The Project Gutenberg EBook of Le Cabinet des Fées, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le Cabinet des Fées Or Recreative Readings Arranged for the Express Use of Students in French Author: Various Editor: George Gérard Release Date: May 20, 2009 [EBook #28891] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CABINET DES FÉES *** Produced by Fritz Ohrenschall, Sania Ali Mirza, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) LE CABINET DES FÉES, OR RECREATIVE READINGS, ARRANGED FOR THE EXPRESS USE OF STUDENTS IN FRENCH. BY GEORGES GÉRARD A. M. PROFESSOR OF FRENCH AND LITERATURE, AND AUTHOR OF SEVERAL WORKS TO FACILITATE THE RAPID ACQUIREMENT OF THE FRENCH LANGUAGE. NEW YORK: D. APPLETON AND COMPANY, 346 & 348 BROADWAY. M.DCCC.LIX Entered according to Act of Congress, in the year 1858, by D. APPLETON & COMPANY, In the Clerk's Office of the District Court of the United States for the Southern District of New York. PREFACE. Little need be said, at the present day, of the importance of a knowledge of the French Language. It is the key to immense treasures in literature and science, the medium of communication in European diplomacy, and is, confessedly, an indispensable accomplishment of the modern traveller and the man of liberal education. We have, therefore, only to explain the object and claims of the present work. In offering it to the American student we have endeavored to meet an obvious want of a suitable book of exercises in translating from the French--to produce a work adapted peculiarly to the wants of American society--calculated to interest as well as instruct beginners of every age, and suited alike for the use of private students and promiscuous classes. After an experience of many years in teaching, we are convinced that such works as the Adventures of Telemachus, and the History of Charles the Twelfth--despite their incontestable beauty of style and richness of material--are too difficult for beginners, even of mature age. Such works, too, consisting of a continuous narrative, present to most students the discouraging prospect of a formidable undertaking which they fear will never be completed. On the other hand, a mere book of fables, although free from the last objection, is, in general, too narrow in its scope to fulfil the desired end. To avoid the difficulties and secure the advantages mentioned, we have chosen the Fairy Tales of Charles Perrault and Madame de Beaumont. The department of literature thus sought as the means of instruction in language, supplies, as our own experience has amply demonstrated, agreeable and attractive material for beginners of all ages and conditions. The works selected are acknowledged to be admirable models of grace and purity in French composition, whilst the simplicity of style encourages the student by soon making him conscious of progress. The subjects offer at once attractive novelties for the young and agreeable relaxation for the mature. In conclusion, we have only to remark that the difficulties of the French idiom are explained by notes neither too scanty, nor yet so numerous as to embarrass; and that a few expressions, inconsistent with the decorum of American taste, have been carefully expurgated, without, as we hope, diminishing the interest of the subject or impairing the style. G. GÉRARD. Philadelphia, Nov. 1858. CONTENTS Le Petit Chaperon Rouge, Le Chat Botté, Cendrillon, La Belle au Bois Dormant, Riquet à la Houppe, Le Petit Poucet, Les Fées, Peau D'âne, L'oiseau Bleu, La Bonne Petite Souris, La Barbe-Bleue, Finette Cendron, La Chatte Blanche, Aurore et Aimée, La Veuve et ses deux Filles, La Biche au Bois, La Belle et la Bête, La Belle aux Cheveux d'or, Le Prince Chéri, Fatal et Fortuné, Le Prince Tity, La Grenouille Bienfaisante, Les Trois Souhaits, Bellotte et Laideronnette, Le Pêcheur et le Voyageur, Le Chien Reconnaissant, 332 LE CABINET DES FEES LE PETIT CHAPERON ROUGE. Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir: sa mère en était folle,[1] et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge qui lui seyait[2] si bien, que partout on l'appelait le Petit Chaperon Rouge. Un jour, sa mère ayant fait et cuit des galettes, lui dit: --Va voir comment se porte ta mère-grand; car on m'a dit[3] qu'elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. Le Petit Chaperon Rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre village. En passant dans un bois, elle rencontra compère[4] le Loup, qui eut bien envie de la manger; mais il n'osa, à cause de quelques bûcherons qui étaient dans la forêt. Il lui demanda où elle allait. La pauvre enfant, qui ne savait pas qu'il était dangereux de s'arrêter à écouter un Loup, lui dit: --Je vais voir ma mère-grand, et lui porter une galette avec un pot de beurre, que ma mère lui envoie. --Demeure-t-elle bien loin? lui dit le Loup. --Oh! oui, lui dit le Petit Chaperon Rouge; c'est par delà[5] le moulin que vous voyez tout là-bas,[6] là-bas, à la première maison du village. --Eh bien, dit le Loup, je veux l'aller voir aussi; je m'y en vais par ce chemin-ci et toi par ce chemin-là, et nous verrons à qui plus tôt y sera.[7] Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s'en alla par le chemin le plus long, s'amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets de petites fleurs qu'elle rencontrait. Le Loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la mère-grand; il heurte. --Toc, toc. --Qui est là? --C'est votre fille le Petit Chaperon Rouge, dit le Loup en contrefaisant sa voix, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie. La bonne mère-grand, qui était dans son lit, à cause qu'elle se trouvait un peu mal, lui cria: --Tire la chevillette,[8] la bobinette cherra.[9] Le Loup tira la chevillette, et la porte s'ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien; car il y avait plus de trois jours qu'il n'avait mangé. Ensuite, il ferma la porte, et s'alla coucher dans le lit de la mère-grand, en attendant le Petit Chaperon Rouge, qui, quelque temps après, vint heurter à la porte. --Toc, toc. --Qui est là? Le Petit Chaperon Rouge, qui entendit la grosse voix du Loup, eut peur d'abord; mais, croyant que sa mère-grand était enrhumée, il répondit: --C'est votre fille, le Petit Chaperon Rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie. Le Loup lui cria, en adoucissant un peu sa voix: --Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Petit Chaperon Rouge tira la chevillette, et la porte s'ouvrit. Le Loup, la voyant entrer, lui dit, en se cachant dans le lit, sous la couverture: --Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa mère-grand était faite en son déshabillé. Elle lui dit: --Ma mère-grand, que vous avez de grands bras! --C'est pour mieux t'embrasser, ma fille. --Ma mère-grand, que vous avez de grands pieds! --C'est pour mieux courir, mon enfant. --Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles! --C'est pour mieux écouter, mon enfant. --Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux! --C'est pour mieux voir, mon enfant. --Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents! --C'est pour te manger. Et, en disant ces mots, le méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon Rouge, et la mangea. MORALITÉ. On voit ici que les jeunes enfants, Surtout de jeunes filles Belles, bien faites et gentilles, Font très-mal d'écouter toutes sortes de gens Et que ce n'est pas chose étrange S'il en est tant que le loup mange. Je dis le loup, car tous les loups Ne sont pas de la même sorte. Il en est d'une humeur accorte, Sans bruit, sans fiel et sans courroux, Qui, privés, complaisants et doux, Suivent les jeunes demoiselles Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles. Mais, hélas! qui ne sait que ces loups doucereux De tous les loups sont les plus dangereux? [Note 1: Folle, _very fond_.] [Note 2: seyait, _became_;] [Note 3: on m'a dit, _I was told_.] [Note 4: compère, _master_.] [Note 5: Delà, _beyond_.] [Note 6: là-bas, _down there_.] [Note 7: à qui plus tôt y sera, _who shall be there the soonest_.] [Note 8: chevillette, _small peg_.] [Note 9: la bobinette cherra, _the latch will fall_.] LE CHAT BOTTÉ. Un meunier ne laissa pour tous biens, à trois enfants qu'il avait, que son moulin, son âne et son chat. Les partages furent bientôt faits: ni le notaire ni le procureur[1] n'y furent point appelés, ils auraient eu bientôt mangé tout le pauvre patrimoine. L'aîné eut le moulin. Le second eut l'âne. Et le plus jeune n'eut que le chat. Ce dernier ne pouvait se consoler d'avoir un si pauvre lot.[2] --Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble:[3] pour moi, lorsque j'aurai mangé mon chat, et que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim. Le Chat, qui entendait ce discours, mais qui n'en fit pas semblant,[4] lui dit d'un air posé et sérieux: --Ne vous affligez point, mon maître; vous n'avez qu'à me donner un sac et me faire faire[5] une paire de bottes pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n'êtes pas si mal partagé que vous croyez. Quoique le maître du Chat ne fit pas grand fond là-dessus,[6] il lui avait vu faire tant de tours de souplesse pour prendre des rats et des souris, comme quand il se pendait par les pieds ou qu'il se cachait dans la farine pour faire le mort,[7] qu'il ne désespéra pas d'en être secouru dans sa misère. Lorsque le Chat eut ce qu'il avait demandé, il se botta bravement; et, mettant son sac à son cou, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant, et s'en alla dans une garenne[8] où il y avait grand nombre de lapins. Il mit du son et des lacerons dans son sac; et, s'étendant comme s'il eût été mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vînt se fourrer dans son sac pour manger ce qu'il y avait mis. A peine fut-il couché, qu'il eut contentement: un jeune étourdi de lapin entra dans son sac; et le maître Chat, tirant aussitôt ses cordons, le prit et le tua sans miséricorde. Tout glorieux de sa proie, il s'en alla chez le roi et demanda à lui parler. On le fit monter à l'appartement de Sa Majesté, où, étant entré, il fit une grande révérence au roi, et lui dit: --Voilà, sire, un lapin de garenne que M. le marquis de Carabas (c'était le nom qu'il prit en gré de donner à son maître) m'a chargé[9] de vous présenter de sa part. --Dis à ton maître, répondit le roi, que je le remercie et qu'il me fait plaisir. Une autre fois, il alla se cacher dans un blé, tenant toujours son sac ouvert; et lorsque deux perdrix y furent entrées, il tira les cordons et les prit toutes deux. Il alla ensuite les présenter au roi, comme il avait fait du lapin de garenne. Le roi reçut encore avec plaisir les deux perdrix, et lui fit donner pour boire. Le Chat continua ainsi, pendant deux ou trois mois, à porter de temps en temps au roi du gibier de la chasse de son maître. Un jour qu'il sut que le roi devait aller à la promenade sur le bord de la rivière avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il dit à son maître: --Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite; vous n'avez qu'à vous baigner dans la rivière, à l'endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire. Le marquis de Carabas fit ce que son Chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon. Dans le temps qu'il se baignait, le roi vint à passer; et le Chat se mit à crier de toute sa force: --Au secours! au secours! voilà M. le marquis de Carabas qui se noie! A ce cri, le roi mit la tête à la portière; et, reconnaissant le Chat qui lui avait apporté tant de fois du gibier, il ordonna à ses gardes qu'on allât vite au secours de M. le marquis de Carabas. Pendant qu'on retirait le pauvre marquis de la rivière, le Chat, s'approchant du carrosse, dit au roi que, dans le temps que son maître se baignait, il était venu des voleurs qui avaient emporté ses habits, quoiqu'il eût crié au voleur de toute sa force; le drôle[10] les avait cachés sous une grosse pierre. Le roi ordonna aussitôt aux officiers de sa garde-robe d'aller quérir[11] un de ses plus beaux habits pour M. le marquis de Carabas. Le roi lui fit mille caresses; et comme les beaux habits qu'on venait de lui donner relevaient[12] sa bonne mine (car il était beau et bien fait de sa personne), la fille du roi le trouva fort à son gré; et le marquis de Carabas ne lui eut pas plus tôt jeté deux ou trois regards fort respectueux et un peu tendres, qu'elle en devint amoureuse à la folie. Le roi voulut qu'il montât dans son carrosse et qu'il fût de la promenade.[13] Le Chat, ravi de voir que son dessein commençait à réussir, prit les devants; et ayant rencontré des paysans qui fauchaient un pré, il leur dit: --Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roi que le pré que vous fauchez appartient à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté.[14] Le roi ne manqua pas à demander aux faucheurs à qui était ce pré qu'ils fauchaient. --C'est à M. le marquis de Carabas, dirent-ils tous ensemble; car la menace du Chat leur avait fait peur. --Vous avez là un bel héritage, dit le roi au marquis de Carabas. --Vous voyez, sire, répondit le marquis, c'est un pré qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les années. Le Chat, qui allait toujours devant, rencontra des moissonneurs, et leur dit: --Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ces blés appartiennent à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté. Le roi, qui passa un moment après, voulut savoir à qui appartenaient tous les blés qu'il voyait. --C'est à M. le marquis de Carabas, répondirent les moissonneurs. Et le roi s'en réjouit avec le marquis. Le Chat, qui allait devant la carrosse, disait toujours la même chose à tous ceux qu'il rencontrait; et le roi était étonné des grands biens de M. le marquis de Carabas. Le maître Chat arriva enfin dans un beau château, dont le maître était un Ogre, le plus riche qu'on ait jamais vu: car toutes les terres par où le roi avait passé étaient de la dépendance de ce château. Le Chat eut soin de s'informer qui était cet Ogre, et ce qu'il savait faire, et demanda à lui parler, disant qu'il n'avait pas voulu passer si près de son château sans avoir l'honneur de lui faire la révérence. L'Ogre le reçut aussi civilement que le peut un Ogre, et le fit reposer. --On m'a assuré, dit le Chat, que vous aviez le don de vous changer en toutes sortes d'animaux; que vous pouviez, par exemple, vous transformer en lion, en éléphant. --Cela est vrai, répondit l'Ogre brusquement, et, pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir lion. Le Chat fut si effrayé de voir un lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes, qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles. Quelque temps après, le Chat, ayant vu que l'Ogre avait repris** sa première forme, descendit et avoua qu'il avait eu bien peur. --On m'a assuré encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits animaux; par exemple, de vous changer en un rat, en une souris: je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible. --Impossible! reprit l'Ogre; vous allez le voir. Et en même temps il se changea en une souris, qui se mit à courir sur le plancher. Le Chat ne l'eut pas plus tôt aperçu, qu'il se jeta dessus et la mangea. Cependant le roi, qui vit en passant le beau château de l'Ogre, voulut entrer dedans. Le Chat, qui entendit le bruit du carrosse qui passait sur le pont-levis du château, courut au-devant,[15] et dit au roi: --Votre Majesté soit la bienvenue dans ce château de M. le marquis de Carabas! --Comment! monsieur le marquis, s'écria le roi, ce château est encore à vous? Il ne se peut rien de plus beau que cette cour, et que tous ces bâtiments qui l'environnent: voyons le dedans, s'il vous plaît. Le marquis donna la main à la jeune princesse; et, suivant le roi qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande salle, où ils trouvèrent une magnifique collation que l'Ogre avait fait préparer pour ses amis, qui le devaient venir voir ce même jour-là, mais qui n'avaient pas osé entrer, sachant que le roi y était. Le roi, charmé des bonnes qualités de M. le marquis de Carabas, de même que sa fille, qui en était folle, et voyant les grands biens qu'il possédait, lui dit, après avoir bu cinq à six coups: --Il ne tiendra qu'à vous,[16] monsieur le marquis, que vous ne soyez mon gendre. Le marquis, faisant de grandes révérences, accepta l'honneur que lui faisait le roi; et dès le jour même, il épousa la princesse. Le Chat devint grand seigneur, et ne courut plus après les souris que pour se divertir. MORALITÉ. Quelque grand que soit l'avantage, De jouir d'un riche héritage Venant à nous de père en fils, Aux jeunes gens, pour l'ordinaire, L'industrie et le savoir-faire Valent mieux que des biens acquis. AUTRE MORALITÉ. Si le fils d'un meunier avec tant de vitesse Gagne le coeur d'une princesse, Et s'en fait regarder avec des yeux mourants, C'est que l'habit, la mine et la jeunesse, Pour inspirer de la tendresse, Ne sont pas des moyens toujours indifférents. [Note 1: Le procureur, _the lawyer_.] [Note 2: a lot, _share_.] [Note 3: en se mettant ensemble, _in joining themselves together_.] [Note 4: qui n'en fit pas semblant, _who feigned not to listen_.] [Note 5: me faire faire, _to order for me_.] [Note 6: ne fit pas grand fond là-dessus, _did not rely a great deal on this_.] [Note 7: pour faire le mort, _to make think he was dead_.] [Note 8: une garenne, _a warren_.] [Note 9: M'a chargé, _has requested me_.] [Note 10: Drôle, _the rogue_.] [Note 11: d'aller quérir, _to go and fetch_.] [Note 12: relevaient, _increased_.] [Note 13: de la promenade, _of the party_.] [Note 14: chair à pâté, _mince-meat_.] [Note 15: Courut au-devant, _ran to meet him_.] [Note 16: Il ne tiendra qu'à vous, _it will only be in your power_.] CENDRILLON. Il était une fois un gentilhomme qui épousa en secondes noces une femme, la plus hautaine et la plus fière qu'on eût jamais vue. Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses. Le mari avait de son côté une jeune fille, mais d'une douceur et d'une bonté sans exemple: elle tenait cela de sa mère, qui était la meilleure personne du monde. Les noces ne furent pas plus tôt faites,[1] que la belle-mère fit éclater sa mauvaise humeur: elle ne put souffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant, qui rendaient ses filles encore plus haïssables. Elle la chargea des plus viles occupations de la maison: c'était elle qui nettoyait la vaisselle et les montées,[2] qui frottait la chambre de madame et celle de mesdemoiselles ses filles; elle couchait tout au haut de la maison, dans un grenier, sur une méchante paillasse, pendant que ses soeurs étaient dans des chambres parquetées, où elles avaient des lits des plus à la mode, et des miroirs où elles se voyaient depuis les pieds jusqu'à la tête. La pauvre fille souffrait tout avec patience, et n'osait se plaindre à son père, qui l'aurait grondée, parce que sa femme le gouvernait entièrement. Lorsqu'elle avait fait son ouvrage, elle s'allait mettre au coin de la cheminée, et s'asseoir dans les cendres, ce qui faisait qu'on l'appelait communément _Cendrillon_. Cependant Cendrillon, avec ses méchants habits, ne laissait pas d'être[3] cent fois plus belle que ses soeurs, quoique vêtues très-magnifiquement. Il arriva que le fils du roi donna un bal, et qu'il en pria toutes les personnes de qualité. Nos deux demoiselles en furent aussi priées, car elles faisaient grande figure dans le pays. Les voilà bien aises, et bien occupées à choisir les habits et les coiffures qui leur siéraient le mieux. Nouvelle peine pour Cendrillon; car c'était elle qui repassait le linge de ses soeurs, et qui godronnait leurs manchettes. On ne parlait que de la manière dont on s'habillerait. --Moi, dit l'aînée, je mettrai mon habit de velours rouge et ma garniture d'Angleterre. --Moi, dit la cadette, je n'aurai que ma jupe ordinaire; mais en récompense je mettrai mon manteau à fleurs d'or, qui n'est pas des plus indifférent. On envoya quérir la bonne coiffeuse, pour dresser les cornettes à deux rangs, et on fit acheter des mouches[4] de la bonne faiseuse. Elles appelèrent Cendrillon pour lui demander son avis, car elle avait le goût bon. Cendrillon les conseilla le mieux du monde, et s'offrit même à les coiffer, ce qu'elles voulurent bien. En les coiffant, elles lui disaient: --Cendrillon, serais-tu bien aise d'aller au bal? --Hélas! mesdemoiselles, vous vous moquez de moi; ce n'est pas là ce qu'il me faut. --Tu as raison, on rirait bien si on voyait un Cendron aller au bal. Une autre que Cendrillon les aurait coiffées de travers; mais elle était bonne, et elle les coiffa parfaitement bien. Elles furent près de deux jours sans manger, tant elles étaient transportées de joie. On rompit plus de douze lacets à force de les serrer, pour leur rendre la taille plus menue; et elles étaient toujours devant leur miroir. Enfin l'heureux jour arriva: on partit, et Cendrillon les suivit des yeux le plus longtemps qu'elle put. Lorsqu'elle ne les vit plus, elle se mit à pleurer. Sa marraine, qui la vit tout en pleurs, lui demanda ce qu'elle avait. --Je voudrais bien.... je voudrais bien... Elle pleurait si fort, qu'elle ne put achever. Sa marraine, qui était Fée, lui dit: --Tu voudrais bien aller au bal, n'est-ce pas? --Hélas! oui, dit Cendrillon en soupirant. --Eh bien, seras-tu bonne fille? dit sa marraine; je t'y ferai aller. Elle la mena dans sa chambre, et lui dit: --Va dans le jardin, et apporte-moi une citrouille. Cendrillon alla aussitôt cueillir la plus belle qu'elle put trouver, et la porta à sa marraine, ne pouvant deviner comment cette citrouille la pourrait faire aller au bal. Sa marraine la creusa, et, n'ayant laissé que l'écorce, la frappa de sa baguette,[5] et la citrouille fut aussitôt changée en un beau carrosse tout doré. Ensuite elle alla regarder dans sa souricière, où elle trouva six souris toutes en vie. Elle dit à Cendrillon de lever un peu la trappe de la souricière, et à chaque souris qui sortait, elle lui donnait un coup de sa baguette, et la souris était aussitôt changée en un beau cheval; ce qui fit un bel attelage de six chevaux d'un beau gris de souris pommelé. Comme elle était en peine[6] de quoi elle ferait un cocher: --Je vais voir, dit Cendrillon, s'il n'y a point quelque rat dans la ratière, nous en ferons un cocher. --Tu as raison, dit sa marraine; va voir. Cendrillon lui apporta la ratière, où il y avait trois gros rats. La Fée en prit un d'entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe; et, l'ayant touché, il fut changé en un gros cocher, qui avait une des plus belles moustaches qu'on ait jamais vues. Ensuite elle lui dit: --Va dans le jardin, tu y trouveras six lézards derrière l'arrosoir; apporte-les-moi. Elle ne les eut pas plus tôt apportés, que la marraine les changea en six laquais, qui montèrent aussitôt derrière le carrosse, avec leurs habits chamarrés, et qui s'y tenaient attachés comme s'ils n'eussent fait autre chose de toute leur vie. La Fée dit alors à Cendrillon: --Eh bien, voilà de quoi aller au bal; n'es-tu pas bien aise? --Oui, mais est-ce que j'irai comme cela, avec mes vilains habits? Sa marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et en même temps ses habits furent changes en des habits de drap d'or et d'argent, tout chamarrés de pierreries: elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde. Quand elle fut ainsi parée, elle monta en carrosse; mais sa marraine lui recommanda sur toutes choses de ne pas passer minuit, l'avertissant que, si elle demeurait au bal un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lézards, et que ses vieux habits reprendraient leur première forme. Elle promit à sa marraine qu'elle ne manquerait pas de sortir du bal avant minuit. Elle part, ne se sentant pas de joie. Le fils du roi, qu'on alla avertir qu'il venait d'arriver une grande princesse qu'on ne connaissait point, courut la recevoir: il lui donna la main à la descente du carrosse, et la mena dans la salle où était la compagnie. Il se fit alors un grand silence; on cessa de danser, et les violons ne jouèrent plus, tant on était attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue. On n'entendait qu'un bruit confus: --Ah! qu'elle est belle! Le roi même, tout vieux qu'il était, ne laissait pas de la regarder, et de dire tout bas à la reine qu'il y avait longtemps qu'il n'avait vu une si belle et si aimable personne. Toutes les dames étaient attentives à considérer sa coiffure et ses habits, pour en avoir, dès le lendemain, de semblables, pourvu qu'il se trouvât des étoffes assez belles et des ouvriers assez habiles. Le fils du roi la mit à la place la plus honorable, et ensuite la prit pour la mener danser. Elle dansa avec tant de grâce, qu'on l'admira encore davantage. On apporta une fort belle collation, dont le jeune prince ne mangea point, tant il était occupé à la considérer. Elle alla s'asseoir auprès de ses soeurs, et leur fit mille honnêtetés: elle leur fit part des oranges et des citrons que le prince lui avait donnés, ce qui les étonna fort, car elles ne la connaissaient point. Lorsqu'elles causaient ainsi, Cendrillon entendit sonner onze heures trois quarts: elle fit aussitôt une grande révérence à la compagnie, et s'en alla le plus vite qu'elle put. Dès qu'elle fut arrivée, elle alla trouver sa marraine; et, après l'avoir remerciée, elle lui dit qu'elle souhaiterait bien aller encore le lendemain au bal, parce que le fils du roi l'en avait priée. Comme elle était occupée à raconter à sa marraine tout ce qui s'était passé au bal, les deux soeurs heurtèrent à la porte: Cendrillon leur alla ouvrir. --Que vous êtes longtemps à revenir! leur dit-elle en se frottant les yeux, et en s'étendant comme si elle n'eût fait que de se réveiller. Elle n'avait cependant pas envie de dormir depuis qu'elles s'étaient quittées. --Si tu étais venue au bal, lui dit une de ses soeurs, tu ne t'y serais pas ennuyée: il est venu la plus belle princesse, la plus belle qu'on puisse jamais voir; elle nous a fait mille civilités; elle nous a donné des oranges et des citrons. Cendrillon ne se sentait pas de joie; elle leur demanda le nom de cette princesse; mais elles lui répondirent qu'on ne la connaissait pas; que le fils du roi en était fort en peine, et qu'il donnerait toute chose au monde pour savoir qui elle était. Cendrillon sourit, et leur dit: --Elle était donc bien belle! mon Dieu, que vous êtes heureuses! ne pourrai-je point la voir? hélas! mademoiselle Javotte, prêtez-moi votre habit jaune que vous mettez tous les jours. --Vraiment, dit mademoiselle Javotte, je suis de cet avis; prêtez votre habit à un vilain Cendron comme cela! il faudrait que je fusse bien folle. Cendrillon s'attendait bien à ce refus, et elle en fut bien aise; car elle aurait été grandement embarrassée si sa soeur eut bien voulu lui prêter son habit. Le lendemain les deux soeurs furent au bal, et Cendrillon aussi, mais encore plus parée que la première fois. Le fils du roi fut toujours auprès d'elle, et ne cessa de lui conter des douceurs. La jeune demoiselle ne s'ennuyait point, et oublia ce que sa marraine lui avait recommandé, de sorte qu'elle entendit sonner le premier coup de minuit, lorsqu'elle ne croyait pas qu'il fût encore onze heures: elle se leva, et s'enfuit aussi légèrement qu'aurait fait une biche. Le prince la suivit, mais il ne put l'attraper. Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement. Cendrillon arriva chez elle bien essoufflée, sans carrosse, sans laquais et avec ses méchants habits, rien ne lui étant resté de toute sa magnificence qu'une de ses petites pantoufles, la pareille de celle qu'elle avait laissée tomber. On demanda aux gardes de la porte du palais s'ils n'avaient point vu sortir une princesse: ils dirent qu'ils n'avaient vu sortir personne qu'une jeune fille fort mal vêtue, et qui avait plus l'air d'une paysanne que d'une demoiselle. Quand ses deux soeurs revinrent du bal, Cendrillon leur demanda si elles s'étaient encore bien diverties, et si la belle dame y avait été. Elles lui dirent que oui, mais qu'elle s'était enfuie lorsque minuit avait sonné, et si promptement, qu'elle avait laissé tomber une de ses petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde; que le fils du roi l'avait ramassée, et qu'il n'avait fait que la regarder tout le reste du bal, et qu'assurément il était fort amoureux de la belle personne à qui appartenait la petite pantoufle. Elles dirent vrai; car, peu de jours après, le fils du roi fit publier à son de trompe qu'il épouserait celle dont le pied serait bien juste à la pantoufle. On commença à l'essayer aux princesses, ensuite aux duchesses et à toute la cour; mais inutilement. On la porta chez les deux soeurs, qui firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle; mais elles ne purent en venir à bout. Cendrillon, qui les regardait, et qui reconnut sa pantoufle, dit en riant: --Que je voie[7] si elle ne me serait pas bonne! Ses soeurs se mirent à rire et à se moquer d'elle. Le gentilhomme qui faisait l'essai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon, et la trouvant fort belle, dit que cela était très-juste, et qu'il avait ordre de l'essayer à toutes les filles. Il fit asseoir Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied, il vit qu'elle y entrait sans peine, et qu'elle y était juste comme de cire. L'étonnement des deux soeurs fut grand, mais plus grand encore quand Cendrillon tira de sa poche l'autre petite pantoufle, qu'elle mit à son pied. Là-dessus arriva la marraine, qui, ayant donné un coup de sa baguette sur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus magnifiques que tous les autres. Alors ses deux soeurs la reconnurent pour la belle personne qu'elles avaient vue au bal. Elles se jetèrent à ses pieds, pour lui demander pardon de tous les mauvais traitements qu'elles lui avaient fait souffrir. Cendrillon les releva, et leur dit, en les embrassant, qu'elle leur pardonnait de bon coeur, et qu'elle les priait de l'aimer bien toujours. On la mena chez le jeune prince, parée comme elle était. Il la trouva encore plus belle que jamais, et, peu de jours après, il l'épousa. Cendrillon, qui était aussi bonne que belle, fit loger ses deux soeurs au palais, et les maria dès le jour même à deux grands seigneurs de le cour. MORALITÉ. La beauté pour le sexe est un rare trésor; De l'admirer jamais on ne se lasse. Mais ce qu'on nomme bonne grâce Est sans prix et vaut mieux encor. C'est ce qu'à Cendrillon fit avoir sa marraine, En la dressant, en l'instruisant Tant et si bien, qu'elle en fit une reine, Car ainsi sur ce conte on va moralisant: Belles, ce don vaut mieux que d'être bien coiffées. Pour engager un coeur, pour en venir à bout, La bonne grâce est le vrai don des fées; Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout. [Note 1: Ne furent pas plus tôt faites, _were no sooner over_.] [Note 2: les montées, _staircase_.] [Note 3: Ne laissait pas d'être, _was nevertheless_.] [Note 4: mouches, _court-plasters_.] [Note 5: Baguette, _wand_.] [Note 6: était en peine, _was perplexed_.] [Note 7: Que je voie, _let me see_.] LA BELLE AU BOIS DORMANT. Il était une fois un roi et une reine qui firent à leur fille un beau baptême; on donna pour marraines à la petite princesse toutes les fées qu'on put trouver dans le pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles, lui faisant un don, comme c'était la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables. Après les cérémonies du baptême, toute la compagnie revint au palais du roi, où il y avait un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'or massif, où il y avait une cuillère, une fourchette et un couteau de fin or, garnis de diamants et de rubis. Mais comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille fée qu'on n'avait point priée,[1] parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une tour, et qu'on la croyait morte ou enchantée. Le roi lui fit donner un couvert; mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif comme aux autres, parce que l'on n'en avait fait faire que sept pour les sept fées. La vieille crut qu'on la méprisait, et grommela[2] quelques menaces entre ses dents. Une des jeunes fées, qui se trouva auprès d'elle, l'entendit; et, jugeant qu'elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite princesse, alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer, autant qu'il lui serait possible, le mal que la vieille aurait fait. Cependant les fées commencèrent à faire leur don à la princesse. La plus jeune lui donna pour don, qu'elle serait la plus belle personne du monde; celle d'après, qu'elle aurait de l'esprit comme un ange; la troisième, qu'elle aurait une grâce admirable à tout ce qu'elle ferait; la quatrième, qu'elle danserait parfaitement bien; la cinquième, qu'elle chanterait comme un rossignol; et la sixième, qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments dans la dernière[3] perfection. Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait. Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n'y eut personne qui ne pleurât. Dans ce moment, la jeune fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles: --Rassurez-vous, roi et reine, votre fille n'en mourra pas; il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait; la princesse se percera la main d'un fuseau,[4] mais, au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un roi viendra la réveiller. Le roi, pour tâcher, d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussitôt un édit par lequel il défendait à toutes personnes de filer au fuseau, ni d'avoir des fuseaux chez soi, sous peine de la vie. Au bout de quinze ou seize ans, le roi et la reine étant allés à une de leurs maisons de plaisance, il arriva que la jeune princesse, courant un jour dans le château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu'au haut d'un donjon, dans un petit galetas, où une bonne vieille était seule à filer sa quenouille. Cette bonne femme n'avait point ouï parler des défenses que le roi avait faites de filer au fuseau. --Que faites-vous là, ma bonne femme? dit la princesse. --Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille, qui ne la connaissait pas. --Ah! que cela est joli! reprit la princesse: comment faites-vous? donnez-moi, que je voie si j'en ferais bien autant. Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau, que, comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'arrêt des fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main et tomba évanouie. La bonne vieille, bien embarrassée, crie au secours: on vient de tous côtés; on jette de l'eau au visage de la princesse; on la délace, on lui frappe dans les mains, on lui frotte les tempes avec de l'eau de la reine de Hongrie: mais rien ne la faisait revenir. Alors le roi, qui était monté au bruit, se souvint de la prédiction des fées; et, jugeant bien qu'il fallait que cela arrivât, puisque les fées l'avaient dit, fit mettre la princesse dans le plus bel appartement du palais, sur un lit en broderie d'or et d'argent. On eût dit un ange, tant elle était belle; car son évanouissement n'avait point ôté les couleurs vives de son teint; ses joues étaient incarnates, et ses lèvres comme du corail; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l'entendait respirer doucement, ce qui faisait voir qu'elle n'était pas morte. Le roi ordonna qu'on la laissât dormir en repos, jusqu'à ce que son heure de se réveiller fût venue. La bonne fée qui lui avait sauvé la vie en la condamnant à dormir cent ans était dans le royaume de Mataquin, à douze mille lieues de là, lorsque l'accident arriva à la princesse; mais elle en fut avertie en un instant par un petit nain qui avait des bottes de sept lieues (c'étaient des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d'une seule enjambée). La fée partit aussitôt, et on la vit, au bout d'une heure, arriver dans un chariot de feu traîné par des dragons. Le roi lui alla présenter la main à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu'il avait fait; mais comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que, quand la princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée toute seule dans ce vieux château: voici ce qu'elle fit. Elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans ce château (hors le roi et la reine), gouvernantes, filles d'honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers, maîtres d'hôtel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied; elle toucha aussi tous les chevaux qui étaient dans les écuries, avec les palefreniers, les gros mâtins[5] de la basse-cour et la petite _Pouffe_, petite chienne de la princesse, qui était auprès d'elle sur son lit. Dès qu'elle les eut touchés, ils s'endormirent tous, pour ne se réveiller qu'en même temps que leur maîtresse, afin d'être toujours prêts à la servir quand elle en aurait besoin. Les broches mêmes qui étaient au feu, toutes pleines de perdrix et de faisans, s'endormirent, et le feu aussi. Tout cela se fit en un moment: les fées n'étaient pas longues à leur besogne. Alors le roi et la reine, après avoir baisé leur chère enfant sans qu'elle s'éveillât, sortirent du château, firent publier des défenses à qui que ce fût d'en approcher. Ces défenses n'étaient pas nécessaires; car il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer; en sorte qu'on ne voyait plus que le haut des tours du château, encore n'était-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eût encore fait là un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu'elle dormirait, n'eût rien à craindre des curieux. Au bout de cent ans, le fils du roi qui régnait alors, et qui était d'une autre famille que la princesse endormie, étant allé à la chasse de ce côté-là, demanda ce que c'était que ces tours qu'il voyait au-dessus d'un grand bois fort épais. Chacun lui répondit selon qu'il en avait ouï parler: les uns disaient que c'était un vieux château où il revenait des esprits; les autres, que tous les sorciers de la contrée y faisaient leur sabbat. La plus commune opinion était qu'un ogre y demeurait, et que là il emportait tous les enfants qu'il pouvait attraper, pour les pouvoir manger à son aise et sans qu'on pût le suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois. Le prince ne savait qu'en croire, lorsqu'un vieux paysan prit la parole, et lui dit: --Mon prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai ouï dire à mon père qu'il y avait dans ce château une princesse, la plus belle qu'on eût su voir; qu'elle y devait dormir cent ans et qu'elle serait réveillée par le fils d'un roi, à qui elle était réservée. Le jeune prince, à ce discours, se sentit tout de feu; il crut, sans balancer, qu'il mettrait fin à une si belle aventure; et, poussé par l'amour et par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qu'il en était. A peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'eux-mêmes pour le laisser passer. Il marcha vers le château qu'il voyait au bout d'une grande avenue, où il entra; et, ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé. Il ne laissa pas de continuer son chemin: un prince jeune et amoureux est toujours vaillant. Il entra dans une grande avant-cour, où tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte. C'était un silence affreux: l'image de la mort s'y présentait partout; et ce n'étaient que des corps étendus d'hommes et d'animaux qui paraissaient morts. Il reconnut pourtant bien, au nez bourgeonné[6] et à la face vermeille des suisses, qu'ils n'étaient qu'endormis; et leurs tasses, où il avait encore quelques gouttes de vin, montraient assez qu'ils s'étaient endormis en buvant. Il passe dans une grande cour pavée de marbre: il monte l'escalier; il entre dans la salle des gardes, qui étaient rangés en haie[7] la carabine sur l'épaule, et ronflant de leur mieux. Il traverse plusieurs chambres pleines de gentilshommes et de dames dormant tous, les uns debout, les autres assis. Il entra dans une chambre toute dorée; et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu, une princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin. Il s'approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprès d'elle. Alors, comme la fin de l'enchantement était venue, la princesse s'éveilla; et le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait le permettre: --Est-ce vous, mon prince? lui dit-elle; vous vous êtes bien fait attendre. Le prince, charmé de ces paroles, et plus encore de la manière dont elles étaient dites, ne savait comment lui témoigner sa joie et sa reconnaissance; il l'assura qu'il l'aimait plus que lui-même. Ses discours furent mal rangés; ils en plurent davantage: peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il était plus embarrassé qu'elle, et l'on ne doit pas s'en étonner: elle avait eu le temps de songer à ce qu'elle aurait à lui dire; car il y a apparence (l'histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables. Enfin il y avait quatre heures qu'ils se parlaient, et ils ne s'étaient pas encore dit la moitié des choses qu'ils avaient à se dire. Cependant tout le palais s'était réveillé avec la princesse: chacun songeait à faire sa charge; et comme ils n'étaient pas tous amoureux, ils mouraient de faim. La dame d'honneur, pressée comme les autres, s'impatienta, et dit tout haut à la princesse que la viande était servie. Le prince aida la princesse à se lever: elle était toute habillée, et fort magnifiquement; mais il se garda bien de lui dire qu'elle était habillée comme ma mère-grand:[8] elle n'en était pas moins belle. Ils passèrent, dans un salon de miroirs, et y soupèrent, servis par les officiers de la princesse. Les violons et les hautbois jouèrent de vieilles pièces, mais excellentes, quoiqu'il y eût près de cent ans qu'on ne les joua plus; et après souper, sans perdre de temps, le grand aumônier les maria dans la chapelle du châteaux, et la dame d'honneur leur tira le rideau. Ils dormirent peu: la princesse n'en avait pas grand besoin; et le prince la quitta dès le matin pour retourner à la ville, où son père devait être en peine de lui. Le prince lui dit qu'en chassant il s'était perdu dans la forêt, et qu'il avait couché dans la hutte d'un charbonnier, qui lui avait fait manger du pain noir et du fromage. Le roi son père, qui était bonhomme, le crut; mais sa mère n'en fut pas bien persuadée; et voyant qu'il allait presque tous les jours à la chasse, et qu'il avait toujours une raison en main[9] pour s'excuser, quand il avait couché deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus qu'il n'eût quelque amourette. La princesse eût deux enfants, dont le premier, qui était une fille, fut nommé l'_Aurore_, et le second, un fils, qu'on nomma le _Jour_, parce qu'il paraissait encore plus beau que sa soeur. La reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire expliquer, qu'il fallait se contenter dans la vie; mais il n'osa jamais se fier à elle de son secret: il la craignait, quoiqu'il l'aimât; car elle était de race ogresse, et le roi ne l'avait épousée qu'à cause de ses grands biens. On disait même tout bas à la cour qu'elle avait les inclinations des ogres, et qu'en voyant passer de petits enfants, elle avait toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur eux. Ainsi le prince ne voulut jamais rien dire. Mais quand le roi fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans, et qu'il se vit le maître, il déclara publiquement son mariage, et alla en grande cérémonie quérir la reine sa femme dans son château. On lui fit une entrée magnifique dans la ville capitale, où elle entra au milieu de ses deux enfants. Quelque temps après, le roi alla faire la guerre à l'empereur Cantalabutte, son voisin. Il laissa la régence du royaume à la reine sa mère, et lui recommanda fort sa femme et ses enfants. Il devait être à la guerre tout l'été; et dès qu'il fut parti, la reine mère envoya sa bru et ses enfants à une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisément assouvir son horrible envie. Elle y alla quelques jours après, et dit un soir à son maître d'hôtel: --Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore. --Ah! madame! dit le maître d'hôtel. --Je le veux, dit la reine. Et elle le dit d'un ton d'ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche. --Et je la veux manger à la sauce Robert. Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer à une ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite Aurore. Elle avait pour lors quatre ans, et vint en sautant et en riant se jeter à son cou, et lui demander du bonbon. Il se mit à pleurer; le couteau lui tomba des mains; et il alla dans la basse-cour couper la gorge à un petit agneau, et lui fit une si bonne sauce, que sa maîtresse l'assura qu'elle n'avait jamais rien mangé de si bon. Il avait emporté en même temps la petite Aurore, et l'avait donnée à sa femme pour la cacher dans le logement qu'elle avait au fond de la basse-cour. Huit jours après, la méchante reine dit à son maître-d'hôtel: --Je veux manger à mon souper le petit Jour. Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l'autre fois. Il alla chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret à la main, dont il faisait des armes[10] avec un gros singe: il n'avait pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme, qui le cacha avec la petite Aurore, et donna, à la place du petit Jour, un petit chevreau fort tendre, que l'ogresse trouva admirablement bon. Cela était fort bien allé jusque-là; mais un soir, cette méchante reine dit au maître d'hôtel: --Je veux manger la reine à la même sauce que ses enfants. Ce fut alors que le pauvre maître d'hôtel désespéra de la pouvoir encore tromper. La jeune reine avait vingt ans passés, sans compter les cent ans qu'elle avait dormi: sa peau était un peu dure, quoique belle et blanche; et le moyen de trouver dans la ménagerie une bête aussi dure que cela! Il prit la résolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge à la reine, et monta dans sa chambre dans l'intention de n'en pas faire à deux fois. Il s'excitait à la fureur et entra, le poignard à la main, dans la chambre de la jeune reine; il ne voulut pourtant point la surprendre, et lui dit avec beaucoup de respect l'ordre qu'il avait reçu de la reine mère. --Faites, faites, lui dit-elle en lui tendant le cou; exécutez l'ordre qu'on vous a donné; j'irai revoir mes enfants mes pauvres enfants, que j'ai tant aimés! Elle les croyait morts depuis qu'on les avait enlevés sans lui rien dire. --Non, non, madame, lui répondit le pauvre maître d'hôtel tout attendri, vous ne mourrez point, et vous ne laisserez pas d'aller revoir vos enfants; mais ce sera chez moi, où je les ai cachés, et je tromperai encore la reine, en lui faisant manger une jeune biche[11] en votre place. Il la mena aussitôt à sa chambre, où, la laissant embrasser ses enfants et pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la reine mangea à son souper avec le même appétit que si c'eût été la jeune reine. Elle était bien contente de sa cruauté; elle se préparait à dire au roi, à son retour, que les loups enragés avaient mangé la reine sa femme et ses deux enfants. Une soir, qu'elle rôdait,[12] à son ordinaire, dans les cours et basses-cours du château pour y halener quelque viande fraîche, elle entendit, dans une salle basse, le petit Jour, qui pleurait, parce que la reine, sa mère, le voulait faire fouetter à cause qu'il avait été méchant; et elle entendit aussi la petite Aurore qui demandait pardon pour son frère. L'ogresse reconnut la voix de la reine et de ses enfants; et, furieuse d'avoir été trompée, elle commanda, le lendemain au matin, avec une voix épouvantable qui faisait trembler tout le monde, qu'on apportât au milieu de la cour une grande cuve, qu'elle fit remplir de vipères, de crapauds, de couleuvres et de serpents, pour y faire jeter la reine et ses enfants, le maître d'hôtel, sa femme et sa servante. Elle avait donné ordre de les amener les mains liées derrière les dos. Ils étaient là, et les bourreaux se préparaient à les jeter dans la cuve, lorsque le roi, qu'on n'attendait pas sitôt, entra dans la cour à cheval; il était venu en poste, et demanda, tout étonné, ce que voulait dire cet horrible spectacle. Personne n'osait l'en instruire, quand l'ogresse, enragée de voir ce qu'elle voyait, se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, et fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu'elle y avait fait mettre. Le roi ne laissa pas d'en être fâché,[13] car elle était sa mère; mais il s'en consola bientôt avec sa belle femme et ses enfants. [Note 1: Qu'on n'avait point priée, _whom they had not invited_.] [Note 2: grommela, _muttered_.] [Note 3: la dernière, _the greatest_.] [Note 4: Fuseau, _spindle_.] [Note 5: Gros mâtins, _mastiff-dogs_.] [Note 6: Au nez bourgeonné, _by the buddy nose_.] [Note 7: en haie, _in a line_.] [Note 8: Comme ma mère-grand, _in the old style_.] [Note 9: en main, _ready_.] [Note 10: Dont il faisait des armes, _with which he was fencing_.] [Note 11: Biche, _a hind_.] [Note 12: rôdait, _rambled_.] [Note 13: ne laissa pas d'en être fâché, _was nevertheless very sorry_.] RIQUET À LA HOUPPE. Il était une fois une reine qui eut un fils si laid et si mal fait, qu'on douta longtemps s'il avait forme humaine. Une fée, qui se trouva à sa naissance, assura qu'il aurait beaucoup d'esprit: elle ajouta même qu'il pourrait, en vertu du don qu'elle venait de lui faire, donner autant d'esprit qu'il en aurait à la personne qu'il aimerait le mieux. Tout cela consola un peu la pauvre reine, qui était bien affligée d'avoir un si vilain marmot. Il est vrai que cet enfant ne commença pas plus tôt à parler, qu'il dit mille jolies choses, et qu'il avait dans toutes ses actions je ne sais quoi de si spirituel, qu'on en était charmé. J'oubliais de dire qu'il vint au monde[l] avec une petite houppe[2] de cheveux sur la tête; ce qui fit qu'on le nomma Riquet à la Houppe: car Riquet était le nom de famille. Au bout de sept ou huit ans, la reine d'un royaume voisin eut deux filles. La première qui vint au monde était plus belle que le jour: la reine en fut si aise, qu'on appréhenda que la trop grande joie qu'elle en avait ne lui fit mal. La même fée qui avait assisté à la naissance du petit Riquet à la Houppe était présente; et, pour modérer la joie de la reine, elle lui déclara que cette petite princesse n'aurait point d'esprit, et qu'elle serait aussi stupide qu'elle était belle. Cela mortifia beaucoup la reine: mais elle eut, quelques moments après, un bien plus grand chagrin; car sa seconde fille se trouva extrêmement laide. --Ne vous affligez pas tant, madame, lui dit la fée: votre fille sera récompensée d'ailleurs, et elle aura tant d'esprit, qu'on ne s'apercevra presque pas qu'il lui manque de la beauté. --Dieu le veuille, répondit la reine; mais n'y aurait-il point un moyen de faire avoir un peu d'esprit à l'aînée qui est si belle? --Je ne puis rien pour elle, madame, du côté[3] de l'esprit, lui dit la fée, mais je puis tout du côté de la beauté; et comme il n'y a rien que je ne veuille pour votre satisfaction, je vais lui donner pour don de pouvoir rendre beau ou belle la personne qui lui plaira. A mesure que ces deux princesses devinrent grandes, leurs perfections crûrent aussi avec elles; et on ne parlait partout que de la beauté de l'aînée et de l'esprit de la cadette. Il est vrai que leurs défauts augmentèrent beaucoup avec l'âge. La cadette enlaidissait à vue d'oeil, et l'aînée devenait plus stupide de jour en jour: ou elle ne répondait rien à ce qu'on lui demandait, ou elle disait une sottise. Elle était avec cela si maladroite, qu'elle n'eût pu ranger quatre porcelaines sur le bord de la cheminée sans en casser une, ni boire un verre d'eau sans en répandre la moitié sur ses habits. Quoique la beauté soit un grand avantage dans une jeune personne, cependant la cadette l'emportait presque toujours sur son aînée dans toutes les compagnies. D'abord on allait du côté de la plus belle, pour la voir et pour l'admirer; mais bientôt après on allait à celle qui avait le plus d'esprit, pour lui entendre dire mille choses agréables; et on était étonné qu'en moins d'un quart d'heure l'aînée n'avait plus personne auprès d'elle et que tout le monde s'était rangé autour de la cadette. L'aînée, quoique fort stupide, le remarqua bien; et elle eût donné sans regret toute sa beauté pour avoir la moitié de l'esprit de sa soeur. La reine, toute sage qu'elle était, ne put s'empêcher de lui reprocher plusieurs fois sa bêtise,[4] ce qui pensa faire mourir[5] de douleur cette pauvre princesse. Un jour qu'elle s'était retirée dans un bois pour y plaindre son malheur, elle vit venir à elle un petit homme fort laid et fort désagréable, mais vêtu très-magnifiquement. C'était le jeune prince Riquet à la Houppe, qui, étant devenu amoureux d'elle, sur ses portraits qui couraient par tout le monde, avait quitté le royaume de son père pour avoir le plaisir de la voir et de lui parler. Ravi de la rencontrer ainsi toute seule, il l'aborde avec tout le respect et toute la politesse imaginables. Ayant remarqué, après lui avoir fait les compliments ordinaires, qu'elle était fort mélancolique, il lui dit: --Je ne comprends point, madame, comment une personne aussi belle que vous l'êtes peut être aussi triste que vous le paraissez; car, quoique je puisse me vanter d'avoir vu une infinité de belles personnes, je puis dire que je n'en ai jamais vu dont la beauté approche de la vôtre. --Cela vous plaît à dire, monsieur, lui répondit la princesse, et elle en demeura là. --La beauté, reprit Riquet à la Houppe, est un si grand avantage, qu'il doit tenir lieu de tout le reste; et quand on le possède, je ne vois pas qu'il y ait rien qui puisse vous affliger beaucoup. --J'aimerais mieux, dit la princesse, être aussi laide que vous, et avoir de l'esprit, que d'avoir de la beauté comme j'en ai, et être bête autant que je le suis. --Il n'y a rien, madame, qui marque davantage qu'on a de l'esprit, que de croire n'en pas avoir; et il est de la nature de ce bien-là, que plus on en a, plus on croit en manquer. --Je ne sais pas cela, dit la princesse; mais je sais bien que je suis fort bête, et c'est de là que vient le chagrin qui me tue. --Si ce n'est que cela, madame, qui vous afflige, je puis aisément mettre fin à votre douleur. --Et comment ferez-vous? dit la princesse. --J'ai le pouvoir, madame, dit Riquet à la Houppe, de donner de l'esprit autant qu'on en saurait avoir à la personne que je dois aimer le plus; et comme vous êtes, madame, cette personne, il ne tiendra qu'à vous que vous n'ayez autant d'esprit qu'on en peut avoir, pourvu que vous vouliez bien m'épouser. La princesse demeura tout interdite, et ne répondit rien. --Je vois, reprit Riquet à la Houppe, que cette proposition vous a fait de la peine, et je ne m'en étonne pas; mais je vous donne un an tout entier pour vous y résoudre. La princesse avait si peu d'esprit, et en même temps une si grande envie d'en avoir, qu'elle s'imagina que la fin de cette année ne viendrait jamais; de sorte qu'elle accepta la proposition qui lui était faite. Elle n'eut pas plus tôt promis à Riquet à la Houppe qu'elle l'épouserait dans un an à pareil jour, qu'elle se sentit tout autre qu'elle n'était auparavant: elle se trouva une facilité incroyable à dire tout ce qui lui plaisait, et à le dire d'une manière fine, aisée et naturelle. Elle commença dès ce moment une conversation galante et soutenue avec Riquet à la Houppe, où elle brilla d'une telle force, que Riquet à la Houppe crut lui avoir donné plus d'esprit qu'il ne s'en était réservé pour lui-même. Quand elle fut retournée au palais, toute la cour ne savait que penser d'un changement si subit et si extraordinaire; car autant on lui avait ouï dire d'impertinences auparavant, autant lui entendait-on dire de choses bien sensées et infiniment spirituelles. Toute la cour en eut une joie qui ne se peut imaginer; il n'y eut que sa cadette qui n'en fut pas bien aise, parce que, n'ayant plus sur son aînée l'avantage de l'esprit, elle ne paraissait plus auprès d'elle qu'une guenon[6] fort désagréable. Le roi se conduisait par ses avis, et allait même quelquefois tenir le conseil dans son appartement. Le bruit de ce changement s'étant répandu, tous les jeunes princes des royaumes voisins firent leurs efforts pour s'en faire aimer, et presque tous la demandèrent en mariage; mais elle n'en trouvait point qui eût assez d'esprit, et elle les écoutait tous sans s'engager à pas un d'eux.[7] Cependant il en vint un si puissant, si riche, si spirituel et si bien fait, qu'elle ne put s'empêcher d'avoir de la bonne volonté pour lui. Son père, s'en étant aperçu, lui dit qu'il la faisait la maîtresse sur le choix d'un époux, et qu'elle n'avait qu'à se déclarer.[8] Comme plus on a d'esprit, et plus on a de peine à prendre une ferme résolution sur cette affaire, elle demanda, après avoir remercié son père, qu'il lui donnât du temps pour y penser. Elle alla par hasard se promener dans le bois où elle avait trouvé Riquet à la Houppe, pour rêver plus commodément à ce qu'elle avait à faire. Dans le temps qu'elle se promenait, rêvant profondément, elle entendit un bruit sourd sous ses pieds, comme de plusieurs personnes qui vont et viennent, et qui agissent. Ayant prêté l'oreille plus attentivement, elle ouït que l'un disait:--Apporte-moi cette chaudière; l'autre:--Mets du bois dans ce feu. La terre s'ouvrit dans le même temps, et elle vit sous ses pieds comme une grande cuisine pleine de cuisiniers, de marmitons et de toutes sortes d'officiers nécessaires pour faire un festin magnifique. Il en sortit une bande de vingt ou trente rôtisseurs, qui allèrent se camper dans une allée du bois, autour d'une table fort longue, et qui tous la lardoire[9] à la main, et la queue de renard sur l'oreille, se mirent à travailler en cadence, au son d'une chanson harmonieuse. La princesse, étonnée de ce spectacle, leur demanda pour qui ils travaillaient. --C'est, madame, lui répondit le plus apparent de la bande, pour le prince Riquet à la Houppe, dont les noces se feront demain. La princesse, encore plus surprise qu'elle ne l'avait été, et se ressouvenant tout à coup qu'il y avait un an qu'à pareil jour elle avait promis d'épouser le prince Riquet à la Houppe, pensa tomber de son haut. Ce qui faisait qu'elle ne s'en souvenait pas, c'est que, quand elle fit cette promesse, elle était une bête, et qu'en prenant le nouvel esprit que le prince lui avait donné elle avait oublié toutes ses sottises. Elle n'eut pas fait trente pas en continuant sa promenade, que Riquet à la Houppe se présenta à elle, brave, magnifique et comme un prince qui va se marier. --Vous me voyez, dit-il, madame, exact à tenir ma parole, et je ne doute point que vous ne veniez ici pour exécuter la vôtre, et me rendre, en me donnant la main, le plus heureux de tous les hommes. --Je vous avouerai franchement, répondit la princesse, que je n'ai pas encore pris ma résolution là-dessus, et que je ne crois pas pouvoir jamais la prendre telle que vous la souhaitez. --Vous m'étonnez, madame, lui dit Riquet à la Houppe. --Je le crois, dit la princesse; et assurément, si j'avais affaire à un brutal,[10] à un homme sans esprit, je me trouverais bien embarrassée. Une princesse n'a que sa parole, me dirait-il, et il faut que vous m'épousiez, puisque vous me l'avez promis: mais comme celui à qui je parle est l'homme du monde qui a le plus d'esprit, je suis sûre qu'il entendra raison. Vous savez que, quand je n'étais qu'une bête, je ne pouvais néanmoins me résoudre à vous épouser; comment voulez-vous qu'ayant l'esprit que vous m'avez donné, qui me rend encore plus difficile en gens que je n'étais, je prenne aujourd'hui une résolution que je n'ai pu prendre dans ce temps-là? Si vous pensiez tant à m'épouser, vous avez en grand tort de m'ôter ma bêtise, et de me faire voir plus clair que je ne voyais. --Si un homme sans esprit, répondit Riquet à la Houppe, était bien reçu, comme vous venez de le dire, à vous reprocher votre manque de parole, pourquoi voulez-vous, madame, que je n'en use pas de même dans une chose où il y va[11] de tout le bonheur de ma vie? Est-il raisonnable que les personnes qui ont de l'esprit soient d'une pire condition que ceux qui n'en ont pas? Le pouvez-vous prétendre, vous qui en avez tant, et qui avez tant souhaité d'en avoir? Mais venons au fait, s'il vous plaît. A la réserve de ma laideur, y a-t-il quelque chose en moi qui vous déplaise? Êtes-vous malcontente de ma naissance, de mon esprit, de mon humeur et de mes manières? --Nullement, répondit la princesse; j'aime en vous tout ce que vous venez de me dire. --Si cela est ainsi, répondit Riquet à la Houppe, je vais être heureux, puisque vous pouvez me rendre le plus aimable de tous les hommes. --Comment cela se peut-il faire? lui dit la princesse. --Cela se fera, répondit Riquet à la Houppe, si vous m'aimez assez pour souhaiter que cela soit: et afin, madame, que vous n'en doutiez pas, sachez que la même fée qui, au jour de ma naissance, me fit le don de pouvoir rendre spirituelle la personne qui me plairait, vous a aussi fait le don de pouvoir rendre beau celui que vous aimerez, et à qui vous voudrez bien faire cette faveur. --Si la chose est ainsi, dit la princesse, je souhaite de tout mon coeur que vous deveniez le prince du monde le plus beau et le plus aimable, et je vous en fais le don autant qu'il est en moi. La princesse n'eut pas plus tôt prononcé ces paroles, que Riquet à la Houppe parut à ses yeux l'homme du monde le plus beau, le mieux fait et le plus aimable qu'elle eût jamais vu. Quelques-uns assurent que ce ne furent point les charmes de la fée qui opérèrent, mais que l'amour seul fit cette métamorphose. Ils disent que la princesse, ayant fait réflexion sur la persévérance de son amant, sur sa discrétion et sur toutes les bonnes qualités de son âme et de son esprit, ne vit plus la difformité de son corps ni la laideur de son visage; que sa bosse ne lui sembla plus que le bon air d'un homme qui fait le gros dos; et qu'au lieu que jusqu'alors elle l'avait vu boiter effroyablement elle ne lui trouva plus qu'un certain air penché qui la charmait. Ils disent encore que ses yeux, qui étaient louches,[12] ne lui en parurent que plus brillants; que leur déréglement passa dans son esprit pour la marque d'un violent excès d'amour; et qu'enfin son gros nez rouge eut pour elle quelque chose de martial et d'Héroïque. Quoi qu'il en soit, la princesse lui promit sur-le-champ de l'épouser, pourvu qu'il en obtînt le consentement du roi, son père. Le roi, ayant su que sa fille avait beaucoup d'estime pour Riquet à la Houppe, qu'il connaissait d'ailleurs pour un prince très-spirituel et très-sage, le reçut avec plaisir pour son gendre. Dès le lendemain, les noces furent faites, ainsi que Riquet à la Houppe l'avait prévu, et selon les ordres qu'il en avait donnés long-temps auparavant. MORALITÉ. Ce que l'on voit dans cet écrit Est moins un conte en l'air que la vérité même: Tout est beau dans ce que l'on aime. Tout ce qu'on aime a de l'esprit. [Note 1: Qu'il vint au monde, _that he was born_.] [Note 2: houppe, _a tuft_.] [Note 3: Du côté, _with regard of_.] [Note 4: bêtise, _stupidity_.] [Note 5: ce qui pensa faire mourir, _that which nearly killed_.] [Note 6: Une guenon, _a homely-looking woman_.] [Note 7: à pas un d'eux, _to none of them_.] [Note 8: Se déclarer, _to speak_.] [Note 9: lardoire, _a larding-pin_.] [Note 10: un brutal, _a stupid fellow_.] [Note 11: où il y va, _where is connected_.] [Note 12: Que ses yeux, qui étaient louches, _that his squint eyes_.] LE PETIT POUCET. Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons; le plus jeune n'avait que sept ans. Ils étaient fort pauvres, et leurs sept enfants les incommodaient beaucoup, parce qu'aucun d'eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c'est que le plus jeune était fort délicat et ne disait mot, prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit. Il était fort petit, et quand il vint au monde il n'était guère plus gros que le pouce; ce qui fit qu'on l'appela le petit Poucet. Ce pauvre enfant était le souffre-douleur[1] de la maison, et on lui donnait toujours le tort. Cependant il était le plus fin[2] et le plus avisé[3] de ses frères; et, s'il parlait peu, il écoutait beaucoup. Il vint une année très-fâcheuse, et la famine fut si grande, que ces pauvres gens résolurent de se défaire de leurs enfants. Un soir que ces enfants étaient couchés, et que le bûcheron était au coin du feu avec sa femme, il lui dit, le coeur serré de douleur: --Tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfants; je ne saurais les voir mourir de faim devant mes yeux, et je suis résolu de les mener perdre demain au bois; ce qui sera bien aisé, car, tandis qu'ils s'amuseront à fagoter, nous n'avons qu'à nous enfuir sans qu'ils nous voient. --Ah! s'écria la bûcheronne, pourrais-tu bien toi-même mener perdre tes enfants? Son mari avait beau lui représenter leur grande pauvreté, elle ne pouvait y consentir: elle était pauvre, mais elle était leur mère. Cependant, ayant considéré quelle douleur ce lui serait de les voir mourir de faim, elle y consentit, et alla se coucher en pleurant. Le petit Poucet ouït[4] tout ce qu'ils dirent; car, ayant entendu de dedans son lis qu'ils parlaient d'affaires, il s'était levé doucement, et s'était glissé sous l'escabelle[5] de son père pour les écouter sans être vu. Il alla se recoucher, et ne dormit point le reste de la nuit, songeant à ce qu'il avait à faire. Il se leva de bon matin, et alla au bord d'un ruisseau, où il remplit ses poches de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison. On partit, et le petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu'il savait à ses frères. Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où à dix pas de distance on ne se voyait pas l'un l'autre. Le bûcheron se mit à couper du bois, et ses enfants à ramasser des broutilles pour faire des fagots. Le père et la mère, les voyant occupés à travailler, s'éloignèrent d'eux insensiblement, et puis s'enfuirent tout à coup par un petit sentier détourné. Lorsque ces enfants se virent seuls, ils se mirent à crier et à pleurer de toute leur force. Le petit Poucet les laissait crier, sachant bien par où ils reviendraient à la maison; car en marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu'il avait dans ses poches. Il leur dit donc: --Ne craignez point, mes frères; mon père et ma mère nous ont laissés ici, mais je vous remènerai bien au logis; suivez-moi seulement. Ils le suivirent, et il les mena jusqu'à leur maison par le même chemin qu'ils étaient venus dans la forêt. Ils n'osèrent d'abord entrer, mais ils se mirent tous contre la porte pour écouter tout ce que disaient leur père et leur mère. Dans le moment que le bûcheron et la bûcheronne arrivèrent chez eux, le seigneur du village leur envoya dix écus qu'il leur devait il y avait longtemps, et dont ils n'espéraient plus rien. Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouraient de faim. Le bûcheron envoya sur l'heure sa femme à la boucherie. Comme il y avait longtemps qu'ils n'avaient mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu'il n'en fallait pour le souper de deux personnes. Lorsqu'ils furent rassasiés, la bûcheronne dit: --Hélas! où sont maintenant nos pauvres enfants? Ils feraient bonne chère de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c'est toi qui les as voulu perdre; j'avais bien dit que nous nous en repentirions: que font-ils maintenant dans cette forêt? Hélas! mon Dieu! les loups les ont peut-être déjà mangés: tu es bien inhumain d'avoir perdu ainsi tes enfants. Le bûcheron s'impatienta à la fin; car elle redit plus de vingt fois qu'il s'en repentirait, et qu'elle l'avait bien dit. Il la menaça de la battre, si elle ne se taisait. Ce n'est pas que le bûcheron ne fût peut-être encore plus fâché que sa femme; mais c'est qu'elle lui rompait la tête, et qu'il était de l'humeur de beaucoup d'autres gens qui aiment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très-importunes celles qui ont toujours bien dit. La bûcheronne était toute en pleurs: --Hélas! où sont maintenant mes enfants, mes pauvres enfants? Elle le dit une fois si haut, que les enfants qui étaient à la porte, l'ayant entendue, se mirent à crier tous ensemble: --Nous voilà! nous voilà! Elle courut vite leur ouvrir la porte, et leur dit en les embrassant: --Que je suis aîse de vous revoir, mes chers enfants! Vous êtes bien las et vous avez bien faim; et toi, Pierrot, comme te voilà crotté! viens que je te débarbouille. Ce Pierrot était son fils aîné, qu'elle aimait plus que tous les autres, parce qu'il était un peu rousseau,[6] et qu'elle était un peu rousse. Ils se mirent à table, et mangèrent d'un appétit qui faisait plaisir au père et à la mère, à qui ils racontaient la peur qu'ils avaient eue dans la forêt, en parlant presque tous ensemble. Ces bonnes gens étaient ravis de revoir leurs enfants avec eux, et cette joie dura tant que les dix écus durèrent; mais lorsque l'argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier chagrin, résolurent de les perdre encore, et, pour ne pas manquer le coup, de les mener bien plus loin que la première fois. Ils ne purent parler de cela si secrètement, qu'ils ne fussent entendus par le petit Poucet, qui fit son compte de sortir d'affaire comme il avait déjà fait: mais quoiqu'il se fût levé de bon matin pour aller ramasser des petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée à double tour. Il ne savait que faire, lorsque, la bûcheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuner, il songea qu'il pourrait se servir de son pain au lieu de cailloux, en le jetant par miettes le long des chemins où ils passeraient: il le serra[7] donc dans sa poche. Le père et la mère les menèrent dans l'endroit de la forêt le plus épais et le plus obscur; et dès qu'ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant[8] et les laissèrent là. Le petit Poucet ne s'en chagrina pas beaucoup, parce qu'il croyait retrouver aisément son chemin par le moyen de son pain qu'il avait semé partout où il avait passé; mais il fut bien surpris lorsqu'il ne put en retrouver une seule miette: les oiseaux étaient venus, qui avaient tout mangé. Les voilà donc bien affligés; car plus ils marchaient, plus ils s'égaraient, plus ils s'enfonçaient dans la forêt. La nuit vint, et il s'éleva un grand vent qui leur faisait des peurs épouvantables. Ils pensaient n'entendre de tous côtés que des hurlements de loups qui venaient à eux pour les manger. Ils n'osaient presque se parler ni tourner la tête. Il survint une grosse pluie qui les perça jusqu'aux os; ils glissaient à chaque pas, tombaient dans la boue, d'où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que faire de leurs mains. Le petit Poucet grimpa au haut d'un arbre pour voir s'il ne découvrirait rien: tournant la tête de tous côtés, il vit une petite lueur comme d'une chandelle, mais que était bien loin par delà la forêt. Il descendit de l'arbre, et lorsqu'il fut à terre il ne vit plus rien: cela le désola. Cependant, ayant marché quelque temps avec ses frères du côté qu'il avait vu la lumière, il la revit en sortant du bois. Ils arrivèrent enfin à la maison où était cette chandelle, non sans bien des frayeurs, car souvent ils la perdaient de vue; ce qui leur arrivait toutes les fois qu'ils descendaient dans quelque fond. Ils heurtèrent à la porte, et une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu'ils voulaient. Le petit Poucet lui dit qu'ils étaient de pauvres enfants qui s'étaient perdus dans la forêt, et qui demandaient à coucher par charité. Cette femme, les voyant tous si jolis, se mit à pleurer, et leur dit: --Hélas! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus? Savez-vous bien que c'est ici la maison d'un ogre qui mange les petits enfants! --Hélas! madame, lui répondit le petit Poucet, qui tremblait de toute sa force aussi bien que ses frères, que ferons-nous? Il est bien sûr que les loups de la forêt ne manqueront pas de nous manger cette nuit, si vous ne voulez pas nous retirer chez vous; et, cela étant, nous aimons mieux que ce soit monsieur qui nous mange: peut-être qu'il aura pitié de nous, si vous voulez bien l'en prier. La femme de l'ogre, qui crut qu'elle pourrait les cacher à son mari jusqu'au lendemain matin, les laissa entrer, et les mena se chauffer auprès d'un bon feu; car il y avait un mouton tout entier à la broche pour le souper de l'ogre. Comme ils commençaient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte: c'était l'ogre qui revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher sous le lit, et alla ouvrir la porte. L'ogre demanda d'abord si le souper était prêt et si on avait tiré du vin; et aussitôt il se mit à table. Le mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui sembla que meilleur. Il flairait à droite et à gauche, disant qu'il sentait la chair fraîche. --Il faut, lui dit sa femme, que ce soit ce veau que je viens d'habiller;[9] que vous sentez. --Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l'ogre en regardant sa femme de travers, et il y a ici quelque chose que je n'entends pas. En disant ces mots, il se leva de table et alla droit au lit. --Ah! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme! Je ne sais à quoi il tient que je ne te mange aussi: bien t'en prend d'être une vieille bête![10] Voilà du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis qui doivent me venir voir ces jours-ci. Il les tira de dessous le lit l'un après l'autre. Ces pauvres enfants se mirent à genoux en lui demandant pardon: mais ils avaient affaire au plus cruel de tous les ogres, qui, bien loin d'avoir de la pitié, les dévorait déjà des yeux, et disait à sa femme que ce serait là de friands morceaux, lorsqu'elle leur aurait fait une bonne sauce. Il alla prendre un grand couteau; et, en approchant de ces pauvres enfants, il l'aiguisait sur une longue pierre qu'il tenait à sa main gauche. Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa femme lui dit: --Que voulez-vous faire à l'heure qu'il est? N'aurez-vous pas assez de temps demain? --Tais-toi! reprit l'ogre; ils en seront plus mortifiés. --Mais vous avez encore tant de viande! reprit sa femme: voilà un veau, deux moutons et la moitié d'un cochon. --Tu as raison, dit l'ogre, donne-leur bien à souper afin qu'ils ne maigrissent pas, et va les mener coucher. La bonne femme fut ravie de joie et leur porta bien à souper; mais ils ne purent manger, tant ils étaient saisis de peur. Pour l'ogre, il se remit à boire, ravi d'avoir de quoi si bien régaler ses amis. Il but une douzaine de coups[11] plus qu'à l'ordinaire; ce qui lui donna un peu dans la tête, et l'obligea de s'aller coucher. L'ogre avait sept filles qui n'étaient encore que des enfants: ces petites ogresses avaient toutes le teint fort beau, parce qu'elles mangeaient de la chair fraîche, comme leur père; mais elles avaient des petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu, et une fort grande bouche avec de longues dents fort aiguës et fort éloignées l'une de l'autre; elles n'étaient pas encore fort méchantes, mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang. On les avait fait coucher de bonne heure, et elles étaient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d'or sur la tête. Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur: ce fut dans ce lit que la femme de l'ogre mit coucher les sept petits garçons; après quoi elle alla se coucher. Le petit Poucet, qui avait remarqué que les filles de l'ogre avaient des couronnes d'or sur la tête, et qui craignait qu'il ne prît à l'ogre quelque remords de ne les avoir pas égorgés dès le soir même, se leva vers le milieu de la nuit; et, prenant les bonnets de ses frères et le sien, il alla doucement les mettre sur la tête des sept filles de l'ogre, après leur avoir ôté leurs couronnes d'or, qu'il mit sur la tête de ses frères et sur la sienne, afin que l'ogre les prît pour ses filles, et ses filles pour les garçons qu'il voulait égorger. La chose réussit comme il l'avait pensé; car l'ogre, s'étant éveillé sur le minuit, eut regret d'avoir différé au lendemain ce qu'il pouvait exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, et prenant son grand couteau: --Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drôles; n'en faisons pas à deux fois! Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles, et s'approcha du lit où étaient les petits garçons, qui dormaient tous, excepté le petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu'il sentit la main de l'ogre qui lui tâtait la tête, comme il avait tâté celles de tous ses frères. L'ogre, qui sentit les couronnes d'or: --Vraiment, dit-il, j'allais faire là un bel ouvrage! je vois bien que j'ai bu trop hier au soir. Il alla ensuite au lit de ses filles, où ayant senti les petits bonnets des garçons:--Ah! les voilà, dit-il, nos gaillards! travaillons hardiment. En disant ces mots, il coupa, sans balancer,[12] la gorge à ses sept filles. Fort content de cette expédition, il alla se recoucher auprès de sa femme. Aussitôt que le petit Poucet entendit ronfler l'ogre, il réveilla ses frères, et leur dit de s'habiller promptement et de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin et sautèrent par-dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant et sans savoir où ils allaient. L'ogre, s'étant éveillé, dit à sa femme: --Va-t'en là-haut habiller ces petits drôles d'hier au soir. L'ogresse fut fort étonnée de la bonté de son mari, ne se doutant point de la manière qu'il entendait qu'elle les habillât, et croyant qu'il lui ordonnait de les aller vêtir: elle monta en haut, où elle fut bien surprise, lorsqu'elle aperçut ses sept filles égorgées et nageant dans leur sang. Elle commença par s'évanouir (car c'est le premier expédient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres). L'ogre, craignant que sa femme ne fût trop long-temps à faire la besogne dont il l'avait chargée, monta en haut pour lui aider: il ne fut pas moins étonné que sa femme lorsqu'il vit cet affreux spectacle. --Ah! qu'ai-je fait là? s'écria-t-il. Ils me le paieront, les malheureux, et tout à l'heure! Il jeta aussitôt une potée d'eau dans le nez de sa femme, et l'ayant fait revenir:--Donne-moi vite mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j'aille les attraper. Il se mit en campagne; et après avoir couru de tous côtés, il entra enfin dans le chemin où marchaient ces pauvres enfants, qui n'étaient plus qu'à cent pas du logis de leur père. Ils virent l'ogre qui allait de montagne en montagne, et qui traversait des rivières aussi aisément qu'il aurait fait le moindre ruisseau. Le petit Poucet, qui vit un rocher creux proche le lieu où ils étaient, y fit cacher ses six frères, et s'y fourra aussi, regardant toujours ce que l'ogre deviendrait. L'ogre, qui se trouvait fort las du chemin qu'il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme), voulut se reposer; et, par hasard, il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés. Comme il n'en pouvait plus de fatigue, il s'endormit après s'être reposé quelque temps, et vint à ronfler si effroyablement, que les pauvres enfants n'en eurent pas moins de peur que quand il tenait son grand couteau pour leur couper la gorge. Le petit Poucet en eut moins de peur; il dit à ses frères de s'enfuir promptement à la maison pendant que l'ogre dormirait bien fort, et qu'ils ne se missent point en peine de lui. Ils crurent son conseil, et gagnèrent vite la maison. Le petit Poucet, s'étant approché de l'ogre, lui tira doucement ses bottes, et les mit aussitôt. Les bottes étaient fort grandes et fort larges; mais, comme elles étaient fées, elles avaient le don de s'agrandir et de s'apetisser selon la jambe de celui qui les chaussait, de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles eussent été faites pour lui. Il alla droit à la maison de l'ogre, où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles égorgées. --Votre mari, lui dit le petit Poucet, est en grand danger; car il a été pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le tuer s'il ne leur donne tout son or et tout son argent. Dans le moment qu'ils lui tenaient le poignard sur la gorge, il m'a aperçu et m'a prié de vous venir avertir de l'état où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu'il a vaillant,[13] sans en rien retenir, parce qu'autrement ils le tueront sans miséricorde. Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà, pour faire diligence, et aussi afin que vous ne croyiez pas que je suis un affronteur. La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu'elle avait; car cet ogre ne laissait pas d'être bon mari, quoiqu'il mangeât les petits enfants. Le petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'ogre, s'en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie. Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'ogre; qu'à la vérité il n'avait pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir après les petits enfants. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part,[14] et même pour avoir bu et mangé dans la maison du bûcheron. Ils assurent que, lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l'ogre, il s'en alla à la cour, où il savait qu'on était fort en peine d'une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille qu'on avait donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi, et lui dit que, s'il le souhaitait, il lui rapporterait des nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent, s'il en venait à bout. Le petit Poucet rapporta des nouvelles dès le soir même; et cette première course l'ayant fait connaître, il gagnait tout ce qu'il voulait: car le roi le payait parfaitement pour porter ses ordres à l'armée, et une infinité de dame lui donnaient tout ce qu'il voulait pour avoir des nouvelles de leurs amants; et ce fut là son plus grand gain. Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris; mais elles le payaient si mal, et cela allait à si peu de chose, qu'il ne daignait pas mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce côté-là. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir. Il mit toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps. [Note 1: Le souffre-douleur, _the drudge_.] [Note 2: Le plus fin, _the most cunning_.] [Note 3: avisé, _prudent_.] [Note 4: ouït, _heard_.] [Note 5: escabelle, _a wooden-seat_.] [Note 6: Un peu rousseau, _a little red haired_.] [Note 7: il le serra, _he put it_.] [Note 8: Ils gagnèrent un faux-fuyant, _they went by a false road_.] [Note 9: Que je viens d'habiller, _which I have just dressed_.] [Note 10: bien t'en prend d'être une vieille bête, _be thankful to be an old beast_.] [Note 11: Une douzaine de coups, _a dozen glasses_.] [Note 12: Sans balancer, _without hesitation_.] [Note 13: Tout ce qu'il a vaillant, _all what he is worth_.] [Note 14: De bonne part, _of good source_.] LES FÉES. Il était une fois une veuve qui avait deux filles: l'aînée lui ressemblait si fort[1] et d'humeur et de visage, que qui la voyait voyait la mère: elles étaient toutes deux si désagréables et si orgueilleuses, qu'on ne pouvait vivre avec elles. La cadette qui était le vrai portrait de son père pour la douceur et pour l'honnêteté, était avec cela une des plus belles filles qu'on eût su voir. Comme on aime naturellement son semblable, cette mère était folle de sa fille aînée, et en même temps avait une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisait manger à la cuisine et travailler sans cesse. Il fallait, entre autres choses, que cette pauvre enfant allât deux fois le jour puiser de l'eau à une grande demi-lieue du logis, et qu'elle en rapportât plein une grande cruche.[2] Un jour qu'elle était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria de lui donner à boire. --Oui-dà,[3] ma bonne mère, dit cette belle fille. Et, rinçant aussitôt sa cruche, elle puisa de l'eau au plus bel endroit de la fontaine, et la lui présenta, soutenant toujours la cruche, afin qu'elle bût plus aisément. La bonne femme, ayant bu, lui dit: --Vous êtes si belle, si bonne et si honnête, que je ne puis m'empêcher de vous faire un don (car c'était une fée qui avait pris la forme d'une pauvre femme de village, pour voir jusqu'où irait l'honnêteté de cette jeune fille). Je vous donne pour don, poursuivit la fée, qu'à chaque parole que vous direz il vous sortira de la bouche ou une fleur ou une pierre précieuse. Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mère la gronda de revenir si tard de la fontaine. --Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d'avoir tardé si longtemps. Et en disant ces mots, il lui sortit de la bouche deux roses, deux perles et deux gros diamants. --Que vois-je là? dit sa mère tout étonnée. Je crois qu'il lui sort de la bouche des perles et des diamants! D'où vient cela, ma fille? (Ce fut là la première fois qu'elle l'appela sa fille.) La pauvre enfant lui raconta naïvement tout ce qui lui était arrivé, non sans jeter une infinité de diamants. --Vraiment, dit la mère, il faut que j'y envoie ma fille. Tenez,[4] Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de votre soeur quand elle parle: ne seriez-vous pas bien aise d'avoir le même don? Vous n'avez qu'à aller puiser de l'eau à la fontaine; et quand une pauvre femme vous demandera à boire, lui en donner bien honnêtement. --Il me ferait beau voir,[5] répondit la brutale,[6] aller à la fontaine! --Je veux que vous y alliez, reprit la mère, et tout à l'heure. Elle y alla, mais toujours en grondant. Elle prit le plus beau flacon d'argent qui fût dans le logis. Elle ne fut pas plus tôt arrivée à la fontaine, qu'elle vit sortir du bois une dame magnifiquement vêtue, qui vint lui demander à boire; c'était la même fée, qui avait pris l'air et les habits d'une princesse, pour voir jusqu'où irait la malhonnêteté de cette fille. --Est-ce que je suis ici venue, lui dit cette brutale orgueilleuse, pour vous donner à boire? Justement, j'ai apporté un flacon d'argent tout exprès pour donner à boire à madame! j'en suis d'avis: buvez à même[7] si vous voulez. --Vous n'êtes guère honnête, reprit la fée sans se mettre en colère. Eh bien, puisque vous êtes si obligeante, je vous donne pour don qu'à chaque parole que vous direz il vous sortira de la bouche ou un serpent, ou un crapaud. D'abord que sa mère l'aperçut, elle lui cria: --Eh bien, ma fille? --Eh bien, ma mère, lui répondit la brutale en jetant deux vipères et deux crapauds. --O ciel! s'écria la mère, que vois-je là. C'est sa soeur qui en est cause; elle me le paiera! Et aussitôt elle courut pour la battre. La pauvre enfant s'enfuit, et alla se sauver dans la forêt prochaine. Le fils du roi, qui revenait de la chasse, la rencontra; et, la voyant si belle, lui demanda ce qu'elle faisait la toute seule, et ce qu'elle avait à pleurer. --Hélas! monsieur, c'est ma mère qui m'a chassée du logis. Le fils du roi, qui vit sortir de sa bouche cinq ou six perles et autant de diamants, la pria de lui dire d'où cela lui venait. Elle lui conta toute son aventure. Le fils du roi en devint amoureux; et, considérant qu'un tel don valait mieux que tout ce qu'on pouvait donner en mariage à une autre, il l'emmena au palais du roi son père, où il l'épousa. Pour sa soeur, elle se fit tant haïr, que sa propre mère la chassa de chez elle; et la malheureuse, après avoir bien couru sans trouver personne qui voulût la recevoir, alla mourir au coin d'un bois. MORALITÉ. Les diamants et les pistoles Peuvent beaucoup sur les esprits; Cependant les douces paroles Ont encor plus de force, et sont d'un plus grand prix. AUTRE MORALITÉ. L'honnêteté coûte des soins, Et veut un peu de complaisance; Mais tôt on tard elle a sa récompense, Et souvent dans le temps qu'on y pense le moins. [Note 1: Si fort, _so much_.] [Note 2: une cruche, _a pitcher_.] [Note 3: oui-dà, _yes, indeed_.] [Note 4: Tenez, _here_.] [Note 5: il me ferait beau voir, _it would be charming to see me_.] [Note 6: la brutale, _the rude girl_.] [Note 7: buvez à même, _drink out of it_.] PEAU D'ANE. Il était une fois un roi, si grand, si aimé de ses peuples, si respecté de tous ses voisins et de ses alliés, qu'on pouvait dire qu'il était le plus heureux de tous les monarques. Son bonheur était encore confirmé par le choix qu'il avait fait d'une princesse aussi belle que vertueuse; et ces heureux époux vivaient dans une union parfaite. De leur chaste hymen était née une fille douée de tant de grâces et de charmes, qu'ils ne regrettaient point de n'avoir pas une plus ample lignée. La magnificence, le goût et l'abondance régnaient dans son palais; les ministres étaient sages et habiles; les courtisans, vertueux et attachés; les domestiques, fidèles et laborieux; les écuries, vastes et remplies des plus beaux chevaux du monde, couverts de riches caparaçons. Mais ce qui étonnait les étrangers qui venaient admirer ces belles écuries, c'est qu'au lieu le plus apparent un maître âne étalait de longues et grandes oreilles. Ce n'était pas par fantaisie, mais avec raison, que le roi lui avait donné une place particulière et distinguée: les vertus de ce rare animal méritaient cette distinction, puisque la nature l'avait formé si extraordinaire, que sa litière, au lieu d'être malpropre, était couverte tous les matins, avec profusion, de beaux écus au soleil et de louis d'or de toute espèce, qu'on allait recueillir à son réveil. Or, comme les vicissitudes de la vie s'étendent aussi bien sur les rois que sur les sujets, et que toujours les biens sont mêlés de quelques maux, le ciel permit que la reine fût tout à coup attaquée d'une âpre maladie, pour laquelle, malgré la science et l'habileté des médecins, on ne put trouver aucun secours. La désolation fut générale. Le roi, sensible et amoureux, malgré le proverbe fameux qui dit que l'hymen est le tombeau de l'amour, s'affligeait sans modération, faisait des voeux ardents à tous les temples de son royaume, offrait sa vie pour celle d'une épouse si chérie; mais les dieux et les fées étaient invoqués en vain. La reine, sentant sa dernière heure approcher, dit à son époux, qui fondait en larmes: --Trouvez bon,[1] avant que je meure, que j'exige une chose de vous: c'est que, s'il vous prenait envie de vous remarier.... A ces mots, le roi fit des cris pitoyables, prit les mains de sa femme, les baigna de pleurs; et l'assurant qu'il était superflu de lui parler d'un second hyménée: --Non, non, dit-il enfin, ma chère reine, parlez-moi plutôt de vous suivre! --L'État, reprit la reine avec une fermeté qui augmentait les regrets de ce prince, l'État, qui doit exiger des successeurs, voyant que je ne vous ai donné qu'une fille, doit vous presser d'avoir des fils qui vous ressemblent; mais je vous demande instamment, par tout l'amour que vous avez eu pour moi, de ne céder à l'empressement de vos peuples que lorsque vous aurez trouvé une princesse plus belle et mieux faite que moi; j'en veux votre serment, et alors je mourrai contente. On présume que la reine, qui ne manquait pas d'amour-propre, avait exigé ce serment, pensant bien que, ne croyant pas qu'il fût au monde personne qui pût l'égaler, c'était s'assurer que le roi ne se remarierait jamais. Enfin, elle mourut. Jamais mari ne fit tant de vacarme:[2] pleurer, sangloter jour et nuit, furent son unique occupation. Les grandes douleurs ne durent pas. D'ailleurs les grands de l'État s'assemblèrent, et vinrent en corps demander au roi de se remarier. Cette proposition lui parut dure, et lui fit répandre de nouvelles larmes. Il allégua le serment qu'il avait fait à la reine; défiant tous ses conseillers de pouvoir trouver une princesse plus belle et mieux faite que feu sa femme, pensant que cela était impossible. Mais le conseil traita de babiole[3] une telle promesse, et dit qu'il importait peu de la beauté, pourvu qu'une reine fût vertueuse; que l'État demandait des princes pour son repos et sa tranquillité; qu'à la vérité l'infante avait toutes les qualités requises pour faire une grande reine, mais qu'il fallait lui choisir un étranger pour époux; et qu'alors, ou cet étranger l'emmènerait chez lui, ou que, s'il régnait avec elle, ses enfants ne seraient plus réputés du même sang; et que, n'y ayant point de prince de son nom, les peuples voisins pouvaient leur susciter des guerres qui entraîneraient la ruine du royaume. Le roi, frappé de ces considérations, promit qu'il songerait à les contenter. Effectivement, il chercha, parmi les princesses à marier, qui serait celle qui pourrait lui convenir. Chaque jour on lui apportait des portraits charmants; mais aucun n'avait les grâces de la feue reine: ainsi il ne se déterminait point. Malheureusement il s'avisa de trouver que l'infante sa fille était non-seulement belle et bien faite à ravir, mais qu'elle surpassait encore de beaucoup la reine sa mère en esprit et en agrément. Sa jeunesse, l'agréable fraîcheur de son beau teint, enflammèrent le roi d'un feu si violent, qu'il ne put le cacher à l'infante, et lui dit qu'il avait résolu de l'épouser, puisqu'elle seule pouvait le dégager de son serment. La jeune princesse, remplie de vertu et de pudeur, pensa s'évanouir à cette horrible proposition. Elle se jeta aux pieds du roi son père, et le conjura, avec toute la force qu'elle put trouver dans son esprit, de ne la pas contraindre à commettre un tel crime. Le roi, qui s'était mis en tête ce bizarre projet, avait consulté un vieux druide pour mettre la conscience de la jeune princesse en repos. Ce druide, moins religieux qu'ambitieux, sacrifia à l'honneur d'être confident d'un grand roi l'intérêt de l'innocence et de la vertu, et s'insinua avec tant d'adresse dans l'esprit du roi, lui adoucit tellement le crime qu'il allait commettre, qu'il lui persuada même que c'était une oeuvre pie[4] que d'épouser sa fille. Ce prince, flatté par les discours de ce scélérat, l'embrassa, et revint d'avec lui plus entêté que jamais de son projet: il fit donc ordonner à l'infante de se préparer à lui obéir. La jeune princesse, outrée d'une vive douleur, n'imagina rien autre chose que d'aller trouver la fée des Lilas, sa marraine. Pour cet effet, elle partit la même nuit dans un joli cabriolet, attelé d'un gros mouton qui savait tous les chemins. Elle y arriva heureusement. La fée, qui aimait l'infante, lui dit qu'elle savait tout ce qu'elle venait lui dire, mais qu'elle n'eût aucun souci: rien ne lui pouvant nuire, si elle exécutait fidèlement ce qu'elle allait lui prescrire. --Car, ma chère enfant, lui dit-elle, ce serait une grande faute que d'épouser votre père; mais, sans le contredire, vous pouvez l'éviter: dites-lui que, pour remplir une fantaisie que vous avez, il faut qu'il vous donne une robe de la couleur du temps; jamais, avec tout son amour et son pouvoir, il ne pourra y parvenir. La princesse remercia bien sa marraine; et, dès le lendemain matin, elle dit au roi son père ce que la fée lui avait conseillé, et protesta qu'on ne tirerait d'elle aucun aveu,[5] qu'elle n'eût la robe couleur du temps. Le roi, ravi de l'espérance qu'elle lui donnait, assembla les plus fameux ouvriers, et leur commanda cette robe, sous la condition que s'ils ne pouvaient réussir il les ferait tous pendre. Il n'eut pas le chagrin d'en venir à cette extrémité. Dès le second jour ils apportèrent la robe si désirée: l'empyrée n'est pas d'un plus beau bleu, lorsqu'il est ceint de nuages d'or, que cette belle robe lorsqu'elle fut étalée. L'infante en fut toute contristée, et ne savait comment se tirer d'embarras. Le roi pressait la conclusion. Il fallut recourir encore à la marraine, qui, étonnée de ce que son secret n'avait pas réussi, lui dit d'essayer d'en demander une de la couleur de la lune. Le roi, qui ne pouvait lui rien refuser, envoya chercher les plus habiles ouvriers, et leur commanda si expressément une robe couleur de la lune, que, entre ordonner et l'apporter,[6] il n'y eut pas vingt-quatre heures. L'infante, plus charmée de cette superbe robe que des soins du roi son père, s'affligea immodérément lorsqu'elle fut avec ses femmes et sa nourrice. La fée des Lilas, qui savait tout, vint au secours de l'affligée princesse, et lui dit: --Ou je me trompe fort, ou je crois que, si vous demandez une robe couleur du soleil, nous viendrons à bout de dégoûter le roi votre père; car jamais on ne pourra parvenir à faire une pareille robe: ou nous gagnerons toujours du temps. L'infante en convint, demanda la robe; et l'amoureux roi donna sans regret tous les diamants et les rubis de sa couronne pour aider à ce superbe ouvrage, avec ordre de ne rien épargner pour rendre cette robe égale au soleil: aussi, dès qu'elle parut, tous ceux qui la virent déployée furent obligés de fermer les yeux, tant ils furent éblouis. C'est de ce temps que datent les lunettes vertes et les verres noirs. Que devint l'infante à cette vue? Jamais on n'avait rien vu de si beau et de si artistement ouvré. Elle était confondue; et, sous prétexte d'en avoir mal aux yeux, elle se retira dans sa chambre, où la fée l'attendait, plus honteuse qu'on ne peut dire. Ce fut bien pis; car, en voyant la robe couleur du soleil, elle devint rouge de colère. --Oh! pour le coup, ma fille, dit-elle à l'infante, nous allons mettre l'indigne amour de votre père à une terrible épreuve. Je le crois bien entêté de ce mariage, qu'il croit si prochain; mais je pense qu'il sera un peu étourdi de la demande que je vous conseille de faire: c'est la peau de cet âne qu'il aime si passionnément et qui fournit à toutes ses dépenses avec tant de profusion. Allez, et ne manquez pas de lui dire que vous désirez cette peau. L'infante, ravie de trouver encore un moyen d'éluder un mariage qu'elle détestait, et qui pensait en même temps que son père ne pourrait jamais se résoudre à sacrifier son âne, vint le trouver, et lui exposa son désir pour la peau de ce bel animal. Quoique le roi fût étonné de cette fantaisie, il ne balança pas à la satisfaire. Le pauvre âne fut sacrifié, et la peau galamment apportée à l'infante, qui, ne voyant plus aucun moyen d'éluder son malheur, s'allait désespérer, lorsque sa marraine accourut. --Que faites-vous, ma fille? dit-elle, voyant la princesse déchirant ses cheveux et meurtrissant ses belles joues; voici le moment le plus heureux de votre vie. Enveloppez-vous de cette peau, sortez de ce palais, et allez tant que terre vous pourra porter: lorsqu'on sacrifie tout à la vertu, les dieux savent en récompenser. Allez, j'aurai soin que votre toilette vous suive partout: en quelque lieu que vous vous arrêtiez, votre cassette, où seront vos habits et vos bijoux, suivra vos pas sous terre; et voici ma baguette que je vous donne: en frappant la terre quand vous aurez besoin de cette cassette, elle paraîtra devant vos yeux; mais hâtez-vous de partir, et ne tardez pas. L'infante embrassa mille fois sa marraine, la pria de ne pas l'abandonner, s'affubla[7] de cette vilaine peau, après s'être barbouillée de suie de cheminée, et sortit de ce riche palais sans être reconnue de personne. L'absence de l'infante causa une grande rumeur. Le roi, au désespoir, qui avait fait préparer une fête magnifique, était inconsolable. Il fit partir plus de cent gendarmes et plus de mille mousquetaires pour aller à la quête[8] de sa fille; mais la fée qui la protégeait la rendait invisible aux plus habiles recherches: ainsi, il fallut bien s'en consoler. Pendant ce temps, l'infante cheminait. Elle alla bien loin, bien loin, encore plus loin, et cherchait partout une place; mais, quoique, par charité, on lui donnât à manger, on la trouvait si crasseuse, que personne n'en voulait. Cependant elle entra dans une belle ville, à la porte de laquelle était une métairie, dont la fermière avait besoin d'une souillon[9] pour laver les torchons, et nettoyer les dindons et l'auge des cochons. Cette femme, voyant cette voyageuse si malpropre, lui proposa d'entrer chez elle; ce que l'infante accepta de grand coeur, tant elle était lasse d'avoir tant marché. On la mit dans un coin reculé de la cuisine, où elle fut les premiers jours en butte aux plaisanteries grossières de la valetaille,[10] tant sa peau d'âne la rendait sale et dégoûtante. Enfin on s'y accoutuma; d'ailleurs elle était si soigneuse de remplir ses devoirs, que la fermière la prit sous sa protection. Elle conduisait les moutons; elle menait les dindons paître avec une telle intelligence, qu'il, semblait qu'elle n'eût jamais fait autre chose: aussi tout fructifiait sous ses belles mains. Un jour qu'assise près d'une claire fontaine, où elle déplorait souvent sa triste condition, elle s'avisa de s'y mirer, l'effroyable peau d'âne qui faisait sa coiffure et son habillement l'épouvanta. Honteuse de cet ajustement, elle se décrassa le visage et les mains, qui devinrent plus blanches que l'ivoire, et son beau teint reprit sa fraîcheur naturelle. La joie de se trouver si belle lui donna envie de s'y baigner, ce qu'elle exécuta; mais il fallut remettre son indigne peau pour retourner à la métairie. Heureusement, le lendemain était un jour de fête; ainsi elle eut le loisir de tirer sa cassette, d'arranger sa toilette, de poudrer ses beaux cheveux, et de mettre sa belle robe couleur du temps. Sa chambre était si petite, que la queue de cette belle robe ne pouvait pas s'étendre. La belle princesse se mira et s'admira elle-même, avec raison, si bien qu'elle résolut, pour se désennuyer, de mettre tour à tour ses belles robes, les fêtes et les dimanches; ce qu'elle exécuta ponctuellement. Elle mêlait des fleurs et des diamants dans ses beaux cheveux avec un air admirable; et souvent elle soupirait de n'avoir pour témoins de sa beauté que ses moutons et ses dindons, qui l'aimaient autant avec son horrible peau d'âne, dont on lui avait donné le nom dans cette ferme. Un jour de fête que peau d'âne avait mis la robe couleur du soleil, le fils du roi, à qui cette ferme appartenait, vint y descendre[11] pour se reposer en revenant de la chasse. Ce prince était jeune, beau et admirablement bien fait, l'amour de son père et de la reine sa mère, adoré des peuples. On offrit à ce jeune prince une collation champêtre, qu'il accepta; puis il se mit à parcourir les basses-cours et tous leurs recoins. En courant ainsi de lieu en lieu, il entra dans une sombre allée, au bout de laquelle il vit une porte fermée. La curiosité lui fit mettre l'oeil à la serrure. Mais que devint-il en apercevant la princesse si belle et si richement vêtue, qu'à son air noble et modeste il la prit pour une divinité! L'impétuosité du sentiment qu'il éprouva dans ce moment l'aurait porté à enfoncer la porte, sans le respect que lui inspira cette ravissante personne. Il sortit avec peine de cette allée sombre et obscure; mais ce fut pour s'informer quelle était la personne qui demeurait dans cette petite chambre. On lui répondit que c'était une souillon qu'on nommait Peau d'Ane, à cause de la peau dont elle s'habillait; et qu'elle était si sale et si crasseuse, que personne ne la regardait ni ne lui parlait, et qu'on ne l'avait prise que par pitié, pour garder les moutons et les dindons. Le prince, peu satisfait de cet éclaircissement, vit bien que ces gens grossiers n'en savaient pas davantage, et qu'il était inutile de les questionner. Il revint au palais du roi son père, plus amoureux qu'on ne peut dire, ayant continuellement devant les yeux la belle image de cette divinité qu'il avait vue par le trou de la serrure. Il se repentit de n'avoir pas heurté à la porte, et se promit bien de n'y pas manquer une autre fois. Mais l'agitation de son sang, causée par l'ardeur de son amour, lui donna dans la même nuit une fièvre si terrible, que bientôt il fut réduit à l'extrémité. La reine sa mère, qui n'avait que lui d'enfant, se désespérait de ce que tous les remèdes étaient inutiles: elle promettait en vain les plus grandes récompenses aux médecins; ils y employaient tout leur art, mais rien ne guérissait le prince. Enfin ils devinèrent qu'un mortel chagrin causait tout ce ravage; ils en avertirent la reine, qui, toute pleine de tendresse pour son fils, vint le conjurer de dire la cause de son mal, et que, quand il s'agirait de lui céder la couronne, le roi son père descendrait de son trône sans regret pour l'y faire monter; que, s'il désirait quelque princesse, quand même on serait en guerre avec le roi son père, et qu'on eût de justes sujets de s'en plaindre, on sacrifierait tout pour obtenir ce qu'il désirait; mais qu'elle le conjurait de ne pas se laisser mourir, puisque de sa vie dépendait la leur. La reine désolée n'acheva pas ce touchant discours sans mouiller le visage du prince d'un torrent de larmes. --Madame, lui dit enfin le prince avec une voix très faible, je ne suis pas assez dénaturé pour désirer la couronne de mon père; plaise au ciel qu'il vive de longues années, et qu'il veuille bien que je sois longtemps le plus fidèle et le plus respectueux de ses sujets! Quant aux princesses que vous m'offrez, je n'ai point encore pensé à me marier; et vous pensez bien que, soumis comme je le suis à vos volontés, je vous obéirai toujours, quoi qu'il m'en coûte. --Ah! mon fils, reprit la reine, rien ne nous coûtera pour te sauver la vie; mais, mon cher fils, sauve la mienne et celle du roi ton père, en me déclarant ce que tu désires, et sois bien assuré qu'il te sera accordé. --Eh bien, madame, dit-il, puisqu'il faut vous déclarer ma pensée, je vais vous obéir: je me ferais un crime de mettre en danger deux êtres qui me sont si chers. Oui, ma mère, je désire que Peau d'Ane me fasse un gâteau, et que, dès qu'il sera fait, on me l'apporte. La reine, étonnée de ce nom bizarre, demanda qui était cette Peau d'Ane. --C'est, madame, reprit un de ses officiers qui avait par hasard vu cette fille, c'est la plus vilaine bête après le loup: une noire peau, une crasseuse qui loge dans votre métairie, et qui garde vos dindons. --N'importe, dit la reine; mon fils, au retour de la chasse, a peut-être mangé de sa pâtisserie; c'est une fantaisie de malade; en un mot, je veux que Peau d'Ane lui fasse promptement un gâteau. On courut à la métairie, et l'on fit venir Peau d'Ane pour lui ordonner de faire de son mieux un gâteau pour le prince. Quelques auteurs ont assuré qu'au moment que le prince avait mis l'oeil à la serrure les yeux de Peau d'Ane l'avaient aperçu; et puis que, regardant par sa petite fenêtre, elle avait vu ce prince si jeune, si beau et si bien fait, que l'idée lui en était restée, et que souvent ce souvenir lui avait coûté quelques soupirs. Quoi qu'il en soit, Peau d'Ane, l'ayant vu ou en ayant beaucoup entendu parler avec éloge, ravie de pouvoir trouver un moyen d'être connue, s'enferma dans sa chambrette, jeta sa vilaine peau, se décrassa le visage et les mains, se coiffa de ses blonds cheveux, mit un beau corset d'argent brillant, un jupon pareil, et se mit à faire le gâteau tant désiré: elle prit de la plus pure farine, des oeufs et du beurre bien frais. En travaillant, soit de dessein ou autrement, une bague qu'elle avait au doigt tomba dans la pâte, s'y mêla; et dès que le gâteau fut cuit, s'affublant de son horrible peau, elle donna le gâteau à l'officier, à qui elle demanda des nouvelles du prince: mais cet homme, ne daignant pas lui répondre, courut chez le prince lui porter ce gâteau. Le prince le prit avidement des mains de cet homme, et le mangea avec une telle vivacité, que les médecins qui étaient présents ne manquèrent pas de dire que cette fureur n'était pas un si bon signe. Effectivement, le prince pensa s'étrangler par la bague qu'il trouva dans un des morceaux du gâteau; mais il la retira adroitement de sa bouche, et son ardeur à dévorer ce gâteau se ralentit en examinant cette fine émeraude montée sur un jonc d'or, dont le cercle était si étroit, qu'il jugea ne pouvoir servir qu'au plus joli doigt du monde. Il baisa mille fois cette bague, la mit sous son chevet, et l'en tirait à tout moment quand il croyait n'être vu de personne. Le tourment qu'il se donna pour imaginer comment il pourrait voir celle à qui cette bague pouvait aller, et n'osant croire, s'il demandait Peau d'Ane qui avait fait ce gâteau qu'il avait demandé, qu'on lui accordât de la faire venir; n'osant non plus dire ce qu'il avait vu par le trou de cette serrure, de crainte qu'on ne se moquât de lui et qu'on ne le prît pour un visionnaire; toutes ces idées le tourmentant à la fois, la fièvre le reprit fortement; et les médecins, ne sachant plus que faire, déclarèrent à la reine que le prince était malade d'amour. La reine accourut chez son fils, avec le roi qui se désolait: --Mon fils, mon cher fils, s'écria le monarque affligé, nomme-nous celle que tu veux: nous jurons que nous te la donnerons, fût-elle la plus vile des esclaves. La reine, en l'embrassant, lui confirma le serment du roi. Le prince, attendri par les larmes et les caresses des auteurs de ses jours: --Mon père et ma mère, leur dit-il, je n'ai point dessein de faire une alliance qui vous déplaise; et pour preuve de cette vérité, dit-il en tirant l'émeraude de dessous son chevet, c'est que j'épouserai celle à qui cette bague ira, telle qu'elle soit; et il n'y a pas apparence que celle qui aura ce joli doigt soit une rustaude ou une paysanne. Le roi et la reine prirent la bague, l'examinèrent curieusement, et jugèrent, ainsi que le prince, que cette bague ne pouvait aller qu'à quelque fille de bonne maison. Alors le roi, ayant embrassé son fils, en le conjurant de guérir, sortit, fit sonner les tambours, les fifres et les trompettes par toute la ville, et crier par ses hérauts que l'on n'avait qu'à venir au palais essayer une bague, et que celle à qui elle irait juste épouserait l'héritier du trône. Les princesses d'abord arrivèrent, puis les duchesses, les marquises et les baronnes; mais elles eurent beau toutes s'amenuiser les doigts,[12] aucune ne put mettre la bague. Il en fallut venir aux grisettes, qui, toutes jolies qu'elles étaient, avaient toutes les doigts trop gros. Le prince, qui se portait mieux, faisait lui-même l'essai. Enfin, on en vint aux filles de chambre: elles ne réussirent pas mieux. Il n'y avait plus personne qui n'eût essayé cette bague sans succès, lorsque le prince demanda les cuisinières, les marmitonnes, les gardeuses de moutons: on amena tout cela; mais leurs gros doigts rouges et courts ne purent seulement aller par delà l'ongle. --A-t-on fait venir cette Peau d'Ane qui m'a fait un gâteau ces jours derniers? dit le prince. Chacun se prit à rire, et lui dit que non, tant elle était sale et crasseuse. --Qu'on l'aille chercher tout à l'heure, dit le roi; il ne sera pas dit que j'ai excepté quelqu'un. On courut, en riant et se moquant, chercher la dindonnière. L'infante, qui avait entendu les tambours et le cri des hérauts d'armes, s'était bien doutée que sa bague faisait ce tintamarre: elle aimait le prince; et comme le véritable amour est craintif et n'a point de vanité, elle était dans la crainte continuelle que quelque dame n'eût le doigt aussi menu que le sien. Elle eut donc une grande joie quand on vint la chercher et qu'on heurta à sa porte. Depuis qu'elle avait su qu'on cherchait un doigt propre à mettre sa bague, je ne sais quel espoir l'avait portée à se coiffer plus soigneusement, et à mettre son beau corps d'argent, avec le jupon plein de falbalas, de dentelles d'argent, semé d'émeraudes. Sitôt qu'elle entendit qu'on heurtait à la porte et qu'on l'appelait pour aller chez le prince, elle remit promptement sa peau d'âne, ouvrit sa porte; et ces gens, en se moquant d'elle, lui dirent que le roi la demandait pour lui faire épouser son fils; puis, avec de longs éclats de rire, ils la menèrent chez le prince, qui, lui-même étonné de l'accoutrement de cette fille, n'osa croire que ce fût celle qu'il avait vue si pompeuse et si belle. Triste et confus de s'être si lourdement trompé: --Est-ce vous, lui dit-il, qui logez au fond de cette allée obscure, dans la troisième basse-cour de la métairie? --Oui, seigneur, répondit-elle. --Montrez-moi votre main, dit-il en tremblant et poussant un profond soupir. Dame! qui fut bien surpris? Ce furent le roi et la reine, ainsi que tous les chambellans et les grands de la cour, lorsque de dessous cette peau noire et crasseuse sortit une petite main délicate, blanche et couleur de rose, où la bague s'ajusta sans peine au plus joli petit doigt du monde; et, par un petit mouvement que l'infante se donna, la peau tomba: elle parut d'une beauté si ravissante, que le prince, tout faible qu'il était, se mit à ses genoux et les serra avec une ardeur qui la fit rougir; mais on ne s'en aperçut presque pas, parce que le roi et la reine vinrent l'embrasser de toute leur force, et lui demander si elle voulait bien épouser leur fils. La princesse, confuse de tant de caresses et de l'amour que lui marquait ce beau jeune prince, allait cependant les en remercier, lorsque le plafond du salon s'ouvrit, et que la fée des Lilas, descendant dans un char fait de branches et de fleurs de son nom, conta, avec une grâce infinie, l'histoire de l'infante. Le roi et la reine, charmés de voir que Peau d'Ane était une grande princesse, redoublèrent leurs caresses; mais le prince fut encore plus sensible à la vertu de la princesse; et son amour s'accrut par cette connaissance. L'impatience du prince pour épouser la princesse fut telle, qu'à peine donna-t-il le temps[13] de faire les préparatifs convenables pour cet auguste hyménée. Le roi et la reine, qui étaient affolés[14] de leur belle-fille, lui faisaient mille caresses et la tenaient incessamment dans leurs bras; elle avait déclaré qu'elle ne pouvait épouser le prince sans le consentement du roi son père: aussi fut-il le premier auquel on envoya une invitation, sans lui dire quelle était l'épousée; la fée des Lilas, qui présidait à tout, comme de raison, l'avait exigé, à cause des conséquences. Il vint des rois de tous les pays: les uns en chaise à porteurs, d'autres en cabriolet; les plus éloignés montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles; mais le plus magnifique et le plus puissant fut le père de l'infante, qui heureusement avait oublié son amour déréglé, et avait épousé une reine veuve fort belle. L'infante courut au-devant de lui: il la reconnut aussitôt, et l'embrassa avec une grande tendresse avant qu'elle eût eu le temps de se jeter à ses genoux. Le roi et la reine lui présentèrent leur fils, qu'il combla d'amitié. Les noces se firent avec toute la pompe imaginable. Les jeunes époux, peu sensibles à ces magnificences, ne virent et ne regardèrent qu'eux. Le roi, père du prince, fit couronner son fils ce même jour; et, lui baisant la main, le plaça sur son trône, malgré la résistance de ce fils bien né: mais il lui fallut obéir. Les fêtes de cet illustre mariage durèrent près de trois mois; mais l'amour de ces deux époux durerait encore, tant ils s'aimaient, s'ils n'étaient pas morts cent ans après. [Note 1: Trouvez bon, _allow me_.] [Note 2: Vacarme, _noise_.] [Note 3: traita de babiole, _called a whim-wham_.] [Note 4: Une oeuvre pie, _a godly act_.] [Note 5: Aveu, _consent_.] [Note 6: entre ordonner et l'apporter, _between the order and the delivering of the same_.] [Note 7: S'affubla, _wrapped herself_.] [Note 8: à la quête, _in search of_.] [Note 9: souillon, _a scullion_.] [Note 10: valetaille, inferior servant.] [Note 11: Vint y descendre, _went there_.] [Note 12: Elles eurent beau toutes s'amenuiser les doigts, _it was in vain they endeavored to put their fingers smaller_.] [Note 13: À peine donna-t-il le temps, _scarcely did he give the time_.] [Note 14: affolés, _extremely fond of_.] L'OISEAU BLEU. Il était une fois un roi fort riche en terres et en argent; sa femme mourut, il en fut inconsolable. Il s'enferma huit jours entiers dans un petit cabinet, où il se cassait la tête contre les murs, tant il était affligé. On craignit qu'il ne se tuât: on mit des matelas entre la tapisserie et la muraille; de sorte qu'il avait beau se frapper, il ne se faisait plus de mal. Tous ses sujets résolurent entre eux de l'aller voir, et de lui dire ce qu'ils pourraient de plus propre à soulager sa tristesse. Les uns préparaient des discours graves et sérieux, d'autres d'agréables, et même de réjouissants; mais cela ne faisait aucune impression sur son esprit: à peine entendait-il ce qu'on lui disait. Enfin, il se présenta devant lui une femme si couverte de crêpes noirs, de voiles, de longs habits de deuil, et qui pleurait et sanglotait si fort et si haut, qu'il en demeura surpris. Elle lui dit qu'elle n'entreprenait point comme les autres de diminuer sa douleur, qu'elle venait pour l'augmenter, parce que rien n'était plus juste que de pleurer une bonne femme; que pour elle, qui avait eu le meilleur de tous les maris, elle faisait bien son compte de pleurer tant qu'il lui resterait des yeux à la tête. La-dessus elle redoubla ses cris, et le roi, à son exemple, se mit à hurler.[1] Il la reçut mieux que les autres; il l'entretint[2] des belles qualités de sa chère défunte, et elle renchérit[3] sur celles de son cher défunt: ils causèrent tant et tant, qu'ils ne savaient plus que dire sur leur douleur. Quand la fine veuve vit la matière[4] presque épuisée, elle leva un peu ses voiles, et le roi affligé se récréa la vue à regarder cette pauvre affligée, qui tournait et retournait fort à propos deux grands yeux bleus, bordés de longues paupières noires: son teint était assez fleuri. Le roi la considéra avec beaucoup d'attention; peu à peu il parla moins de sa femme, puis il n'en parla plus du tout. La veuve disait qu'elle voulait toujours pleurer son mari, le roi la pria de ne point immortaliser son chagrin. Pour conclusion, l'on fut tout étonné qu'il l'épousa, et que le noir se changea en vert et en couleur de rose: il suffit très-souvent de connaître le faible des gens pour entrer dans leur coeur, et pour en faire tout ce que l'on veut. Le roi n'avait eu qu'une fille de son premier mariage, qui passait pour la huitième merveille du monde; on la nommait Florine, parce qu'elle ressemblait à Flore, tant elle était fraîche, jeune et belle. On ne lui voyait guère[5] d'habits magnifiques; elle aimait les robes de taffetas volant, avec quelques agrafes de pierreries, et force guirlandes de fleurs, qui faisaient un effet admirable quand elles étaient placées dans ses beaux cheveux. Elle n'avait que quinze ans lorsque le roi se remaria. La nouvelle reine envoya quérir[6] sa fille, qui avait été nourrie chez sa marrane la fée Soussio; mais elle n'en était ni plus gracieuse ni plus belle: Soussio y avait voulu travailler, et n'avait rien gagné; elle ne laissait pas de l'aimer chèrement. On l'appelait Truitonne, car son visage avait autant de taches de rousseur qu'une truite; ses cheveux noirs étaient si gras et si crasseux, que l'on n'y pouvait toucher, et sa peau jaune distillait de l'huile. La reine ne laissait pas de l'aimer à la folie, elle ne parlait que de la charmante Truitonne; et comme Florine avait toutes sortes d'avantages au-dessus d'elle, la reine s'en désespérait; elle cherchait tous les moyens possibles de la mettre mal auprès du roi:[7] il n'y avait point de jour que la reine et Truitonne ne fissent quelque pièce à Florine. La princesse, qui était douce et spirituelle, tâchait de se mettre au-dessus des mauvais procédés. Le roi dit un jour à la reine, que Florine et Truitonne étaient assez grandes pour être mariées, et qu'aussitôt qu'un prince viendrait à la cour, il fallait faire en sorte de lui en donner une des deux. Je prétends, répliqua la reine, que ma fille soit la première établie: elle est plus âgée que la vôtre, et comme elle est mille fois plus aimable, il n'y a point à balancer là-dessus. Le roi, qui n'aimait point la dispute, lui dit qu'il le voulait bien, et qu'il l'en faisait la maîtresse. A quelque temps de là l'on apprit que le roi Charmant devait arriver. Jamais prince n'avait porté plus loin la galanterie et la magnificence; son esprit et sa personne n'avaient rien qui ne répondît à son nom. Quand la reine sut ces nouvelles, elle employa tous les brodeurs, tous les tailleurs, et tous les ouvriers à faire des ajustements à Truitonne. Elle pria le roi que Florine n'eût rien de neuf; et ayant gagné ses femmes, elle lui fit voler tous ses habits, toutes ses coiffures et toutes ses pierreries le jour même que Charmant arriva: de sorte que, lorsqu'elle se voulut parer, elle ne trouva pas un ruban. Elle vit bien d'où lui venait ce bon office.[8] Elle envoya chez les marchands pour avoir des étoffes: ils répondirent que la reine avait défendu qu'on lui en donnât. Elle demeura donc avec une petite robe fort crasseuse, et sa honte était si grande, qu'elle se mit dans le coin de la salle lorsque le roi Charmant arriva. La reine le reçut avec de grandes cérémonies; elle lui présenta sa fille, plus brillante que le soleil, et plus laide par toutes ses parures qu'elle ne l'était ordinairement. Le roi en détourna les yeux; la reine voulait se persuader qu'elle lui plaisait trop, et qu'il craignait de s'engager: de sorte qu'elle la faisait toujours mettre devant lui. Il demanda s'il n'y avait pas encore une autre princesse appelée Florine? "Oui, dit Truitonne en la montrant avec le doigt; la voilà qui se cache, parce qu'elle n'est pas brave." Florine rougit, et devint si belle, si belle, que le roi Charmant demeura comme un homme ébloui. Il se leva promptement, et fit une profonde révérence à la princesse: --Madame, lui dit-il, votre incomparable beauté vous pare trop pour que vous ayez besoin d'aucuns secours étrangers. --Seigneur, répliqua-t-elle, je vous avoue que je suis peu accoutumée à porter un habit aussi malpropre que l'est celui-ci; et vous m'auriez fait plaisir de ne vous pas apercevoir de moi.--Il serait impossible, s'écria Charmant, qu'une si merveilleuse princesse pût être en quelque lieu, et que l'on eût des yeux pour d'autres que pour elle.--"Ah! dit la reine irritée, je passe bien mon temps à vous entendre. Croyez-moi, seigneur, Florine est déjà assez coquette, elle n'a pas besoin qu'on lui dise tant de galanteries."--Le roi Charmant démêla aussitôt les motifs qui faisaient ainsi parler la reine; mais comme il n'était pas de condition à se contraindre, il laissa paraître toute son admiration pour Florine, et l'entretint trois heures de suite. La reine au désespoir, et Truitonne inconsolable de n'avoir pas la préférence sur la princesse, firent de grandes plaintes au roi, et l'obligèrent de consentir que, pendant le séjour du roi Charmant, l'on enfermerait Florine dans une tour, où ils ne se verraient point. En effet, aussitôt qu'elle fut retournée dans sa chambre, quatre hommes masqués la portèrent au haut de la tour, et l'y laissèrent dans la dernière désolation; car elle vit bien que l'on n'en usait ainsi que pour l'empêcher de plaire au roi, qui lui plaisait déjà fort, et qu'elle aurait bien voulu pour époux. Comme il ne savait pas les violences que l'on venait de faire à la princesse, il attendait l'heure de la revoir avec mille impatiences. Il voulut parler d'elle à ceux que le roi avait mis auprès de lui pour lui faire plus d'honneur; mais, par l'ordre de la reine, ils lui en dirent tout le mal qu'ils purent: qu'elle était coquette, inégale, de méchante humeur; qu'elle tourmentait ses amis et ses domestiques; qu'on ne pouvait être plus malpropre, et qu'elle poussait si loin l'avarice, qu'elle aimait mieux être habillée comme une petite bergère que d'acheter des riches étoffes de l'argent que lui donnait le roi son père. A tout ce détail, Charmant souffrait, et se sentait des mouvements de colère qu'il avait bien de la peine à modérer. "Non, disait-il en lui-même, il est impossible que le ciel ait mis une âme si mal faite dans le chef-d'oeuvre de la nature. Je conviens qu'elle n'était pas proprement mise quand je l'ai vue; mais la honte qu'elle en avait prouve assez qu'elle n'est point accoutumée à se voir ainsi. Quoi! elle serait mauvaise avec cet air de modestie et de douceur qui enchante? Ce n'est pas une chose qui me tombe sous le sens; il m'est bien plus aisé de croire que c'est la reine qui la décrie [9] ainsi: l'on n'est pas belle-mère pour rien; et la princesse Truitonne est une si laide bête, qu'il ne serait point extraordinaire qu'elle portât envie à la plus parfaite de toutes les créatures." Pendant qu'il raisonnait là-dessus, les courtisans qui l'environnaient devinaient bien à son air qu'ils ne lui avaient pas fait plaisir de parler mal de Florine. Il y en eut un plus adroit que les autres, qui, changeant de ton et de langage pour connaître les sentiments du prince, se mit à dire des merveilles de la princesse. A ces mots il se réveilla comme d'un profond sommeil, il entra dans la conversation, la joie se répandit sur son visage. Amour, amour, que l'on te cache difficilement! tu parais partout, sur les lèvres d'un amant, dans ses yeux, au son de sa voix; lorsque l'on aime, le silence, la conversation, la joie ou la tristesse, tout parle de ce qu'on ressent. La reine, impatiente de savoir si le roi Charmant était bien touché, envoya quérir ceux qu'elle avait mis dans sa confidence, et elle passa le reste de la nuit à les questionner. Tout ce qu'ils lui disaient ne servait qu'à confirmer l'opinion où elle était, que le roi aimait Florine. Mais que vous dirai-je de la mélancolie de cette pauvre princesse? Elle était couchée par terre dans le donjon de cette terrible tour où les hommes masqués l'avaient emportée. «Je serais moins à plaindre, disait-elle, si l'on m'avait mise ici avant que j'eusse vu cet aimable roi: l'idée que j'en conserve ne peut servir qu'à augmenter mes peines. Je ne dois pas douter que c'est peur m'empêcher de le voir davantage que la reine me traite si cruellement. Hélas! que le peu de beauté dont le ciel m'a pourvue coûtera cher à mon repos!» Elle pleurait ensuite si amèrement, si amèrement, que sa propre ennemie en aurait eu pitié si elle avait été témoin de ses douleurs. C'est ainsi que la nuit se passa. La reine, qui voulait engager le roi Charmant par tous les témoignages qu'elle pourrait lui donner de son attention, lui envoya des habits d'une richesse et d'une magnificence sans pareille, faits à la mode du pays, et l'ordre des chevaliers d'Amour, qu'elle avait obligé le roi d'instituer le jour de leurs noces. C'était un coeur d'or émaillé de couleur de feu, entouré de plusieurs flèches, et percé d'une, avec ces mots: _Une seule me blesse_. La reine avait fait tailler pour Charmant un coeur d'un rubis gros comme un oeuf d'autruche; chaque flèche était d'un seul diamant, longue comme le doigt, et la chaîne où ce coeur tenait était faite de perles, dont la plus petite pesait une livre; enfin, depuis que le monde est monde, il n'avait rien paru de tel. Le roi, à cette vue, demeura si surpris, qu'il fut quelque temps sans parler. On lui présenta en même temps un livre, dont les feuilles étaient de vélin, avec des miniatures admirables; la couverture d'or, chargée de pierreries; et les statuts de l'ordre des chevaliers d'Amour y étaient écrits d'un style fort tendre et fort galant. L'on dit au roi que la princesse qu'il avait vue le priait d'être son chevalier, et qu'elle lui envoyait ces présent. A ces mots, il osa se flatter que c'était celle qu'il aimait. «Quoi! la belle princesse Florine, s'écria-t-il, pense à moi d'une manière si généreuse et si engageante?--Seigneur, lui dit-on, vous vous méprenez au nom; nous venons de la part[10] de l'aimable Truitonne.--C'est Truitonne qui me veut pour son chevalier, dit le roi d'un air froid et sérieux: je suis fâché de ne pouvoir accepter cet honneur; mais un souverain n'est pas assez maître de lui pour prendre les engagements qu'il voudrait. Je sais ceux d'un chevalier, je voudrais les remplir tous; et j'aime mieux ne pas recevoir la grâce qu'elle m'offre que m'en rendre indigne.» Il remit aussitôt le coeur, la chaîne et le livre dans la même corbeille; puis il renvoya tout chez la reine, qui pensa étouffer de rage avec sa fille, de la manière méprisante dont le roi étranger avait reçu une faveur si particulière. Lorsqu'il put aller chez le roi et la reine, il se rendit dans leur appartement: il espérait que Florine y serait; il regardait de tous côtés pour la voir. Dès qu'il entendait entrer quelqu'un dans la chambre, il tournait la tête brusquement vers la porte; il paraissait inquiet et chagrin. La malicieuse reine devinait assez ce qui se passait dans son âme, mais elle n'en faisait pas semblant. Elle ne lui parlait que de parties de plaisir, il lui répondait tout de travers;[11] enfin il demanda où était la princesse Florine. «Seigneur, lui dit fièrement la reine, le roi son père a défendu qu'elle sorte de chez elle, jusqu'à ce que ma fille soit mariée.--Et quelle raison, répliqua le roi, peut-on avoir de tenir cette belle personne prisonnière?--Je l'ignore, dit la reine; et quand je le saurais, je pourrais me dispenser de vous le dire.» Le roi se sentait dans une colère inconcevable; il regardait Truitonne de travers, et songeait en lui-même que c'était à cause de ce petit monstre qu'on lui dérobait le plaisir de voir la princesse. Il quitta promptement la reine: sa présence lui causait trop de peine. Quand il fut revenu dans sa chambre, il dit à un jeune prince qui l'avait accompagné, et qu'il aimait fort, de donner tout ce qu'on voudrait au monde pour gagner quelqu'une des femmes de la princesse, afin qu'il pût lui parler un moment. Ce prince trouva aisément des dames du palais qui entrèrent dans la confidence; il y en eut une qui l'assura que le soir même Florine serait à une petite fenêtre basse qui répondait sur le jardin,[12] et que par là elle pourrait lui parler, pourvu qu'il prit de grandes précautions afin qu'on ne le sût pas. «Car, ajouta-t-elle, le roi et la reine sont si sévères, qu'ils me feraient mourir s'ils découvraient que j'eusse favorisé la passion de Charmant.» Le prince, ravi d'avoir amené l'affaire jusque-là, lui promit tout ce qu'elle voulait, et courut faire sa cour au roi, en lui annonçant l'heure du rendez-vous. Mais la mauvaise confidente ne manqua pas d'aller avertir la reine de ce qui se passait, et de prendre ses ordres. Aussitôt elle pensa qu'il fallait envoyer sa fille à la petite fenêtre: elle l'instruisit bien; et Truitonne ne manqua rien, quoiqu'elle fût naturellement une grande bête. La nuit était si noire, qu'il aurait été impossible au roi de s'apercevoir de la tromperie qu'on lui faisait, quand même il n'aurait pas été aussi prévenu qu'il l'était; de sorte qu'il s'approcha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables. Il dit à Truitonne tout ce qu'il aurait dit à Florine pour la persuader de sa passion. Truitonne, profitant de la conjoncture, lui dit qu'elle se trouvait la plus malheureuse personne du monde d'avoir une belle-mère si cruelle, et qu'elle aurait toujours à souffrir jusqu'à ce que sa fille fût mariée. Le roi l'assura que, si elle le voulait pour son époux, il serait ravi de partager avec elle sa couronne et son coeur. Là-dessus il tira sa bague de son doigt; et, la mettant à celui de Truitonne, il ajouta que c'était un gage éternel de sa foi, et qu'elle n'avait qu'à prendre l'heure pour partir en diligence. Truitonne répondit le mieux qu'elle put à ses empressements. Il s'apercevait bien qu'elle ne disait rien qui vaille;[13] et cela lui aurait fait de la peine, s'il ne se fût persuadé que la crainte d'être surprise par la reine lui ôtait la liberté de son esprit. Il ne la quitta qu'à condition de revenir le lendemain à pareille heure; ce qu'elle lui promit de tout son coeur. La reine ayant su l'heureux succès de cette entrevu, elle s'en promit tout. Et, en effet, le jour étant concerté, le roi vint la prendre dans une chaise volante, traînée par des grenouilles ailées: un enchanteur de ses amis lui avait fait ce présent. La nuit était fort noire; Truitonne sortit mystérieusement par une petite porte, et le roi, qui l'attendait, la reçut entre ses bras, et lui jura cent fois une fidélité éternelle. Mais comme il n'était pas d'humeur à voler longtemps dans sa chaise volante sans épouser la princesse qu'il aimait, il lui demanda où elle voulait que les noces se fissent. Elle lui dit qu'elle avait pour marraine une fée qu'on nommait Soussio, qui était fort célèbre; qu'elle était d'avis d'aller à son château. Quoique le roi ne sût pas le chemin, il n'eut qu'à dire à ses grosses grenouilles de l'y conduire: elles connaissaient la carte générale de l'univers, et en peu de temps elles rendirent le roi et Truitonne chez Soussio. Le château était si bien éclairé, qu'en arrivant le roi aurait connu son erreur, si la princesse ne s'était soigneusement couverte de son voile. Elle demanda sa marraine; elle lui parla en particulier, et lui conta comme quoi elle avait attrapé Charmant, et qu'elle la priait de l'apaiser. «Ah! ma fille, dit la fée, la chose ne sera pas facile: il aime trop Florine; je suis certaine qu'il va nous faire désespérer.» Cependant le roi les attendait dans une salle dont les murs étaient de diamants, si clairs et si nets, qu'il vit au travers Soussio et Truitonne causer ensemble. Il croyait rêver. «Quoi! disait-il, ai-je été trahi? les démons ont-ils apporté cette ennemie de notre repos? Vient-elle pour troubler mon mariage? Ma chère Florine ne paraît point! son père l'a peut-être suivie!» Il pensait mille choses qui commençaient à le désoler. Mais ce fut bien pis quand elles entrèrent dans la salle, et que Soussio lui dit d'un ton absolu: Roi Charmant, voici la princesse Truitonne, à laquelle vous avez donné votre foi; elle est ma filleule, et je souhaite que vous l'épousiez tout à l'heure.--Moi, s'écria-t-il, moi, j'épouserais ce petit monstre! vous me croyez d'un naturel bien docile quand vous me faites de telles propositions: sachez que je ne lui ai rien promis; si elle dit autrement, elle en a...--N'achevez pas, interrompit Soussio, et ne soyez jamais assez hardi pour me manquer de respect.--Je consens, répliqua le roi, de vous respecter autant qu'une fée est respectable, pourvu que vous me rendiez ma princesse.--Est-ce que je ne la suis pas, parjure? dit Truitonne en lui montrant sa bague. A qui as-tu donné cet anneau pour gage de ta foi? A qui as-tu parlé à la petite fenêtre, si ce n'est à moi?--Comment donc! reprit-il, j'ai été déçu et trompé? Non, non, je n'en serai point la dupe. Allons, allons, mes grenouilles, mes grenouilles, je veux partir tout à l'heure.--Oh! ce n'est pas une chose en votre pouvoir, si je n'y consens,» dit Soussio. Elle le toucha, et ses pieds s'attachèrent au parquet, comme si on les y avait cloués. «Quand vous me lapideriez, lui dit le roi, quand vous m'écorcheriez, je ne serais point à une autre qu'à Florine; j'y suis résolu, et vous pouvez après cela user de votre pouvoir à votre gré.» Soussio employa la douceur, les menaces, les promesses, les prières. Truitonne pleura, cria, gémit, se fâcha, s'apaisa. Le roi ne disait pas un mot, et, les regardant toutes deux avec l'air du monde le plus indigné, il ne répondait rien à tous leurs verbiages. Il se passa ainsi vingt jours et vingt nuits, sans qu'elles cessassent de parler, sans manger, sans dormir et sans s'asseoir. Enfin Soussio, à bout et fatiguée, dit au roi: «Hé bien, vous êtes un opiniâtre qui ne voulez pas entendre raison; choisissez, ou d'être sept ans en pénitence, pour avoir donné votre parole sans la tenir, ou d'épouser ma filleule.» Le roi, qui avait gardé un profond silence, s'écria tout d'un coup: Faites de moi tout ce que vous voudrez, pourvu que je sois délivré de cette maussade.--Maussade vous-même, dit Truitonne en colère; je vous trouve un plaisant roitelet,[14] avec votre équipage marécageux, de venir jusqu'en mon pays pour me dire des injures, et manquer à votre parole: si vous aviez pour quatre deniers d'honneur, en useriez-vous ainsi?--Voilà des reproches touchants, dit le roi d'un ton railleur. Voyez-vous, qu'on a tort de ne pas prendre une aussi belle personne pour sa femme!--Non, non, elle ne la sera pas, s'écria Soussio en colère. Tu n'as qu'à t'envoler par cette fenêtre, si tu veux, car tu seras sept ans Oiseau Bleu.» En même temps le roi change de figure: ses bras se couvrent de plumes, et forment des ailes; ses jambes et ses pieds deviennent noirs et menus; il lui croît des ongles crochus, son corps s'apetisse, il est tout garni de longues plumes fines et mêlées de bleu céleste; ses yeux s'arrondissent, et brillent comme des soleils; son nez n'est plus qu'un bec d'ivoire; il s'élève sur sa tête une aigrette blanche, qui forme une couronne; il chante à ravir, et parle de même. En cet état il jette un cri douloureux de se voir ainsi métamorphosé, et s'envole à tire-d'aile,[15] pour fuir le funeste palais de Soussio. Dans la mélancolie qui l'accable, il voltige de branche en branche, et ne choisit que les arbres consacrés à l'amour ou à la tristesse, tantôt sur les myrtes, tantôt sur les cyprès; il chante des airs pitoyables, où il déplore sa méchante fortune et celle de Florine. «En quel lieu ses ennemis l'ont-ils cachée? disait-il. Qu'est devenue cette belle victime? La barbarie de la reine la laisse-t-elle encore respirer? Où la chercherai-je? Suis-je condamné à passer sept ans sans elle? Peut-être que pendant ce temps on la mariera, et que je perdrai pour jamais l'espérance qui soutient ma vie.» Ces différentes pensées affligeaient l'Oiseau Bleu à tel point, qu'il voulait se laisser mourir. D'un autre côté, la fée Soussio renvoya Truitonne à la reine, qui était bien inquiète comment les noces se seraient passées. Mais quand elle vit sa fille, et qu'elle lui raconta tout ce qui venait d'arriver, elle se mit dans une colère terrible, dont le contre-coup[16] retomba sur la pauvre Florine. «Il faut, dit-elle, qu'elle se repente plus d'une fois d'avoir su plaire à Charmant.» Elle monta dans la tour avec Truitonne, qu'elle avait parée de ses plus riches habits: elle portait une couronne de diamants sur sa tête, et trois filles des plus riches barons de l'État tenaient la queue de son manteau royal; elle avait au pouce l'anneau du roi Charmant, que Florine remarqua le jour qu'ils parlèrent ensemble: elle fut étrangement surprise de voir Truitonne dans un si pompeux appareil. «Voilà ma fille qui vient vous apporter des présents de sa noce, dit la reine; le roi Charmant l'a épousée: il l'aime à la folie; il n'a jamais été de gens plus satisfaits.» Aussitôt on étale devant la princesse des étoffes d'or et d'argent, des pierreries, des dentelles, des rubans, qui étaient dans de grandes corbeilles de filigrane d'or. En lui présentant toutes ces choses, Truitonne ne manquait pas de faire briller l'anneau du roi; de sorte que la princesse Florine ne pouvait plus douter de son malheur. Elle s'écria, d'un air désespéré, qu'on ôtât de ses yeux tous ces présents si funestes; qu'elle ne voulait plus porter que du noir, ou plutôt qu'elle voulait présentement mourir. Elle s'évanouit; et la cruelle reine, ravie d'avoir si bien réussi, ne permit pas qu'on la secourût: elle la laissa seule dans le plus déplorable état du monde, et alla conter malicieusement au roi, que sa fille était si transportée de tendresse, que rien n'égalait les extravagances qu'elle faisait; qu'il fallait bien se donner de garde de la laisser sortir de la tour. Le roi lui dit qu'elle pouvait gouverner cette affaire à sa fantaisie, et qu'il en serait toujours satisfait. Lorsque la princesse revint de son évanouissement, et qu'elle réfléchit sur la conduite qu'on tenait avec elle, aux mauvais traitements qu'elle recevait de son indigne marâtre, et à l'espérance qu'elle perdait pour jamais d'épouser le roi Charmant, sa douleur devint si vive, qu'elle pleura toute la nuit; en cet état elle se mit à sa fenêtre, où elle fit des regrets fort tendres et fort touchants. Quand le jour approcha, elle la ferma, et continua de pleurer. La nuit suivante, elle ouvrit la fenêtre, elle poussa de profonds soupirs et des sanglots, elle versa un torrent de larmes: le jour venu, elle se cacha dans sa chambre. Cependant le roi Charmant, ou pour mieux dire le bel Oiseau Bleu, ne cessait point de voltiger autour du palais: il jugeait que sa chère princesse y était renfermée; et si elle faisait de tristes plaintes, les siennes ne l'étaient pas moins. Il s'approchait des fenêtres le plus qu'il pouvait, pour regarder dans les chambres; mais la crainte que Truitonne ne l'aperçût, et ne se doutât que c'était lui, l'empêchait de faire ce qu'il aurait voulu. «Il y va de ma vie,[17] disait-il en lui-même: si ces mauvaises découvraient où je suis, elles voudraient se venger; il faudrait que je m'éloignasse, ou que je fusse exposé aux derniers dangers.» Ces raisons l'obligèrent à garder de grandes mesures, et d'ordinaire il ne chantait que la nuit. Il y avait vis-à-vis de la fenêtre où Florine se mettait un cyprès d'une hauteur prodigieuse: l'Oiseau Bleu vint s'y percher. Il y fut à peine, qu'il entendit une personne qui se plaignait: «Souffrirai-je encore longtemps? disait-elle; la mort ne viendra-t-elle point à mon secours? Ceux qui la craignent ne la voient que trop tôt; je la désire, et la cruelle me fuit. Ah! barbare reine, que t'ai-je fait, pour me retenir dans une captivité si affreuse? N'as-tu pas assez d'autres endroits pour me désoler? Tu n'as qu'à me rendre témoin du bonheur que ton indigne fille goûte avec le roi Charmant!» L'Oiseau Bleu n'avait pas perdu un mot de cette plainte, il en demeura bien surpris, et il attendait le jour avec la dernière impatience, pour voir la dame affligée; mais avant qu'il vint, elle avait fermé la fenêtre, et s'était retirée. L'oiseau curieux ne manqua pas de revenir la nuit suivante: il faisait clair de lune. Il vint une fille à la fenêtre de la tour, qui commençait ses regrets: «Fortune, disait-elle, toi qui me flattais de régner, toi qui m'avais rendu l'amour de mon père, que t'ai-je fait pour me plonger tout d'un coup dans les plus amères douleurs? Est-ce dans un âge aussi tendre que le mien qu'on doit commencer à ressentir ton inconstance? Reviens, barbare, reviens s'il est possible; je te demande, pour toutes faveurs, de terminer ma fatale destinée.» L'Oiseau Bleu écoutait; et plus il écoutait, plus il se persuadait que c'était son aimable princesse qui se plaignait. Il lui dit: «Adorable Florine, merveille de nos jours! pourquoi voulez-vous finir si promptement les vôtres? Vos maux ne sont point sans remède.--Hé! qui me parle, s'écria-t-elle, d'une manière si consolante?--Un roi malheureux, reprit l'Oiseau, qui vous aime, et n'aimera jamais que vous.--Un roi qui m'aime! ajouta-t-elle: est-ce ici un piége que me tend mon ennemie? Mais, au fond, qu'y gagnera-t-elle? Si elle cherche à découvrir mes sentiments, je suis prête à lui en faire l'aveu.--Non, ma princesse, répondit-il, l'amant qui vous parle n'est point capable de vous trahir.» En achevant ces mots, il vola sur la fenêtre. Florine eut d'abord grande peur d'un Oiseau si extraordinaire, qui parlait avec autant d'esprit que s'il avait été homme, quoiqu'il conservât le petit son de voix d'un rossignol; mais la beauté de son plumage et ce qu'il lui dit la rassura. «M'est-il permis de vous revoir, ma princesse? s'écria-t-il Puis-je goûter un bonheur si parfait sans mourir de joie? Mais, hélas! que cette joie est troublée par votre captivité, et l'état où la méchante Soussio m'a réduit pour sept ans.--Et qui êtes-vous, charmant Oiseau? dit la princesse en le caressant.--Vous avez dit mon nom, ajouta le roi, et vous feignez de ne me pas connaître.--Quoi! le plus grand roi du monde, quoi! le roi Charmant, dit la princesse, serait le petit Oiseau que je tiens?--Hélas! belle Florine, il n'est que trop vrai, reprit-il; et si quelque chose m'en peut consoler, c'est que j'ai préféré cette peine à celle de renoncer à la passion que j'ai pour vous.--Pour moi? dit Florine. Ah! ne cherchez point à me tromper! Je sais, je sais que vous avez épousé Truitonne; j'ai reconnu votre anneau à son doigt; je l'ai vue toute brillante des diamants que vous lui avez donnés. Elle est venue m'insulter dans ma triste prison, chargée d'une riche couronne et d'un manteau royal qu'elle tenait de votre main, pendant que j'étais chargée de chaînes et de fers.--Vous avez vu Truitonne en cet équipage? interrompit le roi; sa mère et elle ont osé vous dire que ces joyaux venaient de moi? O ciel! est-il possible que j'entende des mensonges si affreux, et que je ne puisse m'en venger aussitôt que je le souhaite! Sachez qu'elles ont voulu me décevoir, qu'abusant de votre nom, elles m'ont engagé d'enlever cette laide Truitonne; mais aussitôt que je connus mon erreur, je voulus l'abandonner, et je choisis enfin d'être Oiseau Bleu sept ans de suite, plutôt que de manquer à la fidélité que je vous ai vouée.» Florine avait un plaisir si sensible d'entendre parler son aimable amant, qu'elle ne se souvenait plus des malheurs de sa prison. Que ne lui dit-elle pas pour le consoler de sa triste aventure, et pour le persuader qu'elle ne ferait pas moins pour lui qu'il avait fait pour elle! Le jour paraissait, la plupart des officiers étaient déjà levés, que l'Oiseau Bleu et la princesse parlaient encore ensemble. Ils se séparèrent avec mille peines, après s'être que toutes les nuits ils s'entretiendraient ainsi. La joie de s'être trouvés était si extrême, qu'il n'est point de termes capables de l'exprimer; chacun de son côté remerciait l'amour et la fortune. Cependant Florine s'inquiétait pour l'Oiseau Bleu: «Qui le garantira des chasseurs, disait-elle, ou de la serre aiguë de quelque aigle, ou de quelque vautour affamé, qui le mangera avec autant d'appétit que si ce n'était pas un grand roi? O ciel! que deviendrais-je si ses plumes légères et fines, poussées par le vent, venaient jusques dans ma prison m'annoncer le désastre que je crains?» Cette pensée empêcha que la pauvre princesse fermât les yeux; car, lorsque l'on aime, les illusions paraissent des vérités, et ce que l'on croyait impossible dans un autre temps semble aisé en celui-là de sorte qu'elle passa le jour à pleurer, jusqu'à ce que l'heure fût venue de se mettre à sa fenêtre. Le charmant Oiseau, caché dans le creux d'un arbre, avait été tout le jour occupé à penser à sa belle princesse. «Que je suis content, disait-il, de l'avoir retrouvée! qu'elle est engageante! que je sens vivement les bontés qu'elle me témoigne!» Ce tendre amant comptait jusqu'aux moindres moments de la pénitence qui l'empêchait de l'épouser, et jamais l'on n'en a désiré la fin avec plus de passion. Comme il voulait faire à Florine toutes les galanteries dont il était capable, il vola jusqu'à la ville capitale de son royaume, il alla à son palais, il entra dans son cabinet par une vitre qui était cassée; il prit des pendants d'oreilles de diamants, si parfaits et si beaux, qu'il n'y en avait point au monde qui en approchassent: il les apporta le soir à Florine, et la pria de s'en parer. «J'y consentirais, lui dit-elle, si vous me voyiez le jour; mais puisque je ne vous parle que la nuit, je ne les mettrai pas. L'Oiseau lui promit de prendre si bien son temps, qu'il viendrait à la tour à l'heure qu'elle voudrait: aussitôt elle mit les pendants d'oreilles, et la nuit se passa à causer, comme s'était passée l'autre. Le lendemain, l'Oiseau Bleu retourna dans son royaume. Il alla à son palais; il entra dans son cabinet par la vitre rompue, et il en apporta les plus riches bracelets que l'on eût encore vus: ils étaient d'une seule émeraude, taillés en facettes, creusés par le milieu, pour y passer la main et le bras. «Pensez-vous, lui dit la princesse, que mes sentiments pour vous aient besoin d'être cultivés par des présents? Ah! que vous les connaîtriez mal!--Non, madame, répliqua-t-il, je ne crois pas que les bagatelles que je vous offre soient nécessaires pour me conserver votre tendresse; mais la mienne serait blessée si je négligeais aucune occasion de vous marquer mon attention; et quand vous ne me voyez point, ces petits bijoux me rappellent à votre souvenir.» Florine lui dit là-dessus mille choses obligeantes, auxquelles il répondit par mille autres qui ne l'étaient pas moins. La nuit suivante, l'Oiseau amoureux ne manqua pas d'apporter à sa belle une montre d'une grandeur raisonnable, qui était dans une perle: l'excellence du travail surpassait celle de la matière. «Il est inutile de me régaler[18] d'une montre, dit-elle galamment: quand vous êtes éloigné de moi, les heures me paraissent sans fin; quand vous êtes avec moi, elles passent comme un songe: ainsi je ne puis leur donner une juste mesure.--Hélas! ma princesse, s'écria l'Oiseau Bleu, j'en ai la même opinion que vous, et je suis persuadé que je renchéris encore sur la délicatesse.--Après ce que vous souffrez pour me conserver votre coeur, répliqua-t-elle, je suis en état de croire que vous avez porté l'amitié et l'estime aussi loin qu'elles peuvent aller.» Dès que le jour paraissait, l'Oiseau volait dans le fond de son arbre, où des fruits lui servaient de nourriture. Quelquefois encore il chantait de beaux airs: sa voix ravissait les passants, ils l'entendaient et ne voyaient personne; aussi il était conclu que c'était des esprits. Cette opinion devint si commune, que l'on n'osait entrer dans le bois: on rapportait mille aventures fabuleuses qui s'y étaient passées, et la terreur générale fit la sûreté particulière de l'Oiseau Bleu. Il ne se passait aucun jour sans qu'il fît un présent à Florine; tantôt un collier de perles, ou des bagues des plus brillantes et des mieux mises en oeuvre, des attaches de diamants, des poinçons, des bouquets de pierreries qui imitaient la couleur des fleurs, des livres agréables, des médailles; enfin, elle avait un amas de richesses merveilleuses: elle ne s'en paraît jamais que la nuit pour plaire au roi, et le jour, n'ayant point d'endroit à les mettre, elle les cachait soigneusement dans sa paillasse. Deux années s'écoulèrent ainsi sans que Florine se plaignit une seule fois de sa captivité. Et comment s'en serait-elle plainte? elle avait la satisfaction de parler toute la nuit à ce qu'elle aimait: il ne s'est jamais tant dit de jolies choses. Bien qu'elle ne vit personne et que l'Oiseau passât le jour dans le creux d'un arbre, ils avaient mille nouveautés à se raconter; la matière était inépuisable, leur coeur et leur esprit fournissaient abondamment des sujets de conversation. Cependant la malicieuse reine, qui la retenait si cruellement en prison, faisait d'inutiles efforts pour marier Truitonne. Elle envoyait des ambassadeurs la proposer à tous les princes dont elle connaissait le nom: dès qu'ils arrivaient, on les congédiait brusquement. «S'il s'agissait de la princesse Florine, vous seriez reçus avec joie, leur disait-on; mais pour Truitonne, elle peut rester vestale sans que personne s'y oppose.» A ces nouvelles, sa mère et elle s'emportaient de colère contre l'innocente princesse qu'elles persécutaient. «Quoi! malgré sa captivité, cette arrogante nous traversera![19] disaient-elles. Quel moyen de lui pardonner les mauvais tours qu'elle nous fait? Il faut qu'elle ait des correspondances secrètes dans les pays étrangers: c'est tout au moins une criminelle d'État; traitons-là sur ce pied, et cherchons tous les moyens possibles de la convaincre.» Elles finirent leur conseil si tard, qu'il était plus de minuit lorsqu'elles résolurent de monter dans la tour pour l'interroger. Elle était avec l'Oiseau Bleu à la fenêtre, parée de ses pierreries, coiffée de ses beaux cheveux, avec un soin qui n'est pas naturel aux personnes affligées; sa chambre et son lit étaient jonchés de fleurs, et quelques pastilles d'Espagne qu'elle venait de brûler répandaient une odeur excellente. La reine écouta à la porte; elle crut entendre chanter un air à deux parties: car Florine avait un voix presque céleste. En voici les paroles, qui lui parurent tendres: Que notre sort est déplorable, Et que nous souffrons de tourments Pour nous aimer trop constamment! Mais c'est en vain qu'on nous accable: Malgré nos cruels ennemis, Nos coeurs seront toujours unis. Quelques soupirs finirent leur petit concert. "Ah! ma Truitonne, nous sommes trahies, s'écria la reine en ouvrant brusquement la porte, et se jetant dans la chambre. Que devint Florine à cette vue? Elle poussa promptement sa petite fenêtre, pour donner le temps à l'Oiseau royal de s'envoler. Elle était bien plus occupée de sa conservation que de la sienne propre; mais il ne se sentit pas la force de s'éloigner: ses yeux perçants lui avaient découvert le péril auquel sa princesse était exposée. Il avait vu la reine et Truitonne; quelle affliction de n'être pas en état de défendre sa maîtresse! Elles s'approchèrent d'elle comme des furies qui voulaient la dévorer." "L'on sait vos intrigues contre l'État, s'écria la reine; ne pensez pas que votre rang vous sauve des châtiments que vous méritez.--Et avec qui, madame? répliqua la princesse. N'êtes-vous pas ma geôlière depuis deux ans? Ai-je vu d'autres personnes que celles que vous m'avez envoyées?" Pendant qu'elle parlait, la reine et sa fille l'examinaient avec une surprise sans pareille: son admirable beauté et son extraordinaire parure les éblouissaient. "Et d'où vous vient, madame, dit la reine, ces pierreries qui brillent plus que le soleil? Nous ferez-vous accroire qu'il y en a des mines dans cette tour?--Je les y ai trouvées, répliqua Florine; c'est tout ce que j'en sais." La reine la regardait attentivement pour pénétrer jusqu'au fond de son coeur ce qui s'y passait. "Nous ne sommes pas vos dupes, dit-elle, vous pensez nous en faire accroire;[20] mais, princesse, nous savons ce que vous faites depuis le matin jusqu'au soir. On vous a donné tous ces bijoux dans la seule vue de vous obliger à vendre le royaume de votre père.--Je serais fort en état de le livrer, répondit-elle avec un sourire dédaigneux; une princesse infortunée, qui languit dans les fers depuis si longtemps, peut beaucoup dans un complot de cette nature.--Et pour qui donc, reprit la reine, êtes-vous coiffée comme une petite coquette, votre chambre pleine d'odeurs, et votre personne si magnifique, qu'au milieu de la cour vous seriez moins parée?--J'ai assez de loisir, dit la princesse: il n'est pas extraordinaire que j'en donne quelques moments à m'habiller; en passe tant d'autres à pleurer mes malheurs, que ceux-là ne sont pas à me reprocher.--Çà, çà, voyons, dit la reine, si cette innocente personne n'a point quelque traité fait avec les ennemis." Elle chercha elle même partout; et venant à la paillasse, qu'elle fit vider, elle y trouva une si grande quantité de diamants, de perles, de rubis, d'émeraudes et de topazes, qu'elle ne savait d'où cela venait. Elle avait résolu de mettre en quelque lieu des papiers pour perdre la princesse; dans le temps qu'on n'y prenait pas garde, elle en cacha dans la cheminée: mais par bonheur l'Oiseau Bleu était perché au-dessus, qui voyait mieux qu'un lynx, et qui écoutait tout; il s'écria: "Prends garde à toi, Florine, voilà ton ennemie qui veut te faire une trahison." Cette voix si peu attendue épouvanta à tel point la reine, qu'elle n'osa faire ce qu'elle avait médité. "Vous voyez, madame, dit la princesse, que les esprits qui volent en l'air me sont favorables.--Je crois, dit la reine, outrée de colère, que les démons s'intéressent pour vous; mais malgré eux votre père saura se faire justice.--Plût au ciel, s'écria Florine, n'avoir à craindre que la fureur de mon père! Mais la vôtre, madame, est plus terrible." La reine la quitta, troublée de tout ce qu'elle venait de voir et d'entendre. Elle tint conseil sur ce qu'elle devait faire contre la princesse: on lui dit que si quelque fée ou quelque enchanteur la prenaient sous leur protection, le vrai secret pour les irriter serait de lui faire de nouvelles peines, et qu'il serait mieux d'essayer de découvrir son intrigue. La reine approuva cette pensée; elle envoya coucher dans sa chambre une jeune fille qui contrefaisait l'innocente: elle eut ordre de lui dire qu'on la mettait auprès d'elle pour la servir. Mais quelle apparence de donner dans un panneau si grossier?[21] La princesse la regarda comme son espionne; elle ne put ressentir une douleur plus violente. "Quoi! je ne parlerai plus à cet Oiseau qui m'est si cher! disait-elle. Il m'aidait à supporter mes malheurs, je soulageais les siens; notre tendresse nous suffisait. Que va-t-il faire? Que ferai-je moi-même?" En pensant à toutes ces choses, elle versait des ruisseaux de larmes. Elle n'osait plus se mettre à la petite fenêtre, quoiqu'elle l'entendit voltiger autour: elle mourait d'envie de lui ouvrir, mais elle craignait d'exposer la vie de ce cher amant. Elle passa un mois entier sans paraître; l'Oiseau Bleu se désespérait: quelles plaintes ne faisait-il pas! Comment vivre sans voir sa princesse? Il n'avait jamais mieux ressenti les maux de l'absence et ceux de sa métamorphose; il cherchait inutilement des remèdes à l'un et à l'autre: après s'être creusé la tête,[22] il ne trouvait rien qui le soulageât. L'espionne de la princesse, qui veillait jour et nuit depuis un mois, se sentit si accablée de sommeil, qu'enfin elle s'endormit profondément Florine s'en apperçut; elle ouvrit sa petite fenêtre, et dit: Oiseau Bleu couleur du temps, Vole à moi promptement. Ce sont là ses propres paroles, auxquelles l'on n'a voulu rien changer. L'Oiseau les entendit si bien, qu'il vint promptement sur la fenêtre. Quelle joie de se revoir! Qu'ils avaient de choses à se dire! Les amitiés et les protestations de fidélité se renouvelèrent mille et mille fois: la princesse n'ayant pu s'empêcher de répandre des larmes, son amant s'attendrit beaucoup, et la consola de son mieux. Enfin l'heure de se quitter étant venue, sans que la geôlière se fût réveillée, ils se dirent l'adieu du monde le plus touchant. Le lendemain encore l'espionne s'endormit, la princesse diligemment se mit à la fenêtre; puis elle dit comme la première fois: Oiseau Bleu, couleur du temps, Vole à moi promptement. Aussitôt l'Oiseau vint, et la nuit se passa comme l'autre, sans bruit et sans éclat, dont nos amants étaient ravis: ils se flattaient que la surveillante prendrait tant de plaisir à dormir, qu'elle en ferait autant toutes les nuits. Effectivement, le troisième se passa encore très-heureusement; mais pour celle qui suivit, la dormeuse ayant entendu quelque bruit, elle écouta sans faire semblant de rien; puis elle regarda de son mieux, et vit au clair de la lune le plus bel Oiseau de l'univers qui parlait à la princesse, qui la caressait avec sa patte, qui la becquetait doucement; enfin elle entendit plusieurs choses de leur conversation, et demeura très-étonnée: car l'Oiseau parlait comme un amant, et la belle Florine lui répondait avec tendresse. Le jour parut, ils se dirent adieu; et, comme s'ils eussent eu un pressentiment de leur prochaine disgrâce, ils se quittèrent avec une peine extrême. La princesse se jeta sur son lit toute baignée de ses larmes, et le roi retourna dans le creux de son arbre. Sa geôlière courut chez la reine; elle lui apprit tout ce qu'elle avait vu et entendu. La reine envoya quérir Truitonne et ses confidentes; elles raisonnèrent longtemps ensemble, et conclurent que l'Oiseau Bleu était le roi Charmant. "Quel affront! s'écria la reine, quel affront, ma Truitonne! Cette insolente princesse, que je croyais si affligée, jouissait en repos des agréables conversations de notre ingrat! Ah! je me vengerai d'une manière si sanglante, qu'il en sera parlé." Truitonne la pria de n'y perdre pas un moment; et comme elle se croyait plus intéressée dans l'affaire que la reine, elle mourait de joie lorsqu'elle pensait à tout ce qu'on ferait pour désoler l'amant et la maîtresse. La reine renvoya l'espionne dans la tour; elle lui ordonna de ne témoigner ni soupçon ni curiosité, et de paraître plus endormie qu'à l'ordinaire. Elle se coucha de bonne heure, elle ronfla de son mieux; et la pauvre princesse déçue, ouvrant la petite fenêtre, s'écria: Oiseau Bleu, couleur du temps, Vole à moi promptement. Mais elle l'appela toute la nuit inutilement, il ne parut point: car la méchante reine avait fait attacher aux cyprès des épées, des couteaux, des rasoirs, des poignards; et lorsqu'il vint à tire-d'aile s'abattre dessus, ces armes meurtrières lui coupèrent les pieds; il tomba sur d'autres, qui lui coupèrent les ailes; et enfin, tout percé, il se sauva avec mille peines jusqu'à son arbre, laissant une longue trace de sang. Que n'étiez-vous là, belle princesse, pour soulager cet Oiseau royal! Mais elle serait morte, si elle l'avait vu dans un état si déplorable. Il ne voulait prendre aucun soin de sa vie, persuadé que c'était Florine qui lui avait fait jouer ce mauvais tour. "Ah! barbare, disait-il douloureusement, est-ce ainsi que tu paies la passion la plus pure et la plus tendre qui sera jamais? Si tu voulais ma mort que ne me la demandais-tu toi-même? elle m'aurait été chère de ta main. Je venais te trouver avec tant d'amour et de confiance! Je souffrais pour toi, et je souffrais sans me plaindre! Quoi! tu m'as sacrifié à la plus cruelle des femmes! Elle était notre ennemie commune; tu viens de faire ta paix à mes dépens. C'est toi, Florine, c'est toi qui me poignardes! Tu as emprunté la main de Truitonne, et tu l'as conduite jusques dans mon sein!" Ces funestes idées l'accablèrent à tel point, qu'il résolut de mourir. Mais mon ami l'enchanteur, qui avait vu revenir chez lui les grenouilles volantes avec le chariot, sans que le roi parût, se mit si en peine de ce qui pouvait lui être arrivé, qu'il parcourut huit fois toute la terre pour le chercher, sans qu'il lui fût possible de le trouver. Il faisait son neuvième tour, lorsqu'il passa dans le bois où il était, et, selon les règles qu'il s'était prescrites, il sonna du cor assez longtemps, et puis il cria cinq fois de toute sa force: "Roi Charmant, roi Charmant, où êtes-vous?" Le roi reconnut la voix de son meilleur ami: "Approchez, lui dit-il, de cet arbre, et voyez le malheureux roi que vous chérissez, noyé dans son sang." L'enchanteur, tout surpris, regardait de tous côtés sans rien voir: "Je suis Oiseau Bleu," dit le roi, d'une voix faible et languissante; à ces mots l'enchanteur le trouva sans peine dans son petit nid. Un autre que lui aurait été étonné plus qu'il ne le fut, mais il n'ignorait aucun tour de l'art nécromancien: il ne lui en coûta que quelques paroles pour arrêter le sang qui coulait encore; et avec des herbes qu'il trouva dans le bois, et sur lesquelles il dit deux mots de grimoire,[23] il guérit le roi aussi parfaitement que s'il n'avait pas été blessé. Il le pria ensuite de lui apprendre par quelle aventure il était devenu Oiseau, et qui l'avait blessé si cruellement. Le roi contenta sa curiosité: il lui dit que c'était Florine qui avait décelé le mystère amoureux des visites secrètes qu'il lui rendait; et que, pour faire sa paix avec la reine, elle avait consenti à laisser garnir le cyprès de poignards et de rasoirs, par lesquels il avait été presque haché: il se récria mille fois sur l'infidélité de cette princesse, et dit qu'il s'estimerait heureux d'être mort avant que d'avoir connu son méchant coeur. Le magicien se déchaîna contre elle et contre toutes les femmes; il conseilla au roi de l'oublier. "Quel malheur serait le vôtre, lui dit-il, si vous étiez capable d'aimer plus longtemps cette ingrate! Après ce qu'elle vient de vous faire, l'on en doit tout craindre." L'Oiseau Bleu n'en put demeurer d'accord, il aimait encore trop chèrement Florine; et l'enchanteur, qui connut ses sentiments, malgré le soin qu'il prenait de les cacher, lui dit d'une manière agréable: Accablé d'un cruel malheur, En vain l'on parle et l'on raisonne; On n'écoute que sa douleur, Et point les conseils qu'on nous donne. Il faut laisser faire le temps, Chaque chose a son point de vue; Et quand l'heure n'est pas venue, On se tourmente vainement. Le royal Oiseau en convint, et pria son ami de le porter chez lui, et de le mettre dans une cage, où il fût à couvert de la patte du chat et de toute arme meurtrière. "Mais, lui dit l'enchanteur, resterez-vous encore cinq ans dans un état si déplorable et si peu convenable à vos affaires et à votre dignité? Car enfin, vous avez des ennemis qui soutiennent que vous êtes mort; ils veulent envahir votre royaume: je crains bien que vous ne l'ayez perdu avant d'avoir recouvré votre première forme.--Ne pourrai-je pas, répliqua-t-il, aller dans mon palais, et gouverner tout comme je faisais ordinairement?--Oh! s'écria son ami, la chose est difficile! Tel qui veut obéir à un homme ne veut pas obéir à un perroquet; tel vous craint étant roi, étant environné de grandeur et de faste, qui vous arrachera toutes les plumes, vous voyant un petit Oiseau.--Ah! faiblesse humaine, brillant extérieur! s'écria le roi, encore que tu ne signifies rien pour le mérite et pour la vertu, tu ne laisses pas d'avoir des endroits décevants, dont on ne saurait presque se défendre! Hé bien, continua-t-il, soyons philosophe, méprisons ce que nous ne pouvons obtenir: notre parti ne sera point le plus mauvais.--Je ne me rends pas sitôt, dit le magicien, j'espère trouver quelques bons expédients." Florine, la triste Florine, désespérée de ne plus voir le roi, passait les jours et les nuits à la fenêtre, répétant sans cesse: Oiseau Bleu, couleur du temps, Vole à moi promptement. La présence de son espionne ne l'en empêchait point; son désespoir était tel, qu'elle ne ménageait plus rien. "Qu'êtes-vous devenu, roi Charmant? s'écriait-elle. Nos communs ennemis vous ont-ils fait ressentir les cruels effets de leur rage? Avez-vous été sacrifié à leurs fureurs? Hélas! hélas! n'êtes-vous plus? Ne dois-je plus vous voir? ou, fatigué de mes malheurs, m'avez-vous abandonnée à la dureté de mon sort? Que de larmes, que de sanglots suivaient ses tendres plaintes! Que les heures étaient devenues longues par l'absence d'un amant si aimable et si cher!" La princesse, abattue, malade, maigre et changée, pouvait à peine se soutenir; elle était persuadée que tout ce qu'il y a de plus funeste était arrivé au roi. La reine et Truitonne triomphaient; la vengeance leur faisait plus de plaisir que l'offense ne leur avait fait de peine. Et au fond, de quelle offense s'agissait-il? Le roi Charmant n'avait pas voulu épouser un petit monstre, qu'il avait mille sujets de haïr. Cependant le père de Florine, qui devenait vieux, tomba malade et mourut. La fortune de la méchante reine et de sa fille changea de face: elles étaient regardées comme des favorites qui avaient abusé de leur faveur; le peuple mutiné courut au palais demander la princesse Florine, la reconnaissant pour souveraine. La reine irritée voulut traiter l'affaire avec hauteur, elle parut sur un balcon, et menaça les mutins. En même temps la sédition devint générale; on enfonce les portes de son appartement, on le pille, et on l'assomme à coups de pierres. Truitonne s'enfuit chez sa marraine la fée Soussio; elle ne courait pas moins de danger que sa mère. Les grands du royaume s'assemblèrent promptement, et montèrent à la tour, où la princesse était fort malade: elle ignorait la mort de son père, et le supplice de son ennemie. Quand elle entendit tant de bruit, elle ne douta pas qu'on ne vînt la prendre pour la faire mourir; elle n'en fut point effrayée: la vie lui était odieuse depuis qu'elle avait perdu l'Oiseau Bleu. Mais ses sujets, s'étant jetés à ses pieds, lui apprirent le changement qui venait d'arriver à sa fortune: elle n'en fut point émue. Ils la portèrent dans son palais, et la couronnèrent. Les soins infinis que l'on prit de sa santé, et l'envie qu'elle avait d'aller chercher l'Oiseau Bleu, contribuèrent beaucoup à la rétablir, et lui donnèrent bientôt assez de force pour nommer un conseil, afin d'avoir soin de son royaume en son absence; puis, elle prit pour des mille millions de pierreries, et elle partit une nuit toute seule, sans que personne sût où elle allait. L'enchanteur qui prenait soin des affaires du roi Charmant, n'ayant pas assez de pouvoir pour détruire ce que Soussio avait fait, s'avisa de l'aller trouver, et de lui proposer quelque accommodement, en faveur duquel elle rendrait au roi sa figure naturelle; il prit les grenouilles, et vola chez la fée, qui causait dans ce moment avec Truitonne. D'un enchanteur à une fée il n'y a que la main;[24] ils se connaissaient depuis cinq ou six cents ans, et dans cet espace de temps ils avaient été mille fois bien et mal ensemble.[25] Elle le reçut très-agréablement: «Que veut mon compère?[26] lui dit-elle (c'est ainsi qu'ils se nomment tous). Y a-t-il quelque chose pour son service qui dépende de moi?--Oui, ma commère, dit le magicien, vous pouvez tout pour ma satisfaction; il s'agit du meilleur de mes amis, d'un roi que vous avez rendu infortuné.--Ha, ha! je vous entends, compère, s'écria Soussio, j'en suis fâchée; mais il n'y a point de grâce à espérer pour lui, s'il ne veut épouser ma filleule; la voilà belle et jolie, comme vous voyez: qu'il se consulte.» L'enchanteur pensa demeurer muet, tant il la trouva laide; cependant il ne pouvait se résoudre à s'en aller sans régler quelque chose avec elle, parce que le roi avait couru mille risques depuis qu'il était en cage. Le clou qui l'accrochait s'était rompu; la cage était tombée, et sa majesté emplumée souffrit beaucoup de cette chute; Minet, qui se trouva dans la chambre lorsque cet accident arriva, lui donna un coup de griffe dans l'oeil, dont il pensa rester borgne. Une autre fois on avait oublié de lui donner à boire; il allait le grand chemin d'avoir la pepie, quand on l'en garantit par quelques gouttes d'eau. Un petit coquin de singe, s'étant échappé, attrapa ses plumes au travers des barreaux de la cage, et il l'épargna aussi peu qu'il aurait fait un geai ou un merle. Le pire de tout cela, c'est qu'il était sur le point de perdre son royaume, ses héritiers faisaient tous les jours des fourberies nouvelles pour prouver qu'il était mort. Enfin l'enchanteur conclut avec sa commere Soussio, qu'elle mènerait Truitonne dans le palais du roi Charmant; qu'elle y resterait quelques mois, pendant lesquels il prendrait sa résolution de l'épouser, et qu'elle lui rendrait sa figure: quitte à reprendre celle d'Oiseau, s'il ne voulait pas se marier. La fée donna des habits tout d'or et d'argent à Truitonne; puis elle la fit monter en trousse derrière elle sur un dragon, et elles se rendirent au royaume de Charmant, qui venait d'y arriver avec son fidèle ami l'enchanteur. En trois coups de baguette il se vit le même qu'il avait été, beau, aimable, spirituel et magnifique; mais il achetait bien cher le temps dont on diminuait sa pénitence: la seule pensée d'épouser Truitonne le faisait frémir. L'enchanteur lui disait les meilleures raisons qu'il pouvait, elles ne faisaient qu'une médiocre impression sur son esprit; et il était moins occupé de la conduite de son royaume, que des moyens de prolonger le terme que Soussio lui avait donné, pour épouser Truitonne. Cependant la reine Florine, déguisée sous un habit de paysanne, avec ses cheveux épars et mêlés, qui cachaient son visage, un chapeau de paille sur la tête, un sac de toile sur son épaule, commença son voyage, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt par mer, tantôt par terre: elle faisait toute la diligence possible; mais, ne sachant où elle devait tourner ses pas, elle craignait toujours d'aller d'un côté, pendant que son aimable roi serait de l'autre. Un jour qu'elle s'était arrêtée au bord d'une fontaine, dont l'eau argentée bondissait sur de petits cailloux, elle eut envie de se laver les pieds; elle s'assit sur le gazon, elle releva ses blonds cheveux avec un ruban, et mit ses pieds dans le ruisseau: elle ressemblait à Diane qui se baigne au retour d'une chasse. Il passa dans cet endroit une petite vieille toute voûtée, appuyée sur un gros bâton; elle s'arrêta, et lui dit: "Que faites-vous là, ma belle fille, vous êtes bien seule? Ma bonne mère, dit la reine, je ne laisse pas d'être[27] en grande compagnie; car j'ai avec moi les chagrins, les inquiétudes et les déplaisirs." A ces mots ses yeux se couvrirent de larmes: "Quoi! si jeune, vous pleurez, dit la bonne femme. Ah! ma fille, ne vous affligez pas. Dites-moi ce que vous avez sincèrement, et j'espère vous soulager." La reine le voulut bien; elle lui conta ses ennuis,[28] la conduite que la fée Soussio avait tenue dans cette affaire, et enfin comme elle cherchait l'Oiseau Bleu. La petite vieille se redresse, s'agence, change tout d'un coup de visage; paraît belle, jeune, habillée superbement; et regardant la reine avec un sourire gracieux: "Incomparable Florine, lui dit-elle, le roi que vous cherchez n'est plus oiseau, ma soeur Soussio lui a rendu sa première figure, il est dans son royaume; ne vous affligez point; vous y arriverez, et vous viendrez à bout de votre dessein. Voilà quatre oeufs; vous les casserez dans vos pressants besoins, et vous y trouverez des secours qui vous seront utiles." En achevant ces mots, elle disparut. Florine se sentit fort consolée de ce qu'elle venait d'entendre; elle mit ces oeufs dans son sac, et tourna ses pas vers le royaume de Charmant. Après avoir marché huit jours et huit nuits sans s'arrêter, elle arrive au pied d'une montagne prodigieuse par sa hauteur, toute d'ivoire, et si droite, que l'on n'y pouvait mettre les pieds sans tomber. Elle fit mille tentatives inutiles; elle glissait, elle se fatiguait, et, désespérée d'un obstacle si insurmontable, elle se coucha au pied de la montagne, résolue de s'y laisser mourir, quand elle se souvint des oeufs que la fée lui avait donnés. Elle en prit un: "Voyons, dit-elle, si elle ne s'est point moquée de moi en me promettant les secours dont j'aurais besoin." Dès qu'elle l'eut cassé, elle y trouva de petits crampons d'or, qu'elle mit à ses pieds et à ses mains. Quand elle les eut, elle monta la montagne d'ivoire sans aucune peine; car les crampons entraient dedans, et l'empêchaient de glisser. Lorsqu'elle fut tout au haut, elle eut de nouvelles peines pour descendre: toute la vallée était d'une seule glace de miroir. Il y avait autour plus de soixante mille femmes qui s'y miraient avec un plaisir extrême; car ce miroir avait bien deux lieues de large et six de haut: chacune s'y voyait selon ce qu'elle voulait être. La rouge y paraissait blonde, la brune avait les cheveux noirs, la vieille croyait être jeune, la jeune n'y vieillissait point; enfin, tous les défauts y étaient si bien cachés, que l'on y venait des quatre coins du monde. Il y avait de quoi mourir de rire, de voir les grimaces et les minauderies que la plupart de ces coquettes faisaient. Cette circonstance n'y attirait pas moins d'hommes; le miroir leur plaisait aussi. Il faisait paraître aux uns de beaux cheveux, aux autres la taille plus haute et mieux prise, l'air martial, et meilleure mine. Les femmes, dont ils se moquaient, ne se moquaient pas moins d'eux; de sorte que l'on appelait cette montagne de mille noms différents. Personne n'était jamais parvenu jusqu'au sommet; et quand on y vit Florine, les dames poussèrent de longs cris de désespoir:--"Où va cette malavisée? disaient-elles. Sans doute qu'elle a assez d'esprit pour marcher sur notre glace; du premier pas, elle brisera tout." Elles faisaient un bruit épouvantable. La reine ne savait comment faire, car elle voyait un grand péril à descendre par là; elle cassa un autre oeuf, dont il sortit deux pigeons et un chariot, qui devint en même temps assez grand pour s'y placer commodément; puis les pigeons descendirent légèrement avec la reine, sans qu'il lui arrivât rien de fâcheux. Elle leur dit: "Mes petits amis, si vous vouliez me conduire jusqu'au lieu où le roi Charmant tient sa cour, vous n'obligeriez point une ingrate." Les pigeons, civils et obéissants, ne s'arrêtent ni jour ni nuit qu'ils ne fussent arrivés aux portes de la ville. Florine descendit, et leur donna à chacun un doux baiser, plus estimable qu'une couronne. Oh! que le coeur lui battait en entrant! Elle se barbouilla le visage pour n'être point connue. Elle demanda aux passants où elle pouvait voir le roi. Quelques-uns se prirent à rire: "Voir le roi! lui dirent-ils; hé, que lui veux-tu, ma mie Souillon? Va, va te décrasser, tu n'as pas les yeux assez bons pour voir un tel monarque." La reine ne répondit rien; elle s'éloigna doucement, et demanda encore à ceux qu'elle rencontra, où elle se pourrait mettre pour voir le roi. "Il doit venir demain au temple avec la princesse Truitonne, lui dit-on; car enfin il consent à l'épouser." Ciel, quelle nouvelle! Truitonne, l'indigne Truitonne sur le point d'épouser le roi! Florine pensa mourir; elle n'eut plus de force pour parler ni pour marcher: elle se mit sous une porte, assise sur des pierres, bien caché de ses cheveux et de son chapeau de paille. "Infortunée que je suis! disait-elle; je viens ici pour augmenter le triomphe de ma rivale, et me rendre témoin de sa satisfaction! C'était donc à cause d'elle que l'Oiseau Bleu cessa de me venir voir! C'était pour ce petit monstre qu'il faisait la plus cruelle de toutes les infidélités, pendant qu'abîmée dans la douleur je m'inquiétais pour la conservation de sa vie! Le traître avait changé; et, se souvenant moins de moi que s'il ne m'avait jamais vue, il me laissait le soin de m'affliger de sa trop longue absence, sans se soucier de la mienne." Quand on a beaucoup de chagrin, il est rare d'avoir bon appétit; la reine chercha où se loger, et se coucha sans souper. Elle se leva avec le jour, elle courut au temple; elle n'y entra qu'après avoir essuyé mille rebuffades[29] des gardes et des soldats. Elle vit le trône du roi et celui de Truitonne, qu'on regardait déjà comme la reine. Quelle douleur pour une personne aussi tendre et aussi délicate que Florine! Elle s'approcha du trône de sa rivale; elle se tint debout, appuyée contre un pilier de marbre. Le roi vint le premier, plus beau et plus aimable qu'il eût été de sa vie. Truitonne parut ensuite richement vêtue, et si laide, qu'elle en faisait peur. Elle regarda la reine en fronçant le sourcil: "Qui es-tu, lui dit-elle, pour oser t'approcher de mon excellente figure, et si près de mon trône d'or?--Je me nomme Mie-Souillon, répondit-elle; je viens de loin pour vous vendre des raretés." Elle fouilla aussitôt dans son sac de toile, elle en tira les bracelets d'émeraude que le roi Charmant lui avait donnés. "Ho, ho! dit Truitonne, voilà de jolies verrines! en veux-tu une pièce de cinq sols?--Montrez-les, madame, aux connaisseurs, dit la reine, et puis nous ferons notre marché." Truitonne, qui aimait le roi plus tendrement qu'une telle bête n'en était capable, étant ravi de trouver des occasions de lui parler, s'avança jusqu'à son trône, et lui montra les bracelets, le priant de lui dire son sentiment. A la vue de ces bracelets, il se souvint de ceux qu'il avait donnés à Florine; il pâlit, il soupira, et fut longtemps sans répondre; enfin, craignant qu'on ne s'aperçût de l'état où ses différentes pensées le réduisaient, il se fit un effort, et lui répliqua: "Ces bracelets valent, je crois, autant que mon royaume; je pensais qu'il n'y en avait qu'une paire au monde, mais en voilà de semblables." Truitonne revint dans son trône, où elle avait moins bonne mine qu'une huître à l'écaille; elle demanda à la reine combien, sans surfaire, elle voulait de ces bracelets? "Vous auriez trop de peine à me les payer, madame, dit-elle; il vaut mieux vous proposer un autre marché: si vous me voulez procurer de coucher une nuit dans le cabinet des échos qui est au palais du roi, je vous donnerai mes émeraudes.--Je le veux bien, Mie-Souillon," dit Truitonne, en riant comme une perdue, et montrant des dents plus longues que les défenses d'un sanglier. Le roi ne s'informa point d'où venaient ces bracelets, moins par indifférence pour celle qui les présentait, que par un éloignement invincible qu'il sentait pour Truitonne. Or, il est à propos qu'on sache que, pendant qu'il était Oiseau Bleu, il avait conté à la princesse qu'il y avait sous son appartement un cabinet, qu'on appelait le cabinet des échos, qui était si ingénieusement fait, que tout ce qui s'y disait fort bas était entendu du roi lorsqu'il était couché dans sa chambre; et comme Florine voulait lui reprocher son infidélité, elle n'en avait point imaginé de meilleur moyen. On la mena dans le cabinet par ordre de Truitonne: elle commença ces plaintes et ses regrets. "Le malheur dont je voulais douter n'est que trop certain, cruel Oiseau Bleu! dit-elle: tu m'as oubliée, tu aimes mon indigne rivale! Les bracelets que j'ai reçus de ta déloyale main[30] n'ont pu me rappeler à ton souvenir, tant j'en suis éloignée!" Alors les sanglots interrompirent ses paroles; et quand elle eut assez de force pour parler, elle se plaignit encore, et continua jusqu'au jour. Les valets de chambre l'avaient entendue toute la nuit gémir et soupirer: ils le dirent à Truitonne, qui lui demanda quel tintamarre elle avait fait. La reine lui dit qu'elle dormait si bien, qu'ordinairement elle rêvait et qu'elle parlait très-souvent tout haut. Pour le roi, il ne l'avait point entendue, par une fatalité étrange. C'est que, depuis qu'il avait aimé Florine, il ne pouvait plus dormir; et lorsqu'il se mettait au lit pour prendre quelque repos, on lui donnait de l'opium. La reine passa une partie du jour dans une étrange inquiétude. "S'il m'a entendue, disait-elle, se peut-il une indifférence plus cruelle? S'il ne m'a pas entendue, que ferai-je pour parvenir à me faire entendre." Il ne se trouvait plus de raretés extraordinaires, car des pierreries sont toujours belles; mais il fallait quelque chose qui piquât le goût de Truitonne: elle eut recours à ses oeufs. Elle en cassa un; aussitôt il en sortit un petit carrosse d'acier poli, garni d'or: il était attelé de six souris vertes, conduites par un raton couleur de rose, et le postillon, qui était aussi de famille ratonière, était gris-de-lin.[31] Il y avait dans ce carrosse quatre marionnettes plus fringantes et plus spirituelles que toutes celles qui paraissent aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent; elles faisaient des choses surprenantes, particulièrement deux petites Égyptiennes qui, pour danser la sarabande et les passe-pieds, ne l'auraient pas cédé à Léance. La reine demeura ravie de ce nouveau chef de l'art nécromancien: elle ne dit mot jusqu'au soir, qui était l'heure que Truitonne allait à la promenade; elle se mit dans une allée, faisant galoper ces souris, qui traînaient le carrosse, les ratons et les marionnettes. Cette nouveauté étonna si fort Truitonne, qu'elle s'écria deux ou trois fois: "Mie-Souillon, Mie-Souillon, veux-tu cinq sols du carrosse et de ton attelage souriquois?--Demandez aux gens de lettres et aux docteurs de ce royaume, dit Florine, ce qu'une telle merveille peut valoir, et je m'en rapporterai à l'estimation du plus savant." Truitonne, qui était absolue en tout, lui répliqua: "Sans m'importuner plus longtemps de ta crasseuse présence, dis-m'en le prix.--Dormir encore dans le cabinet des échos, dit-elle, est tout ce que je demande.--Va,[32] pauvre bête, répliqua Truitonne, tu n'en seras pas refusée;" et se tournant vers ses dames: "Voilà une sotte créature, dit-elle, de retirer si peu d'avantage de ses raretés." La nuit vint. Florine dit tout ce qu'elle put imaginer de plus tendre, et elle le dit aussi inutilement qu'elle avait déjà fait, parce que le roi ne manquait jamais de prendre son opium. Les valets de chambre disaient entre eux: "Sans doute que cette paysanne est folle: qu'est-ce qu'elle raisonne toute la nuit?--Avec cela, disaient les autres, il ne laisse pas d'y avoir de l'esprit et de la passion dans ce qu'elle conte." Elle attendait impatiemment le jour, pour voir quel effet ses discours auraient produit. "Quoi! ce barbare est devenu sourd à ma voix! disait-elle. Il n'entend plus sa chère Florine! Ah! quelle faiblesse de l'aimer encore! que je mérite bien les marques de mépris qu'il me donne!" Mais elle y pensait inutilement, elle ne pouvait se guérir de sa tendresse. Il n'y avait plus qu'un oeuf dans son sac, dont elle dût espérer du secours; elle le cassa: il en sortit un pâté de six oiseaux qui étaient bardés, cuits, et fort bien apprêtés; avec cela ils chantaient merveilleusement bien, disaient la bonne aventure,[33] et savaient mieux la médecine qu'Esculape. La reine resta charmée d'une chose si admirable; elle alla avec son pâté parlant dans l'antichambre de Truitonne. Comme elle attendait qu'elle passât, un des valets de chambre du roi s'approcha d'elle, et lui dit: "Ma Mie-Souillon, savez-vous bien que si le roi ne prenait pas de l'opium pour dormir, vous l'étourdiriez assurément; car vous jasez la nuit d'une manière surprenante." Florine ne s'étonna plus de ce qu'il ne l'avait pas entendue; elle fouilla dans son sac, et lui dit: "Je crains si peu interrompre le repos du roi, que si vous voulez ne lui point donner d'opium ce soir, en cas que je couche dans ce même cabinet, toutes ces perles et tous ces diamants seront pour vous." Le valet de chambre y consentit, et lui en donna sa parole. A quelque moment de là Truitonne vient; elle aperçut la reine avec son pâté, qui feignait de le vouloir manger: "Que fais-tu là, Mie-Souillon? lui dit-elle. Madame, répliqua Florine, je mange des astrologues, des musiciens et des médecins." En même temps tous les oiseaux se mettent à chanter plus mélodieusement que des sirènes; puis ils s'écrièrent: "Donnez la pièce blanche,[34] et nous vous dirons votre bonne aventure." Un canard, qui dominait, dit plus haut que les autres: "Can,[35] can, can, je suis médecin, je guéris de tous maux et de toute sorte de folie, hormis de celle d'amour." Truitonne, plus surprise de tant de merveilles qu'elle l'eût été de ces jours, jura: "Par la vertu-chou,[36] voilà un excellent pâté! je le veux avoir; çà, çà, Mie-Souillon, que t'en donnerai-je?--Le prix ordinaire, dit-elle: coucher dans le cabinet des échos, et rien davantage.--Tiens, dit généreusement Truitonne (car elle était de belle humeur par l'acquisition d'un tel pâté), tu en auras une pistole." Florine, plus contente qu'elle l'eût encore été, parce qu'elle espérait que le roi l'entendrait, se retira en la remerciant. Dès que la nuit parut, elle se fit conduire dans le cabinet, souhaitant avec ardeur que le valet-de-chambre lui tînt parole, et qu'au lieu de donner de l'opium au roi il lui présentât quelque autre chose qui pût le tenir éveillé. Lorsqu'elle crut que chacun s'était endormi, elle commença ses plaintes ordinaires. "A combien de périls me suis-je exposée, disait-elle, pour te chercher, pendant que tu me fuis, et que tu veux épouser Truitonne! Que t'ai-je donc fait, cruel, pour oublier tes serments? Souviens-toi de ta métamorphose, de mes bontés, de nos tendres conversations." Elle les répéta presque toutes, avec une mémoire qui prouvait assez que rien ne lui était plus cher que ce souvenir. Le roi ne dormait point, et il entendait si distinctement la voix de Florine et toutes ses paroles, qu'il ne pouvait comprendre d'où elles venaient; mais son coeur, pénétré de tendresse, lui rappela si vivement l'idée de son incomparable princesse, qu'il sentit sa séparation avec la même douleur qu'au moment où les couteaux l'avaient blessé sur le cyprès. Il se mit à parler de son côté comme la reine avait fait du sien: "Ah! princesse, dit-il, trop cruelle pour un amant qui vous adorait! est-il possible que vous m'ayez sacrifié à nos communs ennemis!" Florine entendit ce qu'il disait, et ne manqua pas de lui répondre, et de lui apprendre que s'il voulait entretenir la Mie-Souillon, il serait éclairci de tous les mystères qu'il n'avait pu pénétrer jusqu'alors. A ces mots, le roi impatient appela un de ses valets de chambre, et lui demanda s'il ne pouvait point trouver Mie-Souillon et l'amener? Le valet de chambre répliqua que rien n'était plus aisé, parce qu'elle couchait dans le cabinet des échos. Le roi ne savait qu'imaginer. Quel moyen de croire qu'une si grande reine que Florine fût déguisée en Souillon? Et quel moyen de croire que Mie-Souillon eût la voix de la reine, et sût des secrets si particuliers, à moins que ce ne fût elle-même? Dans cette incertitude il se leva, et, s'habillant avec précipitation, il descendit par un degré dérobé dans le cabinet des échos, dont la reine avait ôté la clef; mais le roi en avait une qui ouvrait toutes les portes du palais. Il la trouva avec une légère robe de taffetas blanc, qu'elle portait sous ses vilains habits; ses beaux cheveux couvraient ses épaules; elle était couchée sur un lit de repos, et une lampe un peu éloignée ne rendait qu'une lumière sombre. Le roi entra tout d'un coup; et, son amour l'emportant sur son ressentiment, dès qu'il la reconnut il vint se jeter à ses pieds, il mouilla ses mains de ses larmes et pensa mourir de joie, de douleur, et de mille pensées différentes qui lui passèrent en même temps dans l'esprit. La reine ne demeura pas moins troublée; son coeur se serra,[37] elle pouvait à peine soupirer. Elle regardait fixement le roi sans lui rien dire; et quand elle eut la force de lui parler, elle n'eut pas celle de lui faire des reproches: le plaisir de le revoir lui fit oublier pour quelque temps les sujets de plainte qu'elle croyait avoir. Enfin, ils s'éclaircirent, ils se justifièrent; leur tendresse se réveilla; et tout ce qui les embarrassait, c'était la fée Soussio. Mais dans ce moment, l'enchanteur, qui aimait le roi, arriva avec une fée fameuse: c'était justement celle qui donna les quatre oeufs à Florine. Après les premiers compliments, l'enchanteur et la fée déclarèrent que, leur pouvoir étant uni en faveur du roi et de la reine, Soussio ne pouvait rien contre eux, et qu'ainsi leur mariage ne recevrait aucun retardement. Il est aisé de se figurer[38] la joie de ces deux jeunes amants: dès qu'il fut jour on la publia dans tout le palais, et chacun était ravi de voir Florine. Ces nouvelles allèrent jusqu'à Truitonne; elle accourut chez le roi: quelle surprise d'y trouver sa belle rivale! Dès qu'elle voulut ouvrir la bouche pour lui dire des injures, l'enchanteur et la fée parurent, qui la métamorphosèrent en truie, afin qu'il lui restât au moins une partie de son nom et de son naturel grondeur. Elle s'enfuit, toujours grognant, jusques dans la basse-cour, où de longs éclats de rire que l'on fit sur elle achevèrent de la désespérer. Le roi Charmant et la reine Florine, délivrés d'une personne si odieuse, ne pensèrent plus qu'à la fête de leurs noces; la galanterie et la magnificence y parurent également: il est aisé de juger de leur félicité, après de si longs malheurs. MORALITÉ. Quand Truitonne aspirait à l'hymen de Charmant, Et que, sans avoir su lui plaire, Elle voulait former ce triste engagement Que la mort seule peut défaire, Qu'elle était imprudente, hélas! Sans doute elle ignorait qu'un pareil mariage Devient un funeste esclavage, Si l'amour ne le forme pas. Je trouve que Charmant fut sage. A mon sens, il vaut beaucoup mieux Être Oiseau Bleu, corbeau, devenir hibou même, Que d'éprouver la peine extrême D'avoir ce que l'on hait toujours devant les yeux. En ces sortes d'hymens notre siècle est fertile: Les hymens seraient plus heureux, Si l'on trouvait encor quelque enchanteur habile Qui voulût s'opposer à ces coupables noeuds, Et ne jamais souffrir que l'hyménée unisse, Par intérêt ou par caprice, Deux coeurs, infortunés s'ils ne s'aiment tous deux. [Note 1: Hurler, _to howl_.] [Note 2: il l'entretint, _he spoke to her_.] [Note 3: elle renchérit, _she went beyond him_.] [Note 4: la matière, _the subject_.] [Note 5: Guère, _but few_.] [Note 6: envoya quérir, _sent for_.] [Note 7: de la mettre mal auprès du roi, _to prejudice the king against her_.] [Note 8: Bon office, _ill-office_.] [Note 9: Qui la décrie, _who disparages her_.] [Note 10: De la part, _in behalf_.] [Note 11: De travers, _at random_.] [Note 12: qui répondait sur le jardin, _which faced the garden_.] [Note 13: Qu'elle ne disait rien qui vaille, _that she said not much of anything_.] [Note 14: Roitelet, _a petty king_.] [Note 15: A tire-d'aile, _with a quick jerk of the wings_.] [Note 16: contre-coup, _rebound_.] [Note 17: Il y va de ma vie, _my life is in danger_.] [Note 18: De me régaler, _to present me_.] [Note 19: Traversera, _shall vex_.] [Note 20: Vous pensez nous en faire accroire, _you think to deceive us_.] [Note 21: De donner dans un panneau si grossier, _to fall into so gross a snare_.] [Note 22: après s'être creusé la tête, _after having raked his brains_.] [Note 23: Grimoire, _conjuring-book_.] [Note 24: Il n'y a que la main, _the difference is not great_.] [Note 25: bien et mal ensemble, _in good or bad fellowship with each other_.] [Note 26: compère, _gossip_.] [Note 27: Je ne laisse pas d'être, _I am, however_.] [Note 28: ennuis, _troubles_.] [Note 29: Qu'après avoir essuyé mille rebuffades, _only after having suffered a thousand rebuffs_.] [Note 30: Déloyale main, _perfidious hand_.] [Note 31: gris-de-lin, _gridelin_.] [Note 32: Va, _done_.] [Note 33: disaient la bonne aventure, _told fortunes_.] [Note 34: La pièce blanche, _a piece of money_.] [Note 35: can, _quack_.] [Note 36: par la vertu-chou, _nookers_!] [Note 37: Son coeur serra, _her heart was ready to break_.] [Note 38: de se figurer, _to imagine_.] LA BONNE PETITE SOURIS. Il y avait une fois un roi et une reine qui s'aimaient si fort, si fort, qu'ils faisaient la félicité l'un de l'autre. Leurs coeurs et leurs sentiments se trouvaient toujours d'intelligence. Ils allaient tous les jours à la chasse tuer des lièvres et des cerfs. Ils allaient à la pêche prendre des soles et des carpes; au bal danser la bourrée[1] et la pavane, à de grands festins manger du rôt et des dragées;[2] à la comédie et à l'opéra, ils riaient, ils chantaient, ils se faisaient mille pièces[3] pour se divertir: enfin, c'était le plus heureux couple de tous les temps. Leurs sujets suivaient l'exemple du roi et de la reine: ils se divertissaient à l'envi l'un de l'autre. Par toutes ces raisons, l'on appellait ce royaume le pays de Joie. Il arriva qu'un roi voisin du roi Joyeux vivait tout différemment. Il était ennemi déclaré des plaisirs; il ne demandait que plaies et bosses,[4] il avait une mine refrognée, une grande barbe, les yeux creux; il était maigre et sec, toujours vêtu de noir; ses cheveux étaient hérissés, gras et crasseux. Pour lui plaire, il fallait tuer et assommer les passants; il pendait lui-même les criminels, il se réjouissait à leur faire du mal. Quand une bonne maman aimait bien sa petite fille on son petit garçon, il l'envoyait quérir, et devant elle il lui rompait les bras ou lui tordait le cou. On nommait ce royaume le pays des Larmes. Le méchant roi entendit parler de la satisfaction du roi Joyeux; il lui porta grande envie,[5] et résolut de faire une grosse armée, et d'aller le battre tout son soûl,[6] jusqu'à ce qu'il fût mort ou bien malade. Il envoya de tous côtés pour amasser du monde et des armes; il faisait faire des canons: chacun tremblait. L'on disait: «Sur qui se jettera le méchant roi, il ne fera point de quartier.» Lorsque tout fut prêt, il s'avança vers le pays du roi Joyeux. A ces mauvaises nouvelles, il se mit promptement en défense; la reine mourait de peur, elle lui disait en pleurant: «Sire, il faut nous enfuir: tâchons d'avoir bien de l'argent, et nous en allons tant que terre nous pourra porter.» Le roi répondait: «Si, madame, j'ai trop de courage, il vaudrait mieux mourir que d'être un poltron.» Il ramassa tous les gens d'armes, dit un tendre adieu à la reine, monta sur un beau cheval et partit. Quand elle l'eut perdu de vue, elle se mit à pleurer douloureusement; et, joignant ses mains, elle disait: «Hélas, si le roi est tué à la guerre, je serai veuve et prisonnière; le méchant roi me fera dix mille maux.» Cette pensée l'empêchait de manger et de dormir. Il lui écrivait tous les jours; mais un matin qu'elle regardait par-dessus les murailles, elle vit venir un courrier qui courait de toute sa force; elle l'appela: "Ho! courrier, ho! quelle nouvelle?--Le roi est mort, s'écria-t-il, la bataille est perdue, le méchant roi arrivera dans un moment!" La pauvre reine tomba évanouie; on la porta dans son lit, et toutes ses dames étaient autour d'elle, qui pleuraient, l'une son père, l'autre son fils; elles s'arrachèrent les cheveux, c'était la chose du monde la plus pitoyable. Voilà que tout d'un coup l'on entend: "Au meurtre, au larron!" C'était le méchant roi qui arrivait avec tous ses malheureux sujets; ils tuaient, pour oui et pour non, ceux qu'ils rencontraient. Il entra tout armé dans la maison du roi, et monta dans la chambre de la reine. Quand elle le vit entrer, elle eut si grand peur, qu'elle s'enfonça dans son lit, et mit la couverture sur sa tête. Il l'appela deux ou trois fois, mais elle ne disait mot; il se fâcha, bien fâché, et dit: "Je crois que tu te moques de moi; sais-tu que je peux t'égorger tout à l'heure?" il la découvrit, lui arracha ses cornettes; ses beaux cheveux tombèrent sur ses épaules; il en fit trois tours à sa main, et la chargea dessus son dos[7] comme un sac de blé; il l'emporta ainsi, et monta sur son grand cheval, qui était tout noir. Elle le priait d'avoir pitié d'elle; il s'en moquait, et lui disait: "Crie, plains-toi, cela me fait rire et me divertit." Il l'emmena en son pays, et jura pendant tout le chemin qu'il était résolu de la pendre; mais on lui dit que sa santé était faible et qu'il ne devrait pas la traiter ainsi. Quand il vit cela, il lui vint dans l'esprit que, si elle avait une fille, il la marierait avec son fils; et pour savoir ce qui en était, il envoya quérir une fée qui demeurait, près de son royaume. Étant venue, il la régala mieux qu'il n'avait coutume; ensuite il la mena dans une tour au haut de laquelle la pauvre reine avait une chambre, bien petite et bien pauvrement meublée. Elle était couchée par terre, sur un matelas qui ne valait pas deux sous, où elle pleurait jour et nuit. La fée, en la voyant, fut attendrie; elle lui fit la révérence, et lui dit tout bas en l'embrassant: "Prenez courage, madame, vos malheurs finiront; j'espère y contribuer." La reine, un peu consolée de ces paroles, la caressait, et la priait d'avoir pitié d'une pauvre princesse qui avait joui d'une grande fortune et qui s'en voyait bien éloignée. Elles parlaient ensemble, quand le méchant roi dit: "Allons, point tant de compliments; je vous ai amenée ici pour me dire si cette esclave aura un garçon ou une fille." La fée répondit: "Elle aura une fille, qui sera la plus belle princesse et la mieux apprise que l'on ait jamais vue." Elle lui souhaita ensuite des biens et des honneurs infinis. "Si elle n'est pas belle et bien apprise, dit le méchant roi, je la pendrai au cou de sa mère, et sa mère à un arbre, sans que rien m'en puisse empêcher." Après cela il sortit avec la fée, et ne regarda pas la bonne reine, qui pleurait amèrement; car elle disait en elle-même: "Hélas! que ferai-je? Si j'ai une belle petite fille, il la donnera à son magot de fils; et si elle est laide, il nous pendra toutes deux. A quelle extrémité suis-je réduite! Ne pourrai-je point la cacher quelque part, afin qu'il ne la vît jamais?" Le temps que la petite princesse devait venir au monde approchait, et les inquiétudes de la reine augmentaient: elle n'avait personne avec qui se plaindre et se consoler. Le geôlier qui la gardait ne lui donnait que trois pois cuits dans l'eau pour toute la journée, avec un petit morceau de pain noir. Elle devint plus maigre qu'un hareng: elle n'avait plus que la peau et les os. Un soir qu'elle filait (car le méchant roi, qui était fort avare, la faisait travailler jour et nuit), elle vit entrer par un trou une petite Souris, qui était fort jolie. Elle lui dit: "Hélas! ma mignonne, que viens-tu chercher ici? Je n'ai que trois pois pour toute ma journée; si tu ne veux jeûner, va-t'en." La petite Souris courait deçà, courait delà, dansait, cabriolait comme un petit singe; et la reine prenait un si grand plaisir à la regarder, qu'elle lui donna le seul pois qui restait pour son souper. "Tiens, mignonne, dit-elle, mange, je n'en ai pas davantage, et je te le donne de bon coeur." Dès qu'elle eut fait cela, elle vit sur sa table une perdrix excellente, cuite à merveille, et deux pots de confitures. "En vérité, dit-elle, un bienfait n'est jamais perdu." Elle mangea un peu, mais son appétit était passé à force de jeûner. Elle jetta du bonbon à la Souris, qui le grignota encore; et puis elle se mit à sauter mieux qu'avant le souper. Le lendemain matin le geôlier apporta de bonne heure les trois pois de la reine, qu'il avait mis dans un grand plat pour se moquer d'elle. La petite Souris vint doucement, et les mangea tous trois, et le pain aussi. Quand la reine voulut dîner, elle ne trouva plus rien. La voilà bien fâchée contre la Souris. "C'est une méchante petite bête, disait-elle; si elle continue, je mourrai de faim." Comme elle voulut couvrir le grand plat qui était vide, elle trouva dedans toutes sortes de bonne choses à manger: elle en fut bien aise, et mangea; mais, en mangeant, il lui vint dans l'esprit que le méchant roi ferait peut-être mourir dans deux ou trois jours son enfant, et elle quitta la table pour pleurer; puis elle disait, en levant les yeux au ciel: "Quoi! n'y a-t-il point quelque moyen de se sauver?" En disant cela, elle vit la petite Souris qui jouait avec de longs brins de paille; elle les prit, et commença de travailler avec. "Si j'ai assez de paille, dit-elle, je ferai une corbeille couverte pour mettre ma petite fille, et je la donnerai par la fenêtre à la première personne charitable qui voudra en avoir le soin." Elle se mit donc à travailler de bon courage; la paille ne lui manquait point, la souris en traînait toujours par la chambre, où elle continuait de sauter; et aux heures des repas, la reine lui donnait ses trois pois, et trouvait en échange cent sortes de ragoûts. Elle en était bien étonnée; elle songeait sans cesse qui pouvait lui envoyer de si excellentes choses. La reine regardait un jour à la fenêtre, pour voir de quelle longueur elle ferait la corde dont elle devait attacher la corbeille pour la descendre. Elle aperçut en bas une vieille petite bonne femme qui s'appuyait sur un bâton, et qui lui dit: "Je sais votre peine, madame; si vous voulez, je vous servirai.--Hélas! ma chère amie, lui dit la reine, vous me ferez un grand plaisir; venez tous les soirs au bas de la tour, je vous descendrai mon pauvre enfant; vous le nourrirez, et je tâcherai, si je suis jamais riche, de vous bien payer.--Je ne suis pas intéressée, répondit la vieille, mais je suis friande; il n'y a rien que j'aime tant qu'une souris grassette et dodue. Si vous en trouvez dans votre galetas, tuez-les et me les jetez; je n'en serai point ingrate, votre poupard s'en trouvera bien."[8] La reine, l'entendant, se mit à pleurer sans rien répondre; et la vieille, après avoir un peu attendu, lui demanda pourquoi elle pleurait. "C'est, dit-elle, qu'il ne vient dans ma chambre qu'une seule Souris, qui est si jolie, si joliette, que je ne puis me résoudre à la tuer.--Comment, dit la vieille en colère, vous aimez donc mieux une friponne de petite Souris, qui ronge tout, que votre enfant? Hé bien, madame, vous n'êtes pas à plaindre: restez en si bonne compagnie; j'aurai bien des souris sans vous, je ne m'en soucie guère." Elle s'en alla grondant et marmottant. Quoique la reine eût un bon repas, et que la Souris vînt danser devant elle, jamais elle ne leva les yeux de terre, où elle les avait attachés, et les larmes coulaient le long de ses joues. Elle eut cette même nuit une princesse, qui était un miracle de beauté. Au lieu de crier comme les autres enfants, elle riait à sa bonne maman, et lui tendait ses petites menottes,[9] comme si elle eût été bien raisonnable. La reine la caressait et la baisait de tout son coeur, songeant tristement: "Pauvre mignonne, chère enfant! si tu tombes entre les mains du méchant roi, c'est fait de ta vie."[10] Elle l'enferma dans la corbeille, avec un billet attaché sur son maillot, où était écrit: _Cette infortunée petite fille a nom Joliette._ Et quand elle l'avait laissée un moment sans la regarder, elle ouvrait encore la corbeille, et la trouvait embellie; puis elle la baisait et pleurait plus fort, ne sachant que faire. Mais voici la petite Souris qui vient, et qui se met dans la corbeille avec Joliette. "Ah! petite bestiole, dit la reine, que tu me coûtes cher pour te sauver la vie! Peut être que je perdrai ma chère Joliette! Une autre que moi t'aurait tuée, et donnée à la vieille friande; je n'ai pu y consentir." La Souris commence à dire: "Ne vous en repentez point, madame, je ne suis pas si indigne de votre amitié que vous le croyez." La reine mourait de peur d'entendre parler la Souris; mais sa peur augmenta bien, quand elle aperçut que son petit museau prenait la figure d'un visage, que ses pattes devinrent des mains et des pieds, et qu'elle grandit tout d'un coup. Enfin, la reine n'osant presque la regarder, la reconnut pour la fée qui l'était venue voir avec le méchant roi, et qui lui avait fait tant de caresses. Elle lui dit: "J'ai voulu éprouver votre coeur; j'ai reconnu qu'il est bon, et que vous êtes capable d'amitié. Nous autres fées, qui possédons des trésors et des richesses immenses, nous ne cherchons pour la douceur de la vie que de l'amitié, et nous en trouvons rarement.--Est-il possible, belle dame, dit la reine en l'embrassant, que vous ayez de la peine à trouver des amies, étant si riches, et si puissantes?--Oui, répliqua-t-elle, car on ne nous aime que par intérêt, et cela ne nous touche guère; mais quand vous m'avez aimée en petite Souris, ce n'était pas un motif d'intérêt. J'ai voulu vous éprouver plus fortement, j'ai prise la figure d'une vieille; c'est moi qui vous ai parlé au bas de la tour, et vous m'avez toujours été fidèle." A ces mots elle embrassa la reine; puis elle baisa trois fois le béco vermeil[11] de la petite princesse, et elle lui dit: "Je te doue, ma fille, d'être la consolation de ta mère, et plus riche que ton père; de vivre cent ans toujours belle, sans maladie, sans rides et sans vieillesse." La reine, toute ravie, la remercia, et la pria d'emporter Joliette, et d'en prendre soin, ajoutant qu'elle la lui donnait pour être sa fille. La fée l'accepta, et la remercia; elle mit la petite dans la corbeille, qu'elle descendit en bas; mais s'étant un peu arrêtée à reprendre sa forme de petite Souris, quand elle descendit après elle par la cordelette, elle ne trouva plus l'enfant; et remontant fort effrayée: "Tout est perdu, dit-elle à la reine, mon ennemie Cancaline vient d'enlever la princesse! Il faut que vous sachiez que c'est une cruelle fée qui me hait; et par malheur, étant mon ancienne, elle a plus de pouvoir que moi. Je ne sais par quel moyen retirer Joliette de ses vilaines griffes." Quand la reine entendit de si tristes nouvelles, elle pensa mourir de douleur; elle pleura bien fort, et pria sa bonne amie de tâcher de ravoir la petite, à quelque prix que ce fût. Cependant le roi accourut pour lui demander son enfant; mais elle dit qu'une fée, dont elle ne savait pas le nom, l'était venue prendre par force. Voilà le méchant roi qui frappait du pied, et qui rongeait ses ongles jusqu'au dernier morceau. «Je t'ai promis, dit-il, de te pendre; je vais tenir ma parole tout à l'heure.» En même temps il traîne la pauvre reine dans un bois, grimpe sur un arbre, et l'allait pendre, lorsque la fée se rendit invisible, et, le poussant rudement, elle le fit tomber du haut de l'arbre; il se cassa quatre dents. Pendant qu'on tâchait de les raccommoder, la fée enleva la reine dans son char volant, et elle l'emporta dans un beau château. Elle en prit grand soin; et si elle avait eu la princesse Joliette, elle aurait été contente; mais on ne pouvait découvrir en quel lieu Cancaline l'avait mise, bien que la petite Souris y fit tout son possible. Enfin le temps se passait, et la grande affliction de la reine diminuait. Il y avait quinze ans déjà, lorsqu'on entendit dire que le fils du méchant roi s'allait marier à sa dindonnière, et que cette petite créature n'en voulait point. Cela était bien surprenant, qu'une dindonnière refusât d'être reine; mais pourtant les habits de noces étaient faits, et c'était une si belle noce, qu'on y allait de cent lieues à la ronde. La petite Souris s'y transporta; elle voulait voir la dindonnière tout à son aise. Ella entra dans le poulailler, et la trouva vêtue d'une grosse toile, nu-pieds, avec un torchon gras sur la tête. Il y avait là des habits d'or et d'argent, des diamants, des perles, des rubans, des dentelles qui traînaient à terre; les dindons se huchaient dessus. La dindonnière était assise sur une grosse pierre; le fils du méchant roi, qui était tortu, borgne et boiteux, lui disait rudement: "Si vous me refusez votre coeur, je vous tuerai." Elle lui répondit fièrement: "Je ne vous épouserai point, vous êtes trop laid; vous ressemblez à votre cruel père. Laissez-moi en repos avec mes petits dindons, je les aime mieux que toutes vos braveries." La petite Souris la regardait avec admiration; car elle était aussi belle que le soleil. Dès que le fils du méchant roi fut sorti, la fée prit la figure d'une vieille bergère, et lui dit: "Bonjour, ma mignonne, voilà vos dindons en bon état." La jeune dindonnière regarda cette vieille avec des yeux pleins de douceur, et lui dit: "L'on veut que je les quitte pour une méchante couronne; que m'en conseillez-vous?--Ma petite fille, dit la fée, une couronne est fort belle; vous n'en connaissez pas le prix ni le poids.--Mais si fait, je le connais, repartit promptement la dindonnière, puisque je refuse de m'y soumettre; je ne sais pourtant qui je suis, ni où est mon père, ni où est ma mère: je me trouve sans parents et sans amis.--Vous avez beauté et vertu, mon enfant, dit la sage fée, qui valent plus que dix royaumes. Contez-moi, je vous prie, qui vous a donc mise ici, puisque vous n'avez ni père, ni mère, ni parents, ni amis?--Une fée, appelée Cancaline, est cause que j'y suis venue; elle me battait, elle m'assommait sans sujet et sans raison. Je m'enfuis un jour, et, ne sachant où aller, je m'arrêtai dans un bois; le fils du méchant roi s'y vint promener, il me demanda si je voulais servir à la basse-cour. Je le voulus bien, j'eus soin des dindons; il venait à tous moments les voir, et il me voyait aussi. Hélas! sans que j'en eusse envie, il se mit à m'aimer tant et tant, qu'il m'importune fort." La fée, à ce récit, commença de croire que la dindonnière était la princesse Joliette; elle lui dit: "Ma fille, apprenez-moi votre nom.--Je m'appelle Joliette, pour vous rendre service," dit-elle. A ce mot, la fée ne douta plus de la vérité; et lui jetant les bras au cou, elle pensa la manger de caresses; puis elle lui dit: "Joliette, je vous connais il y a longtemps, je suis bien aise que vous soyez si sage et si bien apprise; mais je voudrais que vous fussiez plus propre, car vous ressemblez à une petite souillon; prenez les beaux habits que voilà, et vous accommodez." Joliette, qui était fort obéissante, quitta aussitôt le torchon gras qu'elle avait dessus la tête; et, la secouant un peu, elle se trouva toute couverte de ses cheveux, qui étaient blonds comme un bassin, et déliés comme fils d'or; ils tombaient par boucles jusqu'à terre; puis prenant dans ses mains délicates de l'eau à une fontaine qui coulait proche le poulailler, elle se débarbouilla le visage, qui devint aussi clair qu'une perle orientale. Il semblait que des roses s'étaient épanouies sur ses joues et sur sa bouche; sa douce haleine sentait le thym et le serpolet; elle avait le corps plus droit qu'un jonc; en temps d'hiver, l'on eût pris sa peau pour de la neige; en temps d'été, c'était des lis. Quand elle fut parée des diamants et des belles robes, la fée la considéra comme une merveille; elle lui dit: "Qui croyez-vous être, ma chère Joliette? car vous voilà bien brave." Elle répliqua: "En vérité, il me semble que je suis la fille de quelque grand roi.--En seriez-vous bien aise? dit la fée.--Oui, ma bonne mère, répondit Joliette, en faisant la révérence, j'en serais fort aise.--Hé bien, dit la fée, soyez donc contente; je vous en dirai davantage demain." Elle se rendit en diligence à son beau château, où la reine était occupée à filer de la soie. La petite Souris lui cria: "Voulez-vous gager, madame la reine, votre quenouille et votre fuseau, que je vous apporte les meilleures nouvelles que vous puissiez jamais entendre?--Hélas! répliqua la reine, depuis la mort du roi Joyeux et la perte de ma Joliette, je donnerais bien toutes les nouvelles de ce monde pour une épingle.--La la, ne vous chagrinez point, dit la fée, la princesse se porte à merveille, je viens de la voir; elle est si belle, si belle, qu'il ne tient qu'à elle d'être reine." Elle lui conta tout le conte d'un bout à l'autre; et la reine pleurait de joie de savoir sa fille si belle, et de tristesse qu'elle fût dindonnière. "Quand nous étions de grands rois dans notre royaume, disait-elle, et que nous faisions tant de bombance, le pauvre défunt et moi, nous n'aurions pas cru voir notre enfant dindonnière!--C'est la cruelle Cancaline, ajouta la fée, qui, sachant comme je vous aime, pour me faire dépit, l'a mise en cet état; mais elle en sortira, ou j'y brûlerai mes livres.--Je ne veux pas, dit la reine, qu'elle épouse le fils du méchant roi; allons dès demain la quérir et l'amenons ici." Or, il arriva que le fils du méchant roi, étant tout à fait fâché contre Joliette, alla s'asseoir sous un arbre, où il pleurait si fort, si fort, qu'il hurlait. Son père l'entendit; il se mit à la fenêtre, et lui cria: "Qu'est-ce que tu as à pleurer? Comme tu fais la bête!" Il répondit: "C'est que notre dindonnière ne veut pas m'aimer.--Comment! elle ne veut pas t'aimer? dit le méchant roi. Je veux qu'elle t'aime ou qu'elle meure." Il appela ses gens d'armes, et leur dit: "Allez la quérir; car je lui ferai tant de mal, qu'elle se repentira d'être opiniâtre." Ils allèrent au poulailler, et trouvèrent Joliette, qui avait une belle robe de satin blanc, toute en broderie d'or, avec des diamants rouges, et plus de mille aunes de rubans partout. Jamais, au grand jamais, il ne s'est vu une si belle fille: ils n'osaient lui parler, la prenant pour une princesse. Elle leur dit fort civilement: "Je vous prie, dites-moi qui vous cherchez ici?--Madame, dirent-ils, nous cherchons une petite malheureuse, qu'on appelle Joliette.--Hélas! c'est moi, dit-elle; qu'est-ce que vous me voulez?" Ils la prirent vitement, lièrent ses pieds et ses mains avec de grosses cordes, de peur qu'elle ne s'enfuît; ils la menèrent de cette manière au méchant roi, qui était avec son fils. Quand il la vit si belle, il ne laissa pas d'être un peu ému; sans doute qu'elle lui aurait fait pitié, s'il n'avait pas été le plus méchant et le plus cruel du monde. Il lui dit: "Ha, ha! petite friponne, petite crapaude, vous ne voulez donc pas aimer mon fils? Il est cent fois plus beau que vous, un seul de ses regards vaut mieux que toute votre personne. Allons, aimez-le tout à l'heure, ou je vais vous écorcher." La princesse, tremblante comme un petit pigeon, se mit à genoux devant lui, et lui dit: "Sire, je vous prie de ne me point écorcher, cela fait trop de mal; laissez-moi un ou deux jours pour songer à ce que je dois faire, et puis vous serez le maître." Son fils, désespéré, voulait qu'elle fût écorchée: ils conclurent ensemble de l'enfermer dans une tour, où elle ne verrait pas seulement le soleil. Là-dessus, la bonne fée arriva dans le char volant avec la reine; elles apprirent toutes ces nouvelles; aussitôt la reine se mit à pleurer amèrement, disant qu'elle était toujours malheureuse, et qu'elle aimerait mieux que sa fille fût morte que d'épouser le fils du méchant roi. La fée lui dit: "Prenez courage, je vais tant les fatiguer que vous serez contente et vengée." Comme le méchant roi allait se coucher, la fée se met en petite Souris, et se fourre sous le chevet du lit: dès qu'il voulut dormir, elle lui mordit l'oreille. Le voilà bien fâché, il se tourne de l'autre côté, elle lui mord l'autre oreille; il crie au meurtre, il appelle pour qu'on vienne; on vient, on lui trouve les deux oreilles mordues, qui saignaient si fort qu'on ne pouvait arrêter le sang. Pendant qu'on cherchait partout la Souris, elle alla en faire autant au fils du méchant roi. Il fait venir ses gens, et leur montre ses oreilles qui étaient tout écorchées; on lui met des emplâtres dessus. La petite Souris retourna dans la chambre du méchant roi, qui était un peu assoupi; elle mord son nez et s'attache à le ronger; il y porte les mains, et elle le mord, et l'égratigne. Il crie: "Miséricorde, je suis perdu!" Elle entre dans sa bouche et lui grignote la langue, les lèvres, les joues. L'on entre; on le voit épouvantable, qui ne pouvait presque plus parler, tant il avait mal à la langue; il fit signe que c'était une Souris. On cherche dans la paillasse, dans le chevet, dans les petits coins: elle n'y était déjà plus;[12] elle courut faire pis au fils, et lui mangea son bon oeil (car il était déjà borgne). Il se leva comme un furieux, l'épée à la main; il était aveugle, il courut dans la chambre de son père, qui de son côté avait pris son épée, tempêtant et jurant qu'il allait tout tuer, si l'on n'attrapait la Souris. Quand il vit son fils si désespéré, il le gronda; et celui-ci, qui avait les oreilles échauffées, ne reconnut pas la voix de son père, il se jeta sur lui. Le méchant roi, en colère, lui donna un grand coup d'épée, il en reçut un autre; ils tombèrent tous deux par terre, saignant comme des boeufs. Tous leurs sujets, qui les haïssaient mortellement, et qui ne les servaient que par crainte, ne les craignant plus, leur attachèrent des cordes aux pieds, et les traînèrent dans la rivière, disant qu'ils étaient bienheureux d'en être quittes. Voilà le méchant roi mort et son fils aussi. La bonne fée, qui savait cela, alla quérir la reine; elles allèrent à la tour noire, où Joliette était enfermée sous plus de quarante clefs. La fée frappa trois fois avec une petite baguette de coudre à la grosse porte, qui s'ouvrit, et les autres de même. Elles trouvèrent la pauvre princesse bien triste, qui ne disait pas un petit mot. La reine se jeta à son cou. "Ma chère mignonne, lui dit-elle, je suis ta maman la reine Joyeuse." Elle lui conta l'histoire de sa vie. O bon Dieu! quand Joliette entendit de si belles nouvelles, à peu tint qu'elle ne mourût de plaisir. Elle se jeta aux pieds de la reine, elle lui embrassait les genoux, elle mouillait ses mains de ses larmes, et les baisait mille fois. Elle caressait tendrement la fée, qui lui avait apporté des corbeilles pleines de bijoux sans prix,[13] d'or et des diamants; des bracelets, des perles, et le portrait du roi Joyeux entouré de pierreries, qu'elle mit devant elle. La fée dit: "Ne nous amusons point, il faut faire un coup d'État: allons dans la grande salle du château haranguer le peuple." Elle marcha la première, avec un visage grave et sérieux, ayant une robe qui traînait de plus de dix aunes; et la reine une autre de velours bleu, toute brodée d'or, qui traînait bien davantage. Elles avaient apporté leurs beaux habits avec elles; puis elles avaient des couronnes sur la tête, qui brillaient comme des soleils. La princesse Joliette les suivait avec sa beauté et sa modestie, qui n'avaient rien que de merveilleux. Elles faisaient la révérence à tous ceux qu'elles rencontraient par le chemin, aux petits comme aux grands. On les suivait, fort empressé de savoir qui étaient ces belles dames. Lorsque la salle fut toute pleine, la bonne fée dit aux sujets du méchant roi, qu'elle voulait leur donner pour reine la fille du roi Joyeux qu'ils voyaient, qu'ils vivraient contents sous son empire, qu'ils l'acceptassent; qu'elle lui chercherait un époux aussi parfait qu'elle, qui rirait toujours, et qui chasserait la mélancolie de tous les coeurs. A ces mots chacun cria: _Oui, oui, nous le voulons bien; il y a trop longtemps que nous sommes tristes et misérables_. En même temps cent sortes d'instruments jouèrent de tous côtés. Chacun se donna la main et dansa en danse ronde, chantant autour de la reine, de sa fille et de la bonne fée: _Oui, oui, nous le voulons bien_. Voilà comme elles furent reçues. Jamais joie n'a été égale. On mit les tables, l'on mangea, l'on but, et puis on se coucha pour bien dormir. Au réveil de la jeune princesse, la fée lui présenta le plus beau prince qui eût encore vu le jour. Elle l'était allé quérir dans le char volant jusqu'au bout du monde; il était aussi aimable que Joliette. Dès qu'elle le vit, elle l'aima. De son côté, il en fut charmé, et pour la reine, elle était transportée de joie. On prépara un repas admirable et des habits merveilleux. Les noces se firent avec des réjouissances infinies. MORALITÉ. Cette princesse infortunée, Dont tu viens de voir les malheurs, Dans sa prison abandonnée, Eût d'un destin cruel éprouvé les rigueurs; Elle eût pleuré dans sa naissance Joliette exposée à la mort, Si sa juste reconnaissance N'eût intéressé dans son sort Cette prudente et sage fée, Qui, par un généreux effort, Quand du plus grand péril la reine est menacée. Sait la conduire dans le port. Tout ceci n'est rien qu'une fable, Faite pour amuser quiconque la lira; Toutefois on y trouvera Une morale véritable: A qui t'a fait une faveur, Montre une âme reconnaissante; C'est la vertu la plus puissante Pour toucher et gagner le coeur. [Note 1: La bourrée, _a boree_ (_a sort of dance_).] [Note 2: du rôt et des dragées, _some roast meat and sugar-plums_.] [Note 3: des pièces, _roguish tricks_.] [Note 4: Il ne demandait que plaies et bosses, _for him, the more mischief the better sport_.] [Note 5: il lui porta grande envie, _he became jealous of him_.] [Note 6: tout son soûl, _to his mind's desire_.] [Note 7: Et la chargea dessus son dos, _and placed her on his back_.] [Note 8: Votre poupard s'en trouvera bien, _your baby shall find much good by it_.] [Note 9: menottes, _small hands_.] [Note 10: c'est fait de ta vie, _it will be all over with you_.] [Note 11: Le béco vermeil, _rosy lips_.] [Note 12: Elle n'y était déjà plus, _she had already run away_.] [Note 13: Sans prix, _of great price_.] LA BARBE-BLEUE. Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle[1] d'or et d'argent, des meubles en broderie et des carrosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avait la barbe-bleue; cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui. Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, en lui laissant le choix de celle qu'elle voudrait lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient[2] l'une à l'autre ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues. La Barbe-Bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur mère, et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours entiers. Ce n'était que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations: on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices[3] les uns aux autres; enfin, tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un fort honnête[4] homme. Dès qu'on fut de retour à la ville, le mariage se conclut. Au bout d'un mois, le Barbe-Bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence; qu'elle fît venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la campagne si elle voulait; que partout elle fît bonne chère. --Voilà, lui dit-il, les clefs de deux grands garde-meubles;[5] voilà celle de la vaisselle d'or et d'argent, qui ne sert pas tous les jours;[6] voilà celle de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent; celle de mes cassettes, où sont mes pierreries; et voilà le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas: ouvrez tout, allez partout; mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer, et je vous le défends de telle sorte, que, s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère. Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné; et lui, après l'avoir embrassée, monte dans son carrosse, et part pour son voyage. Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât quérir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n'ayant osé y venir pendant que le mari y était, à cause de sa barbe bleue, qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes toutes plus belles les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets, des guéridons,[7] des tables et des miroirs où l'on se voyait depuis les pieds jusqu'à la tête, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent et de vermeil doré,[8] étaient les plus belles et les plus magnifiques qu'on eût jamais vues; elles ne cessaient d'exagérer[9] et d'envier le bonheur de leur amie, qui, cependant, ne se divertissait point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu'il était malhonnête[10] de quitter sa compagnie, elle descendit par un escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle pensa[11] se rompre le cou deux or trois fois. Étant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense[12] que son mari lui avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante: mais la tentation était si forte, qu'elle ne put la surmonter; elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées; après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé,[13] dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs: c'étaient toutes les femmes que la Barbe-Bleue avait épousées, et qu'il avait égorgées l'une après l'autre. Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu'elle venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre[14] un peu; mais elle n'en pouvait venir à bout,[15] tant elle était émue.[16] Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois; mais le sang ne s'en allait point; elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sable et du grès, il y demeura toujours du sang; car la clef était fée, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait: quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre. La Barbe-Bleue revint de son voyage dès le soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner[17] qu'elle était ravie de son prompt retour. Le lendemain, il lui redemanda les clefs, et elle les lui donna; mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'était passé. --D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres? --Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut[18] sur ma table. --Ne manquez pas, dit la Barbe-Bleue, de me la donner tantôt.[19] Après plusieurs remises,[20] il fallut apporter la clef. La Barbe-Bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme:--Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef? --Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. --Vous n'en savez rien? reprit la Barbe-Bleue; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet? Eh bien, madame, vous y entrerez aussi, et vous irez prendre place auprès des dames que vous y avez vues. Elle se jeta aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon avec toutes les marques d'un vrai repentir, de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était; mais la Barbe-Bleue avait un coeur plus dur qu'un rocher. --Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l'heure. --Puisqu'il faut mourir, répondit-elle en le regardant, les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. --Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit la Barbe-Bleue, mais pas un moment davantage. Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit: --Ma soeur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes frères ne viennent point: ils m'ont promis qu'ils viendraient me voir aujourd'hui; et, si tu les vois, fais-leur signe de se hâter. La soeur Anne monta sur le haut de la tour; et la pauvre affligée lui criait de temps en temps: --Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir? Et la soeur Anne lui répondait: --Je ne vois rien que le soleil qui poudroie,[21] et l'herbe qui verdoie.[22] Cependant la Barbe-Bleue, tenant un grand coutelas à la main, criait de toute sa force:--Descends vite, ou je monterai là-haut. --Encore un moment, s'il vous plaît, lui répondit sa femme. Et aussitôt elle criait tout bas: --Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir? Et la soeur Anne répondait: --Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie. --Descends donc vite, criait la Barbe-Bleue, ou je monterai là-haut. --Je m'en vais, répondait sa femme. Et puis elle criait: --Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir? --Je vois, répondit la soeur Anne, une grande poussière qui vient de ce côté-ci. --Sont-ce mes frères? -Hélas! non, ma soeur, je vois un troupeau de moutons. --Ne veux-tu pas descendre? criait la Barbe-Bleue. --Encore un petit moment, répondit sa femme. Et puis elle criait: --Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir? --Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté; mais ils sont bien loin encore. --Dieu soit loué! s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères. --Je leur fais signe tant que je puis de se hâter. La Barbe-Bleue se mit à crier si fort, que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds tout éplorée et tout échevelée. --Cela ne sert de rien,[23] dit la Barbe-Bleu, il faut mourir. Puis, la prenant d'une main par les cheveux, et de l'autre levant le coutelas en l'air, il allait lui abattre la tête. La pauvre femme, se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, lui demanda un petit moment pour se recueillir. --Non! non! dit-il, recommande-toi bien à Dieu; et levant son bras... Dans ce moment, on heurta[24] si fort à la porte, que la Barbe-Bleue s'arrêta tout court: on ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux cavaliers qui, mettant l'épée à la main, coururent droit à la Barbe-Bleue. Il reconnut que c'étaient les frères de sa femme, l'un dragon, et l'autre mousquetaire; de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver. Mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères. Il se trouva que la Barbe-Bleue n'avait point d'héritiers, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa jeune soeur Anne avec un jeune gentilhomme,[25] dont elle était aimée depuis longtemps; une autre partie à acheter des charges[26] de capitaine à ses deux frères; et le reste à se marier elle-même à un fort honnête[27] homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec la Barbe-Bleue. [Note 1: Vaisselle, _plate_.] [Note 2: se le renvoyaient, _sent him back from one to another_.] [Note 3: malices, _roguish tricks_.] [Note 4: honnête, _kind_.] [Note 5: Garde-meubles, _wardrobe_.] [Note 6: qui ne sert pas tous les jours, _which is not in common use_.] [Note 7: guéridons, _candlestick stands_.] [Note 8: vermeil doré, _silver gilt_.] [Note 9: d'exagérer, _to exalt_.] [Note 10: Malhonnête, _impolite_.] [Note 11: qu'elle pensa, _she was near_.] [Note 12: défense, _prohibition_.] [Note 13: caillé, _coagulated_.] [Note 14: se remettre, _to recover herself_.] [Note 15: en venir à bout, _to succeed_.] [Note 16: émue, _afraid_.] [Note 17: témoigner, _to show_.] [Note 18: Là-haut, _up stairs_.] [Note 19: tantôt, _very soon_.] [Note 20: remises, _put off_.] [Note 21: Poudroie, _dazzles_.] [Note 22: verdoie, _grows green_.] [Note 23: cela ne sert de rien, _that is of no use_.] [Note 24: On heurta, _some one knocked_.] [Note 25: gentilhomme, _a nobleman_.] [Note 26: charges, _commissions_.] [Note 27: honnête, _good_.] FINETTE CENDRON. Il était une fois un roi et une reine qui avaient mal fait leurs affaires.[1] On les chassa de leur royaume: ils vendirent leurs couronnes pour vivre, puis leurs habits, leur linge, leurs dentelles, et tous leurs meubles, pièce à pièce; les fripiers étaient las d'acheter, car tous les jours ils vendaient chose nouvelle. Quand le roi et la reine furent bien pauvres, le roi dit à sa femme: "Nous voilà hors de notre royaume, nous n'avons plus rien; il faut gagner notre vie et celle de nos pauvres enfants; avisez un peu à ce que nous avons à faire, car jusqu'à présent je n'ai su que le métier de roi, qui est fort doux." La reine avait beaucoup d'esprit; elle lui demanda huit jours pour y rêver. Au bout de ce temps elle lui dit: "Sire, il ne faut point nous affliger; vous n'avez qu'à faire des filets, dont vous prendrez des oiseaux à la chasse et des poissons à la pêche; pendant que les cordelettes s'useront, je filerai pour en faire d'autres. A l'égard de[2] nos trois filles, ce sont de franches paresseuses, qui croient encore être de grandes dames, elles veulent faire les demoiselles; il faut les mener si loin, si loin, qu'elles ne reviennent jamais, car il serait impossible que nous pussions leur fournir assez d'habits à leur gré." Le roi commença à pleurer quand il vit qu'il fallait se séparer de ses enfants, il était bon père; mais la reine était la maîtresse. Il demeura donc d'accord de tout ce qu'elle voulait. Il lui dit: "Levez-vous demain de bon matin, et prenez vos trois filles, pour les mener où vous jugerez à propos." Pendant qu'ils complotaient cette affaire, la princesse Finette, qui était la plus petite des filles, écoutait par le trou de la serrure; et quand elle eut découvert le dessein de son papa et de sa maman, elle s'en alla tant qu'elle put à une grande grotte, fort éloignée de chez eux, où demeurait la fée Merluche, qui était sa marraine. Finette avait pris deux livres de beurre frais, des oeufs, du lait, et de la farine pour faire un excellent gâteau à sa marraine, afin d'en être bien reçue. Elle commença gaiement son voyage; mais plus elle allait, plus elle se lassait. Ses souliers s'usèrent jusqu'à la dernière semelle, et ses petits pieds mignons s'écorchèrent si fort, que c'était grande pitié: elle n'en pouvait plus; elle s'assit sur l'herbe, pleurant. Par là passa un beau cheval d'Espagne, tout sellé, tout bridé; il y avait plus de diamants à sa housse qu'il n'en faudrait pour acheter trois villes; et quand il vit la princesse, il se mit à paître doucement auprès d'elle: ployant le jarret, il semblait lui faire la révérence; aussitôt elle le prit par la bride. "Gentil dada,[3] dit-elle, voudrais-tu bien me porter chez ma marraine la fée? Tu me feras un grand plaisir: car je suis si lasse, que je vais mourir; mais si tu me sers dans cette occasion, je te donnerai de bonne avoine et de bon foin; tu auras de la paille fraîche pour te coucher." Le cheval se baissa presque à terre devant elle, et la jeune Finette sauta dessus; il se mit à courir si légèrement, qu'il semblait que ce fût un oiseau. Il s'arrêta à l'entrée de la grotte, comme s'il en avait su le chemin; et il le savait bien aussi, car c'était Merluche qui, ayant deviné que sa filleule la voulait venir voir, lui avait envoyé ce beau cheval. Quand elle fut entrée, elle fit trois grandes révérences à sa marraine, et prit le bas de sa robe qu'elle baisa, et puis elle lui dit: "Bonjour, ma marraine, comment vous portez-vous? Voilà du beurre, du lait, de la farine et des oeufs que je vous apporte pour vous faire un bon gâteau à la mode de notre pays.--Soyez la bienvenue, Finette, dit la fée; venez, que je vous embrasse." Elle l'embrassa deux fois, dont Finette resta très-joyeuse; car madame Merluche n'était pas une fée à la douzaine. Elle dit: "Çà, ma filleule, je veux que vous soyez ma petite femme de chambre; décoiffez-moi et me peignez." La princesse la décoiffa, et la peigna le plus adroitement du monde. "Je sais bien, dit Merluche, pourquoi vous venez ici; vous avez écouté le roi et la reine, qui veulent vous mener perdre, et vous voulez éviter ce malheur. Tenez, vous n'avez qu'à prendre ce peloton, le fil n'en rompra jamais; vous attacherez le bout à la porte de votre maison, et vous le tiendrez à votre main. Quand la reine vous aura laissée, il vous sera aisé de revenir en suivant le fil." La princesse remercia sa marraine, qui lui remplit un sac de beaux habits tout d'or et d'argent. Elle l'embrassa; elle la fit remonter sur le joli cheval, et en deux ou trois moments il la rendit à la porte de la maisonnette de leurs majestés. Finette dit au cheval: "Mon petit ami, vous êtes beau et très-sage, vous allez plus vite que le soleil, je vous remercie de votre peine, retournez d'où vous venez." Elle entra tout doucement dans la maison, cachant son sac sous son chevet; elle se coucha sans faire semblant de rien. Dès que le jour parut, le roi réveilla sa femme: "Allons, allons, madame, lui dit-il, apprêtez-vous pour le voyage." Aussitôt elle se leva; prit ses gros souliers, une jupe courte, une camisole blanche et un bâton. Elle fit venir l'aînée de ses filles, qui s'appelait Fleur-d'Amour; la seconde Belle-de-Nuit, et la troisième Fine-Oreille: c'est pourquoi on la nommait ordinairement Finette. "J'ai rêvé cette nuit, dit la reine, qu'il faut que nous allions voir ma soeur, elle nous régalera bien; nous mangerons et nous rirons tant que nous voudrons." Fleur-d'Amour, qui se désespérait d'être dans un désert, dit à sa mère: "Allons, madame, où il vous plaira: pourvu que je me promène, il ne m'importe." Les deux autres en dirent autant; elles prennent congé du roi, et les voilà toutes quatre en chemin. Elles allèrent si loin, si loin, que Fine-Oreille avait grand' peur de n'avoir pas assez de fil, car il y avait près de mille lieues. Elle marchait toujours derrière ses soeurs, passant le fil adroitement dans les buissons. Quand la reine crut que ses filles ne pourraient plus retrouver le chemin, elle entra dans un grand bois, et leur dit: "Mes petites brebis, dormez; je serai comme la bergère qui veille autour de son troupeau, crainte que le loup ne le mange." Elles se couchèrent sur l'herbe, et s'endormirent. La reine les quitta, croyant ne les revoir jamais. Finette fermait les yeux et ne dormait pas. "Si j'étais une méchante fille, disait-elle, je m'en irais tout à l'heure, et je laisserais mourir mes soeurs ici, car elles me battent et m'égratignent jusqu'au sang; malgré toutes leurs malices, je ne veux pas les abandonner." Elle les réveille, et leur conte toute l'histoire: elles se mettent à pleurer, et la prient de les mener avec elle; promettant qu'elles lui donneront leurs belles poupées, leur petit ménage d'argent, leurs autres jouets, et leurs bonbons. "Je sais assez que vous n'en ferez rien,[4] dit Finette, mais je n'en serai pas moins bonne soeur;" et, se levant, elle suivit son fil, et les princesses aussi: de sorte qu'elles arrivèrent presque aussitôt que la reine. En s'arrêtant à la porte, elles entendirent que le roi disait: "J'ai le coeur tout saisi de vous voir revenir seule.--Bon, dit la reine, nous étions trop embarrassés de nos filles.--Encore, dit le roi, si vous aviez ramené ma Finette, je me consolerais des autres, car elles n'aiment rien." Elles frappèrent, toc, toc. Le roi dit: "Qui va là?" Elles répondirent: "Ce sont vos trois filles, Fleur-d'Amour, Belle-de-Nuit et Fine-Oreille." La reine se mit à trembler. "N'ouvrez pas, disait-elle, il faut que ce soient des esprits, car il est impossible qu'elles soient revenues." Le roi était aussi poltron que sa femme, et il disait: "Vous me trompez, vous n'êtes point mes filles." Mais Fine-Oreille, qui était adroite, lui dit: "Mon papa, je vais me baisser, regardez-moi par le trou de la serrure, et si je ne suis pas Finette, je consens d'avoir le fouet." Le roi regarda comme elle lui avait dit, et dès qu'il l'eut reconnue il leur ouvrit. La reine fit semblant d'être bien aise de les revoir; elle leur dit qu'elle avait oublié quelque chose, qu'elle l'était venu chercher; mais qu'assurément elle les aurait été retrouver. Elles feignirent de la croire, et montèrent dans un beau petit grenier où elles couchaient. "Çà, dit Finette, mes soeurs, vous m'avez promis une poupée; donnez-la moi.--Vraiment, tu n'as qu'à t'y attendre, petite coquine, dirent-elles; tu es cause que le roi ne nous regrette pas." Là-dessus, prenant leurs quenouilles, elles la battirent comme plâtre.[5] Quand elles l'eurent bien battue, elle se coucha; et comme elle avait tant de plaies et de bosses, elle ne pouvait dormir, et elle entendit que la reine disait au roi: "Je les mènerai d'un autre côté encore plus loin, et je suis certaine qu'elles ne reviendront jamais." Quand Finette entendit ce complot, elle se leva tout doucement pour aller voir encore sa marraine. Elle entra dans le poulailler; elle prit deux poulets et un maître coq, à qui elle tordit le cou, puis deux petits lapins que la reine nourrissait de choux, pour s'en régaler dans l'occasion; elle mit le tout dans un panier, et partit. Mais elle n'eut pas fait une lieue à tâtons, mourant de peur, que le cheval d'Espagne vint au galop, ronflant et hennissant; elle crut que c'était fait d'elle, que quelques gens d'armes l'allaient prendre. Quand elle vit le joli cheval tout seul, elle monta dessus, ravie d'aller si à son aise: elle arriva promptement chez sa marraine. Après les cérémonies ordinaires, elle lui présenta les poulets, le coq et les lapins, et la pria de l'aider de ses bons avis, parce que la reine avait juré qu'elle les mènerait jusqu'au bout du monde. Merluche dit à sa filleule de ne pas s'affliger; elle lui donna un sac tout plein de cendre: "Vous porterez le sac devant vous, lui dit-elle, vous le secouerez, vous marcherez sur la cendre, et quand vous voudrez revenir, vous n'aurez qu'à regarder l'impression de vos pas; mais ne ramenez point vos soeurs, elles sont trop malicieuses, et si vous les ramenez, je ne veux plus vous voir." Finette prit congé d'elle, emportant par son ordre pour trente ou quarante millions de diamants en une petite boîte, qu'elle mit dans sa poche. Le cheval était tout prêt, et la rapporta comme à l'ordinaire. Au point du jour, la reine appela les princesses; elles vinrent, et elle leur dit: "Le roi ne se porte pas bien; j'ai rêvé cette nuit qu'il faut que j'aille lui cueillir des fleurs et des herbes en un certain pays où elles sont fort excellentes, elles le feront rajeunir; c'est pourquoi allons-y tout à l'heure." Fleur d'Amour et Belle-de-Nuit, qui ne croyaient pas que leur mère eût encore envie de les perdre, s'affligèrent de ces nouvelles. Il fallut pourtant partir; et elles allèrent si loin, qu'il ne s'est jamais fait un si long voyage. Finette, qui ne disait mot, se tenait derrière les autres, et secouait la cendre à merveille, sans que le vent ni la pluie y gâtassent rien. La reine, étant persuadée qu'elles ne pourraient retrouver le chemin, remarqua un soir que ses trois filles étaient bien endormies; elle prit ce temps pour les quitter, et revint chez elle. Quand il fut jour, et que Finette connut que sa mère n'y était plus, elle éveilla ses soeurs: "Nous voici seules, dit-elle, la reine s'en est allée." Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se prirent à pleurer; elles arrachaient leurs cheveux, et meurtrissaient leur visage à coups de poing. Elles s'écriaient: "Hélas! qu'allons-nous faire?" Finette était la meilleure fille du monde; elle eut encore pitié de ses soeurs. "Voyez à quoi je m'expose, leur dit-elle; car lorsque ma marraine m'a donné le moyen de revenir, elle m'a défendu de vous enseigner le chemin; et que si je lui désobéissais, elle ne voulait plus me voir." Belle-de-Nuit se jeta au cou de Finette, autant en fit Fleur-d'Amour; elles la caressèrent si tendrement, qu'il n'en fallut pas davantage pour revenir toutes trois ensemble chez le roi et la reine. Leurs majestés furent bien surprises de revoir les princesses; ils en parlèrent toute la nuit, et la cadette, qui n'avait pas nom Fine-Oreille pour rien, entendait qu'ils faisaient un nouveau complot, et que le lendemain la reine se remettrait en campagne. Elle courut éveiller ses soeurs. "Hélas! leur dit-elle, nous sommes perdues, la reine veut absolument nous mener dans quelque désert, et nous y laisser. Vous êtes cause que j'ai fâché ma marraine; je n'ose l'aller trouver, comme je faisais toujours." Elles restèrent bien en peine, et ce disaient l'une à l'autre: "Que ferons-nous? ma soeur, que ferons-nous?" Enfin, Belle-de-Nuit dit aux deux autres: "Il ne faut pas s'embarrasser; la vieille Merluche n'a pas tant d'esprit qu'il n'en reste un peu aux autres: nous n'avons qu'à nous charger de pois; nous les sèmerons le long du chemin et nous reviendrons." Fleur-d'Amour trouva l'expédient admirable; elles se chargèrent de pois, elles remplirent leurs poches; pour Fine-Oreille, au lieu de prendre des pois, elle prit le sac aux beaux habits, avec la petite boîte de diamants, et dès que la reine les appela pour partir, elles se trouvèrent toutes prêtes. Elle leur dit: "J'ai rêvé cette nuit qu'il y a dans un pays, qu'il n'est pas nécessaire de nommer, trois beaux princes qui vous attendent pour vous épouser; je vais vous y mener, pour voir si mon songe est véritable." La reine allait devant et ses filles après, qui semaient des pois sans s'inquiéter, car elles étaient certaines de retourner à la maison. Pour cette fois la reine alla plus loin encore qu'elle n'était allée: mais pendant une nuit obscure, elle les quitta et revint trouver le roi; elle arriva fort lasse et fort aise de n'avoir plus un si grand ménage sur les bras. Les trois princesses ayant dormi jusqu'à onze heures du matin se réveillèrent; Finette s'aperçut la première de l'absence de la reine; bien qu'elle s'y fût préparée, elle ne laissa pas de pleurer, se confiant davantage pour son retour à sa marraine la fée qu'à l'habileté de ses soeurs. Elle alla leur dire tout effrayée: "La reine est partie, il faut la suivre au plus vite.--Taisez-vous, petite babouine,[6] répliqua Fleur-d'Amour, nous trouverons bien le chemin quand nous voudrons; vous faites ici, ma commère, l'empressée mal à propos." Finette n'osa répliquer. Mais quand elles voulurent retrouver le chemin, il n'y avait plus ni traces ni sentiers: les pigeons, dont il y à grand nombre en ce pays-là, étaient venus manger les pois; elles se mirent à pleurer jusqu'aux cris. Après avoir resté deux jours sans manger, Fleur-d'Amour dit à Belle-de-Nuit: "Ma soeur, n'as-tu rien à manger?--Non, dit-elle." Elle dit la même chose à Finette. "Je n'ai rien non plus, répliqua-t-elle, mais je viens de trouver un gland.--Ha! donnez-le-moi, dit l'une; donnez-le-moi, dit l'autre." Chacune le voulait avoir. "Nous ne serons guère rassasiées d'un gland à nous trois, dit Finette; plantons-le, il en viendra un autre qui nous pourra servir." Elles y consentirent, quoiqu'il n'y eût guère d'apparence qu'il vînt un arbre dans un pays où il n'y en avait point: on n'y voyait que des choux et des laitues, dont les princesses mangeaient. Si elles avaient été bien délicates, elles seraient mortes cent fois; elles couchaient presque toujours à la belle étoile;[7] tous les matins et tous les soirs elles allaient tour à tour arroser le gland, et lui disaient: _Croîs, croîs, beau gland_. Il commença de croître à vue d'oeil. Quand il fut un peu grand, Fleur-d'Amour voulut monter dessus, mais il n'était pas assez fort pour la porter; elle le sentait plier sous elle, aussitôt elle descendit; Belle-de-Nuit eut la même aventure. Finette, plus légère, s'y tint longtemps; et ses soeurs lui demandèrent: "Ne vois-tu rien, ma soeur?" Elle leur répondit: "Non, je ne vois rien.--Ah! c'est que le chêne n'est pas assez haut," disait Fleur-d'Amour; de sorte qu'elles continuaient d'arroser le gland et de lui dire: _Croîs; croîs; beau gland_. Finette ne manquait jamais d'y monter deux fois par jour. Un matin qu'elle y était, Belle-de-Nuit dit à Fleur-d'Amour: "J'ai trouvé un sac que notre soeur nous à cache; qu'est-ce qu'il peut y avoir dedans?" Fleur-d'Amour répondit: "Elle m'a dit que c'étaient de vieilles dentelles qu'elle raccommode, et moi je crois que c'est du bonbon," ajouta Belle-de-Nuit. Elle était friande, et voulut y voir; elle y trouva effectivement toutes les dentelles du roi et de la reine, mais elles servaient à cacher les beaux habits de Finette et la boîte de diamants. "Hé bien! se peut-il une plus grande petite coquine! s'écria-t-elle; il faut prendre tout pour nous, et mettre des pierres à la place." Elles le firent promptement. Finette revint sans s'apercevoir de la malice de ses soeurs, car elle ne s'avisait pas de se parer dans un désert; elle ne songeait qu'au chêne, qui devenait le plus beau de tous les chênes. Une fois qu'elle y monta et que ses soeurs, selon leur coutume, lui demandèrent si elle ne découvrait rien, elle s'écria: "Je découvre une grande maison, si belle, si belle, que je ne saurais assez le dire; les murs en sont d'émeraudes et de rubis, le toit de diamants: elle est toute couverte de sonnettes d'or, les girouettes vont et viennent comme le vent.--Tu mens, disaient-elles, cela n'est pas si beau que tu le dis.--Croyez-moi, répondit Finette, je ne suis pas menteuse; venez-y plutôt voir vous-mêmes, j'en ai les yeux tout éblouis." Fleur-d'Amour monta sur l'arbre: quand elle eut vu le château, elle ne s'en pouvait taire. Belle-de-Nuit, qui était fort curieuse, ne manqua pas de monter à son tour; elle demeura aussi ravie que ses soeurs. "Certainement, dirent-elles, il faut aller à ce palais, peut-être que nous y trouverons de beaux princes qui seront trop heureux de nous épouser." Tant que la soirée fut longue, elles ne parlèrent que de leur dessein; elles se couchèrent sur l'herbe. Mais lorsque Finette leur parut fort endormie, Fleur-d'Amour dit à Belle-de-Nuit: "Savez-vous ce qu'il faut faire, ma soeur: levons-nous et nous habillons des riches habits que Finette a apportés.--Vous avez raison, dit Belle-de-Nuit." Elles se levèrent donc, se frisèrent, se poudrèrent; puis elles mirent des mouches, et les belles robes d'or et d'argent toutes couvertes de diamants: il n'a jamais été rien de si magnifique. Finette ignorait le vol que ses méchantes soeurs lui avaient fait. Elle prit son sac dans le dessein de s'habiller, mais elle demeura bien affligée de ne trouver que des cailloux; elle aperçoit en même temps ses soeurs, qui s'étaient accommodées comme des soleils. Elle pleura et se plaignit de la trahison qu'elles lui avaient faite; et elles d'en rire et de se moquer. "Est-il possible, leur dit-elle, que vous ayez le courage de me mener au château sans me parer et me faire belle?--Nous n'en avons pas trop pour nous, répliqua Fleur-d'Amour; tu n'auras que des coups si tu nous importunes.--Mais, continua-t-elle, ces habits que vous portez sont à moi, ma marraine me les a donnés, ils ne vous doivent rien.--Si tu parles davantage, dirent-elles, nous allons t'assommer, et nous t'enterrerons sans que personne le sache." La pauvre Finette n'eut garde de les agacer,[8] elle les suivait doucement et marchait un peu derrière, ne pouvant passer que pour leur servante. Plus elles approchaient de la maison, plus elle leur semblait merveilleuse. "Ah! disaient Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, que nous allons nous bien divertir, que nous ferons bonne chère! nous mangerons à la table du roi; mais pour Finette, elle lavera les écuelles dans la cuisine, car elle est faite comme un souillon; et si l'on demande qui elle est, gardons-nous bien de l'appeler notre soeur: il faudra dire que c'est la petite vachère du village." Finette, qui était pleine d'esprit et de beauté, se désespérait d'être si maltraitée. Quand elles furent à la porte du château, elles frappèrent: aussitôt une vieille femme épouvantable leur vint ouvrir; elle n'avait qu'un oeil au milieu du front, mais il était plus grand que cinq ou six autres, le nez plat, le teint noir et la bouche si horrible, qu'elle faisait peur; elle avait quinze pieds de haut et trente de tour. "O malheureuses, qui vous amène ici? leur dit-elle. Ignorez-vous que c'est le château de l'Ogre, et qu'à peine pouvez-vous suffire pour son déjeuner. Mais je suis meilleure que mon mari; entrez, je ne vous mangerai pas tout d'un coup, vous aurez la consolation de vivre deux ou trois jours davantage." Quand elles entendirent l'Ogresse parler ainsi, elles s'enfuirent, croyant se pouvoir sauver ainsi, mais une seule de ses enjambées en valait cinquante des leurs. Elle courut après et les reprit, les unes par les cheveux, les autres par la peau du col; et, les mettant sous son bras, elle les jeta toutes trois dans la cave, qui était pleine de crapauds et de couleuvres, et l'on ne marchait que sur les os de ceux qu'ils avaient mangés. Comme elle voulait croquer sur-le-champ Finette, elle alla quérir du vinaigre, de l'huile et du sel pour la manger en salade. Mais elle entendit venir l'Ogre; et trouvant que les princesses avaient la peau blanche et délicate, elle résolut de les manger toute seule, et les mit promptement sous une grande cuve où elles ne voyaient que par un trou. L'Ogre était six fois plus gros que sa femme; quand il parlait, la maison tremblait, et quand il toussait, il semblait des éclats de tonnerre. Il n'avait qu'un grand vilain oeil, ses cheveux étaient tout hérissés; il s'appuyait sur une bûche dont il avait fait une canne. Il avait un panier couvert dans la main; il en tira quinze petits enfants qu'il avait volés par les chemins, et qu'il avala comme quinze oeufs frais. Quand les trois princesses le virent, elles tremblaient sous la cuve; elles n'osaient pleurer bien haut, de peur qu'il ne les entendît; mais elles s'entre-disaient tout bas: "Il va nous manger tout en vie, comment nous sauverons-nous?" L'Ogre dit à sa femme: "Vois-tu, je sens chair fraîche; je veux que tu me la donnes.--Bon, dit l'Ogresse, tu crois toujours sentir chair fraîche, et ce sont tes moutons qui sont passés par là.--Oh! je ne me trompe point, dit l'Ogre, je sens chair fraîche assurément; je vais chercher partout.--Cherche, dit-elle, et tu ne trouveras rien.--Si je trouve, répliqua l'Ogre, et que tu me le caches, je te couperai la tête pour en faire une boule." Elle eut peur de cette menace, et lui dit: "Ne te fâche point, mon petit ogrelet, je vais te déclarer la vérité. Il est venu aujourd'hui trois jeunes fillettes que j'ai prises; mais ce serait dommage de les manger, car elles savent tout faire. Comme je suis vieille, il faut que je me repose. Tu vois que notre belle maison est fort malpropre, que notre pain n'est pas cuit, que la soupe ne te semble plus si bonne, et que je ne te parais plus si belle depuis que je me tue de travailler; elles seront mes servantes; je te prie, ne les mange pas à présent; si tu en as envie quelque jour, tu en seras assez le maître." L'Ogre eut bien de la peine à lui promettre de ne pas les manger tout à l'heure. Il disait: "Laisse-moi faire, je n'en mangerai que deux.--Non, tu n'en mangeras pas. Hé bien, je ne mangerai que la plus petite." Et elle disait: "Non, tu n'en mangeras pas une." Enfin, après bien des contestations, il lui promit de ne pas les manger. Elle pensait en elle-même: "Quand il ira à la chasse, je les mangerai, et je lui dirai qu'elles se sont sauvées." L'Ogre sortit de la cave, il lui dit de les mener devant lui; les pauvres filles étaient presque mortes de peur, l'Ogresse les rassura; et quand il les vit, il leur demanda ce qu'elles savaient faire. Elles répondirent qu'elles savaient balayer, qu'elles savaient coudre et filer à merveille; qu'elles faisaient de si bons ragoûts, que l'on mangeait jusques aux plats; que pour du pain, des gâteaux et des pâtés, l'on en venait chercher chez elles de mille lieues à la ronde. L'Ogre était friand, il dit: "Çà, çà, mettons vite ces bonnes ouvrières en besogne.[9] Mais, dit-il à Finette, quand tu as mis le feu au four, comment peux-tu savoir s'il est assez chaud?--Monseigneur, répliqua-t-elle, j'y jette du beurre, et puis j'y goûte avec la langue.--Hé bien, dit-il, allume donc le four." Ce four était aussi grand qu'une écurie, car l'Ogre et l'Ogresse mangeaient plus de pain que deux armées. La princesse y fit un feu effroyable, il était embrasé comme une fournaise; et l'Ogre qui était présent, attendant le pain tendre, mangea cent agneaux et cent petits cochons de lait. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit accommodaient la pâte. Le maître Ogre dit: "Hé bien, le four est-il chaud?" Finette répondit: "Monseigneur, vous l'allez voir." Elle jeta devant lui mille livres de beurre au fond du four, et puis elle dit: "Il faut tâter avec la langue, mais je suis trop petite.--Je suis grand, dit l'Ogre;" et, se baissant, il s'enfonça si avant, qu'il ne pouvait plus se retirer, de sorte qu'il brûla jusques aux os. Quand l'Ogresse vint au four, elle demeura bien étonnée de trouver une montagne de cendre des os de son mari. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui la virent fort affligée, la consolèrent de leur mieux; mais elles craignaient que sa douleur ne s'apaisât trop tôt, et que, l'appétit lui venant, elle ne les mît en salade, comme elle avait déjà pensé faire. Elles lui dirent: "Prenez courage, madame, vous trouverez quelque roi ou quelque marquis, qui seront heureux de vous épouser." Elle sourit un peu, montrant des dents plus longues que le doigt. Lorsqu'elles la virent de bonne humeur, Finette lui dit: "Si vous vouliez quitter ces horribles peaux d'ours dont vous êtes habillée, et vous mettre à la mode, nous vous coifferions à merveille, vous seriez comme un astre.--Voyons, dit-elle, comme tu l'entends; mais assure-toi que, s'il y a quelques dames plus jolies que moi, je te hacherai menu comme chair à pâté." Là-dessus les trois princesses lui ôtèrent son bonnet, et se mirent à la peigner et à la friser, en l'amusant de leur caquet. Finette prit une hache, et lui donna par derrière un si grand coup, qu'elle sépara son corps d'avec sa tête. Il ne fut jamais une telle allégresse. Elles montèrent sur le toit de la maison pour se divertir à sonner les clochettes d'or; elles allèrent dans toutes les chambres, qui étaient de perles et de diamants, et les meubles si riches, qu'elles mouraient de plaisir; elles riaient et chantaient; rien ne leur manquait: du blé, des confitures, des fruits et des poupées en abondance. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se couchèrent dans des lits de brocart et de velours, et s'entre-dirent: "Nous voilà plus riches que n'était notre père quand il avait son royaume; mais il nous manque d'être mariées: il ne viendra personne ici, car cette maison passe assurément pour un coupe-gorge, car on ne sait pas la mort de l'Ogre et de l'Ogresse. Il faut que nous allions à la plus prochaine ville nous faire voir avec nos beaux habits; et nous n'y serons pas longtemps sans trouver de bons financiers qui seront bien aises d'épouser des princesses." Dès qu'elles furent habillées, elles dirent à Finette qu'elles allaient se promener, qu'elle demeurât à la maison à faire le ménage et laver la lessive, et qu'à leur retour tout fût net et propre; que si elle y manquait, elles l'assommeraient de coups. La pauvre Finette, qui avait le coeur serré de douleur, resta seule au logis, balayant, nettoyant, lavant sans se reposer, et toujours pleurant. "Que je suis malheureuse, disait-elle, d'avoir désobéi à ma marraine! il m'en arrive toutes sortes de disgrâces; mes soeurs m'ont volé mes riches habits; ils servent à les parer; sans moi, l'Ogre et sa femme se porteraient encore bien: de quoi me profite de les avoir fait mourir? N'aimerais-je pas autant qu'ils m'eussent mangée que de vivre comme je vis?" Quand elle avait dit cela, elle pleurait à étouffer;[10] puis ses soeurs arrivaient chargées d'oranges de Portugal, de confitures, de sucre, et elles lui disaient: "Ah! que nous venons d'un beau bal, qu'il y avait de monde! le fils du roi y dansait; l'on nous a fait mille honneurs. Allons, viens nous déchausser et nous décrotter, car c'est là ton métier." Finette obéissait; et si par hasard elle voulait dire un mot pour se plaindre, elles se jetaient sur elle, et la battaient à la laisser pour morte.[11] Le lendemain encore elles retournaient et revenaient conter des merveilles. Un soir que Finette était assise proche du feu sur un monceau de cendre, ne sachant que faire, elle cherchait dans les fentes de la cheminée; et cherchant ainsi, elle trouva une petite clef si vieille et si crasseuse, qu'elle eut toutes les peines du monde à la nettoyer. Quand elle fut claire, elle connut qu'elle était d'or, et pensa qu'une clef d'or devait ouvrir un beau petit coffre. Elle se mit aussitôt à courir par toute la maison, essayant la clef aux serrures, et enfin elle trouva une cassette qui était un chef-d'oeuvre. Elle l'ouvrit; il y avait dedans des habits, des diamants, des dentelles, du linge, des rubans pour des sommes immenses. Elle ne dit mot de sa bonne fortune; mais elle attendit impatiemment que ses soeurs sortissent le lendemain. Dès qu'elle ne les vit plus, elle se para, de sorte qu'elle était plus belle que le soleil et la lune. Ainsi ajustée, elle alla au même bal où ses soeurs dansaient; et, quoiqu'elle n'eût point de masque, elle était si changée en mieux, qu'elles ne la reconnurent pas. Dès qu'elle parut dans l'assemblée, il s'éleva un murmure de voix, les unes d'admiration, et les autres de jalousie. On la prit pour danser; elle surpassa toutes les dames à la danse, comme elle les surpassait en beauté. La maîtresse du logis vint à elle; et, lui ayant fait une profonde révérence, elle la pria de lui dire comment elle s'appelait, afin de ne jamais oublier le nom d'une personne si merveilleuse. Elle lui répondit civilement qu'on la nommait Cendron. Il n'y eut point d'amant qui ne fût infidèle à sa maîtresse pour Cendron, point de poète qui ne rimât en Cendron; jamais petit nom ne fit tant de bruit en si peu de temps; les échos ne répétaient que les louanges de Cendron; l'on n'avait pas assez d'yeux pour la regarder, assez de bouche pour la louer. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui avaient fait d'abord grand fracas dans les lieux où elles avaient paru, voyant l'accueil que l'on faisait à cette nouvelle venue, en crevaient de dépit;[12] mais Finette se démêlait de tout cela de la meilleure grâce du monde, il semblait à son air qu'elle n'était faite que pour commander. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui ne voyaient leur soeur qu'avec de la suie de cheminée sur le visage, et plus barbouillée qu'un petit chien, avaient si fort perdu l'idée de sa beauté qu'elles ne la reconnurent point du tout; elles faisaient leur cour à Cendron comme les autres. Dès qu'elle voyait le bal près de finir, elle sortait vite, revenait à la maison, se déshabillait en diligence, reprenait ses guenilles; et quand ses soeurs arrivaient: "Ah! Finette, nous venons de voir, lui disaient-elles, une jeune princesse qui est toute charmante; ce n'est pas une guenuche comme toi; elle est blanche comme la neige, plus vermeille que les roses; ses dents sont de perles, ses lèvres de corail; elle a une robe qui pèse plus de mille livres, ce n'est qu'or et diamants. Qu'elle est belle! qu'elle est aimable!" Finette répondait entre ses dents: "_Ainsi j'étais, ainsi j'étais._--Qu'est-ce que tu bourdonnes?" disaient-elles. Finette répliquait encore plus bas: "_Ainsi j'étais._" Ce petit jeu dura longtemps; il n'y eut presque pas de jour que Finette ne changeât d'habits, car la cassette était fée, et plus l'on y prenait, plus il en revenait, et si fort à la mode, que les dames ne s'habillaient que sur son modèle. Un soir que Finette avait plus dansé qu'à l'ordinaire, et qu'elle avait tardé assez tard à se retirer, voulant réparer le temps perdu et arriver chez elle avant ses soeurs, en marchant de toute sa force, elle laissa tomber une de ses mules[13], qui était de velours rouge, toute brodée de perles. Elle fit son possible pour la retrouver dans le chemin; mais le temps était si noir, qu'elle prit une peine inutile: elle rentra au logis un pied chaussé et l'autre nu. Le lendemain, le prince Chéri, fils aîné du roi, allant à la chasse, trouve la mule de Finette; il la fait ramasser, la regarde, en admire la petitesse et la gentillesse, la tourne, la retourne, la baise, la chérit, et l'emporte avec lui. Depuis ce jour-là, il ne mangeait plus; il devenait maigre et changé, jaune comme un coing, triste, abattu. Le roi et la reine, qui l'aimaient éperdument, envoyaient de tous côtés pour avoir de bon gibier et des confitures. C'était pour lui moins que rien; il regardait tout cela sans répondre à la reine quand elle lui parlait. L'on envoya quérir des médecins partout, même jusqu'à Paris et à Montpellier; quand ils furent arrivés, on leur fit voir le prince, et, après l'avoir considéré trois jours et trois nuits sans le perdre de vue, ils conclurent qu'il était amoureux, et qu'il mourrait si l'on n'y apportait remède. La reine, qui l'aimait à la folie, pleurait à fondre en eau de ne pouvoir découvrir celle qu'il aimait, pour la lui faire épouser: elle amenait dans sa chambre les plus belles dames, il ne daignait pas les regarder. Enfin elle lui dit une fois: "Mon cher fils, tu veux nous faire étouffer de douleur; car tu aimes, et tu nous caches tes sentiments. Dis-nous qui tu veux, et nous te la donnerons, quand ce ne serait qu'une simple bergère." Le prince, plus hardi par les promesses de la reine, tira la mule de dessous son chevet, et l'ayant montrée: "Voilà, madame, lui dit-il, ce qui cause mon mal; j'ai trouvé cette petite pouponne, mignonne, jolie mule, en allant à la chasse; je n'épouserai jamais que celle qui pourra la chausser.--Eh bien, mon fils, dit la reine, ne t'afflige point, nous la ferons chercher." Elle alla dire au roi cette nouvelle; il demeura bien surpris, et commanda en même temps que l'on allât, avec des tambours et des trompettes, annoncer que toutes les filles et les femmes vinssent pour chausser la mule, et que celle à qui elle serait propre épouserait le prince. Chacune, ayant entendu de quoi il était question, se décrassa les pieds avec toutes sortes d'eaux, de pâtes et de pommades. Il y eut des dames qui se les firent peler, pour avoir la peau plus belle; d'autres jeûnaient, ou se les écorchaient, afin de les avoir plus petits. Elles allaient en foule essayer la mule, pas une seule ne la pouvait mettre; et plus il en venait inutilement, plus le prince s'affligeait. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se firent un jour si braves, que c'était une chose étonnante.--"Où allez-vous donc? leur dit Finette.--Nous allons à la grande ville, répondirent-elles, où le roi et la reine demeurent, essayer la mule que le fils du roi a trouvée; car si elle est propre à l'une de nous deux, il l'épousera, et elle sera reine.--Et moi, dit Finette, n'irai-je point?--Vraiment, dirent-elles, tu es un bel oison bridé: va, va arroser nos choux, tu n'es propre à rien." Finette songea aussitôt qu'elle mettrait ses plus beaux habits, et qu'elle irait tenter l'aventure comme les autres; car elle avait quelque petit soupçon qu'elle y aurait bonne part. Ce qui lui faisait de la peine, c'est qu'elle ne savait point le chemin; le bal où on allait danser n'était pas dans la grande ville. Elle s'habilla magnifique: sa robe était de satin bleu, toute couverte d'étoiles et de diamants: elle avait un soleil sur la tête, une pleine lune sur le dos; tout cela brillait si fort, qu'on ne pouvait la regarder sans clignoter des yeux. Quand elle ouvrit la porte pour sortir, elle resta bien étonnée de retrouver le joli cheval d'Espagne qui l'avait portée chez sa marraine. Elle le caressa, et lui dit: "Sois le bienvenu, mon petit dada; je suis obligée à ma marraine Merluche." Il se baissa, elle s'assit dessus comme une nymphe. Il était tout couvert de sonnettes d'or et de rubans, sa housse et sa bride n'avaient point de prix; et Finette était trente fois plus belle que la belle Hélène. Le cheval d'Espagne allait légèrement, ses sonnettes faisaient din, din, din. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, les ayant entendues, se retournèrent et la virent venir; mais dans ce moment qu'elle fut leur surprise! elles la reconnurent pour être Finette Cendron. Elles étaient fort crottées, leurs beaux habits étaient couverts de boue: "Ma soeur, s'écria Fleur-d'Amour, en parlant à Belle-de-Nuit, Je vous proteste que voici Finette Cendron." L'autre s'écria tout de même; et Finette passant près d'elles, son cheval les éclaboussa et leur fit un masque de crotte. Elle se prit à rire, et leur dit: "Altesses, Cendrillon vous méprise autant que vous le méritez." Puis, passant comme un trait, la voilà partie. Belle-de-Nuit et Fleur-d'Amour s'entre regardèrent: "Est-ce que nous rêvons? disaient-elles; qui est-ce qui peut avoir fourni des habits et un cheval à Finette? Quelle merveille! le bonheur lui en veut, elle va chausser la mule, et nous n'aurons que la peine d'un voyage inutile." Pendant qu'elles se désespéraient, Finette arrive au palais. Dès qu'on la vit, chacun crut que c'était une reine; les gardes prennent leurs armes, l'on bat le tambour, l'on sonne la trompette, l'on ouvre toutes les portes, et ceux qui l'avaient vue au bal allaient devant elle, disant: "Place, place! c'est la belle Cendron, c'est la merveille de l'univers." Elle entre avec cet appareil dans la chambre du prince mourant; il jette les yeux sur elle, et demeure charmé, souhaitant qu'elle eût le pied assez petit pour chausser la mule: elle la mit tout d'un coup, et montra la pareille, qu'elle avait apportée exprès. En même temps l'on crie: "Vive la princesse chérie! vive la princesse qui sera notre reine!" Le prince se leva de son lit, il vint lui baiser les mains; elle le trouva beau et plein d'esprit: il lui fit mille amitiés. L'on avertit le roi et la reine, qui accoururent: la reine prend Finette entre ses bras; l'appelle sa fille, sa mignonne, sa petite reine; lui fait des présents admirables, sur lesquels le roi renchérit encore. L'on tire le canon;[14] les violons, les musettes, tout joue; l'on ne parle que de danser et de se réjouir. Le roi, la reine et le prince prient Cendron de se laisser marier. "Non, dit-elle, il faut avant, que je vous conte mon histoire:" ce qu'elle fit en quatre mots. Quand ils surent qu'elle était née princesse, c'était bien une autre joie, il tint à peu qu'ils n'en mourussent; mais lorsqu'elle leur dit le nom du roi son père, de la reine sa mère, ils reconnurent que c'était eux qui avaient conquis le royaume. Ils le lui annoncèrent; et elle jura qu'elle ne consentirait point à son mariage qu'ils ne rendissent les États de son père. Ils le lui promirent; car ils avaient plus de cent royaumes, un de moins n'était pas une affaire.[15] Cependant Belle-de-Nuit et Fleur-d'Amour arrivèrent. La première nouvelle fut que Cendron avait mis la mule; elles ne savaient que faire ni que dire, elles voulaient s'en retourner sans la voir. Mais quand elle sut qu'elles étaient là, elle les fit entrer: et, au lieu de leur faire mauvais visage, et de les punir comme elles le méritaient, elle se leva, et alla au-devant d'elles les embrasser tendrement; puis elle les présenta à la reine, lui disant: "Madame, ce sont mes soeurs, qui sont fort aimables; je vous prie de les aimer." Elles demeurèrent si confuses de la bonté de Finette, qu'elles ne pouvaient proférer un mot. Elle leur promit qu'elles retourneraient dans leur royaume, que le prince le voulait rendre à leur famille. A ces mots, elles se jetèrent à genoux devant elle, pleurant de joie. Les noces furent les plus belles que l'on eût jamais vues. Finette écrivit à sa marraine, et mit sa lettre avec de grands présents sur le joli cheval d'Espagne; la priant de chercher le roi et la reine, de leur dire son bonheur, et qu'ils n'avaient qu'à retourner dans leur royaume. La fée Merluche s'acquitta fort bien de sa commission. La père et la mère de Finette revinrent dans leurs États, et ses soeurs furent reines aussi bien qu'elle. MORALITÉ. Pour tirer d'un ingrat une noble vengeance, De la jeune Finette imite la prudence; Ne cesse point sur lui de verser des bienfaits: Tous tes présents et tes services Sont autant de vengeurs secrets, Qui dans son coeur troublé préparent des supplices. Belle-de-Nuit et Fleur-d'Amour Sont plus cruellement punies Quand Finette leur fait des grâces infinies, Que si l'Ogre cruel leur ravissait le jour. Suis donc en tout temps sa maxime, Et songe en ton ressentiment, Que jamais un coeur magnanime Ne saurait se venger plus généreusement. [Note 1: qui avaient mal fait leurs affaires, _who did not act well_.] [Note 2: A l'égard de, _as to_.] [Note 3: Dada, _little-horse_.] [Note 4: Que vous n'en ferez rien, _that you will not do it_.] [Note 5: comme plâtre, _like a dog_.] [Note 6: Babouine, _simpleton_.] [Note 7: à la belle étoile, _in the open air_.] [Note 8: N'eut garde de les agacer, _was afraid to vex them_.] [Note 9: En besogne, _at work_.] [Note 10: Elle pleurait à étouffer, _she wept to excess_.] [Note 11: la battaient à la laisser pour morte, _they beat her to death_.] [Note 12: En crevaient de dépit, _bursted with rage_.] [Note 13: Mules, _slippers_.] [Note 14: L'on tire le canon, _they fired the cannon_.] [Note 15: n'était pas une affaire, _was of no consequence_.] LA CHATTE BLANCHE. Il était une fois un roi qui avait trois fils bien faits et courageux; il eut peur que l'envie de régner ne leur prît avant sa mort; il courait même certains bruits qu'ils cherchaient à s'acquérir des créatures,[1] et que c'était pour lui ôter son royaume. Le roi se sentait vieux; mais son esprit et sa capacité n'ayant point diminué, il n'avait pas envie de leur céder une place qu'il remplissait dignement. Il pensa donc que le meilleur moyen de vivre en repos, c'était de les amuser par des promesses dont il saurait toujours éluder l'effet. Il les appela dans son cabinet, et, après leur avoir parlé avec beaucoup de bonté, il ajouta: "Vous conviendrez avec moi, mes chers enfants, que mon grand âge ne permet pas que je m'applique aux affaires de mon État avec autant de soins que je le faisais autrefois; je crains que mes sujets n'en souffrent, je veux mettre ma couronne sur la tête d'un de vous autres; mais il est bien juste que, pour un tel présent, vous cherchiez les moyens de me plaire, dans le dessein que j'ai de me retirer à la campagne. Il me semble qu'un petit chien adroit, joli et fidèle, me tiendrait bonne compagnie; de sorte que, sans choisir mon fils aîné plutôt que mon cadet, je vous déclare que celui des trois qui m'apportera le plus beau petit chien sera aussitôt mon héritier." Ces princes demeurèrent surpris de l'inclination de leur père pour un petit chien; mais les deux cadets y pouvaient trouver leur compte,[2] et ils acceptèrent avec plaisir la commission d'aller en chercher un; l'aîné était trop timide ou trop respectueux pour représenter ses droits. Ils prirent congé du roi; il leur donna de l'argent et des pierreries, ajoutant que, dans un an sans y manquer, ils revinssent, au même jour et à la même heure, lui apporter leurs petits chiens. Avant de partir, ils allèrent dans un château qui n'était qu'à une lieue de la ville. Ils y menèrent leurs plus confidents, et firent de grands festins, où les trois frères se promirent une amitié éternelle; qu'ils agiraient dans l'affaire en question sans jalousie et sans chagrin, et que le plus heureux ferait toujours part de sa fortune aux autres. Enfin ils partirent, réglant qu'ils se trouveraient à leur retour dans le même château, pour aller ensuite chez le roi. Ils ne voulurent être suivis de personne, et changèrent leurs noms pour n'être pas connus. Chacun prit une route différente. Les deux aînés eurent beaucoup d'aventures; mais je ne m'attache qu'à celles du cadet. Il était gracieux; il avait l'esprit gai et réjouissant, la tête admirable, la taille noble, les traits réguliers, de belles dents, beaucoup d'adresse dans tous les exercices qui conviennent à un prince. Il chantait agréablement, il touchait le luth et le théorbe avec une délicatesse qui charmait; il savait peindre: en un mot, il était accompli; et pour la valeur, cela allait jusqu'à l'intrépidité. Il n'y avait guère de jours qu'il n'achetât des chiens, de grands, de petits, des lévriers, des dogues, limiers, chiens de chasse, épagneuls, barbets, bichons. Dès qu'il en avait un beau, et qu'il en trouvait un plus beau, il laissait aller le premier pour garder l'autre; car, il aurait été impossible qu'il eût mené tout seul trente ou quarante mille chiens, et il ne voulait ni gentilshommes, ni valets de chambre, ni pages à sa suite. Il avançait toujours son chemin, n'ayant point déterminé jusqu'où il irait, lorsqu'il fut surpris de la nuit, du tonnerre et de la pluie dans une forêt, dont il ne pouvait plus reconnaître les sentiers. Il prit le premier chemin et, après avoir marché longtemps, il aperçut un peu de lumière; ce qui lui persuada qu'il y avait quelque maison proche où il se mettrait à l'abri jusqu'au lendemain. Ainsi guidé par la lumière qu'il voyait, il arriva à la porte d'un château, le plus superbe qu'il ne se soit jamais imaginé. Cette porte était d'or, couverte d'escarboucles dont la lumière vive et pure éclairait tous les environs: c'était elle que le prince avait vue de fort loin. Les murs étaient d'une porcelaine transparente, mêlée de plusieurs couleurs, qui représentaient l'histoire de toutes les fées, depuis la création du monde jusqu'alors; les fameuses aventures de Peau d'Ane, de Finette, de l'Oranger, de Gracieuse, de la Belle au bois dormant, de Serpentinvert et de cent autres, n'y étaient pas oubliées. La pluie et le mauvais temps l'empêchèrent de s'arrêter davantage dans un lieu où il se mouillait jusqu'aux os, outre qu'il ne voyait point du tout aux endroits où la lumière des escarboucles ne pouvait s'étendre. Il revint à la porte d'or; il vit un pied de chevreuil attaché à une chaîne toute de diamants; il admira cette magnificence, et la sécurité avec laquelle on vivait dans le château: car enfin, disait-il, qui empêche les voleurs de venir couper cette chaîne, et d'arracher les escarboucles? ils se feraient riches pour toujours. Il tira le pied de chevreuil, et aussitôt il entendit sonner une cloche qui lui parut d'or ou d'argent, par le son qu'elle rendait. Au bout d'un moment, la porte fut ouverte, sans qu'il aperçut autre chose qu'une douzaine de mains en l'air, qui tenaient chacune un flambeau. Il demeura si surpris, qu'il hésitait à s'avancer, quand il sentit d'autres mains qui le poussaient par derrière avec assez de violence. Il marcha donc fort inquiet, et, à tout hasard, il porta la main sur la garde de son épée; mais entrant dans un vestibule tout incrusté de porphyre et de lapis, il entendit deux voix ravissantes qui chantèrent ces paroles: Des mains que vous voyez ne prenez point d'ombrage,[3] Et ne craignez en ce séjour Que les charmes d'un beau visage, Si votre coeur veut fuir l'amour. Il ne put croire qu'on l'invitât de si bonne grâce pour lui faire ensuite du mal; de sorte que, se sentant poussé vers une grande porte de corail, qui s'ouvrit dès qu'il s'en fut approché, il entra dans un salon de nacre de perles, et ensuite dans plusieurs chambres ornées différemment, et si riches par les peintures et les pierreries, qu'il en était comme enchanté. Mille et mille lumières attachées depuis la voûte du salon jusqu'en bas éclairaient une partie des autres appartements, qui ne laissaient pas d'être remplis de lustres, de girandoles et de gradins couverts de bougies. Enfin, la magnificence était telle, qu'il n'était pas aisé de croire que ce fut chose possible. Après avoir passé dans soixante chambres, les mains qui le conduisaient l'arrêtèrent; il vit un grand fauteuil qui s'approcha tout seul de la cheminée. En même temps le feu s'alluma: et les mains, qui lui semblaient fort belles, blanches, petites, grasses et bien proportionnées, le déshabillèrent; car il était mouillé, comme je l'ai déjà dit, et l'on avait peur qu'il ne s'enrhumât. On lui présenta, sans qu'il vît personne, une chemise aussi belle que pour un jour de noces, avec une robe de chambre d'une étoffe glacée d'or, brodée de petites émeraudes, qui formaient des chiffres. Les mains, sans corps, approchèrent de lui une table, sur laquelle sa toilette fut mise: rien n'était plus magnifique. Elles le peignèrent avec une légèreté et une adresse dont il fut fort content. Ensuite on le rhabilla; mais ce ne fut pas avec ses habits, on lui en apporta de beaucoup plus riches. Il admirait silencieusement tout ce qui se passait, et quelquefois il lui prenait de petits mouvements de frayeur dont il n'était pas tout à fait le maître. Après qu'on l'eut poudré, frisé, parfumé, paré, ajusté, et rendu plus beau qu'Adonis, les mains le conduisirent dans une salle superbe par ses dorures et ses meubles. On voyait autour l'histoire des plus fameux chats: Rodilardus pendu par les pieds au conseil des rats, Chat botté, Marquis de Carabas, le Chat qui écrit, la Chatte devenue femme, les Sorciers devenus chats, le Sabbat et toutes ses cérémonies; enfin rien n'était plus singulier que ces tableaux. Le couvert était mis; il y en avait deux, chacun garni d'or; le buffet surprenait par la quantité de vases de cristal de roche et de mille pierres rares. Le prince ne savait pour qui ces deux couverts étaient mis, lorsqu'il vit des chats qui se placèrent dans un petit orchestre ménagé exprès: l'un tenait un livre avec des notes les plus extraordinaires du monde, l'autre un rouleau de papier dont il battait la mesure, et les autres avaient de petites guitares. Tout d'un coup chacun d'eux se mit à miauler sur différents tons, et à gratter les cordes des guitares avec leurs ongles: c'était la plus étrange musique que l'on ait jamais entendue. Le prince se serait cru en enfer, s'il n'avait pas trouvé ce palais trop merveilleux pour donner dans une pensée si peu vraisemblable; mais il se bouchait les oreilles et riait de toute sa force de voir les différentes postures et les grimaces de ces nouveaux musiciens. Il rêvait aux différentes choses qui lui étaient déjà arrivées dans ce château, lorsqu'il vit entrer une petite figure qui n'avait pas une coudée de haut. Cette bamboche[4] se couvrait d'un long voile d'un crêpe noir. Deux chats la menaient; ils étaient vêtus de deuil, en manteau, et l'épée au côté; un nombreux cortége de chats venait après: les uns portaient des ratières pleines de rats, et les autres de souris dans des cages. Le prince ne sortait point d'étonnement; il ne savait que penser. La figurine[5] s'approcha; et levant son voile, il aperçut la plus belle petite Chatte Blanche qui ait jamais été et qui sera jamais. Elle avait l'air fort jeune et fort triste: elle se mit à faire un miaulis si doux et si charmant, qu'il allait droit au coeur. Elle dit au prince: "Fils de roi, sois le bienvenu; ma miaularde majesté te voit avec plaisir.--Madame la Chatte, dit le prince, vous êtes bien généreuse de me recevoir avec tant d'accueil: mais vous ne me paraissez pas une bestiole ordinaire; le don que vous avez de la parole, et le superbe château que vous possédez, en sont des preuves assez évidentes.--Fils de roi, reprit Chatte Blanche, je te prie, cesse de me faire des compliments; je suis simple dans mes discours et dans mes manières, mais j'ai un bon coeur. Allons, continua-t-elle, que l'on serve, et que les musiciens se taisent, car le prince n'entend pas ce qu'ils disent.--Et disent-ils quelque chose, madame? reprit-il.--Sans doute, continua-t-elle, nous avons ici des poètes qui ont infiniment d'esprit, et si vous restez un peu parmi nous, vous aurez lieu[6] d'en être convaincu.--Il ne faut que vous entendre pour le croire, dit galamment le prince; mais aussi, madame, je vous regarde comme une Chatte fort rare." L'on apporta le souper; les mains dont les corps étaient invisibles servaient. L'on mit d'abord sur la table deux bisques, l'une de pigeonneaux, et l'autre de souris fort grasses. La vue de l'une empêcha le prince de manger de l'autre, se figurant que le même cuisinier les avait accommodées; mais la petite Chatte, qui devina par la mine qu'il faisait, ce qu'il avait dans l'esprit, l'assura que sa cuisine était à part, et qu'il pouvait manger ce qu'on lui présenterait, avec certitude qu'il n'y aurait ni rats ni souris. Le prince ne se le fit pas dire deux fois, croyant bien que la belle petite Chatte ne voudrait pas le tromper. Il remarqua qu'elle avait à sa patte un portrait; cela le surprit. Il la pria de le lui montrer, croyant que c'était maître Minagrobis. Il fut bien étonné de voir un jeune homme si beau, qu'il était à peine croyable que la nature en pût former un tel, et qui lui ressemblait si fort, qu'on n'aurait pu le peindre mieux. Elle soupira, et, devenant encore plus triste, elle garda un profond silence. Le prince vit bien qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire là-dessous; cependant il n'osa s'en informer, de peur de déplaire à la Chatte, ou de la chagriner. Il l'entretint de toutes les nouvelles qu'il savait, et il la trouva fort instruite des différents intérêts des princes, et des autres choses qui se passaient dans le monde. Après le souper, Chatte Blanche convia son hôte d'entrer dans un salon où il y avait un théâtre, sur lequel douze chats et douze singes dansèrent un ballet. Les uns étaient vêtus en Maures, et les autres en Chinois. Il est aisé de juger des sauts et des cabrioles qu'ils faisaient, et de temps en temps ils se donnaient des coups de griffe. C'est ainsi que la soirée finit. Chatte Blanche donna le bonsoir à son hôte; les mains qui l'avaient conduit jusque-là le reprirent et le menèrent dans un appartement tout opposé à celui qu'il avait vu. Il était moins magnifique que galant; tout était tapissé d'ailes de papillons, dont les diverses couleurs formaient mille fleurs différentes. Il y avait aussi des plumes d'oiseaux très-rares et qui n'ont peut-être jamais été vus que dans ces lieux-là. Les lits étaient de gaze, rattachés par mille noeuds de rubans. C'étaient de grandes glaces depuis le plafond jusqu'au parquet, et les bordures d'or ciselé représentaient mille petits Amours. Le prince se coucha sans dire mot, car il n'y avait pas moyen de faire conversation avec les mains qui le servaient; il dormit peu, et fut réveillé par un bruit confus. Les mains aussitôt le tirèrent de son lit, et lui mirent un habit de chasse. Il regarda dans la cour du château; il aperçut plus de cinq cents chats dont les uns menaient des lévriers en laisse, les autres donnaient du cor. C'était une grande fête: Chatte Blanche allait à la chasse; elle voulait que le prince y vînt. Les officieuses mains lui présentèrent un cheval de bois qui courait à toute bride, et qui allait le pas à merveille. Il fit quelque difficulté d'y monter, disant qu'il s'en fallait de beaucoup qu'il ne fût chevalier errant comme don Quichotte; mais sa résistance ne servit de rien, on le planta sur le cheval de bois. Il avait une housse et une selle en broderie d'or et de diamants. Chatte Blanche montait un singe, le plus beau et le plus superbe qui se soit encore vu; elle avait quitté son grand voile, et portait un bonnet à la dragonne, qui lui donnait un petit air si résolu, que toutes les souris du voisinage en avaient peur. Il ne s'est jamais fait une chasse plus agréable; les chats couraient plus vite que les lapins et les lièvres; de sorte que, lorsqu'ils en prenaient, Chatte Blanche faisait faire la curée devant elle, et il s'y passait mille tours d'adresse très-réjouissants. Les oiseaux n'étaient pas, de leur côté, trop en sûreté; car les chatons grimpaient aux arbres, et le maître singe portait Chatte Blanche jusque dans le nid des aigles, pour disposer à sa volonté des petites altesses aiglonnes. La chasse étant finie, elle prit un cor qui était long comme le doigt, mais qui rendait un son si clair et si haut, qu'on l'entendait aisément de dix lieues. Dès qu'elle eut sonné deux ou trois fanfares, elle fut environnée de tous les chats du pays: les uns paraissaient en l'air, montés sur des chariots; les autres, dans des barques, abordaient par eau; enfin, il ne s'en est jamais tant vu. Ils étaient presque tous habillés de différentes manières. Elle retourna au château avec ce pompeux cortége, et pria le prince d'y venir. Il le voulut bien, quoiqu'il lui semblât que tant de chatonnerie tenait un peu du sabbat et du sorcier, et que la Chatte parlante l'étonnât plus que tout le reste. Dès qu'elle fut rentrée chez elle, on lui mit son grand voile noir. Elle soupa avec le prince; il avait faim, et mangea de bon appétit. L'on apporta des liqueurs dont il but avec plaisir, et sur-le-champ elles lui ôtèrent le souvenir du petit chien qu'il devait porter au roi. Il ne pensa plus qu'à miauler avec Chatte Blanche, c'est-à-dire à lui tenir bonne et fidèle compagnie; il passait les jours en fêtes agréables, tantôt à la pêche ou à la chasse; puis on faisait des ballets, des carrousels et mille autres choses où il se divertissait très-bien. Souvent même la belle Chatte composait des vers et des chansonnettes, d'un style si passionné, qu'il semblait qu'elle avait le coeur tendre, et que l'on ne pouvait parler comme elle faisait, sans aimer; mais son secrétaire, qui était un vieux chat, écrivait si mal, qu'encore que ses ouvrages aient été conservés il est impossible de les lire. Le prince avait oublié jusqu'à son pays. Les mains dont j'ai parlé continuaient de le servir. Il regrettait quelquefois de n'être pas chat, pour passer sa vie dans cette bonne compagnie. "Hélas! disait-il à Chatte Blanche, que j'aurai de douleur de vous quitter! je vous aime si chèrement! ou devenez fille, ou rendez-moi chat." Elle trouvait son souhait fort plaisant, et ne lui faisait que des réponses obscures, où il ne comprenait presque rien. Une année s'écoule bien vite, quand on a ni souci ni peine, qu'on se réjouit et qu'on se porte bien. Chatte Blanche savait le temps où il devait retourner; et comme il n'y pensait plus, elle l'en fit souvenir. "Sais-tu, dit-elle, que tu n'as que trois jours pour chercher le petit chien que le roi ton père souhaite, et que tes frères en out trouvé de fort beaux?" Le prince revint à lui, et, s'étonnant de sa négligence: "Par quel charme secret, s'écria-t-il, ai-je oublié la chose du monde qui m'est la plus importante? Il y va de ma gloire et de ma fortune. Où prendrai-je un chien tel qu'il le faut pour gagner le royaume, et un cheval assez diligent pour faire tant de chemin?" Il commença de s'inquiéter et s'affligea beaucoup. Chatte Blanche lui dit, en s'adoucissant: "Fils de roi, ne te chagrine point, je suis de tes amies; tu peux rester encore ici un jour; et quoiqu'il y ait cinq cents lieues d'ici à ton pays, le bon cheval de bois t'y portera en moins de douze heures.--Je vous remercie, belle Chatte, dit le prince; mais il ne me suffit pas de retourner vers mon père, il faut que je lui porte un petit chien.--Tiens, lui dit Chatte Blanche, voici un gland où il y en a un plus beau que la Canicule.--Ho! dit le prince, madame la Chatte, votre majesté se moque de moi.--Approche le gland de ton oreille, continua-t-elle, et tu l'entendras japper." Il obéit: aussitôt le petit chien fit jap, jap, dont le prince demeura transporté de joie; car tel chien qui tient dans un gland doit être fort petit. Il voulait l'ouvrir, tant il avait envie de le voir; mais Chatte Blanche lui dit qu'il pourrait avoir froid par les chemins, et qu'il valait mieux attendre qu'il fût devant le roi, son père. Il la remercia mille fois, et lui dit un adieu très-tendre. "Je vous assure, ajouta-t-il, que les jours m'ont para si courts avec vous, que je regrette en quelque façon de vous laisser ici; et quoique vous y soyez souveraine et que tous les chats qui vous font leur cour aient plus d'esprit et de galanterie que les nôtres, je ne laisse pas de vous convier de venir avec moi." La Chatte ne répondit à cette proposition que par un profond soupir. Ils se quittèrent. Le prince arriva le premier au château où le rendez-vous avait été réglé avec ses frères. Ils s'y rendirent peu après, et demeurèrent surpris de voir dans la cour un cheval de bois qui sautait mieux que tous ceux que l'on a dans les académies. Le prince vint au-devant d'eux. Ils s'embrassèrent plusieurs fois, et se rendirent compte de leurs voyages; mais notre prince déguisa à ses frères la vérité de ses aventures, et leur montra un méchant chien qui servait à tourner la broche, disant qu'il l'avait trouvé si joli, que c'était celui qu'il apportait au roi. Quelque amitié qui fût entre eux, les deux aînés sentirent une secrète joie du mauvais choix de leur cadet; ils étaient à table, et se marchaient sur le pied, comme pour se dire qu'ils n'avaient rien à craindre de ce côté-là. Le lendemain ils partirent ensemble dans un même carrosse. Les deux fils aînés du roi avaient de petits chiens dans des paniers, si beaux et si délicats, que l'on osait à peine les toucher. Le cadet portait le pauvre tournebroche, qui était si crotté, que personne ne voulait le souffrir. Lorsqu'ils furent dans le palais, chacun les environna pour leur souhaiter la bienvenue; ils entrèrent dans l'appartement du roi. Il ne savait en faveur duquel décider: car les petits chiens qui lui étaient présentés par ses deux aînés étaient presque d'une égale beauté; et ils se disputaient déjà l'avantage de la succession, lorsque leur cadet les mit d'accord en tirant de sa poche le gland que Chatte Blanche lui avait donné. Il l'ouvrit promptement, puis chacun vit un petit chien couché sur du coton. Il passait au milieu d'une bague sans y toucher. Le prince le mit par terre: aussitôt il commença à danser la sarabande avec des castagnettes, aussi légèrement que la plus célèbre Espagnole. Il était de mille couleurs différentes, ses soies et ses oreilles traînaient par terre. Le roi demeura fort confus; car il était impossible de trouver rien à redire à la beauté de tou-tou. Cependant il n'avait aucune envie de se défaire de sa couronne. Le plus petit fleuron lui était plus cher que tous les chiens de l'univers. Il dit donc à ses enfants qu'il était satisfait de leurs peines; mais qu'ils avaient si bien réussi dans la première chose qu'il avait souhaitée d'eux, qu'il voulait encore éprouver leur habileté avant de tenir parole; qu'ainsi il leur donnait un an à chercher, par mer et par terre, un pièce de toile si fine, qu'elle passât par le trou d'une aiguille à faire du point de Venise. Ils demeurèrent tous trois très-affligés d'être en obligation de retourner à une nouvelle quête. Les deux princes, dont les chiens étaient moins beaux que celui de leur cadet, y consentirent. Chacun partit de son côté, sans se faire autant d'amitié que la première fois, car le tournebroche les avait un peu refroidis. Notre prince reprit son cheval de bois; et, sans vouloir chercher d'autres secours que ceux qu'il pourrait espérer de l'amitié de Chatte Blanche, il partit en toute diligence, et retourna au château où elle l'avait si bien reçu. Il en trouva toutes les portes ouvertes, et les murs étaient bien éclairés de cent mille lampes, qui faisaient un effet merveilleux. Les mains qui l'avaient si bien servi s'avancèrent au-devant de lui; prirent la bride de l'excellent cheval de bois, qu'elles menèrent à l'écurie, pendant que le prince entra dans la chambre de Chatte Blanche. Elle était couchée dans une petite corbeille, sur un matelas de satin blanc très-propre. Elle avait des cornettes négligées, et paraissait abattue; mais quand elle aperçut le prince, elle fit mille sauts et autant de gambades, pour lui témoigner la joie qu'elle avait. "Quelque sujet que j'eusse, lui dit-elle, d'espérer ton retour, je t'avoue, fils de roi, que je n'osais m'en flatter, et je suis ordinairement si malheureuse dans les choses que je souhaite, que celle-ci me surprend." Le prince reconnaissant, lui fit mille caresses; il lui conta le succès de son voyage, qu'elle savait peut-être mieux que lui, et que le roi voulait une pièce de toile qui pût passer par le trou d'une aiguille; qu'à la vérité il croyait la chose impossible, mais qu'il n'avait pas laissé de la tenter, se promettant tout de son amitié et de son secours. Chatte Blanche, prenant un air plus sérieux, lui dit que c'était une affaire à laquelle il fallait penser, que par bonheur elle avait dans son château des chattes qui filaient fort bien, qu'elle-même y mettrait la griffe, et qu'elle avancerait cette besogne; qu'ainsi il pouvait demeurer tranquille, sans aller bien loin chercher ce qu'il trouverait plus aisément chez elle qu'en aucun lieu du monde. Les mains parurent, elles portaient des flambeaux; et le prince, les suivant avec Chatte Blanche, entra dans une magnifique galerie qui régnait le long d'une grande rivière, sur laquelle on tira un feu d'artifice surprenant. L'on y devait brûler quatre chats, dont le procès était fait dans toutes les formes. Ils étaient accusés d'avoir mangé le rôti du souper de la Chatte Blanche, son fromage, son lait; d'avoir même conspiré contre sa personne avec Martafax et L'hermite, fameux rats de la contrée, et tenus pour tels par la Fontaine, auteur très-véritable: mais avec tout cela l'on savait qu'il y avait beaucoup de cabale dans cette affaire, et que la plupart des témoins étaient subornés. Quoi qu'il en soit, le prince obtint leur grâce. Le feu d'artifice ne fit mal à personne, et l'on n'a encore jamais vue de si belles fusées. L'on servit ensuite un médianoche[7] très-propre, qui causa plus de plaisir au prince que le feu; car il avait grand' faim, et son cheval de bois l'avait amené si vite, qu'il n'a jamais été de diligence pareille. Les jours suivants se passèrent comme ceux qui les avaient précédés, avec mille fêtes différentes, dont l'ingénieuse Chatte Blanche régalait son hôte. C'est peut-être le premier mortel qui se soit bien diverti avec des chats, sans avoir d'autre compagnie. Il est vrai que Chatte Blanche avait l'esprit agréable, liant, et presque universel. Elle était plus savante qu'il n'est permis à une chatte de l'être. Le prince s'en étonnait quelquefois. "Non, lui disait-il, ce n'est point une chose naturelle que tout ce que je remarque de merveilleux en vous: si vous m'aimez, charmante Minette, apprenez-moi par quel prodige vous pensez et vous parlez si juste, qu'on pourrait vous recevoir dans les académies fameuses des plus beaux esprits.--Cesse tes questions, fils de roi, lui dit-elle, il ne m'est pas permis de répondre, et tu peux pousser tes conjectures aussi loin que tu voudras, sans que je m'y oppose; qu'il te suffise que j'ai toujours pour toi patte de velours,[8] et que je m'intéresse tendrement à tout ce qui te regarde." Insensiblement cette seconde année s'écoula comme la première. Le prince ne souhaitait guère de choses que les mains diligentes ne lui apportassent sur-le-champ, soit des livres, des pierreries, des tableaux, des médailles antiques; enfin, il n'avait qu'à dire: "Je veux tel bijou, qui est dans le cabinet du Mogol ou du roi de Perse, telle statue de Corinthe, ou de Grèce," il voyait aussitôt devant lui ce qu'il désirait, sans savoir ni qui l'avait apporté, ni d'où il venait. Cela ne laisse pas d'avoir ses agréments; et pour se délasser, l'on est quelquefois bien aise de se voir maître des plus beaux trésors de la terre. Chatte Blanche, qui veillait toujours aux intérêts du prince, l'avertit que le temps de son départ approchait, qu'il pouvait se tranquilliser sur la pièce de toile qu'il désirait, et qu'elle lui en avait fait une merveilleuse; elle ajouta qu'elle voulait cette fois lui donner un équipage digne de sa naissance, et, sans attendre sa réponse, elle l'obligea de regarder dans la cour du château. Il y avait une calèche découverte, d'or émaillé de couleur de feu, avec mille devises galantes qui satisfaisaient autant l'esprit que les yeux. Douze chevaux blancs comme la neige, attachés quatre à quatre de front, la traînaient, chargés de harnais de velours couleur de feu en broderie de diamants, et garnis de plaques d'or. La doublure de la calèche était pareille, et cent carrosses à huit chevaux, tous remplis de seigneurs de grande apparence très-superbement vêtus, suivaient cette calèche. Elle était encore accompagnée par mille gardes de corps, dont les habits étaient si couverts de broderie, que l'on n'apercevait point l'étoffe; ce qui était singulier, c'est qu'on voyait partout le portrait de Chatte Blanche, soit dans les devises de la calèche, ou sur les habits des gardes de corps, ou attaché avec un ruban au justaucorps de ceux qui faisaient le cortége, comme un ordre nouveau, dont elle les avait honorés. "Va, dit-elle au prince, va paraître à la cour du roi ton père, d'une manière si somptueuse, que tes airs magnifiques servent à lui imposer, afin qu'il ne te refuse plus la couronne que tu mérites. Voilà une noix, garde-toi de ne la casser qu'en sa présence; tu y trouveras la pièce de toile que tu m'as demandée.--Aimable Blanchette, lui dit-il, je vous avoue que je suis si pénétré de vos bontés, que, si vous y vouliez consentir, je préférerais de passer ma vie avec vous à toutes les grandeurs que j'ai lieu de me promettre ailleurs.--Fils de roi, répliqua-t-elle, je suis persuadée de la bonté de ton coeur: c'est une marchandise rare parmi les princes, ils veulent être aimés de tout le monde, et ne veulent rien aimer; mais tu montres assez que la règle générale a son exception. Je te tiens compte de l'attachement que tu témoignes pour une petite Chatte Blanche, qui, dans le fond, n'est propre à rien qu'à prendre des souris." Le prince lui baisa la patte et partit. L'on aurait de la peine à croire la diligence qu'il fit, si l'on ne savait déjà de quelle manière le cheval de bois l'avait porté, en moins de deux jours, à plus de cinq cents lieues du château, de sorte que le même pouvoir qui anima celui-là pressa si fort les autres, qu'ils ne restèrent que vingt-quatre heures sur le chemin. Ils ne s'arrêtèrent en aucun endroit, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés chez le roi, où les deux frères aînés du prince s'étaient déjà rendus; de sorte que, ne voyant pas paraître leur cadet, ils s'applaudissaient de sa négligence, et se disaient tout bas l'un à l'autre: "Voilà qui est bien heureux; il est mort ou malade, il ne sera point notre rival dans l'affaire importante qui va se traiter." Aussitôt ils déployèrent leurs toiles, qui, à la vérité, étaient si fines, qu'elles passaient dans le trou d'une grosse aiguille, mais pour dans une petite, cela ne se pouvait; et le roi, très-aise de ce prétexte de dispute, leur montra l'aiguille qu'il avait proposée, et que les magistrats, par son ordre, apportèrent du trésor de la ville, où elle avait été soigneusement enfermée. Il y avait beaucoup de murmure sur cette dispute. Les amis des princes, et particulièrement ceux de l'aîné, car c'était sa toile qui était la plus belle, disaient que c'était là une franche chicane, où il entrait beaucoup d'adresse et de normanisme.[9] Les créatures du roi soutenaient qu'il n'était point obligé de tenir des conditions qu'il n'avait pas proposées. Enfin, pour les mettre tous d'accord, l'on entendit un bruit charmant de trompettes, de timbales et de hautbois: c'était notre prince qui arrivait en pompeux appareil. Le roi et ses deux fils demeurèrent aussi étonnés les uns que les autres d'une si grande magnificence. Après qu'il eut salué respectueusement son père, embrassé ses frères, il tira d'une boîte couverte de rubis, la noix, qu'il cassa. Il croyait y trouver la pièce de toile tant vantée; mais il y avait au lieu une noisette. Il la cassa encore, et demeura surpris de voir un noyau de cerise. Chacun se regardait; le roi riait tout doucement, et se moquait que son fils eût été assez crédule pour croire apporter dans une noix une pièce de toile: mais pourquoi ne l'aurait-il pas cru, puisqu'il avait déjà donné un petit chien qui tenait dans un gland? Il cassa donc le noyau de cerise, qui était rempli de son amande. Alors il s'éleva un grand bruit dans la chambre; l'on n'entendait autre chose, sinon: "Le prince cadet est la dupe de l'aventure." Il ne répondit rien aux mauvaises plaisanteries des courtisans. Il ouvre l'amande, et trouve un grain de blé, puis dans le grain de blé un grain de millet. Oh! c'est la vérité qu'il commença à se défier, et marmotta entre ses dents: "Chatte Blanche! Chatte Blanche! tu t'es moquée de moi." Il sentit dans ce moment la griffe d'un chat sur sa main, dont il fut si bien égratigné qu'il en saignait. Il ne savait si cette griffade était faite pour lui donner du coeur, ou pour lui faire perdre courage; cependant il ouvrit le grain de millet, et l'étonnement de tout le monde ne fut pas petit quand il en tira une pièce de toile de quatre cents aunes, si merveilleuse, que tous les oiseaux, les animaux et les poissons y étaient peints avec les arbres, les fruits et les plantes de la terre, les rochers, les raretés et les coquillages de la mer, le soleil, la lune et les étoiles, les astres et les planètes des cieux. Il y avait encore le portrait des rois et des autres souverains qui régnaient pour lors dans le monde; celui de leurs femmes, de leurs enfants et de tous leurs sujets, sans que le plus petit polisson y fût oublié. Chacun dans son état faisait le personnage qui lui convenait, et était vêtu à la mode de son pays. Lorsque le roi vit cette pièce de toile, il devint aussi pâle que le prince était devenu rouge de la chercher si longtemps. L'on présenta l'aiguille, et elle y passa et repassa six fois. Le roi et les deux princes aînés gardaient un morne silence, quoique la beauté et la rareté de cette toile les forçât de temps en temps de dire que tout ce qui était dans l'univers ne lui était pas comparable. Le roi poussa un profond soupir, et se tournant vers ses enfants: "Bien ne peut, leur dit-il, me donner tant de consolation dans ma vieillesse que de reconnaître votre déférence pour moi; je souhaite donc que vous vous mettiez à une nouvelle épreuve. Allez encore voyager un an, et celui qui, au bout de l'année, ramènera la plus belle fille l'épousera, et sera couronné roi à son mariage: c'est aussi bien une nécessité que mon successeur se marie. Je jure, je promets, que je ne différerai plus de donner la récompense que j'ai promise." Toute l'injustice roulait sur notre prince. Le petit chien et la pièce de toile méritaient dix royaumes plutôt qu'un; mais il était si bien né, qu'il ne voulut point contrarier la volonté de son père, et, sans différer, il remonta dans sa calèche. Tout son équipage le suivit, et il retourna auprès de sa chère Chatte Blanche. Elle savait le jour et le moment qu'il devait arriver: tout était jonché de fleurs sur le chemin, mille cassolettes fumaient de tous côtés, et particulièrement dans le château. Elle était assise sur un tapis de Perse et sous un pavillon de drap d'or, dans une galerie où elle pouvait le voir revenir. Il fut reçu par les mains qui l'avaient toujours servi. Tous les chats grimpèrent sur les gouttières, pour le féliciter par un miaulage désespéré. "Hé bien, fils de roi, lui dit-elle, te voilà donc encore revenu sans couronne?--Madame, répliqua-t-il, vos bontés m'avaient mis en état de la gagner; mais je suis persuadé que le roi aurait plus de peine à s'en défaire que je n'aurais de plaisir à la posséder.--N'importe, dit-elle, il ne faut rien négliger pour la mériter, je te servirai dans cette occasion; et puisqu'il faut que tu mènes une belle fille à la cour de ton père, je t'en chercherai quelqu'une qui te fera gagner le prix; cependant réjouissons-nous, j'ai ordonné un combat naval entre mes chats et les terribles rats de la contrée. Mes chats seront peut-être embarrassés, car ils craignent l'eau; mais aussi ils auraient trop d'avantage, et il faut, autant qu'on le peut, égaler toutes choses." Le prince admira la prudence de madame Minette. Il la loua beaucoup et alla avec elle sur une terrasse qui donnait sur la mer. Les vaisseaux des chats consistaient en de grands morceaux de liége, sur lesquels ils voguaient assez commodément. Les rats avaient joint plusieurs coques d'oeufs, et c'étaient là leurs navires. Le combat s'opiniâtra cruellement; les rats se jetaient dans l'eau, et nageaient bien mieux que les chats, de sorte que vingt fois ils furent vainqueurs et vaincus; mais Minagrobis, amiral de la flotte chatonique, réduisit la gente ratonienne dans le dernier désespoir. Il mangea à belles dents[10] le général de leur flotte: c'était un vieux rat expérimenté, qui avait fait trois fois le tour du monde dans de bons vaisseaux, où il n'était ni capitaine, ni matelot, mais seulement croque-lardon.[11] Chatte Blanche ne voulut pas qu'on détruisit absolument ces pauvres infortunés. Elle avait de la politique, et songeait que, s'il n'y avait plus ni rats ni souris dans le pays, ses sujets vivraient dans une oisiveté qui pourrait lui devenir préjudiciable. Le prince passa cette année comme il avait fait les deux autres, c'est-à-dire à la chasse, à la pêche, au jeu; car Chatte Blanche jouait fort bien aux échecs. Il ne pouvait s'empêcher de temps en temps de lui faire de nouvelles questions, pour savoir par quel miracle elle parlait. Il lui demandait si elle était fée, ou si par une métamorphose on l'avait rendue chatte; mais comme elle ne disait jamais que ce qu'elle voulait bien dire, elle ne répondait que ce qu'elle voulait bien répondre, et c'était tant de petits mots qui ne signifiaient rien, qu'il jugea aisément qu'elle ne voulait pas partager son secret avec lui. Rien ne s'écoule plus vite que des jours qui se passent sans peine et sans chagrin; et si la chatte n'avait pas été soigneuse de se souvenir du temps qu'il fallait retourner à la cour, il est certain que le prince l'aurait absolument oublié. Elle l'avertit la veille, qu'il ne tiendrait qu'à lui d'emmener une de plus belles princesses qui fût dans le monde, que l'heure de détruire le fatal ouvrage des fées était à la fin arrivée, et qu'il fallait pour cela qu'il se résolût à lui couper la tête et la queue, qu'il jetterait promptement dans le feu. "Moi, s'écria-t-il, Blanchette mes amours! moi, dis-je, je serais assez barbare pour vous tuer? Ha! vous voulez sans doute éprouver[12] mon coeur, mais soyez certaine qu'il n'est point capable de manquer à l'amitié et à la reconnaissance qu'il vous doit.--Non, fils de roi, continua-t-elle, je ne te soupçonne d'aucune ingratitude; je connais ton mérite, ce n'est ni toi ni moi qui réglons dans cette affaire notre destinée. Fais ce que je souhaite, nous commencerons l'un et l'autre d'être heureux, et tu connaîtras, foi de chatte de bien et d'honneur, que je suis véritablement ton amie." Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeux du jeune prince, de la seule pensée qu'il fallait couper la tête à sa petite Chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il dit encore tout ce qu'il put imaginer de plus tendre pour qu'elle l'en dispensât:[13] elle répondait opiniâtrement qu'elle voulait mourir de sa main, et que c'était l'unique moyen d'empêcher que ses frères n'eussent la couronne; en un mot, elle le pressa avec tant d'ardeur, qu'il tira son épée en tremblant, et, d'une main mal assurée, il coupa la tête et la queue de sa bonne amie la Chatte: en même temps il vit la plus charmante métamorphose qui se puisse imaginer. Le corps de Chatte Blanche devint grand, et se changea tout d'un coup en fille; c'est ce qui ne saurait être décrit, il n'y eut que celle-là aussi accomplie. Ses yeux ravissaient les coeurs, et sa douceur les retenait; sa taille était majestueuse, l'air noble et modeste, un esprit liant, des manières engageantes; enfin, elle était au-dessus de tout ce qu'il y a de plus aimable. Le prince, en la voyant, demeura si surpris, et d'une surprise si agréable, qu'il se crut enchanté. Il ne pouvait parler, ses yeux n'étaient pas assez grands pour la regarder, et sa langue liée ne pouvait expliquer son étonnement. Mais ce fut bien autre chose lorsqu'il vit entrer un nombre extraordinaire de dames et de seigneurs qui, tenant tous leurs peaux de chatte ou de chat jetées sur leurs épaules, vinrent se prosterner aux pieds de la reine, et lui témoigner leur joie de la revoir dans son état naturel. Elle les reçut avec des témoignages[14] de bonté qui marquaient assez le caractère de son coeur. Et après avoir tenu son cercle quelques moments, elle ordonna qu'on la laissât seule avec le prince, et lui parla ainsi: "Ne pensez pas, seigneur, que j'aie toujours été chatte, ni que ma naissance soit obscure parmi les hommes. Mon père était roi de six royaumes. Il aimait tendrement ma mère, et la laissait dans une entière liberté de faire tout ce qu'elle voulait. Son inclination dominante était de voyager; elle entreprit d'aller voir une certaine montagne dont elle avait entendu dire des choses surprenantes. Comme elle était en chemin, on lui disait qu'il y avait proche du lieu où elle passait un ancien château de fées, le plus beau du monde, tout au moins qu'on le croyait tel par une tradition qui en était restée; car d'ailleurs, comme personne n'y entrait, on n'en pouvait juger; mais qu'on savait très-sûrement que ces fées avaient dans leur jardin les meilleurs fruits, les plus savoureux et délicats qui se fussent jamais mangés. "Aussitôt la reine, ma mère, eut une envie si violente d'en manger, qu'elle y tourna ses pas. Elle arriva à la porte de ce superbe édifice, qui brillait d'or et d'azur de tous les côtés; mais elle y frappa inutilement: qui que ce soit ne parut,[15] il semblait que tout le monde y était mort. Son envie augmentant par les difficultés, elle envoya quérir des échelles, afin que l'on pût passer par-dessus les murs du jardin, et l'on en serait venu à bout si ces murs ne se fussent haussés à vue d'oeil, bien que personne n'y travaillât; l'on attachait des échelles les unes aux autres, elles rompaient sous le poids de ceux qu'on y faisait monter, et ils s'estropiaient ou se tuaient. "La reine se désespérait. Elle voyait de grands arbres chargés de fruits qu'elle croyait délicieux, elle en voulait manger ou mourir; de sorte qu'elle fit tendre des tentes fort riches devant le château, et elle y resta six semaines avec toute sa cour. Elle ne dormait ni ne mangeait, elle soupirait sans cesse, elle ne parlait que des fruits du jardin inaccessible; enfin elle tomba dangereusement malade, sans que qui que ce fût pût apporter le moindre remède à son mal, car les inexorables fées n'avaient pas même paru depuis qu'elle s'était établie proche de leur château. Tous les officiers s'affligeaient extraordinairement. L'on n'entendait que des pleurs et des soupirs, pendant que la reine mourante demandait des fruits à ceux qui la servaient; mais elle n'en voulait point d'autres que de ceux qu'on lui refusait. "Une nuit qu'elle s'était un peu assoupie, elle vit, en se réveillant, une petite vieille, laide et décrépite, assise dans un fauteuil au chevet de son lit. Elle était surprise que ses femmes eussent laissé approcher si près d'elle une inconnue, lorsqu'elle lui dit: "Nous trouvons ta majesté bien importune de vouloir avec tant d'opiniâtreté manger de nos fruits; mais puisqu'il y va de ta précieuse vie, mes soeurs et moi consentons à t'en donner tant que tu pourras en emporter, et tant que tu resteras ici, pourvu que tu nous fasses un don.--Ah! ma bonne mère, s'écria la reine, parlez, je vous donne mes royaumes, mon coeur, mon âme, pourvu que j'aie des fruits; je ne saurais les acheter trop cher.--Nous voulons, dit-elle, que ta majesté nous donne ta fille, dès qu'elle sera née, nous la viendrons quérir; elle sera nourrie parmi nous; il n'y a point de vertus, de beautés, de sciences, dont nous ne la douions: en un mot, ce sera notre enfant, nous la rendrons heureuse; mais observe que ta majesté ne la reverra plus qu'elle ne soit mariée. Si la proposition t'agrée,[16] je vais tout à l'heure te guérir et te mener dans nos vergers; malgré la nuit, tu verras assez clair pour choisir ce que tu voudras. Si ce que je te dis ne te plaît pas, bonsoir, madame la reine, je vais dormir.--Quelque rude que soit la loi que vous m'imposez, répondit la reine, je l'accepte plutôt que de mourir; car il est certain que je n'ai pas un jour à vivre: ainsi je perdrais mon enfant en me perdant. Guérissez-moi, savante fée, continua-t-elle, et ne me laissez pas un moment sans jouir du privilége que vous venez de m'accorder." "La fée la toucha avec une petite baguette d'or, en disant: "Que ta majesté soit quitte de tous les maux qui la retiennent dans ce lit." Il lui sembla aussitôt, qu'on lui ôtait une robe fort pesante et fort dure, dont elle se sentait comme accablée, et qu'il y avait des endroits où elle tenait davantage. C'était apparemment ceux où le mal était le plus grand. Elle fit appeler toutes ses dames, et leur dit avec un visage gai, qu'elle se portait à merveille, qu'elle allait se lever, et qu'enfin ces portes si bien verrouillées et si bien barricadées du palais de féerie lui seraient ouvertes pour manger de beaux fruits, et pour en emporter tant qu'il lui plairait. "Il n'y eut aucune de ses dames qui ne crût la reine en délire, et que dans le moment elle rêvait à ces fruits qu'elle avait tant souhaités; de sorte qu'au lieu de lui répondre elles se prirent à pleurer, et firent éveiller tous les médecins pour voir en quel état elle était. Ce retardement désespérait la reine; elle demandait promptement ses habits, on les lui refusait; elle se mettait en colère et devenait fort rouge. L'on disait que c'était l'effet de sa fièvre; cependant les médecins étant entrés, après lui avoir touché le pouls, et fait leurs cérémonies ordinaires, ne purent nier qu'elle ne fût dans une parfaite santé. Ses femmes, qui virent la faute que le zèle leur avait fait commettre, tâchèrent de la réparer en l'habillant promptement. Chacun lui demanda pardon, tout fut apaisé, et elle se hâta de suivre la vieille fée qui l'avait toujours attendue. "Elle entra dans le palais, où rien ne pouvait être ajouté pour en faire le plus beau lieu du monde; vous le croirez aisément, seigneur, ajouta la reine Chatte Blanche, quand je vous aurai dit que c'est celui où nous sommes. Deux autres fées, un peu moins vieilles que celle qui conduisait ma mère, la reçurent à la porte, et lui firent un accueil très-favorable. Elle les pria de la mener promptement dans le jardin, et vers les espaliers où elle trouverait les meilleurs fruits. "Ils sont tous également bons, lui dirent-elles; et si ce n'était que tu veux avoir le plaisir de les cueillir toi-même, nous n'aurions qu'à les appeler pour les faire venir ici.--Je vous supplie, mesdames, dit la reine, que j'aie la satisfaction de voir une chose si extraordinaire." La plus vieille mit ses doigts dans sa bouche, et siffla trois fois; puis elle cria: "Abricots, pêches, pavis, brugnons, cerises, prunes, poires, bigarreaux, melons, muscats, pommes, oranges, citrons, groseilles, fraises, framboises, accourez à ma voix!--Mais, dit la reine, tout ce que vous venez d'appeler vient en différentes saisons.--Cela n'est pas ainsi dans nos vergers, dirent-elles; nous avons de tous les fruits qui sont sur la terre toujours mûrs, toujours bons, et qui ne se gâtent jamais." "En même temps ils arrivèrent roulants, rampants, pêle-mêle, sans se gâter ni se salir; de sorte que la reine, impatiente de satisfaire son envie, se jeta dessus, et prit les premiers qui s'offrirent sous ses mains; elle les dévora plutôt qu'elle ne les mangea. "Après s'en être un peu rassasiée, elle pria les fées de la laisser aller aux espaliers, pour avoir le plaisir de les choisir de l'oeil avant que de les cueillir. "Nous y consentons volontiers, dirent les trois fées: mais souviens-toi de la promesse que tu nous as faite, il ne te sera plus permis de t'en dédire.--Je suis persuadée, répliqua-t-elle, que l'on est si bien avec vous, et ce palais me semble si beau, que, si je n'aimais pas chèrement le roi mon mari, je m'offrirais d'y demeurer aussi; c'est pourquoi vous ne devez point craindre que je rétracte ma parole." Les fées, très-contentes, lui ouvrirent tous leurs jardins et tous leurs enclos; elle y resta trois jours et trois nuits sans en vouloir sortir, tant elle les trouvait délicieux. Elle cueillit des fruits pour sa provision; et comme ils ne se gâtent jamais, elle en fit charger quatre mille mulets qu'elle emmena. Les fées ajoutèrent à leurs fruits des corbeilles d'or, d'un travail exquis, pour les mettre, et plusieurs raretés dont le prix est excessif; elles lui promirent de m'élever en princesse, de me rendre parfaite, et de me choisir un époux, qu'elle serait avertie de la noce, et qu'elles espéraient bien qu'elle y viendrait. "Le roi fut ravi du retour de la reine, toute la cour lui en témoigna sa joie; ce n'étaient que bals, mascarades, courses de bagues et festins, où les fruits de la reine étaient servis comme un régal délicieux. Le roi les mangeait préférablement à tout ce qu'on pouvait lui présenter. Il ne savait point le traité qu'elle avait fait avec les fées, et souvent il lui demandait en quels pays elle était allée pour en rapporter de si bonnes choses. Elle lui répondait qu'ils se trouvaient sur une montagne presque inaccessible; une autre fois, qu'ils venaient dans des vallons, puis au milieu d'un jardin où dans une grande forêt. Le roi demeurait surpris de tant de contrariétés. Il questionnait ceux qui l'avaient accompagnée; mais elle leur avait tant défendu de conter à personne son aventure, qu'ils n'osaient en parler. Enfin la reine inquiète de ce qu'elle avait promis aux fées, tomba dans une mélancolie affreuse; elle soupirait à tout moment, et changeait à vue d'oeil. Le roi s'inquiéta; il pressa la reine de lui déclarer le sujet de sa tristesse; et, après des peines extrêmes, elle lui apprit tout ce qui s'était passé entre les fées et elle, et comme elle leur avait promis la fille qu'elle devait avoir. "Quoi! s'écria le roi, nous n'avons point d'enfants, et pour manger deux ou trois pommes vous avez été capable de promettre votre fille! Il faut que vous n'ayez aucune amitié pour moi." Là-dessus il l'accabla de mille reproches, dont ma pauvre mère pensa mourir de douleur. Mais il ne se contenta pas de cela: il la fit enfermer dans une tour, et mit des gardes de tous côtés pour empêcher qu'elle n'eût commerce avec qui que ce fût au monde que les officiers qui la servaient; encore changea-t-il ceux qui avaient été avec elle au château des fées. "La mauvaise intelligence du roi et de la reine jeta la cour dans une consternation infinie. Chacun quitta ses riches habits, pour en prendre de conformes à la douleur générale. Le roi, de son côté, paraissait inexorable, il ne voyait plus sa femme; et sitôt que je fus née, il me fit apporter dans son palais pour y être nourrie, pendant qu'elle restait prisonnière et fort malheureuse. Les fées n'ignoraient rien de ce qui se passait; elles s'en irritèrent, elles voulaient m'avoir, elles me regardaient comme leur bien, et que c'était leur faire un vol que de me retenir. Avant que de chercher une vengeance proportionnée à leur chagrin, elles envoyèrent une célèbre ambassade au roi, pour l'avertir de mettre la reine en liberté, et de lui rendre ses bonnes grâces, et pour le prier aussi de me donner à leurs ambassadeurs, afin d'être nourrie et élevée parmi elles. Les ambassadeurs étaient si petits et si contrefaits,[17] car c'étaient des nains hideux, qu'ils n'eurent pas le don de persuader ce qu'ils voulaient au roi. Il les refusa rudement; et s'ils n'étaient partis en diligence, il leur serait peut-être arrivé pis. "Quand les fées surent le procédé de mon père, elles s'indignèrent autant qu'on peut l'être; et après avoir envoyé dans ses six royaumes tous les maux qui pouvaient les désoler, elles lâchèrent un dragon épouvantable, qui remplissait de venin les endroits où il passait, qui mangeait les hommes et les enfants, et qui faisait mourir les arbres et les plantes du souffle de son haleine. "Le roi se trouva dans la dernière désolation: il consulta tous les sages de son royaume sur ce qu'il devait faire pour garantir ses sujets des malheurs dont il les voyait accablés. Ils lui conseillèrent d'envoyer chercher par tout le monde les meilleurs médecins et les plus excellents remèdes, et, d'un autre côté, qu'il fallait promettre la vie aux criminels condamnés à la mort, qui voudraient combattre le dragon. Le roi, assez satisfait de cet avis, l'exécuta, et n'en reçut aucune consolation; car la mortalité continuait, et personne n'allait contre le dragon, qui n'en fût dévoré: de sorte qu'il eut recours à une fée dont il était protégé dès sa plus tendre jeunesse. Elle était fort vieille, et ne se levait presque plus; il alla chez elle, il lui fit mille reproches de souffrir que le destin le persécutât, sans le secourir. "Comment voulez-vous que je fasse? lui dit-elle, vous avez irrité mes soeurs; elles ont autant de pouvoir que moi, et rarement nous agissons les unes contre les autres. Songez à les apaiser en leur donnant votre fille, cette petite princesse leur appartient. Vous avez mis la reine dans une étroite prison: que vous a donc fait cette femme si aimable pour la traiter si mal? Résolvez-vous à tenir la parole qu'elle a donnée; je vous assure que vous serez comblé de biens." "Le roi mon père m'aimait chèrement; mais ne voyant point d'autre moyen de sauver ses royaumes, et de se délivrer du fatal dragon, il dit à son amie qu'il était résolu de la croire, qu'il voulait bien me donner aux fées, puisqu'elle assurait que je serais chérie et traitée en princesse de mon rang; qu'il ferait aussi revenir la reine, et qu'elle n'avait qu'à lui dire à qui il me confierait pour me porter au château de féerie. "Il faut, lui dit-elle, la porter dans son berceau sur la montagne de Fleurs; vous pourrez même rester aux environs, pour être spectateur de la fête qui se passera." Le roi lui dit que dans huit jours il irait avec la reine: qu'elle en avertit ses soeurs les fées, afin qu'elles fissent là-dessus ce qu'elles jugeraient à propos. "Dès qu'il fut de retour au palais, il envoya quérir la reine, avec autant de tendresse et de pompe qu'il l'avait fait mettre prisonnière avec colère et emportement. Elle était si abattue et si changée, qu'il aurait eu peine à la reconnaître, si son coeur ne l'avait pas assuré que c'était cette même personne qu'il avait tant chérie. Il la pria, les larmes aux yeux, d'oublier les déplaisirs qu'il venait de lui causer, et que ce seraient les derniers qu'elle éprouverait jamais avec lui. Elle répliqua qu'elle se les était attirés par l'imprudence qu'elle avait eue de promettre sa fille aux fées; et que si quelque chose la pouvait rendre excusable, c'était l'état où elle était; enfin il lui déclara qu'il voulait me remettre entre leurs mains. La reine, à son tour, combattit ce dessein: il semblait que quelque fatalité s'en mêlait, et que je devais être toujours un sujet de discorde entre mon père et ma mère. Après qu'elle eut bien gémi et pleuré, sans rien obtenir de ce qu'elle souhaitait (car le roi en voyait trop les funestes conséquences, et nos sujets continuaient de mourir, comme s'ils eussent été coupables des fautes de notre famille), elle consentit à ce qu'il désirait, et l'on prépara tout pour la cérémonie. "Je fus mise dans un berceau de nacre de perle, orné de tout ce que l'art peut faire imaginer de plus galant. Ce n'étaient que guirlandes de fleurs et festons qui pendaient autour, et les fleurs en étaient de pierreries, dont les différentes couleurs, frappées par le soleil, réfléchissaient des rayons si brillants, qu'on ne les pouvait regarder. La magnificence de mon ajustement surpassait, s'il se peut, celle du berceau: toutes les bandes de mon maillot étaient faites de grosses perles. Vingt-quatre princesses du sang me portaient sur une espèce de brancard fort léger; leurs parures n'avaient rien de commun: mais il ne leur fut pas permis de mettre d'autres couleurs que du blanc, par rapport à mon innocence. Toute la cour m'accompagna, chacun dans son rang. "Pendant que l'on montait la montagne, on entendit une mélodieuse symphonie qui s'approchait. Enfin les fées parurent, au nombre de trente-six, elles avaient prié leurs bonnes amies de venir avec elles; chacune était assise dans une coquille de perle plus grande que celle où Vénus était lorsqu'elle sortit de la mer; des chevaux marins qui n'allaient guère bien sur terre, les traînaient plus pompeuses que les premières reines de l'univers, mais d'ailleurs vieilles et laides avec excès. Elles portaient une branche d'olivier, pour signifier au roi que sa soumission trouvait grâce devant elles; et lorsqu'elles me tinrent, ce furent des caresses si extraordinaires, qu'il semblait qu'elles ne voulaient plus vivre que pour me rendre heureuse. "Le dragon qui avait servi à les venger contre mon père venait après elles attaché avec des chaînes de diamants. Elles me prirent entre leurs bras, me firent mille caresses, me douèrent de plusieurs avantages, et commencèrent ensuite le branle des fées. C'est une danse fort gaie; il n'est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent et gambadèrent; puis, le dragon qui avait mangé tant de personnes s'approcha en rampant. Les trois fées à qui ma mère m'avait promise s'assirent dessus, mirent mon berceau au milieu d'elles; et frappant le dragon avec une baguette, il déploya aussitôt ses grandes ailes écaillées, plus fines que du crêpe; elles étaient mêlées de mille couleurs bizarres. Elles se rendirent ainsi à leur château. Ma mère, me voyant en l'air exposée sur ce furieux dragon, ne put s'empêcher de pousser de grands cris. Le roi la consola, par l'assurance que son amie lui avait donnée, qu'il ne m'arriverait aucun accident, et que l'on prendrait le même soin de moi que si j'étais restée dans son propre palais. Elle s'apaisa, bien qu'il lui fût très-douloureux de me perdre pour si longtemps, et d'en être la seule cause; car si elle n'avait pas voulu manger les fruits du jardin, je serais demeurée dans le royaume de mon père, et je n'aurais pas eu tous les déplaisirs qui me restent à vous raconter. "Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes avaient bâti exprès une tour, dans laquelle on trouvait mille beaux appartements pour toutes les saisons de l'année, des meubles magnifiques, des livres agréables; mais il n'y avait point de porte, et il fallait toujours entrer par les fenêtres qui étaient prodigieusement hautes. L'on trouvait un beau jardin sur la tour, orné de fleurs, de fontaines et de berceaux de verdure, qui garantissaient de la chaleur dans la plus ardente canicule. Ce fut en ce lieu que les fées m'élevèrent avec des soins qui surpassaient tout ce qu'elles avaient promis à la reine. Mes habits étaient des plus à la mode, et si magnifiques, que si quelqu'un m'avait vue, l'on aurait cru que c'était le jour de mes noces. Elles m'apprenaient tout ce qui convenait à mon âge et à ma naissance. Je ne leur donnais pas beaucoup de peine, car il n'y avait guère de choses que je ne comprisse avec une extrême facilité; ma douceur leur était fort agréable; et comme je n'avais jamais rien vu qu'elles, je serais demeurée tranquille dans cette situation le reste de ma vie. "Elles venaient toujours me voir, montées sur le furieux dragon dont j'ai déjà parlé; elles ne m'entretenaient jamais ni du roi ni de la reine; elles me nommaient leur fille, et je croyais l'être. Personne au monde ne restait avec moi dans la tour qu'un perroquet et un petit chien qu'elles n'avaient donné pour me divertir, car ils étaient doués de raison et parlaient à merveille. "Un des côtés de la tour était bâti sur un chemin creux, plein d'ornières et d'arbres qui l'embarrassaient; de sorte que je n'y avais aperçu personne depuis qu'on m'avait enfermée. Mais un jour comme j'étais à la fenêtre, causant avec mon perroquet et mon chien, j'entendis quelque bruit. Je regardai de tous côtés, et j'aperçus un jeune chevalier qui s'était arrêté pour écouter notre conversation; je n'en avais jamais vu qu'en peinture. Je ne fus pas fâchée qu'une rencontre inespérée fournît cette occasion; de sorte que, ne me défiant point du danger qui est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable, je m'avançai pour le regarder, et plus je le regardais, plus j'y prenais de plaisir. Il me fit une profonde révérence, il attacha ses yeux sur moi, et me parut très en peine de quelle manière il pourrait m'entretenir; car ma fenêtre était fort haute, il craignait d'être entendu, et il savait bien que j'étais dans le château des fées. "La nuit vint presque tout d'un coup, ou, pour parler plus juste, elle vint sans que nous nous en aperçussions; il sonna deux ou trois fois du cor, et me réjouit de quelques fanfares; puis il partit sans que je pusse même distinguer de quel côté il allait, tant l'obscurité était grande. Je restai très-rêveuse; je ne sentis plus le même plaisir que j'avais toujours pris à causer avec mon perroquet et mon chien. Ils me disaient les plus jolies choses du monde, car des bêtes fées deviennent spirituelles; mais j'étais occupée, et je ne savais point l'art de me contraindre. Perroquet le remarqua; il était fin, il ne témoigna rien de ce qui lui roulait dans la tête. "Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Je courus à ma fenêtre; je demeurai agréablement surprise d'apercevoir au pied de la tour le jeune chevalier. Il avait des habits magnifiques; je me flattai que j'y avais un peu de part, et je ne me trompais point. Il me parla avec une espèce de trompette qui porte la voix; et, par son secours, il me dit qu'ayant été insensible jusqu'alors à toutes les beautés qu'il avait vues il s'était senti tout d'un coup si vivement frappé de la mienne, qu'il ne pouvait comprendre comme quoi il se passerait, sans mourir, de me voir tous les jours de sa vie. Je demeurai très-contente de son compliment, et très-inquiète de n'oser y répondre; car il aurait fallu crier de toute ma force, et me mettre dans le risque d'être mieux entendue encore des fées que de lui. Je tenais quelques fleurs, que je lui jetai; il les reçut comme une insigne faveur, de sorte qu'il les baisa plusieurs fois, et me remercia. Il me demanda ensuite si je trouverais bon qu'il vint tous les jours à la même heure sous mes fenêtres, et que, si je le voulais bien, je lui jetasse quelque chose. J'avais une bague de turquoise, que j'ôtai brusquement de mon doigt, et que je lui jetai avec beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s'éloigner en diligence: c'est que j'entendais de l'autre côté la fée Violente qui montait sur son dragon pour m'apporter à déjeuner. "La première chose qu'elle dit en entrant dans ma chambre, ce furent ces mots: "Je sens ici la voix d'un homme; cherche, dragon." Oh! que devins-je! j'étais transie de peur qu'il ne passât par l'autre fenêtre, et qu'il ne suivit le chevalier, pour lequel je m'intéressais déjà beaucoup. "En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieille fée voulait que je la nommasse ainsi), vous plaisantez quand vous dites que vous sentez la voix d'un homme: est-ce que la voix sent quelque chose? et quand cela serait, quel est le mortel assez téméraire pour hasarder de monter dans cette tour?--Ce que tu dis est vrai, ma fille, répondit-elle; je suis ravi de te voir raisonner si joliment, et je conçois que c'est la haine que j'ai pour tous les hommes qui me persuade quelquefois qu'ils ne sont pas éloignés de moi." Elle me donna mon déjeuner et ma quenouille. "Quand tu auras mangé, ne manque pas de filer; car tu ne fis rien hier, me dit-elle, et mes soeurs se fâcheront." En effet je m'étais si fort occupée de l'inconnu, qu'il m'avait été impossible de filer. "Dès qu'elle fut partie, je jetai la quenouille d'un petit air mutin, et montai sur la terrasse, pour découvrir de plus loin dans la campagne. J'avais une lunette d'approche excellente; rien ne bornait ma vue; je regardais de tous côtés, lorsque je découvris mon chevalier sur le haut d'une montagne. Il se reposait sous un riche pavillon d'étoffe d'or, et il était entouré d'un fort grosse cour. Je ne doutai point que ce ne fut le fils de quelque roi voisin du palais des fées. Comme je craignais que s'il revenait à la tour il ne fut découvert par le terrible dragon, je vins prendre mon perroquet, et lui dis de voler jusqu'à cette montagne, qu'il y trouverait celui qui m'avait parlé, et qu'il le priât de ma part de ne plus revenir, parce que j'appréhendais la vigilance de mes gardiennes, et qu'elles ne lui fissent un mauvais tour. "Perroquet s'acquitta de sa commission en perroquet d'esprit. Chacun demeura surpris de la voir venir à tire-d'aile se percher sur l'épaule du prince, et lui parler tout bas à l'oreille. Le prince ressentit de la joie et de la peine de cette ambassade. Le soin que je prenais flattait son coeur; mais les difficultés qui se rencontraient à me parler l'accablaient, sans pouvoir le détourner du dessein qu'il avait formé de me plaire. Il fit cent questions à Perroquet, et Perroquet lui en fit cent à son tour car il était naturellement curieux. Le roi le chargea, d'une bague pour moi, à la place de ma turquoise; c'en était une aussi, mais beaucoup plus belle que la mienne; elle était taillée en coeur avec des diamants. "Il est juste, ajouta-t-il, que je vous traite en ambassadeur: voilà mon portrait que je vous donne, ne le montrez qu'à votre charmante maîtresse." Il lui attacha sous son aile son portrait, et il apporta la bague dans son bec. "J'attendais le retour de mon petit courrier vert avec une impatience que je n'avais point connue jusqu'alors. Il me dit que celui à qui je l'avais envoyé était un grand roi, qu'il l'avait reçu le mieux du monde, et que je pouvais m'assurer qu'il ne voulait plus vivre que pour moi; qu'encore qu'il y eût beaucoup de péril à venir au bas de ma tour, il était résolu à tout, plutôt que de renoncer à me voir. Ces nouvelles m'intriguèrent fort, je me pris à pleurer. Perroquet et Toutou me consolèrent de leur mieux, car ils m'aimaient tendrement. Puis Perroquet me présenta la bague du prince, et me montra le portrait. J'avoue que je n'ai jamais été si aise que je le fus de pouvoir considérer de près celui que je n'avais vu que de loin. Il me parut encore plus aimable qu'il ne m'avait semblé; il me vint cent pensées dans l'esprit, dont les unes agréables et les autres tristes me donnèrent un air d'inquiétude extraordinaire. Les fées qui vinrent me voir s'en aperçurent. Elles se dirent l'une à l'autre que sans doute je m'ennuyais, et qu'il fallait songer à me trouver un époux de race fée. Elles parlèrent de plusieurs, et s'arrêtèrent sur le petit roi Mignonnet, dont le royaume était à cinq cent mille lieues de leur palais; mais ce n'était pas là une affaire. Perroquet entendit ce beau conseil; il vint m'en rendre compte, et me dit: "Ah! que je vous plains, ma chère maîtresse, si vous devenez la reine Mignonette c'est un magot qui fait peur, j'ai regret de vous le dire; mais, en vérité, le roi qui vous aime ne voudrait pas de lui pour son valet de pied.--Est-ce que tu l'as vu, Perroquet?--Je le crois vraiment, continua-t-il, j'ai été élevé sur une branche avec lui.--Comment sur une branche? repris-je.--Oui, dit-il, c'est qu'ils ont les pieds d'un aigle." "Un tel récit m'affligea étrangement. Je regardais le charmant portrait du jeune roi, je pensais bien qu'il n'en avait régalé Perroquet que pour me donner lieu de le voir; et quand j'en faisais comparaison avec Migonnet, je n'espérais plus rien de ma vie, et je me résolvais plutôt à mourir qu'à l'épouser. "Je ne dormis point tant que la nuit dura. Perroquet et Toutou causèrent avec moi. Je m'endormis un peu sur le matin; et comme mon chien avait le nez bon, il sentit que le roi était au pied de la tour. Il éveilla Perroquet. "Je gage, dit-il, que le roi est là-bas." Perroquet répondit: "Tais-toi, babillard; parce que tu as presque toujours les yeux ouverts et l'oreille alerte, tu es fâché du repos des autres.--Mais gageons, dit encore le bon Toutou, je sais bien qu'il y est." Perroquet répliqua: "Et moi, je sais bien qu'il n'y est point: ne lui ai-je pas défendu d'y venir, de la part de notre maîtresse?--Ha vraiment! tu me la donnes belle avec tes défenses, s'écria mon chien: un homme passionné ne consulte que son coeur." Et là-dessus il se mit à lui tirailler si fort les ailes, que Perroquet se fâcha. Je m'éveillai aux cris de l'un et de l'autre; ils me dirent ce qui en faisait le sujet, je courus, ou plutôt je volai à ma fenêtre; je vis le roi qui me tendait les bras, et qui me dit avec sa trompette, qu'il ne pouvait plus vivre sans moi, qu'il me conjurait de trouver les moyens de sortir de ma tour, ou de l'y faire entrer; qu'il attestait tous les dieux et tous les éléments, qu'il m'épouserait aussitôt et que je serais une des plus grandes reines de l'univers. "Je commandai à Perroquet de lui aller dire, que ce qu'il souhaitait me semblait presque impossible; que cependant, sur la parole qu'il me donnait et les serments qu'il avait faits, j'allais m'appliquer à ce qu'il désirait; que je le conjurais de ne pas venir tous les jours; qu'enfin l'on pourrait s'en apercevoir, et qu'il n'y aurait point de quartier avec les fées. "Il se retira comblé de joie, par l'espérance dont je le flattais; et je me trouvai dans le plus grand embarras du monde lorsque je fis réflexion à ce que je venais de promettre. Comment sortir de cette tour, où il n'y avait point de portes? et n'avoir pour tout secours que Perroquet et Toutou; être si jeune, si peu expérimentée, si craintive! Je pris donc la résolution de ne point tenter une chose où je ne réussirais jamais, et je l'envoyai dire au roi par Perroquet. Il voulut se tuer à ses yeux; mais enfin il le chargea de me persuader ou de le venir voir mourir, ou de le soulager. "Sire, s'écria l'ambassadeur emplumé, ma maîtresse est suffisamment persuadée, elle ne manque que de pouvoir." "Quand il me rendit compte de tout ce qui s'était passé, je m'affligeai plus que je l'eusse encore fait. La fée Violente vint, elle me trouva les yeux enflés et rouges; elle dit que j'avais pleuré et que si je ne lui en avouais le sujet elle me brûlerait: car toutes ses menaces étaient toujours terribles. Je répondis, en tremblant, que j'étais lasse de filer, et que j'avais envie de petits filets pour prendre des oisillons qui venaient becqueter les fruits de mon jardin. "Ce que tu souhaites, ma fille, me dit-elle, ne te coûtera plus de larmes: je t'apporterai des cordelettes tant que tu en voudras." Et en effet j'en eus le soir même. Mais elle m'avertit de songer moins à travailler qu'à me faire belle, parce que le roi Migonnet devait arriver dans peu. Je frémis à ces fâcheuses nouvelles, et ne répliquai rien. "Des qu'elle fut partie, je commençai deux ou trois morceaux de filet; mais à quoi je m'appliquai, ce fut à faire une échelle de corde, qui était très-bien faite, sans en avoir jamais vu. Il est vrai que la fée ne m'en fournissait pas autant qu'il m'en fallait, et sans cesse elle me disait: "Mais, ma fille, ton ouvrage est semblable à celui de Pénélope, il n'avance point, et tu ne te lasses pas de me demander de quoi travailler.--Oh! ma bonne maman, disais-je, vous en parlez bien à votre aise; ne voyez-vous pas que je ne sais comment m'y prendre, et que je brûle tout? Avez-vous peur que je ne vous ruine en ficelle?" Mon air de simplicité la réjouissait, bien qu'elle fût d'une humeur très-désagréable et très-cruelle. "J'envoyai Perroquet dire au roi de venir un soir sous les fenêtres de la tour, qu'il y trouverait l'échelle, et qu'il saurait le reste quand il serait arrivé. En effet, je l'attachai bien ferme, résolue à me sauver avec lui; mais quand il la vit, sans attendre que je descendisse, il monta avec empressement, et se jeta dans ma chambre comme je préparais tout pour ma fuite. "Sa vue me donna tant de joie, que j'en oubliai le péril où nous étions. Il me renouvela tous ses serments, et me conjura de ne point différer de le recevoir pour mon époux. Nous prîmes Perroquet et Toutou pour témoins de notre mariage. Jamais noces ne se sont faites, entre des personnes si élevées, avec moins d'éclat et de bruit, et jamais coeurs n'ont été plus contents que les nôtres. "Le jour n'était pas encore venu quand le roi me quitta. Je lui racontai l'épouvantable dessein des fées de me marier au petit Migonnet; je lui dépeignis sa figure, dont il eut autant d'horreur que moi. A peine fut-il parti, que les heures me semblèrent aussi longues que les années; je courus à la fenêtre, je le suivis des yeux malgré l'obscurité. Mais quel fut mon étonnement de voir en l'air un chariot de feu traîné par des salamandres ailées, qui faisaient une telle diligence, que l'oeil pouvait à peine le suivre! Ce chariot était accompagné de plusieurs gardes montés sur des autruches. Je n'eus pas assez de loisir pour bien considérer le magot qui traversait ainsi les airs; mais je crus aisément que c'était une fée ou un enchanteur. "Peu après, la fée Violente entra dans ma chambre. "Je t'apporte de bonnes nouvelles, me dit-elle, ton amant est arrivé depuis quelques heures; prépare-toi à le recevoir: voici des habits et des pierreries.--Eh! qui vous a dit, m'écriai-je, que je voulais être mariée? ce n'est point du tout mon intention. Renvoyez le roi Migonnet, je n'en mettrai pas une épingle davantage; qu'il me trouve belle ou laide, je ne suis point pour lui.--Ouais, ouais, dit la fée encore, quelle petite révoltée, quelle tête sans cervelle! je n'entends pas raillerie, et je te.....--Que me ferez-vous? répliquai-je, toute rouge des noms qu'elle m'avait donnés? Peut-on être plus tristement nourrie que je le suis, dans une tour, avec un perroquet et un chien, voyant tous les jours plusieurs fois l'horrible figure d'un dragon épouvantable!--Ah! petite ingrate, dit la fée, méritais-tu tant de soins et de peines? je ne l'ai que trop dit à mes soeurs, que nous en aurions une triste récompense." Elle alla les trouver, elle leur raconta notre différend, elles restèrent aussi surprises les unes que les autres. "Perroquet et Toutou me firent de grandes remonstrances, que si je faisais davantage la mutine ils prévoyaient qu'il m'en arriverait de cuisants déplaisirs. Je me sentais si fière de posséder le coeur d'un grand roi, que je méprisais les fées et les conseils de mes pauvres petits camarades. Je ne m'habillai point, et j'affectai de me coiffer de travers, afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot de feu. Jamais depuis qu'il y a des nains il ne s'en est vu un si petit. Il marchait sur ses pieds d'aigle et sur ses genoux tout ensemble, car il n'avait point d'os aux jambes; de sorte qu'il se soutenait sur deux béquilles de diamants. Son manteau royal n'avait qu'une demi-aune de long, et traînait de plus d'un tiers. Sa tête était grosse comme un boisseau, et son nez si grand, qu'il portait dessus une douzaine d'oiseaux, dont le ramage le réjouissait. Il avait une si furieuse barbe, que les serins de Canarie y faisaient leurs nids, et ses oreilles passaient d'un coudée au-dessus de sa tête; mais on s'en apercevait peu, à cause d'une haute couronne pointue qu'il portait pour paraître plus grand. La flamme de son chariot rôtit les fruits, sécha les fleurs, et tarit les fontaines de mon jardin. Il vint à moi, les bras ouverts pour m'embrasser; je me tins fort droite, il fallut que son premier écuyer le haussât. Mais aussitôt qu'il s'approcha, je m'enfuis dans ma chambre, dont je fermai la porte et les fenêtres, de sorte que Migonnet se retira chez les fées, très-indigné contre moi. "Elles lui demandèrent mille fois pardon de ma brusquerie; et pour l'apaiser, car il était redoutable, elles résolurent de l'amener la nuit dans ma chambre pendant que je dormirais, de m'attacher les pieds et les mains, pour me mettre avec lui dans son brûlant chariot, afin qu'il m'emmenât. La chose ainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des brusqueries que j'avais faites. Elles dirent seulement qu'il fallait songer à les réparer. Perroquet et Toutou restèrent surpris d'une si grande douceur. "Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, que le coeur ne m'annonce rien de bon? mesdames les fées sont d'étranges personnes, et surtout Violente." Je me moquai de ses alarmes, et j'attendis mon cher époux avec mille impatiences: il en avait trop de me voir pour tarder; je lui jetai l'échelle de corde, bien résolue à m'en retourner avec lui; il monta légèrement, et me dit des choses si tendres, que je n'ose encore les rappeler à mon souvenir. "Comme nous parlions ensemble avec la même tranquillité que nous aurions eue dans son palais, nous vîmes enfoncer tout d'un coup les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrent sur leur terrible dragon, Migonnet les suivit dans son chariot de feu, et tous ses gardes avec leurs autruches. Le roi, sans s'effrayer, mit l'épée à la main, et ne songea qu'à me garantir de la plus furieuse aventure qui se soit jamais passée; car enfin, vous le dirai-je, seigneur, ces barbares créatures poussèrent leur dragon sur lui, et à mes yeux il le dévora. "Désespérée de son malheur et du mien, je me jetai dans la gueule de cet horrible monstre, voulant qu'il m'engloutît, comme il venait d'engloutir tout ce que j'aimais au monde. Il le voulait bien aussi; mais les fées, encore plus cruelles que lui, ne le voulurent pas. "Il faut, s'écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines: une prompte mort est trop douce pour cette indigne créature." Elles me touchèrent, je me vis aussitôt sous la figure d'une chatte blanche; elles me conduisirent dans ce superbe palais qui était à mon père; elles métamorphosèrent tous les seigneurs et toutes les dames du royaume en chats et en chattes; elles en laissèrent à qui on ne voyait que les mains, et me réduisirent dans le déplorable état où vous me trouvâtes, me faisant savoir ma naissance, la mort de mon père, celle de ma mère, et que je ne serais délivrée de ma chatonique figure que par un prince qui ressemblait parfaitement à l'époux qu'elles m'avaient ravi. C'est vous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle: mêmes traits, même air, même son de voix; j'en fus frappée aussitôt que je vous vis, j'étais informée de tout ce qui devait arriver, et je le suis encore de tout ce qui arrivera: mes peines vont finir. "Et les miennes, belle reine, dit le prince en se jetant à ses pieds, seront-elles de longue durée?--Je vous aime plus que ma vie, seigneur: il faut partir pour aller vers votre père; nous verrons ses sentiments pour moi, et s'il consentira à ce que vous désirez." Elle sortit, le prince lui donna la main, elle monta dans un chariot avec lui: il était beaucoup plus magnifique que ceux qu'il avait eus jusqu'alors. Le reste de l'équipage y répondait à tel point, que tous les fers des chevaux étaient d'émeraudes, et les clous de diamants. Cela ne s'est peut-être jamais vu que cette fois-là. Je ne dis point les agréables conversations que la reine et le prince avaient ensemble: si elle était unique en beauté, elle ne l'était pas moins en esprit, et ce jeune prince était aussi parfait qu'elle; de sorte qu'ils pensaient des choses toutes charmantes. Lorsqu'ils furent près du château, où les deux frères aînés du prince doivent se trouver, la reine entra dans un petit rocher de cristal, dont toutes les pointes étaient garnies d'or et de rubis. Il y avait des rideaux tout autour, afin qu'on ne la vit point, et il était porté par des jeunes hommes très-bien faits et superbement vêtus. Le prince demeura dans le beau chariot, il aperçut ses frères qui se promenaient avec des princesses d'une excellente beauté. Dès qu'ils le reconnurent, ils s'avancèrent pour le recevoir, et lui demandèrent s'il amenait une dame: il leur dit qu'il avait été si malheureux, que dans tout son voyage il n'en avait rencontre que de très-laides; que ce qu'il apportait de plus rare, c'était une petite chatte blanche. Ils se prirent à rire de sa simplicité. "Une chatte! lui dirent-ils, avez-vous peur que les souris ne mangent notre palais?" Le prince répliqua qu'en effet il n'était pas sage de vouloir faire un tel présent à son père. Là-dessus chacun prit le chemin de la ville. Les princes aînés montèrent avec leurs princesses, dans des calèches toutes d'or et d'azur; leurs chevaux avaient sur leur tête des plumes et des aigrettes; rien n'était plus brillant que cette cavalcade. Notre jeune prince allait après, et puis le rocher de cristal, que tout le monde regardait avec admiration. Les courtisans s'empressèrent de venir dire au roi que les trois princes arrivaient. "Amènent-ils de belles dames? répliqua le roi.--Il est impossible de rien voir qui les surpasse." A cette réponse, il parut fâché. Les deux princes s'empressèrent de monter avec leurs merveilleuses princesses. Le roi les reçut très-bien, et ne savait à laquelle donner le prix. Il regarda son cadet, et lui dit: "Cette fois-ci, vous venez donc seul?--Votre Majesté verra dans ce rocher une petite chatte blanche, répliqua le prince, qui miaule si doucement, qu'elle lui agréera." Le roi sourit, et alla lui-même pour ouvrir le rocher. Mais aussitôt qu'il s'approcha, la reine, avec un ressort, en fit tomber toutes les pièces, et parut comme le soleil qui à été quelque temps enveloppé dans une nue; ses cheveux blonds étaient épars sur ses épaules, ils tombaient par grosses boucles jusqu'à ses pieds. Sa tête était ceinte de fleurs; sa robe d'une légère gaze blanche, doublée de taffetas couleur de rose. Elle se leva et fit une profonde révérence au roi, qui ne put s'empêcher dans l'excès de son admiration, de s'écrier: "Voici l'incomparable, et celle qui mérite ma couronne!" "Seigneur, lui dit-elle, je ne suis pas venue pour vous arracher un trône que vous remplissez si dignement; je suis née avec six royaumes: permettez que je vous en offre un, et que j'en donne autant à chacun de vos fils. Je ne vous demande pour toute récompense que votre amitié, et ce jeune prince pour époux. Nous aurons encore assez de trois royaumes." Le roi et toute la cour poussèrent de longs cris de joie et d'étonnement. Le mariage fut célébré aussitôt, aussi bien que celui des deux princes; de sorte que toute la cour passa plusieurs mois dans les divertissements et les plaisirs. Chacun ensuite partit pour aller gouverner ses États; la belle Chatte Blanche s'y est immortalisée, autant par ses bontés et ses libéralités, que par son rare mérite et sa beauté. [Note 1: Créatures, _partisans_.] [Note 2: y pouvaient trouver leur compte, _finding their advantage by it_.] [Note 3: Ne prenez point d'ombrage, _do not mistrust_.] [Note 4: Bamboche, _shrimp_.] [Note 5: figurine, _a very small figure_.] [Note 6: vous aurez lieu, _you will have every reason_.] [Note 7: Médianoche, _a midnight regal_.] [Note 8: Patte de velours, _kindness_.] [Note 9: Normanisme, _humbug_.] [Note 10: A belles dents, _with good appetite_.] [Note 11: croque-lardon, _a kitchen-spunger_.] [Note 12: Éprouver, _to try_.] [Note 13: pour qu'elle l'en dispensât, _that she might excuse him from it_.] [Note 14: Des témoignages, _with expressions_.] [Note 15: Qui que ce soit ne parut, _nobody appeared_.] [Note 16: T'agrée, _pleases thee_.] [Note 17: Contrefaits, _deformed_.] AURORE ET AIMÉE. Il y avait une fois une dame qui avait deux filles. L'aînée, qui se nommait Aurore, était belle comme le jour, et elle avait un assez bon caractère.[1] La seconde, qui se nommait Aimée, était bien aussi belle que sa soeur, mais elle était maligne,[2] et n'avait de l'esprit que pour faire du mal. La mère avait été aussi fort belle, mais elle commençait à n'être plus jeune, et cela lui donnait beaucoup de chagrin. Aurore avait seize ans, et Aimée n'en avait que douze; aussi la mère, qui craignait de paraître vieille, quitta le pays, où tout le monde la connaissait, et envoya sa fille aînée à la campagne, parce qu'elle ne voulait pas qu'on sût qu'elle avait une fille si âgée. Elle garda la plus jeune auprès d'elle, et fut dans une autre ville; et elle disait à tout le monde qu'Aimée n'avait que dix ans. Cependant, comme elle craignait qu'on ne découvrit la tromperie, elle envoya Aurore dans un pays bien loin, et celui qui la conduisait la laissa dans un grand bois, où elle s'était endormie en se reposant. Quand Aurore se réveilla, et qu'elle se vit toute seule dans ce bois, elle se mit à pleurer. Il était presque nuit; et s'étant levée, elle chercha à sortir de cette forêt; mais, au lieu de trouver son chemin, elle s'égara encore davantage.[3] Enfin, elle vit bien loin une lumière, et, étant allée de ce côté-là, elle trouva une petite maison. Aurore frappa à la porte, et une bergère vint lui ouvrir, et lui demanda ce qu'elle voulait. Ma bonne mère, lui dit Aurore, je vous prie, par charité, de me donner la permission de coucher dans votre maison; car si je reste dans le bois, je serai mangée des loups. De tout mon coeur, ma belle fille, lui répondit la bergère; mais dites-moi, pourquoi êtes-vous dans ce bois si tard? Aurore lui raconta son histoire, et lui dit: Ne suis-je pas bien malheureuse d'avoir une mère si cruelle? et ne vaudrait-il pas mieux[4] que je fusse morte en venant au monde que de vivre pour être ainsi maltraitée? Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour être si misérable? Ma chère enfant, répliqua la bergère, il ne faut jamais murmurer contre Dieu; il est tout-puissant, il est sage, il vous aime, et vous devez croire qu'il n'a permis votre malheur que pour votre bien. Confiez-vous en lui, et mettez-vous bien dans la tête que Dieu protége les bons, et que les choses fâcheuses qui leur arrivent ne sont pas malheurs: demeurez avec moi, je vous servirai de mère, et je vous aimerai comme ma fille. Aurore consentit à cette proposition; et le lendemain, la bergère lui dit: Je vais vous donner un petit troupeau à conduire; mais j'ai peur que vous ne vous ennuyiez, ma belle fille; ainsi, prenez une quenouille, et vous filerez, cela vous amusera. Ma mère, répondit Aurore, je suis une fille de qualité, ainsi je ne sais pas travailler. Prenez donc un livre, lui dit la bergère. Je n'aime pas la lecture, lui répondit Aurore en rougissant. C'est qu'elle était honteuse d'avouer à la fée qu'elle ne savait pas lire comme il faut. Il fallut pourtant avouer la vérité: et elle dit à la bergère qu'elle n'avait jamais voulu apprendre à lire quand elle était petite, et qu'elle n'en avait pas eu le temps quand elle était devenue grande. Vous aviez donc de grandes affaires, lui dit la bergère. Oui, ma mère, répondit Aurore. J'allais me promener tous les matins avec mes bonnes amies; après dîner je me coiffais; le soir je restais à notre assemblée, et puis j'allais à l'opéra, à la comédie, et la nuit j'allais au bal. Véritablement, dit la bergère, vous aviez de grandes occupations, et, sans doute, vous ne vous ennuyiez pas. Je vous demande pardon, ma mère, répondit Aurore. Quand j'étais un quart d'heure toute seule, ce qui m'arrivait quelquefois, je m'ennuyais à mourir; mais quand nous allions à la campagne, c'était bien pire; je passais toute la journée à me coiffer et à me décoiffer,[5] pour m'amuser. Vous n'étiez donc pas heureuse à la campagne? dit la bergère. Je ne l'étais pas à la ville non plus, répondit Aurore. Si je jouais, je perdais mon argent; si j'étais dans une assemblée, je voyais mes compagnes mieux habillées que moi, et cela me chagrinait beaucoup; si j'allais au bal, je n'étais occupée qu'à chercher des défauts à celles qui dansaient mieux que moi; enfin, je n'ai jamais passé un jour sans avoir du chagrin. Ne vous plaignez donc plus de la Providence, lui dit la bergère; en vous conduisant dans cette solitude, elle vous à ôté plus de chagrins que de plaisirs; mais ce n'est pas tout Vous auriez été par la suite encore plus malheureuse; car enfin, on n'est pas toujours jeune: le temps du bal et de la comédie passe; quand on devient vieille, et qu'on veut toujours être dans les assemblées, les jeunes gens se moquent; d'ailleurs, on ne peut plus danser, on n'oserait plus se coiffer; if faut donc s'ennuyer à mourir, et être fort malheureuse. Mais, ma bonne mère, dit Aurore, on ne peut pourtant pas rester seule; la journée paraît longue comme un an quand on n'a pas compagnie. Je vous demande pardon, ma chère, répondit la bergère: je suis seule ici, et les années me paraissent courtes comme les jours. Si vous voulez, je vous apprendrai le secret de ne vous ennuyer jamais. Je le veux bien, dit Aurore; vous pouvez me gouverner comme vous le jugerez à propos, je veux vous obéir. La bergère, profitant de la bonne volonté d'Aurore, lui écrivit sur un papier tout ce qu'elle devait faire. Toute la journée était partagée entre la prière, la lecture, le travail et la promenade. Il n'y avait pas d'horloge dans ce bois, et Aurore ne savait pas qu'elle heure il était; mais la bergère connaissait l'heure par le soleil: elle dit à Aurore de venir dîner. Ma mère, dit cette belle fille à la bergère, vous dînez de bonne heure, il n'y a pas longtemps que nous sommes levées. Il est pourtant deux heures, reprit la bergère en souriant, et nous sommes levées depuis cinq heures; mais, ma fille, quand on s'occupe utilement, le temps passe bien vite, et jamais on ne s'ennuie. Aurore, charmée de ne plus sentir l'ennui, s'appliqua de tout son coeur à la lecture et au travail; et elle se trouvait mille fois plus heureuse au milieu de ses occupations champêtres qu'à la ville. Je vois bien, disait-elle à la bergère, que Dieu fait tout pour notre bien. Si ma mère n'avait pas été injuste et cruelle à mon égard, je serais restée dans mon ignorance, et la vanité, l'oisiveté, le désir de plaire, m'auraient rendue méchante et malheureuse. Il y avait un an qu'Aurore était chez la bergère, lorsque le frère du roi vint chasser dans le bois où elle gardait ses moutons. Il se nommait Ingénu, et c'était le meilleur prince du monde; mais le roi, son frère, qui s'appelait Fourbin, ne lui ressemblait pas, car il n'avait de plaisir qu'à tromper ses voisins, et à maltraiter ses sujets. Ingénu fut charmé de la beauté d'Aurore, et lui dit qu'il se croirait fort heureux si elle voulait l'épouser. Aurore le trouvait fort aimable; mais elle savait qu'une fille qui est sage n'écoute point les hommes qui leur tiennent de pareils discours. Monsieur, dit-elle à Ingénu, si ce que vous me dites est vrai, vous irez trouver ma mère, qui est une bergère; elle demeure dans cette petite maison que vous voyez tout là bas: si elle veut bien que vous soyez mon mari, je le voudrai bien aussi; car elle est si sage et si raisonnable, que je ne lui désobéis jamais. Ma belle fille, reprit Ingénu, j'irai de tout mon coeur vous demander à votre mère; mais je ne voudrais pas vous épouser malgré vous: si elle consent que vous soyez ma femme, cela peut-être vous donnera du chagrin, et j'aimerais mieux mourir que de vous causer de la peine. Un homme qui pense comme cela a de la vertu, dit Aurore, et une fille ne peut être malheureuse avec un homme vertueux. Ingénu quitta Aurore, et fut trouver la bergère, qui connaissait sa vertu, et qui consentit de bon coeur à son mariage: il lui promit de revenir dans trois jours pour voir Aurore avec elle, et partit le plus content du monde, après lui avoir donné sa bague pour gage.[6] Cependant Aurore avait beaucoup d'impatience de retourner à la petite maison; Ingénu lui avait paru si aimable, qu'elle craignait que celle qu'elle appellait sa mère ne l'eût rebuté; mais la bergère lui dit: Ce n'est pas parce qu'Ingénu est prince que j'ai consenti à votre mariage avec lui; mais parce qu'il est le plus honnête homme du monde. Aurore attendait avec quelque impatience le retour du prince; mais le second jour après son départ, comme elle ramenait son troupeau, elle se laissa tomber si malheureusement dans un buisson, qu'elle se déchira tout le visage. Elle se regarda bien vite dans un ruisseau, et elle se fit peur;[7] car le sang lui coulait de tous les côtés. Ne suis-je pas bien malheureuse? dit-elle à la bergère en rentrant dans la maison; Ingénu viendra demain matin, et il ne m'aimera plus, tant il me trouvera horrible. La bergère lui dit en souriant: Puisque le bon Dieu a permis que vous soyez tombée, sans doute que c'est pour votre bien; car vous savez qu'il vous aime, et qu'il sait mieux que vous ce qui vous est bon. Aurore reconnut sa faute, car c'en est une de murmurer contre la Providence, et elle dit en elle-même: Si le Prince Ingénu ne veut plus m'épouser parce que je ne suis plus belle, apparemment que j'aurais été malheureuse avec lui. Cependant la bergère lui lava le visage, et lui arracha plusieurs épines qui étaient enfoncées dedans. Le lendemain matin, Aurore était effroyable; car son visage était horriblement enflé, et on ne lui voyait pas les yeux. Sur les dix heures du matin, on entendit un carrosse s'arrêter devant la porte; mais, au lieu d'Ingénu, on en vit descendre le roi Fourbin: un des courtisans qui étaient à la chasse avec le prince avait dit au roi que son frère avait rencontré la plus belle fille du monde, et qu'il voulait l'épouser. Vous êtes bien hardi de vouloir vous marier sans ma permission, dit Fourbin à son frère: pour vous punir, je veux épouser cette fille, si elle est aussi belle qu'on le dit. Fourbin en entrant chez la bergère, lui demanda où était sa fille. La voici, répondit la bergère en montrant Aurore. Quoi! ce monstre-là? dit le roi. Et n'avez-vous point une autre fille, à laquelle mon frère a donné la bague? La voici à mon doigt, répondit Aurore. A ces mots, le roi fit un grand éclat de rire, et dit: Je ne croyais pas mon frère de si mauvais goût; mais je suis charmé de pouvoir le punir. En même temps, il commanda à la bergère de mettre un voile sur la tête d'Aurore; et ayant envoyé chercher le prince Ingénu, il lui dit: Mon frère, puisque vous aimez la belle Aurore, je veux que vous l'épousiez tout à l'heure. Et moi, je ne veux tromper personne, dit Aurore en arrachant son voile. Regardez mon visage, Ingénu: je suis devenue bien horrible depuis trois jours; voulez-vous encore m'épouser? Vous paraissez plus aimable que jamais à mes yeux, dit le prince; car je reconnais que vous êtes plus vertueuse encore que je ne croyais. En même temps il lui donna la main: et Fourbin riait de tout son coeur. Il commanda donc qu'ils fussent mariés sur-le-champ; mais ensuite il dit à Ingénu: Comme je n'aime pas les monstres, vous pouvez demeurer avec votre femme dans cette cabane; je vous défends de l'amener à la cour. En même temps, il remonta dans son carrosse, et laissa Ingénu transporté de joie. Eh bien, dit la bergère à Aurore, croyez-vous encore être malheureuse d'avoir tombé? Sans cet accident, le roi serait devenu amoureux de vous, et si vous n'aviez pas voulu l'épouser, il eût fait mourir Ingénu. Vous avez raison, ma mère, reprit Aurore; mais pourtant je suis devenue laide à faire peur, et je crains que le prince n'ait du regret de m'avoir épousée. Non, je vous assure, reprit Ingénu: on s'accoutume au visage d'une laide, mais on ne peut s'accoutumer à un mauvais caractère. Je suis charmée de vos sentiments, dit la bergère; mais Aurore sera encore belle, j'ai une eau qui guérira son visage. Effectivement, au bout de trois jours, le visage d'Aurore devint comme auparavant; mais le Prince la pria de porter toujours son voile; car il avait peur que son méchant frère ne l'enlevât s'il la voyait. Cependant Fourbin, qui voulait se marier, fit partir plusieurs peintres pour lui apporter les portraits des plus belles filles. Il fut enchanté de celui d'Aimée, soeur d'Aurore, et l'ayant fait venir à sa cour, il l'épousa. Aurore eut beaucoup d'inquiétude quand elle sut que sa soeur était reine; elle n'osait plus sortir; car elle savait combien cette soeur était méchante, et combien elle la haïssait. Au bout d'un an, Aurore eut un fils qu'on nomma Beaujour, et elle l'aimait uniquement. Ce petit prince, lorsqu'il commença à parler, montra tant d'esprit, qu'il faisait tout le plaisir de ses parents. Un jour, qu'il était devant la porte avec sa mère, elle s'endormit, et quand elle se réveilla, elle ne trouva plus son fils. Elle jetta de grands cris, et courut par toute la forêt pour le chercher. La bergère avait beau la faire souvenir qu'il n'arrive rien que pour notre bien, elle eut toutes les peines du monde à la consoler; mais le lendemain, elle fut contrainte d'avouer que la bergère avait raison. Fourbin et sa femme, enragés de n'avoir point d'enfants, envoyèrent des soldats pour tuer leur neveu; et voyant qu'on ne pouvait le trouver, ils mirent Ingénu, sa femme et la bergère dans une barque, et les firent exposer sur la mer, afin qu'on n'entendit jamais parler d'eux. Pour cette fois, Aurore crut qu'elle devait se croire fort malheureuse; mais la bergère lui répétait toujours que Dieu faisait tout pour le mieux. Comme il faisait un très-beau temps, la barque vogua tranquillement pendant trois jours, et aborda à une ville qui était sur le bord de la mer. Le roi de cette ville avait une grande guerre, et les ennemis l'assiégèrent le lendemain. Ingénu, qui avait du courage, demanda quelques troupes au roi; il fit plusieurs sorties[8], et il eut le bonheur de tuer l'ennemi qui assiégeait la ville. Les soldats, ayant perdu leur commandant, s'enfuirent, et le roi qui était assiégé, n'ayant point d'enfants, adopta Ingénu pour son fils, afin de lui marquer sa reconnaissance. Quatre ans après, on apprit que Fourbin était mort de chagrin d'avoir épousé une méchante femme; et le peuple, qui la haïssait, la chassa honteusement, et envoya des ambassadeurs à _Ingénu_ pour lui offrir la couronne. Il s'embarqua avec sa femme et la bergère; mais une grande tempête étant survenue, ils firent naufrage, et se trouvèrent dans une île déserte. Aurore, devenue sage par tout ce qui lui était arrivé, ne s'affligea point, et pensa que c'était pour leur bien que Dieu avait permis ce naufrage: ils mirent un grand bâton sur le rivage, et le tablier blanc de la bergère au haut de ce bâton, afin d'avertir des vaisseaux qui passeraient par là de venir à leur secours. Sur le soir, ils virent venir une femme qui portait un petit enfant, et Aurore ne l'eut pas plus tôt regardé, qu'elle reconnut son fils Beaujour. Elle demanda à cette femme où elle avait pris cet enfant; et elle lui répondit que son mari, qui était un corsaire, l'avait enlevé; mais qu'ayant fait naufrage proche de cette île, elle s'était sauvée avec l'enfant qu'elle tenait alors dans ses bras. Deux jours après, des vaisseaux qui cherchaient les corps d'Ingénu et d'Aurore, qu'on croyait avoir péri, virent ce linge blanc, et, étant venus dans l'île, ils menèrent leur roi et sa famille dans leur royaume. Et quelques accidents qu'il arrivât à Aurore, elle ne murmura jamais, parce qu'elle savait par son expérience que les choses qui nous paraissent des malheurs sont souvent la cause de notre félicité. [Note 1: Assez bon caractère, _pretty good disposition_.] [Note 2: maligne, _mischievous_.] [Note 3: elle s'égara, davantage, _the more she lost herself_.] [Note 4: Ne vaudrait-il pas mieux, _would it not be better_.] [Note 5: A me coiffer et à me décoiffer, _in curling and uncurling my locks_.] [Note 6: Pour gage, _as a pledge_.] [Note 7: Elle se fit peur, _she was afraid of herself_.] [Note 8: Il fit plusieurs sorties, _he made several sallies_.] LA VEUVE ET SES DEUX FILLES. Il y avait une veuve assez bonne femme qui avait deux filles, toutes deux fort aimables; l'aînée se nommait _Blanche_, la seconde _Vermeille_. On leur avait donné ces noms parce qu'elles avaient, l'une, le plus beau teint du monde, et la seconde, des joues et des lèvres vermeilles comme du corail. Un jour la bonne femme étant près de sa porte, à filer, vit une pauvre vieille qui avait bien de la peine à se trainer[1] avec son bâton. "Vous êtes bien fatiguée, dit la bonne femme à la vieille; asseyez-vous un moment pour vous reposer." Et aussitôt elle dit à ses filles de donner une chaise à cette femme. Elles se levèrent toutes les deux; mais Vermeille couru plus fort[2] que sa soeur, et apporta la chaise. "Voulez-vous boire un coup?[3] dit la bonne femme à la vieille. De tout mon coeur, répondit-elle; il me semble même que je mangerais bien un morceau,[4] si vous pouviez me donner quelque chose pour me ragoûter.[5] Je vous donnerai tout ce qui est en mon pouvoir, dit la bonne femme; mais comme je suis pauvre, ce ne sera pas grand chose." En même temps elle dit à ses filles de servir la bonne vieille, qui se mit à table; et la bonne femme commanda à l'aînée d'aller cueillir quelques prunes sur un prunier qu'elle avait planté elle-même, et qu'elle aimait beaucoup. Blanche, au lieu d'obéir de bonne grâce à sa mère, murmura contre cet ordre, et dit en elle-même: "Ce n'est pas pour cette vieille gourmande que j'ai eu tant de soin de mon prunier." Elle n'osa pourtant pas refuser quelques prunes; mais elle les donna de mauvaise grâce et à contre-coeur.[6] "Et vous, Vermeille, dit la bonne femme à la seconde de ses filles, vous n'avez pas de fruit à donner à cette bonne dame, car vos raisins ne sont pas mûrs. Il est vrai, dit Vermeille; mais j'entends ma poule qui chante, elle vient de pondre un oeuf, et si madame veut l'avaler tout chaud, je le lui offre de tout mon coeur." En même temps, sans attendre la réponse de la vieille, elle courut chercher son oeuf; mais dans le moment qu'elle le présentait à cette femme, elle disparut, et l'on vit à sa place une belle dame, qui dit à la mère: "Je vais récompenser vos deux filles selon leur mérite. L'aînée deviendra une grande reine, et la seconde une fermière." Et en même temps, ayant frappé la maison de son bâton, elle disparut, et l'on vit dans la place une jolie ferme. "Voilà votre partage, dit-elle à Vermeille. Je sais que je vous donne à chacune ce que vous aimez le mieux." La fée s'éloigna en disant ces paroles; et la mère aussi bien que les deux filles restèrent fort étonnées. Elles entrèrent dans la ferme, et furent charmées de la propreté des meubles. Les chaises n'étaient que de bois: mais elles étaient si propres, qu'on s'y voyait comme dans un miroir. Les lits étaient de toile blanche comme la neige. Il y avait dans les étables vingt moutons, autant de brebis, quatre boeufs, quatre vaches; et dans la cour toutes sortes d'animaux, comme des poules, des canards, des pigeons et autres. Il y avait aussi un joli jardin, rempli de fleurs et de fruits. Blanche voyait sans jalousie le don qu'on avait fait à sa soeur, et elle n'était occupée que du plaisir qu'elle aurait à être reine. Tout d'un coup elle entendit passer des chasseurs, et, étant allée sur la porte pour les voir, elle parut si belle aux yeux du roi, qu'il résolut de l'épouser. Blanche étant devenue reine, dit à sa soeur Vermeille: "Je ne veux pas que vous soyez fermière; venez avec moi, ma soeur, je vous ferai épouser un grand seigneur.--Je vous suis bien obligée, ma soeur, répondit Vermeille; je suis accoutumée à la campagne, et je veux y rester." La reine Blanche partit donc, et elle était si contente, qu'elle passa plusieurs nuits sans dormir. Les premiers mois, elle fut si occupée de ses beaux habits, des bals, des comédies, qu'elle ne pensait à autre chose. Mais bientôt elle s'accoutuma à tout cela, et rien ne la divertissait plus; au contraire, elle eut de grands chagrins: toutes les dames de la cour lui rendaient de grands respects quand elles étaient devant elle, mais elle savait qu'elles ne l'aimaient pas, et qu'elles disaient: "Voyez cette petite paysanne, comme elle fait la grande dame! Le roi a le coeur bien bas,[7] d'avoir pris une telle femme." Ce discours fit faire des réflexions au roi. Il pensa qu'il avait eu tort d'épouser Blanche. Quand on vit que le roi n'aimait plus sa femme, on commença à ne lui rendre aucun devoir.[8] Elle était très-malheureuse, car elle n'avait pas une seule bonne amie à qui elle pût conter ses chagrins. Elle voyait que c'était la mode à la cour de trahir ses amis par intérêt, de faire bonne mine à ceux que l'on haïssait, et de mentir à tout moment. Il fallait être sérieuse, parce qu'on lui disait qu'une reine doit avoir un air grave et majestueux. Elle avait un médecin auprès d'elle, qui examinait tout ce qu'elle mangeait, et lui ôtait toutes les choses qu'elle aimait. On ne mettait point de sel dans ses bouillons; on lui défendait de se promener quand elle en avait envie; en un mot, elle était contredite depuis le matin jusqu'au soir. On donna des gouvernantes à ses enfants, qui les élevaient tout de travers,[9] sans qu'elle eût la liberté d'y trouver à redire.[10] La pauvre Blanche se mourait de chagrin, et elle devint si maigre, qu'elle faisait pitié à tout le monde. Elle n'avait pas vu sa soeur depuis trois ans qu'elle était reine, parce qu'elle pensait qu'une personne de son rang serait déshonorée d'aller rendre visite à une fermière; mais, se voyant accablée de mélancolie, elle résolut d'aller passer quelques jours à la campagne, pour se désennuyer.[11] Elle en demanda la permission au roi, qui la lui accorda de bon coeur, parce qu'il pensait qu'il serait débarrassé d'elle pendant quelque temps. Elle arriva sur le soir à la ferme de Vermeille, et elle vit de loin, devant la porte, une troupe de bergers et de bergères qui dansaient et se divertissaient de tout leur coeur. "Hélas! dit la reine en soupirant, où est le temps que je me divertissais comme ces pauvres gens? personne n'y trouvait à redire." D'abord qu'elle parut, sa soeur accourut pour l'embrasser. Elle avait un air si content, elle était si fort engraissée, que la reine ne put s'empêcher de pleurer en la regardant. Vermeille avait épousé un jeune paysan qui n'avait pas de fortune; mais il se souvenait toujours que sa femme lui avait donné tout ce qu'il avait, et il cherchait, par ses manières complaisantes, à lui en marquer sa reconnaissance. Vermeille n'avait pas beaucoup de domestiques, mais ils l'aimaient comme s'ils eussent été ses enfants, parce qu'elle les traitait bien. Tous ses voisins l'aimaient aussi, et chacun s'empressait à lui en donner des preuves. Elle n'avait pas beaucoup d'argent, mais elle n'en avait pas besoin; car elle recueillait dans ses terres du blé, du vin et de l'huile. Ses troupeaux lui fournissaient du lait, dont elle faisait du beurre et du fromage. Elle filait la laine de ses moutons pour se faire des habits, aussi bien qu'à son mari et à deux enfants qu'elle avait. Ils se portaient à merveille, et le soir, quand le temps du travail était passé, ils se divertissaient à toutes sortes de jeux. "Hélas! s'écria la reine, la fée m'a fait un mauvais présent en me donnant une couronne. On ne trouve point la joie dans les palais magnifiques, mais dans les occupations innocentes de la campagne." A peine eut-elle dit ces paroles, que la fée parut: "Je n'ai pas prétendu vous récompenser en vous faisant reine, lui dit la fée, mais vous punir, parce que vous m'avez donné vos prunes à contre-coeur. Pour être heureux, il faut, comme votre soeur, ne posséder que les choses nécessaires, et n'en point souhaiter davantage.--Ah! Madame, s'écria Blanche, vous vous êtes assez vengée, finissez mon malheur. Il est fini, reprit la fée. Le roi, qui ne vous aime plus, vient d'épouser une autre femme, et demain ses officiers viendront vous ordonner, de sa part, de ne point retourner à son palais." Cela arriva comme la fée l'avait prédit. Blanche passa le reste de ses jours avec sa soeur Vermeille, avec toutes sortes de contentements et de plaisirs, et elle ne pensa jamais à la cour que pour remercier la fée de l'avoir ramenée dans son village. [Note 1: A se traîner, _to creep along_.] [Note 2: plus fort, _faster_.] [Note 3: Boire un coup, _to drink something_.] [Note 4: un morceau, _a bit_.] [Note 5: pour me ragoûter, _to refresh me_.] [Note 6: à contre-coeur, _reluctantly_.] [Note 7: A le coeur bien bas, _is very low-minded_.] [Note 8: à ne lui rendre aucun devoir, _to pay her no respect_.] [Note 9: Tout de travers, _in the wrong way_.] [Note 10: d'y trouver à redire, _to find fault_.] [Note 11: pour se désennuyer, _to recreate herself_.] LA BICHE AU BOIS. Il était une fois un roi et une reine dont l'union était parfaite: ils s'aimaient tendrement, et leurs sujets les adoraient; mais, par malheur, ils étaient sans héritier. Il y avait plusieurs fontaines dans un grand bois où l'on allait boire; elles étaient entourées de marbre et de porphyre, car chacun se piquait de les embellir. Un jour que la reine était assise au bord de la fontaine, elle dit à toutes ses dames de s'éloigner et de la laisser seule; puis elle commença ses plaintes ordinaires: "Ne suis-je pas bien malheureuse, dit-elle, de n'avoir point d'enfants!" Comme elle parlait ainsi, elle remarqua que l'eau de la fontaine s'agitait; puis une grosse écrevisse parut, et lui dit: "Grande reine, vous aurez enfin ce que vous désirez. Je vous avertis qu'il y a ici proche un palais superbe que les fées ont bâti: mais il est impossible de le trouver, parce qu'il est environné de nuées fort épaisses que l'oeil d'une personne mortelle ne peut pénétrer; cependant, comme je suis votre très-humble servante, si vous voulez vous fier à la conduite d'une pauvre écrevisse, je m'offre de vous y mener." La reine l'écoutait sans l'interrompre, la nouveauté de voir parler une écrevisse l'ayant fort surprise; elle lui dit qu'elle accepterait avec plaisir ses offres, mais qu'elle ne savait pas aller en reculant comme elle. L'écrevisse sourit, et sur-le-champ elle prit la figure d'une belle petite vieille. "Hé bien, madame, lui dit-elle, n'allons pas à reculons, j'y consens; mais surtout regardez-moi comme une de vos amies, je ne souhaite que ce qui peut vous être avantageux." Elle sortit de la fontaine sans être mouillée; ses habits étaient blancs, doublés de cramoisi, et ses cheveux gris tous renoués de rubans verts. Il ne s'est guère vu de vieille dont l'air fût plus galant; elle salua la reine, et elle en fut embrassée; et sans tarder davantage, elle la conduisit dans une route du bois qui surprit cette princesse: car, encore qu'elle y fût venue mille et mille fois, elle n'était jamais entrée dans celle-là. Comment y serait-elle entrée? c'était le chemin des fées pour aller à la fontaine: il était ordinairement fermé de ronces et d'épines; mais quand la reine et sa conductrice parurent, aussitôt les rosiers poussèrent des roses, les jasmins et les orangers entrelacèrent leurs branches pour faire un berceau couvert de feuilles et de fleurs; la terre fut couverte de violettes; mille oiseaux différents chantaient à l'envi sur les arbres. La reine n'était pas encore revenue de sa surprise, lorsque ses yeux furent frappés par l'éclat sans pareil d'un palais tout de diamants: les murs et les toits, les plafonds, les planchers, les degrés, les balcons, jusqu'aux terrasses, tout était de diamants. Dans l'excès de son admiration, elle ne put s'empêcher de pousser un grand cri et de demander à la galante vieille qui l'accompagnait, si ce qu'elle voyait était un songe ou une réalité. "Rien n'est plus réel, madame," répliqua-t-elle. Aussitôt les portes du palais s'ouvrirent, il en sortit six fées; mais quelles fées! les plus belles et les plus magnifiques qui aient jamais paru dans leur empire. Elles vinrent toutes faire une profonde révérence à la reine, et chacune lui présenta une fleur de pierreries pour lui faire un bouquet; il y avait une rose, une tulipe, une anémone, une ancolie, une oeillet et une grenade. "Madame, lui dirent-elles, nous ne pouvons pas vous donner une plus grande marque de notre considération qu'en vous permettant de nous venir voir ici; mais nous sommes bien aises de vous annoncer que vous aurez une belle princesse, que vous nommerez Désirée: car l'on doit avouer qu'il y a longtemps que vous la désirez. Ne manquez pas, aussitôt qu'elle sera au monde, de nous appeler, parce que nous voulons la douer de toutes sortes de bonnes qualités; vous n'aurez qu'à prendre le bouquet que nous vous donnons, et nommer chaque fleur en pensant à nous: soyez certaine qu'aussitôt nous serons dans votre chambre." La reine, transportée de joie, se jeta à leur cou, et les embrassades durèrent plus d'une grosse demi-heure. Après cela, elles prièrent la reine d'entrer dans leur palais, dont on ne peut faire une assez belle description; elles avaient pris pour le bâtir l'architecte du soleil: il avait fait en petit ce que celui du soleil est en grand. La reine, qui n'en soutenait l'éclat qu'avec peine, fermait à tous moments les yeux. Elles la conduisirent dans leur jardin; il n'a jamais été de si beaux fruits: les abricots étaient plus gros que la tête, et l'on ne pouvait manger une cerise sans la couper en quatre, d'un goût si exquis, qu'après que la reine en eut mangé elle ne voulut de sa vie en manger d'autres. Il y avait un verger tout d'arbres factices qui ne laissaient pas d'avoir vie, et de croître comme les autres. De dire tous les transports de la reine, combien elle parla de la petite princesse Désirée, combien elle remercia les aimables personnes qui lui annonçaient une si agréable nouvelle, c'est ce que je n'entreprendrai point; mais, enfin, il n'y eut aucuns termes de tendresse et de reconnaissance oubliés. La fée de la fontaine y trouva toute la part qu'elle méritait. La reine demeura jusqu'au soir dans le palais. Elle aimait la musique, on lui fit entendre des voix qui lui parurent célestes; on la chargea de présents; et après avoir remercié ces grandes dames, elle revint avec la fée de la fontaine. Toute la maison était fort en peine d'elle: on la cherchait avec beaucoup d'inquiétude, on ne pouvait imaginer en quel lieu elle était; ils craignaient même que quelques étrangers audacieux ne l'eussent enlevée, car elle avait de la beauté et de la jeunesse: de sorte que chacun témoigna une joie extrême de son retour; et comme elle ressentait de son côté une satisfaction infinie des bonnes espérances qu'on venait de lui donner, elle avait une conversation agréable et brillante qui charmait tout le monde. La fée de la fontaine la quitta proche de chez elle; les compliments et les caresses redoublèrent à leur séparation. La reine partit, et eut une princesse qu'elle nomma Désirée: aussitôt elle prit le bouquet qu'elle avait reçu; elle nomma toutes les fleurs l'une après l'autre, et sur-le-champ on vit arriver les fées. Chacune avait son chariot de différente manière: l'un était d'ébène, tiré par des pigeons blancs; d'autres d'ivoire, que de petits corbeaux traînaient; d'autres encore de cèdre et de canambou. C'était là leur équipage d'alliance et de paix: car lors-*qu'elles étaient fâchées, ce n'étaient que des dragons volants, que des couleuvres qui jetaient le feu par la gueule et par les yeux; que lions, que léopards, que panthères, sur lesquels elles se transportaient d'un bout du monde à l'autre, en moins de temps qu'il n'en faut pour dire bonjour ou bonsoir; mais cette fois-ci, elles étaient de la meilleure humeur possible. La reine les vit entrer dans sa chambre avec un air gai et majestueux; leurs nains et leurs naines les suivaient, tous chargés de présents. Après qu'elles eurent embrassé la reine, et baisé la petite princesse, elles déployèrent sa layette, dont la toile était si fine et si bonne, qu'on pouvait s'en servir cent ans sans l'user: les fées la filaient à leurs heures de loisir. Pour les dentelles, elles surpassaient encore ce que j'ai dit de la toile: toute l'histoire du monde y était représentée, soit à l'aiguille, ou au fuseau. Après cela, elles montrèrent les langes et les couvertures qu'elles avaient brodées exprès; l'on y voyait représentés mille jeux différents auxquels les enfants s'amusent: depuis qu'il y a des brodeurs et des brodeuses, il ne s'est rien vu de si merveilleux. Mais quand le berceau parut, la reine s'écria d'admiration; car il surpassait encore tout ce qu'elle avait vu jusqu'alors. Il était d'un bois si rare, qu'il coûtait cent mille écus la livre. Quatre petits Amours le soutenaient; c'était quatre chefs-d'oeuvre, où l'art avait tellement surpassé la matière, quoiqu'elle fût de diamants et de rubis, que l'on n'en peut assez parler. Ces petits Amours avaient été animés par les fées, de sorte que lors-*que l'enfant criait, ils le berçaient et l'endormaient; cela était d'une commodité merveilleuse pour les nourrices. Les fées prirent elles-mêmes la petite princesse sur leurs genoux, et lui donnèrent plus de cent baisers: elle était déjà si belle, qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer. Il ne fut plus question que de douer l'enfant; les fées s'empressèrent de le faire: l'une le doua de vertu, et l'autre d'esprit; la troisième, d'une beauté miraculeuse; celle d'après, d'une heureuse fortune; la cinquième lui désira une longue santé; et la dernière, qu'elle fît bien toutes les choses qu'elle entreprendrait. La reine, ravie, les remerciait mille et mille fois des faveurs qu'elles venaient de faire à la petite princesse, lorsque l'on vit entrer dans la chambre une si grosse écrevisse, que la porte fut à peine assez large pour qu'elle pût passer. "Ha! trop ingrate reine, dit l'écrevisse, vous n'avez donc pas daigné vous souvenir de moi? Est-il possible que vous ayez sitôt oublié la fée de la fontaine, et les bons offices que je vous ai rendus en vous menant chez mes soeurs? Quoi! vous les avez toutes appelées, je suis la seule que vous négligez. Il est certain que j'en avais un pressentiment, et c'est ce qui m'obligea de prendre la figure d'une écrevisse lorsque je vous parlai pour la première fois, voulant marquer pour là que votre amitié, au lieu d'avancer, reculerait." La reine, inconsolable de la faute qu'elle avait faite, l'interrompit, et lui demanda pardon. Elle lui dit qu'elle avait cru nommer sa fleur comme celle des autres; que c'était le bouquet de pierreries qui l'avait trompée; qu'elle n'était pas capable d'oublier les obligations qu'elle lui avait; qu'elle la suppliait de ne lui point ôter son amitié, et particulièrement d'être favorable à la princesse. Toutes les fées, qui craignaient qu'elle ne la douât de misères et d'infortunes, secondèrent la reine pour l'adoucir. "Ma chère soeur, lui disaient-elles, que votre altesse ne soit point fâchée contre une reine qui n'a jamais eu dessein de vous déplaire: quittez, de grâce, cette figure d'écrevisse, faites que nous vous voyions avec tous vos charmes." J'ai déjà dit que la fée de la fontaine était assez coquette; les louanges que ses soeurs lui donnèrent l'adoucirent un peu. "Hé bien, dit-elle, je ne ferai pas à Désirée tout le mal que j'avais résolu; car assurément j'avais envie de la perdre, et rien n'aurait pu m'en empêcher. Cependant, je veux bien vous avertir que, si elle voit le jour avant l'âge de quinze ans, elle aura lieu de s'en repentir, il lui en coûtera peut-être la vie." Les pleurs de la reine, et les prières des illustres fées, ne changèrent point l'arrêt qu'elle venait de prononcer. Elle se retira à reculons; car elle n'avait pas voulu quitter sa robe d'écrevisse. Dès qu'elle fut éloignée de la chambre, la triste reine demanda aux fées un moyen pour préserver sa fille des maux qui la menaçaient. Elles tinrent aussitôt conseil; et enfin, après avoir agité plusieurs avis différents, elles s'arrêtèrent à celui-ci: qu'il fallait bâtir un palais sans portes ni fenêtres, y faire une entrée souterraine, et nourrir la princesse dans ce lieu jusqu'à l'âge fatal où elle était menacée. Trois coups de baguette commencèrent et finirent ce grand édifice. Il était de marbre blanc et vert par dehors; les plafonds et les planchers de diamants et d'émeraudes qui formaient des fleurs, des oiseaux, et mille choses agréables. Tout était tapissé de velours de différentes couleurs, brodé de la main des fées; et comme elles étaient savantes dans l'histoire, elles s'étaient fait un plaisir de tracer les plus belles et les plus remarquables: l'avenir n'y était pas moins présent que le passé; les actions héroïques du plus grand roi du monde remplissaient plusieurs tentures. Ici du démon de la Thrace Il a le port victorieux, Les éclairs redoublés qui partent de ses yeux Marquent sa belliqueuse audace. Là, plus tranquille et plus serein, Il gouverne la France dans une paix profonde, Il fait voir par ses lois, que le reste du monde Lui doit envier son destin. Par les peintres les plus habiles, Il y paraissait peint avec ces divers traits; Redoubtable en prenant des villes, Généreux en faisant la paix. Ces sages fées avaient imaginé ce moyen pour apprendre plus aisément à la jeune princesse les divers événements de la vie des héros et des autres hommes. L'on ne voyait chez elle que par la lumière des bougies; mais il y en avait une si grande quantité, qu'elles faisaient un jour perpétuel. Tous les maîtres dont elle avait besoin pour se rendre parfaite furent conduits en ce lieu: son esprit, sa vivacité et son adresse prévenaient presque toujours ce qu'ils voulaient lui enseigner; et chacun d'eux demeurait dans une admiration continuelle des choses surprenantes qu'elle disait, dans un âge où les autres savent à peine nommer leur nourrice; aussi n'est-on pas doué par les fées pour demeurer ignorante et stupide. Si son esprit charmait tous ceux qui l'approchaient, sa beauté n'avait pas des effets moins puissants; elle ravissait les plus insensibles, et la reine sa mère ne l'aurait jamais quittée de vue si son devoir ne l'avait pas attachée auprès du roi. Les bonnes fées venaient voir la princesse de temps en temps; elles lui apportaient des raretés sans pareilles, des habits si bien entendus, si riches et si galants, qu'ils semblaient avoir été faits pour la noce d'une jeune princesse, qui n'est pas moins aimable que celle dont je parle. Mais entre toutes les fées qui la chérissaient; Tulipe l'aimait davantage, et recommandait plus soigneusement à la reine de ne lui pas laisser voir le jour avant qu'elle eût quinze ans. "Notre soeur de la fontaine est vindicative, lui disait-elle: quelque intérêt que nous prenions à cette enfant, elle lui fera du mal, si elle peut; ainsi, madame, vous ne sauriez être trop vigilante là-dessus." La reine lui promettait de veiller sans cesse à une affaire si importante. Mais comme sa chère fille approchait du temps où elle devait sortir de ce château, elle la fit peindre; son portrait fut porté dans les plus grandes cours de l'univers. A sa vue il n'y eut aucun prince qui se défendît de l'admirer; mais il y en eut un qui en fut si touché, qu'il ne pouvait plus s'en séparer. Il le mit dans son cabinet, il s'enfermait avec lui; et lui parlant comme s'il eût été sensible, qu'il eût pu l'entendre, il lui disait les choses du monde les plus passionnées. Le roi, qui ne voyait presque plus son fils, s'informa de ses occupations, et de ce qui pouvait l'empêcher de paraître aussi gai qu'à son ordinaire. Quelques courtisans, trop empressés de parler, car il y en a plusieurs de ce caractère, lui dirent qu'il était à craindre que le prince ne perdît l'esprit, parce qu'il demeurait des jours entiers enfermé dans son cabinet, où l'on entendait qu'il parlait seul comme s'il eût été avec quelqu'un. Le roi reçut cet avis avec inquiétude. "Est-il possible, disait-il à ses confidents, que mon fils perde la raison? il en a toujours tant marqué. Vous savez l'admiration qu'on a eue pour lui jusqu'à présent, et je ne trouve encore rien d'égaré dans ses yeux, il me paraît seulement plus triste; il faut que je l'entretienne, je démêlerai peut-être de quelle sorte de folie il est attaqué." En effet, il l'envoya quérir; il commanda qu'on se retirât; et après plusieurs choses auxquelles il n'avait pas une grande attention, et auxquelles aussi il répondit assez mal, le roi lui demanda ce qu'il pouvait avoir pour que son humeur et sa personne fussent si changées. Le prince, croyant ce moment favorable, se jeta à ses pieds. "Vous avez résolu, lui dit-il, de me faire épouser la princesse Noire: vous trouverez des avantages dans son alliance, que je ne puis vous promettre dans celle de la princesse Désirée; mais, seigneur, je trouve des charmes dans celle-ci, que je ne rencontrerai point dans l'autre.--Et où les avez-vous vus? dit le roi.--Les portraits de l'une et de l'autre m'ont été apportés, répliqua le prince Guerrier (c'est ainsi qu'on le nommait depuis qu'il avait gagné trois grandes batailles); je vous avoue que j'ai pris une si forte passion pour la princesse Désirée, que, si vous ne retirez les paroles que vous avez données à la Noire, il faut que je meure, heureux de cesser de vivre, en perdant l'espérance d'être à celle que j'aime." "C'est donc avec son portrait, reprit gravement le roi, que vous prenez en gré de faire des conversations qui vous rendent ridicule à tous les courtisans; ils vous croient insensé, et si vous saviez ce qui m'est revenu là-dessus, vous auriez honte de marquer tant de faiblesse.--Je ne puis me reprocher une si belle flamme, répondit-il; lorsque vous aurez vu le portrait de cette charmante princesse, vous approuverez ce que je sens pour elle.--Allez donc le quérir tout à l'heure, dit le roi, avec un air d'impatience qui faisait assez connaître son chagrin;" le prince en aurait eu de la peine, s'il n'avait pas été certain que rien au monde ne pouvait égaler la beauté de Désirée. Il courut dans son cabinet, et revint chez le roi; il demeura presque aussi enchanté que son fils. "Ha! dit-il, mon cher Guerrier, je consens à ce que vous souhaitez, je rajeunirai lorsque j'aurai une si aimable princesse à ma cour; je vais dépêcher sur-le-champ des ambassadeurs à celle de la Noire, pour retirer ma parole: quand je devrais avoir une rude guerre contre elle, j'aime mieux m'y résoudre." Le prince baisa respectueusement les mains de son père, et lui embrassa plus d'une fois les genoux. Il avait tant de joie, qu'on le reconnaissait à peine; il pressa le roi de dépêcher des ambassadeurs non-seulement à la Noire, mais aussi à la Désirée, et il souhaita qu'il choisît pour cette dernière l'homme le plus capable et le plus riche, parce qu'il fallait paraître dans une occasion si célèbre, et persuader ce qu'il désirait. Le roi jeta les yeux sur Bécafigue; c'était un jeune seigneur très-éloquent, qui avait cent millions de rente. Il aimait passionnément le prince Guerrier; il fit, pour lui plaire, le plus grand équipage et la plus belle livrée qu'il pût imaginer. Sa diligence fut extrême: car l'amour du prince augmentait chaque jour, et sans cesse il le conjurait de partir. "Songez, lui disait-il confidemment, qu'il y va de ma vie, que je perds l'esprit lorsque je pense que le père de cette princesse peut prendre des engagements avec quelque autre, sans vouloir le rompre en ma faveur, et que je la perdrais pour jamais." Bécafigue le rassurait afin de gagner du temps, car il était bien-aise que sa dépense lui fit honneur. Il mena quatre-vingts carrosses tout brillants d'or et de diamants; la miniature la mieux finie n'approche pas de celle qui les ornait; il y avait cinquante autres carrosses; vingt-quatre mille pages à cheval, plus magnifiques que des princes; et le reste de ce grand cortége ne se démentait en rien. Lorsque l'ambassadeur prit son audience de congé du prince, il l'embrassa étroitement. "Souvenez-vous, mon cher Bécafigue lui dit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier; n'oubliez rien pour persuader, et amenez l'aimable princesse que j'adore." Il le chargea aussitôt de mille présents, où la galanterie égalait la magnificence: ce n'était que devises amoureuses, gravées sur des cachets de diamants; des montres dans des escarboucles, chargées des chiffres de Désirée; des bracelets de rubis taillés en coeur: enfin, que n'avait-il pas imaginé pour lui plaire. L'ambassadeur portait le portrait de ce jeune prince, qui avait été peint par un homme si savant, qu'il parlait et faisait de petits compliments pleins d'esprit. A la vérité, il ne répondait pas à tout ce qu'on lui disait; mais il ne s'en fallait guère. Bécafigue promit au prince de ne rien négliger pour sa satisfaction, et il ajouta qu'il portait tant d'argent, que si on lui refusait la princesse il trouverait le moyen de gagner quelqu'une de ses femmes, et de l'enlever. Ah! s'écria le prince, je ne puis m'y résoudre, elle serait offensée d'un procédé si peu respectueux. Bécafigue ne répondit rien là-dessus, et partit. Le bruit de son voyage prévint son arrivée; le roi et la reine en furent ravis, ils estimaient beaucoup son maître, et savaient les grandes actions du prince Guerrier: mais ce qu'ils connaissaient encore mieux, c'était son mérite personnel, de sorte que quand ils auraient cherché dans tout l'univers un mari pour leur fille, ils n'auraient su en trouver un plus digne d'elle. On prépara un palais pour loger Bécafigue, et l'on donna tous les ordres nécessaires pour que la cour parût dans la dernière magnificence. Le roi et la reine avaient résolu que l'ambassadeur verrait Désirée; mais la fée Tulipe vint trouver la reine, et lui dit: gardez-vous bien, madame, de mener Bécafigue chez notre enfant, c'est ainsi qu'elle nommait la princesse; il ne faut pas qu'il la voie sitôt, et ne consentez point à l'envoyer chez le roi, qui la demande, qu'elle n'ait passé quinze ans; car je suis assurée que si elle part plutôt, il lui arrivera quelque malheur. La reine embrassant la bonne Tulipe, elle lui promit de suivre ses conseils, et sur-le-champ elles allèrent voir la princesse. L'ambassadeur arriva: son équipage demeura vingt-trois heures à passer, car il avait six cent mille mulets, dont les clochettes et les fers étaient d'or, leurs couvertures de velours et de brocart en broderie de perle; c'était un embarras sans pareil dans les rues: tout le monde était accouru pour le voir. Le roi et la reine allèrent au-devant de lui, tant ils étaient aises de sa venue. Il est inutile de parler de la harangue qu'il fit, et des cérémonies qui se passèrent de part et d'autre, on peut assez les imaginer; mais lorsqu'il demanda à saluer la princesse, il demeura bien surpris que cette grâce lui fût déniée. Si nous vous refusons, lui dit le roi, seigneur Bécafigue, une chose qui paraît si juste, ce n'est point par un caprice qui nous soit particulier; il faut vous raconter l'étrange aventure de notre fille, afin que vous y preniez part. Une fée, au moment de sa naissance, la prit en aversion, et la menaça d'une très-grande infortune si elle voyait le jour avant l'âge de quinze ans; nous la tenons dans un palais où les plus beaux appartements sont sous terre. Comme nous étions dans la résolution de vous y mener, la fée Tulipe nous a prescrit de n'en rien faire. Eh! quoi, sire, répliqua l'ambassadeur, aurai-je le chagrin de m'en retourner sans elle? Vous l'accordez au roi mon maître pour son fils, elle est attendue avec mille impatiences: est-il possible que vous vous arrêtiez à des bagatelles comme sont les prédictions des fées? Voilà le portrait du prince Guerrier, que j'ai ordre de lui présenter; il est si ressemblant, que je crois le voir lui-même lorsque je le regarde. Il le déploya aussitôt; le portrait, qui n'était instruit que pour parler à la princesse, dit: Belle Désirée, vous ne pouvez imaginer avec quelle ardeur je vous attends: venez bien-*tôt dans notre cour, l'orner des grâces qui vous rendent incomparable. Le portrait ne dit plus rien; le roi et la reine demeurèrent si surpris, qu'ils prièrent Bécafigue de le leur donner, pour le porter à la princesse; il en fut ravi, et le remit entre leurs mains. La reine n'avait point parlé jusqu'alors à sa fille de ce qui se passait; elle avait même défendu aux dames qui étaient auprès d'elle de lui rien dire de l'arrivée de l'ambassadeur; elles ne lui avaient pas obéi, et la princesse savait qu'il s'agissait d'un grand mariage; mais elle était si prudente, qu'elle n'en avait rien témoigné à sa mère. Quand elle lui montra le portrait du prince, qui parlait, et qui lui fit un compliment aussi tendre que galant, elle en fut fort surprise; car elle n'avait rien vu d'égal à cela, et la bonne mine du prince, l'air d'esprit, la régularité de ses traits, ne l'étonnaient pas moins que ce que disait le portrait. Seriez-vous fâchée, lui dit la reine en riant, d'avoir un époux qui ressemblât à ce prince? Madame, répliqua-t-elle, ce n'est point à moi à faire un choix; ainsi je serai toujours contente de celui que vous me destinerez. Mais enfin, ajouta la reine, si le sort tombait sur lui, ne vous estimeriez-vous pas heureuse? Elle rougit, baissa les yeux, et ne répondit rien. La reine la prit entre ses bras, et la baisa plusieurs fois: elle ne put s'empêcher de verser des larmes lorsqu'elle pensa qu'elle était sur le point de la perdre; car il ne s'en fallait plus que trois mois qu'elle n'eût quinze ans; et, cachant son déplaisir, elle lui déclara tout ce qui la regardait dans l'ambassade du célèbre Bécafigue; elle lui donna même les raretés qu'il avait apportées pour lui présenter. Elle les admira; elle loua avec beaucoup de goût ce qu'il y avait de plus curieux; mais de temps en temps ses regards s'échappaient pour s'attacher sur le portrait du prince, avec un plaisir qui lui avait été inconnu jusqu'alors. L'ambassadeur, voyant qu'il faisait des instances inutiles pour qu'on lui donnât la princesse, et qu'on se contentait de la lui promettre, mais si solennellement, qu'il n'y avait pas lieu d'en douter, demeura peu auprès du roi, et retourna en poste rendre compte à ses maîtres de sa négociation. Quand le prince sut qu'il ne pouvait espérer sa chère Désirée de plus de trois mois, il fit des plaintes qui affligèrent toute la cour; il ne dormait plus, il ne mangeait point: il devint triste et rêveur, la vivacité de son teint se changea en couleur de soucis; il demeurait des jours entiers couché sur un canapé dans son cabinet, à regarder le portrait de sa princesse: il lui écrivait à tous moments, et présentait les lettres à ce portrait, comme s'il eût été capable de les lire. Enfin ses forces diminuèrent peu à peu, il tomba dangereusement malade; et pour en deviner la cause, il ne fallait ni médecins ni docteurs. Le roi se désespérait: il aimait son fils plus tendrement que jamais père n'a aimé le sien. Il se trouvait sur le point de le perdre: quelle douleur pour un père! Il ne voyait aucuns remèdes qui pussent guérir le prince: il souhaitait Désirée, sans elle il fallait mourir. Il prit donc la résolution, dans une si grande extrémité, d'aller trouver le roi et la reine, qui l'avaient promise, pour les conjurer d'avoir pitié de l'état où le prince était réduit, et de ne plus différer un mariage qui ne se ferait jamais s'ils voulaient obstinément attendre que la princesse eût quinze ans. Cette démarche était extraordinaire; mais elle l'aurait été bien d'avantage s'il eût laissé périr un fils si aimable et si cher. Cependant il se trouva une difficulté qui était insurmontable: c'est que son grand âge ne lui permettait que d'aller en litière, et cette voiture s'accordait mal avec l'impatience de son fils; de sorte qu'il envoya en poste le fidèle Bécafigue, et il écrivit les lettres du monde les plus touchantes, pour engager le roi et la reine à ce qu'il souhaitait. Pendant ce temps, Désirée n'avait guère moins de plaisir à voir le portrait du prince qu'il en avait à regarder le sien. Elle allait à tous moments dans le lieu où il était; et quelque soin qu'elle prît de cacher ses sentiments, on ne laissait pas de les pénétrer: entre autres, Giroflée et Longue Epine, qui étaient ses filles d'honneur, s'aperçurent des petites inquiétudes qui commençaient à la tourmenter. Giroflée l'aimait passionnément et lui était fidèle. Longue Epine de tout temps sentait une jalousie secrète de son mérite et de son rang; sa mère avait élevé la princesse; après avoir été sa gouvernante, elle devint sa dame d'honneur: elle aurait dû l'aimer comme la chose du monde la plus aimable, quoiqu'elle chérissait sa fille jusqu'à la folie; et voyant la haine qu'elle avait pour la belle princesse, elle ne pouvait lui vouloir du bien. L'ambassadeur que l'on avait dépêché à la cour de la princesse Noire ne fut pas bien reçu lorsqu'on apprit le compliment dont il était chargé; cette Ethiopienne était la plus vindicative créature du monde; elle trouva que c'était la traiter cavalièrement, après avoir pris des engagements avec elle, de lui envoyer dire ainsi qu'on la remerciait. Elle avait vu un portrait du prince dont elle s'était entêtée, et les Ethiopiennes, quand elles se mêlent d'aimer, aiment avec plus d'extravagance que les autres. Comment, monsieur l'ambassadeur! dit-elle, est-ce que votre maître ne me croit pas assez riche et assez belle? Promenez-vous dans mes États, vous trouverez qu'il n'en est guère de plus vastes; venez dans mon trésor royal, voir plus d'or que toutes les mines du Pérou n'en ont jamais fourni: enfin, regardez la noirceur de mon teint, ce nez écrasé, ces grosses lèvres; n'est-ce pas ainsi qu'il faut être pour être belle? Madame, répondit l'ambassadeur, qui craignait les bastonnades plus que tous ceux qu'on envoie à la Porte, je blâme mon maître, autant qu'il est permis à un sujet, et si le ciel m'avait mis sur le premier trône de l'univers, je sais vraiment bien à qui je l'offrirais. Cette parole vous sauvera la vie, lui dit-elle; j'avais résolu de commencer ma vengeance sur vous; mais il y aurait de l'injustice, puisque vous n'êtes pas cause du mauvais procédé de votre prince; allez lui dire qu'il me fait plaisir de rompre avec moi, parce que je n'aime pas les malhonnêtes gens. L'ambassadeur, qui ne demandait pas mieux que son congé, l'eut à peine obtenu qu'il en profita. Mais l'Ethiopienne était trop piquée contre le prince Guerrier pour lui pardonner; elle monta dans un char d'ivoire, traîné par six autruches, qui faisaient dix lieues par heure. Elle se rendit au palais de la fée de la fontaine: c'était sa marraine et sa meilleure amie: elle lui raconta son aventure, et la pria avec les dernières instances, de servir son ressentiment. La fée fut sensible à la douleur de sa filleule: elle regarda dans le livre qui dit tout, et elle connut aussitôt que le prince Guerrier ne quittait la princesse Noire que pour la princesse Désirée; qu'il l'aimait éperdument, et qu'il était même malade de la seule impatience de la voir. Cette connaissance ralluma sa colère, qui était presque éteinte: et comme elle ne l'avait pas vue depuis le moment de sa naissance, il est à croire qu'elle aurait négligé de lui faire du mal, si la vindicative Noiron ne l'en avait pas conjurée. Quoi! s'écria-t-elle, cette malheureuse Désirée veut donc toujours me déplaire? Non, charmante princesse, non, ma mignonne, je ne souffrirai pas qu'on te fasse un affront; les cieux et tous les éléments s'intéressent dans cette affaire; retourne chez toi, et te repose sur ta chère marraine. La princesse Noire la remercia; elle lui fit des présents de fleurs et de fruits, qu'elle reçut fort agréablement. L'ambassadeur Bécafigue avançait en toute diligence vers la ville capitale où le père de Désirée faisait son séjour; il se jeta aux pieds du roi et de la reine: il versa beaucoup de larmes, et leur dit, dans les termes les plus touchants, que le prince Guerrier mourrait s'ils lui retardaient plus longtemps le plaisir de voir la princesse leur fille; qu'il ne s'en fallait plus que de trois mois qu'elle n'eût quinze ans; qu'il ne lui pouvait rien arriver de fâcheux dans un espace si court; qu'il prenait la liberté de les avertir qu'une si grande crédulité pour de petites fées faisait tort à la majesté royale; enfin il harangua si bien, qu'il eut le don de persuader. On pleura avec lui, se représentant le triste état où le jeune prince était réduit, et puis on lui dit qu'il fallait quelques jours pour se déterminer et lui répondre. Il repartit qu'il ne pouvait donner que quelques heures; que son maître était à l'extrémité; qu'il s'imaginait que la princesse le haïssait, et que c'était elle qui retardait son voyage; on l'assura donc que le soir il saurait ce qu'on pouvait faire. La reine courut au palais de sa chère fille: elle lui conta tout ce qui se passait. Désirée sentit alors une douleur sans pareille, son coeur se serra, elle s'évanouit; et la reine connut les sentiments qu'elle avait pour le prince. Ne vous affligez point, ma chère enfant, lui dit-elle, vous pouvez tout pour sa guérison; je ne suis inquiète que pour les menaces que la fée de la fontaine fit à votre naissance: je me flatte, madame, répliqua-t-elle, qu'en prenant quelques mesures nous tromperons la méchante fée. Par exemple, ne pourrais-je pas aller dans un carrosse tout fermé où je ne verrais point le jour? on l'ouvrirait la nuit pour nous donner à manger: ainsi j'arriverais heureusement chez le prince Guerrier. La reine goûta beaucoup cet expédient, elle en fit part au roi, qui l'approuva aussi; de sorte qu'on envoya dire à Bécafigue de venir promptement, et il reçut des assurances certaines que la princesse partirait au plus tôt; qu'ainsi il n'avait qu'à s'en retourner, pour donner cette bonne nouvelle à son maître, et que, pour se hâter davantage, on négligerait de lui faire l'équipage et les riches habits qui convenaient à son rang. L'ambassadeur, transporté de joie, se jeta encore aux pieds de leurs majestés pour les remercier; il partit ensuite sans avoir vu la princesse. La séparation du roi et de la reine lui aurait semblé insupportable si elle avait été moins prévenue en faveur du prince; mais il est de certains sentiments qui étouffent presque tous les autres. On lui fit un carrosse de velours vert par dehors, orné de grandes plaques d'or, et par dedans de brocart argent et couleur de rose rebrodé. Il n'y avait aucunes glaces, il était fort grand, il fermait mieux qu'une boîte, et un seigneur des premiers du royaume fut chargé des clefs qui ouvraient les serrures qu'on avait mises aux portières. Autour d'elle on voyait les Grâces, Les Ris, les Plaisirs et les Jeux. Et les Amours respectueux, Empressés à suivre ses traces. Elle avait l'air majestueux, Avec une douceur céleste. Elle s'attirait tous les voeux, Sans conter ici tout le reste. Elle avait les mêmes attraits Que fit briller Adélaïde Quand, l'Hymen lui servant de guide, Elle vint dans ces lieux pour cimenter la paix. On nomma peu d'officiers pour l'accompagner, afin qu'une nombreuse suite n'embarrassât point; et après lui avoir donné les plus belles pierreries du monde et quelques habits très-riches, après, dis-je, des adieux qui pensèrent faire étouffer le roi, la reine et toute la cour, à force de pleurer, on l'enferma dans le carrosse sombre avec ses dames d'honneur, Longue Epine et Giroflée. On a peut-être oublié que Longue Epine n'aimait point la princesse Désirée; mais elle aimait fort le prince Guerrier, car elle avait vu son portrait parlant. Le trait qui l'avait blessée était si vif, qu'étant sur le point de partir, elle dit à sa mère qu'elle mourrait si le mariage de la princesse s'accomplissait, et que si elle voulait la conserver, il fallait absolument qu'elle trouvât un moyen de rompre cette affaire. La dame d'honneur lui dit de ne se point affliger, qu'elle tâcherait de remédier à sa peine en la rendant heureuse. Lorsque la reine envoya sa chère enfant, elle la recommanda au delà de tout ce qu'on peut dire à cette mauvaise femme. Quel dépôt ne vous confié-je pas! lui dit-elle: c'est plus que ma vie. Prenez soin de la santé de ma fille; mais surtout soyez soigneuse d'empêcher qu'elle ne voie le jour, tout serait perdu: vous savez de quels maux elle est menacée, et je suis convenue avec l'ambassadeur du prince Guerrier que, jusqu'à ce qu'elle ait quinze ans, on la mettrait dans un château, où elle ne verra aucune lumière que celles des bougies. La reine combla cette dame de présents, pour l'engager à une plus grande exactitude. Elle lui promit de veiller à la conservation de la princesse, et de lui en rendre bon compte aussitôt qu'elles seraient arrivées. Ainsi le roi et la reine, se reposant sur ses soins, n'eurent point d'inquiétude pour leur chère fille; cela servit en quelque façon à modérer la douleur que son éloignement leur causait; mais Longue Epine, qui apprenait tous les soirs, par les officiers de la princesse qui ouvraient le carrosse pour lui servir à souper, que l'on approchait de la ville où elles étaient attendues, pressait sa mère d'exécuter son dessein, craignant que le roi ou le prince ne vinssent au-devant d'elle, et qu'il ne fût plus temps; de sorte qu'environ l'heure de midi, où le soleil darde ses rayons avec force, elle coupa tout d'un coup l'impériale du carrosse où elles étaient renfermées, avec un grand couteau fait exprès, qu'elle avait apporté. Alors, pour la première fois, la princesse Désirée vit le jour. A peine l'eut-elle regardé, et poussé un profond soupir, qu'elle se précipita du carrosse sous la forme d'une biche blanche, et se mit à courir jusqu'à la forêt prochaine, où elle s'enfonça dans un lieu sombre, pour y regretter sans témoins la charmante figure qu'elle venait de perdre. La fée de la fontaine, qui conduisait cette étrange aventure, voyant que tous ceux qui accompagnaient la princesse se mettaient en devoir, les uns de la suivre et les autres d'aller à la ville pour avertir le prince Guerrier du malheur qui venait d'arriver, sembla aussitôt bouleverser la nature; les éclairs et le tonnerre effrayèrent les plus assurés, et par son merveilleux savoir elle transporta tous ces gens fort loin, afin de les éloigner du lieu où leur présence lui déplaisait. Il ne resta que la dame d'honneur, Longue Epine et Giroflée. Celle-ci courut après sa maîtresse, faisant retentir les bois et les rochers de son nom et de ses plaintes. Les deux autres, ravies d'être en liberté, ne perdirent pas un moment à faire ce qu'elles avaient projeté. Longue Epine mit les plus riches habits de Désirée. Le manteau royal qui avait été fait pour ses noces était d'une richesse sans pareille, et la couronne avait des diamants deux ou trois fois gros comme le poing. Son sceptre était d'un seul rubis; le globe qu'elle tenait de l'autre main, d'une perle plus grosse que la tête; cela était rare et très-lourd à porter: mais il fallait persuader qu'elle était la princesse, et ne rien négliger de tous les ornements royaux. En cet équipage, Longue Epine, suivie de sa mère, qui portait la queue de son manteau, s'achemine vers la ville. Cette fausse princesse marchait gravement. Elle ne doutait pas que l'on ne vînt les recevoir; et en effet elles n'étaient guère avancées, quand elles aperçurent un gros de cavalerie, et au milieu, deux litières brillantes d'or et de pierrerie, portées par des mulets ornés de longs panaches de plumes vertes (c'était la couleur favorite de la princesse). Le roi, qui était dans l'une, et le prince malade dans l'autre, ne savaient que juger de ces dames qui venaient à eux. Les plus empressés galopèrent vers elles, et jugèrent, par la magnificence de leurs habits, qu'elles devaient être des personnes de distinction. Ils mirent pied à terre, et les abordèrent respectueusement. Obligez-moi de m'apprendre, leur dit Longue Epine; qui est dans ces litières. Mesdames, répliquèrent-ils, c'est le roi et le prince son fils, qui viennent au-devant de la princesse Désirée. Allez, je vous prie, leur dire, continua-t-elle, que la voici; une fée jalouse de mon bonheur a dispersé tous ceux qui m'accompagnaient, par une centaine de coups de tonnerre, d'éclairs et de prodiges surprenants: mais voici ma dame d'honneur, qui est chargée des lettres du roi mon père et de mes pierreries. Aussitôt ces cavaliers baisèrent le bas de sa robe, et allèrent en diligence annoncer au roi que la princesse approchait. Comment! s'écria-t-il, elle vient à pied en plein jour! Ils lui racontèrent ce qu'elle leur avait dit. Le prince, brûlant d'impatience, les appela, et sans leur faire aucunes questions: Avouez, leur dit-il, que c'est un prodige de beauté, un miracle, une princesse toute accomplie. Ils ne répondirent rien, et surprirent le prince. Pour avoir trop à louer, continua-t-il, vous aimez mieux vous taire? Seigneur, vous l'allez voir, lui dit le plus hardi d'entre eux; apparemment que la fatigue du voyage l'a changée. Le prince demeura surpris; s'il avait été moins faible, il se serait précipité de la litière pour satisfaire son impatience et sa curiosité. Le roi descendit de la sienne, et, s'avançant avec toute la cour, il joignit la fausse princesse: mais aussitôt qu'il eut jeté les yeux sur elle, il poussa un grand cri, et reculant quelques pas: Que vois-je? dit-il. Quelle perfidie! Sire, dit la dame d'honneur en s'avançant hardiment, voici la princesse Désirée, avec les lettres du roi et de la reine; je remets aussi entre vos mains la cassette de pierreries dont ils me chargèrent en partant. Le roi gardait à tout cela un morne silence, et le prince, s'appuyant sur Bécafigue, s'approcha de Longue Epine. O dieux! que devint-il après avoir considéré cette fille, dont la taille extraordinaire faisait peur. Elle était si grande, que les habits de la princesse lui couvraient à peine les genoux. Sa maigreur était affreuse. Son nez, plus crochu que celui d'un perroquet, brillait d'un rouge luisant. Il n'a jamais été de dents plus noires et plus mal rangées. Enfin, elle était aussi laide que Désirée était belle. Le prince, qui n'était occupé que de la charmante idée de sa princesse, demeura transi et comme immobile à la vue de celle-ci; il n'avait pas la force de proférer une parole, il la regardait avec étonnement, et s'adressant ensuite au roi: Je suis trahi, lui dit-il. Ce merveilleux portrait sur lequel j'engageai ma liberté n'a rien de la personne qu'on nous envoie; l'on a cherché à nous tromper, l'on y a réussi, il m'en coûtera la vie. Comment l'entendez-vous, seigneur? dit Longue Epine: on a cherché à vous tromper? Sachez que vous ne le serez jamais en m'épousant. Son effronterie et sa fierté n'avaient pas d'exemple. La dame d'honneur renchérissait encore par-dessus. Ah! ma belle princesse! s'écriait-elle; où sommes-nous venues? est-ce ainsi que l'on reçoit une personne de votre rang? Quelle inconstance! quel procédé! Le roi votre père en saura bien tirer raison. C'est nous qui nous la ferons faire; répliqua le roi. Il nous avait promis une belle princesse, il nous envoie un squelette, une momie qui fait peur; je ne m'étonne plus qu'il ait gardé ce beau trésor caché pendant quinze ans, il voulait attraper quelque dupe; c'est sur nous que le sort a tombé; mais il n'est pas impossible de s'en venger. Quels outrages! s'écria la fausse princesse: ne suis-je pas bien malheureuse d'être venue sur la parole de tels gens? Voyez que l'on a grand tort de s'être fait peindre un peu plus belle que l'on est: cela n'arrive-t-il pas tous les jours? Si pour tels inconvénients les princes renvoyaient leurs fiancées, peu se marieraient. Le roi et le prince, transportés de colère, ne daignèrent pas lui répondre: ils remontèrent chacun dans leur litière; et sans autre cérémonie, un garde du corps mit la princesse en trousse derrière lui, et la dame d'honneur fut traitée de même; on les mena dans la ville, et par ordre du roi elles furent enfermées dans le château des Trois Pointes. Le prince Guerrier avait été si accablé du coup qui venait de le frapper, que son affliction s'était toute renfermée dans son coeur. Lorsqu'il eut assez de force pour se plaindre, que ne dit-il pas sur sa cruelle destinée! Il était toujours amoureux, et n'avait pour tout objet de sa passion qu'un portrait. Ses espérances ne subsistaient plus; toutes les idées si charmantes qu'il s'était faites sur la princesse Désirée se trouvaient échouées; il aurait mieux aimé mourir que d'épouser celle qu'il prenait pour elle; enfin jamais désespoir n'a été égal au sien. Il ne pouvait plus souffrir la cour, et il résolut, dès que sa santé put le lui permettre, de s'en aller secrètement, et de se rendre dans quelque lieu solitaire pour y passer le reste de sa triste vie. Il ne communiqua son dessein qu'au fidèle Bécafigue, il était bien persuadé qu'il le suivrait partout, et il le choisit pour parler avec lui plus souvent qu'avec un autre du mauvais tour qu'on lui avait joué. A peine commença-t-il à se porter mieux, qu'il partit, et laissa une grande lettre pour le roi, sur la table de son cabinet, l'assurant qu'aussitôt que son esprit serait un peu tranquillisé, il reviendrait auprès de lui; mais qu'il le suppliait, en attendant, de penser à leur commune vengeance, et de retenir toujours la laide princesse prisonnière. Il est aisé de juger de la douleur qu'eut le roi lorsqu'il reçut cette lettre. La séparation d'un fils si cher pensa le faire mourir. Pendant que tout le monde était occupé à le consoler, le prince et Bécafigue s'éloignaient, et au bout de trois jours ils se trouvèrent dans une vaste forêt, si sombre par l'épaisseur des arbres, si agréable par la fraîcheur de l'herbe et des ruisseaux qui coulaient de tous côtés, que le prince, fatigué de la longueur du chemin, car il était encore malade, descendit de cheval et se jeta tristement sur la terre, sa main sous sa tête, ne pouvant presque parler, tant il était faible. Seigneur, lui dit Bécafigue, pendant que vous allez vous reposer, je vais chercher quelques fruits pour vous rafraîchir, et reconnaître un peu le lieu où nous sommes. Le prince ne lui répondit rien; il lui témoigna seulement par un signe qu'il le pouvait. Il y a longtemps que nous avons laissé la Biche au Bois, je veux parler de l'incomparable princesse. Elle pleura en biche désolée lorsqu'elle vit sa figure dans une fontaine qui lui servait de miroir. Quoi! c'est moi, disait-elle; c'est aujourd'hui que je me trouve réduite à subir la plus étrange aventure qui puisse arriver du règne des fées à une innocente princesse telle que je suis! Combien durera ma métamorphose? Où me retirer pour que les lions, les ours et les loups ne me dévorent point? Comment pourrai-je manger de l'herbe? Enfin elle se faisait mille questions, et ressentait la plus cruelle douleur qu'il est possible. Il est vrai que si quelque chose pouvait la consoler, c'est qu'elle était une aussi belle biche qu'elle avait été belle princesse. La faim pressant Désirée, elle brouta l'herbe de bon appétit, et demeura surprise que cela pût être. Ensuite elle se coucha sur la mousse; la nuit la surprit; elle la passa avec des frayeurs inconcevables. Elle entendait les bêtes féroces proche d'elle; et souvent, oubliant qu'elle était biche, elle essayait de grimper sur un arbre. La clarté du jour la rassura un peu; elle admirait sa beauté; et le soleil lui paraissait quelque chose de si merveilleux, qu'elle ne se lassait point de le regarder: tout ce qu'elle en avait entendu dire lui semblait fort au-dessous de ce qu'elle voyait: c'était l'unique consolation qu'elle pouvait trouver dans un lieu si désert: elle y resta toute seule pendant plusieurs jours. La fée Tulipe, qui avait toujours aimé cette princesse, ressentait vivement son malheur; mais elle avait un véritable dépit que la reine et elle eussent fait si peu de cas de ses avis; car elle leur dit plusieurs fois que si la princesse partait avant que d'avoir quinze ans, elle s'en trouverait mal. Cependant elle ne voulait point l'abandonner aux furies de la fée de la fontaine, et ce fut elle qui conduisit les pas de Giroflée vers la forêt, afin que cette nouvelle confidente pût la consoler dans sa terrible disgrâce. Cette belle Biche paissait doucement le long d'un ruisseau, quand Giroflée, qui ne pouvait presque plus marcher, se coucha pour se reposer. Elle rêvait tristement de quel côté elle pourrait aller pour trouver sa chère princesse. Lorsque la Biche l'aperçut, elle franchit tout d'un coup le ruisseau, qui était large et profond; elle vint se jeter sur Giroflée et lui faire mille caresses. Elle en demeura surprise; elle ne savait si les bêtes de ce canton avaient quelque amitié particulière pour les hommes, qui les rendissent humaines, ou si elle la connaissait; car enfin il était fort singulier qu'une biche s'avisât de faire si bien les honneurs de la forêt. Elle la regarda attentivement, et vit avec une extrême surprise, de grosses larmes qui coulaient de ses yeux: elle ne douta plus que ce ne fût sa chère princesse. Elle prit ses pieds, elle les baisa avec autant de respect et de tendresse qu'elle aurait baisé ses mains. Elle lui parla, et connut que la Biche l'entendait, mais qu'elle ne pouvait lui répondre; les larmes et les soupirs redoublèrent de part et d'autre. Giroflée promit à sa maîtresse qu'elle ne la quitterait point; la Biche lui fit mille petits signes de la tête et des yeux, qui marquaient qu'elle en serait très-aise, et qu'elle la consolerait d'une partie de ses peines. Elles étaient demeurées presque tout le jour ensemble. Bichette eut peur que sa fidèle Giroflée n'eût besoin de manger: elle la conduisit dans un endroit de la forêt où elle avait remarqué des fruits sauvages, qui ne laissaient pas d'être bons. Elle en prit quantité, car elle mourait de faim; mais après que sa collation fut finie, elle tomba dans une grande inquiétude, ne sachant où elles se retireraient pour dormir; car de rester au milieu de la forêt, exposées à tous les périls qu'elles pouvaient courir, il n'était pas possible de s'y résoudre. N'êtes-vous point effrayée, charmante Biche, lui dit-elle, de passer la nuit ici? La Biche leva les yeux vers le ciel, et soupira. Mais, continua Giroflée, vous avez déjà parcouru une partie de cette vaste solitude: n'y a-t-il point de maisonnettes, un charbonnier, un bûcheron, un ermitage? La Biche marqua, par les mouvements de sa tête, qu'elle n'avait rien vu. O dieux! s'écria Giroflée, je ne serai pas en vie demain: quand j'aurais le bonheur d'éviter les tigres et les ours, je suis certaine que la peur suffit pour me tuer. Et ne croyez pas, au reste, ma chère princesse, que je regrette la vie par rapport à moi, je la regrette par rapport à vous. Hélas! vous laisser dans ces lieux dépourvue de toute consolation! se peut-il rien de plus triste? La petite Biche se prit à pleurer, elle sanglotait presque comme une personne. Ses larmes touchèrent la fée Tulipe, qui l'aimait tendrement; malgré sa désobéissance, elle avait toujours veillé à sa conversation; et paraissant tout d'un coup: Je ne veux point vous gronder, lui dit-elle; l'état où je vous vois me fait trop de peine. Bichette et Giroflée l'interrompirent en se jetant à ses genoux: la première lui baisait les mains, et la caressait le plus joliment du monde, l'autre la conjurait d'avoir pitié de la princesse, et de lui rendre sa figure naturelle. Cela ne dépend pas de moi, dit Tulipe, celle qui lui fait tant de mal a beaucoup de pouvoir; mais j'accourcirai le temps de sa pénitence, et pour l'adoucir, aussitôt que la nuit laissera sa place au jour, elle quittera sa forme de Biche; mais à peine l'aurore paraîtra-t-elle, qu'il faudra qu'elle la reprenne, et qu'elle coure les plaines et les forêts comme les autres. C'était déjà beaucoup de cesser d'être Biche pendant la nuit, la princesse témoigna sa joie par des sauts et des bonds qui réjouirent Tulipe. Avancez-vous, leur dit-elle, dans ce petit sentier, vous y trouverez une cabane assez propre pour un endroit champêtre. En achevant ces mots, elle disparut: Giroflée obéit; elle entra avec Bichette dans la route qu'elles voyaient, et trouvèrent une vieille femme assise sur le pas de sa porte, qui achevait un panier d'osier fin. Giroflée la salua. Voudriez-vous, ma bonne mère, lui dit-elle, me retirer avec ma Biche? Il me faudrait une petite chambre: Oui, ma belle fille, répondit-elle, je vous donnerai volontiers une retraite ici: entrez avec votre Biche. Elle les mena aussitôt dans une chambre très-jolie, toute boisée de merisier; il y avait deux petits lits de toile blanche, des draps fins, et tout paraissait si simple et si propre, que la princesse a dit depuis qu'elle n'avait rien trouvé de plus à son gré. Dès que la nuit fut entièrement venue, Désirée cessa d'être Biche: elle embrassa cent fois sa chère Giroflée; elle la remercia de l'affection qui l'engageait à suivre sa fortune, et lui promit qu'elle rendrait la sienne très-heureuse dès que sa pénitence serait finie. La vieille vint frapper doucement à leur porte, et, sans entrer, elle donna des fruits excellents à Giroflée, dont la princesse mangea avec grand appétit; ensuite elles se couchèrent; et sitôt que le jour parut, Désirée étant devenue Biche, se mit à gratter à la porte, afin que Giroflée lui ouvrit. Elles se témoignèrent un sensible regret de se séparer, quoique ce ne fût pas pour long-temps, et Bichette s'étant élancée dans le plus épais du bois, elle commença d'y courir à son ordinaire. J'ai déjà dit que le prince Guerrier s'était arrêté dans la forêt, et que Bécafigue la parcourait pour trouver quelques fruits. Il était assez tard lorsqu'il se rendit à la maisonnette de la bonne vieille dont j'ai parlé. Il lui parla civilement, et lui demanda les choses dont il avait besoin pour son maître. Elle se hâta d'emplir une corbeille et la lui donna: Je crains, dit-elle, que si vous passez le nuit ici sans retraite, il ne vous arrive quelque accident: je vous en offre une bien pauvre, mais au moins elle met à l'abri des lions. Il la remercia, et lui dit qu'il était avec un de ses amis, qu'il allait lui proposer de venir chez elle. En effet, il sut si bien persuader le prince, qu'il se laissa conduire chez cette bonne femme. Elle était encore à sa porte, et, sans faire aucun bruit, elle les mena dans une chambre semblable à celle que la princesse occupait, si proche l'une de l'autre, qu'elles n'étaient séparées que par une cloison. Le prince passa la nuit avec ses inquiétudes ordinaires: dès que les premiers rayons du soleil eurent brillé à ses fenêtres, il se leva; et pour divertir sa tristesse, il sortit dans la forêt, disant à Bécafigue de ne point venir avec lui. Il marcha longtemps sans tenir aucune route certaine: enfin il arriva dans un lieu assez spacieux, couvert d'arbres et de mousses. Aussitôt une Biche en partit. Il ne put s'empêcher de la suivre: son penchant dominant était pour la chasse: mais il n'était plus si vif depuis la passion qu'il avait dans le coeur. Malgré cela, il poursuivit la pauvre Biche, et de temps en temps il lui décochait des traits qui la faisaient mourir de peur, quoiqu'elle n'en fût pas blessée: car son amie Tulipe la garantissait, et il ne fallait pas moins que la main secourable d'une fée pour la préserver de périr sous des coups si justes. On n'a jamais été si lasse que l'était la princesse des Biches: l'exercice qu'elle faisait lui était bien nouveau. Enfin elle se détourna à un sentier si heureusement, que le dangereux chasseur, la perdant de vue, et se trouvant lui-même extrêmement fatigué, ne s'obstina pas à la suivre. Le jour s'étant passé de cette manière, la Biche vit avec joie l'heure de se retirer; elle tourna ses pas vers la maison où Giroflée l'attendait impatiemment. Dès qu'elle fut dans sa chambre, elle se jeta sur le lit, haletante: elle était toute en nage. Giroflée lui fit mille caresses. Elle mourait d'envie de savoir ce qui lui était arrivé. L'heure de se débichonner étant arrivé, la belle princesse reprit sa forme ordinaire, jetant les bras au cou de sa favorite. Hélas! lui dit-elle, je croyais n'avoir à craindre que la fée de la fontaine et les cruels hôtes des forêts: mais j'ai été poursuive aujourd'hui par un jeune chasseur, que j'ai vu à peine, tant j'étais pressée de fuir: mille traits décochés après moi me menaçaient d'une mort inévitable; j'ignore encore par quel bonheur j'ai pu m'en sauver. Il ne faut plus sortir, ma princesse, répliqua Giroflée: passez dans cette chambre le temps fatal de votre pénitence; j'irai dans la ville la plus proche acheter des livres pour vous divertir; nous lirons les contes nouveaux que l'on a faits sur les fées, nous ferons des vers et des chansons. Tais-toi, ma chère fille, reprit la princesse, la charmante idée du prince Guerrier suffit pour m'occuper agréablement; mais le même pouvoir qui me réduit pendant le jour à la triste condition de Biche me force malgré moi de faire ce qu'elles font; je cours, je saute et je mange l'herbe comme elles: dans ce temps-là une chambre me serait insupportable. Elle était si harassée de la chasse, qu'elle demanda promptement à manger: ensuite ses beaux yeux se fermèrent jusqu'au lever de l'aurore. Dès qu'elle l'aperçut, la métamorphose ordinaire se fit, et elle retourna dans la forêt. Le prince, de son côté, était venu sur le soir rejoindre son favori. J'ai passé le temps, lui dit-il, à courir après la plus belle Biche que j'aie jamais vue; elle m'a trompé cent fois avec une adresse merveilleuse; j'ai tiré si juste, que je ne comprends point comment elle a évité mes coups: aussitôt qu'il sera jour, j'irai la chercher encore, et ne la manquerai point. En effet, ce jeune prince, qui voulait éloigner de son coeur une idée qu'il croyait chimérique, n'étant pas fâché que la passion de la chasse l'occupât, se rendit de bonne heure dans le même endroit où il avait trouvé la Biche; mais elle se garda bien d'y aller, craignant une aventure semblable à celle qu'elle avait eue. Il jeta les yeux de tous côtés, il marcha longtemps; et comme il s'était échauffé, il fut ravi de trouver des pommes dont la couleur lui fit plaisir: il en cueillit, il en mangea, et presque aussitôt il s'endormit d'un profond sommeil; il se jetta sur l'herbe fraîche, sous des arbres où mille oiseaux semblaient s'être donné rendez-vous. Dans le temps qu'il dormait, notre craintive Biche, avide des lieux écartés, passa dans celui où il était. Si elle l'avait aperçu plus tôt, elle l'aurait fui; mais elle se trouva si proche de lui, qu'elle ne put s'empêcher de le regarder, et son assoupissement la rassura si bien, qu'elle se donna le loisir de considérer tous ses traits. Ô dieux! que devint-elle quand elle le reconnut! Son esprit était trop rempli de sa charmante idée pour l'avoir perdue en si peu de temps. Amour, amour, que veux-tu donc? faut-il que Bichette, s'expose à perdre la vie par les mains de son amant? Oui, elle s'y expose, il n'y a plus moyen de songer à sa sûreté. Elle se coucha à quelques pas de lui, et ses yeux, ravis de la voir, ne pouvaient s'en détourner un moment: elle soupirait, elle poussait de petits gémissements: enfin, devenant plus hardie, elle s'approcha encore davantage, elle le touchait lorsqu'il s'éveilla. Sa surprise parut extrême; il reconnut la même Biche qui lui avait donné tant d'exercice, et qu'il avait cherchée longtemps; mais la trouver si familière, lui paraissait une chose rare. Elle n'attendit pas qu'il eût essayé de la prendre, elle s'enfuit de toute sa force, et il la suivit de toute la sienne. De temps en temps ils s'arrêtaient pour reprendre haleine; car la belle Biche était encore lasse d'avoir couru la veille, et le prince ne l'était pas moins qu'elle: mais ce qui ralentissait le plus la fuite de Bichette, hélas! faut-il le dire? c'était la peine de s'éloigner de celui qui l'avait plus blessée par son mérite que par les traits qu'il tirait sur elle. Il la voyait très-souvent qui tournait la tête sur lui, comme pour lui demander s'il voulait qu'elle pérît sous ses coups; et lorsqu'il était sur le point de la joindre, elle faisait de nouveaux efforts pour se sauver. Ah! si tu pouvais m'entendre, petite Biche, lui criait-il, tu ne m'éviterais pas. Je t'aime, je te veux nourrir. Tu es charmante: j'aurai soin de toi. L'air emportait ses paroles, elles n'allaient point jusqu'à elle. Enfin, après avoir fait tout le tour de la forêt, notre Biche, ne pouvant plus courir, ralentit ses pas, et le prince, redoublant les siens, la joignit avec une joie dont il ne croyait plus être capable; il vit bien qu'elle avait perdu toutes ses forces; elle était couchée comme une pauvre petite bête demi-morte, et elle n'attendait que de voir finir sa vie par les mains de son vainqueur: mais, au lieu de lui être cruel, il se mit à la caresser. Belle Biche, lui dit-il, n'aie point de peur; je veux t'emmener avec moi, et que tu me suives partout. Il coupa exprès des branches d'arbre, il les plia adroitement, il les couvrit de mousses, il y jeta des roses dont quelques buissons étaient chargés. Ensuite il prit la Biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou, et vint la coucher doucement sur ces ramées; puis il s'assit auprès d'elle, cherchant de temps en temps des herbes fines, qu'il lui présentait, et qu'elle mangeait dans sa main. Le prince continuait de lui parler, quoiqu'il fût persuadé qu'elle ne l'entendait pas: cependant, quelque plaisir qu'elle eût de le voir, elle s'inquiétait, parce que la nuit s'approchait. Que serait-ce, disait-elle en elle-même, s'il me voyait changer tout d'un coup de forme? il serait effrayé et me fuirait; ou, s'il ne me fuyait pas, que n'aurais-je pas à craindre ainsi seule dans une forêt? Elle ne faisait que penser de quelle manière elle pourrait se sauver, lorsqu'il lui en fournit le moyen; car, ayant peur qu'elle n'eût besoin de boire, il alla voir où il pourrait trouver quelque ruisseau, afin de l'y conduire: pendant qu'il cherchait, elle se déroba promptement, et vint à la maisonnette où Giroflée l'attendait. Elle se jeta encore sur son lit; la nuit vint, sa métamorphose cessa, elle lui apprit son aventure. Le croirais-tu, ma chère, lui dit-elle, mon prince Guerrier est dans cette forêt: c'est lui qui ma m'a chassée depuis deux jours, et qui, m'ayant pris, m'a fait mille caresses. Ah! que le portrait qu'on m'en apporta est peu fidèle! il est cent fois mieux fait: tout le désordre où l'on voit les chasseurs ne dérobe rien à sa bonne mine, et lui conserve des agréments que je ne saurais t'exprimer. Ne suis-je pas bien malheureuse d'être obligée de fuir ce prince, lui qui m'est destiné par mes plus proches, lui qui m'aime et que j'aime? Il faut qu'une méchante fée me prenne en aversion le jour de ma naissance, et trouble tous ceux de ma vie. Elle se prit à pleurer: Giroflée la consola, et lui fit espérer que dans quelque temps ses peines seraient changées en plaisirs. Le prince revint vers sa chère Biche dès qu'il eut trouvé une fontaine; mais elle n'était plus au lieu où il l'avait laissée. Il la chercha inutilement partout, et sentit autant de chagrin contre elle que si elle avait dû avoir de la raison. Quoi! s'écria-t-il, je n'aurai donc jamais que des sujets de me plaindre de ce sexe trompeur et infidèle? Il retourna chez la bonne vieille, plein de mélancolie: il conta à son confident l'aventure de Bichette, et l'accusa d'ingratitude. Bécafigue ne put s'empêcher de sourire de la colère du prince; il lui conseilla de punir la Biche quand il la rencontrerait. Je ne reste plus ici que pour cela, répondit le prince, ensuite nous partirons pour aller plus loin. Le jour revint, et avec lui la princesse reprit sa figure de Biche blanche. Elle ne savait à quoi se résoudre, ou d'aller dans les mêmes lieux que le prince parcourait ordinairement, ou de prendre une route opposée pour l'éviter. Elle choisit ce dernier parti, et s'éloigna beaucoup; mais le jeune prince, qui était aussi fin qu'elle, en usa tout de même, croyant bien qu'elle aurait cette petite ruse; de sorte qu'il la découvrit dans le plus épais de la forêt. Elle s'y trouvait en sûreté, lorsqu'elle l'apperçut: aussitôt elle bondit, elle saute par-dessus les buissons; et comme si elle l'eût appréhendé davantage à cause du tour qu'elle lui avait fait le soir, elle fuit plus légère que les vents; mais dans le moment qu'elle traversait un sentier, il la mire si bien, qu'il lui enfonce une flèche dans la jambe. Elle sentit une douleur violente; et n'ayant plus assez de force pour fuir, elle se laissa tomber. Amour cruel et barbare, où étais tu donc? Quoi! tu laisses blesser une fille incomparable, par son tendre amant? Cette triste catastrophe était inévitable, car la fée de la fontaine y avait attaché la fin de l'aventure. Le prince s'approcha; il eut un sensible regret de voir couler le sang de la Biche: il prit des herbes, il les lia sur sa jambe pour la soulager, et lui fit un nouveau lit de ramée. Il tenait la tête de Bichette appuyée sur ses genoux. N'es-tu pas cause, petite volage, lui disait-il, de ce qui t'est arrivé? que t'avais-je fait hier pour m'abandonner? Il n'en sera pas aujourd'hui de même, je t'emporterai. La Biche ne répondait rien: qu'aurait-elle dit? elle avait tort et ne pouvait parler; car ce n'est pas toujours une conséquence que ceux qui ont tort se taisent. Le prince lui faisait mille caresses. Que je souffre de t'avoir blessée! lui disait-il: tu me haïras, et je veux que tu m'aimes. Il semblait, à l'entendre, qu'un secret génie lui inspirait tout ce qu'il disait à Bichette. Enfin l'heure de revenir chez sa vieille hôtesse approchait: il se chargea de sa chasse, et n'était pas médiocrement embarrassé à la porter, à la mener, et quelquefois à la traîner. Elle n'avait aucune envie d'aller avec lui. Qu'est-ce que je vais devenir? disait-elle. Quoi! je me trouverai tout seule avec ce prince! Ah! mourons plutôt! Elle faisait la pesante et l'accablait, il était tout en eau de tant de fatigue; et quoiqu'il n'y eût pas loin pour se rendre à la petite maison, il sentait bien que sans quelque secours il n'y pourrait arriver. Il fut quérir son fidèle Bécafigue; mais avant que de quitter sa proie, il l'attacha avec plusieurs rubans au pied d'un arbre, dans la crainte qu'elle ne s'enfuît. Hélas! qui aurait pu penser que la plus belle princesse du monde serait un jour traitée ainsi par un prince qui l'adorait? Elle essaya inutilement d'arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus serrés, et elle était près de s'étrangler avec un noeud coulant qu'il avait malheureusement fait, lorsque Giroflée, lasse d'être toujours enfermée dans sa chambre, sortit pour prendre l'air et passa dans le lieu où était la Biche blanche, qui se débattait. Que devint-elle quand elle apperçut sa chère maîtresse. Elle ne pouvait se hâter assez de la défaire; les rubans étaient noués par différents endroits. Enfin le prince arriva avec Bécafigue, comme elle allait emmener la biche. Quelque respect que j'aie pour vous, madame, lui dit le prince, permettez-moi de m'opposer au larcin que vous voulez me faire; j'ai blessé cette biche, elle est à moi; je l'aime, je vous supplie de m'en laisser le maître. Seigneur, répliqua civilement Giroflée (car elle était bien faite et gracieuse), la biche que voici est à moi avant que d'être à vous; je renoncerais aussitôt à ma vie qu'à elle; et si vous voulez voir comme elle me connaît, je ne vous demande que de lui donner un peu de liberté. Allons, ma petite blanche, dit-elle, embrassez-moi. Bichette se jeta à son cou. Baisez-moi la joue droite. Elle obéit. Touchez mon coeur. Elle y porta le pied. Soupirez. Elle soupira. Il ne fut plus permis au prince de douter de ce que Giroflée lui disait. Je vous la rends, lui dit-il honnêtement; mais j'avoue que ce n'est pas sans chagrin. Elle s'en alla aussitôt avec sa Biche. Elles ignoraient que le prince demeurait dans leur maison; il les suivait d'assez loin, et demeura surpris de les voir entrer chez la vieille bonne femme. Il s'y rendit fort peu après elles; et poussé d'un mouvement de curiosité, dont Biche blanche était cause, il lui demanda qui était cette jeune personne; elle répliqua qu'elle ne la connaissait pas, qu'elle l'avait reçue chez elle avec sa biche, qu'elle la payait bien, et qu'elle vivait dans une grande solitude. Bécafigue s'informa en quel lieu était sa chambre; elle lui dit que c'était si proche de la sienne, qu'elle n'était séparée que par une cloison. Lorsque le prince fut retiré, son confident lui dit qu'il était le plus trompé des hommes, ou que cette fille avait demeuré avec la princesse Désirée, qu'il l'avait vue au palais quand il y était allé en ambassade. Quel funeste souvenir me rappelez-vous! lui dit le prince, et par quel hasard serait-elle ici? C'est ce que j'ignore, Seigneur, ajouta Bécafigue; mais j'ai envie de la voir encore, et puisqu'une simple menuiserie nous sépare, j'y vais faire un trou. Voilà une curiosité bien inutile, dit le prince tristement; car les paroles de Bécafigue avaient renouvelé toutes ses douleurs. En effet, il ouvrit sa fenêtre, qui regardait dans la forêt, et se mit à rêver. Cependant Bécafigue travaillait, et il eut bientôt fait un assez grand trou pour voir la charmante princesse vêtue d'une robe de brocart d'argent mêlé de quelques fleurs incarnates brodées d'or avec des émeraudes: ses cheveux tombaient par grosses boucles sur la plus belle gorge du monde; son teint brillait des plus vives couleurs, et ses yeux ravissaient. Giroflée était à genoux devant elle, qui lui bandait le bras, dont le sang coulait avec abondance: elles paraissaient toutes deux assez embarrassées de cette blessure. Laisse-moi mourir, disait la princesse, la mort me sera plus douce que la déplorable vie que je mène: quoi! être biche tout le jour! voir celui à qui je suis destinée sans lui parler, sans lui apprendre ma fatale aventure! Hélas! si tu savais tout ce qu'il m'a dit de touchant sous ma métamorphose, quel ton de voix il a, quelles manières nobles et engageantes, tu me plaindrais encore plus que tu ne fais, de n'être point en état de l'éclaircir de ma destinée. On peut assez juger de l'étonnement de Bécafigue par tout ce qu'il venait de voir et d'entendre; il courut vers le prince, il l'arracha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables. Ah! Seigneur, lui dit-il, ne différez pas de vous approcher de cette cloison! vous verrez le véritable original du portrait qui vous à charmé. Le prince regarda, et reconnut aussitôt sa princesse; il serait mort de plaisir, s'il n'eût craint d'être déçu par quelque enchantement; car enfin, comment accommoder une rencontre si surprenante avec Longue Epine et sa mère, qui étaient renfermées dans le château des trois Pointes, et qui prenaient le nom, l'une de Désirée, et l'autre de sa dame d'honneur? Cependant sa passion le flattait, l'on a un penchant naturel à se persuader ce que l'on souhaite; et dans une telle occasion, il fallait mourir d'impatience ou s'éclaircir. Il alla sans différer frapper doucement à la porte de la chambre où était la princesse. Giroflée, ne doutant pas que ce ne fût la bonne vieille, et ayant même besoin de son secours pour lui aider à bander le bras de sa maîtresse, se hâta d'ouvrir, et demeura bien surprise de voir le prince, qui vint se jeter aux pieds de Désirée. Les transports qui l'animaient lui permirent si peu de faire un discours suivi, que, quelque soin que j'aie eu de m'informer de ce qu'il lui dit dans ces premiers moments, je n'ai trouvé personne qui m'en ait bien éclairci. La princesse ne s'embarrassa pas moins dans ses réponses; mais l'amour, qui sert souvent d'interprête aux muets, se mit en tiers, et persuada à l'un et à l'autre qu'il ne s'était jamais rien dit de plus spirituel; au moins ne s'était-il jamais rien dit de plus touchant et de plus tendre. Les larmes, les soupirs, les serments, et même quelques souris gracieux, tout en fut. La nuit se passa ainsi, le jour parut sans que Désirée y eût fait aucune réflexion, et elle ne devint plus Biche. Elle s'en aperçut; rien n'était égal à sa joie: le prince lui était trop cher pour différer de la partager avec lui; au même moment elle commença le récit de son histoire, qu'elle fit avec grâce et une éloquence naturelle, qui surpassait celle des plus habiles. Quoi! s'écria-t-il, ma charmante princesse, c'est vous que j'aie blessée sous la figure d'une Biche blanche! Que ferai-je pour expier un si grand crime? suffira-t-il d'en mourir de douleur à vos yeux? Il était tellement affligé, que son déplaisir se voyait peint sur son visage. Désirée en souffrit plus que de sa blessure; elle l'assura que ce n'était presque rien, et qu'elle ne pouvait s'empêcher d'aimer un mal qui lui procurait tant de bien. La manière dont elle lui parla était si obligeante, qu'il ne put douter de ses bontés. Pour l'éclaircir à son tour de toutes choses, il lui raconta la supercherie que Longue Epine et sa mère avaient faite, ajoutant qu'il fallait se hâter d'envoyer dire au roi son père le bonheur qu'il avait eu de la trouver; parce qu'il allait faire une terrible guerre pour tirer raison de l'affront qu'il croyait avoir reçu. Désirée le pria d'écrire par Bécafigue; il voulait lui obéir lorsqu'un bruit perçant de trompettes, clairons, timbales et tambours se répandit dans la forêt; il leur sembla même qu'ils entendaient passer beaucoup de monde proche de la petite maison. Le prince regarda par la fenêtre, il reconnut plusieurs officiers, ses drapeaux et ses guidons: il leur commanda de s'arrêter et de l'attendre. Jamais surprise n'a été plus agréable que celle de cette armée: chacun était persuadé que leur prince allait la conduire, et tirer vengeance, du père de Désirée. Le père du prince les menait lui-même malgré son grand âge. Il venait dans une litière de velours en broderie d'or; elle était suivie d'un chariot découvert. Longue Epine y était avec sa mère. Le prince Guerrier ayant vu la litière, y courut, et le roi, lui tendant les bras, l'embrassa avec mille témoignages d'un amour paternel. Et d'où venez-vous, mon cher fils? s'écria-t-il. Est-il possible que vous m'ayez livré à la douleur que votre absence me cause? Seigneur, dit le prince, daignez m'écouter. Le roi aussitôt descendit de sa litière, et se retirant dans un lieu écarté, son fils lui apprit l'heureuse rencontre qu'il avait faite, et la fourberie de Longue Epine. Le roi, ravi de cette aventure, leva les mains et les yeux au ciel pour lui en rendre grâces; dans ce moment il vit paraître la princesse Désirée, plus belle et plus brillante que tous les astres ensemble. Elle montait un superbe cheval, qui n'allait que par courbettes; cent plumes de différentes couleurs paraient sa tête, et les plus gros diamants du monde avaient été mis à son habit: elle était vêtue en chasseur. Giroflée, qui la suivait, n'était guère moins parée qu'elle. C'étaient là des effets de la protection de Tulipe; elle avait tout conduit avec soin et avec succès. La jolie maison du bois fut faite en faveur de la princesse, et sous la figure d'une vieille, elle l'avait régalée pendant plusieurs jours. Dès que le prince reconnut ses troupes, et qu'il alla trouver le roi son père, elle entra dans la chambre de Désirée: elle souffla son bras pour guérir sa blessure: elle lui donna ensuite les riches habits sous lesquels elle parut aux yeux du roi, qui demeura si charmé, qu'il avait bien de la peine à la croire une personne mortelle. Il lui dit tout ce qu'on peut imaginer de plus obligeant dans une semblable occasion, et la conjura de ne point différer à ses sujets le plaisir de l'avoir pour reine: Car je suis résolu, continua-t-il, de céder mon royaume au prince Guerrier, afin de le rendre plus digne de vous. Désirée lui répondit avec toute la politesse qu'on devait attendre d'une personne si bien élevée; puis, jetant les yeux sur les deux prisonnières qui étaient dans le chariot, et qui se cachaient le visage de leurs mains, elle eut la générosité de demander leur grâce, et que le même chariot où elles étaient servît à les conduire où elles voudraient aller. Le roi consentit à ce qu'elle souhaitait; ce ne fut pas sans admirer son bon coeur, et sans lui donner de grandes louanges. On ordonna que l'armée retournerait sur ses pas, le prince monta à cheval pour accompagner sa belle princesse: on les reçut dans la ville capitale avec mille cris de joie; l'on prépara tout pour le jour des noces, qui devint très-solennel, par la présence des six bénignes fées qui aimaient la princesse. Elles lui firent les plus riches présents qui se soient jamais imaginés; entre autres, ce magnifique palais où la reine les avait été voir parut tout d'un coup en l'air, porté par cinquante mille amours, qui le posèrent dans une belle plaine au bord de la rivière: après un tel don, il ne s'en pouvait plus faire de considérable. Le fidèle Bécafigue pria son maître de parler à Giroflée, et de l'unir avec elle lorsqu'il épouserait la princesse; il le voulut bien; cette aimable fille fut très-aise de trouver un établissement si avantageux en arrivant dans un royaume étranger. La fée Tulipe, qui était encore plus libérale que ses soeurs, lui donna quatre mines d'or dans les Indes, afin que son mari n'eût pas l'avantage de se dire plus riche qu'elle. Les noces du prince durèrent plusieurs mois; chaque jour fournissait une fête nouvelle, et les aventures de Biche blanche ont été chantées par tout le monde. LA BELLE ET LA BÊTE. Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles; et comme ce marchand était un homme d'esprit, il n'épargna rien pour l'éducation de ses enfants, et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très-belles; mais la cadette surtout se faisait admirer, et on ne l'appelait, quand elle était petite, que la _belle enfant_; en sorte que le nom lui en resta: ce qui donna beaucoup de jalousie à ses soeurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses soeurs, était aussi meilleure qu'elles. Les deux aînées avaient beaucoup d'orgueil, parce qu'elles étaient riches; elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres. Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands[1] les demandèrent en mariage; mais les deux aînées répondirent qu'elles ne se marieraient jamais, à moins qu'elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. La Belle (car je vous ai dit que c'était le nom de la plus jeune), la Belle, dis-je, remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l'épouser; mais elle leur dit qu'elle était trop jeune, et qu'elle souhaitait de tenir compagnie à son père pendant quelques années. Tout d'un coup, le marchand perdit son bien, et il ne lui resta qu'une petite maison de campagne, bien loin de la ville. Il dit en pleurant à ses enfants qu'il fallait aller demeurer dans cette maison, et qu'en travaillant comme des paysans, ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu'elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu'elles avaient plusieurs amants, qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu'elles n'eussent plus de fortune. Les bonnes demoiselles se trompaient; leurs amants ne voulurent plus les regarder quand elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait, à cause de leur fierté, on disait: Elles ne méritent pas qu'on les plaigne; nous sommes bien aises de voir leur orgueil abaissé; qu'elles aillent faire les dames en gardant les moutons. Mais, en même temps, toute le monde disait: Pour la Belle, nous sommes bien fâchés de son malheur; c'est une si bonne fille! elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté! elle était si douce, si honnête! Il y eut même plusieurs gentilshommes, qui voulurent l'épouser, quoiqu'elle n'eût pas un sou: mais elle leur dit qu'elle ne pouvait se résoudre à abandonner son pauvre père dans son malheur, et qu'elle le suivrait à la campagne pour le consoler et lui aider à travailler. La pauvre Belle avait été bien affligée d'abord, de perdre sa fortune, mais elle s'était dit à elle-même: Quand je pleurerai bien fort, cela ne me rendra pas mon bien; il faut tâcher d'être heureuse sans fortune. Quand ils furent arrivés à leur maison de campagne, le marchand et ses trois fils s'occupèrent à labourer la terre. La Belle se levait à quatre heures du matin, et se dépêchait de nettoyer la maison, d'apprêter à dîner pour la famille. Elle eut d'abord beaucoup de peine, car elle n'était pas accoutumée à travailler comme une servante; mais au bout de deux mois, elle devint plus forte, et la fatigue lui donna une santé parfaite. Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, elle jouait du clavecin, ou bien, elle chantait en filant. Ses deux soeurs, au contraire, s'ennuyaient[2] à la mort; elles se levaient à dix heures du matin, se promenaient toute la journée, et s'amusaient à regretter leurs beaux habits et les compagnies. Voyez notre cadette, disaient-elles entre elles; elle a l'âme basse, et est si stupide, qu'elle est contente de sa malheureuse situation. Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. Il savait que la Belle était plus propre[3] que ses soeurs à briller dans les compagnies. Il admirait la vertu de cette jeune fille, et surtout sa patience; car ses soeurs, non contentes de lui laisser faire tout l'ouvrage de la maison, l'insultaient à tout moment. Il y avait un an que cette famille vivait dans la solitude, lorsque le marchand reçut une lettre, par laquelle on lui mandait,[4] qu'un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises, venait d'arriver heureusement. Cette nouvelle pensa tourner la tête à ses deux aînées, qui pensaient qu'à la fin elles pourraient quitter cette campagne, où elles s'ennuyaient tant; et quand elles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leur apporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortes de bagatelles. La Belle ne lui demandait rien; car elle pensait en elle-même que tout l'argent des marchandises ne suffirait pas pour acheter ce que ses soeurs souhaitaient. Tu ne me pries pas de t'acheter quelque chose, lui dit son père. Puisque vous avez la bonté de penser à moi, lui dit-elle, je vous prie de m'apporter une rose, car il n'en vient point ici. Ce n'est pas que la Belle se souciât d'une rose; mais elle ne voulait pas condamner par son exemple la conduite de ses soeurs, qui auraient dit que c'était pour se distinguer qu'elle ne demandait rien. Le bonhomme partit; mais quand il fut arrivé, on lui fit un procès[5] pour ses marchandises; et après avoir eu beaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu'il était auparavant. Il n'avait plus que trente milles pour arriver à sa maison, et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants; mais comme il fallait passer un grand bois avant de trouver sa maison, il se perdit. Il neigeait horriblement; le vent était si grand, qu'il le jeta deux fois en bas de son cheval; et la nuit étant venue, il pensa qu'il mourrait de faim ou de froid, ou qu'il serait mangé des loups, qu'il entendait hurler autour de lui. Tout d'un coup, en regardant au bout d'une longue allée d'arbres, il vit une grande lumière, mais qui paraissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là, et vit que cette lumière sortait d'un grand palais, qui était tout illuminé. Le marchand remercia Dieu du secours qu'il lui envoyait, et se hâta d'arriver à ce château; mais il fut bien surpris de ne trouver personne dans les cours. Son cheval, qui le suivait, voyant une grande écurie ouverte, entra dedans, et ayant trouvé du foin et de l'avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jeta dessus avec beaucoup d'avidité. Le marchand l'attacha dans l'écurie, et marcha vers la maison, où il ne trouva personne; mais étant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu, et une table chargée de viandes, où il n'y avait qu'un couvert. Comme la pluie et la neige l'avaient mouillé jusqu'aux os, il s'approcha du feu pour se sécher, et disait en lui-même: Le maître de la maison ou ses domestiques me pardonneront la liberté que j'ai prise, et sans doute ils viendront bientôt. Il attendit pendant un temps considérable; mais onze heures ayant sonné sans qu'il vît personne, il ne put résister à la faim, et prit un poulet, qu'il mangea en deux bouchées et en tremblant. Il but aussi quelques coups[6] de vin, et, devenu plus hardi, il sortit de la salle, et traversa plusieurs grands appartements, magnifiquement meublés. A la fin, il trouva une chambre, où il y avait un bon lit, et comme il était minuit passé, et qu'il était las, il prit le parti de fermer la porte et de se coucher. Il était dix heures du matin quand il se leva le lendemain, et il fut bien surpris de trouver un habit fort propre, à la place du sien, qui était tout gâté. Assurément, dit-il en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne fée, qui a eu pitié de ma situation. Il regarda par la fenêtre, et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. Il rentra dans la grande salle où il avait soupé la veille, et vit une petite table où il y avait du chocolat. Je vous remercie, madame la fée, dit-il tout haut, d'avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval, et comme il passait sous un berceau[7] de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé, et cueillit une branche, où il y en avait plusieurs. En même temps, il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si horrible, qu'il fut tout près de s'évanouir. Vous êtes bien ingrat! lui dit la bête d'une voix terrible; je vous ai sauvé la vie en vous recevant dans mon château, et, pour ma peine, vous me volez mes roses, que j'aime mieux que toutes choses au monde! Il faut mourir pour réparer cette faute; je ne vous donne qu'un quart d'heure pour demander pardon à Dieu. Le marchand se jeta à genoux, et dit à la bête, en joignant les mains: Monseigneur, pardonnez-moi; je ne croyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mes filles qui m'en avait demandé. Je ne m'appelle point monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n'aime pas les compliments, moi, je veux qu'on dise ce que l'on pense; ainsi, ne croyez pas me toucher par vos flatteries. Mais vous m'avez dit que vous aviez des filles; je veux bien vous pardonner, à condition qu'une de vos filles vienne volontairement pour mourir à votre place. Ne me raisonnez pas; partez; et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois. Le bonhomme n'avait pas dessein de sacrifier une de ses filles à ce vilain monstre; mais il pensa: Au moins, j'aurai le plaisir de les embrasser encore une fois. Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu'il pouvait partir quand il voudrait. Mais, ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t'en ailles les mains vides. Retourne dans la chambre où tu as couché: tu y trouveras un grand coffre vide; tu peux y mettre tout ce qu'il te plaira, je le ferai porter chez toi. En même temps la Bête se retira; et le bonhomme dit en lui-même: S'il faut que je meure, j'aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres enfants. Il retourna dans la chambre où il avait couché, et y ayant trouvé une grande quantité de pièces d'or, il en remplit le grand coffre dont la Bête lui avait parlé, le ferma, et ayant repris son cheval, qu'il retrouva dans l'écurie, il sortit de ce palais avec une tristesse égale à la joie qu'il avait lorsqu'il y était entré. Son cheval prit de lui-même une des routes de la forêt, et en peu d'heures le bonhomme arriva dans sa petite maison. Ses enfants se rassemblèrent autour de lui; mais au lieu d'être sensible à leurs caresses, le marchand se mit à pleurer en les regardant. Il tenait à la main la branche de roses, qu'il apportait à la Belle. Il la lui donna, et lui dit: La Belle, prenez ces roses; elles coûteront bien cher à votre malheureux père. Et tout de suite il raconta à sa famille la funeste aventure qui lui était arrivée. A ce récit, ses deux aînées jetèrent de grands cris, et dirent des injures à la Belle, qui ne pleurait point. Voyez ce que produit l'orgueil de cette petite créature, disaient-elles; que ne demandait-elle des ajustements comme nous? Mais non, mademoiselle voulait se distinguer. Elle va causer la mort de notre père, et elle ne pleure pas. Cela serait fort inutile, reprit la Belle; pourquoi pleurerais-je la mort de mon père? il ne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de ses filles, je veux me livrer à toute sa furie, et je me trouve fort heureuse, puisqu'en mourant, j'aurai la joie de sauver mon père, et de lui prouver ma tendresse. Non, ma soeur, lui dirent ses trois frères, vous ne mourrez pas; nous irons trouver ce monstre, et nous périrons sous ses coups, si nous ne pouvons le tuer. Ne l'espérez pas, mes enfants, leur dit le marchand; la puissance de cette Bête est si grande, qu'il ne me reste aucune espérance de la faire périr. Je suis charmé du bon coeur de la Belle; mais je ne veux pas l'exposer à la mort. Je suis vieux, il ne me reste que peu de temps à vivre; ainsi, je ne perdrai que quelques années de vie, que je ne regrette qu'à cause de vous, mes chers enfants. Je vous assure, mon père, lui dit la Belle, que vous n'irez pas à ce palais sans moi; vous ne pouvez m'empêcher de vous suivre. Quoique je sois jeune, je ne suis pas fort attachée à la vie, et j'aime mieux être dévorée par ce monstre que de mourir du chagrin que me donnerait votre perte. On eut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beau palais, et ses soeurs en étaient charmées; parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie. Le marchand était si occupé de la douleur de perdre sa fille, qu'il ne pensait pas au coffre qu'il avait rempli d'or; mais, aussitôt qu'il se fut enfermé dans sa chambre pour se coucher, il fut bien étonné de le trouver à la ruelle de son lit. Il résolut de ne point dire à ses enfants qu'il était devenu si riche; parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville, et qu'il était résolu de mourir dans cette campagne: mais il confia ce secret à la Belle, qui lui apprit qu'il était venu quelques gentilshommes pendant son absence, et qu'il y en avait deux qui aimaient ses soeurs. Elle pria son père de les marier; car elle était si bonne, qu'elle les aimait, et leur pardonnait de tout son coeur le mal qu'elles lui avaient fait. Ces deux méchantes filles se frottèrent les yeux avec un oignon pour pleurer lorsque la Belle partit avec son père; mais ses frères pleuraient tout de bon,[8] aussi bien que le marchand: il n'y avait que la Belle qui ne pleurait point, parce qu'elle ne voulait pas augmenter leur douleur. Le cheval prit la route du palais; et sur le soir, ils l'aperçurent illuminé, comme la première fois. Le cheval fut tout seul à l'écurie, et le bonhomme entra avec sa fille dans la grande salle, où ils trouvèrent une table, magnifiquement servie, avec deux couverts. Le marchand n'avait pas le coeur de manger; mais la Belle, s'efforçant de paraître tranquille, se mit à table, et le servit; puis elle disait en elle-même: La Bête veut m'engraisser avant de me manger, puisqu'elle me fait si bonne chère. Quand ils eurent soupé, ils entendirent un grand bruit, et le marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurant; car il pensait que c'était la Bête. La Belle ne put s'empêcher de frémir en voyant cette horrible figure: mais elle se rassura de son mieux; et le monstre lui ayant demandé si c'était de bon coeur qu'elle était venue, elle lui dit, en tremblant, qu'oui. Vous êtes bien bonne, dit la Bête, et je vous suis bien obligée. Bonhomme partez demain matin, et ne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu, la Belle. Adieu, la Bête, répondit-elle. Et tout de suite le monstre se retira. Ah! ma fille! dit le marchand en embrassant la Belle, je suis à demi mort de frayeur. Croyez-moi, laissez-moi ici. Non, mon père, lui dit la Belle avec fermeté, vous partirez demain matin, et vous m'abandonnerez au secours du ciel; peut-être aura-t-il pitié de moi. Ils furent se coucher, et croyaient ne pas dormir de toute la nuit; mais à peine furent-ils dans leurs lits, que leurs yeux se fermèrent. Pendant son sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit: Je suis contente de votre bon coeur, la Belle; la bonne action que vous faites en donnant votre vie, pour sauver celle de votre père, ne demeurera point sans récompense. La Belle, en s'éveillant, raconta ce songe à son père; et quoiqu'il le consolât un peu, cela ne l'empêcha pas de jeter de grands cris quand il fallut se séparer de sa chère fille. Lorsqu'il fut parti, la Belle s'assit dans la grande salle, et se mit à pleurer aussi; mais comme elle avait beaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu, et résolut de ne se point chagriner, pour le peu de temps qu'elle avait à vivre; car elle croyait fermement que la Bête la mangerait le soir. Elle résolut de se promener en attendant, et de visiter ce beau château. Elle ne pouvait s'empêcher d'en admirer la beauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte sur laquelle il y avait écrit: _Appartement de la Belle_. Elle ouvrit cette porte avec précipitation, et elle fut éblouie de la magnificence qui y régnait: mais ce qui frappa le plus sa vue, ce fut une grande bibliothèque, un clavecin, et plusieurs livres de musique. On ne veut pas que je m'ennuie, dit-elle tout bas; elle pensa ensuite: Si je n'avais qu'un jour à demeurer ici, on ne m'aurait pas fait une telle provision. Cette pensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque, et vit un livre où il y avait écrit en lettres d'or: _souhaitez, commandez; vous êtes ici la reine et la maîtresse_. Hélas! dit-elle en soupirant, je ne souhaite rien que de revoir mon pauvre père, et de savoir ce qu'il fait à présent. Elle avait dit cela en elle-même: quelle fut sa surprise, en jetant ses yeux sur un grand miroir, d'y voir sa maison, où son père arrivait avec un visage extrêmement triste. Ses soeurs venaient au-devant de lui; et malgré les grimaces qu'elles faisaient pour paraître affligées, la joie qu'elles** avaient de la perte de leur soeur paraissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, et la Belle ne put s'empêcher de penser que la Bête était bien complaisante, et qu'elle n'avait rien à craindre d'elle. A midi, elle trouva la table mise; et pendant son dîner, elle entendit un excellent concert, quoiqu'elle ne vît personne. Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s'empêcher de frémir. La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper? Vous êtes le maître, répondit la Belle en tremblant. Non, répondit la Bête, il n'y a ici de maîtresse que vous. Vous n'avez qu'à me dire de m'en aller, si je vous ennuie; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n'est-ce pas que vous me trouvez bien laid? Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir, mais je crois que vous êtes fort bon. Vous avez raison, dit le monstre; mais, outre que je suis laid, je n'ai point d'esprit: je sais bien que je ne suis qu'une Bête. On n'est pas Bête, reprit la Belle, quand on croit n'avoir point d'esprit: un sot n'a jamais su cela. Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison; car tout ceci est à vous; et j'aurais du chagrin si vous n'étiez pas contente. Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre coeur; quand j'y pense, vous ne me paraissez plus si laid. Oh! dame, oui, répondit la Bête, j'ai le coeur bon; mais je suis un monstre. Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle; et je vous aime mieux avec votre figure que ceux qui avec la figure d'hommes cachent un coeur faux, corrompu, ingrat. Si j'avais de l'esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier; mais je suis un stupide, et tout ce que je puis vous dire, c'est que je vous suis bien obligé. La belle soupa de bon appétit. Elle n'avait presque plus peur du monstre; mais elle manqua mourir de frayeur lorsqu'il lui dit: La Belle, voulez-vous être ma femme? Elle fut quelque temps sans répondre; elle avait peur d'exciter la colère du monstre en le refusant: elle lui dit pourtant en tremblant: Non, la Bête. Dans le moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit: mais Belle fut bientôt rassurée; car la Bête, lui ayant dit tristement: Adieu donc, la Belle, sortit de la chambre, en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. La Belle se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête: Hélas, disait-elle, c'est bien dommage[9] qu'elle soit si laide, elle est si bonne! La Belle passa trois mois dans ce palais avec assez de tranquillité. Tous les soirs, la Bête lui rendait visite, l'entretenait pendant le souper avec assez de bon sens, mais jamais avec ce qu'on appelle esprit dans le monde. Chaque jour, la Belle découvrait de nouvelles bontés dans ce monstre. L'habitude de le voir l'avait accoutumée à sa laideur; et, loin de craindre le moment de sa visite, elle regardait souvent à sa montre pour voir s'il était bientôt neuf heures; car la Bête ne manquait jamais de venir à cette heure-là. Il n'y avait qu'une chose qui faisait de la peine à la Belle, c'est que le monstre, avant de se coucher, lui demandait toujours si elle voulait être sa femme, et paraissait pénétré de douleur lorsqu'elle lui disait que non. Elle lui dit un jour: Vous me chagrinez, la Bête; je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère pour vous faire croire que cela arrivera jamais. Je serai toujours votre amie, tâchez de vous contenter de cela. Il le faut bien,[10] reprit la Bête; je me rends justice. Je sais que je suis bien horrible; mais je vous aime beaucoup; cependant je suis trop heureux de ce que vous voulez bien rester ici; promettez-moi que vous ne me quitterez jamais. La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu dans son miroir que son père était malade de chagrin de l'avoir perdue, et elle souhaitait de le revoir. Je pourrais bien vous promettre, dit-elle à la Bête, de ne vous jamais quitter tout à fait; mais j'ai tant d'envie de revoir mon père, que je mourrai de douleur si vous me refusez ce plaisir. J'aime mieux mourir moi-même, dit ce monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père; vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra de douleur. Non, lui dit la Belle en pleurant, je vous aime trop pour vouloir causer votre mort. Je vous promets de revenir dans huit jours. Vous m'avez fait voir que mes soeurs sont mariées, et que mes frères sont partis pour l'armée. Mon père est tout seul, souffrez que je reste chez lui une semaine. Vous y serez demain au matin, dit la Bête; mais souvenez-vous de votre promesse. Vous n'aurez qu'à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez revenir. Adieu, la Belle. La Bête soupira selon sa coutume en disant ces mots, et la Belle se coucha tout triste de la voir affligée. Quand elle se réveilla le matin, elle se trouva dans la maison de son père; et ayant sonné une clochette qui était à côté de son lit, elle vit venir la servante, qui fit un grand cri en la voyant. Le bonhomme accourut à ce cri, et manqua[11] mourir de joie en revoyant sa chère fille; et ils se tinrent embrassés plus d'un quart d'heure. La Belle, après les premiers transports, pensa qu'elle n'avait point d'habits pour se lever; mais la servante lui dit qu'elle venait de trouver dans la chambre voisine un grand coffre plein de robes toutes d'or, garnies de diamants. La Belle remercia la bonne Bête de ses attentions; elle prit la moins riche de ces robes, et dit à la servante de serrer les autres, dont elle voulait faire présent à ses soeurs: mais à peine eut-elle prononcé ces paroles, que le coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu'elle gardât tout cela pour elle, et aussitôt les robes et le coffre revinrent à la même place. La Belle s'habilla; et pendant ce temps, on fut avertir ses soeurs, qui accoururent avec leurs maris. Elles étaient toutes deux fort malheureuses. L'aînée avait épousé un gentilhomme beau comme l'amour; mais il était si amoureux de sa propre figure, qu'il n'était occupé que de cela depuis le matin jusqu'au soir, et méprisait la beauté de sa femme. La seconde avait épousé un homme qui avait beaucoup d'esprit; mais il ne s'en servait que pour faire enrager tout le monde, et sa femme toute la première. Les soeurs de la Belle manquèrent mourir de douleur quand elles la virent habillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Elle eut beau les caresser, rien ne put étouffer leur jalousie, qui augmenta beaucoup quand elle leur eut conté combien elle était heureuse. Ces deux jalouses descendirent dans le jardin, pour y pleurer tout à leur aise, et elles se disaient: Pourquoi cette petite créature est-elle plus heureuse que nous? Ne sommes-nous pas plus aimables qu'elle? Ma soeur, dit l'aînée, il me vient une pensée; tâchons de l'arrêter ici plus de huit jours sa sotte Bête se mettra en colère de ce qu'elle lui aura manqué de parole, et peut-être qu'elle la dévorera. Vous avez raison, ma soeur, répondit l'autre. Pour cela, il lui faut faire de grandes caresses. Et ayant pris cette résolution, elles remontèrent, et firent tant d'amitié à leur soeur, que la Belle en pleura de joie. Quand les huit jours furent passés, les deux soeurs s'arrachèrent les cheveux, et firent tant les affligées de son départ, qu'elle promit de rester encore huit jours. Cependant la Belle se reprochait le chagrin qu'elle allait donner à sa pauvre Bête, qu'elle aimait de tout son coeur, et elle s'ennuyait de ne la plus voir. La dixième nuit qu'elle passa chez son père, elle rêva qu'elle était dans le jardin du palais, et qu'elle voyait la Bête, couchée sur l'herbe, et prête à mourir, qui lui reprochait son ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut,[12] et versa des larmes. Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête qui a pour moi tant de complaisance? Est-ce sa faute si elle est si laide, et si elle a peu d'esprit? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n'ai-je pas voulu l'épouser? Je serais plus heureuse avec elle que mes soeurs avec leurs maris. Ce n'est ni la beauté ni l'esprit d'un mari qui rendent une femme contente: c'est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance: et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Je n'ai point d'amour pour elle; mais j'ai de l'estime, de l'amitié, et de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse; je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude. A ces mots, Belle se lève, met sa bague sur la table, et revient se coucher. A peine fut-elle dans son lit, qu'elle s'endormit, et quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu'elle était dans le palais de la Bête. Elle s'habilla magnifiquement pour lui plaire, et s'ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir; mais l'horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. La Belle, alors, craignit d'avoir cause sa mort. Elle courut tout le palais en jetant de grands cris; elle était au désespoir. Après avoir cherché partout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle l'avait vue en dormant. Elle trouva la pauvre Bête étendu, sans connaissance, et elle crut qu'elle était morte. Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure; et sentant que son coeur battait encore, elle prit de l'eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête. La Bête ouvrit les yeux, et dit à la Belle: Vous avez oublié votre promesse: le chagrin de vous avoir perdue m'a fait résoudre à me laisser mourir de faim; mais je meurs content, puisque j'ai le plaisir de vous revoir encore une fois. Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle; vous vivrez pour devenir mon époux; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu'à vous. Hélas! je croyais n'avoir que de l'amitié pour vous, mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous voir. A peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles, qu'elle vit le château brillant de lumière: les feux d'artifice, la musique, tout lui annonçait une fête; mais toutes ces beautés n'arrêtèrent point sa vue: elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise! la Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu'un prince plus beau que l'Amour, qui la remerciait d'avoir fini son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s'empêcher de lui demander où était la Bête. Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince. Une méchante fée m'avait condamné à rester sous cette figure jusqu'à ce qu'une belle fille consentît à m'épouser, et elle m'avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi, il n'y avait que vous dans le monde assez bonne pour vous laisser toucher à la bonté de mon caractère: et en vous offrant ma couronne, je ne puis m'acquitter des obligations que je vous ai. La Belle, agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour se relever. Ils allèrent ensemble au château, et la Belle manqua mourir de joie en trouvant dans la grand salle son père et toute sa famille, que la belle dame qui lui était apparue en songe avait transportés au château. Belle, lui dit cette dame, qui était une grande fée, venez recevoir la récompense de votre bon choix; vous avez préféré la vertu à la beauté et à l'esprit, vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une même personne. Vous allez devenir une grande reine: j'espère que le trône ne détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdemoiselles, dit la fée aux deux soeurs de la Belle, je connais votre coeur, et toute la malice qu'il enferme. Devenez deux statues; mais conservez toute votre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre soeur, et je ne vous impose point d'autre peine que d'être témoins de son bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre premier état qu'au moment où vous reconnaîtrez vos fautes; mais j'ai bien peur que vous ne restiez toujours statues. On se corrige de l'orgueil, de la colère, de la gourmandise et de la paresse: mais c'est une espèce de miracle que la conversion d'un coeur méchant et envieux. Dans le moment la fée donna un coup de baguette, qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle dans le royaume du prince. Ses sujets le revirent avec joie: et il épousa la Belle, qui vécut avec lui fort long-temps, et dans un bonheur parfait, parce qu'il était fondé sur la vertu. [Note 1: Gros marchands, _rich merchants_.] [Note 2: S'ennuyaient, _were weary_.] [Note 3: était plus propre, _was better fitted_.] [Note 4: Ou lui mandait, _he was informed_.] [Note 5: on lui fit un procès, _he had a lawsuit_.] [Note 6: Quelques coups, _a few glasses_.] [Note 7: un berceau, _an arbor_.] [Note 8: Pleuraient tout de bon, _wept in reality_.] [Note 9: C'est bien dommage, _it is a great pity_.] [Note 10: il le faut bien, _this must be so_.] [Note 11: Manqua, _was near_.] [Note 12: Se réveilla en sursaut, _started out in her sleep_.] LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. Il y avait une fois la fille d'un roi qui était si belle, qu'il n'y avait rien de si beau au monde; et à cause qu'elle était si belle, on la nommait la Belle aux Cheveux d'Or: car ses cheveux étaient plus fins que de l'or, et blonds par merveille, tout frisés, qui lui tombaient jusque sur les pieds. Elle allait toujours couverte de ses cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs sur la tête et des habits, brodés de diamants et de perles; tant y a[1] qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer. Il y avait un jeune roi de ses voisins qui n'était point marié, et qui était bien fait et bien riche. Quand il eut appris tout ce qu'on disait de la Belle aux Cheveux d'Or, bien qu'il ne l'eût point encore vue, il se prit à l'aimer si fort, qu'il en perdait le boire et le manger[2], et il se résolut de lui envoyer un ambassadeur pour la demander en mariage. Il fit faire un carrosse magnifique à son ambassadeur; il lui donna plus de cent chevaux et cent laquais, et lui recommanda bien de lui amener la princesse. Quand il eut pris congé[3] du roi et qu'il fut parti, toute la cour ne parlait d'autre chose; et le roi, qui ne doutait pas que la Belle aux Cheveux d'Or ne consentît à ce qu'il souhaitait, lui faisait déjà faire de belles robes et des meubles admirables. Pendant que les ouvriers étaient occupés à travailler, l'ambassadeur, arrivé chez la Belle aux Cheveux d'Or, lui fit son petit message; mais, soit qu'elle ne fût pas ce jour-là de bonne humeur, ou que le compliment ne lui semblât pas à son gré, elle répondit à l'ambassadeur qu'elle remerciait le roi, et qu'elle n'avait point envie de se marier. L'ambassadeur partit de la cour de cette princesse, bien triste de ne la pas amener avec lui; il rapporta tous les présents qu'il lui avait portés de la part du roi: car elle était fort sage, et savait bien qu'il ne faut pas que les filles reçoivent rien des garçons; aussi elle ne voulut jamais accepter les beaux diamants et le reste; et pour ne pas mécontenter le roi, elle prit seulement un quarteron[4] d'épingles d'Angleterre. Quand l'ambassadeur arriva à la grande ville du roi, où il était attendu si impatiemment, chacun s'affligea de ce qu'il n'amenait point la Belle aux Cheveux d'Or, et le roi se prit à pleurer comme un enfant: on le consolait sans en pouvoir venir à bout. Il y avait un jeune garçon à la cour qui était beau comme le soleil, et le mieux fait de tout le royaume: à cause de sa bonne grâce et de son esprit, on le nommait Avenant. Tout le monde l'aimait, hors les envieux, qui étaient fâchés que le roi lui fît du bien, et qu'il lui confiât tous les jours ses affaires. Avenant se trouva avec des personnes qui parlaient du retour de l'ambassadeur, et qui disaient qu'il n'avait rien fait qui vaille; il leur dit, sans y prendre trop garde: "Si le roi m'avait envoyé vers la Belle aux Cheveux d'Or, je suis certain qu'elle serait venue avec moi." Tout aussitôt ces méchantes gens vont dire au roi: "Sire, vous ne savez pas ce que dit Avenant? Que si vous l'aviez envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, il l'aurait ramenée. Considérez bien sa malice, il prétend être plus beau que vous, et qu'elle l'aurait tant aimé, qu'elle l'aurait suivi partout." Voilà le roi que se met en colère, en colère tant et tant, qu'il était hors de lui.[5] "Ha, ha! dit-il, ce joli mignon se moque de mon malheur, et il se prise plus que moi; allons, qu'on le mette dans ma grosse tour, et qu'il y meure de faim!" Les gardes du roi furent chez Avenant, qui ne pensait plus à ce qu'il avait dit; ils le traînèrent en prison, et lui firent mille maux[6]. Ce pauvre garçon n'avait qu'un peu de paille pour se coucher; et il serait mort, sans une petite fontaine qui coulait dans le pied de la tour, dont il buvait un peu pour se rafraîchir: car la faim lui avait bien séché la bouche. Un jour qu'il n'en pouvait plus, il disait en soupirant: "De quoi se plaint le roi? il n'a point de sujet qui lui soit plus fidèle que moi; je ne l'ai jamais offensé." Le roi, par hasard, passait proche de la tour; et quand il entendit la voix de celui qu'il avait tant aimé, il s'arrêta pour l'écouter, malgré ceux qui étaient avec lui, qui haïssaient Avenant, et qui disaient au roi: "A quoi vous amusez-vous, sire? ne savez-vous pas que c'est un fripon?" Le roi répondit: "Laissez-moi là, je veux l'écouter." Ayant ouï ses plaintes, les larmes lui en vinrent aux yeux; il ouvrit la porte de la tour, et l'appela. Avenant vint tout triste se mettre à genoux devant lui, et baisa ses pieds: "Que vous ai-je fait, sire, lui dit-il, pour me traiter si rudement?--Tu t'es moqué de moi et de mon ambassadeur, dit le roi. Tu as dit que si je t'avais envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, tu l'aurais bien amenée.--Il est vrai, sire, répondit Avenant, que je lui aurais si bien fait connaître vos grandes qualités, que je suis persuadé qu'elle n'aurait pu s'en défendre; et en cela je n'ai rien dit qui ne vous dût être agréable." Le roi trouva qu'effectivement il n'avait point de tort; il regarda de travers ceux qui lui avaient dit du mal de son favori, et il l'emmena avec lui, se repentant bien de la peine qu'il lui avait faite. Après l'avoir fait souper à merveille, il l'appela dans son cabinet, et lui dit; "Avenant, j'aime toujours la Belle aux Cheveux d'Or, ses refus ne m'ont point rebuté; mais je ne sais comment m'y prendre pour qu'elle veuille m'épouser: j'ai envie de t'y envoyer pour voir si tu pourras réussir." Avenant répliqua qu'il était disposé à lui obéir en toute chose, qu'il partirait dès le lendemain. "Oh! dit le roi, je veux te donner un grand équipage.--Cela n'est point nécessaire, répondit-il; il ne me faut qu'un bon cheval, avec des lettres de votre part." Le roi l'embrassa; car il était ravi de le voir sitôt prêt. Ce fut un lundi matin qu'il prit congé du roi et de ses amis, pour aller à son ambassade tout seul, sans pompe et sans bruit. Il ne faisait que rêver aux moyens d'engager la Belle aux Cheveux d'Or à épouser le roi. Il avait une écritoire dans sa poche; et quand il lui venait quelque belle pensée à mettre dans sa harangue, il descendait de cheval, et s'asseyait sous des arbres pour écrire, afin de ne rien oublier. Un matin qu'il était parti à la petite pointe du jour, en passant dans une grande prairie, il lui vint une pensée fort jolie; il mit pied à terre;[7] et se plaça contre des saules et des peupliers, qui étaient plantés le long d'une petite rivière qui coulait au bord du pré. Après qu'il eut écrit, il regarda de tous côtés, charmé de se trouver en un si bel endroit. Il aperçut sur l'herbe une grosse carpe dorée, qui bâillait et qui n'en pouvait plus,[8] car, ayant voulu attraper de petits moucherons, elle avait sauté si haut hors de l'eau, qu'elle s'était élancée sur l'herbe, où elle était prête à mourir. Avenant en eut pitié; et quoiqu'il fût jour maigre,[9] et qu'il eût pu l'emporter pour son dîner, il fut la prendre, et la remit doucement dans la rivière. Dès que ma commère la carpe sent la fraîcheur de l'eau, elle commence à se réjouir et se laisse couler jusqu'au fond; puis revenant toute gaillarde au bord de la rivière: "Avenant, dit-elle, je vous remercie du plaisir que vous venez de me faire; sans vous je serais morte, et vous m'avez sauvée; je vous le revaudrai."[10] Après ce petit compliment, elle s'enfonça dans l'eau, et Avenant demeura bien surpris de l'esprit et de la grande civilité de la carpe. Un autre jour qu'il continuait son voyage, il vit un corbeau bien embarrassé: ce pauvre oiseau était poursuivi par un gros aigle (grand mangeur de corbeaux); il était près de l'attraper, et il l'aurait avalé comme une lentille, si Avenant n'eût eu compassion du malheur de cet oiseau. "Voilà, dit-il, comme les plus forts oppriment les plus faibles: quelle raison a l'aigle de manger le corbeau?" Il prend son arc, qu'il portait toujours, et une flèche; puis mirant bien[11] l'aigle, croc, il lui décoche la flèche dans le corps, et le perce de part en part; il tombe mort, et le corbeau ravi vint se percher sur un arbre: "Avenant, lui dit-il, vous êtes bien généreux de m'avoir secouru, moi qui ne suis qu'un misérable corbeau; mais je n'en demeurerai point ingrat, je vous le revaudrai." Avenant admira le bon esprit du corbeau, et continua son chemin. En entrant dans un grand bois, si matin qu'il ne voyait qu'à peine à se conduire, il entendit un hibou qui criait en hibou désespéré. "Ouais! dit-il, voilà un hibou bien affligé; il pourrait s'être laissé prendre dans quelque filet." Il chercha de tous côtés, et enfin il trouva de grands filets que des oiseleurs avaient tendus la nuit pour attraper les oisillons. Quelle pitié! dit-il; les hommes ne sont faits que pour s'entre-tourmenter, ou pour persécuter de pauvres animaux, qui ne leur font ni tort ni dommage. Il tira son couteau, et coupa les cordelettes. Le hibou prit l'essor; mais revenant à tire-d'aile: "Avenant, dit-il, il n'est pas nécessaire que je vous fasse une longue harangue pour vous faire comprendre l'obligation que je vous ai; elle parle assez d'elle-même: les chasseurs allaient venir, j'étais pris, j'étais mort sans votre secours; j'ai le coeur reconnaissant, je vous le revaudrai." Voilà les trois plus considérables aventures qui arrivèrent à Avenant dans son voyage. Il était si pressé d'arriver, qu'il ne tarda pas à se rendre au palais de la Belle aux Cheveux d'Or. Tout y était admirable; l'on y voyait les diamants entassés comme des pierres, les beaux habits, le bonbon, l'argent, c'étaient des choses merveilleuses; et il pensait en lui-même que, si elle quittait tout cela pour venir chez le roi son maître, il faudrait qu'il jouât bien de bonheur. Il prit un habit de brocart, des plumes incarnates et blanches; il se peigna, se poudra, se lava le visage; il mit une riche écharpe toute brodée à son cou, avec un petit panier, et dedans un beau petit chien, qu'il avait acheté en passant à Bologne. Avenant était si bien fait, si aimable, il faisait toutes choses avec tant de grâce, que lorsqu'il se présenta à la porte du palais, tous les gardes lui firent une grande révérence; et l'on courut dire à la Belle aux Cheveux d'Or qu'Avenant, ambassadeur du roi son plus proche voisin, demandait à la voir. Sur ce nom d'Avenant, la princesse dit: "Cela me porte bonne signification; je gagerais qu'il est joli, et qu'il plaît à tout le monde.--Vraiment oui, madame, lui dirent toutes ses filles d'honneur: nous l'avons vu du grenier où nous accommodions votre filasse; et tant qu'il a demeuré sous les fenêtres, nous n'avons pu rien faire.--Voilà qui est beau, répliqua la Belle aux Cheveux d'Or, de vous amuser à regarder les garçons. Çà, que l'on me donne ma grande robe de satin bleu brodée, et que l'on éparpille bien mes blonds cheveux; que l'on me fasse des guirlandes de fleurs nouvelles; que l'on me donne mes souliers hauts et mon éventail; que l'on balaie ma chambre et mon trône: car je veux qu'il dise partout que je suis vraiment la Belle aux Cheveux d'Or." Voilà toutes ses femmes qui s'empressaient de la parer comme une reine; elles étaient si hâtées, qu'elles s'entrecognaient et n'avançaient guère. Enfin la princesse passa dans sa galerie aux grands miroirs, pour voir si rien ne lui manquait; et puis elle monta sur son trône d'or, d'ivoire et d'ébène, qui sentait comme baume; et elle commanda à ses filles de prendre des instruments, et de chanter tout doucement pour n'étourdir personne. L'on conduisit Avenant dans la salle d'audience; il demeura si transporté d'admiration, qu'il a dit depuis bien des fois qu'il ne pouvait presque parler: néanmoins il prit courage, et fit sa harangue à merveille; il pria la princesse qu'il n'eût pas le déplaisir de s'en retourner sans elle. "Gentil Avenant, lui dit-elle, toutes les raisons que vous venez de me conter sont fort bonnes, et je vous assure que je serais bien aise de vous favoriser plus qu'un autre. Mais il faut que vous sachiez qu'il y a un mois que je fus me promener sur la rivière avec toutes mes dames; et comme l'on me servit ma collation, en ôtant mon gant je tirai de mon doigt une bague, qui tomba par malheur dans la rivière: je la chérissais plus que mon royaume. Je vous laisse juger de quelle affliction cette perte fut suivie. J'ai fait serment de n'écouter jamais aucune proposition de mariage, que l'ambassadeur qui me proposera un époux ne me rapporte ma bague. Voyez à présent ce que vous avez à faire là-dessus; car quand vous me parleriez quinze jours et quinze nuits, vous ne me persuaderiez pas de changer de sentiment." Avenant demeura bien étonné de cette réponse; il lui fit une profonde révérence, et la pria de recevoir le petit chien, le panier et l'écharpe; mais elle lui répliqua qu'elle ne voulait point de présents, et qu'il songeât à ce qu'elle venait de lui dire. Quand il fut retourné chez lui, il se coucha sans souper: et son petit chien, qui s'appelait Cabriole, ne voulut pas souper non plus: il vint se mettre auprès de lui.--Tant que la nuit fut longue, Avenant ne cessa point de soupirer. "Où puis-je prendre une bague tombée depuis un mois dans une grande rivière? disait-il: c'est toute folie de l'entreprendre. La princesse ne m'a dit cela que pour me mettre dans l'impossibilité de lui obéir." Il soupirait et s'affligeait très-fort. Cabriole, qui l'écoutait, lui dit: "Mon cher maître, je vous prie, ne désespérez point de votre bonne fortune: vous êtes trop aimable pour n'être pas heureux. Allons, dès qu'il fera jour, au bord de la rivière." Avenant lui donna deux petits coups de la main, et ne répondit rien; mais, tout accablé de tristesse, il s'endormit. Cabriole, voyant le jour, cabriola tant, qu'il l'éveilla, et lui dit: "Mon maître, habillez-vous, et sortons." Avenant le voulut bien. Il se lève, s'habille, et descend dans le jardin, et du jardin il va insensiblement au bord de la rivière, où il se promenait son chapeau sur ses yeux et ses bras croisés l'un sur l'autre, ne pensant qu'à son départ; quand tout d'un coup il entendit qu'on l'appelait: "Avenant, Avenant!" Il regarde de tous côtés et ne voit personne; il crut rêver. Il continue sa promenade; on le rappelle: "Avenant, Avenant!--Qui m'appelle?" dit-il. Cabriole, qui était fort petit, et qui regardait de près dans l'eau, lui répliqua: "Ne me croyez jamais, si ce n'est une carpe dorée que j'aperçois." Aussitôt la grosse carpe paraît, et lui dit: "Vous m'avez sauvé la vie dans le pré des Aliziers, où je serais restée sans vous; je vous promis de vous le revaloir. Tenez, cher Avenant, voici la bague de la Belle aux Cheveux d'Or." Il se baissa, et la prit dans la gueule de ma commère la carpe, qu'il remercia mille fois. Au lieu de retourner chez lui, il fut droit au palais avec le petit Cabriole, qui était bien aise d'avoir fait venir son maître au bord de l'eau. L'on alla dire à la princesse qu'il demandait à la voir: "Hélas! dit-elle, le pauvre garçon, il vient prendre congé de moi; il a considéré que ce que je veux est impossible, et il va le dire à son maître." L'on fit entrer Avenant, qui lui présenta sa bague, et lui dit: "Madame la princesse, voilà votre commandement fait; vous plaît-il recevoir le roi mon maître pour époux?" Quand elle vit sa bague où il ne manquait rien, elle resta si étonnée, si étonnée, qu'elle croyait rêver. "Vraiment, dit-elle, gracieux Avenant, il faut que vous soyez favorisé de quelque fée, car naturellement cela n'est pas possible."--Madame, dit-il, je n'en connais aucune, mais j'avais bien envie de vous obéir.--Puisque vous avez si bonne volonté, continua-t-elle, il faut que vous me rendiez un autre service, sans lequel je ne me marierai jamais. Il y a un prince, qui n'est pas éloigné d'ici, appelé Galifron, lequel s'était mis dans l'esprit de m'épouser. Il me fit déclarer son dessein avec des menaces épouvantables, que si je le refusais il désolerait mon royaume. Mais jugez si je pouvais l'accepter: c'est un géant qui est plus haut qu'une haute tour; il mange un homme comme un singe mange un marron. Quand il va à la campagne, il porte dans ses poches de petits canons, dont il se sert au lieu de pistolets; et lorsqu'il parle bien haut, ceux qui sont près de lui deviennent sourds. Je lui mandai que je ne voulais point me marier, et qu'il m'excusât; cependant il n'a point laissé de me persécuter; il tue tous mes sujets, et avant toutes choses il faut vous battre contre lui, et m'apporter sa tête. Avenant demeura un peu étourdi de cette proposition: il rêva quelque temps, et puis il dit: "Eh bien, madame, je combattrai Galifron; je crois que je serai vaincu; mais je mourrai en brave homme." La princesse resta bien étonnée: elle lui dit mille choses pour l'empêcher de faire cette entreprise. Cela ne servit de rien: il se retira pour aller chercher des armes et tout ce qu'il lui fallait. Quand il eut ce qu'il voulait, il remit le petit Cabriole dans son panier, il monta sur son beau cheval, et fut dans le pays de Galifron. Il demandait de ses nouvelles à ceux qu'il rencontrait, et chacun lui disait que c'était un vrai démon, dont on n'osait approcher: plus il entendait dire cela, plus il avait peur. Cabriole le rassurait, et lui disait: "Mon cher maître, pendant que vous vous battrez, j'irai lui mordre les jambes; il baissera la tête pour me chasser, et vous le tuerez." Avenant admirait l'esprit du petit chien; mais il savait assez que son secours ne suffirait pas. Enfin il arriva proche du château de Galifron; tous les chemins étaient couverts d'os et de carcasses d'hommes qu'il avait mangés ou mis en pièces. Il ne l'attendit pas long-temps, qu'il le vit venir à travers un bois. Sa tête passait les plus grands arbres, et il chantait d'une voix épouvantable: Où sont les petits enfants, Que je les croque à belles dents? Il m'en faut tant, tant, et tant, Que le monde n'est suffisant. Aussitôt Avenant se mit à chanter sur le même air: Approche: voici Avenant, Qui t'arrachera les dents. Bien qu'il ne soit pas de plus grands, Pour te battre il est suffisant. Les rimes n'étaient pas bien régulières, mais il fit la chanson fort vite, et c'est même un miracle qu'il ne la fit pas plus mal; car il avait horriblement peur. Quand Galifron entendit ces paroles, il regarda de tous côtés, et il aperçut Avenant l'épée à la main, qui lui dit deux ou trois injures pour l'irriter. Il n'en fallut pas tant, il se mit dans une colère effroyable; et, prenant une massue toute de fer, il aurait assommé du premier coup le gentil Avenant, sans un corbeau qui vint se mettre sur le haut de sa tête, et avec son bec lui donna si juste dans les yeux, qu'il les creva; son sang coulait sur son visage, il était comme un désespéré, frappant de tous côtés. Avenant l'évitait et lui portait de grands coups d'épée qu'il enfonçait jusqu'à la garde, et qui lui faisaient mille blessures, par où il perdit tant de sang, qu'il tomba. Aussitôt Avenant lui coupa la tête, bien ravi d'avoir été si heureux; et le corbeau, qui s'était perché sur un arbre, lui dit: "Je n'ai pas oublié le service que vous me rendîtes en tuant l'aigle qui me poursuivait; je vous promis de m'en acquitter, je crois l'avoir fait aujourd'hui.--C'est moi qui vous dois tout, monsieur da Corbeau, répliqua Avenant; je demeure votre serviteur." Il monta aussitôt à cheval, chargé de l'épouvantable tête de Galifron. Quand il arriva dans la ville, tout le monde le suivait, et criait: "Voici le brave Avenant, qui vient de tuer le monstre;" de sorte que la princesse, qui entendit bien du bruit, et qui tremblait qu'on ne lui vint apprendre la mort d'Avenant, n'osait demander ce qui lui était arrivé; mais elle vit entrer Avenant avec la tête du géant, qui ne laissa pas de lui faire encore peur, bien qu'il n'y est plus rien à craindre. "Madame, lui dit-il, votre ennemi est mort; j'espère que vous ne refuserez plus le roi mon maître.--Ah! si fait, dit la Belle aux Cheveux d'Or, je le refuserai si vous ne trouvez moyen, avant mon départ, de m'apporter de l'eau de la grotte ténébreuse. Il y a proche d'ici une grotte profonde qui a bien six lieues de tour; on trouve à l'entrée deux dragons qui empêchent qu'on n'y entre; ils ont du feu dans la gueule et dans les yeux; puis, lorsqu'on est dans la grotte, on trouve un grand trou dans lequel il faut descendre: il est plein de crapauds, de couleuvres et de serpents. Au fond de ce trou, il y a une petite cave où coule la fontaine de beauté et de santé: c'est de cette eau que je veux absolument. Tout ce qu'on en lave devient merveilleux; si l'on est belle, on demeure toujours belle; si on est laide, on devient belle; si l'on est jeune, on reste jeune; si l'on est vieille, on devient jeune. Vous jugez bien, Avenant, que je ne quitterai pas mon royaume sans en emporter." --Madame, lui dit-il, vous êtes si belle, que cette eau vous est bien inutile; mais je suis un malheureux ambassadeur dont vous voulez la mort: je vais vous aller chercher ce que vous désirez, avec la certitude de n'en pouvoir revenir. La Belle aux Cheveux d'Or ne changea point de dessein, et Avenant partit avec le petit chien Cabriole, pour aller à la grotte ténébreuse chercher de l'eau de beauté. Tous ceux qu'il rencontrait sur le chemin disaient: "C'est une pitié de voir un garçon si aimable s'aller perdre de gaieté de coeur; il va seul à la grotte, et quand il irait lui centième,[12] il n'en pourrait venir à bout Pourquoi la princesse ne veut-elle que des choses impossibles?" Il continuait de marcher, et ne disait pas un mot; mais il était bien triste. Il arriva vers le haut d'une montagne, où il s'assit pour se reposer un peu, et il laissa paître son cheval et courir Cabriole après des mouches. Il savait que la grotte ténébreuse n'était pas loin de là, il regardait s'il ne la verrait point; enfin il aperçut un vilain rocher noir comme de l'encre, d'où sortait une grosse fumée, et au bout d'un moment un des dragons qui jetait du feu par les yeux et par la gueule: il avait le corps jaune et vert, des griffes et une longue queue qui faisait plus de cent tours. Cabriole vit tout cela; il ne savait où se cacher, tant il avait peur. Avenant, tout résolu de mourir, tira son épée, et descendit avec une fiole que la Belle aux Cheveux d'Or lui avait donnée pour la remplir de l'eau de beauté. Il dit à son petit chien Cabriole: "C'est fait de moi! je ne pourrai jamais avoir de cette eau qui est gardée par des dragons: quand je serai mort, remplis la fiole de mon sang, et la porte à la princesse, pour qu'elle voie ce qu'elle me coûte; et puis va trouver le roi mon maître, et lui conte mon malheur." Comme il parlait ainsi, il entendit qu'on l'appelait: "Avenant, Avenant!" Il dit: "Qui m'appelle?" et il vit un hibou dans le trou d'un vieux arbre, qui lui dit: "Vous m'avez retire du filet des chasseurs où j'étais pris, et vous me sauvâtes la vie; je vous promis que je vous le revaudrais; en voici le temps. Donnez-moi votre fiole: je sais tous les chemins de la grotte ténébreuse, je vais vous quérir l'eau de beauté." Dame![13] qui fut bien aise? je vous le laisse à penser. Avenant lui donna vite sa fiole, et le hibou entra sans nul empêchement dans la grotte. En moins d'un quart d'heure, il revint rapporter la bouteille bien bouchée. Avenant fut ravi, le remercia de tout son coeur; et remontant la montagne, il prit le chemin de la ville bien joyeux. Il alla droit au palais; il présenta la fiole à la Belle aux Cheveux d'Or, qui n'eut plus rien à dire: elle remercia Avenant, et donna ordre à tout ce qu'il lui fallait pour partir; puis elle se mit en voyage avec lui. Elle le trouvait bien aimable, et elle lui disait quelquefois: "Si vous aviez voulu, je vous aurais fait roi; nous ne serions point partis de mon royaume." Mais il répondit: "Je ne voudrais pas faire un si grand déplaisir à mon maître pour tous les royaumes de la terre, quoique je vous trouve plus belle que le soleil." Enfin, ils arrivèrent à la grande ville du roi, qui, sachant que la Belle aux Cheveux d'Or venait, alla au-devant d'elle, et lui fit les plus beaux présents du monde. Il l'épousa avec tant de réjouissances, que l'on ne parlait d'autre chose; mais la Belle aux Cheveux d'Or, qui aimait Avenant dans le fond de son coeur, n'était bien aise que quand elle le voyait, et elle le louait toujours. "Je ne serais point venue sans Avenant, disait-elle au roi; il a fallu qu'il ait fait des choses impossibles pour mon service: vous lui devez être obligé; il m'a donné de l'eau de beauté, je ne vieillirai jamais, je serai toujours belle." Les envieux qui écoutaient la reine dirent au roi: "Vous n'êtes point jaloux, et vous avez sujet de l'être: la reine aime si fort Avenant, qu'elle en perd le boire et le manger; elle ne fait que parler de lui, et des obligations que vous lui avez, comme si tel autre que vous auriez envoyé n'en eût pas fait autant." Le roi dit: "Vraiment, je m'en avise; qu'on aille le mettre dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains." L'on prit Avenant, et, pour sa récompense d'avoir si bien servi le roi, on l'enferma dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains. Il ne voyait personne que le geôlier, qui lui jetait un morceau de pain noir par un trou; et de l'eau dans une écuelle de terre. Pourtant son petit chien Cabriole ne le quittait point, il le consolait, et venait lui dire toutes les nouvelles. Quand la Belle aux Cheveux d'Or sut sa disgrâce, elle se jeta aux pieds du roi, et, toute en pleurs, elle le pria de faire sortir Avenant de prison. Mais plus elle le priait, plus il se fâchait; songeant, c'est qu'elle l'aime; et il n'en voulut rien faire; elle n'en parla plus: elle était bien triste. Le roi s'avisa qu'elle ne le trouvait peut-être pas assez beau; il eut envie de se frotter le visage avec de l'eau de beauté, afin que la reine l'aimât plus qu'elle ne faisait. Cette eau était dans la fiole sur le bord de la cheminée de la chambre de la reine: elle l'avait mise là pour la regarder plus souvent: mais une de ses femmes de chambre, voulant tuer une araignée avec un balai, jeta par malheur la fiole par terre, qui se cassa, et toute l'eau fut perdue. Elle balaya vitement, et, ne sachant que faire, elle se souvint qu'elle avait vu dans le cabinet du roi une fiole toute semblable, pleine d'eau claire comme était l'eau de beauté; elle la prit adroitement sans rien dire, et la porta sur la cheminée de la reine. L'eau qui était dans le cabinet du roi servait à faire mourir les princes et les grands seigneurs quand ils étaient criminels; au lieu de leur couper la tête ou de les pendre, on leur frottait le visage de cette eau: ils s'endormaient, et ne se réveillaient plus. Un soir donc, le roi prit la fiole, et se frotta bien le visage; puis il s'endormit et mourut. Le petit chien Cabriole l'apprit des premiers, et ne manqua pas de l'aller dire à Avenant, qui lui dit d'aller trouver la Belle aux Cheveux d'Or, et de la faire souvenir du pauvre prisonnier. Cabriole se glissa doucement dans la presse; car il y avait grand bruit à la cour pour la mort du roi. Il dit à la reine: "Madame, n'oubliez pas le pauvre Avenant." Elle se souvint aussitôt des peines qu'il avait souffertes à cause d'elle et de sa grande fidélité. Elle sortit sans parler à personne, et fut droit à la tour, où elle ôta elle-même les fers des pieds et des mains d'Avenant; et, lui mettant une couronne d'or sur la tête, et le manteau royal sur ses épaules, elle lui dit: "Venez, aimable Avenant, je vous fais roi, et vous prends pour mon époux." Il se jeta à ses pieds et la remercia. Chacun fut ravi de l'avoir pour maître. Il se fit la plus belle noce du monde, et la Belle aux Cheveux d'Or vécut longtemps avec le bel Avenant, tous deux heureux et satisfaits. MORALITÉ. Si par hasard un malheureux Te demande ton assistance, Ne lui refuse point un secours généreux: Un bienfait tôt ou tard reçoit sa récompense. Quand Avenant, avec tant de bonté, Servait carpe et corbeau; quand jusqu'au hibou même Sans être rebuté de sa laideur extrême, Il conservait la liberté: Aurait-on pu jamais le croire, Que ces animaux quelque jour Le conduiraient au comble de la gloire, Lorsqu'il voudrait du roi servir le tendre amour? Malgré tous les attraits d'une beauté charmante, Qui commençait pour lui de sentir des désirs, Il conserve à son maître, étouffant ses soupirs, Une fidélité constante. Toutefois, sans raison, il se voit accusé: Mais quand à son bonheur il paraît plus d'obstacle, Le ciel lui devait un miracle, Qu'à la vertu jamais le ciel n'a refusé. [Note 1: Tant y a, _so much so_.] [Note 2: qu'il en perdait le boire et le manger, _that he did neither eat nor drink_.] [Note 3: pris congé, _taken leave_.] [Note 4: un quarteron, _a quarter of a pound_.] [Note 5: Hors de lui, _beside himself_.] [Note 6: lui firent mille maux, _they abused him_.] [Note 7: Il mit pied à terre, _he alighted from his horse_.] [Note 8: Qui bâillait et qui n'en pouvait plus, _which was exhausted_.] [Note 9: jour maigre, _fast-day_.] [Note 10: je vous le revaudrai, _I shall remember it_.] [Note 11: mirant bien, _aiming well at_.] [Note 12: Quand il irait lui centième, _should there be one hundred men with him_.] [Note 13: dame! _Ah!_] LE PRINCE CHÉRI. Il y avait une fois un roi qui était si honnête homme que ses sujets l'appelaient _le Roi bon_. Un jour qu'il était à la chasse, un petit lapin que les chiens allaient tuer se jeta dans ses bras. Le roi caressa ce petit lapin et dit: Puisqu'il s'est mis sous ma protection, je ne veux pas qu'on lui fasse du mal. Il porta ce petit lapin dans son palais, et il lui fit donner une jolie petite maison, et de bonnes herbes à manger. La nuit, quand il fut seul dans sa chambre, il vit paraître une belle dame: elle n'avait point d'habits d'or et d'argent; mais sa robe était blanche comme la neige; et au lieu de coiffure, elle avait une couronne de roses blanches sur la tête. Le bon roi fut bien étonné de voir cette dame; car sa porte était fermée, et il ne savait pas comment elle était entrée. Elle lui dit: Je suis la fée Candide; je passais dans le bois pendant que vous chassiez; et j'ai voulu savoir si vous étiez bon, comme tout le monde le dit. Pour cela, j'ai pris la figure d'un petit lapin, et je me suis sauvée dans vos bras; car je sais que ceux qui ont de la pitié pour les bêtes en ont encore plus pour les hommes; et si vous m'aviez refusé votre secours, j'aurais cru que vous étiez méchant. Je viens vous remercier du bien que vous m'avez fait, et vous assurer que je serai toujours de vos amies. Vous n'avez qu'à me demander tout ce que vous voudrez, je vous promets de vous l'accorder. Madame, dit le bon roi, puisque vous êtes une fée, vous devez savoir tout ce que je souhaite. Je n'ai qu'un fils, que j'aime beaucoup, et pour cela, on l'a nommé le prince Chéri: si vous avez quelque bonté pour moi, devenez la bonne amie de mon fils. De bon coeur, lui dit la fée; je puis rendre votre fils le plus beau prince du monde, ou le plus riche, ou le plus puissant; choisissez ce que vous voudrez pour lui. Je ne désire rien de tout cela pour mon fils, répondit le bon roi; mais je vous serai bien obligé si vous voulez le rendre le meilleur de tous les princes. Que lui servirait-il d'être beau, riche, d'avoir tous les royaumes du monde, s'il était méchant? Vous savez bien qu'il serait malheureux, et qu'il n'y a que la vertu qui puisse le rendre content. Vous avez bien raison, lui dit Candide; mais il n'est pas en mon pouvoir de rendre le prince Chéri honnête homme malgré lui; il faut qu'il travaille lui-même à devenir vertueux. Tout ce que je puis vous promettre, c'est de lui donner de bons conseils, de le reprendre de ses fautes, et de le punir, s'il ne veut pas se corriger et se punir lui-même. Le bon roi fut fort content de cette promesse, et il mourut peu de temps après. Le prince Chéri pleura beaucoup son père, car il l'aimait de tout son coeur, et il aurait donné tous ses royaumes, son or, et son argent, pour le sauver: mais cela n'était pas possible. Deux jours après la mort du bon roi, Chéri étant couché, Candide lui apparut. J'ai promis à votre père, lui dit-elle, d'être de vos amies, et pour tenir ma parole, je viens vous faire un présent. En même temps elle mit au doigt de Chéri une petite bague d'or, et lui dit: Gardez bien cette bague, elle est plus précieuse que les diamants: toutes les fois que vous ferez une mauvaise action, elle vous piquera le doigt; mais si, malgré sa piqûre, vous continuez cette mauvaise action, vous perdrez mon amitié, et je deviendrai votre ennemie. En finissant ces paroles, Candide disparut, et laissa Chéri fort étonné. Il fut quelque temps si sage, que la bague ne le piquait point du tout; et cela le rendait si content, qu'on ajouta au nom de _Chéri_, qu'il portait, celui d'_Heureux_. Quelques temps après, il alla à la chasse, et il ne prit rien, ce qui le mit de mauvaise humeur: il lui sembla alors que sa bague lui pressait un peu le doigt; mais comme elle ne le piquait pas, il n'y fit pas beaucoup d'attention. En rentrant dans sa chambre, sa petite chienne Bibi vint à lui en sautant pour le caresser: il lui dit: Retire-toi; je ne suis plus d'humeur de recevoir tes caresses. La pauvre petite chienne, qui ne l'entendait pas, le tirait par son habit pour l'obliger à la regarder au moins. Cela impatienta Chéri, qui lui donna un grand coup de pied. Dans le moment la bague le piqua, comme si c'eût été une épingle: il fut bien étonné, et s'assit tout honteux dans un coin de sa chambre. Il disait en lui-même: Je crois que la fée se moque de moi; quel grand mal ai-je fait pour donner un coup de pied à un animal qui m'importune? à quoi me sert d'être maître d'un grand empire, puisque je n'ai pas la liberté de battre mon chien? Je ne me moque pas de vous, dit une voix qui répondait à la pensée de Chéri; vous avez fait trois fautes, au lieu d'une. Vous avez été de mauvaise humeur parce que vous n'aimez pas à être contredit, et que vous croyez que les bêtes et les hommes sont faits pour obéir. Vous vous êtes mis en colère, ce qui est fort mal: et puis, vous avez été cruel à un pauvre animal qui ne méritait pas d'être maltraité. Je sais que vous êtes beaucoup au-dessus d'un chien; mais si c'était une chose raisonnable et permise, que les grands pussent maltraiter tout ce qui est au-dessous d'eux, je pourrais à ce moment vous battre, vous tuer; puisqu'une fée est plus qu'un homme. L'avantage d'être maître d'un grand empire ne consiste pas à pouvoir faire le mal qu'on veut, mais tout le bien qu'on peut. Chéri avoua sa faute, et promit de se corriger; mais il ne tint pas sa parole. Il avait été élevé par une sotte nourrice, qui l'avait gâté quand il était petit. S'il voulait avoir une chose, il n'avait qu'à pleurer, se dépiter, frapper du pied; cette femme lui donnait tout ce qu'il demandait, et cela l'avait rendu opiniâtre. Elle lui dit aussi, depuis le matin jusqu'au soir, qu'il serait roi un jour, et que les rois étaient fort heureux, parce que tous les hommes devaient leur obéir, les respecter, et qu'on ne pouvait pas les empêcher de faire ce qu'ils voulaient. Quand Chéri avait été grand garçon et raisonnable, il avait bien reconnu qu'il n'y avait rien de si vilain que d'être fier, orgueilleux, opiniâtre. Il avait fait quelques efforts pour se corriger; mais il avait pris la mauvaise habitude de tous ces défauts; et une mauvaise habitude est bien difficile à détruire. Ce n'est pas qu'il eût naturellement le coeur méchant. Il pleurait de dépit quand il avait fait une faute, et il disait: Je suis bien malheureux d'avoir à combattre tous les jours contre ma colère et mon orgueil; si on m'avait corrigé quand j'étais jeune, je n'aurais pas tant de peine aujourd'hui. Sa bague le piquait bien souvent; quelquefois il s'arrêtait tout court; d'autres fois il continuait, et ce qu'il y avait de singulier, c'est qu'elle ne le piquait qu'un peu pour une légère faute; mais quand il était méchant, le sang sortait de son doigt. A la fin cela l'impatienta, et voulant être mauvais tout à son aise, il jeta sa bague. Il se crut le plus heureux de tous les hommes quand il se fut débarrassé de ses piqûres. Il s'abandonna à toutes les sottises qui lui venaient dans l'esprit; en sorte qu'il devint très-méchant, et que personne ne pouvait plus le souffrir. Un jour que Chéri était à la promenade, il vit une fille qui était si belle, qu'il résolut de l'épouser. Elle se nommait Zélie, et elle était aussi sage que belle. Chéri crut que Zélie se croirait fort heureuse de devenir une grande reine; mais cette fille lui dit avec beaucoup de liberté: Sire, je ne suis qu'une bergère, je n'ai point de fortune; mais malgré cela, je ne vous épouserai jamais. Est-ce que je vous déplais? lui demanda Chéri un peu ému. Non, mon prince, lui répondait Zélie. Je vous trouve tel que vous êtes, c'est-à-dire fort beau; mais que me serviraient votre beauté, vos richesses, les beaux habits, les carrosses magnifiques que vous me donneriez, si les mauvaises actions que je vous verrais faire chaque jour me forçaient à vous mépriser et à vous haïr? Chéri se mit fort en colère contre Zélie, et commanda à ses officiers de la conduire de force dans son palais. Il fut occupé toute la journée du mépris que cette fille lui avait montré; mais comme il l'aimait, il ne pouvait se résoudre à la maltraiter. Parmi les favoris de Chéri, il y avait son frère de lait,[1] auquel il avait donné toute sa confiance: cet homme, qui avait les inclinations aussi basses que sa naissance, flattait les passions de son maître, et lui donnait de fort mauvais conseils. Comme il vit Chéri fort triste, il lui demanda le sujet[2] de son chagrin: le prince lui ayant répondu qu'il ne pouvait souffrir le mépris de Zélie, et qu'il était résolu de se corriger de ses défauts, puisqu'il fallait être vertueux pour lui plaire, ce méchant homme lui dit: Vous êtes bien bon, de vouloir vous gêner pour une petite fille; si j'étais à votre place, ajouta-t-il, je la forcerais bien à m'obéir. Souvenez-vous que vous êtes roi, et qu'il serait honteux de vous soumettre aux volontés d'une bergère, qui serait trop heureuse d'être reçue parmi vos esclaves. Faites-la jeûner au pain et à l'eau; mettez-la dans une prison, et si elle continue à ne vouloir pas vous épouser, faites-la mourir dans les tourments, pour apprendre aux autres à céder à vos volontés. Vous serez déshonoré si l'on sait qu'une fille vous résiste; et tous vos sujets oublieront qu'ils ne sont au monde que pour vous servir. Mais, dit Chéri, ne serais-je pas déshonoré, si je fais mourir une innocente? car, enfin, Zélie n'est coupable d'aucun crime. On n'est point innocent quand on refuse d'exécuter vos volontés, reprit le confident: mais je suppose que si vous commettiez une injustice, il vaut bien mieux qu'on vous en accuse que d'apprendre qu'il est quelquefois permis de vous manquer de respect et de vous contredire. Le courtisan prenait Chéri par son faible;[3] et la crainte de voir diminuer son autorité fit tant d'impression sur le roi, qu'il étouffa le bon mouvement qui lui avait donné envie de se corriger. Il résolut d'aller le soir même dans la chambre de la bergère, et de la maltraiter[4] si elle continuait à refuser de l'épouser. Le frère de lait de Chéri, qui craignait encore quelques bons mouvements, rassembla trois jeunes seigneurs, aussi méchants que lui, pour faire la débauche[5] avec le roi; ils soupèrent ensemble, et ils eurent soin d'achever de troubler le raison de ce pauvre prince en le faisant boire beaucoup. Pendant le souper ils excitèrent sa colère contre Zélie, et lui firent tant de honte de la faiblesse qu'il avait eue pour elle, qu'il se leva comme un furieux, en jurant qu'il allait la faire obéir, ou qu'il la ferait vendre le lendemain comme une esclave. Chéri étant entré dans la chambre où était cette fille, fut bien surpris de ne la pas trouver; car il avait la clef dans sa poche. Il était dans une colère épouvantable, et jurait de se venger sur tous ceux qu'il soupçonnerait d'avoir aidé Zélie à s'échapper. Ses confidents, l'entendant parler ainsi, résolurent de profiter de sa colère pour perdre un seigneur, qui avait été gouverneur de Chéri. Cet honnête homme avait pris quelquefois la liberté d'avertir le roi de ses défauts; car il l'aimait comme si c'eût été son fils. D'abord Chéri le remerciait; ensuite il s'impatienta d'être contredit, et puis il pensa que c'était par esprit de contradiction que son gouverneur lui trouvait des défauts, pendant que tout le monde lui donnait des louanges. Il lui commanda donc de se retirer de la cour; mais, malgré cet ordre, il disait de temps en temps que c'était un honnête homme, qu'il ne l'aimait plus, mais qu'il l'estimait, malgré lui-même. Les confidents craignaient toujours qu'il ne prît fantaisie au roi de rappeler son gouverneur, et ils crurent avoir trouvé une occasion favorable pour se débarrasser de lui. Ils firent entendre au roi que Suliman (c'était le nom de ce digne homme) s'était vanté de rendre la liberté à Zélie: trois hommes corrompus par des présents dirent qu'ils avaient ouï tenir ce discours à Suliman; et le prince, transporté de colère, commanda à son frère de lait d'envoyer des soldats pour lui amener son gouverneur, enchaîné comme un criminel. Après avoir donné ces ordres, Chéri se retira dans sa chambre: mais, à peine fut-il entré, que la terre trembla; il se fit un grand coup de tonnerre, et Candide parut à ses yeux. J'avais promis à votre père, lui dit-elle d'un ton sévère, de vous donner des conseils, et de vous punir si vous refusiez de les suivre: vous les avez méprisés ces conseils: vous n'avez conservé que la figure d'homme, et vos crimes vous ont changé en un monstre, l'horreur du ciel et de la terre. Il est temps que j'achève de satisfaire à ma promesse en vous punissant. Je vous condamne à devenir semblable aux bêtes, dont vous avez pris les inclinations. Vous vous êtes rendu semblable au lion par la colère, au loup par la gourmandise, au serpent en déchirant celui qui avait été votre second père, au taureau par votre brutalité. Portez dans votre nouvelle figure le caractère de tous ces animaux. A peine la fée avait-elle achevé ces paroles, que Chéri se vit avec horreur tel qu'elle l'avait souhaité. Il avait la tête d'un lion, les cornes d'un taureau, les pieds d'un loup, et la queue d'une vipère. En même temps, il se trouva dans une grande forêt, sur le bord d'une fontaine, où il vit son horrible figure, et il entendit une voix qui lui dit: Regarde attentivement l'état où tu t'es réduit par tes crimes. Ton âme est devenue mille fois plus affreuse que ton corps. Chéri reconnut la voix de Candide, et dans sa fureur, il se retourna, pour s'élancer sur elle, et la dévorer, s'il lui eût été possible; mais il ne vit personne, et la même voix lui dit: Je me moque de ta faiblesse et de ta rage. Je vais confondre ton orgueil en te mettant sous la puissance de tes propres sujets. Chéri pensa qu'en s'éloignant de cette fontaine, il trouverait du remède à ces maux, puisqu'il n'aurait point devant les yeux sa laideur et sa difformité: il s'avançait donc dans le bois; mais à peine y eut-il fait quelques pas, qu'il tomba dans un trou, qu'on avait fait pour prendre les ours: en même temps, des chasseurs qui étaient cachés sur des arbres descendirent, et, l'ayant enchaîné, le conduisirent dans la ville capitale de son royaume. Pendant le chemin, au lieu de reconnaître qu'il s'était attiré ce châtiment par sa faute, il maudissait la fée, il mordait ses chaînes, et s'abandonnait à la rage. Lorsqu'il approcha de la ville où on le conduisait, il vit de grandes réjouissances; et les chasseurs ayant demandé ce qui était arrivé de nouveau, on leur dit que le prince Chéri, qui ne se plaisait qu'à tourmenter son peuple, avait été écrasé dans sa chambre par un coup de tonnerre; car on le croyait ainsi. Les dieux, ajouta-t-on, n'ont pu supporter l'excès de ses méchancetés, ils en ont délivré la terre. Quatre seigneurs, complices de ces crimes, croyaient en profiter et partager son empire entre eux: mais, le peuple, qui savait que c'étaient leurs mauvais conseils qui avaient gâté le roi, les a mis en pièces, et a été offrir la couronne à Suliman, que le méchant Chéri voulait faire mourir. Ce digne seigneur vient d'être couronné, et nous célébrons ce jour comme celui de la délivrance du royaume; car il est vertueux, et va ramener parmi nous la paix et l'abondance. Chéri soupirait de rage en écoutant ce discours; mais ce fut bien pis lorsqu'il arriva dans la grande place qui était devant son palais. Il vit Suliman sur un trône superbe, et tout le peuple qui lui souhaitait une longue vie, pour réparer tout le mal qu'avait fait son prédécesseur. Suliman fit signe de la main pour demander silence, et il dit au peuple: J'ai accepté la couronne que vous m'avez offerte, mais c'est pour la conserver au prince _Chéri_: il n'est point mort, comme vous le croyez, une fée me l'a révélé, et peut-être qu'un jour vous le reverrez vertueux, comme il était dans ses premières années. Hélas! continua-t-il en versant des larmes, les flatteurs l'avaient séduit. Je connaissais son coeur, il était fait pour la vertu: et sans les discours empoisonnés de ceux qui l'approchaient, il eût été votre père à tous. Détestez ses vices; mais plaignez-le, et prions tous ensemble les dieux qu'ils nous le rendent Pour moi, je m'estimerais trop heureux d'arroser ce trône de mon sang si je pouvais l'y voir remonter avec des dispositions propres à le lui faire remplir dignement. Les paroles de Suliman allèrent jusqu'au coeur de Chéri. Il connut alors combien l'attachement et la fidélité de cet homme, avaient été sincères, et se reprocha ses crimes pour la première fois. A peine eut-il écouté ce bon mouvement, qu'il sentit calmer la rage dont il était animé: il réfléchit sur tous les crimes de sa vie, et trouva qu'il n'était pas puni aussi rigoureusement qu'il l'avait mérité. Il cessa donc de se débattre dans sa cage de fer, où il était enchaîné, et devint doux comme un mouton. On le conduisit dans une grande maison où l'on gardait tous les monstres et les bêtes féroces, et on l'attacha avec les autres. Chéri, alors, prit la résolution de commencer à réparer ses fautes, en se montrant bien obéissant à l'homme qui le gardait. Cet homme était un brutal, et quoique le monstre fût fort doux, quand il était de mauvaise humeur, il le battait sans rime ni raison. Un jour que cet homme s'était endormi, un tigre, qui avait rompu sa chaîne, se jeta sur lui pour le dévorer: d'abord Chéri sentit un mouvement de joie, de voir qu'il allait être délivré de son persécuteur; mais aussitôt il condamna ce mouvement, et souhaita d'être libre. Je rendrais, dit-il, le bien pour le mal en sauvant la vie de ce malheureux. A peine eut-il formé ce souhait, qu'il vit sa cage de fer ouverte: il s'élança aux côtés de cet homme, qui s'était réveillé, et qui se défendait contre le tigre. Le gardien se crut perdu lorsqu'il vit le monstre; mais sa crainte fut bientôt changée en joie: ce monstre bienfaisant se jeta sur le tigre, l'étrangla, et se coucha ensuite aux pieds de celui qu'il venait de sauver. Cet homme, pénétré de reconnaissance, voulut se baisser pour caresser le monstre qui lui avait rendu un si grand service; mais il entendit une voix qui disait: _Une bonne action ne demeure point sans récompense_; et en même temps il ne vit plus qu'un joli chien à ses pieds. Chéri, charmé de sa métamorphose, fit mille caresses à son gardien, qui le prit entre ses bras, et le porta au roi, auquel il raconta cette merveille. La reine voulut avoir le chien, et Chéri se fût trouvé heureux dans sa nouvelle condition, s'il eût pu oublier qu'il était homme et roi. La reine l'accablait de caresses; mais, dans la peur qu'elle avait qu'il ne devînt plus grand qu'il n'était, elle consulta ses médecins, qui lui dirent qu'il ne fallait le nourrir que de pain, et ne lui en donner qu'une certaine quantité. Le pauvre Chéri mourait de faim la moitié de la journée; mais il fallait prendre patience. Un jour, qu'on venait de lui donner son petit pain pour déjeûner, il lui prit fantaisie d'aller le manger dans le jardin du palais; il le prit dans sa gueule, et marcha vers un canal qu'il connaissait, et qui était un peu éloigné: mais il ne trouva plus ce canal, et vit à la place une grande maison, dont les dehors brillaient d'or et de pierreries. Il y voyait entrer une grande quantité d'hommes et de femmes magnifiquement habillés; on chantait, on dansait dans cette maison, on y faisait bonne chère, mais tous ceux qui en sortaient étaient pâles, maigres, couverts de plaies, et presque tous nus, car leurs habits étaient déchirés par lambeaux. Quelques-uns tombaient morts en sortant, sans avoir la force de se traîner plus loin; d'autres s'éloignaient avec beaucoup de peine; d'autres restaient couchés contre terre, mourant de faim; ils demandaient un morceau de pain à ceux qui entraient dans cette maison; mais ils ne les regardaient pas seulement. Chéri s'approcha d'une jeune fille, qui tâchait d'arracher des herbes pour les manger: touché de compassion, le prince dit en lui-même: J'ai bon appétit, mais je ne mourrai pas de faim jusqu'au temps de mon dîner; si je sacrifiais mon déjeûner à cette pauvre créature, peut-être lui sauverais-je la vie. Il résolut de suivre ce bon mouvement, et mit son pain dans la main de cette fille, qui le porta à sa bouche avec avidité. Elle parut bientôt entièrement remise, et Chéri, ravi de joie de l'avoir secourue si à propos, pensait à retourner au palais, lorsqu'il entendit de grands cris; c'était Zélie entre les mains de quatre hommes, qui l'entraînaient vers cette belle maison, où ils la forcèrent d'entrer. Chéri regretta alors sa figure de monstre, qui lui aurait donné les moyens de secourir Zélie; mais, faible chien, il ne put qu'aboyer contre ses ravisseurs, et s'efforça de les suivre. On le chassa à coups de pied, et il résolut de ne point quitter ce lieu, pour savoir ce que deviendrait Zélie. Il se reprochait les malheurs de cette belle fille. Hélas! disait-il en lui-même, je suis irrité contre ceux qui l'enlèvent; n'ai-je pas commis le même crime? et si la justice des dieux n'avait prévenu mon attentat, ne l'aurais-je pas traitée avec autant d'indignité? Les réflexions de Chéri furent interrompues par un bruit qui se faisait au-dessus de sa tête. Il vit qu'on ouvrait une fenêtre, et sa joie fut extrême lorsqu'il aperçut Zélie qui jetait par cette fenêtre un plat plein de viandes si bien apprêtées qu'elles donnaient appétit à voir. On referma la fenêtre aussitôt, et Chéri, qui n'avait pas mangé de toute la journée, crut qu'il devait profiter de l'occasion. Il allait donc manger de ces viandes, lorsque la jeune fille à laquelle il avait donné son pain jeta un cri, et l'ayant pris dans ses bras: Pauvre petit animal, lui dit-elle, ne touche point à ces viandes: cette maison est le palais de la volupté, tout ce qui en sort est empoisonné. En même temps, Chéri entendit une voix qui disait: Tu vois qu'une bonne action ne demeure point sans récompense. Et aussitôt il fut changé en un beau petit pigeon blanc. Il se souvint que cette couleur était celle de Candide, et commença à espérer qu'elle pourrait enfin lui rendre ses bonnes grâces. Il voulut d'abord s'approcher de Zélie, et, s'étant élevé en l'air, il vola tout autour de la maison, et vit avec joie qu'il y avait une fenêtre ouverte: mais il eut beau parcourir toute la maison, il n'y trouva point Zélie, et, désespéré de sa perte, il résolut de ne point s'arrêter qu'il ne l'eût rencontrée. Il vola pendant plusieurs jours, et étant entré dans un désert, il vit une caverne, de laquelle il s'approcha. Quelle fut sa joie! Zélie y était assise à côté d'un vénérable ermite, et prenait avec lui un frugal repas. Chéri, transporté, vola sur l'épaule de cette charmante bergère, et exprimait, par ses caresses, le plaisir qu'il avait de la voir. Zélie, charmée de la douceur de ce petit animal, le flattait doucement avec la main: et quoiqu'elle crût qu'il ne pouvait l'entendre, elle lui dit qu'elle acceptait le don qu'il lui faisait de lui-même, et qu'elle l'aimerait toujours. Qu'avez vous fait, Zélie? lui dit l'ermite; vous venez d'engager votre foi. Oui, charmante bergère, lui dit Chéri, qui reprit à ce moment sa forme naturelle, la fin de ma métamorphose était attachée au consentement que vous donneriez à notre union. Vous m'avez promis de m'aimer toujours, confirmez mon bonheur, ou je vais conjurer la fée Candide, ma protectrice, de me rendre la figure sous laquelle j'ai eu le bonheur de vous plaire. Vous n'avez point à craindre son inconstance lui dit Candide, qui, quittant la forme de l'ermite, sous laquelle elle s'était cachée, parut à leurs yeux telle qu'elle était en effet. Zélie vous aima aussitôt qu'elle vous vit; mais vos vices la contraignirent à vous cacher le penchant que vous lui aviez inspiré. Le changement de votre coeur lui donne la liberté de se livrer à toute sa tendresse. Vous allez vivre heureux, puisque votre union sera fondée sur la vertu. Chéri et Zélie s'étaient jetés aux pieds de Candide. Le prince ne pouvait se laisser de la remercier de ses bontés, et Zélie, enchantée d'apprendre que le Prince détestait ses égarements, lui confirmait l'aveu de sa tendresse. Levez-vous, mes enfants, leur dit la fée, je vais vous transporter dans votre palais, pour rendre à Chéri une couronne de laquelle ses vices l'avaient rendu indigne. A peine eut-elle cessé de parler, qu'ils se trouvèrent dans la chambre de Suliman, qui, charmé de revoir son cher maître devenu vertueux, lui abandonna le trône, et resta le plus fidèle de ses sujets. Chéri régna longtemps avec Zélie, et on dit qu'il s'appliqua tellement à ses devoirs, que la bague qu'il avait reprise ne le piqua pas une seule fois jusqu'au sang. [Note 1: Frère de lait, _foster-brother_.] [Note 2: le sujet, _the cause_.] [Note 3: Par son faible, _by his weak side_.] [Note 4: maltraiter, _to abuse_.] [Note 5: pour faire la débauche, _for a merry-making_.] FATAL ET FORTUNÉ. Il y avait une fois une reine qui eut deux petits garçons parfaitement beaux. Une fée, qui était bonne amie de la reine, avait été priée d'être la marraine de ces princes, et de leur faire quelque don. --Je doue l'aîné, dit-elle, de toutes sortes de malheurs jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, et je le nomme _Fatal_. A ces paroles, la reine jeta de grands cris! et conjura la fée de changer ce don. --Vous ne savez ce que vous demandez, dit-elle à la reine; s'il n'est pas malheureux, il sera méchant La reine n'osa rien dire, mais elle pria la fée de lui laisser choisir un don pour son second fils. --Peut-être choisirez-vous tout de travers, répondit la fée; mais n'importe, je veux bien lui accorder ce que vous me demanderez pour lui. --Je souhaite, dit la reine, qu'il réussisse toujours dans tout ce qu'il entreprendra; c'est le moyen de le rendre parfait. --Vous pourriez vous tromper, dit la fée; ainsi je ne lui accorde ce don que jusqu'à vingt-cinq ans. On donna des nourrices aux deux petits princes; mais, dès le troisième jour, la nourrice du prince aîné eut la fièvre, on lui en donna une autre qui se cassa la jambe en tombant, et, le bruit s'étant répandu que le prince portait malheur à ses nourrices, personne ne voulait plus le nourrir ni s'approcher de lui. Ce pauvre enfant, qui avait faim, criait et ne faisait pourtant pitié à personne. Une grosse paysanne, mère d'un grand nombre d'enfants qu'elle avait beaucoup de peine à nourrir, dit qu'elle aurait soin de lui si on voulait lui donner une grosse somme d'argent. Le roi et la reine donnèrent à la nourrice ce qu'elle demandait, et lui dirent de le porter à son village. Le second prince, qu'on avait nommé _Fortuné_, venait, au contraire, à merveille. Ses parents l'aimaient à la folie, et ne pensaient pas seulement à l'aîné. La méchante femme à qui on l'avait donné ne fut pas plutôt chez elle qu'elle lui ôta les beaux langes dont il était enveloppé pour les donner à un de ses fils qui était de l'âge de Fatal; et, ayant enveloppé le pauvre prince dans une mauvaise jupe, elle le porta dans un bois où il y avait des bêtes sauvages, et le mit dans un trou avec trois petits lions pour qu'il fût mangé. Mais la mère de ces lions ne lui fit point de mal, et, au contraire, elle le nourrit ce qui le rendit si fort, qu'il courait tout seul au bout de six mois. Cependant le fils de la nourrice, qu'elle faisait passer pour le prince, mourut, et le roi et la reine le crurent, et Fatal resta dans le bois jusqu'à l'âge de deux ans, où un seigneur de la cour, qui allait à la chasse, fut tout étonné de le trouver au milieu des bêtes. Il en eut pitié, l'emporta dans sa maison, et, ayant appris qu'on cherchait un enfant pour tenir compagnie à Fortuné, il présenta Fatal à la reine. On donna un maître à Fortuné pour lui apprendre à lire, mais on recommanda au maître de ne le point faire pleurer. Le jeune prince, qui avait entendu cela, pleurait toutes les fois qu'il prenait son livre; en sorte qu'à cinq ans il ne connaissait pas ses lettres, au lieu que Fatal lisait parfaitement et savait déjà écrire. Pour faire peur au prince, on commanda au maître de fouetter Fatal toutes les fois que Fortuné manquerait à son devoir. Ainsi Fatal avait beau s'appliquer à être sage, cela ne l'empêchait pas d'être battu; d'ailleurs Fortuné était si volontaire et si méchant, qu'il maltraitait toujours son frère, qu'il ne connaissait pas. Si on lui donnait une pomme, un jouet, Fortuné le lui arrachait des mains: il le faisait taire quand il voulait parler; il l'obligeait à parler quand il voulait se taire. En un mot, c'était un petit martyr dont personne n'avait pitié. Ils vécurent ainsi jusqu'à dix ans, et la reine était fort surprise de l'ignorance de son fils. --La fée m'a trompée, disait-elle, je croyais que mon fils serait le plus savant de tous les princes, puisque j'ai souhaité qu'il réussît dans tout ce qu'il voudrait entreprendre. Elle fut consulter la fée sur cela, qui lui dit: --Madame, il fallait souhaiter à votre fils de la bonne volonté plutôt que des talents; il ne veut qu'être bien méchant, il y réussit, comme vous le voyez. Après avoir dit ces paroles à la reine, elle lui tourna le dos. Cette pauvre princesse, fort affligée, retourna à son palais. Elle voulut gronder Fortuné pour l'obliger à mieux faire; mais, au lieu de lui promettre de se corriger, il dit que si on le chagrinait il se laisserait mourir de faim. Alors la reine, tout effrayée, le prit sur ses genoux, le baisa, lui donna des bonbons, et lui dit qu'il n'étudierait pas de huit jours s'il voulait bien manger comme à son ordinaire. Cependant le prince Fatal était un prodige de science et de douceur; il s'était tellement accoutumé à être contredit, qu'il n'avait point de volonté et ne s'attachait qu'à prévenir les caprices de Fortuné. Mais ce méchant enfant, qui enrageait de le voir plus habile que lui, ne pouvait le souffrir, et les gouverneurs, pour plaire à leur jeune maître, battaient Fatal à tous moments. Enfin ce méchant enfant dit à la reine qu'il ne voulait plus voir Fatal, et qu'il ne mangerait pas qu'on ne l'eût chassé du palais. Voilà donc Fatal dans la rue; et, comme on avait peur de déplaire au prince, personne ne voulut le recevoir. Il passa la nuit sous un arbre, mourant de froid, car c'était en hiver, et n'ayant pour son souper qu'un morceau de pain qu'on lui avait donné par charité. Le lendemain matin, il dit en lui-même: --Je ne veux pas rester ici à rien faire; je travaillerai pour gagner ma vie, jusqu'à ce que je sois assez grand pour aller à la guerre. Je me souviens d'avoir lu dans les histoires que de simples soldats sont devenus de grands capitaines; peut-être aurai-je le même bonheur si je suis honnête homme. Je n'ai ni père ni mère, mais Dieu est le père des orphelins; il m'a donné une lionne pour nourrice et il ne m'abandonnera pas. Après avoir dit cela, Fatal se leva, fit sa prière, car il ne manquait jamais à prier Dieu soir et matin; et quand il priait, il avait les yeux baissés, les mains jointes, et il ne tournait pas la tête de côté et d'autre. Un paysan qui passa et qui vit Fatal qui priait Dieu de tout son coeur dit en lui-même: --Je suis sûr que cet enfant sera un honnête garçon; j'ai envie de le prendre pour garder mes moutons. Dieu me bénira à cause de lui. Le paysan attendit que Fatal eût fini sa prière, et lui dit: --Mon petit ami, voulez-vous venir garder mes moutons? Je vous nourrirai et j'aurai soin de vous. --Je le veux bien, répondit Fatal; et je ferai tout mon possible pour vous bien servir. Ce paysan était un gros fermier qui avait beaucoup de valets qui le volaient fort souvent; sa femme et ses enfants le volaient aussi. Quand ils virent Fatal, ils furent bien contents. --C'est un enfant, disaient-ils, il fera tout ce que nous voudrons. Un jour la femme lui dit: --Mon ami, mon mari est un avare qui ne me donne jamais d'argent; laisse-moi prendre un mouton, et tu diras que le loup l'a emporté. --Madame, lui répondit Fatal, je voudrais de tout mon coeur vous rendre ce service, mais j'aimerais mieux mourir que de dire un mensonge et être un voleur. --Tu n'es qu'un sot, lui dit cette femme; personne ne saura que tu as fait cela. --Dieu le saura, madame, répondit Fatal, il voit tout ce que nous faisons, et punit les menteurs et ceux qui volent. Quand la fermière entendit ces paroles, elle se jeta sur lui, lui donna des soufflets et lui arracha les cheveux. Fatal pleurait, et le fermier, l'ayant entendu, demanda à sa femme pourquoi elle battait cet enfant. --Vraiment, dit-elle, c'est un gourmand; je l'ai vu ce matin manger un pot de crème que je voulais porter au marché. --Fi! que cela est vilain, d'être gourmand! dit le paysan. Et tout de suite il appela un valet, et lui commanda de fouetter Fatal. Ce pauvre enfant avait beau dire qu'il n'avait pas mangé la crème, on croyait sa maîtresse plus que lui. Après cela, il sortit dans la campagne avec ses moutons, et la fermière lui dit: --Eh bien! voulez-vous à cette heure me donner un mouton? --J'en serais bien fâché, dit Fatal; vous pouvez faire tout ce que vous voudrez contre moi, mais vous ne m'obligerez pas à mentir. Cette méchante créature, pour se venger, engagea tous les autres domestiques à faire du mal à Fatal. Il restait à la campagne le jour et la nuit, et au lieu de lui donner à manger comme aux autres valets, elle ne lui envoyait que du pain et de l'eau; et quand il revenait, elle l'accusait de tout le mal qui se faisait dans la maison. Il passa un an avec ce fermier; et, quoiqu'il couchât sur la terre et qu'il fût si mal nourri, il devint si fort, qu'on croyait qu'il avait quinze ans, quoiqu'il n'en eût que treize; d'ailleurs il était devenu si patient, qu'il ne se chagrinait plus quand on le grondait mal à propos. Un jour qu'il était à la ferme, il entendit dire qu'un roi voisin avait une grande guerre. Il demanda congé à son maître, et fut à pied dans le royaume de ce prince pour être soldat. Il s'engagea dans la compagnie d'un capitaine qui était un grand seigneur, mais qui ressemblait à un crocheteur tant il était brutal: il jurait, il battait ses soldats, il leur volait la moitié de l'argent que le roi donnait pour les nourrir et les habiller; et sous ce méchant capitaine, Fatal fut encore plus malheureux que chez le fermier. Il s'était engagé pour dix ans, et quoiqu'il vît déserter le plus grand nombre de ses camarades, il ne voulut jamais suivre leur exemple, car il disait: --J'ai reçu de l'argent pour servir dix ans; je volerais le roi si je manquais à ma parole. Quoique le capitaine fût un méchant homme et qu'il maltraitât Fatal tout comme les autres, il ne pouvait s'empêcher de l'estimer, parce qu'il voyait qu'il faisait toujours son devoir. Il lui donnait de l'argent pour faire ses commissions, et Fatal avait la clef de sa chambre quand il allait à la campagne ou qu'il dînait avec ses amis. Ce capitaine n'aimait pas la lecture, mais il avait une grande bibliothèque, pour faire croire à ceux qui venaient chez lui qu'il était un homme d'esprit; car dans ce pays-là on pensait qu'un officier qui ne cherche point à s'instruire ne serait jamais qu'un sot et qu'un ignorant. Quand Fatal avait fait son devoir de soldat, au lieu d'aller boire et jouer avec ses camarades, il s'enfermait dans la chambre du capitaine, et tâchait d' apprendre son métier en lisant la vie des grands hommes, et devint capable de commander une armée. Il y avait déjà sept ans qu'il était soldat lorsqu'il fut à la guerre. Son capitaine prit six soldats avec lui pour aller visiter un petit bois; et quand il fut dans ce petit bois, les soldats disaient tout bas: --Il faut tuer ce méchant homme, qui nous donne des coups de canne et qui nous vole notre pain. Fatal leur dit qu'il ne fallait pas faire une si mauvaise action; mais, au lieu de l'écouter, ils lui dirent qu'ils le tueraient avec le capitaine, et mirent tous les cinq la lance en arrêt. Fatal se mit à côté de son capitaine, et se battit avec tant de valeur, qu'il tua lui seul quatre de ces soldats. Son capitaine, voyant qu'il lui devait la vie, lui demanda pardon de tout le mal qu'il lui avait fait; et ayant raconté au roi ce qui lui était arrive, Fatal fut fait capitaine, et le roi lui fit une grosse pension. Oh! dame, les soldats n'auraient pas voulu tuer Fatal, car il les aimait comme ses enfants; et, loin de leur voler ce qui leur appartenait, il leur donnait de son propre argent quand ils faisaient leur devoir. Il avait soin d'eux quand ils étaient blessés, et ne les reprenait jamais par mauvaise humeur. Cependant on donna une grande bataille, et celui qui commandait l'armée ayant été tué, tous les officiers et les soldats s'enfuirent; mais Fatal cria tout haut qu'il aimait mieux mourir les armes à la main que de fuir comme un lâche. Ses soldats lui crièrent qu'ils ne voulaient point l'abandonner, et leur bon exemple ayant fait honte aux autres, ils se rangèrent autour de Fatal, et combattirent si bien, qu'ils firent prisonnier le fils du roi ennemi. Le roi fut bien content quand il sut qu'il avait gagné la bataille, et dit à Fatal qu'il le faisait général de toutes ses armées. Il le présenta ensuite à la reine et à la princesse sa fille, qui lui donnèrent leurs mains à baiser. Quand Fatal vit la princesse, il resta immobile. Elle était si belle qu'il l'aima. Et ce fut alors qu'il fut bien malheureux, car il pensait qu'un homme comme lui n'était pas fait pour épouser une grande princesse. Il résolut donc de cacher soigneusement ce sentiment, et tous les jours il souffrait les plus grands tourments; mais ce fut bien pis quand il apprit que Fortuné, ayant vu un portrait de la princesse, qui se nommait _Gracieuse_, voulait l'épouser, et qu'il envoyait des ambassadeurs pour la demander en mariage. Fatal pensa mourir de chagrin; mais la princesse Gracieuse, qui savait que Fortuné était un prince lâche et méchant, pria si fort le roi son père de ne la point forcer à l'épouser, qu'on répondit à l'ambassadeur que la princesse ne voulait point encore se marier. Fortuné, qui n'avait point encore été contredit, entra en fureur quand on lui eut rapporté la réponse de la princesse; et son père, qui ne pouvait rien lui refuser, déclara la guerre au père de Gracieuse, qui ne s'en embarrassa pas beaucoup, car il disait: --Tant que j'aurai Fatal à la tête de mon armée, je ne crains pas d'être battu. Il envoya donc chercher son général, et lui dit de se préparer à faire la guerre; mais Fatal, se jetant à ses pieds, lui dit qu'il était né dans le royaume du père de Fortuné et qu'il ne pouvait pas combattre contre son roi. Le père de Gracieuse se mit fort en colère, et dit à Fatal qu'il le ferait mourir s'il refusait de lui obéir, et qu'au contraire il lui donnerait sa fille en mariage s'il remportait la victoire sur Fortuné. Le pauvre Fatal, qui aimait Gracieuse à la folie, fut bien tenté; mais, à la fin, il se résolut à faire son devoir. Sans rien dire au roi, il quitta la cour et abandonna toutes ses richesses. Cependant Fortuné se mit à la tête de son armée pour aller faire la guerre; mais, au bout de quatre jours, il tomba malade de fatigue, car il était fort délicat, n'avait jamais voulu faire aucun exercice. Le chaud, le froid, tout le rendait malade. Cependant l'ambassadeur, qui voulait faire sa cour à Fortuné lui dit qu'il avait vu à la cour de Gracieuse ce petit garçon qu'il avait chassé de son palais, et qu'on disait que le père de Gracieuse lui avait promis sa fille. Fortuné, à cette nouvelle, se mit dans une grande colère, et aussitôt qu'il fut guéri il partit pour détrôner le père de Gracieuse, et promit une forte somme d'argent à celui qui lui amènerait Fatal. Fortuné remporta de grandes victoires, quoiqu'il ne combattît pas lui-même, car il avait peur d'être tué. Enfin il assiégea la ville capitale de son ennemi, il résolut de faire donner l'assaut. La veille de ce jour, on lui amena Fatal lié avec de grosses chaînes; car un grand nombre de personnes s'étaient mises en chemin pour le chercher. Fortuné charmé de pouvoir se venger, résolut, avant de donner l'assaut, de faire couper la tête à Fatal à la vue des ennemis. Ce jour-là même, il donna un grand festin à ses officiers, parce qu'il célébrait son jour de naissance, ayant justement vingt-cinq ans. Les soldats qui étaient dans la ville, ayant appris que Fatal était pris et qu'on devait dans une heure lui couper la tête, résolurent de mourir ou de le sauver; car ils se souvenaient du bien qu'il leur avait fait pendant qu'il était leur général. Ils demandèrent donc permission au roi de sortir pour combattre, et cette fois ils furent victorieux. Le don de Fortuné avait cessé; comme il voulait s'enfuir, il fut tué. Les soldats victorieux coururent ôter les chaînes à Fatal, et, dans le même moment, on vit paraître en l'air deux chariots brillants de lumière. La fée était dans un de ces chariots, et le père et la mère de Fatal étaient dans l'autre, mais endormis. Ils ne s'éveillèrent qu'au moment où leurs chariots touchaient la terre, et ils furent bien étonnés de se voir au milieu d'une armée. La fée alors, s'adressant à la reine et lui présentant Fatal, lui dit: --Madame, reconnaissez dans ce héros votre fils aîné; les malheurs qu'il a éprouvés ont corrigé les défauts de son caractère, qui était violent et emporté. Fortuné, au contraire, qui était né avec de bonnes inclinations, a été absolument gâté par la flatterie, et Dieu n'a pas permis qu'il vécût plus longtemps, parce qu'il serait devenu plus méchant chaque jour. Il vient d'être tué; mais, pour vous consoler de sa mort, apprenez qu'il était sur le point de détrôner son père, parce qu'il s'ennuyait de n'être pas roi. Le roi et la reine furent bien étonnés, et ils embrassèrent de bon coeur Fatal, dont ils avaient entendu parler si avantageusement. La princesse Gracieuse et son père apprirent avec joie l'aventure de Fatal, qui épousa Gracieuse, avec laquelle il vécut fort longtemps dans une parfaite concorde, parce qu'ils s'étaient unis par la vertu. LE PRINCE TITY. Il y avait une fois un roi nommé _Guinguet_, tellement avare, qu'il était toujours plus mal vêtu que le dernier de ses sujets. Il voulut se marier; mais il ne se souciait pas d'avoir une belle princesse, il voulut seulement qu'elle eût beaucoup d'argent et qu'elle fût plus avare que lui. Il en trouva une telle qu'il la souhaitait. Elle eut un fils qu'on nomma Tity; et une autre année elle eut un second fils qu'on nomma Mirtil. Tity était bien plus beau que son frère; mais le roi et la reine ne le pouvaient souffrir, parce qu'il aimait à partager tout ce qu'on lui donnait avec les autres enfants qui venaient jouer avec lui. Pour Mirtil, il aimait mieux laisser gâter ses bonbons que d'en donner à personne. Il enfermait ses jouets, crainte de les user, et quand il tenait quelque chose dans sa main, il le serrait si fort qu'on ne pouvait le lui arracher, même pendant qu'il dormait. Le roi et sa femme étaient fous de cet enfant, parce qu'il leur ressemblait. Les princes devinrent grands; et, de peur que Tity ne dépensât son argent, on ne lui donnait pas un sou. Un jour que Tity était à la chasse, un des écuyers, qui courait à cheval, passa auprès d'une vieille femme et la jeta dans la boue: la vieille criait qu'elle avait la jambe cassée; mais l'écuyer n'en faisait que rire. Tity, qui avait un bon coeur, gronda son écuyer, et, s'approchant de la vieille avec l'Éveillé, qui était son page favori, il aida la vieille à se relever, et, l'ayant prise chacun par un bras, ils la conduisirent dans une petite cabane, où elle demeurait. Le prince alors fut au désespoir de n'avoir point d'argent pour donner à cette femme. --A quoi me sert-il d'être prince, disait-il, puisque je n'ai pas la liberté de pouvoir faire du bien? Il n'y a de plaisir à être grand seigneur que parce qu'on a le pouvoir de soulager les misérables. L'Éveillé, qui entendit le prince parler ainsi, lui dit: --J'ai un écu pour tout bien, il est à votre service. --Je vous récompenserai quand je serai roi, dit Tity; j'accepte votre écu pour donner à cette pauvre femme. Tity étant retourné à la cour, la reine le gronda de ce qu'il avait aidé cette pauvre femme à se relever. --Le grand malheur quand cette vieille femme serait morte! dit-elle à son fils; il fait beau voir un prince s'abaisser jusqu'à secourir une misérable gueuse! --Madame, lui dit Tity, je croyais que les princes n'étaient jamais plus grands que quand ils faisaient du bien. --Allez, lui dit la reine, vous êtes un extravagant avec cette belle façon de parler. Le lendemain Tity fut encore à la chasse, mais c'était pour voir comment cette femme se portait. Il la trouva guérie, et elle le remercia de la charité qu'il avait eue pour elle. --J'ai encore une prière à vous faire, lui dit-elle: j'ai des noisettes et des nèfles qui sont excellentes, faites-moi la grâce d'en manger quelques-unes. Le prince ne voulut pas refuser cette femme, de crainte qu'elle ne crût que c'était par mépris: il goûta donc ces noisettes et ces nèfles, il les trouva excellentes. --Puisque vous les trouvez si bonnes, dit la vieille, faites-moi le plaisir d'emporter le reste pour votre dessert. Pendant qu'elle disait cela, une poule qu'elle avait se mit à chanter et pondit un oeuf. La vieille pria le prince de si bonne grâce d'emporter aussi cet oeuf qu'il le prit par complaisance; mais en même temps il donna quatre pièces d'or à la vieille, car l'Éveillé lui avait donné cette somme, qu'il avait empruntée de son père, qui était un gentilhomme de campagne. Quand le prince fut à son palais, il commanda de lui donner l'oeuf, les nèfles et les noisettes de la bonne femme pour son souper; mais quand il eut cassé l'oeuf, il fut bien étonné de trouver dedans un gros diamant; les nèfles et les noisettes étaient aussi remplies de diamants. Quelqu'un fut dire cela à la reine, qui courut de suite à l'appartement de Tity, et qui fut si charmée de voir ces diamants qu'elle l'embrassa et l'appela son cher fils pour la première fois de sa vie. --Voulez-vous me donner ces diamants? dit-elle à son fils. --Tout ce que j'ai est à votre service, lui dit le prince. --Vous êtes un bon fils, lui dit la reine, je vous récompenserai. Elle emporta donc ces trésors, et elle envoya au prince quatre pièces d'or enveloppées proprement dans un petit morceaux de papier. Ceux qui virent ce présent voulurent se moquer de la reine, qui n'était pas honteuse d'envoyer cette somme pour des diamants qui valaient plus de cinq cent mille louis; mais le prince les chassa de sa chambre en leur disant qu'ils étaient bien hardis de manquer de respect à sa mère. Cependant la reine dit à Guinguet: --Apparemment que la vieille que Tity a relevée est une grande fée: il faut l'aller voir demain; mais au lieu d'y mener Tity, nous y mènerons son frère, car je ne veux pas qu'elle s'attache trop à ce benêt, qui n'a pas eu l'esprit de garder ses diamants. En même temps elle ordonna qu'on nettoyât les carrosses et qu'on louât des chevaux, car elle avait fait vendre ceux du roi, parce qu'ils coûtaient trop à nourrir. On fit remplir deux de ces carrosses de médecins, chirurgiens, et la famille royale se mit dans l'autre. Quand ils furent arrivés à la cabane de la vieille, la reine lui dit qu'elle venait lui demander excuse de l'étourderie de l'écuyer de Tity. --C'est que mon fils n'a pas l'esprit de choisir de bons domestiques, dit-elle à la bonne femme; mais je le forcerai de chasser ce brutal. Ensuite elle dit à la vieille qu'elle avait amené avec elle les plus habiles gens de son royaume pour guérir son pied. Mais la bonne femme lui dit que son pied allait fort bien, et qu'elle lui était obligée de la charité qu'elle avait de visiter une pauvre femme comme elle. --Oh! vraiment, lui dit la reine, nous savons bien que vous êtes une grande fée, car vous avez donné au prince Tity une grande quantité de diamants. --Je vous assure, madame, lui dit la vieille, que je n'ai donné au prince qu'un oeuf, des nèfles et des noisettes; j'en ai encore au service de Votre Majesté. --Je les accepte de bon coeur, dit la reine, qui était charmée de l'espérance d'avoir des diamants. Elle reçut le présent, caressa la vieille, la pria de la venir voir; et tous les courtisans, à l'exemple du roi et de la reine, donnèrent de grandes louanges à cette bonne femme. La reine lui demanda quel âge elle avait. --J'ai soixante ans, répondit-elle. --Vous n'en paraissez pas quarante, lui dit la reine, et vous pouvez encore penser à vous marier, car vous êtes fort aimable. A ce discours, le prince Mirtil, qui était très-mal élevé, se mit à rire au nez de la vieille, et lui dit qu'il aurait bien du plaisir de danser à sa noce: mais la bonne femme ne fit pas semblant de voir qu'il se moquait d'elle. Toute la cour partit, et la reine ne fut pas plutôt arrivée dans son palais, qu'elle fit cuire l'oeuf et cassa les noisettes et les nèfles; mais au lieu de trouver un diamant dans l'oeuf, elle n'y trouva qu'un petit poulet, et les noisettes et nèfles étaient remplies de vers. Aussitôt la voilà dans une colère épouvantable. --Cette vieille est une sorcière, dit-elle, qui a voulu se moquer de moi; je veux la faire mourir! Elle assembla donc les juges pour faire le procès à la vieille femme; mais l'Éveillé, qui avait entendu tout cela courut à la cabane pour lui dire de se sauver. --Bon jour, le page aux vieilles, lui dit-elle, car on lui donnait ce nom depuis qu'il l'avait aidée à se tirer de la boue. --Ah! bonne mère, lui dit l'Éveillé, hâtez-vous de vous sauver dans la maison de mon père, c'est un très-honnête homme, il vous cachera de bon coeur; car si vous demeurez dans votre cabane, on enverra des soldats pour vous prendre et vous faire mourir. --Je vous ai bien de l'obligation, lui dit la vieille; mais je ne crains pas la méchanceté de la reine. En même temps, quittant la forme d'une vieille, elle parut à l'Éveillé sous sa figure naturelle, et il fut ébloui de sa beauté. Il voulut se jeter à ses pieds, mais elle l'en empêcha et lui dit: --Je vous défends de dire au prince ni à personne au monde ce que vous venez de voir. Je veux récompenser votre charité: demandez-moi un don. --Madame, lui dit l'Éveillé, j'aime beaucoup le prince mon maître, et je souhaite de tout mon coeur lui être utile; ainsi je vous demande d'être invisible quand je le souhaiterai, afin de pouvoir connaître quels sont les courtisans qui aiment véritablement mon prince. --Je vous accorde ce don, reprit la fée; mais il faut encore que je paie les dettes de Tity. N'a-t-il pas emprunté quatre louis à votre père? --Il les a rendus, reprit l'Éveillé: il sait bien qu'il est honteux aux princes de ne pas payer leurs dettes; ainsi il m'a remis les quatre louis que la reine lui a envoyés. --Je sais bien cela, dit la fée, mais je sais aussi que le prince a été au désespoir de ne pouvoir rendre davantage, car il sait qu'un prince doit récompenser noblement, et c'est cette dette que je veux payer. Prenez cette bourse qui est pleine d'or, et portez-la à votre père; il y trouvera toujours la même somme, pourvu qu'il n'y prenne que pour bonnes actions. En même temps la fée disparut, et l'Éveillé fut porter cette bourse à son père, auquel il recommanda le secret. Cependant les juges que la reine avait assemblés pour condamner la vieille étaient fort embarrassés, et ils dirent à cette princesse: --Comment voulez-vous que nous condamnions cette femme? elle n'a point trompé Votre Majesté, elle lui a dit: Je ne suis qu'une pauvre femme, et je n'ai pas de diamants. La reine se mit fort en colère et leur dit: --Si vous ne condamnez pas cette malheureuse, qui s'est moquée de moi, et qui m'a fait dépenser inutilement beaucoup d'argent pour louer des chevaux et payer des médecins, vous aurez sujet de vous en repentir. Les juges dirent en eux-mêmes: --La reine est une méchante femme; si nous lui désobéissons, elle trouvera le moyen de nous faire périr; il vaut mieux que la vieille périsse que nous. Tous les juges condamnèrent donc la vieille à être brûlée toute vive comme une sorcière. Il n'y en eut qu'un seul qui dit qu'il aimait mieux être brûlé lui-même que de condamner une innocente. Quelques jours après, la reine trouva de faux témoins, qui dirent que ce juge avait mal parlé d'elle. On lui ôta sa charge, et il allait être réduit à demander l'aumône avec sa femme et ses enfants. L'Éveillé prit une grosse somme dans la bourse de son père, et la donnant à ce juge, il lui conseilla de passer dans un autre pays. Cependant l'Éveillé se trouvait partout depuis qu'il pouvait se rendre invisible: il apprit beaucoup de secrets; mais comme c'était un honnête garçon, jamais il ne rapportait rien qui pût faire tort à personne, excepté ce qui pouvait être utile à son maître. Comme il allait souvent dans le cabinet du roi, il entendit que la reine disait à son mari: --Ne sommes-nous pas bien malheureux que Tity soit l'aîné? Nous amassons beaucoup de trésors, qu'il dissipera aussitôt qu'il sera roi, et Mirtil, qui est économe, au lieu de toucher à ces trésors, les aurait augmentés. N'y aurait-il pas moyen de le déshériter? --Nous y réfléchirons, lui répondit le roi; et si nous ne pouvons réussir, il faudra enterrer ces trésors, dans la crainte qu'il ne les dissipe. L'Éveillé entendait aussi tous les courtisans, qui, pour plaire au roi et à la reine, leur disaient du mal de Tity et louaient Mirtil. Puis, au sortir de chez le roi, ils venaient chez le prince, et lui disaient qu'ils avaient pris son parti devant le roi et la reine; mais le prince, qui savait la vérité par le moyen de l'Éveillé, se moquait d'eux dans son coeur et les méprisait. Il y avait à la cour quatre seigneurs qui étaient fort honnêtes gens; ceux-là prenaient le parti de Tity, mais ils ne s'en vantaient pas; au contraire, ils l'exhortaient toujours à aimer le roi et la reine, et à leur être fort obéissant. Il y avait un roi voisin qui envoya des ambassadeurs à Guinguet pour une affaire importante. La reine, selon sa coutume, ne voulut pas que Tity parût devant les ambassadeurs. Elle lui dit d'aller dans une belle maison de campagne qui appartenait au roi, parce que, ajouta-t-elle, les ambassadeurs voudront sans doute voir cette maison, et il faudra que vous en fassiez les honneurs. Quand Tity fut parti, la reine prépara tout pour recevoir les ambassadeurs sans qu'il lui en coûtât beaucoup. Elle prit une jupe de velours et la donna aux tailleurs pour faire les deux derrières d'un habit à Guinguet et à Mirtil; on fit les devants de cet habit en velours neuf; car la reine pensait que, le roi et le prince étant assis, on ne verrait pas le derrière de leurs habits. Afin de les rendre magnifiques, elle prit les diamants qu'on avait trouvés dans les nèfles, pour servir de boutons à l'habit du roi; elle attacha à son chapeau le diamant qui avait été trouvé dans l'oeuf, et les petits qui étaient sortis des noisettes furent employés à faire des boutons à l'habit de Mirtil, et une pièce, un collier et des noeuds de manches à la reine. Véritablement ils éblouissaient avec tous ces diamants. Guinguet et sa femme se mirent sur le trône, et Mirtil se mit à leurs pieds; mais à peine les ambassadeurs furent-ils dans la chambre, que les diamants disparurent, et il n'y eut plus que des nèfles, des noisettes et un oeuf. Les ambassadeurs crurent que Guinguet s'était habillé d'une manière si ridicule pour faire affront à leur maître; ils sortirent tout en colère, et dirent que leur maître leur apprendrait qu'il n'était pas un roi de nèfles. On eut beau les rappeler, ils ne voulurent rien écouter et s'en retournèrent dans leur pays. Guinguet et sa femme restèrent fort honteux et fort en colère. --C'est Tity qui nous a joué ce tour, dit-elle au roi quand il fut seul avec elle; il faut le déshériter et laisser notre couronne à Mirtil. --J'y consens de tout mon coeur, dit le roi. En même temps ils entendirent une voix qui leur dit: --Si vous êtes assez méchants pour le faire, je vous casserai tous les os les uns après les autres. Ils eurent une grande peur d'entendre cette voix, car ils ne savaient pas que l'Éveillé était dans leur cabinet, et qu'il avait entendu leur conversation. Ils n'osèrent donc faire aucun mal à Tity, mais ils faisaient chercher la vieille de tous les côtés pour la faire mourir, et ils étaient au désespoir de ce qu'on ne pouvait la trouver. Cependant le roi Violent, qui était celui qui avait envoyé des ambassadeurs à Guinguet, crut que véritablement on avait voulu se moquer de lui, et il résolut de se venger en déclarant la guerre à Guinguet. Ce dernier en fut d'abord bien fâché, car il n'avait pas de courage et craignait d'être tué; mais la reine lui dit: --Ne vous affligez point; nous enverrons Tity commander notre armée, sous prétexte de lui faire honneur; c'est un étourdi qui se fera tuer, et alors nous aurons le plaisir de laisser la couronne à Mirtil. Le roi trouva cette invention admirable, et ayant fait venir Tity de la campagne, il le nomma généralissime des troupes; et pour lui donner plus d'occasions d'exposer sa vie, il lui donna aussi plein pouvoir pour faire la guerre ou la paix. Tity étant arrivé sur les frontières du royaume de son père, résolut d'attendre l'ennemi, et s'occupa à faire bâtir une forteresse près d'un petit passage dans lequel il fallait entrer. Un jour qu'il regardait travailler les soldats, il eut soif, et voyant une maison sur une montagne voisine, il y monta pour demander à boire. Le maître de la maison, qui se nommait Abor, lui en donna, et comme le prince allait se retirer, il vit entrer dans cette maison une fille si belle, qu'il en fut ébloui. C'était Biby, fille d'Abor. Le prince retourna souvent à cette maison. Il parla souvent à Biby, et trouvant qu'elle était fort sage et qu'elle avait beaucoup d'esprit, il disait en lui-même: --Si j'étais mon maître, j'épouserais Biby; elle n'est pas née princesse, mais elle a tant de vertus, qu'elle est digne de devenir reine. Il prit la résolution de lui écrire. Biby, qui savait qu'une honnête fille ne reçoit point de lettres des hommes, porta celle du prince à son père sans l'avoir décachetée. Abor, voyant que le prince était amoureux de sa fille, demanda à Biby si elle aimait Tity. Biby, qui n'avait jamais menti de sa vie, dit à son père que le prince lui avait paru si honnête homme, qu'elle n'avait pu s'empêcher de l'aimer. --Mais, ajouta-t-elle, je sais bien qu'il ne peut m'épouser, parce que je ne suis qu'une bergère; ainsi, je vous prie de m'envoyer chez ma tante, qui demeure bien loin d'ici. Son père la fit partir le même jour, et le prince fut si chagrin de l'avoir perdue, qu'il en tomba malade. Abor lui dit: --Mon prince, je suis bien fâché de vous chagriner; mais puisque vous aimez ma fille, vous ne voudriez pas la rendre malheureuse. Vous savez bien qu'on méprise une fille qui reçoit les visites d'un jeune homme qui ne veut pas l'épouser. --Écoutez, Abor, dit le prince; j'aimerais mieux mourir que de manquer de respect à mon père en me mariant sans sa permission; mais promettez-moi de me garder votre fille, et je vous promets de l'épouser quand je serai roi; je consens à ne point la voir jusqu'à ce temps-là. En même temps, la fée parut dans la chambre, et surprit beaucoup le prince, car il ne l'avait jamais vue sous cette figure. --Je suis la vieille que vous avez secourue, dit-elle au prince. Vous êtes si honnête, et Biby est si sage, que je vous prends tous les deux sous ma protection. Vous l'épouserez dans deux ans; mais jusqu'à ce temps vous aurez encore bien des traverses. Au reste, je vous promets de vous rendre une visite tous les mois, et je mènerai Biby avec moi. Le prince fut enchanté de cette promesse, et résolut d'acquérir beaucoup de gloire pour plaire à Biby. Le roi Violent vint lui offrir la bataille, et Tity non-seulement la gagna, mais encore Violent fut fait prisonnier. On conseilla à Tity de lui ôter son royaume, mais il dit: --Je ne veux pas faire cela: ses sujets, qui aimeraient toujours mieux leur roi qu'un étranger, se révolteraient, et lui rendraient la couronne; Violent n'oublierait jamais sa prison, et ce serait une guerre continuelle, qui rendrait deux peuples malheureux. Je veux, au contraire, rendre la liberté à Violent, et ne lui rien demander pour cela; je sais qu'il est généreux; il deviendra mon ami, et son amitié vaudra mieux pour nous que son royaume, qui ne nous appartient pas. Ce que Tity avait prévu arriva. Violent fut si charmé de sa générosité, qu'il jura une alliance éternelle avec le roi Guinguet et avec son fils, et ils se séparèrent très-bons amis. Cependant Guinguet fut fort en colère quand il apprit que son fils avait rendu la liberté à Violent sans lui faire payer beaucoup d'argent: ce prince avait beau lui représenter qu'il lui avait donné ordre d'agir comme il le voudrait, il ne pouvait lui pardonner. Tity, qui aimait et respectait son père, tomba malade de chagrin de lui avoir déplu. Un jour qu'il était seul dans son lit sans penser que c'était le premier jour du mois, il vit entrer par la fenêtre deux jolis serins, et fut fort surpris lorsque ces deux serins, reprenant leurs formes naturelles, lui présentèrent la fée et sa chère Biby. Il allait remercier la bonne fée, quand la reine entra dans son appartement tenant dans ses bras un gros chat qu'elle aimait beaucoup parce qu'il prenait les souris, qui mangeaient ses provisions, et qu'il ne lui coûtait rien à nourrir. Dès que la reine vit les serins, elle se fâcha de ce qu'on les laissait courir, parce que cela gâtait les meubles. Le prince lui dit qu'il les ferait mettre dans une cage; mais elle répondit qu'elle voulait qu'on les prit tout de suite, qu'elle les aimait beaucoup, et qu'elle les mangerait à son dîner. Le prince, désespéré, eut beau crier, tous les courtisans et les domestiques couraient après les serins, et on ne l'écoutait pas. Un valet prit un balai, et fit tomber à terre la pauvre Biby. Le prince se jeta hors de son lit pour la secourir, mais il serait arrivé trop tard, car le chat de la reine s'était échappé de ses bras, et allait la tuer d'un coup de griffe, lorsque la fée, prenant tout d'un coup la figure d'un gros chien, sauta sur le chat et l'étrangla; et ensuite elle prit, aussi bien que Biby, la figure d'une souris, et elles s'enfuirent toutes deux par un petit trou qui était dans un coin de la chambre. Le prince était tombé évanoui à la vue du danger qu'avait couru sa chère Biby; mais la reine n'y fit pas attention: elle n'était occupée que de la mort de son chat; elle jetait des cris horribles. Elle dit au roi qu'elle se tuerait s'il ne vengait pas la mort de ce pauvre animal; que Tity avait commerce avec des sorciers pour lui donner du chagrin, et qu'elle n'aurait pas un moment de repos qu'il ne l'eût déshérité pour donner la couronne à son frère. Le roi y consentit, et lui dit que le lendemain il ferait arrêter le prince et qu'on lui ferait son procès. Le fidèle l'Éveillé ne s'était pas endormi dans cette occasion; il s'était glissé dans le cabinet du roi, et vint tout de suite avertir le prince. La peur qu'il avait eue lui avait ôté la fièvre, et il se disposait à monter à cheval pour se sauver, lorsqu'il vit la fée, qui lui dit: --Je suis lasse des méchancetés de votre mère et de la faiblesse de votre père; je vais vous donner une bonne armée, allez les prendre dans leur palais; vous les mettrez dans une prison avec leur fils Mirtil; vous monterez sur le trône, et vous épouserez Biby tout de suite. --Madame, dit le prince à la fée, vous savez que j'aime Biby plus que ma vie; mais le désir de l'épouser ne me fera jamais oublier ce que je dois à mon père et à ma mère, et j'aimerais mieux périr que de prendre les armes contre eux. --Venez, que je vous embrasse, lui dit la fée: j'ai voulu éprouver votre vertu; si vous aviez accepté mes offres, je vous aurais abandonné; mais puisque vous avez le courage d'y résister, je serai toujours de vos amis; je vais vous en donner la preuve. Prenez la forme d'un vieillard, et sûr de ne pouvoir être reconnu sous cette figure, parcourez votre royaume; instruisez-vous de toutes les injustices qu'on commet contre vos pauvres sujets, afin de les réparer quand vous serez roi; l'Eveillé, qui restera à la cour, vous rendra compte de tout ce qui arrivera pendant votre absence. Le prince obéit à la fée, et il vit des choses qui le faisaient frémir. On vendait la justice, les gouverneurs pillaient le peuple, les grands maltraitaient les petits, et tout cela se faisait au nom du roi. Au bout de deux ans, l'Eveillé lui écrivit que son père était mort, et que la reine avait voulu faire couronner son frère, mais que les quatre seigneurs, qui étaient honnêtes gens, s'y étaient opposés, parce qu'il les avait avertis qu'il était vivant; qu'ainsi la reine s'était sauvée avec son fils dans une province qu'elle avait fait révolter. Tity, qui avait repris sa figure, alla dans sa capitale, et fut reconnu roi; après quoi il écrivit une lettre fort respectueuse à la reine, pour la prier de ne point causer de révolte; il lui offrit aussi une bonne pension pour elle et pour son frère Mirtil. La reine, qui avait une grosse armée, lui répondit qu'elle voulait la couronne, et qu'elle viendrait la lui arracher de dessus la tête. Cette lettre ne fut pas capable de porter Tity à sortir du respect qu'il devait à la reine; mais cette méchante femme ayant appris que le roi Violent venait au secours de son ami Tity avec un grand nombre de soldats, fut forcée d'accepter les propositions de son fils. Ce prince se vit donc paisible possesseur de son royaume, et il épousa Biby, au contentement de tous ses sujets, qui furent charmés d'avoir une si belle et surtout si bonne reine. Tity, étant monté sur le trône, commença par rétablir le bon ordre dans ses États; et, pour y parvenir, il ordonna que tous ceux qui voudraient se plaindre à lui de toutes les injustices qu'on leur aurait faites seraient les bienvenus, et il défendit aux gardes de renvoyer une seule personne qui aurait à lui parler, quand même ce serait un homme qui demanderait l'aumône: --Car, disait ce bon prince, je suis le père de tous mes sujets, des pauvres comme des riches. D'abord les courtisans ne s'effrayaient point de ce discours; ils disaient;--Le roi est jeune, cela ne durera pas longtemps: il prendra du goût pour les plaisirs, et sera forcé d'abandonner à ses favoris le soin de ses affaires. Ils se trompèrent; Tity ménagea si bien son temps, qu'il en eut pour tout: d'ailleurs le soin qu'il eut de punir les premiers qui commirent des injustices fit que personne n'osa plus s'écarter de son devoir. Il avait envoyé des ambassadeurs au roi Violent pour le remercier du secours qu'il lui avait préparé. Ce prince lui fit dire qu'il serait charmé de le voir encore une fois, et que, s'il voulait se rendre sur les frontiéres du royaume, il y viendrait volontiers pour lui rendre visite. Comme tout était fort tranquille dans le royaume de Tity, il accepta cette partie, qui convenait à un dessein qu'il avait formé, c'était d'embellir la maison où il avait vu sa chère Biby pour la première fois. Il commanda donc à deux de ses officiers d'acheter toutes les terres qui étaient à l'entour; mais il leur défendit de forcer personne: --Car, disait-il, je ne suis pas roi pour faire violence à mes sujets, et après tout, chacun doit être maître de son petit héritage. Cependant Violent étant arrive sur la frontière, les deux cours se réunirent; elles étaient brillantes. Violent avait amené avec lui sa fille unique, qu'on nommait Elise, charmante personne, douée du plus heureux caractère. Tity avait amené avec lui, outre son épouse, une de ses cousines qu'on nommait Blanche, et qui, belle et vertueuse, avait encore beaucoup d'esprit. Comme on était, pour ainsi dire, à la campagne, les deux rois dirent qu'il fallait vivre en liberté, qu'on permettait à plusieurs dames et seigneurs de souper avec les deux rois et les princesses; et pour ôter le cérémonial, on dit qu'on n'appellerait point les rois Votre Majesté, et que ceux qui le feraient paieraient une amende d'un louis. Il n'y avait qu'un quart d'heure qu'on était à table, lorsqu'on vit entrer une petite vieille assez mal habillée. Tity et Éveillé qui la reconnurent, furent au-devant d'elle; mais, comme elle leur fit un d'oeil, ils pensèrent qu'elle ne voulait pas être connue; ils dirent donc au roi Violent et aux princesses qu'ils leur demandaient la permission de leur présenter une de leurs bonnes amies qui venait leur demander à souper. La vieille, sans façon, se plaça dans un fauteuil qui était auprès de Violent et que personne n'avait osé prendre par respect; elle dit à ce prince: --Comme les amis de nos amis sont nos amis, vous permettez que j'en use librement avec vous. Violent, qui était un peu fier, fut décontenancé de la familiarité de cette vieille; mais il n'en fit rien paraître. On avait averti la bonne femme de l'amende qu'on paierait toutes les fois qu'on dirait Votre Majesté; cependant, à peine fut-elle à table, qu'elle dit à Violent: --Votre Majesté me paraît surprise de la liberté que je prends; mais c'est une vieille habitude, et je suis trop âgée pour me réformer; ainsi Votre Majesté voudra bien me pardonner. --A l'amende! s'écria Violent, vous devez deux louis. --Que Votre Majesté ne se fâche pas, dit la vieille, j'avais oublié qu'il ne fallait pas dire Votre Majesté; mais Votre Majesté ne pense pas qu'en défendant de dire Votre Majesté, vous faites souvenir tout le monde de se tenir dans ce respect gênant que vous voulez bannir. C'est comme ceux qui, pour se familiariser, disent à ceux qu'ils reçoivent à leurs tables, quoiqu'ils soient au-dessous d'eux: "Buvez à ma santé!" Il n'y a rien de si impertinent que cette bonté-là; c'est comme s'ils leur disaient: "Souvenez-vous bien que vous n'êtes pas faits pour boire à ma santé, si je ne vous en donnais pas la permission." Ce que j'en dis, au reste, n'est pas pour m'exempter de payer l'amende; je dois six louis, les voilà. En même temps, elle tira de sa poche une bourse aussi usée qui si elle eût été faite depuis cent ans, et jeta les six pièces sur la table. Violent ne savait s'il devait rire ou se fâcher du discours de la vieille; il était sujet à se mettre en colère pour un rien, et son sang commençait à s'échauffer. Toutefois il résolu de se faire violence, par considération pour Tity; et prenant la chose en badinant: --Eh bien, ma bonne mère, dit-il à la vieille, parlez à votre fantaisie; soit que vous disiez Votre Majesté ou non, je ne veux pas moins être un de vos amis. --J'y compte bien, reprit la vieille; c'est pour cela que j'ai pris la liberté de dire mon sentiment, et je le ferai toutes les fois que j'en trouverai l'occasion car on ne peut rendre un plus grand service à ses amis que de les avertir dès qu'on croit qu'ils font mal. --Il ne faudrait pas vous y fier, répondit Violent; il y a des moments où je ne recevrais pas volontiers de tels avis. --Avouez, mon prince, lui dit la vieille, que vous n'êtes pas loin d'un de ces moments, et que vous donneriez bien quelque chose pour avoir la liberté de m'envoyer promener tout à mon aise. Voilà nos héros: ils seraient au désespoir qu'on leur reprochât d'avoir fui devant un ennemi et de lui avoir cédé la victoire sans combat, et ils avouent de sang-froid qu'ils n'ont pas le courage de résister à leur colère; comme s'il n'était pas plus honteux de céder lâchement à une passion qu'à un ennemi qu'il n'est pas toujours en notre pouvoir de vaincre. Mais changeons de discours, celui-ci ne vous est pas agréable; permettez que je fasse entrer mes pages, qui ont quelques présents à faire à la compagnie. Dans le moment, la vieille frappa sur la table, et l'on vit entrer par les quatre fenêtres de la salle quatre enfants ailés qui étaient les plus beaux du monde. Ils portaient chacun une corbeille pleine de divers bijoux d'une richesse étonnante. Le roi Violent, ayant en même temps jeté les yeux sur la vieille, fut surpris de la voir changée en une dame si belle et si richement parée, qu'elle éblouissait les yeux. --Ah! madame, dit-il à la fée, je vous reconnais pour la marchande de nèfles et de noisettes qui me mit si fort en colère; pardonnez au peu d'égards que j'ai eus pour vous, je n'avais pas l'honneur de vous connaître. --Cela doit vous faire voir qu'il ne faut jamais manquer d'égards pour personne, reprit la fée. Mais, mon prince, pour vous montrer que je n'ai point de rancune, je veux vous faire deux présents. Le premier est ce gobelet; il est fait d'un seul diamant, mais ce n'est pas là ce qui le rend précieux; toutes les fois que vous serez tenté de vous mettre en colère, emplissez ce verre d'eau et le buvez en trois fois, et vous sentirez la passion se calmer pour faire place à la raison. Si vous profitez de ce premier présent, vous vous rendrez digne du second. Je sais que vous aimez la princesse Blanche; elle vous trouve fort aimable, mais elle craint vos emportements, et ne vous épousera qu'à condition que vous ferez usage du gobelet. Violent, surpris de ce que la fée connaissait si bien ses défauts et ses inclinations, avoua qu'en effet il se croirait fort heureux d'épouser Blanche. --Mais, ajouta-t-il, il me reste un obstacle à vaincre: quand même je serais assez heureux pour obtenir le consentement de Blanche, je me ferais toujours un scrupule de me remarier, par la crainte de priver ma fille d'une couronne. --Ce sentiment est beau, dit la fée, il se trouve peu de pères capables de sacrifier leurs inclinations au bonheur de leurs enfants; mais que cela ne vous arrête point. Le roi Mogolan, qui était un de mes amis, vient de mourir sans enfants; et, par mon conseil, il a disposé de sa couronne en faveur de l'Eveillé. Il n'est pas né prince, mais il mérite de le devenir; il aime la princesse Elise, elle est digne d'être la récompense de la fidélité de l'Eveillé; et si son père y consent, je suis sûre qu'elle lui obéira sans répugnance. Elise rougit à ce discours: il est vrai qu'elle avait trouvé l'Eveillé fort aimable, et qu'elle avait écouté avec plaisir ce qu'on lui avait raconté de sa fidélité pour son maître. --Madame, dit Violent, nous avons pris l'habitude de nous parler à coeur ouvert. J'estime l'Éveillé; et si l'usage ne me liait pas les mains, je n'aurais pas besoin de lui voir une couronne pour lui donner ma fille; mais les hommes, et surtout les rois, doivent respecter les usages reçus: et ce serait blesser ces usages que de donner ma fille à un simple gentilhomme, elle qui sort d'une des plus anciennes familles du monde, car vous savez bien que depuis trois cents ans nous occupons le trône. --Mon prince, lui dit la fée, vous ignorez que la famille de l'Éveillé est tout aussi ancienne que la vôtre, puisque vous êtes parents, et que vous sortez des deux frères; encore l'Éveillé doit-il avoir le pas, car il est sorti de l'aîné, et votre père n'était que le cadet. --Si vous voulez me prouver cela, dit le roi Violent, je jure de donner ma fille à l'Éveillé, quand même les sujets du feu roi Mogolan refuseraient de le reconnaître pour maître. --Rien de plus facile que de vous prouver l'ancienneté de la maison de l'Éveillé, dit la fée. Il sort d'Elisa, l'aîné des fils de Japhet, fils de Noé, qui s'établit dans le Péloponnèse, et vous sortez du second fils de ce même Japhet. Il n'y eut personne qui n'eût beaucoup de peine à s'empêcher d'éclater de rire en voyant que la fée se moquait si sérieusement de Violent. Pour lui, la colère commençait à s'emparer de ses sens, lorsque la princesse Blanche, qui était à côté de lui, lui présenta le gobelet de diamant: il le but en trois coups, comme la fée le lui avait commandé; et pendant cet intervalle il pensa en lui-même qu'effectivement tous les hommes étaient réellement égaux dans leur naissance, puisqu'ils sortaient tous de Noé, et qu'il n'y avait de vraie différence entre eux que celle qu'ils y mettaient par leurs vertus. Ayant achevé de vider son verre, il dit à la fée: --En vérité, madame, je vous ai beaucoup d'obligation, vous venez de me corriger des deux grands défauts, de mon entêtement sur ma noblesse et de l'habitude de me mettre en colère. J'admire la vertu du gobelet dont vous m'avez fait présent; à mesure que je buvais, j'ai senti ma colère se calmer, et les réflexions que j'ai faites dans l'intervalle des trois coups que j'ai bus ont achevé de me rendre raisonnable. --Je ne veux pas vous tromper, lui dit la fée; il n'y a aucune vertu dans le gobelet dont je vous ai fait présent, que vous trouvez si beau, et je veux apprendre à toute la compagnie en quoi consiste le sortilége de cette eau bue en trois coups. Un homme raisonnable ne se mettrait jamais en colère si cette passion ne le surprenait pas et lui laissait le temps de réfléchir: or, en se donnant la peine de faire remplir ce gobelet d'eau, en le buvant en trois fois, on prend du temps, les sens se calment, les réflexions viennent, et lorsque cette cérémonie est achevée, la raison a eu le temps de prendre le dessus sur la passion. --En vérité, lui dit Violent, j'en ai plus appris aujourd'hui que pendant le reste de ma vie. Heureux Tity! vous deviendrez le plus grand prince du monde avec une telle protectrice; mais je vous conjure d'employer le pouvoir que vous avez sur l'esprit de madame à la faire souvenir qu'elle m'a promis d'être de mes amies. --Je m'en souviens trop bien pour l'oublier, dit la fée, et je vous en ai déjà donné des preuves; je continuerai à le faire tant que vous serez docile, et j'espère que ce sera jusqu'à la fin de votre vie. Aujourd'hui ne pensons plus qu'à nous divertir, pour célébrer votre mariage, et celui de la princesse Elise. En même temps, on avertit Tity que les officiers qu'il avait chargés d'acheter toutes les terres et les maisons qui environnaient celle de Biby demandaient à lui parler. Il commanda qu'on les fît entrer, et ils lui montrèrent le dessin de l'ouvrage qu'ils voulaient faire en cette petite maison. Ils y avaient ajouté un grand jardin et un beau parc qui aurait été parfait s'ils eussent pu abattre une maisonnette qui se trouvait au beau milieu d'une des allées de ce parc, et qui en gâtait la symétrie. --Et pourquoi n'avez-vous pas ôté cette bicoque? dit le roi Violent en parlant aux officiers et aux architectes. --Seigneur, lui répondirent-ils, notre roi nous avait défendu de faire violence à qui que ce fût; et il s'est trouvé un homme qui n'a jamais voulu vendre sa maison, quoique nous ayons offert de la lui payer quatre fois plus qu'elle ne vaut. --Si ce coquin-là était mon sujet, je le ferais pendre, dit Violent. --Vous videriez votre gobelet auparavant, dit la fée. --Je crois que le gobelet ne saurait lui sauver la vie, répondit Violent, car enfin n'est-il pas horrible qu'un roi ne soit pas maître dans ses États, et qu'il soit contraint d'abandonner un ouvrage qu'il souhaite d'achever, par l'obstination d'un faquin qui devrait s'estimer trop heureux de faire sa fortune en obligeant son maître, sans le forcer à employer la rigueur ou à abandonner son dessein? --Je ne ferai ni l'un ni l'autre, dit Tity en riant, et je prétends que cette maison soit le plus bel ornement de mon parc. --Oh! je vous en défie, dit Violent; elle est tellement placée, qu'elle ne peut servir qu'à le gâter. --Voici ce que je ferai, dit Tity; elle sera environnée d'une muraille assez haute pour empêcher cette homme d'entrer dans mon parc, mais pas assez pour lui en ôter la vue; car il ne serait pas juste de l'enfermer comme dans une prison; cette muraille continuera des deux côtés, et l'on y lira ces paroles écrites en lettres d'or: _Un roi qui fit bâtir ce parc aima mieux lui laisser ce défaut que de devenir injuste à l'égard d'un de ses sujets en lui ravissant l'héritage de ses pères, sur lequel il n'avait d'autre droit que celui de la force_. --Tout ce que je vois me confond, dit Violent; j'avoue que je n'avais pas même l'idée des vertus héroïques qui font les grands hommes. Oui, Tity, cette muraille fera l'ornement de votre parc, et la belle action que vous faites en l'élevant sera l'ornement de votre vie. Mais, madame, d'où vient que Tity se porte naturellement aux grandes vertus dont je n'ai pas même l'idée, comme je vous l'ai dit? --Grand roi, lui répondit la fée, Tity, élevé par des parents qui ne pouvaient pas le souffrir, a toujours été contredit depuis qu'il est au monde; il s'est accoutumé, par conséquent, à soumettre sa volonté à celle d'autrui dans toutes les choses indifférentes. Comme il n'avait aucun pouvoir dans le royaume pendant la vie de son père, qu'il ne pouvait accorder aucune grâce, qu'on savait que le roi avait envie de le déshériter, les flatteurs n'ont pas daigné le gâter, parce qu'ils ne croyaient pas avoir rien à craindre ni à espérer de lui: ils l'ont abandonné aux honnêtes gens que le seul devoir attachait à sa personne; et, dans leur compagnie, il a appris qu'un roi, qui est le maître absolu de faire le bien, doit avoir les mains liées lorsqu'il est question de faire le mal; qu'il commande à des hommes libres, et non à des esclaves; que les peuples ne se sont soumis à leurs égaux, en leur donnant la couronne, que pour se donner des pères à eux-mêmes, des protecteurs aux lois, un refuge aux pauvres et aux opprimés. Vous n'avez jamais entendu ces grandes vérités; devenu roi dès l'âge de douze ans, les gouverneurs à qui l'on avait confié votre éducation n'ont pensé qu'à faire leur fortune en gagnant vos bonnes grâces. Ils ont appelé votre orgueil noble fierté, vos emportements des vivacités excusables; en un mot, ils ont fait jusqu'à ce jour votre malheur et celui de vos propres sujets, que vous avez regardés et traités en esclaves parce que vous pensiez qu'ils n'étaient au monde que pour servir à vos caprices; au lieu que, dans la vérité, vous n'y êtes que pour servir à les protéger et à les défendre. Violent convint des vérités que lui disait la fée: instruit de ses devoirs, il s'appliqua à se vaincre pour les remplir, et il fut encouragé dans ses bonnes résolutions par l'exemple de Tity et de l'Éveillé, qui conservèrent sur le trône les vertus qu'ils y avaient apportées. LA GRENOUILLE BIENFAISANTE. Il était une fois un roi qui soutenait depuis longtemps une guerre contre ses voisins: après plusieurs batailles, on mit le siége devant sa ville capitale; il craignit pour la reine et il la pria de se retirer dans un château qu'il avait fait fortifier et où il n'était jamais allé qu'une fois. La reine employa les prières et les larmes pour lui persuader de la laisser auprès de lui; elle voulait partager sa fortune, et jeta les hauts cris lorsqu'il la mit dans son chariot pour la faire partir. Cependant il ordonna à ses gardes de l'accompagner, et lui promit de se dérober le plus secrètement qu'il pourrait pour l'aller voir: c'était une espérance dont il la flattait, car le château était fort éloigné, environné d'une épaisse forêt, et à moins d'en savoir bien les routes l'on n'y pouvait arriver. La reine partit très-attendrie de laisser son mari dans les périls de la guerre. On la conduisait à petites journées, de crainte qu'elle ne fût malade de la fatigue d'un si long voyage; enfin elle arriva dans son château, bien inquiète et bien chagrine. Après qu'elle se fut assez reposée, elle voulut se promener aux environs, et elle ne trouvait rien qui pût la divertir; elle jetait les yeux de tous côtés: elle voyait de grands déserts qui lui donnaient plus de chagrins que de plaisirs; elle les regardait tristement, et disait quelquefois: --Quelle comparaison du séjour où je suis à celui où j'ai été toute ma vie! si j'y reste encore longtemps, il faut que je meure: à qui parler dans ces lieux solitaires? avec qui puis-je soulager mes inquiétudes? et qu'ai-je fait au roi pour m'avoir exilée? Il semble qu'il veuille me faire ressentir toute l'amertume de son absence, lorsqu'il me relègue dans un château si désagréable. C'est ainsi qu'elle se plaignait. Et quoiqu'il lui écrivît tous les jours, et qu'il lui donnât de fort bonnes nouvelles du siége, elle s'affligeait de plus en plus, et prit la résolution de s'en retourner auprès du roi; mais comme les officiers qu'il lui avait donnés avaient ordre de ne la ramener que lorsqu'il lui enverrait un courrier exprès, elle ne témoigna point ce qu'elle méditait, et se fit faire un petit char, où il n'y avait place que pour elle, disant qu'elle voulait aller quelquefois à la chasse. Elle conduisait elle-même les chevaux, et suivait les chiens de si près, que les veneurs allaient moins vite qu'elle; par ce moyen elle se rendait maîtresse de son char, et de s'en aller quand elle voudrait. Il n'y avait qu'une difficulté, c'est qu'elle ne savait point les routes de la forêt; mais elle se flatta que les dieux la conduiraient à bon port; et après leur avoir fait quelques petits sacrifices, elle dit qu'elle voulait qu'on fît une grande chasse, et que tout le monde y vînt, qu'elle monterait dans son char, que chacun irait par différentes routes pour ne laisser aucunes retraites, aux bêtes sauvages. Ainsi l'on se partagea. La jeune reine, qui croyait bientôt revoir son époux, avait pris un habit très-avantageux, sa capeline était couverte de plumes de différentes couleurs, sa veste toute garnie de pierreries; et sa beauté, qui n'avait rien de commun, la faisait paraître une seconde Diane. Dans le temps qu'on était le plus occupé du plaisir de la chasse elle lâcha la bride à ses chevaux, et les anima de la voix et de quelques coups de fouet; après avoir marché assez vite, ils prirent le galop, et ensuite le mors aux dents; le chariot semblait traîné par les vents, les yeux auraient eu peine à le suivre; la pauvre reine se repentit, mais trop tard, de sa témérité. -Qu'ai-je prétendu? disait-elle; me pouvait-il convenir de conduire toute seule des chevaux si fiers et si peu dociles? Hélas! que va-t-il m'arriver? Ah! si le roi me croyait exposée au péril où je suis, que deviendrait-il, lui qui m'aime si chèrement, et qui ne m'a éloignée de sa ville capitale que pour me mettre en plus grande sûreté? L'air retentissait de ses douloureuses plaintes; elle invoquait les dieux, elle appelait les fées à son secours, et les dieux et les fées l'avaient abandonnée: le chariot fut renversé, elle n'eut pas la force de se jeter assez promptement à terre, son pied demeura pris entre la roue et l'essieu. Il est aisé de croire qu'il ne fallait pas moins qu'un miracle pour la sauver après un si terrible accident. Elle resta enfin étendue sur la terre au pied d'un arbre; elle n'avait ni pouls ni voix, son visage était tout couvert de sang. Elle était demeurée longtemps en cet état; lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle vit auprès d'elle une femme d'une grandeur gigantesque, couverte seulement de la peau d'un lion, ses bras étaient nus, ses cheveux noués ensemble avec une peau sèche de serpent, dont la tête pendait sur ses épaules, une massue de pierre à la main, qui lui servait de canne pour s'appuyer, et un carquois plein de flèches au côté. Une figure si extraordinaire persuada la reine qu'elle était morte, car elle ne croyait pas qu'après de si grands accidents elle dût vivre encore, et parlant tout bas: --Je ne suis point surprise, dit-elle, qu'on ait tant de peine à se résoudre à la mort, ce qu'on voit en l'autre monde est bien affreux! La géante qui l'écoutait ne put s'empêcher de rire de l'opinion où elle était d'être morte: --Reprends tes esprits, lui dit-elle, sache que tu es encore au nombre des vivants; mais ton sort ne sera guère moins triste. Je suis la fée Lionne, qui demeure proche d'ici; il faut que tu viennes passer ta vie avec moi. La reine la regarda tristement, et lui dit: --Si vous vouliez, madame Lionne, me ramener dans mon château et prescrire au roi ce qu'il vous donnera pour ma rançon, il m'aime si chèrement qu'il ne refuserait pas même la moitié de son royaume. --Non, lui dit-elle, je suis suffisamment riche; je m'ennuyais depuis quelque temps d'être seule, tu as de l'esprit, peut-être que tu me divertiras. En achevant ces paroles, elle prit la figure d'une lionne, et chargeant la reine sur son dos, elle l'emporta au fond de sa terrible grotte; dès qu'elle y fut, elle la guérit avec une liqueur dont elle la frotta. Quelle surprise et quelle douleur pour la reine de se voir dans cet affreux séjour! L'on y descendait par dix mille marches, qui conduisaient jusqu'au centre de la terre, où se trouvait un grand lac de vif-argent couvert de monstres dont les différentes figures auraient épouvanté une reine moins timide. Quelques racines sèches et des marrons d'Inde, c'est tout ce qui s'offrait pour soulager la faim des infortunés qui tombaient entre les mains de la fée Lionne. Sitôt que la reine se trouva en état de travailler, la fée lui dit qu'elle pouvait se faire une cabane, parce qu'elle resterait toute sa vie avec elle. A ces mots, cette princesse n'eut pas la force de retenir ses larmes: --Hé! que vous ai-je fait, s'écria-t-elle, pour me garder ici? Si la fin de ma vie, que je sens approcher, vous cause quelque plaisir, donnez-moi la mort, c'est tout ce que j'ose espérer de votre pitié; mais ne me condamnez point à passer une longue et déplorable vie sans mon époux. La Lionne se moqua de sa douleur, et lui dit qu'elle lui conseillait d'essuyer ses pleurs, et d'essayer de lui plaire; que si elle prenait une autre conduite, elle serait la plus malheureuse personne du monde. --Que faut-il donc faire, répliqua la reine, pour toucher votre coeur? --J'aime, lui dit-elle, les pâtés de mouches; je veux que vous trouviez le moyen d'en avoir assez pour m'en faire un très-grand et très-excellent. --Mais, lui dit la reine, je n'en vois point ici! quand il y en aurait, il ne fait pas assez clair pour les attraper; et quand je les attraperais, je n'ai jamais fait de pâtisserie: de sorte que vous me donnez des ordres que je ne puis exécuter. --N'importe, dit l'impitoyable Lionne, je veux ce que je veux. La reine ne répliqua rien; elle pensa qu'en dépit de la cruelle fée, elle n'avait qu'une vie à perdre, et en l'état où elle était, que pouvait-elle craindre? Au lieu donc d'aller chercher des mouches, elle s'assit sous un if, pour y pleurer tout à son aise. Elle aurait ainsi pleuré longtemps, si elle n'avait pas entendu au-dessus de sa tête le triste croassement d'un corbeau. Elle leva les yeux, et à la faveur du peu de lumière qui éclairait le rivage, elle vit en effet un gros corbeau qui tenait une grenouille, bien intentionné de la croquer. --Encore que rien ne se présente ici pour me soulager, dit-elle, je ne veux pas négliger de sauver une pauvre grenouille, qui est aussi affligée en son espèce que je le suis dans la mienne. Elle se servit du premier bâton qu'elle trouva sous sa main, et fit quitter prise au corbeau. La grenouille tomba, resta quelque temps étourdie, et reprenant ensuite ses esprits grenouilliques: --Belle reine, lui dit-elle, vous êtes la seule personne bienfaisante que j'aie vue en ces lieux, depuis que la curiosité m'y a conduite. --Par qu'elle merveille parlez-vous, petite grenouille, répondit la reine, et qui sont les personnes que vous voyez ici? car je n'en ai encore aperçu aucune. Tous les monstres dont ce lac est couvert, reprit Grenouillette, ont été dans le monde, les uns sur le trône, les autres dans la confidence de leurs souverains; le destin les envoie ici pour quelque temps, sans qu'aucuns de ceux qui y viennent retournent meilleurs et se corrigent. --Je comprends bien, dit la reine, que plusieurs méchants ensemble n'aident pas à s'amender; mais à votre égard, ma commère la grenouille, que faites-vous ici? --La curiosité m'a fait entreprendre d'y venir, répliqua-t-elle; je suis demi-fée, mon pouvoir est borné en de certaines choses et fort étendu en d'autres: si la fée Lionne me reconnaissait dans ses États, elle me tuerait. --Comment est-il possible, lui dit la reine, que, fée ou demi-fée, un corbeau ait été prêt à vous manger? --Deux mots vous le feront comprendre, répondit la grenouille: lorsque j'ai mon petit chaperon de roses sur ma tête, dans lequel consiste ma plus grande vertu, je ne crains rien; mais malheureusement je l'avais laissé dans le marécage, quand ce maudit corbeau est venu fondre sur moi. J'avoue, madame, que sans vous je ne serais plus; et puisque je vous dois la vie, si je peux quelque chose pour le soulagement de la vôtre, vous pouvez m'ordonner tout ce qu'il vous plaira. --Hélas! ma chère grenouille, dit la reine, la mauvaise fée qui me retient captive veut que je lui fasse un pâté de mouches; il n'y en a point ici; quand il y en aurait, on n'y voit pas assez clair pour les attraper; et je cours grand risque de mourir sous ses coups. --Laissez-moi faire, dit la grenouille, avant qu'il soit peu je vous en fournirai. Elle se frotta aussitôt de sucre, et plus de six mille grenouilles de ses amies en firent autant: elle fut ensuite dans un endroit rempli de mouches; la méchante fée en avait là un magasin, exprès pour tourmenter de certains malheureux. Dès qu'elles sentirent le sucre, elles s'y attachèrent. Et les officieuses grenouilles revinrent au grand galop où la reine était. Il n'a jamais été une telle capture de mouches, ni un meilleur pâté que celui qu'elle fit à la fée Lionne. Quand elle le lui présenta, elle en fut très-surprise: ne comprenant point par quelle adresse elle avait pu les attraper. La reine étant exposée à toutes les intempéries de l'air, qui était empoisonné, coupa quelques cyprès pour commencer à bâtir sa maisonnette. La grenouille vint lui offrir généreusement ses services, et se mettant à la tête de toutes celles qui avaient été quérir les mouches, elles aidèrent à la reine à élever un petit bâtiment, le plus joli du monde; mais elle y fut à peine couchée, que les monstres du lac, jaloux de son repos, vinrent la tourmenter par le plus horrible charivari que l'on eût entendu jusqu'alors. Elle se leva tout effrayée et s'enfuit; c'est ce que les monstres demandaient. Un dragon, jadis tyran d'un des plus beaux royaumes de l'univers, en prit possession. La pauvre reine affligée voulut s'en plaindre, mais vraiment on se moqua bien d'elle; les monstres la huèrent, et la fée Lionne lui dit que si à l'avenir elle l'étourdissait de ses lamentations elle la rouerait de coups. Il fallut se taire et recourir à la grenouille, qui était bien la meilleure personne du monde. Elles pleurèrent ensemble; car, aussitôt qu'elle avait son chaperon de roses, elle était capable de rire et de pleurer tout comme un autre. --J'ai, lui dit-elle, une si grande amitié pour vous que je veux recommencer votre bâtiment, quand tous les monstres du lac devraient s'en désespérer. Elle coupa sur-le-champ du bois, et le petit palais rustique de la reine se trouva fait en si peu de temps qu'elle s'y retira la même nuit. La grenouille attentive à tout ce qui était nécessaire à la reine, lui fit un lit de serpolet et de thym sauvage. Lorsque la méchante fée sut que la reine ne couchait plus par terre, elle l'envoya querir: --Quels sont donc les hommes ou les dieux qui vous protégent? lui dit-elle. Cette terre, toujours arrosée d'une pluie de soufre et de feu, n'a jamais rien produit qui vaille une feuille de sauge; j'apprends malgré cela que les herbes odoriférantes croissent sous vos pas! --J'en ignore la cause, madame, lui dit la reine. --L'envie me prend, dit la fée, d'avoir un bouquet des fleurs les plus rares; essayez votre fortune; si vous y manquez, vous ne manquerez pas de coups; car j'en donne souvent, et je les donne toujours à merveille. La reine se prit à pleurer; de telles menaces ne lui convenaient guère, et l'impossibilité de trouver des fleurs la mettait au désespoir. Elle s'en retourna dans sa maisonnette; son amie la grenouille y vint: --Que vous êtes triste! dit-elle à la reine. --Hélas! ma chère commère, qui ne le serait? La fée veut un bouquet des plus belles fleurs; où les trouverai-je? Vous voyez celles qui naissent ici; il y va cependant de ma vie, si je ne la satisfais. --Aimable princesse, dit gracieusement la grenouille, il faut tâcher de vous tirer de l'embarras où vous êtes: il y a ici une chauve-souris, qui est la seule avec qui j'ai lié commerce; c'est une bonne créature, elle va plus vite que moi; je lui donnerai mon chaperon de feuilles de roses; avec ce secours elle vous trouvera des fleurs. La reine lui fit une profonde révérence; car il n'y avait pas moyen d'embrasser Grenouillette. Celle-ci alla aussitôt parler à la chauve-souris et, quelques heures après, elle revint cachant sous ses ailes des fleurs admirables. La reine les porta bien vite à la mauvaise fée, qui demeura encore plus surprise qu'elle ne l'eût été: ne pouvant comprendre par quel miracle la reine était si bien servie. Cette princesse rêvait incessamment aux moyens de pouvoir s'échapper. Elle communiqua son envie à la bonne grenouille, qui lui dit: --Madame, permettez-moi, avant toutes choses, de consulter mon petit chaperon et nous agirons ensuite selon ses conseils. Elle le prit; l'ayant mis sur un fétu, elle brûla devant quelques brins de genièvre, des câpres, et deux petits pois verts; elle coassa cinq fois; puis la cérémonie finie, remettant le chaperon de roses, elle commença à parler comme un oracle. --Le destin, maître de tout, dit-elle, vous défend de sortir de ces lieux; vous y aurez une princesse plus belle que la mère des Amours: ne vous mettez point en peine du reste, le temps seul peut vous soulager. La reine baissa les yeux, quelques larmes en tombèrent, et elle prit la résolution de croire son amie. Mais il est temps de parler du roi. Pendant que ses ennemis le tenaient assiégé dans sa ville capitale, il ne pouvait envoyer sans cesse des courriers à la reine: cependant ayant fait plusieurs sorties, il les obligea de se retirer; et il ressentit bien moins le bonheur de cet événement, par rapport à lui, qu'à sa chère reine, qu'il pouvait aller querir sans crainte. Il ignorait son désastre; aucun de ses officiers n'avait osé l'en aller avertir. Ils avaient trouvé dans la forêt le chariot en pièces, les chevaux échappés, et toute la parure d'amazone qu'elle avait mise pour l'aller trouver. Comme ils ne doutèrent point de sa mort, et qu'ils crurent qu'elle avait été dévorée, il ne fut question entre eux que de persuader au roi qu'elle était morte subitement. A ces funestes nouvelles, il pensa mourir lui-même de douleur; cheveux arrachés, larmes répandues, cris pitoyables, sanglots, soupirs, et autres menus droits du veuvage, rien ne fut épargné en cette occasion. Après avoir passé plusieurs jours sans voir personne, et sans vouloir être vu, il retourna dans sa grande ville, traînant après lui un long deuil, qu'il portait mieux dans le coeur que dans ses habits. Tous les ambassadeurs des rois ses voisins vinrent le complimenter; et après les cérémonies qui sont inséparables de ces sortes de catastrophes il s'attacha à donner du repos à ses sujets, en les exemptant de guerre et leur procurant un grand commerce. La reine ignorait toutes ces choses: le temps vint que; le ciel lui donna une petite princesse, aussi belle que Grenouillette l'avait prédit; elles la nommèrent Moufette; et la reine, avec bien de la peine, obtint permission de la fée Lionne de la nourrir; car elle avait grande envie de la manger, tant elle était barbare et féroce. Moufette, la merveille de nos jours, avait déjà six mois, et la reine en la regardant avec une tendresse mêlée de pitié disait sans cesse: --Ah! si le roi ton père te voyait, ma pauvre petite, qu'il aurait de joie, que tu lui serais chère! Mais peut-être dans ce moment même il commence à m'oublier: il nous croit ensevelies pour jamais dans les horreurs de la mort; peut-être, dis-je, qu'une autre occupe dans son coeur la place qu'il m'y avait donnée! Ces tristes réflexions lui coûtaient bien des larmes; la grenouille, qui l'aimait de bonne foi, la voyant pleurer ainsi, lui dit un jour: --Si vous voulez, madame, j'irai trouver le roi votre époux; le voyage est long; je chemine lentement; mais enfin, un peu plus tôt ou un peu plus tard, j'espère arriver. Cette proposition ne pouvait être plus agréablement reçue qu'elle ne le fut; la reine joignit ses mains et les fit même joindre à Moufette, pour marquer à madame la grenouille l'obligation qu'elle lui aurait d'entreprendre un tel voyage. Elle l'assura que le roi n'en serait pas ingrat. --Mais, continua-t-elle, de quelle utilité lui pourra être de me savoir dans ce triste séjour, il lui sera impossible de m'en retirer? --Madame, reprit la grenouille, il faut laisser ce soin aux dieux et faire de notre côté ce qui dépend de nous. Aussitôt elles se dirent adieu: la reine écrivit au roi, avec son propre sang, sur un petit morceau de linge, car elle n'avait ni encre ni papier. Elle le priait de croire en toutes choses la vertueuse grenouille qui l'allait informer de ses nouvelles. Elle fut un an et quatre jours à monter les dix mille marches qu'il y avait depuis la plaine noire, où elle laissait la reine, jusqu'au monde, et elle demeura une autre année à faire faire son équipage; car elle était trop fière pour vouloir paraître dans une grande cour comme une méchante grenouillette de marécage. Elle fit faire une litière assez grande pour mettre commodément deux oeufs; elle était couverte toute d'écaille de tortue en dehors, doublée de peau de jeune lézards; elle avait cinquante filles d'honneur; c'étaient de ces petites reines vertes qui sautillent dans les prés; chacune était montée sur un escargot, avec une selle à l'anglaise, la jambe sur Pardon, d'un air merveilleux; plusieurs rats d'eau, vêtus en pages, précédaient les limaçons auxquels elle avait confié la garde de sa personne: enfin rien n'a jamais été si joli, surtout son chaperon de roses vermeilles, toujours fraîches et épanouies, lui seyait le mieux du monde. Elle était un peu coquette de son métier; cela l'avait obligée de mettre du rouge et des mouches: l'on dit même qu'elle était fardée, comme sent la plupart des dames de ces pays-là; mais la chose approfondie, l'on a trouvé que c'étaient ses ennemis qui en parlaient ainsi. Elle demeura sept ans à faire son voyage, pendant lesquels la pauvre reine souffrit des maux et des peines inexprimables; et sans la belle Moufette, qui la consolait, elle serait morte cent et cent fois. Cette merveilleuse petite créature n'ouvrait pas la bouche et ne disait pas un mot qu'elle ne charmât sa mère, il n'était pas jusqu'à la fée Lionne qu'elle n'eût apprivoisée; et enfin, au bout de six ans que la reine avait passes dans cet horrible séjour, elle voulut bien la mener à la chasse, à condition que tout ce qu'elle tuerait serait pour elle. Quelle joie pour la pauvre reine de revoir le soleil! Elle en avait si fort perdu l'habitude, qu'elle en pensa devenir aveugle. Pour Moufette, elle était si adroite, qu'à cinq ou six ans, rien n'échappait aux coups qu'elle tirait; par ce moyen, la mère et la fille adoucissaient un peu la férocité de la fée. Grenouille chemina par monts et par vaux, de jour et de nuit; enfin elle arriva proche de la ville capitale où le roi faisait son séjour; elle demeura surprise de ne voir partout que des danses et des festins; on riait, on chantait, et plus elle approchait de la ville, plus elle trouvait de joie et de jubilation. Son équipage marécageux surprenait tout le monde: chacun la suivait, et la foule devint si grande lorsqu'elle entra dans la ville, qu'elle eut beaucoup de peine à parvenir jusqu'au palais; c'est en ce lieu que tout était dans la magnificence. Le roi, veuf depuis neuf ans, s'était enfin laissé fléchir aux prières de ses sujets; il allait se marier à une princesse moins belle, à la vérité, que sa femme, mais qui ne laissait pas d'être fort agréable. La bonne grenouille étant descendue de sa litière entra chez le roi, suivie de tout son cortège. Elle n'eut pas besoin de demander audience; le monarque, sa fiancée et tous les princes avaient trop d'envie de savoir le sujet de sa venue pour l'interrompre. --Sire, dit-elle, je ne sais si la nouvelle que je vous apporte vous donnera de la joie ou de la peine, les noces que vous êtes sur le point de faire me persuadent votre infidélité pour la reine... --Son souvenir m'est toujours cher, dit le roi en versant quelques larmes qu'il ne put retenir; mais il faut que vous sachiez, gentille grenouille, que les rois ne font pas toujours ce qu'ils veulent: il y a neuf ans que mes sujets me pressent de me remarier, je leur dois des héritiers, ainsi j'ai jeté les yeux sur cette jeune princesse, qui me parait toute charmante. --Je ne vous conseille pas de l'épouser, car la polygamie est un cas pendable; la reine n'est point morte, voici une lettre, écrite de son sang, dont elle m'a chargée: vous avez une petite princesse, Moufette, qui est plus belle que tous les cieux ensemble. Le roi prit le chiffon où la reine avait griffonné quelques mots, il le baisa, il l'arrosa de ses larmes, il le fit voir à toute l'assemblée, disant qu'il reconnaissait fort bien le caractère de sa femme: il fit mille questions à la grenouille, auxquelles elle répondit avec autant d'esprit que de vivacité. La princesse fiancée et les ambassadeurs chargés de voir célèbrer faisaient très-laide grimace. --Comment, sire, dit le plus célèbre d'entre eux, pouvez-vous, sur les paroles d'une crapaudine comme celle-ci, rompre un hymen si solennel? Cette écume de marécage a l'insolence de venir mentir à votre cour, et goûte le plaisir d'être écoutée! --Monsieur l'ambassadeur, répliqua la grenouille, sachez que je ne suis point écume de marécage; et puisqu'il faut ici étaler ma science, allons, fées et féos, paraissez! Toutes les grenouillettes, rats, escargots, lézards, et elle à leur tête, parurent en effet, mais ils n'avaient plus la figure de ces vilains petits animaux: leur taille était haute et majestueuse, leur visage agréable, leurs yeux plus brillants que les étoiles: chacun portait une couronne de pierreries sur sa tête et un manteau royal sur ses épaules, de velours doublé d'hermine, avec une longue queue, que des nains et des naines portaient. En même temps, voici des trompettes, timbales, hautbois et tambours qui percent les nues par leurs sons agréables et guerriers: toutes les fées et les féos commencèrent un ballet si légèrement dansé, que la moindre gambade les élevait jusqu'à la voûte du salon. Le roi attentif et la future reine n'étaient pas moins surpris l'un que l'autre, quand ils virent tout d'un coup ces honorables baladins métamorphosés en fleurs qui ne baladinaient pas moins, jasmins, jonquilles, violettes, oeillets et tubéreuses, que lorsqu'ils étaient pourvus de jambes et de pieds. C'était un parterre animé, dont tous les mouvements réjouissaient autant l'odorat que la vue. Un instant après, les fleurs disparurent, plusieurs fontaines prirent leurs places; elles s'élevaient rapidement, et retombaient dans un large canal, qui se forma au pied du château; il était couvert de petites galères peintes et dorées, si jolies et si galantes, que la princesse convia ses ambassadeurs d'y entrer avec elle pour s'y promener; ils le voulurent bien, pensant que tout cela n'était qu'un jeu, qui se terminerait enfin par d'heureuses noces. Dès qu'ils furent embarqués, la galère, le fleuve et toutes les fontaines disparurent; les grenouilles redevinrent grenouilles. Le roi demanda où était sa princesse, la grenouille repartit: --Sire, vous n'en devez point avoir d'autre que la reine votre épouse! si j'étais moins de ses amies, je ne me mettrais pas en peine du mariage que vous étiez sur le point de faire; mais elle a tant de mérite, et votre fille Moufette est si aimable, que vous ne devez pas perdre un moment à tâcher de les délivrer. Je vous avoue, madame la grenouille, dit le roi, que si je ne croyais pas ma femme morte, il n'y à rien au monde que je ne fisse pour la revoir. --Après les merveilles que j'ai faites devant vous, répliqua-t-elle, il me semble que vous devriez être plus persuadé de ce que je vous dis: laissez votre royaume avec de bons ordres, et ne différez pas à partir. Voici une bague qui vous fournira les moyens de voir la reine et de parler à la fée Lionne, quoiqu'elle soit la plus terrible créature qui soit au monde. Le roi, ne voyant plus la princesse qui lui était destinée, sentit que sa passion pour elle s'affaiblissait fort, et qu'au contraire celle qu'il avait eue pour la reine prenait de nouvelles forces. Il partit sans vouloir être accompagné de personne, et fit des présents très-considérables à la grenouille. --Ne vous découragez point, lui dit-elle, vous aurez de terribles difficultés à surmonter, mais j'espère que vous réussirez dans ce que vous souhaitez. Le roi, consolé par ces promesses, ne prit point d'autres guides que sa bague pour aller trouver sa chère reine. A mesure que Moufette grandissait, sa beauté se perfectionnait si fort que tous les monstres du lac de vif-argent en devinrent amoureux; l'on voyait des dragons d'une figure épouvantable, qui venaient ramper à ses pieds. Bien qu'elle les eût toujours vus, ses beaux yeux ne pouvaient s'y accoutumer; elle fuyait et se cachait entre les bras de sa mère. --Serons-nous longtemps ici, lui disait-elle, nos malheurs ne finiront-ils point? La reine lui donnait de bonnes espérances pour la consoler, mais dans le fond elle n'en avait aucune; l'éloignement de la grenouille, son profond silence; tant de temps passé sans avoir aucunes nouvelles du roi, tout cela, dis-je, l'affligeait avec excès. La fée Lionne s'accoutuma peu à peu à les mener à la chasse; elle était friande, elle aimait le gibier qu'elles lui tuaient; et pour toute récompense elle leur en donnait les pieds ou la tête; mais c'était encore beaucoup de leur permettre de revoir la lumière du jour. Cette fée prenait la figure d'une lionne, la reine et sa fille s'asseyaient sur elle et couraient ainsi les bois. Le roi, conduit par sa bague, s'étant arrêté dans une forêt, les vit passer comme un trait qu'on décoche; il n'en fut pas aperçu, mais, voulant les suivre, elles disparurent absolument à ses yeux. Malgré les continuelles peines de la reine, sa beauté ne s'était point altérée: elle lui parut plus belle que jamais. Tous ses feux se rallumèrent; et ne doutant pas que la jeune princesse qui était avec elle ne fût sa chère Moufette, il résolut de périr mille fois plutôt que d'abandonner le dessein de les ravoir. L'officieuse bague le conduisit dans l'obscur séjour où était la reine depuis tant d'années; il n'était pas médiocrement surpris de descendre jusqu'au fond de la terre, mais tout ce qu'il y vit l'étonna bien davantage. La fée Lionne, qui n'ignorait rien, savait le jour et l'heure qu'il devait arriver: que n'aurait-elle pas fait pour que le destin, d'intelligence avec elle, en eût ordonné autrement! Mais elle résolut au moins de combattre son pouvoir de tout le sien. Elle bâtit, au milieu du lac de vif-argent, un palais de cristal qui voguait comme l'onde, elle y renferma la pauvre reine et sa fille; ensuite elle harangua tous les monstres qui étaient amoureux de Moufette: --Vous perdrez cette belle princesse, leur dit-elle, si vous ne vous intéressez avec moi à la défendre contre un chevalier qui vient pour l'enlever. Les monstres promirent de ne rien négliger de ce qu'ils pouvaient faire; ils entourèrent le palais de cristal, les plus légers se placèrent sur le toit et sur les murs, les autres aux portes, et le reste dans le lac. Le roi, conseillé par sa fidèle bague, fut d'abord à la caverne de la fée; elle l'attendait sous sa figure de lionne. Dès qu'il parut, elle se jeta sur lui; il mit l'épée à la main avec une valeur qu'elle n'avait point prévue; et comme elle allongeait une de ses pattes pour le terrasser, il la lui coupa à la jointure: c'était justement au coude. Elle poussa un grand cri et tomba: il s'approcha d'elle, il lui mit le genou sur la gorge; il jura par sa foi qu'il l'allait tuer, et, malgré son invulnérable furie, elle ne laissa pas d'avoir peur. --Que me veux-tu, lui dit-elle, que me demandes-tu? --Je veux te punir, répliqua-t-il fièrement, d'avoir enlevé ma femme, et je veux t'obliger à me la rendre ou je t'étranglerai tout à l'heure. --Jette les yeux sur ce lac, dit-elle, vois si elle est en mon pouvoir? Le roi regarda du côté qu'elle lui montrait; il vit la reine et sa fille dans le château de cristal, qui voguait sans rames et sans gouvernail, comme une galère, sur le vif-argent. Il pensa mourir de joie et de douleur: il les appela de toute sa force, et il en fut entendu; mais où les joindre? Pendant qu'il en cherchait les moyens, la fée Lionne disparut. Il courait le long des bords du lac: quand il était d'un côté, prêt à joindre le palais transparent, il s'éloignait d'une vitesse épouvantable, et ses espérances étaient ainsi toujours déçues. La reine, qui craignait qu'à la fin il ne se lassât, lui criait de ne point perdre courage, que la fée Lionne voulait le fatiguer, mais qu'un véritable amour ne peut-être rebuté par aucunes difficultés. Là-dessus, elle et Moufette lui tendaient la main, prenaient des manières suppliantes. A cette vue, le roi se sentait pénétré de nouveaux traits; il élevait la voix, il jurait par le Styx et l'Achéron de passer plutôt le reste de sa vie dans ces tristes lieux que d'en partir sans elles. Il fallait qu'il fût doué d'une grande persévérance, car il passait bien mal son temps. La terre, pleine de ronces et couvertes d'épines, lui servait de lit; il ne mangeait que des fruits sauvages, plus amers que du fiel, et il avait sans cesse des combats à soutenir contre les monstres du lac. Un mari qui tient cette conduite pour revoir sa femme est assurément du temps des fées, et son procédé marque assez l'époque de mon conte. Trois années s'écoulèrent sans que le roi eût lieu de se promettre aucuns avantages, il était presque désespéré; il prit cent fois la résolution de se jeter dans le lac, et il l'aurait fait s'il avait pu envisager ce dernier coup comme un remède aux peines de la reine et de la princesse. Il courait à son ordinaire, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre lorsqu'un dragon affreux l'appela et lui dit: --Si vous voulez me jurer par votre couronne et par votre sceptre, par votre manteau royal, par votre femme et votre fille, de me donner un certain morceau à manger dont je suis friand, et que je vous demanderai lorsque j'en aurai envie, je vais vous prendre sur mes ailes et, malgré tous les monstres qui couvrent ce lac et qui gardent le château de cristal, je vous promets que nous retirerons la reine et la princesse Moufette. --Ah! cher dragon de mon âme! s'écria le roi, je vous jure, et à toute votre dragonienne espèce, que je vous donnerai à manger tant qu'il vous plaira et que je resterai à jamais votre petit serviteur! --Ne vous engagez pas, répliqua le dragon, si vous n'avez envie de me tenir parole, car il arriverait des malheurs si grands, que vous vous en souviendriez le reste de votre vie. Le roi redoubla ses protestations; il mourait d'impatience de délivrer sa chère reine. Il monta sur le dos du dragon, comme il aurait fait sur le plus beau cheval du monde; en même temps les monstres vinrent au-devant de lui pour l'arrêter au passage; ils se battent, l'on n'entend que le sifflement aigu des serpents, l'on ne voit que du feu, le soufre et le salpêtre tombent pêle-mêle. Enfin le roi arrive au château; les efforts s'y renouvellent, chauves-souris, hiboux, corbeaux, tout lui en défend l'entrée; mais le dragon, avec ses griffes, ses dents et sa queue, mettait en pièces les plus hardis. La reine, de son côté, qui voyait cette grande bataille, casse ses murs à coups de pied, et des morceaux elle en fait des armes pour aider à son cher époux; ils furent enfin victorieux, ils se joignirent, et l'enchantement s'acheva par un coup de tonnerre qui tomba dans le lac et qui le tarit. L'officieux dragon était disparu comme tout les autres, et sans que le roi put deviner par quel moyen il avait été transporté dans sa ville capitale; il s'y trouva avec la reine et Moufette, assis dans un salon magnifique, vis-à-vis d'une table délicieusement servie. Il n'a jamais été un étonnement pareil au leur, ni une plus grande joie. Tous leurs sujets accoururent pour voir leur souveraine et la jeune princesse qui, par une suite du prodige, était si superbement vêtue, qu'on avait peine à soutenir l'éclat de ses pierreries. Il est aisé d'imaginer que tous les plaisirs occupèrent cette belle cour: l'on y faisait des mascarades, des courses de bagues, des tournois qui attiraient les plus grands princes du monde, et les beaux yeux de Moufette les arrêtaient tous. Entre ceux qui parurent les mieux faits et les plus adroits, le prince Moufy emporta partout l'avantage; l'on n'entendait que des applaudissements; chacun l'admirait, et la jeune Moufette, qui avait été jusqu'alors avec les serpents et les dragons du lac, ne put s'empêcher de rendre justice au mérite de Moufy. Il ne se passait aucun jour sans qu'il fît des galanteries nouvelles pour lui plaire, car il l'aimait passionnément; et s'étant mis sur les rangs pour établir ses prétentions, il fit connaître au roi et à la reine que sa principauté était d'une beauté et d'une étendue qui méritaient bien une attention particulière. Le roi lui dit que Moufette était maîtresse de se choisir un mari, et qu'il ne la voulait contraindre en rien; qu'il travaillât à lui plaire, que c'était l'unique moyen d'être heureux. Le prince fut ravi de cette réponse; il avait connu en plusieurs rencontres qu'il ne lui était pas indifférent, et s'en étant enfin expliqué avec elle, elle lui dit que s'il n'était pas son époux, elle n'en aurait jamais d'autre. Moufy, transporté de joie, se jeta à ses pieds; il la conjura dans les termes les plus tendres de se souvenir de la parole qu'elle lui donnait. Il courut aussitôt dans l'appartement du roi et de la reine, il leur rendit compte des progrès que son amour avait faits sur Moufette, et les supplia de ne plus différer son bonheur. Ils y consentirent avec plaisir. Le prince Moufy avait de si grandes qualités qu'il semblait être seul digne de posséder la merveilleuse Moufette. Le roi voulut bien les fiancer avant qu'il retournât à Moufy, où il était obligé d'aller donner des ordres pour son mariage; mais il ne serait plutôt jamais parti que de s'en aller sans des assurances certaines d'être heureux à son retour. La princesse Moufette ne put lui dire adieu sans répandre beaucoup de larmes; elle avait je ne sais quels pressentiments qui l'affligeaient; et la reine, voyant le prince accablé de douleur, lui donna le portrait de sa fille, le priant, pour l'amour d'eux tous, que l'entrée qu'il allait ordonner ne fut pas si magnifique, afin qu'il tardât moins à revenir. Il lui dit: --Madame, je n'ai jamais tant pris de plaisir à vous obéir que j'en aurai dans cette occasion; mon coeur y est trop intéressé pour que je néglige ce qui peut me rendre heureux. Il partit en poste, et la princesse Moufette, en attendant son retour, s'occupait de la musique et des instruments qu'elle avait appris à toucher depuis quelques mois, et dont elle s'acquittait merveilleusement bien. Un jour qu'elle était dans la chambre de la reine, le roi y entra le visage tout couvert de larmes, et prenant sa fille entre ses bras: --O mon enfant! s'écria-t-il, ô père infortuné! ô malheureux roi! Il n'en put dire d'avantage: les soupirs coupèrent le fil de sa voix; la reine et la princesse épouvantées lui demandèrent ce qu'il avait; enfin il leur dit qu'il venait d'arriver un géant d'une grandeur démesurée, qui se disait ambassadeur du dragon du lac, lequel, suivant la promesse qu'il avait exigée du roi pour lui aider à combattre et à vaincre les monstres, venait demander la princesse Moufette, afin de la manger en pâté; qu'il s'était engagé par des serments épouvantables de lui donner tout ce qu'il voudrait, et en ce temps-la l'on ne savait pas manquer à sa parole. La reine, entendant ces tristes nouvelles, poussa des cris affreux; elle serra la princesse entre ses bras: --L'on m'arrachera plutôt la vie, dit-elle, que de me résoudre à livrer ma fille à ce monstre; qu'il prenne notre royaume et tout ce que nous possédons. Père dénaturé, pourriez-vous donner les mains à une si grande barbarie? Quoi! mon enfant serait mis en pâté! Ah! je n'en peux soutenir la pensée: envoyez-moi ce barbare ambassadeur; peut-être que mon affliction le touchera. Le roi ne répliqua rien; il fut parler au géant, l'amena ensuite à la reine, qui se jeta à ses pieds. Elle et sa fille le conjurèrent d'avoir pitié d'elles, et de persuader au dragon de prendre tout ce qu'elles avaient et de sauver la vie à Moufette; mais il leur répondit que cela ne dépendait point du tout de lui, et que le dragon était trop opiniâtre et trop friand; que lorsqu'il avait en tête de manger quelque bon morceau, tous les dieux ensemble ne lui en ôteraient pas l'envie; qu'il leur conseillait en ami de faire la chose de bonne grâce, parce qu'il en pourrait arriver de plus grands malheurs. A ces mots la reine s'évanouit, et la princesse en aurait fait autant s'il n'eût fallu qu'elle secourût sa mère. Ces tristes nouvelles furent à peine répandues dans le palais que toute la ville les sut; l'on n'entendait que des pleurs et des gémissements, car Moufette était adorée. Le roi ne pouvait se résoudre à la donner au géant; et le géant, qui avait déjà attendu plusieurs jours, commençait à se lasser et menaçait d'une manière terrible. Cependant le roi et la reine disaient: --Que nous peut-il arriver de pis? Quand le dragon du lac viendrait nous dévorer, nous ne serions pas plus affligés; si l'on met notre Moufette en pâté, nous sommes perdus. Là-dessus le géant leur dit qu'il avait reçu des nouvelles de son maître, et que, si la princesse voulait épouser un neveu qu'il avait, il consentait à la laisser vivre; qu'au reste ce neveu était beau et bien fait, qu'il était prince, et qu'elle pourrait vivre fort contente avec lui. Cette proposition adoucit un peu la douleur de Leurs Majestés. La reine parla à la princesse; mais elle la trouva beaucoup plus éloignée de ce mariage que de la mort. --Je ne suis point capable, lui dit-elle, madame, de conserver ma vie par une infidélité; vous m'avez promise au prince Moufy, je ne serais jamais à d'autre: laissez-moi mourir, la fin de ma vie assurera le repos de la vôtre. Le roi survint: il dit à sa fille tout ce que la plus forte tendresse peut faire imaginer; elle demeura ferme dans ses sentiments; et pour conclusion, il fut résolu de la conduire sur le haut d'une montagne où le dragon du lac la devait venir prendre. L'on prépara tout pour ce triste sacrifice; jamais ceux d'Iphigénie et de Psyché n'ont été si lugubres: l'on ne voyait que des habits noirs, des visages pâles et consternés. Quatre cents jeunes filles de la première qualité s'habillèrent de longs habits blancs, et se couronnèrent de cyprès pour l'accompagner; on la portait dans une litière de velours noir découverte, afin que tout le monde vit ce chef-d'oeuvre des dieux; ses cheveux étaient épars sur ses épaules, rattachés de crêpes, et la couronne qu'elle avait sur sa tête était de jasmin mêlé de soucis. Elle ne paraissait touchée que de la douleur du roi et de la reine, qui la suivaient accablés de la plus profonde tristesse. Le géant, armé de toutes pièces, marchait à côté de la litière où était la princesse, et la regardant d'un oeil avide, il semblait qu'il était assuré d'en manger sa part. L'air retentissait de soupirs et de sanglots; le chemin était inondé des larmes que l'on répandait. --Ah! grenouille, grenouille! s'écriait la reine, vous m'avez bien abandonnée! Hélas! pourquoi me donniez-vous votre secours dans la sombre plaine, puisque vous me le déniez à présent? Que je serais heureuse d'être morte alors! je ne verrais pas aujourd'hui toutes mes espérances déçues! je ne verrais pas, dis-je, ma chère Moufette, sur le point d'être dévorée! Pendant qu'elle faisait ces plaintes, l'on avançait toujours, quelque lentement qu'on marchât, et enfin l'on se trouva au haut de la fatale montagne. En ce lieu les cris et les regrets redoublèrent d'une telle force, qu'il n'a jamais été rien de si lamentable; le géant convia tout le monde de faire ses adieux et de se retirer. Il fallait bien le faire, car en ce temps-là on était fort simple, et on ne cherchait des remèdes à rien. Le roi et la reine, s'étant éloignés, montèrent sur une autre montagne avec toute leur cour, parce qu'ils pouvaient voir de là ce qui allait arriver à la princesse; et en effet, ils ne restèrent pas long-temps sans apercevoir en l'air un dragon qui avait près d'une demi-lieue de long. Bien qu'il eût six grandes ailes, il ne pouvait presque voler tant son corps était pesant, tout couvert de grosses écailles bleues et de longs dards enflammés; sa queue faisait cinquante tours et demi; chacune de ses griffes était de la grandeur d'un moulin à vent, et l'on voyait dans sa gueule béante trois rangs de dents aussi longues que celles d'un éléphant. Mais pendant qu'il s'avançait peu à peu, la chère et fidèle grenouille, montée sur un épervier, vola rapidement vers le prince Moufy. Elle avait son chaperon de roses, et quoiqu'il fût enfermé dans son cabinet, elle y entra sans clef. --Que faites-vous ici, amant infortuné? lui dit-elle. Vous rêvez aux beautés de Moufette, qui est dans ce moment exposée à la plus rigoureuse catastrophe. Voici donc une feuille de rose: en soufflant dessus, j'en fais un cheval rare, comme vous allez voir. Il parut aussitôt un cheval tout vert; il avait douze pieds et trois têtes: l'une jetait du feu, l'autre des bombes, et l'autre des boulets de canon. Elle lui donna une épée qui avait dix-huit aunes de long, et qui était plus légère qu'une plume; elle le revêtit d'un seul diamant, dans lequel il entra comme dans un habit; et bien qu'il fût plus dur qu'un rocher, il était si maniable qu'il ne le gênait en rien. --Partez, lui dit-elle, courez, volez à la défense de ce que vous aimez; le cheval vert que je vous donne vous mènera où elle est; quand vous l'aurez délivrée, faites-lui entendre la part que j'y ai. --Généreuse fée, s'écria le prince, je ne puis à présent vous témoigner toute ma reconnaissance; mais je me déclare pour jamais votre esclave très-fidèle. Il monta sur le cheval aux trois têtes; aussitôt il se mit à galoper avec ses douze pieds, et faisait plus de diligence que trois des meilleurs chevaux, de sorte qu'il arriva en peu de temps au haut de la montagne, où il vit sa chère princesse toute seule et l'affreux dragon qui s'en approchait lentement. Le cheval vert se mit à jeter du feu, des bombes et des boulets de canon, qui ne surprirent pas médiocrement le monstre; il reçut vingt coups de ces boulets dans la gorge, qui entamèrent un peu les écailles, et les bombes lui crevèrent un oeil. Il devint furieux, et voulut se jeter sur le prince; mais l'épée de dix-huit aunes était d'une si bonne trempe, qu'il la maniait comme il voulait, la lui enfonçant quelquefois jusqu'à la garde, ou s'en servant comme d'un fouet. Le prince n'aurait pas laissé de sentir l'effort de ses griffes sans l'habit de diamant, qui était impénétrable. Moufette l'avait reconnu de fort loin; car le diamant qui le couvrait était fort brillant et clair, de sorte qu'elle fut saisie de la plus mortelle appréhension dont une femme puisse être capable; mais le roi et la reine commencèrent à sentir dans leur coeur quelques rayons d'espérance; car il était fort extraordinaire de voir un cheval à trois têtes, à douze pieds, qui jetait feu et flamme, et un prince dans un étui de diamant, armé d'une épée formidable, venir dans un moment si nécessaire, et combattre avec tant de valeur. Le roi mit son chapeau sur sa canne, et la reine attacha son mouchoir au bout d'un bâton, pour faire des signes au prince et l'encourager. Toute leur suite en fit autant. En vérité, il n'en avait pas besoin, son coeur tout seul, et le péril où il voyait sa maîtresse, suffisaient pour l'animer. Quels efforts ne fit-il point! la terre était couverte des dards, des griffes, des cornes, des ailes et des écailles du dragon, son sang coulait par mille endroits, il était tout bleu, et celui du cheval était tout vert; ce qui faisait une nuance singulière sur la terre. Le prince tomba cinq fois, il se releva toujours; il prenait son temps pour remonter sur son cheval, et puis c'étaient des canonnades et des feux grégeois qui n'ont jamais rien eu de semblable. Enfin le dragon perdit ses forces, il tomba, et le prince lui donna un coup dans le ventre qui lui fit une épouvantable blessure; mais ce qu'on aura peine à croire, et qui est pourtant aussi vrai que le reste du conte, c'est qu'il sortit par cette large blessure un prince le plus beau et le plus charmant que l'on ait jamais vu; son habit était de velours bleu à fond d'or, tout brodé de perles; il avait sur la tête un petit morion à la grecque ombragé de plumes blanches. Il accourut les bras ouverts, et embrassant le prince Moufy: -Que ne vous dois-je pas, mon généreux libérateur! lui dit-il; vous qui venez me délivrer de la plus affreuse prison où jamais un souverain puisse être renfermé: j'y avais été condamné par la fée Lionne; il y a seize ans que j'y languis; et son pouvoir était tel, que malgré ma propre volonté, elle me forçait à dévorer cette adorable princesse: mettez-moi à ses pieds pour que je lui explique mon malheur. Le prince Moufy, surpris et charmé d'une aventure si étonnante, ne voulut céder en rien aux civilités de ce prince; ils se hâtèrent de joindre la belle Moufette, qui rendait de son côté mille grâces aux dieux pour un bonheur si inespéré. Le roi, la reine, et toute la cour étaient déjà auprès d'elle; chacun parlait à la fois, personne ne s'entendait; l'on pleurait presque autant de joie que l'on avait pleuré de douleur. Enfin, pour que rien ne manquât à la fête, la bonne grenouille parut en l'air montée sur un épervier qui avait des sonnettes d'or aux pieds. Lorsque l'on entendit drelin dindin, chacun leva les yeux; l'on vit briller le chaperon de roses comme un soleil, et la grenouille était aussi belle que l'aurore. La reine s'avança vers elle et la prit par une de ses petites pattes; aussitôt la sage grenouille se métamorphosa, et parut comme une grande reine; son visage était la plus agréable du monde. --Je viens, s'écria-t-elle, pour couronner la fidélité de la princesse Moufette; elle a mieux aimé exposer sa vie que de changer; cet exemple est rare dans le siècle où nous sommes; mais il le sera bien davantage dans les siècles à venir. Elle prit aussitôt deux couronnes de myrte qu'elle mit sur la tête des deux amants qui s'aimaient; et frappant trois coups de sa baguette, l'on vit que tous les os du dragon s'élevèrent pour former un arc de triomphe en mémoire de la grande aventure qui venait de se passer. Ensuite cette belle et nombreuse troupe s'achemina vers la ville, chantant hymen et hyménée avec autant de gaieté qu'ils avaient célébré tristement le sacrifice de la princesse. Ses noces ne furent différées que jusqu'au lendemain; il est aisé de juger de la joie qui les accompagna. LES TROIS SOUHAITS. Il y avait une fois un homme qui n'était pas fort riche; il se maria, et épousa une jolie femme. Un soir, en hiver, qu'ils étaient auprès de leur feu, ils s'entretenaient du bonheur de leurs voisins, qui étaient plus riches qu'eux. --Oh! si j'étais la maîtresse d'avoir tout ce que je souhaiterais, dit la femme, je serais bientôt plus heureuse que tous ces gens-là. --Et moi aussi, dit le mari, je voudrais être au temps des fées, et qu'il s'en trouvât une assez bonne pour m'accorder tout ce que je désirerais; mais malheureusement ces temps-là sont passés, et nous resterons pauvres toute notre vie. Au même instant ils virent dans leur chambre une très-belle dame, qui leur dit: --Je suis une fée, je vous promets de vous accorder les trois premières choses que vous souhaiterez; mais, prenez-y garde, après avoir souhaité ces trois choses, je ne vous accorderai plus rien. La fée ayant disparu, cet homme et cette femme furent très-embarrassés. --Pour moi, dit la femme, si je suis la maîtresse, je sais bien ce que je souhaiterai. Je ne souhaite pas encore; mais il me semble qu'il n'y a rien de si bon que d'être belle, riche et de qualité. --Mais, répondit le mari, avec ces choses on peut être malade, chagrin; on peut mourir jeune: il serait plus sage de souhaiter de la santé, de la joie et une longue vie. --Et à quoi servirait une longue vie, si l'on était pauvre? dit la femme; cela ne servirait qu'à être malheureux plus longtemps. En vérité, la fée aurait dû nous promettre de nous accorder une douzaine de dons; car il y a au moins une douzaine de choses dont j'aurais besoin. --Cela est vrai, dit le mari; mais prenons du temps. Examinons d'ici à demain matin les trois choses qui nous sont le plus nécessaires, et nous les demanderons ensuite. --J'y veux penser toute la nuit, dit la femme. En attendant, chauffons-nous; car il fait froid. En même temps, la femme prit les pincettes et raccommoda le feu; et comme elle vit qu'il y avait beaucoup de charbons bien allumés, elle dit sans y penser: --Voilà un bon feu; je voudrais avoir une aune de boudin pour notre souper, nous pourrions le faire cuire bien aisément. [Note: The last page of LES TROIS SOUHAITS and the first page of BELLOTTE ET LAIDERONNETTE are missing. La dernière page de LES TROIS SOUHAITS et la première page de BELLOTTE ET LAIDERONNETTE manquent.] *mença donc à souhaiter de ne plus sortir, et un jour qu'elles étaient priées à une assemblée qui devait finir par un bal, elle dit à sa mère qu'elle avait mal à la tête, et qu'elle souhaitait de rester à la maison. Elle s'y ennuya d'abord à mourir, et, pour passer le temps, elle fut à la bibliothèque de sa mère pour chercher un roman, et fut bien fâchée de ce que sa soeur en avait emporté la clef. Son père avait aussi une bibliothèque; mais c'étaient des livres sérieux, et elle les haïssait beaucoup. Elle fut pourtant forcée d'en prendre un: c'était un recueil de lettres, et en ouvrant le livre elle trouva celle que je vais vous rapporter. "Vous me demandez d'où vient que la plus grande partie des belles personnes sont extrêmement sottes; je crois pouvoir vous en dire la raison. Ce n'est pas qu'elles aient moins d'esprit que les autres en venant au monde, mais c'est qu'elles négligent de le cultiver. Toutes les femmes ont de la vanité, et elles veulent plaire. Une laide connaît qu'elle ne peut-être aimée à cause de son visage; cela lui donne la pensée de se distinguer par son esprit. Elle étudie donc beaucoup, et elle parvient à devenir aimable malgré la nature. La belle, au contraire, n'a qu'à se montrer pour plaire; sa vanité est satisfaite; comme elle ne réfléchit jamais, elle ne pense pas que sa beauté n'aura qu'un temps; d'ailleurs elle est si occupée de sa parure, du soin de courir les assemblées pour se montrer, pour recevoir des louanges, qu'elle n'aurait pas le temps de cultiver son esprit, quand même elle en connaîtrait la nécessité. Elle devient donc une sotte, tout occupée de puérilités, de chiffons, de spectacle: cela dure jusqu'à trente ans, quarante ans au plus, pourvu que la petite vérole, ou quelque autre maladie, ne vienne pas déranger sa beauté plus tôt. Mais quand on n'est plus jeune, on ne peut plus rien apprendre: ainsi cette belle fille, qui ne l'est plus, reste une sotte pour toute sa vie, quoique la nature lui ait donné autant d'esprit qu'à une autre: au lieu que la laide, qui est devenue fort aimable, se moque des maladies et de la vieillesse, qui ne peuvent rien lui ôter." Laideronnette, après avoir lu cette lettre, qui semblait avoir été écrite pour elle, résolut de profiter des vérités qu'elle lui avait découvertes. Elle redemande ses maîtres, s'applique à la lecture, fait de bonnes réflexions sur ce qu'elle lit, et en peu de temps devient une fille de mérite. Quand elle était obligée de suivre sa mère dans les compagnies, elle se mettait toujours à côté des personnes en qui elle remarquait de l'esprit et de la raison: elle leur faisait des questions, et retenait toutes les bonnes choses qu'elle leur entendait dire, et à dix-sept ans elle parlait et écrivait si bien, que toutes les personnes de mérite se faisaient un plaisir de la connaître. Les deux soeurs se marièrent le même jour. Bellotte épousa un jeune prince qui était charmant et qui n'avait que vingt-deux ans. Laideronnette épousa le ministre de ce prince; c'était un homme de quarante-cinq ans. Il avait reconnu l'esprit de cette fille, et il l'estimait beaucoup. Bellotte fut fort heureuse pendant trois mois, mais au bout de ce temps, son mari commença à s'accoutumer à sa beauté, et à penser qu'il ne fallait pas renoncer à tout pour sa femme. Il fut à la chasse, et fit d'autres parties de plaisir dont elle n'était pas, ce qui parut fort extraordinaire à Bellotte, car elle s'était persuadée que son mari l'aimerait toujours, et elle se crut la plus malheureuse personne du monde quand elle vit que son amour diminuait. Elle lui en fit des plaintes: il se fâcha; ils se raccommodèrent; mais comme ces plaintes recommençaient tous les jours, le prince se fatigua de l'entendre; en sorte qu'à la fin son mari, qui n'aimait en elle que sa beauté, ne l'aima plus du tout. Le chagrin qu'elle en conçut acheva de gâter son visage, et comme elle ne savait rien, sa conversation était fort ennuyeuse. Les jeunes gens s'ennuyaient avec elle parce qu'elle était triste, les personnes plus âgées et qui avaient du bon sens s'ennuyaient avec elle parce qu'elle était sotte; en sorte qu'elle restait seule presque toute la journée. Ce qui augmentait son désespoir, c'est que sa soeur Laideronnette était la plus heureuse personne du monde. Son mari la consultait sur ses affaires, et lui confiait tout ce qu'il pensait; il se conduisait par ses conseils, et disait partout que sa femme était la meilleure amie qu'il eût au monde. Le prince même, qui était un homme d'esprit, se plaisait dans la conversation de sa belle-soeur, et disait qu'il n'y avait pas moyen de rester une demi-heure sans bâiller avec Bellotte, parce qu'elle ne savait parler que coiffures et ajustements, en quoi il ne connaissait rien. Son dégoût pour sa femme devint tel, qu'il l'envoya à la campagne, où elle eut le temps de s'ennuyer tout à son aise, et où elle serait morte de chagrin si sa soeur Laideronnette n'avait pas eu la charité de l'aller voir le plus souvent qu'elle pouvait. Un jour qu'elle tâchait de la consoler, Bellotte lui dit: --Mais, ma soeur, d'où vient donc la différence qu'il y a entre vous et moi? Je ne puis m'empêcher de voir que vous avez beaucoup d'esprit, et que je ne suis qu'une sotte; cependant, lorsque nous étions jeunes, on disait que j'en avais pour le moins autant que vous. Laideronnette alors raconta son aventure à sa soeur, et lui dit: --Vous êtes très-fâchée contre votre mari, parce qu'il vous a envoyée à la campagne, et cependant cette chose que vous regardez comme le plus grand malheur de votre vie peut faire votre bonheur, si vous le voulez. Vous n'avez pas encore dix-neuf ans, ce serait trop tard pour vous appliquer si vous étiez dans la dissipation de la ville; mais la solitude dans laquelle vous vivez vous laisse tout le temps nécessaire pour cultiver votre esprit. Vous n'en manquez pas, ma chère soeur, mais il faut l'orner par la lecture et les réflexions. Bellotte trouva d'abord beaucoup de difficultés à suivre les conseils de sa soeur, par l'habitude qu'elle avait contractée de perdre son temps en niaiseries: enfin, à force de se gêner, elle y réussit, et fit des progrès surprenants dans toutes les sciences; et comme la philosophie la consolait de ses malheurs, elle reprit son embonpoint, et devint plus belle qu'elle n'avait jamais été; mais elle ne s'en souciait plus du tout, et ne daignait pas même se regarder dans le miroir. Cependant, son mari avait fait casser son mariage Ce dernier malheur pensa l'accabler, car elle aimait tendrement son mari; mais sa soeur Laideronnette vint à bout de la consoler. --Ne vous affligez pas, lui dit-elle; je sais le moyen de vous rendre votre mari; suivez seulement mes conseils, et ne vous embarrassez de rien. Comme le prince avait eu un fils de Bellotte, qui devait être son héritier, il ne se pressa point de prendre une autre femme, et ne pensa qu'à se bien divertir. Il goûtait extrêmement la conversation de Laideronnette, et il lui disait quelquefois qu'il ne se marierait jamais, à moins qu'il ne trouvât une femme qui eût autant d'esprit qu'elle. --Mais si elle était aussi laide que moi? répondit-elle en riant. --En vérité, madame, lui dit le prince, cela ne m'arrêterait pas un moment: on s'accoutume à un laid visage; le vôtre ne me paraît plus choquant, par l'habitude que j'ai de vous voir. Quand vous parlez, il ne s'en faut de rien que je ne vous trouve jolie: et puis, à vous dire la vérité, Bellotte m'a dégoûté des belles: toutes les fois que j'en rencontre une, je n'ose lui parler, dans la crainte qu'elle ne me réponde une sottise. Cependant le temps du carnaval arriva, et le prince crut qu'il se divertirait beaucoup s'il pouvait courir le bal sans être connu de personne. Il ne le confia qu'à Laideronnette, et la pria de se masquer avec lui; car, comme elle était sa belle-soeur, personne ne pouvait y trouver à redire, et quand on l'aurait su, cela n'aurait pu nuire à sa réputation. Cependant Laideronnette en demanda la permission à son mari, qui y consentit d'autant plus volontiers qu'il avait lui-même mis cette fantaisie en tête au prince pour faire réussir le dessein qu'il avait de le réconcilier avec Bellotte. Il écrivit à cette princesse abandonnée, de concert avec son épouse, qui marqua en même temps à sa soeur comment le prince devait être habillé. Dans le milieu du bal, Bellotte vint s'asseoir entre son mari et sa soeur, et commença une conversation extrêmement agréable avec eux. D'abord, le prince crut reconnaître la voix de sa femme; mais elle n'eut pas parlé une demi-heure, qu'il perdit le soupçon qu'il avait eu au commencement. Le reste de la nuit passa si vite, à ce qu'il lui sembla, qu'il se frotta les yeux quand le jour parut, croyant rêver, et demeura charmé de l'esprit de l'inconnue, qu'il ne put jamais engager à se démasquer: tout ce qu'il en put obtenir, c'est qu'elle reviendrait au premier bal avec le même habit. Le prince s'y trouva le premier, et quoique l'inconnue y arrivât un quart d'heure après lui, il l'accusa de paresse, et lui jura qu'il s'était beaucoup impatienté. Il fut encore plus charmé de l'inconnue cette seconde fois que la première, et avoua à Laideronnette qu'il était fou de cette personne. --J'avoue qu'elle a beaucoup d'esprit, lui répondit sa confidente; mais si vous voulez que je vous dise mon sentiment, je soupçonne qu'elle est encore plus laide que moi. Elle connaît que vous l'aimez, et craint de perdre votre coeur quand vous verrez son visage. --Ah! madame, dit le prince, que ne peut-elle lire dans mon âme! L'amour qu'elle m'a inspiré est indépendant de ses traits. J'admire les lumières, l'étendue de ses connaissances, la supériorité de son esprit, et la bonté de son coeur. --Comment pouvez-vous juger de la bonté de son coeur? lui dit Laideronnette. --Je vais vous le dire, reprit le prince. Quand je lui ai fait remarquer de belles femmes, elle les a louées de bonne foi, et elle m'a fait remarquer avec adresse des beautés qu'elles avaient et qui échappaient à ma vue. Quand j'ai voulu, pour l'éprouver, lui conter les mauvaises histoires qu'on mettait sur le compte de ces femmes, elle a détourné adroitement le discours, ou bien elle m'a interrompu pour me raconter quelque belle action de ces personnes: et enfin, quand j'ai voulu continuer, elle m'a fermé la bouche en disant qu'elle ne pouvait souffrir la médisance. Vous voyez bien, madame, qu'une femme qui n'est point jalouse de celles qui sont belles, une femme qui prend plaisir à dire du bien du prochain, une femme qui ne peut souffrir la médisance, doit être d'un excellent caractère, et ne peut manquer d'avoir un bon coeur. Que me manquera-t-il pour être heureux avec une telle femme, quand même elle serait aussi laide que vous le pensez? Je suis donc résolu à lui déclarer mon nom, et à lui offrir de partager ma puissance. Effectivement, dans le premier bal, le prince apprit sa qualité à l'inconnue, et lui dit qu'il n'y avait point de bonheur à espérer pour lui s'il n'obtenait pas sa main; mais, malgré ces offres, Bellotte s'obstina à demeurer masquée, ainsi qu'elle en était convenue avec sa soeur. Voilà le prince dans une inquiétude épouvantable. Il pensait, comme Laideronnette, que cette personne si spirituelle devait être un monstre, puisqu'elle avait tant de répugnance à se laisser voir; mais, quoiqu'il se la peignît de la manière du monde la plus désagréable, cela ne diminuait point l'attachement, l'estime et le respect qu'il avait conçus pour son esprit et pour sa vertu. Il fut tout près de tomber malade de chagrin lorsque l'inconnue lui dit: --Je vous aime, mon prince, et je ne chercherai point à vous le cacher: mais, plus mon amour est grand, plus je crains de vous perdre quand vous me connaîtrez. Vous vous figurez peut-être que j'ai de grands yeux, une petite bouche, de belles dents, un teint de lis et de roses: si par aventure j'allais me trouver avec des yeux louches, une grande bouche, un nez camard, vous me prieriez bien vite de remettre mon masque. D'ailleurs, quand je ne serais pas si horrible, je sais que vous êtes inconstant: vous avez aimé Bellotte à la folie; et cependant vous l'avez abandonnée. --Ah! madame, lui dit le prince soyez mon juge: j'étais jeune quand j'épousai Bellotte, et je vous avoue que je ne m'étais jamais occupé qu'à la regarder, et point à l'écouter: mais lorsque je fus son mari, et que l'habitude de la voir eut dissipé mon illusion, imaginez-vous si ma situation dut être bien agréable. Quand je me trouvais seul avec ma femme, elle me parlait d'une robe nouvelle qu'elle devait mettre le lendemain, des souliers de celle-ci, des diamants de celle-là. S'il se trouvait à ma table une personne d'esprit, et que l'on voulût parler de quelque chose de raisonnable, Bellotte commençait par bâiller et finissait par s'endormir. Je voulus essayer de l'engager à s'instruire, cela l'impatienta: elle était si ignorante qu'elle me faisait trembler et rougir toutes les fois qu'elle ouvrait la bouche. Encore s'il m'avait été permis de me désennuyer d'un autre côté, j'aurais eu patience; mais ce n'était pas là son compte; elle eût voulu que le sot amour qu'elle m'avait inspiré eut duré toute ma vie et m'eût rendu son esclave. Vous voyez bien qu'elle m'a mis dans la nécessité de faire casser mon mariage. --J'avoue que vous étiez à plaindre, lui répondit l'inconnue; mais tout ce que vous dites ne me rassure point. Vous dites que vous m'aimez; voyez si vous serez assez hardi pour m'épouser aux yeux de tous vos sujets sans m'avoir vue. --Je suis le plus heureux de tous les hommes, puisque vous ne demandez que cela, répondit le prince; venez dans mon palais avec Laideronnette, et demain, dès le matin, je ferai assembler mon conseil pour vous épouser à ses yeux. Le reste de la nuit parut bien long au prince; et avant de quitter le bal, s'étant démasqué, il ordonna à tous les seigneurs de la cour de se rendre dans son palais, et fit avertir ses ministres. Ce fut en leur présence qu'il raconta ce qui lui était arrivé avec l'inconnue; et, après avoir fini son discours, il jura de n'avoir jamais d'autre épouse qu'elle, telle que pût être sa figure. Il n'y eut personne qui ne crût comme le prince que celle qu'il épousait ainsi ne fût horrible à voir. Quelle fut la surprise de tous les assistants lorsque Bellotte, s'étant démasquée, leur fit voir la plus belle personne qu'on pût imaginer! Ce qu'il y eut de plus singulier, c'est que le prince ni les autres ne la reconnurent pas d'abord, tant le repos et la solitude l'avaient embellie; on se disait seulement tout bas que l'autre princesse lui ressemblait en laid. Le prince, extasié d'être trompé si agréablement, ne pouvait parler; mais Laideronnette rompit le silence pour féliciter sa soeur du retour de la tendresse de son époux. --Quoi! s'écria le roi, cette charmante et spirituelle personne est Bellotte? Par quel enchantement a-t-elle joint aux charmes de sa figure ceux de l'esprit et du caractère qui lui manquaient absolument? Quelque fée favorable a-t-elle fait ce miracle en sa faveur? --Il n'y à point de miracle, reprit Bellotte; j'avais négligé de cultiver les dons de la nature; mes malheurs, la solitude et les conseils de ma soeur m'ont ouvert les yeux et m'ont engagée à acquérir des grâces à l'épreuve du temps et des maladies. --Et ces grâces m'ont inspiré un attachement à l'épreuve de l'inconstance, lui dit le prince en l'embrassant. Effectivement il l'aima toute sa vie avec une fidélité qui lui fit oublier ses malheurs passés. LE PÊCHEUR ET LE VOYAGEUR. Il y avait une fois un homme qui n'avait pour tout bien qu'une pauvre cabane sur le bord d'une petite rivière: il gagnait sa vie à pêcher du poisson, mais comme il y en avait peu dans cette rivière, il ne gagnait pas grand'chose, et ne vivait guère que de pain et d'eau. Cependant il était content dans sa pauvreté, parce qu'il ne souhaitait rien que ce qu'il avait. Un jour il lui prit fantaisie de voir la ville, et il résolut d'y aller le lendemain. Comme il pensait à faire ce voyage, il rencontra un voyageur qui lui demanda s'il y avait bien loin jusqu'à un village pour trouver une maison où il pût coucher. --Il y a douze milles, répondit le pécheur, et il est bien tard; si vous voulez passer la nuit dans ma cabane, je vous l'offre de bon coeur. Le voyageur accepta sa proposition, et le pêcheur, qui voulait le régaler, alluma du feu pour faire cuire quelques petits poissons. Pendant qu'il apprêtait le souper, il riait, il chantait et paraissait de fort bonne humeur. --Que vous êtes heureux, lui dit son hôte, de pouvoir vous divertir! Je donnerais tout ce que je possède au monde pour être aussi gai que vous. --Eh! qui vous en empêche? dit le pêcheur. Ma joie ne me coûte rien, et je n'ai jamais eu sujet d'être triste. Est-ce que vous avez quelque grand chagrin qui ne vous permet pas de vous réjouir? --Hélas! reprit le voyageur, tout le monde me croit le plus heureux des hommes. J'étais marchand et je gagnais de grands biens, mais je n'avais pas un moment de repos. Je craignais toujours qu'on me fît banqueroute, que mes marchandises se gâtassent, que les vaisseaux que j'avais sur la mer fissent naufrage; aussi j'ai quitté le commerce pour essayer d'être plus tranquille, et j'ai acheté une charge chez le roi. D'abord j'ai eu le bonheur de plaire au prince; je suis devenu son favori, et je croyais que j'allais être content; mais j'ai connu bientôt que j'étais plutôt l'esclave du prince que son favori. Il fallait renoncer à tout moment à mes inclinations pour suivre les siennes. Il aimait la chasse, et moi le repos: cependant j'étais obligé de courir avec lui les bois toute la journée; je revenais au palais bien fatigué, et avec une grande envie de me coucher. Point du tout, une grande dame donnait un bal, un festin, elle me faisait l'honneur de m'y inviter pour faire sa cour au roi; j'y allais en enrageant; mais l'amitié du prince me consolait un peu. Il y a environ quinze jours qu'il s'est avisé de parler d'un air d'amitié à un des seigneurs de sa cour, il lui à donné deux commissions, et a dit qu'il le croyait un fort honnête homme. Dès ce moment j'ai bien vu que j'étais perdu, et j'ai passé plusieurs nuits sans dormir. --Mais, dit le pêcheur en interrompant son hôte, est-ce que le roi vous faisait mauvais visage et ne vous aimait plus? --Pardonnez-moi, répondit cet homme, le roi me faisait plus d'amitié qu'à l'ordinaire, mais pensez donc qu'il ne m'aimait plus tout seul, et que tout le monde disait que ce seigneur allait devenir un second favori. Vous sentez bien que cela est insupportable; aussi ai-je manqué en mourir de chagrin. Je me retirai hier au soir dans ma chambre, tout triste, et quand je fus seul, je me mis à pleurer. Tout d'un coup je vis un homme de haute stature, d'une physionomie fort agréable, qui me dit: "Azaël, j'ai pitié de ta misère: veux-tu devenir tranquille? renonce à l'amour des richesses et au désir des honneurs.--Hélas! seigneur, ai-je dit à cet homme, je le souhaiterais de tout mon coeur, mais comment y réussir?--Quitte la cour, m'a-t-il dit, et marche pendant deux jours par le premier chemin qui s'offrira à ta vue; la folie d'un homme te prépare un spectacle capable de te guérir pour jamais de l'ambition. Quand tu auras marché pendant deux jours, reviens sur tes pas, et je crois fermement qu'il ne tiendra qu'à toi de vivre gai et tranquille." J'ai déjà marché un jour entier pour obéir à cet homme, et je marcherai encore demain; mais j'ai bien de la peine à espérer le repos qu'il a promis. Le pêcheur ayant écouté cette histoire, ne put s'empêcher d'admirer la folie de cet ambitieux qui faisait dépendre son bonheur des regards et des paroles du prince. --Je serai charmé de vous revoir et d'apprendre votre guérison, dit-il au voyageur. Achevez votre voyage, et dans deux jours revenez dans ma cabane. Je vais voyager aussi: je n'ai jamais été à la ville, et je m'imagine que je me divertirai beaucoup de tous les fracas qu'il doit y avoir. --Vous avez là une mauvaise pensée, dit le voyageur, puisque vous êtes heureux à présent, pourquoi cherchez-vous à vous rendre misérable? Votre cabane vous paraît suffisante aujourd'hui; mais quand vous aurez vu les palais des grands, elle vous paraîtra bien petite et bien chétive. Vous êtes content de votre habit parce qu'il vous couvre, mais il vous fera mal au coeur quand vous aurez examiné les superbes vêtements des riches. --Monsieur, dit le pêcheur à son hôte, vous parlez comme un livre; servez-vous de ces belles raisons pour apprendre à ne pas vous fâcher quand on regarde les autres ou qu'on leur parle. Le monde est plein de ces gens qui conseillent les autres pendant qu'ils ne peuvent se gouverner eux-mêmes. Le voyageur ne répliqua rien, parce qu'il n'est pas honnête de contredire les gens dans leur maison, et le lendemain il continua son voyage pendant que le pêcheur commençait le sien. Au bout de deux jours, le voyageur Azaël, qui n'avait rien rencontré d'extraordinaire, revint à la cabane; il trouva le pêcheur assis devant sa porte, la tête appuyée dans sa main et les yeux fixés contre terre. --A quoi pensez-vous? lui demanda Azaël. --Je pense que je suis fort malheureux, répondit le pêcheur. Qu'est-ce que j'ai fait à Dieu pour m'avoir rendu si pauvre, pendant qu'il y a une grande quantité d'hommes si riches et si contents? Dans ce moment, l'homme qui avait commandé à Azaël de marcher pendant deux jours, et qui était un ange, parut. --Pourquoi n'as-tu pas suivi les conseils d'Azaël? dit-il au pêcheur. La vue des magnificences de la ville a fait naître chez toi l'avarice et l'ambition; elles en ont chassé la joie et la paix. Modère tes désirs, et tu recouvreras ces précieux avantages. --Cela vous est bien aisé à dire, reprit le pêcheur; mais cela ne m'est pas possible, et je sens que je serai toujours malheureux, à moins qu'il ne plaise à Dieu de changer ma situation. --Ce serait pour ta perte, lui dit l'ange. Crois-moi, ne souhaite que ce que tu as. --Vous avez beau parler, reprit le pêcheur, vous ne m'empêcherez pas de souhaiter une autre situation. --Dieu exauce quelquefois les voeux de l'ambitieux, répondit l'ange, mais c'est dans sa colère et pour le punir. --Eh! que vous importe? dit le pêcheur. S'il ne tenait qu'à souhaiter, je ne m'embarrasserais guère de vos menaces. --Puisque tu veux te perdre, dit l'ange, j'y consens. Tu peux souhaiter trois choses, Dieu te les accordera. Le pêcheur, transporté de joie, souhaita que sa cabane fût changée en un palais magnifique, et aussitôt son souhait fut accompli. Le pêcheur, après avoir admiré ce palais, souhaita que la petite rivière qui était devant sa porte, fût changée en une grande mer; et aussitôt son souhait fut accompli. Il lui en restait un troisième à faire: il y rêva quelque temps, et ensuite il souhaita que sa petite barque fut changée en un vaisseau superbe chargé d'or et de diamants. Aussitôt qu'il vit le vaisseau, il y courut pour admirer les richesses dont il était devenu le maître; mais à peine y fut-il entré, qu'il s'éleva un grand orage. Le pêcheur voulut revenir au rivage et descendre à terre, mais il n'y avait pas moyen. Ce fut alors qu'il maudit son ambition: regrets inutiles, la mer l'engloutit avec toutes ses richesses. Et l'ange dit à Azaël: --Que cet exemple te rende sage. La fin de cet homme est presque toujours celle de l'ambitieux. La cour où tu vis présentement est une mer fameuse par les naufrages et les tempêtes; pendant que tu le peux encore, gagne le rivage; tu le souhaiteras un jour, sans pouvoir y parvenir. Azaël, effrayé, promit d'obéir à l'ange et lui tint parole. Il quitta la cour et vint demeurer à la campagne, où il se maria avec une fille qui avait plus de vertu que de beauté et de fortune. Au lieu de chercher à augmenter ses grandes richesses, il ne s'appliqua plus qu'à en jouir avec modération et à en distribuer le superflu aux pauvres. Il se vit alors heureux et content, et il ne passa aucun jour sans remercier Dieu de l'avoir guéri de l'avarice et de l'ambition, qui avaient jusqu'alors empoisonné tout le bonheur de sa vie. LE CHIEN RECONNAISSANT. Julie est la meilleure fille du monde. Elle n'a jamais fait de mal à personne, pas même aux bêtes, et elle est fâchée quand elle voit tuer une mouche. Un jour qu'elle se promenait, elle vit un pauvre chien que des petite garçons traînaient avec une corde pour le jeter dans la rivière. Ce pauvre chien était très-laid et tout crotté. Julie en eut pitié, et dit à ces petits garçons: --Je vous donnerai dix sous si vous voulez me donner ce chien. Sa femme de chambre lui dit: --Que voulez-vous faire de ce vilain chien? --Il est vilain, dit Julie, mais il est malheureux; si je l'abandonne, personne n'en aura pitié. Elle fit laver ce chien, et le prit dans sa voiture. Tout le monde se moqua d'elle quand elle revint à la maison; mais cela ne l'a pas empêchée de garder cette pauvre bête depuis trois ans. Il y a huit jours qu'elle était couchée et qu'elle commençait à s'endormir, lorsque son chien à sauté sur son lit et s'est mis à la tirer par sa manche; il aboyait si fort qu'elle s'est éveillée; et comme elle avait une lampe dans sa chambre, elle vit son chien qui aboyait en regardant sous son lit. Julie, ayant peur, courut ouvrir sa porte et appela les domestiques, qui, par bonheur, n'étaient pas encore couchés. Ils vinrent à sa chambre, et trouvèrent un voleur armé d'un poignard caché sous le lit; et ce voleur a dit qu'il devait tuer cette demoiselle pendant la nuit pour prendre ses diamants. Ainsi ce pauvre chien lui a sauvé la vie. FIN. FRENCH EDUCATIONAL WORKS, PUBLISHED BY D. APPLETON & COMPANY. Ollendorff's French Grammars. FIRST LESSONS IN THE FRENCH LANGUAGE: BEING AN INTRODUCTION TO OLLENDORFF'S LARGER GRAMMAR. By G. W. Greene, 16 mo. 138 pages. Price 50 cents. OLLENDORFF'S NEW METHOD OF LEARNING TO READ, WRITE, AND SPEAK THE FRENCH LANGUAGE. WITH FULL PARADIGMS OF THE REGULAR AND IRREGULAR, AUXILIARY, REFLECTIVE, AND IMPERSONAL VERBS. By J. L. Jewett. 12 mo. 498 pages. Price $1. KEY TO EXERCISES. Separate volume. Price 75 cents. OLLENDORFF'S NEW METHOD OF LEARNING TO READ, WRITE, AND SPEAK THE FRENCH LANGUAGE. WITH NUMEROUS CORRECTIONS, ADDITIONS, AND IMPROVEMENTS, SUITABLE FOR THIS COUNTRY. TO WHICH ARE ADDED, VALUE'S SYSTEM OF FRENCH PRONUNCIATION, HIS GRAMMATICAL SYNOPSIS, A NEW INDEX, AND SHORT MODELS OF COMMERCIAL CORRESPONDENCE. By V. VALUE. 12 mo. 588 pages. Price $1. KEY TO EXERCISES. Separate volume. Price 75 cents. Ollendorff's French Grammars have been before the public so long, and have had their merits so generally acknowledged, that it is unnecessary to enter into any detailed description of their peculiarities or lengthy argument in their favor. Suffice it to say, that they are founded in nature, and follow the same course that a child pursues in first acquiring his native tongue. Prof. Greene's Introduction, the first of the works named above, will be found useful for young beginners. In it are presented the fundamental principles of the language, carefully culled out, and illustrated with easy exercises. It paves the way for the larger works, preparing the pupil's mind for their more comprehensive course and awakening in it a desire for further knowledge. Value's and Jewett's works are essentially the same, though differing somewhat in their arrangement and the additions that have been made to the original. Some institutions prefer one, and others the other; either, it is believed, will impart a thorough acquaintance with French, both grammatical and conversational, by an interesting process, and with but little outlay of time and labor. Integral Method of French Instruction. I. New and Comprehensive French Instructor, BASED UPON AN ORIGINAL AND PHILOSOPHICAL METHOD, APPLICABLE TO THE STUDY OF ALL LANGUAGES, WITH AN INTRODUCTION EXPLANATORY OF THE METHOD, AND A TREATISE ON FRENCH PRONUNCIATION. By STEPHEN PEARL ANDREWS AND GEORGE BATCHELOR. 1 Vol. 12 mo. 469 pages. Price $1 25. II. Practical Pronouncer and Key TO ANDREWS AND BATCHELOR'S NEW FRENCH INSTRUCTOR: CONTAINING THE LESSONS OF THE INSTRUCTOR, WITH A PHONETIC RENDERING IN PARALLEL COLUMNS; A FRENCH TRANSLATION OF THE EXERCISES, TOGETHER WITH AN APPENDIX. 1 Vol. 12 mo. 347 pages. Price $1. It is claimed that the labor of teaching and learning the French language is immensely reduced by this new method, and the success of the pupil placed upon a footing of certainty never heretofore attained. The general characteristics of the system for which this claim is made are as follows: 1. The judicious combination of Theory and Practice, Rule and Exercise, in their just proportion to each other. 2. A new Analysis of the Elements of Language. 3. The presentation of a Panoramic View of the French Language as a whole. 4 Teaching one thing at a time, and proceeding by Inductive Steps. 5. The thorough examination of Complex Sentences, and the peculiar force and relations of Connecting Words. 6. The furnishing of so complete a Key to the Pronunciation, that the American can teach it with the same accuracy and facility as the native Parisian. The Lessons are full; the Rules, clear; the Exercises, short and simple. They embody a complete course of Comparative Grammar, while their peculiar arrangement leaves the teacher free as to the use to be made of the theoretical portions. The treatment of the Conjugations, of the Gender of Nouns, the formation of the Plural of Nouns and Adjectives, of the Feminine of Adjectives, and of Adverbs, will be found novel and ingenious. The Introduction, the Treatise on Pronunciation, the Remarks on the Moods and Tenses, and the Philological Notes freely interspersed, contain a mass of information on the French Language which would be sought for elsewhere in vain. The student who is without a teacher will find himself completely guided, by this new method, through the intricacies of French Grammar and Pronunciation. French Grammatical Works. Manual of French Verbs: COMPRISING THE FORMATION OF PERSONS, TENSES, AND MOODS OF THE REGULAR AND IRREGULAR VERBS; A PRACTICAL METHOD TO TRACE THE INFINITIVE OF A VERB OUT OF ANY OF ITS INFLECTIONS; MODELS OF SENTENCES IN THEIR DIFFERENT FORMS; AND A SERIES OF THE MOST USEFUL IDIOMATICAL PHRASES. By T. SIMONNÉ. 12 mo. 108 pages. Price 50 cents. The title of this volume, given in full above, shows its scope and character. The conjugation of the verbs, regular as well as irregular, is the great difficulty that the French student has to encounter; and to aid him in surmounting it, M. Simonné has applied his long experience as a teacher of the language. COMPANION TO Ollendorff's New Method OF LEARNING TO READ, WRITE, AND SPEAK THE FRENCH LANGUAGE. By GEO. W. GREENE, INSTRUCTOR IN MODERN LANGUAGES IN BROWN UNIVERSITY. 12 mo. 273 pages. Price 75 cents. As soon as the French student has learned enough of the verb to enable him to translate, this volume should be placed in his hands. It embraces ninety-two carefully selected dialogues on every-day subjects, calculated to familiarize the student with the most necessary expressions, and to enable him to converse with fluency. The dialogues are followed by an important chapter on differences of idioms, in which are set forth those peculiarities of the language that cannot be classified under general rules, accompanied by grammatical hints and explanations. _GRAMMAR FOR TEACHING ENGLISH TO FRENCHMEN._ Grammaire Anglaise D'APRÈS LE SYSTÈME D'OLLENDORFF, À L'USAGE DES FRANÇAIS. Par CHARLES BADOIS. 12 mo. 282 pages. Price $1. The want of a condensed Grammar for teaching Frenchmen the English language, long experienced by residents as well as travellers in this country, has been met by M. Badois with this clear and practical Treatise, on the Ollendorff plan. In the course of a few lessons, the learner is so familiarized with the most necessary English words and idioms that he can readily express himself, and can understand ordinary conversation. The best French Dictionary. SPIERS AND SURENNE'S FRENCH & ENGLISH AND ENGLISH & FRENCH Pronouncing Dictionary. EDITED BY G. P. QUACKENBOS, A. M. One large Vol. 8 vo., of 1316 pp., neat type, and fine paper. Price: sheep $3, half morocco $3.50. THE PUBLISHERS CLAIM FOR THIS WORK, 1. That it is a revision and combination of (SPIERS') the best defining, and (SURENNE's) the most accurate pronouncing dictionary extant. 2. That in this work the numerous errors in Spiers' dictionary have been carefully and faithfully corrected. 3. That some three thousand new definitions have been added. 4. That numerous definitions and constructions are elucidated by grammatical remarks and illustrative clauses and sentences. 5. That several thousand new phrases and idioms are embodied. 6. That upwards of twelve hundred synonymous terms are explained, by pointing out their distinctive shades of meaning. 7. That the parts of all the irregular verbs are inserted in alphabetical order, so that one reference gives the mood, tense, person, and number. 8. That some four thousand new French words, connected with science, art, and literature, have been added. 9. That every French word is accompanied by as exact a pronunciation as can be represented by corresponding English sounds, and _vice versa_. 10. That it contains a full vocabulary of the names of persons and places, mythological and classical, ancient and modern. 11. That the arrangement is the most convenient for reference that can be adopted. 12. That it is the most complete, accurate, and reliable dictionary of these languages published. _From_ WASHINGTON IRVING. "As far as I have had time to examine it, it appears to me that Mr. Quackenbos, by his revision, corrections, and additions, has rendered the Paris Edition, already so excellent, the most complete and valuable lexicon now in print." _From_ Wm. H. PRESCOTT. "In the copiousness of its vocabulary and its definitions, and in the great variety of idiomatic phrases and synonymes, it far exceeds any other French and English dictionary with which I am acquainted." End of the Project Gutenberg EBook of Le Cabinet des Fées, by Various *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CABINET DES FÉES *** ***** This file should be named 28891-8.txt or 28891-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/8/8/9/28891/ Produced by Fritz Ohrenschall, Sania Ali Mirza, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.