Une ville flottante

By Jules Verne

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Title: Une ville flottante

Author: Jules Verne

Release Date: February 22, 2006 [EBook #17832]

Language: French


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Jules Verne

UNE VILLE FLOTTANTE

(1871)




Table des matières


I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
XXIX
XXX
XXXI
XXXII
XXXIII
XXXIV
XXXV
XXXVI
XXXVII
XXXVIII
XXXIX




I


Le 18 mars 1867, j'arrivais à Liverpool. Le _Great Eastern_ devait
partir quelques jours après pour New York, et je venais prendre
passage à son bord. Voyage d'amateur, rien de plus. Une traversée
de l'Atlantique sur ce gigantesque bateau me tentait. Par
occasion, je comptais visiter le North-Amérique, mais
accessoirement. Le _Great Eastern_ d'abord. Le pays célébré par
Cooper ensuite. En effet, ce steamship est un chef-d'oeuvre de
construction navale. C'est plus qu'un vaisseau, c'est une ville
flottante, un morceau de comté, détaché du sol anglais, qui, après
avoir traversé la mer, va se souder au continent américain. Je me
figurais cette masse énorme emportée sur les flots, sa lutte
contre les vents qu'elle défie, son audace devant la mer
impuissante, son indifférence à la lame, sa stabilité au milieu de
cet élément qui secoue comme des chaloupes les _Warriors_ et les
_Solférinos_. Mais mon imagination s'était arrêtée en deçà. Toutes
ces choses, je les vis pendant cette traversée, et bien d'autres
encore qui ne sont plus du Domaine maritime. Si le _Great Eastern_
n'est pas seulement une machine nautique, si c'est un microcosme
et s'il emporte un monde avec lui, un observateur ne s'étonnera
pas d'y rencontrer, comme sur un plus grand théâtre, tous les
instincts, tous les ridicules, toutes les passions des hommes.

En quittant la gare, je me rendis à l'hôtel Adelphi. Le départ du
_Great Eastern_ était annoncé pour le 20 mars. Désirant suivre les
derniers préparatifs, je fis demander au capitaine Anderson,
commandant du steamship, la permission de m'installer
immédiatement à bord. Il m'y autorisa fort obligeamment.

Le lendemain, je descendis vers les bassins qui forment une double
lisière de docks sur les rives de la Mersey. Les ponts tournants
me permirent d'atteindre le quai de New-Prince, sorte de radeau
mobile qui suit les mouvements de la marée. C'est une place
d'embarquement pour les nombreux boats qui font le service de
Birkenhead, annexe de Liverpool, située sur la rive gauche de la
Mersey.

Cette Mersey, comme la Tamise, n'est qu'une insignifiante rivière,
indigne du nom de fleuve, bien qu'elle se jette à la mer. C'est
une vaste dépression du sol, remplie d'eau, un véritable trou que
sa profondeur rend propre à recevoir des navires du plus fort
tonnage. Tel le _Great Eastern_, auquel la plupart des autres
ports du monde sont rigoureusement interdits. Grâce à cette
disposition naturelle, ces ruisseaux de la Tamise et de la Mersey
ont vu se fonder presque à leur embouchure, deux immenses villes
de commerce, Londres et Liverpool; de même et à peu près pour des
considérations identiques, Glasgow sur la rivière Clyde.

À la cale de New-Prince chauffait un tender, petit bateau à
vapeur, affecté au service du _Great Eastern_. Je m'installai sur
le pont, déjà encombré d'ouvriers et de manoeuvres qui se
rendaient à bord du steamship. Quand sept heures du matin
sonnèrent à la tour Victoria, le tender largua ses amarres et
suivit à grande vitesse le flot montant de la Mersey.

À peine avait-il débordé que j'aperçus sur la cale un jeune homme
de grande taille, ayant cette physionomie aristocratique qui
distingue l'officier anglais. Je crus reconnaître en lui un de mes
amis, capitaine à l'armée des Indes, que je n'avais pas vu depuis
plusieurs années. Mais je devais me tromper, car le capitaine Mac
Elwin ne pouvait avoir quitté Bombay. Je l'aurais su. D'ailleurs
Mac Elwin était un garçon gai, insouciant, un joyeux camarade, et
celui-ci, s'il offrait à mes yeux les traits de mon ami, semblait
triste et comme accablé d'une secrète douleur. Quoi qu'il en soit,
je n'eus pas le temps de l'observer avec plus d'attention, car le
tender s'éloignait rapidement, et l'impression fondée sur cette
ressemblance s'effaça bientôt dans mon esprit.

Le _Great Eastern_ était mouillé à peu près à trois milles en
amont, à la hauteur des premières maisons de Liverpool. Du quai de
New-Prince, on ne pouvait l'apercevoir. Ce fut au premier tournant
de la rivière que j'entrevis sa masse imposante. On eût dit une
sorte d'îlot à demi estompé dans les brumes. Il se présentait par
l'avant, ayant évité au flot; mais bientôt le tender prit du tour
et le steamship se montra dans toute sa longueur. Il me parut ce
qu'il était énorme! Trois ou quatre «charbonniers», accostés à ses
flancs, lui versaient par ses sabords percés au-dessus de la ligne
de flottaison leur chargement de houille. Près du _Great Eastern_,
ces trois-mâts ressemblaient à des barques. Leurs cheminées
n'atteignaient même pas la première ligne des hublots évidés dans
sa coque; leurs barres de perroquet ne dépassaient pas ses pavois.
Le géant aurait pu hisser ces navires sur son portemanteau en
guise de chaloupes à vapeur.

Cependant le tender s'approchait; il passa sous l'étrave droite du
_Great Eastern_, dont les chaînes se tendaient violemment sous la
poussée du flot; puis, le rangeant à bâbord, il stoppa au bas du
vaste escalier qui serpentait sur ses flancs. Dans cette position,
le pont du tender affleurait seulement la ligne de flottaison du
steamship, cette ligne qu'il devait atteindre en pleine charge, et
qui émergeait encore de deux mètres.

Cependant les ouvriers débarquaient en hâte et gravissaient ces
nombreux étages de marches qui se terminaient à la coupée du
navire. Moi, la tête renversée, le corps rejeté en arrière, comme
un touriste qui regarde un édifice élevé, je contemplais les roues
du _Great Eastern_.

Vues de côté, ces roues paraissaient maigres, émaciées, bien que
la longueur de leurs pales fût de quatre mètres; mais, de face,
elles avaient un aspect monumental. Leur élégante armature, la
disposition du solide moyeu, point d'appui de tout le système, les
étrésillons entrecroisés, destinés à maintenir l'écartement de la
triple jante, cette auréole de rayons rouges, ce mécanisme à demi
perdu dans l'ombre des larges tambours qui coiffaient l'appareil,
tout cet ensemble frappait l'esprit et évoquait l'idée de quelque
puissance farouche et mystérieuse.

Avec quelle énergie ces pales de bois, si vigoureusement
boulonnées, devaient battre les eaux que le flux brisait en ce
moment contre elles! Quels bouillonnements des nappes liquides,
quand ce puissant engin les frappait coup sur coup! Quels
tonnerres engouffrés dans cette caverne des tambours, lorsque le
_Great Eastern_ marchait à toute vapeur sous la poussée de ces
roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamètre et cent
soixante-six pieds de circonférence, pesant quatre-vingt-dix
tonneaux et donnant onze tours à la minute!

Le tender avait débarqué ses passagers. Je mis le pied sur les
marches de fer cannelées, et, quelques instants après, je
franchissais la coupée du steamship.




II


Le pont n'était encore qu'un immense chantier livré à une armée de
travailleurs. Je ne pouvais me croire à bord d'un navire.
Plusieurs milliers d'hommes, ouvriers, gens de l'équipage,
mécaniciens, officiers, manoeuvres, curieux, se croisaient, se
coudoyaient sans se gêner, les uns sur le pont, les autres dans
les machines, ceux-ci courant les roufles, ceux-là éparpillés à
travers la mâture, tous dans un pêle-mêle qui échappe à la
description. Ici, des grues volantes enlevaient d'énormes pièces
de fonte; là, de lourds madriers étaient hissés à l'aide de
treuils à vapeur; au-dessus de la chambre des machines se
balançait un cylindre de fer, véritable tronc de métal; à l'avant,
les vergues montaient en gémissant le long des mâts de hune; à
l'arrière se dressait un échafaudage qui cachait sans doute
quelque édifice en construction. On bâtissait, on ajustait, on
charpentait, on gréait, on peignait au milieu d'un incomparable
désordre.

Mes bagages avaient été transbordés. Je demandai le capitaine
Anderson. Le commandant n'était pas encore arrivé, mais un des
stewards se chargea de mon installation et fit transporter mes
colis dans une des cabines de l'arrière.

«Mon ami, lui dis-je, le départ du _Great Eastern_ était annoncé
pour le 20 mars, mais il est impossible que tous ces préparatifs
soient terminés en vingt-quatre heures. Savez-vous à quelle époque
nous pourrons quitter Liverpool?»

À cet égard, le steward n'était pas plus avancé que moi. Il me
laissa seul. Je résolus alors de visiter tous les trous de cette
immense fourmilière, et je commençai ma promenade comme eût fait
un touriste dans quelque ville inconnue. Une boue noire -- cette
boue britannique qui se colle aux pavés des villes anglaises --
couvrait le pont du steamship. Des ruisseaux fétides serpentaient
çà et là. On se serait cru dans un des plus mauvais passages
d'Upper Thames Street, aux abords du pont de Londres. Je marchai
en rasant ces roufles qui s'allongeaient sur l'arrière du navire.
Entre eux et les bastingages, de chaque côté, se dessinaient deux
larges rues ou plutôt deux boulevards qu'une foule compacte
encombrait. J'arrivai ainsi au centre même du bâtiment, entre les
tambours réunis par un double système de passerelles.

Là s'ouvrait le gouffre destiné à contenir les organes de la
machine à roues. J'aperçus alors cet admirable engin de
locomotion. Une cinquantaine d'ouvriers étaient répartis sur les
claires-voies métalliques du bâti de fonte, les uns accrochés aux
longs pistons inclinés sous des angles divers, les autres
suspendus aux bielles, ceux-ci ajustant l'excentrique, ceux-là
boulonnant, au moyen d'énormes clefs, les coussinets des
tourillons. Ce tronc de métal qui descendait lentement par
l'écoutille, c'était un nouvel arbre de couche destiné à
transmettre aux roues le mouvement des bielles. De cet abîme
sortait un bruit continu, fait de sons aigres et discordants.

Après avoir jeté un rapide coup d'oeil sur ces travaux d'ajustage,
je repris ma promenade et j'arrivai sur l'avant. Là, des
tapissiers achevaient de décorer un assez vaste roufle désigné
sous le nom de «smoking room», la chambre à fumer, le véritable
estaminet de la ville flottante, magnifique café éclairé par
quatorze fenêtres, plafonné blanc et or, et lambrissé de panneaux
en citronnier. Puis, après avoir traversé une sorte de petite
place triangulaire que formait l'avant du pont, j'atteignis
l'étrave qui tombait d'aplomb à la surface des eaux.

De ce point extrême, me retournant, j'aperçus dans une déchirure
des brumes l'arrière du _Great Eastern_ à une distance de plus de
deux hectomètres. Ce colosse mérite bien qu'on emploie de tels
multiples pour en évaluer les dimensions.

Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entre les
roufles et les pavois, évitant le choc des poulies qui se
balançaient dans les airs et le coup de fouet des manoeuvres que
la brise cinglait çà et là, me dégageant ici des heurts d'une grue
volante, et, plus loin, des scories enflammées qu'une forge
lançait comme un bouquet d'artifice. J'apercevais à peine le
sommet des mâts, hauts de deux cents pieds, qui se perdaient dans
le brouillard, auquel les tenders de service et les «charbonniers»
mêlaient leur fumée noire. Après avoir dépassé la grande écoutille
de la machine à roues, je remarquai un «petit hôtel» qui s'élevait
sur ma gauche, puis la longue façade latérale d'un palais surmonté
d'une terrasse dont on fourbissait les garde-fous. Enfin
j'atteignis l'arrière du steamship, à l'endroit où s'élevait
l'échafaudage que j'ai déjà signalé. Là, entre le dernier roufle
et le vaste caillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatre
roues du gouvernail, des mécaniciens achevaient d'installer une
machine à vapeur. Cette machine se composait de deux cylindres
horizontaux et présentait un système de pignons, de leviers, de
déclics qui me sembla très compliqué. Je n'en compris pas d'abord
la destination, mais il me parut qu'ici, comme partout, les
préparatifs étaient loin d'être terminés.

Et maintenant, pourquoi ces retards, pourquoi tant d'aménagements
nouveaux à bord du _Great Eastern_, navire relativement neuf?
C'est ce qu'il faut dire en quelques mots.

Après une vingtaine de traversées entre l'Angleterre et
l'Amérique, et dont l'une fut marquée par des accidents très
graves, l'exploitation du _Great Eastern_ avait été momentanément
abandonnée. Cet immense bateau disposé pour le transport des
voyageurs ne semblait plus bon à rien et se voyait mis au rebut
par la race défiante des passagers d'outre-mer. Lorsque les
premières tentatives pour poser le câble sur son plateau
télégraphique eurent échoué -- insuccès dû en partie à
l'insuffisance des navires qui le transportaient --, les
ingénieurs songèrent au _Great Eastern_. Lui seul pouvait
emmagasiner à son bord ces trois mille quatre cents kilomètres de
fil métallique, pesant quatre mille cinq cents tonnes. Lui seul
pouvait, grâce à sa parfaite indifférence à la mer, dérouler et
immerger cet immense grelin. Mais pour arrimer ce câble dans les
flancs du navire, il fallut des aménagements particuliers. On fit
sauter deux chaudières sur six et une cheminée sur trois
appartenant à la machine de l'hélice. À leur place, de vastes
récipients furent disposés pour y lover le câble qu'une nappe
d'eau préservait des altérations de l'air. Le fil passait ainsi de
ces lacs flottants à la mer sans subir le contact des couches
atmosphériques.

L'opération de la pose du câble s'accomplit avec succès, et, le
résultat obtenu, le _Great Eastern_ fut relégué de nouveau dans
son coûteux abandon. Survint alors l'Exposition universelle de
1867. Une compagnie française, dite _Société des Affréteurs du
Great Eastern_, à responsabilité limitée, se fonda au capital de
deux millions de francs, dans l'intention d'employer le vaste
navire au transport des visiteurs transocéaniens. De là, nécessité
de réapproprier le steamship à cette destination, nécessité de
combler les récipients et de rétablir les chaudières, nécessité
d'agrandir les salons que devaient habiter plusieurs milliers de
voyageurs et de construire ces roufles contenant des salles à
manger supplémentaires; enfin, aménagement de trois mille lits
dans les flancs de la gigantesque coque.

Le _Great Eastern_ fut affrété au prix de vingt-cinq mille francs
par mois. Deux contrats furent passés avec G. Forrester & Co. de
Liverpool: le premier, au prix de cinq cent trente-huit mille
sept cent cinquante francs, pour l'établissement des nouvelles
chaudières de l'hélice; le second, au prix de six cent soixante-
deux mille cinq cents francs, pour réparations générales et
installations du navire.

Avant d'entreprendre ces derniers travaux, _le Board of Trade_
exigea que le navire fût passé sur le gril, afin que sa coque pût
être rigoureusement visitée. Cette coûteuse opération faite, une
longue déchirure du bordé extérieur fut soigneusement réparée à
grands frais. On procéda alors à l'installation des nouvelles
chaudières. On dut changer aussi l'arbre moteur des routes qui
avait été faussé pendant le dernier voyage; cet arbre, coudé en
son milieu pour recevoir la bielle des pompes, fut remplacé par un
arbre muni de deux excentriques, ce qui assurait la solidité de
cette pièce importante sur laquelle porte tout l'effort. Enfin, et
pour la première fois, le gouvernail allait être mû par la vapeur.

C'est à cette délicate manoeuvre que les mécaniciens destinaient
la machine qu'ils ajustaient à l'arrière. Le timonier, placé sur
la passerelle du centre, entre les appareils à signaux des roues
et de l'hélice, avait sous les yeux un cadran pourvu d'une
aiguille mobile qui lui donnait à chaque instant la position de sa
barre. Pour la modifier, il se contentait d'imprimer un léger
mouvement à une petite roue mesurant à peine un pied de diamètre
et dressée verticalement à portée de sa main. Aussitôt des valves
s'ouvraient; la vapeur des chaudières se précipitait par de longs
tuyaux de conduite dans les deux cylindres de la petite machine;
les pistons se mouvaient avec rapidité, les transmissions
agissaient, et le gouvernail obéissait instantanément à ses
drosses irrésistiblement entraînées. Si ce système réussissait, un
homme gouvernerait, d'un seul doigt, la masse colossale du _Great
Eastern_. Pendant cinq jours, les travaux continuèrent avec une
activité dévorante. Ces retards nuisaient considérablement à
l'entreprise des affréteurs; mais les entrepreneurs ne pouvaient
faire plus. Le départ fut irrévocablement fixé au 26 mars. Le 25,
le pont du steamship était encore encombré de tout l'outillage
supplémentaire.

Enfin, pendant cette dernière journée, les passavants, les
passerelles, les roufles se dégagèrent peu à peu; les échafaudages
furent démontés; les grues disparurent; l'ajustement des machines
s'acheva; les dernières chevilles furent frappées, et les derniers
écrous vissés; les pièces polies se couvrirent d'un enduit blanc
qui devait les préserver de l'oxydation pendant le voyage; les
réservoirs d'huile se remplirent; la dernière plaque reposa enfin
sur sa mortaise de métal. Ce jour-là, l'ingénieur en chef fit
l'essai des chaudières. Une énorme quantité de vapeur se précipita
dans la chambre des machines. Penché sur l'écoutille, enveloppé
dans ces chaudes émanations, je ne voyais plus rien; mais
j'entendais les longs pistons gémir à travers leurs boîtes à
étoupes, et les gros cylindres osciller avec bruit sur leurs
solides tourillons. Un vif bouillonnement se produisait sous les
tambours, pendant que les pales frappaient lentement les eaux
brumeuses de la Mersey. À l'arrière, l'hélice battait les flots de
sa quadruple branche. Les deux machines, entièrement indépendantes
l'une de l'autre, étaient prêtes à fonctionner.

Vers cinq heures du soir, une chaloupe à vapeur vint accoster.
Elle était destinée au _Great Eastern_. Sa locomobile fut détachée
d'abord et hissée sur le pont au moyen des cabestans. Mais, quant
à la chaloupe elle-même, elle ne put être embarquée. Sa coque
d'acier était d'un poids tel que les pistolets, sur lesquels on
avait frappé les palans, plièrent sous la charge, effet qui ne se
fût pas produit, sans doute, si on les eût soutenus au moyen de
balancines. Il fallut donc abandonner cette chaloupe; mais il
restait encore au _Great Eastern_ un chapelet de seize
embarcations accrochées à ses portemanteaux.

Ce soir-là, tout fut à peu près terminé. Les boulevards nettoyés
n'offraient plus trace de boue; l'armée des balayeurs avait passé
par là. Le chargement était entièrement achevé. Vivres,
marchandises, charbon occupaient les cambuses, la cale et les
soutes. Cependant, le steamer ne se trouvait pas encore dans ses
lignes d'eau et ne tirait pas les neuf mètres réglementaires.
C'était un inconvénient polir ses roues, dont les aubes,
insuffisamment immergées, devaient nécessairement produire une
poussée moindre. Néanmoins, dans ces conditions, on pouvait
partir. Je me couchai donc avec l'espoir de prendre la mer le
lendemain. Je ne me trompais pas. Le 26 mars, au point du jour, je
vis flotter au mât de misaine le pavillon américain, au grand mât
le pavillon français, et à la corne d'artimon le pavillon
d'Angleterre.




III


En effet, le _Great Eastern_ se préparait à partir. De ses cinq
cheminées s'échappaient déjà quelques volutes de fumée noire. Une
buée chaude transpirait à travers les puits profonds qui donnaient
accès dans les machines. Quelques matelots fourbissaient les
quatre gros canons qui devaient saluer Liverpool à notre passage.
Des gabiers couraient sur les vergues et dégageaient les
manoeuvres. On raidissait les haubans sur leurs épais caps de
mouton crochés à l'intérieur des bastingages. Vers onze heures,
les tapissiers finissaient d'enfoncer leurs derniers clous et les
peintres d'étendre leur dernière couche de peinture. Puis tous
s'embarquèrent sur le tender qui les attendait. Dès qu'il y eut
pression suffisante, la vapeur fut envoyée dans les cylindres de
la machine motrice du gouvernail, et les mécaniciens reconnurent
que l'ingénieux appareil fonctionnait régulièrement.

Le temps était assez beau. De grandes échappées de soleil se
prolongeaient entre les nuages qui se déplaçaient rapidement. À la
mer, le vent devait être fort et souffler en grande brise, ce dont
se préoccupait assez peu le _Great Eastern_.

Tous les officiers étaient à bord et répartis sur les divers
points du navire, afin de préparer l'appareillage. L'état-major se
composait d'un capitaine, d'un second, de deux seconds officiers,
de cinq lieutenants, dont un Français, M. H..., et d'un
volontaire, Français également.

Le capitaine Anderson est un marin de grande réputation dans le
commerce anglais. C'est à lui que l'on doit la pose du câble
transatlantique. Il est vrai que s'il réussit là où ses devanciers
échouèrent, c'est qu'il opéra dans des conditions bien autrement
favorables, ayant le _Great Eastern_ à sa disposition. Quoi qu'il
en soit, ce succès lui a mérité le titre de «sir», qui lui a été
octroyé par la reine. Je trouvai en lui un commandant fort
aimable. C'était un homme de cinquante ans, blond fauve, de ce
blond qui maintient sa nuance en dépit du temps et de l'âge, la
taille haute, la figure large et souriante, la physionomie calme,
l'air bien anglais, marchant d'un pas tranquille et uniforme, la
voix douce, les yeux un peu clignotants, jamais les mains dans les
poches, toujours irréprochablement ganté, élégamment vêtu, avec ce
signe particulier, le petit bout de son mouchoir blanc sortant de
la poche de sa redingote bleue à triple galon d'or.

Le second du navire contrastait singulièrement avec le capitaine
Anderson. Il est facile à peindre; un petit homme vif, la peau
très hâlée, l'oeil un peu injecté, de la barbe noire jusqu'aux
yeux, des jambes arquées qui défiaient toutes les surprises du
roulis. Marin actif, alerte, très au courant du détail, il donnait
ses ordres d'une voix brève, ordres que répétait le maître
d'équipage avec ce rugissement de lion enrhumé qui est particulier
à la marine anglaise. Ce second se nommait W... Je crois que
c'était un officier de la flotte, détaché, par permission
spéciale, à bord du _Great Eastern_. Enfin, il avait des allures
de «loup de mer», et il devait être de l'école de cet amiral
français -- un brave à toute épreuve --, qui, au moment du combat,
criait invariablement à ses hommes: «Allons, enfants, ne bronchez
pas, car vous savez que j'ai l'habitude de me faire sauter!»

En dehors de cet état-major, les machines étaient sous le
commandement d'un ingénieur en chef aidé de huit ou dix officiers
mécaniciens. Sous ses ordres manoeuvrait un bataillon de deux cent
cinquante hommes, tant soutiers que chauffeurs ou graisseurs, qui
ne quittaient guère les profondeurs du bâtiment.

D'ailleurs, avec dix chaudières ayant dix fourneaux chacune, soit
cent feux à conduire, ce bataillon était occupé nuit et jour.
Quant à l'équipage proprement dit du steamship, maîtres,
quartiers-maîtres, gabiers, timoniers et mousses, il comprenait
environ cent hommes. De plus, deux cents stewards étaient affectés
au service des passagers.

Tout le monde se trouvait donc à son poste. Le pilote qui devait
«sortir» le _Great Eastern_ des passes de la Mersey était à bord
depuis la veille. J'aperçus aussi un pilote français, de l'île de
Molène, près d'Ouessant, qui devait faire avec nous la traversée
de Liverpool à New York et, au retour, rentrer le steamship dans
la rade de Brest.

«Je commence à croire que nous partirons aujourd'hui, dis-je au
lieutenant H...

-- Nous n'attendons plus que nos voyageurs, me répondit mon
compatriote.

-- Sont-ils nombreux?

-- Douze ou treize cents.» C'était la population d'un gros bourg.
À onze heures et demie, on signala le tender, encombré de
passagers enfouis dans les chambres, accrochés aux passerelles,
étendus sur les tambours, juchés sur les montagnes de colis qui
surmontaient le pont. C'était, comme je l'appris ensuite, des
Californiens, des Canadiens, des Yankees, des Péruviens, des
Américains du Sud, des Anglais, des Allemands, et deux ou trois
Français. Entre tous se distinguaient le célèbre Cyrus Field, de
New York; l'honorable John Rose, du Canada; l'honorable Mac
Alpine, de New York; Mr et Mrs Alfred Cohen, de San Francisco; Mr
et Mrs Whitney, de Montréal; le capitaine Mac Ph... et sa femme.
Parmi les Français se trouvait le fondateur de la _Société des
Affréteurs du Great Eastern_, M. Jules D..., représentant de cette
_Telegraph Construction and Maintenance Company_, qui avait
apporté dans l'affaire une contribution de vingt mille livres.

Le tender se rangea au pied de l'escalier de tribord. Alors
commença l'interminable ascension des bagages et des passagers,
mais sans hâte, sans cris, ainsi que font des gens qui rentrent
tranquillement chez eux. Des Français, eux, auraient cru devoir
monter là comme à l'assaut, et se comporter en véritables zouaves.
Dès que chaque passager avait mis le pied sur le pont du
steamship, son premier soin était de descendre dans les salles à
manger et d'y marquer la place de son couvert. Sa carte ou son nom
crayonné sur un bout de papier suffisaient à lui assurer sa prise
de possession. D'ailleurs, un lunch était servi en ce moment et,
en quelques instants, toutes les tables furent garnies de
convives, qui, lorsqu'ils sont anglo-saxons, savent parfaitement
combattre à coups de fourchette les ennuis d'une traversée.

J'étais resté sur le pont afin de suivre tous les détails de
l'embarquement. À midi et demi, les bagages étaient transbordés.
Je vis là, pêle-mêle, mille colis de toutes formes, de toutes
grandeurs, des caisses aussi grosses que des wagons, qui pouvaient
contenir un mobilier, de petites trousses de voyage d'une élégance
parfaite, des sacs aux angles capricieux, et ces malles
américaines ou anglaises, si reconnaissables au luxe de leurs
courroies, à leur bouclage multiple, à l'éclat de leurs cuivres, à
leurs épaisses couvertures de toile sur lesquelles se détachaient
deux ou trois grandes initiales brossées à travers des découpages
de fer-blanc. Bientôt tout ce fouillis eut disparu dans les
magasins, j'allais dire dans les gares de l'entrepont, et les
derniers manoeuvres, porteurs ou guides, redescendirent sur le
tender, qui déborda après avoir encrassé les pavois du _Great
Eastern_ des scories de sa fumée.

Je retournais vers l'avant; quand soudain je me trouvai en
présence de ce jeune homme que j'avais entrevu sur le quai de New
Prince. Il s'arrêta en m'apercevant, et me tendit une main que je
serrai aussitôt avec affection.

«Vous, Fabian! m'écriai-je, vous, ici?

-- Moi-même, cher ami.

-- Je ne m'étais donc pas trompé, c'est bien vous que j'ai
entrevu, il y a quelques jours, sur la cale de départ?

-- C'est probable, me répondit Fabian, mais je ne vous ai pas
aperçu.

-- Et vous venez en Amérique?

-- Sans doute! Un congé de quelques mois, peut-on le mieux passer
qu'à courir le monde?

-- Heureux le hasard qui vous a fait choisir le _Great Eastern_
pour cette promenade de touriste.

-- Ce n'est point un hasard, mon cher camarade. J'ai lu dans un
journal que vous preniez passage à bord du _Great Eastern_, et,
comme nous ne nous étions pas rencontrés depuis quelques années,
je suis venu trouver le _Great Eastern_ pour faire la traversée
avec vous.

-- Vous arrivez de l'Inde?

-- Parle _Godavery_, qui m'a débarqué avant-hier à Liverpool.

-- Et vous voyagez, Fabian?... lui demandai-je en observant sa
figure pâle et triste.

-- Pour me distraire, si je le puis», répondit, en me pressant la
main avec émotion, le capitaine Fabian Mac Elwin.




IV


Fabian m'avait quitté pour surveiller son installation dans la
cabine 73, de la série du grand salon, dont le numéro était porté
sur son billet. En ce moment, de grosses volutes de fumée
tourbillonnaient à l'orifice des larges cheminées du steamship. On
entendait frémir la coque des chaudières jusque dans les
profondeurs du navire. La vapeur assourdissante fusait par les
tuyaux d'échappement et retombait en pluie fine sur le pont.
Quelques remous bruyants annonçaient que les machines
s'essayaient. L'ingénieur avait de la pression. On pouvait partir.

Il fallut d'abord lever l'ancre. Le flot montait encore, et le
_Great Eastern_, évité sous sa poussée, lui présentait l'avant. Il
était donc tout paré pour descendre la rivière. Le capitaine
Anderson avait dû choisir ce moment pour appareiller, car la
longueur du _Great Eastern_ ne lui permettait pas d'évoluer dans
la Mersey. N'étant point entraîné par le jusant, mais, au
contraire, refoulant le flot rapide, il était plus maître de son
navire et plus certain de manoeuvrer habilement au milieu des
bâtiments nombreux qui sillonnaient la rivière. Le moindre
attouchement de ce colosse eût été désastreux.

Lever l'ancre dans ces conditions exigeait des efforts
considérables. En effet, le steamship, poussé par le courant,
tendait les chaînes sur lesquelles il était affourché. De plus, un
vent violent du sud-ouest trouvait prise sur sa masse et joignait
son action à celle du flux. Il fallait donc employer de puissants
engins pour arracher les ancres pesantes de leur fond de vase. Un
«anchor-boat», sorte de bateau destiné à cette opération, était
venu se bosser sur les chaînes; mais ses cabestans ne suffirent
pas, et l'on dut se servir des appareils mécaniques que le _Great
Eastern_ avait à sa disposition.

À l'avant, une machine de la force de soixante-dix chevaux était
disposée pour le hissage des ancres. Il suffisait d'envoyer la
vapeur des chaudières dans ses cylindres pour obtenir
immédiatement une force considérable, qu'on pouvait directement
appliquer au cabestan sur lequel les chaînes étaient garnies. Ce
fut fait. Mais, si puissante qu'elle fût, la machine se trouva
insuffisante. Il fallut donc lui venir en aide. Le capitaine
Anderson fit mettre les barres, et une cinquantaine d'hommes
vinrent virer au cabestan.

Le steamship commença de venir sur ses ancres. Mais le travail se
faisait lentement; les maillons cliquetaient, non sans peine, dans
les écubiers de l'étrave, et, à mon avis, on aurait pu soulager
les chaînes en donnant quelques tours de roues, de manière à les
embarquer plus aisément.

J'étais à ce moment sur la dunette de l'avant, avec un certain
nombre de passagers. Nous observions tous les détails de
l'opération et les progrès de l'appareillage. Près de moi, un
voyageur, impatienté sans doute des lenteurs de la manoeuvre,
haussait fréquemment les épaules, et n'épargnait pas à
l'impuissante machine ses moqueries incessantes. C'était un petit
homme maigre, nerveux, à mouvements fébriles, dont on voyait à
peine les yeux sous le plissement de leurs paupières. Un
physionomiste eût reconnu, dès l'abord, que les choses de la vie
devaient apparaître par leur côté plaisant à ce philosophe de
l'école de Démocrite, dont les muscles zygomatiques, nécessaires à
l'action du rire, ne restaient jamais en repos. Au demeurant -- je
le vis plus tard -- un aimable compagnon de voyage.

«Monsieur, me dit-il, jusqu'ici j'avais cru que les machines
étaient faites pour aider les hommes, et non les hommes pour aider
les machines!»

J'allais répondre à cette juste observation, quand des cris
retentirent. Mon interlocuteur et moi nous étions précipités vers
l'avant. Sans exception, tous les hommes disposés sur les barres
avaient été renversés; les uns se relevaient; d'autres gisaient
sur le pont. Un pignon de la machine ayant cassé, le cabestan
avait déviré irrésistiblement sous la traction effroyable des
chaînes. Les hommes, pris à revers, avaient été frappés avec une
violence extrême à la tête ou à la poitrine. Dégagées de leurs
rabans cassés, les barres, faisant mitraille autour d'elles,
venaient de tuer quatre matelots et d'en blesser douze. Parmi ces
derniers, le maître d'équipage, un Écossais de Dundee.

On se précipita vers ces malheureux. Les blessés furent conduits
au poste des malades, situé à l'arrière. Quant aux quatre morts,
on s'occupa de les débarquer immédiatement. D'ailleurs, les Anglo-
Saxons ont une telle indifférence pour la vie des gens que cet
événement ne provoqua qu'une médiocre impression à bord. Ces
infortunés, tués ou blessés, n'étaient que les dents d'un rouage
que l'on pouvait remplacer à peu de frais. On fit le signal de
revenir au tender, déjà éloigné. Quelques minutes après, il
accostait le navire.

Je me dirigeai vers la coupée. L'escalier n'avait pas encore été
relevé. Les quatre cadavres, enveloppés de couvertures, furent
descendus et déposés sur le pont du tender. Un des médecins du
bord s'embarqua afin de les accompagner jusqu'à Liverpool, avec
recommandation de rejoindre ensuite le _Great Eastern_ en toute
diligence. Le tender s'éloigna aussitôt, et les matelots allèrent
à l'avant laver les flaques de sang qui tachaient le pont.

Je dois dire aussi qu'un passager, légèrement endommagé par un
éclat de barre, profita de la circonstance pour s'en retourner par
le tender. Il avait déjà assez du _Great Eastern_.

Cependant, je regardais le petit boat s'éloigner à toute vapeur.
Lorsque je me retournai, mon compagnon à figure ironique murmura
derrière moi ces paroles:

«Un voyage qui commence bien!

-- Bien mal, monsieur, répondis-je. À qui ai-je l'honneur de
parler?

-- Au docteur Dean Pitferge.»




V


L'opération avait été reprise. Avec l'aide de l'anchor-boat, les
chaînes furent soulagées, et les ancres quittèrent enfin leur fond
tenace. Une heure un quart sonnait aux clochers de Birkenhead. Le
départ ne pouvait être différé, si l'on tenait à utiliser la marée
pour la sortie du steamship. Le capitaine et le pilote montèrent
sur la passerelle. Un lieutenant se posta près de l'appareil à
signaux de l'hélice, un autre près de l'appareil à signaux des
aubes. Le timonier se tenait entre eux, près de la petite roue
destinée à mouvoir le gouvernail. Par prudence, au cas où la
machine à vapeur eût manqué, quatre autres timoniers veillaient à
l'arrière, prêts à manoeuvrer les grandes roues qui se dressaient
sur le caillebotis. Le _Great Eastern_, faisant tête au courant,
était tout évité, et il n'avait plus que le flot à refouler pour
descendre la rivière.

L'ordre du départ fut donné. Les pales frappèrent lentement les
premières couches d'eau, l'hélice «patouilla» à l'arrière, et
l'énorme vaisseau commença à se déplacer.

La plupart des passagers, montés sur la dunette de l'avant,
regardaient le double paysage hérissé de cheminées d'usines que
présentaient, à droite, Liverpool, à gauche, Birkenhead. La
Mersey, encombrée de navires, les uns mouillés, les autres montant
ou descendant, n'offrait à notre steamship que de sinueux
passages. Mais, sous la main de son pilote, sensible aux moindres
volontés de son gouvernail, il se glissait dans les passes
étroites, évoluant comme une baleinière sous l'aviron d'un
vigoureux timonier. Un instant, je crus que nous allions aborder
un trois-mâts qui dérivait le travers au courant, et dont le bout-
dehors vint raser la coque du _Great Eastern_; mais le choc fut
évité; et quand, du haut des roufles, je regardai ce navire qui ne
jaugeait pas moins de sept ou huit cents tonneaux, il m'apparut
comme un de ces petits bateaux que les enfants lancent sur les
bassins de Green Park, ou de la Serpentine River.

Bientôt le _Great Eastern_ se trouva par le travers des cales
d'embarquement de Liverpool. Les quatre canons qui devaient saluer
la ville se turent, par respect pour ces morts que le tender
débarquait en ce moment. Mais des hourras formidables remplacèrent
ces détonations qui sont la dernière expression de la politesse
nationale. Aussitôt les mains de battre, les bras de s'agiter, les
mouchoirs de se déployer avec cet enthousiasme dont les Anglais
sont si prodigues au départ de tout navire, ne fût-ce qu'un simple
canot qui va faire une promenade en baie. Mais comme on répondait
à ces saluts! Quels échos ils provoquaient sur les quais! Des
milliers de curieux couvraient les murs de Liverpool et de
Birkenhead. Les boats, chargés de spectateurs, fourmillaient sur
la Mersey. Les marins du _Lord Clyde_, navire de guerre mouillé
devant les bassins, s'étaient dispersés sur les hautes vergues et
saluaient le géant de leurs acclamations. Du haut des dunettes des
vaisseaux ancrés dans la rivière, les musiques nous envoyaient des
harmonies terribles que le bruit des hourras ne pouvait couvrir.
Les pavillons montaient et descendaient incessamment en l'honneur
du _Great Eastern_. Mais bientôt les cris commencèrent à
s'éteindre dans l'éloignement. Notre steamship rangea de près le
_Tripoli_, un paquebot de la ligne Cunard, affecté au transport
des émigrants, et qui, malgré sa jauge de deux mille tonneaux,
paraissait n'être qu'une simple barque. Puis, sur les deux rives,
les maisons se firent de plus en plus rares. Les fumées cessèrent
de noircir le paysage. La campagne trancha sur les murs de
briques. Encore quelques longues et uniformes rangées de maisons
ouvrières. Enfin des villas apparurent, et, sur la rive gauche de
la Mersey, de la plate-forme du phare et de l'épaulement du
bastion, quelques derniers hourras nous saluèrent une dernière
fois.

À trois heures, le _Great Eastern_ avait franchi les passes de la
Mersey, et il donnait dans le canal Saint-Georges. Le vent du sud-
ouest soufflait en grande brise. Nos pavillons, rigidement tendus,
ne faisaient pas un pli. La mer se gonflait déjà de quelques
houles, mais le steamship ne les ressentait pas.

Vers quatre heures, le capitaine Anderson fit stopper. Le tender
forçait de vapeur pour nous rejoindre. Il nous ramenait le second
médecin du bord. Lorsque le boat eut accosté, on lança une échelle
de corde par laquelle ce personnage embarqua, non sans peine. Plus
agile que lui, notre pilote s'affala par le même chemin jusqu'à
son canot, qui l'attendait, et dont chaque rameur était muni d'une
ceinture natatoire en liège. Quelques instants après, il
rejoignait une charmante petite goélette qui l'attendait sous le
vent.

La route fut aussitôt reprise. Sous la poussée de ses aubes et de
son hélice, la vitesse du _Great Eastern_ s'accéléra. Malgré le
vent debout, il n'éprouvait ni roulis ni tangage. Bientôt l'ombre
couvrit la mer, et la côte du comté de Galles, marquée par la
pointe de Holyhead, se perdit enfin dans la nuit.




VI


Le lendemain, 27 mars, le _Great Eastern_ prolongeait par tribord
la côte accidentée de l'Irlande. J'avais choisi ma cabine à
l'avant sur le premier rang en abord. C'était une petite chambre,
bien éclairée par deux larges hublots. Une seconde rangée de
cabines la séparait du premier salon de l'avant, de telle sorte
que ni le bruit des conversations ni le fracas des pianos, qui ne
manquaient pas à bord, n'y pouvaient parvenir. C'était une cabane
isolée à l'extrémité d'un faubourg. Un canapé, une couchette, une
toilette la meublaient suffisamment. À sept heures du matin, après
avoir traversé les deux premières salles, j'arrivai sur le pont.
Quelques passagers arpentaient déjà les roufles. Un roulis presque
insensible balançait légèrement le steamer. Le vent cependant
soufflait en grande brise, mais la mer, couverte par la côte, ne
pouvait se faire. Néanmoins, j'augurais bien de l'indifférence du
_Great Eastern_.

Arrivé sur la dunette de la smoking room, j'aperçus cette longue
étendue de côte, élégamment profilée, à laquelle son éternelle
verdure a valu d'être nommée «Côte d'Émeraude». Quelques maisons
solitaires, le lacet d'une route de douaniers, un panache de
vapeur blanche marquant le passage d'un train entre deux collines,
un sémaphore isolé, faisant des gestes grimaçants aux navires du
large, l'animaient çà et là.

Entre la côte et nous, la mer présentait une nuance d'un vert
sale, comme une plaque irrégulièrement tachée de sulfate de
cuivre. Le vent tendait encore à fraîchir; quelques embruns
volaient comme une poussière; de nombreux bâtiments, bricks ou
goélettes, cherchaient à s'élever de la terre; des steamers
passaient en crachant leur fumée noire; le _Great Eastern_, bien
qu'il ne fût pas encore animé d'une grande vitesse, les distançait
sans peine.

Bientôt nous eûmes connaissance de Queen's-Town, petit port de
relâche devant lequel manoeuvrait une flottille de pêcheurs. C'est
là que tout navire, venant de l'Amérique ou des mers du Sud --
bateau à vapeur ou bateau à voiles, transatlantique ou bâtiment de
commerce --, jette en passant ses sacs à dépêches. Un express,
toujours en pression, les emporte à Dublin en quelques heures. Là,
un paquebot, toujours fumant, un steamer pur sang, tout en
machines, vrai fuseau à roues qui passe au travers des lames,
bateau de course autrement utile que _Gladiateur_ ou _Fille-de-
l'Air_, prend ces lettres, et, traversant le détroit avec une
vitesse de dix-huit milles à l'heure, il les dépose à Liverpool.
Les dépêches, ainsi entraînées, gagnent un jour sur les plus
rapides transatlantiques.

Vers neuf heures, le _Great Eastern_ remonta d'un quart dans
l'ouest-nord-ouest. Je venais de descendre sur le pont, lorsque je
fus rejoint par le capitaine Mac Elwin. Un de ses amis
l'accompagnait, un homme de six pieds, à barbe blonde, dont les
longues moustaches, perdues au milieu des favoris, laissaient le
menton à découvert, suivant la mode du jour. Ce grand garçon
présentait le type de l'officier anglais: il avait la tête haute,
mais sans raideur, le regard assuré, les épaules dégagées, aisance
et liberté dans sa marche, en un mot tous les symptômes de ce
courage si rare qu'on peut appeler le «courage sans colère». Je ne
me trompais pas sur sa profession.

«Mon ami Archibald Corsican, me dit Fabian, comme moi capitaine au
22e régiment de l'armée des Indes.»

Ainsi présentés, le capitaine Corsican et moi nous nous saluâmes.

«C'est à peine si nous nous sommes vus hier, mon cher Fabian, dis-
je au capitaine Mac Elwin, dont je serrai la main. Nous étions
dans le coup de feu du départ. Je sais seulement que ce n'est
point au hasard que je dois de vous rencontrer à bord du _Great
Eastern_. J'avoue que si je suis pour quelque chose dans la
décision que vous avez prise...

-- Sans doute, mon cher camarade, me répondit Fabian. Le capitaine
Corsican et moi, nous arrivions à Liverpool avec l'intention de
prendre passage à bord du _China_, de la ligne Cunard, quand nous
apprîmes que le _Great Eastern_ allait tenter une nouvelle
traversée entre l'Angleterre et l'Amérique: c'était une occasion.
J'appris que vous étiez à bord: c'était un plaisir. Nous ne nous
étions pas revus depuis trois ans, depuis notre beau voyage dans
les États scandinaves. Je n'hésitai pas, et voilà pourquoi le
tender nous a déposés hier en votre présence.

-- Mon cher Fabian, répondis-je, je crois que ni le capitaine
Corsican ni vous ne regretterez votre décision. Une traversée de
l'Atlantique sur ce grand bateau ne peut manquer d'être fort
intéressante, même pour vous, si peu marins que vous soyez. Il
faut avoir vu cela. Mais parlons de vous. Votre dernière lettre --
et elle n'a pas six semaines de date --, portait le timbre de
Bombay. J'avais le droit de vous croire encore à votre régiment.

-- Nous y étions, il y a trois semaines, répondit Fabian. Nous y
menions cette existence moitié militaire, moitié campagnarde des
officiers indiens, pendant laquelle on fait plus de chasses que de
razzias. Je vous présente même le capitaine Archibald comme un
grand destructeur de tigres. C'est la terreur des jungles.
Cependant, bien que nous soyons garçons et sans famille, l'envie
nous a pris de laisser un peu de repos à ces pauvres carnassiers
de la péninsule, et de venir respirer quelques molécules de l'air
européen. Nous avons obtenu un congé d'un an, et aussitôt, par la
mer Rouge, par Suez, par la France, nous sommes arrivés avec la
rapidité d'un express dans notre vieille Angleterre.

-- Notre vieille Angleterre! répondit en souriant le capitaine
Corsican, nous n'y sommes déjà plus, Fabian. C'est un navire
anglais qui nous emporte, mais il est affrété par une compagnie
française, et il nous conduit en Amérique. Trois pavillons
différents flottent sur notre tête, et prouvent que nous foulons
du pied un sol franco-anglo-américain.

-- Qu'importe! répondit Fabian, dont le front se rida un instant
sous une impression douloureuse, qu'importe, pourvu que notre
congé se passe! Il nous faut du mouvement. C'est la vie. Il est si
bon d'oublier le passé, et de tuer le présent par le
renouvellement des choses autour de soi! Dans quelques jours, nous
serons à New York, où j'embrasserai ma soeur et ses enfants que je
n'ai pas vus depuis plusieurs années. Puis nous visiterons les
Grands Lacs. Nous redescendrons le Mississippi jusqu'à la
Nouvelle-Orléans. Nous ferons une battue sur l'Amazone. De
l'Amérique nous sauterons en Afrique, où les lions et les
éléphants se sont donné rendez-vous au Cap pour fêter l'arrivée du
capitaine Corsican, et de là nous reviendrons imposer aux cipayes
les volontés de la métropole!»

Fabian parlait avec une volubilité nerveuse, et sa poitrine se
gonflait de soupirs. Il y avait évidemment dans sa vie un malheur
que j'ignorais encore, et que ses lettres mêmes ne m'avaient pas
laissé pressentir. Archibald Corsican me parut être au courant de
cette situation. Il montrait une très vive amitié pour Fabian,
plus jeune que lui de quelques années. Il semblait être le frère
aîné de Mac Elwin, ce grand capitaine anglais, dont le dévouement,
à l'occasion, pouvait être porté jusqu'à l'héroïsme.

En ce moment notre conversation fut interrompue. La trompette
retentit à bord. C'était un steward joufflu qui annonçait, un
quart d'heure d'avance, le lunch de midi et demi. Quatre fois par
jour, à la grande satisfaction des passagers, ce rauque cornet
résonnait ainsi: à huit heures et demie pour le déjeuner, à midi
et demi pour le lunch, à quatre heures pour le thé, à sept heures
et demie pour le dîner. En peu d'instants les longs boulevards
furent déserts, et bientôt tous les convives étaient attablés dans
les vastes salons, où je parvins à me placer près de Fabian et du
capitaine Corsican.

Quatre rangs de tables meublaient ces salles à manger. Au-dessus,
les verres et les bouteilles, disposés sur leurs planchettes de
roulis, gardaient une immobilité et une perpendicularité parfaite.
Le steamship ne ressentait aucunement les ondulations de la houle.
Les convives, hommes, femmes ou enfants, pouvaient luncher sans
crainte. Les plats, finement préparés, circulaient. De nombreux
stewards s'empressaient à servir.

À la demande de chacun, mentionnée sur une petite carte _ad hoc_,
ils fournissaient les vins, liqueurs ou ales, qui faisaient
l'objet d'un compte à part. Entre tous, les Californiens se
distinguaient par leur aptitude à boire du champagne. Il y avait
là, près de son mari, ancien douanier, une blanchisseuse enrichie
dans les lavages de San Francisco, qui buvait du Clicquot à trois
dollars la bouteille. Deux ou trois jeunes misses, frêles et
pâles, dévoraient des tranches de boeuf saignant. De longues
mistresses, à défenses d'ivoire, vidaient dans leurs petits verres
le contenu d'un oeuf à la coque. D'autres dégustaient avec une
évidente satisfaction les tartes à la rhubarbe ou les céleris du
dessert. Chacun fonctionnait avec entrain. On se serait cru dans
un restaurant des boulevards, en plein Paris, non en plein océan.

Le lunch terminé, les roufles se peuplèrent de nouveau. Les gens
se saluaient au passage ou s'abordaient comme des promeneurs de
Hyde Park. Les enfants jouaient, couraient, lançaient leurs
ballons, poussaient leurs cerceaux, ainsi qu'ils l'eussent fait
sur le sable des Tuileries. La plupart des hommes fumaient en se
promenant. Les dames, assises sur des pliants, travaillaient,
lisaient ou cousaient ensemble. Les gouvernantes et les bonnes
surveillaient les bébés. Quelques gros Américains pansus se
balançaient sur leurs chaises à bascule. Les officiers du bord
allaient et venaient, les uns faisant leur quart sur les
passerelles et surveillant le compas, les autres répondant aux
questions souvent ridicules des passagers. On entendait aussi, à
travers les accalmies de la brise, les sons d'un orgue placé dans
le grand roufle de l'arrière, et les accords de deux ou trois
pianos de Pleyel qui se faisaient une déplorable concurrence dans
les salons inférieurs.

Vers trois heures, de bruyants hourras éclatèrent. Les passagers
envahirent les dunettes. Le _Great Eastern_ rangeait à deux
encablures un paquebot qu'il avait gagné main sur main. C'était le
_Propontis_, faisant route sur New York, qui salua le géant des
mers en passant, et le géant des mers lui rendit son salut.

À quatre heures et demie, la terre était toujours en vue et nous
restait à trois milles sur tribord. On la voyait à peine à travers
les embruns d'un grain qui s'était subitement déclaré. Bientôt un
feu apparut. C'était le phare de Fastnet, placé sur un roc isolé,
et la nuit ne tarda pas à se faire, pendant laquelle nous devions
doubler le cap Clear, dernière pointe avancée de la côte
d'Irlande.




VII


J'ai dit que la longueur du _Great Eastern_ dépassait deux
hectomètres. Pour les esprits friands de comparaison, je dirai
qu'il est d'un tiers plus long que le pont des Arts. Il n'aurait
donc pu évoluer dans la Seine. D'ailleurs, vu son tirant d'eau, il
n'y flotterait pas plus que ne flotte le pont des Arts. En
réalité, le steamship mesure deux cent sept mètres cinquante à la
ligne de flottaison entre ses perpendiculaires. Il a deux cent dix
mètres vingt-cinq sur le pont supérieur, de tête en tête, c'est-à-
dire que sa longueur est double de celle des plus grands paquebots
transatlantiques. Sa largeur est de vingt-cinq mètres trente à son
maître couple, et de trente-six mètres soixante-cinq en dehors des
tambours.

La coque du _Great Eastern_ est à l'épreuve des plus formidables
coups de mer. Elle est double et se compose d'une agrégation de
cellules disposées entre bord et serre, qui ont quatre-vingt-six
centimètres de hauteur. De plus, treize compartiments, séparés par
des cloisons étanches, accroissent sa sécurité au point de vue de
la voie d'eau et de l'incendie. Dix mille tonneaux de fer ont été
employés à la construction de cette coque, et trois millions de
rivets, rabattus à chaud, assurent le parfait assemblage des
plaques de son bordé.

Le _Great Eastern_ déplace vingt-huit mille cinq cents tonneaux,
quand il tire trente pieds d'eau. Lège, il ne cale que six mètres
dix. Il peut transporter dix mille passagers. Des trois cent
soixante-treize chefs-lieux d'arrondissement de la France, deux
cent soixante-quatorze sont moins peuplés que ne le serait cette
sous-préfecture flottante avec son maximum de passagers.

Les lignes du _Great Eastern_ sont très allongées. Son étrave
droite est percée d'écubiers par lesquels filent les chaînes des
ancres. Son avant, très pincé, ne présentant ni creux ni bosses,
est fort réussi. Son arrière rond tombe un peu et dépare
l'ensemble.

De son pont s'élèvent six mâts et cinq cheminées. Les trois
premiers mâts sur l'avant sont le «foregigger» et le «foremast»,
tous deux mâts de misaine, et le «mainmast», ou grand mât. Les
trois derniers sur l'arrière sont appelés «aftermainmast,
mizzenmast et after-gigger». Le «foremast» et le «mainmast»
portent des goélettes, des huniers et des perroquets. Les quatre
autres mâts ne sont gréés que de voiles en pointe; le tout formant
cinq mille quatre cents mètres carrés de surface de voilure, en
bonne toile de la fabrique royale d'Édimbourg. Sur les vastes
hunes du second et du troisième mât, une compagnie de soldats
pourrait manoeuvrer à l'aise. De ces six mâts, maintenus par des
haubans et des galhaubans métalliques, le second, le troisième et
le quatrième sont faits de tôles boulonnées, véritables chefs-
d'oeuvre de chaudronnerie. À l'étambrai, ils mesurent un mètre dix
de diamètre, et le plus grand, le «mainmast», s'élève à une
hauteur de deux cent sept pieds français, qui est supérieure à
celle des tours de Notre-Dame.

Quant aux cheminées, deux en avant des tambours desservent la
machine à aubes, trois en arrière desservent la machine à hélice;
ce sont d'énormes cylindres, hauts de trente mètres cinquante,
maintenus par des chaînes frappées sur les roufles.

À l'intérieur du _Great Eastern_, l'aménagement de la vaste coque
a été judicieusement compris. L'avant renferme les buanderies à
vapeur et le poste de l'équipage. Viennent ensuite un salon de
dames et un grand salon décoré de lustres, de lampes à roulis, de
peintures recouvertes de glaces. Ces magnifiques pièces reçoivent
le jour à travers des claires-voies latérales, supportées sur
d'élégantes colonnettes dorées, et elles communiquent avec le pont
supérieur par de larges escaliers à marches métalliques et à
rampes d'acajou. En abord sont disposés quatre rangs de cabines
que sépare un couloir, les unes communiquant par un palier, les
autres placées à l'étage inférieur, auxquelles donne accès un
escalier spécial. Sur l'arrière, les trois vastes «dining-rooms»
présentaient la même disposition pour les cabines. Des salons de
l'avant à ceux de l'arrière, on passait en suivant une coursive
dallée qui contourne la machine des roues entre ses parois de tôle
et les offices du bord.

Les machines du _Great Eastern_ sont justement considérées comme
des chefs-d'oeuvre, -- j'allais dire des chefs-d'oeuvre
d'horlogerie. Rien de plus étonnant que de voir ces énormes
rouages fonctionner avec la précision et la douceur d'une montre.
La puissance nominale de la machine à aubes est de mille chevaux.
Cette machine se compose de quatre cylindres oscillants d'un
diamètre de deux mètres vingt-six, accouplés par paires, et
développant quatre mètres vingt-sept de course au moyen de leurs
pistons directement articulés sur les bielles. La pression moyenne
est de vingt livres par pouce, environ un kilogramme soixante-
seize par centimètres carré, soit une atmosphère deux tiers. La
surface de chauffe des quatre chaudières réunies est de sept cent
quatre-vingts mètres carrés. Cet «engine-paddle» marche avec un
calme majestueux; son excentrique, entraîné par l'arbre de couche,
semble s'enlever comme un ballon dans l'air. Il peut donner douze
tours de roues par minute, et contraste singulièrement avec la
machine de l'hélice, plus rapide, plus rageuse, qui s'emporte sous
la poussée de ses seize cents chevaux-vapeur.

Cet «engine-screw» compte quatre cylindres fixes disposés
horizontalement. Ils se font tête deux par deux, et leurs pistons,
dont la course est de un mètre vingt-quatre, agissent directement
sur l'arbre de l'hélice. Sous la pression produite par ses six
chaudières, dont la surface de chauffe est de onze cent soixante-
quinze mètres carrés, l'hélice, pesant soixante tonneaux, peut
donner jusqu'à quarante-huit révolutions par minute; mais alors,
haletante, pressée, éperdue, cette machine vertigineuse s'emporte,
et ses longs cylindres semblent s'attaquer à coups de pistons,
comme d'énormes ragots à coups de défenses.

Indépendamment de ces deux appareils, le _Great Eastern_ possède
encore six autres machines auxiliaires pour l'alimentation, les
mises en train et les cabestans. La vapeur, on le voit, joue à
bord un rôle important dans toutes les manoeuvres.

Tel est ce steamship sans pareil et reconnaissable entre tous. Ce
qui n'empêcha pas un capitaine français de porter un jour cette
mention naïve sur son livre de bord: «Rencontré navire à six mâts
et cinq cheminées. Supposé _Great Eastern_.»




VIII


La nuit du mercredi au jeudi fut assez mauvaise. Mon cadre s'agita
extraordinairement, et je dus m'accoter des genoux et des coudes
contre sa planche de roulis. Sacs et valises allaient et venaient
dans ma cabine. Un tumulte insolite emplissait le salon voisin, au
milieu duquel deux ou trois cents colis, provisoirement déposés,
roulaient d'un bord à l'autre, heurtant avec fracas les bancs et
les tables. Les portes battaient, les ais craquaient, les cloisons
poussaient ces gémissements particuliers au bois de sape, les
verres et les bouteilles s'entrechoquaient dans leurs suspensions
mobiles, et des cataractes de vaisselles se précipitaient sur le
plancher des offices. J'entendais aussi les ronflements
irréguliers de l'hélice et le battement des roues qui,
alternativement émergées, frappaient l'air de leurs palettes. À
tous ces symptômes, je compris que le vent avait fraîchi et que le
steamship ne restait plus indifférent aux lames du large qui le
prenaient par le travers.

À six heures du matin, après une nuit sans sommeil, je me levai.
Cramponné d'une main à mon cadre, de l'autre je m'habillai tant
bien que mal. Mais, sans point d'appui, je n'aurais pu tenir
debout, et je dus lutter sérieusement avec mon paletot pour
l'endosser. Puis je quittai ma cabine, je traversai le salon,
m'aidant des pieds et des mains, au milieu de cette houle de
colis. Je montai l'escalier sur les genoux comme un paysan romain
qui gravit les degrés de la _Scala santa_ de Ponce Pilate, et
enfin j'arrivai sur le pont, où je m'accrochai vigoureusement à un
taquet de tournage.

Plus de terre en vue. Le cap Clear avait été doublé dans la nuit.
Autour de nous cette vaste circonférence tracée par la ligne d'eau
sur le fond du ciel. La mer, couleur d'ardoise, se gonflait en
longues lames qui ne déferlaient pas. Le _Great Eastern_, pris par
le travers, et qu'aucune voile n'appuyait, roulait effroyablement.
Ses mâts, comme de longues pointes de compas décrivaient dans
l'air d'immenses arcs de cercle. Le tangage était peu sensible,
j'en conviens, mais le roulis était insoutenable. Impossible de se
tenir debout. L'officier de quart, cramponné à la passerelle,
semblait balancé comme une escarpolette.

De taquet en taquet, je parvins à gagner le tambour de tribord. Le
pont, mouillé par la brume, était très glissant. Je me préparais
donc à m'accoter contre une des épontilles de la passerelle, quand
un corps vint rouler à mes pieds.

C'était celui du docteur Dean Pitferge. Mon original se redressa
aussitôt sur les genoux, et me regardant:

«C'est bien cela, dit-il. L'amplitude de l'arc décrit par les
parois du _Great Eastern_ est de quarante degrés, soit vingt au-
dessous de l'horizontale et vingt au-dessus.

-- Vraiment! m'écriai-je, riant, non de l'observation, mais des
conditions dans lesquelles elle était faite.

-- Vraiment, reprit le docteur. Pendant l'oscillation, la vitesse
des parois est d'un mètre sept cent quarante-quatre millimètres
par seconde. Un transatlantique, qui est moitié moins large, ne
met que ce temps à revenir d'un bord à l'autre.

-- Alors, répondis-je, puisque le _Great Eastern_ reprend si vite
sa perpendiculaire, c'est qu'il y a excès de stabilité.

-- Pour lui, oui, mais non pour ses passagers! répliqua gaiement
Dean Pitferge, car eux, vous le voyez, reviennent à l'horizontale,
et plus vite qu'ils ne le veulent.»

Le docteur, enchanté de sa repartie, s'était relevé, et, nous
soutenant mutuellement, nous pûmes gagner un des bancs de la
dunette. Dean Pitferge en était quitte pour quelques écorchures,
et je l'en félicitai, car il aurait pu se briser la tête.

«Oh! ce n'est pas fini! me répondit-il, et avant peu il nous
arrivera malheur.

-- À nous?

-- Au steamship, et, par conséquent, à moi, à nous, à tous les
passagers.

-- Si vous parlez sérieusement, demandai-je, pourquoi vous êtes-
vous embarqué à bord?

-- Pour voir ce qui arrivera, car il ne me déplairait pas de faire
naufrage! répondit le docteur, me regardant d'un air entendu.

-- Est-ce la première fois que vous naviguez sur le _Great
Eastern_?

-- Non. J'ai déjà fait plusieurs traversées... en curieux.

-- Il ne faut pas vous plaindre alors.

-- Je ne me plains pas. Je constate les faits, et j'attends
patiemment l'heure de la catastrophe.»

Le docteur se moquait-il de moi? Je ne savais que penser. Ses
petits yeux me paraissaient bien ironiques. Je voulus le pousser
plus loin.

«Docteur, lui dis-je, je ne sais sur quels faits reposent vos
fâcheux pronostics, mais permettez-moi de vous rappeler que le
_Great Eastern_ a déjà franchi vingt fois l'Atlantique, et que
l'ensemble de ses traversées a été satisfaisant.

-- N'importe! répondit Pitferge. Ce navire «a reçu un sort» pour
employer l'expression vulgaire. Il n'échappera pas à sa destinée.
On le sait et on n'a pas confiance en lui. Rappelez-vous quelles
difficultés les ingénieurs ont éprouvées pour le lancer. Il ne
voulait pas plus aller à l'eau que l'hôpital de Greenwich. Je
crois même que Brunnel, qui l'a construit, est mort «des suites de
l'opération», comme nous disons en médecine.

-- Ah! çà, docteur, repris-je, est-ce que vous seriez
matérialiste?

-- Pourquoi cette question?

-- Parce que j'ai remarqué que bien des gens qui ne croient pas en
Dieu croient à tout le reste, même au mauvais oeil.

-- Plaisantez, monsieur, reprit le docteur, mais laissez-moi
continuer mon argumentation. Le _Great Eastern_ a déjà ruiné
plusieurs compagnies. Construit pour le transport des émigrants et
le trafic des marchandises en Australie, il n'a jamais été en
Australie. Combiné pour donner une vitesse supérieure à celle des
paquebots transocéaniens, il leur est resté inférieur.

-- De là, dis-je, à conclure que...

-- Attendez, répondit le docteur. Un des capitaines du _Great
Eastern_ s'est déjà noyé, et c'était l'un des plus habiles, car en
le tenant à peu près debout à la lame, il savait éviter cet
intolérable roulis.

-- Eh bien! dis-je, il faut regretter la mort de cet homme habile,
et voilà tout.

-- Puis, reprit Dean Pitferge, sans se soucier de mon incrédulité,
on raconte des histoires sur ce steamship. On dit qu'un passager
qui s'est égaré dans ses profondeurs, comme un pionnier dans les
forêts d'Amérique, n'a jamais pu être retrouvé.

-- Ah! fis-je ironiquement, voilà un fait!

-- On raconte aussi, reprit le docteur, que, pendant la
construction des chaudières, un mécanicien a été soudé, par
mégarde, dans la boîte à vapeur.

-- Bravo! m'écriai-je. Le mécanicien soudé! _E ben trovato._ Vous
y croyez, docteur?

-- Je crois, me répondit Pitferge, je crois très sérieusement que
notre voyage a mal commencé et qu'il finira mal.

-- Mais le _Great Eastern_ est un bâtiment solide, répliquai-je,
et d'une rigidité de construction qui lui permet de résister comme
un bloc plein, et de défier les mers les plus furieuses!

-- Sans doute, il est solide, reprit le docteur, mais laissez-le
tomber dans le creux des lames, et vous verrez s'il s'en relève.
C'est un géant, soit, mais un géant dont la force n'est pas en
proportion avec la taille. Les machines sont trop faibles pour
lui. Avez-vous entendu parler de son dix-neuvième voyage entre
Liverpool et New York?

-- Non, docteur?

-- Eh bien, j'étais à bord. Nous avions quitté Liverpool, le 10
décembre, un mardi. Les passagers étaient nombreux, et tous pleins
de confiance. Les choses allèrent bien tant que nous fûmes abrités
des lames du large par la côte d'Irlande.

Pas de roulis, pas de malades. Le lendemain, même indifférence à
la mer. Même enchantement des passagers. Le 12, vers le matin, le
vent fraîchit. La houle du large nous prit par le travers, et le
_Great Eastern_ de rouler. Les passagers, hommes et femmes,
disparurent dans les cabines. À quatre heures, le vent soufflait
en tempête. Les meubles entrèrent en danse. Une des glaces du
grand salon est brisée d'un coup de la tête de votre serviteur.
Toute la vaisselle se casse. Un vacarme épouvantable! Huit
embarcations sont arrachées de leurs portemanteaux dans un coup de
mer. En ce moment la situation devient grave. La machine des roues
a dû être arrêtée. Un énorme morceau de plomb, déplacé par le
roulis, menaçait de s'engager dans ses organes. Cependant l'hélice
continuait de nous pousser en avant. Bientôt les roues reprennent
à demi-vitesse; mais l'une d'elles, pendant son arrêt, a été
faussée; ses rayons et ses pales raclent la coque du navire. Il
faut arrêter de nouveau la machine et se contenter de l'hélice
pour tenir la cape. La nuit fut horrible. La tempête avait
redoublé. Le _Great Eastern_ était tombé dans le creux des lames
et ne pouvait s'en relever. Au point du jour, il ne restait pas
une ferrure des roues. On hissa quelques voiles pour évoluer et
remettre le navire debout à la mer. Voiles aussitôt emportées que
tendues. La confusion règne partout. Les chaînes-câbles, arrachées
de leur puits, roulent d'un bord à l'autre. Un parc à bestiaux est
défoncé, et une vache tombe dans le salon des dames à travers
l'écoutille. Nouveau malheur! la mèche du gouvernail se rompt. On
ne gouverne plus. Des chocs épouvantables se font entendre. C'est
un réservoir à huile, pesant trois mille kilos, dont les saisines
se sont brisées, et qui, balayant l'entrepont, frappe
alternativement les flancs intérieurs qu'il va défoncer peut-être!
Le samedi se passe au milieu d'une épouvante générale. Toujours
dans le creux des lames. Le dimanche seulement, le vent commence à
mollir. Un ingénieur américain, passager à bord, parvint à frapper
des chaînes sur le safran du gouvernail. On évolue peu à peu. Le
grand _Great Eastern_ se remet debout à la mer, et huit jours
après avoir quitté Liverpool nous rentrions à Queen's town. Or qui
sait, monsieur, où nous serons dans huit jours!»




IX


Il faut l'avouer, le docteur Dean Pitferge n'était pas rassurant.
Les passagères ne l'auraient pas entendu sans frémir. Plaisantait-
il ou parlait-il sérieusement? Était-il vrai qu'il suivît le
_Great Eastern_ dans toutes ses traversées pour assister à quelque
catastrophe? Tout est possible de la part d'un excentrique,
surtout quand il est anglais.

Cependant le steamship continuait sa route, en roulant comme un
canot. Il gardait imperturbablement la ligne loxodromique des
bateaux à vapeur. On sait que sur une surface plane le plus court
chemin d'un point à un autre c'est la ligne droite. Sur une
sphère, c'est la ligne courbe formée par la circonférence des
grands cercles. Les navires, pour abréger la traversée, ont donc
intérêt à suivre cette route. Mais les bâtiments à voiles ne
peuvent garder cette ligne, quand ils ont le vent debout. Seuls,
les steamers sont maîtres de se maintenir suivant une direction
rigoureuse, et ils prennent la route des grands cercles. C'est ce
que fit le _Great Eastern_ en s'élevant un peu vers le nord-ouest.

Le roulis continuait. Cet horrible mal de mer, à la fois
contagieux et épidémique, faisait de rapides progrès. Quelques
passagers, hâves, exsangues, le nez pincé, les joues creuses, les
tempes serrées, demeuraient quand même sur le pont pour y humer le
grand air. Pour la plupart, ils étaient furieux contre le
malencontreux steamship qui se comportait comme une véritable
bouée, et contre la _Société des Affréteurs_, dont les prospectus
portaient que le mal de mer «était inconnu à bord».

Vers neuf heures du matin, un objet fut signalé à trois ou quatre
milles par la hanche de bâbord. Était-ce une épave, une carcasse
de baleine ou une carcasse de navire? On ne pouvait le distinguer
encore. Un groupe de passagers valides, réunis sur le roufle de
l'avant, observait ce débris qui flottait à trois cents milles de
la côte la plus rapprochée.

Cependant, le _Great Eastern_ avait laissé porter vers l'objet
signalé. Les lorgnettes manoeuvraient avec ensemble. Les
appréciations allaient grand train, et entre ces Américains et ces
Anglais, pour lesquels tout prétexte à gageure est bon, les enjeux
commençaient à monter. Parmi ces parieurs enragés, je remarquai un
homme de haute taille, dont la physionomie me frappa par des
signes non équivoques d'une profonde duplicité. Cet individu avait
un sentiment de haine générale stéréotypé sur ses traits, auquel
ne se fussent mépris ni les physionomistes ni les physiologistes,
le front plissé par une ride verticale, le regard à la fois
audacieux et inattentif, l'oeil sec, les sourcils très rapprochés,
les épaules hautes, la tête au vent, enfin tous les indices d'une
rare impudence jointe à une rare fourberie. Quel était cet homme?
Je l'ignorais, mais il me déplut singulièrement. Il parlait haut
et de ce ton qui semble contenir une insulte. Quelques acolytes,
dignes de lui, riaient à ses plaisanteries de mauvais goût. Ce
personnage prétendait reconnaître dans l'épave une carcasse de
baleine, et il appuyait son dire de paris importants qui
trouvaient immédiatement des teneurs.

Ces paris qui se montèrent à plusieurs centaines de dollars, il
les perdit tous. En effet, cette épave était une coque de navire.
Le steamship s'en approchait rapidement. On pouvait déjà voir le
cuivre vert-de-grisé de sa carène. C'était un trois-mâts, rasé de
sa mâture, et couché sur le flanc. Il devait jauger cinq ou six
cents tonneaux. À ses porte-haubans pendaient des carènes brisées.

Ce navire avait-il été abandonné par son équipage? C'était la
question ou, pour employer l'expression anglaise, la «great
attraction» du moment. Cependant, personne ne se montrait sur
cette coque. Peut-être les naufragés s'étaient-ils réfugiés à
l'intérieur? Armé de ma lunette, je voyais depuis quelques
instants un objet remuer sur l'avant du navire; mais je reconnus
bientôt que c'était un reste de foc que le vent agitait.

À la distance d'un demi-mille, tous les détails de cette coque
devinrent visibles. Elle était neuve et dans un parfait état de
conservation. Son chargement, qui avait glissé sous le vent,
l'obligeait à conserver la bande sur tribord. Évidemment, ce
bâtiment, engagé dans un moment critique, avait dû sacrifier sa
mâture.

Le _Great Eastern_ s'en approcha. Il en fit le tour. Il signala sa
présence par de nombreux coups de sifflet. L'air en était déchiré.
Mais l'épave demeura muette et inanimée. Dans tout cet espace de
mer circonscrit par l'horizon, rien en vue. Pas une embarcation
aux flancs du bâtiment naufragé.

L'équipage avait eu sans doute le temps de s'enfuir. Mais avait-il
pu gagner la terre distante de trois cents milles? De frêles
canots pouvaient-ils résister aux lames qui balançaient si
effroyablement le _Great Eastern_? À quelle date d'ailleurs
remontait cette catastrophe? Par ces vents régnants, ne fallait-il
pas chercher plus loin, dans l'ouest, le théâtre du naufrage?

Cette coque ne dérivait-elle pas depuis longtemps déjà sous la
double influence des courants et des brises? Toutes ces questions
devaient rester sans réponse.

Lorsque le steamship rangea l'arrière du navire naufragé, je lus
distinctement sur son tableau le nom de _Lérida_; mais la
désignation de son port d'attache n'était pas indiquée. À sa
forme, à ses façons relevées, à l'élancement particulier de son
étrave, les matelots du bord le déclaraient de construction
américaine.

Un bâtiment de commerce, un vaisseau de guerre, n'eût point hésité
à amariner cette coque, qui renfermait sans doute une cargaison de
prix. On sait que dans ces cas de sauvetage, les ordonnances
maritimes attribuent aux sauveteurs le tiers de la valeur. Mais le
_Great Eastern_, chargé d'un service régulier, ne pouvait prendre
cette épave à sa remorque pendant des milliers de milles. Revenir
sur ses pas pour la conduire au port le plus voisin était
également impossible. Il fallut donc l'abandonner, au grand regret
des matelots, et bientôt ce débris ne fut plus qu'un point de
l'espace qui disparut à l'horizon. Le groupe des passagers se
dispersa. Les uns regagnèrent leurs salons, les autres leurs
cabines, et la trompette du lunch ne parvint même pas à réveiller
tous ces endormis, abattus par le mal de mer.

Vers midi, le capitaine Anderson fit installer les deux misaines-
goélettes et la misaine d'artimon. Le navire, mieux appuyé, roula
moins. Les matelots essayèrent aussi d'établir la brigantine
enroulée sur son gui, d'après un nouveau système. Mais le système
était «trop nouveau», sans doute, car on ne put l'utiliser, et
cette brigantine ne servit pas de tout le voyage.




X


Malgré les mouvements désordonnés du navire, la vie du bord
s'organisait. Avec l'Anglo-Saxon, rien de plus simple. Ce
paquebot, c'est son quartier, sa rue, sa maison qui se déplacent,
et il est chez lui. Le Français au contraire a toujours l'air de
voyager, quand il voyage.

Lorsque le temps le permettait, la foule affluait sur les
boulevards. Tous ces promeneurs, qui tenaient leur perpendiculaire
malgré les inclinaisons du roulis, avaient l'air d'hommes ivres,
chez lesquels l'ivresse eût provoqué au même moment les mêmes
allures. Quand les passagères ne montaient pas sur le pont, elles
restaient soit dans leur salon particulier, soit dans le grand
salon. On entendait alors les tapageuses harmonies qui
s'échappaient des pianos. Il faut dire que ces instruments, «très
houleux», comme la mer, n'eussent pas permis au talent d'un Liszt
de s'exercer purement. Les basses manquaient quand ils se
portaient sur bâbord, et les hautes, quand ils penchaient sur
tribord. De là des trous dans l'harmonie ou des vides dans la
mélodie, dont ces oreilles saxonnes ne se préoccupaient guère.
Entre tous ces virtuoses, je remarquai une grande femme osseuse
qui devait être bien bonne musicienne! En effet, pour faciliter la
lecture de son morceau, elle avait marqué toutes les notes d'un
numéro et toutes les touches du piano d'un numéro correspondant.
La note était-elle cotée vingt-sept, elle frappait la touche
vingt-sept. Était-ce la note cinquante-trois, elle attaquait la
note cinquante-trois. Et cela, sans se soucier du bruit qui se
faisait autour d'elle, ni des autres pianos résonnant dans les
salons voisins, ni des maussades enfants qui venaient à coups de
poing écraser des accords sur ces octaves inoccupées!

Pendant ce concert, les assistants prenaient au hasard les livres
épars çà et là sur les tables. Un d'eux y rencontrait-il un
passage intéressant, il le lisait à voix haute, et ses auditeurs,
écoutant avec complaisance, le saluaient d'un murmure flatteur.
Quelques journaux traînaient sur les canapés, de ces journaux
anglais ou américains qui ont toujours l'air vieux, bien qu'ils ne
soient jamais coupés. C'est une opération incommode que de
déployer ces immenses feuillets qui couvriraient une superficie de
plusieurs mètres carrés. Mais la mode étant de ne pas couper, on
ne coupe pas. Un jour, j'eus la patience de lire le _New York
Herald_ dans ces conditions, et de le lire jusqu'au bout. Mais que
l'on juge si je fus payé de ma peine en relevant cet entrefilet
sous la rubrique «personal»: «M. X... prie la jolie Miss Z...,
qu'il a rencontrée hier dans l'omnibus de la 25e rue, de venir le
trouver demain dans la chambre 17 de l'hôtel Saint-Nicolas. Il
désirerait causer mariage avec elle.» Qu'a fait la jolie Miss
Z...? Je ne veux même pas le savoir.

Je passai tout cet après-dîner dans le grand salon, observant et
causant. La conversation ne pouvait manquer d'être intéressante,
car mon ami Dean Pitferge était venu s'asseoir auprès de moi.

«Êtes-vous remis de votre chute? lui demandai-je.

-- Parfaitement, me répondit-il. Mais cela ne marche pas.

-- Qu'est-ce qui ne marche pas? Vous?

-- Non, notre steamship. Les chaudières de l'hélice fonctionnent
mal. Nous ne pouvons obtenir assez de pression.

-- Vous êtes donc très désireux d'arriver à New York?

-- Nullement! Je parle en mécanicien, voilà tout. Je me trouve
fort bien ici, et je regretterai sincèrement de quitter cette
collection d'originaux que le hasard a réunis... pour mon plaisir.

-- Des originaux! m'écriai-je, en regardant les passagers qui
affluaient dans le salon. Mais tous ces gens-là se ressemblent!

-- Bah! fit le docteur, on voit que vous ne les connaissez guère.
L'espèce est la même, j'en conviens, mais dans cette espèce que de
variétés! Considérez, là-bas, ce groupe d'hommes sans gêne, les
jambes étendues sur les divans, le chapeau vissé sur la tête. Ce
sont des Yankees, de purs Yankees des petits États du Maine, du
Vermont ou du Connecticut, des produits de la Nouvelle-Angleterre,
hommes d'intelligence et d'action, un peu trop influencés par les
révérends, mais qui ont le tort de ne pas mettre leur main devant
leur bouche quand ils éternuent. Ah! cher monsieur, ce sont là de
vrais Saxons, des natures âpres au gain et habiles donc! Enfermez
deux Yankees dans une chambre, au bout d'une heure, chacun d'eux
aura gagné dix dollars à l'autre!

-- Je ne vous demanderai pas comment, répondis-je en riant au
docteur. Mais parmi eux je vois un petit homme, le nez au vent,
une vraie girouette. Il est vêtu d'une longue redingote et d'un
pantalon noir un peu court. Quel est ce monsieur?

-- C'est un ministre protestant, un homme _considerable_ du
Massachusetts. Il va rejoindre sa femme, une ex-institutrice très
avantageusement compromise dans un procès célèbre.

-- Et cet autre, grand et lugubre, qui paraît absorbé dans ses
calculs?

-- Cet homme calcule, en effet, dit le docteur. Il calcule
toujours et toujours.

-- Des problèmes?

-- Non, sa fortune. C'est un homme _considerable_. À toute heure
il sait à un centime près ce qu'il possède. Il est riche. Un
quartier de New York est bâti sur ses terrains. Il y a un quart
d'heure, il avait un million six cent vingt-cinq mille trois cent
soixante-sept dollars et demi; mais maintenant, il n'a plus qu'un
million six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollars
et quart.

-- Pourquoi cette différence dans sa fortune?

-- Parce qu'il vient de fumer un cigare de trente sols.» Le
docteur Dean Pitferge avait des reparties si inattendues que je le
poussai encore. Il m'amusait. Je lui désignai un autre groupe casé
dans une autre partie du salon. «Ceux-là, me dit-il, ce sont les
gens du Far West. Le plus grand, qui ressemble à un maître clerc,
c'est un homme _considerable_, le gouverneur de la Banque de
Chicago. Il a toujours sous le bras un album représentant les
principales vues de sa ville bien-aimée. Il en est fier, et avec
raison: une ville fondée en 1836 dans un désert, et qui compte
aujourd'hui quatre cent mille âmes, y compris la sienne! Près de
lui, vous voyez un couple californien. La jeune femme est délicate
et charmante. Le mari, fort décrassé, est un ancien garçon de
charrue qui, un beau jour, a labouré des pépites. Ce personnage...

-- Est un homme _considerable_, dis-je.

-- Sans doute, répondit le docteur, car son actif se chiffre par
millions.

-- Et ce grand individu, qui remue toujours la tête du haut en
bas, comme un nègre d'horloge?

-- Ce personnage, répondit le docteur, c'est le célèbre Cokburn de
Rochester, le statisticien universel, qui a tout pesé, tout
mesuré, tout dosé, tout compté. Interrogez ce maniaque inoffensif.
Il vous dira ce qu'un homme de cinquante ans a mangé de pain dans
sa vie, le nombre de mètres cubes d'air qu'il a respirés. Il vous
dira combien de volumes _in-quarto_ rempliraient les paroles d'un
avocat de Temple Bar, et combien de milles fait journellement un
facteur, rien qu'en portant des lettres d'amour. Il vous dira le
chiffre des veuves qui passent en une heure sur le pont de
Londres, et quelle serait la hauteur d'une pyramide bâtie avec les
sandwiches consommés en un an par les citoyens de l'Union. Il vous
dira...»

Le docteur, lancé à toute vitesse, eût longtemps continué sur ce
ton, mais d'autres passagers défilaient devant nos yeux et
provoquaient de nouvelles remarques de l'intarissable docteur. Que
de types divers dans cette foule de passagers! Pas un flâneur
pourtant, car on ne se déplace pas d'un continent à l'autre sans
un motif sérieux. La plupart allaient sans doute chercher fortune
sur cette terre américaine, oubliant qu'à vingt ans un Yankee a
fait sa position, et qu'à vingt-cinq il est déjà trop vieux pour
entrer en lutte.

Parmi ces aventuriers, ces inventeurs, ces coureurs de chance,
Dean Pitferge m'en montra quelques-uns qui ne laissaient pas
d'être intéressants. Celui-ci, un savant chimiste, un rival du
docteur Liebig, prétendait avoir trouvé le moyen de condenser tous
les éléments nutritifs d'un boeuf dans une tablette de viande
grande comme une pièce de cinq francs, et il allait battre monnaie
sur les ruminants des Pampas. Celui-là, inventeur du moteur
portatif -- un cheval-vapeur dans un boîtier de montre --, courait
exploiter son brevet dans la Nouvelle-Angleterre. Cet autre, un
Français de la rue Chapon, emportait trente mille bébés de carton
qui disaient «papa» avec un accent américain très réussi, et il ne
doutait pas que sa fortune ne fût faite.

Et, sans compter ces originaux, que d'autres encore dont on ne
pouvait soupçonner les secrets! Peut-être, parmi eux, quelque
caissier fuyait-il sa caisse vide, et quelque «détective», se
faisant son ami, n'attendait-il que l'arrivée du _Great Eastern_ à
New York pour lui mettre la main au collet? Peut-être aussi eût-on
reconnu dans cette foule quelques-uns de ces lanceurs d'affaires
interlopes qui trouvent toujours des actionnaires crédules, même
quand ces affaires s'appellent _Compagnie océanienne pour
l'éclairage au gaz de la Polynésie_, ou _Société générale des
charbons incombustibles_.

Mais, en ce moment, mon attention fut distraite par l'entrée d'un
jeune ménage qui semblait être sous l'impression d'un précoce
ennui.

«Ce sont des Péruviens, mon cher monsieur, me dit le docteur, un
couple marié depuis un an, qui a promené sa lune de miel sur tous
les horizons du monde. Ils ont quitté Lima le soir des noces. Ils
se sont adorés au Japon, aimés en Australie, supportés en France,
disputés en Angleterre, et ils se sépareront sans doute en
Amérique!

-- Et, dis-je, quel est cet homme de grande taille et de figure un
peu hautaine qui entre en ce moment? À sa moustache noire, je le
prendrais pour un officier.

-- C'est un mormon, me répondit le docteur, un elder, Mr Hatch, un
des grands prédicateurs de la Cité des Saints. Quel beau type
d'homme! Voyez cet oeil fier, cette physionomie digne, cette tenue
si différente de celle du Yankee. Mr Hatch revient de l'Allemagne
et de l'Angleterre, où il a prêché le mormonisme avec succès, car
cette secte compte, en Europe, un grand nombre d'adhérents,
auxquels elle permet de se conformer aux lois de leur pays.

-- En effet, dis-je, je pense bien qu'en Europe la polygamie leur
est interdite.

-- Sans doute, mon cher monsieur, mais ne croyez pas que la
polygamie soit obligatoire pour les mormons. Brigham Young possède
un harem, parce que cela lui convient; mais tous ses adeptes ne
l'imitent pas sur les bords du Lac Salé.

-- Vraiment! Et Mr Hatch?

-- Mr Hatch n'a qu'une femme, et il trouve que c'est assez.
D'ailleurs, il se propose de nous expliquer son système dans une
conférence qu'il fera un soir ou l'autre.

-- Le salon sera plein, dis-je.

-- Oui, répondit Pitferge, si le jeu ne lui enlève pas trop
d'auditeurs. Vous savez que l'on joue dans le roufle de l'avant.
Il y a là un Anglais de figure mauvaise et désagréable, qui me
paraît mener ce monde de joueurs. C'est un méchant homme dont la
réputation est détestable. L'avez-vous remarqué?»

Quelques détails ajoutés par le docteur me firent reconnaître
l'individu qui, le matin même, s'était signalé par ses paris
insensés à propos de l'épave. Mon diagnostic ne m'avait pas
trompé. Dean Pitferge m'apprit qu'il se nommait Harry Drake.
C'était le fils d'un négociant de Calcutta, un joueur, un
débauché, un duelliste, à peu près ruiné, et qui allait
probablement en Amérique tenter une vie d'aventures.

«Ces gens-là, ajouta le docteur, trouvent toujours des flatteurs
qui les prônent, et celui-ci a déjà son cercle de gredins dont il
forme le point central. Parmi eux, j'ai remarqué un petit homme
court, figure ronde, nez busqué, grosses lèvres, lunettes d'or,
qui doit être un juif allemand mâtiné de bordelais. Il se dit
docteur, en route pour Québec, mais je vous le donne pour un
farceur de bas étage et un admirateur du Drake.»

En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement d'un sujet à
un autre, me poussa le coude. Je regardai la porte du salon. Un
jeune homme de vingt-deux ans et une jeune fille de dix-sept ans
entraient en se donnant le bras.

«Deux nouveaux mariés? demandai-je.

-- Non, me répondit le docteur d'un ton à demi attendri, deux
vieux fiancés qui n'attendent que leur arrivée à New York pour se
marier. Ils viennent de faire leur tour d'Europe -- avec
l'autorisation de la famille, s'entend --, et ils savent
maintenant qu'ils sont faits l'un pour l'autre. Braves jeunes
gens! c'est plaisir de les regarder! Je les vois souvent penchés
sur l'écoutille de la machine, et là, ils comptent les tours de
roues, qui ne marchent pas assez vite à leur gré! Ah! monsieur, si
nos chaudières étaient chauffées à blanc comme ces deux jeunes
coeurs, voilà qui ferait monter la pression!»




XI


Ce jour-là, à midi et demi, à la porte du grand salon, un timonier
afficha la note suivante:

_Lat. 51° 15' N. Long. 18° 13' W. Dist.: Fastnet, 323 miles._

Ce qui signifiait qu'à midi nous étions à 323 milles du feu de
Fastnet, le dernier qui nous fût apparu sur la côte d'Irlande, et
par 51° 15' de latitude nord et 18° 13' de longitude à l'ouest du
méridien de Greenwich. C'était son point que le capitaine faisait
ainsi connaître et que chaque jour les passagers lurent à la même
place. Ainsi, en consultant cette note et en reportant ces
relèvements sur une carte, on pouvait suivre la route du _Great
Eastern_. Jusqu'ici, ce steamship n'avait fait que 323 milles en
trente-six heures. C'était insuffisant, et un paquebot qui se
respecte ne doit pas franchir en vingt-quatre heures moins de 300
milles.

Après avoir quitté le docteur, je passai le reste de la journée
avec Fabian. Nous nous étions réfugiés à l'arrière, ce que
Pitferge appelait «aller se promener dans les champs». Là, isolés
et appuyés sur le couronnement, nous regardions cette mer immense.
De pénétrantes senteurs, distillées dans l'embrun des lames,
s'élevaient jusqu'à nous. Les petits arcs-en-ciel, produits par
les rayons réfractés, se jouaient à travers l'écume. L'hélice
bouillonnait à quarante pieds sous nos yeux, et, quand elle
émergeait, ses branches battaient les flots avec plus de furie, en
faisant étinceler son cuivre. La mer semblait être une vaste
agglomération d'émeraudes liquéfiées. Le cotonneux sillage s'en
allait à perte de vue, confondant dans une même voie lactée les
bouillonnements de l'hélice et des aubes. Cette blancheur, sur
laquelle couraient des dessins plus accentués, m'apparaissait
comme une immense voilette au point d'Angleterre jetée sur un fond
bleu. Lorsque les mauves, aux ailes blanches festonnées de noir,
volaient au-dessus, leur plumage chatoyait et s'éclairait de
reflets rapides.

Fabian regardait toute cette magie de flots sans parler. Que
voyait-il dans ce liquide miroir qui se prête aux plus étranges
caprices de l'imagination? Passait-il, à ses yeux, quelque
fugitive image qui lui jetait un adieu suprême? Apercevait-il
quelque ombre noyée dans ces remous? Il me parut encore plus
triste que d'habitude, et je n'osai pas lui demander la cause de
sa tristesse Après cette longue séparation qui nous avait éloignés
l'un de l'autre, c'était à lui de se confier à moi, à moi
d'attendre ses confidences. Il m'avait dit de sa vie passée ce
qu'il voulait que j'en apprisse, son existence de garnison dans
les Indes, ses chasses, ses aventures; mais sur les émotions qui
lui gonflaient le coeur, sur la cause des soupirs qui soulevaient
sa poitrine, il se taisait. Sans doute, Fabian n'était pas de ceux
qui cherchent à soulager leurs douleurs en les racontant, et il ne
devait qu'en souffrir davantage.

Nous restions donc ainsi penchés sur la mer, et, lorsque je me
retournais, j'apercevais les grandes roues émergeant tour à tour
sous l'action du roulis.

À un certain moment, Fabian me dit:

«Ce sillage est vraiment magnifique, on croirait que les
ondulations se plaisent à y tracer des lettres! Voyez! des _l_,
des _e_! Est-ce que je me trompe? Non! ce sont bien ces lettres!
Toujours les mêmes!»

L'imagination surexcitée de Fabian voyait dans ce remous ce
qu'elle voulait y voir. Mais ces lettres, que pouvaient-elles
signifier? Quel souvenir évoquaient-elles dans le coeur de Fabian?
Celui-ci avait repris sa contemplation silencieuse. Puis,
brusquement, il me dit:

«Venez! venez! cet abîme m'attire!

-- Qu'avez-vous, Fabian? lui demandai-je en lui prenant les deux
mains, qu'avez-vous, mon ami?

-- J'ai là, dit-il en pressant sa poitrine, j'ai un mal qui me
tuera!

-- Un mal? lui dis-je, un mal sans espoir de guérison?

-- Sans espoir.»

Et sur ce mot Fabian descendit au salon et rentra dans sa cabine.




XII


Le lendemain samedi, 30 mars, le temps était beau. Brise faible,
mer calme. Les feux, activement poussés, avaient fait monter la
pression. L'hélice donnait trente-six tours à la minute. La
vitesse du _Great Eastern_ dépassait alors douze noeuds.

Le vent avait halé le sud. Le second fit établir les deux
misaines-goélettes et la misaine d'artimon. Le steamship, mieux
appuyé, n'éprouvait plus aucun roulis. Par ce beau ciel tout
ensoleillé, les roufles s'animèrent; les dames parurent en
toilettes fraîches; les unes se promenaient, les autres s'assirent
-- j'allais dire sur les pelouses à l'ombre des arbres --; les
enfants reprirent leurs jeux interrompus depuis deux jours, et de
fringants attelages de bébés circulèrent au grand galop. Avec
quelques troupiers en uniforme, les mains dans les poches et le
nez au vent, on se serait cru sur une promenade française.

À midi moins un quart, le capitaine Anderson et deux officiers
montèrent sur les passerelles. Le temps étant très favorable aux
observations, ils venaient prendre la hauteur du soleil. Chacun
d'eux tenait à la main un sextant à lunette, et, de temps en
temps, ils visaient l'horizon du sud, vers lequel les miroirs
inclinés de leur instrument devaient ramener l'astre du jour.

«Midi», dit bientôt le capitaine.

Aussitôt, un timonier piqua l'heure à la cloche de la passerelle,
et toutes les montres du bord se réglèrent sur ce soleil dont le
passage au méridien venait d'être relevé.

Une demi-heure après, on affichait l'observation suivante:

_Lat. 51° 10' N._

_Long. 24° 13' W._

_Course: 227 miles. Distance: 550._

Nous avions donc fait deux cent vingt-sept milles depuis la
veille, à midi. Il était en ce moment une heure quarante-neuf
minutes à Greenwich, et le _Great Eastern_ se trouvait à cinq cent
cinquante milles de Fastnet.

Je ne vis pas Fabian de toute cette journée. Plusieurs fois,
inquiet de son absence, je m'approchai de sa cabine, et je
m'assurai qu'il ne l'avait pas quittée.

Cette foule qui encombrait le pont devait lui déplaire.
Évidemment, il fuyait ce tumulte et recherchait l'isolement. Mais
je rencontrai le capitaine Corsican, et, pendant une heure, nous
nous promenâmes sur les dunettes. Il fut souvent question de
Fabian. Je ne pus m'empêcher de raconter au capitaine ce qui
s'était passé la veille entre le capitaine Mac Elwin et moi.

«Oui, me répondit Corsican avec une émotion qu'il ne cherchait
point à déguiser, voilà deux ans, Fabian avait le droit de se
croire le plus heureux des hommes, et maintenant il en est le plus
malheureux!»

Archibald Corsican m'apprit, en quelques mots, que Fabian avait
connu à Bombay une jeune fille charmante, miss Hodges. Il
l'aimait, il en était aimé. Rien ne semblait s'opposer à ce qu'un
mariage unît miss Hodges et le capitaine Mac Elwin, quand la jeune
fille, du consentement de son père, fut recherchée par le fils
d'un négociant de Calcutta. C'était une affaire, oui, «une
affaire» arrêtée de longue date. Hodges, homme positif, dur, peu
accessible aux sentiments, se trouvait alors dans une situation
délicate vis-à-vis de son correspondant de Calcutta. Ce mariage
pouvait arranger bien des choses, et il sacrifia le bonheur de sa
fille aux intérêts de sa fortune. La pauvre enfant ne put
résister. On mit sa main dans la main d'un homme qu'elle n'aimait
pas, qu'elle ne pouvait pas aimer, et qui vraisemblablement ne
l'aimait pas lui-même. Pure affaire, mauvaise affaire et
déplorable action. Le mari emmena sa femme le lendemain du
mariage, et depuis lors Fabian, fou de douleur, malade à en
mourir, n'avait jamais revu celle qu'il aimait toujours. Ce récit
achevé, je compris qu'en effet le mal dont souffrait Fabian était
grave.

«Comment se nommait cette jeune fille? demandai-je au capitaine
Archibald.

-- Ellen Hodges», me répondit-il. Ellen! Ce nom m'expliquait les
lettres que Fabian avait cru voir hier dans le sillage du navire.

«Et comment s'appelle le mari de cette pauvre femme? dis-je au
capitaine.

-- Harry Drake.

-- Drake! m'écriai-je, mais cet homme est à bord!

-- Lui! Ici! répéta Corsican, m'arrêtant de la main et me
regardant en face.

-- Oui, répétai-je, à bord.

-- Fasse le ciel, dit gravement le capitaine, que Fabian et lui ne
se rencontrent pas! Heureusement, ils ne se connaissent ni l'un ni
l'autre, ou, du moins, Fabian ne connaît pas Harry Drake. Mais ce
nom prononcé devant lui suffirait à provoquer une explosion!»

Je racontai alors au capitaine Corsican ce que je savais sur le
compte de Harry Drake, c'est-à-dire ce que m'en avait appris le
docteur Dean Pitferge. Je lui dépeignis, tel qu'il était, cet
aventurier, insolent et tapageur, déjà ruiné par le jeu et les
débauches, et prêt à tout faire pour ressaisir la fortune. En ce
moment, Harry Drake passa près de nous. Je le montrai au
capitaine. Les yeux de Corsican s'animèrent soudain. Il eut un
geste de colère que j'arrêtai.

«Oui, me dit-il, c'est bien là une physionomie de coquin. Mais où
va-t-il?

-- En Amérique, dit-on, pour demander au hasard ce qu'il ne veut
pas demander au travail.

-- Pauvre Ellen! murmura le capitaine. Où est-elle en ce moment?

-- Peut-être ce misérable l'a-t-il abandonnée?

-- Pourquoi ne serait-elle pas à bord?» dit Corsican en me
regardant.

Cette idée traversa mon esprit pour la première fois, mais je la
repoussai. Non. Ellen n'était pas, ne pouvait pas être à bord.
Elle n'eût pas échappé au regard inquisiteur du docteur Pitferge.
Non! Elle n'accompagnait pas Drake pendant cette traversée!

«Puissiez-vous dire vrai, monsieur, me répondit le capitaine
Corsican, car la vue de cette pauvre victime, réduite à tant de
misère, porterait un coup terrible à Fabian. Je ne sais ce qui
arriverait. Fabian est homme à tuer Drake comme un chien. En tout
cas, puisque vous êtes l'ami de Fabian, comme je le suis moi-même,
je vous demanderai une preuve de cette amitié. Ne le perdons
jamais de vue, et, le cas échéant, que l'un de nous soit toujours
prêt à se jeter entre son rival et lui. Vous le comprenez, une
rencontre par les armes ne peut avoir lieu entre ces deux hommes.
Ici, hélas! ni même ailleurs, une femme ne peut épouser le
meurtrier de son mari, si indigne qu'ait été ce mari.»

Je compris le raisonnement du capitaine Corsican. Fabian ne
pouvait pas être son propre justicier. C'était prévoir de bien
loin les événements à venir! Et cependant, ce peut-être, ce
contingent des choses humaines, pourquoi n'en pas tenir compte?
Mais un pressentiment m'agitait. Serait-il possible que, dans
cette existence commune du bord, dans ce coudoiement de chaque
jour, la personnalité bruyante de Drake échappât à Fabian? Un
incident, un détail, un nom prononcé, un rien, ne les mettrait-il
pas fatalement l'un en présence de l'autre? Ah! que j'aurais voulu
hâter la marche de ce steamship qui les portait tous deux! Avant
de quitter le capitaine Corsican, je lui promis de veiller sur
notre ami et d'observer Drake, qu'il s'engagea de son côté à ne
pas perdre de vue. Puis, il me serra la main, et nous nous
séparâmes.

Vers le soir, le vent du sud-ouest condensa quelques brumes sur
l'océan. L'obscurité était grande. Les salons, brillamment
éclairés, contrastaient avec ces ténèbres profondes. On entendait
les valses et les romances retentir tour à tour. Des
applaudissements frénétiques les accueillaient invariablement, et
les hourras eux-mêmes ne manquèrent pas quand ce farceur de T...,
s'étant mis au piano, y «siffla» des chansons avec l'aplomb d'un
cabotin.




XIII


Le lendemain, 31 mars, était un dimanche. Comment se passerait ce
jour à bord? Serait-ce le dimanche anglais ou américain, qui ferme
les «taps» et les «bars» pendant l'heure des offices; qui retient
le couteau du boucher sur la tête de sa victime; qui arrête la
pelle du boulanger sur le seuil du four; qui suspend les affaires;
qui éteint le foyer des usines et condense la fumée des fabriques;
qui ferme les boutiques, ouvre les églises et enraye le mouvement
des trains sur les railroads, contrairement à ce qui se fait en
France? Oui, il en devait être ainsi, ou à peu près.

Et, d'abord, pour l'observance dominicale, bien que le temps fût
magnifique et le vent favorable, le capitaine ne fit point hisser
les voiles. On y aurait gagné quelques noeuds, mais c'eût été
«improper». Je m'estimai fort heureux que l'on permit aux roues et
à l'hélice d'opérer leurs révolutions quotidiennes. Et quand je
demandai la raison de cette tolérance à un farouche puritain du
bord:

«Monsieur, me répondit-il gravement, il faut respecter ce qui
vient directement de Dieu. Le vent est dans sa main, la vapeur est
dans la main des hommes!»

Je voulus bien me contenter de cette raison, et j'observai ce qui
se passait à bord.

Tout l'équipage était en grande tenue et vêtu avec une extrême
propreté. On ne m'eût pas étonné en me disant que les chauffeurs
travaillaient en habit noir. Les officiers et les ingénieurs
portaient leur plus bel uniforme à boutons d'or. Les souliers
reluisaient d'un éclat britannique et rivalisaient avec l'intense
irradiation des casquettes cirées. Tous ces braves gens semblaient
chaussés et coiffés d'étoiles. Le capitaine et son second
donnaient l'exemple, et gantés de frais, boutonnés militairement,
luisants et parfumés, ils se promenaient sur les passerelles en
attendant l'heure de l'office.

La mer était magnifique et resplendissait sous les premiers rayons
du printemps. Aucune voile en vue. Le _Great Eastern_ occupait
seul le centre mathématique de cet immense horizon. À dix heures,
la cloche du bord tinta lentement et à intervalles réguliers. Le
sonneur, un timonier en grande tenue, obtenait de cette cloche une
sorte de sonorité religieuse, et non plus ces éclats métalliques
dont elle accompagnait le sifflet des chaudières, quand le
steamship naviguait au milieu des brumes. On cherchait
involontairement du regard le clocher du village qui vous appelait
à la messe.

En ce moment, de nombreux groupes apparurent aux portes des capots
de l'avant et de l'arrière. Hommes, femmes, enfants s'étaient
soigneusement habillés pour la circonstance. Les boulevards furent
bientôt remplis. Les promeneurs échangeaient entre eux des saluts
discrets. Chacun tenait à la main son livre de prières, et tous
attendaient que les derniers tintements eussent annoncé le
commencement de l'office. En ce moment, je vis passer un monceau
de bibles, entassées sur le plateau qui servait ordinairement aux
sandwiches. Ces bibles furent distribuées sur les tables du
temple.

Le temple, c'était la grande salle à manger, formée par le roufle
de l'arrière, et qui, extérieurement, rappelait, par sa longueur
et sa régularité, l'hôtel du ministère des Finances, sur la rue de
Rivoli. J'entrai. Les fidèles «attablés» étaient déjà nombreux. Un
profond silence régnait dans l'assistance. Les officiers
occupaient le chevet du temple. Au milieu d'eux, le capitaine
Anderson trônait comme un pasteur. Mon ami Dean Pitferge s'était
placé près de moi. Ses petits yeux ardents couraient sur toute
cette assemblée. Il était là, j'ose le croire, plutôt en curieux
qu'en fidèle.

À dix heures et demie, le capitaine se leva et commença l'office.
Il lut en anglais un chapitre de l'Ancien Testament, le dixième de
l'Exode. Après chaque verset, les assistants murmuraient le verset
suivant. On entendait distinctement le soprano aigu des enfants et
le mezzo-soprano des femmes se détachant sur le baryton des
hommes. Ce dialogue biblique dura une demi-heure environ. Cette
cérémonie, très simple et très digne à la fois, s'accomplissait
avec une gravité toute puritaine, et le capitaine Anderson, le
«maître après Dieu», faisant les fonctions de ministre à bord, au
milieu de cet immense océan, et parlant à cette foule suspendue
sur un abîme, avait droit au respect même des plus indifférents.
Si l'office s'était borné à cette lecture, c'eût été bien; mais au
capitaine succéda un orateur, qui ne pouvait manquer d'apporter la
passion et la violence là où devaient régner la tolérance et le
recueillement.

C'était le révérend dont il a été question, ce petit homme
remuant, cet intrigant Yankee, un de ces ministres dont
l'influence est si grande dans les États de la Nouvelle-
Angleterre. Son sermon était tout préparé, et l'occasion étant
bonne, il voulait l'utiliser. L'aimable Yorick n'en eût-il pas
fait autant? Je regardai le docteur Pitferge. Le docteur Pitferge
ne sourcilla pas, et sembla disposé à essuyer le feu du
prédicateur.

Celui-ci boutonna gravement sa redingote noire, posa son chapeau
de soie sur la table, tira son mouchoir avec lequel il toucha
légèrement ses lèvres, et enveloppant l'assemblée d'un regard
circulaire:

«Au commencement, dit-il, Dieu créa l'Amérique en six jours et se
reposa le septième.»

Là-dessus, moi, je gagnai la porte.




XIV


Pendant le lunch, Dean Pitferge m'apprit que le révérend avait
admirablement développé son texte. Les monitors, les béliers de
guerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous ces
engins avaient manoeuvré dans son discours. Lui-même, il s'était
fait grand de toute la grandeur de l'Amérique. S'il plaît à
l'Amérique d'être prônée ainsi, je n'ai rien à dire.

En rentrant au grand salon, je lus la note suivante:

_Lat. 50° 8' N._

_Long. 30° 44' W._

_Course: 255 miles._

Toujours le même résultat. Nous n'avions encore fait que onze
cents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparent
Fastnet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute la
journée, officiers, matelots, passagers et passagères continuèrent
de se reposer «comme le Seigneur après la création de l'Amérique».
Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecs ne
quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon de
jeu demeura désert. J'eus l'occasion, ce jour-là, de présenter le
docteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa
beaucoup le capitaine en lui racontant la chronique secrète du
_Great Eastern_. Il tint à lui prouver que c'était un navire
condamné, ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La
légende du «mécanicien soudé» plut beaucoup à Corsican, qui, en sa
qualité d'Écossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne
put, cependant, retenir un sourire d'incrédulité.

«Je vois, répondit le docteur Pitferge, que le capitaine ne croit
pas beaucoup à mes légendes?

-- Beaucoup!... c'est beaucoup dire! répliqua Corsican.

-- Me croirez-vous davantage, capitaine, demanda le docteur d'un
ton plus sérieux, si je vous atteste que ce navire est hanté
pendant la nuit?

-- Hanté! s'écria le capitaine. Comment! Voici les revenants qui
s'en mêlent? Et vous y croyez.

-- Je crois, répondit Pitferge, je crois ce que racontent des
personnes dignes de foi. Or, je tiens des officiers de quart et de
quelques matelots, unanimes sur ce point, que pendant les nuits
profondes, une ombre, une forme vague, se promène sur le navire.
Comment y vient-elle? On ne sait. Comment disparaît-elle? On ne le
sait pas davantage.

-- Par saint Dunstan! s'écria le capitaine Corsican, nous la
guetterons ensemble.

-- Cette nuit? demanda le docteur.

-- Cette nuit, si vous voulez. Et vous, monsieur, ajouta le
capitaine, en se retournant vers moi, nous tiendrez-vous
compagnie?

-- Non, dis-je, je ne veux point troubler l'incognito de ce
fantôme. D'ailleurs, j'aime mieux penser que notre docteur
plaisante.

-- Je ne plaisante point, répondit l'entêté Pitferge.

-- Voyons, docteur, dis-je. Est-ce que vous croyez sérieusement
aux morts qui reviennent sur le pont des navires?

-- Je crois bien aux morts qui ressuscitent, répondit le docteur,
et cela est d'autant plus étonnant que je suis médecin.

-- Médecin! fit le capitaine Corsican, en se reculant comme si ce
mot l'eût inquiété.

-- Rassurez-vous, capitaine, répondit le docteur, souriant d'un
air aimable, je n'exerce pas en voyage!»




XV


Le lendemain, premier jour d'avril, l'océan avait un aspect
printanier. Il verdissait comme une prairie sous les premiers
rayons du soleil. Ce lever d'avril sur l'Atlantique fut superbe.
Les lames se déroulaient voluptueusement, et quelques marsouins
bondissaient comme des clowns dans le laiteux sillage du navire.

Lorsque je rencontrai le capitaine Corsican, il m'apprit que le
revenant annoncé par le docteur n'avait point jugé à propos
d'apparaître. La nuit, sans doute, n'avait pas été assez sombre
pour lui. L'idée me vint alors que c'était une mystification de
Pitferge, autorisée par ce premier jour d'avril, car en Amérique
et en Angleterre comme en France, cette coutume est fort suivie.
Mystificateurs et mystifiés ne manquèrent pas. Les uns riaient,
les autres se fâchaient. Je crois même que quelques coups de poing
furent échangés, mais, entre Saxons, ces coups de poing ne
finissent jamais par des coups d'épée. On sait, en effet, qu'en
Angleterre le duel entraîne des peines très sévères. Officiers et
soldats n'ont pas même la permission de se battre, sous quelque
prétexte que ce soit. Le meurtrier est condamné aux peines
afflictives et infamantes les plus graves, et je me rappelle que
le docteur me cita le nom d'un officier qui est au bagne depuis
dix ans pour avoir blessé mortellement son adversaire dans une
rencontre très loyale, cependant. On comprend donc qu'en présence
de cette loi excessive, le duel ait complètement disparu des
moeurs britanniques.

Par ce beau soleil, l'observation de midi fut très bonne. Elle
donna en latitude 48° 47', en longitude 36° 48', et comme parcours
deux cent cinquante milles seulement. Le moins rapide des
transatlantiques aurait eu le droit de nous offrir une remorque.
Cela contrariait fort le capitaine Anderson. L'ingénieur
attribuait le manque de pression à l'insuffisante ventilation des
nouveaux foyers. Moi, je pensais que ce défaut de marche provenait
surtout des roues dont le diamètre avait été imprudemment diminué.

Cependant, ce jour-là, vers deux heures, une amélioration se
produisit dans la vitesse du steamship. Ce fut l'attitude des deux
jeunes fiancés qui me révéla ce changement. Appuyés près des
bastingages de tribord, ils murmuraient quelques joyeuses paroles
et battaient des mains. Ils regardaient en souriant les tuyaux
d'échappement qui s'élevaient le long des cheminées du _Great
Eastern_, et dont l'orifice se couronnait d'une légère vapeur
blanche. La pression avait monté dans les chaudières de l'hélice,
et le puissant agent forçait ses soupapes qu'un poids de vingt et
une livres par pouce carré ne pouvait plus maintenir. Ce n'était
encore qu'une faible expiration, une vague haleine, un souffle,
mais nos jeunes gens la buvaient du regard. Non! Denis Papin ne
fut pas plus heureux quand il vit la vapeur soulever à demi le
couvercle de sa célèbre marmite!

«Elles fument! Elles fument! s'écria la jeune miss, tandis qu'une
légère vapeur s'échappait aussi de ses lèvres entrouvertes.

-- Allons voir la machine!» répondit le jeune homme en pressant
sous son bras le bras de sa fiancée.

Dean Pitferge m'avait rejoint. Nous suivîmes l'amoureux couple
jusque sur le grand roufle.

«Que c'est beau! la jeunesse, me répétait-il.

-- Oui, disais-je, la jeunesse à deux!» Bientôt, nous aussi nous
étions penchés sur l'écoutille de la machine à hélice. Là, au fond
de ce vaste puits, à soixante pieds sous nos yeux, nous
apercevions les quatre longs pistons horizontaux qui se
précipitaient l'un vers l'autre, en s'humectant à chaque mouvement
d'une goutte d'huile lubrifiante. Cependant, le jeune homme avait
tiré sa montre, et la jeune fille, penchée sur son épaule, suivait
la trotteuse qui mesurait les secondes. Tandis qu'elle la
regardait, son fiancé comptait les tours d'hélice. «Une minute!
dit-elle.

-- Trente-sept tours! répondit le jeune homme.

-- Trente-sept tours et demi, fit observer le docteur, qui avait
contrôlé l'opération.

-- Et demi! s'écria la jeune miss. Vous l'entendez, Edward! Merci,
monsieur», ajouta-t-elle en adressant au digne Pitferge son plus
aimable sourire.




XVI


En rentrant dans le grand salon, je vis ce programme affiché à la
porte:

THIS NIGHT

FIRST PART

_Ocean Time_                                     _Mr Mac Alpine_
_Song: _Beautiful isle of the sea     Mr Ewing
_Reading                                            _Mr Affleet
_Piano solo: _Chant du berger.      Mrs Alloway
Scotch song                                     _Doctor T_

Intermission of ten minutes

PART SECOND

Piano solo                                        _Mr Paul V_
Burlesque: _Lady of Lyon             Doctor T_
Entertainment                               _Sir James Anderson_
_Song: Happy moment                 Mr Norville
Song: You remember                   Mr Ewing_

FINALE

_God save the Queen_

C'était, on le voit, un concert complet, avec première partie,
entracte, seconde partie et finale. Cependant, paraît-il, quelque
chose manquait à ce programme, car j'entendis murmurer derrière
moi:

«Bon! Pas de Mendelssohn!»

Je me retournai. C'était un simple steward qui protestait ainsi
contre l'omission de sa musique favorite.

Je remontai sur le pont, et je me mis à la recherche de Mac Elwin.
Corsican venait de m'apprendre que Fabian avait quitté sa cabine,
et je voulais, sans l'importuner toutefois, le tirer de son
isolement. Je le rencontrai sur l'avant du steamship. Nous
causâmes pendant quelque temps, mais il ne fit aucune allusion à
sa vie passée. À de certains moments, il restait muet et pensif,
absorbé en lui-même, ne m'entendant plus, et pressant sa poitrine
comme pour y comprimer un spasme douloureux. Pendant que nous nous
promenions ensemble, Harry Drake nous croisa à plusieurs reprises.
Toujours le même homme, bruyant et gesticulant, gênant comme
serait un moulin en mouvement dans une salle de danse! Me trompai-
je? Je ne saurais le dire, car mon esprit était prévenu, mais il
me sembla que Harry Drake observait Fabian avec une certaine
insistance. Fabian dut s'en apercevoir, car il me dit:

«Quel est cet homme?

-- Je ne sais, répondis-je.

-- Il me déplaît!» ajouta Fabian. Mettez deux navires en pleine
mer, sans vent, sans courant, et ils finiront par s'accoster:
Jetez deux planètes immobiles dans l'espace, et elles tomberont
l'une sur l'autre. Placez deux ennemis au milieu d'une foule, et
ils se rencontreront inévitablement. C'est fatal. Une question de
temps, voilà tout.

Le soir arrivé, le concert eut lieu selon le programme. Le grand
salon, rempli d'auditeurs, était brillamment éclairé.

À travers les écoutilles entrouvertes passaient les larges figures
basanées et les grosses mains noires des matelots. On eût dit des
masques engagés dans les volutes du plafond. L'entrebâillement des
portes fourmillait de stewards. La plupart des spectateurs, hommes
et femmes, étaient assis, en abord, sur les divans latéraux, et,
au milieu, sur les fauteuils, les pliants et les chaises. Tous
faisaient face au piano fortement boulonné entre les deux portes
qui s'ouvraient sur le salon des dames. De temps en temps, un
mouvement de roulis agitait l'assistance; les chaises et les
pliants glissaient; une sorte de houle donnait une même ondulation
à toutes ces têtes; on se cramponnait les uns aux autres,
silencieusement, sans plaisanter. Mais, en somme, pas de chute à
craindre, grâce au tassement.

On débuta par l'_Ocean Time_. L'_Ocean Time_ était un journal
quotidien, politique, commercial et littéraire, que certains
passagers avaient fondé pour les besoins du bord. Américains et
Anglais prisent fort ce genre de passe-temps. Ils rédigent leur
feuille pendant la journée. Disons que si les rédacteurs ne sont
pas difficiles sur la qualité des articles, les lecteurs ne le
sont pas davantage. On se contente de peu, et même de «pas assez».

Ce numéro du 1er avril contenait un premier _Great Eastern_ assez
pâteux sur la politique générale, des faits divers qui n'auraient
pas déridé un Français, des cours de bourse peu drôles, des
télégrammes fort naïfs, et quelques pâles nouvelles à la main.
Après tout, ces sortes de plaisanteries ne charment guère que ceux
qui les font. L'honorable Mac Alpine, un Américain dogmatique, lut
avec conviction ces élucubrations peu plaisantes, au grand
applaudissement des spectateurs, et il termina sa lecture par les
nouvelles suivantes:

-- On annonce que le président Johnson a abdiqué en faveur du
général Grant.

-- On donne comme certain que le pape Pie IX a désigné le prince
impérial pour son successeur.

-- On dit que Fernand Cortez vient d'attaquer en contrefaçon
l'empereur Napoléon III pour sa conquête du Mexique.

Quand l'_Ocean Time_ eut été suffisamment applaudi, l'honorable Mr
Ewing, un ténor fort joli garçon, soupira la _Belle île de la mer_,
avec toute la rudesse d'un gosier anglais.

Le «reading», la lecture, me parut avoir un attrait contestable.
Ce fut tout simplement un digne Texien qui lut deux ou trois pages
d'un livre dont il avait commencé la lecture à voix basse, et
qu'il continua à voix haute. Il fut très applaudi.

Le _Chant du berger_ pour piano solo, par Mrs Alloway, une
Anglaise qui jouait «en blond mineur», eût dit Théophile Gautier,
et une farce écossaise du docteur T... terminèrent la première
partie du programme.

Après dix minutes d'un entracte pendant lequel aucun auditeur ne
consentit à quitter sa place, la seconde partie du concert
commença. Le Français Paul V... fit entendre deux charmantes
valses, inédites, qui furent applaudies bruyamment. Le docteur du
bord, un jeune homme brun, fort suffisant, récita une scène
burlesque, sorte de parodie de la _Dame de Lyon_, drame très à la
mode en Angleterre.

Au «burlesque» succéda «l'entertainment». Que préparait sous ce
nom sir James Anderson? Était-ce une conférence ou un sermon? Ni
l'un, ni l'autre. Sir James Anderson se leva, toujours souriant,
tira un jeu de cartes de sa poche, retroussa ses manchettes
blanches et fit des tours dont sa grâce rachetait la naïveté.
Hourras et applaudissements.

Après le _Happy moment_ de Mr Norville et le _You remember_ de Mr
Ewing, le programme annonçait le _God save the Queen_. Mais,
quelques Américains prièrent Paul V..., en sa qualité de Français,
de leur jouer le chant national de la France. Aussitôt, mon docile
compatriote de commencer l'inévitable _Partant pour la Syrie_.
Réclamations énergiques d'un groupe de nordistes qui voulaient
entendre _la Marseillaise_. Et, sans se faire prier, l'obéissant
pianiste, avec une condescendance qui dénotait plus de facilité
musicale que de convictions politiques, attaqua vigoureusement le
chant de Rouget de Lisle. Ce fut le grand succès du concert. Puis,
l'assemblée, debout, entonna lentement ce cantique national qui
«prie Dieu de conserver la reine».

En somme, cette soirée valait ce que valent les soirées
d'amateurs, c'est-à-dire qu'elle eut surtout du succès pour les
auteurs et leurs amis. Fabian ne s'y montra pas.




XVII


Pendant la nuit du lundi au mardi, la mer fut très houleuse. Les
cloisons recommencèrent leurs gémissements et les colis reprirent
leur course à travers les salons. Lorsque je montai sur le pont,
vers sept heures du matin, la pluie tombait. Le vent vint à
fraîchir. L'officier de quart fit serrer les voiles. Le steamship,
n'étant plus appuyé, roula prodigieusement. Pendant cette journée
du 2 avril, le pont resta désert. Les salons eux-mêmes étaient
abandonnés. Les passagers s'étaient réfugiés dans les cabines, et
les deux tiers des convives manquèrent au lunch et au dîner. Le
whist fut impossible, car les tables fuyaient sous la main des
joueurs. Les échecs étaient impraticables. Quelques intrépides,
étendus sur les canapés, lisaient ou dormaient. Autant valait
braver la pluie sur le pont. Là, les matelots vêtus de suroîts et
de casaques cirées se promenaient philosophiquement. Le second,
juché sur la passerelle, bien enveloppé de son caoutchouc, faisait
le quart. Sous cette averse, au milieu de ces rafales, ses petits
yeux brillaient de plaisir. Il aimait cela, cet homme, et le
steamship roulait à son gré!

Les eaux du ciel et de la mer se confondaient dans la brume à
quelques encablures du navire. L'atmosphère était grise. Quelques
oiseaux passaient en criant à travers cet humide brouillard. À dix
heures, par tribord devant, on signala un trois-mâts barque qui
courait vent arrière; mais sa nationalité ne put être reconnue.

Vers onze heures, le vent mollit et tourna de deux quarts. La
brise hala le nord-ouest. La pluie cessa presque subitement.
L'azur du ciel se montra à travers quelques trouées de nuages. Le
soleil apparut dans une éclaircie et permit de faire une
observation plus ou moins parfaite. La notice porta les chiffres
suivants:

_Lat. 46° 29' N. Long. 42° 25' W. Distance: 256 miles._

Ainsi donc, bien que la pression eût monté dans les chaudières, la
vitesse du navire ne s'était pas accrue. Mais il fallait en
accuser le vent d'ouest, qui, prenant le steamship debout, devait
considérablement retarder sa marche.

À deux heures, le brouillard s'épaissit de nouveau. La brise
retombait et fraîchissait à la fois. L'opacité des brumes était si
intense que les officiers postés sur les passerelles ne voyaient
plus les hommes à l'avant du navire. Ces vapeurs accumulées sur
les flots constituent le plus grand danger de la navigation; elles
causent des abordages impossibles à éviter, et l'abordage en mer
est plus à craindre encore que l'incendie.

Aussi, au milieu des brumes, officiers et matelots veillaient avec
le plus grand soin, surveillance qui ne fut pas inutile, car,
subitement, vers trois heures, un trois-mâts apparut à moins de
deux cents mètres du _Great Eastern_, ses voiles, masquées par une
saute de vent, ne gouvernant plus. Le _Great Eastern_ évolua à
temps et l'évita, grâce à la promptitude avec laquelle les hommes
de quart l'avaient signalé au timonier. Ces signaux, fort bien
réglés, se faisaient au moyen d'une cloche disposée sur la dunette
de l'avant. Un coup signifiait: navire devant. Deux coups: navire
par tribord. Trois coups: navire par bâbord. Et aussitôt l'homme
de barre gouvernait de manière à éviter l'abordage.

Le vent fraîchit jusqu'au soir. Cependant le roulis diminua, parce
que la mer, déjà couverte au large par les hauts-fonds de Terre-
Neuve, ne pouvait se faire. Aussi, un nouvel «entertainment» de
sir James Anderson fut-il annoncé pour ce jour-là. À l'heure dite,
les salons se remplirent. Mais cette fois il ne s'agissait plus de
tours de cartes. James Anderson raconta l'histoire de ce câble
transatlantique qu'il avait posé lui-même. Il montra des épreuves
photographiques représentant les divers engins inventés pour
l'immersion. Il fit circuler le modèle des épissures qui servirent
au rajustement des morceaux de câble. Enfin, il mérita très
justement les trois hourras qui accueillirent sa conférence, et
dont une grande part revint au promoteur de cette entreprise,
l'honorable Cyrus Field, présent à cette soirée.




XVIII


Le lendemain, 3 avril, dès les premières heures du jour, l'horizon
offrait cette teinte particulière que les Anglais appellent
«blink». C'était une réverbération blanchâtre qui annonçait des
glaces peu éloignées. En effet, le _Great Eastern_ naviguait alors
dans ces parages où flottent les premiers icebergs, détachés de la
banquise, qui sortent du détroit de Davis. Une surveillance
spéciale fut organisée pour éviter les rudes attouchements de ces
énormes blocs.

Il ventait alors une très forte brise de l'ouest. Des lambeaux de
nuages, véritables haillons de vapeurs, balayaient la surface de
la mer. À travers leurs trous, on distinguait l'azur du ciel. Un
sourd clapotis sortait des vagues échevelées par le vent, et les
gouttes d'eau pulvérisées s'en allaient en écume.

Ni Fabian, ni le capitaine Corsican, ni le docteur Pitferge
n'étaient encore montés sur le pont. Je me dirigeai vers l'avant
du navire. Là, le rapprochement des parois formait un angle
confortable, une sorte de retraite, dans laquelle un ermite se fût
volontiers retiré du monde. Je m'accotai dans ce coin, assis sur
une claire-voie, mes pieds reposant sur une énorme poulie. Le
vent, prenant le navire debout et butant contre l'étrave, passait
par-dessus ma tête sans l'effleurer. La place était bonne pour y
rêver. De là, mes regards embrassaient toute l'immensité du
navire. Je pouvais suivre ses longues lignes légèrement torturées
qui se relevaient vers l'arrière. Au premier plan, un gabier,
accroché dans les haubans de misaine, se tenait d'une main et
travaillait de l'autre avec une adresse remarquable. Au-dessous,
sur le roufle, se promenait le matelot de quart, allant et venant,
les jambes écartées, et jetant un regard clair à travers ses
paupières éraillées par les embruns. En arrière, sur les
passerelles, j'entrevoyais un officier qui, le dos rond, la tête
encapuchonnée, résistait aux assauts du vent. De la mer je ne
distinguais rien, si ce n'est une petite ligne d'horizon bleuâtre,
tracée en arrière des tambours. Emporté par ses puissantes
machines, le steamship, tranchant les flots de son étrave aiguë,
frissonnait comme les flancs d'une chaudière dont les feux sont
activement poussés. Quelques tourbillons de vapeur, arrachés par
cette brise qui les condensait avec une extrême rapidité, se
tordaient à l'extrémité des tuyaux d'échappement. Mais le colossal
navire, debout au vent et porté sur trois lames, ressentait à
peine les agitations de cette mer, sur laquelle, moins indifférent
aux ondulations, un transatlantique eût été secoué par les coups
de tangage.

À midi et demi, le point affiché ne donna en latitude que 44° 53'
nord; et en longitude 47° 6' ouest. Deux cent vingt-sept milles
seulement depuis vingt-quatre heures! Les jeunes fiancés devaient
maudire ces roues qui ne tournaient pas, cette hélice dont les
mouvements languissaient, et cette insuffisante vapeur qui
n'agissait pas au gré de leurs désirs!

Vers trois heures, le ciel, nettoyé par le vent, resplendit. Les
lignes de l'horizon, formées d'un trait net, semblèrent s'élargir
autour de ce point central que le _Great Eastern_ occupait. La
brise mollit, mais la mer se souleva longtemps en larges lames,
étrangement vertes et festonnées d'écume. Si peu de vent ne
comportait pas tant de houle. Ces ondulations étaient
disproportionnées. On peut dire que l'Atlantique boudait encore.

À trois heures trente-cinq minutes, un trois-mâts fut signalé sur
bâbord. Il envoya son numéro. C'était un Américain, _l'Illinois_,
faisant route pour l'Angleterre.

En ce moment, le lieutenant H... m'apprit que nous passions sur la
queue du banc de Newfoundland, nom que les Anglais donnent aux
hauts-fonds de Terre-Neuve. Ce sont les riches parages où se fait
la pêche de ces morues, dont trois suffiraient à alimenter
l'Angleterre et l'Amérique, si tous leurs oeufs éclosaient.

La journée se passa sans incident. Le pont fut fréquenté par ses
promeneurs accoutumés. Jusqu'ici, aucun hasard n'avait mis en
présence Fabian et Harry Drake, que le capitaine Archibald et moi
nous ne perdions pas de vue. Le soir réunit au grand salon ses
dociles habitués. Toujours mêmes exercices, lectures et chants,
provoquant les mêmes bravos prodigués par les mêmes mains aux
mêmes virtuoses, que je finissais par trouver moins médiocres. Une
discussion assez vive éclata, par extraordinaire, entre un
nordiste et un Texien. Celui-ci demandait «un empereur» pour les
États du Sud. Fort heureusement, cette discussion politique, qui
menaçait de dégénérer en querelle, fut interrompue par l'arrivée
d'une dépêche imaginaire adressée à _l'Ocean Time_ et conçue en
ces termes: «Le capitaine Semmes, ministre de la Guerre, a fait
payer par le Sud les ravages de _l'Alabama_!»




XIX


En quittant le salon vivement éclairé, je remontai sur le pont
avec le capitaine Corsican. La nuit était profonde. Pas une
constellation au firmament. Autour du navire, une ombre
impénétrable. Les fenêtres des roufles brillaient comme des
gueules de fours. À peine voyait-on les hommes de quart qui
arpentaient pesamment les dunettes. Mais on respirait le grand
air, et le capitaine humait ses fraîches molécules à pleins
poumons.

«J'étouffais dans ce salon, me dit-il. Ici, au moins, je nage en
pleine atmosphère! Voilà une absorption vivifiante. Il me faut mes
cent mètres cubes d'air par vingt-quatre heures ou je suis à demi
asphyxié.

-- Respirez, capitaine, respirez à votre aise, lui répondis-je. Il
y a de l'air ici pour tout le monde, et la brise ne vous chicane
pas votre contingent. C'est une bonne chose que l'oxygène, et il
faut bien avouer que nos Parisiens ou nos Londoniens ne le
connaissent que de réputation.

-- Oui! répliqua le capitaine, ils lui préfèrent l'acide
carbonique. Chacun son goût. Pour mon compte, je le déteste, même
dans le vin de Champagne!»

Tout en causant, nous longions le boulevard de tribord, abrités du
vent par la haute paroi des roufles. De gros tourbillons de fumée,
constellés d'étincelles, s'échappaient des cheminées noires. Le
ronflement des machines accompagnait le sifflement de la brise
dans les haubans de fer qui résonnaient comme les cordes d'une
harpe. À ce brouhaha se mêlait de quart d'heure en quart d'heure
le cri des matelots de bordée: «_All's well! All's well!_» Tout va
bien! Tout va bien!

En effet, aucune précaution n'avait été négligée pour assurer la
sécurité du navire au milieu de ces parages fréquentés par les
glaces. Le capitaine faisait puiser un seau d'eau, chaque demi-
heure, afin d'en reconnaître la température, et si cette
température fût tombée à un degré inférieur, il n'eût pas hésité à
changer sa route. Il savait, en effet, que, quinze jours avant, le
_Pereire_ s'était vu bloqué par les icebergs sous cette latitude,
danger qu'il fallait éviter. Du reste, son ordre de nuit
prescrivit une surveillance rigoureuse. Lui-même ne se coucha pas.
Deux officiers restèrent à ses côtés sur la passerelle, l'un aux
signaux des roues, l'autre aux signaux de l'hélice. De plus, un
lieutenant et deux hommes firent le quart sur la dunette de
l'avant, tandis qu'un quartier-maître et un matelot se tenaient à
l'étrave du steamship. Les passagers pouvaient être tranquilles.

Après avoir observé ces dispositions, le capitaine Corsican et moi
nous revînmes vers l'arrière. L'idée nous prit de passer encore
quelque temps sur le grand roufle, avant de regagner nos cabines,
comme feraient de paisibles citadins sur la grande place de leur
ville.

L'endroit nous parut désert. Bientôt, cependant, nos yeux étant
faits à cette obscurité, nous aperçûmes un homme accoudé sur le
garde-fou, dans une complète immobilité. Corsican, après l'avoir
regardé attentivement, me dit:

«C'est Fabian!»

C'était Fabian, en effet. Nous le reconnûmes; mais perdu dans une
muette contemplation, il ne nous vit pas. Ses regards semblaient
fixés sur un angle du roufle, et je les voyais briller dans
l'ombre. Que regardait-il ainsi? Comment pouvait-il percer cette
obscurité profonde? Je pensais que mieux valait le laisser à ses
réflexions. Mais le capitaine Corsican s'approchant:

«Fabian?» dit-il.

Fabian ne répondit pas. Il n'avait pas entendu. Corsican l'appela
de nouveau. Fabian tressaillit, tourna la tête un instant et
prononça ce seul mot:

-- Chut! Puis, de la main, il désigna une ombre qui se mouvait
lentement à l'extrémité du roufle. C'était cette forme à peine
visible que regardait Fabian. Puis, souriant tristement:

«La dame noire!» murmura-t-il.

Un tressaillement m'agita. Le capitaine Corsican m'avait pris le
bras et je sentis qu'il tressaillait aussi. La même pensée nous
avait frappés tous deux. Cette ombre, c'était l'apparition
annoncée par le docteur Pitferge.

Fabian était retombé dans sa rêveuse contemplation. Moi, la
poitrine oppressée, l'oeil trouble, je regardais cette forme
humaine, à peine estompée dans l'ombre, qui bientôt se profila
plus nettement à nos regards. Elle s'avançait, hésitait, allait,
s'arrêtait, reprenait sa marche, semblant plutôt glisser que
marcher. Une âme errante! À dix pas de nous, elle demeura
immobile. Je pus distinguer alors la forme d'une femme élancée,
drapée étroitement dans une sorte de burnous brun, le visage
couvert d'un voile épais.

«Une folle! une folle! n'est-ce pas?» murmura Fabian.

Et c'était une folle, en effet. Mais Fabian ne nous interrogeait
pas. Il se parlait à lui-même.

Cependant, cette pauvre créature s'approcha plus près encore. Je
crus voir ses yeux briller à travers son voile, quand ils se
fixèrent sur Fabian. Elle vint jusqu'à lui. Fabian se redressa,
électrisé. La femme voilée lui mit la main sur le coeur comme pour
en compter les battements... Puis, s'échappant, elle disparut par
l'arrière du roufle.

Fabian retomba, presque agenouillé, les mains tendues.

«Elle!» murmura-t-il.

Puis, secouant la tête:

«Quelle hallucination!» ajouta-t-il.

Le capitaine Corsican lui prit alors la main:

-- Viens, Fabian, viens, dit-il, et il entraîna son malheureux
ami.




XX


Corsican et moi, nous ne pouvions plus douter. C'était Ellen, la
fiancée de Fabian, la femme de Harry Drake. La fatalité les avait
réunis tous trois sur le même navire. Fabian ne l'avait pas
reconnue, bien qu'il se fût écrié: «Elle! elle!» Et comment
aurait-il pu la reconnaître? Mais il ne s'était pas trompé en
disant: «Une folle!» Ellen était folle, et sans doute, la douleur,
le désespoir, son amour tué dans son coeur, le contact de l'homme
indigne qui l'avait arrachée à Fabian, la ruine, la misère, la
honte avaient brisé son âme! Voilà ce dont je parlais le lendemain
matin avec Corsican. Nous n'avions d'ailleurs aucun doute sur
l'identité de cette jeune femme. C'était Ellen que Harry Drake
entraînait avec lui vers ce continent américain, et qu'il
associait encore à sa vie d'aventures. Le regard du capitaine
s'allumait d'un feu sombre en songeant à ce misérable. Moi, je
sentais mon coeur bondir. Que pouvions-nous contre lui, le mari,
le maître? Rien. Mais le point le plus important, c'était
d'empêcher une nouvelle rencontre entre Fabian et Ellen, car
Fabian finirait par reconnaître sa fiancée, ce qui amènerait la
catastrophe que nous voulions éviter. Toutefois, on pouvait
espérer que ces deux pauvres êtres ne se reverraient pas. La
malheureuse Ellen ne paraissait jamais pendant le jour, ni dans
les salons ni sur le pont du navire. La nuit seulement, trompant
son geôlier, sans doute, elle venait se baigner dans cet air
humide et demander à la brise un apaisement passager! Dans quatre
jours, au plus tard, le _Great Eastern_ aurait atteint les passes
de New York. Nous pouvions donc croire que le hasard ne déjouerait
pas notre surveillance, et que Fabian ne serait pas instruit de la
présence d'Ellen pendant cette traversée de l'Atlantique! Mais
nous comptions sans les événements.

La direction du steamship avait été un peu modifiée pendant la
nuit. Trois fois, le navire, trouvant l'eau à vingt-sept degrés
Fahrenheit, c'est-à-dire de trois à quatre degrés centigrades au-
dessous de zéro, était descendu vers le sud. On ne pouvait mettre
en doute la présence de glaces très rapprochées. En effet, ce
matin-là, le ciel présentait un éclat particulier; l'atmosphère
était blanche; tout le nord s'éclairait d'une intense
réverbération, évidemment produite par le pouvoir réfléchissant
des icebergs. Une brise piquante traversait l'air, et vers dix
heures une petite neige très fine vint subitement poudrer à blanc
le steamship. Puis un banc de brumes se leva, au milieu duquel
nous signalions notre présence par de nombreux coups de sifflets,
bruit assourdissant qui effaroucha des volées de mouettes posées
sur les vergues du navire.

À dix heures et demie, le brouillard s'étant levé, un steamer à
hélice parut à l'horizon sur tribord. L'extrémité blanche de sa
cheminée indiquait qu'il appartenait à la compagnie Inman faisant
le transport des émigrants de Liverpool sur New York. Ce bâtiment
nous envoya son numéro. C'était le _City of Limerik_, de quinze
cent trente tonneaux de jauge, et de deux cent cinquante-six
chevaux de force. Il avait quitté New York samedi et, par
conséquent, il se trouvait en retard.

Avant le lunch, quelques passagers organisèrent une poule qui ne
pouvait manquer de plaire à ces amateurs de jeux et de paris. Le
résultat de cette poule ne devait pas être connu avant quatre
jours. C'était ce qu'on appelle la «poule du pilote». Lorsqu'un
navire arrive sur les atterrages, personne n'ignore qu'un pilote
monte à son bord. On divise donc les vingt-quatre heures du jour
et de la nuit en quarante-huit demi-heures ou quatre-vingt-seize
quarts d'heure, suivant le nombre des passagers. Chaque joueur met
un enjeu d'un dollar, et le sort lui attribue l'une de ces demi-
heures ou l'un de ces quarts d'heure. Le gagnant des quarante-huit
ou quatre-vingt-seize dollars est celui pendant le quart d'heure
duquel le pilote met le pied sur le navire. On le voit, le jeu est
peu compliqué. Ce ne sont plus des courses de chevaux; ce sont des
courses de quarts d'heure.

Ce fut un Canadien, l'honorable Mac Alpine, qui prit la direction
de l'affaire. Il réunit facilement quatre-vingt-seize parieurs,
parmi lesquels quelques parieuses, et non les moins âpres au jeu.
Je suivis le courant et j'engageai mon dollar. Le sort me désigna
le soixante-quatrième quart d'heure. C'était un mauvais numéro
dont je n'avais aucune chance de me défaire avec profit. En effet,
ces divisions du temps sont comptées d'un midi au midi suivant. Il
y a donc des quarts d'heure de jour et des quarts d'heure de nuit.
Ces derniers n'ont aucune valeur aléatoire, car il est rare que
les navires s'aventurent sur les atterrages au milieu de
l'obscurité et, par conséquent, les chances de recevoir un pilote
à bord pendant la nuit sont très diminuées. Je me consolai
aisément.

En redescendant au salon, je vis qu'une lecture avait été affichée
pour le soir. Le missionnaire de l'Utah annonçait une conférence
sur le mormonisme. Bonne occasion de s'initier aux mystères de la
Cité des Saints. D'ailleurs, cet elder, Mr Hatch, devait être un
orateur, et un orateur convaincu. L'exécution ne pouvait donc
manquer d'être digne de l'oeuvre. Les passagers accueillirent
favorablement l'annonce de cette conférence.

Le point affiché avait donné les chiffres suivants:

_Lat. 42° 32' N._

_Long. 51° 59' W._

_Course: 254 miles._

Vers trois heures de l'après-midi, les timoniers signalèrent
l'approche d'un grand steamer à quatre mâts. Ce navire modifia
légèrement sa route afin de se rapprocher du _Great Eastern_, dans
l'intention de lui donner son numéro. De son côté, le capitaine
laissa porter un peu, et bientôt le steamer lui envoya son nom.
C'était _l'Atlanta_, un de ces grands bâtiments qui font le
service de Londres à New York en touchant à Brest. Il nous salua
au passage, et nous lui rendîmes son salut. Peu de temps après,
comme il courait à contre-bord, il avait disparu.

En ce moment, Dean Pitferge m'apprit, non sans déplaisir, que la
conférence de Mr Hatch était interdite. Les puritaines du bord
n'avaient pas permis à leurs maris de s'initier aux mystères du
mormonisme!




XXI


À quatre heures, le ciel qui avait été voilé jusqu'alors, se
dégagea. La mer s'était apaisée. Le navire ne roulait plus. On
aurait pu se croire en terre ferme. Cette immobilité du _Great
Eastern_ donna aux passagers l'idée d'organiser des courses. Le
turf d'Epsom n'eût pas offert une piste meilleure, et quant aux
chevaux, à défaut de _Gladiator_ ou de _la Touque_, ils devaient
être remplacés par des Écossais pur sang qui les valaient bien. La
nouvelle ne tarda pas à se répandre. Aussitôt les sportsmen
d'accourir, les spectateurs de quitter les salons et les cabines.
Un Anglais, l'honorable Mac Karthy, fut nommé commissaire, et les
coureurs se présentèrent sans retard. C'étaient une demi-douzaine
de matelots, sortes de centaures, à la fois chevaux et jockeys,
tout prêts à disputer le grand prix du _Great Eastern_.

Les deux boulevards formaient le champ de course. Les coureurs
devaient faire trois fois le tour du navire, et franchir ainsi un
parcours de treize cents mètres environ. C'était suffisant.
Bientôt, les tribunes, je veux dire les dunettes, furent envahies
par la foule des curieux, armés de lorgnettes, et dont quelques-
uns avaient arboré «le voile vert», pour se protéger sans doute
contre la poussière de l'Atlantique. Les équipages manquaient,
j'en conviens, mais non la place pour les ranger en files. Les
dames, en grande toilette, se pressaient principalement sur les
roufles de l'arrière. Le coup d'oeil était charmant.

Fabian, le capitaine Corsican, le docteur Dean Pitferge et moi,
nous nous étions postés sur la dunette de l'avant. C'était là ce
qu'on pouvait appeler l'enceinte du pesage. Là s'étaient réunis
les véritables gentlemen-riders. Devant nous se dressait le poteau
de départ et d'arrivée. Les paris ne tardèrent pas à s'engager
avec un entrain britannique. Des sommes considérables furent
risquées, rien que sur la mine des coureurs, dont les hauts faits,
cependant, n'étaient pas encore inscrits au «stud-book». Je ne vis
pas sans inquiétude Harry Drake se mêler de ces préparatifs avec
son aplomb accoutumé, discutant, disputant, tranchant d'un ton qui
n'admettait pas de réplique. Très heureusement, Fabian, bien qu'il
eût engagé quelques livres dans la course, me parut assez
indifférent à tout ce tapage. Il se tenait à l'écart, le front
toujours soucieux, la pensée toujours au loin.

Parmi les coureurs qui se présentèrent, deux avaient plus
particulièrement attiré l'attention publique. L'un, un Écossais de
Dundee, nommé Wilmore, petit homme maigre, dératé, désossé, la
poitrine large, l'oeil ardent, passait pour être un des favoris.
L'autre, grand diable bien découplé, un Irlandais du nom
d'O'Kelly, long comme un cheval de course, balançait aux yeux des
connaisseurs les chances de Wilmore. On le demandait à un contre
trois, et pour mon compte, partageant l'engouement général,
j'allais risquer sur lui quelques dollars, quand le docteur me
dit:

«Prenez le petit, croyez-moi. Le grand est disqualifié.

-- Que voulez-vous dire?

-- Je veux dire, répondit sérieusement le docteur, que ce n'est
pas un pur-sang. Il peut avoir une certaine vitesse initiale, mais
il n'a pas de fond. Le petit, au contraire, l'Écossais, a de la
race. Voyez, son corps maintenu bien droit sur ses jambes, et son
poitrail bien ouvert, sans raideur. C'est un sujet qui a dû
s'entraîner plus d'une fois dans la course sur place, c'est-à-dire
en sautant d'un pied sur l'autre de manière à produire au moins
deux cents mouvements par minute. Pariez pour lui, vous dis-je,
vous n'aurez pas à le regretter.»

Je suivis le conseil de mon savant docteur, et je pariai pour
Wilmore. Quant aux quatre autres coureurs, ils n'étaient même pas
en discussion.

Les places furent tirées. Le sort favorisa l'Irlandais, qui eut la
corde. Les six coureurs se placèrent en ligne sur la limite du
poteau. Pas de faux départ à craindre, ce qui simplifiait le
mandat du commissaire.

Le signal fut donné. Un hourra accueillit le départ. Les
connaisseurs reconnurent immédiatement que Wilmore et O'Kelly
étaient des coureurs de profession. Sans se préoccuper de leurs
rivaux qui les devançaient en s'essoufflant, ils allaient, le
corps un peu penché, la tête bien droite, l'avant-bras collé au
sternum, les poignets légèrement portés en avant et accompagnant
chaque mouvement du pied opposé par un mouvement alternatif. Ils
étaient pieds nus. Leur talon, ne touchant jamais le sol, leur
laissait l'élasticité nécessaire pour conserver la force acquise.
En un mot, tous les mouvements de leur personne se rapportaient et
se complétaient.

Au second tour, O'Kelly et Wilmore, toujours sur la même ligne,
avaient distancé leurs adversaires époumonés. Ils démontraient
avec évidence la vérité de cet axiome que me répétait le docteur:

«Ce n'est pas avec les jambes que l'on court, c'est avec la
poitrine! Du jarret, c'est bien, mais des poumons, c'est mieux!»

À l'avant-dernier tournant, les cris des spectateurs saluèrent de
nouveau leurs favoris. Les excitations, les hourras, les bravos
éclataient de toutes parts.

«Le petit gagnera, me dit Pitferge. Voyez, il ne souffle pas. Son
rival est haletant.»

En effet, Wilmore avait la figure calme et pâle. O'Kelly fumait
comme un feu de paille mouillée. Il était «au fouet», pour
employer une expression de l'argot des sportsmen. Mais tous deux
se maintenaient en ligne. Enfin, ils dépassèrent le grand roufle;
ils dépassèrent l'écoutille de la machine; ils dépassèrent le
poteau d'arrivée...

«Hourra! Hourra! pour Wilmore! crièrent les uns.

-- Hourra pour O'Kelly, répondaient les autres.

-- Wilmore a gagné.

-- Non, ils sont "ensemble"«. La vérité est que Wilmore avait
gagné, mais d'une demi-tête à peine. C'est ce que décida
l'honorable Mac Karthy. Cependant la discussion se prolongea et
l'on en vint aux grosses paroles. Les partisans de l'Irlandais, et
particulièrement Harry Drake, soutenaient qu'il y avait un
«deadhead», que c'était une course morte, qu'il y avait lieu de la
recommencer. Mais, à ce moment, entraîné par un mouvement
involontaire, Fabian, s'étant approché de Harry Drake, lui dit
froidement:

«Vous avez tort, monsieur. Le vainqueur est le matelot écossais!»

Drake s'avança vivement sur Fabian.

«Vous dites? lui demanda-t-il d'un ton menaçant.

-- Je dis que vous avez tort, répondit tranquillement Fabian.

-- Sans doute, riposta Drake, parce que vous avez parié pour
Wilmore?

-- J'ai parié comme vous pour O'Kelly, répondit Fabian. J'ai perdu
et je paye.

-- Monsieur, s'écria Drake, prétendez-vous m'apprendre?...»

Mais il n'acheva pas sa phrase. Le capitaine Corsican s'était
interposé entre Fabian et lui avec l'intention avouée de prendre
la querelle pour son compte. Il traita Drake avec une dureté et un
mépris très significatifs. Mais, évidemment, Drake ne voulait pas
avoir affaire à lui. Aussi, lorsque Corsican eut achevé, Drake se
croisant les bras et s'adressant à Fabian:

«Monsieur, dit-il avec un mauvais sourire, monsieur a donc besoin
de ses amis pour le défendre?»

Fabian pâlit. Il se précipita sur Harry Drake. Mais je le retins.
D'autre part, des compagnons de ce coquin l'entraînèrent, non sans
qu'il eût jeté sur son adversaire un haineux regard.

Le capitaine Corsican et moi, nous descendîmes avec Fabian, qui se
contenta de dire d'une voix calme: «À la première occasion, je
souffletterai ce grossier personnage.»




XXII


Pendant la nuit du vendredi au samedi, le _Great Eastern_ traversa
le courant du Gulf Stream, dont les eaux, plus foncées et plus
chaudes, tranchaient sur les couches ambiantes. La surface de ce
courant pressé entre les flots de l'Atlantique est même légèrement
convexe. C'est donc un fleuve véritable qui coule entre deux rives
liquides, et l'un des plus considérables du globe, car il réduit
au rang de ruisseau l'Amazone ou le Mississippi. L'eau puisée
pendant la nuit était remontée de vingt-sept degrés Fahrenheit à
cinquante et un degrés, ce qui donne en centigrades douze degrés.

Cette journée du 5 avril débuta par un magnifique lever de soleil.
Les longues lames de fond resplendissaient. Une chaude brise du
sud-ouest passait dans le gréement. C'étaient les premiers beaux
jours. Ce soleil, qui eût reverdi les campagnes du continent, fit
éclore ici de fraîches toilettes. La végétation retarde
quelquefois, la mode jamais. Bientôt les boulevards comptèrent de
nombreux groupes de promeneurs. Tels les Champs-Élysées, un
dimanche, par un beau soleil de mai.

Pendant cette matinée, je ne vis pas le capitaine Corsican.
Désirant avoir des nouvelles de Fabian, je me rendis à la cabine
que celui-ci occupait en abord du grand salon. Je frappai à la
porte de cette cabine, mais je n'obtins pas de réponse. Je poussai
la porte. Fabian n'y était pas.

Je remontai alors sur le pont. Parmi les passants je ne remarquai
ni mes amis ni mon docteur. Il me vint alors à la pensée de
chercher en quel endroit du steamship était confinée la
malheureuse Ellen. Quelle cabine occupait-elle? Où Harry Drake
l'avait-il reléguée? À quelles mains était confiée cette
infortunée que son mari abandonnait pendant des jours entiers?
Sans doute aux soins intéressés de quelque femme de chambre du
bord, à quelque indifférente garde-malade? Je voulus savoir ce qui
en était, non par un vain motif de curiosité, mais dans l'intérêt
d'Ellen et de Fabian, ne fût-ce que pour prévenir une rencontre
toujours à craindre.

Je commençai ma recherche par les cabines du grand salon des dames
et je parcourus les couloirs des deux étages qui desservent cette
portion du navire. Cette inspection était assez facile, parce que
le nom des passagers, inscrit sur une pancarte, se lisait à la
porte de chaque cabine, ce qui simplifiait le service des
stewards. Je ne trouvai pas le nom de Harry Drake, ce qui me
surprit peu, car cet homme avait dû préférer la situation des
cabines disposées, à l'arrière du _Great Eastern_, sur des salons
moins fréquentés. Il n'existait, d'ailleurs, au point de vue du
confort, aucune différence entre les aménagements de l'avant et
ceux de l'arrière, car la _Société des Affréteurs_ n'avait admis
qu'une seule classe de passagers.

Je me dirigeai donc vers les salles à manger, et je suivis
attentivement les couloirs latéraux qui circulaient entre le
double rang des cabines. Toutes ces chambres étaient occupées,
toutes portaient le nom d'un passager, et le nom de Harry Drake
manquait encore. Cette fois, l'absence de ce nom m'étonna, car je
croyais avoir visité notre ville flottante tout entière, et je ne
connaissais pas d'autre «quartier» plus reculé que celui-ci.
J'interrogeai donc un steward qui m'apprit ce que j'ignorais,
c'est qu'une centaine de cabines existaient encore en arrière des
«dining rooms».

«Comment y descend-on? demandai-je.

-- Par un escalier qui aboutit au pont, sur le côté du grand
roufle.

-- Bien, mon ami. Et savez-vous quelle cabine occupe M. Harry
Drake?

-- Je l'ignore, monsieur», me répondit le steward. Je remontai
alors sur le pont, et, suivant le roufle, j'arrivai à la porte qui
fermait l'escalier indiqué. Cet escalier conduisait, non plus à de
vastes salons, mais à un simple carré demi-obscur, autour duquel
était disposée une double rangée de cabines. Harry Drake, voulant
isoler Ellen, n'avait pu choisir un endroit plus propice à son
dessein. La plupart de ces cabines étaient inoccupées. Je
parcourus le carré et les couloirs latéraux porte à porte.
Quelques noms étaient inscrits sur les pancartes, deux ou trois au
plus, mais non celui de Harry Drake. Cependant, j'avais fait une
minutieuse inspection de ce compartiment, et, fort désappointé,
j'allais me retirer, quand un murmure vague, presque
insaisissable, frappa mon oreille. Ce murmure se produisait au
fond du couloir de gauche. Je me dirigeai de ce côté. Les sons, à
peine perceptibles, s'accentuèrent davantage. Je reconnus une
sorte de chant plaintif, ou plutôt une mélopée traînante, dont les
paroles ne parvenaient pas jusqu'à moi.

J'écoutai. C'était une femme qui chantait ainsi; mais dans cette
voix inconsciente on sentait une douleur profonde. Cette voix
devait être celle de la pauvre folle. Mes pressentiments ne
pouvaient me tromper. Je m'approchai doucement de la cabine qui
portait le numéro 775. C'était la dernière de ce couloir obscur,
et elle devait être éclairée par un des hublots inférieurs évidés
dans la coque du _Great Eastern_. Sur la porte de cette cabine,
aucun nom. En effet, Harry Drake n'avait pas intérêt à faire
connaître l'endroit où il confinait Ellen.

La voix de l'infortunée arrivait alors distinctement jusqu'à moi.
Son chant n'était qu'une suite de phrases fréquemment
interrompues, quelque chose de suave et de triste à la fois. On
eût dit des stances étrangement coupées, telles que les réciterait
une personne endormie du sommeil magnétique.

Non! bien que je n'eusse aucun moyen de reconnaître son identité,
je ne doutais pas que ce fût Ellen qui chantât ainsi.

Pendant quelques minutes, j'écoutai, et j'allais me retirer, quand
j'entendis marcher dans le carré central... Était-ce Harry Drake?
Dans l'intérêt d'Ellen et de Fabian, je ne voulais pas être
surpris à cette place. Heureusement, le couloir, contournant la
double rangée de cabines, me permettait de remonter sur le pont
sans être aperçu. Cependant, je tenais à savoir quelle était la
personne dont j'entendais le pas. La demi-obscurité me protégeait,
et en me plaçant dans l'angle du couloir je pouvais voir sans être
vu. Cependant, le bruit avait cessé. Bizarre coïncidence, avec lui
s'était tu le chant d'Ellen. J'attendis. Bientôt le chant
recommença, et le plancher gémit de nouveau sous la pression d'un
pas lent. Je penchai la tête, et au fond du couloir, dans une
vague clarté qui filtrait à travers l'imposte des cabines, je
reconnus Fabian.

C'était mon malheureux ami! Quel instinct le conduisait en ce
lieu? Avait-il donc, et avant moi, découvert la retraite de la
jeune femme? Je ne savais que penser. Fabian s'avançait lentement,
longeant les cloisons, écoutant, suivant comme un fil cette voix
qui l'attirait, malgré lui peut-être, et sans qu'il en eût
conscience. Et pourtant il me semblait que le chant
s'affaiblissait à son approche, et que ce fil si ténu allait se
rompre... Fabian arriva près de la cabine et s'arrêta.

Comme son coeur devait battre à ces tristes accents? Comme tout
son être devait frémir! Il était impossible que dans cette voix il
ne retrouvât pas quelque ressouvenir du passé. Et cependant,
ignorant la présence de Harry Drake à bord, comment aurait-il même
soupçonné la présence d'Ellen? Non! C'était impossible, et il
n'était attiré que parce que ces accents maladifs répondaient,
sans qu'il s'en doutât, à l'immense douleur qu'il portait en lui.

Fabian écoutait toujours. Qu'allait-il faire? Appellerait-il la
folle? Et si Ellen apparaissait soudain? Tout était possible, et
tout était danger dans cette situation! Cependant, Fabian se
rapprocha encore de la porte de la cabine. Le chant, qui diminuait
peu à peu, mourut soudain; puis un cri déchirant se fit entendre.

Ellen, par une communication magnétique, avait-elle senti si près
d'elle celui qu'elle aimait? L'attitude de Fabian était
effrayante. Il était comme ramassé sur lui-même. Allait-il donc
briser cette porte? Je le crus et je me précipitai vers lui.

Il me reconnut. Je l'entraînai. Il se laissait faire. Puis, d'une
voix sourde:

«Savez-vous quelle est cette infortunée? me demanda-t-il.

-- Non, Fabian, non.

-- C'est la folle! dit-il. On dirait une voix de l'autre monde.
Mais cette folie n'est pas sans remède. Je sens qu'un peu de
dévouement, un peu d'amour guérirait cette pauvre femme?

-- Venez, Fabian, dis-je, venez!» Nous étions remontés sur le
pont. Fabian, sans ajouter une parole, me quitta presque aussitôt;
mais je ne le perdis pas de vue avant qu'il n'eût regagné sa
cabine.




XXIII


Quelques instants plus tard, je rencontrai le capitaine Corsican.
Je lui racontai la scène à laquelle je venais d'assister. Il
comprit, comme moi, que cette grave situation se compliquait.
Pourrions-nous en prévenir les dangers? Ah! que j'aurais voulu
hâter la marche de ce _Great Eastern_, et mettre un océan tout
entier entre Harry Drake et Fabian!

En nous quittant, le capitaine Corsican et moi, nous convînmes de
surveiller plus sévèrement que jamais les acteurs de ce drame,
dont le dénouement pouvait à chaque instant éclater malgré nous!

Ce jour-là, on attendait _l'Australasian_, paquebot de la
compagnie Cunard, jaugeant deux mille sept cent soixante tonneaux,
qui dessert la ligne de Liverpool à New York. Il avait dû quitter
l'Amérique le mercredi matin, et il ne pouvait tarder à paraître.
On le guettait au passage, mais il ne passa pas.

Vers onze heures, des passagers anglais organisèrent une
souscription en faveur des blessés du bord, dont quelques-uns
n'avaient pas encore pu quitter le poste des malades, entre autres
le maître d'équipage, menacé d'une claudication incurable. Cette
liste se couvrit de signatures, non sans avoir soulevé quelques
difficultés de détails qui amenèrent un échange de paroles
malsonnantes. À midi, le soleil permit d'obtenir une observation
très exacte:

_Long. 58° 37' O. Lat. 41° 42' 11" N. Course: 257 miles._

Nous avions la latitude à une seconde près. Les jeunes fiancés,
qui vinrent consulter la notice, firent une moue de déconvenue.
Décidément, ils avaient à se plaindre de la vapeur.

Avant le lunch, le capitaine Anderson voulut distraire ses
passagers des ennuis d'une traversée si longue. Il organisa donc
des exercices de gymnastique qu'il dirigea en personne. Une
cinquantaine de désoeuvrés, armés comme lui d'un bâton, imitèrent
tous ses mouvements avec une exactitude simiesque. Ces gymnastes
improvisés «travaillaient» méthodiquement, sans desserrer les
lèvres, comme des «riflemens» à la parade.

Un nouvel «entertainment» fut annoncé pour le soir. Je n'y
assistai point. Ces mêmes plaisanteries incessamment renouvelées
me fatiguaient. Un second journal, rival de l'_Ocean Time_, avait
été fondé. Ce soir-là, paraît-il, les deux feuilles fusionnèrent.

Pour moi, je passai sur le pont les premières heures de la nuit.
La mer se soulevait et annonçait du mauvais temps, bien que le
ciel fût encore admirable. Aussi le roulis commençait-il à
s'accentuer. Couché sur un des bancs du roufle, j'admirais ces
constellations qui s'écartelaient au firmament. Les étoiles
fourmillaient au zénith, et bien que l'oeil nu n'en puisse
apercevoir que cinq mille sur toute l'étendue de la sphère
céleste, ce soir-là il eût cru les compter par millions. Je voyais
traîner à l'horizon la queue de Pégase dans toute sa magnificence
zodiacale, comme la robe étoilée d'une reine de féerie. Les
Pléiades montaient vers les hauteurs du ciel, en même temps que
ces Gémeaux qui, malgré leur nom, ne se lèvent pas l'un après
l'autre, comme les héros de la fable. Le Taureau me regardait de
son gros oeil ardent. Au sommet de la voûte brillait Véga, notre
future étoile polaire, et non loin s'arrondissait cette rivière de
diamants qui forme la Couronne boréale. Toutes ces constellations
immobiles semblaient, cependant, se déplacer au roulis du navire,
et pendant son oscillation je voyais le grand mât décrire un arc
de cercle, nettement dessiné, depuis la Grande Ourse jusqu'à
Altaïr de l'Aigle, tandis que la lune, déjà basse, trempait à
l'horizon l'extrémité de son croissant.




XXIV


La nuit fut mauvaise. Le steamship, effroyablement battu par le
travers, roula sans désemparer. Les meubles se déplacèrent avec
fracas, et la faïencerie des toilettes recommença son vacarme. Le
vent avait évidemment beaucoup fraîchi. Le _Great Eastern_
naviguait d'ailleurs dans ces parages féconds en sinistres, où la
mer est toujours mauvaise.

À six heures du matin, je me traînai jusqu'à l'escalier du grand
roufle. Me cramponnant aux rampes, et profitant d'une oscillation
sur deux, je parvins à gravir les marches, et j'arrivai sur le
pont. De là, je me halai non sans peine jusqu'à la dunette de
l'avant. L'endroit était désert, si toutefois on peut qualifier
ainsi un endroit où se trouve le docteur Dean Pitferge. Ce digne
homme, solidement appuyé, courbait le dos au vent, et sa jambe
droite entourait un des montants du garde-fou. Il me fit signe de
le rejoindre -- signe de tête, cela va sans dire --, car il ne
pouvait disposer de ses bras qui le maintenaient contre les
violences de la tempête. Après quelques mouvements de reptation,
me tordant comme un annélide, j'arrivai sur le roufle, et là, je
m'arc-boutai à la façon du docteur.

«Allons! me cria-t-il, cela continue! Hein! Ce _Great Eastern_!
Juste au moment d'arriver, un cyclone, un vrai cyclone,
spécialement commandé pour lui!»

Le docteur ne prononçait que des phrases entrecoupées. Le vent lui
mangeait la moitié de ses paroles. Mais je l'avais compris. Le mot
cyclone porte sa définition avec lui.

On sait ce que sont ces tempêtes tournantes, nommées ouragans dans
l'océan Indien et dans l'Atlantique, tornades sur la côte
africaine, simouns dans le désert, typhons dans les mers de la
Chine, tempêtes dont la puissance formidable met en péril les plus
gros navires.

Or, le _Great Eastern_ était pris dans un cyclone. Comment ce
géant allait-il lui tenir tête?

«Il lui arrivera malheur, me répétait Dean Pitferge. Voyez comme
il met le nez dans la plume!»

Cette métaphore maritime s'appropriait excellemment à la situation
du steamship. Son étrave disparaissait sous les montagnes d'eau
qui l'attaquaient par bâbord devant. Au loin, plus de vue
possible. Tous les symptômes d'un ouragan! Vers sept heures, la
tempête se déclara. La mer devint monstrueuse. Ces petites
ondulations intermédiaires, qui marquent le dénivellement des
grandes lames, disparurent sous l'écrasement du vent. L'océan se
gonflait en longues vagues dont la cime déferlait avec un
échevellement indescriptible. Avec chaque minute, la hauteur des
lames s'accroissait, et le _Great Eastern_, les recevant par le
travers, roulait épouvantablement.

«Il n'y a que deux partis à prendre, me dit le docteur avec
l'aplomb d'un marin. Ou recevoir la lame debout; en capeyant sous
petite vapeur, ou prendre la fuite et ne pas s'obstiner contre
cette mer démontée! Mais le capitaine Anderson ne fera ni l'une ni
l'autre de ces deux manoeuvres.

-- Pourquoi? demandai-je.

-- Parce que!... répondit le docteur, parce qu'il faut qu'il
arrive quelque chose!»

En me retournant, j'aperçus le capitaine, le second et le premier
ingénieur, encapuchonnés dans leurs suroîts et cramponnés aux
garde-fous des passerelles. L'embrun des lames les enveloppait de
la tête aux pieds. Le capitaine souriait selon sa coutume. Le
second riait et montrait ses dents blanches en voyant son navire
rouler à faire croire que les mâts et les cheminées allaient venir
en bas!

Cependant, cette obstination, cet entêtement du capitaine à lutter
contre la mer m'étonnaient. À sept heures et demie, l'aspect de
l'Atlantique était effrayant. À l'avant, les lames couvraient le
navire en grand. Je regardais ce sublime spectacle, ce combat du
colosse contre les flots. Je comprenais jusqu'à un certain point
cette opiniâtreté du «maître après Dieu» qui ne voulait pas céder.
Mais j'oubliais que la puissance de la mer est infinie, et que
rien ne peut lui résister de ce qui est fait de la main de
l'homme! Et, en effet, si puissant qu'il fût, le géant devait
bientôt fuir devant la tempête.

Tout à coup, vers huit heures, un choc se produisit. C'était un
formidable paquet de mer qui venait de frapper le navire par
bâbord devant.

«Ça, me dit le docteur, ce n'est pas une gifle, c'est un coup de
poing sur la figure.»

En effet, le «coup de poing» nous avait meurtris. Des morceaux
d'épaves apparaissaient sur la crête des lames. Était-ce une
partie de notre chair qui s'en allait ainsi, ou les débris d'un
corps étranger? Sur un signe du capitaine, le _Great Eastern_
évolua d'un quart pour éviter ces fragments qui menaçaient de
s'engager dans ses aubes. En regardant avec plus d'attention, je
vis que le coup de mer venait d'emporter les pavois de bâbord,
qui, cependant, s'élevaient à cinquante pieds au-dessus de la
surface des flots. Les jambettes étaient brisées, les ferrures
arrachées; quelques débris de virures tremblaient encore dans leur
encastrement. Le _Great Eastern_ avait tressailli au choc, mais il
continuait sa route avec une imperturbable audace. Il fallait
enlever au plus tôt les débris qui encombraient l'avant, et pour
cela fuir devant la mer devenait indispensable. Mais le steamship
s'opiniâtra à tenir tête. Toute la fougue de son capitaine
l'animait. Il ne voulait pas céder. Il ne céderait pas. Un
officier et quelques hommes furent envoyés sur l'avant pour
déblayer le pont.

«Attention, me dit le docteur, le malheur n'est pas loin!»

Les marins s'avancèrent vers l'avant. Nous nous étions accotés au
second mât. Nous regardions à travers les embruns qui, nous
prenant d'écharpe, jetaient à chaque lame une averse sur le pont.
Soudain, un autre coup de mer, plus violent que le premier, passa
par la brèche ouverte dans les bastingages, arracha une énorme
plaque de fonte qui recouvrait la bitte de l'avant, démolit le
massif capot situé au-dessus du poste de l'équipage, et, battant
de plein fouet les parois de tribord, il les déchira, il les
emporta comme les morceaux d'une toile tendue au vent.

Les hommes avaient été renversés. L'un d'eux, un officier, à demi
noyé, secoua ses favoris roux et se releva. Puis, voyant un des
matelots étendu, sans connaissance, sur la patte d'une ancre, il
se précipita vers lui, le chargea sur ses épaules et l'emporta. En
ce moment, les gens de l'équipage s'échappaient à travers le capot
brisé. Il y avait trois pieds d'eau dans l'entrepont. De nouveaux
débris couvraient la mer, et entre autres quelques milliers de ces
poupées que mon compatriote de la rue Chapon comptait acclimater
en Amérique! Tous ces petits corps, arrachés de leur caisse par le
coup de mer, sautaient sur le dos des lames, et cette scène eût
certainement prêté à rire en de moins graves conjonctures.
Cependant, l'inondation nous gagnait. Des masses liquides se
précipitaient par les ouvertures, et l'envahissement de la mer fut
tel, que, suivant le rapport de l'ingénieur, le _Great Eastern_
embarqua alors plus de deux mille tonnes d'eau -- de quoi couler
par le fond une frégate de premier rang.

«Bon!» fit le docteur, dont le chapeau s'envola dans une rafale.

Se maintenir dans cette situation devenait impossible. Tenir tête
plus longtemps, c'eût été l'oeuvre d'un fou. Il fallait prendre
l'allure de fuite. Le steamship présentant l'étrave à la mer avec
son avant défoncé, c'était un homme qui s'entêterait à nager entre
deux eaux, la bouche ouverte.

Le capitaine Anderson le comprit enfin. Je le vis courir lui-même
à la petite roue de la passerelle, qui commandait les évolutions
du gouvernail. Aussitôt la vapeur se précipita dans les cylindres
de l'arrière; la barre fut mise au vent, et le colosse, évoluant
comme un canot, porta le cap au nord et s'enfuit devant la
tempête.

À ce moment, le capitaine, ordinairement si calme, si maître de
lui, s'écria avec colère:

«Mon navire est déshonoré!»




XXV


À peine le _Great Eastern_ eut-il viré de bord, à peine eut-il
présenté l'arrière à la lame, qu'il ne ressentit plus aucun
roulis. C'était l'immobilité absolue succédant à l'agitation. Le
déjeuner était servi. La plupart des passagers, rassurés par la
tranquillité du navire, descendirent aux «dining rooms» et purent
prendre leur repas sans ressentir ni une secousse ni un choc. Pas
une assiette ne glissa à terre, pas un verre ne répandit son
contenu sur les nappes. Et cependant, les tables de roulis
n'avaient même pas été dressées. Mais, trois quarts d'heure plus
tard, les meubles recommençaient leur branle, les suspensions se
balançaient dans l'air, les porcelaines s'entrechoquaient sur la
planche des offices. Le _Great Eastern_ venait de reprendre vers
l'ouest sa marche un instant interrompue.

Je remontai sur le pont avec le docteur Pitferge. Il rencontra
l'homme aux poupées.

«Monsieur, lui dit-il, tout votre petit monde a été bien éprouvé.
Voilà des bébés qui ne bavarderont pas dans les États de l'Union.

-- Bah! répondit l'industriel parisien, la pacotille était
assurée, et mon secret ne s'est pas noyé avec elle. Nous en
referons, de ces bébés-là.»

Mon compatriote n'était point homme à désespérer, on le voit. Il
nous salua d'un air aimable, et nous allâmes vers l'arrière du
steamship. Là, un timonier nous apprit que les chaînes du
gouvernail avaient été engagées pendant l'intervalle qui avait
séparé les deux coups de mer.

«Si cet accident s'était produit au moment de l'évolution, me dit
Pitferge, je ne sais trop ce qui serait arrivé, car la mer se
précipitait à torrents dans le navire. Déjà les pompes à vapeur
ont commencé à épuiser l'eau. Mais tout n'est pas fini.

-- Et ce malheureux matelot? demandai-je au docteur.

-- Il est grièvement blessé à la tête. Pauvre garçon! C'est un
jeune pêcheur, marié, père de deux enfants, qui fait son premier
voyage d'outre-mer. Le médecin du bord en répond, et c'est ce qui
me fait craindre pour lui. Enfin, nous verrons bien. Le bruit
s'est aussi répandu que plusieurs hommes avaient été emportés,
mais, fort heureusement, il n'en est rien.

-- Enfin, dis-je, nous avons repris notre route?

-- Oui, répondit le docteur, la route à l'ouest, contre vents et
marées. On le sent bien; ajouta-t-il en saisissant un taquet pour
ne pas rouler sur le pont. Savez-vous, mon cher monsieur, ce que
je ferais du _Great Eastern_ s'il m'appartenait? Non? Eh bien,
j'en ferais un bateau de luxe à dix mille francs la place. Il n'y
aurait que des millionnaires à bord, des gens qui ne seraient pas
pressés. On mettrait un mois ou six semaines à faire la traversée
de l'Angleterre à l'Amérique. Jamais de lame par le travers.
Toujours vent debout ou vent arrière. Mais aussi jamais de roulis
ni de tangage. Mes passagers seraient assurés contre le mal de
mer, et je leur paierais cent livres par nausée.

-- Voilà une idée pratique, répondis-je.

-- Oui! répliqua Dean Pitferge, il y aurait là de l'argent à
gagner... ou à perdre!»

Cependant, le steamship continuait sa route à petite vitesse,
battant cinq ou six tours de roue au plus, de manière à se
maintenir. La houle était effrayante, mais l'étrave coupait
normalement les lames, et le _Great Eastern_ n'embarquait aucun
paquet de mer. Ce n'était plus une montagne de métal marchant
contre une montagne d'eau, mais un rocher sédentaire, recevant
avec indifférence le clapotis des vagues. D'ailleurs, une pluie
torrentielle vint à tomber, ce qui nous obligea de chercher un
refuge sous le capot du grand salon. Cette averse eut pour effet
d'apaiser le vent et la mer. Le ciel s'éclaircit dans l'ouest et
les derniers gros nuages se fondirent à l'horizon opposé. À dix
heures, l'ouragan nous jetait son dernier souffle.

À midi, le point put être fait avec une certaine exactitude; il
donnait:

_Lat. 41° 50' N. Long. 61° 57' W. Course: 193 miles._

Cette diminution considérable dans le chemin parcouru ne devait
être attribuée qu'à la tempête qui, pendant la nuit et la matinée,
avait incessamment battu le navire, tempête si terrible qu'un des
passagers -- véritable habitant de cet Atlantique qu'il traversait
pour la quarante-quatrième fois -- n'en avait jamais vu de telle.
L'ingénieur avoua même que, lors de cet ouragan pendant lequel le
_Great Eastern_ resta trois jours dans le creux des lames, le
navire n'avait pas été atteint avec cette violence. Mais, il faut
le répéter, cet admirable steamship, s'il marche médiocrement,
s'il roule trop, présente contre les fureurs de la mer une
complète sécurité. Il résiste comme un bloc plein, et cette
rigidité, il la doit à la parfaite homogénéité de sa construction,
à sa double coque et au rivage merveilleux de son bordé. Sa
résistance à l'arc est absolue.

Mais, répétons-le aussi, quelle que soit sa puissance, il ne faut
pas l'opposer sans raison à une mer démontée. Si grand qu'il soit,
si fort qu'on le suppose, un navire n'est pas «déshonoré» parce
qu'il fuit devant la tempête. Un commandant ne doit jamais oublier
que la vie d'un homme vaut plus qu'une satisfaction d'amour-
propre. En tout cas, s'obstiner est dangereux, s'entêter est
blâmable, et un exemple récent, une déplorable catastrophe
survenue à l'un des paquebots transocéaniens, prouve qu'un
capitaine ne doit pas lutter outre mesure contre la mer, même
quand il sent sur ses talons le navire d'une compagnie rivale.




XXVI


Les pompes, cependant, continuaient d'épuiser ce lac qui s'était
formé à l'intérieur du _Great Eastern_, comme un lagon au milieu
d'une île. Puissantes et rapidement manoeuvrées par la vapeur,
elles restituèrent à l'Atlantique ce qui lui appartenait. La pluie
avait cessé; le vent fraîchissait de nouveau; le ciel, balayé par
la tempête, était pur. Lorsque la nuit se fit, je restai pendant
quelques heures à me promener sur le pont. Les salons jetaient de
grands épanouissements de lumière par leurs écoutilles
entrouvertes. À l'arrière, jusqu'aux limites du regard,
s'allongeait un remous phosphorescent, rayé ça et là par la crête
lumineuse des lames. Les toiles, réfléchies dans ces nappes
lactescentes, apparaissaient et disparaissaient comme elles font
au milieu de nuages chassés par une forte brise. Tout autour et
tout au loin s'étendait la sombre nuit.

À l'avant grondait le tonnerre des roues, et au-dessous de moi
j'entendais le cliquetis des chaînes du gouvernail.

En revenant vers le capot du grand salon, je fus assez surpris d'y
voir une foule compacte de spectateurs. Les applaudissements
éclataient. Malgré les désastres de la journée, l'»entertainment»
accoutumé déroulait les surprises de son programme. Du matelot si
grièvement blessé, mourant peut-être, il n'était plus question. La
fête paraissait animée. Les passagers accueillaient avec de
grandes démonstrations les débuts d'une troupe de «minstrels» sur
les planches du _Great Eastern_. On sait ce que sont ces
minstrels, des chanteurs ambulants, noirs ou noircis suivant leur
origine, qui courent les villes anglaises en y donnant des
concerts grotesques. Les chanteurs, cette fois, n'étaient autres
que des matelots ou des stewards frottés de cirage. Ils avaient
revêtu des loques de rebut, ornées de boutons en biscuit de mer;
ils portaient des lorgnettes faites de deux bouteilles accouplées,
et des guimbardes composées de boyaux tendus sur une vessie. Ces
gaillards, assez drôles en somme, chantaient des refrains
burlesques et improvisaient des discours mêlés de coq-à-l'âne et
de calembours. On les applaudissait à outrance, et ils
redoublaient leurs contorsions et grimaces. Enfin, pour terminer,
un danseur, agile comme un singe, exécuta une double gigue qui
enleva l'assemblée.

Cependant, si intéressant que fût ce programme des minstrels, il
n'avait pas rallié tous les passagers. D'autres hantaient en grand
nombre la salle de l'avant et se pressaient autour des tables. Là,
on jouait gros jeu. Les gagnants défendaient le gain acquis
pendant la traversée; les perdants, que le temps pressait,
cherchaient à maîtriser le sort par des coups d'audace. Un tumulte
violent sortait de cette salle. On entendit la voix du banquier
criant les coups, les imprécations des perdants, le tintement de
l'or, le froissement des dollars-papier. Puis il se faisait un
profond silence; quelque coup hardi suspendait le tumulte, et, le
résultat connu, les exclamations redoublaient.

Je fréquentais peu ces habitués de la «smoking room». J'ai horreur
du jeu. C'est un plaisir toujours grossier, souvent malsain.
L'homme atteint de la maladie du jeu n'a pas que ce mal; il n'est
guère possible que d'autres ne lui fassent pas cortège. C'est un
vice qui ne va jamais seul. Il faut dire aussi que la société des
joueurs, toujours et partout mêlée, ne me plaît pas. Là dominait
Harry Drake au milieu de ses fidèles. Là préludaient à cette vie
de hasards quelques aventuriers qui allaient chercher fortune en
Amérique. J'évitais le contact de ces gens bruyants. Ce soir-là,
je passai donc devant la porte du roufle sans y entrer, quand une
violente explosion de cris et d'injures m'arrêta. J'écoutai, et,
après un moment de silence, je crus, à mon profond étonnement,
distinguer la voix de Fabian. Que faisait-il en ce lieu? Allait-il
y chercher son ennemi? La catastrophe, jusqu'alors évitée, était-
elle près d'éclater?

Je poussai vivement la porte. En ce moment, le tumulte était au
comble. Au milieu de la foule des joueurs, je vis Fabian. Il était
debout et faisait face à Drake, debout comme lui. Je me précipitai
vers Fabian. Sans doute Harry Drake venait de l'insulter
grossièrement, car la main de Fabian se leva sur lui, et si elle
ne l'atteignit pas au visage, c'est que Corsican, apparaissant
soudain, l'arrêta d'un geste rapide.

Mais Fabian, s'adressant à son adversaire, lui dit de sa voix
froidement railleuse:

«Tenez-vous ce soufflet pour reçu?

-- Oui, répondit Drake, et voici ma carte!» Ainsi, l'inévitable
fatalité avait, malgré nous, mis ces deux mortels ennemis en
présence. Il était trop tard pour les séparer. Les choses ne
pouvaient plus que suivre leur cours. Le capitaine Corsican me
regarda et je surpris dans ses yeux plus de tristesse encore que
d'émotion. Cependant, Fabian avait relevé la carte que Drake
venait de jeter sur la table. Il la tenait du bout des doigts
comme un objet qu'on ne sait par où prendre. Corsican était pâle.
Mon coeur battait. Cette carte, Fabian la regarda enfin. Il lut le
nom qu'elle portait. Ce fut comme un rugissement qui s'échappa de
sa poitrine.

«Harry Drake! s'écria-t-il. Vous! vous! vous!

-- Moi-même, capitaine Mac Elwin», répondit tranquillement le
rival de Fabian.

Nous ne nous étions pas trompés. Si Fabian avait ignoré jusque-là
le nom de Drake, celui-ci n'était que trop informé de la présence
de Fabian sur le _Great Eastern_!




XXVII


Le lendemain, dès l'aube, je courus à la recherche du capitaine
Corsican. Je le rencontrai dans le grand salon. Il avait passé la
nuit près de Fabian. Fabian était encore sous le coup de l'émotion
terrible que lui avait causée le nom du mari d'Ellen. Une secrète
intuition lui avait-elle donné à penser que Drake n'était pas seul
à bord? La présence d'Ellen lui était-elle révélée par la présence
de cet homme? Devinait-il enfin que cette pauvre folle, c'était la
jeune fille qu'il chérissait depuis de longues années? Corsican ne
put me l'apprendre, car Fabian n'avait pas prononcé un seul mot
pendant toute cette nuit.

Corsican ressentait pour Fabian une sorte de passion fraternelle.
Cette nature intrépide l'avait dès l'enfance irrésistiblement
séduit. Il était désespéré.

«Je suis intervenu trop tard, me dit-il. Avant que la main de
Fabian ne se fût levée sur lui, j'aurais dû souffleter ce
misérable.

-- Violence inutile, répondis-je. Harry Drake ne vous aurait pas
suivi sur le terrain où vous vouliez l'entraîner: C'est à Fabian
qu'il en avait, et une catastrophe était devenue inévitable.

-- Vous avez raison, me dit le capitaine. Ce coquin en est arrivé
à ses fins. Il connaissait Fabian, tout son passé, tout son amour.
Peut-être Ellen, privée de raison, a-t-elle livré ses secrètes
pensées? Ou plutôt Drake n'a-t-il pas appris de la loyale jeune
femme, avant son mariage même, tout ce qu'il ignorait de sa vie de
jeune fille? Poussé par ses méchants instincts, se trouvant en
contact avec Fabian, il a cherché cette affaire en s'y réservant
le rôle de l'offensé. Ce gueux doit être un duelliste redoutable.

-- Oui, répondis-je, il compte déjà trois ou quatre malheureuses
rencontres de ce genre.

-- Mon cher monsieur, répondit Corsican, ce n'est pas le duel en
lui-même que je redoute pour Fabian. Le capitaine Mac Elwin est de
ceux qu'aucun danger ne trouble. Mais ce sont les suites de cette
rencontre qu'il faut craindre. Que Fabian tue cet homme, si vil
qu'il soit, et c'est un infranchissable abîme entre Ellen et lui.
Dieu sait pourtant si, dans l'état où elle est, la malheureuse
femme aurait besoin d'un soutien comme Fabian!

-- En vérité, dis-je, en dépit de tout ce qui peut en résulter,
nous ne pouvons souhaiter qu'une chose et pour Ellen et pour
Fabian, c'est que cet Harry Drake succombe. La justice est de
notre côté.

-- Certes, répondit le capitaine, mais il est permis de trembler
pour les autres, et je suis navré de n'avoir pu, fût-ce au prix de
ma vie, éviter cette rencontre à Fabian.

-- Capitaine, répondis-je en prenant la main de cet ami dévoué,
nous n'avons pas encore reçu la visite des témoins de Drake.
Aussi, bien que toutes les circonstances vous donnent raison, je
ne puis désespérer encore.

-- Connaissez-vous un moyen d'empêcher cette affaire?

-- Aucun jusqu'ici. Toutefois, ce duel, s'il doit avoir lieu, ne
peut, il me semble, avoir lieu qu'en Amérique, et, avant que nous
soyons arrivés, le hasard qui a créé cette situation pourra peut-
être la dénouer.»

Le capitaine Corsican secoua la tête en homme qui n'admet pas
l'efficacité du hasard dans les choses humaines. En ce moment,
Fabian monta l'escalier du capot qui aboutissait au pont. Je ne le
vis qu'un instant. La pâleur de son front me frappa. La plaie
saignante s'était ravivée en lui. Il faisait mal à voir. Nous le
suivîmes. Il errait sans but, évoquant cette pauvre âme à demi
échappée de sa mortelle enveloppe, et cherchant à nous éviter.

L'amitié peut quelquefois être importune. Aussi Corsican et moi,
nous pensâmes que mieux valait respecter cette douleur en
n'intervenant pas. Mais soudain Fabian se rapprocha, puis, venant
à nous:

«C'était elle! la folle? dit-il. C'était Ellen, n'est-ce pas?
Pauvre Ellen!»

Il doutait encore, et il s'en alla sans attendre une réponse que
nous n'aurions pas eu le courage de lui faire.




XXVIII


À midi, je n'avais pas encore appris que Drake eût envoyé ses
témoins à Fabian. Cependant, ces préliminaires auraient déjà dû
être remplis, si Drake eût été décidé à demander sur-le-champ une
réparation par les armes. Ce retard pouvait-il nous donner un
espoir? Je savais bien que les races saxonnes entendent autrement
que nous la question du point d'honneur, et que le duel a presque
entièrement disparu des moeurs anglaises. Ainsi que je l'ai dit,
non seulement la loi est sévère pour les duellistes et on ne peut
la tourner comme en France, mais l'opinion publique surtout se
déclare contre eux. Toutefois, en cette circonstance, le cas était
particulier. L'affaire avait été évidemment cherchée, voulue.
L'offensé avait pour ainsi dire provoqué l'offenseur, et mes
raisonnements aboutissaient toujours à cette conclusion qu'une
rencontre était inévitable entre Fabian et Harry Drake.

En ce moment, le pont fut envahi par la foule des promeneurs.
C'étaient les fidèles endimanchés qui revenaient du temple.
Officiers, matelots et passagers regagnaient leurs postes, leurs
cabines.

À midi et demi, le point affiché donna par observation les
résultats suivants:

_Lat. 40° 33' N. Long. 66° 21' W. Course: 214 miles._

Le _Great Eastern_ ne se trouvait plus qu'à 348 milles de la
pointe de Sandy Hook, langue sablonneuse qui forme l'entrée des
passes de New York. Il ne pouvait tarder à flotter sur les eaux
américaines.

Pendant le lunch, je ne vis pas Fabian à sa place accoutumée, mais
Drake occupait la sienne. Quoique bruyant, ce misérable me parut
inquiet. Demandait-il à l'excitation du vin l'oubli de ses
remords? Je ne sais, mais il se livrait à de fréquentes libations
en compagnie de ses compagnons habituels. Plusieurs fois il me
regarda «en dessous» n'osant et ne voulant me fixer, malgré son
effronterie. Cherchait-il Fabian dans la foule des convives? je ne
pouvais le dire. Un fait à noter, c'est qu'il abandonna
brusquement la table avant la fin du repas. Je me levai aussitôt
pour l'observer, mais il se dirigea vers sa cabine et s'y enferma.
Je montai sur le pont. La mer était admirable, le ciel pur. Pas un
nuage à l'un, pas une écume à l'autre. Ces deux miroirs se
renvoyaient mutuellement leurs nuances azurées. Le docteur
Pitferge, que je rencontrai, me donna de mauvaises nouvelles du
matelot blessé. L'état du malade empirait, et, malgré l'assurance
du médecin, il était difficile qu'il en revînt.

À quatre heures, quelques minutes avant le dîner, un navire fut
signalé par bâbord. Le second me dit que ce devait être le _City
of Paris_, de deux mille sept cent cinquante tonneaux, l'un des
plus beaux steamers de la compagnie Inman; mais il se trompait; ce
paquebot, s'étant rapproché, envoya son nom: _Saxonia_, de _Steam
National Company_. Pendant quelques instants, les deux bâtiments
coururent à contre-bord, à moins de trois encablures l'un de
l'autre. Le pont du _Saxonia_ était couvert de passagers qui nous
saluèrent d'un triple hourra.

À cinq heures, nouveau navire à l'horizon, mais trop éloigné pour
que sa nationalité pût être reconnue. C'était sans doute le _City
of Paris_. Grande attraction que ces rencontres de bâtiments, ces
hôtes de l'Atlantique, qui se saluent au passage! On comprend, en
effet, qu'il n'y ait pas d'indifférence possible de navire à
navire. Le commun danger de l'élément affronté est un lien, même
entre inconnus.

À six heures, troisième navire, _Philadelphia_, de la ligne Inman,
affecté au transport des émigrants de Liverpool à New York.
Décidément, nous parcourions des mers fréquentées, et la terre ne
pouvait être loin. J'aurais déjà voulu y toucher.

On attendait aussi _l'Europe_, paquebot à roues de trois mille
deux cents tonneaux de jauge et de mille trois cents chevaux de
force. Ce steamer appartient à la Compagnie Transatlantique et
fait le service des passagers entre le Havre et New York, mais il
ne fut pas signalé. Il avait sans doute passé plus au nord.

La nuit se fit vers sept heures et demie. Le croissant de la lune
se dégagea des rayons du soleil couchant et resta quelque temps
suspendu au-dessus de l'horizon. Une lecture religieuse, faite par
le capitaine Anderson dans le grand salon et entrecoupée de
cantiques, se prolongea jusqu'à neuf heures du soir.

La journée se termina sans que ni le capitaine Corsican ni moi,
nous eussions encore reçu la visite des témoins de Harry Drake.




XXIX


Le lendemain, lundi 8 avril, ce fut une admirable journée. Le
soleil était radieux dès son lever. Sur le pont je rencontrai le
docteur qui se baignait dans les effluves lumineux. Il vint à moi.

«Eh bien! me dit-il, il est mort, notre pauvre blessé, mort dans
la nuit. Les médecins en répondaient!... Oh! les médecins! Ils ne
doutent de rien! Voilà le quatrième compagnon qui nous quitte
depuis Liverpool, le quatrième à porter au passif du _Great
Eastern_, et le voyage n'est pas achevé!

-- Pauvre diable! dis-je, au moment d'arriver au port, presque en
vue des côtes américaines. Que deviendront sa femme et ses petits
enfants?

-- Que voulez-vous, mon cher monsieur, me répondit le docteur,
c'est la loi, la grande loi! Il faut bien mourir! Il faut bien se
retirer devant ceux qui viennent! On ne meurt, c'est mon opinion
du moins, que parce qu'on occupe une place à laquelle un autre a
droit! Et savez-vous combien de gens seront morts pendant la durée
de mon existence, si je vis soixante ans?

-- Je ne m'en doute pas, docteur.

-- Le calcul est bien simple, reprit Dean Pitferge. Si je vis
jusqu'à soixante ans, j'aurai vécu vingt et un mille neuf cents
jours, soit trente et un millions cinq cent trente-six mille
minutes, enfin soit un milliard huit cent quatre-vingt-deux
millions cent soixante mille secondes. En chiffres ronds, deux
milliards de secondes. Or, pendant ce temps, il sera précisément
mort deux milliards d'individus qui gênaient leurs successeurs, et
je partirai, à mon tour, quand je serai devenu gênant. Toute la
question est de ne gêner que le plus tard possible.»

Le docteur continua pendant quelque temps cette thèse, tendant à
me prouver, chose facile, que nous sommes tous mortels. Je ne crus
pas devoir discuter et le laissai dire. En nous promenant, lui
parlant, moi écoutant, je vis les charpentiers du bord qui
s'occupaient à réparer les pavois défoncés à l'avant par le double
coup de mer. Si le capitaine Anderson ne voulait pas entrer à New
York avec des avaries, les charpentiers devaient se hâter, car le
_Great Eastern_ marchait rapidement sur ces eaux calmes, et
jamais, je crois, sa vitesse n'avait été si considérable. Je le
compris à l'enjouement des deux fiancés, qui, penchés sur la
balustrade, ne comptaient plus les tours de roues. Les longs
pistons se développaient avec entrain, et les énormes cylindres,
oscillant sur leurs tourillons, ressemblaient à une sonnerie de
grosses cloches lancées à toute volée. Les roues fournissaient
alors onze tours par minute, et le steamship marchait à raison de
treize milles à l'heure.

À midi, les officiers se dispensèrent de faire le point. Ils
connaissaient leur situation par l'estime, et la terre devait être
signalée avant peu.

Tandis que je me promenais après le lunch, le capitaine Corsican
vint à moi. Il avait quelque nouvelle à me communiquer. Je le
compris en voyant sa physionomie soucieuse.

«Fabian, me dit-il, a reçu les témoins de Drake. Il me prie d'être
son témoin, et vous demande de vouloir bien l'assister dans cette
affaire. Il peut compter sur vous?

-- Oui, capitaine. Ainsi tout espoir d'éloigner ou d'empêcher
cette rencontre s'évanouit?

-- Tout espoir.

-- Mais, dites-moi, comment cette querelle a-t-elle pris
naissance?

-- Une discussion de jeu, un prétexte, pas autre chose. En fait,
si Fabian ne connaissait pas ce Drake, ce Drake le connaissait. Le
nom de Fabian est un remords pour lui, et il veut tuer ce nom avec
l'homme qui le porte.

-- Quels sont les témoins de Harry Drake? demandai-je.

-- L'un, me répondit Corsican, est ce farceur...

-- Le docteur T...?

-- Précisément. L'autre est un Yankee que je ne connais pas.

-- Quand doivent-ils venir vous trouver?

-- Je les attends ici.» En effet, j'aperçus bientôt les deux
témoins de Harry Drake qui se dirigeaient vers nous. Le docteur
T... se rengorgeait. Il se croyait grandi de vingt coudées, sans
doute parce qu'il représentait un coquin. Son compagnon, un autre
commensal de Drake, était un de ces marchands éclectiques qui ont
toujours à vendre quoi que ce soit que vous leur proposiez
d'acheter. Le docteur T... prit la parole, après avoir salué
emphatiquement, salut auquel le capitaine Corsican répondit à
peine.

«Messieurs, dit le docteur T... d'un ton solennel, notre ami
Drake, un gentleman dont tout le monde a pu apprécier le mérite et
les manières, nous a envoyés vers vous pour traiter d'une affaire
délicate. C'est-à-dire que le capitaine Fabian Mac Elwin, auquel
nous nous étions d'abord adressés, vous a désignés tous les deux
comme ses représentants dans cette affaire. Je pense donc que nous
nous entendrons, comme il convient à des gens bien élevés,
touchant les points délicats de notre mission.»

Nous ne répondions pas et nous laissions le personnage patauger
dans sa «délicatesse».

«Messieurs, reprit-il, il n'est pas discutable que les torts ne
soient du côté du capitaine Mac Elwin. Ce monsieur a, sans raison
et même sans prétexte, suspecté l'honorabilité de Harry Drake dans
une question de jeu; puis, avant toute provocation, il lui a fait
la plus grave insulte qu'un gentleman puisse recevoir.»

Toute cette phraséologie mielleuse impatienta le capitaine
Corsican, qui se mordait la moustache. Il ne put y tenir plus
longtemps.

«Au fait, monsieur, dit-il rudement au docteur T..., dont il coupa
la parole. Pas tant de mots. L'affaire est très simple. Le
capitaine Mac Elwin a levé la main sur M. Drake. Votre ami tient
le soufflet pour reçu. Il est offensé. Il exige une réparation. Il
a le choix des armes. Après?

-- Le capitaine Mac Elwin accepte?... demanda le docteur, démonté
par le ton de Corsican.

-- Tout.

-- Notre ami Harry Drake choisit l'épée.

-- Bien. Où la rencontre aura-t-elle lieu? À New York?

-- Non, ici, à bord.

-- À bord, soit, si vous y tenez. Quand? Demain matin?

-- Ce soir, à six heures, à l'arrière du grand roufle qui, à ce
moment, sera désert.

Cela dit, le capitaine Corsican, me prenant le bras, tourna le dos
au docteur T...




XXX


Éloigner le dénouement de cette affaire n'était plus possible.
Quelques heures seulement nous séparaient du moment où les deux
adversaires se rencontreraient. D'où venait cette précipitation?
Pourquoi Harry Drake n'attendait-il pas pour se battre que son
adversaire et lui fussent débarqués? Ce navire, affrété par une
compagnie française, lui semblait-il un terrain plus propice à
cette rencontre qui devait être un duel à mort. Ou plutôt Drake
avait-il donc un intérêt caché à se débarrasser de Fabian, avant
que celui-ci mît le pied sur le continent américain et soupçonnât
la présence d'Ellen à bord, que lui, Drake, devait croire ignorée
de tous? Oui! ce devait être cela.

«Peu importe, après tout, dit le capitaine Corsican, il vaut mieux
en finir.

-- Prierai-je le docteur Pitferge d'assister au duel en qualité de
médecin?

-- Oui, vous ferez bien.» Corsican me quitta pour rejoindre
Fabian. La cloche de la passerelle tintait à ce moment. Je
demandai au timonier ce que signifiait ce tintement inaccoutumé.
Cet homme m'apprit qu'on sonnait l'enterrement du matelot mort
dans la nuit. En effet, cette triste cérémonie allait s'accomplir.
Le temps, si beau jusqu'alors, tendait à se modifier. De gros
nuages montaient lourdement dans le sud.

À l'appel de la cloche, les passagers se portèrent en foule sur
tribord. Les passerelles, les tambours, les bastingages, les
haubans, les embarcations suspendues à leurs portemanteaux se
garnirent de spectateurs. Officiers, matelots, chauffeurs, qui
n'étaient pas de service, vinrent se ranger sur le pont.

À deux heures, un groupe de marins apparut à l'extrémité du grand
roufle. Ce groupe quittait le poste des malades, et il passa
devant la machine du gouvernail. Le corps du matelot, cousu dans
un morceau de toile et fixé sur une planche avec un boulet aux
pieds, était porté par quatre hommes. Le pavillon britannique
enveloppait le cadavre. Les porteurs, suivis de tous les camarades
du mort, s'avancèrent lentement au milieu des assistants qui se
découvraient sur leur passage.

Arrivés à l'arrière de la roue de tribord, le cortège s'arrêta, et
le corps fut déposé sur le palier qui terminait l'escalier à la
hauteur du navire, devant la coupée du navire.

En avant de la haie de spectateurs étagés sur le tambour se
tenaient en grand costume le capitaine Anderson et ses principaux
officiers. Le capitaine avait à la main un livre de prières. Il
ôta son chapeau, et, pendant quelques minutes, au milieu de ce
profond silence que n'interrompait pas même la brise, il lut d'une
voix grave la prière des morts. Dans cette atmosphère alourdie,
orageuse, sans un bruit, sans un souffle, ses moindres paroles se
faisaient entendre distinctement. Quelques passagers répondaient à
voix basse.

Sur un signe du capitaine, le corps, enlevé par les porteurs,
glissa jusqu'à la mer. Un instant, il surnagea, se redressa, puis
il disparut au milieu d'un cercle d'écume.

En ce moment, la voix du matelot de vigie cria: «Terre!»




XXXI


Cette terre, annoncée à l'instant où la mer se refermait sur le
corps du pauvre matelot, était jaune et basse. Cette ligne de
dunes peu élevées, c'était Long Island, l'île longue, grand banc
de sable, revivifié par la végétation, qui couvre la côte
américaine depuis la pointe Montauk jusqu'à Brooklyn, l'annexe de
New York. De nombreuses goélettes de cabotage rangeaient cette île
couverte de villas et de maisons de plaisance. C'était la campagne
préférée des New Yorkais.

Chaque passager salua de la main cette terre si désirée, après une
traversée trop longue qui n'avait pas été exempte d'incidents
pénibles. Toutes les lorgnettes étaient braquées sur ce premier
échantillon du continent américain, et chacun de le voir avec des
yeux différents, à travers ses regrets ou ses désirs. Les Yankees
saluaient en lui la mère patrie. Les sudistes regardaient avec un
certain dédain ces terres du Nord, le dédain du vaincu pour le
vainqueur. Les Canadiens l'observaient en hommes qui n'ont qu'un
pas à faire pour se dire citoyens de l'Union. Les Californiens,
dépassant toutes ces plaines du Far West et franchissant les
montagnes Rocheuses, mettaient déjà le pied sur leurs inépuisables
placers. Les mormons, le front hautain, la lèvre méprisante,
examinaient à peine ces rivages, et regardaient plus loin, dans
son désert inaccessible, leur Lac Salé et leur Cité des Saints.
Quant aux jeunes fiancés, ce continent, c'était pour eux la Terre
promise.

Le ciel, cependant, se noircissait de plus en plus. Tout l'horizon
du sud était plein. La grosse bande de nuages s'approchait du
zénith. La pesanteur de l'air s'accroissait. Une chaleur
suffocante pénétrait l'atmosphère comme si le soleil de juillet
l'eût frappée d'aplomb. Est-ce que nous n'en avions pas fini avec
les incidents de cette interminable traversée?

«Voulez-vous que je vous étonne? me dit le docteur Pitferge qui
m'avait rejoint sur les passavants.

-- Étonnez-moi, docteur.

-- Eh bien, nous aurons de l'orage, peut-être une tempête avant la
fin de la journée.

-- De l'orage au mois d'avril! m'écriai-je.

-- Le _Great Eastern_ se moque bien des saisons, reprit Dean
Pitferge, haussant les épaules. C'est un orage fait pour lui.
Voyez ces nuages de mauvaise mine qui envahissent le ciel. Ils
ressemblent aux animaux des temps géologiques, et avant peu ils
s'entre-dévoreront.

-- J'avoue, dis-je, que l'horizon est menaçant. Son aspect est
orageux, et, trois mois plus tard, je serais de votre avis, mon
cher docteur, mais aujourd'hui, non.

-- Je vous répète, répondit Dean Pitferge, en s'animant, que
l'orage aura éclaté avant quelques heures. Je sens cela, comme un
«storm-glass». Voyez ces vapeurs qui se massent dans les hauteurs
du ciel. Observez ces cirrus, ces «queues de chat» qui se fondent
en une seule nuée, et ces anneaux épais qui serrent l'horizon.
Bientôt il y aura condensation rapide des vapeurs, et par
conséquent production d'électricité. D'ailleurs, le baromètre est
tombé subitement à sept cent vingt et un millimètres, et les vents
régnants sont les vents du sud-ouest, les seuls qui provoquent des
orages pendant l'hiver.

-- Vos observations peuvent être justes, docteur, répondis-je, en
homme qui ne veut pas se rendre. Mais pourtant qui a jamais eu à
subir des orages à cette époque et sous cette latitude?

-- On en cite, monsieur, on en cite dans les annuaires. Les hivers
doux sont souvent marqués par des orages. Vous n'aviez qu'à vivre
en 1172 ou seulement en 1824, et vous auriez entendu le tonnerre
retentir en février dans le premier cas, et en décembre dans le
second. En 1837, au mois de janvier, la foudre tomba près de
Drammen en Norvège, et fit des dégâts considérables et, l'année
dernière, sur la Manche, au mois de février, des bateaux de pêche
du Tréport ont été frappés de la foudre. Si j'avais le temps de
consulter les statistiques, je vous confondrais.

-- Enfin, docteur, puisque vous le voulez... Nous verrons bien.
Vous n'avez pas peur du tonnerre, au moins?

-- Moi! répondit le docteur. Le tonnerre, c'est mon ami. Mieux
même, c'est mon médecin.

-- Votre médecin?

-- Sans doute. Tel que vous me voyez, j'ai été foudroyé dans mon
lit, le 13 juillet 1867, à Kew, près de Londres, et la foudre m'a
guéri d'une paralysie du bras droit, qui résistait à tous les
efforts de la médecine!

-- Vous voulez rire?

-- Point. C'est un traitement économique, un traitement par
l'électricité. Mon cher monsieur, il y a d'autres faits très
authentiques qui prouvent que le tonnerre en remontre aux docteurs
les plus habiles, et son intervention est vraiment merveilleuse
dans les cas désespérés.

-- N'importe, dis-je, j'aurais peu de confiance en votre médecin,
et je ne l'appellerais pas volontiers en consultation!

-- Parce que vous ne l'avez pas vu à l'oeuvre. Tenez, un exemple
me revient à la mémoire. En 1817, dans le Connecticut, un paysan
qui souffrait d'un asthme réputé incurable fut foudroyé dans son
champ et radicalement guéri. Un coup de foudre pectorale, celui-
là!»

En vérité, le docteur eût été capable de mettre le tonnerre en
pilules. «Riez, ignorant, me dit-il, riez! Vous ne connaissez
décidément rien, soit au temps, soit à la médecine!»




XXXII


Dean Pitferge me quitta. Je restai sur le pont, regardant monter
l'orage. Fabian était encore renfermé dans sa cabine. Corsican
était avec lui. Fabian, sans doute, prenait quelques dispositions
en cas de malheur. L'idée me revint alors qu'il avait une soeur à
New York, et je frémis à la pensée que nous aurions peut-être à
lui rapporter la mort de son frère qu'elle attendait. J'aurais
voulu voir Fabian, mais je pensai qu'il valait mieux ne troubler
ni lui ni le capitaine Corsican.

À quatre heures, nous eûmes connaissance d'une terre allongée
devant la côte de Long Island. C'était l'îlot de Fire Island. Au
milieu s'élevait un phare qui éclairait cette terre. En ce moment,
les passagers avaient envahi les roufles et les passerelles. Tous
les regards se dirigeaient vers la côte qui nous restait environ à
six milles dans le nord. On attendait le moment où l'arrivée du
pilote réglerait la grande affaire de la poule. On comprend que
les possesseurs de quarts d'heure de nuit -- j'étais du nombre --
avaient abandonné toute prétention, et que les quarts d'heure de
jour, sauf ceux qui étaient compris entre quatre et six heures,
n'avaient plus aucune chance. Avant la nuit, le pilote serait à
bord et l'opération terminée. Tout l'intérêt se concentrait donc
sur les sept ou huit personnes auxquelles le sort avait attribué
les prochains quarts d'heure, et elles en profitaient pour vendre,
acheter, revendre leurs chances avec une véritable furie. On se
serait cru au Royal Exchange de Londres.

À quatre heures seize minutes, on signala par tribord une petite
goélette qui portait vers le steamship. Pas de doute possible:
c'était le pilote. Il devait être à bord dans quatorze ou quinze
minutes au plus. La lutte s'établissait donc sur le second et le
troisième quarts comptés entre quatre et cinq heures du soir.
Aussitôt les demandes et les offres se firent avec une vivacité
nouvelle. Puis, des paris insensés de s'engager sur la personne
même du pilote, et dont je rapporte fidèlement la teneur:

«Dix dollars que le pilote est marié.

-- Vingt dollars qu'il est veuf.

-- Trente dollars qu'il porte des moustaches.

-- Cinquante dollars que ses favoris sont roux.

-- Soixante dollars qu'il a une verrue au nez!

-- Cent dollars qu'il mettra d'abord le pied droit sur le pont.

-- Il fumera.

-- Il aura une pipe à la bouche.

-- Non, un cigare!

-- Non! Oui! Non!» Et vingt autres gageures aussi absurdes qui
trouvaient des parieurs plus absurdes pour les tenir. Pendant ce
temps, la petite goélette, ses voiles au plus près, tribord
amures, s'approchait sensiblement du steamship. On distinguait ses
formes gracieuses, assez relevées de l'avant, et sa voûte allongée
qui lui donnait l'aspect d'un yacht de plaisance. Charmantes et
solides embarcations que ces bateaux-pilotes de cinquante à
soixante tonneaux, bien construits pour tenir la mer, ayant du
pied dans l'eau et s'élevant à la lame comme une mauve. On ferait
le tour du monde sur ces yachts-là, et les caravelles de Magellan
ne les valaient pas. Cette goélette, gracieusement inclinée,
portait tout dessus, malgré la brise qui commençait à fraîchir.
Ses flèches et ses voiles d'étai se découpaient en blanc sur le
fond noir du ciel. La mer écumait sous son étrave. Arrivée à deux
encablures du _Great Eastern_, elle masqua subitement et lança son
canot à la mer. Le capitaine Anderson fit stopper, et, pour la
première fois depuis quatorze jours, les roues et l'hélice
s'arrêtèrent. Un homme descendit dans le canot de la goélette.
Quatre matelots nagèrent vers le steamship. Une échelle de corde
fut jetée sur les flancs du colosse près duquel accosta la
coquille de noix du pilote. Celui-ci saisit l'échelle, grimpa
agilement et sauta sur le pont.

Les cris de joie des gagnants, les exclamations des perdants
l'accueillirent, et la poule fut réglée sur les données suivantes:

Le pilote était marié.

Il n'avait pas de verrue.

Il portait des moustaches blondes.

Il avait sauté à pieds joints.

Enfin, il était quatre heures trente-six minutes au moment où il
mettait le pied sur le pont du _Great Eastern_.

Le possesseur du vingt-troisième quart d'heure gagnait donc
quatre-vingt-seize dollars. C'était le capitaine Corsican, qui ne
songeait guère à ce gain inattendu. Bientôt il parut sur le pont,
et quand on lui présenta l'enjeu de la poule, il pria le capitaine
Anderson de le garder pour la veuve du jeune matelot si
malheureusement tué par le coup de mer. Le commandant lui donna
une poignée de main sans mot dire.

Un instant après, un marin vint trouver Corsican, et le saluant
avec une certaine brusquerie:

«Monsieur, lui dit-il, les camarades m'envoient vous dire que vous
êtes un brave homme. Ils vous remercient tous au nom du pauvre
Wilson, qui ne peut vous remercier lui-même.»

Le capitaine Corsican, ému, serra la main du matelot.

Quant au pilote, un homme de petite taille, l'air peu marin, il
portait une casquette de toile cirée, un pantalon noir, une
redingote brune à doublure rouge et un parapluie. C'était
maintenant le maître à bord.

En sautant sur le pont, avant de monter sur la passerelle, il
avait jeté une liasse de journaux sur lesquels les passagers se
précipitèrent avidement. C'étaient les nouvelles de l'Europe et de
l'Amérique. C'était le lien politique et civil qui se renouait
entre le _Great Eastern_ et les deux continents.




XXXIII


L'orage était formé. La lutte des éléments allait commencer. Une
épaisse voûte de nuages de teinte uniforme s'arrondissait au-
dessus de nous. L'atmosphère assombrie offrait un aspect
cotonneux. La nature voulait évidemment justifier les
pressentiments du docteur Pitferge. Le steamship ralentissait peu
à peu sa marche. Les roues ne donnaient plus que trois ou quatre
tours à la minute. Par les soupapes entrouvertes s'échappaient des
tourbillons de vapeur blanche. Les chaînes des ancres étaient
parées. À la corne d'artimon flottait le pavillon britannique. Le
capitaine Anderson avait pris toutes ses dispositions pour le
mouillage. Du haut du tambour de tribord, le pilote, d'un signe de
la main, faisait évoluer le steamship dans les étroites passes.
Mais le reflux renvoyait déjà, et la barre qui coupe l'embouchure
de l'Hudson ne pouvait plus être franchie par le _Great Eastern_.
Force était d'attendre la pleine mer du lendemain. Un jour
encore!

À cinq heures moins le quart, sur un ordre du pilote, les ancres
furent envoyées par le fond. Les chaînes coururent à travers les
écubiers avec un fracas comparable à celui du tonnerre. Je crus
même, un instant, que l'orage commençait. Lorsque les pattes
eurent mordu le sable, le steamship évita sous la poussée du
jusant et demeura immobile. Pas une seule ondulation ne dénivelait
la mer. Le _Great Eastern_ n'était plus qu'un îlot.

En ce moment, la trompette du steward retentit pour la dernière
fois. Elle appelait les passagers au dîner d'adieu. La _Société
des Affréteurs_ allait prodiguer le champagne à ses hôtes. Pas un
n'eût voulu manquer à l'appel. Un quart d'heure après, les salons
regorgeaient de convives, et le pont était désert.

Sept personnes, toutefois, devaient laisser leur place inoccupée,
les deux adversaires dont la vie allait se jouer dans un duel, et
les quatre témoins et le docteur qui les assistaient. L'heure de
cette rencontre était bien choisie. Le lieu du combat également.
Personne sur le pont. Les passagers étaient descendus aux «dining
rooms», les matelots dans leur poste, les officiers à leur cantine
particulière. Plus un seul timonier à l'arrière, le steamship
étant immobile sur ses ancres.

À cinq heures dix minutes, le docteur et moi, nous fûmes rejoints
par Fabian et le capitaine Corsican. Je n'avais pas vu Fabian
depuis la scène du jeu. Il me parut triste, mais extrêmement
calme. Cette rencontre ne le préoccupait pas. Ses pensées étaient
ailleurs, et ses regards inquiets cherchaient toujours Ellen. Il
se contenta de me tendre la main sans prononcer une parole.

«Harry Drake n'est pas encore arrivé? me demanda le capitaine
Corsican.

-- Pas encore, répondis-je.

-- Allons à l'arrière. C'est là le lieu du rendez-vous.» Fabian,
le capitaine Corsican et moi, nous suivîmes le grand roufle. Le
ciel s'obscurcissait. De sourds grondements roulaient à l'horizon.
C'était comme une basse continue sur laquelle se détachaient
vivement les hourras et les «hips» qui s'échappaient des salons.
Quelques éclairs éloignés scarifiaient l'épaisse voûte de nuages.
L'électricité, violemment tendue, saturait l'atmosphère.

À cinq heures vingt minutes, Harry Drake et ses deux témoins
arrivèrent. Ces messieurs nous saluèrent, et leur salut fut
strictement rendu. Drake ne prononça pas un seul mot. Sa figure
marquait cependant une animation mal contenue. Il jeta sur Fabian
un regard de haine. Fabian, appuyé contre le caillebotis, ne le
vit même pas. Il était perdu dans une contemplation profonde, et
il semblait ne pas songer encore au rôle qu'il avait à jouer dans
ce drame.

Cependant, le capitaine Corsican s'adressant au Yankee, l'un des
témoins de Drake, lui demanda les épées. Celui-ci les présenta.
C'étaient des épées de combat, dont la coquille pleine protège
entièrement la main qui les tient. Corsican les prit, les fit
plier, les mesura et en laissa choisir une au Yankee. Harry Drake,
pendant ces préparatifs, avait jeté son chapeau, ôté son habit,
dégrafé sa chemise, retourné ses manchettes. Puis il saisit
l'épée. Je vis alors qu'il était gaucher. Avantage incontestable
pour lui, habitué à tirer avec des droitiers.

Fabian n'avait pas encore quitté sa place. On eût cru que ces
préparatifs ne le regardaient pas. Le capitaine Corsican s'avança,
le toucha de la main, et lui présenta l'épée. Fabian regarda ce
fer qui étincelait, et il sembla que toute sa mémoire lui revenait
en ce moment.

Il prit l'épée d'une main ferme:

«C'est juste, murmura-t-il. Je me souviens!»

Puis il se plaça devant Harry Drake, qui tomba aussitôt en garde.
Dans cet espace restreint, rompre était presque impossible. Celui
des deux adversaires qui se fût acculé aux pavois eût été fort mal
pris. Il fallait pour ainsi dire se battre sur place.

«Allez, messieurs», dit le capitaine Corsican.

Les épées s'engagèrent aussitôt. Dès les premiers froissements du
fer, quelques rapides «une, deux», portés de part et d'autre,
certains dégagements et des ripostes du «tac au tac» me prouvèrent
que Fabian et Drake devaient être à peu près d'égale force.
J'augurai bien de Fabian; il était froid, maître de lui, sans
colère, presque indifférent au combat, moins ému certainement que
ses propres témoins. Harry Drake, au contraire, le regardait d'un
oeil injecté; ses dents apparaissaient sous sa lèvre à demi
relevée; sa tête était ramassée dans ses épaules, et sa
physionomie offrait les symptômes d'une haine violente, qui ne lui
laissait pas tout son sang-froid. Il était venu là pour tuer, et
il voulait tuer.

Après un premier engagement qui dura quelques minutes, les épées
s'abaissèrent. Aucun des adversaires n'avait été touché. Une
simple éraflure se dessinait sur la manche de Fabian. Drake et lui
se reposaient, et Drake essuyait la sueur qui inondait son visage.

L'orage se déchaînait alors dans toute sa fureur. Les roulements
du tonnerre ne discontinuaient pas, et de violents fracas s'en
détachaient par instants. L'électricité se développait avec une
intensité telle que les épées s'empanachaient d'une aigrette
lumineuse, comme des paratonnerres au milieu de nuages orageux.

Après quelques moments de repos, le capitaine Corsican donna de
nouveau le signal de reprise. Fabian et Harry Drake retombèrent en
garde.

Cette reprise fut beaucoup plus animée que la première, Fabian se
défendant avec un calme étonnant, Drake attaquant avec rage.
Plusieurs fois, après un coup furieux, j'attendis une riposte de
Fabian qui ne fut même pas essayée.

Tout d'un coup, sur un dégagement en tierce, Drake se fendit. Je
crus que Fabian était touché en pleine poitrine. Mais il avait
rompu, et sur ce coup porté trop bas, parant quinte, il avait
frappé l'épée de Harry d'un coup sec. Celui-ci se releva en se
couvrant par un rapide demi-cercle, tandis que les éclairs
déchiraient la nue au-dessus de nos têtes.

Fabian l'avait belle pour riposter. Mais non. Il attendit,
laissant à son adversaire le temps de se remettre. Je l'avoue,
cette magnanimité ne fut pas de mon goût. Harry Drake n'était pas
de ceux qu'il est bon de ménager.

Tout d'un coup, et sans que rien pût m'expliquer cet étrange
abandon de lui-même, Fabian laissa tomber son épée. Avait-il donc
été touché mortellement sans que nous l'eussions soupçonné? Tout
mon sang me reflua au coeur.

Cependant, le regard de Fabian avait pris une animation
singulière.

«Défendez-vous donc», s'écria Drake, rugissant, ramassé sur ses
jarrets comme un tigre, et prêt à se précipiter sur son
adversaire.

Je crus que c'en était fait de Fabian désarmé. Corsican allait se
jeter entre lui et son ennemi pour empêcher celui-ci de frapper un
homme sans défense... Mais Harry Drake, stupéfié, restait à son
tour immobile.

Je me retournai. Pâle comme une morte, les mains étendues, Ellen
s'avançait vers les combattants. Fabian, les bras ouverts, fasciné
par cette apparition, ne bougeait pas.

«Vous! Vous! s'écria Harry Drake s'adressant à Ellen. Vous ici!»

Son épée haute frémissait, avec sa pointe en feu. On eût dit le
glaive de l'archange Michel dans les mains du démon.

Tout à coup, un éblouissant éclair, une illumination violente
enveloppa l'arrière du steamship tout entier. Je fus presque
renversé et comme suffoqué. L'éclair et le tonnerre n'avaient fait
qu'un coup. Une odeur de soufre se dégageait. Par un effort
suprême, je repris néanmoins mes sens. J'étais tombé sur un genou.
Je me relevai. Je regardai. Ellen s'appuyait sur Fabian. Harry
Drake, pétrifié, était resté dans la même position, mais son
visage était noir!

Le malheureux, provoquant l'éclair de sa pointe, avait-il donc été
foudroyé?

Ellen quitta Fabian, s'approcha de Harry Drake, le regard plein
d'une céleste compassion. Elle lui posa la main sur l'épaule... Ce
léger contact suffit pour rompre l'équilibre. Le corps de Drake
tomba comme une masse inerte.

Ellen se courba sur ce cadavre, pendant que nous reculions,
épouvantés. Le misérable Harry était mort.

«Foudroyé! dit le docteur en me saisissant le bras, foudroyé! Ah!
vous ne vouliez pas croire à l'intervention de la foudre?»

Harry Drake avait-il été en effet foudroyé, comme l'affirmait Dean
Pitferge; ou plutôt, ainsi que le soutint plus tard le médecin du
bord, un vaisseau s'était-il rompu dans la poitrine du malheureux?
je n'en sais rien. Toujours est-il que nous n'avions plus sous les
yeux qu'un cadavre.




XXXIV


Le lendemain, mardi 9 avril, à onze heures du matin, le _Great
Eastern_ levait l'ancre, et appareillait pour entrer dans
l'Hudson. Le pilote manoeuvrait avec une incomparable sûreté de
coup d'oeil. L'orage s'était dissipé pendant la nuit. Les derniers
nuages disparaissaient au-dessous de l'horizon. La mer s'animait
sous l'évolution d'une flottille de goélettes qui ralliaient la
côte.

Vers onze heures et demie, _la Santé_ arriva. C'était un petit
bateau à vapeur portant la commission sanitaire de New York. Muni
d'un balancier qui s'élevait et s'abaissait au-dessus du pont, il
marchait avec une extrême rapidité, et me donnait un aperçu de ces
petits tenders américains, tous construits sur le même modèle,
dont une vingtaine nous fit bientôt cortège.

Bientôt nous eûmes dépassé le Light-Boat, feu flottant qui marque
les passes de l'Hudson. La pointe de Sandy Hook, langue
sablonneuse terminée par un phare, fut rangée de près, et là,
quelques groupes de spectateurs nous lancèrent une bordée de
hourras.

Lorsque le _Great Eastern_ eut contourné la baie intérieure formée
par la pointe de Sandy Hook, au milieu d'une flottille de
pêcheurs, j'aperçus les verdoyantes hauteurs du New Jersey; les
énormes forts de la baie, puis la ligne basse de la grande ville
allongée entre l'Hudson et la rivière de l'Est, comme Lyon entre
le Rhône et la Saône.

À une heure, après avoir longé les quais de New York, le _Great
Eastern_ mouillait dans l'Hudson, et les ancres se crochaient dans
les câbles télégraphiques du fleuve, qu'il fallut briser au
départ.

Alors commença le débarquement de tous ces compagnons de voyage,
ces compatriotes d'une traversée, que je ne devais plus revoir,
les Californiens, les sudistes, les mormons, le jeune couple...
J'attendais Fabian, j'attendais Corsican.

J'avais dû raconter au capitaine Anderson les incidents du duel
qui s'était passé à son bord. Les médecins firent leur rapport. La
justice n'ayant rien à voir dans la mort de Harry Drake, des
ordres avaient été donnés pour que les derniers devoirs lui
fussent rendus à terre.

En ce moment, le statisticien Cokburn, qui ne m'avait pas parlé de
tout le voyage, s'approcha de moi et me dit:

-- Savez-vous, monsieur, combien les roues ont fait de tours
pendant la traversée?

-- Non, monsieur.

-- Cent mille sept cent vingt-trois, monsieur.

-- Ah! vraiment, monsieur! Et l'hélice, s'il vous plaît?

-- Six cent huit mille cent trente tours, monsieur.

-- Bien obligé, monsieur. Et le statisticien Cokburn me quitta
sans me saluer d'un adieu quelconque. Fabian et Corsican me
rejoignirent en ce moment. Fabian me pressa la main avec effusion.

«Ellen, me dit-il, Ellen guérira! Sa raison lui est revenue un
instant! Ah! Dieu est juste, il la lui rendra tout entière!»

Fabian, parlant ainsi, souriait à l'avenir. Quant au capitaine
Corsican, il m'embrassa sans cérémonie, mais d'une rude façon:

«Au revoir, au revoir», me cria-t-il, lorsqu'il eut pris place sur
le tender où se trouvaient déjà Fabian et Ellen sous la garde de
Mrs. R..., la soeur du capitaine Mac Elwin, venue au-devant de son
frère.

Puis le tender déborda, emmenant ce premier convoi de passagers au
«pier» de la douane.

Je le regardai s'éloigner. En voyant Ellen entre Fabian et sa
soeur, je ne doutai pas que les soins, le dévouement, l'amour ne
parvinssent à ramener cette pauvre âme égarée par la douleur.

En ce moment, je me sentis saisi par le bras. Je reconnus
l'étreinte du docteur Dean Pitferge.

«Eh bien, me dit-il, que devenez-vous?

-- Ma foi, docteur, puisque le _Great Eastern_ reste cent quatre-
vingt-douze heures à New York et que je dois reprendre passage à
bord, j'ai cent quatre-vingt-douze heures à dépenser en Amérique.
Cela ne fait que huit jours, mais huit jours bien employés; c'est
assez peut-être pour voir New York, l'Hudson, la vallée de la
Mohawk, le lac Érié, le Niagara, et tout ce pays chanté par
Cooper.

-- Ah! vous allez au Niagara? s'écria Dean Pitferge. Ma foi, je ne
serais pas fâché de le revoir, et si ma proposition ne vous paraît
pas indiscrète?...

Le digne docteur m'amusait par ses lubies. Il m'intéressait.
C'était un guide tout trouvé et un guide fort instruit.

-- Topez là», lui dis-je. Un quart d'heure après, nous nous
embarquions sur le tender, et à trois heures, après avoir remonté
le Broadway, nous étions installés dans deux chambres du _Fifth
Avenue Hotel_.




XXXV


Huit jours à passer en Amérique! Le _Great Eastern_ devait partir
le 16 avril, et c'était le 9, à trois heures du soir, que j'avais
mis le pied sur la terre de l'Union. Huit jours! Il y a des
touristes enragés, des «voyageurs express», auxquels ce temps eût
probablement suffi à visiter l'Amérique tout entière! Je n'avais
pas cette prétention. Pas même celle de visiter New York
sérieusement et de faire, après cet examen extra-rapide, un livre
sur les moeurs et le caractère des Américains. Mais dans sa
constitution, dans son aspect physique, New York est vite vu. Ce
n'est guère plus varié qu'un échiquier. Des rues qui se coupent à
angle droit, nommées «avenues» quand elles sont longitudinales, et
«streets» quand elles sont transversales; des numéros d'ordre sur
ces diverses voies de communication, disposition très pratique,
mais très monotone; les omnibus américains desservant toutes les
avenues. Qui a vu un quartier de New York connaît toute la grande
cité, sauf peut-être cet imbroglio de rues et de ruelles
enchevêtrées dans sa pointe sud, où s'est massée la population
commerçante. New York est une langue de terre, et toute son
activité se retrouve sur le bout de cette «langue». De chaque côté
se développent l'Hudson et la Rivière de l'Est, deux véritables
bras de mer sillonnés de navires, et dont les ferry-boats relient
la ville à droite avec Brooklyn, à gauche avec les rives du New
Jersey. Une seule artère coupe de biais la symétrique
agglomération des quartiers de New York et y porte la vie. C'est
le vieux Broadway, le Strand de Londres, le boulevard Montmartre à
Paris; à peu près impraticable dans sa partie basse où la foule
afflue, et presque désert dans sa partie haute; une rue où les
bicoques et les palais de marbre se coudoient; un véritable fleuve
de fiacres, d'omnibus, de cabs, de haquets, de fardiers, avec des
trottoirs pour rivages et au-dessus duquel il a fallu jeter des
ponts pour livrer passage aux piétons. Broadway, c'est New York,
et c'est là que le docteur Pitferge et moi nous nous promenâmes
jusqu'au soir.

Après avoir dîné au _Fifth Avenue Hotel_, où l'on nous servit
solennellement des ragoûts lilliputiens sur des plats de poupées,
j'allai finir la journée au théâtre Barnum. On y jouait un drame
qui attirait la foule: _New York's Streets_. Au quatrième acte, il
y avait un incendie et une vraie pompe à vapeur, manoeuvrée par de
vrais pompiers. De là «great attraction».

Le lendemain matin, je laissai le docteur courir à ses affaires.
Nous devions nous retrouver à l'hôtel, à deux heures. J'allai,
Liberty Street, 51, à la poste, prendre les lettres qui
m'attendaient, puis à Rowling Green, 2, au bas de Broadway, chez
le consul de France, M. le baron Gauldrée Boilleau, qui
m'accueillit fort bien, puis à la maison Hoffmann, où j'avais à
toucher une traite, et enfin au numéro 25 de la 36e rue, chez Mrs
R..., la soeur de Fabian, dont j'avais l'adresse. Il me tardait de
savoir des nouvelles d'Ellen et de mes deux amis. Là, j'appris
que, sur le conseil des médecins, Mrs R..., Fabian et Corsican
avaient quitté New York, emmenant la jeune femme, que l'air et la
tranquillité de la campagne devaient influencer favorablement. Un
mot de Corsican me prévenait de ce départ subit. Le brave
capitaine était venu au _Fifth Avenue Hotel_, sans m'y rencontrer.
Où ses amis et lui allaient-ils en quittant New York? Un peu
devant eux. Au premier beau site qui frapperait Ellen, ils
comptaient s'arrêter tant que le charme durerait. Lui, Corsican,
me tiendrait au courant, et il espérait que je ne partirais pas
sans les avoir embrassés tous une dernière fois. Oui, certes, et
ne fût-ce que pour quelques heures, j'aurais été heureux de
retrouver Ellen, Fabian et le capitaine Corsican! Mais, c'est là
le revers des voyages, pressé comme je l'étais, eux partis, moi
partant, chacun de son côté, il ne fallait pas compter se revoir.

À deux heures, j'étais de retour à l'hôtel. Je trouvai le docteur
dans le «bar room», encombré comme une bourse ou comme une halle,
véritable salle publique où se mêlent les passants et les
voyageurs, et dans laquelle tout venant trouve, gratis, de l'eau
glacée, du biscuit et du chester.

«Eh bien, docteur, dis-je, quand partons-nous?

-- Ce soir à six heures.

-- Nous prenons le railroad de l'Hudson?

-- Non, le _Saint-John_, un steamer merveilleux, un autre monde,
un _Great Eastern_ de rivière, un de ces admirables engins de
locomotion qui sautent volontiers. J'aurais préféré vous montrer
l'Hudson pendant le jour, mais le _Saint-John_ ne marche que la
nuit. Demain, à cinq heures du matin, nous serons à Albany. À six
heures, nous prendrons le New York Central Railroad, et le soir
nous souperons à Niagara Falls.»

Je n'avais pas à discuter le programme du docteur. Je l'acceptai
les yeux fermés. L'ascenseur de l'hôtel, mû sur sa vis verticale,
nous hissa jusqu'à nos chambres et nous redescendit, quelques
minutes après, avec notre sac de touriste. Un fiacre à vingt
francs la course nous conduisit en un quart d'heure au «pier» de
l'Hudson, devant lequel le _Saint-John_ se panachait déjà de gros
tourbillons de fumée.




XXXVI


Le _Saint-John_ et son pareil, le _Dean-Richmond_, étaient les
plus beaux steamboats du fleuve. Ce sont plutôt des édifices que
des bateaux. Ils ont deux ou trois étages de terrasses, de
galeries, de vérandas, de promenoirs. On dirait l'habitation
flottante d'un planteur. Le tout est dominé par une vingtaine de
poteaux pavoisés, reliés entre eux avec des armatures de fer, qui
consolident l'ensemble de la construction. Les deux énormes
tambours sont peints à fresque comme les tympans de l'église
Saint-Marc à Venise. En arrière de chaque roue s'élève la cheminée
des deux chaudières qui se trouvent placées extérieurement et non
dans les flancs du steamboat. Bonne précaution en cas d'explosion.
Au centre, entre les tambours, se meut le mécanisme d'une extrême
simplicité: un cylindre unique, un piston manoeuvrant un long
balancier qui s'élève et s'abaisse comme le marteau monstrueux
d'une forge, et une seule bielle communiquant le mouvement à
l'arbre de ces roues massives.

Une foule de passagers encombrait déjà le pont du _Saint-John_.
Dean Pitferge et moi, nous allâmes retenir une cabine qui
s'ouvrait sur un immense salon, sorte de galerie de Diane, dont la
voûte arrondie reposait sur une succession de colonnes
corinthiennes. Partout le confort et le luxe, des tapis, des
divans, des canapés, des objets d'art, des peintures, des glaces,
et le gaz fabriqué dans un petit gazomètre du bord.

En ce moment, la colossale machine tressaillit et se mit en
marche. Je montai sur les terrasses supérieures. À l'avant
s'élevait une maison brillamment peinte. C'était la chambre des
timoniers. Quatre hommes vigoureux se tenaient aux rayons de la
double roue du gouvernail. Après une promenade de quelques
minutes, je redescendis sur le pont, entre les chaudières déjà
rouges, d'où s'échappaient de petites flammes bleues, sous la
poussée de l'air que les ventilateurs y engouffraient. De l'Hudson
je ne pouvais rien voir. La nuit venait, et avec la nuit un
brouillard «à couper au couteau». Le _Saint-John_ hennissait dans
l'ombre, comme un formidable mastodonte. À peine entrevoyait-on
les quelques lumières des villes étalées sur les rives et les
fanaux des bateaux à vapeur qui remontaient les eaux sombres à
grands coups de sifflet.

À huit heures, je rentrai au salon. Le docteur m'emmena souper
dans un magnifique restaurant installé sur l'entrepont et servi
par une armée de domestiques noirs. Dean Pitferge m'apprit que le
nombre des voyageurs à bord dépassait quatre mille, parmi lesquels
on comptait quinze cents émigrants parqués sous la partie basse du
steamboat. Le souper terminé, nous allâmes nous coucher dans notre
confortable cabine.

À onze heures, je fus réveillé par une sorte de choc. Le _Saint-
John_ s'était arrêté. Le capitaine, ne pouvant plus manoeuvrer au
milieu de ces épaisses ténèbres, avait fait stopper. L'énorme
bateau, mouillé dans le chenal, s'endormit tranquillement sur ses
ancres.

À quatre heures du matin, le _Saint-John_ reprit sa marche. Je me
levai et j'allai m'abriter sous la véranda de l'avant. La pluie
avait cessé; la brume se levait; les eaux du fleuve apparurent,
puis ses rives; la rive droite, mouvementée, revêtue d'arbres
verts et d'arbrisseaux qui lui donnaient l'apparence d'un long
cimetière; à l'arrière-plan, de hautes collines fermant l'horizon
par une ligne gracieuse; au contraire, sur la rive gauche, des
terrains plats et marécageux; dans le lit du fleuve, entre les
îles, des goélettes appareillant sous la première brise et des
steamboats remontant le courant rapide de l'Hudson.

Le docteur Pitferge était venu me rejoindre sous la véranda.

«Bonjour, mon compagnon, me dit-il, après avoir humé un grand coup
d'air. Savez-vous que, grâce à ce maudit brouillard, nous
n'arriverons pas à Albany assez tôt pour prendre le premier train!
Cela va modifier mon programme.

-- Tant pis, docteur, car il faut être économe de notre temps.

-- Bon! nous en serons quittes pour atteindre Niagara Falls dans
la nuit, au lieu d'y arriver le soir.»

Cela ne faisait pas mon affaire, mais il fallut se résigner. En
effet, le _Saint-John_ ne fut pas amarré au quai d'Albany avant
huit heures. Le train du matin était parti. Donc, nécessité
d'attendre le train d'une heure quarante. De là toute facilité
pour visiter cette curieuse cité qui forme le centre législatif de
l'État de New York, la basse ville, commerciale et populeuse,
établie sur la rive droite de l'Hudson, la haute ville avec ses
maisons de brique, ses établissements publics, son très
remarquable muséum de fossiles. On eût dit un des grands quartiers
de New York transporté au flanc de cette colline sur laquelle il
se développe en amphithéâtre.

À une heure, après avoir déjeuné, nous étions à la gare, une gare
libre, sans barrière, sans gardiens. Le train stationnait tout
simplement au milieu de la rue comme un omnibus sur une place. On
monte quand on veut dans ces longs wagons, supportés à l'avant et
à l'arrière par un système pivotant à quatre roues. Ces wagons
communiquent entre eux par des passerelles qui permettent au
voyageur de se promener d'une extrémité du convoi à l'autre. À
l'heure dite, sans que nous eussions vu ni un chef ni un employé,
sans un coup de cloche, sans un avertissement, la fringante
locomotive, parée comme une châsse -- un bijou d'orfèvrerie à
poser sur une étagère --, se mit en mouvement, et nous voilà
entraînés avec une vitesse de douze lieues à l'heure. Mais au lieu
d'être emboîtés, comme on l'est dans les wagons des chemins de fer
français, nous étions libres d'aller, de venir, d'acheter des
journaux et des livres «non estampillés». L'estampille ne me
paraît pas, je dois l'avouer, avoir pénétré dans les moeurs
américaines; aucune censure n'a imaginé, dans ce singulier pays,
qu'il fallût surveiller avec plus de soin la lecture des gens
assis dans un wagon que celle des gens qui lisent au coin de leur
feu, assis dans leur fauteuil. Nous pouvions faire tout cela, sans
attendre les stations et les gares. Les buvettes ambulantes, les
bibliothèques, tout marche avec les voyageurs. Pendant ce temps,
le train traversait des champs sans barrières, des forêts
nouvellement défrichées, au risque de heurter des troncs abattus,
des villes nouvelles aux larges rues sillonnées de rails, mais
auxquelles les maisons manquaient encore, des cités parées des
plus poétiques noms de l'histoire ancienne: Rome, Syracuse,
Palmyre! Et ce fut ainsi que défila devant nos yeux toute cette
vallée de la Mohawk, ce pays de Fenimore qui appartient au
romancier américain, comme le pays de Rob Roy à Walter Scott. À
l'horizon étincela un instant le lac Ontario, où Cooper a placé
les scènes de son chef-d'oeuvre. Tout ce théâtre de la grande
épopée de Bas-de-Cuir, contrée sauvage autrefois, est maintenant
une campagne civilisée. Le docteur ne se sentait pas de joie. Il
persistait à m'appeler Oeil-de-Faucon, et ne voulait plus répondre
qu'au nom de Chingakook!

À onze heures du soir, nous changions de train à Rochester, et
nous passions les rapides de la Tennessee qui fuyaient en cascades
sous nos wagons. À deux heures du matin, après avoir côtoyé le
Niagara, sans le voir, pendant quelques lieues, nous arrivions au
village de Niagara Falls, et le docteur m'entraînait à un
magnifique hôtel, superbement nommé _Cataract House_.




XXXVII


Le Niagara n'est pas un fleuve, pas même une rivière: c'est un
simple déversoir, une saignée naturelle, un canal long de trente-
six milles, qui verse les eaux du lac Supérieur, du Michigan, de
l'Huron et de l'Érié dans l'Ontario. La différence de niveau entre
ces deux derniers lacs est de trois cent quarante pieds anglais;
cette différence, uniformément répartie sur tout le parcours, eût
à peine créé un «rapide»; mais les chutes seules en absorbent la
moitié. De là leur formidable puissance.

Cette rigole niagarienne sépare les États-Unis du Canada. Sa rive
droite est américaine, sa rive gauche est anglaise. D'un côté, des
policemen; de l'autre, pas même leur ombre.

Le matin du 12 avril, dès l'aube, le docteur et moi nous
descendions les larges rues de Niagara Falls. C'est le nom de ce
village, créé sur le bord des chutes à trois cents milles
d'Albany, sorte de petite «ville d'eaux», bâtie en bon air, dans
un site charmant, pourvue d'hôtels somptueux et de villas
confortables, que les Yankees et les Canadiens fréquentent pendant
la belle saison. Le temps était magnifique; le soleil brillait sur
un ciel froid. De sourds et lointains mugissements se faisaient
entendre. J'apercevais à l'horizon quelques vapeurs qui ne
devaient pas être des nuages.

«Est-ce la chute? demandai-je au docteur.

-- Patience!» me répondit Pitferge.

En quelques minutes, nous étions arrivés sur les rives du Niagara.
Les eaux de la rivière coulaient paisiblement; elles étaient
claires et sans profondeur; de nombreuses pointes de roches
grisâtres émergeaient çà et là. Les ronflements de la cataracte
s'accentuaient, mais on ne l'apercevait pas encore. Un pont de
bois, supporté sur des arches de fer, réunissait cette rive gauche
à une île jetée au milieu du courant. Le docteur m'entraîna sur ce
pont. En amont, la rivière s'étendait à perte de vue; en aval,
c'est-à-dire sur notre droite, on sentait les premières
dénivellations d'un rapide; puis, à un demi-mille du pont, le
terrain manquait subitement; des nuages de poussière d'eau se
tenaient suspendus dans l'air. C'était là la «chute américaine»
que nous ne pouvions voir. Au-delà se dessinait un paysage
tranquille, quelques collines, des villas, des maisons, des arbres
dépouillés, c'est-à-dire la rive canadienne.

«Ne regardez pas! ne regardez pas! me criait le docteur Pitferge.
Réservez-vous! Fermez les yeux! Ne les ouvrez que lorsque je vous
le dirai!»

Je n'écoutais guère mon original. Je regardais. Le pont franchi,
nous prenions pied sur l'île. C'était Goat Island, l'île de la
chèvre, un morceau de terre de soixante-dix acres, couvert
d'arbres, coupé d'allées superbes où peuvent circuler les
voitures, jeté comme un bouquet entre les chutes américaine et
canadienne, que sépare une distance de trois cents yards. Nous
courions sous ces grands arbres; nous gravissions les pentes; nous
dévalions les rampes. Le tonnerre des eaux redoublait; des nuages
de vapeur humide roulaient dans l'air.

«Regardez!» s'écria le docteur.

Au sortir du massif, le Niagara venait d'apparaître dans toute sa
splendeur. En cet endroit, il faisait un coude brusque, et,
s'arrondissant pour former la chute canadienne, le «Horseshoe
Fall», le Fer à cheval, il tombait d'une hauteur de cent
cinquante-huit pieds sur une largeur de deux milles.

La nature, en cet endroit, l'un des plus beaux du monde, a tout
combiné pour émerveiller les yeux. Ce retour du Niagara sur lui-
même favorise singulièrement les effets de lumière et d'ombre. Le
soleil, en frappant ces eaux sous tous les angles, diversifie
capricieusement leurs couleurs, et qui n'a pas vu cet effet ne
l'admettra pas sans conteste. En effet, près de Goat Island,
l'écume est blanche; c'est une neige immaculée, une coulée
d'argent fondu qui se précipite dans le vide. Au centre de la
cataracte, les eaux sont d'un vert de mer admirable, qui indique
combien la couche d'eau est épaisse; aussi un navire, le _Détroit_,
tirant vingt pieds d'eau et lancé dans le courant, a-t-il pu
descendre la chute «sans toucher». Vers la rive canadienne, au
contraire, les tourbillons, comme métallisés sous les rayons
lumineux, resplendissent, et c'est de l'or en fusion qui tombe
dans l'abîme. Au-dessous, la rivière est invisible. Les vapeurs y
tourbillonnent. J'entrevois, cependant, d'énormes glaces
accumulées par les froids de l'hiver; elles affectent des formes
de monstres qui, la gueule ouverte, absorbent par heure les cent
millions de tonnes que leur verse cet inépuisable Niagara. À un
demi-mille en aval de la cataracte, la rivière est redevenue
paisible, et présente une surface solide que les premières brises
d'avril n'ont pu fondre encore.

«Et maintenant, au milieu du torrent!» me dit le docteur.

Qu'entendait-il par ces paroles? Je ne savais que penser, quand il
me montra une tour construite sur un bout de roc, à quelque cent
pieds de la rive, au bord même du précipice. Ce monument
«audacieux», élevé en 1833 par un certain Judge Porter, est nommé
«Terrapin Tower».

Nous descendîmes les rampes latérales de Goat Island. Arrivé à la
hauteur du cours supérieur du Niagara, je vis un pont, ou plutôt
quelques planches jetées sur des têtes de rocs, qui unissaient la
tour au rivage. Ce pont longeait l'abîme à quelques pas seulement.
Le torrent mugissait au-dessous. Nous nous étions hasardés sur ces
planches, et en quelques instants nous avions atteint le bloc
principal qui supporte Terrapin Tower. Cette tour ronde, haute de
quarante-cinq pieds, est construite en pierre. Au sommet se
développe un balcon circulaire, autour d'un faîtage recouvert d'un
stuc rougeâtre. L'escalier tournant est en bois. Des milliers de
noms sont gravés sur ses marches. Une fois arrivé au haut de cette
tour, on s'accroche au balcon et on regarde.

La tour est en pleine cataracte. De son sommet le regard plonge
dans l'abîme. Il s'enfonce jusque dans la gueule de ces monstres
de glace qui avalent le torrent. On sent frémir le roc qui
supporte la tour. Autour se creusent des dénivellations
effrayantes, comme si le lit du fleuve cédait. On ne s'entend plus
parler. De ces gonflements d'eau sortent des tonnerres. Les lignes
liquides fument et sifflent comme des flèches. L'écume saute
jusqu'au sommet du monument. L'eau pulvérisée se déroule dans
l'air en formant un splendide arc-en-ciel.

Par un simple effet d'optique, la tour semble se déplacer avec une
vitesse effrayante -- mais à reculons de la chute, fort
heureusement --, car, avec l'illusion contraire, le vertige serait
insoutenable, et nul ne pourrait considérer ce gouffre.

Haletants, brisés, nous étions rentrés un instant sur le palier
supérieur de la tour. C'est alors que le docteur crut devoir me
dire:

«Cette Terrapin Tower, mon cher monsieur, tombera quelque jour
dans l'abîme, et peut-être plus tôt qu'on ne suppose.

-- Ah! vraiment!

-- Ce n'est pas douteux. La grande chute canadienne recule
insensiblement, mais elle recule. La tour, quand elle fut
construite, en 1833, était beaucoup plus éloignée de la cataracte.
Les géologues prétendent que la chute, il y a trente-cinq mille
ans, se trouvait située à Queenstown, à sept milles en aval de la
position qu'elle occupe maintenant. D'après M. Bakewell, elle
reculerait d'un mètre par année, et, suivant sir Charles Lyell,
d'un pied seulement. Il arrivera donc un moment où le roc qui
supporte la tour, rongé par les eaux, glissera sur les pentes de
la cataracte. Eh bien, cher monsieur, rappelez-vous ceci: le jour
où tombera la Terrapin Tower, il y aura dedans quelques
excentriques qui descendront le Niagara avec elle.»

Je regardai le docteur comme pour lui demander s'il serait au
nombre de ces originaux. Mais il me fit signe de le suivre, et
nous vînmes de nouveau contempler le «Horseshoe Fall» et le
paysage environnant. On distinguait alors, un peu en raccourci, la
chute américaine, séparée par la pointe de l'île, où s'est formée
aussi une petite cataracte centrale, large de cent pieds. Cette
chute américaine, également admirable, est droite, non sinueuse,
et sa hauteur a cent soixante-quatre pieds d'aplomb. Mais, pour la
contempler dans tout son développement, il faut se placer en face
de la rivière canadienne.

Pendant toute la journée, nous errâmes sur les rives du Niagara,
irrésistiblement ramenés à cette tour où les mugissements des
eaux, l'embrun des vapeurs, le jeu des rayons solaires,
l'enivrement et les senteurs de la cataracte vous maintiennent
dans une perpétuelle extase. Puis nous revenions à Goat Island
pour saisir la grande chute sous tous les points de vue, sans nous
jamais fatiguer de la voir. Le docteur aurait voulu me conduire à
la «Grotte des Vents» creusée derrière la chute centrale, à
laquelle on arrive par un escalier établi à la pointe de l'île;
mais l'accès en était alors interdit à cause des fréquents
éboulements qui se produisaient depuis quelque temps dans ces
roches friables.

À cinq heures, nous étions rentrés à Cataract-House, et après un
dîner rapide, servi à l'américaine, nous revînmes à Goat Island.
Le docteur voulut en faire le tour et revoir les «Trois Soeurs»,
charmants îlots épars à la tête de l'île. Puis, le soir venu, il
me ramena au roc branlant de Terrapin Tower.

Le soleil s'était couché derrière les collines assombries. Les
dernières lueurs du jour avaient disparu. La lune, demi-pleine,
brillait d'un pur éclat. L'ombre de la tour s'allongeait sur
l'abîme. En amont, les eaux tranquilles glissaient sous la brume
légère. La rive canadienne, déjà plongée dans les ténèbres,
contrastait avec les masses plus éclairées de Goat Island et du
village de Niagara Falls. Sous nos yeux, le gouffre, agrandi par
la pénombre, semblait un abîme infini dans lequel mugissait la
formidable cataracte. Quelle impression! Quel artiste, par la
plume ou le pinceau, pourra jamais la rendre! Pendant quelques
instants, une lumière mouvante parut à l'horizon. C'était le fanal
d'un train qui passait sur ce pont du Niagara, suspendu à deux
milles de nous. Jusqu'à minuit, nous restâmes ainsi, muets,
immobiles, au sommet de cette tour, irrésistiblement penchés sur
ce torrent qui nous fascinait. Enfin, à un moment où les rayons de
la lune frappèrent sous un certain angle la poussière liquide,
j'entrevis une bande laiteuse, un ruban diaphane qui tremblotait
dans l'ombre. C'était un arc-en-ciel lunaire, une pâle irradiation
de l'astre des nuits, dont la douce lueur se décomposait en
traversant les embruns de la cataracte.




XXXVIII


Le lendemain, 13 avril, le programme du docteur indiquait une
visite à la rive canadienne. Une simple promenade. Il suffisait de
suivre les hauteurs qui forment la droite du Niagara pendant
l'espace de deux milles pour atteindre le pont suspendu. Nous
étions partis à sept heures du matin. Du sentier sinueux longeant
la rive droite, on apercevait les eaux tranquilles de la rivière
qui ne se ressentait déjà plus des troubles de sa chute.

À sept heures et demie, nous arrivions à Suspension Bridge. C'est
l'unique pont auquel aboutissent le Great Western et le New York
Central Railroad, le seul qui donne entrée au Canada sur les
confins de l'État de New York. Ce pont suspendu est formé de deux
tabliers; sur le tablier supérieur passent les trains; sur le
tablier inférieur, situé à vingt-trois pieds au-dessous, passent
les voitures et les piétons. L'imagination se refuse à suivre dans
son travail l'audacieux ingénieur, John A. Roebling, de Trendon
(New Jersey), qui a osé construire ce viaduc dans de telles
conditions: un pont «suspendu» qui livre passage à des trains, à
deux cent cinquante pieds au-dessus du Niagara, transformé de
nouveau en rapide! Suspension Bridge est long de huit cents pieds,
large de vingt-quatre. Des étais de fer, frappés sur les rives, le
maintiennent contre le balancement. Les câbles qui le supportent,
formés de quatre mille fils, ont dix pouces de diamètre et peuvent
résister à un poids de douze mille quatre cents tonnes. Or, le
pont ne pèse que huit cents tonnes. Inauguré en 1855, il a coûté
cinq cent mille dollars. Au moment où nous atteignions le milieu
de Suspension Bridge, un train passa au-dessus de notre tête, et
nous sentîmes le tablier fléchir d'un mètre sous nos pieds!

C'est un peu au-dessous de ce pont que Blondin a franchi le
Niagara sur une corde tendue d'une rive à l'autre, et non au-
dessus des chutes. L'entreprise n'en était pas moins périlleuse.
Mais si Blondin nous étonne par son audace, que penser de l'ami
qui, monté sur son dos, l'accompagnait pendant cette promenade
aérienne?

«C'était peut-être un gourmand, dit le docteur, Blondin faisait
les omelettes à merveille sur sa corde raide.»

Nous étions sur la terre canadienne, et nous remontions la rive
gauche du Niagara, afin de voir les chutes sous un nouvel aspect.
Une demi-heure après, nous entrions dans un hôtel anglais, où le
docteur fit servir un déjeuner convenable. Pendant ce temps, je
parcourus le livre des voyageurs où figurent quelques milliers de
noms. Parmi les plus célèbres, je remarquai les suivants: Robert
Peel, lady Franklin, comte de Paris, duc de Chartres, prince de
Joinville, Louis-Napoléon (1846), prince et princesse Napoléon,
Barnum (avec son adresse), Maurice Sand (1865), Agassiz (1854),
Almonte, prince de Hohenlohe, Rothschild, Bertin (Paris), lady
Elgin, Burkardt (1832), etc.

«Et maintenant, sous les chutes», me dit le docteur, lorsque le
déjeuner fut terminé.

Je suivis Dean Pitferge. Un nègre nous conduisit à un vestiaire,
où l'on nous donna un pantalon imperméable, un waterproof et un
chapeau ciré. Ainsi vêtus, notre guide nous conduisit par un
sentier glissant, sillonné d'écoulements ferrugineux, encombré de
pierres noires aux vives arêtes, jusqu'au niveau inférieur du
Niagara. Puis, au milieu des vapeurs d'eau pulvérisée, nous
passâmes derrière la grande chute. La cataracte tombait devant
nous comme le rideau d'un théâtre devant les acteurs. Mais quel
théâtre, et comme les couches d'air violemment déplacées s'y
projetaient en courants impétueux! Trempés, aveuglés, assourdis,
nous ne pouvions ni nous voir ni nous entendre dans cette caverne
aussi hermétiquement close par les nappes liquides de la cataracte
que si la nature l'eût fermée d'un mur de granit!

À neuf heures, nous étions rentrés à l'hôtel où l'on nous
dépouilla de nos habits ruisselants. Revenu sur la rive, je
poussai un cri de surprise et de joie:

«Le capitaine Corsican!»

Le capitaine m'avait entendu. Il vint à moi.

«Vous ici! s'écria-t-il. Quelle joie de vous revoir!

-- Et Fabian? et Ellen? demandai-je, en serrant les mains de
Corsican.

-- Ils sont là. Ils vont aussi bien que possible. Fabian plein
d'espoir, presque souriant. Notre pauvre Ellen reprenant peu à peu
sa raison.

-- Mais pourquoi vous rencontrai-je ici, au Niagara?

-- Le Niagara, me répondit Corsican, mais c'est le rendez-vous
d'été des Anglais et des Américains. On vient respirer ici, on
vient se guérir devant ce sublime spectacle des chutes. Notre
Ellen a paru frappée à la vue de ce beau site; et nous sommes
restés sur les bords du Niagara. Voyez cette villa, Clifton House,
au milieu des arbres, à mi-colline. C'est là que nous demeurons en
famille, avec Mrs R..., la soeur de Fabian, qui s'est dévouée à
notre pauvre amie.

-- Ellen, demandai-je, Ellen a-t-elle reconnu Fabian?

-- Non, pas encore, me répondit le capitaine. Vous savez,
cependant, qu'au moment où Harry Drake tombait frappé de mort,
Ellen eut comme un instant de lucidité. Sa raison s'était fait
jour à travers les ténèbres qui l'enveloppent. Mais cette lucidité
a bientôt disparu. Toutefois, depuis que nous l'avons transportée
au milieu de cet air pur, dans ce milieu paisible, le docteur a
constaté une amélioration sensible dans l'état d'Ellen. Elle est
calme, son sommeil est tranquille, et on voit dans ses yeux comme
un effort pour ressaisir quelque chose, soit du passé, soit du
présent.

-- Ah! cher ami! m'écriai-je, vous la guérirez. Où est Fabian, où
est sa fiancée?

-- Regardez», me dit Corsican, et il étendit le bras vers la rive
du Niagara.

Dans la direction indiquée par le capitaine, je vis Fabian qui ne
nous avait pas encore aperçus. Il était debout sur un roc, et
devant lui, à quelques pas, se trouvait Ellen, assise, immobile.
Fabian ne la perdait pas des yeux. Cet endroit de la rive gauche
est connu sous le nom de «Table Rock». C'est une sorte de
promontoire rocheux, jeté sur la rivière qui mugit à deux cents
pieds au-dessous. Autrefois il présentait un surplomb plus
considérable; mais les chutes successives d'énormes morceaux de
rocs l'ont réduit maintenant à une surface de quelques mètres.

Ellen regardait et semblait plongée dans une muette extase. De cet
endroit, l'aspect des chutes est «most sublime», disent les
guides, et ils ont raison. C'est une vue d'ensemble des deux
cataractes: à droite, la chute canadienne, dont la crête,
couronnée de vapeurs, ferme l'horizon de ce côté, comme un horizon
de mer; en face, la chute américaine, et, au-dessus, l'élégant
massif de Niagara Falls à demi perdu dans les arbres; à gauche,
toute la perspective de la rivière qui fuit entre ses hautes
rives; au-dessous, le torrent luttant contre les glaçons culbutés.

Je ne voulais pas distraire Fabian. Corsican, le docteur et moi,
nous nous étions approchés de Table Rock. Ellen conservait
l'immobilité d'une statue. Quelle impression cette scène laissait-
elle à son esprit? Sa raison renaissait-elle peu à peu sous
l'influence de ce spectacle grandiose? Soudain, je vis Fabian
faire un pas vers elle. Ellen s'était levée brusquement; elle
s'avançait près de l'abîme; ses bras se tendaient vers le gouffre;
mais, s'arrêtant tout à coup, elle passa rapidement la main sur
son front, comme si elle eût voulu en chasser une image. Fabian,
pâle comme un mort, mais ferme, s'était d'un bond placé entre
Ellen et le vide. Elle avait secoué sa blonde chevelure. Son corps
charmant avait tressailli. Voyait-elle Fabian? Non. On eût dit une
morte revenant à la vie, et cherchant à ressaisir l'existence
autour d'elle!

Le capitaine Corsican et moi, nous n'osions faire un pas, et
pourtant, si près de ce gouffre, nous redoutions quelque malheur.
Mais le docteur Pitferge nous retint:

«Laissez, dit-il, laissez faire Fabian.»

J'entendis des sanglots qui gonflaient la poitrine de la jeune
femme. Des paroles inarticulées sortaient de ses lèvres. Elle
semblait vouloir parler et ne pas le pouvoir. Enfin, ces mots
s'échappèrent:

«Dieu! mon Dieu! Dieu tout-puissant! Où suis-je? où suis-je?»

Elle eut alors conscience que quelqu'un était près d'elle, et, se
retournant à demi, elle nous apparut, transfigurée. Un regard
nouveau vivait dans ses yeux. Fabian, tremblant, était debout
devant elle, muet, les bras ouverts. «Fabian! Fabian!» s'écria-t-
elle enfin. Fabian la reçut dans ses bras où elle tomba inanimée.
Il poussa un cri déchirant. Il croyait Ellen morte. Mais le
docteur intervint:

«Rassurez-vous, dit-il à Fabian, cette crise, au contraire, la
sauvera!»

Elle fut transportée à Clifton House, et placée sur son lit, où,
son évanouissement dissipé, elle s'endormit d'un paisible sommeil.

Fabian, encouragé par le docteur et plein d'espoir -- Ellen
l'avait reconnu! --, revint vers nous:

«Nous la sauverons, me dit-il, nous la sauverons! Chaque jour
j'assiste à la résurrection de cette âme. Aujourd'hui, demain
peut-être, mon Ellen me sera rendue! Ah! Ciel clément, sois béni!
Nous resterons en ce lieu, tant qu'il le faudra pour elle! N'est-
ce pas, Archibald?»

Le capitaine serra avec effusion Fabian sur sa poitrine. Fabian
s'était retourné vers moi, vers le docteur. Il nous prodiguait ses
tendresses. Il nous enveloppait de son espoir. Et jamais espoir ne
fut plus fondé. La guérison d'Ellen était prochaine...

Mais il nous fallait partir. Une heure à peine nous restait pour
regagner Niagara Falls. Au moment où nous allions nous séparer de
ces chers amis, Ellen dormait encore. Fabian nous embrassa, le
capitaine Corsican, très ému, après avoir promis qu'un télégramme
me donnerait des nouvelles d'Ellen, nous fit ses derniers adieux,
et à midi nous avions quitté Clifton House.




XXXIX


Quelques instants après, nous descendions une rampe très allongée
de la côte canadienne. Cette rampe nous conduisit au bord de la
rivière, presque entièrement obstruée de glaces. Là, un canot nous
attendait pour nous passer «en Amérique». Un voyageur y avait déjà
pris place. C'était un ingénieur du Kentucky, qui déclina ses nom
et qualités au docteur. Nous embarquâmes sans perdre de temps, et
soit en repoussant les glaçons, soit en les divisant, le canot
gagna le milieu de la rivière où le courant tenait la passe plus
libre. De là, un dernier regard fut donné à cette admirable
cataracte du Niagara. Notre compagnon l'observait d'un oeil
attentif.

«Est-ce beau! monsieur, lui dis-je, est-ce admirable!

-- Oui, me répondit-il, mais quelle force mécanique inutilisée, et
quel moulin on ferait tourner avec une pareille chute!»

Jamais je n'éprouvai envie plus féroce de jeter un ingénieur à
l'eau!

Sur l'autre rive, un petit chemin de fer presque vertical, mû par
un filet détourné de la chute américaine, nous hissa en quelques
secondes sur la hauteur. À une heure et demie, nous prenions
l'express, qui nous déposait à Buffalo à deux heures un quart.
Après avoir visité cette jeune grande ville, après avoir goûté
l'eau du lac Érié, nous reprenions le New York central railway, à
six heures du soir. Le lendemain, en quittant les confortables
couchettes d'un «sleeping car», nous arrivions à Albany, et le
railroad de l'Hudson, qui court à fleur d'eau le long de la rive
gauche du fleuve, nous jetait à New York quelques heures plus
tard. Le lendemain, 15 avril, en compagnie de mon infatigable
docteur, je parcourus la ville, la Rivière de l'Est, Brooklyn. Le
soir venu, je fis mes adieux à ce brave Dean Pitferge, et, en le
quittant, je sentis que je laissais un ami.

Le mardi, 16 avril, c'était le jour fixé pour le départ du _Great
Eastern_, je me rendis à onze heures au trente-septième «pier», où
le tender devait attendre les voyageurs. Il était déjà encombré de
passagers et de colis. J'embarquai. Au moment où le tender allait
se détacher du quai, je fus saisi par le bras. Je me retournai.
C'était encore le docteur Pitferge.

«Vous! m'écriai-je. Vous revenez en Europe?

-- Oui, mon cher monsieur.

-- Par le _Great Eastern_?

-- Sans doute, me répondit en souriant l'aimable original; j'ai
réfléchi et je pars. Songez donc, ce sera peut-être le dernier
voyage du _Great Eastern, celui dont il ne reviendra pas!_»

La cloche allait sonner pour le départ, quand un des stewards du
_Fifth Avenue Hotel_, accourant en toute hâte, me remit un
télégramme daté de Niagara Falls: «Ellen est réveillée; sa raison
tout entière lui est revenue, me disait le capitaine Corsican, et
le docteur répond d'elle!» Je communiquai cette bonne nouvelle à
Dean Pitferge.

«Répond d'elle! répond d'elle! répliqua en grommelant mon
compagnon de voyage, moi aussi j'en réponds! Mais qu'est-ce que
cela prouve? Qui répondrait de moi, de vous, de nous tous, mon
cher ami, aurait peut-être bien tort!...»

Douze jours après, nous arrivions à Brest, et le lendemain à
Paris. La traversée du retour s'était faite sans accident, au
grand déplaisir de Dean Pitferge, qui attendait toujours «son
naufrage»!

Et quand je fus assis devant ma table, si je n'avais pas eu ces
notes de chaque jour, oui, ce _Great Eastern_, cette ville
flottante que j'avais habitée pendant un mois, cette rencontre
d'Ellen et de Fabian, cet incomparable Niagara, j'aurais cru que
j'avais tout rêvé! Ah! que c'est beau, les voyages, «même quand on
en revient», quoi qu'en dise le docteur!

Pendant huit mois, je n'entendis plus parler de mon original.
Mais, un jour, la poste me remit une lettre couverte de timbres
multicolores et qui commençait par ces mots:

«À bord du _Coringuy_, récifs d'Auckland. Enfin, nous avons fait
naufrage...»

Et qui finissait par ceux-ci:

«Jamais je ne me suis mieux porté!

«Très cordialement vôtre,

«DEAN PITFERGE.»










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Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

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electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
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request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
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License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***