Kéraban-Le-Têtu, Volume II

By Jules Verne

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Title: Kéraban-Le-Têtu, Volume II

Author: Jules Verne

Posting Date: March 24, 2015 [EBook #8175]
Release Date: May, 2005
First Posted: June 25, 2003

Language: French


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KÉRABAN-LE-TÊTU par JULES VERNE



DEUXIÈME PARTIE


       *       *       *       *       *


I


DANS LEQUEL ON RETROUVE LE SEIGNEUR KÉRABAN, FURIEUX D'AVOIR VOYAGÉ EN
CHEMIN DE FER.

On s'en souvient sans doute, Van Mitten, désolé de n'avoir pu visiter
les ruines de l'ancienne Colchide, avait manifesté l'intention de se
dédommager en explorant le mythologique Phase, qui, sous le nom moins
euphonique de Rion, se jette maintenant à Poti dont il forme le petit
port sur le littoral de la mer Noire.

En vérité le digne Hollandais dût régulièrement rabattre encore de ses
espérances! Il s'agissait bien vraiment de s'élancer sur les traces de
Jason et des Argonautes, de parcourir les lieux célèbres où cet
audacieux fils d'Eson alla conquérir la Toison d'Or! Non! ce qu'il
convenait de faire au plus vite, c'était de quitter Poli, de se lancer
sur les traces du seigneur Kéraban, et de le rejoindre à la frontière
turco-russe.

De là, nouvelle déception pour Van Mitten. Il était déjà cinq heures
du soir. On comptait repartir le lendemain matin, 13 septembre. De
Poti, Van Mitten ne put donc voir que le jardin public, où s'élèvent
les ruines d'une ancienne forteresse, les maisons bâties sur pilotis,
dans lesquelles s'abrite une population de six à sept mille âmes, les
larges rues, bordées de fossés, d'où s'échappe un incessant concert de
grenouilles, et le port, assez fréquenté, que domine un phare de
premier ordre.

Van Mitten ne put se consoler d'avoir si peu de temps à lui qu'en se
faisant cette réflexion: c'est qu'à fuir si vite une telle bourgade,
située au milieu des marais du Rion et de la Capatcha, il ne
risquerait point d'y gagner quelque fièvre pernicieuse,--ce qui est
fort à redouter dans les environs malsains de ce littoral.

Pendant que le Hollandais s'abandonnait à ces réflexions de toutes
sortes, Ahmet cherchait à remplacer la chaise de poste, qui eût encore
rendu de si longs services sans l'inqualifiable imprudence de son
propriétaire. Or, de trouver une autre voiture de voyage, neuve ou
d'occasion, dans cette petite ville de Poti, il n'y fallait
certainement pas compter. Une «perecladnaïa», une «araba» russes, cela
pouvait se rencontrer et la bourse du seigneur Kéraban était là pour
payer le prix de l'acquisition quel qu'il fût. Mais ces divers
véhicules, ce ne sont en somme que des charrettes plus ou moins
primitives, dépourvues de tout confort, et elles n'ont rien de commun
avec une berline de voyage. Si vigoureux que soient les chevaux qu'on
y attelle, ces charrettes ne sauraient courir avec la vitesse d'une
chaise de poste. Aussi que de retards à craindre avant d'avoir achevé
ce parcours! Cependant, il convient d'observer qu'Ahmet n'eut pas même
lieu d'être embarrassé sur le choix du véhicule. Ni voitures, ni
charrettes! Rien de disponible pour le moment! Or il lui importait de
rejoindre au plus tôt son oncle, pour empêcher que son entêtement ne
l'engageât encore en quelque déplorable affaire. Il se décida donc à
faire à cheval ce trajet d'une vingtaine de lieues, entre Poti et la
frontière turco-russe. Il était bon cavalier, cela va de soi, et Nizib
l'avait souvent accompagné dans ses promenades. Van Mitten consulté
par lui n'était point sans avoir reçu quelques principes d'équitation,
et il répondit, sinon de l'habileté fort improbable de Bruno, du moins
de son obéissance à le suivre dans ces conditions.

Il fut donc décidé que le départ s'effectuerait le lendemain matin,
afin d'atteindre la frontière le soir même.

Cela fait, Ahmet écrivit une longue lettre à l'adresse du banquier
Sélim, lettre qui naturellement commençait par ces mots: «Chère
Amasia» Il lui racontait toutes les péripéties du voyage, quel
incident venait de se produire à Poti, pourquoi il avait été séparé de
son oncle, comment il comptait le retrouver. Il ajoutait que le retour
ne serait en rien retardé par cette aventure, qu'il saurait bien faire
marcher bêtes et gens en se tenant dans la moyenne du temps et du
parcours qui lui restaient encore. Donc, instante recommandation de se
trouver avec son père et Nedjeb à la villa de Scutari pour la date
fixée, et même un peu avant, de manière à ne point manquer au
rendez-vous.

Cette lettre, à laquelle se mêlaient les plus tendres compliments pour
la jeune fille, le paquebot, qui fait un service régulier de Poti à
Odessa, devait l'emporter le lendemain. Donc, avant quarante-huit
heures, elle serait arrivée à destination, ouverte, lue jusqu'entre
les lignes, et peut-être pressée sur un coeur dont Ahmet croyait bien
entendre les battements à l'autre bout de la mer Noire. Le fait est
que les deux fiancés se trouvaient alors au plus loin l'un de l'autre,
c'est-à-dire aux deux extrémités du grand axe d'une ellipse dont
l'intraitable obstination de son oncle obligeait Ahmet à suivre la
courbe!

Et tandis qu'il écrivait ainsi pour rassurer, pour consoler Amasia,
que faisait Van Mitten?

Van Mitten, après avoir dîné à l'hôtel, se promenait en curieux dans
les rues de Poti, sous les arbres du Jardin Central, le long des quais
du port et dès jetées, dont la construction s'achevait alors. Mais il
était seul. Bruno, cette fois, ne l'avait point accompagné.

Et pourquoi Bruno ne marchait-il pas auprès de son maître, quitte à
lui faire de respectueuses mais justes observations sur les
complications du présent et les menaces de l'avenir?

C'est que Bruno avait eu une idée. S'il n'y avait à Poti ni berline ni
chaise de poste, il s'y trouverait peut-être une balance. Or, pour ce
Hollandais amaigri, c'était là ou jamais l'occasion de se peser, de
constater le chiffre de son poids actuel comparé au chiffre de son
poids primitif.

Bruno avait donc quitté l'hôtel, ayant eu soin d'emporter, sans en
rien dire, le guide de son maître, qui devait lui donner en livres
bataves l'évaluation des mesures russes dont il ne connaissait pas la
valeur.

Sur les quais d'un port où la douane exerce son office, il y a
toujours quelques-unes de ces larges balances, sur les plateaux
desquelles un homme peut se peser à l'aise.

Bruno ne fut donc point embarrassé à ce sujet. Moyennant quelques
kopeks, les préposés se prêtèrent à sa fantaisie. On mit un poids
respectable sur un des plateaux d'une balance, et Bruno, non sans
quelque secrète inquiétude, monta sur l'autre. A son grand déplaisir,
le plateau qui supportait le poids, resta adhérent au sol. Bruno,
quelque effort qu'il fit pour s'alourdir,--peut-être croyait-il qu'il
y réussirait en se gonflant,--ne parvint même pas à l'enlever.

«Diable! dit-il, voilà ce que je craignais!»

Un poids un peu moins fort fut posé sur le plateau à la place du
premier.... Le plateau ne bougea pas davantage.

«Est-il possible!» s'écria Bruno, qui sentit tout son sang lui refluer
au coeur.

En ce moment, son regard s'arrêta sur une bonne figure, toute
empreinte de bienveillance à son égard.

«Mon maître!» s'écria-t-il.

C'était Van Mitten, en effet, que les hasards de sa promenade venaient
de conduire sur le quai, précisément à l'endroit où les préposés
opéraient pour le compte de son serviteur.

«Mon maître, répéta Bruno, vous ici?

--Moi-même, répondit Van Mitten. Je vois avec plaisir que tu es en
train de....

--De me peser ... oui!

--Le résultat de cette operation, c'est que je ne sais pas s'il
existe des poids assez faibles pour indiquer ce que je pèse à l'heure
qu'il est.»

Et Bruno fit cette réponse avec une si douloureuse expression de
physionomie que le reproche alla jusqu'au coeur de Van Mitten.

«Quoi! dit celui-ci, depuis que nous sommes partis, tu aurais maigri à
ce point, mon pauvre Bruno?

--Vous allez en juger, mon maître.»

En effet, on venait de placer, dans le plateau de la balance, un
troisième poids très inférieur aux deux autres.

Cette fois, Bruno le souleva peu a peu,--ce qui mit les deux plateaux
en équilibre sur une même ligne horizontale.

«Enfin! dit Bruno, mais quel est ce poids?

--Oui! quel est ce poids?» répondit Van Mitten. Cela faisait tout
juste, en mesures russes, quatre pounds, pas un de plus, pas un de
moins.

Aussitôt Van Mitten de prendre le guide que lui tendait Bruno et de se
reporter à la table de comparaison entre les diverses mesures des deux
pays.

«Eh bien, mon maître? demanda Bruno, en proie à une curiosité mêlée
d'une certaine angoisse, que vaut le pound russe?

--Environ seize ponds et demi de Hollande, répondit Van Mitten, après
un petit calcul mental.

--Ce qui fait?...

--Ce qui fait exactement soixante-quinze ponds et demi, ou cent
cinquante et une livres.»

Bruno poussa un cri de désespoir, et, s'élançant hors du plateau de la
balance, dont l'autre plateau vint brusquement frapper le sol, il
tomba sur un banc, à demi-pâmé.

«Cent cinquante et une livres.» répétait-il, comme s'il eût perdu là
près d'un neuvième de sa vie.

En effet, à son départ, Bruno, qui pesait quatre-vingt-quatre ponds,
ou cent soixante-huit livres, n'en pesait plus que soixante-quinze et
demi, soit cent cinquante et une livres. Il avait donc maigri, de
dix-sept livres! Et cela en vingt-six jours d'un voyage qui avait été
relativement facile, sans véritables privations ni grandes fatigues.
Et maintenant que le mal avait commencé, où s'arrêterait-il? Que
deviendrait ce ventre que Bruno s'était fabriqué lui-même, qu'il avait
mis près de vingt ans à arrondir, grâce à l'observation d'une hygiène
bien comprise? De combien tomberait-il au-dessous de cette honorable
moyenne, dans laquelle il s'était maintenu jusqu'alors,--surtout à
présent que, faute d'une chaise de poste, à travers des contrées sans
ressources, avec menaces de fatigues et de dangers, cet absurde voyage
allait s'accomplir dans des conditions nouvelles!

Voilà ce que se demanda l'anxieux serviteur de Van Mitten. Et alors,
il se fit dans son esprit, comme une rapide vision d'éventualités
terribles, au milieu desquelles apparaissait un Bruno méconnaissable,
réduit à l'état de squelette ambulant!

Aussi son parti fut-il pris sans l'ombre d'une hésitation. Il se
releva, il entraina le Hollandais, qui n'aurait pas eu la force de lui
résister, et, s'arrêtant sur le quai, au moment de rentrer à l'hôtel:

«Mon maître, dit-il, il y a des bornes à tout, même à la sottise
humaine! Nous n'irons pas plus loin!»

Van Mitten reçut cette déclaration avec ce calme accoutumé, dont rien
ne pouvait le faire se départir.

«Comment, Bruno, dit-il, c'est ici, dans ce coin perdu du Caucase, que
tu me proposes de nous fixer?

--Non, mon maître, non! Je vous propose tout simplement de laisser le
seigneur Kéraban revenir comme il lui conviendra à Constantinople,
pendant que nous y retournerons tranquillement par un des paquebots de
Poti. La mer ne vous rend point malade, moi non plus, et je ne risque
pas d'y maigrir davantage,--ce qui m'arriverait infailliblement, si je
continuais à voyager dans ces conditions.

--Ce parti est peut-être sage à ton point de vue, Bruno, répondit Van
Mitten, mais au mien, c'est autre chose. Abandonner mon ami Kéraban
lorsque les trois quarts du parcours sont déjà faits, cela mérite
quelque réflexion!

--Le seigneur Kéraban n'est point votre ami, répondit Bruno. Il est
l'ami du seigneur Kéraban, voilà tout. D'ailleurs, il n'est et ne peut
être le mien, et je ne lui sacrifierai pas ce qui me reste d'embonpoint
pour la satisfaction de ses caprices d'amour-propre! Les trois quarts
du voyage sont accomplis, dites-vous; cela est vrai, mais le quatrième
quart me paraît offrir bien d'autres difficultés à travers un pays à
demi sauvage! Qu'il ne vous soit encore rien survenu de personnellement
désagréable, à vous, mon maître, d'accord; mais, je vous le répète, si
vous vous obstinez, prenez garde! ... Il vous arrivera malheur!»

L'insistance de Bruno à lui prophétiser quelque grave complication
dont il ne se tirerait pas sain et sauf ne laissait point de tracasser
Van Mitten. Ces conseils d'un fidèle serviteur étaient bien pour
l'influencer quelque peu. En effet, ce voyage au delà de la frontière
russe, à travers les régions peu fréquentées du pachalik de Trébizonde
et de l'Anatolie septentrionale, qui échappent presque entièrement à
l'autorité du gouvernement turc, cela valait au moins la peine que
l'on regardât à deux fois avant de l'entreprendre. Aussi, étant donné
son caractère un peu faible, Van Mitten se sentit-il ébranlé, et Bruno
ne fut pas sans s'en apercevoir. Bruno redoubla donc ses instances. Il
fit valoir maint argument à l'appui de sa cause, il montra ses habits
flottant à la ceinture autour d'un ventre qui s'en allait de jour en
jour. Insinuant, persuasif, éloquent même, sous l'empire d'une
conviction profonde, il amena enfin son maître à partager ses idées
sur la nécessité de séparer son sort du sort de son ami Kéraban.

Van Mitten réfléchissait. Il écoutait avec attention, hochant la tête
aux bons endroits. Lorsque cette grave conversation fut achevée, il
n'était plus retenu que par la crainte d'avoir une discussion à ce
sujet avec son incorrigible compagnon de voyage.

«Eh bien, repartit Bruno, qui avait réponse à tout, les circonstances
sont favorables. Puisque le seigneur Kéraban n'est plus là, brûlons la
politesse au seigneur Kéraban, et laissons son neveu Ahmet aller le
rejoindre à la frontière.»

Van Mitten secoua la tête négativement.

«A cela, il n'y a qu'un empêchement, dit-il.

--Lequel? demanda Bruno.

--C'est que j'ai quitté Constantinople, à peu près sans argent, et
que maintenant, ma bourse est vide!

--Ne pouvez-vous, mon maître, faire venir une somme suffisante de la
banque de Constantinople?

--Non, Bruno, c'est impossible! Le dépôt de ce que je possède à
Rotterdam ne peut pas être déjà fait....

--En sorte que pour avoir l'argent nécessaire à notre retour?...
demanda Bruno.

--Il faut de toute nécessité que je m'adresse à mon ami Kéraban!»
répondit Van Mitten.

Voilà qui n'était pas pour rassurer Bruno. Si son maître revoyait le
seigneur Kéraban, s'il lui faisait part de son projet, il y aurait
discussion, et Van Mitten ne serait pas le plus fort. Mais comment
faire? S'adresser directement au jeune Ahmet? Non! ce serait inutile!
Ahmet ne prendrait jamais sur lui de fournir à Van Mitten les moyens
d'abandonner son oncle! Donc il n y fallait point songer.

Enfin, voici ce qui fut décidé entre le maître et le serviteur, après
un long débat. On quitterait Poti en compagnie d'Ahmet, on irait
rejoindre le seigneur Kéraban à la frontière turco-russe. Là, Van
Mitten, sous prétexte de santé, en prévision des fatigues à venir,
déclarerait qu'il lui serait impossible de continuer un pareil voyage.
Dans ces conditions, son ami Kéraban ne pourrait pas insister, et ne
se refuserait pas à lui donner l'argent nécessaire pour qu'il pût
revenir par mer à Constantinople.

«N'importe! pensa Bruno, une conversation à ce sujet entre mon maître
et le seigneur Kéraban, cela ne laisse pas d'être grave.»

Tous deux revinrent à l'hôtel, où les attendait Ahmet. Ils ne lui
dirent rien de leurs projets que celui-ci eût sans doute combattus. On
soupa, on dormit. Van Mitten rêva que Kéraban le hachait menu comme
chair à pâté. On se réveilla de grand matin, et l'on trouva à la porte
quatre chevaux prêts à «dévorer l'espace».

Une chose curieuse à voir, ce fut la mine de Bruno, lorsqu'il fut mis
en demeure d'enfourcher sa monture. Nouveaux griefs à porter au compte
du seigneur Kéraban. Mais il n'y avait pas d'autre moyen de voyager.
Bruno dut donc obéir. Heureusement, son cheval était un vieux bidet,
incapable de s'emballer, et dont il serait facile d'avoir raison. Les
deux chevaux de Van Mitten et de Nizib n'étaient pas non plus pour les
inquiéter. Seul, Ahmet avait un assez fringant animal; mais, bon
cavalier, il ne devait avoir d'autre souci que de modérer sa vitesse,
afin de ne point distancer ses compagnons de route.

On quitta Poti à cinq heures du matin. A huit heures, un premier
déjeuner était pris dans le bourg de Nikolaja, après une traite de
vingt verstes, un second déjeuner à Kintryachi, quinze verstes plus
loin, vers onze heures,--et, vers deux heures après midi, Ahmet, après
une nouvelle étape de vingt autres verstes, faisait halte à Batoum,
dans cette partie du Lazistan septentrional qui appartient à l'empire
moscovite.

Ce port était autrefois un port turc, très heureusement situé à
l'embouchure du Tchorock, qui est le Bathys des anciens. Il est
fâcheux que la Turquie l'ait perdu, car ce port, vaste, pourvu d'un
bon ancrage, peut recevoir un grand nombre de bâtiments, même des
navires d'un fort tirant d'eau. Quant à la ville, c'est simplement un
important bazar, construit en bois, que traverse une rue principale.
Mais la main de la Russie s'allonge démesurément sur les régions
transcaucasiennes, et elle a saisi Batoum comme elle saisira plus tard
les dernières limites du Lazistan.

Là, Ahmet n'était donc pas encore chez lui, comme il y eût été
quelques années auparavant. Il lui fallut dépasser Günièh, à
l'embouchure du Tchorock, et, à vingt verstes de Batoum, la bourgade
de Makrialos, pour atteindre la frontière, dix verstes plus loin.

En cet endroit, au bord de la route, un homme attendait sous l'oeil
peu paternel d'un détachement de Cosaques, les deux pieds posés sur la
limite du sol ottoman, dans un état de fureur plus facile à comprendre
qu'à décrire.

C'était le seigneur Kéraban. Il était six heures du soir, et depuis le
minuit de la veille,--instant précis où il avait été rendu à la
liberté en dehors du territoire russe,--le seigneur Kéraban ne
décolérait pas.

Une assez pauvre cabane, bâtie au flanc de la route, misérablement
habitée, mal couverte, mal close, encore plus mal fournie de vivres,
lui avait servi d'abri ou plutôt de refuge.

Une demi-verste avant d'y arriver, Ahmet et Van Mitten, ayant aperçu,
l'un son oncle, l'autre son ami, avaient pressé leurs chevaux, et ils
mirent pied à terre à quelques pas de lui.

Le seigneur Kéraban, allant, venant, gesticulant, se parlant à
lui-même ou plutôt se disputant avec lui-même, puisque personne
n'était là pour lui tenir tête, ne semblait pas avoir aperçu ses
compagnons.

«Mon oncle! s'écria Ahmet en lui tendant les bras, pendant que Nizib
et Bruno gardaient son cheval et celui du Hollandais, mon oncle!

--Mon ami!» ajouta Van Mitten. Kéraban leur saisit la main à tous
deux, et montrant les Cosaques, qui se promenaient sur la lisière de
la route:

«En chemin de fer! s'écria-t-il. Ces misérables m'ont forcé à monter
en chemin de fer! ... Moi! ... moi!»

Bien évidemment, d'avoir été réduit à ce mode de locomotion, indigne
d'un vrai Turc, c'était ce qui excitait chez le seigneur Kéraban la
plus violente irritation! Non! il ne pouvait digérer cela! Sa
rencontre avec le seigneur Saffar, sa querelle avec cet insolent
personnage et ce qui en était suivi, le bris de sa chaise de poste,
l'embarras où il allait se trouver pour continuer son voyage, il
oubliait tout devant cette énormité: avoir été en chemin de fer! Lui,
un vieux croyant!

«Oui! c'est indigne! répondit Ahmet, qui pensa que c'était ou jamais
le cas de ne pas contrarier son oncle.

--Oui, indigne! ajouta Van Mitten, mais, après tout, ami Kéraban, il
ne vous est rien arrivé de grave....

--Ah! prenez garde à vos paroles, monsieur Van Mitten! s'écria
Kéraban. Rien de grave, dites-vous?»

Un signe d'Ahmet au Hollandais lui indiqua qu'il faisait fausse route.
Son vieil ami venait de le traiter de: «Monsieur Van Mitten» et
continuait de l'interpeller de la sorte:

«Me direz-vous ce que vous entendez par ces inqualifiables paroles:
rien de grave?

--Ami Kéraban, j'entends qu'aucun de ces accidents habituels aux
chemins de fer, ni déraillement, ni tamponnement, ni collision....

--Monsieur Van Mitten, mieux vaudrait avoir déraillé! s'écria
Kéraban. Oui! par Allah! mieux vaudrait avoir déraillé, avoir perdu
bras, jambes et tête, entendez-vous, que de survivre à pareille honte!

--Croyez bien, ami Kéraban! ... reprit Van Mitten, qui ne savait
comment pallier ses imprudentes paroles.

--Il ne s'agit pas de ce que je puis croire! répondit Kéraban en
marchant sur le Hollandais, mais de ce que vous croyez! ... Il s'agit
de la façon dont vous envisagez ce qui vient d'arriver à l'homme qui,
depuis trente ans, se croyait votre ami.»

Ahmet voulut détourner une conversation dont le plus clair résultat
eût été d'empirer les choses.

«Mon oncle, dit-il, je crois pouvoir l'affirmer, vous avez mal compris
monsieur Van Mitten....

--Vraiment!

--Ou plutôt monsieur Van Mitten s'est mal exprimé! Tout comme moi, il
ressent une indignation profonde pour le traitement que ces maudits
Cosaques vous ont infligé!»

Heureusement, tout cela était dit en turc, et les «maudits Cosaques»
n'y pouvaient rien comprendre.

«Mais, en somme, mon oncle, c'est à un autre qu'il faut faire remonter
la cause de tout cela! C'est un autre qui est responsable de ce qui
vous est arrivé! C'est l'impudent personnage qui a fait obstacle à
votre passage au railway de Poti! C'est ce Saffar!...

--Oui! ce Saffar! s'écria Kéraban, très opportunément lancé par son
neveu sur cette nouvelle piste.

--Mille fois oui, ce Saffar! se hâta d'ajouter Van Mitten. C'est là
ce que je voulais dire, ami Kéraban!

--L'infâme Saffar! dit Kéraban.

--L'infâme Saffar!» répéta Van Mitten en se mettant au diapason de
son interlocuteur.

Il aurait même voulu employer un qualificatif plus énergique encore,
mais il n'en trouva pas.

«Si nous le rencontrons jamais! ... dit Ahmet.

--Et ne pouvoir retourner à Poti! s'écria Kéraban, pour lui faire
payer son insolence, le provoquer, lui arracher l'âme du corps, le
livrer à la main du bourreau!...

--Le faire empaler!....» crut devoir ajouter Van Mitten, qui se
faisait féroce pour reconquérir une amitié compromise.

Et cette proposition, si bien turque, on en conviendra, lui valut un
serrement de main de son ami Kéraban.

«Mon oncle, dit alors Ahmet, il serait inutile, en ce moment, de se
mettre à la recherche de ce Saffar!

--Et pourquoi, mon neveu?

--Ce personnage n'est plus à Poti, reprit Ahmet, Quand nous y sommes
arrivés, il venait de s'embarquer sur le paquebot qui fait le service
du littoral de l'Asie Mineure.

--Le littoral de l'Asie Mineure! s'écria Kéraban, Mais notre
itinéraire ne suit-il pas ce littoral?

--En effet, mon oncle!

--Eh bien! si l'infâme Saffar, répondit Kéraban, se rencontre sur mon
chemin, _Vallah-billah tielah_! Malheur à lui!»

Après avoir prononcé cette formule qui est le «serment de Dieu», le
seigneur Kéraban ne pouvait rien dire de plus terrible: il se tut.

Mais comment voyagerait-on, maintenant que la chaise de poste manquait
aux voyageurs? De suivre la route à cheval, cela ne pouvait
sérieusement se proposer au seigneur Kéraban. Sa corpulence s'y
opposait. S'il eût souffert du cheval, le cheval aurait encore plus
souffert de lui. Il fut donc convenu que l'on se rendrait à Choppa, la
bourgade la plus rapprochée. Ce n'était que quelques verstes à faire,
et Kéraban les ferait à pied,--Bruno aussi, car il était tellement
moulu qu'il n'aurait pu réenfourcher sa monture.

«Et cette demande d'argent dont vous devez parler? ... dit-il à son
maître qu'il avait tiré à part.

--A Choppa!» répondit Van Mitten.

Et il ne voyait pas sans quelque inquiétude approcher le moment où il
devrait toucher cette question délicate.

Quelques instants après, les voyageurs descendaient la route dont la
pente côtoie les rivages du Lazistan.

Une dernière fois, le seigneur Kéraban se retourna pour montrer le
poing aux Cosaques, qui l'avaient si désobligeamment embarqué,--lui!--
dans un wagon de chemin de fer, et, au détour de la côte, il perdit de
vue la frontière de l'empire moscovite.




II


DANS LEQUEL VAN MITTEN SE DÉCIDE A CÉDER AUX OBSESSIONS DE BRUNO, ET
CE QUI S'ENSUIT.

«Un singulier pays! écrivait Van Mitten sur son carnet de voyage, en
notant quelques impressions prises au vol. Les femmes travaillent à la
terre, portent les fardeaux, tandis que les hommes filent le chauvre
et tricotent la laine.»

Et le bon Hollandais ne se trompait pas. Cela se passe encore ainsi
dans cette lointaine province du Lazistan, en laquelle commençait la
seconde partie de l'itinéraire.

C'est un pays encore peu connu, ce territoire qui part de la frontière
caucasienne, cette portion de l'Arménie turque, comprise entre les
vallées du Charchout, du Tschorock et le rivage de la Mer Noire. Peu
de voyageurs, depuis le Français Th. Deyrolles, se sont aventurés à
travers ces districts du pachalik de Trébizonde, entre ces montagnes
de moyenne altitude, dont l'écheveau s'embrouille confusément jusqu'au
lac de Van, et enserre la capitale de l'Arménie, celle Erzeroum,
chef-lieu d'un villayet qui compte plus de douze cent mille habitants.

Et cependant, ce pays a vu s'accomplir de grands faits historiques. En
quittant ces plateaux où les deux branches de l'Euphrate prennent leur
source, Xénophon et ses Dix Mille, reculant devant les armées
d'Artaxerce Mnémon, arrivèrent sur le bord du Phase. Ce Phase n'est
point le Rion qui se jette à Poti: c'est le Kour, descendu de la
région caucasienne, et il ne coule pas loin de ce Lazistan à travers
lequel le seigneur Kéraban et ses compagnons allaient maintenant
s'engager.

Ah! si Van Mitten en avait eu le temps, quelles observations
précieuses il aurait sans doute faites et qui sont perdues pour les
érudits de la Hollande! Et pourquoi n'aurait-il pas retrouvé l'endroit
précis ou Xénophon, général, historien, philosophe, livra bataille aux
Taoques et aux Chalybes en sortant du pays des Karduques, et ce mont
Chenium, d'où les Grecs saluèrent de leurs acclamations les flots si
désirés du Pont-Euxin?

Mais Van Mitten n'avait ni le temps de voir ni le loisir d'étudier,
ou plutôt on ne le lui laissait pas. Et alors Bruno de revenir à la
charge, de relancer son maître, afin que celui-ci empruntât au
seigneur Kéraban ce qu'il fallait pour se séparer de lui.

«A Choppa!» répondait invariablement Van Mitten.

On se dirigea donc vers Choppa. Mais là, trouverait-on un moyen de
locomotion, un véhicule quelconque, pour remplacer la confortable
chaise, brisée au railway de Poti?

C'était une assez grave complication. Il y avait encore près de deux
cent cinquante lieues à faire, et dix-sept jours seulement jusqu'à
cette date du 30 courant. Or, c'était à cette date que le seigneur
Kéraban devait être de retour! C'était à cette date qu'Ahmet comptait
retrouver à la villa de Scutari la jeune Amasia qui l'y attendrait
pour la célébration du mariage! On comprend donc que l'oncle et le
neveu fussent non moins impatients l'un que l'autre. De là, un très
sérieux embarras sur la manière dont s'accomplirait cette seconde
moitié du voyage.

De retrouver une chaise de poste ou tout simplement une voiture dans
ces petites bourgades perdues de l'Asie Mineure, il n'y fallait point
compter.

Force serait de s'accommoder de l'un des véhicules du pays, et cet
appareil de locomotion ne pourrait être que des plus rudimentaires.

Ainsi donc, soucieux et pensifs, allaient, sur le chemin du littoral,
le seigneur Kéraban à pied, Bruno traînant par la bride son cheval et
celui de son maître qui préférait marcher à côté de son ami; Nizib,
monté et tenant la tête de la petite caravane. Quant à Ahmet, il avait
pris les devants, afin de préparer les logements à Choppa, et faire
l'acquisition d'un véhicule, de manière à repartir au soleil levant.

La route se fit lentement et en silence. Le seigneur Kéraban couvait
intérieurement sa colère, qui se manifestait par ces mots souvent
répétés: «Cosaques, railway, wagon, Saffar!» Lui, Van Mitten, guettait
l'occasion de s'ouvrir à qui de droit de ses projets de séparation;
mais il n'osait, ne trouvant pas le moment favorable, dans l'état où
était son ami qui se fût enlevé au moindre mot.

On arriva à Choppa à neuf heures du soir. Cette étape, faite à pied,
exigeait le repos de toute une nuit. L'auberge était médiocre; mais,
la fatigue aidant, tous y dormirent leurs dix heures consécutives,
tandis qu'Ahmet, le soir même, se mettait en campagne pour trouver un
moyen de transport.

Le lendemain, 14 septembre, à sept heures, une araba était tout
attelée devant la porte de l'auberge.

Ah! qu'il y avait lieu de regretter l'antique chaise de poste,
remplacée par une sorte de charrette grossière, montée sur deux roues,
dans laquelle trois personnes pouvaient à peine trouver place! Deux
chevaux à ses brancards, ce n'était pas trop pour enlever cette lourde
machine. Très heureusement, Ahmet avait pu faire recouvrir l'araba
d'une bâche imperméable, tendue sur des cercles de bois, de manière à
tenir contre le vent et la pluie. Il fallait donc s'en contenter en
attendant mieux; mais il n'était pas probable que l'on pût se rendre à
Trébizonde en plus confortable et plus rapide équipage.

On le comprendra aisément: à la vue de cette araba, Van Mitten, si
philosophe qu'il fût, et Bruno, absolument éreinté, ne purent
dissimuler une certaine grimace qu'un simple regard du seigneur
Kéraban dissipa en un instant.

«Voilà tout ce que j'ai pu trouver, mon oncle! dit Ahmet en montrant
l'araba.

--Et c'est tout ce qu'il nous faut! répondit Kéraban, qui, pour rien
au monde, n'eût voulu laisser voir l'ombre d'un regret à l'endroit de
son excellente chaise de poste.

--Oui ... reprit Ahmet, avec une bonne litière de paille dans cette
araba....

--Nous serons comme des princes, mon neveu!

--Des princes de théâtre! murmura Bruno.

--Hein? fit Kéraban.

--D'ailleurs, reprit Ahmet, nous ne sommes plus qu'à cent soixante
agatchs [Footnote: Environ soixante lieues.] de Trébizonde, et là, j'y
compte bien, nous pourrons nous refaire un meilleur équipage.

--Je répète que celui-ci suffira!» dit Kéraban, en observant, sous
son sourcil froncé, s'il surprendrait au visage de ses compagnons
l'apparence d'une contradiction.

Mais tous, écrasés par ce formidable regard s'étaient fait une figure
impassible.

Voici ce qui fut convenu: le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno
devaient prendre place dans l'araba, dont l'un des chevaux serait
monté par le postillon, chargé du soin de relayer après chaque étape;
Ahmet et Nizib, très habitués aux fatigues de l'équitation, suivraient
à cheval. On espérait ainsi ne point éprouver trop de retard jusqu'à
Trébizonde. Là, dans cette importante ville, on aviserait au moyen de
terminer ce voyage le plus confortablement possible.

Le seigneur Kéraban donna donc le signal du départ, après que l'araba
eut été munie de quelques vivres et ustensiles, sans compter les deux
narghilés, heureusement sauvés de la collision, et qui furent mis à la
disposition de leurs propriétaires. D'ailleurs, les bourgades de cette
partie du littoral sont assez rapprochées les unes des autres. Il est
même rare que plus de quatre à cinq lieues les séparent. On pourrait
donc facilement se reposer ou se ravitailler, en admettant que
l'impatient Ahmet consentit à accorder quelques heures de repos et
surtout que les douckhans des villages fussent suffisamment
approvisionnés.

«En route!» répéta Ahmet après son oncle, qui avait déjà pris place
dans l'araba.

En ce moment, Bruno s'approcha de Van Mitten, et d'un ton grave,
presque impérieux:

«Mon maître, dit-il, et cette proposition que vous devez faire au
seigneur Kéraban?

--Je n'ai pas encore trouvé l'occasion, répondit évasivement Van
Mitten. D'ailleurs, il ne me paraît pas très bien disposé....

--Ainsi, nous allons monter là-dedans? reprit Bruno en désignant
l'araba d'un geste de profond dédain!

--Oui.... provisoirement!

--Mais quand vous déciderez-vous à faire cette demande d'argent de
laquelle dépend notre liberté?

--A la prochaine bourgade, répondit Van Mitten.

--A la prochaine bourgade?...

--Oui! à Archawa!»

Bruno hocha la tête en signe de désapprobation et s'installa derrière
son maître au fond de l'araba. La lourde charrette partit d'un assez
bon trot sur les pentes de la route.

Le temps laissait à désirer. Des nuages, d'apparence orageuse,
s'amoncelaient dans l'ouest. On sentait, au delà de l'horizon,
certaines menaces de bourrasque. Cette portion de la côte, battue de
plein fouet par les courants atmosphériques venus du large, ne devait
pas être facile à suivre; mais on ne commande pas au temps, et les
fatalistes fidèles de Mahomet savent mieux que tous autres le prendre
comme il vient. Toutefois, il était à craindre que la mer Noire ne
continuât pas à justifier longtemps son nom grec de _Pontus Euxinus_,
le «bien hospitalier», mais plutôt son nom turc de _Kara Dequitz_,
qui est de moins bon augure.

Fort heureusement, ce n'était point la partie élevée et montagneuse du
Lazistan que coupait l'itinéraire adopté. Là, les routes manquent
absolument, et il faut s'aventurer à travers des forêts que la hache
du bûcheron n'a point encore aménagées. Le passage de l'araba y eût
été à peu près impossible. Mais la côte est plus praticable, et le
chemin n'y fait jamais défaut d'une bourgade à l'autre. Il circule au
milieu des arbres fruitiers, sous l'ombrage des noyers, des
châtaigniers, entre les buissons de lauriers et de rosiers des Alpes,
enguirlandés par les inextricables sarments de la vigne sauvage.

Toutefois, si cette lisière du Lazistan offre un passage assez facile
aux voyageurs, elle n'est pas saine dans ses parties basses. Là
s'étendent des marécages pestilentiels; là règne le typhus à l'état
endémique, depuis le mois d'août jusqu'au mois de mai. Par bonheur
pour le seigneur Kéraban et les siens, on était en septembre, et leur
santé ne courait plus aucun risque. Des fatigues, oui! des maladies,
non! Or, si on ne se guérit pas toujours, on peut toujours se reposer.
Et lorsque le plus entêté des Turcs raisonnait ainsi, ses compagnons
ne pouvaient rien avoir à lui répondre.

L'araba s'arrêta à la bourgade d'Archawa, vers neuf heures du matin.
On se mit en mesure d'en repartir une heure après, sans que Van Mitten
eût trouvé le joint pour toucher un mot de ses fameux projets
d'emprunt à son ami Kéraban.

De là, cette demande de Bruno:

«Eh bien, mon maître, est-ce fait?...

--Non, Bruno, pas encore.

--Mais il serait temps de....

--A la prochaine bourgade!

--A la prochaine bourgade?...

--Oui, à Witse.»

Et Bruno, qui, au point de vue pécuniaire, dépendait de son maître
comme son maître dépendait du seigneur Kéraban, reprit place dans
l'araba, non sans dissimuler, cette fois, sa mauvaise humeur.

«Qu'a-t-il donc, ce garçon? demanda Kéraban.

--Rien, se hâta de répondre Van Mitten, pour détourner la
conversation. Un peu fatigué, peut-être!

--Lui! répliqua Kéraban. Il a une mine superbe! Je trouve même qu'il
engraisse!

--Moi! s'écria Bruno, touché au vif.

--Oui! il a des dispositions à devenir un beau et bon Turc, de
majestueuse corpulence!»

Van Mitten saisit le bras de Bruno qui allait éclater à ce compliment,
si inopportunément envoyé, et Bruno se tut.

Cependant, l'araba se maintenait en bonne allure. Sans les cahots qui
provoquaient de violentes secousses à l'intérieur, lesquelles se
traduisaientpar des contusions plus désagréables que douloureuses, il
n'y aurait rien eu à dire.

La route n'était pas déserte. Quelques Lazes la parcouraient,
descendant les rampes des Alpes Pontiques, pour les besoins de leur
industrie ou de leur commerce. Si Van Mitten eût été moins préoccupé
de son «interpellation», il aurait pu noter sur ses tablettes les
différences de costume qui existent entre les Caucasiens et les Lazes.
Une sorte de bonnet phrygien, dont les brides sont enroulées autour de
la tête en manière de coiffure, remplace la calotte géorgienne. Sur la
poitrine de ces montagnards, grands, bien faits, blancs de teint,
élégants et souples, s'écartèlent les deux cartouchières disposées
comme les tuyaux d'une flûte de Pan. Un fusil court de canon, un
poignard à large lame, fiché dans une ceinture bordée de cuivre,
constituent leur armement habituel.

Quelques âniers suivaient aussi la route et transportaient aux
villages maritimes les productions en fruits de toutes les espèces,
qui se récoltent dans la zone moyenne.

En somme, si le temps eût été plus sûr, le ciel moins menaçant, les
voyageurs n'auraient point eu trop à se plaindre du voyage, même fait
dans ces conditions.

A onze heures du matin, ils arrivèrent à Witse sur l'ancien Pyxites,
dont le nom grec «buis» est suffisamment justifié par l'abondance de
ce végétal aux environs. Là, on déjeuna sommairement,--trop
sommairement, paraît-il, au gré du seigneur Kéraban,--qui, cette fois,
laissa échapper un grognement de mauvaise humeur.

Van Mitten ne trouva donc pas encore là l'occasion favorable pour lui
toucher deux mots de sa petite affaire. Et, au moment de partir,
lorsque Bruno, le tirant à part, lui dit:

«Eh bien, mon maître?

--Eh bien, Bruno, à la bourgade prochaine.

--Comment?

--Oui! à Artachen!»

Et Bruno, outre d'une telle faiblesse, se coucha en grommelant au fond
de l'araba, tandis que son maître jetait un coup d'oeil ému à ce
romantique paysage, où se retrouvait toute la propreté hollandaise
unie au pittoresque italien.

Il en fut d'Artachen comme de Witse et d'Archawa. On y relaya à trois
heures du soir; on en repartit à quatre; mais, sur une sérieuse mise
en demeure de Bruno, qui ne lui permettait plus de temporiser, son
maître s'engagea à faire sa demande, avant d'arriver à la bourgade
d'Atina, où il avait été convenu que l'on passerait la nuit. Il y
avait cinq lieues à enlever pour atteindre cette bourgade,--ce qui
porterait à une quinzaine de lieues le parcours fait dans cette
journée. En vérité, ce n'était pas mal pour une simple charrette; mais
la pluie, qui menaçait de tomber, allait la retarder, sans doute, en
rendant la route peu praticable.

Ahmet ne voyait pas sans inquiétude la période du mauvais temps
s'accuser avec cette obstination. Les nuages orageux grossissaient au
large. L'atmosphère alourdie rendait la respiration difficile. Très
certainement, dans la nuit ou le soir, un orage éclaterait en mer.
Après les premiers coups de foudre, l'espace, profondément troublé par
les décharges électriques, serait balayé à coups de bourrasque, et la
bourrasque ne se déchaînerait pas sans que les vapeurs ne se
résolussent en pluie.

Or, trois voyageurs, c'était tout ce que pouvait contenir l'araba. Ni
Ahmet, ni Nizib ne pourraient chercher un abri sous sa toile, qui,
d'ailleurs, ne résisterait peut-être pas aux assauts de la tourmente.
Donc pour les cavaliers aussi bien que pour les autres, il y avait
urgence à gagner la prochaine bourgade.

Deux ou trois fois, le seigneur Kéraban passa la tête hors de la bâche
et regarda le ciel, qui se chargeait de plus en plus.

«Du mauvais temps? fit-il.

--Oui, mon oncle, répondit Ahmet. Puissions-nous arriver au relais
avant que l'orage n'éclate!

--Dès que la pluie commencera à tomber, reprit Kéraban, tu nous
rejoindras dans la charrette.

--Et qui me cédera sa place?

--Bruno! Ce brave garçon prendra ton cheval....

--Certainement,» ajouta vivement Van Mitten, qui aurait eu mauvaise
grâce à refuser ... pour son fidèle serviteur.

Mais que l'on tienne pour certain qu'il ne le regarda pas en faisant
cette réponse. Il ne l'aurait pas osé. Bruno devait se tenir à quatre
pour ne point faire explosion. Son maître le sentait bien. «Le mieux
est de nous dépêcher, reprit Ahmet. Si la tempête se déchaîne, les
toiles de l'araba seront traversées en un instant, et la place n'y
sera plus tenable.

--Presse ton attelage, dit Kéraban au postillon, et ne lui épargne
pas les coups de fouet!»

Et, de fait, le postillon, qui n'avait pas moins hâte que ses
voyageurs d'arriver à Atina, ne les épargnait guère. Mais les pauvres
bêtes, accablées par la lourdeur de l'air, ne pouvaient se maintenir
au trot sur une route que le macadam n'avait pas encore nivelée.

Combien le seigneur Kéraban et les siens durent envier le «tchapar»,
dont l'équipage croisa leur araba vers les sept heures du soir!
C'était le courrier anglais qui, toutes les deux semaines, transporte
à Téhéran les dépêches de l'Europe. Il n'emploie que douze jours pour
se rendre de Trébizonde à la capitale de la Perse, avec les deux ou
trois chevaux qui portent ses valises, et les quelques zaptiès qui
l'escortent. Mais, aux relais, on lui doit la préférence sur tous
autres voyageurs, et Ahmet dut craindre, en arrivant à Atina, de n'y
plus trouver que des chevaux épuisés.

Par bonheur, cette pensée ne vint point au seigneur Kéraban. Il aurait
eu là une occasion toute naturelle d'exhaler de nouvelles plaintes, et
en eût profité, sans doute!

Peut-être, d'ailleurs, cherchait-il cette occasion. Eh bien, elle lui
fut enfin fournie par Van Mitten.

Le Hollandais, ne pouvant plus reculer devant les promesses faites à
Bruno, se hasarda enfin à s'exécuter, mais en y mettant toute
l'adresse possible. Le mauvais temps qui menaçait lui parut être un
excellent exorde pour entrer en matière.

«Ami Kéraban, dit-il tout d'abord, du ton d'un homme qui ne veut point
donner de conseil, mais qui en demande plutôt, que pensez-vous de cet
état de l'atmosphère?

--Ce que j'en pense?...

--Oui! ... Vous le savez, nous touchons à l'équinoxe d'automne, et il
est à craindre que notre voyage ne soit pas aussi favorisé pendant la
seconde partie que pendant la première!

--Eh bien, nous serons moins favorisés, voilà tout! répondit Kéraban
d'une voix sèche. Je n'ai pas le pouvoir de modifier à mon gré les
conditions atmosphériques! Je ne commande pas aux éléments, que je
sache, Van Mitten!

--Non ... évidemment, répliqua le Hollandais, que ce début
n'encourageait guère. Ce n'est pas ce que je veux dire, mon digne ami!

--Que voulez-vous dire, alors?

--Qu'après tout, ce n'est peut-être là qu'une apparence d'orage ou
tout au plus un orage qui passera....

--Tous les orages passent, Van Mitten! Ils durent plus ou moins
longtemps, ... comme les discussions, mais ils passent, ... et le beau
temps leur succède ... naturellement!

--A moins, fit observer Van Mitten, que l'atmosphère ne soit si
profondément troublée! ... Si ce n'était pas la période de
l'équinoxe....

--Quand on est dans l'équinoxe, répondit Kéraban, il faut bien se
résigner à y être! Je ne peux pas faire que nous ne soyons dans
l'équinoxe! ... On dirait, Van Mitten, que vous me le reprochez?

--Non! ... Je vous assure.... Vous reprocher ... moi, ami Kéraban,»
répondit Van Mitten.

L'affaire s'engageait mal, c'était trop évident. Peut-être, s'il
n'avait eu derrière lui Bruno, dont il entendait les sourdes
incitations, peut-être Van Mitten eût-il abandonné cette conversation
dangereuse, quitte à la reprendre plus tard. Mais il n'y avait plus
moyen de reculer,--d'autant moins que Kéraban, l'interpellant, d'une
façon directe, cette fois, lui dit en fronçant le sourcil:

«Qu'avez-vous donc, Van Mitten? On croirait que vous avez une
arrière-pensée?

--Moi?

--Oui, vous! Voyons! Expliquez-vous franchement! Je n'aime pas les
gens qui vous font mauvaise mine, sans dire pourquoi!

--Moi! vous faire mauvaise mine?

--Avez-vous quelque chose à me reprocher? Si je vous ai invité à
dîner à Scutari, est-ce que je ne vous conduis pas à Scutari? Est-ce
ma faute, si ma chaise a été brisée sur ce maudit chemin de fer?»

Oh! oui! c'était sa faute et rien que sa faute! Mais le Hollandais se
garda bien de le lui reprocher!

«Est-ce ma faute, si le mauvais temps nous menace, quand nous n'avons
plus qu'une araba pour tout véhicule? Voyons! parlez!»

Van Mitten, troublé, ne savait déjà plus que répondre. Il se borna
donc à demander à son peu endurant compagnon s'il comptait rester soit
à Atina, soit même à Trébizonde, au cas où le mauvais temps rendrait
le voyage trop difficile.

«Difficile ne veut pas dire impossible, n'est-ce pas? répondit
Kéraban, et comme j'entends être arrivé à Scutari pour la fin du mois,
nous continuerons notre route, quand bien même tous les éléments
seraient conjurés contre nous!»

Van Mitten fit appel alors à tout son courage, et formula, non sans
une évidente hésitation dans la voix, sa fameuse proposition.

«Eh bien, ami Kéraban, dit-il, si cela ne vous contrarie pas trop, je
vous demanderai, pour Bruno et pour moi, la permission ... oui ... la
permission de rester à Atina.

--Vous me demandez la permission de rester à Atina?... répondit
Kéraban en scandant chaque syllabe.

--Oui ... la permission ... l'autorisation, ... car je ne voudrais
rien faire sans votre aveu ... de ... de....

--De nous séparer, n'est-ce pas?

--Oh! temporairement ... très temporairement!... se hâta d'ajouter
Van Mitten. Nous sommes bien fatigués, Bruno et moi! Nous préférerions
revenir par mer à Constantinople ... oui! ... par mer....

--Par mer?

--Oui ... ami Kéraban.... Oh! je sais que vous n'aimez pas la mer!...
Je ne dis pas cela pour vous contrarier! ... Je comprends très bien
que l'idée de faire une traversée quelconque vous soit désagréable!...
Aussi, je trouve tout naturel que vous continuiez à suivre la route du
littoral! ... Mais la fatigue commence à me rendre ce déplacement trop
pénible ... et ... à le bien regarder, Bruno maigrit! ...

--Ah! ... Bruno maigrit! dit Kéraban, sans même se retourner vers
l'infortuné serviteur, qui, d'une main fébrile, montrait ses vêtements
flottant sur son corps émacié.

--C'est pourquoi, ami Kéraban, reprit Van Mitten, je vous prie de ne
pas trop nous en vouloir, si nous restons à la bourgade d'Atina, d'où
nous gagnerons l'Europe dans des conditions plus acceptables! ... Je
vous le répète, nous vous retrouverons à Constantinople ... ou plutôt
à Scutari, oui ... à Scutari, et ce n'est pas moi qui me ferai
attendre pour le mariage de mon jeune ami Ahmet!»

Van Mitten avait dit tout ce qu'il voulait dire. Il attendait la
réponse du seigneur Kéraban. Serait-ce un simple acquiescement à une
demande si naturelle, ou se formulerait-elle par quelque prise à
partie dans un éclat de colère?

Le Hollandais courbait la tête, sans oser lever les yeux sur son
terrible compagnon.

«Van Mitten, répondit Kéraban d'un ton plus calme qu'on n'aurait pu
l'espérer, Van Mitten, vous voudrez bien admettre que votre
proposition ait lieu de m'étonner, et qu'elle soit même de nature à
provoquer....

--Ami Kéraban! ... s'écria Van Mitten, qui sur ce mot, crut à quelque
violence imminente.

--Laissez-moi achever, je vous prie! dit Kéraban. Vous devez bien
penser que je ne puis voir cette séparation sans un réel chagrin!
J'ajoute même que je ne me serais pas attendu à cela de la part d'un
correspondant, lié à moi par trente ans d'affaires....

--Kéraban! fit Van Mitten.

--Eh! par Allah! laissez-moi donc achever! s'écria Kéraban, qui ne
put retenir ce mouvement si naturel chez lui. Mais, après tout, Van
Mitten, vous êtes libre! Vous n'êtes ni mon parent ni mon serviteur!
Vous n'êtes que mon ami, et un ami peut tout se permettre, même de
briser les liens d'une vieille amitié!

--Kéraban!... mon cher Kéraban!... répondit Van Mitten, très ému de
ce reproche.

--Vous resterez donc à Atina, s'il vous plaît de rester à Atina, ou
même à Trébizonde, s'il vous plaît de rester à Trébizonde!»

Et là-dessus, le seigneur Kéraban s'accota dans son coin, comme un
homme qui n'a plus auprès de lui que des indifférents, des étrangers,
dont le hasard seul a fait ses compagnons de voyage.

En somme, si Bruno était enchanté de la tournure qu'avaient prise les
choses, Van Mitten ne laissait pas d'être très chagriné d'avoir causé
cette peine à son ami. Mais enfin, son projet avait réussi, et, bien
que l'idée lui en vînt peut-être, il ne pensa pas qu'il y eût lieu de
retirer sa proposition. D'ailleurs, Bruno était là.

Restait alors la question d'argent, l'emprunt à contracter pour être
en mesure, soit de demeurer quelque temps dans le pays, soit d'achever
le voyage dans d'autres conditions. Cela ne pouvait faire difficulté.
L'importante part qui revenait à Van Mitten dans sa maison de
Rotterdam, allait être prochainement versée à la banque de
Constantinople, et le seigneur Kéraban n'aurait qu'à se rembourser de
la somme prêtée au moyen du chèque que lui donnerait le Hollandais.

«Ami Kéraban? dit Van Mitten, après quelques minutes d'un silence qui
ne fut interrompu par personne.

--Qu'y a-t-il encore, monsieur? demanda Kéraban, comme s'il eût
répondu à quelque importun.

--En arrivant à Atina! ... reprit Van Mitten, que ce mot de
«monsieur» avait frappé au coeur.

--Eh bien, en arrivant à Atina, répondit Kéraban, nous nous
séparerons! ... C'est convenu!

--Oui, sans doute ... Kéraban!»

En vérité, il n'osa pas dire: mon ami Kéraban!

«Oui ... sans doute.... Aussi je vous prierai de me laisser quelque
argent....

--De l'argent! Quel argent?...

--Une petite somme ... dont vous vous rembourserez ... à la Banque de
Constantinople....

--Une petite somme?

--Vous savez que je suis parti presque sans argent ... et, comme vous
vous étiez généreusement chargé des frais de ce voyage....

--Ces frais ne regardent que moi!

--Soit! ... Je ne veux pas discuter....

--Je ne vous aurais pas laissé dépenser une seule livre, répondit
Kéraban, non pas même une!

--Je vous en suis fort reconnaissant, répondit Van Mitten, mais
aujourd'hui, il ne me reste pas un seul para, et je vous serai obligé
de....

--Je n'ai point d'argent à vous prêter, répondit sèchement Kéraban,
et il ne me reste, à moi, que ce qu'il faut pour achever ce voyage!

--Cependant ... vous me donnerez bien?...

--Rien, vous dis-je!

--Comment?... fit Bruno.

--Bruno se permet de parler, je crois!... dit Kéraban d'un ton plein
de menaces.

--Sans doute, répliqua Bruno.

--Tais-toi, Bruno,» dit Van Mitten, qui ne voulait pas que cette
intervention de son serviteur pût envenimer le débat.

Bruno se tut.

«Mon cher Kéraban, reprit Van Mitten, il ne s'agit, après tout, que
d'une somme relativement minime, qui me permettra de demeurer quelques
jours à Trébizonde....

--Minime ou non, monsieur, dit Kéraban, n'attendez absolument rien de
moi!

--Mille piastres suffiraient!...

--Ni mille, ni cent, ni dix, ni une! riposta Kéraban, qui commençait
à se mettre en colère.

--Quoi! rien?

--Rien!

--Mais alors....

--Alors, vous n'avez qu'à continuer ce voyage avec nous, monsieur Van
Mitten. Vous ne manquerez de rien! Mais quant à vous laisser une
piastre, un para, un demi-para, pour vous permettre de vous promener à
votre convenance ... jamais!

--Jamais?...

--Jamais!»

La manière dont ce «jamais» fut prononcé était bien pour faire
comprendre à Van Mitten et même à Bruno, que la résolution de l'entêté
était irrévocable. Quand il avait dit non, c'était dix fois non!

Van Mitten fut-il particulièrement blessé de ce refus de Kéraban,
autrefois son correspondant et naguère son ami, il serait difficile de
l'expliquer, tant le coeur humain, et en particulier le coeur d'un
Hollandais, flegmatique et réservé, renferme de mystères. Quant à
Bruno, il était outré! Quoi! il lui faudrait voyager dans ces
conditions, et peut-être dans de pires encore? Il lui faudrait
poursuivre cette route absurde, cet itinéraire insensé, en charrette,
à cheval, à pied, qui sait? Et tout cela pour la convenance d'un têtu
d'Osmanli, devant lequel tremblait son maître! Il lui faudrait perdre
enfin le peu qui lui restait de ventre, pendant que le seigneur
Kéraban, en dépit des contrariétés et des fatigues, continuerait à se
maintenir dans une rotondité majestueuse!

Oui! Mais qu'y faire? Aussi Bruno, n'ayant pas d'autre ressource que
de grommeler, grommelat-il en son coin. Un instant, il songea à rester
seul, à abandonner Van Mitten à toutes les conséquences d'une pareille
tyrannie. Mais la question d'argent se dressait devant lui, comme elle
s'était dressée devant son maître, lequel n'avait pas seulement de
quoi lui payer ses gages. Donc, il fallait bien le suivre!

Pendant ces discussions, l'araba marchait péniblement. Le ciel,
horriblement lourd, semblait s'abaisser sur la mer. Les sourds
mugissements du ressac indiquaient que la lame se faisait au large. Au
delà de l'horizon, le vent soufflait déjà en tempête.

Le postillon pressait de son mieux ses chevaux. Ces pauvres bêtes ne
marchaient plus qu'avec peine. Ahmet les excitait de son côté, tant il
avait hâte d'arriver à la bourgade d'Atina; mais, qu'il y fût devancé
par l'orage, cela ne faisait plus maintenant aucun doute.

Le seigneur Kéraban, les yeux fermés, ne disait pas un mot. Ce silence
pesait à Van Mitten, qui eût préféré quelque bonne bourrade de son
ancien ami. Il sentait tout ce que celui-ci devait amasser de
maugréements contre lui! Si jamais cet amas faisait explosion, ce
serait terrible!

Enfin, Van Mitten n'y tint plus, et, se penchant à l'oreille de
Kéraban, de manière que Bruno ne put l'entendre:

«Ami Kéraban? dit-il.

--Qu'y a-t-il? demanda Kéraban.

--Comment ai-je pu céder à cette idée de vous quitter, ne fût-ce
qu'un instant? reprit Van Mitten.

--Oui! comment?

--En vérité, je ne le comprends pas!

--Ni moi!» répondit Kéraban.

Et ce fut tout; mais la main de Van Mitten chercha la main de Kéraban,
qui accueillit ce repentir par une généreuse pression, dont les doigts
du Hollandais devaient porter longtemps la marque.

Il était alors neuf heures du soir. La nuit se faisait très sombre.
L'orage venait d'éclater avec une extrême violence. L'horizon
s'embrasa de grands éclairs blancs, bien qu'on ne put entendre encore
les éclats de la foudre. La bourrasque devint bientôt si forte, que,
plusieurs fois, on put craindre que l'araba ne fût renversée sur la
route. Les chevaux, épuisés, épouvantés, s'arrêtaient à chaque
instant, se cabraient, reculaient, et le postillon ne parvenait que
bien difficilement à les maintenir.

Que devenir dans ces conjonctures? On ne pouvait faire halte, sans
abri, sur cette falaise battue par les vents d'ouest. Il s'en fallait
encore d'une demi-heure avant que la bourgade ne pût être atteinte.

Ahmet, très inquiet, ne savait quel parti prendre, lorsqu'au tournant
de la côte une vive lueur apparut à une portée de fusil. C'était le
feu du phare d'Atina, élevé sur la falaise, en avant de la bourgade,
et qui projetait une lumière assez intense au milieu de l'obscurité.

Ahmet eut la pensée de demander, pour la nuit, l'hospitalité aux
gardiens, qui devaient être à leur poste.

Il frappa à la porte de la maisonnette, construite au pied du phare.

Quelques instants de plus, le seigneur Kéraban et ses compagnons
n'auraient pu résister aux coups de la tempête.




III


DANS LEQUEL BRUNO JOUE A SON CAMARADE NIZIB UN TOUR QUE LE LECTEUR
VOUDRA BIEN LUI PARDONNER.

Une grossière maison de bois, divisée en deux chambres avec fenêtres
ouvertes sur la mer, un pylône, fait de poutrelles, supportant un
appareil catoptrique, c'est-à-dire une lanterne à réflecteurs, et
dominant le toit d'une soixantaine de pieds, tel était le phare
d'Atina et ses dépendances. Donc rien de plus rudimentaire.

Mais, tel qu'il était, ce feu rendait de grands services à la
navigation, au milieu de ces parages. Son établissement ne datait que
de quelques années. Aussi, avant que les difficiles passes du petit
port d'Atina qui s'ouvre plus à l'ouest fussent éclairées, que de
navires s'étaient mis à la côte au fond de ce cul-de-sac du continent
asiatique! Sous la poussée des brises du nord et de l'ouest, un
steamer a de la peine à se relever, malgré les efforts de sa
machine,--à plus forte raison, un bâtiment à voiles, qui ne peut
lutter qu'en biaisant contre le vent.

Deux gardiens demeuraient à poste fixe dans la maisonnette de bois,
disposée au pied du phare; une première chambre leur servait de salle
commune; une seconde contenait les deux couchettes qu'ils n'occupaient
jamais ensemble, l'un d'eux étant de garde chaque nuit, aussi bien
pour l'entretien du feu que pour le service des signaux, lorsque
quelque navire s'aventurait sans pilote dans les passes d'Atina.

Aux coups qui furent frappés du dehors, la porte de la maisonnette
s'ouvrit. Le seigneur Kéraban, sous la violente poussée de l'ouragan
--ouragan lui-même!--entra précipitamment, suivi d'Ahmet, de Van
Mitten, de Bruno et de Nizib.

«Que demandez-vous? dit l'un des gardiens, que son compagnon, réveillé
par le bruit, rejoignit presque aussitôt.

--L'hospitalité pour la nuit? répondit Ahmet.

--L'hospitalité? reprit le gardien. Si ce n'est qu'un abri qu'il vous
faut, la maison est ouverte.

--Un abri, pour attendre le jour, répondit Kéraban, et de quoi
apaiser notre faim.

--Soit, dit le gardien, mais vous auriez été mieux dans quelque
auberge du bourg d'Atina.

--A quelle distance est ce bourg? demanda Van Mitten.

--A une demi-lieue-environ du phare et en arrière des falaises,
répondit le gardien.

--Une demi-lieue à faire par ce temps horrible! s'écria Kéraban. Non,
mes braves gens, non! ... Voici des bancs sur lesquels nous pourrons
passer la nuit! ... Si notre araba et nos chevaux peuvent s'abriter
derrière votre maisonnette, c'est tout ce qu'il nous faudra! ...
Demain, dès qu'il fera jour, nous gagnerons la bourgade, et qu'Allah
nous vienne en aide pour y trouver quelque véhicule plus
convenable....

--Plus rapide, surtout! ... ajouta Ahmet.

--Et moins rude! ... murmura Bruno entre ses dents.

--... que cette araba dont il ne faut pourtant pas dire du mal! ...
répliqua le seigneur Kéraban, qui jeta un regard sévère au rancunier
serviteur de Van Mitten.

--Seigneur, reprit le gardien, je vous répète que notre demeure est à
votre service. Bien des voyageurs y ont déjà cherché asile contre le
mauvais temps et se sont contentés....

--De ce dont nous saurons bien nous contenter nous-mêmes!» répondit
Kéraban.

Et cela dit, les voyageurs prirent leurs mesures pour passer la nuit
dans cette maisonnette. En tout cas, ils ne pouvaient que se féliciter
d'avoir trouvé un tel refuge, si peu confortable qu'il fût, à entendre
le vent et la pluie qui faisaient rage au dehors.

Mais, dormir, c'est bien, à la condition que le sommeil soit précédé
d'un souper quelconque. Ce fut naturellement Bruno qui en fit
l'observation, en rappelant que les réserves de l'araba étaient
absolument épuisées.

«Au fait, demanda Kéraban, qu'avez-vous à nous offrir, mes braves
gens, ... en payant, bien entendu?

--Bon ou mauvais, répondit un des gardiens, il y a ce qu'il y a, et
toutes les piastres du trésor impérial ne vous feraient pas trouver
autre chose ici que le peu qui nous reste des provisions du phare!

--Ce sera suffisant! répondit Ahmet.

--Oui! ... s'il y en a assez! ... murmura Bruno, dont les dents
s'allongeaient sous la surexcitation d'une véritable fringale.

--Passez dans l'autre chambre, répondit le gardien. Ce qui est sur la
table est à votre disposition!

--Et Bruno nous servira, répondit Kéraban, tandis que Nizib ira aider
le postillon à remiser le moins mal possible, à l'abri du vent, notre
araba et son équipage!»

Sur un signe de son maître, Nizib sortit aussitôt, afin de tout
disposer pour le mieux.

En même temps, le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet, suivis de
Bruno, entraient dans la seconde chambre et prenaient place devant un
foyer de bois flambant, près d'une petite table. Là, dans des plats
grossiers se trouvaient quelques restes de viande froide, auxquels les
voyageurs affamés firent honneur. Bruno, les regardant manger si
avidement, semblait même penser qu'ils leur en faisaient trop.

«Et mais il ne faut pas oublier Bruno ni Nizib! fit observer Van
Mitten, après un quart d'heure d'un travail de mastication que le
serviteur du digne Hollandais trouva interminable.

--Non certes, répondit le seigneur Kéraban, il n'y a pas de raison
pour qu'ils meurent de faim plus que leurs maîtres!

--Il est vraiment bien bon! murmura Bruno.

--Et il ne faut point les traiter comme des Cosaques! ... ajouta
Kéraban! ... Ah! ces Cosaques! ... on en pendrait cent....

--Oh! fit Van Mitten.

--Mille ... dix mille ... cent mille ... ajouta Kéraban en secouant
son ami d'une main vigoureuse, qu'il en resterait trop encore!... Mais
la nuit s'avance! ... Allons dormir!

--Oui, cela vaut mieux!» répondit Van Mitten, qui, par ce «oh!»
intempestif, avait failli provoquer le massacre d'une grande partie
des tribus nomades de l'Empire moscovite.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet revinrent alors dans la
première chambre, au moment où Nizib y rejoignait Bruno pour souper
avec lui. Là, s'enveloppant de leur manteau, étendus sur les bancs,
tous trois cherchèrent à tromper dans le sommeil les longues heures
d'une nuit de tempête. Mais il leur serait bien difficile, sans doute,
de dormir dans ces conditions.

Cependant, Bruno et Nizib, attablés l'un devant l'autre, se
préparaient à achever consciencieusement ce qui restait dans les plats
et au fond des brocs,--Bruno, toujours très dominateur avec Nizib,
Nizib, toujours très déférent vis-à-vis de Bruno.

«Nizib, dit Bruno, à mon avis, lorsque les maîtres ont soupé, c'est le
droit des serviteurs de manger les restes, quand ils veulent bien leur
en laisser.

--Vous avez toujours faim, monsieur Bruno? demanda Nizib d'un air
approbateur.

--Toujours faim, Nizib, surtout quand il y a douze heures que je n'ai
rien pris!

--Il n'y paraît pas!

--Il n'y paraît pas!... Mais, ne voyez-vous pas, Nizib, que j'ai
encore maigri de dix livres depuis huit jours! Avec mes vêtements
devenus trop larges, on habillerait un homme deux fois gros comme moi?

--C'est vraiment singulier, ce qui vous arrive, monsieur Bruno! Moi!
j'engraisse plutôt à ce régime-là!

--Ah! tu engraisses! ... murmura Bruno, qui regarda son camarade de
travers.

--Voyons un peu ce qu'il y a dans ce plat, dit Nizib.

--Hum! fit Bruno, il n'y reste pas grand chose ... et, quand il y en
a à peine pour un, à coup sûr il n'y en a pas pour deux!

--En voyage, il faut savoir se contenter de ce que l'on trouve,
monsieur Bruno!

--Ah! tu fais le philosophe, se dit Bruno! Ah! tu te permets
d'engraisser! ... toi!»

Et ramenant à lui l'assiette de Nizib: «Eh! que diable vous êtes-vous
donc servi là? dit-il.

--Je ne sais, mais cela ressemble beaucoup à un reste de mouton,
répondit Nizib, qui replaça l'assiette devant lui.

--Du mouton? ... s'écria Bruno. Eh! Nizib, prenez garde! ... Je crois
que vous faites erreur!

--Nous verrons bien, dit Nizib, en portant à sa bouche un morceau
qu'il venait de piquer avec sa fourchette.

--Non! ... non! ... répliqua Bruno, en l'arrêtant de la main. Ne vous
pressez pas! Par Mahomet, comme vous dites, je crains bien que ce ne
soit de la chair d'un certain animal immonde,--immonde pour un Turc,
s'entend, et non pour un chrétien!

--Vous croyez, monsieur Bruno?

--Permettez-moi de m'en assurer, Nizib.»

Et Bruno fit passer sur son assiette le morceau de viande choisi par
Nizib; puis, sous prétexte d'y goûter, il le fit entièrement
disparaître en quelques bouchées.

«Eh bien? demanda Nizib, non sans une certaine inquiétude.

--Eh bien, répondit Bruno, je ne me trompais pas! ... C'est du porc!
 ... Horreur! Vous alliez manger du porc!

--Du porc? s'écria Nizib. C'est défendu....

--Absolument.

--Pourtant, il m'avait semblé....

--Que diable, Nizib, vous pouvez bien vous en rapporter à un homme
qui doit s'y connaître mieux que vous!

--Alors, monsieur Bruno? ...

--Alors, à votre place, je me contenterais de ce morceau de fromage
de chèvre.

--C'est maigre! répondit Nizib.

--Oui ... mais il a l'air excellent!»

Et Bruno plaça le fromage devant son camarade. Nizib commença à
manger, non sans faire la grimace, tandis que l'autre achevait à
grands coups de dents le mets plus substantiel, improprement qualifié
par lui de porc.

«A votre santé, Nizib, dit-il, en se servant un
plein gobelet du contenu d'un broc posé sur la table.

--Quelle est cette boisson? demanda Nizib.

--Hum! ... fit Bruno ... il me semble....

--Quoi donc? dit Nizib en tendant son verre.

--Qu'il y a un peu d'eau-de-vie là-dedans.... répondit Bruno, et un
bon musulman ne peut se permettre....

--Je ne puis cependant manger sans boire!

--Sans boire? ... non!... et voici dans ce broc une eau fraîche, dont
il faudra vous contenter, Nizib! Êtes-vous heureux, vous autres Turcs,
d'être habitués à cette boisson si salutaire!»

Et, pendant que buvait Nizib:

«Engraisse, murmurait Bruno, engraisse, mon garçon ... engraisse!...»

Mais voilà que Nizib, en tournant la tête, aperçut un autre plat
déposé sur la cheminée, et dans lequel il restait encore un morceau de
viande d'appétissante mine.

«Ah! s'écria Nizib, je vais donc pouvoir manger plus sérieusement,
cette fois!....

--Oui ... cette fois, Nizib, répondit Bruno, et nous allons partager
en bons camarades! ... Vraiment, cela me faisait de la peine de vous
voir réduit à ce fromage de chèvre!

--Ceci doit être du mouton, monsieur Bruno!

--Je le crois, Nizib.»

Et Bruno, attirant le plat devant lui, commença à découper le morceau
que Nizib dévorait du regard.

«Eh bien! dit-il.

--Oui ... du mouton ... répondit Bruno, ce doit-être du mouton! ...
Du reste, nous avons rencontré tant de troupeaux de ces intéressants
quadrupèdes sur notre route! ... C'est à croire, vraiment, qu'il n'y a
que des moutons dans le pays!

--Eh bien? ... dit Nizib en tendant son assiette.

--Attendez, ... Nizib, ... attendez! ... Dans votre intérêt, il vaut
mieux que je m'assure ... Vous comprenez, ici ... à quelques lieues
seulement de la frontière ... c'est presque encore de la cuisine russe
... Et les Russes ... il faut s'en défier!

--Je vous répète, monsieur Bruno, que, cette fois, il n'y a pas
d'erreur possible!

--Non ... répondit Bruno qui venait de goûter au nouveau plat, c'est
bien du mouton, et cependant....

--Hein? ... fit Nizib.

--On dirait.... répondit Bruno en avalant coup sur coup les morceaux
qu'il avait mis sur son assiette.

--Pas si vite, monsieur Bruno!

--Hum! ... Si c'est du mouton ... il a un singulier goût!

--Ah! ... je saurai bien! ... s'écria Nizib, qui, en dépit de son
calme, commençait à se monter.

--Prenez garde, Nizib, prenez garde!»

Et ce disant, Bruno faisait précipitamment disparaître les dernières
bouchées de viande.

«A la fin, monsieur Bruno!....

--Oui, Nizib, ... à la fin ... je suis fixé! ... Vous aviez
absolument raison, cette fois!

--C'était du mouton?

--Du vrai mouton!

--Que vous avez dévoré!....

--Dévoré, Nizib? ... Ah! voilà un mot que je ne saurais admettre! ...
Dévoré? ... Non! ... J'y ai goûté seulement!

--Et j'ai fait là un joli souper! répliqua Nizib d'un ton piteux. Il
me semble, monsieur Bruno, que vous auriez bien pu me laisser ma part,
et ne point tout manger, pour vous assurer que c'était....

--Du mouton, en effet, Nizib! Ma conscience m'oblige....

--Dites votre estomac!

--A le reconnaître! ... Après tout, il n'y a pas lieu pour vous de le
regretter, Nizib!

--Mais si, monsieur Bruno, mais si!

--Non! ... Vous n'auriez pu en manger!

--Et pourquoi?

--Parce que ce mouton était piqué de lard, Nizib, vous entendez bien
... piqué de lard, ... et que le lard n'est point orthodoxe!»

Là-dessus, Bruno se leva de table, frottant son estomac en homme qui a
bien soupé; puis, il rentra dans la salle commune, suivi du très
déconfit Nizib.

Le seigneur Kéraban, Ahmet et Van Mitten, étendus sur les bancs de
bois, n'avaient encore pu trouver un instant de sommeil. La tempête,
d'ailleurs, redoublait au dehors. Les ais de la maison de bois
gémissaient sous ses coups. On pouvait craindre que le phare ne fût
menacé d'une dislocation complète. Le vent ébranlait la porte et les
volets des fenêtres, comme s'ils eussent été frappés de quelque bélier
formidable. Il fallut les étayer solidement. Mais aux secousses du
pylone, encastré dans la muraille, on se rendait compte de ce que
pouvaient être, à cinquante pieds au-dessus du toit, les violences de
la bourrasque. Le phare résisterait-il à cet assaut, le feu
continuerait-il à éclairer les passes d'Atina, où la mer devait être
démontée, il y avait doute à cela, un doute plein d'éventualités des
plus graves. Il était alors onze heures et demie du soir.

«Il n'est pas possible de dormir ici! dit Kéraban, qui se leva et
parcourut à petits pas la salle commune.

--Non, répondit Ahmet, et si la fureur de l'ouragan augmente encore,
il y a lieu de craindre pour cette maisonnette! Je pense donc qu'il
est bon de nous tenir prêts à tout événement!

--Est-ce que vous dormez, Van Mitten, est-ce que vous pouvez dormir?»
demanda Kéraban.

Et il alla secouer son ami.

«Je sommeillais, répondit Van Mitten.

--Voilà ce que peuvent les natures placides! Là où personne ne
saurait prendre un instant de repos, un Hollandais trouve encore le
moment de sommeiller!

--Je n'ai jamais vu pareille nuit! dit l'un des gardiens. Le vent bat
en côte, et qui sait si demain les roches d'Atina ne seront pas
couvertes d'épaves!

--Est-ce qu'il y avait quelque navire en vue? demanda Ahmet.

--Non ... répondit le gardien, du moins, avant le coucher du soleil.
Lorsque je suis monté au haut du phare pour l'allumer, je n'ai rien
aperçu au large. C'est heureux, car les parages d'Atina sont mauvais,
et même avec ce feu qui les éclaire jusqu'à cinq milles du petit port,
il est difficile de les accoster.»

En ce moment, un coup de rafale repoussa plus violemment la porte à
l'intérieur de la chambre comme si elle venait de voler en éclats.

Mais le seigneur Kéraban s'était jeté sur cette porte, il l'avait
repoussée, il avait lutté contre la bourrasque, et il parvint à la
refermer avec l'aide du gardien.

«Quelle entêtée! s'écria-t-il, mais j'ai été plus têtu qu'elle!

--La terrible tempête! s'écria Ahmet.

--Terrible, en effet, répondit Van Mitten, une tempête presque
comparable à celles qui se jettent sur nos côtes de la Hollande, après
avoir traversé l'Atlantique!

--Oh! fit Kéraban, presque comparable!

--Songez donc, ami Kéraban! Ce sont des tempêtes qui nous viennent
d'Amérique à travers tout l'Océan!

--Est-ce que les colères de l'Océan, Van Mitten, peuvent se comparer
à celles de la mer Noire?

--Ami Kéraban, je ne voudrais pas vous contrarier, mais, en
vérité....

--En vérité, vous cherchez à le faire! répondit Kéraban, qui n'avait
pas lieu d'être de très bonne humour.

--Non! ... je dis seulement....

--Vous dites?....

--Je dis qu'auprès de l'Océan, auprès de l'Atlantique, la mer Noire,
à proprement parler, n'est qu'un lac!

--Un lac! ... s'écria Kéraban on redressant la tête. Par Allah! il me
semble que vous avez dit un lac!

--Un vaste lac, si vous voulez! ... répondit Van Mitten qui cherchait
à adoucir ses expressions, un immense lac ... mais un lac!

--Pourquoi pas un étang?

--Je n'ai point dit un étang!

--Pourquoi pas une mare?

--Je n'ai point dit une mare!

--Pourquoi pas une cuvette?

--Je n'ai point dit une cuvette!

--Non! ... Van Mitten, mais vous l'avez pensé!

--Je vous assure....

--Eh bien, soit! ... une cuvette! ... Mais, que quelque cataclysme
vienne à jeter votre Hollande dans cette cuvette, et votre Hollande
s'y noiera tout entière! ... Cuvette!»

Et sur ce mot qu'il répétait en le mâchonnant, le seigneur Kéraban se
mit à arpenter la chambre.

«Je suis pourtant bien sûr de n'avoir point dit cuvette! murmurait Van
Mitten, absolument décontenancé.

--Croyez, mon jeune ami, ajouta-t-il en s'adressant à Ahmet, que
cette expression ne m'est pas même venue à la pensée! ...
L'Atlantique.

--Soit, monsieur Van Mitten, répondit Ahmet, mais ce n'est ni le lieu
ni l'heure de discuter là-dessus!

--Cuvette! ...» répétait entre ses dents l'entêté personnage.

Et il s'arrêtait pour regarder en face son ami le Hollandais, qui
n'osait plus prendre la défense de la Hollande, dont le seigneur
Kéraban menaçait d'engloutir le territoire sous les flots du
Pont-Euxin.

Pendant une heure encore, l'intensité de la tourmente ne fit que
s'accroître. Les gardiens, très inquiets, sortaient de temps en temps
par l'arrière de la maisonnette pour surveiller le pylône de bois à
l'extrémité duquel oscillait la lanterne. Leurs hôtes, rompus par la
fatigue, avaient repris place sur les bancs de la salle et cherchaient
vainement à se reposer dans quelques instants de sommeil.

Tout à coup, vers deux heures du matin, maîtres et domestiques furent
violemment secoués de leur torpeur. Les fenêtres, dont les auvents
avaient été arrachés, venaient de voler en éclats.

En même temps, pendant une courte accalmie, un coup de canon se
faisait entendre au large.




IV


DANS LEQUEL TOUT SE PASSE AU MILIEU DES ÉCLATS DE LA FOUDRE ET DE LA
FULGURATION DES ÉCLAIRS

Tous s'étaient levés, se précipitaient aux fenêtres, regardaient la
mer, dont les lames, pulvérisées par le vent, assaillaient d'une pluie
violente la maison du phare. L'obscurité était profonde, et il n'eût
pas été possible de rien voir, même à quelques pas, si, par
intervalles, de grands éclairs fauves n'eussent illuminé l'horizon.

Ce fut dans un de ces éclairs qu'Ahmet signala un point mouvant, qui
apparaissait et disparaissait au large.

«Est-ce un navire? s'écria-t-il.

--Et si c'est un navire, est-ce lui qui a tiré ce coup de canon?
ajouta Kéraban.

--Je monte à la galerie du phare, dit l'un des gardiens, en se
dirigeant vers un petit escalier de bois, qui donnait accès à
l'échelle intérieure dans l'angle de la salle.

--Je vous accompagne,» répondit Ahmet.

Pendant ce temps, le seigneur Kéraban, Van Mitten, Bruno, Nizib et le
second gardien, malgré la bourrasque, malgré les embruns, demeuraient
à la baie des fenêtres brisées.

Ahmet et son compagnon eurent rapidement atteint, au niveau du toit,
la plate-forme qui servait de base au pylône. De là, dans l'entre-deux
des poutrelles, reliées par des croisillons, formant l'ensemble du
bâtis, se déroulait un escalier à jour, dont la soixantième marche
s'adaptait à la partie supérieure du phare, supportant l'appareil
éclairant.

La tourmente était si violente que cette ascension ne pouvait qu'être
extrêmement difficile. Les solides montants du pylône oscillaient sur
leur base. Par instants, Ahmet se sentait si fortement collé au
garde-fou de l'escalier qu'il devait craindre de ne plus pouvoir s'en
arracher; mais, profitant de quelque courte accalmie, il parvenait à
franchir deux ou trois marches encore, et, suivant le gardien non
moins embarrassé que lui, il put atteindre la galerie supérieure. De
là, quel émouvant spectacle! Une mer démontée se brisant en lames
monstrueuses contre les roches, des embruns s'éparpillant comme une
averse en passant par-dessus la lanterne du phare, des montagnes d'eau
se heurtant au large, et dont les arêtes trouvaient encore assez de
lumière diffuse dans l'atmosphère pour se dessiner en crêtes
blanchâtres, un ciel noir, chargé de nuages bas, chassant avec une
incomparable vitesse et découvrant parfois, dans leurs intervalles,
d'autres amas de vapeurs plus élevés, plus denses, d'où s'échappaient
quelques-uns de ces longs éclairs livides, illuminations silencieuses
et blafardes, reflets, sans doute, de quelque orage encore lointain.

Ahmet et le gardien s'étaient accrochés à l'appui de la galerie
supérieure. Placés à droite et à gauche de la plate-forme, ils
regardaient, cherchant soit le point mobile déjà entrevu, soit la
lueur d'un coup de canon qui en eût marqué la place.

D'ailleurs, ils ne parlaient point, ils n'auraient pu s'entendre, mais
sous leurs yeux se développait un assez large secteur de vue. La
lumière de la lanterne, emprisonnée dans le réflecteur qui lui faisait
écran, ne pouvait les éblouir, et en avant d'eux, elle projetait son
faisceau lumineux dans un rayon de plusieurs milles.

Toutefois, n'était-il pas à craindre que cette lanterne ne vint
brusquement à s'éteindre? Par moments, un souffle de rafale arrivait
jusqu'à la flamme, qui se couchait au point de perdre tout son éclat.
En même temps, des oiseaux de mer, affolés par la tempête, venaient se
précipiter sur l'appareil, semblables à d'énormes insectes attirés par
une lampe, et ils se brisaient la tête contre le grillage en fer qui
le protégeait. C'étaient autant de cris assourdissants ajoutés à tous
les fracas de la tourmente. Le déchaînement de l'air était si violent
alors, que la partie supérieure du pylône subissait des oscillations
d'une amplitude effrayante. Que l'on n'en soit pas surpris: parfois,
les tours en maçonnerie des phares européens en éprouvent de telles
que les poids de leurs horloges s'embrouillent et ne fonctionnent
plus. A plus forte raison, ces grands bâtis de bois, dont la charpente
ne peut avoir la rigidité d'une construction en pierre. Là, à cette
place, le seigneur Kéraban, que les lames du Bosphore suffisaient à
rendre malade, eût certainement ressenti tous les effets d'un
véritable mal de mer.

Ahmet et le gardien, cherchaient à retrouver au milieu d'une éclaircie
le point mobile qu'ils avaient déjà entrevu. Mais, ou ce point avait
disparu, ou les éclairs ne mettaient plus en lumière l'endroit qu'il
occupait. Si c'était un navire, rien d'impossible à ce qu'il eût
sombré sous les coups de l'ouragan.

Soudain, la main d'Ahmet s'étendit vers l'horizon. Son regard ne
pouvait le tromper. Un effrayant météore venait de se dresser à la
surface de la mer jusqu'à la surface des nuages.

Deux colonnes, de forme vésiculaire, gazeuses par le haut, liquides
par le bas, se rejoignant par une pointe conique, animées d'un
mouvement giratoire d'une extrême vitesse, présentant une vaste
concavité au vent qui s'y engouffrait, se déplaçaient en faisant
tourbillonner les eaux sur leur passage. Pendant les accalmies, on
entendait un sifflement aigu d'une telle intensité qu'il devait se
propagera une grande distance. De rapides éclairs en zigzags
sillonnaient l'énorme panache de ces deux colonnes, qui se perdait
dans la nue.

C'étaient deux trombes marines, et il y a vraiment lieu d'être effrayé
à l'apparition de ces phénomènes, dont la véritable cause n'est pas
encore bien déterminée.

Tout à coup, à peu de distance de l'une des trombes, retentit une
sourde détonation, que venait de précéder un vif éclat de lumière.

«Un coup de canon, cette fois!» s'écria Ahmet, en tendant la main dans
la direction observée.

Le gardien avait aussitôt concentré sur ce point toute la puissance de
son regard.

«Oui! ... Là ... là?....» fit-il.

Et dans l'illumination d'un vaste éclair, Ahmet venait d'apercevoir un
bâtiment de médiocre tonnage, qui luttait contre la tempête.

C'était une tartane, désemparée, sa grande antenne en lambeaux. Sans
aucun moyen de pouvoir résister, elle dérivait irrésistiblement vers
la côte. Avec des roches sous le vent, avec la proximité de ces deux
trombes qui se dirigeaient vers elle, il était impossible qu'elle put
échapper à sa perte. Engloutie ou mise en pièces, ce ne devait plus
être que l'affaire de quelques instants.

Et cependant, elle résistait, cette tartane. Peut-être, si elle
échappait à l'attraction des trombes, trouverait-elle quelque courant
qui la porterait dans le port? Avec ce vent qui battait en côte, même
à sec de toile, peut-être saurait-elle donner dans le chenal, dont le
feu du phare lui marquait la direction? C'était une dernière chance.

Aussi, la tartane essaya-t-elle de lutter contre le plus proche des
météores, qui menaçait de l'attirer dans son tourbillon. De là, ces
coups de canon, non de détresse, mais de défense. Il fallait rompre
cette colonne tournante en la crevant de projectiles. On y réussit,
mais d'une façon incomplète. Un boulet traversa la trombe vers le
tiers de sa hauteur, les deux segments se séparèrent, flottant dans
l'espace comme deux tronçons de quelque fantastique animal; puis, ils
se rejoignirent et reprirent leur mouvement giratoire en aspirant
l'air et l'eau sur leur passage.

Il était alors trois heures du matin. La tartane dérivait toujours
vers l'extrémité du chenal.

A ce moment, passa un coup de bourrasque qui ébranla le pylône jusqu'à
sa base. Ahmet et le gardien durent craindre qu'il ne fût déraciné du
sol. Les poutrelles craquées menaçaient d'échapper aux entretoises qui
les reliaient à l'ensemble du bâtis. Il fallut redescendre au plus
vite et chercher un abri dans la maison.

C'est ce que firent Ahmet et son compagnon. Ce ne fut pas sans peine,
tant l'escalier tournant se tordait sous leurs pieds. Ils y réussirent
cependant et reparurent sur les premières marches, qui donnaient accès
à l'intérieur de la salle.

«Eh bien? demanda Kéraban.

--C'est un navire, répondit Ahmet.

--En perdition?....

--Oui, répondit le gardien, à moins qu'il ne donne directement dans
le chenal d'Atina!

--Mais le peut-il?....

--Il le peut si son capitaine connaît ce chenal, et tant que le feu
lui indiquera sa direction!

--On ne peut rien pour le guider ... pour lui porter secours? demanda
Kéraban.

--Rien!»

Soudain, un immense éclair enveloppa toute la maisonnette. Le coup de
tonnerre éclata aussitôt. Kéraban et les siens furent comme paralysés
par la commotion électrique. C'était miracle qu'ils n'eussent point
été foudroyés à cette place, sinon directement, du moins par un choc
en retour.

Au même instant, un fracas effroyable se faisait entendre. Une lourde
masse s'abattit sur le toit qui s'effondra, et l'ouragan, se
précipitant par cette large ouverture, saccagea l'intérieur de la
salle, dont les murs de bois s'affaissèrent sur le sol.

Par un bonheur providentiel, aucun de ceux qui s'y trouvaient n'avait
été blessé. Le toit, arraché, avait pour ainsi dire glissé vers la
droite, tandis qu'ils étaient groupés dans l'angle à gauche près de la
porte.

«Au dehors! au dehors!» cria l'un des gardiens en s'élançant sur les
roches de la grève.

Tous l'imitèrent, et là, ils reconnurent à quelle cause était due
cette catastrophe.

Le phare, foudroyé par une décharge électrique, s'était rompu à la
base. Par suite, effondrement de la partie supérieure du pylône, qui,
dans sa chute, avait défoncé le toit. Puis, en un instant, l'ouragan
venait d'achever la démolition de la maisonnette.

Maintenant, plus un feu pour éclairer le chenal du petit port de
refuge! Si la tartane échappait à l'engloutissement dont la menaçaient
les trombes, rien ne pourrait l'empêcher de se mettre au plein sur les
récifs.

On la voyait alors irrésistiblement dressée, tandis que les colonnes
d'air et d'eau tourbillonnaient autour d'elle. A peine une
demi-encablure la séparait-elle d'une énorme roche, qui émergeait à
cinquante pieds au plus de la pointe nord-ouest. C'était évidemment là
que le petit bâtiment viendrait toucher, se briser, périr.

Kéraban et ses compagnons allaient et venaient sur la grève, regardant
avec horreur cet émouvant spectacle, impuissants à porter secours au
navire en détresse, pouvant à peine résister eux-mêmes à ces violences
de l'air déchaîné, qui les couvrait d'embruns où le sable se mêlait à
l'eau de mer.

Quelques pêcheurs du port d'Atina étaient accourus,--peut-être pour se
disputer les débris de cette tartane que le ressac allait bientôt
rejeter sur les roches. Mais le seigneur Kéraban, Ahmet et leurs
compagnons ne l'entendaient pas ainsi. Ils voulaient qu'on fit tout
pour venir en aide aux naufragés. Ils voulaient plus encore: c'était,
dans la mesure du possible, que l'on indiquât à l'équipage de la
tartane la direction du chenal. Quelque courant ne pouvait-il l'y
porter en évitant les écueils de droite et de gauche?

«Des torches! ... des torches!....» s'écria Kéraban.

Aussitôt, quelques branches résineuses, arrachées à un bouquet de pins
maritimes, groupés sur le flanc de la maison renversée, furent
enflammées, et ce fut leur lueur fuligineuse qui remplaça, tant bien
que mal, le feu éteint du phare.

Cependant, la tartane dérivait toujours. A travers les stries des
éclairs, on voyait son équipage manoeuvrer. Le capitaine essayait de
gréer une voile de fortune, afin de se diriger sur les feux de la
grève; mais à peine hissée, la voile se déralingua sous le fouet de
l'ouragan, et des morceaux de toile furent projetés jusqu'aux
falaises, passant comme une volée de ces pétrels, qui sont les oiseaux
des tempêtes.

La coque du petit bâtiment s'élevait parfois à une hauteur prodigieuse
et retombait dans un gouffre où elle se fût anéantie, s'il eût eu pour
fond quelque roche sous-marine.

«Les malheureux! s'écriait Kéraban. Mes amis ... ne peut-on rien pour
les sauver?

--Rien! répondirent les pêcheurs.

--Rien!... Rien!... Eh bien, mille piastres!... dix mille piastres!...
cent mille ... à qui leur portera secours!»

Mais les généreuses offres ne pouvaient être acceptées! Impossible de
se jeter au milieu de cette mer furieuse pour établir un va-et-vient
entre la tartane et la pointe extrême de la passe! Peut-être, avec un
de ces engins nouveaux, ces canons porte-amarres, eût-on pu jeter une
communication; mais ces engins manquaient et le petit port d'Atina ne
possédait même pas un canot de sauvetage.

«Nous ne pouvons pourtant pas les laisser périr!» répétait Kéraban,
qui ne se contenait plus à la vue de ce spectacle.

Ahmet et tous ses compagnons, épouvantés comme lui, comme lui étaient
réduits à l'impuissance.

Tout à coup, un cri, parti du pont de la tartane, fit bondir Ahmet. Il
lui sembla que son nom,--oui! son nom!--avait été jeté au milieu du
fracas des lames et du vent.

Et en effet, pendant une courte accalmie, ce cri fut répété, et,
distinctement, il entendit:

«Ahmet ... à moi! ... Ahmet!»

Qui donc pouvait l'appeler ainsi? Sous le coup d'un irrésistible
pressentiment, son coeur battit à se rompre! ... Cette tartane, il lui
sembla qu'il la reconnaissait ... qu'il l'avait déjà, vue! ... Où? ...
N'était-ce pas à Odessa, devant la villa du banquier Sélim, le jour
même de son départ?

«Ahmet! ... Ahmet! ...»

Ce nom retentit encore.

Kéraban, Van Mitten, Bruno, Nizib, s'étaient rapprochés du jeune
homme, qui, les bras tendus vers la mer, restait immobile, comme s'il
eût été pétrifié.

«Ton nom! ... C'est ton nom? répétait Kéraban.

--Oui !... oui! ... disait-il ... mon nom!»

Soudain, un éclair dont la durée dépassa deux secondes,--il se
propagea d'un horizon à l'autre--embrasa tout l'espace. Au milieu de
cette immense fulguration, la tartane apparut aussi nettement que si
elle eût été dessinée en blanc par quelque effluence électrique. Son
grand mât venait d'être frappé d'un coup de foudre et brûlait comme
une torche au souffle de la rafale.

A l'arrière de la tartane, deux jeunes filles se tenaient enlacées
l'une à l'autre, et de leurs lèvres s'échappa encore ce cri:

«Ahmet! ... Ahmet!

--Elle! ...C'est elle! ... Amasia! ... s'écria le jeune homme en
bondissant sur une des roches.

--Ahmet! ... Ahmet!» s'écria Kéraban à son tour. El il se précipita
vers son neveu, non pour le retenir, mais pour lui venir en aide, s'il
le fallait.

«Ahmet!... Ahmet!»

Ce nom fut, une dernière fois encore, jeté à travers l'espace. Il n'y
avait plus de doute possible.

«Amasia! ... Amasia! ...» s'écria Ahmet.

Et se lançant dans l'écume du ressac, il disparut.

A ce moment, une des trombes venait d'atteindre la tartane par
l'avant; puis elle l'entraînait dans son tourbillon, elle la jetait
sur les récifs de gauche, vers la roche même, à l'endroit où elle
émergeait près de la pointe nord-ouest. Là, le petit bâtiment se broya
avec un fracas qui domina le bruit de la tourmente; puis, il s'abîma
en un clin d'oeil, et le météore, rompu lui aussi, à ce choc de
recueil, s'évanouit en éclatant comme une bombe gigantesque, rendant à
la mer sa base liquide, et à la nue les vapeurs qui formaient son
tournoyant panache.

On devait croire perdus tous ceux que portait la tartane, perdu le
courageux sauveteur qui s'était précipité au secours des deux jeunes
filles!

Kéraban voulu se lancer dans ces eaux furieuses, afin de lui venir en
aide ... Ses compagnons durent lutter avec lui pour l'empêcher de
courir à une perte certaine.

Mais, pendant ce temps, on avait pu revoir Ahmet à la lueur des
éclairs continus qui illuminaient l'espace. Avec une vigueur
surhumaine, il venait de se hisser sur la roche. Il soulevait dans ses
bras l'une des naufragées! ... L'autre, accrochée à son vêtement,
remontait avec lui! ... Mais, sauf elles, personne n'avait reparu ...
Sans doute, tout l'équipage de la tartane, qui s'était jeté à la mer
au moment où l'assaillait la trombe, avait péri, et toutes deux
étaient les seules survivantes de ce naufrage.

Ahmet, lorsqu'il se fut mis hors de la portée des lames, s'arrêta un
instant, et regarda l'intervalle qui le séparait de la pointe de la
passe. Au plus, une quinzaine de pieds. Et alors, profitant du retrait
d'une énorme vague, qui laissait à peine quelques pouces d'eau sur le
sable, il s'élança avec son fardeau, suivi de l'autre jeune fille,
vers les rochers de la grève qu'il atteignit heureusement.

Une minute après, Ahmet était au milieu de ses compagnons. Là, il
tombait, brisé par l'émotion et la fatigue, après avoir remis entre
leurs bras celle qu'il venait de sauver.

«Amasia! ... Amasia!» s'écria Kéraban.

Oui! C'était bien Amasia ... Amasia qu'il avait laissée à Odessa, la
fille de son ami Sélim! C'était bien elle qui se trouvait à bord de
cette tartane, elle qui venait de se perdre, à trois cents lieues de
là, à l'autre extrémité de la mer Noire! Et avec elle, Nedjeb, sa
suivante! Que s'était-il donc passé! ... Mais Amasia ni la jeune
Zingare n'auraient pu le dire en ce moment: toutes deux avaient perdu
connaissance.

Le seigneur Kéraban prit la jeune fille entre ses bras, tandis que
l'un des gardiens du phare soulevait Nedjeb. Ahmet était revenu à lui,
mais éperdu, comme un homme à qui le sentiment de la réalité échappe
encore. Puis, tous se dirigèrent vers la bourgade d'Atina, où l'un des
pêcheurs leur donna asile dans sa cabane.

Amasia et Nedjeb furent déposées devant l'âtre, où flambait un bon feu
de sarments.

Ahmet, penché sur la jeune fille, lui soutenait la tête! Il l'appelait
... il lui parlait!

«Amasia! ... ma chère Amasia! ... Elle ne m'entend plus! ... Elle ne
me répond pas! ... Ah! si elle est morte, je mourrai!

--Non! ... elle n'est pas morte, s'écria Kéraban. Elle respire! ...
Ahmet! ... Elle est vivante!....»

En ce moment, Nedjeb venait de se relever. Puis, se jetant sur le
corps d'Amasia,

«Ma maîtresse ... ma bien aimée maîtresse! ... disait-elle ... Oui!
... elle vit! ... Ses yeux se rouvrent!»

Et, en effet, les paupières de la jeune fille venaient de se soulever
un instant.

«Amasia! ... Amasia! s'écria Ahmet.

--Ahmet ... mon cher Ahmet!» répondit la jeune fille.

Kéraban les pressait tous les deux sur sa poitrine.

«Mais quelle était cette tartane? ... demanda Ahmet.

--Celle que nous devions visiter, seigneur Ahmet, avant votre départ
d'Odessa! répondit Nedjeb.

--La _Guïdare_, capitaine Yarhud?

--Oui! ... C'est lui qui nous a enlevées toutes deux!

--Mais pour qui agissait-il?

--Nous l'ignorons!

--Et où allait cette tartane?

--Nous l'ignorons aussi, Ahmet. répondit Amasia ... Mais vous êtes là
... J'ai tout oublié!....

--Je n'oublierai pas, moi!» s'écria le seigneur Kéraban.

Et si, à ce moment, il se fût retourné, il eût aperçu un homme, qui
l'épiait à la porte de la cabane, s'enfuir rapidement.

C'était Yarhud, seul survivant de son équipage. Presque aussitôt, sans
avoir été vu, il disparaissait dans une direction opposée au bourg
d'Atina.

Le capitaine maltais avait tout entendu. Il savait maintenant que, par
une fatalité inconcevable, Ahmet s'était trouvé sur le lieu du
naufrage de la _Guïdare_, au moment où Amasia allait périr!

Après avoir dépassé les dernières maisons de la bourgade, Yarhud
s'arrêta au détour de la route.

«Le chemin est long d'Atina au Bosphore, dit-il, et je saurai bien
mettre a exécution les ordres du seigneur Saffar!»




V


DE QUOI L'ON CAUSE ET CE QUE L'ON VOIT SUR LA ROUTE D'ATINA A
TRÉBIZONDE.

S'ils étaient heureux de s'être retrouvés ainsi, ces deux fiancés,
s'ils remercièrent Allah de ce providentiel hasard, qui avait conduit
Ahmet à l'endroit même où la tempête allait jeter cette tartane, s'ils
éprouvèrent une de ces émotions, mêlées de joie et d'épouvanté, dont
l'impression est ineffaçable, il est inutile d'y insister.

Mais, on le conçoit, ce qui s'était passé depuis leur départ d'Odessa,
Ahmet, et non moins que lui, son oncle Kéraban, avaient une telle hâte
de l'apprendre, qu'Amasia, aidée de Nedjeb, ne put tarder à en faire
le récit dans tous ses détails.

Il va sans dire que des vêtements de rechange avaient été procurés aux
deux jeunes filles, qu'Ahmet lui-même s'était vêtu d'un costume du
pays, et que tous, maîtres et serviteurs, assis sur des escabeaux
devant la flamme pétillante du foyer, n'avaient plus aucun souci de la
tourmente qui déchaînait au dehors ses dernières violences.

Avec quelle émotion tous apprirent ce qui s'était passé à la villa
Sélim, peu d'heures après que le seigneur Kéraban les eut entraînés
sur les routes de la Chersonèse! Non! Ce n'était point pour vendre à
la jeune fille des étoffes précieuses que Yarhud avait jeté l'ancre
dans la petite baie, au pied même de l'habitation du banquier Sélim,
c'était pour opérer un odieux rapt, et tout donnait à penser que
l'affaire avait été préparée de longue main.

Les deux jeunes filles enlevées, la tartane avait immédiatement pris
la mer. Mais ce que ni l'une ni l'autre ne put dire, ce qu'elles
ignoraient encore, c'est que Sélim eût entendu leurs cris, c'est que
ce malheureux père fût arrivé au moment où la _Guïdare_ doublait les
dernières roches de la petite baie, c'est que Sélim eût été atteint
d'un coup de feu, tiré du pont de la tartane, et qu'il fût
tombé,--mort peut-être!--sans avoir pu se mettre ni mettre aucun de
ses gens à la poursuite des ravisseurs.

Quant à l'existence qui fut faite à bord aux deux jeunes filles,
Amasia n'eut que peu de choses à dire à ce sujet. Le capitaine et son
équipage avaient eu pour Nedjeb et pour elle des égards évidemment dus
à quelque recommandation puissante. La chambre la plus confortable du
petit bâtiment leur avait été réservée. Elles y prenaient leurs repas,
elles y reposaient. Elles pouvaient monter sur le pont toutes les fois
qu'elles le désiraient; mais elles se sentaient surveillées de près,
pour le cas où, dans un moment de désespoir, elles eussent voulu se
soustraire par la mort au sort qui les attendait.

Ahmet écoutait ce récit le coeur serré. Il se demandait si, dans cet
enlèvement, le capitaine avait agi pour son propre compte, avec
l'intention d'aller revendre ses prisonnières sur les marchés de
l'Asie Mineure,--odieux trafic qui n'est pas rare, en effet!--ou si
c'était pour le compte de quelque riche seigneur de l'Anatolie que le
crime avait été commis.

A cela, et bien que la question leur eût été directement posée, ni
Amasia ni Nedjeb ne purent répondre. Toutes les fois que, dans leur
désespoir, implorant ou pleurant, elles avaient interrogé là-dessus
Yarhud, celui-ci s'était toujours refusé à s'expliquer. Elles ne
savaient donc ni pour qui avait agi le capitaine de la tartane,
ni,--ce qu'Ahmet eût désiré surtout apprendre,--où devait les conduire
la _Guïdare_.

Quant à la traversée, elle avait d'abord été bonne, mais lente, à
cause des calmes qui s'étaient maintenus pendant une période de
plusieurs jours. Il n'avait été que trop visible combien ces retards
contrariaient le capitaine, peu enclin à dissimuler son impatience.
Les deux jeunes filles en avaient donc conclu--Ahmet et le seigneur
Kéraban furent de cette opinion--que Yarhud s'était engagé à arriver
dans un délai convenu ... mais où? ... Cela, on l'ignorait, bien qu'il
fut certain que c'était en quelque port de l'Asie Mineure que la
_Guïdare_ devait être attendue.

Enfin, les calmes cessèrent, et la tartane put reprendre sa marche
vers l'est, ou, comme le dit Amasia, dans la direction du lever du
soleil. Elle fit route ainsi pendant deux semaines, sans incidents;
plusieurs fois, elle croisa, soit des navires à voiles, bâtiments de
guerre ou de commerce, soit de ces rapides steamers qui coupent de
leurs itinéraires réguliers cette immense aire da la mer Noire; mais
alors, le capitaine Yarhud obligeait ses prisonnières à redescendre
dans leur chambre, dans la crainte qu'elles ne fissent quelque signal
de détresse qui aurait pu être aperçu.

Le temps devint peu à peu menaçant, puis mauvais, puis détestable.
Deux jours avant le naufrage de la _Guïdare_, une violente tempête se
déclara. Amasia et Nedjeb comprirent bien, à la colère du capitaine,
qu'il était forcé de modifier sa route, et que la tourmente le
poussait là où il ne voulait point aller. Et alors, ce fut avec une
sorte de bonheur que les deux jeunes filles se sentirent emportées par
cette tempête, puisqu'elle les éloignait du but que la _Guïdare_
voulait atteindre.

«Oui, cher Ahmet, dit Amasia pour achever son récit, en pensant au
sort qui m'était destiné, en me voyant séparée de vous, entraînée là
où vous ne m'auriez jamais revue, ma résolution était bien prise! ...
Nedjeb le savait! ... Elle n'aurait pu m'empêcher de l'accomplir! ...
Et avant que la tartane n'eût atteint ce rivage maudit ... je me
serais précipitée dans les flots! ... Mais la tempête est venue! ...
Ce qui devait nous perdre nous a sauvées! ... Mon Ahmet, vous m'êtes
apparu au milieu des lames furieuses! ... Non! ... jamais je
n'oublierai....

--Chère Amasia ..., répondit Ahmet, Allah a voulu que vous fussiez
sauvée ... et sauvée par moi!... Mais, si je n'avais précédé mon
oncle, c'était lui qui se jetait à votre secours!

--Par Mahomet, je le crois bien! s'écria Kéraban.

--Et dire qu'un seigneur si entêté a si bon coeur! ne put s'empêcher
de murmurer Nedjeb.

--Ah! cette petite qui me relance! riposta Kéraban. Et pourtant, mes
amis, avouez que mon entêtement a quelquefois du bon!

--Quelquefois? demanda Van Mitten, très incrédule à ce sujet. Je
voudrais bien savoir....

--Sans doute, ami Van Mitten! Si j'avais cédé aux fantaisies d'Ahmet,
si nous avions pris les railways de la Crimée et du Caucase, au lieu
de suivre la côte, Ahmet se serait-il trouvé là, au moment du
naufrage, pour sauver sa fiancée?

--Non, sans doute, reprit Van Mitten; mais, ami Kéraban, si vous ne
l'aviez forcé à quitter Odessa, sans doute aussi l'enlèvement ne se
fût pas accompli et....

--Ah! c'est ainsi que vous raisonnez, Van Mitten! Vous voulez
discuter à ce sujet?

--Non! ... non! ... répondit Ahmet, qui sentait bien que, dans une
discussion présentée de la sorte, le Hollandais n'aurait pas le
dessus. Il est un peu tard, d'ailleurs, pour raisonner et déraisonner
sur le pour et le contre! Mieux vaut prendre quelque repos....

--Afin de repartir demain! dit Kéraban.

--Demain, mon oncle, demain? ... répondit Ahmet. Et ne faut-il pas
qu'Amasia et Nedjeb....

--Oh! je suis forte, Ahmet, et demain....

--Ah! mon neveu, s'écria Kéraban, voilà que tu n'es plus si pressé,
maintenant que ma petite Amasia est près de toi! ... Et cependant, la
fin du mois approche ... la date fatale ... et il y a là un intérêt
qu'il ne faut pas négliger ... et tu permettras à un vieux négociant
d'être plus pratique que toi! ... Donc, que chacun dorme de son mieux,
et demain, lorsque nous aurons trouvé quelque moyen de transport, nous
nous remettrons en route!»

On s'installa donc du mieux qu'il fut possible dans la maison du
pêcheur, et aussi bien, à coup sur, que le seigneur Kéraban et ses
compagnons l'eussent été dans une des auberges d'Atina. Tous, après
tant d'émotions, furent heureux de se reposer pendant quelques heures,
Van Mitten rêvant qu'il discutait encore avec son intraitable ami,
celui-ci rêvant qu'il se trouvait face à face avec le seigneur Saffar,
sur lequel il appelait toutes les malédictions d'Allah et de son
prophète.

Seul, Ahmet ne put fermer l'oeil un instant. De savoir dans quel but
Amasia avait été enlevée par Yarhud, cela l'inquiétait, non plus pour
le passé, mais pour l'avenir. Il se demandait si tout danger avait
disparu avec le naufrage de la _Guïdare_. Certes, il avait lieu de
croire que pas un des hommes de l'équipage n'avait survécu à la
catastrophe, et il ignorait que le capitaine en fût sorti sain et
sauf. Mais cette catastrophe serait bientôt connue dans ces parages.
Celui pour le compte duquel agissait Yarhud,--quelque riche seigneur,
sans doute, peut-être quelque pacha des provinces de l'Anatolie,--on
serait rapidement instruit. Lui serait-il donc difficile de se
remettre sur les traces de la jeune fille? Entre Trébizonde et
Scutari, à travers cette province, presque déserte, traversée par
l'itinéraire, les périls ne pourraient-ils être accumulés, les pièges
tendus, les embûches préparées?

Ahmet prit donc la résolution de veiller avec le plus grand soin. Il
ne se séparerait plus d'Amasia; il prendrait la direction de la petite
caravane et choisirait, au besoin, quelque guide sûr, qui pourrait le
diriger par les plus courtes voies du littoral.

En même temps, Ahmet résolut de mettre le banquier Sélim, le père
d'Amasia, au courant de ce qui s'était passé depuis l'enlèvement de sa
fille. Il importait, avant tout, que Sélim apprît qu'Amasia était
sauvée, et qu'il eût soin de se trouver à Scutari pour l'époque
convenue, c'est-à-dire dans une quinzaine de jours. Mais une lettre,
expédiée d'Atina ou de Trébizonde, eût mis trop de temps à parvenir à
Odessa. Aussi, Ahmet se décida-t-il, sans en rien dire à son
oncle,--que le mot télégramme eût fait bondir,--à envoyer une dépêche
à Sélim par le fil de Trébizonde. Il se promit aussi de lui marquer
que tout danger n'était pas écarté, peut-être, et que Sélim ne devait
pas hésiter à se porter au-devant de la petite caravane.

Le lendemain, dès qu'Ahmet se retrouva avec la jeune fille, il lui fit
connaître ses projets, en partie du moins, sans insister à propos des
périls qu'elle pouvait courir encore. Amasia ne vit qu'une chose en
tout cela: c'est que son père allait être rassuré et dans le plus bref
délai. Aussi avait-elle hâte d'être arrivée à Trébizonde, d'où serait
expédié ce télégramme à l'insu de l'oncle Kéraban.

Après quelques heures de sommeil, tous étaient sur pied, Kéraban plus
impatient que jamais, Van Mitten résigné à tous les caprices de son
ami, Bruno serrant ce qui lui restait de ventre dans ses vêtements
trop larges et ne répondant plus à son maître que par des
monosyllabes.

Tout d'abord, Ahmet avait fouillé Atina, bourgadesans importance,
qui,--son nom l'indique,--fut jadis l'«Athènes» du Pont-Euxin. Aussi
y voit-on encore quelques colonnes d'ordre dorique, restes d'un temple
de Pallas. Mais si ces ruines intéressèrent Van Mitten, elles
laissèrent fort indifférent Ahmet. Combien il eût préféré trouver
quelque véhicule moins rude, moins rudimentaire que la charrette prise
à la frontière turco-russe! Mais il fallut en revenir à l'araba, qui
fut spécialement réservée aux deux jeunes filles. De là, nécessité de
se procurer d'autres montures, chevaux, ânes, mules ou mulets, afin
que maîtres et serviteurs pussent atteindre Trébizonde.

Ah! que de regrets éprouva le seigneur Kéraban en songeant à sa chaise
de poste brisée au railway de Poti! Et que de récriminations, avec
invectives et menaces, il envoya à l'adresse de ce hautain Saffar,
selon lui responsable de tout le mal!

Quant à Amasia et à Nedjeb, rien ne pouvait leur être plus agréable
que de voyager en araba! Oui! c'était du nouveau, de l'imprévu! Elles
ne l'eussent pas changée, cette charrette, pour le plus beau carrosse
du Padischah! Comme elles seraient à l'aise sous la bâche imperméable,
sur une fraîche litière qu'il était facile de renouveler à chaque
relais! Et, de temps en temps, elles offriraient une place près
d'elles au seigneur Kéraban, au jeune Ahmet, à M. Van Mitten! Et puis
ces cavaliers qui les escorteraient comme des princesses! ... Enfin,
c'était charmant!

Il va sans dire que des réflexions de ce genre venaient de cette folle
de Nedjeb, si portée à ne prendre les événements que par leurs bons
côtés. Quant à Amasia, comment eût-elle eu la pensée de se plaindre,
après tant d'épreuves, puisqu'Ahmet était près d'elle, puisque ce
voyage allait s'achever dans des conditions si différentes et dans un
délai si court! Et on atteindrait enfin Scutari! ... Scutari!

«Je suis certaine, répétait Nedjeb, qu'en se dressant sur la pointe
des pieds, on pourrait déjà l'apercevoir!»

En réalité, il n'y avait dans la petite troupe que deux hommes à se
plaindre: le seigneur Kéraban, qui, faute d'un véhicule plus rapide,
craignait quelque retard, et Bruno, qu'une étape de trente-cinq
lieues,--trente-cinq lieues à dos de mule!--séparait encore de
Trébizonde.

Là, par exemple, ainsi que le lui répétait Nizib, on se procurerait
certainement un moyen de transport plus approprié aux chemins des
longues plaines de l'Anatolie.

Donc, ce jour-là, 15 septembre, toute la caravane quitta la petite
bourgade d'Atina, vers onze heures du matin. La tempête avait été si
violente que cette violence s'était faite aux dépens de sa durée.
Aussi, un calme presque complet régnait-il dans l'atmosphère. Les
nuages, reportés vers les hautes couches de l'air, se reposaient,
presque immobiles, encore tout lacérés des coups de l'ouragan. Par
intervalles, le soleil lançait quelques rayons qui animaient le
paysage. Seule, la mer, sourdement agitée, venait battre avec fracas
la base rocheuse des falaises.

C'étaient les routes du Lazistan occidental que le seigneur Kéraban et
ses compagnons descendaient alors, et aussi rapidement que possible,
de manière à pouvoir franchir, avant le soir, la frontière du pachalik
de Trébizonde. Ces routes n'étaient point désertes. Il y passait des
caravanes, où les chameaux se comptaient par centaines; les oreilles
étaient assourdies du son des grelots, des sonnettes, des cloches même
qu'ils portaient au cou, en même temps que l'oeil s'amusait aux
couleurs violentes et variées de leurs pompons et de leurstresses
agrémentées de coquillages. Ces caravanes venaient de la Perse ou y
retournaient.

Le littoral n'était pas plus désert que les routes. Toute une
population de pêcheurs et chasseurs s'y était donné rendez-vous. Les
pêcheurs, à la tombée de la nuit, avec leur barque dont l'arrière
s'éclaire d'une résine enflammée, y prennent, par quantités
considérables, cette espèce d'anchois, le «khamsi», dont il se fait
une consommation prodigieuse sur toute la côte anatolienne, et jusque
dans les provinces de l'Arménie centrale. Quant aux chasseurs, ils
n'ont rien à envier aux pêcheurs de khamsi pour l'abondance du gibier
qu'ils recherchent de préférence. Des milliers d'oiseaux de mer de
l'espèce des grèbes, des «koukarinas», pullulent sur les rivages de
cette portion de l'Asie Mineure. Aussi, est-ce par centaines de mille
qu'ils fournissent des peaux fort recherchées, dont le prix assez
élevé compense le déplacement, le temps, la fatigue, sans parler de ce
que coûte la poudre employée à leur donner la chasse.

Vers trois heures après midi, la petite caravane fit halte à la
bourgade de Mapavra, à l'embouchure de la rivière de ce nom, dont les
eaux claires se mélangent au huileux liquide d'un courant de pétrole
qui descend des sources voisines. A cette heure, il était un peu trop
tôt pour diner; mais, comme on ne devait arriver que fort tard au
campement du soir, il parut sage de prendre quelque nourriture. Ce fut
du moins l'avis de Bruno, et l'avis de Bruno l'emporta, non sans
raison. S'il y eut abondance de khamsi sur la table de l'auberge où le
seigneur Kéraban et les siens avaient pris place, cela va sans dire.
C'est là, d'ailleurs, le mets préféré dans ces pachaliks de l'Asie
Mineure. On servit ces anchois salés ou frais au goût des amateurs,
mais il y eut aussi quelques plats plus sérieux, auxquels on fit bon
accueil. Et puis, il régnait tant de gaieté parmi ces convives, tant
de bonne humour! N'est-ce pas le meilleur assaisonnement de toutes
choses en ce monde?

«Eh bien! Van Mitten, disait Kéraban, regrettez-vous encore
l'entêtement,--entêtement légitime,--de votre ami et correspondant,
qui vous a forcé de le suivre en un pareil voyage?

--Non, Kéraban, non! répondait Van Mitten, et je le recommencerai,
quand il vous plaira!

--Nous verrons, nous verrons, Van Mitten! Et toi, ma petite Amasia,
que penses-tu de ce méchant oncle, qui t'avait enlevé ton Ahmet?

--Qu'il est toujours ce que je savais bien, le meilleur des hommes!
répondit la jeune fille.

--Et le plus accommodant! ajouta Nedjeb. Il me semble même que le
seigneur Kéraban ne s'entête plus autant qu'autrefois!

--Bon! voilà cette folle qui se moque de moi! s'écria Kéraban en
riant d'un bon rire.

--Mois non, seigneur, mais non!

--Mais si, petite! ... Bah! tu as raison! ... Je ne discute plus! ...
Je ne m'entête plus! ... L'ami Van Mitten, lui-même, ne parviendrait
plus à me provoquer!

--Oh! ... il faudrait voir cela! ... répondit le Hollandais, en
hochant la tête d'un air peu convaincu.

--C'est tout, vu Van Mitten!

--Si l'on vous mettait sur certains chapitres?

--Vous vous trompez bien! Je jure....

--Ne jurez pas!

--Mais si! ... Je jurerai! ... répondit Kéraban, qui commençait à
s'animer quelque peu. Pourquoi ne jurerais-je pas?

--Parce que c'est souvent chose difficile a tenir un serment!

--Moins difficile à tenir que sa langue, en tout cas, Van Mitten, car
il est certain qu'en ce moment et pour le plaisir de me contredire....

--Moi, ami Kéraban?

--Vous! ... et quand je vous répète que je suis résolu à ne plus
jamais m'entêter sur rien, je vous prie de ne point vous entêter,
vous, à me soutenir le contraire!

--Allons, vous avez tort, monsieur Van Mitten, dit Ahmet, grand tort,
cette fois!

--Absolument tort! ... dit Amasia en souriant.

--Tout à fait tort!» ajouta Nedjeb.

Et le digne Hollandais, voyant la majorité s'élever contre lui, jugea
bon de se taire.

Au fond, malgré tout ce qui était arrivé, malgré les leçons qu'il
avait reçues et plus particulièrement dans ce voyage, si imprudemment
commencé, qui aurait pu si mal finir, le seigneur Kéraban était-il
aussi corrigé qu'il voulait le prétendre? on le verrait bien; mais, en
vérité, tous étaient certainement de l'avis de Van Mitten! Que les
bosses de l'entêtement fussent maintenant réduites sur cette tête de
têtu, il était quelque peu permis d'en douter!

«En route! dit Kéraban, lorsque le repas fut achevé. Voilà un dîner
qui n'a point été mauvais, mais j'en sais un meilleur!

--Et lequel? demanda Van Mitten.

--Celui qui nous attend à Scutari!»

On repartit vers quatre heures, et à huit heures du soir, on arrivait,
sans mésaventure, à la petite bourgade de Rize, toute semée d'écueils
au delà de ses grèves.

Là, il fallut passer la nuit dans une sorte de khan assez peu
confortable,--si peu même que les deux jeunes filles préférèrent
demeurer sous la bâche de leur araba. L'important était que les
chevaux et les mules pussent trouver à se refaire de leurs fatigues.
Heureusement, la paille et l'orge ne manquaient point aux râteliers.
Le seigneur Kéraban et les siens n'eurent à leur disposition qu'une
litière, mais sèche et fraîche, et ils surent s'en contenter. La nuit
prochaine, ne devaient-ils pas la passer à Trébizonde, et avec tout le
confortable que devait leur offrir cette importante ville dans le
meilleur de ses hôtels?

Quant à Ahmet, que la couche fût bonne ou mauvaise, peu lui importait.
Sous l'obsession de certaines idées il n'aurait pu dormir. Il
craignait toujours pour la sûreté de la jeune fille, et se disait que
tout péril n'avait peut-être pas cessé avec le naufrage de la
_Guïdare_. Il veilla donc, bien armé, aux abords du khan.

Ahmet taisait bien: il avait raison de craindre.

En effet, Yarhud, pendant cette journée, n'avait point perdu de vue la
petite caravane. Il marchait sur ses traces, mais de manière à ne
jamais se laisser voir, étant connu d'Ahmet aussi bien que des deux
jeunes filles. Puis, il épiait, il combinait des plans pour ressaisir
la proie qui lui était échappée,--et, à tout hasard, il avait écrit à
Scarpante. Cet intendant du seigneur Saffar, suivant ce qui avait été
convenu à l'entrevue de Constantinopple, devait être depuis quelque
temps à Trébizonde. Aussi, fut-ce une lieue avant d'arriver à cette
ville, au caravansérail de Rissar, que Yarhud lui avait donné
rendez-vous pour le lendemain, sans lui rien dire du naufrage de la
tartane ni de ses conséquences si funestes.

Donc, Ahmet n'avait que trop raison de veiller; ses pressentiments ne
le trompaient pas. Yarhud, pendant la nuit, put même s'approcher assez
près du khan pour s'assurer que les jeunes filles dormaient dans leur
araba. Très heureusement pour lui, il s'aperçut à temps qu'Ahmet
faisait bonne garde, et il parvint à s'éloigner sans avoir été vu.

Mais, cette fois, au lieu de rester sur les derrières de la caravane,
le capitaine maltais se jeta vers l'ouest, sur la route de Trébizonde.
Il lui importaitde devancer le seigneur Kéraban et ses compagnons.
Avant leur arrivée dans cette ville, il voulait avoir conféré avec
Scarpante. Aussi, faisant faire un détour au cheval qu'il montait
depuis son départ d'Atina, se dirigea-t-il rapidement vers le
caravansérail de Rissar.

Allah est grand, soit! mais, en vérité, il aurait dû faire plus
grandement les choses, et ne pas laisser le capitaine Yarhud survivre
à cet équipage de coquins, disparu dans le naufrage de la _Guïdare_!
Le lendemain, 16 septembre, dès l'aube, tout le monde était sur pied,
de belle humeur,--sauf Bruno, qui se demandait combien de livres il
perdrait encore avant son arrivée à Scutari.

«Ma petite Amasia, dit le seigneur Kéraban en se frottant les mains,
viens que je t'embrasse!

--Volontiers, mon oncle, dit la jeune fille, si toutefois vous me
permettez de vous donner déjà ce nom?

--Si je te le permets, ma chère fille! Tu peux même m'appeler ton
père. Est-ce qu'Ahmet n'est pas mon fils?

--Il l'est tellement, oncle Kéraban, dit Ahmet, qu'il vient vous
donner un ordre, comme c'est le droit d'un fils envers son père!

--Et quel ordre?

--Celui de partir à l'instant. Les chevaux sont prêts, et il faut que
ce soir nous soyons à Trébizonde.

--Et nous y serons, s'écria Kéraban, et nous en repartirons le
lendemain au soleil levant!--Eh bien! ami Van Mitten, il était donc
écrit que vous verriez un jour Trébizonde!

--Oui! Trébizonde! ... Quel magnifique nom de ville! répondit le
Hollandais, Trébizonde et sa colline, où les Dix Mille célébrèrent des
jeux et des combats gymniques sous la présidence de Dracontius, si
j'en crois mon guide, qui me paraît fort bien rédigé! En vérité, ami
Kéraban, il ne me déplaît point de voir Trébizonde!

--Eh bien, de ce voyage, ami Van Mitten, avouez qu'il vous restera de
fameux souvenirs!

--Ils auraient pu être plus complets!

--En somme, vous n'aurez pas eu lieu de vous plaindre!

--Ce n'est pas fini! ...» murmura Bruno à l'oreille de son maître,
comme un mauvais augure chargé de rappeler aux humains l'instabilité
des choses humaines!

La caravane quitta le khan à sept heures du matin. Le temps
s'améliorait de plus en plus, avec un beau ciel, mêlé de quelques
brumes matinales que le soleil allait dissiper.

A midi, on s'arrêtait à la petite bourgade d'Of, sur l'Ophis des
anciens, où se retrouve l'origine des grandes familles de la Grèce. On
y déjeuna dans une modeste auberge, en utilisant les provisions que
portait l'araba et qui touchaient à leur fin.

Au surplus, l'aubergiste n'avait guère la tête à lui, et, de s'occuper
de ses clients, ce n'était point ce qui l'inquiétait alors. Non! sa
femme était gravement malade, à ce brave homme, et il n'y avait point
de médecin dans le pays. Or, en faire venir un de Trébizonde, c'eût
été bien cher pour un pauvre hôtelier!

Il s'ensuivit donc que le seigneur Kéraban, aidé en cela par son ami
Van Mitten, crut devoir faire l'office de «hakim» ou docteur, et
prescrivit quelques drogues très simples, qu'il serait facile de
trouver à Trébizonde.

«Qu'Allah vous protège, seigneur! répondit le regardant époux de
l'hôtelière, mais, ces drogues, qu'est-ce qu'elles pourront bien me
coûter?

--Une vingtaine de piastres, répondit Kéraban.

--Une vingtaine de piastres! s'écria l'hôtelier. Eh! pour ce prix là,
j'aurais de quoi m'acheter une autre femme!»

Et il s'en alla, non sans remercier ses hôtes de leurs bons conseils,
dont il entendait bien ne point profiter.

«Voilà un mari pratique! dit Kéraban. Vous auriez dû vous marier dans
ce pays-ci, ami Van Mitten!

--Peut-être!» répondit le Hollandais.

A cinq heures du soir, les voyageurs faisaient halte pour dîner à la
bourgade de Surmenèh. Ils en repartaient à six, dans l'intention
d'atteindre Trébizonde avant la fin du crépuscule. Mais il y eut
quelque retard: une des roues de l'araba vint à se rompre à deux
lieues de la ville, vers les neuf heures du soir. Force fut donc
d'aller passer la nuit dans un caravansérail, élevé sur la
route,--caravansérail bien connu des voyageurs qui fréquentent cette
partie de l'Asie Mineure.




VI


OU IL EST QUESTIONS DE NOUVEAUX PERSONNAGES QUE LE SEIGNEUR KÉRABAN VA
RENCONTRER AU CARAVANSÉRAIL DE RISSAR.

Le caravansérail de Rissar, comme toutes les constructions de ce
genre, est parfaitement approprié au service des voyageurs qui y font
halte avant d'entrer à Trébizonde. Son chef, son gardien,--ainsi qu'on
voudra l'appeler,--un certain Turc, nommé Kidros, fin matois, plus
rusé que ne le sont d'ordinaire les gens de sa race, le gérait avec
grand soin. Il cherchait à contenter ses hôtes de passage, pour le
plus grand avantage de ses intérêts qu'il entendait à merveille. Il
était toujours de leurs avis,--même lorsqu'il s'agissait de régler des
notes qu'il avait préalablement enflées, de manière à pouvoir les
ramener à un total très rémunérateur encore, et cela par pure
condescendance pour de si honorables voyageurs.

Voici en quoi consistait le caravansérail de Rissar. Une vaste cour
fermée de quatre murs, avec large porte s'ouvrant sur la campagne. De
chaque côté de cette porte, deux poivrières, ornées du pavillon turc,
du haut desquelles on pouvait surveiller les environs, pour le cas où
les routes n'eussent pas été sûres. Dans l'épaisseur de ces murs, un
certain nombre de portes, donnant accès aux chambres isolées où les
voyageurs venaient passer la nuit, car il était rare qu'elles fussent
occupées pendant le jour. Au bord de la cour, quelques sycomores,
jetant un peu d'ombre sur le sol sablé, auquel le soleil de midi
n'épargnait point ses rayons. Au centre, un puits à fleur de terre,
desservi par le chapelet sans fin d'une noria, dont les godets
pouvaient se vider dans une sorte d'auge qui formait un bassin
semi-circulaire. Au dehors, une rangée de box, abrités sous des
hangars, où les chevaux trouvaient nourriture et litière en quantité
suffisante. En arrière, des piquets auxquels on attachait mules et
dromadaires, moins accoutumés que les chevaux au confortable d'une
écurie.

Ce soir-la, le caravansérail, sans être entièrement occupé, comptait
un certain nombre de voyageurs, les uns en route pour Trébizonde, les
autres en route pour les provinces de l'Est, Arménie, Perse ou
Kurdistan. Une vingtaine de chambres étaient retenues, et leurs hôtes,
pour la plupart, y prenaient déjà leur repos.

Vers neuf heures, deux hommes seulement se promenaient dans la cour.
Ils causaient avec vivacité et n'interrompaient leur conversation que
pour aller au dehors jeter un regard impatient.

Ces deux hommes, vêtus de costumes très simples, de manière à ne point
attirer l'attention des passants ou des voyageurs, étaient le seigneur
Saffar et son intendant Scarpante.

«Je vous le répète, seigneur Saffar, disait ce dernier, c'est ici le
caravansérail de Rissar! C'est ici et aujourd'hui même que la lettre
de Yarhud nous donne rendez-vous!

--Le chien! s'écria Saffar. Comment se fait-il qu'il ne soit pas
encore arrivé?

--Il ne peut tarder maintenant?

--Et pourquoi cette idée d'amener ici la jeune Amasia, au lieu de la
conduire directement à Trébizonde?»

Saffar et Scarpante, on le voit, ignoraient le naufrage de la
_Guïdare_ et quelles en avaient été les conséquences.

«La lettre que Yarhud m'a adressée, reprit Scarpante, venait du port
d'Atina. Elle ne dit rien au sujet de la jeune fille enlevée, et se
borne à me prier de venir ce soir au caravansérail de Rissar.

--Et il n'est pas encore là! s'écria le seigneur Saffar, en faisant
deux ou trois pas vers la porte. Ah! qu'il prenne garde de lasser ma
patience! J'ai le pressentiment que quelque catastrophe....

--Pourquoi, seigneur Saffar? Le temps a été très mauvais sur la mer
Noire! Il est probable que la tartane n'aura pu atteindre Trébizonde,
et, sans doute, rejetée jusqu'au port d'Atina....

--Et qui nous dit, Scarpante, que Yarhud a d'abord pu réussir,
lorsqu'il a tenté d'enlever la jeune fille, à Odessa?

--Yarhud est non seulement un hardi marin, seigneur Saffar, répondit
Scarpante, c'est aussi un habile homme!

--Et l'habileté ne suffit pas toujours!» répondit d'une voix calme le
capitaine maltais, qui depuis quelques instants se tenait immobile sur
le seuil du caravansérail.

Le seigneur Saffar et Scarpante s'étaient aussitôt retournés, et
l'intendant de s'écrier:

«Yarhud!

--Enfin, te voilà! lui dit assez brutalement le seigneur Saffar, en
marchant vers lui.

--Oui, seigneur Saffar, répondit le capitaine qui s'inclina
respectueusement, oui! ... me voilà ... enfin!

--Et la fille du banquier Sélim? demanda Saffar. Est-ce que tu n'as
pu réussir à Odessa?....

--La fille du banquier Sélim, répondit Yarhud, a été enlevée par moi,
il y a environ six semaines, peu après le départ de son fiancé Ahmet,
forcé de suivre son oncle dans un voyage autour de la mer Noire. J'ai
immédiatement fait voile pour Trébizonde; mais, avec ces temps
d'équinoxe, ma tartane a été repoussée dans l'est, et, malgré tous mes
efforts, elle est venue faire côte sur les roches d'Atina, où a péri
tout mon équipage.

--Tout ton équipage! ... s'écria Scarpante.

--Oui!

--Et Amasia? ... demanda vivement Saffar, que la perte de la
_Guïdare_ semblait peu toucher.

--Elle est sauvée, répondit Yarhud, sauvée avec la jeune suivante que
j'avais dû enlever en même temps qu'elle!

--Mais si elle est sauvée ... demanda Scarpante.

--Où est-elle? s'écria Saffar.

--Seigneur, répondit le capitaine maltais, la fatalité est contre moi,
ou plutôt contre vous!

--Mais parle donc répliqua Saffar, dont toute l'attitude était pleine
de menaces.

--La fille du banquier Sélim, répondit Yarhud, a été sauvée par son
fiancé Ahmet, que le plus regrettable hasard venait d'amener sur le
théâtre du naufrage!

--Sauvée ... par lui?... s'écria Scarpante.

--Et, en ce moment? ... demanda Saffar.

--En ce moment, cette jeune fille, sous la protection d'Ahmet, de
l'oncle d'Ahmet et des quelques personnes qui les accompagnent, se
dirige vers Trébizonde. De là, tous doivent gagner Scutari pour la
célébration du mariage, qui doit être faite avant la fin de ce mois!

--Maladroit! s'écria le seigneur Saffar. Avoirlaissé échapper Amasia
au lieu de la sauver toi-même!

--Je l'eusse fait au péril de ma vie, seigneur Saffar, répondit
Yarhud, et elle serait en ce moment dans votre palais, à Trébizonde,
si cet Ahmet ne se fût trouvé là au moment où sombrait la _Guïdare!_

--Ah! tu es indigne des missions qu'on te confie! répliqua Saffar,
qui ne put retenir un violent mouvement de colère.

--Veuillez m'écouter, seigneur Saffar, dit alors Scarpante. Avec un
peu de calme, vous voudrez bien reconnaître que Yarhud a fait tout ce
qu'il pouvait faire!

--Tout! répondit le capitaine maltais.

--Tout n'est pas assez, répondit Saffar, lorsqu'il s'agit d'accomplir
un de mes ordres!

--Ce qui est passé est passé, seigneur Saffar! reprit Scarpante. Mais
voyons le présent et examinons quelles chances il nous offre. La fille
du banquier Sélim pouvait ne pas avoir été enlevée a Odessa ... elle
l'a été! Elle pouvait périr dans ce naufrage de la _Guïdare_ ... elle
est vivante! Elle pouvait être déjà la femme de cet Ahmet ... elle ne
l'est pas encore! ... Donc, rien n'est perdu!

--Non! ... rien! ... répondit Yarhud. Après le naufrage, j'ai suivi,
j'ai épié Ahmet et ses compagnons depuis leur départ d'Atina! Ils
voyagent sans défiance, et le chemin est long encore, à travers toute
l'Anatolie, depuis Trébizonde jusqu'aux rives du Bosphore! Or, ni la
jeune Amasia ni sa suivante ne savent quelle était la destination de
la _Guïdare_! De plus, personne ne connaît ni le seigneur Saffar, ni
Scarpante! Ne peut-on donc attirer cette petite caravane dans quelque
piège, et....

--Scarpante, répondit froidement Saffar, cette jeune fille, il me la
faut! Si la fatalité s'est mise contre moi, je saurai lutter contre
elle! Il ne sera pas dit que l'un de mes désirs n'aura pas été
satisfait! Et il le sera, seigneur Saffar! répondit Scarpante. Oui!
entre Trébizonde et Scutari, au milieu de ces régions désertes, il
serait possible ... facile même ... d'entrainer cette caravane ...
peut-être en lui donnant un guide qui saura l'égarer, puis, de la
faire attaquer par une troupe d'hommes à votre solde! ... Mais c'est
là agir par la force, et si la ruse pouvait réussir, mieux vaudrait la
ruse!

--Et comment l'employer? demanda Saffar.

--Tu dis, Yarhud, reprit Scarpante en s'adressant au capitaine
maltais, tu dis qu'Ahmet et ses compagnons se dirigent maintenant, à
petites marche vers Trébizonde?

--Oui, Scarpante, répondit Yarhud, et j'ajoute qu'ils passeront
certainement cette nuit au caravansérail de Rissar.

--Eh bien, demanda Scarpante, ne pourrait-on imaginer ici quelque
empêchement, quelque mauvaise affaire ... qui les retiendrait ... qui
séparerait la jeune Amasia de son fiancé?

--J'aurais plus de confiance dans la force! répondit brutalement
Saffar.

--Soit, dit Scarpante, et nous l'emploierons si la ruse est
impuissante! Mais laissez-moi attendre ici ... observer....

--Silence, Scarpante, dit Yarhud en saisissant le bras de
l'intendant, nous ne sommes plus seuls!»

En effet, deux hommes venaient d'entrer dans la cour. L'un était
Kidros, le gardien du caravansérail, l'autre, un personnage
important,--à l'entendre du moins,--et qu'il convient de présenter au
lecteur.

Le seigneur Saffar, Scarpante et Yarhud se mirent à l'écart dans un
coin obscur de la cour. De là, ils pouvaient écouter à leur aise, et
d'autant plus facilement que le personnage en question ne se gênait
guère pour parler d'une voix à la fois haute et hautaine.

C'était un seigneur Kurde. Il se nommait Yanar.

Cette région montagneuse de l'Asie, qui comprend l'ancienne Assyrie et
l'ancienne Médie, est appelée Kurdistan dans la géographie moderne.
Elle se divise en Kurdistan turc et en Kurdistan persan, suivant
qu'elle confine à la Perse ou à la Turquie. Le Kurdistan turc, qui
forme les pachaliks de Chehrezour et de Mossoul, ainsi qu'une partie
de ceux de Van et de Bagdad, compte plusieurs centaines de mille
habitants, et parmi eux,--nombre moins considérable,--ce seigneur
Yanar, arrivé depuis la veille au caravansérail de Rissar, avec sa
soeur, la noble Saraboul.

Le seigneur Yanar et sa soeur avaient quitté Mossoul depuis deux mois
et voyageaient pour leur agrément. Ils se rendaient tous deux à
Trébizonde, où ils comptaient faire un séjour de quelques semaines. La
noble Saraboul,--on l'appelait ainsi dans son pachalik natal,--à l'âge
de trente à trente-deux ans, était déjà veuve de trois seigneurs
Kurdes. Ces divers époux n'avaient pu consacrer au bonheur de leur
épouse qu'une vie malheureusement trop courte. Leur veuve, encore fort
agréable de taille et de figure, se trouvait donc dans la situation
d'une femme qui se laisserait volontiers consoler par un quatrième
mari, de la perte des trois premiers. Chose difficile à réaliser, pour
peu qu'on la connût, bien qu'elle fût riche et de bonne origine car,
par l'impétuosité de ses manières, la violence d'un tempérament kurde,
elle était de nature à effrayer n'importe quel prétendant à sa main,
s'il s'en présentait. Son frère Yanar, qui s'était constitué son
protecteur, son garde-de-corps, lui avait conseillé de voyager,--le
hasard est si grand en voyage! Et voilà pourquoi ces deux personnages,
échappés de leur Kurdistan, se trouvaient alors sur la route de
Trébizonde.

Le seigneur Yanar était un homme de quarante-cinq ans, de haute
taille, l'air peu endurant, la physionomie farouche,--un de ces
matamores qui sont venus au monde en fronçant les sourcils. Avec son
nez aquilin, ses yeux profondément enfoncés dans leur orbite, sa tête
rasée, ses énormes moustaches, il se rapprochait plus du type arménien
que du type turc. Coiffé d'un haut bonnet de feutre enroulé d'une
pièce de soie d'un rouge éclatant, vêtu d'une robe à manches ouvertes
sous une veste brodée d'or et d'un large pantalon qui lui tombait
jusqu'à la cheville, chaussé de bottines de cuir passementé, à tiges
plissées, la taille ceinte d'un châle de laine auquel s'accrochait
toute une panoplie de poignards, de pistolets et de yatagans, il avait
vraiment l'air terrible. Aussi maître Kidros ne lui parlait-il qu'avec
une extrême déférence, dans l'attitude d'un homme qui serait obligé de
faire des grâces devant la bouche d'un canon chargé à mitraille.

«Oui, seigneur Yanar, disait alors Kidros en soulignant chacune de ses
paroles par les gestes les plus confirmatifs, je vous répète que le
juge va arriver ici, ce soir-même, et que, demain matin, dès l'aube,
il procédera à son enquête.

--Maître Kidros, répondit Yanar, vous êtes le maître de ce
caravansérail, et qu'Allah vous étrangle, si vous ne tenez pas la main
à ce que les voyageurs soient en sûreté ici!

--Certes, seigneur Yanar, certes!

--Eh bien, la nuit dernière, des malfaiteurs, voleurs ou autres, ont
pénétré ... ont eu l'audace de pénétrer dans la chambre de ma soeur,
la noble Saraboul!»

El Yanar montrait une des portes ouvertes dans le mur qui fermait la
cour à droite.

«Les coquins! cria Kidros.

--Et nous ne quitterons pas le caravansérail, reprit Yanar, qu'ils
n'aient été découverts, arrêtés, jugés et pendus!»

Y avait-il eu véritablement tentative de vol pendant la nuit
précédente, c'est ce dont maître Kidros ne paraissait pas être
absolument convaincu. Ce qui était certain, c'est que la veuve
inconsolée, réveillée pour un motif ou pour un autre, avait quitté sa
chambre, effarée, poussant de grands cris, appelant son frère, que
tout le caravansérail avait été mis en révolution, et que les
malfaiteurs, en admettant qu'il y en eût, s'étaient échappés sans
laisser de trace.

Quoi qu'il en fût, Scarpante, qui ne perdait pas un seul mot de cette
conversation, se demanda immédiatement quel parti il y aurait à tirer
de l'aventure.

«Or, nous sommes Kurdes! reprit le seigneur Yanar en se rengorgeant
pour mieux donner à ce mot toute son importance, nous sommes des
Kurdes de Mossoul, des Kurdes de la superbe capitale du Kurdistan, et
nous n'admettrons jamais qu'un dommage quelconque ait pu être causé à
des Kurdes, sans qu'une juste réparation n'en soit obtenue par
justice!

--Mais seigneur, quel dommage? osa dire maître Kidros, en reculant de
quelques pas, par prudence.

--Quel dommage? s'écria Yanar.

--Oui ... seigneur!... Sans doute, des malfaiteurs ont tenté de
s'introduire, la nuit dernière, dans la chambre de votre noble soeur,
mais enfin ils n'ont rien dérobé....

--Rien! ... répondit le seigneur Yanar, rien ... en effet, mais grâce
au courage de ma soeur, grâce à son énergie! N'est-elle pas aussi
habile à manier un pistolet qu'un yatagan?

--Aussi, reprit maître Kidros, ces malfaiteurs, quels qu'ils soient,
ont-ils pris la fuite!

--Et ils ont bien fait, maitre Kidros! La noble, la vaillante
Saraboul en eut exterminé deux sur deux, quatre sur quatre! C'est
pourquoi, cette nuit encore, elle restera armée comme je le suis
moi-même, et malheur à quiconque oserait s'approcher de sa chambre!

--Vous comprenez bien, seigneur Yanar, reprit maître Kidros, qu'il
n'y a plus rien a craindre, et que ces voleurs,--si ce sont des
voleurs,--ne se hasarderont plus à....

--Comment! si ce sont des voleurs! s'écria le seigneur Yanar d'une
voix de tonnerre. Et que voulez-vous qu'ils soient, ces bandits?

--Peut-être ... quelques présomptueux ... quelques fous! ... répondit
Kidros, qui cherchait à défendre l'honorabilité de son établissement.
Oui! ... pourquoi pas ... quelque amoureux attiré ... entraîné ... par
les charmes de la noble Saraboul!....

--Par Mahomet, répondit le seigneur Yanar, en portant la main à sa
panoplie, il ferait beau voir! L'honneur d'une Kurde serait en jeu? On
aurait voulu attenter a l'honneur d'une Kurde! ... Alors ce ne serait
plus assez de l'arrestation, de l'emprisonnement, du pal! ... Le plus
épouvantable des supplices ne suffirait pas ... à moins que l'audacieux
n'eût une position et une fortune qui lui permissent de réparer sa faute!

--De grâce, veuillez vous calmer, seigneur Yanar, répondit maître
Kidros, et prenez patience! L'enquête nous fera connaître l'auteur ou
les auteurs de cet attentat. Je vous le répète, le juge a été mandé.
J'ai été moi-même le chercher à Trébizonde, et, quand je lui ai
raconté l'affaire, il m'a assuré qu'il avait un moyen à lui,--un moyen
sûr,--de découvrir les malfaiteurs, quels qu'ils fussent!

--Et quel est ce moyen? demanda le seigneur Yanar d'un ton
passablement ironique.

--Je l'ignore, répondit maître Kidros, mais le juge affirme que ce
moyen est infaillible!

--Soit! dit le seigneur Yanar, nous verrons cela demain. Je me retire
dans ma chambre, mais je veillerai ... je veillerai en armes!»

Et ce disant, le terrible personnage se dirigea vers sa chambre,
voisine de celle qu'occupait sa soeur. Là, il s'arrêta une dernière
fois sur le seuil, et, tendant un bras menaçant vers la cour du
caravansérail:

«On ne plaisante pas avec l'honneur d'une Kurde!» s'écria-t-il d'une
voix formidable.

Puis il disparut.

Maître Kidros poussa un long soupir de soulagement.

«Enfin, se dit-il, nous verrons bien comment tout cela finira! Mais
quant aux voleurs, s'il y en a jamais eu, mieux vaut qu'ils aient
décampé!»

Pendant ce temps, Scarpante s'entretenait à voix basse avec le
seigneur Saffar et Yarhud.

«Oui, leur disait-il, grâce à cette affaire, il y a peut-être quelque
coup à tenter!

--Tu prétends? ... demanda Saffar.

--Je prétends susciter ici même, à cet Ahmet, quelque désagréable
aventure, qui pourrait bien le retenir plusieurs jours à Trébizonde et
même le séparer de sa fiancée!

--Soit, mais si la ruse échoue....

--La force alors,» répondit Scarpante.

En ce moment, maître Kidros aperçut Saffar, Scarpante et Yarhud qu'il
n'avait pas encore vus. Il s'avança vers eux, et, du ton le plus
aimable:

«Vous demandez, seigneurs? ... dit-il.

--Des voyageurs, qui doivent arriver d'un instant à l'autre pour
passer la nuit au caravansérail,» répondit Scarpante.

A cet instant, quelque bruit se fit entendre au dehors,--le bruit
d'une caravane, dont les chevaux ou les mulets s'arrêtaient à la porte
extérieure.

«Les voici, sans doute?» dit maître Kidros.

Et il se dirigea vers le fond de la cour, pour aller à la rencontre
des nouveaux arrivants.

«En effet, reprit-il, en s'arrêtant sur la porte, voici des voyageurs
qui arrivent à cheval! Quelques riches personnages, sans doute, à en
juger sur leur mine! ... C'est bien le moins que j'aille au-devant
d'eux leur offrir mes services!»

Et il sortit.

Mais, en même temps que lui, Scarpante s'était avancé jusqu'à l'entrée
da la cour, puis, regardant au dehors;

«Ces voyageurs, seraient-ce Ahmet et ses compagnons? demanda-t-il, en
s'adressant au capitaine maltais.

--Ce sont eus! répondit Yarhud, qui recula vivement, afin de n'être
point reconnu.

--Eux? s'écria le seigneur Saffar, en s'avançant à son tour, mais
sans sortir de la cour du caravansérail.

--Oui! ... répondit Yarhud, voilà bien Ahmet, sa fiancée, sa suivante
... les deux serviteurs....

--Tenons-nous sur nos gardes! dit Scarpante, en faisant signe a
Yarhud de se cacher.

--Et déjà vous pouvez entendre la voix du seigneur Kéraban? reprit le
capitaine maltais.

--Kéraban?....» s'écria vivement Saffar. Et il se précipita vers la
porte.

«Mais qu'avez-vous donc, seigneur Saffar? demanda Scarpante, très
surpris, et pourquoi ce nom de Kéraban vous cause-t-il une telle
émotion?

--Lui! ... C'est bien lui! ... répondit Saffar. C'est ce voyageur,
avec lequel je me suis déjà rencontré au railway du Caucase, ... qui a
voulu me tenir tête et empêcher mes chevaux de passer!

--Il vous connaît?

--Oui ... et il ne me serait pas difficile de reprendre ici la suite
de cette querelle ... de l'arrêter....

--Eh! cela n'arrêterait pas son neveu! répondit Scarpante.

--Je saurais bien me débarrasser du neveu comme de l'oncle!

--Non! ... non!... pas de querelle! ... pas de bruit! ... répondit
Scarpante en insistant. Croyez-moi, seigneur Saffar, que ce Kéraban ne
puisse pas soupçonner votre présence ici! Qu'il ne sache pas que c'est
pour votre compte que Yarhud a enlevé la fille du banquier Sélim! ...
Ce serait risquer de tout perdre!

--Soit! dit Saffar, je me retire et je me fie a ton adresse,
Scarpante! Mais réussis!

--Je réussirai, seigneur Saffar, si vous me laissez agir! Retournez à
Trébizonde, ce soir même....

--J'y retournerai.

--Toi aussi, Yarhud, quitte à l'instant le caravansérail! reprit
Scarpante. On te connaît, et il ne faut pas que l'on te reconnaisse!

--Les voilà! dit Yarhud.

--Laissez-moi! ... laissez-moi seul! ... s'écria Scarpante en
repoussant le capitaine de la _Guïdare_.

--Mais comment disparaître sans être vu de cesgens-là? demanda
Saffar.

--Par ici!» répondit Scarpante, en ouvrant une porte, percée
dans le mur de gauche, et qui donnait accès sur la campagne.

Le seigneur Saffar et le capitaine maltais sortirent aussitôt.

«Il était temps! se dit Scarpante. Et maintenant, ayons l'oeil et
l'oreille ouverts!»




VII


DANS LEQUEL LE JUGE DE TRÉBIZOND PROCÈDE A SON ENQUÊTE D'UNE FAÇON
ASSEZ INGÉNIEUSE.

En effet, le seigneur Kéraban et ses compagnons, après avoir laissé
l'araba et leurs montures aux écuries extérieures, venaient d'entrer
dans le caravansérail. Maître Kidros les accompagnait, ne leur
ménageant point ses salamaleks les plus empressés, et il déposa dans
un coin sa lanterne allumée, qui ne projetait qu'une assez faible
clarté à l'intérieur de la cour.

«Oui, seigneur, répétait Kidros en se courbant, entrez! ... Veuillez
entrer! ... C'est bien ici le caravansérail de Rissar.

--Et nous ne sommes qu'à deux lieues de Trébizonde? demanda le
seigneur Kéraban.

--A deux lieues, au plus!

--Bien! Que l'on ait soin de nos chevaux. Nous les reprendrons demain
au point du jour.»

Puis, se retournant vers Ahmet qui conduisait Amasia vers un banc, où
elle s'assit avec Nedjeb:

«Voilà! dit-il d'un ton de bonne humeur. Depuis que mon neveu a
retrouvé cette petite, il ne s'occupe plus que d'elle, et c'est moi
qui suis obligé de préparer nos étapes!

--C'est bien naturel, seigneur Kéraban! A quoi servirait d'être
oncle? répondit Nedjeb.

--Il ne faut pas m'en vouloir! dit Ahmet en souriant.

--Ni à moi, ajouta la jeune fille!

--Eh! je n'en veux à personne! ... pas même à ce brave Van Mitten,
qui a pourtant eu l'idée ... oui! ... l'impardonnable idée de songer à
m'abandonner en route!

--Oh! ne parlons plus de cela, répliqua Van Mitten, ni maintenant, ni
jamais!

--Par Mahomet! s'écria le seigneur Kéraban, pourquoi n'en plus
parler? ... Une bonne petite discussion là-dessus ... ou même sur tout
autre sujet ... cela vous fouetterait le sang!

--Je croyais, mon oncle, fit observer Ahmet, que vous aviez pris la
résolution de ne plus discuter.

--C'est juste! Tu as raison, mon neveu, et si l'on m'y reprend
jamais, quand bien même j'aurais cent fois raison!....

--Nous verrons bien! murmura Nedjeb.

--D'ailleurs, reprit Van Mitten, ce qu'il y a de mieux à faire, je
crois, c'est de nous reposer dans un bon sommeil de quelques heures!

--Si toutefois l'on peut dormir ici? murmura Bruno, d'assez mauvaise
humeur comme toujours.

--Vous avez des chambres à nous donner pour la nuit? demanda Kéraban
à maître Kidros.

--Oui, seigneur, répondit maître Kidros, et tout autant qu'il vous en
faudra.

--Bien! ... très bien! ... s'écria Kéraban. Demain nous serons à
Trébizonde, puis, dans une dizaine de jours, à Scutari ... où nous
ferons un bon dîner ... le dîner auquel je vous ai invité, ami Van
Mitten!

--Vous nous devez bien cela, ami Kéraban!

--Un dîner ... à Scutari? ... dit Bruno à l'oreille de son maître.
Oui! ... si nous y arrivons jamais!

--Allons, Bruno, répliqua Van Mitten, un peu de courage, que diable!
... ne fût-ce que pour l'honneur de notre Hollande!

--Eh! je lui ressemble, à notre Hollande! répondit Bruno en se tâtant
sous ses vêtements trop larges. Comme elle, je suis tout en côtes!»

Scarpante, à l'écart, écoutait les propos qui s'échangeaient entre les
voyageurs, et épiait le moment où, dans son intérêt, il lui
conviendrait d'intervenir.

«Eh bien, demanda Kéraban, quelle est la chambre destinée à ces deux
jeunes filles?

--Celle-ci, répondit maître Kidros en indiquant une porte qui
s'ouvrait, dans le mur, à gauche.

--Alors, bonsoir, ma petite Amasia, répondit Kéraban, et qu'Allah te
donne d'agréables rêves!

--Comme à vous, seigneur Kéraban, répondit la jeune fille. A demain,
cher Ahmet!

--A demain, chère Amasia, répondit le jeune homme, après avoir pressé
Amasia sur son coeur.

--Viens-tu, Nedjeb? dit Amasia.

--Je vous suis, chère maîtresse, répondit Nedjeb, mais je sais bien
de qui nous serons à parler dans une heure encore!»

Les deux jeunes filles entrèrent dans la chambre par la porte que
maître Kidros leur tenait ouverte.

«Et, maintenant, où coucheront ces deux braves garçons? demanda
Kéraban, en montrant Bruno et Nizib.

--Dans une chambre extérieure, où je vais les conduire,» répondit
maître Kidros.

Et, se dirigeant vers la porte du fond, il fit signe à Nizib et à
Bruno de le suivre,--à quoi les deux «braves garçons», éreintés par
une longue journée de marche, obéirent, sans se faire prier, après
avoir souhaité le bonsoir à leurs maîtres.

«Voici ou jamais le moment d'agir!» se dit Scarpante.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet, en attendant le retour de
Kidros, se promenaient dans la cour du caravansérail. L'oncle était
d'une charmante humeur. Tout allait au gré de ses désirs. Il
arriverait dans les délais voulus sur les rives du Bosphore. Il se
réjouissait déjà à la mine que feraient les autorités ottomanes en le
voyant apparaître! Pour Ahmet, le retour à Scutari, c'était la
célébration tant souhaitée de son mariage! Pour Van Mitten, le retour
... eh bien, c'était le retour!

«Ah ça! est-ce qu'on nous oublie? ... Et notre chambre,?» dit bientôt
le seigneur Kéraban.

En se retournant, il aperçut Scarpante, qui s'était avancé lentement
près de lui.

«Vous demandez la chambre destinée au seigneur Kéraban et à ses
compagnons? dit-il en s'inclinant, comme s'il eût été un des
domestiques du caravansérail.

--Oui!

--La voici.»

Et Scarpante montra, à droite, la porte qui s'ouvrait sur un couloir
où se trouvait la chambre occupée par la voyageuse kurde, près de
celle où veillait le seigneur Yanar.

«Venez, mes amis, venez!» répondit Kéraban en poussant vivement la
porte que lui indiquait Scarpante.

Tous trois entrèrent dans le couloir, mais avant qu'ils n'eussent eu
le temps de refermer cette porte, quelle agitation, quels cris,
quelles clameurs! Et quelle terrible voix de femme se fit entendre, à
laquelle se mêla bientôt une voix d'homme!

Le seigneur Kéraban, Van Mitten, Ahmet, ne comprenant rien à ce qui se
passait, s'étaient repliés vivement dans la cour du caravansérail.

Aussitôt les diverses portes s'ouvraient de toutes parts. Des
voyageurs sortaient de leurs chambres. Amasia et Nedjeb reparaissaient
au bruit. Bruno et Nizib rentraient par la gauche. Puis, au milieu de
cette demi-obscurité, on voyait se dessiner la silhouette du farouche
Yanar. Et, enfin, une femme se précipitait hors du couloir dans lequel
le seigneur Kéraban et les siens s'étaient si imprudemment introduits!

«Au vol! ... à l'attentat! ... au meurtre!» criait cette femme.

C'était la noble Saraboul, grande, forte, à la démarche énergique, à
l'oeil vif, au teint coloré, à la chevelure noire, aux lèvres
impérieuses qui laissaient voir des dents inquiétantes,--en un mot, le
seigneur Yanar en femme.

Évidemment, à toute conjoncture, la voyageuse veillait dans sa
chambre, au moment où des intrus en avaient forcé la porte, car elle
n'avait encore rien ôté de ses vêtements de jour, un «mintan» de drap
avec broderies d'or aux manches et au corsage, une «entari» en soie
éclatante semée de fusées jaunes et serrée à la taille par un châle où
ne manquaient ni le pistolet damasquiné, ni le yatagan dans son
fourreau de maroquin vert; sur la tête, un fez évasé, ceint de
mouchoirs à couleurs voyantes, d'où pendait un long «puskul» comme le
gland d'une sonnette; aux pieds, des bottes de cuir rouge dans
lesquelles se perdait le bas du «chalwar», ce pantalon des femmes de
l'Orient. Quelques voyageurs ont prétendu que la femme kurde, ainsi
vêtue, ressemble à une guêpe! Soit!

La noble Saraboul n'était point faite pour démentir cette comparaison,
et cette guêpe-là devait posséder un aiguillon redoutable!

«Quelle femme! dit à mi-voix Van Mitten.

--Et quel homme!» répondit le seigneur Kéraban, en montrant le frère
Yanar.

Et alors celui ci de s'écrier:

«Encore un nouvel attentat! Qu'on arrête tout le monde!

--Tenons-nous bien, murmura Ahmet à l'oreille de son oncle, car je
crains que nous ne soyons cause de tout ce tapage!

--Bah! personne ne nous a vus, répondit Kéraban, et Mahomet lui-même
ne nous reconnaîtrait pas!

--Qu'y a-t-il, Ahmet? demanda la jeune fille, qui venait d'accourir
près de son fiancé.

--Rien! chère Amasia, répondit Ahmet, rien!»

En ce moment, maître Kidros apparut sur le seuil de la grande porte,
au fond de la cour, et s'écria:

«Oui! vous arrivez à propos, monsieur le juge!» En effet, le juge,
mandé à Trébizonde, venait d'arriver au caravansérail, où il devait
passer la nuit, afin de procéder le lendemain à l'enquête réclamée par
le couple kurde. Il était suivi de son greffier et s'arrêta sur le
seuil.

«Comment, dit-il, ces coquins auraient recommencé leur tentative de la
nuit dernière?

--Il paraît, monsieur le juge, répondit maître Kidros.

--Que les portes du caravansérail soient fermées, dit le magistrat
d'une voix grave. Défense à qui que ce soit de sortir sans ma
permission!»

Ces ordres furent aussitôt exécutés, et tous les voyageurs passèrent à
l'état de prisonniers, auxquels le caravansérail allait servir
momentanément de prison.

«Et maintenant, juge, dit la noble Saraboul, je demande justice contre
ces malfaiteurs, qui n'ont pas craint, pour la seconde fois, de
s'attaquer à une femme sans défense....

--Non seulement à une femme, mais à une Kurde!» ajouta le seigneur
Yanar avec un geste menaçant.

Scarpante, on le croira sans peine, suivait toute cette scène sans en
rien perdre.

Le juge,--une figure finaude, s'il en fut, avec deux yeux en trous de
vrille, un nez pointu, une bouche serrée, qui disparaissait dans les
flocons de sa barbe,--cherchait à dévisager les personnes enfermées
dans le caravansérail, ce qui ne laissait pas d'être assez difficile,
avec le peu de clarté que répandait l'unique lanterne déposée dans un
coin de la cour. Cet examen rapidement fait, s'adressant à la noble
voyageuse:

«Vous affirmez, lui demanda-t-il, que, la nuit dernière, des
malfaiteurs ont tenté de s'introduire dans votre chambre?

--Je l'affirme!

--Et qu'ils viennent de recommencer leur criminelle tentative?

--Eux ou d'autres!

--Il n'y a qu'un instant?

--Il n'y a qu'un instant!

--Les reconnaîtriez-vous?

--Non! ... Ma chambre était sombre, cette cour aussi, et je n'ai pu
voir leur visage!

--Étaient-ils nombreux?

--Je l'ignore!

--Nous le saurons, ma soeur, s'écria le seigneur Yanar, nous le
saurons, et malheur à ces coquins!»

En ce moment, le seigneur Kéraban répétait à l'oreille de Van Mitten:

«Il n'y a rien à craindre! Personne ne nous a vus!

--Heureusement, répondit le Hollandais, incomplètement rassuré sur
les suites de cette aventure, car, avec ces diables de Kurdes,
l'affaire serait mauvaise pour nous!»

Cependant, le juge allait et venait. Il ne semblait pas savoir quel
parti prendre, au grand déplaisir des plaignants.

«Juge, reprit la noble Saraboul, en croisant ses bras sur sa poitrine,
la justice restera-t-elle désarmée entre vos mains? ... Ne sommes-nous
pas des sujets du Sultan, qui ont droit à sa protection? ... Une femme
de ma sorte aurait été victime d'un pareil attentat, et les coupables,
qui n'ont pu s'enfuir, échapperaient au châtiment?

--Elle est vraiment superbe, cette Kurde! fit très justement observer
le seigneur Kéraban.

--Superbe ... mais effrayante! répondit Van Mitten.

--Que décidez-vous, juge? demanda le seigneur Yanar.

--Qu'on apporte des flambeaux, des torches! s'écria la noble
Saraboul! ... Alors je verrai ... je chercherai ... je reconnaîtrai
peut-être les malfaiteurs qui ont osé....

--C'est inutile, répondit le juge. Je me charge, moi, de découvrir le
ou les coupables!

--Sans lumière?....

--Sans lumière»

Et, sur cette réponse, le juge fit un signe à son greffier, qui sortit
par la porte du fond, après avoir fait un geste affirmatif.

Pendant ce temps, le Hollandais ne pouvait s'empêcher de dire tout bas
à son ami Kéraban:

«Je ne sais pourquoi, mais je ne me sens pas très rassuré sur l'issue
de cette affaire!

--Eh, par Allah! vous avez toujours peur!» répondit Kéraban.

Tous se taisaient alors, attendant le retour du greffier, non sans un
sentiment de curiosité bien naturelle.

«Ainsi, juge, demanda le seigneur Yanar, vous prétendez, au milieu de
cette obscurité, reconnaître....

--Moi? ... non! ... répondit le juge. Aussi vais-je charger de ce
soin un intelligent animal, qui m'est plus d'une fois et très
adroitement venu en aide dans mes enquêtes.

--Un animal? s'écria la voyageuse.

--Oui ... une chèvre ... une fine et maligne bête, qui, elle, saura
bien dénoncer le coupable, si le coupable est encore ici. Or, il doit
y être, puisque personne n'a pu quitter la cour du caravansérail,
depuis l'instant où a été commis l'attentat.

--Il est fou, ce juge!» murmura le seigneur Kéraban.

A ce moment, le greffier rentra, tirant par son licol une chèvre qu'il
amena au milieu de la cour.

C'était un gentil animal, de l'espèce de ces égagres, dont les
intestins contiennent quelquefois une concrétion pierreuse, le bézoard
qui est si estimé en Orient pour ses prétendues qualités hygiéniques.
Cette chèvre, avec son museau délié, sa barbiche frisotante, son
regard intelligent, en un mot avec sa «physionomie spirituelle»,
semblait être digne de ce rôle de devineresse que son maître
l'appelait à jouer. On rencontre, par grandes quantités, des troupeaux
de ces égagres, répandus dans toute l'Asie Mineure, l'Anatolie,
l'Arménie, la Perse, et ils sont remarquables par la finesse de leur
vue, de leur ouïe, de leur odorat et leur étonnante agilité.

Cette chèvre,--dont le juge prisait si fort la sagacité,--était de
taille moyenne, blanchâtre au ventre, à la poitrine, au cou, mais
noire au front, au menton et sur la ligne médiane du dos. Elle s'était
gracieusement couchée sur le sable, et, d'un air malin, en remuant ses
petites cornes, elle regardait «la société».

«Quelle jolie bête! s'écria Nedjeb.

--Mais que veut donc faire ce juge? demanda Amasia.

--Quelque sorcellerie, sans doute, répondit Ahmet, et à laquelle ces
ignorants vont se laisser prendre!»

«C'était bien aussi l'opinion du seigneur Kéraban qui ne se gênait
point de hausser les épaules, tandis que Van Mitten regardait ces
préparatifs d'un air quelque peu inquiet.

«Comment, juge, dit alors la noble Saraboul, c'est à cette chèvre que
vous allez demander de reconnaître les coupables?

--A elle-même, répondit le juge.

--Et elle répondra?....

--Elle répondra!

--De quelle façon? demanda le seigneur Yanar, parfaitement disposé à
admettre, en sa qualité de Kurde, tout ce qui présentait quelque
apparence de superstition.

--Rien n'est plus simple, répondit le juge.

Chacun des voyageurs présents va venir, l'un après l'autre, passer la
main sur le dos de cette chèvre et, dès qu'elle sentira la main du
coupable, cette fine bête le désignera aussitôt par un bêlement.

--Ce bonhomme-là est tout simplement un sorcier de foire! murmura
Kéraban.

--Mais, juge, jamais ... fit observer la noble Saraboul, jamais un
simple animal....

--Vous allez bien le voir!

--Et pourquoi pas? ... répondit le seigneur Yanar. Aussi, bien que je
ne puisse être accusé de cet attentat, je vais donner l'exemple et
commencer l'épreuve.»

Ce disant, Yanar, allant près de la chèvre qui restait immobile, lui
passa la main sur le dos depuis le cou jusqu'à la queue.

La chèvre resta muette.

«Aux autres,» dit le juge.

Et, successivement, les voyageurs, rassemblés dans la cour du
caravansérail, imitèrent le seigneur Yanar, et caressèrent le dos de
l'animal; mais ils n'étaient pas coupables, sans doute, puisque la
chèvre ne fit entendre aucun bêlement accusateur.




VIII


QUI FINIT D'UNE MANIÈRE TRÈS INATTENDUE, SURTOUT POUR L'AMI VAN
MITTEN.

Pendant la durée de celle épreuve, le seigneur Kéraban avait pris à
part son ami Van Mitten et son neveu Ahmet. Et voici le bout de
dialogue qui s'échangeait entre eux,--dialogue dans lequel
l'incorrigible personnage, oubliant ses bonnes résolutions de ne plus
s'entêter à rien, allait encore imposer à autrui sa manière de voir et
sa manière de faire.

«Eh! mes amis, dit-il, ce sorcier me paraît être tout simplement le
dernier des imbéciles!

--Pourquoi? demanda le Hollandais.

--Parce que rien n'empêche le coupable ou les coupables,--nous, par
exemple,--de faire semblant de caresser cette chèvre, en lui passant
la main au-dessus du dos, sans y toucher! Au moins, ce juge aurait-il
dû agir en pleine lumière, afin d'empêcher toute supercherie! ... Mais
dans l'ombre, c'est absurde!

--En effet, dit Van Mitten....

--Ainsi vais-je faire, reprit Kéraban, et je vous engage fort à
suivre mon exemple.

--Eh! mon oncle, reprit Ahmet, qu'on lui caresse ou qu'on ne lui
caresse pas le dos, vous savez bien que cet animal ne bêlera pas plus
pour les innocents que pour les coupables!

--Évidemment, Ahmet, mais puisque ce bonhomme de juge est assez
simple pour opérer de la sorte, je prétends être moins simple que lui,
et je ne toucherai pas à sa bête! ... Et je vous prie même de faire
comme moi!

--Mais, mon oncle?....

--Ah! pas de discussion là-dessus, répondit Kéraban, qui commençait à
s'échauffer.

--Cependant ... dit le Hollandais.

--Van Mitten, si vous étiez assez naïf pour frotter le dos de cette
chèvre je ne vous le pardonnerais pas!

--Soit! Je ne frotterai rien du tout, pour ne point vous désobliger,
ami Kéraban! ... Peu importe, d'ailleurs, puisque, dans l'ombre, on ne
nous verra pas!»

La plupart des voyageurs avaient alors achevé de subir l'épreuve, et
la chèvre n'avait encore accusé personne.

«A notre tour, Bruno, dit Nizib.

--Mon Dieu! que ces Orientaux sont stupides de s'en rapporter à cette
bête!» répondit Bruno.

Et, l'un après l'autre, ils allèrent caresser le dos de la chèvre, qui
ne bêla pas plus pour eux que pour les voyageurs précédents.

«Mais il ne dit rien, votre animal! s'écria la noble Saraboul, en
interpellant le juge.

--Est-ce une plaisanterie? ajouta le seigneur Yanar. C'est qu'il ne
ferait pas bon plaisanter avec des Kurdes!

--Patience! répondit le juge en secouant la tête d'un air malin, si
la chèvre n'a pas bêlé, c'est que le coupable ne l'a pas touchée
encore.

--Diable! il n'y a plus que nous! murmura Van Mitten, qui, sans trop
savoir pourquoi, laissait percer quelque vague inquiétude.

--A notre tour, dit Ahmet.

--Oui! ... à moi d'abord!» répondit Kéraban. Et, en passant devant
son ami et son neveu:

«N'y touchez pas, surtout!» répéta-t-il à voix basse.

Puis, étendant la main au-dessus de la chèvre, il feignit de lui
caresser lentement le dos, mais sans frôler un seul de ses poils.

La chèvre ne bêla pas.

«Voilà qui est rassurant!» dit Ahmet.

Et, suivant l'exemple de son oncle, à peine sa main effleura-t-elle le
dos de la chèvre.

La chèvre ne bêla pas.

C'était au tour du Hollandais. Van Mitten, le dernier de tous, allait
tenter l'épreuve ordonnée par le juge. 11 s'avança donc vers l'animal,
qui semblait le regarder en dessous; mais lui aussi, pour ne point
déplaire à son ami Kéraban, il se contenta de promener doucement sa
main au-dessus du dos de la chèvre.

La chèvre ne bêla pas.

Il y eut un «oh!» de surprise, et un «ah!» de satisfaction dans toute
l'assistance.

«Décidément, votre chèvre n'est qu'une brute!... s'écria Yanar d'une
voix de tonnerre.

--Elle n'a pas reconnu le coupable, s'écria à son tour la noble
Kurde, et, pourtant, le coupable est ici, puisque personne n'a pu
sortir de cette cour!

--Hein! fit Kéraban, ce juge, avec sa bête si maligne, est-il assez
ridicule, Van Mitten?

--En effet! répondit Van Mitten, absolument rassuré maintenant sur
l'issue de l'épreuve.

--Pauvre petite chèvre, dit Nedjeb à sa maîtresse, est-ce qu'on va
lui faire du mal, puisqu'elle n'a rien dit?»

Chacun regardait alors le juge, dont l'oeil, tout émerillonné de
malice, brillait dans l'ombre comme une escarboucle.

«Et maintenant, monsieur le juge, dit Kéraban d'un ton quelque peu
sarcastique, maintenant que votre enquête est terminée, rien ne
s'oppose, je pense, à ce que nous nous retirions dans nos chambres....
--Cela ne sera pas! s'écria la voyageuse irritée. Non! cela ne sera
pas! Un crime a été commis....

--Eh! madame la Kurde! répliqua Kéraban, non sans aigreur, vous
n'avez pas la prétention d'empêcher d'honnêtes gens d'aller dormir,
quand ils en ont envie!

--Vous le prenez sur un ton, monsieur le Turc!... s'écria le seigneur
Yanar.

--Sur le ton qui convient, monsieur le Kurde.» riposta le seigneur
Kéraban.

Scarpante, pensant que le coup tenté par lui était manqué, puisque les
coupables n'avaient point été reconnus, ne vit pas sans une certaine
satisfaction cette querelle qui mettait aux prises le seigneur Kéraban
et le seigneur Yanar. De là, surgirait peut-être une complication de
nature à servir ses projets.

Et, en effet, la dispute s'accentuait, entre ces deux personnages.
Kéraban se fût plutôt laissé arrêter, condamner, que de n'avoir pas le
dernier mot. Ahmet, lui-même, allait intervenir pour soutenir son
oncle, lorsque le juge dit simplement:

«Rangez-vous tous, et qu'on apporte des lumières!»

Maître Kidros, à qui s'adressait cet ordre, s'empressa de le faire
exécuter. Un instant après, quatre serviteurs du caravansérail
entraient avec des torches, et la cour s'éclairait vivement.

«Que chacun lève la main droite!» dit le juge.

Sur cette injonction, toutes les mains droites furent levées.

Toutes étaient noires à la paume et aux doigts, toutes,--excepté
celles du seigneur Kéraban, d'Ahmet et de Van Mitten.

Et aussitôt le juge les désignant tous trois:

«Les malfaiteurs.... les voilà! dit-il.

--Hein! fit-Kéraban.

--Nous? ..., s'écria le Hollandais, sans rien comprendre à cette
affirmation inattendue.

--Oui! ...eux! reprit le juge! Qu'ils aient craint ou non d'être
dénoncés par la chèvre, peu importe! Ce qui est certain, c'est que se
sachant coupables au lieu de caresser le dos de cot animal, qui était
enduit d'une couche de suie, ils n'ont fait que passer leur main
au-dessus et se sont accusés eux-mêmes!»

Un murmure flatteur,--très flatteur pour l'ingéniosité du
juge--s'éleva aussitôt, tandis que le seigneur Kéraban et ses
compagnons, fort désappointés, baissaient la tête.

«Ainsi, dit le seigneur Yanar, ce sont ces trois malfaiteurs qui ont
osé la nuit dernière....

--Eh! la nuit dernière, s'écria Ahmet, nous étions à dix lieues du
caravansérail de Rissar!

--Qui le prouve? ... répliqua le juge. En tout cas, il n'y a qu'un
instant, c'est vous qui avez tenté de vous introduire dans la chambre
de cette noble voyageuse!

--Eh bien, oui, s'écria Kéraban, furieux de s'être si maladroitement
laissé prendre à ce piège, oui!... c'est nous qui sommes entrés dans
ce couloir! Mais ce n'est qu'une erreur de notre part ... ou plutôt
une erreur de l'un des serviteurs du caravansérail!

--Vraiment! répondit ironiquement le seigneur Yanar.

--Sans doute! On nous avait indiqué la chambre de cette dame comme
étant la nôtre!....

--A d'autres! dit le juge.

--Allons, pincés, se dit Bruno à part lui, l'oncle, le neveu, et mon
maître avec!»

Le fait est que, quel que fut son aplomb habituel, le seigneur Kéraban
était absolument décontenancé, et il le fut bien davantage, lorsque le
juge dit, en se tournant vers Van Mitten, Ahmet et lui:

«Qu'on les mène en prison!

--Oui! ... en prison!» répéta le seigneur Yanar. Et tous ces
voyageurs, auxquels se joignirent les gens du caravansérail, de
s'écrier:

«En prison! ... En prison!»

En somme, à voir la tournure que prenaient les choses, Scarpante ne
pouvait que s'applaudir de ce qu'il avait fait. Le seigneur Kéraban,
Van Mitten, Ahmet, tenus sous les verroux, c'était, à la fois, le
voyage interrompu, un retard apporté à la célébration du mariage,
c'était surtout la séparation immédiate d'Amasia et de son fiancé, la
possibilité d'agir dans des conditions meilleures et de reprendre la
tentative qui venait d'échouer avec le capitaine maltais.

Ahmet, songeant aux conséquences de cette aventure, à la pensée d'être
séparé d'Amasia, fut pris d'un sentiment de mauvaise humeur contre son
oncle. N'était-ce pas le seigneur Kéraban, qui, par une obstination
nouvelle, les avait jetés dans cet embarras? Ne les avait-il pas
empêchés, ne leur avait-il pas positivement défendu de caresser cette
chèvre, et cela pour faire pièce à ce bonhomme de juge, qui, au bout
du compte, s'était montré plus fin qu'eux? A qui la faute, s'ils
venaient de tomber dans ce piège tendu à leur simplicité, et s'ils
étaient menacés d'aller en prison, au moins pour quelques jours?
Aussi, de son côté, le seigneur Kéraban enrageait-il sourdement, en
pensant au peu de temps qui lui restait pour accomplir son voyage,
s'il voulait arriver à Scutari dans les délais déterminés. Encore un
entêtement aussi inutile qu'absurde qui pouvait coûter toute une
fortune à son neveu!

Quant à Van Mitten, il regardait à droite, à gauche, se balançant
d'une jambe sur l'autre, très embarrassé de sa personne, osant à peine
lever le yeux sur Bruno, qui semblait lui répéter ces paroles de
mauvais augure:

«Ne vous avais-je pas prévenu, monsieur, que tôt ou tard il vous
arriverait malheur!»

Et, adressant à son ami Kéraban ce simple reproche, en somme bien
mérité:

«Aussi, dit-il, pourquoi nous avoir empêchés dépasser la main sur le
dos de cet inoffensif animal!»

Pour la première fois de sa vie, le seigneur Kéraban resta sans
pouvoir répondre.

Cependant, les cris: en prison! retentissaient avec plus d'énergie, et
Scarpante,--cela va de soi--ne se gênait guère pour crier plus haut
que les autres.

«Oui, en prison, ces malfaiteurs! répéta le vindicatif Yanar, tout
disposé à prêter main-forte à l'autorité, s'il le fallait. Qu'on les
mène en prison! ... En prison, tous les trois!....

--Oui! ... tous les trois ... à moins que l'un d'eux ne s'accuse!
répondit la noble Saraboul, qui n'aurait pas voulu que deux innocents
payassent pour un coupable.

--C'est de toute équité! ajouta le juge. Eh bien, lequel de vous a
tenté de s'introduire dans cette chambre?»

Il y eut un moment d'indécision dans l'esprit des trois accusés, mais
il ne fut pas de longue durée.

Le seigneur Kéraban avait demandé au juge la permission de
s'entretenir un instant avec ses deux compagnons,--ce qui lui fut
accordé; puis, prenant à part Ahmet et Van Mitten, de ce ton qui
n'admettait pas de réplique:

«Mes amis, leur dit-il, il n'y a véritablement qu'une chose à faire!
Il faut que l'un de nous prenne à son compte toute cette sotte
aventure, qui n'a rien de grave!»

Ici, le Hollandais commença, comme par préssentissement, a dresser
l'oreille.

«Or, reprit Kéraban, le choix ne peut être douteux. La présence
d'Ahmet, dans un très court délai, est nécessaire à Scutari pour la
célébration de son mariage!

--Oui, mon oncle, oui! répondit Ahmet.

--La mienne aussi, naturellement, puisque je dois l'assister en ma
qualité de tuteur!

--Hein?... fit Van Mitten.

--Donc, ami Mitten, reprit Kéraban, il n'y a pas d'objection
possible, je crois! II faut vousdévouer!

--Moi ... que? ...

--Il faut vous accuser! ... Que risquez-vous? ... Quelques jours de
prison? ... Bagatelle! ... Nous saurons bien vous tirer de là!

--Mais ... répondit Van Mitten, auquel il semblait qu'on disposait un
peu bien sans façon de sa personne.

--Cher monsieur Van Mitten, reprit Ahmet, il le faut! ... Au nom
d'Amasia, je vous en supplie! ... Voulez-vous que tout son avenir soit
perdu, que, faute d'arriver en temps voulu à Scutari....

--Oh! monsieur Van Mitten! vint dire la jeune fille, qui avait
entendu ce colloque.

--Quoi ... vous voudriez? ... répétait Van Mitten.

--Hum! se dit Bruno, qui comprenait bien ce qui se passait là, encore
une nouvelle sottise qu'ils vont faire commettre à mon maître!

--Monsieur Van Mitten! ... reprit Ahmet.

--Voyons ... un bon mouvement!» dit Kéraban en lui serrant la main à
la briser.

Cependant, les cris: «en prison! en prison!» devenaient de plus en
plus pressants.

Le malheureux Hollandais ne savait plus que faire ni à qui entendre.
Il disait oui de la tête, puis, il disait non.

Au moment où les gens du caravansérail s'avançaient pour saisir les
trois coupables sur un geste du juge:

«Arrêtez! dit Van Mitten, d'une voix qui n'avait rien de bien
convaincu. Arrêtez! ... Je crois bien que c'est moi qui ai....

--Bon! fit Bruno, cela y est!

--Coup manqué! se dit Scarpante, sans avoir pu retenir un violent
mouvraient de dépit.

--C'est vous? ... demanda le juge au Hollandais.

--Moi! ... oui ... moi!

--Bon monsieur Van Mitten! murmura la jeune fille à l'oreille du
digne homme.

--Oh! oui!» ajouta Nedjeb.

Pendant ce temps, que faisait la noble Saraboul? Eh bien, cette
intelligente femme observait, non sans intérêt, celui qui avait eu
l'audace de s'attaquer à elle.

«Ainsi, demanda le seigneur Yanar, c'est vous qui avez osé pénétrer
dans la chambre de cette noble Kurde!

--Oui! ... répondit Van Mitten.

--Vous n'avez pourtant pas l'air d'un voleur!

--Un voleur! ... Moi! ... un négociant! Moi! un Hollandais ... de
Rotterdam! Ah! mais non! ... s'écria Van Mitten, qui, devant cette
accusation, ne put retenir un cri d'indignation bien naturel.

--Mais alors ... dit Yanar.

--Alors ... dit Saraboul, alors ... c'est donc mon honneur que vous
avez tenté de compromettre?

--L'honneur d'une Kurde! s'écria le seigneur Yanar, en portant la
main à son yatagan.

--Vraiment, il n'est pas mal, ce Hollandais! répétait la noble
voyageuse, en minaudant quelque peu.

--Eh bien, tout votre sang ne suffira pas à payer un pareil outrage!
reprit Yanar.

--Mon frère ... mon frère!

--Si vous vous refusez à réparer le tort....

--Hein! fit Ahmet.

--Vous épouserez ma soeur, ou sinon....

--Par Allah! se dit Kéraban, voilà bien une autre complication,
maintenant!

--Epouser? ... moi! ... épouser! ... répétait Van Mitten, en levant
les bras au ciel.

--Vous réfusez? s'écria le seigneur Yanar.

--Si je refuse! ... Si je refuse! ... répondit Van Mitten, au comble
de l'épouvante. Mais je suis déjà...»

Van Mitten n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Le seigneur Kéraban
venait de lui saisir le bras.

«Pas un mot de plus! ... lui dit-il. Consentez! ... Il le faut! ...
Pas d'hésitation!

--Moi consentir? Moi ... déjà marié? ... moi, répliqua Van Mitten,
moi, bigame!

--En Turquie ... bigame, trigame ... quadrugame! ... C'est
parfaitement permis! ... Donc, dites oui!

--Mais?....

--Epousez, Van Mitten, épousez! ... De cette manière, vous n'aurez
pas même à faire une heure de prison! Nous continuerons le voyage tous
ensemble! Puis, une fois à Scutari, vous prendrez par le plus court,
et bonsoir à la nouvelle madame Van Mitten!

--Pour le coup, ami Kéraban, vous me demandez là une chose
impossible! répondit le Hollandais.

--Il le faut, ou tout est perdu!»

En ce moment, le seigneur Yanar, saisissant Van Mitten par le bras
droit, lui disait:

«Il le faut?

--Il le faut! répéta Saraboul, qui vint à son tour le saisir par le
bras gauche.

--Puisqu'il le faut! répondit Van Mitten, que ses jambes n'avaient
plus la force de soutenir.

--Quoi! mon maître, vous allez encore céder là-dessus? dit Bruno en
s'approchant.

--Le moyen de faire autrement, Bruno! murmura Van Mitten d'une si
faible voix qu'on put à peine l'entendre.

--Allons, droit! s'écria le seigneur Yanar, en relevant d'un coup sec
son futur beau-frère.

--Et ferme! répéta la noble Saraboul, en redressant, elle aussi, son
futur époux.

--Ainsi que doit être le beau-frère....

--Et le mari d'une Kurde!»

Van Mitten s'était redressé vivement sous cette double poussée; mais
sa tête ne cessait de ballotter, comme si elle en eût été à demi
détachée de ses épaules.

«Une Kurde! ... murmurait-il ... Moi ... citoyen de Rotterdam ...
épouser une Kurde!

--Ne craignez rien! ... Mariage pour rire! lui dit bas à l'oreille le
seigneur Kéraban.

--Il ne faut jamais rire avec ces choses-là!» répondit Van Mitten
d'un ton si piteusement comique, que ses compagnons eurent quelque
peine à ne point éclater.

Nedjeb, montrant à sa maîtresse la figure épanouie de la voyageuse,
lui disait tout bas:

«Je me trompe bien, si ce n'est pas là une veuve qui courait à la
recherche d'un autre mari!

--Pauvre monsieur Van Mitten! répondit Amasia.

--J'aurais mieux aimé huit mois de prison, dit Bruno en hochant la
tête, que huit jours de ce mariage-là!»

Cependant, le seigneur Yanar s'était retourné vers l'assistance et
disait à voix haute:

«Demain, à Trébizonde, nous célébrerons en grande pompe les
fiançailles du seigneur Van Mitten et de la noble Saraboul!»

Sur ce mot «fiançailles», le seigneur Kéraban, ses compagnons, et
surtout Van Mitten, s'étaient dits que cette aventure serait moins
grave qu'on ne pouvait le craindre!

Mais il faut faire observer ici que, d'après les usages du Kurdistan,
ce sont les fiançailles qui forment l'indissoluble noeud du mariage.
On pourrait comparer cette cérémonie au mariage civil de certains
peuples européens, et celle qui la suit au mariage religieux, par
laquelle s'achève l'union des époux. Au Kurdistan, après les
fiançailles, le mari n'est encore, il est vrai, qu'un fiancé, mais
c'est un fiancé absolument lié à celle qu'il a choisie,--ou à celle
qui l'a choisi, comme dans le présent cas.

C'est ce qui fut bien et dûment expliqué à Van Mitten par le seigneur
Yanar, qui finit en disant:

«Donc, fiancé à Trébizonde!

--Et mari à Mossoul!» ajouta tendrement la noble Kurde.

Et à part, Scarpante, au moment où il quittait le caravansérail dont
la porte venait d'être ouverte, prononçait ces paroles grosses de
menaces pour l'avenir:

«La ruse a échoué! ... À la force, maintenant!»

Puis, il disparaissait, sans avoir été remarqué ni du seigneur Kéraban
ni d'aucun des siens.

«Pauvre monsieur Van Mitten! répétait Ahmet, en voyant la mine toute
déconfite du Hollandais.

--Bon! répondit Kéraban, il faut en rire! Fiançailles nulles! Dans
dix jours, il n'en sera plus question! Cela ne compte pas!

--Evidemment, mon oncle, mais, en attendant, d'être fiancé pendant
dix jours à cette impérieuse Kurde, cela compte!»

Cinq minutes après, la cour du caravansérail de Rissar était vide.
Chacun de ses hôtes avait regagné sa chambre pour y passer la nuit.
Mais Van Mitten allait être gardé à vue par son terrible beau-frère,
et le silence se fit enfin sur le théâtre de cette tragi-comédie, qui
venait de se dénouer sur le dos de l'infortuné Hollandais!




IX


DANS LEQUEL VAN MITTEN, EN SE FIANÇANT A LA NOBLE SARABOUL, A
L'HONNEUR DE DEVENIR BEAU-FRÈRE DU SEIGNEUR YANAR.

Une ville qui date de l'an du monde 4790, qui doit sa fondation aux
habitants d'une colonie milésienne, qui fut conquise par Mithridate,
qui tomba au pouvoir de Pompée, qui subit la domination des Perses et
celle des Scythes, qui fut chrétienne sous Constantin-le-Grand et
redevint païenne jusqu'au sixième siècle, qui fut délivrée par
Bélisaire et enrichie par Justinien, qui appartint aux Comnènes dont
Napoléon 1er se disait le descendant, puis au sultan Mahomet II, vers
le milieu du quinzième siècle, époque à laquelle finit l'Empire de
Trébizonde, après une durée de deux cent cinquante-six ans,--celle
ville, il faut en convenir, a quelque droit de figurer dans l'histoire
du monde. On ne s'étonnera donc pas que, pendant toute la première
partie de ce voyage, Van Mitten se fût réjoui à la pensée de visiter
une cité si fameuse, que les romans de chevalerie ont, en outre,
choisie pour cadre à leurs merveilleuses aventures.

Mais, quand il se faisait cette joie, Van Mitten était libre de tout
souci. Il n'avait qu'à suivre son ami Kéraban sur cet itinéraire qui
contournait l'antiquePont-Euxin. Et maintenant, fiancé--provisoirement
du moins, pour quelques jours seulement,--mais fiancé à cette noble
Kurde qui le tenait en laisse, il n'était plus d'humeur à pouvoir
apprécier les splendeurs historiques de Trébizonde.

Ce fut le 17 septembre, vers neuf heures du matin, deux heures après
avoir quitté le caravansérail de Rissar, que le seigneur Kéraban et
ses compagnons, le seigneur Yanar, sa soeur et leurs serviteurs,
firent une superbe entrée dans la capitale du pachalik moderne, bâtie
au milieu d'une campagne alpestre, avec vallées, montagnes, cours
d'eau capricieux,--paysage qui rappelle volontiers quelques aspects de
l'Europe centrale: on dirait que des morceaux de la Suisse et du Tyrol
ont été transportés sur cette portion du littoral de la mer Noire.

Trébizonde, située à trois cent vingt-cinq kilomètres d'Erzeroum,
cette importante capitale de l'Arménie, est maintenant en
communication directe avec la Perse, au moyen d'une route que le
gouvernement turc a ouverte par Gumuch Kané, Baibourt et Erzeroum,--ce
qui lui rendra peut-être quelque peu de son ancienne valeur
commerciale.

Cette cité est divisée en deux villes disposées en amphithéâtre sur
une colline. L'une, la ville turque, enceinte de murailles flanquées
de grosses tours, défendue autrefois par son vieux château de mer, ne
comprend pas moins d'une quarantaine de mosquées, dont les minarets
émergent de massifs d'orangers, d'oliviers et autres arbres d'un
aspect enchanteur. L'autre, c'est la ville chrétienne, la plus
commerçante, où se trouve le grand bazar, richement assorti de tapis,
d'étoffes, de bijoux, d'armes, de monnaies anciennes, de pierres
précieuses, etc. Quant au port, il est desservi par une ligne
hebdomadaire de bateaux à vapeur, qui mettent Trébizonde en
communication directe avec les principaux points de la mer Noire.

Dans cette ville s'agite ou végète,--suivant les divers éléments dont
elle se compose,--une population de quarante mille habitants, Turcs,
Persans, chrétiens du rite arménien et latin, Grecs orthodoxes, Kurdes
et Européens. Mais, ce jour-là, cette population était plus que
quintuplée par le concours des fidèles venus de tous les coins de
l'Asie mineure, pour assister aux fêtes superbes qui allaient être
célébrées en l'honneur de Mahomet.

Aussi, la petite caravane eut-elle quelque peine a trouver un logement
convenable pour les vingt-quatre heures qu'elle devait passer a
Trébizonde, car l'intention formelle du seigneur Kéraban était bien
d'en partir, dès le lendemain, pour Scutari. Et, en effet, il n'y
avait pas un jour à perdre, si on voulait y arriver avant la fin du
mois.

Ce fut dans un hôtel franco-italien, au milieu d'un véritable quartier
de caravansérails, de khans, d'auberges, déjà encombrés de voyageurs,
près de la place de Giaour-Meïdan, dans la partie la plus commerçante
de la ville et par conséquent en dehors de la cité turque, que le
seigneur Kéraban et sa suite trouvèrent seulement à se loger. Mais
l'hôtel était assez confortable pour qu'ils pussent y prendre ce jour
et cette nuit de repos dont ils avaient besoin. Aussi l'oncle d'Ahmet
n'eut-il pas le plus petit sujet de se mettre en colère contre
l'hôtelier.

Mais, pendant que le seigneur Kéraban et les siens, arrivés à ce point
de leur voyage, croyaient en avoir fini,--sinon avec les fatigues, du
moins avec les dangers de toutes sortes,--un complot se tramait contre
eux dans la ville turque, où résidait leur plus mortel ennemi.

C'était au palais du seigneur Saffar, bâti sur les premiers
contreforts de la montagne de Bostepeh, dont les pentes s'abaissent
doucement vers la mer, qu'une heure auparavant était arrivé
l'intendant Scarpanto, après avoir quitté le caravansérail de Rissar.

Là, le seigneur Saffar et le capitaine Yarhud l'attendaient; là, tout
d'abord, Scarpanto leur faisait part de ce qui s'était passé pendant
la nuit précédente; là, il racontait comment Kéraban et Ahmet avaient
été sauvés d'un emprisonnement, qui eût laissé Amasia sans défense, et
sauvés par le dévouement stupide de ce Van Mitten; là, dans cette
conférence de trois hommes ayant un unique intérêt, furent prises les
résolutions qui menaçaient directement les voyageurs, sur ce parcours
de deux cent vingt-cinq lieues entre Scutari et Trébizonde. Ce
qu'était ce projet, l'avenir le fera connaître, mais on peut dire
qu'il eut, ce jour même, un commencement d'exécution: en effet, le
seigneur Sallar et Yarhud, sans s'inquiéter des fêtes qui allaient
être célébrées, quittaient Trébizonde et prenaient dans l'ouest la
route de l'Anatolie qui mène à l'embouchure du Bosphore.

Scarpante, lui, restait à la ville. N'étant connu ni du seigneur
Kéraban, ni d'Ahmet, ni des deux jeunes filles, il pourrait agir en
toute liberté. A lui de jouer dans ce drame l'important rôle qui
devait désormais substituer la force à la ruse.

Aussi, Scarpante put-il se mêler a la foule et flâner sur la place du
Giaour-Meïdan. Ce n'était pas, pour avoir, un instant et dans l'ombre,
au caravansérail de Rissar, adressé la parole au seigneur Kéraban et à
son neveu, qu'il pouvait craindre d'être reconnu. Aussi lui fut-il
facile d'épier leurs pas et démarches on toute sécurité.

C'est dans ces conditions qu'il vit Ahmet, peu de temps après son
arrivée à Trébizonde, se diriger vers le port, à travers les rues
assez misérablement entretenues qui y aboutissent. Là, sandals,
caboteurs, mahones barques de toutes sortes, étaient au sec, après
avoir débarqué leurs cargaisons de fidèles, tandis que les navires de
commerce, par manque de profondeur, se tenaient plus au large.

Un hammal venait d'indiquer à Ahmet le bureau du télégraphe, et
Scarpante put s'assurer que le fiancé d'Amasia expédiait un assez long
télégramme à l'adresse du banquier Sélim, à Odessa.

«Buh! se dit-il, voilà une dépêche qui n'arrivera jamais à son
destinataire! Sélim a été mortellement frappé d'une balle que lui a
envoyée Yarhud, et cela n'est pas pour nous inquiéter!»

Et, de fait, Scarpante ne s'en inquiéta pas autrement.

Puis, Ahmet revint à l'hôtel du Giaour-Meïdan. Il retrouva Amasia en
compagnie de Nedjeb, qui l'attendait, non sans quelque impatience, et
la jeune fille put être certaine qu'avant quelques heures, on serait
rassuré sur son sort à la villa Sélim.

«Une lettre aurait mis trop de temps à arriver à Odessa, ajouta Ahmet,
et, d'ailleurs, je crains toujours....»

Ahmet s'était interrompu sur ce mot.

«Vous craignez, mon cher Ahmet? ... Que voulez-vous dire? demanda
Amasia, un peu surprise.

--Rien, chère Amasia, répondit Ahmet, rien!....

J'ai voulu rappeler à votre père qu'il eût soin de se trouver à
Scutari pour notre arrivée, et même avant, afin de faire toutes les
démarches nécessaires pour que notre mariage n'éprouve aucun retard!»

La vérité est qu'Ahmet, redoutant toujours de nouvelles tentatives
d'enlèvement, au cas où les complices de Yarhud eussent appris ce qui
s'était passé après le naufrage de la _Guïdare_, marquait au banquier
Sélim que tout danger n'était peut-être pas écarté encore; mais, ne
voulant pas inquiéter Amasia pendant le reste du voyage, il se garda
bien de lui dire quelles étaient ses appréhensions,--appréhensions
vagues, au surplus, et qui ne reposaient que sur des pressentiments.

Amasia remercia Ahmet du soin qu'il avait pris de rassurer son père
par dépêche,--dût-il encourir, pour avoir usé du fil télégraphique,
les malédictions de l'oncle Kéraban.

Et, pendant ce temps, que devenait l'ami Van Mitten?

L'ami Van Mitten, devenait, un peu malgré lui, l'heureux fiancé de la
noble Saraboul et le piteux beau frère du seigneur Vanar!

Comment eût-il pu résister? D'une part, Kéraban lui répétait qu'il
fallait consommer le sacrifice jusqu'au bout, ou bien le juge pourrait
les renvoyer tous les trois en prison,--ce qui compromettrait
irréparablement l'issue de ce voyage; que ce mariage, s'il était
valable en Turquie, où la polygamie est admise, serait radicalement
nul pour la Hollande, où Van Mitten était déjà marié; que, par
conséquent, il pourrait, à son choix, être monogame dans son pays, ou
bigame dans le royaume de Padischah. Mais le choix de Van Mitten était
fait: il préférait n'être «game» nulle part.

D'un autre côté, il y avait là un frère et une soeur incapables de
lâcher leur proie. Il n'était donc que prudent de les satisfaire, sauf
à leur fausser compagnie au delà des rives du Bosphore,--ce qui les
empêcherait d'exercer leurs prétendus droits de beau-frère et
d'épouse.

Aussi Van Mitten n'entendait-il point résister et s'abandonna-t-il au
cour des événements.

Très heureusement, le seigneur Kéraban avait obtenu ceci: c'est
qu'avant d'aller achever le mariage à Mossoul, le seigneur Yanar et sa
soeur les accompagneraient jusqu'à Scutari, qu'ils assisteraient à
l'union d'Amasia et d'Ahmet, et que la fiancée kurde ne repartirait
avec son fiancé hollandais que deux ou trois jours après pour le pays
de ses ancêtres.

Il faut convenir que Bruno, tout en pensant que son maître n'avait que
ce qu'il méritait pour son incroyable faiblesse, ne laissait pas de le
plaindre, à le voir tomber sous la coupe de cette terrible femme.
Mais, on doit l'avouer aussi, il fut pris d'un fou rire,--fou rire que
purent à peine réprimer Kéraban, Ahmet et les deux jeunes
filles,--lorsque l'on vit Van Mitten, au moment où la cérémonie des
fiançailles allait s'accomplir, affublé du costume de ce pays
extravagant.

«Quoi! vous, Van Mitten, s'écria Kéraban, c'est bien vous, ainsi vêtu
à l'orientale?

--C'est moi, ami Kéraban.

--En Kurde?

--En Kurde!

--Eh! vraiment, cela ne vous va pas mal, et je suis sûr que, dès que
vous y serez habitué, vous trouverez ce vêtement plus commode que vos
habits étriqués d'Europe!

--Vous êtes bien bon, ami Kéraban.

--Voyons, Van Mitten, quittez cet air soucieux! Dites-vous que c'est
aujourd'hui jour de carnaval et que ce n'est qu'un déguisement pour un
mariage en l'air!

--Ce n'est pas le déguisement qui m'inquiète le plus, répondit Van
Mitten.

--Et qu'est-ce donc?

--C'est le mariage!

--Bah! mariage provisoire, ami Van Mitten, répondit Kéraban, et
madame Saraboul payera cher ses fantaisies de veuve par trop
consolable! Oui, quand vous lui apprendrez que ces fiançailles ne vous
engagent en rien, puisque vous êtes déjà marié à Rotterdam, quand vous
lui donnerez congé en bonne forme, je veux être là, Van Mitten! En
vérité! il ne peut pas être permis d'épouser les gens malgré eux!
C'est déjà beaucoup quand ils veulent bien y consentir!»

Toutes ces raisons aidant, le digne Hollandais avait fini par accepter
la situation. Le mieux, au total, était de la prendre par son côté
risible, puisqu'elle prêtait à rire, et de s'y résigner, puisqu'elle
sauvegardait les intérêts de tous.

D'ailleurs, ce jour-là, Van Mitten aurait à peine eu le temps de se
reconnaître. Le seigneur Yanar et sa soeur n'aimaient décidément pas à
laisser languir les choses. Aussitôt pris, aussitôt pendu, et elle
était toute prête, cette potence du mariage, à laquelle ils
prétendaient attacher ce flegmatique enfant de la Hollande.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que les formalités en usage dans
le Kurdistan eussent été, en quoi que ce soit, omises ou seulement
négligées. Non! le beau-frère veillait à tout avec un soin
particulier, et, dans cette grande cité, les éléments ne manquaient
point, qui devaient donner à ce mariage toute la solennité possible.

En effet, parmi la population de Trébizonde, on compte un certain
nombre de Kurdes. Parmi eux, le couple Yanar et Saraboul retrouva des
consanisances et des amis de Mossoul. Ces gens superbes se firent un
devoir d'assister leur noble compatriote en cette occasion qui
s'offrait à elle, et pour la quatrième fois, de se consacrer au
bonheur d'un époux. Il y eut donc, du côté de la fiancée, tout un clan
d'invités à la cérémonie, tandis que Kéraban, Ahmet, leurs compagnons,
s'empressaient de figurer à côté du fiancé. Encore faut-il bien
comprendre que Van Mitten, sévèrement gardé à vue, ne se trouva jamais
seul avec ses amis, depuis ces dernières paroles échangées au moment
où il venait de revêtir le costume traditionnel des seigneurs de
Mossoul et de Chehrezour. Un instant, seulement, Bruno put se glisser
jusqu'à lui et répéter d'un voix sinistre:

«Prenez garde, mon maître, prenez garde! Vous risquez gros jeu en tout
ceci!

--Eh! puis-je faire autrement, Bruno? répondit Van Mitten d'un ton
résigné. En tout cas, si c'est une sottise, elle tire mes amis
d'embarras, et les suites n'en seront point graves!

--Hum! fit Bruno en hochant la tête, se marier, mon maître, c'est se
marier, et....»

Et, comme, sur ce mot, on appela le Hollandais, nul ne saura jamais de
quelle façon le fidèle serviteur aurait achevé cette phrase
véritablement comminatoire!

Il était midi, au moment où le seigneur Yanar et autres Kurdes de
grande mine vinrent chercher le futur qu'ils ne devaient plus quitter
jusqu'à la fin de la cérémonie.

Et alors, ce noeud des fiançailles fut noué en grand appareil. Pendant
cette opération, il n'y eût pas même à critiquer la tenue des deux
conjoints, Van Mitten ne laissant rien paraître d'une certaine
inquiétude qui le dominait, la noble Saraboul fière d'enchaîner un
homme du nord de l'Europe à une femme du nord de l'Asie! Quelle
gloire, en effet, d'avoir allié la Hollande au Kurdistan.

La fiancée était superbe dans son costume de mariage,--un costume
qu'évidemment elle emportait en voyage, à tout hasard,--bonne
précaution cette fois, on en conviendra. Rien de splendide comme sont
«mitan» de drap d'or, dont les manches et le corsage disparaissaient
sous des broderies et des passementeries de filigrane! Rien de plus
riche que ce châle qui lui serrait à la taille, cet «entari» à raies
alternées de lignes de fleurettes et recouverte des mille plis de ces
mousselines de Brousse désignées sous le nom de «tchembers!» Rien de
plus majestueux que ce «chalwar» en gaze de Salonique, dont les jambes
se rattachaient sous le cuir de fines bottes de maroquin brodées de
perles! Et ce fez évasé, entouré de «yéminis» aux fleurs voyantes,
d'où se développait jusqu'à mi-corps un long «puskul» orné de
dentelles d'oya! Et les bijoux, les pendeloques de pièces d'or,
tombant sur le front jusqu'aux sourcils, et ces pendants d'oreilles
formés de ces petites rosaces, desquels rayonnent des chaînettes
supportant un petit croissant d'or, et les agrafes de ceinture en
vermeil, et les épingles en filigrane azuré, figurant une palme
indienne, et ces colliers irradiants à double rangée, ces
«guerdanliks» composés d'une suite d'agates serties en griffes,
gravées chacune du nom d'un iman! Non! jamais plus belle fiancée ne
s'était vue marchant dans les rues de Trébizonde, et en cette
circonstance, elles auraient dû être recouvertes d'un tapis de
pourpre, comme elles le furent jadis à la naissance de Constantin
Porphyrogénète!

Mais si la noble Saraboul était superbe, le seigneur Van Mitten, lui,
était magnifique, et son ami Kéraban ne lui ménagea pas des
compliments, qui ne pouvaient être ironiques de la part d'un vieux
croyant resté fidèle au vêtement oriental.

Il faut en convenir, ce costume donnait à Van Mitten une tournure
martiale, un air hautain, une physionomie avantageuse, quelque chose
de farouche, enfin, peu en rapport avec son tempérament de négociant
rotterdamois! Et comment en eût-il été autrement avec ce léger manteau
do mousseline chargé d'applications de cotonnade, ce large pantalon de
satin rouge qui se perdait dans des bottes de cuir, éperonnées,
ergotées et treillissées d'or sous les mille plis de leur tige, cette
robe ouverte dont les manches se déroulaient jusqu'à terre, et ce fez,
orné de «yéminis», et ce «puskul», dont la grosseur invraisemblable
indiquait le rang qu'allait bientôt occuper au Kurdistan l'époux de la
noble Saraboul?

Le grand bazar de Trébizonde avait fourni tous ces ajustements, qui,
faits sur mesure, n'auraient pas plus élégamment vêtu Van Mitten. Il
avait procuré aussi ces armes merveilleuses, dont le fiancé portait
tout un arsenal au châle brodé, soutachat passementé, qui lui serrait
la taille: poignant damasquinés, avec manche en jade vert et lame en
damas à double tranchant, pistolets à crosse d'argent gravés comme un
collier d'idole, sabre à lame courte, au tranchant taillé en dents de
scie avec poignée noire ornée d'un quadrillé en argent et pommeau à
rondelle, et enfin une arme d'hast en acier avec reliefs en méplat
gravés et dorés et finissant en lame ondulée comme le fer des
anciensfauchards!

Ah! le Kurdistan peut sans crainte déclarer la guerre à la Turquie! Ce
ne sont pas de pareils guerriers que les armées du Padischah pourront
jamais vaincre! Pauvre Van Mitten, qui eût dit qu'un jour tu aurais
été affublé de la sorte! Heureusement, comme le répétait le seigneur
Kéraban, et, après lui, son neveu Ahmet, et après Ahmet, Amasia et
Nedjeb, et après elle, tous, excepté Bruno:

«Bah! c'est pour rire!»

Pendant la cérémonie des fiançailles, les choses se passeront le plus
convenablement du monde. Si ce n'est que le fiancé fut trouvé un peu
froid par son terrible beau-frère et par sa non moins terrible soeur,
tout alla bien.

A Trébizonde, il ne manquait pas de juges, faisant fonctions
d'officiers ministériels, qui eussent réclamé l'honneur d'enregistrer
un pareil contrat,--d'autant plus que cela n'allait pas sans quelque
profit;--mais ce fut le magistrat même dont on avait pu apprécier la
sagacité dans l'affaire du caravansérail de Rissar qui fut chargé de
cettehonorable tâche et de complimenter, en bons termes, les futurs
époux.

Puis, après la signature du contrat, les deux fiancés et leur suite,
au milieu d'un immense concours de populaire, se transportèrent à la
ville close, dans une mosquée qui fut autrefois une église byzantine,
et dont les murailles sont décorées de curieuses mosaïques. Là,
retentirent certains chants kurdes, qui sont plus expressifs, plus
mélodieux, plus artistiques enfin, par leur couleur et leur rhythme,
que les chants turcs ou arméniens. Quelques instruments, dont la
sonorité se rapproche d'un simple cliquetis métallique et que dominait
la note aiguë de deux ou trois petites flûtes, joignirent leurs
accords bizarres au concert des voix suffisamment rafraîchies pour
cette circonstance. Puis, l'iman dit une simple prière, et Van Mitten
fut enfin fiancé, bien fiancé, ainsi que le répéta le seigneur Kéraban
à la noble Saraboul,--non sans une certaine arrière-pensée,--lorsqu'il
lui adressa ses meilleurs compliments.

Plus tard, le mariage devait s'achever au Kurdistan, où de nouvelles
fêtes dureraient pendant plusieurs semaines. Là, Van Mitten aurait à
se conformer aux coutumes kurdes,--ou, du moins, il devrait essayer de
s'y conformer. En effet, lorsque l'épouse arrive devant la maison
conjugale, son époux se présente inopinément devant elle, il l'entoure
de ses bras, il la prend sur ses épaules, et il la porte ainsi jusqu'à
la chambre qu'elle doit occuper. On veut, par là, épargner sa pudeur,
car il ne faut point qu'elle semble entrer de son plein gré dans une
demeure étrangère. Lorsqu'il en serait à cet heureux moment, Van
Mitten verrait à ne rien faire qui pût blesser les usages du pays.
Mais heureusement, il en était encore loin.

Ici, les fêtes des fiançailles furent tout naturellement complétées
par celles qui se donnaient, fort à propos, pour célébrer la nuit de
l'ascension du Prophète, cet _eilet-ul-my'râdy_, qui a lieu
ordinairement le 29 du mois de Redjeb. Cette fois, par suite de
circonstances particulières, dues à une concurrence politico-religieuse,
une ordonnance du chef des imans du pachalik l'avait fixée à cette date.

Le soir même, dans le plus vaste palais de la ville, magnifiquement
disposé a cet effet, des milliers et des milliers de fidèles
s'empressaient à une cérémonie qui les avait attirés à Trébizonde de
tous les points de l'Asie musulmane.

La noble Saraboul ne pouvait manquer cette occasion de produire son
fiancé en public. Quant au seigneur Kéraban, à son neveu, aux deux
jeunes filles, à leurs serviteurs, que pouvaient-ils faire de mieux,
pour passer les quelques heures de la soirée, que d'assister en grand
apparat à ce merveilleux spectacle?

Merveilleux, en effet, et comment ne l'eût-il pas été dans ce pays de
l'Orient, où tous les rêves de ce monde se transforment en réalités
dans l'autre! Ce qu'allait être cette fête donnée en l'honneur du
Prophète, il serait plus facile au pinceau de le représenter, en
employant tous les tons de la palette, qu'à la plume de le décrire,
même en empruntant les cadences, les images, les périodes des plus
grands poètes du monde!

«La richesse est aux Indes, dit un proverbe turc, l'esprit en Europe,
la pompe chez les Ottomans!»

Et ce fut réellement au milieu d'une pompe incomparable que se
déroulèrent les péripéties d'une poétique affabulation, à laquelle les
plus gracieuses filles de l'Asie Mineure prêtèrent le charme de leurs
danses et l'enchantement de leur beauté. Elle reposait sur cette
légende, imitée de la légende chrétienne, que, jusqu'à sa mort,
arrivée en l'an dixième de l'Hégire,--six cent trente-deux ans après
l'ère nouvelle,--ce paradis était fermé à tous les fidèles, endormis
dans le vague des espaces, en attendant l'arrivée du Prophète. Ce
jour-là, il apparaissait à cheval sur «el-borak», l'hippogryphe qui
l'attendait à la porte du temple de Jérusalem; puis, son tombeau
miraculeux, quittant la terre, montait à travers les cieux et restait
suspendu entre le zénith et le nadir, au milieu des splendeurs du
paradis de l'Islam. Tous se réveillaient alors pour rendre hommage au
Prophète; la période de l'éternel bonheur promis aux croyants,
commençait enfin, et Mahomet s'élevait dans une apothéose
éblouissante, pendant laquelle les astres du ciel arabique, sous la
forme de houris innombrables, gravitaient autour du front
resplendissant d'Allah!

En un mot, cette fête, ce fut comme une réalisation de ce rêve de l'un
des poètes qui a le mieux senti la poésie des pays orientaux,
lorsqu'il dit, à propos de ces physionomies extatiques des derviches,
emportés dans leurs rondes si étrangement rhythmées:

«Que voyaient-ils en ces visions qui les berçaient? les forêts
d'émeraudes à fruits de rubis, les montagnes d'ambre et de myrrhe, les
kiosques de diamants et les tentes de perles du paradis de Mahomet!»




X


PENDANT LEQUEL LES HÉROS DE CETTE HISTOIRE NE PERDENT NI UN JOUR NI
UNE HEURE.

Le lendemain, 18 septembre, au moment où le soleil commençait à dorer
de ses premiers rayons les plus hauts minarets de la ville, une petite
caravane sortait par l'une des portes de l'enceinte fortifiée et
jetait un dernier adieu à la poétique Trébizonde.

Cette caravane, en route pour les rives du Bosphore, suivait les
chemins du littoral sous la direction d'un guide, dont le seigneur
Kéraban avait volontiers accepté les services.

Ce guide, en effet, devait parfaitement connaître cette portion
septentrionale de l'Anatolie: c'était un de ces nomades connus dans le
pays sous le nom de «loupeurs».

On désigne par ce nom une certaine spécialité de bûcherons, faisant
métier de courir les forêts de cette partie de l'Anatolie et de l'Asie
Mineure, où croît abondamment le noyer vulgaire. Sur ces arbres
poussent des loupes ou excroissances naturelles, d'une remarquable
dureté, dont le bois, par cela même qu'il se prête à toutes les
exigences de l'outil d'ébéniste, est particulièrement recherché.

Ce loupeur, ayant appris que des étrangers allaient quitter Trébizonde
pour se rendre à Scutari, était venu la veille leur offrir ses
services. Il avait paru intelligent, très pratique de ces routes, dont
il connaissait parfaitement les enchevêtrements multiples. Aussi,
après des réponses très nettes aux questions posées par le seigneur
Kéraban, le loupeur avait-il été engagé à un bon prix, qui devait être
doublé si la caravane atteignait les hauteurs du Bosphore avant douze
jours,--dernier délai fixé pour la célébration du mariage d'Amasia et
d'Ahmet.

Ahmet, après avoir interrogé ce guide et bien qu'il y eût, dans sa
figure froide, dans son attitude réservée, cet on ne sait quoi qui ne
prévient guère en faveur des gens, ne jugea pas qu'il y eût lieu de ne
point lui accorder confiance. Rien de plus utile, d'ailleurs, qu'un
homme connaissant ces régions pour les avoir parcourues toute sa vie,
rien de plus rassurant au point de vue d'un voyage qui devait
s'exécuter dans les plus grandes conditions de célérité.

Le loupeur était donc le guide du seigneur Kéraban et de ses
compagnons. A lui de prendre la direction de la petite troupe. Il
choisirait les lieux de halte, il organiserait les campements, il
veillerait à la sûreté de tous, et lorsqu'on lui promit de doubler son
salaire sous condition d'arriver à Scutari dans les délais voulus:

«Le seigneur Kéraban peut être assuré de tout mon zèle, répondit-il,
et puisqu'il me propose double prix pour payer mes services, moi, je
m'engage à ne lui rien réclamer si, avant douze jours, il n'est pas de
retour à sa villa de Scutari.

--Par Mahomet, voilà un homme qui me va! dit Kéraban, lorsqu'il
rapporta ce propos à son neveu.

--Oui, répondit Ahmet, mais, si bon guide qu'il soit, mon oncle,
n'oublions pas qu'il ne faut pas s'aventurer imprudemment sur ces
routes de l'Anatolie!

--Ah! toujours tes craintes!

--Oncle Kéraban, je ne nous croirai véritablement à l'abri de toute
éventualité, que lorsque nous serons à Scutari....

--Et que tu seras marié! Soit! répondit Kéraban en serrant la main
d'Ahmet. Eh bien, dans douze jours, je te le promets, Amasia sera la
femme du plus défiant des neveux....

--Et la nièce du....

--Du meilleur des oncles» s'écria Kéraban, qui termina sa phrase par
un bel éclat de rire.

Le matériel roulant de la caravane était ainsi composé: deux
«talikas», sorte de calèches assez confortables, qui peuvent se fermer
en cas de mauvais temps, avec quatre chevaux, attelés par couple à
chaque talika, et deux chevaux de selle. Ahmet avait été trop heureux,
même pour un haut prix, de trouver ces véhicules à Trébizonde, ce qui
lui permettrait d'achever le voyage dans de bonnes condition le seigneur
Kéraban, Amasia et Nedjeb avaient pris place dans la première talika,
dont Nizib occupait le siège de derrière. Au fond de la seconde trônait
la noble Saraboul, auprès de son fiancé et en face de son frère, avec
Bruno, faisant office de valet de pied.

Un des chevaux de selle était monté par Ahmet, l'autre par le guide,
qui tantôt galopait aux portièresdes talikas, conduites en poste,
tantôt éclairait la route par quelque pointe en avant.

Comme le pays pouvait ne pas être très sur, les voyageurs s'étaient
munis de fusils et de revolvers, sans compter les armes qui figuraient
d'ordinaire aux ceintures du seigneur Yanar et de sa soeur, et les
fameux pistolets râteurs du seigneur Kéraban. Ahmet, bien que le guide
lui assurât qu'il n'y avait rien à craindre sur ces routes, avait
voulu se précautionner contre toute agression.

En somme, deux cents lieues environ a faire en douze jours avec ces
moyens de transport, même sans relayer dans une contrée où les maisons
de poste étaient rares, même en laissant aux chevaux le repos de
chaque nuit, il n'y avait rien là qui fût absolument difficile. Donc,
à moins d'accidents imprévus ou improbables, ce voyage circulaire
devait s'achever dans les délais voulus. Le pays qui s'étend depuis
Trébizonde jusqu'à Sinope est appelé Djanik par les Turcs. C'est au
delà que commence l'Anatolie proprement dite, l'ancienne Bythinie,
devenue l'un des plus vastes pachaliks de la Turquie d'Asie, qui
comprend la partie ouest de l'ancienne Asie Mineure avec Koutaieh pour
capitale et Brousse, Smyrne, Angora, etc., pour principales villes.

La petite caravane, partie à six heures du matin de Trébizonde,
arrivait à neuf heures à Platana, après une étape de cinq lieues.

Platana, c'est l'ancienne Hermouassa. Pour l'atteindre, il faut
traverser une sorte de vallée, où poussent l'orge, le blé, le maïs, où
se développent de magnifiques plantations de tabac qui y réussissent
merveilleusement. Le seigneur Kéraban ne put se retenir d'admirer les
produits de cette solanée d'Asie, dont les feuilles, scellées sans
aucune préparation, deviennent d'un jaune d'or. Très probablement, son
correspondant et ami Van Mitten n'eût pas contenu davantage les élans
de son admiration, s'il ne lui avait été défendu de rien admirer en
dehors de la noble Saraboul.

Dans toute cette contrée s'élèvent de beaux arbres, des abiès, des
pins, des hêtres comparables aux plus majestueux du Holstein et du
Danemark, des noisetiers, des groseillers, des framboisiers sauvages.
Bruno, non sans un certain sentiment d'envie, put observer aussi que
les indigènes de ce pays, même en bas âge, avaient déjà de gros
ventres,--ce qui était bien humiliant pour un Hollandais réduit à
l'état de squelette.

A midi, on dépassait la petite bourgade de Fol en laissant sur la
gauche les premières ondulations des Alpes Pontiques. A travers les
chemins se croisaient, allant vers Trébizonde ou en revenant, des
paysans vêtus d'étoffes de grosse laine brune, coiffés du fez ou du
bonnet de peau de mouton, accompagnés de leurs femmes, qui
s'enveloppaient de morceaux de cotonnades rayées, bien apparentes sur
leurs jupons de laine rouge.

Tout ce pays était un peu celui de Xénophon, illustré par sa fameuse
retraite des Dix Mille. Mais l'infortuné Van Mitten le traversait sous
le regard menaçant de Yanar, sans même avoir le droit de consulter son
guide! Aussi avait-il donné l'ordre à Bruno de le consulter pour lui
et de prendre quelques notes au vol. Il est vrai que Bruno songeait à
tout autre chose qu'aux exploits du général grec, et voilà pourquoi,
en sortant de Trébizonde, il avait négligé de montrer à son maître
cette colline qui domine la côte, et du haut de laquelle les Dix
Mille, revenant des provinces Macroniennes, saluèrent de leurs
enthousiastes cris les flots de la mer Noire. En vérité, cela n'était
pas d'un fidèle serviteur.

Le soir, après une journée d'une vingtaine de lieues, la caravane
s'arrêtait et couchait à Tireboli. Là, le «caïwak», fait avec la
caillette des agneaux sorte de crème obtenue par l'attiédissement du
lait, «yaourk», fromage fabriqué avec du lait aigri au moyen de
présure, furent sérieusement appréciés de voyageurs qu'une longue
route avait mis en appétit. D'ailleurs, le mouton, sous toutes ses
formes, ne manquait point au repas, et Nizib put s'en régaler, sans
craindre d'enfreindre la loi musulmane. Bruno, cette fois, ne put lui
chicaner sa part du souper.

Cette petite bourgade, qui n'est méme qu'un simple village, fut
quittée dès le matin du 19 septembre. Dans la journée, on dépassa Zèpe
et son port étroit, où peuvent s'abriter seulement trois ou quatre
bâtiments de commerce d'un médiocre tirant d'eau. Puis, toujours sous
la direction du guide, qui, sans contredit, connaissait parfaitement
ces routes à peine tracées quelquefois au milieu de longues plaines,
on arrivait très tard a Kérésoum, après une étape de vingt-cinq
lieues.

Kérésoum est bâtie au pied d'une colline, dans un double escarpement
de la côte. Cette ancienne Pharnacea, où les Dix Mille s'arrêtèrent
pendant dix jours pour y réparer leurs forces, est très pittoresque
avec les ruines de son château qui dominent l'entrée du port.

Là, le seigneur Kéraban aurait pu aisément faire une ample provision
de tuyaux de pipe en bois de cerisier, qui sont l'objet d'un important
commerce. En effet, le cerisier abonde sur cette partie du pachalik,
et Van Mitten crut devoir raconter à sa fiancée ce grand fait
historique: c'est que ce fut précisément de Kérésoum que le proconsul
Lucullus envoya les premiers cerisiers qui furent acclimatés en
Europe.

Saraboul n'avait jamais entendu parler du célèbre gourmet et ne parut
prendre qu'un médiocre intérêt aux savantes dissertations de Van
Mitten. Celui-ci, toujours sous la domination de cette altière
personne, faisait bien le plus triste Kurde qu'on pût imaginer. Et
cependant, son ami Kéraban, sans qu'on put deviner s'il plaisantait ou
non, ne cessait de le féliciter sur la façon dont il portait son
nouveau costume,--ce qui faisait hausser les épaules à Bruno.

«Oui, Van Mitten, oui! répétait Kéraban, cela vous va parfaitement,
cette robe, ce chalwar, ce turban et, pour être un Kurde au complet,
il ne vous manque plus que de grosses et menaçantes moustaches, telles
qu'en porte le seigneur Yanar!

--Je n'ai jamais eu de moustaches, répondit Van Mitten.

--Vous n'avez pas de moustaches? s'écria Saraboul.

--Il n'a pas de moustaches? répéta le seigneur Yanar du ton le plus
dédaigneux.

--A peine, du moins, noble Saraboul!

--Eh bien, vous en aurez, reprit l'impérieuse Kurde, et je me charge,
moi, de vous les faire pousser!

--Pauvre monsieur Van Mitten! murmurait alors la jeune Amasia, en le
récompensant d'un bon regard.

--Bon! tout cela finira par un éclat de rire» répétait Nedjeb, tandis
que Bruno secouait la tête comme un oiseau de mauvais augure.

Le lendemain, 20 septembre, après avoir suivi l'amorce d'une voie
romaine que Lucullus fit construire, dit-on, pour relier l'Anatolie
aux provinces arméniennes, la petite troupe, très favorisée par le
temps, laissait en arrière le village d'Aptar, puis, vers midi, la
bourgade d'Ordu. Cette étape côtoyait la lisière de forêts superbes,
qui s'étagent sur les collines, dans lesquelles abondent les essences
les plus variées, chênes, charmes, ormes, érables, platanes, pruniers,
oliviers d'une espèce bâtarde, genévriers, aulnes, peupliers blancs,
grenadiers, mûriers blancs et noirs, noyers et sycomores. Là, la
vigne, d'une exubérance végétale qui en fait comme le lierre des pays
tempérés, enguirlande les arbres jusqu'à leurs plus hautes cimes. Et
cela, sans parler des arbustes, aubépines, épines-vinettes, coudriers,
viornes, sureaux, néfliers, jasmins, tamaris, ni des plantes les plus
variées, safrans a fleurs bleues, iris, rhododendrons, scabieuses,
narcisses jaunes, asclépiades, mauves, centaurées, giroflées,
clématites orientales, etc. et tulipes sauvages, oui, jusqu'à des
tulipes! que Van Mitten ne pouvait regarder sans que tous les
instincts de l'amateur ne se réveillassent en lui, bien que la vue de
ces plantes fût plutôt de nature à évoquer quelque déplaisant souvenir
de sa première union! Il est vrai, l'existence de l'autre madame Van
Mitten était maintenant une garantie contre les prétentions
matrimoniales de la seconde. Il était heureux, ma foi, et dix fois
heureux que le digne Hollandais fût déjà marié en première noce!

Le cap Jessoun Bouroun une fois dépassé, le guide dirigea la caravane
à travers les ruines de l'antique ville de Polemonium, vers la
bourgade de Fatisa, où voyageurs et chevaux dormirent d'un bon sommeil
pendant toute la nuit.

Ahmet, l'esprit toujours en éveil, n'avait jusque-là rien surpris de
suspect. Cinquante et quelques lieues venaient d'être franchies depuis
Trébizonde pendant lesquelles aucun danger n'avait paru menacer le
seigneur Kéraban et ses compagnons. Le guide, peu communicatif de sa
nature, s'était toujours tiré d'affaire, pendant les cheminements et
les haltes, avec intelligence et sagacité. Et cependant, Ahmet
éprouvait pour cet homme une certaine défiance qu'il ne pouvait
maîtriser. Aussi ne négligeait-il rien de ce qui devait assurer la
sécurité de tous, et veillait-il au salut commun, sans en rien laisser
voir.

Le 21, dès l'aube, on quittait Fatisa. Vers midi, on laissait sur la
droite le port d'Ounièh et ses chantiers de construction, à
l'embouchure de l'ancien Oenus. Puis, la route se développa à travers
d'immenses plaines de chanvre jusqu'aux bouches du Tcherchenbèb, où la
légende a placé une tribu d'Amazones, de manière à contourner des caps
et des promontoires couverts de ruines, comme tous ceux de cette côte
si curieusement historique. Le bourg de Terme fût dépassé dans
l'après-midi, et, le soir, Sansoun, une ancienne colonie athénienne,
servit de lieu de halte pour la nuit.

Sansoun est une des plus importantes échelles de ce levant de la mer
Noire, bien que sa rade soit peu sûre et son port insuffisamment
profond à l'embouchure de l'Ékil-Irmak. Cependant, le commerce y est
assez actif et expédie jusqu'à Constantinople des cargaisons de melons
d'eau qui, sous le nom d'arbouses, croissent abondamment dans les
environs. Un vieux fort, pittoresquement bâti sur la côte, ne la
défendrait que très imparfaitement contre une attaque par mer.

Dans l'état d'amaigrissement où se trouvait Bruno, il lui sembla que
ces arbouses, trop aqueuses, dont le seigneur Kéraban et ses
compagnons se régalèrent, ne seraient point de nature à le fortifier,
et il refusa d'en manger. Le fait est que le brave garçon, quoique
très éprouvé déjà dans son embonpoint, trouvait encore le moyen de
maigrir, et Kéraban lui-même fut obligé de le reconnaître.

«Mais, lui disait-il en manière de consolation, nous approchons de
l'Egypte, et là, s'il lui plaît, Bruno pourra faire un trafic
avantageux de sa personne!

--Et de quelle façon? ... demandait Bruno.

--En se vendant comme momie!»

Si ces propos déplaisaient à l'infortuné serviteur, s'il souhaitait au
seigneur Kéraban quelque aventure plus déplorable encore que le second
mariage de son maître, cela va de soi.

«Mais vous verrez qu'il ne lui arrivera rien, à ce Turc, murmurait-il,
et que toute la malechance sera pour des chrétiens comme nous!»

Et, en vérité, le seigneur Kéraban se portait à merveille, sans
compter que sa belle humeur ne tarissait plus, depuis qu'il voyait ses
projets s'accomplir dans les meilleures conditions de temps et de
sécurité.

Ni le village de Militseh, ni le Kysil, qui fut passé sur un pont de
bateaux pendant la journée du 22 septembre, ni Gerse où on arriva le
lendemain, vers midi, ni Tschobanlar, n'arrêtèrent les attelages, si
ce n'est le temps nécessaire à leur donner quelque repos. Cependant,
le seigneur Kéraban eût aimé à visiter, ne fût-ce que pendant quelques
heures, Bafira ou Bafra, située un peu en arrière, où se fait un grand
commerce de ces tabacs, dont les «tays» ou paquets, ficelés entre de
longues lattes, avaient si souvent rempli ses magasins de
Constantinople; mais il eût fallu faire un détour d'une dizaine de
lieues, et il lui parut sage de ne point allonger une route longue
encore.

Le 23, au soir, la petite caravane arrivait sans encombre à Sinope,
sur la frontière de l'Anatolie proprement dite.

Encore une échelle importante du Pont-Euxin, cette Sinope, assise sur
son isthme, l'antique Sinope de Strabon et de Polybe. Sa rade est
toujours excellente, et elle construit des navires avec les excellents
bois des montagnes d'Aio-Antonio, qui s'élèvent aux environs. Elle
possède un château enfermé dans une double enceinte, mais ne compte
que cinq cents maisons au plus et à peine cinq à six mille âmes.

Ah! pourquoi Van Mitten n'était-il pas né deux à trois mille ans plus
tôt! Combien il eût admiré cette ville célèbre, dont on attribue la
fondation aux Argonautes, qui devint si importante sous une colonie
milésienne, qui mérita d'être appelée la Cartilage du Pont-Euxin, dont
les vaisseaux couvrirent la mer Noire au temps des Romains, et qui
finit par être cédée à Mahomet II «parce qu'elle plaisait beaucoup à
ce Commandeur des Croyants!» Mais il était trop tard pour en retrouver
toutes les splendeurs écroulées, dont il ne reste plus que des
fragments de corniches, de frontons, de chapiteaux de divers styles.
Il faut d'ailleurs observer que, si cette cité tire son nom de Sinope,
fille d'Asope et de Methone, qui fut enlevée par Apollon et conduite
en cet endroit, cette fois, c'était la nymphe qui enlevait l'objet de
sa tendresse et que cette nymphe avait nom Saraboul! Ce rapprochement
fut fait par Van Mitten, non sans quelque serrement de coeur.

Cent vingt-cinq lieues environ séparent Sinope de Scutari. Il restait
au seigneur Kéraban sept jours seulement pour les faire. S'il n'était
pas en retard, il n'était point en avance non plus. Il convenait donc
de ne pas perdre un instant.

Le 24, au soleil levant, on quitta Sinope pour suivre les détours du
rivage anatolien. Vers dix heures, la petite troupe atteignait
Istifan, à midi, la bourgade d'Apana, et le soir, après une journée de
quinze lieues, elle s'arrêtait à Ineboli, dont la rade foraine, battue
par tous les vents, est peu sûre pour les bâtiments de commerce.

Ahmet proposa alors de ne prendre là que deux heures de repos et de
voyager le reste de la nuit. Douze heures gagnées valaient bien
quelque surcroît de fatigue. Le seigneur Kéraban accepta donc la
proposition de son neveu. Personne ne réclama,--pas même Bruno.
D'ailleurs, Yanar et Saraboul, eux aussi, avaient quelque hâte d'être
arrivés sur les rives du Bosphore pour reprendre le chemin du
Kurdistan, et Van Mitten une hâte non moins grande mais pour s'enfuir
aussi loin que possible de ce Kurdistan, dont le nom seul lui faisait
horreur!

Le guide ne fit aucune opposition à ce projet et se déclara prêt à
partir dès qu'on le voudrait. De nuit comme de jour, la route n'était
pas pour l'embarrasser, et ce loupeur, habitué à marcher par instinct
au milieu de forêts épaisses, ne pouvait être gêné de se reconnaître
sur des chemins qui suivaient la côte.

On partit donc, à huit heures du soir, par une belle lune, pleine et
brillante, qui s'éleva dans l'est sur un horizon de mer, peu après le
coucher du soleil. Amasia, Nedjeb et le seigneur Kéraban, la noble
Saraboul, Yanar et Van Mitten, étendus dans leurs calèches, se
laissèrent endormir au trot des chevaux qui se maintinrent à une bonne
allure.

Ils ne virent donc rien du cap Kerembé, entourbillonné d'oiseaux de
mer, dont les cris assourdissants remplissaient l'espace. Le matin,
ils dépassaient Timlé, sans qu'aucun incident eût troublé leur voyage;
puis, ils atteignaient Kidros, et, le soir, venaient faire halte pour
toute la nuit à Amastra. Ils avaient bien droit à quelques heures de
repos, après une traite de plus de soixante lieues, enlevées en
trente-six heures.

Peut-être Van Mitten,--car il faut toujours en revenir à cet excellent
homme, préalablement nourri des lectures de son guide,--peut-être Van
Mitten, s'il eût été libre de ses actes, si le temps et l'argent ne
lui eussent pas manqué, peut-être eût-il fait fouiller le port
d'Amastra pour y rechercher un objet dont aucun antiquaire n'oserait
contester la valeur archéologique.

Personne n'ignore, en effet, que, deux cent quatre-vingt-dix ans avant
Jésus-Christ, la reine Amastris, la femme de Lysimachus, un des
capitaines d'Alexandre, la célèbre fondatrice de cette ville, fut
enfermée dans un sac de cuir, puis jetée par ses frères dans les eaux
mêmes du port qu'elle avait créé. Or, quelle gloire pour Van Mitten,
si, sur la foi de son guide, il eût réussi à repêcher le fameux sac
historique! Mais on l'a dit, le temps et l'argent lui faisaient
défaut, et, sans confier à personne,--pas même à la noble
Saraboul,--le sujet de sa rêverie, il s'en tint à ses regrets
d'archéologue.

Le lendemain matin, 26 septembre, cette ancienne métropole des Génois,
qui n'est plus aujourd'hui qu'un assez misérable village, où se
fabriquent quelques jouets d'enfants, était quittée dès l'aube. Trois
ou quatre lieues plus loin, c'était la bourgade de Bartan dont on
dépassait les limites, puis, dans l'après-midi, celle de Filias, puis,
à la tombée du soir, celle d'Ozina, et, vers minuit enfin, la bourgade
d'Éregli.

On s'y reposa jusqu'au petit jour. En somme, c'était peu, car les
chevaux, sans parler des voyageurs, commençaient à être sérieusement
fatigués par les exigences d'une si longue traite, qui ne leur avait
laissé que de rares répits depuis Trébizonde. Mais quatre jours
restaient pour atteindre le terme de cet itinéraire,--quatre jours
seulement,--les 27, 28, 29 et 30 septembre. Et encore, cette dernière
journée, fallait-il la déduire, puisqu'elle devait être employée d'une
toute autre façon. Si le 30, dès les premières heures du matin, le
seigneur Kéraban et ses compagnons n'apparaissaient pas sur les rives
du Bosphore, la situation serait singulièrement compromise. Il n'y
avait donc pas un instant à perdre, et le seigneur Kéraban pressa le
départ, qui s'effectua au lever du soleil.

Éregli, c'est l'ancienne Héraclée, grêcque d'origine. Ce fut autrefois
une vaste capitale, dont les murailles en ruines, accotées à des
figuiers énormes, indiquent encore le contour. Le port, jadis très
important, bien protégé par son enceinte, a dégénéré comme la ville,
qui ne compte plus que six à sept mille habitants. Après les Romains,
après les Grecs, après les Génois, elle devait tomber sous la
domination de Mahomet II, et, de cité qui eut ses jours de splendeur,
devenir une simple bourgade, morte à l'industrie, morte au commerce.

L'heureux fiancé de Saraboul aurait encore eu là plus d'une curiosité
à satisfaire. N'y a-t-il pas, tout près d'Héraclée, cette presqu'île
d'Achérusia, où s'ouvrait, dans une caverne mythologique, une des
entrées du Tartare? Diodore de Sicile ne raconte-t-il pas que c'est
par cette ouverture qu'Hercule ramena Cerbère, en revenant du sombre
royaume? Mais Van Mitten renferma encore ses désirs au plus profond de
son coeur. Et d'ailleurs, ce Cerbère, n'en retrouvait-il pas la fidèle
image en ce beau-frère Yanar qui le gardait à vue? Sans doute, le
seigneur kurde n'avait pas trois têtes; mais une lui suffisait, et,
quand il la redressait d'un air farouche, il semblait que ses dents,
apparaissant sous ses épaisses moustaches, allaient mordre comme
celles du chien tricéphale que Pluton tenait à la chaîne!

Le 27 septembre, la petite caravane traversa le bourg de Sacaria, puis
atteignit vers le soir le cap Kerpe, à l'endroit même où, seize
siècles avant, fut tué l'empereur Aurélien. Là, on fit halte pour la
nuit, et l'on tint conseil sur la question de modifier quelque peu
l'itinéraire, afin d'arriver à Scutari dans les quarante-huit heures,
c'est-à-dire dès le matin de la dernière journée marquée pour le
retour.




XI


DANS LEQUEL LE SEIGNEUR KÉRABAN SE RANGE A L'AVIS DU GUIDE, UN PEU
CONTRE L'OPINION DE SON NEVEU AHMET.

Voici, en effet, une proposition qui avait été faite par le guide, et
dont l'opportunité méritait d'être prise en considération.

Quelle distance séparait encore les voyageurs des hauteurs de Scutari?
Environ une soixantaine de lieues? Combien de temps restait-il pour la
franchir? Quarante-huit heures. C'était peu, si les attelages se
refusaient à marcher pendant la nuit.

Eh bien, en abandonnant une route que les sinuosités de la côte
allongent sensiblement, en se jetant à travers cet angle extrême de
l'Anatolie, compris entre les rives de la mer Noire et les rives de la
mer de Marmara, en un mot, en coupant au plus court, on pouvait
abréger l'itinéraire d'une bonne douzaine de lieues.

«Voici donc, seigneur Kéraban, le projet que je vous propose, dit le
guide de ce ton froid qui le caractérisait, et j'ajouterai que je vous
engagevivement à l'accepter.

--Mais les routes du littoral ne sont-elles pas plus sûres que celles
de l'intérieur? demanda Kéraban.

--Il n'y a pas plus de dangers à redouter à l'intérieur que sur les
côtes, répondit le guide.

--Et vous connaissez bien ces chemins que vous nous offrez de
prendre? reprit Kéraban.

--Je les ai parcourus vingt fois, répliqua le guide, lorsque
j'exploitais ces forêts de l'Anatolie.

--Il me semble qu'il n'y a pas à hésiter, dit Kéraban, et qu'une
douzaine de lieues à économiser sur ce qui nous reste à faire, cela
vaut la peine qu'on modifie sa route.»

Ahmet écoutait sans rien dire.

«Qu'en penses-tu, Ahmet?» demanda le seigneur Kéraban en interpellant
son neveu.

Ahmet ne répondit pas. Il avait certainement des préventions contre ce
guide,--préventions qui, il faut bien l'avouer, s'étaient accrues, non
sans raison, à mesure qu'on se rapprochait du but.

En effet, les allures cauteleuses de cet homme, quelques absences
inexplicables, pendant lesquelles il devançait la caravane, le soin
qu'il prenait de se tenir toujours à l'écart, aux heures de halte,
sous prétexte de préparer les campements, des regards singuliers,
suspects même, jetés sur Amasia, une surveillance qui semblait plus
spécialement porter sur la jeune fille, tout cela n'était pas pour
rassurer Ahmet. Aussi ne perdait-il pas de vue ce guide, accepté à
Trébizonde sans que l'on sût trop ni qui il était, ni d'où il venait.
Mais son oncle Kéraban n'était point homme à partager ses craintes, et
il eût été difficile de lui faire admettre pour réel ce qui n'était
encore qu'à l'état de pressentiment.

«Eh bien, Ahmet? redemanda Kéraban, avant de prendre un parti sur la
nouvelle proposition du guide, j'attends la réponse! Que penses-tu de
cet itinéraire?

--Je pense, mon oncle, que, jusqu'ici, nous nous sommes bien trouvés
de suivre les bords de la mer Noire, et qu'il y aurait peut-être
imprudence à les abandonner.

--Et pourquoi! Ahmet, puisque notre guide connaît parfaitement ces
routes de l'intérieur qu'il nous propose de suivre? D'ailleurs,
l'économie de temps en vaut la peine!

--Nous pouvons, mon oncle, en surmenant quelque peu nos attelages,
regagner aisément....

--Bon, Admet, tu parles ainsi parce que Amasia nous accompagne!
s'écria Kéraban. Mais si, maintenant, elle était à nous attendre à
Scutari, tu serais le premier à presser notre marche!

--C'est possible, mon oncle!

--Eh bien, moi, qui prends en mains tes intérêts, Ahmet, je pense que
plus tôt nous arriverons, mieux cela vaudra! Nous sommes toujours à la
merci d'un retard, et, puisque nous pouvons gagner douze lieues en
changeant notre itinéraire, il n'y a pas a hésiter!

--Soit, mon oncle, répondit Ahmet. Puisque vous le voulez, je ne
discuterai pas à ce sujet....

--Ce n'est pas parce que je le veux, mais parce que les arguments te
manquent, mon neveu, et que j'aurais trop beau jeu à te battre.»

Ahmet ne répondit pas. En tout cas, le guide put être convaincu que le
jeune homme ne voyait pas, sans quelque arrière-pensée, cette
modification proposée par lui. Leurs regards se croisèrent un instant
à peine; mais cela leur suffit «à se tâter», comme on dit en langage
d'escrime. Aussi, ce ne fut plus seulement sur ses gardes, mais «en
garde» qu'Ahmet résolut de se tenir. Pour lui, le guide était un
ennemi, n'attendant que l'occasion de l'attaquer traîtreusement.

Du reste, la détermination d'abréger le voyage ne pouvait que plaire à
des voyageurs qui n'avaient guère chômé depuis Trébizonde. Van Mitten
et Bruno avaient hâte d'être à Scutari pour liquider une situation
pénible, le seigneur Yanar et la noble Saraboul pour revenir au
Kurdistan avec leur beau-frère et fiancé sur les paquebots du
littoral, Amasia pour être enfin, unie à Ahmet, et Nedjeb pour
assister aux fêtes de ce mariage!

La proposition fut donc bien accueillie. On résolut de se reposer
pendant cette nuit du 27 au 28 septembre, afin de fournir une bonne et
longue étape pendant la journée suivante.

Toutefois il y eut quelques précautions à prendre, qui furent
indiquées par le guide. Il importait, en effet, de se munir de
provisions pour vingt-quatre heures, car la région à traverser
manquait de bourgades et de villages. On ne trouverait ni khans, ni
doukhans, ni auberges sur la route. Donc, nécessité de s'approvisionner
de manière à suffire à tous les besoins.

On put heureusement se procurer ce qui était nécessaire, au cap Kerpe,
en le payant d'un bon prix, et même faire acquisition d'un âne pour
porter ce surcroît de charge.

Il faut le dire, le seigneur Kéraban avait un faible pour les
ânes,--sympathie de têtu à têtu, sans doute,--et celui qu'il acheta au
cap Kerpe lui plut tout particulièrement.

C'était un animal de petite taille, mais vigoureux, pouvant porter la
charge d'un cheval, soit environ quatre-vingt-dix «oks», ou plus de
cent kilogrammes,--un de ces ânes comme on en rencontre par milliers
dans ces régions de l'Anatolie, où ils transportent des céréales
jusqu'aux divers ports de la côte.

Ce frétillant et alerte baudet avait les narines fendues
artificiellement, ce qui permettait de le débarrasser avec plus de
facilité des mouches qui s'introduisaient dans son nez. Cela lui
donnait un air tout réjoui, une sorte de physionomie gaie, et il eut
mérité d'être nommé «l'âne qui rit» Bien différent de ces pauvres
petits animaux dont parle Th. Gautier, lamentables bêtes «aux oreilles
flasques, à l'échiné maigre et saigneuse», il devait probablement être
aussi entêté que le seigneur Kéraban, et Bruno se dit que celui-ci
avait peut-être trouvé là son maître.

Quant aux provisions, quartier de mouton que l'on ferait cuire sur
place, «bourgboul», sorte de pain fabriqué avec du froment
préalablement séché au four et additionné de beurre, c'était tout ce
qu'il fallait pour un aussi court trajet. Une petite charrette à deux
roues, à laquelle fut attelé l'âne, devait suffire à les transporter.

Un peu avant le lever du soleil, le lendemain, 28 septembre, tout le
monde était sur pied. Les chevaux furent aussitôt attelés aux talikas,
dans lesquelles chacun prit sa place accoutumée. Ahmet et le guide,
enfourchant leur monture, se mirent en tête de la caravane que
précédait l'âne, et l'on se mit en route. Une heure après, la vaste
étendue de la mer Noire avait disparu derrière les hautes falaises.
C'était une région légèrement accidentée, qui se développait devant
les pas des voyageurs.

La journée ne fut pas trop pénible, bien que la viabilité des routes
laissât à désirer,--ce qui permit au seigneur Kéraban de reprendre la
litanie de ses lamentations contre l'incurie des autorités ottomanes.

«On voit bien, répétait-il, que nous nous rapprochons de leur moderne
Constantinople!

--Les routes du Kurdistan valent infiniment mieux! fit observer le
seigneur Yanar.

--Je le crois volontiers, répondit Kéraban, et mon ami Van Mitten
n'aura pas même à regretter la Hollande sous ce rapport!

--Sous aucun rapport» répliqua vertement la noble Kurde, dont, à
chaque occasion, le caractère impérieux se montrait dans toute sa
splendeur.

Van Mitten eût volontiers donné au diable son ami Kéraban, qui
semblait vraiment prendre quelque plaisir à le taquiner! Mais, en
somme, avant quarante-huit heures, il aurait recouvré sa liberté
pleine et entière, et il lui passa ses plaisanteries.

Le soir, la caravane s'arrêta auprès d'un village délabré, un amas de
huttes, à peine faites pour abriter des bêtes de somme. Là, végétaient
quelques centaines de pauvres gens, vivant d'un peu de laitage, de
viandes de mauvaise qualité, d'un pain où il entrait plus de son que
de farine. Une odeur nauséabonde emplissait l'atmosphère: c'était
celle que dégage en brûlant le «tezek», sorte de tourbe artificielle,
composée de fiente et de boue, seul combustible en usage dans ces
campagnes et dont sont quelquefois faits les murs mêmes des huttes.

Il était heureux que, d'après les conseils du guide, la question des
vivres eût été préalablement réglée. On n'eût rien trouvé dans ce
misérable village, dont les habitants auraient été plus près de
demander l'aumône que de la faire.

La nuit se passa, sans incidents, sous un hangar en ruines, où
gisaient quelques bottes de paille fraîche. Ahmet veilla avec plus de
circonspection que jamais, non sans raison. En effet, au milieu de la
nuit, le guide quitta le village et s'aventura à quelques centaines de
pas en avant.

Ahmet le suivit, sans être vu, et ne rentra au campement qu'au moment
où le guide y rentrait lui-même.

Qu'était donc allé faire cet homme au dehors? Ahmet ne put le deviner.
Il s'était assuré que le guide n'avait communiqué avec personne. Pas
un être vivant ne s'était approché de lui! Pas un cri éloigné n'avait
été jeté à travers le calme de la nuit! Pas un signal n'avait été fait
en un point quelconque de la plaine!

«Pas un signal?... se dit Ahmet, lorsqu'il eut repris sa place sous le
hangar. Mais n'était-ce pas un signal, un signal attendu, ce feu qui a
paru un instant au ras de l'horizon dans l'ouest?»

Et alors un fait, dont il n'avait pas d'abord tenu compte, se
représenta obstinément à l'esprit d'Ahmet. Il se rappela très
nettement que, tandis que le guide se tenait debout sur un
exhaussement du sol, un feu avait brillé au loin, puis jeté trois
éclats distincts à de courts intervalles, avant de disparaître. Or, ce
feu, Ahmet l'avait tout d'abord pris pour un feu de pâtre? Maintenant,
dans le silence de la solitude, sous l'impression particulière que
donne cette torpeur qui n'est pas du sommeil, il réfléchissait, il le
revoyait, ce feu, et il en faisait un signal avec une conviction qui
allait au delà d'un simple pressentiment.

«Oui, se dit-il, ce guide nous trahit, c'est évident! Il agit dans
l'intérêt de quelque personnage puissant....»

Lequel? Ahmet ne pouvait le nommer! Mais, il le pressentait, cette
trahison devait se rattacher à l'enlèvement d'Amasia. Arrachée aux
mains de ceux qui avaient commis le rapt d'Odessa, était-elle menacée
de nouveaux périls, et maintenant, à quelques journées de marche de
Scutari, ne fallait-il pas tout craindre en approchant du but? Ahmet
passa le reste de la nuit dans une extrême inquiétude. Quel parti
prendre, il ne le savait. Devait-il, sans plus tarder, démasquer la
trahison de ce guide,--trahison qui, dans sa pensée, ne faisait plus
aucun doute,--ou attendre, pour le confondre et le punir, qu'il y eût
eu quelque commencement d'exécution?

Le jour en reparaissant lui apporta un peu de calme. Il se décida
alors à patienter pendant cette journée encore, afin de mieux pénétrer
les intentions du guide. Bien résolu à ne plus le perdre de vue un
instant, il ne le laisserait pas s'éloigner pendant les marches ni à
l'heure des haltes. D'ailleurs, ses compagnons et lui étaient bien
armés, et, si le salut d'Amasia n'eût été en jeu, il n'aurait pas
craint de résister à n'importe quelle agression.

Ahmet était redevenu maître de lui-même. Son visage ne fit rien
paraître de ce qu'il éprouvait, ni au yeux de ses compagnons, ni même
à ceux d'Amasia, dont la tendresse pouvait lire plus avant dans son
âme,--pas même à ceux du guide, qui, de son côté, ne cessait de
l'observer avec une certaine obstination.

La seule résolution que prit Ahmet fut de faire part à son oncle
Kéraban des nouvelles inquiétudes qu'il avait conçues, et cela, dès
que l'occasion s'en présenterait, dût-il, à cet égard, engager et
soutenir la plus orageuse des discussions.

Le lendemain, de grand matin, on quitta ce misérable village. S'il ne
se produisait ni trahison ni erreur, cette journée devait être la
dernière de ce voyage entrepris pour une satisfaction d'amour, propre
par le plus entêté des Osmanlis. En tout cas, elle fut très pénible.
Les attelages durent faire les plus grands efforts pour traverser
cette partie montagneuse, qui devait appartenir au système
orographique des Elken. Rien que de ce chef-Ahmet eut fort à regretter
d'avoir accepté une modification de l'itinéraire primitif. Plusieurs
fois, il fallut mettre pied à terre pour alléger les voitures. Amasia
et Nedjeb montrèrent beaucoup d'énergie pendant ces rudes passages. La
noble Kurde ne fut pas au-dessous de ses compagnes. Quant à Van
Mitten, le fiancé de son choix, toujours un peu affaissé depuis le
départ de Trébizonde, il dut marcher au doigt et à la baguette.

Du reste, il n'y eut aucune hésitation sur la direction à prendre.
Évidemment, le guide n'ignorait rien des détours de cette contrée. Il
la connaissait à fond, suivant Kéraban. Il la connaissait trop,
suivant Ahmet. De là, des compliments de l'oncle, que le neveu ne
pouvait accepter pour l'homme dont il suspectait la conduite. Il faut
ajouter, d'ailleurs, que, pendant cette journée, celui-ci ne quitta
pas un instant les voyageurs, et demeura toujours en tête de la petite
caravane.

Les choses semblaient donc aller tout naturellement, à part les
difficultés inhérentes à l'état des routes, à leur raideur,
lorsqu'elles circulaient au flanc de quelque montagne, aux cahots de
leur sol, lorsqu'on les traversait en quelques endroits ravinés par
les dernières pluies. Cependant, les chevaux s'en tirèrent, et, comme
ce devait être leur dernière étape, on put leur demander un peu plus
d'efforts que d'habitude. Ils auraient ensuite tout le temps de se
reposer.

Il n'était pas jusqu'au petit âne, qui ne portât allègrement sa
charge. Aussi, le seigneur Kéraban l'avait-il pris en amitié.

«Par Allah! il me plaît, cet animal, répétait-il, et, pour mieux
narguer les autorités ottomanes, j'ai bonne envie d'arriver, perché
sur son dos, aux rives du Bosphore.»

On en conviendra, c'était là une idée,--une idée à la Kéraban!--mais
personne ne la discuta, afin que son auteur ne fût point tenté de la
mettre à exécution.

Vers neuf heures du soir, après une journée véritablement fatigante,
la petite troupe s'arrêta, et, sur le conseil du guide, on s'occupa
d'organiser le campement.

«A quelle distance sommes-nous maintenant des hauteurs de Scutari?
demanda Ahmet.

--A cinq ou six lieues encore, répondit le guide.

--Alors, pourquoi ne pas pousser plus avant? reprit Ahmet. En
quelques heures, nous pourrions être arrivés....

--Seigneur Ahmet, répondit le guide, je ne me soucie pas de
m'aventurer, pendant la nuit, dans cette partie de la province, où je
risquerais de m'égarer! Demain, au contraire, avec les premières
lueurs du jour, je n'aurai rien à craindre, et, avant midi, nous
serons arrivés au terme du voyage.

--Cet homme a raison, dit le seigneur Kéraban. Il ne faut pas
compromettre la partie par tant de hâte! Campons ici, mon neveu,
prenons ensemble notre dernier repas de voyageurs, et, demain, avant
dix heures, nous aurons salué les eaux du Bosphore!»

Tous, sauf Ahmet, furent de l'avis du seigneur Kéraban, On se disposa
donc à camper dans les meilleures conditions possibles pour cette
dernière nuit de voyage.

Du reste, l'endroit avait été bien choisi par le guide. C'était un
assez étroit défilé, creusé entre des montagnes qui ne sont plus, à
proprement parler, que des collines en cette partie de l'Anatolie
occidentale. On donnait à cette passe le nom de gorges de Nérissa. Au
fond, de hautes roches se reliaient aux premières assises d'un massif,
dont les gradins semi-circulaires s'étageaient sur la gauche. A
droite, s'ouvrait une profonde caverne, dans laquelle la petite troupe
tout entière pouvait trouver un abri,--ce qui fut constaté après
examen de ladite caxerne.

Si le lieu était convenable pour une halte de voyageurs, il ne l'était
pas moins pour les attelages, aussi désireux do nourriture que de
repos. A quelques centaines de pas de là, en dehors de la sinueuse
gorge, s'étendait une prairie, où ne manquaient ni l'eau ni l'herbe.
C'est là que les chevaux furent conduits par Nizib, qui devait être
préposé à leur garde, suivant son habitude pendant les haltes
nocturnes.

Nizib se dirigea donc vers la prairie, et Ahmet l'accompagna, afin de
reconnaître les lieux et s'assurer que, de ce côté, il n'y avait aucun
danger à craindre.

En effet, Ahmet ne vit rien de suspect. La prairie, que fermaient dans
l'ouest quelques collines longuement ondulées, était absolument
déserte. A sa tombée, la nuit était calme, et la lune, qui devait se
lever vers onze heures, allait bientôt l'emplir d'une suffisante
clarté. Quelques étoiles brillaient entre de hauts nuages, immobiles
et comme endormis dans les hautes zones du ciel. Pas un souffle ne
traversait l'atmosphère, pas un bruit ne se faisait entendre à travers
l'espace. Ahmet observa avec la plus extrême attention l'horizon sur
tout son périmètre. Quelque feu, ce soir-là, allait-il apparaître
encore à la crête des collines environnantes? Quelque signal serait-il
fait que le guide viendrait plus tard surprendre?.... Aucun feu ne se
montra sur la lisière de la prairie. Aucun signal ne fut envoyé du
lointain de la plaine.

Ahmet recommanda à Nizib de veiller avec la plus grande vigilance. Il
lui enjoignit de revenir sans perdre un instant, pour le cas où
quelque éventualité se produirait avant que les attelages n'eussent pu
être ramenés au campement. Puis, en toute hâte, il reprit le chemin
des gorges de Nérissa.




XII


DANS LEQUEL IL EST RAPPORTÉ QUELQUES PROPOS ÉCHANGÉS ENTRE LA NOBLE
SARABOULET SON NOUVEAU FIANCÉ.

Lorsque Ahmet rejoignit ses compagnons, les dernières dispositions,
pour souper d'abord, pour dormir ensuite, avaient été convenablement
prises. La chambre à coucher, ou plutôt le dortoir commun, c'était la
caverne, haute, spacieuse, avec des coins et recoins, où chacun
pourrait se blottir à son gré et même à son aise. La salle à manger,
c'était cette partie plane du campement, sur laquelle des roches
éboulées, des fragments de pierre, pouvaient servir de sièges et de
tables.

Quelques provisions avaient été tirées de la charrette traînée par le
petit âne,--lequel comptait au nombre des convives, ayant été
spécialement invité par son ami le seigneur Kéraban. Un peu de
fourrage, dont on avait fait une bonne récolte, lui assurait une
suffisante part du festin, et il en trayait de satisfaction.

«Soupons, s'écria Kéraban d'un ton joyeux, soupons, mes amis! Mangeons
et buvons à notre aise! Ce sera autant de moins que ce brave âne aura
à traîner jusqu'à Scutari.» Il va sans dire que, pour ce repas en
plein air, au milieu de ce campement éclairé de quelques torches
résineuses, chacun s'était placé à sa guise. Au fond, le seigneur
Kéraban trônait sur une roche, véritable fauteuil d'honneur de cette
réunion épulatoire. Amasia et Nedjeb, l'une près de l'autre, comme
deux amies,--il n'y avait plus ni maîtresse ni servante,--assises sur
de plus modestes pierres, avaient réservé une place à Ahmet, qui ne
tarda pas à les rejoindre.

Quant au seigneur Van Mitten, il va de soi qu'il était flanqué, à
droite de l'inévitable Yanar, à gauche de l'inséparable Saraboul, et,
tous les trois, ils s'étaient attablés devant un gros fragment de roc,
que les soupirs du nouveau fiancé auraient dû attendrir.

Bruno, plus maigre que jamais, grignotant et geignant, allait et
venait pour les besoins du service. Non seulement le seigneur Kéraban
était de belle humeur, comme quelqu'un à qui tout réussit, mais,
suivant son habitude, sa joie s'épanchait en propos plaisants,
lesquels visaient plus directement son ami Van Mitten. Oui! il était
ainsi fait, que l'aventure matrimoniale arrivée à ce pauvre
homme,--par dévouement pour lui et les siens,--ne cessait guère
d'exciter sa verve caustique! Dans douze heures, il est vrai, cette
histoire aurait pris fin et Van Mitten n'entendrait plus parler ni du
frère ni de la soeur kurdes! De là, une sorte de raison que Kéraban se
donnait à lui-même pour ne point se gêner à l'égard de son compagnon
de voyage.

«Eh bien, Van Mitten, cela va bien, n'est-ce pas? dit-il en se
frottant les mains. Vous voilà au comble de vos voeux! ... De bons
amis vous font cortège! ... Une aimable femme, qui s'est heureusement
rencontrée sur votre route, vous accompagne! ... Allah n'aurait pu
faire davantage pour vous, quand bien même vous eussiez été l'un de
ses plus fidèles croyants.»

Le Hollandais regarda son ami en allongeant quelque peu les lèvres,
mais sans répondre.

«Eh bien, vous vous taisez? dit Yanar.

--Non! ... Je parle ... je parle en dedans!

--A qui? demanda impérieusement la noble Kurde, qui lui saisit
vivement le bras.

--A vous, chère Saraboul, ... à vous» répondît sans conviction
l'interloqué Van Mitten.

Puis, se levant:

«Ouf» fit-il.

Le seigneur Yanar et sa soeur, s'étant redressés au même moment, le
suivaient dans toutes ses allées et venues.

«Si vous voulez,» reprit Saraboul de ce ton doucereux qui ne permet
pas la moindre contradiction, si vous le voulez, nous ne passerons que
quelques heures à Scutari?

--Si je le veux?....

--N'êtes-vous pas mon maître, seigneur Van Mitten? ajouta
l'insinuante personne.

--Oui! murmura Bruno, il est son maître ... comme on est le maître
d'un dogue qui peut, à chaque instant, vous sauter à la gorge!

--Heureusement, se disait Van Mitten, demain ... à Scutari ...
rupture et abandon! ... Mais quelle scène en perspective.»

Amasia le regardait avec un véritable sentiment de commisération, et,
n'osant le plaindre à haute voix, elle s'en ouvrait quelquefois à son
fidèle serviteur:

«Pauvre monsieur Van Mitten! répétait-elle à Bruno. Voilà pourtant où
l'amené son dévouement pour nous!

--Et sa platitude envers le seigneur Kéraban! répondait Bruno, qui ne
pouvait pardonner à son maître une condescendance poussée à ce degré
de faiblesse.

--Eh! dit Nedjeb, cela prouve, au moins, que monsieur Van Mitten a un
cour bon et généreux!

--Trop généreux! répliqua Bruno. Au surplus, depuis que mon maître a
consenti à suivre le seigneur Kéraban en un pareil voyage, je n'ai
cessé de lui répéter qu'il lui arriverait malheur tôt ou tard! Mais un
malheur pareil! Devenir le fiancé, ne fût-ce que pour quelques jours,
de cette Kurde endiablée! Jamais je n'aurais pu imaginer cela ... non!
jamais! La première madame Van Mitten était une colombe en comparaison
de la seconde.»

Cependant, le Hollandais s'était assis à une autre place, toujours
flanqué de ses deux garde-du-corps, lorsque Bruno vint lui offrir
quelque nourriture; mais Van Mitten ne se sentait pas en appétit.

«Vous ne mangez pas, seigneur Van Mitten? lui dit Saraboul, qui le
régardait entre les deux yeux.

--Je n'ai pas faim!

--Vraiment, vous n'avez pas faim! répliqua le seigneur Yanar. Au
Kurdistan on a toujours faim ... même après les repas!

--Ah! au Kurdistan? ... répondit Van Mitten en avalant les morceaux
doubles,--par obéissance.

--Et buvez! ajouta la noble Saraboul.

--Mais, je bois ... je bois vos paroles!» Et il n'osa pas ajouter:

«Seulement, je ne sais pas si c'est bon pour l'estomac!

--Buvez, puisqu'on vous le dit! reprit le seigneur Yanar.

--Je n'ai pas soif!

--Au Kurdistan, on a toujours soif ... même après les repas.»

Pendant ce temps, Ahmet, toujours en éveil, observait attentivement le
guide.

Cet homme, assis à l'écart, prenait sa part du repas, mais il ne
pouvait dissimuler quelques mouvements d'impatience. Du moins, Ahmet
crut le remarquer. Et comment eût-il pu en être autrement? A ses yeux,
cet homme était un traître! Il devait avoir hâte que tous ses
compagnons et lui eussent cherché refuge dans la caverne, où le
sommeil les livrerait sans défense, à quelque agression convenue!
Peut-être même le guide aurait-il voulu s'éloigner pour quelque
secrète machination; mais il n'osait, en présence d'Ahmet, dont il
connaissait les défiances.

«Allons, mes amis, s'écria Kéraban, voilà un bon repas pour un repas
en plein air! Nous aurons bien réparé nos forces avant notre dernière
étape! N'est-il pas vrai, ma petite Amasia?

--Oui, seigneur Kéraban, répondit la jeune fille! D'ailleurs, je suis
forte, et s'il fallait recommencer ce voyage?....

--Tu le recommencerais?....

--Pour vous suivre.

--Surtout après avoir fait une certaine halte a Scutari! s'écria
Kéraban avec un bon gros rire, une halte comme notre ami Van Mitten en
a fait une à Trébizonde!

--Et, par-dessus le marché, il me plaisante!» murmurait Van Mitten.

Il enrageait, au fond, mais n'osait répondre en présence de la trop
nerveuse Saraboul.

«Ah! reprit Kéraban, le mariage d'Ahmet et d'Amasia, ce ne sera
peut-être pas si beau que les fiançailles de notre ami Van Mitten et
de la noble Kurde! Sans doute, je ne pourrai pas leur offrir une fête
au Paradis de Mahomet, mais nous ferons bien les choses, comptez sur
moi! Je veux que tout Scutari soit convié à la noce, et que nos amis
de Constantinople emplissent les jardins de la villa!

--Il ne nous en faut pas tant! répondit la jeune fille.

--Oui! ... oui! ... chère maîtresse! s'écria Nedjeb.

--Et si je le veux, moi! ... si je le veux! ... ajouta le seigneur
Kéraban. Est-ce que ma petite Amasia voudrait me contrarier?

--Oh! seigneur Kéraban!

--Eh bien, reprit l'oncle en levant son verre, au bonheur de ces
jeunes gens qui méritent si bien d'être heureux!

--Au seigneur Ahmet! ... A la jeune Amasia! ... répétèrent d'une
commune voix tous ces convives en belle humeur.

--Et à l'union, ajouta Kéraban, oui! ... à l'union du Kurdistan et de
la Hollande!»

Sur cette «santé», portée d'une voix joyeuse, devant toutes ces mains
tendues vers lui, le seigneur Van Mitten, bon gré mal gré, dut
s'incliner en manière de remerciement et boire à son propre bonheur.

Ce repas, fort rudimentaire, mais gaiement pris, était achevé. Encore
quelques heures de repos, et l'on pourrait terminer ce voyage sans
trop de fatigues.

«Allons dormir jusqu'au jour, dit Kéraban. Lorsque le moment en sera
venu, je charge notre guide de nous éveiller tous!

--Soit, seigneur Kéraban, répondit cet homme, mais n'est-il pas plus
à propos que j'aille remplacer votre serviteur Nizib à la garde des
attelages?

--Non, demeurez! dit vivement Ahmet. Nizib est bien où il est et je
préfère que vous restiez ici! ... Nous veillerons ensemble!

--Veiller? ... reprit le guide, en dissimulant mal la contrariété
qu'il éprouvait. Il n'y a pas le moindre danger à craindre dans cette
région extrême de l'Anatolie!

--C'est possible, répondit Ahmet, mais un excès de prudence ne peut
nuire! ... Je me charge, moi, de remplacer Nizib à la garde des
chevaux! Donc, restez!

--Comme il vous plaira, seigneur Ahmet, répondit le guide. Disposons
donc tout dans la caverne pour que vos compagnons puissent y dormir
plus à l'aise.

--Faites, dit Ahmet, et Bruno voudra bien vous aider, avec l'agrément
de monsieur Van Mitten.

--Va, Bruno, va!» répondit le Hollandais.

Le guide et Bruno entrèrent dans la caverne, emportant les couvertures
de voyage, les manteaux, les cafetans, qui devaient servir de literie.
Amasia, Nedjeb et leurs compagnons ne s'étaient point montrés
difficiles sur la question du souper: la question du coucher devait
les trouver aussi accommodants, sans doute.

Pendant que s'achevaient les derniers préparatifs, Amasia s'était
rapprochée d'Ahmet, elle lui avait pris la main, elle lui disait:

«Ainsi, mon cher Ahmet, vous allez encore passer toute cette nuit sans
reposer?

--Oui, répondit Ahmet qui ne voulait rien laisser voir de ses
inquiétudes. Ne dois-je pas veiller sur tous ceux qui me sont chers?

--Enfin, ce sera pour la dernière fois?

--La dernière! Demain, nous en aurons enfin fini avec toutes les
fatigues de ce voyage!

--Demain! ... répéta Amasia en levant ses beaux yeux sur le jeune
homme, dont le regard répondit au sien, ce demain qui semblait ne
devoir jamais arriver....

--Et qui maintenant va durer toujours! répondit Ahmet.

--Toujours!» murmura la jeune fille.

La noble Saraboul, elle aussi, avait pris la main de son fiancé, et,
lui montrant Amasia et Ahmet:

«Vous les voyez, seigneur Van Mitten, vous les voyez tous deux!
dit-elle en soupirant.

--Qui? ... répondit le Hollandais, dont les pensées étaient loin de
suivre un cours aussi tendre.

--Qui?... répliqua aigrement Saraboul, mais ces jeunes fiancés!...
En vérité, je vous trouve singulièrement contenu!

--Vous savez, répondit Van Mitten, les Hollandais! ... La Hollande
est un pays de digues! ... Il y a des digues partout!

--Il n'y a pas de digues au Kurdistan! s'écria la noble Saraboul,
blessée de tant de froideur.

--Non! il n'y en a pas! riposta le seigneur Yanar, en secouant le
bras de son beau-frère, qui faillit être écrasé dans cet étau vivant.

--Heureusement, ne put s'empêcher de dire Kéraban, il sera libéré
demain, notre ami Van Mitten.»

Puis, se retournant vers ses compagnons: «Eh bien, la chambre doit
être prête! ... Une chambre d'amis, où il y a place pour tout le
monde!... Voilà bientôt onze heures! ... Déjà la lune se lève! ...
Allons dormir!

--Viens, Nedjeb, dit Amasia à la jeune Zingare.

--Je vous suis, chère maîtresse.

--Bonsoir, Ahmet!

--A demain, chère Amasia, à demain! répondit Ahmet en conduisant la
jeune fille jusqu'à l'entrée de la caverne.

--Vous me suivez, seigneur Van Mitten? dit Saraboul, d'un ton qui
n'avait rien de bien engageant.

--Certainement, répondit le Hollandais. Toutefois, si cela était
nécessaire, je pourrais tenir compagnie à mon jeune ami Ahmet!

--Vous dites?... s'écria l'impérieuse Kurde.

--Il dit? ... répéta le seigneur Yanar.

--Je dis ... répondit Van Mitten ... je dis, chère Saraboul, que mon
devoir m'oblige à veiller sur vous ... et que....

--Soit!... Vous veillerez ... mais là!»

Et elle lui montra d'une main la caverne, tandis que Yanar le poussait
par l'épaule, en disant:

«Il y a une chose dont vous ne vous doutez sans doute pas, seigneur
Van Mitten?

--Une chose dont je ne me doute pas, seigneur Yanav? ... Et laquelle,
s'il vous plaît?

--C'est qu'en épousant ma soeur, vous avez épousé un volcan.»

Sous l'impulsion donnée par un bras vigoureux, Van Mitten franchit le
seuil de la caverne, où sa fiancée venait de le précéder, et dans
laquelle le suivit incontinent le seigneur Yanar.

Au moment où Kéraban allait y pénétrer à son tour, Ahmet le retint en
disant:

«Mon oncle, un mot!

--Rien qu'un seul, Ahmet! répondit Kéraban. Je suis fatigué et j'ai
besoin de dormir.

--Soit, mais je vous prie de m'entendre!

--Qu'as-tu à me dire?

--Savez-vous où nous sommes ici?

--Oui ... dans le défilé des gorges de Nérissa!

--A quelle distance de Scutari?

--Cinq ou six lieues à peine!

--Qui vous l'a dit?

--Mais ... c'est notre guide!

--Et vous avez confiance en cet homme?

--Pourquoi m'en défierais-je?

--Parce que cet homme, que j'observe depuis quelques jours, a des
allures de plus en plus suspectes! répondit Ahmet, Le connaissez-vous,
mon oncle? Non! A Trébizonde, il est venu s'offrir pour vous conduire
jusqu'au Bosphore! Vous avez accepté ses services, sans même savoir
qui il était! Nous sommes partis sous sa direction....

--Eh bien, Ahmet, il a suffisamment prouvé qu'il connaissait ces
chemins de l'Anatolie, ce me semble!

--Incontestablement, mon oncle!

--Cherches-tu une discussion, mon neveu? demanda le seigneur Kéraban,
dont le front commença à se plisser avec une persistance quelque peu
inquiétante.

--Non, mon oncle, non, et je vous prie de ne voir en moi aucune
intention de vous être désagréable!... Mais, que voulez-vous, je ne
suis pas tranquille, et j'ai peur pour tous ceux que j'aime!»

L'émotion d'Ahmet était si visible, pendant qu'il parlait ainsi, que
son oncle ne put l'entendre sans en être profondément remué.

«Voyons, Ahmet, mon enfant, qu'as-tu? reprit-il. Pourquoi ces
craintes, au moment où toutes nos épreuves vont finir! Je veux bien
convenir avec toi,... mais avec toi seulement! ... que j'ai fait un
coup de tête en entreprenant ce voyage insensé!

J'avouerai même que, sans mon entêtement à te faire quitter Odessa,
l'enlèvement d'Amasia ne se serait probablement point accompli! ...
Oui! tout cela, c'est ma faute! ... Mais enfin, nous voici au tonne de
ce voyage! ... Ton mariage n'aura pas même été retardé d'un jour!
...Demain, nous serons à Scutari ... et demain....

--Et si, demain, nous n'étions pas à Scutari, mon oncle? Si nous en
étions beaucoup plus éloignés que ne le dit ce guide? S'il nous avait
égarés à dessein, après avoir conseillé d'abandonner les routes du
littoral? Enfin, si cet homme était un traître?

--Un traître? ... s'écria Kéraban.

--Oui, reprit Ahmet, et si ce traître servait les intérêts de ceux
qui ont fait enlever Amasia?

--Par Allah! mon neveu, d'où peut te venir cette idée, et sur quoi
repose-t-elle? Sur de simples pressentiments?

--Non! sur des faits, mon oncle! Écoutez-moi! Depuis quelques jours,
cet homme nous a souvent quittés pendant les haltes, sous prétexte
d'aller reconnaître la route! ... A plusieurs reprises, il s'est
éloigné, non pas inquiet mais impatient, en homme qui ne veut pas être
vu!... La nuit dernière, il a abandonné pendant une heure le
campement! ... Je l'ai suivi, en me cachant, et j'affirmerais ...
j'affirme même qu'un signal de feu lui a été envoyé d'un point de
l'horizon ... un signal qu'il attendait!

--En effet, cela est grave, Ahmet! répondit Kéraban. Mais pourquoi
rattaches-tu les machinations de cet homme aux circonstances qui ont
amené l'enlèvement d'Amasia sur la _Guïdare_?

--Eh! mon oncle, cette tartane, où allait-elle? Etait-ce à ce petit
port d'Atina, où elle s'est perdue. Non évidemment! ... Ne savons-nous
pas qu'elle a été rejetée par la tempête hors de sa route? ... Eh
bien, à mon avis, sa destination était Trébizonde, où s'approvisionnent
trop souvent les harems de ces nababs de l'Anatolie! ... Là, on a pu
facilement apprendre que la jeune fille enlevée avait été sauvée du
naufrage, se mettre sur ses traces, et nous dépêcher ce guide pour
conduire notre petite caravane à quelque guet-apens!

--Oui! ... Ahmet! ... répondit Kéraban, en effet!... Tu pourrais
avoir raison! ... Il est possible qu'un danger nous menace! ... Tu as
veillé ... tu as bien fait, et, cette nuit, je veillerai avec toi!

--Non, mon oncle, non reprit Ahmet, reposez-vous!....

Je suis bien armé, et, à la première alerte....

--Je te dis que je veillerai, moi aussi! reprit Kéraban. Il ne sera
pas dit que la folie d'un têtu de mon espèce aura pu amener quelque
nouvelle catastrophe!

--Non, ne vous fatiguez pas inutilement! ... Le guide, sur mon ordre,
doit passer la nuit dans la caverne! ... Rentrez!

--Je ne rentrerai pas!

--Mon oncle....

--A la fin, vas-tu me contrarier là-dessus! répliqua Kéraban. Ah!
prends garde, Ahmet! Il y a longtemps que personne ne m'a tenu tête!

--Soit, mon oncle, soit! Nous veillerons ensemble!

--Oui! une veillée sous les armes, et malheur à qui s'approchera de
notre campement»

Le seigneur Kéraban et Ahmet, allant et venant, les regards attachés
sur l'étroite passe, écoutant les moindres bruits qui auraient pu se
propager au milieu de cette nuit si calme, firent donc bonne et fidèle
garde à l'entrée de la caverne.

Deux heures se passèrent ainsi, puis, une heure encore. Rien de
suspect ne s'était produit, qui fût de nature à justifier les soupçons
du seigneur Kéraban et de son neveu, Ils pouvaient donc espérer que la
nuit s'écoulerait sans incidents, lorsque, vers trois heures du matin,
des cris, de véritables cris d'épouvanté, retentirent à l'extrémité de
la passe.

Aussitôt Kéraban et Ahmet sautèrent sur leurs armes, qui avaient été
déposées au pied d'une roche, et, cette fois, peu confiant dans la
justesse de ses pistolets, l'oncle avait pris un fusil.

Au même instant, Nizib, accourant tout essoufflé, apparaissait à
l'entrée du défilé.

«Ah! mon maître!

--Qu'y a-t-il, Nizib?

--Mon maître ... là-bas ... là-bas!....

--Là-bas? ... dit Ahmet.

--Les chevaux!

--Nos chevaux?....

--Oui!

--Mais parle donc, stupide animal! s'écria Kéraban, qui secoua
rudement le pauvre garçon. Nos chevaux?....

--Volés!

--Volés?

--Oui! reprit Nizib. Deux ou trois hommes se sont jetés dans le
pâturage ... pour s'en emparer....

--Ils se sont emparés de nos chevaux! s'écria Ahmet, et ils les ont
entraînés, dis-tu?

--Oui!

--Sur la route ... de ce côté? ... reprit Ahmet en indiquant la
direction de l'ouest.

--De ce côté!

--Il faut courir ... courir après ces bandits ... les rejoindre! ...
s'écria Kéraban.

--Restez, mon oncle! répondit Ahmet. Vouloir maintenant rattraper nos
chevaux, c'est impossible! ... Ce qu'il faut, avant tout, c'est mettre
notre campement en état de défense!

--Ah! ... mon maître! ... dit soudain Nizib à mi-voix. Voyez! ...
Voyez! ... Là! ... là!....»

Et de la main, il montrait l'arête d'une haute roche, qui se dressait
à gauche.




XIII


DANS LEQUEL, APRÈS AVOIR TENU TÊTE A SON ÂNE, LE SEIGNEUR KÉRABAN
TIENT TÊTE A SON PLUS MORTEL ENNEMI.

Le seigneur Kéraban et Ahmet s'étaient retournés. Ils regardaient dans
la direction indiquée par Nizib. Ce qu'ils virent les fit aussitôt
reculer, de manière à ne pouvoir être aperçus.

Sur l'arête supérieure de cette roche, à l'opposé de la caverne,
rampait un homme, qui essayait d'en atteindre l'angle extrême,--sans
doute pour observer de plus près les dispositions du campement. De là,
à penser qu'un accord secret existait entre le guide et cet homme,
c'était naturellement indiqué.

En réalité, il faut le dire, dans toute cette machination organisée
autour de Kéraban et de ses compagnons, Ahmet avait vu juste. Son
oncle fut bien forcé de le reconnaître. Il fallait, en outre, conclure
que le péril était imminent, qu'une agression se préparait dans
l'ombre, et que, cette nuit même la petite caravane, après avoir été
attirée dans une embuscade, courait à une destruction totale.

Dans un premier mouvement irréfléchi, Kéraban, son fusil rapidement
épaulé, venait de coucher en joue cet espion qui se hasardait à venir
jusqu'à la limite du campement. Une seconde plus tard, le coup
partait, et l'homme fût tombé, mortellement frappé, sans doute! Mais
n'eût-ce pas été donner l'éveil et compromettre une situation déjà
grave.

«Arrêtez, mon oncle! dit Ahmet à voix basse, en relevant l'arme
braquée vers le sommet de la roche.

--Mais, Ahmet....

--Non ... pas de détonation qui puisse devenir un signal d'attaque!
Et, quant à cet homme, mieux vaut le prendre vivant! Il faut savoir
pour le compte de qui ces misérables agissent!

--Mais comment s'en emparer?

--Laissez-moi faire,» répondit Ahmet.

Et il disparut vers la gauche, de manière à contourner la roche, afin
de la gravir à revers.

Pendant ce temps, Kéraban et Nizib se tenaient prêts a intervenir, le
cas échéant.

L'espion, couché sur le ventre, avait alors atteint l'angle extrême de
la roche. Sa tête en dépassait seule l'arête. A la brillante clarté de
la lune, il cherchait à voir l'entrée de la caverne.

Une demi-minute après, Ahmet apparaissait sur le plateau supérieur,
et, rampant à son tour avec une extrême précaution, il s'avançait vers
l'espion, qui ne pouvait l'apercevoir.

Par malheur, une circonstance inattendue allait mettre cet homme sur
ses gardes et lui révéler le danger qui le menaçait.

A ce moment même, Amasia venait de quitter la caverne. Une profonde
inquiétude, dont elle ne se rendait pas compte, la troublait au point
qu'elle ne pouvait dormir. Elle sentait Ahmet menacé, à la merci d'un
coup de fusil ou d'un coup de poignard!

A peine Kéraban eût-il aperçu la jeune fille qu'il lui fit signe de
s'arrêter. Mais Amasia ne le comprit pas, et, levant la tête, elle
aperçut Ahmet, au moment où celui-ci se redressait vers la roche. Un
cri d'épouvanté lui échappa.

A ce cri, l'espion s'était retourné rapidement, puis redressé, et,
voyant Ahmet à demi-courbe encore, il se jeta sur lui.

Amasia, clouée sur place par la terreur, eut cependant encore la force
de crier:

«Ahmet! ... Ahmet!....»

L'espion, un couteau à la main, allait frapper son adversaire; mais
Kéraban, épaulant son fusil, tira.

L'espion, atteint mortellement en pleine poitrine, laissa tomber son
poignard et roula jusqu'à terre.

Un instant après, Amasia était dans les bras d'Ahmet qui, se laissant
glisser du haut de la roche, venait de la rejoindre.

Cependant, tous les hôtes de la caverne venaient d'en sortir au bruit
de la détonation,--tous, sauf le guide.

Le seigneur Kéraban, brandissant son arme, s'écriait:

«Par Allah! voilà un maître coup de feu!

--Encore des dangers! murmura Bruno.

--Ne me quittez pas, Van Mitten! dit l'énergique Saraboul en
saisissant le bras de son fiancé.

--Il ne vous quittera pas, ma sur.» répondit résolument le seigneur
Yanar.

Cependant, Ahmet s'était approché du corps de l'espion.

«Cet homme est mort, dit-il, et il nous l'aurait fallu vivant.»

Nedjeb l'avait rejoint, et, aussitôt de s'écrier:

«Mais... cet homme... c'est....»

Amasia venait de s'approcher à son tour:

«Oui! ... C'est lui! ... C'est Yarhud! dit-elle. C'est le capitaine de
la _Guïdare_!

--Yarhud? s'écria Kéraban.

--Ah! j'avais donc raison! dit Ahmet.

--Oui! ... reprit Amasia. C'est bien cet homme qui nous a enlevées de
la maison de mon père!

--Je le reconnais, ajouta Ahmet, je le reconnais, moi aussi! C'est
lui qui est venu à la villa nous offrir ses marchandises, quelques
instants avant mon départ! ... Mais il ne peut être seul! ... Toute
une bande de malfaiteurs est sur nos traces! ... Et pour nous mettre
dans l'impossibilité de continuer notre route, ils viennent d'enlever
nos chevaux!

--Nos chevaux enlevés! s'écria Saraboul.

--Rien de tout cela ne nous serait arrivé, si nous avions repris la
route du Kurdistan,» ajouta le seigneur Yanar.

Et son regard, pesant sur Van Mitten, semblait rendre le pauvre homme
responsable de toutes ces complications.

«Mais enfin, pour le compte de qui agissait donc ce Yarhud? demanda
Kéraban.

--S'il était vivant, nous saurions bien lui arracher son secret!
s'écria Ahmet.

--Peut-être a-t-il sur lui quelque papier ... dit Amasia.

--Oui!... Il faut fouiller ce cadavre.» répondit Kéraban.

Ahmet se pencha sur le corps de Yarhud, tandis que Nizib approchait
une lanterne allumée qu'il venait de prendre dans la caverne.

«Une lettre! ... Voici une lettre!» dit Ahmet, en retirant sa main de
la poche du capitaine maltais.

Cette lettre était adressée à un certain Scarpante.

«Lis donc!... lis donc, Ahmet!» s'écria Kéraban, qui ne pouvait plus
maîtriser son impatience!

Et Ahmet, après avoir ouvert la lettre, lut ce qui suit:

«Les chevaux de la caravane une fois enlevés, lorsque Kéraban et ses
compagnons seront endormis dans la caverne où les aura conduits
Scarpante....»

--Scarpante! s'écria Kéraban.... C'est donc le nom de notre guide, le
nom de ce traître?

--Oui! ... Je ne m'étais pas trompé sur son compte» dit Ahmet....

Puis, continuant:

«Que Scarpante fasse un signal en agitant une torche, et nos hommes se
jetteront dans les gorges de Nérissa.»

--Et cela est signé? ... demanda Kéraban.

--Cela est signé ... Saffar!

--Saffar! ... Saffar! ... Serait-ce donc?....

--Oui! répondit Ahmet, c'est évidemment cet insolent personnage que
nous avons rencontré au railway de Poti, et qui, quelques heures
après, s'embarquait pour Trébizonde! ... Oui! c'est ce Saffar qui a
fait enlever Amasia et qui veut à tout prix la reprendre!

--Ah! seigneur Saffar! ... s'écria Kéraban, en levant son poing fermé
qu'il laissa retomber sur une tête imaginaire, si je me trouve jamais
face à face avec toi!

--Mais ce Scarpante, demanda Ahmet, où est-il?»

Bruno s'était précipité dans la caverne et en ressortait presque
aussitôt en disant:

«Disparu ... par quelque autre issue, sans doute.»

C'était, en effet, ce qui était arrivé. Scarpante, sa trahison
découverte, venait de s'échapper par le fond de la caverne.

Ainsi, cette criminelle machination était maintenant connue dans tous
ses détails! C'était bien l'intendant du seigneur Saffar, qui s'était
offert comme guide! C'était bien ce Scarpante, qui avait conduit la
petite caravane, d'abord par les routes de la côte, ensuite à travers
ces montagneuses régions de l'Anatolie! C'était bien Yarhud dont les
signaux avaient été aperçus par Ahmet pendant la nuit précédente, et
c'était bien le capitaine de la _Guïdare_, qui venait, en se glissant
dans l'ombre, apporter à Scarpante les derniers ordres de Saffar!

Mais la vigilance et surtout la perspicacité d'Ahmet avaient déjoué
toute cette manoeuvre. Le traître démasqué, les desseins criminels de
son maître étaient connus. Le nom de l'auteur de l'enlèvement
d'Amasia, on le connaissait, et il se trouvait que c'était précisément
ce Saffar que le seigneur Kéraban menaçait de ses plus terribles
représailles.

Mais, si le guet-apens dans lequel avait été attirée la petite
caravane était découvert, le péril n'en était pas moins grand
puisqu'elle pouvait être attaquée d'un instant à l'autre.

Aussi Ahmet, avec son caractère résolu, prit-il rapidement le seul
parti qu'il y eût à prendre.

«Mes amis, dit-il, il faut quitter à l'instant ces gorges de Nérissa.
Si l'on nous attaquait dans cet étroit défilé, dominé par de hautes
roches, nous n'en sortirions pas vivants!

--Partons! répondit Kéraban.--Bruno, Nizib, et vous, seigneur Yanar,
que vos armes soient prêtes à tout événement!

--Comptez sur nous, seigneur Kéraban, répondit Yanar, et vous verrez
ce que nous saurons faire, ma soeur et moi!

--Certes! répondit la courageuse Kurde, en brandissant son yatagan
dans un mouvement magnifique. Je n'oublierai pas que j'ai maintenant
un fiancé à défendre!»

Si jamais Van Mitten subit une profonde humiliation, ce fut d'entendre
l'intrépide femme parler ainsi. Mais, à son tour, il saisit un
revolver, bien décidé à faire son devoir.

Tous allaient donc remonter le défilé, de manière à gagner les
plateaux environnants, lorsque Bruno crut devoir faire cette
réflexion, en homme que la question des repas tient toujours en éveil.

«Mais cet âne, on ne peut le laisser ici!

--En effet, répondit Ahmet. Peut-être Scarpante nous a-t-il égarés
dans cette portion reculée de l'Anatolie! Peut-être sommes-nous plus
éloignés de Scutari que nous ne le pensons! ... Et dans cette
charrette sont les seules provisions qui nous restent!»

Toutes ces hypothèses étaient fort plausibles. On devait craindre,
maintenant, que cette intervention d'un traître n'eût compromis
l'arrivée du seigneur Kéraban et des siens sur les rives du Bosphore,
en les éloignant de leur but.

Mais, ce n'était pas l'instant de raisonner sur tout cela: il fallait
agir sans perdre un instant.

«Eh bien, dit Kéraban, il nous suivra, cet âne, et pourquoi ne nous
suivrait-il pas?»

Et, ce disant, il alla prendre l'animal par sa longe, puis, il essaya
de le tirer a lui.

«Allons!» dit-il.

L'âne ne bougea pas.

«Viendras-tu de bon gré?» reprit Kéraban, en lui donnant une forte
secousse.

L'âne, qui, sans doute, était fort têtu de sa nature, ne bougea pas
davantage.

«Pousse-le, Nizib!» dit Kéraban.

Nizib, aidé de Bruno, essaya de pousser l'âne par derrière ... L'âne
recula plutôt qu'il n'avança,

«Ah! tu t'entêtes! s'écria Kéraban, qui commençait à se fâcher
sérieusement.

--Bon! murmura Bruno, têtu contre têtu!

--Tu me résistes ... à moi? reprit Kéraban.

--Votre maître a trouvé le sien! dit Bruno à Nizib, en prenant soin
de n'être point entendu.

--Cela m'étonnerait.» répondit Nizib sur le même ton.

Cependant, Ahmet répétait avec impatience:

«Mais il faut partir! ... Nous ne pouvons tarder d'une minute ...
quitte à abandonner cet âne!

--Moi! ... lui céder! ... jamais!» s'écria Kéraban.

Et, prenant la tête du baudet par les oreilles, puis, les secouant
comme s'il eût voulu les arracher:

«Marcheras-tu?» s'écria-t-il. L'âne ne bougea pas.

«Ah! tu ne veux pas m'obéir! ... dit Kéraban. Eh bien, je saurai t'y
forcer quand même.»

Et voilà Kéraban courant à l'entrée de la caverne, et y ramassant
quelques poignées d'herbe sèche, dont il fit une petite botte qu'il
présenta à l'âne. Celui-ci fit un pas en avant.

«Ah! ah! s'écria Kéraban, il faut cela pour te décidera marcher!... Eh
bien, par Mahomet, tu marcheras!»

Un instant après, cette petite botte d'herbe était attachée à
l'extrémité des brancards de la charrette, mais a une distance
suffisante pour que l'âne, même en allongeant la tête, ne put
l'atteindre. Il arriva donc ceci: c'est que l'animal, sollicité par
cet appât qui allait toujours se déplacer en avant de lui, se décida à
marcher dans la direction de la passe.

«Très ingénieux! dit Van Mitten.

--Eh bien, imitez-le!» s'écria la noble Saraboul, en l'entraînant à
la suite de la charrette.

Elle aussi, c'était un appât qui se déplaçait, mais un appât que Van
Mitten, en cela bien différent de l'âne, redoutait surtout
d'atteindre!

Tous, suivant la même direction, en troupe serrée, eurent bientôt
abandonné le campement, où la position n'eût pas été tenable.

«Ainsi, Ahmet, dit Kéraban, à ton avis, ce Saffar, c'est bien le même
insolent personnage qui, par pur entêtement, a fait écraser ma chaise
de poste au railway de Poti?

--Oui, mon oncle, mais c'est, avant tout, le misérable qui a fait
enlever Amasia, et c'est à moi qu'il appartient!

--Part à deux, neveu Ahmet, part à deux, répondit Kéraban, et
qu'Allah nous vienne en aide!»

A peine le seigneur Kéraban, Ahmet et leurs compagnons avaient-ils
remonté le défilé d'une cinquantaine de pas, que le sommet des roches
se couronnait d'assaillants. Des cris étaient jetés dans l'air, des
coups de feu éclataient de toutes parts.

«En arrière! En arrière!» cria Ahmet, qui fit reculer tout son monde
jusqu'à la lisière du campement.

Il était trop tard pour abandonner les gorges de Nérissa, trop tard
pour aller chercher sur les plateaux supérieurs une meilleure position
défensive. Les hommes à la solde de Saffar, au nombre d'une douzaine,
venaient d'attaquer. Leur chef les excitait à cette criminelle
agression, et, dans la situation qu'ils occupaient, tout l'avantage
était pour eux.

Le sort du seigneur Kéraban et de ses compagnons était donc absolument
à leur merci.

«A nous! à nous! cria Ahmet, dont la voix domina le tumulte.

--Les femmes au milieu.» répondit Kéraban.

Amasia, Saraboul, Nedjeb, formèrent aussitôt un groupe, autour duquel
Kéraban, Ahmet, Van Mitten, Yanar, Nizib et Bruno vinrent se ranger.
Ils étaient six hommes pour résister à la troupe de Saffar,--un contre
deux,--avec le désavantage de la position.

Presque aussitôt, ces bandits, en poussant d'horribles vociférations,
firent irruption par la passe et roulèrent, comme une avalanche, au
milieu du campement.

«Mes amis, cria Ahmet, défendons-nous jusqu'à la mort!»

Le combat s'engagea aussitôt. Tout d'abord, Nizib et Bruno avaient été
touchés légèrement, mais ils ne rompirent pas, ils luttèrent, et non
moins vaillamment que la courageuse Kurde, dont le pistolet répondit
aux détonations des assaillants.

Il était évident, d'ailleurs, que ceux-ci avaient ordre de s'emparer
d'Amasia, de la prendre vivante, et qu'ils cherchèrent à combattre
plutôt à l'arme blanche, afin de ne point avoir à regretter quelque
maladroit coup de feu qui eût frappé la jeune fille.

Aussi, dans les premiers instants, malgré la supériorité de leur
nombre, l'avantage ne fut-il point à eux, et plusieurs tombèrent-ils
très grièvement blessés.

Ce fut alors que deux nouveaux combattants, non des moins redoutables,
apparurent sur le théâtre de la lutte.

C'étaient Saffar et Scarpante.

«Ah! le misérable! s'écria Kéraban. C'est bien lui! C'est bien l'homme
du railway!»

Et plusieurs fois, il voulut le coucher en joue, mais sans y réussir,
étant obligé de faire face à ceux qui l'attaquaient.

Ahmet et les siens, cependant, résistaient intrépidement. Tous
n'avaient qu'une pensée: à tout prix sauver Amasia, à tout prix
l'empêcher de retomber entre les mains de Saffar.

Mais, malgré tant de dévouement et de courage, il leur fallut bientôt
céder devant le nombre. Aussi peu à peu, Kéraban et ses compagnons
commencèrent-ils à plier, à se désunir, puis à s'acculer aux roches du
défilé. Déjà le désarroi se mettait parmi eux.

Saffar s'en aperçut.

«A lui, Scarpante, à toi! cria-t-il en lui montrant la jeune fille.

--Oui! Seigneur Saffar, répondit Scarpante, et cette fois elle ne
vous échappera plus.»

Profitant du désordre, Scarpante parvint à se jeter sur Amasia qu'il
saisit et il s'efforça d'entraîner hors du campement.

«Amasia! ... Amasia!....» cria Ahmet.

Il voulut se précipiter vers elle, mais un groupe de bandits lui coupa
la route; il fut obligé de s'arrêter pour leur faire face.

Yanar essaya alors d'arracher la jeune fille aux étreintes de
Scarpante: il ne put y parvenir, et Scarpante, l'enlevant entre ses
bras, fit quelques pas vers le défilé.

Mais Kéraban venait d'ajuster Scarpante, et le traître tombait
mortellement atteint, après avoir lâché la jeune fille, qui tenta
vainement de rejoindre Ahmet.

«Scarpante!... mort!... Vengeons-le! s'écria le chef de ces bandits,
vengeons-le!»

Tous se jetèrent alors sur Kéraban et les siens avec un acharnement
auquel il n'était plus possible de résister. Pressés de toutes parts,
ceux-ci pouvaient à peine faire usage de leurs armes.

«Amasia! ... Amasia! ... décria Ahmet, en essayant de venir au secours
de la jeune fille, que Saffar venait enfin de saisir et qu'il
entraînait hors du campement.

--Courage! ... Courage!....» ne cessait de crier Kéraban.

Mais il sentait bien que les siens et lui, accablés par le nombre,
étaient perdus!

En ce moment, un coup de feu, tiré du haut des roches, fit rouler l'un
des assaillants sur le sol. D'autres détonations lui succédèrent
aussitôt.

Quelques-uns des bandits tombèrent encore, et leur chute jeta
l'épouvante parmi leurs compagnons.

Saffar s'était arrêté un instant, cherchant à se rendre compte de
cette diversion. Etait-ce donc un renfort inattendu qui arrivait au
seigneur Kéraban?

Mais déjà Amasia avait pu se dégager des bras de Saffar, déconcerté
par cette subite attaque.

«Mon père! ... Mon père! ... criait la jeune fille.

C'était Sélim, en effet, Sélim, suivi d'une vingtaine d'hommes, bien
armés, qui accourait au secours de la petite caravane, au moment même
où elle allait être écrasée.

«Sauve qui peut!» s'écria le chef des bandits, en donnant l'exemple de
la fuite.

Et il disparut, avec les survivants de sa troupe, en se jetant dans la
caverne, dont une seconde issue, on le sait, s'ouvrait au dehors.

«Lâches! s'écria Saffar en se voyant ainsi abandonné. Eh bien, on ne
l'aura pas vivante.»

Et il se précipita sur Amasia, au moment où Ahmet s'élançait sur lui.

Saffar déchargea sur le jeune homme le dernier coup de son revolver:
il le manqua. Mais Kéraban, qui n'avait rien perdu de son sang-froid,
ne le manqua pas, lui. Il bondit sur Saffar, le saisit à la gorge, et
le frappa d'un coup de poignard au coeur.

Un rugissement, ce fut tout. Saffar, dans ses dernières convulsions,
ne put même pas entendre son adversaire s'écrier:

«Voilà pour t'apprendre à faire écraser ma voiture!»

Le seigneur Kéraban et ses compagnons étaient sauvés. A peine les uns
ou les autres avaient-ils reçu quelques légères blessures. Et
cependant, tous s'étaient bien comportés,--tous,--Bruno et Nizib, dont
le courage ne s'était point démenti; le seigneur Yanar, qui avait
vaillamment lutté; Van Mitten, qui s'était distingué dans la mêlée, et
l'énergique Kurde, dont le pistolet avait souvent retenti au plus fort
de l'action.

Toutefois, sans l'arrivée inexplicable de Sélim, c'en eût été fait
d'Amasia et de ses défenseurs. Tous eussent péri, car ils étaient
décidés à se faire tuer pour elle.

«Mon père!... mon père!... s'écria la jeune fille en se jetant dans
les bras de Sélim.

--Mon vieil ami, dit Kéraban, vous ... vous ... ici?

--Oui!... Moi! répondit Sélim.

--Comment le hasard vous a-t-il amené?... demanda Ahmet.

--Ce n'est point un hasard! répondit Sélim, et, depuis longtemps
déjà, je me serais mis à la recherche de ma fille, si, au moment où ce
capitaine l'enlevait de la villa, je n'eusse été blessé....

--Blessé, mon père?

--Oui! ... Un coup de feu parti de cette tartane! Pendant un mois,
retenu par cette blessure, je n'ai pu quitter Odessa! Mais, il y a
quelques jours, une dépêche d'Ahmet....

--Une dépêche? s'écria Kéraban, que ce mot malsonnant mit soudain en
éveil.

--Oui ... une dépêche ... datée de Trébizonde!

--Ah! c'était une....

--Sans doute, mon oncle, répondit Ahmet, qui sauta au cou de Kéraban,
et pour la première fois qu'il m'arrive d'envoyer un télégramme à
votre insu, avouez que j'ai bien fait!

--Oui ... mal bien fait! répondit Kéraban en hochant la tête, mais
que je ne t'y reprenne plus, mon neveu!

--Alors, reprit Sélim, apprenant par cette dépêche que tout péril
n'était peut être pas écarté pour votre petite caravane, j'ai réuni
ces braves serviteurs, je suis arrivé à Scutari, je me suis lancé sur
la route du littoral....

--Et par Allah! ami Sélim, st'écria Kéraban, vous êtes arrivé à
temps! ... Sans vous, nous étions perdus! ... Et cependant, on se
battait bien dans notre petite troupe!

--Oui! ajouta le seigneur Yanar, et ma soeur a montré qu'elle savait,
au besoin, faire le coup de feu!

--Quelle femme!» murmura Van Mitten.

En ce moment, les nouvelles lueurs de l'aube commençaient à blanchir
l'horizon. Quelques nuages, immobilisés au zénith, se nuançaient des
premiers rayons du jour.

«Mais où sommes-nous, ami Sélim, demanda le seigneur Kéraban, et
comment avez-vous pu nous rejoindre dans cette région où un traître
avait entraîné notre caravane....

--Et loin de notre route? ajouta Ahmet.

--Mais non mes amis, mais non! répondit Sélim. Vous êtes bien sur le
chemin de Scutari, à quelques lieues seulement de la mer!

--Hein? ... fit Kéraban.

--Les rives du Bosphore sont là! ajouta Sélim en tendant sa main vers
le nord-ouest.

--Les rives du Bosphore?» s'écria Ahmet.

Et tous de gagner, en remontant les roches, le plateau supérieur qui
s'étendait au-dessus des gorges de Nérissa.

« Voyez ... voyez!....» dit Sélim.

En effet, un phénomène se produisait, en ce moment,--phénomène naturel
qui, par un simple effet de réfraction, faisait apparaître au loin les
parages tant désirés. A mesure que se faisait le jour, un mirage
relevait peu à peu les objets situés au-dessous de l'horizon. On eût
dit que les collines, qui s'arrondissaient à la lisière de la plaine,
s'enfonçaient dans le sol comme une ferme de décor.

«La mer! ... C'est la mer!» s'écria Ahmet!

Et tous de répéter avec lui:

«La mer! ... La mer!»

Et, bien que ce ne fut qu'un effet de mirage, la mer n'en était pas
moins là, à quelques lieues à peine.

«La mer! ... La mer! ... ne cessait de répéter le seigneur Kéraban.
Mais, si ce n'est pas le Bosphore, si ce n'est pas Scutari, nous
sommes au dernier jour du mois, et....

--C'est le Bosphore! ... C'est Scutari! ...» s'écria Ahmet.

Le phénomène venait de s'accentuer, et, maintenant, toute la
silhouette d'une ville, bâtie en amphithéâtre, se découpait sur les
derniers plans de l'horizon.

«Par Allah! c'est Scutari! répéta Kéraban. Voilà son panorama qui
domine le détroit! ... Voilà la mosquée de Buyuk Djami!»

Et, en effet, c'était bien Scutari, que Sélim venait de quitter trois
heures auparavant.

«En route, en route!» s'écria Kéraban.

Et, comme un bon Musulman qui, en toutes choses, reconnaît la grandeur
de Dieu:

«_Ilah il Allah!_» ajouta-t-il en se tournant vers le soleil levant.

Un instant après, la petite caravane s'élançait vers la route qui
longe la rive gauche du détroit. Quatre heures après, à cette date du
30 septembre,--dernier jour fixé pour la célébration du mariage
d'Amasia et d'Ahmet,--le seigneur Kéraban, ses compagnons et son âne,
après avoir achevé ce tour de la mer Noire, apparaissaient sur les
hauteurs de Scutari et saluaient de leurs acclamations les rives du
Bosphore.




XIV


DANS LEQUEL VAN MITTEN ESSAIE DE FAIRE COMPRENDRE LA SITUATION A LA
NOBLE SARABOUL.

C'était en un des plus heureux sites qui se puisse rêver, à mi-côte de
la colline sur laquelle se développe Scutari, que s'élevait la villa
du seigneur Kéraban.

Scutari, ce faubourg asiatique de Constantinople, l'ancienne
Chrysopolis, ses mosquées aux toits d'or, tout le bariolage de ses
quartiers où se presse une population de cinquante mille habitants,
son débarcadère flottant sur les eaux du détroit, l'immense rideau des
cyprès de son cimetière,--ce champ de repos préféré des riches
Musulmans, qui craignent que la capitale suivant une légende, ne soit
prise pendant que les fidèles seront à la prière--puis, à une lieue de
là, le mont Boulgourlou qui domine cet ensemble et permet à la vue de
s'étendre sur la mer de Marmara, le golfe de Nicomédie, le canal de
Constantinople, rien ne peut donner une idée de ce splendide panorama,
unique au monde, sur lequel s'ouvraient les fenêtres de la villa du
riche négociant.

A cet extérieur, à ces jardins en terrasse, aux beaux arbres,
platanes, hêtres et cyprès qui les ombragent, répondait dignement
l'intérieur de l'habitation. Vraiment, il eût été dommage de s'en
défaire pour n'avoir point à payer quotidiennement les quelques paras
auxquels étaient maintenant taxés les caïques du Bosphore!

Il était alors midi. Depuis trois heures environ, le maître de céans
et ses hôtes étaient installés dans cette splendide villa. Après avoir
refait leur toilette, ils s'y reposaient des fatigues et des émotions
de ce voyage, Kéraban, tout fier de son succès, se moquant du Muchir
et de ses impôts vexatoires; Amasia et Ahmet, heureux comme des
fiancés qui vont devenir époux; Nedjeb, un perpétuel éclat de rire;
Bruno, satisfait en se disant qu'il rengraissait déjà, mais inquiet
pour son maître; Nizib, toujours calme, même dans les grandes
circonstances, le seigneur Yanar, plus farouche que jamais, sans qu'on
pût savoir pourquoi; la noble Saraboul, aussi impérieuse qu'elle eût
pu l'être dans la capitale du Kurdistan; Van Mitten enfin, assez
préoccupé de l'issue de cette aventure.

Si Bruno constatait déjà une certaine amélioration dans son
embonpoint, ce n'était pas sans raison. Il y avait eu un déjeuner
aussi abondant que magnifique. Ce n'était pas le fameux dîner auquel
le seigneur Kéraban avait invité son ami Van Mitten, six semaines
auparavant; mais, pour être devenu un déjeuner, il n'en avait pas été
moins superbe. Et maintenant, tous les convives, réunis dans le plus
charmant salon de la villa, dont les larges baies s'ouvraient, sur le
Bosphore, achevaient, dans une conversation animée, de se congratuler
les uns les autres.

«Mon cher Van Mitten, dit le seigneur Kéraban, qui allait, venait,
serrant la main à ses hôtes, c'était un dîner auquel je vous avais
invité, mais il ne faut pas m'en vouloir si l'heure nous a obligés
à....

--Je ne me plains pas, ami Kéraban, répondit le Hollandais. Votre
cuisinier a bien fait les choses!

--Oui, très bonne cuisine, en vérité, très bonne cuisine! ajouta le
seigneur Yanar, qui avait mangé plus qu'il ne convient, même à un
Kurde de grand appétit.

--On ne ferait pas mieux au Kurdistan, répondit Saraboul, et si
jamais, seigneur Kéraban, vous venez à Mossoul nous rendre visite....

--Comment donc? s'écria Kéraban, mais j'irai, belle Saraboul, j'irai
vous voir, vous et mon ami Van Mitten!

--Et nous tâcherons de ne pas vous faire regretter votre villa, ...
pas plus que vous ne regretterez la Hollande, ajouta l'aimable femme
en se retournant vers son fiancé.

--Près de vous, noble Saraboul! ...» crut devoir répondre Van Mitten,
qui ne parvint pas à finir sa phrase.

Puis, pendant que l'aimable Kurde se dirigeait du côté des fenêtres du
salon, qui s'ouvraient sur le Bosphore:

«Le moment est venu, je crois, dit-il à Kéraban, de lui apprendre que
ce mariage est nul!

--Aussi nul, Van Mitten, que s'il n'avait jamais été fait!

--Vous m'aiderez bien un peu, Kéraban, dans cette tâche ... qui ne
laisse pas d'être scabreuse!

--Hum!... ami Van Mitten, répondit Kéraban, ce sont là de ces choses
intimes ... qu'on ne doit traiter qu'en tête-à-tête!

--Diable!» fit le Hollandais.

Et il alla s'asseoir dans un coin, pour chercher quel pourrait être le
meilleur mode d'opérer.

«Digne Van Mitten, dit alors Kéraban à son neveu, quelle scène avec sa
Kurdistane!

--Il ne faut pourtant pas oublier, répondit Ahmet, que c'est pour
nous qu'il a poussé le dévouement jusqu'à l'épouser!

--Aussi lui viendrons-nous en aide, mon neveu! Bah! il était marié,
au moment où, sous peine de prison, on l'a obligé à contracter ce
nouveau mariage, et, pour un Occidental, c'est un cas de nullité
absolue! Donc, il n'a rien à craindre ... rien!

--Je le sais, mon oncle, mais, quand madame Saraboul recevra ce coup
en pleine poitrine, quel bondissement de panthère trompée! ... Et le
beau-frère Yanar, quelle explosion de poudrière!

--Par Mahomet! répondit Kéraban, nous leur ferons entendre raison!
Après tout, Van Mitten n'était coupable de quoi que ce soit, et, au
caravansérail de Rissar, l'honneur de la noble Saraboul n'a jamais, de
son fait, couru l'ombre d'un danger!

--Jamais, oncle Kéraban, et il est clair que cette tendre veuve
cherchait à se remarier à tout prix!

--Sans doute, Ahmet. Aussi n'a-t-elle pas hésité à mettre la main sur
ce bon Van Mitten!

--Une main de fer, oncle Kéraban!

--D'acier! répliqua Kéraban.

--Mais enfin, mon oncle, s'il s'agit tout à l'heure de défaire ce faux
mariage....

--Il s'agit aussi d'en faire un vrai, n'est-ce pas? répondit Kéraban,
en tournant et retournant ses mains l'une sur l'autre comme s'il les
eût savonnées.

--Oui ... le mien! dit Ahmet.

--Le nôtre! ajouta la jeune fille, qui venait des'approcher. Nous
l'avons bien mérité?

--Bien mérité, dit Sélim.

--Oui, ma petite Amasia, répondit Kéraban, mérité dix fois, cent
fois, mille fois! Ah! chère enfant! quand je songe que, par ma faute,
par mon entêtement, tu as failli....

--Bon! Ne parlons plus de cela! dit Ahmet.

--Non, jamais, oncle Kéraban! dit la jeune fille en lui fermant la
bouche de sa petite main.

--Aussi, reprit Kéraban, j'ai fait voeu ... Oui!... j'ai fait voeu
... de ne plus m'entêter à quoi que ce soit!

--Je voudrais voir cela pour y croire! s'écria Nedjeb en partant d'un
bel éclat de rire.

--Hein? ... Qu'a-t-elle dit, cette moqueuse de Nedjeb?

--Oh! rien, seigneur Kéraban!

--Oui, reprit celui-ci, je ne veux plus jamais m'entêter ... si ce
n'est à vous aimer tous les deux!

--Quand le seigneur Kéraban renoncera à être le plus têtu des
hommes!... murmura Bruno.

--C'est qu'il n'aura plus de tête! répondit Nizib.

--Et encore!» ajouta le rancunier serviteur de Van Mitten.

Cependant, la noble Kurde s'était rapprochée de son fiancé, qui
restait tout pensif en son coin, trouvant sans doute sa tâche d'autant
plus difficile qu'à lui seul incombait le soin de l'exécuter.

«Qu'avez-vous donc, seigneur Van Mitten? lui demanda-t-elle. Je vous
trouve l'air soucieux!

--En effet, beau-frère! ajouta le seigneur Yanar. Que faites-vous là?
Vous ne nous avez pas amenés à Scutari pour n'y rien voir, j'imagine!
Montrez-nous donc le Bosphore comme nous vous montrerons dans quelques
jours le Kurdistan!»

A ce nom redouté, le Hollandais tressauta comme s'il eût reçu la
secousse d'une pile électrique.

«Allons, venez, seigneur Van Mitten! reprit Saraboul en l'obligeant à
se lever.

--A vos ordres ... belle Saraboul! ... Je suis entièrement à vos
ordres!» répondit Van Mitten.

Et, mentalement, il se disait et se redisait.

«Comment lui apprendre?....»

A ce moment, la jeune Zingare, après avoir ouvert une des grandes
baies du salon, qu'une riche tenture abritait des rayons du soleil,
s'écriait joyeusement:

«Voyez! ... Voyez! ... Scutari est en grande animation!.... ce sera
très intéressant de s'y promener aujourd'hui!»

Les hôtes de la villa s'étaient avancés près des fenêtres.

«En effet, dit Kéraban, le Bosphore est couvert d'embarcations
pavoisées! Sur les places et dans les rues, j'aperçois des acrobates,
des jongleurs!....

On entend la musique, et les quais sont pleins de monde comme pour un
spectacle!

--Oui, dit Sélim, la ville est en fête!

--J'espère bien que cela ne nous empêchera pas de célébrer notre
mariage? dit Ahmet.

--Non, certes! répondit le seigneur Kéraban. Nous allons avoir à
Scutari le pendant de ces fêtes de Trébizonde, qui semblaient avoir
été données en l'honneur de notre ami Van Mitten!

--Il me plaisantera jusqu'au bout! murmura le Hollandais. Mais c'est
dans le sang! Il ne faut pas lui en vouloir!

--Mes amis, dit alors Sélim, occupons-nous immédiatement de notre
grande affaire! C'est le dernier jour, aujourd'hui....

--Et ne l'oublions pas! répondit Kéraban.

--Je vais chez le juge de Scutari, reprit Sélim, afin de faire
préparer le contrat.

--Nous vous y rejoindrons! répondit Ahmet. Vous savez, mon oncle, que
votre présence est indispensable....

--Presque autant que la tienne! s'écria Kéraban, en accentuant sa
réponse d'un bon gros rire.

--Oui, mon oncle ... plus indispensable encore, si vous le voulez
bien ... en votre qualité de tuteur!

--Eh bien, dit Sélim, dans une heure, rendez-vous chez le juge de
Scutari!»

Et il sortit du salon, au moment où Ahmet ajoutait, en s'adressant à
la jeune fille:

«Puis, après la signature chez le juge, chère Amasia, une visite à
l'iman, qui nous dira sa meilleure prière ... puis....

--Puis ... nous serons mariés! s'écria Nedjeb, comme s'il se fût agi
d'elle.

--Cher Ahmet!» murmura la jeune fille.

Cependant, la noble Saraboul s'était une seconde fois rapprochée de
Van Mitten, qui, de plus en plus pensif, venait de s'asseoir dans un
autre coin du salon.

«En attendant cette cérémonie, lui dit-elle, pourquoi ne
descendrions-nous pas jusqu'au Bosphore?

--Le Bosphore? ... répondit Van Mitten, l'air hébété. Vous parlez du
Bosphore?

--Oui! ... le Bosphore! reprit le seigneur Yanar. On dirait que vous
ne comprenez pas!

--Si ... si! ... Je suis prêt, répondit Van Mitten en se relevant
sous la main puissante de son beau-frère. Oui ... le Bosphore! ...
Mais, auparavant, je désirerais ... je voudrais....

--Vous voudriez? répéta Saraboul.

--Je serais heureux d'avoir un entretien ... particulier ... avec
vous ... belle Saraboul!

--Un entretien particulier?

--Soit! Je vous laisse alors, dit Yanar.

--Non ... restez, mon frère, répondit Saraboul, qui dévisageait son
fiancé, restez!... J'ai comme un pressentiment que votre présence ne
sera pas inutile!

--Par Mahomet, comment va-t-il s'en tirer? murmura Kéraban à
l'oreille de son neveu.

--Ce sera dur! dit Ahmet.

--Aussi, ne nous éloignons pas, afin de soutenir, au besoin, les
opérations de Van Mitten!

--Pour sûr, il va être mis en pièces!» murmura Bruno.

Le seigneur Kéraban, Ahmet, Amasia et Nedjeb, Bruno et Nizib se
dirigèrent vers la porte, afin de laisser la place libre aux
combattants.

«Courage, Van Mitten! dit Kéraban, qui serra la main de son ami en
passant près de lui. Je ne m'éloigne pas, je vais me tenir dans la
pièce à côté et veillerai sur vous.

--Courage, mon maître, ajouta Bruno, ou garele Kurdistan!»

Un instant après, la noble Kurde, Van Mitten, le seigneur Yanar,
étaient seuls dans le salon, et le Hollandais, se grattant le front de
l'index, se disait dans un _a parte_ mélancolique:

«Si je sais de quelle façon commencer!»

Saraboul alla franchement à lui:

«Qu'avez-vous à nous dire, seigneur Van Mitten? demanda-t-elle d'un
ton suffisamment contenu pour permettre à une discussion de commencer
sans trop d'éclat.

--Allons! Parlez! dit plus durement Yanar.

--Si nous nous asseyions? dit Van Mitten, qui sentait ses jambes se
dérober sous lui.

--Ce que l'on peut dire assis, on peut le dire debout! répliqua
Saraboul. Nous vous écoutons!»

Van Mitten, faisant appel à tout son courage, débuta par cette phrase
dont les mots semblent combinés tout exprès pour les gens embarrassés:

«Belle Saraboul, soyez certaine que ... tout d'abord ... et bien
malgré moi ... je regrette....

--Vous regrettez?... répondit l'impérieuse femme. Qu'est-ce que vous
regrettez?... Serait-ce votre mariage? Il n'est, après tout, qu'une
légitime réparation....

--Oh' réparation! ... réparation! ... se risqua à dire, mais à
mi-voix, l'hésitant Van Mitten.

--Et moi aussi, je regrette ... répliqua ironiquement Saraboul, oui
certes!

--Ah! vous regrettez?....

--Je regrette que l'audacieux, qui s'est introduit dans ma chambre au
caravansérail de Rissar, n'ait été ni le seigneur Ahmet!....»

Elle devait dire vrai, la veuve consolable, et ses regrets se
comprendront de reste!

«Ni même le seigneur Kéraban! ajouta-t-elle. Au moins, c'eût été un
homme que j'aurais épousé....

--Bien parlé, ma soeur! s'écria le seigneur Yanar.

--Au lieu d'un....

--Encore mieux parlé, ma soeur, quoique vous n'ayez pas cru devoir
achever votre pensée!

--Permettez ... dit Van Mitten, blessé d'une observation qui
l'attaquait directement dans sa personne.

--Qui aurait jamais pu croire, ajouta Saraboul, que l'auteur de cet
attentat eût été un Hollandais conservé dans la glace!

--Ah! à la fin, je m'insurge! s'écria Van Mitten, absolument froissé
d'être assimilé à une conserve. Et, d'abord, madame Saraboul, il n'y a
pas eu attentat!

--Vraiment? dit Yanar.

--Non, reprit Van Mitten, mais une erreur! Nous nous sommes, ou
plutôt, sur un faux et peut-être perfide renseignement, je me suis
trompé de chambre!

--En vérité! fit Saraboul.

--Un simple malentendu qu'il m'a fallu, sous peine de prison, réparer
par un mariage ... hâtif!

--Hâtif ou non! ... répliqua Saraboul, vous n'en êtes pas moins marié
... marié avec moi! Et, croyez-le bien, monsieur, ce qui a été
commencé à Trébizonde, s'achèvera au Kurdistan!

--Oui! ... Parlons-en du Kurdistan! ... répondit Van Mitten, qui
commençait à se monter.

--Et, comme je m'aperçois que la société de vos amis vous rend peu
aimable à mon égard, aujourd'hui même nous quitterons Scutari, et nous
partirons pour Mossoul, où je saurai bien vous infuser un peu de sang
kurde dans les veines!

--Je proteste! s'écria Van Mitten.

--Encore un mot, et nous partons à l'instant!

--Vous partirez, madame Saraboul! répondit Van Mitten, dont la voix
prit une inflexion légèrement ironique. Vous partirez, si cela vous
convient, et personne ne songera à vous retenir! ... Mais, moi, je ne
partirai pas!

--Vous ne partirez pas? s'écria Saraboul, outrée de cette résistance
inattendue d'un mouton en face de deux tigres.

--Non!

--Et vous avez la prétention de nous résister? demanda le seigneur
Yanar, en se croisant les bras.

--J'ai cette prétention!

--A moi ... et à elle, une Kurde!

--Fut-elle dix fois plus Kurde encore!

--Savez-vous bien, monsieur le Hollandais, dit la noble Saraboul en
marchant vers son fiancé, savez-vous bien quelle femme je suis ... et
quelle femme j'ai été! ... Savez-vous bien qu'à quinze ans, j'étais
déjà veuve!

--Oui ... déjà! ... répéta Yanar, et quand on a pris cette habitude
de bonne heure....

--Soit, madame! répondit Van Mitten. Mais savez-vous, à votre tour,
ce que je vous défie de devenir jamais, malgré l'habitude que vous en
pouvez avoir?

--C'est?....

--C'est de devenir veuve de moi!

--Monsieur Van Mitten, s'écria Yanar en portant la main à son
yatagan, il suffirait pour cela d'un coup.....

--C'est en quoi vous vous trompez, seigneur Yanar, et votre sabre ne
ferait pas de madame Saraboul une veuve ... par cette excellente
raison que je n'ai jamais pu être son mari!

--Hein?

--Et que notre mariage même serait nul!

--Nul?

--Parce que, si madame Saraboul a le bonheur d'être veuve de ses
premiers époux, je n'ai pas celui d'être veuf de ma première femme!

--Marié! ... Il était marié! ... s'écria la noble Kurde, mise hors
d'elle-même par ce foudroyant aveu.

--Oui! ... répondit Van Mitten, maintenant emballé dans la
discussion, oui, marié! Et ce n'est que pour sauver mes amis, pour les
empêcher d'être arrêtés au caravansérail de Rissar, que je me suis
sacrifié!

--Sacrifié! ... répliqua Saraboul, qui répéta ce mot en se laissant
tomber sur un divan.

--Sachant bien que ce mariage ne serait pas valable, continua Van
Mitten, puisque la première madame Van Mitten n'est pas plus morte que
je ne suis veuf ... et qu'elle m'attend en Hollande!»

La fausse épouse outragée s'était relevée, et, se retournant vers le
seigneur Yanar:

«Vous l'entendez, mon frère! dit-elle.

--Je l'entends!

--Votre soeur vient d'être jouée!

--Outragée!

--Et ce traître est encore vivant?....

--Il n'a plus que quelques instants à vivre!

--Mais ils sont enragés! s'écria Van Mitten, véritablement inquiet de
l'attitude menaçante du couple kurde.

--Je vous vengerai, ma soeur! s'écria le seigneur Yanar, qui, la main
haute, marcha vers le Hollandais.

--Je me vengerai moi-môme!» Et, ce disant, la noble Saraboul se
précipita sur Van Mitten, en poussant des cris de fureur qui furent
heureusement entendus du dehors.




XV


OU L'ON VERRA LE SEIGNEUR KÉRABAN PLUS TÊTU ENCORE QU'IL NE L'A JAMAIS
ÉTÉ.

La porte du salon s'ouvrit aussitôt. Le seigneur Kéraban, Ahmet,
Amasia, Nedjeb, Bruno, parurent sur le seuil.

Kéraban eut vite fait de dégager Van Mitten.

«Eh, madame! dit Ahmet, on n'étrangle pas ainsi les gens ... pour un
malentendu!

--Diable! murmura Bruno, il était temps d'arriver!

--Pauvre monsieur Van Mitten! dit Amasia, qui éprouvait un sentiment
de sincère commisération pour son compagnon de voyage.

--Ce n'est décidément pas la femme qu'il lui faut!» ajouta Nedjeb en
secouant la tête.

Cependant, Van Mitten reprenait peu à peu ses esprits.

«Cela a été dur? dit Kéraban.

--Un peu plus, j'y passais!» répondît Van Mitten. En ce moment, la
noble Saraboul revint sur le seigneur Kéraban, et, le prenant
directement à parti:

«Et c'est vous qui vous êtes prêté, dit-elle, à cette....

--Mystification, répondit Kéraban d'un ton aimable. C'est le mot
propre ... mystification!

--Je me vengerai! ... Il y a des juges à Constantinople!....

--Belle Saraboul, répondit le seigneur Kéraban, n'accusez que
vous-même! Vous vouliez bien, pour un prétendu attentat, nous faire
arrêter et compromettre notre voyage! Eh! par Allah! on s'en tire
comme on peut! Nous nous en sommes tirés par un prétendu mariage et
nous avions droit à cette revanche, assurément!»

A cette réponse, Saraboul se laissa choir une seconde fois sur un
divan, en proie à une de ces attaques de nerfs dont les femmes ont le
secret, même au Kurdistan.

Nedjeb et Amasia s'empressèrent à la secourir.

«Je m'en vais! ... Je m'en-vais! ... criait-elle au plus fort de sa
crise.

Bon voyage!» répondit Bruno.

Mais voici qu'à ce moment Nizib parut sur le seuil de la porte.

«Qu'y a-t-il? demanda Kéraban.

--C'est une dépêche qu'on vient d'apporter du comptoir de Galata,
répondit Nizib.

--Pour qui? demanda Kéraban.

--Pour monsieur Van Mitten, mon maître. Elle vient d'arriver
aujourd'hui même.

--Donnez!» dit Van Mitten.

Il prit la dépêche, l'ouvrit, et en regarda la signature.

«C'est de mon premier commis de Rotterdam!» dit-il.

Puis, lisant les premiers mots: «_Madame Van Mitten ... depuis cinq
semaines ... décédée_....»

La dépêche froissée dans sa main, Van Mitten demeura anéanti, et,
pourquoi le cacher? ses yeux s'étaient subitement remplis de larmes.

Mais, sur ces derniers mots, Saraboul venait de se redresser
subitement, comme un diable à ressort.

«Cinq semaines! s'écria-t-elle, à la fois heureuse et ravie. Il a dit
cinq semaines!

L'imprudent! murmura Ahmet, qu'avait-il besoin de crier cette date et
en ce moment!

--Donc, reprit Saraboul triomphante, donc, il y a dix jours, quand je
vous faisais l'honneur de me fiancer à vous....

--Mahomet l'étrangle! s'écria Kéraban, peut-être un peu plus haut
qu'il ne voulait.

--Vous étiez veuf, seigneur mon époux! dit Saraboul avec l'accent du
triomphe.

--Absolument veuf, seigneur mon beau-frère! ajouta Yanar.

--Et notre mariage est valable!»

A son tour, Van Mitten, écrasé par la logique de cet argument, s'était
laissé tomber sur le divan.

«Le pauvre homme, dit Ahmet à son oncle, il n'a plus qu'à se jeter
dans le Bosphore!

--Bon! répondit Kéraban, elle s'y jetterait après lui et serait
capable de le sauver ... par vengeance!»

La noble Saraboul avait saisi par le bras celui qui, cette fois, était
bien sa propriété.

«Levez-vous! dit-elle.

--Oui, chère Saraboul, répondit Van Mitten en baissant la tête.... Me
voici prêt!

--Et suivez-nous! ajouta Yanar.

--Oui, cher beau-frère! répondit Van Mitten, absolument mâté et
démâté. Prêt à vous suivre ... où vous voudrez!

--A Constantinople, où nous nous embarquerons sur le premier
paquebot! répondit Saraboul.

--Pour?....

--Pour le Kurdistan! répondit Yanar.

--Le Kur? ... Tu m'accompagneras, Bruno! ... On y mange bien! ... Ce
sera, pour toi, une véritable compensation!»

Bruno ne put que faire un signe de tête affirmatif.

Et la noble Saraboul et le seigneur Yanar emmenèrent l'infortuné
Hollandais, que ses amis voulurent en vain retenir, tandis que son
fidèle domestique le suivait en murmurant:

«Lui avais-je assez prédit qu'il lui arriverait malheur!»

Les compagnons de Van Mitten et Kéraban lui-même étaient restés
anéantis, muets, devant ce coup de foudre.

«Le voilà marié! dit Amasia.

--Par dévouement pour nous! répondit Àhmet.

--Et pour tout de bon cette fois! ajouta Nedjeb.

--Il n'aura plus qu'une ressource au Kurdistan, dit Kéraban le plus
sérieusement du monde.

--Ce sera, mon oncle?

--Ce sera, pour qu'elles se neutralisent, d'en épouser une douzaine
de pareilles!»

En ce moment, la porte s'ouvrit, et Sélim parut, la figure inquiète,
la respiration haletante, comme s'il eût couru à perdre haleine.

«Mon père, qu'avez-vous? demanda Amasia.

--Qu'est-il arrivé? s'écria Ahmet.

--Eh bien, mes amis, il est impossible de célébrer le mariage
d'Amasia et d'Ahmet....

--Vous dites?

--A Scutari, du moins! reprit Sélim.

--A Scutari?

--Il ne peut se faire qu'à Constantinople!

--A Constantinople? ... répondit Kéraban, qui ne put s'empêcher de
dresser l'oreille. Et pourquoi?

--Parce que le juge de Scutari refuse absolument de faire enregistrer
le contrat!

--Il refuse? ... dit Ahmet.

--Oui! ... sous ce prétexte que le domicile de Kéraban, et, par
conséquent, celui d'Ahmet, n'est point à Scutari, mais à
Constantinople!

--A Constantinople? répéta Kéraban, dont les soucils commencèrent à
se froncer.

--Or, reprit Sélim, c'est aujourd'hui le dernier jour assigné au
mariage de ma fille pour qu'elle puisse entrer en possession de la
fortune qui lui a été léguée! Il faut donc, sans perdre un instant,
nous rendre chez le juge qui recevra le contrat à Constantinople!

--Partons! dit Ahmet en se dirigeant vers la porte.

--Partons! ajouta Amasia qui le suivait déjà.

--Seigneur Kéraban, est-ce que cela vous contrarierait de nous
accompagner?» demanda la jeune fille.

Le seigneur Kéraban était immobile et silencieux.

«Eh bien, mon oncle? dit Ahmet en revenant.

--Vous ne venez pas? dit Sélim.

--Faut-il donc que j'emploie la force? ajouta Amasia, qui prit
doucement le bras de Kéraban.

--J'ai fait préparer un caïque, dit Sélim, et nous n'avons qu'à
traverser le Bosphore!

--Le Bosphore?» s'écria Kéraban.

Puis, d'un ton sec:

«Un instant! dit-il, Sélim, est-ce que cette taxe de dix paras par
tête est toujours exigée de ceux qui traversent le Bosphore?

--Oui, sans doute, ami Kéraban, dit Sélim. Mais, maintenant que vous
avez joué ce bon tour aux autorités ottomanes, d'être allé de
Constantinople à Scutari sans payer, je pense que vous ne refuserez
pas....

--Je refuserai! répondit nettement Kéraban.

--Alors on ne vous laissera pas passer! reprit Sélim

--Soit! ... Je ne passerai pas!

--Et notre mariage ... s'écria Ahmet, notre mariage qui doit être
fait aujourd'hui même?

--Vous vous marierez sans moi!

--C'est impossible! Vous êtes mon tuteur, oncle Kéraban, et, vous le
savez bien, votre présence est indispensable!

--Eh bien, Ahmet, attends que j'aie fait établir mon domicile à
Scutari ... et tu te marieras à Scutari!»

Toutes ces réponses étaient envoyées d'un ton cassant, qui devait
laisser peu d'espoir aux contradicteurs de l'entêté personnage.

«Ami Kéraban, reprit Sélim, c'est aujourd'hui le dernier jour ... vous
entendez bien, et toute la fortune qui doit revenir à ma fille, sera
perdue, si....»

Kéraban fit un signe de tête négatif, lequel fut accompagné d'un geste
plus négatif encore.

«Mon oncle, s'écria Ahmet, vous ne voudrez pas....

--Si l'on veut m'obliger à payer dix paras, répondit Keraban, jamais,
non, jamais je ne passerai le Bosphore! Par Allah! plutôt refaire le
tour de la mer Noire pour revenir à Constantinople!»

Et en vérité, le têtu eût été homme à recommencer!

«Mon oncle, reprit Ahmet, c'est mal ce que vous faites là! ... Cet
entêtement, en pareille circonstance, permettez-moi de vous le dire,
ne peut s'expliquer d'un homme tel que vous! ... Vous allez causer le
malheur de ceux qui n'ont jamais eu pour vous que la plus vive amitié!
... C'est mal!

--Ahmet, fais attention à tes paroles! répondit Keraban d'un ton
sourd, qui indiquait une colère prête à éclater.

--Non, mon oncle, non! ... Mon coeur déborde, et rien ne m'empêchera
de parler! ... C'est ... c'est d'un mauvais homme!

--Cher Ahmet, dit alors Amasia, calmez-vous! Ne parlez pas ainsi de
votre oncle! ... Si cette fortune sur laquelle vous aviez le droit de
compter vous échappe ... renoncez à ce mariage!

--Que je renonce à vous, répondit Ahmet en pressant la jeune fille
sur son coeur! Jamais! ... Non! ... Jamais! ... Venez! ... Quittons
cette ville pour n'y plus revenir! Il nous restera bien encore de quoi
pouvoir payer dix paras pour passer à Constantinople!»

Et Ahmet, dans un mouvement dont il n'était plus maître, entraîna la
jeune fille vers la porte.

«Kéraban? ... dit Sélim, qui voulut tenter, une dernière fois, de
faire revenir son ami sur sa détermination.

--Laissez-moi, Sélim, laissez-moi!

--Hélas! partons, mon père!» dit Amasia, jetant sur Kéraban un regard
humide de larmes qu'elle retenait à grand'peine.

Et elle allait se diriger avec Ahmet vers la porte du salon, quand
celui-ci s'arrêta.

«Une dernière fois, mon oncle, dit-il, vous refusez de nous
accompagner à Constantinople, chez le juge, où votre présence est
indispensable pour notre mariage?

--Ce que je refuse, répondit Kéraban, dont le pied frappa le parquet
à le défoncer, c'est de jamais me soumettre à payer cette taxe!

--Kéraban! dit Sélim.

--Non! par Allah! Non!

--Eh bien, adieu, mon oncle! dit Ahmet. Votre entêtement nous coûtera
une fortune! ... Vous aurez ruiné celle qui doit être votre nièce! ...
Soit! ... Ce n'est pas la fortune que je regrette! ... Mais vous aurez
apporté un retard à notre bonheur! ... Nous ne nous reverrons plus!»

Et le jeune homme, entraînant Amasia, suivi de Sélim, de Nedjeb, de
Nizib, quitta le salon, puis la villa, et, quelques instants après,
tous s'embarquaient dans un caïque pour revenir à Constantinople.

Le seigneur Kéraban, resté seul, allait et venait en proie à la plus
extrême agitation.

«Non! par Allah! Non! par Mahomet! se disait-il. Ce serait indigne de
moi! ... Avoir fait le tour de la mer Noire pour ne pas payer cette
taxe, et, au retour, tirer de ma poche ces dix paras! ... Non! ...
Plutôt ne jamais remettre le pied à Constantinople! ... Je vendrai ma
maison de Galata! ... Je cesserai les affaires! ... Je donnerai toute
ma fortune à Ahmet pour remplacer celle qu'Amasia aura perdue! ... Il
sera riche ... et moi ... je serai pauvre ... mais non! je ne céderai
pas! ... Je ne céderai pas!»

Et, tout en parlant ainsi, le combat qui se livrait en lui se
déchaînait avec plus de violence.

«Céder! ... payer! ... répétait-il. Moi ... Kéraban!...
Arriver devant le chef de police qui m'a défié ... qui m'a vu partir
... qui m'attend au retour ... qui me narguerait à la face de tous en
me réclamant cet odieux impôt!... Jamais!»

Il était visible que le seigneur Kéraban se débattait contre sa
conscience, et qu'il sentait bien que les conséquences de cet
entêtement, absurde au fond, retomberaient sur d'autres que lui!

«Oui! ... reprit-il, mais Ahmet voudra-t-il accepter? ... Il est parti
désolé et furieux de mon entêtement! ... Je le conçois! ...Il est
fier! ... Il refusera tout de moi maintenant! ... Voyons! ... Je suis
un honnête homme! ... Vais-je par une stupide résolution empêcher le
bonheur de ces enfants? ... Ah! que Mahomet étrangle le Divan tout
entier, et avec lui tous les Turcs du nouveau régime!»

Le seigneur Kéraban arpentait son salon d'un pas fébrile. Il
repoussait du pied les fauteuils et les coussins. Il cherchait quelque
objet fragile à briser pour soulager sa fureur, et bientôt deux
potiches volèrent en éclats. Puis, il en revenait toujours là:

«Amasia ... Ahmet ... non! ... Je ne puis pas être la cause de leur
malheur ... et cela, pour une question d'amour-propre! ... Retarder ce
mariage ..., c'est l'empêcher, peut-être! ... Mais ... céder! ...
céder! ... moi! ... Ah! qu'Allah me vienne en aide!»

Et, sur cette dernière invocation, le soigneur Kéraban, emporté par
une de ces colères qui ne peuvent plus se traduire ni par gestes ni
par paroles, s'élança hors du salon.




XVI


OU IL EST DÉMONTRÉ UNE FOIS DE PLUS QU'IL N'Y A RIEN DE TEL QUE LE
HASARD POUR ARRANGER LES CHOSES.

Si Scutari était en fête, si, sur les quais, depuis le port jusqu'au
delà du Kiosque du sultan, il y avait foule, la foule n'était pas
moins considérable de l'autre côté du détroit, à Constantinople, sur
les quais de Galata, depuis le premier pont de bateaux jusqu'aux
casernes de la place de Top'hané. Aussi bien les eaux douces d'Europe,
qui forment le port de la Corne-d'Or, que les eaux amères du Bosphore,
disparaissaient sous la flottille de caïques, d'embarcations
pavoisées, de chaloupes à vapeur, chargées de Turcs, d'Albanais, de
Grecs, d'Européens ou d'Asiatiques, qui faisaient un incessant
va-et-vient entre les rives des deux continents. Très certainement, ce
devait être un attrayant et peu ordinaire spectacle que celui qui
pouvait attirer un tel concours de populaire.

Donc, lorsque Ahmet et Sélim, Amasia et Nedjeb, après avoir payé la
nouvelle taxe, débarquèrent à l'échelle de Top'hané, se trouvèrent-ils
transportés dans un brouhaha de plaisirs, auquel ils étaient peu
d'humeur à prendre part.

Mais, puisque le spectacle, quel qu'il fût, avait eu le privilège
d'attirer une telle foule, il était naturel que le seigneur Van
Mitten,--il l'était bien, maintenant, et seigneur kurde, encore! sa
fiancée, la noble Saraboul, et son beau-frère, le seigneur Yanar,
suivis de l'obéissant Bruno, fussent au nombre des curieux.

Aussi, Ahmet, trouva-t-il sur le quai ses anciens compagnons de
voyage. Était-ce Van Mitten qui promenait sa nouvelle famille, ou
n'était-il pas plutôt promené par elle? Ce dernier cas paraît
infiniment plus probable.

Quoi qu'il en fût, au moment où Ahmet les rencontra, Saraboul disait à
son fiancé:

«Oui, seigneur Van Mitten, nous avons des fêtes encore plus belles au
Kurdistan!»

Et Van Mitten répondait d'un ton résigné:

«Je suis tout disposé à le croire, belle Saraboul.»

Ce qui lui valut de Yanar cette très sèche réponse:

«Et vous faites bien.»

Cependant, quelques cris,--on eût même dit des cris qui dénotaient une
certaine impatience,--se faisaient entendre parfois dans cette foule;
mais Ahmet et Amasia n'y prêtaient guère attention.

«Non, chère Amasia, disait Ahmet, je connaissais bien mon oncle, et
cependant je ne l'aurais jamais cru capable de pousser l'entêtement
jusqu'à une telle dureté de coeur!

--Alors, dit Nedjeb, tant qu'il faudra payer cet impôt, il ne
reviendra jamais à Constantinople?

--Lui?... jamais! répondit Ahmet.

--Si je regrette cette fortune que le seigneur Kéraban va nous faire
perdre, dit Amasia, ce n'est pas pour moi, c'est pour vous, mon cher
Ahmet, pour vous seul!

--Oublions tout cela ... répondit Ahmet, et, pour le mieux oublier,
pour rompre avec cet oncle intraitable, en qui j'avais vu un père
jusqu'ici, nous quitterons Constantinople pour retourner à Odessa!

--Ah! ce Kéraban! s'écria Sélim qui était outré. Il serait digne du
dernier supplice!

--Oui, répondit Nedjeb, comme, par exemple, d'être le mari de cette
Kurde! Pourquoi n'est-ce pas lui qui l'a épousée?»

Il va sans dire que Saraboul, tout entière au fiancé qu'elle venait de
reconquérir, n'entendit pas cette désobligeante réflexion de Nedjeb,
ni la réponse de Sélim, disant:

«Lui? ... il aurait fini par la dompter ... comme, à force
d'entêtement, il dompterait des bêtes féroces!

--Peut-être bien! murmura mélancoliquement Bruno. Mais, en attendant,
c'est mon pauvre maître qui est entré dans la cage!»

Cependant, Ahmet et ses compagnons ne prenaient qu'un fort médiocre
intérêt à tout ce qui se passait sur les quais de Péra et de la
Corne-d'Or. Dans la disposition d'esprit où ils se trouvaient, cela
les intéressait peu, et c'est à peine s'ils entendirent un Turc dire à
un autre Turc:

«Un homme vraiment audacieux, ce Storchi! Oser traverser le Bosphore
... d'une façon....

--Oui, répondit l'autre en riant, d'une façon que n'ont point prévue
les collecteurs chargés de percevoir la nouvelle taxe des caïques!»

Mais, si Ahmet ne chercha même pas à se rendre compte de ce que se
disaient ces deux Turcs, il lui fallut bien répondre, quand il
s'entendit interpeller directement par ces mots:

«Eh! voilà le seigneur Ahmet!»

C'était le chef de police,--celui-là même dont le défi avait lancé le
seigneur Kéraban dans ce voyage autour de la mer Noire,--qui lui
adressait la parole.

«Ah! c'est vous, monsieur? répondit Ahmet.

--Oui ... et tous nos compliments, en vérité! Je viens d'apprendre
que le seigneur Kéraban a réussi à tenir sa promesse! Il vient
d'arriver à Scutari, sans avoir traversé le Bosphore!

--En effet! répliqua Ahmet d'un ton assez sec.

--C'est héroïque! Pour ne pas payer dix paras, il lui en aura coûté
quelques milliers de livres!

--Comme vous dites!

--Eh! le voilà bien avancé, le seigneur Kéraban! répondit
ironiquement le chef de police. La taxe existe toujours, et, pour peu
qu'il persiste encore dans son entêtement, il sera forcé de reprendre
le même chemin pour revenir à Constantinople!

--Si cela lui plait, il le fera! riposta Ahmet, qui, tout furieux
qu'il fut contre son oncle, n'était pas d'humeur à écouter, sans y
répondre, les moqueuses observations du chef de police.

--Bah! il finira par céder, reprit celui-ci, et il traversera le
Bosphore! ... Mais les préposés guettent les caïques et l'attendent au
débarquement! ... Et, à moins qu'il ne passe à la nage ... ou en
volant....

--Pourquoi pas, si cela lui convient?....» répliqua très sèchement
Ahmet.

En ce moment, un vif mouvement de curiosité agita la foule. Un murmure
plus accentué se fit entendre. Tous les bras se tendirent vers le
Bosphore, en convergeant vers Scutari. Toutes les têtes étaient en
l'air.

«Le voilà! ... Storchi! ... Storchi!»

Des cris retentirent bientôt de toutes parts.

Ahmet et Amasia, Sélim et Nedjeb, Saraboul, Van Mitten et Yanar, Bruno
et Nizib se trouvaient alors à l'angle que fait le quai de la
Corne-d'Or, près de l'échelle de Top'hané, et ils purent voir quel
émouvant spectacle était offert à la curiosité publique.

Du côté de Scutari, hors des eaux du Bosphore, environ à six cents
pieds de la rive, s'élève une tour qui est improprement appelée Tour
de Léandre. En effet, c'est l'Hellespont, c'est-à-dire le détroit
actuel des Dardanelles, que ce célèbre nageur traversa entre Sestos et
Abydos pour aller rejoindre Héro, la charmante prétresse de
Vénus,--exploit qui fut renouvelé, il y a quelque soixante ans, par
lord Byron, fier comme peut l'être un Anglais d'avoir franchi en une
heure dix minutes les douze cents mètres qui séparent les deux rives.

Est-ce que ce haut fait allait être renouvelé, à travers le Bosphore,
par quelque amateur, jaloux du héros mythologique et de l'auteur du
_Corsaire_? Non.

Une longue corde était tendue entre les rives de Scutari et la tour de
Léandre, dont le nom moderne est Keuz-Koulessi,--ce qui signifie Tour
de la Vierge. De là, cette corde, après avoir repris un point d'appui
solide, traversait tout le détroit sur une longueur de treize cents
mètres, et venait se rattacher à un pylône de bois, dressé à l'angle
du quai de Galata et de la place de Top'hané.

Or, c'était sur cette corde qu'un célèbre acrobate, le fameux
Storchi,--un émule du non moins fameux Blondin,--allait tenter de
franchir le Bosphore. Il est vrai que, si Blondin, en traversant ainsi
le Niagara, eût absolument risqué sa vie dans une chute de près de
cent cinquante pieds au milieu des irrésistibles rapides de la
rivière, ici, dans ces eaux tranquilles, Storchi, en cas d'accident,
devait en être quitte pour un plongeon dont il se retirerait sans
grand mal.

Mais, de même que Blondin avait accompli sa traversée du Niagara en
portant un très confiant ami sur ses épaules, de même Storchi allait
suivre cette route aérienne avec un de ses confrères en gymnastique.
Seulement, s'il ne le portait pas sur son dos, il allait le véhiculer
dans une brouette, dont la roue, creusée en gorge à sa jante, devait
mordre plus solidement tout le long de la corde tendue.

On en conviendra, c'était là un curieux spectacle: treize cents mètres
au lieu des neuf cents pieds du Niagara! Chemin long et propice à plus
d'une chute!

Cependant, Storchi avait paru sur la première partie de la corde, qui
réunissait la rive asiatique à la Tour de la Vierge. Il poussait son
compagnon devant lui, dans la brouette, et il arriva, sans accidents,
au phare placé au sommet de Keuz-Koulessi.

De nombreux hurrahs saluèrent ce premier succès.

On vit alors le gymnaste redescendre adroitement la corde qui, si
fortement qu'on l'eût tendue, se courbait en son milieu presque à
toucher les eaux du Bosphore. Il brouettait toujours son confrère,
s'avançant d'un pied sûr, et conservant son équilibre avec une
imperturbable adresse. C'était vraiment superbe!

Lorsque Storchi eut atteint le milieu du trajet, les difficultés
devinrent plus grandes, car il s'agissait alors de remonter la pente
pour arriver au sommet du pylône. Mais les muscles de l'acrobate
étaient vigoureux, ses bras et ses jambes fonctionnaient
merveilleusement, et il poussait toujours la brouette, où se tenait
son compagnon immobile, impassible, aussi exposé et aussi brave que
lui, à coup sûr, et qui ne se permettait pas un seul mouvement de
nature à compromettre la stabilité du véhicule.

Enfin, un concert d'admiration et un cri de soulagement éclatèrent!

Storchi était arrivé, sain et sauf, à la partie supérieure du pylône,
et il en descendait, ainsi que son confrère, par une échelle qui
aboutissait à l'angle du quai, où Ahmet et les siens se trouvaient
placés.

L'audacieuse entreprise avait donc pleinement réussi, mais, on en
conviendra, celui que Storchi venait de brouetter de la sorte avait
bien droit à la moitié des bravos que l'Asie, en leur honneur,
envoyait à l'Europe.

Mais, quel cri fut alors poussé par Ahmet! Devait-il, pouvait-il en
croire ses yeux? Ce compagnon du célèbre acrobate, après avoir sérré
la main de Storchi, s'était arrêté devant lui et le regardait en
souriant.

«Kéraban, mon oncle Kéraban!....» s'écria Ahmet, pendant que les deux
jeunes filles, Saraboul, Van Mitten, Yanar, Sélim, Bruno, tous se
pressaient à ses côtés.

C'était le seigneur Kéraban en personne!

«Moi-même, mes amis, répondit-il avec l'accent du triomphe, moi-même
qui ai trouvé ce bravo gymnaste prêt à partir, moi qui ai pris la
place de son compagnon, moi qui ai passé le Bosphore! ... non! ...
par-dessus le Bosphore, pour venir signer à ton contrat, neveu Ahmet!

--Ah! seigneur Kéraban! ... mon oncle! s'écriait Amasia. Je savais
bien que vous ne nous abandonneriez pas!

--C'est bien, cela! répétait Nedjeb en battant des mains.

--Quel homme! dit Van Mitten! On ne trouverait pas son pareil dans
toute la Hollande!

--C'est mon avis! répondit assez sèchement Saraboul.

--Oui! j'ai passé, et sans payer, reprit Kéraban en s'adressant cette
fois au chef de police, oui! sans payer ... , si ce n'est deux mille
piastres que m'a coûté ma place dans la brouette et les huit cent
mille dépensées pendant le voyage!

--Tous mes compliments,» répondit le chef de police, qui n'avait pas
autre chose à faire qu'à s'incliner devant un entêtement pareil.

Les cris d'acclamation retentirent alors de toutes parts en l'honneur
du seigneur Kéraban, pendant que ce bienfaisant têtu embrassait de bon
coeur sa fille Amasia et son fils Ahmet.

Mais il n'était point homme à perdre son temps,--même dans
l'enivrement du triomphe.

«Et maintenant, allons chez le juge de Constantinople! dit-il.

--Oui, mon oncle, chez le juge, répondit Ahmet. Ah! vous êtes bien le
meilleur des hommes!

--Et, quoi que vous en disiez, répliqua le seigneur Kéraban, pas
entêté du tout ... à moins qu'on ne me contrarie!»

Il est inutile d'insister sur ce qui se passa ensuite. Ce jour-même,
dans l'après-midi, le juge recevait le contrat, puis, l'iman disait
une prière à la mosquée, puis, on rentrait à la maison de Galata, et,
avant que le minuit du 30 de ce mois fut sonné, Ahmet était marié,
bien marié, à sa chère Amasia, à la richissime fille du banquier
Sélim.

Le soir même, Van Mitten, anéanti, se préparait à partir pour le
Kurdistan en compagnie du seigneur Yanar, son beau-frère, et de la
noble Saraboul, dont une dernière cérémonie, en ce pays lointain,
allait faire définitivement sa femme.

Au moment des adieux, en présence d'Ahmet, d'Amasia, de Nedjeb, de
Bruno, il ne put s'empêcher de dire avec un doux reproche à son ami:

«Quand je pense, Kéraban, que c'est pour n'avoir pas voulu vous
contrarier que me voilà marié ... marié une seconde fois!

--Mon pauvre Van Mitten, répondit le seigneur Kéraban, si ce mariage
devient autre chose qu'un rêve, je ne me le pardonnerai jamais!

--Un rêve! ... reprit Van Mitten! Est-ce que cela a l'air d'un rêve!
Ah! sans cette dépêche!....»

Et, en parlant ainsi, il tirait de sa poche la dépêche froissée, et il
la parcourait machinalement.

--Oui! ... Cette dépêche ... _Madame Van Mitten, depuis cinq
semaines, décédée ... à rejoindre...._

--Décédée à rejoindre? ... s'écria Kéraban. Qu'est-ce que cela
signifie?» Puis, lui arrachant la dépêche des mains, il lisait:

«Madame Van Mitten, depuis cinq semaines, décidée à rejoindre son
mari, est parté pour Constantinople.»

Décidée!... pas décédée!

--Il n'est pas veuf!»

Ces mots s'échappaient de toutes les bouches, pendant que Kéraban
s'écriait, non sans raison cette fois:

«Encore une erreur de ce stupide télégraphe!... Il n'en fait jamais
d'autres!

--Non! pas veuf! ... pas veuf! ... répétait Van Mitten, et trop
heureux de revenir à ma première femme ... par peur de la seconde!»

Quand le seigneur Yanar et la noble Saraboul apprirent ce qui s'était
passé, il y eut une explosion terrible. Mais enfin il fallut bien se
rendre. Van Mitten était marié, et, le jour même, il retrouvait sa
première, son unique femme, qui lui apportait, en guise de
réconciliation, un magnifique oignon de _Valentia_.

«Nous aurons mieux, ma soeur, dit Yanar pour consoler l'inconsolable
veuve, mieux que....

--Que ce glacon de Hollande! ... répondit la noble Saraboul, et ce ne
sera pas difficile!»

Et ils repartirent tous deux pour le Kurdistan, mais il est probable
qu'une généreuse indemnité de déplacement, offerte par le riche ami de
Van Mitten contribua à leur rendre moins pénible leur retour en ce
pays lointain.

Mais enfin, le seigneur Kéraban ne pouvait avoir toujours une corde
tendue de Constantinople à Scutari pour passer le Bosphore.
Renonça-t-il donc à le jamais traverser?

Non! Pendant quelque temps, il tint bon et ne bougea pas. Mais, un
jour, il alla tout simplement offrir au gouvernement de lui racheter
ce droit sur les caïques. L'offre fut acceptée. Cela lui coûta gros
sans doute, mais il devint plus populaire encore, et les étrangers ne
manquent jamais de rendre maintenant visite à Kéraban-le-Têtu, comme à
l'une des plus étonnantes curiosités de la capitale de l'Empire
Ottoman.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE




TABLE DES MATIÈRES

       *       *       *       *       *

DEUXIÈME PARTIE

I.--Dans lequel on retrouve le seigneur Kéraban, furieux d'avoir
vojagé en chemin de fer.

II.--Dans lequel Van Mitten se décide à céder aux obsessions de Bruno
et ce qui s'en suit.

III.--Dans lequel Bruno joue à son camarade Nizib un tour que le
lecteur voudra bien lui pardonner.

IV.--Dans lequel tout se passe au milieu des éclats de la foudre et de
la fulguration des éclairs.

V.--De quoi l'on cause et ce que l'on voit sur la route d'Atina à
Trébizonde.

VI.--Où il est question de nouveaux personnages que le seigneur
Kéraban va rencontrer au caravansérail de Rissar.

VII.--Dans lequel le juge de Trébizonde procède à son enquête d'une
façon assez ingénieuse.

VIII.--Qui finit d'une manière très inattendue, surtout pour l'ami Van
Mitten.

IX.--Dans lequel Van Mitten, en se fiançant à la noble Saraboul, a
l'honneur de devenir beau-frère du seigneur Yanar.

X.--Pendant lequel les héros de cette histoire ne perdent ni un jour
ni une heure.

XI.--Dans lequel le seigneur Kéraban se ranga à l'avis du guide, un
peu contre l'opinion de son neveu Ahmet.

XII.--Dans lequel il est rapporta quelques propos échangés entre la
noble Saraboul et son nouveau fiancé.

XIII.--Dans lequel, après avoir tenu tête à son âne, le seigneur
Kéraban tient tête à son plus mortel ennemi XIV.--Dans lequel Van
Mitten essaie de faire comprendre la situation à la noble Saraboul.

XV.--Où l'on verra le seigneur Kéraban plus têtu encore qu'il ne l'a
jamais été.

XVI.--Où il est démontré une fois de plus qu'il n'y a rien de tel que










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Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
Gutenberg-tm electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
1.E.8.

1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country outside the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

  This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
  most other parts of the world at no cost and with almost no
  restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
  eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
  United States, you'll have to check the laws of the country where you
  are located before using this ebook.

1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
provided that

* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
  the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
  you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
  to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
  agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
  within 60 days following each date on which you prepare (or are
  legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
  payments should be clearly marked as such and sent to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
  Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
  Literary Archive Foundation."

* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
  you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
  does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
  License. You must require such a user to return or destroy all
  copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
  all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
  works.

* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
  any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
  electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
  receipt of the work.

* You comply with all other terms of this agreement for free
  distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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