Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : III. Jusqu'à Waterloo

By Jules Michelet

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Title: Histoire du XIXe siècle (volume 3/3)
        III. Jusqu'à Waterloo

Author: Jules Michelet

Release date: June 16, 2024 [eBook #73847]

Language: French

Original publication: Paris: C. Marpon et E. Flammarion, 1880

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU XIXE SIÈCLE (VOLUME 3/3) ***





  HISTOIRE
  DU
  XIXe SIÈCLE

  PAR
  J. MICHELET

  NOUVELLE ÉDITION REVUE ET ANNOTÉE

  III
  JUSQU’A WATERLOO


  PARIS
  C. MARPON et E. FLAMMARION, ÉDITEURS
  1 A 7, GALERIES DE L’ODÉON ET RUE ROTROU, 4

  1880
  Tous droits de traduction et de reproduction réservés.




PARIS.--IMPRIMERIE ÉMILE MARTINET, RUE MIGNON, 2.




L’âge me presse. Et aussi le déclin du siècle, si rapide depuis vingt
ans, qu’on dirait qu’il se précipite.

En regardant l’Europe, je vois, ici et là, quelques exceptions
éclatantes. Car l’aplatissement commun semble avoir rehaussé de grands
courages, qui font d’autant mieux ressortir la plaine et le désert à
l’entour.

                   *       *       *       *       *

Ce troisième volume donne le monde, surtout la France et Bonaparte, de
1800 à 1815, c’est-à-dire aux années sanglantes qui énervèrent le siècle
dès l’origine, qui commencèrent des haines séculaires, et firent que la
France, entraînée à des entreprises qu’en majorité elle repoussait,
devint l’objet d’une défiance générale.

J’eus le malheur de naître et de grandir à cette époque funeste, et je
puis dire que la France ne fut jamais dupe qu’à moitié de Bonaparte.
Tous, en suivant des yeux le grand prestidigitateur dans les nuages où
il se balançait, disaient toujours: «Cela finira mal.»--Même la grande
armée le disait, en le suivant par honneur militaire.

La France, qui sous lui paraissait annulée d’esprit, existait pourtant
en dessous. Et dès qu’il disparut (même sous le sot gouvernement qui
suivit), elle se révéla avec une fécondité et un éclat inconcevables
dans l’industrie, dans l’art, dans la littérature[1].

  [1] Ce livre a été fait en partie de mes souvenirs. Mais je puis dire
    que le monde y a contribué, par l’obligeance de mes amis, depuis
    l’Angleterre jusqu’à la Russie. Que de remercîments je dois à MM.
    les bibliothécaires de Paris, Lausanne, Genève, Toulon, et
    spécialement à une bibliothèque trop peu connue, la Bibliothèque
    polonaise de Paris (île Saint-Louis, quai d’Orléans 6), dirigée par
    un grand artiste, M. Zaleski, auteur du bel Atlas des steppes
    tartares, où lui-même a vécu.




PRÉFACE

COUP D’ŒIL SUR L’ENSEMBLE DE CE SIÈCLE ET SON DÉCLIN RAPIDE.


Dès 1800, au berceau même du siècle, je veux prévoir ses âges, et même
sa vieillesse, son déclin si visible aujourd’hui.

Ce siècle de grand travail et de notable invention eût mérité de se
soutenir davantage. Pour moi, né avec lui, j’ai d’autant plus regret de
le voir languir avant le temps.

Il ne s’agit pas seulement de la France, un moment abîmée par la chute
si méritée du césarisme. Il s’agit du monde même, des peuples les plus
prospères et triomphants.

L’Amérique, par exemple, sur laquelle nous placions nos vœux, et qui
récemment s’est tirée si vite d’une si effroyable tempête, chaque année
avec joie reçoit l’alluvion et le déluge immense des classes inférieures
de l’Europe, qui sans cesse abaissent son niveau, et la ravalent comme
race.

L’Allemagne a eu une grande joie d’orgueil, bien naturelle, croyant
avoir conquis son unité. Mais cela à une condition très dure, celle de
se resserrer dans la constriction prussienne qui exclut tout ce qui fut
expansif, libre et grand dans la nature allemande.

La Russie, par le travail d’une profonde transformation, subit les
conditions fâcheuses d’un état provisoire qui, en histoire naturelle,
accompagne les grandes métamorphoses, même les plus bienfaisantes au
total.

L’Angleterre, à tous ceux qui s’informent d’elle, montre le chiffre de
sa richesse qui augmente, mais sans la rajeunir.

Épuisée pour sa population des campagnes qui est le nerf de chaque
peuple, elle voudra sans doute, dans sa grande sagesse pratique, la
garantie solide d’une fédération générale d’Occident, c’est-à-dire du
monde du travail contre un monde de guerre et de rapacité.

                   *       *       *       *       *

Au reste, ce déclin universel du siècle étonne peu quand on songe aux
circonstances qui, dès sa naissance, semblaient lui présager peu de
solidité.

Avez-vous quelquefois, en pleine nuit, sur un chemin de fer, aperçu de
loin un convoi rapide qui vient à vous? Ses deux gros yeux cyclopéens,
ses étincelles, jettent l’effroi.

C’est juste ce qu’on vit alors, en 1800.

L’un était la terrible grande armée de Napoléon qui ruina l’Europe, en
laissant la France épuisée, desséchée.

Oui, s’écrient les humanitaires, mais heureusement, l’autre œil
flamboyant fut celui de la machine de Watt et de la grande armée des
ouvriers, instrument bienfaisant de paix, d’utilité pour tous.

Provisoirement, cet instrument de paix aide la guerre par des capitaux
infinis, sert la tyrannie maritime. Il fournit des forces inépuisables
pour les guerres de l’Europe et de l’Inde, d’où le choléra (1817), et
mille maux.

De plus, ce règne des machines, admirable comme production de richesse,
en revanche, attire et dévore les races, dépeuple les campagnes.

                   *       *       *       *       *

L’autre siècle, le XVIIIe siècle, n’était pas mieux né, dira-t-on. Il
naît des guerres de Louis XIV et de la famine de 1709, comme celui-ci du
maximum et des famines de la révolution.

Mais ceci n’explique pas la diversité de leur allure. Le nôtre est
vacillant.

Comme en comparaison, le dix-huitième est vif, et franc marcheur, a le
jarret nerveux!

Quand le dix-huitième donne la Régence, les Lettres persanes et
Voltaire, son mouvement est simple, il monte vers la lumière, loin du
ténébreux moyen âge. Même quand il s’étend, par Diderot et
l’Encyclopédie, il suit encore sa voie. Et la scission apparente de
Rousseau l’y mène par un autre chemin.

Tout peut se dire d’un mot: _l’escalade vers la liberté_.

Le XIXe siècle, riche et vaste, mais lourd, regarde vers la _fatalité_.

Nos pères, lestes marcheurs, pouvaient quelquefois passer dans la boue,
mais n’en montaient pas moins, s’accrochant à tout, à leurs passions,
même à leurs vices, et regardant toujours en haut.

Les nôtres, au contraire, que font-ils de leurs passions? Pas grand
chose. Ils regardent toujours sombrement en bas, vers des endroits
obscurs, la matière, la basse avarice.

                   *       *       *       *       *

Le XIXe siècle, avant sa naissance, était double déjà et déchiré d’un
combat extérieur contre l’Europe.

Le christianisme bâtard, copié de Rousseau, put guillotiner Danton et le
parti de la Nature. La Nature, n’en resta pas moins le dieu du XIXe
siècle, dans toutes ses écoles et dans l’immensité du peuple.

Par opposition, les rois s’attachèrent tous à la thèse contraire, au
christianisme bâtard (avec la double incarnation, et divine et royale).
C’est la thèse que suivent généralement tous ceux qui ont besoin
d’absurdité.

Ainsi ce siècle fut métis, traînant par derrière cette grosse queue
inepte, cette bestiale armée qui marche à quatre pattes.

                   *       *       *       *       *

Les écoles qui, à divers points de vue, parlaient le plus de la Nature,
comme les Naturalistes d’Allemagne, et ici nos Socialistes, oubliaient
trop qu’en la Nature, le plus haut c’est la liberté.

Fils ingrats, ils se vantaient de s’éloigner par écart absolu de leur
père héroïque, le XVIIIe siècle.

Bonaparte était mort. Et du siècle de fer était né le siècle d’argent,
par les emprunts, qu’on fit pour les armées, même en pleine paix, et
pour toute chose. Un juif intelligent, Olinde Rodrigues, au nom de
Saint-Simon, écrivit l’évangile de cette nouvelle religion.

Les juifs, qui jusque-là étaient en république, se constituèrent en
double royauté. Les juifs allemands, plus tard ceux du midi, créèrent
deux réservoirs où se versaient les capitaux.

Tandis que les premiers faisaient les fonds pour les armées de la
Sainte-Alliance, les autres se donnèrent au second Bonaparte. Donc la
thèse de paix et d’industrie tourna promptement au service des
gouvernements militaires.

Fourier, plus net que le saint-simonisme, aurait-il plus de chances? Il
arrivait, avec ses vues ingénieuses sur la vie collective, le
phalanstère, etc., au moment où les armées et les manufactures avaient
donné l’horreur de la vie commune.

On s’éloigna, sans même s’informer s’il y avait dans son grand pêle-mêle
quelque chose d’utile. Son vaisseau, engravé, demeura dans le port.

                   *       *       *       *       *

Donc, la France ne put engendrer aucun système qui durât, tandis que
ceux de l’Allemagne, finissant par Hegel, semblaient l’avoir tarie,
stérilisée, comme pour la livrer à la Prusse.

Mais, si la France, au point de vue philosophique, se montra peu
féconde, en revanche pendant trente années, elle brilla d’un grand éclat
littéraire, par le lyrisme, le drame et le roman.

Après les grands ouvrages, en France, en Angleterre, ont primé les
revues, et aujourd’hui les journaux seuls, rédigés avec une verve
brillante et beaucoup d’industrie.

Tel est ce siècle changeant. Et c’est le fait, non pas de son caprice,
mais d’une mobilité très naturelle, qui souvent lui ménage des
renouvellements de surprise étonnante.

Qui nous eût dit que l’Angleterre, depuis Byron stérile, qui semblait
confinée dans son roulis industriel, dans son formalisme anglican,
s’éveillerait, d’abord par Lyell et Darwin, et tant de savants hardis
émules de Lamarck et nos alliés naturels[2]? Ce sont eux qui commencent
à combler le détroit et à former la grande alliance occidentale, en
attendant ce qu’on a appelé les futurs États-Unis de l’Europe.

  [2] J’ajoute ces grands penseurs philosophiques et politiques,
    Stewart, Harrison, etc.

Dans tout le cours de mon Histoire de France, et dans les premiers
volumes de mon XIXe siècle, j’ai suivi, selon mes forces, le principe
que j’avais posé dès 1830: que l’histoire doit _montrer toujours la
Nature à côté de l’Homme_, marquer à chaque siècle, quels furent ses
aliments, ses excitants, sa médecine.

En racontant Austerlitz, j’ai parlé de la maladie propre à la
Grande-Armée, suite naturelle de la vie violente qui sans cesse passait
de l’abondance à la disette.

Puis, à l’occasion du décret où Napoléon proscrivit le sucre, le café et
tout ce qui relève l’esprit, quand l’humanité défaillante appelait le
plus ce secours, j’ai parlé aussi de nos besoins nouveaux.

Mais j’ai trop peu insisté sur le régime alimentaire en général qui
changea tant en notre siècle. L’histoire nous dit toujours comment on
meurt, jamais comment on vit.

Cependant chaque peuple a un aliment spécial qui l’engendre jour par
jour, si je puis dire, est son créateur quotidien.

Pour les Français, de tout temps, c’est le pain, la soupe.

Pour l’Anglais, surtout depuis 1760 et les découvertes de Backwell qui
inventa de nouvelles races de bestiaux, l’aliment c’est surtout la
viande.

Forcée au travail, aux voyages, l’Angleterre de plus en plus se donna à
la viande et s’en fit une religion, pour ainsi dire. L’enfant nourri,
jusqu’à douze ans, de viande, grandit énormément et prend tout l’éclat
de la rose.

Cependant, au milieu de ce régime fortifiant, l’Angleterre se disait
fatiguée, criait toujours: «du pain!» jusqu’à ce que les lois de Robert
Peel lui amenassent les céréales de France, Russie, Pologne, etc.

Chose singulière! La France, après tant d’aventures mortelles, s’étant
saignée de tant de sang, n’avait pas trop maigri, et elle offrait de
nourrir l’Angleterre.

Celle-ci prétendait que la taille avait baissé en France. Chose possible
après Bonaparte. Mais la race y restait plus forte que jamais. Le
paysan, peu nourri, disait-on, y suffisait aux plus rudes travaux. On
vit là, combien le blé est une nourriture substantielle, quoiqu’il ne
donne pas comme la viande, l’énergie du moment. Ce blé, au fond, c’est
du silex qui s’infiltre dans la plante en fleur et lui donne une
consistance, une durée singulière d’alimentation.

La France, qu’on le sache bien, est nourrie de caillou. Ce régime lui
donne par moments, l’étincelle, et dans les os une grande force de
résistance.

Les Anglais, depuis quelque temps, ont pris judicieusement une
alimentation mixte, et se sont relâchés du régime exclusif qu’ils
suivaient depuis un siècle. Et en même temps, la France use maintenant
d’une alimentation plus animale. Véritable progrès et pour l’une et pour
l’autre. Progrès qui cependant n’empêche pas nos races (au moins dans
les classes bourgeoises) de décliner visiblement.

Le pain, la viande suffiraient bien sans doute. Cependant, la vie
violente que mène l’Europe, l’effort momentané et par accès, demandent
aussi des secours instantanés qui semblent nous mettre au-dessus de
nous-mêmes, nous donner une force miraculeuse, ce que le moyen âge, plus
imaginatif, nommait la Présence réelle.

L’alcool donne ce dangereux secours, mêlé de trouble; tout contraire au
café qui éclaircit l’esprit. Donc le café est un bienfait, un auxiliaire
pour la civilisation. Il fait penser. Le tabac fait rêver.

Le tabac, première léthargie des peuples fatigués. Après la Turquie,
l’Espagne, la Flandre et l’Allemagne fumèrent. Puis, les nôtres en 1832
au siège d’Anvers, et les Anglais un peu après.

Un surcroît de vie morale, intellectuelle, diminuerait certainement ces
tristes habitudes, que nos pères, moins solitaires, moins sombres,
n’avaient pas connues.

La confession, le roman, l’alcool, grands corrupteurs du monde au XIXe
siècle, accélèrent encore la pente du néant où nous semblons descendre.

Dans un petit livre qui parut en 45[3], j’ai dit qu’à part nos prêtres
et nos détestables gouvernements, le mal était surtout en nous-mêmes, et
dans la famille.

  [3] Le _Peuple_.

Le mariage est très faible, léger en France, en Allemagne mou et
débonnaire. En Angleterre, il est meilleur. Pourquoi? Parce que la
maison est fermée.

Mais ce qui en France est terrible autant que nos vices, c’est une de
nos vertus, l’attachement excessif des parents pour les enfants.

Cela tient surtout à une cause trop oubliée. Depuis les départs cruels
de la Réquisition, de la Conscription de Bonaparte, qui étaient
funèbres, le cœur maternel a faibli, et une tradition de faiblesse
persiste chez nous, que ne connaît pas l’Angleterre.

Ce fils ménagé, tant gâté, d’autant plus ne fait rien, tourne à rien.

Les lois de la Révolution, faites pour le grand combat contre l’Europe,
donnaient tout l’avantage aux jeunes, à ceux qui combattaient.

Aujourd’hui les mêmes avantages restent à une jeunesse grasse et
paresseuse, qui se moque des avis du père, et n’hérite pas moins.

De là, déclin rapide. A la génération, peu endormie encore, de la
Restauration, ont succédé les ventrus de Louis-Philippe et les petits
crevés de Louis Bonaparte.

Il faut des lois qui excitent l’homme jeune. Car, disent très bien les
Américains, si la propriété excite et rend actif, l’hérédité, en
revanche, rend paresseux, endort.

                   *       *       *       *       *

Au milieu de cette enquête, quelques personnes, trop confiantes dans ma
lucidité, m’ont demandé: «Que pensez-vous de l’avenir? Ce siècle se
relèvera-t-il?»

Grande question! Ceux qui me l’adressent, sachant que ma vie fut
consacrée à l’Histoire, et croyant que le passé contient l’avenir, me
demandent si je ne vois pas quelques lueurs des jours meilleurs qui
peut-être viendront.

Le temps nous amène toujours quelque élément nouveau. Je ne suis pas de
ces pleureurs qui croient à chaque siècle que la fin du monde est venue.

Et quelle sera la terre assez nouvelle pour enfanter encore? Serait-ce
la création australe qu’élèvent chaque jour les coraux? Serait-ce la
grande Amérique, qui a l’air d’une seconde Europe, imitée plus que
rajeunie? La concentration des sciences, qui permet chaque jour
d’entrevoir leurs rapports, mènera-t-elle à l’idée mère d’où viendra
l’univers nouveau? Il n’y paraît pas jusqu’ici.

L’Europe, dit-on, est bien vieille. Mais dans sa vieillesse apparente
elle a plus de jeunesse que tout le reste de la terre. Son électricité
vivante, qui la rend si mobile, lui permet chaque jour de se renouveler
par l’esprit, et l’esprit, à son tour, donne des forces inouïes à la
volonté.

Qu’une grande idée apparaisse, la volonté y tend et fait un monde.

Il n’y a pas d’autre mode de création.

Quelle idée a surgi? C’est l’association des volontés, des âmes, qu’on
nomme République.

Elle est née et renée trois fois en cent ans, et toujours par la France.

Pourquoi? La France, oubliant vite, ne hait jamais, est toujours
sympathique, quoi qu’il arrive. Elle ne reste pas, comme d’autres,
aigrie, stérilisée par la haine. Au dernier siècle, elle haït si peu
l’Angleterre, qu’elle l’imita, et fit une Angleterre nouvelle en
Amérique. Au dix-neuvième siècle, loin de haïr l’Allemagne, elle fera
mille vœux pour qu’elle soit une vraie Allemagne, grande et libre,
républicaine[4].

  [4] Dans une autre préface, j’essayerai de combler les lacunes de
    celle-ci, au point de vue scientifique, artistique et religieux.


Hyères, janvier 1874.




HISTOIRE

DU

XIXe SIÈCLE




LIVRE PREMIER

FRANCE.--ITALIE.--RUSSIE




CHAPITRE PREMIER

LE NOUVEAU GOUVERNEMENT.--PLUS DE LOIS; DES HOMMES.--LE CHOIX DES
FONCTIONNAIRES.


Le 18 brumaire eut l’effet d’une grande bataille qu’aurait gagnée la
coalition. Jusque-là les Anglais étaient effrayés de la situation. Après
leur capitulation de Hollande, et la défaite de Zurich, ils croyaient
que Masséna allait se jeter en Allemagne. Ils coururent après Souwarow,
le priant d’arrêter sa retraite rapide, lui offrant une armée qu’on
solderait pour lui. Mais il était trop mécontent, ainsi que son maître
le tzar. Il s’en alla jusqu’en Russie.

La saison était avancée, il est vrai. Mais les Français qui naguère
avaient pris Amsterdam et la flotte hollandaise en janvier sur la glace,
n’auraient pas été arrêtés, ils eussent poussé jusqu’à Vienne peut-être.
L’archiduc eût-il vaincu Masséna, cette jeune armée, bouillante de son
glorieux coup d’essai? On ne peut le savoir. Masséna, il est vrai, ne
recevant rien de la France, devait être affamé. Mais il pouvait pousser
de la Suisse en Bavière, dans des pays intacts encore. La nouvelle de
brumaire l’immobilisa.

Ce guet-apens eût été impossible, si les Anglais n’avaient gardé quatre
mois la lettre accusatrice que Kléber avait écrite le 24 septembre sur
la _fuite d’Égypte_ et l’abandon, le dénûment où Bonaparte laissait
l’armée. Cette lettre, surprise en mer, fut tenue secrète par les
Anglais tant qu’ils crurent que Bonaparte rétablirait les Bourbons et
que le Consulat n’était qu’une transition pour frayer le retour au Roi.

Gohier, si honnête homme, mais dont la femme était amie de Joséphine,
affirme que Bonaparte faisait des propositions à Louis XVIII (t. II,
73), sans doute pour amuser les royalistes dans les commencements.

Pitt n’était pas encore sorti du ministère, mais déjà Addington
gouvernait en réalité. Georges et Addington crurent que Bonaparte serait
trop heureux de la grande fortune qu’allait lui faire Louis XVIII.

Les Anglais étaient si loin de comprendre la France, ignoraient
tellement les siècles qui s’étaient écoulés en dix ans, qu’ils croyaient
la restauration une chose possible et toute simple. Les Français
n’ignoraient pas moins l’Angleterre, la prodigieuse révolution qu’y
faisait alors l’industrie. Bref, le monde n’y voyait goutte, allait se
battre dans la nuit.

Ce qui montre combien le 18 brumaire était un coup incertain, hasardeux,
c’est que, non seulement il dépendait ainsi de la volonté des Anglais,
et de la complaisance qu’ils auraient de taire l’accusation de Kléber;
mais en outre, de l’immobilité de Masséna, de la complaisance qu’il
aurait, lui et son armée patriote, de ne pas marcher sur Paris. Cette
armée de 80 000 hommes, presque toute sortie de la conscription, et qui
avait le feu de ses vingt ans, eût marché pour la république, du même
cœur que contre les Russes.

Bonaparte n’osa écrire, mais trompa Masséna par d’adroits envoyés qui
lui firent croire qu’on n’avait agi que pour sauver la France. Masséna
écrivit que «fidèle à la République, il mettait toute sa gloire à la
bien servir, attachait le plus haut prix à l’estime de Bonaparte[5].»

  [5] Koch, _Mémoires de Masséna_.

Trois jours pour aller et trois pour revenir. Au bout de six ou sept
jours, Bonaparte put recevoir la lettre du simple et crédule Masséna,
apprendre qu’il restait en Suisse, et que Brune qui avait un peu marché
vers Paris, ne quitterait pas la Hollande. Alors, pleinement rassuré, il
accomplit ce qu’attendaient sans doute les Anglais et les émigrés, une
proscription de jacobins.

Dans cet acte, imposé sans doute, il fit une chose hasardeuse,
imprudente. Parmi une foule de noms peu connus, il proscrivit Jourdan.
Ce général, en quelque sorte antique et vénérable, par le grand souvenir
de Wattignies et de Fleurus, était resté un patriote de ces temps-là, et
il était singulièrement odieux aux coalisés et aux royalistes par la loi
de la conscription, proposée et obtenue par lui. Ce fut un grand
triomphe, car cette conscription, pour sa première année, avait donné
deux armées, deux victoires sur les Anglais, les Russes. Les premiers
lui gardaient rancune, et ce fut sans doute pour leur plaire que le
parti de l’émigration, plus anglais que français, dut demander à
Bonaparte cette proscription absurde, impolitique, d’un général malade,
vieilli avant le temps, esprit peu remuant et qui ne pouvait guère
inquiéter le nouveau pouvoir.

On mit sur cette liste avec Jourdan nombre de jacobins, qui rappelaient
des souvenirs sinistres, entre autres Fournier l’Américain, l’un des
massacreurs des fameuses journées de septembre. Outrage insigne pour
Jourdan et pour les grands souvenirs républicains que son nom rappelait.

Au reste, la désapprobation que Bonaparte trouva, même chez les siens,
le fit réfléchir que, par cet acte imprudent, il se proclamait royaliste
et donnait lieu de dire qu’il vengeait les coalisés sur l’auteur même de
la conscription.

Il effaça Jourdan, et dès lors songea mieux à jouer la neutralité, à
bien représenter son personnage d’arbitre impartial.

Jusque-là quelle contradiction dans ses débuts, si troubles et si
obscurs!... C’étaient ses frères, avec leur beau-frère Bernadotte, qui
avaient relevé le club jacobin du Manège, chassé La Réveillère-Lepeaux,
comme trop peu jacobin. Et voici que Bonaparte, au 18 brumaire,
n’alléguait rien que la nécessité de s’opposer aux jacobins, à leur
prétendue conspiration. C’était en réalité, Lucien, le jacobin, le
patriote, qui, disait-il, avait fait le 18 brumaire, pour arrêter une
conspiration jacobine.

Personne ne voyait clair dans cet imbroglio. Les royalistes croyaient
qu’on avait travaillé pour eux. En réalité, Bonaparte s’appuyait moins
sur les royalistes qui espéraient la restauration des Bourbons, que sur
les quasi-royalistes, c’est-à-dire sur la masse immense qui dominait
Paris, les riches, les amis intéressés de l’ordre, la banque et le
commerce; au total, une foule indifférente à tout gouvernement, mais qui
jugeait qu’une magistrature monarchique dans une ferme main militaire
donnerait plus de repos et plus de fixité. Beaucoup pensaient que
Bonaparte attacherait sa gloire à reproduire le grand Américain qui
mourait alors, Washington, et pour qui Bonaparte fit une fête funéraire.

Dans les commencements, dit Bourrienne, quoiqu’il aimât les royalistes,
il s’en défiait, et, pour les places, prenait plutôt des
révolutionnaires,--sûr au moins que ceux-ci ne voulaient point rappeler
les Bourbons.

Il est certain que Bonaparte, en supprimant toutes les garanties de la
constitution, parut avoir l’idée de justifier le mot d’un député: «Notre
constitution est la meilleure; elle est écrite _au cœur_ d’un grand
homme.»

Le choix des fonctionnaires était tout dans un pareil gouvernement,
chacun d’eux disposait d’un arbitraire immense.

Pour bien choisir, il eût fallu connaître parfaitement tous les hommes
publics des dernières années, par les listes électorales où le plan de
Siéyès faisait entrer le personnel connu de toute la révolution.

Telle n’était pas l’idée de Bonaparte. Se défiant des royalistes, ayant
horreur (il le disait) des jacobins, il ne pouvait manquer de se trouver
embarrassé. Il demanda des listes, des renseignements à tout son
entourage, généralement peu digne de confiance, médiocre et léger, comme
son secrétaire Bourrienne, qui nous a transmis quelques parties de ces
listes. On y voit, ce qu’on attendait peu, c’est que la plupart des
recommandés, lui sont présentés comme _patriotes_, même _républicains_,
mais républicains modérés, qui ont fait bien peu parler d’eux, de ceux
_dont la réputation n’effraye aucun parti_.

L’un, longtemps _commissaire_, a prouvé ce qu’il pourrait être dans une
place plus élevée (c’est Dubois, préfet de police). L’autre, à qui
Bonaparte confie la préfecture de la Seine, a tous les mérites du monde,
surtout celui d’avoir été l’intime ami, l’inséparable conseil du
ministre de la police Cochon de l’Apparent. Le royalisme ne nuisait pas
dans l’esprit de Bonaparte, puisqu’on lui recommande Chauveau-Lagarde,
et Regnault de Saint-Jean d’Angely, qui au 13 vendémiaire présidait une
des sections insurgées.

En réalité, beaucoup de ces hommes, et les rouges et les blancs, étaient
devenus incolores, ne tenant qu’à leurs places et aux traitements,
énormément grossis sous ce nouveau régime qu’on avait présenté comme
celui de l’économie.

L’insignifiance de ces fonctionnaires, leur douceur (dans les
commencements), la simplicité de la vie du premier Consul, semblaient
parfaitement calculés pour endormir le monde. Tous les bruits de la
République avaient cessé.

La majorité des marchands était plutôt ravie de la sourdine qui se
mettait à toute chose. Bonaparte était un modèle de la vie modeste et
toute bourgeoise que peut mener un homme public. Il allait passer les
dimanches à la campagne avec sa famille, sa femme et les enfants de sa
femme, Eugène et Hortense qu’il aimait beaucoup. Il couchait avec
Joséphine, qui, raccommodée avec lui, profitait volontiers de cette
intimité en faveur d’une cour de nobles mendiants, d’émigrés qui
s’attachaient à elle, et partout célébraient sa bonté.

Dans la semaine, l’unique récréation de Bonaparte était de se promener
le soir avec son secrétaire Bourrienne, Duroc, et autres dans un jardin
public ou dans les rues marchandes, d’entrer dans les boutiques où il
sondait l’opinion. Un jour, il s’avisa de dire: «Mais que fait donc ce
farceur de Bonaparte?» La marchande fut scandalisée de cette manière peu
respectueuse de parler du premier Consul, et le mit presque à la porte;
il fut ravi.

Avec ce grand apaisement, la lettre de Kléber que les Anglais lâchèrent
enfin n’eut pas le moindre effet. Venue à temps, elle eût enterré
Bonaparte dans un abîme de honte. Mais arrivant si tard, elle fut à
peine lue et connue, tandis qu’on put voir partout affichée, sur les
murs, la proclamation du premier Consul où il disait aux soldats
_d’avoir confiance en Kléber_. Par ce manège habile il se mettait à
couvert. La lettre d’accusation n’avait plus de sens.

Ainsi la crédulité niaise du parti royaliste et du nouveau ministère
anglais avait été amusée quatre mois. Pendant ce temps Bonaparte avait
pu à son aise lancer et faire jouer la honteuse machine qu’il appelait
la constitution de l’an VIII.

On avait tant parlé de _déficit_ et accusé le Directoire que tout le
monde désirait que le premier magistrat fût un comptable sévère, un
calculateur intraitable. Sa sèche figure y prêtait. Plusieurs de ses
portraits d’alors sont ceux qu’on imaginerait pour un avare, il ne
négligeait rien pour obtenir cette réputation d’âpre dispensateur de la
fortune publique. Il faisait croire que malgré tant d’occupations, il
refaisait les comptes, les calculs, découvrait des erreurs dans les
additions.

L’administration fut sévère, mais coûteuse, par les gros traitements, la
création des receveurs généraux, d’une foule d’employés. Il supprima
l’emprunt progressif qu’avait créé le Directoire, dégreva les riches de
sorte que le fardeau retomba sur le pauvre. Il autorisa les principaux
banquiers à créer la banque de France, qui, n’ayant qu’une mise de
trente millions, est autorisée, comme on sait, à faire des billets pour
soixante, et par là à primer tous les négociants qui n’ont pas ce droit
de donner leurs billets comme argent, le droit de faire une monnaie de
papier.

Toute l’administration financière fut organisée par le consul Lebrun, et
par Gaudin (duc de Gaëte).

Rien de neuf, ni d’original, dans la constitution nouvelle, rien qui ne
soit copié de Louis XIV ou de l’empire romain.

Les préfets de César, ou les intendants de Richelieu, de Colbert, s’y
trouvent aux préfectures de chaque département: «Partout, disait
Bonaparte lui-même, ces préfets sont des consuls au petit pied.»

Des écrivains d’opinions très différentes, Gohier, M. Barni et M.
Duvergier de Hauranne, ont parfaitement décrit et jugé cette
constitution. Elle se résolvait dans un individu, le premier Consul[6].
Les deux autres consuls, Lebrun, Cambacérès n’avaient que voix
consultative. Cambacérès était un de ces légistes prêts à soutenir tous
les pouvoirs. Lebrun avait été un des aides du chancelier Maupeou pour
manipuler le Brumaire de Louis XV, la banqueroute.

  [6] Il avait mis une distance marquée entre lui et les deux autres
    consuls... Dans les actes du gouvernement on ne voyait à la fin que
    sa signature seule, il tenait seul sa cour, soit aux Tuileries, soit
    à Saint-Cloud, recevait les ambassadeurs avec les cérémonies usitées
    chez les rois, etc. _Mém. de madame de Rémusat_, t. I, p. 174.

Voilà l’_exécutif_: en tout, le bras de Bonaparte.

Quant au _législatif_, vraie machine de Marly, il avait trois roues
superposées: un Tribunat qui discutait sans voter; un Corps législatif
qui votait sans discuter; ce corps était nommé sur une liste de
notables, qui pouvaient être réélus indéfiniment; enfin, un Sénat dont
les premiers membres furent nommés par les consuls.

Le plus fort, c’est que les juges criminels et civils étaient nommés par
le premier Consul, qui se trouvait dès lors l’unique arbitre des biens
et de la vie de tous.

Ainsi plus d’élection, plus de représentation nationale. Nulle
participation du peuple à la confection de ses lois. En tout, au lieu
d’un peuple, _un homme_.

Même néant dans l’organisation administrative. La loi partait de cette
idée que la commune, l’arrondissement, le département sont incapables,
non seulement dans les affaires de l’État, mais dans leurs propres
affaires; donc, il faut toujours les tenir en tutelle sous une sagesse
supérieure qui ne peut résider qu’au centre même du gouvernement. Plus
de vie locale. On attendra, on subira l’unique impulsion d’en haut,
transmise par des fonctionnaires dépendants et révocables.

Cette organisation supposait qu’au centre il y avait un esprit de
lumière et d’action, qui pouvait, à lui seul, agir, penser pour un grand
peuple, et répondre à la pensée exprimée par Siéyès, un peu ironiquement
peut-être; le lendemain du 18 brumaire, il dit: «Il ne faut pas s’y
tromper, Messieurs, nous avons un maître qui sait tout faire, qui peut
tout faire et qui veut tout faire.»

                   *       *       *       *       *

Dans cette superbe machine de génération anormale, des pouvoirs fortuits
s’engendraient les uns les autres sans droit, cause, ni raison d’être,
sans autre base que l’idée qu’on avait d’une grande force à laquelle nul
n’eût résisté. Cette force existait-elle ailleurs qu’en l’imagination?
L’armée la plaçait dans le peuple, et le peuple dans l’armée. Paris
croyait voir toujours Bonaparte entouré du pouvoir militaire, de nos
invincibles légions. Cependant si l’on eût fait voter l’armée de Brune
et celle de Masséna, il est sûr qu’elles eussent voté pour la république
et contre le pouvoir absolu. D’autre part, si l’on eût fait voter la
masse des royalistes et demi-royalistes après le meurtre du Vendéen
Frotté, certes, tous ces royalistes auraient voté contre Bonaparte.

De sorte que le 18 brumaire, appuyé sur le mensonge d’une prétendue
unanimité, n’avait pour lui aucun des hommes prononcés dans les deux
partis, mais en grand nombre les marchands et les marchands d’argent ou
banquiers, c’est-à-dire les partisans de la stabilité à tout prix, les
riches qui craignaient que la justice ne fût mise enfin dans l’impôt, et
que Bonaparte rassura en supprimant, tout d’abord, l’emprunt ou l’impôt
progressif.

Cette classe, uniquement préoccupée de son argent, ne s’aperçut
elle-même du rigoureux gouvernement qui s’était établi qu’en voyant
d’impitoyables proscriptions atteindre, non seulement après brumaire,
mais vers la fin de cette année, des masses d’hommes, soupçonnés de
conspiration, sans la moindre preuve.

Personne ne se souvint de ce que Lucien avait dit la nuit du 19 brumaire
aux quelques députés qui se rassemblèrent encore pour représenter le
Corps législatif: «Que, dans trois mois, les nouveaux magistrats
rendraient compte à la nation.»

Personne ne se souvint que, même pour obéir à la constitution, il
fallait que le peuple y donnât son approbation préalablement à toute
chose[7].

  [7] Sur la constitution de l’an VIII, c’est-à-dire sur
    l’asservissement de la France, l’auteur principal et excellent est
    Gohier; ajoutez les modernes, MM. Barni, Duvergier de Hauranne,
    Hamel, et M. Lanfrey, ici fort étendu et lumineux.

Cette misérable constitution, avant d’être faite, ni votée, était déjà
suspendue, en ce qui touchait l’Ouest, les départements de Normandie, de
Vendée, par une proclamation sauvage _qui attribuait aux soldats_ (et
aux habitants soumis) _les biens des communes insoumises_, et cela par
petits lots pour créer une foule de petits propriétaires (d’autant plus
tenaces). Bonaparte mit d’abord une ardeur terrible et toute personnelle
à poursuivre et frapper leur chef. Frotté, vaillant homme qui, du bocage
Normand, s’était souvent avancé avec succès en Normandie, avait fait
contre Bonaparte une proclamation satirique, et cruellement exacte,
accompagnée d’une gravure représentant le grand homme évanoui, et
retombant aux bras de ses grenadiers.

On attira Frotté par la promesse de sa grâce; il revint et fut fusillé.




CHAPITRE II

LUTTE DE LA FRANCE ET DE LA RUSSIE.--NELSON ET SOUVAROW EN ITALIE


L’histoire offre parfois des discordances extrêmes, des contrastes
heurtés, et comme des caricatures, lorsque des peuples éloignés de
génie, d’habitudes sont fortuitement rapprochés par des hasards de
guerre, de politique. C’est ce qui arriva à la rencontre de deux siècles
(de 99 à 1800, 1801) lorsqu’au milieu du duel séculaire de la France
avec l’Angleterre et l’Allemagne, un nouveau personnage apparut, la
Russie.

Non la fausse Russie de l’Allemande Catherine. Mais la vraie Russie du
tsar Paul, de son général Souvarow.

Paul, caractère fantasque et discordant, mais bon, sensible, généreux,
ami du droit, de la justice, et voulant par tout sacrifice faire
triompher la justice en ce monde.

D’abord crédule à notre émigration, en qui il s’imaginait voir la vraie
France, il embrassa cette cause. La sœur de Marie-Antoinette, la reine
de Naples, Caroline réussit à l’intéresser, et quand déjà les Anglais et
Nelson la défendaient, Paul envoya en Italie cent mille hommes avec son
vaillant Souvarow, qui renversa tout devant lui jusqu’à ce que Masséna
le vainquît à Zurich.

Puis, dégoûté de ses alliés qui l’avaient fort mal soutenu, Paul regarda
la France, alors pacifiée; il regarda l’Europe, dont toutes les
puissances maritimes se plaignaient des Anglais.

Leur tyrannie sur mer, leurs violences aux Indes et dans tant de pays
lointains contrastent avec les habitudes singulièrement régulières,
ordonnées, que prenait l’Angleterre industrielle d’alors. C’est que,
dans ce pays de grands contrastes, des mœurs et une vie différente
avaient en réalité créé deux peuples différents, dont le second, sur la
mer et dans des régions peu connues, gardait une violence sauvage.

L’idée de pouvoir tout les enivrait, et leur arrogance ne s’adressait
pas seulement aux Indiens, mais à tous ceux qu’ils rencontraient en mer.
Malheur aux peuples faibles et désarmés sur lesquels les Anglais avaient
si facilement l’avantage qu’on n’a ailleurs qu’à force de courage et de
luttes mortelles! malheur aux petites nations européennes, qui, devant
un vaisseau anglais, étaient obligées de venir se soumettre à des
visites humiliantes, et souvent à mille avanies! Tout cela sous le
prétexte de la sûreté de l’Angleterre, mais exercé également dans les
mers les plus éloignées.

Nous avons vu de même que la nécessité de recruter, de garder à tout
prix des armées dans des climats mortels et naturellement corrupteurs
comme celui de l’Inde, impliquait non seulement des dépenses et des
exactions effroyables, mais beaucoup de licence en choses qui choquaient
le plus les indigènes. J’en ai parlé surtout dans une note du t. II. Ces
bacchanales militaires jusque dans les tombeaux, ces nocturnes banquets
dans des lieux révérés, la cavalerie prenant pour ses étables le vaste
sépulcre d’Akbar, toutes ces orgies se répétaient presque en Europe aux
fêtes effrénées qu’on donna à Nelson sur les ruines antiques des villes
ensevelies que l’on déterrait près de Naples.

Les portraits, et surtout une admirable représentation en cire, montrent
Nelson fort petit, l’air rogue et dur, ce qui est rare chez les vrais
héros.

Il était fils d’un ministre, et il resta toujours un parfait anglican. A
Aboukir, ayant reçu une blessure qu’il croyait grave, il appela les
secours spirituels, mais très expressément ceux d’un chapelain de son
église.

Puis, tout à coup, à Naples, il subit une étrange métamorphose.

On a cent fois conté cette scène, si l’on veut pittoresque, mais en
réalité honteuse et déplorable.

Au milieu de l’étourdissement de son bruyant triomphe, il tomba au piège
le plus indigne, pris par une fille, Emma, qui était connue dans la
prostitution par une exhibition publique. Elle avait quarante ans;
c’était une grosse femme, belle encore. Ses formes, rapprochées de
l’antique, avaient plu à l’antiquaire Hamilton, un Écossais bouffon, qui
trouva plaisant de l’épouser (quoique ambassadeur d’Angleterre). Elle
avait du talent pour la mimique, et le prouva, en jouant à l’arrivée de
Nelson une scène d’admiration, d’amour pour le héros, exagérant ce rôle
jusqu’à se trouver mal et tomber dans ses bras. Il fut pris, la suivit
comme un dogue suit son maître. Fort sage jusque-là, il fut d’autant
plus fou. Dans cette chaîne honteuse, comme un aliéné, il écrivait son
bonheur à tout le monde, même aux lords de l’amirauté, ce corps de vieux
marins, qui durent ne rien comprendre à ce dégradant esclavage.

On ne voit pas moins dans les lettres de Nelson le mépris que le rude
marin rendait à l’Italie en échange de son accueil, et comment il
jugeait ce peuple ingénieux. Il se montre indigné des mœurs de Naples,
la méprise profondément.

Il ne sait pas que la corruption de ces grandes villes du Midi, mêlée
d’art, même de haute culture est moins dégradante pour l’âme que
l’obscure et boueuse corruption du Nord, les vices des barbares.

Naples, et ce qu’on appela jadis la grande Grèce, outre l’art, a aussi
ses côtés sérieux, le génie juridique, métaphysique; c’est le pays
d’Archytas, Archimède, Pythagore, Vico, etc. Au XVIIIe siècle, les
Italiens, disciples de nos philosophes, n’en eurent pas l’ironie, mais
une extrême douceur qui attendrit quand on pense à leur sort. Et avec
cela un très rare équilibre, une harmonie de caractère merveilleuse[8].

  [8] Elle apparaissait bien frappante dans un jeune homme qu’ils
    élevèrent, qui ne put remplir son destin; je parle de Paoli, qui,
    aux yeux des Anglais tout comme des Français, sembla un idéal de la
    perfection humaine. Dans son pays de contrastes sauvages, quelle
    patience résignée, quelle force de douceur il montra!

L’Italie n’exerça sur lui d’autre vengeance que sa séduction. Elle le
fit connaître dans sa brutalité sauvage et dans sa violence comprimée
jusque-là.

L’expédition du roi de Naples et de son général Mack à Rome, se portant
comme libérateurs de l’Italie est une chose burlesque sur laquelle tous
se sont égayés! Nelson, alors à Naples, put voir en ce moment qu’il y
avait en réalité deux villes en une, absolument contraires, et
qu’indépendamment de la _plèbe_ du port, dévote et corrompue, une grande
ville civilisée existait, fort opposée à la ville barbare.

Toutes contraires que fussent les deux villes, celle d’en bas regardait
ce que faisait l’autre, et quand elle la vit éloignée de l’Anglais,
elle-même s’en éloigna. Nelson se trouva seul.

Une poignée de Français sous Championnet était près de Rome, et sans
difficulté défit la grande armée de Mack. Le roi s’enfuit des premiers,
et Mack, menacé au retour par les lazzaroni, fut heureux de trouver
refuge au camp même de Championnet. Le roi et son trésor, la reine,
furent amenés par Emma sur les vaisseaux de Nelson, qui les mit en
sûreté à Palerme.

Là, on put voir la douceur italienne parfaitement d’accord avec la
générosité française. Quand à leur tour, les vrais Napolitains furent
maîtres avec leurs amis les Français, tout fut ménagé, respecté.
Championnet, ne recevant rien de la France et forcé (pour nourrir les
siens) de rançonner Naples, n’en était pas moins adoré.

La scène changea fort, lorsque d’une part les Anglais, d’autre part les
brigands de la sauvage Calabre, lancés par le cardinal Ruffo, ramenèrent
dans la ville la reine avec Emma, son mignon sanguinaire. Celle-ci
brûlait de se venger des moqueries que les dames italiennes faisaient
d’elle et de ses services honteux près de la reine. Les bustes que nous
avons de celle-ci effrayent par un mélange d’expressions vicieuses et
furieuses que n’ont pas ceux de Messaline.

Naples eut alors un cruel carnaval de désordres, de violences, où la
différence des races ajoutait des contrastes hideux. On vit des marins
anglais, protestants, associés aux brigands fanatiques offrir à l’amiral
dans des paniers de fruits des têtes de républicains[9].

  [9] Voy. le _Nelson_ de Forgues, qui résume les documents anglais.

Emma exigeait des supplices et les ordonnait à Nelson. Les prisonniers
français, malgré une capitulation, y auraient passé sans l’amiral de la
flotte russe, qui ne le permit pas.

Alors les deux sanguinaires femelles se donnèrent le plaisir de tuer les
grands patriotes de Naples, l’élite de l’Italie, et elles le firent
lâchement, non pas sur la terre italienne, mais sur les vaisseaux
anglais, à la vergue de Nelson.

Au reste, celui-ci agissait comme un homme ivre, étranger à
l’Angleterre, n’obéissant même pas à ses chefs, qui l’envoyaient
ailleurs, disant qu’il resterait à Naples pour protéger la reine (juin
99).

Les succès passagers de Souvarow, sans résultat comme ceux de
Championnet qui avaient précédé, pourront être racontés par d’autres.
Souvarow, après Novi, où notre Joubert fut tué, se trouvait bien haut
dans la gloire, le héros des Russes, et celui du parti rétrograde dans
toute l’Europe, lorsque, mal secondé des Autrichiens, il eut de Masséna
sa sanglante défaite de Zurich. Cette bataille multipliée, qui se donna
sur tant de théâtres différents, ne peut être comprise sans cartes et
sans les commentaires des historiens militaires.

Tous disent que le héros barbare s’y montra grand autant que le nôtre
fut habile. Dans cette extrémité où il avait contre lui la faim, les
neiges, les Alpes impitoyables qui, de tous côtés, fermaient le chemin,
on raconte qu’il dit aux siens: «Creusez ma fosse, je n’irai pas plus
loin. Je veux mourir ici.»

Cela toucha les Russes. Ils tinrent ferme, emportèrent leur vieux
général, et malgré leurs pertes énormes, ils franchirent ces défilés
terribles et se retirèrent pas à pas.




CHAPITRE III

CAMPAGNE DE MAI 1800.--PASSAGE DU GRAND SAINT-BERNARD.--FAMINE DE
GÊNES.--MASSÉNA ABANDONNÉ


Bonaparte, déjà maître de nos destinées, pensait, et avec assez de
vraisemblance, qu’un gouvernement enlevé par surprise ne pouvait être
gardé que par des surprises continuelles. Il fallait tenir la France
dans cet état de demi-rêve où, voyant des choses naturelles, sans en
bien saisir les causes, elle se dit: «Je ne comprends pas.»

Ce faiseur de miracles, issu de la superstition d’une Corse, pleine de
foi en la bonne aventure, en resta là toute sa vie, fidèle à son génie
de grand faiseur de tours, et terrible à tous ceux qui y regardaient de
trop près.

Il y parut après brumaire, où Frotté paya de sa vie d’avoir osé s’amuser
du héros, de l’instant de faiblesse qui faillit le rendre ridicule.

Il était nécessaire que Bonaparte se relevât par une guerre, une
bataille heureuse et solennelle qui pour longtemps saisît tous les
esprits. Il avait dit: «Il faut risquer le tout pour le tout.»

L’occasion ne s’en présentait que trop. Les Anglais, à qui nos
royalistes avaient donné tant de fausses espérances sur Bonaparte, se
voyant trompés, avaient fait un grand effort d’argent, et couvraient la
mer de vaisseaux, croyant déjà tenir Gênes, Toulon, Marseille. D’autre
part, le monde du Danube, le monde austro-hongrois, extravasé en Italie,
serrait Gênes et déjà le Var. Si Gênes était lâchée par nous, la
Provence et le Rhône bientôt seraient envahis. La panique était grande
dans tout notre Midi parmi les patriotes, les acquéreurs de biens
nationaux, pour qui l’invasion eût été le signal d’un massacre. Ils
regardaient vers Gênes, où Masséna, avec dix-huit mille hommes, tenait
de sa main héroïque, obstinée, l’ancre de salut de la France. S’il
lâchait, tout était fini...

On le connaissait bien, du reste, et, quoi que Bonaparte eût fait pour
le déshonorer en 98, et quoiqu’il l’eût joué misérablement en brumaire
(99), on pensait qu’il tiendrait à Gênes tant qu’il pourrait donner au
soldat un morceau de pain.

Ainsi le grand espoir de celui qui venait de tuer la république était
dans le héros républicain, et en deux hommes qui avaient aussi à se
plaindre de lui: Moreau, Carnot.

Moreau, qu’il avait avili, le constituant en brumaire geôlier du
Directoire.

Carnot, son protecteur, envers qui il se montra si ingrat en fructidor,
Carnot se laissa faire ministre de la guerre[10]. Et il fit plus; il
alla trouver Moreau à l’armée d’Allemagne, obtint de lui que, au milieu
de ses succès, il risquât de les interrompre en prêtant dix-huit mille
hommes à l’armée d’Italie. Ainsi Carnot, ainsi Moreau, assez faibles
républicains, aimaient tellement la France, qu’ils étaient prêts à lui
faire les plus grands sacrifices.

  [10] Pour augmenter l’effet du miracle qu’on préparait à Bonaparte, on
    suppose d’abord un miracle préalable, celui d’une grande armée,
    organisée sur le champ. Mais où étaient donc les vainqueurs qui
    avaient frappé les deux grands coups sur la vaillante et fanatique
    armée russe, sur l’armée anglaise si exercée. «Les soldats, dit-on,
    étaient sans armes, sans habits, sans approvisionnements...»

    Sans doute Berthier, excellent secrétaire pour une volonté absolue,
    mais mauvais et prodigue administrateur, avait pu, depuis le 18
    brumaire, désorganiser ces armées victorieuses. Carnot fut habile
    pour refaire en vingt jours ce qu’on appelait l’_armée de réserve_,
    une force de cinquante mille hommes, qui, venue de Hollande, de
    Vendée, de Paris, se réunit sans bruit à Dijon et en Suisse, et que
    les Autrichiens croyaient devoir se diviser entre l’armée
    d’Allemagne et celles d’Italie, entre Moreau et Masséna.

    Tout récemment Bonaparte avait dit dans sa constitution que les
    consuls ne sortiraient pas du territoire de la république, voulant
    faire croire que lui Bonaparte resterait à Paris, et sans doute ne
    ferait plus la guerre. L’_armée de réserve_ fut nominalement sous
    Berthier.

    Jamais les coalisés n’avaient eu plus d’espérance. Nos royalistes,
    joués par Bonaparte dans la surprise de brumaire qu’ils avaient crue
    naïvement faite pour eux, et, d’autre part, comprimés en Vendée, en
    revanche se croyaient sûrs du Rhône, de Marseille, et, voyant les
    Autrichiens déjà en Provence et sur le Var, auraient livré Toulon
    pour la seconde fois. Les flottes anglaises tenaient toute la mer.
    L’obstacle unique, le grand poste qui les arrêtait, était la seule
    ville de Gênes, défendue par Masséna avec sa petite armée. Toute la
    pensée de l’Europe était à Gênes, entourée d’une mer d’ennemis.

Sans ces dix-huit mille hommes et celui qui les conduisait, Lecourbe, le
principal héros du Saint-Gothard en 99, le plan audacieux de Bonaparte
eût été impossible.

Ce n’était pas moins que de passer tous les cols des Alpes, surtout le
Saint-Bernard, _en un instant_, et de fondre sur la droite des
Autrichiens, surpris, tout occupés de Gênes et de l’invasion projetée de
la France.

De telles surprises, qu’on peut espérer avec de fort petits nombres,
étaient-elles possibles avec les soixante mille hommes que Carnot lui
forma en vingt jours, et qui se trouvèrent à Dijon, à Lausanne, sous le
nom fallacieux d’_armée de réserve_, piège grossier qui pourtant trompa
les Autrichiens, tant la passion nous rend sourds et aveugles!

Bonaparte, de son côté, rêvait la conquête de l’Italie. Il se souvenait
de l’effet merveilleux qu’avait eu à Paris la campagne du Tyrol en 96,
où il traversa les Alpes orientales et où le rapide succès de Masséna le
mit presque aux portes de Vienne. Cette fois, il se proposait un plan
plus hasardeux; traverser les grandes Alpes de l’occident, _sans que
l’ennemi s’en doutât_, tomber sur lui, pendant qu’il regardait Gênes et
la Provence.

Ce plan supposait dans le général autrichien Mélas une obstination
prodigieuse et une obéissance illimitée aux Anglais, qui, payant la
guerre et voulant Gênes à tout prix, le tiendraient là, et, à tout bruit
entendu du côté des Alpes, lui diraient toujours: «Ce n’est rien.»

Le plan de Bonaparte, vraiment beau, poétique, supposait des chances
compliquées, improbables.

Une surtout: que cette armée, jeune en grande partie, se trouverait au
niveau de celles d’Italie et d’Égypte pour faire des miracles d’activité
guerrière et de dextérité en chose si nouvelle, et contre un ennemi
nouveau, formidable: les Alpes!

Eh bien, cela se fit. L’autre miracle, la prudence du général à tout
prévoir ne se trouva pas au même degré.

Lorsque l’armée commençait à passer, et que Bonaparte, encore en Suisse,
à Martigny, en attendait des nouvelles, on lui dit qu’on ne passait pas.
Sur le versant italien, un fort défendait le passage. Il en est ainsi
sur toutes les routes du Piémont. Elles sont toutes célèbres par les
efforts qu’ont faits jadis nos armées pour les prendre. Ce fort, celui
de Bard, avait été mal reconnu. Bonaparte finit par y aller lui-même,
mit une batterie sur une hauteur qui était en face, ce qui avança peu,
car le fort tint encore plusieurs jours. On passa donc sous son feu,
mais rapidement, en garnissant de paille les roues des caissons et des
lourdes voitures.

On se trouva en Piémont, et sur la route pour aller secourir Masséna. Il
avait promis de tenir dans Gênes jusqu’au 24 mai. Il tint dix jours de
plus, sans vivres, dans une horrible détresse, et, par sa persistance,
sauva Bonaparte en retenant les Autrichiens, qui auraient été sans cela
libres à temps pour recevoir nos Français divisés, les sabrer, corps par
corps, à chaque débouché des Alpes. Car les uns arrivaient par le
Simplon, d’autres par le Saint-Gothard, etc.

Bonaparte, ayant couché à Ivrée, dut aviser s’il tournerait à droite ou
à gauche. L’humanité, la reconnaissance, le patriotisme, lui
conseillaient la droite pour sauver Masséna et Gênes, la France
peut-être. Car qu’eût-il fait si Mélas, déjà maître du Var, eût suivi
nos émigrés qui l’introduisaient en Provence? Mélas eût été fort
aisément à Marseille et à Lyon.

Quelle était la position de Masséna? Horrible. On avait mangé tout,
chevaux, chiens, chats et rats. Les soldats, se voyant abandonnés de la
France, désespéraient, affaiblis par le jeûne; ne pouvant plus se tenir
debout, ils avaient obtenu de s’asseoir par terre pour faire leur
faction. Pauvres Français! ils mouraient en silence.

Il n’en était pas de même des Génois. Ce peuple criard, nerveux,
convulsif, presque épileptique, ne mourait qu’avec un bruyant désespoir.
Il fallait pour y résister un homme du pays, un homme de caillou, tel
que Masséna.

Une si grande ville n’est pas, comme un fort, une garnison qu’on peut
comprimer. Des scènes terribles avaient lieu. Ces Italiens avaient des
morts théâtrales et tragiques sur le passage et sous les pieds de
Masséna. Ils arrivaient parfois en processions de cinquante mille âmes.
Il y en eut une, effroyable par la quantité des affamés qui se
traînaient, et des quasi-squelettes qui arrivaient, effrayants de
maigreur, faisaient claquer leurs os. A leur tête s’avançait un gros
capucin criant: «Seigneur général, ayez pitié de la _povera gente_!»

Masséna vit très bien que le père était Autrichien. D’abord il le
regarda de l’air qu’ont les torrents de Gênes, gris, mornes,
impitoyables...

Puis, le regardant mieux, il lui dit du ton caverneux d’un estomac
profond et profondément vide: «Mon père, vous êtes gras!» Le capucin
frémit et se troubla.

Puis, redoublant avec cet air sauvage que son profil de loup à dents
blanches rendait expressif: «Mon père, dit-il encore, mon père, vous
êtes gras!» Le capucin, tremblant, pâlit et recula, puis s’enfuit à
toutes jambes en trébuchant sur l’escalier de marbre, et tout le peuple
le suivit[11].

  [11] Après Marengo, Bonaparte eut un mouvement de justice pour Masséna
    qui, en tenant dans Gênes dix jours de plus qu’il n’avait promis,
    donna le temps à Bonaparte de recevoir Lecourbe, Desaix et l’élite
    invincible de l’armée. Bonaparte lui dit: «Sans la défense de Gênes,
    point de Marengo.» Et cependant--Masséna, qui, avant la bataille de
    Zurich, eût été, sans Barras, victime des intrigues de Bernadotte,
    éprouva cruellement, après sa défense de Gênes, l’ingratitude de
    Bonaparte qui, même à Sainte-Hélène, le calomnia odieusement.

    Moi qui ai tant de fois observé et décrit l’astuce des jésuites et
    leurs indignes tours, je trouve Bonaparte supérieur en scélératesse,
    contre l’homme qui en faisant réussir sa folle entreprise, l’avait
    porté au ciel dans l’opinion. Masséna avait reçu avec enthousiasme
    de tous le commandement de l’armée qui allait reconquérir l’Italie.
    Mais comme il connaissait son Bonaparte, se rappelait ses calomnies
    pour Rome en 98, il prit ses précautions, il publia le total des
    recettes et dépenses depuis qu’il commandait. Contre une telle
    publicité Bonaparte furieux n’osa employer son compère ordinaire
    Berthier; il alla trouver le crédule Carnot qui, de tout temps,
    haïssait Masséna, comme la gloire du parti jacobin, et comme ami de
    La Réveillère-Lepeaux. Carnot eut la faiblesse de prêter son nom à
    une indigne accusation. Un secrétaire de Masséna, Morin (qui,
    naguère accusateur public, avait poursuivi un des frères de
    Bonaparte), fut accusé d’avoir fait des faux, «_sans doute au profit
    de Masséna_», puisque Masséna fut destitué (voy. Koch, t. IV, p.
    337). On ne trouva nulle preuve contre Morin. Et Bonaparte fut
    quitte auprès de Masséna, en lui disant: «Je gronderai Carnot.» Le
    tour était joué.

    Comment Masséna se résigna-t-il? Par la grande espérance qu’on lui
    donnait en Orient. Voir plus bas.




CHAPITRE IV

MARENGO.--14 JUIN 1800.--LA BATAILLE PERDUE ET GAGNÉE


L’effet désiré fut produit. On sut à Paris par de triomphants bulletins
que Bonaparte était entré à Milan. Et l’on ne douta pas qu’il ne fût
déjà vainqueur. La parole du 18 brumaire semblait être exacte. On crut
le voir descendant les Alpes avec ses dieux: _La Guerre et la Fortune_,
et en un instant traversant, domptant l’Italie.

Dans la réalité, il n’en avait que la place qu’occupait son armée, pas
même Milan entièrement, car le château tenait encore. Ni Mantoue, ni
aucune des grandes forteresses n’étaient sorties de la main de
l’Autriche. La nécessité d’attendre Moncey, qui lentement débouchait des
Alpes, obligea Bonaparte de rester huit jours à Milan, au milieu de la
joie, des transports d’un peuple qui se croyait sauvé.

Il y resta dans les fêtes, du 2 au 9 juin, pendant qu’on mourait à
Gênes. Le 4, Masséna eut la douleur de se rendre, après avoir tellement
prolongé la résistance. Les Autrichiens lui accordèrent les plus belles
conditions. Mais les Anglais tirèrent sur lui, lorsqu’en barque il
sortait du port, prétendant que les Autrichiens, qui dépendaient de
l’amiral Keith, n’avaient pas le droit d’accorder cette capitulation ni
de prendre Gênes.

Bonaparte, après le triomphe, devait enfin penser à la victoire, à son
ennemi fortifié. Si la cour d’Autriche, selon sa méthode, n’avait obligé
Mélas d’éparpiller ses forces, de garnir tant de places, il aurait eu
sur Bonaparte une écrasante supériorité. Cent mille hommes contre
cinquante mille. Mélas, réduit par ce système, ne se trouva pas plus
fort que Bonaparte. Murat ayant pris Plaisance, Lannes, Montebello,
après un sanglant combat que Lannes lui-même trouva effroyable
d’acharnement, Bonaparte arriva dans la plaine de Marengo sur la
Bormida, en face de l’armée de Mélas. La voyant ramassée dans ce bassin,
il disait l’avoir enfermée. Mais cette armée, qui en partie était
l’élite de la Hongrie, eût bien pu lui en dire tout autant.

Desaix, arrivé fort à propos d’Égypte et de Provence, fut mandé en hâte
par Bonaparte, qui craignait qu’une nouvelle armée amenée pendant la
bataille ne vînt de Gênes et ne tombât sur lui. Il envoya Desaix
observer la route vers Novi. Mais, dès midi ou une heure, voyant ses
trois lignes enfoncées, sauf la seconde, qui, sous Lannes, tenait
encore, il le rappela, montra à Desaix le champ de bataille, demanda ce
qu’il en pensait. Desaix regarda sa montre, dit: «C’est une bataille
perdue, mais il est de bonne heure; nous en gagnerons une autre.»

Mélas avait vraiment vaincu. Cet homme de quatre-vingts ans, qui depuis
quinze heures était à cheval et avait eu deux chevaux tués sous lui,
tombait de fatigue; il rentra dans Alexandrie pour prendre quelque
repos, et fit mander partout qu’il avait gagné la bataille.

La reine de Naples, qui allait à Vienne, apprit en route la bonne
nouvelle, crut la France vaincue à jamais, et se livra à d’indécents
transports qui devaient bientôt se changer en pleurs.

Même à Paris, les impressions étaient diverses. Un conciliabule s’était
formé pour savoir qui succéderait à Bonaparte s’il périssait. On
hésitait entre la Fayette, Moreau, Brune et Carnot. Et l’on eût choisi
le dernier, comme un nom plus conciliant entre les partis. Fort tard, on
apprit la victoire[12].

  [12] Carnot, _Mémoires_, t. II, p. 251.

Elle tint en partie au hasard. Le vaillant Zach, à qui Mélas laissait le
commandement, était myope. Il crut que Masséna arrivait, et il prit
Desaix pour l’un des siens, le rencontra, et se fit prendre.

Desaix, avec des dons supérieurs et toutes les vertus de l’homme et du
soldat, était un sensible et fidèle Auvergnat qui avait besoin de
s’attacher, d’aimer et d’obéir; il prit pour son idéal celui qu’il
connaissait bien mal, Bonaparte. Et dans cette occasion où il s’exposait
pour la France, on peut croire aussi qu’il était heureux de se dévouer
pour son héros. Il chargeait à fond perdu, lorsqu’il fut frappé d’une
balle en pleine poitrine. Napoléon lui a prêté de vaines paroles qu’il
ne dit pas. Son seul sentiment fut de craindre pour l’armée et la
bataille. Il prononça un seul mot: «N’en dites rien.»

On le retrouva, reconnaissable à son épaisse et noire chevelure[13]. Il
vainquit après sa mort. Car le jeune Kellermann et ses cuirassiers, que
Desaix avait amenés, arrivèrent comme la tempête, divisèrent et firent
prisonnier un corps de cinq mille grenadiers hongrois. Dernier acte de
la bataille; aussi Kellermann dit un mot que Bonaparte ne lui pardonna
jamais: «Avec cette charge, je vous ai mis la couronne sur la tête.»

  [13] Le même jour, Kléber fut assassiné en Égypte. Deux grandes
    pertes, mais bien différentes. Kléber était un admirable citoyen.
    Desaix, serf de l’admiration, avait été fasciné par Bonaparte; sa
    modestie le rendait dépendant, crédule.--Joubert avait mieux échappé
    à Bonaparte; son beau-père Sémonville et Talleyrand l’avaient fait
    ambitieux, impatient de monter plus haut; son mariage sembla lui
    avoir ôté la ferme et froide volonté. Il se précipita et courut à la
    mort.

En effet les deux ailes de Mélas étaient victorieuses et n’avaient plus
d’ennemis. Si elles s’étaient rabattues sur les Français, elles auraient
pu les écraser. Mais elles manquaient de chefs; leurs sept généraux
étaient hors de combat. Elles repassèrent paisiblement la Bormida, en
gardant les têtes du pont, et même un poste en avant, près Marengo.

Mêlas y était dans une position inattaquable. Il attendait un corps
considérable de renfort; il avait derrière lui je ne sais combien de
places fortes. Et Bonaparte aucune.

Chose inexplicable, malgré son armée frémissante, Mélas désespéra,
capitula (15 juin). Pour se retirer vers Mantoue, il céda Alexandrie,
Milan, Turin, Gênes, avec l’artillerie et tout ce qui s’y trouvait. On
put croire que ce vaillant homme était devenu fou.

Le favori de la fortune, Bonaparte, malgré la perte de Desaix, qu’il fit
enterrer loin de Paris, au Saint-Bernard, alla triompher à Milan, où il
fut reçu plus qu’en roi,--en dieu même.

Pour Paris, il fut plus modeste. Il y écrivit ce mot qui est encore d’un
citoyen: «J’espère que le peuple français sera content de son armée.»




CHAPITRE V

LE TYRAN.--LE CANCER.--MACHINE INFERNALE. AVEUGLE PROSCRIPTION (FIN DE
L’ANNÉE 1800)


La rapidité de cette campagne, son étonnante finale qu’une seule
bataille avait produite, la surprise de Mélas, sa surdité au passage
d’une si grande armée par les Alpes, tout cela amusa fort Paris et lui
fit oublier les souffrances de Gênes, la longue indécision de la
victoire de Marengo, achetée par une perte énorme, et la mort de Desaix.

Le public avait été servi à son goût par une surprise de théâtre, un
dénouement subit et grand, par delà l’espérance.

Il en resta quelque plaisanterie, un ragoût à la mode, _les poulets à la
Marengo_, taillés, cuits, servis tout de suite. Et le vainqueur fut plus
que jamais dans la bouche du peuple: _ce farceur de Bonaparte_.

Mais, selon la coutume des grands acteurs, qui ne rient jamais de leurs
tours les mieux réussis, il revint imposant et sombre, montrant le front
chargé du profond calculateur, du puissant magicien dont les
conjurations ont vaincu la nature, dompté même les Alpes.

C’était un autre Bonaparte. La surprise de ce prodigieux succès n’avait
pas ébloui les autres seulement, mais lui-même;--il savait pourtant
mieux que personne combien il avait été près de l’échec.

Dans cette position, le triomphateur, désormais trop haut, trop
au-dessus des hommes pour s’en soucier, délaissa tout à coup les
habitudes un peu bourgeoises qu’il affectait depuis brumaire. Joséphine,
sans être quittée (et toujours couchant avec lui), fut un peu mise de
côté et vit arriver à Paris, mandée par Bonaparte, la belle Italienne
Grassini, qui avait chanté à Milan le triomphe, et qu’on pouvait appeler
la voix de l’Italie.

La Grassini, que lui-même traitait assez brutalement[14], fut-elle un
simple jeu ou comme un paravent derrière lequel on ne distinguait pas
les licences bien autres que prenait le nouveau souverain?

  [14] Un jour qu’elle lui demandait son portrait, le brutal lui donna
    une pièce de cent sous.

En ce moment, les sœurs de Bonaparte, toujours en lutte avec Joséphine,
avaient décidément vaincu, et elles furent prédominantes, jusqu’à ce que
la fille de Joséphine, Hortense, belle-fille de Bonaparte, les
dépossédât à son tour.

Les satiriques ont voulu voir l’inceste en tout cela. Tradition
douteuse. Seulement on pourrait croire que cet imitateur des rois en
tant de choses eût voulu aussi (selon le mot de madame Henriette, selon
l’exemple de Louis XV et de tant d’autres) prendre ce privilège d’une
morale toute royale[15].

  [15] Joséphine l’accusait d’avoir séduit ses sœurs. Madame de Rémusat,
    t. 1, p. 204.

Bientôt il fallut que toutes ces femmes fussent reines: Caroline le fut
de Naples, Pauline de Saint-Domingue, enfin Hortense de Hollande.

Ceux qui ne voyaient que les actes extérieurs de Bonaparte, sa
prodigieuse activité, ne soupçonnaient pas que sa famille l’occupât plus
que la France et l’Europe. L’ambition de ces femmes, qui voulaient des
trônes, celle de ses frères, qui, le voyant sans enfants, rêvaient sa
succession et l’hérédité, lui créaient mille tiraillements. De Marengo à
la paix d’Amiens et au départ de Pauline pour Saint-Domingue, il couva
une maladie qui éclata quand Pauline partit[16].

  [16] Bourrienne, _Mémoires_.

Son teint cadavéreux, jaunâtre (non pas du beau bistre italien), déjà le
marquait, ainsi que de vives souffrances, qui obligeaient parfois son
secrétaire de le soutenir, même pour traverser un corridor. Était-ce le
cancer à l’estomac qu’il tenait de son père et qui lui-même l’emporta?
était-ce la maladie de peau si commune au pays de sa famille maternelle
(Sartène), maladie qu’en cette année, plus occupé de femmes, il aurait
refoulée par des médicaments?

En 1800, après Marengo, il n’était pas malade encore, mais violemment
surexcité par tant de passions, tant de projets. Arbitre de l’Europe, il
se montra tout autre, un nouveau Bonaparte, atroce et furieux. Une bête
cruelle sembla rugir en lui. Le tyran apparut.

Il quitta ses habitudes dissimulées et montra tout à coup ce qu’était le
nouveau gouvernement, sans loi, sans garantie. Chacun vit la chaîne de
fer.

D’abord il s’était proposé d’être l’arbitre des partis. On sait le mot:
«Qu’il n’y ait plus ni jacobins, ni modérés, ni royalistes mais partout
des Français.» Mais en réalité, né royaliste, il restait royaliste.
Après avoir frappé dans ce parti Frotté, un ennemi qui l’avait insulté,
il n’exécuta guère ses menaces sur la Vendée. Les royalistes n’avaient
pas à se plaindre. Il leur avait donné, non le roi, mais la royauté, le
gouvernement monarchique qu’ils désiraient, et peu à peu leur rendait
les biens non vendus.

Sa vraie querelle n’était qu’avec la république et les républicains. Il
les avait trouvés victorieux en Hollande et en Suisse, faisant reculer
l’Europe, et par un lâche tour il avait fait l’escamotage de brumaire.

Voilà ce qu’il savait, et il se rendait cette justice que, de ce côté,
un bon coup de poignard lui était dû.

Un Italien, le sculpteur Ceracchi, qui avait fait pour le Directoire un
beau buste de Bonaparte, était revenu de son enthousiasme pour lui comme
en revinrent aussi le grand musicien Beethoven et bien d’autres.
Ceracchi et ses amis, prévoyant peut-être le sort réservé à leur patrie,
parlaient fort de la nécessité de tuer le tyran. Un nommé Harel avertit
le secrétaire intime Bourrienne de ces propos. Et Bonaparte fit donner
aux conjurés de l’argent, des armes, au lieu de tout arrêter. Il voulut
les enfoncer dans leur complot, et dans leur ruine.

Leur affaire n’était pas terminée lorsqu’éclata (24 décembre 1800) _la
machine infernale_.

Bonaparte se rendait au théâtre. Il échappa, entra dans sa loge, se
contint, parut calme. Mais dès qu’il fut rentré chez lui, il laissa
partir sa fureur, désigna les coupables par les noms de jacobins, de
septembriseurs. Fouché et d’autres lui remontrèrent en vain qu’il
fallait d’abord connaître les coupables avant de les nommer... Les
dispositions qu’il avait à l’épilepsie le rendaient terrible en ces
moments; ses yeux de plomb, qui ordinairement étaient ternes, semblaient
une vitre, s’illuminaient alors de lueurs sinistres. Et il répétait
d’une voix stridente: «Septembriseurs, et massacreurs.»

Fouché n’était pas rassuré. Les souvenirs de Lyon et de Nantes pouvaient
faire croire qu’en défendant les jacobins, il plaidait pour lui-même. Il
avouait à Bourrienne qu’il croyait le consul dans l’erreur, mais ne
pouvait rien prouver. Alors, par peur, il se soumit lâchement, et dans
un rapport accusa aussi les jacobins, disant: «Tous n’ont pas pris le
poignard, mais tous en sont capables.»

Voilà Bonaparte content. Hypocritement il dit aux douze maires de Paris:
«Tant qu’ils n’ont attaqué que moi, je me suis remis aux lois.
Maintenant ils ont mis en danger Paris même, il faut les frapper.»

Ainsi plus de garantie et plus de lois. Un simple arrêté du consul,
confirmé par le Sénat, déporte cent trente personnes. Tous embarqués.

Leur déportation fut au fond de l’Océan. Car presque tous périrent dans
une tempête.

Les deux seuls qui montèrent sur l’échafaud, avec Ceracchi et ses
complices, ne les connaissaient pas.

Bonaparte enfin, averti, éclairé sur les véritables auteurs du complot,
les royalistes, n’arrêta rien et dit: «N’importe j’en suis débarrassé.»

L’insolente férocité qu’il montra dans cette affaire, et qu’il n’étala
jamais au même degré, préférant à l’ordinaire des formes plus adroites
et plus astucieuses, s’explique par un paroxysme d’orgueil qui lui était
venu.

L’admiration et l’amitié du czar Paul, et leurs projets communs,
semblaient le faire déjà le maître de l’Europe.




CHAPITRE VI

LE CZAR PAUL.--SON AMOUR POUR LA FRANCE (1798-1800)


Si vous parlez aux Russes de leur czar Paul Ier, vous trouvez en eux une
entente singulière pour continuer la même tradition, répéter les mêmes
choses. Cela n’est point étonnant. Les intérêts qui créèrent cette
tradition subsistent encore, et elle est soigneusement conservée par
tous les intéressés, je veux dire par la haute classe peu nombreuse qui
jusqu’ici a gouverné, possédé la Russie. Cette aristocratie, issue en
partie d’étrangers de tant de races, a de mystérieux liens que rien ne
lui fait oublier. Tous, dès qu’il s’agit de Paul, disent, répètent (de
père en fils) les mêmes choses.

«C’était un esprit bizarre, un sauvage, dont les constants changements
et le despotisme absurde, désespéraient tout le monde. Sa mort fut une
délivrance, et l’on bénit ses assassins.»

Hors de Russie, c’est autre chose. Plusieurs de ceux qui vivaient alors,
et virent les choses de près, sans nier les violentes disparates de ce
caractère, ont fait un surprenant éloge de sa bonté, de son grand cœur,
toute justice, toute pitié. On voit très bien que c’était peut-être le
seul souverain loyal, généreux qui vécût alors. C’est pourquoi on l’a
tué.

«C’était un barbare!» Sans doute. Et cela nous fait réfléchir sur l’âme
humaine, partout identique, et même souvent meilleure, excellente, chez
ceux que nous appelons barbares.

Chez les Russes, dans leur grand mélange, il y a souvent des types
physiques admirables, qui reviennent par moments avec toute la beauté
scandinave et slave, et d’autres types qui reviennent avec la laideur
tartare. Paul malheureusement fut de ces derniers[17]. Catherine, qui,
dans la confusion de ses mobiles amours, l’avait eu on ne sait de qui,
l’aima peu et le traita mal. La cour, qui s’en aperçut, imita
l’impératrice. Paul fut l’objet d’une aversion universelle. Et les
amants de sa mère la flattaient en avilissant son fils par le ridicule.
On se cachait peu du souffre-douleur, du fils en qui la marâtre
détestait son héritier.

  [17] Son portrait du musée de Versailles est probablement une
    caricature.

Elle meurt enfin, et ses indignes courtisans ne trouvent en celui qu’ils
outrageaient nulle haine, nulle amertume. Telle était sa grandeur de
cœur.

Mais ce cœur était trop tendre, trop sensible, et il s’y abandonnait. On
l’a vu pour nos émigrés. Quand ils affluèrent en Russie, et qu’ils
contèrent la tragédie de Louis XVI, de Marie-Antoinette, Paul, ignorant
leur trahison, leur appel à l’ennemi, eut un accès violent de pitié pour
le roi, de haine pour la révolution. Il prit un vif intérêt aux princes
que la révolution dépossédait, surtout au roi de Piémont, à la reine de
Naples, qui, pour ainsi dire, embrassait ses genoux. De là la campagne
d’Italie contre nos armées, alors faibles et manquant de tout.

Mais quand Paul, presque délaissé par l’Autriche, eut sa défaite de
Zurich, si cruelle pour la gloire des Russes, il laissa la coalition.

                   *       *       *       *       *

Une autre cause appelait alors son âme chevaleresque.

Cette fois il était imploré par les puissances maritimes, Suède,
Danemark, Hambourg, etc., indignement vexées, maltraitées des Anglais,
qui ne respectaient guère davantage même la Prusse, même l’Espagne.
Ainsi, devant le port de Barcelone, ils surprirent trois vaisseaux, par
un stratagème honteux en ne montrant sur le pont que des officiers
anglais déguisés en Espagnols.

Paul, obsédé par les victimes de cette indigne tyrannie, se ressouvint
qu’en 1780 la Russie s’était mise à la tête d’une ligue pour la
protection des neutres.

Cette question n’était pas moins que celle de la liberté des mers, tant
débattue déjà au XVIIe siècle, le _mare liberum_ des Hollandais, le
_mare clausum_ des Anglais: thèse qu’ils soutenaient d’abord pour leur
sûreté dans les mers étroites d’Europe; mais thèse cruellement
tyrannique lorsque, maîtres des Indes, ils l’étendaient à toutes les
mers, et prétendaient confisquer un élément. Ce prétendu droit de
naviguer seuls librement, qui implique celui d’aborder à volonté
partout, ne serait pas moins qu’un droit illimité sur les rivages mêmes,
c’est-à-dire un droit d’usurper la terre.

Paul, prenant en main cette grande cause, se trouvait par cela même
rapproché de la France, qui l’avait toujours défendue, et encore plus de
Bonaparte, qui, après brumaire, lui avait renvoyé les soldats russes
pris en Hollande avec les Anglais, renvoyé honorablement, avec des
habits neufs et avec leurs drapeaux.

Cette politique habile, généreuse et flatteuse toucha Paul. Bonaparte
avait envoyé à Pétersbourg une actrice et une autre femme spirituelle et
adroite qui intriguaient pour le parti français, sous la protection de
Rostopchine, homme très fin, à qui se fiait l’empereur, avec raison;
Rostopchine était un vrai Russe, et non pas sans habileté.

Toute cette cour était divisée par une grande question. Paul, haï par sa
mère et maltraité, était d’autant plus Russe de cœur, et ennemi de cette
succession flottante qui, admettant les femmes au trône, pouvait à
chaque instant y appeler une étrangère.

Sa marâtre lui avait fait épouser d’abord une Hessoise, galante et
perfide. Veuf bientôt, il épousa une princesse de Bade, vertueuse et de
grand mérite, qui eut d’autant plus d’influence sur ses fils.

Paul, vrai Slave, vrai Russe, changeant et violent, bon pour les
émigrés, n’était pas cependant le centre des étrangers, de la colonie
allemande, anglaise, hollandaise, si puissante depuis Pierre le Grand.
Elle devait regarder plutôt vers l’Allemande, qui peut-être régnerait un
jour comme Catherine avait régné. Règne infiniment utile au commerce et
aux étrangers en général, aux grands seigneurs à qui profitait le
commerce anglais. Après Paul, personne ne se fût soucié de la protection
des neutres et de la liberté des mers.

Le czar avait pris un parti décisif, qu’on trouva despotique, mais qui
était au fond d’un bon patriote. Il voulut que _les Russes régnassent
seuls en Russie_, et qu’on ne vît plus une étrangère, comme Catherine,
imposer à l’empire le joug des étrangers. L’aîné des mâles dut seul
régner. Cela excluait l’impératrice de la succession.

Se plaignit-elle? On ne le voit pas. Mais son parti inspira tant de
défiance à Paul, qu’il fit murer les portes qui, de son appartement,
conduisaient chez elle. Puis il se fit bâtir un nouveau palais, où les
communications étaient de même interrompues.




CHAPITRE VII

LE CZAR PAUL.--SES PROJETS.--SA MORT (31 MARS 1801)


Vers le milieu de l’année, quand l’Europe fut surprise, émerveillée de
Marengo, le petit groupe qui osait, à Pétersbourg, être pour l’alliance
française, groupe minime, s’enhardit, osa proposer tout bas une alliance
plus étroite et qui allait plus loin que la question des neutres. On fit
remarquer à Paul que les Anglais, qui se vantaient de sauver l’empire
ottoman, s’en rendaient peu à peu les maîtres. Leur succès de
Saint-Jean-d’Acre, la mort de Kléber, assassiné le jour même de Marengo,
les favorisaient. Ils avaient le parfait maniement des choses de
l’Orient, savaient que, sans se démasquer, en partageant les profits
avec les pachas, ils feraient ce qu’ils voudraient et n’auraient pas
besoin de guerre pour prendre de ce grand empire une possession tacite.
C’est ce qu’ils ont fait en ce siècle sous le nez de la Russie.
Celle-ci, avocat des Grecs, parlait toujours pour la Turquie d’une
refonte totale. Mais les Anglais ne proposant _au malade_ (on appelait
ainsi déjà la Turquie), qu’une plus douce médecine, allaient s’emparer
de lui, en le laissant s’abîmer et fondre dans son choléra.

Dans les mois d’août et de septembre, le seul homme qui osât être
vraiment Russe et du parti de l’empereur, Rostopchine, se hasarda à lui
démontrer cela en grand secret, au risque de blesser l’impératrice, le
parti allemand, celui des étrangers et de la jeune Russie, qui, par les
idées, les intérêts, se rattachaient aux Anglais. Ceux-ci avaient eu
l’industrie de convertir à l’admiration de l’Angleterre cette jeunesse
aveugle, imprévoyante. Ainsi le jeune Strogonoff, élevé par le Français
Romme, mais déviant aux idées anglaises, appelait Paul «le tyran». Ainsi
Alexandre même, le fils du czar, élevé par Laharpe, un patriote de la
Suisse française, suivait de préférence ses jeunes camarades les
Czartoryski, et rêvait avec eux, pour la Pologne et la Russie peut-être,
une constitution anglaise, qu’on ferait à la mort de Paul.

Celui-ci, maître en apparence et le prouvant parfois d’une manière
capricieuse, voyait le désert s’étendre autour de lui. Vers le 1er
octobre, il demanda à Rostopchine d’écrire enfin et de résumer tout ce
qu’il avait dit.

Les Allemands, qui ont seuls le monopole de l’histoire du Nord, disent
beaucoup de mal de ce Rostopchine. Nous qui ne connaissons ce nom que
par l’incendie de Moscou, nous sommes pourtant disposés à voir en lui un
vrai Russe, dévoué à la Russie et au czar.

Dans le mémoire (jusqu’ici inconnu) qu’il fit pour Paul et que j’ai sous
les yeux[18], il fait un tableau de l’Europe, de la politique des
Anglais et de leurs vues sur la Turquie, et conseille hardiment de les
prévenir. Bonaparte, après la mort de Kléber, et maintenant si faible en
Égypte, sans doute sera heureux de la proposition. Dans le partage, il
aurait l’Égypte et la Grèce maritime, la Russie aurait la Roumélie
(Constantinople), la Bulgarie, la Moldavie; l’Autriche le reste et la
Prusse une indemnité.

  [18] Ce précieux mémoire, copié sur l’original par le prince Gagarin,
    et mis dans une revue russe, m’a été communiqué par l’obligeance de
    M. Iwan Tourgueneff.

Le mémoire de Rostopchine porte à la marge quelques mots de Paul, qu’il
avait ajoutés au crayon en se parlant à lui-même pendant la lecture. Ces
notes, malheureusement rares, sont infiniment curieuses. Ce sont
visiblement des cris du cœur, de la conscience, qu’il s’adressait à
lui-même;--par exemple quand Rostopchine lui fait si largement sa part
au démembrement projeté, Paul s’écrie: «N’est-ce pas trop?» Puis, à
propos du succès probable et de la conquête, il ajoute en marge: «Malgré
tout cela, on me _grondera_ quand même.»

Singulière expression pour un maître si absolu! Qui osera gronder le
czar? Probablement sa famille, l’impératrice sans doute, estimée,
respectée de Paul, qui avec la liberté d’une épouse inquiète pour son
mari, pour la Russie elle-même, doit objecter les conséquences d’un si
grand mouvement, qui va certainement le brouiller avec l’Angleterre et
l’Europe, le monde des _honnêtes gens_, dont il avait été jusque-là le
défenseur.

Pour cette Allemande et pour son parti, surtout pour les émigrés qu’il
avait recueillis et protégés, ses rapports avec la France, avec
Bonaparte, que les émigrés appelaient toujours _Vendémiaire_, étaient un
objet d’horreur. Elle ne put qu’augmenter lorsque Paul, qui avait tant
aidé Naples, y envoya un ambassadeur pour s’entendre avec celui du
premier consul, et que les deux diplomates réunis dans la même loge
devant toute l’assistance, associèrent les drapeaux des deux nations,
France et Russie.

En réalité, une armée française entrant au royaume de Naples allait
occuper le rivage où l’Italie regarde de si près la Grèce. Bonaparte
destinait ce commandement et cette gloire d’envahir l’Orient à Macdonald
(depuis duc de Tarente), général sage et peu brillant qui ne lui portait
pas ombrage. Mais Paul, dit-on, par un très beau mouvement, avait
demandé le plus digne, Masséna, le vainqueur de Souvarow, que tout le
monde exaltait alors pour sa défense de Gênes. Ce nom de Masséna, le
grand général jacobin, fut répété dans le parti contre-révolutionnaire
pour rendre plus odieux les nouveaux projets du czar.

Pour dérouter les curieux, on disait en même temps cette chose absurde
(qu’ont répétée tous les historiens), que Paul et Bonaparte préparaient
une expédition contre l’Inde Anglaise. Les Anglais y crurent si peu,
qu’à ce moment même ils tirèrent des troupes de l’Inde pour les envoyer
en Égypte au secours des Turcs.

On disait aussi que cinquante mille Cosaques allaient monter à cheval.
Ces belliqueuses tribus, sœurs de la Pologne, et qui suivirent jadis si
longtemps le drapeau polonais contre les Turcs, auraient pu s’adjoindre
sans doute des escadrons polonais et lithuaniens.

Paul avait fait revenir des Polonais de Sibérie, chose menaçante pour
les seigneurs russes qui avaient les terres confisquées. Mais ce qui
choqua bien plus, c’est qu’il délivra le héros de la Pologne, le saint,
le martyr, l’_homme drapeau_, Kosciuszko. Quand il entra dans sa prison
et qu’il vit cette victime, ce pauvre grand homme taillé en pièces et
qui n’était pas remis de ses blessures, il ne put contenir son cœur,
versa d’abondantes larmes. Car Kosciuszko, cher également aux Russes,
aux Cosaques et aux Polonais, lui représentait sans doute le martyre
commun de cette grande race slave, son servage, sa captivité. La Russie
elle-même est une prison[19].

  [19] Voy. _Mém. de Niemcewiz_.

Dans cette visite généreuse, imprudente peut-être, qui excita
l’inquiétude de tous ceux qui avaient reçu de Catherine des biens
confisqués, Paul s’était fait accompagner de son fils, le jeune
Alexandre, ami et camarade des Czartoryski. Alexandre, tout entouré de
jeunes émigrés, des Richelieu, Langeron, Saint-Priest, etc., devait être
peu favorable à la révolution. De plus, Allemand par sa mère et Anglais
par ses amitiés, il était l’ennemi naturel (ennemi doux, modeste, mais
ennemi pourtant) de tous les projets de Paul; il était l’espoir de la
colonie étrangère, du parti allemand, qui attendait le règne de
l’impératrice ou de son fils.

Il pleura, comme son père, à la vue de Kosciuszko, mais sans doute
révéla et à sa mère et à tous cette scène touchante, qui alarma bien des
gens, comme un augure certain de la résurrection de la Pologne. Elle
pouvait être à ce moment un instrument militaire contre la Turquie,
contre les Anglais, qui certainement allaient la défendre comme leur
alliée actuelle (et leur proie dans l’avenir). Le moment semblait
favorable pour Paul. Pitt tombait, et la grande Angleterre
manufacturière, le roi et son futur ministre, Addington, soupiraient
après la paix.

Cependant le printemps arrivait, les mers du Nord dégelaient. Paul
imagina un moyen de détourner l’attention des Anglais en les faisant
attaquer en Hanovre par la Prusse. Le Hanovre, patrimoine antique de la
maison royale! Georges III y tenait de cœur, et il aurait dit
volontiers: «Prenez plutôt mes trois royaumes, mais laissez-moi le
Hanovre!»

C’était un point si sensible, que Paul engageait par là un combat à
mort, où les vues pacifiques du roi et son honnêteté comme homme se
trouveraient embarrassées. Une flotte anglaise partit pour la Baltique.
Les Anglais de Pétersbourg, dont Paul arrêtait le négoce, furent
désespérés, ainsi que les maisons russes qui commerçaient avec eux. Les
cuirs, les câbles, les goudrons, les suifs, tous ces produits russes
qu’enlevait l’Angleterre pour sa marine, chaque année, restaient là
prisonniers à Cronstadt, Revel, Riga, ainsi que les amas de blés venus
de Pologne. Les grands propriétaires étaient comme enfermés, asphyxiés,
la mer du Nord et le commerce anglais étant leurs débouchés uniques. Le
czar en fermant ces ports les ruinait et les étouffait pour ainsi dire,
les portait, pour se délivrer, aux résolutions les plus sinistres.

Paul se trouva ainsi condamné par tous, les seigneurs et les marchands.
On eut ce spectacle étonnant d’un monarque absolu qui ne peut rien, que
tout le monde abandonne. Cela semblait un grand signe; on s’attendait à
quelque chose d’effroyable. Les loyers baissèrent de prix à Pétersbourg.
On s’enfuyait, craignant les fureurs de cet homme délaissé (qui
rappelait le lépreux de la cité d’Aoste).

Paul ne se fiait qu’à Rostopchine. Mais, dans le mémoire que j’ai sous
les yeux, on voit qu’il était convenu qu’il l’enverrait à Paris en
faisant semblant de le disgracier. Chose imprudente! en laissant partir
Rostopchine, il se désarmait lui-même de la surveillance qui le
rassurait le plus. Il l’avait fait directeur des postes et comptait sur
lui, en cas de conspiration, pour le tirer de Pétersbourg et le conduire
à Moscou, dans la ville vraiment russe où il serait en sûreté.

Sans doute, au moment du printemps, le grand projet pressait fort. Dans
l’absence de Rostopchine, Paul crut pouvoir se confier à un homme qu’il
avait comblé de biens et auquel il donna le gouvernement de Pétersbourg
même. Il n’était ni Russe, ni Allemand, mais Courlandais (race douteuse
qui n’est pas russe, mais qui gouverne beaucoup trop la Russie). Ce
Courlandais, Pahlen, avait force biens confisqués, craignait de les
rendre si Paul vivait.

Pahlen fit conspirer plus qu’il ne conspira lui-même. Il ne cacha pas à
son maître qu’il y avait un complot (en disant qu’il le déjouerait).
Paul s’était aliéné ses propres gardes en rétablissant la discipline
militaire, sur les abus de laquelle Catherine avait fermé les yeux. On
attribua la première idée de la conspiration à un scélérat italien, mais
ce fut en réalité un Russe, un officier des gardes de Paul, le prince
Zouboff[20] qui y eut la part principale. Il s’en vanta plus tard à la
cour de Berlin, où tout le monde eut horreur de sa funèbre légèreté.

  [20] Voy. Hardenberg.

On recruta d’autant plus aisément les assassins, qu’ils voyaient
eux-mêmes que les meurtriers de Pierre III, loin d’être punis étaient
parvenus à une haute fortune. Une Russe, mademoiselle Nélidoff avait
sauvé les assassins de Pierre en disant que ces gens-là étaient bien
dangereux, qu’il était plus sûr de ne pas les punir. Ce beau
raisonnement agit fort sur Catherine; elle réfléchit qu’après tout, ils
lui avaient rendu _service_. Il devait agir de même sur la veuve et le
fils de Paul.

Plusieurs des meurtriers étaient de jeunes fous, qui avaient lu
Plutarque et croyaient tuer César. D’autres étaient des politiques, qui
agissaient pour le parti anglo-allemand. Cela est si vrai que, dans un
très bon livre allemand, _Mémoires d’Hardenberg_, on appelle vil et
misérable celui qui seul se repentit, et qui écrivit à Paul pour le
sauver.

Cette mort fut épouvantable bien plus que la mort de Pierre III. D’abord
ce fut une hypocrite obsession, où on le pressait d’abdiquer pour
l’impératrice et son fils. On le serrait de plus en plus, et déjà on
avait tué deux hussards qui avaient voulu défendre la porte. Cela
n’était que trop clair; il vit bien qu’on en voulait à sa vie. Et ce qui
brisa son cœur et son courage, c’est qu’un des conjurés fort jeune lui
parut être son fils chéri, Constantin. Alors Paul, l’appelant du nom
dont tout le monde le désignait à la cour, s’écria douloureusement: «Et
vous aussi, monseigneur Constantin!» Puis il tomba sans connaissance.

Dès qu’il revint, les instances recommencèrent, mais de plus en plus
menaçantes. Éperdu, il chercha la porte de l’impératrice, ne se
souvenant plus qu’il l’avait murée lui-même. Puis, il courut dans
l’appartement, cherchant une cachette et finit par s’en faire une en se
mettant sous des drapeaux.

Scène hideuse que cette chasse où on poursuivait un homme, comme un rat
et une souris!

Les assaillants étaient aussi effrayés que lui. L’un d’eux, Benigsen, né
Anglais, parvint à leur rendre du courage, et comme on disait: «Il est
sauvé!» il le montra blotti sous ces drapeaux en disant: «Point de
faiblesse! autrement, je vous fais massacrer tous!»

Cependant le bruit gagnait, et l’impératrice voulait venir. Un garde
l’en empêcha. Elle lui donna un soufflet, mais n’insista point, et ne
passa pas. Un chirurgien anglais qui se trouvait là fort à point, lui
dit: «Ne bougez pas, madame. On m’appelle, je vais tout finir.»

Il finit tout, en effet, au moyen de son bistouri, en coupant les
artères.

Pahlen s’était tenu dans la cour avec les gardes restant à même de
massacrer ses complices si l’affaire ne réussissait pas. Il aurait
prétendu alors qu’il avait sauvé l’empereur.

La chose avait si bien transpiré d’avance, que l’envoyé prussien, dînant
chez un grand de l’empire, vit un chambellan de Paul qui tirait sa
montre et disait: «Le grand empereur n’est pas dans ce moment fort à son
aise.»

Dans la réalité, la mère allemande et son fils s’étaient trouvés,
peut-être à leur insu, chefs du parti de l’étranger contre le czar, seul
véritable Russe. On leur avait dit ce qu’on ne croyait pas soi-même,
qu’on pourrait forcer Paul à abdiquer. Qui régnerait? On ne l’avait pas
décidé. Si bien que l’Allemande croyait que c’était elle qui régnerait
comme avait régné Catherine après Pierre III.

Ni le fils, ni la mère ne firent rien contre les meurtriers, sur le
moment (ils craignaient peut-être) et ils ne firent rien plus tard. Les
coupables gardèrent leurs places et leurs dignités. Le doux Alexandre
vécut au milieu des assassins de son père et envoya l’un d’eux à Berlin,
comme ambassadeur de Russie.

                   *       *       *       *       *

Non seulement Paul ne fut pas vengé, mais l’on s’attacha toujours, par
une tradition soignée et constante, à représenter cet ami de la France
et de la Pologne comme un maniaque, un fou. En cela le parti
allemand-anglais, qui seul a écrit cette histoire, s’est asservi à
appuyer de son mieux les récits de l’aristocratie russe.

Les paysans de Russie n’écrivent pas et n’ont pu défendre la mémoire de
leur pauvre empereur;--qu’un Français l’essaye ici, avec des documents
russes qu’on peut dire irréfutables, ayant été lus et annotés de Paul
lui-même.

Malgré les bizarreries de ce caractère et l’assistance trop confiante
qu’il donnait à Bonaparte, on ne peut regarder sa mort que comme un
malheur pour les Russes, les Slaves en général et pour l’Europe.

Sa haute justification qui dicte l’arrêt de l’histoire, se trouve en
deux mots: 1º il aurait été sauvé s’il eût pu aller à Moscou dans la
ville vraiment russe; et on ne put le tuer que dans la ville bâtarde,
peuplée de faux Russes qui désiraient retourner sous le joug d’une
Allemande; 2º sa bienveillance pour les Polonais devait faire espérer
qu’il réparerait le crime de Catherine, et qu’en relevant la Pologne
sous l’abri de la Russie, il reconstituerait la grande unité slave[21].

  [21] Cette appréhension le fit haïr des siens, et tous ceux qui, comme
    Pahlen, tenaient leur fortune des confiscations, durent désirer sa
    mort.

Le partage de la Pologne, proposé par l’astucieux Frédéric, sembla
d’abord un avantage pour la Russie, à qui l’on fit faire forte part, et
qui dès lors se vit entourée, souvent secondée de ses deux complices, la
Prusse et l’Autriche, en toute querelle européenne. Mais ce qu’on ne
prévoyait pas, c’est que la Russie, occupée de ce pillage acharné sur ce
grand cadavre, se détournerait des progrès spontanés et personnels qui
demandent des efforts et certains ménagements des grands pour le peuple
russe, qu’ils tiennent à l’état barbare.

Ce qu’on ne prévoyait pas, c’est que, de cent manières les Allemands
envahiraient la Russie; comme intendants, économes, employés du
gouvernement; qu’ils se feraient les maîtres du pays et qu’enfin cette
Allemagne bâtarde, l’un des peuples les plus platement médiocres de la
terre, exclurait de tout progrès les Russes bien autrement doués, et
qui, si on ne les étouffe, ont l’adresse, et souvent la vive ingéniosité
du Midi.

La grosse Allemagne, dès lors interposée comme un mur, entre la Russie
et l’Europe, imprima au génie russe sa frigidité, sa roideur, paralysa
les délicats organes par lesquels la Russie eût senti l’électricité de
l’Occident, la chaleur que projettent au loin les arts de la France, de
l’Italie, et le miracle de l’industrie anglaise. C’est comme un soleil
de civilisation qui échauffe, éclaire l’Ouest, et dont la Russie a
d’elle-même l’instinct de se rapprocher.

L’Allemagne sans doute est très cultivée, mais d’une autre culture.
C’est un certain bagage scolastique propre à l’esprit allemand qui
l’empêche de se communiquer. Il y a là un obstacle grave. Les cerveaux
russes qu’on essaye de cultiver à l’allemande aux universités y prennent
je ne sais quelle gaucherie, quelle difficulté d’action, qui va mainte
fois jusqu’à la paralysie définitive.

Cette pesante Allemagne appliquée à la mobile Russie n’en vient que trop
bien à bout, en l’écrasant, lui ôtant la force de faire un pas. On le
vit sous Alexandre. Délivré des caprices, souvent bizarres, de Paul, on
eut en revanche sous son fils (Français d’extérieur, mais Allemand par
sa mère) un imitateur de l’Allemagne. Ses colonies militaires, copiées
de celles d’Autriche, poussèrent son peuple dans un tel désespoir que
plusieurs paysans aimèrent mieux mourir par le knout que de se soumettre
à ses absurdes règlements.

Pour revenir, la tragique mort de Paul, qui ramenait la Russie au joug
de l’étranger, fut un malheur pour l’Europe. Elle éloigna la Russie de
tout rapprochement avec la France.

Et la tyrannie de Napoléon, ses fatales victoires d’Austerlitz, de la
Moskowa, qui firent de la guerre une affaire nationale et finirent par
mener les Russes en France, ne confirmèrent que trop le divorce entre
l’Orient et l’Occident de l’Europe, entre deux peuples, analogues de
caractère, nés pour être amis.




CHAPITRE VIII

SUITES DE LA MORT DU CZAR PAUL.--TYRANNIE DES ANGLAIS SUR MER, DE
BONAPARTE SUR TERRE.--PAIX D’AMIENS.--CONCORDAT (1802)


La grande révolution industrielle qui se faisait en Angleterre voulait
de l’argent à tout prix, donc, exigeait la paix, le renvoi du belliqueux
Pitt, et la venue du pacifique ministère Addington.

Pitt donna sa démission en février, mais en mars, l’invasion du Hanovre
put le faire regretter. De sorte que Georges III, balancé, dans sa
cervelle flottante, trouva bon que Pitt en se retirant déclarât qu’il
soutiendrait son successeur au parlement, et qu’en réalité il gardât une
part dans l’administration. Ce qui au reste se faisait de soi-même, car
tous les hauts fonctionnaires et commandants avaient été nommés par
Pitt, ne tenaient qu’à lui seul et étaient pleins de son esprit.

Citons par exemple le bouledogue Nelson, qui sauf Pitt, faisait bon
marché du reste.

Avant la mort de Paul, au premier bruit de l’invasion du Hanovre, on
décida que par un coup violent on effrayerait la ligue des neutres, et
que les flottes anglaises agiraient, non sur la Prusse, qui n’a pas de
port, non pas sur Pétersbourg, si bien armé, défendu par Cronstadt, mais
sur le faible et innocent Danemark, qui n’avait rien fait aux Anglais
que de fermer les fleuves à leur commerce.

La flotte anglaise partit, dès le 1er mars, sous l’amiral Parker et sous
son lieutenant le bouillant Nelson, qui sans doute n’écouterait rien et
se porterait aux dernières violences s’il pouvait entrer dans la
Baltique, attaquer Copenhague. Cette belle capitale, était toute exposée
en mer, et presque livrée d’avance; à moins que Paul, averti, ne lançât
la flotte russe et ne prît Nelson dans le dos.

La conspiration dont tant de gens parlaient, à Londres, à Pétersbourg,
avait pour elle bien des vœux. Or ce qu’on désire tant ne manque pas
d’arriver. La Baltique, une mer si étroite, permit à Nelson (quoi qu’on
ait dit) de savoir à temps l’heureuse nouvelle, de pouvoir à loisir
bombarder Copenhague. Parker voulait qu’on s’arrêtât dans cette barbare
opération sur une capitale, qui, faite de près, n’était qu’un massacre à
coup sûr. Mais Nelson s’acharna, disant ironiquement qu’étant borgne, il
ne voyait pas les signaux de Parker. Il ne perdit que huit cents hommes,
de ces hommes que la _press_ ramasse dans la populace de Londres, et il
tua six mille Danois, tous bien autrement précieux, étudiants de
l’Université, professeurs, médecins et autres hommes des hautes
professions, enfin la fleur du Nord. Cependant la ville ne se rendait
pas. Il y fallut la menace barbare de Nelson, qui avait pris quelques
vaisseaux danois et qui dit qu’il les brûlerait avec les hommes qui
étaient dedans. Les malheureux habitants, pour ne pas voir leurs
parents, leurs amis, leurs enfants, brûlés vifs, se soumirent, et il ne
fut plus question de la ligue des neutres et de la liberté des mers.

La Russie se désistant, la France restait seule contre l’Angleterre. On
avisa si l’on pourrait renouveler sur un de nos ports l’affaire de
Copenhague. Tout était en défense. Par deux fois, en juillet et août,
Nelson se présenta devant le petit port de Boulogne, et la dernière fois
avec une grande armée navale, conduite sous lui par cinq amiraux. On
lança force bombes sans résultat, et comme nos vaisseaux, avancés à cinq
cents toises, étaient sur une ligne enchaînés les uns aux autres, les
tentatives d’abordage furent sans résultat, et couvrirent la mer de
cadavres anglais.

                   *       *       *       *       *

La vraie défaite pour la France, la vraie victoire pour l’Angleterre
avait été la mort de Paul, l’avénement du jeune Alexandre, de douceur
singulière, qui ménagea tout le monde, épargna et même employa les
assassins de son père, lesquels n’avaient agi, disaient-ils, que pour
garantir la vie de sa mère et la sienne peut-être, contre les caprices
du czar. Tous les ports se rouvrirent. Les grands seigneurs charmés
purent faire avec l’Angleterre leur commerce lucratif, et sans
inquiétude garder leurs confiscations de Pologne. Alexandre se crut
quitte envers celle-ci en l’amusant de vagues espérances et gardant près
de lui les Czartoryski, qui flattaient ce pays du songe d’une future
royauté (à l’anglaise).

D’autre part, les vertus domestiques d’Alexandre contribuaient à rendre
sa politique très molle. Il avait un respect excessif pour sa mère, qui
aurait pu succéder au trône (d’après l’exemple de Catherine), et qui
magnanimement l’avait laissé à son fils. Naturellement Alexandre
souhaitait que, dans les nouveaux arrangements de l’Allemagne, la
famille de sa mère trouvât son compte, aussi bien que la famille de sa
femme, autre Allemande. Pour lui, il conservait ce religieux souvenir
que la maison d’Oldenbourg était la souche antique de sa propre maison,
et il était disposé à la favoriser en tout.

Il pouvait trouver l’occasion de satisfaire son cœur dans l’arbitrage
que la paix de Lunéville[22] reconnaissait à la Russie pour les affaires
de l’Allemagne. Mais Bonaparte, profitant de la terreur de son nom et de
la mollesse d’Alexandre, se fit réellement arbitre de cet ordre nouveau,
qui, aux dépens des princes ecclésiastiques, allait enrichir les princes
séculiers. Les hommes de Bonaparte, Talleyrand et Dalberg, furent à
Paris les dispensateurs de ces riches dépouilles, et n’oublièrent pas
les familles qui intéressaient si fort l’empereur Alexandre; ses parents
allemands furent mieux traités qu’il ne l’eût fait lui-même. Cela
rendait la cour de Russie très faible pour Bonaparte, qui fit ce qu’il
voulait en Allemagne et en Italie.

  [22] La paix de Lunéville fut conclue en février 1801, après la
    bataille d’Hohenlinden contre l’Autriche, bataille gagnée par Moreau
    et Ney qui poussèrent l’ennemi jusqu’aux portes de Vienne. Bonaparte
    avait conquis le droit d’imposer les conditions de la paix.

D’autre part, l’Angleterre, reprenant la souveraineté des mers par
l’abandon du droit des neutres, devint tout à coup si pacifique, qu’elle
vit, sans trop s’en irriter, les préparatifs que l’on faisait dans nos
ports en face d’elle pour aller reconquérir Saint-Domingue (1802).

Bonaparte avait pris une détermination sévère, celle d’éloigner sa sœur
préférée Pauline, en la faisant reine du monde noir; il l’avait mariée à
un homme médiocre qu’il aimait peu, le général Leclerc, chargé de
l’expédition. L’armée de trente mille hommes qu’il mettait sur la flotte
émut peu l’Angleterre.

Écrasée par sa dette de 12 milliards, elle désirait une trêve qui lui
permît pour quelque temps d’abolir ou suspendre les impôts de guerre les
plus durs.

La paix fut bâclée à Amiens par l’ami du roi, lord Cornwallis, le
pacificateur de l’Inde.

Pour arriver bien vite à ce but désiré, on parla peu de la plupart des
points en litige. La France, qui en ce moment évacuait l’Égypte[23],
garda toutes ses autres conquêtes. Pour Malte, qui lui tenait infiniment
au cœur, comme point central de la Méditerranée, elle offrait tout
plutôt que de la livrer aux Anglais. Malte fut la pierre d’achoppement
où les négociations vinrent échouer, où il resta impossible de
s’entendre. (Cette paix ne fut, en réalité, qu’une trêve.)

  [23] Nous avions été contraints après la mort de Kléber de céder aux
    Anglais le Caire et Alexandrie.

                   *       *       *       *       *

Ce repos d’un moment donnait à Bonaparte le temps et le courage de faire
ce qu’il appelait sa grande politique intérieure, c’est-à-dire
d’énormes sottises, où il se déclarait hardiment rétrograde,
contre-révolutionnaire. Il arrêta la vente des biens nationaux, ce qui
fit des émigrés autant de courtisans, flatteurs et suppliants pour
recouvrer leurs biens.

Bonaparte songeait en même temps à faire ce qu’il considérait comme sa
grande conquête intérieure, s’assurer du clergé, faire des prêtres, des
fonctionnaires, des employés qui, payés par lui, pourraient être ses
instruments. Il se représentait tout le parti qu’il pourrait tirer de ce
corps qui, à Rome et ailleurs, met la confession au service de la
police.

Son agent en ceci fut le fameux Bernier, le curé vendéen, collègue de
Stoflet; Bernier, à qui les Vendéens eux-mêmes reprochaient la férocité.
Bonaparte le fit curé de Saint-Eustache. J’avais cinq ou six ans quand
mon père me conta une scène qui venait d’avoir lieu, scène saisissante
d’horreur, qui me fit frissonner et qui s’est empreinte dans mon
souvenir. Bernier, dans ses habits pontificaux, étant à l’autel même, un
de ces mutilés y monta avec lui, lui rappela sa barbarie, le lieu, le
temps où il l’avait mutilé, et d’une voix tonnante le somma de
descendre.

D’autre part, Bonaparte avait gagné le fameux cardinal Maury,
l’ambassadeur de Louis XVIII à Rome. Cet intrigant, dépensier et fort
libertin, voulant revenir à Paris et en être archevêque, avait joué les
deux partis à la mort de Pie VI; il avait employé son crédit de
royaliste et d’agent de Louis XVIII à faire le pape que voulait
Bonaparte. Pie VII, homme fin et doux, qui, d’après sa célèbre homélie,
semblait la tolérance même, attrapa tout le monde, et une fois pape,
montra qu’un vieux prêtre reste toujours prêtre.

Il envoya timidement à Paris un homme de grande expérience, Consalvi,
premier ministre de son prédécesseur[24]. Ce ministre, prudent et tout
tremblant devant l’opinion, si contraire, de Paris, n’osa d’abord se
montrer, se cacha, employa l’audacieux Bernier.

  [24] Voy. _Mémoires de Consalvi_.

Mais sur un point, on ne pouvait s’entendre. Pie VII, très obstiné,
voulait que la religion catholique fût déclarée _la religion dominante_.
Bonaparte n’osa, et, au mot _dominante_ substitua: de la majorité des
Français.

Sur tout le reste on se mit d’accord. Et le prêtre dupa le consul
parfaitement, lui laissant la _nomination_ des évêques, mais réservant
au pape l’_investiture canonique_, le caractère sacré, sans lequel la
nomination n’était rien aux yeux des fidèles.

Le clergé national, qui demandait l’élection comme aux jours primitifs
du christianisme, fut sacrifié. Le consul et le pape s’octroyèrent l’un
à l’autre la dépouille de l’Église.

Les évêques furent rois des curés et les nommèrent.

Une nouvelle circonscription des diocèses élimina soixante évêques en
une fois.

Tous les prêtres reçurent un traitement du gouvernement (outre le
casuel), et lui prêtèrent obéissance.

Les archevêques eurent par an cinquante mille francs, les évêques
quinze. Libre aux fidèles de faire des fondations pieuses; article grave
qui fit passer au clergé le bien des femmes surtout. Le droit de
succession, que la révolution leur avait reconnu, tourna surtout au
profit du clergé.

Ce traité impliquait une chose tacite: l’expulsion des prêtres patriotes
qui avaient prêté serment à la république, et qui ne savaient plus que
devenir. J’en ai connu un porteur d’eau.

Dix mille d’entre eux étaient mariés[25], comme ceux de la primitive
Église, comme l’évêque Synésius au IIIe siècle. Ceux-là furent
poursuivis à mort et tombèrent dans le désespoir. Un d’eux, d’admirable
génie, Grainville, se jeta dans la Somme.

  [25] La question du mariage des prêtres, que la primitive Église jugea
    indifférente et que l’Église protestante a jugée selon la nature,
    cette question n’a pu faire doute qu’un moment, lorsqu’au XIIe
    siècle, l’évêque se trouva seigneur en même temps, et, comme tel,
    avide et rapace pour une famille qui souvent donnait l’exemple de
    tous les vices féodaux. C’est à ce moment que Grégoire VII osa faire
    son étrange réforme, essaya de supprimer l’abus en supprimant
    l’usage, interdisant aux prêtres le mariage et supposant que, dès
    lors désintéressés, ils se tourneraient entièrement vers les choses
    spirituelles. C’est ce moment singulier que M. Villemain a très bien
    raconté dans un fort beau livre posthume qui a paru enfin cette
    année même (1872).

    Ce qui restait à raconter et ce qui était hors du cadre de
    l’histoire de Grégoire VII, c’est que le célibat ecclésiastique ne
    remplit pas l’espoir que Grégoire VII avait conçu. Les prêtres,
    délivrés des soins de la famille, ne furent pas pour cela plus
    féconds spirituellement. Leurs églises gothiques, si justement
    admirées, n’ont pas été construites par le clergé célibataire, comme
    on le croyait encore et comme je le croyais moi-même, en 1830, mais
    par des architectes laïques et mariés, dont on a découvert les noms.
    Quant à la scolastique, j’ai dit combien elle fut peu féconde.
    D’Abailard à Occam, du XIIe au XIVe siècle, elle ne peut faire un
    pas, revient alors à son point de départ. Voyez sur ces grands
    sujets, sur la stérilité de l’Église au moyen âge, et sur la
    première Renaissance de 1200, violemment et stérilement étouffée: la
    préface de ma _Renaissance_, au VIIe volume de mon _Histoire de
    France_;--N. Peyrat, _Histoire des Albigeois_;--Amari, _Histoire des
    musulmans des Deux-Siciles_, etc.

Bernier, en récompense, fut évêque d’Orléans. Maury, archevêque de
Paris, put continuer sa vie licencieuse, la chasse aux femmes mariées.

Le jour même où furent échangés les préliminaires de la paix d’Amiens,
il y eut le premier _Te Deum_ officiel à Notre-Dame. Le parti rétrograde
annonça par Fontanes, au _Moniteur_, un livre dont le succès intéressait
tout le parti et qu’on fit monter jusqu’au ciel: _Beautés de la
religion_, qu’on appela aussi le _Génie du christianisme_.

Tout cela très contraire à l’opinion. Le Corps législatif, tel quel,
montra pourtant quelque courage, en nommant président l’auteur le moins
dévot, celui de _l’Origine des cultes_, le célèbre Dupuis.

Le consul alla en grande pompe à Notre-Dame, et il put voir que tout le
monde mangeait pendant le service. Pour lui, il était sombre. Il
affectait certain changement, se faisait lire Bossuet. Joséphine et son
parti l’avaient emporté sur les sœurs, et Bonaparte venait de confier à
l’Océan la future reine de Saint-Domingue, la bien-aimée Pauline, pour y
rétablir l’esclavage des noirs pendant que son frère fondait celui des
blancs.

Lannes et autres braves montrèrent un grand caractère. Ils ne voulurent
pas entrer dans l’église autrement que par ordre et consigne.

Le soir, aux Tuileries, Bonaparte passant la revue des généraux, vit
Delmas fort sombre, et lui demanda ce qu’il avait pensé du _Te Deum_. Ce
vaillant homme, qui plus d’une fois alla, de sa main, prendre des
drapeaux autrichiens au fond des carrés ennemis, ne recula pas devant
cette insistance impérieuse et dit cette forte parole: «Oui, certes
c’était une belle capucinade; il n’y manquait qu’un million d’hommes qui
se sont fait tuer pour que ça ne revînt jamais[26].»

  [26] Delmas donna sa démission et ne reprit du service qu’en 1813. Il
    se fit tuer en défendant la France.




CHAPITRE IX

LE TRIOMPHE DE L’ENNUI.--RETOUR IMPUISSANT DU PASSÉ.--CHATEAUBRIAND
(1801-1806)


De Marengo à Austerlitz la France s’ennuya prodigieusement, qu’on le
sache bien[27]. Aujourd’hui on se figure, d’après les historiens de
Bonaparte, que ses prétendues créations, sa friperie de vieux costumes,
exhumés de l’empire romain, produisaient beaucoup d’effet. Erreur! à
tous ces changements d’habits, de titres (consulat de dix ans, à vie,
empire), on disait toujours: «Connu! connu!» On savait où il marchait
depuis brumaire. On lisait peu ses lois et ses constitutions.

  [27] Madame de Rémusat qui a vécu cette époque comme M. Michelet, dit
    souvent dans ses Mémoires que rien n’était monotone comme la vie
    d’alors. Même les intéressés de la cour bâillaient d’ennui. A. M.

La grande force, inéluctable, d’unanimité qu’on lui supposait (à tort)
dans l’armée, donnait à ce gouvernement l’aspect imposant du destin. Il
avançait comme infaillible, sans qu’on lui contestât rien, pas plus qu’à
une masse de fer ou de plomb qui suit sa loi de gravité. Plusieurs
jugeaient, comme Sieyès[28], que son progrès le mènerait à l’abîme. Ce
fut aussi l’opinion des Rothschild, qui, vingt-cinq ans durant, jouèrent
sur une carte: Waterloo.

  [28] Dans une lettre admirable.

Mais cette finale était loin encore; elle dépendait des coups de dés
qu’il hasarda, de 1806 à 1812, d’Austerlitz à Moscou.

Ici je ne parle que de 1800 à 1806, des six années insipides où il ne
fit rien, absolument rien,--que des décrets qui, enfouis au _Moniteur_,
changeaient peu la face des choses.

Il eût été moins ennuyeux, s’il ne s’était pas intitulé en brumaire
_l’homme de Mars et de la Fortune_. Mais, après avoir affiché si haut la
prétention de l’action, n’agir point, sauf de vaines cérémonies qui
souvent n’amusaient pas même les acteurs, c’était prodigieusement
fastidieux et assommant.

Ses intrigues en Allemagne, ses arrangements d’Italie avaient pour nous
peu d’intérêt. Tout ce que nous voyions de lui, c’était son effort
malheureux pour se faire une marine, poussant au hasard dans nos ports
des hommes de terre qui avaient horreur de la mer. Il faisait en ce
moment construire en face de l’Angleterre, à Boulogne, une flottille de
bateaux plats, en sorte que de l’autre côté du détroit, on pouvait
toujours craindre une descente. Son frère Jérôme était chargé de
surveiller ces préparatifs. Pour lui, il faisait constamment des voyages
à la côte, regardait la mer, revenait, avec sa précipitation habituelle
qui fatiguait à regarder.

Le peu de mouvement qu’avait laissé la constitution paralytique de l’an
VIII dans la nation cessa; le Tribunat se tut. A huis clos, le Conseil
d’État, avec Bonaparte, discutait le code civil, et devait inspecter les
départements. Mais ces fonctions d’inspection passèrent aux sénateurs,
corps immobile, toujours assis et qui s’ennuyait tellement que, pour lui
faire prendre patience, on créa dans chaque département des sénatoreries
de quarante mille francs de rente ajoutés à leur traitement.

                   *       *       *       *       *

Tels étaient nos plaisirs, le sujet de nos entretiens, avec les
feuilletons classiques que faisait l’abbé Geoffroy dans les _Débats_.

Ajoutez les expositions de tableaux où la même figure héroïque,
constamment reproduite, fatiguait presque autant que les fades harangues
qu’il essuyait partout dans ses petits voyages et dont on ne nous
faisait pas grâce.

Les expositions de l’industrie furent essayées. Et on y ajoutait des
objets soi-disant de goût, les meubles hideux de l’époque, grecs ou
égyptiens. Le passage du Caire est là pour témoigner combien étaient
mesquines ces tristes contrefaçons de l’Orient.

Quant aux arts industriels proprement dits, ils étaient en faveur. On
honora Chaptal et on le fit ministre. Il n’était bruit que du
blanchissage au chlore de Berthollet. Le sucre de betterave, peu après,
fut fort célébré, lorsque, ayant manqué Saint-Domingue, nous fûmes
emprisonnés par la mer, et sans rapport avec nos colonies.

Quelques machines à coton, fort grossières, nous faisaient défier
ridiculement l’Angleterre. La machine à vapeur, imitée gauchement, était
de peu d’usage. Enfant, on me mena voir à Chaillot la _pompe à feu_ des
frères Périer, lourde et de peu d’effet, vacillante, de bruit horrible,
et remuant tout le bâtiment, où l’on n’avançait qu’en tremblant.

                   *       *       *       *       *

Dans les sciences, Bonaparte parlait toujours des mathématiques, dont il
savait à peine les éléments[29]. Et, en réalité, dans l’Institut, il
donna tout pouvoir à un chef, à un pape, l’astronome Laplace[30]. Ces
mouvements réguliers des astres, qui semblent obéir à des lois
inflexibles, lui plaisaient;--au contraire, il haïssait Lamarck, qui,
sous la république, avait inauguré au Muséum la doctrine du mouvement et
de la circulation des êtres.

  [29] V. Libri, _Revue des Deux Mondes_.

  [30] Madame de Rémusat dit que Laplace «savait très bien le flatter.»

Bonaparte et Laplace tuèrent Lamarck autant qu’il fut en eux, et ce
n’est qu’à la longue que Geoffroy et son école ont relevé le drapeau de
la vie.

                   *       *       *       *       *

Vers 1800, un jeune homme, Cuvier, s’introduisit au Muséum, et peu à peu
s’en rendit maître. Cet ingénieux Cuvier, dessinateur habile autant
qu’élégant écrivain, interdit par son exemple toute spéculation sur la
_transformation_ des espèces, le mouvement spontané de la vie, réduisant
l’histoire naturelle à l’étude _de la corrélation des formes_, qui
explique, révèle les fonctions, même les mœurs dans les animaux
disparus.

Ces travaux, tout ingénieux qu’ils fussent, supposaient que la vie
attendait tout de l’ouvrier unique, et ressemblaient un peu à la
constitution de l’an VIII où tout se faisait par l’action d’un seul.

Ainsi le fleuve vivant qu’avait montré Lamarck, opérant sur lui-même et
transmutant ses eaux, s’arrêta quelque temps, pendant le règne du grand
descripteur et dessinateur, qui semble avoir dit à la nature: «Arrête,
je te prie. Point de changement pendant que je dessine, que je fais ton
portrait.»

                   *       *       *       *       *

Un seul homme peut-être aurait passé outre, s’il eût vécu et fouillé au
fond de la vie. Au moment où Cuvier commençait son règne, nous perdîmes
le jeune Bichat, le grand anatomiste, qui eût mieux compris que personne
la fluidité des formes vivantes. Déjà il avait vu une chose féconde: que
la vie, saine ou malade, n’est pas prisonnière dans les limites étroites
des _organes_, mais qu’elle s’étend aux _membranes_ qui embrassent
plusieurs organes. Bichat meurt à trente ans, ayant par le travail comme
épuisé une longue vie. Il resta très fécond, et dans les grands
massacres de l’empire, la race héroïque, ingénieuse de nos chirurgiens,
médecins, les Broussais, les Savart, dans leurs diverses théories,
furent souvent inspirés de son puissant esprit.

                   *       *       *       *       *

A l’intérieur pourtant une singulière sécheresse avait gagné. Non
seulement la vie fut suspendue, mais niée, tournée en dérision. Cuvier,
homme d’esprit, homme du monde, arrêta Geoffroy Saint-Hilaire pour vingt
années. Il fit la police de la science, et défendit aux théories hardies
de se produire, écrasant les faits même de son autorité. Non seulement
la parenté des espèces humaines et animales, enseignée par Geoffroy,
trouva en lui un adversaire, mais tous les mouvements de l’écorce du
globe furent condamnés (et les soulèvements de Léopold de Buch, et les
enfoncements de Constant Prévost).

Le monde fut déclaré très jeune pour faire plaisir au parti biblique. Et
les fossiles humains furent défendus, chassés par l’Institut, exclus de
nos collections.

                   *       *       *       *       *

Tel fut dans les sciences l’heureux effet de l’autorité d’un monarque.
Dans l’histoire humaine, la critique expira. Contre l’esprit de notre
expédition d’Égypte, on décréta que l’Égypte était jeune. Cuvier lui
défendit de s’écarter de la chronologie biblique.

Appuyé du clergé (à Oxford, à Berlin aussi bien qu’à Paris), il
prolongea sa tyrannie longtemps, même après celle de Napoléon et
jusqu’en 1832.

Pendant ce règne, le parti piétiste et monarchique triompha partout à
son aise. Concurremment avec ceux qui donnaient à Louis XIV la gloire et
la fécondité du XVIIe siècle, les Roscoë, dans leurs faibles livres,
traduits partout, nous apprirent que la fade époque des Médicis était
celle de la grandeur italienne plus que celle de Dante.

                   *       *       *       *       *

Une chose ne peut tromper, c’est l’art. Pendant que la science s’émonde
et se châtre, pendant que la littérature dévie et grimace, l’art, dans
une époque laide moralement, l’art se trouve décidément laid.

Sauf Prudhon, né dans une meilleure époque, et Gros, grand coloriste un
peu grossier, qui vers la fin, n’est qu’un décorateur,--l’art
napoléonien fait frémir, à force de sécheresse et de laideur. Le chef
d’école, David, grand, savant professeur, fut-il vraiment un peintre?
Sans les très beaux portraits qui lui sont échappés, on pourrait en
douter. Ses disciples furent des martyrs, faisant de vains efforts,
sentant toujours que toutes leurs tortures n’atteignaient pas le but. Le
sec Guérin, le faible et fade Gérard, furent des êtres profondément
tristes. Girodet, toujours dans l’effort, et le sentiment de son
impuissance (héros malheureux, en-dessous), eut l’aspect furieux du
petit démoniaque de _la Transfiguration_, ce misérable enfant qui serre
les poings en regardant le ciel.

Girodet, dans son martyre d’art, rappelle en quelque chose le violent et
variable Chénier, vrai patriote qui, sous Robespierre même, osa écrire
_Timoléon_ et célébrer le meurtre d’un tyran. Il fut dupe lui-même du
tyran en brumaire, puis fit ses plus beaux vers contre la tyrannie. Sa
_Promenade à Saint-Cloud_, la pièce _Contre la calomnie_, resteront
ainsi que ses jugements sur la littérature du siècle et sur
Chateaubriand. Il a une sèche, mais vive, chaleureuse éloquence, qui
semble l’accent de la raison elle-même contre le faux et fade
byzantinisme de l’époque.

A côté de Chénier et au-dessus par l’invention et la facilité, se place
un homme dont je compte parler plus tard, le poète Lemercier, digne de
durer non seulement par son audace littéraire, et les essais qui furent
l’aube du romantisme, mais aussi pour avoir honoré les lettres par sa
ferme attitude devant Bonaparte.

Lemercier, dont l’angélique figure avait charmé jadis et madame de
Lamballe et Joséphine, n’en fut pas moins un homme très ferme. Bonaparte
qui l’avait connu jeune, n’en tira pas la moindre complaisance, et le
persécuta, tantôt en faisant refuser ses pièces, tantôt les faisant
échouer. Cela n’était que trop facile alors. Lemercier ignorait tous les
arts du succès, ces industries des poètes riches d’aujourd’hui. Il
vivait avec seize sous par jour. De là aussi sa grande indépendance, sa
fierté, ses prédictions, disons mieux, ses prophéties contre Napoléon.
Elles se sont accomplies à la lettre. Il lui dit en 1804: «Vous voilà
empereur, et vous avez fait le lit des Bourbons. Vous n’y coucherez pas
dix ans (jusqu’en 1814).» En 1811, l’empereur partant pour Moscou, le
voyant dans une réunion de l’Institut, dit lâchement à cet homme dont il
étouffait la voix: «Eh bien, vous ne donnez plus rien au théâtre?»
Lemercier répondit: «J’attends!»

                   *       *       *       *       *

L’année 1802 est le moment du triomphe d’un homme qui prépara mieux ses
succès, en se mettant à la suite d’un parti, tout en simulant
l’indépendance. Chateaubriand, nageur habile, sut toujours suivre le
flot qui montait, et se fit porter par la marée, la vague ascendante
(tantôt par l’Église, tantôt par le royalisme et la restauration).

Il n’est pas superflu d’examiner comment ce jeune émigré qui rentra vers
brumaire et fut bien accueilli dans le salon de Joséphine, arrangea ses
succès et fort habilement s’en prépara la voie.

Il avait commencé dans l’émigration, non comme de Maistre, tragiquement
et à grands coups de foudre, mais d’une manière modérée, éclectique
(_Essai sur les révolutions_), ce qui n’avait frappé personne. A Paris,
il comprit qu’il fallait avant tout des effets de surprise; et pendant
qu’il barbotait assez tristement dans les journaux (_Débats_,
_Quotidienne_), pour mieux avertir le public, il risqua un coup d’éclat
imprévu, il fit _Atala_ (1801).

Petit roman où l’auteur, qui d’abord avait pensé au livre charmant de
_Paul et Virginie_, pour mieux attirer l’attention, se créa une langue à
part (ni française et ni bas-bretonne)[31].

  [31] Tous ceux qui ont lu cette première édition, tant corrigée
    depuis, ont reculé. A-t-il vu l’Amérique du Nord? On pourrait en
    douter. Il ne peint que le paysage des tropiques. Le pays dont il
    parle, avec ses prairies tremblantes, ses cyprès chauves et sa
    mousse (la barbe espagnole) est absolument différent. Ces vaines
    descriptions n’ont de but que l’effort d’imiter gauchement Bernardin
    de Saint-Pierre, et de nous inonder d’un grossier déluge néologique.
    La pauvre langue française a subi deux fois en ce siècle ces
    mélanges barbares, qu’on pourrait comparer à l’opération dangereuse
    de la transfusion du sang pratiquée par des chirurgiens maladroits.

    Je me suis toujours tenu très loin de cette école, sachant que les
    nouveautés nécessaires à la langue si riche de Rabelais, Molière,
    Voltaire et Diderot, ne peuvent être introduites qu’avec précaution
    et en fort petit nombre, à mesure que des idées nouvelles commandent
    de nouvelles locutions. Dans mon éducation classique, j’avais eu le
    bonheur d’être averti là-dessus par mon professeur M. Villemain, à
    qui on a rendu une justice bien avare et vraiment parcimonieuse. Il
    avait été d’abord secrétaire de M. de Narbonne, l’homme le plus
    spirituel d’alors, bien plus que Talleyrand, dont on a tant parlé.
    M. de Narbonne, qu’on croyait fils de Louis XV et de madame
    Adélaïde, fut longtemps l’ami préféré de madame de Staël, et
    Bonaparte l’envoya en Russie avant la fatale expédition pour essayer
    sur Alexandre les séductions de l’esprit français. Cet esprit, celui
    du dix-huitième siècle, brillait, avec de Narbonne, dans le salon de
    la mère de M. Villemain, qui était fort bonne pour moi. Celui-ci
    avait dû (à son protecteur peut-être) une brillante occasion qui fut
    un malheur pour sa vie, M. de Humboldt ayant mené Alexandre et les
    souverains du Nord à l’Institut, ce corps, non averti de cet honneur
    et fort embarrassé, eut l’idée gracieuse de les faire haranguer par
    un enfant (M. Villemain) qui déjà venait d’y remporter un prix. Il
    s’en tira si bien (avec une adresse fort digne) qu’on ne le lui a
    jamais pardonné. Destitué par M. de Villèle et par les
    ultra-royalistes, il fut longtemps sans fonction publique autre que
    l’enseignement de la Sorbonne. Il y donna pendant trente ans le
    spectacle si rare d’une improvisation réelle (les autres étaient si
    préparées!). Lui, on lui voyait faire, lancer de véritables
    étincelles qui surprenaient tous et lui-même. Mais en même temps, ce
    grand improvisateur était le plus patient écrivain. On l’a vu par
    son _Grégoire VII_, œuvre laborieuse, d’un travail fin, et fort
    libéral (pour ce temps). Une main pieuse vient enfin de publier cet
    important ouvrage. Plus d’une fois il me fit l’honneur de m’en lire
    des morceaux, des additions, qui venaient tout à coup, de sorte que
    j’admirais en lui deux choses qui semblent contraires: la soudaineté
    et la patience.

Les dévots d’une part, et les critiques de l’autre contribuèrent à faire
connaître cette merveille... d’éloquence ou de ridicule. Atala est _une
conversion_; la jeune amante sauvage meurt chrétienne. Ce qui devait
réussir auprès d’un certain public, au moment où Bonaparte croyait utile
de rendre au culte tout son éclat.--Pendant que l’on corrigeait Atala
par une foule d’éditions, mon père m’a raconté que les libraires
catholiques avisés, comprenant tout le parti qu’on pourrait tirer du
goût de l’époque, démontrèrent au jeune auteur qu’il gagnerait peu avec
de si minces brochures.

Ils lui mirent sous les yeux les livres épais, feuillus de madame de
Genlis, faits pour l’éducation et qui se vendaient comme du pain
(_Beautés de l’histoire_ et autres compilations). De là nous vint (en
quatre volumes) le livre des _Beautés de la religion_, titre profane
qu’un vrai croyant n’eût jamais employé. On y ajouta ce qui ne vaut
guère mieux: _Génie du christianisme_.

Ce livre qui parut l’année du concordat (1801), se vendit si bien qu’on
trouva profit à le gonfler de proche en proche. Aux sacrements, au
cérémonial, aux fêtes, aux cloches, on ajouta l’Église, moines,
missionnaires, ordres mendiants, jésuites, etc.

Cette encyclopédie d’une chose morte, parée de souvenirs, mais désormais
stérile, ne fut pas sans attraits pour tant d’hommes en qui elle se
liait aux impressions de l’enfance. Mais elle n’eut pas grande action.
Pour en avoir elle dut attendre que la royauté revenue lui donnât
l’influence de l’État, du budget, et de la charité publique, surtout la
traîtreuse machine amphibie de Saint-Vincent de Paul. Elle eut un succès
littéraire, et ce fut tout. Ceux qui ont vu avec moi comment le pape fut
accueilli au Carrousel par les rires bruyants de l’armée ont senti dès
ce temps que la France est voltairienne et que le XVIIIe siècle, quoi
qu’on fasse, survivra à tout.

Les églises, rouvertes avant Bonaparte, furent de nouveau sous lui
visitées, honorées, mais on y alla en bâillant.

Les fidèles obstinés, et la société de l’ancien régime qui auraient
demandé à cette fausse renaissance de les consoler de l’État, de la
tyrannie militaire, n’y trouvaient pas consolation, mais plutôt fadeur
et dégoût. Un phénomène tout nouveau commença, la neutralité du public
entre le prêtre et le soldat, son impartiale antipathie pour les deux
grandes mécaniques. Mais où aller? et où puiser la vie?

En soi? dans l’égoïsme? la morale de l’individu? Mais on ne retrouva pas
le _chez soi_ et l’on retomba sur le vide.

Une seule originalité était réservée aux temps de Bonaparte, un genre
nouveau: _la littérature de l’Ennui_.

Cela étonna Napoléon. Il lisait parfois les livres nouveaux, et ne
trouvait rien. Il consultait Fiévée, qu’il avait dans ses entresols. Il
ordonna une fois à un ministre de faire faire une Histoire de France. Il
n’obtint rien. Le vide, le néant, ce nouveau roi du monde, le néant seul
lui répondit.

Les salons bruyants et causeurs du Directoire, maintenant surveillés,
devant les écouteurs qu’y envoyait Fouché, sans oser se fermer,
s’étaient peu à peu dépeuplés et devenaient déserts. De là partit le
signal du bâillement universel. A la fermeture du Tribunat, son très
brillant parleur, le jeune Benjamin Constant, écrivit son roman
d’_Adolphe_ (1802), où l’on voit que l’amour, seule ressource du temps,
ne préserve pas de l’ennui. Madame de Staël, de son côté, fit le roman
si diffus de _Delphine_ (1802), puis dans _Corinne_ le fade personnage
d’Oswald, l’indécision qui tourne au spleen.

Enfin, un très grand écrivain, _Senancour_[32], n’essaye pas de
s’ennuyer à deux. Dans son _Obermann_, il demande la vie à la solitude,
à la nature (non une nature fardée, de fantaisie, comme la fausse nature
d’Atala), mais à la nature vraie, grandiose, sublime des Alpes[33].

  [32] Les esprits éminents d’alors, plus délicats que ceux
    d’aujourd’hui, qui si souvent s’étalent, mettaient un soin souvent
    étrange à se cacher. Senancour, très longtemps, a été un mystère. On
    ne connaissait trop sa vie, sa personnalité. Enfin, sa famille s’est
    décidée (cette année même) à livrer ses papiers à notre fin
    critique, Jules Levallois, le plus digne certainement d’en écarter
    les ombres.

  [33] Ces tableaux admirables, et pourtant impuissants pour rendre
    certaines choses me faisaient faire une réflexion. Le paysage, la
    grande gloire de l’art au XIXe siècle, a fini par donner ce que le
    style rend à peine, et ce que les grands paysagistes du XVIIe
    eux-mêmes n’ont pas atteint. Ce que ceux de Hollande ont bien
    rarement rendu (sauf quelques tableaux de Paul Potter), les nôtres
    l’ont fait: _ils peignent l’air_; et l’on sait, en voyant chez eux
    l’atmosphère, non seulement qu’on est dans telle saison, et dans tel
    mois, mais que l’air est à tel degré. J’ai sous les yeux un paysage
    de Paul Huet, le rénovateur de ce grand art, paysage recueilli,
    humide, derrière une colline qui cache le soleil qu’on ne voit pas
    et qui se couche, et ce tableau charmant, si doux, dit: _Quatorze
    degrés, en septembre_.--Et à côté je vois un paysage de Lortet.
    L’éminent peintre de Lyon, le _Wetterhorn_. Scène immense, les hauts
    sommets du mont, encore dans le soleil, mais par un vent très frais,
    marquent deux degrés tout au plus, tandis que leurs basses assises,
    dans les sapins, quoique fort garanties, sous la brume des froids
    torrents, semblent encore plus près de la glace. Du plus bas au plus
    haut, sur l’échelle de six mille pieds, ce tableau admirable me
    donne tous les froids de l’air suisse, si fort, si vert, à
    différents degrés.

Là même, en son asile du Valais, l’ennui lui est fidèle et il le
retrouve partout. Il a pris possession de tout son être.

L’ennui est tellement le maître de l’époque, que Chateaubriand, qui tout
à l’heure se chargeait de nous consoler par l’attrait des vieux
souvenirs, avoue lui-même que sa religion, évoquée dans le _Génie du
christianisme_, ne l’a point calmé ni consolé. De là _René_, cet aveu de
mélancolie désespérée.--Singulier épisode qu’on est étonné de trouver au
milieu de cette encyclopédie chrétienne[34].

  [34] Je parlerai plus tard des _Martyrs_, et là je ferai remarquer une
    grande injustice de ce temps-ci, l’accord singulier que la presse a
    montré pour étouffer un très beau livre, plein de vues neuves et
    originales: _Histoire des idées littéraires_, par Alfred Michiels.
    Voy. ce qu’il dit du _merveilleux chrétien_ (1873).

Enfin, après tant de parlage, tant de soupirs, et de faux appels à la
mort, la mort vient, et dit: Me voici!

Grainville écrit, se tue. Voilà qui est net, franc,--qui doit faire
taire tous les parleurs.

_Le Dernier homme_, fort supérieur pour la conception à toute œuvre
moderne, mais pâle d’exécution, en cela même encore, porte un grand
trait de vérité, étant visiblement conçu du désespoir (1798-1804).




CHAPITRE X

GRAINVILLE.--LE DERNIER HOMME


On n’a de ce livre qu’une ébauche en prose; l’auteur mourut lorsqu’il
avait à peine commencé à le versifier. Cette esquisse fut publiée
d’abord par le libraire Déterville, à qui Bernardin de Saint-Pierre
l’avait recommandée. Elle a été plus tard réimprimée par Nodier.

Cependant, comme ces deux éditions sont fort rares, j’en fis moi-même un
extrait en 1850, que j’insérai dans mes _Légendes de la démocratie_.

L’originalité de l’ouvrage n’est pas seulement sa sombre grandeur. C’est
sa conception, l’idée qui en fait le nœud même, idée de sublime
théologie que les plus grands génies n’avaient pas éclaircie.

Homère a dit que le monde, les dieux, les hommes, étaient suspendus à
une chaîne que porte la main de Dieu (Jupiter). Mais quelle est cette
chaîne? Personne ne l’avait expliqué.

Dante ne le put, avec sa théologie subtile et ses belles colères.
Shakespeare non plus, avec sa fantaisie flottante entre les brumes
d’Hamlet et l’iris nuancé de ses féeries.

Grainville a percé davantage. Et, dans un cœur profond, et creusé par le
désespoir, il a le premier vu la chaîne par laquelle le monde est
soutenu à la main de Dieu.

                   *       *       *       *       *

Dans l’hiver de 1804, le dur hiver du sacre, on pouvait voir à Amiens
une maison misérable dont personne n’approchait. Elle était interdite en
quelque sorte, frappée de réprobation et sous l’excommunication
publique.--On la montrait de loin.--L’herbe poussait librement dans
l’humide ruelle où elle se trouvait, et devant la porte presque toujours
close. Sans le clapotement des eaux sales du canal qui passe derrière et
qui apporte les légumes des jardiniers des environs, nul bruit n’eût
averti que cette solitude maudite se trouvait au milieu d’une grande et
populeuse ville.

Les hôtes de cette maison de malheur étaient un homme, une femme, du
même âge, d’à peu près soixante ans. L’un ou l’autre sortait le matin,
et l’on pouvait les voir: ils allaient chercher près de là du pain; un
peu de tourbe, triste chauffage du pauvre; puis rentraient vite, comme
des ombres qui craignent le jour et le soleil.

Rien pourtant, à les voir, n’expliquait l’anathème sous lequel ils
passaient leur vie. La figure douce de la femme inspirait plutôt
l’intérêt; celle de l’homme, singulièrement noble, dans son extrême
misère, étonnait par un caractère habituel de distraction et de rêverie.

Quelle malédiction pesait donc sur cet homme? Pourquoi le fuyait-on?
Avait-il les mains souillées de crimes? Était-il marqué du signe du
meurtre? Ou bien encore était-ce un de ces violents patriotes qui firent
à la liberté de sanglantes hécatombes, et que la réaction poursuivit si
cruellement à son tour? Non, c’était au contraire une victime de la
Terreur.

Prêtre avant la révolution, Grainville (c’était son nom) avait cherché
sa sûreté dans le mariage. Il épousa une parente pauvre, mais d’un
esprit cultivé, d’un caractère résigné et doux; union austère, formée
sous les auspices de la nécessité, et qui n’eut pas de fruit.

Grainville avait eu quinze cents livres de rente et les avait perdues.
Il ouvrit une petite pension qui, dans la destruction de tous les
anciens établissements, réussit d’abord à le faire vivre. Bientôt,
revinrent tous les ennemis de la révolution, amnistiés par elle,
implacables pour elle. Les prêtres reprirent leur ascendant. Un nouveau
terrorisme en sens inverse, s’exerça sur tous ceux qu’on croyait
révolutionnaires.--On ne guillotinait pas, on affamait. Les femmes
furent en ceci les violents auxiliaires des prêtres, les instruments
impitoyables de la persécution. La grande dame dit qu’elle n’enverrait
plus aux boutiques des gens sans religion. La bourgeoisie suivit; elle
n’eût pas fait mettre une planche, une vitre, un clou, par des ouvriers
mal pensants. Qu’on juge de la guerre qu’on fit au prêtre marié! Son
école devint un désert; les élèves partirent un à un, le maître resta
seul.

Seul, littéralement seul, et sans voir un visage humain. Amis et
connaissances, mal notés à cause de lui et participant au même interdit,
s’éloignèrent peu à peu; à regret, mais ils ne pouvaient se faire
absoudre et rentrer dans le monde qu’en fuyant l’homme condamné. Sa
solitude fut profonde, celle du captif au cachot. Supplice étrange d’un
homme libre en apparence, et en réalité tenu au secret, à qui la société
dit: «Tu peux aller, venir, d’accord; toujours tu seras seul, tu ne
trouveras personne qui échange un mot avec toi... Tu ne parleras plus et
tu n’entendras plus.» Grainville, dans ses douloureux écrits, a célébré
comme la première des félicités _le bonheur de voir des hommes et
l’entendre la parole humaine_.

Celui qui avait au cœur un si tendre sentiment de l’humanité, on l’a
fait mourir solitaire et comme une bête sauvage!

Quand on sait ce qu’étaient alors les villes de province (et la plupart
n’ont pas beaucoup changé), on comprend sans peine les effets d’une
telle conspiration. Pour Amiens, quelques changements extérieurs qu’ait
pu y faire le mouvement industriel, il est resté le même. C’est toujours
l’antique Amiens, pesamment assis sur la Somme, avec sa forte cathédrale
qui plane et domine tout. Maisons, jardinages et tourbières, tout le
reste est au-dessous, dans les eaux et le brouillard. Peu, très peu de
mouvement. Ce qu’il y a de librairie est ecclésiastique. Dans une courte
promenade, j’y trouvai trois imprimeurs, le premier celui de l’évêque,
le second celui de la _Gazette du clergé_, la boutique du troisième
n’étalait que des Sacrés-Cœurs.

Il n’y a guère de populations plus misérables au monde que celles du bas
Amiens. Les femmes qui cousent les sacs travaillent seize heures pour
dix sols et encore elles fournissent le fil et la lumière. Tout cela est
entassé dans des ruelles misérables, d’étroites habitations, dont
chacune est divisée entre plusieurs ménages. Des canaux dormant le long
des ruelles s’élève une brume éternelle, qui, dans la mauvaise saison,
doit moisir, transir ces tristes demeures, monotones autant que
malsaines. Ces brumes semblent l’ennui même palpable et visible. Je me
disais en passant: «Si le dégoût de la vie doit venir aisément à
l’homme, c’est ici...» Qui soutient ces populations? L’eau-de-vie, tout
en les abrutissant. Elle leur donne des moments d’oubli, et cette mort
passagère leur fait attendre en patience le bienfait désiré d’une mort
définitive.

Grainville résista longtemps à cette attraction de la mort. Il lutta par
le travail, s’obstina à l’espérance, se dit, se redit qu’une âme où
couvait une grande pensée ne pouvait mourir. Il lutta par la tendresse
et le cœur, se reprochant de laisser sans ressource cette femme, cette
sœur, cette personne innocente et résignée, qui ne se plaignit jamais,
n’accusa jamais, ne versa jamais que des larmes muettes. La situation
d’un homme forcé de vivre uniquement parce qu’il aime, rivé par le cœur
à la vie devenue intolérable, est précisément ce qui influa sur le génie
de Grainville; s’il n’en tira pas la force de résister au suicide, il
lui dut l’inspiration du poème qui l’immortalisa.

Le sujet de son poème, c’est _le Dernier homme_, ou si l’on veut, la
mort du monde; c’est le récit de la lutte suprême du génie de la Terre,
parvenu à la fin des temps, épuisé, condamné, qui, contre sa sentence,
s’obstine à vivre, et s’efforce pour vivre, de continuer l’amour entre
les hommes, de faire qu’on aime encore; car, dit le sublime poète, tant
qu’il reste un couple ici-bas pour aimer, la terre ne peut finir.

Grainville avait couvé toute sa vie ce poème de la mort.

Né au Havre, comme Bernardin de Saint-Pierre, (qui avait épousé sa
sœur), il eut de bonne heure l’Océan sous les yeux; son action
destructrice sur les côtes, la démolition, la décomposition successive
qu’il fait de nos falaises. Tristes ruines où l’on croit voir les os de
la terre arrachés et tirés au jour par l’éternelle morsure de l’élément
sauvage. Il n’avait pas seize ans que déjà, frappé de cette fin future,
infaillible, du monde, il dit à la terre: «Tu mourras.»

Né noble, Grainville appartenait à l’ancienne société, qui allait périr;
il était de la classe qui en représentait la triste caducité. La
noblesse de France (c’est M. de Maistre qui en fait la remarque) était
une classe physiquement dégénérée, dégradée, amoindrie.

Noble, mais pauvre, Grainville fut fait d’Église, affublé d’une robe,
condamné à l’hypocrisie. Jeune homme ardent, passionné, il avait trop
visiblement une tout autre vocation. Pour briser la nature, la faire
taire et la démentir, il eût fallu la foi, une foi fixe et forte.
Grainville ne trouva dans l’Église qu’une école d’incrédulité. Son
camarade au séminaire de Saint-Sulpice était le moins croyant des
hommes, un calculateur politique, le muet, le sournois Sieyès. Ce
personnage étrange, qui devait formuler la révolution comme victoire du
nombre, vit dans les hommes des chiffres ou des atomes, voulant toujours
de ces atomes édifier géométriquement les froids sépulcres qu’il
appelait des constitutions. Vrai politique de la mort.

Voilà Grainville prêtre, prédicateur, déclamant à grand bruit ce qu’il
tâche de croire, parlant haut, criant fort, pour se persuader lui-même.
Le voilà, comme les autres, aboyant contre les philosophes, et niant la
raison. Il répond en ce sens à une question posée par une académie; il
imite tristement Rousseau.

Un matin, cette vie fausse et ce rôle convenu lui deviennent
insupportables. Sa franchise naturelle l’emporte. Il se lasse d’être une
robe, au lieu d’être un homme. Il déchire cette robe, laisse la chaire,
ses petits succès, les coteries de corps et de pays, abandonne Amiens,
court à Paris et fait un drame. C’était à la veille de 89.

Étrange destinée de cet homme! A peine il frappe aux portes de cette
société, à peine il y entre, elle s’écroule; ce n’est plus que
poussière.

Et le jeune géant qui sort de ses ruines, la Révolution, dans son
inexpérience enfantine, croit qu’en brisant le trône on pourra conserver
l’autel. Elle rétablit les élections des premiers siècles de l’Église,
elle abaisse le prélat et relève le prêtre; les meilleurs prêtres, elle
les appelle, leur fait prêcher l’égalité en Dieu. Grainville retourne à
l’Église purifiée, il entre dans la chaire, il y parle... La chaire fuit
sous lui; l’Église lui tombe sur la tête... La Révolution elle-même la
brise, la démolit, elle la met en poudre. Il lui faudra tout autre
chose, quelque chose de fort, de profond, une réforme intime, non dans
la discipline, mais dans l’esprit et dans la foi.

Tout cela pour l’avenir. Et 93 éclate, sur la tête de Grainville. La
Terreur le retrouve prêtre et elle met sur lui sa main pesante.

Il y avait à Amiens un proconsul violent, mais habile; cruel d’aspect,
terrible, implacable en paroles; il usait de cette terreur pour se
dispenser de verser le sang. Il fait venir Grainville: «J’ai promis, lui
dit-il, la tête de soixante-quatre prêtres; tu en es, et tout des
premiers. Tu as des talents que j’honore; mais si j’épargne ta tête, je
payerai de la mienne. Sauve-nous, marie-toi: sois patriote et citoyen.»

Ce mariage, acte innocent en soi, légitime, honorable, l’était-il,
lorsqu’on l’imposait au nom de la nécessité? Le vœu du célibat, ce vœu
impie, contre nature, maudit cent fois par Grainville, comme la tyrannie
du vieux monde, il lui redevint respectable lorsqu’il fut contraint de
le violer par la tyrannie du nouveau. C’était au plus intime de l’homme
qu’on s’attaquait ici, à ce qui lui restait seul (dans l’affaiblissement
de ses croyances), je veux dire à la volonté. Il n’y consentit pas. Il
réserva sa volonté entière, n’accorda à la force qu’une obéissance
extérieure, épousa une parente d’âge mûr, et crut pouvoir continuer le
célibat dans le mariage; il espéra qu’un tel hymen, semblable à ceux que
les chrétiens contractaient dans les temps de l’Église primitive ne
serait autre chose qu’un lien fraternel.

État bizarre! plein de souffrances, de combats, de luttes secrètes. Plus
de paix au foyer, le lieu même où tout homme cherche le repos et l’oubli
est le centre de l’agitation et le champ de la guerre.

Beaucoup d’hommes qui vivent encore peuvent, en recueillant les
souvenirs de leur jeunesse, se rappeler sans peine la tristesse infinie
de ce temps. L’immensité des ruines, la perte de tant d’illusions, le
deuil de tant de victimes, le deuil des principes même immolés et
trahis, l’immense Saint-Barthélemy législative des meilleures
institutions de la Révolution, la République elle-même jetée par les
fenêtres de Saint-Cloud; tout cela mettait dans les âmes qui
conservaient quelque valeur un abîme de tristesse... Qu’était-elle
devenue, cette lumière de 89, devant laquelle le monde tomba un moment à
genoux? Où était-il l’autel de la Fraternité, où nos Fédérations
amenèrent en un jour tant de milliers d’hommes, l’autel où tout un
peuple mit son cœur, et qu’il trempa de larmes... Tout cela, disparu!...
Un éclair dans le ciel!... Et le ciel s’était refermé!...

La gloire ne manquait pas, la gloire infatigable, meurtrière et
terrible. Le temps des grandes destructions d’hommes avait commencé;
l’on ne devinait pas comment il finirait. De victoire en victoire, de
carnage en carnage, le monde s’acheminait sur la pente du néant. Plus
d’un y avait goût, érigeait la mort en doctrine. De Maistre nous
enseignait que l’extermination est le procédé favori de Dieu. Senancour
écrivait sur la pierre d’une tombe son livre désolant de l’_Amour_.

C’est le moment où Grainville prit la plume. Son livre fut pour lui un
ajournement du suicide. La première pensée de sa jeunesse, pensée amère
et sombre, lui revint cette fois. Ici, ce n’était plus la mer et ses
destructions qui lui dictaient la fin du monde; c’était cette mer
d’hommes, écoulée sous ses yeux. Et combien les générations
passaient-elles devant lui plus orageuses et plus rapides que les vagues
aux falaises du Havre!

Lui-même, flot vivant, écoulé tout à l’heure, que pouvait-il contre la
destruction? une seule chose, mais grande, qui est la vengeance de
l’homme et sa victoire sur elle: La dominer et la décrire; lui dire: «Tu
m’emportes, c’est bien... Quoique tu puisses faire, tu es si peu
victorieuse que c’est de toi-même que je tirerai l’inspiration, l’âme
nouvelle, et la vie d’avenir...»

Si l’on en croyait l’ingénieux éditeur du poème, Nodier, qui n’en a
nullement senti l’immense portée morale, mais qui a su très bien, et de
la première source, les détails de la vie de l’auteur, ce poème, conçu
de bonne heure, mais négligé longtemps, aurait à la fin jailli tout
entier dans une des dernières heures de désespoir. Sa femme, dit-il, m’a
souvent raconté la soirée où le dernier élève de Grainville s’éloigna de
sa maison. Les deux vieillards étaient assis au coin du foyer, et de
temps en temps arrêtaient l’un sur l’autre un regard abattu. Les yeux de
la femme roulèrent enfin quelques larmes qu’elle ne pouvait plus
dissimuler. Grainville s’empara de sa main, et frappant son front comme
pour fixer une illumination soudaine: «Rassure-toi, lui dit-il.
Donne-moi ce papier inutile, cette encre, dont ils ne se serviront
plus... Je te réponds de l’avenir!» Son poème était dès lors dans son
esprit; il écrivit d’un trait, et sans rature. (Voyez à la fin de ce
troisième volume.)

L’ouvrage de Grainville, tel que nous l’avons, n’est qu’un plan étendu,
un simple canevas du grand poème, qu’il rêvait. Le résumé que j’ai donné
est, pour ainsi parler, l’ébauche d’une ébauche. Nous craignons bien
qu’on n’y trouve plus rien de la grandeur de l’original.

Ceux, pourtant, qui ont un cœur, nous en sommes convaincu, sauront, sous
la faiblesse de ce résumé, reconnaître et retrouver des idées fortes et
grandes, des situations d’un pathétique sublime, telles conceptions
éloquentes par elles-mêmes, de quelques mots qu’on les exprime.

La force du cœur est tout dans cette œuvre. Elle ne doit rien aux
machines toutes faites du merveilleux convenu. Grainville n’emprunte
rien au paganisme classique, rien au merveilleux chrétien. Le premier
homme, le jugement, n’appartiennent pas au christianisme; ce sont des
idées communes à une foule de religions.

Nous ne voulons point comparer cette ébauche aux grands poèmes achevés
de Dante et de Milton. Nous devons cependant remarquer, pour être
justes, que l’un et l’autre, dans leur conception générale, sont dominés
par la tradition. Milton l’a suivie pas à pas. Dante, qui la renouvelait
de son puissant génie, emprunta cependant beaucoup, on le sent aisément,
aux légendes perdues, beaucoup aux _Divines comédies_ populaires qui,
depuis tant de siècles, se jouaient aux portes des églises.

Grainville n’a rien dû qu’à lui-même, à son temps, aux douleurs trop
réelles de l’époque où il vécut. De tous les livres d’alors, le sien est
le plus historique, en ce sens qu’il donne avec une vérité profonde,
l’_âme même du temps_, sa souffrance, sa sombre pensée.

Cette pensée, il faut le dire, sortie de la douleur physique aussi bien
que morale, n’en a pas moins en elle une âpre et sauvage poésie. Elle
n’est autre que la faim et la famine, la terreur que produisit vers la
fin du dix-huitième siècle l’apparent épuisement de la terre. Cette
terreur, plus forte que celle des échafauds de 93, se retrouve à chaque
ligne de l’histoire de ces temps. Nous avons dit ailleurs les causes qui
depuis Louis XIV avaient insensiblement stérilisé le sol, jusqu’à ce que
la Révolution rompit l’enchantement fatal, délivra la nature en même
temps que l’homme, et recommença la fécondité. La terre se remit à
produire sous la rosée de la justice. Malheureusement ce bienfaisant
effet de la Révolution ne se fit sentir qu’à la longue; elle ne porta ce
beau fruit que lorsqu’elle-même allait disparaître, et les bénédictions
de la fécondité due à ses lois furent pour le gouvernement qui ne les
avait pas faites. Tout le souvenir qu’elle laissa, fut, au contraire,
celui des maux accidentels que l’on avait soufferts. La disette et le
_maximum_, les sanglantes émeutes des grains, de longues nuits d’attente
passées à la porte des boulangers, voilà ce qui est resté dans
l’imagination populaire.

Cette terrible préoccupation de la famine n’est pas, au reste,
particulière à la France de ce temps. L’année même où Grainville semble
avoir commencé d’écrire son poème (1798), un autre poème non moins de
fiction, sous forme abstraite et sérieuse, paraît en Angleterre, un
livre qu’on pourrait appeler l’_Économie du désespoir_. Je parle du
livre de Malthus.

Cent voix répondirent à Malthus. Une littérature tout entière est sortie
de ces voix gémissantes, qui furent le cri de la nature. C’est ce qu’on
peut appeler les _poètes de la faim_.

Remarquable contraste. Le fond du livre de Malthus, son corollaire
impie, c’est que l’amour est de trop en ce monde; que, pour lui
continuer à ce monde sa froide et misérable vie, _il ne faut plus qu’on
aime_. Tout au contraire, le sens du poème de Grainville, ce qui en fait
un livre aimable et bon, d’une lecture sacrée, c’est l’idée sublime et
tendre (aussi spiritualiste que l’autre est matérielle et basse) que
l’_amour est la vie même du monde_, toute sa raison d’être, _que le
monde ne peut mourir tant que l’homme aime encore_; tellement, que, pour
obtenir que le monde se repose et meure, Dieu est obligé d’obtenir de
l’homme _qu’il permette cette mort en cessant d’aimer_.

Combien Grainville aurait-il eu le droit de dire de son poème le mot
qu’on a prodigué à des livres moins originaux: _prolem sine matre
creatam_ (fils engendré sans mère)!

Cette mère, s’il fallait la chercher, ce serait la douleur. Sous cette
noble poésie qui relève tout et ne descend jamais à pleurer pour
elle-même.

Grainville, pour se faire imprimer, s’était adressé à Bernardin de
Saint-Pierre, qui avait épousé sa sœur, et il lui avait envoyé son
livre. L’auteur de _Paul et Virginie_ le lut probablement, car il se mit
en quête, il recommanda le livre. Il trouva un libraire, mais non pas un
public. A peine quatre ou cinq exemplaires sortirent du magasin.

Pour saisir l’attention du public, l’arracher un moment à ses
préoccupations, il eût fallu, du moins, un livre ridicule, comme avait
été celui d’_Atala_, dans la première édition qu’a supprimée l’auteur.
Grainville échappa entièrement à l’attention de la critique. Personne ne
blâma, ne loua. Tous négligèrent également le seul livre du temps dont
la composition fût originale.

Cet oubli, ce silence, furent, pour l’auteur le coup de grâce. Il se
tint condamné sans appel par le sort. Son poème, son espoir et sa
consolation dans ses sombres et dernières années, ce fidèle compagnon,
ce noble ami, qui l’avait souvent relevé, dont la flamme le réchauffait
encore à son foyer glacé, son poème, dis-je, l’avait quitté; il était
parti, hélas! pour faire naufrage!... Il faut avoir produit soi-même
pour savoir la tristesse de l’écrivain qui, son livre achevé, s’en
sépare pour toujours et reste solitaire, privé du fils de sa pensée.

Toutes les réalités odieuses de sa situation le ressaisirent alors. Il
recommença à sentir la faim, le froid. Il se retrouva vieux, dénué,
misérable, seul. Que dis-je? non, pas seul. La chétive habitation que la
pension, l’école avait remplie, n’était plus occupée par le seul
Grainville. Elle était divisée, comme la plupart des maisons du bas
Amiens, entre plusieurs ménages d’une population indigente, bruyante,
sale, presque toujours ivre. Grainville, relégué dans un rez-de-chaussée
humide et sombre, à travers les faibles cloisons, avait tous les bruits,
les échos, les contre-coups de cet enfer, cris des enfants, querelles
des parents, commérages des femmes. Si différent de ses voisins, il
devenait un objet de risée. On se moquait du vieux. On le singeait, on
l’épiait. Il le croyait du moins. Il supposait que ses voisins
rapportaient à ses ennemis tout ce qu’il pouvait dire ou faire, en
amusaient la ville. Au coin même de son foyer, il ne se croyait pas en
sûreté; il disait à sa femme: «Parle bas, on écoute.»

Dans cette vie intolérable, qu’il eût quittée cent fois, sa femme le
retenait encore. Peu à peu, cependant, autant qu’on peut conjecturer, il
se dit qu’après tout, seule, peut-être, elle serait moins malheureuse,
qu’elle échapperait mieux à la dure malédiction qui avait pesé sur lui.
Prévision très juste. Madame de Grainville, aimable et cultivée, trouva,
après la mort de son mari, de faciles moyens d’existence.

Grainville, depuis longtemps, avait la fièvre et ne dormait plus: «Le
1er février 1805, à deux heures du matin, pendant une froide nuit, sous
un vent glacé de tempête, il se leva pour rafraîchir sa tête ardente aux
intempéries de la saison. Il traversa le misérable jardinet abandonné,
ouvrit doucement la porte: la referma doucement et en mit la clé dans la
poche de son seul vêtement. Des jeunes gens attardés qui passaient de
l’autre côté, revenant d’une des folles soirées du carnaval, virent
alors un spectre assez étrange qui se glissait sur le revers opposé, et,
un instant après, ils entendirent un bruit pareil à celui d’un corps qui
tombe. Le lendemain, quand les bateliers arrivèrent à leurs travaux, ils
remarquèrent quelque chose qui flottait entre les glaces brisées, et ils
le ramenèrent du harpon qui arme leurs longs pieux. C’était Grainville.»

Le mort fut, sans cérémonie, mené au cimetière.

On en parla le jour. Le soir, dans les salons, les dames s’accordèrent à
dire que l’événement était triste, mais qu’enfin c’était à une juste
punition de Dieu. Ce fut toute l’oraison funèbre.

Peu après, un étranger, un antiquaire anglais, chercheur infatigable des
curiosités littéraires, le chevalier Krofft, vint résider à Amiens. Il
connaissait le _Dernier homme_. Il demanda avidement à voir l’original
et puissant créateur du poème qu’il considérait comme la seule épopée
moderne. Hélas! il n’était plus!... Krofft pleura amèrement: «Ah!
dit-il, je l’aurais sauvé!»

Sort cruel! on quitte la vie la veille du jour peut-être qui l’aurait
rendue chère!

Krofft n’eut pas de bonheur. Il arrivait toujours trop tard, et
seulement pour enterrer les morts. Déjà en Angleterre, il avait
découvert, admiré les poésies de Chatterton, lorsque ce jeune poète
venait de s’ôter la vie.

Aujourd’hui bien inconnu, Krofft, vivra par cette larme que seul il
versa sur Grainville, lorsque personne en France ne s’était intéressé
encore à l’homme ni au poème. Dans ses notes sur Horace, l’Anglais
enthousiaste, s’élevant au-dessus de tout amour-propre national, a dit
ce mot sur le poème français: «Il ira jusqu’au dernier homme, jusqu’à la
fin du monde, plus sûrement que celui de Milton.»




LIVRE II

ANGLETERRE. FRANCE (1798-1805)




CHAPITRE PREMIER

MALTHUS (1798)


L’année 1798, l’année où je naquis, restera par un signe lugubre, comme
celle où les deux plus grandes nations poussèrent le cri de la
désolation, le cri des extrêmes misères, _un appel à la mort_,
l’anathème à la vie, à la fécondité, un appel à la fin prochaine.

Cette année où Grainville, d’une voix défaillante, commença son poème
funèbre, est celle où un homme grave, un _fellow_ de Cambridge, le
professeur Malthus, dans une grande aisance personnelle, du fond de son
repos, fait un précepte de l’appel à la mort, au célibat, à la
stérilité.

Cela se comprend mieux pour la France, après tant de déchirements
intérieurs.

Mais l’Angleterre, la maîtresse des Indes et la reine des mers, qui,
partout, a supplanté la France, comment expliquer son cri de désespoir?
Je sais bien que l’Inde, épuisée par les établissements de Cornwallis,
ne rapportait que par les places données à une certaine bourgeoisie,
cliente de la couronne; je sais qu’en 97 la grande révolte de la flotte
avait imposé des réformes coûteuses, qu’enfin le complot royaliste en
fructidor avait exigé de l’Angleterre une horrible saignée d’argent.
Elle se trouvait dans la position de ces grands propriétaires qui, ayant
d’énormes fortunes et des dettes immenses, semblent toujours aux abois.
M. Pitt, avec un rire diabolique, disait à ce peuple si riche et affamé:
«Réjouissez-vous! les Français, en prenant la Hollande, vous donnent un
monde, une seconde Inde, les colonies hollandaises, Java, riche trésor,
l’ombilic de la terre, d’où les richesses vous viendront par torrents.»

A cet hymne de joie qu’on eût cru ironique, l’Irlande répondait en
montrant ses champs dévastés, ses pommes de terre que l’on plantait
alors, et l’Écosse son pain d’avoine. Déjà on ne pouvait plus vivre dans
les hautes terres; les highlands descendaient et augmentaient la pénurie
d’en bas. Les hommes, s’ils ne faisaient un peu de pêche, s’engageaient
pour aller mourir aux Indes. Sauf Glascow, Édimbourg, le désert se
faisait. Les femmes, surtout, sèches et sobres, peu à peu rétrécissaient
leurs estomacs, ou pieusement mouraient sans se plaindre. Ces pauvres
désolées, sur une terre qui n’avait plus d’hommes, refaisaient des
couvents industriels, où leur patiente adresse et leur égalité admirable
dans le tissage, créa le _fil d’Écosse_, recherché dans toute l’Europe.

L’Angleterre ne sait pas jeûner, comme l’Écosse. Chez elle se forma un
être qui n’est tel nulle part ailleurs: le _pauvre_, dont l’industrie
est de lever des contributions par paroisses, sur les gens aisés ou
laborieux. Cela constitue un état que nous voyons déjà réglé par les
lois d’Élisabeth. Fort au-dessus du pauvre, se trouvent bien des hommes
de vie analogue, mais de noms différents, les _sinécuristes_ de divers
genres. Ce nom ne pourrait, sans injure, s’étendre aux _fellows_ des
universités, anciens élèves qui, ayant pris leurs grades, avaient le
privilège fort lucratif de prendre chez eux, pour les nourrir, les
conseiller et les veiller un peu, quelques élèves riches et grands
seigneurs. Métier commode qui n’imposait qu’une gêne, celle de _ne pas
se marier_. Prescription difficile; car cette vie aisée et douce
semblait d’elle-même appeler le mariage.

Au moment où Godwin et autres (à l’instar de nos révolutionnaires)
recommandaient le mariage et la fécondité; à ce moment même, 98,
Malthus, alors âgé de 38 ans, fit son livre pour prêcher la stérilité.

Livre remarquable, mais menaçant, funèbre, où il croit prouver par les
chiffres que le travail de l’homme est incapable de multiplier les
subsistances autant que s’augmente la population. Celle-ci par un
fâcheux accroissement allant toujours bien au delà de nos facultés de
créer et augmenter la nourriture, l’humanité en s’engendrant
inconsidérément n’enfante que la famine, la misère et tous ses fléaux.

Qu’arrivera-t-il? Que les hommes, repoussant les tribus humaines moins
fortes, auront pour quelque temps des terres plus étendues à cultiver.
Cela donnera un répit. N’importe! Un peu plus tard la difficulté devra
revenir la même.

Il est vrai que la guerre, les maladies, la petite vérole, qui règne en
reine au XVIIIe siècle, sont des préservatifs assez bons contre la
famine. Mais voilà la médecine, surtout la vaccine, qui veulent
conserver l’homme, maintenir, augmenter, les embarras du monde.

Puisque la mort n’agit pas assez contre l’encombrement, demandons
secours à la médecine préventive. Tâchons de ne pas naître.

Ce livre, farci de chiffres souvent très incertains que l’auteur prend
même dans les pamphlets payés de M. Pitt, n’en est pas moins, malgré cet
étalage, analogue aux rêveries des millénaires sur la fin du monde, qui,
disaient-ils, doit s’affamer peu à peu et mourir de langueur et
d’amaigrissement. Dès l’ère chrétienne où une religion de la mort fut
annoncée et la fin prochaine du monde, on a vu par moments reparaître
ces rêveries. Malthus, en les reproduisant, fait un roman plus
désespérant que celui de Grainville où l’idée sublime que l’amour
conserve ce monde, que la vie du globe en dépend, jette une lueur
consolante. Le dernier homme lui-même la suit parmi les ruines.

Dans Malthus, au contraire, ce n’est que ténèbres, et malgré le secours
que la mort peut tirer des pestes, de la variole et de ses autres
alliés, on n’entrevoit que trop pour les malheureux survivants les
honteuses souillures qui remplaceront l’amour dans un monde où l’on
s’interdit la fécondité.

Les riches seuls auront des enfants. Le pauvre est né seul, et seul il
doit mourir ainsi qu’il est venu.

L’auteur a sous les yeux mille explications sociales de la misère et de
ses causes, mais il se garde bien de les voir.

Moi je n’entreprends point de les énumérer. Voici pourtant ce que je
dis:

Dans les temps de pauvreté, on peut agir de deux manières: ou en se
resserrant et se refusant tout, ou au contraire en cherchant les moyens
d’augmenter la production, en se créant d’autres moyens de vivre, des
arts, des industries nouvelles.

En ce pays de France, misérable en comparaison, après les banqueroutes
de Louis XIV et du premier Régent, sous M. le Duc, on crut mourir.
L’autorité follement défendit à Paris de s’étendre et l’entoura de murs.
Que fit l’ouvrier de Paris? Il ne chercha pas des ressources aux champs
qu’il n’eût pas su cultiver. Il créa un art sans sortir de Paris. Et il
s’imposa à l’Europe charmée. Aux meubles de Louis XIV si chers, d’un si
grand luxe, il en substitua de moins coûteux, plus élégants, dont les
formes légèrement contournées, infléchies avec art, profitaient du
hasard des racines et autres accidents de nature. On put avoir des
meubles, à bon marché. De 1730 à 1760 et au delà, Paris fabriqua pour
l’Europe, se bâtit un nouveau Paris, le faubourg Saint-Antoine, et
l’ouvrier se maria, eut une famille. Contrairement aux idées de Malthus,
l’amour et la famille rendirent l’homme plus productif, plus
travailleur, plus ingénieux.

Au même moment, un miracle pareil et plus grand, s’accomplissait en
Angleterre.

Par les inventions de Watt la nature fut doublée, décuplée, centuplée
pour les forces motrices qu’on eut partout à bon marché. Jusque-là, les
torrents, les chutes d’eau en fournissaient, mais par moments, trop ou
trop peu, et avec grande irrégularité. Ce furent des torrents tout
nouveaux, et transportables, que l’on put installer partout, et faire
fonctionner sans limite de temps ni de forces.




CHAPITRE II

WATT ET LA MACHINE.--INCROYABLE ENRICHISSEMENT DE L’ANGLETERRE


La machine de Papin, l’idée simple de la force de l’eau bouillante qui
soulève par moment un couvercle, et par là crée un mouvement, était déjà
connue. Watt partit de cette invention première et peu à peu la
perfectionna[35].

  [35] Voy. l’_Éloge de Watt_, par Arago.

Ce qui m’attire le plus en tout ceci, c’est moins la machine que
l’homme, sa grande originalité.

Il n’était pas plus machiniste que propre à tout art, toute science.

Nous avons heureusement la connaissance de ses parents pendant un
siècle. On voit avec étonnement que cet enfant maladif et précoce, de
très bonne heure semblait savoir toute chose et d’avance résumait, en
quelque sorte, la vie, les aptitudes de tous ses aïeux[36].

  [36] Cette singulière faculté n’a encore été ni notée, ni observée
    sérieusement.

Watt naquit dans le comté d’Aberdeen, peu pittoresque, agricole, et,
quoique si près de la mer, étranger à la marine. Il n’eut nulle envie de
voyager, resta tout entier à la réflexion.

_Son bisaïeul_, un cultivateur, en combattant pour les Stuarts, sous
Montrose, fut tué et ses biens confisqués. L’enfant semblait être de ces
temps-là; il savait toutes ces batailles, toutes ces aventures, et les
racontait avec un charme si grand, qu’on passait les nuits à l’écouter.
S’il n’eût été Watt, il aurait été Walter Scott. Le célèbre romancier
dit lui-même combien il fut impressionné de ses récits.

Son _grand-père_, recueilli par des parents éloignés, fut mathématicien,
enseigna les mathématiques pour la navigation. Notre Watt tint de lui,
et, dès six ans, cherchait ses amusements dans la géométrie.

Les _fils de ce grand-père_ suivirent sa profession. L’un d’eux
fabriquait des instruments pour la marine. C’est ce qu’essaya de bonne
heure son fils, James Watt, le grand inventeur, qui, sans cesse,
montait, démontait ses jouets; l’un n’était pas moins qu’une petite
machine électrique qu’il avait construite.

Ainsi, la vie, les aptitudes de tous ses parents antérieurs revenaient
dans cet enfant singulier, et il avait pour tout des germes, des
commencements, comme une espèce de seconde vue qui le dispensait presque
d’apprendre.

Comme malade, il aimait, dévorait les livres de médecine, et même en
cachette fit de l’anatomie. Sur les rives du lac Lomond, il devint
minéralogiste. Puis il analysa les minéraux, se fit chimiste, il fut
frappé de voir à quel point l’air chaud et élastique, s’étendant,
devient une force puissante: il était sur la voie de sa découverte.

Mais, avant tout, il voulut avoir un métier. Il alla à Londres. On n’y
voyait pas bien les Écossais, depuis le ministère de lord Bute. Il n’y
resta qu’un an, retourna à Glascow; mais là, autre difficulté. Les
ingénieurs de cette ville le regardaient, le traitaient comme Anglais,
refusaient de le recevoir. Il fallut que l’Académie, alors si glorieuse
par Adam Smith et autres inventeurs, l’établît dans un local à elle, une
petite boutique où il construisait et vendait des instruments de
mathématiques. Le soir, on s’y rassemblait volontiers pour l’entendre.
Et l’échoppe devint célèbre. Ceci rappelle que Christophe Colomb, à
Gênes, eut d’abord aussi une boutique de livres et de cartes de
géographie.

Sa découverte date de 1769. Mais n’ayant pas réussi dans la première
association qu’il fit pour l’exploiter, il eut la patience, l’incroyable
courage d’attendre dix années, de changer de carrière, et comme
ingénieur, de creuser un canal (au lac Lomond) rival du canal
Calédonien, puis un autre canal pour porter la houille à Glascow. Enfin,
en 1774, il revint à sa découverte, s’associa avec un exploiteur de
grande intelligence, Bolton; et d’abord la machine servit à l’épuisement
des eaux dans les mines de Cornouailles, qui donnaient en retour le
tiers du charbon économisé. Enfin Watt transforma sa machine en un
moteur universel.

Mais là encore il eut plusieurs difficultés. Dans la chambre des
Communes, plusieurs faisaient obstacle pour la continuation de son
brevet, entre autres le célèbre Burke. Il eut sept années de procès où
tantôt on lui disputait son invention, tantôt on prétendait qu’elle
était préjudiciable aux ouvriers. Ces procès l’irritaient, le
détournaient et l’avaient obligé de devenir légiste. Parmi ces
contrariétés sa femme mourut, et le plus aimé de ses fils. Il en resta
inconsolable, et se retira en 1798, cédant son brevet à l’un de ses
fils, qui, avec l’associé de son père, créa la célèbre manufacture Watt
et Bolton.

Une partie, peut-être la plus curieuse de cette grande ère, nous est
cachée: comment cet homme ingénieux et patient, aussi fort au point de
vue moral que dans les choses mécaniques, se créa-t-il le monde
d’auxiliaires qui, sous lui, purent réaliser ses conceptions? Origine
féconde de ce grand peuple d’ouvriers laborieux, consciencieux, qui
surtout pendant trente années ont fait la supériorité de l’Angleterre,
sa royauté industrielle sur le monde.

                   *       *       *       *       *

En 1798, ce grand résultat n’était pas visible encore, et sans doute
Malthus, qui alors publiait son livre désolant, crut que la nouvelle
invention, diminuant le travail, ôterait le pain à l’ouvrier et ne
serait qu’une augmentation de misères. Les salaires crûrent sans doute
pour ceux qu’on employait. Mais l’établissement des usines, qui
travaillaient avec ces grandes machines, supprima peu à peu la petite
industrie des tisserands, le travail en famille, si regrettable[37]. A
Leeds, par exemple, il y avait quatre mille petits ateliers qui durent
disparaître.

  [37] Les détails sur l’ancienne industrie de _la laine_, qui fut la
    principale du moyen âge, se trouveront dans le grand et important
    ouvrage que M. Jules Quicherat doit publier sur ce sujet, et pour
    lequel il n’épargne ni soins, ni temps, ni voyages coûteux.--La
    savante Miss Toulmins Smith a publié, en 1860, les ordonnances
    relatives à ce métier, recueil préparé par son père.--Enfin, M.
    Brentano fils a fait, sur les _English Gilds_, un livre plein de
    recherches instructives. Cependant il néglige les passages si connus
    des chroniques, où l’on voit les efforts que faisaient les Anglais
    pour attirer l’ouvrier étranger.--M. Quicherat, dont l’autorité est
    si considérable, croit, comme moi, que l’industrie anglaise se
    recruta surtout dans les émigrations du continent.

Quoi qu’il en soit, on ne peut comparer ces inconvénients passagers avec
le bien universel qui résulta du système nouveau.

La machine qui promettait une si grande économie de la main d’œuvre
paraissait renvoyer l’ouvrier. Mais elle augmenta tellement la
fabrication par le bon marché tout nouveau qu’elle mettait en chaque
industrie, que des masses d’ouvriers y trouvèrent leur compte, eurent
des salaires élevés (comme ouvriers du fer, mécaniciens, etc.), même les
ouvriers primitifs, tisserands, filateurs, que la machine semblait
surtout déposséder, furent employés aussi dans le nouveau système, où la
fabrication exigeait encore, en mille choses secondaires, l’assistance
de la main humaine.

Ces avantages tournèrent au profit de la famille. Beaucoup se marièrent,
qui dans l’ancien système ne l’auraient pu, seraient restés compagnons
et célibataires.

Le prix du vêtement et des outils en tout genre baissa tellement que les
peuplades les plus pauvres purent se vêtir, avoir des instruments pour
commencer quelque industrie. L’Angleterre, ce grand atelier, donna lieu
à la création de milliers d’ateliers sur la terre.

La paix d’Amiens négociée depuis mars 1802 et conclue en octobre;
d’autre part, la paix de Lunéville ou d’Allemagne, en dispensant
l’Angleterre de soudoyer l’Autriche, lui permit d’employer son argent
dans les manufactures. De là ce miracle de production.

Le globe entier en fut pour ainsi dire renouvelé.

L’Angleterre, depuis bien des siècles, avait réclamé la gloire de
fabriquer et de répandre ce grand bienfait (le premier dans le Nord): le
vêtement qui nous réchauffe et nous permet l’activité.

Dès 1300, le vieux chroniqueur disait:

«O Angleterre! qui pourrait se comparer à toi?... Tes vaisseaux, tes
travaux vont sans cesse d’une extrémité à l’autre du monde. Les flancs
des nations te bénissent réchauffés des toisons de tes brebis.»




CHAPITRE III

RUPTURE DE LA PAIX (1803).--LUTTE D’HORTENSE ET JOSÉPHINE CONTRE LES
FRÈRES DE BONAPARTE


Ni Bonaparte, ni personne n’avait prévu la grande révolution
industrielle de l’Angleterre. Il l’envisageait comme une puissance
commerciale, et ne soupçonnait pas ce que démontrèrent les amis de Pitt,
que la guerre faisant la mer déserte, et la livrant toute aux Anglais,
leur serait plus lucrative que la paix elle-même.

Dans l’intérêt de l’industrie française qu’avec Chaptal et Berthollet
Bonaparte croyait rétablir, il ajourna, c’est-à-dire refusa le traité de
commerce que l’Angleterre marchande espérait obtenir de la France,
traité semblable à celui qu’accorda Louis XVI, qui lui rouvrirait un
débouché immense et nous inonderait de ses produits, mis à si bon marché
par la machine. Cela n’arriva pas, et ce refus contribua plus que toute
chose à rendre impopulaire en Angleterre une paix saluée d’abord avec un
enthousiasme délirant.

Le mépris militaire de Bonaparte pour le mercantilisme lui avait fait
croire que la torpeur de l’Angleterre, augmentée par les bénéfices de la
paix, durerait plus longtemps. Il recevait à Paris les Anglais curieux
de revoir cette ville après tant d’années, et fort surpris, en
traversant la France, qu’on leur peignait toute en ruines, de la trouver
si bien cultivée. Ils pouvaient se convaincre de la fausseté du tableau
que leur faisaient les émigrés et l’Anglo-Genevois, sir Francis
d’Ivernois. Tous les ambassadeurs de l’Europe étaient à Paris, qui ne
fut jamais si brillant.

Fox y vint voir aussi ce prodige du jour. Quoique ébloui d’abord de la
faconde de Bonaparte, il lui parut que ce beau parleur en disait trop,
et souvent plus qu’il ne convient à un homme d’État.

Fox, au contraire, quoique ami de la France et fort humanitaire, se
maintint dans l’attitude et les discours d’un très parfait Anglais.
Qu’on en juge par une anecdote. Un jour qu’au Louvre, pendant
l’Exposition de l’industrie, on regardait un fort beau globe de la
terre, un des traîneurs de sabre qui suivaient le Consul s’avisa de
dire: «Oh! que l’Angleterre est petite!--Oui, oui, répliqua Fox; mais
elle contient les Anglais, qui veulent y vivre et y mourir.» Et étendant
les bras sur les deux océans et les deux Indes, il ajouta: «Ils
remplissent le globe tout entier et l’embrassent de leur puissance.»
Bonaparte admira cette fière réponse[38].

  [38] Rémusat, _Vie de Fox_.

Il était de bonne humeur et faisait jouer des comédies à la Malmaison
par Bourrienne, le peintre Isabey et autres de ses familiers. Il voulait
être aimable. Et, repoussant le chef-d’œuvre d’Houdon[39], il confiait
son effigie au gracieux Canova, un peu fade, qu’il faisait venir tout
exprès d’Italie. Mais son artiste favori était le gentil Isabey, l’homme
d’Hortense et de Joséphine.

  [39] Un jour passant dans la galerie où était le buste, il le tira par
    le nez et s’en moqua disant: «Il est _bonhomme_, il est _bon
    homme_.»

Il l’a représenté deux fois dans ces portraits célèbres et si souvent
gravés, se promenant à pied dans le parc de la Malmaison, et passant la
revue au Carrousel. Il est à cheval, ce qui lui va mieux, car les
Bonaparte ayant les cuisses et les jambes courtes, ne font bien qu’à
cheval.

Là il est dans sa gloire, entouré de son auréole, de ses invincibles
généraux sur leurs fougueux coursiers et l’épée nue.

Dans ces occasions, la triste Joséphine était en seconde ligne. La reine
du jour était sa fille Hortense, qui venait d’épouser Louis, bientôt roi
de Hollande. Joséphine l’avait voulu ainsi pour diviser la ligue des
frères contre elle, qui lui faisait craindre un divorce. Cette situation
singulière de la famille du Consul et la faveur d’Hortense si visible
était malignement dénoncée aux journaux anglais, qui prétendaient que la
nouvelle mariée était déjà accouchée[40].

  [40] Grande fureur de Bonaparte, qui, pour les réfuter, dit
    Bourrienne, donna un bal tout exprès.

A part l’infamie, le scandale, il y avait une contradiction bizarre dans
la situation. Ce restaurateur des autels, qui, à ce moment même,
chassait de Notre-Dame le clergé républicain pour y mettre le clergé du
pape, l’homme que les nouveaux curés nommaient: _Christ de la
Providence_--celui-là (selon le bruit public)--déshonorait son frère et
sa belle-fille.

La chose est incertaine, mais ce qui la fit croire, ce fut la longue
dispute qu’il soutint contre toute sa famille, pour faire son héritier
cet enfant qu’on disait de lui[41].

  [41] Miot, t. II, donne là-dessus les plus grands détails.

Ces scandaleux caprices, renouvelés des tyrans de l’antiquité, étaient
partout affirmés, répandus par ses ennemis, pour montrer qu’en morale
comme en politique, cet esprit tyrannique s’affranchissait de toute
loi[42].

  [42] «Je ne suis pas un homme comme un autre, disait-il dans les
    querelles qui naissaient de la jalousie de sa femme, et les lois de
    morale ou de convenance ne peuvent être faites pour moi.»

En janvier 1803, faisant venir à Lyon la consulte italienne, il avait
réuni presque toute la Lombardie sous le nom de _république d’Italie_.
Il s’en était fait président.

Et quand on s’en plaignit à Amiens, il répondit fièrement que sans cela
les républiques italiennes, trop faibles devant l’Autriche, ne
pourraient qu’être réunies à la France, comme le Piémont le fut bientôt.

Le Piémont d’un côté, et de l’autre la Suisse, qu’il dominait sous le
titre de médiateur, le constituaient maître des Alpes.

Mais sa médiation s’exerçait contre la liberté. En Piémont, il ne vit
qu’un vaste recrutement chez un peuple très brave. En Suisse, il ne fit
guère que comprimer la révolution et l’égalité unitaire. Il releva
partout les aristocraties.

En France, il avait fait rentrer les émigrés, et, autant qu’il pouvait,
il leur rendait leurs biens.

Tous les ministères furent en réalité réunis pour les choses graves en
un seul (sous Maret-Bassano, ministre d’État). Le tribunat et le conseil
d’État furent réduits à quelques membres. Enfin, un sénatus-consulte (4
août 1802) lui décerna le consulat à vie.

                   *       *       *       *       *

Bourrienne assure qu’au moment où l’Angleterre (en mai 1803) rappela son
ambassadeur, Bonaparte en fut surpris, il n’avait pas prévu une rupture
si prochaine. En effet, il avait accordé aux militaires d’innombrables
congés.

Il savait bien que la paix d’Amiens n’était qu’une trêve; mais il
comptait que l’intérêt mercantile, et la prépondérance de la classe
industrielle, qui gouvernait sous Addington, feraient durer la paix.
Cependant les amis de Pitt reprenaient en dessous. On démontrait sans
peine que Bonaparte refusant d’ouvrir la France aux marchandises
anglaises, étendant son influence sur le continent, la paix était plutôt
un obstacle pour l’Angleterre,--un obstacle,--un danger peut-être.
Nombre d’agents mystérieux parcouraient l’Angleterre, et l’on surprit
une lettre de Talleyrand qui ordonnait à un de ces agents, frère du
secrétaire de Bonaparte, de sonder le port de Dublin et de dire s’il
permettait l’abordage de vaisseaux chargés de canons.

Cette mission secrète rappelait les surprises de Bonaparte et son
procédé favori qui lui avait réussi tant de fois.

La grande affaire de Malte ne se décidait pas. Loin de là, Bonaparte,
chassé d’Égypte, semblait s’en rouvrir le chemin en s’étendant aux
limites de l’Italie méridionale, obligeant la reine de Naples de
recevoir une armée française dans la péninsule d’Otrante, qui regarde de
si près les îles de Grèce et permet d’y passer d’un saut.

Quand on embrasse ce tableau, en y ajoutant les remuements de
l’Allemagne, on s’étonne sans doute de l’activité de Bonaparte, mais
surtout on est frappé de son imprudence à commencer tant de choses à la
fois qui se nuisaient entre elles. On le voit s’agiter comme une
brillante comète qui se fait obstacle à elle-même par la multitude de
ses rayons. Par exemple, ses idées maritimes de Saint-Domingue et de
Tarente en face de la Grèce, de l’Égypte, irritaient les Anglais sans le
fortifier. La grande affaire pour lui eût été de n’agir que sur le
continent, et par une somnolence apparente de favoriser à Londres le
ministère d’Addington, au lieu que, par ces lancinations imprudentes, il
excitait et fortifiait Pitt, les amis de la guerre que lui-même
attisait. En ceci, Bonaparte, trop visiblement, fut étourdi, imprudent,
téméraire.

Sa seule excuse serait que les garnisons anglaises qui s’étaient
retirées de plusieurs postes maritimes pouvaient à volonté les reprendre
le lendemain.

Ce n’est pas tout, Bonaparte, par sa réunion du Piémont à la France,
puis, par son immixtion dans les affaires d’Allemagne, bravait toute
l’Europe, et surtout la Russie, protectrice déclarée du Piémont.

Donc l’Angleterre gardait Malte, se refusant à tout arrangement.

D’autre part, par ses journaux et les pamphlets atroces des émigrés,
elle appelait sur Bonaparte la haine et le mépris du monde. Lui, qui
avait présente la tragique fin du czar Paul, préparée par la calomnie,
pensait que ces diffamations étaient des préludes d’assassinat. Déjà la
machine infernale avait prouvé que le parti des émigrés était capable de
tout. Fouché n’étant plus ministre de la police, depuis l’explosion de
la machine infernale, Bonaparte voulait y suppléer lui-même par
d’ineptes petites polices militaires, qui ne lui donnaient aucune
sécurité. Sa propre famille l’inquiétait; il voyait Lucien si trouble et
si violent, si pressé de faire déclarer l’hérédité du pouvoir souverain,
qu’il dit à Joseph lui-même (moins impatient, plus somnolent), qu’il ne
serait pas surpris si Lucien conspirait sa mort[43]. Il l’exila d’abord
en Espagne, puis il le vit partir avec plaisir pour l’Italie.

  [43] Miot, t. II.

D’où provenaient ces horribles soupçons? De la lutte intestine qui
travaillait la famille Bonaparte. Ses frères et sœurs avaient toujours
fait la guerre à Joséphine, et en brumaire il était prêt à la répudier.

Ses supplications éplorées firent croire à Bonaparte que, châtiée ainsi,
pardonnée, elle serait la plus souple, la plus docile à tous ses
caprices violents. Elle s’humilia tellement qu’elle garda le lit
conjugal, c’est-à-dire l’occasion et la liberté des colloques de nuit.

Ainsi tout ce que les frères et sœurs disaient de jour contre elle, la
nuit et sans témoin, elle le réfutait, le supposait peut-être. Elle
assurait, par exemple, que Lucien lui avait conseillé de prendre un
amant, d’en avoir un enfant. Les nouvellistes anglais répandaient plutôt
un autre bruit: que Joséphine, toujours tremblante de la peur d’être
renvoyée, avait eu l’infamie d’offrir sa fille à Bonaparte, qui aurait
accepté, l’aurait rendue enceinte.

Hortense, alors florissante de ses vingt ans, était une personne
cultivée, habile, ambitieuse. Fille d’une mère si intrigante, elle avait
été formée de plus par la femme de chambre de Marie-Antoinette, la
fameuse madame Campan. Hortense, outre l’intrigue, avait une chose plus
rare, la fixité dans son ambition. Personne plus qu’elle n’a entretenu
avec persévérance, toute sa vie, la légende des Bonaparte.

Paris, tout aussi bien que Londres, croyait à ces bruits. Aussi l’aide
de camp Duroc, le préféré d’Hortense, apprenant qu’on allait la donner à
un autre, témoigna (de manière grivoise et soldatesque) sa joie d’être
débarrassé d’un mariage qui pourtant eût fait sa fortune.

Les attaques des journaux anglais méritent peu d’attention. Ce qui a pu
les motiver, c’est la conduite des Bonaparte eux-mêmes. Le premier
consul exigea que son jeune frère Louis épousât Hortense malgré la
répugnance mutuelle que tous deux manifestaient l’un pour l’autre. On
peut voir dans Miot les scènes violentes qui eurent lieu à ce sujet
entre Napoléon et son frère.

L’ouvrage capital sur la grande et trouble année 1804 est le second
volume de ces Mémoires. L’auteur, confident de Joseph, et par lui au
courant de tous les secrets de famille, nous a montré sans voile
l’oppression où Bonaparte tenait ses frères. Le plus modéré, et celui
qui se plaignait le moins, dit franchement «qu’il désirait sa mort».

Cette époque est celle où Joséphine ayant remonté par Hortense, parle
aux frères en impératrice, se fait sacrer et au sacre emploie leurs
femmes humiliées à porter son manteau.

Miot donne ces détails, non seulement dans la vérité, mais dans
l’enchevêtrement bizarre où ils arrivent coup sur coup. Il ne met pas
d’un côté l’histoire intérieure et de famille, de l’autre l’histoire
politique, il mêle les fêtes qui célèbrent le nouvel empire et où
triomphent les deux femmes, Hortense et Joséphine, aux morts tragiques
d’Enghien et de Pichegru, au procès de Moreau, et des dix royalistes
guillotinés.

Ce mélange barbare d’exécutions, de fêtes, nous rappelle, en 1804, les
vies des Césars de Suétone, ou mieux, les drames indigestes où
Shakespeare accumule la vie, la mort, les noces et les enterrements.

Le 18 février 1803, Bonaparte se livrant devant l’ambassadeur
d’Angleterre à ces vaines improvisations qui par moments échappaient à
sa verve méridionale, regretta que l’Angleterre n’eût pas fait avec lui
le partage de la domination du monde. A cette maîtresse des mers il eût
donné un traité de commerce, «même une part dans les indemnités et dans
l’influence sur le continent».

Les Anglais, peu crédules à ces belles paroles, en croyaient plutôt un
rapport de Sébastiani, inséré dans _le Moniteur_ qui étourdiment
expliquait les vues de Bonaparte sur l’Égypte et sur l’Orient.

D’autant plus que les Anglais tenaient fortement Malte, le rocher qui,
avec Gibraltar, surveille la Méditerranée. Ce fut une des causes de la
rupture de la paix.

Que voulait réellement cet esprit trouble et plus influencé par les
siens qu’on ne l’a dit? Hortense et Joséphine certainement goûtaient
fort la paix. Lui-même avait voulu rappeler l’ambassadeur anglais qui
n’en continua pas moins son chemin. Et en même temps, il faisait la
vaine démarche d’offrir à Louis XVIII une grosse pension. Ces
démonstrations pacifiques étaient, je crois, sincères à ce moment. Il
avait accordé beaucoup de congés. Les troupes si nombreuses qu’il avait
sur la côte, selon Miot et Bourrienne, étaient là beaucoup moins pour
l’entreprise improbable de la descente en Angleterre que pour imposer à
la France, à Paris. Il disait brutalement à son conseil: «Si l’on veut
que la chose soit faite par le civil, il faut se dépêcher; car je sais
que l’armée est prête à me proclamer empereur.»

Mensonge, l’armée n’y songeait pas. L’esprit républicain n’était pas
encore amorti.




CHAPITRE IV

CONSPIRATIONS ROYALISTES CONTRE LE FUTUR EMPEREUR.--ENGHIEN, MOREAU,
PICHEGRU, CADOUDAL.--FÉVRIER-MAI 1804


Les royalistes continuaient à intriguer contre Bonaparte qui avait
toujours montré une faveur singulière à leur parti. Il leur rouvrait la
France, leur rendait leurs biens, tant qu’il pouvait.

Hortense et Joséphine, entourées, conseillées par de vieilles dames du
faubourg Saint-Germain, en tous sens travaillaient pour eux. Que pouvait
de plus Bonaparte sinon de rappeler le roi, ce qui, inquiétant les
acquéreurs de biens nationaux, eût fort bien pu produire une révolution
sanglante?

Mais ce trône, où il semblait poussé par la nécessité, à qui le
destinait-il? Au fils d’Hortense qui, élevé par elle et Joséphine, par
leurs dames royalistes, fût devenu un parfait gentilhomme, un parfait
émigré. Ainsi par ce honteux circuit, l’empire et la grandeur de
Bonaparte devaient fatalement revenir au parti royaliste.

La machine infernale avait montré assez son ingratitude et son peu de
scrupule. Il était vraisemblable qu’avant l’empire il tenterait un coup.
Pitt, arrivant au ministère, avait demandé, obtenu soixante millions de
fonds secrets.

L’irritation naturelle des Anglais, que Bonaparte alarmait sans cesse
par sa fantasmagorie de Boulogne, ses simulacres d’embarquement, leur
faisait désirer la mort d’un homme si entreprenant, si audacieux. Le
_Morning Chronicle_ l’annonçait comme prochaine.

Les Anglais, depuis Cromwell, passaient sur le continent pour imbus des
doctrines de l’assassinat politique: _Oportet unum mori pro populo._ Ils
réimprimaient à Londres le fameux pamphlet: _Killing no murder_: Tuer
n’est pas assassiner. Ils semblaient vouloir ainsi avertir, effrayer
Bonaparte. Leurs journaux appelaient son consulat un gouvernement
_viager_. Par une maladresse qui peut-être n’en était pas une, leur
ambassadeur à Paris était ce même lord Witworth, qui l’avait été en
Russie lors de la mort de Paul. Grand seigneur, doux, poli, mais dont la
fâcheuse figure rappelait sans cesse au consul que, par un simple coup
de bistouri, on lui avait enlevé le czar son allié, la conquête de
l’Orient, et rendu pour jamais aux Anglais la royauté des mers.

Le premier consul comme homme, était plus important que Paul, et sa mort
plus désirable à l’Angleterre qui n’avait pas besoin de s’en mêler.
D’enragés royalistes brûlaient de s’en charger.

Le héros de ceux-ci, le meunier Cadoudal[44], vaillant homme très fort
et très féroce, faisait de cette grande aventure le rêve, le roman de sa
vie. Il avait eu jadis une audience de Bonaparte, qui aurait voulu le
gagner, l’acquérir. Cadoudal ne se consolait pas de n’avoir pas profité
de ce moment pour l’étrangler. Mais il se faisait une fête de l’attaquer
plutôt au Carrousel au milieu de sa garde, de le tuer dans un sanglant
combat. Il n’en faisait mystère, et disait ce projet à qui voulait
l’entendre[45].

  [44] Voy. les beaux articles de Lejean (_Biographie bretonne_).

  [45] C’est ainsi que le Romagnol Pianori eut l’insigne audace
    d’attaquer Napoléon III, aux Champs-Élysées, à midi.

Le pacifique ministère Addington le gardait comme un bouledogue de
combat. Et par une singulière franchise, il disait à Bonaparte que, si
Malte lui était rendue, il éloignerait cet instrument de mort, et le
ferait passer en Amérique.

A la rupture, le premier consul fit arrêter les Anglais qui voyageaient
en France en même temps qu’il occupait le Hanovre, le bien propre du roi
d’Angleterre. Point grave et très sensible, qui plus qu’aucune chose
peut-être avait décidé la mort de Paul, et pouvait décider celle de
Bonaparte.

C’était au moment où il avait réussi en tout et arrivait au but, qu’il
apercevait son danger. Le sénat lui offrait l’_empire_. Bien plus,
l’_hérédité_, ce qui convenait aux frères, à la furieuse impatience de
Lucien, mais nullement aux femmes. Elles désiraient l’_adoption_ pour le
fils d’Hortense. Aussi quand le sénat parla d’hérédité, Bonaparte fit
cette réponse bizarre: «Dans dix ans, j’y songerai», c’est-à-dire quand
l’enfant aura quatorze ans (c’est la majorité des rois)[46].

  [46] Voy. Miot, t. II, p. 167 et suiv.

C’est en de tels moments où l’on tient à la vie que la mort, qui est si
maligne, aime à s’offrir, se présenter avec son _rictus_ ironique, qui
semble dire: «Et moi, vous m’oubliez!... Serai-je de la fête?»

Nullement rassuré par ses petites polices, Bonaparte croyait voir, du
Rhin et d’Angleterre, venir des armées d’assassins. Fouché, l’ancien
ministre qui avait gardé son monde, continuait à surveiller,
l’avertissait et augmentait ses craintes, lui écrivait: «L’air est plein
de poignards.»

Mais un limier si bon et si connu avait cet inconvénient d’éloigner trop
bien l’ennemi. Les Anglais avaient envoyé le jeune Berry à la falaise de
Triville; il vit qu’on l’attendait et n’osa débarquer. Savary, que
Bonaparte y plaça, resta là un mois à attendre.

Du côté du Rhin, les Anglais avaient force émigrés, leurs pensionnaires,
entre autres le jeune Condé, duc d’Enghien. Les royalistes prétendent
que, depuis deux ans, il restait là près de la Forêt-Noire, retenu par
la chasse, la passion des Condé, et aussi par l’amour. Il ne pouvait
choisir une position plus irritante pour Bonaparte. Strasbourg était
plein d’agents royalistes, de dames et de curés, qui, depuis Pichegru,
faisaient la correspondance avec l’émigration. Le prince, jeune et
audacieux, passait, dit-on, le Rhin, pour aller s’amuser dans la grande
ville. Au portrait de Versailles, sa figure, jeune et fine, n’en est pas
moins très sèche et d’un enfant capable de tragiques résolutions.

L’homme principal de la conspiration, Pichegru déjà venu de Londres
était à Paris[47]. Mais assez inutile, fort méprisé. Le temps l’avait
trop démasqué. En 97, sa correspondance autrichienne; en 98, ses bons
avis à Souvarow pour nous faire battre, étaient trop bien connus. Les
Anglais avaient en lui un triste auxiliaire, qui n’eût pas ébranlé
l’armée[48].

  [47] 4 janvier 1804.

  [48] Miot, Bignon et autres.

Aussi, comme disent avec raison les bonapartistes, Pichegru ne pouvait
rien s’il ne réussissait à corrompre Moreau, qui avait gardé plus de
prestige. Moreau, se sentant nécessaire, ne voulait pas travailler
uniquement pour les royalistes, mais d’abord pour lui-même, disant avec
assez de vraisemblance que l’armée n’était point du tout royaliste, et
que, pour arriver au roi, il fallait d’abord la transition d’un
dictateur.

L’entrevue des deux traîtres au boulevard de la Madeleine, qu’on dit
avoir été supposée, est hautement vraisemblable. Pourquoi? C’est qu’on
avait absolument besoin de Moreau, que son nom seul donnait quelque
chance à l’entreprise. Sans lui, un assassinat de Bonaparte, un coup
frappé avec succès par Cadoudal et autres royalistes, eût bien pu
tourner contre eux et servir aux républicains.

Georges était à Paris, et on prétendait l’avoir vu rendre des devoirs à
un personnage mystérieux. Ce n’était pas Berry, puisqu’il n’avait pu
débarquer. Donc, c’était Enghien, qui, disait-on, avait avec lui pour
mentor Dumouriez, homme capable et si dangereux. Ces bruits troublèrent
fort Bonaparte, et quoiqu’on lui eût dit que le jeune Condé était encore
près de Bade, il voulut à tout prix sortir d’inquiétude.

Le margrave de Bade, récemment agrandi par lui, était son obligé, et
voulait l’être davantage. Il espérait s’introduire dans la famille
impériale de Russie; il eût été ainsi parent des deux grandes puissances
du monde. Dans de telles circonstances, Talleyrand même crut qu’on
pouvait sans détour demander diplomatiquement l’extradition d’un prince
qui, si près de la France, ourdissait, disait-on, contre elle des
complots. On envoya au margrave un homme insinuant, Caulaincourt. «Et le
prince allemand consentit[49].»

  [49] Voy. Miot, t. II, p. 155.

Il aurait pu avertir Condé. Mais, en même temps l’arrestation s’était
faite: un régiment de gendarmes l’avait enlevé, amené à Strasbourg, à
Paris. Bonaparte ne l’attendait pas si tôt, n’avait pas donné d’ordre,
de sorte qu’il y eut presque un jour entre son arrivée à Paris et sa
translation à Vincennes. Bonaparte ne consulta personne; sa femme seule
put intercéder; il fut inflexible. Il écrivit ce jour-là plusieurs
lettres, s’enferma jusqu’à ce que tout fût fini, irrévocable,
irréparable.

Certes, on ne pouvait dire qu’on eût pris Enghien en flagrant délit. Il
était hors de France, dans la situation de tant d’émigrés qu’on laissait
rentrer tous les jours. D’ailleurs s’il était coupable, en relation avec
Cadoudal, Pichegru, on devait s’en éclaircir, au lieu d’user contre lui
seul d’une précipitation sauvage.

Mais l’instinct du corse, s’éveilla dès qu’il vit la proie dans ses
mains. Il lui donna des juges militaires, des colonels de la garnison de
Paris. Ces officiers, habitués à voir fusiller des chouans et des
émigrés, n’y firent nulle différence. L’un d’eux était Hullin, l’un des
vainqueurs de la Bastille, et commandant de Paris, homme pourtant fort
humain puisqu’il exposa sa vie en voulant sauver le gouverneur de
Launay, et, par un grand courage, lui mettant son chapeau.

Le prince n’écrivit pas, mais dit qu’il voulait parler au premier
consul. On avertit Réal qui avait alors la police. Il dormait, fatigué
et avait donné ordre qu’on ne le réveillât pas. L’exécution eut lieu au
petit jour, selon la loi, à six heures du matin, sous les yeux de Savary
(Rovigo), envoyé tout exprès.

Cette précipitation barbare était inepte. Bonaparte en l’ordonnant,
avait travaillé contre lui. C’était un de ces accès de férocité dont il
n’était pas maître, comme celui qu’il avait eu en apprenant la noyade
des cent jacobins condamnés à tort pour la machine infernale. Il
s’écria: «N’importe, j’en suis débarrassé.»

Il avait tout à gagner à ce qu’on dévoilât par ordre, la persistance des
ténébreux complots anglais, l’envoi de Cadoudal, homme d’exécution, et
le débarquement tenté, manqué du duc de Berry. On pouvait croire sans
trop de peine que le duc d’Enghien serait arrivé en cadence.

L’homme qui avait le plus à craindre la lumière dans ce procès et qui
risquait d’être submergé dans la boue était certainement Pichegru; tant
de fois convaincu de trahison contre sa propre armée, et déjà gracié en
fructidor pour sa trahison autrichienne, il n’était revenu que pour
mieux mériter la mort par sa trahison russe. Chaque année l’avait
enfoncé, enterré au dixième cercle de l’enfer et de la honte. Il n’avait
qu’un moyen de fuir son jugement, c’était de s’étrangler. C’est ce qu’il
fit (16 avril 1804) dans l’espoir qu’on imputerait sa mort à
Bonaparte[50].

  [50] Il y eut doute, en effet; tout le monde trouva que cette mort
    subite arrivait bien à point.




CHAPITRE V

LA FOLIE DE BONAPARTE POUR LE FILS AINÉ D’HORTENSE.--JOSÉPHINE LUI
IMPOSE UNE DÉMARCHE HUMILIANTE (MAI 1802)


La mort du duc d’Enghien fit grand bruit dans les cours européennes,
créa au premier consul beaucoup d’ennemis parmi les princes,
indifférents aux catastrophes des peuples, mais fort sensibles dès qu’on
les touche eux-mêmes. Le seul qui cria fort et prit le deuil fut
justement l’empereur Alexandre, qui aurait pu se taire, entouré qu’il
était des meurtriers de Paul, mais qui servit d’organe aux émigrés.

On a dit, répété, sous la Restauration, que Paris fut ému. Rien de plus
faux. Talleyrand donna un bal trois jours après[51]. Longchamps,
l’exposition des modes du printemps, fut magnifique, inaugura les
toilettes de l’empire, propres aux femmes grasses, comme l’était alors
Hortense.

  [51] Peut-être par ordre.

Paris, dans la réalité, plaignait peu cette émigration remuante qui
s’agitait sans cesse et nuisait aux affaires. «Napoléon, disait-on, va
répudier Joséphine, et pourra épouser une princesse de la maison de
Bade. Le margrave, qui vient de se montrer si bon sergent de Bonaparte,
lui donnera pour femme une princesse de sa famille; ce qui fera le
citoyen Bonaparte beau-frère de l’empereur Alexandre[52].» Un beau gage
pour la paix du monde!

  [52] Miot, t. II, p. 167.

La légende de Joséphine, comme on voit, n’avait pas commencé.

Ce qu’il y a de vraiment merveilleux dans cette vie, c’est l’adresse
avec laquelle cette femme, en quatre ans, se releva de l’extrême
avilissement à la suprême grandeur, et, bien plus, à cet incroyable
succès de maîtriser, comme on va voir, un homme qui se croyait si absolu
et si maître des autres.

Elle l’aimait fort peu. On le vit bien en Italie, où, au bout de huit
jours, partageant ses triomphes, elle bâillait, avait hâte d’aller
retrouver à Paris son monde intrigant d’agioteurs et de marchandes à la
toilette. Elle tenait peu à l’homme, beaucoup à la position. En 98, au
retour d’Égypte, Bonaparte, la trouvant si salie, si connue, voulait la
renvoyer[53]. Il craignit de nuire à l’opération de brumaire, de
déplaire aux banquiers qui fournissaient les fonds. De plus, elle
s’aplatit tellement sous le châtiment et la honte, qu’il désespéra d’en
trouver jamais une plus patiente, et plus habile aussi à ramener le
faubourg Saint-Germain.

  [53] Voir la scène dans madame de Rémusat, p. 147.

La maladresse surtout des frères de Bonaparte, leur furie d’ambition,
aidait fort à la relever; le caractère doux et pliant d’Eugène, les
grâces d’Hortense, et la peur même qu’elle avait ou simulait de lui dans
les commencements, tout ce manège lui plut fort.

Au printemps de 1804, Joséphine avait remonté tout à fait. Le goût
singulier de Bonaparte pour l’enfant d’Hortense, ses grands projets pour
ce nourrisson, mettaient sa grand’mère au plus haut.

Mais bien loin que sa passion lui adoucît le cœur, il croyait par la
mort des Bourbons qu’il disait vouloir tous tuer, s’il se pouvait[54],
assurer, préparer avec certitude l’élévation de l’héritier de son choix.

  [54] Miot, t. II, p. 227.

Dans l’exécution sanglante de douze royalistes qu’on préparait,
Joséphine et Hortense ne purent obtenir que deux grâces: celles de MM.
de Polignac et de Rivière, deux jeunes gens pour qui priait tout le
faubourg Saint-Germain.

                   *       *       *       *       *

Madame Bonaparte fut plus puissante pour servir les intérêts de son
petit-fils. Poussée par la passion elle se démasqua, démentit tout ce
qu’on croyait de sa douceur timide. Elle obtint de Napoléon qu’il ferait
une visite solennelle à Louis, où Napoléon lui déclarerait tous ses
projets pour la grandeur de l’enfant qui lui était cher. Chose délicate,
mais Bonaparte, qui avait presque élevé Louis, semblait ne pouvoir être
fort embarrassé devant lui. Il l’était cependant; et, pour se rassurer,
ou pour étourdir cet homme faible et maladif, il imagina une chose
ridicule: ce fut d’arriver chez lui à l’improviste, comme dans un
tourbillon, avec une escorte de trente cavaliers qui suivaient sa
voiture au galop, sabre nu.

Sa meilleure escorte était Joséphine, qui, le voyant hésiter, montra
plus de courage et dit nettement à Louis qu’une loi sur l’hérédité était
faite, qu’il fallait obéir aux lois; qu’il s’agissait d’être homme dans
ces grandes circonstances, où d’ailleurs il trouverait son avantage.

Puis elle en vint à lui dire que, d’après la loi qu’on venait de faire,
le droit de succession ne serait conféré qu’aux membres de la famille
qui auraient seize ans de moins que le premier consul, et que son fils
était le seul qui remplît cette condition; qu’il serait l’héritier.

Louis fut indigné, ainsi que Joseph, qui, dès qu’il sut la chose,
s’emporta violemment, maudit l’ambition de Napoléon, et souhaita lui
aussi sa mort comme un bonheur pour sa famille et pour la France[55].

  [55] Miot, t. II, p. 179-180.




CHAPITRE VI

LE SACRE.--LE PAPE A PARIS.--TRIOMPHE D’HORTENSE ET JOSÉPHINE SUR LES
FRÈRES


Bonaparte avait dit à Volney, lors du Concordat: «Ce sera la vaccine de
la religion; dans vingt ans on n’en parlera plus.»

Ce mot et celui d’Égypte où parlant de Mahomet il écrit à Menou: «notre
prophète», ne doivent pas faire illusion. Par sa patrie, sa mère et sa
première éducation, Bonaparte fut un gentilhomme italien catholique.

L’impression des cloches de Rueil, qui, disait-il, réveillait en lui ses
souvenirs d’enfance, n’était pas un mensonge. Ces dispositions
augmentèrent à mesure qu’il s’entoura, lui et sa femme, des gens de
l’ancienne cour; qu’il tint à s’attacher les vieux noms historiques du
faubourg Saint-Germain; qu’il prit pour idéal, d’après madame de Genlis,
la cour de Louis XIV. Ce qui lui plaisait fort dans cette époque, c’est
que le catholicisme de Bossuet y fut un excellent _instrumentum regni_.
Il comprenait fort bien que cette religion de l’obéissance est devenue,
par la puissance croissante de la confession, une police très efficace.
C’est ce que disait effrontément Fouché à un évêque: «Monseigneur, votre
métier ressemble bien plus qu’on ne croit au mien.»

Après le Concordat, Joséphine, pendant deux ans, fit tout pour fortifier
en Bonaparte les dispositions religieuses, espérant par là obtenir le
comble de ses vœux: le _mariage religieux_, qui lui manquait et qui eût
été sa complète réhabilitation dans son monde du faubourg Saint-Germain.
Hortense ne put lui obtenir ce qui eût paru une rupture avec la
révolution même.

Mais à la mort du duc d’Enghien, il accorda une chose qui ne pouvait
manquer d’amener l’effet désiré; il invita le pape à venir à Paris pour
jouir du triomphe de la religion et sacrer celui qui l’avait restaurée.
Le pape, s’il venait et sacrait l’empereur, allait sans doute sacrer la
bienfaitrice de l’Église, et préalablement exiger le _mariage
religieux_.

Cela voulait du temps. Il fallait qu’on fût un peu loin de la tragédie
de Vincennes et de l’exécution des dix royalistes qu’on condamnait à
mort. Ce grand massacre juridique se fit au dernier jour de mai, deux
mois juste après la mort d’Enghien. Comment convier le pape à venir si
tôt dans ce Paris sanglant? Mais telle fut l’impatience de Bonaparte que
dès le 10 mai, avant que le sénat ne l’eût déclaré empereur[56] (18
mai), sans en parler à Talleyrand, il chargea le légat Caprara d’inviter
le pape à venir le sacrer. Le sang d’Enghien le brûlait apparemment. Il
avait hâte de masquer cette tache rouge en mettant par dessus l’huile du
sacre.

  [56] Artaud, t. I, p. 452.

Le 10 juin, nouvelle insistance cette fois par une lettre du cardinal
Fesch[57], oncle de l’empereur. Deux fois, le cardinal ministre Consalvi
fait consulter une assemblée de cardinaux, sous le sceau du secret. Dans
cette consultation, que nous avons, on parle des droits de l’Église, sur
ses terres d’Italie et sur la question des évêques constitutionnels.
Mais nullement sur la question d’honneur, d’humanité, la honte qu’il y
aurait à tourner le dos aux Bourbons malheureux, dont l’un vient d’être
assassiné, pour suivre la fortune, consacrer l’usurpation, oindre le
meurtrier[58].

  [57] Ce fut lui qui bénit le mariage de l’empereur et de Joséphine,
    mais en secret, devant deux aides de camp.

  [58] Artaud, t. I, p. 453.

Cette glace de prêtre fait frémir.

Pie VII, dans la froide note où il consent avec toute espèce de formes
modestes, n’insista pas moins sur les conditions les plus altières du
cérémonial, celles qui mettent le prince au plus bas devant le prêtre:
_le baisement des pieds_.

Il est évident que le pape avait des espérances qu’il n’osait avouer
(sous peine d’être accusé de simonie). Par de vagues paroles qui
n’engageaient à rien, on lui faisait croire que Bologne, les Légations,
Avignon, lui seraient rendus. Tout au contraire, Bonaparte, l’hiver même
et pendant le sacre, se préparait à changer ces pays qu’espérait le
pontife en un royaume d’Italie, à se sacrer lui-même à Milan de la
couronne de fer des rois lombards.

Il ne se fiait pas tellement au sacre qu’en même temps il n’ait voulu un
meilleur titre, plus décisif: une approbation, au moins simulée, de la
France. Partout, dans les départements, on ouvrit des registres, où,
sous les yeux des fonctionnaires, chacun était tenu d’exprimer son vœu
pour le nouvel empire.

Et en même temps, pour dons de joyeux avènement, il créa les droits
réunis, donna le code criminel et la grande loi sur la police générale.

Cependant le pape différait son voyage. Pour le décider, il fallut la
menace. Bonaparte lui signifia que, si dans cinq jours, il ne tenait pas
parole, on abolirait le Concordat, c’est-à-dire qu’on soustrairait la
France à l’obéissance de Rome.

En attendant Bonaparte semblait absorbé par ses mesquines disputes de
famille. Fort charmé d’avoir vu Lucien partir pour l’Italie, il voulut
apaiser Louis, le créa général et conseiller d’État. Il fit Joseph
colonel en attendant qu’il le nommât colonel général des Suisses. Il
donna même à celui-ci le vain titre de grand électeur avec un logement
au Luxembourg.

En même temps, il lui reprochait de voir les républicains, entre autres
le général Jourdan. En réalité, ce qui les brouillait surtout, c’était
le triomphe prochain de Joséphine.

Événement singulier en effet pour tous ceux qui la connaissaient, et sa
carrière si longue dans la galanterie. A seize ans, rejetée par son
premier époux Beauharnais, que de campagnes en ce genre elle avait
faites! Tous la connaissaient à Paris et ailleurs. Et il fallait un
grand courage au pape pour venir la marier, la sacrer. Une personne plus
réfléchie qu’elle eût triomphé modestement, et se serait fait pardonner.
Mais non: elle voulait humilier les frères de l’empereur.

Revenons au pape. Les variations singulières de Napoléon dans sa
réception n’indiquent ni ignorance, ni grossièreté soldatesque, mais la
dualité de deux esprits qui s’agitaient en lui. Certain défaut d’égards
qu’il marquait pour le pontife était vu volontiers par sa cour
militaire. Ses généraux disaient avec plaisir: «Il ne dépendra plus des
prêtres.»

Il alla au-devant, près de Fontainebleau, mais en habit de chasse. Il
monta le premier (c’est la politesse italienne qui permet de donner la
droite à celui qui monte le second). Son escorte, composée de mameluks,
ne dut pas plaire au pape, qui se voyait, pour entrer à Paris, entouré
de ces mécréants.

Le jour de la cérémonie, il fit attendre le pape une grande heure.
Arrivé à l’église, il se mit à genoux, mais sans se soumettre à
l’humiliante cérémonie stipulée par le pape: le baisement des pieds. Au
grand étonnement de tous, il se couronna lui-même et couronna
l’impératrice,--ce qui rendait le pape fort inutile, simple témoin,
figurant immobile. Cependant, à la fin du sacre, le pape récita
l’oraison qui demande que le souverain détruise l’infidélité, et
celle qui se montre, et celle qui se cache; c’est la base de
l’inquisition[59].

  [59] Artaud, t. I, p. 510.

Napoléon paraissait fatigué, ne faisait que bâiller (dit de Pradt,
maître des cérémonies du clergé). Le soleil, longtemps obscurci, finit
par se montrer un peu dans cette froide journée. C’est tout ce que
remarque _le Moniteur_ du 3 décembre. Il se garde de dire l’accueil
bruyant que firent les troupes en ligne aux officiers du pape, qui,
montés sur des mules, en costume grotesque, le précédaient. Ce fut un
tonnerre de risées dont retentirent les Tuileries. Bonaparte, comme on
l’a vu, avait eu soin de les envoyer à Notre-Dame à l’avance.

Le 4 décembre et les jours suivants, rien, rien au _Moniteur_, qu’une
distribution des aigles, et un article sur l’iman de Moka, prince
absolu, religieux, militaire, à la fois.

Le pape se sentit joué, resta encore un peu à Paris, où sa douceur finit
par faire bonne impression, mais il refusa de voir à Milan le sacre
italien de Napoléon.

Celui de Paris s’était passé tranquillement, sauf un cri d’un jeune
inconnu, qui s’écria: «Point d’empereur!» Napoléon surpris qu’il n’y eût
pas d’autres désordres, dit: «C’est une bataille gagnée!»

Moi, qui étais sur le boulevard (j’avais six ans), je ne remarquai rien,
dans cette journée glaciale, qu’un morne et lugubre silence.

Il n’y avait eu de bataille que dans la famille de l’empereur. Joseph,
plutôt que de mettre sa femme à la queue de Joséphine, avait voulu se
démettre de tout, se retirer en Allemagne. Ce qui l’adoucit un peu,
c’est qu’il fut convenu que, dans le procès-verbal, on ne mettrait pas:
_porter le manteau_, mais _soutenir le manteau_.

Il obéit, et Napoléon en fut si charmé, qu’il lui déclara avec effusion
que, depuis leur dispute, il n’avait pas eu de repos. «Non pas que je
croie que vous seriez capable comme Lucien d’acheter la grandeur par un
crime, quelque avantage que vous trouviez à ma mort[60].»

  [60] Miot, t. II, p. 237-238.

La soumission de Joseph avait été amenée par des menaces brutales, des
mots de capitan: «Je suis appelé à changer la face du monde... Vous êtes
mon ennemi si vous refusez de venir au sacre... Où sont vos moyens
d’attaque? votre armée contre moi?... Tout vous manque. Je vous
anéantirai[61]!»

  [61] _Ibid._, p. 240-241.

Cette comédie ridicule n’était jouée que pour obéir aux deux femmes,
Hortense et Joséphine, qui voulaient terrifier les frères et leur faire
accepter leur éloignement de la France, pour laisser le trône à
l’enfant. Ils furent inébranlables. Joseph refusa la royauté de
Lombardie. Sur son refus, on l’offrit à Louis; mais il fut trop choqué
de l’idée de Joséphine, qui, sans pudeur, comme pour confirmer les
bruits qui couraient, voulait garder ici l’enfant près de Napoléon. Il
déclara que, s’il allait en Italie, ce serait à condition d’emmener
l’enfant et la mère.

Cette condition mit Napoléon dans une étrange fureur. Hors de lui, il
saisit Louis par le milieu du corps, et violemment le jeta hors de
l’appartement[62].

  [62] _Ibid._, p. 257.




LIVRE III

ALLEMAGNE




CHAPITRE PREMIER

ALLEMAGNE POLITIQUE


Le mot célèbre de Sieyès sur la prétendue universalité de Bonaparte:--un
maître qui sait tout, qui peut tout, veut tout faire,--ne fut sans doute
qu’ironie, sauf le dernier mot sur l’aveugle et imprudente volonté qui
lui faisait multiplier de plus en plus ses embarras.

Au moment où la paix d’Amiens, si imparfaite, était difficile à
entretenir, on a vu comment il se créa mille ennemis non seulement en
affichant par l’affaire de Saint-Domingue ses prétentions coloniales et
maritimes, mais en irritant tous les souverains par la mort du duc
d’Enghien, par la réunion du Piémont, ce qui, avec sa violente médiation
suisse, avait l’effet réel d’une vraie _main mise_ sur les Alpes,
c’est-à-dire sur le cœur du continent européen.

En même temps, il commençait inconsidérément à remuer une chose énorme:
l’Allemagne. Ce gros corps, indigeste, faible par sa dispersion, lui
paraissait paralytique. Il avait vu pourtant avec quelle vigueur rapide
la petite Prusse sous Frédéric avait agité l’Allemagne du Nord. Et il
savait mieux que personne que la lenteur des Autrichiens dans ses
campagnes d’Italie tenait aux routines du conseil aulique, aux
directions des Anglais, qui souvent firent avorter les plans des
généraux de l’Autriche.

Dans l’impatience d’un homme du Midi, il n’appliquait à ces populations
qu’une grossière arithmétique. Avec Talleyrand à Saint-Cloud, ou sur le
Rhin avec Dalberg, il n’examinait rien que le calcul, ajoutait tant
d’âmes à la Prusse, et tant à la Bavière, au Wurtemberg, etc.

Ces populations allemandes peu mobiles, en effet, si on les laissait
dans leurs anciennes divisions et dans les habitudes inertes des vieux
gouvernements, il les remua étourdiment, comme une poussière humaine, et
leur donna une mobilité qui n’était pas l’activité encore, mais qui
devait la préparer.

Il faut le dire, dans ce grand corps, beaucoup de choses habituées
ensemble par une longue cohésion, quoiqu’en réalité hétérogènes,
paraissaient faire unité.

Si Bonaparte eût mieux su l’histoire, celle du passé de l’Allemagne, il
aurait vu que, malgré sa roideur apparente, c’est une race variable et
très flexible. L’Allemand, justement parce qu’il est fort disciplinable,
a été plusieurs fois, par exemple sous Frédéric, le premier soldat de
l’Europe. Pourquoi? C’est qu’avec la rudesse extérieure de l’individu,
il est né pour être _camarade_ et pour agir d’ensemble.

Voilà pourquoi des hommes, du reste pacifiques, casaniers d’instinct, et
par moments très enfermés dans la famille, se sont trouvés si aptes à la
discipline militaire, propres à marcher en corps d’armée.

Cette faculté d’association est une grande force, si une nécessité, une
émotion la réveille. Chose souvent assez lente chez cette race bien
moins impressionnable que d’autres. Mais si cette émotion arrive enfin,
elle est susceptible de prendre un crescendo prodigieux, une force
redoutable.

                   *       *       *       *       *

Cette force a plusieurs fois apparu en ce que la littérature a de plus
clair, dans les hautes formules qui résument tout. En présence de la
fatalité visible, de la tyrannie de Louis XIV, et de ses atteintes à la
conscience, Leibnitz (reprenant dans Aristote l’antique _philosophie de
l’énergie_), dit: _L’homme est une force active._

A quoi la basse Allemagne, Spinosa, oppose _la substance_ comme notion
universelle et fondamentale. Voilà les deux écoles, qui feront tour à
tour le développement de l’Allemagne. Leibnitz avec raison objecte à
Spinosa: «L’idée de _cause_ est la première en nous, et ce n’est même
que par elle que nous avons idée de la substance.»

Les deux philosophies l’emportent tour à tour. Si, dans ses moments de
langueur, l’Allemagne en paraissant grandir, s’étend dans le brouillard,
dans l’inertie de Spinosa, elle ne tarde pas à s’éveiller, par le retour
à la doctrine et au sens de la _force vive_.

On pouvait deviner que, par ces _ricorsi_ naturels de la logique et de
l’histoire, l’Allemagne aurait un retour héroïque sur elle-même,
qu’après son critique Lessing, et l’auteur de _Werther_, inspiré de
Spinosa, la thèse de la _cause morale_ et de la _force vive_ reprendrait
sa faveur, que le stoïcisme prévaudrait, et qu’alors l’Allemagne, les
quarante millions d’Allemands, comme un seul homme, se lèveraient contre
la France.

Pour obtenir cet effet violent, que fallait-il? Endurcir l’Allemagne, et
par une pression tyrannique et cruelle faire cesser l’état somnolent
qu’une vie plus douce eût prolongé. Le faux lien fédératif de l’empire
sous le césar allemand avait continué ce sommeil. L’association
religieuse opérée par Luther n’avait agi que sur une moitié de
l’Allemagne. Frédéric II, par l’association militaire qui réunit à ses
armées tant d’étrangers de toute nation, ne fut pas non plus pour elle
un suffisant unificateur. Napoléon eut cet effet, cette force par des
moyens barbares, moins encore par la guerre que par une pesante
oppression qui n’est ni guerre ni paix.

Avec ce cruel chirurgien, plus le patient criait de douleur, plus il
était serré; plus, contre sa nature et contre ses habitudes, il était
obligé de se durcir, de ramasser ses forces, de concentrer ses nerfs,
ses muscles. C’est en ce sens que Bonaparte a été le bienfaiteur de
l’Allemagne par des opérations qui réveillent et donnent envie à l’opéré
de poignarder l’opérateur.

                   *       *       *       *       *

Mais au moins, en détruisant la révolution en France, la propagea-t-il
en Europe?

En tout pays la tradition du XVIIIe siècle, la libération de l’idée qui
fait l’affranchissement de tout le reste, fut violemment outragée par
lui comme _idéologie_. L’Italie, qui, au dernier siècle, suivait de si
près la France, fut cruellement découragée quand il défendit aux
municipalités la vente des biens ecclésiastiques, et par cela même
maintint les couvents, toute la vieille crasse monastique; deuxièmement,
quand il expulsa notre clergé républicain, et que le pape, consentant à
marcher dans le sang d’un Bourbon, vint le sacrer et absoudre le
meurtre.

Le code Napoléon, énervant, détruisant la puissance paternelle,
établissant l’égalité des partages, fut d’abord reçu avec joie, et l’on
crut que l’activité augmenterait. Ce fut le contraire, tous les frères,
dans leur petite égalité, demandèrent des emplois et se firent des
commis, oisifs et serviles. La bureaucratie pullula.

Ces commis de l’empire, rogues et durs, avec une tenue demi-militaire,
et se croyant tous colonels, firent partout exécrer la France.
L’empereur, dans les consulats, mettait des hommes à lui pour observer,
surveiller le pays, faire outrageusement la police en pays neutre.
Souvent, même comme ambassadeurs, il envoyait de ses sabreurs farouches,
non pas méchants, mais violents, colères, terribles d’attitude, comme
était Lannes.

Les Français perdirent le renom d’urbanité et de douceur qu’ils avaient
eu toujours.

Même les pires de l’ancienne monarchie avaient cela du moins, qu’ils
changeaient peu les habitudes, suivaient volontiers les routines. Les
nouveaux commis, issus de la révolution, variables comme elle, et
absolus comme l’empire, étaient l’effroi, l’horreur de leurs
administrés.

Ce résultat éclata violemment quand Bonaparte entra vainqueur en
Allemagne. Mais, même avant, lorsqu’en 1803, sous le prétexte d’exécuter
le traité de Lunéville, il se chargea de régler les indemnités dues aux
princes dépossédés sur la rive gauche du Rhin, ne consultant que
rarement et pour la forme la diète de l’empire, et la Russie, nommée
aussi médiatrice. L’empereur Alexandre, malgré son amitié pour le roi de
Prusse, en plusieurs choses, favorisait l’Autriche, la grande puissance
militaire qui avait été, pouvait être encore son alliée dans un conflit
européen. En le voyant ainsi flotter, les princes allemands
s’adressèrent à la France, qui ne flottait pas. Et tout se traita à
Paris.

La Bavière se détacha la première du grand corps germanique et se fit
notre cliente, comme elle avait été sous Louis XV; elle fut accueillie
de Bonaparte comme ennemie de l’Autriche, n’est-elle pas la voie qui
conduit à Vienne? L’idée de Napoléon, bizarre pour un ami du pape, était
de détruire les électorats catholiques, dont les cinq voix assuraient à
l’Autriche la prépondérance sur les quatre voix protestantes. De sorte
qu’il n’y eut plus dans l’Empire d’autre État ecclésiastique que
l’électorat de Mayence, qu’on transféra de Mayence à Ratisbonne et qu’on
laissa aux mains du coadjuteur Dalberg, le Talleyrand de l’Allemagne; il
flattait Bonaparte de l’idée d’un empire intermédiaire (la Confédération
du Rhin).

Ce fut un grand changement dans les habitudes allemandes, européennes,
que de voir ces antiques évêchés disparus. Les prélats souverains, jadis
despotes absolus et cruels[63], s’étaient fort adoucis; ils donnaient
refuge à ceux que la tyrannie militaire avait chassés d’ailleurs.

  [63] Voy. ma _Sorcière_, au XVe et au XVIe siècle.

Bonaparte supprima cette zone pacifique du Rhin, et poussa les
populations peu satisfaites sous le joug des États militaires. Il
favorisait fort ceux-ci, spécialement la Prusse, que dans sa courte vue
et son imprévoyance, il voulait faire la protectrice de l’Allemagne du
Nord. Grâce à lui, celle qui, la première, nous avait attaqués, fut
récompensée de la neutralité servile[64] où elle s’était tenue depuis la
paix de Bâle. Évitant de mécontenter l’Angleterre, sans être tenue de
suivre franchement la France, elle avait étonnamment augmenté sa
population, de sept millions d’âmes l’avait portée à neuf. Attrapant
encore le crédule Napoléon, elle lui escroqua un demi-million d’âmes,
lui donnant pour ses arrangements italiens une garantie fort inutile.
Alexandre approuva, en considération de la belle reine de Prusse et de
la jeune aristocratie qui commençait à dominer dans cette cour.

  [64] Hardenberg, t. VIII, p. 261.

Sous un ministère avili, sous un roi médiocre, peu estimé des siens, la
Prusse n’avait pas moins poursuivi une carrière d’améliorations qui lui
donnèrent d’abord trop de confiance, mais après ses malheurs,
contribuèrent à la relever. Elle entra particulièrement dans la voie de
cette éducation forte, mais strictement automatique, qui semble avoir
pour but de rendre tout homme semblable à tout homme, éducation qui a
fortifié l’État, mais qui a paralysé le talent, glacé le libre _genius_.

Les officiers devinrent une caste, ne pouvant se marier qu’avec un
certain revenu et des femmes d’une certaine naissance.

Enfin le gouvernement pénétra dans les arrangements même de la propriété
privée, de manière à en empêcher l’extrême morcellement.

Cette tendance aristocratique étonne d’autant plus que partout, en
Allemagne comme en Italie, c’étaient bien moins les nobles que les
paysans qui se déclaraient pour leurs rois et leurs anciennes dynasties
contre la France. Même sous Bonaparte, elle leur semblait identique à la
révolution.

Ces pauvres peuples de Souabe, du Palatinat, sans avoir l’idée nette de
la patrie allemande, y tenaient par leurs habitudes, leurs _lieds_ et la
musique, les airs nationaux, les légendes, ils en avaient un culte
instinctif et le pressentiment.

Leurs nobles maîtres au contraire se roulaient devant Bonaparte,
s’étouffaient rue Saint-Florentin chez Talleyrand, et demandaient
l’aumône à ce Méphistophélès au pied boiteux, mendiants insatiables, qui
disaient toujours: «Excellence, encore tant d’âmes, s’il vous plaît!»




CHAPITRE II

RENAISSANCE LITTÉRAIRE ET MORALE DE L’ALLEMAGNE. L’ÉCOLE CRITIQUE ET
FANTAISISTE.--L’ÉCOLE DE L’ÉNERGIE (AVANT 1806)


Une chose fait grand honneur à l’Allemagne. C’est que chez elle, la
renaissance sociale et politique est partie surtout de l’Idée.

Belle méthode et profondément naturelle.

Sous des formes très différentes, la France a procédé de même. Et la
philosophie y a précédé tout.

Descartes et Leibnitz inaugurent, chez les deux nations, le mouvement
qui, plus tard, étendu par nos encyclopédistes et les écoles issues de
Kant, arrivera enfin aux résultats pratiques. Je voudrais dans ce court
chapitre faire, selon mes forces, une chose difficile, expliquer comment
la pensée pure, échappée au brouillard théologique qui, au XVIIe siècle,
avait fait rétrograder l’Allemagne et la langue allemande, s’élança et
donna à l’âme nationale des forces tout à fait imprévues[65].

  [65] L’espace et bien des choses me manquent pour traiter ce vaste
    sujet. Pendant dix ans (de 1828 à 1838), j’eus une passion très vive
    pour l’Allemagne, les antiquités allemandes, et j’étudiai (parfois
    avec le secours du meilleur, du plus grand savant, Jacob Grimm), les
    idiomes variés de cette vaste langue, mais toutefois moins en
    linguiste qu’en amateur passionné des mœurs et du génie que ces
    idiomes révèlent.

    Je m’arrêtai à Luther. Chez lui, la phrase est nette encore, autant
    que vivement énergique. Au XVIIe siècle, elle s’embarrasse fort, et
    semble devenir un serpent qui tord ses longs replis, s’efforce et
    mord sa queue. C’est sans doute ce qui éloigna Frédéric et lui fit
    oublier les mérites de cette langue, supérieure à toute autre pour
    l’accent, la vibration.

    C’est au théâtre de Francfort, en 1828, que ceci me frappa d’abord.
    L’accentuation puissante du mot _freyheit_, liberté, me fit penser,
    le comparer au _libertas_ des Latins, au _libertà_ des Italiens.
    (_Libertas_, quæ tandem respexit inertem. Virgil.--_Libertà_ molto
    le desiato benè. Pétrarch.)

L’Allemagne, après Frédéric, revient à elle-même, à sa langue. Mais
celle-ci a-t-elle retrouvé, même chez ses plus grands écrivains, cet
accent simple et fort qui m’émouvait tant dans Luther?

Le pesant militarisme, issu de la guerre de Trente ans, devait fort
l’alourdir. L’homme, enrégimenté, noyé dans ces grandes masses, perdait
la vigueur du sens individuel. Et, d’autre part, les derniers
luthériens, piétistes, chloroformaient, tant qu’ils pouvaient, le Moi.

Klopstock, en se croyant esclave de la mythologie chrétienne, commença à
l’humaniser malgré lui par les embellissements fantastiques de l’art, la
rapprocha de nous. Chose curieuse, l’année où paraît _la Messiade_
(1748) est celle aussi des débuts dramatiques du grand douteur et
critique Lessing.

Lessing, né dans un pays slave, la Lusace, était-il de souche allemande?
Cet esprit vigoureux et tout d’abord indépendant (ayant passé par les
mathématiques, les écoles de médecine), se trouve être à Berlin le
secrétaire de Voltaire. Ces deux hommes de tant d’esprit n’arrivent pas
à se comprendre, mais plutôt se haïssent. Lessing fait trop d’efforts
pour éviter la France. Il écrit volontiers contre nos philosophes, dont
il a les opinions. C’est avant tout un douteur, un chercheur. «Je ne
voudrais pas, dit-il, de la possession du Bien suprême; c’est sa
recherche que je veux.» Au prix de lui, Voltaire est un apôtre. Ses
disciples, ses missionnaires ont établi, prouvé l’identité morale du
genre humain[66].

  [66] Anquetil-Duperron.

Lessing, dans son _Nathan le Sage_, pose l’égalité des trois religions
musulmane, juive, chrétienne. Dans ses manuscrits de Wolfenbüttel, il
critique à la fois et les chrétiens et leur adversaire Bayle.

Ayant donné l’essor au doute illimité, il voit avec chagrin que rien
n’est plus facile. C’est cet esprit flottant qui tout naturellement
règne aux grands passages du monde, je veux dire, aux villes impériales
du Rhin, de tout temps satiriques, vouées à l’ironie. Ce que veut et
travaille Lessing, c’est tout simplement la nature chez Gœthe.

Son grand-père, ouvrier tailleur, sa grand-mère, aubergiste, lui ont
inoculé l’esprit moqueur du compagnonnage allemand. Son père, riche et
honorable magistrat, sa mère, aimable et fantaisiste, lui donnent, sous
un extérieur magnifique, imposant, les dons brillants d’une imagination
qui se prendra à tout, embrassera le monde.

                   *       *       *       *       *

C’est une chose merveilleuse de voir comment les Allemagnes,--pour
parler comme Commines,--ou, si l’on veut, l’Allemagne, s’est répandue de
toutes parts. Lierre immense, qui, s’infiltrant, a dominé et transformé
des races souvent d’énergie supérieure, celte, slave, italique.
L’Allemagne du Rhin, vinicole et celto-wallonne, a produit en Gœthe la
plus vive clarté, en Beethoven la plus haute énergie où cette race
pouvait parvenir.

Que de choses, dans Gœthe, sont plus françaises qu’allemandes, une
surtout, bien caractéristique, qui le rapproche des nôtres, si féconds
en mémoires personnels! Parmi ses pensées d’art, de philosophie, c’est
lui-même (il l’avoue) qui se raconte presque toujours. Mille choses,
qu’on croirait d’invention, sont des événements, légèrement modifiés, de
sa vie, souvent de simples souvenirs.

Deux sujets tout allemands, et propres au Rhin antique, le préoccupent
d’abord. Un hasard l’avait initié à l’alchimie mystique, à ses légendes
ténébreuses. Comme Lessing, il regarda d’abord le sujet de _Faust_,
qu’il traita, mais plus tard, dans un tout autre esprit.

Puis, étudiant à Strasbourg, il mit la main encore à un sujet tout
allemand et cher à la jeunesse des universités; la légende des derniers
chevaliers du Rhin, la grande épée, le gantelet du fameux Gœtz de
Berlichingen. Mais les parades chevaleresques d’étudiants, ce monde
resserré, ce n’était pas le grand public.

Le succès européen, universel, de _la Nouvelle Héloïse_ l’avertissait
assez que, pour avoir un succès populaire, rien ne vaut un roman de
passion. Étudiant diplomate à Wetzlar, il en eut une, et l’arrêta à
temps. Il n’en prit juste que ce qu’il fallait pour s’inspirer. S’il
alla plus avant par écrit, et mena Werther au suicide, ce fut par
complaisance pour l’exagération sentimentale des étudiants allemands.

Il lisait Spinosa, mais n’entrait pas encore dans la doctrine de
l’indifférence absolue. La page où le jeune homme couché dans l’herbe,
voyant les combats des insectes qui bruissent, s’élève à l’idée du grand
Tout qui se dévore lui-même, cette page, dis-je, est tout ce qu’il donne
au système, de peur de refroidir son livre.

Quoique Werther, par sa Charlotte, semble bien appartenir à la
bourgeoisie allemande, l’auteur participait foncièrement à l’esprit
français. C’est par là qu’il plut à Weimar et à d’autres petites cours
d’Allemagne. En 92, le duc de Weimar l’emmène, comme en partie de
plaisir, à cette campagne de France qui devait être courte, n’ayant pour
but, disait-on, que de rétablir Louis XVI[67].

  [67] Gœthe suivit l’armée partout, fut à Valmy. Son récit est
    admirable de limpidité. Point du tout partial. On voit comment,
    avant les fatales guerres de Bonaparte, les deux peuples se
    haïssaient peu. Il note l’esprit d’ordre, d’économie du paysan
    français.

    Il donne plusieurs anecdotes peu connues qui marquent l’héroïsme,
    l’enthousiasme du moment. Non seulement le commandant Beaurepaire se
    brûla la cervelle, mais d’autres, à qui l’ennemi donnait la vie en
    firent autant. Une anecdote plus belle, et vraiment adorable, est
    racontée par Gœthe (24 septembre 92): c’est que, dans la pénurie où
    étaient les deux armées, les Français voyant les Allemands affamés,
    partagèrent avec eux le peu de vivres qu’ils avaient.

Gœthe raconte tout, très bien, mais avec impassibilité. Dans la retraite
et par des boues immenses, enfoncé par moments dans un fourgon, il
étudie un traité de physique, esquisse des scènes du _Faust_. On voit
qu’alors ce grand esprit tournait déjà vers la Nature et loin des
préoccupations morales.

Cet état très flottant de Gœthe était celui de l’Allemagne, prête à le
suivre dans la fantaisie, à applaudir son grand drame satirique et
panthéistique. A l’exemple de ses princes, elle était alors détournée
des réformes sociales qui, au temps de Rousseau, l’avaient préoccupée.
Au moment du succès de l’_Émile_, les Allemands avaient jugé mieux que
Rousseau lui-même que l’éducation de l’enfant supposait celle de l’homme
qui doit l’élever, qu’il fallait former à la fois _et l’élève et le
précepteur_. Ce fut la grande vue de Basedow; par son éducation
philanthropique, il entreprit d’élever non seulement l’enfant, mais le
citoyen en tous ses âges. Dans ses institutions et dans ses livres
étonnants pour l’époque comme prédications hardies de la liberté, il
tendit à ce double but[68].

  [68] Voy. mon livre sur l’éducation, _Nos fils_, 1870, au chapitre de
    Pestalozzi.

Comment ces livres courageux, qui n’eussent pu paraître en France,
parurent-ils en Allemagne? C’est qu’entre ses princes, si absolus, il y
avait émulation, rivalité en plusieurs choses. Tandis que la Prusse, le
Wurtemberg primaient brutalement par l’éducation militaire, d’autres,
tels que Weimar, éclataient par l’encouragement donné aux arts, et même
quelquefois par certain esprit de liberté. Basedow et ses beaux ouvrages
d’histoire, de politique, eussent eu en Allemagne une grande influence
pour réveiller le sens pratique, si par malheur ils n’avaient apparu au
moment du triomphe de la fantaisie.

Il voulut voir Gœthe, le rencontra dans un bal entre deux contredanses,
n’en fut pas bien reçu. L’élégant jeune homme craignit que la
connaissance d’un tel libre penseur, aux habitudes populaires, ne
déteignît sur lui.

Les Allemands, qu’on croit moins serfs de la mode que les Français, la
suivaient en bien des choses avec une grande timidité. Ils tournèrent
également le dos à Basedow.

Kant même, malgré sa gloire, son énorme réputation, fut retenu par ses
formules et son langage abstrait fort loin du grand public. La
séparation de la Raison pure et de la Raison pratique semblait commode à
l’esprit allemand, qui volontiers s’éloignait de celle-ci. D’ailleurs
Kant recommandait tellement l’obéissance aux lois bonnes ou mauvaises,
qu’il semblait dire: «Mon système n’est pas de ce monde.»

Le génie allemand à qui Lessing avait donné l’audace critique, et Gœthe
beaucoup d’éclat, s’étendit par une littérature nouvelle, et surtout par
Herder; plus mobile que n’étaient les Allemands d’alors, par ses voyages
de Russie, il avait entrevu l’Asie, le monde; il avait inspiré le goût
de la philosophie de l’histoire.

L’étude de la géographie, née en Suisse aux écoles de Pestalozzi, fut
portée par Ritter et autres géographes en Allemagne. Mais non pas le
génie, les méthodes indépendantes, qui étaient le fond de l’éducation
chez Pestalozzi.

Le théâtre allemand, par Schiller, prit un élan de sensibilité où
s’éveillait le cœur, la fibre humaine. Cette âme noble et charmante
avait de grandes pensées, de grands projets, et il avait écrit que «le
théâtre doit faire l’éducation du genre humain». Mais savait-il sa
route?

On est porté à en douter quand on le voit indécis et faible, protestant,
dans sa _Guerre de Trente ans_; et dans sa _Marie Stuart_, adoptant les
traditions catholiques[69].

  [69] Comment se fait-il que bien d’autres, et des historiens sérieux,
    aient adopté les récits romanesques de la compilation de Jebb, faite
    au moment pour pousser nos séminaristes à l’assassinat d’Élisabeth?

Son amitié pour le sceptique Gœthe fit honneur à son cœur, mais put bien
augmenter les fluctuations de son esprit.

                   *       *       *       *       *

Par bonheur, en dessous, dans la jeunesse des universités, à la noble
école d’Iéna, un ferme noyau stoïcien s’était déjà formé, et depuis
plusieurs années réagissait contre l’influence de Gœthe et l’école de la
fantaisie.

Nous, amis de la liberté, et point du tout séduits par la gloire
militaire, nous n’avons pas l’âme indécise, et quand la France d’alors
fatiguée en vient à se délaisser elle-même, à suivre la malheureuse
fascination de Bonaparte, nous sommes ravis de voir la liberté se faire
un refuge dans les écoles allemandes. C’est pour nous un bonheur que
l’indépendance se crée un petit nid, tout intérieur, dans les doctrines
métaphysiques et dans le cœur de quelques jeunes gens.

Il n’y eut jamais plus beau spectacle et rien qui montre mieux la force
expansive de l’Idée pure.

C’est, comme je l’ai dit, un grand avantage pour l’Allemagne de toucher
par les bords à des races étrangères fort énergiques. Ainsi, au
treizième siècle, elle emprunta aux récits scandinaves le sujet des
_Nibelungen_, et le traita avec génie. En 1800, le grand professeur
Fichte, né en haute Lusace, un pays jadis slave, s’empara avec hardiesse
de la philosophie de Kant, et lui donna un caractère sublime
d’indépendance.

Il avait en Suisse et en Pologne vécu au milieu des orages. Il entreprit
une apologie de la Révolution française. Enfin, quand elle s’assombrit,
devint méconnaissable à ses amis, Fichte, alors même, ne recula pas,
nous fut fidèle, publia son _Apologie_ (d’après les théories du _Contrat
social_) du droit d’insurrection contre la tyrannie.

Combien l’Allemagne d’alors avait un libre esprit! A ce moment même, le
gouvernement de Weimar lui offrit la chaire de philosophie à Iéna
(1794). Là il trouva une noble jeunesse, qui de plus en plus
s’affligeait des tergiversations de la Prusse et de l’attitude honteuse
qu’elle donnait à l’Allemagne. Ce fut le germe primitif de la
résurrection.

Fichte trouvait la spéculation embarrassée par la dualité qu’admettait
Kant entre la Raison pure et la Raison pratique. Il supprima cette
distinction qui paralysait tout, et ne reconnut qu’un principe, tout
pratique, l’_action_, l’action personnelle, la personne, ou le _Moi_.

«Mais, lui dit-on, cet univers, ce mouvement immense et varié, cette
scène du monde dont nous sommes environnés, qu’en faites-vous?»

Ici, il faut voir l’homme. Fichte avait l’extérieur d’un héros des
_Nibelungen_. Peu grand, il est vrai, mais fort, sanguin, et doué d’une
puissance invincible d’affirmation qui subjuguait l’esprit.

«Si l’univers, lui disait-on, devient problématique, que deviendra la
Patrie, l’Allemagne?»

Fichte ne dit pas: «Périsse l’univers!» Il fut clément pour la réalité,
dit froidement: «Je ne lui défends pas d’exister, mais comme une simple
conception de mon esprit.»

Dans cet idéalisme si haut tout disparut, la bassesse actuelle des
gouvernements allemands, et ce qui allait venir, la défaite d’Iéna,
l’insolence de Bonaparte. Ce n’était plus que de simples êtres de raison
et la tyrannie du néant.

                   *       *       *       *       *

Parmi les étudiants d’Iéna, et probablement les auditeurs de Fichte, se
trouvait un gaillard de la sauvage Poméranie, le célèbre Jahn, un
gymnaste admirable dans tous les exercices du corps, qui enseigna et
répandit son art. Plus tard, nous verrons l’époque des teutomanes
chevelus, un peu ridicules parfois, mais d’une vraie grandeur
patriotique. On commença à dire, à croire que les anciens Allemands
étaient les plus forts des hommes. Et on mêla les vieilles légendes
scandinaves de Siegfrid, etc., avec les _Nibelungen_ allemands du
treizième siècle. Mais n’anticipons pas sur tout cela.

                   *       *       *       *       *

Les étudiants, très nombreux, et qui formaient comme une jeune nation,
n’eussent pas répandu leur esprit, sans la langue qu’ils avaient commune
avec le peuple. Je parle de la langue musicale.

On le remarque très bien dans tous les arts qu’on pourrait dire
allemands, spécialement dans l’harmonie musicale, le grand art où
plusieurs instruments font chacun leur partie. On le voit même aux
populations rurales, assez grossières pour tout le reste. Les paysans,
l’hiver s’associent à merveille pour ce qu’on appelle la _musique de
chambre_. L’été, les concerts en plein vent permettent de faire agir
d’ensemble plusieurs groupes d’exécutants. Et quand l’exécution est plus
parfaite et mieux disciplinée, elle permet aux foules même d’y prendre
part.

Langue propre à l’Allemagne, et dont les Français, trop épris de leurs
airs nationaux ou de musique italienne, comprenaient rarement le sens.
Les symphonies de Beethoven, en présence même des tyrans, prêchaient,
haranguaient l’Allemagne, l’imprégnaient de leur mâle harmonie.

Beethoven, fils d’un chanteur, d’un ténor de la chapelle de l’électeur
de Cologne, mélodiste jusqu’à vingt ans, n’apprit l’harmonie qu’à
Vienne, lorsque son maître l’électeur, dépossédé par Bonaparte, vint en
Autriche. Le jeune homme fit alors sa première symphonie (en _ut
majeur_), puis les autres aux années suivantes.

Ces symphonies, qui furent, on peut dire, la musique par légion, par
tribus, retentirent au loin. Leurs échos créèrent à l’Allemagne une âme
commune, et furent pour elle ce que nos fédérations avaient été pour la
France de 90.

                   *       *       *       *       *

Il faut que je m’arrête ici; sinon, j’enjamberais deux années, et je me
retrouverais au lendemain d’Iéna.




CHAPITRE III

NI LA FRANCE, NI L’ALLEMAGNE, NI L’ANGLETERRE NE VOULAIENT FORTEMENT LA
GUERRE. RETOUR ET DÉCLIN DE PITT (1805)


L’incendie couvait dans l’Allemagne, mais il était encore loin
d’éclater. On y était fort partagé. Plusieurs regardaient Bonaparte
comme le restaurateur de l’ordre, le continuateur de la révolution en ce
qu’elle avait de meilleur. La grande ruine qu’il faisait sur le Rhin, la
brusque sécularisation des États ecclésiastiques, était loin de déplaire
aux ennemis nombreux du moyen âge.

Si les Allemands s’irritaient, c’était de voir leurs princes tendre la
main à l’étranger pour recevoir de lui des débris de l’Empire. On
s’indignait contre la Prusse qui, sans se compromettre avec
l’Angleterre, s’enrichissait par la faveur de Bonaparte.

Celui-ci, au contraire, avait bien du monde pour lui. Beaucoup en
étaient éblouis. On l’admirait d’autant plus, qu’en ses commencements il
était une énigme. Tant qu’il resta consul, les uns voulaient y voir un
autre Washington qui se dévoilerait un matin. Les autres, en sa figure
problématique, voyaient un génie d’Orient, tout au moins un glorieux
tyran militaire qui allait mieux ordonner ce monde. Beaucoup d’ardents
esprits en étaient fanatiques.

Le grand artiste Beethoven, chassé de son pays, le Rhin, par les
nouveaux arrangements qui dépossédaient son maître l’électeur de
Cologne, n’en célébra pas moins le _héros_ dans son premier essai
d’harmonie qu’il fit à Vienne. Jusque-là mélodiste, il s’essayait à
faire marcher d’ensemble des armées d’instruments.

C’était encore le consulat, la république. Mais dès qu’il vit le _héros_
se démentir, devenir empereur, Beethoven, détrompé, le confondit dans la
foule des intrigants ambitieux, raya son nom. Il effaça le chant qui,
sans doute, chanté aux deux rives du Rhin leur eût servi de pacte
d’alliance.

Telles étaient les dispositions des artistes de l’Allemagne. Schiller
venait de faire sa _Jeanne d’Arc_. Gœthe, quoique très peu partisan de
Voltaire, n’en acceptait pas moins _Tancrède_ et telle autre de ses
tragédies pour le théâtre de Weimar. Les grands succès étaient ceux de
Kotzebue, de ses drames imités de Diderot.

On ne prévoyait pas que la France, par les ambitions de Bonaparte,
allait se trouver brouillée avec toute la terre, non seulement avec
l’Angleterre (mai 1804), mais bientôt avec la Russie par ses
arrangements d’Allemagne, d’Italie, et surtout par une chose vaine,
d’ostentation. Il tenait l’Italie par un gouvernement qui semblait
italien. Il n’avait nulle raison de provoquer l’Europe en se créant roi
d’Italie et prenant à Milan le vieux joujou lombard, la couronne de fer?
Nulle raison que d’éblouir la France. Il avait pris déjà à Aix l’épée de
Charlemagne, à Bruxelles la couronne de Charles-Quint. Il est vrai
qu’avec ce bric-à-brac il avait Gênes et les marins génois pour son vain
projet d’Angleterre.

M. Lanfrey a parfaitement conté ses tergiversations dans cette folie.
D’abord, il avait eu l’idée hasardeuse, inhumaine, qu’on lancerait des
petits bateaux qui périraient en foule, mais plusieurs pourraient
arriver. Les hommes du métier lui firent comprendre que rien ne serait
possible sans la protection d’une flotte, et que d’ailleurs les
vaisseaux qu’on rassemblait de points très différents ne pourraient
passer en une seule marée. Cela le refroidit. Il dit alors que tout ce
grand effort n’était qu’une feinte, un prétexte pour se préparer à une
guerre continentale.

Nos soldats ne s’en doutaient pas, ils n’auraient jamais compris que ces
parades d’embarquement étaient un moyen de faire la guerre en Allemagne.
On s’était trop joué, en conscience, des grands élans du cœur qu’on
provoquait, ajournait, détournait. Que de fois ces hommes héroïques
avaient accepté la mort en esprit, et, de volonté, s’étaient dévoués!

Pour quoi? Pour la grande cause qui avait déjà fanatisé Paul, pour
arracher aux Anglais la liberté des mers. Le monde des rivages, toutes
nos côtes étaient captives. Grande, tentante chose, d’affranchir l’Océan
(de l’Angleterre à l’Inde) par un passage si court. Cela semblait valoir
le sacrifice de la vie.

C’est la disposition où il trouva cette armée, la première, certes, qui
fut jamais au monde, lorsque dans son orgueil, d’un tertre de Boulogne,
il s’en vit entouré, et lui distribua les aigles.

Le célèbre tableau de David, où Gros aussi et toute l’école ont dû
travailler, ce tableau, qui est à Versailles, haut en couleur, un peu
grossier, est d’autant plus un très vrai portrait de l’armée et des
soldats d’alors. Ceux-ci n’ayant plus la maigreur nerveuse, la figure
hâve du soldat jacobin, sont sanguins, avec des figures joviales. On les
sent bons enfants, moins capables d’excès que ceux qui vinrent plus
tard, mais fiers et très jaloux de la _grande armée_ qui naquit d’eux,
et qui dura jusqu’au démembrement barbare qu’y fit Napoléon (1808).

Ces scènes de Boulogne semblaient bien une comédie. Car les bois des
vaisseaux, coupés dans nos forêts (ceux d’Anvers, par exemple, dans la
forêt de Soignes), voulaient pour la plupart, deux ans encore avant de
pouvoir tenir la mer.

Le 17 septembre 1805, Napoléon enfin déposa cette feinte, prolongée tant
d’années, sans avoir pu lasser l’ardeur crédule de nos soldats. Il dit
au conseil d’État qu’il partait pour l’Allemagne; qu’il serait prêt
avant l’Autriche, ayant rassemblé l’armée à Boulogne; qu’il lui fallait,
en janvier 1806, les conscrits qui auraient vingt ans en janvier 1807;
et de plus la réorganisation de la garde nationale.--Sorte d’appel
tardif qu’il faisait à la nation.

L’armée partit de Boulogne, et traversa la France en parfaite
discipline, sans qu’il y eût un seul déserteur. J’ai dit combien ces
vrais soldats furent fiers, sévères pour les conscrits qui, en
traversant l’Allemagne, avaient un peu pillé. Les vieux leur dirent:
«Avant de combattre avec nous, videz vos sacs d’abord.»

Miot affirme que la guerre n’était nullement souhaitée en France. Tout
était revenu dans les voies du travail.

On aurait pu en dire autant de l’Angleterre, sans les alarmes que lui
donnait Bonaparte par sa _fantasia_ et ses simulacres d’embarquement. Le
tout vain, mais très provocant, nos voisins, à ce moment même, étaient,
comme la France, entraînés au travail, non pas agricole, mais
manufacturier. La révolution des machines, commençait à s’opérer, et la
partie la plus active de la population tournait sa passion, ses
capitaux, de ce côté.

Ce n’était pas l’affaire du sacre français ou italien, ni celle des
indemnités allemandes, qui auraient décidé l’Angleterre à se battre et à
se détourner de la grande nouveauté, l’affaire industrielle, qui lui
apparaissait dans un charme magique d’infinie perspective.

La grande affaire récente de l’Inde, la conquête du Carnatic, avait même
été à peine aperçue. Ces grandes choses lointaines, l’acquisition du
Cap, et bientôt celle de Java, touchaient surtout une certaine
Angleterre qui y trouvait des places pour ses fils. Mais la majorité,
les classes qui recrutaient le plus le parlement, étaient bien moins
sensibles à ces fruits de la guerre lointaine.

De là la solitude, l’abandon progressif de Pitt. Il croyait en 1805
retrouver l’Angleterre où il l’avait laissée.

En mars 1803, au moment de la rupture avec la France, il se croyait si
sûr de son succès, qu’il refusait le pouvoir à moins que tout le
ministère ne fût refait par lui, uniquement composé des siens. Et
quelques mois après, ayant voulu en vain se faire centre d’un groupe et
repoussé de Fox, qu’il appelait à lui, il eut le chagrin d’accepter six
ministres d’Addington, puis Addington lui-même. De sorte qu’il se trouva
devenu le chef du ministère qu’il avait remplacé. (Voy. Cornwal-Lewis.)

Conduite étrange, cruellement caractérisée par Sheridan, qui nota
l’insidieux appui que Pitt avait donné d’abord au rival qu’il voulait
détruire.

Cette accusation d’excès de finesse et de perfidie ne l’humilia pas
trop, ce semble. Il fut bien autrement touché d’une affaire qui lui
montra sa décadence, son affaiblissement, son peu de crédit
parlementaire. On accusa un de ses intimes d’une malversation, il essaya
en vain de le couvrir. La chambre passa outre, et, sans faire attention
à lui, censura l’accusé. Pitt sentit cela, comme un coup de stylet au
cœur. Il eut beau rabattre sa coiffure sur ses yeux. On vit pleurer cet
homme si fier.

Pour comble de chagrin, son rival Addington voulait se retirer, ce qui
aurait perdu Pitt auprès du roi. Il eut le dégoût et la nausée terrible
d’être forcé de le prier de rester, d’avouer que cet Addington, tant
méprisé de lui, lui était nécessaire.

Dans ces misères qui abrégèrent sa vie, il avait un soutien qui l’aidait
fort: l’insolence croissante de Bonaparte, ses outrages, ses
provocations, son mépris de tout droit des gens. Sous la couronne de fer
qu’il venait de prendre à Milan, il insultait l’Europe d’une manière
extravagante. Son _Moniteur_ était plein d’articles injurieux aux autres
peuples, aux têtes couronnées, articles qu’il dictait lui-même.

Il se chargeait de faire en pays neutre une police révoltante. Il eut
même l’idée d’enlever le roi de Suède en pleine Allemagne.

Il menaçait, cherchait à surprendre partout des négociants anglais. On
prétendait qu’il avait dit qu’à Berlin même, et sous les yeux du roi, il
pourrait enlever le ministre d’Angleterre.

Pitt, peu aimé, avait un allié plus sûr que la faveur publique: _la
haine contre Bonaparte_. A ceux qui se plaignaient de ce qu’avaient
coûté les dernières guerres, il disait froidement que celle qu’il
préparait coûterait plus encore.

Il tint parole, et profitant du miracle imprévu d’un tel accroissement
de richesse, il conçut le plan gigantesque, improbable, qu’il réalisa
cependant, de soudoyer l’Europe, la nouvelle coalition augmentée par les
masses innombrables du Nord, d’amener contre Bonaparte des armées de
cinq cent mille hommes.




CHAPITRE IV

TRIOMPHE D’ULM.--DÉSASTRE DE TRAFALGAR.--OCTOBRE 1805


Ce qui frappe dans Bonaparte, c’est l’identité de ses procédés: des
effets de surprise, qui, toujours répétés, toujours les mêmes,
semblaient ne pouvoir tromper personne.

Et chez ses adversaires on eût dit toujours la même complaisance à
attendre, arriver trop tard en tout, à se laisser surprendre.

Ces succès immenses et faciles eurent le très grave inconvénient que
Napoléon et les siens se méconnurent en quelque sorte, crurent n’avoir
plus besoin des moyens de persuasion, de propagande, qui avaient fait la
force des armées révolutionnaires, leur ferme foi. Nous avons tout à
l’heure, d’après Gœthe, cité la conduite des Français de 92, qui, après
Valmy, donnèrent aux Prussiens en retraite, affamés, non seulement des
vivres, mais des journaux républicains. En 97, on a vu, après fructidor,
combien de républiques germèrent tout à coup de la terre. Effets
magiques, d’une électricité subite, et comme d’une épée flamboyante, que
l’épée d’Austerlitz, l’épée d’acier, quoique victorieuse, ne remplaçait
nullement. Il y a ici une terrible différence, c’est que celle-ci n’agit
point à distance, comme faisait l’épée de la Révolution.

Autre malheur. Napoléon, par des succès souvent faciles, peu achetés,
créa dans son armée une méprise profonde sur les vrais caractères de
l’esprit allemand, une ignorance mutuelle des deux nations. L’armée
française, cette rouge armée, gonflée de sang, telle que nous l’avons
vue tout à l’heure à Boulogne et dans le tableau de David, crut trop
facilement à la débonnaireté allemande, surtout après le singulier
événement d’Ulm, où trente mille hommes se rendirent prisonniers.

Le procédé de Napoléon, pour produire ce miracle, avait été fort simple
et peu mystérieux. Il avait son armée toute prête à Boulogne, et déjà il
avait acheté vingt mille chevaux. Dans l’espace d’un mois, tout fut
transporté sur le Rhin. Quantité de voitures, mises en réquisition,
furent chargées de soldats. Il resta à Strasbourg jusqu’au dernier
moment, et en même temps pour amuser les Autrichiens que Mack et un des
archiducs avaient groupés en Souabe, à Ulm, il faisait apparaître sa
cavalerie aux divers débouchés de la Forêt-Noire.

Que faisaient les Autrichiens de la leur, l’une des premières du monde?
Personne alors, pas même Napoléon, n’avait l’idée bien nette de l’usage
qu’on peut faire de cette arme pour éclairer, observer tout autour. Les
Américains les premiers, et, après eux, les Prussiens l’ont bien
compris, aux temps les plus récents.

Le malheureux Mack, que l’injustice de l’histoire a rendu ridicule,
n’était pas le vrai chef de son armée. Officier de naissance obscure et
de rang inférieur, il avait pour supérieurs réels les princes et hauts
seigneurs qui se trouvaient dans cette armée. Ils le dirigeaient, lui
inspiraient leur folle confiance. On lui montrait au Tyrol et aux Alpes
de grandes forces autrichiennes. Au nord, il y avait des Français; mais
la Prusse était là pour les retenir et les empêcher de passer. A l’est,
les Bavarois n’étaient pas trop sûrs, il est vrai. Mais ils étaient
entre Mack et l’Autriche, qui pouvait leur tomber dessus, s’ils
faisaient un faux mouvement. Enfin, à l’horizon, au loin, on croyait
voir les masses russes, qui avaient promis d’arriver vers le 1er
octobre. Quoi de plus rassurant que ce tableau? Au moindre mot, ces
fiers seigneurs lui auraient rappelé ses malheurs d’Italie, qui lui
laissaient sans doute un excès de timidité.

Un matin, il est investi, les Français occupent tout autour les
hauteurs. L’empereur lui envoie M. de Ségur. Tout est conté parfaitement
dans les Mémoires de Rapp, et avec une bonhomie alsacienne que Ségur n’y
aurait pas mise. Le pauvre Mack ignorait tout, et, à chaque révélation,
s’exclamait, s’écriait. Il avait vécu là comme Robinson dans son île et
ne savait rien du reste du monde.

Il croyait sa gauche gardée par la Prusse, qui sans doute empêcherait
l’armée française du Hanovre de passer, l’obligerait de faire un grand
détour; on lui apprit que cette armée, sous Bernadotte, sans tenir
compte des Prussiens, avait passé, soi-disant pour rentrer en France,
mais que, tournant à l’est, elle avait été à Munich, que les Bavarois
lui livraient. Ce corps et quelques autres, réunis, faisaient cent mille
hommes que Mack avait à l’est, entre lui et l’Autriche, tandis que
l’armée de Boulogne, arrivée de l’ouest l’enfermait, le serrait de près.

Désespéré, il s’en prenait aux Russes, qui, dit-il, arrivaient. On lui
prouva que les Russes étaient loin. Il croyait avoir des vivres pour
huit jours, mais cela était faux. Sa perte était certaine: il se rendit.

Spectacle étonnant et nouveau: une armée prisonnière sans avoir pu
combattre. Trente mille hommes rendus d’un coup.

Événement lamentable pour l’Autriche, mais, selon nous, funeste au bon
sens de notre armée, qui se fit une idée très fausse du grand pays où
elle entrait.

                   *       *       *       *       *

Ce prodigieux succès porta terriblement à la tête de l’empereur, qui, en
ce moment, perdit terre, se crut vainqueur, non seulement de
l’Allemagne, mais de l’Angleterre même.

Il semblait moins en Allemagne qu’en mer: il y avait envoyé ses flottes,
pour frapper un grand coup sur l’Angleterre, pendant qu’il envahirait
l’Allemagne. Afin de détourner l’attention des Anglais, l’amiral
Villeneuve en rade à Toulon, avait ordre de cingler vers les Antilles.
Nelson qui avait mission de garder la Méditerranée, ne manquerait pas de
le poursuivre. Le coup du génie, c’était de se dérober à temps, de se
porter sur Brest et de se rendre maître de la Manche. Bonaparte
gourmandait rudement Villeneuve, accusait sa lenteur. Il écrivait
incessamment à Decrès, ministre de la marine, des choses violentes,
furieuses.

Napoléon, destiné d’abord à la marine, le corps le plus en faveur à
Versailles, et dont un membre gouverna longtemps la reine, avait
conservé une grande partialité pour ce qui restait en France de ce corps
aristocratique. Son principal secrétaire, Champagny, était un officier
de marine. Quelques officiers _bleus_, c’est-à-dire roturiers, s’étaient
peu à peu élevés, mais avec une lenteur qui n’allait pas à l’impatience
de Napoléon. L’armée de terre, si rapide dans ses succès, lui voilait la
situation, lui faisait oublier les difficultés techniques de la guerre
de mer. Qui croirait même que, lui, officier d’artillerie, il entassait
au hasard des masses inexpérimentées sur ses vaisseaux, sans les exercer
au tir maritime, c’est-à-dire les dépêchait, on peut dire désarmées, à
une mort certaine.

On parle toujours de la Terreur de 93, mais fort peu de cette Terreur
maritime de Napoléon, si cruelle, si sauvage, et qui n’enveloppait pas
seulement les riverains de la mer. Dans plus d’un département éloigné de
la mer, les préfets, aiguillonnés par des ordres impérieux, lançaient de
tous côtés une active gendarmerie qui ramassait les jeunes paysans et
les traînait par les routes, vers les ports, où, sans exercice
préalable, on les entassait aux vaisseaux. La _presse_ anglaise, si
dure, avait pour consolation des succès certains, l’attente de la
victoire. La _presse_ française était d’autant plus désespérante que
tous ceux qu’elle enchaînait, traînait, savaient parfaitement que, par
ces chemins de misère, on ne les menait qu’à la mort.

Notre défaite de Trafalgar en est la preuve lamentable. Villeneuve
poursuivi par Nelson, jusqu’au Mexique lui échappa, mais pour venir se
heurter à la pointe du Finistère, contre l’escadre de l’amiral Calder.
Ce combat, s’il ne fut pas pour nous une déroute, avaria tellement notre
flotte, que Villeneuve dut se rendre à Cadix pour la réparer. C’est là
que vint le rejoindre Nelson.

Nous avons plusieurs récits de l’horrible catastrophe, mais peu de
détails sur ces rigueurs, cette chasse aux hommes qui avait précédé. M.
Forgues, dans son bel abrégé de la vie de Nelson, nous donne ses
bravades, ses fières et colériques paroles. M. Thiers excuse de son
mieux Bonaparte. M. Lanfrey, dans son récit, excellent du reste,
s’occupe fort de l’amiral Villeneuve, le plaint comme une victime de la
fatalité, des exigences tyranniques de l’empereur.

Villeneuve, d’une bonne noblesse de Provence, et qui sans doute par là
plaisait à Napoléon, au parti rétrograde, si puissant par Hortense et
Joséphine, avait du courage, de l’instruction. De quinze ans à quarante
et un, il avait rapidement parcouru toute la carrière maritime jusqu’aux
plus hauts grades. Parmi mainte action d’éclat, il avait eu un malheur,
celui d’être arrivé tard au désastre d’Aboukir, et celui de partir tôt,
croyant, non sans vraisemblance, qu’il ne remédierait à rien, ne ferait
qu’augmenter le malheur, au lieu qu’il le diminua en emmenant et en
sauvant quatre vaisseaux.

Ce souvenir d’Aboukir eût pu arrêter un esprit crédule aux présages
comme était Napoléon. Mais Villeneuve était ami du ministre Decrès,
alors aimé de l’empereur, parce qu’il faisait sur la marine certaines
économies au profit des troupes de terre.

C’est là qu’on peut admirer l’_homo duplex_. L’empereur, si passionné
pour les succès de sa flotte, dans le détail trouvait très bon qu’on
économisât sur elle pour l’armée, dont en lui-même il jugeait les
victoires beaucoup plus certaines. De sa main droite il volait sa main
gauche.

L’aimable caractère de Villeneuve devait le pousser aussi. Il était
brave, mais doux, un peu hésitant. Quand Napoléon entraîna l’Espagne
dans son alliance et se vit à la tête de deux nombreuses marines, son
impatience ne connut plus de bornes. Les lenteurs de Villeneuve le
désespérèrent; il l’accusa de pusillanimité; il lui nomma un successeur,
l’amiral Rosily, qui devait le renvoyer en France. Plutôt que d’attendre
cet affront, le malheureux sortit de Cadix, se battit, perdit tout.

Tous les officiers français et espagnols furent consultés et dirent
qu’on était mal armé, mal équipé, qu’on périrait. On envoya cet avis à
Decrès, qui le garda pour lui.

Des matelots paysans qui ne savaient point manœuvrer, point tirer, et
que, selon l’ancienne méthode, on faisait viser au mât, au lieu de tirer
en plein bois dans la coque des vaisseaux, comme faisaient les
Anglais;--ces malheureux furent amenés en présence du furieux Nelson,
certain de sa victoire. Le capitaine Lucas et autres de nos Français
montrèrent un grand courage. En vain.

Nelson avait dit: «la pairie ou Westminster!»

Il fut tué. Mais sa mort n’affaiblit en rien cet affreux désastre. Nos
vaisseaux étaient si lents, qu’ils ne se sauvèrent pas, attendirent leur
destin.

Un peuple fut noyé.

L’empereur écrivait toujours des choses furibondes à cette flotte qui
n’existait plus.

Il était d’autant plus irrité et cruel qu’il devait en dessous trop bien
sentir: _Tout était de sa faute_, et sans remède.--Réparable? jamais!

Villeneuve, épouvanté, se réfugia dans la mort. Il se coupa la gorge.
(20 octobre 1805.)




CHAPITRE V

AUSTERLITZ.--2 DÉCEMBRE 1805


Ce grand revers avait pourtant ceci d’heureux qu’il empêchait
définitivement Bonaparte de pousser plus loin la folie de mettre une
armée en mer avec le risque d’un échec vingt fois plus grand que celui
de Trafalgar.

Les Anglais calculant d’après les habitudes de publicité de leur
gouvernement, croyaient la France fort abattue. Elle savait à peine
l’événement. Le _Moniteur_ n’en dit rien, encore moins les autres
journaux. Il courut à peine un bruit vague de certains revers maritimes.

La nouvelle, au contraire, éclata chez nos ennemis. A la joie des
Anglais, les Russes, les Autrichiens, crurent, au moins, que l’armée
française était découragée, démoralisée. L’armée ignorait tout. Elle en
était encore à son triomphe d’Ulm, et n’avait rien dans l’esprit que ce
spectacle inouï d’une grande armée prisonnière; elle croyait marcher à
la victoire.

Bonaparte savait seul qu’il était dans ce grand péril. Plusieurs armées,
encore à distance, approchaient, pouvaient le cerner. C’est longtemps
après, en 1809, à Wagram, qu’il a dit le vrai motif de l’extraordinaire
confiance qu’il témoigna alors. On disait après Wagram: «Vous auriez eu
plus de succès si vous aviez laissé l’ennemi vous entourer.--Oh! mais,
dit-il, cette armée de Wagram, ce n’est plus l’armée d’Austerlitz!»

La route de Vienne étant libre et la ville abandonnée, il y entra avec
le plus grand calme. Non seulement il recommanda de bien traiter les
habitants, du reste, nullement hostiles, mais, usurpant gracieusement le
rôle affable et bienveillant du véritable souverain, il recommandait aux
siens de ménager et protéger tout ce qui tenait aux lettres et aux arts.

Parole toute pacifique et prudente, au milieu des périls dont l’ennemi
le voyait entouré. On le croyait déjà perdu. Les Russes, sous Kutuzow,
évidemment ne reculaient que pour attendre les renforts qui leur
arrivaient et de derrière et de côté; ils reculaient, mais en livrant
des combats souvent heureux. D’autres Russes venaient de Silésie. La
Prusse, malgré ses tergiversations, accomplissant la promesse faite à
Alexandre, venait aussi, il est vrai, lentement.

Voilà pour le nord. Au midi, l’archiduc Charles avançait. Masséna, avec
une armée trop faible, n’avait pu le retenir. L’archiduc l’avait devancé
de plusieurs journées et déjà était passé d’Italie en Moravie.

L’empereur était ainsi au centre d’un cercle d’ennemis qui peu à peu
l’enserraient. Toutefois il se voyait si fort avec son armée invincible,
qu’il ne rougit pas de négocier, et ne désespéra pas de détourner le
torrent russe dans un lit nouveau, la conquête de l’empire ottoman.

On a cru que cette négociation de Napoléon était une ruse de guerre, un
moyen de gagner du temps. J’en doute. Comme il ne jugeait jamais que sur
les intérêts, il croyait, non sans apparence, qu’Alexandre avait plus à
gagner en se jetant dans la Turquie que dans cette stérile campagne
d’Allemagne.

Il écrivit à Alexandre dans des termes plus que polis, flatteurs et un
peu ridicules.

A quoi le jeune czar, lui-même doux et poli, mais dont les émigrés
conduisaient la main, répondit par une lettre altière, inconvenante, où
il l’appelait _monsieur_ et l’assurait de _sa parfaite considération_.

Napoléon avala le déboire, et pendant qu’il proposait un armistice, il
fut violemment attaqué par les Russes.

N’importe, il n’en demanda pas moins une entrevue à Alexandre, qui ne
daigna y aller, lui envoya seulement son aide de camp, le jeune
Dolgorouki. Sur la proposition de Bonaparte de faire des conquêtes
ailleurs, il dit fièrement: «La Russie est assez grande.»

C’était le 13 novembre. Les Français, encore dispersés, n’ayant pas
l’armée de Bernadotte, n’avaient que cinquante-huit mille hommes; les
Russes en avaient déjà quatre-vingt-deux mille. C’était pour eux le
moment d’attaquer. Le 20 novembre, les deux armées furent à peu près en
équilibre; Napoléon eut cent mille hommes.

Mais les Russes-Autrichiens attendaient d’autres troupes, faisaient
venir des vivres qui leur manquaient, ils allaient être bientôt de
beaucoup les plus forts.

Pourquoi furent-ils si pressés de combattre? On ne le sait pas, disent
plusieurs historiens.

C’est parce que leurs jeunes chefs, qui, dès le commencement, avaient
intrigué contre le prince Charles, et croyaient qu’il resterait en
Italie, le voyaient avec peine revenir, et voulaient vaincre avant son
arrivée.

Autre motif très vraisemblable, dont on doit tenir compte. Alexandre,
chevalier de la reine de Prusse, espérait par sa victoire délivrer seul
la belle princesse de l’ogre Bonaparte, et n’en aurait pas eu l’honneur
si, pour le faire, il eût attendu l’assistance des Prussiens, l’arrivée
du bouillant prince Louis et de tant d’autres, voués au culte de la
reine.

Voilà qui est bien romanesque, dira-t-on. Mais le serment au tombeau de
Frédéric, qu’imposa la reine à Alexandre, le constituait gardien et
défenseur de la Prusse[70]. Chose plus forte, les conditions que le czar
mit d’abord, le 3 novembre, aux secours russes, conditions dont, en
décembre, il dispense le roi de Prusse, indiquent assez qu’entre eux il
y avait plus qu’un lien politique, mais un lien bien autrement fort, une
amitié resserrée par leur admiration commune pour la beauté héroïque qui
prêchait la guerre et la gloire.

  [70] Hardenberg, t. IX, p. 14, 55.

Les historiens militaires, et, d’après eux, MM. Thiers et Lanfrey, ont
marqué lumineusement, autant que le permettait un si immense tableau, la
position des deux armées, et celle même des corps différents qui
combattirent à Austerlitz. Nous ne reproduirons pas après eux ce détail,
si difficile à comprendre pour qui n’a pas la carte sous les yeux.

Nous remarquerons seulement ce que déjà nous avons observé pour d’autres
affaires non moins importantes, c’est que plusieurs des dispositions du
grand capitaine, dispositions justifiées par un succès si magnifique,
étaient scabreuses en elles-mêmes. Il fallait qu’il eût dans ses mains
comme il l’a dit lui-même un instrument infaillible; je veux dire une
armée telle qu’avec elle on pouvait tout risquer.

Par exemple, l’abandon des hauteurs de Pratzen, laissées à l’ennemi, la
concentration de l’armée française sur un terrain bas et étroit, et
comme dans une espèce d’entonnoir, observant un grand silence, et
regardant comme une proie le cercle d’ennemis qui l’environnait, n’était
habile qu’avec une armée exceptionnelle qui ne s’étonnait de rien. Avec
d’autres soldats, rien n’eût été plus chanceux.

A une heure de l’après-midi, Bonaparte était maître de Pratzen, le
centre des alliés était anéanti; leurs deux ailes combattaient encore,
mais sans communication, sans moyen de se rejoindre. La garde russe
s’avança pour reprendre le plateau de Pratzen, et mit un instant en
désordre un de nos bataillons. La garde française s’élance alors, et
Rapp fait prisonnier Repnine à la tête des chevaliers gardes.

Une action plus décisive se passait aux étangs, si nombreux dans cette
plaine humide. L’artillerie, en passant sur un des ponts qui les
traversent, s’enfonça, et les troupes qui l’accompagnaient furent
rejetées sur un autre étang alors gelé. Napoléon, qui vit ce désastre,
fit tirer dessus les canons qu’il avait sur les hauteurs. Toute la glace
s’effondra. Des milliers d’hommes disparurent, mais plusieurs ne purent
se noyer dans ces eaux peu profondes, ils luttèrent, et le lendemain, on
entendait encore les cris, les gémissements de ceux qui ne pouvaient
mourir.

On dit que les alliés couvrirent de vingt-sept mille morts cette vaste
plaine d’Austerlitz; huit mille Français avaient aussi péri.

Cette scène affreuse m’a été contée dans les moindres détails par un
témoin, alors bien jeune, et qui, avec la vive et forte mémoire qu’ont
les enfants, n’en avait perdu aucune circonstance.

Cet enfant, l’un des fils du général ministre Pétiet, était alors page
de l’empereur, et se tenait derrière lui, lorsqu’il vit l’ennemi aller
d’abord aux marais, puis sombrer tout à coup, s’engouffrer dans les
glaces. C’est ce que Bonaparte avait prévu. Et, comme il arrive au
chasseur qui voit le gibier lui venir, il eut un accès de sauvage
hilarité. Dans ces moments, Napoléon avait un _tic_ désagréable: il
chantonnait. Cette fois, il lui revint certain air d’opéra-comique, où
un sot tombe de lui-même au piège préparé; les acteurs lui chantent:
«_Ah! comme il y viendra! larira._» Le désaccord si choquant de cette
chanson vulgaire, chantée par une voix fausse, à cette heure suprême,
frappa l’enfant de manière à ne l’oublier jamais.

Voyant le succès établi dans toute la plaine, Bonaparte avisa qu’il
était tard, l’heure de dîner. Selon ses habitudes sobres, on lui donna
sur une petite table son poulet et du chambertin.

Le jeune Pétiet versait à boire. On amena des prisonniers, et l’enfant,
derrière l’empereur, put observer à l’aise l’accueil qu’il leur faisait.

Repnine, l’un des premiers, était sans doute le fils de ce cruel
ambassadeur qui fut l’horreur de Varsovie, et dont Rulhières nous a
laissé un si terrible portrait. Napoléon, sans souci des Polonais,
toujours nombreux dans nos armées, lui fit un accueil aimable et ne le
retint pas.

Puis s’avança une figure dont Pétiet fut bien frappé, un émigré devenu
général russe, qui croyait toucher à sa dernière heure. L’enfant
tremblait pour lui. Il fut bien surpris de voir l’empereur verser un
coup dans son propre verre d’argent, et dire: «Buvez, monsieur le comte.
Cela remet toujours le cœur!»

Il y parut. Le prisonnier, jusque-là fort pâle, reprit couleur à
l’instant[71].

  [71] Le célèbre tableau de Gérard tant de fois reproduit par la
    gravure nous a conservé cette scène.

Instructive anecdote qui montre que, d’Austerlitz, le vainqueur voyait
Paris, le faubourg Saint-Germain.

                   *       *       *       *       *

Avec ces dispositions si tendres au parti rétrograde, cette communion
avec l’émigré, il était bien disposé à recevoir le conseil que lui
apportait Talleyrand: «Ménagez l’Autriche.»

Le boiteux ne disait rien au maître qu’il n’eût dans l’esprit, ou qu’il
n’eût fait déjà à Léoben, à Campo-Formio.

Il exigea de l’Autriche de l’argent, mais ne toucha en rien à ses
provinces intérieures et vitales. Le Tyrol, qu’il lui prit pour le
donner à la Bavière, était un beau champ pour l’insurrection, mais il
contribuait pour peu dans les armées régulières. Venise aussi, qu’il lui
retira, le Frioul, la Dalmatie, étaient d’un faible secours militaire.
L’Autriche resta ce qu’elle était, prête à se rétablir peu à peu et à
nous faire la guerre de 1809.

Austerlitz fort admiré renouvela pour l’Europe l’effet tout fantastique
de Marengo. Cependant les Mémoires de Ney, qui partout révèlent la main
habile de Jomini, montrent combien le plan de cette campagne était peu
arrêté et changea sur la route.

La rapidité, tant vantée, de la marche de Bonaparte faillit lui être
fatale, puisque par les maladies et la dissémination de ses forces, il
fut un moment réduit à cinquante mille hommes. «Nous ne fûmes sauvés,
dit Ney, que par l’ignorance de l’ennemi.»

                   *       *       *       *       *

Qu’attendaient ses admirateurs sérieux, après cette victoire qui abattit
l’Autriche, découragea les Russes, décida les Prussiens à subir la
condition qu’ils avaient toujours repoussée?

Ils attendaient de lui une chose. C’était qu’il en tirât parti.

Son armée était intacte encore, tout au moins de cent mille soldats
invincibles, les premiers du monde, elle n’avait perdu que huit mille
hommes.

Les Russes se retiraient en ordre, mais en hâte, par la traverse et non
par le chemin où on eût pu les suivre. Pourquoi cela?

C’est que, de Napoléon, ils attendaient de l’audace, non pas une
prudence timide.

Ils pensaient que les Français se dirigeraient au nord pour insurger la
Pologne autrichienne, qui depuis dix ans les appelait. L’incendie
partant de là, nul doute qu’il n’eût gagné la Pologne russe et
prussienne.

Magnifique aventure qui eût enlevé l’Europe de frayeur, d’admiration,
eût tenté un héros, mais non un politique. Ce grand incendie lui fit
peur. Il n’osa s’en approcher. Il prit l’inspiration au plus bas, chez
celui qui lui disait: «Ménagez l’Autriche c’est-à-dire le parti
rétrograde dans toute l’Europe.»




CHAPITRE VI

INDÉCISION D’ALEXANDRE.--MÉCONTENTEMENT DE LA RUSSIE ET DE L’ARMÉE RUSSE
CONTRE ALEXANDRE


Je m’arrête ici, un moment pour regarder Alexandre. Son caractère, loin
d’être exceptionnel, est l’un des plus ordinaires en ce siècle. Il
s’exprime d’un mot. C’est l’_indécision_.

Est-ce le caractère russe, la mobilité slave? Je ne le nie pas. Mais
beaucoup plus la vague sentimentalité qui fait la grâce, souvent le fond
fuyant et incertain des femmes allemandes du Midi. Un livre unique,
admirable, rend cela très sensible: c’est _la Correspondance_, ce sont
_les Conversations d’Alexandre et du prince Adam Czartoryski_ (Paris,
1865).

Beau livre, plein de pleurs. En le lisant, je me crus à Florence, à
Sancta Croce, où la Czartoryska, morte, sur sa tombe, elle aussi, pleure
encore.

Vous commencez, c’est la nature, son incertain sourire qui va se
nuancer. Deux jeunes gens de dix-huit ans se promènent dans un jardin,
au court été du Nord, et se confient, quoi? des amours? Non. Mais des
romans héroïques, le projet, l’espérance, d’être vertueux et parfaits.
Cela en grand secret. Catherine règne encore. Et si Catherine le savait?
Le jeune czar ne met nulle borne à l’utopie. Il dit au Polonais:
«Pourquoi l’hérédité? Le droit, c’est l’élection populaire.»

Puis un grand blanc arrive, une lacune qui semble plutôt une tache
noire. C’est le règne et la mort de Paul. Le fils qui succède, éploré,
n’en garde pas moins avec lui le cortège des meurtriers. Alexandre,
triste pour la vie, se hâte de rappeler Adam Czartoryski, c’est-à-dire
sa jeunesse, rêveuse et vertueuse, autrement dit: sa conscience.

Que dit le prince Adam? Nullement un roman, mais une chose politique et
pratique. «Réunissez les membres épars de la Pologne, sous une royauté
constitutionnelle. Que la Prusse rende Posen et Varsovie.» La Galicie
viendra plus tard.

La Prusse eût été indemnisée en Allemagne par la sécularisation du Rhin,
ou en Hanovre. Point de guerre avec Bonaparte, dans ce projet. Mais le
mot, l’idée du Hanovre soulevait le parti anglais, tout-puissant à
Berlin.

Les Anglais de Russie avaient tué Paul. Les Anglais de Berlin réussirent
mieux par une machine moins funèbre, mais tragique par les résultats,
l’amitié du roi de Prusse, l’impression de sa belle reine sur un jeune
czar de vingt-cinq ans. J’ai dit l’audacieuse adresse de la reine, qui,
agenouillant son mari et son hôte au tombeau de Frédéric, leur fit jurer
amitié, éternelle alliance au profit de la Prusse, autrement dit: _la
mort de la Pologne_.

On accusait le plan de Czartoryski d’être français. A tort. S’il
arrangeait Napoléon, en brouillant la Prusse et l’Angleterre pour le
Hanovre, d’autre part, la Russie n’ayant plus d’inquiétude du côté
polonais pouvait se tourner vers l’Orient, et le disputer à Napoléon.

Ce plan avait un grand défaut. Il était trop prudent. Les Polonais en
rêvaient un, sublime et impossible. N’ayant plus les Cosaques ni les
membres extérieurs de la Pologne qui l’avaient tant aidée au moyen âge,
ils voulaient, réduits à eux-mêmes, dominer l’immense Russie,
c’est-à-dire que le petit absorbât le grand, l’immense.

Ajoutez que l’accord des trois puissances du Nord rendait leur effort
impuissant, leurs tentatives chimériques. Si, au contraire, les Russes
avaient pu regarder vers les conquêtes d’Asie, ils auraient eu besoin à
coup sûr de la Pologne, d’un grand peuple civilisé, qui réuni eût pesé
d’un grand poids dans leurs affaires, même eût pris l’ascendant d’une
civilisation supérieure.

Les lettres du prince Adam, en 1806, sont très belles. La liberté
respectueuse qu’elles respirent partout, indiquent et son parfait bon
sens, et le cœur d’un ami. C’est l’éloge d’Alexandre d’avoir eu un tel
conseiller quoique sa versatilité, la faiblesse de son caractère lui
aient rendu de bonne heure ces sages conseils intolérables. Adam ne
craint pas de lui rappeler les avertissements qu’il lui donna avant
Austerlitz, lui prédisant que si, par sa présence, l’armée devenait la
cour même, il serait enveloppé par une foule d’intrigues qui gêneraient
les généraux. Il parle avec une hardiesse admirable de la Prusse, et de
la faiblesse d’Alexandre qui, après quelques jours d’entrevue, ne
considéra plus dans la Prusse un État politique, mais «_une personne qui
lui était chère_ et envers laquelle il croyait avoir des obligations
particulières à remplir». (Page 31.)

«Les opinions et sentiments de Votre Majesté pour les personnes qui
avaient eu sa confiance éprouvèrent un grand changement, lequel fut noté
à Berlin... La prédilection sans borne que Votre Majesté montra pour la
Prusse, donna à votre gouvernement une attitude vacillante.»

Même courage en parlant d’Austerlitz, où la jeune cour d’Alexandre ne
faisait qu’injurier les Autrichiens, et, dans une matinée passait d’un
excès d’abattement à un excès d’assurance. Les uns voulaient quitter la
partie sans coup férir, et les autres se battre au plus tôt pour revenir
vite (p. 39). Il blâme aussi l’empressement d’Alexandre à s’exposer
comme un soldat, puis à emmener l’armée tout de suite après la bataille.
«Comment eût-on supposé qu’une seule bataille perdue mettrait la Russie
hors de jeu?» (P. 53.)

Dans un petit billet, écrit au crayon, par lequel Alexandre répond, ou
plutôt, ne répond à rien, on voit bien son obstination et sa frivolité,
qui ne s’appuient sur nulle bonne raison. On y voit que les longues et
belles lettres, si sévères et si courageuses, ne sont pas l’œuvre du
prince Adam tout seul, mais du comité russo-polonais qui avait conseillé
Alexandre, jusqu’au moment de sa passion pour la Prusse. Le czar
regrette seulement que cette lettre confidentielle lui arrive mise au
net par un copiste.

Il ne dit rien d’un article bien grave où l’on entrevoit le
mécontentement de la Russie (p. 10): «Dans le cas où la guerre
arriverait dans l’empire, je ne répondrais ni des Polonais, ni même des
Russes. Déjà ceux-ci endurent avec peine que la gloire de l’État soit
diminuée, et que l’amour-propre national reste humilié. Si les
frontières sont entamées, on en accusera Votre Majesté, et les propos
divers qui circulent à Moscou et à Pétersbourg ne sont pas propres à
tranquilliser sur ce sujet[72].»

  [72] Lettre du 22 mars 1806.




CHAPITRE VII

L’AME DE LA GRANDE ARMÉE (1806)


Voilà la première fois depuis des siècles qu’on la voit, cette grande
Russie, lever un peu la tête, mettre son mot dans le débat, mot
menaçant, la leçon du czarisme.

La grande armée dura de 1805 à 1808. Bonaparte, pour la dénaturer et en
abaisser le niveau, eut besoin de la démembrer. Il lui ôte son âme.

Entre Boulogne et Austerlitz, candide encore et soulevée d’un grand
cœur, elle gardait en majorité cette foi, cette illusion: «Qu’il avait
fallu un génie, un invincible capitaine pour mettre à la raison
l’Europe, et que sous lui la grande armée était le bras de la
Révolution.»

L’affaire d’Ulm lui avait donné un injuste mépris pour l’Allemagne, mais
toutefois avec cette croyance bienveillante: «Elle se délivrera par
nous.»

C’étaient là de grandes pensées. On peut juger la hauteur où se tenait
le moral des Français, lorsque après cette marche meurtrière de cinq
cents lieues en trois mois, nos soldats, si loin de la France et n’en
recevant rien, l’armée s’enfonçant en Allemagne, et traversant une
grande forêt, par un mouvement de gaieté héroïque, se para de branches
de chênes[73].

  [73] Mém. de Ney, p. 274.

Elle savait bien pourtant que trois armées, autrichienne, prussienne et
russe, s’avançaient pour l’envelopper.

Elle avait vu sur le Rhin, elle voyait sur le Danube, ces monuments de
servitude, ces lourdes ruines féodales, sous lesquelles ces grands
fleuves, l’âme même de la contrée, passent esclaves humiliés.

Le pire de cet esclavage était dans la foule des seigneurs qui
prétendaient ne relever que de l’Empire, et qui pesaient sur l’Allemagne
par leurs justices capricieuses, vexatoires, vénales. Mille tragédies
énigmatiques se passaient dans ces antres de la féodalité. L’histoire,
si connue, de Gaspar Haüser, l’enfant élevé dans la nuit, puis
assassiné, montre assez que, dans un tel ordre de choses, il n’y avait
pas plus à attendre de sûreté, que d’ordre et de justice.

Les Allemands, dans mille écrits, avaient déploré cet état confus,
tyrannique, quand Napoléon, en 1804, parcourut les bords du Rhin, la
chaussée dont il devait faire la plus belle route du monde. Dalberg et
autres lui montrèrent, et dans les îles et au plus haut des corniches
des monts, ces châteaux, faits pour le peintre, et maudits du voyageur,
du marchand, qu’ils regardent passer d’un œil louche. Bonaparte, jugeant
par Richelieu, Cromwell, ces grands destructeurs de châteaux, crut qu’en
nettoyant l’Allemagne de ces seigneurs immédiats, il remplissait le vœu
de la grande majorité du peuple allemand lui-même.

C’était une opération délicate et compliquée que l’étranger ne pouvait
accomplir que très mal, en faisant des exceptions ou des justices
aveugles et brutales. Ce qui pourtant justifie la mesure en masse, c’est
qu’en 1815, bien loin de revenir sur elle, ceux qui s’en plaignaient le
plus la continuèrent, la complétèrent, en médiatisant encore plusieurs
petits princes.

Il faut dire aussi que les nôtres, hier soldats jacobins, et maintenant
devenus les soldats du grand empire, d’après ce double préjugé,
traitaient souvent peu révérencieusement ces petites souverainetés,
vénérables aux Allemands par l’antiquité. Une anecdote que je tiens de
première source me fera comprendre. Un jeune chirurgien français, nommé
Mouton, étant en logement chez la vieille princesse de ***, trouva que
la dame et ses gens manquaient d’égards pour sa qualité de Français, de
membre de la grande armée. Alors l’insolent étourdi écrit une lettre
violente, injurieuse, à son hôtesse; la lettre commençait ainsi:
«Princilione de...» Le reste en style de Vadé. La grande dame fit une
chose terrible: elle envoya la lettre à Napoléon. Celui-ci, un jour de
grande revue, debout sur un tertre qui dominait tout, fait une scène
dramatique: «Où est-il, ce misérable? Qu’on l’amène! qu’on le fusille!
Je n’ai pas gagné la victoire pour outrager les vaincus!» On l’amène, on
le soutient, pâle, chancelant, et plus mort que vif.

Chacun frémit. L’empereur regarde d’un autre côté, n’y pense plus.

Ces hommes étourdis, souvent violents, comme ce jeune chirurgien,
étaient enfants de caractère et se gouvernaient eux-mêmes fort mal dans
leurs continuelles alternatives entre les privations et les excès. Les
officiers étaient plus misérables encore que le soldat, parce qu’ils
s’interdisaient le pillage des vivres.

Un régime si inconstant, tantôt nul, tantôt abondant, produisit des
maladies, ou plutôt une maladie, toujours la même (la gastro-entérite).
C’est ce que Broussais le premier devina. Ce vaillant Breton, né à
Saint-Malo, avait été deux ans soldat. A vingt et un ans, en 1803, il
rentra comme médecin dans l’armée. Sa méthode s’appliquant à une maladie
qui variait peu et qu’on aurait pu appeler la maladie de la grande
armée, dut peu varier. Elle eut, ainsi que son livre des _Phlegmasies_,
achevé et imprimé en 1808, des succès admirables[74].

  [74] La principale médication de Broussais était la saignée.

Même après Napoléon, les générations qui avaient tant souffert sous lui,
et dont le sang, par les alternatives du jeûne, du chaud et du froid
s’était allumé, eurent recours à l’eau comme le plus puissant des
calmants. L’hydrothérapie devint la panacée universelle. De là la vogue
de Priessnitz,--créateur du traitement, vers 1825. La foule des malades
reconnaissants qu’il avait guéris, lui élevèrent un arc de triomphe.

L’armée était assez lettrée si j’en juge par plusieurs militaires que
j’ai connus et qui auraient mérité une grande notoriété, mais qui sont
morts dans le silence.

Foy, avec ses quatorze blessures, et son refus aux adresses et au vote
de l’empire, fut fort retardé, laissé de côté jusqu’à Waterloo. Mais
d’autant plus dans les repos que lui laissait son artillerie à cheval,
il lisait insatiablement Virgile et Tacite.

On peut en dire autant de Courier, si absorbé dans l’étude qu’il ne
s’était pas aperçu de l’insurrection de Rome et faillit y périr. En
Calabre, dépouillé de tout par les brigands, ayant perdu ses chevaux et
son argent, il n’eut regret qu’à son Homère.

Outre ces noms si connus, j’en pourrais citer d’autres qui le furent à
peine, et dont l’esprit ne montrait pas moins combien le vrai caractère
français brillait dans la grande armée. J’ai déjà parlé de M. de Fourcy,
esprit aimable, un peu changeant, qui se prêtait à beaucoup de choses.
En parlant de Saint-Simon, au premier volume, j’ai dit que jeune
officier il le suivait partout. A l’âge de trente ans, capitaine dans
l’artillerie de la garde, il employait volontiers ses loisirs en essais
poétiques dont plusieurs furent de très beaux vers[75]. Ce qui
l’attristait le plus, c’était ce singulier métier de tuer par un boulet,
à distance, des inconnus dont plus rapproché peut-être on aurait été
l’ami. L’habitude et la routine, l’ignorance d’une autre carrière, le
fixèrent dans celle-ci qu’il détestait (jusqu’à Wagram, 1809).

  [75] Ceux-ci semblent avoir été faits sur les champs de bataille, et
    dans l’idée consolante que toutes ces générations qui meurent
    successivement se retrouveront un jour:

        Dirai-je ces races humaines
        Qui tour à tour ont existé,
        Et qui du temps rompant les chaînes,
        Se retrouvent contemporaines
        Dans les champs de l’Éternité?

Dans cette cruelle bataille, gagnée comme on sait, par l’artillerie,
deux choses le révoltèrent. D’une part, l’état d’ivresse où la jeune
armée se plongea après la victoire. Mais, pendant la bataille même, un
spectacle affreux l’avertit. Les Français et les Hongrois, qui s’étaient
vus dans tant d’affaires, n’en avaient les uns pour les autres que plus
d’admiration et de sympathie. Dans le champ brûlé du soleil, presque en
feu, où nos batteries volantes étaient arrivées, un grenadier hongrois,
homme magnifique, se mourait. L’officier français avait disposé des
manteaux sur des fusils pour lui faire un peu d’ombre. Le mourant, dans
son délire, implorant en vain la mort, se souleva et d’une main
frénétique il cherchait un pistolet pour tirer sur ses bienfaiteurs.

Cette scène sauvage frappa le Français au cœur. Il refusa les grades,
les récompenses auxquels il avait droit, et quitta son triste métier.

J’ai connu aussi des soldats, des hommes sans aucune culture, qui pour
la douceur des mœurs, la bonté, les qualités morales, valaient peut-être
autant que les hommes supérieurs.

Michel, soldat des charrois, aujourd’hui aux Invalides, fut un véritable
saint. Je n’ai jamais vu une douceur si inaltérable. Son seul défaut
était la crédulité, qui le rendait martyr de sa charité infinie. Retiré
après la guerre dans une petite boutique, il donnait tout ce qu’il
gagnait. Les intrigants affluaient, n’étaient jamais refusés. C’était un
faux Polonais. C’était un faux général. Michel donnait toujours.

Dans la vie prodigieusement agitée, variable, que menait la grande
armée, le mal, c’était surtout l’impossibilité pour toute nature, même
d’élite, de se créer les habitudes qui mènent au perfectionnement.

Si, Bonaparte avait laissé au soldat, au défaut de toute vertu, au moins
_une grande passion_, nul doute qu’il n’y eût entretenu une flamme
profitable à ses succès mêmes.

Si, en quittant Austerlitz, il eût conduit l’armée victorieuse dans la
Pologne autrichienne, certainement l’incendie qui aurait gagné les
Polognes russe et prussienne eût paralysé pour longtemps les puissances
du Nord, mais surtout créé dans l’armée un immense _Sursum corda_!




CHAPITRE VIII

LA BANQUE SE JOUE DE BONAPARTE.--OUVRARD FAIT AGIR ENSEMBLE BONAPARTE ET
PITT (1805)


Bonaparte avait horreur de la banque et du crédit.

D’après le Palais-Royal, le Perron et les scènes de l’agiotage, il
supposait que banquier et voleur étaient synonymes.

Le crédit lui était suspect, comme force libre, qu’on ne peut
emprisonner, qui franchit les lieux, les temps.

Pour suppléer à l’insuffisance des six cents millions qu’il tirait de
France, contre le milliard annuel de l’Angleterre, il ne rêvait d’autre
ressource que les contributions _noires_ qu’il extorquait aux États
faibles, sous prétexte de les protéger, d’après le procédé connu de
Rob-Roy et autres voleurs, qui vendaient aux voyageurs leur protection
contre le vol.

Le fait, certes, le plus curieux de l’époque, c’est qu’aux années
1804-1805, il se trouva néanmoins l’instrument des banquiers qu’il
détestait.

Dans le long intervalle de dix-huit mois qui s’écoula entre la rupture
de la paix (mars 1804), et la guerre (octobre 1805), la Banque ne perdit
pas son temps, elle profita de cette époque douteuse, et trouva
l’ingénieux moyen de se servir de Bonaparte même.

Les rois de la finance à Paris étaient principalement:

Le célèbre inventeur Séguin, chimiste, membre de l’Institut, connu
surtout par les chaussures perméables au moyen desquelles le million de
soldats de la république pataugèrent avec tant de gloire;

Collot, fournisseur de l’armée d’Italie, et fournisseur de brumaire, qui
prêta les fonds du grand jour, et fonda proprement l’empire;

Ouvrard, enfin, l’ingénieux spéculateur, dont la fortune variable
réussit, tomba, souvent se releva heureusement. Homme de ressources
infinies, et d’audace incomparable.

Barras, son intime ami, lui avait fait l’honneur ruineux de lui céder sa
Tallien. Ouvrard s’y refusa d’abord, disant: «Je ne suis pas assez
riche.» Mais ensuite il réfléchit qu’après tout rien n’étendrait plus
son crédit que de le voir acquérir une beauté si coûteuse. La cession se
fit publiquement à l’Opéra. L’effet désiré fut produit. Les actions
d’Ouvrard montèrent.

Napoléon ne l’aimait pas, sentait en lui une puissance cynique,
indépendante, sur laquelle il ne pouvait rien.

Les Anglais, même avant la guerre, croyaient Napoléon à bout de
ressources, disaient: «Comme extraordinaire, qu’a-t-il, sauf la Banque
de Gênes et ce que lui paye l’Espagne? Ce sera bientôt fini.»

L’Espagne, si misérable, comme un os séché, ne rendait rien.

Là-dessus se présente avec grâce cet adroit et hardi Ouvrard, prêt à
tout, répondant de tout, même de magnétiser, de remettre sur pied un
mort.

Dans ses promesses bizarres de ressusciter l’Espagne, il avait une chose
sérieuse, un talisman dans la manche qui lui répondait de tout.

La formule d’évocation, que ses Mémoires[76] déguisent un peu, lui fut
probablement fournie par les sorciers d’Amsterdam, les grands banquiers
de Hollande, qui jugèrent très froidement que les Anglais, malgré leur
patriotique colère, n’en seraient pas moins charmés de faire une bonne
affaire avec l’ennemi, et qu’ils en auraient le temps. Ils eurent en
effet près de deux années.

  [76] Ouvrage charmant, plein d’intérêt, qu’il écrivit dans ses longues
    prisons, et que, dit-on, Mauguin corrigea.

Bonaparte était si peu intelligent de ces choses, que, même pour le
servir, il fallait le tromper d’abord, lui, et le ministre qu’il avait
pris pour guider son ignorance, le dévot Barbé-Marbois.

Le plan d’Ouvrard et sans doute de la Banque de Hollande, était comme la
lune, qui toujours montre un côté, cache l’autre.

Le côté que l’on montra, à Bonaparte, ce fut Le grand ascendant que la
France avait alors sur le vrai roi d’Espagne, le prince de la Paix,
favori de la reine et du roi; il espérait que Napoléon lui créerait une
position indépendante et solide en Portugal.

Ce favori avait quelques bons sentiments, peu de génie, point d’énergie,
d’activité. On était si misérable, que la cour ne bougeait pas, n’ayant
pas même de quoi suffire à ses petits voyages. Ajoutez que la famine,
une grande cherté des vivres désolait le pays. Ouvrard, le grand
empirique, dit qu’il allait remédier à tout.

La reine, parfaitement d’accord avec le roi, prenait plaisir à montrer
qu’elle favorisait le prince de la Paix, et combien il était puissant.
Voilà Ouvrard, l’agioteur, qui se trouve admis dans l’intérieur, la
familiarité du roi des Espagnes et des Indes.

C’est le bienfaiteur du pays. Du premier coup il fait cesser la famine,
obtient de Bonaparte et des Anglais la sortie des blés de France. Avec
sa facilité brillante, il étonne le prince des ressources qu’on va
trouver et de la renaissance qu’il prépare au pays. Miracle! à l’instant
l’argent coule. La prudente Banque d’Amsterdam ne fait nulle difficulté
de prêter à cette monarchie qui semblait ruinée. L’enthousiasme monte au
comble.

Au point que le successeur de Charles-Quint et de Philippe II signe avec
l’agioteur un traité de société:

«Société entre le Roi et Ouvrard, qui assure à celui-ci, pour toute la
durée de la guerre, le commerce exclusif des deux Amériques;
l’extraction, la disposition de toutes matières d’or et d’argent; la
faculté de faire dans ces Amériques des emprunts garantis par leurs
trésoreries, et remboursables par elles.»

                   *       *       *       *       *

La mer même, hostile et sauvage, s’aplanit. Lingots, piastres arrivent
du nouveau monde. L’Espagne, par la Hollande, qui garde un gros
bénéfice, paye à Napoléon les subsides promis.

Mais Ouvrard, ce grand poète, entrevoit, découvre un bien autre horizon:
la mine immense et sans fond de l’Église espagnole, en Espagne, en
Amérique.

Au premier mot qu’il en dit, on pâlit et on craint tout. «Que va dire
l’Espagne? que dira le pape?» Le prince de la Paix recule; Ouvrard ne
recule pas.

Justement le pape arrivait à Fontainebleau (décembre 1804). Cette chose
horrible, impie, ne l’étonne pas. Le clergé sera indemnisé en rentes
solides de ces biens douteux, qu’il perdrait tôt ou tard.

Aussitôt dit, aussitôt fait. L’audacieux Ouvrard réalise la chose à
l’instant. Il établit ses agents dans toute l’Amérique. La piété, la
répugnance des peuples n’y font nul obstacle. L’opération commence avec
succès.

Il reste une difficulté: la mer, couverte de flottes anglaises. Comment
convaincre M. Pitt?

On lui dit que la Compagnie des Indes a besoin de ce numéraire, qui peut
venir par la Hollande.

On lui dit que les États-Unis, au défaut de l’Angleterre, se
chargeraient de ce transport lucratif.

Londres s’accorde avec Amsterdam pour fournir à Bonaparte des ressources
contre les Anglais. M. Pitt se rappelle sans doute qu’en l’autre siècle,
au siège de Gênes, les Anglais vendaient eux-mêmes aux assiégés les
boulets qu’on tirait sur eux.

Victoire! Ouvrard voit les deux ennemis, Pitt et Bonaparte, dociles à
faire arriver ses piastres américaines.

Le commerce, comme une loi supérieure, domine la guerre elle-même, et la
religion; le pape lui a cédé.

Ici, on est tenté de croire (comme le spirituel et clairvoyant M. de
Pradt) que Bonaparte était fou par moments, au moins prodigieusement
étourdi. Comme je l’ai dit, souvent de sa main droite il luttait contre
sa main gauche.

Au moment où il lança ses flottes avec une si furieuse impatience à
Trafalgar, comment ne réfléchit-il pas que vainqueur il allait
décourager les Hollandais, qui avaient la complaisance de lui apporter
les piastres, les lingots d’Amérique? S’il était vaincu, comme il
advint, ce terrible désastre les avertirait que la spéculation du
transport était scabreuse pour ne pas dire impossible et que leurs
capitaux, ballottés sur la mer risquaient à chaque voyage de couler au
fond de l’eau.

Ceci était déjà passablement fou. Mais voici qui l’est davantage. Les
associés d’Ouvrard à Paris, surtout un certain Desprès tentèrent
Napoléon en se chargeant de fournir des vivres à sa flotte, c’est-à-dire
de le mettre à même d’accomplir sa grande folie.

Sur le gage incertain de ces piastres qui flottent en mer, et peut-être
n’arriveront pas, ils obtiennent du ministre Barbé-Marbois d’être
associés à la Banque de France, et, concurremment avec elle, de toucher,
escompter de solides valeurs du Trésor. Barbé-Marbois, tout en
reconnaissant le danger, y cède. Pourquoi? Le principal auteur de la
mesure est un homme sûr, de la clique dévote, _un homme de Dieu_, qui
est assidu tous les jours à la messe de Saint-Roch[77].

  [77] Barbé-Marbois, fort exact, pour ses commis, faisait lui-même, le
    matin, la revue de ses bureaux, et voyant Desprès absent pour une
    heure, sut qu’il allait en hâte à Saint-Roch entendre une messe.
    Cela lui inspira une confiance illimitée.

Là-dessus la défaite de Trafalgar arrive, arrête les piastres
d’Amérique, et noie tout à la fois nos flottes et l’aventureuse
Compagnie. Elle semble entraîner le Trésor avec elle. On s’étouffe aux
bureaux, mais on n’est plus payé. Bonaparte, qui toujours a peur de
Paris plus que du monde entier, entend d’Austerlitz ce petit tumulte et
les ricanements de Londres. Après avoir bâclé la paix avec l’Autriche,
et un semblant de paix avec la Prusse, il se hâte de revenir.

Il revient dans une grande colère. A l’instar des petits enfants qui
crient plus que personne quand ils ont fait une sottise, il s’en prend
de la sienne à tout le monde. Il chasse Barbé-Marbois et son _homme de
Dieu_. Il rappelle Ouvrard d’Espagne, et prend aux associés de la
Compagnie tout ce qu’ils ont. Pour n’être pas volé, il vole; il les
ruine. Cependant le nouveau ministre reconnaît que, sans eux, l’État
aurait fait banqueroute, et qu’ils ont eu au moins le mérite d’avoir
réduit d’un quart les traités usuraires que les receveurs généraux
avaient obtenus de Bonaparte.

Celui-ci, au reste, après avoir donné un grand spectacle de fureur et
fait craindre qu’Ouvrard ne fût fusillé, le voyant si calme, lui-même se
calma; il se contenta d’exiler quelques dames du noble faubourg qui,
dit-on, avaient propagé la panique. Madame de Luynes, qui échappa par
son immense fortune, fut punie davantage, humiliée, devint dame de
Joséphine.

Bonaparte menaça la Banque d’Amsterdam et les Hope, qui sourirent. Tous
leurs trésors sont volatiles.

Enfin, outré, il dit à Ouvrard: «Vous avez abaissé la royauté au niveau
du commerce.»

On le déclare garant pour quatre-vingt-sept millions, et il ne sourcille
pas.

«Eh bien, dit Bonaparte, j’irai compter avec l’Espagne. On peut tout
avec cinq cent mille hommes.»--On peut tuer la poule aux œufs d’or.

Après ce grand combat, qui reste debout? Le capital, qui vaincra à la
longue. Mobile, et ne pouvant être atteint, par cela même il est une
forme de la liberté.

L’attitude d’Ouvrard, après sa débâcle, me semble magnifique, celle du
sage d’Épictète.

Il se laissa enfermer à Sainte-Pélagie, qui fut son Louvre, où tout lui
obéit.

Il se vengea en donnant à Bonaparte, partant pour sa grande folie de
Moscou, un très sage conseil dont il ne sut pas profiter[78].

  [78] Ce qui prouve que Ouvrard était un homme vraiment supérieur,
    c’est qu’il avait deviné (sans doute d’après la forme des
    embarcations hollandaises, faites pour aller dans les eaux basses)
    que la Baltique, pleine de bas-fonds, le long des côtes d’Allemagne,
    ne permet qu’aux barques d’y circuler sans crainte des grands
    vaisseaux qui ne pourraient les y suivre sans risque d’échouer.

    En 1811 Ouvrard écrivit à Bonaparte que sa grande armée de Russie
    mourrait de faim et de misère, s’il ne faisait filer des vivres, et
    des secours de toute espèce, au moyen des barques qui pourraient
    arriver aux fleuves et les remonter. (Voy. Mémoires d’Ouvrard, t.
    I.)




CHAPITRE IX

IÉNA


Napoléon, suivant d’abord la politique de Sieyès et du Directoire, avait
cru la Prusse une alliée sûre, l’avait agrandie, enrichie étourdiment
des dépouilles de l’Allemagne. Il avait cru que cet État, si peu aimé
des Allemands, les contiendrait, lui répondrait de ceux du Nord.

Puis, quand il vit la Prusse tergiverser, il l’accusa de perfidie. A
tort. Si, en réalité, elle était double, elle l’était bien moins de
politique que d’incertitude entre les deux partis du roi, et de la
reine, qui la faisaient agir en des sens différents.

La Prusse n’est pas simple[79], mais très variée d’origines. Son petit
noyau slave, mêlé d’Allemands, a été de bonne heure un asile contre deux
tyrans, l’Autriche et Louis XIV, qui, par leurs ineptes persécutions,
ont doté ce pays stérile de populations patientes, résignées,
énergiques, courageuses à supporter tout. Ces populations abjurèrent la
France, mais n’acquirent pas les qualités allemandes, la douceur
imaginative, rêveuse et poétique, qui nous touche dans l’Allemagne.

  [79] Non simple et une, comme l’a dit à tort M. Lanfrey.

Frédéric le Grand, élevé par nos réfugiés qui lui donnèrent une trempe
extraordinaire, aidé par les subsides anglais et attirant par son génie
les éléments les plus militaires de l’Europe, mordit les Slaves, et prit
d’abord la Silésie, puis proposa le partage de la Pologne.

La Prusse, composée ainsi d’éléments hétérogènes, s’unit par la pression
d’une éducation dure, qui, commencée de bonne heure, continuée
imperturbablement, et sans souci des diverses natures, pliant Cologne,
et écrasant Posen, fait des êtres qui semblent analogues. Mais, Dieu! si
vous ouvrez le cœur, quelle étrange diversité!

Cette opération contre nature laisse-t-elle à ces races leur fécondité
intérieure? J’en doute. On peut acquérir du dehors de grands savants,
même un grand général, un machiniste éminent de la guerre. Tout cela ne
vient pas du sol. Ce sont de pures importations.

Quant à la force totale, la solidité de cohésion, toutes les fois
qu’elle existe dans une création quelconque, cette belle qualité se
montre par la grâce dont cette création est douée. L’assimilation des
provinces de France a bien ce caractère. Et même aux îles Britanniques,
la basse Écosse s’est très bien assimilée à l’Angleterre, que ses grands
Écossais (Watt, Adam Smith, Walter Scott, etc.) ont tant glorifiée.

En Prusse, les éléments sont réfractaires et s’assimilent moins. Tout y
semble de fer. Mais est-ce en solide fer forgé, ou en fer creux de
fonte, qui est si casuel?

Pour revenir, Napoléon à Austerlitz avait été ému d’orgueil et de colère
contre ses ennemis. L’Autriche et la Russie, jusqu’à la veille de la
guerre, avaient cherché à l’amuser. La Prusse avait reçu et abrité tout
ce qui avait pu se sauver d’Ulm. Son armée s’avançait: était-ce contre
ou pour Napoléon? Les Français en doutaient, étaient fort indignés de
cette incertitude.

Pour lui, blessé de Trafalgar, il ne pensait qu’à la mer, à
l’Angleterre. Voilà pourquoi il fit trois choses. Il voulut s’assurer de
Naples, de la Hollande, ces deux grands postes maritimes; il les confia
à ses frères Joseph et Louis, fort incapables. De plus, il obligea la
Prusse de prendre aux Anglais leur possession continentale du Hanovre.
Acte très tyrannique qui lui faisait grand’peur et non moins aux
Hanovriens, qui ne l’ont jamais aimée.

La Prusse n’eut pas une heure pour se décider. Elle signa après
Austerlitz. Elle était jusque-là divisée entre deux partis.

Celui du roi, qui avec son ministre Haugwitz, avait longtemps suivi la
France, et docilement avait subi ses dons, son amitié dominatrice.

L’autre parti était celui de la reine, de la jeune cour. Parti encouragé
par la Russie et l’Angleterre. La reine, belle et audacieuse,
entreprenante, rêvait d’être un grand homme, une Marie-Thérèse, une
Catherine de Russie, ou comme la mère d’Alexandre si puissante sous son
fils. Les Allemandes, en ce siècle, affectaient les rôles virils,
montaient à cheval, passaient la revue des troupes. Et celle-ci posait,
adorée comme la blonde _Germania_, l’idéal de la patrie allemande.

L’originalité de la situation, c’est que ce parti qui devint à la longue
le parti patriote, ne soutenait alors que les vieilles idées.

Au contraire, le ministre tant détesté, Haugwitz, avec le roi, très
honnête homme, penchait pour les idées nouvelles contre les rétrogrades
Allemands. La sécularisation des évêchés du Rhin, la suppression de tant
de justices féodales, se firent sous lui. La bonté du roi s’étendit
jusqu’aux Polonais. Il élargit leurs prisonniers, et même leur témoigna
sa bienveillance en prenant l’uniforme polonais pour recevoir
Dombrowski, le célèbre général, et surtout en permettant le mariage
d’une princesse de son sang avec le prince Radziwill, réfugié à Berlin.

Sous ces rapports, le roi et son ministre Haugwitz représentaient le
parti libéral. La guerre de la France à l’Autriche, l’abaissement de
celle-ci parut à bien des gens la mort du moyen âge.

Telle fut l’opinion du célèbre Jean de Müller, le grand historien
suisse. La guerre d’Austerlitz dut lui apparaître comme la glorieuse
continuation des anciennes victoires de son pays sur les Autrichiens. Si
savant dans le moyen âge, dont il connaissait tant les mœurs, il
s’applaudit (disait-il) «de voir que tout ce qui était vieux, rouillé,
insoutenable, pérît, et pérît par la France».

Jean de Müller n’était pas traître, comme disaient les Allemands. Et
d’abord il n’était pas Allemand, mais Suisse. Et, comme le roi de
Prusse, il clignotait, ne voyait pas bien clair dans un temps si obscur.

Le roi eût voulu pouvoir fermer l’Allemagne aux deux partis. Mais la
reine comptant toujours sur Alexandre et son serment, poussa son mari en
avant et le mit en danger, sans réfléchir que peut-être Alexandre
arriverait trop tard.

Le roi était perdu s’il n’eût cédé à Bonaparte. Il lui fallut, sous
peine de guerre immédiate, accepter le Hanovre, au risque d’irriter les
Anglais.

On croit que le ministre prussien à qui Napoléon ingérait cette médecine
se flattait sourdement d’en avaler une autre, plus agréable. Il espérait
Hambourg, les villes hanséatiques, cette belle fenêtre sur les fleuves
et la mer, que le tyran le forcerait d’accepter.

Vain leurre. Napoléon n’en était plus à se fier à la Prusse, non
seulement il avait mis un de ses frères en Hollande, mais entre les
Pays-Bas et l’Allemagne, il avait posté Murat et son duché de Berg, un
petit État militaire qui semblait une avant-garde de la grande armée, et
qui, en effet, sur le territoire allemand, s’assura de maintes places
fortes.

Ce n’est pas tout. La Prusse avait aussi espéré que, s’il démembrait
l’empire, en séparant l’Allemagne occidentale, il la mettrait sous le
patronage de la Prusse. Pour le démembrement, il eut lieu en effet, mais
non à son profit. La Confédération du Rhin qui, outre le Wurtemberg,
Hesse, Nassau, Berg, etc. comprenait de plus le grand royaume
méridional, la Bavière, ne pouvait guère être mise sous la direction
d’une puissance si contraire aux Bavarois. Napoléon lui-même se fit chef
de la Confédération (juillet 1806), et se montra peu favorable à une
fédération des États du Nord, que la Prusse essayait de former à part.
Ses variations lui faisaient toujours douter si elle serait amie ou
ennemie.

Napoléon, à cette époque, se félicitait à tort d’un événement. Pitt
venait de mourir. Austerlitz et le chagrin, dit-on, l’enlevèrent à
quarante-neuf ans. Bonaparte, qui connaissait mal l’Angleterre, ne
savait pas qu’en elle il avait un Pitt éternel.

Elle dépensait beaucoup d’argent, peu d’hommes. De sorte que la guerre,
toute ruineuse et irritante qu’elle fût, la lassait peu, l’effrayait
peu. A la mort de Pitt, on essaya de le remplacer en créant un ministère
mixte qui eut en tête le grand orateur Fox, nom glorieux, faible
direction. Fox malade était près de sa fin.

Bonaparte imaginait, d’après les bons rapports qu’ils avaient eus à
Paris, que Fox faiblirait pour lui. Mais à tout ce qu’il proposait,
offrait, le ministre faisait même réponse: «L’Angleterre ne peut traiter
que de concert avec la Russie.»

Bonaparte, trop finement, imagina que, sous cette obstination, il y
avait une chose que l’on ne disait pas: «l’affaire du Hanovre, donné à
la Prusse». Il crut que Fox, en traitant, craignait de mécontenter le
roi, toujours épris de son duché.--«Qu’à cela ne tienne, dit-il, nous
l’ôterons à la Prusse, le rendrons au roi d’Angleterre.»

Cela dit tout bas; mais dans un pays de publicité, tout transpire, tout
est su. Au parlement, le parti contraire à la paix ne manqua de révéler
la chose et de la répandre à grand bruit.

Ce fut un tonnerre dans l’Europe. Bonaparte voulait pourtant si, pour la
paix du monde, il ôtait le Hanovre à la Prusse, l’indemniser ailleurs.
Mais ce don, naguère tant refusé, et infligé de force, maintenant était
cher à la Prusse, et elle y attachait l’orgueil national.

Elle fit ressortir la sauvage autocratie que Bonaparte s’arrogeait sur
l’Europe, prenant dans ses combinaisons nouvelles les indemnités
nécessaires chez des puissances amies.

Rien n’aboutit. L’Angleterre refusa le Hanovre, heureuse d’avoir créé à
la France, dans la Prusse, un ennemi éternel. Et la Prusse, qui n’avait
d’abord pris le Hanovre que malgré elle, n’en fut pas moins trahie,
délaissée des Anglais.

Alexandre, de même, se conduisit mal avec elle. Peut-être que ses
parents, petits princes d’Allemagne, qui aimaient peu la Prusse et la
reine, ralentirent son zèle. L’armée russe n’arriva pas. «La Russie,
dit-on, est si loin!»--Loin par terre, mais fort près par mer. La mer
était libre et facile. On eût pu envoyer au secours l’élite de l’armée.

Quoi qu’il en soit, la guerre devenait inévitable. L’irritation
nationale était montée à un degré étonnant de violence, et la jeune
noblesse prussienne se précipitait à l’aveugle.

Bonaparte, y contribuait de son mieux, provoquant, par sa tyrannie, ses
violences, une lutte si inégale. Il était, comme on a vu, infiniment
sensible aux piqûres des journaux, brochures, pamphlets de toute sorte.
La ville de Nuremberg, occupée par la Prusse, était le guêpier de ces
mouches irritantes. Elle s’était fort compromise elle-même avec
Bonaparte, ayant servi de refuge à tout ce qui parvint à s’échapper
d’Ulm. La cavalerie de Murat, ardente et rapide, ne le fut pas assez.
Elle les atteignit presque, parvenue aux portes de la ville elle les vit
avec fureur s’ouvrir aux fuyards Autrichiens, se fermer au nez des
Français.

Les pamphlétaires qui écrivaient ailleurs, à Berlin, à Vienne, comme
Gentz, dans sa véhémente brochure l’_Asservissement de l’Allemagne_,
s’imprimaient, se vendaient à Nuremberg, qui les expédiait partout. Le
libraire Palm et quelques autres faisaient ce dangereux commerce.
Napoléon, furieux, imita Louis XIV, qui, pour des attaques bien
moindres, avait fait enlever des gazetiers sur les places d’Amsterdam.
Le roi de Bavière intercéda pour un de ces libraires, le sauva. Mais
Palm fut condamné, jugé par une commission, fusillé.

Cet acte d’une tyrannie féroce mit le feu aux poudres. Et plus encore
les articles injurieux du _Moniteur_ contre la reine de Prusse. Le
prince Louis, cousin du roi, jeune homme ardent, fougueux, plein de
qualités héroïques, dit, hors de lui: «Cela, c’est la mort même.» Et il
courut se faire tuer dans un des combats qui se livrèrent avant la
bataille d’Iéna.

Il le fut un des premiers. A la tête de l’armée, dont les officiers
inexpérimentés étaient la plupart fort jeunes, on avait mis un
septuagénaire, le duc de Brunswick, homme éminent, qui avait pourtant
contre lui et le fameux manifeste qui irrita tant la France, et la
retraite de Valmy. Envoyé près d’Alexandre, il en avait obtenu la
promesse d’un secours de soixante-dix mille hommes qui n’arrivèrent pas.

La Prusse, réduite à elle-même, livra la bataille à l’armée infiniment
plus forte et plus aguerrie de Napoléon[80]. Le duc de Brunswick, tout
d’abord blessé à la tête, perdit les yeux, mourut bientôt avec d’atroces
douleurs. Il y eut proprement deux batailles. L’une gagnée à Auerstaedt
par Davout, quoique mal secondé du jaloux Bernadotte. L’autre bataille,
celle proprement d’Iéna, fut gagnée par l’empereur même[81].

  [80] Elle comptait 130 000 hommes.

  [81] L’empereur se montre aussi jaloux de Davout qu’il l’avait été de
    Masséna. Il cherche d’abord par le silence à cacher qu’il y ait eu
    deux batailles livrées en même temps; puis, il réduit celle que
    livra Davout et qui fut l’action capitale,--que Bonaparte n’avait
    pas prévue,--au rang d’un simple épisode. Ce n’est que tardivement,
    lorsqu’il n’a plus à craindre que ce succès le diminue aux yeux de
    l’armée qu’il accorde à Davout le titre de duc d’Auerstaedt. (Voir
    les Mémoires de Davout et du général Philippe de Ségur.)

Ce qui est moins connu, mais certain, confirmé par le témoignage du
Prussien Hardenberg, c’est que la grande majorité de l’armée vaincue,
composée de bourgeois, s’en prit à ses officiers mêmes, accusant ces
jeunes nobles de lâcheté, quoiqu’ils ne fussent réellement coupables que
d’inexpérience et de forfanterie. Ils avaient dit qu’ils dédaignaient
les attaques partielles, qu’ils ne voulaient que de grandes batailles
rangées. Ce qui fit dire à Bonaparte: «Je les servirai à souhait[82].»

  [82] _Mém. de Rapp_, p. 71.

Il voulut faire une _entrée_ en règle à Berlin, ce qu’il n’avait pas
fait à Vienne.

A Potsdam, il visita avec respect l’appartement du grand Frédéric, et
vit qu’en sa dernière lecture, il s’était arrêté sur le livre de
Montesquieu: _Grandeur et décadence des Romains_.

Ce qui le frappa fort et dut l’irriter, ce fut de voir que la reine de
Prusse, au moment d’Iéna, lisait les Mémoires de Dumouriez, ses plans
d’invasion de la France.

Il descendit au caveau de Frédéric. Sur le tombeau était toujours son
épée. Il la prit, dit: «Ceci est à moi.»

Ainsi, des deux côtés, la haine fut mêlée à la guerre, et la victoire
avait l’air d’une vengeance. Toutefois, l’armée victorieuse ne fut point
logée dans Berlin. La garde impériale eut seule cet honneur, et
peut-être même seulement les officiers de la garde.

Un d’eux se trouva par hasard adressé à une maison française de nos
anciens réfugiés. Il eut l’agréable surprise d’y être reçu par deux
demoiselles parlant très bien le français, mais peut-être trop bien,
dans une sévère correction. Il crut plaire et obtenir grâce en disant
qu’il remerciait le sort qui justement l’avait adressé à une famille
française. «Française? non, dirent-elles sèchement, mais Prussienne...
Nous sommes, nous restons Prussiennes.»

Cet officier lui-même m’a conté la chose, avec douceur, et sans rancune.




CHAPITRE X

LE DÉCRET DE BERLIN.--SERVITUDE DU CONTINENT


Les grands projets du consulat, qui prétendait, avec l’empereur Paul,
défendre la liberté des mers, furent cruellement retournés par Napoléon;
pour arriver à ce but, il n’imagina d’autre moyen qu’une servitude de la
terre, très vexatoire, et mit tout le monde contre lui.

La juste horreur qu’a laissée son système ne doit pas nous faire oublier
l’odieuse tyrannie qu’exerçaient alors les Anglais sur toutes les
marines du globe. Non seulement, par le droit de visite, ils
s’arrogeaient la police des mers, un droit d’inquisition sur tout le
commerce du monde, mais, en exerçant ces visites, ils enlevaient,
s’adjugeaient les meilleurs matelots, les prétendant Anglais et échappés
de leur marine.

Bonaparte s’était ligué avec la Russie, l’Espagne, la Hollande, le
Danemark pour protéger les faibles (1802). Projets évanouis par la mort
du Czar et par les désastres de Copenhague, de Trafalgar qui rivèrent
les chaînes du monde maritime. Les vains préparatifs de Boulogne
donnèrent à la France l’attitude d’un assaillant contre le monde du
travail, l’Angleterre. Celle-ci se présentait à toute nation sous
l’aspect le plus favorable, donnant presque pour rien les vêtements que
des machines livraient à si bas prix, de l’autre main elle apportait les
denrées tropicales si nécessaires à nos tristes contrées.

Il y avait un grand danger à se mettre contre ce cours si naturel des
choses. Paul l’avait payé de sa vie. Alexandre vécut prudemment entouré
d’une cour favorable au parti anglais. L’influence de Czartoryski avait
fait place au faible d’Alexandre pour la reine de Prusse plus Anglaise
que les Anglais.

Si Bonaparte eût été plus prévoyant, il fût resté fidèle à son rôle de
1802, où il n’attestait rien que le principe de la liberté des mers.
Ainsi firent les Américains, qui, malgré la faiblesse de leur marine
d’alors, ne craignirent pas de braver l’Angleterre. Le président
Jefferson proposa et fit décréter que tout matelot américain _pressé_
par un Anglais pour la marine anglaise avait le droit de le tuer.
L’Angleterre, alors si forte, recula devant cette déclaration.

Tout au contraire, Napoléon, oubliant son rôle de médiateur, exerça,
comme un insensé, une tyrannie pire que la leur. Il se chargea
d’interdire à toute la terre les précieuses denrées coloniales et les
vêtements chauds à vil prix que partout débitaient les vaisseaux
anglais.

Arrivé à Berlin et si près de Hambourg, il vit avec indignation la
grande porte par où l’Angleterre, chassée du continent, faisait entrer
ses marchandises par les fleuves d’Allemagne.

Il ordonna de brûler partout les marchandises anglaises. Et par là, il
donna lieu à une contrebande immense.

Spectacle odieux dont jouirent nos ennemis; des femmes du peuple, avec
leurs enfants demi-nus, s’agenouillaient autour des bûchers où brûlaient
des étoffes anglaises: «Pour Dieu! donnez-les-nous plutôt!»

A Paris, la transformation des boutiques, qui, au lieu de café, ne
servirent plus que de la limonade et d’écœurantes bavaroises[83], ne fut
pas populaire. Napoléon ne venait guère de Saint-Cloud à Paris, mais
s’il y fût venu, au marché des Innocents il aurait pu entendre les dames
des halles, sous leurs parapluies et toujours en plein air, l’accabler
de malédictions.

  [83] Je me rappelle qu’en plein hiver, mon grand-père, se promenant
    avec moi sur le boulevard, regrettait de ne pouvoir me payer une
    bavaroise.

Ces habitudes, vieilles déjà d’un siècle qui dataient de la Régence,
étaient-elles celles du caprice, de la simple sensualité? Nullement.

Le cerveau, comme tout autre organe, a besoin d’une nourriture spéciale
et qui s’adresse à lui. Dans nos climats blafards, si ennuyeux, de
l’Occident, qui parfois, comme la Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne,
ont, dans le jour, une pleine nuit de brouillard, les excitants nerveux
équivalent à la lumière et la remplacent. Le sucre, par exemple, dont la
privation fut si sensible alors, procure les réveils de la force que
donne l’eau-de-vie.

Au moyen âge, les ivresses mystiques, leurs illuminations purent les
remplacer quelque temps. Mais dès 1300, 1400, les foules ne sentent plus
le goût de l’hostie, réclament le vin, disent avec les Hussites: «La
coupe au peuple!» La sorcellerie y supplée et invente pendant trois,
quatre siècles, d’étranges breuvages. Enfin, vers 1700, le café règne et
les denrées coloniales. C’est le paradis du cerveau, un paradis non
monastique et nullement oisif, mais très actif, plein de fécondité.

C’est l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, qui viennent au secours de
l’Europe. Et bien à temps. Aux grands moments de trouble moral, il faut
que la nature, n’importe comment, nous secoure. Au matin de Jemmapes,
dans une froide matinée de brouillard, _la Marseillaise_ tint lieu
d’eau-de-vie, dit Dumouriez. En 98, à la veille de brumaire, cela ne
suffit plus. Quelle tristesse! Malthus et Grainville écrivent en
Angleterre, en France, les évangiles du désespoir.

De Marengo à Austerlitz, en cinq années d’inaction, il y eut non
seulement torpeur, mais un extrême affaissement, une défaillance du
système nerveux; on éprouvait un grand besoin de tout ce qui le remonte.

Et ce besoin ne se faisait pas sentir seulement en France; l’historien
Karamsine, écrit à Alexandre, avant 1811, combien la Russie est changée,
et surtout la métamorphose qu’a opérée l’extrême développement du
commerce de l’eau-de-vie[84], etc.

  [84] Cette lettre a été donnée par M. Alex. Tourgueneff.

Ainsi, partout en Europe, le besoin des excitants nerveux et cérébraux
était général. Le sucre, le café, l’eau-de-vie donnent à l’homme qui a
besoin d’effort, au soldat et au travailleur, un renfort d’énergie, une
force surprenante. On peut juger de l’irritation avec laquelle fut reçu
le tyran maladroit qui voulut arracher cette coupe à toute l’Europe
défaillante!




CHAPITRE XI

NAPOLÉON DEVANT LA POLOGNE (1807)


Deux choses poursuivaient Napoléon, malgré toutes ses victoires:

Sa folie, que je viens de caractériser, c’était de se constituer le
geôlier de toute la terre, de contrarier toutes les nations en ce qui
change le moins, les habitudes de chaque jour;

Son péché, qui devait le mener à Sainte-Hélène, c’était d’avoir été _le
grand traître_, non seulement en brumaire, mais antérieurement à Léoben,
à Campo-Formio. Toujours il ménagea le despotisme, et l’Autriche, qui en
était comme la forteresse en Europe; à Léoben, à Austerlitz, où elle
était par terre, il la releva. A son grand coup de foudre, Austerlitz,
lorsque l’Europe reculait de stupeur, lorsque le czar ému prenait les
routes de traverse, disparaissait à l’horizon, le grand moment était
venu de tirer l’Aigle blanc de son tombeau, de le déployer derrière
l’Europe pâlissante, de montrer à la Prusse, à l’Autriche et à la
Russie, que leurs armées avaient pour arrière-garde un spectre.

                   *       *       *       *       *

«Même moment après Iéna?» Pas tout à fait le même. Victoire moins
éclatante. Puis, l’imprudence insigne d’enfermer le monde, l’orgueil
insensé de croire pouvoir enserrer dans ses bras le globe tout entier,
pour mieux en exclure les Anglais.

Il était tout à l’idée fixe qui lui cachait la route, et il ne vit pas
même la Pologne soulevée pour lui. Et non seulement la Pologne
prussienne, qu’il traversait, mais la plus lointaine Pologne. Il vint de
la Lithuanie, de Vilna, malgré la distance et les obstacles de tous
genres, l’horreur des boues profondes, si terribles en automne, il vint
douze mille hommes qui voulaient combattre sous Napoléon.

Et cela ne s’arrêta pas. Ce fut le commencement d’une religion. J’en ai
vu avec émotion la sublime et dernière extase dans Towianski, le
prophète, dans Mickiewicz, le grand poète. Mais il faut reprendre de
haut.

Jamais cœurs d’hommes ne battirent autant pour la France.

Ils prirent ses qualités, ses vertus, ses défauts, Versailles et le
grand roi leur firent un mal immense. Mais dans leur naufrage même,
l’espoir d’être secourus par nous les soutenait toujours, surtout
lorsque le Directoire, La Réveillère-Lepeaux, offrit héroïquement
alliance à tous les peuples qui s’émanciperaient (1796).

Alors à Paris même, deux Polonais, Trèmo, Laroche, eurent l’idée de
créer une Pologne errante, associée aux armées de la France, qui les
suivrait, combattrait avec elles. On n’avait pu démembrer que le sol.
Mais l’âme de la Pologne, l’Aigle blanc, allait voler, mobile et
affranchi.

La belle idée, si vraie, du Polonais Copernic, qui lança la terre dans
l’espace, pour rouler à jamais, fut imitée ici.

L’idée plut à Kléber, à Jourdan, à Championnet, Le politique Bonaparte
n’admit pas d’abord les Polonais dans l’armée française, mais dans les
troupes italiennes.

Ils le servirent fort en Égypte. Puis, ce qui restait d’eux, il eut la
barbarie de l’envoyer à Saint-Domingue, qui les dévora.

D’autres se présentaient, mais il les fondait dans ses troupes, les
laissait rarement combattre à part, pour ne pas voir leurs services, se
dispenser d’être reconnaissant.

Tout cela devait bien refroidir la Pologne? Nullement[85]. Notre arrivée
à Posen eut tout l’effet d’un cataclysme. Non seulement la population se
précipite, mais s’aligne pour marcher avec nous. En sortant de Posen, ce
sont quatre régiments de plus.

  [85] Voy. plus loin, Somo-Sierra, 1807.

Bonaparte avait annoncé que Kosciuszko, allait venir de France. Mais ce
héros, qui le jugeait parfaitement, non seulement ne bougea pas, mais
démentit expressément le mensonge officiel.

N’importe. L’élan était donné. Le crédule Dombrowski était en avant.
Bonaparte ne craignait qu’une chose, l’enthousiasme qui le forcerait de
se prononcer. Il arrive à Varsovie, comme un coupable, dans l’ombre
d’une soirée d’octobre. Vu aux flambeaux, il était, non plus le
Bonaparte jauni et travaillé de flammes, des grandes batailles d’Italie,
mais blême et qui déjà tournait à la graisse pâle.

Tous pleuraient. Lui, il passe, sombre, silencieux. Descendu à l’hôtel
de ville, pour réponse aux harangues émues, il parle du climat: «Qu’il y
a de la boue dans ce pays!» Puis brusquement: «Messieurs, il me faut
pour demain tant de blé, tant de riz.»

A quoi il ajouta une parole terrible, qu’on a rapportée diversement,
mais qui serra le cœur: «Point d’excuses. Sinon je vous laisse au bâton
russe. Je mets le feu, et je m’en vais!»

D’autres assurent qu’il dit ce mot sauvage: «Il me faut votre sang!» On
frémit, et il répéta: «Ce qu’il me faut, c’est votre sang.»

Mot digne des barbares idoles du Mexique ou de Carthage. Alors une belle
Polonaise, épouvantée pour la Pologne, crut adoucir son cœur, se donna
au vampire.

Elle revint encore en 1814 à Fontainebleau quand il s’empoisonnait. Il
lui ferma sa porte. Et même à Sainte-Hélène, il a fermé son cœur aux
Polonais, ne reconnaît pas leurs services.

                   *       *       *       *       *

Mais que pensait l’armée? Les boues et l’aspect pauvre du pays lui
déplaisaient.

Et cependant plusieurs parlaient pour la Pologne. Non seulement Murat,
toujours à l’affût d’une royauté. Mais Davout, tête froide, esprit
pratique, qui voyait ce qu’on pourrait tirer d’un tel enthousiasme en
présence de l’armée russe qui s’avançait. Bonaparte alléguait qu’il ne
fallait pas s’attirer l’Autriche sur les bras en encourageant la
Pologne.

Dans la réalité, ce qu’il craignait, c’était en secouant la flamme de
laisser tomber une étincelle sur l’armée française elle-même.

Il croyait comme le czar, que la Pologne, était un foyer
révolutionnaire, mais ne négligeait rien pour persuader aux Français que
c’était un pays tout aristocratique: une noblesse, des serfs, point de
peuple.

Chose fausse, ou fortement exagérée. D’abord, il y avait un peuple
industriel dans les villes. Nous avons les Mémoires de Kilinski, le
héros cordonnier de Varsovie. Et de nos jours, madame de Choiseul a
peint l’effervescence patriotique des ouvriers de Vilna.

Pour la noblesse, c’était moins une caste qu’un grand peuple. Dans les
guerres turques, la masse des innombrables cavaliers polonais, tout ce
qui portait la lance avec sa petite flamme, était noble, sans
difficulté. Aujourd’hui la noblesse se trouve même aux moindres
conditions. Un de mes amis qui fit ce voyage, il y a dix ans, demanda
combien il y avait de nobles dans la province. Il y en avait douze cent
mille. Le valet d’écurie qui lui tirait les bottes était un noble.

Les gens même qui n’en sont pas là, qui ont un peu de terre, sont
souvent très pauvres, n’ont qu’un seul paysan, et s’ils
l’affranchissaient, mourraient de faim.

Les grands seigneurs ont toujours été fort généreux pour les
affranchissements. J’ai lu[86] un beau livre in-4º avec de belles
gravures (imprimé en Italie) à la gloire d’un Czartoryski du dernier
siècle qui avait affranchi 500 000 serfs.

  [86] A la Bibliothèque polonaise.

D’autres, moins riches, ont voulu quelquefois suivre ce bel exemple.
Mais les nouveaux maîtres de la Pologne ne le permettaient pas,
prétendaient qu’ils s’adressaient aux masses pour les soulever. Voilà ce
qui a retardé l’affranchissement chez la plus généreuse nation du monde.

Il ne faut pas être dupe des mots. La Pologne, avec des millions de
nobles, était une démocratie. C’est ce que montre à merveille
l’antipathie de Bonaparte pour elle. Il y sentait la liberté.




CHAPITRE XII

BATAILLE D’EYLAU (8 FÉVRIER 1807)


Napoléon dit une chose très juste qui explique les difficultés de cette
campagne: «On ne compte que quatre éléments; ces contrées m’en ont fait
connaître un de plus, _la boue_.» Il est vrai que la Russie et toutes
les contrées voisines vers l’ouest sont, aux saisons intermédiaires,
printemps, automne, presque impossibles à traverser.

C’est là ce qui arrêta le plus la grande armée. Ajoutez-y le siège
important de Dantzig, où il employait trente mille hommes. Ajoutez-y les
propositions fallacieuses de l’Autriche, que le Corse Pozzo poussait
fort à la guerre, mais qu’une insurrection des Polonais de Galicie eût
bien embarrassée.

Alexandre, en guerre avec la Perse et la Turquie, demandait en vain aux
Anglais un emprunt de cent vingt millions. Faute d’argent, les forces
russes étaient paralysées. Le czar tenta en vain de donner à la guerre
un effet religieux, un aspect de croisade, disant que Bonaparte avait
prêché le Coran au Caire.

Comment le croire, lorsque parmi les généraux on voyait Benigsen, le
célèbre assassin qui fit achever Paul. C’était un Hanovrien _fort doux_,
dit madame de Choiseul. Fézensac, qui, prisonnier, mangeait à sa table,
cite de lui un mot qui prouve et sa dévotion, et son attachement à la
reine de Prusse dont le parti alors puissant à Pétersbourg le soutenait.
Sans doute c’est par sa faveur qu’un Allemand, ainsi noté, fut nommé
général en chef.

Comment Alexandre, cœur tendre, religieux, et qui croyait à
l’intervention de Dieu dans les affaires humaines, risqua-t-il de
confier son armée, la responsabilité d’une si grande guerre, à cette
main sanglante qui depuis si peu de temps (cinq années seulement) avait
commis ce crime? On ne peut le comprendre.

Quoi qu’il en soit, Bénigsen, se retirant toujours jusqu’au 7 février,
se trouva le 8 devant les nôtres, entre Kœnigsberg et Eylau, fut forcé
de combattre. Il avait détaché ce qu’il avait de Prussiens sous le
général Lestocq pour couvrir une petite place. Ce qui étonne, c’est que
Napoléon, pour la première fois infidèle aux principes qu’il avait
jusque-là si magnifiquement démontrés, au lieu de se concentrer et de
faire des masses, se divisa, détacha Ney pour courir après Lestocq et le
petit corps prussien. Cela faillit lui être fatal. Car les Russes, avec
un élan et une persistance admirables, ayant pris, repris plusieurs fois
le village d’Eylau, anéantirent le centre de Bonaparte. De la division
Augereau qui le formait, il resta à peine mille hommes. Les Russes,
d’une ardeur héroïque, arrivèrent même au pied de l’éminence (le
cimetière d’Eylau) où se tenait l’empereur. Il en fut étonné, s’écria:
«Quelle audace!»

Il avait avec lui l’artillerie de la garde, qui vomit tous ses feux. Et
comme Bénigsen avait placé ses Russes en longues colonnes, chaque coup
en emportait des files. Napoléon dut regretter alors d’avoir éloigné
Ney.

Ici se place le curieux récit de M. de Fézensac, tout jeune aide de
camp, à qui Napoléon confia la mission si urgente et si importante
d’aller chercher au plus tôt Ney.

Cet enfant seul pour messager dans une nécessité pareille! Le soir sur
cette plaine neigeuse, et pleine de verglas, ne sachant le chemin, il
n’ose dire à l’empereur (si redouté et toujours en colère) son embarras.
Heureusement il a vingt-cinq louis; il achète un cheval pour remplacer
le sien, qui est fourbu. Heureusement il rencontre un officier qui sait
la route. Heureusement il ne rencontre point de Cosaques.

Voilà la prévoyance de l’empereur, qui veut que _la fortune_ le serve,
sans qu’il y soit pour rien.

C’est déjà l’histoire de Waterloo, son peu de soin pour avertir Grouchy.

Mais Ney fut plus heureux. Le messager, à la longue arrive, le trouve et
l’avertit. Il était temps. Déjà les Prussiens de Lestocq étaient arrivés
au champ de bataille, en ligne avec Bénigsen, depuis quatre heures du
soir.

La cavalerie française avait tourné la gauche russe. Ney, avec son élan
ordinaire, décida la retraite de Bénigsen, qui, en bon ordre, se dirigea
vers Kœnigsberg.

Grande leçon pour Bonaparte. Pendant qu’il attendait Ney, il ne fut
sauvé que par les décharges rapides de l’artillerie de la garde, qui
démolissait l’armée russe.

Il n’y eut jamais un plus funèbre champ de bataille. Tant de sang sur la
neige! Ney haussa les épaules, dit: «Tout cela pour rien!»

Et Napoléon même, voyant les siens fort sombres, s’associa à leur
émotion, disant: «Quel fléau que la guerre!» (Mot que le peintre Gros a
traduit dans son beau tableau).

On pourrait dire que tous étaient hors de combat, de froid, d’horreur,
incapables de bouger. Lepic, grenadier à cheval, homme de fer et
gigantesque, cherchant encore le lendemain des ennemis à combattre, ne
trouva guère que des Cosaques attardés. Donc on se déclara vainqueur, on
resta maître de ce champ de cadavres.

Le soir, Napoléon invita à sa table les officiers de l’artillerie, qui
l’avaient sauvé. «Quel lugubre repas!» m’a dit l’un des convives. «Pour
aller souper chez l’empereur, nous passions entre deux montagnes de
corps, de membres mis en pièces, des bras, des têtes, hélas! celles de
nos amis. Personne n’avait faim, comme on peut croire. Mais ce qui
dégoûta encore plus et mit le comble à la nausée, c’est que chacun, en
ouvrant sa serviette, y trouva un billet de banque.»

«Telle était la délicatesse de l’empereur. Il nous payait comptant la
mort de nos amis. On répandait que pour la prise de Dantzig, Lefebvre
aurait eu un paquet de vingt-cinq millions. Et le soldat disait en
voyant ces petits rouleaux: «C’est du chocolat de Dantzig.»




CHAPITRE XIII

FRIEDLAND (JUIN 1807).--DÉCOURAGEMENT D’ALEXANDRE


L’empereur Alexandre disait qu’il était né pour une condition privée.
Et, en effet, les grands événements de son règne s’expliquent par sa vie
intérieure, les fluctuations de son âme, qui toujours a nagé entre
l’amour, le mysticisme.

Ce qui étonne dans cette âme allemande, où tout semblait devoir être
nuancé, autant que nuageux, c’est la brusque finale que prennent parfois
ses passions. Par exemple cette poésie romanesque, qui, de 1802 à 1807,
l’asservit aux intérêts de la Prusse, et que ses jeunes amis (Polonais,
Russes) lui reprochent courageusement dans la lettre (déjà citée) de
Czartoryski, cette poésie finit tout à coup. On verra que dans son grand
accord de Tilsitt avec Napoléon, il accepta, chose choquante, une
dépouille de la Prusse.

Et cela, immédiatement après la bataille de Friedland. Étonnant
changement moral qui aide à expliquer les événements militaires,
étranges, précipités, obscurs.

Le Hanovrien Bénigsen, jalousé et haï des généraux russes, avait certes
besoin que le crédit de la reine de Prusse durât encore[87]. Son crédit
finissait. C’est ce qui le fit sortir du sage système de temporisation
où il comptait d’abord «user, _limer_ Napoléon». Ajoutez que les Russes,
dans leur orgueil, leur grand courage qu’ils avaient montré à Eylau,
étaient indignés d’être réduits par cet Allemand à une position
défensive.

  [87] Il avait fait vœu pour elle, pour sa santé, la reine étant malade
    en ce moment. (Voir Fézensac.)

Et même d’une défense assez malheureuse: ils venaient de perdre Dantzig,
et la fin de ce siège donnait trente mille hommes de plus à l’armée de
Napoléon. Les soldats russes, ennuyés, découragés et mal nourris, se
voyant près de leur frontière, désertaient[88], chose rare, s’abritaient
chez les paysans.

  [88] Hardenberg, t. IX, p. 416.

Bénigsen, n’ayant plus Dantzig, au défaut de places fortifiées, s’était
fait un camp retranché, très fort, à Heilsberg; mais n’avait pu le
garnir suffisamment de vivres. Alors, cet homme si prudent, adoptant une
méthode tout opposée, fit un coup à la Souvarow, mit les Russes à même
de montrer de l’audace.

Les deux armées suivaient en face les bords de deux rivières. Et
Napoléon, contre son usage, et sans doute se conformant aux localités
difficiles, faisait défiler les différents corps d’armée à d’assez
grandes distances. Les Russes en voient défiler un, à peu près seul.
Cela leur donne envie; ils croient le prendre, se précipitent. C’était
celui de Ney. Cet homme, si bouillant, montra un sang-froid
extraordinaire, reçut fermement l’avalanche, fut secouru bientôt. Les
Français à leur tour suivirent les Russes, mais furent repoussés avec
perte du camp retranché d’Heilsberg.

Le lendemain, c’est Lannes que les Russes entreprennent d’enlever, assez
étourdiment, ayant séparé leur armée, dont une moitié avait la rivière
dans le dos. L’empereur ne pouvait croire à une telle témérité, nulle
retraite que par les ponts de Friedland. Ney est lancé, et quoique la
garde russe résiste et l’ébranle un moment, Ney et Dupont s’emparent de
Friedland en flammes. Là un _sauve qui peut_ général, un affreux
pêle-mêle où nos ennemis s’écrasent en fuyant vers l’unique issue.

En tout vingt mille Russes hors de combat, avec dix mille Français.

Grand revers. Mais je crois qu’Alexandre s’en exagéra la portée. Il fit
border maladroitement la rive de son Niémen par ses Tartares, ce qui
aurait fait croire que la grande Russie était désarmée, puisqu’on avait
recours aux faibles armes, arcs et flèches, de ces barbares.

Il avait montré à Austerlitz la même promptitude à se décourager. Ici,
il était plus atteint. Les Anglais refusaient l’argent, et les six cent
mille hommes de la milice russe n’avaient pu se lever.

Tous ces malheurs lui venaient de la source indiquée par Czartoryski.
Appelé par la Prusse et invoqué par elle comme défenseur et comme
arbitre de l’Europe, il s’était laissé entraîner par une influence
personnelle, mais toujours avec peu d’efficacité. A Austerlitz, il était
venu tard, et avait combattu avant d’être au complet. De même à Iéna, il
n’était arrivé au secours de son alliée que fort tard, quand tout était
perdu. Et ses deux grandes batailles d’Eylau et de Friedland n’avaient
rien réparé; au contraire, elles ouvraient la Pologne.

Irrité contre lui-même et de sa maladresse, il en voulait aussi à
l’Angleterre, et même quelque peu à la Prusse, dont les malheurs avaient
causé les siens. Enfin, il en était à cet état bizarre où l’on rejette
violemment tout ce qui plut jadis, et où l’on aime moins ses amis que
ses ennemis.




CHAPITRE XIV

TILSITT.--LE PARTAGE DU MONDE EUROPÉEN (1807)


Les triumvirs de Rome, assemblés dans une île, firent, dit-on, le
partage du monde romain. Ce fut chose insensée. Cependant, elle avait
ceci de spécieux qu’au moins ils partageaient un monde très connu, fort
lumineux alors, qu’ils avaient sous la main.

Au partage de Tilsitt, ce fut tout autre chose: Bonaparte partageait un
monde qu’il ne connaissait pas.

Il ne connaissait guère les grosses masses de Russie contre lesquelles
bientôt il alla se heurter.

Fort peu la Pologne dont il aurait pu se servir.

Pas davantage la grande Allemagne qu’il écrasait, pressait, jusqu’à la
revanche de Leipsick.

Ce qu’il connaissait moins encore, quoi qu’on ait dit, c’était la France
même. Il y avait en elle une forte dualité. Pendant qu’une certaine
France, toute active qu’il précipitait aux armées, le suivait avec une
furie qu’on pouvait croire encore enthousiaste, la grande majorité, la
France du travail, le regardait faisant ses grands tours d’acrobate,
croyait à chaque année le voir tomber de la corde tendue, et chaque fois
disait lassée: «Quoi! ce n’est pas encore fini?»

Que voulait-il au juste? Toute sa vie son rêve avait été la conquête de
l’Orient. Il semblait croire que, maître de la Turquie, par la Perse, on
arrivait tout droit à l’Inde anglaise. Il ne tenait pas compte de ces
espaces énormes. Cependant, à Tilsitt, appréciant mieux la puissance
russe, il en fit moins abstraction et proposa un partage de la Turquie.
Mais quand il vit le czar y consentir sans peine il comprit qu’il ferait
un marché de dupe, et que le partage ne se ferait qu’en apparence, lui
si loin et la Russie si près, elle prendrait tout.

Alors, il tourna tout à coup, et avec la facilité de sa grande
imagination, il prit l’Espagne en rêve, avec le Portugal, l’Amérique
espagnole, les mines du Potose, comme Napoléon III a pris le Mexique.

                   *       *       *       *       *

Alexandre avait demandé un armistice. Napoléon négocia une entrevue.

Il espérait capter le czar, l’amener à tout prix au grand but qui
faisait son rêve, sa passion: _l’abandon de l’alliance anglaise_, la
fermeture du monde russe au commerce anglais.

Il comptait, à la lettre, envelopper, fasciner Alexandre, exercer sur
lui ce prestige qui ne lui avait jamais manqué.

Il avait plusieurs choses qui eussent dû lui faire tort. Il était peu
harmonique, dissonant, intempérant en gestes et en paroles, souvent
emphatique, souvent trivial, comme l’a dit l’auteur de son meilleur
portrait, M. de Pradt qui l’appelle: _Jupiter Scapin_[89].

  [89] Madame de Rémusat parle à peu près de même, en faisant son
    portrait: «Bonaparte manque d’éducation et de formes; il semble
    qu’il ait été irrévocablement destiné à vivre sous une tente, où
    tout est égal, ou sur un trône où tout est permis... Les gestes sont
    courts et cassants, de même sa manière de dire et de prononcer. Dans
    sa bouche, j’ai vu l’italien perdre toute sa grâce. Quelle que fût
    la langue qu’il parlât, elle paraissait toujours ne lui être pas
    familière; il semblait avoir besoin de la force pour exprimer sa
    pensée...» Mém., t. I, p. 104.

Et en effet, celui qui eût eu le sang-froid de l’examiner bien, sans
penser à sa renommée, eût surpris par moments des tons faux, criards et
vulgaires, qu’on ne trouve que dans les piètres comédiens.

Néanmoins, il avait conservé encore en 1807 ce caractère, ce don qui
avait tant fait pour sa fortune, le _mordant_ méridional.

Mais cette faculté lui était-elle propre plus qu’à d’autres méridionaux?

Masséna, son égal pour les dons militaires, s’était de bonne heure
assimilé à la France jacobine, et paraissait un rustre. Le béarnais,
Bernadotte, était et paraissait trop un homme fin. Bonaparte eut une
chose qui d’abord l’embarrassa fort; il parlait au plus mal le Français,
même l’Italien[90]. C’est ce qui fit croire d’abord à Barras, à Carnot,
qu’il pourrait aller bien loin, et engagea à le favoriser. Il garda très
longtemps ce bégayage.

  [90] Ici, je ne puis m’empêcher de noter une observation juste et
    ingénieuse d’Alfred Michiels. C’est que le langage qui est pour nous
    une lumière, emprunte une certaine puissance du clair-obscur. Nous
    sommes bien plus sensible à une langue que nous ne savons qu’à
    moitié. Si nous la savons tout à fait, le charme, en partie,
    disparaît. L’étranger qui s’efforce à parler notre langue, trouve
    souvent, par impuissance même, des formes qui plaisent par le neuf
    et l’étrangeté. C’est ce qui arriva à Bonaparte, et même assez tard
    lui donna une originalité trompeuse, l’apparence d’un homme
    prime-sautier, de franchise énergique.

En 1807 il avait conservé peu de signes de son origine italienne. Guéri
de la maladie de peau qu’il avait eue longtemps, il devenait gras, un
peu blanc, prenait un visage plus français. Mais il avait déjà perdu de
sa flamme primitive, «_de l’âcreté du sang_ qui, disait-il, fait gagner
les batailles». Il commençait, à vrai dire, «sa descente».

A juger ses batailles d’Eylau et de Friedland, quoique la dernière fût
une grande victoire, on peut dire qu’il baissait.

Soit négligence, soit orgueil, il n’y montra pas beaucoup de prévoyance.
Et, s’il finit par vaincre ce fut en se corrigeant, et après coup.

Il le disait lui-même: «Je suis âgé. Alexandre qui est plus jeune
profitera.»

Ce qui restait très fort en lui malheureusement, ce n’était plus son
positif admirable, l’attention sérieuse à tout détail, dont il avait
fait preuve dans ses guerres d’Italie. C’était une imagination de plus
en plus exagérée et fausse, qui devait à la fin l’entraîner, le
précipiter.

Cette imagination lui fit prendre pour l’entrevue des précautions qu’on
trouva excessives. Il ne s’y hasarda que sur un radeau parfaitement
découvert, au milieu du fleuve, entre les deux armées.

Il n’osa pas manger chez Alexandre; une fois, il demanda du thé
seulement, mais n’en but pas. Alexandre ne se fâcha point de cette
prudence, et mangea plusieurs fois chez Napoléon.

Celui-ci se souvenait de la mort de Paul, voyant à côté d’Alexandre,
Bénigsen, celui qui selon le récit prussien, les engagea à persévérer et
à achever leur victime.

Certainement Alexandre n’eût pas ordonné un crime. Mais si quelqu’un de
ces serviteurs si zélés, eût immolé Napoléon, comme Paul, Alexandre eût
été indigné, eût pleuré sans doute, mais reconnu le doigt de Dieu, la
vengeance du duc d’Enghien.

Tels sont en effet les mystiques. Sa mère et lui se résignèrent en
pleurant à un fait, regrettable sans doute, mais qui les mettait sur le
trône.

Revenons à Tilsitt:

Napoléon fit crier aux nôtres: «Vive le Czar!» Et frappé de l’extérieur
charmant d’Alexandre, s’écria: «Apollon!»

Il croyait d’autant plus que cette belle et féminine figure serait
aisément fascinée, opposerait peu de résistances à ses projets.

Alexandre débuta par le mot qu’il savait être le plus agréable: «Je hais
les Anglais tout autant que vous.»

«Si cela est, la paix est faite», répliqua Napoléon.

Dès lors, l’effusion d’une si nouvelle amitié, n’a plus de bornes.--Et
c’est le vainqueur qui offre tout.

D’abord, plus de Pologne, sauf le tout petit duché de Varsovie, enlevé à
la Prusse, pour le donner à un Allemand, le roi de Saxe.

Alexandre se laisse donner par cet ami nouveau, si généreux, la plus
précieuse dépouille de son alliée la Suède: la Finlande, tant convoitée
de la Russie, depuis Pierre le Grand, comme la possession la plus
désirable et nécessaire même, pour abriter Saint-Pétersbourg. La
Finlande, ce roc, ce granit qui vaut un diamant, Alexandre la laisse
enlever à son ami, et la prend pour lui-même, de la main de son ennemi.

Napoléon, de plus, lui abandonne ses amis d’Orient. Il ne défendra pas
la Perse qu’il vient de soulever, ni la Turquie, notre plus ancien
allié, qu’hier encore il a promis de soutenir. La Russie lui prendra les
deux Principautés, Moldavie, Valachie, c’est-à-dire le Danube.

«Si la Turquie refuse?... Eh bien, on prendra _la Turquie elle-même_»

Tout ce riche butin pour une promesse difficile à tenir: qu’Alexandre
fermera la Russie aux marchandises anglaises.

Et la France, que prendra-t-elle? On ne lui reconnaît guère que ce
qu’elle a déjà dans les mains, la Hollande, Naples, et le petit royaume
de Westphalie, composé des provinces prussiennes de l’ouest au profit de
Jérôme, enfin Rome que Bonaparte prend au Pape, de plus le Portugal,
qu’il va envahir, tient déjà.

On croit que Napoléon ne cacha pas ces projets sur l’Espagne, ce qui
rassura d’autant plus Alexandre et lui permit de donner carrière à ses
espérances en Orient.

Comme on l’a dit, Napoléon donna, Alexandre promit. Napoléon s’était
joué lui-même.




CHAPITRE XV

L’ARRIÈRE-SCÈNE DE TILSITT.--COMMENT LA RÉSISTANCE NAISSANTE PROFITE DE
L’AVEUGLEMENT DE NAPOLÉON


Alexandre qui était venu à Tilsitt inquiet, hésitant, vit bientôt
qu’avec la passion qui possédait Napoléon et l’aveuglait, c’était lui,
Alexandre, qui était maître de la situation.

Bonaparte les yeux toujours fixés sur l’Angleterre, son irréconciliable
ennemie, n’avait qu’une pensée, l’exclure de plus en plus du continent,
lui fermer tous les ports, l’affamer dans son île, lui faire crier
merci! Cette unique préoccupation le rendit coulant pour tout ce qui
regardait l’Allemagne. Il eût pu en finir avec la Prusse. Bonaparte le
devait dans son intérêt personnel. Il était dangereux de laisser à
l’Angleterre cette prise sérieuse qu’elle avait pour soulever
l’Allemagne.

Cependant Alexandre obtint un adoucissement à la sentence de mort qui
semblait prête à tomber sur la Prusse. Le désir de Bonaparte de gagner
la Russie, d’empêcher le czar d’entrer dans la coalition qu’il
redoutait, l’amena à lui complaire. Alexandre fin, doux et rusé, pour
persuader Napoléon qu’il ne s’intéressait à la Prusse mutilée, réduite à
son vrai nom prussien que par un souvenir de cœur, accepta une part de
la Pologne que Bonaparte arrachait à la Prusse. On put croire d’autant
plus qu’Alexandre n’entendait recevoir qu’un dépôt, qu’on vit arriver à
Tilsitt après ces arrangements le roi et la reine de Prusse. Celle-ci,
courageuse, n’hésita pas, pour son pays, pour son mari, à venir en
personne dans cette réunion qu’eût fuie une autre femme. Avec la
confiance, l’audace que donne la beauté, elle soupa près de Napoléon. La
fierté de son attitude qui disait trop bien ses pensées, eût bien pu
gâter tout. Napoléon lui offrant une rose, elle dit hardiment: «Est-ce
avec Magdebourg?» En demandant cette grande place de guerre, l’arsenal
de la Prusse, elle avait l’air de préparer une revanche d’Iéna, de dire:
«Avec la rose, donnez-moi une lame pour vous percer le cœur.»

Déjà on signalait à Napoléon les changements étranges que la Prusse
depuis sa défaite, s’imposait dans les provinces qu’elle avait pu
garder. Le parti noble des jeunes officiers, violemment accusé par la
bourgeoisie de la défaite d’Iéna, se trouva si faible qu’il ne put
empêcher une révolution fort sagement bourgeoise qui se fit en hâte,
furtivement, si l’on peut dire, sous les yeux de l’ennemi.

En deux mois, un seul homme, Stein, ex-employé de Frédéric qui avait
voyagé en Angleterre, fit ces grands changements. On lui avait donné un
pouvoir tel qu’aucun homme n’avait eu encore; il fut chargé tout à la
fois de l’intérieur, de l’extérieur.

Le voisinage de Varsovie, la contagion des réformes françaises,
obligeaient à faire quelque chose[91]. Le peuple n’était nullement
révolutionnaire. Il aimait le roi, comme une personne bienveillante et
inoffensive.

  [91] Hard., t. IX, p. 463.

Donc, on put faire sans danger toute réforme et municipale et civile,
toujours au nom du roi.

Dans ces réformes, il est dit que les bourgeois peuvent acquérir du bien
noble, et morceler les grands domaines. A partir de 1810, le servage
sera aboli.

Aux vieilles corporations municipales, intéressées et immuables, qui
s’éternisaient dans leur privilège lucratif, on substitue des
municipalités gratuites, éligibles tous les ans sous la présidence d’un
inspecteur royal, et qui auront à leur tête deux bourgmestres dont le
roi nommera l’un.

Ainsi, pour rassurer le peuple contre la noblesse, on met partout le
roi, comme tuteur des libertés publiques[92].

  [92] Cependant on pouvait prévoir ce qu’on a vu de plus en plus, que,
    le danger passé, la royauté non seulement ferait cause commune avec
    la noblesse, même susciterait une autre noblesse moins ancienne et
    plus arrogante.

En même temps, un nouveau ministre de la guerre, le Hanovrien
Sharnhorst, ouvre à la bourgeoisie les grades supérieurs de l’armée,
supprime toute exemption de service.

A ce mot-là l’armée, les agents de Napoléon (Davout, Daru) ouvrent
pourtant l’oreille. Pourquoi? C’est que la Prusse, par le traité, ne
peut entretenir que 42 000 hommes. Alors elle imagine ce roulement
rapide qui remplace sans cesse les recrues exercées par des recrues
nouvelles, et qui en peu d’années va former deux cent mille soldats pour
la bataille de Leipsick.

Comment Napoléon ne voit-il pas cela? «Il faut, se dit-il, bien du temps
pour former des Allemands et en faire des soldats.»

Toute la prévoyance de ses agents se réduit à demander l’expulsion de
Stein qui se réfugie en Russie, où il trouvera un champ plus vaste, plus
ténébreux, à exploiter.

Transporté sur ce théâtre, en vrai politique, il alterna ses moyens.

Avec Arndt et les rationalistes allemands, il organisa le Tugendbund que
répandit le Poméranien Jahn, association désavouée par le roi, mais qui
travaillait pour lui.

D’autre part, Stein trouvant dans le Nord les _illuminés_, se lia avec
eux et se mit sous la protection de l’impératrice mère[93].

  [93] Hard., t. IX, p. 463.

Pendant qu’en Prusse, l’éducation du jeune homme devient pour l’avenir
une puissante machine de guerre, dans la ténébreuse Russie, la réaction
prépare une machine non moins redoutable.

L’impératrice mère qui tous les ans s’enfermait au tombeau de Paul et
restait toujours fort troublée de ce souvenir, imagina comme bonne œuvre
et pour tranquilliser sa conscience de créer un institut de cinq cents
jeunes filles, qui, élevées pieusement et bientôt femmes et mères,
répandraient les bons principes anti-français dans la société. Ceux qui
savent combien la femme est puissante en Russie, comprendront bien la
portée de ce grand instrument de réaction[94].

  [94] Je mets tout ceci à sa date, en 1807, et non après l’affaire
    d’Espagne (Baylen), comme l’a fait M. Lanfrey.




LIVRE IV

OCCUPATION DE ROME, DE LISBONNE, DE MADRID (1808)




CHAPITRE PREMIER

OCCUPATION DE ROME.--MARS (1808)


Revenons à Napoléon.

L’entrevue de Tilsitt semblait lui mettre le monde sous les pieds. Dans
un accès d’orgueil, il fit deux choses absolument contradictoires: D’une
part, d’en venir avec le Pape aux dernières extrémités, et d’autre part,
de se lancer dans une guerre terrible pour conquérir les deux nations
les plus papistes de l’Europe. Le plus simple bon sens disait que, pour
cette dernière entreprise, il fallait ajourner la crise des affaires de
Rome, et n’avoir pas contre soi le Saint-Siège.

Dans les entretiens de Tilsitt, Napoléon parlant à Alexandre de ses
querelles avec le Pape, le czar lui aurait dit: «Je suis pape; c’est
bien plus commode.»

Ce mot frappa d’autant plus Napoléon qu’il répondait à ses propres
instincts. Élevé par les prêtres, grand admirateur de Louis XIV, il
avait senti de bonne heure qu’il n’y a de tyrannie forte que celle qui
s’appuie sur une base religieuse, sur la racine profonde d’une éducation
de servitude.

Dès qu’il fut empereur, il s’occupa du catéchisme impérial, du livre où
les enfants apprendraient, comme article de foi, la légitimité de son
pouvoir illimité.

Portalis lui disait de prendre le catéchisme de Bossuet. Mais ce qui
avait suffi à Louis XIV (_La recommandation d’obéir aux autorités_ en
général) ne suffisait point à Napoléon. Ce fut lui-même qui dicta au
légat Caprara le chapitre où l’enfant doit apprendre cet article de foi
impie! idolâtrique! la religion d’un homme[95]!

  [95] Voy. d’Haussonville d’après Consalvi, Jauffret et autres.

Le pape n’apprit la chose que le 5 mai 1806 par un article du _Journal
de l’Empire_[96].

  [96] «Il ne réclama pas, car des _affaires plus graves_ l’en
    empêchèrent», dit froidement d’Haussonville; comme s’il y avait eu
    jamais d’affaire plus grave que cet empoisonnement de l’enfance.

Ce qui achève de peindre tous ces honnêtes gens, c’est que les évêques
ne reprochèrent au catéchisme nouveau que l’omission d’un article que
Napoléon ajouta: _Hors de l’Église, point de salut._

Nous avons dit plus haut, et personne ne le conteste, que le pape,
allant à Paris, avait l’espoir de se faire rendre Bologne, les
Légations. Si glissant sur l’affaire spirituelle du Catéchisme, il fut
admirablement persévérant pour l’affaire temporelle des biens d’Église.
Il voulait, quand on reprit les États vénitiens après Austerlitz, qu’on
lui donnât une indemnité. Il réclama toujours son prétendu droit sur
Naples et sur les principautés du Midi, Bénévent, etc. Pie VII, peu
avide personnellement, était entouré d’une indigne cour, d’Antonelli,
dont M. d’Haussonville, lui-même, ne dissimule point le caractère.

Ces intrigues enfoncèrent le pape dans son ingratitude envers son
bienfaiteur qui l’avait réellement remis à Rome par la victoire de
Marengo, et qui depuis avait tant relevé le catholicisme par son
ascendant dans toute l’Europe.

La cour de Rome, toute anglaise, espérait avant Iéna. Depuis,
désespérée, elle fit à Bonaparte une très mauvaise guerre, en refusant
de consacrer les évêques nommés par l’empereur et le menaçant lui-même
d’excommunication, ce qui mit Napoléon en grande fureur. Dans une lettre
peu sensée qu’il écrivit au prince Eugène pour le Pape, il dit: «Que
veut-on donc? Me couper les cheveux? Mais qu’on le sache bien, je serai
Charlemagne, et non Louis le Débonnaire.»

Voilà donc la guerre déclarée entre ces deux puissances qui agissent
avec des armes, des moyens différents. Bonaparte prend au Pape Ancône,
dont les Anglais se seraient emparés, et de plus la grande route
militaire qui mène de Lombardie à Naples. De son côté, le Pape refuse de
reconnaître Joseph roi de Naples et d’envoyer la bulle aux évêques
nommés par Napoléon comme s’il eût voulu venger ses injures temporelles
aux dépens des âmes chrétiennes.

Bonaparte en plusieurs choses, touchait à l’encensoir. Il avait
sécularisé les évêques Électeurs du Rhin. En Italie, il créait des
chapitres nouveaux, des séminaires, réunissait plusieurs couvents en un.
Il avait affecté d’annoncer l’Université impériale comme une sorte de
pouvoir spirituel destiné _à indiquer le bien et signaler le mal_. Haute
fonction qui la constituait une sorte de sacerdoce, dont le chef (le
mondain Fontanes) eut le titre antique et vénérable de _grand maître_.
Du reste, le pouvoir moral, attribué à l’Université, lui est donné
précisément au moment où Napoléon croit que la papauté va bientôt finir
(25 janvier et 17 mars 1808).

Pour juger équitablement les rapports de Bonaparte envers le Pape, il
faut se rappeler que, depuis un siècle que le cardinal d’York et les
Stuarts s’étaient réfugiés à Rome, c’était une ville jacobite et
anglaise. La petite cour du Prétendant, augmentée des brigands de
Naples, et des furieux émissaires de Caroline, serrait de près le Pape
et le faisait agir.

Au moment de Tilsitt, dans la stupeur d’un événement si grand, si
imprévu, il avait écrit à Bonaparte une lettre d’une douceur angélique
où il l’invitait à venir à Rome loger chez lui au Vatican.

Mais aucun moyen de s’entendre. On rompit pour deux articles que
Bonaparte ne demandait plus.

Il y eut dans tout cela d’infinies variations. Pie VII avait dit
lui-même d’après ses conseillers: «Une persécution est nécessaire à
l’Église. S’il prend Rome, nous nous réfugierons aux catacombes.»

La fin de cette année, 1807, est prodigieusement trouble, pleine
d’embûches et de coups fourrés. Les Anglais inquiets de Tilsitt dont on
leur cachait les secrètes conditions, en prirent occasion pour tomber
encore une fois sur Copenhague, que Bonaparte, disaient-ils, voulait
prendre. Ils la prirent eux-mêmes (7 septembre), enlevèrent ses
vaisseaux et toute l’artillerie de sa côte, 3 500 canons.

Par représailles, Bonaparte s’empara des deux villes qu’il considérait,
non sans cause, comme villes anglaises: Lisbonne et Rome.

Lisbonne et le Portugal depuis 1701 étaient un entrepôt du commerce des
Anglais, et Rome un des grands centres de leur diplomatie européenne.

Au mois de janvier 1808, Napoléon écrit: «Si les Français qui entrent à
Rome, s’entendent tout doucement avec les Romains, la papauté aura cessé
d’exister sans qu’on s’en aperçoive.»

Mais n’était-il pas vraisemblable que les nations fortement catholiques,
l’Espagne, le Portugal prendraient parti.

Malgré les ménagements de l’empereur, l’occupation de Rome retentit à
grand bruit. La nuit même on cassa les Madones en disant que c’était
l’œuvre des Français. Le pape annonça à tous les ministres qui étaient à
Rome, ce qu’il appelait sa captivité, disant: «Je suis comme
prisonnier.» Bientôt, en effet, le temporel lui sera enlevé, les États
romains formeront deux départements de la France; Pie VII sera interné,
et le vrai pape sera l’empereur.




CHAPITRE II

LA TRAHISON D’ESPAGNE (1808)


Il faut le redire, le procédé invariable de Napoléon fut la surprise. On
l’a remarqué pour la politique. Et dans son art propre, la guerre, il se
répéta constamment sous ce rapport. Des écrivains militaires, le colonel
Lecomte (de Lausanne), et autres, l’ont remarqué dans leurs ouvrages
fort utiles à consulter.

D’où vint cette tendance? Était-ce le sang corse, la prédisposition de
cette race, ou l’exemple des fameux condottieri Italiens qu’il avait
certainement étudiés, dans sa jeunesse avec l’histoire de Gênes?

Quoiqu’il en soit, Napoléon se répéta, avec une uniformité intolérable.
Après la surprise de Lisbonne (novembre 1807), vint celle de Rome (mars,
avril), enfin celle d’Espagne (avril-mai 1808).

Quelque habitués que les nôtres fussent à l’obéissance militaire, Lannes
trouva ignoble l’affaire du Portugal, et sut s’en dispenser. Junot qu’on
en chargea, n’arriva juste à temps que pour avoir l’aspect ridicule du
chien qui happe l’air, lorsque le lièvre échappe. Il tira le canon sur
la flotte déjà loin qui portait au Brésil tous les trésors et toute
l’élite du pays. Cela fit une légende. On mit devant l’Europe le tableau
héroïque d’un peuple qui préférait à tout la liberté, qui pour fuir le
tyran, laissait là ses tombeaux, ses temples, tous ses souvenirs.

Légende digne du Camoëns. On respirait à peine, que le maladroit
Bonaparte en suscita une plus forte, plus odieuse encore. Celle de la
surprise de Rome, du pontife vénérable, captif, sans refuge que les
catacombes, comme il le dit lui-même. Toutes les femmes en pleurèrent en
Europe, et tout homme s’en indigna. Le sang coula bientôt.

En troisième lieu, éclata la surprise d’Espagne, si laide et d’apparence
si hideuse. Lui-même en détourna les yeux, laissa la chose à Savary,
habitué depuis la mort d’Enghien aux hautes œuvres. Pendant deux mois,
Napoléon à Milan fit le sourd et l’aveugle, ne reçut point de lettre, ou
n’y répondit pas, voulant ne rien savoir qu’après la chose faite.

Détestable comédie italienne, mauvais imbroglio où il faisait servir la
petite affaire du Portugal à l’entreprise gigantesque d’escamoter et
d’avaler les douze royaumes de l’Espagne et son empire américain. Junot,
en allant à Lisbonne, d’après le traité conclu avec l’Espagne, devait
préparer la voie à l’invasion de l’Espagne, à la surprise de ses places
fortes.

M. de Talleyrand n’avait pas déconseillé cette perfidie. Mais avant
l’exécution, il se mit à l’écart, se retira à temps. Napoléon, à force
d’être approuvé sur tout, avait perdu le sens de ce qu’on peut oser sans
choquer trop le grand public.

Il est juste de dire que depuis dix ans on voyait l’Espagne si peu
gouvernée, disons le mot, abandonnée sous le prince de la Paix, Godoï,
triste favori, du roi et de la reine, que des deux côtés on cherchait
des moyens de la prendre. M. Pitt rêvait ses colonies, et vers 1802, les
Anglais à qui la mort de Paul semblait ouvrir si bien la Russie, par un
moyen plus doux, un mariage, crurent mettre la main sur l’Espagne.

Caroline de Naples, conseillée par Emma Nelson, maria sa fille à
Ferdinand, l’héritier de l’empire espagnol. Cette Antonia, possédée du
génie de sa mère, mourut bientôt. Mais en quatre ans, elle fit de
Ferdinand un monstre d’ambition, ennemi de son père et surtout de sa
mère, à cause du favori, le prince de la Paix.

Elle avait travaillé contre Napoléon. A sa mort, les conseillers de
Ferdinand le tournèrent pour Napoléon. Godoï était fort incertain
lui-même. A la veille d’Iéna, croyant l’empereur déjà vaincu, il avait
fait un manifeste pour l’Angleterre et la Russie; puis, après la
bataille, un traité pour l’envahissement du Portugal que l’Espagne et
Bonaparte auraient partagé.

Ce fut dans ce mois même (octobre 1807) que Ferdinand dans sa haine
contre le favori et contre sa mère qui le soutenait, semble avoir
conspiré pour renouveler à Madrid la tragédie de Pétersbourg et
remplacer son père, comme Alexandre remplaça Paul. On a nié sans aucune
preuve; beaucoup de vraisemblances portent à croire à ce projet
parricide. Jamais d’ailleurs la nature n’exprima le crime plus
atrocement que sur la figure de Ferdinand. Jeune, il avait déjà les
traits d’un vieux damné.

Donc, ce bon fils, craignant d’être gagné de vitesse près de Napoléon
par le prince de la Paix, fait le pas décisif de dénoncer son père à
l’empereur. L’ambassadeur de France l’encourageait à accuser, à écrire
qu’on l’opprimait, à implorer la protection de l’étranger et l’honneur
de s’allier à la famille impériale.

Ce n’est pas tout. En surprenant cette lettre (28 octobre 1807), on
trouve une chose plus sinistre encore; un décret du futur roi d’Espagne,
avec la date en blanc, qui donnait à un de ses favoris le commandement
de la province de Madrid, _après la mort du roi_ son père.

Le roi fut consterné de cette découverte. Dans son effroi, il sollicita
l’appui de Napoléon qui, en retour de cette confiance, hâta, précipita
l’envoi des troupes sur la frontière d’Espagne.

Napoléon voyait tout lui sourire. Non seulement il était pris pour
arbitre dans cette querelle de famille, mais la nation elle-même était
pour lui. A ce peuple imaginatif et fort épris de ses grands coups
d’épée, il apparaissait comme un Cid. Ses soldats étaient admirés, bien
reçus. L’Église même, ne sachant pas encore sa guerre avec le pape, qui
n’éclata qu’en avril, l’Église le voyait comme restaurateur de la
religion en France, et elle venait à lui.

Que voulait-il? Le savait-il lui-même? Plus tard, il s’est vanté de
n’avoir eu qu’une seule idée: _Régénérer l’Espagne_. Mais comment? Par
vingt projets qui se croisaient les uns les autres.

La situation qui devint bientôt sanglante, funèbre, était dans son
principe, étrangement folle, un véritable carnaval.

Napoléon avait dans la main je ne sais combien de rois d’Espagne.

D’abord le vieux Charles IV qui se serait sauvé en Amérique s’il l’avait
pu. Il abdiqua par peur, puis révoqua son abdication, se sauva chez
Napoléon, c’est-à-dire dans le danger même.

2º Ferdinand que l’Espagne adorait, malgré sa figure atroce, se laissa
mener aussi dans les pattes de l’araignée.

Enfin, Murat, qui sur quelques paroles obscures de Napoléon, avait conçu
l’espoir d’avoir ce grand empire.

Pendant ce temps, Bonaparte offrait secrètement l’Espagne à son frère
Louis, qui eut le bon sens de refuser. Joseph en aurait fait autant,
s’il avait pu. Mais il ne lui en laissa pas le temps. On le fit venir,
et on le fit roi d’Espagne, bon gré, mal gré.

On verra la longue souffrance de Joseph, martyr d’une couronne qu’il
n’eut vraiment jamais. Un jour, les Anglais, sous le nom de Ferdinand,
prenaient l’Ouest ou le Midi. Un autre jour, l’intrigant Soult se
constituait à peu près roi de l’Andalousie. Mais le plus fort c’est que
Napoléon regrettait d’avoir donné l’Espagne et de toute manière voulait
la reprendre.

                   *       *       *       *       *

Le plus horrible de la comédie, fut la manière dont Savary, le menteur
effronté, moitié par espoir et promesse, moitié par peur, force et
nécessité, enlevant Ferdinand, le pousse à la frontière, malgré le
peuple qui voudrait l’arrêter; puis, le tour joué, et le gibier rendu
jusqu’à Bayonne, il lève le masque impudemment, et dit à Ferdinand le
lendemain: «La maison de Bourbon a cessé de régner en Espagne.»

L’Europe entière frissonna de la scène qui suivit. Rien au théâtre
antique, rien depuis les Atrides, n’avait eu un aspect plus maudit et
plus exécrable que cette mère qui voyant le misérable Ferdinand tout
pâle, lui dit pour l’accabler: «Tu naquis d’une faute, tu n’es que le
fils de ma honte, non l’héritier d’Espagne.» Tout cela devant son mari,
Charles IV, qui, brandissant sa canne, couvrant le bâtard d’anathèmes,
lui fait restituer le royaume pour le céder à l’empereur[97].

  [97] Bonaparte le confina au château de Compiègne.

Celui-ci n’était pas content de Ferdinand qu’il appelait _un sournois_.
Il avait pour lui le souvenir d’Enghien, des fossés de Vincennes.
Bonaparte lui dit et redit qu’il le ferait fusiller comme émigré.

L’ayant ainsi aplati par la peur, il le confia à la garde de Talleyrand,
le chargea de l’amuser par quelque jolie femme. Et enfin il le fit
descendre dans la boue, au point que Ferdinand, de sa captivité de
Valençay écrivit une lettre de félicitations à Joseph, le nouveau roi
d’Espagne.

                   *       *       *       *       *

Ces tragédies atroces s’étaient passées, sans témoins, croyait-on, au
château de Marrac, près Bayonne.

Mais l’Espagne était là, avait tout entendu.

Je m’explique. Une Junte s’était faite pour gouverner dans l’absence de
Ferdinand. Mais prévoyant qu’elle ne serait pas en sûreté à Madrid, elle
avait réglé que l’Assemblée pourrait se réunir à Saragosse, au centre de
l’Aragon, province renommée pour ses résistances. Napoléon convoquant à
Bayonne une prétendue représentation de l’Espagne, Saragosse saisit ce
prétexte pour s’entendre avec les amis de Ferdinand, et pour députer
dans cette ville un gentilhomme aragonais fort énergique, le jeune
Palafox, qui s’informa, et sut l’affreux détail. Il le rapporta en
Espagne, avec l’exécration de Napoléon.

L’avis de Palafox était que si Ferdinand restait prisonnier, il faudrait
appeler à la couronne le grand général de l’Autriche, l’archiduc Charles
qui était un peu parent de la maison d’Espagne. Ce prince, depuis 1806,
travaillait à reconstituer l’armée autrichienne. L’appeler, c’était
associer contre Napoléon les résistances allemande et espagnole.




CHAPITRE III

LE SOULÈVEMENT DE L’ESPAGNE (MAI 1808)


Ce fut Napoléon même qui libéra l’Espagne, donna le signal à son
affranchissement par le soulèvement et le massacre de Madrid.

Il a dit et souvent répété dans ses lettres que pour fonder une
domination nouvelle, il n’y avait rien de meilleur qu’une émeute
fortement réprimée. Le 13 vendémiaire, la révolte du Caire l’avaient
ancré dans cette opinion.

Le départ de deux princes de la maison royale qui étaient restés fut
l’occasion du soulèvement de Madrid. Mais, même sans cette cause, il eût
pu avoir lieu. Outre l’irritation, la surprise de l’étonnante perfidie
de Napoléon, le peuple de Madrid devait regarder comme la dernière
insulte qu’on lui eût donné pour chef un baladin. Tel paraissait Murat
avec tous ses costumes de fantaisie; ses habits rose ou vert-pomme, ses
riches fourrures en plein été, tout en lui paraissait absurde. Alexandre
avait été choqué de voir près de l’empereur ce comédien. Au milieu du
peuple espagnol, toujours en noir, cela paraissait davantage. Ajoutez la
variété singulière des costumes de son escorte, des lanciers, des
mameluks, figures étranges, et si nouvelles dans les rues de Madrid.

Au moment où les princes espagnols quittaient le palais malgré eux, l’un
d’eux pleura, refusa de partir. Cela émut le peuple amassé sur la place;
il faillit tuer un aide de camp qui pressait le départ. On s’attendait à
cette explosion. Murat avait pris ses mesures, il disposait d’une armée.
La petite garnison espagnole ne parut pas, sauf une compagnie
d’artillerie, dont les officiers se firent tuer. Cependant la cavalerie,
les lanciers, les mameluks poursuivaient les fuyards jusque dans leurs
maisons. 800 Espagnols, 400 Français, tel paraît avoir été le chiffre
des morts.

Le pis, c’est que Murat après avoir accordé amnistie à ceux qui
rentreraient chez eux, s’en repentit le lendemain, crut que la chose
était insuffisante, et fit prendre et fusiller encore une centaine de
ceux qui s’étaient retirés paisiblement.

Murat, de sa nature, n’était pas sanguinaire. Mais ce trône d’Espagne,
qu’il croyait toucher de la main, le changea, l’endurcit, et, comme le
dit très bien M. Lanfrey, «il se montra là vraiment Roi».

Le jour même de ces fusillades, Napoléon lui mandait de Bayonne: «Qu’il
ne serait point roi d’Espagne, mais Joseph.»

N’importe. Ses exécutions furent fort appréciées de Napoléon, qui
écrivait: «Le plus gros de la besogne est fait. La leçon de Madrid va
décider les choses, tout sera bientôt terminé.»

Ceci dans le courant de mai. Mais dès le 9, l’insurrection de l’Espagne
avait commencé. Les Asturies, la plus petite des provinces, cet antique
berceau de Pélage, se révolta, et le 24, déclara magnanimement la guerre
au maître de l’Europe.

Même grandeur à Londres, où ils dirent qu’ils se suffiraient à
eux-mêmes, qu’ils ne demandaient à l’Angleterre qu’un appui moral.

Il faut lire dans Torreno (et non ailleurs) le superbe tableau de ce
grand phénomène, l’étonnante unanimité de tant d’insurrections si
parfaitement concordantes entre des provinces si dissemblables de race
et de génie. Tout prit feu en un seul moment. La première explosion
avait eu lieu aux montagnes de l’Ouest. La seconde eut lieu,
sur-le-champ, à l’Est, au port de Carthagène. Elle retint la flotte
espagnole, qu’on eût envoyée à Toulon.

Seulement je remarque que dans son beau récit, très long, Torreno ne
nous peint que l’explosion patriotique, non celle du fanatisme
religieux, avouant lui-même expressément qu’il a tenu à démentir
Napoléon, selon lequel le soulèvement n’aurait été qu’une révolution
religieuse attisée par les moines.

Cependant, même sans être de l’avis de Bonaparte, il est bien difficile
de croire que la nouvelle de la captivité du Pape à Rome, nouvelle
répandue alors par toute l’Europe depuis le mois d’avril 1808, n’ait pas
eu quelque influence en Espagne, et qu’un massacre fait en partie par
nos mameluks n’ait pas confirmé le peuple dans l’idée que nous étions
des païens et des Sarrasins.

Je sais bien que d’abord Napoléon et Joseph eurent grand soin de
tranquilliser l’Église, de flatter l’inquisition, le haut clergé, qui
venaient à eux.

Mais dans Torreno même, la terrible histoire de Valence montre assez les
fermentations diverses qui s’agitaient dans le clergé.

Cette ville, renommée par son climat si doux et par ses aimables
cultures, fut le théâtre d’un massacre populaire ecclésiastique qu’on
put appeler le 2 Septembre d’Espagne.

Ce récit confond nos idées, en ce qu’on voit que le prêtre patriote
était un moine, un Franciscain nommé Ricci. Et le prêtre papiste et
massacreur était un honorable chanoine de la grande église de Madrid; il
s’appelait Calvo.

Le Franciscain avait fait la révolution à Valence et l’avait maintenue
pure, lorsqu’arriva de Madrid le chanoine papiste qui trouve la place
prise par le Franciscain. Le haut dignitaire de Madrid avait longtemps
fait effort pour amener au parti romain et jésuitique ce moine éloquent,
populaire; il n’y était pas parvenu, et il lui en voulait à mort.

Les commerçants français en vins, en soie, étaient fort nombreux à
Valence. Calvo imagina que si on pouvait amener le peuple à les
massacrer, on pourrait par la même occasion assassiner Ricci.

Cela semblait assez facile. La populace de Valence n’y voyait qu’une
juste représaille du grand massacre de Murat à Madrid. Un peu plus de
300 Français s’étaient réfugiés dans la citadelle. Calvo va les trouver,
les voit épouvantés des cris du peuple, et leur promet de les protéger.
Cette promesse les tire de leur asile, et aux portes ils sont massacrés.

Il y eut là une scène qui dépasse la Saint-Barthélemy elle-même. Des
gens humains, pour les sauver, avaient apporté des reliques révérées à
Valence. Les dévots massacreurs furent émus, et dès lors ne tuèrent plus
sans avoir vu leurs victimes confessées. On devine la scène, l’exécrable
mélange des admonitions charitables et des absolutions à des gens qui
râlaient sous le poignard. Calvo espérait bien que Ricci, réclamant pour
les victimes, périrait lui-même. En effet, le lendemain, comme Ricci
dénonçait aux magistrats les forfaits de la nuit, voilà les gens de
Calvo qui amènent encore huit Français dans la salle, et les tuent aux
pieds même des juges.

Ceux-ci, exaspérés, parvinrent à arrêter enfin ce terrible chanoine, et
le 3 juillet, à minuit, ils l’étranglèrent dans la prison. Superbe coup
d’audace qui glaça de peur les meurtriers. On profita de leur effroi,
dit Torreno, et en deux mois, 200 (?) furent étranglés.

On entrevoit par ce récit que les passions ultra-montaines se mêlaient
fort aux passions politiques, quelque soin que le narrateur mette à les
séparer[98].

  [98] M. Hubbard, qui a vécu longtemps en Espagne et connaît ce pays, a
    bien marqué la part que les dernières classes du peuple eurent aux
    scènes violentes du soulèvement. A Valence, un vendeur d’allumettes
    fut un des principaux acteurs; A la Corogne, un rempailleur de
    chaises. Mais ce qui frappe le plus dans le récit d’Hubbard, c’est
    son excellente remarque que, dans un pays si mal administré, les
    contrebandiers et les brigands étant, dans tous les temps, comme une
    classe, une profession presque avouée, l’élan général vers la vie
    libre et irrégulière de la guerre de l’indépendance fut une chose
    peu surprenante, une émancipation des ennuis de la vie sédentaire,
    dont les jeunes gens s’empressèrent de profiter. L’insurrection
    semblait le retour à la vie naturelle de l’Espagne.

Nombre de Valençais coururent à Saragosse, comme on faisait alors de
toutes les villes d’Espagne. Ainsi se créa un centre de résistance qui,
par deux fois, arrêta l’ennemi.

L’Europe regarda, admira, prit courage. La double résistance quelque
hétérogène qu’elle fût, libérale et papiste, soufflée des moines,
assistée des Anglais, fut d’un encouragement universel. L’Autriche
s’éveilla et obligea Napoléon à diviser ses forces, à partager son
effort.




CHAPITRE IV

L’EXPIATION.--REVERS DE NAPOLÉON A BAYLEN ET CINTRA (1808)


L’illustre général Foy, orateur et historien, a lui-même jugé sévèrement
son Histoire si brillante, en ne l’achevant pas. Défenseur de l’armée
devant le parti qui était revenu triomphant avec l’ennemi, il lui
fallait un grand courage, une ferme vertu pour ne pas tomber dans
l’excès d’indulgence envers ses camarades.

Généralement il ne cache rien. Il met dans tout son jour _la trahison
d’Espagne_, n’essaye point de la justifier. Mais s’il avoue l’odieux,
l’impudeur des moyens, il relève fort Napoléon par la singulière
prévoyance qu’il lui attribue. Il croit à l’étrange lettre qu’il écrivit
plus tard pour montrer que d’avance il avait tout vu; pièce bizarre et
arrangée longtemps après, comme l’a très bien démontré M. Lanfrey[99].

  [99] Foy, t. II, p. 140.

Foy insiste de même sur la grandeur des vues de l’empereur et l’utilité
de cette conquête pour la France. Conquête d’autant plus désirable, que
l’Espagne, étant presque une île défendue par la mer, il pouvait un jour
exercer sur le Nord une pression terrible. D’ailleurs, ajoute-t-il,
Bonaparte ayant échoué en Égypte, avait conçu le projet gigantesque de
prendre la Méditerranée à revers par l’Espagne, les pays barbaresques.
Donc, il fallait avoir l’Espagne avant tout.

Mais, en même temps, Foy avoue que les moyens employés étaient loin de
répondre à la grandeur de tels projets. Les corps envoyés d’abord
n’étaient que le rebut de l’armée, ou bien des enfants, de jeunes
conscrits. L’entreprise paraissait facile. Le peu d’obstacles qu’avait
trouvés Ouvrard dans ses projets hardis sur les biens ecclésiastiques
donnait l’idée d’un peuple indifférent à tout, refroidi, aplati.

Napoléon écrit à Sainte-Hélène que son projet n’était que de régénérer
l’Espagne. Mais ses actes et ses lettres de 1808 disent parfaitement le
contraire.

Joseph, sans qualités brillantes, ne déplut pas aux Espagnols. Ses
ministres étaient la plupart gens de mérite. Mais la Constitution qu’on
bâcla à Bayonne n’était qu’un jeu, qu’une dérision, comme le montre
Torreno.

On voit très bien d’ailleurs, par les lettres que Napoléon écrivait à
son ministre de la marine et à ses généraux, qu’il ne voulait qu’abuser
de l’Espagne, en faire un instrument de guerre.

Rien n’éclaira mieux ce malheureux pays, que le sort misérable des corps
espagnols envoyés par Napoléon aux bords de la Baltique. Aux récits
légendaires de cet enfer du Nord s’ajoutaient les histoires de la
conscription qui emmènerait, disait-on, les jeunes gens garrottés.
Bonaparte était si peu informé, qu’il nomma vice-roi du Mexique un
général qui déjà était à la tête d’une armée de l’insurrection.

Il n’avait jamais vu l’Espagne que de Bayonne, et n’avait pu se rendre
bien compte de la topographie du pays qu’il voulait conquérir. Il savait
les distances, mais bien peu les routes âpres, souvent fort difficiles,
qui séparaient les provinces. Pendant qu’il regardait Madrid, Saragosse
et Burgos, où nous remportions la victoire de Rio-Socco (14 juillet) qui
ouvrit Madrid au nouveau roi, nos armées recevaient aux confins de
l’Andalousie le coup décisif (on peut dire _mortel_) qui, changeant tout
à coup l’opinion de l’Europe, commença la grande débâcle.

Il avait envoyé Dupont, qui s’était fort distingué dans la guerre
d’Allemagne, au secours de sa flotte, enfermée dans Cadix. Le général
n’y parvint pas, et, dans le retour que des ordres lui prescrivaient
vers Madrid, il dut s’engager au sombre et âpre défilé décrit par
Cervantès (_sierra Morena_, montagne Noire). C’est un mur qui sépare les
Castilles et la Manche de l’Espagne mauresque du Midi.

Lieu bizarre, fantastique et d’étranges surprises que rien n’a
préparées. Il n’a point les traits arrêtés et souvent grandioses des
contrées granitiques. C’est une chaîne de hauteur médiocre, qui partout
offre des schistes gris et de couleur de cendre, à demi calcinés, masses
parfois changeantes avec un caprice lugubre, qui peuvent provoquer ou la
peur ou le rire de la surprise. Le tout d’une sécheresse incroyable.
L’eau y est si rare que, parfois, pour construire, les maçons ont dû
employer du vin. La chaleur réfléchie par ces schistes et concentrée
dans ces chemins étroits et étouffés, est plus insupportable qu’aux
déserts africains.

Par suite des ordres absolus donnés par Napoléon, malgré ses
lieutenants, il arriva que Dupont, retournant de Cordoue à Madrid, fut
intercepté, arrêté dans ce lieu sinistre.

Dupont, dit Torreno, était un caractère artistique, un esprit
littéraire; il avait brillé par des succès d’Académie. L’éclat qu’il
avait eu dans la campagne d’Austerlitz l’avait fort exalté, rendu altier
et exigeant. A sa première entrée en Espagne, étant reçu en logement
dans le palais d’un grand d’Espagne, il mit dehors son hôte et prit le
palais pour lui seul.

A son retour d’Andalousie, il se montra fort dur. Cordoue, grande et
riche ville, tout ouverte, avait pourtant fait mine de vouloir résister.
Dupont se crut autorisé par là à la livrer au pillage. Cette armée,
jeune, fort mal disciplinée, irritée de ses privations et de ce climat
africain, s’y livra à tous les excès, pour son malheur. Plus elle enfla
ses sacs par le pillage, plus elle devint peu capable de mouvement et
d’action. Énervée par cette halte de débauche, elle vit avec terreur, en
sortant, les corps de ses camarades assassinés et mutilés. Elle comprit
ce qui l’attendait dans cette guerre sans quartier.

Je me rappelle moi-même avec horreur les scènes épouvantables
d’embûches, de carnage et d’exécrable barbarie qu’on étala à
l’Exposition du Louvre en 1808, pour faire maudire les Espagnols.

Napoléon n’avait pas idée de leur haine. Joseph l’avertissait en vain,
lui disait qu’il n’avait personne pour lui. Savary, son homme de
confiance, l’avertissait aussi, et avait pris sur lui d’envoyer un petit
renfort à Dupont. Napoléon l’en blâme, veut ne voir que Madrid et
certain avantage qu’on a remporté au nord. Enfin il est tellement
rassuré, qu’à ce dernier moment où l’on peut encore franchir le fatal
défilé, il empêche et maintient l’armée dehors.

L’orage approche cependant. Et l’armée espagnole d’Andalousie, sous
Castaños et sous un émigré français, fortifiée de troupes régulières, de
transfuges suisses et autres, a atteint 45 000 hommes, presque le double
de l’armée de Dupont. Celle-ci est obligée de marcher, d’occuper une
foule de postes sur cette route étroite, longue, étouffante. Une soif
plus qu’arabique la dévore, la décime; elle marche courbée sous ses sacs
pesants de pillage. Ces hommes, jeunes pour la plupart, et mis, faute de
vivres, à la demi-ration, sont bien loin du courage endurci de notre
armée d’Égypte. On leur propose de se rendre. Et Dupont a la faiblesse
de demander là-dessus l’avis d’un conseil; bref, il se livre à l’ennemi.
(Capitulation de Baylen, 20 juillet.)

Là deux choses se passent, bien tristes. L’une, c’est qu’ils mettent à
leur reddition cette condition honteuse: que les sacs ne seront pas
visités (donc, qu’ils garderont le pillage); l’autre, c’est qu’un corps
de Dupont, déjà loin, hors d’atteinte, se rendra avec eux.

Tout cela exécuté. Le pis pour nos soldats, c’est que leurs sacs pressés
s’accusent eux-mêmes. Ils sont pleins des saints ciboires et autres
objets sacrés pris aux églises de Cordoue. Cette violation porte au
comble la fureur des fanatiques Espagnols. Dix-huit mille Français sont
embarqués et jetés, pour mourir de faim et de soif, sur le rocher de
Cabrera, l’une des Antilles.--Ce malheur était grand, mais non
irréparable pour le maître du monde. L’ennemi se l’exagéra. La joie le
rendit crédule. Il crut Napoléon perdu. En réalité, cette capitulation
eut de graves conséquences, elle n’influa pas peu sur la perte du
Portugal qui suivit bientôt.

La folie de l’empereur, là aussi, avait porté ses fruits. La
contribution de cent millions qu’il entendait lever sur ce petit pays,
chose impossible, le tenait en révolte plus ou moins avouée. Junot, qui
avait 29 000 hommes, ne pouvait les concentrer, ni quitter aucun point
militaire. Donc, son armée, dispersée, était faible. Les Anglais, avec
14 000 hommes qu’ils débarquèrent, étaient de beaucoup les plus forts.
Junot avait, il est vrai, la capitale, et, dans le port de Lisbonne la
flotte russe, alliée de la France, laquelle flotte tenait la ville sous
son canon. Mais ces Russes étaient-ils bien sûrs? L’amiral refusa même
de mettre à terre ses équipages pour contenir le peuple.

Donc Junot dut sortir, aller jusqu’à Cintra à la rencontre de l’ennemi.
L’armée anglaise, supérieure par le nombre, la qualité de la poudre[100]
et des armes, était, comme à l’ordinaire, composée d’Irlandais qui,
venant des Indes et de Malte, craignaient peu le soleil d’Espagne.
Wellington, qui les commandait, les mit et les tint tout le jour sur une
corniche brûlante et escarpée adossée à la mer.

  [100] Voy. Napier, _passim_.

Foy, qui y fut blessé, dans son très beau récit, explique les efforts
héroïques que l’on fit pour gravir ces pentes glissantes de cailloux.
L’artillerie eut ses chevaux tués, ne put monter. Wellington déjà, par
les mêmes moyens, eut le succès de Waterloo. Il ne perdit que 800
hommes, un seul officier supérieur. Junot, qui en avait perdu 1 800, se
montra imposant et terrible dans sa retraite. Quoique les Anglais
attendissent une autre armée qui devait les porter au double, sans
compter les troupes portugaises, ils n’essayèrent pas de
poursuivre[101].

  [101] Foy, t. IV, p. 334.

Junot eût tenu dans Lisbonne, si l’amiral russe n’eût refusé de l’aider.
Bien plus, il livra ses vaisseaux aux Anglais qui les gardèrent à
Londres (pour les rendre à la paix générale, disaient-ils). Les
équipages retournèrent en Russie.

Cette défection livrait Junot et lui ôtait toute chance de résistance.
Il accepta l’offre que faisaient les Anglais de transporter à leurs
frais son armée dans quelque port de France, sans rien exiger d’elle, la
laissant libre de continuer la guerre et même de servir en Espagne.

Bonaparte, en cela, reçut un coup terrible bien moins de Wellington que
de la Russie. Il comprit la vanité de l’alliance russe, dont le
prestige, depuis l’entrevue de Tilsitt, terrifiait l’Europe.




CHAPITRE V

LA COMÉDIE D’ERFURTH (SEPTEMBRE-OCTOBRE 1808)


On ne voit pas que l’amiral russe ait été blâmé de son maître. Alexandre
n’osa. Il aurait déplu à sa mère, à sa cour et à tout le monde. Même
parmi les ministres, un seul osait être, comme l’empereur, pour
l’alliance française.

Les émigrés français et prussiens dominaient à la cour, avec
l’impératrice mère. La mort de Paul, accomplie par Palhen et ceux qui
avaient des confiscations de Pologne, pesait toujours à Pétersbourg,
avertissait le czar. M. de Maistre et autres émigrés dont les mots
insolents, spirituels, se répétaient partout, parlaient en plaisantant
du _grand remède asiatique_ qui, sous Pierre III et Paul, avait si bien
servi.

Alexandre alléguait aux Russes que l’alliance française lui avait servi
à prendre la Finlande, et bientôt les Principautés, cette porte de
l’Empire ottoman. D’autre part, aux hommes de Napoléon, à Savary, à
Caulaincourt, il disait qu’on devait se souvenir de Paul, et ne pas
risquer de mécontenter la Russie. Mais si l’on osait dire un mot de la
Pologne, à ce nom qui rappelait tant de confiscations, Alexandre ne
continuait pas l’entretien, gardait un silence prudent.

Dans la réalité, le czar incertain, était condamné à un rôle double, à
vouloir ou à simuler l’alliance française, et souvent à servir en
dessous la coalition.

Un grand nuage d’hypocrisie flottait sur toute l’Europe. Les Anglais
eux-mêmes, que madame de Staël appelle «les chevaliers des libertés du
monde», pourquoi ne favorisèrent-ils pas le projet de Palafox pour
appeler le prince Charles en Espagne, pour liguer à temps l’Espagne et
l’Autriche? C’est qu’ils avaient leurs visées sur l’Espagne, voulaient
surtout Cadix, ce grand port, ou plutôt ce pont vers l’Amérique. Ils
manquèrent le moment, attendirent que l’Autriche eût été écrasée à
Wagram.

Napoléon ne pouvait croire que ses maladroits ennemis lui accordassent
ces délais. Il savait que l’Autriche avait déjà des agents militaires à
Séville et croyait qu’il y aurait entente pour une grande et universelle
explosion.

Entre tant d’ennemis, il en voyait encore de flottants, d’incertains,
surtout en Allemagne; il jugea que, pour les faire retarder, hésiter
davantage, il fallait leur faire apparaître une grande fantasmagorie,
l’_alliance russe_, la montrer à Erfurth, à deux pas de la Prusse.

Il n’y avait pas un moment à perdre. La saison avançait. Et la reine de
Prusse, fort animée par nos malheurs d’Espagne, voulait se rendre à
Pétersbourg avec le roi, voir si le czar avait de la mémoire et, selon
son serment, la protégerait encore, s’associerait au réveil prochain de
l’Allemagne. Alexandre allait se trouver entre deux sirènes, la reine et
Napoléon, qui, au contraire, le tournait au Midi, vers les grands
projets d’Orient. L’Occident, avec les souvenirs d’Austerlitz, de
Friedland était triste pour le czar. La guerre de Turquie tentait plutôt
sa paresse. Il n’avait qu’à y assister de loin. Il était naturellement
conduit par les femmes, et sans doute c’est à ce moment que la princesse
*** commença sur lui son règne de trois années, règne fort paresseux:
«Étrangère à la politique, disait-elle, elle ne voulait être qu’une
simple La Vallière.»

Cette belle Russe prévint l’Allemande. De bonne heure, en septembre,
Alexandre alla à Erfurth. Et la reine de Prusse fit son voyage trop
tard, lorsque tout était arrangé.

Napoléon, grand comédien, se surpassa lui-même mais chargea trop son
jeu. Devant un homme aussi fin qu’Alexandre, il montrait trop combien il
était inquiet, avait besoin de lui. M. Lanfrey dit très bien: «Maître à
Tilsitt de la situation, à Erfurth il est dépendant.»

Il s’était fait suivre de nos grands acteurs. Il voulut voir les hommes
illustres de l’Allemagne, se fit présenter Gœthe, et lui dit un mot
simple et beau: «Vous, vous êtes un homme!» Avec les rois de la pensée,
il avait fait venir aussi tous les souverains d’Allemagne et je ne sais
combien de princes.

Pour éblouir ce haut public, il traînait après lui, à grands frais tout
le luxe d’alors, porcelaines de Sèvres, tentures des Gobelins, et les
raretés du garde-meuble.

Alexandre, qui était arrivé tout simplement avec quelques seigneurs,
brilla par les manières, la grâce et l’à-propos. Il saisit celui-ci dans
une tragédie: «L’amitié d’un grand homme est un bienfait des Dieux.»

Jusqu’où irait cette amitié? Elle valut à la Russie deux choses
inestimables: la Finlande, les Principautés, l’abandon de nos plus
anciens alliés, la Suède et la Turquie. D’autre part, Napoléon eut ce
qu’il voulait pour le moment, une fausse coopération dans sa guerre à
l’Autriche, laquelle, toute vaine qu’elle était, trompa l’Europe
pourtant, produisit l’effet désiré.

Quelque semblant que pût faire la Russie, Bonaparte eût dû mieux savoir
qu’Alexandre vivait dans un milieu hostile et implacable.
L’Impératrice-mère et l’épouse d’Alexandre, deux Allemandes, étaient si
Anglaises de cœur et si haineuses de la France que, pour nuire à
Napoléon, elles étaient prêtes à tout sacrifier.

En 1809, il fit à l’étourdie la tentative de donner à Alexandre une
maîtresse française, il lui envoya la beauté en renom, mademoiselle
Georges. Ce superbe morceau de chair fut accepté pour un moment à peine.
Elle n’avait nullement l’adresse qui eût pris un homme si fin. Les deux
impératrices, la mère, l’épouse, se mirent contre, la firent renvoyer,
préférant de beaucoup la maîtresse russe qui était en possession, ne se
mêlait de rien, disait-elle, mais qui était du parti des _honnêtes
gens_[102].

  [102] Nous devons ces détails à M. de Maistre, à sa correspondance.

Combien les Anglais, en tout cela, étaient plus habiles, plus heureux
que Napoléon! A ce moment même où Alexandre semblait le plus éloigné
d’eux, ils l’entouraient, ou par eux-mêmes, ou par les seigneurs russes,
qui attendaient l’heure de reprendre le commerce avec l’Angleterre, ou
enfin par nos émigrés, qui composaient la cour intime des deux
impératrices.




CHAPITRE VI

LE DÉMEMBREMENT DE LA GRANDE ARMÉE. LES ARRABIATI (1808)


Les fêtes politiques d’Erfurth et ses faux-semblants d’amitié
coïncidèrent avec un événement qui plongea dans le deuil toute notre
France militaire.

Qu’était la grande armée, sinon une France guerrière d’hommes qui, sans
famille, ayant de plus perdu la république, cette patrie morale,
promenaient une vie errante en Europe?

Que restait-il des vaillants de 92, de ceux qui répondirent au cri: _La
patrie en danger_? Ceux d’Italie, d’Égypte avaient péri au noir tombeau
de Saint-Domingue. Ceux de Sambre-et-Meuse et du Rhin, les vainqueurs de
Zurich, d’Austerlitz étaient fort éclaircis. Mais l’âme subsistait
identique. Et ceux qui survenaient, par je ne sais quel mystère,
représentaient à s’y tromper leurs prédécesseurs. Par la fatigue et
l’habitude des souffrances, ils acquéraient une trempe singulière.
Marcheurs terribles, ils ne daignaient se reposer. Mickiewicz enfant,
qui les vit, au collège de Wilna, passer la nuit autour des feux,
demanda à ces barbes grises: «Pourquoi ils ne se couchaient pas?» Ils
répondirent: «Ce n’est pas la peine!» Voulant dire que bientôt ils se
reposeraient tout à fait.

Ce que raconte Sismondi des Français du XVIe siècle en Italie est bien
plus vrai de ceux de la grande armée en Allemagne. Malgré leur légèreté
et leurs pillages, on les regrettait[103]. Au second jour, ils
réparaient ce qu’ils avaient cassé la veille. Napoléon ne les
nourrissant pas, ils étaient obligés d’exploiter le pays. Turbulents,
mais non pas avares, comme les _bisogni_ espagnols, moins ivrognes et
désordonnés que les Irlandais de Wellington, enfin songeant bien peu à
rapporter, comme font les Allemands, qui récemment emballaient montres,
pendules et bijoux pour leurs femmes et pour leurs enfants.

  [103] Je retrouvai ce regret encore en 1830, quand je vis l’Allemagne
    du Rhin.

Les nôtres partageaient volontiers avec leurs camarades, et Gœthe, en
92, nous les montre faisant de même avec l’ennemi, les Prussiens en
retraite.

Tant qu’ils pouvaient, ils vivaient en chambrée. Et celui qui avait
payait pour tous les autres.

Cette chambrée faisait une seconde patrie, au défaut de la France, qu’on
ne revoyait guère. Souvent l’hôte allemand devenait un ami. Beaucoup des
nôtres souffrirent à quitter l’Allemagne.

Mais combien plus le corps, le régiment, dans cette cruelle dispersion,
qui rompit tout à coup les vieilles habitudes et tant de souvenirs! Si
la rapacité, l’ambition occupaient l’esprit des généraux, il n’en
pouvait être de même du soldat, qui, sans autre perspective que la vie
de chaque jour, n’avait nul autre lien qu’avec ses camarades ou avec la
famille de son hôte.

La camaraderie militaire, regardée et par l’ancienne monarchie et par la
république comme un excellent principe de cohésion, mettait aux mêmes
régiments les Flamands avec les Flamands, Bretons avec Bretons, et
Basques avec Basques, etc. Hoche, Ney et autres généraux tenaient fort à
ce système, mais non pas Bonaparte, élevé aux écoles aristocratiques, et
qui, loin de favoriser les amitiés militaires, trouvait plaisir, au
contraire, et un profit politique à attiser les jalousies, les rivalités
de ses principaux lieutenants.

Habitué à voir les hommes comme de purs instruments, il oublia que les
armées d’Italie, d’Égypte avaient dû leurs grands succès à leur forte
cohésion. La grande armée, déjà moins identique, était dans les crises,
comme un vaste instrument où, avec des sons différents, règne même
harmonie.

Le jour où, avant Austerlitz, traversant une forêt, elle se couronna
elle-même de branchages, et d’un même mouvement, se prophétisa la
victoire, ce jour dut revenir au souvenir de Napoléon au milieu de ses
revers, quand l’armée, toujours vaillante, mais scindée, brisée, se
trouva en face de peuples qui apportaient au combat une même âme.

En repassant le Rhin, se faisait le divorce. Ceux qu’on envoyait en
Espagne étaient désespérés. Les jeunes qui restaient en Allemagne se
sentaient orphelins lorsqu’on les séparait de ces vieilles moustaches
qui les avaient conduits et instruits jusque-là. Bonaparte prit cent
mille hommes pour recommencer la guerre en Espagne.

Les fêtes que l’Empereur fit donner sur la route à ceux qui allaient aux
Pyrénées, les dîners, les spectacles les firent rire et pleurer. C’était
comme un appareil des joies des funérailles. Il avait ordonné que _l’on
fît des chansons_, «trois sortes de chansons». Mais pas une ne fut
chantée.

La porte de l’Espagne, et la lisière du pays basque, n’attriste pas les
yeux. Ces sommets fantastiques promettent mille surprises, mille
aventures bizarres. Napoléon, amenant là des masses énormes de troupes,
les avait d’abord largement approvisionnées. Cela cessa tout d’un coup.
Il voulait pressurer l’Espagne. Mais l’Espagne fondit devant lui, et il
ne pressura que le désert.

Il écarta sans peine les masses qui, dans leur sot orgueil de Baylen,
osaient s’avancer contre lui. Cette confiance l’irrita fort, et il ne
songea qu’à _faire des exemples_, lança cruellement et ensauvagea le
soldat. Il y parut au sac de Burgos. Le roi Joseph, qui y était, fut
indigné de voir, la nuit, les feux de bivouacs entretenus par des
meubles précieux, des instruments de musique, etc. Il en avertit en vain
l’empereur[104].

  [104] Miot, t. III, p. 119.

Ce qui assombrissait fort celui-ci, c’est que l’armée était triste
visiblement, s’avançait à regret. Les vastes plaines sèches de la
Vieille-Castille, leur sable salé remplirent de mélancolie les plus
fermes cœurs, et du plus triste augure.

Entre la Vieille et la Nouvelle-Castille règne une chaîne assez élevée
qu’on appelle Guadarrama. Rien de plus morne que ce paysage et les lieux
peu éloignés où les rois ont bâti leur fastueuse sépulture, leur palais
funèbre de l’Escurial. Au sommet de la montagne, un pas étroit sépare
les deux versants du Duero, du Tage. Les Espagnols avaient garni ce
défilé, qu’on nomme Somo-Sierra, d’une batterie qui gardait les étages
de la montagne. Napoléon arriva au pied avec sa garde, et fut frappé de
l’aspect morne que présentaient ses vieux soldats, d’une bravoure si
éprouvée.

Il jugea parfaitement qu’une attaque régulière, un assaut pourrait être
assez sanglant, et pensa à emporter la position par une charge vive de
cavalerie. Quelqu’un lui dit que la veille étaient arrivés des jeunes
gens de Varsovie. Ces enfants étaient si novices qu’on ne leur avait pas
encore confié de chevaux ni de fusils. Ils faisaient leurs exercices à
pied, avec des fusils de bois. Napoléon les vit, les trouva pleins
d’ardeur, d’impatience, et leur dit un mot qui les ravit: «Qu’ils
auraient l’honneur de passer le défilé, avant la garde impériale.»

Elle venait pour les soutenir, conduits par le vaillant Montbrun. J’ai
vu (vers 1850) le lieutenant qui, bien jeune alors, en 1808, les avait
conduits et avait passé le premier. «Ce fut comme une féerie, dit-il.
Après quelques décharges, les Espagnols laissèrent tout. La montagne fut
déserte. Parvenu en haut, je me retournai, je dis au seul de mes
camarades qui me suivait: «Et les autres?--Ils sont restés sur le
chemin.»

Le pis, c’est que Napoléon, qui arrivait d’Erfurth, et craignait de
mécontenter Alexandre, n’avoua pas le rôle qu’avaient eu les Polonais
dans cette affaire. Il en fit honneur à un nom agréable en Russie (dès
le temps de Catherine), au jeune Ségur. C’est celui qui épousa plus tard
la fille de Rostopchine.

Nulle réclamation de ceux qui avaient réellement franchi le passage
n’influa sur lui. Ségur resta dans le bulletin[105].

  [105] Le vieux Polonais s’en étonnait; il en voulait à M. Thiers qui,
    malgré ses plaintes, a toujours suivi le bulletin. Mais que devint
    ce vieillard, toujours fanatique de Napoléon, lorsqu’arrivé ici, il
    lut, dans la _Correspondance_ même, une lettre de son empereur où il
    disait sans détour: «Ne parlons pas des Polonais, je vous prie,
    jamais, quoi qu’il arrive, ne parlons pas des Polonais!»

Une fort belle gravure polonaise montre sous la redingote grise cet
homme ou ce fantôme qui, sans donner un regard aux corps sanglants des
jeunes vainqueurs de Somo-Sierra, franchit le défilé, va tomber sur
Madrid. Dans quel état d’orgueil, de fureur insensée? C’est aux
_aliénistes_ à le décrire.

Ce qu’ils appellent la _monomanie lucide_ dépasse quelquefois la folie.
Car elle ne présente pas simplement de vains rêves, comme la belle et
noble folie de don Quichotte, mais une disposition où le malade, comme
enragé envers lui-même, triomphe outrageusement à se blesser, se
déchirer, et faire tout ce qui peut le perdre.

Dès qu’il entre en Espagne, devant les premiers Espagnols qu’il
rencontre, il se livre à un furieux bavardage[106]. Il les injurie, les
provoque, c’est-à-dire les excite à se défendre: «J’arrive avec les
soldats d’Austerlitz. Qui les arrêtera? Ce ne sont pas vos mauvaises
troupes qui ne savent pas se battre. J’ai sur l’Espagne les droits du
conquérant. Comme je ne puis plus me fier à la nation, je prendrai mes
sûretés, je l’assujettirai à un gouvernement militaire.»

  [106] Moitié français et moitié italien. Voy. Miot.

Plus il entre, plus il gâte tout. Sans lui, les circonstances
favorisaient Joseph: la défiance des Espagnols pour les Anglais, la
crainte qu’ils ne prissent Cadix et ne voulussent enlever à l’Espagne
son grand empire américain. L’Anglais Moore, délaissé par eux, et suivi
de très près par Soult, périt dans sa retraite, et ses troupes furent
heureuses de se rembarquer à la Corogne. Un parti peu nombreux, mais
composé de gens fort éclairés, comme l’ancien ministre Urquijo, avait
parfaitement deviné que Ferdinand serait un monstre, et restait fidèle à
Joseph. Les grandes villes commerçantes de l’Andalousie lui étaient
favorables et l’accueillirent. A toute place, il nommait des Espagnols,
tâchait de leur faire croire qu’il leur appartenait entièrement[107].

  [107] J’ai vu avec étonnement des Espagnols, comme le vieux curé de
    Burgos, le vénérable M. Vélasco, tellement imbu de nos idées de
    bienfaisance humanitaire, que j’aurais dit (comme Rousseau dans les
    _Confessions_) qu’ils étaient les plus nobles cœurs d’hommes que
    nature ait produits.

Napoléon arrive à Madrid, et, sottement, décourage les josephinos. Il
dit tout ce qui peut nuire à son frère. Il en parle comme d’un souverain
déjà détrôné, _qu’il pourrait bien replacer_ sur le trône, si les
Espagnols étaient sages. «Convention et constitution, tout est aboli. Il
ne reste que le droit de conquête.»

Il ne punira que dix hommes, épargnera les ordres religieux. Il
n’abolira que l’inquisition.

L’inquisition, dès ce moment, est popularisée. L’Espagne ne peut s’en
passer. Si bien que la junte révolutionnaire la rétablit pour plaire au
peuple.

Pendant que Napoléon et l’Espagne s’injurient, voici une petite
nouvelle. Bonaparte, à Valladolid, apprend que l’Allemagne est en feu,
et lui échappe. Une lettre du roi de Bavière lui apporte ce terrible
coup.

Un dogue à qui on applique un charbon rouge pour lui faire lâcher prise
n’est pas plus furieux. Le voilà donc, ce coup préparé depuis 1806! La
voilà, cette sourde trahison allemande! Combien on eut raison de lui
dire alors (contre l’avis du traître Talleyrand): «Exterminez
l’Autriche!»

Cette fureur de Napoléon fut très contagieuse. Les deux armées
d’Allemagne et d’Espagne la partagèrent. Celle du Nord, plus jeune et
nouvelle à la guerre, était bouffie de sang, fort indisciplinée. La
vieille, celle d’Espagne, dont les chefs furent tirés un moment pour
Wagram, puis rentrèrent en Espagne pour aller à Moscou, était excédée,
irritée de ces tiraillements.

Nos soldats, si gais, si résignés pendant la république, changèrent de
caractère, restèrent obéissants, mais devinrent des _grognards_.
L’Espagne y fit beaucoup, les transforma cruellement. Ce climat
africain, si froid l’hiver, brûlant l’été, ces longues plaines d’un
sable salé, les séchèrent, les aigrirent. La fuite, l’éloignement,
l’horreur visible des populations ensauvagèrent les nôtres et souvent
les rendirent impitoyables. Les résistances atrocement héroïques de
Saragosse et autres villes n’imposèrent point l’admiration. Le carnaval
de moines qui y était mêlé rendait tout cela burlesque pour un Français.
Et non sans apparence. Quoi! ces efforts désespérés pour rétablir un
Ferdinand et restaurer l’inquisition!

La fureur, cette maladie qui si facilement fait bouillonner l’Espagne,
on l’a vu dans les persécutions des juifs, des Maures, est fort
contagieuse et se gagne aisément. Il y parut dans les sièges obstinés de
1808. Des assiégés, des assaillants, quels étaient les plus furieux? Au
second siège de Saragosse, où Lannes à la fin réussit, son caractère se
révéla avec un nouveau degré de violence et d’irritation. Ce héros des
guerres d’Italie, qui fut blessé quatre fois à Arcole sans se retirer,
s’acharnait par ses blessures même, s’enivrait par son propre sang. Il
dit aux chefs de Saragosse: «Je garantis les femmes et les enfants! Que
voulez-vous de plus?» Ils ne furent pas contents, et il laissa piller la
ville.

Tel fut le sauvage héros de la campagne de Wagram. Il y alla, ce semble,
atrocement irrité. On eût dit qu’il ne pouvait plus dominer le
bouillonnement de guerre et l’amour du péril, qui semblait l’emporter.
Cherchait-il la mort? On ne sait. Le démembrement de la grande armée,
qui avait en lui son âme fougueuse, semblait l’avoir déraciné, lui
montrait l’avenir sous un funeste augure.




CHAPITRE VII

ESSLING ET WAGRAM (1809)


J’ai dit qu’après Wagram, lorsqu’on demandait à Bonaparte pourquoi il
n’avait pas attendu, comme à Austerlitz, que l’ennemi essayât de
l’entourer, il dit: «Cette armée de Wagram, ce n’est plus l’armée
d’Austerlitz.»

On le supposait bien. Même on s’exagérait les résultats de la
transformation. Sans doute, l’armée, par son démembrement, avait
beaucoup perdu de ses hautes qualités morales, mais elle avait toujours
ses grandes qualités militaires, qui se reproduisaient en partie dans la
jeune armée des conscrits de 1808. On calculait fort mal le temps
nécessaire pour refaire, rajuster cette énorme machine. On croyait qu’il
faudrait six mois.

On ne devinait pas que, pour entraîner cette jeunesse, il suffisait de
mettre au milieu d’elle les grands drapeaux vivants dont la flamme
électrique pouvait emporter tout, un Lannes par exemple, encore
bouillant de Saragosse. Jamais Napoléon ne fit autant appel à la fureur
guerrière de ce grand soldat, qui semblait chercher la mort qu’enfin il
trouva à Essling.

Contre cette vaillance colérique, emportée, qui avait à Baylen fait
triompher les bandes espagnoles des fameux soldats de la France? Toute
l’Europe en savait le secret; le nom seul de la _liberté_ avait fait ce
miracle.

La _liberté_ contre Napoléon, c’est l’universel mot d’ordre. On
l’attestait, même à Saint-Pétersbourg, contre l’alliance française.
L’Autriche, jusque-là le fort du despotisme, le centre du parti
rétrograde, pourrait-elle changer de rôle et de langage, prendre pour
ralliement un mot si odieux, emprunté à la France, à la Révolution? On
l’essaya avec succès dans le Tyrol contre les Bavarois. On osa même
l’employer en Italie, on crut organiser certains foyers d’insurrection.
Tout cela de mauvaise grâce, avec peu de succès, dans une peur visible
de trop bien réussir.

Que serait-ce, se disaient entre eux les archiducs, si tous nos barbares
du Danube allaient comprendre et répéter ce fatal Shiboleth! L’Autriche,
en prononçant ce mot, le craignait elle-même, comme le magicien, qui
frémit de ses propres incantations, de ses appels aux puissances
infernales.

Tous les récits qu’on fait de la guerre de Wagram ne me satisfont guère,
et même impliquent bien des choses contradictoires.

On raconte les paroles menaçantes de Napoléon à l’ambassadeur
d’Autriche, disant qu’il voyait bien qu’elle préparait la guerre. Et en
effet, il savait que le parti de la guerre était maître de Vienne, que
l’empereur d’Autriche (remarié) était poussé par sa jeune femme à
s’armer, ainsi que par la haute société, et même par l’ambassadeur de
Russie, qui tenait peu de compte de l’alliance d’Alexandre avec
Napoléon, enfin que l’Angleterre offrait des millions. Cela était
patent. Et les discours des cortès espagnoles se vendaient publiquement
dans Vienne.

Napoléon très informé, ne put être aucunement surpris. Il organisa en
quinze jours ce passage rapide de ses officiers généraux, d’Espagne en
Allemagne. Des Pyrénées au Rhin, ils traversèrent la France en poste, et
trouvèrent déjà rendue en Allemagne la jeune armée qu’on opposait aux
Autrichiens.

Cette campagne de Wagram, tant admirée, offre cependant maintes taches
qui porteraient à croire que, non seulement l’armée avait baissé, comme
le dit Napoléon, mais que lui-même n’était plus le même Bonaparte qu’il
avait été autrefois.

Il eut d’abord le tort de se reposer sur Berthier pour les premières
opérations d’une guerre si dangereuse, où il devait avoir devant lui
l’Allemagne, pendant que, derrière, continuait la lutte espagnole. Le
maladroit Berthier débuta par séparer à trente lieues de distance,
Davout et Masséna, que l’empereur avait intérêt à garder tout près,
suivant des deux côtés les rives du Danube. L’un était à Augsbourg,
l’autre à Ratisbonne.

Napoléon enfin arriva, vit, corrigea cette bévue. L’archiduc Charles
croyait occuper cet espace vide. Mais l’empereur y met 40 000 hommes
Allemands et Bavarois, il se place au milieu d’eux, les charme par cette
confiance. A leur droite, étaient Lannes et deux divisions françaises,
qui leur ouvrent le chemin de la victoire, et font plusieurs mille
prisonniers autrichiens.

Trois batailles sont livrées et gagnées par nos soldats (Abensberg,
Landshut, Eckmühl), l’ennemi acculé au Danube. En quelques jours la
campagne, par cette suite de brillants faits d’armes est terminée. Les
deux ailes de l’armée ennemie sont rejetées l’une en Bohême, l’autre sur
l’Inn. La route de Vienne est libre. Napoléon y entre sans trouver de
résistance. La ville semble plutôt abandonnée.

Regardons ici un moment cette jeune armée qui, malgré son inexpérience a
eu de tels succès. C’est à Napoléon lui-même qu’il appartient de la
qualifier.

Après Erfurth, il avait fait des dons immenses aux généraux, des duchés,
des principautés. Ici, à Ratisbonne, passant la revue, il distingue à
merveille les sordides pensées qui les occupent et qu’ils n’osent dire
encore: «Que nous importent ces fiefs donnés aux généraux? Nous serons
morts avant d’avoir de pareilles récompenses.»

L’empereur a compris. Ce savant corrupteur sent bien que des récompenses
si haut placées, si rares, ne tentent pas suffisamment. Il constitue les
_baronnies_. Ces baronnies sont données au concours, pour ainsi dire,
sur la présentation des chefs, des corps eux-mêmes, qui les ratifient
par acclamation.

C’est la démocratie militaire instituée dans le pillage même, un monde
d’espérances offert à tous.

Il était bien certain qu’il fallait se hâter. Les succès de l’Espagne
avaient encouragé les patriotes du Nord de l’Allemagne; et au Midi, le
Tyrol prenait feu. Son nouveau maître, le Bavarois, avait vendu les
biens des monastères, irrité, déchaîné les moines. La croisade
monastique contre les Français prit un terrible essor lorsque Rome,
occupée, donna au pape occasion de se représenter comme captif de
Napoléon. Ses manifestes, répandus dans le Tyrol comme en Espagne,
eurent des deux côtés grand effet. Bonaparte en sentit la portée, et
n’envoya pas moins de quarante mille hommes au Tyrol avec Lefebvre, un
rude soldat, et Rusca, l’ancien chef des sapeurs de l’armée d’Italie, un
montagnard tout fait à une telle guerre.

L’empereur sentait la nécessité de frapper au centre un coup décisif.
Ayant pris Vienne, il s’apprêta à passer le Danube avant que l’archiduc
Charles campé en face de Varsovie, de l’autre côté du Danube eût pu
recevoir le renfort qu’il attendait, les cinquante mille hommes que
l’archiduc Jean ramenait d’Italie.

Le moment était peu favorable. Car, vers la fin de mai, le Danube,
grossi par la fonte des neiges, roule immense, trouble et menaçant;
l’île Lobau placée au milieu du fleuve, semblait faciliter et encourager
le passage. L’archiduc l’encouragea, en se retirant un peu, et ne
voulant attaquer les Français que lorsqu’ils se seraient divisés et
qu’un tiers de leur armée aurait déjà passé. C’est ce qui arriva.
Lorsque déjà trente mille hommes, sous Masséna et Lannes, eurent franchi
le fleuve, vers Aspern et Essling, il les attaqua avec soixante-quinze
mille hommes, et rompit les ponts derrière eux, avec des brûlots, des
arbres, des bateaux, et tout ce que traînait le fleuve, tout cela à la
vue de l’armée de Napoléon, restée impuissante dans l’île et sur l’autre
rive.

Situation terrible. Les deux abandonnés, Masséna, Lannes, firent des
prodiges. Masséna, qui défendait le village d’Aspern, le reprit quatre
fois; Lannes, huit fois son village d’Essling. Le prince Charles, pour
ramener encore les siens, marchait en tête un drapeau à la main. Lannes
de même, malgré son petit nombre essaya de sa personne de percer le
centre de l’ennemi. Il périt dans cette entreprise. Les boulets entre
lesquels il passait brisèrent ses deux genoux.

Voilà Masséna seul. La nuit se passe. Mais le matin, quel dénûment! Plus
de vivres! plus de munitions! Il faut résister, sans tirer un coup de
fusil, tout le jour, à la baïonnette. Enfin, dans la seconde nuit, par
des ponts volants, des bateaux, il fut possible de les secourir. Masséna
ramena son monde dans Lobau, et fut justement nommé prince d’Essling.

Lannes, si cruellement fracassé, condamné à l’amputation des deux
cuisses, c’est-à-dire à la mort, fut ramené aussi. Napoléon pleura,
dit-on, pensant sans doute que la fin de ce grand soldat était la fin de
sa fortune. On suppose, je crois, à tort qu’il accusa Napoléon. Je
croirais bien plutôt ceux qui assurent qu’il ne dit qu’un mot: «Sauvez
l’armée!»

Elle était tout entière dans l’île gardée par Masséna. Sur la rive
droite méridionale, on voyait le corps de Davout, bientôt celui
d’Eugène, qui ramenait les siens d’Italie.

Napoléon se dit vainqueur et attribua le terrible accident à une crue
subite du Danube. Cependant il fut six semaines sans rentrer en action
(du 22 mai au 6 juillet 1809).

                   *       *       *       *       *

Ce retard que l’Europe interpréta fort mal, eût perdu Napoléon si le roi
de Prusse eût eu le courage de bouger et de fournir un centre aux
insurrections partielles du duc de Brunswick, de Schill et autres
patriotes. Son ministre Sharnhorst lui assurait qu’il pouvait avoir
sur-le-champ cent vingt mille hommes, et qu’alors il serait assisté non
seulement de l’Autriche, mais peut-être de la Russie.

Le roi de Prusse, par ses exigences infinies, semblait l’éloigner de
lui. Il ne voulait donner de secours, s’il n’avait partie de la Saxe, et
même la Pologne autrichienne. Dernier point qui eût entièrement déplu à
Alexandre. Enfin, _il ne voulait bouger_ avant, disait-il, que
l’Autriche eût frappé son grand coup.

Ainsi les six semaines se passèrent au profit de Napoléon. Ces six
semaines, si critiques, furent comme une remise de grand procès, du
jugement de Dieu.

Elles illuminèrent la honteuse tartuferie de l’Autriche, qui avait mis
la liberté sur ses drapeaux, la détestait du cœur. Cette hypocrite cour,
ces femmes altières qui suivaient l’impératrice nouvelle, ne purent
mentir jusqu’au bout, craignirent l’assistance du peuple, n’acceptèrent
que celle des rois.

Ceux-ci flottaient étrangement. Le roi de Prusse punissait ses propres
partisans. Pendant la bataille d’Essling, un de ses officiers regardait,
et il resta une semaine sans savoir si son maître tournerait pour ou
contre.

Le czar, qui n’avait pas, comme la Prusse, l’excuse de la crainte et de
la faiblesse, ne se montrait guère moins douteux. Napoléon disait
lui-même qu’il ne pouvait plus croire à l’alliance russe. Et, en effet,
toute la crainte d’Alexandre était qu’en soulevant les Polonais contre
l’Autriche, on n’excitât le réveil de la Pologne toute entière. A
Cracovie, les Russes essayèrent (mais en vain) d’empêcher les Français
d’entrer dans cette ville. Et partout, ils rétablissaient
l’administration autrichienne.

Napoléon était à Schœnbrun, ne voulant pas agir tant que son armée
d’Italie faisait le siège de Raab. Il lui revint, dans ce repos, qu’une
flotte anglo-sicilienne croisait le long des côtes d’Italie, à la
hauteur de Rome. Il comprit parfaitement qu’on voulait lui enlever le
pape, pour se servir, en Espagne ou ailleurs, de cette machine sacrée.
Il déclara Rome ville impériale, et sans donner d’ordre exprès ni
précis, fit enlever le pape, que l’on conduisit en Toscane. Il lui
donnait deux millions de revenu, mais finissait son autorité temporelle
et réunissait ses États à l’empire français.

Cet acte, peu attendu au milieu de si grands événements militaires,
frappa l’Europe d’étonnement, pétrifia le monde catholique, et fut comme
la préface de la bataille où l’Autriche allait recevoir un si terrible
coup. On jugea que rien n’échappait aux regards de cet aigle, qui, de
Schœnbrun, avait si bien vu l’Italie, et si rapidement avait tranché le
nœud que tant de siècles n’avaient pu dénouer.

Tout au contraire, la cour d’Autriche n’était qu’indécision, lenteur,
sottise. Bien loin de reconnaître l’habileté et l’héroïsme que le prince
Charles venait de montrer à Essling, la cabale opposée et ses frères
même travaillaient contre lui, lui suscitaient de telles difficultés
dans son état-major que plusieurs fois il voulut donner sa démission.

L’archiduc Jean, qui n’avait pas été heureux en Italie, était jaloux,
prétendait que, suivi, surveillé par l’armée d’Eugène, il ne pouvait
arriver, selon les conventions, avant la grande bataille décisive.

Charles eut beau l’appeler. Jean manqua à Wagram et les cinquante mille
hommes qu’il venait de recruter en Hongrie.

Enfin, le 5 juillet, Napoléon avait complété ses immenses préparatifs,
avait fortifié Lobau, complété ses ponts, ses redoutes, mis sous sa main
Eugène, Davout et Bernadotte. Il avait cent cinquante mille hommes,
Charles, cent soixante-quinze mille.

Un orage épouvantable eut lieu la nuit. N’importe, toute l’armée passa
les ponts. Le jour, il fit une chaleur étouffante, doublée par la
moisson mûre, les épis jaunissants, couchés par terre. Les Autrichiens,
les Hongrois, mouraient de soif, n’ayant point d’eau de leur côté, et
regardaient toujours si l’archiduc Jean leur amenait ses cinquante mille
hommes.

Cependant l’armée française, jeune en grande partie, au commencement
prit une panique, que Macdonald et Oudinot arrêtèrent difficilement.

La nouvelle, déjà partie du champ de bataille, alla se répandre dans le
Nord, et Berlin en trépigna de joie.

L’artillerie française rétablit la bataille, en luttant de vitesse et de
mobilité avec la cavalerie. L’artillerie de la garde fit merveille, et
les grosses pièces, laissées dans l’île Lobau, mais couvrant de leurs
boulets l’autre rivage, arrêtèrent court les Autrichiens qui venaient de
sabrer, détruire entièrement les quatre divisions de Masséna. Celui-ci,
dans ce grand massacre, portant le poids de la bataille, faillit périr
comme Lannes.

Les anciens, dans de grands dangers, faisaient des sacrifices humains à
la Mort où à Mars (_Marti, Morti_). On peut dire que, dans cette crise,
Napoléon se racheta en immolant les deux âmes de l’armée, son grand
soldat Lannes, son grand général Masséna.

Davout et Oudinot le rendirent maître du plateau de Wagram, mais ils ne
purent empêcher que vingt-deux mille Français y périssent et autant
d’Autrichiens. Mais les autres, si jeunes, et étonnés de leur victoire,
se jetèrent, après la bataille, sur les provisions du camp de
l’archiduc, et s’enivrèrent tellement pendant trois jours que si
l’ennemi était revenu, il les eût hachés à plaisir. (6 juillet 1809.)

Le traité de Vienne (14 oct.) enleva à l’Autriche la Bavière, la Saxe,
le grand duché de Varsovie.




CHAPITRE VIII

MARIAGE D’AUTRICHE (1810)


Les royalistes disaient que Bonaparte était «un être accidentel, un de
ces champignons, nés d’hier, qui doivent disparaître demain». En
attendant, ils tiraient, de leur mieux, parti du champignon. Par
Joséphine, ils se faisaient rendre leurs biens. M. de Maistre, leur
coryphée, avait obtenu de la cour de Russie, sa protectrice, la
permission de demander une entrevue à Bonaparte. Celui-ci ne répondit
pas, et ne voulut pas voir ce présomptueux intrigant.

Lui qui avait tant fait pour le parti rétrograde, épargné par deux fois
l’Autriche, relevé le papisme en 1802, il savait bien que ce parti
attendait, souhaitait toujours sa mort, sa chute[108], le voyait
volontiers enchaîné à la stérile Joséphine. Elle suivait partout
Bonaparte, qui ne cachait point son dégoût.

  [108] Pendant qu’il était à Schœnbrun, il avait failli être assassiné.

Chacun prévoyait le divorce. Les sœurs y poussaient fort, mais
craignaient l’arrivée d’une princesse étrangère, voulaient lui faire
épouser une Française. C’était aussi l’idée des meilleurs courtisans,
entre autres de M. de Narbonne, qui croyait que Bonaparte ne pouvait
s’appuyer que sur la France. Les sœurs ménageaient cette affaire, bien
peu délicatement, menant sans cesse l’empereur à la maison de
Saint-Denis, le tentant par la vue de belles jeunes filles. On le
faisait arriver surtout au moment où la plus belle (déjà impératrice par
sa grâce majestueuse) distribuait aux pauvres les aumônes de la
maison[109].

  [109] J’ai connu cette belle et vertueuse personne; j’ai eu tous ces
    détails et par madame Augelet, dame de Saint-Denis, et par M.
    Villemain, secrétaire de M. de Narbonne.

Cependant, à l’entrevue d’Erfurth, il eut l’idée d’un mariage avec une
sœur du czar. Mais la mère d’Alexandre, qui en eut horreur, se hâta de
marier sa petite fille à un prince d’Allemagne.

En décembre 1809, après Wagram, Bonaparte, qui avait si bien payé la
douteuse amitié du czar, par la Finlande et les Principautés, se crut en
droit cette fois de lui demander une autre de ses sœurs. Mais avant de
se lier à Napoléon, Alexandre eût voulu lui faire signer ce mot: «_Que
la Pologne ne serait jamais rétablie_», c’est-à-dire ôter aux Polonais
leur espoir dans la France, et enlever à Napoléon cette épée de Pologne,
que peut-être quelque matin ce dangereux ami pourrait lui porter à la
gorge. C’était lui dire: «Marions-nous, d’accord; mais, d’abord, quittez
cette épée.»

Napoléon y répugnait, sous prétexte de l’honneur de la France. Pour
avoir une princesse russe, il fallait donc qu’il mît dans la corbeille
la mort de la Pologne et sa propre humiliation. D’autre part, il
craignait que cette cour curieuse ne vît trop à travers les murs de
Saint-Cloud; il savait que l’impératrice mère exigeait que ses filles
lui écrivissent heure par heure tout ce qu’elles auraient vu.

Sans attendre le délai de dix jours, qui était convenu, il rompit, et
demanda une fille de l’empereur d’Autriche.

Grand éclat. C’était épouser décidément le parti rétrograde, dont
l’Autriche avait été jusque-là le principal représentant.

Tout était en lui contradiction. Il venait d’enlever le pape, et, pour
fortifier son ascendant sur l’Église, il pensionnait le clergé, créait
cinq mille cures de plus et des bourses dans les séminaires.

Mais, en même temps qu’il se décidait pour le vieux parti, pour
l’Autriche, il n’en traitait pas mieux la famille où il entrait. Il
n’avait qu’un but, se relever au moment où il sentait pâlir sa fortune.
Si l’on veut voir la disposition de l’Autriche pour ce mariage, qu’on
regarde à Versailles le médiocre mais très fidèle tableau, où le triste
François marche à sa première entrevue avec Napoléon. Marche? Non, est
traîné d’un mouvement mécanique, étranger à sa volonté. Ce spectre blond
et rose est quelque chose d’étrange et fait horreur. Automate lugubre,
où déjà on pressent le geôlier du Spielberg.

Ce fut un sacrifice humain. Marie-Louise, sous son éclat sanguin, et
sous sa fraîcheur de vingt ans, était comme une morte. On la livrait au
Minotaure, au grand ennemi de sa famille, à l’assassin du duc d’Enghien.
N’allait-il pas la dévorer?... Sa peau jaune de Corse, par la graisse
était devenue d’un ton blanchâtre, tout fantasmagorique. La fille du
Nord, une rose (un peu vulgaire, telle que Prudhon l’a peinte), était
effrayée du contact.

Tout fut noué avec une précipitation extraordinaire. La demande fut
faite le 7 mars. Le 8, le contrat fut signé. Le 11, le mariage eut lieu
à Vienne; ce fut le prince Charles, qui, avec la procuration de
Napoléon, épousa, c’est-à-dire eut le chagrin de livrer la victime,
comme une dépouille de sa dernière défaite.

Le 13 mars, éplorée, elle quitta son père et Vienne. Sur la route, une
sœur de l’Empereur la reçut et lui ôta sa dame autrichienne. Enfin,
après tant de fatigue, sur la route de Compiègne, elle rencontra
Napoléon, qui, sans respect des convenances, sans délai, s’empara d’elle
comme d’une proie.

Précipitation sauvage, et de nature à créer moins un lien qu’une
blessure dans la famille qui, malgré elle, sacrifiait un de ses enfants.

Blessure empoisonnée; il avait fait d’avance ce qui eût pu semer la
discorde, la défiance entre ses membres, proposant de donner la paix
sans condition si l’empire autrichien _était partagé_ entre ses trois
royaumes, ou si tout entier il passait à l’un des archiducs. Cette
proposition insidieuse, dans une autre famille, eût pu créer une
méchante tentation.

Il n’avait guère idée de la nature humaine, s’il crut que ce mariage
forcé apaiserait l’Autriche pour celui qui s’était montré si ennemi.
François le prit comme une humiliation nouvelle et ne le notifia aux
puissances qu’après deux ans, lorsque (par sa défection) il crut avoir
poignardé l’Empereur.

Napoléon de même, maladroitement poussa à bout, ulcéra le roi de Prusse,
qui ne put rentrer à Berlin qu’en condamnant à mort ses propres
partisans.

Ainsi s’accumulait la haine contre lui, contre nous, par toute la terre.
Et le pis, c’est qu’on ne prévoyait pas la fin de cette sauvage
tyrannie. On croyait beaucoup plus à ses succès nouveaux qui auraient
rivé les fers du monde.

Un envoyé prussien écrivit (sans doute à Hardenberg): «Napoléon va
soumettre l’Espagne, et peut-être vaincre la Russie, employant le
dernier moyen, l’insurrection des serfs.»




CHAPITRE IX

NAPOLÉON SE BROUILLE AVEC SES FRÈRES, S’ÉTEND DE TOUS CÔTÉS, MENACE LA
RUSSIE (1810)


Je me rappelle parfaitement certaines choses de 1810. J’avais douze ans,
et, quoique enfant, je sentais vivement les inquiétudes et les misères
d’alors. Deux ou trois mois après le mariage de l’empereur, un événement
tragique saisit Paris et sembla un grand présage d’avenir. On n’avait
pas oublié la lugubre et funèbre fête du mariage de Louis XVI, tant de
gens étouffés. Le bal, le terrible incendie de l’ambassade d’Autriche au
printemps de 1810, eurent d’autant plus d’effet, que les victimes
étaient les dignitaires, la cour même de l’empereur que le fléau frappa.

L’impression fut d’abord celle de la nature; on parla fort de
l’ambassadrice, une mère qui périt en cherchant ses enfants.

Puis, vinrent divers jugements en sens contraire. Mon oncle maternel,
employé à la trésorerie, n’y voyait rien qu’un malheur fortuit. Mais
beaucoup en auguraient la fin du bonheur de Bonaparte, la chute
prochaine de l’empire. C’était la pensée de mon père, persécuté comme
imprimeur, celle de mon oncle paternel, ouvrier chez mon père.

Espérance sans joie, car on devinait bien que la chute désirée du
colosse ne s’accomplirait pas sans entraîner de grands malheurs.

Nous étions misérables, l’Europe, écrasée en notre nom, croyait que nous
nagions dans l’or. Mais tout passait à la fortune de quelques généraux,
au gaspillage des armées.

Bonaparte imaginatif s’exagérait certaines choses. La découverte du
sucre de raisin allait nous dispenser d’avoir besoin des denrées
coloniales. Richard Lenoir et Oberkampf, avec leur filature, leurs
toiles de Jouy, allaient remplacer Londres. Cependant, que pouvaient ces
hommes actifs, ingénieux? La matière première, le coton, faisait défaut,
à moins que l’empereur, violant son propre système, n’accordât des
_licences_ d’importation (à tel privilégié, qui sous-vendait ce droit
honteusement). Cela faisait crier l’Europe. Les faibles en gémissaient,
mais les forts, la Russie, ne pouvaient manquer, à la longue, de perdre
patience.

Cette oppression douanière n’était guère moins pesante que l’oppression
militaire, qui forçait les Allemands, envoyés en Espagne avec les
nôtres, d’être massacreurs ou massacrés.

Pour résister à tant de barbarie, les Portugais, sous leurs libérateurs
anglais, étaient condamnés à un remède atroce: dévaster leur pays, en
faire un désert, comme les Russes firent de leur Russie en 1812.

Rien encore jusqu’ici ne donne l’idée du sanglant capharnaüm de la
guerre d’Espagne en 1810, de ce mélange d’opinions les plus opposées, et
de races contraires, qu’on eût crues inconciliables. Une assez bonne
narration, peu consultée, celle de lord Londonderry, peint parfaitement
la confiance des Portugais, la défiance des Espagnols pour l’Angleterre.
Il avoue les excès horribles des Anglo-Irlandais aux prises des villes
ou dans les batailles gagnées, le découragement général. Les officiers
anglais cherchaient déjà des places en Angleterre.

L’armée française resta près de six mois en Portugal sans avoir de
nouvelles de France. Toutes les places fortes d’Espagne étaient au
pouvoir de Napoléon. Mais dans toute la campagne, dans les montagnes et
défilés, la guerre continuait avec une extrême barbarie. La junte
centrale avait condamné notre armée tout entière à mort. On tuait tout
Français. Ney et Lannes s’étaient montrés impitoyables. Et, par contre,
les Espagnols noyèrent en une fois huit cents Français inoffensifs. Le
maréchal Victor conte que les soldats de Cuesta, à leur défaite, se
jugèrent morts, criaient: _Pas de quartier!_ Douze mille hommes, dit-il,
se firent massacrer. Horrible exécution où les Français furent
énergiquement aidés par leurs alliés allemands. Il nomme et remercie le
corps allemand qui prit part à cette boucherie[110].

  [110] Voyez le rapport de Victor dans _le Spectateur militaire_,
    février-mars 1875, article du capitaine Costa de Sarda; _Opérations
    allemandes en Espagne_.

Nos Allemands, nos Suisses, souvent poursuivaient et tuaient les Suisses
et Allemands de l’ennemi. Les représailles atroces et les ordres cruels
changeaient tout homme en bête féroce. Tous tuaient, et, forcés de tuer,
ils maudissaient d’autant plus le tyran.

Quoique rien ne bougeât encore, des choses tellement contre nature
n’avaient guère chance de durer. Plusieurs jugeaient l’échéance à court
terme. Bernadotte, beau-frère de Joseph, machinait déjà de deux façons
pour surnager dans la débâcle de l’Empire. Avant Wagram, enfermé un
moment dans l’île Lobau, il faisait sa cour à l’armée, aux officiers,
qui me l’ont redit. Puis, ayant les Saxons à commander, il osa lancer un
bulletin où il leur donnait une part exagérée dans la victoire, à quoi
répondit Bonaparte par un soufflet donné à tour de bras, je veux dire
par un démenti violent, injurieux, qui dut envenimer la haine de
Bernadotte, et le rendre attentif à saisir l’occasion de fuir et de
s’affranchir, s’il pouvait.

Autres n’étaient les pensées de Murat, qui, humilié par l’empereur, se
demandait avec audace: «S’il meurt, qui lui succédera?» Ses amis, à
Paris, discutaient cette chance.

Joseph, tyrannisé en Espagne, par les généraux de son frère, était
devenu Espagnol de cœur, et le bon accueil qu’il avait eu en Andalousie
lui donnait de grandes espérances, lorsque Bonaparte lui apprend qu’_il
veut tout le nord de l’Espagne_ jusqu’à l’Èbre. Puis il prend le Midi en
outre, en constituant Soult comme une sorte de vice-roi de l’Andalousie.

Ceci pouvait s’appeler un envahissement général, une conquête sur Joseph
même, et il avait encore moins d’égards pour l’infortuné roi de
Hollande. Louis, sans doute, méritait peu d’égards. Dans un pays très
obéré, il singeait l’état dispendieux de la France, faisait des
maréchaux, etc. Cependant, la rudesse tyrannique de Napoléon rendait
Louis un objet de pitié. Bonaparte, ayant fait le fils d’Hortense
grand-duc de Berg, ne daigna pas même en prévenir son frère, confirmant
ainsi ce qu’avaient dit les journaux anglais de la naissance de l’enfant
et des infortunes conjugales du roi de Hollande. La mélancolie de
celui-ci, son mysticisme, était un sujet de plaisanteries barbares pour
Napoléon. Il lui reprochait d’être malade, «d’avoir une lymphe viciée».
Pourquoi cette persécution et ces basses injures? il devait dire
nettement qu’il voulait ses dépouilles. La Hollande était nécessaire à
son système; il l’enveloppait déjà de douanes françaises, disant qu’elle
n’était qu’une alluvion des fleuves de France, du Rhin et de la Meuse.
Il prit d’abord ses provinces vitales de Zélande et Brabant. Mais la
conquête lui eût paru sans charme s’il l’avait faite ouvertement, sans
perfidie. Il somma Louis de venir, d’assister à son mariage, et pendant
ce temps il lui prit tout. Louis était si furieux qu’il eût voulu que la
Hollande essayât du moyen qui réussit si bien contre Louis XIV,
l’inondation générale du pays. A grand’peine, du moins, il sauva sa
personne et se réfugia en Autriche sans vouloir jamais revenir.

A ce moment de mariage et de fêtes, Napoléon instituait dix prisons
d’État, «pour des gens, disait-il, qui méritaient la mort, mais qu’on ne
pouvait mettre en jugement». Ils devaient rester là, sans information ni
procès, dans une captivité illimitée. Et pour qu’on n’y prît pas
d’intérêt, il ajoutait que «plusieurs étaient des voleurs de diligences
ou des gens qui avaient été employés pour la police en pays étranger».
Ainsi, un vaste filet était tendu, d’autant plus redoutable, qu’on ne
spécifiait pas avec précision ceux qu’il devait atteindre et garder
indéfiniment.

Des prisons? et pourquoi? L’Europe entière, dit madame de Staël,
devenait une prison. On avait pu croire que la réunion de la Hollande
avait un but particulier, comme celui d’acquérir sa flotte, de
confisquer les marchandises anglaises qu’elle abritait. Mais point. On
apprit, vers la fin de 1810, que cette réunion n’était qu’un cas d’un
grand système d’empiètement général qui embrassait le Nord, les villes
hanséatiques, c’est-à-dire l’embouchure des fleuves allemands qui
donnent accès dans la Baltique.

Et ce grand événement ne fut annoncé que par deux lignes du duc de
Cadore: «La réunion de la Hollande a entraîné celle des villes
hanséatiques.»

Concision sublime, mais prodigieusement insolente, menaçante même. Pour
mieux l’accentuer, Napoléon lève cent vingt mille soldats, quarante
mille matelots. Et il annonçait sans détour que chaque année il
appellerait la conscription (sauf à renvoyer autant d’anciens soldats).

Son ambassadeur devait faire, sans détour, cette notification à
l’empereur de Russie. Le mariage d’Autriche et la conquête des places
d’Espagne lui donnaient tant de confiance, qu’il ne craignit pas, dans
une affaire personnelle, de mécontenter le czar, jusque-là si sagement
ménagé. Dans cette réunion générale du Nord, faite par un décret, il ne
daigna s’apercevoir qu’il avait englobé le duc d’Oldenbourg, beau-frère
de l’empereur Alexandre (Oldenbourg, le berceau de la dynastie de
Russie). Acte fort impolitique que ses petites nécessités douanières
n’excusaient nullement.

Ce manque d’égards et ces grandes réunions d’États du nord, faites si
brusquement, avertissaient assez. Alexandre, alarmé, fit des
fortifications sur ses frontières, et enfin franchit le fossé, par un
tarif de douanes qui excluait les denrées et marchandises françaises,
tandis que les anglaises entraient toujours abritées sous le pavillon
neutre.

C’était déjà une rupture. Si la Russie croyait devoir briser sitôt,
Napoléon en était cause; il n’avait pas craint de marquer le but de ces
réunions en déclarant son projet de creuser un grand canal, qui allant
droit au Rhin, à l’Elbe, à la Baltique, ôterait à celle-ci son caractère
de mer fermée, pourrait à chaque instant l’ouvrir à nos embarcations, et
peut-être à nos entreprises.

Bien loin d’atténuer la portée d’un projet si inquiétant en lui-même, il
l’avait annoncé en des termes plus alarmants encore, avec une emphase
effrayante. Dans l’acte qui réunissait le Valais à la France, comme
département du Simplon, il disait: «Les Anglais ont déchiré le droit
public de l’Europe. _La nature est changée._ J’ai dressé le plan du
canal qui, avant cinq ans, réunira la Baltique à la Seine. De nouvelles
garanties m’étaient nécessaires. Les premières, les plus importantes,
m’ont paru celles de la réunion à l’empire des bouches de l’Escaut, de
la Meuse, du Rhin, de l’Elbe, et l’établissement d’une navigation
intérieure avec la Baltique.»

Étonnant et bizarre décret, qui, en perçant les Alpes d’une part, de
l’autre menaçait l’Océan du nord d’être supprimé.




CHAPITRE X

EXPÉDITIONS DE PORTUGAL, DE RUSSIE (1811-1812).--LES GUERRES DE
L’INCENDIE


Les historiens qui font le lugubre récit de la campagne de Russie
oublient tous une chose essentielle, c’est que ce grand désastre
n’arriva qu’après l’échec bien moindre essuyé dans le Portugal et par la
même cause, les mêmes fautes de Napoléon.

Ce fut pour le balancer qu’il se montra terrible dans le Nord, réunit la
Hollande et saisit les grands fleuves par où respire l’Allemagne, enfin
brava tant la Russie, déclarant qu’il voulait se faire une fenêtre dans
la Baltique même. A ces menaces l’Angleterre opposa un positif sérieux,
cruel, mais efficace. Les deux Wellesley-Wellington, qui y avaient la
principale influence, l’un dans le cabinet, l’autre à l’armée,
appliquèrent en Europe leur méthode indienne de dévastation absolue.

Ils obligèrent, sous peine de mort, le paysan à raser le pays, à brûler
tout. Toute autre armée qu’une armée irlandaise, tenue très bas et d’une
main de fer, se fût indignée de cette méthode très cruelle qui brûlait
les amis au lieu de les défendre.

Elle créait à Masséna de terribles difficultés, lui imposait une extrême
lenteur, l’isolait tellement de la France que, pour aller chercher
quelques nouvelles, le général Foy eut peine à passer avec une escorte
de deux mille hommes. L’empereur évidemment avait les yeux ailleurs. Peu
bienveillant pour Masséna, il n’insistait pas pour que Soult, roi de
l’Andalousie, et gardant les Cortès dans Cadix, l’île de Léon, combinât
avec lui ses mouvements. Masséna, manifestement négligé et comme
abandonné de l’empereur, par cela même ne trouvait que désobéissance
chez ses subordonnés. Ney lui désobéit, n’ouvrit pas sa communication
avec le roi Joseph, avec l’Espagne. Pendant ce temps, Wellington
s’établissait près de Lisbonne, près de la mer, dans l’imprenable
position de Torres Vedras, sur une suite de monticules défendus par des
batteries. Masséna, mourant de faim, demanda en vain des vivres à
Bessières, qui ne l’écouta pas non plus. Enfin, se voyant désobéi par
tous, même par la garde impériale, qui refusa de charger l’ennemi, il ne
put que se retirer.

Napoléon, humilié par ces échecs, dont il était lui-même cause en
partie, en était venu au triste expédient de penser à détrôner Joseph,
et de renvoyer Ferdinand en Espagne, à condition qu’il lui cédât les
provinces au nord de l’Èbre.

Cette chute, au moment où son mariage autrichien le plaçait si haut, lui
faisait désirer d’étonner l’Europe par quelque grand coup. De là ses
imprudentes provocations à la Russie.

Il croyait bien connaître l’empereur Alexandre. Et l’ayant vu déjà par
l’affaire des douanes dans une demi-révolte, il pensa que, sans perdre
de temps, il fallait lui montrer l’épée.

Non qu’il crût à la guerre. Mais en la préparant dans la proportion d’un
appareil immense, il ne doutait pas de faire reculer le czar. Qui ne
l’eût cru aussi? et qui saura jamais par quels degrés de pression la
cour amena à une résistance énergique un homme si indécis[111]?

  [111] Dans le livre d’une Polonaise (madame de Choiseul-Gouffier),
    livre plein d’anecdotes vraies et curieuses, on voit qu’au moment de
    la guerre de 1812, lorsque déjà l’armée française était en marche et
    approchait, Alexandre, à Wilna, était au bal, fort entouré de dames
    et trouvant pour toutes des mots gracieux. Il disait, par exemple, à
    l’une: «J’ai une grâce à vous demander: que vous ne m’oubliiez pas.»
    On voyait à ce bal, pâle et mélancolique, la belle personne qui
    depuis trois ans semblait l’avoir fixé. Sur ses superbes cheveux
    noirs elle portait un emblème expressif, une couronne de _Forget me
    not_.

La gravité des circonstances le ramenait aux tendances religieuses et
mystiques qui étaient naturelles à son âme allemande. Cette âme
variable, mêlée d’influences diverses, resta toute sa vie sous le nuage
noir de deux événements tragiques, de deux affreuses énigmes qui lui
firent douter toujours lui-même s’il était coupable ou ne l’était pas.
L’un fut la mort de son père, et l’autre l’incendie de Moscou.

Ces événements furent si complexes qu’Alexandre, qui en profita malgré
lui, fut obligé d’en souffrir les auteurs, de les garder comme un
reproche vivant, un cruel doute sur la part faible ou forte qu’il
pouvait s’attribuer dans ces catastrophes.

En voyant s’approcher les masses armées que poussait sur lui Bonaparte,
il ne pouvait sortir encore de l’expectative mystique qui était devenue
son état naturel. Dans les trois années précédentes, malgré ses guerres
de Finlande, de Moldavie, il remua bien peu; sous sa somnolente
maîtresse il avait eu la vie d’un marécage, et il en gardait
l’engourdissement.

Les émigrés (politiques ou illuminés) qui chaque jour l’entouraient de
plus près montraient le bras de Dieu descendant sur Napoléon, l’Espagne
non réduite encore, et déjà l’Allemagne frémissante, prête à se
soulever. Point de vue parfaitement faux en 1812. On verra, au
contraire, combien, dans notre retraite horrible de Moscou, les
Allemands nous furent longtemps fidèles et combattirent pour nous.

N’importe. Ces fausses prophéties donnaient crédit à M. de Maistre, à
l’Ézéchiel savoyard, longtemps moqué et écarté, mais qui, se relevant
sous la protection de l’impératrice mère et de la favorite, fut dans les
derniers temps attaché à Alexandre comme secrétaire.

On a vu l’ascendant qu’exerçait l’impératrice mère par son couvent de
cinq cents jeunes filles nobles, l’appât des dots, des places que ces
mariages favorisés procuraient aisément. Le mysticisme régnait là, mais
contenu dans la mesure gouvernementale. Grande austérité extérieure. Ces
élèves étaient une propagande vivante contre Napoléon, la France et ses
doctrines.

La famille impériale était fort piquée et pour le mariage autrichien, et
aussi (fort justement) par l’affaire d’Oldenbourg, menée avec une
précipitation si brutale.

On sentait là que l’oppression, sous laquelle haletait le monde, avait,
sans respect d’amitié, touché même la Russie, même la famille impériale.
Cette brutalité semblait un augure menaçant. On commença à élever des
fortifications sur certaines frontières et à songer à rappeler les
armées de Turquie, de Finlande.

De plan de guerre, il n’y en eut pas, ou, si l’on veut, il y eut trois
plans entre lesquels on hésita:

Le plan allemand de Barclay, un Courlandais habile: fuir, reculer
toujours, se fier à l’espace, à l’hiver et au défaut de subsistances.
C’est le plan qu’Alexandre lui-même exposa à M. de Narbonne, l’envoyé de
Napoléon.

Le plan russe, que l’on fit exécuter par Kutuzow: hasarder une grande
bataille; et le plan qu’on peut dire anglais, puisque les Anglais
l’avaient si largement appliqué en Portugal: brûler, dévaster le pays.

Mais ce plan était bien plus cruel que dans un climat doux. En Russie,
il n’allait pas moins qu’à faire mourir, par l’inclémence de l’hiver,
non seulement les Français, mais les Russes mêmes.

                   *       *       *       *       *

Il faut partir d’une idée juste et vraie. Napoléon, Franco-Italien du
reste, ne savait rien du monde. Dans sa grande ignorance et sa parfaite
indifférence des nations diverses chez lesquelles il faisait voyager ses
canons, il semble n’avoir eu d’elles d’autre notion que celle de
Falstaff, qui croit avoir assez caractérisé ses recrues en les
définissant: «des hommes mortels».

Il entra en Russie, sachant très vaguement que c’était un pays de serfs,
et croyant que la situation était la même qu’en Pologne, n’ayant aucune
idée des circonstances compliquées qui, même aujourd’hui dans cet
empire, rendent la libération difficile. En Russie, le paysan ne veut la
liberté qu’avec la terre elle-même, avec la propriété qui lui
appartenait (il y a deux siècles à peine). De là des difficultés
immenses qu’on n’aurait pu vaincre, d’un coup, qu’au prix d’un grand
bouleversement social dont ne voulait nullement Napoléon.

Le paysan n’a guère conservé que sa commune serve, son église, ses
saints qui l’ont jadis défendu des Tartares. C’est le lien unique de la
petite société de villages. C’est là ce qu’il faut respecter à tout
prix. Grande difficulté de conduire une armée française à travers un
pays, non pas bigot comme l’Espagne, mais grossièrement asservi à son
culte local.

L’armée française, on l’a vu à Wagram, n’avait plus la discipline du
temps passé. Et par delà la frontière polonaise, ne recevant plus de
distribution régulière de vivres, il lui fallut piller. Donc elle devint
l’horreur du paysan, qui s’insurgea contre elle. Napoléon lui-même était
si indécis, qu’il réprima les premiers essais de jacquerie sociale qui
lui furent dénoncés par la noblesse. Celle-ci resta seule maîtresse du
paysan, et, profitant de son zèle religieux, fit de la guerre une
croisade contre Bonaparte.

Au reste, s’il n’eut pas la prévoyance sociale et politique, il n’eut
pas davantage la prudence d’administration militaire, la plus
indispensable. Sa campagne de 1807 sur les confins mêmes de la Russie,
ses difficultés d’Eylau et de Friedland pouvaient lui faire prévoir
celles qu’il trouverait en s’enfonçant dans ce pays immense qui,
indépendamment des rigueurs des hivers du Nord, vous oppose
alternativement des abîmes de boue, de sable. C’est ce qu’on éprouva dès
la première entrée. Les voitures hautes et lourdes de l’administration
furent obligées de partager leur charge en un grand nombre de ces
petites voitures de nos rouliers de Franche-Comté, qui enfoncent peu. Ce
changement ralentit beaucoup.

Napoléon, par égard pour l’Autriche et pour la Russie même, n’osa armer
les Polonais en masse. Il les dispersa dans l’armée. Il les laissa
seulement à Varsovie proclamer la résurrection de la Pologne, sans les
encourager en rien. Tout au contraire il ruina, épuisa la Lithuanie, la
fit russe, autant qu’il le pouvait.

N’importe. L’émotion des Polonais fut grande. On en peut juger par le
sublime tableau que font leurs poètes quand il voient nos beaux
régiments entrer dans les antiques murailles de Smolensk, ville si
longtemps polonaise, et aujourd’hui frontière, défense de la Russie.

Ils la trouvèrent en flammes. Pour la première fois, on appliqua le
système nouveau qui avait si bien réussi aux Anglais en Portugal.
Napoléon, irrité, n’en fut pas mieux averti. L’audacieux Murat disait
lui-même qu’il fallait s’arrêter. Davout se déclara pour l’avis de
l’empereur, contre celui de Murat et de presque toute l’armée. On
poursuivit.

L’empereur, dans sa colère, empêcha moins dès lors les désordres et les
incendies, donnant par là à l’ennemi une arme terrible, et faisant
croire aux Russes que c’était notre armée, et non la leur, qui brûlait
tout.

C’est ce qui explique leur furieuse haine contre les Français
«incendiaires et ennemis de Dieu», et la vaillance colérique qu’ils
montrèrent à la Moskowa. Napoléon, qui avait tant désiré une grande
bataille, et croyait qu’elle mettrait la Russie à ses pieds, s’y montra
flottant, indécis, selon tous les historiens. Il y était un peu malade;
depuis son mariage, il avait vieilli avant l’âge. Il vainquit
imparfaitement, profita peu de la victoire, ne poussa pas les Russes si
affaiblis, comme le voulaient Murat et d’autres. Ils échappèrent,
allèrent se recruter et se refaire.

Pour lui, selon son système routinier, il croyait tout gagné si l’on
prenait la capitale.

L’_Histoire_ de M. de Ségur, œuvre d’une rhétorique souvent inspirée,
toujours un peu déclamatoire, est elle-même un fait historique par sa
date (1824). Elle vint au milieu du torrent des publications
bonapartistes que Sainte-Hélène popularisait tellement.

Son succès fut marqué par la fureur du général Gourgaud et des autres
séides de Napoléon[112].

  [112] M. de Ségur, avant l’âge avait été comblé. Napoléon, l’ayant
    pris près de lui, lui avait confié des missions honorablement
    délicates, celle, par exemple, de recevoir la capitulation d’Ulm. Au
    bulletin de Somo-Sierra, il s’obstina à le nommer quoiqu’il fût
    absent, et à taire les jeunes Polonais et Montbrun, qui forcèrent le
    passage.

    Napoléon aimait cette race de parfaits courtisans, connue par les
    succès mondains. Ségur ambassadeur en Russie près de Catherine,
    Ségur, ministre de la guerre, fit pour plaire à la reine sa célèbre
    ordonnance qui exigeait que tout officier fût de noblesse ancienne,
    prouvât quatre quartiers. Cela éloigna alors du service tous les
    officiers de fortune, entre autres Masséna. Nos vieilles gloires,
    les Fabert, les Chevert, eussent été de même écartées.

Que le jeune Ségur, si bien traité par lui, s’écartât du parti, et
publiât un livre en apparence impartial qui relevât ses fautes, et la
vaillance, le patriotisme de ses ennemis, cela fut agréable non
seulement au parti rétrograde, mais à nous tous impartiaux. En y
regardant de plus près, on peut apercevoir que l’auteur, en tenant
compte des mérites des deux partis, en s’éloignant de la manière
dénigrante des Anglais, de Kerporter, Rob, Wilson, critiques sévères de
la Russie, en donnant aux nôtres ce qu’on leur doit, ne relève pourtant
(jusqu’au sublime) qu’une chose, le dévouement patriotique de celui qui
brûla Moscou.

Acte prodigieusement audacieux, s’il était vrai, comme le dit M. de
Ségur, qu’on le fît à l’insu du czar[113]!

  [113] Nous verrons cela démenti par Alexandre.

M. de Ségur, gendre de Rostopchine, alors réfugié en France, et comme
exilé par la haine des Russes, a certainement pour but principal la
réhabilitation, l’exaltation de son beau-père. Rostopchine, que nous
avons tous vu à Paris, ainsi que sa dévote épouse, tâchait de s’étourdir
et prenait grande part aux amusements de la vie parisienne, mais n’osait
pas rentrer en Russie. Le livre de Ségur et son succès étaient certes
très propres à aplanir les voies, à faciliter son retour, à laver sa
mémoire.

Ce fut le but principal de l’auteur, dans ce brillant écrit.

                   *       *       *       *       *

Les grandes villes centrales appartiennent-elles uniquement au pays dont
on les dit les capitales? Non, et moins encore en Orient, à Kasan, à
Damas, entrepôts pour les caravanes et tout le commerce d’Asie. Ce sont
les grands asiles communs des nations. L’immense et riche Moscou avait
ce caractère. Les Persans, les Tartares se croyaient là chez eux. Sa
forteresse, le solide Kremlin, et ses murailles colossales donnaient aux
commerçants nomades beaucoup de confiance, une idée rassurante de
solidité.

On disait proverbialement: «Se sentir sûr comme au Kremlin.»

Moscou était une ville double ou triple. Outre ce Kremlin immobile,
plein d’églises, d’édifices publics, il y avait une Moscou de cent mille
âmes (les seigneurs et leurs serfs) qui s’en allait l’été; puis, la
Moscou marchande (de deux, trois cent mille âmes), qui restait toujours
pour recevoir les caravanes, les acheteurs. Cela était ainsi depuis des
siècles, depuis que les invasions tartares avaient cessé.

La Moscou fixe, orientale, des gros marchands, et la petite plèbe des
jardiniers qui cultivaient dans l’enceinte même à l’abri des remparts et
qui n’en bougeaient pas, c’était, on peut le dire, _la ville_. Les
seigneurs et leurs domestiques ne faisaient qu’y paraître, se voir
l’hiver, et faire leur sourde opposition à Pétersbourg; ils retournaient
l’été à leur véritable demeure, leurs splendides châteaux.

M. de Maistre, dans sa Correspondance, examine cette question bizarre:
«_Que ferait-on si le czar ordonnait de brûler la capitale?_» comme les
Anglo-Portugais viennent de brûler chez eux tant de bourgades, pour
arrêter l’armée de Masséna. Il ne répond pas à la question.

Un Hollandais, nommé Schmidt, vint proposer un ballon incendiaire pour
foudroyer et brûler les Français. Après la bataille de la Moskowa,
Rostopchine, nommé récemment gouverneur de Moscou, accueillit Schmidt,
et pour lui faciliter ses opérations, l’établit au château de Repnine,
ennemi violent des Français, et leur prisonnier d’Austerlitz.

A la Moscou marchande, fort effrayée, et si encombrée, qu’elle ne
pouvait pas fuir, mais mourir là, on faisait croire qu’on livrerait
encore une bataille pour la sauver.

D’ailleurs la ville entière avait foi au czar. Tout récemment, il y
était venu, et il avait reçu de ce bon peuple des preuves d’amour
inconcevables. C’étaient de vrais enfants, et ils avaient le cœur tendre
et naïf de l’enfant pour un père chéri. Non seulement ils donnèrent pour
la guerre tout ce qu’ils purent, et même au delà, mais ils voulurent
toucher, embrasser les pieds de leur czar. Il avait été reçu dans un
vaste jardin. Ils ébranlaient les grilles pour approcher. Il fallut les
jeter par terre. On se précipita. Le souverain, le peuple, se
confondirent comme dans un immense embrassement.




LIVRE VI

RUSSIE.--ALLEMAGNE.--FRANCE (1812-1815)




CHAPITRE PREMIER

DÉSASTRE DE MOSCOU.--DÉROUTE DE L’ARMÉE FRANÇAISE


Notre meilleure autorité sur ces événements est l’empereur Alexandre
lui-même.

En parlant des furieuses résistances espagnoles, que, du reste, il
admirait peu, il dit «que les Russes, dominés par le génie local,
étaient peu propres à ces dévouements pour une grande patrie».

Il a dit à Wilna: «J’ai fait brûler Moscou, et j’aurais brûlé
Pétersbourg, si j’avais vu Bonaparte approcher».

Il s’est vanté probablement en revendiquant cet acte exécrable, inutile.
Car les Français restant à Moscou (si on l’eût épargnée) auraient péri
faute de vivres.

L’empereur, n’ayant plus de cavalerie, et n’ayant pas avisé à se
procurer des chevaux (chose si facile en Pologne, en Ukraine), devait
mourir, et rester là comme un paralytique avec son invincible
infanterie, qu’entouraient les Cosaques.

En brûlant Moscou, au contraire, on risquait de le délivrer, de lui
faire prendre avant l’hiver la seule résolution raisonnable, celle de
faire une prompte retraite.

Alexandre, un pur Allemand avec une éducation française, ne comprit pas,
aima peu la Russie. L’admirable richesse de cœur de cette race, de ce
génie tout spontané, si vaillant à la Moskowa, si touchant dans
l’accueil que Moscou venait de lui faire à lui-même, le trouva peu
sensible.

Il partagea la panique insensée des grands seigneurs qui (d’après de
Maistre et les fous de l’émigration) croyaient que Bonaparte était la
Révolution et qu’il l’apportait dans ses malles, qu’enfin les Russes
étaient tout prêts à le comprendre, à commencer une immense jacquerie.
Comme si l’opposition religieuse ne faisait pas une séparation, un
fossé, entre eux et l’armée mécréante.

On fit croire sans doute à Alexandre que le fléau n’atteindrait guère,
dans cette saison, que les marchands, la plupart étrangers, et que les
quartiers pauvres, qu’enfin la ville proprement russe, qui n’est qu’en
bois, serait bientôt refaite. C’était très vrai pour les maisons: un
Russe, avec une hache, les construit si vite! Mais les hommes, cent,
deux cent mille pauvres, qu’allaient-ils devenir à l’entrée du terrible
hiver? Avant la destruction de deux cent mille Français, on allait tuer
deux cent mille Russes!

Grand crime accompli pour faire croire aux bons Russes: «Que l’armée
franco-polonaise avait brûlé Moscou.» C’est-à-dire pour créer des haines
éternelles.

Kutuzow, nous voyant enfermés là à peu près sans cavalerie, put, à son
aise, promener son armée tout autour, lui montrer le gouffre de flammes,
dire: «Voilà l’ouvrage des Français!» (16-20 sept. 1812).

C’était tout le contraire. L’empereur voulait sauver Moscou, et,
d’abord, y avait défendu le pillage. Il n’osa persister; en cela il
servit son ennemi et se perdit lui-même. Car Moscou contenait encore des
ressources qu’on aurait pu sauver de l’incendie. De plus, le paysan,
qui, malgré les Cosaques, attiré par le gain, apportait ses denrées, ne
vint plus dès qu’il vit cet immense désordre, où l’aveugle soldat le
dépouillait lui-même, lui son salut, son nourricier.

L’empereur permit tout. Pourquoi? Il savait que ces braves gens qui
revenaient d’Espagne,--tout au moins les plus vieux,--n’étaient
nullement contents de se voir traînés au bout du monde dans une
expédition que chacun jugeait insensée. Cela le troublait fort, et il
restait là, attendant toujours que l’empereur Alexandre, acceptant ses
propositions, vînt le justifier. On l’amusait, en attendant l’hiver, par
des pourparlers, des flatteries habiles. Quand on a un lion maladroit au
fond d’une fosse, on le regarde, avec plaisir, mais on ne s’avise pas de
l’en tirer.

S’il n’eût péri, retiré en Pologne, il eût bientôt recommencé. Wilson et
les Anglais qui étaient dans l’armée russe ont rudement reproché à
Kutuzow de n’avoir pas étranglé la bête féroce. Mais il faut songer que
le Russe, qui avait perdu le meilleur de l’armée à la Moskowa, et se
refaisait avec des recrues, la plupart à cheval, qui allaient et
venaient, qui disparaissaient par moments, n’était pas sûr de ses
soldats et presque toujours nous suivait de loin. Il avouait lui-même
que, dans notre retraite, la seule vue des bonnets à poil horripilait
les siens: Et, d’autre part, les nôtres, épuisés, affamés, sans force,
s’effrayaient souvent beaucoup trop de la tempête, des hourrahs des
Cosaques, qui ne les attendaient guère, s’ils s’arrêtaient. Ainsi, outre
les dangers réels, la faim, le froid, la neige, il y avait, des deux
côtés, une part terrible pour l’imagination.

Kutuzow, par deux fois, s’écarta au midi, pour défendre, disait-il, les
plus riches provinces de l’empire, en réalité pour laisser à la faim et
au froid le temps de faire leur œuvre, pour donner à la grande armée le
temps de mourir.

Ségur, tant critiqué par les bonapartistes, a eu cependant pour eux de
singuliers ménagements, par exemple, celui de supprimer le grand fait
capital que ses prédécesseurs nous avaient conservé, la longue
hésitation de Bonaparte après Miéro-Slavetz, et sa résolution de prendre
la plus mauvaise route; celle qu’on avait déjà dévastée, et où l’on
était sûr de mourir de faim.

«Il s’enferma avec Murat, Berthier, qui ont tout raconté. Pendant une
heure, il réfléchit, silencieux, la tête dans les mains. Puis il se
décida pour cette route fatale.» (Chambray.)

En reprenant la même route, avec quelques combats qu’il eût appelés
victoires, il pouvait amuser l’opinion, dire qu’il s’était retiré
librement pour revenir bientôt. C’était bien sa pensée, et il poussa si
loin cette feinte, que, même en sa plus grande détresse, déjà presque
détruit, il fit rester Ney, l’arrière-garde, pour faire sauter les
murailles de Smolensk, qu’il allait, disait-il, assiéger au retour.

Cela lui réussit. Il garda son prestige devant la France, et put encore,
après Moscou, après l’immense désastre de Leipsick, se donner pour notre
défenseur en 1814, et, en 1815, nous abîmer par Waterloo[114].

  [114] Beaucoup de gens, mystiques ou raisonneurs, voyaient en lui un
    fatal enchanteur, comme Simon le Magicien, à qui Dieu permettait de
    se tenir en l’air à une grande hauteur, pour que plus sûrement il
    tombât, et se cassât le cou.

    Mais comment dans ce siècle raisonneur, parvint-il à ce rôle de
    Thaumaturge? D’abord, en affichant un grand respect pour la raison,
    en n’entrant à l’Institut que comme membre de la section de
    mécanique et se montrant très positif dans sa campagne d’Italie. La
    grande tromperie commença par l’Égypte, la fausse destruction de
    Saint-Jean d’Acre.

    Après Austerlitz, Iéna, Friedland, il crut alors tenir l’Europe sous
    clef.

    Là, sa tête éclata par ses romans d’Espagne et de Portugal, le sot
    mariage d’Autriche.

    Dans sa terrible ascension, sa tête tourne, il crache sur les Alpes,
    la mer du Nord, et dit: «La nature doit changer.»

    Rien ne change, ni Nature, ni Raison.

Tout le monde voit ce qui va arriver, même l’étourdi Murat. Lui, non.

Plutôt que d’obéir à la raison, le thaumaturge ira de crime en crime,
pour tromper le monde encore une fois.

L’hiver arrive épouvantable. Lui, par orgueil, il retarde d’abord, voit
tout mourir, ne s’en émeut.

Ney le garde en arrière, mais pendant quelques jours disparaît. A-t-il
fondu dans la tempête? Napoléon ne continue pas moins.

Il faut lire, non dans l’emphatique Ségur, mais dans Fézensac même, un
compagnon de Ney, le simple récit du héros qui, aux bords du Borysthène,
jure que le fleuve va geler et qu’on pourra passer, puis dort
tranquillement au milieu des coups de fusil.

Aux cas les plus désespérés, chaque fois que Ney apparaît, l’ennemi
s’étonne, s’arrête, et la France a vaincu encore.

La grande armée, réduite à rien, s’était écoulée. On n’en voit plus la
trace qu’aux monticules de neige qui couvrent les corps morts.

Le gros homme pâle continue. Ney est derrière, abandonné; n’importe,
Bonaparte suit son étoile, qui est de perdre encore la France.

Il se sauve, non par les airs, le magicien, mais à pied et appuyé sur un
bâton.

S’il revient seul, tant mieux. Personne ne le contredira. Il pourra
accuser les morts, l’hiver, la trahison, que sais-je? S’il est le
premier des fuyards, il pourra mentir d’autant plus, prétendre nous
sauver encore, et fonder la tradition qui nous perd cinquante ans après.




CHAPITRE II

MALET (OCTOBRE 1812).--DISPOSITIONS DE L’ARMÉE AU RETOUR


Au mois d’octobre 1812, je venais d’entrer à contre-cœur au collège
Charlemagne. Comme externe, je me promenais en attendant huit heures,
l’ouverture de la classe. Je vis des gendarmes rue Saint-Antoine, à la
porte de la Force, la prison qui était en face. Et l’on nous dit qu’il y
avait eu du bruit cette nuit, qu’un certain général Malet, assurant que
l’empereur était mort à Moscou, avait pris le commandement de Paris.
Tout cela étonnait, mais ne paraissait nullement désagréable aux
auditeurs.

Quelques mois après, un élève un peu âgé et de figure rébarbative, que
nous appelions Régulus, nous apporta une pièce satirique contre
l’empereur, pièce qu’on attribua plus tard à un certain mauvais sujet,
nommé Nodier, employé de l’administration dans l’Illyrie.

Ces attaques émouvaient peu, non pas qu’on ne haït Napoléon; mais tout
ce qu’on disait de ses revers paraissait incroyable, fabuleux. Tant la
longue souffrance nous avait endurcis, habitués à l’empire de ce dieu du
Mal. L’habitude fait tout. Aux autels du Mexique, ceux qui passaient par
les mâchoires du dieu Viziputzli trouvaient cela tout naturel.

Pour revenir à Malet, héros analogue aux républicains militaires que
Nodier a peints dans son colonel Oudet, il était difficile de découvrir
son entreprise[115]; il n’avait nuls complices, et sa conspiration était
toute dans sa tête. Comment deviner cela?

  [115] Comme l’a très bien dit Rovigo (Savary), ministre de la police.

Malet, prisonnier depuis longtemps, ne savait pas où la France en était.

Il croyait qu’elle se souvenait beaucoup plus d’elle-même. Il
s’imaginait être encore en 1800.

De plus, en une chose il hésita, ou fut humain. Il ne donna pas l’ordre
de tuer Savary, ministre de la police. Dès lors tout devait avorter.

Il ne se décida à tirer qu’au dernier moment, blessa Hullin, gouverneur
de Paris. Puis il se laissa arrêter.

Ne l’eût-il pas été, son projet de rétablir la république, sans
l’autorité du Sénat, aurait-il convenu aux généraux qui revenaient et
qui regardaient l’empereur comme le garant de leur fortune?

Même ce qu’on eût peu deviné, et ce dont Malet ne se doutait guère,
c’est que les derniers survivants de cette armée détruite par
l’imprudence de son chef ne lui étaient pas ennemis. Ils avaient bien un
peu murmuré en allant, mais au retour, ils mouraient sans rien dire,
craignant de faire trop de peine à l’empereur.

Ce peuple est, par moments, d’une étonnante chevalerie.

Bonaparte dans un moment où les Cosaques le serraient et où il était
presque pris, distribua le trésor qu’il avait avec lui à ses grenadiers
de la garde. Quelle que fût la tentation des besoins pressants, dès
qu’on fut en sûreté, ils rendirent tout, sans qu’il manquât une pièce
d’or.

Des Polonais m’ont conté que, sur la neige, ces vieux grenadiers, qui
n’en pouvaient plus, s’asseyaient pour mourir, et, voyant passer
l’empereur dans son traîneau rapide, lui demandaient du pain, mais non
pas en français, de peur de lui briser le cœur. Ils lui disaient en
russe: «_Papa Kléba!_» (Papa, du pain!) Il secouait la tête, disant
tristement: «_Niema Kléba!_» (Il n’y a pas de pain); puis, volait de
toute la vitesse du traîneau.

Ces Polonais qui me contaient cela aidèrent eux-mêmes puissamment au
passage de la Bérésina, qui sauva l’empereur.

Et ils aidèrent encore à Leipsick, où leur Poniatowski fut noyé. Eh
bien, après Hanau, l’empereur ramassa autour de lui ceux qui restaient
et leur dit froidement: «Messieurs, ma fortune est mauvaise. Vous êtes
libres de ne pas me suivre... Mais, après tout, où iriez-vous?»

Voilà tout ce qu’il trouva dans son cœur pour ces hommes héroïques.




CHAPITRE III

BATAILLE DE LEIPSICK (1813)


Napoléon avait l’esprit tellement faussé par la tyrannie, qu’il croyait,
après sa grande débâcle, que tous ceux qu’il avait insultés, durement
traités, lui resteraient fidèles.

Il s’étonna de tout; il croyait que son mariage autrichien, regardé par
l’Autriche comme le dernier abus de la victoire, et qu’il accomplit, on
l’a vu, si brutalement, lui répondait de son beau-père. Il eut une
surprise étrange et bien naïve, il faut le dire, à voir ce beau-père,
d’abord neutre, bientôt ennemi. C’était pourtant afin de ménager cette
amitié douteuse que, par deux fois (en 1807, 1812), il rejeta la main
des Polonais et profita à peine de leur enthousiasme. En vain, partant,
en 1814, pour la nouvelle guerre contre l’Allemagne soulevée et la
Russie, il crut ramener l’Autriche par la vaine cérémonie de déclarer
régente la jeune impératrice.

Tout lui échappait à la fois. En Espagne, il allait être réduit à
rappeler son prisonnier, Ferdinand VII.

En Italie, il fut fort indigné de voir Murat qui, sans souvenir de ses
griefs l’avait si bien servi, lui échapper et tâcher de se sauver seul.
Le pis, c’est que son fils même, Eugène, qui dans la retraite de Russie,
s’était très bien montré, fit la sourde oreille aux très pressants
appels de Napoléon dans ses dernières détresses.

La Hollande l’abandonna et s’affranchit. Donc, il se trouva seul, réduit
aux ressources de la France. Avec une prodigieuse activité, elle
constitua une armée de trois cent mille hommes, mais nullement semblable
à celle qui périt en Russie. Celle-ci, se composait de jeunes soldats,
mal exercés, avec une nombreuse artillerie, peu, très peu de cavalerie.
Donc, si l’on avait des succès, nul moyen de les suivre. Ajoutez qu’une
grande partie des ressources en tout genre de matériel était restée dans
les places éloignées, où l’empereur gardait d’énormes garnisons, dans
l’idée folle de revenir demain.

                   *       *       *       *       *

Jomini, qui était Suisse, et qui, maltraité, usa de son droit
d’étranger, se rangea près d’Alexandre, parle toujours de Napoléon dans
ses livres, avec respect, admiration. Mais je trouve dans l’excellente
biographie que le colonel Lecomte a publiée de Jomini, et qui donne ses
entretiens, ses paroles confidentielles, une explication naturelle de
ces dernières campagnes tant admirées.

L’empereur Alexandre avait remis à l’empereur d’Autriche la conduite de
la guerre contre son gendre, et François l’avait remise à Schwarzenberg,
bonhomme et grand seigneur, mais incapable général.

Chacun voulait l’aider, le conseiller.

Jomini, le moins satirique des hommes, nous donne sérieusement
l’amusante peinture de cette tour de Babel. Tous les états-majors de
toute l’Europe étaient là, proposaient leurs plans et souvent faisaient
rejeter les avis les plus raisonnables[116]. Bonaparte, qui avait tout
son conseil dans sa tête et ne comptait avec personne, avait mille
avantages. Ce qu’il risquait souvent, c’était d’être trop obéi. Les plus
hardis, dociles à la lettre et démentant leur caractère, ne prenaient
rien sur eux. Exemple: Ney à Bautzen n’osa s’écarter des heures fixées
et par cela entrava le succès.

  [116] Voyez le colonel Lecomte, _Biographie de Jomini_.

Bonaparte, malgré son infériorité de nombre, s’en tirait bien, lorsque
Blücher, avec sa valeur étourdie rompit la ligne que l’empereur croyait
garder, et se joignit à la dernière armée que les alliés attendaient,
cent mille hommes menés par deux transfuges, Moreau, Bernadotte. Alors
de tous côtés, Bonaparte ne vit qu’ennemis.

Moreau certainement ne s’en faisait aucun scrupule, croyant défendre la
liberté du monde. Et Bernadotte avait à venger mille injures[117].
Leipsick fut ce qu’on peut appeler l’insurrection du genre humain. Il
n’y avait jamais eu une pareille unanimité.

  [117] Comme en 1809, lorsqu’il lui joua ce tour de l’appeler trop tard
    à la bataille pour le faire passer pour un lâche.

M. Lecomte me paraît avoir expliqué lumineusement cette immense bataille
où Schwarzenberg voulait _morceler l’armée_ alliée en cinq fractions
presque impossibles à réunir. Disposition tellement absurde, qu’on
aurait pu la croire dictée par Napoléon même.

L’empereur Alexandre crut, d’après Jomini, qu’il fallait grouper tout,
en s’unissant à Blücher et à Bernadotte. Mais le czar ne put vaincre
l’obstination de l’Autrichien qu’en le menaçant de se passer de lui,
d’opérer seul avec ses Russes.

Le 18 octobre, les alliés, fortifiés par Bernadotte et Benigsen,
accablèrent Napoléon. Si on eût cru Jomini, on eût occupé la seule route
de retraite qui lui restait, et on l’eût pris lui-même.

Grand bonheur pour l’Europe et la France même, qui se fût épargné la
double invasion et Waterloo.

Leipsick eut presque les effets d’une nouvelle retraite de Moscou. La
jeune armée y fut désorganisée, brisée, détruite dans la poursuite
ardente de l’innombrable cavalerie ennemie.

Cinquante mille Français couvrirent le sol ennemi de leurs cadavres.




CHAPITRE IV

CAMPAGNE DE 1814.--ABDICATION DE NAPOLÉON.--SA FÉROCITÉ POUR PARIS


Quelle assurance étrange avait-il donc, pour arriver à la frontière et
dire: «Par deux fois j’ai perdu la France, à Moscou, à Leipsick. Un
million d’hommes est mort. N’importe, me voici!»

Et cela d’un ton accusateur et menaçant, disant: «On peut doubler
l’impôt!»

Et, au lieu de rappeler en hâte l’armée d’Espagne et ses garnisons
lointaines, il demande encore à la France tarie et épuisée, trois cent
mille hommes!

Beaucoup de gens croyaient qu’il était fou. Talleyrand, dit-on, osa lui
proposer l’idée bizarre et romanesque de s’entendre avec les frères
Wellesley-Wellington et de les faire rois d’Angleterre!

Mais ce terrible fou était gendre de l’empereur d’Autriche. Les
souverains, pour garder l’armée autrichienne, devaient mettre en avant
quelques propositions de paix, par exemple, offrir à Napoléon de lui
laisser l’ancienne France.

Bonaparte qui ne voulait rien que guerre, conquête et rétablir l’empire
du monde refusa et nous perdit. On a vu qu’à Smolensk, il avait dit: «Je
m’en vais revenir.»

Pour avoir ce dernier enjeu, 300 000 hommes, il lui fallait enfin
compter avec la France. Il appela, fort tard, le Corps législatif.
Celui-ci, d’abord assez docile, s’aperçut qu’on ne se fiait pas à lui,
qu’on lui cachait les propositions des alliés. La nation s’éveilla à la
fin, s’avisa de son propre sort.

Le vice-président de l’Assemblée était un avocat de Bordeaux, un homme
des Landes, M. Lainé, austère et probe, que l’on croyait républicain et
qui appartenait à une nuance mixte qui ne voulait rien que sauver la
France, n’importe comment.

Mandé à la police par Rovigo, Lainé y fut très beau, il fit pâlir le
meurtrier du duc d’Enghien, lui dit: «Ma conscience parle plus haut que
vous.»

Bonaparte, qui avait perdu en parlages deux mois et demi, injuria le
Corps législatif qui osait être ferme, lui reprocher les calamités de sa
guerre éternelle; il le chassa, c’est-à-dire se passa de la France.

Les alliés au contraire, par d’adroites proclamations, s’adressaient à
elle et prétendaient ne rien faire que pour elle.

Toute cette campagne de 1814 a été mal comprise et défigurée, non
seulement par les bonapartistes, mais par les rhéteurs qui croyaient
faire un chant de _l’Iliade_. Napoléon ne s’est pas contenté de mentir
de son vivant; il a pris à Sainte-Hélène ses mesures pour faire mentir
ceux qui viendraient.

Pour se créer des avocats chez un peuple rhétoricien, il lui a suffi de
les corrompre par ce mot: «Ceux qui seront avec moi, me défendront:
ceux-là seuls seront beaux.» Et tous ont voulu être beaux. Voilà l’homme
de lettres, et on voit là, combien le _littérateur_ diffère de
_l’historien_. Le premier cherche surtout une grande unité d’intérêt, et
l’on n’obtient cela qu’en fixant la lumière sur un point brillant, un
héros, et mettant le reste dans l’ombre aux dépens de la vérité.
L’essentiel pour eux, c’était de montrer le héros de 1814, le lion seul
qui, poursuivi d’une armée de chasseurs, les faisait reculer. Cela
permet de faire un Géricault, un Delacroix, pour faire crier: «C’est
beau!»

Ce que ces rhéteurs disent à sa louange, c’est sa condamnation. Il n’eut
jamais en tout que quarante ou quarante-cinq mille hommes. La France
l’avait abandonné et condamné.

Les parties montagneuses étaient pleines de réfractaires. Aux marches
surprenantes qu’il fit quelquefois de vingt lieues par jour, on voit
bien qu’il n’était guère suivi que des jarrets d’acier de nos jeunes
paysans.

Dans cette terre de soldats qui, depuis 92, en produisait toujours, ils
avaient hâte, tout petits et encore enfants, de chercher la guerre et la
mort. Ceux dont les aînés avaient déjà péri, d’autant plus vite
s’empressaient de courir à l’armée. «On meurt beaucoup! Tant mieux,
j’avancerai plus vite!» Les mots qu’on cite de l’empereur montrent qu’il
n’avait guère affaire qu’à cette population rurale. De certaines
provinces il disait: «Ils sont braves et courent vite, dès qu’ils ont
cassé leurs sabots.»

Cet entrain ne durait guère. Les maladies, les jeûnes rebutaient ces
jeunes paysans. Ils retournaient chez eux. D’autres venaient. Mais on
n’en avait jamais que 40 à 45 000.

Les petits succès partiels empiraient cruellement notre situation et ne
servaient à rien. Qu’importaient 10 000 hommes, qu’il tua à Brienne, et
les 5 000 de Champaubert? A grossir ses prétentions, rendre la paix
d’autant plus impossible. Il est vrai qu’Alexandre demanda une trêve,
laissa reculer les Autrichiens, et attendit, pour reprendre la guerre,
qu’il eût reçu les 100 000 hommes du Nord qu’envoyait Bernadotte.

Ces délais trompèrent Bonaparte jusqu’à lui inspirer le projet insensé
de passer derrière l’ennemi pour le ramener vers le Rhin. L’ennemi, si
nombreux, n’y prit garde, s’avança toujours vers Paris, selon le très
sage conseil de Pozzo et des meilleurs ministres d’Alexandre.

Bonaparte avait perdu près de quinze jours à faire cette pointe folle et
à revenir à Fontainebleau, Il n’y gagna rien que d’avoir resserré la
grande alliance de l’Europe, à qui les Anglais promirent la solde de
500 000 hommes.

Au moment même où il était perdu, l’insensé avait dit: «Je suis plus
près de Munich qu’ils ne sont de Paris.»

Il avait dit et répété que, s’il s’éloignait, il suffisait que Paris pût
se défendre quelques jours. Mais il n’avait pris nulle précaution pour
protéger, nourrir une si grande population.

Lui-même doutait si bien de pouvoir sauvegarder Paris qu’il avait écrit
à Joseph de _mettre (avant tout) en sûreté son fils_ avec l’impératrice.

Mais tous l’abandonnèrent. Joseph dit: «Je reste!» et partit.

Paris, à ce moment, était plus que Paris. Il était encombré d’une foule
immense de réfugiés, qui affluaient de toutes les parties de l’empire,
de toutes les Frances lointaines, et venaient ici se cacher aux plus
petits trous.

Pour les alliés, il suffisait de s’avancer en grandes masses, en
laissant toutefois à la France le temps de se reconnaître, d’abandonner,
d’abjurer l’auteur de tous ses maux. Le danger, dans cette longanimité,
était qu’Alexandre était suivi par un demi-traître, l’Autriche; elle
aidait le mouvement avec l’idée de le lâcher, si la France aux
expédients avait idée d’invoquer le beau-père et sa fille.

Aussi on n’agit avec fermeté et certitude que lorsque, Bernadotte ayant
amené à Alexandre les 100 000 hommes du contingent du Nord, les
Autrichiens se trouvèrent en minorité et subordonnés.

Rien n’est plus étrange que de voir Rovigo et, en général, les séides de
l’empereur, se donner tant de peine à expliquer l’_intrigue_ par
laquelle on écarta la jeune impératrice et le petit roi de Rome. «Deux
innocents, ce semble, dont on n’eût pas dû se défier.»

L’empereur, en offrant d’abdiquer au profit de son fils avait bien
averti que c’était lui-même encore, que, sous ce masque pacifique,
c’était la guerre éternelle.

Les fanatiques qui tenaient obstinément à Bonaparte étaient donc bien
aveugles pour ne pas voir l’obstacle énorme, gigantesque, qui lui
fermait la voie, l’excluait à jamais lui et les siens.

Quel obstacle? La haine du monde.

Haine solide et universelle. Et si elle était quelque part plus franche
et plus injurieuse, je puis dire que ce fut en France, où on était en
deuil de tant d’enfants, en deuil pour Moscou, pour Leipsick, pour cette
dernière campagne; il était maudit, et par une grande France qui n’était
d’aucun parti, mais simplement vouée à d’éternels regrets.

Je me rappelle très bien le jour où on nous nomma les Bourbons, que
personne ne connaissait.

L’empereur Alexandre arrivait, il est vrai, entouré d’émigrés de
l’ancienne France, et avec une disposition mystique, favorable au total
à cette antique race.

Talleyrand, qui avait bien quelques sujets de craindre le retour de
l’ancien régime, dut se joindre à l’intrigue royaliste et la diriger,
s’il pouvait.

Que dut-on dire à Alexandre: «que _cette famille_ était celle qui
inquiéterait le moins l’Europe, étant fatalement pacifique, prédestinée
à une paix forcée.»

Descendue par les femmes de la maison de Saxe, elle en avait l’obésité.

Le gros Louis XVIII, déjà âgé, eunuque, ne pouvait se bouger.

Le mâle de la famille, le comte d’Artois, usé et dégradé par les
plaisirs, était fort avili, depuis la campagne qui suivit Quiberon, par
le mépris des Vendéens eux-mêmes, les risées de Charette. Le terrible
petit livre de Vauban commençait à circuler partout.

C’est peut-être ce qui servit cette famille en montrant qu’on n’en
trouverait jamais une plus incapable. Le fils aîné du comte d’Artois, le
duc d’Angoulême, marié à une princesse stérile (la fille de Louis XVI),
était un honnête homme, mais, ce semble, grêlé, vieilli d’avance par les
débauches de son père, et au total impropre à tout.

Le second fils, le duc de Berry, fort livré au plaisir, n’en était pas
moins un brutal, propre à décourager la France de la vie militaire.

Bref, les Bourbons offraient à un degré tout à fait rassurant les
conditions d’incapacité qui promettaient de paralyser un pays si
guerrier, qu’on croyait (bien à tort) toujours avide d’aventures.

Dans le conseil où l’empereur Alexandre siégeait avec le roi de Prusse
et le général autrichien Schwarzenberg, personne n’osa parler pour la
régence de l’impératrice. Et l’Autrichien se tut.

La question parut tranchée par un mot violent du général Dessolles:
«Appelez la régence... et le tigre revient!»

Marmont, après avoir vaillamment livré un dernier combat pour défendre
Paris, avait été forcé par le conseil municipal de signer la
capitulation de cette ville, abandonnée par les frères, la femme, les
ministres de l’empereur, on peut dire par lui-même, qui était à deux
pas.

Les alliés entrèrent en grand ordre, et la garde nationale conserva ses
armes pour veiller à la paix publique. Alexandre dit un mot beau et
vrai: «Je viens réconcilier la France avec l’Europe.»

Cependant Bonaparte, à Fontainebleau, méditait un projet insensé et
terrible, qui eût égalé, dépassé le désastre de Moscou. C’était, avec ce
qui lui restait d’hommes, de rentrer dans Paris et d’y livrer bataille,
d’essayer d’en chasser l’armée de l’Europe. Acte désespéré, où Paris
certes ne l’eût pas secondé, mais qui eût pu amener sa destruction.
Après avoir mis sa famille en sûreté, et sans prendre aucune précaution
de défense, il appelait cette ville désarmée à un combat contre
l’Europe.

Plusieurs choses eussent rendu horrible cet événement. D’abord Paris
était encombré d’une masse immense de réfugiés, de toutes les parties de
l’empire.

Puis, les manufactures et fabriques nouvelles, qu’on y avait établies
sans précaution (celles surtout de produits chimiques) le rendaient
extrêmement combustible en cas de bombardement. J’en ai gardé un
souvenir cruel. Nous étions près d’une de ces fabriques, et, quand
quelques bombes tombèrent au faubourg du Temple, j’étais près de ma mère
mourante (et qu’on ne pouvait transporter). Une seule étincelle, tombée
là, nous eût brûlés vifs.

Voilà donc dans quelle horrible extrémité il nous jetait. Heureusement,
ses généraux se refusèrent à ce grand crime. Oudinot, Lefebvre,
déclarèrent qu’ils n’obéiraient pas. Et Ney, l’homme le plus populaire
dans l’armée depuis la retraite de Moscou, le somma d’abdiquer. On lui
apprit que le Sénat avait voté sa déchéance.

Il essaya encore d’abdiquer pour son fils. Mais personne ne fut pris à
cette ruse. On s’en tint à la capitulation, qui disait qu’il serait mis
dans une enceinte que choisiraient les alliés.

Humainement, mais très imprudemment, ils choisirent l’île d’Elbe, si
voisine de la France et de l’Italie.

En relisant les historiens, et même les non bonapartistes, je suis
frappé de les voir pour le tyran, contre ses généraux qui nous
sauvèrent. Ces hommes, dit-on, lui devaient leur fortune. Mais lui, que
ne devait-il pas à ceux qui, en Russie et ailleurs le protégèrent, lui
couvrirent si souvent le dos! N’importe, les narrateurs ne s’intéressent
qu’au grand coupable. C’est comme dans l’épigramme: «Ils pleurent sur le
pauvre Holopherne, si méchamment mis à mort par Judith.»




CHAPITRE V

DU CARACTÈRE, DU CŒUR DE BONAPARTE


C’est en 1814 que je place ces considérations. Car, en 1815, il baissa
tellement qu’on put douter que ce fût le même Bonaparte. Plus tard, à
Sainte-Hélène, c’est un Bonaparte soigneusement refait, arrangé.

Toute notre génération a usé des années, des parties longues,
précieuses, de la vie humaine, à lire des documents plus ou moins
falsifiés sur celui qui, même après sa chute, trôna dans la mémoire des
foules comme dieu de la victoire. Il a l’honneur affreux d’avoir
confirmé et grandi un mal trop naturel à l’homme, l’adoration de la
force brutale et l’idolâtrie du succès.

Pour moi, tout éloigné que je fusse de copier les contes ridicules de
Sainte-Hélène sur le bon cœur, la sensibilité de Bonaparte, je n’en ai
pas moins repoussé les satires atroces, étourdies, que les royalistes
lancèrent contre lui au jour de sa chute. Elles sont tellement
dégoûtantes que je les crois plutôt propres à faire des bonapartistes.
L’_Ogre de Corse_, et même le fameux pamphlet de Chateaubriand, ces
publications violentes, accueillies alors avidement de la France en
deuil, manquent tout à fait leur but par l’excès de la violence même.

Il n’en est pas ainsi du petit livre de M. de Pradt _l’Ambassade à
Varsovie_. Livre d’un homme d’esprit, léger sans doute, mais qui ici a,
selon moi, autant de solidité que d’éclat. Le premier, il a exposé, fait
comprendre les contradictions incroyables, les contrastes heurtés de ce
caractère. Ce que plus tard Vigny, Mario Proth, ont exprimé par le mot
qui a tant réussi: _Comediante, tragediante_, de Pradt l’a exprimé d’un
mot risqué, mais vrai: _Jupiter Scapin_.

Ces passages subits d’une grandeur théâtrale à une bassesse triviale et
bouffonne l’assimilaient sans doute aux acteurs médiocres de l’Italie
qui ne savent pas l’art des passages habilement ménagés.

Cependant, j’ai exposé dans mon premier volume les raisons qui le
mettent en contraste avec l’Italie, surtout l’indifférence au beau et le
prosaïsme parfait d’un caractère nullement sympathique aux beaux-arts.

J’ai dit qu’un spirituel Anglais, M. D’Israëli, voudrait le faire croire
Juif d’origine. Et comme la Corse fut autrefois peuplée par les Sémites
d’Afrique, Arabes, Carthaginois ou Maures, _Maranes_, disent les
Espagnols, il semble appartenir à ceux-ci plus qu’aux Italiens.

L’amour aussi de thésauriser, tant de millions entassés aux caves des
Tuileries, cela sent aussi le _Marane_.

De Pradt dit à merveille ce caractère: «l’empereur est tout ruse, ruse
doublée de force. Mais il attache plus de prix à sa ruse. Pour lui,
triompher n’est rien; c’est _attraper_ qui est tout: «Je suis fin»,
m’a-t-il dit cent fois[118]».

  [118] Madame de Rémusat s’exprime à peu près dans les mêmes termes sur
    ses habitudes de mensonge, t. I., p. 105. A. M.

Voyons où aboutit cet homme fin, lorsqu’il revint seul à Vilna. La scène
est si naïve, si évidemment vraie dans les moindres détails, qu’on
jurerait avec certitude que le narrateur n’a pu, ni voulu ajouter.

«Mes portes s’ouvrent et donnent passage à un grand homme, qui marchait
appuyé sur un de mes secrétaires. Un taffetas noir enveloppait sa tête,
son visage était comme perdu dans l’épaisseur de sa fourrure. C’était
une espèce de scène de revenant; je le reconnais, lui dis: «Ah! c’est
vous, Caulaincourt? Où est l’empereur?--Ici; il vous attend à l’hôtel
d’Angleterre.--Où allez-vous?--A Paris.--Et l’armée?--il n’y en a plus,
dit-il, en levant les yeux au ciel.»

«Je me précipite. J’arrive à cet hôtel, et je vois dans la cour une
petite caisse de voiture, montée sur un traîneau fait de quatre morceaux
de bois de sapin à moitié fracassé. Le Mameluck m’introduit dans une
salle basse, les volets à demi fermés pour protéger son incognito.

«L’Empereur se promenait dans la chambre, enveloppé d’une superbe
pelisse, recouverte d’une étoffe verte, avec de magnifiques brandebourgs
en or. Sa tête était couverte d’une espèce de capuchon fourré et ses
bottes étaient enveloppées de fourrures. «Ah! monsieur l’ambassadeur!»
me dit-il en riant. Je m’approchai avec vivacité, lui dis: «Vous nous
avez donné bien de l’inquiétude. Mais enfin, vous voilà!» Tout cela d’un
ton qui devait lui montrer ce qui se passait en moi. Le malheureux ne
s’en aperçut pas.

«Je lui parlai de l’armée polonaise. «Comment! dit-il, je n’ai vu
personne pendant la campagne.» Je lui expliquai comment, en dispersant
les forces polonaises, il avait rendu invisible une armée de 80 000
hommes.

«Au dîner, où il eut deux ministres[119], il disait en riant: «Du
sublime au ridicule il n’y a qu’un pas.»

  [119] Notez que c’étaient eux en partie qui l’avaient sauvé à la
    Bérésina.

«Et comme ils exprimaient leur satisfaction de le voir sauf après tant
de dangers: «Dangers? dit-il, pas le moindre. Je vis dans l’agitation;
plus je tracasse, mieux je vaux. Il n’y a que les rois fainéants qui
engraissent dans les palais. Moi, c’est à cheval et dans les camps. Du
sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas.»

«L’armée est superbe. J’ai toujours battu les Russes. Je vais chercher
300 000 hommes. Tout ce qui arrive, n’est rien, c’est l’effet du climat,
j’ai battu les Russes partout. (Tout cela d’un grand air de gaieté.) Je
ne puis pas empêcher qu’il gèle. On vient me dire tous les matins que
j’ai perdu 10 000 chevaux dans la nuit. Eh bien, bon voyage!»

«Cela revint cinq ou six fois. «Ah! c’est une grande scène. Qui ne
hasarde rien, n’a rien. Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas.»

«La conversation se prolongea ainsi près de trois heures. Le feu s’était
éteint. Le froid nous avait tous gagnés. L’Empereur ne s’en était pas
aperçu, se réchauffant à force de parler, et répétant deux ou trois
fois: «Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas.»

«Comme il allait partir et que chacun lui adressait ses vœux: «Je ne me
suis jamais mieux porté, dit-il. Quand j’aurais le diable, je ne m’en
porterais que mieux.»

«Cette conversation me frappa trop pour n’être pas bien sûr de l’avoir
rendue avec la plus grande exactitude.»

Elle frappera tout le monde en effet, comme un exemple unique de la plus
dure insensibilité.

Hélas! ce grand naufrage de 300 000 hommes perdus, ensevelis sous la
neige, c’était bien autre chose qu’une seule armée; c’était un monde,
les restes de la réquisition, de la conscription de vingt années;
autrement dit la France héroïque, victorieuse du monde, qui conduite par
sa foi aveugle, était venue mourir, s’enterrer là. Tout ce qui restait
de nos armées républicaines, de celles d’Italie, d’Égypte, d’Allemagne,
réunies toutes ensemble pour cette catastrophe commune! Et sur ce
cataclysme, ce naufrage d’un monde, pas une larme et pas un regret!
Ajoutez-y la France entière qui pleura tant d’années l’armée de Moscou.
Dirai-je une chose étrange, mais certaine; c’est que, trente ans plus
tard, aux hôpitaux vivaient encore de vieilles mères qui attendaient
leur fils et disaient: «Il va revenir!»

Les Russes mêmes furent touchés de ces scènes funèbres, de ce désastre
immense. Ils se souvinrent qu’ils étaient hommes et ils se trouvèrent
trop vengés.

Il y eut un homme, (un homme seul dans l’humanité) d’un orgueil si
féroce, qu’on le vit, pour échapper aux sifflets tant mérités par sa
sottise, se retrancher dans un rire, une ironie abominable.

Homme d’airain sans doute? comme l’ont dit les bonapartistes. Point du
tout. Infiniment sensible en tout ce qui touchait sa propre sûreté, son
salut personnel.

Le récit qui suit est si triste, et dégradant pour la nature humaine,
que d’abord j’eus envie de le supprimer.

Comment un homme, endurci par tant de batailles, descendit-il si bas aux
extrémités des peurs les plus honteuses? Cela paraît invraisemblable.

Il avait demandé lui-même comme garantie de sûreté que des commissaires
des cinq grandes puissances le conduisissent à l’île d’Elbe, de sorte
que ce qu’on va lire fut vu par cinq témoins. Si le témoin le plus
hostile, le Prussien, s’empressa de noter telles circonstances
déshonorantes, elles furent de même certifiées par le Russe, par
l’Autrichien qui voyait en Napoléon le gendre de son maître. Ils furent
même si humains et si bienveillants, que, pour le rassurer, ils
s’exposèrent, consentant à des travestissements, des échanges d’habits
qui, avec une populace ivre de fureur, pouvaient leur tourner mal et les
faire massacrer eux-mêmes.

Près de Valence, il rencontra Augereau, et, pour la première fois, vit
combien il était déchu. Augereau ne le salua pas, mais en l’embrassant
il le tutoya grossièrement et lui fit reproche de son ambition qui
l’avait conduit là. Napoléon prit bien la chose et l’embrassa encore.
Augereau s’en alla, sans saluer.

A Avignon, mille invectives s’élevèrent de la foule. A Orgon, on fut
effrayé du spectacle sinistre d’une potence d’où pendait un mannequin
sanglant.

Le commissaire russe, qui venait derrière, tâchait de calmer la foule,
au nom de la pitié qu’on devait à un malheureux prisonnier.

Bonaparte, fort pâle, au fond de sa voiture, essaya d’abord de se cacher
derrière son compagnon, le général Bertrand. Puis il n’y tint pas; la
peur lui fit prendre la cocarde blanche, un habit de courrier, et il se
mit à courir en avant.

Les voitures n’allaient pas si vite, ce qui faillit faire une tragédie.
A Saint-Canat, le peuple voulait ouvrir la voiture pour massacrer
Bertrand qui y occupait la place de l’empereur.

Lui-même, ayant en vain essayé de se faire passer pour Anglais, proposa
de rebrousser chemin jusqu’à Lyon afin de prendre une autre route. Il
pleurait et, comme un enfant, regardait si l’on pouvait s’enfuir par la
fenêtre; mais elle était grillée, et peut-être gardée par une foule
hostile.

L’hôtesse qui survint, assurait que sans doute on allait massacrer,
noyer Bonaparte. Pour mieux dissimuler, lui-même applaudissait.

Il imaginait par moments que les commissaires l’empoisonneraient
peut-être, et ne voulait pas toucher à leur repas. Enfin ce qui était le
signe d’un cerveau bien flottant à force de peur, c’est que, par
moments, au milieu de ses pleurs, il parlait beaucoup, faisait l’aimable
et le gentil, tout ce qu’un Gilles aurait rougi de faire.

On repartit à minuit, et un Russe, aide de camp du commissaire
Schouvalow, voulut bien, pour le rassurer, endosser l’habit sous lequel
il avait joué le rôle de courrier. Bonaparte alors se fit général
autrichien en mettant l’habit blanc du commissaire Kohler, et
par-dessus, le manteau du Russe Schouvalow; Kohler l’avait dans sa
voiture, et, pour éloigner toute idée d’étiquette, à sa prière sifflait,
et faisait fumer son cocher.

Enfin, on rencontra deux escadrons de hussards autrichiens, qui
l’escortèrent et finirent ses terreurs.

J’ai donné ce triste récit en faveur de ceux qui, comme Montaigne, se
plaisent à noter les variations de la nature humaine. Elles sont
fortes, mais nullement capricieuses. Et s’expliquent très bien
physiquement[120].

  [120] Chateaubriand, ici, est ridicule. Il en conclut que Bonaparte
    comme l’ange du mal, avait le double don de tromper en deux sens,
    d’être par moments petit, puis de s’étendre indéfiniment.--D’autres
    feront l’histoire plus médicale que passionnée de ses galanteries,
    assez tardives, mais sèches et terriblement égoïstes. La campagne,
    si active, de 1814, le laissa épuisé. De là la défaillance de
    Fontainebleau, la tentative d’empoisonnement (?). Et enfin, en
    Provence, cette peur ignoble de la mort.--Refait et raffermi à l’île
    d’Elbe, il y reprit un retour d’énergie pour la belle scène de
    Grenoble. Son bavardage immense de Paris semble l’avoir énervé de
    nouveau. Il fut fort indécis dans cette campagne si courte de 1815,
    et Bernard, son aide de camp, a affirmé que de bonne heure à
    Waterloo il quitta le champ de bataille et ne s’arrêta qu’à dix
    lieues.




LIVRE VI

RESTAURATION.--LES BOURBONS




CHAPITRE PREMIER

LA CHARTE.--LOUIS XVIII (1814)


Si les Bourbons, inférieurs à Bonaparte en tant de choses, avaient
montré qu’ils ressemblaient tant soit peu à leur Henri IV par le cœur,
on les eût tenus quittes du reste.

Leur rôle était plus facile qu’on ne l’a cru. La France, après ce règne
terrible, avait faim et soif de bonté, était crédule aux moindres signes
qui auraient pu l’indiquer. Des occasions solennelles se présentèrent,
et froidement, maladroitement, les Bourbons les manquèrent toutes. La
condamnation à mort de Ney, les fureurs royalistes du Midi, donnèrent
ces occasions dont on ne profita pas. Mais surtout l’occasion si
naturelle d’intervenir, de faire ménager le sang dans les affaires
italiennes, espagnoles, où ces peuples nous tendaient les bras,
espéraient dans l’intervention compatissante de nos rois.

Les Bourbons ne firent rien pour eux.

La branche cadette, qui avait tant de vertus personnelles, ne montra pas
plus de bonté. En Italie, en Pologne, quel essai d’intervention? La
répression sanglante de Saint-Merri et son durable succès indiquèrent
longtemps d’avance comment une autre dynastie gagnerait, le 4 décembre
1852, sa victoire, non moins durable, et qui n’a fini que par les
infamies de Metz et de Sedan.

Ainsi pendant soixante ans, sous trois royautés différentes, ce siècle
fit lentement une grande œuvre qui restera: «L’effacement de la légende
qui, si longtemps, fit croire _au cœur royal_, à la prétendue bonté que
recèle, disait-on, le cœur des rois.»

Ce que la logique ne faisait pas, l’expérience le fit. Et ce siècle
marcha définitivement, non pour la France seulement, mais pour l’Europe
et le monde, «_vers la République, vers le self-government_, le
gouvernement où l’homme, devenu majeur, fera désormais ses affaires
lui-même».

C’est l’histoire du siècle en deux mots. Il sera nommé le siècle où
commença pour le monde, la majorité de l’homme.

                   *       *       *       *       *

Les historiens royalistes de la Restauration, dans leurs récits
prolixes, abrègent et obscurcissent, tant qu’ils peuvent, le fait
principal. Louis XVIII fit-il la Charte de son propre mouvement, comme
le disent Capefigue et autres? Ou bien, comme le dit Lamartine avec plus
de vraisemblance, la fit-il malgré lui, pour obéir au plus puissant des
alliés qui, sans cette concession, ne croyait pas que ce pays si agité
pût accepter tout à coup le repos? L’empereur Alexandre disait que, sans
cela, il n’oserait évacuer la France, ou que, du moins il laisserait
trente mille hommes à Paris.

Louis XVIII qui venait d’Angleterre, avait remercié le prince régent
comme l’auteur unique de sa restauration. Les Anglais sont sujets à
croire que le gouvernement représentatif, fruit naturel du sol anglais,
est trop au-dessus de la France.

D’autre part, les émigrés, leur prince, le comte d’Artois, ne rêvaient
rien que le rétablissement de l’ancienne monarchie. Ils se figuraient
que la France était heureuse de venir à eux, de se livrer sans
conditions.

Je me rappelle encore ce 18 avril 1814, un jour de printemps admirable,
où le comte d’Artois entra à Paris. Sa figure aimable, béate, usée et
niaise, était parfaitement inconnue à cette foule. Mais on ouvrait fort
les oreilles aux mots qu’il prononçait avec ses royalistes: «Plus de
conscription! Plus de droits réunis!»

Le roi podagre qui le jalousait fort, l’avait envoyé en avant, dans
l’espoir bien fondé qu’il ferait tout d’abord quelque sottise, des
promesses impossibles à réaliser. De plus, qu’il aurait l’odieux de
certaines mesures auxquelles nous condamnait notre situation, par
exemple, la remise de tant de places fortes, de garnisons que nous
avions encore dans toute l’Europe, avec un immense matériel. C’est ce
qu’il fit, en effet, sans même réclamer ce qui provenait de l’ancienne
France, des dépôts de la Fère, Valence, etc.

Mais ceux de son parti, les émigrés, charmés de rentrer à tout prix, ne
lui en surent pas mauvais gré, et il resta toujours leur Henri IV, au
grand chagrin de Louis XVIII. Jadis, pour se rendre populaire, il avait
simulé des tendances constitutionnelles, mais en 1814 voyant d’Artois
d’autant plus accepté des royalistes qu’il ne promettait rien que la
royauté absolue, il se garda bien d’offrir des libertés qu’on ne lui
demandait pas. Il lui semblait plus beau de dire qu’il ne faisait que
continuer son règne à de nouvelles conditions.

Les historiens royalistes admirent fort la hauteur, la grandeur de
courage avec lesquelles il résista à son bienfaiteur Alexandre.

Il faut le dire, à l’honneur de la nature humaine, le czar ayant eu le
bonheur immense de renverser Napoléon et d’entrer à Paris, tenait à
faire à Dieu l’hommage de son succès par une conduite admirablement
magnanime. Il semblait demander pardon d’avoir vaincu. Non seulement il
respecta nos monuments, mais il nous laissa même le fruit de nos
victoires. Dans sa visite aux Invalides, voyant ces vieux soldats tout
tristes, il eut l’idée chevaleresque et délicate de leur restituer les
canons russes qu’ils avaient pris jadis à Austerlitz.

La seule chose où Alexandre se montra russe, et qu’il fut sans doute
obligé d’accorder aux siens comme l’expiation de l’incendie de Moscou,
ce fut de faire célébrer une messe russe sous les fenêtres de la place
de la Révolution. Du reste, il se montrait attendri, respectueux pour
Paris, comme capitale de la civilisation occidentale[121].

  [121] Rien de plus bienveillant que ce cortège d’Alexandre à Paris.
    Une chose même extraordinaire avait eu lieu sur la route de
    Fontainebleau, couverte de Cosaques. Le fameux Platow, leur Hetmann,
    si terrible aux Français dans la retraite de Russie, en conduisant
    vers Paris ces cavaliers sauvages, eut une rencontre. Sur la route
    absolument déserte, délaissée de tout habitant, Platow vit venir à
    lui un petit vieillard maigre, monté sur un méchant cheval. Platow
    met pied à terre lui-même, et se jette à genoux, versant des larmes.
    Le petit vieux était Kosciuszko; et Platow, en le revoyant, avait
    songé au divorce cruel qui existe depuis deux siècles entre la
    Pologne et les Cosaques, deux peuples frères de même sang, divisés
    pour la ruine des uns, l’esclavage des autres.

Il marchait entouré d’une élite des hommes supérieurs de l’Europe, les
Humboldt, les Capo d’Istria et Pozzo qui, comme Corse, réclama sa
qualité de Français. En venant et passant par Sceaux, il y avait
retrouvé son ancien précepteur, le grand patriote Suisse, César de
Laharpe.

Alexandre revenait aux jours de sa jeunesse, aux rêves dont Czartoryski
l’avait jadis entretenu. Au reste, l’acte incohérent qu’on appela la
Charte et que Louis XVIII fit écrire par Beugnot et l’abbé de
Montesquiou, ne ressemble pas mal à celle que les deux amis avaient
autrefois préparée pour la Pologne.

Mais en donnant ces libertés, le roi y joignait un mot qui semblait les
retirer toutes. Il disait qu’il les «_octroyait_».

Ainsi la _souveraineté du peuple_, le mot que Bonaparte employait si
souvent, le nouveau roi n’ayant pour lui nul prestige et nulle gloire,
croyait arrogamment pouvoir le supprimer.

Tout Parisien a le vif souvenir de cette génération qui escortait le
czar. M. Alexandre de Humboldt, après tant de voyages, demeura de
longues années au quai du Louvre, comme au lieu le plus habitable de la
terre.

C’était une génération non seulement plus éclairée, mais même plus
humaine et plus bienveillante au total, que toutes celles qui ont suivi.

Capo d’Istria travailla bientôt à faire en Grèce ce que Laharpe douze
ans auparavant avait fait en Suisse, au moins dans son pays natal, le
canton de Vaud.

Il semblait qu’un vieillard exilé si longtemps et propre frère du martyr
du parti, dût inspirer respect, surtout aux royalistes.

Mais la mine fleurie de Louis XVIII, son brillant embonpoint annonçaient
trop qu’il avait pris peu d’intérêt aux malheurs de Louis XVI. On savait
même qu’il avait eu grande part à ceux de la reine, étant l’instigateur,
sinon l’auteur des terribles pamphlets anonymes qui avaient tant
contribué à la déshonorer, à déconsidérer le trône. Il avait la
réputation d’un parfait égoïste.

Des légendes gastronomiques couraient sur lui, sur les pyramides de
côtelettes qu’on lui échafaudait et dont il ne mangeait que la dernière,
celle d’en bas, qui recevait tout le jus.

La pléthore, effet naturel d’une vie gourmande et immobile, l’aurait
rendu malade si on n’y eût pourvu par des cautères. Ces dérivatifs lui
gardèrent un fort beau teint et d’étranges regains de jeunesse.

                   *       *       *       *       *

Louis XVIII en arrivant avait fait une grosse sottise, une maladresse
qui sembla une déclaration de guerre à l’armée, un mépris singulier de
l’honneur national. Bonaparte tenait en prison le général Dupont, qui
avait fait la capitulation de Baylen. On fait sortir ce prisonnier, on
le nomme ministre de la guerre.

Les Bourbons s’isolèrent eux-mêmes, ils éloignèrent de Paris ce qui
restait de la garde impériale, composèrent les gardes du corps
uniquement de jeune noblesse. De là des duels, des disputes avec les
officiers qu’on mettait à la demi-solde. Ces jeunes gens et la garde
nationale à cheval constituaient pour le roi une assez pauvre défense.
Braves comme individus, ils valaient peu comme corps militaire. Et le
jour du danger, on les vit disparaître presque tous.

Si les Bourbons avaient conspiré pour Bonaparte, ils n’auraient pas
mieux fait. Cependant les bonapartistes n’osèrent se montrer tout
d’abord. Le grand mouvement de la presse commença par les patriotes,
Carnot, et les rédacteurs du _Censeur_, MM. Comte et Dunoyer. Le premier
lança un pamphlet où il lavait les régicides. _Le Censeur_ entreprit
sérieusement de mettre le gouvernement sur la ligne de la constitution.
Enfin parut _le Nain jaune_, petit journal où le bonapartisme se
dévoila, essaya des traits satiriques contre ce gouvernement ridicule,
incapable.




CHAPITRE II

LES CENT JOURS


Chacun sentait très bien que Louis XVIII ne durerait guère, qu’un
vieillard fort peu sobre pouvait avoir tel accident subit qui
transmettrait le trône au comte d’Artois, jouet du parti rétrograde.
Celui-ci, malgré sa douceur naturelle, ses qualités aimables, devait
certainement être entraîné, par la meute insatiable de l’émigration,
dans les voies espagnoles, le système de confiscation pratiqué par
Ferdinand VII.

Perspective effrayante, qui explique parfaitement la facilité avec
laquelle tant d’honnêtes gens qui venaient de vouer leur foi aux
Bourbons, accueillirent Bonaparte quand il revint de l’île d’Elbe.
L’Histoire a tenu trop peu de compte de tout cela, et a durement
reproché à la France, à ses héroïques soldats, à Ney, par exemple, une
versatilité qu’expliquait très bien le changement des Bourbons, et
disons mieux, leur perfidie à fausser, à trahir la Charte qu’ils
venaient de donner.

La Russie et l’Autriche avaient risqué beaucoup en laissant Bonaparte en
Europe, en le mettant à l’île d’Elbe, près de la France et près de
l’Italie. Les Anglais, au contraire, voulaient plutôt le reléguer au
sein des mers australes, et de bonne heure leurs journaux regrettaient
qu’on ne l’eût pas mis à Sainte-Hélène.

Telle était aussi la pensée des intrigants qui songeaient à associer la
France avec l’Espagne; ils n’auraient pas osé suivre ce mouvement si la
Russie, l’Autriche, fussent restées à même d’évoquer l’ombre terrible du
rivage de fer de l’île d’Elbe. Une chose toutefois faisait croire aux
Bourbons, aux alliés en général, le retour de Bonaparte impossible,
c’était le récit des commissaires qui l’avaient conduit et sauvé des
populations provençales, si irritées. Il avait donné des signes d’une
peur si naïve, qu’on ne pouvait pas croire qu’il bravât encore ce
danger.

Mon beau-père, homme plein d’imagination et de cœur, s’était épris du
héros malheureux, et s’était fait à l’île d’Elbe l’un de ses
secrétaires, lui lisant et lui traduisant les journaux anglais et
autres[122]. Il lui atténuait les injures, insistait plutôt sur les
renseignements utiles qu’on en pouvait tirer. Mais ce qui, je crois, le
lança dans son entreprise téméraire, ce fut moins les renseignements
vagues qu’il eut par Dumoulin, Chaboulon, d’après Bassano ou la reine
Hortense, que l’itinéraire très précis que Lavalette et autres dévoués
purent lui tracer, lui marquant que, derrière le Rhône si menaçant, on
pouvait remonter par les Alpes-Maritimes, Grenoble, enfin Dijon, parmi
des populations tout opposées, où les bonapartistes se trouvaient
prépondérants.

  [122] Voy. madame Michelet, _Mémoires d’une enfant_.

Tout fut mené habilement. Il passa derrière le rideau des montagnes
jusqu’à Grenoble, toucha Lyon, passa rapidement au Nord, en évitant le
Centre, le Midi, l’Ouest, de manière à dire ou à croire que la France
était pour lui. On le mena toujours en face des soldats, de manière à
faciliter les pourparlers, au lieu qu’on aurait dû le laisser à
distance, ne s’expliquer qu’avec le canon.

Quant à l’audace tant admirée de se présenter seul à Grenoble, d’offrir
sa poitrine aux fusils, la scène était d’un effet si certain, si prévu,
qu’on s’étonne de l’importance que tous, même les historiens royalistes,
ont attachée à ce fait. Son instinct lui faisait assez deviner que des
soldats français seraient frappés, s’arrêteraient devant ce geste
dramatique, ne tireraient pas sur un homme qui apparaissait seul, quand
même cet homme n’eût pas eu le prestige de son nom.

Tout le servit, au point qu’on ne coupa pas même les ponts de Lyon, sous
le prétexte frivole que ce serait gâter ces beaux monuments.

Louis XVIII, qui avait dit aux Chambres qu’il resterait, s’enterrerait
sous les ruines de la monarchie, lui fit la partie belle en s’en allant
à Gand la veille de son arrivée (19 mars). Napoléon n’osa entrer à Paris
que le soir. Paris le haïssait. Mais, d’autre part, le doute était
immense. L’émigration, maîtresse sous les Bourbons, faisait entrevoir à
la France une révolution territoriale, analogue à celle des
confiscations de Ferdinand VII, dont nous allons parler. De là, le
trouble, l’embarras de Ney, et la fluctuation de Benjamin Constant;
après avoir écrit violemment contre Bonaparte, il fut crédule à ses
promesses et se rendit à son appel aux Tuileries.

M. de Sismondi, un des hommes les plus honnêtes de l’Europe, et qui fit
tout exprès le voyage de Paris, m’avoua plus tard que lui-même avait été
alors dans une grande perplexité, voyant bien que, sans Bonaparte la
contre-révolution allait arriver. Cependant, il ne lui avait jamais été
favorable; il le trouva changé, au-dessous de lui-même, gras, ventru et
bavard. Sa figure était autre. «Je trouvai, dit Sismondi, que dans sa
pâleur elle ressemblait à une tête de veau bouillie.»

Bonaparte mentait visiblement en disant que l’impératrice allait
revenir. L’Autriche, il est vrai, en repoussant Napoléon, comme les
autres puissances, n’ôtait pas tout espoir, se réservant pour le cas
d’une régence. Napoléon dut à son mariage autrichien l’une des
principales causes de sa ruine; il lui dut sa folle confiance.

D’une part, il ne donna pas l’essor au parti franchement national; et il
perdit en paroles le temps qu’il pouvait déjà employer en opérations
militaires, par exemple à prendre la Belgique, qui lui eût donné
cinquante mille hommes de plus.

Ceci m’a rappelé l’histoire des condottieri et celle des tyrans
d’Italie, qui, par des mariages princiers, attirèrent et perdirent trois
de ces aventuriers si fins, et prouvèrent que pour perdre un homme le
meilleur piège est une femme.

Au reste, la guerre avait changé d’aspect. Elle avait pris pour
Alexandre, alors de plus en plus mystique, l’aspect d’une croisade
contre l’ennemi de la paix commune, le représentant du principe
anti-chrétien.

S’il y avait pour Bonaparte une chance de salut, c’était d’évoquer
franchement le principe contraire, celui de la Révolution. Mais il en
avait peur. La France était moins endormie qu’on ne l’a dit. Son Acte
additionnel aux Constitutions de l’Empire, donnant les libertés
nouvelles comme une continuation d’un despotisme de douze ans, ne trompa
pas les électeurs qu’il avait appelés à le jurer. Ils dirent sévèrement
qu’il devait rapporter de l’exil _le repentir de son passé_.

Le jour de ce serment, la cérémonie du _Champ de Mai_ fut ridicule en
bien des sens. D’abord, pourquoi ce nom carlovingien de Champ de Mai? Et
pourquoi cette messe et ces cardinaux en bas rouges? Champollion aîné,
un homme assez équivoque, lut le chiffre douteux et incomplet des votes
(qu’on dit _celui de la presque unanimité_).

Mais ce qui fut étrange, faillit ôter toute gravité à la cérémonie, ce
fut le costume de l’empereur. Quelle fut la surprise de voir celui qui
paraissait toujours en habit militaire, botté, éperonné, en robe
blanche, immaculée, sous l’innocent costume du jeune Éliacin dans
Athalie! Ajoutez que sur cette blancheur virginale apparaissait la
figure jaune et sombre du Corse[123].

  [123] M. Michelet assista à la cérémonie; il avait alors seize ans. A.
    M.

Le tout sembla (ce qui était vrai) un mensonge théâtral. Le pis, c’est
qu’on se demandait si ce serait là tout; car on attendait autre chose.
Les uns croyaient que Marie-Louise et l’enfant allaient revenir avec la
paix; d’autres que Bonaparte, abdiquant la couronne, rétablirait la
République sous un consul élu.

A la suite de cette comédie, dans ce moment où l’Europe tout entière
s’avançait contre lui, il s’occupait à composer sa Chambre des pairs.
Dans celle des députés, il n’avait pas pour lui plus de soixante
membres.

C’est-à-dire qu’il était repoussé de la France autant que de l’Europe.
Dès le 13 mars, non seulement les rois, les diplomates, mais les peuples
même, avaient condamné ce démon de la guerre. Sa déportation aux terres
australes, à Sainte-Hélène, était prononcée, applaudie surtout par les
masses armées qui, retournant chez elles en 1814, étaient ramenées en
1815 pour exécuter la sentence prononcée contre ce _convict_ odieux.

                   *       *       *       *       *

Le grand événement de la restauration de l’Espagne faisait espérer aux
Bourbons de fausser celle de la France, d’éluder les promesses de la
Charte, octroyées (comme on a vu) malgré eux.

La folle obstination de Bonaparte dans son affaire d’Espagne lui avait
fait traîner jusqu’au dernier moment son projet de rendre la liberté à
Ferdinand et de le renvoyer en lui imposant des conditions. Il en
voulait aux Espagnols de leur vaillante résistance et ne stipula rien
pour eux. D’autre part, les Anglais, que les Cortès empêchaient de
prendre Cadix et les colonies d’Amérique, s’en vengèrent en n’exigeant
rien pour l’Espagne auprès de Ferdinand.

Ainsi, des deux côtés, cette héroïque nation fut remise sans condition à
son tyran altéré de vengeance.

Le 24 mars, à peu près au moment où les alliés entraient à Paris,
Ferdinand entrait en Espagne, n’ayant reçu des Cortès nulle obligation
que celle d’un serment illusoire. Il l’éluda par une lettre ambiguë
qu’il envoya devant lui. Et enfin le 24 mai, à Valence, il déclara nuls
tous les décrets des Cortès et se refusa à jurer la Constitution.

Le ministère anglais qui le connaissait bien et craignait que
l’Angleterre ne s’indignât d’avoir tant fait pour rétablir un monstre,
avait tiré de lui cette seule promesse: qu’il n’y aurait pas de sang
versé. Mais cela n’empêcha pas qu’on ne fît mourir les patriotes dans la
lente agonie des présides (les bagnes africains). Cela n’empêcha pas que
douze mille personnes à la fois furent bannies, leurs biens confisqués.
Tout le midi de la France fut peuplé de ces squelettes vivants qui
expiraient de faim. L’Inquisition, rétablie, ajoutait aux rigueurs d’une
police terrible, suivant les directions de Gravina, le nonce de Pie VII,
et du confesseur de don Carlos, qu’il fallut arracher à la direction
d’un couvent de jeunes religieuses qu’il avait souillées toutes.

Cette tyrannie de l’Espagne et ces vastes confiscations inspiraient à
nos émigrés une vive rivalité. Et l’on cherchait les moyens de parvenir
à les imiter, en s’unissant avec l’Espagne, avec Naples (rendue aux
Bourbons), et ressuscitant ainsi entre ces trois puissances parentes le
_Pacte de famille_, selon l’idée de Choiseul et de Louis XV. Pour
replonger ainsi tout l’Occident au parti rétrograde on s’adjoignit
l’Autriche, de manière à isoler l’empereur Alexandre, qui n’eût plus eu
pour lui que l’alliance prussienne.

Projet bigot du pavillon Marsan, des amis du comte d’Artois, et que
Louis XVIII, par son instinct naturel de fausseté, acceptait contre
Alexandre qui l’avait amené à Paris et forcé de donner la Charte à la
France.

Louis XVIII eut le plaisir de confier cette œuvre d’ingratitude à
l’homme qui avait le plus à se louer d’Alexandre, à Talleyrand, auquel
le czar avait accordé cet honneur de loger chez lui à Paris. Talleyrand
fut charmé de machiner cette intrigue au Congrès de Vienne, et par là de
se réconcilier avec le parti rétrograde.

Alexandre, indigné, par représailles, accueillit bien Eugène et tous les
Beauharnais, qui en conçurent des espérances folles.

Il faut dire qu’il se montra étonnamment imprudent, en donnant à
Bonaparte une résidence en son propre climat, en lui assignant la Corse,
puis l’île d’Elbe, si voisine de la France et de l’Italie.

Talleyrand répétait malignement le propos anglais, que l’on aurait mieux
fait de le mettre au bout de l’Océan, à Sainte-Hélène, lieu seul facile
à surveiller, où il serait dans une demi-prison, sur un pic basaltique,
comme ceux où les Anglais ont gardé tant de princes indiens.




CHAPITRE III

WATERLOO (18 JUIN 1815)


Le grand historien qui a réduit à leur juste valeur les mensonges de
Sainte-Hélène, M. Charras, et M. Quinet dans un petit livre admirable,
n’ont pas assez, peut-être, insisté sur ce point: _Que la France l’avait
condamné_, rejeté, et je ne parle pas de la France royaliste, de la
Vendée, du Rhône, mais de la grande France impartiale qui faisait la
majorité immense du pays. Il n’en put tirer que 16 000 conscrits. Le peu
de voix qu’il avait à la Chambre des députés exprime parfaitement la
faible minorité qui le suivait encore, et qui prit part à cette guerre.

«Il avait trop peu de monde à Waterloo.» Pourquoi? C’est que la France
le connaissait, et qu’elle hésitait fort à combattre pour ramener la
tyrannie et la guerre éternelle.

L’armée de Waterloo était proprement militaire, n’étant pas composée de
jeunes gens comme la majorité de celle de Leipsick, mais de soldats la
plupart bronzés et durcis par la guerre. Il y avait des prisonniers
revenus d’Espagne, de Russie, ou des pontons anglais, tout cela fort
irrité, sauvage.

Un narrateur anglais, qui était dans la cavalerie anglaise, raconte avec
quelle haineuse animation les cuirassiers français poursuivaient,
piquaient par derrière les Anglais mieux montés et qui les devançaient
toujours. «Je n’avais jamais vu, dit-il, de figures si hostiles, ni si
âprement militaires.»

Les nôtres étaient pleins, non seulement de colère, mais de défiance,
rapportant à la trahison tous les revers récents, ne tenant jamais
compte ni des fautes de Napoléon, ni de cette circonstance, d’avoir mis
contre soi l’humanité entière.

Plusieurs passaient à l’ennemi, non comme Marmont, _in extremis_, ayant
bien combattu, mais d’avance et au moment critique, comme le Vendéen
Bourmont.

Chose pire encore, Clarke, ancien ministre de la guerre en 1814 (et en
1815, ministre de Louis XVIII à Gand), donna aux alliés les
renseignements les plus utiles. Un officier, envoyé par lui, fit de
mémoire aux alliés le calcul, l’énumération des forces qu’avait Napoléon
(120 000 hommes). Wellington sut tout dans la nuit, et n’accepta la
bataille qu’étant certain que les Prussiens viendraient le seconder à
quatre heures de l’après-midi.

Ceux-ci d’abord, fort effrayés par les succès de Bonaparte à Fleurus, à
Ligny, se débandèrent, dit Marmont, en grand nombre. Car Marmont qui,
pour ses blessures, était aux eaux d’Aix-la-Chapelle, vit arriver 3000
fuyards prussiens dans ce lieu si éloigné de la bataille.

Marmont, juge compétent, et fort d’accord avec l’exact Charras, dit que
Napoléon, par son indécision, perdit les avantages qu’il avait eus
d’abord, que le 16, il affaiblit Ney, l’empêcha d’emporter les
Quatre-Bras et d’écraser l’avant-garde ennemie. Cette indécision promena
d’Erlon en marches et contre-marches, de sorte qu’il ne fut utile ni
contre les Anglais ni contre les Prussiens, qui par l’arrivée de Bulow,
eurent trente mille hommes de plus.

Le 18 juin, à Waterloo, Bonaparte sut par une lettre de Blücher,
interceptée, que Blücher arriverait à quatre heures de l’après-midi.
Donc, il devait attaquer de bonne heure. Le temps était mauvais; une
grande pluie était tombée la nuit; et la moisson mouillée rendait la
plaine peu traversable à la cavalerie et à l’artillerie. «Ajoutez, dit
Marmont, qu’on calculait que, pour une longue bataille on avait peu de
munitions.»

Napoléon déjeuna à huit heures, bien tard pour juin où le jour vient si
tôt. M. Pétiet, général de cavalerie qui, de son cheval, le regardait
déjeuner à une petite table, dit que tous furent frappés de sa pâleur,
d’un effet fantasmagorique; «en voyant, disait-il, _ce visage de suif_,
nous conçûmes un mauvais augure».

Donc, il ne commença le combat qu’à onze heures, selon le vœu de
Wellington qui, montre en main, devait attendre quatre heures et
l’arrivée des Prussiens avec grande impatience.

Heureusement pour lui, Napoléon perdit des heures encore à forcer le
château d’Hougoumont qu’il pouvait écraser d’artillerie, s’il n’eût
économisé la poudre. Et pourquoi n’avait-il pas eu la prévoyance d’en
faire venir assez?

La cavalerie française ayant refoulé, écrasé l’anglaise, dominait,
conduite par Ney, le plateau qu’occupait Wellington, lorsque
l’infanterie anglaise par sa fermeté, ses décharges rapides, ses armes
excellentes, sa poudre supérieure, arrêta court les nôtres. Là était le
moment de faire agir la garde impériale. Mais Napoléon ne s’y décidait
jamais qu’ayant employé tout. Ici, elle partit trop tard, et agit peu.
Son artillerie, fort lourde, s’embourba. Et Wellington la voyant
embarrassée, paralysée, pour prolonger cet embarras, fit un sacrifice
effroyable. Il grisa un de ses plus beaux régiments de dragons, et, sans
bride ni mors, les lança d’en haut sur les nôtres, bien sûr que ces
dragons seraient tous massacrés, mais que, par ce massacre, il
obtiendrait encore quelques minutes pour l’arrivée des Prussiens. Bulow
était déjà venu avec trente mille hommes, Blücher venait avec
quatre-vingt mille.

Là se place la grande dispute. Napoléon accuse le retard de Grouchy.
Mais, quand même Grouchy eût mieux marché, dit Charras, avec trente
mille hommes, aurait-il pu en arrêter cent mille[124]? Grouchy de toute
façon, n’arrivant qu’à dix heures du soir, n’eût fait qu’augmenter le
désastre.

  [124] Charras, ch. XV.

La fin de la bataille et la confusion qui suivit, sont très favorables
aux tableaux d’imagination. Là, les rhéteurs triomphent. Même les
royalistes (par culte du pouvoir, quel qu’il soit) s’efforcent de
couvrir Napoléon. «Il s’élançait; on le retint, et il ne fut pas libre
de mourir.»

Son aide de camp (le général Bernard) dit tout le contraire. Il partit
de bonne heure, et son cheval persan le porta d’un trait à dix lieues, à
Philippeville. Il fut le premier des fuyards. Comme aux retours
d’Égypte, de Moscou, de Leipsick, il devança tout le monde, mérita le
prix de la course.

On a vu en Provence à quel point il était nerveux. Ici, il y eut, dans
cet empressement de se mettre en sûreté avant toute chose, une bien
grande insensibilité et un oubli de tout honneur. Car enfin cette armée
n’était nullement détruite, et on dit que les Anglais et Hollandais
avaient perdu autant de monde. Les masses noires des Prussiens, arrivant
tout à coup au nombre de cent mille, avaient produit la grande alarme,
et fait dire: «Ils sont trop[125]!»

  [125] Mot historique.

Sur la route, des hommes énergiques (comme Mouton-Lobau) essayèrent
plusieurs fois de reformer les nôtres. Mais ils étaient atteints au
cœur, découragés. Qui osera dire que la présence de l’empereur
(s’obstinant à rester) n’eût pas arrêté, fixé au sol beaucoup de ceux
que Lobau alignait, de ceux que Cambronne blessé, sanglant, garda, et
qui crurent mourir avec lui?

A Charleroi, Bonaparte dit: «Je resterai à Laon.» A Laon, il fit son
bulletin mensonger sur Waterloo, regrettant seulement de n’avoir pas osé
accuser Ney de la perte de la bataille. Enfin, il se décida pour
affronter Paris, disant que s’il tenait Paris, il tenait tout. Mais
comme à son retour de l’île d’Elbe il n’osa y entrer que le soir, et
piteusement, alla à l’Élysée, n’aborda pas les Tuileries.

Ici, encore, les royalistes et Lamartine en tête, sont pour Napoléon;
ils attribuent tout ce qui va suivre aux intrigues de Fouché, qui d’une
part s’entend avec Wellington, de l’autre pousse Lafayette.

Très vaines finasseries, qu’on substitue à une chose que la nécessité
faisait d’elle-même et qui est plus claire que le soleil.

L’empereur avait dit des représentants dans son bavardage indiscret:
«Une victoire, et je les fais taire. Deux victoires, je les chasse.» Il
avait dit cela, le jour de son départ pour Waterloo[126].

  [126] Lamartine lui-même en convient. _Restauration_, t. IV, p. 328.

Il revenait vaincu, pour la troisième fois, ayant perdu la France, et
demandait qu’elle lui confiât encore son salut.

Chose imprudente, absurde, lorsque les alliés avaient déclaré, dès le 14
mars, qu’il était l’obstacle unique à la paix, qu’on ne faisait la
guerre qu’à lui, non à la France.

La conduite d’Alexandre en 1814 avait été véritablement magnanime et de
nature à inspirer confiance. Il avait soutenu contre les ennemis
acharnés de la France qu’elle devait rester grande en Europe, et
insisté, contre les émigrés, pour qu’elle eût une Charte qui lui
garantît le repos intérieur.

De Bonaparte, en remontant jusqu’au 18 brumaire, on n’avait rien que des
parjures, et les entreprises hasardées du plus imprudent des joueurs.

Il offrait à la France, quoi? de lui faire partager l’anathème prononcé
sur lui et confirmé par sa défaite.

Ce vaincu et ce condamné venait dire: «Croyez-moi encore, et je vous
sauverai.»

Il semble qu’à ce moment tous les débris de Waterloo qui arrivaient par
miracle, délaissés de lui, sans qu’il eût pris le moindre souci de leur
sort, eussent dû protester contre lui. Mais ces soldats restaient
bonapartistes, chose bizarre, et il se trouva avoir bientôt une masse
militaire contre l’Assemblée.

Oui, il y eut courage à Lafayette de proposer le décret suivant qui fut
adopté: «La Chambre reste en permanence. Qui tentera de la dissoudre,
sera jugé pour trahison. On convoquera la garde nationale. Les ministres
sont mandés dans l’Assemblée.»

Par ce décret, la Chambre allait prendre le gouvernement, l’ôtait à
Bonaparte; elle lui défaisait son 18 brumaire.

Que ferait-il? Déjà cerné des armées de l’Europe, ruiné et par Waterloo
et par les proclamations des alliés qui promettaient la paix, il lui
restait un seul genre, non de salut, mais de suicide: d’employer ces
soldats qui revenaient toujours obéissants, à une entreprise exécrable
qu’il avait rêvée l’année précédente, et qui n’eût abouti qu’à faire
brûler Paris.

Se révolter contre la Chambre, autrement dit contre la France!
Heureusement il n’eut pas alors le courage de ce grand crime, qu’il eût
essayé en 1814 sans le refus de ses généraux, Ney, Oudinot, Lefebvre,
etc.

En 1815, il n’avait plus l’audace d’une entreprise aussi désespérée. Sa
poltronnerie de Provence, sa fuite précipitée de Waterloo l’avaient fort
amolli, et malgré la minute de courage qu’il eut à Grenoble, il
commençait à se juger lui-même, comme le jugera l’avenir.

Lucien, qui était un fou, lui proposait de refaire un 18 brumaire.
Napoléon n’osa, et lâchement s’en tint à l’expédient de prier que cinq
commissaires avisassent avec les ministres à sauver sa dynastie.

Un flot de vomissement, ici, vient à la bouche, avec ce mot de la
Convention au 9 thermidor: «Qu’un tyran est dur à abattre!»

Mais combien Robespierre, farouche, mais désintéressé, méritait moins
cet anathème!

Bonaparte, avec une obstination insensée, répugnante, insistait pour sa
dynastie, voulant que la France en danger appelât à la défendre, à la
sauver, un enfant autrichien de race épileptique, dont les portraits
sont ceux d’un demi-fou.

Lucien, ayant eu l’audace d’insister dans ce sens, s’attira un mot
terrible de Lafayette; véritable sentence, dont cette famille funeste
reste à jamais marquée, et qui répondait violemment à l’apostrophe du
tyran en brumaire: «Qu’avez-vous fait de la France?»

A la Chambre des pairs, où il colporta sa proposition effrontée
d’appeler la petite marionnette, c’est-à-dire Napoléon même, il fut
bafoué.

Sylla disait qu’avec une chemise pleine de poux, il n’y a de ressources
que de la brûler.

Juste comparaison. De tous les parasites, le plus tenace est le tyran.
Voilà pourquoi les Italiens, pour décider le sort des races tyranniques,
ne se réglèrent jamais que par l’axiome de Sylla.

Napoléon abdiqua... pour son fils.

Telle fut sa ténacité, que, quand on lui parla de la renonciation que
devaient faire ses frères à la couronne, il s’irrita, il s’exclama.

Enfin, ayant connu que les pairs mêmes repoussaient la Régence, il dit:
«Je n’abdiquerai point.»

Il fallut à la lettre le mettre par les épaules hors de la France.

Et là-dessus, nouvelle comédie.

Tout le long du chemin jusqu’à Rochefort, il eût voulu faire croire que
sa sentence prononcée le 5 mars par toute l’Europe, pouvait être
réformée par l’Angleterre seule.

On ne lui promit rien, on ne répondit pas.

Mais, par une maladresse insigne, on le logea à Sainte-Hélène; de
manière que, de ses tréteaux si haut placés, le fourbe put faire un
Caucase, abusant la pitié publique, et préparant, à force de mensonges,
une seconde répétition sanglante de tous les malheurs de l’Empire.




APPENDICE

GRAINVILLE[127]

Le poème du dernier homme.

  [127] Voy. le chapitre X de ce volume.


J’étais dans la Syrie, non loin des ruines de Palmyre. Là, s’ouvre une
caverne profonde, où nul n’entra jamais pour revenir au jour. Nos
vaillants de l’armée d’Égypte en tentèrent l’aventure et ne reparurent
pas.

Et moi aussi, pourtant, j’osai m’engager sur leurs traces. Après avoir
longtemps marché dans l’horreur des ténèbres, j’eus le bonheur de revoir
un jour pur. Je me voyais comme au milieu d’un cirque bâti de roc, et
vis-à-vis d’un trône ou trépied de saphir. Du trépied, une voix vint
frapper mon oreille: «Ne crains rien; je t’ai appelé... Je suis l’Esprit
de l’avenir, le père des songes vrais et des pressentiments. Je commence
la justice pour les bons et pour les méchants, en les faisant prophètes
de leur sort.

«Dans les miroirs magiques que tu vois près de moi, vont t’apparaître
ensemble le premier et le dernier homme. Celui-ci n’aura pas de
postérité qui le bénisse et le connaisse; je veux qu’avant de naître, il
vive dans la mémoire, qu’on célèbre ses combats, sa victoire sur
lui-même. A toi de raconter quelles peines il souffrira pour abréger les
maux du genre humain, pour l’aider à mourir, pour finir le règne du
temps, pour hâter les récompenses éternelles.»

Cependant une île apparaît, île affreuse, tout près des portes des
enfers. Elle n’a d’habitant qu’un vieillard, l’infortuné Adam, père des
hommes, qui, pour sa désobéissance, est condamné à voir incessamment
tomber dans les enfers ses fils que sa faute a perdus. Un ange vient à
lui, le même qui jadis, sous les berceaux d’Éden, lui apportait les
messages de Dieu. L’ange ramène Adam sur la terre. La mission pénible
que Dieu lui donne, c’est de persuader au dernier homme de délivrer le
monde de la vie, de couper le fil qui l’y retient encore; fil sacré...
c’est l’amour.

Adam s’effraye, s’afflige... Ah! combien il est attristé lorsqu’il
revoit la Terre telle que le temps l’a faite! Comme un fils qu’une
longue absence a séparé de sa mère, jeune encore et qui pleure en la
revoyant changée, ridée, courbée sous le poids des années, Adam voit la
terre et gémit: «Je t’ai quitté si belle! et voilà maintenant, tu n’es
plus qu’une ruine! Le soleil lui-même a vieilli, son front est pâle, je
soutiens son regard...»

Il avance pourtant. D’une cité déserte et d’un palais désert, il voit
sortir le dernier homme et sa femme, la charmante Sidérie. Aimable et
dernière fleur de l’humanité, bientôt disparue, ce couple accueille Adam
avec une joie touchante, comme un hôte, un père, comme un homme; ce
dernier titre est grand dans la solitude universelle. «Nous étions
effrayés, dirent-ils; des présages terribles nous remplissaient
d’alarmes... Nous cherchions un consolateur et vous êtes venu...
Enseignez-nous à apaiser le ciel!»

Adam est attendri. Dans Sidérie il revoit Ève et tout ce qu’il aima. Les
voilà ses beaux cheveux blonds et sa grâce, son charme enivrant, sa
ravissante pudeur.

Il leur demande, il apprend de leur bouche toute l’histoire de leur
destinée. Ils ont péché; le dernier homme en fait l’aveu à son père
vénérable; leur faute, c’est d’aimer malgré Dieu, de continuer la vie du
monde au delà du destin.

«Mon père, dit le dernier homme, fut roi comme ses pères, bientôt roi
sans sujets; déjà, vingt années avant que je naquisse, l’hymen était
devenu stérile. Ma naissance fut un phénomène qui fit la joie de tous.
Mon père me prit dans ses bras et s’écria: «Le genre humain vit donc
encore!... O Dieu! conserve celui-ci!...» Des femmes vinrent du bout du
monde pour voir, toucher dans leurs transports celui qu’elles saluaient
de ce nom: l’homme-enfant!

Cette joie dura peu. Bientôt je restai seul. Tout s’éteignit autour de
moi. J’enterrai de mes mains mon père, ma mère. Seul, j’habitais cette
demeure immense. Un jour, je la quittai, tourmenté du désir d’épancher
mon cœur, de communiquer mes pensées; j’allais voir dans le monde s’il
restait encore des humains.

Un jour, dans ce voyage, une figure étrange m’apparut, m’arrêta, celle
d’un sombre génie qui respirait le feu et vivait dans le feu, homme et
volcan mobile; des larmes roulaient dans ses yeux, mais les feux
dévoraient les larmes: «Je suis le génie de la Terre, dit-il, et la
Terre va mourir. Dieu me l’avait bien dit le jour de la création: «_les
hommes vivent peu, mais ils renaissent_, me dit alors le Créateur; _toi,
tu vivras longtemps, mais ta mort sera éternelle. Elle aura lieu le jour
où l’homme n’aura plus de fécondité._» Le jour est arrivé; il n’est plus
qu’une femme qui pourrait recommencer le monde... Cherche-la,
trouve-la... Sauve-toi, sauve-nous!»

Le génie m’indiqua un guide, le savant Idamas. Ce sage, qui savait
toutes choses, me lut, aux divines annales, comment la Terre infortunée
fut épuisée par ses enfants. Ils exprimèrent de ses entrailles les
derniers principes de vie. Eux-mêmes jouirent trop, se prodiguèrent,
languirent. Idamas pleurait d’abondantes larmes sur la défaillance du
monde et la langueur du genre humain: «Jour affreux, disait-il, où nous
vîmes la lune horriblement large et sanglante descendre à nous, brûlée
par un volcan!... C’est ainsi que nous la perdîmes. On cherchera à
jamais dans le ciel l’astre aimable des nuits.»

Adam interrompt à ces mots: «Quoi! mon fils, nous ne la verrons plus?...
Ah! j’aimais sa douce lumière. Faut-il, hélas! la pleurer! lui
survivre!»

Le dernier homme continua: «Ce fut en vain qu’un génie surhumain essaya
de combattre la stérilité du globe défaillant. On ouvrit aux fleuves des
routes nouvelles, on mena la charrue aux fertiles limons de leur lit.
Mais quoi! la terre eût-elle été féconde, les hommes même étaient
stériles. Bien plus! ils devenaient barbares. Effarouchés par la faim,
ils se regardaient d’un œil ennemi. Plusieurs, dit-on, formaient
l’exécrable complot d’exterminer la moitié du genre humain pour le salut
de l’autre.

»Idamas, avec ses amis, m’enlevèrent au moyen d’un vaisseau aérien, me
firent passer les mers et trouver les parages qui me gardaient
l’heureuse épouse dont le sein peut renouveler le monde. C’était aux
rives du Brésil. Le genre humain s’était réfugié aux terres ardentes qui
gardaient l’étincelle. Mais là, même, l’homme l’avait perdue. La Cité du
soleil, où nous descendîmes, était riche et superbe, riche d’or, pauvre
d’hommes; c’était un somptueux désert. La terreur de la faim y planait;
une loi barbare punissait de la mort l’étranger qui osait y chercher un
asile. Épargnés à grand’peine, nous dîmes notre recherche, le bienfait
d’un hymen qui serait le salut de tous.

»Le roi du pays fit comparaître devant moi les filles de l’Amérique.
Belles, blanches comme la neige des monts, il ne leur manquait que la
vie. Une seule avait la flamme, la passion; son souffle était pressé,
rapide; des éclairs jaillissaient de ses longues paupières abaissées; de
son sein, malgré elle, s’échappaient des soupirs.

»Sidérie est la fille d’une race indomptée. Son père est le dernier des
sauvages du Nord, qui toujours dédaignèrent les villes, et, jusqu’à leur
fin, préférèrent les forêts et la liberté.

»Rien ne manquait à mon bonheur. On fit venir un vieux pontife pour
bénir notre hymen. Ormus, c’était son nom, vint, mais triste et plein de
douleur. Lui-même il avait bien longtemps médité, essayé tous les arts
régénérateurs qui pouvaient raviver le monde. Vaincu par la nature, il
n’espérait plus rien. Notre hymen lui semblait du plus sinistre augure:
«Hymen fatal! dit-il. Le jour où le dernier des races royales de
l’Europe épousera la jeune Américaine, le monde sera près de finir. Si
je me trompe, s’il en est autrement, Dieu nous avertira; il fera germer
les semences qu’on a déposées dans la Terre.»

»Avec quel empressement on ouvrit le sillon!... Mais la Terre était trop
intéressée à l’union qui pouvait lui donner quelques moments encore. On
vit avec surprise qu’elle avait accueilli les semences, les avait fait
germer. Tous se jetaient aux bras les uns des autres, s’embrassaient en
pleurant: «La nature n’est pas morte; elle revit pour nous et nous
vivrons!»

»Le pontife ne résiste plus; il obéit, mais sans persuasion. Il bénit
notre hymen: «S’il doit être funeste, dit-il, puisse Dieu me frapper
moi-même, et vous avertir par ma mort!» Il dit, tombe frappé aux marches
de l’autel: «Malheur! malheur! dit-il, si cet hymen s’achève!... Une
race en naîtrait maudite, qui se dévorerait elle-même, et n’aurait de
Dieu que la faim!»

»Tous s’effrayent, et l’on nous sépare. Plusieurs complotent d’égorger
la nuit même ces funestes époux, qui tôt ou tard pourraient se
rapprocher. Nous périssions si le père de Sidérie n’eût veillé sur nos
jours, ne nous eût réunis, embarqués l’un et l’autre sur un navire ailé,
qui nous rapporta jusqu’ici à travers les airs.»

                   *       *       *       *       *

Le dernier homme en était à ce point du récit, quand Sidérie, craignant
la suite de ses révélations naïves, se leva rougissante, et saisit un
prétexte pour s’éloigner de son époux.

Celui-ci, en effet, contait au vieillard, sans réserve, comment la
nouvelle épousée résista, comment elle repoussait l’amour qu’elle-même
avait au cœur. «Elle avait juré à son père que cette union resterait
pure, qu’elle s’ôterait la vie plutôt que de compromettre les destinées
du monde et de prolonger sa durée contre l’ordre de Dieu. Elle aimait,
refusait, combattue cruellement d’amour et de douleur. La fraude la
vainquit. Le génie de la Terre lui apparaît sous les traits de son père,
et lui commande l’union. Il fait apparaître à ses yeux, dans une image
de volupté touchante, Ève presque enfant encore, et déjà absorbée au
bonheur de l’allaitement, pressant son fils au sein charmant où il boit
la vie. Sidérie ne résiste plus; elle veut et désire... Il devient son
époux.»

Le dernier homme termine son récit. Il avoue à Adam qu’à ce moment si
doux, si solennel, la Terre refleurit d’espérance; mais, hélas! le
soleil pâlit, le ciel rougit de taches sanglantes.

Là commence la dure, la cruelle mission d’Adam; mais Dieu le veut ainsi.

Celui qui commença la race humaine doit, pour dernière douleur, la
finir, clore l’amour ici-bas, consommer le divorce et la séparation
suprême, ordonner le mortel adieu...

Tels furent les mots d’Adam au dernier homme, ou plutôt les mots de Dieu
même: «Fuis, mon fils, fuis-la, cette femme trop aimée, et pour
toujours!... Tremble de devenir père de la race maudite; crains
d’engendrer des monstres!»

L’infortuné, à ces paroles, pâlit et recula: «O mon père, disait-il,
n’avez-vous pas vous-même voulu vous perdre avec la mère des hommes?...
Eh bien, je ferai comme vous!» Sa douleur est si grande, si vraie, si
pathétique, qu’Adam pleure avec lui. Le premier homme et le dernier ont
confondu leurs larmes dans le plus tendre embrassement.

»Sois le libérateur du monde, ô mon enfant, son bienfaiteur! Ne prolonge
pas sa misère! Permets-lui de finir. Tes pères attendent au sépulcre
que, le monde expiré, leurs cendres se raniment, leurs os se lèvent, et
que le genre humain revive avec mille bénédictions pour toi.

»Tu hésites... Ah! je sens que mon supplice recommence. Je les vois dans
la plaine aride, sous un ciel ténébreux, ces derniers humains, je les
vois hideux et cruels, assis aux banquets exécrables, se disputant les
membres de leurs frères, s’arrachant des lambeaux sanglants.»

Il dit. Le dernier homme les voyait aussi, ces images horribles. Il ne
résista plus: «Mon père, que du moins Sidérie ne puisse me maudire!
Qu’elle sache que son époux la trahit malgré lui! Qu’elle sache mon
innocence!» L’infortuné élève un autel sur la route et y inscrit ces
mots, que Sidérie lira en recherchant sa trace: «Je ne fus point
coupable[128].»

  [128] Dans cette fuite du dernier homme il y a une très belle page. Il
    passe où fut Paris. La ville n’existe plus. Tous les monuments sont
    détruits. Un seul reste, élevé à Bonaparte. Des hommes des quatre
    parties du monde y ont écrit ses bienfaits, ou plutôt les espérances
    qu’il donnait en brumaire où Lucien l’avait présenté comme un
    médecin qui allait guérir la France. De là aussi le beau tableau de
    Gros, où on le voit touchant les plaies des _Pestiférés de Jaffa_.
    De là l’erreur passagère de plusieurs philosophes et patriotes,
    Chénier, Garat, Cabanis, Daunou, Grainville et autres.

Il l’avait deviné sans peine. La pauvre abandonnée, ne le voyant plus
revenir, hors d’elle-même et désespérée, avait fui son palais. Elle
allait, elle errait, interrogeant le sable pour trouver ses vestiges;
elle voulait le suivre, le chercher par toute la terre. Et cependant le
jour baissait, en plein midi; il se faisait peu à peu de grandes
ténèbres. Elle allait à tâtons, pleurant, se heurtant aux pierres du
chemin. La terre, ébranlée par moments, se fendait de rides profondes;
de grands arbres tombaient, des monuments croulaient... Elle n’en allait
pas moins échevelée, et se frappant le sein.

Quelles sont ces plaintes qui sortent des cavernes? quelles sont ces
voix qui gémissent dans l’air? les animaux s’enfuient et hurlent: ils
courent, se jettent aux abîmes. Les cloches vont d’elles-mêmes; on
dirait qu’elles sonnent la fin du genre humain... Ah! que la mer devient
livide! sans tempête, elle s’agite, elle mugit, elle roule et vomit des
cadavres. Ceux qui, dans tous les âges, furent engloutis par elle, elle
les rend aujourd’hui. La terre ondule aussi bien que la mer; elle
craque, elle s’ouvre, et, béante, lance, comme un volcan, des cendres
qui vécurent et des poussières humaines... O spectacle effroyable!
l’éruption des morts!...

Pénétrée d’horreur, Sidérie n’en cherchait pas moins son époux. Une
pluie de cendres qui tombait ajoutait aux ténèbres. Elle traversait,
distinguait (mais à peine) d’immenses champs de ruines; c’étaient des
cités disparues. Paris même n’était qu’un amas de décombres.

Une faible lumière brille pourtant là-bas, dans une demeure qui est
debout encore. «Si c’était lui!» Elle court, elle crie, ou veut crier du
moins; la voix lui manque, l’air dense, épais, sonore, ne permet plus la
voix. Un vieillard et sa femme étaient dans cette maison effrayés et
tremblants du naufrage de la nature. «N’ouvre pas!... c’est l’âme des
morts!» disait la femme épouvantée.

La pauvre Sidérie, muette, et voyant encore son espoir trompé, s’enfuit,
lève les mains à Dieu... Un froid mortel l’avait saisie, elle croyait
mourir; elle entre dans un temple; défaillante, elle tombe aux marches
d’un autel. Là, Dieu en eut pitié. Il lui verse le sommeil, le repos et
les songes. Il lui montra son Jugement, le triomphe des justes, la
beauté de la vie nouvelle, transfigurée divinement; elle se voit,
légère, qui monte à Dieu, heureuse et près de son époux. Au réveil, elle
est calme, résignée et prête à la mort.

Cependant l’horloge, désormais solitaire, vient de sonner la dernière
heure. Le soleil s’est voilé de deuil. La nuit victorieuse prend
possession du ciel. Elle adresse ces mots à l’armée des ténèbres: «C’en
est fait, leur dit-elle, des caprices de l’astre du jour! Il tombe, le
tyran... Rappelez-vous, ô filles éternelles, le temps où nous régnions
ensemble sur le vide et le chaos. Ce temps revient. La pâleur a couvert
la face du soleil. Venez, achevons l’ennemi.» Elle dit, et sans peur,
sans respect pour l’agonie du jour, d’un bond elle a franchi les cieux.

Grande était la terreur du Génie de la Terre. L’éruption des dépouilles
humaines lui dénonçait sa fin. Il quitte ses abîmes, où, jour et nuit
dans les flammes, il a si longtemps travaillé, fomenté et brassé la vie.
Il va trouver la Mort:

«Quoi! dit-il, est-ce fait? Le dernier couple humain a-t-il fini?
Songez-vous bien, ô Mort, que la femme portait dans son sein le gage
d’une postérité? Seriez-vous assez ennemie de vous-même pour tuer
l’espérance des mortels qui vous appartiennent?

«--Tu ressembles, dit la Mort en secouant la tête, à ces vieux décrépits
qui, déjà sous ma faux, se promettent de longues années. Vois-tu le
ciel? Vois-tu la terre? Tout finit. Et moi-même, je ne suis plus ce que
j’étais; à peine me reconnais-je. Je parcours lentement tous les
climats; plus de vies à frapper, plus de victimes, plus de sang... J’ai
soif... Ta Sidérie, ton dernier homme, je veux pourtant les épargner. Je
le jure, tant qu’ils aiment, je ne les touche pas, tant qu’ils ont la
flamme féconde qui engendre et prépare des morts.»

Le génie ne la quitte que pour faire au centre du globe un sacrifice aux
démons des enfers. Il se remet à eux, leur confie son péril, son effroi,
et l’horreur qu’il a de disparaître: «La mort n’est rien pour l’homme;
il sait qu’il renaît immortel. Pour moi, je ne renaîtrai point. Je ne
crains pas la mort, mais je crains le néant. Quoi! je ne serai plus! je
ne serai jamais!»

Vaines plaintes! les démons lui échappent! «C’en est fait, disent-ils,
nous rentrons aux enfers.»

La Mort, voyant pourtant l’extinction du soleil, croit que le Génie l’a
trompée. Elle ne tiendra pas son serment. Sidérie elle-même veut mourir.
Et la Mort la touche, la délivre et la rend à Dieu.

Une voix s’élève alors dans l’air, grande et lugubre voix: «Le genre
humain est mort!» La nature, dès cette heure, est libre de mourir et de
rentrer dans le repos.

«Ah! barbare! s’écrie le Génie de la terre. Mort barbare! comment
l’as-tu frappée? Sidérie était le genre humain; en elle tu l’as tué tout
entier! Voilà ce que j’avais prévu dès le jour où périt Abel. Je savais
que, de meurtre en meurtre, tu en viendrais au dernier rejeton de cette
pauvre humanité.»

Mais la Mort, d’un air ironique: «Remercie-moi, je suis la bienfaitrice
du genre humain. Eh! sans moi, sans le soin que j’ai pris de détruire à
mesure cette race dangereuse, le monde se fût éteint plus tôt; ils
auraient épuisé la terre, et tu aurais fini; tu serais mort, comme tu
vas mourir.»

Il n’attend pas le coup, il plonge au centre du globe; il s’établit sur
la masse immense des soufres et des bitumes. Le flambeau à la main, il
attend. Elle avance. Il jette l’étincelle. Telle est l’explosion, que la
terre recule sur elle-même, elle vole en débris; elle lance les Alpes au
ciel, lance les Pyrénées. La Mort n’atteint pas moins, au sein de ce
chaos, le Génie, qui expire.

Et avec lui, les ténèbres finissent. Un jour plus doux que celui de la
lune, plus éclatant que le soleil, mais libre, et non concentré dans un
astre, vient redorer le firmament. C’est l’aurore de l’Éternité.


FIN DU TOME TROISIÈME.




TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE TOME TROISIÈME


                                                                   Pages
  Avant-propos                                                         V
  Préface.--Coup d’œil sur l’ensemble de ce siècle et sur son
    déclin rapide                                                    VII
      Tous les États déclinent en ce moment                         VIII
      Le dix-neuvième siècle                                          IX
          Naquit métis et bâtard                                       X
      Le dix-huitième eut une allure très simple                       X
          L’ascension vers la liberté                                  X
      Le dix-neuvième penche vers la fatalité                          X
          Son impuissance philosophique                              XII
          Sa fécondité littéraire                                    XII
          Il a eu d’admirables renouvellements                      XIII
      Combien il a changé                                            XIV
          De médecine                                                XIV
          De régime alimentaire                                      XVI
      Son énervation                                                 XVI
          La confession, le roman, l’alcool                          XVI
      Ce siècle se relèvera-t-il?                                  XVIII
          Quelques vues d’avenir                                     XIX

  LIVRE PREMIER
  France.--Italie.--Russie                                             1

     I. Le nouveau gouvernement.--Plus de lois; des hommes.--Le
          choix des fonctionnaires                                     1
    II. Lutte de la France et de la Russie.--Nelson et Souvarow
          en Italie                                                   13
   III. Campagne de mai 1800.--Passage du grand
          Saint-Bernard.--Famine de Gênes.--Masséna abandonné         20
    IV. Marengo (14 juin 1800).--La bataille perdue et gagnée         27
     V. Le tyran.--Le cancer.--Machine infernale.--Aveugle
          proscription (fin de l’année 1800)                          31
    VI. Le czar Paul.--Son amour pour la France (1798-1800)           38
   VII. Le czar Paul.--Ses projets.--Sa mort (31 mars 1801)           43
  VIII. Suites de la mort de Paul.--Tyrannie des Anglais sur mer,
          de Bonaparte sur terre.--Paix d’Amiens.--Concordat (1802)   56
    IX. Le triomphe de l’ennui.--Retour impuissant du passé.
          Chateaubriand (1861-1806)                                   66
     X. Grainville.--_Le Dernier homme_                               80

  LIVRE DEUXIÈME
  Angleterre.--France (1798-1805)                                     97

     I. Malthus (1798)                                                97
    II. Watt et la machine.--Incroyable enrichissement de
          l’Angleterre                                               103
   III. Rupture de la paix (1803).--Lutte d’Hortense et Joséphine
          contre les frères de Bonaparte                             109
    IV. Conspirations royalistes contre le futur empereur.--
          Enghien, Moreau, Pichegru, Cadoudal.--Février-mai (1804)   119

     V. La folie de Bonaparte pour le fils aîné d’Hortense.--
          Joséphine lui impose une démarche humiliante               127
    VI. Le sacre.--Le pape à Paris.--Triomphe d’Hortense et
          Joséphine sur les frères de Bonaparte                      131

  LIVRE TROISIÈME
  Allemagne                                                          139

     I. Allemagne politique                                          139
    II. Renaissance littéraire et morale de l’Allemagne.--L’école
          critique et fantaisiste.--L’école de l’énergie
          (avant 1806)                                               147
   III. Ni la France, ni l’Allemagne, ni l’Angleterre ne voulaient
          fortement la guerre.--Retour et déclin de Pitt (1805)      158
    IV. Triomphe d’Ulm.--Désastre de Trafalgar (octobre 1805)        165
     V. Austerlitz (2 décembre 1805)                                 173
    VI. Indécision d’Alexandre.--Mécontentement de la Russie et
          de l’armée russe contre Alexandre                          182
   VII. L’âme de la grande armée (1806)                              187
  VIII. La banque se joue de Bonaparte.--Ouvrard fait agir
          ensemble Bonaparte et Pitt (1805)                          194
    IX. Iéna                                                         202
     X. Le décret de Berlin.--Servitude du continent                 212
    XI. Napoléon devant la Pologne (1807)                            217
   XII. Bataille d’Eylau (8 février 1807)                            223
  XIII. Friedland (juin 1807).--Découragement d’Alexandre            227
   XIV. Tilsitt.--Le partage du monde européen (1807)                231
    XV. L’arrière-scène de Tilsitt.--Comment la résistance
          naissante profite de l’aveuglement de Napoléon             237

  LIVRE QUATRIÈME
  Occupation de Rome, de Lisbonne, de Madrid (1808)                  243

     I. Occupation de Rome (mars 1808)                               243
    II. La trahison d’Espagne (1808)                                 248
   III. Le soulèvement de l’Espagne (mai 1808)                       255
    IV. L’expiation.--Revers de Napoléon à Baylen et Cintra (1808)   261
     V. La comédie d’Erfurth (septembre-octobre 1808)                268
    VI. Le démembrement de la grande armée.--Les _arrabiati_ (1808)  273
   VII. Essling et Wagram (1809)                                     282
  VIII. Mariage d’Autriche (1810)                                    292
    IX. Napoléon se brouille avec ses frères, s’étend de tous
          côtés, menace la Russie (1810)                             297
     X. Expéditions de Portugal, de Russie (1811-1812).--Les
          guerres de l’incendie                                      305

  LIVRE CINQUIÈME
  Russie.--Allemagne (1812-1815).--France (1812-1815)                317

     I. Désastre de Moscou.--Déroute de l’armée française            317
    II. Malet.--Dispositions de l’armée au retour.                   323
   III. Bataille de Leipsick (1813)                                  326
    IV. Campagne de 1814.--Abdication de Napoléon.--Sa férocité
          pour Paris                                                 330
     V. Du caractère, du cœur de Bonaparte                           339

  LIVRE SIXIÈME
  Restauration.--Les Bourbons                                        347

     I. La Charte.--Louis XVIII (1814)                               347
    II. Les Cent jours                                               354
   III. Waterloo (18 juin 1815)                                      362

  APPENDICE
  Grainville. Le poème du _Dernier homme_                            374





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU XIXE SIÈCLE (VOLUME 3/3) ***


    

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