Nord contre sud

By Jules Verne

The Project Gutenberg EBook of Nord contre sud, by Jules Verne

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Nord contre sud

Author: Jules Verne

Release Date: April 17, 2005 [EBook #15646]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NORD CONTRE SUD ***




Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available
at http://www.ebooksgratuits.com.








Jules Verne



NORD CONTRE SUD



(1887)



Table des matières

PREMIÈRE PARTIE
I À bord du steam-boat «Shannon»
II Camdless-Bay
III Où en est la guerre de Sécession
IV La famille Burbank
V La Crique-Noire
VI Jacksonville
VII Quand même!
VIII La dernière esclave
IX Attente
X La journée du 2 mars
XI La soirée du 2 mars
XII Les six jours qui suivent
XIII Pendant quelques heures
XIV Sur le Saint-John
XV Jugement
DEUXIÈME PARTIE
I Après l'enlèvement
II Singulière opération
III La veille
IV Coup de vent de nord-est
V Prise de possession
VI Saint-Augustine
VII Derniers mots et dernier soupir
VIII De Camdless-Bay au lac Washington
IX La grande cyprière
X Rencontre
XI Les Everglades
XII Ce qu'entend Zermah
XIII Une vie double
XIV Zermah à l'oeuvre
XV Les deux frères
XVI Conclusion




PREMIÈRE PARTIE

I
À bord du steam-boat «Shannon»

La Floride, qui avait été annexée à la grande fédération
américaine en 1819, fut érigée en État quelques années plus tard.
Par cette annexion, le territoire de la République s'accrut de
soixante-sept mille milles carrés. Mais l'astre floridien ne
brille que d'un éclat secondaire au firmament des trente-sept
étoiles qui constellent le pavillon des États-Unis d'Amérique.

Ce n'est qu'une étroite et basse langue de terre, cette Floride.
Son peu de largeur ne permet pas aux rivières qui l'arrosent -- le
Saint-John excepté -- d'y acquérir quelque importance. Avec un
relief si peu accusé, les cours d'eau n'ont pas la pente
nécessaire pour y devenir rapides. Point de montagnes à sa
surface. À peine quelques lignes de ces «bluffs» ou collines, si
nombreux dans la région centrale et septentrionale de l'Union.
Quant à sa forme, on peut la comparer à une queue de castor qui
trempe dans l'Océan, entre l'Atlantique à l'est et le golfe du
Mexique à l'ouest.

La Floride n'a donc aucun voisin, si ce n'est la Géorgie dont la
frontière, vers le nord, confine à la sienne. Cette frontière
forme l'isthme qui rattache la péninsule au continent.

En somme, la Floride se présente comme une contrée à part, étrange
même, avec ses habitants moitié Espagnols, moitié Américains, et
ses Indiens Séminoles, bien différents de leurs congénères du Far-
West. Si elle est aride, sablonneuse, presque toute bordée de
dunes formées par les atterrissements successifs de l'Atlantique
sur le littoral du sud, sa fertilité est merveilleuse à la surface
des plaines septentrionales. Son nom, elle le justifie à souhait.
La flore y est superbe, puissante, d'une exubérante variété. Cela
tient, sans doute, à ce que cette portion du territoire est
arrosée par le Saint-John. Ce fleuve s'y déroule largement, du sud
au nord, sur un parcours de deux cent cinquante milles, dont cent
sept sont aisément navigables jusqu'au lac Georges. La longueur,
qui manque aux rivières transversales, ne lui fait point défaut,
grâce à son orientation. De nombreux rios l'enrichissent en s'y
mêlant au fond des criques multiples de ses deux rives. Le Saint-
John est donc la principale artère du pays. Elle le vivifie de ses
eaux -- ce sang qui coule dans les veines terrestres.

Le 7 février 1862, le steam-boat _Shannon_ descendait le Saint-
John. À quatre heures du soir, il devait faire escale au petit
bourg de Picolata, après avoir desservi les stations supérieures
du fleuve et les divers forts des comtés de Saint-Jean et de
Putnam. Quelques milles au delà, il allait entrer dans le comté de
Duval, qui se développe jusqu'au comté de Nassau, délimité par la
rivière dont il a pris le nom.

Picolata, par elle-même, n'a pas grande importance; mais ses
alentours sont riches en plantations d'indigo, en rizières, en
champs de cotonniers et de cannes à sucre, en immenses cyprières.
Aussi, les habitants n'y manquent-ils point dans un assez large
rayon. D'ailleurs, sa situation lui vaut un mouvement relatif de
marchandises et de voyageurs. C'est le point d'embarquement de
Saint-Augustine, une des principales villes de la Floride
orientale, située à quelque douze milles, sur cette partie du
littoral océanien que défend la longue île d'Anastasia. Un chemin
presque droit met en communication le bourg et la ville.

Ce jour-là, aux abords de l'escale de Picolata, on eût compté un
plus grand nombre de voyageurs qu'à l'ordinaire. Quelques rapides
voitures, des «stages», sortes de véhicules à huit places, attelés
de quatre ou six mules qui galopent comme des enragées sur cette
route, à travers le marécage, les avaient amenés de Saint-
Augustine. Il importait de ne point manquer le passage du steam-
boat, si l'on ne voulait éprouver un retard d'au moins quarante-
huit heures, avant d'avoir pu regagner les villes, bourgs, forts
ou villages bâtis en aval. En effet, le _Shannon _ne dessert pas
quotidiennement les deux rives du Saint-John, et, à cette époque,
il était seul à faire le service de transport. Il faut donc être à
Picolata, au moment où il y fait escale. Aussi, les voitures
avaient-elles déposé, une heure avant, leur contingent de
passagers.

En ce moment, il s'en trouvait une cinquantaine sur l'appontement
de Picolata. Ils attendaient, non sans causer avec une certaine
animation. On eut pu remarquer qu'ils se divisaient en deux
groupes, peu enclins à se rapprocher l'un de l'autre. Était-ce
donc quelque grave affaire d'intérêt, quelque compétition
politique, qui les avait attirés à Saint-Augustine? En tout cas,
on peut affirmer que l'entente ne s'était point faite entre eux.
Venus en ennemis, ils s'en retournaient de même. Cela ne se voyait
que trop aux regards irrités qui s'échangeaient, à la démarcation
établie entre les deux groupes, à quelques paroles malsonnantes
dont le sens provocateur semblait n'échapper à personne.

Cependant de longs sifflets venaient de percer l'air en amont du
fleuve. Bientôt le _Shannon _apparut au détour d'un coude de la
rive droite, un demi-mille au-dessus de Picolata. D'épaisses
volutes, s'échappant de ses deux cheminées, couronnaient les
grands arbres que le vent de mer agitait sur la rive opposée. Sa
masse mouvante grossissait rapidement. La marée venait de
renverser. Le courant de flot, qui avait retardé sa descente
depuis trois ou quatre heures, la favorisait maintenant en
ramenant les eaux du Saint-John vers son embouchure.

Enfin la cloche se fit entendre. Les roues, contrebattant la
surface du fleuve, arrêtèrent le _Shannon, _qui vint se ranger
près de l'appontement au rappel de ses amarres.

L'embarquement se fit aussitôt avec une certaine hâte. Un des
groupes passa le premier à bord, sans que l'autre groupe cherchât
à le devancer. Cela tenait, sans doute, à ce que celui-ci
attendait un ou plusieurs passagers en retard, qui risquaient de
manquer le bateau, car deux ou trois hommes s'en détachèrent pour
aller jusqu'au quai de Picolata, en un point où débouche la route
de Saint-Augustine. De là, ils regardaient dans la direction de
l'est, en gens visiblement impatientés.

Et ce n'était pas sans raison, car le capitaine du _Shannon,
_posté sur la passerelle, criait:

«Embarquez! Embarquez!

-- Encore quelques minutes, répondit l'un des individus du second
groupe, qui était resté sur l'appontement.

-- Je ne puis attendre, messieurs.

-- Quelques minutes!

-- Non! Pas une seule!

-- Rien qu'un instant!

-- Impossible! La marée descend, et je risquerais de ne plus
trouver assez d'eau sur la barre de Jacksonville!

-- Et, d'ailleurs, dit un des voyageurs, il n'y a aucune raison
pour que nous nous soumettions au caprice des retardataires!»

Celui qui avait fait cette observation était au nombre des
personnes du premier groupe, installées déjà sur le rouffle de
l'arrière du _Shannon._

«C'est mon avis, monsieur Burbank, répondit le capitaine. Le
service avant tout... Allons, messieurs, embarquez, ou je vais
donner l'ordre de larguer les amarres!»

Déjà les mariniers se préparaient à repousser le steam-boat au
large de l'appontement, pendant que des jets sonores s'échappaient
du sifflet à vapeur. Un cri arrêta la manoeuvre.

«Voilà Texar!... Voilà Texar!»

Une voiture, lancée à fond de train, venait d'apparaître au
tournant du quai de Picolata. Les quatre mules, qui composaient
l'attelage, s'arrêtèrent à la coupée de l'appontement. Un homme en
descendit. Ceux de ses compagnons, qui étaient allés jusqu'à la
route, le rejoignirent en courant. Puis, tous s'embarquèrent.

«Un instant de plus, Texar, et tu ne partais pas, ce qui eût été
très contrariant! dit l'un d'eux.

-- Oui! Tu n'aurais pu, avant deux jours, être de retour à...
où?... Nous le saurons quand tu voudras le dire! ajouta un autre.

-- Et si le capitaine eût écouté cet insolent James Burbank,
reprit un troisième, le _Shannon _serait déjà à un bon quart de
mille au-dessous de Picolata!»

Texar venait de monter sur le rouffle de l'avant, accompagné de
ses amis. Il se contenta de regarder James Burbank, dont il
n'était séparé que par la passerelle. S'il ne prononça pas une
parole, le regard qu'il jeta eût suffi à faire comprendre qu'il
existait quelque haine implacable entre ces deux hommes.

Quant à James Burbank, après avoir regardé Texar en face, il lui
tourna le dos, et il alla s'asseoir à l'arrière du rouffle, où les
siens avaient déjà pris place.

«Pas content, le Burbank! dit un des compagnons de Texar. Cela se
comprend. Il en a été pour ses frais de mensonges, et le recorder
a fait justice de ses faux témoignages...

-- Mais non de sa personne, répondit Texar, et de cette justice-
là, je m'en charge!»

Cependant le _Shannon _avait largué ses amarres. L'avant, écarté
par de longues gaffes, prit alors le fil du courant. Puis, poussé
par ses puissantes roues auxquelles la marée descendante venait en
aide, il fila rapidement entre les rives du Saint-John.

On sait ce que sont ces bateaux à vapeur, destinés à faire le
service des fleuves américains. Véritables maisons à plusieurs
étages, couronnés de larges terrasses, ils sont dominés par les
deux cheminées de la chaufferie, placées en abord, et par les mâts
de pavillon qui supportent la filière des tentes. Sur l'Hudson
comme sur le Mississipi, ces steam-boats, sortes de palais
maritimes, pourraient contenir la population de toute une
bourgade. Il n'en fallait pas tant pour les besoins du Saint-John
et des cités floridiennes. Le _Shannon _n'était qu'un hôtel
flottant, bien que, dans sa disposition intérieure et extérieure,
il fût le similaire des _Kentucky _et des _Dean Richmond._

Le temps était magnifique. Le ciel très bleu se tachetait de
quelques légères ouates de vapeur, éparpillées à l'horizon. Sous
cette latitude du trentième parallèle, le mois de février est
presque aussi chaud dans le Nouveau-Monde qu'il l'est dans
l'Ancien, sur la limite des déserts du Sahara. Toutefois, une
légère brise de mer tempérait ce que ce climat aurait pu avoir
d'excessif. Aussi la plupart des passagers du _Shannon _étaient-
ils restés sur les rouffles, afin d'y respirer les vives senteurs
que le vent apportait des forêts riveraines. Les obliques rayons
du soleil ne pouvaient les atteindre derrière les baldaquins des
tentes, agités comme des punkas indoues par la rapidité du steam-
boat.

Texar et les cinq ou six compagnons qui s'étaient embarqués avec
lui avaient jugé bon de descendre dans un des box du dining-room.
Là, en buveurs, le gosier fait aux fortes liqueurs des bars
américains, ils vidaient des verres entiers de gin, de bitter et
de bourbon-whiskey. C'étaient, en somme, des gens assez grossiers,
peu comme il faut de tournure, rudes de propos, plus vêtus de cuir
que de drap, habitués à vivre plutôt au milieu des forêts que dans
les villes floridiennes. Texar paraissait avoir sur eux un droit
de supériorité, dû, sans doute, à l'énergie de son caractère non
moins qu'à l'importance de sa situation ou de sa fortune. Aussi,
puisque Texar ne parlait pas, ses séides restaient silencieux, et
employaient à boire le temps qu'ils ne passaient point à causer.

Cependant Texar, après avoir parcouru d'un oeil distrait un des
journaux qui traînaient sur les tables du dining-room, venait de
le rejeter, disant:

«C'est déjà vieux, tout cela!

-- Je le crois bien! répondit un de ses compagnons. Un numéro qui
a trois jours de date!

-- Et, en trois jours, il se passe tant de choses depuis qu'on se
bat à nos portes! ajouta un autre.

-- Où en est-on de la guerre? demanda Texar.

-- En ce qui nous concerne plus particulièrement, Texar, voici où
on en est: le gouvernement fédéral, dit-on, s'occupe de préparer
une expédition contre la Floride. Par conséquent, il faut
s'attendre, sous peu, à une invasion des nordistes!

-- Est-ce certain?

-- Je ne sais, mais le bruit en a couru à Savannah, et on me l'a
confirmé à Saint-Augustine.

-- Eh! qu'ils viennent donc, ces fédéraux, puisqu'ils ont la
prétention de nous soumettre! s'écria Texar, en accentuant sa
menace d'un coup de poing, dont la violence fit sauter verres et
bouteilles sur la table. Oui! Qu'ils viennent! On verra si les
propriétaires d'esclaves de la Floride se laisseront dépouiller
par ces voleurs d'abolitionnistes!»

Cette réponse de Texar aurait appris deux choses à quiconque n'eût
pas été au courant des événements dont l'Amérique était le théâtre
à cette époque: d'abord que la guerre de Sécession, déclarée, en
fait, par le coup de canon tiré sur le fort Sumter, le 11 avril
1861, était alors dans sa période la plus aiguë, car elle
s'étendait presque aux dernières limites des États du Sud; ensuite
que Texar, partisan de l'esclavage, faisait cause commune avec
l'immense majorité de la population des territoires à esclaves. Et
précisément, à bord du _Shannon, _plusieurs représentants des deux
partis se trouvaient en présence: d'une part -- suivant les
diverses appellations qui leur furent données pendant cette longue
lutte --, des nordistes, anti-esclavagistes, abolitionnistes ou
fédéraux; de l'autre, des sudistes, esclavagistes, sécessionnistes
ou confédérés.

Une heure après, Texar et les siens, plus que suffisamment
abreuvés, se levèrent pour remonter sur le pont supérieur du
_Shannon. _On avait déjà dépassé, du côté de la rive droite, la
crique Trent et la crique des Six-Milles, qui introduisent les
eaux du fleuve, l'une, jusqu'à la limite d'une épaisse cyprière,
l'autre, jusqu'aux vastes marais des Douze-Milles, dont le nom
indique l'étendue.

Le steam-boat naviguait alors entre deux bordures d'arbres
magnifiques, des tulipiers, des magnolias, des pins, des cyprès,
des chênes-verts, des yuccas, et nombre d'autres d'une venue
superbe, dont les troncs disparaissaient sous l'inextricable
fouillis des azalées et des serpentaires. Parfois, à l'ouvert des
criques par lesquelles s'alimentent les plaines marécageuses des
comtés de Saint-Jean et de Duval, une forte odeur de musc
imprégnait l'atmosphère. Elle ne venait point de ces arbustes,
dont les émanations sont si pénétrantes sous ce climat, mais bien
des alligators qui s'enfuyaient sous les hautes herbes au bruyant
passage du _Shannon. _Puis, c'étaient des oiseaux de toutes
sortes, des pics, des hérons, des jacamars, des butors, des
pigeons à tête blanche, des orphées, des moqueurs, et cent autres,
variés de forme et de plumage, tandis que l'oiseau-chat
reproduisait tous les bruits du dehors avec sa voix de ventriloque
-- même ce cri du coq à fraise, sonore comme la note cuivrée d'une
trompette, dont le chant se fait entendre jusqu'à la distance de
quatre à cinq milles.

Au moment où Texar franchissait la dernière marche du capot pour
prendre place sur le rouffle, une femme allait descendre dans
l'intérieur du salon. Elle recula dès qu'elle se vit en face de
cet homme. C'était une métisse, au service de la famille Burbank.
Son premier mouvement avait été celui d'une invincible répulsion
en se trouvant à l'improviste devant cet ennemi déclaré de son
maître. Sans s'arrêter au mauvais regard que lui lança Texar, elle
se rejeta de côté. Lui, haussant alors les épaules, se retourna
vers ses compagnons.

«Oui, c'est Zermah, s'écria-t-il, une des esclaves de ce James
Burbank, qui prétend n'être pas partisan de l'esclavage!»

Zermah ne répondit rien. Lorsque l'entrée du rouffle fut libre,
elle descendit au grand salon du _Shannon, _sans paraître attacher
la moindre importance à ce propos.

Quant à Texar, il se dirigea vers l'avant du steam-boat. Là, après
avoir allumé un cigare, sans plus s'occuper de ses compagnons qui
l'avaient suivi, il parut observer avec une certaine attention la
rive gauche du Saint-John sur la lisière du comté de Putnam.

Pendant ce temps, à l'arrière du _Shannon, _on causait aussi des
choses de la guerre. Après le départ de Zermah, James Burbank
était resté seul avec les deux amis qui l'avaient accompagné à
Saint-Augustine. L'un était son beau-frère, M. Edward Carrol,
l'autre, un Floridien qui demeurait à Jacksonville, M. Walter
Stannard. Eux aussi parlaient avec une certaine animation de la
lutte sanglante, dont l'issue était une question de vie ou de mort
pour les États-Unis. Mais, on le verra, James Burbank, pour en
juger les résultats, l'appréciait autrement que Texar.

«J'ai hâte, dit-il, d'être de retour à Camdless-Bay. Nous sommes
partis depuis deux jours. Peut-être est-il arrivé quelques
nouvelles de la guerre? Peut-être Dupont et Sherman sont-ils déjà
maîtres de Port-Royal et des îles de la Caroline du Sud?

-- En tout cas, cela ne peut tarder, répondit Edward Carrol, et je
serais bien étonné si le président Lincoln ne songeait pas à
pousser la guerre jusqu'en Floride.

-- Il ne sera pas trop tôt! reprit James Burbank. Oui! Il n'est
que temps d'imposer les volontés de l'Union à tous ces sudistes de
la Géorgie et de la Floride, qui se croient trop éloignés pour
être jamais atteints! Vous voyez à quel degré d'insolence cela
peut conduire des gens sans aveu comme ce Texar! Il se sent
soutenu par les esclavagistes du pays, il les excite contre nous,
hommes du Nord, dont la situation, de plus en plus difficile,
subit les contre-coups de la guerre!

-- Tu as raison, James, reprit Edward Carrol. Il importe que la
Floride rentre au plus tôt sous l'autorité du gouvernement de
Washington. Oui! il me tarde que l'armée fédérale y vienne faire
la loi, ou nous serons forcés d'abandonner nos plantations.

-- Ce ne peut plus être qu'une question de jours, mon cher
Burbank, répondit Walter Stannard. Avant-hier, lorsque j'ai quitté
Jacksonville, les esprits commençaient à s'inquiéter des projets
que l'on prête au commodore Dupont de franchir les passes du
Saint-John. Et cela a fourni un prétexte pour menacer ceux qui ne
pensent point comme les partisans de l'esclavage. Je crains bien
que quelque émeute ne tarde pas à renverser les autorités de la
ville au profit d'individus de la pire espèce!

-- Cela ne m'étonne pas, répondit James Burbank. Aussi, devons-
nous attendre de bien mauvais jours aux approches de l'armée
fédérale! Mais il est impossible de les éviter.

-- Que faire, d'ailleurs? reprit Walter Stannard. S'il se trouve à
Jacksonville et même en certains points de la Floride, quelques
braves colons qui pensent comme nous sur cette question de
l'esclavage, ils ne sont pas assez nombreux pour pouvoir s'opposer
aux excès des sécessionnistes. Nous ne devons compter, pour notre
sécurité, que sur l'arrivée des fédéraux, et encore serait-il à
souhaiter, si leur intervention est décidée, qu'elle fût exécutée
promptement.

-- Oui!... Qu'ils viennent donc, s'écria James Burbank, et qu'ils
nous délivrent de ces mauvais drôles!»

On verra bientôt si les hommes du Nord, que leurs intérêts de
famille ou de fortune obligeaient, pour vivre au milieu d'une
population esclavagiste, à se conformer aux usages du pays,
étaient en droit de tenir ce langage et n'avaient pas lieu de tout
craindre.

Ce que James Burbank et ses amis pensaient de la guerre était
vrai. Le gouvernement fédéral préparait une expédition dans le but
de soumettre la Floride. Il ne s'agissait pas tant de s'emparer de
l'État ou de l'occuper militairement, que d'en fermer toutes les
passes aux contrebandiers, dont le métier consistait à forcer le
blocus maritime, autant pour exporter les productions indigènes
que pour introduire des armes et munitions. Aussi le _Shannon _ne
se hasardait-il plus à desservir les côtes méridionales de la
Géorgie, qui étaient alors au pouvoir des généraux nordistes. Par
prudence, il s'arrêtait sur la frontière, un peu au delà de
l'embouchure du Saint-John, vers le nord de l'île Amélia, à ce
port de Fernandina, d'où part le chemin de fer de Cedar-Keys qui
traverse obliquement la péninsule floridienne pour aboutir au
golfe du Mexique. Plus haut que l'île Amélia et le rio de Saint-
Mary, le _Shannon _eût couru le risque d'être capturé par les
navires fédéraux, qui surveillaient incessamment cette portion du
littoral.

Il s'en suit donc que les passagers du steam-boat étaient
principalement ceux des Floridiens que leurs affaires
n'obligeaient point à se rendre au delà des frontières de la
Floride. Tous demeuraient dans les villes, bourgs ou hameaux,
bâtis sur les rives du Saint-John ou de ses affluents, et, pour la
plupart, soit à Saint-Augustine, soit à Jacksonville. En ces
diverses localités, ils pouvaient débarquer par les appontements
placés aux escales, ou en se servant de ces estacades de bois, ces
«piers», établis à la mode anglaise, qui les dispensaient de
recourir aux embarcations du fleuve.

L'un des passagers du steam-boat, cependant, allait l'abandonner
en pleine rivière. Son projet était, sans attendre que le _Shannon
_se fût arrêté à l'une des escales réglementaires, de débarquer
sur un endroit de la rive, où il n'y avait en vue ni un village
quelconque ni une maison isolée, pas même une cabane de chasse ou
de pêche.

Ce passager était Texar.

Vers six heures du soir, le _Shannon _lança trois aigus coups de
sifflet. Ses roues furent presque aussitôt stoppées, et il se
laissa descendre au courant, qui est très modéré sur cette partie
du fleuve. Il se trouvait alors par le travers de la Crique-Noire.

Cette crique est une profonde échancrure, évidée dans la rive
gauche, au fond de laquelle se jette un petit rio sans nom, qui
passe au pied du fort Heilman, presque à la limite des comtés de
Putnam et de Duval. Son étroite ouverture disparaît tout entière
sous une voûte de ramures épaisses, dont le feuillage s'entremêle
comme la trame d'un tissu très serré. Cette sombre lagune est,
pour ainsi dire, inconnue des gens du pays. Personne n'a jamais
tenté de s'y introduire, et personne ne savait qu'elle servît de
demeure à ce Texar. Cela tient à ce que la rive du Saint-John, à
l'ouverture de la Crique-Noire, ne semble être interrompue en
aucun point de ses berges. Aussi, avec la nuit qui tombait
rapidement, fallait-il être un marinier très pratique de cette
ténébreuse crique pour s'y introduire dans une embarcation.

Aux premiers coups de sifflet du _Shannon, _un cri avait répondu
immédiatement -- par trois fois. La lueur d'un feu, qui brillait
entre les grandes herbes de la rive, s'était mise en mouvement.
Cela indiquait qu'un canot s'avançait pour accoster le steam-boat.

Ce n'était qu'un squif -- petite embarcation d'écorce qu'une
simple pagaie suffit à diriger et à conduire. Bientôt ce squif ne
fut plus qu'à une demi-encablure du _Shannon._

Texar s'avança alors vers la coupée du rouffle de l'avant, et, se
faisant un porte-voix de sa main:

«Aoh? héla-t-il.

-- Aoh! lui fut-il répondu.

-- C'est toi, Squambô?

-- Oui, maître!

-- Accoste!»

Le squif accosta. À la clarté du fanal attaché au bout de son
étrave, on put voir l'homme qui la manoeuvrait. C'était un Indien,
noir de tignasse, nu jusqu'à la ceinture, -- un homme solide, à en
juger par le torse qu'il montrait aux lueurs du fanal.

À ce moment, Texar se retourna vers ses compagnons et leur serra
la main en disant un «au revoir» significatif. Après avoir jeté un
regard menaçant du côté de M. Burbank, il descendit l'escalier,
placé à l'arrière du tambour de la roue de bâbord, et rejoignit
l'Indien Squambô. En quelques tours de roues, le steam-boat se fut
éloigné du squif, et personne à bord ne put soupçonner que la
légère embarcation allait se perdre sous les obscurs fouillis de
la rive.

«Un coquin de moins à bord! dit alors Edward Carrol, sans se
préoccuper d'être entendu des compagnons de Texar.

-- Oui, répondit James Burbank, et, c'est en même temps, un
dangereux malfaiteur. Pour moi, je n'ai aucun doute à cet égard,
bien que le misérable ait toujours su se tirer d'affaire par ses
alibis véritablement inexplicables!

-- En tout cas, dit M. Stannard, si quelque crime est commis,
cette nuit, aux environs de Jacksonville, on ne pourra pas l'en
accuser, puisqu'il a quitté le _Shannon!_

-- Je n'en sais rien! répliqua James Burbank. On me dirait qu'on
l'a vu voler ou assassiner, au moment où nous parlons, à cinquante
milles dans le nord de la Floride, que je n'en serais pas
autrement surpris! Il est vrai, s'il parvenait à prouver qu'il
n'est pas l'auteur de ce crime, cela ne me surprendrait pas
davantage, après ce qui s'est passé! -- Mais, c'est trop nous
occuper de cet homme. Vous retournez à Jacksonville, Stannard?

-- Ce soir même.

-- Votre fille vous y attend?

-- Oui, et j'ai hâte de la rejoindre.

-- Je le comprends, répondit James Burbank. Et quand comptez-vous
nous rejoindre à Camdless-Bay?

-- Dans quelques jours.

-- Venez donc le plus tôt que vous pourrez, mon cher Stannard.
Vous le savez, nous sommes à la veille d'événements très sérieux,
qui s'aggraveront encore à l'approche des troupes fédérales.
Aussi, je me demande si votre fille Alice et vous ne seriez pas
plus en sûreté dans notre habitation de Castle-House qu'au milieu
de cette ville, où les sudistes sont capables de se porter à tous
les excès!

-- Bon! est-ce que je ne suis pas du Sud, mon cher Burbank?

-- Sans doute, Stannard, mais vous pensez et vous agissez comme si
vous étiez du Nord!»

Une heure après, le _Shannon, _emporté par le jusant devenu de
plus en plus rapide, dépassait le petit hameau de Mandarin, juché
sur une verdoyante colline. Puis, cinq à six milles au-dessous, il
s'arrêtait près de la rive droite du fleuve. Là était établi un
quai d'embarquement que les navires peuvent accoster pour y
prendre charge. Un peu au-dessus débordait un pier élégant, légère
passerelle de bois, suspendue à la courbe de deux câbles de fer.
C'était le débarcadère de Camdless-Bay.

À l'extrémité du pier attendaient deux Noirs, munis de fanaux, car
la nuit était déjà très sombre.

James Burbank prit congé de M. Stannard, et, suivi d'Edward
Carrol, il s'élança sur la passerelle.

Derrière lui marchait la métisse Zermah, qui répondit de loin à
une voix enfantine:

«Me voilà, Dy!... Me voilà!

-- Et père?...

-- Père aussi!»

Les fanaux s'éloignèrent, et le _Shannon _reprit sa marche, en
obliquant vers la rive gauche. Trois milles au delà de Camdless-
Bay, de l'autre côté du fleuve, il s'arrêtait à l'appontement de
Jacksonville, afin de mettre à terre le plus grand nombre de ses
passagers.

Là, Walter Stannard débarqua en même temps que trois ou quatre de
ces gens, dont Texar s'était séparé, une heure et demie avant,
lorsque l'Indien était venu le prendre avec le squif. Il ne
restait plus qu'une demi-douzaine de voyageurs à bord du steam-
boat, les uns à destination de Pablo, petit bourg, bâti près du
phare qui s'élève à l'entrée des bouches du Saint-John, les autres
à destination de l'île Talbot, située au large de l'ouverture des
passes de ce nom, les derniers, enfin, à destination du port de
Fernandina. Le _Shannon _continua donc à battre les eaux du
fleuve, dont il put franchir la barre sans accidents. Une heure
après, il avait disparu au tournant de la crique Trout, où le
Saint-John mêle ses lames déjà houleuses à la houle de l'Océan.


II
Camdless-Bay

Camdless-Bay, tel était le nom de la plantation qui appartenait à
James Burbank. C'est là que le riche colon demeurait avec toute sa
famille. Ce nom de Camdless venait d'une des criques du Saint-
John, qui s'ouvre un peu en amont de Jacksonville et sur la rive
opposée du fleuve. Par suite de cette proximité, on pouvait
communiquer facilement avec la cité floridienne. Une bonne
embarcation, un vent de nord ou de sud, en profitant du jusant
pour aller ou du flot pour revenir, il ne fallait pas plus d'une
heure pour franchir les trois milles, qui séparent Camdless-Bay de
ce chef-lieu du comté de Duval.

James Burbank possédait une des plus belles propriétés du pays.
Riche par lui-même et par sa famille, sa fortune se complétait
encore d'immeubles importants, situés dans l'État de New-Jersey,
qui confine à l'État de New-York.

Cet emplacement, sur la rive droite du Saint-John, avait été très
heureusement choisi pour y fonder un établissement d'une valeur
considérable. Aux heureuses dispositions déjà fournies par la
nature, la main de l'homme n'avait rien eu à reprendre. Ce terrain
se prêtait de lui-même à tous les besoins d'une vaste
exploitation. Aussi la plantation de Camdless-Bay, dirigée par un
homme intelligent, actif, dans toute la force de l'âge, bien
secondé de son personnel, et auquel les capitaux ne manquaient
point, était-elle en parfait état de prospérité.

Un périmètre de douze milles, une surface de quatre mille acres[1],
telle était la contenance superficielle de cette plantation. S'il
en existait de plus grandes dans les États du sud de l'Union, il
n'en était pas de mieux aménagées. Maison d'habitation, communs,
écuries, étables, logements pour les esclaves, bâtiments
d'exploitation, magasins destinés à contenir les produits du sol,
chantiers disposés pour leur manipulation, ateliers et usines,
railways convergeant de la périphérie du domaine vers le petit
port d'embarquement, routes pour les charrois, tout était
merveilleusement compris au point de vue pratique. Que ce fut un
Américain du Nord qui eût conçu, ordonné, exécuté ces travaux,
cela se voyait dès le premier coup d'oeil. Seuls, les
établissements de premier ordre de la Virginie ou des Carolines
eussent pu rivaliser avec le domaine de Camdless-Bay. En outre, le
sol de la plantation comprenait des «high-hummoks», hautes terres
naturellement appropriées à la culture des céréales, des «low-
hummoks», basses terres qui conviennent plus spécialement à la
culture des caféiers et des cacaoyers, des «marshs», sortes de
savanes salées, où prospèrent les rizières et les champs de cannes
à sucre.

On le sait, les cotons de la Géorgie et de la Floride sont des
plus appréciés sur les divers marchés de l'Europe et de
l'Amérique, grâce à la longueur et la qualité de leurs soies.
Aussi, les champs de cotonniers, avec leurs plants dessinés en
lignes régulièrement espacées, leurs feuilles d'un vert tendre,
leurs fleurs de ce jaune où l'on retrouve la pâleur des mauves,
produisaient-ils un des plus importants revenus de la plantation.
À l'époque de la récolte, ces champs, d'une superficie d'un acre à
un acre et demi, se couvraient de cases où demeuraient alors les
esclaves, femmes et enfants, chargés de cueillir les capsules et
d'en tirer les flocons, -- travail très délicat qui ne doit point
en altérer les fibres. Ce coton, séché au soleil, nettoyé par le
moulinage au moyen de roues à dents et de rouleaux, comprimé à la
presse hydraulique, mis en ballots cerclés de fer, était ainsi
emmagasiné pour l'exportation. Les navires à voile ou à vapeur
pouvaient venir prendre chargement de ces ballots au port même de
Camdless-Bay.

Concurremment avec les cotonniers, James Burbank exploitait aussi
de vastes champs de caféiers et de cannes à sucre. Ici, c'étaient
des réserves de mille à douze cents arbustes, hauts de quinze à
vingt pieds, semblables par leurs fleurs à des jasmins d'Espagne,
et dont les fruits, gros comme une petite cerise, contiennent les
deux grains qu'il n'y a plus qu'à extraire et à faire sécher. Là,
c'étaient des prairies, on pourrait dire des marais, hérissés de
milliers de ces longs roseaux, hauts de neuf à dix-huit pieds,
dont les panaches se balancent comme les cimiers d'une troupe de
cavalerie en marche. Objet de soins tout spéciaux à Camdless-Bay,
cette récolte de cannes donnait le sucre sous forme d'une liqueur
que la raffinerie, très en progrès dans les États du Sud,
transformait en sucre raffiné; puis, comme produits dérivés, les
sirops qui servent à la fabrication du tafia ou du rhum, et le vin
de canne, mélange de la liqueur saccharine avec du jus d'ananas et
d'oranges. Bien que moins importante, si on la comparait à celle
des cotonniers, cette culture ne laissait pas d'être très
fructueuse. Quelques enclos de cacaoyers, des champs de maïs,
d'ignames, de patates, de blé indien, de tabac, deux ou trois
centaines d'acres en rizières, apportaient encore un large tribut
de bénéfices à l'établissement de James Burbank.

Mais il se faisait encore une autre exploitation qui procurait des
gains au moins égaux à ceux de l'industrie cotonnière. C'était le
défrichement des inépuisables forêts dont la plantation était
couverte. Sans parler du produit des cannelliers, des poivriers,
des orangers, des citronniers, des oliviers, des figuiers, des
manguiers, des jaquiers, ni du rendement de presque tous les
arbres à fruits de l'Europe, dont l'acclimatement est superbe en
Floride, ces forêts étaient soumises à une coupe régulière et
constante. Que de richesses en campêche, en gazumas ou ormes du
Mexique, maintenant employés à tant d'usages, en baobabs, en bois
corail à tiges et à fleurs d'un rouge de sang, en paviers, sortes
de marronniers à fleurs jaunes, en noyers noirs, en chênes-verts,
en pins australs, qui fournissent d'admirables échantillons pour
la charpente et la mâture, en pachiriers, dont le soleil de midi
fait éclater les graines comme autant de pétards, en pins-
parasols, en tulipiers, sapins, cèdres et surtout en cyprès, cet
arbre si répandu à la surface de la péninsule qu'il y forme des
forêts dont la longueur va de soixante à cent milles. James
Burbank avait dû créer plusieurs scieries importantes en divers
points de la plantation. Des barrages, établis sur quelques-uns
des rios, tributaires du Saint-John, convertissaient en chute leur
cours paisible, et ces chutes donnaient largement la force
mécanique que nécessitait le débit des poutres, madriers ou
planches, dont cent navires auraient pu prendre, chaque année, des
cargaisons entières.

Il faut citer, en outre, de vastes et grasses prairies, qui
nourrissaient des chevaux, des mules, et un nombreux bétail, dont
les produits subvenaient à tous les besoins agricoles.

Quant aux volatiles d'espèces si variées, qui habitaient les bois
ou couraient les champs et les plaines, on imaginerait
difficilement à quel point ils pullulaient à Camdless-Bay -- comme
dans toute la Floride, d'ailleurs. Au-dessus des forêts planaient
les aigles à tête blanche, de grande envergure, dont le cri aigu
ressemble à la fanfare d'une trompette fêlée, des vautours, d'une
férocité peu ordinaire, des butors géants, au bec pointu comme une
baïonnette. Sur la rive du fleuve, entre les grands roseaux de la
berge, sous l'entrecroisement des bambous gigantesques, vivaient
des flamants rosés ou écarlates, des ibis tout blancs qu'on eût
dit envolés de quelque monolithe égyptien, des pélicans de taille
colossale, des myriades de sternes, des hirondelles de mer de
toutes sortes, des crabiers vêtus d'une huppe et d'une pelisse
verte, des courlans, au plumage de pourpre, au duvet brun et
tacheté de points blanchâtres, des jacamars, martins-pêcheurs à
reflets dorés, tout un monde de plongeons, de poules d'eau, de
canards «widgeons» appartenant à l'espèce des siffleurs, des
sarcelles, des pluviers, sans compter les pétrels, les puffins,
les becs-en-ciseaux, les corbeaux de mer, les mouettes, les
paille-en-queue, qu'un coup de vent suffisait à chasser jusqu'au
Saint-John, et parfois même des exocets ou poissons-volants, qui
sont de bonne prise pour les gourmets. À travers les prairies
pullulaient les bécassines, les bécasseaux, les courlis, les
barges marbrées, les poules sultanes au plumage à la fois rouge,
bleu, vert, jaune et blanc comme une palette volante, les coqs à
fraise, les perdrix ou «colins-ouïs», les écureuils grisâtres, les
pigeons à tête blanche et à pattes rouges; puis, comme quadrupèdes
comestibles, des lapins à queue longue, intermédiaires entre le
lapin et le lièvre d'Europe, des daims par hardes; enfin des
raccoons ou ratons-laveurs, des tortues, des ichneumons, et aussi,
par malheur, trop de serpents d'espèce venimeuse. Tels étaient les
représentants du règne animal sur ce magnifique domaine de
Camdless-Bay, -- sans compter les Nègres, mâles et femelles,
asservis pour les besoins de la plantation. Et de ces êtres
humains, que fait donc cette monstrueuse coutume de l'esclavage,
si ce n'est des animaux, achetés ou vendus comme bêtes de somme?

Comment James Burbank, un partisan des doctrines anti-
esclavagistes, un nordiste qui n'attendait que le triomphe du
Nord, n'avait-il donc pas encore affranchi les esclaves de sa
plantation? Hésiterait-il à le faire, dès que les circonstances le
permettraient? Non, certes! Et ce n'était plus qu'une question de
semaines, de jours peut-être, puisque l'armée fédérale occupait
déjà quelques points rapprochés de l'État limitrophe et se
préparait à opérer en Floride.

Déjà, d'ailleurs, James Burbank avait pris à Camdless-Bay toutes
les mesures qui pouvaient améliorer le sort de ses esclaves. Ils
étaient environ sept cents noirs des deux sexes, proprement logés
dans de larges baraccons[2], entretenus avec soin, nourris à leur
convenance, ne travaillant que dans la limite de leurs forces. Le
régisseur-général et les sous-régisseurs de la plantation avaient
ordre de les traiter avec justice et douceur. Aussi, les divers
services n'en étaient-ils que mieux remplis, bien que depuis
longtemps les châtiments corporels ne fussent plus en usage à
Camdless-Bay. Contraste frappant avec les habitudes de la plupart
des autres plantations floridiennes, et système qui n'était pas vu
sans défaveur par les voisins de James Burbank. De là, comme on va
s'en rendre compte, une situation très difficile dans le pays,
surtout à cette époque où le sort des armes allait trancher la
question de l'esclavage.

Le nombreux personnel de la plantation était logé dans des cases
saines et confortables. Groupées par cinquantaines, ces cases
formaient une dizaine de hameaux, autrement dit baraccons,
agglomérés le long des eaux courantes. Là, ces Noirs vivaient avec
leurs femmes et leurs enfants. Chaque famille était autant que
possible affectée au même service des champs, des forêts ou des
usines, de manière que ses membres ne fussent point dispersés, aux
heures de travail. À la tête de ces divers hameaux, un sous-
régisseur, faisant les fonctions de gérant, pour ne pas dire de
maire, administrait sa petite commune, qui relevait du chef-lieu
de canton. Ce chef-lieu, c'était le domaine privé de Camdless-Bay,
enfermé dans un périmètre de hautes palissades, dont les
palanques, sortes de pieux jointifs, plantés verticalement, se
cachaient à demi sous la verdure de l'exubérante végétation
floridienne. Là s'élevait l'habitation particulière de la famille
Burbank.

Moitié maison, moitié château, cette habitation avait reçu et
méritait le nom de Castle-House.

Depuis bien des années, Camdless-Bay appartenait aux ancêtres de
James Burbank. À une époque où les déprédations des Indiens
étaient à craindre, ses possesseurs avaient dû en fortifier la
principale demeure. Le temps n'était pas éloigné où le général
Jessup défendait encore la Floride contre les Séminoles. Pendant
longtemps, les colons avaient eu terriblement à souffrir de ces
nomades. Non seulement le vol les dépouillait, mais le meurtre
ensanglantait leurs habitations que l'incendie détruisait ensuite.
Les villes elles-mêmes furent plus d'une fois menacées de
l'invasion et du pillage. En maint endroit s'élèvent des ruines
que ces sanguinaires Indiens ont laissées après leur passage. À
moins de quinze milles de Camdless-Bay, près du hameau de
Mandarin, on montre encore la «maison de sang», dans laquelle un
colon, M. Motte, sa femme et ses trois jeunes filles, avaient été
scalpés, puis massacrés par ces bandits. Mais, actuellement, la
guerre d'extermination entre l'homme blanc et l'homme rouge est
finie. Les Séminoles, vaincus finalement, ont dû se réfugier au
loin, vers l'ouest du Mississipi. On n'entend plus parler d'eux,
sauf de quelques bandes qui errent encore dans la portion
marécageuse de la Floride méridionale. Le pays n'a donc plus rien
à craindre de ces féroces indigènes.

On comprend dès lors que les habitations des colons eussent été
construites de manière à pouvoir tenir contre une attaque soudaine
des Indiens, et résister en attendant l'arrivée des bataillons de
volontaires, enrégimentés dans les villes ou hameaux du voisinage.
Ainsi avait-il été fait du château de Castle-House.

Castle-House s'élevait sur un léger renflement du sol, au milieu
d'un parc réservé, d'une superficie de trois acres, qui
s'arrondissait à quelques centaines de yards en arrière de la rive
du Saint-John. Un cours d'eau, assez profond, entourait ce parc,
dont une haute enceinte de palanques complétait la défense, et il
ne donnait entrée que par un seul ponceau, jeté sur le rio
circulaire. En arrière du mamelon, un ensemble de beaux arbres,
groupés par masses, redescendaient les pentes du parc, auquel ils
faisaient un large cadre de verdure. Une fraîche avenue de
bambous, dont les tiges se croisaient en nervures ogivales,
formait une longue nef, qui se développait depuis le débarcadère
du petit port de Camdless-Bay jusqu'aux premières pelouses. Au-
dedans, sur tout l'espace laissé libre entre les arbres,
s'étendaient de verdoyants gazons, coupés de larges allées,
bordées de barrières blanches, qui se terminaient par une
esplanade sablée devant la façade principale de Castle-House.

Ce château, assez irrégulièrement dessiné, offrait beaucoup
d'imprévu dans l'ensemble de sa construction et non moins de
fantaisie dans ses détails. Mais, pour le cas où des assaillants
eussent forcé les palanques du parc, il aurait pu -- chose
importante surtout -- se défendre rien que par lui-même et
soutenir un siège de quelques heures. Ses fenêtres du rez-de-
chaussée étaient grillagées de barreaux de fer. La porte
principale, sur la façade antérieure, avait la solidité d'une
herse. En de certains points, au faîte des murailles, bâties avec
une sorte de pierre marmoréenne, se dressaient plusieurs
poivrières en encorbellement, qui rendaient la défense plus
facile, puisqu'elles permettaient de prendre en flanc les
agresseurs. En somme, avec ses ouvertures réduites au strict
nécessaire, son donjon central qui le dominait et sur lequel se
déployait le pavillon étoile des États-Unis, ses lignes de
créneaux dont certaines arêtes étaient pourvues, l'inclinaison de
ses murs à leur base, ses toits élevés, ses pinacles multiples,
l'épaisseur de ses parois à travers lesquelles se creusaient çà et
là un certain nombre d'embrasures, cette habitation ressemblait
plus à un château fort qu'à un cottage ou une maison de plaisance.

On l'a dit, il avait fallu le bâtir ainsi pour la sûreté de ceux
qui l'habitaient à l'époque où se faisaient ces sauvages
incursions des Indiens sur le territoire de la Floride. Il
existait même un tunnel souterrain, qui, après avoir passé sous la
palissade et le rio circulaire, mettait Castle-House en
communication avec une petite crique du Saint-John, nommée crique
Marino. Ce tunnel aurait pu servir à quelque secrète évasion en
cas d'extrême danger.

Certainement, au temps actuel, les Séminoles, repoussés de la
péninsule, n'étaient plus à craindre, et cela depuis une vingtaine
d'années. Mais savait-on ce que réservait l'avenir? Et ce danger
que James Burbank n'avait plus à redouter de la part des Indiens,
qui sait s'il ne viendrait pas de la part de ses compatriotes?
N'était-il pas lui, nordiste isolé au fond de ces États du sud,
exposé à toutes les phases d'une guerre civile, qui avait été si
sanglante jusqu'alors, si féconde en représailles?

Toutefois, cette nécessité de pourvoir à la sûreté de Castle-House
n'avait point nui au confort intérieur. Les salles étaient vastes,
les appartements luxueux et superbement aménagés. La famille
Burbank y trouvait, au milieu d'un site admirable, toutes les
aises, toutes les satisfactions morales que peut donner la
fortune, quand elle est unie à un véritable sens artiste chez ceux
qui la possèdent.

En arrière du château, dans le parc réservé, de magnifiques
jardins se développaient jusqu'à la palissade, dont les palanques
disparaissaient sous les arbustes grimpants et les sarments de la
grenadille, où les oiseaux-mouches voltigeaient par myriades. Des
massifs d'orangers, des corbeilles d'oliviers, de figuiers, de
grenadiers, de pontédéries aux bouquets d'azur, des groupes de
magnolias, dont les calices à teintes de vieil ivoire parfumaient
l'air, des buissons de palmiers sabal, agitant leurs éventails
sous la brise, des guirlandes de coboeas aux nuances violettes,
des touffes de tupéas à rosettes vertes, de yuccas avec leur
cliquetis de sabres acérés, de rhododendrons rosés, des buissons
de myrtes et de pamplemousses, enfin tout ce que peut produire la
flore d'une zone qui touche au Tropique, était réuni dans ces
parterres pour la jouissance de l'odorat et le plaisir des yeux.

À la limite de l'enceinte, sous le dôme des cyprès et des baobabs,
étaient enfouies les écuries, les remises, les chenils, les
aménagements de la laiterie et des basses-cours. Grâce à la ramure
de ces beaux arbres, impénétrable même au soleil de cette
latitude, les animaux domestiques n'avaient rien à craindre des
chaleurs de l'été. Dérivées des rios voisins, les eaux courantes y
maintenaient une agréable et saine fraîcheur.

On le voit, ce domaine privé, spécial aux hôtes de Camdless-Bay,
c'était une enclave merveilleusement agencée au milieu du vaste
établissement de James Burbank. Ni le tapage des moulins à coton,
ni les frémissements des scieries, ni les chocs de la hache sur
les troncs d'arbres, ni aucun de ces bruits que comporte une
exploitation si importante, ne parvenaient à franchir les
palanques de l'enceinte. Seuls, les mille oiseaux de
l'ornithologie floridienne pouvaient la dépasser en voltigeant
d'arbre en arbre. Mais ces chanteurs ailés, dont le plumage
rivalise avec les étincelantes fleurs de cette zone, n'étaient pas
moins bien accueillis que les parfums dont la brise s'imprégnait
en caressant les prairies et les forêts du voisinage.

Telle était Camdless-Bay, la plantation de James Burbank, et l'une
des plus riches de la Floride orientale.


III
Où en est la guerre de Sécession

Quelques mots sur la guerre de Sécession, à laquelle cette
histoire doit être intimement mêlée.

Et, tout d'abord, que ceci soit bien établi dès le début: ainsi
que l'a dit le comte de Paris, ancien aide de camp du général Mac
Clellan, dans sa remarquable _Histoire de la guerre civile en
Amérique, _cette guerre n'a eu pour cause ni une question de
tarifs, ni une différence réelle d'origine entre le Nord et le
Sud. La race anglo-saxonne régnait également sur tout le
territoire des États-Unis. Aussi, la question commerciale n'a-t-
elle jamais été en jeu dans cette terrible lutte entre frères.
«C'est l'esclavage qui, prospérant dans une moitié de la
république et aboli dans l'autre, y avait créé deux sociétés
hostiles. Il avait profondément modifié les moeurs de celle où il
dominait, tout en laissant intactes les formes apparentes du
gouvernement. C'est lui qui fut non pas le prétexte ou l'occasion,
mais la cause unique de l'antagonisme dont la conséquence
inévitable fut la guerre civile.»

Dans les États à esclaves, il y avait trois classes. En bas,
quatre millions de Nègres asservis, soit le tiers de la
population. En haut, la caste des propriétaires, relativement peu
instruite, riche, dédaigneuse, qui se réservait absolument la
direction des affaires publiques. Entre les deux, la classe
remuante, paresseuse, misérable, des petits Blancs. Ceux-ci,
contre toute attente, se montrèrent ardents pour le maintien de
l'esclavage, par crainte de voir la classe des Nègres affranchis
s'élever à leur niveau.

Le Nord devait donc trouver contre lui non seulement les riches
propriétaires, mais aussi ces petits Blancs qui, surtout dans les
campagnes, vivaient au milieu de la population serve. La lutte fut
donc effroyable. Elle produisit même dans les familles de telles
dissensions que l'on vit des frères combattre, l'un sous le
drapeau confédéré, l'autre sous le drapeau fédéral. Mais un grand
peuple ne devait pas hésiter à détruire l'esclavage jusque dans
ses racines. Dès le siècle dernier, l'illustre Franklin en avait
demandé l'abolition. En 1807, Jefferson avait recommandé au
Congrès «de prohiber un trafic dont la moralité, l'honneur et les
plus chers intérêts du pays exigeaient depuis longtemps la
disparition». Le Nord eut donc raison de marcher contre le Sud et
de le réduire. D'ailleurs, il allait s'ensuivre une union plus
étroite entre tous les éléments de la république, et la
destruction de cette illusion si funeste, si menaçante, que chaque
citoyen devait d'abord obéissance à son propre État, et, seulement
en second lieu, à l'ensemble de la fédération américaine.

Or, ce fut précisément en Floride, que se réveillèrent les
premières questions relatives à l'esclavage. Au commencement de ce
siècle, un chef indien métis, nommé Oscéola, avait pour femme une
esclave marronne, née dans ces parties marécageuses du territoire
floridien qu'on nomme Everglades. Un jour, cette femme fut
ressaisie comme esclave et emmenée par force. Oscéola souleva les
Indiens, commença la campagne anti-esclavagiste, fut pris et
mourut dans la forteresse où on l'avait enfermé. Mais la guerre
continua, et, dit l'historien Thomas Higginson, «la somme d'argent
que nécessita une pareille lutte fut trois fois plus considérable
que celle qui avait été jadis payée à l'Espagne pour l'acquisition
de la Floride».

Voici maintenant quels avaient été les débuts de cette guerre de
Sécession; puis quel était l'état des choses pendant ce mois de
février 1862, époque où James Burbank et sa famille allaient
éprouver des contre-coups si terribles qu'il nous a paru
intéressant d'en avoir fait l'objet de cette histoire.

Le 16 octobre 1859, l'héroïque capitaine John Brown, à la tête
d'une petite troupe d'esclaves fugitifs, s'empare de Harpers-Ferry
en Virginie. L'affranchissement des hommes de couleur, tel est son
but. Il le proclame hautement. Vaincu par les compagnies de la
milice, il est fait prisonnier, condamné à mort et pendu à
Charlestown, le 2 décembre 1859, avec six de ses compagnons.

Le 20 décembre 1860, une convention se réunit dans la Caroline du
Sud et adopte d'enthousiasme le décret de sécession. L'année
suivante, le 4 mars 1861, Abraham Lincoln est nommé président de
la république. Les États du Sud regardent son élection comme une
menace pour l'institution de l'esclavage. Le 11 avril 1861, le
fort Sumter, un de ceux qui défendent la rade de Charlestown,
tombe au pouvoir des sudistes, commandés par le général
Beauregard. La Caroline du Nord, la Virginie, l'Arkansas, le
Tennessee, adhèrent aussitôt à l'acte séparatiste.

Soixante-quinze mille volontaires sont levés par le gouvernement
fédéral. Tout d'abord, on s'occupe de mettre Washington, la
capitale des États-Unis d'Amérique, à l'abri d'un coup de main des
confédérés. On ravitaille les arsenaux du Nord qui étaient vides,
alors que ceux du Sud avaient été largement approvisionnés sous la
présidence de Buchanan. Le matériel de guerre se complète au prix
des plus extraordinaires efforts. Puis, Abraham Lincoln déclare
les ports du Sud en état de blocus.

C'est en Virginie que se passent les premiers faits de guerre. Mac
Clellan repousse les rebelles dans l'Ouest. Mais, le 21 juillet, à
Bull-Run, les troupes fédérales, réunies sous les ordres de Mac
Dowel, sont mises en déroute et s'enfuient jusqu'à Washington. Si
les sudistes ne tremblent plus pour Richmond, leur capitale, les
nordistes ont lieu de trembler pour la capitale de la République
américaine. Quelques mois après, les fédéraux sont encore défaits
à Ball's-Bluff. Toutefois, cette affaire malheureuse est bientôt
compensée par diverses expéditions, qui mirent aux mains des
unionistes le fort Hatteras et Port-Royal-Harbour, dont les
séparatistes ne parvinrent plus à s'emparer. À la fin de 1861, le
commandement général des troupes de l'Union est donné au major-
général George Mac Clellan.

Cependant, cette année-là, les corsaires esclavagistes ont couru
les mers des deux mondes. Ils ont trouvé accueil dans les ports de
la France, de l'Angleterre, de l'Espagne et du Portugal, -- faute
grave qui, en reconnaissant aux sécessionnistes les droits de
belligérants, eut pour résultat d'encourager la course et de
prolonger la guerre civile.

Puis, vinrent les faits maritimes qui eurent un si grand
retentissement. C'est le _Sumter _et son fameux capitaine Semmes.
C'est l'apparition du bélier _Manassas. _C'est, le 12 octobre, le
combat naval à la tête des passes du Mississipi. C'est, le 8
novembre, la prise du _Trent, _navire anglais à bord duquel le
capitaine Wilkes capture les commissaires confédérés -- ce qui
faillit amener la guerre entre l'Angleterre et les États-Unis.

Entre-temps, les abolitionnistes et les esclavagistes se livrent
de sanglants combats avec des alternatives de succès et de revers
jusque dans l'État du Missouri. Des principaux généraux du Nord,
l'un, Lyon, est tué, ce qui provoque la retraite des fédéraux à
Rolla et la marche de Price avec les troupes confédérées vers le
Nord. On se bat à Frederictown, le 21 octobre, à Springfield, le
25, et, le 27, Frémont occupe cette ville avec les fédéraux. Au 19
décembre, le combat de Belmont, entre Grant et Polk, demeure
incertain. Enfin, l'hiver, si rigoureux dans ces contrées de
l'Amérique septentrionale, vient mettre un terme aux opérations.

Les premiers mois de l'année 1862 sont employés en efforts
véritablement prodigieux de part et d'autre.

Au Nord, le Congrès vote un projet de loi qui lève cinq cent mille
volontaires -- ils seront un million à la fin de la lutte --, et
approuve un emprunt de cinq cent millions de dollars. Les grandes
armées sont créées, principalement celle du Potomac. Leurs
généraux sont Banks, Butler, Grant, Sherman, Mac Clellan, Meade,
Thomas, Kearney, Halleck, pour ne citer que les plus célèbres.
Tous les services vont entrer en fonction. Infanterie, cavalerie,
artillerie, génie, sont endivisionnés d'une manière à peu près
uniforme. Le matériel de guerre se fabrique à outrance, carabines
Minié et Colt, canons rayés des systèmes Parrott et Rodman, canons
à âme lisse et columbiads Dahlgren, canons-obusiers, canons-
revolvers, obus Shrapnell, parcs de siège. On organise la
télégraphie et l'aérostation militaire, le reportage des grands
journaux, les transports qui seront faits par vingt mille chariots
attelés de quatre-vingt-quatre mille mules. On réunit des
approvisionnements de toutes sortes, sous la direction du chef de
l'ordonnance. On construit de nouveaux navires du type bélier, les
«rams» du colonel Ellet, les «gun-boats» ou canonnières du
commodore Foote, qui vont apparaître pour la première fois dans
une guerre maritime.

Au Sud, le zèle n'est pas moins grand. Il y a bien les fonderies
de canon de la Nouvelle-Orléans, celles de Memphis, les forges de
Tredogar, près de Richmond, qui fabriquent des Parrotts et des
Rodmans. Mais cela ne peut suffire. Le gouvernement confédéré
s'adresse à l'Europe. Liège et Birmingham lui envoient des
cargaisons d'armes, des pièces des systèmes Armstrong et
Whitworth. Les forceurs de blocus, qui viennent chercher à vil
prix du coton dans ses ports, n'en obtiennent qu'en échange de
tout ce matériel de guerre. Puis l'armée s'organise. Ses généraux
sont Johnston, Lee, Beauregard, Jackson, Critenden, Floyd, Pillow.
On adjoint des corps irréguliers, tels que milices et guérillas,
aux quatre cent mille volontaires, enrôlés pour trois ans au plus
et un an au moins, que le Congrès séparatiste, à la date du 8
août, accorde à son président Jefferson Davis.

Cependant ces préparatifs n'empêchent pas la lutte de reprendre
dès la seconde moitié du premier hiver. De tout le territoire à
esclaves, le gouvernement fédéral n'occupe encore que le Maryland,
la Virginie occidentale, le Kentucky en quelques portions, le
Missouri pour la plus grande part, et un certain nombre de points
du littoral.

Les nouvelles hostilités commencent d'abord dans l'est du
Kentucky. Le 7 janvier, Garfield bat les confédérés à Middle-
Creek, et le 20, ils sont de nouveau battus à Logan-Cross ou Mill-
Springs. Le 2 février, Grant s'embarque avec deux divisions sur
quelques grands vapeurs du Tennessee que va soutenir la flottille
cuirassée de Foote. Le 6, le fort Henry tombe en son pouvoir.
Ainsi est brisé un anneau de cette chaîne «sur laquelle, dit
l'historien de cette guerre civile, s'appuyait tout le système de
défense de son adversaire Johnston». Le Cumberland et la capitale
du Tennessee sont donc menacés directement et à court délai par
les troupes fédérales. Aussi Johnston cherche-t-il à concentrer
toutes ses forces au fort Donelson, afin de retrouver un point
d'appui plus sûr pour la défensive.

À cette époque, une autre expédition, comprenant un corps de seize
mille hommes sous les ordres de Burnside, une flottille composée
de vingt-quatre vapeurs armés en guerre et de cinquante
transports, descend la Chesapeake et appareille de Hampton-Roads,
le 12 janvier. Malgré de violentes tempêtes, le 24 janvier, elle
donne dans les eaux du Pimlico-Sound pour s'emparer de l'île
Roanoke et réduire la côte de la Caroline du Nord. Mais l'île est
fortifiée. À l'ouest, le canal se défend par un barrage de coques
submergées. Des batteries et des ouvrages de campagne en rendent
l'accès difficile. Cinq à six mille hommes, soutenus par une
flottille de sept canonnières, sont prêts à empêcher tout
débarquement. Néanmoins, malgré le courage de ses défenseurs, du 7
au 8 février, cette île tombe au pouvoir de Burnside avec vingt
canons et plus de deux mille prisonniers. Le lendemain, les
fédéraux sont maîtres d'Elizabeth-City et de toute la côte de
l'Albemarle-Sound, c'est-à-dire du nord de cette mer intérieure.

Enfin, pour achever de décrire la situation jusqu'au 6 février, il
faut parler de ce général sudiste, cet ancien professeur de
chimie, Jackson, ce soldat puritain qui défend la Virginie. Après
le rappel de Lee à Richmond, il commande l'armée. Il quitte
Vinchester, le 1er janvier, avec ses dix mille hommes, traverse
les Alléghanies pour prendre Bath sur le railway de l'Ohio. Vaincu
par le climat, écrasé par les tempêtes de neige, il est forcé de
rentrer à Vinchester, sans avoir atteint son objectif.

Et maintenant, en ce qui concerne plus spécialement les côtes du
Sud, depuis la Caroline jusqu'à la Floride, voici ce qui s'est
passé.

Durant la seconde moitié de l'année 1861, le Nord possédait assez
de rapides bâtiments pour faire la police de ces mers, bien qu'il
n'eût pu s'emparer du fameux _Sumter, _qui, en janvier 1862, vint
relâcher à Gibraltar, afin d'exploiter les eaux européennes. Le
_Jefferson-Davis, _voulant échapper aux fédéraux, se réfugie à
Saint-Augustine en Floride et périt au moment où il donne dans les
passes. Presque en même temps, un des navires employés à la
croisière de la Floride, _l'Anderson, _capture le corsaire
_Beauregard. _Mais, en Angleterre, de nouveaux bâtiments sont
armés pour la course. C'est alors qu'une proclamation d'Abraham
Lincoln étend le blocus aux côtes de la Virginie et de la Caroline
du Nord, et même le blocus fictif, le blocus sur le papier, qui
comprend quatre mille cinq cents kilomètres de côtes. Pour les
surveiller, on n'a que deux escadres: l'une doit bloquer
l'Atlantique, l'autre le golfe du Mexique.

Le 12 octobre, pour la première fois, les confédérés tentent de
dégager les bouches du Mississipi avec le _Manassas -- _premier
navire qui fut blindé pendant cette guerre -- soutenu d'une
flottille de brûlots. Si le coup ne réussit pas, si la corvette
_Richmond _peut s'en tirer saine et sauve le 29 décembre, un petit
vapeur, le _Sea-Bird, _parvient à enlever une goélette fédérale en
vue du fort Monroe.

Cependant, il est nécessaire d'avoir un point qui puisse servir de
base d'opération pour les croisières de l'Atlantique. Le
gouvernement fédéral décide alors de s'emparer du fort Hatteras,
qui commande la passe du même nom, passe très fréquentée par les
forceurs de blocus. Ce fort est difficile à prendre. Il est
soutenu par une redoute carrée, appelée fort Clark. Un millier
d'hommes et le 7e régiment de la Caroline du Nord concourent à le
défendre. N'importe. L'escadre fédérale, composée de deux
frégates, trois corvettes, un aviso, deux grands vapeurs, vient
mouiller le 27 août devant les passes. Le commodore Stringham et
le général Butler attaquent. La redoute est prise. Le fort
Hatteras, après une assez longue résistance, hisse le drapeau
blanc. La base d'opération est acquise aux nordistes pour toute la
durée de la guerre.

En novembre, c'est l'île de Santa-Rosa, à l'est de Pensacola, sur
le golfe du Mexique, une dépendance de la côte floridienne, qui,
malgré les efforts des confédérés, reste au pouvoir des fédéraux.

Toutefois, la prise du fort Hatteras ne paraît pas suffisante pour
la bonne conduite des opérations ultérieures. Il faut occuper
d'autres points sur le littoral de la Caroline du Sud, de la
Géorgie, de la Floride. Deux frégates à vapeur, le _Wasbah _et le
_Susquehannah, _trois frégates à voiles, cinq corvettes, six
canonnières, plusieurs avisos, vingt-cinq bâtiments charbonniers
chargés des approvisionnements, trente-deux vapeurs pouvant
transporter quinze mille six cents hommes sous les ordres du
général Sherman, sont donnés au commodore Dupont. La flottille
appareille le 25 octobre, devant le fort Monroe. Après avoir
essuyé un terrible coup de vent au large du cap Hatteras, elle
vient reconnaître les passes de Hilton-Head, entre Charlestown et
Savannah. Là est la baie de Port-Royal, l'une des plus importantes
de la confédération américaine, où le général Ripley commande les
forces des esclavagistes. Les deux forts Walker et Beauregard
battent l'entrée de la baie à quatre mille mètres l'un de l'autre.
Huit vapeurs la défendent, et sa barre la rend presque inabordable
à une flotte d'assaillants.

Le 5 novembre, le chenal a été balisé, et, après un échange de
quelques coups de canon, Dupont pénètre dans la baie, sans pouvoir
débarquer encore les troupes de Sherman. Le 7, avant midi, il
attaque le fort Walker, puis le fort Beauregard. Il les écrase
sous une grêle de ses plus gros obus. Les forts sont évacués. Les
fédéraux en prennent possession presque sans combat, et Sherman
occupe ce point si important pour la suite des opérations
militaires. C'était un coup porté au coeur même des États
esclavagistes. Les îles voisines tombent l'une après l'autre au
pouvoir des fédéraux, même l'île Tybee et le fort Pulaski, lequel
commande la rivière de Savannah. L'année finie, Dupont est maître
des cinq grandes baies de North-Edisto, de Saint-Helena, de Port-
Royal, de Tybee, de Warsaw, et de tout ce chapelet d'îlots semés
sur la côte de la Caroline et de la Géorgie. Enfin, le 1er janvier
1862, un dernier succès lui permet de réduire les ouvrages
confédérés, élevés sur les rives du Coosaw.

Telle était la situation des belligérants au commencement de
février de l'année 1862. Tels étaient les progrès du gouvernement
fédéral vers le Sud, au moment où les navires du commodore Dupont
et les troupes de Sherman menaçaient la Floride.


IV
La famille Burbank

Il était sept heures et quelques minutes, lorsque James Burbank et
Edward Carrol montèrent les marches du perron sur lequel s'ouvrait
la porte principale de Castle-House, du côté du Saint-John.
Zermah, tenant la fillette par la main, le gravit après eux. Tous
se trouvèrent dans le hall, sorte de grand vestibule, dont le
fond, arrondi en dôme, contenait la double révolution du grand
escalier qui desservait les étages supérieurs.

Mme Burbank était là, en compagnie de Perry, le régisseur général
de la plantation.

«Il n'y a rien de nouveau à Jacksonville?

-- Rien, mon ami.

-- Et pas de nouvelles de Gilbert?

-- Si... une lettre!

-- Dieu soit loué!»

Telles furent les premières demandes et réponses échangées entre
Mme Burbank et son mari.

James Burbank, après avoir embrassé sa femme et la petite Dy,
décacheta la lettre qui venait de lui être remise.

Cette lettre n'avait point été ouverte en l'absence de James
Burbank. Étant donné la situation de celui qui l'écrivait et de
celle de sa famille en Floride, Mme Burbank avait voulu que son
mari fût le premier à connaître ce qu'elle contenait.

«Cette lettre, sans doute, n'est pas venue par la poste? demanda
James Burbank.

-- Oh! non, monsieur James! répondit Perry. C'eût été trop
imprudent de la part de M. Gilbert!

-- Et qui s'est chargé de l'apporter?...

-- Un homme de la Géorgie sur le dévouement duquel notre jeune
lieutenant a cru pouvoir compter.

-- Quel jour est arrivée cette lettre?

-- Hier.

-- Et l'homme?...

-- Il est reparti le soir même.

-- Bien payé de son service?...

-- Oui, mon ami, bien payé, répondit Mme Burbank, mais par
Gilbert, et il n'a rien voulu recevoir de notre part».

Le hall était éclairé par deux lampes posées sur une table de
marbre, devant un large divan. James Burbank alla s'asseoir près
de cette table. Sa femme et sa fille prirent place auprès de lui.
Edward Carrol, après avoir serré la main à sa soeur, s'était jeté
dans un fauteuil. Zermah et Perry se tenaient debout près de
l'escalier. Tous deux étaient assez de la famille pour que la
lettre pût être lue en leur présence.

James Burbank l'avait ouverte.

«Elle est du 3 février, dit-il.

-- Déjà quatre jours de date! répondit Edward Carrol. C'est long
dans les circonstances où nous sommes...

-- Lis donc, père, lis donc!» s'écria la petite fille avec une
impatience bien naturelle à son âge.

Voici ce que disait cette lettre:

«À bord du _Wabash, _au mouillage d'Edisto.

«3 février 1862.

«Cher père,

«Je commence par embrasser ma mère, ma petite soeur et toi. Je
n'oublie pas non plus mon oncle Carrol, et, pour ne rien omettre,
j'envoie à la bonne Zermah toutes les tendresses de son mari, mon
brave et dévoué Mars. Nous allons tous les deux aussi bien que
possible, et nous avons une fière envie d'être près de vous! Cela
ne tardera pas, dût nous maudire monsieur Perry, qui, en voyant
les progrès du Nord, doit pester comme un entêté esclavagiste
qu'il est, le digne régisseur!»

-- Voilà pour vous, Perry, dit Edward Carrol.

-- Chacun a ses idées là-dessus!» répondit M. Perry, en homme qui
n'entend point sacrifier les siennes.

James Burbank continua:

«Cette lettre vous arrivera par un homme dont je suis sûr, n'ayez
aucune crainte à cet égard. Vous avez dû apprendre que l'escadre
du commodore Dupont s'est emparée de la baie de Port-Royal et des
îles voisines. Le Nord gagne donc peu à peu sur le Sud. Aussi est-
il très probable que le gouvernement fédéral va chercher à occuper
les principaux ports de la Floride. On parle d'une expédition que
Dupont et Sherman feraient de concert vers la fin de ce mois. Très
vraisemblablement alors, nous irions occuper la baie de Saint-
Andrews. De là, on serait à portée de pénétrer dans l'état
floridien.

«Que j'ai hâte d'être là, cher père, et surtout avec notre
flottille victorieuse! La situation de ma famille, au milieu de
cette population esclavagiste, m'inquiète toujours. Mais le moment
approche où nous pourrons faire hautement triompher les idées qui
ont toujours eu cours à la plantation de Camdless-Bay. «Ah! si je
pouvais m'échapper, ne fût-ce que vingt-quatre heures, comme
j'irais vous voir! Non! Ce serait trop imprudent pour vous comme
pour moi, et mieux vaut prendre patience. Encore quelques
semaines, et nous serons tous réunis à Castle-House!

«Et maintenant je termine en me demandant si je n'ai oublié
personne dans mes embrassades. Si, vraiment! J'ai oublié monsieur
Stannard et ma charmante Alice qu'il me tarde tant de revoir!
Toutes mes amitiés à son père, et à elle, plus que mes amitiés!...

«Respectueusement et de tout coeur,

«GILBERT BURBANK.»

James Burbank avait posé sur la table la lettre que Mme Burbank
prit alors et porta à ses lèvres. Puis, la petite Dy mit
franchement un gros baiser sur la signature de son frère.

«Brave garçon! dit Edward Carrol.

-- Et brave Mars! ajouta Mme Burbank, en regardant Zermah, qui
serrait la fillette dans ses bras.

-- Il faudra prévenir Alice, ajouta Mme Burbank, que nous avons
reçu une lettre de Gilbert.

-- Oui! je lui écrirai, répondit James Burbank. D'ailleurs, dans
quelques jours, je dois aller à Jacksonville, et je verrai
Stannard. Depuis que Gilbert a écrit cette lettre, d'autres
nouvelles ont pu venir au sujet de l'expédition projetée. Ah!
qu'ils arrivent donc enfin, nos amis du Nord, et que la Floride
rentre sous le drapeau de l'Union! Ici, notre situation finirait
par n'être plus tenable!»

En effet, depuis que la guerre se rapprochait du Sud, une
modification manifeste s'opérait en Floride sur la question qui
mettait les États-Unis aux prises. Jusqu'à cette époque,
l'esclavage ne s'était pas considérablement développé dans cette
ancienne colonie espagnole qui n'avait pas pris part au mouvement
avec la même ardeur que la Virginie ou les Carolines. Mais des
meneurs s'étaient bientôt mis à la tête des partisans de
l'esclavage. Maintenant, ces gens, prêts à l'émeute, ayant tout à
gagner dans les troubles, dominaient les autorités à Saint-
Augustine et principalement à Jacksonville où ils s'appuyaient sur
la plus vile populace. C'est pourquoi cette situation de James
Burbank, dont on connaissait l'origine et les idées, pouvait à un
certain moment devenir très inquiétante.

Il y avait près de vingt ans que James Burbank, après avoir quitté
le New-Jersey où il possédait encore quelques propriétés, était
venu s'établir à Camdless-Bay avec sa femme et son fils âgé de
quatre ans. On sait combien la plantation avait prospéré, grâce à
son intelligente activité et au concours d'Edward Carrol, son
beau-frère. Aussi avait-il pour ce grand établissement qui lui
venait de ses ancêtres, un attachement inébranlable. C'était là
qu'était né son second enfant, la petite Dy, quinze ans après son
installation dans ce domaine.

James Burbank avait alors quarante-six ans. C'était un homme
fortement constitué, habitué au travail, ne s'épargnant guère. On
le savait d'un caractère énergique. Très attaché à ses opinions,
il ne se gênait point de les faire hautement connaître. Grand,
grisonnant à peine, il avait une figure un peu sévère, mais
franche et encourageante. Avec la barbiche des Américains du Nord,
sans favoris et sans moustache, c'était bien le type du yankee de
la Nouvelle-Angleterre. Dans toute la plantation, on l'aimait, car
il était bon, on lui obéissait, car il était juste. Ses Noirs lui
étaient profondément dévoués, et il attendait, non sans
impatience, que les circonstances lui permissent de les
affranchir. Son beau-frère, à peu près du même âge, s'occupait
plus spécialement de la comptabilité de Camdless-Bay. Edward
Carrol s'entendait parfaitement avec lui en toutes choses, et
partageait sa manière de voir sur la question de l'esclavage.

Il n'y avait donc que le régisseur Perry qui fût d'un avis
contraire au milieu de ce petit monde de Camdless-Bay. Il ne
faudrait pas croire pourtant que ce digne homme maltraitât les
esclaves. Bien au contraire. Il cherchait même à les rendre aussi
heureux que le comportait leur condition.

«Mais, disait-il, il y a des contrées, dans les pays chauds, où
les travaux de la terre ne peuvent être confiés qu'à des Noirs.
Or, des Noirs, qui ne seraient pas esclaves, ne seraient plus des
Noirs!»

Telle était sa théorie qu'il discutait toutes les fois que
l'occasion s'en présentait. On la lui passait volontiers, sans en
jamais tenir compte. Mais, à voir le sort des armes qui favorisait
les anti-esclavagistes, Perry ne dérageait plus. Il «s'en
passerait de belles» à Camdless-Bay, quand M. Burbank aurait
affranchi ses Nègres.

On le répète, c'était un excellent homme, très courageux aussi. Et
quand James Burbank et Edward Carrol avaient fait partie de ce
détachement de la milice, nommé les «minute-men» les hommes-
minutes, parce qu'ils devaient être prêts à partir à tout instant,
il s'était bravement joint à eux contre les dernières bandes des
Séminoles.

Mme Burbank, à cette époque ne portait pas les trente-neuf ans de
son âge. Elle était encore fort belle. Sa fille devait lui
ressembler un jour. James Burbank avait trouvé en elle une
compagne aimante, affectueuse, à laquelle il devait pour une
grande part le bonheur de sa vie. La généreuse femme n'existait
que pour son mari, pour ses enfants qu'elle adorait et au sujet
desquels elle éprouvait les plus vives craintes, étant donné les
circonstances qui allaient amener la guerre civile jusqu'en
Floride. Et si Diana, ou mieux Dy, comme on l'appelait
familièrement, fillette de six ans, gaie, caressante, tout
heureuse de vivre, demeurait à Castle-House près de sa mère,
Gilbert n'y était plus. De là, d'incessantes angoisses que
Mme Burbank ne pouvait pas toujours dissimuler.

Gilbert était un jeune homme, ayant alors vingt-quatre ans, dans
lequel on retrouvait les qualités morales de son père avec un peu
plus d'épanchement, et les qualités physiques avec un peu plus de
grâce et de charme. Un hardi compagnon, d'ailleurs, très rompu à
tous les exercices du corps, très habile aussi en équitation comme
en navigation ou en chasse. À la grande terreur de sa mère, les
immenses forêts et les marais du comté de Duval avaient été trop
souvent le théâtre de ses exploits non moins que les criques et
les passes du Saint-John, jusqu'à l'extrême bouche de Pablo.
Aussi, Gilbert se trouvait-il naturellement entraîné et fait à
toutes les fatigues du soldat, quand furent tirés les premiers
coups de feu de la guerre de Sécession. Il comprit que son devoir
l'appelait parmi les troupes fédérales et n'hésita pas. Il demanda
à partir. Quelque chagrin que cela dût causer à sa femme, quelque
danger même que pût comporter cette situation, James Burbank ne
songea pas un instant à contrarier le désir de son fils. Il pensa,
comme lui, que c'était là un devoir et le devoir est au-dessus de
tout.

Gilbert partit donc pour le Nord, mais son départ fut tenu aussi
secret que possible. Si l'on eût su à Jacksonville que le fils de
James Burbank avait pris du service dans l'armée nordiste, cela
eût pu attirer des représailles sur Camdless-Bay. Le jeune homme
avait été recommandé à des amis que son père avait encore dans
l'État de New-Jersey. Ayant toujours montré du goût pour la mer,
on lui procura facilement un engagement dans la marine fédérale.
On avançait rapidement en ce temps-là, et comme Gilbert n'était
pas de ceux qui restent en arrière, il marcha d'un bon pas. Le
gouvernement de Washington avait les yeux sur ce jeune homme qui,
dans la position où se trouvait sa famille, n'avait pas craint de
venir lui offrir ses services. Gilbert se distingua à l'attaque du
fort Sumter. Il était sur le _Richmond, _lorsque ce navire fut
abordé par le _Manassas _à l'embouchure du Mississipi, et il
contribua largement pour sa part à le dégager et à le reprendre.
Après cette affaire, il fut promu enseigne, bien qu'il ne sortît
pas de l'école navale d'Annapolis, pas plus que tous ces officiers
improvisés qui furent empruntés au commerce. Avec son nouveau
grade, il entra dans l'escadre du commodore Dupont, il assista aux
brillantes affaires du fort Hatteras, puis à la prise des Seas-
Islands. Depuis quelques semaines, il était lieutenant à bord
d'une des canonnières du commodore Dupont qui allaient bientôt
forcer les passes du Saint-John.

Oui! ce jeune homme, lui aussi, avait grande hâte que cette guerre
sanglante prît fin! Il aimait, il était aimé. Son service terminé,
il lui tardait de revenir à Camdless-Bay, où il devait épouser la
fille de l'un des meilleurs amis de son père.

M. Stannard n'appartenait point à la classe des colons de la
Floride. Resté veuf avec quelque fortune, il avait voulu se
consacrer entièrement à l'éducation de sa fille. Il habitait
Jacksonville, d'où il n'avait que trois à quatre milles de fleuve
à remonter pour se rendre à Camdless-Bay. Depuis quinze ans, il ne
se passait pas de semaine qu'il ne vînt rendre visite à la famille
Burbank. On peut donc dire que Gilbert et Alice Stannard furent
élevés ensemble. De là, un mariage projeté de longue date,
maintenant décidé, qui devait assurer le bonheur des deux jeunes
gens. Bien que Walter Stannard fût originaire du Sud, il était
anti-esclavagiste, ainsi que quelques-uns de ses concitoyens en
Floride; mais ceux-ci n'étaient pas assez nombreux pour tenir tête
à la majorité des colons et des habitants de Jacksonville, dont
les opinions tendaient à s'accuser chaque jour davantage en faveur
du mouvement séparatiste. Il s'ensuivait que ces honnêtes gens
commençaient à être fort mal vus des meneurs du comté, des petits
Blancs surtout et de la populace, prête à les suivre dans tous les
excès.

Walter Stannard était un Américain, de la Nouvelle-Orléans.
Mme Stannard, d'origine française, morte fort jeune, avait légué à
sa fille les qualités généreuses qui sont particulières au sang
français. Au moment du départ de Gilbert, Miss Alice avait montré
une grande énergie, consolant et rassurant Mme Burbank. Bien
qu'elle aimât Gilbert comme elle en était aimée, elle ne cessait
de répéter à sa mère que partir était un devoir, que se battre
pour cette cause, c'était se battre pour l'affranchissement d'une
race humaine, et, en somme, pour la liberté. Miss Alice avait
alors dix-neuf ans. C'était une jeune fille blonde aux yeux
presque noirs, au teint chaud, d'une taille élégante, d'une
physionomie distinguée. Peut-être était-elle un peu sérieuse, mais
si mobile d'expression que le moindre sourire transformait son
joli visage.

Véritablement, la famille Burbank ne serait pas connue dans tous
ses membres les plus fidèles, si l'on omettait de peindre en
quelques traits les deux serviteurs, Mars et Zermah.

On l'a vu par sa lettre, Gilbert n'était pas parti seul. Mars, le
mari de Zermah, l'avait accompagné. Le jeune homme n'eût pas
trouvé un compagnon plus dévoué à sa personne que cet esclave de
Camdless-Bay, devenu libre en mettant le pied sur les territoires
anti-esclavagistes. Mais, pour Mars, Gilbert était toujours son
jeune maître, et il n'avait pas voulu le quitter, bien que le
gouvernement fédéral eût déjà formé des bataillons noirs où il eût
trouvé sa place.

Mars et Zermah n'étaient point de race nègre par leur naissance.
C'étaient deux métis. Zermah avait pour frère cet héroïque
esclave, Robert Small, qui, quatre mois plus tard, allait enlever
aux confédérés, dans la baie même de Charlestown, un petit vapeur
armé de deux canons dont il fit hommage à la flotte fédérale.
Zermah avait donc de qui tenir, Mars aussi. C'était un heureux
ménage, que, pendant les premières années, l'odieux trafic de
l'esclavage avait menacé plus d'une fois de briser. C'est même au
moment où Mars et Zermah allaient être séparés l'un de l'autre par
les hasards d'une vente, qu'ils étaient entrés à Camdless-Bay dans
le personnel de la plantation.

Voici en quelles circonstances:

Zermah avait actuellement trente et un ans, Mars trente-cinq. Sept
ans auparavant, ils s'étaient mariés alors qu'ils appartenaient à
un certain colon nommé Tickborn, dont l'établissement se trouvait
à une vingtaine de milles en amont de Camdless-Bay. Depuis
quelques années, ce colon avait eu des rapports fréquents avec
Texar. Celui-ci rendait souvent visite à la plantation où il
trouvait bon accueil. Rien d'étonnant à cela, puisque Tickborn, en
somme, ne jouissait d'aucune estime dans le comté. Son
intelligence étant fort médiocre, ses affaires n'ayant point
prospéré, il fut obligé de mettre en vente un lot de ses esclaves.

Précisément, à cette époque, Zermah, très maltraitée comme tout le
personnel de la plantation Tickborn, venait de mettre au monde un
pauvre petit être, dont elle fut presque aussitôt séparée. Pendant
qu'elle expiait en prison une faute dont elle n'était même pas
coupable, son enfant mourut entre ses bras. On juge ce que fut la
douleur de Zermah, ce que fut la colère de Mars. Mais que
pouvaient ces malheureux contre un maître auquel leur chair
appartenait, morte ou vivante, puisqu'il l'avait achetée?

Or, à ce chagrin allait s'en joindre un autre non moins terrible.
En effet, le lendemain du jour où leur enfant était mort, Mars et
Zermah, ayant été mis à l'encan, étaient menacés d'être séparés
l'un de l'autre. Oui! cette consolation de se retrouver ensemble
sous un nouveau maître, ils ne devaient même pas l'avoir. Un homme
s'était présenté, qui offrait d'acheter Zermah, mais Zermah seule,
bien qu'il ne possédât pas de plantation. Un caprice, sans doute!
Et cet homme, c'était Texar. Son ami Tickborn allait donc passer
contrat avec lui, quand, au dernier moment, il se produisit une
surenchère de la part d'un nouvel acheteur.

C'était James Burbank qui assistait à cette vente publique des
esclaves de Tickborn et s'était senti très touché du sort de la
malheureuse métisse, suppliant en vain qu'on ne la séparât pas de
son mari. Précisément, James Burbank avait besoin d'une nourrice
pour sa petite fille. Ayant appris qu'une des esclaves de
Tickborn, dont l'enfant venait de mourir, se trouvait dans les
conditions voulues, il ne songeait qu'à acheter la nourrice; mais,
ému des pleurs de Zermah, il n'hésita pas à proposer de son mari
et d'elle un prix supérieur à tous ceux qu'on avait offerts
jusqu'alors.

Texar connaissait James Burbank, qui l'avait plusieurs fois déjà
chassé de son domaine, comme un homme d'une réputation suspecte.
C'est même de là que datait la haine que Texar avait vouée à toute
la famille de Camdless-Bay.

Texar voulut donc lutter contre son riche concurrent: ce fut en
vain. Il s'entêta. Il fit monter au double le prix que Tickborn
demandait de la métisse et de son mari. Cela ne servit qu'à les
faire payer très cher à James Burbank. Finalement, le couple lui
fut adjugé.

Ainsi, non seulement Mars et Zermah ne seraient pas séparés l'un
de l'autre, mais ils allaient entrer au service du plus généreux
des colons de toute la Floride. Quel adoucissement ce fut à leur
malheur, et avec quelle assurance ils pouvaient maintenant
envisager l'avenir!

Zermah, six ans après, était encore dans toute la maturité de sa
beauté de métisse. Nature énergique, coeur dévoué à ses maîtres,
elle avait eu plus d'une fois l'occasion -- elle devait l'avoir
dans la suite -- de leur prouver son dévouement. Mars était digne
de la femme à laquelle l'acte charitable de James Burbank l'avait
pour jamais rattaché. C'était un type remarquable de ces
Africains, auxquels s'est largement mêlé le sang créole. Grand,
robuste, d'un courage à toute épreuve, il devait rendre de
véritables services à son nouveau maître.

D'ailleurs, ces deux nouveaux serviteurs, adjoints au personnel de
la plantation, ne furent pas traités en esclaves. Ils avaient été
vite appréciés pour leur bonté et leur intelligence. Mars fut
spécialement affecté au service du jeune Gilbert. Zermah devint la
nourrice de Diana. Cette situation ne pouvait que les introduire
plus profondément dans l'intimité de la famille.

Zermah ressentit d'ailleurs pour la petite fille un amour de mère,
cet amour qu'elle ne pouvait plus reporter sur l'enfant qu'elle
avait perdu. Dy le lui rendit bien, et l'affection de l'une avait
toujours répondu aux soins maternels de l'autre. Aussi,
Mme Burbank éprouvait-elle pour Zermah autant d'amitié que de
reconnaissance.

Mêmes sentiments entre Gilbert et Mars. Adroit et vigoureux, le
métis avait heureusement contribué à rendre son jeune maître
habile à tous les exercices du corps. James Burbank ne pouvait que
s'applaudir de l'avoir attaché à son fils.

Ainsi, en aucun temps, la situation de Zermah et de Mars n'avait
été si heureuse, et cela, au sortir des mains d'un Tickborn, après
avoir risqué de tomber dans celles d'un Texar. -- Ils ne devaient
jamais l'oublier.


V
La Crique-Noire

Le lendemain, aux premières lueurs de l'aube, un homme se
promenait sur la berge de l'un des îlots perdus au fond de cette
lagune de la Crique-Noire. C'était Texar. À quelques pas de lui,
un Indien, assis dans le squif qui avait accosté la veille le
_Shannon, _venait d'aborder. C'était Squambô.

Après quelques allées et venues, Texar s'arrêta devant un
magnolier, amena à lui une des basses branches de l'arbre et en
détacha une feuille avec sa tige. Puis, il tira de son carnet un
petit billet qui ne contenait que trois ou quatre mots, écrits à
l'encre. Ce billet, après l'avoir roulé menu, il l'introduisit
dans la nervure inférieure de la feuille. Cela fut fait assez
adroitement pour que cette feuille de magnolier n'eût rien perdu
de son aspect habituel.

«Squambô! dit alors Texar.

-- Maître? répondit l'Indien.

-- Va où tu sais.»

Squambô prit la feuille, il la posa à l'avant du squif, s'assit à
l'arrière, manoeuvra sa pagaie, contourna la pointe extrême de
l'îlot et s'enfonça à travers une passe tortueuse, confusément
engagée sous l'épaisse voûte des arbres.

Cette lagune était sillonnée par un labyrinthe de canaux, un
enchevêtrement d'étroits lacets, remplis d'une eau noire,
comparables à ceux qui s'entrecroisent dans certains
«hortillonages» de l'Europe. Personne, à moins de bien connaître
les passes de ce profond déversoir où se perdaient les dérivations
du Saint-John, n'aurait pu s'y diriger.

Cependant Squambô n'hésitait pas. Où l'on n'eût pas cru apercevoir
une issue, il poussait hardiment son squif. Les basses branches
qu'il écartait, retombaient après lui, et nul n'eût pu dire qu'une
embarcation venait de passer en cet endroit.

L'Indien s'enfonça de la sorte à travers de longs boyaux sinueux,
moins larges, parfois, que ces saignées creusées pour assurer le
drainage des prairies. Tout un monde d'oiseaux aquatiques
s'envolait à son approche. De gluantes anguilles, à la tête
suspecte, se faufilaient sous les racines qui émergeaient des
eaux. Squambô ne s'inquiétait guère de ces reptiles, non plus que
des caïmans endormis qu'il pouvait réveiller en les heurtant dans
leurs couches de vase. Il allait toujours, et, lorsque l'espace
lui manquait pour se mouvoir, il se poussait par l'extrémité de sa
pagaie, comme s'il se fût servi d'une gaffe.

S'il faisait grand jour déjà, si la lourde buée de la nuit
commençait à s'évaporer aux premiers rayons du soleil, on ne
pouvait le voir sous l'abri de cet impénétrable plafond de
verdure. Même au plus fort du soleil, aucune lumière n'aurait pu
le percer. D'ailleurs, ce fond marécageux n'avait besoin que d'une
demi-obscurité, aussi bien pour les êtres grouillants, qui
fourmillaient dans son liquide noirâtre, que pour les mille
plantes aquatiques surnageant à sa surface.

Pendant une demi-heure, Squambô alla ainsi d'un îlot à l'autre.
Lorsqu'il s'arrêta, c'est que son squif venait d'atteindre un des
réduits extrêmes de la crique. En cet endroit, où finissait la
partie marécageuse de cette lagune, les arbres, moins serrés,
moins touffus, laissaient enfin passer la lumière du jour. Au delà
s'étendait une vaste prairie, bordée de forêts, peu élevée au-
dessus du niveau du Saint-John. À peine cinq ou six arbres y
poussaient-ils isolément. Le pied, en s'appuyant sur ce sol
bourbeux, éprouvait la sensation que lui eût donnée un matelas
élastique. Quelques buissons de sassafras, à maigres feuilles,
mélangées de petites baies violettes, traçaient à sa surface leurs
capricieux zig-zags.

Après avoir amarré son squif à l'une des souches de la berge,
Squambô prit terre. Les vapeurs de la nuit commençaient à se
résoudre. La prairie, absolument déserte, sortait peu à peu du
brouillard. Parmi les cinq ou six arbres, dont la silhouette se
détachait confusément au-dessus, poussait un magnolier de moyenne
taille.

L'Indien se dirigea vers cet arbre. Il l'atteignit en quelques
minutes. Il en abaissa une des branches à l'extrémité de laquelle
il fixa cette feuille que Texar lui avait remise. Puis, la
branche, abandonnée à elle-même, remonta, et la feuille alla se
perdre dans la ramure du magnolier.

Squambô revint alors vers le squif et reprit direction vers l'îlot
où l'attendait son maître.

Cette Crique-Noire, ainsi nommée de la sombre couleur de ses eaux,
pouvait couvrir une étendue d'environ cinq à six cents acres.
Alimentée par le Saint-John, c'était une sorte d'archipel
absolument impénétrable à qui n'en connaissait pas les infinis
détours. Une centaine d'îlots occupaient sa surface. Ni ponts, ni
levées ne les reliaient entre eux. De longs cordons de lianes se
tendaient de l'un à l'autre. Quelques hautes branches
s'entrelaçaient au-dessus des milliers de bras qui les séparaient.
Rien de plus. Cela n'était pas pour établir une communication
facile entre les divers points de cette lagune.

Un de ces îlots, situé à peu près au centre du système, était le
plus important par son étendue -- une vingtaine d'acres -- et par
son élévation -- cinq à six pieds au-dessus de l'étiage moyen du
Saint-John entre les plus basses et les plus hautes mers.

À une époque déjà reculée, cet îlot avait servi d'emplacement à un
fortin, sorte de blockhaus, maintenant abandonné, du moins au
point de vue militaire. Ses palissades, à demi rongées par la
pourriture, se dressaient encore sous les grands arbres,
magnoliers, cyprès, chênes verts, noyers noirs, pins australs,
enlacés de longues guirlandes de coboeas et autres interminables
lianes.

Au-dedans de l'enceinte, l'oeil découvrait enfin, sous un massif
de verdure, les lignes géométriques de ce petit fortin ou, mieux,
de ce poste d'observation, qui n'avait jamais été fait que pour
loger un détachement d'une vingtaine d'hommes. Plusieurs
meurtrières s'évidaient à travers ses murailles de bois. Des toits
gazonnés le coiffaient d'une véritable carapace de terre. À
l'intérieur, quelques chambres, ménagées au milieu d'un réduit
central, attenaient à un magasin, destiné aux provisions et aux
munitions. Pour pénétrer dans le fortin, il fallait d'abord
franchir l'enceinte par une étroite poterne, puis traverser la
cour plantée de quelques arbres, gravir enfin une dizaine de
marches en terre, maintenues par des madriers. On trouvait alors
l'unique porte, qui donnait accès au-dedans, et encore, à vrai
dire, n'était-ce qu'une ancienne embrasure, modifiée à cet effet.

Telle était la retraite habituelle de Texar, retraite que personne
ne connaissait. Là, caché à tous les yeux, il vivait avec ce
Squambô, très dévoué à la personne de son maître, mais qui ne
valait pas mieux que lui, et cinq à six esclaves qui ne valaient
pas mieux que l'Indien.

Il y avait loin, on le voit, de cet îlot de la Crique-Noire, aux
riches établissements créés sur les deux rives du fleuve.
L'existence même n'y eût point été assurée pour Texar ni pour ses
compagnons, gens peu difficiles cependant. Quelques animaux
domestiques, une demi-douzaine d'acres, plantés de patates,
d'ignames, de concombres, une vingtaine d'arbres à fruits, presque
à l'état sauvage, c'était tout, sans compter la chasse dans les
forêts voisines et la pêche sur les étangs de la lagune, dont le
produit ne pouvait manquer en aucune saison. Mais, sans doute, les
hôtes de la Crique-Noire possédaient d'autres ressources, dont
Texar et Squambô avaient seuls le secret.

Quant à la sécurité du blockhaus, n'était-elle pas assurée par sa
situation même, au centre de cet inaccessible repaire? D'ailleurs,
qui eût cherché à l'attaquer et pourquoi? En tout cas, toute
approche suspecte eût été immédiatement signalée par les
aboiements des chiens de l'îlot, deux de ces limiers féroces,
importés des Caraïbes, qui furent autrefois employés par les
Espagnols à la chasse aux Nègres.

Voilà ce qu'était la demeure de Texar, et digne de lui. Voici
maintenant ce qu'était l'homme.

Texar avait alors trente-cinq ans. Il était de taille moyenne,
d'une constitution vigoureuse, trempée dans cette vie de grand air
et d'aventures, qui avait toujours été la sienne. Espagnol de
naissance, il ne démentait pas son origine. Sa chevelure était
noire et rude, ses sourcils épais, ses yeux verdâtres, sa bouche
large, avec des lèvres minces et rentrées, comme si elle eût été
faite d'un coup de sabre, son nez court, percé de narines de
fauve. Toute sa physionomie indiquait l'homme astucieux et
violent. Autrefois, il portait sa barbe entière; mais, depuis deux
ans, après qu'elle eut été à demi brûlée d'un coup de feu dans on
ne sait quelle affaire, il l'avait rasée, et la dureté de ses
traits n'en était que plus apparente.

Une douzaine d'années avant, cet aventurier était venu se fixer en
Floride, et dans ce blockhaus abandonné, dont personne ne songeait
à lui disputer la possession. D'où venait-il? on l'ignorait et il
ne le disait point. Quelle avait été son existence antérieure? on
ne le savait pas davantage. On prétendait -- et c'était vrai --,
qu'il avait fait le métier de négrier et vendu des cargaisons de
Noirs dans les ports de la Géorgie et des Carolines. S'était-il
enrichi à cet odieux trafic? Il n'y paraissait guère. En somme, il
ne jouissait d'aucune estime, même dans un pays, où ne manquent
cependant point les gens de sa sorte.

Néanmoins, si Texar était fort connu, bien que ce ne fût pas à son
avantage, cela ne l'empêchait pas d'exercer une réelle influence
dans le comté, et particulièrement à Jacksonville. Il est vrai,
c'était sur la partie la moins recommandable de la population du
chef-lieu. Il y allait souvent pour des affaires, dont il ne
parlait pas. Il s'y était fait un grand nombre d'amis parmi les
petits Blancs et les plus détestables sujets de la ville. On l'a
bien vu, lorsqu'il était revenu de Saint-Augustine en compagnie
d'une demi-douzaine d'individus d'allure équivoque. Son influence
s'étendait aussi jusque chez certains colons du Saint-John. Il les
visitait quelquefois, et, si on ne lui rendait pas ses visites,
puisque personne ne connaissait sa retraite de la Crique-Noire, il
avait accès dans certaines plantations des deux rives. La chasse
était un prétexte naturel à ces relations, qui s'établissent
facilement entre gens de mêmes moeurs et mêmes goûts.

D'autre part, cette influence s'était encore accrue depuis
quelques années, grâce aux opinions dont Texar avait voulu se
faire le plus ardent défenseur. À peine la question de l'esclavage
avait-elle amené la scission entre les deux moitiés des États-
Unis, que l'Espagnol s'était posé comme le plus opiniâtre, le plus
résolu des esclavagistes. À l'entendre, aucun intérêt ne pouvait
le guider, puisqu'il ne possédait qu'une demi-douzaine de Noirs.
C'était le principe même qu'il prétendait défendre. Par quels
moyens? En faisant appel aux plus exécrables passions, en excitant
la cupidité de la populace, en la poussant au pillage, à
l'incendie, même au meurtre, contre les habitants ou colons qui
partageaient les idées du Nord. Et maintenant, ce dangereux
aventurier ne tendait à rien moins qu'à renverser les autorités
civiles de Jacksonville, à remplacer des magistrats, modérés
d'opinion, estimés pour leur caractère, par les plus forcenés de
ses partisans. Devenu le maître du comté, par l'émeute, il aurait
alors le champ libre pour exercer ses vengeances personnelles.

On comprend, dès lors, que James Burbank et quelques autres
propriétaires de plantations n'eussent point négligé de surveiller
les agissements d'un pareil homme, déjà très redoutable par ses
mauvais instincts. De là, cette haine d'un côté, cette défiance de
l'autre, que les prochains événements allaient encore accroître.

Au surplus, dans ce que l'on croyait savoir du passé de Texar,
depuis qu'il avait cessé de faire la traite, il y avait des faits
extrêmement suspects. Lors de la dernière invasion des Séminoles,
tout semblait prouver qu'il avait eu des intelligences secrètes
avec eux. Leur avait-il indiqué les coups à faire, quelles
plantations il convenait d'attaquer? Les avait-il aidés dans leurs
guets-apens et embûches? Cela ne put être mis en doute en
plusieurs circonstances, et, à la suite d'une dernière invasion de
ces Indiens, les magistrats durent poursuivre l'Espagnol,
l'arrêter, le traduire en justice. Mais Texar invoqua un alibi --
système de défense qui, plus tard, devait lui réussir encore -- et
il fut prouvé qu'il n'avait pu prendre part à l'attaque d'une
ferme, située dans le comté de Duval, puisque, à ce moment, il se
trouvait à Savannah, État de Géorgie, à quelque quarante milles
vers le nord, en dehors de la Floride.

Pendant les années suivantes, plusieurs vols importants furent
commis, soit dans les plantations, soit au préjudice de voyageurs,
attaqués sur les routes floridiennes. Texar était-il auteur ou
complice de ces crimes? Cette fois encore, on le soupçonna; mais,
faute de preuve, on ne put le mettre en jugement.

Enfin, une occasion se présenta où l'on crut avoir pris sur le
fait le malfaiteur jusqu'alors insaisissable. C'était précisément
l'affaire pour laquelle il avait été mandé la veille devant le
juge de Saint-Augustine.

Huit jours auparavant, James Burbank, Edward Carrol et Walter
Stannard revenaient de visiter une plantation voisine de Camdless-
Bay, quand, vers sept heures du soir, à la tombée de la nuit, des
cris de détresse arrivèrent jusqu'à eux. Ils se hâtèrent de courir
vers l'endroit d'où venaient ces cris, et ils se trouvèrent devant
les bâtiments d'une ferme isolée.

Ces bâtiments étaient en feu. La ferme avait été préalablement
pillée par une demi-douzaine d'hommes, qui venaient de se
disperser. Les auteurs du crime ne devaient pas être loin: on
pouvait encore apercevoir deux de ces coquins qui s'enfuyaient à
travers la forêt.

James Burbank et ses amis se jetèrent courageusement à leur
poursuite, et précisément dans la direction de Camdless-Bay. Ce
fut en vain. Les deux incendiaires parvinrent à s'échapper à
travers le bois. Toutefois MM. Burbank, Carrol et Stannard avaient
très certainement reconnu l'un d'eux: c'était l'Espagnol.

En outre -- circonstance plus probante encore -- au moment où cet
individu disparaissait au tournant d'une des lisières de Camdless-
Bay, Zermah, qui passait, avait failli être heurtée par lui. Pour
elle aussi, c'était bien Texar qui fuyait à toutes jambes.

Il est facile de l'imaginer, cette affaire fit grand bruit dans le
comté. Un vol, suivi d'incendie, c'est le crime qui doit être le
plus redouté de ces colons, répartis sur une vaste étendue de
territoire. James Burbank n'hésita donc point à porter une
accusation formelle. Devant son affirmation, les autorités
résolurent d'informer contre Texar.

L'Espagnol fut amené à Saint-Augustine devant le recorder, afin
d'être confronté avec les témoins. James Burbank, Walter Stannard,
Edward Carrol, Zermah, furent unanimes à déclarer qu'ils avaient
reconnu Texar dans l'individu qui fuyait de la ferme incendiée.
Pour eux, il n'y avait pas d'erreur possible. Texar était l'un des
auteurs du crime.

De son côté, l'Espagnol avait fait venir un certain nombre de
témoins à Saint-Augustine. Or, ces témoins déclarèrent
formellement que, ce soir-là, ils se trouvaient avec Texar, à
Jacksonville, dans la «tienda» de Torillo, auberge assez mal famée
mais fort connue. Texar ne les avait pas quittés de toute la
soirée. Détail plus affirmatif encore, à l'heure où se commettait
le crime, l'Espagnol avait eu précisément une dispute avec un des
buveurs installés dans le cabaret de Torillo, -- dispute qui avait
été suivie de coups et menaces, pour lesquels il serait sans doute
déposé une plainte contre lui.

Devant cette affirmation qu'on ne pouvait suspecter -- affirmation
qui fut d'ailleurs reproduite par des personnes absolument
étrangères à Texar --, le magistrat de Saint-Augustine ne put que
clore l'enquête commencée et renvoyer le prévenu des fins de la
plainte.

L'alibi avait donc été pleinement établi, cette fois encore, au
profit de cet étrange personnage.

C'est après cette affaire et en compagnie de ses témoins que Texar
était revenu de Saint-Augustine, le soir du 7 février. On a vu
quelle avait été son attitude à bord du _Shannon, _pendant que le
steam-boat descendait le fleuve. Puis, sur le squif venu au-devant
de lui, conduit par l'Indien Squambô, il avait regagné le fortin
abandonné, où il eût été malaisé de le suivre. Quant à ce Squambô,
Séminole intelligent, rusé, devenu le confident de Texar, celui-ci
l'avait pris à son service, précisément après cette dernière
expédition des Indiens à laquelle son nom fut mêlé -- très
justement.

Dans les dispositions d'esprit où il se trouvait vis-à-vis de
James Burbank, l'Espagnol ne devait songer qu'à tirer vengeance
par tous les moyens possibles. Or, au milieu des conjectures que
pouvait faire naître quotidiennement la guerre, si Texar parvenait
à renverser les autorités de Jacksonville, il deviendrait
redoutable pour Camdless-Bay. Que le caractère énergique et résolu
de James Burbank ne lui permît pas de trembler devant un tel
homme, soit! Mais Mme_ _Burbank n'avait que trop de raisons de
craindre pour son mari et pour tous les siens.

Bien plus, cette honnête famille aurait certainement vécu dans des
transes incessantes, si elle avait pu se douter de ceci: c'est que
Texar soupçonnait Gilbert Burbank d'avoir été rejoindre l'armée du
Nord. Comment l'avait-il appris, puisque ce départ s'était
accompli secrètement? Par l'espionnage, sans doute, et, plus d'une
fois, on verra que des espions s'empressaient à le servir.

En effet, puisque Texar avait lieu de croire que le fils de James
Burbank servait dans les rangs des fédéraux, sous les ordres du
commodore Dupont, n'aurait-on pas pu craindre qu'il cherchât à
tendre quelque piège au jeune lieutenant? Oui! Et s'il fût parvenu
à l'attirer sur le territoire floridien, à s'emparer de sa
personne, à le dénoncer, on devine quel eût été le sort de Gilbert
entre les mains de ces sudistes, exaspérés par les progrès de
l'armée du Nord.

Tel était l'état des choses au moment où commence cette histoire.
Telles étaient la situation des fédéraux, arrivés presque aux
frontières maritimes de la Floride, la position de la famille
Burbank au milieu du comté de Duval, celle de Texar, non seulement
à Jacksonville, mais dans toute l'étendue des territoires à
esclaves. Si l'Espagnol parvenait à ses fins, si les autorités
étaient renversées par ses partisans, il ne lui serait que trop
facile de lancer sur Camdless-Bay une populace fanatisée contre
les anti-esclavagistes.

Environ une heure après avoir quitté Texar, Squambô était de
retour à l'îlot central. Il tira son squif sur la berge, franchit
l'enceinte, monta l'escalier du blockhaus.

«C'est fait? lui demanda Texar.

-- C'est fait, maître!

-- Et... rien?

-- Rien.»


VI
Jacksonville

«Oui, Zermah, oui, vous avez été créée et mise au monde pour être
esclave! reprit le régisseur, réenfourchant son dada favori. Oui!
esclave, et nullement pour être une créature libre.

-- Ce n'est pas mon avis, répondit Zermah d'un ton calme, sans y
mettre aucune animation, tant elle était faite à ces discussions
avec le régisseur de Camdless-Bay.

-- C'est possible, Zermah! Quoi qu'il en soit, vous finirez par
vous ranger à cette opinion qu'il n'y a aucune égalité qui puisse
raisonnablement s'établir entre les Blancs et les Noirs.

-- Elle est tout établie, monsieur Perry, et elle l'a toujours été
par la nature même.

-- Vous vous trompez, Zermah, et la preuve, c'est que les Blancs
sont dix fois, vingt fois, que dis-je? cent fois plus nombreux que
les Noirs à la surface de la terre!

-- Et c'est pour cela qu'ils les ont réduits en esclavage,
répondit Zermah. Ils avaient la force, ils en ont abusé. Mais si
les Noirs eussent été en majorité dans ce monde, ce seraient les
Blancs dont ils auraient fait leurs esclaves!... Ou plutôt non!
Ils eussent certainement montré plus de justice et surtout moins
de cruauté!»

Il ne faudrait pas se figurer que cette conversation, parfaitement
oiseuse, empêchât Zermah et le régisseur de vivre en bon accord.
En ce moment, d'ailleurs, ils n'avaient pas autre chose à faire
que de causer. Seulement, il est permis de croire qu'ils auraient
pu traiter un sujet plus utile, et il en eût été ainsi, sans
doute, sans la manie du régisseur à toujours discuter la question
de l'esclavage.

Tous deux étaient assis à l'arrière de l'une des embarcations de
Camdless-Bay, manoeuvrée par quatre mariniers de la plantation.
Ils traversaient obliquement le fleuve, en profitant de la marée
descendante, et se rendaient à Jacksonville. Le régisseur avait
quelques affaires à traiter pour le compte de James Burbank, et
Zermah allait acheter divers objets de toilette pour la petite Dy.

On était au 10 février. Depuis trois jours, James Burbank était
revenu à Castle-House, et Texar à la Crique-Noire, après l'affaire
de Saint-Augustine.

Il va de soi que, le lendemain même, M. Stannard et sa fille
avaient reçu un petit mot envoyé de Camdless-Bay, qui leur faisait
sommairement connaître ce que marquait la dernière lettre de
Gilbert. Ces nouvelles n'arrivaient pas trop tôt pour rassurer
miss Alice, dont la vie se passait dans une continuelle inquiétude
depuis le début de cette lutte acharnée entre le Sud et le Nord
des États-Unis.

L'embarcation, gréée d'une voile latine, filait rapidement. Avant
un quart d'heure, elle serait au port de Jacksonville. Le
régisseur n'avait donc plus que peu de temps pour finir de
développer sa thèse favorite, et il ne s'en fit pas faute.

«Non, Zermah, reprit-il, non! La majorité, assurée aux Noirs,
n'eût rien changé à l'état des choses. Et, je dis plus, quels que
soient les résultats de la guerre, on en reviendra toujours à
l'esclavage, parce qu'il faut des esclaves pour le service des
plantations.

-- Ce n'est pas le sentiment de M. Burbank, vous le savez bien,
répondit Zermah.

-- Je le sais, mais j'ose dire que M. Burbank se trompe, sauf le
respect que j'ai pour lui. Un Noir doit faire partie du domaine au
même titre que les animaux ou les instruments de culture. Si un
cheval pouvait s'en aller lorsqu'il lui plaît, si une charrue
avait le droit de se mettre, quand il lui convient, en d'autres
mains que celles de son propriétaire, il n'y aurait plus
d'exploitation possible. Que M. Burbank affranchisse ses esclaves,
et il verra ce que deviendra Camdless-Bay!

-- Il l'aurait déjà fait, répondit Zermah, si les circonstances le
lui eussent permis, vous ne l'ignorez pas, monsieur Perry. Et
voulez-vous savoir ce qui serait arrivé si l'affranchissement des
esclaves avait été proclamé à Camdless-Bay? Pas un seul Noir n'eût
quitté la plantation, et rien n'aurait été changé, si ce n'est le
droit de les traiter comme des bêtes de somme. Or, comme vous
n'avez jamais usé de ce droit-là, après l'émancipation, Camdless-
Bay serait restée ce qu'elle était avant.

-- Croyez-vous, par hasard, m'avoir converti à vos idées, Zermah?
demanda le régisseur.

-- En aucune façon, monsieur. D'ailleurs, ce serait inutile et
pour une raison bien simple.

-- Laquelle?

-- C'est qu'au fond, vous pensez là-dessus exactement comme
M. Burbank, M. Carrol, M. Stannard, comme tous ceux qui ont le
coeur généreux et l'esprit juste.

-- Jamais, Zermah, jamais! Et je prétends même que ce que j'en
dis, c'est dans l'intérêt des Noirs! Si on les livre à leur seule
volonté, ils dépériront, et la race en sera bientôt perdue.

-- Je n'en crois rien, monsieur Perry, quoique vous puissiez dire.
En tout cas, mieux vaut que la race périsse que d'être vouée à la
perpétuelle dégradation de l'esclavage!»

Le régisseur eût bien voulu répondre, et on se doute qu'il n'était
point à bout d'arguments. Mais la voile venait d'être amenée, et
l'embarcation se rangea près de l'estacade de bois. Là, elle
devait attendre le retour de Zermah et du régisseur. Tous deux
débarquèrent aussitôt pour aller chacun à ses affaires.

Jacksonville est située sur la rive gauche du Saint-John, à la
limite d'une vaste plaine assez basse, entourée d'un horizon de
magnifiques forêts, qui lui font un cadre toujours verdoyant. Des
champs de maïs et de cannes à sucre, des rizières, plus
particulièrement à la limite du fleuve, occupent une partie de ce
territoire.

Il y avait une dizaine d'années, Jacksonville n'était encore qu'un
gros village, avec un faubourg, dont les cases de torchis ou de
roseaux ne servaient qu'au logement de la population noire. À
l'époque actuelle, le village commençait à se faire ville, autant
par ses maisons plus confortables, ses rues mieux tracées et mieux
entretenues, que par le nombre de ses habitants, qui avait doublé.
L'année suivante, ce chef-lieu du comté de Duval allait gagner
encore, en se reliant par un chemin de fer à Talhassee, la
capitale de la Floride.

Déjà, le régisseur et Zermah avaient pu le remarquer, une assez
grande animation régnait dans la ville. Quelques centaines
d'habitants, les uns, sudistes d'origine américaine, les autres,
des mulâtres et des métis d'origine espagnole, attendaient
l'arrivée d'un steam-boat, dont la fumée apparaissait, en aval du
fleuve, au-dessus d'une pointe basse du Saint-John. Quelques-uns
même, afin d'entrer plus rapidement en communication avec ce
vapeur, s'étaient jetés dans les chaloupes du port, tandis que
d'autres avaient pris place sur ces grands dogres à un mât, qui
fréquentent habituellement les eaux de Jacksonville.

En effet, depuis la veille, il était venu de graves nouvelles du
théâtre de la guerre. Les projets d'opérations, indiqués dans la
lettre de Gilbert Burbank, étaient en partie connus. On n'ignorait
pas que la flottille du commodore Dupont devait très prochainement
appareiller, et que le général Sherman se proposait de
l'accompagner avec des troupes de débarquement. De quel côté se
dirigerait cette expédition? on ne le savait pas d'une façon
positive, bien que tout donnât à penser qu'elle avait le Saint-
John et le littoral floridien pour objectif. Après la Géorgie, la
Floride était donc directement menacée d'une invasion de l'armée
fédérale.

Lorsque le steam-boat qui venait de Fernandina eut accosté
l'estacade de Jacksonville, ses passagers ne purent que confirmer
ces nouvelles. Ils ajoutèrent même que, très vraisemblablement, ce
serait dans la baie de Saint-Andrews que le commodore Dupont
viendrait mouiller, en attendant un moment favorable pour forcer
les passes de l'île Amélia et l'estuaire du Saint-John.

Aussitôt les groupes se répandirent dans la ville, faisant
bruyamment envoler nombre de ces gros urubus, qui sont uniquement
chargés du nettoyage des rues. On criait, on se démenait.
«Résistance aux nordistes! Mort aux nordistes!» Tels étaient les
excitations féroces que des meneurs, à la dévotion de Texar,
jetaient à la population déjà très animée. Il y eut des
démonstrations sur la grande place, devant Court-House, la maison
de justice, et jusque dans l'église épiscopale. Les autorités
allaient avoir quelque peine à calmer cette effervescence, bien
que les habitants de Jacksonville, on l'a déjà fait remarquer,
fussent divisés du moins sur la question de l'esclavage. Mais, en
ces temps de trouble, les plus bruyants comme les plus emportés
font toujours la loi, et les modérés finissent inévitablement par
subir leur domination.

Ce fut, bien entendu, dans les cabarets, dans les tiendas, que les
gosiers, sous l'influence de liqueurs fortes, hurlèrent avec le
plus de violence. Les manoeuvriers en chambre y développèrent
leurs plans pour opposer une invincible résistance à l'invasion.

«Il faut diriger les milices sur Fernandina! disait l'un.

-- Il faut couler des navires dans les passes du Saint-John!
répondait l'autre.

-- Il faut construire des fortifications en terre autour de la
ville et les armer de bouches à feu!

-- Il faut demander du secours par la voie du chemin de fer de
Fernandina à Keys!

-- Il faut éteindre le feu du phare de Pablo, pour empêcher la
flottille d'entrer de nuit dans les bouches!

-- Il faut semer des torpilles au milieu du fleuve!»

Cet engin, presque nouveau dans la guerre de Sécession, on en
avait entendu parler, et, sans trop savoir comment il
fonctionnait, il convenait évidemment d'en faire usage.

«Avant tout, dit un des plus enragés orateurs de la tienda de
Torillo, il faut mettre en prison tous les nordistes de la ville,
et tous ceux des sudistes qui pensent comme eux!»

Il aurait été bien étonnant que personne n'eût songé à émettre
cette proposition, _l'ultima ratio _des sectaires en tous pays.
Aussi fut-elle couverte de hurrahs. Heureusement pour les honnêtes
gens de Jacksonville, les magistrats devaient hésiter quelque
temps encore avant de se rendre à ce voeu populaire.

En courant les rues, Zermah avait observé tout ce qui se passait,
afin d'en informer son maître, directement menacé par ce
mouvement. Si on arrivait à des mesures de violence, ces mesures
ne s'arrêteraient pas à la ville. Elles s'étendraient au delà,
jusqu'aux plantations du comté. Certainement, Camdless-Bay serait
visée une des premières. C'est pourquoi la métisse, voulant se
procurer des renseignements plus précis, se rendit à la maison que
M. Stannard occupait en dehors du faubourg.

C'était une charmante et confortable habitation, agréablement
située dans une sorte d'oasis de verdure que la hache des
défricheurs avait réservée en ce coin de la plaine. Par les soins
de Miss Alice, à l'intérieur comme à l'extérieur, la maison était
tenue d'une manière irréprochable. On sentait déjà une
intelligente et dévouée ménagère dans cette jeune fille, que la
mort de sa mère avait appelée de bonne heure à diriger le
personnel de Walter Stannard.

Zermah fut reçue avec grand empressement par la jeune fille. Miss
Alice lui parla tout d'abord de la lettre de Gilbert. Zermah put
lui en redire les termes presque exacts.

«Oui! il n'est plus loin, maintenant! dit Miss Alice. Mais dans
quelles conditions va-t-il revenir en Floride? Et quels dangers
peuvent encore le menacer jusqu'à la fin de cette expédition?

-- Des dangers, Alice, répondit M. Stannard. Rassure-toi! Gilbert
en a affronté de plus grands pendant la croisière sur les côtes de
Géorgie, et principalement dans l'affaire de Port-Royal.
J'imagine, moi, que la résistance des Floridiens ne sera ni
terrible ni de longue durée. Que peuvent-ils faire avec ce Saint-
John, qui va permettre aux canonnières de remonter jusqu'au coeur
des comtés? Toute défense me paraît devoir être malaisée sinon
impossible.

-- Puissiez-vous dire vrai, mon père, dit Alice, et fasse le Ciel
que cette sanglante guerre se termine enfin!

-- Elle ne peut se terminer que par l'écrasement du Sud, répliqua
M. Stannard. Cela sera long, sans doute, et je crains bien que
Jefferson Davis, ses généraux, Lee, Johnston, Beauregard, ne
résistent longtemps encore dans les États du centre. Non! Les
troupes fédérales n'auront pas facilement raison des confédérés.
Quant à la Floride, il ne leur sera pas difficile de s'en emparer.
Malheureusement, ce n'est pas sa possession qui leur assurera la
victoire définitive.

-- Pourvu que Gilbert ne fasse pas d'imprudences! dit Miss Alice
en joignant les mains. S'il cédait au désir de revoir sa famille
pendant quelques heures, se sachant si près d'elle...

-- D'elle et de vous, Miss Alice, répondit Zermah, car n'êtes-vous
pas déjà de la famille Burbank?

-- Oui, Zermah, par le coeur!

-- Non, Alice, ne crains rien, dit M. Stannard. Gilbert est trop
raisonnable pour s'exposer ainsi, surtout quand il suffira de
quelques jours au commodore Dupont pour occuper la Floride. Ce
serait une témérité sans excuses que de se hasarder dans ce pays,
tant que les fédéraux n'en seront pas les maîtres...

-- Surtout maintenant que les esprits sont plus portés que jamais
à la violence! répondit Zermah.

-- En effet, ce matin, la ville est en effervescence, reprit
M. Stannard. Je les ai vus, je les ai entendus, ces meneurs! Texar
ne les quitte pas depuis huit à dix jours. Il les pousse, il les
excite, et ces malfaiteurs finiront par soulever la basse
population, non seulement contre les magistrats, mais aussi contre
ceux des habitants qui ne partagent pas leur manière de voir.

-- Ne pensez-vous pas, monsieur Stannard, dit alors Zermah, que
vous feriez bien de quitter Jacksonville, au moins pendant quelque
temps? Il serait prudent de n'y revenir qu'après l'arrivée des
troupes fédérales en Floride. M. Burbank m'a chargé de vous le
répéter, il serait heureux de voir Miss Alice et vous à Castle-
House.

-- Oui!... je sais... répondit M. Stannard. Je n'ai point oublié
l'offre de Burbank... En réalité, Castle-House est-il plus sûr que
Jacksonville? Si ces aventuriers, ces gens sans aveu, ces enragés,
deviennent les maîtres ici, ne se répandront-ils pas sur la
campagne, et les plantations seront-elles à l'abri de leurs
ravages?

-- Monsieur Stannard, fit observer Zermah, en cas de danger, il me
semble préférable d'être réunis...

-- Zermah a raison, mon père. Il vaudrait mieux être tous ensemble
à Camdless-Bay.

-- Sans doute, Alice, répondit M. Stannard. Je ne refuse pas la
proposition de Burbank. Mais je ne crois pas que le danger soit si
pressant. Zermah préviendra nos amis que j'ai besoin de quelques
jours encore pour mettre ordre à mes affaires, et, alors, nous
irons demander l'hospitalité à Castle-House...

-- Et, lorsque M. Gilbert arrivera, dit Zermah, au moins trouvera-
t-il là tous ceux qu'il aime!»

Zermah prit congé de Walter Stannard et de sa fille. Puis, au
milieu de l'agitation populaire qui ne cessait de s'accroître,
elle regagna le quartier du port et les quais, où l'attendait le
régisseur. Tous deux s'embarquèrent pour traverser le fleuve, et
M. Perry reprit sa conversation habituelle au point précis où il
l'avait laissée.

En disant que le danger n'était pas imminent, peut-être
M. Stannard se trompait-il? Les événements allaient se précipiter,
et Jacksonville devait en ressentir promptement le contrecoup.

Cependant le gouvernement fédéral agissait toujours avec une
certaine circonspection dans le but de ménager les intérêts du
Sud. Il ne voulait procéder que par mesures successives. Deux ans
après le début des hostilités, le prudent Abraham Lincoln n'avait
pas encore décrété l'abolition de l'esclavage sur tout le
territoire des États-Unis. Plusieurs mois devaient s'écouler
encore, avant qu'un message du président proposât de résoudre la
question par le rachat et l'émancipation graduelle des Noirs,
avant que l'abolition fût proclamée, avant, enfin, qu'eût été
votée l'ouverture d'un crédit de cinq millions de francs, avec
l'autorisation d'accorder, à titre d'indemnité, quinze cents
francs par tête d'esclave affranchi. Si quelques-uns des généraux
du Nord s'étaient cru autorisés à supprimer la servitude dans les
pays envahis par leurs armées, ils avaient été désavoués
jusqu'alors. C'est que l'opinion n'était pas unanime encore sur
cette question, et l'on citait même certains chefs militaires des
Unionistes qui ne trouvaient cette mesure ni logique ni opportune.

Entre-temps, des faits de guerre continuaient à se produire, et
plus particulièrement au désavantage des confédérés. Le général
Price, à la date du 12 février, avait dû évacuer l'Arkansas avec
le contingent des milices missouriennes. On a vu que le fort Henry
avait été pris et occupé par les fédéraux. Maintenant, ceux-ci
s'attaquaient au fort Donelson, défendu par une artillerie
puissante, et couvert par quatre kilomètres d'ouvrages extérieurs
qui comprenaient la petite ville de Dover. Cependant, malgré le
froid et la neige, doublement menacé du côté de la terre par les
quinze mille hommes du général Grant, du côté du fleuve par les
canonnières du commodore Foot, ce fort tombait le 14 février au
pouvoir des fédéraux avec toute une division sudiste, hommes et
matériel.

C'était là un échec considérable pour les confédérés. L'effet
produit par cette défaite fut immense. Comme conséquence
immédiate, il allait amener la retraite du général Johnston, qui
dut abandonner l'importante cité de Nashville sur le Cumberland.
Les habitants, pris de panique, la quittèrent après lui, et,
quelques jours après, ce fut aussi le sort de Columbus. Tout
l'État du Kentucky était alors rentré sous la domination du
gouvernement fédéral.

On imagine aisément avec quels sentiments de colère, avec quelles
idées de vengeance, ces événements furent accueillis en Floride.
Les autorités eussent été impuissantes à calmer le mouvement qui
se propagea jusque dans les hameaux les plus lointains des comtés.
Le péril grandissait, on peut le dire, d'heure en heure, pour
quiconque ne partageait pas les opinions du Sud et ne s'associait
pas à ses projets de résistance contre les armées fédérales. À
Thalassee, à Saint-Augustine, il y eut des troubles dont la
répression ne laissa pas d'être difficile. Ce fut à Jacksonville,
principalement, que le soulèvement de la populace menaça de
dégénérer en actes de la plus inqualifiable violence.

Dans ces circonstances, on le comprend, la situation de Camdless-
Bay allait devenir de plus en plus inquiétante. Cependant, avec
son personnel qui lui était dévoué, James Burbank pourrait
résister peut-être, du moins aux premières attaques qui seraient
dirigées contre la plantation, bien qu'il fût très difficile, à
cette époque, de se procurer des munitions et des armes en
quantité suffisante. Mais, à Jacksonville, M. Stannard,
directement menacé, avait lieu de craindre pour la sécurité de son
habitation, pour sa fille, pour lui-même, pour tous les siens.

James Burbank, connaissant les dangers de cette situation, lui
écrivit lettres sur lettres. Il lui envoya plusieurs messagers
pour le prier de venir le rejoindre sans retard à Castle-House.
Là, on serait relativement en sûreté, et s'il fallait chercher une
autre retraite, s'il fallait s'enfoncer dans l'intérieur du pays
jusqu'au moment où les fédéraux en auraient assuré la tranquillité
par leur présence, il serait plus facile de le faire.

Ainsi sollicité, Walter Stannard résolut d'abandonner
momentanément Jacksonville et de se réfugier à Camdless-Bay. Il
partit dans la matinée du 23, aussi secrètement que possible, sans
avoir rien laissé pressentir de ses projets. Une embarcation
l'attendait au fond d'une petite crique du Saint-John, à un mille
en amont. Miss Alice et lui s'y embarquèrent, traversèrent
rapidement le fleuve, et arrivèrent au petit port, où ils
trouvèrent la famille Burbank.

Il est facile d'imaginer quel accueil leur fut fait. Déjà Miss
Alice n'était-elle pas une fille pour Mme Burbank? Tous se
trouvaient maintenant réunis. Ces mauvais jours, on les passerait
ensemble, avec plus de sécurité et surtout avec de moindres
angoisses.

En somme, il n'était que temps de quitter Jacksonville. Le
lendemain, la maison de M. Stannard fut attaquée par une bande de
malfaiteurs, qui abritaient leurs violences sous un prétendu
patriotisme local. Les autorités eurent grand-peine à en empêcher
le pillage, comme à préserver quelques autres habitations, qui
appartenaient à d'honnêtes citoyens, opposés aux idées
séparatistes. Évidemment, l'heure approchait où ces magistrats
seraient débordés et remplacés par des chefs d'émeute. Ceux-ci,
loin de réprimer les violences, les provoqueraient au contraire.

Et, en effet, ainsi que M. Stannard l'avait dit à Zermah, Texar
s'était décidé, depuis quelques jours, à quitter sa retraite
inconnue pour venir à Jacksonville. Là, il avait retrouvé ses
compagnons habituels, recrutés parmi les plus détestables
sectaires de la population floridienne, venus des diverses
plantations situées sur les deux rives du fleuve. Ces forcenés
prétendaient imposer leurs volontés dans les villes comme dans la
campagne. Ils correspondaient avec la plupart de leurs adhérents
des divers comtés de la Floride. En mettant en avant la question
de l'esclavage, ils gagnaient chaque jour du terrain. Quelque
temps encore, à Jacksonville comme à Saint-Augustine, où
affluaient déjà tous les nomades, tous les aventuriers, tous les
coureurs de bois, qui sont en grand nombre dans le pays, ils
seraient les maîtres, ils disposeraient de l'autorité, ils
concentreraient entre leurs mains les pouvoirs militaires et
civils. Les milices, les troupes régulières, ne tarderaient pas à
faire cause commune avec ces violents -- ce qui arrive fatalement
à ces époques de trouble où la violence est à l'ordre du jour.

James Burbank n'ignorait rien de ce qui se passait au-dehors.
Plusieurs de ses affidés, dont il était sûr, le tenaient au
courant des mouvements qui se préparaient à Jacksonville. Il
savait que Texar y avait reparu, que sa détestable influence
s'étendait sur la basse population, comme lui d'origine espagnole.
Un pareil homme à la tête de la ville, c'était une menace directe
contre Camdless-Bay. Aussi, James Burbank se préparait-il à tout
événement, soit pour une résistance, si elle était possible, soit
pour une retraite, s'il fallait abandonner Castle-House à
l'incendie et au pillage. Avant tout, pourvoir à la sûreté de sa
famille et de ses amis, c'était sa première, sa constante
préoccupation.

Pendant ces quelques jours, Zermah montra un dévouement sans
bornes. À toute heure, elle surveillait les abords de la
plantation, principalement du côté du fleuve. Quelques esclaves,
choisis par elles parmi les plus intelligents et les meilleurs,
demeuraient jour et nuit aux postes qu'elle leur avait assignés.
Toute tentative contre le domaine eût été signalée aussitôt. La
famille Burbank ne pouvait être prise au dépourvu, sans avoir le
temps de se réfugier à Castle-House.

Mais ce n'était pas par une attaque directe à main armée que James
Burbank devait être inquiété tout d'abord. Tant que l'autorité ne
serait pas aux mains de Texar et des siens, on devait y mettre
plus de formes. C'est ainsi que, sous la pression de l'opinion
publique, les magistrats furent amenés à prendre une mesure, qui
allait donner une sorte de satisfaction aux partisans de
l'esclavage, acharnés contre les gens du Nord.

James Burbank était le plus important des colons de la Floride, le
plus riche aussi de tous ceux dont on ne connaissait que trop les
opinions libérales. Ce fut donc lui que l'on visa tout d'abord,
lui qui fut mis en demeure de s'expliquer sur ses idées
personnelles d'affranchissement au milieu d'un territoire à
esclaves.

Le 26, dans la soirée, un planton, expédié de Jacksonville, arriva
à Camdless-Bay, et remit un pli à l'adresse de James Burbank.

Voici ce que contenait ce pli:

«Ordre à M. James Burbank de se présenter en personne demain, 27
février, à onze heures du matin, à Court-Justice, devant les
autorités de Jacksonville.»

Rien de plus.


VII
Quand même!

Si ce n'était pas encore le coup de foudre, c'était, du moins,
l'éclair qui le précède.

James Burbank n'en fut pas ébranlé, mais quelles inquiétudes
éprouva toute la famille!

Pourquoi le propriétaire de Camdless-Bay était-il mandé à
Jacksonville? C'était bien un ordre, non une invitation, de
comparaître devant les autorités. Que lui voulait-on? Cette mesure
venait-elle à la suite d'une proposition d'enquête qui allait être
commencée contre lui? Était-ce sa liberté, sinon sa vie, que
menaçait cette décision? S'il obéissait, s'il quittait Castle-
House, l'y laisserait-on revenir? S'il n'obéissait pas,
emploierait-on la force pour le contraindre? Et, dans ce cas, à
quels périls, à quelles violences, les siens seraient-ils exposés?

«Tu n'iras pas, James!»

C'était Mme Burbank qui venait de parler ainsi, et, on le sentait
bien, au nom de tous.

«Non, monsieur Burbank! ajouta Miss Alice. Vous ne pouvez pas
songer à nous quitter...

-- Et pour aller te mettre à la merci de pareilles gens!» ajouta
Edward Carrol.

James Burbank n'avait pas répondu. Tout d'abord, devant cette
injonction brutale, son indignation s'était soulevée, et c'est à
peine s'il avait pu la maîtriser.

Mais qu'y avait-il donc de nouveau qui rendît ces magistrats si
audacieux? Les compagnons et partisans de Texar étaient-ils
devenus les maîtres? Avaient-ils renversé les autorités qui
conservaient encore quelque modération, et détenaient-ils le
pouvoir à leur place? Non! Le régisseur Perry, revenu dans
l'après-midi de Jacksonville, n'avait rapporté aucune nouvelle de
ce genre.

«Ne serait-ce pas, dit M. Stannard, quelque récent fait de guerre,
à l'avantage des sudistes, qui pousseraient les Floridiens à
exercer des violences contre nous?

-- Je crains bien qu'il n'en soit ainsi! répondit Edward Carrol.
Si le Nord a éprouvé quelque échec, ces malfaiteurs ne se croiront
plus menacés par l'approche du commodore Dupont et ils sont
capables de se porter à tous les excès!

-- On disait que, dans le Texas, reprit M. Stannard, les troupes
fédérales avaient dû se retirer devant les milices de Sibley et
repasser le Rio-Grande, après avoir subi une défaite assez grave à
Valverde. C'est du moins ce que m'a appris un homme de
Jacksonville que j'ai rencontré, il y a une heure à peine.

-- Évidemment, ajouta Edward Carrol, voilà ce qui aura rendu ces
gens si hardis!

-- L'armée de Sherman, la flottille de Dupont, n'arriveront donc
pas! s'écria Mme Burbank.

-- Nous ne sommes qu'au 26 février, répondit Miss Alice, et,
d'après la lettre de Gilbert, les bâtiments fédéraux ne doivent
pas prendre la mer avant le 28.

-- Et puis, il faut le temps de descendre jusqu'aux bouches du
Saint-John, ajouta M. Stannard, le temps de forcer les passes, de
franchir la barre, d'opérer une descente à Jacksonville. C'est dix
jours encore...

-- Dix jours? murmura Alice.

-- Dix jours!... ajouta Mme Burbank. Et d'ici là, que de malheurs
peuvent nous atteindre!»

James Burbank ne s'était point mêlé à cette conversation. Il
réfléchissait. Devant l'injonction qui lui était faite, il se
demandait quel parti prendre. Refuser d'obéir, n'était-ce pas
risquer de voir toute la populace de Jacksonville, avec
l'approbation ouverte ou tacite des autorités, se précipiter sur
Camdless-Bay? Quels dangers courrait alors sa famille? Non! Il
valait mieux n'exposer que sa personne. Dût sa vie ou sa liberté
être en péril, il pouvait espérer que ce péril ne menacerait que
lui seul.

Mme Burbank regardait son mari avec la plus vive inquiétude. Elle
sentait qu'un combat se livrait en lui. Elle hésitait à
l'interroger. Ni Miss Alice, ni M. Stannard, ni Edward Carrol,
n'osaient lui demander quelle réponse il comptait faire à cet
ordre envoyé de Jacksonville.

Ce fut la petite Dy qui, inconsciemment sans doute, se fit
l'interprète de toute la famille. Elle était allée près de son
père, qui l'avait mise sur ses genoux.

«Père? dit-elle.

-- Que veux-tu, ma chérie?

-- Est-ce que tu iras chez ces méchants qui veulent nous faire
tant de peine?

-- Oui... j'irai!...

-- James!... s'écria Mme Burbank.

-- Il le faut!... C'est mon devoir!... J'irai!»

James Burbank avait si résolument parlé qu'il eût été inutile de
vouloir combattre ce dessein, dont il avait évidemment calculé
toutes les conséquences. Sa femme était venue se placer près de
lui, elle l'embrassait, elle le serrait dans ses bras, mais elle
ne disait plus rien. Et qu'aurait-elle pu dire?

«Mes amis, dit James Burbank, il est possible, après tout, que
nous exagérions singulièrement la portée de cet acte d'arbitraire.
Que peut-on me reprocher? Rien en fait, on le sait bien!
Incriminer mes opinions, soit! Mes opinions m'appartiennent! Je ne
les ai jamais cachées à mes adversaires, et, ce que j'ai pensé
toute ma vie, je n'hésiterai pas, s'il le faut, à le leur dire en
face!

-- Nous t'accompagnerons, James, dit Edward Carrol.

-- Oui, ajouta M. Stannard. Nous ne vous laisserons pas aller sans
nous à Jacksonville.

-- Non, mes amis, répondit James Burbank. À moi seul il est
enjoint de me rendre devant les magistrats de Court-Justice, et
j'irai seul. Il se pourrait, d'ailleurs, que je fusse retenu
quelques jours. Il faut donc que vous restiez tous les deux à
Camdless-Bay. C'est à vous que je dois maintenant confier toute
notre famille pendant mon absence.

-- Ainsi tu vas nous quitter, père? s'écria la petite Dy.

-- Oui, fillette, répondit M. Burbank d'un ton enjoué. Mais, si,
demain, je ne déjeune pas avec vous, tu peux compter que je serai
revenu pour dîner, et nous passerons la soirée tous ensemble.

-- Ah! dis-moi! si peu de temps que je reste à Jacksonville, j'en
aurai toujours assez pour t'acheter quelque chose!... Qu'est-ce
qui pourrait te faire plaisir? Que veux-tu que je te rapporte?

-- Toi... père... toi!...» répondit l'enfant.

Et sur ce mot qui exprimait si bien le désir de tous, la famille
se sépara, après que James Burbank eut fait prendre les mesures de
sécurité qu'exigeaient les circonstances.

La nuit se passa sans alerte. Le lendemain, James Burbank, levé
dès l'aube, prit l'avenue de bambous qui conduit au petit port.
Là, il donna ses ordres pour qu'une embarcation fût prête à huit
heures, afin de le transporter de l'autre côté du fleuve.

Comme il se dirigeait vers Castle-House, en revenant du pier, il
fut accosté par Zermah.

«Maître, lui dit-elle, votre décision est bien prise? Vous allez
partir pour Jacksonville?

-- Sans doute, Zermah, et je dois le faire dans notre intérêt à
tous. Tu me comprends, n'est-ce pas?

-- Oui, maître! Un refus de votre part pourrait attirer les bandes
de Texar sur Camdless-Bay...

-- Et ce danger, qui est le plus grave, il faut l'éviter à tout
prix! répondit M. Burbank.

-- Voulez-vous que je vous accompagne?

-- Je veux, au contraire, que tu restes à la plantation, Zermah.
Il faut que tu sois là, près de ma femme, près de ma fille, au cas
où quelque péril les menacerait avant mon retour.

-- Je ne les quitterai pas, maître.

-- Tu n'as rien su de nouveau?

-- Non! Il est certain que des gens suspects rôdent autour de la
plantation. On dirait qu'ils la surveillent. Cette nuit, deux ou
trois barques ont encore croisé sur le fleuve. Est-ce que l'on se
douterait que monsieur Gilbert est parti pour prendre du service
dans l'armée fédérale, qu'il est sous les ordres du commodore
Dupont, qu'il peut être tenté de venir secrètement à Camdless-Bay?

-- Mon brave fils! répondit M. Burbank. Non! Il a assez de raison
pour ne pas commettre une pareille imprudence!

-- Je crains bien que Texar n'ait quelque soupçon à ce sujet,
reprit Zermah. On dit que son influence grandit chaque jour. Quand
vous serez à Jacksonville, défiez-vous de Texar, maître...

-- Oui, Zermah, comme d'un reptile venimeux! Mais je suis sur mes
gardes. Pendant mon absence, s'il tentait quelque coup contre
Castle-House...

-- Ne craignez que pour vous, maître, pour vous seul, et ne
craignez rien pour nous. Vos esclaves sauraient défendre la
plantation, et s'il le fallait, se faire tuer jusqu'au dernier.
Ils vous sont tous dévoués. Ils vous aiment. Je sais ce qu'ils
pensent, ce qu'ils disent, je sais ce qu'ils feraient. On est venu
des autres plantations pour les pousser à la révolte... Ils n'ont
rien voulu entendre. Tous ne font qu'une grande famille, qui se
confond avec la vôtre. Vous pouvez compter sur eux.

-- Je le sais, Zermah, et j'y compte.»

James Burbank revint à l'habitation. Le moment arrivé, il dit
adieu à sa femme, à sa fille, à Miss Alice. Il leur promit de se
contenir devant ces magistrats, quels qu'ils fussent, qui le
mandaient à leur tribunal, de ne rien faire qui put provoquer des
violences à son égard. Très certainement, il serait de retour le
jour même. Puis il prit congé de tous les siens et partit. Sans
doute, James Burbank avait lieu de craindre pour lui-même. Mais il
était bien autrement inquiet pour cette famille, exposée à tant de
dangers, qu'il laissait à Castle-House.

Walter Stannard et Edward Carrol l'accompagnèrent jusqu'au petit
port, à l'extrémité de l'avenue. Là, il fit ses dernières
recommandations, et, sous une jolie brise du sud-est,
l'embarcation s'éloigna rapidement du pier de Camdless-Bay.

Une heure après, vers dix heures, James Burbank débarquait sur le
quai de Jacksonville.

Ce quai était presque désert alors. Il s'y trouvait seulement
quelques matelots étrangers, occupés au déchargement des dogres.
James Burbank ne fut donc point reconnu à son arrivée, et, sans
avoir été signalé, il put se rendre chez un de ses correspondants,
M. Harvey, qui demeurait à l'autre extrémité du port.

M. Harvey fut surpris et très inquiet de le voir. Il ne croyait
pas que M. Burbank aurait obéi à l'injonction qui lui avait été
faite de se présenter à Court-Justice. Dans la ville, on ne le
croyait pas non plus. Quant à ce qui avait motivé cet ordre
laconique de paraître devant les magistrats, M. Harvey ne le
pouvait dire. Très probablement, dans le but de satisfaire
l'opinion publique, on voulait demander à James Burbank des
explications sur son attitude depuis le début de la guerre, sur
ses idées bien connues à propos de l'esclavage. Peut-être
songeait-on même à s'assurer de sa personne, à retenir comme otage
le plus riche colon nordiste de la Floride? N'eût-il pas mieux
fait de rester à Camdless-Bay? C'est ce que pensait M. Harvey. Ne
pouvait-il y retourner, puisque personne ne savait encore qu'il
venait de débarquer à Jacksonville?

James Burbank n'était point venu pour s'en aller. Il voulait
savoir à quoi s'en tenir. Il le saurait.

Quelques questions très intéressantes, étant donné la situation où
il se trouvait, furent alors posées par lui à son correspondant.

Les autorités avaient-elles été renversées au profit des meneurs
de Jacksonville?

Pas encore, mais leur position était de plus en plus menacée. À la
première émeute, leur renversement était probable sous la poussée
des événements.

L'Espagnol Texar n'avait-il pas la main dans le mouvement
populaire qui se préparait?

Oui! On le considérait comme le chef du parti avancé des
esclavagistes de la Floride. Ses compagnons et lui, sans doute,
seraient bientôt les maîtres de la ville.

Les derniers faits de guerre, dont le bruit commençait à se
répandre dans toute la Floride, étaient-ils confirmés?

Ils l'étaient maintenant. L'organisation des États du Sud venait
d'être complétée. Le 22 février, le gouvernement, définitivement
installé, avait Jefferson Davis pour président, et Stephens pour
vice-président, tous deux investis du pouvoir durant une période
de six années. Au Congrès, composé de deux chambres, réuni à
Richmond, Jefferson Davis avait, trois jours après, réclamé le
service obligatoire. Depuis cette époque, les confédérés venaient
de remporter quelques succès partiels, sans grande importance en
somme. D'ailleurs, à la date du 24, une notable portion de l'armée
du général Mac Clellan, disait-on, s'était lancée au delà du haut
Potomac, ce qui avait amené l'évacuation de Columbus par les
sudistes. Une grande bataille était donc imminente sur le
Mississipi, et elle mettrait en contact l'armée séparatiste avec
l'armée du général Grant.

Et l'escadre que le commodore Dupont devait conduire aux bouches
du Saint-John?

Le bruit courait que, sous une dizaine de jours, elle essaierait
de forcer les passes. Si Texar et ses partisans voulaient tenter
quelque coup qui mît la ville entre leurs mains et leur permît de
satisfaire leurs vengeances personnelles, ils ne pouvaient tarder
à le faire.

Tel était l'état des choses à Jacksonville, et qui sait si
l'incident Burbank n'allait pas en hâter le dénouement?

Lorsque l'heure de comparaître fut venue, James Burbank quitta la
maison de son correspondant et se dirigea vers la place où s'élève
le bâtiment de Court-Justice. Il y avait une extrême animation
dans les rues. La population se portait en foule de ce côté. On
sentait que, de cette affaire, peu importante en elle-même,
pouvait sortir une émeute dont les conséquences seraient
déplorables.

La place était pleine de gens de toutes sortes, petits Blancs,
métis, Nègres, et naturellement très tumultueuse. Si le nombre de
ceux qui avaient pu entrer dans la salle de Court-Justice était
assez restreint, néanmoins, il s'y trouvait surtout des partisans
de Texar, confondus avec une certaine quantité de gens honnêtes,
opposés à tout acte d'injustice. Toutefois, il leur serait
difficile de résister à cette partie de la population qui poussait
au renversement des autorités de Jacksonville.

Lorsque James Burbank parut sur la place, il fut aussitôt reconnu.
Des cris violents éclatèrent. Ils ne lui étaient rien moins que
favorables. Quelques courageux citoyens l'entourèrent. Ils ne
voulaient pas qu'un homme honorable, estimé comme l'était le colon
de Camdless-Bay, fut exposé sans défense aux brutalités de la
foule. En obéissant à l'ordre qu'il avait reçu, James Burbank
faisait preuve à la fois de dignité et de résolution. On devait
lui en savoir gré.

James Burbank put donc se frayer un passage à travers la place. Il
arriva sur le seuil de la porte de Court-Justice, il entra, il
s'arrêta devant la barre où il était traduit contre tout droit.

Le premier magistrat de la ville et ses adjoints occupaient déjà
leurs sièges. C'étaient des hommes modérés, qui jouissaient d'une
juste considération. À quelles récriminations, à quelles menaces
ils avaient été en butte depuis le début de la guerre de
Sécession, il est trop facile de l'imaginer. Quel courage ne leur
fallait-il pas pour demeurer à leur poste, et quelle énergie pour
s'y maintenir? S'ils avaient pu résister jusqu'alors à toutes les
attaques du parti de l'émeute, c'est que la question de
l'esclavage en Floride, on le sait, n'y surexcitait que
médiocrement les esprits, tandis qu'elle passionnait les autres
États du Sud. Cependant les idées séparatistes gagnaient peu à peu
du terrain. Avec elles, l'influence des gens de coups de main, des
aventuriers, des nomades répandus dans le comté, grandissait
chaque jour. Et même c'était pour donner une certaine satisfaction
à l'opinion publique, sous la pression du parti des violents, que
les magistrats avaient décidé de traduire devant eux James
Burbank, sur la dénonciation de l'un des chefs de ce parti,
l'Espagnol Texar.

Le murmure, approbatif d'une part, réprobatif de l'autre, qui
avait accueilli le propriétaire de Camdless-Bay à son entrée dans
la salle, se calma bientôt. James Burbank, debout à la barre, le
regard assuré de l'homme qui n'a jamais faibli, la voix ferme,
n'attendit même pas que le magistrat lui posât les questions
d'usage.

«Vous avez fait demander James Burbank, dit-il. James Burbank est
devant vous!»

Après les premières formalités de l'interrogatoire auxquelles il
se conforma, James Burbank répondit très simplement et très
brièvement. Puis:

«De quoi m'accuse-t-on? demanda-t-il.

-- De faire opposition par paroles et par actes peut-être,
répondit le magistrat, aux idées comme aux espérances qui doivent
avoir maintenant cours en Floride!

-- Et qui m'accuse? demanda James Burbank.

-- Moi!»

C'était Texar. James Burbank avait reconnu sa voix. Il ne tourna
même pas la tête de son côté. Il se contenta de hausser les
épaules en signe de dédain pour le vil accusateur qui le prenait à
parti.

Cependant les compagnons, les partisans de Texar encourageaient
leur chef de la voix et du geste.

«Et tout d'abord, dit-il, je jetterai à la face de James Burbank
sa qualité de nordiste! Sa présence à Jacksonville est une insulte
permanente au milieu d'un État confédéré! Puisqu'il est avec les
nordistes de coeur et d'origine, que n'est-il retourné dans le
Nord!

-- Je suis en Floride parce qu'il me convient d'y être, répondit
James Burbank. Depuis vingt ans, j'habite le comté. Si je n'y suis
pas né, on sait du moins d'où je viens. Que cela soit dit pour
ceux dont on ignore le passé, qui se refusent à vivre au grand
jour, et dont l'existence privée mérite d'être incriminée à plus
juste titre que la mienne!»

Texar, directement attaqué par cette réponse, ne se démonta pas.

«Après? dit James Burbank.

-- Après?... répondit l'Espagnol. Au moment où le pays va se
soulever pour le maintien de l'esclavage, prêt à verser son sang
pour repousser les troupes fédérales, j'accuse James Burbank
d'être anti-esclavagiste et de faire de la propagande anti-
esclavagiste!

-- James Burbank, dit le magistrat, dans les circonstances où nous
sommes, vous comprendrez que cette accusation est d'une gravité
exceptionnelle. Je vous prierai donc d'y répondre.

-- Monsieur, répondit James Burbank, ma réponse sera très simple.
Je n'ai jamais fait aucune propagande ni n'en veux faire. Cette
accusation porte à faux. Quant à mes opinions sur l'esclavage,
qu'il me soit permis de les rappeler ici. Oui! Je suis
abolitionniste! Oui! Je déplore la lutte que le Sud soutient
contre le Nord! Oui! Je crains que le Sud ne marche à des
désastres qu'il aurait pu éviter, et c'est dans son intérêt même
que j'aurais voulu le voir suivre une autre voie, au lieu de
s'engager dans une guerre contre la raison, contre la conscience
universelle. Vous reconnaîtrez un jour que ceux qui vous parlent,
comme je le fais aujourd'hui, n'avaient pas tort. Quand l'heure
d'une transformation, d'un progrès moral a sonné, c'est folie de
s'y opposer.

«En outre, la séparation du Nord et du Sud serait un crime contre
la patrie américaine. Ni la raison, ni la justice, ni la force, ne
sont de votre côté, et ce crime ne s'accomplira pas.»

Ces paroles furent d'abord accueillies par quelques approbations
que de plus violentes clameurs couvrirent aussitôt. La majorité de
ce public de gens sans foi ni loi ne pouvait les accepter.

Lorsque le magistrat fut parvenu à rétablir le silence dans le
prétoire, James Burbank reprit la parole.

«Et maintenant, dit-il, j'attends qu'il se produise des
accusations plus précises sur des faits, non sur des idées, et j'y
répondrai, quand on me les aura fait connaître.»

Devant cette attitude si digne, les magistrats ne pouvaient être
que très embarrassés. Ils ne connaissaient aucun fait qui pût être
reproché à M. Burbank. Leur rôle devait se borner à laisser les
accusations se produire, avec preuves à l'appui, s'il en existait
toutefois.

Texar sentit qu'il était mis en demeure de s'expliquer plus
catégoriquement, ou bien il n'atteindrait pas son but.

«Soit, dit-il! Ce n'est pas mon avis qu'on puisse invoquer la
liberté des opinions en matière d'esclavage, lorsqu'un pays se
lève tout entier pour soutenir cette cause. Mais si James Burbank
a le droit de penser comme il lui plaît sur cette question, s'il
est vrai qu'il s'abstienne de chercher des partisans à ses idées,
du moins ne s'abstient-il pas d'entretenir des intelligences avec
un ennemi qui est aux portes de la Floride!»

Cette accusation de complicité avec les fédéraux était très grave
dans les conjonctures actuelles. Cela se comprit bien au
frémissement qui courut à travers le public. Toutefois, elle était
vague encore, et il fallait l'appuyer sur des faits.

«Vous prétendez que j'ai des intelligences avec l'ennemi? répondit
James Burbank.

-- Oui, affirma Texar.

-- Précisez!... Je le veux!

-- Soit! reprit Texar. Il y a trois semaines environ, un
émissaire, envoyé vers James Burbank, a quitté l'armée fédérale ou
tout au moins la flottille du commodore Dupont. Cet homme est venu
à Camdless-Bay, et il a été suivi depuis le moment où il a
traversé la plantation jusqu'à la frontière de la Floride. -- Le
nierez-vous?»

Il s'agissait évidemment là du messager qui avait apporté la
lettre du jeune lieutenant. Les espions de Texar ne s'y étaient
point trompés. Cette fois, l'accusation était précise, et l'on
attendait, non sans inquiétude, quelle serait la réponse de James
Burbank.

Celui-ci n'hésita pas à faire connaître ce qui n'était, en somme,
que la stricte vérité:

«En effet, dit-il, à cette époque, un homme est venu à Camdless-
Bay. Mais cet homme n'était qu'un messager. Il n'appartenait point
à l'armée fédérale, et apportait simplement une lettre de mon
fils...

-- De votre fils, s'écria Texar, de votre fils qui, si nous sommes
bien informés, a pris du service dans l'armée unioniste, de votre
fils, qui est peut-être au premier rang des envahisseurs en marche
maintenant sur la Floride!»

La véhémence avec laquelle Texar prononça ces paroles ne manqua
pas d'impressionner vivement le public. Si James Burbank, après
avoir avoué qu'il avait reçu une lettre de son fils, convenait que
Gilbert se trouvait dans les rangs de l'armée fédérale, comment se
défendrait-il de l'accusation de s'être mis en rapport avec les
ennemis du Sud?

«Voulez-vous répondre aux faits qui sont articulés contre votre
fils? demanda le magistrat.

-- Non, monsieur, répliqua James Burbank d'une voix ferme, et je
n'ai point à y répondre. Mon fils n'est point en cause, que je
sache. Je suis seulement accusé d'avoir eu des intelligences avec
l'armée fédérale. Or, cela, je le nie, et je défie cet homme, qui
ne m'attaque que par haine personnelle, d'en donner une seule
preuve!

-- Il avoue donc que son fils se bat en ce moment contre les
confédérés? s'écria Texar.

-- Je n'ai rien à avouer... rien! répondit James Burbank. C'est à
vous de prouver ce que vous avancez contre moi!

-- Soit!... Je le prouverai! répliqua Texar. Dans quelques jours,
je serai en possession de cette preuve que l'on me demande, et
quand je l'aurai...

-- Quand vous l'aurez, répondit le magistrat, nous pourrons nous
prononcer sur ce fait. Jusque-là, je ne vois pas quelles sont les
accusations dont James Burbank ait à répondre?»

En se prononçant ainsi, ce magistrat parlait comme un homme
intègre. Il avait raison, sans doute. Malheureusement, il avait
tort d'avoir raison devant un public si prévenu contre le colon de
Camdless-Bay. De là, des murmures, des protestations mêmes,
proférées par les compagnons de Texar, qui accueillirent ses
paroles. L'Espagnol le sentit bien, et, abandonnant les faits
relatifs à Gilbert Burbank, il en revint aux accusations portées
directement contre son père.

«Oui, répéta-t-il, je prouverai tout ce que j'ai avancé, à savoir
que James Burbank est en rapport avec l'ennemi qui se prépare à
envahir la Floride. En attendant, les opinions qu'il professe
publiquement, opinions si dangereuses pour la cause de
l'esclavage, constituent un péril public. Aussi, au nom de tous
les propriétaires d'esclaves, qui ne se soumettront jamais au joug
que le Nord veut leur imposer, je demande que l'on s'assure de sa
personne...

-- Oui!... Oui!» s'écrièrent les partisans de Texar, tandis qu'une
partie de l'assemblée essayait vainement de protester contre cette
injustifiable prétention.

Le magistrat parvint à rétablir le calme dans l'auditoire, et
James Burbank put reprendre la parole:

«Je m'élève de toute ma force, de tout mon droit, dit-il, contre
l'arbitraire auquel on veut pousser la justice! Que je sois
abolitionniste, oui! et je l'ai déjà avoué. Mais les opinions sont
libres, je suppose, avec un système de gouvernement qui est fondé
sur la liberté. Ce n'est pas un crime, jusqu'ici, d'être anti-
esclavagiste, et où il n'y a pas culpabilité, la loi est
impuissante à punir!»

Des approbations plus nombreuses semblèrent donner raison à James
Burbank. Sans doute, Texar crut que l'occasion était venue de
changer ses batteries puisqu'elles ne portaient pas. Aussi, qu'on
ne s'étonne pas s'il lança à James Burbank cette apostrophe
inattendue:

«Eh bien, affranchissez donc vos esclaves, puisque vous êtes
contre l'esclavage!

-- Je le ferai! répondit James Burbank. Je le ferai, dès que le
moment sera venu!

-- Vraiment! Vous le ferez quand l'armée fédérale sera maîtresse
de la Floride! répliqua Texar. Il vous faut les soldats de Sherman
et les marins de Dupont pour que vous ayez le courage d'accorder
vos actes avec vos idées! C'est prudent, mais c'est lâche!

-- Lâche?... s'écria James Burbank, indigné, qui ne comprit pas
que son adversaire lui tendait un piège.

-- Oui! lâche! répéta Texar. Voyons! Osez donc enfin mettre vos
opinions en pratique! C'est à croire, en vérité, que vous ne
cherchez qu'une popularité facile pour plaire aux gens du Nord!
Oui! Anti-esclavagiste en apparence, vous n'êtes, au fond et par
intérêt, qu'un partisan du maintien de l'esclavage!»

James Burbank s'était redressé sous cette injure. Il couvrait son
accusateur d'un regard de mépris. C'était là plus qu'il n'en
pouvait supporter. Un tel reproche d'hypocrisie se trouvait
manifestement en désaccord avec toute son existence franche et
loyale.

«Habitants de Jacksonville, s'écria-t-il de façon à être entendu
de toute la foule, à partir de ce jour, je n'ai plus un esclave; à
partir de ce jour, je proclame l'abolition de l'esclavage sur tout
le domaine de Camdless-Bay!»

Tout d'abord des hurrahs seulement accueillirent cette déclaration
hardie. Oui! Il y avait un véritable courage à le faire, --
courage plus que prudence peut-être! James Burbank venait de se
laisser emporter par son indignation.

Or, cela n'était que trop évident, cette mesure allait
compromettre les intérêts des autres planteurs de la Floride.
Aussi la réaction se fit-elle presque aussitôt dans le public de
Court-Justice. Les premiers applaudissements accordés au colon de
Camdless-Bay furent bientôt étouffés par les vociférations, non
seulement de ceux qui étaient esclavagistes de principe, mais
aussi de tous ceux qui avaient été indifférents jusqu'alors à
cette question de l'esclavage. Et les amis de Texar auraient
profité de ce revirement pour se livrer à quelque acte de violence
contre James Burbank, si l'Espagnol lui-même ne les eût contenus.

«Laissez faire! dit-il. James Burbank s'est désarmé lui-même!...
Maintenant, il est à nous!»

Ces paroles, dont on comprendra bientôt la signification,
suffirent à retenir tous ces partisans de la violence. Aussi James
Burbank ne fut-il point inquiété, lorsque les magistrats lui
eurent dit qu'il pouvait se retirer. Devant l'absence de toute
preuve, il n'y avait pas lieu d'accorder l'incarcération demandée
par Texar. Plus tard, si l'Espagnol, qui maintenait ses dires,
produisait des témoignages de nature à mettre au grand jour les
connivences de James Burbank avec l'ennemi, les magistrats
reprendraient les poursuites. Jusque-là, James Burbank devait être
libre.

Il est vrai, cette déclaration d'affranchissement relative au
personnel de Camdless-Bay, publiquement faite, allait être
ultérieurement exploitée contre les autorités de la ville et au
profit du parti de l'émeute.

Quoi qu'il en soit, à sa sortie de Court-Justice, bien que James
Burbank fût suivi par une foule très mal disposée à son égard, les
agents surent empêcher qu'on lui fît violence. Il y eut des huées,
des menaces, non des actes de brutalité. Évidemment, l'influence
de Texar le protégeait. James Burbank put donc atteindre les quais
du port où l'attendait son embarcation. Là, il prit congé de son
correspondant, M. Harvey, qui ne l'avait point quitté. Puis,
poussant au large, il fut rapidement hors de la portée des
vociférations, dont les braillards de Jacksonville avaient
accompagné son départ.

Comme la marée descendait, l'embarcation, retardée par le jusant,
ne mit pas moins de deux heures à gagner le pier de Camdless-Bay,
où James Burbank était attendu par sa famille. Quelle joie ce fut
dans tout ce petit monde, en le revoyant. Il y avait tant de
motifs de craindre qu'il ne fût retenu loin des siens!

«Non! dit-il à la petite Dy, qui l'embrassait. Je t'avais promis
de revenir pour dîner, ma chérie, et, tu le sais bien, je ne
manque jamais à mes promesses!»


VIII
La dernière esclave

Le soir même, James Burbank mit les siens au courant de ce qui
s'était passé à Court-Justice. L'odieuse conduite de Texar leur
fut dévoilée. C'était sous la pression de cet homme et de la
populace de Jacksonville que l'ordre de comparution avait été
adressé à Camdless-Bay. L'attitude des magistrats, en cette
affaire, ne méritait que des éloges. À cette accusation
d'intelligences avec les fédéraux, ils avaient répondu en exigeant
la preuve qu'elle fût fondée. Texar, n'ayant pu fournir cette
preuve, James Burbank avait été laissé libre.

Toutefois, au milieu de ces vagues incriminations, le nom de
Gilbert avait été prononcé. On ne semblait pas mettre en doute que
le jeune homme ne fût à l'armée du Nord. Le refus de répondre à
cet égard, n'était-ce pas un demi-aveu de la part de James
Burbank?

Ce que furent alors les craintes, les angoisses de Mme Burbank, de
Miss Alice, de toute cette famille si menacée, cela n'est que trop
aisé à comprendre. À défaut du fils qui leur échappait, les
forcenés de Jacksonville ne s'en reprendraient-ils pas à son père?
Texar s'était vanté, sans doute, lorsqu'il avait promis de
produire, sous quelques jours, une preuve de ce fait. En somme, il
n'était pas impossible qu'il ne parvînt à se la procurer, et la
situation serait inquiétante au plus haut point.

«Mon pauvre Gilbert! s'écria Mme Burbank. Le savoir si près de
Texar, décidé à tout faire pour arriver à son but!

-- Ne pourrait-on le prévenir de ce qui vient de se passer à
Jacksonville? dit Miss Alice.

-- Oui! ajouta M. Stannard. Ne conviendrait-il pas surtout de lui
faire savoir que toute imprudence de sa part aurait les
conséquences les plus funestes pour les siens et pour lui?

-- Et comment le prévenir? répliqua James Burbank. Des espions
rôdent sans cesse autour de Camdless-Bay, cela n'est que trop
certain. Déjà le messager que Gilbert nous a envoyé avait été
suivi à son retour. Toute lettre que nous écririons pourrait
tomber entre les mains de Texar. Tout homme que nous enverrions,
chargé d'un message verbal, risquerait d'être arrêté en route.
Non, mes amis, ne tentons rien qui soit susceptible d'aggraver
cette situation, et fasse le Ciel que l'armée fédérale ne tarde
pas à occuper la Floride! Il n'est que temps pour cette minorité
de gens honnêtes, menacée par la majorité des coquins du pays!»

James Burbank avait raison. Par suite de la surveillance qui
devait évidemment s'exercer autour de la plantation, il eût été
très imprudent de correspondre avec Gilbert. D'ailleurs, le moment
approchait où James Burbank et les nordistes, établis en Floride,
seraient en sûreté sous la protection de l'armée fédérale.

C'était, en effet, le lendemain même que le commodore Dupont
devait appareiller au mouillage d'Edisto. Avant trois jours, bien
certainement, on apprendrait que la flottille, après avoir
descendu le littoral de la Géorgie, serait dans la baie de Saint-
Andrews.

James Burbank raconta alors le grave incident survenu devant les
magistrats de Jacksonville. Il dit comment il avait été poussé à
répondre au défi jeté par Texar à propos des esclaves de Camdless-
Bay. Fort de son droit, fort de sa conscience, il avait
publiquement déclaré l'abolition de l'esclavage sur tout son
domaine. Ce que nul État du Sud ne s'était encore permis de
proclamer sans y avoir été obligé par le sort des armes, il
l'avait fait librement et de son plein gré.

Déclaration aussi hardie que généreuse! Quelles en seraient les
conséquences, on ne pouvait le prévoir. Évidemment, elle n'était
pas de nature à rendre la position de James Burbank moins menacée
au milieu de ce pays esclavagiste. Peut-être, même, provoquerait-
elle certaines velléités de révolte parmi les esclaves des autres
plantations. N'importe! La famille Burbank, émue par la grandeur
de l'acte, approuva sans réserve ce que son chef venait de faire.

«James, dit Mme Burbank, quoi qu'il puisse arriver, tu as eu
raison de répondre ainsi aux odieuses insinuations que ce Texar
avait l'infamie de lancer contre toi!

-- Nous sommes fiers de vous, mon père! ajouta Miss Alice, en
donnant pour la première fois ce nom à M. Burbank.

-- Et ainsi, ma chère fille, répondit James Burbank, lorsque
Gilbert et les fédéraux entreront en Floride, ils ne trouveront
plus un seul esclave à Camdless-Bay!

-- Je vous remercie, monsieur Burbank, dit alors Zermah, je vous
remercie pour mes compagnons et pour moi. En ce qui me concerne,
je ne me suis jamais sentie esclave près de vous. Vos bontés,
votre générosité, m'avaient déjà faite aussi libre que je le suis
aujourd'hui!

-- Tu as raison, Zermah, répondit Mme Burbank. Esclave ou libre,
nous ne t'en aimerons pas moins!»

Zermah eût en vain essayé de cacher son émotion. Elle prit Dy dans
ses bras et la pressa sur sa poitrine.

MM. Carrol et Stannard avaient serré la main de James Burbank avec
effusion. C'était lui dire qu'ils l'approuvaient et qu'ils
applaudissaient à cet acte d'audace -- de justice aussi.

Il est bien évident que la famille Burbank, sous cette généreuse
impression, oubliait alors ce que la conduite de James Burbank
pouvait provoquer de complications dans l'avenir.

Aussi, personne à Camdless-Bay ne songerait-il à blâmer James
Burbank, si ce n'est, sans doute, le régisseur Perry, lorsqu'il
serait au courant de ce qui venait de se passer. Mais il était en
tournée pour le service de la plantation et ne devait rentrer que
dans la nuit.

Il était déjà tard. On se sépara, non sans que James Burbank eût
annoncé que, dès le lendemain, il remettrait à ses esclaves leur
acte d'affranchissement.

«Nous serons avec toi, James, répondit Mme Burbank, quand tu leur
apprendras qu'ils sont libres!

-- Oui, tous! ajouta Edward Carrol.

-- Et moi aussi, père? demanda la petite Dy.

-- Oui, ma chérie, toi aussi!

-- Bonne Zermah, ajouta la fillette, est-ce que tu vas nous
quitter après cela?

-- Non, mon enfant! répondit Zermah. Non! Je ne t'abandonnerai
jamais!»

Chacun se retira dans sa chambre, quand les précautions ordinaires
eurent été prises pour la sécurité de Castle-House.

Le lendemain, la première personne que rencontra James Burbank
dans le parc réservé, ce fut précisément M. Perry. Comme le secret
avait été parfaitement gardé, le régisseur n'en savait rien
encore. Il l'apprit bientôt de la bouche même de James Burbank,
qui s'attendait du reste à l'ébahissement de M. Perry.

«Oh! monsieur James!... Oh! monsieur James!»

Le digne homme, vraiment abasourdi, ne pouvait trouver autre chose
à répondre.

«Cependant, cela ne peut vous surprendre, Perry, reprit James
Burbank. Je n'ai fait que devancer les événements. Vous savez bien
que l'affranchissement des Noirs est un acte qui s'impose à tout
État soucieux de sa dignité...

-- Sa dignité, monsieur James. Qu'est-ce que la dignité vient
faire à ce propos?

-- Vous ne comprenez pas le mot dignité, Perry. Soit! disons:
soucieux de ses intérêts.

-- Ses intérêts... ses intérêts, monsieur James! Vous osez dire:
soucieux de ses intérêts?

-- Incontestablement, et l'avenir ne tardera pas à vous le
prouver, mon cher Perry!

-- Mais où recrutera-t-on désormais le personnel des plantations,
monsieur Burbank?

-- Toujours parmi les Noirs, Perry.

-- Mais si les Noirs sont libres de ne plus travailler, ils ne
travailleront plus!

-- Ils travailleront, au contraire, et même avec plus de zèle,
puisque ce sera librement, et avec plus de plaisir aussi, puisque
leur condition sera meilleure.

-- Mais les vôtres, monsieur James?... Les vôtres vont commencer
par nous quitter!

-- Je serai bien étonné, mon cher Perry, s'il en est un seul qui
ait la pensée de le faire.

-- Mais voilà que je ne suis plus régisseur des esclaves de
Camdless-Bay?

-- Non, mais vous êtes toujours régisseur de Camdless-Bay, et je
ne pense pas que votre situation soit amoindrie parce que vous
commanderez à des hommes libres au lieu de commander à des
esclaves.

-- Mais...

-- Mon cher Perry, je vous préviens qu'à tous vos «mais», j'ai des
réponses toutes prêtes. Prenez donc votre parti d'une mesure qui
ne pouvait tarder à s'accomplir, et à laquelle ma famille, sachez-
le bien, vient de faire le meilleur accueil.

-- Et nos Noirs n'en savent rien?...

-- Rien encore, répondit James Burbank. Je vous prie, Perry, de ne
point leur en parler. Ils l'apprendront aujourd'hui même. Vous les
convoquerez donc tous dans le parc de Castle-House, pour trois
heures après midi, en vous contentant de dire que j'ai une
communication à leur faire.»

Là-dessus, le régisseur se retira, avec de grands gestes de
stupéfaction, répétant:

«Des Noirs qui ne sont plus esclaves! Des Noirs qui vont
travailler à leur compte! Des Noirs qui seront obligés de pourvoir
à leurs besoins! C'est le bouleversement de l'ordre social! C'est
le renversement des lois humaines! C'est contre nature! Oui!
contre nature!»

Pendant la matinée, James Burbank, Walter Stannard et Edward
Carrol allèrent, en break, visiter une partie de la plantation sur
sa frontière septentrionale. Les esclaves vaquaient à leurs
travaux habituels au milieu des rizières, des champs de caféiers
et de cannes. Même empressement au travail dans les chantiers et
les scieries. Le secret avait été bien gardé. Aucune communication
n'avait pu s'établir encore entre Jacksonville et Camdless-Bay.
Ceux qu'il intéressait d'une façon si directe, ne savaient rien du
projet de James Burbank.

En parcourant cette partie du domaine sur sa limite la plus
exposée, James Burbank et ses amis voulaient s'assurer que les
abords de la plantation ne présentaient rien de suspect. Après la
déclaration de la veille, on pouvait craindre qu'une partie de la
populace de Jacksonville ou de la campagne environnante fût
poussée à se porter sur Camdless-Bay. Il n'en était rien
jusqu'alors. On ne signala même pas de rôdeurs de ce côté du
fleuve, ni sur le cours du Saint-John. Le _Shannon, _qui le
remonta vers dix heures du matin, ne fit point escale au pier du
petit port et continua sa route vers Picolata. Ni en amont ni en
aval, il n'y avait rien à craindre pour les hôtes de Castle-House.

Un peu avant midi, James Burbank, Walter Stannard et Edward Carrol
repassèrent le pont de l'enceinte du parc et rentrèrent à
l'habitation. Toute la famille les attendait pour déjeuner. On
était plus rassuré. On causa plus à l'aise. Il semblait qu'il se
fût produit une détente dans la situation. Sans doute, l'énergie
des magistrats de Jacksonville avait imposé aux violents du parti
de Texar. Or, si cet état de choses se prolongeait pendant
quelques jours encore, la Floride serait occupée par l'armée
fédérale. Les anti-esclavagistes, qu'ils fussent du Nord ou du
Sud, y seraient en sûreté.

James Burbank pouvait donc procéder à la cérémonie d'émancipation,
-- premier acte de ce genre qui serait volontairement accompli
dans un État à esclaves.

Celui de tous les Noirs de la plantation, qui éprouverait le plus
de satisfaction serait évidemment un garçon de vingt ans, nommé
Pygmalion plus communément appelé Pyg. Attaché au service des
communs de Castle-House, c'était là que demeurait ledit Pyg. Il ne
travaillait ni dans les champs ni dans les ateliers ou chantiers
de Camdless-Bay. Il faut bien l'avouer, Pygmalion n'était qu'un
garçon ridicule, vaniteux, paresseux, auquel, par bonté, ses
maîtres passaient bien des choses. Depuis que la question de
l'esclavage était en jeu, il fallait l'entendre déclamer de
grandes phrases sur la liberté humaine. À tout propos, il faisait
des discours prétentieux à ses congénères, qui ne se gênaient pas
d'en rire. Il montait sur ses grands chevaux, comme on dit, lui
qu'un âne eût jeté à terre. Mais au fond, comme il n'était point
méchant, on le laissait parler. On voit déjà quelles discussions
il devait avoir avec le régisseur Perry, lorsque celui-ci était
d'humeur à l'écouter, et l'on sent quel accueil il allait faire à
cet acte d'affranchissement qui lui rendrait sa dignité d'homme.

Ce jour-là, les Noirs furent prévenus qu'ils auraient à se réunir
dans le parc réservé devant Castle-House. C'était là qu'une
importante communication leur serait adressée par le propriétaire
de Camdless-Bay.

Un peu avant trois heures -- heure fixée pour la réunion -- tout
le personnel, après avoir quitté ses baraccons, commença à
s'assembler devant Castle-House. Ces braves gens n'étaient rentrés
ni aux ateliers, ni dans les champs ni dans les chantiers
d'abattage, après le dîner de midi. Ils avaient voulu faire un peu
de toilette, changer les habits de travail pour des vêtements plus
propres, selon l'habitude, lorsqu'on leur ouvrait la poterne de
l'enceinte. Donc, grande animation, va-et-vient de case à case,
tandis que le régisseur Perry, se promenant de l'un à l'autre des
baraccons, grommelait:

«Quand je pense qu'en ce moment, on pourrait encore trafiquer de
ces Noirs, puisqu'ils sont toujours à l'état de marchandise! Et,
avant une heure, voilà qu'il ne sera plus permis ni de les acheter
ni de les vendre! Oui! je le répéterai jusqu'à mon dernier
souffle! M. Burbank a beau faire et beau dire, et après lui le
président Lincoln, et après le président Lincoln, tous les
fédéraux du Nord et tous les libéraux des deux mondes, c'est
contre nature!»

En cet instant, Pygmalion, qui ne savait rien encore, se trouva
face à face avec le régisseur.

«Pourquoi nous convoque-t-on, monsieur Perry? demanda Pyg. Auriez-
vous la bonté de me le dire?

-- Oui, imbécile! C'est pour te...»

Le régisseur s'arrêta, ne voulant point trahir le secret. Une idée
lui vint alors.

«Approche ici, Pyg!» dit-il.

Pygmalion s'approcha.

«Je te tire quelquefois l'oreille, mon garçon?

-- Oui, monsieur Perry, puisque, contrairement à toute justice
humaine ou divine, c'est votre droit.

-- Eh bien, puisque c'est mon droit, je vais me permettre d'en
user encore!»

Et, sans se soucier des cris de Pyg, sans lui faire grand mal, non
plus, il lui secoua les oreilles qui étaient déjà d'une belle
longueur. Vraiment, cela soulagea le régisseur d'avoir, une
dernière fois, exercé son droit sur un des esclaves de la
plantation.

À trois heures, James Burbank et les siens parurent sur le perron
de Castle-House. Dans l'enceinte étaient groupés sept cents
esclaves, hommes, femmes, enfants, -- même une vingtaine de ces
vieux Noirs, qui, lorsqu'ils avaient été reconnus impropres à tout
travail, trouvaient une retraite assurée pour leur vieillesse dans
les baraccons de Camdless-Bay.

Un profond silence s'établit aussitôt. Sur un geste de James
Burbank, M. Perry et les sous-régisseurs firent approcher le
personnel, de manière que tous pussent entendre distinctement la
communication qui allait leur être faite.

James Burbank prit la parole.

«Mes amis, dit-il, vous le savez, une guerre civile, déjà longue
et malheureusement trop sanglante, met aux prises la population
des États-Unis. Le vrai mobile de cette guerre a été la question
de l'esclavage. Le Sud, ne s'inspirant que de ce qu'il croit être
ses intérêts, en a voulu le maintien. Le Nord, au nom de
l'humanité, a voulu qu'il fût détruit en Amérique. Dieu a favorisé
les défenseurs d'une cause juste, et la victoire s'est déjà
prononcée plus d'une fois en faveur de ceux qui se battent pour
l'affranchissement de toute une race humaine. Depuis longtemps,
personne ne l'ignore, fidèle à mon origine, j'ai toujours partagé
les idées du Nord, sans avoir été à même de les appliquer. Or, des
circonstances ont fait que je puis hâter le moment où il m'est
possible de conformer mes actes à mes opinions. Écoutez donc ce
que j'ai à vous apprendre au nom de toute ma famille.»

Il y eut un sourd murmure d'émotion dans l'assistance, mais il
s'apaisa presque aussitôt. Et alors, James Burbank, d'une voix qui
s'entendit de partout, fit la déclaration suivante:

«À partir de ce jour, 28 février 1862, les esclaves de la
plantation sont affranchis de toute servitude. Ils peuvent
disposer de leur personne. Il n'y a plus que des hommes libres à
Camdless-Bay!»

Les premières manifestations de ces nouveaux affranchis furent des
hurrahs qui éclatèrent de toutes parts. Les bras s'agitèrent en
signe de remerciements. Le nom de Burbank fut acclamé. Tous se
rapprochèrent du perron. Hommes, femmes, enfants, voulaient baiser
les mains de leur libérateur. Ce fut un indescriptible
enthousiasme, qui se produisit avec d'autant plus d'énergie qu'il
n'était point préparé. On juge si Pygmalion gesticulait, pérorait,
prenait des attitudes.

Alors, un vieux Noir, le doyen du personnel, s'avança jusque sur
les premières marches du perron. Là, il redressa la tête, et d'une
voix profondément émue:

«Au nom des anciens esclaves de Camdless-Bay, libres désormais,
dit-il, soyez remercié, monsieur Burbank, pour nous avoir fait
entendre les premières paroles d'affranchissement qui aient été
prononcées dans l'État de Floride!»

Tout en parlant, le vieux Nègre venait de monter lentement les
degrés du perron. Arrivé auprès de James Burbank, il lui avait
baisé les mains, et, comme la petite Dy lui tendait les bras, il
la présenta à ses camarades.

«Hurrah!... Hurrah pour monsieur Burbank!»

Ces cris retentirent joyeusement dans l'air et durent porter
jusqu'à Jacksonville, sur l'autre rive du Saint-John, la nouvelle
du grand acte qui venait d'être accompli.

La famille de James Burbank était profondément émue. Vainement
essaya-t-elle de calmer ces marques d'enthousiasme. Ce fut Zermah
qui parvint à les apaiser, lorsqu'on la vit s'élancer vers le
perron pour prendre la parole à son tour.

«Mes amis, dit-elle, nous voilà tous libres maintenant, grâce à la
générosité, à l'humanité de celui qui fut notre maître, et le
meilleur des maîtres!

-- Oui!... oui!... crièrent ces centaines de voix, confondues dans
le même élan de reconnaissance.

-- Chacun de nous peut donc dorénavant disposer de sa personne,
reprit Zermah. Chacun peut quitter la plantation, faire acte de
liberté suivant que son intérêt le commande. Quant à moi, je ne
suivrai que l'instinct de mon coeur, et je suis certaine que la
plupart d'entre vous feront ce que je vais faire moi-même. Depuis
six ans, je suis entré à Camdless-Bay. Mon mari et moi, nous y
avons vécu, et nous désirons y finir notre vie. Je supplie donc
monsieur Burbank de nous garder libres, comme il nous a gardés
esclaves... Que ceux dont c'est aussi le désir...

-- Tous!... Tous!»

Et ces mots, répétés mille fois, dirent combien était apprécié le
maître de Camdless-Bay, quel lien d'amitié et de reconnaissance
l'unissait à tous les affranchis de son domaine.

James Burbank prit alors la parole. Il dit que tous ceux qui
voudraient rester sur la plantation le pourraient dans ces
conditions nouvelles. Il ne s'agirait plus que de régler d'un
commun accord la rémunération du travail libre et les droits des
nouveaux affranchis. Il ajouta que, tout d'abord, il convenait que
la situation fût régularisée. C'est pourquoi, dans ce but, chacun
des Noirs allait recevoir pour sa famille et pour lui un acte de
libération, qui lui permettrait de reprendre dans l'humanité le
rang auquel il avait droit.

C'est ce qui fut immédiatement fait par le soin des sous-
régisseurs.

Depuis longtemps décidé à affranchir ses esclaves, James Burbank
avait préparé ces actes, et chaque Noir reçut le sien avec les
plus touchantes démonstrations de reconnaissance.

La fin de cette journée fut consacrée à la joie. Si, dès le
lendemain, tout le personnel devait retourner à ses travaux
ordinaires, ce jour-là, la plantation fut en fête. La famille
Burbank, mêlée à ces braves gens, recueillit les témoignages
d'amitié les plus sincères, aussi bien que les assurances d'un
dévouement sans bornes.

Cependant, au milieu de son ancien troupeau d'êtres humains, le
régisseur Perry se promenait comme une âme en peine, et, à James
Burbank qui lui demanda:

«Eh bien, Perry, qu'en dites-vous?

-- Je dis, monsieur James, répliqua-t-il, que pour être libres,
ces Africains n'en sont pas moins nés en Afrique et n'ont pas
changé de couleur! Or, puisqu'ils sont nés noirs, ils mourront
noirs...

-- Mais ils vivront blancs, répondit en souriant James Burbank, et
tout est là!»

Ce soir-là, le dîner réunit à la table de Castle-House la famille
Burbank vraiment heureuse, et, il faut le dire, aussi plus
confiante dans l'avenir. Quelques jours encore, la sécurité de la
Floride serait complètement assurée. Aucune mauvaise nouvelle,
d'ailleurs, n'était venue de Jacksonville. Il était possible que
l'attitude de James Burbank devant les magistrats de Court-Justice
eût produit une impression favorable sur le plus grand nombre des
habitants.

À ce dîner assistait le régisseur Perry, qui était bien obligé de
prendre son parti de ce qu'il n'avait pu empêcher. Il se trouvait
même en face du doyen des Noirs, invité par James Burbank, comme
pour mieux marquer en sa personne que l'affranchissement, accordé
à lui et à ses compagnons d'esclavage, n'était pas une vaine
déclaration dans la pensée du maître de Camdless-Bay. Au-dehors
éclataient des cris de fête, et le parc s'illuminait du reflet des
feux de joie, allumés en divers points de la plantation. Vers le
milieu du repas se présenta une députation qui apportait à la
petite fille un magnifique bouquet, le plus beau, à coup sûr, qui
eût jamais été offert à «mademoiselle Dy Burbank, de Castle-
House.» Compliments et remerciements furent donnés et rendus de
part et d'autre avec une profonde émotion.

Puis, tous se retirèrent, et la famille rentra dans le hall, en
attendant l'heure du coucher. Il semblait qu'une journée si bien
commencée ne pouvait que bien finir.

Vers huit heures, le calme régnait sur toute la plantation. On
avait lieu de croire que rien ne le troublerait, lorsqu'un bruit
de voix se fit entendre au-dehors.

James Burbank se leva et alla aussitôt ouvrir la grande porte du
hall.

Devant le perron, quelques personnes attendaient et parlaient à
haute voix.

«Qu'y a-t-il? demanda James Burbank.

-- Monsieur Burbank, répondit un des régisseurs, une embarcation
vient d'accoster le pier.

-- Et d'où vient-elle?

-- De la rive gauche.

-- Qui est à bord?

-- Un messager qui vous est envoyé de la part des magistrats de
Jacksonville.

-- Et que veut-il?

-- Il demande à vous faire une communication. Permettez-vous qu'il
débarque?

-- Certainement!»

Mme Burbank s'était rapprochée de son mari. Miss Alice s'avança
vivement vers une des fenêtres du hall, pendant que M. Stannard et
Edward Carrol se dirigeaient vers la porte. Zermah, prenant la
petite Dy par la main, s'était levée. Tous eurent alors le
pressentiment que quelque grave complication allait surgir.

Le régisseur était retourné vers l'appontement du pier. Dix
minutes après, il revenait avec le messager que l'embarcation
avait amené de Jacksonville à Camdless-Bay.

C'était un homme qui portait l'uniforme de la milice du comté. Il
fut introduit dans le hall, et demanda M. Burbank.

«C'est moi! Que me voulez-vous?

-- Vous remettre ce pli.»

Le messager tendit une grande enveloppe, qui portait à l'un de ses
angles le cachet de Court-Justice. James Burbank brisa le cachet
et lut ce qui suit:

«Par ordre des autorités nouvellement constituées de Jacksonville,
tout esclave qui aura été affranchi contre la volonté des
sudistes, sera immédiatement expulsé du territoire.

«Cette mesure sera exécutée dans les quarante-huit heures, et, en
cas de refus, il y sera procédé par la force.

«Fait à Jacksonville, 28 février 1862.

«TEXAR.»

Les magistrats en qui l'on pouvait avoir confiance avaient été
renversés. Texar, soutenu par ses partisans, était depuis peu de
temps à la tête de la ville.

«Que répondrai-je? demanda le messager.

-- Rien!» répliqua James Burbank.

Le messager se retira et fut reconduit à son embarcation, qui se
dirigea vers la rive gauche du fleuve.

Ainsi, sur ordre de l'Espagnol, les anciens esclaves de la
plantation allaient être dispersés! Par cela seul qu'on les avait
fait libres, ils n'auraient plus le droit de vivre sur le
territoire de la Floride! Camdless-Bay serait privée de tout ce
personnel sur lequel James Burbank pouvait compter pour défendre
la plantation!

«Libre à ces conditions? dit Zermah. Non, jamais! Je refuse la
liberté, et, puisqu'il le faut pour rester près de vous, mon
maître, j'aime mieux redevenir esclave!»

Et, prenant son acte d'affranchissement, Zermah le déchira et
tomba aux genoux de James Burbank.


IX
Attente

Telles étaient les premières conséquences du mouvement généreux
auquel avait obéi James Burbank en affranchissant ses esclaves,
avant que l'armée fédérale fût maîtresse du territoire.

À présent, Texar et ses partisans dominaient la ville et le comté.
Ils allaient se livrer à tous les actes de violence auxquels leur
nature brutale et grossière devait les pousser, c'est-à-dire aux
plus épouvantables excès. Si, par ses dénonciations vagues,
l'Espagnol n'avait pu, en fin de compte, faire emprisonner James
Burbank, il n'en était pas moins arrivé à son but, en profitant
des dispositions de Jacksonville, dont la population était en
grande partie surexcitée par la conduite de ses magistrats dans
l'affaire du propriétaire de Camdless-Bay. Après l'acquittement du
colon anti-esclavagiste, qui venait de proclamer l'émancipation
sur tout son domaine, du nordiste dont les voeux étaient
manifestement pour le Nord, Texar avait soulevé la foule des
malhonnêtes gens, il avait révolutionné la ville. Ayant amené par
là le renversement des autorités si compromises, il avait mis à
leur place les plus avancés de son parti, il en avait formé un
comité où les petits Blancs se partageaient le pouvoir avec les
Floridiens d'origine espagnole, il s'était assuré le concours de
la milice, travaillée depuis longtemps déjà, et qui fraternisait
avec la populace. Maintenant, le sort des habitants de tout le
comté était entre ses mains.

Il faut le dire, la conduite de James Burbank n'avait trouvé
aucune approbation chez la plupart des colons dont les
établissements bordent les deux rives du Saint-John. Ceux-ci
pouvaient craindre que leurs esclaves voulussent les obliger à
suivre son exemple. Le plus grand nombre des planteurs, partisans
de l'esclavage, résolus à lutter contre les prétentions des
Unionistes, voyaient avec une extrême irritation la marche des
armées fédérales. Aussi prétendaient-ils que la Floride résistât
comme résistaient encore les États du Sud. Si, dans le début de la
guerre, cette question d'affranchissement n'avait peut-être excité
que leur indifférence, ils s'empressaient à présent de se ranger
sous le drapeau de Jefferson Davis. Ils étaient prêts à seconder
les efforts des rebelles contre le gouvernement d'Abraham Lincoln.

Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que Texar, s'appuyant
sur les opinions et les intérêts unis pour défendre la même cause,
n'eût réussi à s'imposer, si peu d'estime qu'inspirât sa personne.
Désormais, il allait pouvoir agir en maître, moins à l'effet
d'organiser la résistance avec le concours des sudistes, et
repousser la flottille du commodore Dupont, qu'afin de satisfaire
ses instincts pervers.

C'est à cause de cela, ou de la haine qu'il portait à la famille
Burbank, le premier soin de Texar avait été de répondre à l'acte
d'affranchissement de Camdless-Bay par cette mesure obligeant tous
les affranchis à vider le territoire dans les quarante-huit
heures.

«En agissant ainsi, je sauvegarde les intérêts des colons,
directement menacés. Oui! ils ne peuvent qu'approuver cet arrêté,
dont le premier effet sera d'empêcher le soulèvement des esclaves
dans tout l'État de la Floride.»

La majorité avait donc applaudi sans réserve à cette ordonnance de
Texar, si arbitraire qu'elle fût. Oui! arbitraire, inique,
insoutenable! James Burbank était dans son droit, quand il
émancipait ses esclaves. Ce droit, il le possédait de tout temps.
Il pouvait l'exercer même avant que la guerre eût divisé les
États-Unis sur la question de l'esclavage. Rien ne devait
prévaloir contre ce droit. Jamais la mesure, prise par Texar,
n'aurait pour elle la justice ni même la légalité.

Et tout d'abord, Camdless-Bay allait être privée de ses défenseurs
naturels. À cet égard, le but de l'Espagnol était pleinement
atteint.

On le comprit bien à Castle-House, et, peut-être, aurait-il été à
désirer que James Burbank eût attendu le jour où il pouvait agir
sans danger. Mais, on le sait, accusé devant les magistrats de
Jacksonville d'être en désaccord avec ses principes, mis en
demeure de s'y conformer et incapable de contenir son indignation,
il s'était prononcé publiquement, et publiquement aussi, devant le
personnel de la plantation, il avait procédé à l'affranchissement
des Noirs de Camdless-Bay.

Or, la situation de la famille Burbank et de ses hôtes s'étant
aggravée de ce fait, il fallait décider en toute hâte ce qu'il
convenait de faire dans ces conjonctures.

Et d'abord -- ce fut là-dessus que porta la discussion, le soir
même -- y avait-il lieu de revenir sur l'acte d'émancipation? Non!
Cela n'aurait rien changé à l'état de choses. Texar n'eût point
tenu compte de ce tardif retour. D'ailleurs, l'unanimité des Noirs
du domaine, en apprenant la décision prise contre eux par les
nouvelles autorités de Jacksonville, se fût empressée d'imiter
Zermah. Tous les actes d'affranchissement auraient été déchirés.
Pour ne point quitter Camdless-Bay, pour ne pas être chassés du
territoire, tous eussent repris leur condition d'esclaves,
jusqu'au jour où, de par une loi d'État, ils auraient le droit
d'être libres et de vivre librement où il leur plairait.

Mais à quoi bon? Décidés à défendre, avec leur ancien maître, la
plantation devenue leur patrie véritable, ne le feraient-ils pas
avec autant d'ardeur, maintenant qu'ils étaient affranchis? Oui,
certes, et Zermah s'en portait garante. James Burbank jugea donc
qu'il n'avait point à revenir sur ce qui était fait. Tous furent
de son avis. Et ils ne se trompaient pas, car, le lendemain,
lorsque la nouvelle mesure décrétée par le comité de Jacksonville
fut connue, les marques de dévouement, les témoignages de
fidélité, éclatèrent de toutes parts à Camdless-Bay. Si Texar
voulait mettre son arrêté à exécution, on résisterait. S'il
voulait employer la force, c'est par la force qu'on saurait lui
répondre.

«Et puis, dit Edward Carrol, les événements nous pressent. Dans
deux jours, dans vingt-quatre heures peut-être, ils auront résolu
la question de l'esclavage en Floride. Après demain, la flottille
fédérale peut avoir forcé les bouches du Saint-John, et alors...

-- Et si les milices, aidées des troupes confédérées, veulent
résister?... fit observer M. Stannard.

-- Si elles résistent, leur résistance ne pourra être de longue
durée! répondit Edward Carrol. Sans vaisseaux, sans canonnières,
comment pourraient-ils s'opposer au passage du commodore Dupont,
au débarquement des troupes de Sherman, à l'occupation des ports
de Fernandina, de Jacksonville ou de Saint-Augustine? Ces points
occupés, les fédéraux seront maîtres de la Floride. Alors Texar et
les siens n'auront d'autre ressource que de s'enfuir...

-- Ah! puisse-t-on, au contraire, s'emparer de cet homme! s'écria
James Burbank. Quand il sera entre les mains de la justice
fédérale, nous verrons s'il arguera encore de quelque alibi pour
échapper au châtiment que méritent ses crimes!»

La nuit se passa, sans que la sécurité de Castle-House eût été un
seul instant troublée. Mais quelles devaient être les inquiétudes
de Mme Burbank et de Miss Alice!

Le lendemain, 1er mars, on se mit à l'affût de tous les bruits qui
pourraient venir du dehors. Ce n'est pas que la plantation fût
menacée ce jour-là. L'arrêté de Texar n'avait ordonné l'expulsion
des affranchis que dans les quarante-huit heures. James Burbank,
décidé à résister à cet ordre, avait le temps nécessaire pour
organiser ses moyens de défense dans la mesure du possible.
L'important était de recueillir les bruits venus du théâtre de la
guerre. Ils pouvaient à chaque instant modifier l'état de choses.
James Burbank et son beau-frère montèrent donc à cheval.
Descendant la rive droite du Saint-John, ils se dirigèrent vers
l'embouchure du fleuve, afin d'explorer, à une dizaine de milles,
cet évasement de l'estuaire qui se termine par la pointe de San-
Pablo, à l'endroit où s'élève le phare. Lorsqu'ils passeraient
devant Jacksonville, située sur l'autre rive, il leur serait
facile de reconnaître si un rassemblement d'embarcations
n'indiquait pas quelque prochaine tentative de la populace contre
Camdless-Bay. En une demi-heure, tous deux avaient dépassé la
limite de la plantation, et ils continuèrent à se porter vers le
nord.

Pendant ce temps, Mme Burbank et Alice, allant et venant dans le
parc de Castle-House, échangeaient leurs pensées. M. Stannard
essayait vainement de leur rendre un peu de calme. Elles avaient
le pressentiment d'une prochaine catastrophe.

Cependant Zermah avait voulu parcourir les divers baraccons. Bien
que la menace d'expulsion fût maintenant connue, les Noirs ne
songeaient point à en tenir compte. Ils avaient repris leurs
travaux habituels. Comme leur ancien maître, décidés à la
résistance, de quel droit puisqu'ils étaient libres, les
chasserait-on de leur pays d'adoption? Sur ce point, Zermah fit à
sa maîtresse le rapport le plus rassurant. On pouvait compter sur
le personnel de Camdless-Bay.

«Oui, dit-elle, tous mes compagnons reviendraient à la condition
d'esclaves, comme je l'ai fait moi-même, plutôt que d'abandonner
la plantation et les maîtres de Castle-House! Et si l'on veut les
y obliger, ils sauront défendre leurs droits!»

Il n'y avait plus qu'à attendre le retour de James Burbank et
d'Edward Carrol. À cette date du 1er mars, il n'était pas
impossible que la flottille fédérale fût arrivée en vue du phare
de Pablo, prête à occuper l'embouchure du Saint-John. Les
confédérés n'auraient pas trop de toutes les milices pour
s'opposer à leur passage, et les autorités de Jacksonville,
directement menacées, ne seraient plus à même de mettre à
exécution leurs menaces contre les affranchis de Camdless-Bay.

Cependant le régisseur Perry faisait sa visite quotidienne aux
divers chantiers et ateliers du domaine. Il put constater, lui
aussi, les bonnes dispositions des noirs. Quoiqu'il n'en voulût
pas convenir, il voyait que, s'ils avaient changé de condition,
leur assiduité au travail, leur dévouement à la famille Burbank,
étaient restés les mêmes. Quant à résister à tout ce que pourrait
tenter contre eux la populace de Jacksonville, ils y étaient
fermement résolus. Mais, suivant l'opinion de M. Perry, plus
obstiné que jamais dans ses idées d'esclavagiste, ces beaux
sentiments ne pouvaient durer. La nature finirait par reprendre
ses droits. Après avoir goûté à l'indépendance, ces nouveaux
affranchis reviendraient d'eux-mêmes à la servitude. Ils
redescendraient au rang, qui leur était dévolu par la nature dans
l'échelle des êtres, entre l'homme et l'animal.

Ce fut, sur ces entrefaites, qu'il rencontra le vaniteux
Pygmalion. Cet imbécile avait encore accentué son attitude de la
veille. À le voir se pavaner, les mains derrière le dos, la tête
haute, on sentait maintenant que c'était un homme libre. Ce qui
est certain, c'est qu'il n'en travaillait pas davantage.

«Eh, bonjour, monsieur Perry? dit-il d'un ton superbe.

-- Que fais-tu là, paresseux?

-- Je me promène! N'ai-je pas le droit de ne rien faire, puisque
je ne suis plus un vil esclave et que je porte mon acte
d'affranchissement dans ma poche!

-- Et qui est-ce qui te nourrira, désormais, Pyg?

-- Moi, monsieur Perry.

-- Et comment?

-- En mangeant.

-- Et qui te donnera à manger?

-- Mon maître.

-- Ton maître!... As-tu donc oublié que maintenant tu n'as pas de
maître, nigaud?

-- Non! Je n'en ai pas, je n'en aurai plus, et M. Burbank ne me
renverra pas de la plantation, où, sans trop me vanter, je rends
quelques services!

-- Il te renverra, au contraire!

-- Il me renverra?

-- Sans doute. Quand tu lui appartenais, il pouvait te garder,
même à rien faire. Mais, du moment que tu ne lui appartiens plus,
si tu continues à ne pas vouloir travailler, il te mettra bel et
bien à la porte, et nous verrons ce que tu feras de ta liberté,
pauvre sot!»

Évidemment, Pyg n'avait point envisagé la question à ce point de
vue.

«Comment, monsieur Perry, reprit-il, vous croyez que M. Burbank
serait assez cruel pour...

-- Ce n'est pas la cruauté, répliqua le régisseur, c'est la
logique des choses qui conduit à cela. D'ailleurs, que M. James le
veuille ou non, il y a un arrêté du comité de Jacksonville qui
ordonne l'expulsion de tous les affranchis du territoire de la
Floride.

-- C'est donc vrai?

-- Très vrai, et, nous verrons comment tes compagnons et toi, vous
vous tirerez d'affaire, maintenant que vous n'avez plus de maître.

-- Je ne veux pas quitter Camdless-Bay! s'écria Pygmalion...
Puisque je suis libre...

-- Oui!... tu es libre de partir, mais tu n'es pas libre de
rester! Je t'engage donc à faire tes paquets!

-- Et que vais-je devenir?

-- Cela te regarde!

-- Enfin, puisque je suis libre... reprit Pygmalion, qui en
revenait toujours là.

-- Ça ne suffit point, paraît-il!

-- Dites-moi alors ce qu'il faut faire, monsieur Perry!

-- Ce qu'il faut faire? Tiens, écoute... et suis mon raisonnement,
si tu en es capable.

-- Je le suis.

-- Tu es affranchi, n'est-ce pas?

-- Oui, certes, monsieur Perry, et, je vous le répète, j'ai mon
acte d'affranchissement dans ma poche.

-- Eh bien, déchire-le!

-- Jamais.

-- Alors, puisque tu refuses, je ne vois plus qu'un moyen, si tu
veux rester dans le pays.

-- Lequel?

-- C'est de changer de couleur, imbécile! Change, Pyg, change!
Quand tu seras devenu blanc, tu auras le droit de demeurer à
Camdless-Bay! Jusque-là, non!»

Le régisseur, enchanté d'avoir donné cette petite leçon à la
vanité de Pyg, lui tourna les talons.

Pyg resta d'abord tout pensif. Il le voyait bien, ne plus être
esclave, cela ne suffisait pas pour conserver sa place. Il fallait
encore être blanc. Et comment diable s'y prendre pour devenir
blanc, quand la nature vous a fait d'un noir d'ébène!

Aussi, Pygmalion, en retournant aux communs de Castle-House, se
grattait-il la peau à s'arracher l'épiderme.

Un peu avant midi, James Burbank et Edward Carrol étaient de
retour à Castle-House. Ils n'avaient rien vu d'inquiétant du côté
de Jacksonville. Les embarcations occupaient leur place
habituelle, les unes amarrées aux quais du port, les autres
mouillées au milieu du chenal. Cependant, il se faisait quelques
mouvements de troupe de l'autre côté du fleuve. Plusieurs
détachements de confédérés s'étaient montrés sur la rive gauche du
Saint-John et se dirigeaient au nord vers le comté de Nassau. Rien
encore ne semblait menacer Camdless-Bay.

Arrivés sur la limite de l'estuaire, James Burbank et son
compagnon avaient porté leurs regards vers la haute mer. Pas une
voile n'apparaissait au large, pas une fumée de bateau à vapeur ne
s'élevait à l'horizon, qui indiquât la présence ou l'approche
d'une escadre. Quant aux préparatifs de défense sur cette partie
de la côte floridienne, ils étaient nuls. Ni batteries de terre,
ni épaulements. Aucune disposition pour défendre l'estuaire. Si
les navires fédéraux se présentaient, soit devant la crique
Nassau, soit devant l'embouchure du Saint-John, ils pourraient y
pénétrer sans obstacles. Seulement, le phare de Pablo se trouvait
hors d'usage. Sa lanterne démontée ne permettait plus d'éclairer
les passes. Toutefois, cela ne pouvait gêner l'entrée de la
flottille que pendant la nuit.

Voilà ce que rapportèrent MM. Burbank et Carrol, quand ils furent
de retour pour le déjeuner.

En somme, circonstance assez rassurante, il ne se faisait à
Jacksonville aucun mouvement de nature à donner la crainte d'une
agression immédiate contre Camdless-Bay.

«Soit! répondit M. Stannard. Ce qui est inquiétant, c'est que les
navires du commodore Dupont ne soient pas encore en vue! Il y a là
un retard qui me paraît inexplicable!

-- Oui! répondit Edward Carrol. Si cette flottille a pris la mer
avant-hier, en quittant la baie de Saint-Andrews, elle devrait
maintenant être au large de Fernandina!

-- Le temps a été très mauvais depuis quelques jours, répliqua
James Burbank. Il est possible, avec ces vents d'ouest qui battent
en côté, que Dupont ait dû s'éloigner au large. Or, le vent a
calmi ce matin, et je ne serais pas étonné que cette nuit même...

-- Que le Ciel t'entende, mon cher James, dit Mme Burbank, et
qu'il nous vienne en aide!

-- Monsieur James, fit observer Alice, puisque le phare de Pablo
ne peut plus être allumé, comment la flottille pourrait-elle,
cette nuit, pénétrer dans le Saint-John?

-- Dans le Saint-John, ce serait impossible, en effet, ma chère
Alice, répondit James Burbank. Mais, avant d'attaquer ces bouches
du fleuve, il faut que les fédéraux s'emparent d'abord de l'île
Amélia, puis du bourg de Fernandina, afin d'être maîtres du chemin
de fer de Cedar-Keys. Je ne m'attends pas à voir les bâtiments du
commodore Dupont remonter le Saint-John avant trois ou quatre
jours.

-- Tu as raison, James, répondit Edward Carrol, et j'espère que la
prise de Fernandina suffira pour forcer les confédérés à battre en
retraite. Peut-être même, les milices abandonneront-elles
Jacksonville, sans attendre l'arrivée des canonnières. Dans ce
cas, Camdless-Bay ne serait plus menacée par Texar et ses
émeutiers...

-- Cela est possible, mes amis! répondit James Burbank. Que les
fédéraux mettent seulement le pied sur le territoire de la
Floride, et il n'en faut pas davantage pour garantir notre
sécurité! -- Il n'y a rien de nouveau à la plantation?

-- Rien, monsieur Burbank, répondit Miss Alice. J'ai su par Zermah
que les Noirs avaient repris leurs occupations dans les chantiers,
les usines et les forêts. Elle assure qu'ils sont toujours prêts à
se dévouer jusqu'au dernier pour défendre Camdless-Bay.

-- Espérons encore qu'il n'y aura pas lieu de mettre leur
dévouement à cette épreuve! Ou je serais bien surpris, ou les
coquins, qui se sont imposés aux honnêtes gens par la violence,
s'enfuiront de Jacksonville, dès que les fédéraux seront signalés
au large de la Floride. Cependant, tenons-nous sur nos gardes.
Après déjeuner, Stannard, voulez-vous nous accompagner, Carrol et
moi, pendant la visite que nous désirons faire sur la partie la
plus exposée du domaine? Je ne voudrais pas, mon cher ami,
qu'Alice et vous fussiez menacés de plus grands périls à Castle-
House qu'à Jacksonville. En vérité, je ne me pardonnerais pas de
vous avoir fait venir ici, au cas où les choses tourneraient mal!

-- Mon cher James, répondit Stannard, si nous étions restés dans
notre habitation de Jacksonville, il est vraisemblable que nous y
serions maintenant en butte aux exactions des autorités, comme
tous ceux dont les opinions sont anti-esclavagistes...

-- En tout état de choses, monsieur Burbank, ajouta Miss Alice,
quand même les dangers devraient être plus grands ici, ne vaut-il
pas mieux que nous les partagions?

-- Oui, ma chère fille, répondit James Burbank. Allons! j'ai bon
espoir, et je pense que Texar n'aura pas même le temps de mettre à
exécution son arrêté contre notre personnel!» Pendant l'après-midi
jusqu'au dîner, James Burbank et ses deux amis visitèrent les
différents baraccons. M. Perry les accompagnait. Ils purent
constater que les dispositions des Noirs étaient excellentes.
James Burbank crut devoir appeler l'attention de son régisseur sur
le zèle avec lequel les nouveaux affranchis s'étaient remis à leur
besogne. Pas un seul ne manquait à l'appel.

«Oui!... oui!... répondit Perry. Il reste à savoir comment la
besogne sera faite maintenant!

-- Ah ça! Perry, ces braves Noirs n'ont pas changé de bras en
changeant de condition, je suppose?

-- Pas encore, monsieur James, répondit l'entêté. Mais bientôt,
vous vous apercevrez qu'ils n'ont plus les mêmes mains au bout des
bras...

-- Allons donc, Perry! répliqua gaiement James Burbank. Leurs
mains auront toujours cinq doigts, j'imagine, et, véritablement,
on ne peut leur en demander davantage!»

Dès que la visite fut achevée, James Burbank et ses compagnons
rentrèrent à Castle-House. La soirée se passa plus tranquillement
que la veille. En l'absence de toute nouvelle venue de
Jacksonville, on s'était repris à espérer que Texar renonçait à
mettre ses menaces à exécution, ou même que le temps lui
manquerait pour les réaliser.

Cependant des précautions sévères furent prises pour la nuit.
Perry et les sous-régisseurs organisèrent des rondes à la lisière
du domaine, et plus spécialement sur les rives du Saint-John. Les
Noirs avaient été prévenus de se replier sur l'enceinte
palissadée, en cas d'alerte, et un poste fut établi à la poterne
extérieure.

Plusieurs fois, James Burbank et ses amis se relevèrent, afin de
s'assurer que leurs ordres étaient ponctuellement exécutés.
Lorsque le soleil reparut, aucun incident n'avait troublé le repos
des hôtes de Camdless-Bay.


X
La journée du 2 mars

Le lendemain, 2 mars, James Burbank reçut des nouvelles par un de
ses sous-régisseurs, qui avait pu traverser le fleuve et revenir
de Jacksonville, sans avoir éveillé le moindre soupçon.

Ces nouvelles dont on ne pouvait suspecter la certitude, étaient
très importantes. Qu'on en juge.

Le commodore Dupont, au jour levant, était venu jeter l'ancre dans
la baie de Saint-Andrews, à l'est de la côte de Géorgie. Le
_Wabash, _sur lequel était arboré son pavillon, marchait en tête
d'une escadre composée de vingt-six bâtiments, soit dix-huit
canonnières, un cotre, un transport armé en guerre, et six
transports sur lesquels s'était embarquée la brigade du général
Wright.

Ainsi que Gilbert l'avait dit dans sa dernière lettre, le général
Sherman accompagnait cette expédition.

Immédiatement, le commodore Dupont, dont le mauvais temps avait
retardé l'arrivée, s'était hâté de prendre ses mesures pour
occuper les passes de Saint-Mary. Ces passes, assez difficiles,
sont ouvertes à l'embouchure du rio de ce nom, vers le nord de
l'île Amélia, sur la frontière de la Géorgie et de la Floride.

Fernandina, la principale position de l'île, était protégée par le
fort Clinch, dont les épais murs de pierre renfermaient une
garnison de quinze cents hommes. Dans cette forteresse, où une
assez longue défense eût été possible, les sudistes feraient-ils
résistance aux troupes fédérales? On aurait pu le croire.

Il n'en fut rien. D'après ce que rapportait le sous-régisseur, le
bruit courait, à Jacksonville, que les confédérés avaient évacué
le fort Clinch, au moment où l'escadre se présentait devant la
baie de Saint-Mary, et non seulement abandonné le fort Clinch,
mais aussi Fernandina, l'île Cumberland, ainsi que toute cette
partie de la côte floridienne.

Là s'arrêtaient les nouvelles apportées à Castle-House. Inutile
d'insister sur leur importance au point de vue spécial de
Camdless-Bay. Puisque les fédéraux avaient enfin débarqué en
Floride, l'État tout entier ne pouvait tarder à tomber en leur
pouvoir. Évidemment, quelques jours se passeraient avant que les
canonnières eussent pu franchir la barre du Saint-John. Mais leur
présence imposerait certainement aux autorités qui venaient d'être
installées à Jacksonville, et il y avait lieu d'espérer que, par
crainte de représailles, Texar et les siens n'oseraient rien
entreprendre contre la plantation d'un nordiste aussi en vue que
James Burbank.

Ce fut un véritable apaisement pour la famille, qui alla
subitement de la crainte à l'espoir. Et pour Alice Stannard comme
pour Mme Burbank, c'était, avec la certitude que Gilbert n'était
plus éloigné, l'assurance qu'elles reverraient sous peu, l'une son
fiancé, l'autre son fils, sans qu'il y eût à trembler pour sa
sécurité.

En effet, le jeune lieutenant n'aurait eu que trente milles à
faire, depuis Saint-Andrews, pour atteindre le petit port de
Camdless-Bay. En ce moment, il était à bord de la canonnière
_Ottawa, _et cette canonnière venait de se distinguer par un fait
de guerre, dont les annales maritimes n'avaient point encore eu
d'exemple.

Voici ce qui s'était passé pendant la matinée du 2 mars, --
détails que le sous-régisseur n'avait pu apprendre pendant sa
visite à Jacksonville, et qu'il importe de connaître pour
l'intelligence des graves événements qui vont suivre.

Dès que le commodore Dupont eût connaissance de l'évacuation du
fort Clinch par la garnison confédérée, il envoya quelques
bâtiments d'un médiocre tirant d'eau à travers le chenal de Saint-
Mary. Déjà la population blanche s'était retirée dans l'intérieur
du pays, à la suite des troupes sudistes, abandonnant les bourgs,
les villages, les plantations de la côte. Ce fut une véritable
panique, provoquée par les idées de représailles que les
sécessionnistes attribuaient aux chefs fédéraux. Et, non seulement
en Floride, mais sur la frontière géorgienne, dans toute la partie
de l'État comprise entre les baies d'Ossabaw et de Saint-Mary, les
habitants battirent précipitamment en retraite, afin d'échapper
aux troupes de débarquement de la brigade Wright. Dans ces
conditions, les navires du commodore Dupont n'eurent pas un seul
coup de canon à tirer pour prendre possession du fort Clinch et de
Fernandina. Seule, la canonnière _Ottawa, _sur laquelle Gilbert,
toujours accompagné de Mars, remplissait les fonctions de second,
eut à faire usage de ses bouches à feu, comme on va le voir.

La ville de Fernandina est reliée à ce littoral ouest; de la
Floride, découpé sur le golfe du Mexique, par un tronçon de
railway qui la rattache au port de Cedar-Keys. Ce railway suit
d'abord la côte de l'île Amélia; puis, avant d'atteindre la terre
ferme, il s'élance à travers la crique de Nassau sur un long pont
de pilotis.

Au moment où l'_Ottawa _arrivait au milieu de cette crique, un
train s'engageait sur ce pont. La garnison de Fernandina
s'enfuyait, emportant tous ses approvisionnements. Elle était
suivie de quelques personnages plus ou moins importants de la
ville. Aussitôt, la canonnière, forçant de vapeur, se dirigea vers
le pont et fit feu de ses pièces de chasse, aussi bien contre les
pilotis que contre le train en marche. Gilbert, posté à l'avant,
dirigeait le tir. Il y eut quelques coups heureux. Entre autres,
un obus vint atteindre la dernière voiture du convoi, dont les
essieux furent brisés ainsi que les barres d'attache. Mais le
train, sans s'arrêter un instant -- ce qui eût rendu sa situation
très dangereuse --, ne s'occupa pas de ce dernier wagon. Il le
laissa en détresse, et, continuant sa marche à toute vapeur, il
s'enfonça vers le sud-ouest de la péninsule. À ce moment arriva un
détachement des fédéraux débarqués à Fernandina. Le détachement
s'élança sur le pont. En un instant, le wagon fut capturé avec les
fugitifs qui s'y trouvaient, principalement des civils. On
conduisit ces prisonniers à l'officier supérieur, le colonel
Gardner, qui commandait à Fernandina, on prit leurs noms, on les
garda vingt-quatre heures pour l'exemple sur un des bâtiments de
l'escadre, puis on les relâcha.

Lorsque le train eut disparu, _l'Ottawa _dut se contenter
d'attaquer un bâtiment, chargé de matériel, qui s'était réfugié
dans la baie, et dont elle s'empara.

Ces événements étaient de nature à jeter le découragement parmi
les troupes confédérées et les habitants des villes floridiennes.
Ce fut ce qui se produisit plus particulièrement à Jacksonville.
L'estuaire du Saint-John ne tarderait pas à être forcé comme
l'avait été celui de Saint-Mary; cela ne pouvait faire doute, et,
très vraisemblablement, les unionistes ne trouveraient pas plus de
résistance à Jacksonville qu'à Saint-Augustine et dans tous les
bourgs du comté.

Cela était bien fait pour rassurer la famille de James Burbank.
Dans ces conditions, on devait le croire, Texar n'oserait pas
donner suite à ses projets. Ses partisans et lui seraient
renversés, et sous peu, par la seule force des choses, les
honnêtes gens reprendraient le pouvoir qu'une émeute de la
populace leur avait arraché.

Il y avait évidemment toute raison de penser ainsi, et par
conséquent toute raison d'espérer. Aussi, dès que le personnel de
Camdless-Bay eut appris ces importantes nouvelles, bientôt connues
à Jacksonville, sa joie se manifesta-t-elle par des hurrahs
bruyants, dont Pygmalion prit sa bonne part. Néanmoins, il ne
fallait pas se départir des précautions qui devaient assurer,
pendant quelque temps encore, la sécurité du domaine, c'est-à-
dire, jusqu'au moment où les canonnières apparaîtraient sur les
eaux du fleuve.

Non! il ne le fallait pas! Malheureusement -- c'est ce que ne
pouvait deviner ni même supposer James Burbank -- toute une
semaine allait s'écouler avant que les fédéraux fussent en mesure
de remonter le Saint-John pour devenir maître de son cours. Et,
jusque-là, que de périls devaient menacer Camdless-Bay!

En effet, le commodore Dupont, bien qu'il occupât Fernandina,
était obligé d'agir avec une certaine circonspection. Il entrait
dans son plan de montrer le pavillon fédéral sur tous les points
où ses bâtiments pourraient se transporter. Il fit donc plusieurs
parts de son escadre. Une canonnière fut expédiée dans la rivière
de Saint-Mary, pour occuper la petite ville de ce nom et s'avancer
jusqu'à vingt lieues dans les terres. Au nord, trois autres
canonnières, commandées par le capitaine Godon, allaient explorer
les baies, s'emparer des îles Jykill et Saint-Simon, prendre
possession des deux petites villes de Brunswik et de Darien, en
partie abandonnées par leurs habitants. Six bateaux à vapeur, de
léger tirant d'eau, étaient destinés, sous les ordres du
commandant Stevens, à remonter le Saint-John afin de réduire
Jacksonville. Quant au reste de l'escadre, conduit par Dupont, il
se disposait à reprendre la mer dans le but d'enlever Saint-
Augustine et de bloquer le littoral jusqu'à Mosquito-Inlet, dont
les passes seraient alors fermées à la contrebande de guerre.

Mais cet ensemble d'opérations ne pouvait s'accomplir dans les
vingt-quatre heures, et vingt-quatre heures suffisaient pour que
le territoire fût livré aux dévastations des sudistes.

Ce fut vers trois heures après-midi, que James Burbank eut les
premiers soupçons de ce qui se préparait contre lui. Le régisseur
Perry, après une tournée de reconnaissance qu'il avait faite sur
la limite de la plantation, rentra rapidement à Castle-House, et
dit:

«Monsieur James, on signale quelques rôdeurs suspects, qui
commencent à se rapprocher de Camdless-Bay.

-- Par le nord, Perry?

-- Par le nord.»

Presque au même instant, Zermah, revenant du petit port, apprenait
à son maître que plusieurs embarcations traversaient le fleuve en
se rapprochant de la rive droite.

«Elles viennent de Jacksonville?

-- Assurément.

-- Rentrons à Castle-House, répondit James Burbank, et n'en sors
plus sous aucun prétexte, Zermah!

-- Non, maître!»

James Burbank, de retour au milieu des siens, ne put leur cacher
que la situation recommençait à devenir inquiétante. En prévision
d'une attaque, maintenant presque certaine, mieux valait
d'ailleurs que tous fussent prévenus d'avance.

«Ainsi, dit M. Stannard, ces misérables, à la veille d'être
écrasés par les fédéraux, oseraient...

-- Oui, répondit froidement James Burbank. Texar ne peut perdre
une pareille occasion de se venger de nous, quitte à disparaître
quand sa vengeance sera satisfaite!»

Puis, s'animant:

«Mais les crimes de cet homme resteront donc sans cesse
impunis!... Il se dérobera donc toujours!... En vérité; après
avoir douté de la justice humaine c'est à douter de la justice du
Ciel...

-- James, dit Mme Burbank, au moment où nous ne pouvons plus
compter peut-être que sur l'aide de Dieu, ne l'accuse pas...

-- Et mettons-nous sous sa garde!» ajouta Alice Stannard.

James Burbank, reprenant son sang-froid, s'occupa de donner des
ordres pour la défense de Castle-House.

«Les Noirs sont avertis? demanda Edward Carrol.

-- Ils vont l'être, répondit James Burbank. Mon avis est qu'il
faut nous borner à défendre l'enceinte qui protège le parc réservé
et l'habitation. Nous ne pouvons songer à arrêter sur la frontière
de Camdless-Bay toute une troupe en armes, car il est supposable
que les assaillants viendront en grand nombre. Il convient donc de
rappeler nos défenseurs autour des palanques. Si, par malheur, la
palissade est forcée, Castle-House, qui a déjà résisté aux bandes
des Séminoles, pourra peut-être tenir contre les bandits de Texar.
Que ma femme, Alice et Dy, que Zermah, à laquelle je les confie
toutes trois, ne quittent pas Castle-House sans mon ordre. Au cas
où nous nous y sentirions trop menacés, tout est préparé pour
qu'elles puissent se sauver par le tunnel qui communique avec la
petite anse Marino sur le Saint-John. Là, une embarcation sera
cachée dans les herbes avec deux de nos hommes, et, dans ce cas,
Zermah, tu remonterais le fleuve pour chercher un abri au pavillon
du Roc-des-Cèdres.

-- Mais, toi, James?...

-- Et vous, mon père?»

Mme Burbank et Miss Alice avaient saisi par le bras, l'une, James
Burbank, l'autre, M. Stannard, comme si le moment fût venu de
s'enfuir hors de Castle-House.

«Nous ferons tout au monde pour vous rejoindre quand la position
ne sera plus tenable, répondit James Burbank. Mais il me faut
cette promesse que, si le danger devient trop grand, vous irez
vous mettre en sûreté dans cette retraite du Roc-des-Cèdres. Nous
n'en aurons que plus de courage, plus d'audace aussi, pour
repousser ces malfaiteurs et résister jusqu'à notre dernier coup
de feu.»

C'est évidemment ce qu'il conviendrait de faire, si les
assaillants trop nombreux, parvenus à forcer l'enceinte,
envahissaient le parc, afin d'attaquer directement Castle-House.

James Burbank s'occupa aussitôt de concentrer son personnel. Perry
et les sous-régisseurs coururent dans les divers baraccons, afin
de rallier leurs gens. Moins d'une heure après, les Noirs en état
de se battre étaient rangés aux abords de la poterne devant les
palanques. Leurs femmes et leurs enfants avaient dû préalablement
chercher un refuge dans les bois qui environnent Camdless-Bay.

Malheureusement, les moyens d'organiser une défensive sérieuse
étaient assez restreints à Castle-House. Dans les circonstances
actuelles, c'est-à-dire, depuis le début de la guerre, il avait
été presque impossible de se procurer des armes et des munitions
en quantité suffisante pour la défense de la plantation. On eût
vainement voulu en acheter à Jacksonville. Il fallait se contenter
de ce qui était resté dans l'habitation, à la suite des dernières
luttes soutenues contre les Séminoles.

En somme, le plan de James Burbank consistait principalement à
préserver Castle-House de l'incendie et de l'envahissement.
Protéger le domaine en entier, sauver les chantiers, les ateliers,
les usines, défendre les baraccons, empêcher que la plantation fût
dévastée, il ne l'aurait pu, il n'y songeait pas. À peine avait-il
quatre cents Noirs en état de s'opposer aux assaillants, et encore
ces braves gens allaient-ils être insuffisamment armés. Quelques
douzaines de fusils furent distribués aux plus adroits, après que
les armes de précision eurent été mises en réserve pour James
Burbank, ses amis, Perry et les sous-régisseurs. Tous s'étaient
rendus à la poterne. Là, ils avaient disposé leurs hommes de
manière à s'opposer le plus longtemps possible à l'assaut, qui
menaçait l'enceinte palissadée, défendue d'ailleurs par le rio
circulaire, dont les eaux baignaient sa base.

Il va sans dire qu'au milieu de ce tumulte, Pygmalion, très
affairé, très remuant, allait, venait, sans rendre aucun service.
On eût dit un de ces comiques des cirques forains, qui ont l'air
de tout faire et ne font rien, pour le plus grand amusement du
public. Pyg, se considérant comme appartenant aux défenseurs
spéciaux de l'habitation, ne songeait point à se mêler à ses
camarades postés au-dehors. Jamais il ne s'était senti si dévoué à
James Burbank!

Tout étant prêt, on attendit. La question était de savoir par quel
côté se ferait l'attaque. Si les assaillants se présentaient sur
la limite septentrionale de la plantation, la défense pourrait
s'organiser plus efficacement. Si, au contraire, ils attaquaient
par le fleuve, ce serait moins aisé, Camdless-Bay étant ouverte de
ce côté. Un débarquement, il est vrai, est toujours une opération
difficile. En tout cas, il faudrait un assez grand nombre
d'embarcations pour transporter rapidement une troupe armée d'une
rive à l'autre du Saint-John.

Voilà ce que discutaient James Burbank, MM. Carrol et Stannard, en
guettant le retour des éclaireurs, qui avaient été envoyés à la
limite de la plantation.

On ne devait point tarder à être fixés sur la manière dont
l'attaque serait faite et conduite.

Vers quatre heures et demie du soir, les éclaireurs se replièrent
en hâte, après avoir abandonné la lisière septentrionale du
domaine, et ils firent leur rapport.

Une colonne d'hommes armés, venant de cette direction, se
dirigeait vers Camdless-Bay. Était-ce un détachement des milices
du comté, ou seulement une partie de la populace, alléchée par le
pillage, et qui s'était chargée de faire exécuter l'arrêté de
Texar contre les nouveaux affranchis? On n'eût pu le dire alors.
En tout cas, cette colonne devait compter plus d'un millier
d'hommes, et il serait impossible de lui tenir tête avec le
personnel de la plantation. On pouvait espérer, toutefois, que,
s'ils emportaient d'assaut l'enceinte palissadée, Castle-House
leur opposerait une résistance plus sérieuse et plus longue.

Mais ce qui était évident, c'est que cette colonne n'avait pas
voulu tenter un débarquement qui pouvait offrir d'assez grandes
difficultés dans le petit port ou sur les rives de Camdless-Bay,
et qu'elle avait passé le fleuve en aval de Jacksonville au moyen
d'une cinquantaine d'embarcations. Trois ou quatre traversées de
chacune avaient suffi pour effectuer ce transport.

C'était donc une sage précaution qu'avait prise James Burbank de
faire replier tout le personnel sur l'enceinte du parc de Castle-
House, puisqu'il eût été impossible de disputer la lisière du
domaine à une troupe suffisamment armée et d'un effectif quintuple
du sien.

Et, maintenant, qui dirigeait les assaillants? Était-ce Texar en
personne? Chose douteuse. Au moment où il se voyait menacé par
l'approche des fédéraux, l'Espagnol pouvait avoir jugé téméraire
de se mettre à la tête de sa bande. Cependant, s'il l'avait fait,
c'est que, son oeuvre de vengeance accomplie, la plantation
dévastée, la famille Burbank massacrée ou tombée vivante entre ses
mains, il était décidé à s'enfuir vers les territoires du Sud,
peut-être même jusque dans les Everglades, ces contrées reculées
de la Floride méridionale, où il serait bien difficile de
l'atteindre.

Cette éventualité, la plus grave de toutes, devait surtout
préoccuper James Burbank. C'est pour cette raison qu'il avait
résolu de mettre en sûreté sa femme, sa fille, Alice Stannard,
confiées au dévouement de Zermah, dans cette retraite du Roc-des-
Cèdres, située à un mille au-dessus de Camdless-Bay. S'ils
devaient abandonner Castle-House aux assaillants, ce serait là que
ses amis et lui essaieraient de rejoindre leur famille pour
attendre que la sécurité fût assurée aux honnêtes gens de la
Floride, sous la protection de l'armée fédérale.

Aussi, une embarcation, cachée au milieu des roseaux du Saint-John
et confiée à la garde de deux Noirs, attendait-elle à l'extrémité
du tunnel qui mettait l'habitation en communication avec la crique
Marino. Mais, avant d'en arriver à cette séparation, si elle
devenait nécessaire, il fallait se défendre, il fallait résister
pendant quelques heures -- au moins jusqu'à la nuit. Grâce à
l'obscurité, l'embarcation pourrait alors remonter secrètement le
fleuve, sans courir le risque d'être poursuivie par les canots
suspects que l'on voyait errer à la surface.


XI
La soirée du 2 mars

James Burbank, ses compagnons, le plus grand nombre des Noirs
étaient prêts pour le combat. Ils n'avaient plus qu'à attendre
l'attaque. Les dispositions étaient prises, pour résister d'abord
derrière les palanques de l'enceinte, qui défendaient le parc
particulier, ensuite à l'abri des murailles de Castle-House, dans
le cas où, le parc étant envahi, il faudrait y chercher refuge.

Vers cinq heures, des clameurs, assez distinctes déjà, indiquaient
que les assaillants n'étaient plus éloignés. À défaut de leurs
cris, il n'eût été que trop facile de reconnaître qu'ils
occupaient maintenant toute la partie nord du domaine. En maint
endroit, d'épaisses fumées tourbillonnaient au-dessus des forêts
qui fermaient l'horizon de ce côté. Les scieries avaient été
livrées aux flammes, les baraccons des Noirs, dévorés par
l'incendie, après avoir été pillés. Ces pauvres gens n'avaient pas
eu le temps de mettre en sûreté les quelques objets abandonnés
dans leurs cases, dont l'acte d'affranchissement leur assurait la
propriété depuis la veille. Aussi, quels cris de désespoir
répondirent aux hurlements de la bande, et quels cris de colère!
C'était leur bien que ces malfaiteurs venaient de détruire, après
avoir envahi Camdless-Bay.

Cependant les clameurs se rapprochaient peu à peu de Castle-House.
De sinistres lueurs éclairaient l'horizon du nord, comme si le
soleil se fût couché dans cette direction. Parfois, de chaudes
fumées se rabattaient jusqu'au château. Il se faisait des
détonations violentes, produites par les bois secs entassés sur
les chantiers de la plantation. Bientôt une explosion plus intense
indiqua qu'une chaudière des scieries venait de sauter. La
dévastation s'annonçait dans toute son horreur.

En ce moment, James Burbank, MM. Carrol et Stannard se trouvaient
devant la poterne de l'enceinte. Là, ils recevaient et disposaient
les derniers détachements de Noirs, qui venaient de se replier peu
à peu. On devait s'attendre à voir les assaillants apparaître d'un
instant à l'autre. Sans doute, une fusillade plus nourrie
indiquerait le moment où ils ne seraient qu'à une faible distance
de la palissade. Ils pourraient l'assaillir d'autant plus
facilement, que les premiers arbres se groupaient à cinquante
yards au plus des palanques, qu'il était donc possible de s'en
approcher presque à couvert, et que les balles arriveraient avant
que les fusils n'eussent été aperçus.

Après avoir tenu conseil, James Burbank et ses amis jugèrent à
propos de mettre leur personnel à l'abri de la palissade. Là, ceux
des Noirs qui étaient armés, seraient moins exposés en faisant feu
par l'angle que les bouts pointus des palanques formaient à leur
partie supérieure. Puis, lorsque les assaillants essayeraient de
franchir le rio afin d'emporter l'enceinte de vive force, on
parviendrait peut-être à les repousser.

L'ordre fut exécuté. Les Noirs rentrèrent en dedans, et la poterne
allait être fermée, lorsque James Burbank, jetant un dernier coup
d'oeil au-dehors, aperçut un homme qui courait à toutes jambes,
comme s'il eût voulu se réfugier au milieu des défenseurs de
Castle-House.

Cet homme le voulait, et quelques coups de feu, tirés du bois
voisin, lui furent envoyés, sans l'atteindre. D'un bond il se
précipita, vers le ponceau, et se trouva bientôt en sûreté dans
l'enceinte, dont la porte aussitôt refermée, fut assujettie
solidement. «Qui êtes-vous? lui demanda James Burbank.

-- Un des employés de M. Harvey, votre correspondant à
Jacksonville, répondit-il.

-- C'est M. Harvey qui vous a dépêché à Castle-House pour une
communication?

-- Oui, et comme le fleuve était surveillé, je n'ai pu venir
directement par le Saint-John.

-- Et vous avez pu vous joindre à cette milice, à ces assaillants,
sans éveiller leurs soupçons?

-- Oui. Ils sont suivis de toute une troupe de pillards. Je me
suis mêlé à eux, et, dès que j'ai été à portée de m'enfuir, je
l'ai fait, au risque de quelques coups de fusils.

-- Bien, mon ami! Merci! -- Vous avez, sans doute, un mot d'Harvey
pour moi?

-- Oui, monsieur Burbank. Le voici!»

James Burbank prit le billet et le lut. M. Harvey lui disait qu'il
pouvait avoir toute confiance dans son messager, John Bruce, dont
le dévouement lui était assuré. Après l'avoir entendu, M. Burbank
verrait ce qu'il aurait à faire pour la sécurité de ses
compagnons.

En ce moment, une douzaine de coups de feu éclatèrent au-dehors.
Il n'y avait pas un instant à perdre.

«Que me fait savoir M. Harvey par votre entremise? demanda James
Burbank.

-- Ceci, d'abord, répondit John Bruce. C'est que la troupe armée,
qui a passé le fleuve pour se porter sur Camdless-Bay, compte de
quatorze à quinze cents hommes.

-- Je ne l'avais pas évaluée à moins. Après? Est-ce Texar qui
s'est mis à sa tête?

-- Il a été impossible à M. Harvey de le savoir, reprit John
Bruce. Ce qui est certain, c'est que Texar n'est plus à
Jacksonville depuis vingt-quatre heures!

-- Cela doit cacher quelque nouvelle machination de ce misérable,
dit James Burbank.

-- Oui, répondit John Bruce, c'est l'avis de M. Harvey.
D'ailleurs, Texar n'a pas besoin d'être là pour faire exécuter
l'ordre relatif à la dispersion des esclaves affranchis.

-- Les disperser... s'écria James Burbank, les disperser en
s'aidant de l'incendie et du pillage!...

-- Aussi, M. Harvey pense-t-il, puisqu'il en est temps encore, que
vous feriez bien de mettre votre famille en sûreté en lui faisant
quitter immédiatement Castle-House?

-- Castle-House est en état de résister, répondit James Burbank,
et nous ne le quitterons que si la situation devient intenable. --
Il n'y a rien de nouveau à Jacksonville?

-- Rien, monsieur Burbank.

-- Et les troupes fédérales n'ont encore fait aucun mouvement vers
la Floride?

-- Aucun depuis qu'elles ont occupé Fernandina et la baie de
Saint-Mary.

-- Ainsi, le but de votre mission?...

-- C'était d'abord de vous apprendre que la dispersion des
esclaves n'est qu'un prétexte, imaginé par Texar, pour dévaster la
plantation et s'emparer de votre personne!

-- Vous ne savez pas, répondit James Burbank en insistant, si
Texar est à la tête de ces malfaiteurs?

-- Non, monsieur Burbank. M. Harvey a vainement cherché à le
savoir. Moi-même, depuis que nous avons quitté Jacksonville, je
n'ai pu me renseigner à cet égard.

-- Est-ce que les hommes de la milice, qui se sont joints à cette
bande d'assaillants, sont nombreux?

-- Une centaine au plus, répondit John Bruce. Mais cette populace
qu'ils entraînent à leur suite est composée des pires malfaiteurs.
Texar les fait armer, et il est à craindre qu'ils ne se livrent à
tous les excès. Je vous le répète, monsieur Burbank, l'opinion de
M. Harvey est que vous feriez bien d'abandonner immédiatement
Castle-House. Aussi, m'a-t-il chargé de vous dire qu'il mettait
son cottage de Hampton-Red à votre disposition. Ce cottage est
situé à une dizaine de milles en amont, sur la rive droite du
fleuve. Là, on peut être en sûreté pendant quelques jours...

-- Oui... Je sais!...

-- Je pourrais secrètement y conduire votre famille et vous-même,
à la condition de quitter Castle-House à l'instant même, avant que
toute retraite fût devenue impossible...

-- Je remercie M. Harvey, et vous aussi, mon ami, dit James
Burbank. Nous n'en sommes pas encore là.

-- Comme vous voudrez, monsieur Burbank, répondit John Bruce. Je
n'en reste pas moins à votre disposition pour le cas où vous
auriez besoin de mes services.»

L'attaque qui commençait en ce moment nécessita toute l'attention
de James Burbank.

Une violente fusillade venait d'éclater soudain, sans que l'on pût
encore apercevoir les assaillants, qui se tenaient à l'abri des
premiers arbres. Les balles pleuvaient sur la palissade, sans lui
causer grand dommage, il est vrai. Malheureusement, James Burbank
et ses compagnons ne pouvaient que faiblement riposter, ayant à
peine une quarantaine de fusils à leur disposition. Cependant,
placés dans de meilleures conditions pour tirer, leurs coups
étaient plus assurés que ceux des miliciens, mis en tête de la
colonne. Aussi, un certain nombre d'entre eux furent-ils atteints
sur la lisière des bois.

Ce combat à distance dura une demi-heure environ, plutôt à
l'avantage du personnel de Camdless-Bay. Puis les assaillants se
ruèrent sur l'enceinte pour l'emporter d'assaut. Comme ils
voulaient l'attaquer sur plusieurs points à la fois, ils s'étaient
munis de planches et de madriers qu'ils avaient pris dans les
chantiers de la plantation, maintenant livrés aux flammes. En
vingt endroits, ces madriers, jetés en travers du rio, permirent
aux gens de l'Espagnol d'atteindre le pied des palanques, non sans
avoir éprouvé de sérieuses pertes en morts et en blessés. Et
alors, ils s'accrochèrent aux pieux, ils se hissèrent les uns sur
les autres, mais ils ne réussirent point à passer. Les Noirs,
exaspérés contre ces incendiaires, les repoussaient avec un grand
courage. Toutefois, il était manifeste que les défenseurs de
Camdless-Bay ne pouvaient se porter sur tous les points menacés
par un trop grand nombre d'ennemis. Jusqu'à la nuit tombante,
néanmoins, ils purent leur tenir tête, tout en n'ayant encore reçu
que des blessures peu graves. James Burbank et Walter Stannard,
bien qu'ils ne se fussent point épargnés, n'avaient pas même été
touchés. Seul, Edward Carrol, frappé d'une balle qui lui déchira
l'épaule, dut rentrer dans le hall de l'habitation, où
Mme Burbank, Alice et Zermah lui donnèrent tous leurs soins.

Cependant, la nuit allait venir en aide aux assaillants. À la
faveur des ténèbres, une cinquantaine des plus déterminés
s'approchèrent de la poterne et ils l'attaquèrent à coups de
hache. Elle résista. Sans doute, ils n'auraient pu l'enfoncer pour
pénétrer dans l'enceinte, si une brèche ne leur eût été ouverte
par un coup d'audace.

En effet, une partie des communs prit feu tout à coup, et les
flammes, dévorant ce bois très sec, rongèrent la partie des
palanques contre laquelle ils étaient appuyés. James Burbank se
précipita vers la partie incendiée de l'enceinte, sinon pour
l'éteindre, du moins pour la défendre...

Alors, à la lueur des flammes, on put voir un homme bondir à
travers la fumée, se précipiter au-dehors, franchir le rio sur les
madriers entassés à sa surface.

C'était un des assaillants qui avait pu pénétrer dans le parc, du
côté du Saint-John, en se glissant à travers les roseaux de la
rive. Puis, sans avoir été vu, il s'était introduit dans une des
écuries. Là, au risque de périr dans les flammes, il avait mis le
feu à quelques bottes de paille pour détruire cette portion des
palanques.

Une brèche était donc ouverte. En vain, James Burbank et ses
compagnons essayèrent-ils de barrer le passage. Une masse
d'assaillants se précipita au travers, et le parc fut aussitôt
envahi par quelques centaines d'hommes.

Beaucoup tombèrent de part et d'autre, car on se battait corps à
corps. Les coups de feu éclataient en toutes directions. Bientôt
Castle-House fut entièrement cerné, tandis que les Noirs, accablés
par le nombre, rejetés hors du parc, étaient forcés de prendre la
fuite au milieu des bois de Camdless-Bay. Ils avaient lutté tant
qu'ils avaient pu, avec dévouement, avec courage; mais, à résister
plus longtemps dans ces conditions inégales, ils eussent été
massacrés jusqu'au dernier.

James Burbank, Walter Stannard, Perry, les sous-régisseurs, John
Bruce qui, lui aussi, s'était bravement battu, quelques Noirs
enfin, avaient dû chercher refuge derrière les murailles de
Castle-House.

Il était alors près de huit heures du soir. La nuit était sombre à
l'ouest. Vers le nord, le ciel s'éclairait encore du reflet des
incendies, allumés à la surface du domaine.

James Burbank et Walter Stannard rentrèrent précipitamment.

«Il vous faut fuir, dit James Burbank, fuir à l'instant! Soit que
ces bandits pénètrent ici de vive force, soit qu'ils attendent au
pied de Castle-House jusqu'à l'instant où nous serons obligés de
nous rendre, il y a péril à rester! L'embarcation est prête! Il
est temps de partir! Ma femme, Alice, je vous en supplie, suivez
Zermah avec Dy au Roc-des-Cèdres! Là, vous serez en sûreté: et, si
nous sommes forcés de fuir à notre tour, nous vous retrouverons,
nous vous rejoindrons...

-- Mon père, dit Miss Alice, venez avec nous... et vous aussi,
monsieur Burbank!...

-- Oui!... James, oui!... viens!... s'écria Mme Burbank.

-- Moi! répondit James Burbank. Abandonner Castle-House à ces
misérables. Jamais, tant que la résistance sera possible!... Nous
pouvons tenir contre eux longtemps encore!... Et, lorsque nous
vous saurons en sûreté, nous n'en serons que plus forts pour nous
défendre!

-- James!...

-- Il le faut!»

Des hurlements plus terribles retentirent. La porte retentissait
des coups que lui assénaient les assaillants, en attaquant la
façade principale de Castle-House, du côté du fleuve.

«Partez! s'écria James Burbank. La nuit est déjà obscure!... On ne
vous verra pas dans l'ombre! Partez!... Vous nous paralysez en
restant ici!... Pour Dieu, partez!»

Zermah avait pris les devants, tenant la petite Dy par la main.
Mme Burbank dut s'arracher aux bras de son mari, Alice à ceux de
son père. Toutes deux disparurent par l'escalier qui s'engageait
dans le sous-sol pour descendre au tunnel de la crique Marino.

«Et maintenant, mes amis, dit James Burbank, en s'adressant à
Perry, aux sous-régisseurs, aux quelques Noirs qui ne l'avaient
pas quitté, défendons-nous jusqu'à la mort!»

Tous, à sa suite, gravirent le grand escalier du hall et allèrent
se poster aux fenêtres du premier étage. De là, aux centaines de
coups de feu qui criblaient de balles la façade de Castle-House,
ils répondirent par des coups de fusil plus rares, mais plus sûrs,
puisqu'ils portaient dans la masse des assaillants. Il faudrait
donc que ceux-ci en arrivassent à forcer la porte principale, soit
par la hache soit par le feu. Cette fois, personne ne leur
ouvrirait une brèche pour les introduire dans l'habitation. Ce qui
avait été tenté au-dehors contre une palissade de bois ne pouvait
plus l'être au-dedans contre des murs de pierre.

Cependant, en se déniant du mieux possible, au milieu de
l'obscurité déjà profonde, une vingtaine d'hommes résolus
s'approchèrent du perron. La porte fut alors attaquée plus
violemment. Il fallait qu'elle fût solide pour résister aux coups
de haches et de pics. Cette tentative coûta la vie à plusieurs des
assaillants, car la disposition des meurtrières permettait de
croiser les feux sur ce point.

En même temps, une circonstance vint aggraver la situation. Les
munitions menaçaient de manquer. James Burbank, ses amis, ses
régisseurs, les Noirs qui avaient été armés de fusils, en avaient
consommé la plus grande part, depuis trois heures que durait cet
assaut. S'il fallait résister pendant quelque temps encore,
comment le pourrait-on, puisque les dernières cartouches allaient
être brûlées? Faudrait-il abandonner Castle-House à ces forcenés,
qui n'en laisseraient que des ruines?

Et pourtant, il n'y aurait que ce parti à prendre, si les
assaillants parvenaient à forcer la porte, qui s'ébranlait déjà.
James Burbank le sentait bien, mais il voulait attendre. Une
diversion ne pouvait-elle à chaque instant se produire?
Maintenant, il n'y avait plus à craindre ni pour Mme Burbank, ni
pour sa fille, ni pour Alice Stannard. Et des hommes se devaient à
eux-mêmes de lutter jusqu'au bout contre ce ramas de meurtriers,
d'incendiaires et de pillards.

«Nous avons encore des munitions pour une heure! s'écria James
Burbank. Épuisons-les, mes amis, et ne livrons pas notre Castle-
House!»

James Burbank n'avait pas achevé sa phrase, qu'une sourde
détonation retentit au loin.

«Un coup de canon!» s'écria-t-il.

Une autre détonation se fit entendre encore dans la direction de
l'ouest, de l'autre côté du fleuve.

«Un second coup! dit M. Stannard.

-- Écoutons!» répondit James Burbank.

Troisième détonation qu'une poussée du vent apporta plus
distinctement jusqu'à Castle-House.

«Est-ce un signal pour rappeler les assaillants sur la rive
droite? dit Walter Stannard.

-- Peut-être! répondit John Bruce. Il est possible qu'il y ait une
alerte là-bas.

-- Oui, et, si ces trois coups de canon n'ont pas été tirés de
Jacksonville... dit le régisseur.

-- C'est qu'ils ont été tirés des navires fédéraux! s'écria James
Burbank. La flottille aurait-elle enfin forcé l'entrée du Saint-
John et remonté le fleuve?»

En somme, il n'était pas impossible à ce que le commodore Dupont
fût devenu maître du fleuve, au moins dans la partie inférieure de
son cours.

Il n'en était rien. Ces trois coups de canon avaient été tirés de
la batterie de Jacksonville. Cela ne fut bientôt que trop évident,
car ils ne se renouvelèrent pas. Il n'y avait donc aucun
engagement entre les navires nordistes et les troupes confédérées,
soit sur le Saint-John, soit sur les plaines du comté de Duval.
Et, il n'y eut plus à douter que ce fut un signal de rappel,
adressé aux chefs du détachement de la milice, lorsque Perry, qui
s'était porté à l'une des meurtrières latérales, s'écria:

«Ils se retirent!... Ils se retirent!»

James Burbank et ses compagnons se dirigèrent aussitôt vers la
fenêtre du centre, qui fut entrouverte.

Les coups de hache ne retentissaient plus sur la porte. Les coups
de feu avaient cessé. On n'entrevoyait plus un seul des
assaillants. Si leurs cris, leurs derniers hurlements, passaient
encore dans l'air, ils s'éloignaient manifestement.

Ainsi donc, un incident quelconque avait obligé les autorités de
Jacksonville à rappeler toute cette troupe sur l'autre rive du
Saint-John. Sans doute, il avait été convenu que trois coups de
canon seraient tirés pour le cas où quelque mouvement de l'escadre
menacerait les positions des confédérés. Aussi les assaillants
avaient-ils brusquement suspendu leur dernier assaut. Maintenant,
à travers les champs dévastés du domaine, ils suivaient cette
route encore éclairée des lueurs de l'incendie, et, une heure plus
tard, ils repassaient le fleuve à l'endroit où les attendaient
leurs embarcations, deux milles au-dessous de Camdless-Bay.

Bientôt les cris se furent éteints dans l'éloignement. Aux
bruyantes détonations succéda un silence absolu. C'était comme un
silence de mort sur la plantation.

Il était alors neuf heures et demie du soir. James Burbank et ses
compagnons redescendirent au rez-de-chaussée dans le hall. Là se
trouvait Edward Carrol, étendu sur un divan, légèrement blessé,
plutôt affaibli par la perte de son sang.

On lui apprit ce qui s'était passé à la suite du signal envoyé de
Jacksonville. Castle-House, en ce moment, du moins, n'avait plus
rien à craindre de la bande de Texar.

«Oui, sans doute, dit James Burbank, mais force est restée à la
violence, à l'arbitraire! Ce misérable a voulu disperser mes Noirs
affranchis, et ils sont dispersés! Il a voulu dévaster la
plantation par vengeance, et il n'y reste plus que des ruines!

-- James, dit Walter Stannard, il pouvait nous arriver de plus
grands malheurs encore. Aucun de nous n'a succombé en défendant
Castle-House. Votre femme, votre fille, la mienne, auraient pu
tomber entre les mains de ces malfaiteurs, et elles sont en
sûreté.

-- Vous avez raison, Stannard, et Dieu en soit loué! Ce qui a été
fait par ordre de Texar ne restera pas impuni, et je saurai faire
justice du sang versé!...

-- Peut-être, dit alors Edward Carrol, est-il regrettable que
madame Burbank, Alice, Dy et Zermah aient quitté Castle-House! Je
sais bien que nous étions très menacés alors!... Cependant,
j'aimerais mieux à présent les savoir ici!...

-- Avant le jour, j'irai les rejoindre, répondit James Burbank.
Elles doivent être dans une inquiétude mortelle, et il faut les
rassurer. Je verrai alors s'il y a lieu de les ramener à Camdless-
Bay ou de les laisser pendant quelques jours au Roc-des-Cèdres!

-- Oui, répondit M. Stannard, il ne faut rien précipiter. Tout
n'est peut-être pas fini... et, tant que Jacksonville sera sous la
domination de Texar, nous aurons lieu de craindre...

-- C'est pourquoi j'agirai prudemment, répondit James Burbank. --
Perry, vous veillerez à ce qu'une embarcation soit prête un peu
avant le jour. Il me suffira d'un homme pour remonter...»

Un cri douloureux, un appel désespéré, interrompit soudain James
Burbank.

Ce cri venait de la partie du parc dont les pelouses s'étendaient
devant l'habitation. Il fut bientôt suivi de ces mots:

«Mon père!... Mon père!...

-- La voix de ma fille! s'écria M. Stannard.

-- Ah! quelque nouveau malheur!...» répondit James Burbank. Et
tous, ouvrant la porte, se précipitèrent au-dehors.

Miss Alice se tenait là, à quelques pas, près de Mme Burbank, qui
était étendue sur le sol.

Dy ni Zermah ne se trouvaient avec elles.

«Mon enfant?...» s'écria James Burbank.

À sa voix, Mme Burbank se releva. Elle ne pouvait parler... Elle
tendit le bras vers le fleuve.

«Enlevées!... Enlevées!...

-- Oui!... par Texar!...» répondit Alice.

Puis elle s affaissa près de Mme Burbank.


XII
Les six jours qui suivent

Lorsque Mme Burbank et Miss Alice s'étaient engagées dans le
tunnel qui conduit à la petite crique Marino sur la rive du Saint-
John, Zermah les précédait. Celle-ci tenait la petite fille d'une
main, de l'autre, elle portait une lanterne, dont la faible lueur
éclairait leur marche. Arrivée à l'extrémité du tunnel, Zermah
avait prié Mme Burbank de l'attendre. Elle voulait s'assurer que
l'embarcation et les deux Noirs, qui devaient la conduire au Roc-
des-Cèdres, se trouvaient à leur poste. Après avoir ouvert la
porte qui fermait l'extrémité du tunnel, elle s'était avancée vers
le fleuve.

Depuis une minute -- rien qu'une minute -- Mme Burbank et Miss
Alice guettaient le retour de Zermah, lorsque la jeune fille
remarqua que la petite Dy n'était plus là.

«Dy?... Dy?...» cria Mme Burbank, au risque de trahir sa présence
en cet endroit.

L'enfant ne répondit pas. Habituée à toujours suivre Zermah, elle
l'avait accompagnée en dehors du tunnel, du côté de la crique,
sans que sa mère s'en fût aperçue.

Soudain, des gémissements se firent entendre. Pressentant quelque
nouveau danger, ne songeant même pas à se demander s'il ne les
menaçait pas elles-mêmes, Mme Burbank et Miss Alice s'élancèrent
au-dehors, coururent vers la rive du fleuve, et n'arrivèrent sur
la berge que pour voir une embarcation s'éloigner dans l'ombre.

«À moi... À moi!... C'est Texar!... criait Zermah.

-- Texar!... Texar!...» s'écria Miss Alice à son tour.

Et, de la main, elle montrait l'Espagnol, éclairé par le reflet
des incendies de Camdless-Bay, debout à l'arrière de
l'embarcation, laquelle ne tarda pas à disparaître.

Puis tout se tut.

Les deux Noirs, égorgés, gisaient sur le sol.

Alors Mme Burbank, affolée, suivie d'Alice qui n'avait pu la
retenir, se précipita vers la rive, appelant sa petite fille.
Aucun cri ne répondit aux siens. L'embarcation était devenue
invisible, soit que l'ombre la dérobât aux regards, soit qu'elle
traversât le fleuve pour accoster en quelque point de la rive
gauche.

Cette recherche se poursuivit inutilement pendant une heure.
Enfin, Mme Burbank, à bout de force, tomba sur la berge. Miss
Alice, déployant alors une énergie extraordinaire, parvint à
relever la malheureuse mère, à la soutenir, presque à la porter.
Au loin, dans la direction de Castle-House, éclataient les
détonations des armes à feu, et parfois les effroyables hurlements
de la bande assiégeante. Il fallait revenir de ce côté, pourtant!
Il fallait essayer de rentrer dans l'habitation par le tunnel, de
s'en faire ouvrir la porte qui communiquait avec l'escalier du
sous-sol. Une fois là, Miss Alice parviendrait-elle à se faire
entendre?

La jeune fille entraîna Mme Burbank, qui n'avait plus conscience
de ce qu'elle faisait. En revenant le long de la rive, il fallut
vingt fois s'arrêter. Toutes deux pouvaient à chaque instant
tomber dans une de ces bandes qui dévastaient la plantation. Peut-
être eût-il mieux valu attendre le jour? Mais, sur cette berge,
comment donner à Mme Burbank les soins qu'exigeait son état? Aussi
Miss Alice résolut-elle, coûte que coûte, de regagner Castle-
House. Toutefois, comme de suivre les courbes du fleuve allongeait
son chemin, elle pensa qu'il valait mieux aller plus directement à
travers les prairies, en se guidant sur la lueur des baraccons en
flammes. C'est ce qu'elle fit, et c'est ainsi qu'elle arriva aux
abords de l'habitation.

Là, Mme Burbank resta sans mouvement, près de Miss Alice, qui ne
pouvait plus se soutenir elle-même.

À ce moment, le détachement de la milice, suivie de la horde des
pillards, après avoir abandonné l'assaut, était loin déjà de
l'enceinte. On n'entendait plus aucun cri, ni à l'extérieur, ni à
l'intérieur. Miss Alice put croire que les assaillants, après
s'être emparés de Castle-House, l'avaient quitté, sans y avoir
laissé un seul de ses défenseurs. Alors elle éprouva une suprême
angoisse, et tomba à son tour épuisée, pendant qu'un dernier
gémissement lui échappait, un dernier appel. Il avait été entendu.
James Burbank et ses amis s'étaient jetés au-dehors. Maintenant,
ils savaient tout ce qui s'était passé à la crique Marino.
Qu'importait que ces bandits se fussent éloignés d'eux?
Qu'importait qu'ils n'eussent plus à craindre de se voir entre
leurs mains? Un effroyable malheur venait de les frapper. La
petite Dy était au pouvoir de Texar!

Voilà ce que Miss Alice raconta en phrases entrecoupées de
sanglots. Voilà ce qu'entendit Mme Burbank, revenue à elle, et
noyée dans ses larmes. Voilà ce qu'apprirent James Burbank,
Stannard, Carrol, Perry, et leurs quelques compagnons. Cette
pauvre enfant enlevée, entraînée on ne savait où, entre les mains
du plus cruel ennemi de son père!... Que pouvait-il y avoir au
delà, et était-il possible que l'avenir réservât de plus grandes
douleurs à cette famille?

Tous furent accablés de ce dernier coup. Après que Mme Burbank eut
été transportée dans sa chambre et déposée sur son lit, Miss Alice
était restée près d'elle.

En bas, dans le hall, James Burbank et ses amis cherchaient à se
concerter sur ce qu'il y aurait à faire pour retrouver Dy, pour
l'arracher avec Zermah aux mains de Texar. Oui, sans doute, la
dévouée métisse essayerait de défendre l'enfant jusqu'à la mort!
Mais, prisonnière d'un misérable animé d'une haine personnelle,
n'allait-elle pas payer de sa vie les dénonciations qu'elle avait
portées contre lui?

Alors, James Burbank s'accusait d'avoir obligé sa femme à quitter
Castle-House, de lui avoir préparé un moyen d'évasion qui avait
tourné si mal. Était-ce donc le hasard seul auquel il fallait
attribuer la présence de Texar à la crique Marino? Non,
évidemment. Texar, d'une façon ou d'une autre, connaissait
l'existence du tunnel. Il s'était dit que les défenseurs de
Camdless-Bay tenteraient peut-être de s'échapper par là,
lorsqu'ils ne pourraient plus tenir dans l'habitation. Et, après
avoir conduit sa troupe sur la rive droite du fleuve, après en
avoir forcé les palissades de l'enceinte, après avoir obligé James
Burbank et les siens à se réfugier derrière les murs de Castle-
House, nul doute qu'il ne fût venu se poster avec quelques-uns de
ses complices près de la crique Marino. Là, il avait inopinément
surpris les deux Noirs qui gardaient l'embarcation, il avait fait
égorger ces malheureux dont les cris ne purent être entendus au
milieu du tumulte des assaillants. Puis l'Espagnol avait attendu
que Zermah se montrât, et la petite Dy un peu après elle. Les
voyant seules, il dut penser que ni Mme Burbank ni son mari, ni
ses amis, ne s'étaient encore décidés à fuir Castle-House. Donc,
il fallait se contenter de cette proie, et il avait enlevé
l'enfant et la métisse pour les conduire en quelque retraite
inconnue où il serait impossible de les retrouver!

Et de quel coup plus terrible le misérable aurait-il pu frapper la
famille Burbank? Ce père, cette mère, les eût-il fait souffrir
davantage, s'il leur eût arraché le coeur!

Ce fut une horrible nuit que passèrent les survivants de Camdless-
Bay. Ne devaient-ils pas craindre, en outre, que les assaillants
songeassent, à revenir, plus nombreux ou mieux armés, afin
d'obliger les derniers défenseurs de Castle-House à se rendre?
Cela n'arriva pas, heureusement. Le jour reparut sans que James
Burbank et ses compagnons eussent été mis en alerte par une
nouvelle attaque.

Combien il aurait été utile, cependant, de savoir à quel propos
ces trois coups de canon avaient été tirés la veille, et pourquoi
les assaillants s'étaient repliés, alors qu'un dernier effort --
un effort d'une heure à peine -- leur eût livré l'habitation!
Devait-on croire que ce rappel était motivé par quelque
démonstration des fédéraux qui aurait eu lieu à l'embouchure du
Saint-John? Les navires du commodore Dupont étaient-ils maîtres de
Jacksonville? Rien n'eût été plus désirable dans l'intérêt de
James Burbank et des siens. Ils auraient pu commencer en toute
sécurité les plus actives recherches pour retrouver Dy et Zermah,
s'attaquer directement à Texar, si l'Espagnol n'avait pas battu en
retraite avec ses partisans, le poursuivre comme le promoteur des
dévastations de Camdless-Bay, et surtout comme l'auteur du double
rapt de la métisse et de l'enfant.

Cette fois, il n'y aurait pas d'alibi possible et de la nature de
celui que l'Espagnol avait invoqué au début de cette histoire,
quand il avait comparu, devant le magistrat de Saint-Augustine. Si
Texar n'était pas à la tête de cette bande de malfaiteurs qui
avait envahi Camdless-Bay -- ce que le messager de M. Harvey
n'avait pu dire à James Burbank -- le dernier cri de Zermah
n'avait-il pas clairement révélé quelle part directe il avait
prise au rapt. Et d'ailleurs, Miss Alice ne l'avait-elle pas
reconnu au moment où son embarcation s'éloignait?

Oui! la justice fédérale saurait bien faire avouer à ce misérable
en quel lieu il avait entraîné ses victimes, et le punir de crimes
qu'il ne pourrait plus nier.

Malheureusement, rien ne vint confirmer les hypothèses de James
Burbank relativement à l'arrivée de la flottille nordiste dans les
eaux du Saint-John. À cette date du 3 mars, aucun navire n'avait
encore quitté la baie de Saint-Mary. Cela fut amplement démontré
par des nouvelles que l'un des régisseurs alla chercher le jour
même sur l'autre rive du fleuve. Nul bâtiment n'avait encore paru
à la hauteur du phare de Pablo. Tout se bornait à l'occupation de
Fernandina et du fort Clinch. Il semblait que le commodore Dupont
ne voulût s'avancer qu'avec une extrême circonspection jusqu'au
centre de la Floride. Quant à Jacksonville, le parti de l'émeute y
dominait toujours. Après l'expédition de Camdless-Bay, l'Espagnol
avait reparu dans la ville. Il y organisait la résistance pour le
cas où les canonnières de Stevens tenteraient de franchir la barre
du fleuve. Sans doute, quelque fausse alerte l'avait rappelé la
veille avec sa bande de pillards. Après tout, l'oeuvre de
vengeance de Texar n'était-elle pas suffisante, maintenant que la
plantation était dévastée, les chantiers détruits par l'incendie,
les Nègres dispersés dans les forêts du comté et auxquels il ne
restait plus rien de leurs baraccons en ruine, enfin la petite Dy
enlevée à son père, à sa mère, sans qu'on put retrouver trace de
l'enlèvement.

James Burbank n'en fut que trop certain, quand, pendant la
matinée, Walter Stannard et lui eurent remonté la rive droite du
fleuve. En vain avaient-ils exploré les moindres anses, cherché
quelque indice qui leur aurait indiqué la direction suivie par
l'embarcation. Toutefois, cette recherche n'avait pu être que bien
incomplète, et il faudrait également visiter la rive gauche.

Mais, en ce moment, était-ce possible? Ne fallait-il pas attendre
que Texar et ses partisans fussent réduits à l'impuissance par
l'arrivée des fédéraux? Mme Burbank, dans l'état où elle se
trouvait, Miss Alice, qui ne pouvait plus la quitter, Edward
Carrol, alité pour quelques jours, n'eût-il pas été imprudent de
les laisser seuls à Castle-House, lorsqu'un retour des assaillants
était toujours à redouter?

Et, ce qui était plus désespérant encore, c'est que James Burbank
ne pouvait même songer à porter plainte contre Texar, ni pour la
dévastation de son domaine, ni pour l'enlèvement de Zermah et de
la petite fille. Le seul magistrat auquel il aurait eu à
s'adresser, c'était l'auteur même de ces crimes. Il fallait donc
attendre que la justice régulière eût repris son cours à
Jacksonville.

«James, dit M. Stannard, si les dangers qui menacent votre enfant
sont terribles, du moins Zermah est avec elle, et vous pouvez
compter sur son dévouement qui ira...

-- Jusqu'à la mort... soit! répondit James Burbank. Et quand
Zermah sera morte?...

-- Écoutez-moi, mon cher James, répondit M. Stannard. En y
réfléchissant, ce n'est pas l'intérêt de Texar d'en venir à cette
extrémité. Il n'a pas encore quitté Jacksonville, et, tant qu'il y
sera, je pense que ses victimes n'ont aucun acte de violence à
craindre de sa part. Votre enfant ne peut-elle être une garantie,
un otage contre les représailles qu'il doit redouter, non
seulement de vous, mais aussi de la justice fédérale, pour avoir
renversé les autorités régulières de Jacksonville et dévasté la
plantation d'un nordiste? Évidemment. Aussi son intérêt est-il de
les épargner, et mieux vaut attendre que Dupont et Sherman soient
les maîtres du territoire pour agir contre lui!

-- Et quand le seront-ils?... s'écria James Burbank.

-- Demain... aujourd'hui, peut-être! Je vous le répète, Dy est la
sauvegarde de Texar. C'est pour cela qu'il a saisi l'occasion de
l'enlever, sachant bien aussi qu'il vous briserait le coeur, mon
pauvre James, et le misérable y a cruellement réussi!»

Ainsi raisonnait M. Stannard, et il y avait de sérieux motifs pour
que son raisonnement fût juste. Parvint-il à convaincre James
Burbank? Non, sans doute. Lui rendit-il un peu d'espoir? Pas
davantage. C'était impossible. Mais James Burbank comprit que, lui
aussi, il devrait s'astreindre à parler devant sa femme comme
Walter Stannard venait de parler devant lui. Autrement,
Mme Burbank n'eût pas survécu à ce dernier coup. Et, lorsqu'il fut
de retour à l'habitation, il fit valoir avec force ces arguments
auxquels lui-même ne pouvait se rendre.

Pendant ce temps, Perry et les sous-régisseurs visitaient
Camdless-Bay. C'était un spectacle navrant. Cela parut même faire
une grande impression sur Pygmalion qui les accompagnait. Cet
«homme libre» n'avait point cru devoir suivre les esclaves
affranchis, dispersés par Texar. Cette liberté d'aller coucher
dans les bois, d'y souffrir du froid et de la faim, lui paraissait
excessive. Aussi avait-il préféré rester à Castle-House, dût-il,
comme Zermah, déchirer son acte d'affranchissement pour conquérir
le droit d'y demeurer.

«Tu le vois, Pyg! lui répétait M. Perry. La plantation est
dévastée, nos ateliers sont en ruine. Voilà ce que nous a coûté la
liberté donnée à des gens de ta couleur!

-- Monsieur Perry, répondait Pygmalion, ce n'est pas ma faute...

-- C'est ta faute, au contraire! Si tes pareils et toi, vous
n'aviez pas applaudi tous ces déclamateurs qui tonnaient contre
l'esclavage, si vous aviez protesté contre les idées du Nord, si
vous aviez pris les armes pour repousser les troupes fédérales,
jamais M. Burbank n'aurait eu cette pensée de vous affranchir, et
le désastre ne se serait pas abattu sur Camdless-Bay!

-- Que puis-je y faire, maintenant, reprenait le désolé Pyg, que
puis-je y faire monsieur Perry?

-- Je vais te le dire, Pyg, et c'est ce que tu ferais, s'il y
avait en toi le moindre sentiment de justice!

-- Tu es libre, n'est-ce pas?

-- Il paraît!

-- Par conséquent, tu t'appartiens?

-- Sans doute!

-- Et, si tu t'appartiens, rien ne t'empêche de disposer de toi
comme il te plaît?

-- Rien, monsieur Perry.

-- Eh bien, à ta place, Pyg, je n'hésiterais pas. J'irais me
proposer à la plantation voisine, je m'y revendrais comme esclave,
et le prix de ma vente, je l'apporterais à mon ancien maître pour
l'indemniser du tort que je lui ai fait en me laissant
affranchir!»

Le régisseur parlait-il sérieusement? on ne saurait le dire, tant
le digne homme était capable de déraisonner, lorsqu'il enfourchait
son habituel dada. En tout cas, le piteux Pygmalion, déconcerté,
irrésolu, abasourdi, ne sut rien répondre.

Toutefois, il n'y avait pas à cela le moindre doute, l'acte de
générosité, accompli par James Burbank, venait d'attirer le
malheur et la ruine sur la plantation. Le désastre matériel,
c'était assez visible, devait se chiffrer par une somme
considérable. Il ne restait plus rien des baraccons, détruits
après avoir été préalablement saccagés par les pillards. Des
scieries, des ateliers, on ne voyait plus qu'un morceau de
cendres, restes de l'incendie, d'où s'échappaient encore des
fumerolles de vapeur grisâtre. À la place des chantiers, qui
servaient à l'emmagasinage des bois déjà débités, à la place des
fabriques, où se trouvaient les appareils pour «sérancer» le
coton, les presses hydrauliques pour le mettre en balles, les
machines pour la manipulation de la canne à sucre, il n'y avait
que des murs noircis, prêts à s'écrouler, des tas de briques
rougies par le feu à l'endroit où s'élevait la cheminée des
usines. Puis, à la surface des champs de caféiers, des rizières,
des potagers, des enclos réservés aux animaux domestiques, la
dévastation était complète, comme si une troupe de fauves eût
ravagé le riche domaine pendant de longues heures! En présence de
ce lamentable spectacle, l'indignation de M. Perry ne pouvait se
contenir. Sa colère s'échappait en paroles menaçantes. Pygmalion
n'était rien moins que rassuré à voir les farouches regards que le
régisseur lançait sur lui. Aussi finit-il par le quitter pour
regagner Castle-House, afin, dit-il, «de réfléchir plus à son aise
à la proposition de se vendre que le régisseur venait de lui
faire.» Et, sans doute, la journée ne put suffire à ses
réflexions, car, le soir venu, il n'avait encore pris aucune
décision à cet égard.

Cependant, ce jour même, quelques-uns des anciens esclaves étaient
rentrés secrètement à Camdless-Bay. On imagine ce que dut être
leur désolation, lorsqu'ils ne trouvèrent pas une seule case qui
n'eût été détruite. James Burbank donna aussitôt des ordres pour
que l'on subvînt à leurs besoins du mieux possible. Un certain
nombre de ces Noirs put être logé à l'intérieur de l'enceinte,
dans la partie des communs respectée par l'incendie. On les
employa tout d'abord à enterrer ceux de leurs compagnons morts en
défendant Castle-House, et aussi les cadavres des assaillants qui
avaient été tués dans l'attaque, -- les blessés ayant été emmenés
par leurs camarades. Il en fut pareillement des deux malheureux
Nègres, égorgés au moment où Texar et ses complices les
surprenaient à leur poste, près de la petite crique Marino.

Ces soins pris, James Burbank ne pouvait songer encore à la
réorganisation de son domaine. Il fallait attendre que la question
fût décidée entre le Sud et le Nord dans l'État de Floride.
D'autres soucis, bien autrement graves, l'absorbaient jour et
nuit. Tout ce qu'il était en son pouvoir de faire pour retrouver
les traces de sa petite fille, il le faisait. En outre, la santé
de Mme Burbank était très compromise. Bien que Miss Alice ne la
quittât pas d'un instant et la soignât avec une sollicitude
filiale, il importait qu'un médecin fût appelé près d'elle.

Il y en avait un, à Jacksonville, qui possédait toute la confiance
de la famille Burbank. Ce médecin n'hésita pas à venir à Camdless-
Bay, dès qu'il y fut mandé. Il prescrivit quelques remèdes. Mais
pourraient-ils être efficaces tant que la petite Dy ne serait pas
rendue à sa mère? Aussi, laissant Edward Carrol, qui devait être
retenu quelque temps à la chambre, James Burbank et Walter
Stannard allaient-ils chaque jour explorer les deux rives du
fleuve. Ils fouillaient les îlots du Saint-John; ils
interrogeaient les gens du pays; ils s'informaient jusque dans les
moindres hameaux du comté; ils promettaient de l'argent, et
beaucoup, à qui leur apporterait un indice quelconque... Leurs
efforts demeuraient infructueux. Comment aurait-on pu leur
apprendre que c'était au fond de la Crique-Noire que se cachait
l'Espagnol? Personne ne le savait. Et d'ailleurs, pour mieux
soustraire ses victimes à toutes les recherches, Texar n'avait-il
pas dû les entraîner vers le haut cours du fleuve? Le territoire
n'était-il pas assez grand, n'y avait-il pas assez de retraites
dans les vastes forêts du centre, au milieu des immenses marais du
sud de la Floride, dans la région de ces inaccessibles Everglades,
pour que Texar pût si bien y cacher ses deux victimes qu'on ne
parviendrait pas à arriver jusqu'à elles?

En même temps, par ce médecin, qui venait à Camdless-Bay, James
Burbank fut chaque jour tenu au courant de ce qui se passait à
Jacksonville et dans le nord du comté de Duval.

Les fédéraux n'avaient encore fait aucune démonstration nouvelle
sur le territoire floridien, cela n'était pas douteux. Des
instructions spéciales, venues de Washington, leur commandaient-
elles donc de s'arrêter sur la frontière sans chercher à la
franchir? Une pareille attitude eût été désastreuse pour les
intérêts des unionistes, établis sur les territoires du Sud, et
plus particulièrement pour James Burbank, si compromis par ses
derniers actes vis-à-vis des confédérés. Quoi qu'il en soit,
l'escadre du commodore Dupont se trouvait encore dans l'estuaire
de Saint-Mary, et, si les gens de Texar avaient été rappelés par
ces trois coups de canon, le soir du 2 mars, c'est que les
autorités de Jacksonville s'étaient laissé prendre à une fausse
alerte -- erreur à laquelle Castle-House devait d'avoir échappé au
pillage et à la ruine.

Quant à l'Espagnol, ne songeait-il pas à recommencer une
expédition qu'il pouvait considérer comme incomplète, puisque
James Burbank n'était pas en son pouvoir? Hypothèse peu probable.
En ce moment, sans doute, l'attaque de Castle-House, l'enlèvement
de Dy et de Zermah, suffisaient à ses vues. D'ailleurs, quelques
bons citoyens n'avaient pas craint de manifester leur
désapprobation pour l'affaire de Camdless-Bay et leur dégoût à
l'égard du chef des émeutiers de Jacksonville, bien que leur
opinion ne fût pas pour préoccuper Texar. L'Espagnol dominait plus
que jamais dans le comté de Duval avec son parti de forcenés. Ces
gens, sans aveu, ces aventuriers, sans scrupules, en prenaient à
leur aise. Chaque jour, ils s'abandonnaient à des plaisirs de
toutes sortes, qui dégénéraient en orgies. Le bruit en arrivait
jusqu'à la plantation, et le ciel réverbérait l'éclat des
illuminations publiques que l'on pouvait prendre pour la lueur de
quelque nouvel incendie. Les gens modérés, réduits à se taire,
durent subir le joug de cette faction, soutenue par la populace du
comté.

En somme, l'inaction momentanée de l'armée fédérale venait
singulièrement en aide aux nouvelles autorités du pays. Elles en
profitaient pour faire courir le bruit que les nordistes ne
passeraient pas la frontière, qu'ils avaient ordre de reculer en
Géorgie et dans les Carolines, que la péninsule floridienne ne
subirait pas l'invasion des troupes anti-esclavagistes, que sa
qualité d'ancienne colonie espagnole la mettait en dehors de la
question dont les États-Unis cherchaient à régler le sort par les
armes, etc. Aussi, dans tous les comtés, se produisait-il donc un
certain courant plus favorable que contraire aux idées dont les
partisans de la violence se faisaient les représentants. On le vit
bien, en maint endroit, mais plutôt sur la portion septentrionale
de la Floride, du côté de la frontière géorgienne, où les
propriétaires de plantations, surtout les gens du Nord, furent
très maltraités, leurs esclaves mis en fuite, leurs scieries et
chantiers détruits par l'incendie, leurs établissements dévastés
par les troupes des confédérés, comme Camdless-Bay venait de
l'être par la populace de Jacksonville.

Cependant, il ne semblait pas -- maintenant du moins -- que la
plantation eût lieu de craindre un nouvel envahissement, ni
Castle-House, une nouvelle agression. Toutefois, combien il
tardait à James Burbank que les fédéraux fussent maîtres du
territoire! Dans l'état actuel des choses, on ne pouvait rien
tenter directement contre Texar, ni le poursuivre devant la
justice pour des faits qui ne sauraient être démentis, cette fois,
ni obliger à révéler en quel lieu il retenait Dy et Zermah.

Par quelle série d'angoisses passèrent James Burbank et les siens
en présence de ces retards si prolongés! Ils ne pouvaient croire,
cependant, que les fédéraux songeassent à s'immobiliser sur la
frontière. La dernière lettre de Gilbert disait formellement que
l'expédition du commodore Dupont et de Sherman avait la Floride
pour objectif. Depuis cette lettre, le gouvernement fédéral avait-
il donc envoyé des ordres contraires à la baie d'Edisto où
l'escadre attendait avant de reprendre la mer? Un succès des
troupes confédérées, survenu en Virginie ou dans les Carolines,
obligeait-il l'armée de l'Union à s'arrêter dans sa marche vers le
Sud? Quelle série d'inquiétudes permanentes pour cette famille si
éprouvée depuis le commencement de la guerre! À combien de
catastrophes ne devait-elle pas s'attendre encore!

Ainsi s'écoulèrent les cinq jours qui suivirent l'envahissement de
Camdless-Bay. Nulle nouvelle des dispositions prises par les
fédéraux. Nulle nouvelle de Dy ni de Zermah, bien que James
Burbank eût tout fait pour retrouver leurs traces, bien que pas
une seule journée se fût écoulée, sans avoir été marquée par un
nouvel effort!

On arriva au 9 mars. Edward Carrol était complètement guéri. Il
allait pouvoir se joindre aux démarches qui seraient faites par
ses amis. Mme Burbank se trouvait toujours dans un état de
faiblesse extrême. Il semblait que sa vie menaçait de s'en aller
avec ses larmes. Dans son délire, elle appelait sa petite fille
d'une voix déchirante, elle voulait courir à sa recherche. Ces
crises étaient suivies de syncopes qui mettaient son existence en
danger. Que de fois Miss Alice put craindre que cette mère
infortunée mourût entre ses bras!

Un seul bruit de la guerre arriva à Jacksonville dans la matinée
du 9 mars. Malheureusement, il était de nature à donner une
nouvelle force aux partisans de l'idée séparatiste.

D'après ce bruit, le général confédéré Van Dorn aurait repoussé
les soldats de Curtis, le 6 mars, au combat de Bentonville, dans
l'Arkansas, puis obligé les fédéraux à battre en retraite. En
réalité, il n'y avait eu qu'un simple engagement avec l'arrière-
garde d'un petit corps nordiste, et ce succès allait être bien
autrement compensé, quelques jours après, par la victoire de Pea-
Ridge. Cela suffit, cependant, à provoquer parmi les sudistes un
redoublement d'insolence. Et, à Jacksonville, ils célébrèrent
cette action sans importance comme un complet échec de l'armée
fédérale. De là, de nouvelles fêtes et de nouvelles orgies, dont
le bruit retentit douloureusement à Camdless-Bay.

Tels sont les faits qu'apprit James Burbank, vers six heures du
soir, quand il revint après exploration sur la rive gauche du
fleuve.

Un habitant du comté de Putnam croyait avoir trouvé des traces de
l'enlèvement à l'intérieur d'un îlot du Saint-John, quelques
milles au-dessus de la Crique-Noire. Pendant la nuit précédente,
cet homme croyait avoir entendu comme un appel désespéré, et il
était venu rapporter le fait à James Burbank. En outre, l'Indien
Squambô, le confident de Texar, avait été vu, dans ces parages
avec son squif. Qu'on eût aperçu l'Indien, rien de moins douteux,
et ce détail fut même confirmé par un passager du _Shannon, _qui,
revenant de Saint-Augustine, avait débarqué ce jour-là au pier de
Camdless-Bay.

Il n'en fallait pas davantage pour que James Burbank voulût
s'élancer sur cette piste. Edward Carrol et lui, accompagnés de
deux Noirs, s'étant jetés dans une embarcation, avaient remonté le
fleuve. Après s'être rapidement portés vers l'îlot indiqué, ils
l'avaient fouillé avec soin, avaient visité quelques cabanes de
pêcheurs, qui ne leur semblèrent même pas avoir été récemment
occupées. Sous les taillis presque impénétrables de l'intérieur,
pas un seul vestige d'êtres humains. Rien sur les berges qui
indiquât qu'une embarcation y eût accosté. Squambô ne fut aperçu
nulle part; s'il était venu rôder autour de cet îlot, très
probablement il n'y avait pas débarqué.

Cette expédition demeura donc sans résultat, comme tant d'autres.
Il fallut revenir à la plantation, avec la certitude d'avoir,
cette fois encore, suivi une fausse piste.

Or, ce soir là, James Burbank, Walter Stannard et Edward Carrol
causaient de cette inutile recherche, au moment où ils étaient
réunis dans le hall. Vers neuf heures après avoir laissé
Mme_ _Burbank assoupie plutôt qu'endormie dans sa chambre, Miss
Alice vint les rejoindre, et apprit que cette dernière tentative
n'avait donné aucun résultat.

Cette nuit allait être assez obscure. La lune, dans son premier
quartier, avait déjà disparu sous l'horizon. Un profond silence
enveloppait Castle-House, la plantation, tout le lit du fleuve.
Les quelques Noirs, retirés dans les communs, commençaient à
s'endormir. Lorsque le silence était troublé, c'est que des
clameurs lointaines, des détonations de pièces d'artifice,
venaient de Jacksonville, où l'on célébrait à grand fracas le
succès des confédérés.

Chaque fois que ces bruits arrivaient jusque dans le hall, c'était
un nouveau coup porté à la famille Burbank.

«Il faudrait pourtant savoir ce qui en est, dit Edward Carrol, et
s'assurer si les fédéraux ont renoncé à leurs projets sur la
Floride!

-- Oui! il le faut! répondit M. Stannard. Nous ne pouvons vivre
dans cette incertitude!...

-- Eh bien, dit James Burbank, j'irai à Fernandina, dès demain...
et là, je m'informerai...»

En ce moment, on frappa légèrement à la porte principale de
Castle-House, du côté de l'avenue qui conduisait à la rive du
Saint-John.

Un cri échappa à Miss Alice, qui s'élança vers cette porte. James
Burbank voulut en vain retenir la jeune fille. Et, comme on
n'avait pas encore répondu, un nouveau coup fut frappé plus
distinctement.


XIII
Pendant quelques heures

James Burbank s'avança vers le seuil. Il n'attendait personne.
Peut-être quelque importante nouvelle lui arrivait-elle de
Jacksonville, apportée par John Bruce de la part de son
correspondant, M. Harvey?

On frappa une troisième fois d'une main plus impatiente.

«Qui est là? demanda James Burbank.

-- Moi! fut-il répondu.

-- Gilbert!...» s'écria Miss Alice.

Elle ne s'était pas trompée. Gilbert à Camdless-Bay! Gilbert
apparaissant au milieu des siens, heureux de venir passer quelques
heures avec eux et sans rien savoir, sans doute, des désastres qui
les avaient frappés!

En un instant, le jeune lieutenant fut dans les bras de son père,
tandis qu'un homme, qui l'accompagnait, refermait la porte avec
soin, après avoir jeté un dernier regard en arrière.

C'était Mars, le mari de Zermah, le dévoué matelot du jeune
Gilbert Burbank.

Après avoir embrassé son père, Gilbert se retourna. Puis,
apercevant Miss Alice, il lui prit la main qu'il serra dans un
irrésistible mouvement de tendresse.

«Ma mère! s'écria-t-il. Où est ma mère?... Est-il vrai qu'elle
soit mourante?...

-- Tu sais donc, mon fils?... répondit James Burbank.

-- Je sais tout, la plantation dévastée par les bandits de
Jacksonville, l'attaque de Castle-House, ma mère... morte peut-
être!...»

La présence du jeune homme dans ce pays où il courait
personnellement tant de dangers, s'expliquait maintenant.

Voici ce qui s'était passé:

Depuis la veille, plusieurs canonnières de l'escadre du commodore
Dupont s'étaient portées au delà des bouches du Saint-John. Après
avoir remonté le fleuve, elles durent s'arrêter devant la barre, à
quatre milles au-dessous de Jacksonville. Quelques heures plus
tard, un homme, se disant un des gardiens du phare de Pablo, vint
à bord de la canonnière de Stevens, sur laquelle Gilbert
remplissait les fonctions de second. Là, cet homme parla de tout
ce qui s'était passé à Jacksonville, ainsi que de l'envahissement
de Camdless-Bay, de la dispersion des Noirs, de la situation
désespérée de Mme_ _Burbank. Que l'on juge de ce que dut éprouver
Gilbert en entendant le récit de ces déplorables événements.

Alors, il fut pris d'un irrésistible désir de revoir sa mère. Avec
l'autorisation du commandant Stevens, il quitta la flottille, il
se jeta dans un de ces légers canots qu'on appelle «gigs».
Accompagné de son fidèle Mars, il put passer inaperçu au milieu
des ténèbres -- du moins il le croyait --, et prit terre à un
demi-mille au-dessous de Camdless-Bay, afin d'éviter de débarquer
au petit port qui pouvait être surveillé.

Mais, ce qu'il ignorait, ce qu'il ne pouvait savoir, c'est qu'il
était tombé dans un piège tendu par Texar. À tout prix, l'Espagnol
avait voulu se procurer cette preuve réclamée par les magistrats
de Court-Justice, -- cette preuve que James Burbank entretenait
une correspondance avec l'ennemi. Aussi pour attirer le jeune
lieutenant à Camdless-Bay, un gardien du phare de Pablo, qui lui
était dévoué, s'était-il chargé d'apprendre à Gilbert une partie
des faits dont Castle-House venait d'être le théâtre, et plus
particulièrement l'état de sa mère. Le jeune lieutenant, parti
dans les conditions que l'on connaît, avait été espionné pendant
qu'il remontait le cours du fleuve. Toutefois, en se glissant le
long des roseaux qui bordent la haute grève du Saint-John, il
était parvenu, sans le savoir, à dépister les gens de l'Espagnol,
chargés de le suivre. Si ces espions ne l'avaient point vu
débarquer sur la berge au-dessous de Camdless-Bay, du moins
espéraient-ils s'emparer de lui à son retour, puisque toute cette
partie de la rive se trouvait sous leur surveillance.

«Ma mère... ma mère!... reprit Gilbert. Où est-elle?

-- Me voilà, mon fils!» répondit Mme Burbank.

Elle venait d'apparaître sur le palier de l'escalier du hall, elle
le descendit lentement, se retenant à la rampe, et tomba sur un
divan, tandis que Gilbert la couvrait de baisers.

Dans son assoupissement, la malade avait entendu frapper à la
porte de Castle-House. Aussitôt, reconnaissant la voix de son
fils, elle avait retrouvé assez de forces pour se relever, pour
rejoindre Gilbert, pour venir pleurer avec lui, avec tous les
siens.

Le jeune homme la pressait dans ses bras.

«Mère!... mère!... disait-il. Je te revois donc!... Comme tu
souffres!... Mais tu vis!... Ah! nous te guérirons!... Oui! Ces
mauvais jours vont finir!... Nous serons réunis... bientôt!...
Nous te rendrons la santé!... Ne crains rien pour moi, mère!...
Personne ne saura que Mars et moi, nous sommes venus ici!...»

Et, tout en parlant, Gilbert, qui voyait sa mère faiblir, essayait
de la ranimer par ses caresses.

Cependant Mars semblait avoir compris que Gilbert et lui ne
connaissaient pas toute l'étendue du malheur qui les avait
frappés. James Burbank, MM. Carrol et Stannard, silencieux,
courbaient la tête. Miss Alice ne pouvait retenir ses larmes. En
effet, la petite Dy n'était pas là, ni Zermah, qui aurait dû
deviner que son mari venait d'arriver à Camdless-Bay, qu'il était
dans l'habitation, qu'il l'attendait...

Aussi, le coeur étreint par l'angoisse, regardant dans tous les
coins du hall, demanda-t-il à M. Burbank:

«Qu'y a-t-il donc, maître?»

En ce moment, Gilbert se releva.

«Et Dy?... s'écria-t-il. Est-ce que Dy est déjà couchée?... Où est
ma petite soeur?

-- Où est ma femme?» dit Mars.

Un instant après, le jeune officier et Mars savaient tout. En
remontant la berge du Saint-John, depuis l'endroit où les
attendait leur canot, ils avaient bien vu, dans l'ombre, les
ruines accumulées sur la plantation. Mais ils pouvaient croire que
tout se bornait à quelque désastre matériel, conséquence de
l'affranchissement des Noirs!... Maintenant, ils n'ignoraient
rien. L'un ne retrouvait plus sa soeur à l'habitation. L'autre n'y
retrouvait plus sa femme... Et personne pour leur dire en quel
endroit Texar les avait entraînées depuis sept jours!

Gilbert revint s'agenouiller près de Mme Burbank. Il mêlait ses
larmes aux siennes. Mars, la face injectée, la poitrine haletante,
allait, venait, ne pouvait se contenir.

Enfin sa colère éclata.

«Je tuerai Texar! s'écria-t-il. J'irai à Jacksonville... demain...
cette nuit... à l'instant...

-- Oui, viens, Mars, viens!...» répondit Gilbert.

James Burbank les arrêta.

«Si cela eût été à faire, dit-il, je n'aurais pas attendu ton
arrivée, mon fils! Oui! ce misérable eût déjà payé de sa vie le
mal qu'il nous a causé! Mais, avant tout, il faut qu'il dise ce
que lui seul peut dire! Et quand je te parle ainsi, Gilbert, quand
je recommande à toi, et à Mars d'attendre, c'est qu'il faut
attendre!

-- Soit, mon père! répondit le jeune homme. Du moins, je
fouillerai le territoire, je chercherai...

-- Eh! crois-tu donc que je ne l'aie pas fait? s'écria M. Burbank.
Pas un jour ne s'est passé, sans que nous n'ayons exploré les
rives du fleuve, les îlots qui peuvent servir de refuge à ce
Texar! Et pas un seul indice, rien qui ait pu me mettre sur la
trace de ta soeur, Gilbert, de ta femme, Mars! Carrol et Stannard
ont tout tenté avec moi!... Jusqu'ici nos recherches ont été
inutiles!...

-- Pourquoi ne pas porter plainte à Jacksonville? demanda le jeune
officier. Pourquoi ne pas poursuivre Texar comme coupable d'avoir
provoqué le pillage de Camdless-Bay, d'avoir enlevé?...

-- Pourquoi? répondit James Burbank. Parce que Texar est le maître
maintenant, parce que tout ce qui est honnête tremble devant les
coquins qui lui sont dévoués, parce que la populace est pour lui,
et aussi les milices du comté!

-- Je tuerai Texar! répétait Mars, comme s'il eût été sous
l'obsession d'une idée fixe.

-- Tu le tueras quand il en sera temps! répondit James Burbank. À
présent, ce serait aggraver la situation.

-- Et quand sera-t-il temps?... demanda Gilbert.

-- Quand les fédéraux seront les maîtres de la Floride, lorsqu'ils
auront occupé Jacksonville!

-- Et s'il est trop tard, alors?

-- Mon fils!... Mon fils!... je t'en supplie... ne dis pas cela!
s'écria Mme Burbank.

-- Non, Gilbert, ne dites pas cela!» répéta Miss Alice.

James Burbank prit la main de son fils.

«Gilbert, écoute-moi, dit-il. Nous voulions comme toi, comme Mars,
faire justice immédiate de Texar, au cas où il aurait refusé de
dire ce que sont devenues ses victimes. Mais, dans l'intérêt de ta
soeur, Gilbert, dans l'intérêt de ta femme, Mars, notre colère a
dû céder devant la prudence. Il y a tout lieu de croire, en effet,
qu'entre les mains de Texar, Dy et Zermah sont des otages dont il
se fera une sauvegarde, car ce misérable doit craindre d'être
poursuivi pour avoir renversé les honnêtes magistrats de
Jacksonville, pour avoir déchaîné une bande de malfaiteurs sur
Camdless-Bay, pour avoir incendié et pillé la plantation d'un
nordiste! Si je ne le croyais pas, Gilbert, est-ce que je te
parlerais avec cette conviction? Est-ce que j'aurais eu l'énergie
d'attendre?...

-- Est-ce que je ne serais pas morte!» dit Mme Burbank.

La malheureuse femme avait compris que, s'il allait à
Jacksonville, son fils se livrait à Texar. Et qui donc eût alors
pu sauver un officier de l'armée fédérale, tombé au pouvoir des
sudistes, au moment où les fédéraux menaçaient la Floride?

Cependant le jeune officier n'était plus maître de lui. Il
s'obstinait à vouloir partir. Et, comme Mars répétait: «Je tuerai
Texar:

-- Viens donc! dit-il.

-- Tu n'iras pas, Gilbert!»

Mme Burbank s'était levée dans un dernier effort. Elle était allée
se placer devant la porte. Mais, épuisée par cet effort, ne
pouvant plus se soutenir, elle s'affaissa.

«Ma mère!... ma mère! s'écria le jeune homme.

-- Restez, Gilbert!» dit Miss Alice.

Il fallut reporter Mme Burbank dans sa chambre, où la jeune fille
demeura près d'elle. Puis, James Burbank rejoignit Edward Carrol
et M. Stannard dans le hall. Gilbert était assis sur le divan, la
tête dans les mains. Mars, à l'écart, se taisait.

«Maintenant, Gilbert, dit James Burbank, tu es en possession de
toi-même. Parle donc. De ce que tu vas nous dire dépendront les
résolutions que nous devrons prendre. Nous n'avons d'espoir que
dans une prompte arrivée des fédéraux dans le comté. Ont-ils donc
renoncé à leur projet d'occuper la Floride?

-- Non, mon père.

-- Où sont-ils?

-- Une partie de l'escadre se dirige, en ce moment, vers Saint-
Augustine, afin d'établir le blocus de la côte.

-- Mais le commodore ne songe-t-il point à se rendre maître du
Saint-John? demanda vivement Edward Carrol.

-- Le bas cours du Saint-John nous appartient, répondit le jeune
lieutenant. Nos canonnières sont déjà mouillées dans le fleuve,
sous les ordres du commandant Stevens.

-- Dans le fleuve! et elles n'ont pas encore cherché à s'emparer
de Jacksonville?... s'écria M. Stannard.

-- Non, car elles ont dû s'arrêter devant la barre, à quatre
milles au-dessous du port.

-- Les canonnières arrêtées... dit James Burbank, arrêtées par un
obstacle infranchissable?...

-- Oui, mon père, répondit Gilbert, arrêtées par le manque d'eau.
Il faut que la marée soit assez forte pour permettre de passer
cette barre, et encore sera-ce assez difficile. Mars connaît
parfaitement le chenal, et c'est lui qui doit nous piloter.

-- Attendre!... Toujours attendre! s'écria James Burbank. Et
combien de jours?

-- Trois jours au plus, et vingt-quatre heures seulement, si le
vent du large pousse le flot dans l'estuaire.»

Trois jours ou vingt-quatre heures, que ce temps serait long pour
les hôtes de Castle-House! Et, d'ici-là, si les confédérés
comprenaient qu'ils ne pourraient défendre la ville, s'ils
l'abandonnaient comme ils avaient abandonné Fernandina, le fort
Clinch, les autres points de la Géorgie et de la Floride
septentrionale, Texar ne s'enfuirait-il pas avec eux? Alors, en
quel endroit irait-on le chercher?

Cependant, s'attaquer à lui, en ce moment où il faisait la loi à
Jacksonville, où la populace le soutenait dans ses violences,
c'était impossible. Il n'y avait pas à revenir là-dessus.

M. Stannard demanda alors à Gilbert s'il était vrai que les
fédéraux eussent éprouvé quelque insuccès dans le Nord, et ce
qu'on devait penser de la défaite de Bentonville.

«La victoire de Pea-Ridge, répondit le jeune lieutenant, a permis
aux troupes de Curtis de reprendre le terrain qu'elles avaient un
instant perdu. La situation des nordistes est excellente, leur
succès assuré dans un délai qu'il est difficile de prévoir. Quand
ils auront occupé les points principaux de la Floride, ils
empêcheront la contrebande de guerre qui se fait par les passes du
littoral, et les munitions comme les armes ne tarderont pas à
manquer aux confédérés. Donc, avant peu, ce territoire aura
retrouvé le calme et la sécurité sous la protection de notre
escadre!... Oui... dans quelques jours!... Mais, d'ici-là...»

L'idée de sa soeur, exposée à tant de périls, lui revint avec une
telle force que M. Burbank dut détourner ce souvenir, en ramenant
la conversation sur la question des belligérants. Gilbert ne
pouvait-il lui apprendre encore bien des nouvelles, qui n'avaient
pu arriver à Jacksonville, ou, du moins, à Camdless-Bay?

Il y en avait quelques-unes, en effet, et d'une grande importance
pour les nordistes des territoires de la Floride.

On se rappelle qu'à la suite de la victoire de Donelson, l'État de
Tennessee, presque entièrement, était rentré sous la domination
des fédéraux. Ceux-ci, en combinant une attaque simultanée de leur
armée et de leur flotte, songeaient à se rendre maîtres de tout le
cours du Mississipi. Ils l'avaient donc descendu jusqu'à l'île 10,
où leurs troupes allaient prendre contact avec la division du
général Beauregard, chargé de la défense du fleuve. Déjà, le 24
février, les brigades du général Pope, après avoir débarqué à
Commerce, sur la rive droite du Mississipi, venaient de repousser
le corps de J. Thomson. Arrivées à l'île 10 et au village de New-
Madrid, il est vrai, elles avaient dû s'arrêter devant un
formidable système de redoutes préparé par Beauregard. Si, depuis
la chute de Donelson et de Nasheville, toutes les positions du
fleuve au-dessus de Memphis devaient être considérées comme
perdues pour les confédérés, on pouvait encore défendre celles qui
se trouvaient au-dessous. C'était sur ce point qu'allait se livrer
bientôt une bataille, décisive peut-être.

Mais, en attendant, la rade de Hampton-Road, à l'entrée du James-
River, avait été le théâtre d'un combat mémorable. Ce combat
venait de mettre aux prises les premiers échantillons de ces
navires cuirassés, dont l'emploi a changé la tactique navale et
modifié les marines de l'Ancien et du Nouveau-Monde.

À la date du 5 mars, le _Monitor, _cuirassé construit par
l'ingénieur suédois Erikcson, et le _Virginia, _ancien _Merrimak
_transformé, étaient prêts à prendre la mer, l'un à New York,
l'autre à Norfolk.

Vers cette époque, une division fédérale, réunie sous les ordres
du capitaine Marston, se trouvait à l'ancre à Hampton-Road, près
de Newport-News. Cette division se composait du _Congress, _du
_Saint-Laurence, _du _Cumberland _et de deux frégates à vapeur.

Tout à coup, le 2 mars, dans la matinée, apparaît le _Virginia,
_commandé par le capitaine confédéré Buchanan. Suivi de quelques
autres navires de moindre importance, il vient se jeter d'abord
sur le _Congress, _ensuite sur le _Cumberland _qu'il perce de son
éperon et qu'il coule avec cent vingt hommes de son équipage.
Revenant alors vers le _Congress, _échoué sur les vases, il le
défonce à coups d'obus et le livre aux flammes. La nuit seule
l'empêcha de détruire les trois autres bâtiments de l'escadre
fédérale.

On s'imaginerait difficilement l'effet que produisit cette
victoire d'un petit navire cuirassé contre les vaisseaux de haut
bord de l'Union. Cette nouvelle s'était propagée avec une rapidité
vraiment merveilleuse. De là, une consternation profonde chez les
partisans du Nord, puisqu'un _Virginia _pouvait venir jusque dans
l'Hudson couler les navires de New York. De là aussi, une joie
excessive pour le Sud, qui voyait déjà le blocus levé et le
commerce redevenu libre sur toutes ses côtes.

C'est même ce succès maritime qui avait été si bruyamment célébré
la veille à Jacksonville. Les confédérés pouvaient se croire
maintenant à l'abri des bâtiments du gouvernement fédéral. Peut-
être, même, à la suite de la victoire de Hampton-Road, l'escadre
du commodore Dupont serait-elle immédiatement rappelée vers le
Potomac ou la Chesapeake? Aucun débarquement ne menacerait plus
alors la Floride. Les idées esclavagistes, appuyées par la partie
la plus violente des populations du Sud, triompheraient sans
conteste. Ce serait la consolidation de Texar et de ses partisans
dans une situation où ils pouvaient faire tant de mal!

Toutefois, parmi les confédérés, on s'était hâté de triompher trop
tôt. Et, ces nouvelles, déjà connues dans le nord de la Floride,
Gilbert les compléta en rapportant les bruits qui circulaient, au
moment où il avait quitté la canonnière du commandant Stevens.

La seconde journée du combat naval de Hampton-Road, en effet,
avait été bien différente de la première. Le matin du 9 mars, au
moment où le _Virginia _se disposait à attaquer le _Minnesota,
_l'une des deux frégates fédérales, un ennemi, dont il ne
soupçonnait même pas la présence, s'offrit à lui. Singulière
machine, qui s'était détachée du flanc de la frégate, «une boîte à
fromage posée sur un radeau», dirent les confédérés. Cette boîte à
fromage, c'était le _Monitor, _commandé par le lieutenant Warden.
Il avait été envoyé dans ces parages pour détruire les batteries
du Potomac. Mais, arrivé à l'embouchure du James-River, le
lieutenant Warden, ayant entendu le canon de Hampton-Road, pendant
la nuit, avait conduit le _Monitor _sur le lieu du combat.

Placés à dix mètres l'un de l'autre, ces deux formidables engins
de guerre se canonnèrent pendant quatre heures, et ils
s'abordèrent, ce fut sans grand résultat. Enfin, le _Virginia,
_atteint à sa ligne de flottaison et menacé de sombrer, dut fuir
dans la direction de Norfolk. Le _Monitor, _qui devait couler lui-
même neuf mois plus tard, avait complètement vaincu son rival.
Grâce à lui, le gouvernement fédéral venait de reprendre toute sa
supériorité sur les eaux de Hampton-Road.

«Non, mon père, dit Gilbert, en achevant son récit, notre escadre
n'est point rappelée dans le Nord. Les six canonnières de Stevens
sont mouillées devant la barre du Saint-John. Je vous le répète,
dans trois jours au plus tard, nous serons maîtres de
Jacksonville!

-- Tu vois bien, Gilbert, répondit M. Burbank, qu'il faut attendre
et retourner à ton bord! Mais, pendant que tu te dirigeais vers
Camdless-Bay, ne crains-tu pas d'avoir été suivi?...

-- Non, mon père, répondit le jeune lieutenant. Mars et moi, nous
avons dû échapper à tous les regards.

-- Et cet homme, qui est venu t'apprendre ce qui s'était passé à
la plantation, l'incendie, le pillage, la maladie de ta mère, qui
est-il?

-- Il m'a dit être un des gardiens qui ont été chassés du phare de
Pablo, et il venait prévenir le commandant Stevens du danger que
couraient les nordistes dans cette partie de la Floride.

-- Il n'était pas instruit de ta présence à bord?

-- Non, et il en a paru même fort surpris, répondit le jeune
lieutenant. Mais pourquoi ces questions, mon père?

-- C'est que je redoute toujours quelque piège de la part de
Texar. Il fait plus que soupçonner, il sait que tu sers dans la
marine fédérale. Il a pu apprendre que tu étais sous les ordres du
commandant Stevens. S'il avait voulu t'attirer ici...

-- Ne craignez rien, mon père. Nous sommes arrivés à Camdless-Bay,
sans avoir été vus en remontant le fleuve, et il en sera de même
lorsque nous le descendrons...

-- Pour retourner à ton bord... non ailleurs!

-- Je vous l'ai promis, mon père. C'est à notre bord que Mars et
moi nous serons rentrés avant le jour.

-- À quelle heure partirez-vous?

-- Au renversement de la marée, c'est-à-dire vers deux heures et
demie du matin.

-- Qui sait? reprit M. Carrol. Peut-être les canonnières de
Stevens ne seront-elles pas retenues pendant trois jours encore
devant la barre du Saint-John?

-- Oui!... il suffit que le vent du large fraîchisse pour donner
assez d'eau sur la barre, répondit le jeune lieutenant. Ah! dût-il
souffler en tempête, qu'il souffle donc! Que nous ayons enfin
raison de ces misérables!... Et alors...

-- Je tuerai Texar», répéta Mars.

Il était un peu plus de minuit. Gilbert et Mars ne devaient pas
quitter Castle-House avant deux heures, puisqu'il fallait attendre
que la marée descendante leur permît de rejoindre la flottille du
commandant Stevens. L'obscurité serait très profonde, et il y
avait bien des chances pour qu'ils pussent passer inaperçus,
quoique de nombreuses embarcations eussent pour mission de
surveiller le cours du Saint-John, en aval de Camdless-Bay.

Le jeune officier remonta alors près de sa mère. Il trouva Miss
Alice assise à son chevet. Mme Burbank, brisée par le dernier
effort qu'elle venait de faire, était tombée dans une sorte
d'assoupissement très douloureux, à en juger par les sanglots qui
s'échappaient de sa poitrine.

Gilbert ne voulut pas troubler cet état de torpeur où il y avait
plus d'abattement que de sommeil. Il s'assit près du lit, après
que Miss Alice lui eut fait signe de ne pas parler. Là,
silencieusement, ils veillèrent ensemble cette pauvre femme que le
malheur n'avait pas fini de frapper peut-être! Avaient-ils besoin
de paroles pour échanger leurs pensées? Non! Ils souffraient de la
même souffrance, ils se comprenaient sans rien dire, ils se
parlaient par le coeur.

Enfin, l'heure de quitter Castle-House arriva. Gilbert tendit la
main à Miss Alice, et tous deux se penchèrent sur Mme Burbank,
dont les yeux à demi fermés ne purent les voir.

Puis, Gilbert pressa de ses lèvres le front de sa mère que la
jeune fille voulut baiser après lui. Mme Burbank éprouva comme un
douloureux tressaillement; mais elle ne vit pas son fils se
retirer, ni Miss Alice le suivre pour lui donner un dernier adieu.

Gilbert et elle retrouvèrent James Burbank et ses amis qui
n'avaient point quitté le hall.

Mars, après être allé observer les environs de Castle-House, y
rentrait à ce moment.

«Il est l'heure de partir, dit-il.

-- Oui, Gilbert, répondit James Burbank. Pars donc!... Nous ne
nous reverrons plus qu'à Jacksonville...

-- Oui! à Jacksonville, et dès demain, si la marée nous permet de
franchir la barre. Quant à Texar...

-- C'est vivant qu'il nous le faut!... Ne l'oublie pas, Gilbert!

-- Oui!... Vivant!...»

Le jeune homme embrassa son père, il serra les mains de son oncle
Carrol de M. Stannard:

«Viens, Mars», dit-il.

Et tous deux, suivant la rive droite du fleuve, le long des berges
de la plantation, marchèrent rapidement pendant une demi-heure.
Ils ne rencontrèrent personne sur la route. Arrivés à l'endroit où
ils avaient laissé leur gig, caché sous un amoncellement de
roseaux, ils s'embarquèrent pour aller prendre le fil du courant
qui devait les entraîner rapidement vers la barre du Saint-John.


XIV
Sur le Saint-John

Le fleuve était alors désert dans cette partie de son cours. Pas
une seule lueur n'apparaissait sur la rive opposée. Les lumières
de Jacksonville se cachaient derrière le coude que fait la crique
de Camdless, en s'arrondissant vers le nord. Leur reflet seul
montait au-dessus et teintait la plus basse couche des nuages.

Bien que la nuit fût sombre, le gig pouvait facilement prendre
direction sur la barre. Comme aucune vapeur ne se dégageait des
eaux du Saint-John, il aurait été facile de le suivre et de le
poursuivre, si quelque embarcation confédérée l'eût attendu au
passage -- ce que Gilbert et son compagnon ne croyaient pas avoir
lieu de craindre.

Tous deux gardaient un profond silence. Au lieu de descendre ce
fleuve, ils auraient voulu le traverser pour aller chercher Texar
jusque dans Jacksonville, pour se rencontrer face à face avec lui.
Et alors, remontant le Saint-John, ils eussent fouillé toutes les
forêts, toutes les criques de ses rives. Où M. James Burbank avait
échoué, ils auraient réussi peut-être. Et pourtant, il n'était que
sage d'attendre. Lorsque les fédéraux seraient maîtres de la
Floride, Gilbert et Mars pourraient agir avec plus de chances de
succès vis-à-vis de l'Espagnol. D'ailleurs, le devoir leur
ordonnait de rejoindre avant le jour la flottille du commandant
Stevens. Si la barre devenait praticable plus tôt qu'on ne
l'espérait, ne fallait-il pas que le jeune lieutenant fût à son
poste de combat, et Mars au sien, pour piloter les canonnières à
travers ce chenal, dont il connaissait la profondeur à tout
instant de la mer montante?

Mars, assis à l'arrière du gig, maniait sa pagaie avec vigueur.
Devant lui, Gilbert observait soigneusement le cours du fleuve en
amont, prêt à signaler tout obstacle ou tout danger qui se
présenterait, barque ou tronc en dérive. Après s'être obliquement
écartée de la rive droite, afin de prendre le milieu du chenal, la
légère embarcation n'aurait plus qu'à suivre le fil du courant, où
elle se maintiendrait d'elle-même. Jusque-là, il suffisait que,
d'un mouvement de la main, Mars forçât sur bâbord ou sur tribord
pour tenir une direction convenable.

Sans doute, mieux eût valu ne point s'éloigner de la sombre
lisière d'arbres et de roseaux gigantesques, qui bordent la rive
droite du Saint-John. À la longer sous la retombée des épaisses
ramures, on risquait moins d'être aperçu. Mais, un peu au-dessous
de la plantation, un coude très accusé de la rive renvoie le
courant vers l'autre bord. Il s'est établi là un large remous, qui
eût rendu la navigation du gig infiniment plus pénible tout en
retardant sa marche. Aussi Mars, ne voyant rien de suspect en
aval, cherchait-il plutôt à s'abandonner aux eaux vives du milieu
qui descendent rapidement vers l'embouchure. Du petit port de
Camdless-Bay jusqu'à l'endroit où la flottille était mouillée au-
dessous de la barre, on comptait de quatre à cinq milles, et, avec
l'aide du jusant, sous la poussée des bras vigoureux de Mars, le
gig ne pouvait être embarrassé de les enlever en deux heures. Il
serait donc de retour, avant que les premières lueurs du jour
eussent éclairé la surface du Saint-John.

Un quart d'heure après leur embarquement, Gilbert et Mars se
trouvaient en plein fleuve. Là, ils purent constater que, si leur
rapidité était considérable, la direction du courant les portait
vers Jacksonville. Peut-être même, inconsciemment, Mars appuyait-
il de ce côté, comme s'il eût été sollicité par quelque
irrésistible attraction. Cependant il fallait éviter ce lieu
maudit, dont les abords devaient être gardés avec plus de soin que
la partie centrale du Saint-John.

«Droit, Mars, droit!» se contenta de dire le jeune officier.

Et le gig dut se maintenir dans le fil du courant, à un quart de
mille de la rive gauche.

Le port de Jacksonville ne se montrait ni sombre ni silencieux,
cependant. De nombreuses lumières couraient sur les quais ou
tremblotaient dans les embarcations à la surface des eaux.
Quelques-unes même se déplaçaient rapidement, comme si une active
surveillance eût été organisée sur un assez large rayon.

En même temps, des chants, mêlés de cris, indiquaient que les
scènes de plaisir ou d'orgie continuaient à troubler la ville.
Texar et ses partisans croyaient-ils donc toujours à la défaite
des nordistes en Virginie et à la retraite possible de la
flottille fédérale? Ou bien profitaient-ils de leurs derniers
jours pour se livrer à tous les excès, au milieu d'une population
ivre de whiskey et de gin?

Quoi qu'il en soit, comme le gig filait toujours dans le lit du
courant, Gilbert avait lieu de croire qu'il serait bientôt à
l'abri des plus grands dangers, du moment qu'il aurait dépassé
Jacksonville, quand, soudain, il fit signe à Mars de s'arrêter. À
moins d'un mille au-dessous du port, il venait d'apercevoir une
longue ligne de taches noires, semées comme une série d'écueils
d'une rive à l'autre du fleuve.

C'était une ligne d'embarcations, embossées en cet endroit, qui
barrait le Saint-John. Évidemment, si les canonnières parvenaient
à franchir la barre, ces embarcations seraient impuissantes à les
arrêter, et elles n'auraient plus qu'à battre en retraite; mais,
pour le cas où des chaloupes fédérales tenteraient de remonter le
fleuve, elles seraient peut-être capables de s'opposer à leur
passage. C'est pour cette raison qu'elles étaient venues former un
barrage pendant la nuit. Toutes étaient immobiles en travers du
Saint-John, soit qu'elles se maintinssent avec leurs avirons, soit
qu'elles fussent mouillées sur leurs grappins. Bien qu'on ne pût
le voir, nul doute qu'elles eussent à bord un assez grand nombre
d'hommes, bien armés pour l'offensive comme pour la défensive.

Toutefois Gilbert fit cette remarque que le chapelet
d'embarcations ne barrait pas encore le fleuve, lorsqu'il l'avait
remonté pour atteindre Camdless-Bay. Cette précaution n'avait donc
été prise que depuis le passage du gig, et peut-être en prévision
d'une attaque dont il n'était point question au moment où le jeune
lieutenant venait de quitter la flottille de Stevens.

Il fallut, dès lors, abandonner le milieu du fleuve, afin de
s'abriter le plus possible le long de la rive droite. Peut-être le
canot resterait-il inaperçu, s'il manoeuvrait à travers le
fouillis des roseaux et dans l'ombre des arbres de la berge. En
tout cas, il n'existait aucun autre moyen d'éviter le barrage du
Saint-John.

«Mars, tâche de pagayer sans bruit jusqu'au moment où nous aurons
dépassé cette ligne, dit le jeune lieutenant.

-- Oui, monsieur Gib.

-- Il y aura sans doute à lutter contre les remous, et s'il faut
te venir en aide...

-- J'y suffirai», répondit Mars.

Et, faisant évoluer le gig, il le ramena rapidement du côté de la
rive droite, lorsqu'il n'était déjà plus qu'à trois cents yards
au-dessus de la ligne d'embossage.

Puisque l'embarcation n'avait pas été aperçue pendant qu'elle
traversait obliquement le fleuve -- et elle aurait pu l'être --
maintenant qu'elle se confondait avec les sombres masses de la
berge, il était impossible qu'elle fût découverte. À moins que
l'extrémité du barrage s'appuyât sur la rive, il était à peu près
certain qu'elle pourrait le franchir. Dans le chenal même du
Saint-John, il eût été plus qu'imprudent de le tenter.

Mars pagayait au milieu d'une obscurité que rendait plus profonde
encore l'épais rideau des arbres. Il évitait soigneusement de
heurter des souches, dont la tête émergeait çà et là, ou de
frapper l'eau trop bruyamment, bien qu'il eût parfois à vaincre un
contre-courant que certaines dérivations des remous rendaient
assez rude. À dériver dans ces conditions, Gilbert éprouverait un
retard d'une heure, sans doute. Mais peu importerait qu'il fit
jour alors; il serait assez près du mouillage des canonnières pour
n'avoir plus rien à craindre de Jacksonville.

Vers quatre heures, le canot était arrivé à la hauteur des
embarcations. Ainsi que l'avait prévu Gilbert, étant donné le peu
de profondeur du fleuve en cet endroit du chenal, le passage avait
été laissé libre le long de la rive. Quelques centaines de pieds
au delà, une pointe, qui faisait saillie sur le Saint-John --
pointe très boisée -- s'abritait confusément sous un massif de
palétuviers et d'énormes bambous.

Il s'agissait de contourner cette pointe, très sombre du côté de
l'amont. En aval, au contraire, les masses de verdure cessaient
brusquement. Le littoral, plus déclive aux approches de l'estuaire
du Saint-John, se découpait en une suite de criques et de
marécages, formant une grève très basse, très découverte. Là, plus
un arbre, plus de rideau obscur, et, par conséquent, les eaux
redevenaient assez claires. Il n'était donc pas impossible qu'un
point noir et mouvant, comme le gig, trop petit pour que deux
hommes pussent s'y coucher, fût aperçu de quelque embarcation
rôdant au large de la pointe.

Au delà, il est vrai, le remous ne se faisait plus sentir. C'était
un courant assez vif, qui longeait la rive sans chercher la
direction du chenal. Si le canot doublait heureusement cette
pointe, il serait rapidement entraîné vers la barre, et il
arriverait en peu de temps au mouillage du commandant Stevens.

Mars se glissait donc le long de la rive avec une extrême
prudence. Ses yeux essayaient de percer les ténèbres, observant le
bas cours du fleuve. Il rasait la berge d'aussi près que possible,
luttant contre le remous qui était encore très violent au revers
de la pointe. La pagaie pliait sous ses bras vigoureux, pendant
que Gilbert, le regard tourné vers l'amont, ne cessait de fouiller
la surface du Saint-John.

Cependant le gig s'approchait peu à peu de la pointe. Quelques
minutes encore, et il en aurait atteint l'extrémité, qui se
prolongeait sous la forme d'une fine langue de sable. Il n'en
était plus qu'à vingt-cinq ou trente yards, quand, soudain, Mars
s'arrêta.

«Es-tu fatigué, demanda le jeune lieutenant, et veux-tu que je te
remplace?...

-- Pas un mot, monsieur Gilbert!» répondit Mars.

Et, en même temps, de deux violents coups de pagaie, il se lança
obliquement, comme s'il eût voulu s'échouer contre la rive.
Aussitôt, dès qu'il fut à portée, il saisit une des branches qui
pendaient sur les eaux; puis, hâlant dessus, il fit disparaître
l'embarcation sous un sombre berceau de verdure. Un instant après,
leur amarre tournée à l'une des racines d'un palétuvier, Gilbert
et Mars, immobiles, se trouvaient au milieu d'une obscurité telle
qu'ils ne pouvaient plus se voir.

Cette manoeuvre n'avait pas duré dix secondes.

Le jeune lieutenant saisit alors le bras de son compagnon, et il
allait lui demander l'explication de cette manoeuvre, lorsque
Mars, tendant le bras à travers le feuillage, montra un point
mouvant sur la partie moins sombre des eaux.

C'était une embarcation conduite par quatre hommes qui remontait
le courant, après avoir doublé la langue de terre, et se dirigeait
de manière à longer la berge au-dessus de la pointe.

Gilbert et Mars eurent alors la même pensée: avant tout et malgré
tout, regagner leur bord. Si leur canot était découvert, ils
n'hésiteraient pas à sauter sur la rive, ils fileraient entre les
arbres, ils s'enfuiraient par la berge jusqu'à la hauteur de la
barre. Là, le jour venu, soit qu'on aperçût leurs signaux de la
plus rapprochée des canonnières, soit qu'ils dussent la rejoindre
à la nage, ils feraient tout ce qu'il était humainement possible
de faire pour revenir à leur poste.

Mais, presque aussitôt, ils allaient comprendre que toute retraite
par terre leur serait coupée.

En effet, lorsque l'embarcation fut arrivée à vingt pieds au plus
du berceau de verdure, une conversation s'établit entre les gens
qui la montaient et une demi-douzaine d'autres, dont les ombres
apparaissaient entre les arbres sur l'arête de la berge.

«Le plus difficile est fait? cria-t-on de terre.

-- Oui, répondit-on du fleuve. Cette pointe à doubler avec marée
descendante, c'est aussi dur que de remonter un rapide!

-- Allez-vous mouiller en cet endroit, maintenant! que nous voilà
débarqués sur la pointe?

-- Sans doute, au milieu du remous... Nous garderons mieux
l'extrémité du barrage.

-- Bien! Pendant ce temps, nous allons surveiller la berge, et, à
moins de se jeter dans le marais, j'imagine que ces coquins auront
quelque peine à nous échapper...

-- Si ce n'est fait déjà?

-- Non! Ce n'est pas possible! Évidemment, ils tenteront de
revenir à leur bord avant le jour. Or, comme ils ne peuvent
franchir la ligne des embarcations, ils essaieront de filer le
long de la rive, et nous serons là pour les arrêter au passage.»

Ces quelques phrases suffisaient à faire comprendre ce qui était
arrivé. Le départ de Gilbert et de Mars devait avoir été signalé,
-- nul doute à cet égard. Si, pendant qu'ils remontaient le fleuve
pour atteindre le port de Camdless-Bay, ils avaient pu échapper
aux embarcations chargées de leur couper la route, maintenant que
le fleuve était barré et qu'on les guettait au retour, il leur
serait bien difficile, sinon impossible, de regagner le mouillage
des canonnières.

En somme, dans ces conditions, le gig se trouvait pris entre les
hommes de l'embarcation et ceux de leurs compagnons qui venaient
de prendre pied sur la pointe. Donc, si la fuite était devenue
impraticable en descendant le fleuve, elle ne l'était pas moins
par cette étroite berge, resserrée entre les eaux du Saint-John et
les marais du littoral.

Ainsi Gilbert venait d'apprendre que son passage avait été signalé
sur le Saint-John. Toutefois, peut-être, ignorait-on que son
compagnon et lui eussent débarqué à Camdless-Bay, et que l'un
d'eux fût le fils de James Burbank, et un officier de la marine
fédérale; l'autre, un de ses matelots. Il n'en était rien,
malheureusement. Le jeune lieutenant ne put plus douter du danger
qui le menaçait, lorsqu'il entendit les dernières phrases que ces
gens échangèrent entre eux.

«Ainsi veillez bien! dit-on de terre.

-- Oui... Oui!... fut-il répondu. Un officier fédéral, c'est de
bonne prise, d'autant plus que cet officier est le propre fils de
l'un de ces damnés nordistes de la Floride!

-- Et ça nous sera payé cher, puisque c'est Texar qui paie!

-- Il est possible, cependant, que nous ne réussissions pas à les
enlever cette nuit, s'ils sont parvenus à se cacher dans quelque
creux de la rive. Mais, au jour, nous en fouillerons si bien tous
les trous qu'un rat d'eau ne nous échapperait pas!

-- N'oublions pas qu'il y a recommandation expresse de les avoir
vivants!

-- Oui!... Convenu!... Convenu aussi que, dans le cas où ils se
feraient arrêter sur la berge, nous n'aurons qu'à vous héler pour
que vous veniez les prendre et les conduire à Jacksonville?

-- D'ailleurs, à moins qu'il faille leur donner la chasse, nous
resterons mouillés ici.

-- Et nous, à notre poste, en travers de la berge.

-- Allons! Bonne chance! En vérité, mieux aurait valu passer la
nuit à boire dans les cabarets de Jacksonville...

-- Oui, si ces deux coquins nous échappent! Non, si, demain, nous
les amenons, pieds et poings liés, à Texar!»

Là-dessus, l'embarcation s'éloigna de deux longueurs d'aviron.
Puis, le bruit d'une chaîne, qui se déroulait, indiqua bientôt que
son ancre était par le fond. Quant aux hommes qui occupaient la
lisière de la berge, s'ils ne parlaient plus, du moins entendait-
on le bruit de leurs pas sur les feuilles tombées des arbres. Du
côté du fleuve, comme du côte de la terre, la fuite n'était donc
plus possible.

C'est à quoi réfléchissaient Gilbert et Mars. L'un et l'autre
n'avaient pas fait un seul mouvement ni prononcé une seule parole.
Rien ne pouvait donc trahir la présence du gig enfoui sous le
sombre berceau de verdure, berceau qui était une prison.
Impossible d'en sortir. En admettant qu'il n'y fût point découvert
pendant la nuit, comment Gilbert échapperait-il aux regards,
lorsque le jour paraîtrait? Or, la capture du jeune lieutenant,
c'était non seulement sa vie menacée -- soldat, il en eût
volontiers fait le sacrifice --, mais, si on parvenait à établir
qu'il avait débarqué à Castle-House, c'était son père arrêté de
nouveau par les partisans de Texar, c'était la connivence de James
Burbank avec les fédéraux démontrée sans conteste. Que la preuve
eût manqué à l'Espagnol, quand il accusait pour la première fois
le propriétaire de Camdless-Bay, cette preuve ne lui ferait plus
défaut, lorsque Gilbert serait en son pouvoir. Et alors, que
deviendrait Mme Burbank? Que deviendraient Dy et Zermah, lorsque
le père, le frère, le mari, ne seraient plus là pour continuer
leurs recherches?

En un instant, toutes ces pensées se présentèrent à l'esprit du
jeune officier, et il en avait entrevu les inévitables
conséquences.

Ainsi, au cas où tous deux seraient pris, il ne resterait plus
qu'une seule chance: c'est que les fédéraux s'empareraient de
Jacksonville, avant que Texar eût été en état de nuire. Peut-être,
alors, seraient-ils délivrés assez à temps pour que la
condamnation à laquelle ils ne pouvaient échapper n'eût pas été
suivie d'exécution. Oui! tout espoir était là et n'était plus que
là. Mais, comment hâter l'arrivée du commandant Stevens et de ses
canonnières en amont du fleuve? Comment franchir la barre du
Saint-John, si l'eau manquait encore? Comment guider la flottille
à travers les multiples sinuosités du chenal, si Mars, qui devait
la piloter, tombait entre les mains des sudistes?

Gilbert devait donc risquer même l'impossible pour regagner son
bord avant le jour, et il fallait partir sans perdre un instant.
Était-ce impraticable? Mars ne pouvait-il, en lançant brusquement
le gig à travers le remous, lui rendre sa liberté? Pendant que les
gens de l'embarcation perdraient du temps, soit à lever leur
ancre, soit à larguer leur chaîne, n'aurait-il pas pris assez
d'avance pour se mettre hors d'atteinte?

Non! c'eût été tout compromettre. Le jeune lieutenant ne le savait
que trop. La pagaie de Mars ne pouvait lutter avec avantage contre
les quatre avirons de l'embarcation. Le canot ne tarderait pas à
être rattrapé, pendant qu'il essaierait de filer le long de la
rive. Agir de la sorte, ce serait courir à une perte certaine.

Que faire alors? Convenait-il d'attendre? Le jour allait bientôt
paraître. Il était déjà quatre heures et demie du matin. Quelques
blancheurs flottaient au-dessus de l'horizon dans l'est.

Cependant il importait de prendre un parti, et voici celui auquel
s'arrêta Gilbert.

Après s'être courbé vers Mars, afin de lui parler à voix basse:

«Nous ne pouvons attendre plus longtemps, dit-il. Nous sommes
armés chacun d'un revolver et d'un coutelas. Dans l'embarcation,
il y a quatre hommes. Ce n'est que deux contre un. Nous aurons
l'avantage de la surprise. Tu vas pousser vigoureusement le gig à
travers le remous et le lancer contre l'embarcation en quelques
coups de pagaie. Étant mouillée, elle ne pourra éviter l'abordage.
Nous tomberons sur ces hommes, nous les frapperons, sans leur
laisser le temps de se reconnaître, et nous tirerons au large.
Puis, avant que ceux de la berge aient donné l'alarme, peut-être
aurons-nous franchi le barrage et atteint la ligne des
canonnières. -- Est-ce compris, Mars?»

Mars répondit en prenant son coutelas qu'il passa tout ouvert à sa
ceinture, près de son revolver. Cela fait, il largua doucement
l'amarre du canot et saisit sa pagaie pour la pousser d'un coup
vigoureux.

Mais, au moment où il allait commencer sa manoeuvre, Gilbert
l'arrêta d'un geste.

Une circonstance inattendue venait de lui faire immédiatement
modifier ses projets.

Avec les premières lueurs du jour, un épais brouillard commençait
à se lever sur les eaux. On eût dit d'une ouate humide qui se
déroulait à leur surface en les effleurant de ses volutes
mouvantes. Ces vapeurs, formées en mer, venaient de l'embouchure
du fleuve, et, poussées par une légère brise, elles remontaient
lentement le cours du Saint-John. Avant un quart d'heure, aussi
bien Jacksonville, sur la rive gauche, que les massifs d'arbres de
la berge, sur la rive droite, tout aurait disparu dans
l'amoncellement de ces brumes un peu jaunâtres, dont l'odeur
caractéristique emplissait déjà la vallée.

N'était-ce pas le salut qui s'offrait au jeune lieutenant et à son
compagnon? Au lieu de risquer une lutte inégale, dans laquelle ils
pouvaient succomber tous deux, pourquoi n'essaieraient-ils pas de
se glisser à travers ce brouillard? Gilbert crut, du moins, que
c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. C'est pourquoi il
retint Mars, au moment où celui-ci allait brusquement déborder de
la rive. Il s'agissait, au contraire, de la ranger prudemment,
silencieusement, en évitant l'embarcation, dont la silhouette,
indécise déjà, allait s'effacer tout à fait.

Alors les voix recommencèrent à se héler dans l'ombre. Du fleuve
on répondait à la berge.

«Attention au brouillard!

-- Oui! Nous allons lever notre ancre et nous rapprocher davantage
de la rive!

-- C'est bien, mais restez aussi en communication avec les
embarcations du barrage. S'il en passe près de vous, prévenez-les
de croiser en tous sens jusqu'au lever des brumes.

-- Oui!... Oui!... Ne craignez rien, et veillez bien au cas où ces
coquins chercheraient à fuir par terre!»

Évidemment, cette précaution, tout indiquée, allait être prise. Un
certain nombre d'embarcations s'appliqueraient à croiser d'une
rive à l'autre du fleuve. Gilbert le savait; il n'hésita pas. Le
gig, silencieusement manoeuvré par Mars, abandonna le berceau de
verdure et s'avança lentement à travers le remous.

Le brouillard tendait à s'épaissir, bien qu'il fût pénétré d'un
demi-jour blafard, semblable à la lueur qui passe à travers la
corne d'une lanterne. On ne voyait plus rien, même dans un rayon
de quelques yards. Si, par bonheur, le canot n'abordait pas
l'embarcation mouillée au large, il avait bien des chances de
rester inaperçu. Et, en effet, il put l'éviter, pendant que les
hommes s'occupaient à en relever l'ancre avec un bruit de chaîne,
qui marquait à peu près la place dont il fallait s'écarter.

Le gig passa donc, et Mars put appuyer un peu plus vigoureusement
sur sa pagaie.

Le difficile était alors de suivre une direction convenable, sans
s'exposer à prendre le chenal au milieu du fleuve. Il fallait, au
contraire, se tenir à une petite distance de la rive droite. Rien
n'eût pu guider Mars à travers les brumes amoncelées, si ce n'est
peut-être le grondement des eaux qui s'accentuait en rasant le
pied de la berge. On sentait déjà venir le jour. Il grandissait
au-dessus de la masse des vapeurs, bien que le brouillard restât
très épais à la surface du Saint-John.

Pendant une demi-heure, le gig erra, pour ainsi dire, à
l'aventure. Quelquefois, une vague silhouette apparaissait
inopinément. On pouvait croire que ce fût une embarcation,
démesurément agrandie par la réfraction -- phénomène communément
observé au milieu des brouillards en mer. En effet, tout objet s'y
montre aux yeux avec une soudaineté vraiment fantastique, et
l'impression est qu'il a des dimensions énormes. Cela se produisit
fréquemment. Heureusement, ce que Gilbert prenait pour une
chaloupe n'était qu'une bouée de balisage, une tête de roche
émergeant des eaux, ou quelque pieu enfoncé dans le fleuve, dont
la pointe se perdait dans le plafond des vapeurs.

Divers couples d'oiseaux passaient aussi, déployant une envergure
démesurée. Si on les voyait à peine, on entendait, du moins, le
cri perçant qu'ils jetaient à travers l'espace. D'autres
s'envolaient du lit même du fleuve, au moment où l'approche du
canot venait de les mettre en fuite. Il eût été impossible de
reconnaître s'ils allaient se reposer sur la berge, à quelques pas
seulement, ou s'ils se replongeaient sous les eaux du Saint-John.

En tout cas, puisque la marée descendait toujours, Gilbert était
certain que le gig, entraîné par le jusant, gagnait vers le
mouillage du commandant Stevens. Cependant, comme le courant avait
beaucoup molli déjà, rien ne pouvait faire croire que le jeune
lieutenant eût enfin dépassé la ligne d'embossage. Ne devait-il
pas craindre, au contraire, d'être maintenant à sa hauteur et de
tomber brusquement sur l'une des embarcations.

Ainsi, toute éventualité de grave danger n'avait pas disparu
encore. Bientôt même, il fut manifeste que le gig se trouvait en
plus grand péril que jamais. Aussi, à de courts intervalles, Mars
s'arrêtait-il, laissant sa pagaie suspendue au-dessus des eaux.
Des bruits d'aviron, éloignés ou proches, se faisaient
incessamment entendre dans un rayon restreint. Divers cris se
répondaient d'une embarcation à une autre. Quelques formes, dont
les linéaments étaient à peine dessinés, s'estompaient tout à coup
dans le vague du brouillard. C'étaient bien des bateaux en marche
qu'il fallait éviter. Parfois, aussi, les vapeurs s'entrouvraient
soudain, comme si un vaste souffle eût pénétré leur masse. La
portée de la vue s'agrandissant jusqu'à une distance de quelques
centaines de yards, Gilbert et Mars essayaient alors de
reconnaître leur position sur le fleuve. Mais l'éclaircie se
brouillait de nouveau, et le canot n'avait plus que la ressource
de se laisser aller au courant.

Il était un peu plus de cinq heures. Gilbert calcula qu'il devait
être alors à deux milles du mouillage. En effet, il n'avait pas
encore atteint la barre du fleuve. Cette barre eût été aisément
reconnaissable au bruit plus accentué du courant, aux nombreuses
stries des eaux qui s'y entremêlent avec un fracas auquel des
marins ne peuvent se tromper. Si la barre eût été déjà franchie,
Gilbert se fût cru relativement en sûreté, car il n'était pas
probable que les embarcations voulussent se hasarder à cette
distance de Jacksonville sous le feu des canonnières.

Tous deux écoutaient donc, se penchant presque au ras de l'eau.
Leur oreille si exercée n'avait encore rien pu percevoir. Il
fallait qu'ils se fussent égarés, soit vers la droite, soit vers
la gauche du fleuve. Maintenant, ne vaudrait-il pas mieux le
prendre obliquement, de manière à rallier une des rives, et, s'il
le fallait, attendre que le brouillard fût moins épais pour se
remettre en bonne route?

C'était le meilleur parti à prendre, puisque les vapeurs
commençaient à monter vers de plus hautes zones. Le soleil, que
l'on sentait au-dessus, les enlevait en les échauffant.
Visiblement, la surface du Saint-John allait réapparaître sur une
vaste étendue, bien avant que le ciel fût redevenu distinct. Puis,
le rideau se déchirerait d'un coup, les horizons sortiraient des
brumes. Peut-être, alors, à un mille au delà de la barre, Gilbert
apercevrait-il les canonnières, évitées de jusant, qu'il lui
serait possible de rejoindre.

En ce moment, un bruit d'eaux entrechoquées se fit entendre.
Presque aussitôt le gig commença à tournoyer comme s'il eût été
emporté dans une sorte de tourbillon. On ne pouvait s'y tromper.

«La barre! s'écria Gilbert.

-- Oui! la barre, répondit Mars, et, une fois franchie, nous
serons au mouillage.»

Mars avait repris sa pagaie et cherchait maintenant à se tenir en
bonne direction.

Soudain, Gilbert l'arrêta. Dans un recul des vapeurs, il venait
d'apercevoir une embarcation, rapidement menée, suivant la même
route. Les hommes qui la montaient avaient-ils vu le canot?
Voulaient-ils lui barrer le passage?

«Revirons sur bâbord», dit le jeune lieutenant.

Mars évolua, et quelques coups de pagaie l'eurent bientôt rejeté
dans un sens contraire.

Mais, de ce côté, des voix se firent entendre. Elles se hélaient
bruyamment. Il y avait certainement sur cette partie du fleuve
plusieurs embarcations qui croisaient de conserve.

Tout d'un coup, et comme si une immense houppe eut largement
balayé l'espace, les vapeurs retombèrent en eau pulvérisée à la
surface du Saint-John.

Gilbert ne put retenir un cri.

Le gig était au milieu d'une douzaine d'embarcations, chargées de
surveiller cette partie du chenal, dont la barre coupait le
sinueux passage après une longue ligne oblique.

«Les voilà!... Les voilà!»

Telles furent les exclamations que se renvoyèrent les bateaux de
l'un à l'autre.

«Oui, nous voilà! répondit le jeune lieutenant. Revolver et
coutelas aux mains, Mars, et défendons-nous!»

Se défendre à deux contre une trentaine d'hommes!

En un instant, trois ou quatre embarcations avaient abordé le gig.
Des détonations éclatèrent. Seuls, les revolvers de Gilbert et de
Mars, que l'on voulait prendre vivants, avaient fait feu. Trois ou
quatre marins furent tués ou blessés. Mais, dans cette lutte
inégale, comment Gilbert et son compagnon n'auraient-ils pas
succombé?

Le jeune lieutenant fut garrotté, malgré son énergique résistance,
puis transporté dans une des embarcations.

«Fuis... Mars!... Fuis!...», cria-t-il une dernière fois.

D'un coup de son coutelas, Mars se débarrassa de l'homme qui le
tenait. Avant qu'on eût pu le ressaisir, l'intrépide mari de
Zermah s'était précipité dans le fleuve. En vain chercha-t-on à le
reprendre. Il venait de disparaître au milieu des tourbillons de
la barre, dont les eaux tumultueuses se changent en torrents au
retour de la marée montante.


XV
Jugement

Une heure plus tard, Gilbert accostait le quai de Jacksonville. On
avait entendu les coups de revolver tirés en aval. S'agissait-il
là d'un engagement entre les embarcations confédérées et la
flottille fédérale? Ne devait-on pas craindre, même, que les
canonnières du commandant Stevens eussent franchi le chenal en cet
endroit? Cela n'avait pas laissé de causer une très sérieuse
émotion parmi la population de la ville. Une partie des habitants
s'était rapidement portée vers les estacades. Les autorités
civiles, représentées par Texar et les plus déterminés de ses
partisans n'avaient point tardé à les suivre. Tous regardaient
dans la direction de la barre, maintenant dégagée des brumes.
Lorgnettes et longues-vues fonctionnaient incessamment. Mais la
distance était trop grande -- environ trois milles -- pour que
l'on pût être fixé sur l'importance de l'engagement et de ses
résultats.

En tout cas, la flottille se tenait toujours au poste de mouillage
qu'elle occupait la veille, et Jacksonville ne devait encore rien
redouter d'une attaque immédiate des canonnières. Les plus
compromis de ses habitants auraient le temps de se préparer à fuir
vers l'intérieur de la Floride.

D'ailleurs, si Texar et deux ou trois de ses compagnons avaient,
plus que tous autres, quelques raisons de craindre pour leur
propre sécurité, il ne leur parut pas qu'il y eût lieu de
s'inquiéter de l'incident. L'Espagnol se doutait bien qu'il
s'agissait de la capture de ce canot, dont il voulait s'emparer à
tout prix.

«Oui, à tout prix! répétait Texar, en cherchant à reconnaître
l'embarcation qui s'avançait vers le port. À tout prix, ce fils de
Burbank, qui est tombé dans le piège que je lui ai tendu! Je la
tiens, enfin, cette preuve que James Burbank est en communication
avec les fédéraux! Sang-Dieu! quand j'aurai fait fusiller le fils,
vingt-quatre heures ne se passeront pas sans que j'aie fait
fusiller le père!»

En effet, bien que son parti fût maître de Jacksonville, Texar,
après le renvoi prononcé en faveur de James Burbank, avait voulu
attendre une occasion propice pour le faire arrêter de nouveau.
L'occasion s'était présentée d'attirer Gilbert dans un piège.
Gilbert, reconnu comme officier fédéral, arrêté en pays ennemi,
condamné comme espion, l'Espagnol pourrait accomplir jusqu'au bout
sa vengeance.

Il ne fut que trop servi par les circonstances. C'était bien le
fils du colon de Camdless-Bay, de James Burbank, qui était ramené
au port de Jacksonville.

Que Gilbert fût seul, que son compagnon se fût noyé ou sauvé, peu
importait puisque le jeune officier était pris. Il n'y aurait plus
qu'à le traduire devant un comité, composé des partisans de Texar,
que celui-ci présiderait en personne.

Gilbert fut accueilli par les huées et les menaces de ce populaire
qui le connaissait bien. Il reçut avec dédain toutes ces clameurs.
Son attitude ne décela aucune crainte, bien qu'une escouade de
soldats eût dû être appelée pour protéger sa vie contre les
violences de la foule. Mais, lorsqu'il aperçut Texar, il ne fut
pas maître de lui et se serait jeté sur l'Espagnol, s il n'eût été
retenu par ses gardiens.

Texar ne fit pas un mouvement, il ne prononça pas une parole, il
affecta même de ne point voir le jeune officier, et il le laissa
s'éloigner avec la plus parfaite indifférence.

Quelques instants après, Gilbert Burbank était enfermé dans la
prison de Jacksonville. On ne pouvait se faire illusion sur le
sort que lui réservaient les sudistes.

Vers midi, M. Harvey, le correspondant de James Burbank, se
présentait à la prison et tentait de voir Gilbert. Il fut
éconduit. Par ordre de Texar, le jeune lieutenant était mis au
secret le plus absolu. Cette démarche eut même pour résultat que
M. Harvey allait être surveillé très sévèrement.

En effet, on n'ignorait pas ses rapports avec la famille Burbank,
et il entrait dans les projets de l'Espagnol que l'arrestation de
Gilbert ne fût pas immédiatement connue à Camdless-Bay. Une fois
le jugement rendu, la condamnation prononcée, il serait temps
d'apprendre à James Burbank ce qui s'était passé, et, lorsqu'il
l'apprendrait, il n'aurait plus le temps de fuir Castle-House afin
d'échapper à Texar.

Il s'ensuivit que M. Harvey ne put envoyer un messager à Camdless-
Bay. L'embargo avait été mis sur les embarcations du port. Toute
communication étant interrompue entre la rive gauche et la rive
droite du fleuve, la famille Burbank ne devait rien savoir de
l'arrestation de Gilbert. Pendant qu'elle le croyait à bord de la
canonnière de Stevens, le jeune officier était détenu dans la
prison de Jacksonville.

À Castle-House, avec quelle émotion on écoutait si quelque
détonation lointaine n'annonçait pas l'arrivée des fédéraux au
delà de la barre. Jacksonville aux mains des nordistes, c'était
Texar aux mains de James Burbank! C'était celui-ci libre de
reprendre, avec son fils, avec ses amis, ces recherches qui
n'avaient point abouti encore!

Rien ne se faisait entendre en aval du fleuve. Le régisseur Perry,
qui vint explorer le Saint-John jusqu'à la ligne du barrage, Pyg
et un des sous-régisseurs, envoyés par la berge à trois milles au-
dessous de la plantation, firent le même rapport. La flottille
était toujours au mouillage. Il ne semblait pas qu'elle fît aucun
préparatif pour appareiller et remonter à la hauteur de
Jacksonville.

Et, d'ailleurs, comment aurait-elle pu franchir la barre? En
admettant que la marée l'eût rendue praticable plus tôt qu'on ne
l'espérait, comment se hasarderait-elle à travers les passes du
chenal, maintenant que le seul pilote qui en connût toutes les
sinuosités n'était plus là? En effet, Mars n'avait pas reparu.

Et, si James Burbank eût su ce qui s'était passé après la capture
du gig, qu'aurait-il pu croire, sinon que le courageux compagnon
de Gilbert avait péri dans les tourbillons du fleuve? Au cas où
Mars se serait sauvé en regagnant la rive droite du Saint-John,
est-ce que son premier soin n'eût pas été de revenir à Camdless-
Bay, puisqu'il lui était impossible de retourner à son bord?

Mars ne reparut point à la plantation.

Le lendemain, 11 mars, vers onze heures, le Comité était assemblé,
sous la présidence de Texar, dans cette même salle de Court-
Justice, où l'Espagnol s'était déjà fait l'accusateur de James
Burbank. Cette fois, les charges qui pesaient sur le jeune
officier étaient suffisamment graves pour qu'il ne pût échapper à
son sort. Il était condamné d'avance. La question du fils une fois
réglée, Texar s'occuperait de la question du père. La petite Dy
entre ses mains, Mme Burbank succombant à ces coups successifs que
sa main avait dirigés, il serait bien vengé! Ne semblait-il pas
que tout vînt le servir à souhait dans son implacable haine?

Gilbert fut extrait de sa prison. La foule l'accompagna de ses
hurlements, comme la veille. Lorsqu'il entra dans la salle du
Comité, où se trouvaient déjà les plus forcenés partisans de
l'Espagnol, ce fut au milieu des plus violentes clameurs.

«À mort, l'espion!... À mort!»

C'était l'accusation que lui jetait cette vile populace,
accusation inspirée par Texar.

Gilbert, cependant, avait repris tout son sang-froid, et il
parvint à se maîtriser, même en face de l'Espagnol, qui n'avait
pas eu la pudeur de se récuser dans une pareille affaire.

«Vous vous nommez Gilbert Burbank, dit Texar, et vous êtes
officier de la marine fédérale?

--Oui.

-- Et maintenant lieutenant à bord de l'une des canonnières du
commandant Stevens?

--Oui.

-- Vous êtes le fils de James Burbank, un Américain du Nord,
propriétaire de la plantation de Camdless-Bay?

--Oui.

-- Avouez-vous avoir quitté la flottille mouillée sous la barre,
dans la nuit du 10 mars?

--Oui.

-- Avouez-vous avoir été capturé, alors que vous cherchiez à
regagner la flottille, en compagnie d'un matelot de votre bord?

--Oui.

-- Voulez-vous dire ce que vous êtes venu faire dans les eaux du
Saint-John?

-- Un homme s'est présenté à bord de la canonnière dont je suis le
second. Il m'a appris que la plantation de mon père venait d'être
dévastée par une troupe de malfaiteurs, que Castle-House avait été
assiégée par des bandits. Je n'ai pas à dire au président du
Comité qui me juge, à qui incombe la responsabilité de ces crimes.

-- Et moi, répondit Texar, j'ai à dire à Gilbert Burbank que son
père avait bravé l'opinion publique en affranchissant ses
esclaves, qu'un arrêté ordonnait la dispersion des nouveaux
affranchis, que cet arrêté devait être mis à exécution...

-- Avec incendie et pillage, répliqua Gilbert, avec un rapt dont
Texar est personnellement l'auteur!

-- Quand je serai devant des juges, je répondrai, répliqua
froidement l'Espagnol. Gilbert Burbank, n'essayez pas
d'intervertir les rôles. Vous êtes un accusé, non un accusateur!

-- Oui... un accusé... en ce moment, du moins», répondit le jeune
officier. Mais les canonnières fédérales n'ont plus que la barre
du Saint-John à franchir pour s'emparer de Jacksonville, et
alors...»

Des cris éclatèrent aussitôt, des menaces contre le jeune
officier, qui osait braver les sudistes en face.

«À mort!... À mort!» cria-t-on de toutes parts.

L'Espagnol ne parvint pas sans peine à calmer cette colère de la
foule. Puis reprenant l'interrogatoire:

«Nous direz-vous, Gilbert Burbank, pourquoi, la nuit dernière,
vous avez quitté votre bord?

-- Je l'ai quitté pour venir voir ma mère mourante.

-- Vous avouez alors que vous avez débarqué à Camdless-Bay?

-- Je n'ai pas à m'en cacher.

-- Et c'était uniquement pour voir votre mère?

-- Uniquement.

-- Nous avons pourtant raison de penser, reprit Texar, que vous
aviez un autre but.

-- Lequel?

-- Celui de correspondre avec votre père, James Burbank, ce
nordiste soupçonné, depuis trop longtemps déjà, d'entretenir des
intelligences avec l'armée fédérale.

-- Vous savez que cela n'est pas, répondit Gilbert, emporté par
une indignation bien naturelle. Si je suis venu à Camdless-Bay, ce
n'est pas comme un officier, mais comme un fils...

-- Ou comme un espion!» répliqua Texar.

Les cris redoublèrent: «À mort, l'espion!... À mort!...»

Gilbert vit bien qu'il était perdu, et, ce qui lui porta un coup
terrible, il comprit que son père allait être perdu avec lui.

«Oui, reprit Texar, la maladie de votre mère n'était qu'un
prétexte! Vous êtes venu comme espion à Camdless-Bay, pour rendre
compte aux fédéraux de l'état des défenses du Saint-John!»

Gilbert se leva.

«Je suis venu pour voir ma mère mourante, répondit-il, et vous le
savez bien! Jamais je n'aurais cru que, dans un pays civilisé, il
se trouverait des juges qui fissent un crime à un soldat d'être
venu au lit de mort de sa mère, alors même qu'elle était sur le
territoire ennemi! Que celui qui blâme ma conduite et qui n'en
aurait pas fait autant ose le dire!»

Un auditoire, composé d'hommes en qui la haine n'eût pas éteint
toute sensibilité, n'aurait pu qu'applaudir à cette déclaration si
noble et si franche. Il n'en fut rien. Des vociférations
l'accueillirent, puis des applaudissements à l'adresse de
l'Espagnol, lorsque celui-ci fit valoir qu'en recevant un officier
ennemi en temps de guerre, James Burbank ne s'était pas rendu
moins coupable que cet officier. Elle existait, enfin, cette
preuve que Texar avait promis de produire, cette preuve de la
connivence de James Burbank avec l'armée du Nord.

Aussi, le Comité, retenant les aveux faits au cours de
l'interrogatoire relativement à son père, condamna-t-il à mort
Gilbert Burbank, lieutenant de la marine fédérale.

Le condamné fut aussitôt reconduit dans sa prison au milieu des
huées de cette populace, qui le poursuivait toujours de ces cris:
«À mort, l'espion!... À mort!»

Le soir, un détachement de la milice de Jacksonville arrivait à
Camdless-Bay.

L'officier qui le commandait demanda M. Burbank.

James Burbank se présenta. Edward Carrol et Walter Stannard
l'accompagnaient.

«Que me veut-on? dit James Burbank.

-- Lisez cet ordre!» répondit l'officier.

C'était l'ordre d'arrêter James Burbank comme complice de Gilbert
Burbank, condamné à mort pour espionnage par le Comité de
Jacksonville, et qui devait être fusillé dans les quarante-huit
heures.




DEUXIÈME PARTIE

I
Après l'enlèvement

«Texar!...» tel était bien le nom détesté que Zermah avait jeté
dans l'ombre, au moment où Mme Burbank et Miss Alice arrivaient
sur la berge de la crique Marino. La jeune fille avait reconnu le
misérable Espagnol. On ne pouvait donc mettre en doute qu'il fût
l'auteur de l'enlèvement auquel il avait présidé en personne.

C'était Texar, en effet, accompagné d'une demi-douzaine de gens à
lui, ses complices.

De longue main, l'Espagnol avait préparé cette expédition qui
devait entraîner la dévastation de Camdless-Bay, le pillage de
Castle-House, la ruine de la famille Burbank, la capture ou la
mort de son chef. C'est dans ce but qu'il venait de lancer ses
hordes de pillards sur la plantation. Mais il ne s'était pas mis à
leur tête, laissant aux plus forcenés de ses partisans le soin de
les diriger. Ainsi s'expliquera-t-on que John Bruce, mêlé à la
bande des assaillants, eût pu affirmer à James Burbank que Texar
ne se trouvait pas avec eux.

Pour le rencontrer, il eût fallu venir à la crique Marino, que le
tunnel mettait en communication avec Castle-House. Dans le cas où
l'habitation eût été forcée, c'est par là que ses derniers
défenseurs auraient essayé de battre en retraite. Texar
connaissait l'existence de ce tunnel. Aussi, montant une
embarcation de Jacksonville, qu'une autre embarcation suivait avec
Squambô et deux de ses esclaves, était-il venu surveiller cet
endroit, tout indiqué pour la fuite de James Burbank. Il ne
s'était pas trompé. Il le comprit bien, lorsqu'il vit un des
canots de Camdless-Bay stationner derrière les roseaux de la
crique. Les Noirs qui le gardaient furent surpris, attaqués,
égorgés. Il n'y eut plus qu'à attendre. Bientôt Zermah se
présenta, accompagnée de la petite fille. Aux cris que la métisse
fit entendre, l'Espagnol, craignant qu'on ne vînt à son secours,
la fit aussitôt jeter dans les bras de Squambô. Et, lorsque
Mme_ _Burbank et Miss Alice parurent sur la berge, ce ne fut qu'au
moment où la métisse était emportée au milieu du fleuve dans
l'embarcation de l'Indien.

On sait le reste.

Toutefois, le rapt accompli, Texar n'avait pas jugé à propos de
rejoindre Squambô. Cet homme, qui lui était entièrement dévoué,
savait en quel impénétrable repaire Zermah et la petite Dy
devaient être conduites. Aussi l'Espagnol, à l'instant où les
trois coups de canon rappelaient les assaillants prêts à forcer
Castle-House, avait-il disparu en coupant obliquement le cours du
Saint-John.

Où alla-t-il? on ne sait. En tout cas, il ne rentra pas à
Jacksonville pendant cette nuit du 3 au 4 mars. On ne l'y revit
que vingt-quatre heures après. Que devint-il pendant cette absence
inexplicable -- qu'il ne se donna même pas la peine d'expliquer?
Nul n'eût pu le dire. C'était de nature, cependant, à le
compromettre, quand il serait accusé d'avoir pris part à
l'enlèvement de Dy et de Zermah. La coïncidence entre cet
enlèvement et sa disparition ne pouvait que tourner contre lui.
Quoi qu'il en soit, il ne revint à Jacksonville que dans la
matinée du 5, afin de prendre les mesures nécessaires à la défense
des sudistes, -- assez à temps, on l'a vu, pour tendre un piège à
Gilbert Burbank et présider le Comité qui allait condamner à mort
le jeune officier.

Ce qui est certain, c'est que Texar n'était point à bord de cette
embarcation, conduite par Squambô, entraînée dans l'ombre par la
marée montante, en amont de Camdless-Bay.

Zermah, comprenant que ses cris ne pouvaient plus être entendus
des rives désertes du Saint-John, s'était tue. Assise à l'arrière,
elle serrait Dy dans ses bras. La petite fille, épouvantée, ne
laissait pas échapper une seule plainte. Elle se pressait contre
la poitrine de la métisse, elle se cachait dans les plis de sa
mante. Une ou deux fois, seulement, quelques mots entrouvrirent
ses lèvres:

«Maman!... maman!... Bonne Zermah!... J'ai peur!... J'ai peur!...
Je veux revoir maman!...

-- Oui... ma chérie!... répondit Zermah. Nous allons la revoir!...
Ne crains rien!... Je suis près de toi!»

Au même moment, Mme Burbank, affolée, remontait la berge droite du
fleuve, cherchant en vain à suivre l'embarcation qui emportait sa
fille vers l'autre rive.

L'obscurité était profonde alors. Les incendies, allumés sur le
domaine, commençaient à s'éteindre avec le fracas des détonations.
De ces fumées accumulées vers le nord, il ne sortait plus que de
rares poussées de flammes que la surface du fleuve réverbérait
comme un rapide éclair. Puis, tout devint silencieux et sombre.
L'embarcation suivait le chenal du fleuve, dont on ne pouvait même
plus voir les bords. Elle n'eût pas été plus isolée, plus seule,
en pleine mer.

Vers quelle crique se dirigeait l'embarcation dont Squambô tenait
la barre? C'est ce qu'il importait de savoir avant tout.
Interroger l'Indien eût été inutile. Aussi Zermah cherchait-elle à
s'orienter -- chose difficile dans ces profondes ténèbres, tant
que Squambô n'abandonnerait pas le milieu du Saint-John. Le flot
montait, et, sous la pagaie des deux Noirs, on gagnait rapidement
vers le sud.

Pourtant, combien il eût été nécessaire que Zermah laissât une
trace de son passage, afin de faciliter les recherches de son
maître! Or, sur ce fleuve, c'était impossible. À terre, un lambeau
de sa mante, abandonné à quelque buisson, aurait pu devenir le
premier jalon d'une piste, qui, une fois reconnue, serait suivie
jusqu'au bout. Mais à quoi eût servi de livrer au courant un objet
appartenant à la petite fille ou à elle? Pouvait-on espérer que le
hasard le ferait arriver entre les mains de James Burbank? Il
fallait y renoncer, et se borner à reconnaître en quel point du
Saint-John l'embarcation viendrait atterrir.

Une heure s'écoula dans ces conditions. Squambô n'avait pas
prononcé une parole. Les deux Noirs pagayaient silencieusement.
Aucune lumière n'apparaissait sur les berges, ni dans les maisons
ni sous les arbres, dont la masse se dessinait confusément dans
l'ombre.

En même temps que Zermah regardait à droite, à gauche, prête à
saisir le moindre indice, elle songeait seulement aux dangers que
courait la petite fille. De ceux qui pouvaient la menacer
personnellement, elle ne se préoccupait même pas. Toutes ses
craintes se concentraient sur cette enfant. C'était bien Texar qui
l'avait fait enlever. À ce sujet, pas de doute possible. Elle
avait reconnu l'Espagnol, qui s'était posté à la crique Marino,
soit qu'il eût l'intention de pénétrer dans Castle-House en
franchissant le tunnel, soit qu'il attendît ses défenseurs au
moment où ils tenteraient de s'échapper par cette issue. Si Texar
se fut moins pressé d'agir, Mme_ _Burbank et Alice Stannard, comme
Dy et Zermah, eussent été maintenant en son pouvoir. S'il n'avait
pas dirigé en personne les hommes de la milice et la bande des
pillards, c'est qu'il se croyait plus certain d'atteindre la
famille Burbank à la crique Marino.

En tout cas, Texar ne pourrait pas nier qu'il eût directement pris
part au rapt. Zermah avait jeté, crié son nom. Mme Burbank et Miss
Alice devaient l'avoir entendu. Plus tard, lorsque l'heure de la
justice serait venue, quand l'Espagnol aurait à répondre de ses
crimes, il n'aurait pas la ressource, cette fois, d'invoquer un de
ces inexplicables alibis qui ne lui avaient que trop réussi
jusqu'alors.

À présent, quel sort réservait-il à ses deux victimes? Allait-il
les reléguer dans les marécageuses Everglades, au delà des sources
du Saint-John? Se déferait-il de Zermah comme d'un témoin
dangereux, dont la déposition pourrait l'accabler un jour? C'est
ce que se demandait la métisse. Elle eût volontiers fait le
sacrifice de sa vie pour sauver l'enfant enlevée avec elle. Mais,
elle morte, que deviendrait Dy entre les mains de Texar et de ses
compagnons? Cette pensée la torturait, et alors elle pressait plus
fortement la petite fille sur sa poitrine, comme si Squambô eût
manifesté l'intention de la lui arracher.

En ce moment, Zermah put constater que l'embarcation se
rapprochait de la rive gauche du fleuve. Cela pouvait-il lui
servir d'indice? Non, car elle ignorait que l'Espagnol demeurât au
fond de la Crique-Noire, dans un des îlots de cette lagune, comme
l'ignoraient même les partisans de Texar, puisque personne n'avait
jamais été reçu au blockhaus qu'il occupait avec Squambô et ses
Noirs.

C'était là, en effet, que l'Indien allait déposer Dy et Zermah.
Dans les profondeurs de cette région mystérieuse, elles seraient à
l'abri de toutes recherches. La crique était, pour ainsi dire,
impénétrable à qui ne connaissait pas l'orientation de ses passes,
la disposition de ses îlots. Elle offrait mille retraites où des
prisonniers pouvaient être si bien cachés qu'il serait impossible
d'en reconnaître les traces. Au cas où James Burbank essaierait
d'explorer cet inextricable fouillis, il serait temps de
transporter la métisse et l'enfant jusqu'au sud de la péninsule.
Alors s'évanouirait toute chance de les retrouver au milieu de ces
vastes espaces que les pionniers floridiens fréquentaient à peine,
et dont quelques bandes d'Indiens parcourent seules les plaines
insalubres.

Les quarante-cinq milles, qui séparent Camdless-Bay de la Crique-
Noire, furent rapidement franchis. Vers onze heures, l'embarcation
dépassait le coude que fait le Saint-John à deux cents yards en
aval. Il ne s'agissait plus que de reconnaître l'entrée de la
lagune. Manoeuvre embarrassante à travers cette obscurité profonde
dont s'enveloppait la rive gauche du fleuve. Aussi, quelque
habitude que Squambô eût de ces parages, ne laissa-t-il pas
d'hésiter, lorsqu'il fallut donner un coup de barre pour obliquer
à travers le courant. Sans doute, l'opération eût été plus aisée,
si l'embarcation avait pu longer cette rive qui se creuse en une
infinité de petites anses, hérissées de roseaux ou d'herbes
aquatiques. Mais l'Indien craignait de s'échouer. Or, comme le
jusant ne devait pas tarder à ramener les eaux du Saint-John vers
son embouchure, il se serait trouvé gêné en cas d'échouage. Forcé
d'attendre la marée suivante, c'est-à-dire près de onze heures,
comment aurait-il pu éviter d'être aperçu, lorsqu'il ferait grand
jour? Le plus ordinairement, de nombreuses embarcations
parcouraient le fleuve. Les événements actuels provoquaient même
un incessant échange de correspondances entre Jacksonville et
Saint-Augustine. Indubitablement, s'ils n'avaient pas péri dans
l'attaque de Castle-House, les membres de la famille Burbank
entreprendraient dès le lendemain les plus actives recherches.
Squambô, engravé au pied d'une des berges, ne pourrait échapper
aux poursuites dont il serait l'objet. La situation deviendrait
très périlleuse. Pour toutes ces raisons, il voulut rester dans le
chenal du Saint-John. Et même, s'il le fallait, il mouillerait au
milieu du courant. Puis, au petit jour, il se hâterait de
reconnaître les passes de la Crique-Noire, à travers lesquelles il
serait impossible de le suivre.

Cependant, l'embarcation continuait à remonter avec le flux. Par
le temps écoulé, Squambô estimait qu'il ne devait pas encore être
à la hauteur de la lagune. Il cherchait donc à s'élever davantage,
quand un bruit peu éloigné se fit entendre. C'était un sourd
battement de roues qui se propageait à la surface du fleuve.
Presque aussitôt, au coude de la rive gauche, apparut une masse en
mouvement.

Un steam-boat s'avançait sous petite vapeur, lançant dans l'ombre
le feu blanc de son fanal. En moins d'une minute, il devait être
arrivé sur l'embarcation.

D'un geste, Squambô arrêta la pagaie des deux Noirs, et, d'un coup
de barre, il piqua vers la rive droite, autant pour ne pas se
trouver sur le passage du steam-boat que pour éviter d'être
aperçu.

Mais l'embarcation avait été signalée par les vigies du bord. Elle
fut hélée avec ordre d'accoster.

Squambô laissa échapper un formidable juron. Toutefois, ne pouvant
se soustraire par la fuite à l'invitation qui lui avait été faite
en termes formels, il dut obéir.

Un instant après, il rangeait le flanc droit du steam-boat, qui
avait stoppé pour l'attendre.

Zermah se releva aussitôt. Dans ces conditions, elle venait
d'entrevoir une chance de salut. Ne pouvait-elle appeler, se faire
connaître, demander du secours, échapper à Squambô?

L'Indien se dressa près d'elle. Il tenait un large bowie-knife
d'une main. De l'autre, il avait saisi la petite fille que Zermah
essayait en vain de lui arracher.

«Un cri, dit-il, et je la tue!»

S'il n'y avait eu que sa vie à sacrifier, Zermah n'eût pas hésité.
Comme c'était l'enfant que menaçait le couteau de l'Indien, elle
garda le silence. Du pont du steam-boat, d'ailleurs, on ne pouvait
rien voir de ce qui se passait dans l'embarcation.

Le steam-boat venait de Picolata, où il avait embarqué un
détachement de la milice à destination de Jacksonville, afin de
renforcer les troupes sudistes qui devaient empêcher l'occupation
du fleuve.

Un officier, se penchant alors en dehors de la passerelle,
interpella l'Indien. Voici les paroles qui furent échangées entre
eux:

«Où allez-vous?

-- À Picolata.»

Zermah retint ce nom, tout en se disant que Squambô avait intérêt
à ne point faire connaître sa destination véritable.

«D'où venez-vous?

-- De Jacksonville.

-- Y a-t-il du nouveau?

-- Non.

-- Rien de la flottille de Dupont?

-- Rien.

-- On n'en a pas eu de nouvelles depuis l'attaque de Fernandina et
du fort Clinch?

-- Non.

-- Pas une canonnière n'a donné dans les passes du Saint-John?

-- Pas une.

-- D'où viennent ces lueurs que nous avons entrevues, ces
détonations qui se sont fait entendre dans le Nord, pendant que
nous étions mouillés, en attendant le flot?

-- C'est une attaque qui a été faite, cette nuit, contre la
plantation de Camdless-Bay.

-- Par les nordistes?...

-- Non!... Par la milice de Jacksonville. Le propriétaire avait
voulu résister aux ordres du Comité...

-- Bien!... Bien!... Il s'agit de ce James Burbank... un enragé
abolitionniste!...

-- Précisément.

-- Et qu'en est-il résulté?

-- Je ne sais... Je n'ai vu cela qu'en passant... Il m'a semblé
que tout était en flammes!»

En cet instant, un faible cri s'échappa des lèvres de l'enfant...
Zermah lui mit la main sur la bouche, au moment où les doigts de
l'Indien s'approchaient de son cou. L'officier, juché sur la
passerelle du steam-boat, n'avait rien entendu.

«Est-ce que Camdless-Bay a été attaquée à coups de canon? demanda-
t-il.

-- Je ne le pense pas.

-- Pourquoi donc ces trois détonations que nous avons entendues et
qui semblaient venir du côté de Jacksonville?

-- Je ne puis le dire.

-- Ainsi, le Saint-John est libre encore depuis Picolata jusqu'à
son embouchure?

-- Entièrement libre, et vous pouvez le descendre sans avoir rien
à craindre des canonnières.

-- C'est bon. -- Au large!»

Un ordre fut envoyé à la machine, et le steam-boat allait se
remettre en marche.

«Un renseignement? demanda Squambô à l'officier. -- Lequel?

-- La nuit est très noire... Je ne m'y reconnais guère... Pouvez-
vous me dire où je suis?

-- À la hauteur de la Crique-Noire.

-- Merci.»

Les aubes battirent la surface du fleuve, après que l'embarcation
se fut écartée de quelques brasses. Le steam-boat s'effaça peu à
peu dans la nuit, laissant derrière lui une eau profondément
troublée par le choc de ses roues puissantes.

Squambô, maintenant seul au milieu du fleuve, se rassit à
l'arrière du canot et donna l'ordre de pagayer. Il connaissait sa
position, et, revenant sur tribord, il se lança vers l'échancrure
au fond de laquelle s'ouvrait la Crique-Noire.

Que ce fût en ce lieu d'un si difficile accès que l'Indien allait
se réfugier, Zermah n'en pouvait plus douter, et peu importait
qu'elle en fût instruite. Comment eût-elle pu le faire savoir à
son maître, et comment organiser des recherches au milieu de cet
impénétrable labyrinthe? Au delà de la crique, d'ailleurs, les
forêts du comté de Duval n'offraient-elles pas toutes facilités de
déjouer les poursuites, dans le cas où James Burbank et les siens
fussent parvenus à se jeter à travers la lagune? Il en était
encore de cette partie occidentale de la Floride comme d'un pays
perdu, sur lequel il eût été presque impossible de relever une
piste. En outre, il n'était pas prudent de s'y aventurer. Les
Séminoles, errant sur ces territoires forestiers ou marécageux, ne
laissaient pas d'être redoutables. Ils pillaient volontiers les
voyageurs qui tombaient entre leurs mains et les massacraient,
lorsque ceux-ci essayaient de se défendre.

Une affaire singulière, dont on avait beaucoup parlé, s'était même
passée dernièrement dans la partie supérieure du comté, un peu au
nord-ouest de Jacksonville.

Une douzaine de Floridiens, qui se rendaient au littoral sur le
golfe du Mexique, avaient été surpris par une tribu de Séminoles.
S'ils ne furent pas mis à mort jusqu'au dernier, c'est qu'ils ne
firent aucune résistance, et d'ailleurs à dix contre un, c'eût été
inutile.

Ces braves gens furent donc consciencieusement fouillés et volés
de tout ce qu'ils possédaient, même de leurs habits. De plus, sous
menace de mort, défense leur fut faite de jamais reparaître sur
ces territoires dont les Indiens revendiquent encore l'entière
propriété. Et, pour les reconnaître, dans le cas où ils
enfreindraient cet ordre, le chef de la bande employa un procédé
très simple. Il les fit tatouer au bras d'un signe bizarre, d'une
marque faite avec le suc d'une plante tinctoriale au moyen d'une
pointe d'aiguille, et qui ne pouvait plus s'effacer. Puis, les
Floridiens furent renvoyés, sans autre mauvais traitement. Ils ne
rentrèrent dans les plantations du nord qu'en assez piteux état, -
- poinçonnés, pour ainsi dire, aux armes de la tribu indienne et
peu désireux, on le comprend, de retomber entre les mains de ces
Séminoles, qui, cette fois, les massacreraient sans pitié pour
faire honneur à leur signature.

En tout autre temps, les milices du comté de Duval n'eussent pas
laissé impuni un tel attentat. Elles se seraient jetées à la
poursuite des Indiens. Mais, à cette époque, il y avait autre
chose à faire que de recommencer une expédition contre ces
nomades. La crainte de voir le pays envahi par les troupes
fédérales dominait tout. Ce qui importait, c'était d'empêcher
qu'elles devinssent maîtresses du Saint-John, et, avec lui, des
régions qu'il arrose. Or, on ne pouvait rien distraire des forces
sudistes, disposées depuis Jacksonville jusqu'à la frontière
géorgienne. Il serait temps, plus tard, de se mettre en campagne
contre les Séminoles, enhardis par la guerre civile au point
qu'ils se hasardaient sur ces territoires du nord, dont on croyait
les avoir pour jamais chassés. On ne se contenterait plus alors de
les refouler dans les marais des Everglades, on tenterait de les
détruire jusqu'au dernier.

En attendant, il était dangereux de s'aventurer sur les
territoires situés dans l'ouest de la Floride, et, si jamais James
Burbank devait porter de ce côté ses recherches, ce serait un
nouveau danger ajouté à tous ceux que comportait une expédition de
ce genre.

Cependant l'embarcation avait rallié la rive gauche du fleuve.
Squambô, se sachant à la hauteur de la Crique-Noire qui donne
accès aux eaux du Saint-John, ne craignait plus de s'échouer sur
quelque haut-fond.

Aussi, cinq minutes après, l'embarcation s'était-elle engagée sous
le sombre dôme des arbres, au milieu d'une obscurité plus profonde
qu'elle ne l'était à la surface du fleuve. Quelque habitude qu'eût
Squambô de se diriger à travers les lacets de cette lagune, il
n'aurait pu y réussir dans ces conditions. Mais, ne pouvant plus
être aperçu, pourquoi se serait-il interdit d'éclairer sa route?
Une branche résineuse fut coupée à un arbre des berges, puis
allumée à l'avant de l'embarcation. Sa lueur fuligineuse devait
suffire à l'oeil exercé de l'Indien pour reconnaître les passes.
Pendant une demi-heure environ, il s'enfonça à travers les
méandres de la crique, et il arriva enfin à l'îlot du blockhaus.

Zermah dut débarquer alors. Accablée de fatigue, la petite fille
dormait entre ses bras. Elle ne se réveilla pas, même quand la
métisse franchit la poterne du fortin et qu'elle eut été enfermée
dans une des chambres attenant au réduit central.

Dy, enveloppée d'une couverture qui traînait dans un coin, fut
couchée sur une sorte de grabat. Zermah veilla près d'elle.


II
Singulière opération

Le lendemain, 3 mars, à huit heures du matin, Squambô entra dans
la chambre où Zermah avait passé la nuit. Il apportait quelque
nourriture, -- du pain, un morceau de venaison froide, des fruits,
un broc de bière assez forte, une cruche d'eau, et aussi
différents ustensiles de table. En même temps, un des Noirs
plaçait dans un coin un vieux meuble, pour servir de toilette et
de commode, avec un peu de linge, draps, serviettes, et autres
menus objets, dont la métisse pourrait faire usage pour la petite
fille et pour elle-même.

Dy dormait encore. D'un geste, Zermah avait supplié, Squambô de ne
point la réveiller.

Lorsque le Noir fut sorti, Zermah, s'adressant à l'Indien, dit à
voix basse:

«Que veut-on faire de nous?

-- Je ne sais, répondit Squambô.

-- Quels ordres avez-vous reçus de Texar?

-- Qu'ils soient venus de Texar ou de tout autre, répliqua
l'Indien, les voici, et vous ferez bien de vous y conformer. Tant
que vous serez ici, cette chambre sera la vôtre, et vous serez
renfermée durant la nuit dans le réduit du fortin.

-- Et le jour?...

-- Vous pourrez aller et venir à l'intérieur de l'enclos.

-- Tant que nous serons ici?... répondit Zermah. Puis-je savoir où
nous sommes?

-- Là où j'avais ordre de vous conduire.

-- Et nous y resterons?...

-- J'ai dit ce que j'avais à dire, répliqua l'Indien. Inutile
maintenant de me parler. Je ne répondrai plus.»

Et Squambô, qui devait effectivement s'en tenir à ce court échange
de paroles, quitta la chambre, laissant la métisse seule auprès de
l'enfant.

Zermah regarda la petite fille. Quelques larmes lui vinrent aux
yeux, larmes qu'elle essuya aussitôt. À son réveil, il ne fallait
pas que Dy s'aperçût qu'elle eût pleuré. Il importait que l'enfant
s'accoutumât peu à peu à sa nouvelle situation -- très menacée,
peut-être, car on pouvait s'attendre à tout de la part de
l'Espagnol.

Zermah réfléchissait à ce qui s'était passé depuis la veille. Elle
avait bien vu Mme Burbank et Miss Alice remonter la rive, pendant
que l'embarcation s'en éloignait. Leurs appels désespérés, leurs
cris déchirants, étaient arrivés jusqu'à elles. Mais, avaient-
elles pu regagner Castle-House, reprendre le tunnel, pénétrer dans
l'habitation assiégée, faire connaître à James Burbank et à ses
compagnons quel nouveau malheur venait de les frapper? Ne
pouvaient-elles avoir été prises par les gens de l'Espagnol,
entraînées loin de Camdless-Bay, tuées, peut-être? S'il en était
ainsi, James Burbank ignorerait que la petite fille eût été
enlevée avec Zermah. Il croirait que sa femme, Miss Alice,
l'enfant, la métisse, avaient pu s'embarquer à la crique Marino,
atteindre le refuge du Roc-des-Cèdres, où elles devaient être en
sûreté. Il ne ferait alors aucune recherche immédiate pour les
retrouver!...

Et, en admettant que Mme Burbank et Miss Alice eussent pu rentrer
à Castle-House, que James Burbank fût instruit de tout, n'était-il
pas à craindre que l'habitation eût été envahie par les
assaillants, pillée, incendiée, détruite? Dans ce cas, qu'étaient
devenus ses défenseurs? Prisonniers ou morts dans la lutte, Zermah
ne pouvait plus attendre aucune assistance de leur part. Quand
même les nordistes seraient devenus maîtres du Saint-John, elle
était perdue. Gilbert Burbank ni Mars n'apprendraient, l'un que sa
soeur, l'autre que sa femme, étaient gardées dans cet îlot de la
Crique-Noire!

Eh bien, si cela était, si Zermah ne devait plus compter que sur
elle, son énergie ne l'abandonnerait pas. Elle ferait tout pour
sauver cette enfant, qui n'avait peut-être plus qu'elle au monde.
Sa vie se concentrerait sur cette idée: fuir! Pas une heure ne
s'écoulerait sans qu'elle s'occupât d'en préparer les moyens.

Et pourtant, était-il possible de sortir du fortin, surveillé par
Squambô et ses compagnons, d'échapper aux deux féroces limiers qui
rôdaient autour de l'enclos, de fuir cet îlot perdu dans les mille
détours de la lagune? Oui, on le pouvait, mais à la condition d'y
être secrètement aidé par un des esclaves de l'Espagnol, qui
connût parfaitement les passes de la Crique-Noire. Pourquoi
l'appât d'une forte récompense ne déciderait-il pas l'un de ces
hommes à seconder Zermah dans cette évasion?... C'est à cela
qu'allaient tendre tous les efforts de la métisse.

Cependant la petite Dy venait de se réveiller. Le premier mot
qu'elle prononça fut pour appeler sa mère. Ses regards se
portèrent ensuite autour de la chambre. Le souvenir des événements
de la veille lui revint. Elle aperçut la métisse et accourut près
d'elle.

«Bonne Zermah!... Bonne Zermah!... murmurait la petite fille. J'ai
peur... j'ai peur!...

-- Il ne faut pas avoir peur, ma chérie!

-- Où est maman?...

-- Elle viendra... bientôt!... Nous avons été obligées de nous
sauver... tu sais bien!... Nous sommes à l'abri maintenant!...
Ici, il n'y a plus rien à craindre!... Dès qu'on aura secouru
M. Burbank, il se hâtera de nous rejoindre!...»

Dy regardait Zermah comme pour lui dire:

«Est-ce bien vrai?

-- Oui! répondit Zermah qui voulait à tout prix rassurer l'enfant.
Oui! M. Burbank nous a dit de l'attendre ici!...

-- Mais ces hommes qui nous ont emportées dans leur bateau?...
reprit la petite fille.

-- Ce sont les serviteurs de M. Harvey, ma chérie!... Tu sais,
M. Harvey, l'ami de ton papa, qui demeure à Jacksonville!... Nous
sommes dans son cottage de Hampton-Red!

-- Et maman, et Alice, qui étaient avec nous, pourquoi ne sont-
elles pas ici?...

-- M. Burbank les a rappelées au moment où elles allaient
s'embarquer... souviens-toi bien!... Dès que ces mauvaises gens
auront été chassées de Camdless-Bay, on viendra nous chercher!...
Voyons!... Ne pleure pas!... N'aie plus peur, ma chérie, même si
nous restons ici pendant quelques jours!... Nous y sommes bien
cachées, va!... Et, maintenant, viens que je fasse ta petite
toilette!»

Dy ne cessait de regarder obstinément Zermah, et, quoique la
métisse eût dit cela, un gros soupir s'échappa de ses lèvres. Elle
n'avait pu, comme d'habitude, sourire à son réveil. Il importait
donc, avant tout, de l'occuper, de la distraire.

C'est à quoi Zermah s'appliqua, avec la plus tendre sollicitude.
Elle lui fit sa toilette avec autant de soin que si l'enfant eût
été dans sa jolie chambre de Castle-House, en même temps qu'elle
essayait de l'amuser par ses histoires. Puis Dy mangea un peu, et
Zermah partagea ce premier déjeuner avec elle.

«Maintenant, ma chérie, si tu le veux, nous allons faire un tour
au-dehors... dans l'enclos...

-- Est-ce que c'est bien beau, le cottage de M. Harvey? demanda
l'enfant.

-- Beau?... Non!... répondit Zermah. C'est, je crois, une vieille
bicoque! Pourtant, il y a des arbres, des cours d'eau, de quoi
nous promener enfin!... Nous n'y resterons que quelques jours,
d'ailleurs, et, si tu ne t'y es pas trop ennuyée, si tu as été
bien sage, ta maman sera contente!

-- Oui, bonne Zermah... oui!...» répondit la petite fille.

La porte de la chambre n'était point fermée à clef. Zermah prit la
main de l'enfant, et toutes deux sortirent. Elles se trouvèrent
d'abord dans le réduit central, qui était sombre. Un instant
après, elles se promenaient en pleine lumière; à l'abri du
feuillage des grands arbres que perçaient les rayons du soleil.

L'enclos n'était pas vaste -- un acre environ, dont le blockhaus
occupait la plus grande portion. La palissade qui l'entourait ne
permit pas à Zermah d'aller reconnaître la disposition de l'îlot
au milieu de cette lagune. Tout ce qu'elle put observer à travers
la vieille poterne, c'est qu'un assez large canal, aux eaux
troubles, le séparait des îlots voisins. Une femme et un enfant ne
pourraient donc que très difficilement s'en échapper. Au cas même
où Zermah eût pu s'emparer d'une embarcation, comment fût-elle
sortie de ces interminables détours? Ce qu'elle ignorait aussi,
c'est que Texar et Squambô en connaissaient seuls les passes. Les
Noirs, au service de l'Espagnol, ne quittaient pas le fortin. Ils
n'en étaient jamais sortis. Ils ne savaient même pas où les
gardait leur maître. Pour retrouver la rive du Saint-John, comme
pour atteindre les marais qui confinent à la crique dans l'ouest,
il eût fallu se fier au hasard. Or, s'en remettre à lui, n'était-
ce pas courir à une perte certaine?

D'ailleurs, pendant les jours suivants, Zermah, se rendant compte
de la situation, vit bien qu'elle n'aurait probablement aucune
aide à espérer des esclaves de Texar. C'étaient pour la plupart
des Nègres à demi-abrutis, d'aspect peu rassurant. Si l'Espagnol
ne les tenait pas à la chaîne, ils n'en étaient pas plus libres
pour cela. Suffisamment nourris des produits de l'îlot, adonnés
aux liqueurs fortes dont Squambô ne leur ménageait pas trop
parcimonieusement la ration, plus spécialement destinés à la garde
du blockhaus et à sa défense le cas échéant, ils n'auraient eu
aucun intérêt à changer cette existence pour une autre. La
question de l'esclavage, qui se débattait à quelques milles de la
Crique-Noire, n'était pas pour les passionner. Recouvrer leur
liberté? À quoi bon, et qu'en eussent-ils fait? Texar leur
assurait l'existence. Squambô ne les maltraitait point, bien qu'il
fût homme à casser la tête au premier qui s'aviserait de la
relever. Ils n'y songeaient même pas. C'étaient des brutes,
inférieures aux deux limiers qui rôdaient autour du fortin. Il n'y
a aucune exagération, en effet, à dire que ces animaux les
dépassaient en intelligence. Ils connaissaient, eux, tout
l'ensemble de la crique. Ils en traversaient à la nage les passes
multiples. Ils couraient d'un îlot à un autre, servis par un
instinct merveilleux qui les empêchait de s'égarer. Leurs
aboiements retentissaient parfois jusque sur la rive gauche du
fleuve, et, d'eux-mêmes, ils rentraient au blockhaus dès la tombée
de la nuit. Nulle embarcation n'aurait pu pénétrer dans la Crique-
Noire, sans être immédiatement signalée par ces gardiens
redoutables. Sauf Squambô et Texar, personne n'aurait pu quitter
le fortin, sans risquer d'être dévoré par ces sauvages descendants
des chiens caraïbes.

Lorsque Zermah eut observé comment la surveillance s'exerçait
autour de l'enclos, quand elle vit qu'elle ne devait attendre
aucun secours de ceux qui la gardaient, toute autre, moins
courageuse qu'elle, moins énergique, eût désespéré. Il n'en fut
rien. Ou les secours lui arriveraient du dehors, et, dans ce cas,
ils ne pouvaient venir que de James Burbank, s'il était libre
d'agir, ou de Mars, si le métis apprenait dans quelles conditions
sa femme avait disparu. À leur défaut, elle ne devait compter que
sur elle-même pour le salut de la petite-fille. Elle ne faillirait
pas à cette tâche.

Zermah, absolument isolée au fond de cette lagune, ne se voyait
entourée que de figures farouches. Toutefois, elle crut remarquer
qu'un des Noirs, jeune encore, la regardait avec quelque
commisération. Y avait-il là un espoir? Pourrait-elle se confier à
lui, lui indiquer la situation de Camdless-Bay, l'engager à
s'échapper pour se rendre à Castle-House? C'était douteux.
D'ailleurs, Squambô surprit sans doute ces marques d'intérêt de la
part de l'esclave, car celui-ci fut tenu à l'écart. Zermah ne le
rencontra plus pendant ses promenades à travers l'enclos.

Plusieurs jours se passèrent sans amener aucun changement dans la
situation. Du matin au soir, Zermah et Dy avaient toute liberté
d'aller et venir. La nuit, bien que Squambô ne les enfermât pas
dans leur chambre, elles n'auraient pu quitter le réduit central.
L'Indien ne leur parlait jamais. Aussi Zermah avait-elle dû
renoncer à l'interroger. Pas un seul instant il ne quittait
l'îlot. On sentait que sa surveillance s'exerçait à toute heure.
Les soins de Zermah se reportèrent donc sur l'enfant, qui
demandait instamment à revoir sa mère.

«Elle viendra!... lui répondait Zermah. J'ai eu de ses
nouvelles!... Ton père doit venir aussi, ma chérie; avec Miss
Alice...»

Et, quand elle avait ainsi répondu, la pauvre créature ne savait
plus qu'imaginer. Alors elle s'ingéniait à distraire la petite
fille, qui montrait plus de raison que n'en comportait son âge.

Le 4, le 5, le 6 mars s'étaient écoulés, cependant. Bien que
Zermah eût cherché à entendre si quelque détonation lointaine
n'annonçait pas la présence de la flottille fédérale sur les eaux
du Saint-John, aucun bruit n'était arrivé jusqu'à elle. Tout était
silence au milieu de la Crique-Noire. Il fallait en conclure que
la Floride n'appartenait pas encore aux soldats de l'Union. Cela
inquiétait la métisse au plus haut point. À défaut de James
Burbank et des siens, pour le cas où ils auraient été mis dans
l'impossibilité d'agir, ne pouvait-elle au moins attendre
l'intervention de Gilbert et de Mars? Si leurs canonnières eussent
été maîtresses du fleuve, ils en auraient fouillé les rives, ils
auraient su arriver jusqu'à l'îlot. N'importe qui, du personnel de
Camdless-Bay, les eût instruits de ce qui s'était passé. Et rien
n'indiquait un combat sur les eaux du fleuve.

Ce qui était singulier, aussi, c'est que l'Espagnol ne s'était pas
encore montré une seule fois au fortin, ni de jour ni de nuit. Du
moins, Zermah n'avait rien observé qui fût de nature à le faire
supposer. Pourtant, à peine dormait-elle, et ces longues heures
d'insomnie, elle les passait à écouter -- inutilement jusqu'alors.

D'ailleurs, qu'aurait-elle pu faire, si Texar fût venu à la
Crique-Noire, s'il l'eût fait comparaître devant lui? Est-ce qu'il
aurait écouté ses supplications ou ses menaces? La présence de
l'Espagnol n'était-elle pas plus à craindre que son absence?

Or, pour la millième fois, Zermah songeait à tout cela dans la
soirée du 6 mars. Il était environ onze heures. La petite Dy
dormait d'un sommeil assez paisible. La chambre, qui leur servait
de cellule à toutes deux, était plongée dans une obscurité
profonde. Aucun bruit ne se propageait au-dedans, si ce n'est
parfois, le sifflement de la brise à travers les ais vermoulus du
blockhaus.

À ce moment, la métisse crut entendre marcher à l'intérieur du
réduit. Elle supposa d'abord que ce devait être l'Indien qui
regagnait sa chambre, située en face de la sienne, après avoir
fait sa ronde habituelle autour de l'enclos.

Zermah surprit alors quelques paroles que deux individus
échangeaient. Elle s'approcha de la porte, elle prêta l'oreille,
elle reconnut la voix de Squambô, et presque aussitôt la voix de
Texar.

Un frisson la saisit. Que venait faire l'Espagnol au fortin à
cette heure? S'agissait-il de quelque nouvelle machination contre
la métisse et l'enfant? Allaient-elles être arrachées de leur
chambre, transportées en quelque autre retraite plus ignorée, plus
impénétrable encore que cette Crique-Noire? Toutes ces
suppositions se présentèrent en un instant à l'esprit de Zermah...
Puis, son énergie reprenant le dessus, elle s'appuya près de la
porte, elle écouta.

«Rien de nouveau? disait Texar.

-- Rien, maître, répliquait Squambô.

-- Et Zermah?

-- J'ai refusé de répondre à ses demandes.

-- Des tentatives ont-elles été faites pour arriver jusqu'à elle
depuis l'affaire de Camdless-Bay?

-- Oui, mais aucune n'a réussi.»

À cette réponse, Zermah comprit que l'on s'était mis à sa
recherche. Qui donc?

«Comment l'as-tu appris? demanda Texar.

-- Je suis allé plusieurs fois jusqu'à la rive du Saint-John,
répondit l'Indien, et, il y a quelques jours, j'ai observé qu'une
barque rôdait à l'ouvert de la Crique-Noire. Il est même arrivé
que deux hommes ont débarqué sur l'un des îlots de la rive.

-- Quels étaient ces hommes?

-- James Burbank et Walter Stannard!»

Zermah pouvait à peine contenir son émotion. C'étaient James
Burbank et Stannard. Ainsi les défenseurs de Castle-House
n'avaient pas tous péri dans l'attaque de la plantation. Et, s'ils
avaient commencé leurs recherches, c'est qu'ils connaissaient
l'enlèvement de l'enfant et de la métisse. Et, s'ils le
connaissaient, c'est que Mme_ _Burbank et Miss Alice avaient pu le
leur dire. Toutes deux vivaient aussi. Toutes deux avaient pu
rentrer à Castle-House, après avoir entendu le dernier cri jeté
par Zermah, qui appelait à son secours contre Texar. James Burbank
était donc au courant de ce qui s'était passé. Il savait le nom du
misérable. Peut-être même soupçonnait-il quel endroit servait de
retraite à ses victimes? Il saurait enfin parvenir jusqu'à elles!

Cet enchaînement de faits se fit instantanément dans l'esprit de
Zermah. Elle fut pénétrée d'un espoir immense -- espoir qui
s'évanouit presque aussitôt, quand elle entendit l'Espagnol
répondre:

«Oui! Qu'ils cherchent, ils ne trouveront pas! Dans quelques
jours, du reste, James Burbank ne sera plus à craindre!»

Ce que signifiaient ces paroles, la métisse ne pouvait le
comprendre. En tout cas de la part de l'homme, auquel obéissait le
Comité de Jacksonville, ce devait être une redoutable menace.

«Et maintenant, Squambô, j'ai besoin de toi pour une heure, dit
alors l'Espagnol.

-- À vos ordres, maître.

-- Suis-moi!»

Un instant après, tous deux s'étaient retirés dans la chambre
occupée par l'Indien.

Qu'allaient-ils y faire? N'y avait-il pas là quelque secret dont
Zermah aurait à profiter? Dans sa situation, elle ne devait rien
négliger de ce qui pourrait la servir.

On le sait, la porte de la chambre de la métisse n'était point
fermée, même pendant la nuit. Cette précaution eût été inutile
d'ailleurs, car le réduit était clos intérieurement, et Squambô en
gardait la clef sur lui. Il était donc impossible de sortir du
blockhaus, et, par conséquent, de tenter une évasion.

Ainsi Zermah put ouvrir la porte de sa chambre et s'avancer en
retenant sa respiration.

L'obscurité était profonde. Quelques lueurs seulement venaient de
la chambre de l'Indien.

Zermah s'approcha de la porte et regarda par l'interstice des ais
disjoints. Or, ce qu'elle vit était assez singulier pour qu'il lui
fût impossible d'en comprendre la signification.

Bien que la chambre ne fût éclairée que par un bout de chandelle
résineuse, cette lumière suffisait à l'Indien, occupé alors d'un
travail assez délicat.

Texar était assis devant lui, sa casaque de cuir retirée, son bras
gauche mis à nu, étendu sur une petite table, sous la clarté même
de la résine. Un papier, de forme bizarre, percé de petits trous,
avait été placé sur la partie interne de son avant-bras. Au moyen
d'une fine aiguille, Squambô lui piquait la peau à chaque place
marquée par les trous du papier. C'était une opération de tatouage
que pratiquait l'Indien -- opération à laquelle il devait être
fort expert en sa qualité de Séminole. Et, en effet, il la faisait
avec assez d'adresse et de légèreté de main pour que l'épiderme
fût seulement touché par la pointe de l'aiguille, sans que
l'Espagnol éprouvât la moindre douleur.

Lorsque cela fut achevé, Squambô enleva le papier; puis, prenant
quelques feuilles d'une plante que Texar avait apportée, il en
frotta l'avant-bras de son maître. Le suc de cette plante,
introduit dans les piqûres d'aiguille, ne laissa pas de causer une
vive démangeaison à l'Espagnol, qui n'était pas homme à se
plaindre pour si peu.

L'opération terminée, Squambô rapprocha la résine de la partie
tatouée. Un dessin rougeâtre apparut nettement alors sur la peau
de l'avant-bras de Texar. Ce dessin reproduisait exactement celui
que les trous d'aiguille formaient sur le papier. Le décalque
avait été fait avec une exactitude parfaite. C'étaient une série
de lignes entrecroisées, représentant une des figures symboliques
des croyances séminoles. Cette marque ne devait plus s'effacer du
bras sur lequel Squambô venait de l'imprimer.

Zermah avait tout vu, et, comme il a été dit, sans y rien
comprendre. Quel intérêt pouvait avoir Texar à s'orner de ce
tatouage? Pourquoi ce «signe particulier», pour emprunter un mot
au libellé des passeports? Voulait-il donc passer pour un Indien?
Ni son teint ni le caractère de sa personne ne l'eussent permis.
Ne fallait-il pas plutôt voir une corrélation entre cette marque
et celle qui avait été dernièrement imposée à ces quelques
voyageurs floridiens tombés dans un parti de Séminoles vers le
nord du comté? Et, par là, Texar voulait-il encore avoir la
possibilité d'établir un de ces inexplicables alibis dont il avait
tiré si bon parti jusqu'alors?

Peut-être, en effet, était-ce un de ces secrets inhérents à sa vie
privée et que révélerait l'avenir?

Autre question qui se présenta à l'esprit de Zermah.

L'Espagnol n'était-il donc venu au blockhaus que pour mettre à
profit l'habileté de Squambô en matière de tatouage? Cette
opération achevée, allait-il quitter la Crique-Noire pour
retourner dans le nord de la Floride et sans doute à Jacksonville,
où ses partisans étaient encore les maîtres? Son intention
n'était-elle pas plutôt de rester au blockhaus jusqu'au jour, de
faire comparaître la métisse devant lui, de prendre quelque
nouvelle décision relative à ses prisonnières?

À cet égard Zermah fut promptement rassurée. Elle avait rapidement
regagné sa chambre, au moment où l'Espagnol se levait pour rentrer
dans le réduit. Là, blottie contre la porte, elle écoutait les
quelques paroles qui s'échangeaient entre l'Indien et son maître.

«Veille avec plus de soin que jamais, disait Texar.

-- Oui, répondit Squambô. Cependant, si nous étions serrés de près
à la Crique-Noire par James Burbank...

-- James Burbank, je te le répète, ne sera plus à redouter dans
quelques jours. D'ailleurs, s'il le fallait, tu sais où la métisse
et l'enfant devraient être conduites... là où j'aurais à te
rejoindre?

-- Oui, maître, reprit Squambô, car il faut aussi prévoir le cas
où Gilbert, le fils de James Burbank, et Mars, le mari de
Zermah...

-- Avant quarante-huit heures, ils seront en mon pouvoir, répondit
Texar, et quand je les tiendrai...»

Zermah n'entendit pas la fin de cette phrase si menaçante pour son
mari, pour Gilbert.

Texar et Squambô sortirent alors du fortin, dont la porte se
referma sur eux.

Quelques instants plus tard, le squif, conduit par l'Indien,
quittait l'îlot, se dirigeait à travers les sombres sinuosités de
la lagune, rejoignait une embarcation qui attendait l'Espagnol à
l'ouverture de la crique sur le Saint-John. Squambô et son maître
se séparèrent alors, après dernières recommandations faites. Puis
Texar, emporté par le jusant, descendit rapidement dans la
direction de Jacksonville.

Ce fut là qu'il arriva au petit jour, et à temps pour mettre ses
projets à exécution. En effet, à quelques jours de là, Mars
disparaissait sous les eaux du Saint-John et Gilbert Burbank était
condamné à mort.


III
La veille

C'était le 11 mars, dans la matinée, que Gilbert Burbank avait été
jugé par le Comité de Jacksonville. C'était le soir même que son
père venait d'être mis en état d'arrestation par ordre dudit
Comité. C'était le surlendemain que le jeune officier devait être
passé par les armes, et, sans doute, James Burbank, accusé d'être
son complice, condamné à la même peine, mourrait avec lui!

On le sait, Texar tenait le Comité dans sa main. Sa volonté seule
y faisait loi. L'exécution du père et du fils ne serait que le
prélude des sanglants excès auxquels allaient se porter les petits
Blancs, soutenus par la populace, contre les nordistes de l'État
de Floride et ceux qui partageaient leurs idées sur la question de
l'esclavage. Que de vengeances personnelles s'assouviraient ainsi
sous le voile de la guerre civile! Rien que la présence des
troupes fédérales pourrait les arrêter. Mais arriveraient-elles,
et surtout arriveraient-elles avant que ces premières victimes
eussent été sacrifiées à la haine de l'Espagnol?

Malheureusement, il y avait lieu d'en douter.

Et, ces retards se prolongeant, on comprendra dans quelles
angoisses vivaient les hôtes de Castle-House!

Or, il semblait que ce projet de remonter le Saint-John eût été
momentanément abandonné par le commandant Stevens. Les canonnières
ne faisaient aucun mouvement pour quitter leur ligne d'embossage.
N'osaient-elles donc franchir la barre du fleuve, maintenant que
Mars n'était plus là pour les piloter à travers le chenal?
Renonçaient-elles à s'emparer de Jacksonville, et, par cette
prise, à garantir la sécurité des plantations en amont du Saint-
John? Quels nouveaux faits de guerre avaient pu modifier les
projets du commodore Dupont?

C'était ce que se demandaient M. Stannard et le régisseur Perry
pendant cette interminable journée du 12 mars.

À cette date, en effet, suivant les nouvelles qui couraient le
pays dans la partie de la Floride comprise entre le fleuve et la
mer, les efforts des nordistes semblaient se concentrer
principalement sur le littoral. Le commodore Dupont, montant le
_Wabash, _et suivi des plus fortes canonnières de son escadre,
venait de paraître dans la baie de Saint-Augustine. On disait même
que les milices se préparaient à abandonner la ville, sans plus
essayer de défendre le fort Marion que n'avait été défendu le fort
Clinch, lors de la reddition de Fernandina.

Telles furent du moins les nouvelles que le régisseur apporta à
Castle-House dans la matinée. On les communiqua aussitôt à
M. Stannard et à Edward Carrol que sa blessure, non cicatrisée,
obligeait à rester étendu sur un des divans du hall.

«Les fédéraux à Saint-Augustine! s'écria ce dernier. Et pourquoi
ne vont-ils pas à Jacksonville?

-- Peut-être ne veulent-ils que barrer le fleuve en aval, sans en
prendre possession, répondit M. Perry.

-- James et Gilbert sont perdus, si Jacksonville reste aux mains
de Texar! dit M. Stannard.

-- Ne puis-je, répondit Perry, aller prévenir le commodore Dupont
du danger que courent M. Burbank et son fils?

-- Il faudrait une journée pour atteindre Saint-Augustine,
répondit M. Carrol, en admettant que l'on ne soit pas arrêté par
les milices qui battent en retraite! Et, avant que le commodore
Dupont ait pu faire parvenir à Stevens l'ordre d'occuper
Jacksonville, il se sera écoulé trop de temps! D'ailleurs, cette
barre... cette barre du fleuve, si les canonnières ne peuvent
s'avancer au delà, comment sauver notre pauvre Gilbert qui doit
être exécuté demain? Non!... Ce n'est pas à Saint-Augustine qu'il
faut aller, c'est à Jacksonville même!... Ce n'est pas au
commodore Dupont qu'il faut s'adresser... c'est à Texar...

-- Monsieur Carrol a raison, mon père... et j'irai!» dit Miss
Alice, qui venait d'entendre les dernières paroles prononcées par
M. Carrol.

La courageuse jeune fille était prête à tout tenter comme à tout
braver pour le salut de Gilbert.

La veille, en quittant Camdless-Bay, James Burbank avait surtout
recommandé que sa femme ne fût point instruite de son départ pour
Jacksonville. Il importait de lui cacher que le Comité eût donné
l'ordre de le mettre en état d'arrestation. Mme Burbank l'ignorait
donc, comme elle ignorait le sort de son fils, qu'elle devait
croire à bord de la flottille. Comment la malheureuse femme eût-
elle pu supporter ce double coup qui la frappait? Son mari au
pouvoir de Texar, son fils à la veille d'être exécuté! Elle n'y
eût point survécu. Lorsqu'elle avait demandé à voir James Burbank,
Miss Alice s'était contentée de répondre qu'il avait quitté
Castle-House, afin de reprendre les recherches relatives à Dy et à
Zermah, et que son absence pourrait durer quarante-huit heures.
Aussi, toute la pensée de Mme Burbank se concentrait-elle
maintenant sur son enfant disparue. C'était encore plus qu'elle
n'en pouvait supporter dans l'état où elle se trouvait.

Cependant Miss Alice n'ignorait rien de ce qui menaçait James et
Gilbert Burbank. Elle savait que le jeune officier devait être
fusillé le lendemain, que le même sort serait réservé à son
père!... Et alors, résolue à voir Texar, elle venait prier
M. Carrol de la faire transporter de l'autre côté du fleuve.

«Toi... Alice... à Jacksonville! s'écria M. Stannard.

-- Mon père... il le faut!...»

L'hésitation si naturelle de M. Stannard avait cédé soudain devant
la nécessité d'agir sans retard. Si Gilbert pouvait être sauvé,
c'était uniquement par la démarche que voulait tenter Miss Alice.
Peut-être, se jetant aux genoux de Texar, parviendrait-elle à
l'attendrir? Peut-être obtiendrait-elle un sursis à l'exécution?
Peut-être enfin trouverait-elle un appui parmi ces honnêtes gens
que son désespoir soulèverait enfin contre l'intolérable tyrannie
du Comité? Il fallait donc aller à Jacksonville, quelque danger
qu'on y pût courir.

«Perry, dit la jeune fille, voudra bien me conduire à l'habitation
de M. Harvey.

-- À l'instant, répondit le régisseur.

-- Non, Alice, ce sera moi qui t'accompagnerai, répondit
M. Stannard. Oui... moi! Partons...

-- Vous, Stannard?... répondit Edward Carrol. C'est vous
exposer... On connaît trop vos opinions...

-- Qu'importe! dit M. Stannard. Je ne laisserai pas ma fille aller
sans moi au milieu de ces forcenés. Que Perry reste à Castle-
House, Edward, puisque vous ne pouvez marcher encore, car il faut
prévoir le cas où nous serions retenus...

-- Et si Mme Burbank vous demande, répondit Edward Carrol, si elle
demande Miss Alice, que répondrai-je?

-- Vous répondrez que nous avons rejoint James, que nous
l'accompagnons dans ses recherches de l'autre côté du fleuve!...
Dites même, s'il le faut, que nous avons dû aller à
Jacksonville... enfin tout ce qu'il faudra pour rassurer
Mme Burbank, mais rien qui puisse lui faire soupçonner les dangers
que courent son mari et son fils... Perry, faites disposer une
embarcation!»

Le régisseur se retira aussitôt, laissant M. Stannard à ses
préparatifs de départ.

Cependant il était préférable que Miss Alice ne quittât pas
Castle-House, sans avoir appris à Mme Burbank que son père et elle
étaient obligés de se rendre à Jacksonville. Au besoin, elle ne
devrait pas hésiter à dire que le parti de Texar avait été
renversé... que les fédéraux étaient maîtres du cours du fleuve...
que, demain, Gilbert serait à Camdless-Bay... Mais la jeune fille
aurait-elle la force de ne point se troubler, sa voix ne la
trahirait-elle pas, quand elle affirmerait ces faits dont la
réalisation semblait impossible maintenant?

Lorsqu'elle arriva dans la chambre de la malade, Mme_ _Burbank
dormait, ou plutôt était plongée dans une sorte d'assoupissement
douloureux, une torpeur profonde, dont Miss Alice n'eut pas le
courage de la tirer. Peut-être cela valait-il mieux que la jeune
fille fût ainsi dispensée de la rassurer par ses paroles.

Une des femmes de l'habitation veillait près du lit. Miss Alice
lui recommanda de ne pas s'absenter un seul instant, et de
s'adresser à M. Carrol pour répondre aux questions que Mme Burbank
pourrait lui faire. Puis, elle se pencha sur le front de la
malheureuse mère, l'effleura de ses lèvres, et quitta la chambre,
afin de rejoindre M. Stannard.

Dès qu'elle l'aperçut:

«Partons, mon père», dit-elle.

Tous deux sortirent du hall, après avoir serré la main d'Edward
Carrol.

Au milieu de l'allée de bambous qui conduit au petit port, ils
rencontrèrent le régisseur.

«L'embarcation est prête, dit Perry.

-- Bien, répondit M. Stannard. Veillez avec grand soin sur Castle-
House, mon ami.

-- Ne craignez rien, monsieur Stannard. Nos Noirs regagnent peu à
peu la plantation, et cela se comprend. Que feraient-ils d'une
liberté pour laquelle la nature ne les a pas créés? Ramenez-nous
M. Burbank, et il les trouvera tous à leur poste!»

M. Stannard et sa fille prirent aussitôt place dans l'embarcation
conduite par quatre mariniers de Camdless-Bay. La voile fut
hissée, et, sous une petite brise d'est, on déborda rapidement. Le
pier eut bientôt disparu derrière la pointe que la plantation
profilait vers le nord-ouest.

M. Stannard n'avait pas l'intention de débarquer au port de
Jacksonville, où il eût été immanquablement reconnu. Mieux valait
prendre terre au fond d'une petite anse, un peu au-dessus. De là,
il serait facile d'atteindre l'habitation de M. Harvey, située de
ce côté, à l'extrémité du faubourg. On déciderait alors, et
suivant les circonstances, comment les démarches devraient être
faites.

Le fleuve était désert à cette heure. Rien en amont, par où
auraient pu venir les milices de Saint-Augustine qui se
réfugiaient dans le sud. Rien en aval. Donc aucun combat ne
s'était engagé entre les embarcations floridiennes et les
canonnières du commandant Stevens. On ne pouvait même apercevoir
leur ligne d'embossage, car un coude du Saint-John fermait
l'horizon au-dessous de Jacksonville.

Après une assez rapide traversée, favorisée par le vent arrière,
M. Stannard et sa fille atteignirent la rive gauche. Tous deux,
sans avoir été aperçus, purent débarquer au fond de la crique, qui
n'était pas surveillée, et en quelques minutes, ils se trouvèrent
dans la maison du correspondant de James Burbank.

Celui-ci fut, à la fois, très surpris et très inquiet de les voir.
Leur présence n'était pas sans danger au milieu de cette populace,
de plus en plus surexcitée et tout à la dévotion de Texar. On
savait que M. Stannard partageait les idées anti-esclavagistes
adoptées à Camdless-Bay. Le pillage de sa propre habitation, à
Jacksonville, était un avertissement dont il devait tenir compte.

Très certainement, sa personne allait courir de grands risques. Le
moins qui pût lui arriver, s'il venait à être reconnu, serait
d'être incarcéré comme complice de M. Burbank.

«Il faut sauver Gilbert! ne put que répondre Miss Alice aux
observations de M. Harvey.

-- Oui, répondit celui-ci, il faut le tenter! Que M. Stannard ne
se montre pas au-dehors!... Qu'il reste enfermé ici pendant que
nous agirons!

-- Me laissera-t-on entrer dans la prison? demanda la jeune fille.

-- Je ne le crois pas, Miss Alice.

-- Pourrai-je arriver jusqu'à Texar?

-- Nous l'essaierons.

-- Vous ne voulez pas que je vous accompagne? dit M. Stannard en
insistant.

-- Non! Ce serait compromettre nos démarches près de Texar et de
son Comité.

-- Venez donc, monsieur Harvey», dit Miss Alice.

Cependant, avant de les laisser partir, M. Stannard voulut savoir
s'il s'était produit de nouveaux faits de guerre, dont le bruit ne
serait pas venu jusqu'à Camdless-Bay.

«Aucun, répondit M. Harvey, du moins en ce qui concerne
Jacksonville. La flottille fédérale a paru dans la baie de Saint-
Augustine, et la ville s'est rendue. Quant au Saint-John, nul
mouvement n'a été signalé. Les canonnières sont toujours mouillées
au-dessous de la barre.

-- L'eau leur manque encore pour la franchir?...

-- Oui, monsieur Stannard. Mais, aujourd'hui, nous aurons une des
fortes marées d'équinoxe. Il y aura haute mer vers trois heures,
et peut-être les canonnières pourront-elles passer...

-- Passer sans pilote, maintenant que Mars n'est plus là pour les
diriger à travers le chenal! répondit Miss Alice, d'un ton qui
indiquait qu'elle ne pouvait même pas se rattacher à cet espoir.
Non!... C'est impossible!... Monsieur Harvey, il faut que je voie
Texar, et, s'il me repousse, nous devrons tout sacrifier pour
faire évader Gilbert...

-- Nous le ferons, Miss Alice.

-- L'état des esprits ne s'est pas modifié à Jacksonville? demanda
M. Stannard.

-- Non, répondit M. Harvey. Les coquins y sont toujours les
maîtres, et Texar les domine. Pourtant, devant les exactions et
les menaces du Comité, les honnêtes gens frémissent d'indignation.
Il ne faudrait qu'un mouvement des fédéraux sur le fleuve pour
changer cet état de choses. Cette populace est lâche, en somme. Si
elle prenait peur, Texar et ses partisans seraient aussitôt
renversés... J'espère encore que le commandant Stevens pourra
remonter la barre...

-- Nous n'attendrons pas, répondit résolument Miss Alice, et,
d'ici là, j'aurai vu Texar!»

Il fut donc convenu que M. Stannard resterait dans l'habitation,
afin qu'on ne sût rien de sa présence à Jacksonville. M. Harvey
était prêt à aider la jeune fille dans toutes les démarches qui
allaient être faites, et dont le succès, il faut bien le dire,
n'était rien moins qu'assuré. Si Texar lui refusait la vie de
Gilbert, si Miss Alice ne pouvait arriver jusqu'à lui, on
tenterait, même au prix d'une fortune, de provoquer l'évasion du
jeune officier et de son père.

Il était onze heures environ, lorsque Miss Alice et M. Harvey
quittèrent l'habitation pour se rendre à Court-Justice, où le
Comité, présidé par Texar, siégeait en permanence.

Toujours grande agitation dans la ville. Çà et là passaient les
milices, renforcées des contingents qui étaient accourus des
territoires du Sud. Dans la journée, on attendait celles que la
reddition de Saint-Augustine laissait disponibles, soit qu'elles
vinssent par le Saint-John, soit qu'elles prissent route à travers
les forêts de la rive droite pour franchir le fleuve à la hauteur
de Jacksonville. Donc, la population allait et venait. Mille
nouvelles circulaient, et, comme toujours, contradictoires -- ce
qui provoquait un tumulte voisin du désordre. Il était facile de
voir, d'ailleurs, que dans le cas où les fédéraux arriveraient en
vue du port, il n'y aurait aucune unité d'action dans la défense.
La résistance ne serait pas sérieuse. Si Fernandina s'était
rendue, neuf jours avant, aux troupes de débarquement du général
Wright, si Saint-Augustine avait accueilli l'escadre du commodore
Dupont, sans même essayer de lui barrer le passage, on pouvait
prévoir qu'il en serait ainsi à Jacksonville. Les milices
floridiennes, cédant la place aux troupes nordistes, se
retireraient dans l'intérieur du comté. Une seule circonstance
pouvait sauver Jacksonville d'une prise de possession, prolonger
les pouvoirs du Comité, permettre à ses projets sanguinaires de
s'accomplir, c'était que les canonnières, pour une raison ou pour
une autre -- manque d'eau ou absence de pilote --, ne pussent
dépasser la barre du fleuve. Au surplus, quelques heures encore,
et cette question serait résolue.

Cependant, au milieu d'une foule qui devenait de plus en plus
compacte, Miss Alice et Harvey se dirigeaient vers la place
principale. Comment feraient-ils pour pénétrer dans les salles de
Court-Justice? Ils ne pouvaient l'imaginer. Une fois là, comment
parviendraient-ils à voir Texar? Ils l'ignoraient. Qui sait même
si l'Espagnol, apprenant qu'Alice Stannard demandait à paraître
devant lui, ne se débarrasserait pas d'une demande importune, en
la faisant arrêter et détenir jusqu'après l'exécution du jeune
lieutenant?... Mais la jeune fille ne voulait rien voir de ces
éventualités. Arriver jusqu'à Texar, lui arracher la grâce de
Gilbert, aucun danger personnel n'aurait pu la détourner de ce
but.

Lorsque M. Harvey et elle eurent atteint la place, ils y
trouvèrent un concours de populace plus tumultueux encore. Des
cris ébranlaient l'air, des vociférations éclataient de toutes
parts, avec ces sinistres mots, jetés d'un groupe à l'autre: «À
mort... À mort!...»

M. Harvey apprit que le Comité était en séance de justice depuis
une heure. Un affreux pressentiment s'empara de lui --
pressentiment qui n'allait être que trop justifié! En effet, le
Comité achevait de juger James Burbank comme complice de son fils
Gilbert, sous l'accusation d'avoir entretenu des intelligences
avec l'armée fédérale. Même crime, même condamnation, sans doute,
et couronnement de l'oeuvre de haine de Texar contre la famille
Burbank!

Alors M. Harvey ne voulut pas aller plus loin. Il tenta
d'entraîner Alice Stannard. Il ne fallait pas qu'elle fût témoin
des violences auxquelles la populace semblait disposée à se
livrer, au moment où les condamnés sortiraient de Court-Justice,
après le prononcé du jugement. Ce n'était pas, d'ailleurs,
l'instant d'intervenir près de l'Espagnol.

«Venez, Miss Alice, dit M. Harvey, venez!... Nous reviendrons...
quand le Comité...

-- Non! répondit Miss Alice. Je veux me jeter entre les accusés et
leurs juges...»

La résolution de la jeune fille était telle que M. Harvey
désespéra de l'ébranler. Miss Alice se porta en avant. Il fallut
la suivre. La foule, si compacte qu'elle fût -- quelques-uns la
reconnurent peut-être -- s'ouvrit devant elle. Les cris de mort
retentirent plus effroyablement à son oreille. Rien ne put
l'arrêter. Ce fut dans ces conditions qu'elle arriva devant la
porte de Court-Justice.

En cet endroit, la populace était plus houleuse encore, non de
cette houle qui suit la tempête, mais de celle qui la précède. De
sa part, on pouvait craindre les plus effroyables excès.

Soudain un reflux tumultueux rejeta au-dehors le public qui
encombrait la salle de Court-Justice. Les vociférations
redoublèrent. Le jugement venait d'être rendu.

James Burbank, comme Gilbert, était condamné pour le prétendu même
crime, à la même peine. Le père et le fils tomberaient devant le
même peloton d'exécution.

«À mort! À mort!...» criait cette tourbe de forcenés.

James Burbank apparut alors sur les derniers degrés. Il était
calme et maître de lui. Un regard de mépris, ce fut tout ce qu'il
eut pour les hurleurs de la populace.

Un détachement de la milice l'entourait, avec ordre de le
reconduire à la prison.

Il n'était pas seul.

Gilbert marchait à son côté.

Extrait de la cellule, où il attendait l'heure de l'exécution, le
jeune officier avait été amené en présence du Comité pour être
confronté avec James Burbank. Celui-ci n'avait pu que confirmer
les dires de son fils, assurant qu il n'était venu à Castle-House
que pour y revoir une dernière fois sa mère mourante. Devant cette
affirmation, le chef d'espionnage aurait dû tomber de lui-même, si
le procès n'eût été perdu d'avance. Aussi la même condamnation
avait-elle frappé deux innocents, -- condamnation imposée par une
vengeance personnelle et prononcée par des juges iniques.

Cependant la foule se précipitait vers les condamnés. La milice ne
parvenait que très difficilement à leur frayer un chemin à travers
la place de Court-Justice.

Un mouvement se produisit alors. Miss Alice s'était précipitée
vers James et Gilbert Burbank.

Involontairement, la populace recula, surprise par cette
intervention inattendue de la jeune fille.

«Alice!... s'écria Gilbert.

-- Gilbert!... Gilbert!... murmurait Alice Stannard, qui tomba
dans les bras du jeune officier.

-- Alice... pourquoi es-tu ici?... dit James Burbank.

-- Pour implorer votre grâce!... Pour supplier vos juges!...
Grâce. Grâce pour eux!»

Les cris de la malheureuse jeune fille étaient déchirants. Elle
s'accrochait aux vêtements des condamnés, qui avaient fait halte
un instant. Pouvait-elle donc attendre quelque pitié de cette
foule déchaînée qui les entourait? Non! Mais son intervention eut
pour effet de l'arrêter au moment où elle allait peut-être se
porter à des violences contre les prisonniers malgré les hommes de
la milice.

D'ailleurs Texar, prévenu de ce qui se passait, venait
d'apparaître sur le seuil de Court-Justice. Un geste de lui
contint la foule... L'ordre qu'il renouvela de reconduire James et
Gilbert Burbank à la prison fut entendu et respecté.

Le détachement se remit en marche.

«Grâce!... Grâce!...» s'écria Miss Alice, qui s'était jetée aux
genoux de Texar.

L'Espagnol ne répondit que par un geste négatif.

La jeune fille se releva alors.

«Misérable!» s'écria-t-elle.

Elle voulut rejoindre les condamnés, demandant à les suivre dans
la prison, à passer près d'eux les dernières heures qui leur
restaient encore à vivre...

Ils étaient déjà hors de la place, et la foule les accompagnait de
ses hurlements.

C'était plus que n'en pouvait supporter Miss Alice. Ses forces
l'abandonnèrent. Elle chancela, elle tomba. Elle n'avait plus ni
sentiment ni connaissance, quand M. Harvey la reçut dans ses bras.

La jeune fille ne revint à elle qu'après avoir été transportée
dans la maison de M. Harvey, près de son père.

«À la prison... à la prison!... murmurait-elle. Il faut que tous
deux s'échappent...

-- Oui, répondit M. Stannard, il n'y a plus que cela à tenter!...
Attendons la nuit!»

En effet, il ne fallait rien faire pendant le jour. Lorsque
l'obscurité leur permettrait d'agir avec plus de sécurité, sans
crainte d'être surpris, M. Stannard et M. Harvey essaieraient de
rendre possible l'évasion des deux prisonniers avec la complicité
de leur gardien. Ils seraient munis d'une somme d'argent si
considérable que cet homme -- ils l'espéraient du moins -- ne
pourrait résister à leurs offres, surtout, quand un seul coup de
canon, parti de la flottille du commandant Stevens, pouvait mettre
fin au pouvoir de l'Espagnol.

Mais, la nuit arrivée, lorsque MM. Stannard et Harvey voulurent
mettre leur projet à exécution, ils durent y renoncer.
L'habitation était gardée à vue par une escouade de la milice, et
ce fut en vain que tous deux en voulurent sortir.


IV
Coup de vent de nord-est

Les condamnés n'avaient plus, maintenant, qu'une chance de salut -
- une seule: c'était qu'avant douze heures, les fédéraux fussent
maîtres de la ville. En effet, le lendemain, au soleil levant,
James et Gilbert Burbank devaient être passés par les armes. De
leur prison, surveillée ainsi que l'était la maison de M. Harvey,
comment auraient-ils pu fuir, même avec la connivence d'un
geôlier?

Cependant, pour s'emparer de Jacksonville, on ne devait pas
compter sur les troupes nordistes, débarquées depuis quelques
jours à Fernandina, et qui ne pouvaient abandonner cette
importante position au nord de l'État de Floride. Aux canonnières
du commandant Stevens incombait cette tâche. Or, pour l'accomplir,
il fallait, avant tout, franchir la barre du Saint-John. Alors, la
ligne des embarcations étant forcée, la flottille n'aurait plus
qu'à s'embosser à la hauteur du port. De là, quand elle tiendrait
la ville sous ses feux, nul doute que les milices battissent en
retraite à travers les inaccessibles marécages du comté. Texar et
ses partisans se hâteraient certainement de les suivre, afin
d'éviter de trop justes représailles. Les honnêtes gens pourraient
aussitôt reprendre la place, dont ils avaient été indignement
chassés, et traiter avec les représentants du gouvernement fédéral
pour la reddition de la ville.

Or, ce passage de la barre, était-il possible de l'effectuer, et
cela dans un si court délai? Y avait-il quelque moyen de vaincre
l'obstacle matériel que le manque d'eau opposait toujours à la
marche des canonnières? C'était désormais très douteux, comme on
va le voir.

En effet, après le prononcé du jugement, Texar et le commandant
des milices de Jacksonville s'étaient rendus sur le quai pour
observer le cours inférieur du fleuve. On ne s'étonnera pas que
leurs regards fussent alors obstinément fixés vers le barrage
d'aval, et leurs oreilles prêtes à recueillir toute détonation qui
viendrait de ce côté du Saint-John.

«Rien de nouveau n'a été signalé? demanda Texar, après s'être
arrêté à l'extrémité de l'estacade.

-- Rien, répondit le commandant. Une reconnaissance que je viens
de faire dans le Nord me permet d'affirmer que les fédéraux n'ont
point quitté Fernandina pour se porter sur Jacksonville. Très
vraisemblablement, ils resteront en observation sur la frontière
géorgienne, en attendant que leurs flottilles aient forcé le
chenal.

-- Des troupes ne peuvent-elles venir du sud, après avoir quitté
Saint-Augustine, et passer le Saint-John à Picolata? demanda
l'Espagnol.

-- Je ne le pense pas, répondit l'officier. Comme troupes de
débarquement, Dupont n'a que ce qu'il faut pour occuper la ville,
et son but est évidemment d'établir le blocus sur tout le littoral
depuis l'embouchure du Saint-John jusqu'aux derniers inlets de la
Floride. Nous n'avons donc rien à craindre de ce côté, Texar.

-- Reste alors le danger d'être tenu en échec par la flottille de
Stevens, si elle parvient à remonter la barre devant laquelle elle
est arrêtée depuis trois jours...

-- Sans doute, mais cette question sera décidée d'ici quelques
heures. Peut-être, après tout, les fédéraux n'ont-ils d'autre but
que de fermer le bas cours du fleuve, afin de couper toute
communication entre Saint-Augustine et Fernandina?

«Je vous le répète, Texar, l'important pour les nordistes, ce
n'est pas tant d'occuper la Floride en ce moment, que de s'opposer
à la contrebande de guerre qui se fait par les passes du Sud. Il
est permis de croire que leur expédition n'a pas d'autre objectif.
Sans cela, les troupes, qui sont maîtresses de l'île Amélia depuis
une dizaine de jours, auraient déjà marché sur Jacksonville.

-- Vous pouvez avoir raison, répondit Texar. N'importe! Il me
tarde que la question de la barre soit définitivement tranchée.

-- Elle le sera aujourd'hui même.

-- Cependant, si les canonnières de Stevens venaient s'embosser
devant le port, que feriez-vous?

-- J'exécuterais l'ordre que j'ai reçu d'emmener les milices dans
l'intérieur, afin d'éviter tout contact avec les fédéraux. Qu'ils
s'emparent des villes du comté, soit! Ils ne pourront les garder
longtemps, puisqu'ils seront coupés de leurs communications avec
la Géorgie ou les Carolines, et nous saurons bien les leur
reprendre!

-- En attendant, répondit Texar, s'ils étaient maîtres de
Jacksonville, ne fût-ce qu'un jour, il faudrait s'attendre à des
représailles de leur part... Tous ces prétendus honnêtes gens, ces
riches colons, ces antiesclavagistes, reviendraient au pouvoir, et
alors... Cela ne sera pas!... Non!... Et plutôt que d'abandonner
la ville...»

L'Espagnol n'acheva pas sa pensée; il était facile de la
comprendre. Il ne rendrait pas la ville aux fédéraux, ce qui
serait la remettre entre les mains de ces magistrats que la
populace avait renversés. Il la brûlerait plutôt, et peut-être ses
mesures étaient-elles prises en vue de cette oeuvre de
destruction. Alors, les siens et lui, se retirant à la suite des
milices, trouveraient dans les marécages du Sud d'inaccessibles
repaires où ils attendraient les événements.

Toutefois, on le répète, cette éventualité n'était à craindre que
pour le cas où la barre livrerait passage aux canonnières, et le
moment était venu où se résoudrait définitivement cette question.

En effet, un violent reflux de la populace se produisait du côté
du port. Un instant suffit pour que les quais fussent encombrés.
Des cris plus assourdissants éclatèrent.

«Les canonnières passent!

-- Non! elles ne bougent pas!

-- La mer est pleine!...

-- Elles essaient de franchir en forçant de vapeur!

-- Voyez!... Voyez!...

-- Nul doute! dit le commandant des milices. Il y a quelque chose!
-- Regardez, Texar!»

L'Espagnol ne répondit pas. Ses yeux ne cessaient d'observer, en
aval du fleuve, la ligne d'horizon fermée par le chapelet des
embarcations embossées par son travers. Un demi-mille au delà se
dressaient la mâture et les cheminées des canonnières du
commandant Stevens. Une épaisse fumée s'en échappait et, chassée
par le vent qui prenait de la force, se rabattait jusqu'à
Jacksonville.

Évidemment, Stevens, profitant du plein de la marée, cherchait à
passer, poussant ses feux à «tout casser» comme on dit. Y
parviendrait-il? Trouverait-il assez d'eau sur le haut fond, même
en le raclant avec la quille de ses canonnières? Il y avait là de
quoi provoquer une violente émotion dans tout ce populaire réuni
sur la rive du Saint-John.

Et les propos de redoubler avec plus d'animation, suivant ce que
les uns croyaient voir et ce que les autres ne voyaient pas.

«Elles ont gagné d'une demi-encablure!

-- Non! Elles n'ont pas plus remué que si leur ancre était encore
par le fond!

-- En voici une qui évolue!

-- Oui! mais elle se présente par le travers et pivote, parce que
l'eau lui manque!

-- Ah! quelle fumée!

-- Quand ils brûleraient tout le charbon des États-Unis, ils ne
passeront pas!

-- Et maintenant, voici que la marée commence à perdre!

-- Hurrah pour le Sud!

-- Hurrah.»

Cette tentative, faite par la flottille, dura dix minutes environ
-- dix minutes qui parurent longues à Texar, à ses partisans, à
tous ceux dont la prise de Jacksonville eût compromis la liberté
ou la vie. Ils ne savaient même à quoi s'en tenir, la distance
étant trop grande pour que l'on pût aisément observer la manoeuvre
des canonnières. Le chenal était-il franchi, ou allait-il l'être,
en dépit des hurrahs prématurés qui éclataient au milieu de la
foule? S'allégeant de tout le poids inutile, se délestant pour
relever ses lignes de flottaison, le commandant Stevens ne
parviendrait-il pas à gagner le peu d'espace qu'il lui fallait
pour retrouver une eau plus profonde, une navigation facile
jusqu'à la hauteur du port? C'était toujours à craindre, tant que
durerait l'étalé de la mer haute.

Cependant, ainsi qu'on le disait, déjà la marée commençait à
perdre. Or, le jusant une fois établi, le niveau du Saint-John
s'abaisserait très rapidement.

Soudain les bras se tendirent vers l'aval du fleuve, et ce cri
domina tous les autres:

«Un canot!... un canot!»

En effet, une légère embarcation se montrait près de la rive
gauche, où le courant de flux se faisait encore sentir, tandis que
le reflux prenait de la force au milieu du chenal. Cette
embarcation, enlevée à force de rames, s'avançait rapidement. À
l'arrière se tenait un officier, portant l'uniforme des milices
floridiennes. Il eut bientôt gagné le pied de l'estacade et grimpa
lestement les degrés de l'échelle latérale, engagée dans le quai.
Puis, ayant aperçu Texar, il se dirigea vers lui, au milieu des
groupes qui s'étouffaient pour le voir et l'entendre.

«Qu'y a-t-il? demanda l'Espagnol.

-- Rien, et il n'y aura rien! répondit l'officier.

-- Qui vous envoie?

-- Le chef de nos embarcations, qui ne tarderont pas à se replier
vers le port.

-- Et pourquoi?...

-- Parce que les canonnières ont vainement essayé de remonter la
barre, aussi bien en s'allégeant qu'en forçant de vapeur.
Désormais, il n'y a plus rien à redouter...

-- Pour cette marée?... demanda Texar.

-- Ni pour aucune autre -- au moins d'ici quelques mois.

-- Hurrah!... Hurrah!»

Ces hurlements emplirent la ville. Et si les violents acclamèrent
une fois de plus l'Espagnol comme l'homme dans lequel
s'incarnaient tous leurs instincts détestables, les modérés furent
atterrés en songeant que, pendant bien des jours encore, ils
allaient subir la domination scélérate du Comité et de son chef.

L'officier avait dit vrai. À partir de ce jour, la mer devant
décroître chaque jour, la marée ne ramènerait qu'une moindre
quantité d'eau dans le lit du Saint-John. Cette marée du 12 mars
avait été une des plus fortes de l'année, et il s'écoulerait un
intervalle de plusieurs mois avant que le cours du fleuve se
relevât à ce niveau. Le chenal étant infranchissable, Jacksonville
échappait au feu du commandant Stevens. C'était la prolongation
des pouvoirs de Texar, la certitude pour ce misérable d'accomplir
jusqu'au bout son oeuvre de vengeance. En admettant même que le
général Sherman voulût faire occuper Jacksonville par les troupes
du général Wright, débarquées à Fernandina, cette marche vers le
sud exigerait un certain temps. Or, en ce qui concernait James et
Gilbert Burbank, leur exécution étant fixée au lendemain dès la
première heure, rien ne pouvait plus les sauver.

La nouvelle, apportée par l'officier, se répandit en un instant
dans tous les environs. On se figure aisément l'effet qu'elle
produisit sur cette portion déchaînée de la populace. Les orgies,
les débauches, reprirent avec plus d'animation. Les honnêtes gens,
consternés, devaient s'attendre aux plus abominables excès. Aussi
la plupart se préparèrent-ils à quitter une ville qui ne leur
offrait aucune sécurité.

Si les hurrahs, les vociférations, arrivant jusqu'aux prisonniers,
leur apprirent que toute chance de salut venait de s'évanouir, on
les entendit aussi dans la maison de M. Harvey. Ce que fut le
désespoir de M. Stannard et de Miss Alice, on ne l'imagine que
trop aisément. Qu'allaient-ils tenter maintenant pour sauver James
Burbank et son fils? Essayer de corrompre le gardien de la prison?
Provoquer à prix d'or la fuite des condamnés? Ils ne pouvaient
seulement pas sortir de l'habitation dans laquelle ils avaient
trouvé refuge. On le sait, une bande de sacripants la gardaient à
vue, et leurs imprécations retentissaient incessamment devant la
porte.

La nuit se fit. Le temps, dont on pressentait le changement depuis
quelques jours, s'était sensiblement modifié. Après avoir soufflé
de terre, le vent avait sauté brusquement dans le nord-est. Déjà,
par grandes masses grisâtres et déchirées, les nuages, n'ayant pas
même le temps de se résoudre en pluie, chassaient du large avec
une extrême vitesse et s'abaissaient presque au ras de la mer. Une
frégate de premier rang aurait certainement eu le haut de sa
mâture perdu dans ces amas de vapeurs, tant ils se traînaient au
milieu des basses zones. Le baromètre s'était rapidement déprimé
aux degrés de tempête. Il y avait là des symptômes d'un ouragan né
sur les lointains horizons de l'Atlantique. Avec la nuit qui
envahissait l'espace, il ne tarda pas à se déchaîner avec une
extraordinaire violence.

Or, par suite de son orientation, cet ouragan donna naturellement
de plein fouet à travers l'estuaire du Saint-John. Il soulevait
les eaux de son embouchure comme une houle, il les y refoulait à
la façon de ces mascarets des grands fleuves, dont les hautes
lames détruisent toutes les propriétés riveraines.

Pendant cette nuit de tourmente, Jacksonville fut donc balayée
avec une effroyable violence. Un morceau de l'estacade du port
céda aux coups du ressac projeté contre ses pilotis. Les eaux
couvrirent une partie des quais, où se brisèrent plusieurs dogres,
dont les amarres cassèrent comme un fil. Impossible de se tenir
dans les rues ni sur les places, mitraillées par les débris de
toutes sortes. La populace dut se réfugier dans les cabarets, où
les gosiers n'y perdirent rien, et leurs hurlements luttèrent, non
sans avantage, contre les fracas de la tempête.

Ce ne fut pas seulement à la surface du sol que ce coup de vent
exerça ses ravages. À travers le lit du Saint-John, la
dénivellation des eaux provoqua une houle d'autant plus violente
qu'elle se décuplait par les contrecoups du fond. Les chaloupes,
mouillées devant la barre, furent surprises par ce mascaret avant
d'avoir pu rallier le port. Leurs ancres chassèrent, leurs amarres
se rompirent. La marée de nuit, accrue par la poussée du vent, les
emporta vers le haut fleuve -- irrésistiblement. Quelques-unes se
fracassèrent contre les pilotis des quais, tandis que les autres,
entraînées au delà de Jacksonville, allaient se perdre sur les
îlots ou les coudes du Saint-John à quelques milles plus loin. Un
certain nombre des mariniers qui les montaient perdirent la vie
dans ce désastre, dont la soudaineté avait déjoué toutes les
mesures à prendre en pareilles circonstances.

Quant aux canonnières du commandant Stevens, avaient-elles
appareillé et forcé de vapeur pour chercher un abri dans les
criques d'aval? Grâce à cette manoeuvre, avaient-elles pu échapper
à une destruction complète? En tout cas, soit qu'elles eussent
pris ce parti de redescendre vers les bouches du Saint-John, soit
qu'elles se fussent maintenues sur leurs ancres, Jacksonville ne
devait plus les redouter, puisque la barre leur opposait
maintenant un obstacle infranchissable.

Ce fut donc une nuit noire et profonde qui enveloppa la vallée du
Saint-John, pendant que l'air et l'eau se confondaient comme si
quelque action chimique eût tenté de les combiner en un seul
élément. On assistait là à l'un de ces cataclysmes qui sont assez
fréquents aux époques d'équinoxe, mais dont la violence dépassait
tout ce que le territoire de la Floride avait éprouvé jusqu'alors.

Aussi, précisément en raison de sa force, ce météore ne dura pas
au delà de quelques heures. Avant le lever du soleil, les vides de
l'espace furent rapidement comblés par ce formidable appel d'air,
et l'ouragan alla se perdre au-dessus du golfe du Mexique, après
avoir frappé de son dernier coup la péninsule floridienne.

Vers quatre heures du matin, avec les premières pointes du jour
qui blanchirent un horizon nettoyé par ce grand balayage de la
nuit, l'accalmie succédait aux troubles des éléments. Alors la
populace commença à se répandre dans les rues qu'elle avait dû
abandonner pour les cabarets. La milice reprit les postes
désertés. On s'occupa autant que possible de procéder à la
réparation des dégâts causés par la tempête. Et, en particulier,
au long des quais de la ville, ils ne laissaient pas d'être très
considérables, estacades rompues, dogres désemparés, barques
disjointes, que le jusant ramenait des hautes régions du fleuve.

Cependant, on ne voyait passer ces épaves que dans un rayon de
quelques yards au delà des berges. Un brouillard très dense
s'était accumulé sur le lit même du Saint-John en s'élevant vers
les hautes zones, refroidies par la tempête. À cinq heures, le
chenal n'était pas encore visible en son milieu, et il ne le
deviendrait qu'au moment où ce brouillard se serait dissipé sous
les premiers rayons du soleil.

Soudain, un peu après cinq heures, de formidables éclats trouèrent
l'épaisse brume. On ne pouvait s'y tromper, ce n'étaient point les
roulements prolongés de la foudre, mais les détonations
déchirantes de l'artillerie. Des sifflements caractéristiques
fusaient à travers l'espace. Un cri d'épouvanté s'échappa de tout
ce public, milice ou populace, qui s'était porté vers le port.

En même temps, sous ces détonations répétées, le brouillard
commençait à s'entrouvrir. Ses volutes, mêlées aux fulgurations
des coups de feu, se dégagèrent de la surface du fleuve.

Les canonnières de Stevens étaient là, embossées devant
Jacksonville, qu'elles tenaient sous leurs bordées directes.

«Les canonnières!... Les canonnières!...»

Ces mots, répétés de bouche en bouche, eurent bientôt couru
jusqu'à l'extrémité des faubourgs. En quelques minutes, la
population honnête, avec une extrême satisfaction, la populace,
avec une extrême épouvante, apprenaient que la flottille était
maîtresse du Saint-John. Si l'on ne se rendait pas, c'en était
fait de la ville.

Que s'était-il donc passé? Les nordistes avaient-ils trouvé dans
la tempête une aide inattendue? Oui! Aussi les canonnières
n'étaient-elles point allées chercher un abri vers les criques
inférieures de l'embouchure. Malgré la violence de la houle et du
vent, elles s'étaient tenues au mouillage. Pendant que leurs
adversaires s'éloignaient avec les chaloupes, le commandant
Stevens et ses équipages avaient fait tête à l'ouragan, au risque
de se perdre, afin de tenter un passage que les circonstances
allaient peut-être rendre praticable. En effet, cet ouragan, qui
poussait les eaux du large dans l'estuaire, venait de relever le
niveau du fleuve à une hauteur anormale, et les canonnières
s'étaient lancées à travers les passes. Et alors, forçant de
vapeur, bien que leur quille raclât le fond de sable, elles
avaient pu franchir la barre.

Vers quatre heures du matin, le commandant Stevens, manoeuvrant au
milieu du brouillard, s'était rendu compte par l'estime qu'il
devait être à la hauteur de Jacksonville. Il avait alors mouillé
ses ancres, il s'était embossé. Puis, le moment venu, il avait
déchiré les brumes par la détonation de ses grosses pièces et
lancé ses premiers projectiles sur la rive gauche du Saint-John.

L'effet fut instantané. En quelques minutes, la milice eut évacué
la ville, à l'exemple des troupes sudistes à Fernandina comme à
Saint-Augustine. Stevens, voyant les quais déserts, commença
presque aussitôt à modérer le feu, son intention n'étant point de
détruire Jacksonville, mais de l'occuper et de la soumettre.

Presque aussitôt un drapeau blanc se déployait à la hampe de
Court-Justice.

On se figure aisément avec quelles angoisses ces premiers coups de
canon furent entendus dans la maison de M. Harvey. La ville était
certainement attaquée. Or, cette attaque ne pouvait venir que des
fédéraux, soit qu'ils eussent remonté le Saint-John, soit qu'ils
se fussent approchés par le nord de la Floride. Était-ce donc
enfin la chance de salut inespérée -- la seule qui pût sauver
James et Gilbert Burbank?

M. Harvey et Miss Alice se précipitèrent vers le seuil de
l'habitation. Les gens de Texar, qui la gardaient, avaient pris la
fuite et rejoint les milices vers l'intérieur du comté.

M. Harvey et la jeune fille gagnèrent du côté du port. Le
brouillard s'étant dissipé, on pouvait apercevoir le fleuve
jusqu'aux derniers plans de la rive droite.

Les canonnières se taisaient, car déjà, visiblement, Jacksonville
renonçait à faire résistance.

En ce moment, plusieurs canots accostèrent l'estacade et
débarquèrent un détachement armé de fusils, de revolvers et de
haches.

Tout à coup, un cri se fit entendre parmi les marins que
commandait un officier.

L'homme qui venait de jeter ce cri se précipita vers Miss Alice.

«Mars!... Mars!... dit la jeune fille, stupéfaite de se trouver en
présence du mari de Zermah, que l'on croyait noyé dans les eaux du
Saint-John.

-- Monsieur Gilbert!... Monsieur Gilbert?... répondit Mars. Où
est-il?

-- Prisonnier avec M. Burbank!... Mars, sauvez-le... sauvez-le, et
sauvez son père!

-- À la prison!» s'écria Mars, qui, se retournant vers ses
compagnons, les entraîna.

Et tous, alors, de courir pour empêcher qu'un dernier crime fût
commis par ordre de Texar.

M. Harvey et Miss Alice les suivirent.

Ainsi, après s'être jeté dans le fleuve, Mars avait pu échapper
aux tourbillons de la barre? Oui! et, par prudence, le courageux
métis s'était bien gardé de faire savoir à Castle-House qu'il
était sain et sauf. Aller y demander asile, c'eût été compromettre
sa propre sécurité, et il fallait qu'il restât libre pour
accomplir son oeuvre. Ayant regagné la rive droite à la nage, il
avait pu, en se faufilant à travers les roseaux, la redescendre
jusqu'à la hauteur de la flottille. Là, ses signaux aperçus, un
canot l'avait recueilli et reconduit à bord de la canonnière du
commandant Stevens. Celui-ci fut aussitôt mis au courant de la
situation, et, devant ce danger imminent qui menaçait Gilbert,
tous ses efforts tendirent à remonter le chenal. Ils avaient été
infructueux, on le sait, et l'opération allait être abandonnée,
lorsque, pendant la nuit, le coup de vent vint relever le niveau
du fleuve. Cependant, sans une pratique de ces passes difficiles,
la flottille eût encore risqué de s'échouer sur les hauts fonds du
fleuve. Heureusement, Mars était là. Il avait adroitement piloté
sa canonnière, dont les autres suivirent la direction, malgré le
déchaînement de la tempête. Aussi, avant que le brouillard eût
empli la vallée du Saint-John, étaient-elles embossées devant la
ville qu'elles tenaient sous leurs feux.

Il était temps, car les deux condamnés devaient être exécutés à la
première heure. Mais, déjà, ils n'avaient plus rien à craindre.
Les magistrats de Jacksonville avaient repris leur autorité
usurpée par Texar. Et, au moment où Mars et ses compagnons
arrivaient devant la prison, James et Gilbert Burbank en
sortaient, libres enfin.

En un instant, le jeune lieutenant eut pressé Miss Alice sur son
coeur, tandis que M. Stannard et James Burbank tombaient dans les
bras l'un de l'autre.

«Ma mère?... demanda Gilbert tout d'abord.

-- Elle vit... elle vit!... répondit Miss Alice.

-- Eh bien, à Castle-House! s'écria Gilbert. À Castle-House...

-- Pas avant que justice soit faite!» répondit James Burbank.

Mars avait compris son maître. Il s'était lancé du côté de la
grande place avec l'espoir d'y trouver Texar.

L'Espagnol n'aurait-il pas déjà pris la fuite, afin d'échapper aux
représailles? Ne se serait-il pas soustrait à la vindicte
publique, avec tous ceux qui s'étaient compromis pendant cette
période d'excès? Ne suivait-il pas déjà les soldats de la milice
qui battaient en retraite vers les basses régions du comté?

On pouvait, on devait le croire.

Mais, sans attendre l'intervention des fédéraux, nombre
d'habitants s'étaient précipités vers Court-Justice. Arrêté au
moment où il allait prendre la fuite, Texar était gardé à vue.
D'ailleurs, il semblait s'être assez facilement résigné à son
sort.

Toutefois, quand il se trouva en présence de Mars, il comprit que
sa vie était menacée.

En effet, le métis venait de se jeter sur lui. Malgré les efforts
de ceux qui le gardaient, il l'avait saisi à la gorge, il
l'étranglait, lorsque James et Gilbert Burbank parurent.

«Non... non!... Vivant! s'écria James Burbank. Il faut qu'il
parle!

-- Oui!... il le faut!» répondit Mars.

Quelques instants plus tard, Texar était enfermé dans la cellule
même où ses victimes avaient attendu l'heure de l'exécution.


V
Prise de possession

Les fédéraux étaient enfin maîtres de Jacksonville -- par suite,
maîtres du Saint-John. Les troupes de débarquement, amenées par le
commandant Stevens, occupèrent aussitôt les principaux points de
la cité. Les autorités usurpatrices avaient pris la fuite. Seul de
l'ancien comité, Texar était tombé entre leurs mains.

D'ailleurs, soit lassitude des exactions commises pendant ces
derniers jours, soit même indifférence sur la question de
l'esclavage que le Nord et le Sud cherchaient alors à trancher par
les armes, les habitants ne firent point mauvais accueil aux
officiers de la flottille, qui représentaient le gouvernement de
Washington.

Pendant ce temps, le commodore Dupont, établi à Saint-Augustine,
s'occupait de mettre le littoral floridien à l'abri de la
contrebande de guerre. Les passes de Mosquito-Inlet furent bientôt
fermées. Cela coupa court au commerce d'armes et de munitions qui
se faisait avec les Lucayes, les îles anglaises de Bahama. On peut
dire qu'à partir de ce moment, l'État de Floride rentra sous
l'autorité fédérale.

Ce jour même, James et Gilbert Burbank, M. Stannard et Miss Alice,
repassaient le Saint-John pour rentrer à Camdless-Bay.

Perry et les sous-régisseurs les attendaient au pier du petit port
avec un certain nombre de Noirs qui étaient revenus sur la
plantation. On imagine aisément quelle réception leur fut faite,
quelles démonstrations les accueillirent.

Un instant après, James Burbank et son fils, M. Stannard et sa
fille étaient au chevet de Mme Burbank.

En même temps qu'elle revoyait Gilbert, la malade apprenait tout
ce qui s'était passé. Le jeune officier la pressait dans ses bras.
Mars lui baisait les mains. Ils ne la quitteraient plus
maintenant. Miss Alice pourrait lui donner ses soins. Elle
reprendrait promptement ses forces. Il n'y avait rien à redouter
désormais des machinations de Texar ni de ceux qu'il avait
associés à ses vengeances. L'Espagnol était entre les mains des
fédéraux, et les fédéraux étaient maîtres de Jacksonville.

Cependant, si la femme de James Burbank, si la mère de Gilbert,
n'avait plus à trembler pour son mari et pour son fils, toute sa
pensée allait se rattacher à sa petite fille disparue. Il lui
fallait Dy, comme à Mars, il fallait Zermah.

«Nous les retrouverons! s'écria James Burbank. Mars et Gilbert
nous accompagneront dans nos recherches...

-- Oui, mon père, oui... et sans perdre un jour, répondit le jeune
lieutenant.

-- Puisque nous tenons Texar, reprit M. Burbank, il faudra bien
que Texar parle!

-- Et s'il refuse de parler? demanda M. Stannard. Si cet homme
prétend qu'il n'est pour rien dans l'enlèvement de Dy et de
Zermah?...

-- Et comment le pourrait-il? s'écria Gilbert. Zermah ne m'a-t-
elle pas reconnu à la crique Marino? Alice et ma mère n'ont-elles
point entendu ce nom de Texar que Zermah jetait au moment où
l'embarcation s'éloignait? Peut-on douter qu'il soit l'auteur de
l'enlèvement, qu'il y ait présidé en personne?

-- C'était lui! répondit Mme Burbank, qui se redressa comme si
elle eût voulu se jeter hors de son lit.

-- Oui!... ajouta Miss Alice, je l'ai bien reconnu!... Il était
debout... à l'arrière de son canot qui se dirigeait vers le milieu
du fleuve!

-- Soit, dit M. Stannard, c'était Texar! Pas de doute possible!
Mais, s'il refuse de dire en quel endroit Dy et Zermah ont été
entraînées par son ordre, où les chercherons-nous, puisque nous
avons déjà vainement fouillé les rives du fleuve sur une étendue
de plusieurs milles?»

À cette question, si nettement posée, aucune réponse ne pouvait
être faite. Tout dépendrait de ce que dirait l'Espagnol. Son
intérêt serait-il de parler ou de se taire?

«On ne sait donc pas où demeure habituellement ce misérable?
demanda Gilbert.

-- On ne le sait pas, on ne l'a jamais su, répondit James Burbank.
Dans le sud du comté, il y a de si vastes forêts, tant de
marécages inaccessibles, où il a pu se cacher! En vain voudrait-on
explorer tout ce pays, dans lequel les fédéraux eux-mêmes ne
pourront poursuivre les milices en retraite! Ce serait peine
perdue!

-- Il me faut ma fille! s'écria Mme Burbank, que James Burbank ne
contenait pas sans peine.

-- Ma femme!... Je veux ma femme... s'écria Mars, et je forcerai
bien ce coquin à dire où elle est!

-- Oui! reprit James Burbank, lorsque cet homme verra qu'il y va
de sa vie, et qu'il peut la sauver en parlant, il n'hésitera pas à
parler! Lui en fuite, nous pourrions désespérer! Lui entre les
mains des fédéraux, nous lui arracherons son secret! Aie
confiance, ma pauvre femme! Nous sommes tous là, et nous te
rendrons ton enfant!»

Mme Burbank, épuisée, était retombée sur son lit. Miss Alice, ne
voulant point la quitter, resta près d'elle, pendant que
M. Stannard, James Burbank, Gilbert et Mars redescendaient dans le
hall, afin d'y conférer avec Edward Carrol.

Voici ce qui fut bientôt convenu. Avant d'agir, le temps serait
laissé aux fédéraux d'organiser leur prise de possession.
D'ailleurs, il fallait que le commodore Dupont fût informé des
faits relatifs non seulement à Jacksonville, mais encore à
Camdless-Bay. Peut-être conviendrait-il que Texar fût d'abord
déféré à la justice militaire? Dans ce cas, les poursuites ne
pourraient être faites qu'à la diligence du commandant en chef de
l'expédition de Floride.

Toutefois, Gilbert et Mars ne voulurent point laisser passer la
fin de cette journée ni la suivante, sans commencer leurs
recherches. Pendant que James Burbank, MM. Stannard et Edward
Carrol allaient faire les premières démarches, ils voulurent
remonter le Saint-John, avec l'espérance de recueillir peut-être
quelque indice.

Ne pouvaient-ils craindre, en effet, que Texar refusât de parler,
que, poussé par sa haine, il n'allât jusqu'à préférer subir le
dernier châtiment plutôt que de rendre ses victimes? Il fallait
pouvoir se passer de lui. Il importait donc de découvrir en quel
endroit il habitait ordinairement. Ce fut en vain. On ne savait
rien de la Crique-Noire. On croyait cette lagune absolument
inaccessible. Aussi Gilbert et Mars longèrent-ils plusieurs fois
les taillis de sa rive, sans découvrir l'étroite ouverture qui eût
pu donner accès à leur légère embarcation.

Pendant la journée du 13 mars, il ne se produisit aucun incident
de nature à modifier cet état de choses. À Camdless-Bay, la
réorganisation du domaine s'effectuait peu à peu. De tous les
coins du territoire, des forêts avoisinantes où ils avaient été
forcés de se disperser, les Noirs revenaient en grand nombre.
Affranchis par l'acte généreux de James Burbank, ils ne se
considéraient pas comme déliés envers lui de toute obligation. Ils
seraient ses serviteurs, s'ils n'étaient plus ses esclaves. Il
leur tardait de rentrer à la plantation, d'y reconstruire leurs
baraccons détruits par les bandes de Texar, d'y relever les
usines, de rétablir les chantiers, de reprendre enfin les travaux
auxquels, depuis tant d'années, ils devaient le bien-être et le
bonheur de leurs familles.

On commença par réorganiser le service de la plantation. Edward
Carrol, à peu près guéri de sa blessure, put se remettre à ses
occupations habituelles. Il y eut beaucoup de zèle de la part de
Perry et des sous-régisseurs. Il n'était pas jusqu'à Pyg qui ne se
donnât du mouvement, quoiqu'il ne fît pas grande besogne. Le
pauvre sot avait quelque peu rabattu de ses idées d'autrefois.
S'il se disait libre, il agissait maintenant comme un affranchi
platonique, fort embarrassé d'utiliser la liberté dont il avait le
droit de jouir. Bref, lorsque tout le personnel serait rentré à
Camdless-Bay, lorsqu'on aurait relevé les bâtiments détruits, la
plantation ne tarderait pas à reprendre son aspect accoutumé.
Quelle que fût l'issue de la guerre de Sécession, il y avait lieu
de croire que la sécurité serait assurée désormais aux principaux
colons de la Floride.

À Jacksonville, l'ordre était rétabli. Les fédéraux n'avaient
point cherché à s'immiscer dans l'administration municipale. Ils
occupaient militairement la ville, laissant aux anciens magistrats
l'autorité dont une émeute les avait privés pendant quelques
semaines. Il suffisait que le pavillon étoile flottât sur les
édifices. Par cela même que la majorité des habitants se montrait
assez indifférente sur la question qui divisait les États-Unis,
elle ne répugnait point à se soumettre au parti victorieux. La
cause unioniste ne devait trouver aucun adversaire dans les
districts de la Floride. On sentait bien que la doctrine des
«states-rights», chère aux populations des États du Sud, en
Géorgie ou dans les Carolines, n'y serait point soutenue avec
l'ardeur habituelle aux séparatistes, même dans le cas où le
gouvernement fédéral retirerait ses troupes.

Voici quels étaient, à cette époque, les faits de guerre dont
l'Amérique était encore le théâtre.

Les confédérés, afin d'appuyer l'armée de Beauregard, avaient
envoyé six canonnières sous les ordres du commodore Hollins, qui
venait de prendre position sur le Mississipi, entre New-Madrid et
l'île 10. Là commençait une lutte que l'amiral Foote soutenait
vigoureusement, dans le but de s'assurer le haut cours du fleuve.
Le jour même où Jacksonville tombait au pouvoir de Stevens,
l'artillerie fédérale se mettait en état de riposter au feu des
canonnières de Hollins. L'avantage devait finir par rester aux
nordistes avec la prise de l'île 10 et de New-Madrid. Ils
occuperaient alors le cours du Mississipi sur une longueur de deux
cents kilomètres, en tenant compte des sinuosités du fleuve.

Cependant, à cette époque, une grande hésitation se manifestait
dans les plans du gouvernement fédéral. Le général Mac Clellan
avait dû soumettre ses idées à un conseil de guerre, et, bien
qu'elles eussent été approuvées par la majorité de ce conseil, le
président Lincoln, cédant à des influences regrettables, en
entrava l'exécution. L'armée du Potomac fut divisée, afin
d'assurer la sécurité de Washington. Par bonheur, la victoire du
_Monitor _et la fuite du _Virginia _venaient de rendre libre la
navigation sur la Chesapeake. En outre, la retraite précipitée des
confédérés, après l'évacuation de Manassas, permit à l'armée de
transporter ses cantonnements dans cette ville. De cette façon
était résolue la question du blocus sur le Potomac.

Toutefois, la politique, dont l'action est si funeste quand elle
se glisse dans les affaires militaires d'un pays, allait encore
amener une décision fâcheuse pour les intérêts du Nord. À cette
date, le général Mac Clellan était privé de la direction
supérieure des armées fédérales. Son commandement se vit
uniquement réduit aux opérations du Potomac, et les autres corps,
devenus indépendants, repassèrent sous la seule direction du
président Lincoln.

Ce fut une faute. Mac Clellan ressentit vivement l'affront d'une
destitution qu'il n'avait point méritée. Mais, en soldat qui ne
connaît que son devoir, il se résigna. Le lendemain même, il
formait un plan dont l'objectif était de débarquer ses troupes sur
la plage du fort Monroe. Ce plan, adopté par les chefs de corps,
fut approuvé du président. Le ministre de la Guerre adressa ses
ordres à New York, à Philadelphie, à Baltimore, et des bâtiments
de toute espèce arrivèrent dans le Potomac, afin de transporter
l'armée de Mac Clellan avec son matériel.

Les menaces qui, pendant quelque temps, avaient fait trembler
Washington, la capitale nordiste, c'était Richmond, la capitale
sudiste, qui allait les subir à son tour.

Telle était la situation des belligérants au moment où la Floride
venait de se soumettre au général Sherman et au commodore Dupont.
En même temps que leur escadre effectuait le blocus de la côte
floridienne, ils devenaient maîtres du Saint-John, ce qui assurait
la complète possession de la péninsule.

Cependant Gilbert et Mars avaient en vain exploré les rives et les
îlots du fleuve jusqu'au delà de Picolata. Dès lors, il n'y avait
plus qu'à agir directement sur Texar. Depuis le jour où les portes
de la prison s'étaient refermées sur lui, il n'avait pu avoir
aucun rapport avec ses complices. Il s'en suit que la petite Dy et
Zermah devaient se trouver encore là où elles étaient avant
l'occupation du Saint-John par les fédéraux.

En ce moment, l'état des choses à Jacksonville permettait que la
justice y suivît son cours régulier à l'égard de l'Espagnol, s'il
refusait de répondre. Toutefois, avant d'en arriver à ces moyens
extrêmes, on pouvait espérer qu'il consentirait à faire quelques
aveux à la condition d'être rendu à la liberté.

Le 14, on résolut de tenter cette démarche avec l'approbation des
autorités militaires, qui était assurée d'avance.

Mme Burbank avait repris de ses forces. Le retour de son fils,
l'espoir de revoir bientôt son enfant, l'apaisement qui s'était
fait dans le pays, la sécurité maintenant garantie à la plantation
de Camdless-Bay, tout se réunissait pour lui rendre un peu de
cette énergie morale qui l'avait abandonnée. Rien n'était plus à
craindre des partisans de Texar qui avaient terrorisé
Jacksonville. Les milices s'étaient retirées vers l'intérieur du
comté de Putnam. Si, plus tard, celles de Saint-Augustine, après
avoir franchi le fleuve sur son haut cours, devaient songer à leur
donner la main, afin de tenter quelque expédition contre les
troupes fédérales, il n'y avait là qu'un péril fort éloigné, dont
on pouvait ne pas se préoccuper, tant que Dupont et Sherman
résideraient en Floride.

Il fut donc convenu que James et Gilbert Burbank iraient ce jour
même à Jacksonville, mais aussi qu'ils iraient seuls. MM. Carrol,
Stannard et Mars resteraient à la plantation. Miss Alice ne
quitterait pas Mme Burbank. D'ailleurs, le jeune officier et son
père comptaient bien être de retour avant le soir à Castle-House,
et y rapporter quelque heureuse nouvelle. Dès que Texar aurait
fait connaître la retraite où Dy et Zermah étaient retenues, on
s'occuperait de leur délivrance. Quelques heures, un jour au plus,
y suffiraient sans doute.

Au moment où James et Gilbert Burbank se préparaient à partir,
Miss Alice prit à part le jeune officier.

«Gilbert, lui dit-elle, vous allez vous trouver en présence de
l'homme qui a fait tant de mal à votre famille, du misérable qui
voulait envoyer à la mort votre père et vous... Gilbert, me
promettez-vous d'être maître de vous-même devant Texar?

-- Maître de moi!... s'écria Gilbert, que le nom de l'Espagnol
seul faisait pâlir de rage.

-- Il le faut, reprit Miss Alice. Vous n'obtiendriez rien en vous
laissant emporter par la colère... Oubliez toute idée de vengeance
pour ne voir qu'une chose, le salut de votre soeur... qui sera
bientôt la mienne! À cela, il faut tout sacrifier, dussiez-vous
assurer à Texar que, de votre part, il n'aura rien à redouter dans
l'avenir.

-- Rien! s'écria Gilbert. Oublier que, par lui, ma mère pouvait
mourir... mon père être fusillé!...

-- Et vous aussi, Gilbert, répondit Miss Alice, vous que je ne
croyais plus revoir! Oui! il a fait tout cela, et il ne faut plus
s'en souvenir... Je vous le dis, parce que je crains que
M. Burbank ne puisse se maîtriser, et, si vous ne parveniez à vous
contenir, votre démarche ne réussirait pas. Ah! pourquoi a-t-on
décidé que vous iriez sans moi à Jacksonville!... Peut-être
aurais-je pu obtenir, par la douceur...

-- Et si cet homme se refuse à répondre!... reprit Gilbert, qui
sentait la justesse des recommandations de Miss Alice.

-- S'il refuse, il faudra laisser aux magistrats le soin de l'y
obliger. Il y va de sa vie, et, lorsqu'il verra qu'il ne peut la
racheter qu'en parlant, il parlera... Gilbert, il faut que j'aie
votre promesse!... Au nom de notre amour, me la donnez-vous?

-- Oui, chère Alice, répondit Gilbert, oui!... Quoi que cet homme
ait fait, qu'il nous rende ma soeur, et j'oublierai...

-- Bien, Gilbert. Nous venons de passer par d'horribles épreuves,
mais elles vont finir!... Ces tristes jours, pendant lesquels nous
avons tant souffert, Dieu nous les rendra en années de bonheur.»

Gilbert avait serré la main de sa fiancée, qui n'avait pu retenir
quelques larmes, et tous deux se séparèrent.

À dix heures, James Burbank et son fils, ayant pris congé de leurs
amis, s'embarquèrent au petit port de Camdless-Bay.

La traversée du fleuve se fit rapidement. Cependant, sur une
observation de Gilbert, au lieu de se diriger vers Jacksonville,
l'embarcation manoeuvra de manière à venir accoster la canonnière
du commandant Stevens.

Cet officier se trouvait être alors le chef militaire de la ville.
Il convenait donc que la démarche de James Burbank lui fût d'abord
soumise. Les communications de Stevens avec les autorités étaient
fréquentes. Il n'ignorait pas quel rôle Texar avait joué depuis
que ses partisans étaient arrivés au pouvoir, quelle était sa part
de responsabilité dans les événements qui avaient désolé Camdless-
Bay, pourquoi et comment, à l'heure où les milices battaient en
retraite, il avait été arrêté et mis en prison. Il savait aussi
qu'une vive réaction s'était faite contre lui, que toute la
population honnête de Jacksonville se levait pour demander qu'il
fût puni de ses crimes.

Le commandant Stevens fit à James et à Gilbert Burbank l'accueil
qu'ils méritaient. Il ressentait pour le jeune officier une estime
toute particulière ayant pu apprécier son caractère et son courage
depuis que Gilbert servait sous ses ordres. Après le retour de
Mars à bord de la flottille, lorsqu'il avait appris que Gilbert
était tombé entre les mains des sudistes, il eût à tout prix voulu
le sauver. Mais, arrêté devant la barre du Saint-John, comment
fût-il arrivé à temps?... On sait à quelles circonstances était dû
le salut du jeune lieutenant et de James Burbank.

En quelques mots, Gilbert fit au commandant Stevens le récit de ce
qui s'était passé, confirmant ainsi ce que Mars lui avait déjà
appris. S'il n'était pas douteux que Texar eût été en personne
l'auteur de l'enlèvement à la crique Marino, il n'était pas
douteux, non plus, que cet homme pût seul dire en quel endroit de
la Floride Dy et Zermah étaient maintenant détenues par ses
complices. Leur sort se trouvait donc entre les mains de
l'Espagnol, cela n'était que trop certain, et le commandant
Stevens n'hésita pas à le reconnaître. Aussi voulut-il laisser à
James et à Gilbert Burbank le soin de conduire cette affaire comme
ils le jugeraient à propos. D'avance, il approuvait tout ce qui
serait fait dans l'intérêt de la métisse et de l'enfant. S'il
fallait aller jusqu'à offrir à Texar sa liberté en échange, cette
liberté lui serait accordée. Le commandant s'en portait garant
vis-à-vis des magistrats de Jacksonville.

James et Gilbert Burbank, ayant ainsi toute permission d'agir,
remercièrent Stevens, qui leur remit une autorisation écrite de
communiquer avec l'Espagnol, et ils se firent conduire au port.

Là se trouvait M. Harvey, prévenu par un mot de James Burbank.
Tous trois se rendirent aussitôt à Court-Justice, et un ordre fut
donné de leur ouvrir les portes de la prison.

Un physiologiste n'eût pas observé sans intérêt la figure ou
plutôt l'attitude de Texar depuis son incarcération. Que
l'Espagnol fût très irrité de ce que l'arrivée des troupes
fédérales eût mis un terme à sa situation de premier magistrat de
la ville, qu'il regrettât, avec le pouvoir de tout faire, dont il
jouissait, la facilité de satisfaire ses haines personnelles, et
qu'un retard de quelques heures ne lui eût pas permis de passer
par les armes James et Gilbert Burbank, nul doute à cet égard.
Toutefois, ses regrets n'allaient point au delà. D'être aux mains
de ses ennemis, emprisonné sous les chefs d'accusation les plus
graves, avec la responsabilité de tous les faits de violence qui
pouvaient lui être si justement reprochés, cela semblait le
laisser parfaitement indifférent. Donc, rien de plus étrange, de
moins explicable que son attitude. Il ne s'inquiétait que de
n'avoir pu conduire à bonne fin ses machinations contre la famille
Burbank. Quant aux suites de son arrestation, il paraissait s'en
soucier peu. Cette nature, si énigmatique jusqu'alors, allait-elle
encore échapper aux dernières tentatives qui seraient faites pour
en deviner le mot?

La porte de sa cellule s'ouvrit. James et Gilbert Burbank se
trouvèrent en présence du prisonnier.

«Ah! le père et le fils! s'écria Texar tout d'abord, avec ce ton
d'impudence qui lui était habituel. En vérité, je dois bien de la
reconnaissance à messieurs les fédéraux! Sans eux, je n'aurais pas
eu l'honneur de votre visite! La grâce que vous ne me demandez
plus pour vous, vous venez, sans doute, me l'offrir pour moi?»

Ce ton était si provoquant que James Burbank allait éclater. Son
fils le retint.

«Mon père, dit-il, laissez-moi répondre. Texar veut nous engager
sur un terrain où nous ne pouvons pas le suivre, celui des
récriminations. Il est inutile de revenir sur le passé. C'est du
présent que nous venons nous occuper, du présent seul.

-- Du présent, s'écria Texar, ou mieux de la situation présente!
Mais il me semble qu'elle est fort nette. Il y a trois jours vous
étiez enfermés dans cette cellule dont vous ne deviez sortir que
pour aller à la mort. Aujourd'hui, j'y suis à votre place, et je
m'y trouve beaucoup mieux que vous ne seriez tentés de le croire.»

Cette réponse était bien faite pour déconcerter James Burbank et
son fils, puisqu'ils comptaient offrir à Texar sa liberté en
échange du secret relatif à l'enlèvement.

«Texar, dit Gilbert, écoutez-moi. Nous venons agir franchement
avec vous. Ce que vous avez fait à Jacksonville ne nous regarde
pas. Ce que vous avez fait à Camdless-Bay, nous voulons l'oublier.
Un seul point nous intéresse. Ma soeur et Zermah ont disparu
pendant que vos partisans envahissaient la plantation et faisaient
le siège de Castle-House. Il est certain que toutes deux ont été
enlevées...

-- Enlevées? répondit méchamment Texar. Eh! je suis enchanté de
l'apprendre!

-- L'apprendre? s'écria James Burbank. Niez-vous, misérable, osez-
vous nier?...

-- Mon père, dit le jeune officier, gardons notre sang-froid... il
le faut. Oui, Texar, ce double enlèvement a eu lieu pendant
l'attaque de la plantation... Avouez-vous en être personnellement
l'auteur?

-- Je n'ai point à répondre.

-- Refuserez-vous de nous dire où ma soeur et Zermah ont été
conduites par vos ordres?

-- Je vous répète que je n'ai rien à répondre.

-- Pas même si, en échange de votre réponse, nous pouvons vous
rendre la liberté?

-- Je n'aurai pas besoin de vous pour être libre!...

-- Et qui vous ouvrira les portes de cette prison? s'écria James
Burbank, que tant d'impudence mettait hors de lui.

-- Les juges que je demande.

-- Des juges!... Ils vous condamneront sans pitié!

-- Alors je verrai ce que j'aurai à faire.

-- Ainsi, vous refusez absolument de répondre? demanda une
dernière fois Gilbert.

-- Je refuse...

-- Même au prix de la liberté que je vous offre?

-- Je ne veux pas de cette liberté.

-- Même au prix d'une fortune que je m'engage...

-- Je ne veux pas de votre fortune. Et maintenant, messieurs,
laissez-moi.»

Il faut en convenir, James et Gilbert Burbank se sentirent
absolument démontés par une telle assurance. Sur quoi reposait-
elle? Comment Texar osait-il s'exposer à un jugement qui ne
pouvait aboutir qu'à la plus grave des condamnations? Ni la
liberté, ni tout l'or qu'on lui offrait, n'avaient pu tirer de lui
une réponse. Était-ce une inébranlable haine qui l'emportait sur
son propre intérêt? Toujours l'indéchiffrable personnage, qui,
même en présence des plus redoutables éventualités, ne voulait pas
mentir à ce qu'il avait été jusqu'alors.

«Venez, mon père, venez!» dit le jeune officier.

Et il entraîna James Burbank hors de la prison. À la porte, ils
retrouvèrent M. Harvey, et tous trois allèrent rendre compte au
commandant Stevens de l'insuccès de leur démarche.

À ce moment, une proclamation du commodore Dupont venait d'arriver
à bord de la flottille. Adressée aux habitants de Jacksonville,
elle disait que nul ne serait recherché pour ses opinions
politiques, ni pour les faits qui avaient marqué la résistance de
la Floride depuis le début de la guerre civile. La soumission au
pavillon étoile couvrait toutes les responsabilités au point de
vue public.

Évidemment, cette mesure, très sage en elle-même, toujours prise
en pareille occurrence par le président Lincoln, ne pouvait
s'appliquer à des faits d'ordre privé. Et tel était bien le cas de
Texar. Qu'il eût usurpé le pouvoir sur les autorités régulières,
qu'il l'eût exercé pour organiser la résistance, soit! C'était une
question de sudistes à sudistes -- question dont le gouvernement
fédéral voulait se désintéresser. Mais les attentats envers les
personnes, l'invasion de Camdless-Bay dirigée contre un homme du
Nord, la destruction de sa propriété, le rapt de sa fille et d'une
femme appartenant à son personnel, c'étaient là des crimes qui
relevaient du droit commun et auxquels devait s'appliquer le cours
régulier de la justice.

Tel fut l'avis du commandant Stevens. Tel fut celui du commodore
Dupont, dès que la plainte de James Burbank et la demande de
poursuites contre l'Espagnol eurent été portées à sa connaissance.

Aussi, le lendemain, 15 mars, une ordonnance fut-elle rendue, qui
traduisait Texar devant le tribunal militaire sous la double
prévention de pillage et de rapt. C'était devant le Conseil de
guerre, siégeant à Saint-Augustine, que l'accusé aurait à répondre
de ses attentats.


VI
Saint-Augustine

Saint-Augustine, une des plus anciennes villes de l'Amérique du
Nord, date du quinzième siècle. C'est la capitale du comté de
Saint-Jean, lequel, si vaste qu'il soit, ne compte pas même trois
mille habitants.

D'origine espagnole, Saint-Augustine est à peu près restée ce
qu'elle était autrefois. Elle s'élève vers l'extrémité d'une des
îles du littoral. Les navires de guerre ou de commerce peuvent
trouver un refuge assuré dans son port, qui est assez bien protégé
contre les vents du large, incessamment déchaînés contre cette
côte dangereuse de la Floride. Toutefois, pour y pénétrer, il faut
franchir la barre dangereuse que les remous du Gulf-Stream
développent à son entrée.

Les rues de Saint-Augustine sont étroites comme celles de toutes
les villes que le soleil frappe directement de ses rayons. Grâce à
leur disposition, aux brises marines qui viennent, soir et matin,
rafraîchir l'atmosphère, le climat est très doux dans cette ville,
qui est aux États-Unis ce que sont à la France Nice ou Menton sous
le ciel de la Provence.

C'est plus particulièrement au quartier du port, dans les rues qui
l'avoisinent, que la population a voulu se concentrer. Les
faubourgs, avec leurs quelques cases recouvertes de feuilles de
palmier, leurs huttes misérables, sont dans un tel état d'abandon
qui serait complet, sans les chiens, les cochons et les vaches,
livrés à une divagation permanente.

La cité proprement dite offre un aspect très espagnol. Les maisons
ont des fenêtres solidement grillagées, et à l'intérieur, le patio
traditionnel -- cour entourée de sveltes colonnades, avec pignons
fantaisistes et balcons sculptés comme des retables d'autel.
Quelquefois, un dimanche ou un jour de fête, ces maisons déversent
leur contenu dans les rues de la ville. C'est alors un mélange
bizarre, senoras, négresses, mulâtresses, indiennes de sang mêlé,
noirs, négrillons, dames anglaises, gentlemen, révérends, moines
et prêtres catholiques, presque tous la cigarette aux lèvres, même
lorsqu'ils se rendent au Calvaire, l'église paroissiale de Saint-
Augustine, dont les cloches sonnent à toute volée et presque sans
interruption depuis le milieu du dix septième siècle.

Ne point oublier les marchés, richement approvisionnés de légumes,
de poissons, de volailles, de cochons, d'agneaux -- que l'on
égorge _hic _et _nunc _à la demande des acheteurs -- d'oeufs, de
riz, de bananes bouillies, de «frijoles», sortes de petites fèves
cuites, enfin de tous les fruits tropicaux, ananas, dattes,
olives, grenades, oranges, goyaves, pêches, figues, marañons --,
le tout dans des conditions de bon marché qui rendent la vie
agréable et facile en cette partie du territoire floridien.

Quant au service de la voirie, il est généralement fait, non par
des balayeurs attitrés, mais par des bandes de vautours que la loi
protège en défendant de les tuer sous peine de fortes amendes. Ils
dévorent tout, même les serpents, dont le nombre est trop
considérable encore, malgré la voracité de ces précieux volatiles.

La verdure ne manque pas à cet ensemble de maisons qui constitue
principalement la ville. À l'entrecroisement des rues, de subites
échappées permettent au regard de s'arrêter sur les groupes
d'arbres dont la ramure dépasse les toits et qu'anime l'incessante
jacasserie des perroquets sauvages. Le plus souvent, ce sont de
grands palmiers qui balancent leur feuillage à la brise,
semblables aux vastes éventails des señoras ou aux pankas indoues.
Çà et là s'élèvent quelques chênes enguirlandés de lianes et de
glycines, et des bouquets de ces cactus gigantesques dont le pied
forme une haie impénétrable. Tout cela est réjouissant, attrayant,
et le serait plus encore, si les vautours faisaient
consciencieusement leur service. Décidément, ils ne valent pas les
balayeuses mécaniques.

On ne trouve à Saint-Augustine qu'une ou deux scieries à vapeur,
une fabrique de cigares, une distillerie de térébenthine. La
ville, plus commerçante qu'industrielle, exporte ou importe des
mélasses, des céréales, du coton, de l'indigo, des résines, des
bois de construction, du poisson, du sel. En temps ordinaire, le
port est assez animé par l'entrée et la sortie des steamers,
employés au trafic et au transport des voyageurs pour les divers
ports de l'Océan et le golfe du Mexique.

Saint-Augustine est le siège d'une des six cours de justice qui
fonctionnent dans l'État de Floride. Quant à son appareil
défensif, élevé contre les agressions de l'intérieur ou les
attaques venues du large, il ne consiste qu'en un fort, le fort
Marion ou Saint-Marc, construction du dix septième siècle bâtie à
la mode castillane. Vauban ou Cormontaigne en eussent fait peu de
cas, sans doute; mais il prête à l'admiration des archéologues et
des antiquaires avec ses tours, ses bastions, sa demi-lune, ses
mâchicoulis, ses vieilles armes et ses vieux mortiers, plus
dangereux pour ceux qui les tirent que pour ceux qu'ils visent.

C'était précisément ce fort que la garnison confédérée avait
précipitamment abandonné à l'approche de la flottille fédérale,
bien que le gouvernement, quelques années avant la guerre, l'eût
rendu plus sérieux au point de vue de la défense. Aussi, après le
départ des milices, les habitants de Saint-Augustine l'avaient-ils
volontiers remis au commodore Dupont, qui le fit occuper sans coup
férir.

Cependant les poursuites intentées à l'Espagnol Texar avaient eu
un grand retentissement dans le comté.

Il semblait que ce dût être le dernier acte de la lutte entre ce
personnage suspect et la famille Burbank. L'enlèvement de la
petite fille et de la métisse Zermah était de nature à passionner
l'opinion publique, qui, d'ailleurs, se prononçait vivement en
faveur des colons de Camdless-Bay. Nul doute que Texar fût
l'auteur de l'attentat. Même pour des indifférents, il devait être
curieux de voir comment cet homme s'en tirerait, et s'il n'allait
pas enfin être puni de tous les forfaits dont on l'accusait depuis
longtemps.

L'émotion promettait donc d'être assez considérable à Saint-
Augustine. Les propriétaires des plantations environnantes y
affluaient. La question était de nature à les intéresser
directement, puisque l'un des chefs d'accusation portait sur
l'envahissement et le pillage du domaine de Camdless-Bay. D'autres
établissements avaient été également ravagés par des bandes
sudistes. Il importait de savoir comment le gouvernement fédéral
envisagerait ces crimes de droit commun, perpétrés sous le couvert
de la politique séparatiste.

Le principal hôtel de Saint-Augustine, _City-Hotel, _avait reçu
bon nombre de visiteurs, dont la sympathie était tout acquise à la
famille Burbank. Il aurait pu en contenir un plus grand nombre
encore. En effet, rien de mieux approprié que cette vaste
habitation du seizième siècle, ancienne demeure du corregidor,
avec sa «puerta» ou porte principale, couverte de sculptures, sa
large «sala» ou salle d'honneur, sa cour intérieure, dont les
colonnes sont enguirlandées de passiflores, sa verandah sur
laquelle s'ouvrent les confortables chambres dont les lambris
disparaissent sous les plus éclatantes couleurs de l'émeraude et
du jaune d'or, ses miradores appliqués aux murs suivant la mode
espagnole, ses fontaines jaillissantes, ses gazons verdoyants, --
le tout dans un assez vaste enclos, un «patio» à murailles
élevées. C'est, en un mot, une sorte de caravansérail qui ne
serait fréquenté que par de riches voyageurs.

C'était là que James et Gilbert Burbank, M. Stannard et sa fille,
accompagnés de Mars, avaient pris logement depuis la veille.

Après son infructueuse démarche à la prison de Jacksonville, James
Burbank et son fils étaient revenus à Castle-House. En apprenant
que Texar refusait de répondre au sujet de la petite Dy et de
Zermah, la famille senti s'évanouir son dernier espoir. Toutefois
la nouvelle que Texar allait être déféré à la justice militaire
pour les faits relatifs à Camdless-Bay, fut un soulagement à ses
angoisses. En présence d'une condamnation à laquelle il ne pouvait
échapper, l'Espagnol ne garderait sans doute plus le silence,
puisqu'il s'agirait de racheter sa liberté ou sa vie.

Dans cette affaire, Miss Alice devait être le principal témoin à
charge. En effet, elle se trouvait à la crique Marino au moment où
Zermah jetait le nom de Texar, et elle avait parfaitement reconnu
ce misérable dans le canot qui l'emportait. La jeune fille se
prépara donc à partir pour Saint-Augustine. Son père voulut l'y
accompagner ainsi que ses amis James et Gilbert Burbank cités à la
requête du rapporteur près le Conseil de guerre. Mars avait
demandé à se joindre à eux. Le mari de Zermah voulait être là
quand on arracherait à l'Espagnol ce secret que lui seul pouvait
dire. Alors James Burbank, son fils, Mars, n'auraient plus qu'à
reprendre les deux prisonnières à ceux qui les retenaient par
ordre de Texar.

Dans l'après-dîner du 16, James Burbank et Gilbert, M. Stannard,
sa fille, Mars, avaient pris congé de Mme Burbank et d'Edward
Carrol. Un des steam-boats qui font le service du Saint-John les
avait embarqués au pier de Camdless-Bay, puis débarqués à
Picolata. De là, un stage les avait emportés sur cette route
sinueuse, percée à travers les futaies de chênes, de cyprès et de
platanes, qui hérissent cette portion du territoire. Avant minuit,
une confortable hospitalité leur était offerte dans les
appartements de _City-Hotel._

Qu'on ne s'imagine pas, cependant, que Texar eût été abandonné de
tous les siens. Il comptait nombre de partisans parmi les petits
colons du comté, presque tous forcenés esclavagistes. D'autre
part, sachant qu'ils ne seraient point recherchés pour les faits
relatifs aux émeutes de Jacksonville, ses compagnons n'avaient pas
voulu délaisser leur ancien chef. Beaucoup d'entre eux s'étaient
donné rendez-vous à Saint-Augustine. Il est vrai, ce n'était pas
au patio de _City-Hotel _qu'il eût fallu les chercher. Il ne
manque pas de cabarets dans les villes, de ces «tiendas», où des
métisses d'Espagnols et de Creeks vendent un peu de tout ce qui se
mange, se boit, se fume. Là ces gens de basse origine, de
réputation équivoque, ne se lassaient pas de protester en faveur
de Texar.

En ce moment, le commodore Dupont n'était pas à Saint-Augustine.
Il s'occupait de bloquer avec son escadre les passes du littoral
qu'il s'agissait de fermer à la contrebande de guerre. Mais les
troupes, débarquées après la reddition du fort Marion, tenaient
solidement la cité. Aucun mouvement des sudistes ni des milices
qui battaient en retraite de l'autre côté du fleuve, n'était à
craindre. Si les partisans de Texar eussent voulu tenter un
soulèvement pour arracher la ville aux autorités fédérales, ils
auraient été immédiatement écrasés.

Quant à l'Espagnol, une des canonnières du commandant Stevens
l'avait transporté de Jacksonville à Picolata. De Picolata à
Saint-Augustine, il était arrivé sous bonne escorte, puis enfermé
dans une des cellules du fort, d'où il lui eût été impossible de
s'enfuir. D'ailleurs, comme il avait lui-même demandé des juges,
il est probable qu'il n'y songeait guère. Ses partisans ne
l'ignoraient point. S'il était condamné cette fois, ils verraient
ce qu'il conviendrait alors de faire pour favoriser son évasion.
Jusque-là, ils n'avaient qu'à rester tranquilles.

En l'absence du commodore, c'était le colonel Gardner qui
remplissait les fonctions de chef militaire de la ville. À lui
devait appartenir aussi la présidence du Conseil appelé à juger
Texar dans une des salles du fort Marion. Ce colonel se trouvait
précisément être celui qui assistait à la prise de Fernandina, et
c'était d'après ses ordres que les fugitifs, faits prisonniers
lors de l'attaque du train par la canonnière _Ottawa, _avaient été
retenus pendant quarante-huit heures, circonstance qu'il est à
propos de rappeler ici.

Le Conseil entra en séance à onze heures du matin. Un public
nombreux avait envahi la salle d'audience. On pouvait y compter,
parmi les plus bruyants, les amis ou partisans de l'accusé.

James et Gilbert Burbank, M. Stannard, sa fille et Mars occupaient
les places réservées aux témoins. Ce que l'on voyait déjà, c'est
qu'il n'y en avait aucun du côté de la défense. Il ne semblait pas
que l'Espagnol eût pris souci d'en faire citer à sa décharge.
Avait-il donc dédaigné tout témoignage qui aurait pu se produire
en sa faveur, ou s'était-il trouvé dans l'impossibilité d'en
appeler à son profit? On allait bientôt le savoir. En tout cas, il
ne semblait pas qu'il pût y avoir de doute possible sur l'issue de
l'affaire.

Cependant un indéfinissable pressentiment s'était emparé de James
Burbank. N'était-ce pas dans cette même ville de Saint-Augustine
qu'il avait déjà porté plainte contre Texar? En excipant d'un
incontestable alibi, l'Espagnol n'avait-il pas su échapper aux
arrêts de la justice? Un tel rapprochement devait s'établir dans
l'esprit de l'auditoire, car cette première affaire ne remontait
qu'à quelques semaines.

Texar, amené par des agents, parut aussitôt que le Conseil fut
entré en séance. On le conduisit au banc des accusés. Il s'y assit
tranquillement. Rien, sans doute, et en aucune circonstance, ne
semblait devoir troubler son impudence naturelle. Un sourire de
dédain pour ses juges, un regard plein d'assurance à ceux de ses
amis qu'il reconnut dans la salle, plein de haine quand il le
dirigea vers James Burbank, telle fut son attitude, en attendant
que le colonel Gardner procédât à l'interrogatoire.

En présence de l'homme qui leur avait fait tant de mal, qui
pouvait leur en faire tant encore, James Burbank, Gilbert, Mars,
ne se maîtrisaient pas sans peine.

L'interrogatoire commença par les formalités d'usage, à l'effet de
constater l'identité du prévenu.

«Votre nom? demanda le colonel Gardner.

-- Texar.

-- Votre âge?

-- Trente-cinq ans.

-- Où demeurez-vous?

-- À Jacksonville, tienda de Torillo.

-- Je vous demande quel est votre domicile habituel?

-- Je n'en ai pas.»

Comme James Burbank et les siens sentirent battre leur coeur,
lorsqu'ils entendirent cette réponse, faite d'un ton qui dénotait
chez l'accusé la ferme volonté de ne point faire connaître le lieu
de sa résidence.

Et, en effet, malgré l'insistance du président, Texar persista à
dire qu'il n'avait pas de domicile fixe. Il se donna pour un
nomade, un coureur des bois, un chasseur des immenses forêts du
territoire, un habitué des cyprières, couchant sous les huttes,
vivant de son fusil et de ses appeaux, à l'aventure. On ne put pas
en tirer autre chose.

«Soit, répondit le colonel Gardner. Peu importe, après tout.

-- Peu importe, en effet, répondit effrontément Texar. Admettons,
si vous le voulez, colonel, que mon domicile est maintenant le
fort Marion de Saint-Augustine, où l'on me détient contre tout
droit. -- De quoi suis-je accusé, s'il vous plaît, ajouta-t-il,
comme s'il eût voulu, dès le début, diriger cet interrogatoire.

-- Texar, reprit le colonel Gardner, vous n'êtes point recherché
pour les faits qui se sont passés à Jacksonville. Une proclamation
du commodore Dupont déclare que le gouvernement n'entend pas
intervenir dans les révolutions locales, qui ont substitué, aux
autorités régulières du comté, de nouveaux magistrats, quels
qu'ils fussent. La Floride est rentrée maintenant sous le pavillon
fédéral, et le gouvernement du Nord procédera bientôt à sa
nouvelle organisation.

-- Si je ne suis pas poursuivi pour avoir renversé la municipalité
de Jacksonville, et cela d'accord avec la majorité de la
population, demanda Texar, pourquoi suis-je traduit devant ce
Conseil de guerre?

-- Je vais vous le dire, puisque vous feignez de l'ignorer,
répliqua le colonel Gardner. Des crimes de droit commun ont été
commis pendant que vous exerciez les fonctions de premier
magistrat de la ville. On vous accuse d'avoir excité la partie
violente de la population à les commettre.

-- Lesquels?

-- Tout d'abord, il s'agit du pillage de la plantation de
Camdless-Bay, sur laquelle s'est ruée une bande de malfaiteurs...

-- Et une troupe de soldats dirigés par un officier de la milice,
ajouta vivement l'Espagnol.

-- Soit, Texar. Mais il y a eu pillage, incendie, attaque à main
armée, contre l'habitation d'un colon, dont le droit était de
repousser une pareille agression -- ce qu'il a fait.

-- Le droit? répondit Texar. Le droit n'était pas du côté de celui
qui refusait d'obéir aux ordres d'un Comité institué
régulièrement. James Burbank -- puisqu'il s'agit de lui -- avait
affranchi ses esclaves, en bravant le sentiment public qui est
esclavagiste en Floride, comme chez la plupart des États du sud de
l'Union. Cet acte pouvait amener de graves désastres dans les
autres plantations du pays, en excitant les Noirs à la révolte. Le
Comité de Jacksonville a décidé que, dans les circonstances
actuelles, il devait intervenir. S'il n'a point annulé l'acte
d'affranchissement, si imprudemment proclamé par James Burbank, il
a voulu, du moins, que les nouveaux affranchis fussent rejetés
hors du territoire. James Burbank ayant refusé d'obéir à cet
ordre, le Comité a dû agir par la force, et voilà pourquoi la
milice, à laquelle s'était jointe une partie de la population, a
provoqué la dispersion des anciens esclaves de Camdless-Bay.

-- Texar, répondit le colonel Gardner, vous envisagez ces faits de
violence à un point de vue que le Conseil ne peut admettre. James
Burbank, nordiste d'origine, avait agi dans la plénitude de son
droit, en émancipant son personnel. Donc, rien ne saurait excuser
les excès, dont son domaine a été le théâtre.

-- Je pense, reprit Texar, que je perdrais mon temps à discuter
mes opinions devant le Conseil. Le Comité de Jacksonville a cru
devoir faire ce qu'il a fait. Me poursuit-on comme président de ce
Comité, et prétend-on faire retomber sur moi seul la
responsabilité de ses actes?

-- Oui, sur vous, Texar, sur vous, qui non seulement étiez le
président de ce Comité, mais qui avez en personne conduit les
bandes de pillards lancées sur Camdless-Bay.

-- Prouvez-le! répondit froidement Texar. Y a-t-il un seul témoin
qui m'ait vu au milieu des citoyens et des soldats de la milice,
chargés de faire exécuter les ordres du Comité?»

Sur cette réponse, le colonel Gardner pria James Burbank de faire
sa déposition.

James Burbank raconta les faits qui s'étaient accomplis depuis le
moment où Texar et ses partisans avaient renversé les autorités
régulières de Jacksonville. Il insista principalement sur
l'attitude de l'accusé, qui avait poussé la populace contre son
domaine.

Cependant, à la demande que lui fit le colonel Gardner
relativement à la présence de Texar parmi les assaillants, il dut
répondre qu'il n'avait pu la constater par lui-même. On sait, en
effet, que John Bruce, l'émissaire de M. Harvey, interrogé par
James Burbank au moment où il venait de pénétrer dans Castle-
House, n'avait pu dire si l'Espagnol s'était mis à la tête de
cette horde de malfaiteurs.

«En tout cas ce qui n'est douteux pour personne, ajouta James
Burbank, c'est que c'est à lui que revient toute la responsabilité
de ce crime. C'est lui qui a provoqué les assaillants à
l'envahissement de Camdless-Bay, et il n'a pas tenu à lui que ma
propre demeure, livrée aux flammes, n'eût été détruite avec ses
derniers défenseurs. Oui, sa main est dans tout ceci, comme nous
allons la retrouver dans un acte plus criminel encore!»

James Burbank se tut alors. Avant d'arriver au fait de
l'enlèvement, il convenait d'en finir avec cette première partie
de l'accusation, portant sur l'attaque de Camdless-Bay.

«Ainsi, reprit le colonel Gardner, en s'adressant à l'Espagnol,
vous croyez n'avoir qu'une part dans la responsabilité qui
incomberait tout entière au Comité pour l'exécution de ses ordres?

-- Absolument.

-- Et vous persistez à soutenir que vous n'étiez pas à la tête des
assaillants qui ont envahi Camdless-Bay?

-- Je persiste, répondit Texar. Pas un seul témoin ne peut venir
affirmer qu'il m'ait vu. Non! Je n'étais pas parmi les courageux
citoyens qui ont voulu faire exécuter les ordres du Comité! Et
j'ajoute que, ce jour-là, j'étais même absent de Jacksonville!

-- Oui!... cela est possible, après tout, dit alors James Burbank,
qui trouva le moment venu de relier la première partie de
l'accusation à la seconde.

-- Cela est certain, répondit Texar.

-- Mais, si vous n'étiez pas parmi les pillards de Camdless-Bay,
reprit James Burbank, c'est que vous attendiez à la crique Marino
l'occasion de commettre un autre crime!

-- Je n'étais pas plus à la crique Marino, répondit
imperturbablement Texar, que je n'étais au milieu des assaillants,
pas plus, je le répète, que je n'étais ce jour-là à Jacksonville!»

On ne l'a point oublié: John Bruce avait également déclaré à James
Burbank que, si Texar ne se trouvait pas avec les assaillants, il
n'avait pas paru à Jacksonville pendant quarante-huit heures,
c'est-à-dire du 2 au 4 mars.

Cette circonstance amena donc le président du Conseil de guerre à
lui poser la question suivante:

«Si vous n'étiez pas à Jacksonville ce jour-là, voulez-vous dire
où vous étiez?

-- Je le dirai quand il sera temps, répondit simplement Texar. Il
me suffit, pour l'heure, d'avoir établi que je n'ai pas pris part
personnellement à l'envahissement de la plantation. -- Et,
maintenant, colonel, de quoi suis-je accusé encore?»

Texar, les bras croisés, jetant un regard plus impudent que jamais
sur ses accusateurs, les bravait en face.

L'accusation ne se fit pas attendre. Ce fut le colonel Gardner qui
la formula, et, cette fois, il devait être difficile d'y répondre.

«Si vous n'étiez pas à Jacksonville, dit le colonel, le rapporteur
sera fondé à prétendre que vous étiez à la crique Marino.

-- À la crique Marino?... Et qu'y aurais-je fait?

-- Vous y avez enlevé ou fait enlever une enfant, Diana Burbank,
fille de James Burbank, et Zermah, femme du métis Mars, ici
présent, laquelle accompagnait cette petite fille.

-- Ah! c'est moi qu'on accuse de cet enlèvement?... dit Texar d'un
ton profondément ironique.

-- Oui!... Vous!... s'écrièrent à la fois James Burbank, Gilbert,
Mars, qui n'avaient pu se retenir.

-- Et pourquoi serait-ce moi, s'il vous plaît, répondit Texar, et
non toute autre personne?

-- Parce que vous seul aviez intérêt à commettre ce crime,
répondit le colonel.

-- Quel intérêt?

-- Une vengeance à exercer contre la famille Burbank. Plus d'une
fois déjà, James Burbank a dû porter plainte contre vous. Si, par
suite d'alibis que vous invoquiez fort à propos, vous n'avez pas
été condamné, vous avez manifesté à diverses reprises l'intention
de vous venger de vos accusateurs.

-- Soit! répondit Texar. Qu'entre James Burbank et moi, il y ait
une haine implacable, je ne le nie pas. Que j'aie eu intérêt à lui
briser le coeur en faisant disparaître son enfant, je ne le nie
pas davantage. Mais que je l'aie fait, c'est autre chose! Y a-t-il
un témoin qui m'ait vu?...

-- Oui», répondit le colonel Gardner.

Et aussitôt il pria Alice Stannard de vouloir bien faire sa
déposition sous serment.

Miss Alice raconta alors ce qui s'était passé à la crique Marino,
non sans que l'émotion lui coupât plusieurs fois la parole. Elle
fut absolument affirmative sur le fait incriminé. En sortant du
tunnel, Mme Burbank et elle avaient entendu un nom crié par
Zermah, et ce nom, c'était celui de Texar. Toutes deux, après
avoir heurté les cadavres des Noirs assassinés, s'étaient
précipitées vers la rive du fleuve. Deux embarcations s'en
éloignaient, l'une qui entraînait les victimes, l'autre sur
laquelle Texar se tenait debout à l'arrière. Et, dans un reflet
que l'incendie des chantiers de Camdless-Bay étendait jusqu'au
Saint-John, Miss Alice avait parfaitement reconnu l'Espagnol.

«Vous le jurez? dit le colonel Gardner.

-- Je le jure!» répondit la jeune fille.

Après une déclaration aussi précise, il ne pouvait plus y avoir
aucun doute possible sur la culpabilité de Texar. Et, cependant,
James Burbank, ses amis, ainsi que tout l'auditoire, purent
observer que l'accusé n'avait rien perdu de son assurance
habituelle.

«Texar, qu'avez-vous à répondre à cette déposition? demanda le
président du conseil.

-- Ceci, répliqua l'Espagnol. Je n'ai point la pensée d'accuser
Miss Alice Stannard de faux témoignage. Je ne l'accuserai pas
davantage de servir les haines de la famille Burbank, en affirmant
sous serment que je suis l'auteur d'un enlèvement dont je n'ai
entendu parler qu'après mon arrestation. Seulement, j'affirme
qu'elle se trompe quand elle dit m'avoir vu, debout, sur l'une des
embarcations qui s'éloignaient de la crique Marino.

-- Cependant, reprit le colonel Gardner, si Miss Alice Stannard
peut s'être trompée sur ce point, elle ne peut se tromper en
disant qu'elle a entendu Zermah crier: À moi... c'est Texar!

-- Eh bien, répondit l'Espagnol, si ce n'est pas Miss Alice
Stannard qui s'est trompée, c'est Zermah, voilà tout.

-- Zermah aurait crié: c'est Texar! et ce ne serait pas vous qui
auriez été présent au moment du rapt?

-- Il le faut bien, puisque je n'étais pas dans l'embarcation, et
que je ne suis pas même venu à la crique Marino.

-- Il s'agit de le prouver.

-- Quoique ce ne soit pas à moi de faire la preuve, mais à ceux
qui m'accusent, rien ne sera plus facile.

-- Encore un alibi?... dit le colonel Gardner.

-- Encore!» répondit froidement Texar.

À cette réponse, il se produisit dans le public un mouvement
d'ironie, un murmure de doute, qui n'était rien moins que
favorable à l'accusé.

«Texar, demanda le colonel Gardner, puisque vous arguez d'un
nouvel alibi, pouvez-vous l'établir?

-- Facilement, répondit l'Espagnol, et, pour cela, il me suffira
de vous adresser une question, colonel?

-- Parlez.

-- Colonel Gardner, ne commandiez-vous pas les troupes de
débarquement lors de la prise de Fernandina et du fort Clinch par
les fédéraux?

-- En effet.

-- Vous n'avez point oublié, sans doute, qu'un train, fuyant vers
Cedar-Keys, a été attaqué par la canonnière _Ottawa _sur le pont
qui relie l'île Amélia au continent?

-- Parfaitement.

-- Or, le wagon de queue de ce train étant resté en détresse sur
le pont, un détachement des troupes fédérales s'empara de tous les
fugitifs qu'il renfermait, et ces prisonniers, dont on prit les
noms et le signalement, ne recouvrèrent leur liberté que quarante-
huit heures plus tard.

-- Je le sais, répondit le colonel Gardner.

-- Eh bien, j'étais parmi ces prisonniers.

-- Vous?

-- Moi!»

Un nouveau murmure, plus désapprobateur encore, accueillit cette
déclaration si inattendue.

«Donc, reprit Texar, puisque ces prisonniers ont été gardés à vue
du 2 au 4 mars, et que l'envahissement de la plantation comme
l'enlèvement qui m'est reproché, ont eu lieu dans la nuit du 3
mars, il est matériellement impossible que j'en sois l'auteur.
Donc, Alice Stannard ne peut avoir entendu Zermah crier mon nom.
Donc, elle ne peut m'avoir vu sur l'embarcation qui s'éloignait de
la crique Marino, puisque, en ce moment, j'étais détenu par les
autorités fédérales!

-- Cela est faux! s'écria James Burbank. Cela ne peut pas être!...

-- Et moi, ajouta Miss Alice, je jure que j'ai vu cet homme, et
que je l'ai reconnu!

-- Consultez les pièces», se contenta de répondre Texar.

Le colonel Gardner fit chercher parmi les pièces, mises à la
disposition du commodore Dupont à Saint-Augustine, celle qui
concernait les prisonniers faits le jour de la prise de Fernandina
dans le train de Cedar-Keys. On la lui apporta, et il dut
constater, en effet, que le nom de Texar s'y trouvait avec son
signalement.

Il n'y avait donc plus de doute. L'Espagnol ne pouvait être accusé
de ce rapt. Miss Alice se trompait, en affirmant le reconnaître.
Il n'avait pu être, ce soir-là, à la crique Marino. Son absence de
Jacksonville, pendant quarante-huit heures, s'expliquait tout
naturellement: il était alors prisonnier à bord de l'un des
bâtiments de l'escadre.

Ainsi, cette fois encore, un indiscutable alibi, appuyé sur une
pièce officielle, venait innocenter Texar du crime dont on
l'accusait. C'était à se demander, vraiment, si, dans les diverses
plaintes antérieurement portées contre lui, il n'y avait pas eu
erreur manifeste, ainsi qu'il fallait bien le reconnaître
aujourd'hui pour cette double affaire de Camdless-Bay et de la
crique Marino.

James Burbank, Gilbert, Mars, Miss Alice, furent accablés par le
dénouement de ce procès. Texar leur échappait encore, et, avec
lui, toute chance de jamais apprendre ce qu'étaient devenues Dy et
Zermah.

En présence de l'alibi invoqué par l'accusé, le jugement du
Conseil de guerre ne pouvait être douteux. Texar fut renvoyé des
fins de la plainte portée contre lui, sur les deux chefs de
pillage et d'enlèvement. Il sortit donc de la salle d'audience, la
tête haute, au milieu des bruyants hurrahs de ses amis.

Le soir même, l'Espagnol avait quitté Saint-Augustine, et nul
n'aurait pu dire en quelle région de la Floride il était allé
reprendre sa mystérieuse vie d'aventure.


VII
Derniers mots et dernier soupir

Ce jour même, 17 mars, James et Gilbert Burbank, M. Stannard et sa
fille, rentraient avec le mari de Zermah à la plantation de
Camdless-Bay.

On ne put cacher la vérité à Mme Burbank. La malheureuse mère en
reçut un nouveau coup, qui pouvait être mortel dans l'état de
faiblesse où elle se trouvait.

Cette dernière tentative pour connaître le sort de l'enfant
n'avait pas abouti. Texar s'était refusé à répondre. Et comment
l'y eût-on obligé, puisqu'il prétendait ne point être l'auteur de
l'enlèvement? Non seulement il le prétendait, mais, par un alibi
non moins inexplicable que les précédents, il prouvait qu'il
n'avait pu être à la crique Marino au moment où s'accomplissait le
crime. Puisqu'il avait été absous de l'accusation lancée contre
lui, il n'y avait plus à lui donner le choix entre une peine et un
aveu qui aurait pu mettre sur la trace de ses victimes.

«Mais, si ce n'est pas Texar, répétait Gilbert, qui donc est
coupable de ce crime?

-- Il a pu être exécuté par des gens à lui, répondit M. Stannard,
et sans qu'il ait été présent!

-- Ce serait la seule explication à donner, répliquait Edward
Carrol.

-- Non, mon père, non, monsieur Carrol! affirmait Miss Alice.
Texar était dans l'embarcation qui entraînait notre pauvre petite
Dy! Je l'ai vu... je l'ai reconnu, au moment où Zermah jetait son
nom dans un dernier appel!... Je l'ai vu... je l'ai vu!»

Que répondre à la déclaration si formelle de la jeune fille?
Aucune erreur de sa part n'était possible, répétait-elle à Castle-
House, comme elle l'avait juré devant le Conseil de guerre. Et
pourtant, si elle ne se trompait pas, comment l'Espagnol pouvait-
il se trouver à ce moment parmi les prisonniers de Fernandina,
détenus à bord de l'un des bâtiments de l'escadre du commodore
Dupont?

C'était inexplicable. Toutefois, si les autres pouvaient avoir un
doute quelconque, Mars, lui, n'en avait pas. Il ne cherchait pas à
comprendre ce qui paraissait être incompréhensible. Il était
résolu à se jeter sur la piste de Texar, et, s'il le retrouvait,
il saurait bien lui faire avouer son secret, dût-il le lui
arracher par la torture!

«Tu as raison, Mars, répondit Gilbert. Mais il faut, au besoin, se
passer de ce misérable, puisqu'on ignore ce qu'il est devenu!...
Il faut reprendre nos recherches!... Je suis autorisé à rester à
Camdless-Bay tout le temps qui sera nécessaire, et dès demain...

-- Oui, monsieur Gilbert, dès demain!» répondit Mars.

Et le métis regagna sa chambre, où il put donner un libre cours à
sa douleur comme à sa colère.

Le lendemain, Gilbert et Mars firent leurs préparatifs de départ.
Ils voulaient consacrer cette journée à fouiller avec plus de soin
les moindres criques et les plus petits îlots, en amont de
Camdless-Bay et sur les deux rives du Saint-John.

Pendant leur absence, James Burbank et Edward Carrol allaient
prendre leurs dispositions pour entreprendre une campagne plus
complète. Vivres, munitions, moyens de transport, personnel, rien
ne serait négligé pour qu'elle pût être menée à bonne fin. S'il
fallait s'engager jusque dans les régions sauvages de la Basse-
Floride, au milieu des marécages du sud, à travers les Everglades,
on s'y engagerait. Il était impossible que Texar eût quitté le
territoire floridien. À remonter vers le nord, il aurait trouvé la
barrière de troupes fédérales qui stationnaient sur la frontière
de la Géorgie. À tenter de fuir par mer, il ne l'aurait pu qu'en
essayant de franchir le détroit de Bahama, afin de chercher asile
dans les Lucayes anglaises. Or, les navires du commodore Dupont
occupaient les passes depuis Mosquito-Inlet jusqu'à l'entrée de ce
détroit. Les chaloupes exerçaient un blocus effectif sur le
littoral. De ce côté, aucune chance d'évasion ne s'offrait à
l'Espagnol. Il devait être en Floride, caché sans doute là où,
depuis quinze jours, ses victimes étaient gardées par l'Indien
Squambô. L'expédition projetée par James Burbank aurait donc pour
but de rechercher ses traces sur tout le territoire floridien.

Du reste, ce territoire jouissait maintenant d'une tranquillité
complète, due à la présence des troupes nordistes et des bâtiments
qui en bloquaient la côte orientale.

Il va sans dire que le calme régnait également à Jacksonville. Les
anciens magistrats avaient repris leur place dans la municipalité.
Plus de citoyens emprisonnés pour leurs opinions tièdes ou
contraires. Dispersion totale des partisans de Texar, qui, dès la
première heure, avaient pu s'enfuir à la suite des milices
floridiennes.

Au surplus, la guerre de Sécession se continuait dans le centre
des États-Unis à l'avantage marqué des fédéraux. Le 18 et le 19,
la première division de l'armée du Potomac avait débarqué au fort
Monroe. Le 22, la seconde se préparait à quitter Alexandria pour
la même destination. Malgré le génie militaire de cet ancien
professeur de chimie, J. Jackson, désigné sous le nom de Stonewal
Jackson, le «mur de pierre», les sudistes allaient être battus,
dans quelques jours, au combat de Kernstown. Il n'y avait donc
actuellement rien à craindre d'un soulèvement de la Floride, qui
s'était toujours montrée un peu indifférente, on ne saurait trop
le signaler, aux passions du Nord et du Sud.

Dans ces conditions, le personnel de Camdless-Bay, dispersé après
l'envahissement de la plantation, avait pu rentrer peu à peu.
Depuis la prise de Jacksonville, les arrêtés de Texar et de son
Comité, relatifs à l'expulsion des esclaves affranchis, n'avaient
plus aucune valeur. À cette date du 17 mars, la plupart des
familles de Noirs, revenues sur le domaine, s'occupaient déjà de
relever les baraccons. En même temps, de nombreux ouvriers
déblayaient les ruines des chantiers et des scieries, afin de
rétablir l'exploitation régulière des produits de Camdless-Bay.
Perry et les sous-régisseurs y déployaient une grande activité
sous la direction d'Edward Carrol. Si James Burbank lui laissait
le soin de tout réorganiser, c'est qu'il avait, lui, une autre
tâche à remplir -- celle de retrouver son enfant. Aussi, en
prévision d'une campagne prochaine, réunissait-il tous les
éléments de son expédition. Un détachement de douze Noirs
affranchis, choisis parmi les plus dévoués de la plantation,
furent désignés pour l'accompagner dans ses recherches. On peut
être sûr que ces braves gens s'y appliqueraient de coeur et d'âme.

Restait donc à décider comment l'expédition serait conduite. À ce
sujet, il y avait lieu d'hésiter. En effet, sur quelle partie du
territoire les recherches seraient-elles d'abord dirigées? Cette
question devait évidemment primer toutes les autres.

Une circonstance inespérée, due uniquement au hasard, allait
indiquer avec une certaine précision quelle piste il convenait de
suivre au début de la campagne.

Le 19, Gilbert et Mars, partis dès le matin de Castle-House,
remontaient rapidement le Saint-John dans une des plus légères
embarcations de Camdless-Bay. Aucun des Noirs de la plantation ne
les accompagnait pendant ces explorations qu'ils recommençaient
chaque jour sur les deux berges du fleuve. Ils tenaient à opérer
aussi secrètement que possible, afin de ne point donner l'éveil
aux espions qui pouvaient surveiller les abords de Castle-House
par ordre de Texar.

Ce jour-là, tous deux se glissaient le long de la rive gauche.
Leur canot, s'introduisant à travers les grandes herbes, derrière
les îlots détachés par la violence des eaux à l'époque des fortes
marées d'équinoxe, ne courait aucun risque d'être aperçu. Pour des
embarcations naviguant dans le lit du fleuve, il n'eût même pas
été visible. Pas davantage de la berge elle-même, dont la hauteur
le mettait à l'abri des regards de quiconque se fût aventuré sous
son fouillis de verdure.

Il s'agissait, ce jour-là, de reconnaître les criques et les rios
les plus secrets que les comtés de Duval et de Putnam déversent
dans le Saint-John.

Jusqu'au hameau de Mandarin, l'aspect du fleuve est presque
marécageux. À mer haute, les eaux s'étendent sur ces rives,
extrêmement basses, qui ne découvrent qu'à mi-marée, lorsque le
jusant est suffisamment établi pour ramener le Saint-John à son
étiage normal. Sur la rive droite, toutefois, le niveau du sol est
plus en relief. Les champs de maïs y sont à l'abri de ces
inondations périodiques qui n'auraient permis aucune culture. On
peut même donner le nom de coteau à cet emplacement où s'étagent
les quelques maisons de Mandarin, et qui se termine par un cap
projeté jusqu'au milieu du chenal.

Au delà, de nombreuses îles occupent le lit plus rétréci du
fleuve, et c'est en reflétant les panaches blanchâtres de leurs
magnifiques magnoliers que les eaux, divisées en trois bras,
montent avec le flux ou descendent avec le reflux -- ce dont le
service de la batellerie peut profiter deux fois par vingt-quatre
heures.

Après s'être engagés dans le bras de l'ouest, Gilbert et Mars
fouillaient les moindres interstices de la berge. Ils cherchaient
si quelque embouchure de rio ne s'ouvrait pas sous le branchage
des tulipiers, afin d'en suivre les sinuosités jusque dans
l'intérieur. Là on ne voyait déjà plus les vastes marécages du bas
fleuve. C'étaient des vallons hérissés de fougères arborescentes
et de liquidambars dont les premières floraisons, mélangées aux
guirlandes de serpentaires et d'aristoloches, imprégnaient l'air
de parfums pénétrants. Mais, en ces différents endroits, les rios
ne présentaient aucune profondeur. Ils ne s'échappaient que sous
la forme de filets d'eau, impropres même à la navigation d'un
squif, et le jusant les laissait bientôt à sec. Aucune cabane sur
leur bord. À peine quelques huttes de chasseurs, vides alors, et
qui ne paraissaient pas avoir été récemment occupées. Parfois, à
défaut d'êtres humains, on eût pu croire que divers animaux y
avaient établi leur domicile habituel. Aboiements de chiens,
miaulements de chats, coassements de grenouilles, sifflements de
reptiles, glapissements de renards, ces bruits variés frappaient
tout d'abord l'oreille. Cependant, il n'y avait là ni renards, ni
chats, ni grenouilles, ni chiens, ni serpents. Ce n'étaient que
les cris d'imitation de l'oiseau-chat, sorte de grive brunâtre,
noire de tête, rouge-orange de croupion, que l'approche du canot
faisait partir à tire d'aile.

Il était environ trois heures après-midi. À ce moment, la légère
embarcation donnait de l'avant sous un sombre fouillis de
gigantesques roseaux, lorsqu'un violent coup de la gaffe,
manoeuvrée par Mars, lui fit franchir une barrière de verdure qui
semblait être impénétrable. Au delà s'arrondissait une sorte
d'entaille, d'un demi-acre d'étendue, dont les eaux, abritées sous
l'épais dôme des tulipiers, ne devaient jamais s'être échauffées
aux rayons du soleil.

«Voilà un étang que je ne connaissais pas, dit Mars, qui se
redressait afin d'observer la disposition des berges au delà de
l'entaille.

-- Visitons-le, répondit Gilbert. Il doit communiquer avec le
chapelet des lagons, creusés à travers cette lagune. Peut-être
sont-ils alimentés par un rio, qui nous permettrait de remonter à
l'intérieur du territoire?

-- En effet, monsieur Gilbert, répondit Mars, et j'aperçois
l'ouverture d'une passe dans le nord-ouest de nous.

-- Pourrais-tu dire, demanda le jeune officier, en quel endroit
nous sommes?

-- Au juste, non, répondit Mars, à moins que ce ne soit cette
lagune qu'on appelle la Crique-Noire. Pourtant, je croyais, comme
tous les gens du pays, qu'il était impossible d'y pénétrer et
qu'elle n'avait aucune communication avec le Saint-John.

-- Est-ce qu'il n'existait pas autrefois, dans cette crique, un
fortin élevé contre les Séminoles?

-- Oui, monsieur Gilbert. Mais, depuis bien des années déjà,
l'entrée de la crique s'est fermée sur le fleuve, et le fortin a
été abandonné. Pour mon compte, je n'y suis jamais allé, et,
maintenant, il ne doit plus en rester que des ruines.

-- Essayons de l'atteindre, dit Gilbert.

-- Essayons, répondit Mars, quoique ce soit probablement bien
difficile. L'eau ne tardera pas à disparaître, et le marécage ne
nous offrira pas un sol assez résistant pour y marcher.

-- Évidemment, Mars. Aussi, tant qu'il y aura assez d'eau,
devrons-nous rester dans l'embarcation.

-- Ne perdons pas un instant, monsieur Gilbert. Il est déjà trois
heures, et la nuit viendra vite sous ces arbres.»

C'était la Crique-Noire, en effet, dans laquelle Gilbert et Mars
venaient de pénétrer, grâce à ce coup de gaffe, qui avait lancé
leur embarcation à travers la barrière de roseaux. On le sait,
cette lagune n'était praticable que pour de légers squifs,
semblables à celui dont se servait habituellement Squambô, lorsque
son maître ou lui s'aventurait sur le cours du Saint-John.
D'ailleurs, pour arriver au blockhaus, situé vers le milieu de
cette crique, à travers l'inextricable lacis des îlots et des
passes, il fallait être familiarisé avec leurs mille détours, et,
depuis de longues années, personne ne s'y était jamais hasardé. On
ne croyait même plus à l'existence du fortin. De là, sécurité
complète pour l'étrange et malfaisant personnage qui en avait fait
son repaire habituel. De là, le mystère absolu qui entourait
l'existence privée de Texar.

Il eût fallu le fil d'Ariane pour se guider à travers ce
labyrinthe toujours obscur, même au moment où le soleil passait au
méridien. Toutefois, à défaut de ce fil, il se pouvait que le
hasard permît de découvrir l'îlot central de la Crique-Noire.

Ce fut donc à ce guide inconscient que durent s'abandonner Gilbert
et Mars. Lorsqu'ils eurent franchi la première entaille, ils
s'engagèrent à travers les canaux, dont les eaux grossissaient
alors avec la marée montante, même dans les plus étroits, lorsque
la navigation y semblait praticable. Ils allaient comme s'ils
eussent été entraînés par quelque pressentiment secret, sans se
demander de quelle façon ils pourraient revenir en arrière.
Puisque tout le comté devait être exploré par eux, il importait
que rien de cette lagune n'échappât à leur investigation.

Après une demi-heure d'efforts, à l'estime de Gilbert, le canot
devait s'être avancé d'un bon mille à travers la crique. Plus
d'une fois, arrêté par quelque infranchissable berge, il avait dû
se retirer d'une passe pour en suivre une autre. Nul doute,
pourtant, que la direction générale eût été vers l'ouest. Le jeune
officier ni Mars n'avaient encore essayé de prendre terre -- ce
qu'ils n'auraient pas fait sans difficulté, puisque le sol des
îlots était à peine élevé au-dessus de l'étiage moyen du fleuve.
Mieux valait ne pas quitter la légère embarcation, tant que le
manque d'eau n'arrêterait pas sa marche.

Cependant, ce n'était pas sans de grands efforts que Gilbert et
Mars avaient franchi ce mille. Si vigoureux qu'il fût, le métis
dut prendre un peu de repos. Mais il ne voulut le faire qu'au
moment où il eut atteint un îlot plus vaste et plus haut de
terrain, auquel arrivaient quelques rayons de lumière à travers la
trouée de ses arbres.

«Eh, voilà qui est singulier! dit-il.

-- Qu'y a-t-il?... demanda Gilbert.

-- Des traces de culture sur cet îlot», répondit Mars.

Tous deux débarquèrent et prirent pied sur une berge un peu moins
marécageuse.

Mars ne se trompait pas. Les traces de culture apparaissaient
visiblement; quelques ignames poussaient çà et là; le sol se
bossuait de quatre à cinq sillons, creusés de main d'homme; une
pioche abandonnée était encore fichée dans la terre.

«La crique est donc habitée?... demanda Gilbert.

-- Il faut le croire, répondit Mars, ou, tout au moins, est-elle
connue des quelques coureurs du pays, peut-être des Indiens
nomades, qui y font pousser quelques légumes.

-- Il ne serait pas impossible alors qu'ils eussent bâti des
habitations... des cabanes...

-- En effet, monsieur Gilbert, et, s'il s'en trouve une, nous
saurons bien la découvrir.»

Il y avait grand intérêt à savoir quelles sortes de gens pouvaient
fréquenter cette Crique-Noire, s'il s'agissait de chasseurs des
basses régions, qui s'y rendaient secrètement, ou de Séminoles,
dont les bandes fréquentent encore les marécages de la Floride.

Donc, sans songer au retour, Gilbert et Mars reprirent leur
embarcation, et s'enfoncèrent plus profondément à travers les
sinuosités de la crique. Il semblait qu'une sorte de pressentiment
les attirât vers ses plus sombres réduits. Leurs regards, faits à
l'obscurité relative que l'épaisse ramure entretenait à la surface
des îlots, se plongeaient en toutes directions. Tantôt, ils
croyaient apercevoir une habitation, et ce n'était qu'un rideau de
feuillage, tendu d'un tronc à l'autre. Tantôt ils se disaient:
«Voilà un homme, immobile, qui nous regarde!» et il n'y avait là
qu'une vieille souche bizarrement tordue, dont le profil
reproduisait quelque silhouette humaine. Ils écoutaient alors...
Peut-être ce qui ne leur arrivait pas aux yeux, arriverait-il à
leurs oreilles? Il suffisait du moindre bruit pour déceler la
présence d'un être vivant en cette région déserte.

Une demi-heure après leur première halte, tous deux étaient
arrivés près de l'îlot central. Le blockhaus en ruine s'y cachait
si complètement au plus épais du massif qu'ils n'en pouvaient rien
apercevoir. Il semblait même que la crique se terminait en cet
endroit, que les passes obstruées devenaient innavigables. Là,
encore une infranchissable barrière de halliers et de buissons se
dressait entre les derniers détours des canaux et les marécageuses
forêts, dont l'ensemble s'étend à travers le comté de Duval, sur
la gauche du Saint-John.

«Il me paraît impossible d'aller plus loin, dit Mars. L'eau
manque, monsieur Gilbert...

-- Et cependant, reprit le jeune officier, nous n'avons pu nous
tromper aux traces de culture. Des êtres humains fréquentent cette
crique. Peut-être y étaient-ils récemment? Peut-être y sont-ils
encore?...

-- Sans doute, reprit Mars, mais il faut profiter de ce qui reste
de jour pour regagner le Saint-John. La nuit commence à se faire,
l'obscurité sera bientôt profonde, et comment se reconnaître au
milieu de ces passes? Je crois, monsieur Gilbert, qu'il est
prudent de revenir sur nos pas, quitte à recommencer notre
exploration demain au point du jour. Retournons, comme d'habitude,
à Castle-House. Nous dirons ce que nous avons vu, nous
organiserons une reconnaissance plus complète de la Crique-Noire
dans de meilleures conditions...

-- Oui... il le faut, répondit Gilbert. Cependant, avant de
partir, j'aurais voulu...»

Gilbert était resté immobile, jetant un dernier regard sous les
arbres, et il allait donner l'ordre de repousser l'embarcation,
lorsqu'il arrêta Mars d'un geste.

Le métis suspendit aussitôt sa manoeuvre, et, debout, l'oreille
tendue, il écouta.

Un cri, ou plutôt une sorte de gémissement continu qu'on ne
pouvait confondre avec les bruits habituels de la forêt, se
faisait entendre. C'était comme une lamentation de désespoir, la
plainte d'un être humain -- plainte arrachée par de vives
souffrances. On eût dit le dernier appel d'une voix qui allait
s'éteindre.

«Un homme est là!... s'écria Gilbert. Il demande du secours!... Il
se meurt peut-être!

-- Oui! répondit Mars. Il faut aller à lui!... Il faut savoir qui
il est!... Débarquons!»

Ce fut fait en un instant. L'embarcation ayant été solidement
attachée à la berge, Gilbert et Mars sautèrent sur l'îlot et
s'enfoncèrent sous les arbres.

Là, encore, il y avait quelques traces sur des sentes frayées à
travers la futaie, même des pas d'hommes, dont les dernières
lueurs du jour laissaient apercevoir l'empreinte.

De temps en temps, Mars et Gilbert s'arrêtaient. Ils écoutaient.
Les plaintes se faisaient-elles encore entendre? C'était sur
elles, sur elles seules, qu'ils pouvaient se guider.

Tous deux les entendirent de nouveau, très rapprochées cette fois.
Malgré l'obscurité qui devenait de plus en plus profonde, il ne
serait sans doute pas impossible d'arriver à l'endroit d'où elles
partaient.

Soudain un cri plus douloureux retentit. Il n'y avait pas à se
tromper sur la direction à suivre. En quelques pas, Gilbert et
Mars eurent franchi un épais hallier, et ils se trouvèrent en
présence d'un homme, étendu près d'une palissade, qui râlait déjà.

Frappé d'un coup de couteau à la poitrine, un flot de sang
inondait ce malheureux. Les derniers souffles s'exhalaient de ses
lèvres. Il n'avait plus que quelques instants à vivre.

Gilbert et Mars s'étaient penchés sur lui. Il rouvrit les yeux,
mais essaya vainement de répondre aux questions qui lui furent
faites.

«Il faut le voir, cet homme! s'écria Gilbert. Une torche... une
branche enflammée!»

Mars avait déjà arraché la branche d'un des arbres résineux qui
poussaient en grand nombre sur l'îlot. Il l'enflamma au moyen
d'une allumette, et sa lueur fuligineuse jeta quelque clarté dans
l'ombre.

Gilbert s'agenouilla près du mourant. C'était un noir, un esclave,
jeune encore. Sa chemise écartée laissait voir un trou béant à sa
poitrine dont le sang s'échappait. La blessure devait être
mortelle, le coup de couteau ayant traversé le poumon.

«Qui es-tu?... Qui es-tu?» demanda Gilbert.

Nulle réponse.

«Qui t'a frappé?»

L'esclave ne pouvait plus proférer une seule parole.

Cependant Mars agitait la branche, afin de reconnaître le lieu où
ce meurtre avait été commis.

Il aperçut alors la palissade, et, à travers la poterne
entrouverte, la silhouette indécise du blockhaus. C'était, en
effet, le fortin de la Crique-Noire dont on ne connaissait même
plus l'existence dans cette partie du comté de Duval.

«Le fortin!» s'écria Mars.

Et, laissant son maître près du pauvre Noir qui agonisait, il
s'élança à travers la poterne.

En un instant, Mars eut parcouru l'intérieur du blockhaus, il eut
visité les chambres qui s'ouvraient de part et d'autre sur le
réduit central. Dans l'une, il trouva un reste de feu qui fumait
encore. Le fortin avait donc été récemment occupé. Mais à quelle
sorte de gens, Floridiens ou Séminoles, avait-il pu servir de
retraite? Il fallait à tout prix l'apprendre, et de ce blessé qui
se mourait. Il fallait savoir quels étaient ses meurtriers, dont
la fuite ne devait dater que de quelques heures.

Mars sortit du blockhaus, il fit le tour de la palissade à
l'intérieur de l'enclos, il promena sa torche sous les arbres...
Personne! Si Gilbert et lui fussent arrivés dans la matinée, peut-
être auraient-ils trouvé ceux qui habitaient ce fortin. À présent,
il était trop tard.

Le métis revint alors près de son maître et lui apprit qu'ils
étaient au blockhaus de la Crique-Noire.

«Cet homme a-t-il pu répondre? lui demanda-t-il.

-- Non... répondit Gilbert. Il n'a plus sa connaissance, et je
doute qu'il puisse la retrouver!

-- Essayons, monsieur Gilbert, répondit Mars. Il y a là un secret
qu'il importe de connaître, et que personne ne pourra plus dire
lorsque cet infortuné sera mort!

-- Oui, Mars! Transportons-le dans le fortin... Là, peut-être
reviendra-t-il à lui... Nous ne pouvons le laisser expirer sur
cette berge!...

-- Prenez la torche, monsieur Gilbert, répondit Mars. Moi j'aurai
la force de le porter.»

Gilbert saisit la résine enflammée. Le métis souleva dans ses bras
ce corps, qui n'était plus qu'une masse inerte, gravit les degrés
de la poterne, pénétra par l'embrasure qui donnait accès dans
l'enclos, et déposa son fardeau dans une des chambres du réduit.

Le mourant fut placé sur une couche d'herbes. Mars, prenant alors
sa gourde, l'introduisit entre ses lèvres.

Le coeur du malheureux battait encore, quoique bien faiblement et
à de longs intervalles. La vie allait lui manquer... Son secret ne
lui échapperait-il donc pas avant son dernier souffle?

Ces quelques gouttes d'eau-de-vie semblèrent le ranimer un peu.
Ses yeux se rouvrirent. Ils se fixèrent sur Mars et Gilbert, qui
essayaient de le disputer à la mort.

Il voulut parler... Quelques sons vagues s'échappèrent de sa
bouche, un nom peut-être!

«Parle!... parle!...» s'écriait Mars.

La surexcitation du métis était vraiment inexplicable, comme si la
tâche, à laquelle il avait voué toute sa vie, eût dépendu des
dernières paroles de ce mourant!

Le jeune esclave essayait vainement de prononcer quelques
paroles... Il n'en avait plus la force...

En ce moment, Mars sentit qu'un morceau de papier était placé dans
la poche de sa veste.

Se saisir de ce papier, l'ouvrir, le lire à la lueur de la résine,
cela fut fait en un instant.

Quelques mots y étaient tracés au charbon, et les voici:

«Enlevées par Texar à la Crique Marino... Entraînées aux
Everglades... à l'île Carneral... Billet confié à ce jeune
esclave... pour M. Burbank...»

C'était d'une écriture que Mars connaissait bien.

«Zermah!...» s'écria-t-il.

À ce nom, le mourant rouvrit les yeux, et sa tête s'abaissa comme
pour faire un signe affirmatif.

Gilbert le souleva à demi, et, l'interrogeant:

«Zermah!» dit-il.

--Oui!

--Et Dy?...

--Oui!

-- Qui t'a frappé?

-- Texar!...»

Ce fut le dernier mot de ce pauvre esclave, qui retomba mort sur
la couche d'herbes.


VIII
De Camdless-Bay au lac Washington

Le soir même, un peu avant minuit, Gilbert et Mars étaient de
retour à Castle-House. Que de difficultés ils avaient dû vaincre
pour sortir de la Crique-Noire! Au moment où ils quittaient le
blockhaus, la nuit commençait à se faire dans la vallée du Saint-
John. Aussi l'obscurité était-elle déjà complète sous les arbres
de la lagune. Sans une sorte d'instinct qui guidait Mars à travers
les passes, entre les îlots confondus dans la nuit, ni l'un ni
l'autre n'eussent pu regagner le cours du fleuve. Vingt fois, leur
embarcation dut s'arrêter devant un barrage qu'elle ne pouvait
franchir, et rebrousser chemin pour atteindre quelque chenal
praticable. Il fallut allumer des branches résineuses et les
planter à l'avant du canot, afin d'éclairer la route tant bien que
mal. Où les difficultés devinrent extrêmes, ce fut précisément
quand Mars chercha à retrouver l'unique issue qui permettait aux
eaux de s'écouler vers le Saint-John. Le métis ne reconnaissait
plus la brèche faite dans le fouillis des roseaux, par laquelle
tous deux avaient passé quelques heures auparavant. Par bonheur,
la marée descendait, et le canot put se laisser aller au courant
qui s'établissait par son déversoir naturel. Trois heures plus
tard, après avoir rapidement franchi les vingt milles qui séparent
la Crique-Noire de la plantation, Gilbert et Mars débarquaient au
pied de Camdless-Bay.

On les attendait à Castle-House. James Burbank ni aucun des siens
n'avaient encore regagné leurs chambres. Ils s'inquiétaient de ce
retard inaccoutumé. Gilbert et Mars avaient l'habitude de revenir
chaque soir. Pourquoi n'étaient-ils pas de retour? En devait-on
conclure qu'ils avaient trouvé une piste nouvelle, que leurs
recherches allaient peut-être aboutir? Que d'angoisses dans cette
attente!

Ils arrivèrent enfin, et, à leur entrée dans le hall, tous
s'étaient précipités vers eux.

«Eh bien... Gilbert? s'écria James Burbank.

-- Mon père, répondit le jeune officier, Alice ne s'est point
trompée!... C'est bien Texar qui a enlevé ma soeur et Zermah.

-- Tu en as la preuve?

-- Lisez!»

Et Gilbert présenta ce papier informe, qui portait les quelques
mots écrits de la main de la métisse.

«Oui, reprit-il, plus de doute possible, c'est l'Espagnol! Et, ses
deux victimes, il les a conduites ou fait conduire au vieux fortin
de la Crique-Noire! C'est là qu'il demeurait à l'insu de tous. Un
pauvre esclave, auquel Zermah avait confié ce papier, afin qu'il
le fît parvenir à Castle-House, et de qui elle a sans doute appris
que Texar allait partir pour l'île Carneral, a payé de sa vie
d'avoir voulu se dévouer pour elle. Nous l'avons trouvé mourant,
frappé de la main de Texar, et maintenant il est mort. Mais, si Dy
et Zermah ne sont plus à la Crique-Noire, nous savons, du moins
dans quelle partie de la Floride on les a entraînées. C'est aux
Everglades, et c'est là qu'il faut aller les reprendre. Dès
demain, mon père, dès demain, nous partirons...

-- Nous sommes prêts, Gilbert.

-- À demain donc!»

L'espoir était rentré à Castle-House. On ne s'égarerait plus
maintenant en recherches stériles. Mme Burbank, mise au courant de
cette situation, se sentit revivre. Elle eut la force de se
relever, de s'agenouiller pour remercier Dieu.

Ainsi, de l'aveu même de Zermah, c'était Texar en personne qui
avait présidé au rapt de la petite fille à la Crique Marino.
C'était lui que Miss Alice avait vu sur l'embarcation qui gagnait
le milieu du fleuve. Et cependant, comment pouvait-on concilier ce
fait avec l'alibi invoqué par l'Espagnol? À l'heure où il
commettait ce crime, comment pouvait-il être prisonnier des
fédéraux, à bord d'un des bâtiments de l'escadre? Évidemment, cet
alibi devait être faux, comme les autres, sans doute. Mais de
quelle façon l'était-il, et apprendrait-on jamais le secret de
cette ubiquité dont Texar semblait donner la preuve?

Peu importait, après tout. Ce qui était acquis maintenant, c'est
que la métisse et l'enfant avaient été conduites tout d'abord au
blockhaus de la Crique-Noire, puis entraînées à l'île Carneral.
C'est là qu'il fallait les chercher, c'est là qu'il fallait
surprendre Texar. Cette fois, rien ne pourrait le soustraire au
châtiment que méritaient depuis si longtemps ses criminelles
manoeuvres.

Il n'y avait pas un jour à perdre, d'ailleurs. De Camdless-Bay aux
Everglades la distance est assez considérable. Plusieurs jours
devraient être employés à la franchir. Heureusement, ainsi que
l'avait dit James Burbank, l'expédition, organisée par lui, était
prête à quitter Castle-House.

Quant à l'île Carneral, les cartes de la péninsule floridienne en
indiquaient la situation sur le lac Okee-cho-bee.

Ces Everglades constituent une région marécageuse, qui confine au
lac Okee-cho-bee, un peu au-dessous du vingt-septième parallèle,
dans la partie méridionale de la Floride. Entre Jacksonville et ce
lac, on compte près de quatre cents milles[3]. Au delà, c'est un
pays peu fréquenté, qui était presque inconnu à cette époque.

Si le Saint-John eût été constamment navigable jusqu'à sa source,
le trajet aurait pu s'accomplir rapidement sans grandes
difficultés; mais, très probablement, on ne pourrait l'utiliser
que sur un parcours de cent sept milles environ, c'est-à-dire
jusqu'au lac George. Plus loin, sur son cours embarrassé d'îlots,
barré d'herbages, sans chenal suffisamment tracé, à sec parfois au
plus bas du jusant, une embarcation un peu chargée eût rencontré
de sérieux obstacles ou éprouvé tout au moins des retards.
Cependant, s'il était possible de le remonter jusqu'au lac
Washington, à peu près à la hauteur du vingt-huitième degré de
latitude, par le travers du cap Malabar, on se serait beaucoup
rapproché du but. Toutefois, il n'y fallait pas autrement compter.
Le mieux était de se préparer pour un trajet de deux cent
cinquante milles au milieu d'une région presque abandonnée, où
manqueraient les moyens de transport, et aussi les ressources
nécessaires à une expédition qui devait être rapidement conduite.
C'est, eu égard à de telles éventualités, que James Burbank avait
fait tous ses préparatifs.

Le lendemain, 20 mars, le personnel de l'expédition était réuni
sur le pier de Camdless-Bay. James Burbank et Gilbert, non sans
éprouver une vive angoisse, avaient embrassé Mme Burbank, qui ne
pouvait encore quitter sa chambre. Miss Alice, M. Stannard et les
sous-régisseurs les avaient accompagnés. Pyg lui-même était venu
faire ses adieux à M. Perry, envers lequel il éprouvait maintenant
une sorte d'affection. Il se souvenait des leçons qu'il en avait
reçues sur les inconvénients d'une liberté pour laquelle il ne se
sentait pas mûr.

L'expédition était ainsi composée: James Burbank, son beau-frère
Edward Carrol, guéri de sa blessure, son fils Gilbert, le
régisseur Perry, Mars, plus une douzaine de Noirs choisis parmi
les plus braves, les plus dévoués du domaine -- en tout dix-sept
personnes. Mars connaissait assez le cours du Saint-John pour
servir de pilote tant que la navigation serait possible, en deçà
comme au delà du lac George. Quant aux Noirs, habitués à manier la
rame, ils sauraient mettre leurs robustes bras en oeuvre, lorsque
le courant ou le vent ferait défaut.

L'embarcation -- une des plus grandes de Camdless-Bay -- pouvait
gréer une voile qui, depuis le vent arrière jusqu'au largue, lui
permettrait de suivre les détours d'un chenal parfois très
sinueux. Elle portait des armes et des munitions en quantité
suffisante pour que James Burbank et ses compagnons n'eussent rien
à craindre des bandes de Séminoles de la basse Floride, ni des
compagnons de Texar, si l'Espagnol avait été rejoint par quelques-
uns de ses partisans. En effet, il avait fallu prévoir cette
éventualité qui pouvait entraver le succès de l'expédition.

Les adieux furent faits. Gilbert embrassa Miss Alice, et James
Burbank la pressa dans ses bras comme si elle eût été déjà sa
fille.

«Mon père... Gilbert... dit-elle, ramenez-moi notre petite Dy!...
Ramenez-moi ma soeur...

-- Oui, chère Alice! répondit le jeune officier, oui!... Nous la
ramènerons!... Que Dieu nous protège!»

M. Stannard, Miss Alice, les sous-régisseurs et Pyg étaient restés
sur le pier de Camdless-Bay pendant que l'embarcation s'en
détachait. Tous lui envoyèrent alors un dernier adieu, au moment
où, prise par le vent de nord-est et servie par la marée montante,
elle disparaissait derrière la petite pointe de la Crique Marino.

Il était environ six heures du matin. Une heure après,
l'embarcation passait devant le hameau de Mandarin, et, vers dix
heures, sans qu'il eût été nécessaire de faire usage des avirons,
elle se trouvait à la hauteur de la Crique-Noire.

Le coeur leur battit à tous, quand ils rangèrent cette rive gauche
du fleuve, à travers laquelle pénétraient les eaux du flux.
C'était au delà de ces massifs de roseaux, de cannas et de
palétuviers que Dy et Zermah avaient été entraînées tout d'abord.
C'était là que, depuis plus de quinze jours, Texar et ses
complices les avaient si profondément cachées qu'il n'était rien
resté de leurs traces après le rapt. Dix fois, James Burbank et
Stannard, puis Gilbert et Mars, avaient remonté le fleuve à la
hauteur de cette lagune, sans se douter que le vieux blockhaus
leur servît de retraite.

Cette fois, il n'y avait plus lieu de s'y arrêter. C'était à
quelques centaines de milles plus au sud qu'il fallait porter les
recherches, et l'embarcation passa devant la Crique-Noire sans y
relâcher.

Le premier repas fut pris en commun. Les coffres renfermaient des
provisions suffisantes pour une vingtaine de jours, et un certain
nombre de ballots qui serviraient à les transporter, lorsqu'il
faudrait suivre la route de terre. Quelques objets de campement
devaient permettre de faire halte, de jour ou de nuit, dans les
bois épais dont sont couverts les territoires riverains du Saint-
John.

Vers onze heures, quand la mer vint à renverser, le vent resta
favorable. Il fallut, néanmoins, armer les avirons pour maintenir
la vitesse. Les Noirs se mirent à la besogne, et, sous la poussée
de cinq couples vigoureux, l'embarcation continua de remonter
rapidement le fleuve.

Mars, silencieux, se tenait au gouvernail, évoluant d'une main
sûre à travers les bras que les îles et les îlots forment au
milieu du Saint-John. Il suivait les passes dans lesquelles le
courant se propageait avec moins de violence. Il s'y lançait sans
une hésitation. Jamais il ne s'engageait, par erreur, en un chenal
impraticable, jamais il ne risquait de s'échouer sur un haut fond
que la marée basse allait bientôt laisser à sec. Il connaissait le
lit du fleuve jusqu'au lac George, comme il en connaissait les
détours au-dessous de Jacksonville, et il dirigeait l'embarcation
avec autant de sûreté que les canonnières du commandant Stevens
qu'il avait pilotées à travers les sinuosités de la barre.

En cette partie de son cours, le Saint-John était désert. Le
mouvement de batellerie qui s'y produit d'habitude pour le service
des plantations, n'existait plus depuis la prise de Jacksonville.
Si quelque embarcation le remontait ou le descendait encore,
c'était uniquement pour les besoins des troupes fédérales et les
communications du commodore Stevens avec ses sous-ordres. Et même,
très probablement, en amont de Picolata, ce mouvement serait
absolument nul.

James Burbank arriva devant ce petit bourg vers six heures du
soir. Un détachement de nordistes occupait alors l'appontement de
l'escale. L'embarcation fut hélée et dut faire halte près du quai.

Là, Gilbert Burbank se fit reconnaître de l'officier qui
commandait à Picolata, et, muni du laisser-passer que lui avait
remis le commandant Stevens, il put continuer sa route.

Cette halte n'avait duré que quelques instants. Comme la marée
montante commençait à se faire sentir, les avirons restèrent au
repos, et l'embarcation suivit rapidement sa route entre les bois
profonds qui s'étendent de chaque côté du fleuve. Sur la rive
gauche, la forêt allait faire suite au marécage, quelques milles
au-dessus de Picolata. Quant aux forêts de la rive droite, plus
touffues, plus profondes, véritablement interminables, on devait
dépasser le lac George sans en avoir vu la fin. Sur cette rive, il
est vrai, elles s'écartent un peu du Saint-John et laissent une
large bande de terrain, sur laquelle la culture a repris ses
droits. Ici, vastes rizières, champs de cannes et d'indigo,
plantations de cotonniers, attestent encore la fertilité de la
presqu'île floridienne.

Un peu après six heures, James Burbank et ses compagnons avaient
perdu de vue, derrière un coude du fleuve, la tour rougeâtre du
vieux fort espagnol, abandonné depuis un siècle, qui domine les
hautes cimes des grands palmistes de la berge.

«Mars, demanda alors James Burbank, tu ne crains pas de t'engager
pendant la nuit sur le Saint-John?

-- Non, monsieur James, répondit Mars. Jusqu'au lac George, je
réponds de moi. Au delà, nous verrons. D'ailleurs, nous n'avons
pas une heure à perdre, et, puisque la marée nous favorise, il
faut en profiter. Plus nous remonterons, moins elle sera forte,
moins elle durera. Je vous propose donc de faire route nuit et
jour.»

La proposition de Mars était dictée par les circonstances.
Puisqu'il s'engageait à passer, il fallait se fier à son adresse.
On n'eut pas lieu de s'en repentir. Toute la nuit, l'embarcation
remonta facilement le cours du Saint-John. La marée lui vint en
aide pendant quelques heures encore. Puis, les Noirs, se relevant
aux avirons, purent gagner une quinzaine de milles vers le sud.

On ne fit halte, ni cette nuit, ni dans la journée du 22, qui ne
fut marquée par aucun incident, ni durant les douze heures
suivantes. Le haut cours du fleuve semblait être absolument
désert. On naviguait, pour ainsi dire, au milieu d'une longue
forêt de vieux cèdres, dont les masses feuillues se rejoignaient
parfois au-dessus du Saint-John en formant un épais plafond de
verdure. De villages, on n'en voyait pas. De plantations ou
d'habitations isolées, pas davantage. Les terres riveraines ne se
prêtaient à aucun genre de culture. Il n'aurait pu venir à l'idée
d'un colon d'y fonder un établissement agricole.

Le 23, dès les premières lueurs du jour, le fleuve s'évasa en une
large nappe liquide, dont les berges se dégageaient enfin de
l'interminable forêt. Le pays, très plat, se reculait jusqu'aux
limites d'un horizon éloigné de plusieurs milles.

C'était un lac -- le lac George -- que le Saint-John traverse du
sud au nord, et auquel il emprunte une partie de ses eaux.

«Oui! C'est bien le lac George, dit Mars, que j'ai déjà visité,
lorsque j'accompagnais l'expédition chargée de relever le haut
cours du fleuve.

-- Et à quelle distance, demanda James Burbank, sommes-nous
maintenant de Camdless-Bay?

-- À cent milles environ, répondit Mars.

-- Ce n'est pas encore le tiers du parcours que nous avons à faire
pour atteindre les Everglades, fit observer Edward Carrol.

-- Mars, demanda Gilbert, comment allons-nous procéder maintenant?
Faut-il abandonner l'embarcation afin de longer une des rives du
Saint-John? Cela ne se fera pas sans peine ni retard. Ne serait-il
donc pas possible, le lac George une fois traversé, de continuer à
suivre cette route d'eau jusqu'au point où elle cessera d'être
navigable? Ne peut-on essayer, quitte à débarquer si l'on échoue
et si l'on ne peut se remettre à flot? Cela vaut du moins la peine
d'être tenté. -- Qu'en penses-tu?

-- Essayons, monsieur Gilbert», répondit Mars.

En effet, il n'y avait rien de mieux à faire.

Il serait toujours temps de prendre pied. À voyager par eau,
c'étaient bien des fatigues épargnées et aussi bien des retards.

L'embarcation se lança donc à la surface du lac George, dont elle
prolongea la rive orientale.

Autour de ce lac, sur ces terrains sans relief, la végétation
n'est pas si fournie qu'au bord du fleuve. De vastes marais
s'étendent presque à perte de vue. Quelques portions du sol, moins
exposées à l'envahissement des eaux, étalent leurs tapis de noirs
lichens, où se détachent les nuances violettes de petits
champignons qui poussent là par milliards. Il n'aurait pas fallu
se fier à ces terres mouvantes, sortes de mollières qui ne peuvent
offrir au marcheur un point d'appui solide. Si James Burbank et
ses compagnons eussent dû cheminer sur cette partie du territoire
floridien, ils n'y auraient réussi qu'au prix des plus grands
efforts, des plus extrêmes fatigues, de retards infiniment
prolongés, en admettant qu'il n'eût pas fallu revenir en arrière.
Seuls, des oiseaux aquatiques -- pour la plupart des palmipèdes --
peuvent s'aventurer à travers ce marécage, où l'on compte, en
nombre infini, des sarcelles, des canards, des bécassines. Il y
avait là de quoi s'approvisionner sans peine, si l'embarcation eût
été à court de vivres. D'ailleurs, pour chasser sur ces rives, on
aurait dû affronter toute une légion de serpents fort dangereux,
dont les sifflements aigus se faisaient entendre à la surface des
tapis d'alves et de conferves. Ces reptiles, il est vrai, trouvent
des ennemis acharnés parmi les bandes de pélicans blancs, bien
armés pour cette guerre sans merci, et qui pullulent sur ces rives
malsaines du lac George.

Cependant l'embarcation filait avec rapidité. Sa voile hissée, un
vif vent du nord la poussait en bonne direction. Grâce à cette
fraîche brise, les avirons purent se reposer pendant toute cette
journée, sans qu'il s'en suivît aucun retard. Aussi, le soir venu,
les trente milles de longueur que le lac George mesure du nord au
sud avaient-ils été vivement enlevés sans fatigues. Vers six
heures, James Burbank et sa petite troupe s'arrêtaient à l'angle
inférieur par lequel le Saint-John se jette dans le lac.

Si l'on fit halte -- halte qui ne dura que le temps de prendre
langue, soit une demi-heure au plus -- c'est parce que trois ou
quatre maisons formaient hameau en cet endroit. Elles étaient
occupées par quelques-uns de ces Floridiens nomades, qui se
livrent plus spécialement à la chasse et à la pêche au
commencement de la belle saison. Sur la proposition d'Edward
Carrol, il parut opportun de demander quelques renseignements
relatifs au passage de Texar, et on eut raison de le faire.

Un des habitants de ce hameau fut interrogé. Pendant les journées
précédentes, avait-il aperçu une embarcation, traversant le lac
George et se dirigeant vers le lac Washington, -- embarcation qui
devait contenir sept ou huit personnes, plus une femme de couleur
et une enfant, une petite fille, blanche d'origine?

«En effet, répondit cet homme, il y a quarante-huit heures, j'ai
vu passer une embarcation qui doit être celle dont vous parlez.

-- Et a-t-elle fait halte à ce hameau? demanda Gilbert.

-- Non! Elle s'est au contraire hâtée d'aller rejoindre le haut
cours du fleuve. J'ai distinctement vu, à bord, ajouta le
Floridien, une femme avec une petite fille dans ses bras.

-- Mes amis, s'écria Gilbert, bon espoir! Nous sommes bien sur les
traces de Texar!

-- Oui! répondit James Burbank. Il n'a sur nous qu'une avance de
quarante-huit heures, et, si notre embarcation peut encore nous
porter pendant quelques jours, nous gagnerons sur lui!

-- Connaissez-vous le cours du Saint-John en amont du lac George?
demanda Edward Carrol au Floridien.

-- Oui, monsieur, et je l'ai même remonté sur un parcours de plus
de cent milles.

-- Pensez-vous qu'il puisse être navigable pour une embarcation
comme la nôtre?

-- Que tire-t-elle?

-- Trois pieds à peu près, répondit Mars.

-- Trois pieds? dit le Floridien. Ce sera bien juste en de
certains endroits. Cependant, en sondant les passes, je crois que
vous pourrez arriver jusqu'au lac Washington.

-- Et là, demanda M. Carrol, à quelle distance serons-nous du lac
Okee-cho-bee?

-- À cent cinquante milles environ.

-- Merci, mon ami.

-- Embarquons, s'écria Gilbert, et naviguons jusqu'à ce que l'eau
nous manque.»

Chacun reprit sa place. Le vent ayant calmi avec le soir, les
avirons furent gréés et maniés avec vigueur. Les rives rétrécies
du fleuve disparurent rapidement. Avant la complète tombée de la
nuit, on gagna plusieurs milles vers le sud. Il ne fut pas
question de s'arrêter, puisqu'on pouvait dormir à bord. La lune
était presque pleine. Le temps resterait assez clair pour ne point
gêner la navigation. Gilbert avait pris la barre. Mars se tenait à
l'avant, un long espar à la main. Il sondait sans cesse, et,
lorsqu'il rencontrait le fond, faisait venir l'embarcation sur
tribord ou sur bâbord. À peine toucha-t-elle cinq ou six fois
durant cette traversée nocturne, et elle put se dégager sans grand
effort. Si bien que, vers quatre heures du matin, au moment où le
soleil se montra, Gilbert n'estima pas à moins de quinze milles le
chemin parcouru pendant la nuit.

Que de chances en faveur de James Burbank et des siens, si le
fleuve, navigable quelques jours encore, les menait presque à leur
but!

Cependant plusieurs difficultés matérielles surgirent durant cette
journée. Par suite de la sinuosité du fleuve, des pointes se
projettent fréquemment en travers de son cours. Les sables,
accumulés, multiplient les hauts fonds qu'il faut contourner.
Autant d'allongements de la route, et, par cela même, quelques
retards. On ne pouvait, non plus, toujours utiliser le vent, qui
n'aurait pas cessé d'être favorable, si de nombreux détours
n'eussent modifié l'allure de l'embarcation. Les Noirs se
courbaient alors sur leurs avirons et déployaient une telle
vigueur qu'ils parvenaient à regagner le temps perdu.

Il se présentait aussi de ces obstacles particuliers au Saint-
John. C'étaient des îles flottantes formées par une prodigieuse
accumulation d'une plante exubérante, le «pistia», que certains
explorateurs du fleuve floridien ont justement comparée à une
gigantesque laitue, étalée à la surface des eaux. Ce tapis herbeux
offre assez de solidité pour que les loutres et les hérons
puissent y prendre leurs ébats. Il importait, toutefois, de ne
point s'engager à travers de telles masses végétales, d'où l'on ne
se fût pas tiré sans peine. Lorsque leur apparition était
signalée, Mars prenait toutes les précautions possibles pour les
éviter.

Quant aux rives du fleuve, d'épaisses forêts les encaissaient
alors. On ne voyait plus ces innombrables cèdres, dont le Saint-
John baigne les racines en aval de son cours. Là poussent des
quantités de pins, hauts de cent cinquante pieds, appartenant à
l'espèce du pin austral, qui trouvent des éléments favorables à
leur végétation au milieu de ces terrains, au sous-sol inondé,
appelés «barrens». L'humus y présente une élasticité très
sensible, et telle, en quelques points, qu'un piéton peut perdre
l'équilibre, lorsqu'il marche à sa surface. Heureusement, la
petite troupe de James Burbank n'eut point à en faire l'épreuve.
Le Saint-John continuait à la transporter à travers les régions de
la Floride inférieure.

La journée se passa sans incidents. La nuit de même. Le fleuve ne
cessait d'être absolument désert. Pas une embarcation sur ses
eaux. Pas une cabane sur ses rives. De cette circonstance,
d'ailleurs, il n'y avait point à se plaindre. Mieux valait ne
trouver personne en cette contrée lointaine, où les rencontres
risquent fort d'être mauvaises, car les coureurs des bois, les
chasseurs de profession, les aventuriers de toute provenance, sont
gens plus que suspects.

On devait craindre également la présence des milices de
Jacksonville ou de Saint-Augustine que Dupont et Stevens avaient
obligées à se retirer vers le sud. Cette éventualité eût été plus
redoutable encore. Parmi ces détachements il y avait assurément
des partisans de Texar, qui auraient voulu se venger de James et
de Gilbert Burbank. Or, la petite troupe devait éviter tout
combat, si ce n'est avec l'Espagnol, au cas où il faudrait lui
arracher ses prisonnières par la force.

Heureusement, James Burbank et les siens furent si bien servis
dans ces circonstances que, le 25 au soir, la distance entre le
lac George et le lac Washington avait été franchie. Arrivée à la
lisière de cet amas d'eaux stagnantes, l'embarcation dut faire
halte. L'étroitesse du fleuve, le peu de profondeur de son cours,
lui interdisaient de remonter plus avant vers le sud.

En somme, les deux tiers étant faits, James Burbank et les siens
ne se trouvaient plus qu'à cent quarante milles des Everglades.


IX
La grande cyprière

Le lac Washington, long d'une dizaine de milles, est un des moins
importants de cette région de la Floride méridionale. Ses eaux,
peu profondes, sont embarrassées d'herbes que le courant arrache
aux prairies flottantes -- véritables nids à serpents qui rendent
très dangereuse la navigation à sa surface. Il est donc désert
comme ses rives, étant peu propice à la chasse, à la pêche, et il
est rare que les embarcations du Saint-John s'aventurent jusqu'à
lui.

Au sud du lac, le fleuve reprend son cours en s'infléchissant plus
directement vers le midi de la presqu'île. Ce n'est plus alors
qu'un ruisseau sans profondeur, dont les sources sont situées à
trente milles dans le sud, entre 28°et 27°de latitude.

Le Saint-John cesse d'être navigable au-dessous du lac Washington.
Quelques regrets qu'en éprouvât James Burbank, il fallut renoncer
au transport par eau, afin de prendre la voie de terre, au milieu
d'un pays très difficile, le plus souvent marécageux, à travers
des forêts sans fin, dont le sol, coupé de rios et de fondrières,
ne peut que retarder la marche des piétons.

On débarqua. Les armes, les ballots qui renfermaient les
provisions, furent répartis entre chacun des Noirs. Ce n'était pas
là de quoi fatiguer ou embarrasser le personnel de l'expédition.
De ce chef, il n'y aurait aucune cause de retard. Tout avait été
réglé d'avance. Quand il faudrait faire halte, le campement
pourrait être organisé en quelques minutes.

Tout d'abord, Gilbert, aidé de Mars, s'occupa de cacher
l'embarcation. Il importait qu'elle pût échapper aux regards, dans
le cas où un parti de Floridiens ou de Séminoles viendrait visiter
les rives du lac Washington. Il fallait que l'on fût assuré de la
retrouver au retour pour redescendre le cours du Saint-John. Sous
la ramure retombante des arbres, de la rive, entre les roseaux
gigantesques qui la défendent, on put aisément ménager une place à
l'embarcation, dont le mât avait été préalablement couché. Et elle
était si bien enfouie sous l'épaisse verdure, qu'il eût été
impossible de l'apercevoir du haut des berges.

Il en était de même, sans doute, d'une autre barque que Gilbert
aurait eu grand intérêt à retrouver. C'était celle qui avait amené
Dy et Zermah au lac Washington. Évidemment, vu l'innavigabilité
des eaux, Texar avait dû l'abandonner aux environs de cet
entonnoir par lequel le lac se déverse dans le fleuve. Ce que
James Burbank était forcé de faire alors, l'Espagnol devait
l'avoir fait aussi.

C'est pourquoi on entreprit de minutieuses recherches pendant les
dernières heures du jour, afin de retrouver cette embarcation.
C'eût été là un précieux indice, et la preuve que Texar avait
suivi le fleuve jusqu'au lac Washington.

Les recherches furent vaines. L'embarcation ne put être
découverte, soit que les investigations n'eussent pas été portées
assez loin, soit que l'Espagnol l'eût détruite, dans la pensée
qu'il n'aurait plus à s'en servir, s'il était parti sans esprit de
retour.

Combien le voyage avait dû être pénible entre le lac Washington et
les Everglades! Plus de fleuve pour épargner de si longues
fatigues à une femme, et à une enfant. Dy, portée dans les bras de
la métisse, Zermah, forcée de suivre des hommes accoutumés à de
pareilles marches à travers cette contrée difficile, les insultes,
les violences, les coups qui ne lui étaient pas épargnés pour
hâter son pas, les chutes dont elle essayait de préserver la
petite fille sans songer à elle-même, tous eurent dans l'esprit la
vision de ces lamentables scènes. Mars se représentait sa femme
exposée à tant de souffrances, il pâlissait de colère, et ces mots
s'échappaient alors de sa bouche:

«Je tuerai Texar!»

Que n'était-il déjà à l'île Carneral, en présence du misérable,
dont les abominables machinations avaient tant fait souffrir la
famille Burbank, et qui lui avait enlevé Zermah, sa femme!

Le campement avait été établi à l'extrémité du petit cap qui se
projette hors de l'angle nord du lac. Il n'eût pas été prudent de
s'engager, au milieu de la nuit, à travers un territoire inconnu,
sur lequel le champ de vue était nécessairement très restreint.
Aussi, après délibération, fut-il décidé que l'on attendrait les
premières lueurs de l'aube avant de se remettre en marche. Le
risque de s'égarer sous ces épaisses forêts était trop grand pour
que l'on voulût s'y exposer.

Nul incident, du reste, pendant la nuit. À quatre heures, au
moment où montait le petit jour, le signal du départ fut donné. La
moitié du personnel devait suffire à porter les ballots de vivres
et les effets de campement. Les noirs pourraient donc se relayer
entre eux. Tous, maîtres et serviteurs, étaient armés de carabines
Minié, qui se chargent d'une balle et de quatre chevrotines, et de
ces revolvers Colt, dont l'usage s'était si répandu parmi les
belligérants depuis le commencement de la guerre de Sécession.
Dans ces conditions, on pouvait résister sans désavantage à une
soixantaine de Séminoles, et même, s'il le fallait, attaquer
Texar, fût-il entouré d'un pareil nombre de ses partisans.

Il avait paru convenable, tant que cela serait possible, de
côtoyer le Saint-John. Le fleuve coulait alors vers le sud, par
conséquent dans la direction du lac Okee-cho-bee. C'était comme un
fil tendu à travers le long labyrinthe des forêts. On pouvait le
suivre sans s'exposer à commettre d'erreur. On le suivit.

Ce fut assez facile. Sur la rive droite se dessinait une sorte de
sentier -- véritable chemin de halage, qui aurait pu servir à
remorquer quelque léger canot sur le haut cours du fleuve. On
marcha d'un pas rapide, Gilbert et Mars en avant, James Burbank et
Edward Carrol en arrière, le régisseur Perry au milieu du
personnel des Noirs, qui se remplaçaient toutes les heures dans le
transport des ballots. Avant de partir, un repas sommaire avait
été pris. S'arrêter à midi pour dîner, à six heures du soir pour
souper, camper, si l'obscurité ne permettait pas d'aller plus
avant, se remettre en route, s'il paraissait possible de se
diriger à travers la forêt: tel était le programme adopté et qui
serait observé rigoureusement.

Tout d'abord, il fallut contourner la rive orientale du lac
Washington -- rive assez plate et d'un sol presque mouvant. Les
forêts reparurent alors. Ni comme étendue ni comme épaisseur,
elles n'étaient ce qu'elles devaient être plus tard. Cela tenait à
la nature même des essences qui les composaient.

En effet, il n'y avait là que des futaies de campêches, à petites
feuilles, à grappes jaunes, dont le coeur, de couleur brunâtre,
est utilisé pour la teinture; puis, des ormes du Mexique, des
guazumas, à bouquets blancs, employés à tant d'usages domestiques,
et dont l'ombre guérit, dit-on, des rhumes les plus obstinés --
même les rhumes de cerveau. Çà et là poussaient aussi quelques
groupes de quinquinas, qui ne sont ici que simples plantes
arborescentes, au lieu de ces arbres magnifiques qu'ils forment au
Pérou, leur pays natal. Enfin, par larges corbeilles, sans avoir
jamais connu les soins de la culture savante, s'étalaient des
plantes à couleurs vives, gentianes, amaryllis, asclépias, dont
les fines houppes servent à la fabrication de certains tissus.
Toutes, plantes et fleurs, suivant la remarque de l'un des
explorateurs[4] les plus compétents de la Floride, «jaunes ou
blanches en Europe, revêtent en Amérique les diverses nuances du
rouge depuis le pourpre jusqu'au rosé le plus tendre.»

Vers le soir, ces futaies disparurent pour faire place à la grande
cyprière, qui s'étend jusqu'aux Everglades.

Pendant cette journée, on avait fait une vingtaine de milles.
Aussi Gilbert demanda-t-il si ses compagnons ne se sentaient pas
trop fatigués.

«Nous sommes prêts à repartir, monsieur Gilbert, dit l'un des
Noirs, parlant au nom de ses camarades.

-- Ne risquons-nous pas de nous égarer pendant la nuit? fit
observer Edward Carrol.

-- Nullement, répondit Mars, puisque nous continuerons à côtoyer
le Saint-John.

-- D'ailleurs, ajouta le jeune officier, la nuit sera claire. Le
ciel est sans nuages. La lune, qui va se lever vers neuf heures,
durera jusqu'au jour. En outre, la ramure des cyprières est peu
épaisse, et l'obscurité y est moins profonde qu'en toute autre
forêt.»

On partit donc. Le lendemain matin, après avoir cheminé une partie
de la nuit, la petite troupe s'arrêtait pour prendre son premier
repas au pied d'un de ces gigantesques cyprès, qui se comptent par
millions dans cette région de la Floride.

Qui n'a pas exploré ces merveilles naturelles ne peut se les
figurer. Qu'on imagine une prairie verdoyante, élevée à plus de
cent pieds de hauteur, que supportent des fûts droits comme s'ils
étaient faits au tour, et sur laquelle on aimerait à pouvoir
marcher. Au-dessous le sol est mou et marécageux. L'eau séjourne
incessamment sur un sol imperméable, où pullulent grenouilles,
crapauds, lézards, scorpions, araignées, tortues, serpents,
oiseaux aquatiques de toutes les espèces. Plus haut, tandis que
les orioles -- sortes de loriots aux pennes dorées, passent comme
des étoiles filantes, les écureuils se jouent dans les hautes
branches, et les perroquets remplissent la forêt de leur
assourdissant caquetage. En somme, curieuse contrée, mais
difficile à parcourir.

Il fallait donc étudier avec soin le terrain sur lequel on
s'aventurait. Un piéton aurait pu s'enliser jusqu'aux aisselles
dans les nombreuses fondrières. Cependant, avec quelque attention,
et grâce à la clarté de la lune que tamisait le haut feuillage, on
parvint à s'en tirer mieux que mal.

Le fleuve permettait de se tenir en bonne direction. Et c'était
fort heureux, car tous ces cyprès se ressemblent, troncs
contournés, tordus, grimaçants, creusés à leur base, jetant de
longues racines qui bossuent le sol, et se relevant à une hauteur
de vingt pieds en fûts cylindriques. Ce sont de véritables manches
de parapluie, à poignée rugueuse, dont la tige droite supporte une
immense ombrelle verte, laquelle, à vrai dire, ne protège ni de la
pluie ni du soleil.

Ce fut sous l'abri de ces arbres que James Burbank et ses
compagnons s'engagèrent un peu après le lever du jour. Le temps
était magnifique. Nul orage à craindre, ce qui aurait pu changer
le sol en un marais impraticable. Néanmoins il fallait choisir les
passages, afin d'éviter les fondrières qui ne s'assèchent jamais.
Fort heureusement, le long du Saint-John, dont la rive droite se
trouve un peu en contre-haut, les difficultés devaient être
moindres. À part le lit des ruisseaux qui se jettent dans le
fleuve et que l'on devait contourner ou passer à gué, le retard
fut sans importance.

Pendant cette journée, on ne releva aucune trace qui indiquât la
présence d'un parti de sudistes ou de Séminoles, aucun vestige non
plus de Texar ni de ses compagnons. Il pouvait se faire que
l'Espagnol eût suivi la rive gauche du fleuve. Ce ne serait point
là un obstacle. Par une rive comme par l'autre, on allait aussi
directement vers cette basse Floride, indiquée par le billet de
Zermah.

Le soir venu, James Burbank s'arrêta pendant six heures. Ensuite,
le reste de la nuit s'écoula dans une marche rapide. Le
cheminement se faisait en silence sous la cyprière endormie. Le
dôme de feuillage ne se troublait d'aucun souffle. La lune, à demi
rongée déjà, découpait en noir sur le sol le léger réseau de la
ramure, dont le dessin s'agrandissait par la hauteur des arbres.
Le fleuve murmurait à peine sur son lit d'une pente presque
insensible. Nombre de bas-fonds émergeaient de sa surface, et il
n'aurait pas été difficile de le traverser, si cela eût été
nécessaire.

Le lendemain, après une halte de deux heures, la petite troupe
reprit, dans l'ordre adopté, la direction vers le sud. Toutefois,
pendant cette journée, le fil conducteur, qui avait été suivi
jusqu'alors, allait se rompre ou plutôt arriver au bout de son
écheveau. En effet, le Saint-John, déjà réduit à un simple filet
liquide, disparut sous un bouquet de quinquinas qui buvaient à sa
source même. Au delà, la cyprière cachait l'horizon sur les trois
quarts de son périmètre.

En cet endroit, apparut un cimetière disposé, suivant la coutume
indigène, pour des Noirs devenus chrétiens et restés dans la mort
fidèles à la foi catholique. Çà et là, des croix modestes, les
unes de pierre, les autres de bois, posées sur les renflements du
sol, marquaient les tombes entre les arbres. Deux ou trois
sépultures aériennes, que supportaient des branchages fixés au
sol, berçaient au gré du vent quelque cadavre réduit à l'état de
squelette.

«L'existence d'un cimetière en ce lieu, fit observer Edward
Carrol, pourrait bien indiquer la proximité d'un village ou
hameau...

-- Qui ne doit plus exister actuellement, répondit Gilbert,
puisqu'on n'en trouve pas trace sur nos cartes. Ces disparitions
de villages ne sont que trop fréquentes dans la Floride
inférieure, soit que les habitants les aient abandonnés, soit
qu'ils aient été détruits par les Indiens.

-- Gilbert, dit James Burbank, maintenant que nous n'avons plus le
Saint-John pour nous guider, comment procéderons-nous?

-- La boussole nous donnera la direction, mon père, répondit le
jeune officier. Quelles que soient l'étendue et l'épaisseur de la
forêt, il est impossible de nous y perdre!

-- Eh bien, en route, monsieur Gilbert! s'écria Mars, qui, pendant
les haltes ne pouvait se tenir en place. En route, et que Dieu
nous conduise!»

Un demi-mille au delà du cimetière nègre, la petite troupe
s'engagea sous le plafond de verdure, et, la boussole aidant, elle
descendit presque directement vers le sud.

Pendant la première partie de la journée, aucun incident à
relater. Jusqu'alors, rien n'avait entravé cette campagne de
recherches, en serait-il ainsi jusqu'à la fin? Atteindrait-on le
but ou la famille Burbank serait-elle condamnée au désespoir? Ne
pas retrouver la petite fille et Zermah, les savoir livrées à
toutes les misères, exposées à tous les outrages, et ne pouvoir
les y soustraire, c'eût été un supplice de tous les instants.

Vers midi, on s'arrêta. Gilbert, tenant compte du chemin parcouru
depuis le lac Washington, estimait que l'on se trouvait à
cinquante milles du lac Okee-cho-bee. Huit jours s'étaient écoulés
depuis le départ de Camdless-Bay, et plus de trois cents milles[5]
avaient été enlevés avec une rapidité exceptionnelle. Il est vrai,
le fleuve d'abord, presque jusqu'à sa source, la cyprière ensuite,
n'avaient point présenté d'obstacles véritablement sérieux. En
l'absence de ces grandes pluies qui auraient pu rendre innavigable
le cours du Saint-John et détremper les terrains au delà, par ces
belles nuits que la lune imprégnait d'une clarté superbe, tout
avait favorisé le voyage et les voyageurs.

À présent, une distance relativement courte les séparait de l'île
Carneral. Entraînés comme ils l'étaient par huit jours d'efforts
constants, ils espéraient avoir atteint leur but avant quarante-
huit heures. Alors on toucherait au dénouement qu'il était
impossible de prévoir.

Cependant, si la bonne fortune les avait secondés jusqu'alors,
James Burbank et ses compagnons, pendant la seconde partie de
cette journée, purent craindre de se heurter à d'insurmontables
difficultés.

La marche avait été reprise dans les conditions habituelles, après
le repas de midi. Rien de nouveau dans la nature du terrain,
larges flaques d'eau et nombreuses fondrières à éviter, quelques
ruisseaux qu'il fallait passer avec de l'eau jusqu'à mi-jambe. En
somme, la route n'était que fort peu allongée par les écarts
qu'elle imposait.

Toutefois, vers quatre heures du soir, Mars s'arrêta soudain.
Puis, lorsqu'il eût été rejoint par ses compagnons, il leur fit
remarquer des traces de pas imprimées sur le sol.

«Il ne peut être douteux, dit James Burbank, qu'une troupe
d'hommes a récemment passé par ici.

-- Et une troupe nombreuse, ajouta Edward Carrol.

-- De quel côté viennent ces traces, vers quel côté se dirigent-
elles? demanda Gilbert. Voilà ce qu'il est nécessaire de constater
avant de prendre une résolution.»

En effet, et ce fut fait avec soin.

Pendant cinq cents yards dans l'est, on pouvait suivre les
empreintes de pas qui se prolongeaient même bien au delà; mais il
parut inutile de les relever plus loin. Ce qui était démontré par
la direction de ces pas, c'est qu'une troupe, d'au moins cent
cinquante à deux cents hommes, après avoir quitté le littoral de
l'Atlantique, venait de traverser cette portion de la cyprière. Du
côté de l'ouest, ces traces continuaient à se diriger vers le
golfe du Mexique, traversant ainsi par une sécante la presqu'île
floridienne, laquelle, à cette latitude, ne mesure pas deux cents
milles de largeur. On put également observer que ce détachement,
avant de reprendre sa marche dans la même direction, avait fait
halte précisément à l'endroit que James Burbank et les siens
occupaient alors.

En outre, après avoir recommandé à leurs compagnons de se tenir
prêts à toute alerte, Gilbert et Mars, s'étant portés pendant un
quart de mille sur la gauche de la forêt, purent constater que ces
empreintes prenaient franchement la route du sud.

Lorsque tous deux furent de retour au campement, voici ce que dit
Gilbert:

«Nous sommes précédés par une troupe d'hommes qui suit exactement
le chemin que nous suivons nous-mêmes depuis le lac Washington. Ce
sont des gens armés, puisque nous avons trouvé les morceaux de
cartouches qui leur ont servi à allumer leurs feux dont il ne
reste plus que des charbons éteints.

«Quels sont ces hommes? je l'ignore. Ce qui est certain, c'est
qu'ils sont nombreux et qu'ils descendent vers les Everglades.

-- Ne serait-ce point une troupe de Séminoles nomades? demanda
Edward Carrol.

-- Non, répondit Mars. La trace des pas indique nettement que ces
hommes sont américains...

-- Peut-être des soldats de la milice floridienne?... fit observer
James Burbank.

-- C'est à craindre, répondit Perry. Ils paraissent être en trop
grand nombre pour appartenir au personnel de Texar...

-- À moins que cet homme n'ait été rejoint par une bande de ses
partisans, dit Edward Carrol. Dès lors, il ne serait pas
surprenant qu'ils fussent là plusieurs centaines...

-- Contre dix-sept!... répondit le régisseur.

-- Eh! qu'importe! s'écria Gilbert. S'ils nous attaquent ou s'il
faut les attaquer, pas un de nous ne reculera!

-- Non!... Non!...» s'écrièrent les courageux compagnons du jeune
officier.

C'était là un entraînement bien naturel, sans doute. Et,
cependant, à la réflexion, on devait comprendre tout ce qu'une
pareille éventualité eût présenté de mauvaises chances.

Toutefois, bien que cette pensée se présentât probablement à
l'esprit de tous, elle ne diminua rien du courage de chacun. Mais,
si près du but, rencontrer l'obstacle! Et quel obstacle! Un
détachement de sudistes, peut-être des partisans de Texar, qui
cherchaient à rejoindre l'Espagnol aux Everglades, afin d'y
attendre le moment de reparaître dans le nord de la Floride!

Oui! c'était là ce que l'on devait certainement craindre. Tous le
sentaient. Aussi, après le premier mouvement d'enthousiasme,
restaient-ils muets, pensifs, regardant leur jeune chef, se
demandant quel ordre il allait leur donner.

Gilbert, lui aussi, avait subi l'impression commune. Mais,
redressant la tête:

«En avant!» dit-il.


X
Rencontre

Oui! il fallait aller en avant. Cependant, en présence
d'éventualités redoutables, toutes les précautions devaient être
prises. Il était indispensable d'éclairer la marche, de
reconnaître les épaisseurs de la cyprière, de se tenir prêt à tout
événement.

Les armes furent donc visitées avec soin et mises en état de
servir au premier signal. À la moindre alerte, les ballots déposés
à terre, tous prendraient part à la défense. Quant à la
disposition du personnel en marche, il ne serait pas modifié;
Gilbert et Mars continueraient de rester à l'avant-garde, à une
distance plus grande, afin de prévenir toute surprise. Chacun
était prêt à faire, son devoir, bien que ces braves gens eussent
visiblement le coeur serré depuis qu'un obstacle se dressait entre
eux et le but qu'ils voulaient atteindre.

Le pas n'avait point été ralenti. Toutefois, il avait paru prudent
de ne pas suivre les traces toujours nettement indiquées. Mieux
valait, s'il était possible, ne point se rencontrer avec le
détachement qui s'avançait dans la direction des Everglades.
Malheureusement, on reconnut bientôt que ce serait assez
difficile. En effet, ce détachement n'allait pas en ligne directe.
Les empreintes faisaient de nombreux crochets à droite, à gauche -
- ce qui indiquait une certaine hésitation dans la marche.
Néanmoins, leur direction générale était vers le sud.

Encore un jour d'écoulé. Aucune rencontre n'avait obligé James
Burbank à s'arrêter. Il avait cheminé d'un bon pas et gagnait
évidemment sur la troupe qui s'aventurait à travers la cyprière.
Cela se reconnaissait aux traces multiples qui, d'heure en heure,
apparaissaient plus fraîches sur ce sol un peu plastique. Rien
n'avait été plus aisé que de constater le nombre des haltes qui
étaient faites, soit au moment des repas, -- et alors les
empreintes se croisant, indiquaient des allées et venues en tous
sens, -- soit lorsqu'il n'y avait eu qu'un temps d'arrêt, sans
doute pour quelque délibération sur la route à suivre.

Gilbert et Mars ne cessaient d'étudier ces marques avec une
extrême attention. Comme elles pouvaient leur apprendre bien des
choses, ils les observaient avec autant de soin que les Séminoles,
si habiles à étudier les moindres indices sur les terrains qu'ils
parcourent aux époques de chasse ou de guerre.

Ce fut à la suite d'un de ces examens approfondis, que Gilbert put
dire affirmativement.

«Mon père, nous avons maintenant la certitude que ni Zermah ni ma
soeur ne font partie de la troupe qui nous précède. Comme il n'y a
aucune trace des pas d'un cheval sur le sol, si Zermah se trouvait
là, il est évident qu'elle irait à pied en portant ma soeur dans
ses bras, et ses vestiges seraient aisément reconnaissables, comme
ceux de Dy pendant les haltes. Mais il n'existe pas une seule
empreinte d'un pied de femme ou d'enfant. Quant à ce détachement,
nul doute qu'il soit muni d'armes à feu. En maint endroit, on
trouve des coups de crosse sur le sol. J'ai même remarqué ceci:
c'est que ces crosses doivent être semblables à celles des fusils
de la marine. Il est donc probable que les milices floridiennes
avaient à leur disposition des armes de ce modèle, sans quoi ce
serait inexplicable. En outre, et cela n'est malheureusement que
trop certain, cette troupe est au moins dix fois plus nombreuse
que la nôtre. Donc, il faut manoeuvrer avec une extrême prudence à
mesure que l'on se rapproche d'elle!»

Il n'y avait qu'à suivre les recommandations du jeune officier.
C'est ce qui fut fait. Quant aux déductions qu'il tirait de la
quantité et de la forme des empreintes, elles devaient être
justes. Que la petite Dy ni Zermah ne fissent point partie de ce
détachement, cela paraissait certain. De là, cette conclusion
qu'on ne se trouvait pas sur la piste de l'Espagnol. Le personnel,
venu de la Crique-Noire, ne pouvait être si important ni si bien
armé. Donc, il ne semblait pas douteux qu'il y eût là une forte
troupe de milices floridiennes se dirigeant vers les régions
méridionales de la péninsule, et, par conséquent, sur les
Everglades, où Texar était probablement arrivé depuis un ou deux
jours.

En somme, cette troupe, ainsi composée, était redoutable pour les
compagnons de James Burbank.

Le soir, on s'arrêta à la limite d'une étroite clairière. Elle
avait dû être occupée quelques heures avant, ainsi que
l'indiquaient, cette fois, des amas de cendres à peine refroidies,
restes des feux qui avaient été allumés pour le campement.

On prit alors le parti de ne se remettre en marche qu'après la
chute du jour. La nuit serait obscure. Le ciel était nuageux. La
lune, presque à son dernier quartier, ne devait se lever que fort
tard. Cela permettrait de se rapprocher du détachement dans des
conditions meilleures. Peut-être serait-il possible de le
reconnaître, sans avoir été aperçu, de le tourner en se
dissimulant sous les profondeurs de la forêt, de prendre les
devants pour se porter vers le sud-est, de manière à le précéder
au lac Okee-cho-bee et à l'île Carneral.

La petite troupe, ayant toujours Mars et Gilbert en éclaireurs,
partit vers huit heures et demie, et s'engagea silencieusement
sous le dôme des arbres, au milieu d'une assez profonde obscurité.
Pendant deux heures environ, tous cheminèrent ainsi, assourdissant
le bruit de leurs pas pour ne point se trahir.

Un peu après dix heures, James Burbank arrêta d'un mot le groupe
de Noirs, en tête duquel il se trouvait avec le régisseur. Son
fils et Mars venaient de se replier rapidement sur eux. Tous,
immobiles, attendaient l'explication de cette brusque retraite.

Cette explication fut bientôt donnée.

«Qu'y a-t-il?... demanda James Burbank. Qu'avez-vous aperçu, Mars
et toi?...

-- Un campement établi sous les arbres et dont les feux sont
encore très visibles.

-- Loin d'ici?... demanda Edward Carrol.

-- À cent pas.

-- Avez-vous pu reconnaître quels sont les gens qui occupent ce
campement?

-- Non, car les feux commencent à s'éteindre, répondit Gilbert.
Mais je crois que nous ne nous sommes pas trompés en évaluant leur
nombre à deux cent hommes!

-- Dorment-ils, Gilbert?

-- Oui, pour la plupart, non sans s'être gardés toutefois. Nous
avons aperçu quelques sentinelles, le fusil à l'épaule, qui vont
et viennent entre les cyprès.

-- Que devons-nous faire? demanda Edward Carrol en s'adressant au
jeune officier.

-- Tout d'abord, répondit Gilbert, reconnaître, si c'est possible,
quel peut être ce détachement, avant d'essayer de le tourner.

-- Je suis prêt à aller en reconnaissance, dit Mars.

-- Et moi, à vous accompagner, ajouta Perry.

-- Non, j'irai, répondit Gilbert. Je ne puis m'en rapporter qu'à
moi seul...

-- Gilbert, dit James Burbank, il n'est pas un de nous qui ne
demande à risquer sa vie dans l'intérêt commun. Mais, pour faire
cette reconnaissance avec quelque chance de ne pas être aperçu, il
faut être seul...

-- C'est seul que j'irai.

-- Non, mon fils, je te demande de rester avec nous, répondit
M. Burbank. Mars suffira.

-- Je suis prêt, mon maître!»

Et Mars, sans en demander davantage, disparut dans l'ombre.

En même temps, James Burbank et les siens se préparèrent pour
résister à n'importe quelle attaque. Les ballots furent déposés à
terre. Les porteurs reprirent leurs armes. Tous, le fusil à la
main, se blottirent derrière les fûts de cyprès, de manière à se
réunir en un instant, si un mouvement de concentration devenait
nécessaire.

De l'endroit que James Burbank occupait, on ne pouvait apercevoir
le campement. Il fallait s'approcher d'une cinquantaine de pas
pour que les feux, alors très affaiblis, devinssent visibles. De
là, nécessité d'attendre que le métis fût de retour, avant de
prendre le parti qu'exigeaient les circonstances. Très impatient,
le jeune lieutenant s'était porté à quelques yards du lieu de
halte.

Mars s'avançait alors avec une extrême prudence, ne quittant
l'abri d'un tronc d'arbre que pour un autre. Il s'approchait ainsi
avec moins de risques d'être aperçu. Il espérait arriver assez
près pour observer la disposition des lieux, reconnaître le nombre
des hommes, et surtout à quel parti ils appartenaient. Cela ne
laisserait pas d'être assez difficile. La nuit était sombre, et
les feux ne donnaient plus aucune clarté. Pour réussir, il fallait
se glisser jusqu'au campement. Or, Mars avait assez d'audace pour
le faire, assez d'adresse pour tromper la vigilance des
sentinelles qui étaient de garde.

Cependant Mars gagnait du terrain. Afin de ne point être
embarrassé, le cas échéant, il n'avait pris ni fusil ni revolver.
Il n'était armé que d'une hache, car il convenait d'éviter toute
détonation et de se défendre sans bruit.

Bientôt le brave métis ne fut plus qu'à très courte distance de
l'un des hommes de garde, lequel n'était lui-même qu'à sept ou
huit yards du campement. Tout était silencieux. Évidemment
fatigués par une longue marche, ces gens dormaient d'un profond
sommeil. Seules, les sentinelles veillaient à leur poste avec plus
ou moins de vigilance -- ce dont Mars ne tarda pas à s'apercevoir.

En effet, si l'un des hommes, qu'il observait depuis quelques
instants, était debout, il ne remuait plus. Son fusil reposait sur
le sol. Accoté contre un cyprès, la tête basse, il semblait prêt à
succomber au sommeil. Peut-être ne serait-il pas impossible de se
glisser derrière lui et d'atteindre ainsi la limite du campement.

Mars s'approchait lentement du factionnaire, lorsque le bruit
d'une branche sèche qu'il venait de briser du pied, révéla soudain
sa présence. Aussitôt l'homme se redressa, releva la tête, se
pencha, regarda à droite, à gauche. Sans doute, il vit quelque
chose de suspect, car il saisit son fusil et l'épaula...

Avant qu'il eût fait feu, Mars avait arraché l'arme braquée sur sa
poitrine et terrassé le factionnaire, après lui avoir appliqué sa
large main sur la bouche, sans qu'il eût pu jeter un cri.

Un instant après, cet homme était bâillonné, enlevé dans les bras
du vigoureux métis, contre lequel il se défendait en vain, et
rapidement emporté vers la clairière où se tenait James Burbank.

Rien n'avait donné l'éveil aux autres sentinelles qui gardaient le
campement, -- preuve qu'elles veillaient avec négligence. Quelques
instants après, Mars arrivait avec son fardeau et le déposait aux
pieds de son jeune maître.

En un instant, le groupe des Noirs se fut resserré autour de James
Burbank, de Gilbert, d'Edward Carrol, du régisseur Perry. L'homme,
à demi suffoqué, n'aurait pu prononcer un seul mot, même sans
bâillon. L'obscurité ne permettait ni de voir sa figure ni de
reconnaître, à son vêtement, s'il faisait ou non partie de la
milice floridienne.

Mars lui enleva le mouchoir qui comprimait sa bouche, et il fallut
attendre qu'il eût repris ses sens pour l'interroger.

«À moi! s'écria-t-il enfin.

-- Pas un cri! lui dit James Burbank en le contenant. Tu n'as rien
à craindre de nous!

-- Que me veut-on?...

-- Que tu répondes franchement!

-- Cela dépendra des questions que vous me ferez, répliqua cet
homme qui venait de retrouver une certaine assurance. -- Avant
tout, êtes-vous pour le Sud ou pour le Nord?

-- Pour le Nord.

-- Je suis prêt à répondre!»

Ce fut Gilbert qui continua l'interrogatoire.

«Combien d'hommes, demanda-t-il, compte le détachement qui est
campé là-bas?

-- Près de deux cents.

-- Et il se dirige?...

-- Vers les Everglades.

-- Quel est son chef?

-- Le capitaine Howick!

-- Quoi! Le capitaine Howick, un des officiers du _Wasbah!_
s'écria Gilbert.

-- Lui-même!

-- Ce détachement est donc composé de marins de l'escadre du
commodore Dupont?

-- Oui, fédéraux, nordistes, anti-esclavagistes, unionistes!»
répondit l'homme, qui semblait tout fier d'énoncer ces diverses
qualifications données au parti de la bonne cause.

Ainsi, au lieu d'une troupe de milices floridiennes que James
Burbank et les siens croyaient avoir devant eux, au lieu d'une
bande des partisans de Texar, c'étaient des amis qui leur
arrivaient, c'étaient des compagnons d'armes, dont le renfort
venait si à propos!

«Hurrah! hurrah!» s'écrièrent-ils avec une telle vigueur que tout
le campement en fut réveillé.

Presque aussitôt, des torches brillaient dans l'ombre. On se
rejoignait, on se réunissait dans la clairière, et le capitaine
Howick, avant toute explication, serrait la main du jeune
lieutenant, qu'il ne s'attendait guère à trouver sur la route des
Everglades.

Les explications ne furent ni longues ni difficiles.

«Mon capitaine, demanda Gilbert, pouvez-vous m'apprendre ce que
vous venez faire dans la Basse-Floride?

-- Mon cher Gilbert, répondit le capitaine Howick, nous y sommes
envoyés en expédition par le commodore.

-- Et vous venez?...

-- De Mosquito-Inlet, d'où nous avons d'abord gagné New-Smyrna
dans l'intérieur du comté.

-- Je vous demanderai alors, mon capitaine, quel est le but de
votre expédition?

-- Elle a pour but de châtier une bande de partisans sudistes, qui
ont attiré deux de nos chaloupes dans un guet-apens, et de venger
la mort de nos braves camarades!»

Et voici ce que raconta le capitaine Howick, -- ce que ne pouvait
connaître James Burbank, car le fait s'était passé deux jours
après son départ de Camdless-Bay.

On n'a pas oublié que le commodore Dupont s'occupait alors
d'organiser le blocus effectif du littoral. À cet effet, sa
flottille battait la mer depuis l'île Anastasia, au-dessus de
Saint-Augustine, jusqu'à l'ouvert du canal qui sépare les îles de
Bahama du cap Sable, situé à la pointe méridionale de la Floride.
Mais cela ne lui parut pas suffisant, et il résolut de traquer les
embarcations sudistes jusque dans les petits cours d'eau de la
péninsule.

C'est dans ce but qu'une de ces expéditions, comprenant un
détachement de marins et deux chaloupes de l'escadre, fut envoyée
sous le commandement de deux officiers, qui, malgré leur personnel
restreint, n'hésitèrent pas à se lancer sur les rivières du comté.

Or, des bandes de sudistes surveillaient ces agissements des
fédéraux. Ils laissèrent les chaloupes s'engager dans cette partie
sauvage de la Floride, ce qui était une regrettable imprudence,
puisque Indiens et milices occupaient cette région. Il en résulta
ceci: c'est que les chaloupes furent attirées dans une embuscade
du côté du lac Kissimmee, à quatre-vingts milles dans l'ouest du
cap Malabar. Elles furent attaquées par de nombreux partisans, et
là périrent, avec un certain nombre de matelots, les deux
commandants qui dirigeaient cette funeste expédition. Les
survivants ne regagnèrent Mosquito-Inlet que par miracle. Aussitôt
le commodore Dupont ordonna de se mettre sans retard à la
poursuite des milices floridiennes pour venger le massacre des
fédéraux.

Un détachement de deux cents marins, sous les ordres du capitaine
Howick, fut donc débarqué près de Mosquito-Inlet. Il eut bientôt
atteint la petite ville de New-Smyrna, à quelques milles de la
côte. Après avoir pris les renseignements qui lui étaient
nécessaires, le capitaine Howick se mit en marche vers le sud-
ouest. En effet, c'était aux Everglades, où il comptait rencontrer
le parti auquel on attribuait le guet-apens de Kissimmee, qu'il
conduisait son détachement, et il ne s'en trouvait plus qu'à une
assez courte distance.

Tel était le fait qu'ignoraient James Burbank et ses compagnons,
au moment où ils venaient d'être rejoints par le capitaine Howick
dans cette partie de la cyprière.

Alors demandes et réponses de s'échanger rapidement entre le
capitaine et le lieutenant à propos de tout ce qui pouvait les
intéresser dans le présent et pour l'avenir.

«Tout d'abord, dit Gilbert, apprenez que, nous aussi, nous
marchons vers les Everglades.

-- Vous aussi? répondit l'officier, très surpris de cette
communication. Qu'allez-vous y faire?

-- Poursuivre des coquins, mon capitaine, et les punir comme ceux
que vous allez châtier!

-- Quels sont ces coquins?

-- Avant de vous répondre, mon capitaine, demanda Gilbert,
permettez-moi de vous poser une question. Depuis quand avez-vous
quitté New-Smyrna avec vos hommes?

-- Depuis huit jours.

-- Et vous n'avez rencontré aucun parti sudiste dans l'intérieur
du comté?

-- Aucun, mon cher Gilbert, répondit le capitaine Howick. Mais
nous savons de source sure que certains détachements des milices
se sont réfugiés dans la Basse-Floride.

-- Quel est donc le chef de ce détachement que vous poursuivez? Le
connaissez-vous?

-- Parfaitement, et j'ajoute même que, si nous parvenons à nous
emparer de sa personne, monsieur Burbank n'aura pas à le
regretter.

-- Que voulez-vous dire?... demanda vivement James Burbank au
capitaine Howick.

-- Je veux dire que ce chef est précisément l'Espagnol que le
Conseil de guerre de Saint-Augustine a récemment acquitté, faute
de preuves, dans l'affaire de Camdless-Bay...

-- Texar?»

Tous venaient de jeter ce nom, et avec quel accent de surprise, on
l'imaginera sans peine!

«Comment, s'écria Gilbert, c'est Texar, le chef de ces partisans
que vous cherchez à atteindre?

-- Lui-même! Il est l'auteur du guet-apens de Kissimmee, de ce
massacre accompli par une cinquantaine de coquins de son espèce
qu'il commandait en personne, et, ainsi que nous l'avons appris à
New-Smyrna, il s'est réfugié dans la région des Everglades.

-- Et si vous parvenez à vous emparer de ce misérable?... demanda
Edward Carrol.

-- Il sera fusillé sur place, répondit le capitaine Howick. C'est
l'ordre formel du commodore, et cet ordre, monsieur Burbank, tenez
pour assuré qu'il sera immédiatement mis à exécution!»

On se figure aisément l'effet que cette révélation produisit sur
James Burbank et les siens. Avec le renfort amené par le capitaine
Howick, c'était la délivrance presque certaine de Dy et de Zermah,
c'était la capture assurée de l'Espagnol et de ses complices,
c'était l'immanquable châtiment qui punirait enfin tant de crimes.
Aussi, que de bonnes poignées de main s'échangèrent entre les
marins du détachement fédéral et les Noirs amenés de Camdless-Bay,
et comme les hurrahs retentirent avec entrain!

Gilbert mit alors le capitaine Howick au courant de ce que ses
compagnons et lui venaient faire dans le Sud de la Floride. Pour
eux, avant tout, il s'agissait de délivrer Zermah et l'enfant,
entraînées jusqu'à l'île Carneral, ainsi que l'indiquait le billet
de la métisse. Le capitaine apprit en même temps que l'alibi,
invoqué par l'Espagnol devant le Conseil de guerre, n'aurait dû
obtenir aucune créance, bien qu'on ne parvînt pas à comprendre
comment il avait pu l'établir. Mais, ayant à répondre maintenant
du rapt et du massacre de Kissimmee, il paraissait difficile que
Texar pût échapper au châtiment de ce double crime.

Toutefois, une observation inattendue fut faite par James Burbank,
qui s'adressa au capitaine Howick:

«Pouvez-vous me dire, demanda-t-il, à quelle date s'est passé le
fait relatif aux chaloupes fédérales?

-- Exactement, monsieur Burbank. C'est le 22 mars que nos marins
ont été massacrés.

-- Eh bien, répondit James Burbank, à la date du 22 mars, Texar
était encore à la Crique-Noire, qu'il se préparait seulement à
quitter. Dès lors, comment aurait-il pris part au massacre qui se
faisait à deux cents milles de là, près du lac Kissimmee?

-- Vous dites?... s'écria le capitaine.

-- Je dis que Texar ne peut être le chef de ces sudistes qui ont
attaqué vos chaloupes!

-- Vous vous trompez, monsieur Burbank, reprit le capitaine
Howick. L'Espagnol a été vu par les marins échappés au désastre.
Ces marins, je les ai interrogés moi-même, et ils connaissaient
Texar qu'ils avaient eu toute facilité de voir à Saint-Augustine.

-- Cela ne peut être, capitaine, répliqua James Burbank. Le billet
écrit par Zermah, billet qui est entre nos mains, prouve qu'à la
date du 22 mars, Texar était encore à la Crique-Noire.»

Gilbert avait écouté sans interrompre. Il comprenait que son père
devait avoir raison. L'Espagnol n'avait pu se trouver, le jour du
massacre, aux environs du lac Kissimmee.

«Qu'importe, après tout! dit-il alors. Il y a dans l'existence de
cet homme des choses si inexplicables que je ne chercherai pas à
les débrouiller. Le 22 mars, il était encore à la Crique-Noire,
c'est Zermah qui le dit. Le 22 mars, il était à la tête d'un parti
floridien à deux cents milles de là, c'est vous qui le dites
d'après le rapport de vos marins, mon capitaine. Soit! Mais, ce
qui est certain, c'est qu'il est maintenant aux Everglades. Or,
dans quarante-huit heures, nous pouvons l'avoir atteint!

-- Oui, Gilbert, répondit le capitaine Howick, et, que ce soit
pour le rapt ou pour le guet-apens, si l'on fusille ce misérable,
je le tiendrai pour justement fusillé! En route!»

Le fait n'en était pas moins absolument incompréhensible, comme
tant d'autres qui se rapportaient à la vie privée de Texar. Il y
avait encore là quelque inexplicable alibi, et on eût dit que
l'Espagnol possédait véritablement le pouvoir de se dédoubler.

Ce mystère s'éclaircirait-il? on ne pouvait l'affirmer. Quoi qu'il
en soit, il fallait s'emparer de Texar, et c'est à cela
qu'allaient tendre les marins du capitaine Howick réunis aux
compagnons de James Burbank.


XI
Les Everglades

Une région à la fois horrible et superbe, ces Everglades. Situées
dans la partie méridionale de la Floride, elles se prolongent
jusqu'au cap Sable, dernière pointe de la péninsule. Cette région,
à vrai dire, n'est qu'un immense marais presque au niveau de
l'Atlantique. Les eaux de la mer l'inondent par grandes masses,
lorsque les tempêtes de l'Océan ou du golfe du Mexique les y
précipitent, et elles restent mélangées avec les eaux du ciel que
la saison hivernale déverse en épaisses cataractes. De là, une
contrée, moitié liquide, moitié solide, dont l'habitabilité est
presque impossible.

Pour ceinture, ces eaux ont des cadres de sable blanc, qui en
accusent vivement la couleur sombre, miroirs multiples où se
réfléchit seulement le vol des innombrables oiseaux qui passent à
leur surface. Elles ne sont pas poissonneuses, mais les serpents y
pullulent.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que le caractère général de
cette région soit l'aridité. Non, et c'est précisément à la
surface des îles, baignées par les eaux malsaines des lacs, que la
nature reprend ses droits. La malaria est, pour ainsi dire,
vaincue par les parfums que répandent les admirables fleurs de
cette zone. Les îles sont embaumées des odeurs de mille plantes,
épanouies avec une splendeur qui justifie le poétique nom de la
péninsule floridienne. Aussi est-ce en ces oasis salubres des
Everglades que les Indiens nomades vont se réfugier pendant leurs
haltes, dont la durée n'est jamais longue.

Lorsqu'on a pénétré de quelques milles sur ce territoire, on
trouve une assez vaste nappe d'eau, le lac Okee-cho-bee, situé un
peu au-dessous du vingt-septième parallèle. C'était dans un angle
de ce lac que gisait l'île Carneral, où Texar s'était assuré une
retraite inconnue, dans laquelle il pouvait défier toute
poursuite.

Contrée digne de Texar et de ses compagnons! Alors que la Floride
appartenait encore aux Espagnols, n'est-ce pas là, plus
particulièrement, que s'enfuyaient les malfaiteurs de race
blanche, afin d'échapper à la justice de leur pays? Mêlés aux
populations indigènes, chez lesquelles se retrouve encore le sang
caraïbe, n'ont-ils pas fait souche de ces Creeks, de ces
Séminoles, de ces Indiens nomades, qu'il a fallu réduire par une
longue et sanglante guerre, et dont la soumission, plus ou moins
complète, ne date que de 1845?

L'île Carneral semble devoir être à l'abri de toute agression.
Dans sa partie orientale, il est vrai, elle n'est séparée que par
un étroit canal de la terre ferme -- si l'on peut donner ce nom au
marécage qui entoure le lac. Ce canal mesure une centaine de pieds
qu'il faut franchir avec une barge grossière. Nul autre moyen de
communication.

S'échapper de ce côté, passer à la nage, c'est impossible. Comment
oserait-on se risquer à travers ces eaux limoneuses, hérissées de
longues herbes enlaçantes et qui fourmillent de reptiles?

Au delà se dresse la cyprière, avec ses terrains à demi submergés
qui n'offrent que d'étroits passages, très difficiles à
reconnaître. Et, en outre, que d'obstacles! un sol argileux qui
s'attache au pied comme une glu, des troncs énormes jetés en
travers, une odeur de moisissure qui suffoque! Là poussent aussi
de redoutables plantes, des phylacies, dont le contact est plus
venimeux que celui des chardons, et, surtout, des milliers de ces
«pézizes», champignons gigantesques qui sont explosifs comme s'ils
renfermaient des charges de fulmi-coton ou de dynamite. En effet,
au moindre choc, il se produit une violente détonation. En un
instant, l'atmosphère s'emplit de volutes rougeâtres. Cette
poussière de spores ténues prend à la gorge et engendre une
éruption de brûlantes pustules. Il n'est donc que prudent d'éviter
ces végétations malfaisantes, comme on évite les plus dangereux
animaux du monde tératologique.

L'habitation de Texar n'était rien de plus qu'un ancien wigwam
indien, construit en paillis sous le couvert de grands arbres,
dans la partie orientale de l'île. Entièrement caché au milieu de
la verdure, on ne pouvait l'apercevoir, même de la rive la plus
proche. Les deux limiers le gardaient avec autant de vigilance
qu'ils gardaient le blockhaus de la Crique-Noire. Instruits
autrefois à donner la chasse à l'homme, ils auraient mis en pièces
quiconque se fût approché du wigwam.

C'était là que, depuis deux jours, Zermah et la petite Dy avaient
été conduites. Le voyage, assez facile en remontant le cours du
Saint-John jusqu'au lac Washington, était devenu très rude à
travers la cyprière, même pour des hommes vigoureux, habitués à ce
climat malsain, accoutumés aux longues marches au milieu des
forêts et des marécages. Que l'on juge de ce qu'avaient dû
souffrir une femme et une enfant! Zermah était forte, cependant,
courageuse et dévouée. Pendant tout ce trajet, elle portait Dy,
qui eût vite usé ses petites jambes à faire ces longues étapes.
Zermah se fût traînée sur les genoux pour lui épargner une
fatigue. Aussi était-elle à bout de forces, quand elle arriva à
l'île Carneral.

Et maintenant, après ce qui s'était passé au moment où Texar et
Squambô l'entraînaient hors de la Crique-Noire, comment n'eût-elle
pas désespéré? Si elle ignorait que le billet remis par elle au
jeune esclave était tombé entre les mains de James Burbank, du
moins savait-elle qu'il avait payé de sa vie l'acte de dévouement
qu'il voulait accomplir pour la sauver. Surpris au moment où il
cherchait à quitter l'îlot pour se rendre à Camdless-Bay, il avait
été frappé mortellement. Et alors la métisse se disait que James
Burbank ne serait jamais instruit de ce qu'elle avait appris du
malheureux Noir, c'est-à-dire que l'Espagnol et son personnel se
préparaient à partir pour l'île Carneral. Dans ces conditions,
comment parviendrait-on à se lancer sur ses traces?

Zermah ne pouvait donc plus conserver l'ombre d'un espoir. En
outre toute chance de salut allait s'évanouir au milieu de cette
région dont elle connaissait, par ouï-dire, les sauvages horreurs.
Elle ne le savait que trop! Aucune évasion ne serait possible!

En arrivant, la petite fille se trouvait dans un état d'extrême
faiblesse. La fatigue, d'abord, malgré les soins incessants de
Zermah, puis l'influence d'un climat détestable, avaient
profondément altéré sa santé. Pâle, amaigrie, comme si elle eût
été empoisonnée par les émanations de ces marécages, elle n'avait
plus la force de se tenir debout, à peine celle de prononcer
quelques paroles, et c'était toujours pour demander sa mère.
Zermah ne pouvait plus lui dire, comme elle le faisait pendant les
premiers jours de leur arrivée à la Crique-Noire, qu'elle
reverrait bientôt Mme Burbank, que son père, son frère, Miss
Alice, Mars, ne tarderaient pas à les rejoindre. Avec son
intelligence si précoce et comme affinée déjà par le malheur
depuis les scènes épouvantables de la plantation, Dy comprenait
qu'elle avait été arrachée du foyer maternel, qu'elle était entre
les mains d'un méchant homme, que si on ne venait pas à son
secours, elle ne reverrait plus Camdless-Bay.

Maintenant, Zermah ne savait que répondre, et, malgré tout son
dévouement, voyait la pauvre enfant dépérir.

Le wigwam n'était, on l'a dit, qu'une grossière cabane qui eût été
très insuffisante pendant la période hivernale. Alors le vent et
la pluie le pénétraient de toutes parts. Mais, dans la saison
chaude, dont l'influence se faisait déjà sentir sous cette
latitude, elle pouvait au moins protéger ses hôtes contre les
ardeurs du soleil.

Ce wigwam était divisé en deux chambres d'inégale grandeur: l'une,
assez étroite, à peine éclairée, ne communiquait pas directement
avec l'extérieur et s'ouvrait sur l'autre chambre. Celle-ci, assez
vaste, prenait jour par une porte ménagée sur la façade
principale, c'est-à-dire sur celle qui regardait la berge du
canal.

Zermah et Dy avaient été reléguées dans la petite chambre, où
elles n'eurent à leur disposition que quelques ustensiles et une
litière d'herbe qui servait de couchette.

L'autre chambre était occupée par Texar et l'Indien Squambô,
lequel ne quittait jamais son maître. Là, pour meubles, il y avait
une table avec plusieurs cruches d'eau-de-vie, des verres et
quelques assiettes, une sorte d'armoire aux provisions, un tronc à
peine équarri pour banc, deux bottes d'herbes pour toute literie.
Le feu nécessaire à l'apprêt des repas, on le faisait dans un
foyer de pierre disposé à l'extérieur, dans l'angle du wigwam. Il
suffisait aux besoins d'une alimentation qui ne se composait que
de viande séchée, de venaison dont un chasseur pouvait facilement
s'approvisionner sur l'île, de légumes et de fruits presque à
l'état sauvage -- enfin de quoi ne pas mourir de faim.

Quant aux esclaves, au nombre d'une demi-douzaine, que Texar avait
amenés de la Crique-Noire, ils couchaient dehors, comme les deux
chiens, et, comme eux, ils veillaient aux abords du wigwam,
n'ayant pour abri que les grands arbres, dont les basses branches
s'entremêlaient au-dessus de leur tête.

Cependant, dès le premier jour, Dy et Zermah eurent la liberté
d'aller et de venir. Elles ne furent point emprisonnées dans leur
chambre, si elles l'étaient dans l'île Carneral. On se contentait
de les surveiller -- précaution bien inutile, car il était
impossible de franchir le canal sans se servir de la barge que
gardait sans cesse un des Noirs. Pendant qu'elle promenait la
petite fille, Zermah se fut bientôt rendu compte des difficultés
que présenterait une évasion.

Ce jour-là, si la métisse ne fut pas perdue de vue par Squambô,
elle ne rencontra point Texar. Mais, la nuit venue, elle entendit
la voix de l'Espagnol. Il échangeait quelques paroles avec
Squambô, auquel il recommandait une surveillance sévère. Et
bientôt, sauf Zermah, tous dormaient dans le wigwam.

Jusqu'alors, il faut le dire, Zermah n'avait pu tirer une seule
parole de Texar. En remontant le fleuve vers le lac Washington,
elle l'avait inutilement interrogé sur ce qu'il comptait faire de
l'enfant et d'elle, allant même des supplications aux menaces.

Pendant qu'elle parlait, l'Espagnol se contentait de fixer sur
elle ses yeux froids et méchants. Puis, haussant les épaules, il
faisait le geste d'un homme qu'on importune et dédaignait de
répondre.

Toutefois, Zermah ne se tenait pas pour battue. Arrivée à l'île
Carneral, elle prit la résolution de se retrouver avec Texar, afin
d'exciter sa pitié, sinon pour elle, du moins pour cette
malheureuse enfant, ou, à défaut de pitié, de le prendre par
l'intérêt.

L'occasion se présenta.

Le lendemain, pendant que la petite fille sommeillait, Zermah se
dirigea vers le canal.

Texar se promenait en ce moment sur la rive. Il donnait, avec
Squambô, quelques ordres à ses esclaves occupés d'un travail de
faucardement pour dégager les herbes, dont l'accumulation rendait
assez difficile le fonctionnement de la barge.

Pendant cette besogne, deux Noirs battaient la surface du canal
avec de longues perches, afin d'effrayer les reptiles dont les
têtes se dressaient hors des eaux.

Un instant après, Squambô quitta son maître, et celui-ci se
disposait à s'éloigner, lorsque Zermah alla droit à lui.

Texar la laissa venir, et, quand la métisse l'eut rejoint, il
s'arrêta.

«Texar, dit Zermah d'un ton ferme, j'ai à vous parler. Ce sera la
dernière fois, sans doute, et je vous prie de m'entendre.»

L'Espagnol, qui venait d'allumer une cigarette, ne répondit pas.
Aussi Zermah, après avoir attendu quelques instants, reprit-elle
en ces termes:

«Texar, voulez-vous me dire enfin ce que vous comptez faire de Dy
Burbank?»

Nulle réponse.

«Je ne chercherai pas, ajouta la métisse, à vous apitoyer sur mon
propre sort. Il ne s'agit que de cette enfant dont la vie est
compromise, et qui vous échappera bientôt...»

Devant cette affirmation, Texar fit un geste qui trahissait la
plus absolue incrédulité.

«Oui, bientôt, reprit Zermah. Si ce n'est pas par la fuite, ce
sera par la mort!»

L'Espagnol, après avoir rejeté lentement la fumée de sa cigarette,
se contenta de répondre:

«Bah! La petite fille se remettra avec quelques jours de repos, et
je compte sur tes bons soins, Zermah, pour nous conserver cette
précieuse existence!

-- Non, je vous le répète, Texar. Avant peu, cette enfant sera
morte, et morte sans profit pour vous!

-- Sans profit, répliqua Texar, quand je la tiens loin de sa mère
mourante, de son père, de son frère, réduits au désespoir!

-- Soit! dit Zermah. Aussi êtes-vous assez vengé, Texar, et,
croyez-moi, vous auriez plus d'avantages à rendre cette enfant à
sa famille qu'à la retenir ici.

-- Que veux-tu dire?

-- Je veux dire que vous avez assez fait souffrir James Burbank.
Maintenant votre intérêt doit parler...

-- Mon intérêt?...

-- Assurément, Texar, répondit Zermah en s'animant. La plantation
de Camdless-Bay a été dévastée, Mme Burbank est mourante, peut-
être morte au moment où je vous parle, sa fille a disparu, et son
père chercherait vainement à retrouver ses traces. Tous ces
crimes, Texar, ont été commis par vous, je le sais, moi! J'ai le
droit de vous le dire en face. Mais prenez garde! Ces crimes se
découvriront un jour. Eh bien, pensez au châtiment qui vous
atteindra. Oui! Votre intérêt vous commande d'avoir pitié. Je ne
parle pas pour moi, que mon mari ne retrouvera plus à son retour.
Non! je ne parle que pour cette pauvre petite qui va mourir.
Gardez-moi, si vous le voulez, mais renvoyez cette enfant à
Camdless-Bay, rendez-la à sa mère. On ne vous demandera plus
jamais compte du passé. Et même, si vous l'exigez, ce sera à prix
d'or que l'on vous payera la liberté de cette petite fille. Texar,
si je prends sur moi de vous parler ainsi, de vous proposer cet
échange, c'est que je connais jusqu'au fond de leur coeur James
Burbank et les siens. C'est qu'ils sacrifieraient, je le sais,
toute leur fortune pour sauver cette enfant, et, j'en atteste
Dieu, ils tiendront la promesse que vous fait leur esclave!

-- Leur esclave?... s'écria Texar ironiquement. Il n'y a plus
d'esclaves à Camdless-Bay!

-- Si, Texar, car, pour rester près de mon maître, je n'ai pas
accepté d'être libre!

-- Vraiment, Zermah, vraiment! répondit l'Espagnol. Eh bien,
puisqu'il ne te répugne pas d'être esclave, nous saurons nous
entendre. Il y a six, ou sept ans, j'ai voulu t'acheter à mon ami
Tickborn. J'ai offert de toi, de toi seule, une somme
considérable, et tu m'appartiendrais depuis cette époque, si James
Burbank n'était venu t'enlever à son profit. Maintenant, je t'ai
et je te garde.

-- Soit! Texar, répondit Zermah, je serai votre esclave. Mais,
cette enfant, ne la rendrez-vous pas?...

-- La fille de James Burbank, répliqua Texar avec l'accent de la
plus violente haine, la rendre à son père?... Jamais!

-- Misérable! s'écria Zermah que l'indignation emportait. Eh bien,
si ce n'est pas son père, c'est Dieu qui l'arrachera de tes
mains!»

Un ricanement, un haussement d'épaules, ce fut toute la réponse de
l'Espagnol. Il avait roulé une seconde cigarette qu'il alluma
tranquillement au reste de la première, et il s'éloigna en
remontant la rive du canal, sans même regarder Zermah.

Certes, la courageuse métisse l'aurait frappé comme une bête fauve
au risque d'être massacrée par Squambô et ses compagnons, si elle
avait eu une arme. Mais elle ne pouvait rien. Immobile, elle
regardait les Noirs travaillant sur la berge. Nulle part un visage
ami, rien que des faces farouches de brutes qui ne semblaient plus
appartenir à l'humanité. Elle rentra dans le wigwam pour reprendre
son rôle de mère près de l'enfant qui l'appelait d'une voix
faible.

Zermah essaya de consoler la pauvre petite créature qu'elle prit
dans ses bras. Ses baisers la ranimèrent un peu. Elle lui fit une
boisson chaude qu'elle prépara au foyer extérieur près duquel elle
venait de la transporter. Elle lui donna tous les soins que lui
permettaient son dénuement et son abandon. Dy la remerciait d'un
sourire... Et quel sourire!... plus triste que n'eussent été des
larmes!

Zermah ne revit pas l'Espagnol de toute la journée. Elle ne le
recherchait plus d'ailleurs. À quoi bon? Il ne reviendrait pas à
d'autres sentiments, et la situation s'empirerait avec de
nouvelles récriminations.

En effet, si jusqu'alors, pendant son séjour à la Crique-Noire et
depuis son arrivée à l'île Carneral, les mauvais traitements
avaient été épargnés à l'enfant comme à Zermah, elle avait tout à
craindre d'un tel homme. Il suffisait d'un accès de fureur pour
qu'il se laissât emporter aux dernières violences. Aucune pitié ne
pouvait sortir de cette âme perverse, et, puisque son intérêt ne
l'avait pas emporté sur sa haine, Zermah devait renoncer à tout
espoir dans l'avenir. Quant aux compagnons de l'Espagnol, Squambô,
les esclaves, comment leur demander d'être plus humains que leur
maître? Ils savaient quel sort attendait celui d'entre eux qui eût
seulement témoigné un peu de sympathie. De ce côté, il n'y avait
rien à espérer. Zermah était donc livrée à elle seule. Son parti
fut pris. Elle résolut de tenter de s'enfuir dès la nuit suivante.

Mais de quelle façon? Ne fallait-il pas que la ceinture d'eau qui
entourait l'île Carneral fût franchie. Si, devant le wigwam, cette
partie du lac n'offrait que peu de largeur, on ne pouvait pas,
cependant, la traverser à la nage. Restait donc une seule chance:
s'emparer de la barge pour atteindre l'autre bord du canal.

Le soir arriva, puis la nuit qui devait être très obscure,
mauvaise même, car la pluie commençait à tomber et le vent
menaçait de se déchaîner sur le marécage.

S'il était impossible que Zermah sortît du wigwam par la porte de
la grande chambre, peut-être ne lui serait-il pas difficile de
faire un trou dans le mur de paillis, de passer par ce trou,
d'attirer Dy après elle. Une fois au-dehors, elle aviserait.

Vers dix heures, on n'entendait plus à l'extérieur que les
sifflements de la rafale. Texar et Squambô dormaient. Les chiens,
blottis sous quelque fourré, ne rôdaient même pas autour de
l'habitation.

Le moment était favorable.

Tandis que Dy reposait sur la couche d'herbes, Zermah commença à
retirer doucement la paille et les roseaux qui s'enchevêtraient
dans le mur latéral du wigwam.

Au bout d'une heure, le trou n'était pas encore suffisant pour que
la petite fille et elle pussent y trouver passage, et elle allait
continuer de l'agrandir, quand un bruit l'arrêta soudain.

Ce bruit se produisait dehors au milieu de l'obscurité profonde.
C'étaient les aboiements des limiers qui signalaient quelques
allées et venues sur la berge. Texar et Squambô, subitement
réveillés, quittèrent précipitamment leur chambre.

Des voix se firent alors entendre. Évidemment, une troupe d'hommes
venait d'arriver sur la rive opposée du canal. Zermah dut
suspendre sa tentative d'évasion, irréalisable en ce moment.

Bientôt, malgré les grondements de la rafale, il fut facile de
distinguer des bruits de pas nombreux sur le sol.

Zermah, l'oreille tendue, écoutait. Que se passait-il? La
providence avait-elle pitié d'elle? Lui envoyait-elle un secours
sur lequel elle ne pouvait plus compter?

Non, et elle le comprit. N'y aurait-il pas eu lutte entre les
arrivants et les gens de Texar, attaque pendant la traversée du
canal, cris de part et d'autre, détonations d'armes à feu? Et rien
de tout cela. C'était plutôt un renfort qui venait à l'île
Carneral.

Un instant après, Zermah observa que deux personnes rentraient
dans le wigwam. L'Espagnol était accompagné d'un autre homme qui
ne pouvait être Squambô, puisque la voix de l'Indien se faisait
encore entendre au-dehors, du côté du canal.

Deux hommes, cependant, étaient dans la chambre. Ils avaient
commencé à causer en baissant la voix, lorsqu'ils
s'interrompirent.

L'un d'eux, une lanterne à la main, venait de se diriger vers la
chambre de Zermah. Celle-ci n'eut que le temps de se jeter sur la
litière d'herbe, de manière à cacher le trou fait au mur latéral.

Texar -- c'était lui -- entrouvrit la porte, regarda dans la
chambre, aperçut la métisse étendue près de la petite fille et qui
semblait dormir profondément. Puis il se retira.

Zermah vint alors reprendre sa place derrière la porte qui avait
été refermée.

Si elle ne pouvait rien voir de ce qui se passait dans la chambre,
ni reconnaître l'interlocuteur de Texar, elle pouvait l'entendre.
Et voici ce qu'elle entendit.


XII
Ce qu'entend Zermah

«Toi, à l'île Carneral?

-- Oui, depuis quelques heures.

-- Je te croyais à Adamsville[6], aux environs du lac Apopka[7]?

-- J'y étais il y a huit jours.

-- Et pourquoi es-tu venu?

-- Il le fallait.

-- Nous ne devions jamais nous rencontrer, tu le sais, que dans le
marais de la Crique-Noire, et seulement lorsque quelques lignes de
toi m'en donnaient avis!

-- Je te le répète, il m'a fallu partir précipitamment et me
réfugier aux Everglades.

-- Pourquoi?

-- Tu vas l'apprendre.

-- Ne risques-tu pas de nous compromettre?...

-- Non! Je suis arrivé de nuit, et aucun de tes esclaves n'a pu me
voir.»

Si, jusqu'alors, Zermah ne comprenait rien à cette conversation,
elle ne devinait pas, non plus, qui pouvait être cet hôte
inattendu du wigwam. Il y avait là certainement deux hommes qui
parlaient, et il semblait, cependant, que ce fût un seul homme qui
fit demandes et réponses. Même inflexion de la voix, même
sonorité. On eût dit que toutes ces paroles sortaient de la même
bouche. Zermah essayait vainement de regarder à travers quelque
interstice de la porte. La chambre, faiblement éclairée, restait
dans une demi-ombre qui ne permettait pas de distinguer le moindre
objet. La métisse dut donc se borner à surprendre le plus possible
de cette conversation qui pouvait être d'une extrême importance
pour elle.

Après un moment de silence, les deux hommes avaient continué comme
il suit. Évidemment, ce fut Texar qui posa cette question:

«Tu n'es pas venu seul?

-- Non, et quelques-uns de nos partisans m'ont accompagné
jusqu'aux Everglades.

-- Combien sont-ils?

-- Une quarantaine.

-- Ne crains-tu pas qu'ils soient mis au courant de ce que nous
avons pu dissimuler depuis si longtemps?

-- Aucunement. Ils ne nous verront jamais ensemble. Quand ils
quitteront l'île Carneral, ils n'auront rien su, et rien ne sera
changé au programme de notre vie!»

En ce moment, Zermah crut entendre le froissement de deux mains
qui venaient de se serrer.

Puis, la conversation fut reprise en ces termes:

«Que s'est-il donc passé depuis la prise de Jacksonville?

-- Une affaire assez grave. Tu sais que Dupont s'est emparé de
Saint-Augustine?

-- Oui, je le sais, et toi, sans doute, tu n'ignores pas pourquoi
je dois le savoir!

-- En effet! L'histoire du train de Fernandina est venue à propos
pour te permettre d'établir un alibi qui a mis le Conseil dans
l'obligation de t'acquitter!

-- Et il n'en avait guère envie! Bah!... Ce n'est pas la première
fois que nous échappons ainsi...

-- Et ce ne sera pas la dernière. Mais peut-être ignores-tu quel a
été le but des fédéraux en occupant Saint-Augustine? Ce n'était
pas tant pour réduire la capitale du comté de Saint-John que pour
organiser le blocus du littoral de l'Atlantique.

-- Je l'ai entendu dire.

-- Eh bien, surveiller la côte depuis l'embouchure du Saint-John
jusqu'aux îles de Bahama, cela n'a pas paru suffisant à Dupont,
qui a voulu poursuivre la contrebande de guerre dans l'intérieur
de la Floride. Il s'est donc décidé à envoyer deux chaloupes avec
un détachement de marins, commandés par deux officiers de
l'escadre. -- Avais-tu connaissance de cette expédition?

-- Non.

-- Mais à quelle date as-tu donc quitté la Crique-Noire?...
Quelques jours après ton acquittement?...

-- Oui! Le 22 de ce mois.

-- En effet, l'affaire est du 22.»

Il faut faire observer que Zermah, non plus, ne pouvait rien
savoir du guet-apens de Kissimmee, dont le capitaine Howick avait
parlé à Gilbert Burbank, lors de leur rencontre dans la forêt.

Elle apprit donc alors, en même temps que l'apprit l'Espagnol,
comment, après l'incendie des chaloupes, c'est à peine si une
douzaine de survivants avaient pu porter au commodore la nouvelle
de ce désastre.

«Bien!... Bien! s'écria Texar. Voilà une heureuse revanche de la
prise de Jacksonville, et puissions-nous attirer encore ces damnés
nordistes au fond de notre Floride! Ils y resteront jusqu'au
dernier!

-- Oui, jusqu'au dernier, reprit l'autre, surtout s'ils
s'aventurent au milieu de ces marécages des Everglades. Et
précisément, nous les y verrons avant peu.

-- Que veux-tu dire?

-- Que Dupont a juré de venger la mort de ses officiers et de ses
marins. Aussi une nouvelle expédition a-t-elle été envoyée dans le
Sud du comté de Saint-Jean.

-- Les fédéraux viennent de ce côté?...

-- Oui, mais plus nombreux, bien armés, se tenant sur leurs
gardes, se défiant des embuscades!

-- Tu les as rencontrés?...

-- Non, car nos partisans ne sont pas en force, cette fois, et
nous avons dû reculer. Mais, en reculant, nous les attirons peu à
peu. Lorsque nous aurons réuni les milices qui battent le
territoire, nous tomberons sur eux, et pas un n'échappera!

-- D'où sont-ils partis?

-- De Mosquito-Inlet.

-- Par où viennent-ils?

-- Par la cyprière.

-- Où peuvent-ils être en ce moment?

-- À quarante milles environ de l'île Carneral.

-- Bien, répondit Texar. Il faut les laisser s'engager vers le
sud, car il n'y a pas un jour à perdre pour concentrer les
milices. S'il le faut, dès demain, nous partirons pour chercher
refuge du côté du canal de Bahama...

-- Et là, si nous étions trop vivement pressés avant d'avoir pu
réunir nos partisans, nous trouverions une retraite assurée dans
les îles anglaises!»

Les divers sujets, qui venaient d'être traités dans cette
conversation, étaient du plus grand intérêt pour Zermah. Si Texar
se décidait à quitter l'île emmènerait-il ses prisonnières ou les
laisserait-il au wigwam sous la garde de Squambô? Dans ce dernier
cas, il conviendrait de ne tenter l'évasion qu'après le départ de
l'Espagnol. Peut-être, alors, la métisse pourrait-elle agir avec
plus de chances de succès. Et puis, ne pouvait-il se faire que le
détachement fédéral, qui parcourait en ce moment la Basse-Floride,
arrivât sur les bords du lac Okee-cho-bee, en vue de l'île
Carneral?

Mais tout cet espoir auquel Zermah venait de se reprendre,
s'évanouit aussitôt.

En effet, à la demande qui lui fut posée sur ce qu'il ferait de la
métisse et de l'enfant, Texar répondit sans hésiter:

«Je les emmènerai, s'il le faut, jusqu'aux îles de Bahama.

-- Cette petite fille pourra-t-elle supporter les fatigues de ce
nouveau voyage?...

-- Oui! j'en réponds, et, d'ailleurs, Zermah saura bien les lui
éviter pendant la route!...

-- Cependant, si cette enfant venait à mourir?...

-- J'aime mieux la voir morte que de la rendre à son père!

-- Ah! tu hais bien ces Burbank!...

-- Autant que tu les hais toi-même!»

Zermah, ne se contenant plus, fut sur le point de repousser la
porte pour se mettre face à face avec ces deux hommes, si
semblables l'un à l'autre, non seulement par la voix, mais par les
mauvais instincts, par le manque absolu de conscience et de coeur.
Elle parvint à se maîtriser, pourtant. Mieux valait entendre
jusqu'à la dernière les paroles qui s'échangeaient entre Texar et
son complice. Lorsque leur conversation serait achevée, peut-être
s'endormiraient-ils? Alors il serait temps d'accomplir une évasion
devenue nécessaire, avant que le départ se fût effectué.

Évidemment, l'Espagnol se trouvait dans la situation d'un homme
qui a tout à apprendre de celui qui lui parle. Aussi fut-ce lui
qui continua d'interroger.

«Qu'y a-t-il de nouveau dans le Nord? demanda-t-il.

-- Rien de très important. Malheureusement, il semble que les
fédéraux aient l'avantage, et il est à craindre que la cause de
l'esclavage soit finalement perdue!

-- Bah! fit Texar d'un ton d'indifférence.

-- Au fait, nous ne sommes ni pour le Sud ni pour le Nord!
répondit l'autre.

-- Non, et ce qui nous importe, pendant que les deux partis se
déchirent, c'est de toujours être du côté où il y a le plus à
gagner!»

En parlant ainsi, Texar se révélait tout entier. Pêcher dans l'eau
trouble de la guerre civile, c'était uniquement à quoi
prétendaient ces deux hommes.

«Mais, ajouta-t-il, que s'est-il passé plus spécialement en
Floride depuis huit jours?

-- Rien que tu ne saches. Stevens est toujours maître du fleuve
jusqu'à Picolata.

-- Et il ne semble pas qu'il veuille remonter, au delà, le cours
du Saint-John?...

-- Non, les canonnières ne cherchent point à reconnaître le Sud du
comté. D'ailleurs, je crois que cette occupation ne tardera pas à
prendre fin, et, dans ce cas, le fleuve tout entier serait rendu à
la circulation des confédérés!

-- Que veux-tu dire?

-- Le bruit court que Dupont a l'intention d'abandonner la
Floride, en n'y laissant que deux ou trois navires pour le blocus
des côtes!

-- Serait-il possible?

-- Je te répète qu'il en est question, et, si cela est, Saint-
Augustine sera bientôt évacuée.

-- Et Jacksonville?...

-- Jacksonville également.

-- Mille diables! Je pourrais donc y revenir, reformer notre
Comité, reprendre la place que les fédéraux m'ont fait perdre! Ah!
maudits nordistes, que le pouvoir me revienne, et l'on verra
comment j'en userai!...

-- Bien dit!

-- Et si James Burbank, si sa famille, n'ont pas encore quitté
Camdless-Bay, si la fuite ne les a pas soustraits à ma vengeance,
ils ne m'échapperont plus!

-- Et je t'approuve! Tout ce que tu as souffert par cette famille,
je l'ai souffert comme toi! Ce que tu veux, je le veux aussi. Ce
que tu hais, je le hais! Tous deux, nous ne faisons qu'un...

-- Oui!... un!» répondit Texar.

La conversation fut interrompue un instant. Le choc des verres
apprit à Zermah que l'Espagnol et «l'autre» buvaient ensemble.

Zermah était atterrée. À les entendre, il semblait que ces deux
hommes eussent une part égale dans tous les crimes commis
dernièrement en Floride, et plus particulièrement contre la
famille Burbank. Elle le comprit bien davantage, en les écoutant
pendant une demi-heure encore. Elle connut alors quelques détails
de cette vie étrange de l'Espagnol. Et toujours la même voix qui
faisait les demandes et les réponses, comme si Texar eût été seul
à parler dans la chambre. Il y avait là un mystère que la métisse
aurait eu le plus grand intérêt à découvrir. Mais, si ces
misérables se fussent doutés que Zermah venait de surprendre une
partie de leurs secrets, auraient-ils hésité à conjurer ce danger
en la tuant? Et que deviendrait l'enfant, quand Zermah serait
morte!

Il pouvait être onze heures du soir. Le temps n'avait pas cessé
d'être affreux. Vent et pluie soufflaient et tombaient sans
relâche. Très certainement, Texar et son compagnon n'iraient pas
s'exposer au-dehors. Ils passeraient la nuit dans le wigwam. Ils
ne mettraient pas leurs projets à exécution avant le lendemain.

Et Zermah n'en douta plus, quand elle entendit le complice de
Texar -- ce devait être lui -- demander:

«Eh bien, quel parti prendrons-nous?

-- Celui-ci, répondit l'Espagnol. Demain, pendant la matinée, nous
irons avec nos gens reconnaître les environs du lac. Nous
explorerons la cyprière sur trois ou quatre milles, après avoir
détaché en avant ceux de nos compagnons qui la connaissent le
mieux, et plus particulièrement Squambô. Si rien n'indique
l'approche du détachement fédéral, nous reviendrons et nous
attendrons jusqu'au moment où il faudra battre en retraite. Si, au
contraire, la situation est prochainement menacée, je réunirai nos
partisans et mes esclaves, et j'entraînerai Zermah jusqu'au canal
de Bahama. Toi, de ton côté, tu t'occuperas de rassembler les
milices éparses dans la Basse-Floride.

-- C'est entendu, répondit l'autre. Demain, pendant que vous ferez
cette reconnaissance, je me cacherai dans les bois de l'île. Il ne
faut pas que l'on puisse nous voir ensemble!

-- Non, certes! s'écria Texar. Le diable me garde de risquer une
pareille imprudence qui dévoilerait notre secret! Donc, ne nous
revoyons pas avant la nuit prochaine au wigwam. Et même, si je
suis obligé de partir dans la journée, tu ne quitteras l'île
qu'après moi. Rendez-vous, alors, aux environs du cap Sable!»

Zermah sentit bien qu'elle ne pourrait plus être délivrée par les
fédéraux.

Le lendemain, en effet, s'il avait connaissance de l'approche du
détachement, l'Espagnol ne quitterait-il pas l'île avec elle?...

La métisse ne pouvait donc plus être sauvée que par elle-même,
quels que fussent les périls, pour ne pas dire les impossibilités,
d'une évasion dans des conditions si difficiles.

Et pourtant, avec quel courage elle l'eût tentée, si elle avait su
que James Burbank, Gilbert, Mars, quelques-uns de ses camarades de
la plantation, s'étaient mis en campagne pour l'arracher aux mains
de Texar, que son billet leur avait appris de quel côté il fallait
porter leurs recherches, que déjà M. Burbank avait remonté le
cours du Saint-John au delà du lac Washington, qu'une grande
partie de la cyprière était traversée, que la petite troupe de
Camdless-Bay venait de se joindre au détachement du capitaine
Howick, que c'était Texar, Texar lui-même, que l'on regardait
comme l'auteur du guet-apens de Kissimmee, que ce misérable allait
être poursuivi à outrance, qu'il serait fusillé, sans autre
jugement, si l'on parvenait à se saisir de sa personne!...

Mais Zermah ne pouvait rien savoir. Elle ne devait plus attendre
aucun secours... Aussi était-elle fermement décidée à tout braver
pour quitter l'île Carneral.

Cependant il lui fallait retarder de vingt-quatre heures
l'exécution de ce projet, bien que la nuit, très noire, fût
favorable à une évasion. Les partisans, qui n'avaient point
cherché un abri sous les arbres, occupaient alors les abords du
wigwam. On les entendait aller et venir sur la berge, fumant ou
causant. Or, sa tentative manquée, son projet découvert, Zermah se
fût mise dans une situation pire, et eût peut-être attiré sur elle
les violences de Texar.

D'ailleurs, le lendemain, ne se présenterait-il pas quelque
meilleure occasion de fuir? L'Espagnol n'avait-il pas dit que ses
compagnons, ses esclaves, même l'Indien Squambô,
l'accompagneraient, afin d'observer la marche du détachement
fédéral? N'y aurait-il pas là une circonstance dont Zermah
pourrait profiter pour accroître ses chances de succès? Si elle
parvenait à franchir le canal sans avoir été vue, une fois dans la
forêt, elle ne doutait pas d'être sauvée, Dieu aidant. En se
cachant, elle saurait bien éviter de retomber entre les mains de
Texar. Le capitaine Howick ne devait plus être éloigné. Puisqu'il
s'avançait vers le lac Okee-cho-bee, n'avait-elle pas quelques
chances d'être délivrée par lui?

Il convenait donc d'attendre au lendemain. Mais un incident vint
détruire cet échafaudage sur lequel reposaient les dernières
chances de Zermah et compromettre définitivement sa situation vis-
à-vis de Texar.

En ce moment, on frappa à la porte du wigwam. C'était Squambô qui
se fit reconnaître de son maître.

«Entre!» dit l'Espagnol.

Squambô entra.

«Avez-vous des ordres à me donner pour la nuit? demanda-t-il.

-- Que l'on veille avec soin, répondit Texar, et qu'on me
prévienne à la moindre alerte.

-- Je m'en charge, répliqua Squambô.

-- Demain, dans la matinée, nous irons en reconnaissance à
quelques milles dans la cyprière.

-- Alors la métisse et Dy?

-- Seront aussi bien gardées que d'habitude. Maintenant, Squambô,
que personne ne nous dérange au wigwam!

-- C'est entendu.

-- Que font nos hommes?

-- Ils vont, viennent, et paraissent peu disposés à prendre du
repos.

-- Que pas un ne s'éloigne!

-- Pas un.

-- Et le temps?...

-- Moins mauvais. La pluie ne tombe plus, et la rafale ne tardera
pas à s'apaiser.

-- Bien.»

Zermah n'avait cessé d'écouter. La conversation allait évidemment
prendre fin, quand un soupir étouffé, une sorte de râle, se fit
entendre.

Tout le sang de Zermah lui reflua au coeur.

Elle se releva, se précipita vers la couche d'herbes, se pencha
sur la petite fille...

Dy venait de se réveiller, et dans quel état! Un souffle rauque
s'échappait de ses lèvres. Ses petites mains battaient l'air,
comme si elle eût voulu l'attirer vers sa bouche. Zermah ne put
saisir que ces mots:

«À boire!... À boire!...»

La malheureuse enfant étouffait. Il fallait la porter
immédiatement au-dehors. Dans cette obscurité profonde, Zermah,
affolée, la prit entre ses bras pour la ranimer de son propre
souffle. Elle la sentit se débattre dans une sorte de convulsion.
Elle jeta un cri... elle repoussa la porte de sa chambre...

Deux hommes étaient là, debout, devant Squambô, mais si semblables
de figure et de corps, que Zermah n'aurait pu reconnaître lequel
des deux était Texar.


XIII
Une vie double

Quelques mots suffiront à expliquer ce qui, jusqu'ici, a paru
inexplicable dans cette histoire. On verra ce que peuvent imaginer
certains hommes, quand leur mauvaise nature, aidée d'une réelle
intelligence, les pousse dans la voie du mal.

Ces hommes, devant lesquels Zermah venait subitement d'apparaître,
étaient deux frères, deux jumeaux.

Où étaient-ils nés? Eux-mêmes ne le savaient pas au juste. Dans
quelque petit village du Texas, sans doute -- d'où ce nom de
Texar, par changement de la dernière lettre du mot.

On sait ce qu'est ce vaste territoire, situé au sud des États-
Unis, sur le golfe du Mexique.

Après s'être révolté contre les Mexicains, le Texas, soutenu par
les Américains dans son oeuvre d'indépendance, s'annexa à la
fédération en 1845, sous la présidence de John Tyler.

C'était, quinze ans avant cette annexion, que deux enfants
abandonnés furent trouvés dans un village du littoral texien,
recueillis, élevés par la charité publique.

L'attention avait été tout d'abord attirée sur ces deux enfants à
cause de leur merveilleuse ressemblance. Même geste, même voix,
même attitude, même physionomie, et, faut-il ajouter, mêmes
instincts qui témoignaient d'une perversité précoce. Comment
furent-ils élevés, dans quelle mesure reçurent-ils quelque
instruction, on ne peut le dire, ni à quelle famille ils
appartenaient. Peut-être, à l'une de ces familles nomades qui
coururent le pays après la déclaration d'indépendance.

Dès que les frères Texar, pris d'un irrésistible désir de liberté,
crurent pouvoir se suffire à eux-mêmes, ils disparurent. Ils
comptaient vingt-quatre ans à eux deux. Dès lors, à n'en pas
douter, leurs moyens d'existence furent uniquement le vol dans les
champs, dans les fermes, ici du pain, là des fruits, en attendant
le pillage à main armée et les expéditions de grande route,
auxquels ils s'étaient préparés dès l'enfance.

Bref, on ne les revit plus dans les villages et hameaux texiens
qu'ils avaient l'habitude de fréquenter, en compagnie de
malfaiteurs qui exploitaient déjà leur ressemblance.

Bien des années s'écoulèrent. Les frères Texar furent bientôt
oubliés, même de nom. Et, quoique ce nom dût avoir, plus tard, un
déplorable retentissement en Floride, rien ne vint révéler que
tous deux eussent passé leur premier âge dans les provinces
littorales du Texas.

Comment en eût-il été autrement, puisque depuis leur disparition,
par suite d'une combinaison dont il va être parlé, jamais on ne
connut deux Texar? C'est même sur cette combinaison qu'ils avaient
échafaudé toute une série de forfaits qu'il devait être si
difficile de constater et de punir.

Effectivement -- on l'apprit plus tard, lorsque cette dualité fut
découverte et matériellement établie --, pendant un certain nombre
d'années, de vingt à trente ans, les deux frères vécurent séparés.
Ils cherchaient la fortune par tous les moyens. Ils ne se
retrouvaient qu'à de rares intervalles, à l'abri de tout regard,
soit en Amérique, soit dans quelque autre partie du monde où les
avait entraînés leur destinée.

On sut aussi que l'un ou l'autre -- lequel, on n'aurait pu le
dire, peut-être tous les deux -- firent le métier de négriers. Ils
transportaient ou plutôt faisaient transporter des cargaisons
d'esclaves des côtes d'Afrique aux États du Sud de l'Union. Dans
ces opérations, ils ne remplissaient que le rôle d'intermédiaires
entre les traitants du littoral et les capitaines des bâtiments
employés à ce trafic inhumain.

Leur commerce prospéra-t-il? On ne sait. Pourtant, c'est peu
probable. En tout cas, il diminua dans une proportion notable, et
s'interrompit finalement, lorsque la traite, dénoncée comme un
acte barbare, fut peu à peu abolie dans le monde civilisé. Les
deux frères durent même renoncer à ce genre de trafic.

Cependant, cette fortune après laquelle ils couraient depuis si
longtemps, qu'ils voulaient acquérir à tout prix, cette fortune
n'était pas faite, et il fallait la faire. C'est alors que ces
deux aventuriers résolurent de mettre à profit leur extraordinaire
ressemblance.

En pareil cas, il arrive le plus souvent que ce phénomène se
modifie lorsque les enfants sont devenus des hommes.

Pour les Texar, il n'en fut pas ainsi. À mesure qu'ils prenaient
de l'âge, leur ressemblance physique et morale, on ne dira pas
s'accentuait, mais restait ce qu'elle avait été -- absolue.
Impossible de distinguer l'un de l'autre, non seulement par les
traits du visage ou la conformation du corps, mais aussi par les
gestes ou les inflexions de la voix.

Les deux frères résolurent d'utiliser cette particularité
naturelle pour accomplir les actes les plus détestables, avec la
possibilité, si l'un d'eux était accusé, de pouvoir établir un
alibi de nature à prouver son innocence. Aussi, pendant que l'un
exécutait le crime convenu entre eux, l'autre se montrait-il
publiquement en quelque lieu, de façon que, grâce à l'alibi, la
non-culpabilité fût démontrée _ipso facto._

Il va sans dire que toute leur adresse devait s'ingénier à ne
jamais se laisser arrêter en flagrant délit. En effet, l'alibi
n'aurait pu être invoqué, et la machination n'eût pas tardé à être
découverte.

Le programme de leur vie ainsi arrêté, les deux jumeaux vinrent en
Floride, où ni l'un ni l'autre n'étaient connus encore. Ce qui les
y attirait, c'étaient les nombreuses occasions que devait offrir
un État où les Indiens soutenaient toujours une lutte acharnée
contre les Américains et les Espagnols.

Ce fut vers 1850 ou 1851 que les Texar apparurent dans la
péninsule floridienne. C'est Texar, non les Texar qu'il convient
de dire. Conformément à leur programme, jamais ils ne se
montrèrent à la fois, jamais on ne les rencontra le même jour dans
le même lieu, jamais on n'apprit qu'il existât deux frères de ce
nom.

D'ailleurs, en même temps qu'ils couvraient leur personne du plus
complet incognito, ils avaient rendu non moins mystérieux le lieu
habituel de leur retraite.

On le sait, ce fut au fond de la Crique-Noire qu'ils se
réfugièrent. L'îlot central, le blockhaus abandonné, ils les
découvrirent pendant une exploration qu'ils faisaient sur les
rives du Saint-John. C'est là qu'ils emmenèrent quelques esclaves,
auxquels leur secret n'avait point été révélé. Seul, Squambô
connaissait le mystère de leur double existence. D'un dévouement à
toute épreuve pour les deux frères, d'une discrétion absolue sur
tout ce qui les touchait, ce digne confident de Texar était
l'exécuteur impitoyable de leurs volontés.

Il va sans dire que ceux-ci ne paraissaient jamais ensemble à la
Crique-Noire. Lorsqu'ils avaient à causer de quelque affaire, ils
s'avertissaient par correspondance. On a vu qu'à cet effet, ils
n'employaient pas la poste. Un billet glissé dans les nervures
d'une feuille, cette feuille fixée à la branche d'un tulipier qui
croissait dans le marais voisin de la Crique-Noire, il ne leur en
fallait pas plus. Chaque jour, non sans précautions, Squambô se
rendait au marais. S'il était porteur d'une lettre écrite par
celui des Texar qui était à la Crique-Noire, il l'accrochait à la
branche du tulipier. Si c'était l'autre frère qui avait écrit,
l'Indien prenait sa lettre à l'endroit convenu et la rapportait au
fortin.

Après leur arrivée en Floride, les Texar n'avaient guère tardé à
se lier avec ce que la population comptait de pire sur le
territoire. Bien des malfaiteurs devinrent leurs complices dans
nombre de vols qui furent commis à cette époque, puis, plus tard,
leurs partisans, lorsqu'ils furent amenés à jouer un rôle pendant
la guerre de Sécession. Tantôt l'un tantôt l'autre se mettait à
leur tête, et ils ne surent jamais que ce nom de Texar appartenait
à deux jumeaux.

On s'explique, maintenant, comment, lors des poursuites exercées à
propos de divers crimes, tant d'alibis purent être invoqués par
les Texar et durent être admis sans contestation possible. Il en
fut ainsi pour les affaires dénoncées à la justice dans la période
antérieure à cette histoire, -- entre autres, au sujet d'une ferme
incendiée. Bien que James Burbank et Zermah eussent positivement
reconnu l'Espagnol comme l'auteur de l'incendie, celui-ci fut
acquitté par le tribunal de Saint-Augustine, puisque, au moment du
crime, il prouva qu'il était à Jacksonville dans la tienda de
Torillo -- ce dont témoignèrent de nombreux témoins. De même pour
la dévastation de Camdless-Bay. Comment Texar eût-il pu conduire
les pillards à l'assaut de Castle-House, comment aurait-il pu
enlever la petite Dy et Zermah, puisqu'il se trouvait au nombre
des prisonniers faits par les fédéraux à Fernandina et détenus sur
un des navires de la flottille? Le Conseil de guerre avait donc
été dans l'obligation de l'acquitter, malgré tant de preuves,
malgré la déposition sous serment de Miss Alice Stannard.

Et même, en admettant que la dualité des Texar fût enfin reconnue,
très probablement on ne saurait jamais lequel avait pris
personnellement part à ces divers crimes. Après tout, n'étaient-
ils pas tous les deux coupables et au même degré, tantôt
complices, tantôt auteurs principaux dans ces attentats qui,
depuis tant d'années, désolaient le territoire de la haute
Floride? Oui, certes, et le châtiment ne serait que trop justement
mérité, qui atteindrait l'un ou l'autre -- ou l'un et l'autre.

Quant à ce qui s'était passé dernièrement à Jacksonville, il est
probable que les deux frères avaient joué tour à tour le même
rôle, après que l'émeute eut renversé les autorités régulières de
la cité. Lorsque Texar 1 s'absentait pour quelque expédition
convenue, Texar 2 le remplaçait dans l'exercice de ses fonctions,
sans que leurs partisans pussent s'en douter. On doit donc
admettre qu'ils prirent une part égale aux excès commis à cette
époque contre les colons d'origine nordiste et contre les
planteurs du sud favorables aux opinions anti-esclavagistes.

Tous deux, on le comprend, devaient toujours être au courant de ce
qui se passait dans les États du centre de l'Union, où la guerre
civile offrait tant de phases imprévues, comme dans l'État de
Floride. Ils avaient acquis, d'ailleurs, une véritable influence
sur les petits Blancs des comtés, sur les Espagnols, même sur les
Américains, partisans de l'esclavage, enfin sur toute la partie
détestable de la population. En ces conjonctures, ils avaient dû
souvent correspondre, se donner rendez-vous en quelque endroit
secret, conférer pour la conduite de leurs opérations, se séparer
afin de préparer leurs futurs alibis.

C'est ainsi qu'au moment où l'un était détenu sur un des bâtiments
de l'escadre, l'autre organisait l'expédition contre Camdless-Bay.
Et l'on sait comment il avait été renvoyé des fins de la plainte
par le Conseil de guerre de Saint-Augustine.

Il a été dit plus haut que l'âge avait absolument respecté cette
phénoménale ressemblance des deux frères. Cependant, il était
possible qu'un accident physique, une blessure, vînt altérer cette
ressemblance, et que l'un ou l'autre fût affecté de quelque signe
particulier. Or, cela eût suffi à compromettre le succès de leurs
machinations.

Et dans cette vie aventureuse, exposée à tant de mauvais coups, ne
couraient-ils pas des risques, dont les conséquences, si elles
eussent été irréparables, ne leur auraient plus permis de se
substituer l'un à l'autre?

Mais, du moment que ces accidents pouvaient se réparer, la
ressemblance ne devait point en souffrir.

C'est ainsi que, dans une attaque de nuit, quelque temps après
leur arrivée en Floride, un des Texar eut la barbe brûlée par un
coup de feu qui lui fut tiré à bout portant. Aussitôt, l'autre se
hâta de raser sa barbe, afin d'être imberbe comme son frère.

Et, l'on s'en souvient, ce fait a été mentionné à propos de celui
des Texar qui se trouvait au fortin au début de cette histoire.

Autre fait qui exige aussi une explication. On n'a pas oublié
qu'une nuit, pendant qu'elle était encore à la Crique-Noire,
Zermah vit l'Espagnol se faire tatouer le bras. Voici pourquoi.
Son frère était au nombre de ces voyageurs floridiens qui, pris
par une bande de Séminoles, avaient été marqués d'un signe
indélébile au bras gauche. Immédiatement, décalque de ce signe fut
envoyé au fortin, et Squambô put le reproduire par un tatouage.
L'identité continua donc à être absolue.

En vérité, on serait tenté d'affirmer que si Texar 1 avait été
amputé d'un membre, Texar 2 se fût soumis à la même amputation!

Bref, pendant une dizaine d'année, les frères Texar ne cessèrent
de mener cette vie en partie double, mais avec une telle habileté,
une telle prudence, qu'ils avaient pu jusqu'alors déjouer toutes
les poursuites de la justice floridienne.

Les deux jumeaux s'étaient-ils enrichis à ce métier? Oui, sans
doute, dans une certaine mesure. Une assez forte somme d'argent,
économisée sur le produit du pillage et des vols, était cachée
dans un réduit secret du blockhaus de la Crique-Noire. Par
précaution, cet argent avait été emporté par l'Espagnol, lorsqu'il
s'était décidé à partir pour l'île Carneral, et l'on peut être
certain qu'il ne le laisserait pas au wigwam, s'il était contraint
de fuir au delà du détroit de Bahama.

Cependant, cette fortune ne leur paraissait pas suffisante. Aussi
voulaient-ils l'accroître, avant d'aller en jouir, sans danger,
dans quelque pays de l'Europe ou du Nord-Amérique.

D'ailleurs, en apprenant que le commodore Dupont avait l'intention
d'évacuer bientôt la Floride, les deux frères s'étaient dit que
l'occasion se présenterait de s'enrichir encore, et qu'ils
feraient payer cher aux colons nordistes ces quelques semaines de
l'occupation fédérale. Ils étaient donc résolus à voir venir les
choses. Une fois à Jacksonville, grâce à leurs partisans, grâce à
tous les sudistes compromis avec eux, ils sauraient bien reprendre
la situation qu'une émeute leur avait donnée et qu'une émeute
pouvait leur rendre.

Les Texar avaient, cependant, un moyen assuré d'acquérir ce qui
leur manquait pour être riches, même au delà de leurs désirs.

En effet, que n'écoutaient-ils la proposition que Zermah venait de
faire à l'un d'eux? Que ne consentaient-ils à rendre la petite Dy
à ses parents désespérés? James Burbank eût certainement racheté
au prix de sa fortune la liberté de son enfant. Il se serait
engagé à ne déposer aucune plainte, à ne provoquer aucune
poursuite contre l'Espagnol. Mais, chez les Texar, la haine
parlait plus haut que l'intérêt, et, s'ils voulaient s'enrichir,
ils voulaient aussi s'être vengés de la famille Burbank avant de
quitter la Floride.

On sait maintenant tout ce qu'il importait de connaître sur le
compte des frères Texar. Il n'y a plus qu'à attendre le dénouement
de cette histoire.

Inutile d'ajouter que Zermah avait tout compris, lorsqu'elle se
trouva soudain en présence de ces hommes. La reconstitution du
passé se fit instantanément dans son esprit. Stupéfaite en les
regardant, elle restait immobile, comme enracinée au sol, tenant
la petite fille dans ses bras. Heureusement, l'air plus abondant
de cette chambre avait écarté de l'enfant tout danger de
suffocation.

Quant à Zermah, son apparition en présence des deux frères, ce
secret qu'elle venait de surprendre, c'était pour elle un arrêt de
mort.


XIV
Zermah à l'oeuvre

Devant Zermah, les Texar, si maîtres d'eux qu'ils fussent,
n'avaient pu se contenir. Depuis leur enfance, on peut le dire,
c'était la première fois qu'ils étaient vus ensemble par une
tierce personne. Et cette personne était leur mortelle ennemie.
Aussi, dans un premier mouvement, ils allaient s'élancer sur elle,
ils allaient la tuer, afin de sauver ce secret de leur double
existence...

L'enfant s'était redressée dans les bras de Zermah, et, tendant
ses petites mains, criait:

«J'ai peur!... J'ai peur!»

Sur un geste des deux frères, Squambô marcha brusquement vers la
métisse, il la prit par l'épaule, il la repoussa dans sa chambre,
et la porte se referma sur elle.

Squambô revint alors près des Texar. Son attitude disait qu'ils
n'avaient qu'à lui commander; il obéirait. Toutefois, l'imprévu de
cette scène les avait troublés plus qu'on n'aurait pu l'imaginer,
étant donné leur caractère audacieux et violent. Ils semblaient se
consulter du regard.

Cependant Zermah s'était jetée dans un coin de la chambre, après
avoir déposé la petite fille sur la couche d'herbe. Le sang-froid
lui revint. Elle s'approcha de la porte, afin d'entendre ce qui
allait maintenant être dit. Dans un instant, son sort serait
décidé, sans doute. Mais les Texar et Squambô venaient de sortir
du wigwam, et leurs paroles n'arrivaient plus à l'oreille de
Zermah.

Voici les propos qui s'échangèrent entre eux:

«Il faut que Zermah meure!

-- Il le faut! Dans le cas où elle parviendrait à s'échapper,
comme dans le cas où les fédéraux parviendraient à la reprendre,
nous serions perdus! Qu'elle meure donc!

-- À l'instant!» répondit Squambô.

Et il se dirigeait vers le wigwam, son coutelas à la main,
lorsqu'un des Texar l'arrêta.

«Attendons, dit-il. Il sera toujours temps de faire disparaître
Zermah, dont les soins sont nécessaires à l'enfant jusqu'à ce que
nous l'ayons remplacée près d'elle. Auparavant, essayons de nous
rendre compte de la situation. Un détachement de nordistes bat en
ce moment la cyprière par ordre de Dupont. Eh bien, explorons
d'abord les environs de l'île et du lac. Rien ne prouve que ce
détachement, qui descend vers le sud, se dirigera de ce côté. S'il
vient, nous aurons le temps de fuir. S'il ne vient pas, nous
resterons ici, et nous le laisserons s'engager dans les
profondeurs de la Floride. Là, il sera à notre merci, car nous
aurons eu le temps de réunir la plus grande partie des milices qui
errent sur le territoire. Au lieu de le fuir, c'est nous qui le
poursuivrons, en force. Il sera facile de lui couper la retraite,
et, si quelques marins ont pu échapper au massacre de Kissimmee,
cette fois, pas un n'en reviendra!»

Dans les circonstances actuelles, c'était évidemment le meilleur
parti à prendre. Un grand nombre de sudistes occupaient alors la
région n'attendant que l'occasion de tenter un coup contre les
fédéraux. Quand un des Texar et ses compagnons auraient opéré une
reconnaissance, ils décideraient s'ils devaient rester sur l'île
Carneral, ou s'ils se replieraient vers la région du cap Sable.
C'est ce qui serait établi le lendemain même. Quant à Zermah, quel
que fût le résultat de l'exploration, Squambô serait chargé de
s'assurer sa discrétion avec un coup de poignard.

«Pour l'enfant, ajouta l'un des frères, il est de notre intérêt de
lui conserver la vie. Elle n'a pu comprendre ce qu'a compris
Zermah, et elle peut devenir le prix de notre rançon au cas où
nous tomberions entre les mains d'Howick. Afin de racheter sa
fille, James Burbank accepterait toutes les propositions qu'il
nous plairait d'imposer, non seulement la garantie de notre
impunité, mais le prix, quel qu'il fût, que nous mettrions à la
liberté de son enfant.

-- Zermah morte, dit l'Indien, n'est-il pas à craindre que cette
petite succombe?

-- Non, les soins ne lui manqueront pas, répondit l'un des Texar,
et je trouverai facilement une Indienne qui remplacera la métisse.

-- Soit! Avant tout, il faut que nous n'ayons plus rien à redouter
de Zermah!

-- Bientôt, quoi qu'il arrive, elle aura cessé de vivre!»

Là finit l'entretien des deux frères, et Zermah les entendit
rentrer dans le wigwam.

Quelle nuit passa la malheureuse femme! Elle se savait condamnée
et ne songeait même pas à elle. De son sort, elle s'inquiétait
peu, ayant toujours été prête à donner sa vie pour ses maîtres.
Mais c'était Dy abandonnée aux duretés de ces hommes sans pitié.
En admettant qu'ils eussent intérêt à ce que l'enfant vécût, ne
succomberait-elle pas, lorsque Zermah ne serait plus là pour lui
donner ses soins?

Aussi, cette pensée lui revint-elle avec une obstination, une
obsession pour ainsi dire inconsciente -- cette pensée de prendre
la fuite, avant que Texar l'eût séparée de l'enfant.

Pendant cette interminable nuit, la métisse ne songea qu'à mettre
son projet à exécution. Toutefois, dans cette conversation elle
avait retenu, entre autres choses, que, le lendemain, un des Texar
et ses compagnons devaient aller explorer les environs du lac.
Évidemment, cette exploration ne serait faite qu'avec la
possibilité de résister au détachement fédéral, si on le
rencontrait. Texar se ferait donc accompagner, avec tout son
personnel, des partisans amenés par son frère. Celui-ci resterait
sur l'île, sans doute, autant pour n'être point reconnu que pour
veiller sur le wigwam. C'est alors que Zermah tenterait de
s'enfuir. Peut-être parviendrait-elle à trouver une arme
quelconque, et, en cas de surprise, elle n'hésiterait pas à s'en
servir.

La nuit s'écoula. Vainement Zermah avait-elle essayé de tirer une
indication de tous les bruits qui se produisaient sur l'île, et
toujours avec la pensée que la troupe du capitaine Howick allait
peut-être arriver pour s'emparer de Texar.

Quelques instants avant le lever du jour, la petite fille, un peu
reposée, se réveilla. Zermah lui donna quelques gouttes d'eau qui
la rafraîchirent. Puis, la regardant comme si ses yeux ne devaient
bientôt plus la voir, elle la serra contre sa poitrine. Si, en ce
moment, on fût entré pour l'en séparer, elle se serait défendue
avec la fureur d'une bête fauve que l'on veut éloigner de ses
petits.

«Qu'as-tu, bonne Zermah? demanda l'enfant.

-- Rien... rien! murmura la métisse.

-- Et maman... quand la reverrons-nous?

-- Bientôt... répondit Zermah. Aujourd'hui peut-être!... Oui, ma
chérie!... Aujourd'hui j'espère que nous serons loin...

-- Et ces hommes que j'ai vus, cette nuit?...

-- Ces hommes, répondit Zermah, tu les as bien regardés?...

-- Oui... et ils m'ont fait peur!

-- Mais tu les as bien vus, n'est-ce pas?... Tu as remarqué comme
ils se ressemblaient?...

-- Oui... Zermah!

-- Eh bien, souviens-toi de dire à ton père, et à ton frère,
qu'ils sont deux frères... entends-tu, deux frères Texar, et si
ressemblants qu'on ne peut reconnaître l'un de l'autre!...

-- Toi aussi, tu le diras?... répondit la petite fille.

-- Je le dirai... oui!... Cependant, si je n'étais pas là, il ne
faudrait pas oublier...

-- Et pourquoi ne serais-tu pas là? demanda l'enfant, qui passait
ses petits bras au cou de la métisse comme pour mieux s'attacher à
elle.

-- J'y serai, ma chérie, j'y serai!... Maintenant, si nous
partons... comme nous aurons une longue route à faire... il faut
prendre des forces!... Je vais faire ton déjeuner...

-- Et toi?

-- J'ai mangé pendant que tu dormais, et je n'ai plus faim!»

La vérité est que Zermah n'aurait pu manger, si peu que ce fût,
dans l'état de surexcitation où elle se trouvait. Après son repas,
l'enfant se remit sur sa couche d'herbes.

Zermah vint alors se placer près d'un interstice que les roseaux
du paillis laissaient entre eux à l'angle de la chambre. De là,
pendant une heure, elle ne cessa d'observer ce qui se passait au-
dehors, car c'était pour elle de la plus grande importance.

On faisait les préparatifs de départ. Un des frères -- un seul --
présidait à la formation de la troupe qu'il allait conduire dans
la cyprière. L'autre, que personne n'avait vu, avait dû se cacher,
soit au fond du wigwam, soit en quelque coin de l'île.

C'est, du moins, ce que pensa Zermah, connaissant le soin qu'ils
mettaient à dissimuler le secret de leur existence. Elle se dit
même que ce serait peut-être à celui qui resterait dans l'île
qu'incomberait la tâche de surveiller l'enfant et elle.

Zermah ne se trompait pas, ainsi qu'on va bientôt le voir.

Cependant les partisans et les esclaves étaient réunis au nombre
d'une cinquantaine devant le wigwam, attendant pour partir les
ordres de leur chef.

Il était environ neuf heures du matin, lorsque la troupe se
disposa à gagner la lisière de la forêt -- ce qui exigea un
certain temps, la barge ne pouvant prendre que cinq à six hommes à
la fois. Zermah les vit descendre par petits groupes, puis
remonter l'autre rive. Toutefois, à travers le paillis, elle ne
pouvait apercevoir la surface du canal, situé très en contrebas du
niveau de l'île.

Texar, qui était resté le dernier, disparut à son tour, suivi de
l'un des chiens dont l'instinct devait être utilisé pendant
l'exploration. Sur un geste de son maître, l'autre limier revint
vers le wigwam, comme s'il eût été seul chargé de veiller à sa
porte.

Un instant après, Zermah aperçut Texar qui gravissait la berge
opposée et s'arrêtait un instant pour reformer sa troupe. Puis,
tous, Squambô en tête, accompagné du chien, disparurent derrière
les gigantesques roseaux sous les premiers arbres de la forêt.
Sans doute, un des Noirs avait dû ramener la barge, afin que
personne ne pût passer dans l'île. Cependant la métisse ne put le
voir, et pensa qu'il avait dû suivre les bords du canal.

Elle n'hésita plus.

Dy venait de se réveiller. Son corps amaigri faisait peine à voir
sous ses vêtements usés par tant de fatigues.

«Viens, ma chérie, dit Zermah.

-- Où? demanda l'enfant.

-- Là... dans la forêt!... Peut-être y trouverons-nous ton père...
ton frère!... Tu n'auras pas peur?...

-- Avec toi, jamais!» répondit la petite fille.

Alors la métisse entr'ouvrit la porte de sa chambre avec
précaution. Comme elle n'avait entendu aucun bruit dans la chambre
à côté, elle supposait que Texar ne devait pas être dans le
wigwam.

En effet, il n'y avait personne.

Tout d'abord, Zermah chercha quelque arme dont elle était décidée
à se servir contre quiconque tenterait de l'arrêter. Il y avait
sur la table un de ces larges coutelas dont les Indiens font usage
dans leurs chasses. La métisse s'en saisit et le cacha sous son
vêtement. Elle prit aussi un peu de viande sèche, qui devait
assurer sa nourriture pendant quelques jours.

Il s'agissait maintenant de sortir du wigwam. Zermah regarda à
travers les trous du paillis dans la direction du canal. Aucun
être vivant n'errait sur cette portion de l'île, pas même celui
des deux chiens qui avait été laissé à la garde de l'habitation.

La métisse, rassurée, essaya d'ouvrir la porte extérieure.

Cette porte, fermée en dehors, résista.

Aussitôt Zermah rentra dans sa chambre avec l'enfant. Il n'y avait
plus qu'une chose à faire: c'était d'utiliser le trou à demi-percé
déjà à travers la paroi du wigwam.

Ce travail ne fut pas difficile. La métisse put se servir de son
coutelas pour trancher les roseaux entrelacés dans le paillis, --
opération qui fut faite avec aussi peu de bruit que possible.

Toutefois, si le limier qui n'avait pas suivi Texar ne parut pas,
en serait-il ainsi lorsque Zermah serait dehors? Ce chien
n'accourrait-il pas, ne se jetterait-il pas sur elle et sur la
petite fille? Autant aurait valu se trouver en face d'un tigre!

Il ne fallait pas hésiter, cependant. Aussi, le passage ouvert,
Zermah attira l'enfant qu'elle embrassa dans une étreinte
passionnée. La petite fille lui rendit ses baisers avec effusion.
Elle avait compris: il fallait fuir, fuir par ce trou.

Zermah se glissa à travers l'ouverture. Puis, après avoir porté
ses regards à droite, à gauche, elle écouta. Pas un bruit ne se
faisait entendre. La petite Dy apparut alors à l'orifice du trou.

En ce moment, un aboiement retentit. Encore fort éloigné, il
semblait venir de la partie ouest de l'île. Zermah avait saisi
l'enfant. Le coeur lui battait à se rompre. Elle ne se croirait
relativement en sûreté qu'après avoir disparu derrière les roseaux
de l'autre rive.

Mais, traverser, sur une centaine de pas, l'espace qui séparait le
wigwam du canal, c'était la phase la plus critique de l'évasion.
On risquait d'être aperçu soit de Texar, soit de celui des
esclaves qui avait dû rester sur l'île.

Heureusement, à droite du wigwam, un épais fourré de plantes
arborescentes, entremêlées de roseaux, s'étendait jusqu'au bord du
canal, à quelques yards seulement de l'endroit où devait se
trouver la barge.

Zermah résolut de s'engager entre les végétations touffues de ce
fourré, projet qui fut aussitôt mis à exécution. Les hautes
plantes livrèrent passage aux deux fugitives, et le feuillage se
referma sur elles. Quant aux aboiements du chien, on ne les
entendait plus.

Ce glissement à travers le fourré ne se fit pas sans peine. Il
fallait s'introduire entre les tiges des arbrisseaux qui ne
laissaient entre eux qu'un étroit espace. Bientôt Zermah eut ses
vêtements en lambeaux, ses mains en sang. Peu importait, si
l'enfant pouvait éviter d'être déchirée par ces longues épines. Ce
n'est pas la courageuse métisse à qui ces piqûres eussent pu
arracher un signe de douleur. Cependant, malgré tous les soins
qu'elle prît, la petite fille fut plusieurs fois atteinte aux
mains et aux bras. Dy ne poussa pas un cri, ne fit pas entendre
une plainte.

Bien que la distance à franchir fût relativement courte -- une
soixantaine de yards au plus -- il ne fallut pas moins d'une demi-
heure pour atteindre le canal.

Zermah s'arrêta alors, et, à travers les roseaux, elle regarda du
côté du wigwam, puis du côté de la forêt.

Personne sous les hautes futaies de l'île. Sur l'autre rive, aucun
indice de la présence de Texar et de ses compagnons, qui devaient
être alors à un ou deux milles dans l'intérieur. À moins de
rencontre avec les nordistes, ils ne seraient pas de retour avant
quelques heures.

Cependant Zermah ne pouvait croire qu'elle eût été laissée seule
au wigwam. Il n'était pas supposable, non plus, que celui des
Texar, qui était arrivé la veille avec ses partisans, eût quitté
l'île pendant la nuit, ni que le chien l'eût suivi. D'ailleurs la
métisse n'avait-elle pas entendu des aboiements -- preuve que le
limier rôdait encore sous les arbres? À tout instant, elle pouvait
les voir apparaître l'un ou l'autre. Peut-être, en se hâtant,
parviendrait-elle à gagner la cyprière?

On se le rappelle, tandis que Zermah observait les mouvements des
compagnons de l'Espagnol, elle n'avait pu voir la barge au moment
où elle traversait le canal, dont le lit était caché par la
hauteur et l'épaisseur des roseaux.

Or, Zermah ne doutait pas que cette barge eût été ramenée par l'un
des esclaves. Cela importait à la sécurité du wigwam pour le cas
où les soldats du capitaine Howick auraient tourné les sudistes.

Et pourtant, si la barge était restée sur l'autre rive, s'il avait
paru prudent de ne pas la renvoyer, afin d'assurer plus rapidement
le passage de Texar et des siens suivis de trop près par les
fédéraux, comment la métisse ferait-elle pour se transporter sur
l'autre bord? Lui faudrait-il s'enfuir à travers les futaies de
l'île? Et là, devrait-elle attendre que l'Espagnol fût parti pour
aller chercher un nouveau refuge au fond des Everglades? Mais,
s'il se décidait à le faire, ne serait-ce pas sans avoir tout
tenté pour reprendre Zermah et l'enfant. Donc, tout était là: se
servir de la barge afin de traverser le canal.

Zermah n'eut qu'à se glisser entre les roseaux sur un espace de
cinq ou six yards. Arrivée en cet endroit, elle s'arrêta...

La barge était sur l'autre rive.


XV
Les deux frères

La situation était désespérée. Comment passer? Un audacieux nageur
n'aurait pu le faire, sans courir le risque de perdre vingt fois
la vie. Qu'il n'y eût qu'une centaine de pieds d'une rive à
l'autre, soit! Mais, faute d'une barque, il était impossible de
les franchir. Des têtes triangulaires pointaient çà et là hors des
eaux, et les herbes s'agitaient sous la passée rapide des
reptiles.

La petite Dy, au comble de l'épouvante, se pressait contre Zermah.
Ah! si pour le salut de l'enfant, il eût suffi de se jeter au
milieu de ces monstres, qui l'eussent enlacée comme un gigantesque
poulpe aux mille tentacules, la métisse n'aurait pas hésité un
instant!

Mais, pour la sauver, il fallait une circonstance providentielle.
Cette circonstance, à Dieu seul de la faire naître. Zermah n'avait
plus de recours qu'en lui. Agenouillée sur la berge, elle
implorait Celui qui dispose du hasard, dont il fait le plus
souvent l'agent de ses volontés.

Cependant, d'un moment à l'autre, quelques-uns des compagnons de
Texar pouvaient se montrer sur la lisière de la forêt. Si d'un
moment à l'autre, celui des Texar, qui était resté sur l'île,
revenait au wigwam, n'y trouvant plus Dy ni Zermah, ne se
mettrait-il à leur recherche?...

«Mon Dieu... s'écria la malheureuse femme, ayez pitié!...»

Soudain ses regards se portèrent sur la droite du canal.

Un léger courant entraînait les eaux vers le nord du lac où
coulent quelques affluents du Calaooschatches, un des petits
fleuves qui se déversent dans le golfe du Mexique, et par lequel
s'alimente le lac Okee-cho-bee à l'époque des grandes marées
mensuelles.

Un tronc d'arbre, qui dérivait par la droite, venait d'accoster.
Or, ce tronc ne pourrait-il suffire à la traversée du canal,
puisqu'un coude de la rive, détournant le courant à quelques yards
au-dessous, le rejetait vers la cyprière? Oui, évidemment. En tout
cas, si, par malheur, ce tronc revenait vers l'île, les fugitives
ne seraient pas plus compromises qu'elles ne l'étaient en ce
moment.

Sans plus réfléchir, comme par instinct, Zermah se précipita vers
l'arbre flottant. Si elle eût pris le temps de la réflexion, peut-
être se fût-elle dit que des centaines de reptiles pullulaient
sous les eaux, que les herbes pouvaient retenir ce tronc au milieu
du canal! Oui! mais tout valait mieux que de rester sur l'île!
Aussi Zermah, tenant Dy dans ses bras, après s'être accotée aux
branches, s'écarta de la rive.

Aussitôt le tronc reprit le fil de l'eau, et le courant tendit à
le ramener vers l'autre bord.

Cependant Zermah cherchait à se cacher au milieu du branchage qui
la couvrait en partie. D'ailleurs les deux berges étaient
désertes. Aucun bruit ne venait ni du côté de l'île, ni du côté de
la cyprière. Une fois le canal traversé, la métisse saurait bien
trouver un abri jusqu'au soir, en attendant qu'elle pût s'enfoncer
dans la forêt sans courir le risque d'être aperçue. L'espoir lui
était revenu. À peine se préoccupait-elle des reptiles, dont les
gueules s'ouvraient de chaque côté du tronc d'arbre et qui se
glissaient jusque dans ses basses branches. La petite fille avait
fermé les yeux. D'une main, Zermah la tenait serrée contre sa
poitrine. De l'autre elle était prête à frapper ces monstres.
Mais, soit qu'ils fussent effrayés à la vue du coutelas qui les
menaçait, soit qu'ils ne fussent redoutables que sous les eaux,
ils ne s'élancèrent point sur l'épave.

Enfin le tronc atteignit le milieu du canal, dont le courant
portait obliquement vers la forêt. Avant un quart d'heure, s'il ne
s'embarrassait pas dans les plantes aquatiques, il devait avoir
accosté l'autre berge. Et alors, si grands que les dangers fussent
encore, Zermah se croirait hors des atteintes de Texar.

Soudain, elle serra plus étroitement l'enfant dans ses bras.

Des aboiements furieux éclataient sur l'île. Presque aussitôt, un
chien apparut le long de la rive qu'il descendait en bondissant.

Zermah reconnut le limier, laissé à la surveillance du wigwam, que
l'Espagnol n'avait point emmené avec lui.

Là, le poil hérissé, l'oeil en feu, il était prêt à s'élancer, au
milieu des reptiles qui s'agitaient à la surface des eaux.

Au même moment, un homme parut sur la berge.

C'était celui des frères Texar resté sur l'île. Prévenu par les
aboiements du chien, il venait d'accourir.

Ce que fut sa colère quand il aperçut Dy et Zermah sur cet arbre
en dérive, il serait difficile de l'imaginer. Il ne pouvait se
mettre à leur poursuite, puisque la barge se trouvait de l'autre
côté du canal. Pour les arrêter, il n'y avait qu'un moyen: tuer
Zermah, au risque de tuer l'enfant avec elle!

Texar, armé de son fusil, l'épaula, et visa la métisse qui
cherchait à couvrir la petite fille de son corps.

Tout à coup, le chien, en proie à une excitation folle, se
précipita dans le canal. Texar pensa qu'il fallait d'abord le
laisser faire.

Le chien se rapprochait rapidement du tronc. Zermah, son coutelas
bien emmanché dans sa main, se tenait prête à le frapper... Cela
ne fut pas nécessaire.

En un instant, les reptiles eurent enlacé l'animal, qui, après
avoir répondu par des coups de crocs à leurs venimeuses morsures,
disparut bientôt sous les herbes.

Texar avait assisté à la mort du chien, sans avoir eu le temps de
lui porter secours. Zermah allait lui échapper...

«Meurs donc!» s'écria-t-il en tirant sur elle.

Mais l'épave avait alors atteint vers l'autre rive, et la balle ne
fit qu'effleurer l'épaule de la métisse.

Quelques instants plus tard, le tronc accostait. Zermah, emportant
la petite fille, prenait pied sur la berge, disparaissait au
milieu des roseaux, où un second coup de feu n'eût pu l'atteindre,
et s'engageait sous les premiers arbres de la cyprière.

Cependant, si la métisse n'avait plus rien à redouter de celui des
Texar qui était retenu sur l'île, elle risquait encore de retomber
entre les mains de son frère.

Aussi, tout d'abord, sa préoccupation fut-elle de s'éloigner le
plus vite et le plus loin possible de l'île Carneral. La nuit
venue, elle chercherait à se diriger vers le lac Washington.
Employant tout ce qu'elle possédait de force physique, d'énergie
morale, elle courut, plutôt qu'elle ne marcha, au hasard, tenant
dans ses bras l'enfant, qui n'aurait pu la suivre sans la
retarder. Les petites jambes de Dy se seraient refusées à courir
sur ce sol inégal, au milieu des fondrières qui fléchissaient
comme des trappes de chasseur, entre ces larges racines dont
l'enchevêtrement formait autant d'obstacles insurmontables pour
elles.

Zermah continua donc à porter son cher fardeau, dont elle ne
semblait même pas sentir le poids. Parfois, elle s'arrêtait --
moins pour reprendre haleine que pour prêter l'oreille à tous les
bruits de la forêt. Tantôt elle croyait entendre des aboiements
qui auraient été ceux de l'autre limier emmené par Texar, tantôt
quelques coups de feu lointains. Alors elle se demandait si les
partisans sudistes n'étaient pas aux prises avec le détachement
fédéral. Puis, lorsqu'elle avait reconnu que ces divers bruits
n'étaient que les cris d'un oiseau imitateur ou la détonation de
quelque branche sèche dont les fibres éclataient comme des coups
de pistolet sous la brusque expansion de l'air, elle reprenait sa
marche un instant interrompue. Maintenant, remplie d'espoir, elle
ne voulait rien voir des dangers qui la menaçaient, avant qu'elle
eût atteint les sources du Saint-John.

Pendant une heure, elle s'éloigna ainsi du lac Okee-cho-bee,
obliquant vers l'est, afin de se rapprocher du littoral de
l'Atlantique. Elle se disait avec raison que les navires de
l'escadre devaient croiser sur la côte de la Floride pour attendre
le détachement envoyé sous les ordres du capitaine Howick. Et ne
pouvait-il se faire que plusieurs chaloupes fussent en observation
le long du rivage?...

Tout à coup, Zermah s'arrêta. Cette fois, elle ne se trompait pas.
Un furieux aboiement retentissait sous les arbres, et se
rapprochait sensiblement. Zermah reconnut celui qu'elle avait si
souvent entendu, pendant que les limiers rôdaient autour du
blockhaus de la Crique-Noire.

«Ce chien est sur nos traces, pensa-t-elle, et Texar ne peut être
loin maintenant!»

Aussi son premier soin fut-il de chercher un fourré pour s'y
blottir avec l'enfant. Mais pourrait-elle échapper au flair d'un
animal aussi intelligent que féroce, dressé autrefois à poursuivre
les esclaves marrons, à découvrir leur piste?

Les aboiements se rapprochaient de plus en plus, et déjà même des
cris lointains se faisaient entendre.

À quelques pas de là se dressait un vieux cyprès, creusé par
l'âge, sur lequel les serpentaires et les lianes avaient jeté un
épais réseau de brindilles.

Zermah se blottit dans cette cavité assez grande pour contenir la
petite fille et elle, et dont le réseau de lianes les recouvrit
toutes deux.

Mais le limier était sur leurs traces. Un instant après, Zermah
l'aperçut devant l'arbre. Il aboyait avec une fureur croissante et
s'élança d'un bond sur le cyprès.

Un coup de coutelas le fit reculer, puis hurler avec plus de
violence.

Presque aussitôt, un bruit de pas se fit entendre. Des voix
s'appelaient, se répondaient, et, parmi elles, les voix si
reconnaissables de Texar et de Squambô.

C'étaient bien l'Espagnol et ses compagnons qui gagnaient du côté
du lac, afin d'échapper au détachement fédéral. Ils l'avaient
inopinément rencontré dans la cyprière, et, n'étant pas en force,
ils se dérobaient en toute hâte. Texar cherchait à regagner l'île
Carneral par le plus court, afin de mettre une ceinture d'eau
entre les fédéraux et lui. Comme ceux-ci ne pourraient franchir le
canal sans une embarcation, ils seraient arrêtés devant cet
obstacle. Alors, pendant ces quelques heures de répit, les
partisans sudistes chercheraient à atteindre l'autre côté de
l'île; puis, la nuit venue, ils essaieraient d'utiliser la berge
pour débarquer sur la rive méridionale du lac.

Lorsque Texar et Squambô arrivèrent en face du cyprès devant
lequel le chien aboyait toujours, ils virent le sol rouge du sang
qui s'écoulait par une blessure ouverte au flanc de l'animal.

«Voyez!... Voyez! s'écria l'Indien.

-- Ce chien a été blessé? répondit Texar.

-- Oui!... blessé d'un coup de couteau, il n'y a qu'un instant!...
Son sang fume encore!

-- Qui a pu?...»

En ce moment, le chien se précipita de nouveau sur le réseau de
feuillage que Squambô écarta du bout de son fusil. «Zermah!...
s'écria-t-il.

-- Et l'enfant!... répondit Texar.

-- Oui!... Comment ont-elles pu s'enfuir?...

-- À mort, Zermah, à mort!»

La métisse, désarmée par Squambô au moment où elle allait frapper
l'Espagnol, fut tirée si brutalement de la cavité que la petite
fille lui échappa et roula au milieu de ces champignons géants, de
ces pézizes si abondantes au milieu des cyprières.

Au choc, un des champignons éclata comme une arme à feu. Une
poussière lumineuse fusa dans l'air. À l'instant, d'autres pézizes
firent explosion à leur tour. Ce fut un fracas général, comme si
la forêt eût été emplie de pièces d'artifice qui se croisaient en
tous sens.

Aveuglé par ces myriades de spores, Texar avait dû lâcher Zermah
qu'il tenait sous son coutelas, tandis que Squambô était aveuglé
par ces brûlantes poussières. Par bonheur, la métisse et l'enfant,
étendues sur le sol, n'étaient pas atteintes par ces spores qui
crépitaient au-dessus d'elles.

Cependant Zermah ne pouvait échapper à Texar. Déjà, après une
dernière série d'explosions, l'air était devenu respirable...

De nouvelles détonations éclatèrent alors, -- détonations d'armes
à feu, cette fois.

C'était le détachement fédéral qui se jetait sur les partisans
sudistes. Ceux-ci, aussitôt entourés par les marins du capitaine
Howick, durent mettre bas les armes. À ce moment, Texar, qui
venait de ressaisir Zermah, la frappa en pleine poitrine.

«L'enfant!... Emporte l'enfant!» cria-t-il à Squambô.

Déjà l'Indien avait pris la petite fille et fuyait du côté du lac,
quand un coup de feu retentit... Il tomba mort, frappé d'une balle
que Gilbert venait de lui envoyer à travers le coeur.

Maintenant, tous étaient là, James et Gilbert Burbank, Edward
Carrol, Perry, Mars, les Noirs de Camdless-Bay, les marins du
capitaine Howick qui tenaient en joue les sudistes, et, parmi eux,
Texar, debout près du cadavre de Squambô.

Quelques-uns avaient pu s'échapper, cependant, du côté de l'île
Carneral. Et qu'importait! La petite fille n'était-elle pas entre
les bras de son père, qui la serrait comme s'il eût craint qu'on
la lui ravît de nouveau? Gilbert et Mars, penchés sur Zermah,
essayaient de la ranimer. La pauvre femme respirait encore, mais
ne pouvait parler. Mars lui soutenait la tête, l'appelait,
l'embrassait...

Zermah ouvrit les yeux. Elle vit l'enfant dans les bras de
M. Burbank, elle reconnut Mars qui la couvrait de baisers, elle
lui sourit. Puis ses paupières se refermèrent...

Mars, s'étant relevé, aperçut alors Texar, et bondit sur lui,
répétant ces mots qui étaient si souvent sortis de sa bouche:

«Tuer Texar!... Tuer Texar!

-- Arrête, Mars, dit le capitaine Howick, et laisse-nous faire
justice de ce misérable!»

Se retournant vers l'Espagnol:

«Vous êtes Texar, de la Crique-Noire? demanda-t-il.

-- Je n'ai pas à répondre, répliqua Texar.

-- James Burbank, le lieutenant Gilbert, Edward Carrol, Mars vous
connaissent et vous reconnaissent!

-- Soit!

-- Vous allez être fusillé!

-- Faites!»

Alors, à l'extrême surprise de tous ceux qui l'entendirent, la
petite Dy, s'adressant à M. Burbank:

«Père, dit-elle, ils sont deux frères... deux méchants hommes...
qui se ressemblent...

-- Deux hommes?...

-- Oui!... ma bonne Zermah m'a bien recommandé de te le dire!...»

Il eût été difficile de comprendre ce que signifiaient ces
singulières paroles de l'enfant. Mais l'explication en fut presque
aussitôt donnée et d'une façon très inattendue.

En effet, Texar avait été conduit au pied d'un arbre. Là,
regardant James Burbank en face, il fumait une cigarette qu'il
venait d'allumer, quand, soudain, au moment où s'alignait le
peloton d'exécution, un homme bondit et vint se placer près du
condamné.

C'était le second Texar, auquel ceux de ses partisans qui avaient
regagné l'île Carneral, venaient d'apprendre l'arrestation de son
frère.

La vue de ces deux hommes, si ressemblants, expliqua ce que
signifiaient les paroles de la petite fille. On eut enfin
l'explication de cette vie de crimes, toujours protégée par
d'inexplicables alibis.

Et maintenant le passé des Texar, reconstitué rien que par leur
présence, se dressait devant eux.

Toutefois, l'intervention du frère allait amener une certaine
hésitation dans l'accomplissement des ordres du commodore.

En effet, l'ordre d'exécution immédiate, donné par Dupont, ne
concernait que l'auteur du guet-apens dans lequel avaient péri les
officiers et les marins des chaloupes fédérales. Quant à l'auteur
du pillage de Camdless-Bay et du rapt, celui-là devrait être
ramené à Saint-Augustine, où il serait jugé à nouveau et condamné
sans nul doute. Et pourtant, ne pouvait-on considérer les deux
frères comme également responsables de cette longue série de
crimes qu'ils avaient pu impunément commettre?

Oui, certes! Cependant, par respect de la légalité, le capitaine
Howick crut devoir leur poser la question suivante:

«Lequel de vous deux, demanda-t-il, se reconnaît coupable du
massacre de Kissimmee?»

Il n'obtint aucune réponse.

Évidemment, les Texar étaient résolus à garder le silence à toutes
les demandes qui leur seraient faites.

Seule, Zermah aurait pu indiquer la part qui revenait à chacun
dans ces crimes. En effet, celui des deux frères, qui se trouvait
avec elle à la Crique-Noire le 22 mars, ne pouvait être l'auteur
du massacre, commis, ce jour-là, à cent milles, dans le Sud de la
Floride. Or, celui-là, le véritable auteur du rapt, Zermah aurait
eu un moyen de le reconnaître. Mais n'était-elle pas morte à
présent?...

Non, et soutenue par son mari, on la vit apparaître. Puis, d'une
voix qu'on entendait à peine:

«Celui qui est coupable de l'enlèvement, dit-elle, a le bras
gauche tatoué...»

À ces paroles, on put voir le même sourire de dédain se dessiner
sur les lèvres des deux frères, et, relevant leur manche, ils
montrèrent sur leur bras gauche un tatouage identique.

Devant cette nouvelle impossibilité de les distinguer l'un de
l'autre, le capitaine Howick se borna à dire:

«L'auteur des massacres de Kissimmee doit être fusillé. -- Quel
est-il de vous deux?

-- Moi!» répondirent en même temps les deux frères.

Sur cette réponse, le peloton d'exécution mit en joue les
condamnés qui s'étaient embrassés pour la dernière fois.

Une détonation retentit. La main dans la main, tous deux
tombèrent.

Ainsi finirent ces hommes, chargés de tous ces crimes qu'une
extraordinaire ressemblance leur avait permis de commettre
impunément depuis tant d'années. Le seul sentiment humain qu'ils
eussent jamais éprouvé, cette farouche amitié de frère à frère
qu'ils ressentaient l'un pour l'autre, les avait suivis jusque
dans la mort.


XVI
Conclusion

Cependant la guerre civile se poursuivait avec ses phases
diverses. Quelques événements s'étaient récemment accomplis, dont
James Burbank n'avait pu avoir connaissance depuis son départ de
Camdless-Bay et qu'il n'apprit qu'au retour.

En somme, il semblait que, pendant cette période, l'avantage eût
été obtenu par les confédérés concentrés autour de Corinth, au
moment où les fédéraux occupaient la position de Pittsburg-
Landing. L'armée séparatiste avait, pour la commander, Johnston,
général en chef, et sous lui, Beauregard, Hardee, Braxton-Bagg,
l'évêque Polk, autrefois élève de West-Point, et elle profita
habilement de l'imprévoyance des nordistes. Le 5 avril, à Shiloh,
ceux-ci s'étaient laissé surprendre -- ce qui avait amené la
dispersion de la brigade Hea-body et la retraite de Sherman.
Toutefois, les confédérés payèrent cruellement le succès qu'ils
venaient d'obtenir; l'héroïque Johnston fut tué pendant qu'il
repoussait l'armée fédérale.

Tel avait été le premier jour de la bataille du 5 avril. Le
surlendemain, le combat s'engagea sur toute la ligne, et Sherman
parvint à reprendre Shiloh. À leur tour, les confédérés durent
fuir devant les soldats de Grant. Sanglante bataille! Sur quatre-
vingt mille hommes engagés, vingt mille blessés ou morts!

Ce fut ce dernier fait de guerre que James Burbank et ses
compagnons apprirent le lendemain de leur arrivée à Castle-House,
où ils avaient pu rentrer dès le 7 avril.

En effet, après l'exécution des frères Texar, ils avaient suivi le
capitaine Howick, qui conduisait son détachement et ses
prisonniers vers le littoral. Au cap Malabar stationnait un des
bâtiments de la flottille en croisière sur la côte. Ce bâtiment
les amena à Saint-Augustine. Puis, une canonnière, qui les prit à
Picolata, vint les débarquer au pier de Camdless-Bay.

Tous étaient donc de retour à Castle-House -- même Zermah, qui
avait survécu à ses blessures. Transportée jusqu'au navire fédéral
par Mars et ses camarades, les soins ne lui avaient pas manqué à
bord. Et, d'ailleurs, si heureuse d'avoir sauvé sa petite Dy,
d'avoir retrouvé tous ceux qu'elle aimait, aurait-elle pu mourir?

Après tant d'épreuves, on comprend ce que dut être la joie de
cette famille, dont tous les membres étaient enfin réunis pour ne
plus jamais se séparer. Mme Burbank, son enfant près d'elle,
revint peu à peu à la santé. N'avait-elle pas près d'elle son
mari, son fils, Miss Alice qui allait devenir sa fille, Zermah et
Mars? Et plus rien à craindre désormais du misérable ou plutôt des
deux misérables, dont les principaux complices étaient entre les
mains des fédéraux.

Cependant un bruit s'était répandu, et, on ne l'a pas oublié, il
en avait été question dans l'entretien des deux frères à l'île
Carneral. On disait que les nordistes allaient abandonner
Jacksonville, que le commodore Dupont, bornant son action au
blocus du littoral, se préparait à retirer les canonnières qui
assuraient la sécurité du Saint-John. Ce projet pouvait évidemment
compromettre la sécurité des colons dont on connaissait la
sympathie pour les idées anti-esclavagistes -- et plus
particulièrement de James Burbank.

Le bruit était fondé. En effet, à la date du 8, le lendemain du
jour où toute la famille s'était retrouvée à Castle-House, les
fédéraux opéraient l'évacuation de Jacksonville. Aussi, quelques-
uns des habitants, qui s'étaient montrés favorables à la cause
unioniste, crurent-ils devoir se réfugier, les uns à Port-Royal,
les autres à New-York.

James Burbank ne jugea pas à propos de les imiter. Les Noirs
étaient revenus à la plantation, non comme esclaves, mais comme
affranchis, et leur présence pouvait assurer la sécurité de
Camdless-Bay. D'ailleurs, la guerre entrait dans une phase
favorable au Nord -- ce qui allait permettre à Gilbert de rester
quelque temps à Castle-House, pour célébrer son mariage avec Alice
Stannard.

Les travaux de la plantation avaient donc recommencé, et
l'exploitation eut bientôt repris son cours. Il n'était plus
question de mettre en demeure James Burbank d'exécuter l'arrêté
qui expulsait les affranchis du territoire de la Floride. Texar et
ses partisans n'étaient plus là pour soulever la populace.
D'ailleurs, les canonnières du littoral auraient promptement
rétabli l'ordre à Jacksonville.

Quant aux belligérants, ils allaient être aux prises pendant trois
ans encore, et, même, la Floride était destinée à recevoir de
nouveau quelques contrecoups de la guerre.

En effet, cette année, au mois de septembre, les navires du
commodore Dupont apparurent à la hauteur du Saint-John-Bluffs,
vers l'embouchure du fleuve, et Jacksonville fut reprise une
deuxième fois. Une troisième fois, en 1866, le général Seymour
vint l'occuper, sans avoir éprouvé de résistance sérieuse.

Le 1er janvier 1863, une proclamation du président Lincoln avait
aboli l'esclavage dans tous les États de l'Union. Toutefois, la
guerre ne fut terminée que le 9 avril 1865. Ce jour-là, à
Appomaltox-Court-House, le général Lee se rendit avec toute son
armée au général Grant, après une capitulation qui fut à l'honneur
des deux partis.

Il y avait donc eu quatre ans d'une lutte acharnée entre le Nord
et le Sud. Elle avait coûté deux milliards sept cents millions de
dollars, et fait tuer plus d'un demi-million d'hommes; mais
l'esclavage était aboli dans toute l'Amérique du Nord.

Ainsi fut à jamais assurée l'indivisibilité de la République des
États-Unis, grâce aux efforts de ces Américains, dont, près d'un
siècle avant, les ancêtres avaient affranchi leur pays dans la
guerre de l'indépendance.



     [1] Environ 3000 hectares.
     [2] Également orthographié _baracon_ : Sorte de
comptoir européen sur le littoral africain où les noirs,
vendus comme esclaves, étaient rassemblés avant d'être
embarqués sur les vaisseaux négriers.
     [3] Environ 180 lieues.
     [4] M. Poussielgue, mort malheureusement avant
d'avoir pu achever son voyage d'exploration.
     [5] Plus de 140 lieues.
     [6] Petite ville du comté de Putnam.
     [7] Lac qui alimente un des principaux affluents du
Saint-John.





End of the Project Gutenberg EBook of Nord contre sud, by Jules Verne

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NORD CONTRE SUD ***

***** This file should be named 15646-8.txt or 15646-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        https://www.gutenberg.org/1/5/6/4/15646/

Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available
at http://www.ebooksgratuits.com.


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.