardiens pour la défendre, elle
résistera à tous les assauts. Il n’y a pas de richesse capable de la
faire capituler, et un cœur noble ne s’achète pas à vil prix. Je ne
connais pas de couronne royale sur laquelle je voulusse seulement
abaisser mes yeux, ni de beauté assez puissante sur mon âme, pour me
plaire plus que la vôtre.

«Vous n’avez pas à craindre que mon cœur puisse recevoir une nouvelle
image. La vôtre y est si profondément gravée, qu’elle ne peut en être
effacée. Je n’ai pas un cœur de cire, et j’en ai donné la preuve. Amour
peut le frapper cent fois pour une, avant d’en enlever une parcelle,
alors que votre image y est peinte.

«L’ivoire, les pierreries et les pierres qui résistent le mieux à la
taille peuvent être brisés, mais ne peuvent recevoir une autre forme que
celle qu’ils ont primitivement reçue. Mon cœur est aussi résistant que
le marbre, et le fer ne peut l’entamer. Amour le briserait plutôt que
d’y graver d’autre image que la vôtre.--»

Elle ajoutait à ces douces protestations d’autres paroles pleines
d’amour, d’assurances de fidélité, et de nature à le réconforter et à le
rendre mille fois à la vie s’il l’eût perdue mille fois. Mais au moment
où ses espérances semblaient devoir toucher au port, elles furent
ressaisies par une nouvelle tempête plus impétueuse et plus sombre, et
rejetées au large, loin du rivage.

Bradamante, désireuse de faire encore plus qu’elle n’a dit, et rappelant
dans son cœur sa fermeté habituelle, laisse de côté tout respect des
convenances. Elle se présente un jour à Charles, et dit: «--Si jamais
j’ai accompli quelque action qui ait paru bonne et utile à Votre
Majesté, je la prie de ne pas me refuser une grâce.

«Et avant que je lui exprime plus expressément ce que je désire d’elle,
je veux qu’elle m’engage sa parole royale de m’accorder cette grâce;
elle verra ensuite combien ma demande est juste et loyale.--» Charles
lui répondit: «--O jeune fille que j’aime, ta vertu doit te faire
obtenir ce que tu demandes. Je jure de te satisfaire, quand bien même tu
me demanderais la moitié de mon royaume.--»

«--La grâce que je réclame de Votre Altesse--dit la damoiselle--c’est de
ne pas permettre qu’on me marie à quiconque n’aura pas montré qu’il est
plus vaillant que moi sous les armes. Celui qui me voudra pour femme,
devra d’abord se mesurer avec moi, l’épée ou la lance à la main. Le
premier qui me vaincra, m’obtiendra; quant à ceux qui seront vaincus,
ils iront chercher compagne ailleurs.--»

L’empereur, le visage joyeux, répond que la demande est bien digne
d’elle. Il lui dit de se rassurer, qu’il sera fait comme elle le désire.
Cette entrevue ayant eu lieu en public, le bruit ne tarde pas à s’en
répandre, et parvient le jour même aux oreilles de Béatrix et du vieux
Aymon.

Tous deux sont saisis d’une grande indignation, d’une grande colère
contre leur fille; ils voient bien, par cette demande, qu’elle songe
plus à Roger qu’à Léon. Aussi, pour l’empêcher de mettre son projet à
exécution, ils usèrent de ruse pour l’entraîner loin de la cour, et la
conduisirent avec eux à Rochefort.

C’était une forteresse que Charles avait donnée quelques jours
auparavant au duc Aymon, et située entre Perpignan et Carcassonne, sur
un point important du littoral. Là, ils la retinrent prisonnière, dans
l’intention de l’envoyer au bout de quelque temps dans le Levant. De
cette façon, qu’elle le voulût ou non, elle serait forcée de renoncer à
Roger et de prendre Léon.

La vaillante dame, qui n’était pas moins modeste que forte et
courageuse, bien qu’il n’y eût pas de gardes autour d’elle pour
l’empêcher de franchir les portes du castel, se tenait soumise aux
ordres de son père. Mais elle était fermement résolue à souffrir la
prison et la mort, à supporter toutes les tortures, plutôt que de
renoncer à Roger.

Renaud, qui voit que sa sœur lui a été enlevée des mains par ruse, et
qui comprend qu’il ne pourra plus disposer d’elle, et que c’est en vain
qu’il aura engagé sa promesse à Roger, se plaint à son père, et lui
adresse de vifs reproches, oubliant jusqu’au respect filial. Mais Aymon
se soucie peu de ses paroles, et veut disposer de sa fille selon sa
volonté.

Roger, informé de tout cela, craint de perdre sa dame, et de la voir
tomber, par force ou autrement, au pouvoir de Léon, si ce dernier reste
plus longtemps vivant. Sans en parler à personne, il prend la résolution
de le faire périr, et d’Auguste qu’il est déjà, de le rendre Divin. Si
rien ne vient tromper son espoir, il compte enlever, à son père et à
lui, la vie et le trône tout ensemble.

Il se revêt des armes qui ont appartenu jadis au Troyen Hector, et tout
récemment à Mandricard. Il fait mettre la selle au brave Frontin, et
change lui-même de cimier, d’écu et de soubreveste. Il répugne à
prendre, pour tenter cette entreprise, l’aigle blanche sur fond d’azur.
Il fait mettre sur son écu une licorne, blanche comme lys, sur champ de
gueule.

Parmi ses écuyers, il choisit le plus fidèle, et ne veut pas permettre
que d’autres l’accompagnent. Il lui fait jurer de ne jamais révéler à
qui que ce soit qu’il est Roger. Il passe la Meuse et le Rhin, franchit
l’Autriche et la Hongrie, et chevauche le long de la rive droite du
Danube, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à Belgrade.

Il descend le fleuve jusqu’à l’endroit où la Sarre vient s’y jeter pour
se précipiter avec lui dans la mer. Là, il aperçoit de nombreuses
troupes campées sous des tentes où flotte l’étendard impérial. C’est
l’armée de Constantin qui veut reprendre Belgrade que les Bulgares lui
ont enlevée. Constantin commande en personne; il a près de lui son fils,
et la plus grande partie des forces de l’empire grec.

L’armée des Bulgares occupe Belgrade; une partie est campée hors la
ville, sur la colline dont le pied est baigné par le fleuve, et fait
front aux troupes grecques. Les deux armées vont boire dans la Sarre. Au
moment où Roger arriva, les Grecs s’apprêtaient à jeter un pont sur le
fleuve, et les Bulgares se tenaient prêts à les en empêcher. Une
escarmouche très vive était engagée entre les deux armées.

Les Grecs étaient quatre contre un, et avaient des bateaux et des ponts
pour jeter sur la rivière. Ils avaient fait semblant de vouloir passer
de force sur la rive gauche. Pendant ce temps, Léon, se dissimulant,
avait remonté le fleuve, après avoir fait un grand détour, avait jeté
des ponts à la hâte, et était passé sur l’autre rive.

A la tête d’une nombreuse troupe de gens à pied et à cheval--il n’en
avait guère moins de vingt mille--il avait redescendu la rivière, et
était tombé impétueusement sur le flanc des ennemis. Aussitôt que
l’empereur voit paraître son fils sur la rive gauche du fleuve, il fait
à son tour jeter des ponts et des bateaux, et passe de l’autre côté avec
toute son armée.

Vatran, roi des Bulgares, guerrier prudent et courageux, s’efforce en
vain de repousser une attaque si imprévue. Soudain, Léon, le saisissant
dans sa robuste main, le fait tomber de cheval, et comme il ne veut pas
se rendre prisonnier, il est tué de mille coups d’épée.

Jusque-là, les Bulgares avaient tenu tête à l’ennemi; mais quand ils se
virent privés de leur chef; quand ils se sentirent pressés de toutes
parts, ils se hâtèrent de tourner les épaules au lieu du visage. Roger
qui s’avançait mêlé aux Grecs, et qui voit cette défaite, sans plus
réfléchir, se dispose à secourir les Bulgares, par la seule raison qu’il
hait Constantin et plus encore Léon.

Il éperonne Frontin, qui semble courir comme le vent, et dépasse tous
les autres cavaliers. Il arrive parmi les fuyards qui, délaissant la
plaine, se réfugiaient sur la colline. Il en arrête un grand nombre, les
fait revenir contre l’ennemi, et, baissant sa lance, il fond sur les
Grecs avec un air si terrible, que Mars et Jupiter en tremblent jusque
dans les profondeurs du ciel.

Il aperçoit en avant de tous un chevalier, dont les riches vêtements
tout brodés d’or et de soie annoncent un prince illustre. C’était le
neveu de Constantin, par sa sœur, et il ne lui était pas moins cher que
son fils. Roger brise son écu et son haubert comme du verre et sa lance
ressort d’une palme derrière son dos.

Il le laisse mort, et tire Balisarde. Il se précipite sur la troupe la
plus rapprochée; il frappe indifféremment tout ce qui se trouve devant
lui; à l’un il tranche, à l’autre il fend la tête; il plonge son épée
dans la poitrine de celui-ci, dans le flanc de celui-là, dans la gorge
de cet autre. Il taille les bustes, les bras, les mains, les épaules, et
le sang, comme un ruisseau, court dans la vallée.

A la vue des coups qu’il porte, personne ne lui oppose plus la moindre
résistance, tellement chacun en est épouvanté. Aussi la face du combat
change soudain. Les Bulgares, retrouvant leur ardeur, cessent de fuir et
donnent la chasse aux Grecs. En un moment le désordre est au comble
parmi ces derniers, et l’on voit fuir leurs étendards.

Léon, César-Auguste, voyant les siens fuir, s’était réfugié sur une
éminence du haut de laquelle il pouvait tout voir. Triste et surpris, il
arrête ses regards sur le chevalier qui avait occis tant de ses gens,
qu’à lui seul, il aurait détruit tout le camp. Bien qu’il soit la cause
de son désastre, il ne peut s’empêcher de l’admirer, et de lui accorder
le prix de vaillance.

A son enseigne, à sa soubreveste, à ses armes brillantes et enrichies
d’or, il comprend bien que si ce guerrier est venu en aide à ses
ennemis, ce n’est point par intérêt pour eux. Cloué par l’admiration, il
regarde ses gestes surhumains, et parfois il pense que Dieu, si souvent
offensé par les Grecs, a détaché de ses chœurs célestes un ange chargé
de les châtier.

En homme de cœur généreux et élevé, loin de le prendre en haine comme
beaucoup d’autres l’auraient fait à sa place, il s’enthousiasme de sa
vaillance; il regretterait de le voir blesser; il aimerait mieux voir
mourir six des siens, ou perdre une partie de son royaume, que de voir
tomber un si digne chevalier.

De même que l’enfant, lorsque sa mère irritée le bat et le repousse loin
d’elle, ne va pas demander appui à sa sœur ni à son père, mais revient à
sa mère et l’embrasse doucement, ainsi Léon, bien que Roger lui ait
anéanti ses premiers escadrons, et menace d’anéantir les autres, ne peut
le haïr, car la haute vaillance du chevalier l’invite bien plus à
l’aimer que ses funestes exploits ne le portent à le haïr.

Mais si Léon admire Roger et se sent porté à l’aimer, il ne me paraît
pas qu’il soit payé de retour, car Roger le hait et ne désire qu’une
chose, lui donner la mort de sa main. Il le cherche longtemps des yeux,
et demande à chacun de le lui montrer; mais le Grec, en homme avisé et
prudent, ne se hasarde pas à l’affronter.

Léon, pour ne pas laisser périr complètement ses gens, fait sonner la
retraite; il envoie un message à l’empereur pour le prier de faire
repasser le fleuve, alors que la retraite n’est pas encore coupée.
Lui-même, avec tous ceux qu’il peut rassembler, se hâte de regagner le
pont sur lequel il était passé.

De nombreux prisonniers restèrent au pouvoir des Bulgares, sans compter
les morts qui couvraient la colline jusqu’au fleuve. L’armée des Grecs y
serait restée tout entière, si le fleuve n’avait servi à protéger leur
retraite. Un grand nombre tombèrent de dessus les ponts, et se noyèrent;
beaucoup, sans retourner la tête, s’en allèrent jusqu’à ce qu’ils eurent
trouvé le gué. Beaucoup furent conduits prisonniers à Belgrade.

Ainsi finit la bataille de ce jour, dès le commencement de laquelle les
Bulgares, après la perte de leur chef, auraient éprouvé une honteuse
défaite, si le guerrier à la licorne blanche peinte sur son écu n’avait
vaincu pour eux. Tous se précipitent sur ses pas; tous reconnaissent
qu’ils lui doivent la victoire, et ils lui font joyeuse fête.

L’un le salue, l’autre se prosterne devant lui; celui-ci lui baise la
main, celui-là lui baise le pied. Chacun cherche à se rapprocher le plus
possible de lui, et s’estime heureux de le voir de près et de le
toucher, car il leur semble voir et toucher un être divin et surnaturel.
Tous le prient, avec des cris qui montent jusqu’au ciel, d’être leur
roi, leur capitaine, leur chef.

Roger leur répond de choisir pour leur capitaine et pour leur roi celui
d’entre eux qui leur conviendra le mieux; quant à lui il ne veut ni
bâton de commandement ni sceptre; il ne veut pas non plus entrer dans
Belgrade. Ce qu’il veut, c’est poursuivre Léon Auguste, avant qu’il se
soit éloigné davantage, et qu’il ait repassé le gué. Il ne veut point
perdre sa trace, qu’il ne l’ait rejoint et mis à mort.

Il est venu de plus de mille milles pour cela seul, et non pour autre
chose. Après leur avoir dit cela, il quitte l’armée, et prend sans
retard le chemin par lequel Léon cherche à regagner le pont, dans la
crainte que le passage ne lui soit intercepté. Roger marche sur ses
traces avec une telle rapidité, qu’il part sans prévenir et sans
attendre son écuyer.

Léon a une telle avance dans sa fuite--car c’est bien plutôt une fuite
qu’une retraite--qu’il trouve le passage ouvert et libre. Une fois
passé, il rompt le pont et brûle les bateaux. Roger n’arrive qu’après le
coucher du soleil, et ne sait où se loger. Il continue sa route, à la
clarté de la lune, mais il ne trouve ni castel, ni villa.

Ne sachant où s’arrêter, il chemine toute la nuit sans quitter un seul
instant les arçons. Au lever du jour, il aperçoit à main gauche une cité
où il se propose de s’arrêter toute la journée, afin de laisser reposer
son bon Frontin, à qui il a fait faire, sans le laisser se reposer, ou
sans lui retirer la bride, un si grand nombre de milles dans la nuit.

Le gouverneur de cette cité était Ungiard, sujet de Constantin qui
l’aimait beaucoup. En prévision de cette guerre, il avait rassemblé un
grand nombre de cavaliers et de fantassins. L’entrée de la ville n’étant
point interdite aux étrangers, Roger y pénètre, et la trouve si à son
gré, qu’il estime n’avoir pas besoin de pousser plus avant pour trouver
un endroit meilleur et plus commode.

Vers le soir, arrive à la même auberge que lui un chevalier de Romanie
qui avait assisté à la terrible bataille où Roger était venu en aide aux
Bulgares, et qui avait eu grand’peine à s’échapper de ses mains. Il
avait éprouvé une telle épouvante, qu’il en tremblait encore, et qu’il
croyait voir partout le chevalier de la licorne.

A peine a-t-il vu l’écu, qu’il reconnaît le chevalier qui porte cette
devise pour celui qui a causé la défaite des Grecs, et qui leur a tué
tant de monde. Il court au palais, et réclame une audience du gouverneur
pour une communication importante. Il est introduit sur-le-champ, et il
dit ce que je me réserve de vous dire dans l’autre chant.




CHANT XLV.

ARGUMENT.--Roger, saisi pendant son sommeil, devient le prisonnier de
Théodora, sœur de l’empereur Constantin.--Entre temps, Charles, à la
requête de Bradamante, a fait publier que quiconque voudra l’avoir pour
femme devra se battre avec elle et la vaincre.--Léon, qui a conçu de
l’amitié et de l’estime pour Roger, sans le connaître, le tire de prison
et l’engage à combattre en son nom contre Bradamante. Roger, portant les
insignes de Léon, se bat contre la guerrière. Survient la nuit; Charles
fait cesser le combat et donne Bradamante à celui qu’il croit être Léon.
Roger, désespéré, veut se tuer; mais Marphise va trouver Charles et
empêche ce mariage.


Plus l’on voit l’homme misérable au faîte de la roue mobile de la
Fortune, et plus on est près de le voir les pieds où il avait la tête,
et d’assister à sa chute profonde. Nous en avons pour exemples
Polycrates, le roi de Lydie, Denys et d’autres que je ne nomme pas, et
qui sont passés en un jour du sommet de la Fortune à l’extrême misère.

Par contre, plus l’homme est au bas de cette même roue, et plus il se
trouve près de remonter et de se trouver au faîte. On en a vu qui, après
avoir la tête presque sur le billot, ont donné, quelques jours après,
des lois au monde. Servius, Marius et Ventidius l’ont montré dans
l’antiquité, et, de notre temps, le roi Louis[16];

Le roi Louis, beau-père de mon duc, qui, mis en déroute à Saint-Albin,
tomba entre les griffes de son ennemi, et fut près d’être décapité.
Quelque temps auparavant, le grand Mathias Corvin échappa à un péril
semblable. Cependant, une fois le danger passé, le premier devint roi
des Français, et le second roi des Hongrois.

On voit par ces exemples, dont fourmille l’histoire ancienne et moderne,
que le bien suit le mal et que le mal suit le bien; que le blâme ou la
gloire sont la conséquence l’un de l’autre; et que l’homme ne doit pas
se reposer sur ses richesses, sur son royaume, sur ses victoires, pas
plus qu’il ne doit désespérer dans la fortune contraire, car la roue
tourne toujours.

La victoire que Roger avait remportée sur Léon et sur l’empereur son
père l’avait rendu tellement confiant dans sa fortune et dans sa grande
vaillance, que, sans compagnons pour lui venir au besoin en aide, il
pensait pouvoir traverser seul plus de cent escadrons de cavaliers et de
fantassins, et occire de sa main le fils et le père.

Mais celle qui ne permet pas que l’on escompte ses faveurs, ne tarda pas
à lui montrer qu’elle abat aussi vite qu’elle élève, et qu’elle devient
contraire ou amie avec la même promptitude. Elle le fit reconnaître
précisément par le chevalier qu’il avait forcé à fuir en toute hâte et
qui, pendant la bataille, avait eu grand’peine à s’échapper de ses
mains.

Ce dernier fit savoir à Ungiard que le guerrier qui avait mis en déroute
les gens de Constantin, et qui les avait détruits pour de longues
années, était dans la ville depuis le matin, et qu’il devait y passer la
nuit. Il lui dit qu’il fallait saisir par les cheveux la Fortune qui lui
permettait, sans peine et sans lutte, de rendre un grand service à son
roi; et qu’en faisant le chevalier prisonnier, il permettrait à
Constantin de subjuguer les Bulgares.

Ungiard, par les fuyards qui s’étaient réfugiés dans la ville--et il en
était arrivé une grande quantité, tous n’ayant pas pu passer sur les
ponts--savait quel carnage il avait été fait de l’armée des Grecs qui
avait été à moitié détruite, et comment un seul chevalier avait causé la
déroute d’une des deux armées et le salut de l’autre.

Il s’étonne que ce chevalier soit venu donner lui-même de la tête dans
ses filets, et sans qu’il ait eu la peine de lui donner la chasse. Il
témoigne de sa satisfaction par son air, par ses gestes et par ses
paroles joyeuses. Il attend que Roger soit endormi; puis il envoie sans
bruit des gens chargés de saisir dans son lit le brave chevalier qui
n’avait aucun soupçon.

Roger, accusé par son propre écu, resta prisonnier dans la cité de
Novengrade, aux mains d’Ungiard, homme des plus cruels, et qui se
réjouit fort de cette aventure. Que pouvait faire Roger qui était tout
nu, et qui fut chargé de liens avant même d’être réveillé? Ungiard
dépêche en toute hâte un courrier en estafette, pour annoncer la
nouvelle à Constantin.

Pendant la nuit, Constantin avait fait entièrement évacuer les bords de
la Save par ses troupes, et les avait ramenées avec lui à Beltech, ville
appartenant à son beau-frère Androphile, père du chevalier que Roger,
maintenant prisonnier du féroce Ungiard, avait transpercé de part en
part, comme s’il eût été de cire.

L’empereur avait fait fortifier les remparts et réparer les portes, car
il redoutait une nouvelle attaque des Bulgares, et il craignait qu’ayant
à leur tête un guerrier si redoutable, ils ne fissent plus que de lui
faire peur, et ne détruisissent le reste de son armée. Mais, dès qu’il
apprend que ce guerrier est prisonnier, il ne redoute plus les Bulgares,
quand bien même le monde entier serait avec eux.

L’empereur nage dans une mer de lait; dans sa joie, il ne sait plus ce
qu’il fait. Il affirme d’un air satisfait que les Bulgares sont défaits
d’avance. L’empereur, dès qu’il a appris la capture du guerrier
étranger, est aussi sûr de la victoire que celui qui irait au combat
après avoir fait rompre les bras à son ennemi.

Le fils n’a pas moins sujet que son père de se réjouir; outre qu’il
espère reconquérir Belgrade, et subjuguer tout le pays des Bulgares, il
forme aussi le projet de gagner l’amitié du guerrier étranger et de
l’attacher à son service. Une fois qu’il l’aura pour compagnon d’armes,
il n’enviera ni Renaud ni Roland à Charlemagne.

Mais Théodora est bien loin d’approuver les mêmes sentiments. Roger a
tué son fils en lui plongeant, sous la mamelle, sa lance qui est
ressortie d’une palme derrière l’épaule. Elle se jette aux pieds de
Constantin, dont elle est la sœur, et par les larmes abondantes qui
coulent sur son sein, elle cherche à l’attendrir et à gagner son cœur à
la pitié.

«--Seigneur--lui dit-elle--je ne me lèverai point que tu ne m’aies
accordé de me venger du félon qui a tué mon fils, maintenant que nous le
tenons prisonnier. Outre que mon fils était ton neveu, tu sais combien
il t’aimait, et quelles actions d’éclat il avait accomplies pour toi. Ne
serais-tu pas coupable de ne point tirer vengeance de son meurtrier?

«Prenant notre deuil en pitié, Dieu a permis que ce cruel quittât les
champs et vînt, comme un oiseau, se prendre au vol dans nos filets, afin
que, sur la rive du Styx, mon fils ne reste pas plus longtemps sans
vengeance. Donne-moi ce prisonnier, seigneur, et permets que j’apaise ma
douleur par son supplice.--»

Ainsi elle pleure, ainsi elle se lamente, ainsi elle supplie. Et, bien
que Constantin ait voulu à plusieurs reprises la relever, elle ne veut
point le faire avant qu’il ne lui ait accordé ce qu’elle demande. Ce que
voyant, l’empereur ordonne qu’on aille chercher le prisonnier, et qu’on
le remette aux mains de Théodora.

Pour ne pas la faire attendre, on va, le jour même, chercher le guerrier
de la licorne, et on le remet sans plus de retard aux mains de la
cruelle Théodora. Celle-ci estime que le faire écorcher vif, et le faire
mourir publiquement au milieu des opprobres et des outrages, est une
peine trop douce; elle cherche un supplice plus nouveau et plus atroce.

En attendant, la cruelle femme le fait jeter, les mains, les pieds et le
cou pris dans une lourde chaîne, au fond d’une tour obscure, où
n’entrait jamais le moindre rayon de soleil. Elle lui fit donner pour
toute nourriture un peu de pain moisi; elle le laissa même pendant deux
jours privé de tout aliment. Elle le donna à garder à des gens qui
étaient encore plus disposés qu’elle à le maltraiter.

Ah! si la belle et vaillante fille d’Aymon, si la magnanime Marphise
avaient su que Roger était en prison, torturé de cette façon, l’une et
l’autre auraient risqué leur vie pour le sauver. Pour voler à son
secours, Bradamante aurait fait taire tout respect pour Béatrix et
Aymon.

Cependant Charles, se rappelant la promesse qu’il a faite à Bradamante
de ne pas lui laisser imposer un mari sans que celui-ci ait prouvé qu’il
est supérieur en vaillance et en vigueur, fait annoncer sa volonté à son
de trompe, non seulement à sa cour, mais sur toutes les terres soumises
à son empire. De là, la renommée répand la nouvelle par le monde entier.

Le ban impérial contient l’avis suivant: quiconque prétendra devenir
l’époux de la fille d’Aymon devra lutter contre elle, l’épée à la main,
depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Ce délai passé, si
l’adversaire de Bradamante n’a pas été vaincu, la dame se déclarera,
sans plus de contestation, vaincue par lui, et ne pourra refuser de le
prendre pour mari.

La dame accorde le choix des armes sans s’inquiéter de savoir quels
seront ceux qui le réclameront. Elle pouvait en effet le faire sans
danger, car elle maniait admirablement toutes les armes, soit à cheval,
soit à pied. Aymon, qui ne peut ni ne veut s’opposer à la volonté
royale, est enfin forcé de céder; après avoir longtemps hésité, il
retourne à la cour avec sa fille.

Bien que Béatrix éprouve encore un vif ressentiment contre sa fille,
elle lui fait cependant, par orgueil, revêtir de riches et beaux
vêtements, aux broderies et aux couleurs variées. Bradamante revient
donc à la cour avec son père, mais, n’y retrouvant pas celui qu’elle
aime, la cour est loin de lui paraître aussi belle qu’avant.

De même que celui qui, après avoir vu, en avril et en mai, un beau
jardin tout resplendissant de feuillage et de fleurs, le revoit à
l’époque où le soleil incline ses rayons vers le pôle austral et
raccourcit les jours, et le trouve désert, horrible et sauvage, ainsi,
au retour de Bradamante, la cour, où Roger n’est plus, lui paraît tout
autre que lorsqu’elle l’a quittée.

Elle n’ose demander des nouvelles de Roger, de peur d’augmenter les
soupçons. Mais, sans interroger personne, elle prête l’oreille à tout ce
qu’elle entend dire à ce sujet. Elle apprend qu’il est parti, mais elle
ne peut parvenir à savoir quelle voie il a prise, car en partant il n’a
pas dit un mot à d’autres qu’à l’écuyer qu’il a emmené avec lui.

Oh! comme elle soupire; oh! comme elle tremble en apprenant qu’il s’est
enfui; comme elle a peur qu’il ne s’en soit allé afin de l’oublier!
Voyant qu’il avait Aymon contre lui, et ayant perdu tout espoir de
l’avoir pour femme, ne s’est-il pas éloigné dans l’espérance de se
guérir de son amour?

Peut-être aussi a-t-il formé le projet de chercher une autre dame, dont
l’empire chasse plus vite de son cœur son premier amour. Ne dit-on pas
que c’est ainsi qu’un clou chasse l’autre? Mais en y songeant davantage
Bradamante revoit Roger tel qu’il est, c’est-à-dire plein de la foi
qu’il lui a jurée.

Elle se reproche d’avoir un seul instant prêté l’oreille à cette
supposition injuste et absurde. Ainsi Roger est tour à tour accusé et
défendu par ses propres pensées. Elle écoute l’une et l’autre, et se
livre tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là, sans pouvoir se résoudre à
en adopter une. Cependant elle penche vers celle qui est la plus douce à
son cœur, et elle s’efforce de repousser l’autre.

Parfois aussi, se rappelant ce que Roger lui a dit tant de fois, elle
s’accuse et se repent, comme si elle avait commis une faute grave, de sa
jalousie et de ses soupçons. Comme si Roger était présent, elle se
reconnaît coupable et frappe sa poitrine. «--J’ai commis une
faute--disait-elle--et je le reconnais. Mais celui qui en est la cause a
causé bien plus de mal encore.

«C’est Amour qui en est cause; c’est lui qui m’a imprimé au cœur ta
belle et ravissante image. C’est lui qui t’a donné la vaillance,
l’esprit et la vertu dont chacun parle. Aussi me paraît-il impossible
qu’en te voyant toute dame ou damoiselle ne se sente pas éprise de toi,
et ne mette tout en œuvre pour t’enlever à mon amour et te soumettre au
leur.

«Hélas! qu’Amour n’a-t-il imprimé tes pensées dans les miennes, comme il
y a imprimé ton visage! Je suis bien sûre que je les trouverais telles
que je les crois sans les voir, et que je serais si éloignée d’en être
jalouse, que je ne me ferais pas, comme en ce moment, une pareille
injure, une peine qui non seulement me brise et m’abat, mais qui finira
par me tuer.

«Je ressemble à l’avare dont les pensées sont tellement tournées vers le
trésor qu’il a enfoui, qu’il ne peut vivre en paix, et tremble toujours
qu’on le lui ait dérobé. Maintenant que je ne te vois plus, que je ne te
sens plus auprès de moi, ô Roger, la crainte a sur moi plus de pouvoir
que l’espérance. J’ai beau traiter cette crainte de menteuse et la
croire vaine, je ne puis m’empêcher de m’y abandonner.

«Mais ton visage joyeux, maintenant caché à mes regards en je ne sais
quel lieu du monde, ô mon Roger, n’aura pas plus tôt frappé mes yeux de
sa vive lumière, que mes fausses terreurs disparaîtront, ne laissant
plus de place qu’à l’espérance. Ah! reviens à moi, Roger, reviens et
rends-moi l’espérance que la crainte a quasi tuée en mon cœur!

«De même qu’après le coucher du soleil l’ombre s’épaissit et inspire la
terreur, et que, lorsqu’il resplendit de nouveau, les ténèbres diminuent
et toute crainte s’envole; ainsi sans Roger j’éprouve de la peur, et si
je vois Roger la peur s’efface aussitôt. Ah! reviens à moi, Roger;
reviens avant que la crainte n’ait complètement chassé l’espérance!

«De même que, la nuit, la moindre étincelle brille d’une vive lueur, et
s’éteint subitement dès que le jour paraît, ainsi, quand je suis privée
de mon soleil, la peur me montre son spectre hideux. Mais dès qu’il
reparaît à l’horizon, la crainte fuit et l’espérance revient. Reviens,
reviens à moi, ô chère lumière, et chasse la peur malsaine qui me
consume!

«Lorsque le soleil s’éloigne de nous et que les jours se raccourcissent,
la terre perd toutes ses beautés. Les vents frémissent, et portent à
leur suite les glaces et les neiges. Ainsi quand tu détournes de moi tes
doux rayons, ô mon beau soleil, mille terreurs funestes s’abattent sur
moi, et font dans mon cœur un âpre hiver plus d’une fois dans l’année.

«Ah! reviens vers moi, ô mon soleil; reviens, et ramène le doux
printemps si désiré! Viens fondre les glaces et les neiges et rasséréner
mon esprit troublé par de sombres vapeurs!--» Semblable à Progné qui se
lamente, ou à Philomèle qui était allée chercher de la pâture pour ses
petits et qui retrouve le nid vide, ou bien encore à la tourterelle qui
pleure sa compagne perdue,

Bradamante se plaint et se désespère. Elle craint que son Roger ne lui
ait été ravi. Son visage est la plupart du temps baigné de larmes, mais
elle se cache le plus qu’elle peut pour pleurer. Oh! combien elle se
plaindrait davantage si elle savait ce qu’elle ignore; si elle savait
que son époux est en prison, où il endure de cruels tourments, et où il
attend une mort affreuse!

La cruauté dont la méchante vieille use envers le brave chevalier
qu’elle tient prisonnier et qu’elle se prépare à faire mourir au milieu
de tourments nouveaux et de supplices inouïs, parvient enfin, grâce à la
Bonté suprême, aux oreilles du généreux fils de César. Celui-ci ne peut
consentir à laisser périr un guerrier si vaillant, et il forme le projet
de lui venir en aide.

Le généreux Léon qui aime Roger, sans savoir encore que c’est Roger, et
simplement parce qu’il a été touché de cette vaillance qu’il proclame
unique au monde et qui lui semble surhumaine, cherche le moyen de le
sauver. Il ourdit enfin une trame fort habile, et qui lui permettra de
sauver Roger, sans que sa cruelle tante puisse s’en offenser et lui
faire de reproches.

Il va trouver en secret le geôlier de la prison, et lui dit qu’il
voulait voir le chevalier avant que la sentence capitale prononcée
contre lui n’ait reçu son exécution. La nuit venue, il prend avec lui un
de ses plus fidèles serviteurs, plein de force et d’audace, et tout à
fait apte à un coup de main; il s’arrange ensuite de façon que le
geôlier, sans dire à personne qu’il est Léon, vienne lui ouvrir.

Le geôlier, sans prendre aucun de ses acolytes avec lui, conduit
secrètement Léon et son compagnon à la tour où est gardé le malheureux
condamné au dernier supplice. Arrivés dans la tour, et comme le geôlier
leur tourne le dos pour ouvrir la trappe, Léon et son compagnon lui
jettent un nœud coulant autour du cou, et l’étranglent sur l’heure.

Ils ouvrent la trappe, et Léon y descend, suspendu à une corde qu’ils
avaient apportée à cette intention, et tenant à la main une torche
allumée. Il trouve Roger plongé dans une obscurité profonde, enchaîné et
couché sur un grabat baignant à moitié dans l’eau. Ce lieu infect
l’aurait à lui seul fait mourir au bout d’un mois, et même en moins de
temps.

Léon, saisi de grande pitié, embrassa Roger et lui dit: «--Chevalier, ta
haute vaillance m’a lié indissolublement à toi d’une volontaire et
éternelle amitié. Tes intérêts me sont plus chers que les miens, et pour
te sauver j’expose ma propre vie. L’amitié que je porte à mon père et à
toute ma famille passe après ton affection.

«Tu me comprendras mieux quand tu sauras que je suis Léon, fils de
Constantin, et que je viens te sauver, comme tu vois, en personne,
bravant le danger d’être chassé à jamais par mon père, s’il vient à
savoir ce que je fais pour toi. Tu as mis ses gens en déroute et tu lui
en as tué la plus grande partie devant Belgrade; c’est pourquoi il te
hait.--»

Il poursuit en lui disant tout ce qu’il pense de nature à le rappeler à
l’amour de la vie. Pendant ce temps, il le débarrasse de ses chaînes.
Roger lui dit: «--Je vous ai une reconnaissance infinie; cette vie que
vous me donnez, j’entends qu’elle vous soit rendue à quelque heure que
vous la demandiez, et toutes les fois que vous aurez besoin que je
l’expose pour vous.--»

Roger une fois hors de ce cachot obscur, on descendit à sa place le
cadavre du geôlier, sans que Roger ni ses compagnons fussent reconnus
par personne. Léon conduisit Roger dans ses appartements, où il lui
conseilla de rester caché quatre ou cinq jours. Pendant ce temps, il
essaierait de ravoir les armes et le vaillant destrier qu’Ungiard lui
avait enlevés.

Le jour venu, on trouva la prison ouverte, le geôlier étranglé, et l’on
constata la fuite de Roger. Chacun parlait de cet événement; tous
donnaient leur avis, mais pas un ne devina juste. On aurait pensé à tout
le monde, hormis à Léon, qui avait, aux yeux du plus grand nombre, des
motifs pour détruire Roger, et non pour lui venir en aide.

De tant de courtoisie Roger reste si confus, si rempli d’étonnement, et
tellement revenu de la pensée qui l’avait poussé là à une si grande
distance, que, comparant sa nouvelle pensée à la première, il trouve
qu’elles ne se ressemblent aucunement l’une à l’autre. La première
n’était rien que haine, colère, venin; la seconde est pleine de pitié et
d’affection.

Il y pense souvent la nuit, il y pense souvent le jour; il n’a d’autre
souci, d’autre désir que de se libérer de l’immense obligation qu’il a
contractée, par une courtoisie égale sinon plus grande. Il lui semble
que, quand même il consacrerait à servir Léon sa vie tout entière,
longue ou courte, quand même il s’exposerait à mille morts certaines, il
ne pourrait encore assez faire pour s’acquitter.

Cependant la nouvelle du ban qu’avait fait publier le roi de France, et
par lequel il ordonnait que quiconque prétendrait à Bradamante, aurait à
lutter contre elle l’épée et la lance à la main, était parvenue en
Grèce. Cette nouvelle fut si désagréable à Léon, qu’on le vit pâlir en
l’apprenant. Il connaissait en effet sa force, et il savait bien qu’il
ne pourrait pas lutter les armes à la main contre Bradamante.

Après avoir réfléchi, il pensa qu’il pourrait suppléer par une ruse à la
vigueur qui lui faisait défaut. L’idée lui vint de faire combattre,
couvert de ses armes, le guerrier dont il ne savait pas encore le nom,
mais qui lui paraissait pouvoir lutter avantageusement contre n’importe
quel chevalier de France. Il est persuadé que s’il lui confie cette
entreprise, Bradamante sera vaincue par lui et faite prisonnière.

Mais, pour cela, il lui faut deux choses: d’abord faire consentir le
chevalier à cette entreprise, puis le faire entrer dans la lice à sa
place, sans que personne puisse soupçonner la ruse. Il fait appeler
Roger, lui expose le cas, et le prie avec instances de consentir à
combattre sous le nom d’autrui et sous une devise menteuse.

L’éloquence du Grec avait grand pouvoir sur Roger, mais l’obligation que
ce dernier avait à Léon avait plus de puissance encore, car il ne devait
jamais s’en délivrer. Aussi, quoique l’entreprise lui parût dure et
presque impossible, il lui répondit, le visage joyeux mais le cœur
brisé, qu’il était prêt à tout faire pour lui.

A peine a-t-il fait cette promesse, qu’il se sent le cœur frappé d’une
atroce douleur. Elle le ronge jour et nuit; elle le tourmente et
l’afflige, et la mort est sans cesse devant ses yeux. Cependant, il ne
se repent pas de l’avoir faite, car, avant de désobéir à Léon, il
mourrait mille fois pour une.

Il est bien assuré de mourir, car, s’il lui faut renoncer à sa dame, il
doit renoncer aussi à la vie. D’un autre côté, la douleur et l’angoisse
lui viendront en aide pour mourir, et si la douleur et l’angoisse ne
sont pas suffisantes, il s’ouvrira la poitrine de ses propres mains et
s’en arrachera le cœur. Tout lui semble facile, excepté de voir sa dame
n’être pas à lui.

Il est résolu à mourir, mais il ne sait pas encore quel genre de mort il
choisira. Il songe parfois à dissimuler sa force, et à présenter sa
poitrine nue aux coups de la damoiselle; pourrait-il trouver mort plus
heureuse, que celle qu’il recevrait de cette main? Mais il comprend que
s’il ne fait pas tout ce qu’il pourra pour qu’elle devienne la femme de
Léon, il n’aura point payé sa dette de reconnaissance.

Car il a promis d’entrer en champ clos, et de s’y battre contre
Bradamante, mais non pas d’une manière feinte et seulement pour la
forme, ce qui ferait paraître Léon inférieur à son adversaire. Il
tiendra donc ce qu’il a promis; et bien que toutes sortes de pensées
viennent l’assaillir, il les repousse toutes, et ne veut s’arrêter qu’à
une seule, celle qui l’invite à ne point manquer à la foi jurée.

Léon, avec l’autorisation de son père, avait déjà fait préparer ses
armes, ses chevaux, et était parti, emmenant avec lui une suite selon
son rang. Il avait à côté de lui Roger auquel il avait fait rendre ses
armes et Frontin. De journée en journée, ils marchèrent si bien, qu’ils
arrivèrent en France, sous les murs de Paris.

Léon ne voulut pas entrer dans la ville. Il fit dresser ses tentes dans
la campagne, et, le jour même, il fit prévenir par ambassade le roi de
France de son arrivée. Le roi en témoigna sa satisfaction en lui faisant
force présents, et en allant à plusieurs reprises lui rendre visite.
Léon lui exposa le motif de sa venue, et le pria de hâter le combat.

Il le pria de faire descendre au plus tôt dans la lice la damoiselle qui
ne voulait pas avoir un mari moins vigoureux qu’elle, car il était venu
dans l’intention de la conquérir pour femme, ou de recevoir la mort de
sa main. Charles y consentit, et décida que le combat aurait lieu le
jour suivant, hors des portes de la ville, dans une enceinte que l’on
prépara en toute hâte pendant la nuit, sous les remparts.

La nuit qui précéda le jour du combat fut pour Roger semblable à celle
que passe un homme condamné à mourir le lendemain matin. Il avait choisi
de combattre armé de toutes pièces, afin de ne pas être reconnu. Il ne
voulut prendre ni lance, ni destrier, et se contenta de son épée pour
toute arme offensive.

Il ne choisit pas la lance, non qu’il craignît la lance d’or qui avait
appartenu d’abord à l’Argail, puis à Astolphe et que possédait
actuellement Bradamante. C’était cette lance qui faisait vider les
arçons à tous ceux qui en étaient touchés. Personne ne connaissait du
reste ce pouvoir surnaturel; on ignorait même qu’elle fût l’œuvre de la
nécromancie; seul le roi qui l’avait fait faire et qui l’avait donnée à
son fils, l’avait su autrefois.

Astolphe et la dame qui l’avaient portée après l’Argail, ne savaient pas
qu’elle était enchantée; ils attribuaient ses coups merveilleux à leur
propre vigueur, et ils croyaient qu’ils en auraient fait autant avec
toute autre lance. La seule raison qu’eût Roger pour ne pas jouter avec
la lance, fut la crainte de voir son bon Frontin reconnu.

La dame aurait pu facilement le reconnaître en le voyant, car elle
l’avait longtemps monté, et elle l’avait gardé avec elle à Montauban.
Roger qui n’avait d’autre souci, d’autre préoccupation que de n’être pas
reconnu par elle, ne voulut pas prendre Frontin, ni conserver aucune
marque extérieure qui eût pu donner le moindre soupçon.

Il voulut même prendre une autre épée que son épée ordinaire. Il savait
trop bien que, pour résister à Balisarde, toute armure serait comme une
pâte molle, et qu’aucune trempe ne pouvait l’arrêter. Il eut soin encore
d’enlever avec un marteau le tranchant de sa nouvelle épée, afin de la
rendre moins dangereuse. C’est armé de la sorte que Roger, aux premières
lueurs qui pointèrent à l’horizon, entra en champ clos.

Afin qu’on le prît pour Léon, il avait endossé la soubreveste que ce
dernier portait la veille. Sur son écu, peint en rouge, s’étalait
l’aigle d’or à deux têtes. On pouvait d’autant plus facilement s’y
méprendre, que tous deux étaient de même taille et de même grosseur.
Tandis que l’un se montrait avec ostentation, l’autre se dissimulait
avec mille précautions.

Les dispositions de Bradamante étaient bien différentes de celles de
Roger; si ce dernier avait pris la peine de frapper sur le tranchant de
son épée afin de la rendre moins dangereuse, la dame au contraire avait
aiguisé la sienne et n’avait qu’un désir, celui de la plonger dans le
sein de son adversaire, et de lui arracher la vie. Elle aurait voulu que
chaque coup de taille ou de pointe pût pénétrer jusqu’au cœur.

De même qu’en deçà de la barrière, le cheval sauvage et plein de feu,
qui attend le signal du départ, ne peut se tenir tranquille sur ses
pieds, gonfle les narines et dresse les oreilles, ainsi l’impatiente
dame qui ignore qu’elle va combattre contre Roger, attend le signal de
la trompette; elle semble avoir du feu dans les veines, et ne peut
rester en place.

Souvent, après un coup de tonnerre, un vent violent s’élève soudain,
soulevant les vagues de la mer et faisant voler jusqu’au ciel des
tourbillons de poussière; on voit alors fuir les bêtes féroces, les
pasteurs et leurs troupeaux, tandis que les nuées se résolvent en grêle
et en pluie. Ainsi la damoiselle, à peine a-t-elle entendu le signal,
saisit son épée et se précipite sur son Roger.

Mais le chêne antique ou les épaisses murailles d’une tour, ne cèdent
pas davantage sous les efforts de Borée; l’écueil impassible n’est pas
plus ébranlé par la mer en courroux dont les vagues l’assaillent jour et
nuit, que le brave Roger, en sûreté sous les armes que Vulcain donna
jadis à Hector, ne ploie sous la tempête de haine et de colère qui fond
sur ses flancs, sur sa poitrine, sur sa tête.

La damoiselle frappe de taille et d’estoc; elle n’a d’autre
préoccupation que de plonger son fer dans le sein de son adversaire,
afin d’assouvir sa rage. Elle le tâte d’un côté et d’autre, tournant de
çà, de là. Elle se plaint, elle s’irrite de voir qu’elle ne peut aboutir
à rien.

De même que celui qui assiège une cité forte et bien pourvue de fossés
et de murailles épaisses, redouble ses assauts, essaye tantôt d’enfoncer
les portes, tantôt d’escalader les tours élevées, tantôt de combler les
fossés, et voit ses gens tomber morts autour de lui sans qu’il puisse
pénétrer dans la place; ainsi, malgré tous ses efforts, la dame ne peut
ouvrir une seule pièce, une seule maille de son adversaire.

Mille étincelles jaillissent de l’écu, du casque, du haubert, sous les
coups terribles qu’elle porte aux bras, à la tête, à la poitrine, plus
rapides et plus pressés que la grêle qui rebondit sur les toits sonores
des grandes cités. Roger se tient sur la défensive et détourne les coups
avec beaucoup d’adresse, sans riposter jamais.

Tantôt il s’arrête, tantôt il bondit de côté; tantôt il recule, se
couvrant de son écu ou de son épée qu’il oppose sans cesse à l’épée de
son ennemie. Il ne la frappe point, ou s’il la frappe, il a bien soin de
ne l’atteindre que là où il pense lui nuire le moins. La dame, avant que
le jour ne s’achève, n’a d’autre désir que de mettre fin au combat.

Elle se rappelle le ban publié, et s’aperçoit du danger qu’elle court,
si, à la fin du jour, elle n’a pas tué ou fait prisonnier celui qui l’a
provoquée. Déjà Phébus est prêt à plonger sa tête dans les flots par
derrière les colonnes d’Hercule, lorsqu’elle commence à se défier de ses
forces, et à perdre l’espérance.

Mais plus son espérance décroît, plus sa colère augmente, et plus elle
redouble ses bottes furieuses. Elle voudrait mettre en pièces d’un seul
coup ces armes dont elle n’a pu, pendant tout un jour, détacher une
seule maille. C’est ainsi que l’ouvrier en retard pour un travail qu’il
doit livrer, et qui voit venir la nuit, se dépêche en vain, s’inquiète
et se fatigue, jusqu’à ce que les forces viennent à lui manquer en même
temps que le jour.

O malheureuse damoiselle! si tu connaissais celui à qui tu veux donner
la mort; si tu savais que c’est Roger, auquel la trame de ta vie est
attachée; tu voudrais j’en suis sûr te tuer plutôt que d’essayer de le
faire périr, car je sais que tu l’aimes plus que toi-même. Et quand tu
sauras que c’est Roger, tu regretteras, je le sais, les coups que tu lui
portes maintenant.

Charles et la plupart de ceux qui l’entourent, croyant que c’est Léon et
non Roger qui combat, et voyant combien il a déployé de force et
d’adresse contre Bradamante, sans jamais lui porter un coup qui pût la
blesser, changent de sentiment à son égard, et disent: «--Ils se
conviennent bien tous deux, car il est digne d’elle, et elle est digne
de lui.--»

Dès que Phébus s’est tout entier caché dans la mer, Charles fait arrêter
le combat; il décide que la dame doit prendre Léon pour son époux, et
qu’elle ne peut plus refuser. Roger, sans prendre le moindre repos, sans
ôter son casque ou s’alléger d’une seule pièce de son armure, monte sur
une petite haquenée, et se hâte de regagner la tente où Léon l’attend.

Léon se jette à plusieurs reprises au cou du chevalier qu’il accueille
comme un frère. Il lui retire lui-même son casque, et l’embrasse avec de
grands témoignages d’affection: «--Je veux--dit-il--que tu fasses compte
de moi comme de toi; sans jamais me lasser, tu peux disposer de ma
personne et de mes États selon ton désir.

«Je ne vois pas de récompense qui puisse jamais m’acquitter de
l’obligation que je viens de contracter envers toi, quand même je
m’ôterais la couronne de la tête pour la poser sur la tienne.--» Roger,
sous le coup d’une angoisse amère, et maudissant la vie, lui répond à
peine. Il rend à Léon ses insignes, et reprend la devise de la Licorne.

Feignant d’être fatigué et las, il prend congé de lui le plus tôt qu’il
peut, et rentre tout armé dans sa tente, un peu après minuit. Aussitôt
il selle son destrier, et sans se faire accompagner, sans prévenir
personne, il monte à cheval, et prend le chemin qu’il plaît à Frontin de
suivre.

Frontin s’en va tantôt droit devant lui, tantôt faisant de longs
détours. Il franchit les forêts et les champs, emportant son maître qui
passe toute la nuit à se plaindre. Roger appelle la mort, et n’a plus
d’espérance qu’en elle, pour s’affranchir de la douleur qui l’obsède. Il
ne voit que la mort qui puisse mettre fin à son insupportable martyre.

«--Hélas--disait-il--à qui dois-je m’en prendre de la perte de mon
unique bien? contre qui faut-il venger mon injure? mais je ne vois
personne qui m’ait offensé; c’est moi seul qui suis coupable et qui me
suis rendu malheureux. C’est donc contre moi-même que je dois me venger,
car c’est moi qui ai fait tout le mal.

«Cependant si je n’avais nui qu’à moi seul, j’aurais pu peut-être me
pardonner, bien que difficilement. A vrai dire, je ne le voudrais pas.
Mais lorsque Bradamante ressent l’offense autant que moi, je le voudrais
encore moins. Quand je serais assez faible pour me pardonner à moi-même,
je ne puis laisser Bradamante sans être vengée.

«Pour la venger, je dois et je veux de toute façon mourir. Ce n’est pas
cela qui me pèse, car je ne vois pas d’autre soulagement à ma douleur,
si ce n’est la mort. Je regrette seulement de n’être pas mort avant de
l’avoir offensée. Heureux, si j’étais mort alors que j’étais prisonnier
de la cruelle Théodora!

«Si j’avais péri dans les supplices que sa cruauté me destinait,
j’aurais du moins espéré que mon malheureux sort inspirerait quelque
pitié à Bradamante. Mais quand elle saura que j’ai aimé Léon plus
qu’elle, et que j’ai, de ma propre volonté, renoncé à elle pour la lui
donner, elle aura raison de me haïr, mort ou vivant.--»

Tout en exhalant ces plaintes et bien d’autres, entrecoupées de soupirs
et de sanglots, il se trouve, au lever du soleil, au milieu d’un bois
sombre, dans un endroit désert et inculte. Désespéré, voulant mourir et
cacher sa mort le plus possible, ce lieu reculé lui paraît propice à son
dessein.

Il pénètre au plus épais du bois, là où l’obscurité est plus profonde et
le taillis plus enchevêtré. Mais auparavant il délivre Frontin de la
bride et lui rend la liberté. «--O mon Frontin--lui dit-il--si je
pouvais te récompenser selon tes mérites, tu n’aurais rien à envier à ce
destrier que l’on voit courir dans le ciel parmi les étoiles.

«Cillare et Arion, je le sais, ne furent pas meilleurs que toi, ni plus
dignes de louange. Aucun destrier dont il est fait mention chez les
Grecs et les Latins ne t’a surpassé. Si, en quelques circonstances, ils
t’ont égalé, pas un d’eux ne peut se vanter d’avoir jamais joui de
l’honneur que tu as eu.

«Tu as été cher à la plus gente, à la plus belle, à la plus vaillante
dame qui fût jamais; elle t’a nourri de sa main et t’a mis elle-même le
frein et la selle. Tu étais cher à ma dame. Hélas! pourquoi l’appeler
ainsi, puisqu’elle n’est plus à moi; puisque je l’ai donnée à un autre?
Ah! qu’attends-je plus longtemps pour tourner cette épée contre
moi-même?--»

Si, dans ce lieu, Roger s’afflige et se tourmente, et émeut de pitié les
bêtes et les oiseaux de proie, seuls témoins de ses cris et des larmes
qui baignent son sein, vous devez bien penser que Bradamante n’est pas
moins malheureuse à Paris, où rien ne peut plus empêcher ou retarder son
mariage avec Léon.

Mais plutôt que d’avoir un autre époux que Roger, elle est résolue à
tenter l’impossible, à manquer à sa parole, à braver Charles, la cour,
ses parents et ses amis. Et quand elle aura tout essayé, elle se donnera
la mort par le poison ou par le fer, car elle aime mieux mourir que de
vivre séparée de Roger.

«--O mon Roger--disait-elle--où es-tu? Es-tu donc allé si loin, que tu
n’as pas eu nouvelle du ban publié par Charles? Tout le monde le
connaît-il donc, excepté toi? Si tu l’avais connu, je sais bien qu’aucun
autre ne serait accouru avant toi. Ah! malheureuse, que dois-je croire,
sinon ce qui serait pour moi le pire des malheurs?

«Est-il possible, Roger, que toi seul n’aies pas appris ce que tout le
monde a su? Si tu l’as appris et si tu n’as pas volé vers moi, se
peut-il que tu ne sois pas mort ou prisonnier? Mais qui connaît la
vérité? Ce fils de Constantin t’aura sans doute retenu dans les fers; le
traître t’aura enlevé tout moyen de partir, dans la crainte que tu ne
sois ici avant lui.

«J’ai imploré de Charles la faveur de n’appartenir qu’à celui qui serait
plus fort que moi, dans la croyance que toi seul pourrais me résister
les armes à la main. Hors toi, je ne craignais personne. Mais Dieu m’a
punie de mon audace, puisque Léon, qui jamais de sa vie n’a accompli
d’action d’éclat, m’a faite ainsi prisonnière.

«A vrai dire, je ne suis sa prisonnière que parce que je n’ai pu ni le
tuer, ni le faire prisonnier lui-même. Mais cela ne me paraît pas juste,
et je ne veux pas me soumettre au jugement de Charles. Je sais que je me
ferai accuser d’inconstance si je reviens sur ce que j’ai promis; mais
je ne serai pas la première ni la dernière qui aura paru inconstante.

«Il me suffit de garder la foi que j’ai jurée à mon amant, et de me
garer de tout écueil. En cela, j’entends laisser bien loin derrière moi
tout ce qui s’est fait dans les temps anciens et de nos jours. Que pour
tout le reste on me traite d’inconstante, je n’en ai nul souci, pourvu
que je retire les profits de l’inconstance. Pourvu que je ne sois pas
contrainte à épouser Léon, je consens à passer pour plus mobile que la
feuille.--»

C’est en se plaignant de la sorte, et en poussant des soupirs mêlés de
larmes, que Bradamante passa la nuit qui suivit ce jour fatal. Mais
quand le dieu de la nuit se fut retiré dans les grottes cimmériennes où
il renferme ses ténèbres, le ciel, qui avait résolu dans ses décrets
éternels de faire de Bradamante l’épouse de Roger, lui apporta un
secours inattendu.

Il poussa Marphise, l’altière donzelle, à se présenter le matin suivant
devant Charles. Elle lui dit qu’on faisait la plus grande injure à son
frère Roger; qu’elle ne souffrirait pas qu’on lui ravît sa femme, ni
qu’on prononçât une parole de plus à ce sujet. Elle s’offrit à prouver,
contre quiconque le nierait, que Bradamante était la femme de Roger.

En présence de tous, elle s’offrit à combattre contre quiconque serait
assez hardi pour le nier. Elle affirma que Bradamante avait, en sa
présence, dit à Roger les paroles sacramentelles qui engagent dans les
liens du mariage. Ces paroles avaient été plus tard consacrées par les
cérémonies d’usage, de sorte que ni l’un ni l’autre ne pouvait plus se
délier de son serment, et contracter une nouvelle union.

Que Marphise dît vrai ou faux, je l’ignore, mais je crois qu’elle
parlait ainsi pour arrêter les projets de Léon, bien plus que pour dire
la vérité. Elle ne voyait pas de moyen plus prompt et plus loyal pour
dégager la parole de Bradamante, écarter Léon et la rendre à Roger.

Le roi fort troublé par cette déclaration, fait sur-le-champ appeler
Bradamante. En présence d’Aymon, il lui fait savoir ce que Marphise
offre de prouver. Bradamante tient les yeux baissés vers la terre, et
dans sa confusion, ne nie ni n’avoue rien, et les assistants en
concluent que Marphise pouvait bien avoir dit vrai.

Renaud et le chevalier d’Anglante sont heureux de cet incident, qui leur
paraît devoir arrêter les projets d’alliance déjà presque conclus avec
Léon. Roger obtiendra la belle Bradamante malgré l’obstination d’Aymon,
et quant à eux, ils n’auront pas besoin de l’arracher de force des mains
de son père, pour la donner à Roger.

Car si les paroles susdites ont été prononcées entre Roger et
Bradamante, l’hymen est chose arrêtée et ne tombera pas à terre. De la
sorte, ils rempliront leur promesse envers Roger, sans être obligés de
soutenir une nouvelle lutte. «--Tout cela--disait de son côté
Aymon--tout cela est une ruse ourdie contre moi. Mais vous vous trompez.
Quand même ce que vous avez imaginé entre vous tous serait vrai, je ne
m’avouerais pas encore vaincu.

«Je suppose--et je ne veux pas encore le croire--que Bradamante se soit
liée secrètement à Roger, comme vous le dites, et que Roger se soit lié
à elle. Quand et où cela s’est-il passé? Je voudrais le savoir d’une
manière plus expresse et plus claire. Le fait est faux, je le sais; en
tout cas, il ne pourrait s’être produit qu’avant le baptême de Roger.

«Mais si la chose a eu lieu avant que Roger fût chrétien, je n’ai pas à
m’en préoccuper, car Bradamante étant alors chrétienne et lui païen,
j’estime que ce mariage est nul. Léon ne doit pas, pour un motif si
vain, risquer le combat, et je ne pense pas non plus que notre empereur
le trouve suffisant pour revenir sur sa parole.

«Ce que vous me dites maintenant, il fallait me le dire quand rien
n’était encore décidé, et avant que Charles, sur les prières de
Bradamante, n’eût fait publier le ban qui a fait venir ici Léon, et qui
l’a fait affronter la bataille.--» C’est ainsi qu’Aymon raisonnait
contre Renaud et contre Roland, pour prouver la fausseté de la promesse
contractée par les deux amants. Quant à Charles, il se bornait à
écouter, et ne voulait se prononcer ni d’un côté ni de l’autre.

De même que, lorsque l’austral et l’aquilon soufflent, on entend les
feuilles frémir dans les forêts profondes, ou de même que l’on entend
mugir les ondes sur le rivage, quand Éole se dispute avec Neptune,
ainsi, par toute la France, court et se répand une rumeur immense. A
force de se propager de côtés et d’autres, la nouvelle finit par se
dénaturer tout à fait.

Les uns prennent parti pour Roger, les autres pour Léon. Cependant le
plus grand nombre est pour Roger. Aymon a à peine une voix sur dix en sa
faveur. L’empereur ne se prononce pour aucune des deux parties, mais il
renvoie la cause à son parlement. Marphise, voyant que le mariage est
différé, s’avance et propose un nouveau moyen.

Elle dit: «--Comme je sais que Bradamante ne peut appartenir à un autre,
tant que mon frère sera vivant, si Léon le veut, qu’il se montre assez
hardi et assez fort pour arracher la vie à Roger. Celui des deux
prétendants qui plongera l’autre dans la tombe restera sans rival, et
possédera l’objet de ses désirs.--» Aussitôt Charles transmet cette
proposition à Léon, comme il lui avait transmis les autres.

Léon est tellement assuré de vaincre Roger, tant qu’il aura avec lui le
chevalier de la Licorne, qu’aucune entreprise ne lui paraît à craindre.
Ignorant que le chagrin a poussé le chevalier jusqu’au fond d’un bois
solitaire et sombre, et croyant qu’il est allé se promener à un mille ou
deux, et qu’il reviendra bientôt, il accepte la proposition.

Il ne tarde pas à s’en repentir, car celui sur lequel il compte ne
reparaît pas, ni ce jour, ni les deux jours suivants, et l’on n’a de lui
aucune nouvelle. Entreprendre sans lui de lutter contre Roger, paraît
dangereux à Léon. Désireux d’échapper au péril et à la honte, il envoie
messager sur messager à la recherche du chevalier de la licorne.

Il envoie par les cités, les villas et les châteaux, aux environs et au
loin, afin de le retrouver. Non content de cela, il monte lui-même en
selle et part à sa recherche. Mais il n’en aurait pas eu de sitôt des
nouvelles, non plus que les messagers envoyés par Charles, si Mélisse ne
s’était pas trouvée là pour accomplir ce que je me réserve de vous faire
entendre dans l’autre chant.




CHANT XLVI.

ARGUMENT.--Le poète, se sentant arriver au port, nomme les nombreux amis
qui l’attendent pour fêter son retour.--Mélisse va à la recherche de
Roger, et lui sauve la vie avec le concours de Léon qui, ayant appris le
motif du désespoir de Roger, lui cède Bradamante. Tous vont à Paris, où
Roger, élu déjà roi des Hongrois, est reconnu pour le chevalier qui a
combattu contre Bradamante. On célèbre les noces avec une splendeur
royale; le lit nuptial est préparé sous la tente impériale que Mélisse,
grâce à son art magique, a fait venir de Constantinople. Pendant le
dernier jour des fêtes, survient Rodomont qui défie Roger; le combat a
lieu, et Rodomont reçoit la mort de la main de Roger.


Maintenant, si ma carte dit vrai, je ne serai pas longtemps à découvrir
le port. C’est pourquoi j’espère, en abordant au rivage, accomplir les
vœux de ceux qui m’ont suivi sur la mer dans ce long voyage, pendant
lequel la crainte de voir mon vaisseau brisé, ou de m’égarer à tout
jamais, m’a fait pâlir bien souvent. Mais il me semble apercevoir, mais
j’aperçois certainement la terre, et je vois le rivage à découvert.

J’entends comme un cri d’allégresse qui fait frémir les airs et frappe
les ondes. J’entends un bruit de cloches et de trompettes qui se confond
avec les acclamations du peuple. Voici que je commence à distinguer ceux
qui remplissent les deux jetées du port. Tous semblent se réjouir de me
voir revenu d’un si long voyage.

Oh! comme je vois le rivage orné de dames belles et sages, et de
chevaliers illustres! Que d’amis, et combien je suis touché de la joie
qu’ils montrent de mon retour! je vois sur l’extrémité du môle, Mamma et
Ginevra, et les autres dames de Corregio. Véronique de Gambera, si chère
à Phébus et au cœur sacré d’Aonie, est avec elles.

Je vois une autre Ginevra, issue du même sang. Près d’elle se tient
Julie. Je vois Hippolyte Sforce, et Trivulzia, la damoiselle élevée dans
l’antre sacré. Je te vois, ô Émilia Pia, et toi, Marguerite, qui as
auprès de toi Angela Borgia et Graziosa. Avec Ricciarda d’Este, voici
les belles Bianca et Diana, ainsi que leurs autres sœurs.

Voici la belle, mais plus sage encore et plus modeste Barbara Turca, qui
a Laure pour compagne. Des Indes aux plus lointains rivages maures, le
soleil n’éclaire pas un couple plus parfait. Voici Ginevra dont la
maison de Malatesta tire un éclat tel, que jamais palais impériaux ou
royaux ne possédèrent pierre plus précieuse.

Si elle se fût trouvée à Rimini, à l’époque où César, tout glorieux de
la Gaule domptée, hésitait à passer le Rubicon pour marcher sur Rome, je
crois qu’il aurait ployé à tout jamais sa bannière, et, se dépouillant
de ses riches trophées, il les aurait mis à la disposition de Ginevra,
et n’aurait plus songé à étouffer la liberté.

Voici la femme, la mère, les sœurs et les cousines de mon seigneur de
Bozzolo, avec les Torella, les Bentivoglio, les Visconti et les
Palavicini. Parmi toutes les dames de nos jours, parmi celles que la
renommée a rendues illustres chez les Grecs, les Barbares ou les Latins,
aucune n’a eu et n’a la grâce et la beauté

De Giulia Gonzaga. Partout où elle porte ses pas, partout où elle tourne
ses regards sereins, non seulement toutes les autres beautés s’effacent,
mais on l’admire comme une déesse descendue du ciel. Près d’elle est sa
cousine, dont la fortune en courroux n’a jamais pu ébranler la fidélité.
Voici Anna d’Aragon, flambeau de la maison du Guast,

Anna, belle, gente, courtoise et sage, sanctuaire de chasteté, de
fidélité et d’amour. Sa sœur est avec elle; partout où rayonne son
altière beauté, toutes les autres sont éclipsées. Voici celle qui,
donnant un exemple unique au monde, et bravant les Parques et la mort, a
arraché aux sombres plages du Styx, et a fait resplendir au ciel son
invincible époux.

Là sont les dames de Ferrare et celles de la cour d’Urbino. Je reconnais
celles de Mantoue, et toutes les belles que possèdent la Lombardie et le
pays toscan. Si mes yeux ne sont point éblouis par l’éclat de visages si
beaux, le chevalier qui s’avance au milieu d’elles, et qu’elles
entourent de tant de respect, est la grande lumière d’Arezzo, l’unique
Accolti.

Je vois aussi dans ce groupe Benedetto, son neveu, qui porte le chapeau
et le manteau de pourpre; il est, avec le cardinal de Mantoue et celui
de Campeggio, la gloire et la splendeur du saint consistoire. Si je ne
me trompe, chacun d’eux paraît si content de mon retour, qu’il ne me
semble pas facile de jamais m’acquitter de tant d’obligation.

Avec eux je vois Lactance, Claude Toloméi, Paulo Pansa, et le Dresino
qui me fait l’effet du Juvénal latin, et mes chers Capilupi, et le
Sasso, et le Molza, et Florian Montino, et celui qui, pour nous guider
vers les rives poétiques, nous montre un chemin plus facile et plus
court que tous les autres, je veux dire Giulio Camillo. Je crois
distinguer encore Marc-Antoine Flaminio, le Sanga, le Berna.

Voici mon seigneur Alexandre Farnèse. Oh! quelle docte compagnie
l’entoure! Fedro, Capella, Porzio, le Bolonais Philippe, le Volterrano,
le Madalena, Blosio, Pierio, Vida de Crémone, à la veine intarissable,
et Lascari, et Musuro, et Navagero, et Andrea Marone, et le moine
Severo.

Voici deux autres Alexandre dans le même groupe; l’un est de la maison
des Orologi, l’autre est le Guarino. Voici Mario d’Olvito; voici le
flagellateur des princes, le divin Pierre Arétin. Je vois deux Jérôme,
l’un est celui de Verita, l’autre est le Cittadino. Je vois le Mainardo,
je vois le Leoniceno, le Pannizzato, et Celio et le Teocreno.

Là je vois Bernardo Capello, là Pierre Bembo, qui a délivré notre pur et
doux idiome des langes du parler vulgaire, et qui nous a montré, par son
exemple, ce qu’il devait être. Celui qui le suit est Gaspard Obizi, qui
admire et observe si bien ses excellentes leçons. Je vois le
Fracastorio, le Bevazzano, Trifon Gabriele, et plus loin le Tasso.

Je vois Niccolo Tiepoli, et, avec lui, Niccolo Amanio, qui ont les yeux
fixés sur moi; Anton Fulgoso, qui se montre étonné et joyeux de me voir
si près du rivage. Celui qui s’est mis à l’écart des dames est mon cher
Valerio; sans doute il cause avec Barignano, qui est près de lui, du mal
que n’ont cessé de lui faire les femmes, bien qu’il ait toujours été
fort épris d’elles.

Je vois, esprits sublimes et surhumains, le Pico et le Pio, unis par les
liens du sang et de l’affection. Je n’ai jamais vu celui qui vient avec
eux, et devant qui les plus illustres s’inclinent; mais, si mes
pressentiments ne me trompent pas, c’est l’homme que j’ai tant désiré
connaître, c’est Jacob Sannazar, qui, faisant déserter l’Hélicon aux
Muses, les a attirées sur le rivage de la mer.

Voici le docte, le fidèle, le diligent secrétaire Pistofilo qui se
réjouit avec les Acciaiuoli, et mon cher Angiar, de ne plus craindre
pour moi les dangers de la mer. Je vois avec l’Adoardo, mon parent
Annibal Malaguzzo, qui me fait espérer que le nom de ma ville natale
retentira des colonnes d’Hercule aux rivages de l’Inde.

Victor Fausto, Tancrède, se font une fête de me revoir, et cent autres
se réjouissent avec eux. Je vois toutes ces dames, tous ces hommes
illustres se montrer joyeux de mon retour. Aussi je ne veux plus mettre
de retard à parcourir le peu de chemin que j’ai encore à faire,
maintenant que le vent m’est propice. Revenons à Mélisse, et disons
comment elle s’y prit pour sauver la vie au brave Roger.

Mélisse, comme je crois vous l’avoir dit souvent, avait le plus grand
désir de voir Bradamante s’unir à Roger dans les liens étroits du
mariage. Elle prenait tellement à cœur ce qui pouvait arriver de bon ou
de mauvais à l’un et à l’autre, qu’elle ne les perdait pas une heure de
vue. C’est dans ce but qu’elle entretenait sans cesse de nombreux
esprits sur tous les chemins, en en faisant partir un dès qu’un autre
était revenu.

C’est ainsi qu’elle vit Roger dans un bois obscur, en proie à une
douleur forte et tenace, et fermement résolu à se laisser mourir de
faim. Mais voici qu’aussitôt Mélisse lui vient en aide. Quittant sa
demeure, elle prit le chemin par où Léon s’avançait.

Celui-ci, après avoir envoyé l’un après l’autre tous ses gens, afin de
fouiller les environs, était parti en personne à la recherche du
guerrier de la Licorne. La sage enchanteresse, montée sur un esprit
auquel elle avait donné la forme d’une haquenée, vint à la rencontre du
fils de Constantin.

«--Seigneur--lui dit-elle--si la noblesse de votre âme répond à celle de
votre visage, si votre courtoisie et votre bonté sont telles que
l’indique votre physionomie, venez en aide au meilleur chevalier de
notre temps. Si vous ne vous hâtez de le secourir et de lui rendre le
courage, il ne tardera pas à mourir.

«Le meilleur chevalier qui ait jamais porté épée au côté ou écu à son
bras; le plus beau, le plus accompli qui ait jamais existé au monde, est
sur le point de mourir des suites d’un acte de générosité, si personne
ne vient à son aide. De par Dieu, seigneur, venez vite et essayez, si
vous pouvez, quelque chose pour le sauver.--»

Il vint sur-le-champ à la pensée de Léon que le chevalier dont parlait
son interlocutrice était celui qu’il avait fait chercher partout et
qu’il cherchait lui-même. Aussi s’empressa-t-il de la suivre. Mélisse
lui montrant le chemin, ils ne tardèrent pas à arriver à l’endroit où
Roger était près de mourir.

Lorsqu’ils le trouvèrent, il n’avait pris aucune nourriture depuis trois
jours, et il était si abattu, que, s’il s’était à grand’peine levé, il
serait vite retombé, s’il n’avait pas expiré. Il était étendu, tout
armé, sur le sol, le casque en tête et l’épée au côté. Il s’était fait
un oreiller avec l’écu sur lequel était peinte la licorne blanche.

Là, pensant à l’offense qu’il a faite à sa dame, et combien il a été
ingrat envers elle, il s’abîme dans sa douleur. Son affliction est
telle, qu’il se mord les mains et les lèvres, et ne cesse de répandre
des torrents de larmes. Il est tellement absorbé dans sa pensée, qu’il
ne voit venir ni Léon, ni Mélisse.

Il n’interrompt point ses lamentations; il ne cesse de soupirer et de
verser des pleurs. Léon s’arrête un instant pour l’écouter, puis il
descend de cheval et s’approche de lui. Il voit bien qu’Amour est cause
d’un tel martyre, mais il ne sait pas le nom de la personne qui en est
l’objet, car Roger n’a point encore fait entendre son nom.

Léon s’approche doucement, doucement, jusqu’à ce qu’il soit face à face
avec Roger; il l’aborde avec l’affection d’un frère, s’incline vers lui
et lui jette les bras autour du cou. Je ne saurais dire si l’arrivée
imprévue de Léon est agréable à Roger; il craint qu’il ne vienne le
troubler dans ses projets, et qu’il ne veuille pas le laisser mourir.

Léon, du ton le plus doux, le plus affable qu’il peut trouver, de l’air
le plus affectueux qu’il peut prendre, lui dit: «--Ne crains pas de
m’apprendre le motif de ta douleur. Il y a bien peu de maux sur la terre
dont l’homme ne puisse se guérir, alors qu’on en connaît la cause. On ne
doit point désespérer, tant qu’il reste un souffle de vie.

«Je vois avec beaucoup de peine que tu as voulu te cacher de moi; tu
sais cependant que je suis pour toi un ami véritable. Non seulement
depuis que je te connais, je n’ai jamais manqué aux devoirs de l’amitié,
mais je t’en ai donné des preuves, alors même que j’aurais dû voir en
toi un ennemi à jamais mortel. Sois persuadé que je suis tout disposé à
employer pour toi ma fortune et mes amis, à donner ma vie s’il le faut.

«Ne crains donc pas de me confier ton chagrin; laisse-moi voir si la
force, la ruse, les richesses, l’astuce, pourront te tirer de peine. Si
tout cela ne réussit pas, tu pourras toujours avoir recours à la mort.
Mais tu ne dois pas en venir à cette extrémité, avant d’avoir fait tout
ce qu’il faut pour l’éviter.--»

Il poursuit en lui adressant de si touchantes prières, en lui faisant
entendre un langage si doux, si affectueux, que Roger ne peut se
défendre d’en être ému, car son cœur n’est ni de fer, ni de marbre. Il
comprend que, s’il refuse une réponse, il commettra un acte de
discourtoisie et de grossièreté. Il va pour répondre, mais à deux ou
trois reprises, les mots lui rentrent dans la gorge avant de pouvoir
sortir de sa bouche.

«--Mon seigneur--dit-il enfin--quand tu sauras qui je suis--et je vais
te le dire sans plus tarder--je suis certain que tu ne seras pas moins
désireux que moi de me voir mourir. Sache que je suis celui que tu hais
tant; je suis Roger, qui t’ai également haï autrefois. C’est dans
l’intention de te donner la mort que j’avais, il y a quelque temps,
quitté cette cour.

«Je voulais t’empêcher de m’enlever Bradamante, car je voyais bien
qu’Aymon s’était prononcé en ta faveur. Mais l’homme propose et Dieu
dispose; ta générosité envers moi me fit changer de sentiments, et non
seulement je dépouillai la haine que je t’avais d’abord portée, mais je
me fis pour toujours ton fidèle.

«Ne sachant pas que j’étais Roger, tu m’as prié de te faire avoir
Bradamante; c’était m’arracher le cœur de la poitrine et me voler mon
âme. Je t’ai fait voir si j’ai hésité à satisfaire ton désir plutôt que
le mien. Bradamante est à toi; possède-la en paix. Ton bonheur m’est
plus cher que mon propre bonheur.

«Mais puisque je suis séparé d’elle, laisse-moi quitter la vie, car
j’aime mieux mourir que vivre sans Bradamante. Du reste, tu ne saurais
la posséder légitimement tant que je vivrai; nous sommes, elle et moi,
unis déjà par les liens du mariage, et elle ne peut avoir deux maris en
même temps.--»

Léon est resté si pétrifié d’étonnement, quand Roger s’est fait
connaître à lui, que, la bouche ouverte, les yeux fixes, il est immobile
sur ses pieds, comme une statue. Il ressemble en effet beaucoup moins à
un homme qu’à ces statues que l’on place en ex-voto dans les églises.
L’acte de Roger lui semble si grand, si généreux, qu’il ne croit pas
qu’on en ait jamais vu, ni qu’on en voie jamais de semblable.

Non seulement cette découverte ne change pas son amitié pour Roger, mais
elle l’accroît au point qu’il ne souffre pas moins des maux de Roger,
que Roger lui-même. Pour le lui témoigner, pour lui montrer qu’il est
digne fils d’empereur, il ne veut pas être vaincu en générosité par lui,
s’il doit lui céder pour le reste.

Il dit: «--Roger, bien que j’eusse dû te haïr le jour où mon armée fut
défaite par ton étonnante vaillance, si ce jour-là j’avais appris, comme
je l’apprends maintenant, que tu étais Roger, ta vertu ne m’aurait pas
moins séduit qu’elle ne le fit alors que j’ignorais ton nom. Elle ne
m’en aurait pas moins chassé la haine du cœur, et inspiré l’amitié que
je te porte depuis ce jour.

«Que j’aie haï le nom de Roger, avant de savoir que tu étais Roger, je
ne le nierai pas; mais maintenant, ne te préoccupe pas de la haine que
j’ai eue pour toi. Sois persuadé que le jour où je te tirai de prison,
si j’avais su la vérité, j’aurais agi de même en ta faveur.

«Et si j’eusse volontiers agi ainsi, alors que je n’étais pas, comme
maintenant, ton obligé, quelle ingratitude ne montrerais-je pas en me
conduisant autrement aujourd’hui? N’as-tu pas renoncé à ton propre bien
pour me le donner? Mais je te le rends, et j’éprouve plus de plaisir à
te le rendre, que je n’en ai eu à le recevoir de toi.

«Bradamante te convient bien plus qu’à moi; je l’aime, il est vrai, pour
ses grandes qualités, mais la pensée qu’un autre doit la posséder ne
saurait me pousser à mourir. Je ne veux pas, au prix de ta mort qui la
délivrerait des liens du mariage contracté avec toi, avoir le droit de
la prendre légitimement pour femme.

«Non seulement je renonce à elle, mais j’aimerais mieux me dépouiller de
tout ce que je possède au monde, et même perdre la vie, que de
m’entendre accuser d’avoir causé la mort d’un chevalier tel que toi. Je
me plains seulement de ta défiance; alors que tu pouvais disposer de moi
comme de toi, tu as mieux aimé mourir que me demander aide.--»

Ces paroles et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter, et
qui allaient au-devant de toutes les objections de Roger, firent tant,
qu’à la fin celui-ci dut se rendre et dit: «--Je consens à vivre. Mais
comment m’acquitterai-je jamais envers toi, à qui je dois deux fois la
vie?--»

Mélisse fit apporter sur-le-champ des mets exquis et des vins généreux,
grâce auxquels Roger, prêt à tomber de faiblesse, put se réconforter.
Pendant ce temps, Frontin qui avait entendu hennir les chevaux, était
accouru. Léon le fit prendre par ses écuyers, lui fit mettre la selle,
et l’amena à Roger.

C’est avec beaucoup de peine que ce dernier, bien qu’aidé par Léon, put
se mettre en selle. Il avait perdu cette vigueur dont, quelques jours
auparavant, il avait donné des preuves si éclatantes sous des armes
d’emprunt, et qui lui aurait permis de vaincre toute une armée. Ils
quittèrent enfin ces lieux, et arrivèrent en moins d’une demi-heure à
une abbaye

Où ils passèrent le reste de la journée et les deux jours suivants,
jusqu’à ce que le chevalier de la Licorne eût retrouvé sa vigueur
première. Puis, accompagné de Mélisse et de Léon, Roger revint dans la
cité royale où était arrivée la veille au soir une ambassade des
Bulgares.

Cette nation, après avoir élu Roger pour son roi, avait envoyé des
ambassadeurs à Paris, croyant qu’il était en France auprès de
Charlemagne. Ils étaient chargés de lui jurer fidélité, de le mettre en
possession de leurs États, et de le couronner. L’écuyer de Roger, les
ayant rencontrés, leur avait donné des nouvelles de son maître.

Il raconta la bataille que Roger avait livrée à Belgrade en faveur des
Bulgares, et dans laquelle Léon et l’empereur avaient été vaincus, après
avoir vu leur armée défaite et en partie massacrée. En reconnaissance de
ce fait d’armes, les Bulgares, à l’exclusion de tous ceux de leur race,
l’avaient pris pour leur roi. Puis il dit comment il avait été fait
prisonnier à Novigrade par Ungiard, et livré à Théodora,

Et qu’il était venu la nouvelle certaine qu’on avait trouvé le geôlier
étranglé, la porte de la prison ouverte et le prisonnier enfui. Depuis,
on n’en avait pas eu d’autre nouvelle. Roger entra dans la ville par un
chemin ouvert, et sans être vu de personne. Le lendemain matin,
accompagné de Léon, il se présenta devant Charlemagne.

Ainsi qu’il était convenu entre Léon et lui, Roger se présenta avec
l’oiseau d’or à deux têtes sur champ de gueule, la même soubreveste et
les mêmes insignes qu’il avait lors de son combat avec Bradamante, et
qui étaient encore toutes tailladées, toutes percées de coups, de sorte
qu’on le reconnut tout de suite pour le chevalier qui avait combattu
contre Bradamante.

Léon se tenait à ses côtés sans armes, revêtu de ses riches habits
royaux, et entouré d’une suite nombreuse et choisie. Il s’inclina devant
Charles, qui s’était déjà levé pour venir à sa rencontre, et, tenant par
la main Roger, sur lequel tous les regards étaient fixés, il s’exprima
ainsi:

«--Celui-ci est le brave chevalier qui s’est défendu depuis le lever de
l’aurore jusqu’à la chute du jour. Puisque Bradamante n’a pu le mettre à
mort, le faire prisonnier, ou lui faire abandonner la place, je crois,
magnanime seigneur, si j’ai bien compris votre ban, qu’il l’a gagnée
pour femme. Aussi vient-il pour qu’on la lui donne.

«Outre que les termes du ban sont précis, aucun autre guerrier ne
saurait lui disputer Bradamante. Si elle doit être le prix de la
vaillance, quel chevalier est plus digne d’elle que lui? Si elle doit
appartenir à celui qui a le plus d’amour pour elle, il n’est personne
qui l’aime plus ardemment. Il est, du reste, prêt à soutenir ses raisons
par les armes, contre quiconque les contredira.--»

Charles, ainsi que toute la cour, resta stupéfait en entendant ces
paroles. Tout le monde avait cru que c’était Léon, et non pas ce
chevalier inconnu, qui avait combattu contre Bradamante. Marphise, qui
était au nombre des assistants, et qui avait eu grand’peine à se taire
jusqu’à ce que Léon eût fini de parler, s’avança soudain, et dit:

«--Quoique Roger ne soit pas ici pour disputer sa femme à ce nouveau
venu, celle-ci n’en sera pas moins défendue, et on ne l’aura point sans
tapage. Moi, qui suis sa sœur, je me charge de répondre à quiconque
prétendra avoir des droits sur Bradamante, ou qui niera que Roger ait
des droits antérieurs sur elle.--»

Elle prononça ces paroles avec tant de colère, d’un air si hautain, que
la plupart des assistants crurent qu’elle allait commencer l’attaque
sans attendre l’autorisation de Charles. Ce voyant, Léon ne crut pas
devoir cacher plus longtemps Roger. Il lui ôta son casque, et, se
tournant vers Marphise: «--Le voici--dit-il--tout prêt à vous tenir
tête.--»

Le vieil Égée, en reconnaissant à l’épée que portait Thésée, que c’était
à son fils que son épouse criminelle avait versé le poison--et s’il eût
tardé plus longtemps à le reconnaître il aurait été trop tard,--le vieil
Égée, dis-je, ne fut pas plus stupéfait que Marphise, quand elle
reconnut que le chevalier qu’elle haïssait était Roger.

Elle courut se jeter dans ses bras et ne pouvait se détacher de son cou.
Renaud, Roland, et Charles tout le premier, l’embrassèrent avec
effusion. Dudon, Olivier, le roi Sobrin ne pouvaient se rassasier de lui
prodiguer leurs caresses. C’était à qui, des paladins et des barons,
ferait le plus fête à Roger.

Quand les embrassements eurent cessé, Léon, très savant à bien dire,
recommença, en présence de Charles, à rappeler à tous ceux qui
l’écoutaient, comment la vaillance, l’audace, déployées par Roger à
Belgrade, avaient effacé en lui le ressentiment qu’il eût dû éprouver du
dommage souffert par son armée.

Il avait été pris d’une telle amitié pour Roger, qu’aussitôt qu’il eut
appris que ce dernier avait été fait prisonnier et livré à sa plus
cruelle ennemie, il l’avait tiré de prison malgré toute sa famille. Il
dit comment le brave Roger, pour le récompenser de ce dévouement, avait
déployé à son égard une générosité qui dépassait tout ce qu’on avait
jamais vu, et tout ce qu’on verrait jamais.

Poursuivant, il narra de point en point ce que Roger avait fait pour
lui, et comment, désespéré d’être obligé de renoncer à sa femme, il
avait résolu de mourir. Il dit comment l’infortuné était près de rendre
l’âme quand il put venir à son secours, et le détourner par ses
affectueuses paroles de sa fatale résolution; et il exprima tout cela en
termes si doux, si affectueux, qu’il n’y avait pas un œil qui restât
sec.

Puis il s’adresse d’une manière si efficace à l’obstiné duc Aymon, que,
non seulement il l’émeut, l’entraîne et le fait changer de sentiment,
mais qu’il le fait consentir à aller lui-même supplier Roger de lui
pardonner et de l’accepter pour beau-père, lui promettant enfin la main
de Bradamante.

Pendant ce temps, celle-ci, doutant de sa propre existence, pleurait sur
ses malheurs au fond de sa chambre la plus retirée. Soudain des cris
joyeux se font entendre; on accourt en toute hâte lui annoncer
l’heureuse nouvelle. Tout son sang, qui s’était porté au cœur sous le
coup de sa douleur intense, reflue subitement aux extrémités, et la
donzelle reste quasi morte de joie.

La force l’abandonne tellement, qu’elle ne peut se tenir debout, elle,
si renommée pour sa vigueur corporelle et pour son énergie. Elle
n’éprouve pas plus de joie que le criminel condamné au gibet ou à la
roue, et qui, ayant déjà les yeux recouverts du bandeau fatal, entend
proclamer sa grâce.

Les maisons de Montgraine et de Clermont se réjouissent de voir deux de
leurs rameaux s’unir dans de nouveaux liens. Par contre, Ganelon, le
comte Anselme, Falcon, Gini et Ginarni en sont fort marris. Mais ils
cachent sous un front joyeux leurs pensées d’envie et de haine. Ils
attendent l’occasion de se venger, comme le renard attend le lièvre au
passage.

Renaud et Roland avaient déjà, à plusieurs reprises, occis un grand
nombre de ces traîtres. Bien que leurs querelles eussent été sagement
assoupies par le roi, elles s’étaient de nouveau réveillées depuis la
mort de Pinabel et de Bertolas. Mais les traîtres dissimulaient leurs
projets félons, et faisaient semblant d’ignorer la vérité.

Les ambassadeurs bulgares, venus, comme je l’ai dit, à la cour de
Charles, dans l’espoir d’y trouver le brave chevalier de la Licorne,
auquel ils avaient donné la couronne, apprenant qu’il y était en effet,
s’applaudirent de l’heureux destin qui avait réalisé leur espoir, et,
courant se jeter respectueusement à ses pieds, ils le supplièrent de
revenir en Bulgarie,

Où étaient conservés dans Andrinople le sceptre et la couronne royale.
Ils le pressèrent de venir défendre ses États, menacés d’une nouvelle
invasion plus nombreuse que la première, et conduite par Constantin en
personne; ajoutant que, s’ils avaient leur roi avec eux, ils étaient
certains d’enlever l’empire grec à ce dernier.

Roger accepta le trône et consentit à leurs prières; il promit de se
rendre en Bulgarie dans trois mois au plus tard, si la Fortune n’avait
pas autrement disposé de lui. Léon Auguste, ayant appris cette
résolution, dit à Roger qu’il pouvait se fier à sa parole, et que,
puisqu’il était roi des Bulgares, la paix était faite entre eux et
Constantin.

Il n’aurait donc pas besoin de se hâter de quitter la France pour aller
se mettre à la tête de ses troupes, car Léon s’engageait à faire
renoncer son père à toutes les terres des Bulgares déjà conquises.
Aucune des qualités qu’on admirait chez Roger n’avait pu émouvoir
l’ambitieuse mère de Bradamante, et lui faire aimer le généreux
chevalier; il n’en fut pas de même quand elle l’entendit appeler du
titre de roi.

Les noces furent splendides et royales, et comme il convenait à celui
qui s’en était chargé. C’était Charles qui avait voulu en faire les
apprêts, et il n’aurait pas mieux fait les choses, s’il eût marié sa
propre fille. Les services de Bradamante étaient tels, sans compter ceux
de toute sa famille, que l’empereur n’aurait pas cru faire trop s’il
avait dépensé la moitié des trésors de son royaume.

Il fit publier dans tous les environs que chacun pouvait venir librement
à sa cour, accordant toute sûreté pendant neuf jours francs à quiconque
voudrait s’y rendre. Par ses ordres, on dressa dans la campagne des
tentes ornées de feuillage et de fleurs, tapissées d’or et de soie, et
plus agréables à voir que n’importe quel lieu du monde.

Jamais Paris n’aurait pu contenir l’innombrable quantité d’étrangers,
pauvres ou riches, de tous rangs, Grecs, Barbares, Latins, qui y étaient
accourus. Les grands seigneurs et les ambassades venues de toutes les
parties du globe, ne cessaient d’affluer. Tous ces hôtes furent très
commodément logés sous les pavillons et sous les tentes de verdure.

La nuit qui précéda les noces, la magicienne Mélisse avait fait
superbement et très originalement orner l’appartement nuptial. Elle
avait du reste tout préparé de longue main, car, dans sa science de
l’avenir, elle avait depuis longtemps prévu que ce beau couple serait
enfin uni; elle savait que leurs douloureuses épreuves se termineraient
heureusement.

Elle avait fait placer le lit nuptial,--ce lit qui devait être si
fécond--au milieu d’un vaste pavillon, le plus riche, le plus orné, le
plus agréable qu’on eût jamais élevé pour faire la guerre ou pour
célébrer la paix. On n’en vit plus de pareil depuis, dans tout
l’univers. Mélisse l’avait fait transporter des rivages de Thrace, après
l’avoir enlevé à Constantin qui en avait fait sa tente sur le bord de la
mer.

Mélisse, du consentement de Léon, ou plutôt pour jouir de son étonnement
et lui montrer à quel point elle avait dompté les esprits infernaux et
comment elle pouvait commander à son gré à la grande famille ennemie de
Dieu, avait fait transporter le pavillon, de Constantinople à Paris, par
des messagers du Styx.

Elle l’avait enlevé à l’empereur grec Constantin, en plein jour, avec
les cordes et les filets et tous ses ornements extérieurs et intérieurs.
Elle l’avait fait transporter par les airs, et en avait fait la chambre
de Roger. Une fois les noces terminées, elle le renvoya de la même façon
là où elle l’avait pris.

Il y avait près de deux mille ans que ce riche pavillon avait été
construit. Une damoiselle du royaume d’Ilion, qui joignait à la fureur
prophétique une science acquise dans de longues veillées, l’avait fait
tout entier de sa main. Elle s’appelait Cassandre, et elle avait donné
ce pavillon à son frère, l’illustre Hector.

Elle y avait retracé en riches broderies de soie et d’or, l’histoire du
plus généreux chevalier qui dût jamais sortir de la race de son frère,
bien qu’elle sût que ce chevalier naîtrait sur des rameaux fort éloignés
de leur tige. Pendant tout le temps qu’il vécut, Hector conserva
précieusement ce pavillon, auquel il tenait beaucoup à cause de son beau
travail et de celle qui l’avait fait.

Mais, après sa mort, arrivée par trahison; après que les Grecs se furent
emparés de Troie, dont le traître Sinon leur ouvrit la porte, et eurent
fait un carnage de la nation troyenne, le pavillon échut à Ménélas qui
l’emporta en Égypte, où il le céda au roi Prothée, en échange de sa
femme que ce tyran retenait captive.

La dame, en échange de laquelle le pavillon fut cédé à Prothée,
s’appelait Hélène. Le pavillon passa plus tard entre les mains de
Ptolémée, pour arriver à Cléopâtre. Il fut enlevé à cette dernière avec
d’autres richesses, par les gens d’Agrippa, dans la mer de Leucade. Puis
il tomba entre les mains d’Auguste et de Tibère, et resta à Rome jusqu’à
Constantin.

Je veux parler de ce Constantin dont la belle Italie aura à se plaindre
tant que les cieux tourneront sur eux-mêmes. Constantin, lassé d’habiter
les bords du Tibre, emporte le précieux pavillon à Byzance. Mélisse
l’enleva à un autre Constantin. Les cordes étaient en or, et le mât en
ivoire. Les parois étaient ornées de belles peintures, belles, comme
jamais le pinceau d’Apelles n’en produisit.

Ici les Grâces aux vêtements légers, venaient en aide à une reine sur le
point d’accoucher. Un enfant recevait le jour, si beau, qu’on n’en vit
point un pareil du premier au quatrième siècle. On voyait Jupiter,
l’éloquent Mercure, Vénus et Mars répandre à pleines mains sur son
berceau les fleurs éthérées, l’ambroisie céleste et les célestes
parfums.

Le nom d’Hippolyte était inscrit au-dessous en lettres minuscules. Plus
loin, ce même enfant, parvenu à un âge plus avancé, était conduit par la
Fortune, précédée de la Vertu. La peinture montrait une nouvelle troupe
de gens aux longs habits et aux longs cheveux, et qui étaient venus de
la part de Corvin demander le tendre bambin à son père.

On voyait l’enfant prendre respectueusement congé d’Hercule et de sa
mère Léonora, et arriver sur les bords du Danube, où les habitants
accouraient pour le voir et l’adoraient comme un dieu. On voyait le sage
roi des Hongrois admirer un savoir précoce dans un âge si tendre, et
l’élever au-dessus de tous ses barons.

On le voyait remettre entre ses mains d’enfant le sceptre de Strigonie.
Le jeune Hippolyte le suivait partout, dans le palais, comme sous la
tente. Dans toutes les expéditions entreprises par ce roi puissant
contre les Turcs ou les Allemands, Hippolyte était toujours à ses côtés,
attentif aux moindres gestes de ce héros magnanime, et s’inspirant de
ses vertus.

Là, on le voyait passer dans la discipline et l’étude la fleur de ses
premières années. Il avait près de lui Fusco, chargé de lui expliquer le
sens des chefs-d’œuvre de l’antiquité, et qui semblait lui dire:
«--Voici ce qu’il faut éviter, voici ce qu’il faut faire pour acquérir
la gloire et l’immortalité,--» tant on avait bien rendu les gestes des
personnages qui y étaient peints.

Puis il allait s’asseoir, quoique bien jeune encore, au Vatican, en
qualité de cardinal. Il y révélait son éloquence et son intelligence
hors ligne. Autour de lui ce n’était qu’un cri: que sera-t-il dans l’âge
mûr? semblaient se dire entre eux ses collègues remplis d’étonnement.
Oh! si jamais il met sur ses épaules le manteau de Pierre, quelle ère
fortunée, quel siècle de merveilles!

D’un autre côté, étaient retracés les récréations libérales et les jeux
de l’illustre jeune homme. Tantôt il affrontait les ours terribles des
cimes alpestres, tantôt il chassait les sangliers au sein des marais,
des vallées profondes. Ici, monté sur un genêt, il semblait dépasser les
vents, à la poursuite du chevreuil ou du cerf antique, qu’il atteignait
sans peine et partageait en deux d’un seul coup d’épée.

Ailleurs, on le voyait au milieu d’une illustre compagnie de philosophes
et de poètes. Les uns lui démontraient le cours des planètes; les autres
lui dépeignaient la surface de la terre; d’autres lui dévoilaient les
mystères des cieux. Ceux-ci lui faisaient entendre de plaintives
élégies, ceux-là des strophes joyeuses, des chants héroïques ou quelque
ode sublime. Ici, il prêtait l’oreille aux accords variés de la musique;
là, il exécutait, non sans grâce, un pas de danse.

Dans cette première partie, Cassandre avait peint la jeunesse de cet
enfant sublime. Dans l’autre, elle avait rappelé ses actes marqués au
coin de la prudence, de la justice, du courage, de la modestie et de
cette vertu étroitement unie à toutes les autres, je veux parler de la
générosité qui éclaire et illumine tout.

Ici, on voyait le jeune homme, à côté de l’infortuné duc des Insubriens,
tantôt lui prodiguer ses conseils dans la paix, tantôt déployer avec lui
l’étendard portant les couleuvres. Il lui restait fidèle dans la bonne
comme dans la mauvaise fortune. Il le suivait dans sa fuite, le
réconfortant par ses paroles et l’aidant de son bras, à l’heure du
péril.

Ailleurs, on le voyait consacrer ses hautes facultés au salut d’Alphonse
et de Ferrare. A force de chercher, il découvrait et faisait voir à son
frère, ce prince très juste, la trahison de ses plus proches parents. En
cela, il héritait du titre que Rome, rendue libre, donna à Cicéron.

Plus loin, recouvert d’armures brillantes, il courait prêter son aide à
l’Église; à la tête d’un petit nombre de gens, il ne craignait pas
d’affronter une armée aguerrie. Sa seule présence était d’un tel secours
pour les troupes du pape, que le feu de la guerre était éteint, pour
ainsi dire, avant d’avoir brûlé; de sorte qu’il pouvait dire: Je suis
venu, j’ai vu, j’ai vaincu.

Plus loin enfin, sur le rivage natal, il résistait à la plus grande
flotte que les Vénitiens eussent jamais équipée, même contre les Turcs
et les Génois. Il la mettait en déroute, et rapportait à son frère un
butin immense, ne gardant rien pour lui, si ce n’est l’honneur qu’on ne
peut céder à d’autres.

Les dames et les chevaliers regardaient ces peintures sans en comprendre
le sens, car ils n’avaient auprès d’eux personne pour les prévenir que
toutes ces choses devaient arriver dans l’avenir. Ils prenaient plaisir
à contempler tous ces beaux personnages aux formes élégantes, et à lire
les inscriptions. Seule, Bradamante, instruite par Mélisse, se
réjouissait en elle-même, car elle connaissait toute cette histoire.

Roger, bien qu’il fût moins avancé sous ce rapport que Bradamante, se
rappelait cependant que, parmi ses descendants, Atlante lui avait
souvent parlé de cet Hippolyte. Quel poème serait assez vaste pour qu’on
pût y relater toutes les munificences dont Charles entoura ses hôtes? Ce
n’étaient que fêtes continuelles, jeux de toutes sortes, tables
constamment chargées de mets délicats.

On put voir, à cette occasion, ceux qui étaient bons chevaliers, car,
chaque jour, il se rompait plus de mille lances. On combattait à pied, à
cheval, deux par deux ou en troupes plus ou moins nombreuses. Roger
surpassait tout le monde en vaillance; il joutait jour et nuit, et était
toujours vainqueur. A la danse, comme aux luttes et à tous les autres
jeux, il remportait sans cesse le prix à son grand honneur.

Le dernier jour, au moment où un banquet solennel venait de commencer,
Charles ayant à sa gauche Roger et Bradamante à sa droite, on vit
accourir du côté de la campagne un chevalier armé. Son armure et celle
de son destrier étaient entièrement noires. Il était de haute stature,
et s’avançait d’un air hautain.

C’était le roi d’Alger. Après la chute honteuse que lui avait fait faire
Bradamante du haut du pont, il avait juré de ne pas revêtir d’armure, de
ne pas toucher une épée et de ne pas remonter en selle, avant un an, un
mois et un jour accomplis. Puis il s’était retiré dans une cellule comme
un ermite. C’est ainsi qu’à cette époque les chevaliers se punissaient
eux-mêmes de s’être laissé battre.

Bien qu’il eût appris les succès remportés par Charles et la mort de son
prince, il n’avait pas voulu manquer à sa parole, ni prendre les armes
pour des faits qui ne le touchaient pas personnellement. Mais, au bout
du terme fixé, c’est-à-dire après un an, un mois et un jour accomplis,
il endossa des armes neuves, remonta à cheval et, reprenant l’épée et la
lance, il s’en revint droit à la cour de France.

Sans mettre pied à terre, sans incliner la tête, sans donner aucun signe
de respect, il s’arrêta devant la tente de l’empereur, montrant, par ses
gestes hautains, combien il méprisait Charles et tous les illustres
seigneurs qui l’entouraient. Chacun resta étonné de tant d’audace, et
s’arrêta de manger ou de parler pour écouter ce que le guerrier allait
dire.

Quand il fut bien en face de Charles et de Roger, le nouveau venu d’une
voix forte et dédaigneuse: «--Roger--dit-il--je suis le roi de Sarze,
Rodomont, qui viens te défier au combat. Avant que le soleil ne se
couche, je veux te prouver ici que tu as été infidèle à ton prince, et
qu’en ta qualité de traître, tu ne mérites pas d’être à la place
d’honneur parmi ces chevaliers.

«Quoique ta félonie soit chose connue--et tu ne peux la nier puisque tu
t’es fait chrétien,--je suis venu ici pour la prouver. Si tu as
quelqu’un qui veuille combattre pour toi, je l’accepterai. Si un seul
champion ne te paraît pas suffisant, j’accepte de combattre contre cinq
ou six. Je maintiendrai, envers et contre eux tous, ce que je t’ai
dit.--»

A ces mots, Roger se leva, et, avec la permission de Charles, il lui
répondit qu’il mentait et que personne n’avait le droit de l’appeler
traître; qu’il s’était toujours conduit loyalement envers son roi sans
qu’on pût le blâmer en rien. Il ajouta qu’il était prêt à soutenir qu’il
avait toujours fait son devoir.

Il n’avait besoin de solliciter l’aide de personne pour défendre sa
propre cause, et il espérait lui montrer qu’il aurait assez, et
peut-être trop, d’un adversaire. Renaud, Roland, le marquis, ses deux
fils, aux armes blanches et noires, Dudon, Marphise s’étaient levés pour
prendre, contre le fier païen, la défense de Roger,

Prétendant qu’en sa qualité de nouveau marié, il ne devait pas troubler
ses propres noces. Roger leur répondit: «--Tenez-vous tranquilles; une
pareille excuse serait honteuse pour moi.--» Puis il se fait apporter
les armes qu’il a enlevées au comte Tartare, et les endosse pièce par
pièce. Le fameux Roland lui chausse les éperons, et Charles lui attache
l’épée au flanc.

Bradamante et Marphise lui avaient lacé sa cuirasse et ses autres armes.
Astolphe lui tient son destrier et le fils d’Ogier le Danois lui
présente l’étrier. Renaud, Naymes, et le marquis Olivier lui font faire
place, et font évacuer en toute hâte la lice toujours prête pour
pareille besogne.

Les dames et damoiselles, toutes pâles d’effroi, tremblent comme des
colombes surprises dans un champ de blé par l’orage, et que la rage des
vents chasse vers leur nid, au milieu du fracas du tonnerre, des éclairs
qui sillonnent la nue obscure, à travers la grêle et la pluie qui
portent le ravage dans les campagnes. Elles tremblent pour Roger, qui ne
leur semble pas de force à lutter avec le fier païen.

La foule et la plupart des chevaliers et des barons partageaient la même
crainte; on n’avait pas oublié ce que le païen avait fait dans Paris
assiégé; on se souvenait qu’à lui seul il avait détruit une grande
partie de la ville par le fer et par le feu. Les traces de son passage
existaient encore et devaient exister longtemps; jamais le royaume
n’avait subi plus cruel désastre.

Plus que tous les autres, Bradamante se sentait le cœur troublé; elle ne
croyait pas, il est vrai, que le Sarrasin eût plus de force que Roger,
et surtout plus de vaillance, car c’est du cœur seul que vient le
courage. Elle ne croyait pas au bon droit de Rodomont. Cependant, en
digne amante qu’elle était, elle ne pouvait bannir ses craintes.

Oh! combien volontiers elle aurait voulu courir les chances de ce combat
incertain, eût-elle été assurée d’y laisser la vie! Elle aurait accepté
de mourir mille fois, plutôt que de savoir son amant exposé à périr.

Mais sachant qu’aucune prière ne saurait faire renoncer Roger à son
entreprise, elle regarde le combat, le visage triste, et le cœur
tremblant. Roger et le païen se précipitent au-devant l’un de l’autre,
le fer baissé; au choc terrible, les lances semblent être de verre;
leurs éclats font l’effet d’oiseaux volant vers le ciel.

La lance du païen, frappant l’écu de Roger au beau milieu, ne produit
qu’un faible effet, tellement parfaite est la trempe de l’acier forgé
par Vulcain pour le célèbre Hector. Roger frappe également son
adversaire sur l’écu et le traverse net, bien qu’il ait près d’une palme
d’épaisseur, et qu’il soit fait d’os doublé d’acier au dedans et au
dehors.

Si la lance de Roger avait pu supporter ce rude choc, et si, au premier
coup, elle ne s’était pas rompue en mille morceaux qui volèrent jusqu’au
ciel comme s’ils eussent eu des ailes, elle aurait percé le haubert, ce
dernier eût-il été plus dur que le diamant, et le combat aurait été
fini. Mais elle se rompit. Les deux destriers allèrent toucher la terre
avec leur croupe.

Cependant les cavaliers relèvent promptement leurs destriers de la bride
et de l’éperon; jetant leurs lances, ils tirent leur épée, et reviennent
l’un sur l’autre pleins de fureur et de rage. Faisant caracoler de côté
et d’autre, avec beaucoup d’adresse, leurs chevaux dociles et légers,
ils cherchent de la pointe de l’épée le défaut de leurs cuirasses.

La poitrine de Rodomont n’était plus protégée par la rude écaille du
serpent; il n’avait plus à la main l’épée tranchante de Nemrod, et son
front n’était plus armé de son casque ordinaire. Il avait laissé les
armes qu’il portait d’habitude, suspendues au monument d’Isabelle, après
avoir été vaincu sur le pont par la dame de Dordogne, comme il me semble
vous l’avoir dit plus haut.

Il avait une nouvelle armure fort bonne, mais qui était loin d’être
aussi parfaite que la première. Mais pas plus l’ancienne que la nouvelle
n’aurait arrêté Balisarde, à laquelle ne résistait ni enchantement, ni
finesse d’acier, ni dureté de trempe. Roger s’escrime si bien de çà et
de là, qu’il a déjà percé les armes du païen en plus d’un endroit.

Quand le païen voit son sang rougir ses armes de tous côtés, et qu’il ne
peut éviter que la plus grande partie des coups qu’on lui porte arrivent
jusqu’à sa chair, il est saisi d’une rage plus grande, d’une fureur plus
intense que la mer un jour de tempête au cœur de l’hiver. Il jette son
écu, et prenant son épée à deux mains, il frappe de toutes ses forces
sur le casque de Roger.

La machine qui est supportée sur le Pô par deux bateaux, et dont le
marteau relevé au moyen d’hommes et de roues, retombe sur les poutres
aiguisées en pointes, ne frappe pas des coups plus formidables que celui
que le fier païen asséna de toutes ses forces sur la tête de Roger. Ce
dernier fut protégé par son casque enchanté; sans cela, lui et son
cheval auraient été fendus d’un seul coup.

Roger s’incline à deux reprises; il ouvre les bras et les jambes comme
s’il allait tomber. Avant qu’il ait eu le temps de se remettre, le
Sarrasin lui porte un second coup plus terrible, suivi d’un troisième.
Mais son glaive trop faible ne peut supporter une si rude besogne; il
vole en éclats, et laisse la main du cruel païen désarmée.

Rodomont ne s’arrête point pour cela. Il s’approche de Roger qui est
encore privé de sentiment, tellement les coups qu’il a reçus sur la tête
lui ont troublé la cervelle. Mais le Sarrasin ne tarde pas à le
réveiller de ce lourd sommeil; de son bras puissant, il lui enlace le
cou et le serre avec une telle force, qu’il l’enlève des arçons, et le
jette à terre.

Roger n’a pas plus tôt touché la terre, qu’il se redresse plein de
colère et de vergogne. Il jette les yeux sur Bradamante. Il la voit si
troublée de sa chute, que son beau visage pâlit et que la vie est prête
à l’abandonner. Roger, désireux d’effacer promptement cette honte que
Rodomont lui a fait subir, saisit son épée et fond sur le païen.

Celui-ci le heurte de son destrier, mais Roger l’esquive adroitement en
se rejetant en arrière. Au moment où le destrier passe devant lui, il le
saisit à la bride de la main gauche, et le force à tourner sur lui-même,
tandis que, de la main droite, il cherche à frapper le cavalier soit au
flanc, soit au ventre, soit à la poitrine. Il finit par lui porter deux
coups de pointe, l’une au flanc, l’autre à la cuisse.

Rodomont, qui tenait encore à la main le pommeau de son épée brisée, en
assène un tel coup sur le casque de Roger, qu’il aurait dû l’étourdir de
nouveau. Mais Roger qui devait vaincre, ayant le bon droit pour lui, le
saisit par le bras, et joignant sa main droite à la première, tire son
adversaire tant et si bien, qu’il finit par l’arracher de selle.

Soit force, soit adresse, le païen tombe de façon qu’il n’a plus
d’avantage sur Roger; je veux dire qu’il retombe à pied. Mais Roger qui
a encore son épée, est mieux partagé. Il s’efforce de tenir le païen à
distance, afin d’éviter une lutte corps à corps avec un adversaire d’une
taille si gigantesque.

Il voit le sang couler de son flanc, de sa cuisse et de ses autres
blessures. Il espère que, peu à peu, les forces lui manqueront, et qu’il
pourra achever de le vaincre. Le païen avait encore à la main le pommeau
de son épée; réunissant toutes ses forces, il en porte un coup qui
étourdit Roger plus qu’il ne le fut jamais.

Roger, frappé à la visière de son casque et à l’épaule, vacille et
chancelle sous le coup, et a toutes les peines du monde à se tenir
debout. Le païen veut s’élancer sur lui, mais le pied lui manque,
affaibli qu’il est par sa blessure à la cuisse. Dans sa précipitation à
s’élancer sur Roger, il tombe sur un genou.

Roger ne perd pas de temps; il lui porte de grands coups à la poitrine
et à la figure; il le martelle, et le tient en respect en le maintenant
à terre avec la main. Mais le païen fait si bien, qu’il réussit à se
relever; il saisit Roger, et l’enlace dans ses bras. L’un et l’autre,
joignant l’adresse à la force, cherche à ébranler, à étouffer son
adversaire.

Rodomont, blessé à la cuisse, et le flanc ouvert, avait perdu une grande
partie de ses forces. Roger, depuis longtemps rompu à tous les exercices
du corps, possédait une grande adresse. Il comprend son avantage et ne
s’en dessaisit pas. La où il voit le sang sortir avec le plus
d’abondance des blessures du païen, il pèse de tout le poids de ses
bras, de sa poitrine, de ses deux pieds.

Rodomont, plein de rage et de dépit, a saisi Roger par le cou et par les
épaules. Il le tire, il le secoue, il le soulève de terre et le tient
suspendu sur sa poitrine. Il le serre étroitement, l’ébranle de çà de
là, et cherche à le faire tomber. Roger, ramassé sur lui-même, fait
appel à toute son adresse, à toute sa vigueur, pour garder l’avantage.

Le franc et brave Roger finit par saisir Rodomont. Il pèse avec sa
poitrine sur le flanc droit de son adversaire, et le serre de toute ses
forces; en même temps, il lui passe la jambe droite sous le genou
gauche, tandis que son autre jambe enlace la jambe de Rodomont. Il le
soulève ainsi de terre, et le renverse la tête la première.

Rodomont va frapper le sol de la tête et des épaules. La secousse est si
violente, que le sang jaillit de ses blessures comme de deux fontaines,
et rougit au loin la terre. Roger qui sent que la Fortune est pour lui,
redouble d’efforts. Afin d’empêcher le Sarrasin de se relever, il lui
porte d’une main le poignard à la visière, de l’autre il le tient à la
gorge; avec ses genoux, il lui presse le ventre.

Parfois, dans les mines d’or de la Pannonie ou de l’Ibérie, un
éboulement subit vient ensevelir ceux que leur avarice y a fait
descendre; les malheureux sont tellement étouffés, que leur souffle peut
à peine s’exhaler. Il en est de même du Sarrasin, oppressé sous le poids
de son vainqueur et renversé par terre.

Roger a tiré son poignard; il en porte la pointe à la visière de
Rodomont et lui crie de se rendre, en lui promettant de lui laisser la
vie. Mais celui-ci, qui redoute moins de mourir que de montrer un seul
instant de faiblesse, s’agite, se secoue et, sans répondre, cherche à
mettre Roger sous lui.

De même qu’un mâtin, renversé par un dogue féroce qui lui a enfoncé ses
crocs dans la gorge, s’agite et se débat en vain, les yeux ardents et la
gueule baveuse, et ne peut se débarrasser de son redoutable adversaire
qui le surpasse en force mais non en rage, ainsi le païen finit par
perdre tout espoir de se délivrer de l’étreinte de Roger victorieux.

Cependant, il se tord et se débat de telle sorte qu’il réussit à dégager
son bras droit et à tirer son poignard. Il cherche à frapper Roger sous
les reins; mais le jeune homme s’aperçoit du danger qu’il court s’il
tarde plus longtemps à donner la mort à cet indomptable Sarrasin.

Levant le bras le plus qu’il peut, il plonge deux ou trois fois tout
entier le fer de son poignard dans le front horrible de Rodomont, et se
dégage ainsi de tout péril. Vers les affreuses rives d’Achéron, délivrée
du corps plus froid que glace, s’enfuit, en blasphémant, l’âme
dédaigneuse qui fut si altière et si orgueilleuse au monde.


FIN DU TOME QUATRIÈME ET DERNIER




NOTES DU TOME QUATRIÈME


CHANT XXXVII.

[1] Page 2, ligne 27.--_Arpalice._--Fille du roi de Thrace, qui défendit
le royaume paternel contre Pyrrhus, fils d’Achille.

[2] Page 2, ligne 27.--_Tomyris._--Reine des Massagètes, dont Hérodote
raconte la victoire sur Cyrus, roi de Perse.

[3] Page 2, ligne 27.--_Celle qui secourut Turnus._--Camille, fille du
roi des Volsques, qui aida Turnus contre Énée. (_Énéide_, liv. 10 et
11.)

[4] Page 2, ligne 28.--_Celle qui vint en aide à Hector._--Pentésilée,
reine des Amazones.

[5] Page 2, lignes 28, 29 et 30.--_Celle qui, suivie des gens de Sidon
et de Tyr, et longeant le rivage d’Afrique, s’établit en Libye._--Didon,
fondatrice de Carthage.

[6] Page 2, ligne 30.--_Zénobie._--Reine de Palmyre, faite prisonnière
par l’empereur Aurélien, après avoir opposé une longue résistance.

[7] Page 2, ligne 31.--_Celle qui sauva par ses victoires les Assyriens,
les Perses et les Indiens._--Sémiramis.

[8] Page 5, lignes 14 et 15.--_S’abreuver avec les Muses à la fontaine
d’Aganippe._--Cette fontaine jaillissait sur l’Hélicon, et était
consacrée à Apollon et aux Muses. Ses eaux avaient la vertu d’inspirer
les poètes.

[9] Page 24, lignes 16 et 17.--_Le grand fleuve qui sort du Vésale._--Le
Pô qui descend du mont Viso, dans les Alpes liguriennes.


CHANT XXXVIII.

[10] Page 43, ligne 28.--_Le désert où l’armée de Cambyse fut
détruite._--Cambyse, roi de Perse, ayant envoyé une armée contre les
Ammons, peuple de la Libye, vers les confins de la Cyrénaïque, cette
armée fut engloutie par les sables soulevés par le vent du désert.
(Hérodote.)


CHANT XL.

[11] Page 78, lignes 5 et 6.--_Le jour où vous lui montrâtes la flotte
ennemie écrasée à l’embouchure du Pô._--Allusion à la défaite des
Vénitiens sur le Pô, par le cardinal d’Este.

[12] Page 85, lignes 19 et 20.--_S’ouvre un âpre sentier dans les champs
d’Ocnus._--Le poète entend par là, la campagne autour de Mantoue, parce
que cette ville avait eu, croyait-on, pour fondateur Ocnus, fils de la
nymphe Manto.

[13] Page 88, lignes 6 et 7.--_Ludovic le More, remis aux mains d’un
autre Ludovic._--Ludovic le More, trahi par les Suisses qu’il avait pris
à son service, fut livré à Louis XII, roi de France.


CHANT XLII.

[14] Page 146, ligne 17.--_Par ce Camille, dont le Reno et Felsina
écoutent les chants._--Camille Paleotto, de Bologne, attaché au cardinal
de Bibbiena, et qui, de concert avec Guido Postumo, dont il est parlé
quelques lignes plus loin, chanta les louanges de Lucrezia Bentivogli,
fille naturelle du duc de Ferrare.


CHANT XLIII.

[15] Page 165, lignes 23 et 24.--_Personne ne voudrait plus entendre
parler de la patrie de Nausica._--L’île de Corfou, renommée dans
l’antiquité pour la beauté des jardins d’Alcinoüs, père de Nausica.


CHANT LXV.

[16] Page 229, lignes 3, 4 et 5.--_Servius, Marius et Ventidius l’ont
montré dans l’antiquité, et, de notre temps, le roi Louis._--Le roi de
France Louis XII.


FIN DES NOTES DU TOME QUATRIÈME




TABLE DES MATIÈRES DU TOME QUATRIÈME


  ROLAND FURIEUX                                                   Pages

  Chant XXXVII.--Passant en revue les écrivains divers qui ont
    employé leur plume à chanter les louanges du beau sexe, le
    poète en prend occasion pour louer Vittoria Colonna et les
    nobles vers consacrés par elle à la mémoire du marquis de
    Pescaire, son époux. Puis il introduit sur la scène Ullania,
    messagère de la reine de l’île Perdue, qui raconte à Roger, à
    Bradamante et à Marphise l’indigne coutume établie par Marganor
    dans son propre château à l’encontre des femmes. Les deux
    guerrières et Roger infligent à Marganor le châtiment qu’il
    a mérité.                                                          1

  Chant XXXVIII.--Roger, fidèle à l’honneur qui l’appelle auprès
    d’Agramant, s’en va à Arles. Bradamante et Marphise se
    présentent à la cour de Charles. Marphise reçoit le
    baptême.--Astolphe, à la tête d’une armée de Nubiens, saccage
    l’Afrique et menace Biserte. Agramant, instruit de ces
    événements, obtient de Charles de décider de la guerre entre
    eux par le combat singulier de deux champions élus dans chaque
    camp.                                                             33

  Chant XXXIX.--Mélisse, au moyen d’un enchantement, fait
    qu’Agramant viole le pacte juré. Les deux armées en viennent
    aux mains, et les Maures ont le dessous.--Astolphe accomplit
    des prouesses en Afrique, et y crée une flotte. Ses compagnons
    et lui s’emparent de Roland, et Astolphe lui rend la
    raison.--Agramant, s’étant embarqué avec ses troupes, rencontre
    la flotte chrétienne qui l’attaque.                               56

  Chant XL.--La flotte d’Agramant ayant été battue et brûlée, les
    chrétiens assiègent Biserte, qui est prise d’assaut, mise au
    pillage et livrée aux flammes. Agramant se réfugie à Lampéduse
    avec Sobrin. Ayant trouvé Gradasse dans cette île, ils arrêtent
    tous les trois le projet de défier Roland et deux autres
    chevaliers chrétiens au combat. Roland accueille volontiers
    cette offre, et choisit pour compagnons Brandimart et
    Olivier.--Entre temps, Roger, retournant à Arles, délivre sept
    rois africains que Dudon conduisait prisonniers, et en vient
    aux mains avec ce dernier.                                        77

  Chant XLI.--Roger et Dudon cessent leur combat, après être
    convenus que les sept rois païens prisonniers seront rendus à
    la liberté. Roger s’embarque avec eux pour l’Afrique. Pendant
    la traversée, ils sont engloutis par une tempête, excepté
    Roger, qui est porté sain et sauf près d’un ermite, lequel lui
    prédit diverses choses.--Le navire, abandonné par son équipage,
    est poussé par le vent jusqu’à Biserte. Il y avait à bord
    l’épée, l’armure et le cheval de Roger. Roland prend l’épée
    pour lui, donne l’armure à Olivier et le cheval à Brandimart,
    et ils vont tous les trois à Lampéduse pour combattre les trois
    païens. Le combat s’engage; Sobrin et Olivier sont blessés, et
    Brandimart est tué.                                               98

  Chant XLII.--Le combat de Lampéduse se termine par la mort de
    Gradasse et d’Agramant, occis par la main de Roland, qui
    accorde la vie à Sobrin.--Bradamante se désole du retard de
    Roger.--Renaud, en allant sur les traces d’Angélique, trouve un
    remède qui le guérit de son amoureuse passion. S’étant remis en
    chemin pour rejoindre Roland, il fait la rencontre d’un
    chevalier qui le reçoit dans un magnifique palais orné de
    statues représentant diverses dames de la maison d’Este. Son
    hôte lui propose un moyen de s’assurer de la fidélité de sa
    femme.                                                           124

  Chant XLIII.--Renaud entend raconter deux nouvelles, l’une contre
    les femmes, l’autre contre les hommes qui se laissent vaincre
    par l’ignoble passion de l’avarice. Après un long chemin sur
    terre et sur mer, Renaud arrive à Lampéduse, au moment où
    venait de se terminer le combat entre les paladins et les
    païens. Ils descendent tous en Sicile et, sur la plage
    d’Agrigente, ils rendent les derniers honneurs aux dépouilles
    mortelles de Brandimart. De là, ils vont à l’ermitage où est
    Roger, devenu déjà chrétien. L’ermite rend la santé à Olivier
    et à Sobrin, qui se fait aussi baptiser.                         151

  Chant XLIV.--Les cinq guerriers se lient d’une fraternelle
    amitié. Renaud, tenant Roger en grande estime, et sur les
    conseils de l’ermite, lui promet la main de sa sœur
    Bradamante. De là, ils s’en vont à Marseille, où arrive en
    même temps Astolphe, qui a licencié son armée de Nubiens, et
    rendu sa flotte à son premier état de feuilles. Les paladins
    et Sobrin sont magnifiquement accueillis par Charles dans
    Paris, mais la joie générale est troublée par le refus du duc
    Aymon et de sa femme Béatrice de consentir à l’union de Roger
    et de Bradamante, celle-ci ayant été déjà fiancée par eux à
    Léon, fils de l’empereur des Grecs. Roger prend ses armes et,
    plein de haine contre Léon, il se transporte au camp des
    Bulgares qui sont en guerre avec les Grecs. Il défait ces
    derniers, puis va loger dans une hôtellerie qu’il ignore être
    située sur les terres de l’empire grec. Il y est dénoncé
    comme l’auteur du désastre éprouvé par les Grecs.                202

  Chant XLV.--Roger, saisi pendant son sommeil, devient le
    prisonnier de Théodora, sœur de l’empereur Constantin.--Entre
    temps, Charles, à la requête de Bradamante, a fait publier
    que quiconque voudra l’avoir pour femme devra se battre avec
    elle et la vaincre.--Léon, qui a conçu de l’amitié et de
    l’estime pour Roger, sans le connaître, le tire de prison et
    l’engage à combattre en son nom contre Bradamante. Roger,
    portant les insignes de Léon, se bat contre la guerrière.
    Survient la nuit; Charles fait cesser le combat et donne
    Bradamante à celui qu’il croit être Léon. Roger, désespéré,
    veut se tuer; mais Marphise va trouver Charles et empêche
    ce mariage.                                                      228

  Chant XLVI.--Le poète, se sentant arriver au port, nomme les
    nombreux amis qui l’attendent pour fêter son retour.--Mélisse
    va à la recherche de Roger, et lui sauve la vie avec le
    concours de Léon qui, ayant appris le motif du désespoir de
    Roger, lui cède Bradamante. Tous vont à Paris, où Roger, élu
    déjà roi des Hongrois, est reconnu pour le chevalier qui a
    combattu contre Bradamante. On célèbre les noces avec une
    splendeur royale; le lit nuptial est préparé sous la tente
    impériale que Mélisse, grâce à son art magique, a fait venir
    de Constantinople. Pendant le dernier jour des fêtes, survient
    Rodomont qui défie Roger; le combat a lieu, et Rodomont reçoit
    la mort de la main de Roger.                                     258

  Notes                                                              294


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME QUATRIÈME ET DERNIER.




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE TRENTE AVRIL MIL HUIT CENT QUATRE-VINGT-UN
    PAR A. QUANTIN
    POUR
    ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
    A PARIS





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ROLAND FURIEUX, TOME 4 ***
        

    

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