Le monsieur au parapluie

By Jules Moinaux

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Title: Le monsieur au parapluie

Author: Jules Moinaux

Release Date: October 12, 2005 [EBook #16862]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONSIEUR AU PARAPLUIE ***




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[NOTE: Il y a deux chapitres numéro. XIII]


LES AUTEURS GAIS



JULES MOINAUX


LE MONSIEUR AU PARAPLUIE


ROMAN


[Illustration: signée Louis Bombled]



Émile Colin--Imprimerie de Lagny.



PARIS

LIBRAIRIE MARPON ET FLAMMARION E. FLAMMARION, SUCCr
26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON




LE MONSIEUR AU PARAPLUIE




I

SOUS UNE PORTE COCHÈRE


--Ennuyeux comme la pluie--serait une comparaison juste, en certains
cas, dans la bouche des gens assommés par une mauvaise comédie, un livre
fastidieux, les gammes d'un élève pianiste, ou un _raseur_, s'il était
prouvé que la pluie est le type de la chose ennuyeuse au dernier point;
mais elle a inspiré des poètes, depuis Anacréon avec l'_Amour Mouillé_,
jusqu'à Fabre d'Eglantine avec _Il pleut, Bergère_. Elle a fourni le
sujet de tableaux estimés: _Le Régiment qui passe_, à Detaille, et,
longtemps avant lui, _le Déluge_, ce chef-d'oeuvre toujours admiré au
musée du Louvre. Et puis, Paris est, pour l'amateur de pittoresque, un
spectacle des plus variés. La vue d'une impériale d'omnibus, garnie de
voyageurs, les uns assis dans l'eau, les autres debout, un parapluie à
la main, est-il rien de plus réjouissant, non pour ces infortunés, mais
pour les égoïstes qui les regardent?

Et les assiégeants d'un omnibus en station à sa tête de ligne, au moment
où la bourrasque et «le ciel d'encre», comme dit M. Zola, annoncent
l'orage près d'éclater! Les habitants ahuris d'une fourmilière sur
laquelle on a mis le pied, donnent à peine l'idée de la fourmilière
humaine qui se précipite vers le véhicule prêt à partir:--28! crie le
conducteur, et un gros monsieur bouscule tout le monde pour passer, et
il a le 137. On le hue.--Voilà le 28! crie une dame.--29! crie une
autre; puis on entend: J'ai 30! j'ai 31, ça va être à moi! et la
bousculade va croissant avec les larges gouttes prélude de l'averse;
les parapluies, aussitôt, de s'ouvrir tous à la fois, les mouchoirs de
s'étaler sur les chapeaux. Et les protestations des dames! et les jurons
des hommes! et les cris des enfants.--Maman, je veux monter!--Faites
donc attention, monsieur, votre parapluie s'est pris dans mes
cheveux.--Ne poussez donc pas comme ça, brute!--Brute? et une gifle de
tomber sur la joue de l'insulteur qui riposte; on s'écarte des deux
champions et la bousculade redouble.--Complet! crie le conducteur;
impériale à volonté.--Imbécile! hurle un monsieur irrité par cette
facétie.

Quel poème héroï-comique!

Avantage précieux de la pluie: pas d'orgues! Avantage plus grand encore:
aucune révolution n'a réussi par la pluie; les émeutiers iront au feu
tant qu'on voudra; à l'eau, jamais! C'est ainsi qu'au lendemain de 1830,
le maréchal Lobeau qui savait à quoi s'en tenir sur ce point, au lieu de
faire venir la troupe pour disperser les émeutiers de la place du
Carrousel, fit accourir les pompiers qui dégagèrent par quelques coups
de pompe les Tuileries menacées.

Ajoutons que, pour les amateurs de mollets, la vue des femmes
retroussées est un des agréments de la pluie et une source de bonnes
fortunes; que de bras masculins sont acceptés par de jolies piétonnes,
dont l'offre d'un parapluie fait taire les scrupules! Et les
connaissances liées sous une porte cochère entre couples qui s'y sont
réfugiés! Quant à ce qui se dit dans la foule abritée sous cette porte,
que l'observateur écoute cela et il aura une idée de l'imbécillité du
peuple qui se dit le plus spirituel du globe.

Justement, c'est sous une porte cochère, par une pluie battante, que
commence notre histoire. Le concierge est dans un état d'irritation
inexprimable, causé par le va-et-vient des locataires, domestiques,
fournisseurs et autres gens que leur profession, leur service ou leurs
relations obligent d'entrer avec des chaussures crottées.--Un escalier
que j'ai frotté ce matin, dit-il, et ce soir il ne restera pas plus de
cire que dans mon oeil.

--Et encore! répond, d'une voix goguenarde, un joyeux garçon qui vient
d'entrer, en se secouant comme un chien mouillé:--et encore!
répète-t-il, en appuyant sur le mot.

--Comment et encore! s'écrie le concierge; ah çà, dites donc, vous! je
vais vous pousser dehors, vous savez?

--Vous? vous auriez ce coeur-là? mais peux-tu regarder mon chapeau d'un
oeil sec? dis, le peux-tu, portier?

Et le familier personnage d'essuyer son chapeau avec le tablier du
concierge. Celui-ci écarta brusquement le bras du gaillard sans gêne et
cria:--Je ne suis pas portier et je vous défends de me tutoyer.

--Monsieur est le propriétaire?

--Non, monsieur, je suis le concierge, et si vous ne sortez pas....

--Si je ne sors pas, je resterai, naturellement.

Et sans attendre la réplique du concierge:

--Oh! quels mollets! s'écria notre loustic en apercevant dans la rue
une jeune femme retroussée jusqu'aux genoux et marchant hâtivement sur
le bout de ses petites bottines.

Et il se précipita à la porte pour suivre du regard les deux jolies
jambes qui s'éloignaient.

--Qu'est-ce que c'est que cet ostrogot-là? se demanda le concierge.

C'était tout simplement un chercheur de bonnes fortunes à l'aide d'un
parapluie sous lequel il offrait d'abriter les jolies femmes surprises
par l'averse. Malheureusement, ce jour-là, surpris, lui aussi, il lui
manquait l'instrument indispensable pour l'exercice de sa spécialité
galante:--Et pas de parapluie! pour en offrir la moitié à cette
délicieuse piétonne, dit-il. Revenant alors au concierge:--Vous n'auriez
pas un parapluie à me prêter, portier?

--Vous prêter un parapluie? Est-ce que je vous connais, moi?... est-ce
que je sais qui vous êtes, ce que vous faites?

--Bengali, chef d'orchestre à la halle au beurre.

--Ah! vous vous fichez de moi? Eh bien, tâchez de filer vite, ou je vous
pousse dans la rue à coups de balai.

--Essaie un peu voir, mon petit portier, et comme je cherche quelque
chose à louer et qu'il y a un écriteau à la porte, je vais trouver ton
propriétaire et je lui dis....

Le concierge, alors, se mit à énumérer rapidement et d'un ton rageur:
grand salon, 3 fenêtres, petit salon, boudoir, grande salle à manger, 5
chambres à coucher, avec cabinets de toilette, 4 chambres de
domestiques, cuisine, office, cave à vins, cave à bois, tout cela au
premier sur la rue.

--Les caves aussi?... et ça vaut?

--4,500 francs.

--C'est un peu plus que je ne voulais mettre.... Je cherche quelque
chose dans les 120 francs au sixième: c'est pour élever des lapins.

--Eh! là-bas! s'écria le concierge, à un garçon boucher qui s'engageait
dans l'escalier, vous ne voyez donc pas le paillasson? Est-ce qu'on l'a
mis là pour les dromadaires, le paillasson?

Et il courut au fournisseur, pendant que Bengali contemplait son chapeau
inondé par l'averse:--C'est peut-être bon pour les petits pois, dit-il,
mais pour les chapeaux, non.

Et, secouant son chapeau, il envoya de l'eau au visage d'un nouvel
arrivant:--Hein! quoi? fait celui-ci, en bondissant comme un tigre, il
ne me manquait plus que ça!

Le nouveau venu était un gros homme, un nerveux de l'espèce la plus
désagréable:--Oh! pardon, monsieur, lui dit Bengali, je ne vous voyais
pas; je vous fais mille excuses.

--Eh! monsieur, mille excuses, mille excuses....

--Vous trouvez que ça n'est pas assez? Soit, je vous en fais deux mille.

--On ne secoue pas ainsi un chapeau ruisselant.

--Je me permets de vous faire observer, monsieur, que s'il n'avait pas
été ruisselant, je ne l'aurais pas secoué.

--Eh bien, monsieur, avant de le secouer, il fallait regarder autour de
vous.

--Eh bien, monsieur, répondit Bengali agacé, j'ai eu tort de ne pas
regarder autour de moi, voilà tout.

--Mais non, monsieur, ne voilà pas tout.

--Alors, monsieur, si mes explications et mes excuses ne vous suffisent
pas, je vais avoir l'honneur de vous remettre ma carte; mais je vous
préviens qu'on m'a surnommé le Dividende de Panama, vu qu'on ne me
touche jamais.

--Qu'est-ce que c'est? cria le concierge, des provocations en duel, ici,
dans une maison tranquille? Allez vous disputer ailleurs! Puis il
pensa:--C'est une mauvaise tête, ne le provoquons pas.

--Il ne s'agit pas de duel, dit le monsieur nerveux, calmé par
l'attitude de Bengali, c'est involontairement que monsieur m'a envoyé de
l'eau au visage et je me tiens pour satisfait de ses excuses.

--N'en parlons plus, monsieur, répondit le jeune homme, en lui tendant
la main; vous me paraissez d'une humeur agréable: enchanté d'avoir fait
votre connaissance.

--Moi, pareillement, monsieur. A qui ai-je l'honneur...?

--Bengali, fabricant de pièges à tortues.

--Ah! s'écria le concierge, vous m'avez dit que vous étiez chef
d'orchestre à la halle au beurre.

--Dans l'hiver, oui; les jours d'averses, chasseur de dames sans
parapluie; je lui offre le mien sur la chanson du Brésilien:

     Voulez-vous,
     Voulez-vous,
 Voulez-vous accepter mon bras?

Puis à l'homme nerveux:--Et moi-même, monsieur, à qui ai-je eu
l'avantage de serrer la main?

--Marocain, commanditaire d'entreprises industrielles et artistiques.

--Vos opinions politiques?

--Indépendant, monsieur.

--Moins que moi, monsieur.

--Pardon, j'ai refusé d'être scrutateur aux élections municipales, ne
voulant pas accepter d'honneurs.

--Moi, monsieur, je ne regarde pas l'heure aux horloges publiques pour
ne pas avoir d'obligations au gouvernement.

--Je n'accepte que des devoirs et c'est, fidèle à ce principe, que je
vais, de ce pas, tenir sur les fonts baptismaux le nouveau-né d'un vieil
ami.

--Je vois que son parrain vient, aussi, d'être baptisé.

--A qui le dites-vous, monsieur! Je sors de chez moi par un temps
superbe; naturellement, je ne prends pas de parapluie; et crac! voilà un
orage; jugez comme c'est agréable quand on est, comme moi, en toilette,
tiré à quatre épingles.

--C'est vrai, mais c'est encore moins désagréable que d'être tiré à
quatre chevaux.

--Ces choses-là n'arrivent qu'à moi.

--Je vous fais remarquer qu'en ce moment, il y a trois cent mille
personnes dans Paris à qui pareille chose arrive.

--Elles ne vont pas baptiser leur filleul?

--Pas toutes, non.

--Je me doutais de ce temps-là, dit le concierge au nouveau venu; ce
matin, le médecin, qui demeure dans la maison, m'a dit: Père Galfâtre
(c'est mon nom), père Galfâtre, vous voyez bien ce nuage-là? qu'il m'a
dit, il est bien malade.

--Ah! fit Bengali, il vous a dit que ce nuage était bien malade; et il
est médecin?

--Oui, monsieur, répondit sèchement le concierge.

--C'est ça, il l'a fait crever.

Galfâtre poussa un éclat de rire:--Farceur, dit-il, vous êtes rigolo.

--Mais oui, père Galfâtre.

Et il se mit à chanter:

     Oui, père Galfâtre,
     Je suis rigolâtre,
     Aimable et folâtre,
     Du rire, idolâtre.

Puis, lui tapant sur le ventre: Je pourrais aller comme cela pendant
quinze jours, si je voulais.

--Père Galfâtre! cria une voix.

--C'est le propriétaire, dit le préposé au cordon; et il se précipita
dans l'escalier.

L'homme nerveux qui croit faits, pour lui seul, les malheurs publics,
entreprit, alors, une critique amère de la génération nouvelle qui ne
veut plus marcher et à qui il faut des voitures:--Quel peuple, monsieur!
on ne trouve plus une seule place dans les omnibus.

--Cependant ceux qui les emplissent en ont trouvé.

Marocain suivit son idée sans répondre; il énuméra le nombre de places
de ces voitures;--elles en auraient le double, le triple, vingt fois,
cent fois plus, ce serait la même chose; à quelque endroit qu'un
voyageur descende dans le cours de l'itinéraire, il y en a six, huit,
dix, qui se précipitent pour prendre sa place, et c'est comme cela sur
toutes les lignes, monsieur, sur toutes; conclusion: tous les gens à
pied que vous voyez dans la rue, vous entendez bien, tous! marchent
parce qu'ils n'ont pas trouvé de place dans les omnibus; quel peuple! et
les commissionnaires font leurs courses en omnibus; les soldats,
monsieur, les pioupious qui ont un sou par jour....

--Oui, dit Bengali avec ironie, un sou! et on parle de la fortune des
armes.

--Eh bien, monsieur, ils en dépensent trois pour aller en omnibus.

--Ce qui les force à s'en priver pendant deux jours.

--Et qu'est-ce qu'ils ont à faire? je vous le demande.

--Puisque vous me faites l'honneur de me le demander, je vous répondrai
qu'en dehors du service, ils ont à voir leurs bonnes amies: de tendres
cuisinières, de sensibles bonnes d'enfant.

--Qu'ils y aillent à pied.

--Quand on va à un rendez-vous d'amour, il est prudent de ménager ses
forces.

Marocain continua:--Comme ils seront bien préparés aux fatigues et aux
privations de la guerre! La plaie, surtout, monsieur, une plaie sociale,
ce sont les femmes; dans un tramway de quarante-sept places, il y a
quatre hommes.

--Et un caporal?

--Non, et quarante-trois femmes; elles ne peuvent pas rester chez elles.
Vous croyez, peut-être, que madame Benoîton est une exception; non,
monsieur, c'est la généralité.

Ses nerfs un peu soulagés par cette violente satire sur le besoin de
confortable chez d'autres que chez lui, Marocain regarda à sa montre,
s'aperçut qu'elle était arrêtée et se mit à entreprendre les horlogers.

--Et l'horloger qui me l'a vendue, dit-il, dans un rire ironique, m'a
affirmé qu'elle ne bougerait pas.

--Eh bien, elle ne bouge pas, observa Bengali.

--Ah! grinça l'homme à la montre, si, dans ma position déplorable, le
rire m'était possible, je me tordrais.

--Je vous le conseille, c'est ce qu'on fait toujours au linge mouillé.

--Et il ne passera pas un marchand de parapluies! s'écria Marocain; sur
ce, il se mit à entreprendre les marchands de parapluies ambulants que
l'averse fait sortir comme des escargots; mais il n'y a pas de danger
qu'il en passe; naturellement! il serait disposé à lui en acheter un...
ça n'arrive qu'à lui, ces choses-là.

L'idée de Bengali, de se procurer un parapluie, fut réveillée en lui par
les imprécations de Marocain:--Oh! se dit-il, tout à coup, le concierge
n'est pas là, il doit y avoir un parapluie dans sa loge.

Et il entra dans la loge.

Un fiacre vide passa, notre grincheux héla le cocher.--Six francs! cria
celui-ci.

Il tombait bien; il reçut la réponse qui illustra le héros de Waterloo,
et le nouveau Cambronne allait reporter ses nerfs sur les cochers, quand
l'arrivée, par l'escalier, d'un locataire de la maison, changea
subitement son humeur; l'arrivant, qu'il connaissait personnellement,
avait un parapluie! C'était un petit homme d'une cinquantaine d'années,
à la moustache jadis rousse, ayant pris un air de blond sale, par le
mélange de poils blancs. Chose bizarre! il portait, sur sa poitrine, une
croix de la Légion d'honneur, grand modèle, bien qu'il fût couvert d'un
costume étranger à l'armée. Il se nommait Jujube, mais comme il était
peintre de portrait--et comme ce nom était ridicule pour un artiste, il
l'avait espagnolisé et se faisait appeler Jujubès, à la grande
satisfaction de sa femme et de sa fille, jeune personne de vingt ans
pour qui il rêvait un mariage, sinon opulent, au moins flatteur pour sa
vanité et, pour celle de madame Jujube.

La vanité de cette famille dont l'ostentation avait à lutter contre une
misère relative, et qui voulait représenter quand même, dût-on mettre
les couverts au Mont-de-Piété pour donner une soirée (ce qui,
d'ailleurs, était déjà arrivé); cette vanité se manifestait depuis
l'énumération de ses relations avec des gens riches ou titrés, dont on
disait, aux amis pauvres: «Nous n'avons que des connaissances comme
cela», jusqu'à l'étalage, par la fille, de fausses fleurs portées par
telle dame riche qui, n'en voulant plus pour elle-même, les lui avait
données, et mademoiselle Jujube de dire aux admiratrices de ces fleurs:
«Elles viennent de telle maison», la maison renommée, bien entendu.

Habile portraitiste, saisissant admirablement la ressemblance tout en
sachant corriger un nez difforme, diminuer une bouche trop grande,
agrandir des yeux trop petits, dissimuler les _salières_ des dames,
exagérer les avantages des hommes, sachant enfin flatter ses modèles,
Jujube s'était fait une réputation de grand artiste, dans la haute
bourgeoisie qu'il recevait et chez qui il était reçu. En réalité, il
était incapable de concevoir et d'exécuter une composition; un jour,
cependant, l'idée lui vint de faire un tableau. Il choisit Jeanne d'Arc
comme sujet, mais les modèles coûtent cher: quarante séances à 10 francs
chacune, cela fait 400 francs. Heureusement il trouva, dans sa maison,
une belle fille qui consentit à poser si l'artiste voulait la--tirer en
portrait.--Le modèle était une nourrice, il est vrai, il n'en fit pas
moins une pucelle d'Orléans; c'est même ce qu'il y avait de plus
original dans son tableau. Le jour où il fut terminé, notre artiste
changea ses cartes de visite et fit mettre, sur les nouvelles: Jujubès,
peintre d'histoire. Il exposa, dans son salon, sa toile, magnifiquement
encadrée, donna une grande soirée à laquelle il invita tous ses amis et
connaissances; on qualifia la Jeanne d'Arc de chef d'oeuvre, un ami de
notre peintre, en relations avec la presse, obtint l'insertion, dans un
journal très lu, du compte rendu de la soirée de l'éminent peintre
Jujubès, y compris le succès du tableau, et, à l'aide de cette réclame,
l'auteur de la Jeanne d'Arc nourrice obtint, à ses soirées, le concours
de chanteurs et d'instrumentistes à leurs débuts, désireux de se faire
connaître. Malheureusement, outre ces artistes aussi prônés par la
famille Jujube qu'inconnus du public, on entendait aussi mademoiselle
Jujube que, dans l'intimité, son père traitait de grue, de dinde, de
buse, et giflait même, pour en faire une pianiste, et on entendait aussi
des romances composées, paroles et musique, par le maître de la maison,
qui voulait cumuler tous les talents, y compris l'art du chant; de sorte
qu'il faisait entendre ses productions, de sa petite voix aussi grêle
que convaincue. C'était là le vilain côté des soirées de la famille
Jujube.

Un jour, un monsieur influent dont il avait fait le portrait fut
tellement satisfait de la ressemblance, qu'il obtint la décoration pour
son peintre. Jujube faillit en devenir fou et, à partir de ce jour, il
cessa à peu près complètement de travailler. Il partait le matin,
rentrait pour déjeuner, repartait sitôt la dernière bouchée avalée,
rentrait dîner, allait ensuite passer sa soirée dans un théâtre et, le
lendemain, recommençait sa promenade; tout cela pour montrer son ruban
rouge.

Cependant, sa satisfaction n'était pas complète. Il était convaincu que
dans les rues, au théâtre ou dans les omnibus tout le monde le
regardait, mais il avait beau passer devant des factionnaires et tourner
vers eux sa boutonnière enrubannée, ils ne se mettaient jamais au port
d'arme. Il apprit enfin que, depuis les honneurs militaires rendus à des
garçons coiffeurs ou des calicots décorés d'un oeillet rouge arrangé de
façon à simuler l'insigne de la Légion d'honneur, l'autorité militaire
avait interdit le salut au simple ruban. Voilà comment Jujube s'était
attaché, sur la poitrine, une grande croix d'honneur et allait la
promener, quelque temps qu'il fit, à preuve, le jour où nous sommes, par
une pluie battante.

--Eh! c'est notre grand artiste Jujubès! s'écria Marocain, en allant à
lui; car notre vaniteux personnage, à qui l'encens ne donnait pas la
migraine, se laissait donner du grand artiste, comme s'il eût fait la
_Transfiguration_ ou le _Naufrage de la Méduse_. Et comment allez-vous,
cher maître?

--Très bien, merci... et mon élève?

--Votre....

--Oui, à qui j'ai appris à peindre des éventails.

--Ah! la filleule de ma femme?

--Mademoiselle Georgette, oui; elle a donc beaucoup de travaux?

--Oh! autant qu'elle en peut faire.

--C'est pour cela sans doute que nous la voyons si rarement; ma fille
l'adore et se plaint de ne pas la voir.

--Je le lui dirai, cher maître, et elle va bien, votre demoiselle?...
et madame votre épouse? donnez-moi donc de leurs nouvelles.

--Elles vont très bien, merci. Montez donc, vous allez les trouver; ma
fille étudie son piano.

--Si j'avais le temps, ça serait avec grand plaisir.

--Eh bien, je vous enverrai une invitation pour ma prochaine soirée;
vous y entendrez des célébrités qu'on ne voit que chez moi.

Car c'était une affaire entendue: on n'avait nulle part que dans la
famille Jujube les artistes, poètes et savants dont elle régalait ses
invités: un amateur chantait-il une chansonnette comique, il ne fallait
pas le comparer à Berthelier ou à Paulus qui étaient des grotesques;
l'amateur, lui, disait les mêmes choses, mais avec une distinction, un
bon goût ignoré de ces artistes, amusants sans doute, mais dont la façon
de dire choque les personnes de vraiment bonne compagnie.

En résumé, on aurait difficilement trouvé des gens aussi satisfaits
d'eux-mêmes que l'étaient monsieur, madame et mademoiselle Jujube.

--De quel côté allez-vous, cher maître? demanda Marocain.

--Ça m'est égal, je ne vais nulle part; pourquoi? Ah! vous n'ayez pas de
parapluie? Eh bien, je vais vous reconduire.

Marocain accepta avec d'autant plus d'empressement qu'il attendait
l'offre.

--C'est que, dit-il, je vais un peu loin, rue du Bac.

--Rue du Bac, soit; seulement je vous demanderai la permission de faire
le tour par le Palais de Justice.

Le tour était long, mais il y avait un poste de garde républicaine d'un
côté, un factionnaire de pompiers de l'autre, et notre légionnaire
aurait deux fois les honneurs du port d'arme en passant d'un trottoir
sur l'autre; cela retardait Marocain, mais mieux valait encore, pour
lui, accepter que rester à attendre la fin problématique de l'averse. Il
prit donc le bras de Jujube et tous deux sortirent plus ou moins
abrités par le parapluie partagé.

Bengali sortait à ce moment de la loge, armé, lui aussi, d'un parapluie
qu'il y avait trouvé.--Oh! dit-il, en l'examinant, pas fameux, le
riflard.

Il l'ouvrit et constata les coupures faites à la soie par la monture de
baleine.

--Ah! quel chien de temps! dit en entrant précipitamment un jeune homme
à la figure candide; et, levant les yeux vers un étage de la maison, il
poussa un soupir et dit:--Bien sûr, elle ne sortira pas d'un temps
pareil... à moins qu'elle ne soit sortie avant l'orage avec madame sa
mère.... Je vais m'informer.

Il se dirigea vers la loge sur le seuil de laquelle Bengali examinait le
parapluie.

--C'est à monsieur le concierge que j'ai l'honneur de parler?
demanda-t-il.

Bengali regarda son interlocuteur d'un air courroucé, mais en voyant les
yeux ronds de celui-ci, sa bouche béante et sa grosse face rougeaude, il
répondit en souriant:--Le concierge? Non, monsieur, je n'ai pas cet
honneur; je le regrette pour la façon respectueuse dont vous vous
adressiez au titulaire de cette loge, lequel, d'ailleurs, est un ours
parfaitement mal léché; mais si je puis vous donner le renseignement que
vous vouliez lui demander, j'en serai, croyez-le, particulièrement
heureux.

--Ah! c'est vous qui gardez la loge, en l'absence du concierge? Alors,
permettez-moi de vous offrir....

Et notre jeune homme plongea ses doigts dans la poche de son gilet.

--De la corruption! s'écria Bengali en feignant l'indignation, vous
voulez me corrompre?

--Oh! je suis désolé, mon cher monsieur, absolument désolé.... Je...
croyais... pardonnez-moi... je perds la tête.

--Oh! ne faites pas cela, jeune homme, gardez votre tête, croyez-moi;
vous ne retrouveriez pas la pareille. Maintenant, je suis tout à vous,
mais à l'oeil, ne l'oubliez pas.

--Oui, monsieur, voilà ce que c'est:--Y a-t-il longtemps que vous êtes
là?

--Je ne vous dirai pas au juste; occupé à regarder les mollets qui
passent, le temps ne m'a pas paru long.

--Avez-vous vu sortir de cet escalier une dame un peu grosse, blonde?

--Ah! mon gaillard, je vois votre affaire.

--Oh! non, monsieur, vous vous trompez.

--Pourquoi me faites-vous des cachotteries? Je suis indulgent pour les
faiblesses du coeur, en ayant, moi-même, de fréquentes.... Allons,
voyons, vous êtes amoureux de la grosse blonde?

--Mais, monsieur, la grosse blonde, c'est la mère; celle que j'aime,
c'est la fille.

--C'est ce que je ferais à votre place.

--N'est-ce pas, monsieur? et si vous connaissez Athalie....

--Est-ce que vous troublez son sommeil par des rêves.

--Je l'espère, monsieur.

--Moi aussi.

--J'ai même rêvé qu'elle me racontait un songe que je lui avais
inspiré; je vais vous le raconter.

--Non, j'aime mieux le songe d'Athalie raconté par Racine.

--Enfin, l'avez-vous vue sortir? Ah! non, vous l'auriez remarquée.

--C'est assez mon habitude. Eh bien, qui vous empêche de monter chez
elle?

--Ce qui m'empêche, monsieur?... Ses parents ne me connaissent pas.

--Et pourtant, vous connaissez Athalie.

--Pour avoir été son voisin de table, à un repas de noces.... Alors nous
avons causé tout le temps, et puis, quand on a dansé, je l'ai invitée au
moins seize fois.

--Et elle a accepté?

--Pas toutes, parce qu'on l'avait engagée avant moi, mais elle a été
bien contrariée; elle m'a appris que son père est peintre de portraits,
et elle m'a demandé ce que j'étais; je lui ai dit que j'étais élève en
pharmacie: je m'appelle Pistache.

--Pistache! et élève en pharmacie; il est difficile de réunir plus de
titres à l'amour d'une jeune personne.

--Je le crois, monsieur.

--N'en doutez pas, elle vous aime.

--Vraiment?... oh! que vous me faites de plaisir! Mais vous voyez que je
ne puis pas monter chez elle sans motif. Ah! si j'avais un motif!

--Vous en avez un.

--Ah!

--Excellent.

--Oh! dites vite.

--Le père est peintre, m'avez-vous dit.

--Peintre de portraits, oui, monsieur.

--Eh bien, faites-lui faire le vôtre; vous verrez Athalie tous les
jours.

--Justement, j'avais l'idée de faire faire mon portrait... parce que
j'avais vu un prospectus de peintre; ressemblance complète 40 francs.

--Et probablement, demi-ressemblance 25 francs, air de famille 12
francs?

--Ah! je ne sais pas; mais j'aime mieux payer plus cher et voir Athalie.

--Vous n'avez pas même à hésiter.

--Merci, monsieur, j'y vais tout de suite; oh! que je voudrais pouvoir
vous dire comment ça se sera passé.

--Ah! par exemple, voilà qui me ferait grand plaisir.

--Vraiment?

--Vous n'avez pas idée du plaisir que ça me ferait.

--Eh bien, si vous voulez, je vous invite à dîner... sans façon.

--Faites-en un peu tout de même, je ne suis pas fier; où nous
trouverons-nous?

--Passage des Panoramas, à 7 heures.

--J'y serai.

Notre amoureux s'éloigna vivement; puis se retournant à l'entrée de
l'escalier:

--Merci encore, monsieur.... Oh! que je suis heureux de vous avoir
rencontré! Je vais faire faire mon portrait... à l'huile.

--C'est cela: à l'huile et au vinaigre; l'artiste y mettra même un
cornichon.

Resté seul:--Quel bon mari ça fera! dit Bengali.... Quand il sera marié,
je cultiverai sa connaissance; puis, tout à coup:--Oh! la charmante
enfant! fit-il.

Cette exclamation était motivée par l'entrée rapide d'une jeune fille,
tenant d'une main ses jupons retroussés, et, de l'autre, un carton
étroit et plat qu'elle cherchait à abriter de son mieux.--Impossible de
faire un pas de plus! dit-elle, mes jupes me collent aux jambes.

Elle tourna sa tête en arrière pour vérifier leur état lamentable et
elle les retroussa davantage pour protéger ses bas contre la boue dont
elles les couvraient.

Bengali eut un mouvement d'admiration:

--La jolie jambe! fit-il; si je lui offrais mon bras? Puis voyant la
belle fille retourner à la porte et regarder au loin:

--Comment, elle s'en va? et la pluie redouble!... C'est le cas de lui
offrir....

Et il courut à elle:--Pardon, mademoiselle, fit-il. Croyant qu'il
voulait sortir, la gentille réfugiée s'effaça:--Passez, monsieur,
dit-elle.

--Qui, moi, madame... ou mademoiselle, sortir d'un temps pareil, quand
j'ai un abri et une aussi charmante compagne d'infortune! Que dis-je,
d'infortune? pas pour moi; n'est-ce pas, au contraire, une véritable
bonne fortune qui me tombe du ciel, avec la pluie?

--Pardon, monsieur, permettez! je guette un omnibus.

--Un omnibus dans l'espoir d'y trouver place à l'intérieur? Chassez
cette illusion; ah! sur l'impériale, à volonté, comme disent les
conducteurs facétieux; mais, d'ailleurs, les dames n'y montent pas....
Je le regrette, je vous aurais conduite jusqu'à ce véhicule, je vous
aurais priée de monter la première; moi, je serais monté à votre suite.

--Merci, monsieur j'attendrai; ce n'est qu'un nuage qui passe.

--Un nuage qui passe! on en a vu qui passaient, comme cela, pendant six
semaines, et si j'osais vous offrir.... Ouvrant alors son parapluie:--Il
n'est pas neuf, dit-il, la soie fait penser à Jonas, elle aussi a été
mangée par la baleine, mais ça vaut mieux que rien.

A ce jeu de mots la jeune fille se mit à rire aux éclats, montrant de
petites dents éblouissantes.

Georgette (c'est son nom) était une jolie blonde, un peu forte, comme la
plupart des blondes, fraîche comme le printemps et riante comme la
nature en fleurs.

--Oh! fit-elle, en se retirant vivement du seuil de la porte, de l'eau
des gouttières qui est tombée sur mon carton; pourvu que mon éventail
n'en ait pas reçu.

--Un éventail! de ce temps-là? dit Bengali surpris; comme en-cas, alors,
en prévision du soleil.

--Oh! non, reprit Georgette, en riant de nouveau, je suis peintre sur
éventails et je vais livrer celui qui est enfermé dans ce carton.

--Ah! madame est artiste... ou mademoiselle?

--Mademoiselle, si ça vous est égal.

--Je le préfère... et monsieur votre père ou madame votre mère est
artiste aussi?

--Je suis orpheline, monsieur.

--Et moi, orphelin, mademoiselle. Quoi pas le moindre parent? Seule,
toute seule?

--Je n'ai qu'une marraine.

--Et moi qu'une tante, mademoiselle Piédevache, qui est aussi ma
tutrice jusqu'à mes vingt-cinq ans et je n'en ai pas encore
vingt-quatre.

--Piédevache! fit Georgette.

--Oui, une femme à barbe, qui se fait raser.

--Elle se fait raser! fit la jeune fille dans un éclat de rire.

--Tous les deux jours.

--J'ai connu des Piédevache, continue Georgette; ils étaient d'Orléans.

--Ah! non, ma tante n'est pas d'Orléans, répondit-il en riant, à la
grande surprise de Georgette qui ne voyait rien de risible dans cette
question de lieu de naissance.

Bengali ne lui donna aucune explication, mais il savait que la bonne
tante n'était d'Orléans à aucun point de vue, qu'elle avait même été au
mieux avec plusieurs Anglais extrêmement riches et généreux qui lui
avaient laissé d'opulents souvenirs.

--Excellente femme, ajouta-t-il, pleine d'indulgence pour les
peccadilles des jeunes gens.

--Vous en avez fait l'épreuve? demanda Georgette, toujours avec sa
belle humeur soutenue.

Bengali protesta.

--Moi, mademoiselle? Mais je suis le jeune homme le plus rangé qu'il y
ait; je me couche à 10 heures, quelquefois à 9, quelquefois à 8, dans
l'hiver; quelquefois même je ne me couche pas du tout.

Au nouveau rire de Georgette, Bengali se reprit et appuya: Non, pas du
tout, mademoiselle; je passe la nuit à me promener dans ma chambre.
Puis, d'un air romanesque, il ajouta: Dans ma chambre solitaire, me
disant: Ah! ce qu'il me faudrait, à moi, ce serait le mariage, un
mariage d'amour, avec une jolie petite femme... blonde... oh! surtout
blonde, mais grasse: une blonde maigre finit toujours par tourner au
plumeau.

Et la jeune fille, à qui cette comparaison grotesque ne pouvait
s'appliquer, de rire de plus belle. Bengali continua d'un ton
romanesque:

--Plus tard, de jolis bébés, le portrait de leur mère, des chérubins que
je ferais sauter sur mes genoux; que, par les beaux jours, nous
verrions se rouler sur l'herbe; j'en voudrais une nichée; mes moyens me
le permettent, j'ai 8,000 francs de rente et, en perspective, l'héritage
de ma tante Piédevache. Voilà mon caractère, mademoiselle... vous avez
l'air de douter.

Et Georgette, riant de nouveau:--Mais du tout, monsieur, je suis
convaincue que....

--Non non, mademoiselle... parce que vous m'avez vu rire, plaisanter;
mais c'est une simple question d'humeur, je suis gai; que voulez-vous,
on ne se refait pas.

--On se fait peut-être autre que l'on n'est en réalité.

--Comment, mademoiselle, vous croiriez que.... Ah! c'est juste, vous ne
me connaissez pas; vous vous dites: Voilà un monsieur qui m'accoste, qui
se dit: Oh! la jolie personne!...

--Mais du tout, monsieur, je n'ai pas de moi une telle opinion.

--Je l'ai, moi, mademoiselle; ceci, oui, je me le suis dit en vous
voyant, et c'est ce que se disent tout ceux qui vous voient, et vous
ajoutez: Il me raconte un tas de calembredaines, c'est un farceur, un
coureur d'aventures.... Et vous avez raison, je dois avoir l'air de tout
cela; mais l'air ne fait pas la chanson... et si je vous offre l'abri de
mon parapluie, croyez bien que c'est par simple obligeance et sans
arrière-pensée.

--Vous avez un bon moyen de me le prouver: me prêteriez-vous votre
parapluie, en me disant où je dois vous le renvoyer? Vous pouvez être
certain que....

--Oh! très volontiers, mademoiselle, je vous en fais même cadeau si vous
voulez: il n'est pas à moi.

Et les deux jeunes gens se mirent à rire de cette offre généreuse.

Bengali insista pour faire accepter à Georgette l'abri du parapluie, fit
remarquer qu'une pareille proposition est très naturelle, qu'elle se
fait tous les jours et est rarement repoussée. Georgette était crédule,
confiante, bonne enfant.

--Allons, dit-elle, la pluie ne cesse pas, on attend cet éventail....

La cause de Bengali était gagnée.




II

LA FAMILLE JUJUBE


Il est huit heures du soir: le dîner était prêt pour sept heures suivant
l'ordre rigoureusement donné, une fois pour toutes, par le maître de la
maison, petit tyran qui avait signifié à la bonne sa volonté d'être
servi--au doigt et à l'oeil;--à quoi cette fille avait répondu, entre
ses dents:--Oh! _à l'oeil_, non....

Athalie est à son piano, sa mère prête l'oreille:--Il me semble,
dit-elle, entendre la voix de ton père, dans l'escalier.... Non, je me
trompais.... Voyons si je l'aperçois?

Elle alla ouvrir la fenêtre, se pencha pour regarder au loin, puis se
retira vivement, chassée par la pluie qui lui fouettait le visage.

Madame Jujube est une petite femme de quarante-deux ans, blanche et
boulotte, aux yeux ardents, qui protestait contre cette théorie de son
époux, qu'à partir de quarante ans, une femme ne doit plus attendre de
son mari que les manifestations calmes d'un sentiment platonique, et,
cette théorie, il l'avait strictement mise en pratique. La résignation
contenue de l'épouse mise à la retraite d'âge, bien qu'en excellent état
pour l'activité de service, cette résignation se trahit par les baisers
qu'elle donne aux amis de la maison (particulièrement aux plus beaux
mâles): à ceux-ci, elle saute au cou dès leur arrivée, et ils ne voient,
dans cet accueil, que la démonstration bruyante d'une amitié expansive
et chaude.

Que dire de la fille? Pas grand'chose; l'insignifiance, assez gentille,
puérilement vaniteuse, à l'exemple de ses parents, mais au fond bonne
fille et capable, à l'occasion, d'un grand dévouement, comme nous le
verrons plus tard.

Athalie n'avait jamais eu d'enfance, c'est-à-dire qu'elle n'en avait
jamais connu les jeux; à sept ans, son père l'avait assise devant un
piano, pour lui donner les premiers éléments de cet instrument funeste;
car, ainsi que nous l'avons déjà dit, il avait la prétention, outre sa
peinture, d'être musicien, poète et chanteur. Aux gammes succédaient les
leçons d'écriture, de grammaire, d'histoire, de géographie que l'homme
universel lui donnait lui-même par économie... heureusement, car c'eût
été de l'argent perdu: la fille, au rebours du père qui croyait tout
savoir, n'ayant jamais pu rien apprendre. Quant aux travaux d'aiguille,
il n'en fut même jamais question, Jujube ayant déclaré qu'il n'élevait
pas sa fille pour qu'elle eût à raccommoder les chemises de son mari ou
à mettre des boutons à ses culottes.

Par contre, Athalie causait de tout, répétait des bribes de
conversations, auxquelles elle se mêlait à l'âge où l'on joue à la
poupée; aussi disait-on qu'elle causait comme une petite femme;
seulement, elle s'arrêta là: à vingt ans, elle cause encore comme une
petite femme et tout porte à croire que lorsqu'elle sera grand'mère, ses
raisonnements seront toujours ceux de la femme de douze ans.

--Madame, vint dire la bonne, voilà huit heures; si mon rôti est brûlé
ou calciné, ça ne sera pas de ma faute.

--Servez! répondit madame; puis, à sa fille:--Nous n'attendrons pas ton
père; c'est incroyable, sortir par une pluie battante, aussitôt son
déjeuner, et n'être pas rentré pour l'heure du dîner, et il sait que, ce
soir, il doit nous venir quelques amis; voyons, tu n'en finiras pas de
ton piano?

--Papa veut que je joue ce morceau-là chez madame de la Rousse-Tamponne;
c'est après demain et je ne le sais pas très bien, et puis je veux
l'essayer ce soir.

--Comment s'appelle-t-il, ton morceau?

--Ça s'appelle: «_Comme un éclair_»; je ne peux pas venir à bout de
faire l'éclair.

Et elle essaya: brrrrr!...

--Il n'est pas brillant, ton éclair, dit madame Jujube.

--Ce jeune homme qui est venu pour son portrait m'a fait perdre deux
heures.

--Il espérait toujours que ton père allait rentrer, et puis nous nous
sommes trouvés en connaissance; sans cela.... Je me disais aussi, quand
il est entré: Mais j'ai vu ce jeune homme-là quelque part.

--Oh! moi, je l'ai reconnu tout de suite; tu sais? je t'ai dit: C'est
monsieur qui était à table à côté de moi, à la noce d'Adrienne.

--Je me le suis bien rappelé, il a dansé avec toi, plusieurs fois, et il
m'a invitée aussi; il est très aimable.

--Oui, dit Athalie, et très spirituel.

--Oh! spirituel! Je ne m'en suis pas aperçue.

--Mais si, maman; il m'a fait rire tout le temps; il paraît qu'il va
acheter une pharmacie; il m'a demandé de lui donner notre pratique,
quand nous aurons besoin, soit d'Unyadi-Janos ou de n'importe quoi;
qu'il nous vendrait au-dessous du tarif; c'est très gentil de sa part.

--Certainement; est-ce que tu crois qu'il reviendra ce soir?

--Oh! j'en suis sûre, pour trouver papa; il m'avait dit, d'abord, qu'il
dînait avec un de ses amis, un jeune homme qui est très farceur, à ce
qu'il paraît; je l'ai engagé à l'amener, ajoutant que ça arrangerait
tout; alors il m'a promis de venir avec lui.

Un coup de sonnette se fit entendre:

--Ah! enfin, voilà ton père, dit madame Jujube.

En effet, c'était le maître de la maison; il n'y avait pas à s'y
méprendre, à la façon dont il dit:--Essuyez bien mon parapluie, avant de
l'étendre.

Jujube entra:--Ma robe de chambre, vite! ordonna-t-il, en quittant sa
redingote; ma manche droite est inondée, mon parapluie a goutté
dessus.... Ah! mes pantoufles! j'ai les pieds dans l'eau.

Madame Jujube lui passa sa robe de chambre, ornée du ruban de la Légion
d'honneur, et lui chaussa ses pantoufles en tapisserie, faites par
elle-même, sur le dessus desquelles elle avait brodé une croix du même
ordre.

--Je suis allé au musée Grévin pour m'abriter, dit notre légionnaire;
c'était comble; eh bien, croirais-tu que, pendant deux heures que j'y
suis resté, je n'ai vu que moi de décoré? Aussi, tout le monde me
regardait! Ah! à propos, comme je sortais, j'ai trouvé sous la porte
Marocain qui n'avait pas de parapluie et s'était abrité.

--Lui as-tu parlé de Georgette, papa? demanda vivement Athalie; est-ce
qu'elle est malade? est-ce qu'elle est fâchée?

--Aucunement, elle a beaucoup d'ouvrage, voilà tout.

--Ah! tant mieux; tu lui as dit que je l'aimais beaucoup et que ça me
faisait de la peine de ne pas la voir?

--Je lui ai dit que tu l'adorais. Voyons, on ne dîne donc pas?

Justement, la bonne vint annoncer que le dîner était servi; la famille
passa dans la salle à manger et l'on dîna à la hâte, les dames n'ayant
que bien juste le temps de s'habiller pour recevoir leur monde. Athalie
se retira de table la première.

--Il est venu un jeune homme, pour un portrait, dit madame Jujube; un
jeune homme qui était à la noce de mademoiselle Boulabert, qui m'a fait
danser deux fois; il a bien promis de revenir ce soir, il doit même
amener un de ses amis.... Espérons qu'il ne fera pas comme d'autres
personnes qui, elles aussi, étaient venues pour leur portrait et qui, ne
te trouvant pas, ne sont jamais revenues.... C'est très contrariant, de
manquer comme cela à gagner; nous avons pourtant besoin de....

--Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? interrompit l'artiste, avec le
ton de mauvaise humeur des gens qui se savent dans leur tort; est-ce que
je peux deviner qu'on viendra tel jour, à telle heure?

--Les personnes qui ont affaire à des peintres, dit timidement madame
Jujube, pensent qu'on les trouve toujours à leur atelier.

Jujube frappa violemment du poing sur la table:--Assez! cria-t-il;
est-ce que je ne suis pas maître de sortir quand bon me semble?

--Mais, mon ami, je ne t'ai pas dit....

--Formellement, non; mais je comprends à demi-mot et l'allusion était
assez claire.

--Je t'assure, mon ami, que....

--Assez! répéta notre tyran domestique; puis après un long silence, il
parla de la soirée de madame de Larousse-Tamponne, du succès qu'y aurait
Athalie avec son morceau «_Comme un éclair_», que, d'ailleurs, il le lui
ferait essayer ce soir devant quelques personnes; puis il ajouta: «Prie
donc madame de Larousse-Tamponne d'amener le plus de jeunes gens
possible à notre prochaine soirée.»

A ce propos, on causa d'Athalie et des dépenses faites pour la produire
dans le monde.

--Ce sont des dépenses nécessaires, dit le père.

--Je sais bien, mon ami, répondit la mère; du moment que nous acceptons
les invitations de nos amis, nous sommes obligés nous-mêmes....

--Naturellement! Et puis nous avons une fille à marier.

--Oui; malheureusement, nous avons beau aller dans les soirées, en
donner nous-mêmes, nous ne trouverons pas de mari; on sait qu'Athalie
n'a pas de dot....

--Pas de dot! s'écria Jujube avec colère; n'est-ce donc rien que d'être
musicienne, instruite, fille de Jujubès le peintre d'histoire, chevalier
de la Légion d'honneur, dont les soirées artistiques et littéraires sont
si recherchées?

Et frappant de nouveau sur la table, il cria: «N'est-ce donc rien, que
tout cela?»

Madame Jujube, qui partageait les vaniteuses illusions de son mari,
surenchérit encore sur les avantages qu'il faisait ressortir avec tant
d'ardeur; elle cita leurs relations avec des gens du meilleur monde,
ayant trente, quarante, cinquante mille francs de rente, et affirma
qu'on n'avait que l'embarras du choix parmi les candidats à la main
d'Athalie.

En effet, il s'en était déjà présenté huit, qui, eux, n'avaient éprouvé
aucun embarras dans leur choix: ne trouvant pas une compensation à la
dot absente dans l'honneur d'avoir un beau-père décoré depuis la robe de
chambre jusqu'aux pantoufles, ils avaient demandé à réfléchir et choisi,
sans hésiter, une épouse dans les riches connaissances de la famille
Jujube, à qui l'un d'eux avait envoyé la lettre de faire-part.

Le lendemain, il reçut la réponse suivante:

     «Monsieur,

     «J'ai reçu votre lettre de faire-part; elle est là devant moi; tout
     à l'heure elle sera derrière.

     «Je vous salue.

     «Jujubès.»

Pour l'instant, les deux époux avaient, pour leur fille, des vues de
deux côtés; ils pensaient, d'abord, à une riche cliente, mademoiselle
Piédevache, qui se faisait peindre par Jujube, tous les cinq ans, et se
peignait, elle-même, au pastel tous les jours. Maintes fois elle avait
parlé, pendant les poses, d'un neveu, son seul héritier, avait fait des
allusions au sujet d'Athalie et on ne doutait pas que ces allusions ne
fussent des ballons d'essai; aussi, lui envoyait-on de fréquentes
invitations, tant pour les grandes soirées que pour les réunions
intimes.

L'autre époux, des idées matrimoniales duquel on ne doutait pas, c'était
M. Quatpuces, jeune savant, plein d'attentions pour Athalie qu'il
comblait d'éloges, et de prévenances pour madame Jujube, à qui, déjà, il
avait apporté des bouquets, galanterie très significative. Il ne
tarderait, sans doute, pas à se déclarer; ce soir, peut-être, car on
espérait le voir.

Il arriva le premier et les deux époux virent, dans cet empressement, un
nouvel indice des dispositions qu'ils lui supposaient.

M. Quatpuces était un jeune homme grave: il entra, portant avec gravité
un bouquet, qu'il offrit gravement à madame Jujube, laquelle s'extasia
sur la beauté des fleurs dont il était composé:--Ce sont des orchidées,
dit-il, et il expliqua que cette herbelée vivace appartient à la famille
des Monocotylédum, laquelle est divisée en sept grandes tribus: les
malaxidées, les épidondrées, les vandées, les orphydées, les néothiées
et les cypripediées, dont la racine est accompagnée de tubercules
charnus, ovoïdes ou globuleux, et la tige garnie de feuilles
engainantes, naissant de rameaux nommés pseudobales.

--Oh! pseudobales! c'est délicieux, dit madame Jujube.

Elle allait probablement embrasser Quatpuces pour pseudobales, lorsque
la bonne annonça madame Saint-Sauveur. La maîtresse de la maison courut
au-devant de la visiteuse.--Oh! que c'est aimable à vous, dit-elle, et
ce furent des caresses à n'en plus finir.--Madame de La Dolve! cria la
bonne; et madame Jujube quitta madame Saint-Sauveur pour la nouvelle
venue:--Oh! que c'est aimable à vous, lui répéta-t-elle.... Puis
arrivèrent successivement d'autres dames qu'elle accueillit avec le même
empressement, les mêmes minauderies, et le même:--Oh! que c'est aimable
à vous!

Et, naturellement, elle leur présenta le jeune et illustre savant, M.
Quatpuces, qu'elles félicitèrent de confiance. L'une des dames ayant
aperçu le bouquet, s'extasia sur sa beauté.--C'est une galanterie de
monsieur, dit madame Jujube; ce sont des orchidées. Quand vous êtes
entrées, mesdames, M. Quatpuces me décrivait ce genre de fleurs; c'est
extrêmement intéressant; je regrette bien que vous n'ayez pas été là
pour entendre cette savante définition.

--Je crois, dit Jujube, que si ces dames le priaient bien, M. Quatpuces,
qui est la galanterie même, recommencerait pour vous.

Quatpuces alla au-devant du geste suppliant esquissé par les
visiteuses:--Je vous en prie, mesdames, dit-il, je suis trop heureux....

--Ah! bravo! dit madame Jujube; mais d'abord, un verre de punch!
ajouta-t-elle, en voyant entrer la bonne portant un plateau.

Les dames Jujube présentèrent les verres de punch et bientôt le jeune
savant reprit la parole; arrivé au point où il était resté:

--Tenez, mesdames, continua-t-il, en montrant une des fleurs, voyez: au
centre de cette fleur s'élève une sorte de columelle!

--Oui, oui, répondirent les dames.

--Columelle? dites-vous, demanda madame Jujube.

--Oui, columelle, dit Jujube, enchanté d'étaler son savoir, du latin
_columna_, colonne.

--Pas précisément, répondit Quatpuces, mais de _columella_, petite
colonne.

--Enfin, c'est toujours une colonne, répliqua Jujube, qui n'avait jamais
tort.

Quatpuces reprit: «Columelle est le nom donné, en botanique, à l'axe
vertical de quelques fruits, qui persiste, après la chute de leurs
autres parties, comme dans le géranium. En conchiologie, on nomme aussi
columelle l'espèce de petite colonne qui forme l'axe de toutes les
coquilles spirales. Cette sorte de columelle se nomme gynosthème.

--Oh! gynosthème! exclama madame Jujube avec enthousiasme....
Gynosthème!

Quatpuces continua:--Au sommet du gynosthème, on trouve, excepté dans le
genre Cypripédium....

Madame Jujube allait se pâmer sur Cypripédium, quand on annonça MM. et
mesdames Blanquette. Elle eut un mouvement d'humeur et Jujube laissa
échapper un ah! d'impatience:

--On ne les voit à peu près jamais, dit-il à demi-voix, à sa femme, et
aujourd'hui que nous avons des visiteurs distingués....

La famille Blanquette fit son apparition.

Le chef était une espèce de nabot rougeaud et grassouillet qui formait
un singulier contraste avec son épouse grande comme le hasard et plus
maigre que la plus étique des vaches de la bible; près d'elle, marchait
mademoiselle Léonie, leur fille, et près de son père, le jeune Léon.
Léonie a dix-huit ans, Léon en a onze et, tenant de sa mère, il dépasse
déjà son père de toute la tête; ce qui n'empêche pas l'auteur de ses
jours de le tenir par la main. Quant à son embonpoint il fait songer à
une longue paire de pincettes culottée; au moral, il est ce qu'on
appelle vulgairement un grand serin.

M. Blanquette, sous-chef de bureau au ministère des travaux publics, est
un homme de moeurs paisibles, n'allant jamais au café et occupant ses
loisirs à exercer en simple amateur l'art de l'horlogerie que ses
parents avaient refusé de lui faire apprendre, préférant pour lui, et
aussi pour leur amour-propre, qu'il entrât dans l'administration. Il
s'était adonné à une spécialité plus facile que les montres et les
pendules: les réveille-matin, et il reconnaissait les invitations à
dîner de ses amis par l'hommage de ses produits; ses seuls livres
familiers étaient des traités de mécanique; ses meubles étaient couverts
de rouages, de timbres et de vis; quand il allait avec sa famille passer
la soirée chez des amis, il emportait dans un petit sac des pièces
d'horlogerie, des outils, se mettait dans un coin et travaillait de son
art favori, pendant que d'autres jouaient au whist ou faisaient de la
musique. Enfin, il avait surnommé sa femme Grand-Ressort, son fils
Cadran et sa fille Cuvette.

Madame Blanquette se courba en deux pour embrasser les dames Jujube;
Athalie accapara Léonie, l'emmena causer à l'écart et Blanquette
s'empara tout de suite du maître de la maison pour lui expliquer la
rareté de ses visites, depuis si longtemps; il cherchait un nouveau
système d'échappement pour ses réveille-matin:--Je l'ai enfin trouvé,
ajouta-t-il, d'un air triomphant. Il ne me fallait peut-être pas deux
heures pour faire mon expérience et je la voulais ce soir même, mais ma
femme m'a dit: «Allons, tu vas encore nous empêcher d'aller chez nos
amis Jujubès....» Alors je lui ai répondu: Allons-y, je finirai ça chez
eux... et j'ai apporté mon petit sac. Je me mettrai dans un coin, vous
savez... ça ne dérange personne; qu'on ne s'occupe pas de moi.

--Eh bien, installez-vous où vous voudrez, répondit Jujube; en attendant
prenez un verre de punch... il est excellent. Cadran entraîna son père
vers le plateau et Jujube retourna vers Quatpuces qui, à ce moment,
répondait aux remerciements des dames qu'il était trop heureux....
Jujube insinua qu'on fatiguait peut-être le savant; Quatpuces protesta,
mais les dames qui avaient suffisamment de Gynosthème, de Cypripédium et
d'Epidondrée, appuyèrent l'artiste, allèrent se grouper dans un coin du
salon, tirèrent, qui sa broderie, qui sa tapisserie, et les langues ne
tardèrent pas à marcher avec autant d'activité que les aiguilles, tandis
que, dans un autre coin, Jujube tenait l'homme qu'il espérait amener,
par des allusions, à se déclarer:--Seul, la vie est bien triste, lui
dit-il, car vous vivez seul, je crois.

--Seul avec une vieille bonne.

--Et vous prenez vos repas au restaurant; bien mauvaise nourriture! ou
alors, fort coûteuse si vous allez dans des établissements renommés.

--Non, ma vieille bonne me prépare mes repas.

--Alors, vous mangez seul?

--Je lis en mangeant.

--Faute d'une compagne je conçois cela, mais la table de famille, le
père, la mère, les enfants, sont choses préférables.

--Sans doute, sans doute.

--Une femme instruite, à qui rien de ce qui fait l'attrait de la
causerie n'est étranger, qui est musicienne.... vous aimez la musique?

--Beaucoup, j'ai même fait un travail sur la musique des anciens, sur la
musique religieuse, sur la musique des sauvages.

--Ça doit être très intéressant?

--Extrêmement intéressant.

--Au fait, dit Jujube, en se levant, je ne sais pas pourquoi Athalie ne
nous fait pas un peu de musique.

Et il cria:--Athalie, on demande que tu joues quelque chose.

--Oui, oui, firent les dames.

--Elle va jouer: _Comme un éclair_, dit madame Jujube; pendant ce temps,
moi, je vais m'occuper du thé.

Elle sortit.

--Il faut que je t'appelle pour te mettre au piano, dit à demi-voix
Jujube à sa fille; c'était donc bien intéressant ce que te disait cette
petite grue de Blanquette?

--Oui, très intéressant, elle m'a confié qu'elle se marie....

--Ah! fit Jujube avec dépit... une fille sans talent, sans fortune, pas
jolie.... Qui diable peut s'allier à cette famille d'idiots.... Un
cordonnier?

--Non, un employé qui a une bonne place. Elle veut m'avoir pour
demoiselle d'honneur.

--Jamais... s'écria Jujube; nous nous excuserons pour refuser
l'invitation si nous la recevons. Voyons, mets-toi au piano!

Athalie s'installa et Jujube tourna les pages du morceau de musique,
suivant son habitude, afin de pouvoir adresser à sa fille des _a parte_
qui, entendus de la société, eussent pu refroidir l'enthousiasme final
attendu:

--_La bémol_, donc! fichue bête; plus de sentiment! ça n'exprime rien...
_pianissimo_! Trop fort!... Tu ne sens donc rien, dinde, buse! Si je
n'étais pas, probablement, ton père, je ne sais pas de qui tu
tiendrais....

Tout à coup le morceau fut interrompu par des cris de douleur et Cadran,
fou, éperdu, montra sa main à laquelle adhérait un verre à punch qu'il
ne pouvait plus retirer. La main qu'il contenait s'était enflée
démesurément; au fond du verre était un papier brûlé:

--Ah! mon Dieu! s'écria madame Blanquette, il s'est fait une ventouse.

--C'est les camarades qui m'ont appris ça! hurlait Cadran.... Oh! la,
la! ma main.

On lui retira non sans peine le malencontreux verre; sa mère le traita
d'imbécile et l'envoya à la cuisine:--Demande de l'eau froide à la
bonne, lui dit-elle, et plonge ta main dedans. Cadran sortit et Athalie,
alors, put reprendre son morceau qu'elle termina à la satisfaction
générale, sauf celle de son père.

Madame Jujube rentra au milieu des applaudissements.

--Elle a joué _Comme un éclair_? demanda-t-elle à son mari.

--Elle a joué comme un cochon, répondit-il à voix basse; et il ajouta:
Les Blanquette marient leur fille! Puis très haut:--Extrêmement bien, ma
fille, un charme, un sentiment....--Ah! dit-il à Quatpuces, elle a le
feu sacré; ce sera une grande artiste, qui fera honneur à son mari.

--Il est certain, répondit Quatpuces, qu'avec ses talents et la fortune
que lui gagne si glorieusement son illustre père, Mademoiselle fera, de
son mari, l'époux le plus envié.

--V'lan! se dit notre artiste, que cette nouvelle déception empêcha
d'aspirer l'encens du mot _illustre_, et les Blanquette trouvent un mari
pour leur fille, eux!

Et Jujube cherchait une réponse empreinte de fine ironie, pour en
blesser Quatpuces, lorsqu'Athalie commença un autre morceau, à la
demande des dames, et Jujube retourna à son poste de tourneur de
feuilles.

Le nouveau morceau fut, comme le précédent, interrompu par les cris de
Blanquette fils:--Allons! qu'est-ce qu'il a encore? demanda la mère.

Cadran entra, pâle, défait et la langue tirée, au bout de laquelle
pendait et se balançait une bouteille; c'était une bouteille qui avait
contenu du sirop; il avait fourré sa langue dans le goulot: en aspirant,
il avait fait le vide et sa langue était restée prisonnière.

--Ah! quel galopin embêtant, grommela Jujube, c'est toujours la même
chose.

--Hi! ma langue! ma langue! faisait Cadran.

--On va être obligé de te la couper, dit la mère.

--Non, non, je ne veux pas! Et il tira sur la bouteille....

--Alors, tu vas te l'arracher, ajouta madame Blanquette.

Quant à l'horloger, rien n'avait pu le distraire de son travail.

--Je veux qu'on casse la bouteille, criait le galopin.

Bref, on dégagea sa langue comme on avait dégagé sa main et Athalie
reprenait son morceau, quand un carillon se fit entendre;--tout le monde
sursauta:

--Ça y est! cria Blanquette... ça y est!

--Mais arrêtez donc ça, vociférait Jujube, c'est déplorable! Un enfant
insupportable, un père qui jette le trouble....

--Mais, mon cher monsieur... balbutia Blanquette.

--Un salon n'est pas un atelier d'horlogerie, répliqua Jujube avec
emportement; quand on veut faire de l'horlogerie, on reste chez soi.

--C'est bien, monsieur, dit Blanquette en ramassant ses ustensiles; vous
ne me direz pas cela deux fois.

--Tu as raison, cria sa longue épouse, allons-nous-en! Et ne remettons
jamais les pieds ici....

--Comme vous voudrez! fit Jujube.

Et la famille Blanquette se retira majestueusement.

Après un moment de trouble, causé par cet incident:--Ne nous occupons
plus de ces grotesques, dit Jujube. Continue ton morceau, ma fille.

Et Athalie se remit à son piano.

Au milieu du morceau, la porte s'entr'ouvrit doucement et Pistache
entra avec précaution, accompagné de Bengali. Il fit signe de la main
qu'on ne s'occupât pas de leur arrivée et qu'on les laissât écouter
Athalie, puis il dit tout bas à Bengali, avec émotion:--C'est elle qui
joue.

--Ah! c'est votre adorée?

--Oui; chut! ne perdons pas une note.

Et il écouta l'exécutante avec un enthousiasme que trahissaient ses
gestes et ses exclamations:--Ah! bravi, brava!

Puis, après un nombre incalculable de mesures de l'interminable morceau:

--Comment trouvez-vous ça? demanda-t-il à son ami.

--Bigrement long, répondit celui-ci.

--Ah! fit Pistache déconcerté; vous n'aimez peut-être pas le piano?

--Moi? si; seulement je le comprends autrement.

--Ah!

--Oui, j'en ai un à la campagne; il y était avec le mobilier; j'ai
acheté la propriété toute meublée.

--Ah! et alors, le piano?

--J'en ai retiré la mécanique et j'ai mis des lapins dans la caisse;
voilà comment je comprends le piano. Quel est ce grand monsieur qui est
près de votre virtuose, dont le visage exprime le noble spleen des
lords?

--Je ne le connais pas.

--Je le regrette, je vous aurais prié de me présenter à lui; il a l'air
gai.

Le morceau fini et applaudi, particulièrement par Pistache qui se fit
remarquer par ses transports d'admiration, madame Jujube dit à son
mari:--C'est ce monsieur qui est venu pour son portrait.

Jujube alla exprimer à notre jeune homme tous ses regrets d'avoir été
absent.

--Oh! monsieur, répondit l'élève pharmacien, votre absence m'a valu une
invitation et la joie d'entendre mademoiselle; quel talent, monsieur!
J'ai entendu bien des fois Dumaine, Taillade, Paulin, Ménier, et je peux
dire, sans comparaison....

--En effet, monsieur, répliqua Jujube, en souriant, la comparaison....

Madame Jujube s'était approchée:--Vous nous avez fait le plaisir
d'amener un de vos amis, monsieur?

--Sur l'invitation de mademoiselle, oui, madame.

--Vous avez bien fait, dirent les deux époux.

Bengali s'inclina.

--Monsieur Bengali! dit Pistache en présentant son nouvel ami.

Et ici, nouveaux saluts.

Pistache continua:--Un jeune homme de beaucoup d'esprit.

--Oh! oh! fit Bengali, vous exposez monsieur et madame à des déceptions.

--Non, non, répliqua Pistache, vous m'avez fait rire pendant notre
dîner, avec toutes les calembredaines que vous m'avez débitées et tous
ces tours de société que vous faites et qui sont à mourir de rire!

--Ah! vraiment? fit madame Jujube.

Et elle courut annoncer à ses invités qu'un jeune homme, amené par un
client de son mari, faisait des tours de société à mourir de rire.

--Oh! il nous en fera, dirent les dames.

--Je l'espère, répondit la maîtresse de la maison.

La bonne apporta le thé et les petits fours; Athalie et sa mère
présentèrent les tasses pleines, sans manquer de dire à chaque
personne:--C'est du thé de la Porte Chinoise; prenez donc de ces petits
gâteaux, ils sont de chez Frascati.

Et Bengali, qui avait déjà jugé ses hôtes, de se demander:--Où diable
cet apothicaire m'a-t-il amené? Et il refusa le thé.--Vous ne l'aimez
pas, monsieur? demanda Athalie; de la Porte Chinoise.--Mademoiselle, je
ne l'aime que brûlant; si je peux le boire, je n'en veux pas.

Cependant, sur l'insistance d'Athalie, il accepta une tasse et un
gâteau.

Pendant qu'il se livrait à la dégustation de ces choses de premier
choix, le peintre causait avec son futur modèle du portrait à faire, et
on fixait le premier jour de pose; Madame Jujube vint interrompre
l'entretien.--Puis-je dire un mot? demanda-t-elle.--Oui, monsieur et
moi, nous sommes d'accord pour le prix et les heures de séances;
qu'est-ce que tu voulais dire?

--Je voulais demander à monsieur si son ami ne nous ferait pas un de ces
tours de société si amusants, dont il nous a parlé; ces dames en
seraient bien heureuses.

--Je suis convaincu, madame, répondit Pistache, qu'il se fera un vrai
plaisir de vous être agréable; je vais le lui demander.

Et il s'approcha de Bengali:--Je viens, lui dit-il, vous exposer une
requête de toute la société.

--A moi? Mais personne ne me connaît ici; que peut-on avoir à me
demander?

--On sait que vous connaissez un tas de tours très drôles, et....

--C'est vous qui avez dit cela? demanda Bengali avec une parfaite
mauvaise humeur.

--Mais... oui... oui.

--Que le diable vous emporte! et on veut que j'amuse ces grotesques!

Pistache fut tout interdit:--C'est que, balbutia-t-il, j'ai fait
espérer... j'ai même promis....

--Jamais de la vie! Je fiche mon camp d'ici; par exemple! Comment! on se
figure que, pour une tasse de thé de la Porte Chinoise et un croquet de
chez Frascati, je vais....

A ce moment, Athalie s'approcha:

--Je viens, dit-elle, en ambassadrice auprès de monsieur qui fait,
paraît-il, des tours de société si amusants; ces dames espèrent que....

--Mon Dieu, mademoiselle, dit Bengali, je n'étais pas préparé à....

Madame Jujube et ses amies, qui suivaient, de l'oeil, les négociations
entamées par Athalie, devinant aux gestes du monsieur si amusant des
objections que l'intelligence limitée de l'ambassadrice serait
impuissante à vaincre, arrivèrent toutes à la rescousse et arrachèrent à
Bengali un consentement qui fut accueilli par de joyeux battements de
mains, et toutes les dames retournèrent à leurs places, en disant:--Ah!
il veut bien! il veut bien!

--Voyez-vous comme tout le monde est enchanté, dit Pistache; oh! vous me
faites bien plaisir; j'aurais été si vexé de votre refus.... Parce que,
vous comprenez, ça me mettra bien dans la famille; mais vous serez
récompensé par un succès monstre. Tâchez de trouver quelque chose de
bien drôle.... Ah! bon, je vois que vous réfléchissez.

Bengali cherchait, dans sa tête, une mystification colossale.

--Des imitations! lui conseilla Pistache; vous m'en avez fait pendant
notre dîner; vous savez bien: celle d'une clé dans une serrure qu'on
ferme à double tour; celle d'une bouteille qu'on débouche; celle de....

--Ah! oui, des imitations; vous avez raison.

Pistache courut tout joyeux annoncer à la société que son ami Bengali
allait faire des imitations très drôles.

Cette bonne nouvelle fut accueillie par des bravos, pendant que Bengali
se disait:--Je les attends au dernier tour.

Il s'avança au milieu du salon et, après s'être incliné devant les
joyeux battements de mains avec lesquels il fut accueilli, il demanda
une bouteille vide et un tire-bouchon. La bonne apporta les deux objets;
il plaça, alors, la bouteille entre ses jambes, fit tourner le
tire-bouchon dans le goulot vide, puis feignant de tirer, avec des
efforts comiques et une torsion de bouche qui mirent tout le monde en
belle humeur, le bouchon absent, il imita, avec sa bouche, le _floc_
retentissant, causé par la sortie pénible d'un bouchon trop serré.

Des bravos unanimes accueillirent cette onomatopée saisissante.

Après ce tour, notre farceur demanda un tabouret de cuisine; il le
déposa les pieds en l'air, fit le geste de prendre, à terre, une grosse
bûche, mima le vacillement causé par l'enlèvement d'un lourd fardeau,
plaça censé la bûche entre les pieds du tabouret, mit son pied dessus,
comme pour l'assujettir; puis, saisissant des deux mains une scie
imaginaire et en présentant la lame au milieu de la bûche supposée, il
imita le bruit de la scie, aux rires fous et aux battements de mains de
l'assemblée en délire.

--Monsieur, demande Quatpuces, est-ce que vous pourriez imiter un timbre
de pendule?

--J'imite tous les timbres, monsieur, répondit-il, même les
timbres-poste.

Tout le monde rit excepté le questionneur qui, comme Caton, son modèle,
n'a jamais ri.

Quant à l'intelligente Athalie, elle demanda comment on pouvait bien
imiter un timbre-poste.

--De la même façon qu'on imite les billets de banque, mademoiselle,
répondit Bengali, seulement on s'expose à aller au bagne; c'est pourquoi
je m'abstiens de faire cette imitation; mais vous n'y perdrez rien, je
vais exécuter le tour nommé _la surprise_, parce qu'en effet, personne
ne s'attend à ce qui arrive.

Une nouvelle manifestation joyeuse se produisit, à l'énoncé d'un
résultat mystérieux et imprévu.

--Pour faire ce tour, dit notre mystificateur, j'ai besoin de divers
objets. Et il demanda une ficelle longue de 5 à 6 mètres, des bougies,
un moulin à café et un cor de chasse qu'il avait vu, dans l'antichambre,
pendu à un clou, accessoire à l'usage de l'artiste pour les portraits de
chasseurs.

Ces divers objets lui ayant été apportés, Bengali fit tenir un bout de
la ficelle par M. Quatpuces, l'autre bout par Jujube, rangea les dames
côte à côte le long de la ficelle et leur remit à chacune une bougie
allumée, plaça au milieu d'elles madame Jujube armée du moulin à café et
mit, en face d'elle et à distance, Pistache qu'il chargea du cor de
chasse.

La mise en scène ainsi préparée à la grande gaîté des comparses de
l'opérateur, celui-ci donna comme instructions: à madame Jujube, de
moudre; à Pistache, de souffler dans le cor de chasse, et il sortit pour
préparer, soi-disant, la surprise; affaire de quelques minutes,
ajouta-t-il.

Il y avait un bon quart d'heure que madame Jujube tournait son moulin et
que Pistache soufflait dans son instrument; on s'était d'abord tordu de
rire, mais on commençait à se regarder et à trouver bien longs les
préparatifs du tour, lorsque la bonne annonça mademoiselle Piédevache.

La nouvelle venue resta stupéfaite en voyant le tableau qui s'offrait à
ses yeux.

--Excusez-nous, mademoiselle, cria Jujube, c'est un tour que va nous
faire un jeune homme que nous a amené monsieur, qui joue du cor.

--Oui, mon ami Bengali, ajouta Pistache.

--Mon neveu! dit mademoiselle Piédevache.

--Votre neveu! s'écrièrent monsieur, madame et mademoiselle Jujube,
c'est votre neveu?

--Oui, et je viens de le rencontrer à cent pas d'ici, qui racontait je
ne sais pas quoi à plusieurs jeunes gens; ils riaient tous comme des
fous.

Tableau!




III

UNE CONQUÊTE DIFFICILE


Bengali, pourtant, avait eu, ce jour-là même, une déception qui aurait
pu influer sur son humeur, naturellement joyeuse; l'acceptation de son
bras et de son parapluie, par la gentille Georgette, lui avait fait
concevoir des espérances, sinon d'une réalisation immédiate, du moins à
délai plus ou moins bref; sa conversation avait amusé la jeune fille, il
vit qu'elle aimait à rire et il se savait en fond pour la mettre en
gaîté; aujourd'hui, dans sa chambrette où elle lui permettrait d'aller
se reposer, il soutiendrait son rôle de jeune homme sentimental, rêvant
d'une épouse adorée et de bébés jolis et blonds comme leur mère; à la
deuxième visite (car elle consentirait sans nul doute à ce qu'il allât
s'informer si elle n'aurait pas attrapé un refroidissement sous la porte
cochère), à cette deuxième visite, il s'enhardirait à prendre quelques
petites libertés et, si elle se fâchait, il connaît le proverbe sur le
rire qui désarme la colère.

Le voyage, d'ailleurs, n'avait été qu'une succession d'incidents et de
rencontres qui avaient entretenu la belle humeur du jeune couple;--tout
était matière à réflexions cocasses, pour Bengali, particulièrement les
grincheux mouillés jusqu'aux os, dont sa gaîté, provoquée par l'état
lamentable des infortunés, augmentait encore l'irritation.

Quoique tout à ses espérances de conquête, le joyeux garçon ne pouvait
résister à son admiration des jolies jambes féminines, et les
exclamations que lui arrachaient les beaux mollets lui avaient valu des
plaisanteries de la part de sa compagne; il protestait, bien entendu,
contre les réflexions enjouées de Georgette, qu'il qualifiait de simples
taquineries, affirmant qu'il n'était occupé que d'elle seule, que du
soin de l'abriter, de la préserver des éclaboussures....

--Voici où je vais, dit-elle en désignant un magasin, et elle quitta le
bras de son cavalier, le remercia du service qu'il lui avait rendu et
lui dit adieu.

--Adieu?... répondit-il, pas encore; votre éventail livré et votre
compte réglé, il vous faudra retourner chez vous, et l'averse continue.

--On me prêtera un parapluie au magasin....

--Un parapluie!... mais si quelqu'un de la maison est sorti avec?... Y
en eût-il plusieurs, qu'ils peuvent n'être pas disponibles;
permettez-moi de vous attendre. Je tiens à vous accompagner jusqu'à
votre porte.

Georgette refusa:--J'attendrai que la pluie ait cessé, dit-elle.

--Cessé! s'écria Bengali; mais voyez donc comme le ciel est gris; le
temps est tout à fait gâté, regardez sur les toits; toutes les
girouettes sont à l'eau; nous en avons peut-être pour plusieurs
jours....

La jeune fille résista, renouvela ses remercîments et entra dans le
magasin, en envoyant à Bengali un dernier adieu, exprimé par un gracieux
mouvement de tête et un sourire.

Notre Don Juan de la pluie n'était pas homme à abandonner une idée fixe
pour si peu; il entra dans une allée faisant face au magasin et
attendit.

Il n'attendit pas longtemps; une éclaircie s'était subitement produite:
Georgette en profita, reparut et hâta le pas sans avoir remarqué
l'obligeant jeune homme, qu'elle croyait bien loin. Elle se retourna
brusquement à sa voix:--Je savais bien, lui dit-il, qu'on n'aurait pas
de parapluie à vous prêter et j'avais raison d'attendre votre
sortie.--Mais, monsieur, répondit Georgette, la pluie a cessé.--Cessé,
mademoiselle? Pour deux minutes... et encore! Vous ne voyez donc pas
comme les nuages courent?... Tenez.... J'ai reçu des gouttes.... Ça va
recommencer... ça recommence.

Et il ouvrit son parapluie:--Votre chapeau serait perdu, dit-il, si je
ne m'étais pas trouvé là....

Une nouvelle averse, en effet, venait d'éclater; Bengali offrit son
bras, la jeune fille l'accepta de nouveau, en riant de la persévérance
obstinée de son compagnon de voyage et tous deux recommencèrent leur
marche à travers les rues, égayée par les saillies du porteur de
parapluie.

--Me voici à ma porte, dit enfin Georgette, en quittant le bras de son
cavalier; cette fois, monsieur, je vous dis définitivement adieu, et je
vous renouvelle mes remercîments.

--Vous me permettrez bien, au moins, mademoiselle, d'aller me reposer
quelques instants chez vous.

Ici, la jeune fille devint sérieuse, et repoussa net la demande de
Bengali.

--Mais je suis brisé, dit-il, cette longue course sur les pointes....
Car je n'ai pas cessé de marcher sur les pointes, comme les danseuses
de l'Opéra... mais elles y ont été dressées toutes jeunes et cependant
elles vous diront que c'est l'exercice le plus fatigant.... Jugez ce que
ce doit être pour moi, qui n'ai pas été élevé à cela.... Je vous en
prie, permettez-moi....

--Mais non, monsieur, je n'ai pas envie de me faire remarquer par mon
concierge et mes voisins; je ne reçois jamais personne... que des amies,
et ma marraine, madame Marocain, qui doit venir me voir précisément
aujourd'hui, à moins que son mari, qui n'est pas la grâce même....

--Marocain! s'écria le jeune homme; une espèce de porc-épic?

--Oui, dit Georgette surprise, vous le connaissez?

--J'ai fait sa connaissance sous la porte cochère où j'ai eu le plaisir
infiniment plus grand de faire la vôtre.... J'ai failli avoir un duel
avec lui....

--Comment, un duel?

--Oh! toute une histoire qui serait trop longue à vous raconter ici....
Oh! c'est très amusant; montons chez vous et....

Georgette ne le laissa pas achever:

--Adieu, monsieur, dit-elle... et elle disparut dans l'allée de sa
maison, laissant l'amoureux tout déconcerté:--C'est une vertu, se
dit-il; puis, après réflexion:--Une vertu!... Je dis ça parce que....
Mais ça n'est pas une raison....

Tirant alors son carnet, il lut le numéro de la maison, l'inscrivit,
ainsi que le nom de la rue et s'éloigna en murmurant:

--La vertu! ce n'est qu'un mot, a dit Caton; il faudra voir.... Je m'y
suis mal pris.

Le lendemain, il alla guetter Georgette, l'aborda sous prétexte de
s'informer si son séjour sous la porte cochère, après avoir reçu
l'averse, ne lui avait pas causé un refroidissement et une
indisposition; puis s'extasiant sur sa fraîcheur et sa belle mine de
santé, il reconnut en riant l'inutilité de sa question; il revint alors
sur sa propre justification.

--Vous m'avez bien mal jugé, lui dit-il, et malgré la défense de la
jeune fille, il l'accompagna jusqu'à sa porte en la faisant rire par
ses propos. Cette fois encore, elle opposa un refus formel à sa demande
de monter chez elle.

Plusieurs jours de suite, il fit les mêmes et vaines tentatives et
Georgette le menaça même de le signaler à des gardiens de la paix, s'il
persistait à l'accoster et à la suivre.

Le jour suivant, elle le trouva encore sur son chemin; elle tourna la
tête et passa sur le trottoir opposé; il exécuta la même évolution et
aborda la jeune fille.

--Oh! monsieur, fit-elle, avec un mouvement d'humeur, je vous ai prié de
me laisser tranquille....

--Un seul mot, mademoiselle, et je vous jure de vous obéir, si, après
m'avoir entendu, vous m'ordonnez encore de vous fuir.

--Quel mot, monsieur?

--Celui-ci: Je crois avoir eu le malheur de jouer avec vous à ce jeu
appelé les propos discordants.

--Je ne comprends pas, monsieur.

--C'est précisément cela, mademoiselle: vous ne m'avez jamais compris,
sans doute parce que je me suis mal expliqué. Je vous aime d'un amour
honnête; que dis-je, je vous aime! je vous adore, je ne pense qu'à vous
jour et nuit; mais c'est pour le bon motif; dès le premier jour que j'ai
eu le bonheur de vous rencontrer, le jour où cette bienheureuse averse
m'a permis de causer longuement avec vous, ne vous ai-je pas dit que
vous me jugiez mal, que mes apparences vous donnaient, de moi, une
opinion fausse; que mes voeux étaient de devenir l'époux fortuné d'une
petite femme jolie comme vous, d'avoir des chérubins blonds et jolis
comme leur mère? Voilà ce que je vous ai dit et ce que je pensais, voilà
ce que je vous répète avec encore plus d'ardeur et de conviction que le
premier jour, car maintenant je vous connais, je sais que vous êtes une
honnête jeune fille, l'épouse que je cherche, ou plutôt que je ne
cherche plus, puisque je l'ai trouvée en vous.

Georgette, devenue grave, lui répondit:

--En effet, monsieur, je n'avais pas compris et il m'était difficile de
voir, dans les discours plaisants que vous me teniez, la pensée que
vous venez de m'exprimer nettement.

Bengali voulut protester de sa sincérité, elle
l'interrompit:--Jusqu'ici, dit-elle, je ne vous avais pas pris au
sérieux.

--Et aujourd'hui? s'écria le jeune homme.

--Aujourd'hui, monsieur, vous voyez que je ne ris pas de vos paroles.

--Alors, vous me permettez d'aller vous rendre mes visites?

--Non, monsieur.

--Des fiancés!

--Avant de se fiancer, il faut se connaître mieux que par quelques
rencontres dans la rue et quelques paroles échangées. Ces rencontres et
ces paroles m'ont montré (bien à tort, je veux le croire) le coureur
d'aventures....

--Oh! mademoiselle....

--N'ai-je pas fait mes réserves? dit Georgette en souriant; Bengali
voulut parler:--Laissez-moi achever, dit-elle, et elle
poursuivit:--Quand nous serons fiancés, c'est que nous connaîtrons
bien nos caractères; alors....

Bengali l'interrompit:

--Mais... fiancés... on l'est quand on s'est promis de s'épouser, et,
quant à moi, je vous fais cette promesse.

--Moi, répondit Georgette, j'attendrai pour vous faire la mienne.

--Qu'attendrez-vous? vous êtes orpheline, libre.

--J'attendrai que la demande de ma main ait été adressée à ma marraine
qui me tient lieu de famille; cette demande, vous la lui ferez adresser
par votre seule parente, cette tante dont vous m'avez parlé, après quoi
on me consultera et, alors seulement, j'accepterai peut-être vos
visites, en présence de ma marraine.

--Mais... dit Bengali, dérouté... faire demander votre main sans savoir
si vous m'aimez....

A ce moment, Georgette eut un mouvement d'effroi:--Monsieur Marocain!
s'écria-t-elle.

Et elle entra précipitamment dans sa maison.

Bengali se retourna, aperçut en effet Marocain qui s'était arrêté à la
vue du jeune couple et s'éloigna après la disparition de la jeune fille.




IV

PISTACHE


Le portrait de Pistache n'avançait guère, ce dont se réjouissait
l'aspirant pharmacien à qui les absences de son artiste procuraient de
longues causeries avec mesdames Jujube mère et fille; la première,
craignant toujours qu'il ne se lassât des inexactitudes réitérées de son
mari et qu'il ne finît par laisser pour compte le portrait commencé, se
confondait en excuses, en regrets, en impatiences.

--Oh! oh! madame Jujubès, disait alors Pistache, avec un geste de
protestation; je vous en prie, ne parlez pas de ça, vrai, vous me
feriez de la peine. Et si Athalie insistait dans le sens de sa
mère:--Mais au contraire, mademoiselle, répliquait-il, j'ai tant de
plaisir à attendre dans votre société, que ça me donne une physionomie
que M. Jujubès attrape tout de suite. Dans les premiers temps il me
disait toujours: Souriez! souriez!... A présent, ah! bien, il n'a pas
besoin de me demander ça: je pense simplement à nos charmants entretiens
et ça suffit pour que je garde ce sourire gracieux que M. Jujubès a si
bien attrapé; aussi, il me dit toujours: C'est extraordinaire comme
votre physionomie reste aimable; je n'ai jamais eu un modèle pareil à
vous....

Et les deux dames de s'extasier sur la gracieuseté, la galanterie, le
caractère charmant de notre amoureux jeune homme.

Amoureux! c'est ce qu'elles ignoraient encore, car depuis un mois que le
futur pharmacien venait tous les jours, il n'avait pas osé faire
connaître ses sentiments.

Et cependant, il ne manquait pas chaque samedi de venir prendre le thé
de la Porte Chinoise aux petites réceptions de la famille Jujube et,
même, on l'avait présenté à des dames qui lui avaient envoyé des
invitations pour leurs soirées: il avait polké et valsé avec Athalie,
danses chères aux amants à qui elles permettent d'enlacer la taille de
l'objet adoré et de le presser sur leur coeur.

Ces tendres manifestations, permises tant qu'elles restent silencieuses
et peuvent être attribuées à la vigueur du bras du cavalier et à
l'entraînement du rythme musical, ne prennent leur véritable
signification que s'il y a des paroles sur la musique, et chacun sait la
difficulté de la conversation entre un cavalier inexpérimenté et sa
danseuse; quand le premier a parlé de la chaleur, du mouvement trop vif
ou trop lent des instrumentistes, du talent ou de l'insuffisance du
pianiste, si l'on danse au piano; quand il a demandé à sa danseuse
quelle est telle danse qu'il lui désigne; qu'il a fait remarquer, en
riant, tel vieux monsieur qui a un nez ridicule, tous les sujets à
causerie sont à peu près épuisés pour lui, et il ne lui reste plus qu'à
reparler de la chaleur.

Il n'y a que deux genres de couples dont la conversation est
inépuisable, pendant toute la durée de la danse: les gens d'esprit et
les imbéciles, surtout ces derniers, les âneries étant bien plus
abondantes que les observations fines et les saillies spirituelles.

Voilà pourquoi, chez Pistache et Athalie, les langues allaient autant
que les pieds; l'aspirant pharmacien parlait remèdes, expliquait à
Athalie la cocaïne, l'antipyrine et leurs effets sur l'organisme humain.
Athalie lui demandait la différence qu'il y a entre le thé des soirées
et le thé Chambard. Pistache lui répondait que le premier constipe,
tandis que l'autre relâche, sans purger à proprement parler, et il
arrivait tout naturellement à causer de son futur établissement, une
excellente maison... malgré les spécialités sur lesquelles on gagne peu,
mais qu'on est forcé de tenir, pour ne pas laisser aller les clients
chez des confrères où ils les trouveraient et à qui ils pourraient
conserver leur clientèle. Il ajoutait qu'il attendait son concours au
diplôme de pharmacien de première classe, et l'obtention de ce diplôme
pour entrer en possession de l'officine qu'il était disposé à acheter.

Ici, l'allusion à ses désirs arrivait aisément: il ne lui manquerait
plus qu'une jolie petite femme pour tenir la caisse; cette petite femme,
il la cherchait; il l'installerait, très coquettement habillée, au
comptoir, près d'un globe d'eau minérale rose, dont le reflet
illuminerait les joues de la jolie caissière; il devenait, on le voit,
tout à fait poétique. Il avait même ajouté, après un silence et des
regards éloquents:--Une jolie petite femme... n'osant pas dire: comme
vous, il avait dit: dans votre genre.

Et jusqu'à la fin de la soirée et toute la nuit, Athalie se demanda si
c'était une allusion à son adresse. Elle fit part à sa mère de ses
incertitudes et madame Jujube n'hésita pas à lui affirmer que l'allusion
était claire et trahissait l'amour de Pistache. Devait-on encourager le
soupirant à se déclarer nettement? il fallait d'abord savoir s'il
conviendrait à Athalie pour mari et sa mère l'interrogea à ce sujet.

--Il me convient, oui; mais les autres aussi me convenaient; c'est moi
qui ne leur ai pas convenu....

--Des coureurs de dot, pas autre chose; s'ils avaient été réellement
amoureux, comme paraît l'être M. Pistache....

--Oh! il a l'air très amoureux, mais il tient peut-être aussi à la dot.

--Je le ferai causer à ce sujet, sur ses idées, en général... et avant
de le faire s'expliquer sur ses sentiments pour toi.

--C'est ça, maman, et puis il faudrait savoir aussi, avant de le faire
parler, si papa voudrait.

Si papa consentirait! toute l'affaire était là.--Parle-lui-en, maman,
dit Athalie.--Lui en parler... nettement... non, répondit la mère, mais
en causant avec lui je mettrai la conversation sur le chapitre du
mariage; alors je prononcerai d'un air indifférent le nom de M.
Pistache. Selon ce que dira ton père, je verrai si je dois aborder la
question ou attendre, et le préparer peu à peu à l'idée de cette
alliance.

La bonne entra:--C'est mademoiselle Georgette, dit-elle, qui demande si
ces dames peuvent la recevoir.

Au nom de son amie, Athalie, sans attendre la réponse de sa mère,
s'était élancée vers la porte.

--Mais entrez donc! cria-t-elle avec effusion, est-ce que vous avez
besoin de permission? Et embrassant la jeune fille:--Vous êtes toujours
la bienvenue ici. Oh! que je suis contente de vous voir.

--Chère amie! répondit Georgette en lui sautant au cou.

--Nous avons parlé de vous, l'autre jour, à propos de Monsieur Marocain,
que mon mari avait rencontré, dit madame Jujube en embrassant à son tour
Georgette.

--Monsieur Marocain me l'a dit, madame; il m'a même répété ce que M.
Jujubès lui avait dit des sentiments de cette chère Athalie pour moi;
j'ai les mêmes pour elle, je vous assure.

Madame Jujube continua:--Il paraît que vous avez beaucoup d'ouvrage.

--Beaucoup, madame, grâce aux excellentes leçons de M. Jujubès.

--Ah! vous lui devez une belle chandelle, dit l'épouse de l'artiste, qui
ne manquait jamais l'occasion de faire valoir l'importance toute
particulière des obligations qu'on devait à elle ou aux siens.

--Je lui suis très reconnaissante, oui, madame.

--Et, tenez, je l'entends qui rentre; je vais lui dire que vous êtes là,
il sera enchanté de vous voir.

Madame Jujube sortit et, les deux jeunes filles restées seules, Athalie
fit asseoir Georgette près d'elle, lui prit les mains:

--Y-a-t-il un temps que nous n'avons bavardé! dit-elle; nous devons
avoir un tas de choses à nous dire.

--Moi, pas grand'chose, ma vie est si uniforme: mes sorties pour mon
travail, une visite par semaine à ma marraine, sauf elle, je ne vois
personne; c'est plutôt à moi à vous demander du nouveau, à vous qui
voyez tant de monde.

--Ça, c'est vrai... et du beau monde; ma chère, nous ne connaissons que
des gens qui ont 20, 30, 40,000 livres de rente....

--De bonnes connaissances, ça.

--Et tous sont nos amis.

--Ils vous trouveront un mari.

--Un mari! Oh! mais que je vous dise donc, ma chère, j'ai un soupirant.

--Bah! contez-moi donc cela.

Et Athalie, se rapprochant de son amie, lui conta ce que nous savons
relativement à Pistache.

--De tout ce que vous me dites de ce jeune homme, je conclus qu'il doit
vous rendre très heureuse.

--Je le crois, il a l'air si bon; seulement conviendra-t-il à papa?
Voilà.

--Pourquoi ne lui conviendrait-il pas? Il a une situation très
convenable.

--Certainement, mais papa a des idées.... Enfin je vous tiendrai au
courant.

--Ah! j'y compte bien.

--Je vous le promets.

--J'ai déjà pensé au cadeau de noces que je vous ferais.

--A moi? un cadeau?

--Je veux vous peindre votre éventail de mariée.

--Oh! chère amie, que c'est gentil à vous.

--Vous demanderez à votre père la composition du sujet.

--C'est ça! oh! quelle bonne idée! mais et vous... est-ce que vous
n'avez pas aussi un amoureux?

A cette question Georgette devint sérieuse.

--Moi?... Non.... J'en ai eu un.--Georgette alors raconta les poursuites
de Bengali.

--Est-il gentil?

--Très gentil et amusant au possible; il me disait des choses si drôles
et qui me faisaient tant rire que je ne pouvais pas me fâcher.

--Mais vous ne riez pas du tout, en me racontant ça.... Est-ce que ça
n'a pas duré?--Non, répondit Georgette.

Et elle resta pensive.

--Qu'avez-vous donc? demanda Athalie; ma question paraît vous avoir
attristée.

Georgette alors lui rapporta la scène dans laquelle Bengali lui avait
déclaré la pureté de ses intentions; le conseil qu'elle lui avait
donné, de les faire connaître à monsieur et à madame Marocain, conseil
dont il n'avait pas tenu compte; la jeune fille soupira et se
leva:--Adieu, dit-elle.

--Comment, adieu? fit Athalie; vous n'attendez pas mon père? Maman l'a
prévenu, il va venir; je vais aller le chercher: tenez, le voici.

--Pas un mot de tout cela! dit Georgette.

--Soyez tranquille, c'est entre nous.

Jujube fit, à son ancienne élève, l'accueil affectueusement protecteur
qu'il réservait à ceux qu'il considérait comme ses inférieurs, et la
jeune fille, prétextant l'impossibilité de prolonger sa visite, se
retira après avoir fait à Athalie la promesse de revenir un jour où elle
serait moins pressée.

Athalie resta rêveuse.

C'était l'heure de la pose de Pistache et, par extraordinaire, l'artiste
était exact:

--Eh bien, à quoi penses-tu? demanda-t-il à sa fille; va à ton piano.

--Pauvre Georgette, se dit Athalie en sortant; bien sûr elle me cache
un chagrin.

--Je viens, dit aussitôt Jujube avec un sourire dédaigneux, de
rencontrer le sieur Quatpuces, ce savant de quatre sous.

--Ce méchant professeur de je ne sais quoi? ajouta madame Jujube.

--Oui, continua Jujube, ce monsieur à qui il faudrait des dots
princières. J'ai feint de ne pas le voir; mais il est venu à moi, la
main tendue... que je n'ai pas prise; je l'ai salué, m'excusant de ne
pouvoir m'arrêter et je me suis éloigné, le laissant, tout déconcerté,
regarder à l'aise un militaire qui s'était arrêté devant moi, la main à
son képi.... Monsieur Quatpuces a dû voir ce que je suis.... Et si j'ai
besoin de doter ma fille pour lui trouver un mari.

Madame Jujube saisit l'occasion:--Nous en trouverons, tant que nous en
voudrons, des gendres, dit-elle, et qui se croiraient suffisamment
honorés de t'avoir comme beau-père, même sans dot.

--Parbleu! approuva Jujube.

--Ah! si nous voulions, nous n'avons pas à chercher bien loin..... j'en
connais un qui....

La bonne annonça Pistache et il entra; il présenta ses devoirs à
monsieur et madame Jujube, demanda des nouvelles de mademoiselle et fit,
de sa bien-aimée, un tableau enthousiaste.

--Si vous voulez passer à l'atelier, dit le peintre, je vous suis;
arrangez votre cravate et vos cheveux, en m'attendant.

Pistache passa dans l'atelier.

--De qui voulais-tu parler? demanda Jujube.

--Eh! mais de ton modèle, qui....

--L'apothicaire? interrompit brusquement le vaniteux personnage; il t'a
parlé?...

--De rien du tout, répondit vivement sa compagne intimidée par le ton de
cette question; il n'a pas dit un seul mot....

--Eh bien alors?

--Je voulais dire seulement, que si on lui offrait....

--Oui, mais on ne lui offre pas.

Sur ce, le peintre alla rejoindre son modèle et madame Jujube alla
raconter à sa fille ce qui s'était passé.

--Encore un de manqué! dit Athalie avec humeur.

--Manqué, manqué!... Qu'est-ce qu'il y a de manqué?... Ton père n'a
opposé aucun refus. Ce jeune homme ne nous a rien dit, en définitive.

--Positivement, non, non, mais j'ai bien compris... et toi-même....

--Oui, je crois, mais enfin, s'il ne t'avait adressé que de simples
galanteries?... Si tu t'étais méprise?... Qu'il parle, qu'il
s'explique....

--Qu'il s'explique.... Il est si timide!

--Je le ferai bien parler; du train dont va ton père, le portrait durera
longtemps, et je trouverai bien l'occasion de dénouer la langue à ton
amoureux transi....

La séance terminée, Jujube sortit pour aller montrer sa croix au salon
de peinture où il avait exposé son propre portrait, laissant le tendre
pharmacien exprimer à madame Jujube son admiration pour le grand
artiste.

Athalie était à son piano, et madame Jujube, seule avec Pistache,
entreprit immédiatement de le faire déclarer ses intentions.

Sa diplomatie n'eut pas à se heurter à de grandes difficultés; il lui
suffit de parler au timide jeune homme de son prochain établissement, de
l'impossibilité où il se trouverait bientôt de rester garçon, ajoutant
que l'éternel obstacle pour les jeunes gens à marier, c'était leur
ambition des grosses dots.

--Oh! pas moi, madame, pas moi; un joli petit ménage où l'on s'aime
bien, c'est tout ce que je demande, et pas un sou avec.

--Vous avez bien raison, dit madame Jujube, l'argent ne fait pas le
bonheur.

--Oh! non, madame. Être heureux! voilà le vrai bonheur; ç'a toujours été
mon principe.

--Et c'est le bon, c'est la sagesse même. Si les jeunes gens savaient à
quoi il s'exposent en voulant des dots; s'ils connaissaient les
exigences, les goûts dépensiers de la femme qui leur a apporté une dot:
100,000 francs par exemple, ça fait 4,000 francs de rente, mettons
4,500, et elles en dépensent 7 ou 8,000 mille en bijoux et en toilettes.

--Oh! c'est bien vrai, madame; ce que je voudrais, par exemple, c'est
une famille où je serais fier d'entrer....

--Oui, dont le père serait célèbre.

--C'est ça; un artiste, un....

--Un artiste, avoir un beau-père artiste et une femme artiste aussi.

--Oh! oui, madame.

--Eh bien, avez-vous dans vos connaissances?...

--Oh! certainement que j'ai ça, s'écria Pistache.

--Et... connaissez-vous assez ses parents pour espérer?

--Beaucoup, madame, beaucoup....

--Eh bien, alors?

--C'est que... peut-être aussi, veulent-ils beaucoup de fortune....

--Mais avec un bon établissement, on peut faire fortune... je sais bien,
quant à moi, que je n'aurais jamais pour ma fille de ces exigences
d'argent....

--Oh! madame, que vous me faites de plaisir....

Et, après quelques hésitations bientôt détruites par madame Jujube,
Pistache finit par ouvrir son coeur et demander s'il pouvait espérer que
ses voeux seraient accueillis.

--Par ma fille et par moi, n'en doutez pas, répondit la mère.

--Et... monsieur Jujubès... pensez-vous que lui aussi?...

--Ah! avec mon mari, ce sera plus difficile, mais d'ici le jour où votre
portrait sera terminé, nous avons du temps; quant à présent, ne lui
dites pas un mot de vos intentions... laissez-nous faire et bornez-vous
à gagner ses bonnes grâces; il est très accessible à la flatterie, ne
craignez pas de le flatter; qu'il vous prenne en affection, cela rendra
ma tâche plus facile.

--Soyez tranquille, madame; je vais lui en donner, de l'encensoir.

Et le bon Pistache sortit, plein d'espoir.

Madame Jujube courut retrouver Athalie.

--Eh bien, dit-elle, il s'est déclaré; il ne veut que toi, sans un sou
de dot.

--Enfin! s'écria Athalie avec joie, en voilà donc un! Puis avec
crainte:--Mais c'est papa, maintenant.

--Ne t'inquiète pas, ma fille, nous arriverons à le décider; laisse-moi
faire.




V

MAROCAIN LE TERRIBLE


Nous avons fait connaissance avec M. Marocain, le commanditaire
d'entreprises industrielles et artistiques, l'homme nerveux; Marocain le
terrible, que, seule, une offre de réparation par les armes calme
immédiatement, ainsi qu'on l'a vu dans son altercation avec Bengali à
qui, depuis ce jour, il avait gardé une dent. Quant à sa femme, madame
Marocain, nous savons qu'elle est la marraine de Georgette; mais nous ne
la connaissons pas encore. Pénétrons dans l'appartement de ce couple si
différent du précepte de la chanson: Il faut des époux assortis, dans
les liens du mariage.--Rien, en effet, de moins bien assorti que ces
deux êtres destinés à vivre toujours ensemble, car l'incompatibilité
d'humeur n'est pas un cas suffisant de divorce; madame Marocain, douce
et résignée, ne le demanderait d'ailleurs jamais et, quant au mari,
outre qu'il est très amoureux de sa femme, il peut, avec elle, donner
libre cours à son humeur grincheuse et à ses emportements, supportés
sans protestation et sans plainte, sauf toutefois à propos des scènes de
jalousie, l'honnête femme se réveillant au moindre soupçon sur son
inattaquable vertu; mais son ferme langage en pareille occasion ne
pouvant que rassurer Marocain, il le tolérait tout en feignant de n'être
pas convaincu.

L'irritabilité naturelle de celui qu'on qualifiait en général de vilain
monsieur s'était aggravée de sa situation récente de commanditaire.
Séduit par l'exemple d'un de ses amis dont des commandites heureuses
avaient décuplé la fortune, il avait vendu ses titres de rentes et
autres valeurs mobilières qui ne lui rapportaient que de 3 à 4 pour
100, convaincu que, comme son ami, il grossirait beaucoup son avoir en
plaçant ses fonds dans des entreprises; malheureusement toutes n'avaient
pas réussi et il avait bu des bouillons moins réconfortants que ceux des
établissements Duval; de là son état nerveux dont nous avons vu un
échantillon le jour de l'averse.

Au moment où nous pénétrons sous le toit conjugal, Marocain est plus
nerveux que jamais; il a commandité de 50,000 francs le directeur d'un
nouveau théâtre: le _Théâtre Rigolo_, qui ouvre ses portes dans quelques
jours avec une pièce ayant pour titre: _Le veuf à l'huile_, et,
préoccupé des destinées de l'entreprise, il passe tour à tour des plus
grandes espérances aux plus sombres appréhensions.

--Le directeur, ce polisson, dit-il, qui me laisse assister aux
répétitions, parce que c'est mon droit écrit dans le traité, et qui ne
me permet pas de dire mon avis sur la pièce: j'ai des mots très drôles à
mettre dans la pièce, il les refuse; il m'empêche de donner des
conseils aux acteurs; je soumets mes idées sur les costumes, il m'impose
silence.... Et ouvrir un théâtre par une chaleur pareille! ajouta-t-il.
Je ne voulais pas, il m'a envoyé coucher.... Il s'en fiche... c'est mon
argent.... Et dire que jusqu'à présent il a plu! Ça n'arrive qu'à moi,
ces choses-là; la pluie a fini après le grand orage qui m'a fait faire
la connaissance de ce monsieur Bengali... lequel, par la même occasion,
a fait celle de ta filleule.

Et Marocain revint sur sa rencontre de la veille, avec force
commentaires malveillants, rappela la fuite de la jeune fille en
l'apercevant et persista dans sa conviction qu'il y avait là une
intrigue d'amour.

--Je réponds de la vertu de Georgette comme de la mienne, dit madame
Marocain; ce jeune homme a pu la rencontrer, lui adresser quelques
paroles, sans que pour cela....

--Ta, ta, ta, ta! répondit notre bourru.

--J'ai écrit à Georgette de venir me parler, ajouta madame Marocain; une
explication est nécessaire.

Georgette entra à ce moment et, voyant Marocain bondir à sa vue:--Qu'y
a-t-il donc? demanda-t-elle.

--Ce qu'il y a? fit l'aimable homme, avec un sourire ou plutôt avec une
grimace ironique, ce qu'il y a!... Regardez-moi cet air d'innocence...
cette figure de sainte Nitouche.

Et comme Georgette le regardait avec stupéfaction, il continua:--J'étais
en train de parler à madame ta marraine... de ma rencontre d'hier au
soir. Puis, s'adressant à sa femme:--Vous voyez! elle feint d'ignorer de
quoi je parle.... Et, s'avançant sur Georgette:--Ce jeune homme avec qui
vous faisiez route, ce monsieur Bengali! Ce n'est pas vrai, hein? Je me
suis trompé?

--Mais, pas du tout, répondit-elle, c'est très vrai....

--Elle l'avoue cyniquement! s'écria Marocain.

--Quand je ne dis rien, je suis une sainte Nitouche; quand j'avoue, je
suis cynique; je ne sais comment faire, répondit Georgette. Je vais
vous expliquer....

--Quelle explication? hurla notre homme. Ai-je vu ou n'ai-je pas vu?

--Mais, mon ami, laisse-la s'expliquer, dit doucement madame Marocain.

--Oh! elle trouvera une explication; les femmes vous expliqueront tout
ce que vous voudrez; allons, va, explique!...

--Mais, c'est bien simple, dit la jeune fille; depuis le jour de ce
grand orage, où ce monsieur, que je n'avais jamais vu, a voulu
absolument m'abriter sous son parapluie....

--Jusque chez toi, interrompit Marocain.

--Jusqu'à la porte de ma maison, oui; jusque chez moi, non....

Et Georgette raconta dans ses moindres détails l'aventure que l'on
connaît.--Depuis ce jour, ajouta-t-elle, ce monsieur vient me guetter,
me poursuit de ses galanteries....

--Il fallait le signaler aux agents; ils t'auraient débarrassé de lui.

--C'eût été un scandale, je n'ai pas osé; je l'en ai menacé chaque fois.
Alors, il me répondait un tas de folies qui me faisaient rire.... Et
aller dire aux agents: «Arrêtez ce monsieur; il ne m'a rien dit de
malhonnête ni d'inconvenant, mais il me fait rire»; on n'arrête pas les
gens parce qu'ils font rire.

--C'est un polisson! un de ces farceurs qui devraient être chassés à
coups de pied dans le derrière.

--Je ne pouvais pourtant pas, moi demoiselle... dit en riant
Georgette....

--Elle rit! elle ose rire! vociféra notre porc-épic.

--C'était à vous de le faire hier au soir, ajouta Georgette, puisque
vous étiez là.

L'invitation à donner son pied au derrière à Bengali calma l'homme
terrible.

--D'ailleurs, ajouta la jeune fille, ce qu'il me disait au moment de
votre arrivée ne méritait pas pareil traitement. Georgette, alors,
répéta le langage que lui avait tenu son amoureux et le conseil qu'elle
lui avait donné d'exprimer ses intentions à madame Marocain sa marraine.

--Tu as bien fait, ma chère enfant, dit celle-ci.

--Le truc du bon motif! s'écria Marocain, je le connais celui-là.

--Mais, mon ami, répliqua sa femme, ne condamne pas ce jeune homme avant
d'être sûr.

--Bon! bon! je veux bien, mais qu'il vienne nous adresser sa demande,
nous l'attendons de pied ferme, et nous l'attendrons longtemps.

--Je ne crois pas, répliqua Georgette: ce jeune homme avait l'air
sincère, il était très ému....

--Ému!... Parbleu! moi aussi, j'étais ému... dans le temps... et ce que
je rigolais quand j'avais fait gober mon émotion à une petite dinde....
Tu as gobé son émotion, toi... tu es toquée de lui.

Georgette balbutia une protestation timide contre le mot toquée, suivie
de quelques mots d'appréciation des sentiments de coeur du jeune homme,
sous ses dehors d'insouciante gaieté, et ce, aux rires ironiques de
l'incrédule Marocain, convaincu que le censé prétendant à la main de
Georgette se bornerait à continuer ses obsessions.

--Alors, répondit madame Marocain, il se lassera des rigueurs de
Georgette et ira chercher fortune ailleurs.

--S'il voulait réellement épouser Georgette, il serait déjà venu nous
déclarer ses intentions.

--Mais, dit la jeune fille, il n'y a pas de temps de perdu; c'est hier
au soir qu'il me les a fait connaître et il n'est pas deux heures.

Marocain exprimait sa volonté de faire changer de domicile à Georgette
pour dérouter le séducteur, lorsqu'une lettre apportée par la bonne vint
le mettre en belle humeur.

Cette lettre était du directeur du Théâtre Rigolo et lui annonçait que
la répétition générale du _Veuf à l'huile_, devant plusieurs
journalistes, avait eu lieu, que cette pièce avait provoqué un fou rire
et que de l'aveu des critiques, le théâtre ouvrirait par un grand
succès.

--Tu vois bien, mon ami, dit madame Marocain; je te le disais: tu as
assisté à toutes les répétitions, tu es blasé sur la pièce, hors d'état
de la juger.

Le commanditaire, rassuré, presque aimable, convint que la forte somme
engagée par lui dans la nouvelle entreprise théâtrale le rendait
nerveux, incapable de voir aussi juste que des personnes
désintéressées... il avoua même: et plus compétentes que moi.

--Et puis nous serons là pour applaudir, dit Georgette, car vous
m'emmènerez, n'est-ce pas?

--Comment, si je t'emmènerai! mais tu seras avec nous, dans la plus
belle loge de face.... Et puis je dois avoir quarante places pour des
amis qui claqueront ferme.... Allons, allons, ça ira bien.. Qu'est-ce
que je disais donc quand cette lettre est arrivée?

--Vous me disiez de donner congé de mon logement.

--Ah! oui... pas tout de suite; attendons. Si ce jeune homme vient,
comme je l'espère, cette précaution sera inutile; et s'il te convient
pour mari, si malgré ses excentricités de jeunesse c'est un honnête
garçon, si sa position.... Enfin nous verrons....

Madame Marocain, le voyant arrivé à l'état d'esprit désirable pour le
faire adhérer à un projet conçu par elle et sa filleule, dit, en
embrassant celle-ci:--Pauvre mignonne qui arrivait si contente, si
heureuse, et monsieur mon mari, si bon au fond, lui cause une
épouvante....

--Ah! oui, une épouvante, répondit notre butor, sur le ton de la
plaisanterie, en voilà une, facile à épouvanter!...

Et il se mit à rire aux éclats.

Madame Marocain saisit ce nouveau prétexte à flatterie:--Tu épouvantes
les hommes, à plus forte raison une pauvre fillette.

Et Marocain de redoubler de rire:

--A la bonne heure, dit alors sa femme, si tu étais toujours comme
cela....

--J'ai mes moments... j'en ai... d'autres... comme tout le monde.

--Oui, mais ces autres-là!... C'est tout à coup, chez toi, une fusée,
une soupe au lait.

--Moi, dit Georgette, qui venais vous annoncer qu'on serait bien heureux
de vous avoir, vous et ma marraine, à une noce....

--Une noce? demanda d'un air aimable le petit tyran.

--Une très jolie noce, et on m'avait chargée de m'assurer, avec
précaution, si on pourrait venir vous inviter avec la certitude de
réussir à vous faire accepter l'invitation.

--Si ce sont des gens que je connais....

--Vous les connaissez beaucoup: monsieur et madame Blanquette.

--Les Blanquette!... Ils marient leur fille?

--Dans huit jours... et elle voudrait bien m'avoir pour demoiselle
d'honneur.... Je n'ai pas voulu promettre sans vous consulter... parce
que, si ça vous avait contrarié le moins du monde....

Et voilà comment on domptait la bête féroce.

Tout marcha donc au gré des deux dompteuses; Marocain alla même au
devant du désir de la marraine en l'engageant à offrir à sa filleule une
jolie toilette blanche de circonstance; toutes deux sautèrent au cou de
Marocain que la pensée d'un bon dîner et les flatteries à son adresse
avaient rendu tout à fait charmant, et il déclara nettement que les
Blanquette pouvaient en toute assurance lui faire leur invitation.




VI

OUVERTURE DU THÉÂTRE RIGOLO


L'annonce, sur les colonnes Morice et dans les journaux, de l'ouverture
du théâtre au nom joyeux et de la pièce au titre alléchant qui devait
l'inaugurer, ne pouvait laisser indifférents Bengali et ses compagnons
de plaisirs; et, malgré une chaleur à vendre le beurre en bouteilles,
ils s'étaient mis d'accord pour aller tous ensemble à la première
représentation du _Veuf à l'huile_, et ils avaient loué six fauteuils de
balcon, premier rang, se suivant sans interruption.

Le nouveau théâtre était un ancien café-concert transformé en salle de
spectacle, par adjonction de deux galeries, d'un balcon et de quelques
loges, théâtre de quartier vu sa situation excentrique; ce quartier, du
reste, ne pouvait fournir un public de _high life_ et on s'en apercevait,
dès en entrant dans la salle, aux nombreuses casquettes et aux cravates
rouges ou vert-pomme qui l'émaillaient, mêlées aux chapeaux du Temple
des dames, même aux simples bonnets et, par-dessus tout, au bruit des
conversations, des interpellations et des appels à longue distance,
entre spectateurs reconnaissant des amis; tout cela dans une température
d'Éthiopie et un grouillement de visages en sueur, continuellement
essuyés par des mouchoirs de poche ou des manches de paletot.

Dans la confusion des voix, on distinguait les réflexions de
circonstance, échangées du paradis au parterre et réciproquement:

--Très chic, ce théâtre-là!

--Y a du velours.

--Et de l'or.

--Et le _Veuf à l'huile_, ça doit être rien rigolboche.

--Qu'est-ce que ça peut être qu'un veuf à l'huile?

--Un veuf à l'huile? ça doit être un vieux veuf bien conservé.

--Dans l'huile?

--Dam! y a bien les sardines.

Et tout le monde de rire.

--Les sardines! Espèce de serin!

--Eh ben, qu'est-ce que c'est, toi?

--Va donc t'asseoir sur ma veste, et prends garde de casser ma pipe.

--Mais dis donc ce que c'est, toi, puisque t'es si malin.

_Autre voix_.--Moi je parie que je sais ce que c'est que le veuf à
l'huile.

_Tout le monde_.--Ah! ah!... dis-le.

--Eh ben, c'est le contraire d'un cornichon, parce que le cornichon est
au vinaigre.

On conspue l'auteur de cette explication.

--Ferme donc ta boîte à bêtises! crie l'un.

--Tiens, tu m'affliges, comme le grenadier de la chanson, dit un autre.

_Troisième voix_.--Vous êtes tous des melons; v'la ce que c'est: c'est
pas le veuf en personne; simplement qu'il a fait faire son portrait à
l'huile.

Cette nouvelle explication est accueillie par des huées unanimes.

--Tu ferais bien mieux de nous payer des rafraîchissements que de dire
des choses bêtes comme tes pieds, crie un ami du préopinant.

--Oui, oui, approuve en choeur toute la société altérée.

--On crève de soif, disent les uns.

--N'y a donc pas de limonadier? demande un autre.

Ici, le choeur, sur le rythme des lampions:--Le garçon! le garçon!

Le silence se fit tout à coup; c'était l'arrivée de Bengali et de ses
amis, au balcon, qui produisait son effet.

--Des messieurs de la haute, murmurait-on.

--Ils ont des gants, observaient les uns.

--Et des lorgnettes, ajoutaient les autres.

--Ça doit être des Russes, affirma un physionomiste; et l'opinion ayant
circulé, de nombreuses voix crièrent:--Vive la Russie!

Bengali et sa société saluèrent gracieusement en mettant la main sur
leur coeur, ce qui prouva que le physionomiste avait deviné, et les
cris: Vive la Russie! de redoubler.

--Demandez: vin, bière, cognac, sucre d'orge à l'absinthe! cria un
garçon limonadier qui entrait en ce moment.

Des bravos retentirent de toutes parts, accompagnés des ordres:

--Garçon, quatre verres!--Garçon, deux cognacs!--Garçon, cinq bocks!

--Des bons chaussons! ajouta le garçon.

--Trois chaussons! crièrent des voix.

Pas de confusion sur le mot chausson. Un grammairien fantaisiste l'a
défini: objet de lisière ou de pâte ferme, contenant des pieds ou des
pommes.--Les chaussons dont il s'agit ici contenaient des pommes.

Les plus pressés soulagés par l'absorption des liquides, et un silence
relatif s'étant produit, Bengali se leva et cria d'une voix
retentissante:

--Garçon! six sucres d'orge à l'absinthe.

Et quand on vit les six sucres d'orge sucés par les six bouches amies,
ce fut un enthousiasme tenant du délire, et toute la salle de crier:
L'Hyme russe! l'Hyme russe!

--Mais les musiciens n'y sont pas! cria un spectateur; chantons la
_Marseillaise_.

Et tout le monde entonna la _Marseillaise_ aux acclamations de Bengali
et de ses compagnons, debout et la main sur le coeur. Un oeil parut à
chacun des trous du rideau, dont l'agitation trahissait la présence des
comédiens impatients de voir les Russes et, tous ne pouvant pas mettre
leur oeil au trou, les empêchés soulevaient les coins du rideau et
montraient leurs têtes curieuses.

Marocain, placé dans une baignoire de face, sous le balcon où étaient
les spectateurs, cause de cet enthousiasme, et qu'il ne pouvait pas
voir, Marocain de se réjouir de l'heureux incident qui devait assurer le
succès du _Veuf à l'huile_; et quand les quatre musiciens composant
l'orchestre parurent à leur place, il s'associa de tous ses poumons au
cri, de nouveau poussé: L'Hyme russe! l'Hyme russe!

Les artistes, qui ne connaissaient pas ce chant national, jouèrent _God
Save the Queen_, aux applaudissements des spectateurs qui avaient pris
cet air anglais pour l'air russe. Ceux du parterre, tournés vers les
prétendus Russes, les acclamaient, battaient des mains, faisaient un
tapage assourdissant.

Les petits coups précipités, frappés derrière le rideau pour avertir les
musiciens de se tenir prêts aux trois coups officiels, ce signal
n'arrêta pas les acclamations des amis de la Russie.

--Silence! dans la fosse commune! cria un amateur de chaussons, en
essuyant à ses cheveux ses doigts pleins de marmelade de pomme; on va
commencer.

On frappa les trois coups, l'orchestre joua l'ouverture et le rideau se
leva.

Marocain était haletant et avoua à sa femme et à Georgette qu'il avait
le trac; puis remarquant une place vide à l'orchestre:--Je vais la
prendre, dit-il; je serai mieux pour chauffer la pièce et encourager les
artistes.

Il quitta la loge et alla s'asseoir à la stalle vacante:--Cette place
est celle d'un monsieur qui va rentrer et il m'a prié de la lui garder,
dit le voisin de stalle.

--On ne retient pas de place, répondit-il; celle-ci est inoccupée, je
la prends.

--Vous vous arrangerez avec son propriétaire, répliqua le gardien de la
place.

--C'est tout arrangé, fit le commanditaire, et il s'installa dans la
stalle au moment où le rideau se levait.

--Oh! une idée, dit à demi-voix Bengali à ses amis; nous ferons les mots
continués.

Les amis approuvèrent en étouffant le rire qui les gagnait à la pensée
de cette scie pendant la pièce.

Le théâtre représentait un petit salon modestement meublé; il fait nuit.
Entre avec précaution, par une porte latérale, une vieille femme portant
une lampe allumée.

--Je crois, dit-elle, que mon savoyard de maître s'est décidé à taper
de l'oeil; foi de veuve Tubéreux qui est mon nom, j'en ai attrapé une
courbature dans la gorge, de lui lire les journaux. (On entend sonner
deux heures.) Deux heures du matin; vous croyez qu'il n'est pas à tuer,
ce ravagé-là, de ne pas vouloir que les autres dorment, parce qu'il ne
peut plus dormir? ni que les autres mangent, parce qu'il n'a pas
d'appétit et qu'il est condamné à l'huile de foie de morue?

Désappointement des spectateurs, rumeur dans la salle.

--Ah!... C'est pour ça que ça s'appelle le _Veuf à l'huile_....

--C'est idiot!

--C'est imbécile.

--On se fiche de nous.

--Laissez continuer! s'écria Marocain. Puis s'adressant à
l'actrice:--Continuez, madame! dit-il.

Et la mère Tubéreux continua:

--Et ça n'a que 42 ans; voilà où mène la noce... et encore il y a noce
et noce. Ainsi moi, par exemple....

Ici un rire général.

Marocain, voulant chauffer le premier succès, se tord avec des éclats
joyeux, à croire qu'il allait suffoquer.

--Attention aux mots continués, dit Bengali à ses compagnons; je
commencerai.

La mère Tubéreux, qui a cru devoir saluer le public, reprend la suite de
son monologue:--Eh bien, moi, ça ne m'empêche pas d'être bien conservée,
j'espère?

--De bottes, dit Bengali à haute voix. Et nos farceurs continuant, le
public stupéfait entendit:

--De bottes--anique--olas Flamel--odrame de Denneri--de veau--aux
petits pois--lon--comme le bras.

Bengali fit signe d'arrêter ici la série; le public se dit:--C'est du
russe; ils parlent en russe.

Et la pièce continua:

_La mère Tubéreux_.--Avec ça qu'il prend des pilules très échauffantes
qui lui donnent une constipation!

Rumeurs et protestations dans la salle: Oh! oh! oh!

--Charge-le d'huile! crie une voix.

--Mets-le à l'huile de ricin, ajoute une autre.

Et toute la salle de rire.

--Silence! hurle Marocain furieux.

La chaleur allant toujours croissant, les dames, peu à peu, retirent les
unes leur chapeau, les autres leur bonnet et les suspendent à l'étoffe
de la rampe à l'aide d'épingles.

La mère Tubéreux continuait, lorsqu'une altercation se produisit dans la
salle; c'était le titulaire de la place occupée par Marocain qui la lui
réclamait.

--Hein! quoi, dit celui-ci avec humeur, vous troublez le spectacle.

--C'est vous qui le troublez; je vous réclame ma place, voilà tout.

Marocain ne répondit pas et se remit à écouter la pièce.

Le réclamant lui frappa sur l'épaule:--Vous n'entendez donc pas ce que
je vous dis? Vous avez ma place, je la veux.

Marocain refuse de la rendre.--Altercation; gifle retentissante
appliquée à Marocain:--A bas la claque! crie un loustic, et le public
de rire. Tout le monde est levé et la mère Tubéreux attend que l'émotion
soit calmée.

Un agent arrive et expulse le gifleur.

Marocain, alors, de rouler des yeux effrayants et de crier d'une voix
terrible:

--Eh bien, ça m'est égal! je la garde! et il se rassit à la place
réclamée.

--C'est ça, gardez-la, cria le public mis en belle humeur.

Pendant cette scène, nos six farceurs avaient remarqué l'exposition à la
galerie des chapeaux et des bonnets, et, après avoir chuchoté entr'eux,
Bengali était sorti, puis était rentré après une courte absence.

La mère Tubéreux avait repris son monologue, le public écoutait la pièce
et la bande joyeuse profita de l'attention générale pour exécuter le
plan conçu par Bengali et qui était celui-ci: les dames s'étant allégées
de leurs coiffures pour avoir moins chaud à la tête, nos farceurs
s'allégèrent de leurs chaussures pour avoir moins chaud aux pieds, et
bientôt on vit pendre au balcon six paires de bottes accrochées à la
rampe du balcon par les tirants à l'aide des épingles que Bengali
s'était procurées pendant sa sortie.--Seconde série des mots continués,
dit-il à voix basse, attention.

La mère Tubéreux continuait toujours:

--Si ça n'était pas qu'il est riche et qu'il me couchera sur son
testament....

Bengali continua sur: _ment_: Comme un arracheur de dents.

Et les autres de continuer sur la syllabe _dent_:--seur de corde--à
puits--très profond--de culottes.

--Ah! assez! cria Marocain avec colère.

Et tout le monde, se retournant vers les interrupteurs, de jeter un cri
de surprise à l'aspect de l'étalage de cordonnerie. Marocain bondit à la
vue de Bengali.

--C'est des Russes, dit un des spectateurs; il paraît que ça se fait
dans leur pays quand on a trop chaud.

--Ça des Russes! hurle Marocain; je les connais, ce sont des faiseurs de
farces; ils sont venus ici pour se fiche de nous.

Des clameurs, alors, accueillirent cette révélation; des menaces aux
faux Russes se firent entendre, des poings se tendirent vers la galerie;
Bengali et les siens, devinant qu'un mauvais parti leur était réservé,
décrochèrent vivement leurs bottes et disparurent.




VII

GEORGETTE SOUSTRAITE A BENGALI


Il est à peu près inutile de dire que les bonnes dispositions de
Marocain à accueillir le candidat à la main de Georgette, s'il venait à
exposer sa demande, ne résistèrent pas à la chute de _Veuf à l'huile_
qu'il attribuait à Bengali.

Le lendemain même de cette soirée désastreuse, le changement de domicile
de la jeune fille était un fait accompli. On paya le terme près
d'écheoir, le congé n'ayant pas été donné à temps; pour le terme
suivant, on en consigna le prix en garantie de la non location possible;
le modeste mobilier de la jeune locataire fut enlevé en quelques heures
par un commissionnaire, sur une charrette à bras, et le lendemain et
jours suivants l'obstiné amoureux guetta vainement la sortie et la
rentrée de celle qui en était arrivée à occuper toutes ses pensées; car
madame Marocain s'était trompée: les rigueurs de sa filleule, loin de
décourager Bengali, avaient eu un résultat contraire. Habitué aux
conquêtes faciles des dames qui acceptent sans façon le bras et le
parapluie d'un inconnu, la résistance ferme et persistante de la jeune
fille à ses tentatives pour pénétrer chez elle, ses refus réitérés
d'accepter les rendez-vous qu'il lui demandait pour éloigner d'elle la
crainte des réflexions de son concierge et de ses voisins; les menaces
de Georgette de demander protection aux gardiens de la paix et de la
morale publique; sa volonté, enfin, qu'il croyait irrévocable, de ne pas
céder à ses désirs, tout cela n'avait fait qu'accroître la passion de
notre Don Juan du parapluie, pour la première fois en face d'une vertu
solide.

Étonné de ne plus rencontrer Georgette:

--Elle est peut-être malade, se dit-il. Et, pour en avoir le coeur net,
il se décida à se renseigner auprès du concierge, sans laisser prise aux
suppositions malveillantes du préposé au cordon.

--Je suis, lui dit-il, fabricant d'éventails; je donne des travaux à une
demoiselle qui demeure ici, mademoiselle Georgette; je lui ai confié....

Le concierge l'interrompit:

--Elle n'y demeure plus! répondit-il.

--Elle n'y... fit Bengali désappointé.

--Elle est déménagée depuis quatre jours....

--Ah! alors, donnez-moi sa nouvelle adresse.

--Je ne l'ai pas; cette demoiselle est partie sans la laisser.

Et, sitôt dans la rue, notre amoureux, dont les menus soucis de la vie
n'avaient jamais altéré la gaîté, resta tout rêveur; puis secouant enfin
la tristesse qu'il sentait l'envahir:

--Ah! c'est trop bête, dit-il, une de perdue, dix de retrouvées.

--Tiens! Monsieur Bengali, dit une voix.

Le séducteur déçu regarda qui l'interpellait; c'était Pistache.

--Eh! c'est mon ami le pharmacien! s'écria Bengali. Puis, comme frappé
d'un souvenir:--Oh! sapristi! dit-il, vous me rappelez cette soirée chez
votre peintre.... Est-ce que madame Jujubès tourne toujours son moulin à
café?

Pistache se mit à rire:--Ah! ah! ah! farceur! C'est égal, elle était
mauvaise, celle-là.

--Comment, j'ai annoncé que ce tour-là était une surprise; on
m'attendait, je ne suis pas revenu, tout le monde a été surpris.... Si
j'étais revenu, il n'y aurait pas eu de surprise, ça n'aurait pas été
drôle.

Et Pistache de rire de plus belle....

--Tout le monde était furieux, n'est-ce pas? demanda notre
mystificateur.

--D'abord, oui, quand votre tante est venue annoncer qu'elle venait de
vous voir avec....

--Ma tante Piédevache est venue?

--Un instant après votre départ, oui; alors, elle a expliqué que vous
aimiez à faire un tas de blagues comme ça, mais que vous étiez un
honnête garçon, qu'elle aimait beaucoup et à qui elle donnerait une
belle dot en mariage, sans compter que vous serez son seul héritier.
Alors, la famille Jujubès, qui n'était pas contente, par rapport aux
dames à qui vous avez fait tenir des bougies....

Et, à ce souvenir, Pistache pouffa de rire.

--Pendant que vous jouiez du cor de chasse?

--Oui, pendant que.... Ah! ah! ah!... satané farceur.... Je n'en pouvais
plus à force de souffler.... Ah! ah! ah! alors monsieur et madame
Jujubès se sont mis à rire en disant que c'était une simple plaisanterie
de jeune homme et on a beaucoup engagé madame votre tante à vous amener;
elle ne vous l'a pas dit?

--Je ne l'ai pas vue depuis ce jour-là... et c'est vous qui
m'apprenez.... Je ne savais même pas qu'elle connaissait la famille de
votre adorée. Au fait, et vos amours?

--Ils vont très bien... très bien.

--Tant mieux.... Vous m'inviterez à la noce?

--Comment!... Garçon d'honneur, si vous voulez.

--Si je veux!... Ah! je vous crois.... A quand le mariage?

--Ah!... le mariage... je ne sais pas encore.

--Le jour n'est pas fixé?

--Non... parce que je vais vous dire: la demande n'est pas encore
faite....

--Sauf cela, rien ne manque.

--Voilà tout.

--C'est peu de chose; la jeune fille vous aime?

--Je le pense.

--Elle ne vous l'a pas dit?

--Je ne le lui ai pas demandé.

--Pourquoi?... Vous ne trouvez pas la phrase?

--Si... oh! si... oh! la phrase, je la trouve bien.

--Oui, c'est ce qu'il faut mettre dedans, que vous ne trouvez pas.
Enfin, à ce détail près, tout cela me paraît être en très bon chemin.

--N'est-ce pas? D'autant plus que la mère, madame Jujubès, à qui j'ai
dit mes intentions, est tout à fait pour moi.

--Alors, ça y est.

--Oui, ça ne dépend plus que du père.

--C'est quelque chose, mais enfin votre situation est excellente....
Allons faire une partie de billard, je vous en rends vingt de cinquante.

--Je ne peux pas, je vais en ce moment poser pour mon portrait....

--Alors, il ne faut que ce soit l'artiste qui pose.

--Oh! il n'y a pas de danger; je l'attends toujours une heure et souvent
il ne vient pas du tout.

--Diable! mais vous aurez des cheveux blancs quand votre portrait sera
fini.

--Oh! que M. Jujubès soit en retard ou qu'il ne vienne pas du tout, ça
m'est égal, et même j'aime mieux ça, pour être avec Athalie.

--C'est assez malin de votre part, et je comprends maintenant pourquoi
vos affaires sont si avancées.

--Certainement, il n'y a plus que le père.

--Qu'il donne son consentement et crac! allons-y!

--Voilà!... Dites donc?

--Quoi, cher ami?

--Vous ne savez pas ce que vous devriez faire?

--Je le sais si rarement....

--Et bien, vous devriez venir avec moi, voir mon portrait: vous me direz
si c'est frappant.... Je le crois.... Et puis on sera enchanté de vous
voir, chez monsieur Jujubès.

--Vous croyez?

--J'en suis sûr!

--Après tout, c'est possible, dit Bengali; ils connaissent ma tante....
C'est une bonne cliente, car tous les portraits d'elle dont j'ignorais
l'auteur....

--Allons, venez! ajouta Pistache, en passant son bras sous celui de son
ami. Et tous les deux arrivèrent chez l'artiste qui, par
extraordinaire, était en avance et préparait sa palette. Il alla à
Bengali, le sourire aux lèvres et la main tendue:--Ah! vous voilà donc,
faiseur de surprises!

--Voyez-vous, fit Pistache, je vous l'avais bien dit qu'on n'était pas
fâché contre vous.

--Fâchés! nous? s'écria Jujube; est-ce que les artistes se fâchent pour
une plaisanterie spirituelle? C'est bon pour des bourgeois, de se fâcher
en pareil cas.

Et Jujube serra de nouveau la main de Bengali stupéfait par cet accès de
politesse foudroyante.

--Je vais prévenir ma femme et ma fille de votre bonne visite, dit
l'artiste.

Et il disparut un moment:

--Vous direz du bien de moi, n'est-ce pas? supplia Pistache dès qu'il
fut seul avec son ami.

--Comptez sur moi, répondit celui-ci.

--Et puis, n'oubliez pas de flatter M. Jujubès, il aime ça.

--Soyez tranquille, je lui ferai la bonne mesure.

--Ces dames vont venir, dit le peintre en rentrant; elles seront
enchantées de vous voir.

--Croyez, illustre maître, que, de mon côté, je serai ravi.

Puis, bas à Pistache:--Illustre maître, est-ce suffisant?

Le pharmacien fit un signe approbatif:

--Mais voyez donc mon portrait, dit-il à Bengali.

--Ah! oui, au fait, je suis impatient....

Jujube retourna son chevalet et regarda son visiteur, pour juger de sa
première impression.

--C'est stupéfiant! s'écria celui-ci.

--N'est-ce pas? fit Pistache; ne dirait-on pas qu'il va parler?

--On le dirait, oui, mais il vaut mieux qu'il ne parle pas.

Jujube poussa un éclat de rire:

--Comment? observa Pistache, vexé.

--Sans doute, répondit Bengali, parce qu'alors ce ne serait plus votre
portrait, ce serait vous-même; on dirait:--Ah! quelle bonne farce! ce
n'est pas une peinture; c'est une farce, c'est un monsieur qui passe sa
tête par un trou.

--Ah! c'est juste, oui.

--Ce qui est absolument extraordinaire, renversant, continua notre
blagueur à froid, c'est que... vous êtes joli là-dessus.

--Comment?... vous ne trouvez pas que c'est ressemblant?

--Frappant.... Mais vous êtes joli là-dessus; du reste, rien à cet égard
ne m'étonne de la part d'un maître comme M. Jujubès. Tous les portraits
qu'il fait de ma tante sont de plus en plus séduisants; ainsi son
dernier, à l'âge de soixante-cinq ans, rendrait amoureux d'elle....

--Et c'est ressemblant, fit Jujube.

--Extraordinaire! répondit Bengali. Ah! monsieur Jujubès, j'ai vu les
portraits de la Joconde, de la Fornarina....

--Ah! interrompit joyeusement l'artiste.

--Oui, maître, mais... c'est peut-être incompétence de ma part.... Et
montrant le portrait du pharmacien:--J'aime mieux ça.... Pardonnez-moi,
maître.... Je suis un ignorant....

--Oh! du tout, vous avez un goût très remarquable... mais, je vous
assure que les portraits dont vous me parlez sont estimés des plus
grands connaisseurs... quoique, personnellement, ils ne m'aient pas
enchanté.

--Du reste, ajouta Bengali, le ruban qui brille à votre boutonnière est
un peu mon excuse....

--Sans doute, sans doute, murmura Jujube qui avalait tout cela avec une
facilité prodigieuse.

En ce moment, un bruit de voix et un froufrou d'étoffes annoncèrent
madame et mademoiselle Jujube; elles entrèrent radieuses.

--Quelle aimable surprise! s'écria la mère. Vous ici, cher monsieur! Ah!
quel plaisir! Et elle tendit la main à Bengali qui dut aussi serrer
celle que lui tendait Athalie.

--C'est moi qui l'ai amené, dit Pistache à qui on s'était borné à faire
un petit signe de tête, et, ajouta-t-il, il ne voulait pas venir, à
cause de la farce de l'autre jour.

Toute la famille se récria; Jujube répéta ce qu'il avait dit de cette
spirituelle plaisanterie, et on surenchérit encore sur son appréciation.

--Vous arrivez à propos, dit madame Jujube: nous avons, depuis cette
soirée, fait une visite à votre chère tante et nous avons ri comme des
folles de votre tour de la surprise.

Sur ce, tout le monde de se tordre en la rappelant.

--Cette excellente tante! ajouta madame Jujube; nous l'avons invitée à
dîner et elle nous a promis de vous amener....

--Nous comptons sur vous, dit Jujube.

--Oh! positivement, ajoutèrent les deux dames.

--Il viendra, il viendra, dit Pistache, dans l'espoir d'être invité.

--M'ame Jujubès, dit l'artiste, fais-nous donc servir un petit lunch!

--Oh! oui, oui, s'écrièrent les deux femmes, et madame Jujube sortit
vivement.

--Je vois le coup, pensa Bengali; on veut que je revienne amuser la
société.

Et Pistache, qui espérait toujours son invitation, de répéter à
Jujube:--Il viendra, vous verrez.

--Si votre pharmacie vous réclame, répondit celui-ci, ne vous gênez pas
pour nous; les malades avant tout.

--Oh! j'ai le temps, fit piteusement notre amoureux; la séance n'a pas
été longue.

Bengali, désireux d'éviter le lunch, tenta des excuses, mais le peintre
insista:--Vous prendrez ce que vous voudrez, ne fût-ce qu'un biscuit
trempé dans un verre de champagne.

--Pour trinquer avec moi, dit Athalie.

--Du champagne comme vous n'en trouverez dans aucun restaurant, ajouta
Jujube, un cadeau des héritiers de la veuve Cliquot.

Madame Jujube rentra et offrit son bras à Bengali qui dut céder;
Pistache présenta le sien à Athalie qui prit celui de son père et on
passa au salon où le lunch avait été dressé sur un guéridon.

--Et les sandwichs? demanda Jujube, je ne les vois pas.

--La bonne est allée les chercher, mon ami; je ne sais pas ce qu'elle
fait.

--Tu lui as dit que c'était très pressé?

--Mais oui.

--Il y a des personnes qui sont comme les foules, observa Bengali: plus
elles sont pressées et moins elles vont vite....

--Ah! ah! ah! charmant, fit l'artiste.

Et tout le monde, de répéter:--Ah! ah! ah! charmant! Quant à Pistache,
c'était un rire épileptique, et sa bouche démesurément fendue et
entr'ouverte donnait l'idée d'un sac de conducteur d'omnibus.

--Goûtez-moi ce champagne, monsieur Bengali, dit l'artiste en lui
présentant un verre.

--Je vais le boire au grand art dont vous êtes un des plus illustres
représentants, maître.

--Ah! à propos, mesdames, dit Pistache, mon ami trouve mon portrait
admirable.

--C'est-à-dire, fit Bengali, qu'il n'y a qu'à se prosterner et adorer,
ou l'on est classé, pour le restant de ses jours, parmi les madrépores.

Jujube s'inclina modestement, mais sans protester.

--Vous devriez faire faire votre portrait à M. Jujubès, ajouta Pistache.

--Mon portrait? je l'ai.

--Par qui? demanda Jujube.

--Oh! vous ne connaissez pas l'artiste, c'est un jeune homme qui
commence, mais qui ira loin....

--Et votre portrait, est-il ressemblant? demanda Pistache.

--Quand il fait beau, très, très ressemblant.

Une question se dessina sur tous les visages ébahis. Pistache la posa.

--Comment, quand il fait beau?

--Je ne saisis pas bien... ajouta Jujube.

--Je vais vous expliquer cela, répondit Bengali: mon jeune artiste, qui
était dans la panne au point de ne pas pouvoir acheter une toile, avait
une vieille peau de grosse caisse; il m'a peint dessus, de sorte que,
quand il pleut, la peau se retire et le portrait fait des grimaces
épouvantables comme ça, tenez.

Et Bengali se contorsionna affreusement le visage, aux rires de la
société:--Ce qui fait, ajouta-t-il, que pendant la mauvaise saison je ne
ressemble pas du tout.

La famille Jujube se tordait, et les verres de champagne présentés par
Athalie et secoués par son rire débordaient sur le parquet.

--C'est vous qui m'avez touché le bras, dit Athalie à Pistache, avec
humeur.

Et le pauvre garçon, tout piteux, d'affirmer qu'Athalie se trompait,
qu'il ne l'avait pas touchée.

Bengali saisit l'occasion de parler en sa faveur, comme il le lui avait
promis.

--Eh bien, cher ami, lui dit-il, vous voilà sombre comme un dénouement
de Crébillon, pour une simple observation de mademoiselle.

--Aussi, il faut être bien maladroit, répondit Athalie.

--Vous êtes bien susceptible, ajouta la mère.

--Vous avez grand tort de faire cette mine-là, continua Bengali; je ne
connais rien d'affligeant comme la vue d'un pharmacien qui boude.

--Je ne boude pas, balbutia Pistache.

--Mesdames, continua Bengali, ce garçon est très sensible; c'est son
seul défaut et, pour la femme qu'il épousera, ce sera une qualité à
ajouter à toutes les autres. Ah! heureuse la femme qui le possédera...;
il ne vagabonde pas comme moi, dans les bocages de la fantaisie; il va
droit à son but qui est la pharmacie.

--De 1re classe, interrompit Pistache.

--De 1re classe, je ne le lui fais pas dire; le soir, il étudie l'art
de composer les sirops et les juleps, au lieu d'aller dans les
brasseries de femmes, ces écoles préparatoires des candidats pour
Charenton; c'est un bon jeune homme, sans passion, vivant comme une
huître....

Ici Pistache quitta son sourire de béatitude:

--Comme une huître! fit-il d'un ton froissé.

--Eh bien, quoi, cher ami! l'huître est un mollusque délicieux, que
toutes les jolies femmes gobent avec plaisir; voici mademoiselle qui
est une jolie femme, ne seriez-vous pas heureux qu'elle vous gobât avec
plaisir?

--Oh! certainement, fit notre amoureux, en regardant Athalie avec
émotion.

Le mauvais plaisant continua:

--Comme caractère, il possède au plus haut point la vertu de
Cadet-Roussel qui pourtant a laissé une réputation de bon enfant; il est
doux, facile à vivre... il mange de tout.

Un éclat de rire de la famille Jujube coupa l'éloge du pauvre Pistache.

--Je ne lui connais qu'un défaut, dit en terminant Bengali; le dimanche
il pêche à la ligne.... Mais l'Écriture l'a dit: Dieu ne veut pas la
mort du _pêcheur_.

Ce dernier mot n'était pas fait pour ramener au sérieux la famille
Jujube mise en gaîté....

--Ah ah ah!... du pêcheur! très joli, le mot, dit Pistache saisissant
l'occasion de se rallier à la gaîté dont Bengali avait fait les frais
sur son dos.

--Monsieur Bengali, un baba en attendant le sandwich, dit madame Jujube.

--J'accepte, madame, mais vous permettrez que ce soit en ne les
attendant pas; je suis obligé de vous quitter.

Tout le monde se récria:--Oh! nous quitter si tôt!

La bonne entra.

--Tenez, voilà les sandwichs! s'écria Athalie.

Bengali dut céder aux instances de la famille Jujube, et, après avoir
absorbé quelques sandwichs, il prit congé d'elle, suivi de Pistache
qu'on n'avait pas cherché à retenir.




VIII

ACCORDS MATRIMONIAUX


Il est, à peu près, inutile de dire que Bengali manqua à la presque
promesse qui lui avait été arrachée, d'accompagner sa tante au dîner
offert à cette riche parente; il s'était mis en tête de découvrir
Georgette dont la pensée ne le quittait pas. La découvrir! Comment?
C'est ce qui le préoccupait autrement que l'invitation de l'obséquieux
trio.

Jujube avait bien fait les choses, car si, certains jours, on en était
réduit au simple miroton et au fromage, quand on avait des convives on
sortait la porcelaine de Saxe, les couteaux en vermeil, les verres de
baccarat et le seau à glace, et on commandait le repas à Potel et Chabot
qui envoyaient, avec le menu, un garçon en habit noir, cravate blanche
et gants de même couleur, pour le service de la table.

On exprima à mademoiselle Piédevache les vifs regrets causés par
l'absence de son neveu, dont on exalta l'esprit et la belle humeur, et
Jujube qui, dans ses déceptions fréquentes, trouvait toujours une
contrepartie consolante, pensa qu'après tout, la présence de Bengali
aurait rendu difficiles les allusions au mariage désiré.

La tante était fort irritée contre lui:

--Voilà quinze jours que je ne l'ai vu, le chenapan, dit-elle.

On l'excusa; mademoiselle Piédevache habite Saint-Mandé, c'est un peu
loin pour l'aller voir souvent. La vieille demoiselle répliqua que son
vaurien de neveu avait toujours de bonnes raisons à lui donner.--Je vais
chez lui, dit-elle, je ne le trouve jamais; je lui écris, il me répond
des lettres charmantes, mais il ne vient pas. Cependant, ajouta-t-elle,
il m'a formellement promis de venir samedi; c'est ma fête.... Oh! il
sait que ce jour-là, je ne le tancerai pas.

--Il faut le marier, dit Jujube.

La ligne était jetée, la femme à moustaches mordrait-elle à l'hameçon?
L'artiste pensa que la présence d'Athalie pourrait le gêner pour
continuer ses petites manoeuvres matrimoniales et, suivant son habitude
quand il voulait l'éloigner, il l'envoya étudier son piano.

--Il faut le marier! répéta-t-il dès qu'elle eut disparu.

--Oui, il n'y a que cela pour faire se ranger un jeune homme, ajouta la
mère.

--J'y ai bien pensé, répondit la tante; mais il n'est guère mariable.

--Il aime la vie de garçon, c'est de son âge; mais l'amour peut changer
ses idées.

--Changer ses idées?... Changer ses maîtresses, oui, trois par semaine,
autant que de chemises. Parbleu! le marier; je ne demande pas mieux...
ça ne serait pas difficile; je ne tiens pas à la fortune; la jeune
fille n'aurait pas un sou de dot, ça me serait égal.

--Ah! vous avez bien raison, s'écrièrent les deux époux.

Mademoiselle Piédevache continua:

--Je donnerai à mon neveu une dot suffisante pour qu'il puisse se marier
à son goût, par amour, à condition cependant que l'absence de fortune de
la demoiselle sera compensée par l'honneur, pour lui, d'entrer dans une
famille distinguée.

Madame Jujube jeta une sonde:

--Une famille d'artistes, par exemple, dit-elle.

--De grands artistes, d'artistes renommés, ajouta le mari.

--Oui, j'aime beaucoup les artistes, répondit la tante qui, on le voit,
mordait à l'hameçon; ce que voyant, Jujube lança cette deuxième sonde
qu'il jugea devoir être triomphante:

--Un beau-père chevalier de la Légion d'honneur?

Et il ne s'était pas trompé:

--Une jeune fille artiste, un père décoré, dit mademoiselle Piédevache,
mais nous avons tout cela ici.

L'entente se fit donc promptement; les auteurs des jours d'Athalie se
portèrent garants de son consentement et il fut convenu que la famille
irait dîner à Saint-Mandé, le samedi suivant, pour faire se trouver
ensemble les deux jeunes gens qu'on voulait marier.

Bengali ne se doutait guère qu'on disposait de lui, absorbé qu'il était
par son idée fixe de retrouver son inhumaine; assis devant un café, il
regardait, avec soin, toutes les femmes qui passaient; parcourant, au
hasard, les rues, les boulevards, les passages, il se livrait au même
examen, bousculant les passants s'il apercevait au loin une taille, une
démarche, une chevelure blonde lui rappelant Georgette, et ce n'était
qu'une éternelle illusion. Avant la rencontre sous la porte cochère, peu
lui eût importé son erreur; si la passante eût été jeune et jolie, il
aurait tenté l'aventure; maintenant il s'arrêtait tout déçu: ce n'était
pas elle!

Elle hantait même ses rêves, et, exaspéré par cette vision obsédante:

--Ah ça! est-ce qu'elle ne va pas me laisser tranquille? se disait-il;
on n'est pas serin comme moi... tout ça pour une question
d'amour-propre.... Parce que je suis vexé qu'elle n'ait pas voulu
m'écouter.... Si elle en aime un autre... un autre pour le mariage; oh!
le mariage, merci!... Eh bien, et cette belle jeunesse, comment
l'emploierait-on? et la liberté de faire tout ce qui passe par la tête.
Elle m'a déjà fait oublier un tas de rendez-vous... de parties de
plaisir.... Ah! A propos; la fête de ma tante que j'allais oublier...
ça, ce n'est pas une partie de plaisir, mais.... Ah! et puis....

Et puis, tout en marchant, Bengali retombait dans ses incessantes
rêveries.

--Oh! c'est elle! cria-t-il tout à coup; et, en s'élançant pour se
mettre à la poursuite de celle qu'il venait d'envoyer au diable, il se
heurta dans un passant qui le repoussa brusquement en accompagnant sa
voie de fait d'un juron énergique. Bengali se prépara à bousculer le
malencontreux personnage: c'était Marocain.

Notre jeune homme se rappela immédiatement que Georgette lui avait dit
être la filleule de madame Marocain; peut-être venait-elle de quitter le
mari de sa marraine, ce n'était pas le moment de la poursuivre; mais il
pensa qu'en interrogeant adroitement l'homme que le hasard plaçait sous
ses pas, il pourrait connaître le nouveau domicile de celle qu'il avait
vainement cherchée.... Il ignorait que Marocain savait tout et que le
changement de domicile, c'est lui qui l'avait exigé.

--Eh mais, dit notre amoureux, je ne me trompe pas, c'est M. Marocain,
commanditaire....

--Moi-même, répondit celui-ci, d'un ton amer: monsieur Bengali, marchand
de pièges à tortues?

--Ah! une plaisanterie, dit-il en riant. Puis lui tendant la
main:--Enchanté de vous revoir.

Marocain répondit froidement à ce chaleureux accueil et Bengali se
demanda comment amener la conversation sur un terrain propice au but
qu'il se proposait. Il y en avait un excellent qui lui revint en
mémoire:

--Le jour de cette fameuse averse, dit-il, vous alliez tenir, sur les
fonts, un petit citoyen français.

--Oui, monsieur.

--Alors, vous êtes parrain?

--Oui, monsieur.

--Et, comment va-t-il, votre filleul?

--Très bien, monsieur.

--Et... c'est madame qui était marraine peut-être?

--Non, monsieur.

--Ah!... c'est qu'elle a peut-être déjà un filleul, ou une filleule....

--Oui, monsieur, une filleule, sur laquelle elle veille... nous
veillons, veux-je dire, avec le plus grand soin....--Je vous demande
pardon de vous quitter, je suis attendu.... J'ai bien l'honneur....

Et Marocain s'éloigna:

--C'est un four! se dit Bengali; il m'en veut encore de ma blague des
pièges à tortues; il faut trouver autre chose... autre chose... mais
quoi?

Tout à coup, il se frappa le front:--Ah! suis-je assez bête! dit-il, une
chose si simple, comment n'y ai-je pas pensé plus tôt?... Elle est
peintre sur éventails; en allant chez tous les éventaillistes....
Parbleu! c'est ça.

Et il entra dans un café, se fit servir une consommation et demanda
l'almanach Bottin.




IX

CHEZ MADEMOISELLE PIÉDEVACHE


Mademoiselle Piédevache, on le sait, demeure à Saint-Mandé; son
habitation est sur l'avenue de l'Étang: c'est un élégant cottage avec
écurie et remise que lui a fait construire, il y a trente-deux ans, un
riche Anglais, sir John, baronnet, alors officier dans l'armée des
Indes. Grièvement blessé en combattant la révolte des cipayes, il avait
obtenu un congé de convalescence, était venu à Paris, y avait fait la
connaissance de mademoiselle Piédevache, célèbre alors par sa beauté et
ses aventures galantes, l'avait enlevée à tous ses rivaux et cachée dans
le joli refuge qu'il lui avait fait construire; cachée en effet, car
l'endroit était alors solitaire, bien différent de ce qu'il est
aujourd'hui.

Rappelé après deux ans de repos, sir John était retourné aux Indes et
mademoiselle Piédevache ne l'avait jamais revu.

Elle s'était empressée, bien entendu, de lui donner de nombreux
successeurs, qui, eux aussi, lui avaient laissé d'opulents souvenirs, et
c'est ainsi que la tante de Bengali possédait une jolie fortune qu'elle
devait lui laisser un jour; n'ayant, d'ailleurs, pas de train de maison,
elle était loin de dépenser ses revenus. Une cuisinière et un vieil
imbécile de domestique nommé Dindoie servant de sommelier, de jardinier
et de cocher, suffisaient à son service; les jours de gala elle leur
adjoignait un _extra_. C'est ce qu'elle avait fait, à l'occasion de sa
fête, pour recevoir la famille Jujube.

La maison, d'ailleurs, était animée par divers commensaux à poil et à
plumes: un grand chien de garde, un vieil épagneul asthmatique, des
pigeons et un perroquet, l'animal le plus extraordinaire qu'on eût pu
trouver dans cette espèce réputée pour répéter tout ce qu'elle entend;
il n'avait retenu qu'un seul bruit assez difficile à expliquer
congrument; il suffira de dire que le perroquet l'imitait à s'y
méprendre, et quand mademoiselle Piédevache avait des visiteurs ou des
convives, et que le perroquet faisait son imitation, tout le monde se
regardait, les jeunes filles rougissaient et chacun semblait se
demander:--Qui donc est si mal appris?--Veux-tu te taire, Jacquot!
criait sa maîtresse avec colère; il ne sait que cela, cet imbécile
d'oiseau.

Et tout le monde, alors, de rire et de se dire _in petto_ qui lui avait
appris ce qu'il avait si bien retenu ou plutôt ce qu'il ne retenait pas
plus que le professeur dont il révélait les habitudes; mademoiselle
Piédevache mettait cela sur le compte du vieux Dindoie.--Moi? madame?
protestait le bonhomme ahuri, et sa maîtresse de mettre fin à la
discussion par cet ordre impératif:--Ne répétez pas! ce qui achevait de
mettre la compagnie en gaieté.

La fête de mademoiselle Piédevache se trouvait être un dimanche:
c'était la veille, suivant l'usage, qu'on devait la lui souhaiter. Le
samedi est aussi le jour préféré des jeunes mariés: ouvriers ou petits
employés qui seraient obligés d'aller le lendemain de leur mariage à
leur atelier ou à leur bureau, si ce lendemain n'était pas un dimanche;
bon nombre de ces modestes noces vont, avant dîner, se promener et se
réjouir au bois de Saint-Mandé.

Mademoiselle Piédevache avait projeté de conduire ses hôtes au café
restaurant du bois: le _Chalet_, où se rencontrent et se confondent
plusieurs noces étrangères les unes aux autres, dans une joyeuse
sauterie, au son du violon ou de la clarinette d'un ménétrier plus ou
moins récompensé par les pièces de deux sous des danseurs.

Bengali lui avait bien promis d'être chez elle à trois heures; elle
voulait le préparer aux projets d'alliance avec la famille Jujube et
celle-ci, d'accord avec elle, ne devait venir que plus tard, afin de
connaître le résultat de ce qu'on appelle, en politique, un échange de
vues; elle arriva donc à quatre heures. Jujube ne s'était pas contenté
d'orner sa boutonnière du simple ruban; il portait sur sa poitrine la
croix, grand modèle, pour éblouir les regards respectueux des braves
gens au milieu desquels on devait aller s'encanailler.

--Oh! des folies! s'écria mademoiselle Piédevache, en voyant ses futurs
alliés retirer de la voiture qui les avait amenés de magnifiques
bouquets de fête, achetés à son intention, et qu'elle ne cessait
d'admirer, s'extasiant sur chacune des fleurs qui les composaient, sur
le goût qui avait présidé à leur confection. Naturellement, on ne manqua
pas de dire que cela venait de chez Isabelle; puis on embrassa l'héroïne
de la fête, après quoi on s'informa de Bengali. A ce moment une espèce
de toux se faisait entendre dans une pièce voisine:

--C'est lui qui tousse? demanda Athalie.

--Non, répondit la tante, c'est Aristide, mon petit chien qui a son
asthme.... Mon neveu n'est pas encore arrivé, mais il sera ici dans
quelques instants; jamais il n'a manqué de venir me souhaiter ma fête.

--Il sait que vous nous avez fait l'honneur de nous convier à cette fête
de famille? demanda Jujube.

--Non, je l'avais vu avant de vous faire cette invitation et depuis ce
jour je n'ai pas entendu parler de lui; s'il vous savait ici, il ne se
serait pas laissé attarder par je ne sais qui ni quoi. Je lui ai écrit
de venir à trois heures, il en est bientôt quatre, il va certainement
arriver. Quant à nos projets, je trouverai bien un moment pour sonder
ses intentions.

Ici, la toux d'Aristide prenant un caractère plus aigu:--Pauvre bête!
dit mademoiselle Piédevache. Je vais lui faire une fumigation de _datura
stramonium_; excusez-moi!

Et elle sortit précipitamment, laissant ses invités fort contrariés du
retard de Bengali:--Sa tante lui aurait parlé, dit madame Jujube, et
nous saurions ses intentions!

--Ses intentions, fit Jujube avec ironie. Alors, elle lui aurait demandé
comme cela, brusquement: Veux-tu épouser mademoiselle Jujubès?

--Oh! non, mon ami, je voulais seulement....

--Allons, tais-toi, c'est stupide.

--Mais, papa, hasarda Athalie.

--Assez! ordonna Jujube, et comme on ne répliquait jamais quand ce petit
tyran imposait silence, les deux femmes se turent.

Et, de la pièce voisine, on entendait la maîtresse du chien asthmatique
adresser des encouragements à son malade:--Ça va se passer, mon
chéri.... Vois-tu la bonne fumigation?--c'est pour guérir Aristide....
Pour le petit toutou à sa mémère.... Il ne va plus tousser.... Allons,
tiens-toi un peu tranquille, et après tu auras ça.... Ah! pour qui est
ce sucre-là?... pour Aristide.... Non, pas encore... tout à l'heure...
si tu es bien sage....

Et l'artiste, après avoir regardé plusieurs fois à sa montre, de
reprendre:--Pourvu qu'il vienne! Quarante francs de fleurs, une voiture;
tout cela pour rien, ça ne serait pas drôle.

A ce moment, un bruit déplacé entre gens bien élevés se fit entendre.
C'était le perroquet qui faisait son imitation. Jujube lança des
regards courroucés à sa femme:

--C'est toi qui as fait cela? dit-il.

--Moi? mais non, répondit madame Jujube ahurie.

--Alors, c'est toi, dit-il à Athalie.

--Oh! papa, répondit la pauvre fille toute honteuse.

--Enfin nous ne sommes que nous trois, et comme ça n'est pas moi....

Mademoiselle Piédevache rentra et on se tut:

--Quatre heures et demie, dit-elle, et il n'arrive pas; je n'y comprends
rien.

Bengali n'avait pas oublié ce devoir auquel il ne manquait jamais; il
cherchait l'adresse de Georgette chez tous les éventaillistes de Paris,
dont il avait dressé la liste. Il avait retenu une voiture à la journée,
se faisait conduire à toutes les adresses par lui relevées dans le
Bottin, se présentait comme fabricant d'éventails à Mexico; il avait
beaucoup entendu parler d'une jeune artiste, mademoiselle Georgette,
qu'il désirait employer; il s'était présenté chez elle, mais elle avait
déménagé, on ignorait son nouveau domicile, etc., etc. Et, partout, on
lui avait répondu qu'on ne connaissait pas cette demoiselle. Enfin, le
jour même où sa tante l'attendait, la maîtresse d'un magasin répondit à
sa question:

--Mademoiselle Georgette, une blonde, très jolie.

--C'est cela même, oui, madame.

--Vous la connaissez donc? demanda la dame surprise; vous venez de me
dire que vous arrivez de Mexico, qu'on vous avait parlé de cette jeune
fille?

--Je ne la connais pas, non, madame; on me l'a dépeinte telle que vous
venez de le faire.

--Ah! très bien, monsieur; j'ai pris note de sa nouvelle adresse, je
vais vous la donner.

--Enfin! se dit Bengali tout joyeux.

--Madame, dit un nouveau venu, je viens chercher l'éventail que madame
Jujubès a donné à réparer.

Bengali se retourna à ce nom et se trouva en face de Galfâtre, le
concierge dont il avait emporté le parapluie. L'irascible portier
bondit:

--Ah! mon voleur de parapluie! je te tiens!

Et il le saisit au collet.

--Mais vous vous trompez, cria la dame, monsieur est un fabricant
d'éventails, il arrive du Mexique.

--Lui! hurla Galfâtre... il m'a dit qu'il était chef d'orchestre à la
halle au beurre.

Les demoiselles de magasin et leur maîtresse, que l'esclandre de
Galfâtre avait troublées, éclatèrent de rire à l'énoncé de cette
profession.

--Et, ajouta le concierge, il a dit à un monsieur, un instant après,
qu'il était fabricant de pièges à tortues.

Et le rire des dames de redoubler.

Bengali se débattait sous l'étreinte de son agresseur.

--Fabricant d'éventails, continua celui-ci; savez-vous ce que c'est que
ce particulier-là?... C'est un homme qui profite des orages pour offrir
son bras et son parapluie aux jolies femmes qui passent. Rends-moi mon
parapluie! ajouta-t-il.

--Mais je ne l'ai pas là, cria le Don Juan de l'averse.

--Où est-il?

--Il est chez moi, je vous le renverrai ce soir.

--Ta, ta, ta, allons chez toi, tu me le donneras tout de suite.

--Je n'ai pas le temps, j'aime mieux vous le payer.

Et Galfâtre qui, lui aussi, préférait cela, se fit payer comme bon son
vieux riflard crevé; après quoi Bengali put s'échapper sans plus savoir
où trouver son idole.

Et voilà pourquoi mademoiselle Piédevache attendait impatiemment son
neveu.

Tout à coup des aboiements se firent entendre:

--Ah! le voilà, dit-elle, je reconnais les cris de joie de mon chien
quand mon neveu arrive.

Et, en effet, Bengali entra, accompagné d'un énorme dogue qui lui
manifestait sa joie par des bonds, lui posait ses pattes sur les
épaules en avançant une langue démesurée, dans le but évident de la lui
passer sur le visage:

--A bas, Turban! criait Bengali.

--A bas, vilaine bête! allez coucher! criait sa maîtresse; pourquoi
l'a-t-on lâché?

Et, allant à la porte:--Dindoie! cria-t-elle, emmenez le chien d'ici!

Le vieux domestique accourut, prit Turban par son collier et l'entraîna.

Bengali, chargé d'un volumineux bouquet, resta stupéfait en voyant la
famille Jujube souriante.

--Une surprise! dit la tante; de bons amis qui sont venus m'apporter,
eux aussi, de jolis bouquets....

--Voici le mien, ma chère tante, dit-il, et il l'embrassa.

--Je ne devrais pas t'embrasser, flâneur, ingrat.... Tu m'avais promis
de venir à trois heures; mais... qu'as-tu donc? cette figure
bouleversée!...

Bengali, dont le visage trahissait encore la colère contre le
malencontreux concierge, rejeta son air contrarié sur la difficulté de
trouver un bouquet:

--J'ai eu tant d'ennuis pour en trouver un digne de vous, dit-il. J'ai
été chez Isabelle; elle venait de vendre ses derniers.

--Les voilà, les derniers! s'écria madame Jujube radieuse.

--Nous avons dévalisé la boutique, ajouta Jujube.

--Alors, continua Bengali, j'ai été obligé d'aller rue de la Paix, puis
rue de la Chaussée-d'Antin, puis... où encore?... Enfin, me voilà.

Et s'efforçant de reprendre l'air enjoué qui lui était habituel:

--Mille excuses, mesdames, de vous avoir fait attendre, dit-il en
souriant.

--Oh! attendre dans la société de votre aimable tante, dit madame
Jujube.

--C'est un plaisir, compléta le mari.

Athalie plaça aussi sa petite flagornerie. Bengali donna du grand
artiste au chef de la famille; ce fut un chassé-croisé de gracieusetés.

--Assez de compliments, dit mademoiselle Piédevache; il est temps de
partir pour le bois.

Et elle fit part à Bengali de son projet d'aller voir les mariés du
Chalet:--Offre ton bras à mademoiselle Athalie! dit-elle.

Jujube offrit le sien à mademoiselle Piédevache et l'on se dirigea vers
l'endroit indiqué.




X

LE BOIS DE SAINT-MANDÉ


N'écoutez pas les gens qui vous diront: «Charmant, Saint-Mandé, avec ses
villas coquettes, le joli bois qui lui sert de bordure et son petit lac
dans lequel se mirent, penchés sur l'onde, des saules pleureurs qui
semblent vouloir y baigner leurs branches; oui, charmant, absolument
charmant, mais c'est si peuple!»

Si peuple! O bon Paul de Kock, toi qui as dépeint avec tant de verve
naïve la franche et riche gaîté du commis et de la grisette, de ces
couples amoureux, de ces familles de petits bourgeois ignorants de la
villégiature, des courses de chevaux et des stations balnéaires; de
tout ce monde dînant joyeusement sur l'herbe du bois de Romainville; de
quelle indignation ne serais-tu pas saisi à cette appellation
dédaigneuse de _peuple_, si tu n'avais pas quitté ce monde où tu
paraissais tant te plaire, pour un autre qu'on dit meilleur, ce dont tu
as peut-être douté.

Pauvre cher romancier de nos pères!

A-t-on assez calomnié ses livres

     Dont la mère interdit la lecture à sa fille?

Ses livres qui n'ont corrompu personne et ont mis en joie plusieurs
générations? Oh! c'est bien fini de rire, aujourd'hui; le roman
d'analyse, le roman psychologique, le roman naturaliste, ont remplacé la
_Laitière de Montfermeil_, _Mon voisin Raymond_, _la Pucelle de
Belleville_ et _Monsieur Dupont_, oeuvres égrillardes, mais plus saines
que la dissection du coeur humain qui fait le fond du roman moderne:
c'est la nature même, nous dit-on; et Paul de Kock est un fantaisiste.
Fantaisiste pour la forme, c'est possible, mais il ne nous a montré que
des personnages foncièrement honnêtes. Et ses grisettes, dira-t-on,
étaient-elles honnêtes? Ah! passons-leur l'amant auquel elles restaient
fidèles, heureuses d'une gibelotte qu'il leur offrait le dimanche à la
campagne et d'une deuxième galerie à l'Ambigu, une fois par mois.

Ecoutons Henri Murger, à propos des grisettes, et il s'y connaissait,
celui-là:

«Ces jolies filles, moitié abeilles, moitié cigales, qui travaillaient
en chantant toute la semaine, ne demandaient à Dieu qu'un peu de soleil,
le dimanche, faisaient vulgairement l'amour avec le coeur et se jetaient
quelquefois par la fenêtre. Race disparue maintenant, grâce à la
génération actuelle des jeunes gens; génération corrompue et
corruptrice, mais par-dessus tout vaniteuse, sotte et brutale. Pour le
plaisir de faire de méchants paradoxes, ils ont raillé ces pauvres
filles à propos de leurs mains mutilées par les saintes cicatrices du
travail et elles n'ont bientôt plus gagné assez pour s'acheter de la
pâte d'amande. Peu à peu, ils sont parvenus à leur inoculer leur vanité
et leur sottise, et c'est alors que la grisette a disparu. C'est alors
que naquit la lorette, race hybride, créatures impertinentes, beautés
médiocres, demi-chair, demi-onguent, dont le boudoir est un comptoir où
elles débitent des morceaux de leur coeur comme on ferait des tranches
de rosbif.»

_Les femmes de Paul de Kock_! mais le mot est resté si les modèles ont
disparu. Vieux jeu que la punition du vice et la récompense de la vertu
au dénouement de toutes ces oeuvres démodées, dit-on. Tant pis, si le
contraire qu'on nous montre aujourd'hui est la vérité; si les filles se
vendent au plus offrant au lieu de se donner au plus aimé; si, au goût
des économiques parties champêtres des bourgeois disparus, a succédé le
besoin de faire du genre ruineux, chez le bourgeois moderne; Paul de
Kock nous a montré un monde aimable; le monde qu'on nous présente
aujourd'hui est bien laid et, si les livres doivent porter un
enseignement, la génération que nous prépare le roman de la nouvelle
école fera regretter celle qu'ont charmée les romans de Paul de Kock.

Comme celui qui l'a illustré, le bois de Romainville n'est plus qu'un
souvenir; c'est sur les vastes pelouses de Saint-Mandé et de Vincennes,
dans le bois le plus admirablement pittoresque, que, chaque dimanche
d'été, d'innombrables familles d'artisans vont s'installer vers l'heure
du déjeuner. Ce jour-là, à la porte de tous les épiciers et marchands de
vin de la riante petite ville, de grandes affiches attirent les regards;
on y lit ces mots: _Vin pour le bois_! C'est là que tous les braves gens
vont s'approvisionner de plus ou moins de liquide, selon l'importance de
la famille; les charcutiers, les boulangers, eux aussi, sont assaillis
par les consommateurs du bois, depuis le pauvre ménage qui dînera d'un
kilo de pain et de six sous de saucisson qu'il arrosera d'un demi-litre
à douze, jusqu'aux heureux qui, au poulet froid cuit chez eux et apporté
dans un vaste panier avec verres, couteaux, sel, poivre, moutarde et
nappe, peuvent ajouter le succulent jambonneau, le pâté chaud et la
galantine truffée; jusqu'au café préparé à la maison et qu'on réchauffe
dans la cafetière à alcool.

Les pères et mères de famille se sont mêmes munis de jeux pour les
enfants et les adultes; à ceux-ci les raquettes et les volants; à
ceux-là, le cerceau, la corde et le ballon, et, entre les deux repas,
les hommes en bras de chemise, fument leur pipe allongés sur l'herbe;
les mamans, en femmes, économes, ont quitté leurs robes et endossé une
camisole.

Et ce sont des culbutes, des éclats de rire dont se réjouissent les
passants, tout autant que ceux qui leur donnent ce spectacle.

Et, non loin de ces heureux groupes, la note attendrissante: un pauvre
jeune ménage, père, mère et enfant, dînent d'un petit morceau de jambon
en regardant les voisins mis en joie par d'abondantes victuailles et
dont la gaieté bruyante amuse le pauvre petit, heureux du pain d'épice
d'un sou que sa mère a pu lui donner.

Et que de perspectives merveilleuses dans ce bois sans rival! que de
tableaux pour un paysagiste! que d'études pour un écrivain, quels
grouillements sur ces tapis verts s'étendant à l'infini... et quels
joyeux échos sous ces voûtes de feuillage, où se répercutent les rires
partis de ces gazouillements énormes.

Et les joueurs de boule constitués en société! et le chalet-restaurant
avec son concert, ce restaurant où, chaque samedi et jeudi d'été, se
rencontrent, comme il a été dit, des noces plus riches de gaîté que
d'argent; et le manège de chevaux de bois, où vont se reposer de la
danse les mariées, les parents et les amis des nouveaux époux. Et
Guignol offrant à l'enfance la _Tentation de saint Antoine_ avec
enlèvement du saint par le diable, sur l'air de la _Valse des Roses_! O
Métra, tu n'avais pas prévu que ton rythme si voluptueux et si tendre
serait un jour la marche infernale qui conduirait le solitaire de la
Thébaïde au séjour des damnés.

Mademoiselle Piédevache montra à ses invités les pelouses, désertes ce
jour-là:--C'est demain, dit-elle, que ce sera curieux! Noir de monde,
le dimanche.... Il faudra venir un dimanche! Aujourd'hui c'est le jour
des mariés, tenez... on danse. Entendez-vous la musique?

--Oui, dit Athalie; c'est une polka.... Oh! que j'aime ça, la polka. Et
vous, monsieur Bengali... polkez-vous bien?

--Élève de Grille-d'Égout, mademoiselle. Tenez!

Et, enlaçant Athalie, il l'entraîna dans une polka vertigineuse.

--Oh! maman, cria la jeune fille ravie, comme il polke bien!

Les époux Jujube étaient bien un peu humiliés de voir polker leur fille
en plein chemin; mais ils attribuèrent l'acte spontané de Bengali à un
sentiment de bon augure, au plaisir de tenir Athalie dans ses bras; et
d'ailleurs on n'était pas exposé à rencontrer personne de connaissance
dans un bois fréquenté par de petites gens; et puis il était de bonne
politique d'applaudir à tout ce que diraient ou feraient la tante et le
neveu; or, mademoiselle Piédevache riait fort de cette danse improvisée
par son Bengali gâté, et s'extasiait sur la gaîté exubérante de ce cher
enfant. La vérité est que le cher enfant s'étourdissait, que la pensée
de Georgette ne le quittait pas et qu'un dépit bien près de devenir un
chagrin, se cachait derrière cette gaîté factice.

On approchait du lieu de rendez-vous des mariés; déjà des gens des noces
se montraient: là, un jeune couple bras dessus bras dessous, marchant
d'un pas de promenade en causant à demi-voix; ici, des groupes munis de
petits pains de seigle.

--Tenez, dit mademoiselle Piédevache, ils vont jeter ça aux canards et
aux cygnes du lac; encore un des plaisirs du bois. C'est très amusant
tous ces canards qui se disputent goulûment ce qu'on leur jette... et
les cygnes qui battent les canards pour avoir tout; allons donc voir ça,
c'est à deux pas.

Jujube se tourna vers les distributeurs de pain de seigle et s'arrêta en
avançant sa poitrine comme si l'on ne voyait pas sa croix; mais on
l'avait vue, et on la regardait en ricanant:

--C'est probablement un garde champêtre qui est d'une des noces, dit
l'un des passants.

--Ça ne peut être que ça, répondit un autre.

Jujube, qui comptait sur un autre genre d'admiration, se retourna avec
humeur et, prétextant de son impatience de voir le bal, entraîna
mademoiselle Piédevache:

--Nous voilà rendus, dit celle-ci.

En effet, on était arrivé en vue de l'emplacement, but de la promenade,
et, du terrain surélevé où l'on se trouvait, on embrassait d'un coup
d'oeil le spectacle des curieux qui entouraient l'établissement du
chalet, les consommateurs attablés et, au milieu de ceux-ci, quatre
noces, polkant pêle-mêle, heurtant les garçons chargés de bocks. On
distinguait trois jeunes mariées et, au manège de chevaux de bois établi
à quelques pas de là, une quatrième chevauchant en posture d'amazone
près de son mari qui avait enfourché le coursier voisin.

--Entrons, dit la tante.

--Garde champêtre! grommelait Jujube, dont le désir d'être contemplé
avec respect s'était refroidi.

La petite porte d'entrée était obstruée par la foule; mademoiselle
Piédevache tenta de se frayer un passage.

--Mais ne poussez donc pas, madame! lui dirent les personnes qu'elle
voulait écarter.

--Qu'est-ce que c'est? elle arrive la dernière et elle veut passer
devant, dirent d'autres voix.

--Monsieur Jujubès, dit-elle alors, passez le premier: votre croix fera
ranger le monde.

Jujube essaya son prestige; mais un rire éclatant fit se retourner la
foule, et alors ce fut un élan de gaîté général. C'était l'effet de la
croix.--Manants! grommelait le légionnaire.--Garçon, criait la vieille
demoiselle, nous voulons entrer et nous ne le pouvons pas!

--Allons-nous-en, disaient mesdames Jujube; mais Bengali intervint et
écarta brusquement les gêneurs.

--Dégagez la porte! cria le maître de l'établissement attiré par le
bruit, ou je vais envoyer un garde.

On obéit à cet ordre et mademoiselle Piédevache put pénétrer avec sa
société au milieu des rires ironiques de la foule.

--Une table! dit Bengali.

--Pour nous seuls, ajouta la tante, nous sommes cinq.

--Par ici, mesdames et messieurs.

La société traversa non sans peine la cohue conjugale et fut, enfin,
s'asseoir à une table près de laquelle se trouvait un agent en uniforme;
cet ancien militaire porta la main à son képi au passage de Jujube, à
qui cet hommage fit oublier la qualification de garde champêtre et les
rires moqueurs des goujats de la porte.

On servit des bocks, des sirops et des petits gâteaux, dont la vue fit
faire la grimace à la famille Jujube.

--Ça ne vaut pas le lunch exquis et distingué que vous m'avez offert,
grand maître, dit Bengali, mais à la guerre comme à la guerre.

--Certainement, répondirent les deux époux.

--Ils ne sont pas de chez Frascati, affirma Athalie en mangeant un
gâteau, mais qu'est-ce que ça fait?

--Nous ne sommes pas fiers, fit Jujube.

--Nous savons nous prêter aux circonstances, confirma madame Jujube.

Un prélude de valse se fit entendre; aussitôt un tumultueux mouvement se
produisit: ce n'étaient que bras s'avançant, que tailles s'offrant aux
enlacements, que balancements de couples prêts à tourbillonner aux
premières mesures du rythme à trois temps.

--Une valse, mademoiselle? demanda Bengali à Athalie, et, sans attendre
la réponse, il enlaça la jeune fille et tous deux se joignirent au flot
des valseurs.

Jujube fit mine de s'opposer à ce que sa fille valsât en pareil lieu,
surtout se mêlât à des noces auxquelles elle n'était pas
invitée.--Chaque noce croira qu'elle est d'une autre, fit remarquer
mademoiselle Piédevache; c'est une si bonne occasion de laisser ensemble
ces chers enfants!

Madame Jujube appuya ce raisonnement et Jujube se résigna.

La valse finie, Bengali ramena Athalie rouge, essoufflée, mais radieuse.

--A-t-elle chaud! dit sa mère.

--Oh! ça n'est rien, maman; quel plaisir que d'avoir un valseur comme M.
Bengali! Mais, lui dit-elle en souriant, vous me serriez trop fort.

--Il la serrait trop fort! Ça va très bien, murmura mademoiselle
Piédevache aux oreilles des parents.

--Alors, vous ne voulez plus danser avec moi? demanda l'éminent valseur
en riant à son tour.

--Oh! je ne dis pas ça.

--C'est assez, ma fille, déclara Jujube; repose-toi et nous nous en
irons après.

--Quand vous voudrez, fit la tante.

--Oh! papa, encore une, rien qu'une.

--Mais, ma fille....

--Laissez-la donc, dit bas la vieille demoiselle au père d'Athalie, ça
va si bien!

Jujube céda encore une fois et la mère présenta à sa fille un verre de
sirop qu'elle lui avait préparé.

--Un quadrille! crièrent des voix.

--Non, non, une valse! Une polka, répondirent d'autres voix.

--Les vieux ne valsent ni ne polkent, cria une voix de stentor, un
quadrille pour eux!

--Oui, oui! acclama-t-on en masse.

Bengali avait prêté l'oreille et se disait:

--Je connais cette voix-là.

--Allons, dit mademoiselle Piédevache à son neveu, c'est la dernière;
invite mademoiselle et nous partirons après.

Athalie n'attendit pas l'invitation; elle se leva, prit le bras de
Bengali, et tous deux se mêlèrent à la foule des couples cherchant une
place, et c'était un bruit assourdissant de danseurs criant:--Un
vis-à-vis!...

--Voilà! voilà!--Par ici!--En place! On commence.

En effet, le prélude du quadrille se faisait entendre.

--Il manque un vis-à-vis! fit une voix.

--Voilà! répondirent Athalie et son cavalier.

Et ils se mirent, immédiatement, à la chaîne anglaise déjà commencée.
Bengali saisit vivement la main de femme tendue vers lui et sursauta
tout bouleversé; cette main qu'il avait prise en enchaînant, et qu'il ne
tenait déjà plus, c'était celle de Georgette; et la jeune fille, qui
n'avait pas regardé son vis-à-vis dans cette évolution machinale, avait
présenté sa main au danseur suivant, et quand, la figure achevée, notre
amoureux se retrouva à sa place, il s'aperçut qu'il avait pour vis-à-vis
Georgette, tout en blanc comme une mariée et un bouquet à la ceinture,
Georgette qui ne le voyait pas encore, occupée qu'elle était de répondre
avec sa gaîté ordinaire à son cavalier, un très joli garçon, fort
empressé auprès d'elle.

Le quadrille étant _croise_, c'est-à-dire doublé par des danseurs placés
aux côtés latéraux et alternant, à chaque même figure, avec ceux du
premier quadrille, Bengali ne quittait pas Georgette des yeux, au grand
étonnement d'Athalie.

Tout à coup, il poussa un cri de douleur.

--Faites donc attention, monsieur, dit-il, vous m'avez écrasé le pied.

--Rangez vos pieds, répondit brusquement le monsieur, de la même voix
remarquée par Bengali.

Nouvelle stupéfaction de celui-ci; c'était Marocain dansant avec une
femme d'une hauteur invraisemblable, et d'une maigreur équivalente.

--Oh! madame Blanquette! fit Athalie en se retournant vivement.

--Qui ça, Blanquette?

--Cette grande dame. C'est la noce de sa fille; allons-nous-en, je ne
veux pas qu'elle me voie ici.

Bengali ne comprenait pas.

--Je vous expliquerai cela, dit-elle, reconduisez-moi!

Il la reconduisit, prétexta quelques mots à dire à un individu de sa
connaissance qu'il avait aperçu.

--Ne m'attendez pas! ajouta-t-il; ma tante, monsieur, mesdames, allez
devant, je serai à la maison un quart d'heure après vous.

Et il se mit aussitôt à la recherche de Georgette, marchant de l'allure
de quelqu'un qui n'a pas eu le pied écrasé, bousculant tout le monde
pour se frayer un passage, n'entendant même pas les clameurs qu'il
soulevait et, enfin, il se heurta dans Marocain, ayant au bras son
immense danseuse. Il dissimula sa mauvaise humeur, salua la dame et dit
gaîment à Marocain:

--Je ne vous demande pas de vos nouvelles, je viens de vous voir danser
et même danser sur mon pied: j'en boite encore.

--Je vous fais mes excuses, répondit Marocain, mais dans une pareille
cohue....

--Oh! monsieur Marocain, vous êtes tout excusé; et... vous êtes de noce
à ce que je vois, monsieur Marocain?

--Oui, nous sommes à la noce de la fille de madame Blanquette, que je
viens de faire danser; la filleule de ma femme est la demoiselle
d'honneur de la mariée.

--Ah! la filleule de madame Marocain est ici?

--Caffard! murmura Marocain; (puis haut): elle vous faisait vis-à-vis,
ajouta-t-il.

--Ah! vraiment? Je n'ai pas remarqué.

--Elle dansait avec le garçon d'honneur.

Et Marocain ajouta en jetant un regard d'intelligence à Grand-Ressort:
Son fiancé.

Bengali resta abasourdi et balbutia:

--Ah!... son....

--Oui, une nouvelle noce pour nous, dans deux mois.... Mais pardon...
j'ai à reconduire madame.... Enchanté de vous avoir rencontré.

Marocain s'éloigna et dit à madame Blanquette qui le questionnait du
regard:

--Je lui ai dit que Georgette se mariait pour qu'il renonce à ses
tentatives. Je vais vous conter cela.




XI

UN DÎNER ACCIDENTÉ


     Si l'amour, ici-bas, ne causait que des peines,
     Les oiseaux amoureux ne chanteraient pas tant.

dit un vieux refrain d'opéra-comique; et le vaudeville nous chante:

     L'amour, que' qu' c'est qu' ça?

C'est peut-être aux chansons, c'est peut-être aux oiseaux qu'il faudrait
le demander; c'est certainement une maladie, puisqu'on en souffre et
qu'on en guérit, grâce à ce grand médecin qu'on appelle le Temps; que si
on veut recourir à une médication plus rapide, il y a celle indiquée par
un docteur à une mère affligée du dépérissement de son fils atteint du
mal d'amour pour une beauté dont elle le tenait éloigné:

--C'est là votre tort, madame; elle est son meilleur remède: une
cuillerée le matin et une le soir, et votre fils sera guéri dans deux
mois.

Parbleu! comme cela, Bengali aussi guérirait peut-être; car, il ne
cherchait plus à se le dissimuler, l'annonce du mariage prochain de
Georgette l'avait frappé au coeur et, pour la première fois, il se
sentait atteint du vrai mal d'amour, d'amour sans espoir, d'un mal sans
remède.

--Allons, allons! de la philosophie, se dit-il, et ne laissons pas voir
ce qu'il y a là-dessous.

En effet, on ne le vit pas, parce qu'au rebours des autres maladies,
celle-ci peut se dissimuler et, même, certaine façon de la combattre
peut donner l'illusion d'une exubérante gaîté.

C'est ainsi que notre coureur d'aventures put revenir le visage épanoui
et la voix pleine de rires à la maison où la société l'avait précédé.

--On t'attendait pour servir, lui dit sa tante; le dîner est prêt depuis
longtemps.

--Je me suis attardé, dit-il, à voir une noce monter dans une voiture de
courses, pour se faire conduire au restaurant de la Porte Dorée; il y
avait, vous savez, mademoiselle Athalie, cette dame longue et plate
comme l'épée de Charlemagne, qui dansait à notre quadrille?

--Ah! oui, madame Blanquette, la mère de la mariée, répondit Athalie; je
te l'ai dit, papa.

M. et madame Jujube rirent beaucoup.

--Quand je pense que nous pouvions être de cette noce, fit madame
Jujube, d'un air de dédain.

--Nous vois-tu, ajouta l'artiste en riant aux éclats, nous!... allant au
repas dans une voiture de courses.

Et la famille de redoubler son rire ironique.

--Et avez-vous vu monsieur Blanquette? demanda madame Jujube, qui est
haut comme ça.

--Oui, mais j'ignorais ce qu'était ce petit homme: je lui demande, en
lui montrant la dame phénomène:

--Quel est ce mât de cocagne en jupons, monsieur?

Il me regarda d'un air furibond:

--Ce mât de cocagne, me répondit-il, en roulant des yeux terribles,
c'est ma femme, monsieur.

Et la société de se tordre.

--Vous avez dû être bien embarrassé, fit Jujube, d'avoir appelé sa femme
mât de cocagne.

--Du tout, je l'ai félicité d'avoir gagné la timbale.

Mademoiselle Piédevache saisit l'occasion de sonder les idées de son
neveu et, après un signe d'intelligence aux époux Jujube:

--Et ta noce, à toi, quand irons-nous? demanda-t-elle.

--Ma noce?

--Oui. Tous ces couples que tu viens de voir si gais, si heureux, est-ce
que ça ne te donne pas des idées de mariage?

La pensée de Georgette fiancée au rival qui la lui enlevait lui dicta
brusquement une réponse:

--Mais si!... Je n'y avais jamais songé: c'est une bonne idée que vous
me donnez là, ma tante.

--Vraiment?

--Excellente! Ah! elle se marie, pensa-t-il, eh bien, je me marierai
aussi. Cherchez-moi une petite femme bien gentille, bien douce, ma
tante, dit-il.

--Je te trouverai ça....

--Ça y est! murmura Jujube à sa compagne ravie.

L'_extra_ vint annoncer que le dîner était servi; Jujube offrit son bras
à mademoiselle Piédevache et on passa dans la salle à manger.

--Ça ira tout seul, dit la vieille demoiselle, à voix basse, à son
cavalier.

--Je l'espère, répondit-il.

Naturellement, l'hôtesse plaça en face d'elle Athalie à côté de Bengali;
elle fit asseoir Jujube à sa droite, madame Jujube à sa gauche, et
pendant le potage on n'entendit plus que le bruit causé par le choc des
cuillères sur les assiettes.

Pendant ce temps, l'_extra_ avait rempli les verres.

--Madère, dit-il à chaque convive.

--Parfaitement! répondit Bengali; je le connais, ce madère, premier
choix comme toute la cave de ma tante. Nous allons le boire à votre
santé, ma chère tante, et ne soyez pas avare de vos vins généreux.

Puis, levant son verre:

--A la santé de sainte Antoinette!

Et la famille Jujube de faire chorus avec enthousiasme.

L'_extra_ venait d'apporter une truite saumonée, lorsque Dindoie entra
et dit:

--Madame, c'est un vieux monsieur qui demande de la cire jaune et un
baromètre.

--Quoi? fit mademoiselle Piédevache... un vieux monsieur qui demande
quoi?

--De la cire jaune et un baromètre....

--Qu'est-ce qu'il me chante là, cette vieille bête?... Quelle est cette
carte que vous tenez à la main?

--Madame, c'est celle du vieux monsieur.

--Mais donnez donc!

Elle lui prit la carte des mains, puis la remettant à son neveu:

--Lis donc! lui dit-elle, je n'ai pas mon pince-nez.

Bengali prit la carte et partit d'un éclat de rire, non simulé
celui-là....--Ah! ah! ah! de la cire jaune et un baromètre! Ah! ah! ah!
ce pauvre Dindoie! il n'avait pas assez de la moitié de son nom, il lui
fallait l'autre moitié! Ah! ah! ah! de la cire jaune et un baromètre!

--Mais qu'y a-t-il donc sur cette carte? demanda mademoiselle Piédevache
impatientée.

Bengali lut: Sir John, baronnet.

La famille Jujube éclata de rire à son tour.

--Lui! s'écria l'hôtesse.

Et elle sortit précipitamment, laissant la famille Jujube fort
contrariée par la crainte qu'il y eût là un nouvel empêchement à la
conversation matrimoniale inachevée.

Mademoiselle Piédevache rentra au bras d'un grand vieillard, sec comme
du bois mort dont il avait, d'ailleurs, la couleur, raide, flegmatique,
marchant comme un compas et aussi comme un aveugle, car ses yeux
regardaient indécis et ses pieds heurtaient tous les meubles.

--Sir John, baronnet, dit-elle en le présentant à la société; un vieil
ami que je n'avais pas vu depuis trente ans.

--Qu'on donnait à manger beaucoup fort à mon chien, il était très gros,
dit le vieil Anglais.

--Je vais donner l'ordre, sir John, répondit sa vieille amie.

Et elle sortit précipitamment.

Sir John, alors, tira un étui de sa poche, en sortit des lunettes ayant
des verres d'une invraisemblable convexité, se les adapta et regarda
fixement les personnes auxquelles on l'avait présenté; mais comme on ne
les lui avait pas présentées, il resta immobile.

La maîtresse de la maison rentra toute joyeuse:

--Oh! vous n'avez pas oublié ma fête, dit-elle à l'Anglais; puis
s'adressant à ses invités:

--Quelle belle collection d'arbustes il m'a apportée des Indes; des
plantes merveilleuses!

Sir John tira un nouvel étui de sa poche, en sortit deux acoustiques
qu'il se mit dans les oreilles et demanda:

--Le chien il mange?

--Il a tout ce qu'il lui faut.

--Oh! merci, je avais faim aussi.

Un couvert fut immédiatement ajouté.

--Présentez ces personnes à moâ! dit sir John.

--Ah! c'est juste: mon neveu, monsieur, madame et mademoiselle Jujubès,
de bons amis.

--Bonjour! dit alors sir John.

Mademoiselle Piédevache le prit par la main, le conduisit à la table, le
fit asseoir à sa droite, lui donna pour voisin Bengali, à côté duquel
elle plaça Athalie; elle mit madame Jujube à sa gauche; Jujube prit la
place libre.

On apporta du potage à sir John, et les autres convives qui avaient
mangé le leur attendirent qu'il eût vidé son assiette.

L'assiette enlevée, sir John se fouilla de nouveau, tira de sa poche un
troisième étui, en sortit un râtelier complet et se l'adapta dans la
bouche.

--Je suppose, dit Bengali à l'oreille d'Athalie, qu'en vue d'une danse
après dîner, il a apporté, dans sa voiture, deux jambes mécaniques.

Et Athalie de rire aux éclats.

Mademoiselle Piédevache fit signe à Bengali de causer avec sir John,
tout à son travail de mastication, et se tourna vers madame Jujube:

--Il sera bien difficile, dit celle-ci à demi-voix, de causer de notre
affaire.

Et les deux femmes de chuchoter pendant que le neveu se conformait aux
désirs de sa tante:

--Alors, monsieur arrive des Indes?

L'Anglais, tout à sa truite, ne répondit pas. Bengali continua:

--Adorable pays, monsieur; nous lui devons les dindons, les cobayes,
dits cochons d'Inde, les oeillets d'Inde, les étoffes dites indiennes et
cette marche en rangs d'oignons appelée file indienne.... Ah! les
Indes, cette terre des nababs, des rajahs et des Bouddhas.

Bengali fut interrompu par l'arrivée d'un chien colossal; celui de sir
John. Il alla droit à son maître qui le caressa et lui adressa quelques
paroles en anglais.

--Tiens! il sait donc l'anglais, votre chien? dit Bengali.

Alors, s'adressant au molosse:--You, speach, English, beefteack,
rosbeaf! yes, godadem, five o'cloc, sport! turf, garden parti, mac
farlane.

Et la famille Jujube de rire aux éclats, ce qui mit sir John de fort
mauvaise humeur.

--Il est bête, ce monsieur, dit-il, bas à son amie.

--Chapon au gros sel! fit l'_extra_ en présentant un plat.

Sir John prit une cuisse, en retira l'os et le jeta sous la table, où
son chien alla le ronger.

Bientôt, attiré par l'odeur, Turban, le chien de garde de la maison,
entra à son tour.

--Attendez! dit à voix basse Bengali à sa voisine, nous allons rire:
Turban ne sait que le français, l'autre ne comprend que l'anglais; ils
ne pourront pas s'entendre. Et il jeta sous la table un morceau de
viande que Turban alla y chercher.

--Bordeaux-Léoville! fit l'_extra_ en emplissant les verres.

Jujube se leva et proposa un nouveau toast à sainte Antoinette; chacun
applaudit à cette bonne pensée et l'artiste adressa un spech des plus
flatteurs à sa future alliée; Bengali y ajouta quelques paroles bien
senties.

Sir John, alors, levant son verre, commençait une allocution en anglais,
lorsque, tout à coup, le perroquet, à qui le bruit des bouteilles qu'on
débouche avait rappelé le seul bruit qu'il eût retenu, exécuta son
imitation avec une vigueur inusitée:

--Oh! schoking! fit sir John indigné.

--Encore! dit Jujube en cherchant à deviner l'auteur de cette
incongruité.

--C'est mon perroquet! s'écria vivement mademoiselle Piédevache; il veut
imiter le canon de Vincennes, qu'on entend quand le vent souffle par
ici.

--Je crois en effet que le vent y est pour quelque chose, dit Bengali
qui savait la vérité et se tordait de rire en voyant le visage des
convives.

L'incident fut clos par des grognements aussitôt suivis d'une lutte des
deux chiens qui se disputaient un os; la table vacilla, puis fut
soulevée par les deux combattants se dressant, se dévorant, roulant à
terre, se relevant en bonds effrayants; et les bouteilles, les carafes,
les verres, de danser une sarabande effrénée. Les dames se lèvent
épouvantées; trop tard: la table venait d'être jetée à bas, entraînant
dans sa chute les plats, les assiettes, tout le service, envoyant le vin
et la sauce sur les robes et les pantalons. Cris des dames, hurlements
des chiens. Et au milieu de cet effroi général Bengali riant à perdre
haleine.




XII

LE DÉSESPOIR DE PISTACHE


Dans son dépit du prochain mariage de Georgette, Bengali, comme on l'a
vu, avait hautement affirmé son désir de se marier et prié même sa tante
de lui chercher un parti convenable. Sa gaîté factice tomba brusquement
après le départ de la société.

--Tu ne retournes pas à Paris? lui demanda sa tante.

--Je suis fatigué, lui répondit-il, et, à moins que vous ne me
renvoyiez....

--Par exemple! te renvoyer! Au contraire! tu as ta chambre ici et tu me
feras grand plaisir si tu veux rester à coucher et à déjeuner demain
avec moi.

--Très volontiers, ma tante.

--Nous causerons de la chose dont tu m'as parlé.

--Une chose dont je vous ai parlé?... Quelle chose?

--Tu ne te rappelles plus m'avoir dit que tu voulais te marier et
m'avoir chargée de te chercher une femme?

--Ah! oui... oui.

--Est-ce que tu n'es plus dans les mêmes dispositions?

Il répondit sans enthousiasme:

--Heu... si... si.

--Eh bien, j'en ai une à te proposer.

--Ah!... déjà?

--Oh! je pensais à elle depuis longtemps.

--Eh bien, vous m'en parlerez demain; bonne nuit! ma tante.

--Et toi aussi, cher enfant; embrasse-moi et ne fais pas de mauvais
rêves.

Il n'en fit qu'un qui l'éveilla en sursaut, dans une vive agitation, et
il ne put retrouver le sommeil: il avait vu en songe le mariage de
Georgette.

Quand, le lendemain, au déjeuner, sa tante lui cita mademoiselle Jujube
comme la femme qu'elle lui avait choisie, il resta stupéfait:

--C'est celle-là? fit-il.

--Eh bien... qu'y a-t-il d'étonnant?

--Il y a d'abord, ma tante, une chose qui suffirait seule à justifier
mon étonnement: mademoiselle Athalie doit épouser un jeune serin de ma
connaissance, un élève en pharmacie.

--Qu'est-ce que tu me contes là? C'est d'accord avec les parents de la
jeune personne et avec elle-même que je te la propose.

--Mais, ma tante, c'est lui-même, un nommé Pistache, qui me l'a dit.

--Il t'a dit qu'il était agréé par les parents?

--Pas tout à fait; mais il m'a juré que la demoiselle et la mère
consentaient à ce mariage.

--Et le père?

--Ah! le père, lui, ne sait rien encore.

--J'irai aujourd'hui même le trouver et savoir, des dames, ce qu'il y a
de vrai dans ce que t'a dit ton apothicaire.

--Comme il vous plaira, ma tante; mais votre demoiselle ne me va pas du
tout.

--Parce que?

--Parce que mademoiselle Athalie, c'est une petite dinde.

--Tant mieux, tu feras d'elle tout ce que tu voudras.

--Ah! tout ce que je voudrai, je veux bien.

--A la bonne heure.

--Mais ma femme, jamais de la vie; cherchez-m'en une autre.

--C'est la quatrième que je te propose, dit mademoiselle Piédevache
irritée; tu refuserais comme tu refuses celle-ci, comme tu as refusé les
précédentes. Eh bien, j'en ai assez!... de ta noce perpétuelle; ce n'est
pas une existence, la noce.

--Mais si, ma tante, c'est même la plus agréable.

--J'en ai assez de cette existence-là.

--Oh! vous, ma tante.

--Comment, oh! vous? Que veux-tu dire?

--Rien, ma tante... seulement, moi, je suis jeune.

--La jeunesse n'a qu'un temps.

--Le mien n'est pas fini.

--Eh bien, tu le finiras.

--Je ne demande que cela, ma tante.

--Tu le finiras dans ton ménage; est-ce que tu crois que je te ferai
toujours une pension pour la manger je ne sais comment?

--Je vous le dirai si vous voulez.

--Non, ne me le dis pas, s'écria mademoiselle Piédevache.

--Vous voyez bien que vous le savez, ma tante, ma petite tante, mon
excellente tante, la plus tendre des tantes.

Et il cajola sa vieille parente dont il connaissait la faiblesse pour
lui.

--Mauvais sujet, murmura-t-elle.

--Allons, c'est convenu, n'est-ce pas? Nous ne parlerons plus de ce
mariage-là?

--Comment, nous n'en parlerons plus?

--Ah! nous en parlons encore?

--Je t'ai posé, hier, à table, le question du mariage; tu m'as répondu
que tu ne demandais qu'à te marier, tu m'as chargée de te trouver une
femme, et tu veux que maintenant j'aille dire au père et à la mère, qui
attendent ta réponse: «Mon neveu veut bien se marier, mais pas avec
votre fille.» Est-ce que c'est possible, ça?

--Il y a toujours une façon de dire les choses; parbleu! si vous dites:
«Il veut bien se marier, mais pas avec votre fille.»

--Qu'est-ce qu'il faut que je dise, alors?

--Eh bien... heu.... Dites qu'avant d'aller plus loin, je ne veux pas
tromper leur dinde de... non pas dinde; leur fille... que j'aime mieux
leur faire connaître mon infirmité.

--Quelle infirmité? Tu n'en as pas.

--Non, mais je pourrais en avoir.

--Mais quoi?

--Dame... heu... dites que j'ai une jambe de bois... articulée... qui ne
se voit pas.

--Après ta danse et ta polka avec la jeune fille?

--Ah! c'est juste; autre chose alors... je trouverai ça.

--Rien, du tout; tu veux continuer ta vie de bâton de chaise avec mon
argent, en attendant mon héritage... que tu n'auras pas, je t'en
préviens; je le léguerai pour fonder un hospice d'invalides.

--Du travail?

--Non.

--De l'amour?

--Et pour commencer, je te coupe les vivres net... comme torchette, tu
verras si je tiens ma parole....

Bengali connaissait l'obstination de sa tante; il se soumit.

--C'est bien, dit mademoiselle Piédevache.... Puis, ouvrant un meuble,
elle en tira plusieurs billets de banque:--Tiens, dit-elle, voilà de
quoi enterrer ta vie de garçon. Maintenant je vais m'habiller pour aller
où je viens de te dire.

Et elle alla, en effet, s'expliquer. Jujube entra dans une violente
colère contre sa femme et sa fille qui lui avaient caché des projets
qu'elles avaient caressés, encouragés, peut-être même fait naître.
Elles protestèrent, affirmèrent qu'elles ignoraient l'amour de Pistache;
Athalie jura ses grands dieux qu'elle était libre de son coeur; Jujube
déclara qu'il n'avait pas fait de sa fille une artiste éminente pour la
donner à un apothicaire, et la question fut d'autant plus vite tranchée
que mademoiselle Piédevache avait affirmé que son neveu n'avait opposé à
la proposition de la main d'Athalie que la confidence à lui faite par
Pistache.

--Ce que je vais flanquer l'apothicaire à la porte! dit Jujube après le
départ de mademoiselle Piédevache.

Mais madame Jujube fit observer que le portrait du jeune pharmacien
était loin d'être terminé.

--Je ne le terminerai pas! dit fermement l'artiste.

--Un portrait de 500 francs, mon ami... nous n'avons pas le moyen de
perdre 500 francs; le mariage d'Athalie nous occasionnera de grands
frais....

Ceci fit réfléchir l'irascible père.

--D'ailleurs, ajouta madame Jujube, le pauvre garçon n'a pas demandé la
main d'Athalie, et tu n'as aucun prétexte pour l'éconduire.

Exceptionnellement Jujube se rangea à l'avis de son épouse; mais il fut
décidé qu'Athalie se retirerait dans sa chambre à l'heure des poses et
ne se montrerait pas pendant que Pistache attendrait la rentrée de son
peintre, lequel, d'ailleurs, s'arrangerait de façon à être exact et à
finir promptement le tableau.

--J'enverrai mon neveu, dès demain, vous faire sa première visite, avait
dit mademoiselle Piédevache; bien entendu, il ne sera soufflé mot de nos
projets; je vous l'ai dit: il veut, avant de s'engager, mieux connaître
sa future, étudier ses goûts, son caractère....

--Oui, oui, c'est tout naturel, répondit Jujube.

--Athalie est très douce, très aimante, ajouta la mère, et à cet égard
il n'y a rien à craindre.

--Quant au caractère de mon neveu, vous savez ce qu'il est; il faudra
pardonner à ce cher enfant sa gaîté, ses excentricités!...

--Bons défauts, répliqua Jujube, il jettera la gaîté dans son ménage.

Et la promesse de la tante fut tenue. Bengali vint faire la visite
annoncée, fut reçu avec empressement, comblé d'attentions; il fit
beaucoup rire sa future famille en rappelant le vieil Anglais qui se
démonte par morceaux, le perroquet qui imite le canon de Vincennes, le
pugilat des chiens sous la table, etc., etc.

Et il se retira laissant monsieur, madame et mademoiselle Jujube
enchantés de lui.

Et cherchant à s'illusionner, à se _monter le coup_, comme on dit, il
pensait:--Ces braves gens-là gagnent à être connus; j'aurai un beau-père
un peu vaniteux, mais instruit, artiste distingué, décoré de la Légion
d'honneur; une belle-mère qui ne troublera pas mon ménage.... Enfin je
serai heureux... très heureux.

Et, pour se le prouver à lui-même, il fut d'une gaîté si bruyante avec
ses amis que ceux-ci ne purent s'empêcher de lui dire:

--Qu'est-ce qui t'arrive donc, qui te rend si joyeux?

--A moi?... je suis comme toujours,--mais non....--J'ai mon humeur
ordinaire, je vous assure.

Pendant que notre héros jouait la comédie de l'homme joyeux et
insouciant qu'il avait toujours été, courait avec ses amis les bals, les
théâtres et les aventures nocturnes, le pauvre Pistache constatait avec
étonnement d'abord, avec inquiétude ensuite, un nouvel état de choses
inexplicable pour lui:

C'était maintenant son peintre qui l'attendait avec une exactitude
constante; et les dames Jujube, jusqu'alors empressées à le recevoir en
l'absence de l'artiste, ne paraissaient plus à l'heure de ses poses;
s'il demandait de leurs nouvelles:

--Elles vont très bien, répondait Jujube.

--Ah! tant mieux, répliquait-il; est-ce que j'aurai l'honneur de leur
présenter mes devoirs?

--Impossible, elles ont une visite en ce moment.

Une autre fois, elles étaient allées faire des achats; le lendemain,
elles étaient allées voir une amie malade; à la séance suivante, elles
étaient allées louer une loge de théâtre, et c'était tous les jours un
nouveau motif qui empêchait l'amoureux pharmacien de voir sa bien-aimée.

Et, comme, par une cruelle ironie, après chacune de ces réponses
affligeantes, le peintre ne manquait jamais de dire à son modèle:
«Souriez!» le malheureux, dont le visage trahissait les plus sombres
pressentiments, de faire une horrible grimace en voulant esquisser un
gracieux sourire.

Ce supplice durait depuis quinze jours. Le portrait tirait à sa fin et
Pistache voyait avec épouvante le peintre donner à sa toile les
dernières touches, et il se disait:--Dans quelques jours ça sera fini et
je n'aurai plus de prétexte pour aller dans la maison.

Le pauvre garçon avait la tête à l'envers; même comme pharmacien, il
avait perdu la prudence et l'attention, indispensables dans sa
profession....

Deux préparations commandées étaient prêtes à être remises aux clients
qui devaient venir les prendre: une purgation et un collyre: il
confondit les destinataires, de sorte que le client aux paupières
malades se les lava avec de l'huile de ricin, tandis que celui qui avait
besoin de se purger avala le collyre; et (chose moins singulière qu'elle
ne le paraît) chacun des deux clients obtint un effet satisfaisant du
remède destiné à l'autre, ce qui fit que l'erreur ne causa aucun
désagrément à Pistache et n'aggrava pas ses tristes réflexions d'une
assignation en police correctionnelle pour blessures par imprudence,
ignorance, inattention ou inobservation des règlements.

Un des rêves qui troublaient ses nuits vint lui ouvrir un horizon
d'espérance; un rire bruyant poussé par lui l'éveilla brusquement. Voici
ce qu'il avait rêvé: Madame Jujube lui disait:--Vous continuez à venir
chez nous, à soupirer, et vous ne faites pas votre demande officielle de
la main de ma fille, que vos visites compromettent; vous connaissez ses
bonnes dispositions et les miennes pour vous, mais mon mari n'en sait
rien; qu'attendez-vous pour lui déclarer vos intentions et que
voulez-vous qu'il pense?

--C'est juste, se dit Pistache; voilà pourquoi je ne vois plus ces
dames; elles éludent mes visites compromettantes.

De leur côté la mère et la fille s'étaient fait d'accord un raisonnement
un peu canaille peut-être, mais que comprendront tous les gens vraiment
prévoyants et qui d'ailleurs a servi de thème à La Fontaine: «Ne lâchons
pas la proie pour l'ombre.»

Voici les raisonnements faits par ces dames: «Nous n'avons pas de chance
avec les épouseurs; M. Bengali n'est pas un jeune homme sérieux; en ce
moment, il nous fait des visites; mais qui assure que le projet
réussira? M. Pistache, lui, on ne peut douter de son amour et de ses
intentions; pourquoi le renvoyer avant la demande officielle de son
rival? Au moins, si celui-ci nous rate dans la main, comme cela est
arrivé avec plusieurs prétendus, il nous reste l'autre comme
pis-aller.» Et, avec la certitude que, le portrait fini, Jujube
recommencerait à aller montrer sa croix des journées entières, il fut
décidé qu'en son absence, les dames recevraient l'en-cas matrimonial
sans rien changer à leur attitude encourageante.

Ce qu'elles avaient prévu arriva; il ne fallait pas être grand prophète
pour le prédire; les dernières touches données et la toile _embue_,
Jujube ayant annoncé à Pistache qu'il n'avait plus besoin de lui et que,
sitôt la toile sèche, il la vernirait, Jujube reprit ses promenades
quotidiennes; Pistache le rencontra au moment où notre légionnaire
savourait la joie d'une vanité enfantine: un petit garçon dont la blouse
était ornée d'une croix scolaire passait devant lui, en compagnie de son
père; celui-ci, lui montrant la croix de Jujube, dit à son jeune fils:

--Regarde donc le monsieur, c'est lui qui en a une belle croix! C'est la
croix d'honneur, ça; quand tu en auras une comme la sienne, hein!

Et Jujube, souriant, se courba et tapa doucement du bout du doigt la
joue du gamin qui le regardait avec des yeux hébétés et pleins d'une
admiration profonde.

Pistache pensa que c'était le moment d'aller voir les dames Jujube, ce
qu'il fit sans plus attendre. Il fut accueilli par elles de façon à
dissiper ses inquiétudes; il leur raconta son rêve et leur annonça sa
décision bien arrêtée de se déclarer au père. Mais madame Jujube,
sachant à merveille la réponse que celui-ci ferait à l'apothicaire:

--Non, non, pas encore, dit-elle, ne précipitons rien, pour ne pas nous
exposer à tout gâter. Athalie et moi, nous préparons peu à peu M.
Jujube: je vous avertirai dès que le moment sera venu de faire la
démarche.

Et, après avoir obtenu des deux dames la permission de continuer à les
venir voir, Pistache se retira enchanté.




XIII

BENGALI RETROUVE GEORGETTE


Les visites de Bengali à la famille Jujube se continuaient depuis un
mois et pas un mot de ses intentions matrimoniales n'était sorti de sa
bouche; pas même une allusion au mariage ne lui était échappée, et
pourtant ses empressements auprès d'Athalie, son langage ardent et
tendre quand il lui parlait, étaient d'un homme épris de la femme objet
de tant de soins, de tant d'attentions.

C'est que Bengali, si étourdi, si insouciant, si avide de plaisir, était
au fond un honnête garçon, bien décidé à n'épouser qu'une femme qu'il
saurait pouvoir rendre heureuse, chose difficile sans amour; il faisait
donc tous ses efforts de très bonne foi pour éveiller en lui, par des
causeries, les yeux dans les yeux, par des serrements de main, un
sentiment dont aucun battement de son coeur n'indiquait l'éclosion.

Voilà pourquoi la demande de la main d'Athalie se faisait attendre, au
grand étonnement de la famille Jujube qui ne comprenait rien à son
silence.

Ce mutisme persistant devenait d'autant plus grave qu'Athalie qui, tout
d'abord, ne voyait dans le mariage projeté pour elle que la cessation
d'un célibat qui pouvait la rendre ridicule aux yeux des jeunes filles
de sa connaissance, qui toutes trouvaient des maris; qu'Athalie,
sensible aux discours et aux soins de Bengali, s'était sérieusement
éprise de lui, et c'était de sa part des jérémiades à n'en plus finir,
après chacune des visites du soi-disant prétendu; et Jujube, d'humeur
naturellement irritable, d'entrer dans d'effroyables colères, de crier:

--Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? je ne peux pas le prendre à la
gorge. Voilà cinq ou six fois que nous en parlons à sa tante; elle nous
explique invariablement qu'elle le questionne, le presse et obtient de
lui l'éternelle réponse qu'il étudie ton caractère, que le mariage est
une chose grave; s'il pense, comme Voltaire, que cette chose est
tellement grave que ce n'est pas trop de toute la vie pour y penser, tu
n'as pas fini d'attendre. Sais-tu ce que je ferai, moi? Eh bien, je te
marierai à un autre.

--Je n'en veux pas d'autre, s'écriait Athalie tout en larmes; c'est lui
que je veux, c'est lui que j'aime.

--Enfin, dit la mère, il faut prendre un parti; les visites de ce jeune
homme finiront par compromettre notre fille.

Jujube se décida donc à en finir par une dernière démarche auprès de
mademoiselle Piédevache. Il se transporta à Saint-Mandé et exposa la
situation.

--Vous avez raison, répondit la vieille demoiselle irritée, il faut en
finir. Je vais voir mon neveu, lui mettre le marché au poing; je le
mènerai chez vous et nous en finirons.

Pendant ce temps, l'infortuné pharmacien, convaincu de l'amour d'Athalie
pour lui, continuait ses tentatives de visites, qui échouaient toujours.
Souvent il se présentait au moment où son rival était dans la place. Ce
jour-là, le pauvre garçon n'était pas reçu. Une autre fois, ces dames
étaient sorties, ou bien Jujube était là, et c'était tous les jours un
nouveau prétexte; le malheureux Pistache retournait piteusement à son
officine, en se disant: «C'est drôle, depuis quelque temps, on a bien
souvent des motifs de ne pas me recevoir.» Si bien qu'un jour où il
avait été de nouveau éconduit, certain, d'après l'affirmation du
concierge, que ces dames étaient chez elles, il s'aposta au palier de
l'étage supérieur pour voir sortir le visiteur cause de sa
non-réception.

Au bout d'un quart d'heure d'attente, il vit sortir Bengali, reconduit
par les deux dames avec mille paroles gracieuses:--Lui! se dit-il avec
stupéfaction; c'est pour lui qu'on ne me reçoit pas!

Le pauvre garçon ne vivait plus, depuis ce jour; il ne savait comment
demander à ces dames une explication; avouer son espionnage, c'était
impossible. Enfin, n'y pouvant plus tenir, il leur raconta que, le jour
en question, il avait rencontré dans l'escalier une personne de
connaissance avec laquelle il avait causé, et qu'à ce moment il avait vu
sortir Bengali reconduit par elles. Athalie, tout interdite, ne savait
que répondre; la mère, sans hésitation ni embarras, expliqua que ce
jeune homme était venu les entretenir d'une affaire d'intérêt concernant
sa tante, et qu'il n'était pas possible, même Pistache étant son ami, de
le faire assister à des confidences sur des affaires de famille.

Le naïf garçon, qui ne désirait rien tant que d'être rassuré, se récria,
s'excusa d'avoir involontairement amené des explications dont il n'avait
pas besoin; que jamais l'idée d'un manque de parole, de la part de ces
dames, ne lui serait venu à la pensée, etc., etc. Puis il demanda si le
moment de se déclarer à M. Jujubès était proche....

--Vous serez bientôt fixé, répondit madame Jujube.

--Fixé... agréablement? demanda-t-il.

--Je prépare mon mari en vue d'une réponse favorable, répondit-elle.

Et le bon Pistache partit plein de confiance, non cependant sans avoir
remarqué qu'Athalie était restée étrangère à la justification.

Le lendemain même de cette entrevue qui l'avait rassuré, mademoiselle
Piédevache et son neveu se présentaient dans la famille Jujube.

Bengali, après quelque résistance, avait fini par céder à la volonté de
sa tante, se disant qu'après tout, il aurait une petite femme un peu
bébête, mais aimante et bonne, qui lui ferait la vie douce, qu'il
finirait probablement par aimer. Bref, la main d'Athalie fut
officiellement demandée, accordée cela va sans dire, et cet heureux
événement jeta une joie inaccoutumée dans la famille Jujube.

Et le soir, en rentrant chez lui, vers dix heures, toujours la tête
occupée de Georgette, Bengali se disait: «Elle aussi est sans doute
mariée; M. Marocain m'avait dit que le mariage était pour dans un mois
et voilà plus de cinq semaines.»

--Ah! je suis stupide, pensa-t-il, j'ai beau faire tout au monde pour
l'oublier, je ne peux pas... pourtant, je n'ai rien à espérer, elle est
mariée... à un homme qu'elle aime; il est bien heureux celui-là....
Allons! n'y pensons plus!... oui... je dis toujours cela... et j'y pense
tout de même.

Ses réflexions furent troublées par les cris d'une femme appelant à
l'aide; Bengali se précipita du côté d'où partaient les cris et vit un
jeune homme enlaçant une femme qui se débattait dans son étreinte:

--Voyons, disait l'auteur de cette entreprise galante, un petit souper
fin... dans un joli cabinet particulier....

Il fut interrompu par l'intervention de Bengali, qui l'écarta violemment
de sa victime, avec accompagnement d'épithètes:

--Ah! dit le monsieur, vous êtes le souteneur de cette promeneuse
nocturne que je prenais pour une ouvrière attardée... et moi qui allais
vous remettre ma carte. Puis avec un rire de mépris:--Ah! non! non! on
ne se bat pas avec....

Il n'acheva pas, une paire de gifles lui ayant coupé net la parole.

La jeune fille poussa un cri; Bengali se retourna:

--Georgette! s'écria-t-il.

Puis, présentant sa carte à l'inconnu:

--Je suis à vos ordres, monsieur, dit-il. Vous vous renseignerez et vous
verrez qu'on peut se battre avec moi.

Le jeune homme prit la carte, s'approcha d'un bec de gaz et lut à haute
voix: _Alfred Bengali, rue Laffitte, 14_.

--Très bien, monsieur, dit-il.

Puis remettant sa carte:

--Vous recevrez demain la visite de deux amis.

--Je les attendrai, monsieur.

L'inconnu s'éloigna.

--Vous allez vous battre... pour moi! s'écria Georgette éperdue.... Oh!
mon Dieu, s'il vous arrivait malheur....

--Merci de cette marque d'intérêt, madame; je regrette de ne l'avoir
pas méritée plus tôt.

--Madame! fit la jeune fille étonnée.

--Mais comment êtes-vous dans la rue, seule, à cette heure?

--De l'ouvrage pressé que j'ai dû reporter.

--Mais comment votre mari ne vous accompagnait-il pas?

--Mon mari?

--Sans doute; n'êtes-vous pas mariée?

--Mais non, monsieur.

Bengali eut un mouvement de joie.--Non? fit-il. Puis il ajouta
tristement.--C'est pour bientôt, alors, dans quelques jours.

--Je ne sais ce que vous voulez me dire; je n'ai aucun projet de
mariage.

--Comment! s'écria l'amoureux jeune homme, tout ému... mais M. Marocain
m'a annoncé lui-même....

Georgette comprit; elle se rappela le danger que sa marraine et Marocain
lui avaient montré, son changement de domicile pour dérouter l'homme qui
voulait la séduire:--M. Marocain, dit-elle alors, nous avait aperçus
causant ensemble un soir que vous m'aviez accostée, et j'avais fui à son
approche; le lendemain je lui ai fait connaître, ainsi qu'à ma marraine,
dans quelles circonstances je vous avais connu et comment je me trouvais
causant avec vous; les intentions qu'on vous prêtait, j'y croyais avant
le dernier langage que vous m'avez tenu; après vos déclarations si
formelles, je protestai contre l'accusation dont vous étiez l'objet et
déclarai vos intentions véritables; on a attendu la démarche que vous
deviez faire....

Bengali balbutia des allégations d'empêchements qui avaient retardé
cette démarche, retardé seulement.

--Voilà pourquoi, interrompit la jeune fille, le mari de ma marraine
vous a dit que j'étais sur le point de me marier, pensant, ainsi, mettre
fin à vos obsessions.

--Je vous jure... s'écria Bengali.

Georgette l'interrompit de nouveau.

--Ce n'est pas, dit-elle, le moment de parler de cela; qui sait le sort
que ce combat vous réserve?... et c'est pour moi, ajouta-t-elle, la
voix étranglée par l'émotion.

Bengali lui saisit la main; elle la retira vivement:

--Et quand aura lieu ce duel? demanda-t-elle.

--Mais... après-demain matin, sans doute.

--Que Dieu m'épargne le chagrin d'apprendre que vous avez été victime de
votre dévouement.

--Et... demanda Bengali, en s'approchant, si Dieu vous épargne ce
chagrin, me permettez vous d'aller vous porter la bonne nouvelle?

--Je la connaîtrai avant votre démarche, répondit Georgette. Puis lui
tendant la main:--Merci, monsieur... et elle s'éloigna en étouffant un
sanglot dans son mouchoir.

Bengali resta seul et interdit:

--Elle la connaîtra avant ma démarche! pensa-t-il... comment? par quel
moyen?

Georgette avait entendu la lecture de la carte remise par Bengali: «Rue
Laffitte, 14, dit-elle, je ne l'oublierai pas.»

Et en effet, le surlendemain, à 7 heures du matin, elle arrivait en
fiacre à l'adresse indiquée; une voiture de remise stationnait à la
porte et le cocher allait et venait sur le trottoir.

Georgette appela le sien; il descendit de son siège et ouvrit la
portière:

--Je vous donnerai un bon pourboire, lui dit-elle, si vous faites bien
ce que je vais vous dire.

--Si ça se peut, madame, je veux bien; qu'est-ce que c'est?

--Il s'agit d'aller causer avec le cocher de cette voiture et de savoir
ce qu'il fait là; s'il attend deux messieurs qu'il a amenés à cette
adresse, ou un locataire de cette maison qui l'a fait retenir.

--Oh! ça n'est pas difficile, madame; on vous dira ça au juste.

Par le carreau, Georgette vit son cocher accoster son confrère et une
conversation s'engager entr'eux. Bientôt, son mandataire
revint:--Madame, dit-il, il attend deux messieurs qu'il a amenés et il
m'a dit que c'était, sans doute, pour des particuliers qui vont se
battre, vu qu'il y a des épées dans la voiture et qu'il doit conduire
ses clients au bois de Ville-d'Avray.

A ce moment, Bengali et ses deux témoins sortaient de la maison et
montaient dans la voiture.

--Suivez cette voiture! dit Georgette.

--Jusqu'où, madame?

--Jusqu'à l'endroit du bois où elle s'arrêtera... assez loin d'elle,
cependant, et vous vous placerez de façon à n'être pas aperçu.

--Bon! compris; madame veut voir la chose, sans....

--Faites ce que je vous dis!

Le cocher monta sur son siège et suivit la voiture à distance.

Arrivée à un endroit désert du bois, elle s'arrêta; un coupé était là et
quatre personnes en sortaient. Ces personnes étaient l'adversaire de
Bengali, ses témoins et un médecin.

Georgette descendit du fiacre:

--Attendez-moi ici! dit-elle d'une voix émue à son cocher, et elle
s'avança d'un pas chancelant vers le lieu où deux hommes allaient
peut-être s'entr'égorger, et c'était pour elle; parce qu'à une heure
tardive de la soirée, l'un d'eux lui avait adressé des galanteries; que
l'autre l'avait protégée contre les entreprises du premier; c'était pour
cela que ces deux hommes pleins de jeunesse et de santé allaient
chercher, dans le sang l'un de l'autre, la satisfaction imposée par un
préjugé social.

Les deux adversaires se saluèrent, mirent habit bas, prirent chacun une
des épées qui leur furent présentées, et se mirent en garde; le
directeur du combat croisa les deux épées par le bout, se rangea près du
deuxième témoin et du médecin et dit: «Allez, messieurs!»

Georgette, entre les branches d'un massif d'arbres, avait assisté à ces
préliminaires solennels, dans une agitation qu'elle avait peine à
maîtriser; à l'ordre: «Allez messieurs!» elle appuya fortement sa main
sur son coeur qui battait à lui briser la poitrine, et, haletante, elle
attendit.

Dès le premier engagement, elle trembla pour les jours de Bengali,
ardent, téméraire, devant l'épée d'un adversaire froid, calme,
paraissant sûr de sa force et prêt à saisir le passage imprudemment
ouvert à son arme. Bengali, lui, n'était plus le simple auteur d'une
injure donnant la réparation par lui due, c'était le fou d'amour
combattant l'homme qui a outragé la femme aimée. Et Georgette, dont la
pensée dirigeait son bras, ne pouvait s'empêcher, malgré son anxiété, de
l'admirer: «Qu'il est beau! qu'il est brave!» murmurait-elle.

Elle jeta soudain un cri terrible; Bengali venait de tomber, atteint par
une riposte en pleine poitrine. Au cri, tous les hommes s'étaient
retournés. L'un d'eux avait couru au-devant de Georgette qui s'avançait
en trébuchant, et la soutenait pour qu'elle ne tombât pas; les autres
s'étaient précipités vers le blessé et, pendant qu'ils lui déchiraient à
l'endroit de la blessure, sa chemise inondée de sang, le médecin tirait
de sa boîte de secours de la charpie, des bandes de toile et des fioles.

Georgette s'échappa du bras de son cavalier et vint tomber à genoux
près du blessé évanoui:

--Il est mort, monsieur? demanda-t-elle, en suffoquant.

--Vous me gênez madame, répondit le médecin; je ne puis rien vous dire
encore, laissez-moi examiner la blessure.

L'adversaire, debout et chapeau bas, attendait l'opinion du médecin.

Un silence d'anxiété régnait.

Le docteur, après avoir lavé la plaie avec le contenu d'une des fioles,
procéda à un premier pansement; l'effusion du sang arrêtée, il appuya
longuement son oreille sur la poitrine du blessé; Georgette haletante
attendait en murmurant:--Oh! mon Dieu!... mon Dieu!... et c'est pour
moi....

--Enfin, le médecin releva sa tête et montra un visage exempt
d'inquiétudes; Georgette, se redressant comme un ressort:--Ah! fit-elle,
ça n'est pas grave?--Du moins, madame, répondit le médecin, il n'y a pas
danger de mort, le coeur et le poumon fonctionnent régulièrement: ils
n'ont donc pas été atteints; la blessure a cependant une certaine
gravité; mais, je vous le répète, sauf complications imprévues, ce ne
sera qu'une question de soins et de temps.

L'auteur de la blessure, alors, dit aux témoins de Bengali:--J'enverrai
ce soir même ma carte à votre client et je ferai prendre régulièrement
de ses nouvelles. Puis s'adressant à Georgette:--Je vous adresse,
madame, mes plus humbles excuses; j'ai été trompé par les circonstances
de lieu et d'heure. Veuillez, je vous prie, croire à mes vifs regrets.

Il salua et remonta dans son coupé avec ses deux amis, et la voiture
s'éloigna.

On transporta avec précaution Bengali dans la sienne. Georgette exprima
le désir d'y monter:

--Vous êtes sa parente, son amie? demanda le docteur.

--Ni l'une ni l'autre, monsieur, répondit-elle; vous avez entendu ce qui
vient d'être dit par l'adversaire de ce malheureux jeune homme, je n'ai
rien à y ajouter. Il m'avait insultée; celui qu'il a si gravement
blessé m'avait protégée sans même avoir su celle dont il se faisait le
défenseur; je n'ai d'autre mobile que ma reconnaissance.

--Votre conduite est très naturelle, madame; malheureusement, nous ne
pouvons tenir cinq dans cette voiture; le malade, d'ailleurs, en
souffrirait.

Georgette alors se résigna à regagner sa propre voiture; ce que voyant,
les deux témoins s'offrirent pour y monter à sa place: elle accepta,
monta dans celle où on avait placé le blessé, s'installa près de lui,
lui mit la tête sur ses genoux et les deux voitures partirent.




XIII

PISTACHE REVIENT EN FAVEUR


La famille Jujube est à table et déjeune; naturellement on cause du
futur mariage, des emplettes à faire, du trousseau à acheter.

Entre la bonne portant des lettres.

--Les lettres que le concierge vient de monter, dit-elle.

--Il y a une lettre de deuil, fit madame Jujube.

--Qui donc est mort? demanda Athalie en prenant la lettre, pendant que
son père ouvrait sa correspondance.

--Ah! s'écria-t-elle, après avoir jeté les yeux sur la lettre de deuil:
M. Pistache.

--Hein? qui est mort? firent les deux époux.

--Non, c'est lui qui envoie ça.

Et elle lut:

--M. Pistache a le chagrin de vous annoncer la perte cruellement
douloureuse qu'il vient de faire dans la personne de M. Jean-André
Romarin, son oncle, qu'il n'avait jamais vu.

--Et il a tant de chagrin que cela? observa ironiquement Jujube.

--Il a ajouté quelque chose à la main, dit Athalie.

Et elle lut:

--Il a, par la même occasion, le plaisir de vous annoncer que cet
excellent oncle lui a légué une somme de deux cent mille francs.

Madame Jujube s'exclama:--Deux cent mille francs!

Jujube qui, à ce moment, ouvrait une lettre, allait s'associer à
l'exclamation bien naturelle de son épouse; mais un coup d'oeil jeté sur
les premiers mots de la lettre lui arracha un cri d'un tout autre
caractère.

--Qu'est-ce donc? demandèrent les deux femmes inquiètes.

--Ton futur grièvement blessé en duel! répondit-il d'une voix altérée;
c'est sa tante qui m'annonce ce grand malheur.

--Toujours de nos chances! gémit la mère.

Athalie pâlit, fut prise d'un tremblement nerveux, puis éclata en
sanglots.

--Ça devait lui arriver, dit le père, en marchant avec agitation: un
tapageur, un viveur, un cerveau brûlé.

Madame Jujube, elle, consolait sa fille.

--Tu sais bien ce que c'est que les duels, lui disait-elle; les journaux
en rendent compte à chaque instant et ils n'ont jamais de suites graves;
dans quinze jours, ce pauvre garçon sera guéri.

--Tu n'as donc pas entendu ce que j'ai lu? hurla Jujube; la lettre porte
grièvement blessé.

--J'ai entendu, mon ami; mais sur le moment, une blessure paraît grave,
et....

--Je vais le voir, dit Jujube.

--Ne sois pas longtemps, papa, supplia Athalie.

Jujube sortit précipitamment sans lui répondre.

--Ne te désole donc pas, continua la mère, je te dis que ce ne sera
rien, tu verras. Puis, aux doutes exprimés par les mouvements de tête de
sa fille, elle ajouta, en femme positive qu'elle était:

--D'ailleurs, mettons les choses au pire; supposons que le pauvre garçon
meure de sa blessure....

--Oh! maman, ne dis pas ça! sanglota l'inconsolable Athalie.

--C'est une simple supposition.... Eh bien, n'oublie pas que Pistache a
hérité de deux cent mille francs.

--Ne me parle plus de lui, je n'en veux pas.

--Pourtant, deux cent mille francs quand, comme toi, on n'a pas de
dot....

Athalie trépigna de colère en répétant:--Je n'en veux pas, je n'en veux
pas!

Madame Jujube continua:--D'autant plus qu'avec cette fortune il n'aurait
pas besoin de rester dans la pharmacie, et ton père alors qui n'avait
que cette objection....

Pour en finir, Athalie quitta brusquement sa mère et s'en alla pleurer
dans sa chambre.

Jujube ne tarda pas à rentrer.

Il était furieux.

--Eh bien? lui demanda madame Jujube avec empressement....

Puis, voyant son air irrité:

--Mais qu'as-tu donc? ajouta-t-elle.

--Tu as déjà été raconter à tout le monde que ta fille faisait un riche
mariage?

--Moi?... mais....

--Je viens de rencontrer M. et madame Blavin qui m'ont félicité.

--Je leur ai confié... des amis....

--Confié! et ils l'ont répété, ça se sait partout... et ton prétendu
gendre est très gravement blessé; on ne peut pas le voir, défense
absolue des médecins.

--Ah! mon Dieu! gémit madame Jujube, s'il allait mourir!

--C'est à craindre, et on se moquera encore de nous, comme pour les
autres gendres qui nous ont raté, car chaque fois, toi et ta fille,
c'était la même chose; vous ne pouvez pas taire votre langue.

--Mais, mon ami, cette fois, tu m'as dit toi-même avoir annoncé le
prochain mariage d'Athalie....

--A ce méchant savant, ce cuistre, à ce M. Quatpuces à qui il faut des
dots; oui, je l'ai rencontré et je me suis offert le plaisir de lui
annoncer... tout le monde à ma place en aurait fait autant; toi, quelles
raisons avais-tu?

--Mais c'est Athalie qui en a parlé la première.

--Athalie aussi, oui; vous êtes toutes les mêmes, et si ton futur gendre
meurt, comme c'est à craindre, nous voilà encore avec notre fille sur
les bras.

--Non, mon ami, si tu le veux bien.

Et elle rappela l'amour de Pistache pour Athalie et l'héritage qui lui
permettrait de quitter la pharmacie.

Jujube ne répondit rien; c'était déjà un pas de fait, et quand sa femme
ajouta qu'Athalie ne voulait pas qu'on lui parlât de ce jeune homme, le
petit tyran reparut, déclara qu'il n'admettait pas la résistance d'une
fille aux volontés de son père; que sa volonté, il l'imposerait si
besoin était. En tout cas, ajouta-t-il, envoie nos cartes à ce jeune
homme... avec un mot de sympathie.

Madame Jujube comprit que sa cause était gagnée et que, avec l'un ou
avec l'autre, on avait enfin le placement d'Athalie; et aussitôt,
suivant le désir de Jujube, elle prit les trois cartes de visite,
écrivit quelques mots affectueux sur chacune d'elles, puis elle envoya
immédiatement Galfâtre le concierge les porter à leur adresse.

Pistache fut au comble de l'émotion en voyant cet empressement de la
famille Jujube et, particulièrement, la participation du maître de la
maison à cette manifestation sympathique.

--Remerciez, de ma part, je vous prie, dit-il au concierge, monsieur et
madame Jujubès; dites-leur que j'ai été très sensible à leur preuve
d'amitié.

--Bien, monsieur, je n'y manquerai pas.

Puis, Galfâtre ajouta:--Monsieur est sans doute invité à la noce?

--A la noce!... Quelle noce?

--Celle de mademoiselle Jujubès.

--Comment, de mademoiselle.... Et le pharmacien abasourdi n'eut pas la
force d'achever; mais pensant qu'il s'agissait de son propre mariage, il
se mit à rire:

--Ça se sait donc déjà? demanda-t-il.

--Toute la maison le sait, répondit Galfâtre....

--Ah! fit notre pharmacien radieux. Ah! vous me faites bien plaisir....
Tenez, voilà vingt francs pour cette bonne nouvelle.

--Oh! monsieur est trop bon.... Je croyais que monsieur savait ça.

--Je savais que la demoiselle et sa maman voulaient bien, mais c'est M.
Jujubès qui ne voulait pas.

--Ma foi, répondit Galfâtre, il avait bien raison; donner sa fille
unique à un viveur, un coureur.

--Ah! mais dites donc, vous; c'est pour me remercier de mes vingt
francs que vous me dites ça?

--Ah! c'est vrai, monsieur, je ne me rappelais plus que vous étiez l'ami
de ce monsieur.

--Ce monsieur? Quel monsieur?

--Eh bien.... M. Bengali.

Pistache resta anéanti:--Bengali... balbutiait-il, Bengali.

--Vous ne savez pas qu'il doit épouser cette demoiselle?...

Ses questions restant sans réponse, Galfâtre se retira sans que sa
sortie fût remarquée par Pistache resté les yeux fixes et l'air ahuri.

--Ah! se dit le pauvre amoureux, je comprends maintenant pourquoi on ne
me recevait pas quand il était là.

Galfâtre venait de rentrer à sa loge, quand madame Jujube qui, à ce
moment, venait du dehors, lui dit:

--Comment, vous n'avez pas encore porté les cartes?

--Pardon, madame, j'en viens.

--Vous avez trouvé la personne?

--C'est au monsieur même que j'ai remis les cartes; même que ce pauvre
jeune homme est dans un chagrin....

--De la mort d'un oncle qu'il n'a jamais vu et qui lui laisse deux cent
mille francs?

--Deux cent mille francs! s'écria Galfâtre, c'est donc ça que, dans sa
joie, il m'a donné vingt francs.

--Dans sa joie! fit madame Jujube surprise, vous venez de me dire qu'il
était dans un grand chagrin.

--Oh! le chagrin est venu après les vingt francs, quand je lui ai
annoncé le mariage de mademoiselle.

Madame Jujube bondit:--Vous lui avez....

La colère l'empêcha d'achever.

--Dame, étant l'ami du marié, je croyais qu'il était invité à la noce.

Et la brave dame, exaspérée:

--Mais comment connaissez-vous nos affaires de famille? qui vous a parlé
de ce mariage?

--Madame, c'est mademoiselle elle-même.

--Ah! mon Dieu, murmura madame Jujube, aller conter ça jusqu'au
concierge! Et il n'y a rien dans tous ces ragots que des pourparlers qui
n'aboutiront même pas.

--Dam! madame, moi, je....

--En voilà assez; pas un mot de cela à personne.... Et tout d'abord,
vous allez courir me porter une lettre à M. Pistache; je vais la faire,
venez la chercher dans dix minutes.

Et elle monta chez elle en toute hâte.

Une demi-heure après, Pistache recevait une lettre ainsi conçue:

«Il n'y a rien de vrai dans ce que vous a dit mon imbécile de concierge;
il vous a rapporté des potins de voisinage, établis sur les visites que
nous fait M. Bengali, comme nous en font tous nos amis; et d'ailleurs,
le pauvre jeune homme est peut-être mort, à cette heure, d'une blessure
qu'il a reçue hier, en duel. Venez me voir, nous causerons.»




XIV

LA GARDE-MALADE


Depuis six jours, Bengali était en proie à une fièvre ardente et plongé
dans un sommeil incessant et agité. Le médecin, on le sait, avait, dès
le premier examen de la blessure, déclaré sans hésitation qu'elle
n'aurait pas de suites fatales, à moins de complications imprévues; il
avait donc fait toutes les recommandations de nature à prévenir ces
accidents; notamment, l'interdiction des visites et de tout ce qui
pouvait troubler le repos du malade.

--Vous tenez bien compte de mes prescriptions? dit-il au domestique;
vous ne recevez personne autre que la tante de votre maître?

A la mine embarrassée du domestique, le docteur lui demanda:--Vous ne
comprenez pas? c'est pourtant bien clair.

--Si, si, monsieur le docteur... je comprends bien, mais c'est que....

--C'est que quoi?

--Il y a... cette demoiselle.... qui était dans la voiture quand on a
rapporté monsieur....

--Elle est venue demander de ses nouvelles? vous lui en avez donné?
C'est bien, je n'interdis pas les demandes de nouvelles, ce ne sont pas
des visites, cela; qu'on parle bas et qu'on n'entre pas dans la chambre
du malade, voilà tout ce que j'exige.

--Bien, monsieur; mais cette demoiselle m'a tant prié, que je l'ai
laissée regarder monsieur.... Ce qu'elle a pleuré en le voyant! ça me
fendait le coeur... à ce moment-là... Monsieur, tout en dormant,
demandait à boire; alors elle s'est assise au chevet du lit... j'ai
soulevé monsieur et elle l'a fait boire... après, elle a tant pleuré
pour que je la laisse soigner monsieur... que je n'ai pas eu le
courage....

--Je ne m'étais-pas trompé, pensa le docteur, il y a de l'amour
là-dessous.

--Vous avez bien fait, répondit-il au domestique; quand cette personne
reviendra vous la laisserez entrer.

--Bien, monsieur.... Elle est revenue et elle revient tous les soirs...
mais monsieur qui dort toujours en se remuant beaucoup, ne s'est même
pas aperçu qu'elle était là, il boit en dormant.... Cette pauvre
demoiselle passe la moitié des nuits... des fois plus... elle lui essuie
la figure... qui est mouillée par la fièvre... elle ne le perd pas de
vue.... Faudra-t-il que je la laisse revenir?

--Oui, répondit le médecin, certain que nulle autre garde ne soignerait
son malade avec autant de sollicitude.

Georgette continua donc à venir soigner son cher blessé.

Un soir, elle resta tout interdite en voyant entrer le médecin; il lui
sourit, lui imposa silence du geste et lui dit à voix basse:

--Je savais vos visites, vos soins, et je les ai approuvés... ça va
mieux.... Puis tâtant le pouls du malade:--beaucoup mieux, ajouta-t-il.

--Entrez, madame, monsieur le docteur est là, dit à demi-voix le
domestique, en introduisant mademoiselle Piédevache....

La vieille demoiselle eut un geste de surprise à la vue de Georgette, et
elle jeta, au médecin, un regard interrogateur.

--C'est une garde-malade que j'ai placée près de lui, dit le médecin,
pour éviter toute explication.

--Elle est bien jeune et bien jolie pour faire ce métier-là, se dit la
vieille demoiselle. Mais préoccupée de la santé de son neveu:

--Eh bien? demanda-t-elle.

--La fièvre s'en va, répondit le docteur; je suis très content. Mais ne
restons pas ici, notre présence est inutile et il a encore besoin du
repos le plus complet.

--Et vous me répondez...?

--De sa guérison, oh! absolument; elle sera longue, mais elle est
certaine; allons-nous-en.

Et Georgette resta seule avec celui qu'elle aimait, écoutant sa
respiration devenue plus régulière et plus douce, observant ses
mouvements moins fréquents et moins brusques; le médecin ne l'avait pas
trompée: une amélioration sensible s'était produite depuis la veille, la
jeunesse triomphait du mal, et cette pensée: il vivra! lui arrachait un
sourire; à quelques mots confus qu'elle perçut: «Il parle, se
disait-elle... il a soif peut-être;» et approchant son oreille des
lèvres du malade, elle écouta, puis eut un mouvement de joie: «Mon nom!
dit-elle, il rêve de moi!» Le voyant promener sa langue sur ses lèvres
desséchées, elle pensa qu'il avait soif; elle entr'ouvrit la porte de la
pièce voisine, pour dire au domestique de venir soulever son maître; le
domestique dormait profondément dans un fauteuil. La jeune fille alors
prit la tasse contenant le breuvage ordonné par le médecin, souleva la
tête de son bien-aimé et présenta la tasse à sa bouche entr'ouverte....

Il but d'abord avidement, avec l'inconscience que donne le demi-sommeil,
et puis ouvrit les yeux, regarda Georgette... la regarda longtemps....
«Ah! je reprends mon rêve interrompu,» murmura-t-il avec une expression
heureuse.

Georgette lui reposa la tête sur son oreiller et voulut s'enfuir.

--Ah! ce n'est pas un rêve, s'écria-t-il! oh! Georgette, ne me quittez
pas!

Elle s'arrêta au seuil de la porte et se retourna vers lui. Il se
dressa, tendit ses bras vers la jeune fille et, d'une voix tremblante
d'émotion:

--Vous! fit-il, vous près de moi!

--Chut! fit-elle, ne parlez pas; il vous faut le repos le plus
rigoureux.

--Ne vous en allez pas, je vous en supplie... votre présence près de moi
me guérira plus vite que les remèdes du médecin.

Georgette revint vers lui: «Je veux bien rester, dit-elle, mais sur
votre promesse de garder le silence....»

--Oui, Georgette, oui, je me tairai....

La jeune fille reprit sa place dans le fauteuil placé au chevet du lit.

--Bengali voulut parler.--Ah! fit-elle, vous m'avez promis....

--Deux mots seulement, Georgette. Je vous en supplie.

--Bien bas, alors, dit-elle.

--A votre oreille, voulez-vous?

Et il avança ses bras pour l'attirer à lui; elle se recula vivement:
«Chut! chut! chut! fit-elle, un doigt posé sur sa bouche souriante,
reposez votre tête sur l'oreiller et parlez-moi d'ici.»

Bengali obéit....

--Est-ce la première fois que vous venez ici, Georgette? demanda-t-il.

--Je suis venue tous les jours.

--Ah! fit-il joyeux, et vous viendrez encore?

--Si cela doit hâter votre guérison....

--Oh! oui... oui... je me sens déjà tout autre....

--Voyons, ne vous animez pas, soyez bien tranquille, parlez peu et
doucement, sinon je m'en vais....

--Non, non, restez, je vous obéirai.

Puis, après un silence: «On a fait une comédie là-dessus, je l'ai vue
jouer: _l'Amour médecin_.... Georgette, il me semble que je serais si
heureux de tenir votre main dans la mienne... voulez-vous?... ça me fera
plus de bien que la tisane.»

Elle lui donna sa main:--A la condition, dit-elle, que vous allez vous
endormir comme cela.

--Oui Georgette, oui, je vais dormir.

Il ferma les yeux, et bientôt sa respiration courte, précipitée, indiqua
qu'un sommeil fiévreux avait vaincu la volonté du jeune homme, de
laisser ses yeux fixés sur ceux de son adorée.




XV

DÉCEPTIONS DE LA FAMILLE JUJUBE


Les jours, les semaines s'écoulaient et rien ne faisait prévoir à
l'affligée Athalie et à ses parents l'époque du rétablissement complet
du futur époux, par conséquent la date du mariage convenu. Quand Jujube
se présentait chez le blessé, il n'était jamais reçu, et mademoiselle
Piédevache, toute à son inquiétude pour son neveu qu'elle adorait, ne
pouvait que répéter à la famille impatiente: «C'est l'ordre formel du
médecin; le pauvre enfant ne peut pas recevoir de visites; moi-même,
quand je vais le voir, je ne fais qu'une apparition, mais le docteur
m'écrit tous les jours quelques mots; la guérison est certaine, mais ça
sera long; il faut attendre».

On attendait depuis un mois quand mademoiselle Piédevache arriva chez
les Jujube, l'air fort satisfait.

--Enfin, dit-elle, le cher enfant peut recevoir des visites, il se lève
et entre en convalescence.

Grande joie d'Athalie à cette bonne nouvelle:

--Qu'est-ce que peut durer la convalescence? un mois? demanda-t-elle.

--Oh! pas plus, je pense, répondit la tante.

--J'aurais grand plaisir à le voir, ce brave garçon, dit Jujube.

--Je viens vous prendre pour vous mener chez lui, répondit la vieille
demoiselle; ma voiture est en bas; êtes-vous prêt?

Jujube, qui était toujours prêt à sortir, n'eut que son chapeau à
mettre:--Je suis à vos ordres, dit-il.

--Mille bonnes choses de notre part, papa, dit Athalie; dis-lui que nous
sommes bien heureuses de son rétablissement.

Bengali, occupé à dévorer deux côtelettes, fut désagréablement surpris
en voyant sa tante accompagnée du futur beau-père qu'elle voulait lui
colloquer.

--Bravo! s'écria celui-ci, je vous trouve en bonnes dispositions, mon
gaillard.

--Peuh! fit Bengali, je mâchonne, je suce du jus de côtelettes.

--Mais vous avalez la viande avec, les os sont décharnés. Ah! nous avons
été tous bien heureux d'apprendre votre entrée en convalescence; votre
pauvre Athalie en pleurait de joie.

--Chère demoiselle, répondit Bengali, sans enthousiasme; dites-lui que
j'ai été bien sensible....

--Je vais même lui annoncer que vous viendrez lui dire cela de vive voix
dans une huitaine de jours, répondit Jujube....

--Oh! certainement, ajouta mademoiselle Piédevache, dans huit jours.

--Huit jours, fit Bengali avec un pâle sourire; comme vous y allez, ma
tante!

--Elle a raison, et nous causerons du mariage... j'espère que nous
pourrons le fixer à un mois.

Bengali se récria d'une voix languissante:

--Oh! oh!... un mois!... faible comme je le suis.

--Aujourd'hui, oui; mais dans un mois.

--Certainement, ajouta la tante; un mois de convalescence....à ton
âge.... Tu verras.

--J'en doute, ma tante.... Ainsi tenez, le peu que j'ai causé... eh
bien! je me suis fatigué... je vais me remettre au lit.

--Il a raison, dit mademoiselle Piédevache, il faut le laisser se
reposer....

--Voulez-vous que je vous envoie Athalie avec sa mère? demanda
Jujube....

--Oh non!... ça ne serait pas convenable... une demoiselle chez un
garçon... malade.

--Chez son futur....

--Oui, sans doute; mais quand je serai tout à fait bien... nous
arrangerons cela; je vous demande pardon, je vais me recoucher.

Les deux visiteurs se retirèrent et Jujube se disait: «Je trouve qu'il
n'est guère pressé de voir ma fille.»

Et dès qu'ils furent partis, Bengali demanda le fromage à la crème et
les fruits préparés pour le dessert de son repas interrompu.

--Eh bien! s'écrièrent Athalie et sa mère, à l'arrivée de Jujube dont la
figure était soucieuse.

--Eh bien! Eh bien!... je l'ai trouvé mangeant deux côtelettes.

--Ah! exclamèrent joyeusement les deux femmes.

--Oui, ah! ah! tant que vous voudrez, mais pour moi, le mariage n'est
pas fait.

--Comment! fit la pauvre Athalie déconcertée, qu'est-ce qu'il y a?

--Il y a, il y a... il n'y a rien... que des impressions, mais qui sont
mauvaises.

Et Jujube raconta son arrivée au moment où Bengali était attablé et
paraissait manger avec appétit; son air contraint en le voyant, la
froideur de son accueil, sa fatigue subite, son refus de recevoir la
visite de sa future, etc., etc.

Athalie trouva, pour le justifier, les bonnes raisons fournies par les
gens à illusions, toujours disposés à croire ce qu'ils désirent; sa
mère, femme à illusions, elle aussi, exprima un avis semblable:

--Tant mieux si je me suis trompé, dit le chef de la famille, mais,
règle générale, je ne me trompe jamais.

--Tu verras, papa, que tu te trompes cette fois, dit Athalie sans
conviction.

--Bon, bon, je veux bien, nous verrons, ricana-t-il avec ironie.

Quatre jours après cette scène, il recevait, de la tante Piédevache, une
lettre dont les premiers mots lui firent pousser une exclamation; il
appela à haute voix les deux femmes:

--Voilà du nouveau, venez vite!

Elles accoururent à son appel et leurs regards l'avaient avidement
questionné avant que leur bouche eût prononcé un mot.

--Il est parti pour Nice! dit-il.

Et il jouit amèrement de la stupeur causée par cette nouvelle.

--Parti... comment, pourquoi? demanda Athalie accablée.

--Son médecin, paraît-il, l'envoie là-bas pour achever sa guérison.

--Eh bien, papa, si c'est le médecin qui l'a ordonné....

--Sans doute, ajouta la mère, si le médecin a jugé nécessaire....

--Nécessaire aussi, répondit Jujube, de partir sans nous faire une
visite, sans nous exprimer par une lettre son désir de nous voir, sans
même nous informer personnellement de son départ, puisque c'est sa tante
qui nous l'apprend.

Athalie, cette fois, ne répondit que par des larmes.

--Un pareil manque d'égards, dit madame Jujube, est sans excuse.

--Sans excuse, appuya Jujube.

Bengali, cependant, en avait une excellente pour ne pas annoncer son
départ. Il n'était pas parti et ne devait même pas partir; il avait
exprimé le désir d'aller achever sa convalescence à Nice, à son médecin;
celui-ci avait fort approuvé cette excellente idée. Le lendemain, le
prétendu voyageur informait sa tante de ce qu'il appelait l'ordre du
docteur; la brave femme pleura fort, mais enfin, cette séparation était
nécessaire; elle se résigna, donna quelques billets de banque à celui
qu'elle appelait son cher enfant, retourna à Saint-Mandé, et Bengali
aussitôt de faire faire ses malles, d'envoyer chercher une voiture et
d'aller s'installer dans un petit appartement d'un quartier éloigné,
appartement qu'il fit meubler.

Le résultat des visites de Georgette avait été ce qu'on pouvait prévoir,
et, chose moins facile à supposer, la possession, loin de refroidir les
sentiments de l'heureux amant, n'avait fait qu'accroître son amour pour
l'adorable fille qui s'était donnée à lui; c'était pour la voir tous les
jours, sans gêne, sans contrainte, qu'il avait imaginé le besoin d'aller
se rétablir à Nice.

Il avait, d'ailleurs, tout prévu. Un de ses amis, installé dans cette
ville pour plusieurs mois, et avec qui il s'était entendu, lui avait
indiqué son hôtel; Bengali en avait donné le nom et l'adresse à sa
tante, comme devant être le domicile où elle lui écrirait; l'ami lui
renverrait les lettres. Bengali y répondrait, enverrait ses réponses à
l'obligeant intermédiaire qui n'aurait plus qu'à les jeter à la poste.

Et il fut fait comme il avait été convenu.

--Tu verras, papa, dit Athalie à son père, tu verras que M. Bengali....

Jujube l'interrompit:--Partir sans nous en aviser, sans adieux, sans
lettre explicative!...

--Je t'assure, papa, qu'il a eu pour cela une cause majeure; je suis
sûre que, dès son arrivée à Nice, il t'écrira.

--Il ne lui manquerait plus que de ne pas nous écrire, répondit le père.

--Athalie a raison, mon ami, dit madame Jujube, il nous écrira et tu
verras qu'il lui est arrivé je ne sais quel empêchement.

L'artiste, dont la vanité se refusait à croire qu'il en pût être
autrement, ne répliqua rien et se borna à dire:

--Avec tout cela, pour combien de temps est-il à Nice? Deux mois,
quatre mois, six mois peut-être.

Athalie se récria:

--Oh! papa... quinze jours, trois semaines au plus.

--Enfin, conclut Jujube, nous parlons pour ne rien dire, attendons sa
lettre.

Le lendemain, pas de lettre!

Les deux dames firent observer que Bengali avait eu, au plus, le temps
d'arriver, qu'à peine entré en convalescence, la fatigue du voyage avait
dû l'obliger à un repos bien naturel.

--Parfait! attendons à demain, répondit ironiquement le père incrédule.

Deux jours, trois jours, huit jours s'écoulèrent et toujours pas de
lettre; la tante Piédevache était allée passer un mois en Auvergne, chez
des amis, impossible d'aller lui demander une explication; écrire à
Nice, au prétendu convalescent, on ignorait son adresse, et l'infortunée
Athalie ne cessait pas d'inonder de ses larmes son piano que, malgré sa
douleur, elle était obligée de travailler pour obéir aux injonctions
paternelles.

Jujube, convaincu que c'était encore un mariage raté, résolut de prendre
l'initiative d'un affront à son singulier futur gendre, pour que
celui-ci ne le lui fît pas, et il se décida à donner sa fille à Pistache
si ce jeune homme consentait à abandonner la pharmacie; il était riche,
adorait Athalie; la condition serait donc acceptée sans difficulté.

La réception d'une lettre montée par le concierge et timbrée de Nice
vint interrompre le cours de ses réflexions:

--Une lettre de Nice! cria-t-il.

Les deux femmes accoururent:

--Tu vois bien, papa, dit Athalie suffoquée par l'émotion. Et comme il
éprouvait quelques difficultés à défaire l'enveloppe:

--Oh! dépêche-toi, papa! ajouta-t-elle.

--Tu vas voir qu'il se justifie, dit madame Jujube.

Enfin, la lettre fut dégagée de sa prison, ouverte, et Jujube en donna
lecture, à la grande impatience d'Athalie qui attendait toujours ce qui
ne venait jamais.

Dans cette lettre, Bengali expliquait que le départ d'un ami pour
Monaco, le jour même ou le médecin avait ordonné Nice comme lieu de
convalescence, l'avait obligé à partir immédiatement, la société d'un
compagnon de voyage pouvant lui être d'un grand secours.

--Ah! je te le disais bien, papa; et après, qu'est-ce qu'il y a?

Il y avait une relation du voyage, la mention des arrêts dans les
principales villes du trajet, arrêts nécessités par le besoin de repos,
la description de Lyon, de Marseille, de sa Canebière, de son port,
etc., etc., puis la description de Nice où les orangers poussent en
pleine terre, des renseignements sur Monaco dont on aperçoit les
remparts et où le chemin de fer conduit en une demi-heure. Enfin la
lettre se termina par les saluts d'usage, suivis de--mille choses à ces
dames.

Cette lecture finie, Jujube regarda Athalie qui était terrifiée:

--Voilà! dit-il amèrement:--mille choses à ces dames... drôle...
polisson... il attend huit jours pour nous dire cela... mille choses à
ces dames!

--Mais, papa, risqua timidement et sans conviction la pauvre fille, il
ne peut pas nous dire autre chose dans une première lettre; écris-lui,
il répondra, et cette fois....

--Lui écrire! où? il ne donne même pas l'adresse de son hôtel.

--Il l'a oubliée, il l'enverra dans sa prochaine lettre.

Un mois s'écoula pendant lequel on reçut quatre lettres remplies de
choses indifférentes, sans la moindre allusion au mariage convenu, et
toutes se terminant constamment par la formule: mille choses à ces
dames.

Jujube n'hésita plus: Pistache serait son gendre; il était seul, au
moment où il prenait cette résolution, un rhume l'ayant retenu dans sa
chambre, et les deux femmes étaient au Conservatoire où Athalie prenait
des leçons d'harmonie.

La bonne annonça Pistache. Jujube se leva et, de la porte entr'ouverte,
les mains tendues, il cria:

--Entrez donc, cher monsieur!

Pistache, qu'il n'avait pas habitué à cet accueil chaleureux, en était
tout confus.

--Vous voyez un pauvre malade, continua l'artiste.

--Oh! vraiment, monsieur Jujubès, fit le pharmacien avec sollicitude; si
j'avais su cela, je serais venu prendre de vos nouvelles. Oh! que je
regrette donc....

--Vous êtes bien aimable, ce n'est rien, un rhume.

Le pharmacien, que ce mot plaçait sur son terrain, lui donna force
détails sur les rhumes, leurs moyens de guérison, offrit tous les sirops
et toutes les pâtes efficaces en pareil cas. Jujube le remercia avec
effusion, ajouta que son rhume était à peu près passé et qu'il ne
gardait la chambre que comme dernière précaution:

--Ne parlons plus de moi, dit-il; quoi de nouveau?

--Mais... pas grand'chose....

Une idée vint à Jujube:--Et votre ami Bengali, avez-vous de ses
nouvelles? demanda-t-il.

--De ses nouvelles? est-ce qu'il a été malade?

--Comment? Vous ne savez pas qu'il a été gravement blessé en duel?

--Non, je ne savais pas ça.

--Il a été deux mois au lit et on l'a envoyé à Nice pour achever de se
rétablir.

--Oh! mais alors, il est tout à fait rétabli; je l'ai vu il y a trois
semaines.

--Où cela?

--A Paris... un soir.

--A Paris?... vous êtes sûr que c'était lui?

--Oh! parfaitement sûr, nous nous sommes trouvés presque nez à nez.

--Vous lui avez parlé?

--Non, il avait une demoiselle à son bras; et comme, en me voyant, il a
vivement tourné la tête, j'ai pensé qu'il voulait m'éviter. Alors...
vous comprenez... par discrétion....

--Parfaitement.

--Ça m'a contrarié, parce que je lui aurais annoncé mon héritage, ça lui
aurait fait plaisir.

Ici, Pistache trouva le joint pour faire connaître ses intentions.

--Et puis, dit-il, je l'aurais consulté sur mes idées de mariage.

Jujube, tout à la révélation qui venait de lui être faite, ne répondit
pas. Pistache, alors, continua:

--Oui... dès que mon deuil sera fini (et appuyant), je m'occuperai de me
marier. Et il répéta:--Je veux absolument me marier.

Et Jujube, toujours la tête ailleurs, ne répondait pas encore.

Pistache l'interpella:

--N'est-ce pas, monsieur Jujubès, que j'ai raison?

--Raison?... sur quoi?

--Sur mon idée de me marier?

--Ah!... vous songez à vous marier?

--Oui, après mon deuil... le deuil d'un oncle, ça n'est pas bien long,
trois mois au plus.

--Vous avez raison, mon jeune ami.

--Son jeune ami! pensa notre amoureux que cette appellation combla
d'espoir, et il continua:

--Il y a une demoiselle... que j'adore... et qui m'aime aussi....

--Bravo?

--Et si vous voulez, monsieur Jujubès....

--Moi?

--Oui, monsieur Jujubès, ça dépend de vous.

Et il allait lâcher le grand mot, quand mesdames Jujube entrèrent. Il
courut au devant d'elles:

--Ah! madame, ah! mademoiselle, balbutia-t-il, suffoqué d'émotion, si
vous saviez combien je....

Athalie le salua de la tête et sortit vivement, laissant le pauvre
garçon son sourire figé sur sa bouche béante. Il allait demander une
explication, mais la mère ignorant la résolution prise par son mari,
celui-ci pensa que reprendre en ce moment la conversation interrompue,
serait provoquer chez madame Jujube un étonnement et un embarras de
nature à dérouter Pistache; Jujube prétexta sa palette à préparer pour
la pose d'un modèle qu'il attendait, engagea vivement le jeune homme à
revenir le plus tôt possible, et le nouveau futur gendre se retira sans
s'expliquer l'accueil d'Athalie, mais transporté de joie par les
dispositions du père.

--J'ai du nouveau à t'apprendre, dit aussitôt celui-ci à sa femme, et
surtout à apprendre à Athalie; appelle-la!

Athalie, qui avait guetté le départ de son amoureux, rentra à ce moment:

--J'annonçais à ta mère qu'il y a du nouveau, reprit Jujube, et j'allais
t'appeler pour entendre cette nouvelle intéressante.

A l'air ironique de son père, la pauvre fille devina que la nouvelle
était mauvaise pour elle.

Le père continua sur le même ton sarcastique:

--Il est retombé, ce cher malade, une rechute qui l'a forcé à reprendre
le lit, dont l'état est tellement grave qu'il ne peut ni nous écrire, ni
charger quelqu'un de nous informer de sa rechute.

--Mais qu'y a-t-il donc, papa? demanda la pauvre Athalie avec
inquiétude.

--Il y a que ton soi-disant adorateur se porte comme le Pont-Neuf, et
qu'il a été vu à Paris, il y a trois semaines, avec une belle jeune
fille à son bras.

--Hein? fit madame Jujube.

Athalie était restée anéantie:

--Eh bien, fit Jujube, es-tu convaincue?

Elle balbutia, pâle et tremblante:

--Comment sais-tu cela, papa?

--Par celui que tu dédaignes, qui sort d'ici; il l'a vu, de ses yeux vu.

--Il a pu se tromper.

--Je lui ai posé la question.

Et Jujube répéta les paroles de Pistache.

--C'est un mensonge qu'il t'a fait, papa.

--Dans quel but?

--Pour évincer son rival.

--Il ignore cette rivalité, je ne lui en ai pas soufflé mot, et, s'il la
connaît! qui la lui aurait apprise?

--Ton père a raison, ma fille, dit madame Jujube.

Lui, continue:

--Si, comme tu le croyais, ton adoré était retombé malade, sa tante le
saurait et nous en aurait informés.

--Elle est en Auvergne.

--Elle en serait revenue en toute hâte, nous aurait mis au courant,
aurait avisé au moyen de faire revenir le malade; au besoin, serait
allée à Nice; enfin nous saurions quelque chose. Et tu te figures que
nous allons attendre ce monsieur qui se fiche de toi, de nous; qui ne
t'épousera jamais, quand nous avons un brave garçon, riche, prêt à te
conduire à la mairie?

--Jamais! dit énergiquement Athalie.

--Hein! fit le père à qui, dans son intérieur, nul n'avait jamais
résisté.

Elle répéta:

--Jamais je n'épouserai ce monsieur. Jamais! jamais!

--Qu'est-ce que c'est que ce ton-là? s'écria le père en s'avançant la
main levée.

Athalie ne recula pas: «Bats-moi, dit-elle; tue-moi si tu veux, je ne
l'épouserai pas».

Il n'y a tel que la timidité subitement résolue, pour imposer à ceux
devant qui elle s'est jusqu'alors inclinée. Jujube resta donc muet
d'étonnement, à cette résistance énergique qu'il rencontrait pour la
première fois:

--C'est ma fille, dit-il, les lèvres blêmes et agitées par la colère,
c'est ma fille qui me parle ainsi!

--Papa, je ne te manque pas de respect, je t'ai toujours obéi et je
t'obéirai toujours; mais pour cela, non, non, non.

--J'ai donné ma parole à ce jeune homme, dit-il, espérant par ce
mensonge obtenir la soumission d'Athalie.

--Je ne lui ai pas donné la mienne, répondit-elle, je ne l'aime pas.

--Belle raison! Ta mère non plus ne m'aimait pas quand je l'ai épousée;
maintenant c'est du délire.

--Oh! du délire, murmura madame Jujube... avec un léger mouvement de
tête....

--Qu'est-ce que tu dis?

--Je dis: oui, du délire.

--Tu entends, ma fille? Je ne le fais pas dire à ta mère.

Comme sa mère ne l'avait pas dit, elle approuva:--En tout cas, mon ami,
dit-elle, nous ne pouvons pas rompre des projets bien arrêtés sans
prévenir mademoiselle Piédevache.

--Et, avant de la prévenir, ajouta Athalie, avoir la preuve que c'est
bien lui qui a été vu à Paris.

A ce moment, une visite vint couper court à la discussion et jeter dans
la vaniteuse famille une joie de nature à lui faire oublier toute autre
chose: une riche dame, celle qui donnait à Athalie les fleurs, les
plumes et les rubans qui avaient cessé de lui plaire, une de ces
connaissances dont on disait: «nous n'avons que des amis comme cela;»
cette dame venait annoncer qu'elle partait en voyage pour plusieurs mois
et elle mettait sa maison de campagne à la disposition des Jujube, et
même à leurs ordres ses domestiques qu'elle n'emmenait pas; ajoutant
qu'ils pourraient s'y installer dès le surlendemain et y rester jusqu'à
son retour; c'est-à-dire la plus grande partie de la belle saison.

La famille, radieuse, la remercia avec effusion; on l'embrassa, on lui
fit tous les souhaits possibles d'heureux voyage et, la dame partie, il
ne fut plus question que de la prise immédiate de possession de la
splendide demeure, des amis et connaissances qu'on y inviterait, du
riche mobilier au milieu duquel on se pavanerait, et on s'occupa
immédiatement des invitations à faire.




XVI

ANXIÉTÉS DE BENGALI


Tous les jours, Bengali allait attendre Georgette à un endroit convenu,
la faisait monter dans la voiture qui l'avait amené et les deux amants
allaient passer une heure dans le petit appartement loué pour ces
entrevues quotidiennes.

Depuis quelque temps, Bengali remarquait la tristesse toujours
croissante de sa maîtresse; celle-ci, de son côté, avait constaté, chez
son amant, la perte de la gaîté si riche et si communicative qu'il
possédait lorsqu'elle l'avait connu.

--Chaque jour, se disait-elle, il paraît plus rêveur, plus préoccupé que
la veille; il ne répond plus à mes questions que d'une façon distraite,
comme s'il pensait à autre chose... cet amour ardent, qu'il m'affirmait
avec un tel accent de sincérité, était-ce.... une comédie? oh! non... ce
serait horrible... il était sincère, j'en suis sûre, mais son caractère
léger a-t-il pu se transformer tout à coup... la possession n'a-t-elle
pas amené chez lui la satiété? Ne m'aime-t-il plus? Quand l'explication
qu'il me demande de ma tristesse m'arrache l'aveu de mes inquiétudes, il
proteste énergiquement, avec un redoublement de tendresse, contre mes
craintes et, bientôt après ces effusions et ces serments, son visage
trahit de nouveau des soucis qu'il me cache... des mystères envers moi
qui dois devenir sa femme; pourquoi?

La cause de ces soucis: la demande de la main d'Athalie, faite par lui,
avant le duel qui avait eu pour Georgette les conséquences que l'on
sait, ce prétendu séjour à Nice qui ne pouvait se prolonger plus
longtemps, le retour imminent de mademoiselle Piédevache, la première
visite à faire à la famille Jujube, etc., etc., la pauvre Georgette
ignorait tout cela.

Un soir, dès en montant dans la voiture où son amant l'attendait, elle
fut frappée de l'altération de ses traits et de sa voix.

--Qu'as-tu? lui demanda-t-elle, inquiète.

--Mon ami de Nice, lui dit-il, vient de m'envoyer une lettre de ma
tante, m'annonçant son retour à Saint-Mandé pour demain.

--Eh bien! c'est cela qui te trouble à ce point?

--C'est qu'il me faut me réinstaller chez moi, me montrer comme
nouvellement de retour de Nice, interrompre cette existence à deux à
laquelle je m'étais habitué et que, comme un enfant oublieux du
lendemain, au milieu des joies du jour, je croyais ne jamais finir.

--Oh! mon chéri, répondit Georgette avec transport, voilà donc ce qui
causait tes soucis!

Bengali pouvait, d'un oui, rassurer complètement son amie; ce oui, il
ne le prononça pas. C'est que la pensée de ces projets de mariage,
auxquels il avait adhéré de bonne foi, après son renoncement à Georgette
qu'il croyait mariée, cette pensée hantait plus que jamais son esprit;
que faire? Signifier son refus d'une alliance qu'il avait sollicitée;
accabler sous un pareil scandale, sans prétexte aucun, une famille,
ridicule peut-être, mais parfaitement honorable; s'aliéner sa tante, sa
bienfaitrice, celle à qui il devait tout: telles étaient les
préoccupations auxquelles le malheureux jeune homme était en proie et
qu'il ne pouvait faire connaître à Georgette.

Mais elle, heureuse des regrets de la cessation de l'existence à deux,
par lui manifestés, n'attendit même pas la confirmation de ce qu'elle
croyait avoir deviné et s'écria toute joyeuse: «Eh bien, tant mieux! tu
ne pouvais pas demander ma main à ma marraine, puisque tu étais censé
loin de Paris; maintenant, tu pourras faire la démarche et je prierai
tant ma marraine qu'elle consentira à nous marier.»

Bengali ne répondit pas.

Georgette surprise, le regarda, puis lui dit: «Tu n'as donc pas entendu
ce que je t'ai dit?»

--Si, si, répondit-il avec embarras.

--Eh bien alors, tu iras demain!

--Demain... impossible... je vais chez ma tante.

--C'est juste; eh bien! après-demain?

--Après-demain... heu... c'est que....

--C'est que quoi? demanda Georgette avec inquiétude.

--C'est que... je suis très mal avec M. Marocain et je crains....

--M. Marocain n'a aucun droit sur moi.

--Oui, mais toi-même m'as dit que sa femme tremblait devant lui et lui
cédait en tout.

--Ah ça, voyons, murmura la pauvre fille anxieuse.... Cette domination
de ma marraine par son mari.... Je ne vois pas de raisons pour qu'elle
cesse, et si elle t'arrête maintenant, elle t'arrêtera toujours....

Le malheureux amant, affolé d'amour pour sa maîtresse, ne savait que lui
répondre et quand il la vit éclater en sanglots, se désespérer,
l'accuser de vouloir l'abandonner, il l'attira sur lui, la couvrit de
baisers, redoubla ses protestations de tendresse infinie, d'amour
exclusif de tout autre, jura de faire tout, absolument tout ce qui
dépendrait de lui, pour un résultat qu'il désirait autant qu'elle.

Georgette put prendre cette formule vague pour une promesse de faire la
démarche qu'elle désirait et rentra chez elle, pleine de bonheur et de
confiance.

Pour Bengali, le--tout ce qui dépendrait de lui,--il l'entendait de tout
ce qu'il pourrait auprès de sa tante, pour la faire rompre des projets
qu'elle avait caressés.

Le lendemain, donc, il arrivait chez elle; la brave dame lui prit la
tête à deux mains, l'embrassa dix fois, vingt fois.

--Tu es accouru dès la réception de ma lettre, lui dit-elle, tu es un
amour. Tiens! que je t'embrasse encore!

Et elle lui reprit la tête et lui donna de nouveaux baisers; alors,
l'éloignant un peu d'elle, pour mieux contempler sa bonne mine de
santé, elle se rappela sa douleur, ses angoisses, quand elle l'avait vu,
dans son lit, évanoui et blessé peut-être mortellement, et, tout à la
joie de la guérison complète de l'être chéri qu'elle avait craint de
perdre, ce furent de nouveaux baisers.

A cet élan d'expansion maternelle, succéda un air d'étonnement.

--Mais... je ne te vois pas ta gaîté ordinaire... tu as même un air de
tristesse....

La bonne entra à ce moment et demanda si elle devait servir le déjeuner.

--Mais certainement, sers, répondit la maîtresse.

Puis à son neveu:

--Comptant bien te voir ce matin, j'ai fait faire un petit déjeuner dont
tu te lécheras les pouces. Voyons, assieds-toi là près de moi et
causons.

--Oui, ma tante. Eh bien, comment avez-vous passé votre séjour là-bas?
Il paraît que c'est très pittoresque, l'Auvergne.

--Très pittoresque, oui, mais toi....

--Vous ne vous êtes pas ennuyée? Avez-vous fait l'ascension du
Puy-de-Dôme?

--Nous causerons de tout cela une autre fois, parlons de toi, de tes
amours.

--Dam! Dam! ma tante, j'étais à Nice et....

--Sans doute, mais toi et ta future famille, vous avez dû entretenir une
correspondance.... Au fait, j'oubliais de te dire.... Tu vas voir ton
futur beau-père.

--Quand ça, ma tante? demanda le jeune homme avec inquiétude.

--Ce matin, tout à l'heure, je l'attends; en réponse à l'annonce de mon
retour à ces chers amis, il m'a écrit qu'il viendra aujourd'hui.

--Oh! ma tante, ça me contrarie bien, j'avais à causer sérieusement avec
vous, très sérieusement, et... devant lui... c'est impossible.

Mademoiselle Piédevache le regarda avec étonnement:

--Comment?... De quoi s'agit-il donc de si sérieux, qui ne peut pas se
dire devant ton futur beau-père? Ça n'a pas de rapport avec le mariage,
je suppose?

--Au contraire, ma tante, c'est de ce mariage que je voulais vous
parler.

--Ah ça, mais... qu'est-ce qu'il y a? interrogea la tante avec
inquiétude.

--Il y a que.... Voyons, ma tante, ma bonne tante... vous ne voudriez
pas me rendre malheureux, n'est-ce pas?

--Je vois le coup! s'écria mademoiselle Piédevache... je le connais...
tu me l'as déjà fait, tu ne veux plus te marier.

--Oh si, ma tante, oh si! je ne demande que ça.

--A la bonne heure!... tu m'as fait une peur.... Et bien alors, cette
chose sérieuse... très sérieuse....

--Je veux me marier... mais avec une autre....

La vieille demoiselle sursauta:

--Avec une autre!... Est-ce que tu te fiches de moi, de cette pauvre
petite qui s'est embéguinée de toi, je ne sais pas pourquoi, de son
père, de sa mère, de tout le monde? Tu as demandé la main de la jeune
fille, on te l'a accordée et maintenant....

--C'est vous, ma tante, qui avez voulu... c'était pour vous plaire....

--Je ne t'ai pas traîné de force chez ces excellents amis, tu m'y as
accompagnée de bon gré....

--Parce qu'à ce moment-là, je n'aimais pas encore celle que....

--Ah! je vois l'affaire! Quelque intrigante que tu as trouvée à Monaco,
car tu as dû aller à Monaco, qui t'a entortillé... l'héritier de
mademoiselle Piédevache! Elle s'est dit:--Bonne affaire! Entortillons ce
jeune daim qui doit hériter de la vieille....

--Vous vous trompez, ma tante, celle que j'aime n'est point une coureuse
de casinos, c'est une honnête jeune fille vivant de son travail....

--Qui passe les nuits pour nourrir sa vieille mère, je la connais
celle-là.

--Non, ma tante, écoute-moi.

--Rien! rien! rien! cria mademoiselle Piédevache, je t'ai toujours cédé,
je t'ai toujours gâté, c'est le tort que j'ai eu; cette fois je tiendrai
bon, et je ne romprai pas des projets arrêtés d'accord depuis longtemps,
je ne jetterai pas le chagrin et le ridicule dans une famille honorable,
pour te laisser satisfaire une amourette comme tu en as eu tant....

L'élan de colère épuisé, la vieille demoiselle continua sur un ton
enjoué:

--Je ne te les reproche pas, tes amourettes. Ah! grand Dieu! tu me
connais, mon cher enfant, tu sais si je suis rigide sur ce chapitre-là,
l'amour!... Ah, seigneur... comme je comprends ça.... Tu le sais bien,
garnement, j'ai été la première à te dire: Amuse-toi pendant que tu es
jeune, fais l'amour, il n'y a encore que ça!... Moi-même quand
j'étais.... Hum! J'allais dire des bêtises.

C'était la corde sensible qui venait de vibrer au souvenir du passé;
Bengali saisit l'à-propos et il allait attaquer par son côté faible
celle de qui il dépendait, lorsque la bonne annonça M. Jujubès.

Bengali eut un brusque mouvement d'impatience:--Recevez-le, ma tante,
dit-il; moi je ne veux pas qu'il me voie.

--Hein? veux-tu bien rester là!

Et elle le saisit par le bras pour le retenir.

--Pas en ce moment, ma tante, il me serait impossible de lui dissimuler
mon embarras... une autre fois... demain, après-demain, mais en ce
moment, ne m'obligez pas.... Je ne saurais que lui dire, tandis que
vous....

Et il s'élança dans la chambre voisine, en entendant les pas du nouveau
venu.

Mademoiselle Piédevache acheva la phrase--tandis que moi, je saurai ce
que je dois dire.--Eh bien alors, je le dirai, et ça ira tout seul.

Jujube entra: «J'accours aussitôt la nouvelle de votre retour», dit-il.

--J'y comptais bien et je vous attendais, répondit-elle.

--Pour me dire que nos projets ne peuvent plus avoir de suites; je m'y
attendais et je....

--Comment! ne pas avoir de suites? Mais au contraire, je tiens plus que
jamais à leur prompte réalisation.

--Vous n'avez donc pas vu votre neveu?

--Si; à peine de retour de Nice, il est accouru ici.

--De Nice? dit Jujube en souriant, il vous a dit qu'il arrivait de Nice?

--D'où vouliez-vous qu'il vînt?

--De Paris, dont il n'a probablement pas bougé.

--Hein?

--Je crois qu'il a été à Nice comme moi.

--Qu'est-ce que vous me dites là?

--Un de ses amis l'a rencontré à Paris, il y a quinze jours, trois
semaines, ayant une jolie fille au bras.

--Ce n'est pas possible; on a pris un autre pour lui, j'ai toutes ses
lettres datées de Nice, mises à la poste à Nice; la dernière,
m'annonçant son retour, est datée d'il y a trois jours; mais vous-même
avez dû en recevoir?

--Oui, j'en ai reçu trois et bien singulières pour un amoureux.

Jujube, alors, montra à mademoiselle Piédevache les trois lettres où le
futur époux parlait de tout, excepté de son amour et du projet de
mariage, et les terminant par la formule: «mille choses à ces dames.»

--Enfin, vous en avez reçu; donc, il était à Nice. La forme n'a pas
d'importance; je pourrais vous citer une personne qui a reçu des lettres
brûlantes de plusieurs prétendus épouseurs, qui l'ont parfaitement
lâchée après.

--Après quoi? demanda Jujube.

--Après m'avoir,--l'avoir, veux-je dire,--demandée en mariage.

--Enfin, demanda Jujube, que vous a-t-il dit au sujet de nos projets?

--Ses intentions n'ont pas changé; s'il n'est pas allé tout de suite
chez vous, c'est qu'il a cru devoir accourir à moi tout d'abord; mais
dès aujourd'hui vous nous verrez lui et moi.

Bref, Jujube, qui ne demandait pas mieux que de revenir au mariage qu'il
croyait bien rompu; sa fille, d'ailleurs, refusant formellement
d'épouser Pistache, Jujube se retira enchanté du rétablissement des
choses et tout prêt à tendre les bras à son futur gendre.

Bengali ayant écouté à la porte, sa tante n'eut pas à lui répéter sa
conversation avec Jujube et la situation, pour lui, était nette; elle
était tout entière dans le célèbre dilemme: se soumettre ou se démettre,
et se démettre, c'était renoncer à l'affection et à l'héritage de sa
tante, qui l'avait élevé, à qui il devait tout et qu'il lui faudrait
affliger en échange de sa tendresse et de ses bienfaits; mais se
soumettre, c'était abandonner Georgette, Georgette dont il était
éperdument amoureux et qu'il faudrait désespérer par un abandon qu'elle
ne méritait pas.

Il fit ce qu'en pareil cas tout autre eût fait à sa place, il laissa sa
tante lui parler du mariage, l'écouta sans répondre, réfléchit mais ne
la heurta pas par un refus. Cette attitude satisfit la vieille
demoiselle: «Laissons-le à ses réflexions», se dit-elle, convaincue
qu'elles seraient suivies d'une entière soumission; mais lui, se tenait
simplement ce raisonnement, que tant qu'un mariage n'est pas fait, il
peut survenir un événement qui le rende impossible; or, il avait plus
d'un mois devant lui et, dans un mois, il passe bien de l'eau sous le
pont des Arts et bien des académiciens dessus.

Quand Jujube annonça le résultat de sa visite à Saint-Mandé, ce fut une
joie d'autant plus vive que, sans désespérer absolument, on ne croyait
pas à une justification si complète et à une reprise spontanée des
projets matrimoniaux. Aussi Jujube fut-il assourdi des questions
d'Athalie, au sujet de son prétendu; elle voulait connaître ses
explications, ses propres paroles, etc., etc.

--Je ne l'ai pas vu, dit Jujube, mais sa tante m'a répété ses intentions
qui n'ont pas varié; tous deux viendront aujourd'hui.

Et tout à son idée de gloriole, il parla de ses projets de noce dans la
coquette habitation de la propriétaire absente, des nombreux domestiques
laissés aux ordres des occupants; ce fut du délire, et on ne parla plus
d'autre chose; même les voitures étant à la disposition de la famille,
on les ferait atteler toutes pour promener les invités, au grand
épatement des paysans, et à la pensée de ce luxe de représentation, on
ne tarissait pas d'exclamations, de rires, de propositions de toutes
sortes. Ah! à ce moment-là, Jujube ne songeait guère à envoyer Athalie
à son piano.

Du reste, celle-ci avait bien autre chose à faire; les toilettes à
commander, le mobilier à acheter, etc., etc.

--Ah! dit-elle tout à coup, et mon éventail que Georgette doit me
peindre; c'est convenu il y a longtemps, papa; il faudra que tu en
composes le sujet; cette chère Georgette! va-t-elle être contente, elle
qui m'aime tant.

Pendant toutes ces expansions, l'infidèle malgré lui, tout en se berçant
de cette philosophie qu'un événement imprévu peut se produire dans le
courant d'un mois, se demandait ce qu'il allait faire et dire, en
attendant cet événement problématique qui pouvait tout arranger; ne pas
revoir Georgette, quant à présent il ne pouvait s'y résigner; continuer
ses rendez-vous quotidiens avec elle, mais elle lui rappellerait chaque
jour la démarche promise auprès de sa marraine.... Quel prétexte
donnerait-il pour s'en abstenir maintenant qu'il s'était montré comme de
retour à Paris? Avouer franchement sa situation, c'était la dernière
décision à laquelle il pût s'arrêter; dans son embarras, il remit au
lendemain son rendez-vous, se disant que Georgette, ne le voyant pas,
croirait que sa tante l'avait retenu.

Mais il y avait une visite qu'il ne pouvait reculer: celle à sa future
famille; d'autant plus que mademoiselle Piédevache devait l'accompagner.

A l'heure convenue entre eux, la tante et le neveu se présentaient donc
dans la famille Jujube et y étaient reçus avec un véritable
enthousiasme. Madame Jujube sauta au cou de son gendre, puis le plaçant
devant Athalie:

--Embrassez donc votre future! dit-elle....

Puis on embrassa la tante, puis ce furent des poignées de main
chaleureuses, des demandes affectueuses de nouvelles du blessé, etc.,
etc.

--Enfin, nous allons donc avoir la paix! dit Jujube, en riant; car
c'était un enfer, ici.

--Les larmes d'Athalie, sa mauvaise humeur, parce que vous ne reveniez
pas, ajouta la mère.

--Pauvre petite! dit mademoiselle Piédevache; adorer ce monstre-là....

--Oh! ajouta Jujube, elle ne pouvait pas digérer: «Mille choses à ces
dames!»; elle attendait des choses à elles personnelles....

--C'est à vous que j'écrivais, dit Bengali, et j'ai cru que ce n'était
pas la place....

--Sans doute, sans doute, répliqua la tante; ces choses-là, on les dit à
la personne elle-même.

--Ne parlons plus de ça, interrompit Jujube tout à son idée de noce à la
maison de campagne; et il recommença à énumérer en détail ses intentions
quant au repas, au bal qui le suivrait, à la réception des amis et
connaissances qu'on n'aurait pu inviter au repas, etc., etc.

Et malgré cet enthousiasme qu'elle partageait avec son père et sa mère,
malgré sa joie de revoir près d'elle l'homme qui devait être son mari,
Athalie ne pouvait ne pas remarquer son air rêveur, ses sourires de
complaisance et son peu d'empressement auprès d'elle. Mademoiselle
Piédevache à qui, non plus, n'avait pas échappé la contrainte de son
neveu et qui en connaissait les causes, dit:

--Ce pauvre enfant est encore un peu souffrant, il n'a pas retrouvé
cette gaîté que vous lui connaissez, et puis le mariage doit rendre
sérieux.

Sur ce, elle jugea à propos de ne pas prolonger une situation
embarrassante:

--Allons, je l'emmène, dit-elle; à demain.

Puis à Bengali:

--Embrasse ta fiancée et partons.

Et, dans son soulagement causé par le départ, Bengali trouva, dans le
baiser d'adieu, une conviction qu'Athalie put prendre pour de la
tendresse.




XVII

ÇA DEVAIT ARRIVER


Ainsi que l'avait prévu Bengali, Georgette ne le voyant pas, le
lendemain du jour où il l'avait quittée pour se rendre auprès de sa
tante, pensa que, séparée de son neveu depuis longtemps, la vieille
demoiselle l'avait retenu, et la jeune fille ne se préoccupa pas de ce
premier manquement aux rendez-vous quotidiens; cependant, elle était
bien impatiente de voir son amant pour lui confier une joie qui pouvait
devenir un cruel embarras si Bengali n'obtenait promptement le
consentement de sa marraine à leur mariage; Georgette venait de
reconnaître en elle un état que dans quelques mois elle ne pourrait
plus dissimuler à personne: quant à présent, cet état lui donnait un
bonheur inconnu d'elle et elle était heureuse à la pensée que son amant
le partagerait et se hâterait de régulariser une situation qui ne
pouvait se prolonger plus longtemps.

Pendant qu'elle s'abandonnait à son rêve, Bengali était conduit par sa
tante chez les bijoutiers, tapissiers, ébénistes, marchands de linge,
pour l'acquisition des cadeaux, meubles et tout ce qu'il faudrait au
jeune ménage.

Les Jujube, eux, n'ayant que leur garde-robe à emporter, s'installaient
immédiatement dans l'habitation de Ville-d'Avray où ils allaient faire
du genre pour l'éblouissement de leurs amis et connaissances; ils les
avertirent d'abord par lettre de leur nouveau domicile pendant la durée
de la saison; ajoutant qu'on serait heureux d'avoir leur visite tel jour
qu'il leur conviendrait, madame devant recevoir tous les jours, sans
cérémonie, comme il convient à la campagne, et la lettre portait un
_post-scriptum_: une calèche sera toujours attelée pour les amateurs de
promenades.

_Deuxième post-scriptum_: Il y a huit chambres d'amis pour les personnes
retenues à coucher.

Et Jujube ne pouvant plus aller parcourir chaque jour à pied les rues de
Paris pour y montrer sa croix, prit une des voitures à sa disposition,
et alors il fit ses promenades en calèche, laissant la mère et la fille
tout à leurs occupations et à leurs causeries en vue du grand et
prochain événement et ne désirant, quant à présent, d'autre société que
celle du futur époux sur lequel elles comptaient bien tous les jours,
comme il l'avait promis.

Georgette aussi comptait bien sur lui.

Elle avait été un jour sans le voir et elle attendit impatiemment le
jour suivant pour lui faire la confidence qu'elle croyait devoir le
plonger dans une immense joie. Le lendemain donc, elle se rendit où
Bengali l'attendait d'ordinaire. Elle eut un vif mouvement de bonheur,
la voiture était là; elle y monta, tomba dans les bras de son amant et
en quelques tours de roue, on fut dans le petit appartement témoin de
leurs entrevues quotidiennes. Tout d'abord, le jeune homme commença une
explication sur deux empêchements qui ne lui avaient pas permis d'aller
voir madame Marocain.

--C'est impossible en ce moment, mon ami, interrompit la jeune fille, ma
marraine est malade.... Oh! ça n'a rien de grave, la maladie à la mode:
l'influenza, douze à quinze jours de soins, de précautions pour ne pas
se refroidir et il n'y paraîtra plus.

Quinze jours devant lui! Ce fut un grand soulagement qui mit subitement
notre amoureux à l'aise. Voyant alors sur les lèvres de Georgette un
sourire inexplicable, l'entendant prononcer des demi-mots auxquels il ne
comprenait rien:

--Qu'as-tu donc? lui demanda-t-il, on dirait que tu as quelque chose à
m'apprendre.

Et dans un sourire d'une ineffable tendresse, la jeune fille articula
tout bas:

--Oui... oui... quelque chose qui....

--Voyons, parle, ma chérie; ce n'est pas un grand malheur si j'en juge à
ta physionomie.

Alors, Georgette lui prit la tête dans ses bras et lui dit quelques mots
à l'oreille.

Bengali se leva brusquement, dans un élan d'ivresse folle, et couvrit
Georgette de baisers entrecoupés des mots les plus tendres.

--Je savais bien que je te rendrais heureux, lui dit-elle.

Et les baisers partagés de redoubler.

Puis la pensée de sa situation jeta une ombre sur le visage tout à
l'heure si épanoui du jeune homme.

Et, à son tour, Georgette lui demanda, mais d'une voix inquiétante:

--Qu'as-tu donc, toi aussi?

Il prétexta le chagrin de quitter sa maîtresse en un pareil moment (car
l'heure de la séparation était arrivée).

Elle le consola dans les baisers d'adieu et Bengali la quitta en lui
disant:

--A demain, mon cher amour, à demain!

Leurs joies, leur installation à la maison de campagne, leurs
occupations, leurs projets, tout cela avait absorbé les dames Jujube et
elles avaient complètement oublié Pistache.

Elles restèrent sans mouvement et sans voix en le voyant entrer, tout
guilleret:

--Bonjour, mesdames; je ne vous demande pas des nouvelles de votre
santé, vous avez des mines superbes; figurez-vous que j'allais tous les
jours vous demander et votre portier, cette vieille bête de père
Galfâtre, me répondait toujours: «Il n'y a personne», quand il aurait pu
me dire: «On est à la campagne....» et même, ça n'est pas gentil à vous,
de ne pas m'avoir prévenu et envoyé votre adresse; finalement, que j'ai
fini par dire à votre pipelet, quand il m'a répondu pour la dixième fois
«Il n'y a personne»: «Ah ça! mais ils ne rentrent donc plus chez eux?»
Il m'a alors répondu: «Ils n'y rentreront qu'à la fin de la saison, ils
sont à la campagne.» «Vous ne pouviez pas me le dire plus tôt?»
m'écriai-je avec une humeur bien légitime, n'est-ce pas? il me répond:
«Vous ne l'avez pas demandé»; enfin, je lui ai demandé l'adresse de
votre campagne et me voilà.

Les deux femmes avaient écouté ce monologue sans l'interrompre:

--Oh! mais c'est charmant ici... quel joli séjour! continua Pistache.

Et, tout décontenancé en voyant l'immobilité des deux dames:

--Je vous dérange peut-être? demanda-t-il.

--Quelques occupations, répondit madame Jujube.

Pistache poursuivit:

--Ça ne nous empêchera pas de causer car il y a bien huit à dix jours
que nous n'avons causé de notre affaire.

--Quelle affaire? demanda madame Jujube.

--Quelle... fit Pistache interloqué.... Eh bien... pour savoir si c'est
le moment de parler à M. Jujube.

--Lui parler... de quoi?

Pistache regardait les deux femmes sans comprendre.

--Eh bien, balbutia-t-il, de... mes intentions au sujet du mariage avec
mademoiselle Athalie.

Toutes les deux poussèrent une exclamation.

--Encore! fit mademoiselle Jujube.

Pistache était stupéfait; encore? répétait-t-il... encore....

--Oui encore?... dit madame Jujube. Comment, voilà plusieurs mois que
cette plaisanterie dure; que ma fille et moi consentons au mariage; nous
nous tuons à vous répéter qu'il vous faut le consentement du père et
vous n'en finissez jamais et, après huit à dix jours où vous n'avez pas
donné signe de vie, vous recommencez à demander s'il vous faut vous
adresser à mon mari.

--Est-ce que vous croyez que papa va vous attendre éternellement? dit à
son tour Athalie.

--Mais c'est madame votre mère qui m'a conseillé....

--Il a des vues sur un autre, mon mari, interrompit madame Jujube, un
autre qui, lui, s'est présenté et a parlé.

Pistache fut atterré par cette déclaration; il bafouillait des mots
sans suite, ne savait quelle contenance tenir, était enfin dans un état
de complet ahurissement.

--Excusez-moi, dit Athalie, j'ai affaire.

Et elle sortit.

--Voyez mon mari, ajouta madame Jujube; moi, je n'ai rien de plus à vous
dire.

Elle sortit à son tour; et le malheureux apothicaire se retira la tête
perdue, et marchant comme un homme ivre.

Le maître de la maison rentra peu après cette scène et énuméra les noms
des hôtes sur lesquels on pouvait compter. Il avait même invité M.
Quatpuces qui crèverait de dépit, au milieu des fêtes dont il aurait été
l'un des importants personnages, sans ses prétentions à la dot.

--Tu sais, mon ami, dit madame Jujube, que c'est aujourd'hui que
mademoiselle Piédevache et notre gendre viennent s'installer ici.

--A-t-on préparé leurs chambres?

--Les deux plus belles; tout est prêt, ils pourront venir quand ils
voudront.

--Et le dessin de mon éventail, papa? demanda Athalie, il n'est que
temps.

--Je l'ai dans la tête, répondit l'artiste, je n'ai qu'à le faire sur le
morceau de satin blanc que tu m'as donné, tu l'auras dans une heure.

Il passa dans son atelier pour exécuter le dessin emblématique qu'il
avait conçu, et, selon sa promesse, il le remettait à sa fille
émerveillée.

A l'heure du dîner, mademoiselle Piédevache arrivait avec ses bagages,
ainsi qu'elle l'avait promis, annonçant l'arrivée de son neveu après
dîner seulement: une affaire le retenait à Paris pour quelques heures.

Ce furent des embrassements frénétiques, un de ces bavardages fiévreux
comme en donne la joie débordante; on fit visiter toute la maison à la
vieille demoiselle et on la conduisit à sa chambre où ses malles avaient
été portées; une femme de chambre fut mise à ses ordres, et elle lui
donna les clés de ses malles pour en tirer le linge et les robes et
mettre le tout en place.

Bengali arriva à neuf heures, fut reçu avec de doux reproches pour son
retard et la soirée s'acheva dans une conversation générale à laquelle
il fit mille efforts pour prendre part, sans parvenir à faire
disparaître les soucis qui assombrissaient son front. Athalie ne put
s'empêcher d'en faire la remarque.

--Il songe aux devoirs que va lui imposer sa vie nouvelle, dit la tante.

Le lendemain, Jujube, étalé dans la calèche, se dirigeait vers la route
de Ville-d'Avray (car il ne prenait pas le chemin de fer), lorsqu'il
entendit ce cri: «Bonjour, maître!» Il se retourna; c'était Marocain qui
l'avait ainsi interpellé. L'artiste fit arrêter sa voiture et serra,
avec l'effusion d'un homme heureux, la main que lui tendait Marocain. Il
lui annonça qu'il retournait à sa campagne, l'engagea à l'y aller voir,
et après les questions ordinaires sur la santé:

--Eh! quoi de nouveau? demanda Marocain.

--Il y en a chez moi, répondit Jujube.

--Du bon?

--De l'excellent; je marie ma fille.

--Ah! bravo! un bon mariage, je suppose?

--Un jeune homme charmant, spirituel, riche.

--Ah! mon compliment, cher maître.

--Merci; nous ferons le repas de noces, le bal, les réceptions à ma
campagne, dans une habitation exquise, vaste, où je pourrai recevoir un
grand nombre de personnes... dont vous serez, bien entendu.

--Oh! cher maître.... Le jeune homme est d'une famille connue?

--Mon gendre n'a qu'une tante fort riche, dont il sera l'unique héritier
et qui, en attendant, le dote richement.

--Alors, quand je verrai mademoiselle, elle sera madame... madame je ne
sais comment.

--Madame Bengali.

--Bengali! s'écria Marocain.

--Vous le connaissez?

Marocain, ne voulant pas dire au beau-père qui l'invitait tout le mal
qu'il pensait de son futur gendre, répondit:

--Je me suis trouvé une fois avec ce jeune homme; je ne le connais pas
autrement....

--C'est un charmant garçon. Allons? au revoir, Marocain!

Jujube donna l'ordre au cocher de repartir et la voiture s'éloigna.

--Oui, charmant garçon, se dit Marocain, qui aurait séduit la filleule
de ma femme si nous n'y avions pas mis bon ordre; et cette petite dinde
venait nous raconter qu'il la courtisait pour le bon motif! Bon pour
lui, oui.




XVIII

UN COUP DE THÉÂTRE


Une heure après, il dit d'un air narquois à Georgette qui était venue
voir sa marraine:

--Eh bien, le monsieur au parapluie qui devait venir demander ta main?

--Qu'a-t-il fait? demanda la jeune fille anxieuse.

--Il se marie prochainement... avec ton amie Athalie Jujubès; crois-tu
que nous avons été prudents en te faisant changer de quartier?

Georgette eut la force de dissimuler sa douleur, feignit l'indifférence
à cette nouvelle qui lui brisait le coeur et ne donna carrière à son
désespoir qu'à sa rentrée chez elle, où elle se jeta sur son lit en se
tordant dans les cris et dans les larmes.

Deux coups frappés à la porte la firent se redresser brusquement; elle
essuya ses yeux et se préparait à demander qui frappait, lorsque la voix
de Bengali se fit entendre:

--C'est moi, dit-il, ouvre.

--Lui! s'écria-t-elle... lui ici!

--Ouvre-moi donc, mon cher amour, insista le jeune homme.

--Que vient-il faire ici? se demanda la désespérée.

Et elle ouvrit, pâle, tremblante, les paupières gonflées et rougies et
la bouche crispée.

Bengali eut un mouvement d'effroi en la voyant.

--Qu'as-tu donc? fit-il éperdu....

Elle fixa sur lui ses regards pleins d'une inexprimable angoisse, et ses
lèvres blêmes s'agitèrent sans pouvoir articuler un mot.

--Mais qu'as-tu, mon cher ange adoré? dit-il en l'enlaçant.

Elle s'échappa de ses bras, s'éloigna de lui:

--Allez-vous-en! cria-t-elle; nous ne devons plus nous voir.

Il la regardait sans comprendre:

--Ah! s'écria-t-il tout à coup, tu sais...?

--Tout!... vous vous mariez... que venez-vous faire ici?... m'offrir de
l'argent, me promettre de ne pas m'abandonner, d'assurer le sort du
pauvre petit être qui.... Non... non... je n'ai pas besoin de vous....
Mon enfant, je l'élèverai seule....

Bengali se jeta à ses genoux, lui saisit et retint de force ses mains
qu'elle voulait lui retirer.

--Ecoute-moi, je t'en supplie, implorait-il; tu ne peux pas me condamner
sans m'entendre....

Et il lui énuméra toutes les circonstances qui avaient abouti à cette
situation terrible et sans issue.

Dans l'état où à son arrivée il avait vu Georgette, Bengali, tout à
l'émotion causée par l'apparition de sa maîtresse, n'avait pas songé à
fermer la porte.

Soudain, Georgette jeta un cri, les yeux fixés vers cette porte ouverte;
Bengali se retourna et resta terrifié en voyant Athalie pâle et
immobile.

Après un silence qu'aucun des trois personnages n'osait rompre, le jeune
homme agita ses lèvres comme pour parler.

--Ne me donnez pas d'explications, dit doucement Athalie, j'étais là,
j'ai tout entendu.

Puis, essayant de sourire:

--D'ailleurs, continua-t-elle, je ne regrette pas d'avoir acquis la
preuve de ce que je soupçonnais bien un peu....

Puis, souriant de nouveau:

--Je n'ai jamais été bien certaine de votre amour, dit-elle à Bengali...
votre gaîté naturelle que l'approche d'une union désirée aurait dû
augmenter, cette gaîté, vous l'aviez perdue; vos airs rêveurs,
préoccupés, vos soupirs mal dissimulés, rien ne m'échappait.

Puis, après un silence:

--Pourquoi ne m'avoir pas confié franchement que votre coeur était à une
autre?

Et, sur ces mots, regardant Georgette qui ne savait que penser et que
dire, elle lui sauta au cou:

--Une autre dont je ne suis pas jalouse, va.

Un sanglot contenu étrangla sa voix, et les deux jeunes filles enlacées
mêlèrent leurs larmes.

--Écoutez-moi, mademoiselle, dit Bengali.

--Je sais ce que vous allez me dire: cette rencontre de Georgette après
votre demande de ma main, de Georgette que vous aimiez déjà, ce duel
pour elle, les soins qu'elle vous a prodigués, ses veilles à votre
chevet... et puis... une faute... une faute qu'il faut réparer...
pourquoi ne m'avez-vous pas confié tout cela?

--Votre père, votre mère me disaient que vous m'aimiez et je n'osais
pas....

--En vous épousant sans répugnance, mais sans amour... car j'aimais
ailleurs, mes parents le savaient, j'obéissais aux désirs de mon père;
je suis adorée de celui que je désespère et que je sacrifiais en me
sacrifiant moi-même; vous avez pu être trompé par mon humeur qui n'était
pas celle d'une femme qui se sacrifie..., mais vous savez, dans ma
famille..., on a des satisfactions qui l'emportent sur celles du coeur.
J'ai été élevée comme cela; mais si j'ai toujours cédé aux volontés de
mon père, je lui résisterai pour ne pas épouser un homme dont je ne suis
pas aimée.

Et embrassant de nouveau Georgette:

--Ma pauvre Georgette..., c'est toi qu'il épousera..., qu'il doit
épouser, il le faut.

Les deux jeunes gens lui avaient saisi chacun une main et balbutiaient
des paroles de reconnaissance.

--Ne me remerciez pas, dit-elle....

Puis, gaîment et tirant son éventail:

--Je t'apportais cela, comme c'était convenu, dit-elle à Georgette; vois
donc le dessin de papa comme il est joli; c'est moins pressé maintenant,
parce que mon autre mariage ne sera pas aussi prochain; mais, c'est
égal, peins-moi cela le plus tôt possible, je suis impatiente de le
voir, de le montrer.... Allons, adieu!... Voulez-vous m'embrasser,
monsieur Bengali?

--Oh! avec bonheur, s'écria le jeune homme, en lui couvrant les joues de
baisers.

--Allons, dit-elle, ce sont des baisers de bonne amitié.... Au revoir!

Et Athalie, remontée dans sa voiture, versa un torrent de larmes.




XIX

LES JEUX DE L'AMOUR ET DE LA PHARMACIE


Ce jour-là même, M. Quatpuces avait décidé de se rendre à l'invitation
de Jujube, sans la moindre disposition au dépit que son hôte croyait lui
causer; aux théories de Jujube sur le mariage, théories dans lesquelles
il n'avait pas vu d'allusions à son endroit, notre savant avait fait des
réponses que Jujube avait interprétées à sa façon; la vérité est que
Quatpuces était un célibataire volontaire, encroûté dans son
indépendance et adonné à peu près tout à la science.

Il acceptait d'ailleurs avec plaisir les invitations, aimait les bons
repas de famille que, comme garçon, il n'était pas tenu de rendre; mais,
pas pique-assiette du tout, il ne manquait jamais d'apporter à la
maîtresse de maison un magnifique bouquet et répondait ainsi à la
politesse qu'il recevait.

Une seule chose le préoccupait: son estomac un peu délabré; mais dans
ses études scientifiques, il avait trouvé qu'autrefois, aux environs de
Carthage, des médecins carthaginois avaient découvert certaines plantes
qui vous refaisaient un estomac d'une vigueur à lutter avec celui des
autruches; il s'était fait envoyer de ces plantes par un correspondant
d'une académie à laquelle lui-même appartenait et les avait fait
distiller, préparer selon la formule antique, par un pharmacien qui
devait, du tout, composer un élixir merveilleux.

Ce pharmacien, c'était celui dont Pistache devait acheter l'officine, et
Quatpuces s'était adressé à lui sur la recommandation des dames Jujube.

Il alla donc réclamer sa fiole pour l'emporter avec lui à Ville-d'Avray;
ce fut à Pistache qu'il s'adressa. Le malheureux garçon était dans
l'état que l'on sait, à peu près abruti. Il écouta machinalement le
client.

--Ah! l'élixir carthaginois, dit-il, oui..., il est prêt....

Et il remit la fiole à Quatpuces, puis, resté seul, retomba dans son
abrutissement.

Il en fut tiré par le patron qui cherchait une fiole parmi plusieurs
autres, déposées à part; ne trouvant pas ce qu'il cherchait:

--Est-ce qu'on est venu prendre la teinture de cantharides?
demanda-t-il.

--La teinture de cantharides? fit l'abruti, non....

--Où est la fiole, alors?

--La fiole?

--Oui....

--Je ne sais pas, et Pistache se leva:

--Où était-elle? demanda-t-il.

Le pharmacien indiqua la place où il l'avait déposée, et tous deux se
mirent à bouleverser les fioles, mais vainement; puis voyant la fiole
préparée pour Quatpuces, le patron demanda:

--Ce monsieur ne viendra donc pas chercher son élixir carthaginois?

--Il sort d'ici et il l'a emporté, répondit Pistache.

--Comment, il l'a emporté?... le voilà.

Pistache resta anéanti; il avait donné à Quatpuces la fiole de teinture
de cantharides.

Impossible de courir chez lui, on ne savait ni son nom ni son adresse.

Pendant que le titulaire de l'officine et son futur successeur se
disputaient et se lamentaient à la pensée de ce qui pouvait arriver de
la substitution de médicaments, Quatpuces faisait l'acquisition d'un
bouquet merveilleux pour se rendre au chemin de fer, tout heureux à la
pensée des quelques bonnes journées qu'il allait passer.

Athalie venait de rentrer et allait faire connaître à ses parents
l'événement qui devait tout changer, quand le savant fit son entrée. La
vue de son bouquet qu'il offrit à madame Jujube, lui valut les plus
chaleureux compliments, et Jujube s'empara de son hôte pour lui faire
admirer l'habitation où on espérait bien le posséder plusieurs jours.

--C'est mon intention, dit-il, et j'ai apporté un peu de linge.... Je
suis peut-être indiscret, mais vous m'aviez fait promettre....

Jujube l'interrompit et madame Jujube se récria:

--Comment donc? Mais vous nous auriez désobligés en ne répondant pas à
notre invitation; votre chambre est prête, et si vous avez besoin de
quelques soins de toilette....

--Oh! trois quarts d'heure de chemin de fer ne nécessitent pas.... Si
vous vouliez seulement faire porter ce petit paquet à ma chambre: deux
chemises, six mouchoirs, une cravate, des chaussettes, mes
pantoufles....

--Jean, portez tout cela dans la chambre de monsieur; la chambre verte!
ordonna Jujube.

Et le domestique emporta le petit paquet.

A ce moment, mademoiselle Piédevache entrait, venant de faire une
promenade. On lui présenta Quatpuces, un savant distingué, membre de
plusieurs académies, qui voulait bien faire l'honneur à la famille de
venir passer quelques jours près d'elle.

--Enchantée, monsieur, dit la vieille demoiselle...; puis: Je me suis
permis, dit-elle, d'ordonner à la cuisine qu'on m'apporte ici un verre
d'eau sucrée et de l'eau de fleur d'oranger.

On se récria:--Comment donc, mais vous êtes ici chez vous; ordonnez! les
domestiques sont à vos ordres.

--J'ai un si mauvais estomac!... ajouta mademoiselle Piédevache. Je me
trouve bien d'un verre d'eau sucrée avant les repas.

--Un mauvais estomac! s'écria Quatpuces; ma foi, madame, je suis heureux
d'arriver aussi à propos...; moi-même j'ai un estomac déplorable; aucun
médecin, même parmi les spécialistes réputés, n'a pu me soulager; et je
ne dois qu'à moi-même les excellentes digestions dont j'ai le bonheur de
jouir, depuis que je fais usage de ceci, deux heures avant chaque repas.

Et Quatpuces tira son flacon de sa poche, puis:--Je demanderai également
un verre d'eau, ajouta-t-il, mais sans fleur d'oranger.

A ce moment, la bonne apportant le verre demandé par mademoiselle
Piédevache, on lui ordonna d'apporter un verre d'eau pure.

--Permettez-moi, madame, dit le savant, de verser dans votre verre un
certain nombre de gouttes de cette composition. Puis, voyant rentrer la
bonne portant le verre d'eau à lui destiné, il ajouta:--En en versant
également dans le mien.

Et il versa le nombre voulu de gouttes, dans chaque verre.

--Qu'est-ce que c'est que cela, monsieur?

--Madame, c'est un médicament de ma composition, dont j'ai seul le
secret et que vous ne trouverez dans aucune pharmacie, c'est l'élixir
carthaginois.

Et Quatpuces raconta l'histoire ci-dessus exposée, donna aux plantes,
composant son élixir, des noms barbares qu'on supposa être du
carthaginois.

Les deux verres d'eau avalés, Jujube emmena Quatpuces, et, les trois
dames restées seules, mademoiselle Piédevache mit naturellement, sur le
tapis, la seule conversation à laquelle Athalie ne pouvait prendre part
qu'avec un grand embarras traduit par des réticences, des silences et
des monosyllabes.

--C'est le retard de son fiancé qui lui met la tête à l'envers, dit la
vieille demoiselle en riant. Que fait-il ce lambin-là?... Pourquoi
n'arrive-t-il pas.... Et avec une animation progressive, mademoiselle
Piédevache se mit à parler de l'amour, de ses délices, de ses tourments
en l'absence de l'être aimé, des transports des deux amants quand ils se
revoient, et elle fredonna:

     Bonheur de se revoir
     Après des jours d'absence.

Et voyant ses yeux ardents et son visage coloré, madame Jujube se
demandait:

--Qu'a-t-elle donc?

--Ah! le voilà! fit tout à coup l'égrillarde vieille, en voyant entrer
son neveu; allons, ma petite, jetez-vous dans ses bras!... non, devant
nous, elle n'ose pas, ajouta-t-elle; laissons les deux amoureux
ensemble.

Et Bengali resté seul avec Athalie:

--On ne sait donc rien encore? demanda-t-il?

--Impossible en ce moment, répondit-elle; mais demain matin, je dirai
tout.

--Que vous êtes bonne et quelle amitié profonde et durable j'ai pour
vous, dit le jeune homme.

Et ils causèrent, en bons amis, du seul sujet qui pût les intéresser en
ce moment.

Jujube, qui avait promené Quatpuces partout, lui dit: «Excusez-moi, mon
gendre vient d'arriver.»

--Allez-donc, cher monsieur, allez donc, ne vous gênez pas pour moi....
Et resté seul, Quatpuces, le visage animé, se dit: «Merveilleux, cet
élixir... je suis tout... il ne m'a pas encore produit pareil effet...
je me sens vingt ans», et il pirouetta joyeusement en faisant claquer
ses doigts: «Vingt ans! répéta-t-il... mais j'ai le feu au visage.... Je
vais me le tremper dans ma cuvette.»

Comme il entrait dans sa chambre, il y trouva une petite bonne accorte
et fraîche qui venait de lui préparer son lit.

--Voilà! lui dit-elle, monsieur dormira bien là-dedans.

--Pas si vous y étiez avec moi, répondit-il, en lui lançant un regard
ardent.

La petite bonne se mit à rire:--Ah! êtes-vous farceur! dit-elle; et elle
se recula en voyant s'avancer, vers sa taille, les mains de Quatpuces.

--Mais oui, je suis assez....

Et il s'avança davantage.

--Non, non, à bas les mains, fit la servante... qui est-ce qui dirait ça
en vous entendant causer dans le salon, où vous avez l'air si sérieux?

--Mais je suis sérieux aussi, en ce moment....

Et s'avançant toujours, il reprit en riant:

--Défais-tu aussi bien les lits que tu les fais?

Et la bonne de rire de plus belle:

--On vient! dit-elle tout à coup en se dirigeant vers la porte; puis,
comme il la retenait:--Laissez-moi partir, ajouta-t-elle, si on nous
trouvait ensemble....

--Eh bien, dis-moi où est ta chambre, et je te laisse partir.

--Ma chambre?

--Oui, ce soir, tu laisseras ta porte entr'ouverte.

--Je vous dis que j'entends monter.

--Ta chambre, où est-elle?

Et il montra un louis qu'il avait pris entre ses doigts.

On montait, en effet; la petite bonne indiqua sa chambre à Quatpuces.

Il était temps, le valet de chambre apparaissait pour avertir notre
savant que le dîner était servi.

--Je descends, fit-il.

Il suivit le domestique, après avoir questionné du regard la servante
qui lui répondit par un signe affirmatif.

Le dîner eut dû logiquement être égayé par les fiancés et par les époux
Jujube, mais les deux premiers n'étaient pas en humeur joyeuse,
semblaient rêveurs, échangeaient quelques mots à voix basse et des
regards plus inquiets que tendres; le repas n'en fut pas moins d'une
gaîté bruyante et peu à peu grivoise, puis presque érotique, grâce aux
allusions lancées par mademoiselle Piédevache, au sujet de la nuit de
noces, et, à la stupéfaction des époux Jujube, le grave Quatpuces
riposta par les réflexions les plus salées.

Et M. et Madame Jujube de se demander:

--Mais qu'est-ce qu'ils ont? Ce Quatpuces! qui est-ce qui aurait dit ça
de lui?

Et la vieille, sans qu'on l'en priât, se mit à chanter la chanson de
Béranger:

     Combien je regrette
     Mon bras si dodu,
     Ma jambe bien faite,
     Et le temps perdu.

Et l'heure du coucher étant venue, les époux Jujube, en se retirant dans
leur chambre, de se demander de nouveau:--Y comprends-tu quelque chose?
Mais qu'est-ce qu'ils ont?

Le lendemain matin, à dix heures, mademoiselle Piédevache n'avait pas
encore paru; on pensait que la vieille demoiselle avait prolongé son
sommeil plus que d'ordinaire et on ne s'en occupait pas autrement.

Jujube était plus surpris de n'avoir pas vu Quatpuces dont il
connaissait les habitudes ultra-matinales.

--Il s'est grisé au dîner, dit-il; ça se voyait bien à ses propos. Ah!
le voilà qui va descendre, ajouta-t-il, en entendant sa voix.

C'était bien la voix du savant; il causait avec la petite bonne qu'il
avait rencontrée dans un couloir:

--Ah! petite gaillarde, lui disait-il, quand tu t'y mets, tu ne donnes
pas ta part aux chiens.

--Ah! c'est bien spirituel, ce que vous dites là, lui répondit-elle
sèchement.

Quatpuces ne comprenait pas:

--Comment, dit-il, c'est bien spirituel? il me semble pourtant,
luronne....

--Monsieur me demande où est ma chambre, je la lui indique; je laisse ma
porte entr'ouverte toute la nuit....

--Eh bien, je suis allé te trouver.

--Vous? moi? Ah! elle est forte celle-là.

--Comment, elle est forte? Et la pièce de vingt francs que je t'ai mise
dans la main?

--A moi? Je ne sais pas ce que ça veut dire; si vous êtes allé quelque
part, ça n'est pas chez moi.

--Justine! cria Jujube à ce moment, voyez donc si mademoiselle
Piédevache est indisposée et demandez-lui si elle a besoin de quelque
chose.

--Bien, monsieur.

Et la bonne laissa Quatpuces tout stupéfait, se demandant: «Comment...
est-ce que, dans l'obscurité, je me serais trompé de porte?»

Bientôt des cris et des rumeurs jetaient le trouble dans la maison.

Quatpuces courut s'informer de ce qui arrivait; il rencontra Jujube
pâle, bouleversé.

--Qu'y a-t-il donc? demanda le savant.

--Ah! cher monsieur, une chose épouvantable; la vieille dame, vous savez
bien, la vieille dame avec qui vous avez dit des gaudrioles hier, à
table?

--Oui, une dame très gaie; eh bien?

--Eh bien, on vient de la trouver morte dans son lit.

--Qu'est-ce que vous me dites là?

--La vérité, je viens de la voir, la pauvre vieille: son neveu, ma
fille, ma femme, tout le monde est près d'elle.

--Sans doute une rupture d'anévrisme, une apoplexie foudroyante; on peut
voir cela à son visage: exprime-t-il la souffrance?

--Du tout... au contraire... elle avait le sourire aux lèvres et, chose
inexplicable, une pièce de vingt francs dans la main.

Quatpuces resta anéanti et il comprit qu'en effet il n'était pas allé
chez la petite bonne.

Jujube annonça immédiatement à Athalie et à Bengali que leur mariage
serait forcément retardé par le cruel événement. C'était leur ouvrir la
voie des explications. Tous deux étaient d'accord pour faire connaître
nettement leur intention; la fin, si douce d'ailleurs, de la bonne
tante, rendant à son neveu toute liberté de rompre des projets si près
d'aboutir et d'épouser Georgette. Jujube vit qu'il n'y avait pas à
revenir là-dessus.

--Encore un mariage raté, s'écria-t-il avec désespoir.

--Non, mon ami, répondit madame Jujube, toujours pratique; sur ce elle
prit une feuille de papier à lettres, écrivit dessus quelques lignes et
la montra à son mari qui lut ce qui suit:

«Ah çà! cher monsieur Pistache, qu'attendez-vous définitivement pour
parler à mon mari? il est tout disposé pour vous; finissons-en, faites
votre demande, demain au plus tard, sinon il disposera de la main
d'Athalie en faveur d'un autre.»




FIN




TABLE DES MATIÈRES

I.--Sous une porte cochère

II.--La famille Jujube

III.--Une conquête difficile

IV.--Pistache

V.--Marocain le terrible

VI.--Ouverture du théâtre Rigolo

VII.--Georgette soustraite à Bengali

VIII.--Accords matrimoniaux

IX.--Chez mademoiselle Piédevache

X.--Le bois de Saint-Mandé

XI.--Un dîner accidenté

XII.--Le désespoir de Pistache

XIII.--Pistache revient en faveur

XIV.--La garde-malade

XV.--Déceptions de la famille Jujube

XVI.--Anxiétés de Bengali

XVII.--Ça devait arriver

XVIII.--Un coup de théâtre

XIX.--Les jeux de l'amour et de la pharmacie



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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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*** END: FULL LICENSE ***