Cinq Semaines En Ballon

By Jules Verne

The Project Gutenberg EBook of Cinq Semaines En Ballon, by Jules Verne

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Cinq Semaines En Ballon

Author: Jules Verne

Posting Date: September 11, 2012 [EBook #4548]
Release Date: October, 2003
First Posted: February 7, 2002

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ SEMAINES EN BALLON ***




Produced by Charles Aldarondo










CINQ SEMAINES EN BALLON

BY JULES VERNE

VOYAGE DE DÉCOUVERTES EN AFRIQUE PAR TROIS ANGLAIS






CHAPITRE PREMIER

La fin d'un discours très applaudi.--Présentation du docteur Samuel
Fergusson--« Excelsior. »--Portrait en pied du docteur.--Un
fataliste convaincu.--Dîner au Traveller's club.--Nombreux toasts.





Il y avait une grande affluence d'auditeurs, le 14 janvier 1862, à
la séance de la Société royale géographique de Londres, Waterloo
place, 3. Le président, sir Francis M..., faisait à ses honorables
collègues une importante communication dans un discours fréquemment
interrompu par les applaudissements.

Ce rare morceau d'éloquence se terminait enfin par quelques phrases
ronflantes dans lesquelles le patriotisme se déversait à pleines
périodes:

« L'Angleterre a toujours à la tête des nations (car, on l'a
remarqué, les nations marchent universellement à la tête les unes
des autres), « par l'intrépidité de ses voyageurs dans la voie des
découvertes géographiques. (Assentiments nombreux.) Le docteur
Samuel Fergusson, l'un de ses glorieux enfants, ne faillira pas à
son origine. (De toutes parts: Non! non!) Cette tentative, si elle
réussit (elle réussira!) reliera, en les complétant, les notions
éparses de la cartologie africaine (véhémente approbation), et si
elle échoue (jamais! jamais!), elle restera du moins comme l'un
des plus audacieuses conceptions du génie humain! (Trépignements
frénétiques.) »

--Hourra! hourra! fit l'assemblée électrisée par ces émouvantes
paroles.

--Hourra pour l'intrépide Fergusson!» s'écria l'un des membres les
plus expansifs de l'auditoire.

Des cris enthousiastes retentirent. Le nom de Fergusson éclata dans
toutes les bouches, et nous sommes fondés à croire qu'il gagna
singulièrement à passer par des gosiers anglais. La salle des
séances en fut ébranlée.

Ils étaient là pourtant, nombreux, vieillis, fatigués, ces
intrépides voyageurs que leur tempérament mobile promena dans les
cinq parties du monde! Tous, plus ou moins, physiquement ou
moralement, ils avaient échappé aux naufrages, aux incendies. aux
tomahawks de l'Indien, aux casse-têtes du sauvage, au poteau du
supplice, aux estomacs de la Polynésie! Mais rien ne put comprimer
les battements de leurs cœurs pendant le discours de sir Francis
M..., et, de mémoire humaine, ce fut là certainement le plus beau
succès oratoire de la Société royale géographique de Londres Mais,
en Angleterre, l'enthousiasme ne s'en tient pas seulement aux
paroles. Il bat monnaie plus rapidement encore que le balancier de «
the Royal Mint [La Monnaie à Londres.]. » Une indemnité
d'encouragement fut votée, séance tenante, en faveur du docteur
Fergusson, et s'éleva au chiffre de deux mille cinq cents
livres[Soixante-deux mille cinq cents francs.]. L'importance de la
somme se proportionnait à l'importance de l'entreprise.

L'un des membres de la Société interpella le président sur la
question de savoir si le docteur Fergusson ne serait pas
officiellement présenté.

« Le docteur se tient à la disposition de l'assemblée, répondit sir
Francis M ...

--Qu'il entre! s'écria-t-on, qu'il entre! Il est bon de voir par
ses propres yeux un homme d'une audace aussi extraordinaire!

--Peut-être cette incroyable proposition, dit un vieux commodore
apoplectique, n'a-t-elle eu d'autre but que de nous mystifier!

--Et si le docteur Fergusson n'existait pas! cria une voix
malicieuse.

--Il faudrait l'inventer, répondit un membre plaisant de cette grave
Société.

--Faites entrer le docteur Fergusson, » dit simplenlent sir Francis
M ...

Et le docteur entra au milieu d'un tonnerre d'applaudissements, pas
le moins du monde ému d'ailleurs.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, de taille et de
constitution ordinaires; son tempérament sanguin se trahissait par
une coloration forcée du visage, il avait une figure froide, aux
traits réguliers, avec un nez fort, le nez en proue de vaisseau de
l'homme prédestiné aux découvertes; ses yeux fort doux, plus
intelligents que hardis, donnaient un grand charme à sa physionomie;
ses bras étaient longs, et ses pieds se posaient à terre avec
l'aplomb du grand marcheur.

La gravité calme respirait dans toute la personne du docteur, et
l'idée ne venait pas à l'esprit qu'il put être l'instrument de la
plus innocente mystification.

Aussi, les hourras et les applaudissements ne cessèrent qu'au moment
où le docteur Fergusson réclama le silence par un geste aimable. Il
se dirigea vers le fauteuil préparé pour sa présentation; puis,
debout, fixe, le regard énergique, il leva vers le ciel l'index de
la main droite; ouvrit la bouche et prononça ce seul mot:

« Excelsior! »

Non! jamais interpellation inattendue de MM. Bright et Cobden,
jamais demande de fonds extraordinaires de lord Palmerston pour
cuirasser les rochers de l'Angleterre, n'obtinrent un pareil succès.
Le discours de sir Francis M... était dépassé, et de haut. Le
docteur se montrait à la fois sublime, grand, sobre et mesuré; il
avait dit le mot de la situation:

« Excelsior! »

Le vieux commodore, complètement rallié à cet homme étrange, réclama
l'insertion « intégrale » du discours Fergusson dans the Proceedings
of the Royal Geographical Society of London [Bulletins de la Société
Royale Géographique de Londres.].

Qu'était donc ce docteur, et à quelle entreprise allait-il se
dévouer?

Le père du jeune Fergusson, un brave capitaine de la marine
anglaise, avait associé son fils, dès son plus jeune âge, aux
dangers et aux aventures de sa profession. Ce digne enfant, qui
paraît n'avoir jamais connu la crainte, annonça promptement un
esprit vif, une intelligence de chercheur, une propension
remarquable vers les travaux scientifiques; il montrait, en outre,
une adresse peu commune à se tirer d'affaire; il ne fut jamais
embarrassé de rien, pas même de se servir de sa première fourchette,
à quoi les enfants réussissent si peu en général.

Bientôt son imagination s'enflamma à la lecture des entreprises
hardies, des explorations maritimes; il suivit avec passion les
découvertes qui signalèrent la première partie du XlXe siècle; il
rêva la gloire des Mungo-Park, des Bruce, des Caillié, des
Levaillant, et même un peu, je crois, celle de Selkirk, le Robinson
Crusoé, qui ne lui paraissait pas inférieure. Que d'heures bien
occupées il passa avec lui dans son île de Juan Fernandez! Il
approuva souvent les idées du matelot abandonné; parfois il discuta
ses plans et ses projets; il eût fait autrement, mieux peut-être,
tout aussi bien, à coup sûr! Mais, chose certaine, il n'eût jamais
fui cette bienheureuse île, où il était heureux comme un roi sans
sujets....; non, quand il se fût agi de devenir premier lord de
l'amirauté!

Je vous laisse à penser si ces tendances se développèrent pendant sa
jeunesse aventureuse jetée aux quatre coins du monde. Son père, en
homme instruit, ne manquait pas d'ailleurs de consolider cette vive
intelligence par des études sérieuses en hydrographie, en physique
et en mécanique, avec une légère teinture de botanique, de médecine
et d'astronomie.

A la mort du digne capitaine, Samuel Fergusson, âgé de vingt-deux
ans, avait déjà fait son tour du monde; il s'enrôla dans le corps
des ingénieurs bengalais, et se distingua en plusieurs affaires;
mais cette existence de soldat ne lui convenait pas; se souciant peu
de commander, il n'aimait pas à obéir. Il donna sa démission, et,
moitié chassant, moitié herborisant, il remonta vers le nord de la
péninsule indienne et la traversa de Calcutta à Surate. Une simple
promenade d'amateur.

De Surate, nous le voyons passer en Australie, et prendre part en
1845 à l'expédition du capitaine Sturt, chargé de découvrir cette
mer Caspienne que l'on suppose exister au centre de la
Nouvelle-Hollande.

Samuel Fergusson revint en Angleterre vers 1830, et, plus que jamais
possédé du démon des découvertes, il accompagna jusqu’en 1853 le
capitaine Mac Clure dans l'expédition qui contourna le continent
américain du détroit de Behring au cap Farewel.

En dépit des fatigues de tous genres, et sous tous les climats, la
constitution de Fergusson résistait merveilleusement; il vivait à
son aise au milieu des plus complètes privations; c'était le type du
parfait voyageur, dont l'estomac se resserre ou se dilate à volonté,
dont les jambes s'allongent ou se raccourcissent suivant la couche
improvisée, qui s'endort à toute heure du jour et se réveille à
toute heure de la nuit.

Rien de moins étonnant, dès lors, que de retrouver notre infatigable
voyageur visitant de 1855 à 1857 tout l'ouest du Tibet en compagnie
des frères Schlagintweit, et rapportant de cette exploration de
curieuses observations d'ethnographie.

Pendant ces divers voyages, Samuel Fergusson fut le correspondant le
plus actif et le plus intéressant du Daily Telegraph, ce journal à
un penny, dont le tirage monte jusqu'à cent quarante mille
exemplaires par jour, et suffit à peine à plusieurs millions de
lecteurs. Aussi le connaissait-on bien, ce docteur, quoiqu'il ne fût
membre d'aucune institution savante, ni des Sociétés royales
géographiques de Londres, de Paris, de Berlin, de Vienne ou de
Saint-Pétersbourg, ni du Club des Voyageurs, ni même de Royal
Polytechnic Institution, où trônait son ami le statisticien Kokburn.

Ce savant lui proposa même un jour de résoudre le problème suivant,
dans le but de lui être agréable: Étant donné le nombre de milles
parcourus par le docteur autour du monde, combien sa tête en
a-t-elle fait de plus que ses pieds, par suite de la différence des
rayons? Ou bien, étant connu ce nombre de milles parcourus par les
pieds et par la tête du docteur, calculer sa taille exacte à une
ligne près?

Mais Fergusson se tenait toujours éloigné des corps savants, étant
de l'église militante et non bavardante; il trouvait le temps mieux
employé à chercher qu'à discuter, à découvrir qu'à discourir.

On raconte qu'un Anglais vint un jour à Genève avec l'intention de
visiter le lac; on le fit monter dans l'une de ces vieilles voitures
où l'on s'asseyait de côté comme dans les omnibus: or il advint que,
par hasard, notre Anglais fut placé de manière à présenter le dos au
lac; la voiture accomplit paisiblement son voyage circulaire, sans
qu'il songeât à se retourner une seule fois, et il revint à Londres,
enchanté du lac de Genève.

Le docteur Fergusson s'était retourné, lui, et plus d'une fois
pendant ses voyages, et si bien retourné qu'il avait beaucoup vu. En
cela, d'ailleurs, il obéissait à sa nature, et nous avons de bonnes
raisons de croire qu'il était un peu fataliste, mais d'un fatalisme
très orthodoxe, comptant sur lui, et même sur la Providence; `il se
disait poussé plutôt qu'attiré dans ses voyages, et parcourait le
monde, semblable à une locomotive, qui ne se dirige pas, mais que la
route dirige.

« Je ne poursuis pas mon chemin, disait-il souvent, c'est mon chemin
qui me poursuit. »

On ne s'étonnera donc pas du sang-froid avec lequel il accueillit
les applaudissements de la Société Royale; il était au-dessus de ces
misères, n'ayant pas d'orgueil et encore moins de vanité; il
trouvait toute simple la proposition qu'il avait adressée au
président sir Francis M ... et ne s'aperçut même pas de l’effet
immense qu'elle produisit.

Après la séance, le docteur fut conduit au Traveller's club, dans
Pall Mall; un superbe festin s'y trouvait dressé à son intention;
la dimension des pièces servies fut en rapport avec l'importance du
personnage, et l'esturgeon qui figura dans ce splendide repas
n'avait pas trois pouces de moins en longueur que Samuel Fergusson
lui-même.

Des toasts nombreux furent portés avec les vins de France aux
célèbres voyageurs qui s'étaient illustrés sur la terre d'Afrique.
On but à leur santé ou à leur mémoire, et par ordre alphabétique, ce
qui est très anglais: à Abbadie, Adams, Adamson, Anderson, Arnaud,
Baikie, Baldwin, Barth, Batouda, Beke, Beltrame, du Berba, Bimbachi,
Bolognesi, Bolwik, Bolzoni, Bonnemain, Brisson, Browne, Bruce,
Brun-Rollet, Burchell, Burckhardt, Burton, Caillaud, Caillié,
Campbell, Chapman, Clapperton, Clot, Bey, Colomieu, Courval,
Cumming, Cuny, Debono, Decken, Denham, Desavanchers, Dicksen,
Dickson; Dochard, Duchaillu, Duncan, Durand, Duroulé, Duveyrier,
Erhardt, d'Escayrac de Lauture, Ferret, Fresnel, Galinier, Galton,
Geoffroy, Golberry, Hahn, Halm, Harnier, Hecquart, Heuglin,
Hornemann, Houghton, Imbert, Kaufmann, Knoblecher, Krapf, Kummer,
Lafargue, Laing, Lajaille, Lambert, Lamiral, Lamprière, John Lander,
Richard Lander, Lefebvre, Lejean, Levaillant, Livingstone,
Maccarthie, Maggiar, Maizan, Malzac, Moffat, Mollien, Monteiro,
Morrisson, Mungo-Park, Neimans, Overwev, Panet, Partarrieau, Pascal,
Pearse, Peddie, Peney, Petherick, Poncet, Prax, Raffenel, Rath,
Rebmann, Richardson, Riley, Ritchie, Rochet d'Héricourt, Rongâwi,
Roscher, Ruppel, Saugnier, Speke, Steidner, Thibaud, Thompson,
Thornton, Toole, Tousny, Trotter, Tuckey, Tyrwitt, Vaudey,
Veyssière, Vincent, Vinco, Vogel, Wahlberg, Warington, Washington,
Werne, Wild, et enfin au docteur Samuel Fergusson qui, par son
incroyable tentative, devait relier les travaux de ces voyageurs et
compléter la série des découvertes africaines.






CHAPITRE II

Un article du Daily Telegraph.--Guerre de journaux savants.





Le lendemain, dans son numéro du 16 janvier, le Daily Telegraph
publiait un article ainsi conçu:

« L'Afrique va livrer enfin le secret de ses vastes solitudes; un
Œdipe moderne nous donnera le mot de cette énigme que les savants de
soixante siècles n'ont pu déchiffrer. Autrefois, rechercher les
sources du Nil, fontes Nili quœrere, était regardé comme une
tentative insensée, une irréalisable chimère. »

« Le docteur Barth, en suivant jusqu'au Soudan la route tracée par
Denham et Clapperton; le docteur Livingstone, en multipliant ses
intrépides investigations depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'au
bassin du Zambezi; les capitaines Burton et Speke, par la découverte
des Grands Lacs intérieurs, ont ouvert trois chemins à la
civilisation moderne; leur point d'intersection, où nul voyageur n'a
encore pu parvenir, est le cœur même de l'Afrique. C'est là que
doivent tendre tous les efforts. »

« Or, les travaux de ces hardis pionniers de la science vont être
renoués par l'audacieuse tentative du docteur Samuel Fergusson, dont
nos lecteurs ont souvent apprécié les belles explorations. »

« Cet intrépide découvreur (discoverer) se propose de traverser en
ballon toute l'Afrique de l'est à l'ouest. Si nous sommes bien
informés, le point de départ de ce surprenant voyage serait l'île de
Zanzibar sur la côte orientale. Quant au point d'arrivée, à la
Providence seule il est réservé de le connaître. »

« La proposition de cette exploration scientifique a été faite hier
officiellement à la Société Royale de Géographie; une somme de deux
mille cinq cents livres est votée pour subvenir aux frais de
l'entreprise.

« Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette tentative, qui est
sans précédents dans les fastes géographiques. »

Comme on le pense, cet article eut un énorme retentissement; il
souleva d'abord les tempêtes de l'incrédulité, le docteur Fergusson
passa pour un être purement chimérique, de l'invention de M. Barnum,
qui, après avoir travaillé aux États-Unis, s'apprêtait à « faire »
les Iles Britanniques.

Une réponse plaisante parut à Genève dans le numéro de février des «
Bulletins de la Société Géographique », elle raillait
spirituellement la Société Royale de Londres, le Traveller's club et
l'esturgeon phénoménal.

Mais M. Petermann, dans ses « Mittheilungen, » publiés à Gotha,
réduisit au silence le plus absolu le journal de Genève. M.
Petermann connaissait personnellement le docteur Fergusson, et se
rendait garant de l'intrépidité de son audacieux ami

Bientôt d'ailleurs le doute ne fut plus possible; les préparatifs du
voyage se faisaient à Londres; les fabriques de Lyon avaient reçu
une commande importante de taffetas pour la construction de
l'aérostat; enfin le gouvernement britannique mettait à la
disposition du docteur le transport le Resolute, capitaine Pennet

Aussitôt mille encouragements se firent jour, mille félicitations
éclatèrent. Les détails de l’entreprise parurent tout au long dans
les Bulletins de la Société Géographique de Paris; un article
remarquable fut imprimé dans les « Nouvelles Annales des voyages,
de la géographie, de l'histoire et de l'archéologie de M. V.-A.
Malte-Brun »; un travail minutieux publié dans « Zeitschrift für
Allgemeine Erdkunde, » par le docteur W. Koner, démontra
victorieusement la possibilité du voyage, ses chances de succès, la
nature des obstacles, les immenses avantages du mode de locomotion
par la voie aérienne; il blâma seulement le point de départ; il
indiquait plutôt Masuah, petit port de l'Abyssinie, d’où James
Bruce, en 1768, s'était élancé à la recherche des sources du Nil.
D'ailleurs il admirait sans réserve cet esprit énergique du docteur
Fergusson, et ce cœur couvert d'un triple airain qui concevait et
tentait un pareil voyage.

Le « North American Review » ne vit pas sans déplaisir une telle
gloire réservée à l'Angleterre; il tourna la proposition du docteur
en plaisanterie, et l'engagea à pousser jusqu'en Amérique, pendant
qu'il serait en si bon chemin.

Bref, sans compter les journaux du monde entier, il n'y eut pas de
recueil scientifique, depuis le ·« Journal des Missions évangéliques
» jusqu'à la « Revue algérienne et coloniale, » depuis les « Annales
de la propagation de la foi » jusqu'au « Church missionnary
intelligencer, » qui ne relatât le fait sous toutes ses formes.

Des paris considérables s'établirent à Londres et dans l'Angleterre,
1° sur l'existence réelle ou supposée du docteur Fergusson; 2° sur
le voyage lui-même, qui ne serait pas tenté suivant les uns, qui
serait entrepris suivant les autres; 3° sur la question de savoir
s'il réussirait ou s'il ne réussirait pas; 4° sur les probabilités
ou les improbabilités du retour du docteur Fergusson On engagea des
sommes énormes au livre des paris, comme s'il se fût agi des courses
d'Epsom.

Ainsi donc, croyants, incrédules, ignorants et savants, tous eurent
les yeux fixés sur le docteur; il devint le lion du jour sans se
douter qu'il portât une crinière. Il donna volontiers des
renseignements précis sur son expédition. Il fut aisément abordable
et l'homme le plus naturel du monde. Plus d'un aventurier hardi se
présenta, qui voulait partager la gloire et les dangers de sa
tentative; mais il refusa sans donner de raisons de son refus.

De nombreux inventeurs de mécanismes applicables à la direction des
ballons vinrent lui proposer leur système. Il n'en voulut accepter
aucun. A qui lui demanda s'il avait découvert quelque chose à cet
égard, il refusa constamment de s'expliquer, et s'occupa plus
activement que jamais des préparatifs de son voyage.






CHAPITRE III

L'ami du docteur.--D'où datait leur amitié.--Dick Kennedy à
Londres.--Proposition inattendue, mais point rassurante.--Proverbe
peu consolant.--Quelques mots du martyrologe africain--Avantages
d'un aérostat.--Le secret du docteur Fergusson.





Le docteur Fergusson avait un ami. Non pas un autre lui-même, un
alter ego; l'amitié ne saurait exister entre deux êtres parfaitement
identiques.

Mais s'ils possédaient des qualités, des aptitudes, un tempérament
distincts, Dick Kennedy et Samuel Fergusson vivaient d'un seul et
même cœur, et cela ne les gênait pas trop. Au contraire.

Ce Dick Kennedy était un Écossais dans toute l'acception du mot,
ouvert, résolu, entêté. Il habitait la petite ville de Leith, près
d'Édimbourg, une véritable banlieue de la « Vieille Enfumée »
[Sobriquet d'Édimbourg, Auld Reekie,]. C'était quelquefois un
pêcheur, mais partout et toujours un chasseur déterminé: rien de
moins étonnant de la part d'un enfant de la Calédonie, quelque peu
coureur des montagnes des Highlands On le citait comme un
merveilleux tireur à la carabine; non seulement il tranchait des
balles sur une lame de couteau, mais il les coupait en deux moitiés
si égales, qu'en les pesant ensuite on ne pouvait y trouver de
différence appréciable.

La physionomie de Kennedy rappelait beaucoup celle de Halbert
Glendinning, telle que l'a peinte Walter Scott dans « le Monastére
»; sa taille dépassait six pieds anglais [Environ cinq pieds huit
pouces.]; plein de grâce et d'aisance, il paraissait doué d'une
force herculéenne; une figure fortement hâlée par le soleil, des
yeux vifs et noirs, une hardiesse naturelle très décidée, enfin
quelque chose de bon et de solide dans toute sa personne prévenait
en faveur de l'Écossais.

La connaissance des deux amis se fit dans l'Inde, à l'époque où tous
deux appartenaient au même régiment; pendant que Dick chassait au
tigre et à l'éléphant, Samuel chassait à la plante et à l'insecte;
chacun pouvait se dire adroit dans sa partie, et plus d'une plante
rare devint la proie du docteur, qui valut à conquérir autant qu'une
paire de défenses en ivoire.

Ces deux jeunes gens n'eurent jamais l'occasion de se sauver la vie,
ni de se rendre un service quelconque. De là une amitié inaltérable.
La destinée les éloigna parfois, mais la sympathie les réunit
toujours.

Depuis leur rentrée en Angleterre, ils furent souvent séparés par
les lointaines expéditions du docteur; mais, de retour, celui-ci ne
manqua, jamais d'aller, non pas demander, mais donner quelques
semaines de lui-même à son ami l'Écossais.

Dick causait du passé, Samuel préparait l'avenir: l'un regardait en
avant, l’autre en arrière. De là un esprit inquiet, celui de
Fergusson, une placidité parfaite, celle de Kennedy.

Après son voyage au Tibet, le docteur resta près de deux ans sans
parler d'explorations nouvelles; Dick supposa que ses instincts de
voyage, ses appétits d'aventures se calmaient Il en fut ravi Cela,
pensait-il, devait finir mal un jour ou l'autre; quelque habitude
que l'on ait des hommes, on ne voyage pas impunément au milieu des
anthropophages et des bêtes féroces; Kennedy engageait donc Samuel à
enrayer, ayant assez fait d'ailleurs pour la science, et trop pour
la gratitude humaine.

A cela, le docteur se contentait de ne rien répondre; il demeurait
pensif, puis il se livrait à de secrets calculs, passant ses nuits
dans des travaux de chiffres, expérimentant même des engins
singuliers dont personne ne pouvait se rendre compte. On sentait
qu'une grande pensée fermentait dans son cerveau.

« Qu'a-t-il pu ruminer ainsi?» se demanda Kennedy, quand son ami
l'eut quitté pour retourner à Londres, au mois de janvier.

Il l'apprit un matin par l'article du Daily Telegraph.

« Miséricorde! s'écria-t-il. Le fou! l'insensé traverser l'Afrique
en ballon! Il ne manquait plus que cela! Voilà donc ce qu'il
méditait depuis deux ans! »

A la place de tous ces points d'exclamation, mettez des coups de
poing solidement appliqués sur la tête, et vous aurez une idée de
l'exercice auquel se livrait le brave Dick en parlant ainsi.

Lorsque sa femme de confiance, la vieille Elspeth, voulut insinuer
que ce pourrait bien être une mystification:

« Allons donc! répondit-il, est-ce que je ne reconnais pas mon
homme?

Est-ce que ce n'est pas de lui? Voyager à travers les airs! Le
voilà jaloux des aigles maintenant! Non, certes, cela ne sera pas!
je saurai bien l'empêcher! Eh! si on le laissait faire, il
partirait un beau jour pour la lune! »

Le soir même, Kennedy, moitié inquiet, moitié exaspéré, prenait le
chemin de fer à General Railway station, et le lendemain il arrivait
à Londres.

Trois quarts d'heure après un cab le déposait à la petite maison du
docteur, Soho square, Greek street; il en franchit le perron, et
s'annonça en frappant à la porte cinq coups solidement appuyés.

Fergusson lui ouvrit en personne.

« Dick? fit-il sans trop d`étonnement.

--Dick lui-même, riposta Kennedy.

--Comment, mon cher Dick, toi à Londres, pendant les chasses d'hiver?

--Moi, à Londres.

--Et qu'y viens-tu faire?

--Empêcher une folie sans nom!

--Une folie? dit le docteur.

--Est-ce vrai ce que raconte ce journal, répondit Kennedy en tendant
le numéro du Daily Telegraph.

--Ah! c'est de cela que tu parles! Ces journaux sont bien
indiscrets! Mais asseois-toi donc, mon cher Dick.

--Je ne m'asseoirai pas. Tu as parfaitement l'intention
d'entreprendre ce voyage?

--Parfaitement; mes préparatifs vont bon train, et je...

--Où sont-ils que je les mette en pièces, tes préparatifs? Où
sont-ils que j’en fasse des morceaux »

Le digne Écossais se mettait très sérieusement en colère.

« Du calme, mon cher Dick reprit le docteur. Je conçois ton
irritation.

Tu m'en veux de ce que je ne t'ai pas encore appris mes nouveaux
projets.

--Il appelle cela de nouveaux projets!

--J'ai été fort occupé, reprit Samuel sans admettre l'interruption,
j'ai eu fort à faire! Mais sois tranquille, je ne serais pas parti
sans t'écrire

--Eh! je me moque bien.

--Parce que j'ai l'intention de t'emmener avec moi. »

L'Écossais fit un bond qu'un chamois n'eût pas désavoué.

« Ah ca! dit-il, tu veux donc que l'on nous renferme tous les deux
à l’hôpital de Betlehem! [Hôpital de fous à Londres.]

--J'ai positivement compté sur toi, mon cher Dick, et je t'ai choisi
à l’exclusion de bien d'autres. »

Kennedy demeurait en pleine stupéfaction.

« Quand tu m'auras écouté pendant dix minutes, répondit
tranquillement le docteur, tu me remercieras

--Tu parles sérieusement?

--Très sérieusement.

--Et si je refuse de t’accompagner?

--Tu ne refuseras pas.

--Mais enfin, si je refuse?

--Je partirai seul.

--Asseyons-nous, dit le chasseur, et parlons sans passion. Du moment
que tu ne plaisantes pas, cela vaut la peine que l'on discute.

--Discutons en déjeunant, si tu n'y vois pas d'obstacle, mon cher
Dick. »

Les deux amis se placèrent l'un en face de l'autre devant une petite
table, entre une pile de sandwichs et une théière énorme

« Mon cher Samuel, dit le chasseur, ton projet est insensé! il est
impossible! il ne ressemble à rien de sérieux ni de praticable!

--C'est ce que nous verrons bien après avoir essayé.

--Mais ce que précisément il ne faut pas faire, c'est d'essayer.

--Pourquoi cela, s'il te plaît?

--Et les dangers, et les obstacles de toute nature!

--Les obstacles, répondit sérieusement Fergusson, sont inventés pour
être vaincus; quant aux dangers, qui peut se flatter de les fuir?
Tout est danger dans la vie; il peut être très dangereux de
s'asseoir devant sa table ou de mettre son chapeau sur sa tête; il
faut d'ailleurs considérer ce qui doit arriver comme arrivé déjà, et
ne voir que le présent dans l'avenir, car l'avenir n'est qu'un
présent un peu plus éloigné.

--Que cela! fit Kennedy en levant les épaules. Tu es toujours
fataliste!

--Toujours, mais dans le bon sens du mot. Ne nous préoccupons donc
pas de ce que le sort nous réserve et n'oublions jamais notre bon
proverbe d'Angleterre:

« L'homme né pour être pendu ne sera jamais noyé! »

Il n'y avait rien à répondre, ce qui n'empêcha pas Kennedy de
reprendre une série d'arguments faciles à imaginer, mais trop longs
à rapporter ici

« Mais enfin, dit-il après une heure de discussion, si tu veux
absolument traverser l'Afrique, si cela est nécessaire à ton
bonheur, pourquoi ne pas prendre les routes ordinaires?

--Pourquoi? répondit le docteur en s'animant; parce que jusqu'ici
toutes les tentatives ont échoué! Parce que depuis Mungo-Park
assassiné sur le Niger jusqu'à Yogel disparu dans le Wadaï, depuis
Oudney mort à Murmur, Clapperton mort à Sackatou, jusqu'au Français
Maizan coupé en morceaux, depuis le major Laing tué par les Touaregs
jusqu'à Roscher de Hambourg massacré au commencement de 1860, de
nombreuses victimes ont été inscrites au martyrologe africain!
Parce que lutter contre les éléments, contre la faim, la soif, la
fièvre, contre les animaux féroces et contre des peuplades plus
féroces encore, est impossible! Parce que ce qui ne peut être fait
d'une façon doit être entrepris d'une autre! Enfin parce que, là où
l'on ne peut passer au milieu, il faut passer à côté ou passer
dessus!

--S'il ne s'agissait que de passer dessus! répliqua Kennedy; mais
passer par-dessus!

--Eh bien, reprit le docteur avec le plus grand sang-froid du monde,
qu'ai-je à redouter! Tu admettras bien que j'ai pris mes
précautions de manière à ne pas craindre une chute de mon ballon; si
donc il vient à me faire défaut, je me retrouverai sur terre dans
les conditions normales des explorateurs; mais mon ballon ne me
manquera pas, il n'y faut pas compter.

---Il faut y compter, au contraire.

--Non pas, mon cher Dick. J'entends bien ne pas m'en séparer avant
mon arrivée à la côte occidentale d'Afrique. Avec lui, tout est
possible; sans lui, je retombe dans les dangers et les obstacles
naturels d'une pareille expédition; avec lui, ni la chaleur, ni les
torrents, ni les tempêtes, ni le simoun, ni les climats insalubres,
ni les animaux sauvages, ni les hommes ne sont à craindre! Si j'ai
trop chaud, je monte, si j'ai froid, je descends; une montagne, je
la dépasse; un précipice, je le franchis; un fleuve, je le traverse;
un orage, je le domine; un torrent, je le rase comme un oiseau! Je
marche sans fatigue, je m'arrête sans avoir besoin de repos! Je
plane sur les cités nouvelles! Je vole avec la rapidité de
l'ouragan tantôt au plus haut des airs, tantôt à cent pieds du sol,
et la carte africaine se déroule sous mes yeux dans le grand atlas
du monde! »

Le brave Kennedy commençait à se sentir ému, et cependant le
spectacle évoqué devant ses yeux lui donnait le vertige. Il
contemplait Samuel avec admiration, mais avec crainte aussi; il se
sentait déjà balancé dans l'espace.

« Voyons, fit-il, voyons un peu, mon cher Samuel, tu as donc trouvé
le moyen de diriger les ballons?

--Pas le moins du monde. C'est une utopie.

--Mais alors tu iras

--Où voudra la Providence; mais cependant de l'est à l'ouest.

--Pourquoi cela?

--Parce que je compte me servir des vents alizés, dont la direction
est constante.

--Oh! vraiment! fit Kennedy en réfléchissant: les vents alizés....
certainement... on peut à la rigueur... il y a quelque chose...

--S'il y a quelque chose! non, mon brave ami, il y a tout. Le
gouvernement anglais a mis un transport à ma disposition; il a été
convenu également que trois ou quatre navires iraient croiser sur la
côte occidentale vers l'époque présumée de mon arrivée. Dans trois
mois au plus, je serai à Zanzibar, où j'opérerai le gonflement de
mon ballon, et de là nous nous élancerons

--Nous! fit Dick.

--Aurais-tu encore l'apparence d'une objection à me faire? Parle,
ami Kennedy.

--Une objection! j'en aurais mille; mais, entre autres, dis-moi: si
tu comptes voir le pays, si tu comptes monter et descendre à ta
volonté, tu ne le pourras faire sans perdre ton gaz; il n'y a pas eu
jusqu'ici d'autres moyens de procéder, et c'est ce qui a toujours
empêché les longues pérégrinations dans l'atmosphère.

--Mon cher Dick, je ne te dirai qu'une seule chose: je ne perdrai
pas un atome de gaz, pas une molécule.

--Et tu descendras à volonté

--Je descendrai à volonté.

--Et comment feras-tu?

--Ceci est mon secret, ami Dick. Aie confiance, et que ma devise
soit la tienne: « Excelcior! »

--Va pour « Excelsior! » répondit le chasseur, qui ne savait pas un
mot de latin.

Mais il était bien décidé à s'opposer, par tous les moyens
possibles, au départ de son ami Il fit donc mine d'être de son avis
et se contenta d'observer. Quant à Samuel, il alla surveiller ses
apprêts.






CHAPITRE IV

Explorations africaines.





La ligne aérienne que le docteur Fergusson comptait suivre n'avait
pas été choisie au hasard; son point de départ fut sérieusement
étudié, et ce ne fut pas sans raison qu'il résolut de s'élever de
l'île de Zanzibar. Cette île, située près de la côte orientale
d'Afrique, se trouve par 6° de latitude australe, c’est-à-dire à
quatre cent trente milles géographiques au-dessous de l'équateur.

De cette île venait de partir la dernière expédition envoyée par les
Grands Lacs à la découverte des sources du Nil.

Mais il est bon d’indiquer quelles explorations le docteur Fergusson
espérait rattacher entre elles. Il y en a deux principales: celle du
docteur Barth en 1849, celle des lieutenants Bnrton et Speke en
1858.

Le docteur Barth est un Hambourgeois qui obtint pour son compatriote
Overweg et pour lui la permission de se joindre à l'expédition de
l'Anglais Richardson; celui-ci était chargé d'une mission dans le
Soudan.

Ce vaste pays est situé entre 15° et 10° de latitude nord,
c'est-à-dire que, pour y parvenir, il faut s'avancer de plus de
quinze cent milles [Six cent vingt-cinq lieues.] dans l'intérieur de
l'Afrique.

Jusque-là, cette contrée n'était connue que par le voyage de Denham,
de Clapperton et d'Ouduey, de 1822 à 1824. Richardson, Barth et
Overweg, jaloux de pousser plus loin leurs investigations, arrivent
à Tunis et à Tripoli, comme leurs devanciers, et parviennent à
Mourzouk, capitale du Fezzan.

Ils abandonnent alors la ligne perpendiculaire et font un crochet
dans l'ouest vers Ghât, guidés, non sans difficultés, par les
Touaregs. Après mille scènes de pillage, de vexations, d'attaques à
main armée, leur caravane arrive en octobre dans le vaste oasis de
l'Asben. Le docteur Barth se détache de ses compagnons, fait une
excursion à la ville d'Agbadès, et rejoint l'expédition, qui se
remet en marche le 12 décembre. Elle arrive dans la province du
Damerghou; là, les trois voyageurs se séparent, et Barth prend la
route de Kano, où il parvient à force de patience et en payant des
tributs considérables.

Malgré une fièvre intense, il quitte cette ville le 7 mars, suivi
d'un seul domestique. Le principal but de son voyage est de
reconnaître le lac Tchad, dont il est encore séparé par trois cent
cinquante milles. Il s’avance donc vers l'est et atteint la ville de
Zouricolo, dans le Bornou, qui est le noyau du grand empire central
de l'Afrique. Là il apprend la mort de Richardson, tué par la
fatigue et les privations. Il arrive à Kouka, capitale du Bornou,
sur les bords du lac. Enfin, au bout de trois semaines, le 14 avril,
douze mois et demi après avoir quitté Tripoli, il atteint la ville
de Ngornou.

Nous le retrouvons partant le 29 mars 1851, avec Overweg, pour
visiter le royaume d'Adamaoua, au sud du lac; il parvient jusqu'à la
ville d'Yola, un peu au-dessous du 9° degré de latitude nord. C'est
la limite extrême atteinte au sud par ce hardi voyageur.

Il revient au mois d'août à Kouka, de là parcourt successivement le
Mandara, le Barghimi, le Kanem, et atteint comme limite extrême dans
l'est la ville de Masena, située par 17° 20' de longitude ouest [Il
s'agit du méridien anglais, qui passe par l'observatoire de
Greenwich.].

Le 25 novembre 1852, après la mort d'Overweg, son dernier compagnon,
il s'enfonce dans l'ouest, visite Sockoto, traverse le Niger, et
arrive enfin à Tombouctou, oh il doit languir huit longs mois, au
milieu des vexations du cheik, des mauvais traitements et de la
misère. Mais la présence d'un chrétien dans la ville ne peut être
plus longtemps tolérée; les Foullannes menacent de l'assiéger. Le
docteur la quitte donc le 17 mars 1854, se réfugie sur la frontière,
où il demeure trente trois jours dans le dénûment le plus complet,
revient à Kano en novembre, rentre à Kouka, d'où il reprend la route
de Denham, après quatre mois d'attente; il revoit Tripoli vers la
fin d'août 1855, et rentre à Londres le 6 septembre, seul de ses
compagnons.

Voilà ce que fut ce hardi voyage de Barth.

Le docteur Fergusson nota soigneusement qu'il s'était arrêté à 4° de
latitude nord et à 17° de longitude ouest.

Voyons maintenant ce que firent les lieutenants Burton et Speke dans
l'Afrique orientale.

Les diverses expéditions qui remontèrent le Nil ne purent jamais
parvenir aux sources mystérieuses de ce fleuve. D'après la relation
du médecin allemand Ferdinand Werne, l'expédition tentée en 1840,
sous les auspices de Mehemet-Ali, s'arrêta à Gondokoro, entre les 4°
et 5° parallèles nord.

En 1855, Brun-Rollet, un Savoisien, nommé consul de Sardaigne dans
le Soudan oriental, en remplacement de Vaudey, mort à la peine,
partit de Karthoum, et sous le nom de marchand Yacoub, trafiquant de
gomme et d'ivoire, il parvint à Belenia, au-delà du 4e degré, et
retourna malade à Karthoum, où il mourut en 1837.

Ni le docteur Peney, chef du service médical égyptien, qui sur un
petit steamer atteignit un degré au-dessous de Gondokoro, et revint
mourir d'épuisement à Karthoum,--ni le Venitien Miani, qui,
contournant les cataractes situées au-dessous de Gondokoro,
atteignit le 2e parallèle,--ni le négociant maltais Andrea Debono,
qui poussa plus loin encore son excursion sur le Nil--ne purent
franchir l'infranchissable limite.

En 1859, M. Guillaume Lejean, chargé d'une mission par le
gouvernement français, se rendit à Karthoum par la mer Rouge,
s'embarqua sur le Nil avec vingt et un hommes d'équipage et vingt
soldats; mais il ne put dépasser Gondokoro, et courut les plus
grands dangers au milieu des nègres en pleine révolte. L'expédition
dirigée par M. d'Escayrac de Lauture tenta également d'arriver aux
fameuses sources.

Mais ce terme fatal arrêta toujours les voyageurs; les envoyés de
Néron avaient atteint autrefois le 9e degré de latitude; on ne gagna
donc en dix huit siècles que 5 ou 6 degrés, soit de trois cents à
trois cent soixante milles géographiques.

Plusieurs voyageurs tentèrent de parvenir aux sources du Nil, en
prenant un point de départ sur la côte orientale de l'Afrique.

De 1768 à 1772, l'Écossais Bruce partit de Masuah, port de
l’Abyssinie, parcourut le Tigré, visita les ruines d'Axum, vit les
sources du Nil où elles n'étaient pas, et n'obtint aucun résultat
sérieux.

En 1844, le docteur Krapf, missionnaire anglican, fondait un
établissement à Monbaz sur la côte de Zanguebar, et découvrait, en
compagnie du révérend Rebmann, deux montagnes à trois cents milles
de la côte; ce sont les monts Kilimandjaro et Kenia, que MM. de
Heuglin et Thornton viennent de gravir en partie.

En 1845, le Français Maizan débarquait seul à Bagamayo, en face de
Zanzibar, et parvenait à Deje-la-Mhora, où le chef le faisait périr
dans de cruels supplices.

En 1859, au mois d'août, le jeune voyageur Roscher, de Hambourg
parti avec une caravane de marchands arabes, atteignait le lac
Nyassa, où il fut assassiné pendant son sommeil.

Enfin, en 1857, les lieutenants Burton et Speke, tous deux officiers
à l'armée du Bengale, furent envoyés par la Société de Géographie de
Lon-dres pour explorer les Grands Lacs africains; le 17 juin ils
quittèrent Zanzibar et s'enfoncèrent directement dans l'ouest.

Après quatre mois de souffrances inouïes, leurs bagages pillés,
leurs porteurs assommés, ils arrivèrent à Kazeh, centre de réunion
des trafiquants et des caravanes; ils étaient en pleine terre de la
Lune; là ils recueillirent des documents précieux sur les mœurs, le
gouvernement, la religion, la faune et la flore du pays; puis ils se
dirigèrent vers le premier des Grands Lacs, le Tanganayika situé
entre 3° et 8° de latitude australe; ils y parvinrent le 14 février
1858, et visitèrent les diverses peuplades des rives, pour la
plupart cannibales.

Ils repartirent le 26 mai, et rentrèrent à Kazeh le 20 juin. Là,
Burton épuisé resta plusieurs mois malade; pendant ce temps, Speke
fit au nord une pointe de plus de trois cents milles, jusqu'au lac
Oukérooué, qu'il aperçut le 3 août; mais il n'en put voir que
l'ouverture par 2° 30' de latitude.

Il était de retour à Kazeh le 25 août, et reprenait avec Burton le
chemin de Zanzibar, qu'ils revirent au mois de mars de l'année
suivante. Ces deux hardis explorateurs revinrent alors en
Angleterre, et la Société de Géographie de Paris leur décerna son
prix annuel.

Le docteur Fergusson remarqua avec soin qu'ils n'avaient franchi ni
le 2e degré de latitude australe, ni le 29e degré de longitude est.

Il s'agissait donc de réunir les explorations de Burton et Speke à
celles du docteur Barth; c'était s'engager à franchir une étendue de
pays de plus de douze degrés.






CHAPITRE V

Rêves de Kennedy.--Articles et pronoms au pluriel.--Insinuations de
Dick.--Promenade sur la carte d’Afrique--Ce qui reste entre les
deux pointes du compas.--Expéditions actuelles.--Speke et
Grant.--Krapf, de Decken, de Heuglin.





Le docteur Fergusson pressait activement les préparatifs de son
départ; il dirigeait lui-même la construction de son aérostat,
suivant certaines modifications sur lesquelles il gardait un silence
absolu.

Depuis longtemps déjà, il s'était appliqué à l'étude de la langue
arabe et de divers idiomes mandingues; grâce à ses dispositions de
polyglotte, il fit de rapides progrès.

En attendant, son ami le chasseur ne le quittait pas d'une semelle;
il craignait sans doute que le docteur ne prît son vol sans rien
dire; il lui tenait encore à ce sujet les discours les plus
persuasifs, qui ne persuadaient pas Samuel Fergusson, et s'échappait
en supplications pathétiques, dont celui-ci se montrait peu touché
Dick le sentait glisser entre ses doigts.

Le pauvre Écossais était réellement à plaindre; il ne considérait
plus la voûte azurée sans de sombres terreurs; il éprouvait, en
dormant, des balancements vertigineux, et chaque nuit il se sentait
choir d'incommensurables hauteurs.

Nous devons ajouter que, pendant ces terribles cauchemars, il tomba
de son lit une fois ou deux. Son premier soin fut de montrer à
Fergusson une forte contusion qu'il se fit à la tête.

« Et pourtant, ajouta-t-il avec bonhomie, trois pieds de hauteur!
pas plus! et une bosse pareille! Juge donc! »

Cette insinuation, pleine de mélancolie, n'émût pas le docteur.

« Nous ne tomberons pas, fit-il.

--Mais enfin, si nous tombons?

--Nous ne tomberons pas. »

Ce fut net, et Kennedy n'eut rien à répondre.

Ce qui exaspérait particulièrement Dick, c'est que le docteur
semblait faire une abnégation parfaite de sa personnalité, à lui
Kennedy; il le considérait comme irrévocablement destiné à devenir
son compagnon aérien. Cela n'était plus l'objet d'un doute Samuel
faisait un intolérable abus du pronom pluriel de la première
personne.

« Nous » avançons..., « nous » serons prêts le..., « nous »
partirons le...

Et de l'adjectif possessif au singulier:

« Notre » ballon..., « notre » nacelle..., « notre » exploration...

Et du pluriel donc!

« Nos » préparatifs..., « nos » découvertes .., « nos »
ascensions...

Dick en frissonnait, quoique décidé à ne point partir; mais il ne
voulait pas trop contrarier son ami. Avouons même que, sans s'en
rendre bien compte, il avait fait venir tout doucement d'Édimbourg
quelques vêtements assortis et ses meilleurs fusils de chasse.

Un jour, après avoir reconnu qu'avec un bonheur insolent, on pouvait
avoir une chance sur mille de réussir, il feignit de se rendre aux
désirs du docteur; mais, pour reculer le voyage, il entama la série
des échappatoires les plus variées. Il se rejeta sur l'utilité de
l'expédition et sur son opportunité. Cette découverte des sources du
Nil était-elle vraiment nécessaire?... Aurait-on réellement
travaillé pour le bonheur de l'humanité?... Quand, au bout du
compte, les peuplades de l'Afrique seraient civilisées, en
seraient-elles plus heureuses?... Était-on certain, d'ailleurs, que
la civilisation ne fût pas plutôt là qu'en Europe--Peut-être.--
Et d'abord ne pouvait-on attendre encore?... La traversée de
l'Afrique serait certainement faite un jour, et d'une façon moins
hasardeuse... Dans un mois, dans dix mois, avant un an, quelque
explorateur arriverait sans doute...

Ces insinuations produisaient un effet tout contraire à leur but, et
le docteur frémissait d'impatience.

« Veux-tu donc, malheureux Dick, veux-tu donc, faux ami, que cette
gloire profite à un autre? Faut-il donc mentir à mon passé?
reculer devant des obstacles qui ne sont pas sérieux? reconnaître
par de lâches hésitations ce qu'ont fait pour moi, et le
gouvernement anglais, et la Société Royale de Londres?

--Mais..., reprit Kennedy, qui avait une grande habitude de cette
conjonction.

--Mais, fit le docteur, ne sais-tu pas que mon voyage doit concourir
au succès des entreprises actuelles Ignores-tu que de nouveaux
explorateurs s'avancent vers le centre de l'Afrique

--Cependant...

--Écoute-moi bien, Dick, et jette les yeux sur cette carte. »

Dick les jeta avec résignation.

« Remonte le cours du Nil, dit Fergusson.

--Je le remonte, dit docilement l'Écossais.

--Arrive à Gondokoro.

--J'y suis. »

Et Kennedy songeait combien était facile un pareil voyage... sur la
carte.

« Prends une des pointes de ce compas, reprit le docteur, et
appuie-la sur cette ville que les plus hardis ont à peine dépassée.

--J'appuie.

--Et maintenant cherche sur la côte l'île de Zanzibar, par 6° de
latitude sud.

--Je la tiens.

--Suis maintenant ce parallèle et arrive à Kazeh.

--C'est fait.

--Remonte par le 33e degré de longitude jusqu'à l'ouverture du lac
Oukéréoué, à l'endroit où s'arrêta le lieutenant Speke.

--M'y voici! Un peu plus, je tombais dans le lac.

--Eh bien! sais-tu ce qu'on a le droit de supposer d'après les
renseignements donnés par les peuplades riveraines?

--Je ne m'en doute pas.

--C'est que ce lac, dont l'extrémité inférieure est par 2° 30' de
latitude, doit s'étendre également de deux degrés et demi au-dessus
de l'équateur.

--Vraiment!

--Or, de cette extrémité septentrionale s'échappe un cours d'eau qui
doit nécessairement rejoindre le Nil, si ce n'est le Nil lui-même.

--Voilà qui est curieux.

--Or, appuie la seconde pointe de ton compas sur cette extrémité du
lac Oukéréoué.

--C'est fait, ami Fergusson

--Combien comptes-tu de degrés entre les deux pointes?

--A peine deux.

--Et sais-tu ce que cela fait, Dick?

--Pas le moins du monde.

--Cela fait à peine cent vingt milles [Cinquante lieues],
c'est-à-dire rien.

--Presque rien, Samuel.

--Or, sais-tu ce qui se passe en ce moment?

--Non, sur ma vie!

--Eh bien! le voici. La Société de Géographie a regardé comme très
importante l'exploration de ce lac entrevu par Speke. Sous ses
auspices, le lieutenant, aujourd'hui capitaine Speke, s'est associé
le capitaine Grant de l'armée des Indes; ils se sont mis à la tête
d'une expédition nombreuse et largement subventionnée; ils ont
mission de remonter le lac et de re-venir jusqu'à Gondokoro; ils ont
reçu un subside de plus de cinq mille livres, et le gouverneur du
Cap a mis des soldats hottentots à leur dispo-sition; ils sont
partis de Zanzibar à la fin d'octobre 1860. Pendant ce temps,
l'Anglais John Petherick, consul de Sa Majesté à Kartoum, a reçu du
Foreign-office sept cents livres environ; il doit équiper un bateau
à vapeur à Karthoum, le charger de provisions suffisantes, et se
rendre à Gondokoro; là il attendra la caravane du capitaine Speke et
sera en mesure de la ravitailler.

--Bien imaginé, dit Kennedy.

--Tu vois bien que cela presse, si nous voulons participer à ces
travaux d'exploration Et ce n'est pas tout; pendant que l'on marche
d’un pas sûr à la découverte des sources du Nil, d'autres voyageurs
vont hardiment au cœur de l'Afrique.

--A pied, fit Kennedy

--A pied, répondit le docteur sans relever l'insinuation. Le docteur
Krapf se propose de pousser dans l'ouest par le Djob, rivière située
sous l'équateur. Le baron de Decken a quitté Monbaz, a reconnu les
montagnes de Kenia et de Kilimandjaro, et s'enfonce vers le centre.

--A pied toujours?

--Toujours à pied, ou à dos de mulet.

--C'est exactement la même chose pour moi, répliqua Kennedy.

--Enfin, reprit le docteur, M. de Heuglin, vice-consul d'Autriche à
Karthoum, vient d'organiser une expédition très importante, dont le
premier but est de rechercher le voyageur Vogel, qui, en 1853, fut
envoyé dans le Soudan pour s'associer aux travaux du docteur Barth.
En 1856, il quitta le Bornou, et résolut d'explorer ce pays inconnu
qui s'étend entre le lac Tchad et le Darfour. Or, depuis ce temps,
il nia pas reparu. Des lettres arrivées en juin 1860 à Alexandrie
rapportent qu'il fut assassiné par les ordres du roi du Wadaï; mais
d'autres lettres, adressées par le docteur Hartmann au père du
voyageur, disent, d’après les récits d'un fellatah du Bornou, que
Vogel serait seulement un prisonnier à Wara; tout espoir n'est donc
pas perdu. Un comité s'est formé sous la présidence du duc régent de
Saxe-Cobourg-Gotha; mon ami Petermann en est le secrétaire; une
souscription nationale a fait les frais de l'expédition, à laquelle
se sont joints de nombreux savants; M. de Heuglin est parti de
Masuah dans le mois de juin, et en même temps qu'il recherche les
traces de Vogel, il doit explorer tout le pays compris entre le Nil
et le Tchad, c'est-à-dire relier les opérations du capitaine Speke à
celles du docteur Barth. Et alors l'Afrique aura été traversée de
l'est à l'ouest [Depuis le départ du docteur Fergusson, on a appris
que M. de Heuglin, à la suite de certaines discussions, a pris une
route différente de celle assignée à son expédition, dont le
commandement a été remis à M. Munzinger.].

--Eh bien! reprit l'Écossais, puisque tout cela s’emmanche si bien,
qu'allons-nous faire là-bas? »

Le docteur Fergusson ne répondit pas, et se contenta de hausser les
épaules.






CHAPITRE VI

Un domestique impossible.--Il aperçoit les satellites de
Jupiter.--Dick et Joe aux prises.--Le doute et la croyance.--Le
pesage.--Joe Wellington.--Il reçoit une demi-couronne.





Le docteur Fergusson avait un domestique; il répondait avec
empressement au nom de Joe; une excellente nature; ayant voué à son
maître une confiance absolue et un dévouement sans bornes; devançant
même ses ordres, toujours interprétés d'une façon intelligente; un
Caleb pas grognon et d'une éternelle bonne humeur; on l'eût fait
exprès qu'on n'eût pas mieux réussi. Fergusson s'en rapportait
entièrement à lui pour les détails de son existence, et il avait
raison. Rare et honnête Joe! un do-mestique qui commande votre
dîner, et dont le goût est le vôtre qui fait votre malle et n'oublie
ni les bas ni les chemises, qui possède vos clefs et vos secrets, et
n'en abuse pas!

Mais aussi quel homme était le docteur pour ce digne Joe! avec quel
respect et quelle confiance il accueillait ses décisions. Quand
Fergusson avait parlé, fou qui eût voulu répondre. Tout ce qu'il
pensait était juste; tout ce qu'il disait, sensé; tout ce qu'il
commandait, faisable; tout ce qu'il entreprenait, possible; tout ce
qu'il achevait, admirable. Vous auriez découpé Joe en morceaux, ce
qui vous eût répugné sans doute, qu'il n'aurait pas changé d'avis à
l'égard de son maître.

Aussi, quand le docteur conçut ce projet de traverser l'Afrique par
les airs, ce fut pour Joe chose faite; il n'existait plus
d'obstacles; dès l'instant que le docteur Fergusson avait résolu de
partir, il était arrivé--avec son fidèle serviteur, car ce brave
garçon, sans en avoir jamais parlé, savait bien qu'il serait du
voyage.

Il devait d'ailleurs y rendre les plus grands services par son
intelligence et sa merveilleuse agilité. S'il eut fallu nommer un
professeur de gymnastique pour les singes du Zoological Garden, qui
sont bien dégourdis cependant, Joe aurait certainement obtenu cette
place. Sauter, grimper, voler, exécuter mille tours impossibles, il
s'en faisait un jeu.

Si Fergusson était la tête et Kennedy le bras, Joe devait être la
main. Il avait déjà accompagné son maître pendant plusieurs voyages,
et possédait quelque teinture de science appropriée à sa façon; mais
il se distinguait surtout par une philosophie douce, un optimisme
charmant; il trouvait tout facile, logique, naturel, et par
conséquent il ignorait le besoin de se plaindre ou de maugréer.

Entre autres qualités, il possédait une puissance et une étendue de
vision étonnantes; il partageait avec Moestlin, le professeur de
Képler, la rare faculté de distinguer sans lunettes les satellites
de Jupiter et de compter dans le groupe des pléiades quatorze
étoiles, dont les dernières sont de neuvième grandeur. Il ne s'en
montrait pas plus fier pour cela; au contraire: il vous saluait de
très loin, et, à l'occasion, il savait joliment se servir de ses
yeux.

Avec cette confiance que Joe témoignait au docteur, il ne faut donc
pas s'étonner des incessantes discussions qui s'élevaient entre
Kennedy et le digne serviteur, toute déférence gardée d'ailleurs.

L'un doutait, l'autre croyait; l'un était la prudence clairvoyante,
l'autre la confiance aveugle; le docteur se trouvait entre le doute
et la croyance! je dois dire qu'il ne se préoccupait ni de l'une ni
de l'autre.

« Eh bien! monsieur Kennedy? disait Joe.

--Eh bien! mon garçon?

--Voilà le moment qui approche il parait que nous nous embarquons
pour la lune.

--Tu veux dire la terre de la Lune, ce qui n'est pas tout à fait
aussi loin; mais sois tranquille, c'est aussi dangereux.

--Dangereux! avec un homme comme le docteur Fergusson!

--Je ne voudrais pas t’enlever tes illusions, mon cher Joe; mais ce
qu'il entreprend là est tout bonnement le fait d'un insensé: il ne
partira pas.

--Il ne partira pas! Vous n'avez donc pas vu son ballon à l'atelier
de MM. Mittchell, dans le Borough [ Faubourg méridional de
Londres.].

--Je me garderais bien de l'aller voir.

--Vous perdez là un beau spectacle, Monsieur! Quelle belle chose!
quelle jolie coupe! quelle charmante nacelle! Comme nous serons à
notre aise là-dedans!

--Tu comptes donc sérieusement accompagner ton maître?

--Moi, répliqua Joe avec conviction, mais je l'accompagnerai où il
voudra! Il ne manquerait plus que cela! le laisser aller seul,
quand nous avons couru le monde ensemble! Et qui le soutiendrait
donc quand il serait fatigué? qui lui tendrait une main vigoureuse
pour sauter un précipice? qui le soignerait s'il tombait malade?
Non, monsieur Dick, Joe sera toujours à son poste auprès du docteur,
que dis-je, autour du docteur Fergusson

--Brave garçon!

--D'ailleurs, vous venez avec nous, reprit Joe.

--Sans doute! fit Kennedy; c'est-à-dire je vous accompagne pour
empêcher jusqu'au dernier moment Samuel de commettre une pareille
folie! Je le suivrai même jusqu'à Zanzibar, afin que là encore la
main d'un ami l’arrête dans son projet insensé.

--Vous n'arrêterez rien du tout, monsieur Kennedy, sauf votre
respect. Mon maître n'est point un cerveau brûlé; il médite
longuement ce qu'il veut entreprendre, et quand sa résolution est
prise, le diable serait bien qui l'en ferait démordre.

--C'est ce que nous verrons!

--Ne vous flattez pas de cet espoir. D'ailleurs, l'important est que
vous veniez. Pour un chasseur comme vous, l'Afrique est un pays
merveilleux. Ainsi, de toute façon, vous ne regretterez point votre
voyage.

--Non, certes, je ne le regretterai pas, surtout si cet entêté se
rend enfin à l'évidence.

--A propos, dit Joe, vous savez que c'est aujourd'hui le pesage.

--Comment, le pesage?

--Sans doute, mon maître, vous et moi, nous allons tous trois nous
peser.

--Comme des jockeys!

--Comme des jockeys. Seulement, rassurez-vous, on ne vous fera pas
maigrir si vous êtes trop lourd. On vous prendra comme vous serez.

--Je ne me laisserai certainement pas peser, dit l'Écossais avec
fermeté.

--Mais, Monsieur, il paraît que c'est nécessaire pour sa machine

--Eh bien! sa machine s'en passera

--Par exemple! et si, faute de calculs exacts, nous n’allions pas
pouvoir monter!

--Eh parbleu! je ne demande que cela!

--Voyons, monsieur Kennedy, mon maître va venir à l'instant nous
chercher

--Je n'irai pas.

--Vous ne voudrez pas lui faire cette peine.

--Je la lui ferai.

--Bon! fit Joe en riant, vous parlez ainsi parce qu'il n'est pas
là; mais quand il vous dira face à face: « Dick (sauf votre
respect), Dick, j'ai besoin de connaître exactement ton poids, »
vous irez, je vous en réponds.

--Je n'irai pas.

En ce moment le docteur rentra dans son cabinet de travail où se
tenait cette conversation; il regarda Kennedy, qui ne se sentit pas
trop à son aise.

« Dick, dit le docteur, viens avec Joe; j'ai besoin de savoir ce
que vous pesez tous les deux.

--Mais...

--Tu pourras garder ton chapeau sur ta tête. Viens. »

Et Kennedy y alla.

Ils se rendirent tous les trois à l'atelier de MM. Mittchell, où
l'une de ces balances dites romaines avait été préparée. Il fallait
effectivement que le docteur connût le poids de ses compagnons pour
établir l'équilibre de son aérostat. Il fit donc monter Dick sur la
plate-forme de la balance; celui-ci, sans faire de résistance,
disait à mi-voix:

« C'est bon! c'est bon! cela n'engage à rien.

--Cent cinquante-trois livres, dit le docteur, en inscrivant ce
nombre sur son carnet.

--Suis-je trop lourd?

--Mais non, monsieur Kennedy, répliqua Joe; d'ailleurs, je suis
léger, cela fera compensation. »

Et ce disant, Joe prit avec enthousiasme la place du chasseur; il
faillit même renverser la balance dans son emportement; il se posa
dans l'attitude du Wellington qui singe Achille à l'entrée
d'Hyde-Park, et fut magnifique; sans bouclier.

« Cent vingt livres, inscrivit le docteur..

--Eh! eh! » fit Joe avec un sourire de satisfaction. Pourquoi
souriait-il? Il n'eut jamais pu le dire.

« A mon tour, dit Fergusson.

Et il inscrivit cent trente-cinq livres pour son propre compte.

« A nous trois, dit-il, nous ne pesons pas plus de quatre cents
livres.

--Mais, mon maître, reprit Joe, si cela était nécessaire pour votre
expédition, je pourrais bien me faire maigrir d'une vingtaine de
livres en ne mangeant pas.

--C'est inutile, mon garçon, répondit le docteur; tu peux manger à
ton aise, et voilà une demi-couronne pour te lester à ta fantaisie. »






CHAPITRE VII

Détails géométriques.--Calcul de la capacité du ballon. L’aérostat
double.--L'enveloppe.--La nacelle.--L’appareil mystérieux.--Les
vivres.--L'addition finale.





Le docteur Fergusson s'était préoccupé depuis longtemps des détails
de son expédition. On comprend que le ballon, ce merveilleux
véhicule destiné à le transporter par air, fut l'objet de sa
constante sollicitude.

Tout d'abord, et pour ne pas donner de trop grandes dimensions à
l'aérostat, il résolut de le gonfler avec du gaz hydrogène, qui est
quatorze fois et demie plus léger que l'air. La production de ce gaz
est facile, et c'est celui qui a donné les meilleurs résultats dans
les expériences aérostatiques.

Le docteur, d'après des calculs très-exacts, trouva que, pour les
objets indispensables à son voyage et pour son appareil, il devait
emporter un poids de quatre mille livres; il fallut donc rechercher
quelle serait la force ascensionnelle capable d'enlever ce poids,
et, par conséquent, quelle en serait la capacité.

Un poids de quatre mille livres est représenté par un déplacement
d'air de quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes
[1,661 mètres cubes.], ce qui revient à dire que quarante-quatre
mille huit cent quarante-sept pieds cubes d'air pèsent quatre mille
livres environ.

En donnant au ballon cette capacité de quarante-quatre mille huit
cent quarante-sept pieds cubes et en le remplissant, au lieu d'air,
de gaz hydrogène, qui, quatorze fois et demie plus léger, ne pèse
que deux cent soixante seize livres, il reste une rupture
d'équilibre, soit une différence de trois mille sept cent
vingt-quatre livrés. C'est cette différence entre le poids du gaz
contenu dans le ballon et le poids de l'air environnant qui
constitue la force ascensionnelle de l'aérostat.

Toutefois, si l'on introduisait dans le ballon les quarante-quatre
mille huit cent quarante pieds cubes de gaz dont nous parlons, il
serait entièrement rempli; or cela ne doit pas être, car à mesure
que le ballon monte dans les couches moins denses de l'air, le gaz
qu'il renferme tend à se dilater et ne tarderait pas à crever
l'enveloppe. On ne remplit donc généralement les ballons qu'aux deux
tiers.

Mais le docteur, par suite de certain projet connu de lui seul,
résolut de ne remplir son aérostat qu'à moitié, et puisqu'il lui
fallait emporter quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds
cubes d’hydrogène, de donner à son ballon une capacité à peu près
double.

Il le disposa suivant cette forme allongée que l'on sait être
préférable; le diamètre horizontal fut de cinquante pieds et le
diamètre vertical de soixante-quinze [Cette dimension n'a rien
d'extraordinaire: en 1784, à Lyon, M. Montgolfier construisit un
aérostat dont la capacité était de 340,000 pieds cubes, ou 20,000
mètres cubes, et il pouvait enlever un poids de 20 tonnes, soit
20,000 kilogrammes]; il obtint ainsi un sphéroïde dont la capacité
s'élevait en chiffres ronds à quatre-vingt-dix mille pieds cubes.

Si le docteur Fergusson avait pu employer deux ballons, ses chances
de réussite se seraient accrues; en effet, au cas où l'un vient à se
rompre dans l'air, on peut en jetant du lest se soutenir au moyen de
l'autre. Mais la manœuvre de deux aérostats devient fort difficile,
lorsqu'il s'agit de leur conserver une force d'ascension égale.

Après avoir longuement réfléchi, Fergusson, par une disposition
ingénieuse, réunit les avantages de deux ballons sans en avoir les
inconvénients; il en construisit deux d'inégale grandeur et les
renferma l'un dans l’autre. Son ballon extérieur, auquel il conserva
les dimensions que nous avons données plus haut, en contint un plus
petit, de même forme, qui n’eût que quarante-cinq pieds de diamètre
horizontal et soixante-huit pieds de diamètre vertical. La capacité
de ce ballon intérieur n’était donc que de soixante-sept mille pieds
cubes; il devait nager dans le fluide qui l’entourait; une soupape
s'ouvrait d'un ballon à l'autre et permettait au besoin de les faire
communiquer entre eux.

Cette disposition présentait cet avantage que, s'il fallait donner
issue au gaz pour descendre, on laisserait échapper d'abord celui du
grand ballon; dût-on même le vider entièrement, le petit resterait
intact; on pouvait alors se débarrasser de l'enveloppe extérieure,
comme d'un poids incommode, et le second aérostat, demeuré seul,
n'offrait pas au vent la prise que donnent les ballons à demi
dégonflés.

De plus, dans le cas d'un accident, d'une déchirure arrivée au
ballon extérieur, l'autre avait l'avantage d'être préservé.

Les deux aérostats furent construits avec un taffetas croisé de Lyon
enduit de: gutta-percha. Cette substance gommo-résineuse jouit d'une
imperméabilité absolue; elle est entièrement inattaquable aux
acides et aux gaz. Le taffetas fut juxtaposé en double au pôle
supérieur du globe, où se fait presque tout l'effort.

Cette enveloppe pouvait retenir le fluide pendant un temps illimité.
Elle pesait une demi-livre par neuf pieds carrés. Or, la surface du
ballon extérieur étant d'environ onze mille six cents pieds carrés,
son enveloppe pesa six cent cinquante livres. L’enveloppe du second
ayant neuf mille deux cents pieds carrés de surface ne pesait que
cinq cent dix livres: soit donc, en tout, onze cent soixante livres.

Le filet destiné à supporter la nacelle fut fait en corde de chanvre
d'une très grande solidité; les deux soupapes devinrent l'objet de
soins minutieux, comme l'eut été le gouvernail d'un navire.

La nacelle, de forme circulaire et d'un diamètre de quinze pieds,
était construite en osier, renforcée par une légère armure de fer,
et revêtue à la partie inférieure de ressorts élastiques destinés à
amortir les chocs. Son poids et celui du filet ne dépassaient pas
deux cent quatre vingt livres.

Le docteur fit construire, en outre, quatre caisses de tôle de deux
lignes d'épaisseur; elles étaient réunies entre elles par des
tuyaux munis de robinets; il y joignit un serpentin de deux pouces
de diamètre environ qui se terminait par deux branches droites
d'inégale longueur, mais dont la plus grande mesurait vingt-cinq
pieds de haut, et la plus courte quinze pieds seulement.

Les caisses de tôle s'emboîtaient dans la nacelle de façon à occuper
le moins d'espace possible; le serpentin, qui ne devait s'ajuster
que plus tard, fut emballé séparément, ainsi qu'une très forte pile
électrique de Buntzen. Cet appareil avait été si ingénieusement
combiné qu'il ne pesait pas plus de sept cents livres, en y
comprenant même vingt-cinq gallons d'eau contenus dans une caisse
spéciale.

Les instruments destinés au voyage consistèrent en deux baromètres,
deux thermomètres, deux boussoles, un sextant, deux chronomètres, un
horizon artificiel et un altazimuth pour relever les objets
lointains et inaccessibles. L'Observatoire de Greenwich s'était mis
à la disposition du docteur. Celui-ci d'ailleurs ne se proposait pas
de faire des expériences de physique; il voulait seulement
reconnaître sa direction, et déterminer la position des principales
rivières, montagnes et villes.

Il se munit de trois ancres en fer bien éprouvées, ainsi que d'une
échelle de soie légère et résistante, longue d'une cinquantaine de
pieds.

Il calcula également le poids exact de ses vivres; ils consistèrent
en thé, en café, en biscuits, en viande salée et en pemmican,
préparation qui, sous un mince volume, renferme beaucoup d'éléments
nutritifs. Indépen-damment d'une suffisante réserve d'eau-de-vie, il
disposa deux caisses à eau qui contenaient chacune vingt-deux
gallons [Cent litres à peu près. Le gallon, qui contient 8 pintes,
vaut 4 litres 453].

La consommation de ces divers aliments devait peu à peu diminuer le
poids enlevé par l’aérostat. Car il faut savoir que l'équilibre
d'un ballon dans l'atmosphère est d'une extrême sensibilité. La
perte d'un poids presque insignifiant suffit pour produire un
déplacement très appréciable.

Le docteur n'oublia ni une tente qui devait recouvrir une partie de
la nacelle, ni les couvertures qui composaient toute la literie de
voyage, ni les fusils du chasseur, ni ses provisions de poudre et de
balles.

Voici le résumé de ses différents calculs:

Fergusson.                 135 livres.
Kennedy...                 153 --
Joe                        120 --
Poids du premier ballon... 650 --
Poids du second ballon     510 --
Nacelle et filet.          280 --
Ancres, instruments,
Fusils, couvertures,       190 --
Tente, ustensiles divers,
Viande, pemmican,
Biscuits, thé,             386 --
Café, eau-de-vie,
Eau...                     400 --
Appareil                   700 --
Poids de l'hydrogène.      276 --
Lest                       200 --
                          -------------
Total.                     4000 livres

Tel était le décompte des quatre mille livres que le docteur
Fergusson se proposait d'enlever; il n'emportait que deux cents
livres de lest, pour « les cas imprévus seulement, » disait-il, car
il comptait bien n'en pas user, grâce à son appareil.






CHAPITRE VIII

Importance de Joe.--Le commandant de la Resolute.--L'arsenal de
Kennedy.--Aménagements.--Le dîner d’adieu.--Le départ du 21
février.--Séances scientifiques du docteur.--Duveyrier,
Livingstone.--Détails du voyage aérien.--Kennedy réduit au silence.





Vers le 10 février, les préparatifs touchaient à la fin, les
aérostats renfermés l'un dans l'autre étaient entièrement terminés;
ils avaient subi une forte pression d'air refoulé dans leurs flancs;
cette épreuve donnait bonne opinion de leur solidité, et témoignait
des soins apportés à leur construction.

Joe ne se sentait pas de joie; il allait incessamment de Greek
street aux ateliers de MM. Mittchell, toujours affairé, mais
toujours épanoui, donnant volontiers des détails sur l’affaire aux
gens qui ne lui en demandaient point, fier entre toutes choses
d’accompagner son maître. Je crois même qu'à montrer l'aérostat, à
développer les idées et les plans du docteur, à laisser apercevoir
celui-ci par une fenêtre entr'ouverte, ou à son passage dans les
rues, le digne garçon gagna quelques demi-couronnes; il ne faut pas
lui en vouloir; il avait bien le droit de spéculer un peu sur
l'admiration et la curiosité de ses contemporains.

Le 16 février, le Resolute vint jeter l'ancre devant Greenwich.
C'était un navire à hélice du port de huit cents tonneaux, bon
marcheur, et qui fut chargé de ravitailler la dernière expédition de
sir James Ross aux régions polaires. Le commandant Pennet passait
pour un aimable homme, il s'intéressait particulièrement au voyage
du docteur, qu'il appréciait de longue date. Ce Pennet faisait
plutôt un savant qu'un soldat, cela n'empêchait pas son bâtiment de
porter quatre caronades, qui n'avaient jamais fait de mal à
personne, et servaient seulement à produire les bruits les plus
pacifiques du monde.

La cale du Resolute fut aménagée de manière à loger l'aérostat; il y
fut transporté avec les plus grandes précautions dans la journée du
18 février; on l'emmagasina au fond du navire, de manière à prévenir
tout accident; la nacelle et ses accessoires, les ancres, les
cordes, les vivres, les caisses à eau que l'on devait remplir à
l'arrivée, tout fut arrimé sous les yeux de Fergusson.

On embarqua dix tonneaux d'acide sulfurique et dix tonneaux de
vieille ferraille pour la production du gaz hydrogène. Cette
quantité était plus que suffisante, mais il fallait parer aux pertes
possibles. L'appareil destiné à développer le gaz, et composé d'une
trentaine de barils, fut mis à fond de cale.

Ces divers préparatifs se terminèrent le 18 février au soir. Deux
cabines confortablement disposées attendaient le docteur Fergusson
et son ami Kennedy. Ce dernier, tout en jurant qu'il ne partirait
pas, se rendit à bord avec un véritable arsenal de chasse, deux
excellents fusil à deux coups, se chargeant par la culasse, et une
carabine à toute épreuve de la fabrique de Purdey Moore et Dickson
d'Edimbourg; avec une pareille arme le chasseur n’était pas
embarrassé de loger à deux mille pas de distance une balle dans
l'œil d'un chamois; il y joignit deux revolvers Colt à six coups
pour les besoins imprévus; sa poudrière, son sac à cartouches, son
plomb et ses balles, en quantité suffisante, ne dépassaient pas les
limites de poids assignées par le docteur.

Les trois voyageurs s'installèrent à bord dans la journée du 19
février; ils furent reçus avec une grande distinction par le
capitaine et ses officiers, le docteur toujours assez froid,
uniquement préoccupé de son expédition, Dick ému sans trop vouloir
le paraître, Joe bondissant, éclatant en propos burlesques; il
devint promptement le loustic du poste des maîtres, où un cadre lui
avait: été réservé.

Le 20, un grand dîner d'adieu fut donné au docteur Fergusson et à
Kennedy par la Société Royale de Géographie. Le commandant Pennet et
ses officiers assistaient à ce repas, qui fut très animé et très
fourni en libations flatteuses; les santés y furent portées en assez
grand nombre pour assurer à tous les convives une existence de
centenaires. Sir Francis M... présidait avec une émotion contenue,
mais pleine de dignité.

A sa grande confusion; Dick Kennedy eut une large part dans les
félicitations bachiques. Après avoir bu « à l'intrépide Fergusson,
la gloire de « l'Angleterre, » on dut boire « au non moins courageux
Kennedy, son audacieux compagnon. »

Dick rougit beaucoup, ce qui passa pour de la modestie: les
applaudissements redoublèrent Dick rougit encore davantage.

Un message de la reine arriva au dessert; elle présentait ses
compliments aux deux voyageurs et faisait des vœux pour la réussite
de l'entreprise.

Ce qui nécessita de nouveau toasts « à Sa Très Gracieuse Majesté. »

A minuit, après des adieux émouvants et de chaleureuses poignées de
mains, les convives se séparèrent.

Les embarcations du Resolute attendaient au pont de Westminster; le
commandant y prit place en compagnie de ses passagers et de ses
officiers, et le courant rapide de la Tamise les porta vers
Greenwich,

A une heure, chacun dormait à bord.

Le lendemain, 21 février, à trois heures du matin, les fourneaux
ronflaient; à cinq heures, on levait l'ancre, et sous l'impulsion de
son hélice, le Resolute fila vers l'embouchure de la Tamise.

Nous n'avons pas besoin de dire que les conversations du bord
roulèrent uniquement sur l'expédition du docteur Fergusson. A le
voir comme à l'entendre, il inspirait une telle confiance bientôt,
sauf l'Écossais, personne ne mit en question le succès de son
entreprise.

Pendant les longues heures inoccupées du voyage docteur faisait un
véritable cours de géographie dans le carré des officiers. Ces
jeunes gens se passionnaient pour les découvertes faites depuis
quarante ans en Afrique; il leur raconta les explorations de Barth,
de Burton, de Speke, de Grant, il leur dépeignit cette mystérieuse
contrée livrée de toutes part aux investigations de la science. Dans
le nord, le jeune Duveyrier explorait le Sahara et ramenait à Paris
les chefs Touaregs. Sous l'inspiration du gouvernement français,
deux expéditions se préparaient, qui, descendant du nord et venant à
l'ouest, se croiseraient à Tembouctou. Au sud, l’infatigable
Livingstone s'avançait toujours vers l'équateur, et depuis mars
1862, il remontait, en compagnie de Mackensie, la rivière Rovoonia.
Le dix-neuvième siècle ne se passerait certainement pas sans que
l'Afrique n'eût révélé les secrets enfouis dans son sein depuis six
mille ans.

L'intérêt des auditeurs de Fergusson fut excité surtout quand il
leur fit connaître en détail les préparatifs de son voyage; ils
voulurent vérifier ses calculs; ils discutèrent, et le docteur entra
franchement dans la discussion.

En général, on s'étonnait de la quantité relativement restreinte de
vivres qu'il emportait avec lui. Un jour, l'un des officiers
interrogea le docteur à cet égard

« Cela vous surprend, répondit Fergusson.

--Sans doute.

--Mais quelle durée supposez-vous donc qu'aura mon voyage? Des mois
entiers? C'est une grande erreur; s'il se prolongeait, nous serions
perdus, nous n'arriverions pas. Sachez donc qu'il n'y a pas plus de
trois mille cinq cents, mettez quatre mille milles [Environ 400
lieues] de Zanzibar à la côte du Sénégal. Or, à deux cent quarante
milles [Cent lieues. Le docteur compte toujours par milles
géographiques de 60 au degré] par douze heures, ce qui n'approche
pas de la vitesse de nos chemins de fer, en voyageant jour et nuit,
il suffirait de sept jours pour traverser l'Afrique.

--Mais alors vous ne pourriez me voir, ni faire de relèvements
géographiques, ni reconnaître le pays.

--Aussi, répondit le docteur, si je suis maître de mon ballon, si je
monte ou descends à ma volonté, je m'arrêterai quand bon me
semblera, surtout lorsque des courants trop violents menaceront de
m'entraîner.

--Et vous en rencontrerez, dit le commandant Pennet; il y a des
ouragans qui font plus de deux cent quatre milles à l'heure.

--Vous le voyez, répliqua le docteur, avec une telle rapidité, on
traverserait l'Afrique en douze heures; on se lèverait à Zanzibar
pour aller se coucher à Saint-Louis.

--Mais, reprit un officier, est-ce qu'un ballon pourrait être
entraîné par une vitesse pareille?

--Cela s'est vu, répondit Fergusson.

--Et le ballon a résisté?

--Parfaitement. C'était à l'époque du couronnement de Napoléon en
1804. L'aéronaute Garnerin lança de Paris, à onze heures du soir, un
ballon qui portait l'inscription suivante tracée en lettres d'or: «
Paris, 25 frimaire an XIII, couronnement de l'empereur Napoléon par
S. S. Pie VII.» Le lendemain matin, à cinq heures, les habitants de
Rome voyaient le même ballon planer au-dessus du Vatican, parcourir
la campagne romaine, et aller s'abattre dans le lac de Bracciano.
Ainsi, Messieurs, un ballon peut résister à de pareilles vitesses.

--Un ballon, oui; mais un homme, se hasarda à dire Kennedy.

--Mais un homme aussi! Car un ballon est toujours immobile par
rapport à l'air qui l'environne; ce n'est pas lui qui marche, et est
la masse de l'air elle-même; aussi, allumez une bougie dans votre
nacelle, et la flamme ne vacillera pas. Un aéronaute montant le
ballon de Garnerin n'aurait aucunement souffert de cette vitesse.
D'ailleurs, je ne tiens pas à expérimenter une semblable rapidité,
et si je puis m'accrocher pendant la nuit à quelque arbre ou quelque
accident de terrain, je ne m'en ferai pas faute. Nous emportons
d'ailleurs pour deux mois de vivres, et rien n'empêchera notre
adroit chasseur de nous fournir du gibier en abondance quand nous
prendrons terre.

--Ah! monsieur Kennedy! vous allez faire là des coups de maître,
dit un Jeune midshipman en regardant l'Écossais avec des yeux
d'envie.

--Sans compter, reprit un autre, que votre plaisir sera doublé d'une
grande gloire.

--Messieurs, répondit le chasseur, je suis fort sensible à vos
compliments... mais il ne m'appartient pas de les recevoir. . .

--Hein! fit-on de tous côtés vous ne partirez pas?

--Je ne partirai pas.

--Vous n’accompagnerez pas le docteur Fergusson?

--Non seulement je ne l'accompagnerai pas, mais je ne suis ici que
pour l’arrêter au dernier moment. »

Tous les regards se dirigèrent vers le docteur.

« Ne l'écoutez pas, répondit-il avec son air calme. C'est une chose
qu'il ne faut pas discuter avec lui; au fond il sait parfaitement
qu'il partira.

--Par saint Patrick! s'écria Kennedy j’atteste...

--N’atteste rien, ami Dick; tu es jaugé, tu es pesé, toi, ta
poudre, tes fusils et tes balles; ainsi n'en parlons plus. »

Et de fait, depuis ce jour jusqu'à l'arrivée à Zanzibar, Dick
n'ouvrit plus la bouche; il ne parla pas plus de cela que d'autre
chose. Il se tut.






CHAPITRE IX

On double le cap.--Le gaillard d'avant--Cours de cosmographie par le
progrès Joe.--Do direction des ballons.--De la recherche des
courants atmosphériques.--Eupnxa.





Le Resolute filait rapidement vers le cap de Bonne-Espérance; le
temps se maintenait au beau, quoique la mer devint plus forte.

Le 30 mars, vingt-sept jours après le départ de Londres, la montagne
de la Table se profila sur l'horizon; la ville du Cap, située au
pied d'un amphithéâtre de collines, apparut au bout des lunettes
marines, et bientôt le Resolute jeta l'ancre dans le port. Mais le
commandant n'y relâchait que pour prendre du charbon; ce fut
l'affaire d'un jour; le lendemain, le navire donnait dans le sud
pour doubler la pointe méridionale de l'Afrique et entrer dans le
canal de Mozambique.

Joe n'en était pas à son premier voyage sur mer; il n'avait pas
tardé A se trouver chez lui à bord. Chacun l'aimait pour sa
franchise et sa bonne humeur. Une grande part de la célébrité de son
maître rejaillissait sur lui. On l'écoutait comme un oracle, et il
ne se trompait pas plus qu'un autre.

Or, tandis que le docteur poursuivait le cours de ses descriptions
dans le carré des officiers, Joe trônait sur le gaillard d'avant, et
faisait de l'histoire à sa manière, procédé suivi d'ailleurs par les
plus grands historiens de tous les temps.

Il était naturellement question du voyage aérien. Joe avait eu de la
peine à faire accepter l'entreprise par des esprits récalcitrants;
mais aussi, la chose une fois acceptée, l'imagination des matelots,
stimulée par le récit de Joe, ne connut plus rien d'impossible.

L'éblouissant conteur persuadait à son auditoire qu'après ce
voyage-là on en ferait bien d'autres. Ce n'était que le commencement
d'une longue série d'entreprises surhumaines.

« Voyez-vous, mes amis, quand on a goûté de ce genre de locomotion,
on ne peut plus s'en passer; aussi, à notre prochaine expédition, au
lieu d'aller de côté, nous irons droit devant nous en montant
toujours.

--Bon! dans la lune alors, dit un auditeur émerveillé.

--Dans la lune! riposta Joe; non, ma foi, c'est trop commun! tout
le monde y va dans la lune. D'ailleurs, il n'y a pas d'eau, et on
est obligé d'en emporter des provisions énormes, et même de
l'atmosphère en fioles, pour peu qu'on tienne à respirer.

--Bon! si on y trouve du gin! dit un matelot fort amateur de cette
boisson.

--Pas davantage, mon brave. Non! point de lune; mais nous nous
promènerons dans ces jolies étoiles, dans ces charmantes planètes
dont mon maître m'a parlé si souvent. Ainsi, nous commencerons par
visiter Saturne...

--Celui qui a un anneau? demanda le quartier-maître.

--Oui! un anneau de mariage. Seulement on ne sait pas ce que sa
femme est devenue!

--Comment vous iriez si haut que cela? fit un mousse stupéfait.
C'est donc le diable, votre maître?

--Le diable! il est trop bon pour cela!

--Mais après Saturne? demanda l'un des plus impatients de
l'auditoire.

--Après Saturne? Eh bien, nous rendrons visite à Jupiter; un drôle
de pays, allez, où les journées ne sont que de neuf heures et demie,
ce qui est commode pour les paresseux, et où les années, par
exemple, durent douze ans, ce qui est avantageux pour les gens qui
n'ont plus que six mois à vivre.

Ça prolonge un peu leur existence!

--Douze ans? reprit le mousse.

--Oui, mon petit; ainsi, dans cette contrée-là, tu téterais encore
ta maman, et le vieux là-bas, qui court sur sa cinquantaine, serait
un bambin de quatre ans et demi.

--Voilà qui n'est pas croyable! s'écria le gaillard d'avant d'une
seule voix.

--Pure vérité, fit Joe avec assurance. Mais que voulez-vous quand on
persiste à végéter dans ce monde-ci, on n'apprend rien, on reste
ignorant comme un marsouin. Venez un peu dans Jupiter et vous verrez!
par exemple, il faut de la tenue là-haut, car il a des satellites
qui ne sont pas commodes! »

Et l'on riait, mais on le croyait à demi; et il leur parlait de
Neptune où les marins sont joliment reçus, et de Mars où les
militaires prennent le haut du pavé, ce qui finit par devenir
assommant. Quant à Mercure, vilain monde, rien que des voleurs et
des marchands, et se ressemblant tellement les uns aux autres qu'il
est difficile de les distinguer. Et enfin il leur faisait de Vénus
un tableau vraiment enchanteur.

« Et quand nous reviendrons de cette expédition-là, dit l'aimable
conteur, on nous décorera de la croix du Sud, qui brille là-haut à
la boutonnière du bon Dieu.

--Et vous l'aurez bien gagnée! » dirent les matelots.

Ainsi se passaient en joyeux propos les longues soirées du gaillard
d'avant. Et pendant ce temps, les conversations instructives du
docteur allaient leur train.

Un jour, on s'entretenait de la direction des ballons, et Fergusson
fut sollicité de donner son avis à cet égard.

« Je ne crois pas, dit-il, que l'on puisse parvenir à diriger les
ballons. Je connais tous les systèmes essayés ou proposés; pas un
n'a réussi, pas un n'est praticable. Vous comprenez bien que j'ai du
me préoccuper de cette question qui devait avoir un si grand intérêt
pour moi; mais je n'ai pu la résoudre avec les moyens fournis par
les connaissances actuelles de la mécanique. Il faudrait découvrir
un moteur d'une puissance extraordinaire, et d'une légèreté
impossible! Et encore, on ne pourra résister à des courants de
quelque importance! Jusqu'ici, d'ailleurs, on s'est plutôt occupé
de diriger la nacelle que le ballon C'est une faute.

--Il y a cependant, répliqua-t-on, de grands rapports entre un
aérostat et un navire, que l'on dirige à volonté.

Mais non, répondit le docteur Fergusson, il y en a peu ou point.
L'air est infiniment moins dense que l'eau, dans laquelle le navire
n'est submergé qu'à moitié, tandis que l'aérostat plonge tout entier
dans l'atmosphère, et reste immobile par rapport au fluide
environnant.

--Vous pensez alors que la science aérostatique a dit son dernier
mot?

--Non pas! non pas! Il faut chercher autre chose, et, si l'on ne
peut diriger un ballon, le maintenir au moins dans les courants
atmosphériques favorables. A mesure que l'on s’élève, ceux-ci
deviennent beaucoup plus uniformes, et sont constants dans leur
direction; ils ne sont plus troublés par les vallées et les
montagnes qui sillonnent la surface du globe, et là, vous le savez,
est la principale cause des changements du vent et de l'inégalité de
son souffle. Or, une fois ces zones déterminées, le ballon n'aura
qu'à se placer dans les courants qui lui conviendront.

--Mais alors, reprit le commandant Pennet, pour les atteindre, il
faudra constamment monter ou descendre. Là est la vraie difficulté,
mon cher docteur.

--Et pourquoi, mon cher commandant?

--Entendons-nous: ce ne sera une difficulté et un obstacle que pour
les voyages de long cours, et non pas pour les simples promenades
aériennes.

--Et la raison, s'il vous plaît?

--Parce que vous ne montez qu'à la condition de jeter du lest, vous
ne descendez qu'à la condition de perdre du gaz, et à ce manège-là,
vos provisions de gaz et de lest seront vite épuisées.

--Mon cher Pennet, là est toute la question. Là est la seule
difficulté que la science doive tendre à vaincre. Il ne s'agit pas
de diriger les ballons; il s'agit de les mouvoir de haut en bas,
sans dépenser ce gaz qui est sa force, son sang, son âme, si l'on
peut s'exprimer ainsi.

--Vous avez raison, mon cher docteur, mais cette difficulté n'est
pas encore résolue, ce moyen n'est pas encore trouvé.

--Je vous demande pardon, il est trouvé.

--Par qui?

--Par moi!

--Par vous?

--Vous comprenez bien que, sans cela, je n'aurais pas risqué cette
traversée de l'Afrique en ballon. Au bout de vingt-quatre heures,
j'aurais été à sec de gaz!

--Mais vous n'avez pas parlé de cela en Angleterre!

--Non. Je ne tenais pas à me faire discuter en public. Cela me
paraissait inutile. J'ai fait en secret des expériences
préparatoires, et j'ai été satisfait; je n'avais donc pas besoin
d'en apprendre davantage.

--Eh bien! mon cher Fergusson, peut-on vous demander votre secret?

--Le voici, Messieurs, et mon moyen est bien simple. »

L'attention de l'auditoire fut portée au plus haut point, et le
docteur prit tranquillement la parole en ces termes:






CHAPITRE X

Essais antérieurs.--Les cinq caisses du docteur.--Le chalumeau à
gaz.--Le calorifère.--Manière de manœuvrer.--Succès certain.





« On a tenté souvent, Messieurs, de s'élever ou de descendre à
volonté, sans perdre le gaz ou le lest d'un ballon Un aéronaute
français, M. Meunier, voulait atteindre ce but en comprimant de
l'air dans une capacité intérieure Un belge, M le docteur van Hecke,
au moyen d'ailes et de palettes, déployait une force verticale qui
eut été insuffisante dans la plupart des cas. Les résultats
pratiques obtenus par ses divers moyens ont été insignifiants.

« J'ai donc résolu d'aborder la question plus franchement. Et
d'abord je supprime complètement le lest, si ce n’est pour les cas
de force majeure, tels que la rupture de mon appareil, ou
l'obligation de m'élever instantanément pour éviter un obstacle
imprévu.

« Mes moyens d'ascension et de descente consistent uniquement à
dilater ou à contracter par des températures diverses le gaz
renfermé dans l'intérieur de l'aérostat. Et voici comment j'obtiens
ce résultat.

"Vous avez vu embarquer avec la nacelle plusieurs caisses dont
l'usage vous est inconnu Ces caisses sont au nombre de cinq.

« La première renferme environ vingt-cinq gallons d'eau, à laquelle
j'ajoute quelques gouttes d'acide sulfurique pour augmenter sa
conductibilité, et je la décompose au moyen d'une forte pile de
Buntzen L'eau, comme vous le savez, se compose de deux volumes en
gaz hydrogène et d'un volume en gaz oxygène.

« Ce dernier, sous l'action de la pile, se rend par son pôle positif
dans une seconde caisse Une troisième, placée au-dessus de celle-ci,
et d'une capacité double, reçoit l'hydrogène qui arrive par le pôle
négatif.

« Des robinets, dont l'un a une ouverture double de l'autre, font
communiquer ces deux caisses avec une quatrième, qui s'appelle
caisse de mélange Là, en effet, se mélangent ces deux gaz provenant
de la décomposition de l'eau. La capacité de cette caisse de mélange
est environ de quarante et un pieds cubes [Un mètre 50 centimètres
carrés].

« A la partie supérieure de cette caisse est un tube en platine,
muni d'un robinet.

« Vous l'avez déjà compris, Messieurs: l'appareil que je vous décris
est tout bonnement un chalumeau à gaz oxygène et hydrogène, dont la
chaleur dépasse celle des feux de forge.

« Ceci établi, je passe à la seconde partie de l'appareil.

« De la partie inférieure de mon ballon, qui est hermétiquement
clos, sortent deux tubes séparés par un petit intervalle. L'un prend
naissance au milieu des couches supérieures du gaz hydrogène,
l'autre au milieu des couches inférieures.

« Ces deux tuyaux sont munis de distance en distance de fortes
articulations en caoutchouc, qui leur permettent de se prêter aux
oscillations de l'aérostat.

« Ils descendent tous deux jusqu'à la nacelle, et se perdent dans
une caisse de fer de forme cylindrique, qui s'appelle caisse de
chaleur. Elle est fermée à ses deux extrémités par deux forts
disques de même métal.

« Le tuyau parti de la région inférieure du ballon se rend dans
cette boite cylindrique par le disque du bas; il y pénètre, et
adopte alors la forme d'un serpentin hélicoïdal dont les anneaux
superposés occupent presque toute la hauteur de la caisse. Avant
d'en sortir, le serpentin se rend dans un petit cône, dont la base
concave, en forme de calotte sphérique, est dirigée en bas.

« C'est par le sommet de ce cône que sort le second tuyau, et il se
rend, comme je vous l'ai dit, dans les couches supérieures du
ballon.

« La calotte sphérique du petit cône est en platine. afin de ne pas
fondre sous l'action du chalumeau. Car celui-ci est placé sur le
fond de la caisse en fer, au milieu du serpentin hélicoïdal, et
l'extrémité de sa flamme vien-dra légèrement lécher cette calotte.

« Vous savez, Messieurs, ce que c'est qu'un calorifère destiné à
chauffer les appartements. Vous savez comment il agit. L'air de
l'appartement est forcé de passer par les tuyaux, et il est restitué
avec une température plus élevée. Or, ce que je viens de vous
décrire là n'est, à vrai dire, qu'un calorifère.

« En effet, que se passera-t-il? Une fois le chalumeau allumé,
l'hydrogène du serpentin et du cône concave s'échauffe, et monte
rapidement par le tuyau qui le mène aux régions supérieures de
l'aérostat. Le vide se fait en dessous, et il attire le gaz des
régions inférieures qui se chauffe à son tour, et est
continuellement remplacé; il s'établit ainsi dans les tuyaux et le
serpentin un courant extrêmement rapide de gaz, sortant du ballon, y
retournant et se surchauffant sans cesse.

« Or, les gaz augmentent de 1/480 de leur volume par degré de
chaleur. Si donc je force la température de dix-huit degrés [10°
centigrades. Les gaz augmentent de 1/267 de leur volume par 1°
centigrade], l'hydrogène de l'aérostat se dilatera de 18/480, ou de
seize cent quatorze pieds cubes [Soixante-deux mètres cubes
environ], il déplacera donc seize cent soixante-quatorze pieds cubes
d'air de plus, ce qui augmentera sa force ascensionnelle de cent
soixante livres. Cela revient donc à jeter ce même poids de lest. Si
j'augmente la température de cent quatre-vingt degrés [100°
centigrades], le gaz se dilatera de, 180/480: il déplacera seize
mille sept cent quarante pieds cubes de plus, et sa force
ascensionnelle s'accroîtra de seize cents livres.

« Vous le comprenez, Messieurs, je puis donc facilement obtenir des
ruptures d'équilibre considérables. Le volume de l'aérostat a été
calculé de telle façon, qu'étant à demi gonflé, il déplace un poids
d'air exacte-ment égal à celui de l'enveloppe du gaz hydrogène et de
la nacelle chargée de voyageurs et de tous ses accessoires. A ce
point de gonflement, il est exactement en équilibre dans l'air, il
ne monte ni ne descend.

« Pour opérer l'ascension, je porte le gaz à une température
supérieure à la température ambiante au moyen de mon chalumeau; par
cet excès de chaleur, il obtient une tension plus forte, et gonfle
davantage le ballon, qui monte d'autant plus que je dilate
l'hydrogène.

« La descente se fait naturellement en modérant la chaleur du
chalumeau, et en laissant la température se refroidir. L'ascension
sera donc généralement beaucoup plus rapide que la descente. Mais
c'est là une heureuse circonstance; je n'ai jamais d'intérêt à
descendre rapidement, et c’est au contraire par une marche
ascensionnelle très prompte que j'évite les obstacles. Les dangers
sont en bas et non en haut.

« D'ailleurs, comme je vous l'ai dit, j'ai une certaine quantité de
lest qui me permettra de m'élever plus vite encore, si cela devient
nécessaire. Ma soupape, située au pôle supérieur du ballon, n'est
plus qu'une soupape de sûreté. Le ballon garde toujours sa même
charge d'hydrogène; les varia-tions de température que je produis
dans ce milieu de gaz clos pourvoient seules à tous ses mouvements
de montée et de descente.

« Maintenant, Messieurs, comme détail pratique, j'ajouterai ceci.

« La combustion de l'hydrogène et de l'oxygène à la pointe du
chalumeau produit uniquement de la vapeur d'eau. J'ai donc muni la
partie inférieure de la caisse cylindrique en fer d'un tube de
dégagement avec soupape fonctionnant à moins de deux atmosphères de
pression; par conséquent, dès qu'elle a atteint cette tension, la
vapeur s'échappe d'elle même.

« Voici maintenant des chiffres très exacts.

« Vingt-cinq gallons d'eau décomposée en ses éléments constitutifs
donnent deux cents livres d'oxygène et vingt-cinq livres
d'hydrogène. Cela représente, à la tension atmosphérique, dix-huit
cent quatre-vingt-dix pieds cubes [Soixante-dix mètres cubes
d'oxygène] du premier, et trois mille sept cent quatre-vingts pieds
cubes [Cent quarante mètres cubes d'hydrogène] du second, en tout
cinq mille six cent soixante-dix pieds cubes du mélange [Deux cent
dix mètres cubes].

« Or le robinet de mon chalumeau, ouvert en plein, dépense
vingt-sept pieds cubes [Un mètre cube] à l'heure avec une flamme au
moins six fois plus forte que celle des grandes lanternes
d'éclairage. En moyenne donc, et pour me maintenir à une hauteur peu
considérable, je ne brûlerai pas plus de neuf pieds cubes à l'heure
[Un tiers de mètre cube]; mes vingt-cinq gallons d'eau me
représentent donc six cent trente heures de navigation aérienne, ou
un peu plus de vingt-six jours.

« Or, comme je puis descendre à volonté, et renouveler ma provision
d'eau sur la route, mon voyage peut avoir une durée indéfinie.

« Voilà mon secret, Messieurs, il est simple, et, comme les choses
simples, il ne peut manquer de réussir. La dilatation et la
contraction du gaz de l'aérostat, tel est mon moyen, qui n'exige ni
ailes embarrassantes, ni moteur mécanique. Un calorifère pour
produire mes changements de température, un chalumeau pour le
chauffer, cela n'est ni incommode, ni lourd. Je crois donc avoir
réuni toutes les conditions sérieuses de succès. »

Le docteur Fergusson termina ainsi son discours, et fut applaudi de
bon cœur. Il n'y avait pas une objection à lui faire; tout était
prévu et résolu.

« Cependant, dit le commandant, cela peut être dangereux.

--Qu'importe, répondit simplement le docteur, si cela est praticable?






CHAPITRE XI

Arrivée à Zanzibar,--Le consul anglais.--Mauvaises dispositions des
habitants.--L'île Koumbeni.--Les faiseurs de pluie--Gonflement du
ballon.--Départ du 18 avril.--Dernier adieu.--Le Victoria.





Un vent constamment favorable avait hâté la marche du Resolute vers
le lieu de sa destination. La navigation du canal de Mozambique fut
particulièrement paisible. La traversée maritime faisait bien
augurer de la traversée aérienne Chacun aspirait au moment de
l'arrivée, et voulait mettre la dernière main aux préparatifs du
docteur Fergusson.

Enfin le bâtiment vint en vue de la ville de Zanzibar, située sur
l'île du même nom, et le 15 avril, à onze heures du matin, l laissa
tomber l'ancre dans le port

L'île de Zanzibar appartient à l’imam de Mascate, allié de la France
et de l'Angleterre, et c'est à coup sûr sa plus belle colonie. Le
port reçoit un grand nombre de navires des contrées avoisinantes.

L'île n'est séparée de la côte africaine que par un canal dont la
plus grande largeur n'excède pas trente milles [Douze lieues et
demie].

Elle fait un grand commerce de gomme, d'ivoire, et surtout d'ébène,
car Zanzibar est le grand marché d'esclaves. Là vient se concentrer
tout ce butin conquis dans les batailles que les chefs de
l'intérieur se livrent incessamment. Ce trafic s'étend aussi sur
toute la côte orientale, et jusque sous les latitudes du Nil, et M
G. Lejean y a vu faire ouvertement la traite sous pavillon français.
Dès l'arrivée du Resolute, le consul anglais de Zanzibar vint à bord
se mettre à la disposition du docteur, des projets duquel, depuis un
mois, les journaux d'Europe l'avaient tenu au courant. Mais
jusque-là il faisait partie de la nombreuse phalange des incrédules.

« Je doutais, dit-il en tendant la main à Samuel Fergusson, mais
maintenant je ne doute plus. »

Il offrit sa propre maison au docteur, à Dick Kennedy, et
naturellement au brave Joe.

Par ses soins, le docteur prit connaissance de diverses lettres
qu'il avait reçues du capitaine Speke. Le capitaine et ses
compagnons avaient eu à souffrir terriblement de la faim et du
mauvais temps avant d'atteindre le pays d'Ugogo; ils ne s'avançaient
qu'avec une extrême difficulté et ne pensaient plus pouvoir donner
promptement de leurs nouvelles.

« Voilà des périls et des privations que nous saurons éviter, » dit
le docteur.

Les bagages des trois voyageurs furent transportés à la maison du
consul. On se disposait à débarquer le ballon sur la plage de
Zanzibar; il y avait près du mât des signaux un emplacement
favorable, auprès d'uneénorme construction qui l'eut abrité des
vents d'est. Cette grosse tour, semblable à un tonneau dressé sur sa
base, et près duquel la tonne d'Heidelberg n'eut été qu'un simple
baril, servait de fort, et sur sa plate-forme veillaient des
Beloutchis armés de lances, sorte de garnisaires fainéants et
braillards.

Mais, lors du débarquement de l'aérostat, le consul fut averti que
la population de l'île s'y opposerait par la force. Rien de plus
aveugle que les passions fanatisées. La nouvelle de l'arrivée d'un
chrétien qui devait s'enlever dans les airs fut reçue avec
irritation; les nègres, plus émus que les Arabes, virent dans ce
projet des intentions hostiles à leur religion; ils se. figuraient
qu'on en voulait au soleil et à la lune. Or, ces deux astres sont un
objet de vénération pour les peuplades africaines. On résolut donc
de s'opposer à cette expédition sacrilège.

Le consul, instruit de ces dispositions, en conféra avec le docteur
Fergusson et le commandant Pennet. Celui-ci ne voulait pas reculer
devant des menaces; mais son ami lui fit entendre raison à ce sujet.

« Nous finirons certainement par l’emporter lui dit-il; les
garnisaires mêmes de l'iman nous prêteraient main-forte; au besoin;
mais, mon cher commandant, un accident est vite arrivé; il suffirait
d'un mauvais coup pour causer au ballon un accident irréparable, et
le voyage serait compromis sans remise; il faut donc agir avec de
grandes précautions.

--Mais que faire? Si nous débarquons sur la côte d'Afrique, nous
rencontrerons les mêmes difficultés! Que faire?

--Rien n'est plus simple, répondit. le consul. Voyez ces îles
situées au delà du port; débarquez votre aérostat dans l’une
d'elles, entourez-vous d'une ceinture de matelots, et vous n'aurez
aucun risque à courir:

--Parfait, dit le docteur, et nous serons à notre aise pour achever
nos préparatifs.

Le commandant se rendit à ce conseil. Le Resolute s'approcha de
l'île de Koumbeni. Pendant la matinée du 16 avril, le ballon fut mis
en sûreté au milieu d'une clairière, entre les grands bois dont le
sol est hérissé.

On dressa deux mats hauts de quatre-vingts pieds et placés à une
pareille distance l'un de l'autre; un jeu de poulies fixées à leur
extrémité permit d'enlever l'aérostat au moyen d'un câble
transversal; il était alors entièrement dégonflé. Le ballon
intérieur se trouvait rattaché au sommet du ballon extérieur de
manière à être soulevé comme lui.

C'est à l'appendice inférieur de chaque ballon que furent fixés les
deux tuyaux d'introduction de l'hydrogène.

La journée du 17 se passa à disposer l'appareil destiné à produire
le gaz; il se composait de trente tonneaux, dans lesquels la
décomposition de l'eau se faisait au moyen de ferraille et d'acide
sulfurique mis en présence dans une grande quantité d'eau.
L'hydrogène se rendait dans une vaste tonne centrale après avoir été
lavé à son passage, et de là il passait dans chaque aérostat par les
tuyaux d'introduction. De cette façon, chacun d'eux se remplissait
d’une quantité de gaz parfaitement déterminée.

Il fallut employer, pour cette opération, dix-huit cent soixante-six
gallons [Trois mille deux cent cinquante litres] d'acide sulfurique,
seize mille cinquante livres de fer [Plus de huit tonnes de fer] et
neuf cent soixante-six gallons d'eau [Prés de quarante et un mille
deux cent cinquante litres].

Cette opération commença dans la nuit suivante, vers trois heures du
matin; elle dura près de huit heures. Le lendemain, l’aérostat,
recouvert de son filet, se balançait gracieusement au-dessus de-là
nacelle, retenu par un grand nombre de sacs de terre. L'appareil de
dilatation fut monté avec un grand soin, et les tuyaux sortant de
l'aérostat furent adaptés à la boîte cylindrique.

Les ancres, les cordes, les instruments, les couvertures de voyage,
la tente, les vivres, les armes, durent prendre dans la nacelle la
place qui leur était assignée; la provision d'eau fut faite à
Zanzibar. Les deux centslivres de lest furent réparties dans
cinquante sacs placés au fond de la nacelle, mais cependant à portée
de la main.

Ces préparatifs se terminaient vers cinq heures du soir; des
sentinelles veillaient sans cesse autour de l’île, et les
embarcations du Resolute sillonnaient le canal.

Les nègres continuaient à manifester leur colère par des cris, des
grimaces et des contorsions. Les sorciers parcouraient les groupes
irrités, en soufflant sur toute cette irritation; quelques
fanatiques essayèrent de ga-gner l'île à la nage, mais on les
éloigna facilement.

Alors les sortilèges et les incantations commencèrent; les faiseurs
de pluie, qui prétendent commander aux nuages, appelèrent les
ouragans et les « averses de pierres [Nom que les Nègres donnent à
la grêle] » à leur secours; pour cela, ils cueillirent des feuilles
de tous les arbres différents du pays; ils les firent bouillir à
petit feu, pendant que l'on tuait un mouton en lui enfonçant une
longue aiguille dans le cœur. Mais, en dépit de leurs cérémonies, le
ciel demeura pur, et ils en furent pour leur mouton et leurs
grimaces.

Les nègres se livrèrent alors à de furieuses orgies, s'enivrant du «
tembo,» liqueur ardente tirée du cocotier, ou d'une bière
extrêmement capiteuse appelée « togwa. » Leurs chants, sans mélodie
appréciable, mais dont le rythme est très juste, se poursuivirent
fort avant dans la nuit.

Vers six heures du soir un dernier dîner réunit les voyageurs à la
table du commandant et de ses officiers. Kennedy, que personne
n'interrogeait plus, murmurait tout bas des paroles insaisissables;
il ne quittait pas des yeux le docteur Fergusson.

Ce repas d'ailleurs fut triste. L'approche du moment suprême
inspirait à tous de pénibles réflexions. Que réservait la destinée à
ces hardis voyageurs? Se retrouveraient-ils jamais au milieu de
leurs amis, assis au foyer domestique? Si les moyens de transport
venaient à manquer, que devenir au sein de peuplades féroces, dans
ces contrées inexplorées, au milieu de déserts immenses?

Ces idées, éparses jusque-là, et auxquelles on s'attachait peu,
assiégeaient alors les imaginations surexcitées; Le docteur
Fergusson, toujours froid, toujours impassible, causa de choses et
d'autres; mais en vain chercha-t-il à dissiper cette tristesse
communicative; il ne put y parvenir.

Comme on craignait quelques démonstrations contre la personne du
docteur et de ses compagnons, ils couchèrent tous les trois à bord
du Resolute. A six heures du matin, ils quittaient leur cabine et se
rendaient à l'île de Koumbeni.

Le ballon se balançait légèrement au souffle du vent de l'est. Les
sacs de terre qui le retenaient avaient été remplacés par vingt
matelots. Le commandant Pennet et ses officiers assistaient à ce
départ solennel.

En ce moment, Kennedy alla droit au docteur, lui prit la main et
dit:

« Il est bien décidé, Samuel, que tu pars? Cela est très décidé,
mon cher Dick.

--J’ai bien fait tout ce qui dépendait de moi pour empêcher ce
voyage?

--'Tout.

---Alors j'ai la conscience tranquille à cet égard, et je
t'accompagne.

--J'en étais sûr, » répondit le docteur, en laissant voir sur ses
traits une rapide émotion.

L'instant des derniers adieux arrivait. Le commandant et ses
officiers embrassèrent avec effusion leurs intrépides amis, sans en
excepter le digne Joe, fier et joyeux. Chacun des assistants voulut
prendre sa part des poignées de main du docteur Fergusson.

A neuf heures, les trois compagnons de route prirent place dans la
nacelle: le docteur alluma son chalumeau et poussa la flamme de
manière à produire une chaleur rapide. Le ballon, qui se maintenait
à terre en parfait équilibre, commença à se soulever au bout de
quelques minutes. Les matelots durent filer un peu des cordes qui le
retenaient. La nacelle s'éleva d'une vingtaine de pieds.

« Mes amis, s'écria le docteur debout entre ses deux compagnons et
ôtant son chapeau, donnons à notre navire aérien un nom qui lui
porte bonheur! qu'il soit baptisé le Victoria! »

Un hourra formidable retentit:

«Vive la reine! Vive l'Angleterre!»

En ce moment, la force ascensionnelle de l'aérostat s'accroissait
prodigieusement. Fergusson, Kennedy et Joe lancèrent un dernier
adieu à leur amis.

« Lâchez tout! s'écria le docteur. »

Et le Victoria s’éleva rapidement dans les airs, tandis que les
quatre caronades du Resolute tonnaient en son honneur.






CHAPITRE XII

Traversée du détroit.--Le Mrima.--Propos de Dick et proposition de
Joe.--Recette pour le café.--L'Uzaramo.--L'infortuné Maizan.--Le
mont Duthumi.--Les cartes du docteur--Nuit sur un nopal.





L'air était pur, le vent modéré; le Victoria monta presque
perpendiculairement à une hauteur de 1,500 pieds, qui fut indiquée
par une dépression de 2 pouces moins 2 lignes [Environ cinq
centimètres. La dépression est à peu prés d’un centimètre par cent
mètres d’élévation] dans la colonne barométrique.

A cette élévation, un courant plus marqué porta le ballon vers le
sudouest. Quel magnifique spectacle se déroulait aux yeux des
voyageurs! L'île de Zanzibar s'offrait tout entière à la vue et se
détachait en couleur plus foncée, comme sur un vaste planisphère;
les champs prenaient une apparence d'échantillons de diverses
couleurs; de gros bouquets d'arbres indiquaient les bois et les
taillis.

Les habitants de l'île apparaissaient comme des insectes. Les
hourras et les cris s'éteignaient peu à peu dans l'atmosphère, et
les coups de canon du navire vibraient seuls dans la concavité
inférieure de l'aérostat.

« Que tout cela est beau! »s'écria Joe en rompant le silence pour
la première fois.

Il n'obtint pas de réponse. Le docteur s'occupait d'observer les
variations barométriques et de prendre note des divers détails de
son ascension.

Kennedy regardait et n'avait pas assez d'yeux pour tout voir.

Les rayons du soleil venant en aide au chalumeau, la tension du gaz
augmenta. Le Victoria atteignit une hauteur de 2,500 pieds.

Le Resolute apparaissait sous l'aspect d'une simple barque, et la
côte africaine apparaissait dans l'ouest par une immense bordure
d'écume.

« Vous ne parlez pas? fit Joe.

--Nous regardons, répondit le docteur en dirigeant sa lunette vers
le continent.

--Pour mon compte, il faut que je parle.

--A ton aise! Joe, parle tant qu'il te plaira. »

Et Joe fit à lui seul une terrible consommation d'onomatopées. Les
oh! les ah! les hein! éclataient entre ses lèvres.

Pendant la traversée de la mer, le docteur jugea convenable de se
maintenir à cette élévation; il pouvait observer la côte sur une
plus grande étendue; le thermomètre et le baromètre, suspendus dans
l'intérieur de la tente entr'ouverte, se trouvaient sans cesse à
portée de sa vue; un second baromètre, placé extérieurement, devait
servir pendant les quarts de nuit.

Au bout de deux heures, le Victoria, poussé avec une vitesse d'un
peu plus de huit milles, gagna sensiblement la côte. Le docteur
résolut de se rapprocher de terre; il modéra la flamme du chalumeau,
et bientôt le ballon descendit à 300 pieds du sol.

Il se trouvait au-dessus du Mrima, nom que porte cette portion de la
côte orientale de l'Afrique; d'épaisses bordures de mangliers en
protégeaient les bords; la marée basse laissait apercevoir leurs
épaisses racines rongées par la dent de l'Océan Indien. Les dunes
qui formaient autrefois la ligne côtière s'arrondissaient à
l'horizon; et le mont Nguru dressait son pic dans le nord-ouest.

Le Victoria passa près d'un village que, sur sa carte, le docteur
reconnut être le Kaole. Toute la population rassemblée poussait des
hurlements de colère et de crainte; des flèches furent vainement
dirigées contre ce monstre des airs, qui se balançait
majestueusement au-dessus de toutes ces fureurs impuissantes.

Le vent portait au sud, mais le docteur ne s'inquiéta pas de cette
direction; elle lui permettait au contraire de suivre la route
tracée par les capitaines Burton et Speke.

Kennedy était enfin devenu aussi loquace que Joe; ils se
renvoyaient mutuellement leurs phrases admiratives.

« Fi des diligences! disait l'un.

--Fi des steamers! disait l'autre.

--Fi des chemins de fer! ripostait Kennedy, avec lesquels on
traverse les pays sans les voir!

--Parlez-moi d'un ballon, reprenait Joe; on ne se sent pas marcher,
et la nature prend la peine de se dérouler à vos yeux!

--Quel spectacle! quelle admiration! quelle extase! un rêve dans
un hamac!

--Si nous déjeunions? fit Joe, que le grand air mettait en appétit.

--C'est une idée mon garçon.

--Oh! la cuisine ne sera pas longue à faire! du biscuit et de la
viande conservée.

--Et du café à discrétion, ajouta le docteur. Je te permets
d'emprunter un peu de chaleur à mon chalumeau; il en a de reste. Et
de cette façon nous n'aurons point à craindre d'incendie.

--Ce serait terrible, reprit Kennedy. C'est comme une poudrière que
nous avons au-dessus de nous.

--Pas tout à fait, répondit Fergusson; mais enfin, si le gaz
s'enflammait, il se consumerait peu à peu, et nous descendrions à
terre, ce qui nous désobligerait; mais soyez sans crainte, notre
aérostat est hermétiquement clos.

--Mangeons donc, fit Kennedy.

--Voilà, Messieurs, dit Joe, et, tout en vous imitant, je vais
confectionner un café dont vous me direz des nouvelles.

--Le fait est, reprit le docteur, que Joe, entre mille vertus, a un
talent remarquable pour préparer ce délicieux breuvage; il le
compose d'un mélange de diverses provenances, qu'il n'a jamais voulu
me faire connaître.

--Eh bien! mon maître, puisque nous sommes en plein air, je peux
bien vous confier ma recette. C'est tout bonnement un mélange en
parties égales de moka, de bourbon et de rio-nunez. »

Quelques instants après, trois tasses fumantes étaient servies et
terminaient un déjeuner substantiel assaisonné par la bonne humeur
des convives; puis chacun se remit à son poste d'observation.

Le pays se distinguait par une extrême fertilité. Des sentiers
sinueux et étroits s'enfonçaient sous des voûtes de verdure. On
passait au-dessus des champs cultivés de tabac de maïs, d'orge, en
pleine maturité; ça et là de vastes rizières avec leurs tiges
droites et leurs fleurs de couleur purpurine.

On apercevait des moutons et des chèvres renfermés dans de grandes
cages élevées sur pilotis, ce qui les préservait de la dent du
léopard. Une végétation luxuriante s'échevelait sur ce sol prodigue.
Dans de nombreux villages se reproduisaient des scènes de cris et de
stupéfaction à la vue du Victoria, et le docteur Fergusson se tenait
prudemment hors de la portés des flèches; les habitants, attroupés
autour de leurs huttes contiguës, poursuivaient longtemps les
voyageurs de leurs vaines imprécations.

A midi, le docteur en consultant sa carte, estima qu'il se trouvait
au-dessus du pays d'Uzaramo [U, ou, signifient contrée dans la
langue du pays]. La campagne se montrait hérissée de cocotiers, de
papayers, de cotonniers, au-dessus desquels le Victoria paraissait
se jouer. Joe trouvait cette végétation toute naturelle, du moment
qu'il s'agissait de l'Afrique. Kennedy apercevait des lièvres et des
cailles qui ne demandaient pas mieux que de recevoir un coup de
fusil; mais c’eût été de la poudre perdue, attendu l’impossibilité
de ramasser le gibier.

Les aéronautes marchaient avec une vitesse de douze milles à
l’heure, et se trouvèrent bientôt par 38° 2` de longitude au-dessus
du village de Tounda.

« C'est là, dit le docteur, que Burton et Speke furent pris de
fièvres violentes et crurent un instant leur expédition compromise
Et cependant ils étaient encore peu éloignés de la côte, mais déjà
la fatigue et les priva-tions se faisaient rudement sentir. »

En effet, dans cette contrée règne une malaria perpétuelle; le
docteur n'en put même éviter les atteintes qu'en élevant le ballon
au-dessus des miasmes de cette terre humide, dont un soleil ardent
pompait les émanations.

Parfois on put apercevoir une caravane se reposant dans un « kraal »
en attendant la fraîcheur du soir pour reprendre sa route. Ce sont
de vastes emplacements entourés de haies et de jungles, où les
trafiquants s'abritent non seulement contre les bêtes fauves, mais
aussi contre les tribus pillardes de la contrée. On voyait les
indigènes courir, se disperser à la vue du Victoria. Kennedy
désirait les contempler de plus près; mais Samuel s'opposa
constamment à ce dessein.

« Les chefs sont armés de mousquets, dit-il, et notre ballon serait
un point de mire trop facile pour y loger une balle.

--Est-ce qu'un trou de balle amènerait une chute? demanda Joe.

--Immédiatement, non; mais bientôt ce trou deviendrait une vaste
déchirure par laquelle s'envolerait tout notre gaz

--Alors tenons-nous à une distance respectueuse de ces mécréants.
Que doivent-ils penser à nous voir planer dans les airs? Je suis
sur qu'ils ont envie de nous adorer.

Laissons-nous adorer, répondit le docteur, mais de loin. On y gagne
toujours. Voyez, le pays change déjà d'aspect; les villages sont
plus rares; les manguiers ont disparu; leur végétation s'arrête a
cette latitude. Le sol devient montueux et fait pressentir de
prochaines montagnes.

--En effet, dit Kennedy, il me semble apercevoir quelques hauteurs
de ce côté.

--Dans l'ouest..., ce sont les premières chaînes d'Ourizara, le mont
Duthumi, sans doute, derrière lequel j'espère nous abriter pour
passer la nuit. Je vais donner plus d'activité à la flamme du
chalumeau: nous sommes obligés de nous tenir à une hauteur de cinq à
six cents pieds.

--C'est tout de même une fameuse idée que vous avez eue là,
Monsieur, dit Joe; la manœuvre n'est difficile ni fatigante, on
tourne un robinet, et tout est dit.

--Nous voici plus à l'aise, fit le chasseur lorsque le ballon se fut
élevé; la réflexion des rayons du soleil sur ce sable rouge devenait
insupportable.

--Quels arbres magnifiques! s'écria Joe; quoique très naturel,
c'est très beau! Il n'en faudrait pas une douzaine pour faire une
forêt.

--Ce sont des baobabs, répondit le docteur Fergusson; tenez, en
voici un dont le tronc peut avoir cent pieds de circonférence. C'est
peut-être au pied de ce même arbre que périt le Français Maizan en
1845, car nous sommes au-dessus du village de Deje la Mhora, où il
s'aventura seul; il fut saisi par le chef de cette contrée, attaché
au pied d'un baobab, et ce nègre féroce lui coupa lentement les
articulations, pendant que retentissait le chant de guerre; puis il
entama la gorge, s'arrêta pour aiguiser son couteau émoussé, et
arracha la tête du malheureux avant qu'elle ne fût coupée! Ce
pauvre Français avait vingt-six ans!

--Et la France n'a pas tiré vengeance d'un pareil crime? demanda
Kennedy.

--La France a réclamé; le saïd de Zanzibar a tout fait pour
s'emparer du meurtrier, mais il n'a pu y réussir.

--Je demande à ne pas m'arrêter en route, dit Joe; montons, mon
maître, montons, si vous m'en croyez.

--D'autant plus volontiers, Joe, que le mont Duthumi se dresse
devant nous Si mes calculs sont exacts, nous l'aurons dépassé avant
sept heures du soir.

--Nous ne voyagerons pas la nuit? demanda le chasseur.

--Non, autant que possible; avec des précautions et de la vigilance,
on le ferait sans danger, mais il ne suffit pas de traverser
l'Afrique, il faut la voir.

--Jusqu'ici nous n'avons pas à nous plaindre, mon maître, Le pays le
plus cultivé et le plus fertile du monde, au lieu d'un désert!
Croyez donc aux géographes!

--Attendons, Joe, attendons; nous verrons plus tard. »

Vers six heures et demie du soir, le Victoria se trouva en face du
mont Duthumi; il dut, pour le franchir, s'élever à plus de trois
mille pieds, et pour cela le docteur n'eut à élever la température
que de dix-huit degrés [10° centigrades]. On peut dire qu'il
manœuvrait véritablement son ballon à la main. Kennedy lui indiquait
les obstacles à surmonter, et le Victoria volait par les airs en
rasant la montagne.

A huit heures, il descendait le versant opposé, dont la pente était
plus adoucie; les ancres furent lancées au dehors de la nacelle, et
l'une d'elles, rencontrant les branches d'un nopal énorme, s'y
accrocha fortement. Aussitôt Joe se laissa glisser par la cordé et
l'assujettit avec la plus grande so-lidité. L'échelle de soie lui
fut tendue, et il remonta lestement. L'aérostat demeurait presque
immobile, à l'abri des vents de l’est.

Le repas du soir fut préparé; les voyageurs, excités par leur
promenade aérienne, firent une large brèche à leurs provisions

« Quel chemin avons-nous fait aujourd'hui? » demanda Kennedy en
avalant des morceaux inquiétants.

Le docteur fit le point au moyen d'observations lunaires, et
consulta l'excellente carte qui lui servait de guide; elle
appartenait à l'atlas « der Neuester Entedekungen Afrika », publié à
Gotha par son savant ami Petermann, et que celui-ci lui avait
adressé. Cet atlas, devait servir au voyage tout entier du docteur,
car il contenait l'itinéraire de Burton et Speke aux Grands Lacs, le
Soudan d'après le docteur Barth, le bas Sénégal d'après Guillaume
Lejean, et le delta du Niger par le docteur Baikie.

Fergusson s'était également muni d'un ouvrage. qui réunissait en un
seul corps toutes les notions acquises sur le Nil, et intitulé: «
The sources of the Nil, being a general surwey of the basin of that
river and of its heab stream with the history of the Nilotic
discovery by Charles Beke, th. D. »

Il possédait aussi les excellentes cartes publiées dans les «
Bulletins de la Société de Géographie de Londres, » et aucun point
des contrées découvertes ne devait lui échapper.

En pointant sa carte, il trouva que sa route latitudinale était de
deux degrés, ou cent vingt milles dans l'ouest [Cinquante lieues].

Kennedy remarqua que la route se dirigeait vers le midi. Mais cette
direction satisfaisait le docteur, qui voulait, autant que possible,
reconnaître les traces de ses devanciers.

Il fut décidé que la nuit serait divisée en trois quarts, afin que
chacun pût à son tour veiller à la sûreté des deux autres. Le
docteur dut prendre le quart de neuf heures, Kennedy celui de minuit
et Joe celui de trois heures du matin.

Donc, Kennedy et Joe, enveloppés de leurs couvertures, s'étendirent
sous la tente et dormirent paisiblement tandis que veillait le
docteur Fergusson.






CHAPITRE XIII

Changement de temps,--Fièvre de Kennedy.--La médecine du
docteur--Voyage par terre.--Le bassin d'Imengé.--Le mont
Rubeho.--A six mille pieds.--Joe.--Une halte de jour.





La nuit fut paisible; cependant le samedi matin, en se réveillant,
Kennedy se plaignit de lassitude et de frissons de fièvre. Le temps
changeait; le ciel couvert de nuages épais semblait s'approvisionner
pour un nouveau déluge. Un triste pays que ce Zungomero, où il pleut
continuellement, sauf peut-être pendant une quinzaine de jours du
mois de janvier.

Une pluie violente ne tarda pas à assaillir les voyageurs;
au-dessous d'eux, les chemins coupés par des « nullabs », sortes de
torrents momentanés, devenaient impraticables, embarrassés
d'ailleurs de buissons épineux et de lianes gigantesques. On
saisissait distinctement ces émanations d'hydrogène sulfuré dont
parle le capitaine Burton.

« D'après lui, dit le docteur, et il a raison, c'est à croire qu'un
cadavre est caché derrière chaque hallier.

--Un vilain pays dit Joe, et il me semble que monsieur Kennedy ne se
porte pas bien pour y avoir passé la nuit.

--En effet, j'ai une fièvre assez forte, fit le chasseur.

--Cela n'a rien d'étonnant, mon cher Dick, nous nous trouvons dans
l'une des régions les plus insalubres de l'Afrique. Mais nous n’y
resterons pas longtemps. En route. »

Grâce à une manœuvre adroite de Joe, l'ancre fut décrochée, et, au
moyen de l'échelle, Joe regagna la nacelle. Le docteur dilata
vivement le gaz, et le Victoria reprit son vol, poussé par un vent
assez fort.

Quelques huttes apparaissaient à peine au milieu de ce brouillard
pestilentiel. Le pays changeait d'aspect. Il arrive fréquemment en
Afrique qu'une région malsaine et de peu d'étendue confine à des
contrées parfaitement salubres.

Kennedy soufrait visiblement, et la fièvre accablait sa nature
vigoureuse.

« Ce n'est pourtant pas le cas d'être malade, fit-il en
s'enveloppant de sa couverture et se couchant sous la tente.

--Un peu de patience, mon cher Dick, répondit le docteur Fergusson,
et tu seras guéri rapidement.

--Guéri! ma foi! Samuel, si tu as dans ta pharmacie de voyage
quelque drogue qui me remette sur pied, administre-la-moi sans
retard Je l'avalerai les yeux fermés.

--J'ai mieux que cela, ami Dick, et je vais naturellement te donner
un fébrifuge qui ne coûtera rien.

--Et comment feras-tu?

--C'est fort simple. Je vais tout bonnement monter au-dessus de ces
nuages qui nous inondent, et m'éloigner de cette atmosphère
pestilentielle. Je te demande dix minutes pour dilater l’hydrogène.»

« Les dix minutes n'étaient pas écoulés que les voyageurs avaient
dépassé la zone humide.

« Attends un peu, Dick, et tu vas sentir l'influence de l'air pur et
du soleil.

--En voilà un remède! dit Joe. Mais c'est merveilleux!

--Non! c'est tout naturel.

--Oh! pour naturel, je n'en doute pas.

--J'envoie Dick en bon air, comme cela se fait tous les jours en
Europe, et comme à la Martinique je l'enverrais aux Pitons [Montagne
élevée de la Martinique] pour fuir la fièvre jaune.

--Ah ça! mais c'est un paradis que ce ballon, dit Kennedy déjà plus
à l’aise.

--En tout cas, il y mène, répondit sérieusement Joe. »

C'était un curieux spectacle que celui des masses de nuages
agglomérées en ce moment au-dessous de la nacelle; elles roulaient
les unes sur les autres, et se confondaient dans un éclat magnifique
en réfléchissant les rayons du soleil. Le Victoria atteignit une
hauteur de quatre mille pieds. Le thermomètre indiquait un certain
abaissement dans la température; On ne voyait plus la terre. A une
cinquantaine de milles dans l'ouest, le mont Rubeho dressait sa tête
étincelante; il formait la limite du pays d'Ugogo par 36° 20' de
longitude. Le vent soufflait avec une vitesse de vingt milles à
l'heure, mais les voyageurs ne sentaient rien de cette rapidité; ils
n'éprouvaient aucune secousse, n'ayant pas même le sentiment de la
locomotion.

--Trois heures plus tard, la prédiction du docteur se réalisait.
Kennedy ne sentait plus aucun frisson de fièvre, et déjeuna avec
appétit.

« Voilà qui enfonce le sulfate de quinine, dit-il avec satisfaction.

--Précisément, fit Joe, c'est ici que je me retirerai pendant mes
vieux jours. »

Vers dix heures l’atmosphère s'éclaircit. Il se fit une trouée dans
les nuages, la terre reparut; le Victoria s'en approchait
insensiblement. Le docteur Fergusson cherchait un courant qui le
portât plus au nord est, et il le rencontra à six cents pieds du
sol. Le pays devenait accidenté, montueux même. Le district du
Zungomero s'effaçait dans l'est avec les derniers cocotiers de cette
latitude.

Bientôt les crêtes d'une montagne prirent une taille plus arrêtée.
Quelques pics s'élevaient ça et là. Il fallut veiller à chaque
instant aux cônes aigus qui semblaient surgir inopinément.

« Nous sommes au milieu des brisants, dit Kennedy.

--Sois tranquille, Dick, nous ne toucherons pas.

--Jolie manière de voyager, tout de même! » répliqua Joe.

En effet, le docteur manœuvrait son ballon avec une merveilleuse
dex-térité.

« S'il nous fallait marcher sur ce terrain détrempé, dit-il nous
nous traînerions dans une boue malsaine. Depuis notre départ de
Zanzibar, la moitié de nos bêtes de somme seraient déjà mortes de
fatigue. Nous aurions l'air de spectres, et le désespoir nous
prendrait au cœur. Nous serions en lutte incessante avec nos guides,
nos porteurs, exposés à leur brutalité sans frein. Le jour, une
chaleur humide, insupportable, acca-blante! La nuit, un froid
souvent intolérable, et les piqûres de certaines mouches, dont les
mandibules percent la toile la plus épaisse, et qui rendent fou! Et
tout cela sans parler des bêtes et des peuplades féroces!

--Je demande à ne pas en essayer, répliqua simplement Joe.

--Je n'exagère rien, reprit le docteur Fergusson, car, au récit des
voyageurs qui ont eu l'audace de s'aventurer dans ces contrées, les
larmes vous viendraient aux yeux. »

Vers onze heures, on dépassait le bassin d'Imengé; les tribus
éparses sur ces collines menaçaient vainement le Victoria de leurs
armes; il arrivait enfin aux dernières ondulations de terrain qui
précèdent le Rubeho; elles forment la troisième chaîne et la plus
élevée des montagnes de l'Usagara.

Les voyageurs se rendaient parfaitement compte de la conformation
orographique du pays. Ces trois ramifications, dont le Duthumi forme
le premier échelon, sont séparées par de vastes plaines
longitudinales; ces croupes élevées se composent de cônes arrondis,
entre lesquels le sol est parsemé de blocs erratiques et de galets.
La déclivité la plus roide de ces montagnes fait face à la côte de
Zanzibar; les pentes occidentales ne sont guère que des plateaux
inclinés. Les dépressions de terrain sont couvertes d'une terre
noire et fertile, où la végétation est vigoureuse. Divers cours
d'eau s'infiltrent vers l'est, et vont affluer dans le Kingani, au
milieu de bouquets gigantesques de sycomores, de tamarins, de
calebassiers et de palmyras

« Attention! dit le docteur Fergusson. Nous approchons du Rubeho,
dont le nom signifie dans la langue du pays: « Passage des vents. »
Nous ferons bien d'en doubler les arêtes aiguës à une certaine
hauteur. Si ma carte est exacte, nous allons nous porter à une
élévation de plus de cinq mille pieds.

--Est-ce que nous aurons souvent l'occasion d'atteindre ces zones
supérieures?

--Rarement; l'altitude des montagnes de l'Afrique parait être
médiocre relativement aux sommets de l'Europe et de l’Asie. Mais, en
tout cas, notre Victoria ne serait pas embarrassé de les franchir. »

En peu de temps, le gaz se dilata sous l'action de la chaleur, et le
ballon prit une marche ascensionnelle très marquée. La dilatation de
l'hydrogène n'offrait rien de dangereux d'ailleurs, et la vaste
capacité de l'aérostat n'était remplie qu'aux trois quarts; le
baromètre, par une dépression de près de huit pouces, indiqua une
élévation de six mille pieds.

« Irions-nous longtemps ainsi? demanda Joe.

--L'atmosphère terrestre a une hauteur de six mille toises, répondit
le docteur. Avec un vaste ballon, on irait loin. C'est ce qu'ont
fait MM. Brioschi et Gay-Lussac; mais alors le sang leur sortait par
la bouche et par les oreilles. L'air respirable manquait. Il y a
quelques années, deux hardis Français, MM. Barral et Bixio,
s'aventurèrent aussi dans les hautes régions; mais leur ballon se
déchira...

--Et ils tombèrent! demanda vivement Kennedy.

--Sans doute! mais comme doivent tomber des savants, sans se faire
aucun mal.

--Eh bien! Messieurs, dit Joe, libre à vous de recommencer leur
chute; mais pour moi, qui ne suis qu'un ignorant, je préfère rester
dans un milieu honnête, ni trop haut, ni trop bas. Il ne faut point
être ambitieux.

A six mille pieds, la densité de l'air a déjà diminué sensiblement;
le son s'y transporte avec difficulté, et la voix se fait moins bien
entendre. La vue des objets devient confuse. Le regard ne perçoit
plus que de grandes masses assez indéterminées; les hommes, les
animaux, deviennent absolument invisibles: les routes sont des
lacets, et les lacs, des étangs.

Le docteur et ses compagnons se sentaient dans un état anormal; un
courant atmosphérique d'une extrême vélocité les entraînait au-delà
des montagnes arides, sur le sommet desquelles de vastes plaques de
neige étonnaient le regard; leur aspect convulsionné démontrait
quelque travail neptunien des premiers jours du monde.

Le soleil brillait au zénith, et ses rayons tombaient d'aplomb sur
ces cimes désertes. Le docteur prit un dessin exact de ces
montagnes, qui sont faites de quatre croupes distinctes, presque en
ligne droite, et dont la plus septentrionale est la plus allongée.

Bientôt le Victoria descendit le versant opposé du Rubeho, en
longeant une côte boisée et parsemée d'arbres d'un vert très sombre;
puis vinrent des crêtes et des ravins, dans une sorte de désert qui
précédait le pays d'Ugogo; plus bas s'étalaient des plaines jaunes,
torréfiées, craquelées, jonchées ça et là de plantes salines et de
buissons épineux.

Quelques taillis, plus loin devenus forêts, embellirent l'horizon.
Le docteur s'approcha du sol, les ancres furent lancées, et l'une
d'elles s'accrocha bientôt dans les branches d'un vaste sycomore.

Joe, se glissant rapidement dans l'arbre; assujettit l'ancre avec
précaution; le docteur laissa son chalumeau en activité pour
conserver à l'aérostat une certaine force ascensionnelle qui le
maintint en l'air. Le vent s'était presque subitement calmé.

Maintenant, dit Fergusson, prends deux fusils, ami Dick, l'un pour
toi, l’autre pour Joe, et tâchez, à vous deux, de rapporter quelques
belles tranches d'antilope. Ce sera pour notre dîner.

--En chasse! » s'écria Kennedy.

Il escalada la nacelle et descendit. Joe s'était laissé dégringoler
de branche en branche et l'attendait en se détirant les membres. Le
docteur, allégé du poids de ses deux compagnons, put éteindre
entièrement son chalumeau.

» N'allez pas vous envoler, mon maître! s'écria Joe.

--Sois tranquille, mon garçon, je suis solidement retenu. Je vais
mettre mes notes en ordre. Bonne chasse et soyez prudents.
D'ailleurs, de mon poste, j'observerai le pays, et, à la moindre
chose suspecte, je tire un coup de carabine. Ce sera le signal de
ralliement.

--Convenu, » répondit le chasseur.






CHAPITRE XIV

La forêt de gommiers.--L'antilope bleue.--Le signa de
ralliement.--Un assaut inattendu.--Le Kanyenye.--Une nuit en plein
air.--Le Mabunguru.--Jihoue la Mkoa.--Provision d'eau.--Arrivée à
Kazeh.





Le pays, aride, desséché, fait d'une terre argileuse qui se
fendillait à la chaleur, paraissait désert; ça et là, quelques
traces de caravanes, des ossements blanchis d'hommes et de bêtes, à
demi rongés, et confondus dans la même poussière.

Après une demi-heure de marche, Dick et Joe s'enfonçaient dans une
forêt de gommiers, l'œil aux aguets et le doigt sur la détente du
fusil On ne savait pas à qui on aurait affaire. Sans être un
rifleman, Joe maniait adroitement une arme à feu.

« Cela fait du bien de marcher monsieur Dick, et cependant ce terrain
là n'est pas trop commode,» fit-il en heurtant les fragments de
quartz dont il était parsemé.

Kennedy fit signe à son compagnon de se taire et de s'arrêter. Il
fallait savoir se passer de chiens, et, quelle que fût l'agilité de
Joe, il ne pouvait avoir le nez d’un braque ou d'un lévrier.

Dans le lit d'un torrent où stagnaient encore quelques mares, se
désaltérait une troupe d'une dizaine d'antilopes. Ces gracieux
animaux, flairant un danger, paraissaient inquiets; entre chaque
lampée, leur jolie tête se redressait avec vivacité, humant de ses
narines mobiles l'air au vent des chasseurs.

Kennedy contourna quelques massifs, tandis que Joe demeurait
immobile; il parvint à portée de fusil et fit feu La troupe disparut
en un clin d'œil; seule, une antilope mâle, frappée au défaut de
l'épaule, tombait foudroyée. Kennedy se précipita sur sa proie.

C'était un blawe-bock, un magnifique animal d'un bleu pâle tirant
sur le gris, avec le ventre et l'intérieur des jambes d'une
blancheur de neige.

« Le beau coup de fusil! s'écria le chasseur. C'est une espèce très
rare d'antilope, et j'espère bien préparer sa peau de manière à la
conserver.

--Par exemple! y pensez-vous, monsieur Dick!

--Sans doute! Regarde donc ce splendide pelage.

--Mais le docteur Fergusson n'admettra jamais une pareille
surcharge.

--Tu as raison, Joe! Il est pourtant fâcheux d'abandonner tout
entier un si bel animal!

--Tout entier! non pas, monsieur Dick; nous allons en tirer tous
les avantages nutritifs qu'il possède, et, si vous le permettez, je
vais m'en acquitter aussi bien que le syndic de l'honorable
corporation des bouchers de Londres.

--A ton aise, mon ami; tu sais pourtant qu'en ma qualité de
chasseur, je ne suis pas plus embarrassé de dépouiller une pièce de
gibier que de l'abattre.

--J'en suis sûr, monsieur Dick; alors ne vous gênez pas pour établir
un fourneau sur trois pierres; vous aurez du bois mort en quantité,
et je ne vous demande que quelques minutes pour utiliser vos
charbons ardents.

--Ce ne sera pas long, » répliqua Kennedy.

Il procéda aussitôt à la construction de son foyer, qui flambait
quelques instants plus tard.

Joe avait retiré du corps de l'antilope une douzaine de côtelettes
et les morceaux les plus tendres du filet, qui se transformèrent
bientôt en grillades savoureuses.

« Voilà qui fera plaisir à l'ami Samuel, dit le chasseur.

--Savez-vous à quoi je pense, monsieur Dick?

--Mais à ce que tu fais, sans doute, à tes beefsteaks.

--Pas le moins du monde. Je pense à la figure que nous ferions si
nous ne retrouvions plus l'aérostat.

--Bon! quelle idée! tu veux que le docteur nous abandonne?

--Non; mais si son ancre venait à se détacher?

--Impossible. D'ailleurs Samuel ne serait pas embarrassé de
redescendre avec son ballon; il le manœuvre assez proprement.

--Mais si le vent l'emportait, s'il ne pouvait revenir vers nous?

--Voyons, Joe, trêve à tes suppositions; elles n'ont rien de
plaisant.

--Ah! Monsieur, tout ce qui arrive en ce monde est naturel; or,
tout peut arriver, donc il faut tout prévoir... »

En ce moment un coup de fusil retentit dans l'air.

« Hein! fit Joe.

--Ma carabine! je reconnais sa détonation.

--Un signal!

--Un danger pour nous!

--Pour lui peut-être, répliqua Joe.

--En route! »

Les chasseurs avaient rapidement ramassé le produit de leur chasse,
et ils reprirent le « chemin » en se guidant sur des brisées que
Kennedy avait faites. L'épaisseur du fourré les empêchait
d'apercevoir le Victoria, dont ils ne pouvaient être bien éloignés.

Un second coup de feu se fit entendre.

« Cela presse, fit Joe.

--Bon! encore une autre détonation.

--Cela m'a l'air d'une défense personnelle.

--Hâtons-nous. »

Et ils coururent à toutes jambes. Arrivés à la lisière du bois, ils
virent tout d'abord le Victoria à sa place, et le docteur dans la
nacelle.

« Qu'y a-t-il donc! demanda Kennedy.

--Grand Dieu! s'écria Joe.

--Que vois tu?

--Là-bas, une troupe de nègres qui assiègent le ballon! »

En effet, à deux milles de là, une trentaine d'individus se
pressaient en gesticulant, en hurlant, en gambadant au pied du
sycomore. Quelques-uns, grimpés dans l'arbre, s'avançaient jusque
sur les branches les plus élevées. Le danger semblait imminent.

« Mon maître est perdu, s'écria Joe.

--Allons, Joe, du sang-froid et du coup d'œil. Nous tenons la vie de
quatre de ces moricauds dans nos mains. En ayant! »

Ils avaient franchi un mille avec une extrême rapidité, quand un
nouveau coup de fusil partit de la nacelle; il atteignit un grand
diable qui se hissait par la corde de l'ancre. Un corps sans vie
tomba de branches en branches, et resta suspendu à une vingtaine de
pieds du sol, ses deux bras et ses deux jambes se balançant dans
l'air.

« Hein! fit Joe en s'arrêtant, par où diable se tient-il donc, cet
animal?

Peu importe, répondit Kennedy, courons! courons!

--Ah! monsieur Kennedy, s'écria Joe, en éclatant de rire: par sa
queue! c'est par sa queue! Un singe! ce ne sont que des singes.

--Ça vaut encore mieux que des hommes, » répliqua Kennedy en se
précipitant au milieu de la bande hurlante.

C'était une troupe de cynocéphales assez redoutables, féroces et
brutaux, horribles à voir avec leurs museaux de chien. Cependant
quelques coups de fusil en eurent facilement raison, et cette horde
grimaçante s'échappa, laissant plusieurs des siens à terre.

En un instant, Kennedy s'accrochait à l'échelle; Joe se hissait dans
les sycomores et détachait l'ancre; la nacelle s'abaissait jusqu'à
lui, et il y rentrait sans difficulté. Quelques minutes après, le
Victoria s'élevait dans l'air et se dirigeait vers l'est sous
l'impulsion d'un vent modéré.

« En voilà un assaut! dit Joe.

--Nous t’avions cru assiégé par des indigènes.

--Ce n'étaient que des singes, heureusement! répondit le docteur

--De loin, la différence n'est pas grande, mon cher Samuel.

--Ni même de près, répliqua Joe.

--Quoi qu'il en soit, reprit Fergusson, cette attaqué de singes
pouvait avoir les plus graves conséquences. Si l'ancre avait perdu
prise sous leurs secousses réitérées, qui sait où le vent m'eût
entraîné!

--Que vous disais-je, monsieur Kennedy!

--Tu avais raison, Joe; mais, tout en ayant raison, à ce moment-là
tu préparais des beefsteaks d'antilope, dont la vue me mettait déjà
en appétit.

--Je le crois bien, répondit le docteur, la chair d'antilope est
exquise.

--Vous pouvez en juger, Monsieur, la table est servie.

--Sur ma foi, dit le chasseur, ces tranches de venaison ont un fumet
sauvage qui n'est point à dédaigner.

--Bon! je vivrais d'antilope jusqu'à la fin de mes jours répondit
Joe la bouche pleine, surtout avec un verre de grog pour en
faciliter la digestion »

Joe prépara le breuvage en question, qui fut dégusté avec
recueillement.

« Jusqu'ici cela va assez bien, dit-il.

--Très bien, riposta Kennedy.

--Voyons, monsieur Dick, regrettez-vous de nous avoir accompagnés?

--J'aurais voulu voir qu'on m'en eût empêché! » répondit le
chasseur avec un air résolu.

Il était alors quatre heures du soir; le Victoria rencontra un
courant plus rapide; le sol montait insensiblement, et bientôt la
colonne barométrique indiqua une hauteur de l,500 pieds au-dessus du
niveau de la mer. Le docteur fut alors obligé de soutenir son
aérostat par une dilatation de gaz assez forte, et le chalumeau
fonctionnait sans cesse.

Vers sept heures, le Victoria planait sur le bassin de Kanyemé; le
docteur reconnut aussitôt ce vaste défrichement de dix milles
d'étendue, avec ses villages perdus au milieu des baobabs et des
calebassiers. Là est la résidence de l'un des sultans du pays de
l'Ugogo, où la civilisation est peut-être moins arriérée, on y vend
plus rarement les membres de sa famille; mais, bêtes et gens, tous
vivent ensemble dans des huttes rondes sans charpente, et qui
ressemblent à des meules de foin.

Après Kanyemé, le terrain devint aride et rocailleux; mais, au bout
d'une heure, dans une dépression fertile, la végétation reprit toute
sa vigueur, à quelque distance du Mdaburu. Le vent tombait avec le
jour, et l'atmosphère semblait s'endormir. Le docteur chercha
vainement un courant à différentes hauteurs en voyant ce calme de la
nature, il résolut de passer la nuit dans les airs, et pour plus de
sûreté, il s'éleva de 1,000 pieds environ. Le Victoria demeurait
immobile. La nuit magnifiquement étoilée se fit en silence.

Dick et Joe s'étendirent sur leur couche paisible, et s'endormirent
d'un profond sommeil pendant le quart du docteur; à minuit, celui-ci
fut remplacé par l'Écossais.

« S'il survenait le moindre incident, réveille-moi, lui dit-il; et
surtout ne perds pas le baromètre des yeux. C’est notre boussole, à
nous autres! »

La nuit fut froide, il y eut jusqu'à 27° degrés [14° centigrades] de
différence entre sa température et celle du jour. Avec les ténèbres
avait éclaté le concert nocturne les animaux, que la soif et la faim
chassent de leurs repaires; les grenouilles firent retentir leur
voix de soprano, doublée du glapissement des chacals, pendant que la
basse imposante des lions soutenait les accords de cet orchestre
vivant.

En reprenant son poste le matin, le docteur Fergusson consulta sa
boussole, et s'aperçut que la direction du vent avait changé pendant
la nuit. Le Victoria dérivait dans le nord-est d'une trentaine de
milles depuis deux heures environ; il passait au-dessus du
Mabunguru, pays pierreux, parsemé de blocs de syénite d'un beau
poli, et tout bosselé de roches en dos d'âne; des masses coniques,
semblables aux rochers de Karnak, hérissaient le sol comme autant de
dolmens druidiques; de nombreux ossements de buffles et d'éléphants
blanchissaient ça et là; il y avait peu d'arbres, sinon dans l'est,
des bois profonds, sous lesquels se cachaient quelques villages.

Vers sept heures, une roche ronde, de près de deux milles d'étendue,
apparut comme une immense carapace.

« Nous sommes en bon chemin, dit le docteur Fergusson. Voilà
Jihoue-la-Mkoa, où nous allons faire halte pendant quelques
instants. Je vais renouveler la provision d'eau nécessaire à
l'alimentation de mon chalumeau, essayons de nous accrocher quelque
part.

--Il y a peu d'arbres, répondit le chasseur.

--Essayons cependant; Joe, jette les ancres. »

Le ballon, perdant peu à peu de sa force ascensionnelle, s'approcha
de terre; les ancres coururent; la patte de l'une d'elles s'engagea
dans une fissure de rocher, et le Victoria demeura immobile.

Il ne faut pas croire que le docteur pût éteindre complètement son
chalumeau pendant ses haltes. L'équilibre du ballon avait été
calculé au niveau de la mer; or le pays allait toujours en montant,
et se trouvant élevé de 600 à 700 pieds, le ballon aurait eu une
tendance à descendre plus bas que le sol lui-même; il fallait donc
le soutenir par une certaine dilatation du gaz. Dans le. cas
seulement où, en l'absence de tout vent, le docteur eût laissé la
nacelle reposer sur terre, l'aérostat, alors délesté d'un poids
considérable, se serait maintenu sans le secours du chalumeau.

Les cartes indiquaient de vastes mares sur le versant occidental de
Jihoue-la-Mkoa Joe s'y rendit seul avec un baril, qui pouvait
contenir une dizaine de gallons; il trouva sans peine l'endroit
indiqué, non loin d'un petit village désert, fit sa provision d'eau,
et revint en moins de trois quarts d'heure; il n'avait rien vu de
particulier, si ce n'est d'immenses trappes à éléphant; il faillit
même choir dans l'une d'elles, où gisait une carcasse à demi-rongée.

Il rapporta de son excursion une sorte de nèfles, que des singes
mangeaient avidement. Le docteur reconnut le fruit du « mbenbu,»
arbre très abondant sur la partie occidentale de Jihoue-la-Mkoa.
Fergusson attendait Joe avec une certaine impatience, car un séjour
même rapide sur cette terre inhospitalière lui inspirait toujours
des craintes.

L’eau fut embarquée sans difficulté, car la nacelle descendit
presque au niveau du sol; Joe put arracher l'ancre, et remonta
lestement auprès de son maître. Aussitôt celui-ci raviva sa flamme,
et le Victoria reprit la route des airs.

Il se trouvait alors à une centaine de milles de Kazeh, important
établissement de l'intérieur de l'Afrique, où, grâce à un courant de
sud-est, les voyageurs pouvaient espérer de parvenir pendant cette
journée; ils marchaient avec une vitesse de 14 milles à l'heure; la
conduite de l'aérostat devint alors assez difficile; on ne pouvait
s’élever trop haut sans dilater beaucoup le gaz, car le pays se
trouvait déjà à une hauteur moyenne de 3,000 pieds. Or, autant que
possible, le docteur préférait ne pas forcer sa dilatation; il
suivit donc fort adroitement les sinuosités d'une pente assez roide,
et rasa de près les villages de Thembo et de Tura-Wels. Ce dernier
fait partie de l'Unyamwezy, magnifique contrée où les arbres
atteignent les plus grandes dimensions, entre autres les cactus, qui
deviennent gigantesques.

Vers deux heures, par un temps magnifique, sous un soleil de feu qui
dévorait le moindre courant d'air, le Victoria planait au-dessus de
la ville de Kazeh, située à 330 milles de la côte.

« Nous sommes partis de Zauzibar à neuf heures du matin, dit le
docteur Fergusson en consultant ses notes, et après deux jours de
traversée nous avons parcouru par nos déviations près de 500 milles
géographiques [Près de deux cents lieues]. Les capitaines Burton et
Speke mirent quatre mois et demi à faire le même chemin!






CHAPITRE XV

Kazeh.--Le marché bruyant.--Apparition du Victoria.--Les
Wanganga.--Les fils de la Lune.--Promenade du
docteur.--Population.--Le tembé royal.--Les femmes du sultan.--Une
ivresse royale.--Joe adoré.--Comment on danse dans la
Lune.--Revirement.--Deux lunes au firmament.--Instabilité des
grandeurs divine.





Kazeh, point important de l'Afrique centrale, n'est point une ville;
à vrai dire, il n'y a pas de ville à l'intérieur. Kazeh n'est
qu'un ensemble de six vastes excavations. Là sont renfermées des
cases, des huttes à esclaves, avec de petites cours et de petits
jardins, soigneusement cultivés; oignons, patates, aubergines,
citrouilles et champignons d'une saveur parfaite y poussent à ravir.

L'Unyamwezy est la terre de la Lune par excellence, le parc fertile
et splendide de l'Afrique; au centre se trouve le district de
l'Unyanembé, une contrée délicieuse, où vivent paresseusement
quelques familles d'Omani, qui sont des Arabes d'origine très pure.

Ils ont longtemps fait le commerce à l'intérieur de l'Afrique et
dans l'Arabie; ils ont trafiqué de gommes, d'ivoire, d'indienne,
d'esclaves; leurs caravanes sillonnaient ces régions équatoriales;
elles vont encore chercher à la côté les objets de luxe et de
plaisir pour ces marchands enrichis, et ceux-ci, au milieu de femmes
et de serviteurs, mènent dans cette contrée charmante l'existence la
moins agitée et la plus horizontale, toujours étendus, riant, fumant
ou dormant.

Autour de ces excavations, de nombreuses cases d'indigènes, de
vastes emplacements pour les marchés, des champs de cannabis et de
datura, de beaux arbres et de frais ombrages, voilà Kazeh.

Là est le rendez-vous général des caravanes: celles du Sud avec
leurs esclaves et leurs chargements d'ivoire; celles de l'Ouest, qui
exportent le coton et les verroteries aux tribus des Grands Lacs.

Aussi, dans les marchés, règne-t-il une agitation perpétuelle, un
brouhaha sans nom, composé du cri des porteurs métis, du son des
tambours et des cornets, des hennissements des mules, du braiement
des ânes, du chant des femmes, piaillement des enfants, et des coups
de rotin du Jemadar [Chef de la caravane], qui bat là mesure dans
cette symphonie pastorale.

Là s’étalent sans ordre, et même avec un désordre charmant, les
étoffes voyantes, les rassades, les ivoires, les dents de
rhinocéros, les dents de requins, le miel, le tabac, le coton; là se
pratiquent les marchés les plus étranges, où chaque objet n'a de
valeur que par les désirs qu'il excite.

Tout d'un coup, cette agitation, ce mouvement, ce bruit tomba
subitement. Le Victoria venait d'apparaître dans les airs; il
planait majestueusement et descendait peu à peu, sans s'écarter de
la verticale. Hommes, femmes, enfants, esclaves, marchands, Arabes
et nègres, tout disparut et se glissa dans les « tembés » et sous
les huttes.

« Mon cher Samuel, dit Kennedy, si nous continuons à produire de
pareils effets, nous aurons de la peine à établir des relations
commerciales avec ces gens-là.

--Il y aurait cependant, dit Joe, une opération commerciale d'une
grande simplicité à faire. Ce serait de descendre tranquillement et
d'emporter les marchandises les plus précieuses, sans nous
préoccuper des marchands. On s'enrichirait.

--Bon! répliqua le docteur, ces indigènes ont eu peur au premier
moment. Mais ils ne tarderont pas à revenir par superstition ou par
curiosité.

--Vous croyez, mon maître?

--Nous verrons bien; mais il sera prudent de ne point trop les
approcher, le Victoria n'est pas un ballon blindé ni cuirassé; il
n'est donc à l'abri ni d'une balle, ni d'une flèche.

--Comptes-tu donc, mon cher Samuel, entrer en pourparlers avec ces
Africains?

--Si cela se peut, pourquoi pas? répondit le docteur; il doit se
trouver à Kazeh des marchands arabes plus instruits, moins sauvages.
Je me rappelle que MM. Burton et Speke n'eurent qu'à se louer de
l'hospitalité des habitants de la ville. Ainsi, nous pouvons tenter
l'aventure.

Le Victoria, s'étant insensiblement rapproché de terre, accrocha
l'une de ses ancres au sommet d'un arbre près de la place du marché.
Toute la population reparaissait en ce moment hors de ses trous;
les têtes sortaient avec circonspection. Plusieurs « Waganga, »
reconnaissables à leurs insignes de coquillages coniques,
s'avancèrent hardiment; c'étaient les sorciers de l'endroit. Ils
portaient à leur ceinture de petites gourdes noires enduites de
graisse, et divers objets de magie, d'une malpropreté d'ailleurs
toute doctorale.

Peu à peu, la foule se fit à leurs côtés, les femmes et les enfants
les entourèrent, les tambours rivalisèrent de fracas, les mains se
choquèrent et furent tendues vers le ciel.

C'est leur manière de supplier, dit le docteur Fergusson si je ne me
trompe, nous allons être appelés à jouer un grand rôle.

--Eh bien! Monsieur, jouez-le.

--Toi-même, mon brave Joe, tu vas peut-être devenir un dieu.

--Eh! Monsieur, cela ne m'inquiète guère, et l'encens ne me déplait
pas. »

En ce moment, un des sorciers, un « Myanga » fit un geste, et toute
cette clameur s'éteignit dans un profond silence. Il adressa
quelques paroles aux voyageurs, mais dans une langue inconnue.

Le docteur Fergusson, n'ayant pas compris, lança à tout hasard
quelques mots d'arabe, et il lui fut immédiatement répondu dans
cette langue.

L'orateur se livra à une abondante harangue, très fleurie, très
écoutée; le docteur ne tarda pas à reconnaître que le Victoria était
tout bonnement pris pour la Lune en personne, et que cette aimable
déesse avait daigné s'approcher de la ville avec ses trois Fils,
honneur qui ne serait jamais oublié dans cette terre aimée du
Soleil. Le docteur répondit avec une grande dignité que la Lune
faisait tous les mille ans sa tournée départementale, éprouvant le
besoin de se montrer de plus près à ses adorateurs; il les priait
donc de ne pas se gêner et d'abuser de sa divine présence pour faire
connaître leurs besoins et leurs vœux.

Le sorcier répondit à son tour que le sultan, le « Mwani, » malade
depuis de longues années, réclamait les secours du ciel, et il
invitait les fils de la Lune à se rendre auprès de lui.

Le docteur fit part de l'invitation à ses compagnons.

« Et tu vas te rendre auprès de ce roi nègre dit le chasseur.

--Sans doute. Ces gens-là me paraissent bien disposés; l'atmosphère
est calme; il n'y a pas un souffle de vent! Nous n'avons rien à
craindre pour le Victoria.

--Mais que feras-tu?

Sois tranquille, mon cher Dick; avec un peu de médecine je m’en
tirerai. »

Puis, s'adressant à la foule:

« La Lune, prenant en pitié le souverain cher aux enfants de
l'Unyamwezy, nous a confié le soin de sa guérison. Qu'il se prépare
à nous recevoir! »

Les clameurs, les chants, les démonstrations redoublèrent, et toute
cette vaste fourmilière de têtes noires se remit en mouvement.

Maintenant, mes amis, dit le docteur Fergusson, il faut tout prévoir
nous pouvons, à un moment donné, être forcés de repartir rapidement.
Dick restera donc dans la nacelle, et, au moyen du chalumeau, il
main-tiendra une force ascensionnelle suffisante. L'ancre est
solidement assujettie; il n'y a rien à craindre. Je vais descendre à
terre. Joe m'accompagnera; seulement il restera au pied de
l'échelle.

--Comment! tu iras seul chez ce moricaud? dit Kennedy.

--Comment! monsieur Samuel, s'écria Joe, vous ne voulez pas que je
vous suive jusqu'au bout!

--Non; j'irai seul; ces braves gens se figurent que leur grande
déesse la Lune est venue leur rendre visite, je suis protégé par la
superstition; ainsi, n'ayez aucune crainte, et restez chacun au
poste que je vous assigne.

--Puisque tu le veux, répondit le chasseur.

--Veille à la dilatation du gaz.

--C'est convenu. »

Les cris des indigènes redoublaient; ils réclamaient énergiquement
l'intervention céleste.

« Voilà! voilà! fit Joe. Je les trouve un peu impérieux envers
leur bonne Lune et ses divins Fils. »

Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit à terre,
précédé de Joe. Celui-ci grave et digne comme il convenait, s'assit
au pied de l'échelle, les jambes croisées sous lui à la façon arabe,
et une partie de la foule l'entoura d'un cercle respectueux.

Pendant ce temps, le docteur Fergusson, conduit au son des
instruments, escorté par des pyrrhiques religieuses, s'avança
lentement vers le « tembé royal, » situé assez loin hors de la
ville; il était environ trois heures, et le soleil resplendissait;
il ne pouvait faire moins pour la circonstance

Le docteur marchait avec dignité; les « Waganga » l'entouraient et
contenaient la foule. Fergusson fut bientôt rejoint par le fils
naturel du sultan, jeune garçon assez bien tourné, qui, suivant la
coutume du pays, était le seul héritier des biens paternels, à
l'exclusion des enfants légitimes; il se prosterna devant le Fils de
la Lune; celui-ci le releva d'un geste gracieux.

Trois quarts d'heure après, par des sentiers ombreux, au milieu de
tout le luxe d'une végétation tropicale, cette procession
enthousiasmée arriva au palais du sultan, sorte d'édifice carré,
appelé Ititénya, et situé au versant d'une colline. Une espèce de
verandah, formée par le toit de chaume, régnait à l'extérieur,
appuyée sur des poteaux de bois qui avaient la prétention d'être
sculptés. De longues lignes d'argile rougeâtre ornaient les murs,
cherchant à reproduire des figures d'hommes et de serpents, ceux-ci
naturellement mieux réussis que ceux-là. La toiture de cette
habitation ne reposait pas immédiatement sur les murailles, et l'air
pouvait y circuler librement; d'ailleurs, pas de fenêtres, et à
peine une porte.

Le docteur Fergusson fut reçu avec de grands honneurs par les gardes
et les favoris, des hommes de belle race, des Wanyamwezi, type pur
des populations de l'Afrique centrale, forts et robustes, bien faits
et bien portants. Leurs cheveux divisés en un grand nombre de
petites tresses retombaient sur leurs épaules; au moyen d’incisions
noire. ou bleues, ils zébraient leurs joues depuis les tempes
jusqu'à la bouche. Leurs oreilles, affreusement distendues,
supportaient des disques en bois et des plaques de gomme copal; ils
étaient vêtus de toiles brillamment peintes; les soldats, armés de
la sagaie, de l'arc, de la flèche barbelée et empoisonnée du suc de
l'euphorbe, du coutelas, du « sime », long sabre à dents de scie, et
de petites haches d'armes.

Le docteur pénétra dans le palais. Là, en dépit de la maladie du
sultan, le vacarme déjà terrible redoubla à son arrivée. Il remarqua
au linteau de la porte des queues de lièvre, des crinières de zèbre,
suspendues en manière de talisman. Il fut reçu par la troupe des
femmes de Sa Majesté, aux accords harmonieux de « l’upatu », de
cymbale faite avec le fond d'un pot de cuivre, et; au fracas du «
kilindo », tambour de cinq pieds de haut creusé dans un tronc
d'arbre, et contre lequel deux virtuoses s'escrimaient à coups de
poing.

La plupart de ces femmes paraissaient fort jolies, et fumaient en
riant le tabac et le thang dans de grandes pipes noires; elles
semblaient bien faites sous leur longue robe drapée avec grâce, et
portaient le « kilt » en fibres de calebasse, fixé autour de leur
ceinture.

Six d'entre elles n'étaient pas les moins gaies de la bande, quoique
placées à l'écart et réservées à un cruel supplice. A la mort du
sultan, elles devaient être enterrées vivantes auprès de lui, pour
le distraire pendant l'éternelle solitude.

Le docteur Fergusson, après avoir embrassé tout cet ensemble d'un
coup d'œil, s'avança jusqu'au lit de bois du souverain. Il vit là un
homme d’une quarantaine d'années, parfaitement abruti par les orgies
de toutes sortes et dont il n'y avait rien à faire. Cette maladie,
qui se prolongeait depuis des années, n'était qu'une ivresse
perpétuelle. Ce royal ivrogne avait à peu près perdu connaissance,
et tout l'ammoniaque du monde ne l’aurait pas remis sur pied

Les favoris et les femmes, fléchissant le genou, se courbaient
pendant cette visite solennelle. Au moyen de quelques gouttes d'un
violent cordial, le docteur ranima un instant ce corps abruti; le
sultan fit un mouvement, et, pour un cadavre qui ne donnait plus
signe d'existence depuis quelques heures, ce symptôme fut accueilli
par un redoublement de cris en l'honneur du médecin.

Celui-ci, qui en avait assez, écarta par un mouvement rapide ses
adorateurs trop démonstratifs et sortit du palais. Il se dirigea
vers le Victoria. Il était six heures du soir.

Joe, pendant son absence, attendait tranquillement au bas de
l'échelle; la foule lui rendait les plus grands devoirs. En
véritable Fils de la Lune, il se laissait faire. Pour une divinité,
il avait l'air d'un assez brave homme, pas fier, familier même avec
les jeunes Africaines, qui ne se lassaient pas de le contempler. Il
leur tenait d'ailleurs d'aimables discours.

« Adorez, Mesdemoiselles, adorez, leur disait-il; je suis un bon
diable, quoique fils de déesse! »

On lui présenta les dons propitiatoires, ordinairement déposés dans
les « mzimu » ou huttes-fétiches. Cela consistait en épis d'orge et
en « pombé. » Joe se crut obligé de goûter à cette espèce de bière
forte; mais son palais, quoique fait au gin et au wiskey, ne put en
supporter la violence. Il fit une affreuse grimace, que l'assistance
prit pour un sourire aimable.

Et puis les jeunes filles, confondant leurs voix dans une mélopée
traînante, exécutèrent une danse grave autour de lui.

« Ah! vous dansez, dit-il, eh bien! je ne serai pas en reste avec
vous, et je vais vous montrer une danse de mon pays »

Et il entama une gigue étourdissante, se contournant, se détirant,
se déjetant, dansant des pieds, dansant des genoux, dansant des
mains, se développant en contorsions extravagantes, en poses
incroyables, en grimaces impossibles, donnant ainsi à ces
populations une étrange idée de la manière dont les dieux dansent
dans la Lune.

Or, tous ces Africains, imitateurs comme des singes, eurent bientôt
fait de reproduire ses manières, ses gambades, ses trémoussements;
ils ne perdaient pas un geste, ils n'oubliaient pas une attitude; ce
fut alors un tohubohu, un remuement, une agitation dont il est
difficile de donner une idée, même faible. Au plus beau de la fête,
Joe aperçut le docteur.

Celui-ci revenait en toute hâte, au milieu d'une foule hurlante et
désordonnée. Les sorciers et les chefs semblaient fort animés On
entourait le docteur; on le pressait, on le menaçait.

Étrange revirement! Que s'était-il passé? Le sultan avait-il
maladroitement succombé entre les mains de son médecin céleste?

Kennedy, de son poste, vit le danger sans en comprendre la cause. Le
ballon, fortement sollicité par la dilatation du gaz, tendait sa
corde de retenue, impatient de s'élever dans les airs.

Le docteur parvint au pied de l'échelle. Une crainte superstitieuse
retenait encore la foule et l'empêchait de se porter à des violences
contre sa personne; il gravit rapidement les échelons, et Joe le
suivit avec agilité.

« Pas un instant à perdre, lui dit son maître. Ne cherche pas à
décrocher l'ancre! Nous couperons la corde! Suis-moi!

--Mais qu'y a-t-il donc? demanda Joe en escaladant la nacelle.

--Qu'est-il arrivé? fit Kennedy, sa carabine à la main.

--Regardez, répondit le docteur en montrant l'horizon.

--Eh bien! demanda le chasseur.

--Eh bien! la lune! »

La lune, en effet, se levait rouge et splendide, un globe de feu sur
un fond d'azur. C'était bien elle! Elle et le Victoria!

Ou il y avait deux lunes, ou les étrangers n'étaient que des
imposteurs, des intrigants, des faux dieux!

Telles avaient été les réflexions naturelles de la foule. De là le
revirement.

Joe ne put retenir un immense éclat de rire. La population de Kazeh,
comprenant que sa proie lui échappait, poussa des hurlements
prolongés; des arcs, des mousquets furent dirigés vers le ballon.

Mais un des sorciers fit un signe. Les armes s'abaissèrent; il
grimpa dans l’arbre, avec l'intention de saisir la corde de l'ancre,
et d'amener la machine à terre.

Joe s'élança une hachette à la main.

« Faut-il couper? dit-il.

--Attends, répondit le docteur.

--Mais ce nègre!...

--Nous pourrons peut-être sauver notre ancre, et j'y tiens Il sera
toujours temps de couper. »

Le sorcier, arrivé dans l'arbre, fit si bien qu'en rompant les
branches il parvint à décrocher l'ancre; celle-ci, violemment
attirée par l'aérostat, attrapa le sorcier entre les jambes, et
celui-ci, à cheval sur cet hippogriffe inattendu, partit pour les
régions de l'air.

La stupeur de la foule fut immense de voir l'un de ses Waganga
s'élancer dans l'espace.

« Hurrah! s'écria Joe pendant que le Victoria, grâce à sa puissance
ascensionnelle, montait avec une grande rapidité.

--Il se tient bien, dit Kennedy; un petit voyage ne lui fera pas de
mal.

--Est-ce que nous allons lâcher ce nègre tout d'un coup? demanda
Joe.

--Fi donc! répliqua le docteur! nous le replacerons tranquillement
à terre, et je crois qu'après une telle aventure, son pouvoir de
magicien s'accroîtra singulièrement dans l'esprit de ses
contemporains.

--Ils sont capables d'en faire un dieu, » s'écria Joe.

Le Victoria était parvenu à une hauteur de mille pieds environ. Le
nègre se cramponnait à la corde avec une énergie terrible. Il se
taisait, ses yeux demeuraient fixes. Sa terreur se mêlait
d'étonnement. Un léger vent d'ouest poussait le ballon au-delà de la
ville.

Une demi-heure plus tard, le docteur, voyant le pays désert, modéra
la flamme du chalumeau, et se rapprocha de terre. A vingt pieds du
sol, le nègre prit rapidement son parti; il s'élança, tomba sur les
jambes, et se mit à fuir vers Kazeh, tandis que, subitement délesté,
le Victoria remontait dans les airs.






CHAPITRE XVI

Symptômes d'orage.--Le pays de la Lune.--L'avenir du continent
africain.--La machine de la dernière heure.--Vue du pays au soleil
couchant--Flore et Faune.--L'orage.--La zone de feu.--Le ciel
étoilé.





« Voilà ce que c'est, dit Joe, de faire les Fils de la Lune sans sa
permission! Ce satellite a failli nous jouer là un vilain tour!
Est-ce que, par hasard, mon maître, vous auriez compromis sa
réputation par votre médecine?

--Au fait, dit le chasseur, qu’était ce sultan de Kazzeb?

--Un vieil ivrogne à demi-mort, répondit le docteur et dont la perte
ne se fera pas trop vivement sentir. Mais la morale de ceci, c'est
que les honneurs sont éphémères, et il ne faut pas trop y prendre
goût.

--Tant pis, répliqua Joe. Cela m'allait! Être adoré! faire le dieu
à sa fantaisie! Mais que voulez-vous! la Lune s'est montrée, et
toute rouge, ce qui prouve bien qu'elle était fâchée! »

Pendant ces discours et autres, dans lesquels Joe examina l'astre
des nuits à un point de vue entièrement nouveau le ciel se chargeait
de gros nuages vers le nord, de ces nuages sinistres et pesants. Un
vent assez vif, ramassé à trois cents pieds du sol, poussait le
Victoria vers le nord-nord-est. Au-dessus de lui, la voûte azurée
était pure, mais on la sentait lourde.

Les voyageurs se trouvèrent, vers huit heures du soir, par 32° 40'
de longitude et 4° 17' de latitude; les courants atmosphériques,
sous l'influence d'un orage prochain, les poussaient avec une
vitesse de trente cinq milles à l'heure. Sous leurs pieds passaient
rapidement les plaines ondulées et fertiles de Mtuto Le spectacle en
était admirable, et fut admiré.

« Nous sommes en plein pays de la Lune, dit le docteur Fergusson,
car il a conservé ce nom que lui donna l'antiquité, sans doute parce
que la lune y fut adorée de tout temps. C'est vraiment une contrée
magnifique, et l'on rencontrerait difficilement une végétation plus
belle.

--Si on la trouvait autour de Londres, ce ne serait pas naturel,
répondit Joe; mais ce serait fort agréable! Pourquoi ces belles
choses-là sont-elle réservées à des pays aussi barbares?

--Et sait-on, répliqua le docteur, si quelque jour cette contrée ne
deviendra pas le centre de la civilisation? Les peuples de l'avenir
s'y porteront peut-être, quand les régions de l'Europe se seront
épuisées à nourrir leurs habitants.

--Tu crois cela? fit Kennedy.

--Sans doute, mon cher Dick. Vois la marche des événements;
considère les migrations successives des peuples, et tu arriveras à
la même conclusion que moi. L'Asie est la première nourrice du
monde, n'est-il pas vrai? Pendant quatre mille ans peut-être, elle
travaille, elle est fécondée, elle produit, et puis quand les
pierres ont poussé là où poussaient les moissons dorées d'Homère,
ses enfants abandonnent son sein épuisé et flétri. Tu les vois alors
se jeter sur l'Europe, jeune et puissante, qui les nourrit depuis
deux mille ans. Mais déjà sa fertilité se perd; ses facultés
productrices diminuent chaque jour; ces maladies nouvelles dont
sont frappés chaque année les produits de la terre, ces fausses
récoltes, ces insuffisantes ressources, tout cela est le signe
certain d'une vitalité qui s'altère, d'un épuisement prochain. Aussi
voyons-nous déjà les peuples se précipiter aux nourrissantes
mamelles de l'Amérique, comme à une source non pas inépuisable, mais
encore inépuisée. A son tour, ce nouveau continent se fera vieux,
ses forêts vierges tomberont sous la hache de l'industrie; son sol
s'affaiblira pour avoir trop produit ce qu'on lui aura trop demandé;
là où deux moissons s'épanouissaient chaque année, à peine une
sortira-t-elle de ces terrains à bout de forces. Alors l'Afrique
offrira aux races nouvelles les trésors accumulés depuis des siècles
dans son sein. Ces climats fatals aux étrangers s'épureront par les
assolements et les drainages; ces eaux éparses se réuniront dans un
lit commun pour former une artère navigable. Et ce pays sur lequel
nous planons, plus fertile, plus riche, plus vital que les autres,
deviendra quelque grand royaume, où se produiront des découvertes
plus étonnantes encore que la vapeur et l'électricité.

--Ah! Monsieur, dit Joe, je voudrais bien voir cela.

--Tu t'es levé trop matin, mon garçon.

--D’ailleurs, dit Kennedy, cela sera peut-être une fort ennuyeuse
époque que celle où l'industrie absorbera tout à son profit! A
force d'inventer des machines, les hommes se feront dévorer par
elles! Je me suistoujours figuré que le dernier jour du monde sera
celui où quelque im-mense chaudière chauffée à trois milliards
d'atmosphères fera sauter notre globe!

--Et j'ajoute, dit Joe, que les Américains n'auront pas été les
derniers à travailler à la machine!

--En effet, répondit le docteur, ce sont de grands chaudronniers!
Mais, sans nous laisser emporter à de semblables discussions,
contentons-nous d’admirer cette terre de la Lune, puisqu'il nous est
donné de la voir. »

Le soleil, glissant ses derniers rayons sous la masse des nuages
amoncelés, ornait d'une crête d'or les moindres accidents du sol:
arbres gigantesques, herbes arborescentes, mousses à ras de terre,
tout avait sa part de cette effluve lumineuse; le terrain,
légèrement ondulé, ressautait ça et là en petites collines coniques;
pas de montagnes à l'horizon; d'immenses palissades broussaillées,
des haies impénétrables, des jungles épineux séparaient les
clairières où s'étalaient de nombreux villages; les euphorbes
gigantesques les entouraient de fortifications naturelles, en
s'entremêlant aux branches coralliformes des arbustes.

Bientôt le Malagazari, principal affluent du lac Tanganayika, se mit
à serpenter sous les massifs de verdure; il donnait asile à ces
nombreux cours d'eau, nés de torrents gonflés à l'époque des crues,
ou d'étangs creusés dans la couche argileuse du sol. Pour
observateurs élevés, c'était un réseau de cascades jeté sur toute la
face occidentale du pays.

Des bestiaux à grosses bosses pâturaient dans les prairie grasses et
disparaissaient sous les grandes herbes; les forêts, aux essences
magnifiques, s'offraient aux yeux comme de vastes bouquets; mais
dans ces bouquets, lions, léopards, hyènes, tigres, se réfugiaient
pour échapper aux dernières chaleurs du jour. Parfois un éléphant
faisait ondoyer la cime des taillis, et l'on entendait le craquement
des arbres cédant à ses cornes d'ivoire.

« Quel pays de chasse! s'écria Kennedy enthousiasmé; une balle
laucée à tout hasard, en pleine forêt, rencontrerait un gibier digne
d'elle! Est-ce qu'on ne pourrait pas en essayer un peu?

--Non pas, mon cher Dick; voici la nuit, une nuit menaçante,
escortée d'un orage. Or les orages sont terribles dans cette
contrée, où le sol est disposé comme une immense batterie
électrique.

--Vous avez raison, Monsieur, dit Joe la chaleur est devenue
étouffante, le vent est complètement qu'il se prépare quelque chose.

--L'atmosphère est surchargée d'électricité, répondit le docteur;
tout être vivant est sensible à cet état de l'air qui précède la
lutte des éléments, et j'avoue que je n'en fus jamais imprégné à ce
point.

--Eh bien! demanda le chasseur, ne serait-ce pas le cas de
descendre?

--Au contraire, Dick, j'aimerais mieux monter. Je crains seulement
d'être entraîné au delà de ma route pendant ces croisements de
courants atmosphériques.

--Veux-tu donc abandonner la direction que nous suivons depuis la
côte.

--Si cela m'est possible, répondit Fergusson, je me porterai plus
directement au nord pendant sept à huit degrés; j'essayerai de
remonter vers des latitudes présumées des sources du Nil; peut-être
apercevrons-nous quelques traces de l'expédition du capitaine Speke,
ou même la caravane de M. de Heuglin. Si mes calculs sont exacts,
nous nous trouvons par 32° 40' de longitude, et je voudrais monter
droit au delà de l'équateur.

--Vois donc! s'écria Kennedy en interrompant son compagnon, vois
donc ces hippopotames qui se glissent hors des étangs, ces masses de
chair sanguinolente, et ces crocodiles qui aspirent bruyamment l'air!

--Ils étouffent! fit Joe. Ah! quelle manière charmante de voyager,
et comme on méprise toute cette malfaisante vermine! Monsieur
Samuel! monsieur Kennedy! voyez donc ces bandes d'animaux qui
marchent en rangs pressés! Ils sont bien deux cents; ce sont des
loups.

--Non, Joe, mais des chiens sauvages; une fameuse race, qui ne
craint pas de s'attaquer aux lions. C'est la plus terrible rencontre
que puisse faire un voyageur. Il est immédiatement mis en pièces.

--Bon! ce ne sera pas Joe qui se chargera de leur mettre une
muselière, répondit l'aimable garçon. Après ca, si c'est leur
naturel, il ne faut pas trop leur en vouloir. »;

Le silence se faisait peu à peu sous l’influence de l'orage; il
semblait que l'air épaissi devint impropre à transmettre les sons;
l'atmosphère paraissait ouatée et, comme une salle tendue de
tapisseries, perdait toute sonorité. L'oiseau rameur, la grue
couronnée, les geais rouges et bleus, le moqueur, les moucherolles,
disparaissaient dans les grands arbres. La nature entière offrait
les symptômes d'un cataclysme prochain.

A neuf heures du soir, le Victoria demeurait immobile au-dessus de
Mséné, vaste réunion de villages à peine distincts dans l'ombre;
parfois la réverbération d'un rayon égaré dans l'eau morne indiquait
des fossés distribués régulièrement, et, par une dernière éclaircie,
le regard put saisir la forme calme et sombre des palmiers, des
tamarins, des sycomores et des euphorbes gigantesques.

« J'étouffe! dit l’Écossais en aspirant à pleins poumons le plus
possible de cet air raréfié; nous ne bougeons plus!
Descendrons-nous?

--Mais l'orage? fit le docteur assez inquiet.

--Si tu crains d'être entraîné par le vent, il me semble que tu n'as
pas d'autre parti à prendre.

--L'orage n'éclatera peut-être cette nuit, reprit Joe; les nuages
sont très haut.

--C'est une raison qui me fait hésiter à les dépasser; il faudrait
monter à une grande élévation, perdre la terre de vue, et ne savoir
pendant toute la nuit si nous avançons et de quel côté nous
avançons.

--Décide-toi, mon cher Samuel, cela presse.

--Il est fâcheux que le vent soit tombé, reprit Joe; il nous eut
entraînés loin de l'orage.

--Cela est regrettable, mes amis, car les nuages sont un danger pour
nous; ils renferment des courants opposés qui peuvent nous enlacer
dans leurs tourbillons, et des éclairs capables de nous incendier.
D'un autre côté, la force, de la rafale peut nous précipiter à
terre, si nous jetons l'ancre au sommet d'un arbre

--Alors que faire?

--Il faut maintenir le Victoria dans une zone moyenne entre les
périls de la terre et les périls du ciel. Nous avons de l’eau en
quantité suffisante pour le chalumeau, et nos deux cents livres de
lest sont intactes. Au besoin, je m'en servirais.

--Nous allons veiller avec toi, dit le chasseur.

--Non, mes amis; mettez les provisions à l'abri et couchez-vous; je
vous réveillerai si cela est nécessaire.

--Mais, mon maître, ne feriez-vous pas bien de prendre du repos vous
même, puisque rien ne nous menace encore!

--Non, merci, mon garçon je préfère veiller. Nous sommes immobiles,
et si les circonstances ne changent pas, demain nous nous trouverons
exactement à la même place.

--Bonsoir, Monsieur.

--Bonne nuit, si c'est possible. »

Kennedy et Joe s'allongèrent sous leurs couvertures, et le docteur
demeura seul dans l'immensité. Cependant le dôme de nuages
s'abaissait insensiblement, et l'obscurité se faisait profonde. La
voûte noire s'arrondissait autour du globe terrestre comme pour
l'écraser.

Tout d'un coup un éclair violent, rapide, incisif, raya l'ombre; sa
déchirure n'était pas refermée qu'un effrayant éclat de tonnerre
ébranlait le profondeurs du ciel.

« Alerte!» s'écria Fergusson.

Les deux dormeurs, réveillés à ce bruit épouvantable, se tenaient à
ses ordres.

« Descendons-nous? fit Kennedy.

--Non! le ballon n'y résisterait pas. Montons avant que ces nuages
se résolvent en eau et que le vent ne se déchaîne! »

Et il poussa activement la flamme du chalumeau dans les spirales du
serpentin.

Les orages des tropiques se développent avec une rapidité comparable
à leur violence. Un second éclair déchira la nue, et fut suivi de
vin autres immédiats. Le ciel était zébré d'étincelles électriques
qui grésillaient sous les larges gouttes de la pluie.

« Nous nous sommes attardés, dit le docteur. Il nous faut maintenant
traverser une zone le feu avec notre ballon rempli d'air inflammable!

--Mais à terre! à terre! reprenait toujours Kennedy.

--Le risque d'être foudroyé serait presque le même, et nous serions
vite déchirés aux branches des arbres!

--Nous montons, monsieur Samuel!

--Plus vite! plus vite encore. »

Dans cette partie de l'Afrique, pendant les orages équatoriaux, il
n'est pas rare de compter de trente-cinq éclairs par minute Le ciel
est littéralement en feu, et les éclats du tonnerre ne discontinuent
pas.

Le vent se déchaînait avec une violence effrayante dans cette
atmosphère embrasée; il tordait les nuages incandescents; on eut dit
le souffle d'un ventilateur immense qui activait tout cet incendie.

Le docteur Fergusson maintenait son chalumeau à pleine chaleur; le
ballon se dilatait et montait; à genoux, au centre de la nacelle,
Kennedy retenait les rideaux de la tente Le ballon tourbillonnait à
donner le vertige, et les voyageurs subissaient d'inquiétantes
oscillations. Il se faisait de grandes cavités dans l'enveloppe de
l'aérostat; le vent s'y engouffrait avec violence, et le taffetas
détonait sous sa pression. Une sorte de grêle, précédée d'un bruit
tumultueux, sillonnait l'atmosphère et crépitait sur le Victoria.
Celui-ci, cependant, continuait sa marche ascensionnelle; les
éclairs dessinaient des tangentes enflammées à sa circonférence; il
était plein feu.

« A la garde de Dieu! dit le docteur Fergusson; nous sommes entre
ses mains lui seul peut nous sauver. Préparons-nous à tout
événement, même à un incendie; notre chute peut n'être pas rapide. »

La voix du docteur parvenait à peine à l'oreille de ses compagnons;
mais ils pouvaient voir sa figure calme au milieu du sillonnement
des éclairs; il regardait les phénomènes de phosphorescence produits
par le feu Saint-Elme qui voltigeait sur le filet de l'aérostat.

Celui-ci tournoyait, tourbillonnait, mais il montait toujours; au
bout d'un quart d'heure, il avait dépassé la zone des nuages
orageux, les effluences électriques se développaient au-dessous de
lui, comme une vaste couronne de feux d'artifices suspendus à sa
nacelle.

C'était là l'un des plus beaux spectacles que la nature put donner à
l’homme. En bas, l'orage. En haut le ciel étoilé, tranquille, muet,
impassible, avec la lune projetant ses paisibles rayons sur ces
nuages irrités.

Le docteur Fergusson consulta le baromètre; il donna douze mille
pieds d'élévation. Il était onze heures du soir.

« Grâce au ciel, tout danger est passé, dit-il; il nous suffit de
nous maintenir à cette hauteur.

C'était effrayant! répondit Kennedy.

--Bon, répliqua Joe, cela jette de la diversité dans le voyage, et
je ne suis pas fâché d'avoir vu un orage d'un peu haut. C'est un
joli spectacle! »






CHAPITRE XVII

Les montagnes de la Lune.--Un océan de verdure.





Vers six heures du matin, le lundi, le soleil s'élevait au-dessus de
l’horizon; les nuages se dissipèrent, et un joli vent rafraîchit ces
première lueurs matinales.

La terre, toute parfumée, reparut aux yeux des voyageurs. Le ballon,
tournant sur place au milieu des courants opposés, avait à peine
dérivé; le docteur, laissant se contracter le gaz, descendit afin
de saisir une direction plus septentrionale. Longtemps ses
recherches furent vaines; le vent l'entraîna dans l'ouest, jusqu'en
vue des célèbres montagnes de la Lune, qui s'arrondissent en
demi-cercle autour de la pointe du lac Tanganayika; leur chaîne,
peu accidentée, se détachait sur l'horizon bleuâtre; on eut dit une
fortification naturelle, infranchissable aux explorateur du centre
de l'Afrique; quelques cônes isolés portaient la trace des neiges
éternelles.

Nous voilà, dit le docteur, dans un pays inexploré; le capitaine
Burton s'est avancé fort avant dans l’ouest; mais il n'a pu
atteindre ces montagnes célèbres; il en a même nié l'existence,
affirmée par Speke son compagnon; il prétend qu'elles sont nées dans
l'imagination de ce dernier; pour nous, mes amis, il n'y a plus de
doute possible.

--Est-ce que nous les franchirons! demanda Kennedy.

--Non pas, s'il plaît à Dieu; j'espère trouver un vent favorable qui
me ramènera à l'équateur; j'attendrai même, s'il le faut, et je
ferai du Victoria comme d'un navire qui jette l'ancre par les vents
contraires.

Mais les prévisions du docteur ne devaient pas tarder à se réaliser.
Après avoir essayé différentes hauteurs, le Victoria fila dans le
nord-est avec une vitesse moyenne.

« Nous sommes dans la bonne direction, dit-il en consultant sa
boussole, et à peine à deux cents pieds de terre, toutes
circonstances heureuses pour reconnaître ces régions nouvelles; le
capitaine Speke, en allant à la découverte du lac Ukéréoué remontait
plus à l’est, en droite ligne au dessus de Kazeh.

--Irons-nous longtemps de la sorte? demanda Kennedy.

--Peut-être; notre but est de pousser une pointe du côté des sources
du Nil, et nous avons plus de six cents milles à parcourir, jusqu'à
la limite extrême atteinte par les explorateurs venus du Nord.

--Et nous ne mettrons pied à terre, fit Joe, histoire de se
dégourdir les jambes?

--Si vraiment; il faudra d'ailleurs ménager nos vivres, et, chemin
faisant, mon brave Dick, tu nous approvisionneras de viande fraîche.

--Dès que tu le voudras, ami Samuel.

--Nous aurons aussi à renouveler notre réserve d’eau. Qui sait si
nous ne serons pas entraînés vers des contrées arides. On ne saurait
donc prendre trop de précautions. »

A midi, le Victoria se trouvait par 29° 15, de longitude et 3° 15'
de latitude. Il dépassait le village d'Uyofu, dernière limite
septentrionale de l'Unyamwezi, par le travers du lac Ukéréoué, que
l'on ne pouvait encore apercevoir.

Les peuplades rapprochées de l'équateur semblent être un peu plus
civilisées, et sont gouvernées par des monarques absolus, dont le
despo-tisme est sans bornes; leur réunion la plus compacte constitue
la province de Karagwah.

Il fut décidé entre les trois voyageurs qu'ils accosteraient la
terre au premier emplacement favorable. On devait faire une halte
prolongée, et l'aérostat serait soigneusement passé en revue; la
flamme du chalumeau fut modérée; les ancres lancées au dehors de la
nacelle vinrent bientôt raser les hautes herbes d'une immense
prairie; d'une certaine hauteur, elle paraissait couverte d'un gazon
ras, mais en réalité ce gazon avait de sept à huit pieds
d'épaisseur.

Le Victoria effleurait ces herbes sans les courber, comme un
papillon gigantesque. Pas un obstacle en vue. C'était comme un océan
de verdure sans un seul brisant.

« Nous pourrons courir longtemps de la sorte, dit Kennedy; je
n'aperçois pas un arbre dont nous puissions nous approcher; la
chasse me parait compromise.

--Attends, mon cher Dick; tu ne pourrais pas chasser dans ces
herbes plus hautes que toi; nous finirons par trouver une place
favorable. »

C'était en vérité une promenade charmante, une véritable navigation
sur cette mer si verte, presque transparente, avec de douces
ondulations au souffle du vent. La nacelle justifiait bien son nom,
et semblait fendre des flots, à cela près qu'une volée d’oiseaux aux
splendides couleurs s'échappait parfois des hautes herbes avec mille
cris joyeux; les ancres plongeaient dans ce lac de fleurs, et
traçaient un sillon qui se refermait derrière elles, comme le
sillage d'un vaisseau.

Tout à coup, le ballon éprouva une forte secousse; l'ancre avait
mordu sans doute une fissure de roc cachée sous ce gazon
gigantesque.

« Nous sommes pris, fit Joe.

--Eh bien! jette l'échelle, » répliqua le chasseur.

Ces paroles n'étaient pas achevées, qu'un cri aigu retentit dans
l'air, et les phrases suivantes, entrecoupées d'exclamations,
s'échappèrent de la bouche des trois voyageurs.

« Qu'est cela?

--Un cri singulier!

--Tiens! nous marchons!

--L'ancre a dérapé.

--Mais non! elle tient toujours, fit Joe, qui halait sur la corde.

--C'est le rocher qui marche!

Un vaste remuement se fit dans les herbes, et bientôt une forme
allongée et sinueuse s’éleva au-dessus d'elles.

« Un serpent! fit Joe.

--Un serpent! s'écria Kennedy en armant sa carabine.

--Eh non! dit le docteur, c'est une trompe d'éléphant.

--Un éléphant, Samuel! »

Et Kennedy, ce disant, épaula son arme.

« Attends, Dick, attends!

--Sans doute! L'animal nous remorque.

--Et du bon côté, Joe, du bon côté. »

L'éléphant s'avançait avec une certaine rapidité; il arriva bientôt
à une clairière, où l'on put le voir tout entier; à sa taille
gigantesque, le docteur reconnut un mâle d'une magnifique espèce;
il portait deux défenses blanchâtres, d'une courbure admirable, et
qui pouvaient avoir huit pieds de long; les pattes de l'ancre
étaient fortement prises entre elles.

L'animal essayait vainement de se débarrasser avec sa trompe de la
corde qui le rattachait à la nacelle.

« En avant! hardi! s'écria Joe au comble de la joie, excitant de
son mieux cet étrange équipage. Voilà encore une nouvelle manière de
voyager! Plus que cela de cheval! un éléphant, s'il vous plaît.

--Mais où nous mène-t-il! demanda Kennedy, agitant sa carabine qui
lui brillait les mains.

--Il nous mène où nous voulons aller, mon cher Dick! Un peu de
patience!

--« Wig a more! Wig a more! » comme disent les paysans d'Écosse,
s'écriait le joyeux Joe. En avant! en avant! »

L'animal prit un galop fort rapide; il projetait sa trompe de droite
et de gauche, et, dans ses ressauts, il donnait de violentes
secousses à la nacelle. Le docteur, la hache à la main, était prêt à
couper la corde s'il y avait lieu.

« Mais, dit-il, nous ne nous séparerons de notre ancre qu'au dernier
moment. »

Cette course, à la suite d'un éléphant, dura prés d'une heure et
demie; l'animal ne paraissait aucunement fatigué; ces énormes
pachydermes peuvent fournir des trottes considérables, et, d'un jour
à l'autre, on les retrouve à des distances immenses, comme les
baleines dont ils ont la masse et la rapidité.

« Au fait, disait Joe, c'est une baleine que nous avons harponnée,
et nous ne faisons qu'imiter la manœuvre des baleiniers pendant
leurs pêches. »

Mais un changement dans la nature du terrain obligea le docteur à
modifier son moyen de locomotion.

Un bois épais de camaldores apparaissait au nord de la prairie et à
trois milles environ; il devenait dès lors nécessaire que le ballon
fût séparé de son conducteur.

Kennedy fut donc chargé d'arrêter l'éléphant dans sa course; il
épaula sa carabine; mais sa position n'était pas favorable pour
atteindre l'animal avec succès; une première balle, tirée au crâne,
s'aplatit comme sur une plaque de tôle; l'animal n'en parut
aucunement troublé; au bruit de la décharge, son pas s'accéléra, et
sa vitesse fut celle d'un cheval lancé au galop.

« Diable! dit Kennedy.

--Quelle tête dure! fit Joe.

--Nous allons essayer de quelques balles coniques au défaut doré au
défaut de l’épaule, » reprit Dick en chargeant; sa carabine avec
soin, et il fit feu.

L'animal poussa un cri terrible, et continua de plus belle.

« Voyons, dit Joe en s'armant de l'un des fusils, il faut que je
vous aide, Monsieur Dick, ou cela n'en finira pas. »

Et deux balles allèrent se loger dans les flancs de la bête.

L'éléphant s'arrêta, dressa sa trompe, et reprit à toute vitesse sa
course vers le bois; il secouait sa vaste tête, et le sang
commençait à couler à flots de ses blessures.

« Continuons notre feu, Monsieur Dick.

--Et un feu nourri, ajouta le docteur, nous ne sommes pas à vingt
toises du bois! »

Dix coups retentirent encore. L’éléphant fit un bond effrayant; la
nacelle et le ballon craquèrent à faire croire que tout était brisé;
la secousse fit tomber la hache des mains du docteur sur le sol.

La situation devenait terrible alors; le câble de l'ancre fortement
assujetti ne pouvait être ni détaché, ni entamé par les couteaux des
voyageurs; le ballon approchait rapidement du bois, quand l'animal
reçut une balle dans l'œil au moment où il relevait la tête; il
s'arrêta, hésita; ses genoux plièrent; il présenta son flanc au
chasseur.

« Une balle au cœur, » dit celui-ci, en déchargeant une dernière
fois la carabine.

L'éléphant poussa un rugissement de détresse et d'agonie; il se
redressa un instant en faisant tournoyer sa trompe, puis il retomba
de tout son poids sur une de ses défenses qu'il brisa net. Il était
mort.

« Sa défense est brisée! s'écria Kennedy. De l'ivoire qui en
Angleterre vaudrait trente-cinq guinées les demi-livres!

--Tant que cela, fit Joe, en s'affalant jusqu'à terre par la corde
de l'ancre.

--A quoi servent tes regrets, mon cher Dick? répondit le docteur
Fergusson. Est-ce que nous sommes des trafiquants d'ivoire?
Sommes-nous venus ici pour faire fortune? »

Joe visita l'ancre; elle était solidement retenue à la défense
demeurée intacte. Samuel et Dick sautèrent sur le sol, tandis que
l'aérostat à demi dégonflé se balançait au-dessus du corps de
l'animal.

La magnifique bête! s'écria Kennedy. Quelle masse! Je n'ai jamais
vu dans l'Inde un éléphant de cette taille!

--Cela n'a rien d'étonnant, mon cher Dick; les éléphants du centre
de L'Afrique sont les plus beaux. Les Anderson, les Cumming les ont
tellement chassés aux environs du Cap, qu'ils émigrent vers
l'équateur, où nous les rencontrerons souvent en troupes nombreuses.

--En attendant, répondit Joe, j'espère que nous goûterons un peu de
celui-là! Je m'engage à vous procurer un repas succulent aux dépens
de cet animal. M. Kennedy va chasser pendant une heure ou deux, M.
Samuel va passer l'inspection du Victoria, et, pendant ce temps, je
vais faire la cuisine.

--Voilà qui est bien ordonné, répondit le docteur. Fais à ta guise.

--Pour moi, dit le chasseur, Je vais prendre le deux heures de
liberté que Joe a daigné m'octroyer.

--Va, mon ami; mais pas d’imprudence. Ne t’éloigne pas.

--Sois tranquille. »

Et Dick, armé de son fusil, s'enfonça dans le bois.

Alors Joe s'occupa de ses fonctions. Il fit d'abord dans la terre un
trou profond de deux pieds; il le remplit de branches sèches qui
couvraient le sol, et provenaient des trouées faites dans le bois
par les éléphants dont on voyait les traces. Le trou rempli, il
entassa au-dessus du bûcher haut de deux pieds, et il y mit le feu.

Ensuite il retourna vers le cadavre de l'éléphant, tombé à dix
toises du bois à peine; il détacha adroitement la trompe qui
mesurait près de deux pieds de largeur à sa naissance; il en choisit
la partie la plus délicate, et y joignit un des pieds spongieux de
l'animal; ce sont en effet les morceaux par excellence, comme la
bosse du bison, la patte de l'ours ou la hure du sanglier.

Lorsque le bûcher fut entièrement consumé à l'intérieur et à
l'extérieur, le trou, débarrassé des cendres et des charbons, offrit
une température très élevée; les morceaux de l'éléphant, entourés de
feuilles aromatiques, furent déposés au fond de ce four improvisé,
et recouverts de cendres chaudes; puis, Joe éleva un second bûcher
sur le tout, et quand le bois fut consumé, la viande était cuite à
point.

Alors Joe retira le dîner de la fournaise; il déposa cette viande
appétissante sur des feuilles vertes, et disposa son repas au milieu
d'une magnifique pelouse; il apporta des biscuits, de l'eau-de-vie,
du café, et puisa une eau fraîche et limpide à un ruisseau voisin.

Ce festin ainsi dressé faisait plaisir à voir, et Joe pensait, sans
être trop fier, qu'il ferait encore plus de plaisir à manger.

Un voyage sans fatigue et sans danger! répétait-il. Un repas à ses
heures! un hamac perpétuel! qu'est-ce que l'on peut demander de
plus?

Et ce bon M. Kennedy qui ne voulait pas venir! »

De son côté, le docteur Fergusson se livrait à un examen sérieux de
l’aérostat. Celui-ci ne paraissait pas avoir souffert de la
tourmente; le taffetas et la gutta-perca avaient merveilleusement
résisté; en prenant la hauteur actuelle du sol, et en calculant la
force ascensionnelle du ballon, il vit avec satisfaction que
l'hydrogène était en même quantité; l’enveloppe Jusque-là demeurait
entièrement imperméable.

Depuis cinq jours seulement, les voyageurs avaient quitté Zanzibar;
le pemmican n'était pas encore entamé; les provisions de biscuit et
de viande conservée suffisaient pour un long voyage; il n'y eut donc
que la réserve d'eau à renouveler.

Les tuyaux et le serpentin paraissaient être en parfait état; grâce
à leurs articulations de caoutchouc, ils s'étaient prêtés à toutes
les oscillations de l’aérostat.

Son examen terminé, le docteur s’occupa de mettre ses notes en
ordre. Il fit une esquisse très réussie de la campagne environnante,
avec la longue prairie à perte de vue, la forêt de camaldores, et le
ballon immobile sur le corps du monstrueux éléphant.

Au bout de ses deux heures, Kennedy revint avec un chapelet de
perdrix grasses, et un cuissot d'oryx, sorte de gemsbok, appartenant
à l'espèce la plus agile des antilopes. Joe se chargea de préparer
ce surcroît de provisions.

« Le dîner est servi, » s'écria-t-il bientôt de sa plus belle voix.

Et les trois voyageurs n'eurent qu'à s'asseoir sur la pelouse verte;
les pieds et la trompe d'éléphant furent déclarés exquis; on but à
l'Angleterre comme toujours, et de délicieux havanes parfumèrent
pour la première fois cette contrée charmante.

Kennedy mangeait, buvait et causait comme quatre; il était enivré;
il proposa sérieusement à son ami le docteur de s'établir dans cette
forêt, d'y construire une: cabane de feuillage, et d'y commencer la
dynastie des Robinsons africains.

La proposition n'eut pas autrement de suite, bien que Joe se fût
proposé pour remplir le rôle de Vendredi.

La campagne semblait si tranquille, si déserte, que le docteur
résolut de passer la nuit à terre. Joe dressa un cercle de feux,
barricade indispensable contre les bêtes féroces; les hyènes, les
couguars, les chacals, attirés par l'odeur de la chair d'éléphant,
rodèrent aux alentours. Kennedy dut à plusieurs reprises décharger
sa carabine sur des visiteurs trop audacieux; mais enfin la nuit
s'acheva sans incident fâcheux.






CHAPITRE XVIII

Le Karagwah.--Le lac Ukéréoué.--Une nuit dans une
île.--L'Équateur.--Traversée du lac.--Les cascades.--Vue du
pays.--Les sources du Nil.--L'île Benga.--La signature
d'Andres.--Debono.--Le pavillon aux armes d'Angleterre.





Le lendemain dès cinq heures, commençaient les préparatifs du
départ. Joe, avec la hache qu'il avait heureusement retrouvée, brisa
les défenses de l'éléphant. Le Victoria, rendu à la liberté,
entraîna les voyageurs vers le nord-est avec une vitesse de dix-huit
milles.

Le docteur avait soigneusement relevé sa position par la hauteur des
étoiles pendant la soirée précédente. Il était par 2° 40' de
latitude au-dessous de l’équateur, soit à cent soixante milles
géographiques; il traversa de nombreux villages sans se préoccuper
des cris provoqués par son apparition; il prit note de la
conformation des lieux avec des vues sommaires; il franchit les
rampes du Rubemhé, presque aussi roides que les sommets de
l'Ousagara, et rencontra plus tard, à Tenga, les premiers ressauts
des chaînes de Karagwah, qui, selon lui, dérivent nécessairement des
montagnes de la Lune Or, la légende ancienne qui faisait de ces
montagnes le berceau du Nil s'approchait de la vérité, puisqu'elles
confinent au lac Ukéréoué, réservoir présumé des eaux du grand
fleuve.

De Kafuro, grand district des marchands du pays, il aperçut enfin à
l'horizon ce lac tant cherché, que le capitaine Speke entrevit le 3
août 1858.

Samuel Fergusson se sentait ému, il touchait presque à l’un des
points principaux de son exploration, et, la lunette à l'œil, il ne
perdait pas un coin de cette contrée mystérieuse que son regard
détaillait ainsi:

Au-dessous de lui, une terre généralement effritée; à peine quelques
ravins cultivés; le terrain, parsemé de cônes d'une altitude
moyenne, se faisait plat aux approches du lac; les champs d'orge
remplaçaient les rizières; là croissaient ce plantain d'où se lire
le vin du pays, et le « mwani », plante sauvage qui sert de café. La
réunion d'une cinquantaine de huttes circulaires recouvertes d'un
chaume en fleurs, constituait la capitale du Karagwah:

On apercevait facilement les figures ébahies d'une race assez belle,
au teint jaune brun. Des femmes d'une corpulence invraisemblable se
traînaient dans les plantations, et le docteur étonna bien ses
compagnons en leur apprenant que cet embonpoint, très apprécié,
s'obtenait par un régime obligatoire de lait caillé.

A midi, le Victoria se trouvait par 1° 45' de latitude australe; à
une heure, le vent le poussait sur le lac.

Ce lac a été nommé Nyauza [Nyanza signifie lac] Victoria par le
capitaine Speke. En cet endroit, il pouvait mesurer quatre-vingt-dix
milles de largeur; à son extrémité méridionale, le capitaine trouva
un groupe d'îles, qu'il nomma archipel du Bengale. Il poussa sa
reconnaissance jusqu'à Muanza, sur la côte de l'est, où il fut bien
reçu par le sultan. Il fit la triangulation de cette partie du lac,
mais il ne put se procurer une barque, ni pour le traverser, ni pour
visiter la grande île d’Ukéréoué; cette île, très populeuse, est
gouvernée par trois sultans, et ne forme qu'une presqu'île à marée
basse.

Le Victoria abordait le lac plus au nord, au grand regret du
docteur, qui aurait voulu en déterminer les contours inférieurs. Les
bords, hérissés de boissons épineux et de broussailles enchevêtrées,
disparaissaient littéralement sous des myriades de moustiques d'un
brun clair; ce pays devait être inhabitable et inhabité; on voyait
des troupes d'hippopotames se vautrer dans des forêts de roseaux, ou
s'enfuir sous les eaux blanchâtres du lac.

Celui-ci, vu de haut offrait vers l'ouest un horizon si large qu'on
eut dit une mer; la distance est assez grande entre les deux rives
pour que des communications ne puissent s'établir; d'ailleurs les,
tempêtes y sont fortes et fréquentes, car les vents font rage dans
ce bassin élevé et découvert.

Le docteur eut de la peine à se diriger; il craignait d'être
entraîné vers l’est; mais heureusement un courant le porta
directement au nord, et, à six heures du soir, le Victoria s'établit
dans une petite île déserte, par 0° 30' de latitude, et 32° 52' de
longitude à vingt milles de la côte.

Les voyageurs purent s'accrocher à un arbre, et, le vent s'étant
calmé vers le soir, ils demeurèrent tranquillement sur leur ancre.
On ne pouvait songer à prendre terre; ici, comme sur les bords du
Nyanza, des légions de moustiques couvraient le sol d'un nuage épais
Joe même revint de l'arbre couvert de piqûres; mais il ne se fâcha
pas, tant il trouvait cela naturel de la part des moustiques.

Néanmoins, le docteur, moins optimiste; fila le plus de corde qu'il
put, afin d'échapper à ces impitoyables insectes qui s'élevaient
avec un murmure inquiétant.

Le docteur reconnut la hauteur du lac au-dessus du niveau de la mer,
telle que l'avait déterminée le capitaine Speke, soit trois mille
sept cent cinquante pieds.

« Nous voici donc dans une île! dit Joe, qui se grattait à se
rompre les poignets.

--Nous en aurions vite fait le tour, répondit le chasseur, et, sauf
ces aimables insectes, on n'y aperçoit pas un être vivant.

---Les îles dont le lac est parsemé, répondit le docteur Fergusson,
ne sont, à vrai dire, que des sommets de collines immergées; mais
nous sommes heureux d'y avoir rencontré un abri, car les rives du
lac sont habitées par des tribus féroces. Dormez donc, puisque le
ciel nous prépare une nuit tranquille.

--Est-ce que tu n'en feras pas autant, Samuel?

--Non; je ne pourrais fermer l'œil. Mes pensées chasseraient tout
sommeil. Demain, mes amis, si le vent est favorable, nous marcherons
droit au nord, et nous découvrirons peut-être les sources du Nil, ce
secret demeuré impénétrable. Si prés des sources du grand fleuve, je
ne saurais dormir. »

Kennedy et Joe, que les préoccupations scientifiques ne troublaient
pas à ce point, ne tardèrent pas à s'endormir profondément sous la
garde du docteur.

Le mercredi 23 avril, le Victoria appareillait à quatre heures du
matin par un ciel grisâtre; la nuit quittait difficilement les eaux
du lac, qu'un épais brouillard enveloppait, mais bientôt un vent
violent dissipa toute cette brume. Le Victoria fut balancé pendant
quelques minutes en sens divers et enfin remonta directement vers le
nord.

Le docteur Fergusson frappa des mains avec joie.

« Nous sommes en bon chemin! s'écria-t-il. Aujourd'hui ou jamais
nous verrons le Nil! Mes amis, voici que nous franchissons
l'Équateur! nous entrons dans notre hémisphère!

--Oh! fit Joe; vous pensez, mon maître, que l’équateur passe par
ici?

--Ici même mon brave garçon!

--Eh bien! sauf votre respect, il me paraît convenable de l'arroser
sans perdre de temps.

--Va pour un verre de grog! répondit le docteur en riant; tu as une
manière d'entendre la cosmographie qui n'est point sotte.

Et voilà comment fut célébré le passage de la ligne à bord du
Victoria.

Celui-ci filait rapidement. On apercevait dans l'ouest la côte basse
et peu accidentée; au fond, les plateaux plus élevés de l'Uganda et
de l'Usoga. La vitesse du vent devenait excessive: près de trente
milles à l'heure.

Les eaux du Nyanza, soulevées avec violence, écumaient comme les
vagues d'une mer. A certaines lames de fond qui se balançaient
longtemps après les accalmies, le docteur reconnut que le lac devait
avoir une grande profondeur A peine une ou deux barques grossières
furent-elles entrevues pendant cette rapide traversée.

« Le lac, dit le docteur, est évidemment, par sa position élevée, le
réservoir naturel des fleuves de la partie orientale d'Afrique; le
ciel lui rend en pluie ce qu'il enlève en vapeurs à ses effluents Il
me paraît certain que le Nil doit y prendre sa source.

--Nous verrons bien, » répliqua Kennedy.

Vers neuf heures, la côte de l'ouest se rapprocha; elle paraissait
déserte et boisée. Le vent s'éleva un peu vers l'est, et l'on put
entrevoir l'autre rive du lac. Elle se courbait de manière à
se terminer par un angle très ouvert, vers 2°40' de latitude
septentrionale. De hautes montagnes dressaient leurs pics arides à
cette extrémité du Nyanza; mais entre elles une gorge profonde et
sinueuse livrait passage à une rivière bouillonnante.

Tout en manœuvrant son aérostat, le docteur Fergusson examinait le
pays d'un regard avide.

« Voyez! s'écria-t-il, voyez, mes amis! les récits des Arabes
étaient exacts! Ils parlaient d'un fleuve par lequel le lac
Ukéréoué se déchargeait vers le nord, et ce fleuve existe, et nous
le descendons, et il coule avec une rapidité comparable à notre
propre vitesse! Et cette goutte d'eau qui s'enfuit sous nos pieds
va certainement se confondre avec les flots de la Méditerranée!
C'est le Nil!

--C'est le Nil! répéta Kennedy, qui se laissait prendre à
l'enthousiasme de Samuel Fergusson.

--Vive le Nil! dit Joe, qui s'écriait volontiers vive quelque chose
quand il était en joie.

Des rochers énormes embarrassaient çà et là le cours de cette
mystérieuse rivière. L'eau écumait; il se faisait des rapides et
des cataractes qui confirmaient le docteur dans ses prévisions. Des
montagnes environnantes se déversaient de nombreux torrents,
écumants dans leur chute; l’œil les comptait par centaines. On
voyait sourdre du sol de minces filets d'eau éparpillés, se
croisant, se confondant, luttant de vitesse, et tous couraient à
cette rivière naissante, qui se faisait fleuve après les avoir
absorbés.

« Voilà bien le Nil, répéta le docteur avec conviction. L'origine de
son nom a passionné les savants comme l'origine de ses eaux; on l'a
fait venir du grec, du copte, du sanscrit [Un savant byzantin voyait
dans Neilos un nom arithmétique. N représentait 50, E 5, I 10, L 30,
O 70, S 200: ce qui fait le nombre des jours de l'année]; peu
importe, après tout, puisqu'il a dû livrer enfin le secret de ses
sources!

--Mais, dit le chasseur, comment s'assurer de l'identité de cette
rivière et de celle que les voyageurs du nord ont reconnue!

--Nous aurons des preuves certaines, irrécusables, infaillibles,
répondit Fergusson, si le vent nous favorise une heure encore. »

Les montagnes se séparaient, faisant place à des villages nombreux,
à des champs cultivés de sésame, de dourrah, de cannes à sucre. Les
tribus de ces contrées se montraient agitées, hostiles; elles
semblaient plus près de la colère que de l'adoration; elles
pressentaient des étrangers, et non des dieux. Il semblait qu'en
remontant aux sources du Nil on vint leur voler quelque chose Le
Victoria dut se tenir hors de la portée des mousquets.

Aborder ici sera difficile, dit l'Ecossais.

--Eh bien! répliqua Joe, tant pis pour ces indigènes; nous les
priverons du charme de notre conversation.

--Il faut pourtant que je descende, répondit le docteur Fergusson,
ne fût-ce qu'un quart d'heure. Sans cela, je ne puis constater les
résultats de notre exploration.

--C'est donc indispensable, Samuel?

--Indispensable, et nous descendrons, quand même nous devrions faire
le coup de fusil!

--La chose me va, répondit Kennedy en caressant sa carabine.

--Quand vous voudrez, mon maître, dit Joe en se préparant au combat.

Ce ne sera pas la première fois, répondit le docteur, que l'on aura
fait de la science les armes à la main; pareille chose est arrivée à
un savant français, dans les montagnes d'Espagne, quand il mesurait
le méridien terrestre.

--Sois tranquille, Samuel, et fie-toi à tes deux gardés du corps.

--Y sommes-nous, Monsieur?

--Pas encore. Nous allons même nous élever pour saisir la
configuration exacte du pays. »

L'hydrogène se dilata, et, en moins de dix minutes, le Victoria
planait à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du
sol.

On distinguait de là un inextricable réseau de rivières que le
fleuve recevait dans son lit; il en venait davantage de l'ouest,
entre les collines nombreuses, au milieu de campagnes fertiles.

« Nous ne sommes pas à quatre-vingt-dix milles de Gondokoro, dit le
docteur en pointant sa tête, et à moins de cinq milles du point
atteint par les explorateurs venus du nord. Rapprochons-nous de
terre avec précaution. »

Le Victoria s'abaissa de plus de deux mille pieds.

« Maintenant, mes amis, soyez prêts à tout hasard.

--Nous sommes prêts, répondirent Dick et Joe.

--Bien! »

Le Victoria marcha bientôt en suivant le lit du fleuve, et à cent
pied peine. Le Nil mesurait cinquante toises en cet endroit, et les
indigène s'agitaient tumultueusement dans les villages qui bordaient
ses rives. Au deuxième degré, il forme une cascade à pic de dix
pieds de hauteur environ, et par conséquent infranchissable.

« Voilà bien la cascade indiquée par M. Debono, » s'écria le
docteur.

Le bassin du fleuve s'élargissait, parsemé d'îles nombreuses que
Samuel Fergusson dévorait du regard; il semblait chercher un point
de repère qu'il n'apercevait pas encore.

Quelques nègres s'étant avancés dans une barque au-dessous du
ballon, Kennedy les salua d'un coup de fusil, qui, sans les
atteindre, les obligea à regagner la rive au plus vite.

« Bon voyage! leur souhaita Joe; à leur place, je ne me hasardera
pas à revenir! j'aurais singulièrement peur d'un monstre qui lance
la foudre à volonté. »

Mais voici que le docteur Fergusson saisit soudain sa lunette et la
braqua vers une île couchée au milieu du fleuve.

Quatre arbres! s'écria-t-il; voyez, là-bas! »

En effet, quatre arbres isolés s'élevaient à son extrémité.

C'est l'île de Benga! c'est bien elle! ajouta-t-il.

--Eh bien, après? demanda Dick.

--C'est là que nous descendrons, s'il plaît à Dieu!

--Mais elle paraît habitée, Monsieur Samuel!

--Joe a raison; si je ne me trompe, voilà un rassemblement d'une
vingtaine d'indigènes.

--Nous les mettrons en fuite; cela ne sera pas difficile, répondit
Fergusson.

--Va comme il est dit, » répliqua le chasseur.

Le soleil était au zénith. Le Victoria se rapprocha de l'île.

Les nègres, appartenant à la tribu de Makado, poussèrent des cris
énergiques. L'un d'eux agitait en l'air son chapeau d'écorce.
Kennedy le prit pour point de mire, fit feu, et le chapeau vola en
éclats.

Ce fut une déroute générale. Les indigènes se précipitèrent dans le
fleuve et le traversèrent à la nage; des deux rives, il vint une
grêle de balles et une pluie de flèches, mais sans danger pour
l'aérostat dont l'ancre avait mordu une fissure de roc. Joe se
laissa couler à terre.

« L'échelle! s'écria le docteur. Suis-moi, Kennedy

--Que veux-tu faire?

--Descendons; il me faut un témoin.

--Me voici.

--Joe, fais bonne garde.

--Soyez tranquille, Monsieur, je réponds de tout.

« Viens, Dick! » dit le docteur en mettant pied à terre.

Il entraîna son compagnon vers un groupe de rochers qui se
dressaient à la pointe de l'île; là, il chercha quelque temps,
fureta dans les broussailles, et se mit les mains en sang.

Tout d'un coup, il saisit vivement le bras du chasseur.

« Regarde, dit-il.

--Des lettres! » s'écria Kennedy.

En effet, deux lettres gravées sur le roc apparaissaient dans toute
leur netteté. On lisait distinctement:

A. D.

« A. D., reprit le docteur Fergusson! Andrea Debono! La signature
même du voyageur qui a remonté le plus avant le cours du Nil!

--Voilà qui est irrécusable, ami Samuel.

--Es-tu convaincu maintenant!

--C'est le Nil! nous n'en pouvons douter. »

Le docteur regarda une dernière fois ces précieuses initiales, dont
il prit exactement la forme et les dimensions.

« Et maintenant, dit-il, au ballon!

--Vite alors, car voici quelques indigènes qui se préparent à
repasser le fleuve.

--Peu nous importe maintenant! Que le vent nous pousse dans le nord
pendant quelques heures, nous atteindrons Gondokoro, et nous
presserons la main de nos compatriotes! »

Dix minutes après, le Victoria s'enlevait majestueusement, pendant
que le docteur Fergusson, en signe de succès, déployait le pavillon
aux armes d'Angleterre.






CHAPITRE XIX

Le Nil.--La Montagne tremblante.--Souvenir du pays.--Les récits des
Arahes.--Les Nyam-Nyam.--Réflexions sensées de Joe.--Le Victoria
court des bordées.--Les ascensions aérostatiques.--Madame Blanchard.





Quelle est notre direction? demanda Kennedy en voyant son ami
consulter la boussole.

--Nord-nord-ouest.

--Diable! mais ce n'est pas le nord, cela!

--Non, Dick, et je crois que nous aurons de la peine à gagner
Gondokoro; je le regrette, mais enfin nous avons relié les
explorations de l'est à celles du nord; il ne faut pas se plaindre.»

Le Victoria s'éloignait peu à peu du Nil.

« Un dernier regard, fit le docteur, à cette infranchissable
latitude que les plus intrépides voyageurs n'ont jamais pu dépasser!
Voilà bien ces intraitables tribus signalées par MM. Petherick,
d'Arnaud, Miani, et ce jeune voyageur, M. Lejean, auquel nous sommes
redevables des meilleurs travaux sur le haut Nil.

--Ainsi, demanda Kennedy, nos découvertes sont d'accord avec les
pressentiments de la science?

--Tout à fait d'accord. Les sources du fleuve Blanc, du
Bahr-el-Abiad, sont immergées dans un lac grand comme une mer; c'est
là qu'il prend naissance; la poésie y perdra sans doute; on aimait à
supposer à ce roi des fleuves une origine céleste; les anciens
l'appelaient du nom d'Océan, et l'on n'était pas éloigné de croire
qu'il découlait directement du soleil! Mais il faut en rabattre et
accepter de temps en temps ce que la science nous enseigne; il n'y
aura peut-être pas toujours des savants, il y aura toujours des
poètes.

--On aperçoit encore des cataractes, dit Joe.

--Ce sont les cataractes de Makedo, par trois degrés de latitude.
Rien n'est plus exact! Que n'avons-nous pu suivre pendant quelques
heures le cours du Nil!

--Et là-bas, devant nous, dit le chasseur, j'aperçois le sommet
d'une montagne.

--C'est le mont Logwek, la Montagne tremblante des Arabes; toute
cette contrée a été visitée par M. Debono, qui la parcourait sous le
nom de Latif Effendi. Les tribus voisines du Nil sont ennemies et se
font une guerre d'extermination. Vous jugez sans peine des périls,
qu'il a dû affronter. »

Le vent portait alors le Victoria vers le nord-ouest. Pour éviter le
mont Logwek, il fallut chercher un courant plus incliné.

« Mes amis, dit le docteur à ses deux compagnons, voici que nous
commençons véritablement notre traversée africaine. Jusqu'ici nous
avons surtout suivi les traces de nos devanciers. Nous allons nous
lancer dans l'inconnu désormais. Le courage ne nous fera pas défaut?

--Jamais, s'écrièrent d'une seule voix Dick et Joe.

--En route donc, et que le ciel nous soit en aide! »

A dix heures du soir, par-dessus des ravins, des forêts, des
villages dispersés, les voyageurs arrivaient au flanc de la Montagne
tremblante, dont ils longeaient les rampes adoucies.

En cette mémorable journée du 23 avril, pendant une marche de quinze
heures, ils avaient, sous l'impulsion d'un vent rapide, parcouru une
distance de plus de trois cent quinze milles [Plus de cent
vingt-cinq lieues].

Mais cette dernière partie du voyage les avait laissés sous une
impression triste. Un silence complet régnait dans la nacelle. Le
docteur Fergusson était-il absorbé par ses découvertes? Ses deux
compagnons songeaient-ils à cette traversée au milieu de régions
inconnues? Il y avait de tout cela, sans doute, mêlé à de plus vifs
souvenirs de l'Angleterre et des amis éloignés. Joe seul montrait
une insouciante philosophie, trouvant tout naturel que la patrie ne
fût pas là du moment qu'elle était absente; mais il respecta le
silence de Samuel Fergusson et de Dick Kennedy.

A dix heures du soir, le Victoria « mouillait » par le travers de la
Montagne-Tremblante [La tradition rapporte qu'elle tremble dès qu'un
musulman y pose le pied]; on prit un repas substantiel, et tous
s'endormirent successivement sous la garde de chacun.

Le lendemain, des idées plus sereines revinrent au réveil; il
faisait un joli temps, et le vent soufflait du bon côté; un
déjeuner, fort égayé par Joe, acheva de remettre les esprits en
belle humeur.

La contrée parcourue en ce moment est immense; elle confiné aux
montagnes de la Lune et aux montagnes du Darfour; quelque chose de
grand comme l'Europe.

Nous traversons, sans doute, dit le docteur, ce que l'on suppose
être le royaume d'Usoga; des géographes ont prétendu qu'il existait
au centre de l'Afrique une vaste dépression, un immense lac central.
Nous verrons si ce système a quelque apparence de vérité.

--Mais comment a-t-on pu faire cette supposition? demanda Kennedy.

--Par les récits des Arabes. Ces gens-là sont très conteurs, trop
conteurs peut-être. Quelques voyageurs, arrivés à Kazeh ou aux
Grands Lacs, ont vu des esclaves venus des contrées centrales, ils
les ont interrogés sur leur pays, ils ont réuni un faisceau de ces
documents divers, et en ont déduit des systèmes. Au fond de tout
cela, il y a toujours quelque chose de vrai, et, tu le vois, on ne
se trompait pas sur l'origine du Nil.

--Rien de plus juste, répondit Kennedy.

--C'est au moyen de ces documents que des essais de cartes ont été
tentés. Aussi vais-je suivre notre route sur l'une d'elles, et la
rectifier au besoin.

--Est-ce que toute cette région est habitée? demanda Joe.

--Sans doute, et mal habitée.

--Je m'en doutais.

--Ces tribus éparses sont comprises sous la dénomination générale de
Nyam-Nyam, et ce nom n'est autre chose qu'une onomatopée; il
reproduit le bruit de la mastication.

--Parfait, dit Joe; nyam! nyam!

--Mon brave Joe, si tu étais la cause immédiate de cette onomatopée,
tu ne trouverais pas cela parfait.

--Que voulez-vous dire?

--Que ces peuplades sont considérées comme anthropophages.

--Cela est-il certain?

--Très certain; on avait aussi prétendu que ces indigènes étaient
pourvus d'une queue comme de simples quadrupèdes; mais on a bientôt
reconnu que cet appendice appartenait aux peaux de bête dont ils
sont revêtus.

--Tant pis! une queue est fort agréable pour chasser les
moustiques.

--C'est possible, Joe; mais il faut reléguer cela au rang des
fables, tout comme les têtes de chiens que le voyageur Brun-Rollet
attribuait à certaines peuplades.

--Des têtes de chiens? Commode pour aboyer et même pour être
anthropophage!

--Ce qui est malheureusement avéré, c'est la férocité de ces
peuples, très avides de la chair humaine qu'ils recherchent avec
passion.

--Je demande, dit Joe, qu'ils ne se passionnent pas trop pour mon
individu.

--Voyez-vous cela! dit le chasseur.

--C'est ainsi, Monsieur Dick. Si jamais je dois être mangé dans un
moment de disette, je veux que ce soit à votre profit et à celui de
mon maître! Mais nourrir ces moricauds, fi donc! j'en mourrais de
honte!

--Eh bien! mon brave Joe, fit Kennedy, voilà qui est entendu, nous
comptons sur toi à l'occasion.

--A votre service, Messieurs.

--Joe parle de la sorte, répliqua le docteur, pour que nous prenions
soin de lui, en l'engraissant bien.

--Peut-être! répondit Joe; l'homme est un animal si égoïste! »

Dans l'après-midi, le ciel se couvrit d'un brouillard chaud qui
suintait du sol; l'embrun permettait à peine de distinguer les
objets terrestres; aussi, craignant de se heurter contre quelque pic
imprévu, le docteur donna vers cinq heures le signal d'arrêt.

La nuit se passa sans accident, mais il avait fallu redoubler de
vigilance par cette profonde obscurité.

La mousson souffla avec une violence extrême pendant la matinée du
lendemain; le vent s'engouffrait dans les cavités inférieures du
ballon; s’agitait violemment l'appendice par lequel pénétraient les
tuyaux de dilatation; on dut les assujettir par des cordes,
manœuvre dont Joe s'acquitta fort adroitement.

Il constata en même temps que l'orifice de l'aérostat demeurait
hermétiquement fermé.

« Ceci a un a double importance pour nous, dit le docteur Fergusson;
nous évitons d'abord la déperdition d'un gaz précieux; ensuite, nous
ne laissons point autour de nous une traînée inflammable, à laquelle
nous finirions par mettre le feu.

--Ce serait un fâcheux incident de voyage, dit Joe.

--Est-ce que nous serions précipités à terre? demanda Dick.

--Précipités, non! Le gaz brûlerait tranquillement, et nous
descendrions peu à peu. Pareil accident est arrivé à une aéronaute
française, madame Blanchard; elle mit le feu à son ballon en lançant
des pièces d'artifice, mais elle ne tomba pas, et elle ne se serait
pas tuée, sans doute, si sa nacelle ne se fût heurtée à une
cheminée, d'où elle fut jetée à terre.

--Espérons que rien de semblable ne nous arrivera, dit le chasseur;
jusqu'ici notre traversée ne me parait pas dangereuse, et je ne vois
pas de raison qui nous empêche d'arriver à notre but.

--Je n'en vois pas non plus, mon cher Dick; les accidents,
d'ailleurs, ont toujours été causés par l'imprudence des aéronautes
ou par la mauvaise construction de leurs appareils. Cependant, sur
plusieurs milliers d'ascensions aérostatiques, on ne compte pas
vingt accidents ayant causé la mort. En général, ce sont les
attérissements et les départs qui offrent le plus de dangers. Aussi,
en pareil cas, ne devons-nous négliger aucune précaution.

--Voici l'heure du déjeuner, dit Joe; nous nous contenterons de
viande conservée et de café, jusqu'à ce que M. Kennedy ait trouvé
moyen de nous régaler d'un bon morceau de venaison.






CHAPITRE XX

La bouteille céleste.--Les figuiers-palmiers.--Les « mammoth trees.
» L'arbre de guerre.--L'attelage ailé.--Combats de deux
peuplades.--Massacre.--Intervention divine.





Le vent devenait violent et irrégulier. Le Victoria courait de
véritables bordées dans les airs. Rejeté tantôt dans le nord, tantôt
dans le sud, il ne pouvait rencontrer un souffle constant.

« Nous marchons très vite sans avancer beaucoup, dit Kennedy, en
remarquant les fréquentes oscillations de l'aiguille aimantée,

--Le Victoria file avec une vitesse d'au moins trente lieues à
l'heure, dit Samuel Fergusson. Penchez-vous, et voyez comme la
campagne disparaît rapidement sous nos pieds. Tenez! cette forêt a
l'air de se précipiter au-devant de nous!

--La forêt est déjà devenue une clairière, répondit le chasseur.

--Et la clairière un village, riposta Joe, quelques instants plus
tard. Voilà-t-il des faces de nègres assez ébahies!

--C'est bien naturel, répondit le docteur. Les paysans de France, à
la première apparition des ballons, ont tiré dessus, les prenant
pour de monstres aériens; il est donc permis à un nègre du Soudan
d'ouvrir de grands yeux.

--Ma foi! dit Joe, pendant que le Victoria rasait un village à cent
pied du sol, je m'en vais leur jeter une bouteille vide, avec votre
permission mon maître; si elle arrive saine et sauve, ils
l'adoreront; si elle se casse ils se feront des talismans avec les
morceaux! »

Et, ce disant, il lança une bouteille, qui ne manqua pas de se
briser en mille pièces, tandis que les indigènes se précipitaient
dans leurs hutte rondes, en poussant de grands cris.

Un peu plus loin, Kennedy s'écria:

« Regardez donc cet arbre singulier! il est d'une espèce par en
haut, et d'une autre par en bas.

--Bon! fit Joe; voilà un pays où les arbres poussent les uns sur
les autres.

--C'est tout simplement un tronc de figuier, répondit le docteur,
sur lequel il s'est répandu un peu de terre végétale. Le vent un
beau jour y a jeté une graine de palmier, et le palmier a poussé
comme en plein champ.

--Une fameuse mode, dit Joe, et que j'importerai en Angleterre; cela
fera bien dans les parcs de Londres; sans compter que ce serait un
moyen de multiplier les arbres à fruit; on aurait des jardins en
hauteur; voilà qui sera goûté de tous les petits propriétaires. »

En ce moment, il fallut élever le Victoria pour franchir une forêt
d'arbres hauts de plus de trois cents pieds, sortes de banians
séculaires.

« Voilà de magnifiques arbres, s'écria Kennedy; je ne connais rien
de beau comme l'aspect de ces vénérables forêts. Vois donc, Samuel.

--La hauteur de ces banians est vraiment merveilleuse, mon cher
Dick; et cependant elle n'aurait rien d'étonnant dans les forêts du
Nouveau-Monde.

--Comment! il existe des arbres plus élevés?

--Sans doute, parmi ceux que nous appelons les « mammouth trees. »

Ainsi, en Californie, on a trouvé un cèdre élevé de quatre cent
cinquante pieds, hauteur qui dépasse la tour du Parlement, et même
la grande pyramide d'Égypte. La base avait cent vingt pieds de tour,
et les couches concentriques de son bois lui donnaient plus de
quatre mille ans d'existence.

--Eh! Monsieur, cela n'a rien d'étonnant alors! Quand on vit
quatre mille ans, quoi de plus naturel que d'avoir une belle taille? »

Mais, pendant l'histoire du docteur et la réponse de Joe, la forêt
avait déjà fait place à une grande réunion de huttes circulairement
disposées autour d'une place. Au milieu croissait un arbre unique,
et Joe de s'écrier à sa vue:

Eh bien! s'il y a quatre mille ans que celui-là produit de
pareilles fleurs, je ne lui en fais pas mon compliment. »

Et il montrait un sycomore gigantesque dont le tronc disparaissait
en entier sous un amas d'ossements humains. Les fleurs dont parlait
Joe étaient des têtes fraîchement coupées, suspendues à des
poignards fixés dans l'écorce.

L'arbre de guerre des cannibales! dit le docteur. Les Indiens
enlèvent la peau du crâne, les Africains la tête entière.

--Affaire de mode, » dit Joe.

Mais déjà le village aux têtes sanglantes disparaissait à l'horizon;
un autre plus loin offrait un spectacle non moins repoussant; des
cadavres à demi dévorés, des squelettes tombant en poussière, des
membres humains épars çà et là, étaient laissés en pâture aux hyènes
et aux chacals.

« Ce sont sans doute les corps des criminels; ainsi que cela se
pratique dans l'Abyssinie, on les expose aux bêtes féroces, qui
achèvent de les dévorer à leur aise, après les avoir étranglés d'un
coup de dent.

--Ce n'est pas beaucoup plus cruel que la potence, dit l'Écossais.
C'est plus sale, voilà tout.

--Dans les régions du sud de l'Afrique, reprit le docteur, on se
contente de renfermer le criminel dans sa propre hutte, avec ses
bestiaux, et peut-être sa famille; on y met le feu, et tout brûle
en même temps. J'appelle cela de la cruauté, mais j'avoue avec
Kennedy que, si la potence est moins cruelle, elle est aussi
barbare. »

Joe, avec l'excellente vue dont il se servait si bien, signala
quelques bandes d'oiseaux carnassiers qui planaient à l'horizon.

« Ce sont des aigles, s'écria Kennedy, après les avoir reconnus avec
la lunette, de magnifiques oiseaux dont le vol est aussi rapide que
le notre.

--Le ciel nous préserve de leurs attaques! dit le docteur; ils sont
plutôt à craindre pour nous que les bêtes féroces ou les tribus
sauvages.

--Bah! répondit le chasseur, nous les écarterions à coups de fusil.

--J'aime autant, mon cher Dick, ne pas recourir à ton adresse; le
taffetas de notre ballon ne résisterait pas à un de leurs coups de
bec; heureusement, je crois ces redoutables oiseaux plus effrayés
qu'attirés par notre machine.

--Eh mais! une idée, dit Joe, car aujourd'hui les idées me
poussent par douzaines; si nous parvenions à prendre un attelage
d'aigles vivants, nous les attacherions à notre nacelle, et ils nous
traîneraient dans les airs!

--Le moyen a été sérieusement proposé, répondit le docteur; mais je
le crois peu praticable avec des animaux assez rétifs de leur
naturel.

--On les dresserait, reprit Joe; au lieu de mors, on les guiderait
avec des œillères qui leur intercepteraient la vue; borgnes, ils
iraient à droite ou à gauche; aveugles, ils s'arrêteraient.

--Permets-moi, mon brave Joe, de préférer un vent favorable à tes
aigles attelés; cela coûte moins cher à nourrir, et c'est plus sûr.

--Je vous le permets, Monsieur, mais je garde mon idée. »

Il était midi; le Victoria, depuis quelque temps, se tenait à une
allure plus modérée; le pays marchait au-dessous de lui, il ne
fuyait plus.

Tout d'un coup, des cris et des sifflements parvinrent aux oreilles
des voyageurs; ceux-ci se penchèrent et aperçurent dans une plaine
ouverte un spectacle fait pour les émouvoir

Deux peuplades aux prises se battaient avec acharnement et faisaient
voler des nuées de flèches dans les airs. Les combattants, avides de
s'entre-tuer, ne s'apercevaient pas de l'arrivée du Victoria; ils
étaient environ trois cents, se choquant dans une inextricable
mêlée; la plupart d'entre eux, rouges du sang des blessés dans
lequel ils se vautraient, formaient un ensemble hideux à voir.

A l'apparition de l'aérostat, il y eut un temps d'arrêt; les
hurlements redoublèrent; quelques flèches furent lancées vers la
nacelle, et l'une d'elles assez près pour que Joe l'arrêtât de la
main.

« Montons hors de leur portée! s'écria le docteur Fergusson! Pas
d'imprudence! cela ne nous est pas permis »

Le massacre continuait de part et d'autre, à coups de haches et de
sagaies; dès qu'un ennemi gisait sur le sol, son adversaire se
hâtait de lui couper la tête; les femmes, mêlées à cette cohue,
ramassaient les têtes sanglantes et les empilaient à chaque
extrémité du champ de bataille; souvent elles se battaient pour
conquérir ce hideux trophée.

« L'affreuse scène! s'écria Kennedy avec un profond dégoût.

--Ce sont de vilains bonshommes! dit Joe Après cela, s'ils avaient
un uniforme, ils seraient comme tous les guerriers du monde.

--J'ai une furieuse envie d'intervenir dans le combat, reprit le
chasseur en brandissant sa carabine.

--Non pas répondit vivement le docteur! non pas! mêlons-nous de ce
qui nous regarde? Sais-tu qui a tort ou raison, pour jouer le rôle
de la Providence? Fuyons au plus tôt ce spectacle repoussant! Si
les grands capitaines pouvaient dominer ainsi le théâtre de leurs
exploits, ils finiraient peut-être par perdre le goût du sang et des
conquêtes! »

Le chef de l'un de ces partis sauvages se distinguait par une taille
athlétique, jointe à une force d'hercule D'une main il plongeait sa
lance dans les rangées compactes de ses ennemis, et de l'autre y
faisait de grandes trouées à coups de hache. A un moment, il rejeta
loin de lui sa sagaie rouge de sang, se précipita sur un blessé dont
il trancha le bras d'un seul coup, prit ce bras d'une main, et, le
portant à sa bouche, il y mordit à pleines dents.

« Ah! dit Kennedy, l’horrible bête! je n'y tiens plus! »

Et le guerrier, frappé d'une balle au front, tomba en arrière.

A sa chute, une profonde stupeur s'empara de ses guerriers; cette
mort surnaturelle les épouvanta en ranimant l'ardeur de leurs
adversaires, et en une seconde le champ de bataille fut abandonné de
la moitié des combattants.

« Allons chercher plus haut un courant qui nous emporte, dit le
docteur. Je suis écœuré de ce spectacle. »

Mais il ne partit pas si vite qu'il ne pût voir la tribu
victorieuse, se précipitant sur les morts et les blessés, se
disputer cette chair encore chaude, et s'en repaître avidement.

« Pouah! fit Joe, cela est repoussant! »

Le Victoria s'élevait en se dilatant; les hurlements de cette horde
en délire le poursuivirent pendant quelques instants; mais enfin,
ramené vers le sud, il s'éloigna de cette scène de carnage et de
cannibalisme.

Le terrain offrait alors des accidents variés, avec de nombreux
cours d'eau qui s'écoulaient vers l'est; ils se jetaient sans doute
dans ces affluents du lac Nû ou du fleuve des Gazelles, sur lequel
M. Guillaume Lejean a donné de si curieux détails.

La nuit venue, le Victoria jeta l'ancre par 27° de longitude, et 4°
20' de latitude septentrionale, après une traversée de 150 milles.






CHAPITRE XXI

Rumeurs étranges.--Une attaque nocturne.--Kennedy et Joe dans
l'arbre.--Deux coups de feu.--A moi! à moi!--Réponse en
français.--Le matin.--Le missionnaire.--Le plan de sauvetage.





La nuit se faisait très obscure. Le docteur n'avait pu reconnaître
le pays; il s'était accroché à un arbre fort élevé, dont il
distinguait à peine la masse confuse dans l'ombre. Suivant son
habitude, il prit le quart de neuf heures, et à minuit Dick vint le
remplacer.

« Veille bien, Dick, veille avec grand soin.

--Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau

--Non! cependant j'ai cru surprendre de vagues rumeurs au-dessous
de nous; je ne sais trop où le vent nous a portés; un excès de
prudence ne peut pas nuire.

--Tu auras entendu les cris de quelques bêtes sauvages.

--Non! cela m'a semblé tout autre chose; enfin, à la moindre
alerte, ne manque pas de nous réveiller.

--Sois tranquille. »

Après avoir écouté attentivement une dernière fois, le docteur,
n'entendant rien, se jeta sur sa couverture et s'endormit bientôt.

Le ciel était couvert d'épais nuages, mais pas un souffle n'agitait
l'air. Le Victoria, retenu sur une seule ancre, n'éprouvait aucune
oscillation.

Kennedy, accoudé sur la nacelle de manière à surveiller le chalumeau
en activité, considérait ce calme obscur; il interrogeait l'horizon,
et, comme il arrive aux esprits inquiets ou prévenus, son regard
croyait parfois surprendre de vagues lueurs.

Un moment même il crut distinctement en saisir une à deux cents pas
de distance; mais ce ne fut qu'un éclair, après lequel il ne vit
plus rien.

C'était sans doute l’une de ces sensations lumineuses que l'œil
perçoit dans les profondes obscurités.

Kennedy se rassurait et retombait dans sa contemplation indécise,
quand un sifflement aigu traversa les airs.

Était-ce le cri d'un animal, d'un oiseau de nuit? Sortait-il de
lèvres humaines?

Kennedy, sachant toute la gravité de la situation, fut sur le point
d'éveiller ses compagnons; mais il se dit qu'en tout cas, hommes ou
bêtes se trouvaient hors de portée; il visita donc ses armes, et,
avec sa lunette de nuit, il plongea de nouveau son regard dans
l'espace.

Il crut bientôt entrevoir au-dessous de lui des formes vagues qui se
glissaient vers l’arbre; à un rayon de lune qui filtra comme un
éclair entre deux nuages, il reconnut distinctement un groupe
d'individus s'agitant dans l’ombre.

L'aventure des cynocéphales lui revint à l'esprit; il mit la main
sur l’épaule du docteur.

Celui-ci se réveilla aussitôt.

« Silence, fit Kennedy, parlons à voix basse.

--Il y a quelque chose?

--Oui, réveillons Joe. »

Dès que Joe se fut levé, le chasseur raconta ce qu'il avait vu.

« Encore ces maudits singes? dit Joe.

--C'est possible; mais il faut prendre ses précautions.

--Joe et moi, dit Kennedy, nous allons descendre dans l'arbre par
l'échelle.

--Et pendant ce temps, répartit le docteur, je prendrai mes mesures
de manière à pouvoir nous enlever rapidement.

--C'est convenu.

--Descendons, dit Joe.

--Ne vous servez de vos armes qu'à la dernière extrémité, dit le
docteur; il est inutile de révéler notre présence dans ces parages.
»

Dick et Joe répondirent par un signe. Ils se laissèrent glisser sans
bruit vers l'arbre, et prirent position sur une fourche de fortes
branches que l'ancre avait mordue.

Depuis quelques minutés, ils écoutaient muets et immobiles dans le
feuillage. A un certain froissement d'écorce qui se produisit, Joe
saisit la main de l'Écossais.

« N'entendez-vous pas?

--Oui, cela approche.

--Si c'était un serpent? Ce sifflement que vous avez surpris...

--Non! il avait quelque chose d'humain.

--J’aime encore mieux des sauvages, se dit Joe. Ces reptiles me
répugnent.

--Le bruit augmente, reprit Kennedy, quelques instants après.

--Oui! on monte, on grimpe.

--Veille de ce côté, je me charge de l'autre.

--Bien. »

Ils se trouvaient tous les deux isolés au sommet d’une maîtresse
branche, poussée droit au milieu de cette forêt qu’on appelle un
baobab; l'obscurité accrue par l'épaisseur du feuillage était
profonde; cependant Joe, se penchant à l'oreille de Kennedy et lui
indiquant la partie inférieure de l'arbre, dit:

« Des nègres. »

Quelques mots échangés à voix basse parvinrent même jusqu'aux deux
voyageurs.

Joe épaula son fusil.

« Attends, » dit Kennedy.

Des sauvages avaient en effet escaladé le baobab; ils surgissaient
de toutes parts, se coulant sur les branches comme des reptiles,
gravissant lentement, mais sûrement; ils se trahissaient alors par
les émanations de leurs corps frottés d'une graisse infecte.

Bientôt deux têtes apparurent aux regards de Kennedy et de Joe, au
niveau même de la branche qu'ils occupaient.

« Attention, dit Kennedy, feu! »

La double détonation retentit comme un tonnerre, et s'éteignit au
milieu des cris de douleur. En un moment, toute la horde avait
disparu.

Mais, au milieu des hurlements, il s'était produit un cri étrange,
inattendu, impossible! Une voix humaine avait manifestement proféré
ces mots en français:

« A moi! à moi! »

Kennedy et Joe, stupéfaits, regagnèrent la nacelle au plus vite.

Avez-vous entendu? leur dit le docteur.

--Sans doute! ce cri surnaturel: A moi! à moi!

--Un Français aux mains de ces barbares!

--Un voyageur!

--Un missionnaire, peut-être!

--Le malheureux, s'écria le chasseur? on l'assassine, on le
martyrise! »

Le docteur cherchait vainement à déguiser son émotion.

« On ne peut en douter, dit-il. Un malheureux Français est tombé
entre les mains de ces sauvages Mais nous ne partirons pas sans
avoir fait tout au monde pour le sauver. A nos coups de fusil, il
aura reconnu un secours inespéré, une intervention providentielle.
Nous ne mentirons pas à cette dernière espérance. Est-ce votre avis?

--C'est notre avis, Samuel, et nous sommes prêts à t’obéir.

--Combinons donc nos manœuvres, et dès le matin, nous chercherons à
l'enlever.

--Mais comment écarterons-nous ces misérables nègres? Demanda
Kennedy.

--Il est évident pour moi, dit le docteur, à la manière dont ils ont
déguerpi, qu'ils ne connaissent pas les armes à feu; nous devrons
donc profiter de leur épouvante; mais il faut attendre le jour avant
d'agir, et nous formerons notre plan de sauvetage d'après la
disposition des lieux.

Ce pauvre malheureux ne doit pas être loin, dit Joe, car...

--A moi! à moi! répéta la voix plus affaiblie.

--Les barbares! s'écria Joe palpitant. Mais s'ils le tuent cette
nuit?

--Entends-tu, Samuel, reprit Kennedy en saisissant la main du
docteur, s'ils le tuent cette nuit?

--Ce n'est pas probable, mes amis; ces peuplades sauvages font
mourir leurs prisonniers au grand jour; il leur faut du soleil!

--Si je profitais de la nuit, dit l'Écossais, pour me glisser vers
ce malheureux?

--Je vous accompagne, Monsieur Dick

--Arrêtez mes amis! arrêtez! Ce dessein fait honneur à votre cœur
et à votre courage; mais vous nous exposeriez tous, et vous nuiriez
plus encore à celui que nous voulons sauver.

--Pourquoi cela? reprit Kennedy. Ces sauvages sont effrayés,
dispersés! Ils ne reviendront pas.

Dick, je t'en supplie, obéis-moi; j'agis pour le salut commun; si,
par hasard, tu te laissais surprendre, tout serait perdu!

--Mais cet infortuné qui attend, qui espère! Rien ne lui répond!
Personne ne vient à son secours! Il doit croire que ses sens ont
été abusés, qu'il n'a rien entendu!...

--On peut le rassurer, » dit le docteur Fergusson.

Et debout, au milieu de l'obscurité, faisant de ses mains un
porte-voix, il s'écria avec énergie dans la langue de l'étranger:

« Qui que vous soyez, ayez confiance! Trois amis veillent sur vous! »

Un hurlement terrible lui répondit, étouffant sans doute la réponse
du prisonnier.

« On l'égorge! on va l'égorger! s'écria Kennedy. Notre
intervention n'aura servi qu'à hâter l'heure de son supplice! Il
faut agir!

--Mais comment, Dick! Que prétends-tu faire au milieu de cette
obscurité?

--Oh! s'il faisait jour! s'écria Joe.

--Eh bien, s'il faisait jour? demanda le docteur d'un ton
singulier.

--Rien de plus simple, Samuel, répondit le chasseur. Je descendrais
à terre et je disperserais cette canaille à coups de fusil.

--Et toi, Joe? demanda Fergusson.

--Moi, mon maître, j'agirais plus prudemment, en faisant savoir au
prisonnier de s'enfuir dans une direction convenue.

--Et comment lui ferais-tu parvenir cet avis?

--Au moyen de cette flèche que j'ai ramassée au vol, et à laquelle
j'attacherais un billet, ou tout simplement en lui parlant à voix
haute, puisque ces nègres ne comprennent pas notre langue.

--Vos plans sont impraticables, mes amis; la difficulté la plus
grande serait pour cet infortuné de se sauver, en admettant qu'il
parvint à tromper la vigilance de ses bourreaux. Quant à toi, mon
cher Dick, avec beaucoup d'audace, et en profitant de l'épouvante
jetée par nos armes à feu, ton projet réussirait peut-être; mais
s'il échouait, tu serais perdu, et nous au-rions deux personnes à
sauver au lieu d'une. Non, il faut mettre toutes les chances de
notre côté et agir autrement.

--Mais agir tout de suite, répliqua le chasseur.

--Peut-être! répondit Samuel en insistant sur ce mot.

--Mon maître, êtes-vous donc capable de dissiper ces ténèbres!

--Qui sait, Joe?

--Ah! si vous faites une chose pareille, je vous proclame le
premier savant du monde. »

Le docteur se tut pendant quelques instants; il réfléchissait. Ses
deux compagnons le considéraient avec émotion; ils étaient
surexcités par cette situation extraordinaire. Bientôt Fergusson
reprit la parole:

« Voici mon plan, dit-il. Il nous reste deux cents livres de lest,
puisque les sacs que nous avons emportés: sont encore intacts.
J'admets que ce prisonnier, un homme évidemment épuisé par les
souffrances, pèse autant que l'un de nous; il nous restera encore
une soixantaine de livres à jeter afin de monter plus rapidement

--Comment comptes-tu donc manœuvrer? demanda Kennedy.

--Voici, Dick: tu admets bien que si je parviens jusqu'au
prisonnier, et que je jette une quantité de lest égale à son poids,
je n'ai rien changé à l'équilibre du ballon; mais alors, si je veux
obtenir une ascension rapide pour échapper à cette tribu de nègres,
il me put employer des moyens plus énergiques que le chalumeau; or,
en précipitant cet excédant de lest au moment voulu, je suis certain
de m'enlever avec une grande rapidité.

--Cela est évident.

--Oui, mais il y a un inconvénient; c'est que, pour descendre plus
tard, je devrai perdre une quantité de gaz proportionnelle au
surcroît de lest que j'aurai jeté. Or, ce gaz est chose précieuse;
mais on ne peut en regretter la perte, quand il s'agit du salut d'un
homme.

--Tu as raison, Samuel, nous devons tout sacrifier pour le sauver!

--Agissons donc, et disposez ces sacs sur le bord de la nacelle, de
façon à ce qu'ils puissent être précipités d'un seul coup.

--Mais cette obscurité?

--Elle cache nos préparatifs, et ne se dissipera que lorsqu'ils
seront terminés Ayez soin de tenir toutes les armes à portée de
notre main. Peut-être faudra-t-il faire le coup de feu; or nous
avons pour la carabine un coup, pour les deux fusils quatre, pour
les deux revolvers douze, en tout dix-sept, qui peuvent être tirés
en un quart de minute. Mais peut-être n'aurons-nous pas besoin de
recourir à tout ce fracas. Etes-vous prêts?

--Nous sommes prêts, » répondit Joe.

Les sacs étaient disposés, les armes étaient en état.

« Bien; fit le docteur. Ayez l’œil à tout. Joe sera chargé de
précipiter le lest, et Dick d'enlever le prisonnier; mais que rien
ne se fasse avant mes ordres. Joe, va d'abord; détacher l'ancre, et
remonte promptement dans la nacelle. »

Joe se laissa glisser par le câble, et reparut au bout de quelques
instants Le Victoria rendu libre flottait dans l'air, à peu près
immobile.

Pendant ce temps, le docteur s'assura de la présence d'une
suffisante quantité de gaz dans la caisse de mélange pour alimenter
au besoin le chalumeau sans qu'il fût nécessaire de recourir pendant
quelque temps à l'action de la pile de Bunzen; il enleva les deux
fils conducteurs parfaitement isolés qui servaient à la
décomposition de l'eau; puis, fouillant dans son sac de voyage, il
en retira deux morceaux de charbon taillés en pointe, qu'il fixa à
l'extrémité de chaque fil.

Ses deux amis le regardaient sans comprendre, mais ils se taisaient;
lorsque le docteur eut terminé son travail, il se tint debout au
milieu de la nacelle; il prit de chaque main les deux charbons, et
en rapprocha les deux pointes.

Soudain, une intense et éblouissante lueur fut produite avec un
insoutenable éclat entre les deux pointes de charbon; une gerbe
immense de lumière électrique brisait littéralement l'obscurité de
la nuit.

« Oh! fit Joe, mon maître!

--Pas un mot, » dit le docteur.






CHAPITRE XXII

La gerbe de lumière.--Le missionnaire.--Enlèvement dans un rayon
de lumière.--Le prêtre lazariste.--Peu d'espoir.--Soins du
docteur.--Une vie d'abnégation.--Passage d'un volcan.





Fergusson projeta vers les divers points de l'espace son puissant
rayon de lumière et l'arrêta sur un endroit où des cris d'épouvante
se firent entendre Ses deux compagnons y jetèrent un regard avide.

Le baobab au-dessus duquel se maintenait le Victoria presque
immobile s'élevait au centre d'une clairière; entre des champs de
sésame et de cannes à sucre, on distinguait une cinquantaine de
huttes basses et coniques autour desquelles fourmillait une tribu
nombreuse

A cent pieds au-dessous du ballon se dressait un poteau Au pied de
ce poteau gisait une créature humaine, un jeune homme de trente ans
au plus, avec de longs cheveux noirs, à demi nu, maigre,
ensanglanté, couvert de blessures, la tête inclinée sur la poitrine,
comme le Christ en croix.

Quelques cheveux plus ras sur le sommet du crâne indiquaient encore
la place d'une tonsure à demi effacée.

« Un missionnaire! un prêtre! s écria Joe.

--Pauvre malheureux! répondit le chasseur.

--Nous le sauverons, Dick! fit le docteur, nous le sauverons! »

La foule des nègres, en apercevant le ballon, semblable à une comète
énorme avec une queue de lumière éclatante, fut prise d'une
épouvante facile à concevoir. A ses cris, le prisonnier releva la
tête. Ses yeux brillèrent d’un rapide espoir, et sans trop
comprendre ce qui se passait, il tendit ses mains vers ces sauveurs
inespérés.

« Il vit! il vit! s'écria Fergusson; Dieu soit loué! Ces
sauvages sont plongés dans un magnifique effroi! Nous le sauverons!
Vous êtes prêts, mes amis.

--Nous sommes prêts Samuel.

--Joe, éteins le chalumeau. »

L'ordre du docteur fut exécuté. Une brise à peine saisissable
poussait doucement le Victoria au-dessus du prisonnier, en même
temps qu'il s'abaissait insensiblement avec la contraction du gaz.
Pendant dix minutes environ, il resta flottant au milieu des ondes
lumineuses. Fergusson plongeait sur la foule son faisceau étincelant
qui dessinait ça et là de rapides et vives plaques de lumière. La
tribu, sous l'empire d'une indescriptible crainte, disparut peu à
peu dans ses huttes, et la solitude se fit autour du poteau. Le
docteur avait donc eu raison de compter sur l'apparition fantastique
du Victoria qui projetait des rayons de soleil dans cette intense
obscurité.

La nacelle s'approcha du sol. Cependant quelques nègres, plus
audacieux, comprenant que leur victime allait leur échapper,
revinrent avec de grands cris. Kennedy prit son fusil, mais le
docteur lui ordonna de ne point tirer.

Le prêtre, agenouillé, n'ayant plus la force de se tenir debout,
n'était pas même lié à ce poteau, car sa faiblesse rendait des liens
inutiles. Au moment où la nacelle arriva près du sol, le chasseur,
jetant son arme et saisissant le prêtre à bras-le-corps, le déposa
dans la nacelle, à l'instant même où Joe précipitait brusquement les
deux cents livres de lest.

Le docteur s'attendait à monter avec une rapidité extrême; mais,
contrairement à ses prévisions, le ballon, après s'être élevé de
trois à quatre pieds au-dessus du sol, demeura immobile!

« Qui nous retient? » s’écria-t-il avec l'accent la terreur.

Quelques sauvages accouraient en poussant, des cris féroces.

« Oh! s'écria Joe en se penchant au dehors. Un de ces maudits noirs
s'est accroché au-dessous de la nacelle!

--Dick! Dick! s'écria le docteur, la caisse à eau! »

Dick comprit la pensée de son ami, et soulevant une des caisses à
eau qui pesait plus de cent livres, il la précipita par-dessus le
bord.

Le Victoria, subitement délesté, fit un bond de trois cents pieds
dans les airs, au milieu de. rugissements de la tribu, à laquelle le
prisonnier échappait dans un rayon d'une éblouissante lumière.

« Hurrah! » s'écrièrent les deux compagnons du docteur.

Soudain le ballon fit un nouveau bond, qui le porta à plus de mille
pieds d'élévation.

« Qu'est-ce donc? demanda Kennedy qui faillit perdre l'équilibre.

« Ce n'est rien! c'est ce gredin qui nous lâche, » répondit
tranquillement Samuel Fergusson.

Et Joe, se penchant rapidement, put encore apercevoir le sauvage,
les mains étendues, tournoyant dans l’espace, et bientôt se brisant
contre terre. Le docteur écarta alors les deux fils électriques, et
l'obscurité redevint profonde. Il était une heure du matin.

Le Français évanoui ouvrit enfin les yeux.

« Vous êtes sauvé, lui dit le docteur.

--Sauvé, répondit-il en anglais, avec un triste sourire, sauvé d'une
mort cruelle! Mes frères, je vous remercie; mais mes jours sont
comptés, mes heures même, et je n'ai plus beaucoup de temps à
vivre! »

Et le missionnaire, épuisé, retomba dans son assoupissement.

« Il se meurt, s'écria Dick.

--Non, non, répondit Fergusson en se penchant sur lui, mais il est
bien faible; couchons-le sous la tente. »

Ils étendirent doucement sur leurs couvertures ce pauvre corps
amaigri, couvert de cicatrices et de blessures encore saignantes, où
le fer et le feu avaient laissé en vingt endroits leurs traces
douloureuses. Le docteur fit, avec un mouchoir, un peu de charpie
qu'il étendit sur les plaies après les avoir lavées; ces soins, il
les donna adroitement avec l'habileté d'un médecin; puis, prenant un
cordial dans sa pharmacie, il en versa quelques gouttes sur les
lèvres du prêtre.

Celui-ci pressa faiblement ses lèvres compatissantes et eut à peine
la force de dire: « Merci! merci! »

Le docteur comprit qu'il fallait lui laisser un repos absolu; il
ramena les rideaux de la tente, et revint prendre la direction du
ballon.

Celui-ci, en tenant compte du poids de son nouvel hôte, avait été
délesté de prés de cent quatre-vingts livres; il se maintenait donc
sans l'aide du chalumeau. Au premier rayon du jour, un courant le
poussait doucement vers l'ouest-nord-ouest. Fergusson alla
considérer pendant quelques instants le prêtre assoupi.

« Puissions-nous conserver ce compagnon que le ciel nous a envoyé
dit le chasseur. As-tu quelque espoir?

--Oui, Dick, avec des soins, dans cet air si pur.

--Comme cet homme a souffert! dit Joe avec émotion Savez-vous qu'il
faisait là des choses plus hardies que nous, en venant seul au
milieu de ces peuplades!

--Cela n'est pas douteux, » répondit le chasseur.

Pendant toute cette journée, le docteur ne voulut pas que le sommeil
du malheureux fut interrompu; c’était un long assoupissement,
entrecoupé de quelques murmures de souffrance qui ne laissaient pas
d'inquiéter Fergusson.

Vers le soir, le Victoria demeurait stationnaire au milieu de
l'obscurité, et pendant cette nuit, tandis que Joe et Kennedy se
relayaient aux côtés du malade, Fergusson veillait à la sûreté de
tous.

Le lendemain au matin, le Victoria avait à peine dérivé dans l'ouest
La journée s'annonçait pure et magnifique. Le malade put appeler ses
nouveaux amis d'une voix meilleure. On releva les rideaux de la
tente, et il aspira avec bonheur l'air vif du matin.

« Comment vous trouvez-vous? lui demanda Fergusson .

--Mieux peut-être, répondit-il. Mais vous, mes amis, je ne vous ai
encore vus que dans un rêve! A peine puis-je me rendre compte de ce
qui s'est passé! Qui êtes-vous, afin que vos noms ne soient pas
oubliés dans ma dernière prière?

--Nous sommes des voyageurs anglais, répondit Samuel; nous avons
tenté de traverser l'Afrique en ballon, et, pendant notre passage,
nous avons eu le bonheur de vous sauver.

--La science a ses héros, dit le missionnaire

--Mais la religion a ses martyrs, répondit l'Écossais.

--Vous êtes missionnaire? demanda le docteur.

--Je suis un prêtre de la mission des Lazaristes. Le ciel vous a
envoyés vers moi, le ciel en soit loué! Le sacrifice de ma vie
était fait! Mais vous venez d'Europe Parlez-moi de l'Europe, de la
France! Je suis sans nouvelles depuis cinq ans?

--Cinq ans, seul, parmi ces sauvages! s'écria Kennedy.

--Ce sont des âmes à racheter, dit le jeune prêtre, des frères
ignorants et barbares, que la religion seule peut instruire et
civiliser. »

Samuel Fergusson, répondant au désir du missionnaire, l'entretint
longuement de la France.

Celui-ci l'écoutait avidement et des larmes coulèrent de ses yeux.
Le pauvre jeune homme prenait tour à tour les mains de Kennedy et de
Joe dans les siennes, brûlantes de fièvre; le docteur lui prépara
quelques tasses de thé qu'il but avec plaisir; il eut alors la force
de se relever un peu et de sourire en se voyant emporté dans ce ciel
si pur!

« Vous êtes de hardis voyageurs, dit-il, et vous réussirez dans
votre audacieuse entreprise; vous reverrez vos parents, vos amis,
votre patrie, vous!... »

La faiblesse du jeune prêtre devint si grande alors, qu'il fallut le
coucher de nouveau. Une prostration de quelques heures le tint comme
mort entre les mains de Fergusson. Celui-ci ne pouvait contenir son
émotion; il sentait cette existence s'enfuir. Allaient-ils donc
perdre si vite celui qu'ils avaient arraché au supplice? Il pansa
de nouveau les plaies horribles du martyr et dut sacrifier la plus
grande partie de sa provision d'eau pour rafraîchir ses membres
brûlants. Il l'entoura des soins les plus tendres et les plus
intelligents. Le malade renaissait peu à peu entre ses bras, et
reprenait le sentiment, sinon la vie.

Le docteur surprit son histoire entre ses paroles entrecoupées.

« Parlez votre langue maternelle, lui avait-il dit; je la
comprends, et cela vous fatiguera moins. »

Le missionnaire était un pauvre jeune du village d'Aradon, en
Bretagne, en plein Morbihan; ses premiers instincts l'entraînèrent
vers la carrière ecclésiastique; à cette vie d'abnégation il voulut
encore joindre la vie de danger, en entrant dans l'ordre des prêtres
de la Mission, dont saint Vincent de Paul fut le glorieux fondateur;
à vingt ans, il quittait son pays pour les plages inhospitalières de
l'Afrique. Et de là peu à peu, franchissant les obstacles, bravant
les privations, marchant et priant, il s'avança jusqu'au sein des
tribus qui habitent les affluents du Nil supérieur; pendant deux
ans, sa religion fut repoussée, son zèle fut méconnu, ses charités
furent malaisés; il demeura prisonnier de l'une des plus cruelles
peuplades du Nyambarra, en butte à mille mauvais traitements. Mais
toujours il enseignait, il instruisait, il priait. Cette tribu
dispersée et lui laissé pour mort après un de ces combats si
fréquents de peuplade à peuplade, au lieu de retourner sur ses pas,
il continua son pèlerinage évangélique. Son temps le plus paisible
fut celui où on le prit pour un fou il s'était familiarisé avec les
idiomes de ces contrées; il catéchisait. Enfin, pendant deux longues
années encore, il parcourut ces régions barbares, poussé par cette
force surhumaine qui vient de Dieu; depuis un an, il résidait dans
cette tribu des Nyam-Nyam, nommée Barafri, l'une des plus sauvages.
Le chef étant mort il y a quelques jours, ce fut à lui qu'on
attribua cette mort inattendue; on résolut de l'immoler; depuis
quarante heures déjà durait son supplice; ainsi que l'avait supposé
le docteur, il devait mourir au soleil de midi. Quand il entendit le
bruit des armes à feu, la nature l'emporta: « A moi! à moi! »
s'écria-t-il, et il crut avoir rêvé, lorsqu'une voix venue du ciel
lui lança des paroles de consolation.

« Je ne regrette pas, ajouta-t-il, cette existence qui s'en va, ma
vie est Dieu!

--Espérez encore, lui répondit le docteur; nous sommes près de vous;
nous vous sauverons de la mort comme nous vous avons arraché au
supplice.

--Je n'en demande pas tant au ciel, répondit le prêtre résigné!
Béni soit Dieu de m'avoir donné avant de mourir cette joie de
presser des mains amies, et d'entendre la langue de mon pays. »

Le missionnaire s’affaiblit de nouveau. La journée se passa ainsi
entre l’espoir et la crainte, Kennedy très ému et Joe s'essuyant les
yeux à l’écart.

Le Victoria faisait peu de chemin, et le vent semblait vouloir
ménager son précieux fardeau.

Joe signala vers le soir une lueur immense dans l'ouest. Sous des
latitudes plus élevées, on eût pu croire une vaste aurore boréale;
le ciel paraissait en feu. Le docteur vint examiner attentivement ce
phénomène.

« Ce ne peut être qu'un volcan en activité, dit-il.

--Mais le vent nous porte au-dessus, répliqua Kennedy.

--Eh bien! nous le franchirons à une hauteur rassurante. »

Trois heures après le Victoria se trouvait en pleines montagnes; sa
position exacte était par 24° 15' de longitude et 4° 42' de latitude;
devant lui, un ciel embrasé déversait des torrents de lave en
fusion, et projetait des quartiers de roches à une grande élévation;
il y avait des coulées de feu liquide qui retombaient en cascades
éblouissantes. Magnifique et dangereux spectacle, car le vent, avec
une fixité constante, portait le ballon vers cette atmosphère
incendiée.

Cet obstacle que l'on ne pouvait tourner, il fallut le franchir; le
chalumeau fut développé à toute flamme, et le Victoria parvint à six
mille pieds, laissant entre le volcan et lui un espace de plus de
trois cents toises.

De son lit de douleur, le prêtre mourant put contempler ce cratère
en feu d'où s'échappaient avec fracas mille gerbes éblouissantes.

« Que c'est beau, dit-il, et que la puissance de Dieu est infinie
jusque dans ses plus terribles manifestations! »

Cet épanchement de laves en ignition revêtait les flancs de la
montagne d'un véritable tapis de flammes; l'hémisphère inférieur du
ballon resplendissait dans la nuit; une chaleur torride montait
jusqu'à la nacelle, et le docteur Fergusson eut hâte de fuir cette
périlleuse situation.

Vers dix heures du soir, la montagne n'était plus qu'un point rouge
à l'horizon, et le Victoria poursuivait tranquillement son voyage
dans une zone moins élevée.






CHAPITRE XXIII

Colère de Joe.--La mort d’un juste.--La veillée du corps.--Aridité.
--L'ensevelissement.--Les blocs de quartz.--Hallucination de
Joe.--Un lest précieux.--Relèvement des montagnes
aurifères.--Commencement des désespoirs de Joe.





Une nuit magnifique s’étendait sur la terre. Le prêtre s'endormit
dans une prostration paisible.

« Il n'en reviendra pas, dit Joe! Pauvre jeune homme! trente ans à
peine!

--Il s’éteindra dans nos bras! dit le docteur avec désespoir. Sa
respiration déjà si faible s'affaiblit encore, et je ne puis rien
pour le sauver!

--Les infâmes gueux! s'écriait Joe, que ces subites colères
prenaient de temps à autre. Et penser que ce digne prêtre a trouvé
encore des paroles pour les plaindre, pour les excuser, pour leur
pardonner!

--Le ciel lui fait une nuit bien belle, Joe, sa dernière nuit
peut-être. Il souffrira peu désormais, et sa mort ne sera qu'un
paisible sommeil. »

Le mourant prononça quelques paroles entrecoupées; le docteur
s'approcha; la respiration du malade devenait embarrassée; il
demandait de l'air; les rideaux furent entièrement retirés, et il
aspira avec délices les souffles légers de cette nuit transparente;
les étoiles lui adressaient leur tremblante lumière, et la lune
l'enveloppait dans le blanc linceul de ses rayons.

Mes amis, dit-il d'une voix affaiblie, Je m'en vais! Que le Dieu
qui récompense vous conduise au port! qu'il vous paye pour moi ma
dette de reconnaissance!

--Espérez encore, lui répondit Kennedy. Ce n'est qu'un
affaiblissement passager. Vous ne mourrez pas! Peut-on mourir par
cette belle nuit d'été.

--La mort est là, reprit le missionnaire, je le sais! Laissez-moi
la regarder en face! La mort, commencement des choses éternelles,
n'est que la fin des soucis terrestres. Mettez-moi à genoux, mes
frères, je vous en prie! »

Kennedy le souleva; ce fut pitié de voir ses membres sans forces se
replier sous lui.

« Mon Dieu! mon Dieu! s'écria l'apôtre mourant, ayez pitié de moi! »

Sa figure resplendit. Loin de cette terre dont il n'avait jamais
connu les joies, au milieu de cette nuit qui lui jetait ses plus
douces clartés, sur le chemin de ce ciel vers lequel il s'élevait
comme dans une assomption miraculeuse, il semblait déjà revivre de
l'existence nouvelle.

Son dernier geste fut une bénédiction suprême à ses amis d’un jour.

Et il retomba dans les bras de Kennedy, dont le visage se baignait
de grosses larmes.

« Mort! dit le docteur en se penchant sur lui, mort! »

Et d'un commun accord les trois amis s'agenouillèrent pour prier en
silence.

« Demain matin, reprit bientôt Fergusson, nous l'ensevelirons dans
cette terre d'Afrique arrosée de son sang. »

Pendant le reste de la nuit, le corps fut veillé tour à tour par le
docteur, Kennedy, Joe, et pas une parole ne troubla ce religieux
silence; chacun pleurait.

Le lendemain, le vent venait du sud, et le Victoria marchait assez
lentement au-dessus d'un vaste plateau de montagnes; là des cratères
éteints, ici des ravins incultes; pas une goutte d'eau sur ces
crêtes desséchées; des rocs amoncelés, des blocs erratiques, des
marnières blanchâtres, tout dénotait une stérilité profonde.

Vers midi, le docteur, pour procéder à l’ensevelissement du corps,
résolut de descendre dans un ravin, au milieu de roches plutoniques
de formation primitive, les montagnes environnantes devaient
l’abriter et lui permettre d'amener sa nacelle jusqu'au sol, car il
n'existait aucun arbre qui pût lui offrir un point d'arrêt.

Mais, ainsi qu'il l'avait fait comprendre à Kennedy, par suite de sa
perte de lest lors de l'enlèvement du prêtre, il ne pouvait
descendre maintenant qu'à la condition de lâcher une quantité
proportionnelle de gaz; il ouvrit donc la soupape du ballon
extérieur. L'hydrogène fusa, et le Victoria s'abaissa tranquillement
vers le ravin.

Dès que la nacelle toucha à terre, le docteur ferma sa soupape; Joe
sauta sur le sol, tout en se retenant d'une main au bord extérieur,
et de l'autre, il ramassa un certain nombre de pierres qui bientôt
remplacèrent son propre poids; alors il put employer ses deux
mains, et il eut bientôt entassé dans la nacelle plus de cinq cents
livres de pierres; alors le docteur et Kennedy purent descendre à
leur tour. Le Victoria se trouvait équilibré, et sa force
ascensionnelle était impuissante à l'enlever.

D'ailleurs, il ne fallut pas employer une grande quantité de ces
pierres, car les blocs ramassés par Joe étaient d'une pesanteur
extrême, ce qui éveilla un instant l'attention de Fergusson. Le sol
était parsemé de quartz et de roches porphyriteuses.

« Voilà une singulière découverte, » se dit mentalement le docteur.

Pendant ce temps, Kennedy et Joe allèrent à quelques pas choisir un
emplacement pour la fosse. Il faisait une chaleur extrême dans ce
ravin encaissé comme une sorte de fournaise. Le soleil de midi y
versait d'aplomb ses rayons brûlants.

Il fallut d'abord déblayer le terrain des fragments de roc qui
l'encombraient; puis une fosse fut creusée assez profondément pour
que les animaux féroces ne pussent déterrer le cadavre.

Le corps du martyr y fut déposé avec respect.

La terre retomba sur ces dépouilles mortelles, et au-dessus de gros
fragments de roches furent disposés comme un tombeau.

Le docteur cependant demeurait immobile et perdu dans ses
réflexions. Il n'entendait pas l'appel de ses compagnons, il ne
revenait pas avec eux chercher un abri contre la chaleur du jour.

« A quoi penses-tu donc, Samuel? lui demanda Kennedy.

--A un contraste bizarre de la nature, à un singulier effet du
hasard. Savez-vous dans quelle terre cet homme d'abnégation, ce
pauvre de cœur a été enseveli?

--Que veux-tu dire? Samuel, demanda l'Écossais.

--Ce prêtre, qui avait fait vœu de pauvreté, repose maintenant dans
une mine d'or!

--Une mine d'or! s'écrièrent Kennedy et Joe.

--Une mine d’or, répondit tranquillement le docteur. Ces blocs que
vous foulez aux pieds comme des pierres sans valeur sont du minerai
d'une grande pureté.

--Impossible! impossible! répéta Joe.

--Vous ne chercheriez pas longtemps dans ces fissures de schiste
ardoisé sans rencontrer des pépites importantes. »

Joe se précipita comme un fou sur ces fragments épars. Kennedy
n'était pas loin de l’imiter.

Calme-toi, mon brave Joe, lui dit son maître.

--Monsieur, vous en parlez à votre aise.

--Comment! un philosophe de ta trempe...

--Eh! Monsieur, il n'y a pas de philosophie qui tienne.

--Voyons! réfléchis un peu. A quoi nous servirait toute cette
richesse nous ne pouvons pas l'emporter.

--Nous ne pouvons pas l'emporter! par exemple!

--C'est un peu lourd pour notre nacelle! J'hésitais même à te faire
part de cette découverte, dans la crainte d'exciter tes regrets.

--Comment! dit Joe, abandonner ces trésors! Une fortune à nous!
bien à nous! la laisser!

--Prends garde, mon ami. Est-ce que la fièvre de l'or te prendrait?
est-ce que ce mort, que tu viens d'ensevelir, ne t’a pas enseigné la
vanité des choses humaines?

--Tout cela est vrai, répondit Joe; mais enfin, de l'or! Monsieur
Kennedy, est-ce que vous ne m'aiderez pas à ramasser un peu de ces
millions?

--Qu'en ferions-nous, mon pauvre Joe? dit le chasseur qui ne put
s'empêcher de sourire. Nous ne sommes pas venus ici chercher la
fortune, et nous ne devons pas la rapporter.

--C'est un peu lourd, les millions, reprit le docteur, et cela ne se
met pas aisément dans la poche.

--Mais enfin, répondit Joe, poussé dans ses derniers retranchements
ne peut-on, au lieu de sable, emporter ce minerai pour lest?

--Eh bien! J’y consens, dit Fergusson; mais tu ne feras pas trop la
grimace, quand nous jetterons quelques milliers de livres par-dessus
le bord.

--Des milliers de livres! reprenait Joe, est-il possible que tout
cela soit de l'or!

--Oui, mon ami; c'est un réservoir où la nature a entassé ses
trésors depuis des siècles; il y a là de quoi enrichir des pays tout
entiers! Une Australie et une Californie réunies au fond d'un
désert!

--Et tout cela demeurera inutile!

--Peut-être! En tout cas, voici ce que je ferai pour te consoler.

--Ce sera difficile, répliqua Joe d'un air contrit.

--Ecoute. Je vais prendre la situation exacte de ce placer, je te la
donnerai, et, à ton retour en Angleterre, tu en feras part à tes
concitoyens, si tu crois que tant d'or puisse faire leur bonheur.

--Allons, mon maître, je vois bien que vous avez raison; je me
résigne, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Emplissons
notre nacelle de ce précieux minerai. Ce qui restera à la fin du
voyage sera toujours autant de gagné.

Et Joe se mit à l'ouvrage; il y allait de bon cœur; il eut bientôt
entassé près de mille livres de fragments de quartz, dans lequel
l'or se trouve renfermé comme dans une gangue d'une grande dureté.

Le docteur le regardait faire en souriant; pendant ce travail, il
prit ses hauteurs, et trouva pour le gisement de la tombe du
missionnaire 22° 23’ de longitude, et 4° 55'de latitude
septentrionale.

Puis, jetant un dernier regard sur ce renflement du sol sous lequel
reposait le corps du pauvre Français, il revint vers la nacelle.

Il eût voulu dresser une croix modeste et grossière sur ce tombeau
abandonné au milieu des déserts de l'Afrique; mais pas un arbre ne
croissait aux environs.

« Dieu la reconnaîtra, » dit-il.

Une préoccupation assez sérieuse se glissait aussi dans l'esprit de
Fergusson; il aurait donné beaucoup de cet or pour trouver un peu
d'eau; il voulait remplacer celle qu'il avait jetée avec la caisse
pendant l'enlèvement du nègre, mais c'était chose impossible dans
ces terrains arides; cela ne laissait pas de l'inquiéter; obligé
d'alimenter sans cesse son chalumeau, il commençait à se trouver à
court pour les besoins de la soif; il se promit donc de ne négliger
aucune occasion de renouveler sa réserve.

De retour à la nacelle, il la trouva encombrée par les pierres de
l'avide Joe; il y monta sans rien dire, Kennedy prit sa place
habituelle, et Joe les suivit tous deux, non sans jeter un regard de
convoitise sur les trésors du ravin.

Le docteur alluma son chalumeau; le serpentin s'échauffa, le courant
d'hydrogène se fit au bout de quelques minutes, le gaz se dilata,
mais le ballon ne bougea pas.

Joe le regardait faire avec inquiétude et ne disait mot.

« Joe, » fit le docteur.

Joe ne répondit pas.

« Joe, m'entends-tu? »

Joe fit signe qu'il entendait, mais qu'il ne voulait pas comprendre.

« Tu vas me faire le plaisir, reprit Fergusson, de jeter une
certaine quantité de ce minerai à terre.

--Mais, Monsieur, vous m'avez permis

--Je t'ai permis de remplacer le lest, voilà tout.

--Cependant.

--Veux-tu donc que nous restions éternellement dans ce désert! »

Il jeta un regard désespéré vers Kennedy; mais le chasseur prit
l'air d’un homme qui n'y pouvait rien.

« Eh bien, Joe?

--Votre chalumeau ne fonctionne donc pas? reprit l'entêté.

--Mon chalumeau est allumé, tu le vois bien! mais le ballon ne
s'enlèvera que lorsque tu l'auras délesté un peu. »

Joe se gratta l'oreille, prit un fragment de quartz, le plus petit
de tous, le pesa, le repesa, le fit sauter dans ses mains; c'était
un poids de trois ou quatre livres; il le jeta.

Le Victoria ne bougea pas.

« Hein! fit-il, nous ne montons pas encore

--Pas encore, répondit le docteur. Continue. »

Kennedy riait. Joe jeta encore une dizaine de livres. Le ballon
demeurait toujours immobile. Joe pâlit.

« Mon pauvre garçon, dit Fergusson, Dick, toi et moi, nous pesons,
si je ne me trompe, environ quatre cents livres; il faut donc te
débarrasser d'un poids au moins égal au notre, puisqu'il nous
remplaçait.

--Quatre cents livres à jeter! s'écria Joe piteusement.

--Et quelque chose avec pour nous enlever. Allons, courage! »

Le digne garçon, poussant de profonds soupirs, se mit à délester le
ballon. De temps en temps il s'arrêtait:

Nous montons! disait-il.

--Nous ne montons pas, lui était-il invariablement répondu.

--Il remue, dit-il enfin.

--Va encore, répétait Fergusson.

--Il monte! j'en suis sûr.

--Va toujours, » répliquait Kennedy.

Alors Joe, prenant un dernier bloc avec désespoir, le précipita en
dehors de la nacelle. Le Victoria s'éleva d'une centaine de pieds,
et, le chalumeau aidant, il dépassa bientôt les cimes environnantes.

« Maintenant, Joe, dit le docteur, il te reste encore une jolie
fortune, si nous parvenons à garder cette provision jusqu'à la fin
du voyage, et tu seras riche pour le reste de tes jours. »

Joe ne répondit rien et s'étendit moelleusement sur son lit de
minerai.

« Vois, mon cher Dick, reprit le docteur, ce que peut la puissance
de ce métal sur le meilleur garçon du monde. Que de passions, que
d'avidités, que de crimes enfanterait la connaissance d'une pareille
mine! Cela est attristant. »

Au soir, le Victoria s'était avancé de quatre-vingt-dix milles dans
l'ouest; il se trouvait alors en droite ligne à quatorze cents
milles de Zanzibar.






CHAPITRE XXIV

Le vent tombe.--Les approches du Désert.--Le décompte de la
provision d'eau.--Les nuits de l'Équateur.--Inquiétudes de Samuel
Fergusson.--La situation telle qu'elle est.--Énergique réponses de
Kennedy et de Joe.--Encore une nuit.





Le Victoria, accroché à un arbre solitaire et presque desséché,
passa la nuit dans une tranquillité parfaite; les voyageurs purent
goûter un peu de ce sommeil dont ils avaient si grand besoin; les
émotions des journées précédentes leur avaient laissé de tristes
souvenirs.

Vers le matin, le ciel reprit sa limpidité brillante et sa chaleur.
Le ballon s'éleva dans les airs; après plusieurs essais infructueux,
il rencontra un courant, peu rapide d'ailleurs, qui le porta vers le
nord-ouest.

« Nous n'avançons plus, dit le docteur; si je ne me trompe, nous
avons accompli la moitié de notre voyage à peu près en dix jours;
mais, au train dont nous marchons, il nous faudra des mois pour le
terminer. Cela est d'autant plus fâcheux que nous sommes menacés de
manquer d'eau.

--Mais nous en trouverons, répondit Dick; il est impossible de ne
pas rencontrer quelque rivière, quelque ruisseau, quelque étang,
dans cette vaste étendue de pays.

--Je le désire.

--Ne serait-ce pas le chargement de Joe qui retarderait notre marche? »

Kennedy parlait ainsi pour taquiner le brave garçon; il le faisait
d'autant plus volontiers, qu'il avait un instant éprouvé les
hallucinations de Joe; mais, n'en ayant rien fait paraître, il se
posait en esprit fort; le tout en riant, du reste.

Joe lui lança un coup d'œil piteux. Mais le docteur ne répondit pas.
Il songeait, non sans de secrètes terreurs, aux vastes solitudes du
Sahara; là, des semaines se passant sans que les caravanes
rencontrent un puits où se désaltérer. Aussi surveillait-il avec la
plus soigneuse attention les moindres dépressions du sol.

Ces précautions et les derniers incidents avaient sensiblement
modifié la disposition d'esprit des trois voyageurs; ils parlaient
moins; ils s'absorbaient davantage dans leurs propres pensées.

Le digne Joe n'était plus le même depuis que ses regards avaient
plongé dans cet océan d'or; il se taisait; il considérait avec
avidité ces pierres entassées dans la nacelle. sans valeur
aujourd'hui, inestimables demain.

L'aspect de cette partie de l'Afrique était inquiétant d'ailleurs.
Le désert se faisait peu à peu. Plus un village, pas même une
réunion de quelques huttes; La végétation se retirait. A peine
quelques plantes rabougries comme dans les terrains bruyéreux de
l'Écosse, un commencement de sables blanchâtres et des pierres de
feu, quelques lentisques et des boissons épineux. Au milieu de cette
stérilité, la carcasse rudimentaire du globe apparaissant en arêtes
de roches vives et tranchantes. Ces symptômes d'aridité donnaient à
penser au docteur Fergusson.

Il ne semblait pas qu'une caravane eût jamais affronté cette contrée
déserte; elle aurait laissé des traces visibles de campement, les
ossements blanchis de ses hommes ou de ses bêtes. Mais rien Et l'on
sentait que bientôt une immensité de sable s'emparerait de cette
région désolée.

Cependant on ne pouvait reculer; il fallait aller en avant; le
docteur ne demandait pas mieux; il eut souhaité une tempête pour
l'entraînerait delà de ce pays. Et pas un nuage au ciel! A la fin
de cette journée, le Victoria n’avait pas franchi trente milles.

Si l'eau n'eut pas manqué! Mais il en restait en tout trois gallons
[Treize litres et demi environ]! Fergusson mit de côté un gallon
destiné à étancher la soif ardente qu'une chaleur de
quatre-vingt-dix degrés [50° centigrades] rendait intolérable; deux
gallons restaient donc pour alimenter le chalumeau; ils ne
pouvaient produire que quatre cent quatre-vingts pieds cubes de gaz;
or le chalumeau en dépensait neuf pieds cubes par heure environ; on
ne pouvait donc plus marcher que pendant cinquante-quatre heures.
Tout cela était rigoureusement mathématique.

« Cinquante-quatre heures! dit-il à ses compagnons. Or, comme je
suis bien décidé à ne pas voyager la nuit, de peur de manquer un
ruisseau, une source, une mare, c'est trois jours et demi de voyage
qu'il nous reste, et pendant lesquels il faut trouver de l'eau à
tout prix. J'ai cru devoir vous prévenir de cette situation grave,
mes amis, car je ne réserve qu'un seul gallon pour notre soif, et
nous devrons nous mettre à une ration sévère.

--Rationne-nous, répondit le chasseur; mais il n'est pas encore
temps de se désespérer; nous avons trois jours devant nous, dis-tu?

--Oui, mon cher Dick.

--Eh bien! comme nos regrets ne sauraient qu'y faire, dans trois
jours il sera temps de prendre un parti; jusque-là redoublons de
vigilance. »

Au repas du soir, l’eau fut donc strictement mesurée; la quantité
d'eau-de-vie s'accrut dans les grogs; mais il fallait se défier de
cette liqueur plus propre à altérer qu'à rafraîchir.

La nacelle reposa pendant la nuit sur un immense plateau qui
présentait une forte dépression. Sa hauteur était à peine de huit
cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette circonstance rendit
quelque espoir au docteur; elle lui rappela les présomptions des
géographes sur l'existence d'une vaste étendue d'eau au centre de
l'Afrique. Mais, si ce lac existait, il y fallait parvenir; or, pas
un changement ne se faisait dans le ciel immobile.

A la nuit paisible, à sa magnificence étoilée, succédèrent le jour
immuable et les rayons ardents du soleil; dès ses premières lueurs,
la température devenait brûlante. A cinq heures du matin, le docteur
donna le signal du départ, et pendant un temps, assez long le
Victoria demeura sans mouvement dans une atmosphère de plomb.

Le docteur aurait pu échapper à cette chaleur intense en s'élevant
dans des zones supérieures; mais il fallait dépenser une plus grande
quantité d'eau, chose impossible alors. Il se contenta donc de
maintenir son aérostat à cent pieds du sol; là, un courant faible
le poussait vers l’horizon occidental.

Le déjeuner se composa d'un peu de viande séchée et de pemmican.
Vers midi, le Victoria avait à peine fait quelques milles.

« Nous ne pouvons aller plus vite, dit le docteur. Nous ne
commandons pas, nous obéissons.

--Ah! mon cher Samuel, dit le chasseur, voilà une de ces occasions
où un propulseur ne serait pas à dédaigner.

--Sans doute, Dick, en admettant toutefois qu'il ne dépensât pas
d'eau pour se mettre en mouvement, car alors la situation serait
exactement la même; jusqu'ici, d'ailleurs, on n'a rien inventé qui
fût praticable. Les ballons en sont encore au point où se trouvaient
les navires avant l'invention de la vapeur On a mis six mille ans à
imaginer les aubes et les hélices; nous avons donc le temps
d'attendre.

--Maudite chaleur! fit Joe en essuyant son front ruisselant.

--Si nous avions de l'eau, cette chaleur nous rendrait quelque
service, car elle dilate l'hydrogène de l'aérostat et nécessite une:
flamme moins forte dans le serpentin. Il est vrai que si nous
n'étions pas à bout de liquide, nous n'aurions pas à l'économiser.
Ah! maudit sauvage qui nous a coûté cette précieuse caisse!

--Tu ne regrettes pas ce que tu as fait, Samuel?

--Non, Dick, puisque nous avons pu soustraire cet infortuné à une
mort horrible. Mais les cent livres d'eau que nous avons jetées nous
seraient bien utiles; c'étaient encore douze ou treize jours de
marche assurés, et de quoi traverser certainement ce désert.

--Nous avons fait au moins la moitié du voyage? demanda Joe.

--Comme distance, oui; comme durée, non, si le vent nous abandonne.
Or il a une tendance à diminuer tout à fait.

--Allons, Monsieur, reprit Joe, il ne faut pas nous plaindre; nous
nous en sommes assez bien tirés jusqu'ici, et, quoi que je fasse, il
m'est impossible de me désespérer. Nous trouverons de l'eau, c'est
moi qui vous le dis.

Le sol, cependant, se déprimait de mille en mille; les ondulations
des montagnes aurifères venaient mourir sur la plaine; c'étaient les
derniers ressauts d'une nature épuisée. Les herbes éparses
remplaçaient les beaux arbres de l'est; quelques bandes d'une
verdure altérée luttaient encore contre l'envahissement des sables;
les grandes roches tombées des sommets lointains, écrasées dans leur
chute, s'éparpillaient en cailloux aigus, qui bientôt se feraient
sable grossier, puis poussière impalpable.

« Voici l'Afrique, telle que tu te la représentais, Joe; j'avais
raison de te dire: Prends patience!

--Eh bien, Monsieur, répliqua Joe, voilà qui est naturel, au moins!
de la chaleur et du sable! il serait absurde de rechercher autre
chose dans un pareil pays. Voyez-vous, ajouta-t-il en riant, moi je
n'avais pas confiance dans vos forêts et vos prairies; c'est un
contre-sens! ce n'est pas la peine de venir si loin pour rencontrer
la campagne d'Angleterre. Voici la première fois que je me crois en
Afrique, et je ne suis pas fâché d'en goûter un peu. »

Vers le soir, le docteur constata que le Victoria n'avait pas gagné
vingt milles pendant cette journée brûlante. Une obscurité chaude
l'enveloppa dès que le soleil eut disparu derrière, un horizon tracé
avec la netteté d'une ligne droite.

Le lendemain était le ler mai, un jeudi; mais les jours se
succédaient avec une monotonie désespérante; le matin valait le
matin qui l'avait précédé; midi jetait à profusion ses mêmes rayons
toujours inépuisables, et la nuit condensait dans son ombre cette
chaleur éparse que le jour suivant devait léguer encore à la nuit
suivante. Le vent, à peine sensible, devenait plutôt une expiration
qu'un souffle, et l'on pouvait pressentir le moment où cette haleine
s'éteindrait elle-même.

Le docteur réagissait contre la tristesse de cette situation; il
conservait le calme et le sang-froid d'un cœur aguerri. Sa lunette à
la main, il interrogeait tous les points de l'horizon; il voyait
décroître insensiblement les dernières collines et s'effacer la
dernière végétation; devant lui s'étendait toute l'immensité du
désert.

La responsabilité qui pesait sur lui l'affectait beaucoup, bien
qu'il n'en laissât rien paraître. Ces deux hommes, Dick et Joe, deux
amis tous les deux, il les avait entraînés au loin, presque par la
force de l'amitié ou du devoir. Avait-il bien agit? N'était-ce pas
tenter les voies défendues? N'essayait-il pas dans ce voyage de
franchir les limites de l'impossible? Dieu n'avait-il pas réservé à
des siècles plus reculés la connaissance de ce continent ingrat!

Toutes ces pensées, comme il arrive aux heures de découragement, se
multiplièrent dans sa tête, et, par une irrésistible association
d'idées, Samuel s'emportait au-delà de la logique et du
raisonnement. Après avoir constaté ce qu'il n'eût pas dû faire. il
se demandait ce qu'il fallait faire alors. Serait-il impossible de
retourner sur ses pas? N'existait-il pas des courants supérieurs
qui le repousseraient vers des contrées moins arides. Sûr du pays
passé, il ignorait le pays à venir; aussi, sa conscience parlant
haut, il résolut de s'expliquer franchement avec ses deux
compagnons; il leur exposa nettement la situation; il leur montra ce
qui avait été fait et ce qui restait à faire; à la rigueur on
pouvait revenir, le tenter du moins; quelle était leur opinion?

Je n'ai d'autre opinion que celle de mon maître, répondit Joe. Ce
qu'il souffrira, je puis le souffrir, et mieux que lui où il ira,
j'irai.

--Et toi, Kennedy!

--Moi? mon cher Samuel, je ne suis pas homme à me désespérer;
personne n'ignorait moins que moi les périls de l'entreprise; mais
je n'ai plus voulu les voir du moment que tu les affrontais. Je suis
donc à toi corps et âme. Dans la situation présente, mon avis est
que nous devons persé-vérer, aller jusqu'au bout. Les dangers,
d'ailleurs, me paraissent aussi grands pour revenir. Ainsi donc, en
avant, tu peux compter sur nous.

--Merci, mes dignes amis, répondit le docteur véritablement ému. Je
m'attendais à tant de dévouement; mais il me fallait ces
encourageantes paroles. Encore une fois, merci. »

Et ces trois hommes se serrèrent la main avec effusion.

« Écoutez-moi, reprit Fergusson. D’après mes relèvements, nous ne
sommes pas à plus de trois cents milles du golfe de Guinée; le
désert ne peut donc s'étendre indéfiniment, puisque la côte est
habitée et reconnue jusqu'à une certaine profondeur dans les terres.
S'il le faut, nous nous dirigerons vers cette côte, et il est
impossible que nous ne rencontrions pas quelque oasis, quelque puits
où renouveler notre provision d'eau.

Mais ce qui nous manque, c'est le vent, et, sans lui, nous sommes
retenus en calme plat au milieu des airs.

--Attendons avec résignation, » dit le chasseur.

Mais chacun à son tour interrogea vainement l'espace pendant cette
interminable journée; rien n'apparut qui pût faire naître une
espérance. Les derniers mouvements du sol disparurent au soleil
couchant, dont les rayons horizontaux s'allongèrent en longues
lignes de feu sur cette plate immensité. C'était le désert.

Les voyageurs n'avaient pas franchi une distance de quinze milles,
ayant dépensé, ainsi que le jour précèdent, cent trente pieds cube
de gaz pour alimenter le chalumeau, et deux pintes d’eau sur huit
durent être sacrifiées à l'étanchement d'une soit ardente.

La nuit se passa tranquille, trop tranquille! Le docteur ne dormit
pas.






CHAPITRE XXV

Un peu de philosophie.--Un nuage à l'horizon.--Au milieu d'un
brouillard.--Le ballon inattendu.--Les signaux.--Vue exacte du
Victoria.--Les palmiers.--Traces d'une caravane.--Le puits au milieu
du désert.





Le lendemain, même pureté du ciel, même immobilité de l'atmosphère.
Le Victoria s'éleva jusqu'à une hauteur de cinq cents pieds; mais
c'est à peine s'il se déplaça sensiblement dans l'ouest.

« Nous sommes en plein désert, dit le docteur. Voici l'immensité de
sable! Quel étrange spectacle! Quelle singulière disposition de la
nature! Pourquoi là-bas cette végétation excessive, ici cette
extrême aridité, et cela, par la même latitude, sous les mêmes
rayons de soleil!

--Le pourquoi, mon cher Samuel, m'inquiète peu, répondit Kennedy; la
raison me préoccupe moins que le fait. Cela est ainsi, voilà
l'important.

--Il faut bien philosopher un peu, mon cher Dick; cela ne peut pas
faire de mal

--Philosophons, je le veux bien; nous en avons le temps; à peine si
nous marchons. Le vent a peur de souffler, il dort.

--Cela ne durera pas, dit Joe, il me semble apercevoir quelques
bandes de nuages dans l'est.

--Joe a raison, répondit le docteur.

--Bon, fit Kennedy, est-ce que nous tiendrions notre nuage; avec une
bonne pluie et un bon vent qu'il nous jetterait au visage!

--Nous verrons bien, Dick, nous verrons bien.

--C'est pourtant vendredi, mon maître, et je me défie des vendredis

--Eh bien! j'espère qu'aujourd'hui même tu reviendras de tes
prétentions.

--Je le désire, Monsieur. Ouf! fit-il en s'épongeant le visage, la
chaleur est une bonne chose, en hiver surtout; mais en été, il ne
faut pas en abuser.

--Est-ce que tu ne crains pas l'ardeur du soleil pour notre ballon
demanda Kennedy au docteur.

--Non; la gutta-percha dont le taffetas est enduit supporte des
températures beaucoup plus élevées. Celle à laquelle je l'ai soumise
intérieurement au moyen du serpentin a été quelquefois de cent
cinquante-huit degrés [70° centigrades] et l'enveloppe ne paraît pas
avoir souffert.

--Un nuage! un vrai nuage! » s'écria en ce moment Joe, dont la vue
perçante défiait toutes les lunettes.

En effet, une bande épaisse et maintenant distincte s'élevait
lentement au-dessus de l'horizon; elle paraissait profonde et comme
boursouflée; c'était un amoncellement de petits nuages qui
conservaient invariablement leur forme première, d'où le docteur
conclut qu'il n'existait aucun courant d'air dans leur
agglomération.

Cette masse compacte avait paru vers huit heures du matin, et à onze
heures seulement, elle atteignait le disque du soleil, qui disparut
tout entier derrière cet épais rideau; à ce moment même, la bande
inférieure du nuage abandonnait la ligne de l'horizon qui éclatait
en pleine lumière.

« Ce n'est qu'un nuage isolé, dit le docteur, il ne faut pas trop
compter sur lui. Regarde, Dick, sa forme est encore exactement celle
qu'il avait ce matin.

--En effet, Samuel, il n'y a là ni pluie ni vent, pour nous du
moins.

--C'est à craindre, car il se maintient à une très grande hauteur.

--Eh bien! Samuel, si nous allions chercher ce nuage qui ne veut
pas crever sur nous?

--J'imagine que cela ne servira pas grand-chose, répondit le
docteur; ce sera une dépense de gaz et par conséquent d'eau plus
considérable. Mais, dans notre situation, il ne faut rien négliger;
nous allons monter. »

Le docteur poussa toute grande la flamme du chalumeau dans les
spirales du serpentin; une violente chaleur se développa, et bientôt
le ballon s'éleva sous l'action de son hydrogène dilaté.

A quinze cents pieds environ du sol, il rencontra la masse opaque du
nuage, et entra dans un épais brouillard, se maintenant à cette
élévation; mais il n'y trouva pas le moindre souffle de vent; ce
brouillard paraissait même dépourvu d'humidité, et les objets
exposés à son contact furent à peine humectés. Le Victoria,
enveloppé dans cette vapeur, y gagna peut-être une marche plus
sensible, mais ce fut tout.

Le docteur constatait avec tristesse le médiocre résultat obtenu par
sa manœuvre, quand il entendit Joe s'écrier avec les accents de la
plus vive surprise:

« Ah! par exemple!

--Qu'est-ce donc, Joe?

--Mon maître! Monsieur Kennedy! voilà qui est étrange!

--Qu'y a-t-il donc?

--Nous ne sommes pas seuls ici! il y a des intrigants! On nous a
volé notre invention!

--Devient-il fou? » demanda Kennedy.

Joe représentait la statue de la stupéfaction! Il restait immobile

« Est-ce que le soleil aurait dérangé l'esprit de ca pauvre garçon?
dit le docteur en se tournant vers lui.

« Me diras-tu?... dit-il.

--Mais voyez, Monsieur, dit Joe en indiquant un point dans l'espace,

--Par saint Patrick! s'écria Kennedy à son tour, ceci n'est pas
croyable! Samuel, Samuel, vois donc!

--Je vois, répondit tranquillement le docteur.

--Un autre ballon! d’autres voyageurs comme nous! »

En effet, à deux cents pieds, un aérostat flottait dans l'air avec
sa nacelle et ses voyageurs; il suivait exactement la même route que
le Victoria.

« Eh bien! dit le docteur, il ne nous reste qu'à lui faire des
signaux; prends le pavillon, Kennedy, et montrons nos couleurs.

Il paraît que les voyageurs du second aérostat avaient eu au même
moment la même pensée, car le même drapeau répétait identiquement le
même salut dans une main qui l'agitait de la même façon.

« Qu'est-ce que cela signifie? demanda le chasseur.

--Ce sont des singes, s’écria Joe, ils se moquent de nous!

--Cela signifie, répondit Fergusson en riant, que c'est toi-même qui
te fais ce signal, mon cher Dick; cela veut dire que nous-mêmes nous
sommes dans cette seconde nacelle, et que ce ballon est tout
bonnement notre Victoria.

--Quant à cela, mon maître, sauf votre respect, dit Joe, vous ne me
le ferez jamais croire.

--Monte sur le bord, Joe, agite tes bras, et tu verras. »

Joe obéit: il vit ses gestes exactement et instantanément
reproduits.

« Ce n'est qu'un effet de mirage, dit le docteur, et pas autre
chose; un simple phénomène d'optique; il est du à la réfraction
inégale des couches de l'air, et voilà tout.

--C'est merveilleux! répétait Joe, qui ne pouvait se rendre et
multipliait ses expériences à tour de bras.

--Quel curieux spectacle! reprit Kennedy. Cela fait plaisir de voir
notre brave Victoria! Savez-vous qu'il a bon air et se tient
majestueusement!

--Vous avez beau expliquer la chose à votre façon, répliqua Joe,
c'est un singulier effet tout de même. »

Mais bientôt cette image s'effaça graduellement; les nuages
s'élevèrent à une plus grande hauteur abandonnant le Victoria, qui
n’essaya plus de les suivre, et, au bout d'une heure, ils
disparurent en plein ciel.

Le vent, à peine sensible, sembla diminuer encore. Le docteur
désespéré se rapprocha du sol.

Les voyageurs, que cet incident avait arrachés à leurs
préoccupations retombèrent dans de tristes pensées, accablés par une
chaleur dévorante.

Vers quatre heures, Joe signala un objet en relief sur l'immense
plateau de sable et il put affirmer bientôt que deux palmiers
s'élevaient à une distance peu éloignée.

« Des palmiers! dit Fergusson, mais il y a donc une fontaine, un
puits? »

Il prit une lunette et s'assura que les yeux de Joe ne le trompaient
pas.

« Enfin, répéta-t-il, de l'eau! de l'eau! et nous sommes sauvés,
car, si peu que nous marchions, nous avançons toujours et nous
finirons par arriver!

--Eh bien, Monsieur! dit Joe, si nous buvions en attendant? L'air
est vraiment étouffant.

--Buvons, mon garçon. »

Personne ne se fit prier. Une pinte entière y passa, ce qui réduisit
la provision à trois pintes et demie seulement.

« Ah! cela fait du bien! fit Joe. Que c'est bon! Jamais bière de
Perkins ne m'a fait autant de plaisir

--Voilà les avantages de la privation, répondit le docteur.

--Ils sont faibles, en somme, dit le chasseur, et quand je devrais
ne jamais éprouver de plaisir à boire de l'eau, j'y consentirais à
la condition de n'en être jamais privé »

A six heures, le Victoria planait au-dessus des palmiers.

C'étaient deux maigres arbres, chétifs, desséchés, deux spectres
d'arbres sans feuillage, plus morts que vivants. Fergusson les
considéra avec effroi.

A leur pied, on distinguait les pierres à demi rongées d'un puits;
mais ces pierres, effritées sous les ardeurs du soleil, semblaient
ne former qu'une impalpable poussière. Il n'y avait pas apparence
d'humidité. Le cœur de Samuel se serra, et il allait faire part de
ses craintes à ses compagnons, quand les exclamations de ceux-ci
attirèrent son attention.

A perte de vue dans l'ouest s'étendait une longue ligne d'ossements
blanchis; des fragments de squelettes entouraient la fontaine; une
caravane avait poussé jusque-là, marquant son passage par ce long
ossuaire; les plus faibles étaient tombés peu à peu sur le sable;
les plus forts, parvenus à cette source tant désirée, avaient trouvé
sur ses bords une mort horrible.

Les voyageurs se regardèrent en palissant.

Ne descendons pas, dit Kennedy, fuyons ce hideux spectacle! Il n'y
a pas là une goutte d'eau à recueillir.

--Non pas, Dick, il faut en avoir la conscience nette. Autant passer
la nuit ici qu'ailleurs. Nous fouillerons ce puits jusqu'au fond; il
y a eu là une source; peut-être en reste-t-il quelque chose.

Le Victoria prit terre; Joe et Kennedy mirent dans la nacelle un
poids de sable équivalent au leur et ils descendirent. Ils coururent
au puits et pénétrèrent à l'intérieur par un escalier qui n'était
plus que poussière. La source paraissait tarie depuis de longues
années. Ils creusèrent dans un sable sec et friable, le plus aride
des sables; il n'y avait pas trace d'humidité.

Le docteur les vit remonter à la surface du désert, suants, défaits
couverts d'une poussière fine, abattus, découragés, désespérés.

Il comprit l'inutilité de leurs recherches; il s'y attendait, il ne
dit rien. Il sentait qu'à partir de ce moment il devrait avoir du
courage et de l'énergie pour trois.

Joe rapportait les fragments d'une outre racornie, qu'il jeta avec
colère au milieu des ossements dispersés sur le sol.

Pendant le souper, pas une parole ne fut échangée entre les
voyageurs; ils mangeaient avec répugnance.

Et pourtant, ils n'avaient pas encore véritablement enduré les
tourments de la soif, et ils ne se désespéraient que pour l'avenir.






CHAPITRE XXVI

Cent treize degrés.--Réflexions du docteur.--Recherche
désespérée.--Le chalumeau s'éteint.--Cent vingt-deux degrés.--La
contemplation du désert.--Une promenade dans la
nuit.--Solitude.--Défaillance.--Projets de Joe.--Il se donne un jour
encore.





La route parcourue par le Victoria pendant la journée précédente
n'excédait pas dix milles, et, pour se maintenir, on avait dépensé
cent soixante-deux pieds cubes de gaz.

Le samedi matin, le docteur donna le signal du départ.

« Le chalumeau ne peut plus marcher que six heures, dit-il. Si dans
six heures nous n'avons découvert ni un puits, ni une source, Dieu
seul sait ce que nous deviendrons.

--Peu de vent ce matin, maître! dit Joe, mais il se lèvera
peut-être, ajouta-t-il en voyant la tristesse mal dissimulée de
Fergusson.

Vain espoir! Il faisait dans l'air un calme plat, un de ces calmes
qui dans les mers tropicales enchaînent obstinément les navires. La
chaleur devint intolérable, et le thermomètre à l'ombre, sous la
tente, marqua cent treize degrés [45° centigrades].

Joe et Kennedy, étendus l'un prés de l'autre, cherchaient sinon dans
le sommeil, au moins dans la torpeur, l'oubli de la situation. Une
inactivité forcée leur faisait de pénibles loisirs L'homme est plus
à plaindre qui ne peut s'arracher à sa pensée par un travail ou une
occupation matérielle; mais ici, rien à surveiller; à tenter, pas
davantage; il fallait subir la situation sans pouvoir l'améliorer.

Les souffrances de la soif commencèrent à se faire sentir
cruellement; l'eau-de-vie, loin d'apaiser ce besoin impérieux,
l'accroissait au contraire, et méritait bien ce nom de « lait de
tigres » que lui donnent les naturels de l'Afrique. Il restait à
peine deux pintes d'un liquide échauffé. Chacun couvait du regard
ces quelques gouttes si précieuses, et personne n'osai y tremper ses
lèvres. Deux pintes d'eau, au milieu d'un désert!

Alors le docteur Fergusson, plongé dans ses réflexions, se demanda
s'il avait prudemment agi N'aurait-il pas mieux valu conserver cette
eau qu'il avait décomposée en pure perte pour se maintenir dans
l'atmosphère?

Il avait fait un peu de chemin sans doute, mais en était-il plus
avancé! Quand il se trouverait de soixante milles en arrière sous
cette latitude, qu'importait puisque l'eau lui manquait en ce lieu?
Le vent, s'il se levait enfin, soufflerait là-bas comme ici, moins
vite ici même, s'il venait de l'est! Mais l'espoir poussait Samuel
en avant! Et cependant, ces deux gallons d'eau dépensés en vain,
c'était de quoi suffire à neuf jours de halte dans ce désert! Et
quels changements pouvaient se produire en neuf jours! Peut-être
aussi, tout en conservant cette eau, eut-il dû s'élever en jetant du
lest, quitte à perdre du gaz pour redescendre après! Mais le gaz de
son ballon, c'était son sang, c'était sa vie!

Ces mille réflexions se heurtaient dans sa tête qu'il prenait dans
ses mains, et pendant des heures entières il ne la relevait pas.

« Il faut faire un dernier effort! se dit-il vers dix heures du
matin. Il faut tenter une dernière fois. de découvrir un courant
atmosphérique qui nous emporte! Il faut risquer nos dernières
ressources. »

Et, pendant que ses compagnons sommeillaient, il porta à une haute
température l'hydrogène de l'aérostat; celui-ci s'arrondit sous la
dilatation du gaz et monta droit dans les rayons perpendiculaires du
soleil. Le docteur chercha vainement un souffle de vent depuis cent
pieds jusqu'à cinq milles; son point de départ demeura obstinément
au-dessous de lui; un calme absolu semblait régner jusqu’au,
dernières limites de l'air respirable.

Enfin l'eau d’alimentation s'épuisa; le chalumeau s'éteignit faute
de gaz; la pile de Bunzen cessa de fonctionner, et le Victoria, se
contractant, descendit doucement sur le sable à la place même que la
nacelle y avait creusée.

Il était midi; le relèvement donna 19° 35' de longitude et 6° 51’ de
latitude, à près de cinq cents milles du lac Tchad, à plus de quatre
cents milles des côtes occidentales de l'Afrique.

En prenant terre, Dick et Joe sortirent de leur pesante torpeur.

Nous nous arrêtons, dit l'Écossais.

--Il le faut, » répondit Samuel d'un ton grave.

Ses compagnons le comprirent Le niveau du sol se trouvait alors au
niveau de la mer, par suite de sa constante dépression; aussi le
ballon se maintint-il dans un équilibre parfait et une immobilité
absolue.

Le poids des voyageurs fut remplacé par une charge équivalente de
sable, et ils mirent pied à terre; chacun s'absorba dans ses
pensées, et, pendant plusieurs heures, ils ne parlèrent pas. Joe
prépara le souper, composé de biscuit et de pemmican, auquel on
toucha à peine; une gorgée d'eau brûlante compléta ce triste repas.

Pendant la nuit, personne ne veilla, mais personne ne dormit La
chaleur fut étouffante. Le lendemain, il ne restait plus qu'une
demi-pinte d'eau; le docteur la mit en réserve, et on résolut de n’y
toucher qu'à la dernière extrémité.

« J'étouffe, s'écria bientôt Joe, la chaleur redouble! Cela ne
m'étonne pas, dit-il après avoir consulté le thermomètre, cent
quarante degrés [60° centigrades]!

--Le sable vous brûle, répondit le chasseur, comme s’il sortait d'un
four. Et pas un nuage dans ce ciel en feu! C'est à devenir fou!

--Ne nous désespérons pas, dit le docteur; à ces grandes chaleurs
succèdent inévitablement des tempêtes sous cette latitude, et elles
arrivent avec la rapidité de l'éclair; malgré l'accablante sérénité
du ciel, il peut s'y produire de grands changements en moins d'une
heure.

--Mais enfin, reprit Kennedy, il y aurait quelque indice!

--Eh bien! dit le docteur, il me semble que le baromètre a une
légère tendance à baisser.

--Le ciel t’entende! Samuel, car nous voici cloués à ce sol comme
un oiseau dont les ailes sont brisées.

--Avec cette différence pourtant, mon cher Dick, que nos ailes sont
intactes, et j'espère bien nous en servir encore.

--Ah! du vent! du vent! s'écria Joe! De quoi nous rendre à un
ruisseau, à un puits, et il ne nous manquera rien; nos vivres sont
suffisants, et avec de l'eau nous attendrons un mois sans souffrir!
Mais la soif est une cruelle chose. »

La soif, mais aussi la contemplation incessante du désert fatiguait
l'esprit; il n'y avait pas un accident de terrain, pas un monticule
de sable, pas un caillou pour arrêter le regard. Cette planité
écœurait et donnait ce malaise qu'on appelle le mal du désert.
L’impassibilité de ce bleu aride du ciel et de ce jaune immense du
sable finissait par effrayer. Dans cette atmosphère incendiée, la
chaleur paraissait vibrante, comme au-dessus d'un foyer incandescent;
l'esprit se désespérait à voir ce calme immense, et n'entrevoyait
aucune raison pour qu'un tel état de choses vint à cesser, car
l'immensité est une sorte d'éternité.

Aussi les malheureux, privés d'eau sous cette température torride,
commencèrent à ressentir des symptômes d'hallucination; leurs yeux
s'agrandissaient, leur regard devenait trouble.

Lorsque la nuit fut venue, le docteur résolut de combattre cette
disposition inquiétante par une marche rapide; il voulut parcourir
cette plaine de sable pendant quelques heures, non pour chercher,
mais pour marcher. « Venez, dit-il à ses compagnons, croyez-moi,
cela vous fera du bien.

--Impossible, répondit Kennedy, je ne pourrais faire un pas.

--J'aime encore mieux dormir, fit Joe.

--Mais le sommeil ou le repos vous seront funestes, mes amis.
Réagissez donc contre cette torpeur. Voyons, venez. »

Le docteur ne put rien obtenir d'eux, et il partit seul au milieu de
la transparence étoilée de la nuit. Ses premiers pas furent
pénibles, les pas d'un homme affaibli et déshabitué de la marche;
mais il reconnut bientôt que cet exercice lui serait salutaire; il
s'avança de plusieurs milles dans l'ouest, et son esprit se
réconfortait déjà, lorsque, tout d'un coup, il fut pris de vertige;
il se crut penché sur un abîme; il sentit ses genoux plier; cette
vaste solitude l'effraya; il était le point mathématique, le centre
d'une circonférence infinie, c'est-à-dire, rien! Le Victoria
disparaissait entièrement dans l'ombre. Le docteur fut envahi par un
insurmontable effroi, lui, l'impassible, l'audacieux voyageur! Il
voulut revenir sur ses pas, mais en vain; il appela, pas même un
écho pour lui répondre, et sa voix tomba dans l'espace comme une
pierre dans un gouffre sans fond. Il se coucha défaillant sur le
sable, seul, au milieu des grands silences du désert.

A minuit, il reprenait connaissance entre les bras de son fidèle Joe;
celui-ci, inquiet de l'absence prolongée de son maître, s'était
lancé sur ses traces nettement imprimées dans la plaine; il l'avait
trouvé évanoui.

« Qu'avez-vous eu, mon maître? demanda-t-il.

--Ce ne sera rien, mon brave Joe; un moment de faiblesse, voilà
tout.

--Ce ne sera rien, en effet, Monsieur; mais relevez-vous;
appuyez-vous sur moi, et regagnons le Victoria.

Le docteur, au bras de Joe, reprit la route qu'il avait suivie.

« C'était imprudent, Monsieur, on ne s'aventure pas ainsi. Vous
auriez pu être dévalisé, ajouta-t-il en riant. Voyons, Monsieur,
parlons sérieusement.

--Parle, je t'écoute!

--Il faut absolument prendre un parti. Notre situation ne peut pas
durer plus de quelques jours encore, et si le vent n'arrive pas,
nous sommes perdus. »

Le docteur ne répondit pas.

« Eh bien! il faut que quelqu'un se dévoue au sort commun, et il
est tout naturel que ce soit moi!

--Que veux-tu dire? quel est ton projet?

--Un projet bien simple: prendre des vivres, et marcher toujours
devant moi jusqu'à ce que j'arrive quelque part, ce qui ne peut
manquer. Pendant ce temps, si le ciel vous envoie un vent favorable,
vous ne m'attendrez pas, vous partirez. De mon côté, si je parviens
à un village, je me tirerai d'affaire avec les quelques mots d'arabe
que vous me donnerez par écrit, et je vous ramènerai du secours, ou
j'y laisserai ma peau! Que dites-vous de mon dessein?

--Il est insensé, mais digne de ton brave cœur, Joe. Cela est
impossible, tu ne nous quitteras pas.

--Enfin, Monsieur, il faut tenter quelque chose; cela ne peut vous
nuire en rien, puisque, je vous le répète, vous ne m'attendrez pas,
et, à la rigueur, je puis réussir!

--Non, Joe! non! ne nous séparons pas! ce serait une douleur
ajoutée aux autres. Il était écrit qu'il en serait ainsi, et il est
très probablement écrit qu'il en sera autrement plus tard. Ainsi,
attendons avec résignation.

--Soit, Monsieur, mais je vous préviens d'une chose: je vous donne
encore un jour; je, n'attendrai pas davantage; c'est aujourd'hui
dimanche, ou plutôt lundi, car il est une heure du matin; si mardi
nous ne partons pas, je tenterai l'aventure; c'est un projet
irrévocablement décidé. »

Le docteur ne répondit pas; bientôt il rejoignait la nacelle, et il
y prit place auprès de Kennedy. Celui-ci était plongé dans un
silence absolu qui ne devait pas être le sommeil.






CHAPITRE XXVII

Chaleur effrayante.--Hallucinations.--Les dernières gouttes
d'eau.--Nuit de désespoir.--Tentative de suicide.--Le
simoun.--L'oasis.--Lion et lionne.





Le premier soin du docteur fut, le lendemain, de consulter le
baromètre. C'est à peine si la colonne de mercure avait subi une
dépression appréciable.

« Rien! se dit-il, rien! »

Il sortit de la nacelle, et vint examiner le temps; même chaleur,
même dureté, même implacabilité.

« Faut-il donc désespérer! » s'écria-t-il.

Joe ne disait mot, absorbé dans sa pensée, et méditant son projet
d'exploration.

Kennedy se releva fort malade, et en proie à une surexcitation
inquiétante. Il souffrait horriblement de la soif. Sa langue et ses
lèvres tuméfiées pouvaient à peine articuler un son.

Il y avait encore là quelques gouttes d'eau; chacun le savait,
chacun y pensait et se sentait attiré vers elles; mais personne
n'osait faire un pas.

Ces trois compagnons, ces trois amis se regardaient avec des yeux
hagards, avec un sentiment d'avidité bestiale, qui se décelait
surtout chez Kennedy; sa puissante organisation succombait plus vite
à ces intolérables privations; pendant toute la journée, il fut en
proie au délire; il allait et venait, poussant des cris rauques, se
mordant les poings, prêt à s'ouvrir les veines pour en boire le
sang.

« Ah! s'écria-t-il! pays de la soif! tu serais bien nommé pays du
désespoir! »

Puis il tomba dans une prostration profonde; on n'entendit plus que
le sifflement de sa respiration entre ses lèvres altérées.

Vers le soir, Joe fut pris à son tour d'un commencement de folie; ce
vaste oasis de sable lui paraissait comme un étang immense, avec des
eaux claires et limpides; plus d'une fois il se précipita sur ce sol
enflammé pour boire à même, et il se relevait la bouche pleine de
poussière.

« Malédiction! dit-il avec colère! c'est de l'eau salée! »

Alors, tandis que Fergusson et Kennedy demeuraient étendus sans
mouvement, il fut saisi par l'invincible pensée d'épuiser les
quelques gouttes d'eau mises en réserve. Ce fut plus fort que lui;
il s'avança vers la nacelle en se traînant sur les genoux, il couva
des yeux la bouteille où s'agitait ce liquide, il y jeta un regard
démesuré, il la saisit et la porta à ses lèvres.

En ce moment, ces mots: « A boire! à boire! » furent prononcés
avec un accent déchirant.

C'était Kennedy qui se traînait près de lui; le malheureux faisait
pitié, il demandait à genoux, il pleurait.

Joe, pleurant aussi, lui présenta la bouteille, et jusqu'à la
dernière goutte, Kennedy en épuisa le contenu.

« Merci, » fit-il.

Mais Joe ne l'entendit pas; il était comme lui retombé sur le sable.

Ce qui se passa pendant cette nuit orageuse, on l'ignore. Mais le
mardi matin, sous ces douches de feu que versait le soleil, les
infortunés sentirent leurs membres se dessécher peu à peu. Quand Joe
voulut se lever, cela lui fut impossible; il ne put mettre son
projet à exécution.

Il jeta les yeux autour de lui. Dans la nacelle, le docteur accablé,
les bras croisés sur la poitrine, regardait dans l'espace un point
imaginaire avec une fixité idiote. Kennedy était effrayant; il
balançait la tête de droite et de gauche comme une bête féroce en
cage.

Tout d'un coup, les regards du chasseur se portèrent sur sa carabine
dont la crosse dépassait le bord de la nacelle.

« Ah! » s'écria-t-il en se relevant par un effort surhumain.

Il se précipita sur l'arme, éperdu, fou, et il en dirigea le canon
vers sa bouche.

« Monsieur! Monsieur! fit Joe, se précipitant sur lui.

--Laisse-moi! va-t-en, » dit en râlant l'Écossais.

Tous les deux luttaient avec acharnement.

« Va-t-en, ou je te tue, » répéta Kennedy.

Mais Joe s'accrochait à lui avec force; ils se débattirent ainsi,
sans que le docteur parût les apercevoir, et pendant près d'une
minute; dans la lutte, la carabine partit soudain; au bruit de la
détonation, le docteur se releva droit comme un spectre; il regarda
autour de lui.

Mais, tout d'un coup. voici que son regard s'anime, sa main s'étend
vers l'horizon, et, d'une voix qui n'avait plus rien d'humain, il
s'écrie:

« Là! là! là-bas! »

Il y avait une telle énergie dans son geste, que Joe et Kennedy se
séparèrent, et tous deux regardèrent.

La plaine s'agitait comme une mer en fureur par un jour de tempête;
des vagues de sable déferlaient les unes sur les autres au milieu
d'une poussière intense; une immense colonne venait du sud-est en
tournoyant avec une extrême rapidité; le soleil disparaissait
derrière un nuage opaque dont l'ombre démesurée s'allongeait
jusqu’au Victoria; les grains de sable fin glissaient avec la
facilité de molécules liquides, et cette marée montante gagnait peu
à peu.

Un regard énergique d'espoir brilla dans les yeux de Fergusson.

« Le simoun! s'écria-t-il.

--Le simoun! répéta Joe sans trop comprendre.

--Tant mieux, s'écria Kennedy avec une rage désespérée! tant mieux!
nous allons mourir!

--Tant mieux! répliqua le docteur, nous allons vivre au contraire!

Il se mit à rejeter rapidement le sable qui lestait la nacelle.

Ses compagnons le comprirent enfin, se joignirent à lui, et prirent
place à ses côtés.

« Et maintenant, Joe, dit le docteur, jette-moi en dehors une
cinquantaine de livres de ton minerai! »

Joe n'hésita pas, et cependant il éprouva quelque chose comme un
regret rapide. Le ballon s'enleva.

« Il était temps, » s'écria le docteur.

Le simoun arrivait en effet avec la rapidité de la foudre. Un peu
plus le Victoria était écrasé, mis en pièces, anéanti. L'immense
trombe allait l'atteindre; il fut couvert d’une grêle de sable.

« Encore du lest! cria le docteur à Joe.

--Voilà, » répondit ce dernier en précipitant un énorme fragment de
quartz.

Le Victoria monta rapidement au-dessus de la trombe; mais, enveloppé
dans l'immense déplacement d'air, il fut entraîné avec une vitesse
incalculable au-dessus de cette mer écumante.

Samuel, Dick et Joe ne parlaient pas; ils regardaient, ils
espéraient, rafraîchis d'ailleurs par le vent de ce tourbillon.

A trois heures, la tourmente cessait; le sable, en retombant,
formait une innombrable quantité de monticules; le ciel reprenait sa
tranquillité première.

Le Victoria, redevenu immobile, planait en vue d'une oasis, île
couverte d'arbres verts et remontée à la surface de cet océan.

« L'eau! l'eau est là! s'écria le docteur.

Aussitôt, ouvrant la soupape supérieure, il donna passage à
l'hydrogène, et descendit doucement à deux cents pas de l'oasis.

En quatre heures, les voyageurs avaient franchi un espace de deux
cent quarante milles [Cent lieues].

La nacelle fut aussitôt équilibrée, et Kennedy, suivi de Joe,
s'élança sur le sol.

« Vos fusils! s'écria le docteur, vos fusils, et soyez prudents. »

Dick se précipita sur sa carabine, et Joe s'empara de l'un des
fusils. Ils s'avancèrent rapidement jusqu'aux arbres et pénétrèrent
sous cette fraîche verdure qui leur annonçait des sources
abondantes; ils ne prirent pas garde à de larges piétinements, à des
traces fraîches qui marquaient çà et là le sol humide.

Soudain, un rugissement retentit à vingt pas d'eux.

« Le rugissement d'un lion! dit Joe.

--Tant mieux! répliqua le chasseur exaspéré, nous nous battrons!
On est fort quand il ne s'agit que de se battre.

--De la prudence, Monsieur Dick, de la prudence! de la vie de l'un
dépend la vie de tous. »

Mais Kennedy ne l'écoutait pas; il s'avançait, l’œil flamboyant, la
carabine armée, terrible dans son audace. Sous un palmier, un énorme
lion à crinière noire se tenait dans une posture d'attaque. A peine
eut-il aperçu le chasseur qu'il bondit; mais il n'avait pas touché
terre qu'une balle au cœur le foudroyait; il tomba mort.

« Hourra! hourra! » s'écria Joe.

Kennedy se précipita vers le puits, glissa sur les marches humides,
et s'étala devant une source fraîche, dans laquelle il trempa ses
lèvres avidement; Joe l'imita, et l'on n'entendit plus que ces
clappements de langue des animaux qui se désaltèrent.

« Prenons garde, Monsieur Dick, dit Joe en respirant. N'abusons pas! »

Mais Dick, sans répondre, buvait toujours. Il plongeait sa tête et
ses mains dans cette eau bienfaisante; il s'enivrait.

« Et monsieur Fergusson? » dit Joe.

Ce seul mot rappela Kennedy à lui-même! il remplit une bouteille
qu'il avait apportée, et s'élança sur les marches du puits.

Mais quelle fut sa stupéfaction! Un corps opaque, énorme, en
fermait l'ouverture. Joe, qui suivait Dick, dut reculer avec lui.

« Nous sommes enfermés!

--C'est impossible! qu'est-ce que cela veut dire?... »

Dick n'acheva pas; un rugissement terrible lui fit comprendre à quel
nouvel ennemi il avait affaire.

« Un autre lion! s'écria Joe.

--Non pas, une lionne! Ah! maudite bête, attends, » dit le chasseur
en rechargeant prestement sa carabine.

Un instant après, il faisait feu, mais l'animal avait disparu.

« En avant! s'écria-t-il.

--Non, Monsieur Dick, non, vous ne l'avez pas tuée du coup; son
corps eut roulé jusqu'ici; elle est là prête à bondir sur le premier
d'entre nous qui paraîtra, et celui-là est perdu!

--Mais que faire? Il faut sortir! Et Samuel qui nous attend!

--Attirons l'animal; prenez mon fusil, et passez-moi votre carabine

--Quel est ton projet?

--Vous allez voir. »

Joe, retirant sa veste de toile, la disposa au bout de l'arme et la
présenta comme appât au-dessus de l'ouverture. La bête furieuse se
précipita dessus; Kennedy l'attendait au passage, et d'une balle il
lui fracassa l'épaule. La lionne rugissante roula sur l'escalier,
renversant Joe. Celui-ci croyait déjà sentir les énormes pattes de
l'animal s'abattre sur lui, quand une seconde détonation retentit,
et le docteur Fergusson apparut à l'ouverture, son fusil à la main
et fumant encore.

Joe se releva prestement, franchit le corps de la bête, et passa à
son maître la bouteille pleine d'eau.

La porter à ses lèvres, la vider à demi fut pour Fergusson l'affaire
d'un instant, et les trois voyageurs remercièrent du fond du cœur la
Providence qui les avait si miraculeusement sauvés.






CHAPITRE XXVIII

Soirée délicieuse.--La cuisine de Joe.--Dissertation sur la viande
crue.--Histoire de James Bruce.--Le bivouac.--Les rêves de Joe.--Le
baromètre baisse.--Le baromètre remonte.--Préparatifs de
départ.--L'ouragan.





La soirée fut charmante et se passa sous de frais ombrages de
mimosas, après un repas réconfortant; le thé et le grog n'y furent
pas ménagés.

Kennedy avait parcouru ce petit domaine dans tous les sens, il en
avait fouillé les buissons; les voyageurs étaient les seuls êtres
animés de ce paradis terrestre; ils s'étendirent sur leurs
couvertures et passèrent une nuit paisible, qui leur apporta l'oubli
des douleurs passées.

Le lendemain, 7 mai, le soleil brillait de tout son éclat, mais ses
rayons ne pouvaient traverser l'épais rideau d'ombrage. Comme il
avait des vivres en suffisante quantité, le docteur résolut
d'attendre en cet endroit un vent favorable.

Joe y avait transporté sa cuisine portative, et il se livrait à une
foule de combinaisons culinaires, en dépensant l'eau avec une
insouciante prodigalité.

« Quelle étrange succession de chagrins et de plaisirs! s'écria
Kennedy; cette abondance après cette privation! ce luxe succédant à
cette misère! Ah! j'ai été bien près de devenir fou!

--Mon cher Dick, lui dit le docteur, sans Joe, tu ne serais pas là
en train de discourir sur l'instabilité des choses humaines.

--Brave ami! fit Dick en tendant la main à Joe.

--Il n'y a pas de quoi, répondit celui-ci. A charge de revanche,
Monsieur Dick, en préférant toutefois que l'occasion ne se présente
pas de me rendre la pareille!

--C'est une pauvre nature que la notre! reprit Fergusson. Se
laisser abattre pour si peu!

--Pour si peu d'eau, voulez-vous dire, mon maître! Il faut que cet
élément soit bien nécessaire à la vie!

--Sans doute, Joe, et les gens privés de manger résistent plus
longtemps que les gens privés de boire.

--Je le crois; d'ailleurs, au besoin, on mange ce qui se rencontre,
même son semblable, quoique cela doive faire un repas à vous rester
longtemps sur le cœur!

--Les sauvages ne s'en font pas faute, cependant, dit Kennedy.

--Oui, mais ce sont des sauvages, et qui sont habitués à manger de
la viande crue; voilà une coutume qui me répugnerait!

--Cela est assez répugnant, en effet, reprit le docteur, pour que
personne n'ait ajouté foi aux récits des premiers voyageurs en
Afrique; ceux-ci rapportèrent que plusieurs peuplades se
nourrissaient de viande crue, et on refusa généralement d'admettre
le fait. Ce fut dans ces circonstances qu'il arriva une singulière
aventure à James Bruce.

--Contez-nous cela, Monsieur; nous avons le temps de vous entendre,
dit Joe en s'étalant voluptueusement sur l'herbe fraîche.

--Volontiers. James Bruce était un Écossais du comté de Stirling,
qui, de 1768 à 1772, parcourut toute l’Abyssinie jusqu'au lac Tyana,
à la recherche des sources du Nil; puis, il revint en Angleterre,
où il publia ses voyages en 1790 seulement. Ses récits furent
accueillis avec une incrédulité extrême, incrédulité qui sans doute
est réservée aux nôtres. Les habitudes des Abyssiniens semblaient si
différentes des us et coutumes anglais, que personne ne voulait y
croire. Entre autres détails, James Bruce avait avancé que les
peuples de l'Afrique orientale mangeaient de la viande crue. Ce fait
souleva tout le monde contre lui. Il pouvait en parler à son aise!
on n'irait point voir! Bruce était un homme très courageux et très
rageur. Ces doutes l'irritaient au suprême degré. Un jour, dans un
salon d’Édimbourg, un Écossais reprit en sa présence le thème des
plaisanteries quotidiennes, et à l'endroit de la viande crue, il
déclara nettement que la chose n'était ni possible ni vraie. Bruce
ne dit rien; il sortit, et rentra quelques instants après avec un
beefsteack cru, saupoudré de sel et de poivre à là mode africaine. «
Monsieur, dit-il à l'Écossais, en doutant d'une chose que j'ai
avancée, vous m'avez fait une injure grave; en la croyant
impraticable, vous vous êtes complètement trompé. Et, pour le
prouver à tous, vous allez manger tout de suite ce beefsteack cru,
ou vous me rendrez raison de vos paroles. »

L'Écossais eut peur, et il obéit non sans de fortes grimaces. Alors,
avec le plus grand sang-froid, James Bruce ajouta: « En admettant
même que la chose ne soit pas vraie, Monsieur, vous ne soutiendrez
plus, du moins, qu'elle est impossible. »

--Bien riposté, fit Joe Si l'Écossais a pu attraper une indigestion,
il n'a eu que ce qu'il méritait. Et si, à notre retour en
Angleterre, on met notre voyage en doute...

--Eh bien! que feras-tu? Joe.

--Je ferai manger aux incrédules les morceaux du Victoria, sans sel
et sans poivre! »

Et chacun de rire des expédients de Joe. La journée se passa de la
sorte, en agréables propos; avec la force revenait l'espoir; avec
l'espoir, l'audace. Le passé s'effaçait devant l'avenir avec une
providentielle rapidité.

Joe n'aurait jamais voulu quitter cet asile enchanteur; c'était le
royaume de ses rêves; il se sentait chez lui; il fallut que son
maître lui en donnât le relèvement exact, et ce fut avec un grand
sérieux qu’il inscrivit sur ses tablettes de voyage: 15° 43' de
longitude et 8° 32' de latitude.

Kennedy ne regrettait qu'une seule chose, de ne pouvoir chasser dans
cette forêt en miniature; selon lui, la situation manquait un peu de
bêtes féroces.

« Cependant, mon cher Dick, reprit le docteur, tu oublies
promptement. Et ce lion, et cette lionne?

--Ça! fit-il avec le dédain du vrai chasseur pour l'animal abattu!
Mais, au fait leur présence dans cette oasis peut faire supposer
que nous ne sommes pas très éloignés de contrées plus fertiles.

--Preuve médiocre, Dick; ces animaux-là, pressés par la faim ou la
soif, franchissent souvent des distances considérables pendant la
nuit prochaine, nous ferons même bien de veiller avec plus de
vigilance et d'allumer des feux.

--Par cette température, fit Joe! Enfin, si cela est nécessaire, on
le fera. Mais j'éprouverai une véritable peine à brûler ce joli
bois, qui nous a été si utile.

--Nous ferons surtout attention à ne pas l'incendier, répondit le
docteur, afin que d'autres puissent y trouver quelque jour un refuge
au milieu du désert!

--On y veillera, Monsieur; mais pensez-vous que cette oasis soit
connue?

--Certainement. C'est un lieu de halte pour les caravanes qui
fréquentent le centre de l'Afrique, et leur visite pourrait bien ne
pas te plaire, Joe.

--Est-ce qu'il y a encore par ici de ces affreux Nyam-Nyam?

--Sans doute, c'est le nom général de toutes ces populations, et,
sous le même climat, les mêmes races doivent avoir des habitudes
pareilles.

--Pouah! fit Joe! Après tout, cela est bien naturel! Si des
sauvages avaient les goûts des gentlemen, où serait la différence?
Par exemple, voilà des braves gens qui ne se seraient pas fait prier
pour avaler le beefsteak de l'Écossais, et même l'Écossais
par-dessus le marché. »

Sur cette réflexion très sensée, Joe alla dresser ses bûchers pour
la nuit, les faisant aussi minces que possible. Ces précautions
furent heureusement inutiles, et chacun s'endormit tour à tour dans
un profond sommeil.

Le lendemain, le temps ne changea pas encore; il se maintenait au
beau avec obstination. Le ballon demeurait immobile, sans qu'aucune
oscillation ne vînt trahir un souffle de vent.

Le docteur recommençait à s'inquiéter: si le voyage devait ainsi se
prolonger, les vivres seraient insuffisants. Après avoir failli
succomber faute d'eau, en serait-on réduit à mourir de faim?

Mais il reprit assurance en voyant le mercure baisser très
sensiblement dans le baromètre; il y avait des signes évidents d'un
changement prochain dans l'atmosphère; il résolut donc de faire ses
préparatifs de départ pour profiter de la première occasion; la
caisse d'alimentation et la caisse à eau furent entièrement remplies
toutes les deux.

Fergusson dut rétablir ensuite l'équilibre de l'aérostat, et Joe fut
obligé de sacrifier une notable partie de son précieux minerai. Avec
la santé, les idées d'ambition lui étaient revenues; il fit plus
d'une grimace avant d'obéir à son maître; mais celui-ci lui
démontra qu'il ne pouvait enlever un poids aussi considérable; il
lui donna à choisir entre l'eau ou l'or; Joe n'hésita plus, et il
jeta sur le sable une forte quantité de ses précieux cailloux

« Voilà pour ceux qui viendront après nous, dit-il; ils seront bien
étonnés de trouver la fortune en pareil lieu.

--Eh! fit Kennedy, si quelque savant voyageur vient à rencontrer
ces échantillons?...

--Ne doute pas, mon cher Dick, qu'il n'en soit fort surpris et qu'il
ne publie sa surprise en nombreux in-folios! Nous entendrons parler
quelque jour d'un merveilleux gisement de quartz aurifère au milieu
des sables de l'Afrique.

--Et c'est Joe qui en sera la cause. »

L'idée de mystifier peut-être quelque savant consola le brave garçon
et le fit sourire.

Pendant le reste de la journée, le docteur attendit vainement un
changement dans l'atmosphère. La température s'éleva et, sans les
ombrages de l'oasis, elle eut été insoutenable. Le thermomètre
marqua au soleil cent quarante-neuf degrés [50]. Une véritable pluie
de feu traversait l'air. Ce fut la plus haute chaleur qui eut encore
été observée.

Joe disposa comme la veille le bivouac du soir, et, pendant les
quarts du docteur et de Kennedy, il ne se produisit aucun incident
nouveau.

Mais, vers trois heures du matin, Joe veillant, la température
s'abaissa subitement, le ciel se couvrit de nuages, et l'obscurité
augmenta.

« Alerte! s'écria Joe en réveillant ses deux compagnons! alerte!
voici le vent.

--Enfin! dit le docteur en considérant le ciel, c'est une tempête!
Au Victoria! au Victoria! »

Il était temps d'y arriver. Le Victoria se courbait sous l'effort de
l'ouragan et entraînait la nacelle qui rayait le sable. Si, par
hasard, une partie du lest eut été précipitée à terre, le ballon
serait parti, et tout espoir de le retrouver eut été à jamais perdu.

Mais le rapide Joe courut à toutes jambes et arrêta la nacelle,
tandis que l'aérostat se couchait sur le sable au risque de se
déchirer. Le docteur prit sa place habituelle, alluma son chalumeau,
et jeta l'excès de poids.

Les voyageurs regardèrent une dernière fois les arbres de l'oasis
qui pliaient sous la tempête, et bientôt, ramassant le vent d’est à
deux cents pieds du sol, ils disparurent dans la nuit.






CHAPITRE XXIX

Symptômes de végétation.--Idée fantaisiste d’un auteur
français.--Pays magnifique.--Royaume d'Adamova.--Les explorations de
Speke et Burton reliées à celles de Barth.--Les monts Atlantika.--Le
fleuve Benoué.--La ville d'Yola.--Le Bagélé.--Le mont Mendif.





Depuis le moment de leur départ, les voyageurs marchèrent avec une
grande rapidité; il leur tardait de quitter ce désert qui avait
failli leur être si funeste.

Vers neuf heures un quart du matin, quelques symptômes de végétation
furent entrevus, herbes flottant sur cette mer de sable, et leur
annonçant, comme à Christophe Colomb, la proximité de la terre; des
pousses vertes pointaient timidement entre des cailloux qui allaient
eux-mêmes redevenir les rochers de cet Océan.

Des collines encore peu élevées ondulaient à l’horizon; leur profil,
estompé par la brume, se dessinait vaguement; la monotonie
disparaissait. Le docteur saluait avec joie cette contrée nouvelle,
et, comme un marin en vigie, il était sur le point de s'écrier:

« Terre! terre! »

Une heure plus tard, le continent s'étalait sous ses yeux, d'un
aspect encore sauvage, mais moins plat, moins nu, quelques arbres se
profilaient sur le ciel gris.

Nous sommes donc en pays civilisé? dit le chasseur.

--Civilisé? Monsieur Dick; c'est une manière de parler; on ne voit
pas encore d'habitants.

--Ce ne sera pas long, répondit Fergusson, au train dont nous
marchons.

--Est-ce que nous sommes toujours dans le pays des nègres, Monsieur
Samuel?

--Toujours, Joe, en attendant le pays des Arabes.

--Des Arabes, Monsieur, de vrais Arabes, avec leurs chameaux?

--Non, sans chameaux; ces animaux sont rares, pour ne pas dire
inconnus dans ces contrées; il faut remonter quelques degrés au nord
pour les rencontrer.

--C'est fâcheux.

--Et pourquoi, Joe

--Parce que, si le vent devenait contraire, ils pourraient nous
servir.

--Comment?

--Monsieur, c'est une idée qui me vient: on pourrait les atteler à
la nacelle et se faire remorquer par eux. Qu'en dites-vous?

--Mon pauvre Joe, cette idée, un autre l'a eue avant toi; elle a été
exploitée par un très spirituel auteur français [M. Méry] ... dans
un roman, il est vrai. Des voyageurs se font traîner en ballon par
des chameaux; arrive un lion qui dévore les chameaux, avale la
remorque, et traîne à leur place; ainsi de suite. Tu vois que tout
ceci est de la haute fantaisie, et n'a rien de commun avec notre
genre de locomotion.

Joe, un peu humilié à la pensée que son idée avait déjà servi,
chercha quel animal aurait pu dévorer le lion; mais il ne trouva pas
et se remit à examiner le pays.

Un lac d'une moyenne étendue s'étendait sous ses regards, avec un
amphithéâtre de collines qui n'avaient pas encore le droit de
s'appeler des montagnes; là, serpentaient des vallées nombreuses et
fécondes, et leurs inextricables fouillis d'arbres les plus variés;
l'élaïs dominait cette masse, portant des feuilles de quinze pieds
de longueur sur sa tige hérissée d'épines aiguës; le bombax
chargeait le vent à son passage du fin duvet de ses semences; les
parfums actifs du pendanus, ce « kenda » des Arabes, embaumaient les
airs jusqu'à la zone que traversait le Victoria; le papayer aux
feuilles palmées, le sterculier qui produit la noix du Soudan, le
baobab et les bananiers complétaient cette flore luxuriante des
régions intertropicales.

« Le pays est superbe, dit le docteur.

--Voici les animaux, fit Joe; les hommes ne sont pas loin.

--Ah! les magnifiques éléphants! s'écria Kennedy. Est-ce qu'il n'y
aurait pas moyen de chasser un peu?

--Et comment nous arrêter, mon cher Dick, avec un courant de cette
violence? Non, goûte un peu le supplice de Tantale! Tu te
dédommageras plus tard. »

Il y avait de quoi, en effet, exciter l'imagination d'un chasseur;
le cœur de Dick bondissait dans sa poitrine, et ses doigts se
crispaient sur la crosse de son Purdey.

La faune de ce pays en valait la flore. Le bœuf sauvage se vautrait
dans une herbe épaisse sous laquelle il disparaissait tout entier;
des éléphants gris, noirs ou jaunes, de la plus grande taille,
passaient comme une trombe au milieu des forêts, brisant, rongeant,
saccageant, marquant leur passage par une dévastation; sur le
versant boisé des collines suintaient des cascades et des cours
d'eau entraînés vers le nord; là, les hippopotames se baignaient à
grand bruit, et des lamentins de douze pieds de long, au corps
pisciforme, s'étalaient sur les rives, en dressant vers le ciel
leurs rondes mamelles gonflées de lait.

C'était toute une ménagerie rare dans une serre merveilleuse, où des
oiseaux sans nombre et de mille couleurs chatoyaient à travers les
plantes arborescentes.

A cette prodigalité de la nature, le docteur reconnut le superbe
royaume d'Adamova.

« Nous empiétons, dit-il, sur les découvertes modernes; j'ai repris
la piste interrompue des voyageurs; c'est une heureuse fatalité,
mes amis; nous allons pouvoir rattacher les travaux des capitaines
Burton et Speke aux explorations du docteur Barth; nous avons
quitté des Anglais pour retrouver un Hambourgeois, et bientôt nous
arriverons au point extrême atteint par ce savant audacieux.

--Il me semble, dit Kennedy, qu'entre ces deux explorations, il y a
une vaste étendue de pays, si j'en juge par le chemin que nous avons
fait.

--C'est facile à calculer; prends la carte et vois quelle est la
longitude de la pointe méridionale du lac Ukéréoué atteinte par
Speke.

--Elle se trouve à peu près sur le trente-septième degré.

--Et la ville d'Yola, que nous relèverons ce soir, et à laquelle
Barth parvint, comment est-elle située?

--Sur le douzième degré de longitude environ.

--Cela fait donc vingt-cinq degrés; à soixante milles chaque, soit
quinze cents milles [Six cent vingt-cinq lieues].

--Un joli bout de promenade, fit Joe, pour les gens qui iraient à
pied.

--Cela se fera cependant. Livingstone et Moffat montent toujours
vers l'intérieur; le Nyassa, qu'ils ont découvert, n'est pas très
éloigné du lac Tanganayka, reconnu par Burton; avant la fin du
siècle, ces contrées immenses seront certainement explorées Mais,
ajouta le docteur en consultant sa boussole, je regrette que le vent
nous porte tant à l'ouest; j'aurais voulu remonter au nord. »

Après douze heures de marche, le Victoria se trouva sur les confins
de la Nigritie. Les premiers habitants de cette terre, des Arabes
Chouas, paissaient leurs troupeaux nomades. Les vastes sommets des
monts Atlantika passaient par-dessus l'horizon, montagnes que nul
pied européen n'a encore foulées, et dont l'altitude est estimée à
treize cents toises environ. Leur pente occidentale détermine
l'écoulement de toutes les eaux de cette partie de l'Afrique vers
l'Océan; ce sont les montagnes de la Lune de cette région.

Enfin, un vrai fleuve apparut aux yeux des voyageurs, et, aux
immenses fourmilières qui l'avoisinaient, le docteur reconnut le
Bénoué, l'un des grands affluents du Niger, celui que les Indigènes
ont nommé la « Source des eaux. »

Ce fleuve, dit le docteur à ses compagnons, deviendra un jour la
voie naturelle de communication avec l'intérieur de la Nigritie;
sous le commandement de l'un de nos braves capitaines, le steamboat
la Pléiade l’a déjà remonté jusqu'à la ville d'Yola; vous voyez que
nous sommes en pays de connaissance. »

De nombreux esclaves s'occupaient des champs, cultivant le sorgho,
sorte de millet qui forme la base de leur alimentation; les plus
stupides étonnements se succédaient au passage du Victoria, qui
filait comme un météore. Le soir, il s'arrêtait à quarante milles
d'Yola, et devant lui, mais au loin, se dressaient les deux cônes
aigus du mont Mendif.

Le docteur fit jeter les ancres, et s'accrocha au sommet d'un arbre
élevé; mais un vent très dur ballottait le Victoria jusqu’à le
coucher horizontalement, et rendait parfois la position de la
nacelle extrêmement dangereuse. Fergusson ne ferma pas l'œil de la
nuit, souvent il fut sur le point de couper le câble d'attache et de
fuir devant la tourmente. Enfin la tempête se calma, et les
oscillations de l'aérostat n'eurent plus rien d'inquiétant.

Le lendemain, le vent se montra plus modéré, mais il éloignait les
voyageurs de la ville d'Yola, qui, nouvellement reconstruite par les
Foullannes, excitait la cutiosité de Fergusson; néanmoins il fallut
se résigner à s'élever dans le nord, et même un peu dans l’est.

Kennedy proposa dé faire une halte dans ce pays de chasse; Joe
prétendait que le besoin de viande fraîche se faisait sentir; mais
les mœurs sauvages de ce pays, l'attitude de là population, quelques
coups de fusil tirés dans la direction du Victoria, engagèrent le
docteur à continuer son voyage. On traversait alors une contrée,
théâtre de massacres et d'incendies, où les luttes guerrières sont
incessantes, et dans lesquelles les sultans jouent leur royaume au
milieu des plus atroces carnages.

Des villages nombreux, populeux, à longues cases, s'étendaient entre
les grands pâturages, dont l'herbe épaisse était semée de fleurs
violettes; les huttes, semblables à de vastes ruches, s'abritaient
derrière des palissades hérissées. Les versants sauvages des
collines rappelaient les « glen » des hautes terres d'Écosse, et
Kennedy en fit plusieurs fois la remarque.

En dépit de ses efforts, le docteur portait en plein dans le
nord-est, vers le mont Mendif, qui disparaissait au milieu des
nuages; les hauts sommets de ces montagnes séparent le bassin du
Niger du bassin du lac Tchad.

Bientôt apparut le Bagelé, avec ses dix-huit villages accrochés à
ses flancs, comme toute une nichée d'enfants au sein de leur mère,
magnifique spectacle pour des regards qui dominaient et saisissaient
cet ensemble; les ravins, se montraient couverts de champs de riz et
d'arachides.

A trois heures, le Victoria se trouvait en face du mont Mendif. On
n'avait pu l'éviter, il fallut le franchir. Le docteur, au moyen
d'une température qu'il accrut de cent quatre-vingts degrés [100°
centigrades], donna au ballon une nouvelle force ascensionnelle de
près de seize cents livres; il s'éleva à plus de huit mille pieds.
Ce fut la plus grande élévation obtenue pendant le voyage, et la
température s'abaissa tellement que le docteur et ses compagnons
durent recourir à leurs couvertures.

Fergusson eut hâte de descendre, car l'enveloppe de l'aérostat se
tendait à rompre; il eut le temps de constater cependant l'origine
volcanique de la montagne, dont les cratères éteints ne sont plus
que de profonds abîmes. De grandes agglomérations de fientes
d'oiseaux donnaient aux flancs du Mendif l'apparence de roches
calcaires, et il y avait là de quoi fumer les terres de tout le
Royaume-Uni.

A cinq heures, le Victoria, abrité des vents du sud, longeait
doucement les pentes de la montagne, et s’arrêtait dans une vaste
clairière éloignée de toute habitation; dès qu'il eut touché le sol,
les précautions furent prises pour l'y retenir fortement, et
Kennedy, son fusil à la main, s'élança dans la plaine inclinée; il
ne tarda pas à revenir avec une demi-douzaine de canards sauvages et
une sorte de bécassine, que Joe accom-moda de son mieux. Le repas
fut agréable, et la nuit se; passa dans un repos profond






CHAPITRE XXX

Mosfeia.--Le cheik.--Denham, Clapperton, Oudney.--Vogel.--La
capitale du Loggoum.--Toole.--Calme au-dessus du Kernak.--Le
gouverneur et sa cour.--L'attaque.--Les pigeons incendiaires.





Le lendemain, ler mai, le Victoria reprit sa course aventureuse;
les voyageurs avaient en lui la confiance d'un marin pour son
navire.

D'ouragans terribles, de chaleurs tropicales, de départs dangereux,
de descentes plus dangereuses encore, il s'était partout et toujours
tiré avec bonheur. On peut dire que Fergusson le guidait d'un geste;
aussi, sans connaître le point d'arrivée, le docteur n'avait plus de
craintes sur l'issue du voyage. Seulement, dans ce pays de barbares
et de fanatiques, la prudence l'obligeait à prendre les plus sévères
précautions; il recommanda donc à ses compagnons d'avoir l'œil
ouvert à tout venant et à toute heure.

Le vent les ramenait un peu plus au nord, et vers neuf heures, ils
entrevirent la grande ville de Mosfeia, bâtie sur une éminence
encaissée elle-même entre deux hautes montagnes; elle était située
dans une position inexpugnable; une route étroite entre un marais
et un bois y donnait seule accès.

En ce moment, un cheik, accompagné d'une escorte à cheval, revêtu de
vêtements aux couleurs vives, précédé de joueurs de trompette et de
coureurs qui écartaient les branches sur son passage, faisait son
entrée dans la ville.

Le docteur descendit, afin de contempler ces indigènes de plus prés;
mais, à mesure que le ballon grossissait à leurs yeux, les signes
d'une profonde terreur se manifestèrent, et ils ne tardèrent pas à
détaler de toute la vitesse de leurs jambes ou de celles de leurs
chevaux.

Seul, le cheik ne bougea pas; il prit son long mousquet, l’arma et
attendit fièrement. Le docteur s'approcha à cent cinquante pieds à
peine, et, de sa plus belle voix, il lui adressa le salut en arabe.

Mais, à ces paroles descendues du ciel, le cheik mit pied à terre,
se prosterna sur la poussière du chemin, et le docteur ne put le
distraire de son adoration.

« Il est impossible, dit-il, que ces gens-là ne nous prennent pas
pour des êtres surnaturels, puisque, à l'arrivée des premiers
Européens parmi eux, ils les crurent d'une race surhumaine. Et quand
ce cheik parlera de cette rencontre, il ne manquera pas d'amplifier
le fait avec toutes les ressources d'une imagination arabe. Jugez
donc un peu de ce que les légendes feront de nous quelque jour.

--Ce sera peut-être fâcheux, répondit le chasseur; au point de vue
de la civilisation, il vaudrait mieux passer pour de simples hommes;
cela donnerait à ces nègres une bien autre idée de la puissance
européenne.

--D'accord, mon cher Dick; mais que pouvons-nous y faire? Tu
expliquerais longuement aux savants du pays le mécanisme d'un
aérostat, qu'ils ne sauraient te comprendre, et admettraient
toujours là une intervention surnaturelle.

--Monsieur, demanda Joe, vous avez parlé des premiers Européens qui
ont exploré ce pays; quels sont-ils donc, s'il vous plaît?

--Mon cher garçon, nous sommes précisément sur la route du major
Denham; c'est à Mosfeia même qu’il fut reçu par le sultan du
Mandara; il avait quitté le Bornou, il accompagnait le cheik dans
une expédition contre les Fellatahs, il assista à l'attaque de la
ville, qui résista bravement avec ses flèches aux balles arabes et
mit en fuite les troupes du cheik; tout cela n’était que prétexte à
meurtres, à pillages, à razzias; le major fut complètement
dépouillé, mis à nu, et sans un cheval sous le ventre duquel il se
glissa et qui lui permit de fuir les vainqueurs par son galop
effréné, il ne fût jamais rentré dans Kouka, la capitale du Bornou.

--Mais quel était ce major Denham?

--Un intrépide Anglais, qui de 1822 à 1821 commanda une expédition
dans le Bornou en compagnie du capitaine Clapperton et du docteur
Oudney. Ils partirent de Tripoli au mois de mars, parvinrent à
Mourzouk, la capitale du Fezzan, et, suivant le chemin que plus tard
devait prendre le docteur Barth pour revenir en Europe, ils
arrivèrent le 16 février 1823 à Kouka, prés du lac Tchad. Denham fit
diverses explorations dans le Bornou, dans le Mandara, et aux rives
orientales du lac; pendant ce temps, le 15 décembre 1823, le
capitaine Clapperton et le docteur Oudney s'enfonçaient dans le
Soudan jusqu'à Sackatou, et Oudney mourait de fatigue et
d'épuisement dans la ville de Murmur.

--Cette partie de l'Afrique, demanda Kennedy, a donc payé un large
tribut de victimes à la science!

--Oui, cette contrée est fatale! Nous marchons directement vers le
royaume de Barghimi, que Vogel traversa en 1856 pour pénétrer dans
le Wadaï, où il a disparu. Ce jeune homme, à vingt-trois ans, était
envoyé pour coopérer aux travaux du docteur Barth; ils se
rencontrèrent tous deux le ler décembre 1854; puis Vogel commença
les explorations du pays; vers 1856, il annonça dans ses dernières
lettres son intention de reconnaître le royaume du Wadaï, dans
lequel aucun Européen n'avait encore pénétré; il parait qu'il
parvint jusqu'à Wara, la capitale, où il fut fait prisonnier suivant
les uns, mis à mort suivant les autres, pour avoir tenté l'ascension
d'une montagne sacrée des environs; mais il ne faut pas admettre
légèrement la mort des voyageurs, car cela dispense d'aller à leur
recherche; ainsi, que de fois la mort du docteur Barth n'a-t-elle
pas été officiellement répandue, ce qui lui a causé souvent une
légitime irritation! Il est donc fort possible que Vogel soit
retenu prisonnier par le sultan du Wadaï, qui espère le rançonner.
Le baron de Neimans se mettait en route pour le Wadaï, quand il
mourut au Caire en 1855. Nous savons maintenant que M. de Heuglin,
avec l'expédition envoyée de Leipzig, s'est lancé sur les traces de
Vogel. Ainsi nous devrons être prochainement fixés sur le sort de ce
jeune et intéressant voyageur [ Depuis le départ du docteur, des
lettres adressées d'El'Obeid par M. Munzinger, le nouveau chef de
l’expédition, ne, laissent malheureusement plus de doute sur la mort
de Vogel]. »

Mosfeia avait depuis longtemps déjà disparu à l'horizon. Le Mandara
développait sous les regards des voyageurs son étonnante fertilité
avec les forêts d'acacias, de locustes aux fleurs rouges, et les
plantes herbacées des champs de cotonniers et d'indigotiers; le
Shari, qui va se jeter quatre-vingts milles plus loin dans le Tchad,
roulait son cours impétueux.

Le docteur le fit suivre à ses compagnons sur les cartes de Barth.

« Vous voyez, dit-il, que les travaux de ce savant sont d'une
extrême précision; nous nous dirigeons droit sur le district au
Loggoum, et peut-être même sur Kernak, sa capitale. C'est là que
mourut le pauvre Toole, à peine Agé de vingt-deux ans: c'était un
jeune Anglais, enseigne au 80e régiment, qui avait depuis quelques
semaines rejoint le major Denham en Afrique, et il ne tarda pas à y
rencontrer la mort. Ah! l'on peut appeler justement cette immense
contrée le cimetière des Européens! »

Quelques canots, longs de cinquante pieds, descendaient le cours du
Shari; le Victoria, à l,000 pieds de terre, attirait peu l'attention
des indigènes; mais le vent, qui jusque-là soufflait avec une
certaine force, tendit à diminuer.

« Est-ce que nous allons encore être pris par un calme plat? dit le
docteur.

--Bon, mon maître! nous n'aurons toujours ni le manque d'eau ni le
désert à craindre.

--Non, mais des populations plus redoutables encore.

--Voici, dit Joe, quelque chose qui ressemble à une ville.

--C'est Kernak. Les derniers souffles du vent nous y portent, et, si
cela nous convient, nous pourrons en lever le plan exact.

--Ne nous rapprocherons-nous pas? demanda Kennedy.

--Rien n'est plus facile, Dick; nous sommes droit au-dessus de la
ville; permets-moi de tourner un peu le robinet du chalumeau, et
nous ne tarderons pas à descendre. »

Le Victoria, une demi-heure après, se maintenait immobile à deux
cents pieds du sol.

« Nous voici plus près de Kernak, dit le docteur, que ne le serait
de Londres un homme juché dans la boule de Saint-Paul. Ainsi nous
pouvons voir à notre aise.

--Quel est donc ce bruit de maillets que l'on entend de tous côtés?
»

Joe regarda attentivement, et vit que ce bruit était produit par les
nombreux tisserands qui frappaient en plein air leurs toiles tendues
sur de vastes troncs d'arbres.

La capitale du Loggoum se laissait saisir alors dans tout son
ensemble, comme sur un plan déroulé; c'était une véritable ville,
avec des maisons alignées et des rues assez larges; au milieu d'une
vaste place se tenait un marché d'esclaves; il y avait grande
affluence de chalands, car les mandaraines, aux pieds et aux mains
d'une extrême petitesse, sont fort recherchées et se placent
avantageusement.

A la vue du Victoria, l'effet si souvent produit se reproduisit
encore: d'abord des cris, puis une stupéfaction profonde; les
affaires furent abandonnées, les travaux suspendus, le bruit cessa.
Les voyageurs demeuraient dans une immobilité parfaite et ne
perdaient pas un détail de cette populeuse cité; ils descendirent
même à soixante pieds du sol.

Alors le gouverneur de Loggoum sortit de sa demeure, déployant son
étendard vert, et accompagné de ses musiciens qui soufflaient à tout
rompre, excepté leurs poumons, dans de rauques cornes de buffle. La
foule se rassembla autour de lui. Le docteur Fergusson voulut se
faire entendre; il ne put y parvenir.

Cette population au front haut, aux cheveux bouclés, au nez presque
aquilin, paraissait fière et intelligente; mais la présence du
Victoria la troublait singulièrement; on voyait des cavaliers
courir dans toutes les directions; bientôt il devint évident que
les troupes du gouverneur se rassemblaient pour combattre un ennemi
si extraordinaire Joe eut beau déployer des mouchoirs de toutes les
couleurs, il n'obtint aucun résultat.

Cependant le cheik, entouré de sa cour, réclama le silence et
prononça un discours auquel le docteur ne put rien comprendre; de
l'arabe mêlé de baghirmi; seulement il reconnut, à la langue
universelle des gestes, une invitation expresse de s'en aller; il
n'eut pas mieux demandé, mais, faute de vent, cela devenait
impossible Son immobilité exaspéra le gouverneur, et ses courtisans
se prirent à hurler pour obliger le monstre à s'enfuir.

C'étaient de singuliers personnages que ces courtisans, avec leurs
cinq ou six chemises bariolées sur le corps; ils avaient des
ventres énormes, dont quelques-uns semblaient postiches. Le docteur
étonna ses compagnons en leur apprenant que c'était la manière de
faire sa cour au sultan. La rotondité de l'abdomen indiquait
l'ambition des gens. Ces gros hommes gesticulaient et criaient, un
d'entre eux surtout, qui devait être premier ministre, si son
ampleur trouvait ici-bas sa récompense. La foule des nègres unissait
ses hurlements aux cris de la cour, répétant ses gesticulations à la
manière des singes, ce qui produisait un mouvement unique et
instantané de dix mille bras

A ces moyens d'intimidation qui furent jugés insuffisants, s'en
joignirent d'autres plus redoutables. Des soldats armés d'arcs et de
flèches se rangèrent en ordre de bataille; mais déjà le Victoria se
gonflait et s'élevait tranquillement hors de leur portée. Le
gouverneur, saisissant alors un mousquet, le dirigea vers le ballon.
Mais Kennedy le surveillait, et, d'une balle de sa carabine, il
brisa l'arme dans la main du cheik.

A ce coup inattendu, ce fut une déroute générale; chacun rentra au
plus vite dans sa case, et, pendant le reste du jour, la ville
demeura absolument déserte.

La nuit vint. Le vent ne soufflait plus. Il fallut se résoudre à
rester immobile à trois cents pieds du sol. Pas un feu ne brillait
dans l'ombre; il régnait un silence de mort. Le docteur redoubla de
prudence; ce calme pouvait cacher un piège.

Et Fergusson eut raison de veiller. Vers minuit, toute la ville
parut comme embrasée; des centaines de raies de feu se croisaient
comme des fusées, formant un enchevêtrement de lignes de flamme.

« Voilà qui est singulier! fit le docteur.

--Mais, Dieu me pardonne! répliqua Kennedy, on dirait que
l'incendie monte et s'approche de nous. »

En effet, au bruit de cris effroyables et des détonations des
mousquets, cette masse de feu s'élevait vers le Victoria. Joe se
prépara à jeter du lest. Fergusson ne tarda pas à avoir
l'explication de ce phénomène.

Des milliers de pigeons, la queue garnie de matières combustibles,
avaient été lancés contre le Victoria; effrayés, ils montaient en
traçant dans l'atmosphère leurs zigzags de feu. Kennedy se mit à
faire une décharge de toutes ses armes au milieu de cette masse;
mais que pouvait-il contre une innombrable armée! Déjà les pigeons
environnaient la nacelle et le ballon dont les parois, réfléchissant
cette lumière, semblaient enveloppées dans un réseau de feu.

Le docteur n'hésita pas, et précipitant un fragment de quartz, il se
tint hors des atteintes de ces oiseaux dangereux. Pendant deux
heures, on les aperçut courant çà et là dans la nuit; puis peu à peu
leur nombre diminua, et ils s'éteignirent

Maintenant nous pouvons dormir tranquilles, dit le docteur.

--Pas mal imaginé pour des sauvages! fit Joe.

--Oui, ils emploient assez communément ces pigeons pour incendier
les chaumes des villages; mais cette fois, le village volait encore
plus haut que leurs volatiles incendiaires!

Décidément un ballon n'a pas d’ennemis à craindre, dit Kennedy.

--Si fait, répliqua le docteur.

--Lesquels, donc?

--Les imprudents qu'il porte dans sa nacelle; ainsi, mes amis, de la
vigilance partout, de la vigilance toujours. »






CHAPITRE XXXI

Départ dans la nuit.--Tous les trois.--Les instincts de
Kennedy.--Précautions.--Le cours du Shari.--Le lac Tchad.--L'eau du
lac.--L'hippopotame.--Une balle perdue.





Vers trois heures du matin, Joe, étant de quart, vit enfin la ville
se déplacer sous ses pieds. Le Victoria reprenait sa marche. Kennedy
et le docteur se réveillèrent.

Ce dernier consulta la boussole, et reconnut avec satisfaction que
le vent les portait vers le nord-nord-est.

« Nous jouons de bonheur, dit-il; tout nous réussit; nous
découvrirons le lac Tchad aujourd'hui même.

--Est-ce une grande étendue d'eau! demanda Kennedy.

--Considérable, mon cher Dick; dans sa plus grande longueur et sa
plus grande largeur, ce lac peut mesurer cent vingt milles.

--Cela variera un peu notre voyage de nous promener sur une nappe
liquide.

--Mais il me semble que nous n'avons pas à nous plaindre; il est
très varié, et surtout il se passe dans les meilleures conditions
possibles.

--Sans doute, Samuel; sauf les privations du désert, nous n'auront
couru aucun danger sérieux.

--Il est certain que notre brave Victoria s'est toujours
merveilleusement comporté. C'est aujourd'hui le 12 mai; nous sommes
partis le 18 avril; c'est donc vingt-cinq jours de marche. Encore
une dizaine de jours, et nous serons arrivés.

--Où!

--Je n'en sais rien; mais que nous importe?

--Tu as raison, Samuel; fions-nous à la Providence du soin de nous
diriger et de nous maintenir en bonne santé, comme nous voilà! On
n'a pas l'air d'avoir traversé les pays les plus pestilentiels du
monde!

--Nous étions à même de nous élever, et c'est ce que nous avons
fait.

--Vivent les voyages aériens! s'écria Joe. Nous voici, après
vingt-cinq Jours, bien portants, bien nourris, bien reposés, trop
reposés peut-être, car mes jambes commencent à se rouiller, et je ne
serais pas fâché de les dégourdir pendant une trentaine de milles

--Tu te donneras. ce plaisir-là dans les rues de Londres, Joe; mais,
pour conclure, nous sommes partis trois comme Denham, Clapperton,
Overweg, comme Barth, Richardson et Vogel, et, plus heureux que nos
devanciers, tous trois nous nous retrouvons encore! Mais il est
bien important de ne pas nous séparer. Si pendant que l'un de nous
est à terre, le Victoria devait s'enlever pour éviter un danger
subit, imprévu, qui sait si nous le reverrions jamais! Aussi, je le
dis franchement à Kennedy, je n'aime pas qu'il s'éloigne sous
prétexte de chasse.

--Tu me permettras pourtant bien, ami Samuel, de me passer encore
cette fantaisie; il n'y a pas de mal à renouveler nos provisions;
d'ailleurs, avant notre départ, tu m’as fait entrevoir toute une
série de chasses superbes, et jusqu'ici j'ai peu fait dans la voie
des Anderson et des Cumming.

--Mais, mon cher Dick, la mémoire te fait défaut, ou ta modestie
t'engage à oublier tes prouesses; il me semble que, sans parler du
menu gibier, tu as déjà une antilope, un éléphant et deux lions sur
la conscience.

--Bon! qu'est-ce que cela pour un chasseur africain qui voit passer
tous les animaux de la création au bout de son fusil? Tiens! tiens!
regarde cette troupe de girafes!

--Ça, des girafes! fit Joe. elles sont grosses comme le poing!

--Parce que nous sommes à mille pieds au-dessus d'elles; mais, de
près, tu verrais qu'elles ont trois fois ta hauteur.

--Et que dis-tu de ce troupeau de gazelles? reprit Kennedy, et ces
autruches qui fuient avec la rapidité du vent?

--Ça! des autruches! fit Joe, ce sont des poules, tout ce qu'il y
a de plus poules!

--Voyons, Samuel, ne peut-on s'approcher?

--On peut s'approcher, Dick, mais non prendre terre A quoi bon, dès
lors, frapper ces animaux qui ne te seront d'aucune utilité? S'il
s'agissait de détruire un lion, un chat-tigre, une hyène, je le
comprendrais; ce serait toujours une bête dangereuse de moins; mais
une antilope, une gazelle, sans autre profit que la vaine
satisfaction de tes instincts de chasseur, cela n'en vaut vraiment
pas la peine. Après tout, mon ami, nous allons nous maintenir à cent
pieds du sol, et si tu distingues quelque animal féroce, tu nous
feras plaisir en lui envoyant une balle dans le cœur. »

Le Victoria descendit peu à peu, et se maintint néanmoins à une
hauteur rassurante. Dans cette contrée sauvage et très peuplée, il
fallait se défier de périls inattendus.

Les voyageurs suivaient directement alors le cours du Shari; les
bords charmants de ce fleuve disparaissaient sous les ombrages
d'arbres aux nuances variées; des lianes et des plantes grimpantes
serpentaient de toutes parts et produisaient de curieux
enchevêtrements de couleurs. Les crocodiles s'ébattaient en plein
soleil ou plongeaient sous les eaux avec une vivacité de lézard; en
se jouant, ils accostaient les nombreuses îles vertes qui rompaient
le courant du fleuve.

Ce fut ainsi, au milieu d'une nature riche et verdoyante, que passa
le district de Maffatay. Vers neuf heures du matin, le docteur
Fergusson et ses amis atteignaient enfin la rive méridionale du lac
Tchad.

C'était donc là cette Caspienne de l'Afrique, dont l'existence fut
si longtemps reléguée au rang des fables, cette mer intérieure à
laquelle parvinrent seulement les expéditions de Denham et de Barth.

Le docteur essaya d'en fixer la configuration actuelle, bien
différente déjà de celle de 1847; en effet, la carte de ce lac est
impossible à tracer; il est entouré de marais fangeux et presque
infranchissables, dans lesquels Barth pensa périr; d'une année à
l'autre, ces marais, couverts de roseaux et de papyrus de quinze
pieds, deviennent le lac lui-même; souvent aussi, les villes
étalées sur ses bords sont à demi submergées, comme il arriva à
Ngornou en 1856, et maintenant les hippopotames et les alligators
plongent aux lieux mêmes où s'élevaient les habitations du Bornou.

Le soleil versait ses rayons éblouissants sur cette eau tranquille,
et au nord les deux éléments se confondaient dans un même horizon.

Le docteur voulut constater la nature de l'eau, que longtemps on
crut salée; il n'y avait aucun danger à s'approcher de la surface
du lac, et la nacelle vint le raser comme un oiseau à cinq pieds de
distance.

Joe plongea une bouteille, et la ramena à demi pleine; cette eau fut
goûtée et trouvée peu potable, avec un certain goût de natron.

Tandis que le docteur inscrivait le résultat de son expérience, un
coup de fusil éclata à ses côtés Kennedy n'avait pu résister au
désir d'envoyer une balle à un monstrueux hippopotame; celui-ci,
qui respirait tranquillement, disparut au bruit de la détonation, et
la balle conique du chasseur ne parut pas le troubler autrement.

« Il aurait mieux valu le harponner, dit Joe.

--Et comment!

--Avec une de nos ancres. C'eût été un hameçon convenable pour un
pareil animal.

--Mais, dit Kennedy, Joe a vraiment une idée..

--Que je vous prie de ne pas mettre à exécution! répliqua le
docteur. L'animal nous aurait vite entraînés où nous n'avons que
faire.

--Surtout maintenant que nous sommes fixés sur la qualité de l’eau
du Tchad. Est-ce que cela se mange, ce poisson-là, Monsieur
Fergusson?

--Ton poisson, Joe, est tout bonnement un mammifère du genre des
pachydermes; sa chair est excellente, dit-on, et fait l'objet d'un
grand commerce entre les tribus riveraines du lac.

--Alors je regrette que le coup de fusil de M. Dick n'ait pas mieux
réussi.

--Cet animal n'est vulnérable qu'au ventre et entre les cuisses; la
balle de Dick ne l'aura pas même entamé. Mais, si le terrain me
parait propice, nous nous arrêterons à l'extrémité septentrionale du
lac; là, Kennedy se trouvera en pleine ménagerie, et il pourra se
dédommager à son aise.

--Eh bien! dit Joe, que Monsieur Dick chasse un peu à l'hippopotame!
Je voudrais goûter la chair de cet amphibie. Il n'est vraiment pas
naturel de pénétrer jusqu'au centre de l'Afrique pour y vivre de
bécassines et de perdrix comme en Angleterre! »






CHAPITRE XXXII

La capitale du Bornou.--Les îles des Biddiomahs.--Les gypaètes.--Les
inquiétudes du docteur.--Ses précautions.--Une attaque au milieu
des airs.--L'enveloppe déchirée.--La chute.--Dévouement sublime.--La
côte septentrionale du lac.





Depuis son arrivée au lac Tchad, le Victoria avait rencontré un
courant qui s'inclinait plus à l'ouest; quelques nuages tempéraient
alors la chaleur du jour; on sentait d'ailleurs un peu d'air sur
cette vaste étendue d'eau; mais, vers une heure, le ballon, ayant
coupé de biais cette partie du lac, s'avança de nouveau dans les
terres pendant l'espace de sept ou huit milles.

Le docteur, un peu fâché d'abord de cette direction, ne pensa plus à
s'en plaindre quand il aperçut la ville de Kouka, la célèbre
capitale du Bornou; il put l'entrevoir un instant, ceinte de ses
murailles d'argile blanche; quelques mosquées assez grossières
s'élevaient lourdement au-dessus de cette multitude de dés à jouer
qui forment les maisons arabes. Dans les cours des maisons et sur
les places publiques poussaient des palmiers et des arbres à
caoutchouc, couronnés par un dôme de feuillage large de plus de cent
pieds. Joe fit observer que ces immenses parasols étaient en rapport
avec l'ardeur des rayons solaires, et il en tira des conclusions
fort aimables pour la Providence.

Kouka se compose réellement de deux villes distinctes, séparées par
le « dendal, » large boulevard de trois cents toises, alors encombré
de piétons et de cavaliers. D'un côté se carre la ville riche avec
ses cases hautes et aérées; de l'autre se presse la ville pauvre,
triste assemblage de huttes basses et coniques, où végète une
indigente population, car Kouka n'est ni commerçante ni
industrielle.

Kennedy lui trouva quelque ressemblance avec un Édimbourg qui
s'étalerait dans une plaine, avec ses deux villes parfaitement
déterminées.

Mais à peine les voyageurs purent-ils saisir ce coup d'œil, car,
avec la mobilité qui caractérise les courants de cette contrée, un
vent contraire les saisit brusquement et les ramena pendant une
quarantaine de milles sur le Tchad.

Ce fut alors un nouveau spectacle; ils pouvaient compter les îles
nombreuses du lac, habitées par les Biddiomahs, pirates sanguinaires
très redoutés, et dont le voisinage est aussi craint que celui des
Touareg du Sahara. Ces sauvages se préparaient à recevoir
courageusement le Victoria à coups de flèches et de pierres, mais
celui-ci eut bientôt fait de dépasser ces îles, sur lesquelles il
semblait papillonner comme un scarabée gigantesque.

En ce moment, Joe regardait l'horizon, et, s'adressant à Kennedy, il
lui dit:

« A la foi, Monsieur Dick, vous qui êtes toujours à rêver chasse,
voilà justement votre affaire.

--Qu'est-ce donc, Joe?

--Et, cette fois, mon maître ne s'opposera pas à vos coups de fusil.

--Mais qu'y a-t-il?

--Voyez-vous là-bas cette troupe de gros oiseaux qui se dirigent sur
nous?

--Des oiseaux! fit le docteur en saisissant sa lunette.

--Je les vois, répliqua Kennedy; ils sont au moins une douzaine

--Quatorze, si vous voulez bien, répondit Joe.

--Fasse le ciel qu'ils soient d'une espèce assez malfaisante pour
que le tendre Samuel n'ait rien à m'objecter!

--Je n'aurai rien à dire, répondit Fergusson, mais j'aimerais mieux
voir ces oiseaux-là loin de nous!

Vous avez peur de ces volatiles! fit Joe.

--Ce sont des gypaètes, Joe, et de la plus grande taille; et s'ils
nous attaquent...

--Eh bien! nous nous défendrons, Samuel! Nous avons un arsenal
pour les recevoir! je ne pense pas que ces animaux-là soient bien
redoutables!

--Qui sait? » répondit le docteur.

Dix minutes après, la troupe s'était approchée à portée de fusil;
ces quatorze oiseaux faisaient retentir l'air de leurs cris rauques;
ils s'avançaient vers le Victoria, plus irrités qu'effrayés de sa
présence.

« Comme ils crient! fit Joe; quel tapage! Cela ne leur convient
probablement pas qu'on empiète sur leurs domaines, et `que l'on se
permette de voler comme eux?

--A la vérité, dit le chasseur, ils ont un air assez terrible, et je
les croirais assez redoutables s'ils étaient armés d'une carabine de
Purdey Moore!

--Ils n'en ont pas besoin, » répondit Fergusson qui devenait très
sérieux.

Les gypaètes volaient en traçant d'immenses cercles, et leurs orbes
se rétrécissaient peu à peu autour du Victoria; ils rayaient le
ciel dans une fantastique rapidité, se précipitant parfois avec la
vitesse d'un boulet, et brisant leur ligne de projection par un
angle brusque et hardi. Le docteur, inquiet, résolut de s'élever
dans l'atmosphère pour échapper à ce dangereux voisinage; il dilata
l'hydrogène du ballon, qui ne tarda pas à monter.

Mais les gypaètes montèrent avec lui, peu disposés à l'abandonner.

« Ils ont l'air de nous en vouloir, » dit le chasseur en armant sa
carabine.

En effet, ces oiseaux s'approchaient, et plus d'un, arrivant à
cinquante pieds à peine, semblait braver les armes de Kennedy.

« J'ai une furieuse envie de tirer dessus, dit celui-ci.

--Non, Dick, non pas! Ne les rendons point furieux sans raison! Ce
serait les exciter à nous attaquer.

--Mais j'en viendrai facilement à bout.

--Tu te trompes, Dick.

--Nous avons une balle pour chacun d'eux.

--Et s'ils s'élancent vers la partie supérieure du ballon, comment
les atteindras-tu? Figure-toi donc que tu te trouves en présence
d'une troupe de lions sur terre, ou de requins en plein Océan! Pour
des aéronautes, la situation est aussi dangereuse.

--Parles-tu sérieusement, Samuel?

--Très sérieusement, Dick.

--Attendons alors.

--Attends. Tiens-toi prêt en cas d'attaque, mais ne fais pas feu
sans mon ordre.

Les oiseaux se massaient alors à une faible distance; on distinguait
parfaitement leur gorge pelée tendue sous l'effort de leurs cris,
leur crête cartilagineuse, garnie de papilles violettes, qui se
dressait avec fureur. Ils étaient de la plus forte taille; leur
corps dépassait trois pieds en longueur, et le dessous de leurs
ailes blanches resplendissait au soleil; on eut dit des requins
ailés, avec lesquels ils avaient une formidable ressemblance.

« Ils nous suivent, dit le docteur en les voyant s'élever avec lui,
et nous aurions beau monter, leur vol les porterait plus haut que
nous encore!

--Eh bien, que faire? » demanda Kennedy.

Le docteur ne répondit pas.

« Écoute, Samuel, reprit le chasseur: ces oiseaux sont quatorze;
nous avons dix-sept coups à notre disposition, en faisant feu de
toutes nos armes. N'y a-t-il pas moyen de les détruire ou de les
disperser? Je me charge d'un certain nombre d'entre eux.

--Je ne doute pas de ton adresse, Dick; je regarde volontiers comme
morts ceux qui passeront devant ta carabine; mais, je te le répète,
pour peu qu'ils s'attaquent à l'hémisphère supérieur du ballon, tu
ne pourras plus les voir; ils crèveront cette enveloppe qui nous
soutient, et nous sommes à trois mille pieds de hauteur! »

En cet instant, l'un des plus farouches oiseaux piqua droit sur le
Victoria, le bec et les serres ouvertes, prêt à mordre, prêt à
déchirer.

« Feu! feu! » s'écria le docteur.

Il avait à peine achevé, que l'oiseau, frappé à mort, tombait en
tournoyant dans l'espace.

Kennedy avait saisi l'un des fusils à deux coups. Joe épaulait
l'autre.

Effrayés de la détonation, les gypaètes s'écartèrent un instant;
mais ils revinrent presque aussitôt à la charge avec une rage
extrême. Kennedy d'une première balle coupa net le cou du plus
rapproché. Joe fracassa l'aile de l'autre.

« Plus que onze, » dit-il.

Mais alors les oiseaux changèrent de tactique, et d'un commun accord
ils s'élevèrent au-dessus du Victoria, Kennedy regarda Fergusson.

Malgré son énergie et son impassibilité, celui-ci devint pale. Il y
eut un moment de silence effrayant. Puis un déchirement strident se
fit entendre comme celui de la soie qu'on arrache, et la nacelle
manqua sous les pieds des trois voyageurs.

« Nous sommes perdus, s'écria Fergusson en portant les yeux sur le
baromètre qui montait avec rapidité. »

Puis il ajouta: « Dehors le lest, dehors! »

En quelques secondes tous les fragments de quartz avaient disparu.

« Nous tombons toujours!.. Videz les caisses à eau!.. Joe
entends-tu?.. Nous sommes précipités dans le lac! »

Joe obéit. Le docteur se pencha. Le lac semblait venir à lui comme
une marée montante; les objets grossissaient à vue d'œil; la
nacelle n'était pas à deux cents pieds de la surface du Tchad.

« Les provisions! les provisions! » s'écria le docteur.

Et la caisse qui les renfermait fut jetée dans l'espace.

La chute devint moins rapide, mais les malheureux tombaient toujours!

« Jetez! jetez encore! s'écria une dernière fois le docteur.

--Il n'y a plus rien, dit Kennedy.

--Si! » répondit laconiquement Joe en se signant d'une main rapide.

Et il disparut par-dessus le bord de la nacelle

« Joe! Joe! » fit le docteur terrifié.

Mais Joe ne pouvait plus l'entendre. Le Victoria délesté reprenait
sa marche ascensionnelle, remontait à mille pieds dans les airs, et
le vent s'engouffrant dans l'enveloppe dégonflée l'entraînait vers
les côtes septentrionales du lac.

« Perdu! dit le chasseur avec un geste de désespoir.

--Perdu pour nous sauver! » répondit Fergusson.

Et ces hommes si intrépides sentirent deux grosses larmes couler de
leurs yeux. Ils se penchèrent, en cherchant à distinguer quelque
trace du malheureux Joe, mais ils étaient déjà loin.

« Quel parti prendre! demanda Kennedy.

--Descendre à terre, dès que cela sera possible, Dick, et puis
attendre. »

Après une marche de soixante milles, le Victoria s'abattit sur une
côte déserte, au nord du lac. Les ancres s'accrochèrent dans un
arbre peu élevé, et le chasseur les assujettit fortement.

La nuit vint, mais ni Fergusson ni Kennedy ne purent trouver un
instant de sommeil.






CHAPITRE XXXIII

Conjectures.--Rétablissement de l’équilibre du Victoria.--Nouveaux
calculs du docteur Fergusson.--Chasse de Kennedy.--Exploration
complète du lac Tchad.--Tangalia.--Retour.--Lari.





Le lendemain, 13 mai, les voyageurs reconnurent tout d'abord la
partie de la côte qu'ils occupaient. C'était une sorte d'île de
terre ferme au milieu d'un immense marais Autour de ce morceau de
terrain solide s'élevaient des roseaux grands comme des arbres
d'Europe et qui s'étendaient à perte de vue.

Ces marécages infranchissables rendaient sûre la position du
Victoria; il fallait seulement surveiller le côté du lac; la vaste
nappe d'eau allait s'élargissant, surtout dans l'est, et rien ne
paraissait à l'horizon, ni continent ni îles.

Les deux amis n'avaient pas encore osé parler de leur infortuné
compagnon. Kennedy fut le premier à faire part de ses conjectures au
docteur.

« Joe n'est peut-être pas perdu, dit-il. C'est un garçon adroit, un
nageur comme il en existe peu. Il n'était pas embarrassé de
traverser le Frith of Forth à Édimbourg. Nous le reverrons, quand et
comment, je l'ignore; mais, de notre côté, ne négligeons rien pour
lui donner l'occasion de nous rejoindre.

--Dieu t'entende, Dick, répondit le docteur d'une voix émue. Nous
ferons tout au monde pour retrouver notre ami! Orientons-nous
d'abord. Mais, avant tout, débarrassons le Victoria de cette
enveloppe extérieure, qui n'est plus utile; ce sera nous délivrer
d'un poids considérable, six cent cinquante livres, ce qui en vaut
la peine. »

Le docteur et Kennedy se mirent à l’ouvrage; ils éprouvèrent de
grandes difficultés; il fallut arracher morceau par morceau ce
taffetas très résistant, et le découper en minces bandes pour le
dégager des mailles du filet. La déchirure produite par le bec des
oiseaux de proie s'étendait sur une longueur de plusieurs pieds.

Cette opération prit quatre heures au moins; mais enfin le ballon
intérieur, entièrement dégagé, parut n'avoir aucunement souffert. Le
Victoria était alors diminué d'un cinquième. Cette différence fut
assez sensible pour étonner Kennedy.

« Sera-t-il suffisant? demanda-t-il au docteur.

--Ne crains rien à cet égard, Dick; je rétablirai l'équilibre, et si
notre pauvre Joe revient, nous saurons bien reprendre avec lui notre
route accoutumée.

--Au moment de notre chute, Samuel, si mes souvenirs sont exacts,
nous ne devions pas être éloignés d'une île.

--Je me le rappelle en effet; mais cette île, comme toutes celles du
Tchad, est sans doute habitée par une race de pirates et de
meurtriers; ces sauvages auront été certainement témoins de notre
catastrophe, et si Joe tombe entre leurs mains, à moins que la
superstition ne le protège, que deviendra-t-il?

--Il est homme à se tirer d'affaire, je te le répète; j'ai confiance
dans son adresse et son intelligence.

--Je l'espère. Maintenant, Dick, tu vas chasser aux environs, sans
t’éloigner toutefois; il devient urgent de renouveler nos vivres,
dont la plus grande partie a été sacrifiée.

--Bien, Samuel; je ne serai pas longtemps absent. »

Kennedy prit un fusil à deux coups et s'avança dans les grandes
herbes vers un taillis assez rapproché; de fréquentes détonations
apprirent bientôt au docteur que sa chasse serait fructueuse.

Pendant ce temps, celui-ci s'occupa de faire le relevé des objets
conservés dans la nacelle et d'établir l'équilibre du second
aérostat; il restait une trentaine de livres de pemmican, quelques
provisions de thé et de café, environ un gallon et demi
d'eau-de-vie, une caisse à eau parfaitement vide; toute la viande
sèche avait disparu.

Le docteur savait que; par la perte de l'hydrogène du premier
ballon, sa force ascensionnelle se trouvait réduite de neuf cents
livres environ; il dut donc se baser sur cette différence pour
reconstituer son équilibre. Le nouveau Victoria cubait soixante-sept
mille pieds et renfermait trente. trois mille quatre cent
quatre-vingts pieds cubes de gaz; l'appareil de dilatation
paraissait être en bon état; ni la pile ni le serpentin n'avaient
été endommagés.

La force ascensionnelle du nouveau ballon était donc de trois mille
livres environ; en réunissant les poids de l'appareil, des
voyageurs, de la provision d'eau, de la nacelle et de ses
accessoires, en embarquant cinquante gallons d'eau et cent livres de
viande fraîche, le docteur arrivait à un total de deux mille huit
cent trente livres. Il pouvait donc emporter cent soixante-dix
livres de lest pour les cas imprévus, et l'aérostat se trouverait
alors équilibré avec l'air ambiant

Ses dispositions furent prises en conséquence, et il remplaça le
poids de Joe par un supplément de lest. Il employa la journée
entière à ces divers préparatifs, et ceux-ci se terminaient au
retour de Kennedy Le chasseur avait fait bonne chasse; il apportait
une véritable charge d'oies, de canards sauvages, de bécassines, de
sarcelles et de pluviers. Il s'occupa de préparer ce gibier et de le
fumer. Chaque pièce, embrochée par une mince baguette, fut suspendue
au-dessus d'un foyer de bois vert. Quand la préparation parut
convenable à Kennedy, qui s'y entendait d'ailleurs, le tout fut
emmagasiné dans la nacelle.

Le lendemain, le chasseur devait compléter ses approvisionnements.

Le soir surprit les voyageurs au milieu de ces travaux. Leur souper
se composa de pemmican, de biscuits et de thé. La fatigue après leur
avoir donné l'appétit, leur donna le sommeil. Chacun pendant son
quart interrogea les ténèbres, croyant parfois saisir la voix de Joe;
mais, hélas, elle était bien loin, cette voix qu'ils eussent voulu
entendre!

Aux premiers rayons du jour, le docteur réveilla Kennedy

« J'ai longuement médité, lui dit-il, sur ce qu'il convient de faire
pour retrouver notre compagnon.

--Quel que soit ton projet, Samuel, il me va; parle.

--Avant tout, il est important que Joe ait de nos nouvelles.

--Sans doute! Si ce digne garçon allait se figurer que nous
l'abandonnons!

--Lui! il nous connaît trop! Jamais pareille idée ne lui viendrait
l'esprit; mais il faut qu'il apprenne où nous sommes.

--Comment cela?

--Nous allons reprendre notre place dans la nacelle et nous élever
dans l'air.

--Mais si le vent nous entraîne?

--Il n'en sera rien, heureusement. Vois, Dick; la brise nous ramène
sur le lac, et cette circonstance, qui eut été fâcheuse hier, est
propice aujourd'hui. Nos efforts se borneront donc à nous maintenir
sur cette vaste étendue d'eau pendant toute la journée. Joe ne
pourra manquer de nous voir là où ses regards doivent se diriger
sans cesse. Peut-être même parviendra-t-il à nous informer du lieu
de sa retraite.

--S'il est seul et libre, il le fera certainement.

--Et s'il est prisonnier, reprit le docteur, l'habitude des
indigènes n'étant pas d'enfermer leurs captifs, il nous verra et
comprendra le but de nos recherches.

--Mais enfin, reprit Kennedy,--car il faut prévoir tous les cas,
--si nous ne trouvons aucun indice, s'il n'a pas laissé une trace
de son passage, que ferons-nous?

--Nous essayerons de regagner la partie septentrionale du lac, en
nous maintenant le plus en vue possible; là, nous attendrons, nous
explorerons les rives, nous fouillerons ces bords, auxquels Joe
tentera certainement de parvenir, et nous ne quitterons pas la place
sans avoir tout fait pour le retrouver.

--Partons donc, » répondit le chasseur.

Le docteur prit le relèvement exact de ce morceau de terre ferme
qu'il allait quitter; il estima, d'après sa carte et son point,
qu'il se trouvait au nord du Tchad, entre la ville de Lari et le
village d'Ingemini, visités tous deux par le major Denham. Pendant
ce temps, Kennedy compléta ses approvisionnements de viande fraîche.
Bien que les marais environnants portaient des marques de
rhinocéros, de lamentins et d'hippopotames, il n'eut pas l'occasion
de rencontrer un seul de ces énormes animaux.

A sept heures du matin, non sans de grandes difficultés dont le
pauvre Joe savait se tirer à merveille, l'ancre fut détachée de
l'arbre. Le gaz se dilata et le nouveau Victoria parvint à deux
cents pieds dans l'air. Il hésita d'abord en tournant sur lui-même;
mais enfin, pris dans un courant assez vif, il s'avança sur le lac
et bientôt fut emporté avec une vitesse de vingt milles à l'heure.

Le docteur se maintint constamment à une hauteur qui variait entre
deux cents et cinq cents pieds. Kennedy déchargeait souvent sa
carabine. Au-dessus des îles, les voyageurs se rapprochaient même
imprudemment, fouillant du regard les taillis, les buissons, les
halliers, partout où quelque ombrage, quelque anfractuosité de roc
eût pu donner asile à leur compagnon. Ils descendaient près des
longues pirogues qui sillonnaient le lac. Les pécheurs, à leur vue,
se précipitaient à l'eau et regagnaient leur île avec les
démonstrations de crainte les moins dissimulées.

« Nous ne voyons rien, dit Kennedy après deux heures de recherches.

--Attendons, Dick, et ne perdons pas courage; nous ne devons pas
être éloignés du lieu de l'accident. »

A onze heures, le Victoria s'était avancé de quatre-vingt-dix
milles; il rencontra alors un nouveau courant qui, sous un angle
presque droit, le poussa vers l'est pendant une soixantaine de
milles. Il planait au-dessus d'une île très vaste et très peuplée
que le docteur jugea devoir être Farram, où se trouve la capitale
des Biddiomahs. Il s'attendait à voir Joe surgir de chaque buisson,
s'échappant, l'appelant. Libre, on l'eut enlevé sans difficulté;
prisonnier, en renouvelant la manœuvre employée pour le
missionnaire, il aurait bientôt rejoint ses amis; mais rien ne
parut, rien ne bougea! C'était à se désespérer.

Le Victoria arrivait à deux heures et demie en vue de Tangalia,
village situé sur la rive orientale du Tchad, et qui marqua le point
extrême atteint par Denham à l'époque de son exploration.

Le docteur devint inquiet de cette direction persistante du vent. Il
se sentait rejeté vers l'est, repoussé dans le centre de l'Afrique,
vers d'interminables déserts.

« Il faut absolument nous arrêter, dit-il, et même prendre terre;
dans l'intérêt de Joe surtout, nous devons revenir sur le lac; mais,
auparavant, tâchons de trouver un courant opposé. »

Pendant plus d'une heure, il chercha à différentes zones. Le
Victoria dérivait toujours sur la terre ferme; mais, heureusement, à
mille pieds un souffle très violent le ramena dans le nord-ouest.

Il n'était pas possible que Joe fût retenu sur une des îles du lac;
il et certainement trouvé moyen de manifester sa présence;
peut-être l'avait-on entraîné sur terre. Ce fut ainsi que raisonna
le docteur, quand il revit la rive septentrionale du Tchad.

Quant à penser que Joe se fût noyé, c'était inadmissible. Il y eut
bien une idée horrible qui traversa l'esprit de Fergusson et de
Kennedy: les caïmans sont nombreux dans ces parages! Mais ni l'un
ni l'autre n'eut le courage de formuler cette appréhension.
Cependant elle vint si manifestement à leur pensée, que le docteur
dit sans autre préambule:

« Les crocodiles ne se rencontrent que sur les rives des îles ou du
lac; Joe aura assez d'adresse pour les éviter; d'ailleurs, ils sont
peu dangereux, et les Africains se baignent impunément sans craindre
leurs attaques »

Kennedy ne répondit pas; il préférait se taire à discuter cette
terrible possibilité.

Le docteur signala la ville de Lari vers les cinq heures du soir.
Les habitants travaillaient à la récolte du coton devant des cabanes
de roseaux tressés, au milieu d'enclos propres et soigneusement
entretenus.

Cette réunion d'une cinquantaine de cases occupait une légère
dépression de terrain dans une vallée étendue entre de basses
montagnes. La violence du vent portait plus avant qu'il ne convenait
au docteur; mais il changea une seconde fois et le ramena
précisément à son point de départ, dans cette sorte d'île ferme où
il avait passé la nuit précédente. L'ancre, au lieu de rencontrer
les branches de l'arbre, se prit dans des paquets de roseaux mêlés à
la vase épaisse du marais et d'une résistance considérable

Le docteur eut beaucoup de peine à contenir l'aérostat; mais enfin
le vent tomba avec la nuit, et les deux amis veillèrent ensemble,
presque désespérés.






CHAPITRE XXXIV

L'ouragan.--Départ forcé.--Perte d’une ancre.--Tristes
réflexions.--Résolution prise.--La trombe.--La caravane
engloutie.--Vent contraire et favorable.--Retour au sud.--Kennedy à
son poste.





A trois heures du matin, le vent faisait rage, et soufflait avec une
violence telle que le Victoria ne pouvait demeurer près de terre
sans danger; les roseaux froissaient son enveloppe, qu'ils
menaçaient de déchirer.

« Il faut partir, Dick, fit le docteur; nous ne pouvons rester dans
cette situation.

--Mais Joe, Samuel?

--Je ne l'abandonne pas! non certes! et dut l'ouragan m'emporter à
cent milles dans le nord, je reviendrai! Mais ici nous
compromettons la sûreté de tous.

--Partir sans lui! s'écria l'Écossais avec l'accent d'une profonde
douleur.

--Crois-tu donc, reprit Fergusson, que le cœur ne me saigne pas
comme à toi? Est-ce que je n'obéis pas à une impérieuse nécessité?

--Je suis à tes ordres, répondit le chasseur. Partons. »

Mais le départ présentait de grandes difficultés. L'ancre,
profondément engagée, résistait à tous les efforts, et le ballon,
tirant en sens inverse, accroissait encore sa tenue. Kennedy ne put
parvenir à l'arracher; d'ailleurs, dans la position actuelle, sa
manœuvre devenait fort périlleuse, car le Victoria risquait de
s'enlever avant qu'il ne l'eut rejoint.

Le docteur, ne voulant pas courir une pareille chance, fit rentrer
l'Écossais dans la nacelle, et se résigna à couper la corde de
l'ancre. Le Victoria fit un bond de trois cents pieds dans l’air, et
prit directement la route du nord.

Fergusson ne pouvait qu'obéir à cette tourmente; il se croisa les
bras et s'absorba dans ses tristes réflexions.

Après quelques instants d'un profond silence, il se retourna vers
Kennedy non moins taciturne.

« Nous avons peut-être tenté Dieu, dit-il. Il n'appartenait pas à
des hommes d'entreprendre un pareil voyage! »

Et un soupir de douleur s'échappa de sa poitrine.

« Il y a quelques jours à peine, répondit le chasseur, nous nous
félicitions d'avoir échappé à bien des dangers! Nous nous serrions
la main tous les trois!

--Pauvre Joe! bonne et excellente nature! cœur brave et franc! Un
moment ébloui par ses richesses, il faisait volontiers le sacrifice
de ses trésors! Le voilà maintenant loin de nous! Et le vent nous
emporte avec une irrésistible vitesse!

--Voyons, Samuel, en admettant qu'il ait trouvé asile parmi les
tribus du lac, ne pourra-t-il faire comme les voyageurs qui les ont
visitées avant nous, comme Denham, comme Barth? Ceux là ont revu
leur pays.

--Eh! mon pauvre Dick, Joe ne sait pas un mot de la langue! Il est
seul et sans ressources! Les voyageurs dont tu parles ne
s'avançaient qu'en envoyant aux chefs de nombreux présents, au
milieu d'une escorte, armés et préparés pour ces expéditions. Et
encore, ils ne pouvaient éviter des souffrances et des tribulations
de la pire espèce! Que veux-tu que devienne notre infortuné
compagnon? C'est horrible à penser, et voilà l'un des plus grands
chagrins qu'il m'ait été donné de ressentir!

--Mais nous reviendrons, Samuel.

--Nous reviendrons, Dick, dussions-nous abandonner le Victoria,
quand il nous faudrait regagner à pied le lac Tchad, et nous mettre
en communication avec le sultan du Bornou! Les Arabes ne peuvent
avoir conservé un mauvais souvenir des premiers Européens.

--Je te suivrai, Samuel, répondit le chasseur avec énergie, tu peux
compter sur moi! Nous renoncerons plutôt à terminer ce voyage! Joe
s'est dévoué pour nous, nous nous sacrifierons pour lui! »

Cette résolution ramena quelque courage au cœur de ces deux hommes.
Ils se sentirent forts de la même idée. Fergusson mit tout en œuvre
pour se jeter dans un courant contraire qui pût le rapprocher du
Tchad; mais c'était impossible alors, et la descente même devenait
impraticable sur un terrain dénudé et par un ouragan de cette
violence.

Le Victoria traversa ainsi le pays des Tibbous; il franchit le
Belad el Djérid, désert épineux qui forme la lisière du Soudan, et
pénétra dans le désert de sable, sillonné par de longues traces de
caravanes; la dernière ligne de végétation se confondit bientôt avec
le ciel à l'horizon méridional, non loin de la principale oasis de
cette partie de l'Afrique, dont les cinquante puits sont ombragés
par des arbres magnifiques; mais il fut impossible de s'arrêter. Un
campement arabe, des tentes d'étoffes rayées, quelques chameaux
allongeant sur le sable leur tête de vipère, animaient cette
solitude; mais le Victoria passa comme une étoile filante, et
parcourut ainsi une distance de soixante milles en trois heures,
sans que Fergusson parvînt à maîtriser sa course.

« Nous ne pouvons faire halte! dit-il, nous ne pouvons descendre!
pas un arbre! pas une saillie de terrain! allons-nous donc
franchir le Sahara? Décidément le ciel est contre nous! »

Il parlait ainsi avec une rage de désespéré, quand il vit dans le
nord les sables du désert se soulever au milieu d'une épaisse
poussière, et tournoyer sous l'impulsion des courants opposés.

Au milieu du tourbillon, brisée, rompue, renversée, une caravane
entière disparaissait sous l'avalanche de sable; les chameaux
pêle-mêle poussaient des gémissements sourds et lamentables; des
cris, des hurlements sortaient de ce brouillard étouffant.
Quelquefois, un vêtement bariolé tranchait avec ces couleurs vives
dans ce chaos, et le mugissement de la tempête dominait cette scène
de destruction.

Bientôt le sable s'accumula en masses compactes, et là où naguère
s'étendait la plaine unie, s'élevait une colline encore agitée,
tombe immense d'une caravane engloutie.

Le docteur et Kennedy, pales, assistaient à ce terrible spectacle;
ils ne pouvaient plus manœuvrer leur ballon, qui tournoyait au
milieu des courants contraires et n'obéissait plus aux différentes
dilatations du gaz. Enlacé dans ces remous de l'air, il
tourbillonnait avec une rapidité vertigineuse; la nacelle décrivait
de larges oscillations; les instruments suspendus sous la tente
s'entrechoquaient à se briser, les tuyaux du serpentin se courbaient
à se rompre, les caisses à eau se déplaçaient avec fracas; à deux
pieds l'un de l'autre, les voyageurs ne pouvaient s'entendre, et
d'une main crispée s'accrochant aux cordages; ils essayaient de se
maintenir contre la fureur de l'ouragan.

Kennedy, les cheveux épars, regardait sans parler; le docteur avait
repris son audace au milieu du danger, et rien ne parut sur ses
traits de ses violentes émotions, pas même quand, après un dernier
tournoiement, le Victoria se trouva subitement arrêté dans un calme
inattendu; le vent du nord avait pris le dessus et le chassait en
sens inverse sur la route du matin avec une rapidité non moins
égale.

« Où allons-nous? s'écria Kennedy.

--Laissons faire la Providence, mon cher Dick; j'ai eu tort de
douter d'elle; ce qui convient, elle le sait mieux que nous, et
nous voici retournant vers les lieux que nous n'espérions plus
revoir. »

Le sol si plat, si égal pendant l'aller, était alors bouleversé
comme les flots après la tempête; une suite de petits monticules à
peine fixés jalonnaient le désert; le vent soufflait avec violence,
et le Victoria volait dans l'espace.

La direction suivie par les voyageurs différait un peu de celle
qu'ils avaient prise le matin; aussi vers les neuf heures, au lieu
de retrouver les rives du Tchad, ils virent encore le désert
s'étendre devant eux.

Kennedy en fit l'observation.

Peu importe, répondit le docteur; l'important est de revenir au sud;
nous rencontrerons les villes de Bornou, Wouddie ou Kouka, et je
n'hésiterai pas à m'y arrêter.

--Si tu es satisfait, je le suis, répondit le chasseur; mais fasse
le ciel que nous ne soyons pas réduits à traverser le désert comme
ces malheureux Arabes! Ce que nous avons vu est horrible.

--Et se reproduit fréquemment? Dick. Les traversées du désert sont
autrement dangereuses que celles de l'Océan; le désert a tous les
périls de la mer, même l'engloutissement, et de plus, des fatigues
et des privations insoutenables.

--Il me semble, dit Kennedy, que le vent tend à se calmer; la
poussière des sables est moins compacte, leurs ondulations
diminuent, l'horizon s'éclaircit

--Tant mieux, il faut l'examiner attentivement avec la lunette, et
que pas un point n'échappe à notre vue!

--Je m'en charge, Samuel, et le premier arbre n'apparaîtra pas sans
que tu n'en sois prévenu. »

Et Kennedy, la lunette à la main, se plaça sur le devant de la
nacelle.






CHAPITRE XXXV

L'histoire de Joe.--L'île des Biddiomahs.--L'adoration.--L’île
engloutie.--Les rives du lac.--L'arbre aux serpents.--Voyage à
pied.--Souffrances.--Moustiques et fourmis.--La faim.--Passage du
Victoria.--Disparition du Victoria.--Désespoir.--Le marais.--Un
dernier cri.





Qu'était devenu Joe pendant les vaines recherches de son maître?

Lorsqu'il se fut précipité dans le lac, son premier mouvement à la
surface fut de lever les yeux en l'air; il vit le Victoria, déjà
fort élevé au-dessus du lac, remonter avec rapidité, diminuer peu à
peu, et, pris bientôt par un courant rapide, disparaître vers le
nord. Son maître, ses amis étaient sauvés.

« Il est heureux, se dit-il, que j'aie eu cette pensée de me jeter
dans le Tchad; elle n'eût pas manqué de venir à l'esprit de M.
Kennedy, et certes il n'aurait pas hésité à faire comme moi, car il
est bien naturel qu'un homme se sacrifie pour en sauver deux autres.
C'est mathématique.»

Rassuré sur ce point, Joe se mit à songer à lui; il était au milieu
d'un lac immense, entouré de peuplades inconnues, et probablement
féroces. Raison de plus pour se tirer d'affaire en ne comptant que
sur lui; il ne s'effraya donc pas autrement.

Avant l'attaque des oiseaux de proie, qui, selon lui, s'étaient
conduits comme de vrais gypaètes, il avait avisé une île à l'horizon;
il résolut donc de se diriger vers elle, et se mit à déployer
toutes ses connaissances dans l'art de la natation, après s'être
débarrassé de la partie la plus gênante de ses vêtements; il ne
s'embarrassait guère d'une promenade de cinq ou six milles; aussi,
tant qu'il fut en plein lac, il ne songea qu'à nager vigoureusement
et directement.

Au bout d'une heure et demie, la distance quile séparait de l'île
se trouvait fort diminuée.

Mais à mesure qu'il s'approchait de terre, une pensée d'abord
fugitive, tenace alors, s'empara de son esprit. Il savait que les
rives du lac sont hantées par d'énormes alligators, et il
connaissait la voracité de ces animaux.

Quelle que fût sa manie de trouver tout naturel en ce monde, le
digne garçon se sentait invinciblement ému; il craignait que la
chair blanche ne fût particulièrement du goût des crocodiles, et il
ne s'avança donc qu'avec une extrême précaution, l'œil aux aguets.
Il n'était plus qu'à une centaine de brasses d'un rivage ombragé
d'arbres verts, quand une bouffée d'air chargé de l'odeur pénétrante
du musc arriva jusqu'à lui.

« Bon, se dit-il! voilà ce que je craignais! le caïman n'est pas
loin. »

Et il plongea rapidement, mais pas assez pour éviter le contact d'un
corps énorme dont l'épiderme écailleux l'écorcha au passage; il se
crut perdu, et se mit à nager avec une vitesse désespérée; il
revint à la surface de l'eau, respira et disparut de nouveau. Il eut
là un quart d heure d'une indicible angoisse que toute sa
philosophie ne put surmonter, et croyait entendre derrière lui le
bruit de cette vaste mâchoire prête à le happer. Il filait alors
entre deux eaux, le plus doucement possible, quand il se sentit
saisir par un bras, puis par le milieu du corps.

Pauvre Joe! il eut une dernière pensée pour son maître, et se prit
à lutter avec désespoir, en se sentant attiré non vers le fond du
lac, ainsi que les crocodiles ont l'habitude de faire pour dévorer
leur proie, mais à la surface même.

A peine eut-il pu respirer et ouvrir les yeux, qu'il se vit entre
deux nègres d'un noir d’ébène; ces Africains le tenaient
vigoureusement et poussaient des cris étranges.

« Tiens! ne put s'empêcher de s’écrier Joe! des nègres au lieu de
caïmans! Ma foi, j'aime encore mieux cela! Mais comment ces
gaillards-là osent-ils se baigner dans ces parages! »

Joe ignorait que les habitants des îles du Tchad, comme beaucoup de
noirs, plongent impunément dans les eaux infestées d'alligators,
sans se préoccuper de leur présence; les amphibies de ce lac ont
particulièrement une réputation assez mérité de sauriens
inoffensifs.

Mais Joe n'avait-il évité un danger que pour tomber dans un autre?
C'est ce qu'il donna aux événements à décider, et puisqu’il ne
pouvait faire autrement, il se laissa conduire jusqu'au rivage sans
montrer aucune crainte.

« Évidemment, se disait-il, ces gens-là ont vu le Victoria raser les
eaux du lac comme un monstre des airs; ils ont été les témoins
éloignés de ma chute, et ils ne peuvent manquer d'avoir des égards
pour un homme tombé du ciel! Laissons-les faire! »

Joe en était là de ses réflexions, quand il prit terre au milieu
d'une foule hurlante, de tout sexe, de tout âge, mais non de toutes
couleurs. Il se trouvait au milieu d'une tribu de Biddiomahs d'un
noir superbe. Il n'eut même pas à rougir de la légèreté de son
costume; il se trouvait « déshabillé » à la dernière mode du pays.

Mais avant qu'il eut le temps de se rendre compte de sa situation,
il ne put se méprendre aux adorations dont il devint l'objet. Cela
ne laissa pas de le rassurer, bien que l'histoire de Kazeh lui
revint à la mémoire.

« Je pressens que je vais redevenir un dieu, un fils de la Lune
quelconque! Eh bien, autant ce métier-là qu'un autre quand on n'a
pas le choix. Ce qu'il importe, c'est de gagner du temps. Si le
Victoria vient à repasser, je profiterai de ma nouvelle position
pour donner à mes adorateurs le spectacle d'une ascension
miraculeuse. »

Pendant que Joe réfléchissait de la sorte, là foule se resserrait
autour de lui; elle se prosternait, elle hurlait, elle le palpait,
elle devenait familière; mais, au moins, elle eut la pensée de lui
offrir un festin magnifique, composé de lait aigre avec du riz pilé
dans du miel, le digne garçon, prenant son parti de toutes choses,
fit alors un des meilleurs repas de sa vie et donna à son peuple une
haute idée de la façon dont les dieux dévorent dans les grandes
occasions.

Lorsque le soir fut arrivé, les sorciers de l'île le prirent
respectueusement par la main, et le conduisirent à une espèce de
case entourée de talismans; avant d'y pénétrer, Joe jeta un regard
assez inquiet sur des monceaux d'ossements qui s'élevaient autour de
ce sanctuaire; il eut d'ailleurs tout le temps de réfléchir à sa
position quand il fut enfermé dans sa cabane.

Pendant la soirée et une partie de la nuit, il entendit des chants
de fête, les retentissements d'une espèce de tambour et un bruit de
ferraille bien doux pour des oreilles africaines; des chœurs hurlés
accompagnèrent d'interminables danses qui enlaçaient la cabane
sacrée de leurs contorsions et de leurs grimaces.

Joe pouvait saisir cet ensemble assourdissant à travers les
murailles de boue et de roseau de la case; peut-être, en toute autre
circonstance, eût-il pris un plaisir assez vif à ces étranges
cérémonies; mais son esprit fut bientôt tourmenté d'une idée fort
déplaisante. Tout en prenant les choses de leur bon côté, il
trouvait stupide et même triste d'être perdu dans cette contrée
sauvage, au milieu de pareilles peuplades. Peu de voyageurs avaient
revu leur patrie, de ceux qui osèrent s'aventurer jusqu'à ces
contrées. D'ailleurs pouvait-il se fier aux adorations dont il se
voyait l'objet! Il avait de bonnes raisons de croire à la vanité
des grandeurs humaines! Il se demanda si, dans ce pays, l'adoration
n'allait pas jusqu'à manger l'adoré!

Malgré cette fâcheuse perspective, après quelques heures de
réflexion, la fatigue l'emporta sur les idées noires, et Joe tomba
dans un sommeil assez profond, qui se fût prolongé sans doute
jusqu'au lever du jour, si une humidité inattendue n'eût réveillé le
dormeur.

Bientôt cette humidité se fit eau, et cette eau monta si bien que
Joe en eut jusqu'à mi-corps.

« Qu'est-ce là? dit-il, une inondation! une trombe! un nouveau
supplice de ces nègres! Ma foi, je n'attendrai pas d'en avoir
jusqu'au cou! »

Et ce disant, il enfonça la muraille d'un coup d'épaule et se trouva
où? en plein lac! D'île, il n'y en avait plus! Submergée pendant
la nuit! A sa place l'immensité du Tchad!

« Triste pays pour les propriétaires! » se dit Joe, et il reprit
avec vigueur l’exercice de ses facultés natatoires.

Un de ces phénomènes assez fréquents sur le lac Tchad avait délivré
le brave garçon; plus d'une île a disparu ainsi, qui paraissait
avoir la solidité du roc, et souvent les populations riveraines
durent recueillir les malheureux échappés à ces terribles
catastrophes.

Joe ignorait cette particularité, mais il ne se fit pas faute d'en
profiter. Il avisa une barque errante et l'accosta rapidement.
C'était une sorte de tronc d'arbre grossièrement creusé une paire de
pagaies s'y trouvait heureusement, et Joe, profitant d'un courant
assez rapide, se laissa dériver.

« Orientons-nous, dit-il. L'étoile polaire, qui fait honnêtement son
métier d'indiquer la route du nord à tout le monde, voudra bien me
venir en aide. »

Il reconnut avec satisfaction que le courant le portait vers la rive
septentrionale du Tchad, et il le laissa faire. Vers deux heures du
matin, il prenait pied sur un promontoire couvert de roseaux épineux
qui parurent fort importuns, même à un philosophe; mais un arbre
poussait là tout exprès pour lui offrir un lit dans ses branches.
Joe y grimpa pour plus de sûreté, et attendit là, sans trop dormir,
les premiers rayons du jour.

Le matin venu avec cette rapidité particulière aux régions
équatoriales, Joe jeta un coup d'œil sur l'arbre qui l'avait abrité
pendant la nuit; un spectacle assez inattendu le terrifia. Les
branches de cet arbre étaient littéralement couvertes de serpents et
de caméléons; le feuillage disparaissait sous leurs entrelacements;
on eût dit un arbre d'une nouvelle espèce qui produisait des
reptiles; sous les premiers rayons du soleil, tout cela rampait et
se tordait. Joe éprouva un vif sentiment de terreur mêlé de dégoût,
et s'élança à terre au milieu des sifflements de la bande.

« Voilà une chose qu'on ne voudra jamais croire, » dit-il.

Il ne savait pas que les dernières lettres du docteur Vogel avaient
fait connaître cette singularité des rives du Tchad, où les reptiles
sont plus nombreux qu'en aucun pays du monde. Après ce qu'il venait
de voir, Joe résolut d'être plus circonspect à l'avenir, et,
s'orientant sur le soleil, il se mit en marche en se dirigeant vers
le nord-est. Il évitait avec le plus grand soin cabanes, cases,
huttes, tanières, en un mot tout ce qui peut servir de réceptacle à
la race humaine.

Que de fois ses regards se portèrent en l'air! Il espérait
apercevoir le Victoria, et bien qu'il l'eut vainement cherché
pendant toute cette journée de marche, cela ne diminua pas sa
confiance en son maître; il lui fallait une grande énergie de
caractère pour prendre si philosophiquement sa situation. La faim se
joignait à la fatigue, car à le nourrir de racines, de moelle
d'arbustes, tels que le « mélé, » ou des fruits du palmier doum, on
ne refait pas un homme; et cependant, suivant son estime, il
s'avança d'une trentaine de milles vers l'ouest. Son corps portait
en vingt endroits les traces des milliers d'épines dont les roseaux
du lac, les acacias et les mimosas sont hérissés, et ses pieds
ensanglantés rendaient sa marche extrêmement douloureuse. Mais enfin
il put réagir contre ses souffrances, et, le soir venu, il résolut
de passer la nuit sur les rives du Tchad.

Là, il eut à subir les atroces piqûres de myriades d'insectes:
mouches, moustiques, fourmis longues d'un demi-pouce y couvrent
littéralement la terre. Au bout de deux heures, il ne restait pas à
Joe un lambeau du peu de vêtements qui le couvraient; les insectes
avaient tout dévoré! Ce fut une nuit terrible, qui ne donna pas une
heure de sommeil au voyageur fatigué; pendant ce temps, les
sangliers, les buffles sauvages, l'ajoub, sorte de lamentin assez
dangereux faisaient rage dans les buissons et sous les eaux du lac;
le concert des bêtes féroces retentissait au milieu de la nuit. Joe
n'osa remuer. Sa résignation et sa patience eurent de la peine à
tenir contre une pareille situation.

Enfin le jour revint; Joe se releva précipitamment, et que l'on juge
du dégoût qu'il ressentit en voyant quel animal immonde avait
partagé sa couche: un crapaud! mais un crapaud de cinq pouces de
large, une bête monstrueuse, repoussante, qui le regardait avec des
yeux ronds. Joe sentit son cœur se soulever, et, reprenant quelque
force dans sa répugnance, il courut à grands pas se plonger dans les
eaux du lac. Ce bain calma un peu les démangeaisons qui le
torturaient, et, après avoir mâché quelques feuilles, il reprit sa
route avec une obstination, un entêtement dont il ne pouvait se
rendre compte; il n'avait plus le sentiment de ses actes, et
néanmoins il sentait. en lui une puissance supérieure au désespoir.

Cependant une faim terrible le torturait; son estomac, moins
résigné que lui, se plaignait; il fut obligé de serrer fortement
une liane autour de son corps; heureusement, sa soif pouvait
s'étancher à chaque pas, et, en se rappelant les souffrances du
désert, il trouvait un bonheur relatif à ne pas subir les tourments
de cet impérieux besoin.

« Où peut être le Victoria? se demandait-il... Le vent souffle du
nord! Il devrait revenir sur le lac! Sans doute M. Samuel aura
procédé à une nouvelle installation pour rétablir l'équilibre; mais
la journée d'hier a dû suffire à ces travaux; il ne serait donc pas
impossible qu'aujourd'hui... Mais agissons comme si je ne devais
jamais le revoir. Après tout, si je parvenais à gagner une des
grandes villes du lac, je me trouverais dans la position des
voyageurs dont mon maître nous a parlé. Pourquoi ne me tirerais-je
pas d'affaire comme eux? Il y en a qui en sont revenus, que diable!...
Allons! courage! »

Or, en parlant ainsi et en marchant toujours, l'intrépide Joe tomba
en pleine forêt au milieu d'un attroupement de sauvages; il
s'arrêta à temps et ne fut pas vu. Les nègres s'occupaient à
empoisonner leurs flèches avec le suc de l'euphorbe, grande
occupation des peuplades de ces contrées, et qui se fait avec une
sorte de cérémonie solennelle.

Joe, immobile, retenant son souffle, se cachait au milieu d'un
fourré, lorsqu'en levant les yeux, par une éclaircie du feuillage,
il aperçut le Victoria, le Victoria lui-même, se dirigeant vers le
lac, à cent pieds à peine au-dessus de lui. Impossible de se faire
entendre! impossible de se faire voir!

Une larme lui vint aux yeux, non de désespoir, mais de
reconnaissance: son maître était à sa recherche! son maître ne
l'abandonnait pas! Il lui fallut attendre le départ des noirs; il
put alors quitter sa retraite et courir vers les bords du Tchad.

Mais alors le Victoria se perdait au loin dans le ciel. Joe résolut
de l'attendre: il repasserait certainement! Il repassa, en effet,
mais plus à l'est. Joe courut, gesticula, cria... Ce fut en vain!
Un vent violent en-traînait le ballon avec une irrésistible vitesse!

Pour la première fois, l'énergie, l'espérance manquèrent au cœur de
l'infortuné; il se vit perdu; il crut son maître parti sans retour;
il n'osait plus penser, il ne voulait plus réfléchir.

Comme un fou, les pieds en sang, le corps meurtri, il marcha pendant
toute cette journée et une partie de la nuit. Il se traînait, tantôt
sur les genoux, tantôt sur les mains; il voyait venir le moment où
la force lui manquerait et où il faudrait mourir.

En avançant ainsi, il finit par se trouver en face d'un marais, ou
plutôt de ce qu'il sut bientôt être un marais, car la nuit était
venue depuis quelques heures; il tomba inopinément dans une boue
tenace; malgré ses efforts, malgré sa résistance désespérée, il se
sentit enfoncer peu à peu au milieu de ce terrain vaseux; quelques
minutes plus tard il en avait jusqu'à mi-corps.

« Voilà donc la mort! se dit-il; et quelle mort!... »

Il se débattit avec rage; mais ces efforts ne servaient qu'à
l'ensevelir davantage dans cette tombe que le malheureux se creusait
lui-même. Pas un morceau de bois qui pût l'arrêter, pas un roseau
pour le retenir!.. Il comprit que c'en était fait de lui!... Ses
yeux se fermèrent.

« Mon maître! mon maître! à moi!... » s'écria-t-il.

Et cette voix désespérée, isolée, étouffée déjà, se perdit dans la
nuit.






CHAPITRE XXXVI

Un rassemblement à l’horizon.--Une troupe d’arabes.--La
poursuite.--C’est lui!--Chute de cheval.--L'Arabe étranglé.--Une
balle de Kennedy.--Manœuvre.--Enlèvement au vol.--Joe sauvé.





Depuis que Kennedy avait repris son poste d'observation sur le
devant de la nacelle, il ne cessait d’observer l'horizon avec une
grande attention.

Au bout de quelque temps, il se retourna vers le docteur et dit:

« Si je ne me trompe, voici là-bas une troupe en mouvement, hommes
ou animaux; il est encore impossible de les distinguer. En tout cas,
ils s'agitent violemment, car ils soulèvent un nuage de poussière.

--Ne serait-ce pas encore un vent contraire, dit Samuel, une trombe
qui viendrait nous repousser au nord? »

Il se leva pour examiner l'horizon.

« Je ne crois pas, Samuel, répondit Kennedy; c'est un troupeau de
gazelles ou de bœufs sauvages.

--Peut-être, Dick; mais ce rassemblement est au moins à neuf ou dix
milles de nous, et pour mon compte, même avec la lunette, je n'y
puis rien reconnaître.

--En tout cas, je ne le perdrai pas de vue; il y a là quelque chose
d’extraordinaire qui m'intrigue; on dirait parfois comme une
manœuvre de cavalerie. Eh! je ne me trompe pas! ce sont bien des
cavaliers! regarde! »

Le docteur observa avec attention le groupe indiqué.

« Je crois que tu as raison, dit-il, c'est un détachement d'Arabes
ou de Tibbous; ils s'enfuient dans la même direction que nous; mais
nous avons plus de vitesse et nous les gagnons facilement. Dans une
demi-heure, nous serons à portée de voir et de juger ce qu'il faudra
faire. »

Kennedy avait repris sa lunette et lorgnait attentivement. La masse
des cavaliers se faisait plus visible; quelques-uns d’entre eux
s'isolaient.

« C’est évidemment, reprit Kennedy, une manœuvre ou une chasse.

--On dirait que ces gens-là poursuivent quelque chose. Je voudrais
bien savoir ce qui en est.

--Patience, Dick. Dans peu de temps nous les rattraperons et nous
les dépasserons même, s'ils continuent de suivre cette route; nous
marchons avec une rapidité de vingt milles à l'heure, et il n'y a
pas de chevaux qui puissent soutenir un pareil train. »

Kennedy reprit son observation, et, quelques minutes après, il dit:

« Ce sont des Arabes lancés à toute vitesse. Je les distingue
parfaitement. Ils sont une cinquantaine. Je vois leurs burnous qui
se gonflent contre le vent. C'est un exercice de cavalerie; leur
chef les précède à cent pas, et ils se précipitent sur ses traces.

--Quels qu'ils soient, Dick, ils ne sont pas à redouter, et, si cela
est nécessaire, je m'élèverai.

--Attends! attends encore, Samuel!

--C'est singulier, ajouta Dick après un nouvel examen, il y a
quelque chose dont je ne me rends pas compte; à leurs efforts et à
l'irrégularité de leur ligne, ces Arabes ont plutôt l'air de
poursuivre que de suivre.

--En es-tu certain, Dick,

--Evidemment. Je ne me trompe pas! C'est une chasse, mais une
chasse à l'homme! Ce n'est point un chef qui les précède, mais un
fugitif.

--Un fugitif! dit Samuel avec émotion.

--Oui!

--Ne le perdons pas de vue et attendons. »

Trois ou quatre milles furent promptement gagnés sur ces cavaliers
qui filaient cependant avec une prodigieuse vélocité.

« Samuel! Samuel! s'écria Kennedy d'une voix tremblante.

--Qu'as-tu, Dick?

--Est-ce une hallucination? est-ce possible?

--Que veux-tu dire?

--Attends.

Et le chasseur essuya rapidement les verres de la lunette et se prit
à regarder.

« Eh bien? fit le docteur.

--C'est lui, Samuel!

--Lui! » s'écria ce dernier.

« Lui » disait tout! Il n'y avait pas besoin de le nommer!

« C'est lui à cheval! à cent pas à peine de ses ennemis! il fuit!

--C'est bien Joe! dit le docteur en palissant.

--Il ne peut nous voir dans sa fuite!

--Il nous verra, répondit Fergusson en abaissant la flamme de son
chalumeau.

--Mais comment?

--Dans cinq minutes nous serons à cinquante pieds du sol; dans
quinze, nous serons au-dessus de lui.

--Il faut le prévenir par un coup de fusil!

--Non! il ne peut revenir sur ses pas, il est coupé.

--Que faire alors?

--Attendre.

--Attendre! Et ces Arabes?

--Nous les atteindrons! Nous les dépasserons! Nous ne sommes pas
éloignés de deux milles, et pourvu que le cheval de Joe tienne
encore

--Grand Dieu! fit Kennedy.

--Qu'y-a-t-il? »

Kennedy avait poussé un cri de désespoir en voyant Joe précipité à
terre. Son cheval, évidemment rendu, épuisé, venait de s'abattre.

« Il nous a vus, s'écria le docteur; en se relevant il nous a fait
signe!

--Mais les Arabes vont l'atteindre! qu'attend-il! Ah! le
courageux garçon! Hourra! » fit le chasseur qui ne se contenait
plus.

Joe, immédiatement relevé après sa chute, à l'instant où l'un des
plus rapides cavaliers se précipitait sur lui, bondissait comme une
panthère, l’évitait par un écart, se jetait en croupe, saisissait
l'Arabe à la gorge, de ses mains nerveuses, de ses doigts de fer, il
l'étranglait, le renversait sur le sable, et continuait sa course
effrayante.

Un immense cri des Arabes s'éleva dans l'air; mais, tout entiers à
leur poursuite, ils n'avaient pas vu le Victoria à cinq cents pas
derrière eux, et à trente pieds du sol à peine; eux-mêmes, ils
n'étaient pas à vingt longueurs de cheval du fugitif.

L'un d'eux se rapprocha sensiblement de Joe, et il allait le percer
de sa lance, quand Kennedy, l'œil fixe, la main ferme, l'arrêta net
d'une balle et le précipita à terre.

Joe ne se retourna pas même au bruit. Une partie de la troupe
suspendit sa course, et tomba la face dans la poussière à la vue du
Victoria; l'autre continua sa poursuite.

« Mais que fait Joe? s'écria Kennedy, il ne s'arrête pas!

--Il fait mieux que cela, Dick; je l'ai compris! il se maintient
dans la direction de l'aérostat. Il compte sur notre intelligence!
Ah! le brave garçon! Nous l'enlèverons à la barbe de ces Arabes!
Nous ne sommes plus qu'à deux cents pas.

--Que faut-il faire? demanda Kennedy.

--Laisse ton fusil de côté.

--Voilà, fit le chasseur en déposant son arme.

--Peux-tu soutenir dans les bras cent cinquante livres de lest?

--Plus encore.

--Non, cela suffira. »

Et des sacs de sable furent empilés par le docteur entre les bras de
Kennedy.

« Tiens-toi à l'arrière de la nacelle, et sois prêt à jeter ce lest
d'un seul coup. Mais, sur ta vie! ne le fais pas avant mon ordre!

--Sois tranquille!

--Sans cela, nous manquerions Joe, et il serait perdu!

--Compte sur moi! »

Le Victoria dominait presque alors la troupe des cavaliers qui
s'élançaient bride abattue sur les pas de Joe Le docteur, à l'avant
de la nacelle, tenait l'échelle déployée, prêt à la lancer au moment
voulu. Joe avait maintenu sa distance entre ses poursuivants et lui,
cinquante pieds environ. Le Victoria les dépassa.

« Attention! dit Samuel à Kennedy.

--Je suis prêt.

--Joe! garde à toi!... » cria le docteur de sa voix retentissante en
jetant l'échelle, dont les premiers échelons soulevèrent la
poussière du sol.

A l'appel du docteur, Joe, sans arrêter son cheval, s'était retourné;
l'échelle arriva près de lui, et au moment où il s'y accrochait

« Jette, cria le docteur à Kennedy.

--C'est fait »

Et le Victoria, délesté d’un poids supérieur à celui de Joe, s'éleva
à cent cinquante pieds dans les airs.

Joe se cramponna fortement à l'échelle pendant les vastes
oscillations qu'elle eut à décrire; puis faisant un geste
indescriptible aux Arabes, et grimpant avec l'agilité d'un clown, il
arriva jusqu'à ses compagnons qui le reçurent dans leurs bras.

Les Arabes poussèrent un cri de surprise et de rage. Le fugitif
venait de leur être enlevé au vol, et le Victoria s'éloignait
rapidement.

« Mon maître! Monsieur Dick! » avait dit Joe.

Et succombant à l’émotion, à la fatigue, il s'était évanoui, pendant
que Kennedy, presque en délire, s'écriait:

« Sauvé! sauvé!

--Parbleu! » fit le docteur, qui avait repris sa tranquille
impassibilité.

Joe était presque nu; ses bras ensanglantés, son corps couvert de
meurtrissures, tout cela disait ses souffrances. Le docteur pansa
ses blessures et le coucha sous la tente.

Joe revint bientôt de son évanouissement, et demanda un verre
d'eau-de-vie, que le docteur ne crut pas devoir lui refuser, Joe
n'étant pas un homme à traiter comme tout le monde. Après avoir bu,
il serra la main de ses deux compagnons et se déclara prêt à
raconter son histoire.

Mais on ne lui permit pas de parler, et le brave garçon retomba dans
un profond sommeil, dont il paraissait avoir grand besoin.

Le Victoria prenait alors une ligne oblique vers l'ouest. Sous les
efforts d'un vent excessif, il revit la lisière du désert épineux,
au-dessus des palmiers courbés ou arrachés par la tempête; et après
avoir fourni une marche de près de deux cents milles depuis
l'enlèvement de Joe, il dépassa vers le soir le dixième degré de
longitude.






CHAPITRE XXXVII

La route de l’ouest.--Le réveil de Joe.--Son entêtement.--Fin de
l'histoire de Joe.--Tagelel.--Inquiétudes de Kennedy.--Route au
nord.--Une nuit prés d’Agbadès.





Le vent pendant la nuit se reposa de ses violences du jour, et le
Victoria demeura paisiblement au sommet d'un grand sycomore; le
docteur et Kennedy veillèrent à tour de rôle, et Joe en profita pour
dormir vigoureusement et tout d'un somme pendant vingt-quatre
heures.

Voilà le remède qu’il lui faut, dit Fergusson; la nature se
chargera de sa guérison. »

Au jour, le vent revint assez fort, mais capricieux; il se jetait
brusquement dans le nord et le sud, mais en dernier lieu, le
Victoria fut entraîné vers; l'ouest.

Le docteur, la carte à la main, reconnut le royaume du Damerghou,
terrain onduleux d'une grande fertilité, avec les huttes de ses
villages faites de longs roseaux entremêlés des branchages de
l'asclepia; les meules de grains s'élevaient, dans les champs
cultivés, sur de petits échafaudages destinés à les préserver de
l'invasion des souris et des termites.

Bientôt on atteignit la ville de Zinder, reconnaissable à sa vaste
place des exécutions; au centre se dresse l’arbre de mort; le
bourreau veille au pied, et quiconque passe sous son ombre est
immédiatement pendu!

En consultant la boussole, Kennedy ne put s'empêcher de dire:

« Voilà que nous reprenons encore la route du nord!

--Qu'importe? Si elle nous mène à Tombouctou, nous ne nous en
plaindrons pas! Jamais plus beau voyage n'aura été accompli en de
meilleures circonstances!...

--Ni en meilleure santé, riposta Joe, qui passait sa bonne figure
toute réjouie à travers les rideaux de la tente.

--Voilà notre brave ami! s'écria le chasseur, notre sauveur!
Comment cela va-t-il?

--Mais très naturellement, Monsieur Kennedy, très naturellement!
Jamais je ne me suis si bien porté! Rien qui vous rapproche un
homme comme un petit voyage d'agrément précédé d'un bain dans le
Tchad! n'est-ce pas, mon maître?

--Digne cœur! répondit Fergusson en lui serrant la main. Que
d'angoisses et d'inquiétudes tu nous a causées!

--Eh bien, et vous donc! Croyez-vous que j'étais tranquille sur
votre sort? Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait une fière peur!

--Nous ne nous entendrons jamais, Joe, si tu prends les choses de
cette façon.

--Je vois que sa chute ne l'a pas changé, ajouta Kennedy.

--Ton dévouement a été sublime, mon garçon, et il nous a sauvés; car
le Victoria tombait dans le lac, et une fois là, personne n'eût pu
l'en tirer.

--Mais si mon dévouement, comme il vous plaît d'appeler ma culbute,
vous a sauvés, est-ce qu'il ne m'a pas sauvé aussi, puisque nous
voilà tous les trois en bonne santé? Par conséquent, dans tout
cela, nous n'avons rien à nous reprocher.

--On ne s'entendra jamais avec ce garçon-là, dit le chasseur.

--Le meilleur moyen de s'entendre, répliqua Joe, c'est de ne plus
parler de cela. Ce qui est fait est fait! Bon ou mauvais, il n'y a
pas à y revenir.

--Entêté! fit le docteur en riant. Au moins tu voudras bien nous
raconter ton histoire?

--Si vous y tenez beaucoup! Mais, auparavant, je vais mettre cette
oie grasse en état de parfaite cuisson, car je vois que Dick n'a pas
perdu son temps

--Comme tu dis, Joe.

--Eh bien! nous allons voir comment ce gibier d'Afrique se comporte
dans un estomac européen. »

L'oie fut bientôt grillée à la flamme du chalumeau, et, peu après,
dévorée. Joe en prit sa bonne part, comme un homme qui n'a pas mangé
depuis plusieurs jours. Après le thé et les grogs, il mit ses
compagnons au courant de ses aventures; il parla avec une certaine
émotion, tout en envisageant les événements avec sa philosophie
habituelle Le docteur ne put s'empêcher de lui presser plusieurs
fois la main, quand il vit ce digne serviteur plus préoccupé du
salut de son maître que du sien; à propos de la submersion de l'île
des Biddiomahs, il lui expliqua la fréquence de ce phénomène sur le
lac Tchad.

Enfin Joe, en poursuivant son récit, arriva au moment où, plongé
dans le marais, il jeta un dernier cri de désespoir.

« Je me croyais perdu, mon maître, dit-il, et mes pensées
s'adressaient à vous. Je me mis à me débattre. Comment? je ne vous
le dirai pas; j'étais bien décidé à ne pas me laisser engloutir sans
discussion, quand, à deux pas de moi, je distingue, quoi? un bout
de corde fraîchement coupée; je me permets de faire un dernier
effort, et, tant bien que mal, j'arrive au câble; je tire; cela
résiste; je me hale, et finalement me voilà en terre ferme! Au bout
de la corde je trouve une ancre!... Ah! mon maître! j'ai bien le
droit de l'appeler l'ancre du salut, si toutefois vous n'y voyez pas
d'inconvénient. Je la reconnais! une ancre du Victoria! vous aviez
pris terre en cet endroit! Je suis la direction de la corde qui me
donne votre direction, et, après de nouveaux efforts, je me tire de
la fondrière. J'avais repris mes forces avec mon courage, et je
marchai pendant une partie de la nuit, en m'éloignant du lac.
J'arrivai enfin à la lisière d'une immense forêt. Là dans un enclos
des chevaux paissaient sans songer à mal. Il y a des moments dans
l'existence où tout le monde sait monter à cheval, n'est-il pas vrai?
Je ne perds pas une minute à réfléchir, je saute sur le dos de
l'un de ces quadrupèdes, et nous voilà filant vers le nord à toute
vitesse. Je ne vous parlerai point des villes que je n'ai pas vues,
ni des villages que j'ai évités. Non. Je traverse les champs
ensemencés, je franchis les halliers, j'escalade les palissades, je
pousse ma bête, je l'excite, je l'enlève! J'arrive à la limite des
terres cultivées. Bon! le désert! cela me va; je verrai mieux
devant moi, et de plus loin. J'espérais toujours apercevoir le
Victoria m'attendant en courant des bordées. Mais rien. Au bout de
trois heures, je tombai comme un sot dans un campement d'Arabes! Ah!
quelle chasse!... Voyez-vous, Monsieur Kennedy, un chasseur ne
sait pas ce qu'est une chasse, s'il n'a été chassé lui-même! Et
cependant, s'il le peut, je lui donne le conseil de ne pas en
essayer! Mon cheval tombait de lassitude; on me serre de prés; je
m'abats; je saute en croupe d'un Arabe! Je ne lui en voulais pas,
et j'espère bien qu'il ne me garde pas rancune de l'avoir étranglé!
Mais je vous avais vus!.. et vous savez le reste. Le Victoria court
sur mes traces, et vous me ramassez au vol, comme un cavalier fait
d’une bague. N'avais-je pas raison de compter sur vous? Eh bien!
Monsieur Samuel, vous voyez combien tout cela est simple. Rien de
plus naturel au monde! Je suis prêt à recommencer, si cela peut
vous rendre service encore! et, d'ailleurs, comme je vous le
disais, mon maître, cela ne vaut pas la peine d'en parler.

--Mon brave Joe! répondit le docteur avec émotion. Nous n'avions
donc pas tort de nous fier à ton intelligence et à ton adresse!

--Bah! Monsieur, il n'y a qu'à suivre les événements, et on se tire
d'affaire! Le plus sûr, voyez-vous, c'est encore d'accepter les
choses comme elles se présentent. »

Pendant cette histoire de Joe, le ballon avait rapidement franchi
une longue étendue de pays. Kennedy fit bientôt remarquer à
l'horizon un amas de cases qui se présentait avec l'apparence d'une
ville. Le docteur consulta sa carte, et reconnut la bourgade de
Tagelel dans le Damerghou.

« Nous retrouvons ici, dit-il, la route de Barth. C'est là qu'il se
sépara de ses deux compagnons Richardson et Overweg. Le premier
devait suivre la route de Zinder, le second celle de Maradi, et vous
vous rappelez que, de ces trois voyageurs, Barth est le seul qui
revit l'Europe.

--Ainsi, dit le chasseur, en suivant sur la carte la direction du
Victoria, nous remontons directement vers le nord?

--Directement, mon cher Dick.

--Et cela ne t'inquiète pas un peu?

--Pourquoi?

--C'est que ce chemin-là nous mène à Tripoli et au-dessus du grand
désert.

--Oh! nous n'irons pas si loin, mon ami; du moins, je l'espère.

--Mais où prétends-tu t'arrêter?

--Voyons, Dick, ne serais-tu pas curieux de visiter Tembouctou.

--Tembouctou?

--Sans doute, reprit Joe. On ne peut pas se permettre de faire un
voyage en Afrique sans visiter Tembouctou!

--Tu seras le cinquième ou sixième Européen qui aura vu cette ville
mystérieuse!

--Va pour Tembouctou!

--Alors laisse-nous arriver entre le dix-septième et le dix-huitième
degré de latitude, et là nous chercherons un vent favorable qui
puisse nous chasser vers l'ouest.

--Bien, répondit le chasseur, mais avons-nous encore une longue
route à parcourir dans le nord?

--Cent cinquante milles au moins.

--Alors, répliqua Kennedy, je vais dormir un peu.

--Dormez, Monsieur, répondit Joe; vous-même, mon maître, imitez M.
Kennedy; vous devez avoir besoin de repos, car je vous ai fait
veiller d'une façon indiscrète. »

Le chasseur s'étendit sous la tente; mais Fergusson, sur qui la
fatigue avait peu de prise, demeura à son poste d'observation.

Au bout de trois heures, le Victoria franchissait avec une extrême
rapidité un terrain caillouteux, avec des rangées de hautes
montagnes nues à base granitique; certains pics isolés atteignaient
même quatre mille pieds de hauteur; les girafes, les antilopes, les
autruches bondissaient avec une merveilleuse agilité au milieu des
forêts d'acacias, de mimosas, de souahs et de dattiers; après
l'aridité du désert, la végétation reprenait son empire. C'était le
pays des Kailouas qui se voilent le visage au moyen d'une bande de
coton, ainsi que leurs dangereux voisins les Touareg.

A dix heures du soir, après une superbe traversée de deux cent
cinquante milles, le Victoria s'arrêta au-dessus d'une ville
importante; la lune en laissait entrevoir une partie à demi ruinée;
quelques pointes de mosquées s'élançaient çà et là frappées d'un
blanc rayon de lumière; le docteur prit la hauteur des étoiles, et
reconnut qu'il se trouvait sous la latitude d'Aghadés.

Cette ville, autrefois le centre d'un immense commerce, tombait déjà
en ruines à l'époque où la visita le docteur Barth.

Le Victoria, n'étant pas aperçu dans l'ombre, prit terre à deux
milles au-dessus d'Agbadès, dans un vaste champ de millet. La nuit
fut assez tranquille et disparut vers les cinq heures du matin,
pendant qu'un vent léger sollicitait le ballon vers l'ouest, et même
un peu au sud.

Fergusson s'empressa de saisir cette bonne fortune. Il s'enleva
rapidement et s'enfuit dans une longue traînée des rayons du soleil.






CHAPITRE XXXVIII

Traversée rapide.--Résolutions prudentes.--Caravanes.--Averses
continuelles.--Gao.--Le Niger.--Golberry, Geoffroy,
Gray.--Mungo-Park.--Laing.--René Caillié.--Clapperton.--John
et Richard Lander.





La journée du 17 mai fut tranquille et exempte de tout incident; le
désert recommençait; un vent moyen ramenait le Victoria dans le
sud-ouest; il ne déviait ni à droite ni à gauche; son ombre traçait
sur le sable une ligne rigoureusement droite.

Avant son départ, le docteur avait renouvelé prudemment sa provision
d'eau; il craignait de ne pouvoir prendre terre sur ces contrées
infestées par les Touareg Aouelimminien. Le plateau, élevé de
dix-huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer, se déprimait
vers le sud. Les voyageurs, ayant coupé la route d'Aghadès à
Mourzouk, souvent battue par le pied des chameaux, arrivèrent au
soir par 16° de latitude et 4° 55' de longitude, après avoir franchi
cent quatre-vingts milles d'une longue monotonie.

Pendant cette journée, Joe apprêta les dernières pièces de gibier,
qui n'avaient reçu qu'une préparation sommaire; il servit au souper
des brochette de bécassines fort appétissantes. Le vent étant bon,
le docteur résolut de continuer sa route pendant une nuit que la
lune, presque pleine encore, faisait resplendissante. Le Victoria
s'éleva à une hauteur de cinq cents pieds, et, pendant cette
traversée nocturne de soixante milles environ, le léger sommeil d'un
enfant n'eût même pas été troublé.

Le dimanche matin, nouveau changement dans la direction du vent; il
porta vers le nord-ouest; quelques corbeaux volaient dans les airs,
et, vers l'horizon, une troupe de vautours, qui se tint fort
heureusement éloignée.

La vue de ces oiseaux amena Joe à complimenter son maître sur son
idée des deux ballons.

« Où en serions-nous, dit-il, avec une seule enveloppe? Ce second
ballon, c'est comme la chaloupe d'un navire; en cas de naufrage, on
peut toujours la prendre pour se sauver.

--Tu as raison, mon ami; seulement ma chaloupe m'inquiète un peu;
elle ne vaut pas le bâtiment.

--Que veux-tu dire? demanda Kennedy.

--Je veux dire que le nouveau Victoria ne vaut pas l'ancien; soit
que le tissu en ait été trop éprouvé, soit que la gutta-percha se
soit fondue à la chaleur du serpentin, je constate une certaine
déperdition de gaz; ce n'est pas grand’chose jusqu'ici, mais enfin
c'est appréciable; nous avons une tendance à baisser, et, pour me
maintenir, je suis forcé de donner plus de dilatation à l'hydrogène.

--Diable! fit Kennedy, je ne vois guère de remède à cela.

--Il n'y en a pas, mon cher Dick; c'est pourquoi nous ferions bien
de nous presser, en évitant même les haltes de nuit.

--Sommes-nous encore loin de la côte? demanda Joe.

--Quelle côte, mon garçon? Savons-nous donc où le hasard nous
conduira; tout ce que je puis te dire, c'est que Tembouctou se
trouve encore à quatre cents milles dans l'ouest.

--Et quel temps mettrons-nous à y parvenir?

--Si le vent ne nous écarte pas trop, je compte rencontrer cette
ville mardi vers le soir.

--Alors, fit Joe en indiquant une longue file de bêtes et d'hommes
qui serpentait en plein désert, nous arriverons plus vite que cette
caravane.»

Fergusson et Kennedy se penchèrent et aperçurent une vaste
agglomération d'êtres de toute espèce; il y avait là plus de cent
cinquante chameaux, de ceux qui pour douze mutkals d'or [Cent
vingt-cinq francs.] vont de Tembouctou à Tafilet avec une charge de
cinq cents livres sur le dos; tous portaient sous la queue un petit
sac destiné à recevoir leurs excréments, seul combustible sur lequel
on puisse compter dans le désert.

Ces chameaux des Touaregs sont de la meilleure espèce; ils peuvent
rester de trois à sept jours sans boire, et deux jours sans manger;
leur vitesse est supérieure à celle des chevaux, et ils obéissent
avec intelligence à la voix du khabir, le guide de la caravane. On
les connaît dans le pays sous le nom de « mehari. »

Tels furent les détails donnés par le docteur, pendant que ses
compagnons considéraient cette multitude d'hommes, de femmes,
d'enfants, marchant avec peine sur un sable à demi mouvant, à peine
contenu par quelques chardons, des herbes flétries et des buissons
chétifs. Le vent effaçait la trace de leurs pas presque
instantanément.

Joe demanda comment les Arabes parvenaient à se diriger dans le
désert, et à gagner les puits épars dans cette immense solitude.

« Les Arabes, répondit Fergusson, ont reçu de la nature un
merveilleux instinct pour reconnaître leur route; là où un Européen
serait désorienté, ils n'hésitent jamais; une pierre insignifiante,
un caillou, une touffe d'herbe, la nuance différente des sables,
leur suffit pour marcher sûrement; pendant la nuit, ils se guident
sur l'étoile polaire; ils ne font pas plus de deux milles à
l'heure, et se reposent pendant les grandes chaleurs de midi; ainsi
jugez du temps qu'ils mettent à traverser le Sahara, un désert de
plus de neuf cents milles. »

Mais le Victoria avait déjà disparu aux yeux étonnés des Arabes, qui
devaient envier sa rapidité. Au soir, il passait par 2° 20' de
longitude [Le zéro du méridien de Paris.], et, pendant la nuit, il
franchissait encore plus d'un degré.

Le lundi, le temps changea complètement; la pluie se mit à tomber
avec une grande violence; il fallut résister à ce déluge et à
l'accroissement de poids dont il chargeait le ballon et la nacelle;
cette perpétuelle averse expliquait les marais et les marécages qui
composaient uniquement la surface du pays; la végétation y
reparaissait avec les mimosas, les baobabs et les tamarins.

Tel était le Sonray avec ses villages coiffés de toits renversés
comme des bonnets arméniens; il y avait peu de montagnes, mais
seulement ce qu’il fallait de collines pour faire des ravins et des
réservoirs, que les pintades et les bécassines sillonnaient de leur
vol; çà et là un torrent impétueux coupait les routes; les
indigènes le traversaient en se cramponnant à une liane tendue d'un
arbre à un autre; les forêts faisaient place aux jungles dans
lesquels remuaient alligators, hippopotames et rhinocéros.

« Nous ne tarderons pas à voir le Niger, dit le docteur; la contrée
se métamorphose aux approches des grands fleuves. Ces chemins qui
marchent, suivant une juste expression, ont d'abord apporté la
végétation avec eux, comme ils apporteront la civilisation plus
tard. Ainsi, dans son parcours de deux mille cinq cents milles? le
Niger a semé sur ses bords les plus importantes cités de l'Afrique.

--Tiens, dit Joe, cela me rappelle l'histoire de ce grand admirateur
de la Providence; qui la louait du soin qu'elle avait eu de faire
passer les fleuves au milieu des grandes villes! »

A midi, le Victoria passa au-dessus d'une bourgade, d'une réunion de
huttes assez misérables, qui fut autrefois une grande capitale.

« C'est là, dit le docteur, Barth traversa le Niger à son retour de
Tembouctou: voici le fleuve fameux dans l'antiquité, le rival du
Nil, auquel la superstition païenne donna une origine céleste;
comme lui, il préoccupa l’attention des géographes de tous les
temps; comme celle du Nil, et plus encore, son exploration a coûté
de nombreuses victimes.

Le Niger coulait entre deux rives largement séparées; ses eaux
roulaient vers le sud avec une certaine violence; mais les
voyageurs entraînés purent à peine en saisir les curieux contours.

« Je veux vous parler de ce fleuve, dit Fergusson, et il est déjà
loin de nous! Sous les noms de Dhiouleba, de Mayo, d'Egghirreou, de
Quorra, et autres encore, il parcourt une étendue immense de pays,
et lutterait presque de longueur avec le Nil. Ces noms signifient
tout simplement « le fleuve », suivant les contrées qu'il traverse.

--Est-ce que le docteur Barth a suivi cette route? demanda Kennedy.

--Non, Dick; en quittant le lac Tchad, il traversa les villes
principales du Bornou et vint couper le Niger à Say, quatre degrés
au-dessous de Gao; puis il pénétra au sein de ces contrées
inexplorées que le Niger renferme dans son coude, et, après huit
mois de nouvelles fatigues, il parvint à Tembouctou; ce que nous
ferons en trois jours à peine, avec un vent aussi rapide.

--Est-ce qu'on a découvert les sources du Niger? demanda Joe.

--Il y a longtemps, répondit le docteur. La reconnaissance du Niger
et de ses affluents attira de nombreuses explorations, et je puis
vous indiquer les principales. De 1749 à 1758, Adamson reconnaît le
fleuve et visite Gorée; de 1785 à 1788, Golberry et Geoffroy
parcourent les déserts de la Sénégambie et remontent jusqu'au pays
des Maures, qui assassinèrent Saugnier, Brisson, Adam, Riley,
Cochelet, et tant d'autres infortunés. Vient alors l'illustre
Mungo-Park, l'ami de Walter-Scott, Écossais comme lui. Envoyé en
1795 par la Société africaine de Londres, il atteint Bambarra, voit
le Niger, fait cinq cents milles avec un marchand d'esclaves,
reconnaît la rivière de Gambie et revient en Angleterre en 1797, il
repart le 30 janvier 1805 avec son beau-frère Anderson, Scott le
dessinateur et une troupe d’ouvriers; il arrive à Gorée; s'adjoint
un détachement de trente-cinq soldats, revoit le Niger le 19 août;
mais alors, par suite des fatigues, des privations, des mauvais
traitements, des inclémences du ciel, de l'insalubrité du pays, il
ne reste plus que onze vivants de quarante Européens; le 16
novembre, les dernières lettres de Mungo-Park parvenaient à sa
femme, et, un an plus tard, on apprenait par un trafiquant du pays
qu'arrivé à Boussa, sur le Niger, le 23 décembre l’infortuné
voyageur vit sa barque renversée par les cataractes du fleuve, et
que lui-même fut massacré par les indigènes.

--Et cette fin terrible n'arrêta pas les explorateurs?

--Au contraire, Dick; car alors on avait non seulement à reconnaître
le fleuve, mais à retrouver les papier du voyageur. Dès 1816, une
expédition s'organise à Londres, à laquelle prend part le major Gray;
elle arrive au Sénégal, pénètre dans le Fouta-Djallon, visite les
populations foullahs et mandingues, et revient en Angleterre sans
autre résultat. En 1822, le major Laing explore toute la partie de
l'Afrique occidentale voisine des possessions anglaises, et ce fut
lui qui arriva le premier aux sources du Niger; d'après ses
documents, la source de ce fleuve immense n'aurait pas deux pieds de
largeur.

--Facile à sauter, dit Joe.

--Eh! eh! facile! répliqua le docteur. Si l'on s'en rapporte à la
tradition, quiconque essaye de franchir cette source en la sautant
est immédiatement englouti; qui veut y puiser de l'eau se sent
repoussé par une main invisible.

--Et il est permis de ne pas en croire un mot? demanda Joe.

--Cela est permis. Cinq ans plus tard, le major Laing devait
s'élancer au travers du Sahara, pénétrer jusqu'à Tembouctou, et
mourir étranglé à quelques milles au-dessus par les Oulad-Shiman,
qui voulaient l'obliger à se faire musulman.

--Encore une victime! dit le chasseur.

--C'est alors qu'un courageux jeune homme entreprit avec ses faibles
ressources et accomplit le plus étonnant des voyages modernes; je
veux parler du Français René Caillié Après diverses tentatives en
1819 et en 1824, il partit à nouveau, le 19 avril 1827, du Rio-Nunez;
le 3 août, il arriva tellement épuisé et malade à Timé, qu'il ne
put reprendre son voyage qu'en janvier 1828, six mois après; il se
joignit alors à une caravane, protégé par son vêtement oriental,
atteignit le Niger le 10 mars, pénétra dans la ville de Jenné,
s'embarqua sur le fleuve et le descendit jusqu'à Tembouctou, où il
arriva le 30 avril. Un autre Français, Imbert, en 1670, un Anglais,
Robert Adams, en 1810, avaient peut-être vu cette ville curieuse;
mais René Caillié devait être le premier Européen qui en ait
rapporté des données exactes; le 4 mai, il quitta cette reine du
désert; le 9, il reconnut l'endroit même où fut assassiné le major
Laing; le 19, il arriva à El-Araouan et quitta cette ville
commerçante pour franchir, à travers mille dangers, les vastes
solitudes comprises entre le Soudan et les régions septentrionales
de l'Afrique; enfin il entra à Tanger, et, le 28 septembre, il
s'embarqua pour Toulon; en dix-neuf mois, malgré cent quatre-vingts
jours de maladie, il avait traversé l'Afrique de l'ouest au nord. Ah!
si Caillié fût né en Angleterre, on l'eut honoré comme le plus
intrépide voyageur des temps modernes; à l'égal de Mungo-Park.
Mais, en France, il n'est pas apprécié à sa valeur [Le docteur
Fergusson, en sa qualité d'Anglais, exagère peut-être; néanmoins,
nous devons reconnaître que René Caillié ne jouit pas en France,
parmi les voyageurs, d'une célébrité digne de son dévouement et de
son courage].

--C'était un hardi compagnon, dit le chasseur. Et qu'est-il devenu?

--Il est mort à trente-neuf ans, des suites de ses fatigues; on crut
avoir assez fait en lui décernant le prix de la Société de
géographie en 1828; les plus grands honneurs lui eussent été rendus
en Angleterre! Au reste, tandis qu'il accomplissait ce merveilleux
voyage, un Anglais concevait la même entreprise et la tentait avec
autant de courage, sinon autant de bonheur. C'est le capitaine
Clapperton, le compagnon de Denham. En 1829, il rentra en Afrique
par la côte ouest dans le golfe de Bénin; il reprit les traces de
Mungo-Park et de Laing, retrouva dans Boussa les documents relatifs
à la mort du premier, arriva le 20 août à Sakcatou où, retenu
prisonnier, il rendit le dernier soupir entre les mains de son
fidèle domestique Richard Lander.

--Et que devint ce Lander? demanda Joe fort intéressé.

--Il parvint à regagner la côte et revint à Londres, rapportant les
papiers du capitaine et une relation exacte de son propre voyage;
il offrit alors ses services au gouvernement pour compléter la
reconnaissance du Niger; il s'adjoignit son frère John, second
enfant de pauvres gens des Cornouailles, et tous les deux, de 1829 à
1831, ils redescendirent le fleuve depuis Boussa jusqu'à son
embouchure, le décrivant village par village, mille par mille.

--Ainsi, ces deux frères échappèrent au sort commun? demanda
Kennedy.

--Oui, pendant cette exploration du moins, car en 1833 Richard
entreprit un troisième voyage au Niger, et périt frappé d'une balle
inconnue prés de l'embouchure du fleuve. Vous le voyez donc, mes
amis, ce pays, que nous traversons, a été témoin de nobles
dévouements, qui n'ont eu trop souvent que la mort pour récompense!
»






CHAPITRE XXXIX

Le pays dans le coude du Niger.--Vue fantastique des monts
Hombori.--Kabra.--Tembouctou.--Plan du docteur
Barth.--Décadence.--Où le Ciel voudra.





Pendant cette maussade journée du lundi, le docteur Fergusson se
plut à donner à ses compagnons mille détails sur la contrée qu'ils
traversaient. Le sol assez plat n'offrait aucun obstacle à leur
marche. Le seul souci du docteur était causé par ce maudit vent du
nord-est qui soufflait avec rage et l'éloignait de la latitude de
Tembouctou.

Le Niger, après avoir remonté au nord jusqu'à cette ville,
s'arrondit comme un immense jet d'eau et retombe dans l'océan
Atlantique en gerbe largement épanouie; dans ce coude, le pays est
très varié, tantôt d'une fertilité luxuriante, tantôt d'une extrême
aridité; les plaines incultes succèdent aux champs de maïs, qui
sont remplacés par de vastes terrains couverts de genêts; toutes les
espèces d'oiseaux d'humeur aquatique, pélicans, sarcelles
martins-pêcheurs, vivent en troupes nombreuses sur les bords des
torrents et des marigots.

De temps en temps apparaissait un camp de Touareg, abrités sous
leurs tentes de cuir, tandis que les femmes vaquaient aux travaux
extérieurs, trayant leurs chamelles et fumant leurs pipes à gros
foyer.

Le Victoria, vers huit heures du soir, s'était avancé de plus de
doux cents milles à l'ouest, et les voyageurs furent alors témoins
d'un magnifique spectacle.

Quelques rayons de lune se frayèrent un chemin par une fissure des
nuages, et, glissant entre les raies de pluie, tombèrent sur la
chaîne des monts Hombori. Rien de plus étrange que ces crêtes
d'apparence basaltique; elles se profilaient en silhouettes
fantastiques sur le ciel assombri; on eut dit les ruines
légendaires d'une immense ville du moyen âge, telles que, par les
nuits sombres, les banquises des mers glaciales en présentent au
regard étonné.

« Voilà un site des Mystères d'Udolphe, dit le docteur; Ann Radcliff
n'aurait pas découpé ces montagnes sous un plus effrayant aspect.

--Ma foi! répondit Joe, je n'aimerais pas à me promener seul le
soir dans ce pays de fantômes. Voyez-vous, mon maître, si ce n'était
pas si lourd, j'emporterais tout ce paysage en Écosse. Cela ferait
bien sur les bords du lac Lomond, et les touristes y courraient en
foule.

--Notre ballon n'est pas assez grand pour te permettre cette
fantaisie. Mais il me semble que notre direction change. Bon! les
lutins de l'endroit sont fort aimables; ils nous soufflent un petit
vent de sud-est qui va nous remettre en bon chemin. »

En effet, le Victoria reprenait une route plus au nord, et le 20, au
matin, il passait au-dessus d'un inextricable réseau de canaux, de
torrents, de rivières, tout l'enchevêtrement complet des affluents
du Niger. Plusieurs de ces canaux, recouverts d'une herbe épaisse,
ressemblaient à de grasses prairies. Là, le docteur retrouva la
route de Barth, quand celui-ci s'embarqua sur le fleuve pour le
descendre jusqu’à Tembouctou. Large de huit cents toises, le Niger
coulait ici entre deux rives riches en crucifères et en tamarins;
les troupeaux bondissants des gazelles mêlaient leurs cornes
annelées aux grandes herbes, entre lesquelles l'alligator les
guettait en silence.

De longues files d'ânes et de chameaux, chargés des marchandises de
Jenné, s'enfonçaient sous les beaux arbres; bientôt un amphithéâtre
de maisons basses apparut à un détour du fleuve; sur les terrasses
et les toits était amoncelé tout le fourrage recueilli dans les
contrées environnantes.

« C'est Kabra, s'écria joyeusement le docteur; c'est le port de
Tembouctou; la ville n'est pas à cinq milles d'ici!

Alors vous êtes satisfait, Monsieur? demanda Joe.

--Enchanté, mon garçon.

--Bon, tout est pour le mieux, »

En effet, à deux heures, la reine du désert, la mystérieuse
Tembouctou, qui eut, comme Athènes et Rome, ses écoles de savants et
ses chaires de philosophie, se déploya sous les regards des
voyageurs.

Fergusson en suivait les moindres détails sur le plan tracé par
Barth lui-même, il en reconnut l'extrême exactitude.

La ville forme un vaste triangle inscrit dans une immense plaine de
sable blanc; sa pointe se dirige vers le nord et perce un coin du
désert; rien aux alentours; à peine quelques graminées, des mimosas
nains et des arbrisseaux rabougris.

Quant à l'aspect de Tembouctou, que l'on se figure un entassement
de billes et de dés à jour; voilà l'effet produit à vol d'oiseau;
les rues, assez étroites, sont bordées de maisons qui n'ont qu'un
rez-de-chaussée, construites en briques cuites au soleil, et de
huttes de paille et de roseaux, celles-ci coniques, celles-là
carrées; sur les terrasses sont nonchalamment étendus quelques
habitants drapés dans leur robe éclatante, la lance ou le mousquet à
la main; de femmes point, à cette heure du jour.

« Mais on les dit belles, ajouta le docteur. Vous voyez les trois
tours des trois mosquées, restées seules entre un grand nombre. La
ville est bien déchue de son ancienne splendeur! Au sommet du
triangle s'élève la mosquée de Sankore avec ses rangées de galeries
soutenues par des arcades d'un dessin assez pur; plus loin, près du
quartier de Sane-Gungu, la mosquée de Sidi-Yahia et quelques maisons
à deux étages. Ne cherchez ni palais ni monuments. Le cheik est un
simple trafiquant, et sa demeure royale un comptoir.

--Il me semble, dit Kennedy, apercevoir des remparts à demi
renversés.

--Ils ont été détruits par les Foullannes en 1826; alors la ville
était plus grande d'un tiers, car Tembouctou, depuis le XIe siècle,
objet de convoitise générale, a successivement appartenu aux
Touareg, aux Sourayens, aux Marocains, aux Foullannes; et ce grand
centre de civilisation, où un savant comme Ahmed-Baba possédait au
XVIe siècle une bibliothèque de seize cents manuscrits, n'est plus
qu'un entrepôt de commerce de l'Afrique centrale. »

La ville paraissait livrée, en effet, à une grande incurie; elle
accusait la nonchalance épidémique des cités qui s'en vont;
d'immenses décombres s'amoncelaient dans les faubourgs et formaient
avec la colline du marché les seuls accidents du terrain.

Au passage du Victoria, il se fit bien quelque mouvement, le tambour
fut battu; mais à peine si le dernier savant de l'endroit eut le
temps d’observer ce nouveau phénomène; les voyageurs; repoussés par
le vent du désert, reprirent le cours sinueux du fleuve, et bientôt
Tembouctou ne fut plus qu'un des souvenirs rapides de leur voyage.

« Et maintenant, dit le docteur, le ciel nous conduise où il lui
plaira!

--Pourvu que ce soit dans l'ouest! répliqua Kennedy!

--Bah! fit Joe, il s'agirait de revenir à Zanzibar par le même
chemin, et de traverser l'Océan jusqu'en Amérique, cela ne
m'effrayerait guère!

--Il faudrait d'abord le pouvoir, Joe.

--Et que nous manque-t-il pour cela!

--Du gaz, mon garçon; la force ascensionnelle du ballon diminue
sensiblement, et il faudra de grands ménagements pour qu'il nous
porte jusqu'à la côte. Je vais même être forcé de jeter du lest.
Nous sommes trop lourds.

--Voilà ce que c'est que de ne rien faire, mon maître! A rester
toute la journée étendu comme un fainéant dans son hamac, on
engraisse et l'on devient pesant. C'est un voyage de paresseux que
le notre, et, au retour, on nous trouvera affreusement gros et gras.

--Voilà bien des réflexions dignes de Joe, répondit le chasseur;
mais attends donc la fin; sais-tu ce que le ciel nous réserve?
Nous sommes encore loin du terme de notre voyage. Où crois-tu
rencontrer la côte d'Afrique, Samuel?

--Je serais fort empêché de te répondre, Dick; nous sommes à la
merci de vents très variables; mais enfin je m'estimerai heureux si
j'arrive entre Sierra-Leone et Portendick; il y a là une certaine
étendue le pays où nous rencontrerons des amis.

--Et ce sera plaisir de leur serrer la main; mais suivons-nous, au
moins, la direction voulue!

--Pas trop, Dick, pas trop; regarde l'aiguille aimantée nous
portons au sud, et nous remontons le Niger vers ses sources.

--Une fameuse occasion de les découvrir, riposta Joe, si elles
n'étaient déjà connues. Est-ce qu'à la rigueur on ne pourrait pas
lui en trouver d'autres?

--Non, Joe; mais sois tranquille, j'espère bien ne pas aller
jusque-là. »

A la nuit tombante, le docteur jeta les derniers sacs de lest; le
Victoria se releva, le chalumeau, quoique fonctionnant à pleine
flamme, pouvait à peine le maintenir; il se trouvait alors à
soixante milles dans le sud de Tembouctou, et, le lendemain, il se
réveillait sur les bords du Niger, non loin du lac Debo.






CHAPITRE XL

Inquiétudes du docteur Fergusson.--Direction persistante vers le
sud.--Un nuage de sauterelles.--Vue de Jenné.--Vue de
Ségo.--Changement de vent.--Regrets de Joe.





Le lit du fleuve était alors partagé par de grandes îles en branches
étroites d'un courant fort rapide. Sur l'une d'entre elles
s'élevaient quelques cases de bergers; mais il fut impossible d'en
faire un relèvement exact, car la vitesse du Victoria s'accroissait
toujours. Malheureusement, il inclinait encore plus au sud et
franchit en quelques instants le lac Debo.

Fergusson chercha à diverses élévations, en forçant extrêmement sa
dilatation, d'autres courants dans l'atmosphère, mais en vain. Il
abandonna promptement cette manœuvre, qui augmentait encore la
déperdition de son gaz, en le pressant contre les parois fatiguées
de l'aérostat.

Il ne dit rien, mais il devint fort inquiet. Cette obstination du
vent à le rejeter vers la partie méridionale de l'Afrique déjouait
ses calculs. Il ne savait plus sur qui ni sur quoi compter. S'il
n'atteignait pas les territoires anglais ou français, que devenir au
milieu des barbares qui infestaient les côtes de Guinée? Comment y
attendre un navire pour retourner en Angleterre? Et la direction
actuelle du vent le chassait sur le royaume de Dahomey, parmi les
peuplades les plus sauvages, à la merci d'un roi qui, dans les fêtes
publiques, sacrifiait des milliers de victimes humaines! Là, on
serait perdu.

D'un autre côté, le ballon se fatiguait visiblement, et le docteur
le sentait lui manquer! Cependant, le temps se levant un peu, il
espéra que la fin de la pluie amènerait un changement dans les
courants atmosphériques.

Il fut donc désagréablement ramené au sentiment de la situation par
cette réflexion de Joe:

« Bon! disait celui-ci, voici la pluie qui va redoubler, et cette
fois, ce sera le déluge, s'il faut en juger par ce nuage qui
s'avance!

--Encore un nuage! dit Fergusson.

--Et un fameux! répondit Kennedy.

--Comme je n'en ai jamais vu, répliqua Joe, avec des arêtes tirées
au cordeau.

--Je respire, dit le docteur en déposant sa lunette. Ce n'est pas un
nuage

--Par exemple! fit Joe.

--Non! c’est une nuée!

--Eh bien?

--Mais une nuée de sauterelles.

--Ça, des sauterelles!

--Des milliards de sauterelles qui vont passer sur ce pays comme une
trombe, et malheur à lui, car si elles s'abattent, il sera dévasté!

--Je voudrais bien voir cela!

--Attends un peu, Joe; dans dix minutes, ce nuage nous aura atteints
et tu en jugeras par tes propres yeux. »

Fergusson disait vrai; ce nuage épais, opaque, d'une étendue de
plusieurs milles, arrivait avec un bruit assourdissant, promenant
sur le sol son ombre immense, c'était une innombrable légion de ces
sauterelles auxquelles on a donné le nom de criquets. A cent pas du
Victoria, elles s'abattirent sur un pays verdoyant; un quart d'heure
plus tard, la masse reprenait son vol, et les voyageurs pouvaient
encore apercevoir de loin les arbres, les buissons entièrement
dénudés, les prairies comme fauchées. On eut dit qu'un subit hiver
venait de plonger la campagne dans la plus profonde stérilité.

« Eh bien, Joe!

--Eh bien! Monsieur, c'est fort curieux, mais fort naturel. Ce
qu'une sauterelle ferait en petit, des milliards le font en grand.

--C'est une effrayante pluie, dit le chasseur, et plus terrible
encore que la grêle par ses dévastations.

--Et il est impossible de s'en préserver, répondit Fergusson;
quelque. fois les habitants ont eu l'idée d'incendier des forêts,
des moissons même pour arrêter le vol de ces insectes; mais les
premiers rangs, se précipitant dans les flammes, les éteignaient
sous leur masse, et le reste de la bande passait irrésistiblement.
Heureusement, dans ces contrées, il y a une sorte de compensation à
leurs ravages; les indigènes recueillent ces insectes en grand
nombre et les mangent avec plaisir.

--Ce sont les crevettes de l'air, » dit Joe, qui, « pour
s'instruire,» ajouta-t-il, regretta de n'avoir pu en goûter.

Le pays devint plus marécageux vers le soir; les forêts firent place
des bouquets d'arbres isolés; sur les bords du fleuve, on
distinguait quelques plantations de tabac et des marais gras de
fourrages. Dans une grande île apparut alors la ville de Jenné, avec
les deux tours de sa mosquée de terre, et l'odeur infecte qui
s'échappait de millions de nids d'hirondelles accumulés sur ses
murs. Quelques cimes de baobabs, de mimoras et de dattiers perçaient
entre les maisons; même à la nuit, l'activité paraissait très
grande. Jenné est en effet une ville fort commerçante; elle fournit
à tous les besoins de Tembouctou; ses barques sur le fleuve, ses
caravanes par les chemins ombragés, y transportent les diverses
productions de son industrie.

« Si cela n'eût pas dû prolonger notre voyage, dit le docteur,
j'aurais tenté de descendre dans cette ville; il doit s'y trouver
plus d'un Arabe qui a voyagé en France ou en Angleterre, et auquel
notre genre de locomo-tion n'est peut-être pas étranger. Mais ce ne
serait pas prudent.

--Remettons cette visite à notre prochaine excursion, dit Joe en
riant,

--D'ailleurs, si je ne me trompe, mes amis, le vent a une légère
tendance à souffler de l'est; il ne faut pas perdre une pareille
occasion. » Le docteur jeta quelques objets devenus inutiles, des
bouteilles vides et une caisse de viande qui n'était plus d'aucun
usage; il réussit à maintenir le Victoria dans une zone plus
favorable à ses projets. A quatre heures du matin, les premiers
rayons du soleil éclairaient Sego, la capitale du Bambarra,
parfaitement reconnaissable aux quatre villes qui la composent, à
ses mosquées mauresques, et au va-et-vient incessant des bacs qui
transportent les habitants dans les divers quartiers. Mais les
voyageurs ne furent pas plus vus qu'ils ne virent; ils fuyaient
rapidement et directement dans le nord-ouest, et les inquiétudes du
docteur se calmaient peu à peu.

« Encore deux jours dans cette direction, et avec cette vitesse nous
atteindrons le fleuve du Sénégal.

--Et nous serons en pays ami? demanda le chasseur.

--Pas tout à fait encore; à la rigueur, si le Victoria venait à
nous manquer, nous pourrions gagner des établissements français!
Mais puisse-t-il tenir pendant quelques centaines de milles, et nous
arriverons sans fatigues, sans craintes, sans dangers, jusqu'à la
côte occidentale.

--Et ce sera fini! fit Joe. Eh bien, tant pis! Si ce n'était le
plaisir de raconter, je ne voudrais plus jamais mettre pied à terre!
Pensez-vous qu'on ajoute foi à nos récits, mon maître?

--Qui sait, mon brave Joe? Enfin, il y aura toujours un fait
incontestable; mille témoins nous auront vu partir d'un côté de
l'Afrique; mille témoins nous verront arriver à l'autre côté.

--En ce cas, répondit Kennedy, il me paraît difficile de dire que
nous n'avons pas traversé!

--Ah! Monsieur Samuel! reprit Joe avec un gros soupir, je
regretterai plus d'une fois mes cailloux en or massif! Voilà qui
aurait donné du poids à nos histoires et de la vraisemblance à nos
récits. A un gramme d'or par auditeur, je me serais composé une
jolie foule pour m'entendre et même pour m'admirer!






CHAPITRE XLI

Les approches du Sénégal.--Le Victoria baisse de plus en plus.--On
jette, on jette toujours.--Le marabout El-Hadji.--MM. Pascal,
Vincent, Lambert.--Un rival de Mahomet.--Les montagnes
difficiles.--Les armes de Kennedy.--Une manœuvre de Joe.--Halte
au-dessus d'un forêt.





Le 27 mai, vers neuf heures du matin, le pays se présenta sous un
nouvel aspect: les rampes longuement étendues se changeaient en
collines qui faisaient présager de prochaines montagnes; on aurait à
franchir la chaîne qui sépare le bassin du Niger du bassin du
Sénegal et détermine l'écoulement des eaux soit au golfe de Guinée,
soit à la baie du cap Vert.

Jusqu'au Sénégal, cette partie de l'Afrique est signalée comme
dangereuse. Le docteur Fergusson le savait par les récits de ses
devanciers; ils avaient souffert mille privations et couru mille
dangers au milieu de ces nègres barbares; ce climat funeste dévora
la plus grande partie des compagnons de Mungo-Park. Fergusson fut
donc plus que jamais décidé à ne pas prendre pied sur cette contrée
inhospitalière.

Mais il n'eut pas un moment de repos; le Victoria baissait d'une
manière sensible; il fallut jeter encore une foule d'objets plus ou
moins inutiles, surtout au moment de franchir une crête. Et ce fut
ainsi pendant plus de cent vingt milles; on se fatigua à monter et
à descendre; le ballon, ce nouveau rocher de Sisyphe, retombait
incessamment; les formes de l'aérostat peu gonflé s'efflanquaient
déjà; il s'allongeait, et le vent creusait de vastes poches dans
son enveloppe détendue.

Kennedy ne put s'empêcher d'en faire la remarque.

« Est-ce que le ballon aurait une fissure? dit-il.

--Non, répondit le docteur; mais la gutta-percha s'est évidemment
ramollie ou fondue sous la chaleur, et l'hydrogène fuit à travers le
taffetas.

--Comment empêcher cette fuite

--C'est impossible. Allégeons-nous; c’est le seul moyen; jetons
tout ce qu'on peut jeter.

--Mais quoi? fit le chasseur en regardant la nacelle déjà fort
dégarnie.

--Débarrassons-nous de la tente, dont le poids est assez
considérable.»

Joe, que cet ordre concernait, monta au-dessus du cercle qui
réunissait les cordes du filet; de là, il vint facilement à bout de
détacher les épais rideaux de la tente, et il les précipita au
dehors.

« Voilà qui fera le bonheur de toute une tribu de nègres, dit-il; il
y a là de quoi habiller un millier d'indigènes, car ils sont assez
discrets sur l'étoffe. »

Le ballon s'était relevé un peu, mais bientôt il devint évident
qu'il se rapprochait encore du sol.

Descendons, dit Kennedy, et voyons ce que l'on peut faire à cette
enveloppe.

--Je te le répète, Dick, nous n'avons aucun moyen de la réparer.

--Alors comment ferons-nous?

--Nous sacrifierons tout ce qui ne sera pas complètement
indispensable; je veux à tout prix éviter une halte dans ces
parages; les forêts dont nous rasons la cime en ce moment ne sont
rien moins que sûres.

--Quoi! des lions, des hyènes? fit Joe avec mépris.

--Mieux que cela, mon garçon, des hommes, et des plus cruels qui
soient en Afrique.

--Comment le sait-on?

--Par les voyageurs qui nous ont précédés; puis les Français, qui
occupent la colonie du Sénégal, ont eu forcément des rapports avec
les peuplades environnantes; sous le gouvernement du colonel
Faidherbe, des reconnaissances ont été poussées fort avant dans le
pays; des officiers, tels que MM. Pascal, Vincent, Lambert, ont
rapporté des documents précieux de leurs expéditions. Ils ont
exploré ces contrées formées par le coude du Sénégal, là où la
guerre et le pillage n'ont plus laissé que des ruines.

--Que s'est-il donc passé?

--Le voici. En 1854, un marabout du Fouta sénégalais, Al-Hadji, se
disant inspiré comme Mahomet, poussa toutes les tribus à la guerre
contre les infidèles, c'est-à-dire les Européens. Il porta la
destruction et la désolation entre le fleuve Sénégal et son affluent
la Falémé. Trois hordes de fanatiques guidées par lui sillonnèrent
le pays de façon à n'épargner ni un village ni une hutte, pillant et
massacrant; il s'avança même dans la vallée du Niger, jusqu'à la
ville de Sego, qui fut longtemps menacée. En 1857, il remontait plus
au nord et investissait le fort de Médine, bâti par les Français sur
les bords du fleuve; cet établissement fut défendu par un héros,
Paul Holl, qui pendant plusieurs mois, sans nourriture, sans
munitions presque, tint jusqu'au moment où le colonel Faidherbe vint
le délivrer. Al-Hadji et ses bandes repassèrent alors le Sénégal, et
revinrent dans le Kaarta continuer leurs rapines et leurs massacres;
or, voici les contrées dans lesquelles il s'est enfui et réfugié
avec ses hordes de bandits, et je vous affirme qu'il ne ferait pas
bon tomber entre ses mains.

--Nous n'y tomberons pas, dit Joe, quand nous devrions sacrifier
jusqu'à nos chaussures pour relever le Victoria.

--Nous ne sommes pas éloignés du fleuve, dit le docteur; mais je
prévois que notre ballon ne pourra nous porter au-delà.

--Arrivons toujours sur les bords, répliqua le chasseur, ce sera
cela de gagné.

--C'est ce que nous essayons de faire, dit le docteur; seulement,
une chose m'inquiète.

--Laquelle?

--Nous aurons des montagnes à dépasser, et ce sera difficile,
puisque je ne puis augmenter la force ascensionnelle de l'aérostat,
même en produisant la plus grande chaleur possible.

--Attendons, fit Kennedy, et nous verrons alors.

--Pauvre Victoria! fit Joe, je m'y suis attaché comme le marin à
son navire; je ne m'en séparerai pas sans peine! Il n'est plus ce
qu'il était au départ, soit! mais il ne faut pas en dire du mal!
Il nous a rendu de fiers services, et ce sera pour moi un crève-cœur
de l'abandonner.

--Sois tranquille, Joe; si nous l'abandonnons, ce sera malgré nous.
Il nous servira jusqu'à ce qu'il soit au bout de ses forces. Je lui
demande encore vingt-quatre heures.

--Il s'épuise, fit Joe en le considérant, il maigrit, sa vie s'en
va. Pauvre ballon!

--Si je ne me trompe, dit Kennedy, voici à l'horizon les montagnes
dont tu parlais, Samuel.

--Ce sont bien elles, dit le docteur après les avoir examinées avec
sa lunette; elles me paraissent fort élevées, nous aurons du mal à
les franchir.

--Ne pourrait-on les éviter?

--Je ne pense pas, Dick; vois l'immense espace qu’elles occupent:
près de la moitié de l'horizon!

--Elles ont même l'air de se resserrer autour de nous, dit Joe;
elles gagnent sur la droite et sur la gauche.

--Il faut absolument passer par-dessus. »

Ces obstacles si dangereux paraissaient approcher avec une rapidité
extrême, ou, pour mieux dire, le vent très fort précipitait le
Victoria vers des pics aigus. Il fallait s'élever à tout prix, sous
peine de les heurter.

« Vidons notre caisse à eau, dit Fergusson; ne réservons que le
nécessaire pour un jour.

--Voilà! dit Joe

--Le ballon se relève-t-il? demanda Kennedy.

--Un peu, d'une cinquantaine de pieds, répondit le docteur, qui ne
quittait pas le baromètre des yeux. Mais ce n'est pas assez. »

En effet, les hautes cimes arrivaient sur les voyageurs à faire
croire qu'elles se précipitaient sur eux; ils étaient loin de les
dominer; il s'en fallait de plus de cinq cents pieds encore.

La provision d'eau du chalumeau fut également jetée au dehors; on
n'en conserva que quelques pintes; mais cela fut encore
insuffisant.

« Il faut pourtant passer, dit le docteur.

--Jetons les caisses, puisque nous les avons vidées, dit Kennedy.

--Jetez-les.

--Voilà! fit Joe. C'est triste de s'en aller morceau par morceau.

--Pour toi, Joe, ne va pas renouveler ton dévouement de l'autre jour!
Quoi qu’il arrive, jure-moi de ne pas nous quitter.

--Soyez tranquille, mon maître, nous ne nous quitterons pas. »

Le Victoria avait regagné en hauteur une vingtaine de toises, mais
la crête de la montagne le dominait toujours. C'était une arête
assez droite qui terminait une véritable muraille coupée à pic. Elle
s'élevait encore de plus de deux cents pieds au-dessus des
voyageurs.

« Dans dix minutes, se dit le docteur, notre nacelle sera brisée
contre ces roches, si nous ne parvenons pas à les dépasser!

--Eh bien, Monsieur Samuel? fit Joe.

--Ne conserve que notre provision de pemmican, et jette toute cette
viande qui pèse. »

Le ballon fut encore délesté d’une cinquantaine de livres; il
s'éleva très sensiblement, mais peu importait, s'il n'arrivait pas
au-dessus de la ligne des montagnes. La situation était effrayante;
le Victoria courait avec une grande rapidité; on sentait qu'il
allait se mettre en pièces; le choc serait terrible en effet.

Le docteur regarda autour de lui dans la nacelle.

Elle était presque vide.

« S'il le faut, Dicks, tu te tiendras prêt à sacrifier tes armes.

--Sacrifier mes armes! répondit le chasseur avec émotion.

--Mon ami, si je te le demande, c'est que ce sera nécessaire.

--Samuel! Samuel!

--Tes armes, tes provisions de plomb et de poudre peuvent nous
coûter la vie.

--Nous approchons! s'écria Joe, nous approchons! »

Dix toises! La montagne dépassait le Victoria de dix toises encore.

Joe prit les couvertures et les précipita au dehors. Sans en rien
dire à Kennedy, il lança également plusieurs sacs de balles et de
plomb.

Le ballon remonta, il dépassa la cime dangereuse, et son pôle
supérieur s'éclaira des rayons du soleil. Mais la nacelle se
trouvait encore un peu au-dessous des quartiers de rocs, contre
lesquels elle allait inévitablement se briser.

« Kennedy! Kennedy! s'écria le docteur, jette tes armes, ou nous
sommes perdus.

--Attendez, Monsieur Dick! fit Joe, attendez! »

Et Kennedy, se retournant, le vit disparaître au dehors de la
nacelle.

« Joe! Joe! cria-t-il.

--Le malheureux! » fit le docteur.

La crête de la montagne pouvait avoir en cet endroit une vingtaine
de pieds de largeur, et de l'autre côté, la pente présentait une
moindre déclivité. La nacelle arriva juste au niveau de ce plateau
assez uni; elle glissa sur un sol composé de cailloux aigus qui
criaient sous son passage,

« Nous passons! nous passons! nous sommes passés! » cria une voix
qui fit bondir le cœur de Fergusson.

L'intrépide garçon se soutenait par les mains au bord inférieur de
la nacelle; il courait à pied sur la crête, délestant ainsi le
ballon de la totalité de son poids; il était même obligé de le
retenir fortement, car il tendait à lui échapper.

Lorsqu'il fut arrivé au versant opposé, et que l'abîme se présenta
devant lui, Joe, par un vigoureux effort du poignet, se releva, et
s'accrochant aux cordages, il remonta auprès de ses compagnons.

« Pas plus difficile que cela, fit-il.

--Mon brave Joe! mon ami! dit le docteur avec effusion.

--Oh! ce que j'en ai fait; répondit celui-ci, ce n'est pas pour
vous; c'est pour la carabine de M. Dick! Je lui devais bien cela
depuis l'affaire de l'Arabe! J'aime à payer mes dettes, et
maintenant nous sommes quittes, ajouta-t-il en présentant au
chasseur son arme de prédilection. J'aurais eu trop de peine à vous
voir vous en séparer. »

Kennedy lui serra vigoureusement la main sans pouvoir dire un mot.

Le Victoria n'avait plus qu'à descendre; cela lui était facile; il
se retrouva bientôt à deux cents pieds du sol, et fut alors en
équilibre. Le terrain semblait convulsionné; il présentait de
nombreux accidents fort difficiles à éviter pendant la nuit avec un
ballon qui n'obéissait plus. Le soir arrivait rapidement, et, malgré
ses répugnances, le docteur dut se résoudre à faire halte jusqu'au
lendemain.

« Nous allons chercher un lieu favorable pour nous arrêter, dit-il.

--Ah! répondit Kennedy, tu te décides enfin?

--Oui, j'ai médité longuement un projet que nous allons mettre à
exécution; il n'est encore que six heures du soir, nous aurons le
temps. Jette les ancres, Joe. »

Joe obéit, et les deux ancres pendirent au-dessous de la nacelle.

« J'aperçois de vastes forêts, dit le docteur; nous allons courir
au-dessus de leurs cimes, et nous nous accrocherons à quelque arbre.
Pour rien au monde, je ne consentirais à passer la nuit à terre.

--Pourrons-nous descendre? demanda Kennedy.

--A quoi bon? Je vous répète qu’il serait dangereux de nous
séparer. D'ailleurs, je réclame votre aide pour un travail
difficile. »

Le Victoria, qui rasait le sommet de forêts immenses, ne tarda pas à
s'arrêter brusquement; ses ancres étaient prises; le vent tomba
avec le soir, et il demeura presque immobile au-dessus de ce vaste
champ de verdure formé par la cime d'une forêt de sycomores.






CHAPITRE XLII

Combat de générosité.--Dernier sacrifice.--L'appareil de
dilatation.--Adresse de Joe.--Minuit.--Le quart du docteur.--Le
quart de Kennedy.--Il s'endort.--L'incendie.--Les hurlements.--Hors
de portée.





Le docteur Fergusson commença par relever sa position d'après la
hauteur des étoiles; il se trouvait à vingt-cinq milles à peine du
Sénégal.

« Tout ce que nous pouvons faire, mes amis, dit-il après avoir
pointé sa carte, c'est de passer le fleuve; mais comme il n'y a ni
pont ni barques, il faut à tout prix le passer en ballon; pour
cela, nous devons nous alléger encore.

--Mais je ne vois pas trop comment nous y parviendrons, répondit le
chasseur qui craignait pour ses armes; à moins que l'un de nous se
décide à se sacrifier, de rester en arrière... et, à mon tour, je
réclame cet honneur.

--Par exemple! répondit Joe; est-ce que je n'ai pas l'habitude...

--Il ne s'agit pas de se jeter, mon ami, mais de regagner à pied la
côte d'Afrique; je suis bon marcheur, bon chasseur...

--Je ne consentirai jamais! répliqua Joe.

--Votre combat de générosité est inutile, mes braves amis, dit
Fergusson; j'espère que nous n'en arriverons pas à cette extrémité;
d'ailleurs, s'il le fallait, loin de nous séparer, nous resterions
ensemble pour traverser ce pays.

--Voilà qui est parlé, fit Joe; une petite promenade ne nous fera
pas de mal.

--Mais auparavant, reprit le docteur, nous allons employer un
dernier moyen pour alléger notre Victoria.

--Lequel? fit Kennedy; je serais assez curieux de le connaître.

--Il faut nous débarrasser des caisses du chalumeau, de la pile de
bunzen et du serpentin; nous avons là près de neuf cents livres
bien lourdes à traîner par les airs.

--Mais, Samuel, comment ensuite obtiendras-tu la dilatation du gaz?

--Je ne l’obtiendrai pas; nous nous en passerons.

--Mais enfin...

--Écoutez-moi, mes amis; j'ai calculé fort exactement ce qui nous
reste de force ascensionnelle; elle est suffisante pour nous
transporter tous les trois avec le peu d'objets qui nous restent;
nous ferons à peine un poids de cinq cents livres, en y comprenant
nos deux ancres que je tiens à conserver.

--Mon cher Samuel, répondit le chasseur, tu es plus compétent que
nous en pareille matière; tu es le seul juge de la situation;
dis-nous ce que nous devons faire, et nous le ferons.

--A vos ordres, mon maître.

--Je vous répète, mes amis, quelque grave que soit cette
détermination, il faut sacrifier notre appareil.

--Sacrifions le! répliqua Kennedy.

--A l'ouvrage! » fit Joe.

Ce ne fut pas un petit travail; il fallut démonter l'appareil pièce
par pièce; on enleva d'abord la caisse de mélange, puis celle du
chalumeau, et enfin la caisse où s'opérait la décomposition de l'eau;
il ne fallut pas moins de la force réunie des trois voyageurs pour
arracher les récipients du fond de la nacelle dans laquelle ils
étaient fortement encastrés; mais Kennedy était si vigoureux, Joe
si adroit, Samuel si ingénieux, qu'ils en vinrent à bout; ces
diverses pièces furent successivement jetées au dehors, et elles
disparurent en faisant de vastes trouées dans le feuillage des
sycomores.

« Les nègres seront bien étonnés, dit Joe, de rencontrer de pareils
objets dans les bois; ils sont capables d'en faire des idoles! »

On dut ensuite s'occuper des tuyaux engagés dans le ballon, et qui
se rattachaient au serpentin. Joe parvint à couper à quelques pieds
au-dessus de la nacelle les articulations de caoutchouc; mais quant
aux tuyaux, ce fut plus difficile, car ils étaient retenus par leur
extrémité supérieure et fixés par des fils de laiton au cercle même
de la soupape.

Ce fut alors que Joe déploya une merveilleuse adresse; les pieds
nus, pour ne pas érailler l'enveloppe, il parvint à l'aide du filet,
et malgré les oscillations, à grimper jusqu'au sommet extérieur de
l'aérostat; et là, après mille difficultés, accroché d'une main à
cette surface glissante, il détacha les écrous extérieurs qui
retenaient les tuyaux. Ceux-ci alors se détachèrent aisément, et
furent retirés par l'appendice inférieur, qui fut hermétiquement
refermé au moyen d'une forte ligature.

Le Victoria, délivré de ce poids considérable, se redressa dans
l'air et tendit fortement la corde de l’ancre.

A minuit, ces divers travaux se terminaient heureusement, au prix de
bien des fatigues; on prit rapidement un repas fait de pemmican et
de grog froid, car le docteur n'avait plus de chaleur à mettre à la
disposition de Joe.

Celui-ci, d'ailleurs, et Kennedy tombaient de fatigue.

« Couchez-vous et dormez, mes amis, leur dit Fergusson; je vais
prendre le premier quart; à deux heures, je réveillerai Kennedy; à
quatre heures, Kennedy réveillera Joe; à six heures, nous
partirons, et que le ciel veille encore sur nous pendant cette
dernière journée! »

Sans se faire prier davantage, les deux compagnons du docteur
s'étendirent au fond de la nacelle, et s'endormirent d'un sommeil
aussi rapide que profond.

La nuit était paisible; quelques nuages s'écrasaient contre le
dernier quartier de la lune, dont les rayons indécis rompaient à
peine l'obscurité. Fergusson, accoudé sur le bord de la nacelle,
promenait ses regards autour de lui; il surveillait avec attention
le sombre rideau de feuillage qui s'étendait sous ses pieds en lui
dérobant la vue du sol; le moindre bruit lui semblait suspect, et il
cherchait à s'expliquer jusqu'au léger frémissement des feuilles.

Il se trouvait dans cette disposition d'esprit que la solitude rend
plus sensible encore, et pendant laquelle de vagues terreurs vous
montent au cerveau. A la fin d'un pareil voyage, après avoir
surmonté tant d'obstacles, au moment de toucher le but, les craintes
sont plus vives, les émotions plus fortes, le point d'arrivée semble
fuir devant les yeux.

D'ailleurs, la situation actuelle n'offrait rien de rassurant, au
milieu d'un pays barbare, et avec un moyen de transport qui, en
définitive, pouvait faire défaut d'un moment à l'autre. Le docteur
ne comptait plus sur son ballon d'une façon absolue; le temps était
passé où il le manœuvrait avec audace parce qu'il était sûr de lui.

Sous ces impressions, le docteur put saisir parfois quelques rumeurs
indéterminées dans ces vastes forêts; il crut même voir un feu
rapide briller entre les arbres; il regarda vivement, et porta sa
lunette de nuit dans cette direction; mais rien n'apparut, et il se
fit même comme un silence plus profond.

Fergusson avait sans doute éprouvé une hallucination; il écouta sans
surprendre le moindre bruit; le temps de son quart étant alors
écoulé, il réveilla Kennedy, lui recommanda une vigilance extrême,
et prit place aux côtés de Joe qui dormait de toutes ses forces.

Kennedy alluma tranquillement sa pipe, tout en frottant ses yeux,
qu'il avait de la peine à tenir ouverts; il s'accouda dans un coin,
et se mit à fumer vigoureusement pour chasser le sommeil.

Le silence le plus absolu régnait autour de loi; un vent léger
agitait la cime des arbres et balançait doucement la nacelle,
invitant le chasseur a ce sommeil qui l'envahissait malgré lui; il
voulut y résister, ouvrit plusieurs fois les paupières, plongea dans
la nuit quelques-uns de ces regards qui ne voient pas, et enfin,
succombant à la fatigue, il s'endormit.

Combien de temps fut-il plongé dans cet état d'inertie? Il ne put
s'en rendre compte à son réveil, qui fut brusquement provoqué par un
pétillement inattendu.

Il se frotta les yeux, il se leva. Une chaleur intense se projetait
sur sa figure. La forêt était en flammes.

« Au feu! au feu! s'écria-t-il, » sans trop comprendre
l'événement.

Ses deux compagnons se relevèrent.

« Qu'est-ce donc! demanda Samuel.

--L'incendie! fit Joe... Mais qui peut... »

En ce moment des hurlements éclatèrent sous le feuillage violemment
illuminé.

« Ah! les sauvages! s'écria Joe. Ils ont mis le feu à la forêt
pour nous incendier plus sûrement!

--Les Talibas! les marabouts d'Al-Hadji, sans doute! » dit le
docteur.

Un cercle de feu entourait le Victoria; les craquements du bois
mort se mêlaient aux gémissements des branches vertes; les lianes,
les feuilles, toute la partie vivante de cette végétation se tordait
dans l'élément destructeur; le regard ne saisissait qu'un océan de
flammes; les grands arbres se dessinaient en noir dans la
fournaise, avec leurs branches couvertes de charbons incandescents;
cet amas enflammé, cet embrasement se réfléchissait dans les nuages,
et les voyageurs se crurent enveloppés dans une sphère de feu.

« Fuyons! s'écria Kennedy! à terre! c'est notre seule chance de
salut! »

Mais Fergusson l'arrêta d'une main ferme, et, se précipitant sur la
corde de l'ancre, il la trancha d'un coup de hache. Les flammes,
s'allongeant vers le ballon, léchaient déjà ses parois illuminées;
mais le Victoria, débarrassé de ses liens, monta de plus de mille
pieds dans les airs.

Des cris épouvantables éclatèrent sous la forêt, avec de violentes
détonations d'armes à feu; le ballon, pris par un courant qui se
levait avec le jour, se porta vers l'ouest

Il était quatre heures du matin.






CHAPITRE XLIII

Les Talibas.--La poursuite.--Un pays dévasté.--Vent modéré.--Le
Victoria baisse--Les dernières provisions.--Les bonds du
Victoria.--Défense à coups de fusil.--Le vent fraîchit,--Le fleuve
du Sénégal.--Les cataractes de Gouina.--L'air chaud.--Traversée du
fleuve.





« Si nous n'avions pas pris la précaution de nous alléger hier soir,
dit le docteur, nous étions perdus sans ressources.

Voilà ce que c'est que de faire les choses à temps, répliqua Joe;
on se sauve alors, et rien n’est plus naturel.

--Nous ne sommes pas hors de danger, répliqua Fergusson.

--Que crains-tu donc? demanda Dick. Le Victoria ne peut pas
descendre sans ta permission, et quand il descendrait?

--Quand il descendrait! Dick, regarde! »

La lisière de la forêt venait d'être dépassée, et les voyageurs
purent apercevoir une trentaine de cavaliers, revêtus du large
pantalon et du burnous flottant; ils étaient armés, les uns de
lances, les autres de longs mousquets; ils suivaient au petit galop
de leurs chevaux vifs et ardents la direction du Victoria, qui
marchait avec une vitesse modérée.

A la vue des voyageurs, ils poussèrent des cris sauvages, en
brandissant leurs armes; la colère et les menaces se lisaient sur
leurs figures basanées, rendues plus féroces par une barbe rare,
mais hérissée; ils traversaient sans peine ces plateaux abaissés et
ces rampes adoucies qui descendent an Sénégal.

« Ce sont bien eux! dit le docteur, les cruels Talibas, les
farouches marabouts d'Al-Eladji! J'aimerais mieux me trouver en
pleine forêt, au milieu d'un cercle de bêtes fauves, que de tomber
entre les mains de ces bandits.

--Ils n'ont pas l'air accommodant! fit Kennedy, et ce sont de
vigoureux gaillards!

--Heureusement, ces bêtes-là, ça ne vole pas, répondit Joe; c'est
toujours quelque chose

--Voyez, dit Fergusson, ces villages en ruines, ces huttes
incendiées! voilà leur ouvrage; et là où s'étendaient de vastes
cultures, ils ont apporté l'aridité et la dévastation.

--Enfin, ils ne peuvent nous atteindre, répliqua Kennedy, et si nous
parvenons à mettre le fleuve entre eux et nous, nous serons en
sûreté.

--Parfaitement, Dick; mais il ne faut pas tomber, répondit Le
docteur en portant ses yeux sur le baromètre

--En tout cas, Joe, reprit Kennedy, nous ne ferons pas mal de
préparer nos armes.

--Cela ne peut pas nuire, Monsieur Dick; nous nous trouverons bien
de ne pas les avoir semées sur notre route.

--Ma carabine! s'écria le chasseur, j'espère ne m'en séparer
jamais. »

Et Kennedy la chargea avec le plus grand soin; il lui restait de la
poudre et des balles en quantité suffisante.

« A quelle hauteur nous maintenons-nous? demanda-t-il à Fergusson.

--A sept cent cinquante pieds environ; mais nous n'avons plus la
faculté de chercher des courants favorables, en montant ou en
descendant; nous sommes à la merci du ballon.

--Cela est fâcheux, reprit Kennedy; le vent est assez médiocre, et
si nous avions rencontré un ouragan pareil à celui des jours
précédents, depuis longtemps ces affreux bandits seraient hors de
vue.

--Ces coquins-là nous suivent sans se gêner, dit Joe, au petit galop;
une vraie promenade.

--Si nous étions à bonne portée, dit le chasseur, je m'amuserais à
les démonter les uns après les autres.

--Oui-da! répondit Fergusson; mais ils seraient à bonne portée
aussi, et notre Victoria offrirait un but trop facile aux balles de
leurs longs mousquets; or, s'ils le déchiraient, je te laisse à
juger quelle serait notre situation. »

La poursuite des Talibas continua toute la matinée. Vers onze heures
du matin, les voyageurs avaient à peine gagné une quinzaine de
milles dans l'ouest.

Le docteur épiait les moindres nuages à l'horizon. Il craignait
toujours un changement dans l'atmosphère. S'il venait à être rejeté
vers le Niger, que deviendrait-il! D'ailleurs, il constatait que le
ballon tendait à baisser sensiblement; depuis son départ, il avait
déjà perdu plus de trois cents pieds, et le Sénégal devait être
éloigné d'une douzaine de milles; avec la vitesse actuelle, il lui
fallait compter encore trois heures de voyage.

En ce moment, son attention fut attirée par de nouveaux cri; les
Talibas s'agitaient en pressant leurs chevaux.

Le docteur consulta le baromètre, et comprit la cause de ces
hurlements:

« Nous descendons, fit Kennedy.

--Oui, répondit Fergusson.

--Diable! » pensa Joe.

Au bout d'un quart d'heure, la nacelle n'était pas à cent cinquante
pieds du sol, mais le vent soufflait avec plus de force.

Les Talibas enlevèrent leurs chevaux, et bientôt une décharge de
mousquets éclata dans les airs.

« Trop loin, imbéciles! s'écria Joe; il me paraît bon de tenir ces
gredins-là à distance. »

Et, visant l'un des cavaliers les plus avancés, il fit feu; le
Talibas roula à terre; ses compagnons s'arrêtèrent et le Victoria
gagna sur eux.

« Ils sont prudents; dit Kennedy.

--Parce qu'ils se croient assurés de nous prendre, répondit le
docteur; et ils y réussiront, si nous descendons encore! Il faut
absolument nous relever!

--Que jeter! demanda Joe.

--Tout ce qui reste de provision de pemmican! C'est encore une
trentaine de livres dont nous nous débarrasserons!

--Voilà, Monsieur! » fit Joe en obéissant aux ordres de son maître.

La nacelle, qui touchait presque le sol, se releva au milieu des
cris des Talibas; mais, une demi-heure plus tard, le Victoria
redescendait avec rapidité; le gaz fuyait par les pores de
l'enveloppe.

Bientôt la nacelle vint raser le sol; les nègres d'Al-Hadji se
précipitèrent vers elle; mais, comme il arrive en pareille
circonstance, à peine eut-il touché terre, que le Victoria se releva
d'un bond pour s'abattre de nouveau un mille plus loin.

« Nous n'échapperons donc pas! fit Kennedy avec rage.

--Jette notre réserve d'eau-de-vie, Joe, s'écria le docteur, nos
instruments, tout ce qui peut avoir une pesanteur quelconque, et
notre dernière ancre, puisqu'il le faut! »

Joe arracha les baromètres, les thermomètres; mais tout cela était
peu de chose, et le ballon, qui remonta un instant, retomba bientôt
vers la terre. Les Talibas volaient sur ses traces et n'étaient qu'à
deux cents pas de lui.

« Jette les deux fusils! s'écria le docteur.

Pas avant de les avoir déchargés, du moins, » répondit le chasseur.

Et quatre coups successifs frappèrent dans la masse des cavaliers;
quatre Talibas tombèrent au milieu des cris frénétiques de la bande.
Le Victoria se releva de nouveau; il faisait des bonds d'une énorme
étendue, comme une immense balle élastique rebondissant sur le sol.

Étrange spectacle que celui de ces infortunés cherchant à fuir par
des enjambées gigantesques, et qui, semblables à Antée, paraissaient
reprendre une force nouvelle dès qu'ils touchaient terre! Mais il
fallait que cette situation eut une fin. Il était près de midi. Le
Victoria s'épuisait, se vidait, s’allongeait; son enveloppe
devenait flasque et flottante; les plis du taffetas distendu
grinçaient les uns sur les autres.

« Le ciel nous abandonne, dit Kennedy, il faudra tomber! »

Joe ne répondit pas, il regardait son maître.

« Non! dit celui-ci, nous avons encore plus de cent cinquante
livres à jeter.

--Quoi donc? demanda Kennedy, pensant que le docteur devenait fou.

--La nacelle! répondit celui-ci. Accrochons-nous au filet! Nous
pouvons nous retenir aux mailles et gagner le fleuve! Vite! vite!

Et ces hommes audacieux n'hésitèrent pas à tenter un pareil moyen de
salut. Ils se suspendirent aux mailles du filet, ainsi que l'avait
indiqué le docteur, et Joe, se retenant d'une main, coupa les cordes
de la nacelle; elle tomba au moment où l'aérostat allait
définitivement s'abattre.

« Hourra! hourra! » s'écria-t-il, pendant que le ballon délesté
remontait à trois cents pieds dans l'air.

Les Talibas excitaient leurs chevaux; ils couraient ventre à terre;
mais le Victoria, rencontrant un vent plus actif, les devança et
fila rapidement vers une colline qui barrait l'horizon de l'ouest.
Ce fut une circonstance favorable pour les voyageurs, car ils purent
la dépasser, tandis que la horde d'Al Hadji était forcée de prendre
par le nord pour tourner ce dernier obstacle.

Les trois amis se tenaient accrochés au filet; ils avaient pu le
rattacher au-dessous d'eux, et il formait comme une poche flottante.

Soudain, après avoir franchi la colline, le docteur s'écria:

« Le fleuve! le fleuve! le Sénégal! »

A deux milles, en effet, le fleuve roulait une masse d'eau fort
étendue; la rive opposée, basse et fertile, offrait une sûre
retraite et un endroit favorable pour opérer la descente.

« Encore un quart d'heure, dit Fergusson, et nous sommes sauvés! »

Mais il ne devait pas en être ainsi; le ballon vide retombait peu à
peu sur un terrain presque entièrement dépourvu de végétation.
C'étaient de longues pentes et des plaines rocailleuses; à peine
quelques buissons, une herbe épaisse et desséchée sous l'ardeur du
soleil.

Le Victoria toucha plusieurs fois le sol et se releva; ses bonds
diminuaient de hauteur et d'étendue; au dernier, il s'accrocha par
la partie supérieure du filet aux branches élevées d'un baobab, seul
arbre isolé au milieu de ce pays désert.

« C'est fini, fit le chasseur.

--Et à cent pas du fleuve, » dit Joe.

Les trois infortunés mirent pied à terre, et le docteur entraîna ses
deux compagnons vers le Sénégal.

En cet endroit, le fleuve faisait entendre un mugissement prolongé;
arrivé sur les bords, Fergusson reconnut les chutes de Gouina! Pas
une barque sur la rive; pas un être animé.

Sur une largeur de deux mille pieds, le Sénégal se précipitait d'une
hauteur de cent cinquante, avec un bruit retentissant. Il coulait de
l'est à l'ouest, et la ligne de rochers qui barrait son cours
s'étendait du nord au sud. Au milieu de la chute se dressaient des
rochers aux formes étranges, comme d'immenses animaux antédiluviens
pétrifiés au milieu des eaux.

L'impossibilité de traverser ce gouffre était évidente; Kennedy ne
put retenir un geste de désespoir.

Mais le docteur Fergusson, avec un énergique accent d'audace,
s'écria:

« Tout n'est pas fini!

--Je le savais bien, » fit Joe avec cette confiance en son maître
qu'il ne pouvait jamais perdre.

La vue de cette herbe desséchée avait inspiré au docteur une idée
hardie. C'était la seule chance de salut. Il ramena rapidement ses
compagnons vers l'enveloppe de l'aérostat.

« Nous avons au moins une heure d'avance sur ces bandits, dit-il;
ne perdons pas de temps, mes amis, ramassez une grande quantité de
cette herbe sèche; il m'en faut cent livres au moins.

--Pourquoi faire? demanda Kennedy.

--Je n'ai plus de gaz; eh bien! je traverserai le fleuve avec de
l'air chaud!

--Ah! mon brave! Samuel! s'écria Kennedy, tu es vraiment un grand
homme!

Joe et Kennedy se mirent au travail, et bientôt une énorme meule fut
empilée prés du baobab.

Pendant ce temps, le docteur avait agrandi l'orifice de l'aérostat
en le coupant dans sa partie inférieure; il eut soin préalablement
de chasser ce qui pouvait rester d'hydrogène par la soupape; puis il
empila une certaine quantité d'herbe sèche sous l'enveloppe, et il y
mit le feu.

Il faut peu de temps pour gonfler un ballon avec de l'air chaud;
une chaleur de cent quatre-vingts degrés [100° centigrades,] suffit
à diminuer de moitié la pesanteur de l'air qu'il renferme en le
raréfiant; aussi le Victoria commença à reprendre sensiblement sa
forme arrondie; l'herbe ne manquait pas; le feu s'activait par les
soins du docteur, et l'aérostat grossissait à vue d'œil.

Il était alors une heure moins le quart.

En ce moment, à deux milles dans le nord, apparut la bande des
Talibas; on entendait leurs cris et le galop des chevaux lancés à
toute vitesse.

« Dans vingt minutes ils seront ici, fit Kennedy.

--De l'herbe! de l'herbe! Joe. Dans dix minutes nous serons en
plein air!

--Voilà, Monsieur. »

Le Victoria était aux deux tiers gonflé.

« Mes amis! accrochons-nous au filet, comme nous l'avons fait déjà.

--C'est fait, » répondit le chasseur. »

Au bout de dix minutes, quelques secousses du ballon indiquèrent sa
tendance à s'enlever. Les Talibas approchaient; ils étaient à peine
à cinq cents pas.

« Tenez-vous bien, s'écria Fergusson.

--N'ayez pas peur, mon maître! n'ayez pas peur! »

Et du pied le docteur poussa dans le foyer une nouvelle quantité
d'herbe.

Le ballon, entièrement dilaté par l'accroissement de température,
s'envola en frôlant les branches du baobab.

« En route! » cria Joe.

Une décharge de mousquets lui répondit; une balle même lui laboura
l'épaule; mais Kennedy, se penchant et déchargeant sa carabine d'une
main, jeta un ennemi de plus à terre.

Des cris de rage impossibles à rendre accueillirent l'enlèvement de
l'aérostat, qui monta à plus de huit cents pieds. Un vent rapide le
saisit, et il décrivit d'inquiétantes oscillations, pendant que
l'intrépide docteur et ses compagnons contemplaient le gouffre des
cataractes ouvert sous leurs yeux.

Dix minutes après, sans avoir échangé une parole, les intrépides
voyageurs descendaient peu à peu vers l'autre rive du fleuve.

Là, surpris, émerveillé, effrayé, se tenait un groupe d'une dizaine
d'hommes qui portaient l'uniforme français. Qu'on juge de leur
étonnement quand ils virent ce ballon s'élever de la rive droite du
fleuve. Ils n'étaient pas éloignés de croire à un phénomène céleste.
Mais leurs chefs, un lieutenant de marine et un enseigne de
vaisseau, connaissaient par les journaux d'Europe l'audacieuse
tentative du docteur Fergusson, et ils se rendirent tout de suite
compte de l'événement.

Le ballon, se dégonflant peu à peu, retombait avec les hardis
aéronautes retenus à son filet; mais il était douteux qu'il put
atteindre la terre, aussi les Français se précipitèrent dans le
fleuve, et reçurent les trois Anglais entre leurs bras, au moment où
le Victoria s'abattait à quelques toises de la rive gauche du
Sénégal.

« Le docteur Fergusson! s'écria le lieutenant.

--Lui-même, répondit tranquillement le docteur, et ses deux amis. »

Les Français emportèrent les voyageurs au delà du fleuve, tandis que
le ballon à demi dégonflé, entraîné par un courant rapide, s'en alla
comme une bulle immense s'engloutir avec les eaux du Sénégal dans
les cataractes de Gouina.

« Pauvre Victoria! » fit Joe.

Le docteur ne put retenir une larme; il ouvrit ses bras, et ses
deux amis s'y précipitèrent sous l'empire d'une grande émotion






CHAPITRE XLIV

Conclusion.--Le procès-verbal.--Les établissements français.--Le
poste de Médine.--Le Basilic.--Saint-Louis.--La frégate
anglaise.--Retour à Londres.





L'expédition qui se trouvait sur le bord du fleuve avait été envoyée
par le gouverneur du Sénégal; elle se composait de deux officiers,
MM. Dufraisse, lieutenant d'infanterie de marine, et Rodamel,
enseigne de vaisseau; d'un sergent et de sept soldats. Depuis deux
jours, ils s'occupaient de reconnaître la situation la plus
favorable pour l'établissement d'un poste à Gouina, lorsqu'ils
furent témoins de l'arrivée du docteur Fergusson.

On se figure aisément les félicitations et les embrassements dont
furent accablés les trois voyageurs. Les Français, ayant pu
contrôler par eux mêmes l'accomplissement de cet audacieux projet,
devenaient les témoins naturels de Samuel Fergusson.

Aussi le docteur leur demanda-t-il tout d'abord de constater
officiellement son arrivée aux cataractes de Gouina.

« Vous ne refuserez pas de signer un procès-verbal? demanda-t-il au
lieutenant Dufraisse.

--A vos ordres, » répondit ce dernier.

Les Anglais furent conduits à un poste provisoire établi sur le bord
du fleuve; ils y trouvèrent les soins les plus attentifs et des
provisions en abondance. Et c'est là que fut rédigé en ces termes le
procès-verbal qui figure aujourd'hui dans les archives de la Société
Géographique de Londres:

« Nous, soussignés, déclarons que ledit jour nous avons vu arriver
suspendus au filet d'un ballon le docteur Fergusson et ses deux
compagnons Richard Kennedy et Joseph Wilson [Dick est le diminutif
de Richard, et Joe celui de Joseph.]; lequel ballon est tombé à
quelques pas de nous dans le lit même du fleuve, et, entraîné par le
courant, s'est abîmé dans les cataractes de Gouina. En foi de quoi
nous avons signé le présent procès-verbal, contradictoirement avec
les sus nommés, pour valoir ce que de droit. Fait aux cataractes de
Gouina, le 24 mai 1862.

« SAMUEL FERGUSSON, RICHARD KENNEDY, JOSEPH WILSON DUFRAISSE,
lieutenant d'infanterie de marine; RODAMEL, enseigne de vaisseau;
DUFAYS, sergent; FLIPPEAU, MAYOR, PÉLISSIER, LOROIS, RASCAGNET,
GUILLON, LEBEL, soldats. »

Ici finit l’étonnante traversée du docteur Fergusson et de ses
braves compagnons, constatée par d'irrécusables témoignages; ils se
trouvaient avec des amis au milieu de tribus plus hospitalières et
dont les rapports sont fréquents avec les établissements français.

Ils étaient arrivés au Sénégal le samedi 24 mai, et, le 27 du même
mois, ils atteignaient le poste de Médine, situé un peu plus au nord
sur le fleuve.

Là les français les reçurent à bras ouverts, et déployèrent envers
eux toutes les ressources de leur hospitalité; le docteur et ses
compagnons purent s'embarquer presque immédiatement sur le petit
bateau à vapeur le Basilic, qui descendait le Sénégal jusqu'à son
embouchure.

Quatorze jours après, le 10 juin, ils arrivèrent à Saint-Louis, où
le gouverneur les reçut magnifiquement; ils étaient complètement
remis de leurs émotions et de leurs fatigues. D'ailleurs Joe disait
à qui voulait l'entendre:

« C'est un piètre voyage que le notre, après tout, et si quelqu'un
est avide d'émotions, je ne lui conseille pas de l'entreprendre;
cela devient fastidieux à la fin, et, sans les aventures du lac
Tchad et du Sénégal, je crois véritablement que nous serions morts
d'ennui! »

Une frégate anglaise était en partance; les trois voyageurs prirent
passage à bord; le 26 juin, ils arrivaient à Portsmouth, et le
lendemain à Londres.

Nous ne décrirons pas l'accueil qu'ils reçurent à la Société Royale
de Géographie, ni l'empressement dont ils furent l'objet; Kennedy
repartit aussitôt pour Édimbourg avec sa fameuse carabine; il avait
hâte de rassurer sa vieille gouvernante.

Le docteur Fergusson et son fidèle Joe demeurèrent les mêmes hommes
que nous avons connus. Cependant il s'était fait en eux un
changement à leur insu.

Ils étaient devenus deux amis.

Les journaux de l'Europe entière ne tarirent pas en éloges sur les
audacieux explorateurs, et le Daily Telegraph fit un tirage de neuf
cent soixante-dix-sept mille exemplaires le jour où il publia un
extrait du voyage.

Le docteur Fergusson fit en séance publique à la Société Royale de
Géographie le récit de son expédition aéronautique, et il obtint
pour lui et ses deux compagnons la médaille d'or destinée à
récompenser la plus remarquable exploration de l'année 1862.

--------

Le voyage du docteur Fergusson a eu tout d'abord pour résultat de
constater de la manière la plus précise les faits et les relèvements
géographiques reconnus par MM. Barth, Burton, Speke et autres. Grâce
aux expéditions actuelles de MM. Speke et Grant, de Heuglin et
Munzinger, qui remontent aux sources du Nil ou se dirigent vers le
centre de .l’Afrique, nous pourrons avant peu contrôler les propres
découvertes du docteur Fergusson dans cette immense contrée comprise
entre les quatorzième et trente-troisième degrés de longitude.








End of the Project Gutenberg EBook of Cinq Semaines En Ballon, by Jules Verne

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ SEMAINES EN BALLON ***

***** This file should be named 4548-8.txt or 4548-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/4/5/4/4548/

Produced by Charles Aldarondo

Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License available with this file or online at
  www.gutenberg.org/license.


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation information page at www.gutenberg.org


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at 809
North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887.  Email
contact links and up to date contact information can be found at the
Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit:  www.gutenberg.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For forty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.