Barnave

By Jules Gabriel Janin

The Project Gutenberg EBook of Barnave, by Jules Janin

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Title: Barnave

Author: Jules Janin

Release Date: September 15, 2010 [EBook #33734]

Language: French


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BARNAVE



DU MÊME AUTEUR


_Format in-8:_

La Religieuse de Toulouse                           2 vol.

Les Gaîtés champêtres                               2  ----


_Format grand in-18:_

Histoire de la Littérature dramatique, 2e édition   6 vol.

Les Contes du Chalet                                1  ----

Le Chemin de Traverse, nouvelle édition             1  ----

L'Ane mort, nouvelle édition                        1  ----

Contes littéraires, nouvelle édition                1  ----

Contes fantastiques, nouvelle édition               1  ----

La Confession, nouvelle édition                     1  ----

Un Coeur pour deux Amours, nouvelle édition         1  ----



BARNAVE

PAR

M. JULES JANIN


NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS

1860

Tous droits réservés




Ce livre est un des péchés de ma jeunesse: il fut _écrit_, disons
mieux, il fut improvisé le lendemain des trois journées, un temps si
loin de nous, hélas! Tout tremblait, tout espérait, tout se
débattait avec courage, avec espoir, et pendant que S. M. le roi
Charles X était reconduit, en grand honneur, par messieurs ses
gardes du corps jusqu'au vaisseau de Cherbourg, sur cet Océan
éternellement étonné de se voir traverser, _dans des appareils si
divers, et pour des causes si différentes_, quelques vieillards qui
pleuraient _le Roi_, quelques jeunes gens qui avaient été, de bonne
heure, accoutumés à l'entourer de leurs respects, profitant des
libertés que leur accordaient tant de grands esprits, réunis autour
du nouveau trône, se montraient impatients d'accompagner ce bon
prince, l'honneur même, uni à tout ce que la majesté royale a de
clémence et de bonté, d'une suite d'élégies, de respects, de
sympathies et de consolations que S. M. le roi Charles X entendit,
en effet, sur son passage. Il disait si bien, ce bon roi, lorsque,
naguères, il accomplissait son dernier voyage à travers la France,
aux courtisans qui l'entouraient et qui lui témoignaient un peu
d'inquiétude:--«Allons! retirez-vous de mon soleil; faites qu'on me
voie, et rassurez-vous, vous ne savez pas encore l'autorité d'un roi
de France!» Et véritablement, dans les derniers moments de sa
fortune royale, il lui avait suffi de se montrer, pour voir accourir
tout son peuple, autour de son visage radieux.

C'était un roi affable, généreux, bienveillant, loyal, d'une
clémence inépuisable, et qui se voyait respecté même par l'émeute.
(En ce temps-là, elle n'allait jamais plus loin que la porte
Saint-Denis, l'émeute, et l'ombre auguste du château des Tuileries
lui faisait peur). Certes, ce bon roi ne pouvait pas se douter qu'un
jour viendrait, si cruellement et si vite, avec tant d'ardeur, qui
briserait ce trône excellent, qui renverserait cette admirable
monarchie! Il ne s'en doutait guère, et, quand vint la tempête, il
se trouva sans défense et sans peur. Son départ fut semblable au
voyage d'un roi! Les peuples, sur les routes, accouraient et lui
disaient adieu! Les vieillards le montraient à leurs petits enfants,
comme un triste objet de leurs regrets, plus tard! Pas un cri qui ne
fût une sympathie, et pas un salut qui ne fût un adieu respectueux!
M. Théodore Anne, un digne garde du corps du roi Charles X, a
raconté, dans un récit plein de coeur, de vérité, de dévouement,
plein d'honneur, ce voyage de Cherbourg, qu'il accomplissait avec
les gardes du corps, ses dignes camarades, et comment, en les
quittant, le roi les avait décorés de son ordre et de son souvenir.
Rien n'est plus sympathique et plus touchant que cette page
éloquente, et l'on y retrouve, à souhait, l'intime et glorieux
contentement qui surgit de ces pages fidèles et loyales, où ce n'est
pas le vaincu et le détrôné qu'il faut plaindre, où le vainqueur
seul est le digne objet d'une intelligente pitié. Ainsi, rien ne
vous a manqué, ô Majesté touchante! ô protecteur de notre enfance et
des premières années de notre jeunesse! O grâce et bonté
souveraines! Sacre éternel que Lamartine a chanté!

    Viens donc, élu du ciel que sa force accompagne,
    Viens!--Par la Majesté du divin Charlemagne,
    La valeur de Martel ou du soldat d'Ivri!
    Par la vertu du roi qu'a couronné l'Église!
            Par la noble franchise
            Du quatrième Henri!
    Par les brillants surnoms de cette race auguste!
    _Le Sage, le Vainqueur, le Bon, le Saint, le Juste..._

    La grâce de Philippe ou de François premier!
    Par l'éclat de ce roi dont l'ascendant suprême
            Imposa son nom même
            Au siècle tout entier!
    Régne! juge! combats! venge! punis! pardonne...!
    Par ce martyr des rois, qui mourut pour nos crimes,
    Par le sang consacré de cent mille victimes!
    Par ce pacte éternel qui rajeunit tes droits!
    Par le nom de Celui dont tout sceptre relève!
            Par l'amour qui t'élève
            Sur ce nouveau pavois!...
    Conduis! règle! soutiens! commande! impose! ordonne!
    Par la vertu d'en haut sois couronné, sois roi!
    Ta main, dès cet instant, peut frapper, peut absoudre;
            Ton regard est la foudre
            Ta parole est la loi!
    Que la terre et les cieux et la mer te bénissent!
    Qu'au choeur des Chérubins les Séraphins s'unissent
    Pour célébrer le Dieu, le Dieu qui nous sauva!
    Saint! saint! saint est son nom! Que la foudre le gronde!
    Que le vent le murmure, et l'abîme réponde:
            Jéhovah! Jéhovah!
    Qu'il gouverne à jamais son antique héritage!
    Sur les fils de nos fils qu'il règne d'âge en âge;
    Nos cris l'ont invoqué, sa foudre a répondu!
    De toute majesté c'est la source et le père!
    Le peuple qui l'attend, le siècle qui l'espère,
            N'est jamais confondu!
    Qu'il est rare, ô mon Dieu! que ta main nous accorde
    Ces temps, ces temps de grâce et de miséricorde,
    Où l'homme peut jeter ce long cri de bonheur,
    Sans qu'un soupir, faussant le cantique d'ivresse,
    Vienne en secret mêler aux concerts d'allégresse
            L'accent d'une douleur...

Voilà pourtant comme on en parlait, et voilà comme on lui parlait, à
ce roi calme et bienfaisant qui était au niveau de toutes les
louanges: or cette louange était l'admiration sincère d'un grand
poëte; elle eut un rapide écho dans toute la France; elle trouva
l'Europe attentive; elle était le présage heureux d'une grande
conquête et d'une victoire illustre entre toutes, une victoire dont
M. le duc d'Orléans, M. le duc d'Aumale, M. le duc de Nemours, le
général Lamoricière et le général Cavaignac devaient sortir.

Ce beau règne! il était annoncé dans l'Écriture: «_Orietur in diebus
ejus justitia et abundantia pacis._» Un autre poëte, aussi grand que
le premier, la plus superbe et la plus vive inspiration de notre
âge, un grand homme, un héros, lorsqu'il évoque à son tour la
royauté d'autrefois, rien n'est plus splendide et plus touchant que
ses paroles à propos du roi martyr et de l'enfant-roi, tué à coups
de pied dans la prison du temple:

    C'était un bel enfant qui fuyait de la terre.
    Son oeil bleu du malheur portait le signe austère.
    Ses blonds cheveux flottaient sur ses traits pâlissants,
    Et les vierges du ciel, avec des chants de fête,
    Aux palmes du martyre unissaient sur sa tête
          La couronne des innocents.
    --Où donc ai-je régné? demandait la jeune ombre.

La France entière pleurait à ces charmants souvenirs! La France
entière a répété ces cantiques en l'honneur de tant de misères
passées, et de tant d'espérances présentes:

    O Français! louez Dieu, vous voyez un roi juste!

s'écriait l'auteur des _Contemplations_, le jour glorieux où reparut
le roi Henri IV sur son piédestal:

    O juge! O triomphe! O mystère!
    Il est né, l'enfant glorieux...

s'écriait le poëte, à la naissance de Mgr. le duc de Bordeaux.

    Et toi, que le Martyr aux combats eût guidée,
                Sors de ta douleur, ô Vendée!
    Un roi naît pour la France, un soldat naît pour toi!

Voilà pourtant les premiers vers que nous avons entendus retentir à
nos oreilles charmées! Enfants que nous étions encore, voilà nos
émotions, voilà nos exemples, voilà nos rêves! Lui-même, quand il
passait par sa ville en deuil, le roi Louis XVIII, ce dernier roi
qui ait eu l'honneur d'entrer mort en son église royale de
Saint-Denis, il fut salué par un vrai poëte; Victor Hugo, jeune
homme, ajoutait sa douleur impérissable au _De profundis_ de la
ville... _où jamais la couronne ne tombe_, disait l'ode inspirée au
tombeau des rois; Victor Hugo, lui aussi, écrivit une ode éclatante,
au sacre du roi Charles X, et voici la prière que ses cantiques
adressaient au Tout-Puissant, agenouillés à ses autels:

    O Dieu! garde à jamais ce roi qu'un peuple adore!
    Romps de ses ennemis les flèches et les dards;
    Qu'ils viennent du couchant, qu'ils viennent de l'aurore,
              Sur des coursiers ou sur des chars!
    Charles, comme au Sina, t'a pu voir face à face!
              Du moins qu'un long bonheur efface
              Ses bien longues adversités!
    Qu'ici-bas des élus il ait l'habit de fête;
    Prête à son front royal deux rayons de ta tête;
              Mets deux anges à ses côtés.

Rappelez-vous aussi, le jour même où 1830 accomplissait sa
révolution soudaine, ce vieillard couronné de sa gloire et de ses
cheveux blancs, le poëte du _Christianisme_ et le chantre inspiré
_des Martyrs_, entraîné dans la foule victorieuse, et proclamé par
elle, au dernier moment des trois jours, à la même heure où le
nouveau roi va chercher à l'Hôtel-de-Ville les pouvoirs que
l'Hôtel-de-Ville a brisés. Qu'elle était éloquente, et qu'elle était
écoutée avec respect, la voix de M. de Chateaubriand! Quelle majesté
dans ces adieux suprêmes, du haut de la tribune, où les pairs de
France écoutaient, pleins d'attendrissement, de respect..., de
remords peut-être, ces plaintes libérales, ces accents prophétiques!
Et comment donc, à la même heure, quand les plus grands poëtes de
l'âge ancien et des temps présents se mettent à pleurer la royauté
qui s'en va, un écrivain de vingt-cinq ans, docile à toutes ces
impressions surnaturelles, eût-il négligé de mêler sa douleur et son
deuil à cette louange unanime, à ce deuil reconnaissant?

Pouvait-il oublier, lui, enfant de la presse libre et de la libre
parole, un prince qui s'était écrié, le jour de son avénement au
trône de ses ancêtres: _Plus de censure!_ et qui avait renvoyé dans
leurs cavernes les honteux mutilateurs de la presse honnête et
libérale? Et de même que le roi Charles X avait dit: _Plus de
censure!_ en montant sur le trône, il avait répondu aux vieux poëtes
de l'empire qui, dans une pétition célèbre, le sollicitaient, ô
honte incroyable! contre les poëtes naissants: «Je n'ai que ma place
au parterre!» Il avait fait, il avait dit aussi bien, le jour où il
fit appeler l'auteur de _Marion Delorme_, en le priant de laisser en
repos l'ombre de son aïeul, le roi Louis XIII. La date est certaine;
elle est consacrée à tout jamais, aux royales Tuileries, dans ce
beau livre intitulé: _les Rayons et les Ombres_, le digne pendant
des _Feuilles d'Automne_ et des _Contemplations_:

    Seuls dans un lieu royal, côte à côte marchant,
    Deux hommes, par endroits du coude se touchant,
    Causaient. Grand souvenir qui dans mon coeur se grave!
    Le premier avait l'air fatigué, triste et grave,
    Comme un front trop petit qui porte un lourd projet;
    Une double épaulette à couronne chargeait
    Son uniforme vert à ganse purpurine,
    Et l'Ordre et la Toison faisaient sur sa poitrine,
    Près du large cordon moiré de bleu changeant,
    Deux foyers lumineux, l'un d'or, l'autre d'argent.
    C'était un roi, vieillard à la tête blanchie,
    Penché du poids des ans et de la monarchie.
    L'autre était un jeune homme, étranger chez les rois,
    Un poëte, un passant, une inutile voix.
    Ils se parlaient tous deux, sans témoins, sans mystère,
    Dans un grand cabinet, simple, nu, solitaire...
    Or, entre le poëte et le vieux roi courbé,
    De quoi s'agissait-il?...
    Le poëte voulait faire, un soir, apparaître
    Louis Treize, ce roi sur qui régnait un prêtre;
    --Tout un siècle, marquis, bourreaux, fous, bateleurs,--
    Et que la foule vînt, et qu'à travers des pleurs,
    Par moments, dans un drame étincelant et sombre,
    Du pâle cardinal on crût voir passer l'ombre...
    Le vieillard hésitait:--Que sert de mettre à nu
    Louis Treize, ce roi chétif et mal venu?
    À quoi bon remuer un mort dans une tombe?
    Que veut-on? Où court-on? Sait-on bien où l'on tombe?
    Tout n'est-il pas déjà croulant de tout côté?
    Tout ne s'en va-t-il pas sous trop de liberté?...
    Puis il niait l'histoire, et, quoi qu'il en puisse être,
    À ce jeune rêveur disputait son ancêtre,
    L'accueillant bien, d'ailleurs, bon, royal, gracieux,
    Et le questionnant sur ses propres aïeux!

Tel il nous est apparu, et dans sa vie et dans son règne, le roi
Charles X, ce roi excellent que nous perdions! Tel nous le montrait
la poésie, en attendant que l'histoire eût adopté cette image
vraiment royale! Il avait laissé parmi nous, les uns et les autres,
tant de traces bienveillantes! Il avait été au-devant même de ses
insulteurs, le coeur tout rempli de pitié, les mains toutes pleines
de pardon! Je suis peu de chose, et je n'ai jamais été rien en toute
ma vie... Une seule fois, il me semble aujourd'hui que je fus un
homme important. Je me souviens, en effet, que j'eus l'honneur, au
nom du roi, de porter des paroles de pitié et de pardon à M. Fontan,
enfermé à Poissy pour avoir insulté à la majesté royale! Le roi
demandait à peine une excuse, et tout de suite il pardonnait... M.
Fontan ne voulut pas s'incliner devant ce pardon qui tombait de si
haut! Tout au fond de l'abîme, il défiait encore. Ah! je suis sûr
que M. Fontan eut un vif regret de son obstination malséante... et
courageuse, lorsque un mois après notre ambassade à Poissy (Frédéric
Soulié en était):

    Holyrood! le vieux roi, demandait à ton ombre
    Cette hospitalité mélancolique et sombre
    Qu'on reçoit, et qu'on rend de Bourbons à Stuarts...

Donc ce livre, aujourd'hui réimprimé, parce qu'enfin je ne pouvais
pas le laisser disparaître, et reparaître un jour, sans le
commentaire et sans l'explication qui désormais lui serviront
d'excuse, était tout à fait, dans mon ambition juvénile, et qui de
rien ne doute, un suprême adieu à la monarchie expirée, une élégie
au roi que nous perdions. Dieu soit loué, qui m'a mis au rang des
honnêtes gens qui se plaisent à célébrer les causes vaincues! Ils
n'attendent rien de la fortune; ils n'ont rien à espérer du pouvoir;
ils se tiennent à l'ombre, à l'écart, cédant la place à qui veut
passer avant eux! Passez! La place est libre!... Arrivez, ambitieux!
Emparez-vous des rumeurs populaires! Tenez-vous du côté des
puissants de ce matin! Soyez forts avec les forts, puissants avec
les tout-puissants; oubliez la veille, et contemplez le lendemain!
Hâtez-vous! qui vous gêne? Hâtez-vous! qui vous arrête? Hâtez-vous!
foulez à vos pieds victorieux ce que vous adoriez avec crainte, et
le foulez avec joie! Il est si beau de crier, dans la foule, avec la
foule!

Il est si bon, si charmant de suivre, au pas de course, un
triomphateur! Ceux qui, de loin, vous voient passer s'imaginent que
vous êtes une part du triomphe, un fragment de la conquête, un
capitaine, un général!... Hâtez-vous bien fort, et prêtez aux
nouveaux venus de ce soir les serments que vous avez prêtés aux
vainqueurs de la veille... Hâtez-vous!... pendant que dans l'ombre,
et d'une voix calme, il y a de bonnes gens qui s'obstinent à crier
au roi qui part: «Adieu, Sire! Adieu Majesté! Rappelez-vous ceux qui
vous pleurent! Bénissez-les! Bénissez-nous!» Et puis, si l'on savait
combien c'est facile, et quel honneur inespéré on en retire,
aussitôt que l'on rencontre un de ces pauvres idiots obstinés à la
fidélité, qui se souviennent du serment, et qui n'ont pas voulu des
sentiers nouvellement frayés!

Ceci dit, reprenons la préface même de l'an de grâce 1830; cette
préface de _Barnave_, aujourd'hui, après tant d'années et tant
d'oublis, nous la réimprimons telle qu'elle fut écrite, au moment où
la France entière interrogeait l'avenir des successeurs du roi
Charles X. La voilà! Je ne changerai pas un mot à cette préface, un
instant fameuse... Elle disait tout à fait, en ce temps-là, ce que
je voulais dire; elle était toute ma pensée; elle appartenait à mes
regrets, à ma sympathie, à mes respects pour le roi de
Chateaubriand, de M. Bertin l'aîné, de Victor Hugo, de Lamartine!

Et bientôt, lorsqu'il apparut que le roi Louis-Philippe était un
grand prince, un esprit ferme et libéral, un vrai roi, père heureux
d'une famille de grands capitaines, d'honnêtes femmes et d'un
véritable artiste, la princesse Marie, à l'heure éclatante et libre,
entre toutes, où la France entrait à pleines voiles dans des
prospérités inconnues, comme un homme d'État, un ministre du roi
Louis-Philippe me disait:--Monsieur, nous voilà bien loin,
convenez-en, de la préface de Barnave?

--À coup sûr, lui dis-je, et j'en conviens d'autant mieux, que nous
voilà bien loin, très-loin du prince de Polignac, bien près du roi
Charles X... et du ministère de M. de Châteaubriand.




PRÉFACE

DE LA PREMIÈRE ÉDITION.


«Si vous me demandez quel est ce livre; à quel genre de littérature
il appartient, et quelles conséquences en va tirer le lecteur, je
vous répondrai ingénument que je suis fort empêché de vous répondre.
La chose est ainsi cependant.

«En ce siècle ingénu des classifications, où, jusqu'à la
littérature, tout est numéroté par ordre et divisé par familles, ce
n'est pas, je l'avoue, un médiocre inconvénient que de publier un
ouvrage indécis, qui ne puisse absolument se placer dans un rayon
certain de la bibliothèque, sans en troubler la savante harmonie, et
sans faire mentir la commune étiquette de tant de beaux livres
obéissant à la loi des bibliothécaires de profession. Tels sont
cependant ces nombreux chapitres à propos de Marie-Antoinette, de
Mirabeau, de Barnave, du duc d'Orléans, en un mot, de tout ce qui a
illustré, bouleversé, ennobli, souillé la dernière période du
dernier siècle. L'idéal, le faux, l'impossible, et surtout
l'impossible, se rencontrent trop souvent dans mes récits pour
qu'ils aillent grossir la case des historiens; en même temps, les
faits y sont quelquefois si vrais, si réels, incontestables à ce
point que, parmi les oeuvres de pure imagination, ils sembleraient
une disparate.

«Pourquoi cependant? Il est si peu d'ouvrages de pure invention où
la vérité ne se mêle au mensonge, il est si peu d'histoires où le
mensonge ne s'allie à la vérité! Aujourd'hui surtout où l'histoire
est embarrassée de tant de systèmes, de contradictions, de passions
opposées! Oui, je conçois l'histoire, mais comme la faisaient
Xénophon, Thucydide et Tite-Live. Alors la tradition était une; le
fait arrivait de bouche en bouche à l'historien, qui l'enregistrait
sans l'examiner; et quand il était paré des grâces d'un style
élégant, ce fait même aussitôt devenait irrécusable. Le pauvre
annaliste n'était pas occupé à mettre d'accord des mémoires qui se
démentaient l'un l'autre. L'écuyer de Cyrus, le secrétaire de
Périclès, la femme de chambre de Cornélie, ne s'étaient pas mis aux
gages du libraire Ladvocat; ils n'avaient pas laissé de gros
volumes, remplis de mesquins détails. Tout se bornait à l'événement
principal que l'écrivain racontait avec sa bonne foi et sa passion,
que le lecteur croyait avec simplicité! Cette franchise et ce bon
sens valaient mieux cent fois, que l'examen sans cesse et sans fin;
cette bonhomie et cette façon de croire à l'historien qui raconte,
étaient cent fois préférables à cette critique dont nous sommes si
fiers.

«Mais l'histoire contemporaine! Il n'y a plus moyen de l'écrire,
depuis qu'elle appartient à tout le monde! Dans ce labyrinthe où
tant de fils viennent se croiser, comment reconnaître le fil qui
peut vous guider et vous conduire à la lumière? En qui donc
aurez-vous foi, je vous prie? À Dumouriez, à M. de Bezenval! à
Prudhomme ou à Mme Campan! Les uns et les autres, ils ont vu, «ce
qui s'appelle vu!» les mêmes événements, et tous, d'une manière
différente, ils les ont arrangés, séparés, défigurés, au gré de
leurs haines, de leurs opinions, de leurs intérêts. Lisez, par
exemple (et je vous plains!), tout ce que les amis et les ennemis de
M. de Lafayette ont écrit à sa honte, à sa louange, dans les
premières années de la révolution, et, s'il se peut, formez-vous de
cet homme une idée complète et bien arrêtée. Ce que je dis ici d'un
homme, on le pourrait dire de tous les autres.

«Je l'avouerai, mon humble esprit ne savait où se prendre au milieu
de tant d'incertitudes. Plus j'allais à la vérité, plus elle prenait
soin de me fuir. Enfin, désespérant de l'atteindre, j'ai vu qu'il me
serait impossible de reconstruire l'histoire, et comme il m'en
fallait une, j'en ai fait une à mon usage. Deux grands faits,
seulement, m'ont paru assez clairs et positifs: la plus vieille
monarchie de l'Europe s'écroulant en quelques jours, une tête de roi
tombant sur la place publique. En même temps l'infortune, le talent,
l'erreur, le crime, mêlés à cette étonnante catastrophe... et voilà
ce que j'ai voulu représenter en quelques personnages, résumer en
quelques noms propres.

«L'infortune, en mon livre, elle porte un nom qui fait courber les
têtes les plus hautes, elle a nom Marie-Antoinette. O l'héroïque et
très-haute image de cette monarchie encore belle et forte, mais
étourdie à la façon d'une jeune fille ignorante du monde et de ses
exigences; bienveillante à tous, et par tous abandonnée! À force de
bienfaits elle n'a créé autour d'elle que d'inutiles amitiés et
d'implacables haines. Que disons-nous? rien n'égale ses malheurs,
sinon le courage à les supporter.

«Mirabeau, c'est le talent, c'est le génie emporté dans tous les
excès, par tous les vents de l'orage et des révolutions. Il fut
l'inexplicable exemple de ce que peut un homme enivré de vice et
d'intelligence, quand chez lui l'orgueil et l'ambition conspirent
avec l'éloquence, pour tout détruire; roi par la parole, à qui ne
manque aucun genre de mépris, pas même le sien; il fait trembler
tous les trônes de l'Europe, il finit par reculer devant sa propre
conscience. Il meurt enfin quand sa mission de renverser est
achevée; homme incapable, ou, qui pis est, parfaitement indigne de
faire le bien, et de se repentir utilement.

«La vertu dans ces époques troublées, la vertu virile, eh bien!
j'avais choisi pour la représenter dans mon drame, mon héros même,
Barnave, homme de moeurs élégantes et de langage fleuri;
désintéressé au milieu de tant de corruptions; humain et charitable
au milieu de tant de férocité. Une fois seulement la sainte pitié le
trouvera insensible, et, la vapeur du sang montant jusqu'à son
faible cerveau, il calomniera la victime, au profit du meurtre
impitoyable. Oui, Barnave, en vain du haut de cette tribune
abominable où le paradoxe est maître, as-tu demandé, avec surprise,
si le sang des meurtriers valait la peine d'être déploré? Le sang
qui coule est toujours pur, quand il n'est pas versé par la loi pour
venger la société, et les remords du reste de ta vie expieront à
peine ces cruelles paroles.

«À mon sens, Barnave représente assez bien, par ses emportements
subits, par ses colères sans frein, par son muet repentir, par sa
mort atroce, et par la réhabilitation posthume qui fut faite autour
de son nom, cette belle part de la jeunesse condamnée à l'obscurité
par sa naissance, et qui consent de tout son coeur à l'obscurité, à
condition que personne, autour d'elle, ne s'élèvera au-dessus
d'elle. À des esprits ainsi faits, une révolution portera toujours
préjudice; cette révolution est, pour cette jeunesse, un grand
malheur: elle la rend ambitieuse; elle l'arrache à son repos; elle
l'entoure à l'improviste de grandeurs inouïes et volées; elle la
dégage en même temps de son premier serment, ce premier serment
solennel, le seul qui compte au tribunal de Dieu, au jugement du
genre humain, le serment qu'on ne fait qu'une seule fois. Il n'y a
qu'un serment, comme il n'y a qu'un baptême! Ajoutez à ces erreurs
de la jeunesse, aux temps cruels des révolutions, que la révolution
est féconde en parvenus du dernier étage, ce qui fait que nos jeunes
gens se regardent, et qu'ils se disent (chose étrange! ils se disent
cela tout haut): Nous valons pourtant mieux que cela! Alors, dans
ces malaises, l'usurpation devient une contagion morale, chacun
voulant usurper quelque chose en ce gaspillage politique. Barnave
aussi. Comme il vit que Mirabeau, roi dans le peuple, était
l'usurpateur de la couronne de Louis XVI, il a voulu être, à son
tour, l'usurpateur de Mirabeau. Quoi d'étonnant? Quand il n'y a plus
de frein pour quelqu'un, il faut qu'il n'y ait plus de frein pour
personne! Aussitôt que Mirabeau fut le maître, il n'y eut pas de
raison pour que Robespierre n'eût pas son tour. Seulement, dans
cette lutte haletante et misérable de pouvoirs éphémères qui
s'élèvent et qui tombent, dans ce nombre incroyable d'ambitions
niaises ou sanglantes, plaignons les ambitions honnêtes, plaignons
Barnave; il eut l'ambition d'un honnête homme dont on a dérangé la
voie. On s'égare, on s'étonne, on se perd, on est perdu.

«Pour figurer le crime (en cette histoire que je me faisais à
moi-même, et que j'arrangeais au gré de mon conte d'enfant mal
instruit, qui veut tout savoir en vingt-quatre heures, qui n'écoute
les conseils et les leçons de personne), il ne s'offrait à moi que
trop de modèles. J'ai pris le mien dans un palais, comme un
effrayant contraste, j'ai choisi, par une préférence qui lui était
due, et qui ne pouvait étonner personne, un prince affreux, tout
semblable à ce portrait que fait Tacite en parlant de ces neveux de
Tibère «qui commencent à se montrer les héritiers du maître, à force
de débauches secrètes et de forfaits ignorés!» Je l'avais sous la
main, et je m'en suis servi, comme on se sert d'un croquemitaine à
épouvanter les enfants. Ce brigand ténébreux, cet idiot, qui,
pouvant d'un mot racheter tous ses crimes, épouvanta les bourreaux
eux-mêmes de sa cynique imprécation contre cet infortuné, son parent
et son roi, dont la tête était en jeu dans cette réunion de
régicides, le voilà donc tel quel, et, s'il vous plaît, pouvais-je
trouver quelque part un exemple plus frappant de folie et de
méchanceté?»

       *       *       *       *       *

Tel était mon exorde... et tels étaient, en effet, les divers
personnages de ce livre écrit sans patience, arrangé sans art,
conduit sans talent, plein de hasards et si mal disposé, qu'en le
relisant, à cette heure, et revenant sur ces pages oubliées, il me
semble en effet que j'assiste au rêve d'un malade. Où donc avais-je,
en effet, rencontré cet Allemand que j'affublais d'un très-grand nom
de l'Allemagne? Où donc avais-je imaginé cette fable où l'absurde et
le niais le disputent à l'impossible? En vain, même aujourd'hui, j'y
voudrais remettre un peu d'ordre, en vain je voudrais arranger,
réparer, réunir par un certain lien ces fictions malséantes, ce
serait entreprendre une oeuvre inextricable, et moi-même je me
demande, en ce moment, par quelle indulgence incroyable, et par
quelle fascination que je ne saurais expliquer, le public
contemporain de _Notre-Dame de Paris_, du _Vase étrusque_, des
premiers contes de Balzac, de _Volupté_, d'_Indiana_, et de tant de
belles oeuvres justement honorées, et populaires à bon droit, a pu
tolérer la lecture de cette oeuvre informe? Il faut donc que la
jeunesse ait un grand charme? Il faut que les innocents délires
portent en eux-mêmes une inexplicable excuse, pour que ce _Barnave_,
à savoir, ce monstrueux ensemble d'opinions contradictoires, de
colères mauvaises, d'admirations stupides, cet enchevêtrement
fabuleux des plus vulgaires accidents d'une si grande et si terrible
révolution, ait trouvé grâce un instant aux yeux de ces lecteurs
dont les pères avaient été les témoins, et quelques-uns les acteurs
de cette histoire que je défigurais à plaisir. Voilà ce qui
m'étonne, et, disons mieux, voilà ce qui m'épouvante, en ce moment
de zèle et de vérité avec moi-même, à l'heure où la fiction se
dépouille de ses oripeaux et de ses mensonges; à l'heure où la
vérité, toute nue, apparaît manifeste, irrésistible, et montrant, à
qui l'a outragée, un visage sévère et voisin du mépris. Voilà,
sincèrement, ce que je pense, à cette heure où je suis juste avec
moi-même, de ce fameux _Barnave_ et de sa fameuse préface, et s'il
était possible d'anéantir un livre qui a vécu même une minute, une
seule, à coup sûr je jetterais volontiers ce livre aux flammes
vengeresses, et de ses cendres inertes je ferais, sans peine, un
ridicule hommage aux quatre vents du ciel. Mais (voilà la peine et
le châtiment) j'ai beau me repentir; en vain je connais les fautes
et les crimes de ce livre imprudent, je ne saurais l'effacer; il
suffit qu'il ait vécu... dix minutes, pour qu'il soit acquis à
l'accusation qui m'a frappé du côté des gens de goût, des bons
esprits, des sages esprits, des prévoyants, des amis de la chose
honorable, honorée et faite avec art.

Il y a, dans Plutarque, un livre intitulé: _Des choses qui se
portent bien_... Heureux trois fois, et davantage, les livres sains,
vivants, vigoureux et bien portants! Honneur et gloire aux _livres
qui se portent bien_! Un livre en belle et bonne santé respire à
chaque page une suave odeur de contentement, de force et de calme!
Une passion bien portante est fière et forte; un vice même, _bien
portant_, n'est pas digne absolument de nos mépris. Voyez Harpagon,
voyez don Juan! Tu te portes bien, c'est-à-dire, ami, te voilà au
niveau de la renommée et de la gloire, au niveau de toutes les
fortunes! Tu te portes bien, c'est cela! Maître absolu de ton âme,
tu vas marcher dans les bons sentiers, tu vas exprimer les nobles
sentiments, tu vas parler la belle langue à l'accent grave,
intelligente, éloquente, au niveau des plus secrets penchants de
l'âme humaine.... Hélas! jamais histoire ou roman ne fut plus malade
que ce triste _Barnave_, enfant mal venu d'un si jeune homme! Il n'y
a rien de plus triste à voir, et de plus triste à suivre que ce
fantôme de Barnave! Il a la fièvre, il a le délire; il passe, et
coup sur coup, de l'exaltation sans cause au découragement sans
motif; c'est un accès de tétanos, un véritable _delirium tremens_!
Roman du vide et du néant! Marionnettes et polichinelles de
l'histoire! Un théâtre où rien ne se passe, ou pas un ne parle à la
façon bienséante, honorable et superbe de la force et de la santé.
Fausse éloquence et fausse admiration! Hormis le pieux respect dont
la reine Marie-Antoinette est entourée, hormis quelques pages
véhémentes à propos de Mirabeau, et peut-être aussi le _Retour de
Varennes_, tout est faux, absurde et trivial dans ce roman sans
forme; ici, le moindre bruit est le bruit d'une trompette; ici, le
silence est un râle! On n'a pas affaire à des hommes, tout au plus à
des fantômes. Je vis, un jour, dans l'ancienne salle des Doges, à
Gênes, un simulacre de statues recouvertes d'une toile blanche... on
les eût prises, de loin, pour des marbres... ce n'étaient que des
mannequins, remplaçant misérablement des statues mutilées.

Que vous dirais-je? On peut comparer ce vieux livre, oublié dans les
limbes, à cette lanterne, où tantôt la flamme envahit le verre
enfumé, où tantôt la flamme éteinte emplit de nuages et de nuit ces
verres magiques, sur lesquels devraient briller et resplendir:
Madame la Lune et Monsieur le Soleil... Voilà mon oeuvre! Hélas! il
n'y a rien de plus absurde et de plus mal fait. «Un fagot mal lié!»
me disait un jour M. Sainte-Beuve.... et je le trouve indulgent,
comme s'il n'y avait pas: _fagots et fagots!_

Je ferme ici ma parenthèse, et même il me semble que voilà bien
longtemps déjà qu'elle est ouverte. Ainsi nous reprendrons, s'il
vous plaît, la première préface à l'endroit même où nous l'avons
laissée il n'y a qu'un instant, mais cet instant de flagellation m'a
paru diablement long.


SUITE DE LA PREMIÈRE PRÉFACE.

«Arrivons maintenant à la question difficile, une question de
personnes et de noms propres, et d'autant plus dangereuse à traiter,
que j'ai été averti avec tout l'intérêt d'un père (M. Bertin
l'aîné), par un homme à qui j'ai voué le respect d'un fils, et qui
doit m'aimer un peu, je le sens aux respectueux dévouement que j'ai
pour lui.

«Mais comme à des conseils ainsi donnés, si paternellement et de si
haut, il n'y a que deux manières de répondre, l'obéissance ou le
sincère aveu d'une passion bien sentie, je ne répondrai pas,
publiquement, à ces conseils donnés dans l'intimité, et dont l'oubli
ne peut tomber que sur moi seul.

«Je n'ai à répondre ici qu'à ces questionneurs en titre, aux
trembleurs par métier, aux gens de sang-froid par tempérament, et
dont la fausse pitié ne manquera pas d'accourir au premier mot qui
leur semblera trop vif. Le monde est plein de ces esprits timides
qui voient un danger dans tout, qu'une vérité historique effraie
autant qu'une aventure impossible, et qui, pour sauver le présent,
vous font bon marché du passé. Je vois déjà un de ces peureux
arriver chez moi, tout alarmé, tout en désordre:--Ah! mon ami,
qu'avez vous fait? que vous êtes jeune! Y pensiez-vous quand vous
barbouilliez de honte un premier prince du sang?

«Ce prince, monsieur l'homme aux ménagements, ce prince, qui n'a
droit qu'à l'impartialité, et que j'ai représenté tel qu'il m'a
paru: avare et prodigue à la fois, débauché sans vergogne et sans
plaisir, qui ne laissa pas même au crime sa seule dignité,
l'énergie; un malheureux qui n'osa jamais regarder un homme en face,
et pas même le roi Louis XVI; ce prince est à moi, il m'appartient
par tous les droits de l'histoire. Ses lâchetés, ses vices, ses
orgies, ses fanfaronnades, sont de mon domaine, et je ne m'en puis
dessaisir, par un misérable calcul d'intérêt ou de peur. Je sais
bien quelles raisons vous allez me donner, entre autres raisons: que
la mémoire de ce prince est aujourd'hui à l'abri d'une couronne:
mais vos raisons ne sont pas les mêmes que les miennes. Ce prince
dont je m'empare, c'est ma révolution de 1830; c'est l'épave qui
m'est venue du grand naufrage. J'ai saisi corps à corps, dès que je
l'ai pu, en tout danger, cet étrange héros, si bien fait pour
l'auteur dramatique. Ce qui eût été lâcheté, il y a un an, est
devenu courage aujourd'hui; à chacun sa part du butin qu'on se
partage; au duc d'Orléans la couronne de France, à nous
Philippe-Égalité! Vous me demandez grâce pour lui: mais lui, a-t-il
fait grâce? A-t-il eu pitié de la plus belle des femmes, de la plus
malheureuse des reines, de la plus contristée des mères? J'attache
son nom au poteau infamant... N'a-t-il pas dressé l'échafaud où
Marie-Antoinette est montée, traînée à ces hauteurs sanglantes par
la haine et par la calomnie? Non, pour cet homme je ne mentirai pas
à la vérité.

«On ne me verra pas, historien paradoxal, réhabiliter sa mémoire et
faire pour lui ce qu'a fait Walpole pour Richard III; dans ma
galerie de tableaux il paraîtra en pied, je ne jetterai pas sur sa
laide figure le voile noir de Faliero: Faliero avait gagné des
batailles avant de trahir son pays.

«Et puis voyez, monsieur, jusqu'où nous conduirait ce système de
transactions avec l'histoire! Soit, j'y consens: je vais brûler mon
livre, car j'aime mieux l'anéantir que d'en arracher une page.
Allons, je ferai un autre livre, je peindrai une époque plus
reculée: la vieillesse de Louis XV avec ses prodigalités, ses
scandales, ses faiblesses; je montrerai la monarchie expirante de
luxe et d'impuissance dans les bras de la Dubarry. Cependant il me
faut d'autres personnages que Louis XV et Mme Dubarry. On ne fait
pas un roman à deux personnages, à moins de rencontrer Paul et
Virginie, ou Manon Lescaut et le chevalier Desgrieux. Donc je
prendrai nécessairement ceux qui approchaient le trône de plus près;
dans ce nombre, le plus élevé par sa naissance, ne saurait être
oublié. Aussi bien quelle figure à dessiner! quelle dépravation au
milieu de tant de dépravations! Ce prince, le fils de Henri IV, est
gros, épais, commun; le temps pèse à ses jours désoeuvrés; la chasse
seule occupe les facultés de son âme; sa force intellectuelle se
résume entre un contre-pied du cerf et un défaut de sa meute; s'il
pleut, si le soir il digère mal, ses courtisans et sa maîtresse
jouent la comédie pour le distraire: mais quelle comédie! Il faut
être un prince ou bien Mme de Montesson, sa maîtresse, ou tout au
moins quelqu'un des leurs, pour entendre pareille comédie sans
rougir. Déjà les polissonneries de Collé semblent trop voilées et
trop chastes à cette cour d'un goût délicat. Vadé seul, Vadé, son
langage des halles, ses jurons, ses ordures, ont le talent d'égayer
les tréteaux de Bagneux et de Sainte-Assise, d'arracher un sourire à
ce prince subalterne et à sa Maintenon du second ordre.--Ah!
monsieur, m'allez-vous dire, un peu d'indulgence, un peu de
ménagement pour celui-là, car, après tout, c'est notre aïeul.

«C'est notre aïeul! je me rends à cet argument. Remontons un peu
plus haut, j'espère que nous serons plus heureux.

«Louis XV est jeune encore, charmant, aimé, victorieux; Ses moeurs
faciles le poussent à l'amour, mais ses amours sont nobles et
élégantes. À ce brillant tableau vient s'opposer un contraste
singulier. Il n'est pas de romancier ou de poëte comique qui
consentît à se priver d'un si grotesque personnage. Louis d'Orléans,
libertin dans sa jeunesse, est devenu dévot, ou plutôt
superstitieux, dans son âge mûr. Entouré de livres ascétiques,
lui-même il compose des ouvrages de théologie, pour le malheur de
ses bons génovéfains, qu'il ennuie toute la journée de sa prose
sérénissime et de ses subtilités monacales. À cette folie religieuse
il joint une folie d'un autre genre. Il ne veut pas croire que l'on
puisse mourir, il nie la mort pour lui échapper, comme un médecin
nous conseillait de nier le choléra-morbus pour l'éviter. Un jour,
que son intendant lui soumettait les comptes du trimestre, il
remarqua quelques diminutions dans la dépense; il en demanda la
cause.--Monseigneur, plusieurs rentes viagères que vous payiez se
sont éteintes.--Comment?--Monseigneur, les rentiers sont morts.--Ce
n'est pas vrai, ce n'est pas possible. Vous êtes bien osé de me
tenir un pareil langage! Apprenez, monsieur, qu'on ne meurt plus
aujourd'hui. Arrangez-vous pour payer ces rentes, ou je vous
chasse.»

«Un tel personnage paraîtrait peut-être assez original dans mon
roman, mon livre, mon histoire, comme vous voudrez l'appeler. Mais
je vous vois venir.--Ah! monsieur, laissez ce pauvre fou, qui n'a
fait de mal à personne! Chacun a ses travers; celui-là, vous en
conviendrez, est le plus innocent de tous. Il vaut mieux payer des
créanciers morts que ne pas les payer vivants. Et puis enfin,
monsieur, c'est notre trisaïeul.

«--C'est notre trisaïeul! Je n'ai plus rien à dire. Paix à notre
trisaïeul! Remontons encore.

«Mais, hélas! je me trouve plus empêché que jamais. Nous voici
arrivés à la Régence. Au dehors, l'avilissement de notre dignité
nationale; au dedans, la banqueroute: partout la honte.

«De la Régence, le savez-vous, monsieur? datent tous nos malheurs.
Le caractère public de la nation s'efface ou plutôt disparaît:
l'antique bonne foi périt dans les calculs avides et insensés de
Law; les croyances religieuses tombent devant l'audace des
sceptiques. Les moeurs de la famille se corrompent pour imiter la
corruption de la cour. Dans cette cour, il n'est point de vice qui
ne soit représenté par quelque grand nom. Les plus illustres
exemples ne manquent pas aux désordres les plus criminels. L'inceste
les préside, une couronne en tête, un sceptre à la main.

«Ajoutez que la liberté civile ne gagne même pas à cette licence des
moeurs. Tandis que l'on affiche un insolent mépris de la religion,
au nom d'une abominable bulle les cachots se remplissent des
citoyens les plus innocents et les plus vertueux. Voltaire est
enfermé à la Bastille pour des vers qu'il n'a pas faits. Il est puni
comme s'il était l'auteur d'une Philippique, comme s'il s'était
écrié, avec Lagrange Chancel:

    Nocher des rives infernales,
    Apprête-toi sans t'effrayer
    À passer les ombres royales
    Que Philippe va t'envoyer.

«Vous me demandez si je crois à toutes ces accusations? J'aime à
douter du crime. Mais, s'il me prenait fantaisie d'écrire l'histoire
des Atrides, il me faudrait à toute force parler de meurtres et
d'adultères: de même, si j'écrivais l'histoire de la Régence,
l'inceste et le poison devraient trouver place dans mes récits.

«Sans doute ce n'est pas là votre compte, et vous m'allez dire
encore:--Ne troublons pas la mémoire de ce bon Régent! Je conviens
qu'il a eu quelques torts de famille, mais on exagère toujours; puis
il était brave, spirituel; à force d'indifférence il s'est montré
quelquefois clément; et, entre nous, c'est encore ce que nous avons
de mieux dans notre généalogie.

«Je cède à cet argument domestique. Volontiers, j'abandonne le
Régent et ses maîtresses. Je vais aller encore un peu plus haut,
car, je vous l'ai dit, il me faut un roman dont les personnages
soient pris dans les temps modernes. Assez de grands talents se sont
occupés du moyen âge et nous ont promenés dans les siècles
lointains.

«Voici Louis XIV entouré de toutes les pompes de son règne: à sa
voix, Versailles s'élève, le commerce renaît, les arts fleurissent:
à tout ce qu'il touche le Roi imprime un caractère de grandeur, ses
faiblesses mêmes sont ennoblies par je ne sais quel éclat de bon
goût.

«Dans cette cour où le grand Condé, Turenne, Corneille, Racine,
Molière, donnent au trône plus de force et en reçoivent plus de
dignité, dans cette cour brillante de tous les genres de splendeur,
un homme seul se rencontre comme pour la déparer; seul il reste
insensible à tant de merveilles. Immobile au milieu de cette
glorieuse activité, il s'habille en femme, Sardanapale aux genoux
d'une chambrière laide et intrigante; encore s'il ne s'abaissait pas
à d'autres amours, mais il en est que la nature réprouve autant que
la morale: ceux-là sont faits pour lui. Cet homme, ce prince, c'est
Monsieur, frère de Louis XIV et duc d'Orléans. Or, je vous le
demande, puis-je l'oublier, ou comment faut-il que j'en parle, si
j'en parle?

«Vous voyez donc qu'avec la meilleure volonté du monde, c'est là un
passé à ne pas défendre. L'histoire est une trop grande dame pour se
plier à toutes les fantaisies de courtisans nés d'hier. Laissons à
l'histoire sa libre allure, comme on laisse sa libre allure à la
flatterie. N'avez-vous pas vu, au dernier salon, un duc d'Orléans
qui se casse, en dansant, le tendon d'Achille? La flatterie, faute
de mieux, a fait de cet accident grotesque un grave portrait
d'histoire. Le peintre nous a représenté le duc au moment où il
tombe sur le plancher dans l'attitude d'un frotteur maladroit qui
cire un parquet. Le tableau existe; il deviendra peut-être de
l'histoire. S'il lui fallait un pendant, laissez faire la flatterie,
elle saura le trouver, ce pendant historique: elle fera un tableau
dans lequel nous verrons le cardinal Dubois, par exemple, le pied
levé, lui aussi, et déguisant son noble maître jusqu'à l'excès.

«Il y aura toujours assez de gens pour draper majestueusement même
un coup de pied au derrière. Laissez-nous donc être vrais, nous
autres, quand nous l'osons.

«Si j'ai un conseil à donner aux courtisans du nouveau régime, c'est
de prendre leur parti sur nos livres, comme nous avons pris notre
parti sur leurs tableaux d'histoire.

«À les entendre, et pour complaire à des vanités de famille, il
faudrait confisquer l'histoire d'un siècle et demi, et désormais la
plus adroite flatterie de ce qui est serait l'oubli de ce qui fut.
Mais ces accommodements peuvent-ils entrer dans un esprit droit et
libre? Est-ce ma faute, à moi, si vous êtes contraints de renier vos
aïeux, comme un parvenu de la veille désavoue son père le maltôtier?
Je ne sais ce que je gagnerais à cette complicité de mensonges, mais
je sais qu'elle ne servirait de rien à ceux que j'adulerais si
bassement. Qu'importe, en effet, quels furent leurs ancêtres? Quels
ils sont, voilà ce qu'on demande. Il se peut même que, loin de
perdre à ces souvenirs historiques, ils grandissent, au contraire,
par la comparaison: la vertu ainsi que la royauté commence avec eux
dans leur race. Leur héritage n'est grevé d'aucun de ces legs de
gloire qu'il est quelquefois difficile d'acquitter. Enfin, on les
louera davantage encore de n'avoir aucun des vices de leurs pères,
s'ils possèdent toutes les vertus qui leur ont manqué.»

       *       *       *       *       *

Telle était cette fameuse préface; en voilà tout le côté venimeux!
De ces pages misérables, est venu à mon triste roman son petit
succès d'un instant. Et maintenant que je les relis de sang-froid,
et que je me rends compte des injustices et des cruautés que
contenaient ces lignes fatales, la rougeur m'en monte à la joue, et
je me demande en effet si c'est bien moi qui ai signé ces violences
misérables? Remarquez aussi la forfanterie, et comme elle était
bienséante, en effet.

C'était le meilleur, le plus libéral et le plus clément de tous les
rois, que j'attaquais sans peur... et sans danger dans cette préface
misérable; et la belle oeuvre, après tout, de l'injurier dans ses
ancêtres, et la belle ambition de ressembler à ces misérables petits
tribuns qui menacent, du poing, le soleil! Que c'était joli et bien
trouvé de me mettre à trembler, sous une loi qui nous laissait toute
liberté d'écrire, et que je faisais là de l'héroïsme à bon marché!

Et quand je disais que les avertissements ne m'avaient pas manqué,
je ne disais que la moitié de la leçon qui m'avait été faite par le
plus juste et le plus loyal des conseillers, M. Bertin l'aîné, mon
second père. Il venait de m'adopter, comme un des siens; il venait
de m'ouvrir, paternellement, le _Journal des Débats_ où, depuis
trente années, j'ai trouvé le travail et le pain de chaque jour; il
m'aimait déjà, comme un vieillard aime un jeune homme honnête et
laborieux, qui n'a pas d'autre ambition que l'ambition de l'heure
présente, et qui, déjà, se sent tout pénétré des exigences de la
terrible et décevante profession du journaliste. Moi, de mon côté,
le voyant affable et bon, de cette inépuisable bonté que je n'ai
jamais retrouvée en personne, avec tant de grâce et de douceur, je
lui disais toute chose; il était si bon, qu'il voulut relire les
épreuves de ce _Barnave_, une faveur qu'il avait faite à M. de
Chateaubriand pour les épreuves de l'_Itinéraire_ et des _Martyrs_.

Donc, obéissant à ses moindres désirs, qui étaient des ordres pour
moi, je portai triomphalement à M. Bertin, dans cette belle maison
des Roches (O jardins, ô douce vallée, où Victor Hugo conduisait sa
muse, sa femme et les quatre enfants dont les voix fraîches
remplissaient cet espace enchanté!), mon pauvre manuscrit de
_Barnave_. À me voir passer, la tête haute et le regard superbe, les
gens qui ne me connaissaient pas, auraient pensé que je portais avec
moi _Hernani_, _Marion Delorme_ ou _la Recherche de l'absolu_; je
devais avoir en ce moment quelque aspect du tribun, du ténor, du
capitaine, ou disons mieux, du matamore! «Tu portes César et sa
fortune!» Heureusement que j'avais affaire avec l'indulgence en
personne, et que M. Bertin me reçut et m'écouta le plus simplement
du monde. Il avait commencé par sourire; il devint sérieux; à la fin
de ma lecture impitoyable il était visiblement attristé, son bon
sens et sa prudence avaient subi une cruelle épreuve à la lecture de
ce pathos sentimental; il avait trouvé bien triste et bien épais, ce
nuage où brillaient quelques éclairs. Notez que j'avais commencé par
le livre, et que j'avais gardé la préface pour la fin, comme un
morceau d'une éloquence irrésistible. Ah! le brave homme!... Et
songer à quel point cette lecture a dû l'attrister!

Disons tout: mon enthousiasme et mon admiration pour cette belle
oeuvre, à peine étais-je arrivé à la fin de la première partie,
avaient déjà perdu à mes propres yeux beaucoup de sa force et de son
génie. À mesure que je lisais ce misérable roman, à ce grand juge,
et que je cherchais à deviner mes futurs destins sur ce noble et
sympathique visage, il me semblait que je descendais de mes
hauteurs. Parfois je m'arrêtais:--Continuez, me disait-il. Parfois
je hâtais mon récit qui m'impatientait moi-même:--Or çà n'allons pas
si vite, et modérez-vous, au moins, dans le débit, reprenait M.
Bertin. Puis il m'interrompait, tantôt en me disant:--Allons
déjeuner! Tantôt, sans mot dire, il se levait, et fermait mon livre,
avec un sourire assez voisin de l'ironie, et je le suivais dans les
belles allées de ce beau parc qu'il avait planté, sur les bords de
ces ruisseaux dociles à sa voix, sur les rives de ce lac qu'il avait
appelé au milieu des vertes pelouses. Et comme s'il eût voulu me
faire honte (il n'y pensait guère), chemin faisant, nous
rencontrions, oublié sur un banc de verdure, un volume de Voltaire,
un traité de Platon, un de ces chefs-d'oeuvre éternels dont il
faisait, tour à tour, la compagnie et l'enchantement de ses jardins.

Et lorsque enfin, après toutes ces haltes dans l'ennui, il eut subi
tout mon livre, il me prit à l'écart de trois ou quatre jeunes gens
qui devaient être, avec tant de courage et de talent l'honneur et la
popularité du _Journal des Débats_, et qui causaient en riant, dans
ces belles allées, de toutes les promesses de l'avenir:--Je vous ai
bien écouté, me dit-il; à votre tour, écoutez-moi, je verrai après,
si vous êtes sage, et si vous méritez un bon conseil.

Alors, de cette voix qui eût été toute-puissante à quelque tribune
libérale (il n'a jamais accepté un seul de ces honneurs trop
brûlants pour lui!), ce brave homme, et ce digne homme, entreprit de
convaincre un obstiné qui ne voulait rien entendre. Il représenta à
l'auteur de _Barnave_ qu'il était trop jeune, et trop inhabile à
toutes les choses sérieuses, pour se mêler sans ordre à ces grands
événements qui tenaient l'Europe inquiète et le monde attentif; que
le nouveau roi de cette France en proie aux disputes, lorsqu'il
acceptait cette couronne exposée à de si cruels périls, faisait une
action courageuse et d'un grand citoyen; donc celui-là sera un homme
injuste, un homme ingrat, qui s'attaquera si vite (avec si peu de
dangers pour soi-même) à ce courage, à cette prévoyance, à cette
patience, à ce grand talent d'attendre et de prévoir. Quoi donc!
voilà un prince éprouvé par toutes les vicissitudes les plus
cruelles et les plus inattendues de la fortune insolente, un père de
famille à peine remis des confiscations et des exils, qui s'occupe à
réparer les ruines de sa maison, à retrouver ce qu'il a perdu dans
l'orage, à élever royalement une famille bourgeoise, un homme ami de
la paix, indulgent à tous, sévère à lui-même, intelligent du temps
présent, plein de respect pour l'avenir, qui, nous trouvant tout
d'un coup tombés dans l'abîme, arrive au premier cri de ce peuple au
désespoir: «Seigneur! Seigneur! sauvez-nous! Nous périssons,
Seigneur!»

Il arrive, et dans cette balance où pèse,... implacable, une
révolution surnaturelle, il jette à l'instant ses biens, son nom,
ses enfants, ses chers enfants, sa femme elle-même, un ange, une
sainte, une mère, et la plus tendre aussi de toutes les
mères:--«Tout cela (dit-il) est à vous, à la France, à mon règne.
Allons, suivez-moi.»

Voilà ce qu'il dit à la France. Il appelle en même temps à l'aide,
au secours du nouveau trône et des libertés nouvelles les
historiens, les philosophes, avec les poëtes nouveaux, donnant sa
part à chacun d'eux dans cet établissement qui devait durer dix-huit
années, tout autant que les deux rois de la restauration, tout
autant que l'empereur, autant que le règne du cardinal de Richelieu
lui-même! Il a donc voulu régner avec les plus beaux esprits et les
plus libres penseurs de son temps; bien plus, il accepte, imprudent
sublime, une royauté difficile, inquiète, incomplète, agitée au
dedans, humble au dehors, pleine d'émeutes, de résistances, de
réclamations, et, pour lui-même, pleine d'escopettes et de
poignards!

Donc (c'est toujours M. Bertin qui parle à l'auteur de _Barnave_)
s'attaquer, de prime abord, à ce roi plein de justice, entouré
d'embûches et désarmé des remparts de la majesté royale, était chose
assez malséante. À quoi bon? De quel droit? Moi-même, l'auteur de ce
_Barnave_ déclamateur, n'avais-je pas salué, naguère, dans son
Palais-Royal, entouré de sa jeune et bienveillante famille, ce roi
Louis-Philippe, notre dernier espoir, notre dernier défenseur?
Laissons, croyez-moi, disait M. Bertin, les insulteurs de profession
tourmenter ce brave homme; au contraire, honorons sa bonté, son
travail, son zèle et sa royauté naissante!... Tel fut le conseil que
me donnait M. Bertin; à ces conseils, il ajouta celui-ci: «Respecter
le roi qui nous venait en aide, rassurer ces enfants qui seront
bientôt les princes légitimes de la jeunesse libérale, et, si je
voulais dire un adieu suprême au roi Charles X, le dire hautement,
sans colère et sans injure, à celui qui vient, proclamé par la reine
du monde et des révolutions... la Nécessité.»

Ceci dit, avec la plus sincère et la plus loyale conviction, mon
cher maître me suppliait de ne pas me fermer toute carrière, à mes
premiers pas dans la vie; il me disait que, nécessairement, dans les
sentiers que nous devions parcourir, les uns et les autres, d'un pas
ferme et sûr, je me rencontrerais avec quantité de bons et beaux
esprits, bien décidés à maintenir l'établissement d'hier, à
conserver ce qui n'avait pas péri dans le commun naufrage, et,
disons tout, si quelques-uns parmi les combattants d'hier
regrettaient d'avoir trop cruellement traité le roi qui partait,
c'était à ceux-là mêmes un motif excellent pour ménager le nouveau
roi, pour l'entourer de déférences, pour le défendre et pour
l'honorer.

Quant au livre en lui-même, ici mon admirable conseiller disait que
c'était une composition pleine de hâte et de malaise, indécise et
mal nouée; il n'y avait là ni commencement, ni milieu, ni dénoûment.
Pour quelques chapitres dans lesquels on reconnaît quelque talent
d'écrire, et quelques passages qui sentaient l'inspiration, que de
fautes contre la logique et le sens commun! En même temps, quels
affreux détails! Quels épisodes qui touchaient au délire! Où donc
étaient le calme et le sang-froid? Où donc allais-je, au hasard,
cheminant sans but et sans frein?--Bref, ce _Barnave_ était un livre
idiot dont on pourrait tout au plus sauver quelques bonnes pages....
et je ferai bien d'y renoncer.

Telle fut la conclusion de ce discours. Ceci fut dit avec une
énergie, une grâce, un accent irrésistibles. Qui que vous soyez,
vous connaissez M. Bertin l'aîné,... vous l'avez vu (quel
chef-d'oeuvre!) sur cette toile impérissable où M. Ingres, dans tout
l'éclat et toute la vérité de son génie, a représenté ce regard,
cette attitude et cette intelligence éloquente... Tel il était,
lorsqu'il parlait à coeur ouvert! Et le moyen de résister à cet
ordre ainsi donné?--Non! non! me disais-je à moi-même, il ne faut
pas pousser plus loin cette injustice, et malheur à moi, si je ne
suis pas convaincu que je viens d'écrire un mauvais livre! Ainsi, je
reviens à Paris, bien décidé à tout brûler.

Mais quoi! l'orgueil, la vanité, la fausse honte et les gens qui
vous disaient: «C'est superbe! Y pensez-vous, brûler un pareil
livre?» Ou bien, il y en a d'autres qui vous disaient: «Votre livre
est annoncé! On sait déjà ce qu'il renferme. Il est attendu par des
gens qui seront bien mécontents de votre manque de parole...» Et
voilà comme après une si bonne et si sage résolution, quand mon
penchant même était de jeter au feu ces gerbes sans épis, ces fleurs
mal liées, ces fagots d'un fagotier ignorant, il advint que le
fameux _Barnave_ fut publié, sans que j'eusse ôté même les fautes
les plus grossières, même les folies les plus inutiles!... M. Bertin
en eut certes un chagrin bien sincère... il ne m'a jamais dit un mot
de ce _Barnave_! Il ne l'a pas relu, j'en suis sûr, et, par un
châtiment sévère, il n'en fut pas dit un mot dans le _Journal des
Débats_.

Cela fit le bruit _d'une châtaigne qui pette au feu d'un fermier_...
eût dit Shakespeare. O justice! O bon sens! Après deux éditions de
ce _Barnave_, il n'en fut plus question dans ce monde lettré où j'ai
passé ma vie! À coup sûr, il en eût été fait plus de bruit, si je
l'avais brûlé d'une main délibérée. On eût dit: c'est dommage; et le
souvenir de ce livre anéanti par moi m'eût placé au rang des
écrivains qui se sont fait justice. Ils sont rares; on les compte.
Eh! que j'ai perdu là une admirable occasion de rivaliser avec eux,
M. Bertin attestant de ma modestie et de ma docilité.

Heureusement que s'il a été fâché contre mon oeuvre, il eut bien
vite oublié mon crime; et comme il me vit désormais uniquement voué
à ma tâche, attentif et plein de zèle à tout ce qui touche à mes
devoirs, devenu prudent par ma chute, et rendu juste aussi par le
spectacle assidu des grands services que nous rendaient, chaque
jour, ce bon roi, cette reine admirable et ces princes, leurs nobles
enfants, il oublia tout à fait ce malheureux _Barnave_. Ainsi, plus
nous suivions ce grand sage en son sillon lumineux, plus nous
écoutions sa parole, et plus nous nous sentions voisins de ce roi
juste, honorable et loyal. Jusqu'à la fin, nous l'avons écouté et
suivi; nous étions à son lit de mort où il attendait son heure
suprême avec le calme et la sérénité des âmes fortes.--«Ne me
pleurez pas, nous disait-il: j'ai vécu heureux; je meurs heureux,
c'est vous que je pleure, et c'est sur vous que je pleure!» Ah! M.
Bertin l'aîné! Il avait tant de prévoyance! Il savait si bien
l'avenir!

Et maintenant, si le lecteur voulait savoir pourquoi cette nouvelle
édition d'un si méchant livre, et pourquoi je rends aujourd'hui
cette vie éphémère à ces pages mortes depuis si longtemps?

J'ai voulu, dirais-je au lecteur, sauver de l'immense oubli la
partie honnête et vaillante de ce livre où j'avais jeté la première
inspiration de ma jeunesse. En même temps, je voulais témoigner de
mon châtiment, de mon repentir! Je voulais dire aussi que le jeune
homme imprudent qui publiait ce _Barnave_ il y a trente six ans,
(c'est un siècle!) a racheté sa faute à force de dévouement et de
respect, lorsqu'aux jours de 1848, quand la France eut perdu son
dernier roi, quand même son image était insultée, aux heures sombres
où le nom seul du roi était une récrimination violente, l'auteur de
_Barnave_ eut l'honneur de crier aux insulteurs de son roi: «_Vous
êtes des lâches!_» Puis, quand le roi mourut, en exil, l'auteur de
_Barnave_ eut l'honneur d'écrire au milieu de Paris l'oraison
funèbre de ce bon prince, et ces pages funèbres furent soudain comme
une consolation dans tout ce royaume en deuil! Ajoutons ceci que
l'auteur de _Barnave_ avait conservé le droit de défendre cette
royauté vaincue, à force de modestie et d'abnégation.

Cette royauté dans l'abîme, elle ne savait pas même le nom de son
défenseur, et, quand elle l'apprit par hasard, elle en eut une
certaine joie, en songeant qu'elle trouvait au moins justice et
reconnaissance dans un écrivain pour qui elle n'avait rien fait...
et qui ne lui avait rien demandé!

Qui que vous soyez, félicitez-vous d'un dévouement sans récompense!
Heureux les rois que vous aimez et que vous pleurez, uniquement pour
la part qu'ils vous ont faite dans la liberté commune et dans le
bonheur de tous! Ils peuvent se fier à des hommages qui les vont
chercher dans l'exil, et qui n'ont jamais eu rien de servile; leurs
enfants doivent, au fond de leur coeur, honorer un dévouement qui
les console au delà des océans.

Peut-être aussi les braves gens, voyant ma peine, et témoins de mon
travail de chaque jour, accepteront ce livre oublié comme un des
plus humbles témoignages de ce grand règne de dix-huit années, qui
supportait de si méchantes rapsodies, et qui contenait de si belles
oeuvres! O règne intelligent, clément, pacifique! Il a vu naître
_Hernani_ et les _Paroles d'un Croyant_; il contenait Armand Carrel
et M. de Balzac; il vit mourir Chateaubriand et venir au monde
Alfred de Musset! Il a vu, réunis à son ombre indulgente tant de
grands ouvrages et tant d'écrits éloquents, de M. de Lamartine à M.
Thiers, de M. Cousin à M. Villemain, de Béranger à M. Guizot! Ce
règne est un monde où tout passe, où tout brille, où tout meurt! Il
a produit dans les arts _Robert le Diable_ et les _Huguenots_, la
_Stratonice_, de M. Ingres; la _Jane Grey_, de Paul Delaroche, la
_Marguerite_, d'Ary Scheffer, et la _Jeanne d'Arc_ de la princesse
Marie; il a rempli la double tribune et le monde entier des voix les
plus éloquentes; il a fait du roman un poëme, et du journal qui
passe, un livre immortel! Il a ouvert même les tombeaux... ce
tombeau de Louis XIV, appelé le château de Versailles, étonné de
retrouver même une heure..., un instant, ses anciennes et royales
splendeurs.




BARNAVE

PREMIÈRE PARTIE




CHAPITRE I


Je ne suis plus guère qu'un malheureux prince allemand, vivant dans
le passé, fort indifférent au temps présent, et surtout m'inquiétant
peu de l'avenir. Je ne tiens plus à rien, pas même aux gothiques
préjugés de ma maison. Cependant, tel qu'on pourrait me voir,
enfoncé dans mon fauteuil dont les armoiries s'effacent tous les
jours, j'ai été, bel et bien, Français et Parisien, aux instants les
plus dangereux du dernier siècle. Malgré moi, j'ai vu naître et
grandir ce qu'on appelle, en nos écoles, les _doctrines de la
Convention_. J'ai été le camarade innocent de tous ces terribles
pouvoirs des premiers temps de la révolution française; je les ai
connus, je les ai touchés; ils n'ont pas été plus à nu, pour leurs
concitoyens, valets de chambre, qu'ils ne l'ont été pour moi-même.
Aussi m'aurait-on bien étonné, si l'on m'eût dit ce que ces hommes
seraient un jour, à quelle fortune ils étaient destinés, et que
devant eux devait crouler la plus vieille et la plus éclatante
monarchie de l'univers.

Tout d'abord, je n'ai vu, dans ces hommes, que ce qu'ils étaient en
apparence, ou plutôt que ce qu'ils étaient réellement avant que le
sort les plaçât si haut: de jeunes et pétulants esprits, pleins
d'audace, obéissant au hasard, et se doutant peu qu'ils seraient un
jour de grands hommes. C'est ainsi qu'ils me sont apparus. Je les ai
quittés au moment où leur destinée d'hommes publics allait
s'accomplir; depuis, j'en ai entendu parler de tant de façons
différentes, on leur a prodigué tant de gloire, on les a couverts de
tant d'infamie, et cela, à si peu de distance, que je sais à peine
aujourd'hui ce que j'en dois penser, et que choisir dans ces
jugements si opposés. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas, à Dieu ne
plaise! une histoire que je veux écrire, c'est le frivole roman de
ma jeunesse. En ces pages malhabiles, il ne s'agira que de moi seul,
et non pas de trônes renversés et de sceptres brisés, au pied des
échafauds sanglants. Songez, je vous prie, en lisant ce futile
récit, que vous assistez aux souvenirs d'un vieillard ignorant et
fatigué, qui, par oisiveté, se fait jeune encore une fois avant la
mort; rappelez-vous que ce sont les écrits d'un homme incertain,
même de ses opinions; d'un Allemand et d'un grand seigneur, double
raison pour douter de la liberté. Ajoutez ceci: que je suis vieux,
que j'ai vu commencer la liberté chez nos voisins, que je l'entends
gronder chez nous d'une manière formidable, et que j'ai peur de
cette liberté moderne. Elle a brisé tant de grandes choses! Elle a
versé tant de sang!

Ainsi je veux être et je serai jeune encore, et tout un jour. Je
veux me parer des guirlandes fanées de ma jeunesse. Une révolution,
quand on a vingt ans, c'est un spectacle. Il y a de la passion et de
la vie en ces grands dérangements des peuples: c'est tout ce qu'il
faut au jeune homme. En même temps n'oubliez pas que j'ai appris la
vie au milieu du Paris de Louis XVI; que je suis venu assez à temps
à Versailles même, pour entendre les derniers soupirs de ces longues
voluptés royales, pour assister aux dernières victoires de cette
incrédulité moqueuse et toute française, dont l'Allemagne a fait
raison. C'est un grand spectacle une royauté qui se meurt. Quand la
vieille force et les vieux dieux s'en vont, il se rencontre en cette
double agonie un moment d'hésitation qui n'est plus l'ordre, et qui
n'est pas le désordre, auquel la curiosité humaine ne saurait
résister. À cet instant même j'étais en France, et ce moment
terrible, je ne l'ai pas compris, quand il était sous mes yeux; je
m'en souviens, à présent, comme si je l'avais parfaitement compris.

À peu d'exceptions près, le même accident attendait tous les hommes
de notre époque. Aussi bien leur plus grande et leur plus heureuse
occupation, dans ce siècle occupé, a-t-elle été de se souvenir.
Marchons donc en arrière, il le faut; revenons à l'aurore de 1789,
retournons au Versailles des trois rois... trois fantômes! Rallumons
ces flambeaux éteints, relevons ces palais en ruine, rendons à la
pierre élégante ses festons, ses guirlandes, ses peintures
mythologiques; rendons à ces jardins fameux leur symétrie et leurs
ombrages de l'autre monde. Ouvrez-vous, à tous vos battants, larges
portes de l'antique château! Montrez-vous dans la muraille
entr'ouverte, mystérieux boudoirs! Il en sera de mon livre, comme il
en est de ces drames qui pour être compris ont besoin de tout l'art
du machiniste. Que de fois, dans ces années supplémentaires, ne me
suis-je pas figuré mon propre château, habité soudain par le roi de
France et la reine Marie-Antoinette d'Autriche! Une cour étrange où
le temps qui fuit, se mêle au nouveau siècle; un pêle-mêle éclatant
de vertu et de faiblesse, de pur amour et de méprisables voluptés!
Grands noms, célébrités perdues, renommées fameuses, intrigants
subalternes, dévouement sublime, le joueur, la courtisane, le
guerrier, le héros, le lâche! O ciel! le plus faible et le plus
vertueux des monarques, la plus belle et la plus malheureuse des
reines!... tout était là.

Au dehors, la hideuse banqueroute, le déshonneur national, l'ardente
calomnie! Et chez le roi, dans son Paris, dans son Versailles, des
rivalités presque royales, et je ne sais combien de rois populaires
qui sortent de la foule, couronnés et brisés de ses mains! Cela fait
peur à penser! «Fermez la porte de mon château, monsieur le major!
Que mes fossés se remplissent jusqu'aux bords, que mon vieux
pont-levis se dresse sur toute sa hauteur. Obéissez aux consignes,
ne laissez pas entrer chez moi ces tempêtes et ces orages! Et
puisqu'il nous reste à peine un jour, qu'on me laisse au moins
mourir en paix.»

C'est cela, ferme ta porte, et dresse en haut ton pont criard!
Donnons le mot d'ordre aux sentinelles, et préparons toute chose
pour un long siége... Inutiles efforts! Ne vois-tu pas, monseigneur,
que tu agis comme un niais?

Eh! qui te parle, ami, de guerre, de bataille, d'assaut, de
surprise, de poudre à canon, de contrescarpes et de remparts?

La force n'est plus la même; elle a changé de place, elle n'est plus
au château fort, à l'arrêt du parlement, à la couronne du roi;
regardez à travers vos créneaux, au pied de la tour, le premier qui
passe et qui sait parler en plein vent.

Regardez le premier gentilhomme qui jette son titre à qui le
ramasse, et qui de sa pleine autorité se fait peuple... Ici la
féodalité va rendre enfin son dernier souffle. _Hic jacet!_ Ce qui
te reste à faire, ami, c'est de chanter, conséquemment: _De
profundis!_




CHAPITRE II


Pour juger de mon origine, il eût fallu entendre ma mère, une fois
qu'elle abordait ce chapitre-là. Ma mère était, après S. M.
l'impératrice, la plus grande dame de la cour de Marie-Thérèse; elle
savait à fond tout ce que nous avions été, nous autres, de Jules
César à l'empereur Joseph II, et ce que nous étions depuis tant de
siècles: princes de Wolfenbuttel, marquis de Ratzbourg, comtes de
Werdau, vicomtes d'Erlangen, barons de Reichenbach, burgraves
d'Undernach, hauts et puissants seigneurs d'Osterbourg, Gossnitz,
Altembourg et autres lieux. À tous ces titres, ma mère avait fait,
de l'étiquette, un devoir, que dis-je? une vertu, et j'aurais de la
peine à expliquer, moi-même, par quelle suite de révolutions j'ai
fini par oublier cette science auguste. Hélas! ce fut un grand
malheur pour les princes, quand cette barrière de l'étiquette fut
brisée, et qu'on les put approcher à la façon des autres hommes; ce
fut une vanité qu'ils payèrent bien cher, quand ils voulurent
ressembler à tout le monde. Ici, je reviens à ma mère: elle était
une excellente princesse, occupée uniquement de blason, de
généalogie, et qui savait par coeur, toute son antique famille. Elle
descendait en droite ligne, par les femmes, des princes de
Wolfenbuttel, illustre famille dont la branche cadette occupe
aujourd'hui le trône d'Angleterre, et qui a donné deux impératrices
à l'Allemagne.

Surtout, ce qui fit le bonheur et le juste orgueil de ma mère, c'est
qu'elle vit naître et grandir, et s'épanouir au souffle enchanté de
son quinzième printemps, cette jeune et brillante fleur,
Marie-Antoinette d'Autriche, qui languit et mourut si misérablement,
sous le beau ciel de France! En sa qualité de parente, elle avait
assisté à l'éducation de cette jeune princesse, dont les premières
années furent si complétement triomphantes, qu'il eût été impossible
aux plus terribles prophètes de prévoir ces affreux retours de la
fortune. Tout entière à sa passion pour la reine future, ma mère
avait semblé m'oublier moi-même, un Wolfenbuttel!

On ne sait plus guère aujourd'hui, même en Allemagne, élever des
princes à l'ancienne mode, et les plus grands seigneurs vont à
l'école des bourgeois; certes celui-là eût été bien malavisé qui eût
préparé pareille éducation pour Son Altesse sérénissime, le _Moi_,
que j'étais.

À ces causes, je fus élevé comme une créature à part dans la race
humaine; heureusement que je me suis élevé tout seul. Je suis mon
propre ouvrage, et je n'ai rien pris de personne. Il est vrai que
tout d'abord, je me fis une éducation si hautaine, que ma mère en
eût été fière, et si je ne suis pas devenu le plus insupportable des
hommes en général, et des Allemands en particulier, je le dois, en
fin de compte, à l'admiration extraordinaire qui me saisit pour
Frédéric II, le roi de Prusse, et qui renversa tous les plans de ma
mère et tous les projets de son fils. Admirer aujourd'hui le grand
Frédéric, c'est chose assez simple et naturelle, même en Allemagne.
Aux yeux de ses contemporains, tout au rebours, le roi de Prusse
était un révolutionnaire, un athée, un traître envers la royauté qui
pesait sur sa tête! À peine on convenait que c'était un grand roi,
un héros. Ses familières accointances avec M. de Voltaire avaient
perdu le roi de Prusse dans l'esprit des sages de sa nation. Les
courtisans blâmaient à outrance un roi descendu jusqu'à imprimer des
vers, qu'il avait faits lui-même. Il n'y avait, dans toute
l'Autriche (on les comptait), que certains esprits forts qui se
fussent permis de penser que le conquérant de la Silésie et l'ami de
Voltaire était le plus grand roi de son temps. Je me mis, un matin,
au nombre des esprits forts; je renonçai à ma vanité de grand
seigneur, pour admirer mon héros tout à mon aise. Alors, me voilà
pris de passion pour cet esprit libertin qui faisait affronter au
roi, mon héros, les dogmes les plus profonds, les préjugés les mieux
enracinés, les passions les plus gothiques. À mes yeux, Frédéric II
représentait, sur le trône, la philosophie elle-même. Il était le
roi philosophe... un révolutionnaire! eût dit ma mère;--un grand
homme, répliquait mon esprit révolté. Voilà comment peu à peu je
démentis ma brillante origine, et les espérances que tous les miens
avaient fondées sur mon orgueil.

En ce moment, si j'avais seulement soixante ans de moins, ou
soixante ans que je n'ai plus, je ne me ferais pas faute ici, à
propos de ma jeunesse, de quelques mots de poésie, et j'invoquerais
_l'idéal_ tout comme un autre. Oui, mais le mot n'était pas inventé
de mon temps, et nous ne connaissions guère cette race plaintive de
petits jeunes gens qui commencent la vie en regardant le ciel, les
eaux, les fleurs, avec des larmes dans les yeux. Fi de ces soupirs
étouffés, de ces élans vers le ciel, de ces tristesses indicibles...
mais le fait est que je n'ai jamais rien senti de ces extases.
J'étais vraiment jeune, actif, plein de passion, plein de tumultes;
je me parais, je dansais, je chantais, j'aimais à me produire au
milieu du monde, à parler du grand Frédéric, à passer pour un
philosophe. Un philosophe! Il a lu, bonté divine! _l'Homme Statue_
et Condillac! Il a lu Voltaire et Diderot! C'est ainsi qu'à dix-sept
ans j'avais déjà rempli de mon nom et de la hardiesse de mes
opinions toutes les petites cours d'Allemagne: j'étais redoutable à
nos grands-ducs, et l'Allemagne, indécise sur mon sort, se demandait
si j'irais voyager au dehors, ou si je resterais dans la principauté
de mon père, avec une épouse de mon choix? Grand sujet de
délibérations, même à la cour de Vienne, et sur lequel ma mère
n'avait garde de s'expliquer, comme il convenait à la majesté d'une
descendante des princesses de Wolfenbuttel.

Je ne saurais dire aujourd'hui ce que j'étais alors, non plus que la
nation à laquelle j'appartenais. Je n'étais ni rêveur, ni triste,
j'étais jeune et très-curieux de tout savoir. À un homme de ma
qualité, il n'était pas de proposition si haute à laquelle il ne pût
s'attendre, et véritablement j'étais déjà fort étonné que S. M.
l'empereur ne m'eût pas encore appelé à ses conseils.

Marie-Thérèse, ce grand roi, venait de mourir à Vienne agrandie par
ses soins, elle-même, cette impératrice, qui à peine avait trouvé
dans ses vastes États, une ville pour faire ses couches. Elle était
le dernier rejeton de la maison de Habsbourg, la dernière héritière
du bonheur de cette grande famille. Joseph II, plagiaire bourgeois
du roi de Prusse, venait de transporter dans sa nouvelle cour toute
la philosophie et tout le sans gêne qu'il put ramasser en ses
voyages. Que fis-je alors? J'imaginai de le traiter comme on traite
un philosophe, un sage, et cela me parut de bon goût d'aller voir,
sans être présenté, un empereur d'Autriche... un cousin. J'entrai
donc sans façon, avec la foule des courtisans et des sujets de
toutes les classes, dans le palais... disons mieux, dans le logis de
Sa Majesté.

La foule était grande; elle observait le plus profond respect. La
familiarité des sujets envers le souverain n'était pas encore une
habitude, le cérémonial et le silence régnaient aussi despotiquement
dans cette foule, que si Joseph II n'eût pas été un roi populaire.
Après le premier instant d'étonnement, je trouvai que l'heure était
lente, et je me mis à tuer le temps.

Je regardai les visages de mes compagnons, seigneurs et bourgeois,
et, dans ma suprême insolence, oubliant que j'étais un philosophe,
oubliant les respects que je devais à mon souverain, il me sembla
soudain que je n'étais pas à ma place, que l'empereur avait grand
tort de me faire attendre, et manquait véritablement à toute espèce
de convenances. En ce moment, le Wolfenbuttel l'emportait sur le
disciple de Voltaire, et sur le lecteur de l'Encyclopédie! En ce
moment l'humble maison qu'habitait mon maître me semblait
humiliante, autant pour moi que pour lui-même! Attendre autre part
qu'à l'OEil-de-Boeuf un autre souverain que le roi Louis XIV, quelle
dégradation pour un seigneur tel que moi!

Tant j'étais, dans le fond de mon âme, un véritable baron féodal!

Cependant chaque homme était appelé à son tour, à l'audience du
maître, et je les voyais sortir, l'un après l'autre, du cabinet de
l'empereur, celui-ci content, celui-là soucieux; l'un touchait la
terre à peine, et l'autre, on eût dit qu'il avait le Brooken sur les
épaules! Ils allaient ainsi du ciel à l'abîme, heureux, déconcertés,
radieux, triomphants, et s'inquiétant fort peu de la philosophie de
l'empereur.

De son côté, ma propre philosophie était en pleine déroute, et, pour
me rassurer quelque peu, moi-même contre l'égalité qui m'opprimait,
je regrettais sincèrement (vous m'allez prendre en pitié) de n'avoir
pas sous les yeux un vieil arbre généalogique des Wolfenbuttel, que
j'avais courageusement et philosophiquement dédaigné dans mes jours
d'indépendance et de liberté! Que n'aurais-je pas donné à cette
heure, pour contempler à mon bel aise, avec les yeux de la foi,
cette longue pancarte sur laquelle mille noms divers formaient comme
un vrai labyrinthe sans issue! Alors, que d'orgueil à contempler
dans leur cours, ce mince filet d'eau, ce torrent, ce fleuve immense
et cet océan d'enfants issus de même race, abbés, marquis, princes,
comtes et ducs, généraux, cardinaux, évêques, abbesses, duchesses et
novices! Pas un marchand pour entacher la noble souche, et tous ces
membres d'une race authentique, et qui remonte à Jules César,
étiquetés comme autant de vieilles bouteilles!... J'avais pourtant
dédaigné tout cela, ce matin même, avant ma triste visite à
l'empereur!

Je possédais aussi, comme pendant à ma généalogie, une carte de mes
domaines paternels, et j'avais naguère, comme un héros que j'étais,
poussé l'héroïsme à ce point que ces villes, ces châteaux, ces
prairies, ces étangs, ces parcs, ces pâturages, m'apparaissaient
comme un point dans l'espace... on appelait tout cela ma
_principauté_, et ma principauté me semblait ridicule. O vanité!
m'écriai-je, et trois fois vanité de ces possessions, représentées
par ces points dans l'espace! Ici, le printemps n'a plus de zéphyr,
l'été plus de beau soleil! «ma terre» est stérile! Pas un grain de
blé dans ces sillons! Pas une fleur dans ces jardins! Ainsi parlant,
je traitais ma noblesse impitoyablement, aussi bien que ma fortune.

... En ces moments superbes, je touchais à l'apothéose, ou tout au
moins au piédestal!... Voyez pourtant le changement de mon esprit!
Parce que l'empereur ne m'avait pas appelé tout de suite, et parce
qu'il faisait entrer chez lui, avant moi, un capitaine, un
magistrat, un poëte, eh! que dis-je? un laboureur,... je trouvai
qu'il agissait mal avec mes aïeux, mal avec mes domaines, mal avec
mon génie, et je me demandai si j'étais fait pour être ainsi traité,
moi un prince Wolfenbuttel!

«--Monseigneur, me dit un chambellan, S. M. vous attend. Elle ne
savait pas que vous vous étiez présenté chez elle; elle est fâchée
que vous ayez attendu...»

À ce mot Monseigneur, à ces excuses royales, je sentis remonter mes
bouffées d'orgueil; soudain, le courtisan redevint un philosophe,
et, dédaigneux de cette faveur enviée il n'y avait qu'un instant,
j'hésitais d'autant plus à entrer chez Sa Majesté, que cette foule
émerveillée ne savait pas comment je pouvais hésiter.

Sur l'entrefaite, une pauvre dame à l'air timide, au regard timide,
s'était levée, et se tenait debout contre la porte. Elle était
suppliante, et, sans nul doute, sa vie entière était en jeu, dans
cette minute formidable. Au moins, en ce moment, mon orgueil fit une
bonne action.--Faites-moi l'honneur de passer la première, madame,
lui dis-je avec respect: je viens de m'avouer à moi-même que je n'ai
rien à dire à l'empereur... Et la dame, à ces mots, se hâta si fort,
qu'elle oublia de me remercier, comme c'était sans doute son
intention.

Telle fut ma première, et mon unique audience à la cour de S. M.
impériale. On peut juger si ce fut un scandale énorme à cette cour,
obéissant encore aux lois les plus absolues de l'étiquette... mais,
chose étrange, incroyable, inouïe!... il arriva que ma conduite
obtint un sourire de ma mère; elle approuva, d'un signe de main, à
la façon d'un Jupiter Tonnant, cette énormité philosophique.--Oui
da! me dit-elle, notre maître a brisé le premier toutes les
barrières, et il appartenait peut-être à un Wolfenbuttel d'apprendre
au César, qu'on ne doit rendre au César que ce qui revient au César.
Vous voulez être honoré, Sire, honorez votre sceptre. Ainsi je vous
loue, et je vous dis sincèrement que vous avez bien fait, monsieur
mon fils.




CHAPITRE III


Naturellement je reçus de la cour le conseil officieux de voyager
longtemps, pour mon instruction, parce que, disait-on, j'avais
beaucoup à apprendre encore, et très-volontiers je m'inclinai devant
ce conseil, qui répondait à mes voeux de prince oisif et disgracié.
D'ailleurs, quel moment plus favorable à un voyage de longue
haleine? En ce moment solennel, où tout s'arrête, où rien ne
commence encore, l'Europe inquiète, et pressentant ses nouveaux
labeurs, prenait haleine pour les bouleversements à venir. La paix
de 1783, pesante à tous depuis déjà longtemps, tenait les peuples
sous un joug uniforme. Dans cette Europe que je voulais visiter,
tous étaient vaincus également: l'Angleterre avait perdu l'Amérique
du Nord, la France était ruinée d'argent et endettée comme un cadet
de bonne maison; Gibraltar avait épuisé les forces et l'orgueil de
la vieille Espagne; la Russie, accablée à la fois par le luxe de
l'Asie et la civilisation de l'Europe, ressemblait à un fruit pourri
avant d'être mûr; la Prusse et l'Autriche étaient incessamment
occupées, l'une à lier ses conquêtes, l'autre à courir, d'un pas
lourd et pesant, aux réformes hâtives que rêvait son empereur, et
surtout à maintenir les Pays-Bas, qui commençaient à remuer de
nouveau, lassés qu'ils étaient des furieuses leçons auxquelles on
les avait soumis. Ainsi, par lassitude ou par misère, par prudence
ou par nécessité, tous les États de l'Europe étaient en somnolence à
l'heure où j'entrepris mon voyage à Paris... Toute l'Europe était en
feu, à mon retour.

Voilà comment j'étais devenu la terreur de la vieille Allemagne, à
l'heure où j'étais jeune! Ah jeunesse! est-elle assez belle et
charmante! Mais qu'elle paraît plus belle encore aux heures sombres
des vieilles années. En ce moment, les moindres faits de ces temps
fabuleux sont présents à ma mémoire, et je me vois, moi-même,
prenant congé de l'Allemagne. C'était sur le perron de mon vieux
château, bâti par mes ancêtres les Burgraves; les arbres avaient
encore toutes leurs feuilles, la vigne était chargée du vermillon de
l'automne, mes vassaux étaient aux champs, mes chiens seuls me
dirent adieu par un hurlement plaintif. Une incomparable émotion
s'empara de mon âme; on eût dit le pressentiment des terribles
choses que j'allais voir, des malheurs dont je serais le témoin!--Je
partis en toute hâte, et je m'abandonnai à cette ardeur de courir à
travers la ville et le désert, à côtoyer tantôt la foule, et tantôt
le troupeau; à rêver, à prévoir, à deviner ce qui se passe au livre
des hasards d'ici bas.

Je n'avais pas vingt ans encore; en ce moment, la vie et ses fêtes
m'apparaissaient en pleine lumière; il n'y avait rien de si grand
qui m'étonnât, pas de si beau rêve qui ne fût une réalité pour mon
âme, encore enfant.

Au second jour de mon départ, j'avais déjà fait cinquante lieues, en
courant la nuit et le jour; mon esprit en avait fait cent mille, et
j'en étais arrivé à ma plus belle rêverie... En ce moment commençait
une de ces nuits limpides toutes remplies d'ineffables clartés;
j'étais placé dans cet état de calme intime que donne le mouvement:
sous vos yeux passe un monde, encore un pas... vous êtes au ciel!
Tout à coup l'essieu de ma voiture crie et se brise, et me voilà
retombé sur la terre, simple mortel.

Ainsi je me trouvai étendu sur la grande route, après avoir descendu
et remonté une ville française, située entre deux montagnes; le choc
m'avait jeté à dix pas, sur les bords de la chaussée, et je voyais
confusément l'onde couler comme un serpent qui glisse dans le gazon.

--Il paraît, me dis-je à moi-même, que j'allais vraiment trop vite;
un grain de sable m'a jeté brusquement dans l'immobilité:
profitons-en, reposons-nous. Celui-là est toujours arrivé qui ne
sait pas où il va!

--Vous cependant qui passez par ici, bons paysans, relevez un prince
allemand dont la voiture a versé dans vos ornières, et qui s'est
brisé la jambe droite, en rêvant qu'il escaladait le ciel.

Après une longue attente, on vint enfin à mon aide, et je fus
transporté, non loin de là, dans un calme et doux village flamand,
et dans la maison la plus hospitalière de cet aimable endroit. Cette
humble maison n'avait qu'un rez-de-chaussée; deux lits occupaient
cette chambre. L'un de ces lits était pour la vieille Marguerite, et
dans l'autre dormait sa jeune nièce, Fanchon.--Quoi! dites-vous,
elle avait nom Fanchon?--Vraiment oui, c'était le nom de mon ange
gardien, quand on m'apporta sous son toit, semblable au colombier de
Wolfenbuttel. De tous les accidents qui peuvent atteindre un jeune
homme, un bras fracturé, une jambe brisée, est le moindre accident,
sans nul doute.--Il peut prendre encore une pose héroïque et se
draper dans son manteau. Votre garde, en parlant de vous, dit
très-bien: _le blessé!_ beaucoup mieux qu'elle ne dirait: _le
malade!_ Elle vous traite en enfant...; vous auriez une fièvre
maligne, elle vous traiterait en vieillard; bientôt même elle
s'attache à vous par les soins qu'elle vous prodigue; elle veille,
et vous dormez; vous voyez sur vous, posé, tout le jour, ce doux
regard attentif qui vous calme et vous conseille: or, dans cette
cabane où j'étais si bien, j'avais deux gardes-malades, la
grand'mère et la petite-fille, l'hiver à ma droite et le printemps à
ma gauche.--Ami, me disait la vieille, ayez confiance et priez Dieu.

--Jeune homme, aie bon espoir, je veille sur toi, disait la
jeunesse.--Ah! ma petite Fanchon, votre mère m'a pansé, mais c'est
vous qui m'avez sauvé, ma Fanchon! Quand elle vint ainsi, confiante,
à mon aide, elle allait sur ses dix-huit ans; elle était une fille
vive et joyeuse, au charmant sourire, au regard plein de pitié. Il
était bien convenu qu'elle me veillerait, pendant le jour et que sa
grand'mère aurait soin de moi pendant la nuit, mais pendant la nuit
dormait la grand'mère, et Fanchon veillait, comme si elle eût dormi
tout le jour. Moi, cependant, je la laissais faire, et pour la
récompenser de tant de veilles, je m'efforçais de me guérir.
Pourtant je guéris lentement, Fanchon fut patiente. À la fin, quand
je pus me lever, elle m'offrit son bras, elle m'apprit de nouveau
comment l'enfant met un pied devant l'autre, et je fis durer les
leçons longtemps. Bientôt, ce fut entre elle et moi une conversation
suivie. Elle riait, elle pleurait, elle rêvait; elle avait des
gaietés sans cause et des larmes sans motif, et moi, je veillais sur
elle, à mon tour.

Seule pendant trois mois, elle occupa ma vie, et la remplit d'un
charme inconnu. En ce moment, je n'étais plus le sage, et le
philosophe allemand... j'étais un amoureux. Je l'aimais sans le
savoir; elle-même, elle ne savait pas comment je l'aimais, et qui
lui eût dit, là, tout d'un coup: Ma belle enfant, votre femme de
chambre est un des plus grands seigneurs de l'Allemagne, il ne l'eût
pas intimidée... Elle ne croyait pas qu'il y eût au monde un plus
grand seigneur que le bailli, qui demandait sa main tous les trois
mois, et qu'elle refusait tous les trois mois.

À tant de séductions ingénues, je résistais vainement. Chaque jour,
je me sentais vaincu par ce doux supplice.--Bonsoir, Fanchon, lui
disais-je; et chaque soir elle était endormie avant que j'eusse eu
le temps de lui dire encore une fois: Bonsoir!

Dieu! si les reines de Vienne ou de Paris m'avaient vu dans ce
village enfumé, plein de fileuses, et moi filant le parfait amour!
Que de rires! de sourires! que d'ironies! M. de Richelieu finissait
mieux que je ne commençais, sans nul doute. M. de Lauzun avait déjà
démontré aux marquises qu'il était le digne fils de son père, et
déjà, dans toute l'Europe élégante on racontait à son propos de
grandes histoires des petits appartements, qui portaient avec elles
l'incendie, et que m'avait apprises monsieur mon précepteur. Oui,
mais Fanchon était protégée et défendue par son innocence et par ma
loyauté. J'étais déjà philosophe en toute chose, et même en amour...
Disons tout et ne faisons pas le Scipion: ce qui protégeait Fanchon
presque autant que sa propre innocence, à coup sûr, c'était ma
timidité naturelle, et que je n'osais pas oser. Voilà comment les
hommes décorent leurs faiblesses des noms les plus sonores! Quand
j'avais honte, innocent et furieux contre moi-même, d'être un
amoureux si craintif, j'aimais mieux croire en effet que j'étais
retenu par la vertu.

Et si loin allait _ma vertu_, que je pensai sérieusement à épouser
Fanchon, elle-même. Ainsi le comte d'Olban épousait Nanine; il est
vrai que je valais cent fois le comte d'Olban, mais Fanchon, elle
valait mille fois Nanine. Et si, bouleversé par tant d'événements
extraordinaires dont je me faisais le héros, je finissais par
m'endormir, ce court sommeil était assiégé par mille fantômes. Je
voyais tous mes ancêtres féodaux s'élever contre moi; j'entendais
les clameurs de mes chevaleresques aïeux, armés de pied en cap, les
malédictions de mes nobles aïeules l'ironie à la lèvre, et le feu au
regard; toute cette noble foule d'inconnus était à mes genoux, me
priant, me suppliant les mains jointes, de ne pas déshonorer leur
race par une indigne mésalliance. Que vous m'avez coûté cher, ô
princes et princesses de Wolfenbuttel!

Un jour (le temps était mauvais, l'hiver commençait à se faire
sentir, et les oiseaux de la ferme étaient blottis tristement sous
les buissons chargés de neige), je me dis à moi-même:--Allons!
courage! et qu'importe, après tout, à l'Allemagne? Il faut en finir,
mon bonheur le veut; il faut que Fanchon sache enfin que je l'aime,
et que j'en veux faire au moins une margrave! Oui! Fanchon! loin
d'ici les vaines grandeurs! Loin de moi, même le sceptre! Et, que
l'Europe entière l'apprenne avec frémissement, j'abjure à tes pieds
toutes mes grandeurs... J'en étais là de mon héroïsme, et
très-étonné que la foudre n'eût pas éclaté dans le ciel offensé de
ma résolution sublime...

Survint Fanchon: elle était rêveuse et triste; elle s'approcha de
moi, et s'inclinant:--Voulez-vous poser mon chapeau sur ma tête,
monsieur Frédéric? me dit-elle.

J'obéis! Je posai le chapeau, un peu de côté, comme elle en avait
l'habitude. Je fus remercié par un sourire, et ce sourire
m'enhardit: pour la première fois, j'embrassai Fanchon; elle ne
retira pas ses lèvres: au contraire, s'approchant de moi avec un
regard caressant:

--Si je vous demande, me dit-elle, un rendez-vous, demain, puis-je
espérer que vous y viendrez, monseigneur?

--Certes, Fanchon, j'y viendrai: mais où donc allez-vous si vite?
«Il pleut, il pleut, bergère...» et c'est bien loin, demain, pour
notre rendez-vous!

--Il faut que je parte absolument, me répondit Fanchon. À demain,
sur le grand chemin, au banc de pierre, à côté de la fontaine. Elle
me tendit la joue, une seconde fois. Je l'embrassai de nouveau, et
elle partit, me laissant seul, en proie à mes belles résolutions.

Vint le lendemain! Il faisait encore plus froid que la veille. On
peut penser que j'arrivai le premier, au rendez-vous. Dans la nuit,
toute une révolution s'était opérée, et le froid, avait fait de la
pluie une neige abondante. Hélas! le banc de pierre était couvert de
neige; le vieil orme avait perdu ses dernières feuilles; on
n'entendait plus le murmure de la source, et les oiseaux ne
chantaient plus. Mon rendez-vous était devenu le rendez-vous de la
brise et du tourbillon; tout gelait, tout se taisait!... Je sentis
une petite main s'appuyer légèrement sur mon épaule: c'était sa
main!--Bonjour, Fanchon! et je me sentis plus heureux que je ne
l'avais jamais été près d'elle... Embrasse-moi donc, lui dis-je, en
la tutoyant pour la première fois.

Alors seulement je m'aperçus que Fanchon n'était pas seule: elle
donnait le bras à certain petit valet français nommé Julien, fifre
et tambour de son état, qui avait quitté, pour me suivre, un
terrible Allemand, le baron de Meindorff, qui le battait comme
plâtre, et qui ne lui payait pas ses gages... Que faites-vous ici,
Julien? lui dis-je assez mécontent de sa rencontre: allez m'attendre
à la maison!

Julien ne partit pas, Fanchon le retint. Avec quel sourire!... un
sourire qui lui disait: Julien, tu n'as plus de maître! Ainsi, elle
l'affranchit d'un regard, puis, sans autre précaution, et d'un ton
qui ne voulait pas de réplique:--«Ayez pitié de ce pauvre garçon,
monseigneur! Il est si brave et si modeste! Il va faire un si bon
mari pour votre petite Fanchon!» Disant ces mots, elle se retourna
vers Julien; elle le regarda, elle lui sourit de nouveau, elle ne
fut pas inquiète de ma réponse un seul instant. Quel changement,
grand Dieu! L'enfant joueur faisait place à la femme résolue; à
présent que je n'étais plus un malade, elle m'abandonnait comme on
quitte une tâche accomplie! O mes rêves! ô mon héroïsme! ô mes
résolutions!... Ma princesse était servante!... Or, telle fut, bien
avant d'avoir habité Paris, ma première leçon d'égalité! C'étaient
là mes premières amours: pensez donc si je les ai pleurées, pensez
aussi au ridicule qui m'attendait, si quelque beau de la cour de
France eût deviné mon idylle!... Ah! je suis vraiment un homme à qui
rien n'a manqué, sinon peut-être un brin de vice, un brin de fard,
pour faire un grand chemin à travers les grandes corruptions de son
temps!

Dans l'histoire de Phédime et d'Agénor, un des petits livres de ma
jeunesse, au temps du _Sopha_ et des _Bijoux indiscrets_, je me
rappelle une phrase qui me revenait bien souvent en mémoire: _Il
devait_, _dans la minute_, _la retrouver sur une fleur où il l'avait
laissée_... Imprudent! quand tu reviendras, Phédime à jamais sera
partie, et les fleurs seront fanées, qui lui servaient de lit
nuptial. Ainsi j'étais, cherchant à mes tristes amours, un dénoûment
où je ne fusse pas ridicule, lorsque, dans le lointain, bien au
loin, j'aperçus une voiture arrivant au galop de six chevaux.
C'était d'abord comme un point noir; bientôt je distinguai une
berline lourdement chargée, armoriée et fortifiée à l'avenant. Trois
laquais à cheval étaient lancés à la suite; un chien dogue était
assis sur le siége du carrosse... Au premier coup d'oeil, averti par
un vague instinct, je reconnus les armes et la livrée de ma mère.
Dans la circonstance où j'étais, incertain de ce que j'allais
devenir, honteux de moi-même, il me sembla que c'était le Ciel qui
venait à mon aide, et que le dénoûment de mon vilain petit drame ne
pouvait pas descendre d'une plus formidable machine: aussi bien la
voiture seigneuriale s'arrêta lourdement à mes pieds.

Je relevai la tête, et je vis ma mère, elle-même, étonnée... elle
qui ne s'étonnait de rien.

--Je ne m'attendais guère, monseigneur, à vous retrouver sur cette
route en chevalier errant, aux côtés de cette fillette?... Et que
faites-vous ici, s'il vous plaît?

L'aspect de ma mère aussitôt me rendit mon courage, et, cette fois,
mon parti fut pris sur-le-champ:--Vous le voyez, madame, répondis-je
en m'inclinant, je bénis le mariage de monsieur Julien avec
mademoiselle Fanchon!

En même temps, je pris la main de Fanchon, et, m'approchant de
Julien, que l'apparition de la princesse avait consterné:--Soyez
heureuse, Fanchon, lui dis-je d'une voix émue. Et parlant ainsi, je
serrais la main de Fanchon; sa main resta immobile et glacée! Ainsi,
cette enfant qui m'avait sauvé, que j'avais tant aimée, elle n'eut
pas un regard pour S. A. le prince de Wolfenbuttel, et pour ses
vingt ans!

Ma mère, au moment où je montais dans sa voiture, m'arrêta, et de
cette voix faite pour commander:

--Quand un homme de votre rang, me dit-elle, s'abaisse à bénir le
mariage de ses domestiques, il leur donne une dot!

--Vous avez raison, madame, et qu'il soit fait ainsi que vous
l'ordonnez. Puis me tournant vers Fanchon:

--Je vous donne, ô Fanchon! mon épée et mes pistolets, mon cordon
vert et mon habit brodé, mon chapeau et mon plumet, mes talons
rouges et mon point d'Alençon, mon _Candide_ et mon _Héloïse_, et
mon discours sur l'_Inégalité des conditions_.

Ceci dit, la berline, impatiente, obéissait au triple galop de ses
six chevaux.

Je ne m'étais jamais vu, de ma vie, aussi près de ma mère, et
j'étais fort troublé, je l'avoue, en pensant au compte que je lui
rendrais de ma conduite. Aussi bien je me laissai conduire sans
m'informer où nous allions. J'étais comme un homme à demi-éveillé
qui cherche à se rappeler un songe qu'il aurait fait, dans la nuit.

La voiture passa devant la cabane à Fanchon. Je revis ce toit de
chaume hospitalier, et la longue cheminée d'où s'élevait l'épaisse
fumée d'un feu allumé, sans doute, en l'honneur de mon retour. Alors
je revins à ma situation présente. Quelle différence entre ce jour
et celui d'hier! Hier, l'amour et l'espoir! Aujourd'hui, la honte et
le regret! Hier, j'étais le maître absolu de ma vie, et maintenant
j'avais retrouvé mon maître, une Wolfenbuttel qui était ma mère! Et
comme dans ce temps-là l'autorité des parents sur les fils restait
intacte, je ne songeai pas même un instant à me dérober à l'autorité
maternelle.

En ces temps, si loin de nous, le respect aux volontés paternelles
était non-seulement un devoir de fils, mais encore un devoir de
gentilhomme et de chrétien.

Je restai plusieurs jours dans cette position équivoque; nous
gardions le silence, ma mère et moi, elle irritée et moi revenant
par mille détours, à mes folles rêveries.

Quelle que fût cependant ma soumission, le lecteur aura compris que
j'étais fort mécontent de moi-même, et que je me plaignais
cruellement de ma chaîne. À la fin, lorsqu'à force de courir et de
franchir l'espace, il advint que je me sentis plus calme et bientôt
tout à fait calmé, alors je commençai à m'inquiéter du spectacle que
j'avais sous les yeux. Chaque heure alors nous rapprochait de Paris,
et déjà je reconnaissais que nous étions en France, à toutes les
misères, à toutes les lamentations du grand chemin. À chaque pas,
sur notre route, nous rencontrions des corvées, des receveurs, des
marchands de sel, des douaniers, des monastères, des châteaux
féodaux, force maréchaussée et force galériens se rendant à leur
bagne... évidemment, nous approchions de Paris. Je sentais mon coeur
s'agiter à chaque pas que nous faisions vers ces abîmes sans forme
et sans nom.

--Voyez-vous, madame, combien ces belles terres sont malheureuses,
combien ces paysans sont tristes, et quel silence affreux pèse sur
ces contrées! Ce ne sont pas là les joies de notre patrie, ce ne
sont point les plaisirs de nos bourgeois, la richesse de nos villes;
notre Allemagne est un beau pays!

Ma mère me répondit avec plus de douceur que je n'aurais pensé.

--Oui, l'Allemagne est un beau et riche pays, Frédéric, non pas que
je me sois attachée à étudier les moeurs bourgeoises, et à savoir si
le paysan est heureux ou malheureux, mais l'Allemagne est un vieux
et solide empire, elle compte des princes sans nombre, une noblesse
antique et sans mélange. Hélas! mon fils, je ne vous adresserai pas
de reproches inutiles; vous avez voulu montrer à l'empereur le
danger des familiarités du maître au sujet, c'était bien fait cela,
mais partir sans avoir imploré votre pardon! partir sans prendre
congé de votre maître! O mon fils! vous le voyez, cependant, votre
folle conduite m'a fait quitter cette cour superbe où je vivais en
reine d'Allemagne, et quand j'appris que vous étiez parti sans
équipage, avec un seul valet, comme un croquant, sans aucun titre et
dans la disgrâce de l'empereur, le propre frère de notre cousine la
reine de France...; en même temps, quand je me suis rappelé que vous
étiez un admirateur de M. de Voltaire, un abonné à l'Encyclopédie,
un enthousiaste de ce damné qu'on appelle Diderot, je me suis dit
que sans moi vous étiez perdu: alors j'ai quitté ma charge à la
cour, j'ai renoncé à mes emplois, à ma grandeur, et maintenant que
je vous ai retrouvé, me voilà résolue à demander à S. M. la reine
Marie-Antoinette, à notre jeune et bien-aimée archiduchesse, du
service à sa cour pour moi... et pour vous!

Ainsi parla ma mère. Dans mes idées de philosophe indépendant, ce
mot _service_! était assez malsonnant. J'avais adopté à ce sujet les
opinions nouvelles.--_Service?_ avez-vous dit, madame, eh! qui vous
y force? N'êtes-vous pas la souveraine de deux comtés? N'avez-vous
pas, à vous, assez de paysans pour faire la fortune de deux
puissantes maisons? Mon père ne vous a-t-il pas laissé, en douaire,
de vos biens propres, un château sur les bords du Rhin? Ou, si vous
aimez mieux habiter sur l'Oder, n'êtes-vous pas encore, de votre
chef, reine et maîtresse d'une terre presque royale? Que parlez-vous
d'aller prendre du _service_ à la cour de France?

J'aurais pu parler longtemps encore, la comtesse ne m'entendait
plus. Elle, abandonner la cour! ne plus hanter avec des rois et des
reines! elle, en un mot, ne plus servir! C'était l'exil que je lui
proposais, c'était la mort! Le plus grand philosophe, et Diderot
lui-même, Diderot, le premier, aurait eu pitié de cette douleur
muette, et de l'effroi qui se peignait sur la figure de cette
majesté désespérée! Elle ne voulait pas pleurer, mais ses yeux
étaient gonflés de larmes! À la fin, et parlant tout bas, sur un ton
solennel:

--Frédéric, me dit-elle, vous me ferez mourir de chagrin, avec ces
opinions et ces discours de l'autre monde. Ayez pitié, monsieur,
d'une mère au désespoir, qui vous aime et qui vous honore, en dépit
de tant d'affreux paradoxes dont vous m'assassinez. Je ne sais par
quelle fatalité les doctrines des philosophes ont gâté votre coeur,
mais votre coeur est gâté sans retour. Vous aussi, vous, un prince
de la confédération germanique, un Wolfenbuttel, vous rêvez
l'égalité sociale, vous méprisez votre couronne, vous êtes prêt à
renoncer au nom de vos aïeux, vous n'avez plus de foi à la royauté,
vous, le dernier descendant de tant de princes, dont la famille a
fourni des reines à deux trônes!

Sa voix, en ce moment, trahissait toutes les angoisses de la noble
dame; elle tomba dans un profond accablement; la désolation et la
terreur étaient gravées sur ces traits superbes: à l'aspect de ce
désespoir, je sentis toute ma faute, et j'attendis que ma mère
consentît à m'entendre, pour lui demander grâce et pardon!

--Hélas! hélas! reprenait-elle, mon propre fils m'a tuée sous le
déshonneur! Jetez-moi sous les pieds de mes chevaux, faites-moi
épouser un homme de finance, de roture ou de robe... Je suis perdue;
les rois me méprisent, les reines m'évitent, désormais je n'ai plus
qu'à vivre, abandonnée et sans crédit, au fond de mon manoir! Ainsi
elle parlait, désolée, et pourtant elle ne pleurait pas, elle serait
morte plutôt que de pleurer; mais elle priait tout bas le Dieu des
bons conseils et des sages consolations.

Ce noble coeur, dont l'orgueil même était une vertu, représentait
tout à fait ces obstinés sublimes qui ne comprendront jamais que le
monde a changé. Le monde entier peut s'écrouler, ils restent
immobiles sous les débris de l'univers.

Voilà comment, rêvant beaucoup et parlant peu, nous arrivâmes à
Paris, ma mère et moi, vers la fin de décembre, par une nuit
d'hiver, à l'instant même où toutes les petites maisons des
faubourgs profanes s'éclairaient, l'une après l'autre, de feux
mystérieux.

Quand je fus bien assuré d'être à Paris, je me sentis mieux. Un
somptueux hôtel était retenu pour ma mère, dans le beau quartier de
la ville, au faubourg Saint-Germain; c'est là que nous descendîmes.
Le lendemain de notre arrivée, la comtesse était déjà tout entière
aux longs préparatifs de sa présentation à la cour de Versailles;
moi, je sortis à pied, afin de m'orienter dans ce rendez-vous de
tous les étonnements.

Paris offrait alors un spectacle incroyable, un Paris tout neuf, et
qui pourtant n'a duré qu'un jour. C'étaient trois à quatre villes en
une seule; c'étaient plusieurs peuples sous un seul nom. Peuple
étrange et divers; en même temps emporté par une extrême jeunesse,
et frappé d'une horrible décrépitude; à la fois poussé en avant et
retenu dans l'ornière; indécis dans ses volontés, inconstant dans
son amour. Ce qu'il y avait de plus nouveau, de plus attrayant, de
plus repoussant, de plus louable et de plus joli dans cette cité des
merveilles et dans cette _cour des miracles_, c'étaient, aux deux
extrémités de la ville: le Palais-Royal et le faubourg
Saint-Antoine. Le nouveau propriétaire du Palais-Royal, qui, tout
d'abord, était le _Palais-Cardinal_, ne voulant plus se contenter
des apanages d'un prince, avait fait de son palais une boutique; il
avait caché sous ses vieux ombrages, un abominable assemblage de
boutiques et de maisons infâmes, consacrées au jeu et à la
prostitution. Le faubourg Saint-Antoine, enivré de révoltes, et
murmurant sa joie et sa menace aux murailles de la Bastille, avait
le pressentiment de sa prochaine délivrance. À la voir de près, la
Bastille tombait en ruines, et non-seulement la Bastille, avec ses
sept tours et ses canons de fer, mais encore les monuments les plus
solides et les plus consacrés dans cette ville souveraine: la
Sorbonne et l'Archevêché, Notre-Dame et le Louvre, tout ce qui se
tenait debout, depuis des siècles, était croulant, tout ce qui
vivait était mort! Ceux qui semblaient vivre encore... autant de
fantômes qui ont oublié de s'enfuir le matin, au premier chant du
coq. Entre ces vieux monuments qui croulaient, entre ces grands
hôtels chargés d'armoiries vermoulues, dans ces rues traversées de
tant d'équipages, duchesses se rendant à la cour, petits-maîtres
allant se battre à Vincennes, filles d'opéra qui ont dormi chez le
ministre, abbés de cour allant à l'Académie, un peuple entier vivait
d'une vie active, ardente, impitoyable, et l'on comprenait, à le
voir agir, que ce grand peuple était vraiment fait pour toutes les
conquêtes de l'avenir.

Le bourgeois de Paris, au temps dont je parle, il n'avait rien
conservé de l'ancien bourgeois de la Ligue; il était riche,
impassible, et tenant à ses franchises, mais dévoué et fidèle à son
roi. Le peuple de Paris, une heure avant 1789, était un beau jeune
homme en guenilles, oisif, moqueur, prêt à tout, terrible, habitué à
voir toutes les grandeurs, à les voir de très-près, et à les saler
au sel des chansons les moins équivoques. À un peuple ainsi fait, on
pouvait, sans craindre un refus, tout proposer.--Allons! peuple, et
portons à bras la chaise où se tient souriante Mme de Pompadour;
allons! bon peuple, et couvrons de boue et d'injures le cercueil de
ton maître. Ami-peuple, il s'agit de traîner Beaumarchais à
Saint-Lazare... et le lendemain, tu renverseras, tu pilleras, tu
briseras Saint-Lazare, et tu ouvriras ces cachots à la douce
lumière... O peuple! interrogé par tous les doctes, sollicité par
toutes les révoltes, plein de chefs-d'oeuvre et plein d'espérances!
Il était prêt à toutes les hardiesses, il était préparé à toutes les
réformes! Tout ce qu'on lui commandait (pour peu que l'on sût s'y
prendre), il l'exécutait sans remords, par plaisir ou par vanité. Il
se jouait également du temps présent et du temps passé; il sentait,
dans sa misère, que l'avenir appartenait à son génie; il ne
s'inquiétait ni d'opprobre, ni de gloire, il attendait. Il sentait
confusément que la ruine de ses maîtres était partout; que le trône
avait été miné sans retour, et il s'en remettait, sur une douzaine
de filles de joie et de malheur, dont il était le père et le
conseil, le fauteur et le complice, pour renverser le peu qui
restait debout en France: Église, Université, noblesse. Il était, ce
peuple, un roi déchu, qui se disait: demain je règne à mon tour!

Pourtant cette force irrésistible était encore une force ignorée!
Elle obéissait, somnolente, en attendant l'heure de sa révélation
suprême; elle obéissait (l'habitude!), au sceptre, au bâton, à la
crosse, à la corde, à la Bastille, au Châtelet, au bon plaisir; et
celui-là eût été, certes, un mortel prévoyant, qui eût compris et
deviné, sous cette obéissance inerte et de pur instinct, que cette
obéissance, en effet, cachait une révolution!

Ces premiers moments de mon étude et de ma curiosité, au milieu de
la ville, étaient pleins d'intérêt pour moi. J'aurais dit, à voir
tout ce mouvement, que chaque jour était un nouveau jour de fête; il
y avait pour chaque heure de la journée une nouvelle joie, un
divertissement tout nouveau: la fête commençait, dès le matin, au
premier rayon de beau soleil qui dorait les places publiques. On
riait, on chantait, on vendait, avec mille cris divers, mille
denrées diverses; on ne soupçonnait pas le travail, dans cette
capitale aux mille têtes sans cervelle, où le peuple était maître en
l'absence du roi. Versailles, en effet, a beaucoup travaillé pour la
liberté de Paris, pour la perte du trône de France. En ce Versailles
des mystères, la royauté s'était exilée, et elle ne comprit pas
qu'elle s'était exilée en même temps de la confiance et des respects
de la cité souveraine.--Et vraiment il n'y pas de roi, pas de
prince, et pas de poëte et pas d'artiste, et pas même une femme à la
mode et jalouse de sa beauté, qui se soient éloignés de Paris sans y
laisser un morceau de leur sceptre, un peu de leur génie, un peu de
leur gloire ou de leur beauté.

Ce que j'aimais surtout dans cette ville à tout glorifier, à tout
briser, c'était cette profusion d'ironie et de bel esprit que le
Parisien jette à pleines mains, à droite, à gauche, et sauve qui
peut! Dans chaque taverne, au coin de la rue, et partout où ce
peuple est oisif, vous rencontriez une assemblée éloquente,
intelligente et superbe de beaux esprits, d'artistes en chaussures
trouées, sans feu ni lieu, mal nourris, peu vêtus, qui se
consolaient de leur misère présente par la parole et par
l'espérance. Ils brisaient, ils renversaient toute chose, en leur
improvisation furibonde, et maintenant je ne comprends pas que la
royauté de France ait résisté si longtemps à ces Platon de tabagie,
à ces Montesquieu de café ou de cabaret, à ce pêle-mêle irrésistible
de législateurs en haillons, à ce peuple affamé de pauvres diables
vivant de leur génie, au jour le jour, sans inquiétude et sans
lendemain, barbouillant au hasard une toile ou une feuille de papier
pour payer leur hôtesse; hommes d'un sens profond, toutes les fois
qu'il s'agissait d'art et de poésie, intrépides railleurs du
pouvoir, ne croyant à rien, pas même à leurs doutes les mieux
prononcés; ces hommes-là représentaient, énergiques et passionnés,
le peuple éclairé, superbe et mécontent, un peuple à part, acceptant
un bienfait sans songer au bienfaiteur, à qui tout semblait dû, qui
ne devait rien à personne, et qui disait volontiers, dans son
orgueil et sa toute-puissance à venir: le sol que je foule est à
moi!

On les voyait ces sophistes, ces philosophes, ces déclamateurs que
l'éloquence attendait avec la liberté, déjà délivrés de l'épée et de
la perruque, de la poudre et des manchettes, et de la broderie à
l'habit, de la boucle au soulier, en bas de laine, en chapeau tout
uni, sans dentelle et sans jabot, s'asseoir insolemment à la table
des grands, occuper les premières places, s'emparer de la
conversation, parler de tout, décider de tout, commettre avec leurs
mépris, mal déguisés, mille insolences chez leurs imbéciles Mécènes,
puis, quand ils étaient bien repus, et que la dame de céans leur
avait donné un rendez-vous nocture, ils quittaient ces salons
serviles, ces maisons tremblantes de la peur que l'esprit inspirait,
sans saluer personne. À peine ils rendaient son salut au duc et
pair... En revanche, ils tutoyaient amicalement son maître
d'hôtel... Et voilà ce que le riche ou le noble avait gagné à faire,
du métier d'artiste et de la profession d'écrivain, un métier de
mendiant! On les forçait, ces pauvres diables, à plier le genou pour
dîner, mais une fois repus, le rôle changeait, et c'était au tour de
l'amphitryon à s'abaisser.

Croyez-moi, seigneurs, mes frères, respectons l'artiste, honorons
l'écrivain, et, qui que nous soyons, prenons garde à ces hommes si
disposés à prendre une rude et cruelle revanche! Hélas! je l'ai
appris, à Paris même, il n'en faut pas douter, le poëte est plus
fort que le ministre qui le gouverne, et l'artiste est le maître
absolu du riche qui le paye. Il est plus fort, parce qu'il est plus
patient. Voyez tout ce siècle, il flétrit, de toute sa force et de
tout son dédain, le poëte, l'artiste et le philosophe! Il en fait
son jouet, son esclave et son martyr! Ah! siècle idiot! royauté
insensée! et grands seigneurs stupides! Ces méprisés, ces
déshérités, ces mendiants, ces parasites, quelle revanche ils
sauront prendre! O mes frères, les seigneurs féodaux, croyez-moi,
n'humilions personne et surtout le talent, car il se venge!

Or, voilà ce que Louis XIV avait mis en pratique, voilà ce que le
fameux roi Louis XV n'avait jamais voulu comprendre; il ne l'a
jamais compris!




CHAPITRE IV


Ainsi mon instinct ne me trompait guère, lorsqu'il me poussait à
envisager tout d'abord, comme le plus digne objet de mes études, ce
monde à part de littérateurs et d'artistes qui a laissé tant de
traces. Aujourd'hui ces apparitions dansent autour de moi,
confusément enveloppées d'ombre et de lueurs.

Visions étranges! Que de misères! que d'envie! Eh! que de gloire et
que d'injures! Voyez tout ce siècle animé de ces tristesses
formidables, obéissant à ce suprême ennui! Le malheur a courbé sa
tête légère, la misère a chargé ce front riant de rides précoces;
mille tyrannies ridicules l'ont torturé à coups d'épingle, ce XVIIIe
siècle doué, à son berceau, des dons les plus heureux de la fée:
intelligence, esprit, courage, ardeur à tout comprendre et génie à
tout produire! Il est semblable à l'enfant flétri par la férule, à
l'esclave écrasé sous le joug, au mendiant couvert d'humiliations
par le premier gentilhomme, condamné à la gêne par le parlement, au
feu par l'archevêque! Alors, comment vouliez-vous qu'il ne se
vengeât pas? Ce beau siècle est occupé à tout souffrir! Souffrance
héroïque et pleine de fièvre! O misère et désespoir des grands
travailleurs, qui ont été l'honneur de cet illustre moment dans la
vie et dans le labeur de cette nation! J'en ferais, au besoin, un de
ces tableaux tout chargés de l'histoire et de ses principaux acteurs
que l'on expose aux regards du passant.

Ce tableau, le voici, vous le pouvez contempler tout à votre aise et
non pas sans d'intimes frissonnements.

Et pour commencer le tableau de ces misérables, savez-vous quel est
cet homme anéanti sous les mépris des gens de sa race et de sa
caste, qui suit le convoi de sa femme, seul et sans un ami pour
l'accompagner au cimetière, où la fosse commune attend cette
infortunée!.. Hélas! la pauvre femme était jeune et belle, elle
s'est noyée avant-hier, sans donner d'autre raison que l'ennui à son
suicide; son époux, qui la suit, n'est pas assez riche pour acheter
son deuil, c'est l'auteur de _Mélanie_ et de _Warwick_. Voyez, au
sommet de la rue Saint-Jacques, ce petit abbé qui s'échappe en riant
de ces murailles où il habitait un grenier qu'il appelait _sa
Chartreuse_... Allons, place à ce grand poëte... il fuit ces sombres
murs, sa mansarde et sa chartreuse bien aimée; il fuit sans
retourner la tête, et le voilà dans le grand monde, oracle du jour,
maître de la Comédie, applaudi au théâtre, enivré de gloire... Le
lendemain, honteux de ses incroyables succès, fatigué de sa gloire,
il se retire, en Parthe, de la vie active; il reprend les graves
fonctions du pédant, et il se flagelle enfin pour se châtier d'avoir
eu tant de grâce et tant d'esprit en vers français. Il avait nom
Gresset, cet homme-là, et sa gloire, un instant, inquiéta
Voltaire... Et cet autre, au sommet de cette maison, qui soupe à sa
fenêtre, à côté d'une ignoble servante!... Encore un peu, le monde
est à ses pieds! Chacune de ses paroles est un arrêt; chacune de ses
plaintes est une menace... Attendez qu'il soit repu de gloire! Il
s'empoisonne, un jour d'été, et sa femme légitime devient la Marton
d'un palefrenier! O quelle misère en tout ce monde littéraire, à la
fois si triste et si puissant! Diderot apporte en courant dix écus à
sa femme, et sa femme renvoie à l'instant ces dix écus au libraire:
elle a peur que le libraire ne soit volé. Marmontel invite à dîner
un ami très-pauvre, et, pour obtenir de la laitière un crédit
supplémentaire, il fait ce qu'il ne ferait pas pour Mme de
Pompadour, il adresse à la laitière une belle épître en vers
harmonieux. Celui-ci était né poëte, il comprenait et traduisait
Virgile, il s'appelait Malfilâtre!... Il meurt dans la misère, et
d'un mal honteux, en tendant la main.

Ce grabat qu'on transporte, et que deux soeurs de charité attendent
sur le seuil de l'Hôtel-Dieu... ô malheur à ces temps égoïstes,
malheur à ces crimes de lèse-poésie! Il était vraiment un poëte, un
vrai poëte, et le Juvénal de son temps, ce malheureux que l'on porte
à travers la rue, étendu sur cette civière abominable... il
s'appelait Gilbert. Voilà mes fantômes... En même temps
paraissaient, et sous mes yeux éblouis, que dis-je? épouvantés, dans
les phases diverses de leur fortune, tous les satellites subalternes
de cette gloire active, intelligente et remuante... à l'infini.
Voici Marmontel en sabots, voilà Marmontel dans le carrosse à Mlle
Clairon! Par la barrière d'Enfer entrait Grétry, nouveau venu
d'Italie, et portant ses pauvres hardes sur son dos; Rétif de la
Bretonne et Mercier se disputaient un coin de la borne où ils
écrivaient leurs tableaux de moeurs. M. Dorat, poudré, musqué,
porté, pomponné, saluait à droite à gauche, et les gens de qualité
ne lui rendaient pas son salut; dans une riche berline attelée de
deux excellents chevaux, Beaumarchais traversait la ville et brûlait
le pavé; on l'eût pris pour son patron lui-même, Pâris de
Montmartel. M. de Buffon croisait M. de Montesquieu; La Chaussée en
pleurant toujours, s'enivrait sans cesse avec Piron, qui riait
toujours. Écoutez ces pleurs, ces grincements, ces cris de joie, et
ces calomnies atroces, athéisme, ovations, clameurs étranges, joies
d'ivrogne, anathèmes et cantiques, odes et chansons, pots-pourris,
pont-neuf, stances, _Tristes Nuits_, scandales, chiffons,
persiflages de l'OEil-de-Boeuf, financiers, revendeuses à la
toilette, harengères, sages-femmes, appareilleuses, duchesses,
marquises, et danseuses, et Saint-Lazare et la petite maison, la
coulisse et les petites maisons, académiciens, cuisinières,
philosophes, racoleurs, coquines et coquins, bateleurs, joueurs,
maîtres d'armes, inventeurs, souffleurs, escamoteurs, magnétiseurs,
guérisseurs, dégraisseurs, comédiens, comédiennes, rapins,
bondrilles, franciscains, capucins, béguines, confesseurs, bouffons
et nouvellistes, journaux et bouts-rimés, Encyclopédie... et petits
livres, chez la petite Lolotte, à l'enseigne de _la Frivolité_,
c'est tout ce siècle! Il porte à la fois le sceptre et le crochet,
la hotte et l'éventail, la pourpre et la hure, il est ivre, il est
fou, il est... tout... il est l'abîme, et pire encore, hardi jusqu'à
la folie, insouciant jusqu'à la bêtise, avare à faire honte, égoïste
et prodigue à faire peur.

Et tout au pied du grand escalier de la grand'chambre, je vis
monsieur le bourreau en petit costume, allumant un joli petit bûcher
en miniature, où de sa main blanche il brûlait des _missels_, des
_oremus_, des thèses de théologie, aux lieux et place des livres que
le magistrat avait condamnés à être lacérés et brûlés vifs, le
magistrat lui-même ayant grand soin de sauver ces livres du bûcher,
et d'en parer les rayons de sa bibliothèque. O mensonge! ô flamme
absurde et ridicule! ô pensée impérissable et défiant la flamme et
le bûcher!

Pour l'observateur sans passion, c'était pitié de comparer la
violence de ces principes qui marchent, et la faiblesse des digues
qu'on leur oppose; c'était pitié de songer que ces lettrés, ces
hardis philosophes, persécutés à ce point-là qu'ils étaient devenus
populaires comme des rois, vont disparaître de la face du monde
réel, pour faire place à quelque chose dont la littérature n'avait
pas d'idée, à l'éloquence, à une autre force encore inconnue, à la
philosophie, à la politique! Or, ces deux forces, sorties tout
armées de la littérature, elles ont eu pour dernier résultat, la
libre pensée et la libre parole... un monde au delà des mondes
créés.

Eh bien, ce monde à part dont on n'a jamais vu le pareil, cet empire
absolu des fantaisies, des libertés, des rêves, des utopies, des
colères et des satires, si vaste et si grand, devait finir avec le
vieux marquis et frère capucin de Ferney, quand il rentra, le
sublime vieillard, riant d'un sourire ironique et triomphant dans ce
Paris, qui était aussi sa capitale. Il revenait pour mourir dans ce
Paris, sa proie et sa conquête, malgré la cour et malgré l'Église,
deux forces vaincues. Voltaire fut le dernier roi qui triompha de
Paris. Il entra dans sa bonne ville, en dépit du roi qui croyait
régner alors; il entra seul et l'arme au bras, content d'avoir gagné
la bataille à lui seul, que lui seul il avait livrée! Il arriva
donc, vainqueur comme vint Henri IV, mais sans entendre la messe: au
contraire, en brisant le prêtre et l'autel. Alors Paris s'est
prosterné sous les mains du vieillard, comme se prosterna le fils de
Franklin. «Dieu et la liberté!» disait Voltaire, et c'est pourquoi
depuis ce temps, Paris ne s'est plus prosterné devant personne, et
pas même devant le génie... Il avait adoré Voltaire, et désormais il
se crut dispensé de toute autre adoration.

Dans ce Paris, qui, vu de loin, est semblable à la fournaise, aux
temps dont je parle, il advint que le maître absolu, même avant le
roi, même avant M. de Voltaire, était, qui le croirait? un vieil et
fidèle ami du peuple français, le fameux Polichinelle, enfant de
l'Italie, et bourgeois de Paris, sur le Pont-Neuf. Si quelqu'un eut
jamais plus d'esprit que Voltaire, à coup sûr c'est Polichinelle.

Il riait de toute espèce de pouvoir, à commencer par le préfet de
police! Il jetait à pleines mains l'ironie et le mépris; il
annonçait confusément à ce peuple, voisin de tant de libertés
incroyables, la première de toutes les libertés, la parole! On
l'écoutait bouche béante, et chacun, lui voyant renverser le trône
et l'autel à coups de pied, se demandait si la Bastille était un
rêve, et si la lettre de cachet était encore en honneur dans ce pays
du bon plaisir? Quel tumulte en ce Polichinelle, et quelle orgie
incroyable de paradoxes, de railleries, de sarcasmes publics, dans
les carrefours, encore imprégnés du sel âcre et montant de la
comédie ancienne! Où donc était maintenant ce peuple obéissant à ses
rois, et qui, les voyant passer, se mettait à genoux comme pour le
bon Dieu? En même temps la halle et la place Maubert étaient
remplies de toutes sortes de tribuns sans nom, qui s'essayaient à
tous les bruits de l'émeute, aux tempêtes les plus terribles des
révolutions. Vous auriez dit une ville déchaînée, à la voir, à
l'entendre, et que Paris était déjà à cent lieues de Versailles,
tant l'abîme était vaste et profond qui séparait le roi du peuple,
et la cité de Voltaire du palais de Louis le Grand.

Tout autre à ma place eût été grandement épouvanté de ces fièvres et
de ces symptômes, mais, Dieu merci! j'étais un philosophe, un poëte,
un rêveur. La rêverie allemande m'a sauvé dans ce Paris du dernier
siècle; elle m'a rassuré dans les tristes angoisses dont j'ai été le
témoin et la victime. Ainsi grâce à mes rêves, toutes les visions
cruelles qui ont assailli mon âme, elles me sont arrivées émoussées
et sans force. Ainsi l'idéal m'a protégé longtemps, il est vrai;
mais j'ai pensé mourir, quand il m'a rejeté de ses bras. J'ai donc
porté ma rêverie en tout lieu, parmi le peuple, au palais du roi, au
milieu des enfants qui grandissent, imprévoyants de l'avenir.
Vraiment, tel était aussi ce grand-peuple en ses bouleversements; il
offrait un grand spectacle... horrible et charmant, aimable et
furieux.

Et le soir, après mes rêves du matin, je rêvais encore. J'allais au
théâtre en curieux: je m'abandonnais en poëte aux illusions de la
scène, et j'écoutais le vieux drame à la façon d'un homme de l'autre
siècle. Au fait, j'avais des rires et des larmes véritables, durant
ces représentations des vieux chefs-d'oeuvre. J'étais le seul qui
fût sérieux et attentif, car c'était la mode alors de ne plus
partager les émotions qui avaient fait la gloire des grands auteurs
du grand siècle. En effet, déjà la passion s'était pervertie, et le
drame avait changé de but. La déclamation remplaçait sur la scène
l'amour, la terreur, les larmes, tout ce qui faisait la tragédie au
temps de Corneille et de Racine. Je suis le dernier homme en France
qui se soit plu aux chefs-d'oeuvre nationaux. Je les ai regrettés,
je les regrette encore, malgré mes deux fameux compatriotes, Goethe
et Schiller.

Quelquefois, las d'être en dehors de la scène, j'arrivais sur le
théâtre au moment où le drame était à sa plus éclatante période, et
je me mêlais aux comédiens, à l'instant le plus vif de leur passion.
Les voilà tous! Silence à ces rois, et respect à ces héros!
Approchez-vous, entrez pleinement dans la vieille histoire ou dans
l'anecdote d'hier. Pendant trois heures vous avez sous les yeux une
reine, une ingénue; elle rentre en vain dans les coulisses, elle
vous parle encore en reine, en ingénue. Ah! que de fois cela m'est
arrivé, de prendre au sérieux cette passion de commande, et
d'écouter ces soupirs, de pleurer sur ces malheurs. Alors on n'eût
pas été le bien venu à me dire que tout cela était un jeu; non! non!
Cette illusion et cet enivrement ne pouvaient pas être une feinte,
quand j'étais près de ces grands talents d'autrefois, quand de cette
âme à moitié épanchée, je savourais le reste. Hélas! hélas! la toile
baissait aux applaudissements, aux murmures du parterre, et tout
était dit pour ce soir-là. Alors ma déesse devenait plus calme, sa
robe de reine faisait place à la robe vulgaire, ses bijoux
disparaissaient sous un chapeau fané, cette suite de serviteurs à
galons dorés la laissait dans le désert, elle renfermait dans sa
toilette le coloris de son visage, la blancheur de ses mains, la
majesté de sa taille, sa passion, son âme et tout elle-même.

Je la voyais partir avec dédain, et sans regret.

Ce Paris, mon charme et mon épouvante, était semblable à ces contes
des Mille et une Nuits, qui bercent notre enfance; on dirait une
ville de l'Orient, qui, le soir venu, ouvrirait soudain tous ses
harems. Croyez-moi, jeune homme, enivré du mystère de vos vingt ans,
attendez le soir, quand l'air est chargé de parfums, quand les
chanteurs des carrefours jettent l'harmonie à tous les vents, quand
mille lueurs solitaires, comme autant d'étoiles, nous font
comprendre que la vie est partout avec l'amour; alors, perdez-vous
dans cette foule, au milieu de ces piéges charmants, des rires et
des surprises: pour peu que vous ayez vingt ans vous la rencontrerez
la déesse errante et vivante, que le roi Louis XV emportait au
château de Luciennes, et faisait reine à son tour.

J'ai donc bien choisi mon heure et mon jour, en arrivant dans la
ville-maîtresse, au moment le plus dramatique de sa chute, au milieu
de cette émeute du passé contre l'avenir, dans cette rencontre
ardente de tout ce qui voulait vivre, opposée à tout ce qui devait
mourir.

Surtout, parmi ces souvenirs de ruine et de dévastation, je me
rappelle un jour (ce fut la première et la dernière fois) où j'eus
l'honneur de conduire ma mère au Théâtre-Français. On y devait
représenter un drame étrange, une incroyable comédie, et il fallut
de vives protections pour nous procurer une loge; nous fûmes rendus
au théâtre de bonne heure, c'était la première fois que ma mère
attendait. Quand nous entrâmes, la salle était remplie du parterre
au sommet, c'était une attente universelle. On eût dit les
Israëlites dans le désert, quand la baguette de Moïse demande au
rocher le fleuve qui va désaltérer tout un peuple.

Je vois d'ici ma mère, auguste, imposante, et que rien n'étonne. On
eût dit une reine, et quand la toile enfin se leva sur ces abîmes,
son regard impassible et clair ne témoigna ni surprise ni
étonnement,

Que vous dirais-je? Elle et moi nous assistâmes à un drame inouï que
nous n'avions pas soupçonné, même dans les songes de la fièvre.
Apparut d'abord à nos yeux incrédules un valet doré, fringant, beau
parleur, amoureux. Amoureux... un homme en galons! Ce valet parlait
de toute chose et se moquait de tout le monde, et de son maître plus
que de personne; il fronde, il intrigue, il ne respecte rien, pas
même sa maîtresse; effronté faiseur de quolibets de la plus vile
espèce, hâbleur, moraliste; libertin jovial, osant tout, prêt à
tout, même à l'adultère; orateur et poëte, diplomate et musicien,
ancien journaliste et médecin de cavalerie, toujours sautant, riant,
gambadant, le héros de la pièce, en un mot; une étoile, un sphinx...
Vous le menacez de la justice, il s'en moque, il rit au nez du
magistrat qui l'interroge en bégayant: Ah! le traître, et le
brigand! qu'il était gai, joli, jovial, ami de la joie, et serviteur
de toutes les licences! un philosophe! un enfant trouvé!

Cependant, ma mère attentive, épouvantée, osait à peine entendre et
comprendre! On aura changé, se disait-elle en rougissant sous son
rouge, la langue française, et les mots aujourd'hui n'ont plus le
sens d'autrefois.

Bientôt quand monseigneur le valet avait fait la roue, et papillonné
tout à son aise, monsieur son maître arrivait à sa suite. Or, ce
nouveau venu dans cette comédie, il n'était rien moins qu'un
imbécile! Au contraire, il était un grand seigneur, un Espagnol,
noble même pour un Espagnol, un bel esprit, élégant, affable et
sachant le prix d'une belle femme, excellent maître d'un excellent
château, ayant le droit de justice haute, et n'en abusant pas quand
il est sans passion, en un mot un bon seigneur. C'est justement ce
maître excellent qui va devenir un jouet, un bouffon sous la main de
son valet. Son valet l'attaque, le presse et le pousse, et le réduit
à rien; son valet lui dispute jusqu'à une servante dont le pauvre
homme a quelque envie, et sous ce bon prétexte que lui, le valet, il
est le fiancé de cette fillette. O temps! ô moeurs!--Quoi donc? à
entendre l'impertinent, vous n'avez eu _que la peine de naître_,
Monseigneur. _La peine de naître_... Quelle phrase, et quel
contre-sens pour une princesse de Wolfenbuttel!

Ma mère était hors d'elle-même... Et la soubrette aussi dédaigne
Monseigneur, la soubrette qui redit tout à son époux futur! Vassale
indocile, espiègle, insolente; élégante comme une dona, belle
parleuse aussi, folle d'amour et ne le cachant guère. Quelles moeurs
chez un grand d'Espagne, chez un seigneur de la Toison d'or! Quelle
maison, et comment tenue? Hélas! ma mère n'en revenait pas.

Mais son épouvante et sa profonde horreur furent portées à leur
comble, lorsqu'au milieu de l'intrigue elle vit arriver un grand
homme habillé de noir, en longue soutane, et coiffé d'un chapeau de
prêtre, le rabat blanc, l'oeil creux, l'air hébété, les cheveux
huileux, la tournure ignoble, le sourire méchant, la démarche
hypocrite, un petit-fils de ce Tartufe que ma mère appelait le crime
unique du grand roi Louis XIV... O ciel! (peu s'en fallait que ma
mère, ainsi parlant, ne fît un signe de croix), ils n'ont pas même
respecté leur Église, et les voilà qui traînent dans leurs gémonies
le dépositaire et le représentant de l'antique foi! Lui-même, ce
profane chapelain, ce prédicateur de salon, ce courtisan de toutes
les heures, le faiseur de bons mots du Maître, il est le complaisant
de Madame, le serviteur des valets de la maison, le flatteur en
titre, le compagnon du petit chien, le proxénète universel!... Au
même instant, léger et brillant, comme un papillon à son premier
vol, se posant à peine, insouciant et volage, un printemps qui
chante, une fleur qui s'ouvre, un rêve ignorant et naïf, ah! mon
Dieu! voilà un adolescent plus dépravé qu'un chambellan de
l'empereur, un enfant qui raconte aux nuages, aux arbres, aux
fleurs, à la source limpide, et même à une vieille femme les
premiers battements de son coeur.

Un enfant... dites-vous? Prenez garde à cet enfant, Mesdames!
Redoutez son premier feu, ses lèvres de flamme, ses caresses
incertaines; redoutez son sourire, son regard, sa voix, son geste et
sa vague passion. Voyez: la soubrette l'embrasse avec joie et
remords. Voyez madame la comtesse; une comtesse, une femme mariée à
un grand seigneur... elle le regarde en soupirant. Voyez, comme on
le dépouille, en hontoyant, dans le boudoir, comme on admire, avec
un grand soupir, sa main blanche et son bras charmant. Voyez, ce bel
enfant, on l'adore; il a des envieux, des ennemis, des jaloux, mais
on l'adore. Ah! ces femmes qu'il enveloppe, amoureuses, dans ses
naissantes amours, elles n'osent pas lui apprendre ce qu'il
apprendrait avec tant d'ardeur; mais aussi si tu savais cela,
Chérubin, _Chérubin d'amour_!

Cependant à côté de ce Chérubin il existe un être encore plus
ignorant, une petite fille qui ne sait rien, qui se laisse
instruire, et qui n'apprendrait rien toute seule. Avec toi, petite
Fanchette, avec toi, Chérubin répète hardiment les leçons qu'il
dérobe à Suzanne; avec Fanchette il est hardi comme un homme. Il
prend à celle-ci tous les baisers que celle-là lui refuse. Esprit,
chansons, rêves brûlants, tant de passions qui jasent et se taisent,
se montrant, se cachant tour à tour; hardies et craintives, ces
passions confondues, mêlées, pressées l'une contre l'autre, arrivent
enfin à ce que ma mère appelait _l'abomination de la désolation_.
C'était vraiment la fin du monde; il n'y avait plus rien, au delà,
que l'abîme! Allons! c'en est fait, plus de trône et plus d'autel.

Dans ce drame infernal, animé de la verve et des mépris de Satan
lui-même, et tout rempli de sa voix stridente et de son rire
affreux, tout l'édifice était ruiné de fond en comble, toutes les
vertus publiques et privées étaient vouées au plus affreux ridicule.
Ici, le valet est hostile à son maître; ici, le mari trahit
l'épouse, et l'épouse est la honte de l'époux. Le déshonneur, le
déshonneur complet, sans réplique et sans rémission, est l'hôte
assidu, féroce, implacable, de ces demeures mal hantées. Cette mère
et ce père ont exposé cet enfant, le triste fruit de leurs banales
amours; cependant la mère absolument veut épouser son fils, le fils,
de son côté, insulte à la fois son père et sa mère... Eh! dit-il
pour s'excuser: «C'est le bon sens, ma mère!» Dans cette débâcle
énorme le juge est vénal, le paysan raisonne, la petite fille fait
l'amour, le jeune enfant est libertin avant toute science du bien et
du mal, l'homme d'église est un entremetteur; dans cette Babel
immonde, chacun raisonne à la façon des démons de l'encyclopédie, et
chacun parle hautement de ses droits et de ses devoirs. Là, on se
tâtonne, on se coudoie, on se tutoie, on se prend au hasard dans la
nuit, on ne se choisit pas, on se saisit, on se mêle; il y a des
cabinets sombres, des bosquets nocturnes, des pères crédules, des
valets fourbes! Tout est mystère et confusion, pêle-mêle, hasard,
dilapidations; c'est tout le siècle agonisant! Tout se meurt, tout
se perd; tout est mort, tout est perdu! Maintenant la livrée est
régnante, et la seigneurie obéit au laquais. Ce sont les valets qui
font les passions et qui les font à leur usage; ils forment
pêle-mêle toutes sortes d'intrigues pour leur propre compte, avec
l'argent du maître et dans son habit... et si parfois quelqu'un de
ces bandits qui ont plus d'esprit que Voltaire, prend encore la
livrée, à coup sûr, c'est par orgueil!

Telle était la fête, horrible, abominable, impie, à laquelle ma mère
s'était conviée elle-même!... et pourtant, miracle étrange, la ville
et la cour applaudissaient à ce spectacle impossible. Le peuple,
auditeur actif et passionné, s'amusait, à en mourir de joie et
d'orgueil, de ce grand seigneur cruellement bafoué; le peuple était
heureux de voir enfin arriver sur le théâtre le tour, non plus de
l'avare, de l'hypocrite ou du misanthrope, du ridicule et du
vicieux, mais bien cette fois le tour du fort et du puissant. La
comédie avait fait de singuliers progrès, à cette époque. Elle
s'attaquait au trône, aux croyances, à la force, à la justice; elle
brisait, en se jouant, des sceptres et des couronnes; elle
renversait des châteaux forts; elle marquait ses victimes au fer
chaud, elle les marquait au front, afin de reconnaître, au besoin,
toutes ses victimes. Ainsi l'enseignement de tous était devenu la
flatterie adressée au pauvre aux dépens du riche, au faible aux
dépens du puissant; le peuple alors jouait le beau rôle; l'habit de
cour s'éclipsait devant l'habit bourgeois; le marquis, fustigé par
Molière, était frappé au coeur par Beaumarchais; mais aussi le
peuple applaudissait à outrance; il avait, à la fois, le fanatisme
et l'instinct de ses justes perversités contre le monde féodal; sa
joie était sérieuse à la façon d'une vengeance où d'un châtiment.

Hélas! c'est au pied de ce théâtre incendiaire que va s'ouvrir,
tantôt, ce sentier des révolutions qui mène à l'échafaud!

Qui le croirait? Pas une réclamation dans cette salle où vivait
Molière, pas une voix dans ces échos du passé ne se fit entendre en
faveur d'autrefois! Aux premières loges, les femmes étaient
attendries; elles suivaient, la bouche entr'ouverte, haletante, les
moeurs dissolues de ces cinq femmes, elles les accompagnaient de
leurs voeux. Les femmes de ce temps-là ne voyaient que l'amour;
l'amour était la grande affaire; et comme elles sentaient que la fin
des temps était proche, elles se hâtaient d'aimer.

Hâte immense! hâte incroyable! On eût dit ces villes dévastées par
l'Etna! Chacun se remue, afin d'échapper à la lave ardente,
emportant ce qu'il a de plus précieux. Ainsi, pendant que les femmes
se hâtaient sur les chemins de l'amour, l'ambitieux se hâtait sur le
chemin de l'ambition.--Allons! disaient les jeunes gens,
hâtons-nous, l'heure approche!--Hâtons-nous, disaient les
vieillards. Seul, le peuple était patient. Il savait confusément
pourquoi!

Le peuple disait tout bas, comme Figaro: _Et moi, morbleu!_

Les grands seigneurs, saignés à blanc, par ce barbier maudit,
imaginèrent de sourire à ces piqûres. Cela leur parut beau de ne pas
sentir le supplice; il est vrai que les petits marquis de Louis XIV,
plus prévoyants et plus sages, s'étaient plaints à outrance quand le
roi eut ordonné à Molière de les fustiger. Ainsi, par vanité, et
pour montrer qu'elle ne craignait rien des _petits esprits_ et des
_petites gens_, la cour se plaisait à ce spectacle, elle riait à
gorge déployée du comte Almaviva, plus spirituel, plus habile, plus
aimable et plus fin, à lui seul, que toute la cour. Voilà qui est
bien! Puis cette piquante réunion des plus jolies femmes de la
comédie ajoutait une grâce nouvelle à toutes ces licences. En ce
moment la fête était double, et pendant que les grandes dames des
premières loges s'obstinaient à faire, de Chérubin, un jeune homme,
le parant à loisir d'élégantes dentelles, de riches broderies, des
plumes légères et des éperons d'or d'un jeune page, les hommes du
parterre dépouillaient Chérubin de son habit de cour, ils voulaient
que don Chérubin ne fût qu'une femme. Ils lui rendaient, comme au
troisième acte, sa cornette, son jupon, sa couronne de fleurs, ses
fines dentelles attachées au bonnet de la nuit. Être double et
dangereux hermaphrodite, il peuplait la ville de Chérubins de quinze
ans, mais ceux-ci... _osaient oser_. Quant aux hommes, n'est-il pas
dit dans cette fameuse comédie: _Il n'y a que les petits hommes qui
s'effraient des petits écrits?_

On voyait aussi, étalés aux places les plus apparentes, et prenant
leur part de ces scandales, des abbés, des monseigneurs, des prélats
qui s'amusaient de Basile: en effet, le moyen de reconnaître
l'Église de France en ce cuistre abominable échappé, tout au plus,
des cuisines du cardinal de Rohan?

Ainsi, les uns et les autres, le prince et l'abbé, le seigneur et le
bourgeois, la duchesse et la grisette, ils s'enivraient de cette
poésie, ils tournaient sans peur autour de l'abîme, ô fantômes!

Seule en ce monde éperdu, ma noble mère était une créature
intelligente de ces tortures. Elle les sentait au fond de son coeur,
et jusqu'aux moelles. À chaque instant elle était sur le point de
crier: à l'incendie! au meurtre! Longtemps elle attendit une
réaction à tant d'infamies, une peine à tant de forfaits; longtemps
elle appela le spectre, emportant don Juan dans les flammes
vengeresses... le spectre ne vint pas. La pièce se termina par un
tranquille mariage, et par des chansons obscènes... Madame la
princesse de Wolfenbuttel cacha sa figure dans ses mains.

Elle pensait à ce que dirait l'Allemagne, si l'Allemagne venait à
savoir qu'elle était venue à ce spectacle, en pleine loge, et parée
de l'ordre de Marie-Thérèse, avec son jeune fils!

Puis elle me regardait en rougissant, avec un air indicible de
regret et de pitié. Son regard suppliant avait l'air de me dire:
Pardonnez-moi!

Elle attendit que la foule se fût retirée, avant de se retirer
elle-même. Elle qui marchait toujours le corps droit et la tête
haute, à la façon d'une noble dame, il me fallut l'entraîner hors de
la salle; on eût dit à son attitude humiliée, à l'indignation de ce
noble visage, qu'elle avait été insultée et que je ne l'avais pas
défendue; moi-même j'étais honteux de voir à ma mère tant de honte
sans pouvoir en demander raison à personne.

En rentrant chez elle, elle chassa son majordome qu'elle ne trouva
pas assez respectueux: elle tenait beaucoup à cet intendant.

Je la reconduisis, ce soir-là, jusque sur le seuil de sa chambre à
coucher, et je lui présentai mes plus humbles respects.

Elle ne me dit que ces mots, avec un soupir de terreur: «Je le dirai
à la reine; la reine le saura demain!»

En effet, je ne crois pas que jamais terreur ait eu une cause plus
juste que la terreur de ma mère... et j'ai vu où l'on arrivait, en
partant du _Mariage de Figaro_!




CHAPITRE V


Je sentais bien que j'étais en dehors de ce siècle, et que je ne le
comprenais pas. Je pensais souvent que la raison de ce désordre
était en deçà ou au delà de mon intelligence, et qu'à ce mouvement
terrible il devait y avoir une cause apparente ou cachée, et que
cette cause, il fallait la savoir! Quel était le héros, quels
étaient les dieux de ce chaos politique? Où se tenait véritablement
la cause de cette décadence? Je l'ignorais entièrement. Je n'étais
alors qu'un futile jeune homme, insouciant de ma nature, et fort peu
jaloux de creuser bien avant dans les choses humaines! Enfin je
m'inquiétais fort peu, quand je voyais marcher une machine, des fils
qui la faisaient se mouvoir. Pour moi ce monde était un spectacle
amusant, auquel cependant j'aurais préféré, si l'on m'eût donné à
choisir, une simple promenade avec Fanchon, sous notre arbre favori.
Voilà pourquoi je veux qu'on m'excuse, si, malgré le hasard qui m'a
favorisé au point de me jeter sur la voie des secrets politiques de
ces tempêtes sans égales, j'ai eu si peu d'intelligence des faits et
des hommes. Encore une fois, ceci n'est rien moins qu'une
histoire... à peine est-ce un vieux conte, à mon usage! Ces
événements qui représentent le chapitre le plus intéressant de ma
jeunesse, je les ai vus, bien plus que je ne les ai compris; ces
hommes dont je vais parler, je n'ai connu que leur visage; il m'a
fallu refaire et deviner le reste. Mon peu d'intelligence va
jusque-là, que je n'oserais pas les nommer tous, d'abord parce que
je tiens à faire un vrai conte, de la présente histoire, ensuite
parce que je suis l'homme de l'anachronisme et de l'erreur; je
serais très-malheureux s'il fallait me fatiguer à ne confondre aucun
nom, aucune date, aucun fait; je laisse toutes ces peines aux
écrivains de profession.

Le lendemain du jour funeste où ma mère avait été à la Comédie, elle
dormait profondément, fatiguée qu'elle était des pénibles émotions
de la veille. L'appartement, contre l'usage, donnait sur la rue, et
du côté opposé à ce logis provisoire était une joyeuse taverne où
naguère les jeunes gens à la mode avaient coutume de s'enivrer.
L'histoire de ce cabaret serait longue à écrire. Il avait commencé
par être un rendez-vous de beaux esprits. Il s'était fait, en ce
lieu, plus de poésie et de bons mots qu'on n'en fit jamais à
l'Académie! Après les gens d'esprit étaient venus les gens d'épée;
enfin, les philosophes avaient remplacé les soldats autour des brocs
écumants. Au temps où je parle, la politique avait envahi cette
maison, reine, à son tour, dans ces lieux hantés par tant de
pouvoirs souverains. Donc aujourd'hui le gai cabaret avait pris une
teinte sombre, un air superbe; il ne jasait plus, il déclamait;
l'éloquence avait remplacé la chanson joyeuse; où régnaient Collé et
Piron naguères, se montraient Puffendorf et le président de
Montesquieu. Ce cabaret était une humble image du royaume de France,
et je finis par trouver qu'il serait un digne sujet d'étude et de
curiosité.

Chaque soir, c'étaient, dans cette étrange maison, des cris joyeux,
des chansons bachiques, des propos d'amour, de cruelles médisances,
un jeu brutal..: voilà pour les buveurs! C'étaient des dissertations
sans fin, des projets inouïs, des accusations incroyables, des
républiques imaginaires, des utopies de toute espèce, une révolte
intelligente contre tout ce qui était l'autorité: voilà pour les
politiques! Plus d'une fois, que le club l'emportât sur le cabaret,
et, réciproquement, le cabaret sur le club, toutes ces disputes se
terminaient par des coups d'épée, et par l'intervention de la
maréchaussée! Ainsi, ma mère et moi, nous pouvions nous vanter d'un
voisinage assez fécond en tristes discordes, et en clameurs
insupportables aux amis de l'ordre et du repos. Pour ma part, le
voisinage ne me déplaisait pas; j'aimais ces bruits étranges, ces
subites clameurs, ces joies sans frein, ces dissertations lugubres
dont le bourdonnement arrivait à mes oreilles, comme l'écho d'un
canon d'alarme; j'aimais ces exercices oratoires, cette élégante
ivrognerie où perçait le bel esprit et le bon sens; même, plus d'une
fois, j'avais envié ces divertissements de chaque jour; mais ils
fatiguaient étrangement ma mère, et ils lui auraient été tout à fait
odieux, si d'ordinaire les matinées n'eussent pas été calmes, et
favorables au sommeil du quartier.

Donc, ce matin-là j'étais dans ma chambre, rêvant encore et
regrettant, dans mon rêve, mon Allemagne si tranquille et si réglée,
quand je fus réveillé par d'horribles clameurs qui partaient du
cabaret voisin. Au premier abord, le bruit était effrayant.
C'étaient des hurlements, plutôt que des cris. On jurait, on
chantait, on appelait à haute voix le maître de la maison; en un
instant, tout le repos du quartier fut troublé, les laquais
eux-mêmes se réveillèrent, comme au bruit d'une assemblée
nationale... Or, ces messieurs se réveillaient de trop bonne heure,
et ils se remirent paisiblement à dormir, quand ils se furent
assurés qu'il ne s'agissait guère que d'une dispute entre quelques
jeunes seigneurs pris de vin, et qui faisaient plus de bruit qu'ils
n'avaient le droit d'en faire, à six heures du matin.

Malgré le bruit, ma mère dormait encore. Elle avait si grand besoin
de repos, son sommeil était si précieux pour moi! J'envoyai donc un
de mes gens à la taverne, priant ces messieurs de faire, à leur
plaisir, un peu moins de tapage... une dame habitant dans l'hôtel
voisin; elle dormait, elle avait passé une mauvaise nuit, et son
fils priait ces messieurs d'avoir quelques égards pour son sommeil.

L'instant d'après mon messager rentrait effaré: son message avait
été reçu avec des cris de fureur: on l'avait rappelé _à l'ordre_! _à
l'ordre!_ Même il avait été menacé du bâton, s'il ne se retirait pas
sur-le-champ: c'était donc une insulte à ne pas supporter.

Je pris mon épée, et, sans quitter mon habit du matin, je me rendis
à la taverne; j'étais de sang-froid; je vois encore l'enseigne de ce
lieu. Elle représentait un trompette de régiment vidant sa bouteille
avec une fille de cabaret; au bas de l'enseigne étaient écrits ces
mots: _Au Trompette blessé_. J'entrai d'un pas très-calme dans la
chambre haute du _Trompette blessé_.

Naturellement, je m'attendais à trouver en ce lieu quelques jeunes
militaires de bonne volonté, et à terminer mon affaire à l'antique
façon: on se pique, on s'explique, et tout est dit... mais quel fut
mon étonnement!... Je cherchais des mousquetaires... je rencontrais
des législateurs! Je venais l'épée à la main, j'étais reçu par une
exorde en: _Quousque tandem?_ Mes spadassins étaient occupés à
reconstruire l'édifice social! Mon cabaret était une chambre des
députés! Bref, j'arrivais au beau milieu d'un combat de paroles
sonores, au moment où s'agitaient les plus terribles et les plus
brûlantes questions.

C'était la première fois, certes, que j'entendais parler avec tant
d'audace et de licence de ces choses à part que toute l'Europe était
encore habituée à respecter: du roi, de la reine, des nobles, des
prêtres, du gouvernement, de la Bastille, des lettres de cachet, de
la liberté moderne, de la lâcheté des anciens temps. Tout brûlait,
tout croulait dans ces discours de la ruine et de l'incendie. À
peine, au premier abord, mon apparition fut-elle aperçue, et j'eus
ainsi le temps de considérer cette réunion tout à mon aise. Or ce
fut un grand étonnement pour moi quand j'entendis parler, dans cette
France obéissant à tant de lois confirmées par tant d'années de
soumission et de respect, de tant d'institutions formidables, avec
toute cette véhémence haineuse, par les hommes audacieux en présence
desquels le hasard m'avait conduit.

Ces hommes nouveaux, ces porteurs de torches ardentes à travers les
gerbes, étaient jeunes, pour la plupart, et de conditions
très-différentes. Le plus grand nombre était vêtu très-simplement et
sans recherche. Il y en avait d'autres habillés à la façon de M. de
Lauzun lui-même, et qui ne songeaient guère plus à leur habit brodé
d'or, que ceux-ci à leur bure, à leur linge tout uni. Si bien qu'au
premier abord, il eût été difficile de dire à quel ordre de l'État
appartenaient ces gens-là. C'était à la fois l'air du commandement
et la raillerie éloquente des hommes faits pour obéir; il y avait
sur ces figures, animées de la même passion, le doute mêlé à la
croyance, l'espoir à la peur, le sentiment de la révolte et
l'épouvante même de ces émeutes; on les eût pris pour des
conspirateurs légaux, si je puis parler ainsi. Dans le nombre, il y
avait de douces figures et des physionomies terribles, puis
d'horribles faces partant de haut en bas, comme celui de la brute...
surtout celui qui présidait l'assemblée, avait une de ces têtes
pleines d'énergie et d'intelligence, et façonnées de telle façon
qu'elles vous poursuivent jusqu'au tombeau.

Je vivrais mille années que jamais je n'oublierais cet homme et son
premier aspect. Figurez-vous un gros corps assis à l'aise sur un
fauteuil de la taverne; il avait de grands bras, de larges mains,
une poitrine vaste et sonore, et sur les épaules d'un portefaix,
cette tête énorme, heureusement dessinée, une bouche où le sarcasme
avait posé ses tabernacles, un sourire à la Voltaire, des yeux
d'escarboucle étincelants de malice et de génie, le regard soucieux
d'un débauché, le front olympien d'un poëte! Déjà mille passions
avaient ravagé ce visage étrange; à ces ravages du corps et de
l'âme, la petite vérole avait ajouté sa grêle implacable; elle avait
sillonné dans tous les sens ce formidable ensemble de courage et de
vice, de despotisme et de liberté; tout était miracle, abîme,
épouvante en cet homme extraordinaire... Il était la lave ardente,
il était la fumée, il était le volcan. Sa voix retentissait comme un
tonnerre, et tout en l'écoutant parler vertu ou liberté, avec la
véhémente conviction de l'orateur, vous ne saviez pas ce que vous
deviez croire, ou de la probité de ses paroles, ou du vice et de la
dégradation superbe imprimés à tous ses traits.

Dieu merci! je le vis tout à mon aise, et, cloué sur le seuil de la
taverne par cet étonnement voisin de l'épouvante, il me fut permis
de comprendre à quel point s'embellissait ce visage intelligent, à
la clarté soudaine qui brillait sur ce front, sur ces lèvres, dans
ces yeux; son attitude même elle lui avait été révélée, et,
silencieux, il semblait parler encore. Ah! mystère! Il avait le
doigt appuyé sur son front, comme s'il eût voulu s'enfoncer le
crâne, et il disait en montrant sa tête, en secouant ses cheveux
semblables aux anciennes forêts de la Gaule dans les commentaires de
César: _Voilà une tête dans laquelle il y a de quoi réformer les
empires_... En même temps, il vida d'un geste énergique un grand
verre de vin de Champagne; et ses yeux noirs se tournèrent vers moi
avec un sourire où respirait tout ce que le grand seigneur, le bel
esprit et le titan pouvaient contenir d'ironie et de mépris.

--Messieurs, s'écria-t-il un air singulièrement effronté, regardez
la bonne fortune qui nous arrive, et rendons grâces au ciel de nous
divertir de si bon matin... À sa parole, ajoutez le geste et le
regard! Voyez-le, ce débraillé qui me toise et qui m'insulte, et moi
cherchant en vain une parole, un geste, un mépris... J'admirais!

--Holà! l'ami, reprit-il, en m'apostrophant, quel étrange accident
te pousse, et t'amène en nos conciliabules de la nuit? Qui es-tu?
D'où viens-tu? Que nous veux-tu, fantôme? Esprit d'autrefois,
Seigneur des temps féodaux, que diable viens-tu faire ici avec ta
casaque bariolée, ton ruban vert autour de la tête, et tes cheveux
dans ton bonnet, comme une fille de soixante ans? As-tu donc perdu
au jeu ton dernier justaucorps? As-tu entendu des voleurs à ton
chevet, ou bien, malheureux époux, viendrais-tu me redemander ta
femme à main armée? Ah fi!... Au moins, si tu veux qu'on te la
rende, telle qu'elle est et se comporte, dis-nous le nom de la
belle, et ton nom à toi-même, ombre immobile?... Ou plutôt,
reprit-il, en s'adressant à ses amis, j'imagine que c'est là un
avertissement d'en haut, Messieurs; un fantôme arrive tout exprès
des sombres bords, et des temps féodaux, pour nous avertir que nous
ne sommes plus jeunes, et qu'il faut mettre un terme à la vie
errante, aux songes lointains, aux vaines espérances, aux vastes
pensées. Néanmoins, si ce fantôme vous inquiète, qui de vous sait,
par hasard, en quelle écurie, en quel boudoir l'abbé Maury a couché
cette nuit? J'enverrai un garçon de cuisine lui emprunter son missel
à exorciser!

J'étais toujours immobile, écoutant, contemplant, attendant! J'avais
certes un grand intérêt à laisser tomber sans les relever ces
plaisanteries cruelles, et je me résignai au silence. Pendant un
moment ce silence eut son effet; j'étais livide; habillé d'une façon
bizarre, armé, je puis le dire, à la légère! Les pâles lueurs du
jour, jointes aux clartés vacillantes de la lampe, me jetaient dans
une fausse lumière qui me grandissait d'une coudée.... En ce moment,
je suis sûr qu'un visage moins hardi eût pâli, à me voir ce visage
de l'autre monde, et que plus d'un fidèle, aux alentours de
Saint-Merry, eût crié: _Vade retro!_ Je sentais bien que le Satan
qui m'interrogeait n'eut pas pris tant de peine, si je n'avais été
qu'un fantôme à ses yeux.

Quand il eut cessé de parler, je fis deux pas en avant, je pris
place à table sur un siége vacant, je plaçai mon épée entre mes deux
jambes, et je m'appuyai sur la poignée.... Au milieu de ces
mouvements, tout solennels qu'ils étaient, ma robe de chambre
s'était entr'ouverte, ma poitrine était nue, et l'homme pouvait voir
que si j'étais étonné, je n'étais pas un poltron.

Je m'inclinai d'un signe de tête:--Messieurs, leur dis-je, je suis
Allemand; on m'appelle encore avec respect, en tout lieu, Messieurs,
S. A. Sérénissime le prince Frédéric. Ma mère est cousine de la
reine de France, et descend des princes de Wolfenbuttel.

À ces grands noms, que je prononçai, j'en conviens, avec un peu
d'emphase, il me semblait que tout le monde allait au moins me
saluer.... J'étais loin de mon compte avec ces gens-là... ils me
regardèrent! Plus d'un même se prit à sourire, et le gros homme, en
frappant sur la table à tout briser:--Et nous autres donc, nous
prenez-vous pour des croquants, Monseigneur? Tope-là! je suis
Français; je m'appelle Gabriel Honoré. Mon père est marquis de
Sauveboeuf et de Biram, comte de Beaumont, vicomte de Saint-Mathieu
et premier baron du Limousin; mon frère est vicomte; moi, je suis
mieux que tout cela, je suis peuple. Encore une fois, fantôme, que
nous veux-tu?

Alors je me levai.--Monsieur, dis-je, tout à l'heure, ici même,
quand vos clameurs ont commencé, réveillant en sursaut toute la
ville, j'ai eu l'honneur de vous envoyer un de mes gens pour vous
prier, très-poliment, au nom de l'hospitalité la plus vulgaire, de
faire un peu moins de tapage, et de respecter le sommeil d'une dame
étrangère; non-seulement vous n'avez pas tenu compte de mon message,
mais encore vos cris ont redoublé avec plus de force, et vous avez
insulté mon domestique. Or, vous le savez, Messieurs, cette insulte
est la mienne. Je viens donc à vous, comme c'est le droit d'un
gentilhomme, vous demander raison de vos injures, et puisque c'est
vous qui m'avez interpellé le premier, M. Gabriel Honoré, fils de
marquis, de comte, de vicomte et de baron, je vous somme de me
rendre raison!

Mon homme ne se déconcerta pas:--Monsieur, me dit-il presque en
souriant, vous êtes un bon fils; on voit bien que votre père et
madame votre mère ne vous ont pas fait jeter seize fois de suite
dans les divers cachots du royaume. Le commandement de Dieu, _père
et mère honoreras_, vous portera bonheur, Monsieur, car si vous
n'étiez pas un étranger, vous sauriez que je ne me bats plus depuis
longtemps, et vous auriez honte de votre puéril et misérable défi.
Sachez donc, Monsieur le fils de prince allemand, que désormais le
peuple est mon père adoptif; je suis le frère du forgeron, le cousin
du tailleur de pierre, le commensal du porteur d'eau, le compère de
toutes les commères de la halle. Il n'y a pas une échoppe, une
taverne, une boutique, un charnier, une nippe, un comptoir, une
hotte, un éventaire, une flûte, une jupe, un violon, une trompette,
un pet-en-l'air, une charrette, un tombereau qui ne soient de ma
suite, et votre aimable épée, est-ce donc qu'elle daignerait toucher
mes crochets et mes écuelles? Çà, mon prince, on a d'autres chiens à
fouetter que de croiser le fer avec vous! Est-ce aussi notre faute,
si vous êtes logé au-dessus de nos révoltes? Réveiller une
Wolfenbuttel! dites-vous..., laissez-nous faire, on en réveillera
bien d'autres; tous les Bourbons, tous les Césars, tous les rois;
les trônes et les dominations, les baillis et les sergents, les
maréchaux de France et les maréchaux-ferrants, l'entendront avant
peu de temps, la trompette éclatante, la trompette du dernier
jugement. Jugez donc si cela nous inquiète et nous dérange,
réveiller une princesse en voyage! Enfin, si Monsieur veut se battre
absolument, s'il est friand de la lame, et qu'il en veuille à tout
prix, il peut s'adresser à monsieur mon frère, le comte de Mirabeau,
un grand coeur,... un estomac immense... une épée... un tonneau!...

Notre homme, à ces mots, frappa la table d'une voix délibérée en
criant: _la séance est levée!_ Alors sans me laisser le temps de lui
répondre, il me prit par le bras, avec un geste familier, charmant,
et qui touchait au respect.--Mon prince, me dit-il, rengaînez votre
épée et soyez indulgent pour un homme amoureux de popularité, un
gentilhomme écrasé longtemps par la force injuste, et qui se venge,
à la fois, de son père et de son roi! Rien qu'à me voir, vous avez
bien compris que je ne suis pas homme à éviter la lutte. Attendez,
et vous verrez si le comte de Mirabeau sait se battre! Attendez,
vous verrez un duel... qui n'aura pas assez des deux mondes, pour
parrains et pour témoins. Encore un jour, et je veux vous montrer
une rencontre à laquelle l'Europe entière servira de champ clos.
Cette fois, véritablement, ce sera l'arrêt de Dieu, quand descendu
dans la lice, armé de tous les droits du genre humain... moi, le
champion de la liberté, je me trouverai tout seul contre un
despotisme de tant de siècles. Ainsi, vous le voyez, j'attends, sans
remords et sans peur, tous les siècles féodaux pour les étouffer de
la main que voilà, pour les écraser du pied que voici. Croyez-moi,
cependant, ne portez pas si haut vos défis, et regardez à deux fois,
afin de savoir avec qui vous voulez vous battre. Eh quoi! à peine en
France, vous voulez vous battre en duel avec moi, le champion du
peuple? Allez, allez, Monseigneur! vous n'êtes pas ambitieux, en
vérité! Mais soyez tranquille, ce n'est pas de votre main, ce n'est
pas d'une main mortelle que je suis destiné à mourir. Si je meurs je
serai tué par une idée; si je suis vaincu, je serai vaincu par un
principe; si je succombe enfin, je succomberai sous des ruines
amoncelées par moi-même, et par moi seul. Encelade est mon nom de
guerre, et Typhée et Minas sont mes frères. Vous voyez qu'entre nous
deux la partie n'est pas égale, et que je suis invulnérable pour
tous les princes de la Confédération du Rhin. Donc votre défi est
ridicule, eh bien! faites-moi le plaisir de le retirer; faites plus,
faites mieux, soyez, s'il vous plaît, un de mes amis, ce sera,
quelque jour, un titre de gloire pour ceux qui osent l'être,
aujourd'hui surtout, Monsieur! Dans tous les cas, et quoi que vous
décidiez, cessez, à ma prière, de vous croire injurié, car les épées
et la bravoure vulgaire ne manqueraient pas ici; mais je n'aime
point cette espèce de sang. Soyez donc le porteur de nos regrets et
de nos respects à Son Altesse madame la princesse votre auguste
mère, et, ceci dit, rentrez dans le fourreau votre épée et votre
colère, placez votre petite main royale dans cette large main
plébéienne, et vous comprendrez, j'en suis sûr, que vous avez bien
agi.

Cet homme était à présent si différent de ce que je l'avais vu
d'abord, il y avait tant d'autorité dans sa voix, dans son geste,
avec tant de bienveillance en son regard, d'ailleurs l'assemblée
avait été si pleine de courtoisie et de réserve envers moi, que je
me sentis vaincu tout à fait. Je pris la main qu'on me tendit, nous
bûmes tous à ma santé, et tout fut oublié.

--Aussi bien, reprit l'homme à la grande voix avec le plus aimable
sourire, savez-vous, Messieurs, que c'est un charmant cavalier ainsi
accoutré. Ce costume est le dernier habit de ma seconde jeunesse
ignorée, ignorante, quand j'étais le jouet des lettres de cachet, la
victime des lieutenants de police, l'hôte le plus assidu des
Bastilles du royaume, et la terreur des usuriers et des maris. O mes
bonnes aventures en robe de chambre et léger vêtues, qu'êtes-vous
devenues? O mes pantoufles! O ma nudité nocturne, quand je fuyais
sur les toits, à la voix de l'exempt! Riantes vallées de Pontarlier,
bois épais du fort de Joux, bonnes filles, qui me cachiez tout
tremblant dans votre couche enrubanée! O Sophie! et vous toutes, mes
chères amours! Qu'est devenu tout cela? Mes amis! mes amis! bénissez
la robe de chambre, et la conservez mieux que la robe d'innocence et
la feuille de figuier! Vêtement doux, commode, heureux, usé si tôt,
quitté si vite! Hélas! moi qui vous parle, oui moi-même, autrefois
j'en avais une, et je l'avais achetée au petit-fils de M. Dimanche,
le tailleur de don Juan. Ce troisième Dimanche était fripier au
pilier des halles, non loin du pilier de Poquelin, l'historien de
don Juan.

Un jour que je me glissais, comme un serpent, à travers ces
boutiques ou se cache assez volontiers plus d'un trésor de grâce et
de beauté, je fus frappé par cette triste enseigne: _Au prince
déguenillé_, _Dimanche_, _fripier de la cour_. J'entre, et je trouve
un bonhomme accroupi dans son comptoir, sur le fauteuil du _malade
imaginaire_.--Holà!... Eh! m'écriai-je, est-ce vous, M. Dimanche, un
vrai Dimanche, héritier du nom et des armes du tailleur du seigneur
don Juan?--C'est moi-même, répondit une voix asthmatique... un petit
Dimanche; oui, c'est moi, un innocent ruiné par M. le duc de
Richelieu, comme mon grand-père avait été ruiné par le seigneur don
Juan. Je suis Dimanche, et mon grand-père était un grand tailleur!
Mon père ne fut plus qu'un ravaudeur, moi je suis à peine un
fripier; et, pour peu que M. de Lauzun soit à M. de Richelieu ce
qu'était don Juan à ce dernier, mon fils ne sera plus qu'un
chiffonnier! Ainsi parlait ce brave homme, et, parlant ainsi, ses
yeux étaient pleins de flamme... Il était furieux, mais sa colère
était impuissante; et bien vite, à l'aspect de ces loques, de ces
taches, de ces lambeaux, de ces friperies immondes, tristes jouets
des vents, il retomba dans son silence et dans sa méditation.

J'en eus pitié!--Voilà pourtant, me disais-je en moi-même, ce que
nos ancêtres, et nous autres, leurs pires enfants, avec cette rage
de vivre en pressurant nos vassaux, de ne pas payer nos dettes, et
d'abuser du crédit, nous avons fait du bourgeois de Paris! Louis XIV
en avait fait le roi de la bonne ville, et nous en avons fait un
paria. O fils de M. Dimanche!... et petit-fils de Mme Jourdain,
prends patience encore: un jour viendra, le jour des châtiments et
des vengeances... alors, ami Dimanche, alors tu prendras ta
revanche, alors tu verras les petits Lauzun, les petits Richelieu,
les petits don Juan entrer humblement dans ta boutique glorifiée,
et, le chapeau à la main, te demander ton suffrage, au nom même des
libertés populaires. Quels serments ils vont te faire, ami Dimanche,
et quels respects te prodiguer! Mais toi, leur rendant mépris pour
mépris:--Hors d'ici, hors d'ici, traîtres, félons et menteurs, je ne
veux pas de vous, pour représenter ma volonté suprême, et je donne
ma voix à Riquetti, mon confrère, à _Riquetti, marchand de draps_!

--Prenez garde, Monsieur le marchand, dis-je à Mirabeau, que vous
voilà déjà bien loin du vêtement dont vous me parliez tout à
l'heure, et permettez que je vous y ramène; on ne renonce pas si
vite à une histoire qui commençait si bien.

--Le fait est, reprit Mirabeau, que j'eus grand' pitié de ce
malheureux Dimanche:--Eh! lui dis-je, avez-vous au moins quelque
habit qui ait appartenu au seigneur don Juan?

--Je n'ai, reprit-il, qu'un habit du matin; il l'avait commandé à
mon grand-père, afin de s'en parer, pour célébrer ses noces avec
dona Elvire... Ah! le mécréant, l'habit n'était pas cousu que dona
Elvire avait changé de nom, et s'appelait l'_abandonnée_! Aussi bien
mon père fut cruellement puni, lorsqu'il apporta cet habit du matin
à don Juan.--Que diable veux-tu que j'en fasse à présent
(disait-il)? Dona Elvire aimait la couleur tannée, et la petite
Charlotte ne peut pas la souffrir. Et voilà comment cette relique
est restée entre les mains de mon père, qui la coucha sur son
mémoire, où elle dort depuis cent ans.

--Nous la réveillerons, dis-je à Dimanche IIIe, à coup sûr, nous la
réveillerons, et elle sera portée au compte définitif... Mais
cependant, ne voudriez-vous pas vous en défaire en ma faveur?

Or, le croyez-vous, Messieurs, Dimanche IIIe, quand il m'eut toisé
de la tête aux pieds, hésita à me confier cette guenille.--Hum!
disait-il, vous m'avez tout à fait l'air, monsieur le marchand de
draps mon confrère, d'appartenir à l'ancien régime, et je ne sais
pas si je dois vous accorder ce que j'ai refusé à M. Diderot. Je
sais bien que c'est un chiffon, cette robe à la don Juan, chiffon
tant que vous voudrez, mais c'est tout ce qui me reste de l'héritage
de mon grand-père... Enfin, soit, à la grâce de Dieu! Emportez le
laisse-tout-faire et l'habit de combat du seigneur don Juan!

Comme en ce moment l'éloquent nous vit encore attentifs, et fort
persuadés que son histoire avait une fin, qu'il ne disait pas.--Ah!
pauvre de moi (s'écria-t-il en se frappant le front)! malheureux
Dimanche et cruel Riquetti, je me rappelle, en ce moment, que je
n'ai pas payé à Dimanche IIIe la robe de chambre que Dimanche Ier
avait faite pour don Juan!

Ce qui prouve absolument, Messieurs, qu'il est impossible que nous
ne fassions pas une révolution!

C'est ainsi qu'il était tour à tour sublime et bouffon, gai jusqu'à
la folie, et triste jusqu'à la mort! Il allait de la naïveté même à
la rêverie, et sans cesse et sans fin il touchait aux extrémités les
plus violentes; il riait, il jurait, il pleurait, il s'enivrait, il
attirait, il repoussait, il charmait, il étonnait, il enchantait!
Pendant ces dissertations, de l'autre monde... et du monde à
venir... la ville entière était réveillée, et la rue, à chaque
instant, se peuplait... Je demandai à mon nouvel ami la permission
d'aller mettre un habit plus décent.--Allez! allez! disait-il, allez
vite; et moi, je vais me coucher. Criez-moi: _bonsoir!_ je vous
dirai: _bonjour!_ J'espère au moins que nous nous reverrons bientôt;
partout où _tu_ voudras, à l'Opéra, au cabaret, au bal, à la
taverne, au jeu, chez Mesmer, chez la Fillon!... Bref, il me
tutoyait.

Si bien qu'en me retirant, j'étais sur le point d'aimer cet homme,
que j'aurais tué de si bon coeur il n'y avait qu'un instant.

Je m'aperçus, en descendant l'escalier, que j'étais suivi; à vingt
pas de là, je m'entendis appeler par un jeune homme de cette société
joyeuse dont j'avais remarqué les yeux noirs, le beau visage, et la
taille élégante. Celui-là était un homme à coup sûr mieux élevé que
tous les membres de cette réunion politique.--Monsieur, me dit le
jeune homme, voulez-vous me permettre de vous reconduire jusqu'à
votre hôtel?

Arrivés à la porte:--Merci, Monsieur, lui dis-je, de ces bonnes
façons d'agir, et tenez-vous pour assuré que je saisirai volontiers
les occasions de me rencontrer avec vous.




CHAPITRE VI


À la fin, arriva le jour de notre présentation à la cour de la reine
Marie-Antoinette, ce jour impatiemment attendu par ma mère. Elle
s'était parée extraordinairement pour cette cérémonie imposante.
Jamais ses vastes paniers n'avaient été plus chargés de dentelles,
jamais elle n'avait poussé sa chevelure à de plus hauts sommets, et
rarement autant de perles et de diamants avaient brillé autour de sa
personne. En un mot, ma mère avait pris, ce jour-là, toute la
vieille parure allemande, avant Marie-Thérèse. Autant que je puis
m'en souvenir, c'est la dernière fois que j'ai vu ce noble et riche
costume en toute son ampleur: ainsi faite, et le visage
honorablement couvert de mouches et de rouge, une grande dame était
vraiment imposante. On eût dit une citadelle imprenable; à peine le
bras, à demi-nu, était-il libre d'agiter un éventail. Ma mère fut
longtemps à sa toilette, et rien n'y manquait, lorsqu'elle monta
dans son carosse, en me faisant toutes sortes de recommandations sur
la manière de me conduire à cette nouvelle cour.

--Votre fuite de Vienne, me disait-elle, m'a accablée de douleur; un
instant j'ai tremblé de n'avoir enfanté qu'un philosophe. Il faut
laisser, Monsieur, à plus grand que vous, ce funeste travers. Notre
empereur n'en est pas innocent, mais ce sont des folies d'empereur.
Pour nous, soyons les premiers à respecter notre rang, si nous
voulons qu'on nous respecte. N'assistons plus, sans protester de
toutes nos forces, au hideux spectacle de dégradation sociale que
nous avons trouvé partout en ce royaume, oublieux de l'ancienne
croyance et de l'ancien respect. C'est un crime... une impiété pour
un gentilhomme, de déchirer les titres de ses aïeux et de ses petits
enfants; ces titres sacrés représentent un dépôt inviolable dont
nous devons compte au passé, aussi bien qu'à l'avenir. Croyez-moi,
l'esprit d'égalité est une contagion funeste, et par respect pour ce
que nous sommes, gardons-nous d'imiter les malheureux qui se
dépouillent de leur dignité en échange d'une gloire populaire, sous
laquelle ils finiront par succomber.

Ma mère ajoutait: Enfin songez, Monsieur, que nous allons voir la
première cour du monde et le premier roi de l'Europe; songez surtout
que c'est à S. M. la reine Marie-Antoinette elle-même, que nous
allons présenter nos respects, à la fille de Marie-Thérèse et de
tant de rois!... On ne saurait imaginer toutes les recommandations
que me faisait ma mère. Au souvenir de mon irrévérence passée, elle
entrait en épouvante. Pour moi, bien résolu à ne plus lui déplaire,
effrayé de toute la philosophie à l'abandon que j'avais déjà
apprise, en ce plaisant pays de France, effrayé de l'égalité qui
débordait de toutes parts, je me sentais tout disposé à écouter
respectueusement ces sages conseils. Hélas! dans le doute où
j'étais, je m'abandonnais toujours à la dernière voix qui frappait
mon oreille, à la dernière pensée qu'entendait mon esprit, que
comprenait mon coeur. J'étais, tour à tour, dévoué aux droits du
peuple, aux privilèges du trône, homme indécis, s'il en fut. Ce qui
fait qu'en revenant aujourd'hui sur les opinions de ma jeunesse, je
me trouve assez souvent coupable d'avoir manqué tantôt d'espérance,
et tantôt de charité... comme si ce n'était pas assez d'être à
plaindre, et comme s'il dépendait de nous-mêmes d'avoir une opinion.

Que voulez-vous? Dans cette lutte ardente des pouvoirs qui
s'élèvent, contre les pouvoirs qui s'en vont, il arrive un instant
de gêne pendant lequel il est bien difficile de savoir où s'arrêter.
Retenu, d'un côté, par l'habitude et le souci des traditions,
emporté, d'autre part, à l'enthousiasme, à l'admiration, pour les
théories nouvelles et persécutées, il est bien difficile, en ces
années ignorantes du mal et du bien, du faux et du vrai, de choisir
entre le passé auquel on appartient, et le présent auquel on
voudrait appartenir. Ainsi j'étais. Ah! sur la route même de ce
grand Versailles, vis-à-vis de ma mère, si grande dame et si parée,
orné de mes ordres et paré fabuleusement de mon habit de cour,
vaincu comme je l'avais été déjà, deux fois, à mon premier amour,
par un valet, à ma première excursion dans le monde réel, par ce
hanteur de clubs, ce fauteur de révolutions et ce chercheur
d'utopies qui s'appelait tantôt Riquetti le marchand de draps,
tantôt le comte de Mirabeau, ou, plus fièrement: Mirabeau, et dont
le nom véritable était _Légion_..; honteux de ma nullité, à une
époque et dans un pays où chaque citoyen commençait à compter par sa
valeur réelle, je me surpris, plus d'une fois, regrettant, au fond
de l'âme, et Fanchon, et mon mariage avec elle, sur le banc couvert
de neige, sous le toit de chaume éclairé par la lune, dans une belle
nuit d'hiver.

La voiture allait lentement, mes réflexions étaient profondes.

--Et quel besoin, me disais-je, après tout, quel devoir pourrait
m'arracher à mon doute, à mon rêve, à ma curiosité de chaque jour?
De quel droit, irais-je interrompre violemment ce repos de mon âme,
cet innocent loisir de mon esprit dans lesquels j'ai vécu jusqu'à
présent? Que me font à moi, les révolutions étrangères? Suis-je
attaché à ces révolutions qui grondent? Suis-je un Parisien, ou
suis-je un Allemand qui voyage et veut s'instruire? Et si la route
enfin me paraît longue, n'ai-je pas, toujours le moyen de faire
verser ma chaise au milieu du chemin, à côté d'une chaumière, ou de
l'arrêter à la porte de mon château, sur les bords du Rhin, par
exemple, dans les grandes herbes qui les bordent, sous les arbres
qui l'ombragent?

Je me sentais tranquillisé, m'étant dit tout cela.

--Oui, me disais-je encore, et vraiment je serais une bonne dupe de
perdre ici mon plus beau privilège: un étranger qui voyage, et qui
n'a pris parti pour personne. Oui, j'aurais grand tort de
m'inquiéter, ici, d'ordre ou de désordre, et je n'irai point, non
certes, tirer l'épée contre des idées; je ne déclarerai point la
guerre à des faits, je ne m'intitulerai pas un héros, à propos de
systèmes politiques, je ne prendrai point mon rêve au sérieux, ou
tout au rebours. Club, taverne ou palais, que m'importe? Mon rôle, à
moi, c'est d'être un témoin futile, et ne jurer par aucun maître.
Avant tout, je suis le poursuivant de l'inconnu, sous toutes ses
formes, le hardi défenseur des passions innocentes, le chevalier
errant des petits faits de la vie humaine. Enfin, n'ai-je pas, pour
me guider, l'exemple de ma mère elle-même? Elle est impassible, elle
est calme, elle attend... Faisons comme elle, attendons. Tels
étaient mes raisonnements d'égoïste, et voilà par quels moyens je
m'éloignais de la vie active, en ces temps douteux, à l'heure où
plus que jamais c'était mon droit et mon devoir de me mêler
hautement et sans crier: Gare! aux passions de mon siècle, à ses
batailles, à ses hasards!

La voiture allait toujours: nous parcourions la route _éternelle_
(on le disait) qui conduit de Paris à Versailles. La route est
bordée, hélas, de chaumières, de masures, de petits jardins entre
deux remparts de boue, en hiver; entre quatre murailles de
poussière, en été. Voilà donc le chemin des géants? Voilà l'unique
sentier qui mène aux honneurs, au crédit, au pouvoir? Par ce sentier
mal pavé et plein d'abîmes, a passé tout le grand siècle. O grande
époque de l'histoire et du monde, vous avez foulé cette route
abominable dans tout l'éclat de la gloire des lettres et de la vertu
guerrière! O sentiers du soleil, traversés par tant de passions, par
tant de vertus, par tant de pouvoirs, par tant de revers! Voici
pourtant le chemin de Louis XIV et de madame de La Vallière, du
grand Condé et de Bossuet, de Jean Bart et de Racine!... Où donc
êtes-vous, trace auguste de tant de grandeurs? Demandez à cette
voie, à ce soleil, à cette poussière, à cette fange, combien a pesé
le grand siècle, et si la roue, en tournant, s'est brisée au contact
de la borne olympique?... Un seul arbre, un seul des grands ormes
qui avaient vu passer tant de merveilles dans leur plus splendide
appareil, restait debout sur la route.... Il avait été frappé de la
foudre, et de toutes les choses qu'il avait vues il avait perdu, le
souvenir.

Cette route où courait le tonnerre, où roulait la victoire, où se
jouait la fortune insolente, elle a été parcourue, à son tour, par
le siècle des philosophes: insouciants voyageurs, ils vont à pied,
ils dédaignent les chevaux fringants de la cour, ils marchent
lentement, toujours sûrs d'arriver. Alors, quand le XVIIe siècle eut
accompli sa tâche, et quand le roi Louis XV eut remplacé le régent
d'Orléans, le voyage à Versailles recommence avec le même ordre,
mais l'heure du voyage est changée, les voyageurs ne sont plus les
mêmes; et le but seul est resté le même but: fortune et pouvoir.
C'en est fait; le grand siècle a fini son voyage, il s'est arrêté
haletant sous la gloire et n'en pouvant plus, et maintenant nul ne
songe à voir que ce chemin sillonné d'éclairs soit le chemin de
Versailles. En ce moment la nuit succède au grand jour. Les
voyageurs se rapetissent, le poëte fait des vers à Chloris, le
prosateur écrit des contes, le chrétien dépouille la foi de ses
pères. Voyez! dans l'art tout est rose et joli. Qui reconnaîtrait ce
chemin de l'ancien Versailles, parcouru à grands pas par des géants?
Était-ce donc pour si peu, quand la royauté de France fit cette
halte misérable entre la vieillesse d'un roi et la jeunesse de
l'autre, que le régent d'Orléans avait donné à la France le temps de
réparer cette route effondrée? Quand Philippe se tenait à Paris,
fuyant Versailles, était-ce donc qu'il eût peur, ou qu'il respectât
le palais du grand roi, le trouvant trop difficile à remplir par sa
majesté viagère et d'un jour, majesté de second ordre et faite à sa
taille à lui, le spirituel rhéteur, le sceptique et l'audacieux qui
met en doute même la monarchie, et qui rit sur le volcan? En même
temps répondez: qu'êtes-vous devenues, passions françaises si
correctes, même dans vos écarts? Le siècle est là chancelant sous
l'ivresse! Il s'est gorgé d'esprit, de doute et de paradoxes sous
cet imprévoyant gouverneur, et sous son digne disciple, traîtres à
la royauté, tous les deux. Hélas! hélas! la France en est réduite à
se parodier elle-même. O honte! le Bossuet de ce temps perverti
entretient des filles d'Opéra; madame de Maintenon s'en va dans les
champs, la gorge haletante et les cheveux épars; Philippe et madame
de Parabère, Louis XV et madame de Pompadour, le duc de Richelieu et
le lieutenant de police ont infecté cette route consacrée par tant
de grands rois, de grands poëtes, où d'élégantes amours avaient
laissé leur trace honorable ou charmante. Ils ont indignement sali
les sentiers pleins de fleurs; ils les ont indignement jonchés de
honte, de terreur, d'égoïsme et de fausse gloire; ils les ont
dégradés de toute la force de leur caducité et de leur déshonneur!

Non, ce n'est pas le grand chemin, le sérieux chemin, le vrai chemin
de Versailles: je suis, tout au plus, sur le chemin de traverse à
l'usage des filles perdues, des ministres prévaricateurs, des
goujats et des voleurs. Voie immonde et funeste, entremêlée
horriblement de mille pas rétrogrades, et de mille sentiers qui se
croisent, et qui finissent par se rencontrer, au bord des abîmes!
Que d'âmes errantes sur ces bords! que de génies éplorés dans ces
forêts! Que la danse des morts doit être solennelle en ces
carrefours de chasse, où tous les vents se sont donné rendez-vous...
au sommet des grands arbres, à l'heure où l'étoile du soir jette en
silence sa pâle clarté sur les gazons desséchés, foulés par des
ombres muettes! Ainsi je rêvais, et cependant notre carrosse allait
toujours.

Les règnes qui finissent, les opinions que le temps abolit, les
croyances qui se détruisent, toutes choses immatérielles et sans
forme, laissent pour moi des ruines visibles et pleines d'intérêt;
je les vois, je les touche, et je les consacre aussi par mes regrets
et par mes larmes; bien plus, je les ranime à mon usage et pour moi
seul. Quand je le veux, aujourd'hui même, à soixante ans de
distance, je rends la vie aux palais, aux héros, au jeune roi, aux
jolies femmes, aux beaux jours d'autrefois. J'entends de nouveau le
son du cor dans les échos de la forêt, je revois la nymphe errante
sur son cheval, agaçant le roi des chasseurs; je me figure aussi la
prostituée arrachée à son boudoir mercenaire et sortant, souillée un
peu plus, du lit royal. Si je le veux, j'assiste à une prise de
voile, au banquet des noces, au carrousel des rois. Je réunis, à mon
bon plaisir, ces temps d'amour et ces temps de débauche, je me
promène à la fois entre les jets d'eau de Chantilly et les
malheureuses filles du Parc-aux-Cerfs. Parlez-moi des contrastes,
pour donner la toute-puissance aux souvenirs! Parlez-moi des longs
règnes et des saturnales de la royauté; des vieux palais, des
anciennes amours, des grands noms, voilà pour le passé; et si vous
joignez à ces poussières, à ces échos dans le temps présent, des
craintes folles, des inquiétudes sans cesse renaissantes, des
révolutions qui menacent, une jeune reine, belle et à ce point
malheureuse, certes, vous comprendrez quel fut mon premier voyage à
Versailles.

Une rencontre inattendue vint m'arracher à mes étranges réflexions.




CHAPITRE VII


Nous entrions dans la dernière avenue, à la nuit tombante. Le ciel
était sombre et pluvieux, et j'avais peine à distinguer, dans ces
longues rangées de maisons attristées, quelques-uns des hôtels de la
ville; la façade même du palais m'apparaissait comme une masse
imposante; à peine quelques lueurs arrivaient jusqu'à nous. Dans
cette circonstance de la nuit et de l'orage, le cocher avait retardé
sa course, cherchant du regard à quelle porte il devait se
présenter? Tout à coup un homme passe en courant, l'habit en
désordre et la tête nue; il était tout souillé de pluie; un instant
je le vis courir, bientôt sa course se ralentit, puis enfin je le
vis chanceler et tomber tout à coup dans un fossé... On eût dit
qu'il était mort. Aussitôt je m'élançai au secours du pauvre diable,
et bientôt je fus près de lui, malgré les exclamations de ma mère,
qui ne comprenait pas que l'on s'arrêtât pour si peu.

Quand j'arrivai près du fossé où l'inconnu était tombé, le digne
homme s'était déjà relevé, il souriait doucement; sa tête était
belle et calme; il était dans la force de l'âge, et dans son regard
il y avait pour le moins autant de passion que d'égarement; j'ai
entendu peu de voix d'un accent plus doux.

--Grand merci, Monsieur, me dit-il; grand merci de votre pitié; je
me suis trop hâté, j'ai couru, je suis tombé dans ce fossé; mais,
par le ciel! dites-moi donc si je suis près du château? Hélas!
hélas! il fait nuit, la promenade est sombre, et je ne verrai pas la
reine aujourd'hui, je suis venu trop tard.

Le malheureux se tordait les mains; désolé, il reprenait:

--Voyez-vous, quand ces arbres sont couverts de feuilles qui
frémissent, quand ces plates-bandes sont en fleurs, quand la mousse
est là, recouvrant de son manteau les blanches épaules de ces
statues, je n'arrive jamais trop tard; je dors où je suis, peu
m'importe, et partout, sous le ciel. Et le matin, tous les matins,
je vois de loin Marie-Antoinette; elle se lève avec l'aurore et
comme elle. Le soleil vient de ce côté toujours, moi je tourne le
dos au soleil, et je la vois, elle admirant le ciel empourpré. Mon
Dieu, je fais alors ma prière, à genoux devant elle, et je prie avec
ardeur pendant six mois de l'année. Hélas! jamais je ne prie en
hiver. Elle ne sort pas l'hiver; il n'y a pas de soleil et je ne
vois plus rien, pas un coin de sa robe ou de son chapeau. On dirait
que tout est mort, autour de ma reine qui n'est plus. Ah! tristesse!
Ah! terreur!

J'eus en pitié le pauvre fou; ma mère, en poursuivant sa route, me
fit signe qu'elle allait m'attendre au château; je pris mon fou sous
le bras, et le menai chez le concierge, qui le reconnut
sur-le-champ.

--Pauvre homme! dit le concierge. C'est l'amoureux de la reine,
Monsieur! La reine a bien défendu qu'on lui fît du mal!... Entrez,
Messieurs.

Nous entrâmes. Un grand feu éclairait l'appartement; tout était
reluisant et calme en cette demeure: un vrai royaume, moins les
chagrins, les douleurs et les veilles de la royauté.

Quand mon fou eut senti la douce chaleur du foyer domestique, et
qu'il eut repris quelque force à la table du concierge:--Oui, me
dit-il, en me regardant avec un profond sentiment de conviction, je
l'aime, et de toute la force de mon âme! J'ai tout perdu pour elle,
et ma raison, pour commencer. Quand je la vis, mon Dieu! mon Dieu,
quand je la vis pour la première fois, elle entrait dans une tente,
sur les frontières de l'Allemagne et de la France, vêtue en simple
Allemande;... elle sortit de l'autre côté, habillée en reine de
France! Elle a voulu rire de son fou, sans doute; et pourtant, quand
je pense qu'au milieu même de cet abri d'un instant, il y eut plus
qu'une archiduchesse d'Autriche, et plus qu'une reine de France, il
y eut une fiancée... Allons, allons, calmons-nous! Tout beau, mon
coeur!...

L'instant d'après, j'eus l'honneur de saluer S. M. la reine, à la
tête de ma compagnie. Eh! tel que vous me voyez, j'ai été magistrat,
j'ai porté la robe de magistrat; j'étais du parlement de Besançon,
c'est moi qui portai la parole, et, ne sachant comment l'appeler, je
l'appelai tout simplement: _Madame!_ Elle parut me sourire, et elle
me regarda;... elle me parla même, et la veille...

La veille de ce jour glorieux, j'avais condamné aux galères un
malheureux paysan qui avait tué un lapin dans une forêt
ecclésiastique. J'avais condamné ce malheureux: sa femme était venue
à mes pieds, me priant et me suppliant en grâce, en pitié, avec ses
enfants, ses tout petits enfants! Dans la nuit, nuit de remords et
de confusions, j'avais revu en songe le condamné, sa femme, ses
enfants, le lapin, le furet...; j'étais bourrelé; c'était ma
première sentence, et je pleurais, me sentant chargé d'un grand
crime. Ah! Dieu! si j'étais las à jamais de cette magistrature
abominable!... Eh bien! ma reine à moi, elle m'a absous de mon
crime, elle m'a délivré de mon remords, elle a dit à mon condamné:
Sois libre! À la femme: ayez confiance! Aux petits enfants: je vous
adopte! O grâce! ô bonté! Elle a donné un démenti à ma sentence, à
ma justice, à ma loi, voilà ce qu'elle a fait pour moi, cette reine,
à son premier instant de royauté. Depuis ce jour, je n'ai plus eu de
mauvais rêve, je n'ai plus vu de misérables pendant mon sommeil, je
n'ai plus porté de robe sanglante, je n'ai plus de remords. Aussi,
depuis ce jour de clémence et de pardon, je n'ai plus pensé qu'à la
reine, je n'ai plus appartenu qu'à la reine, je n'ai plus porté que
sa livrée, et je lui appartiens; si elle meurt, je meurs... Mon
Dieu, je l'aime tant!

Disant cela, il était calme et son front était radieux.

--Hélas! lui dis-je, Monsieur, quel dommage de porter si haut son
rêve et de mourir, jeune encore, d'un amour sans espoir!

Il me répondit ainsi, et je crois bien qu'en ce moment il avait
toute sa raison:--J'avoue, en effet, Monsieur, que voilà une
téméraire entreprise: aimer cette dame!... Eh! ne croyez pas que je
sois tombé, tout d'un coup, dans le gouffre. Au contraire, j'ai vu
le précipice, et j'en ai sondé toute la profondeur, avant d'y
tomber! Mais, plus j'ai réfléchi, plus j'ai vu que cet amour
impossible était ma vocation sur la terre. Que voulez-vous donc que
je fasse ici-bas, si je ne l'aime pas? Qui, moi? moi seul je serais
sage, quand tous sont insensés? moi seul je vivrais sans passion, en
ce siècle de passions sans bride et sans frein? Laissons aller le
siècle, et le laissons se ruer dans le néant. Allons, courage,
insensés, jouez sur une carte la fortune de vos pères! Insensés,
prostituez votre écusson au char de Phryné! Insensés, profanez le
saint ministère de Dieu dans vos orgies nocturnes! En même temps
refaites les lois du pays; jetez le trône dans la poudre, arrachez
de votre chapeau ducal la dernière plume qui le pare, épousez vos
servantes, et quand tout sera dit, brûlez-vous le crâne!... Or, dans
ce dévergondage universel, je serai tout d'un coup raisonnable à moi
tout seul?

N'avez-vous pas entendu dire aussi qu'il y avait chez nous des gens
qui faisaient la guerre à Dieu le fils; qui, de leur propre
autorité, retranchaient deux parts de la Trinité sainte, et qui
criaient: victoire! quand le Dieu était blessé?

Quoi donc! tout cela, moi vivant? On escalade, en blasphémant, le
ciel tombé de la nue, on tue à plaisir des dieux immortels, on
détrône, en hurlant, des rois, dont la race n'avait pas son égale
sous le soleil: à ce prix, on est un grand homme, on est promené
dans la ville aux acclamations du peuple, on est couronné au
théâtre, on meurt au milieu des hymnes solennels, et moi je suis un
fou... un fou, un pauvre fou!

Un fou, parce que je l'aime, et parce que j'ai fait mon bonheur de
l'entendre et de la voir, mon bonheur de suivre ses traces
charmantes, mon bonheur de la guetter à travers le bosquet chargé de
neige, à travers le buisson chargé de fleurs, mon bonheur de
prononcer son nom, tout bas, quand je suis seul, un nom qui me
charme et me fait pleurer, je suis un fou! Que vous êtes injustes,
vous autres, les hommes sensés. Vous défendez jusqu'à l'adoration!
Vous ne savez pas être superstitieux, vous n'osez pas; vous vous
tracez une ligne, et vous dites: Tout ce qui n'est pas nous, n'est
rien; tout ce qui passera au delà de cette ligne est folie!... Oh!
vous me faites pitié!

Voilà comme il me parla; cependant, il finit par se calmer aux
douteuses clartés de cette lune d'hiver qu'il avait prises pour le
crépuscule du matin.--Silence, dit-il, voici l'heure: elle se
lève... En même temps, il prêtait l'oreille et redoublait
d'attention:--Non, dit-il, elle n'ira pas dans la forêt ce matin;
elle va venir sur sa terrasse. Et, l'instant d'après:--Voici la
nuit, il fait nuit, elle va venir!... au bas du palais, vis-à-vis de
ces eaux qui murmurent, sur ces gazons peuplés de statues
immobiles... Déjà vous voyez la terrasse éclairée... Écoutez!
Entendez-vous, dans le feuillage, ces concerts invisibles, qui
viennent du ciel en chantant les louanges de la reine?... Oh! qui me
rendra ces nuits d'été, ces mystères vaporeux sous un ciel étoilé,
cet air chargé de parfums et d'harmonie, et tant de jeunes femmes,
silencieuses et ravies? Où êtes-vous, belles soirées d'autrefois,
quand pour moi toute femme pouvait être Marie-Antoinette elle-même?
J'étais, comme elle, sur cette terrasse, et moi, vivant comme elle,
et respirant le même air, écoutant les mêmes sons, sur ce banc,
adossé au _Gladiateur_; même une fois, j'étais si près d'elle...
elle a parlé... j'ai entendu sa voix, elle m'a parlé; elle m'a parlé
du ciel, des fleurs, des eaux jaillissantes, du calme de la nuit, de
quoi m'a-t-elle parlé? Puis, avant que j'eusse pu répondre un mot,
elle s'est levée, elle m'a salué, elle a repris sa promenade, et
tout... a disparu pour moi, la terre et le ciel!

Ce malheureux m'intéressait vivement:--Venez, me dit-il, en baissant
la voix, venez là-bas, à gauche, sur le bord de l'avenue, et vous
comprendrez ce que je souffre; j'ai un secret à vous dire, au _Bain
d'Apollon_; un grand secret, ajouta-t-il en mettant son doigt sur sa
bouche, et je ne le dirai qu'à vous; c'est mon secret et le sien,
c'est moi qui l'ai découvert, moi seul. Je vous dirai mon secret, ce
soir, après le soleil; ou demain avant le soleil, ne manquez pas de
venir... Vous êtes de son pays; eh bien! vous reverrez l'Allemagne
demain. Je vous conduirai dans les lacs, dans les montagnes de votre
nation... je sais un sentier qui y conduit, je vous guiderai dans
les gras pâturages de vos génisses; n'oubliez pas de venir...

Il me prit la main, il me dit adieu; je lui promis de me rendre à
son rendez-vous, il m'intéressait trop vivement pour que ma parole
ne fût pas sincère. Enfin, je me demandai si tout cela était un
mystère aussi simple que le mot _folie_?... Ainsi rêvant, je
rencontrai un _valet bleu_ apportant l'ordre que l'on m'ouvrit la
porte du château... Il était onze heures du soir, et ma mère, entrée
avant moi, avait été introduite aussitôt dans les petits
appartements.




CHAPITRE VIII


Ce palais de Versailles, ce _favori sans mérite_, au dire de M. le
duc de Saint-Simon, était pourtant, à le bien voir, un monument
digne du monarque auguste qui l'avait construit, pour y loger sa
monarchie. Il est difficile d'imaginer une profusion plus royale
d'or et de peintures; les plafonds en sont surchargés, les portes,
sculptées avec le soin d'un ouvrier chinois faisant une pagode,
représentent un entassement de chefs-d'oeuvre; les salons sont
vastes et pleins de magnificence; et partout sur les murs, sur les
corniches, sur le marbre et sur les cuivres, sur l'or, sur le fer,
sur le bois de cèdre et sur la laine des tapis, on retrouve à
profusion le soleil de Louis XIV. Certes, le grand roi vivait
encore, en ce palais de Sa Majesté, le jour où nous y fûmes admis ma
mère et moi. Tout était silence et repos, à cette heure. Au sommet
de l'escalier de marbre, un garde-du-corps du roi se promenait à pas
comptés; dans le grand salon, quelques seigneurs de la chambre du
roi se livraient à un jeu effréné; dans la salle des gardes, de
vieux officiers réunis autour de l'âtre immense parlaient de
batailles et de philosophie, et un peu plus loin, de jeunes gardes
cadençaient des vers, ou se promenaient l'arme au bras.

Alors nous traversâmes l'OEil-de-Boeuf, cette antichambre du grand
siècle où se pressait la plus belle cour de l'univers; en passant,
nous jetâmes un coup d'oeil dans la vaste galerie où Lebrun a
représenté tout le règne; la galerie était déserte, les ombres du
foyer s'alongeaient sur le mur attristé; les héros paraissaient se
battre encore; les tentes étaient agitées par le vent du nord; les
armes s'ébranlaient, et le Rhin, notre Rhin, enflait son onde
menaçante; la grande France allait, à grandes enjambées, enseignes
déployées, toute brodée et chargée à profusion de plumets et
d'ornements, comme à un tournoi. Voilà vraiment la bannière antique,
et voici les belles écharpes, les couleurs des dames, le bruit des
poëtes, la grâce accorte des comédiennes: Racine et Despréaux,
Molière et Mlle Béjart, les fantaisies et les poëtes qui courent les
camps, voilà le bel âge! Arrêté sur le seuil de cette vaste galerie,
il me semblait que tout à coup ces géants allaient descendre de la
muraille, que ces chevaliers et ces nobles dames allaient se mouvoir
de nouveau,... j'étais prêt à tomber à genoux!

À cette heure, autrefois si bruyante et qui résonnait de tout
l'esprit, de toutes les musiques, de toutes les ambitions de
Versailles, le nouveau roi disparaissait, la cour se taisait, le
bruit rentrait dans l'ombre, et cette vaste demeure était en proie
au silence! Ainsi quand j'eus réparé le désordre de ma toilette et
retrouvé ma mère:--Ah! mon fils, me dit ma mère, n'oubliez pas que
nous habitons le toit même de celui qui disait: «J'ai failli
attendre!...» Il est vrai que voilà bien longtemps qu'il est mort.

La reine était absente, et ma mère avait été introduite, par la
volonté de Sa Majesté, dans l'appartement même de la reine. C'était
une vaste chambre, un appartement royal. On y voyait le portrait de
l'infortuné roi Louis XVI, il était entouré de Mesdames, filles de
Louis XV; ces portraits étaient empreints d'une sévérité
inaccoutumée, et représentaient les princesses dans les habitudes de
leur vie, à l'ombre, en même temps que l'accessoire adoptait le goût
le plus moderne. Il y en avait une qui lisait un livre pieux appuyé
sur les ailes d'un amour, l'autre tenait entre ses genoux une lourde
basse dont elle paraissait jouer solennellement; il y avait dans les
autres portraits, des petits chiens et des vases de fleurs. Ma mère,
au moment où je vins la rejoindre, était occupée à considérer le
portrait de Marie-Antoinette. L'artiste avait placé cette aimable et
noble figure au fond d'une rose épanouie, élégant et diaphane
compliment à la Dorat.

C'était, dans ce beau lieu, une exquise élégance, une richesse
intelligente et pleine de goût. N'eût été l'aigle aux deux têtes de
la maison d'Autriche, et la couronne de France, qui éclataient de
toutes parts, on eût plutôt soupçonné dans ces retraites la jeune
femme que la reine. Ma mère, plus heureuse que moi, l'étiquette et
le respect me retenant sur le seuil de la chambre à coucher, put
contempler à son aise cet intérieur plus que royal. Ma mère se
souvenait encore, il y a vingt ans, de tous ces détails du coucher
de la reine; elle me les a racontés bien souvent. Chaque fois que
nous parlions de la reine, elle me racontait qu'elle avait vu, le
soir dont je parle, un spectacle inattendu, charmant et d'une
simplicité qui ne pouvait se pardonner qu'à une reine de cette grâce
exquise et de cette auguste beauté. En même temps, ma mère,
enchantée et chagrinée à la fois, racontait tout ce qu'elle avait
entrevu dans ces ténèbres éclairées: les simples préparatifs de la
toilette du soir, le manteau pour la nuit, la longue camisole
blanche et boutonnée du corsage au menton, simple et chaste vêtement
du sommeil, le simple mouchoir et la longue coiffe qui devaient
envelopper cette tête royale; au pied du lit, sur un tapis des
Gobelins représentant un paysage allemand deux pantoufles, dignes
d'une grande dame chinoise, attendaient le plus joli pied qui fut en
France.--Ah! je me vois encore en la chambre de notre jeune
archiduchesse, reprenait ma mère en soupirant, tant il y avait de
simplicité et de goût autour de cette couche d'une reine que la
France salua avec tant de transports d'amour et d'orgueil, quand
elle lui donna son premier dauphin!

Souvent, depuis ce temps, en résumant mes souvenirs, j'ai cherché à
me figurer quel dut être l'effroi et l'étonnement du premier brigand
qui pénétra, l'horrible nuit du 6 octobre, dans la chambre de Sa
Majesté. La porte se brise, et la reine, en sursaut réveillée,
échappe, à demi-vêtue, à ce brigand, resté seul dans ce sanctuaire,
épouvanté et comprenant à peine son audace! Indigne populace! Ah!
l'indigne! Elle ne sait pas s'arrêter aux rideaux de l'alcôve
royale! Elle a impitoyablement foulé à ses pieds sanglants le
sommeil du roi, le silence de sa demeure, l'alcôve de la reine et
son lit, fouillé par les baïonnettes de ces misérables!...
L'invasion de Versailles! Elle a plus déshonoré ce peuple affreux
que l'échafaud du 21 janvier sur la place de la Révolution!

Certes, nous comprenons Marie-Antoinette allant à la mort, sur une
charrette, au milieu de l'injure et des respects; mais la reine,
enfermée à Versailles et vouée aux tortures de l'émeute, entre les
têtes coupées de ses gardes-du-corps... Voilà ce qui va au delà de
toute espèce d'invention!... Ce sont là de ces enseignements qui ont
manqué à Bossuet.

À ma première entrée au château de Versailles, j'étais loin de
prévoir toutes ces ruines; je jouissais de tout ce que je voyais, en
vrai jeune homme, et je tâchais de deviner, à force de passion, tout
ce que je ne voyais pas. Je portais envie à ma mère, qui me laissait
sur le seuil de la chambre royale; naguère j'étais entré dans la
chambre du grand Frédéric, je m'étais agenouillé devant le lit de
camp sur lequel il était mort, j'avais posé mes lèvres sur la table
où il écrivait ses histoires, ses musiques, ses lettres à Voltaire,
les épitaphes de ses chiens et ses plans de bataille. Eh bien! les
murs habités par ce grand homme, les lieux où il rendit le dernier
soupir, les meubles consacrés par cette pensée royale, ont produit
sur moi, Allemand et encore enfant, moins d'effet que n'en
produisirent le salon de la reine, son portrait si moderne au milieu
des portraits de la famille royale déjà si gothiques; j'aurais donné
l'épée et le sceptre de Frédéric le Grand pour le miroir de la
reine; Dieu sait pourtant si j'admire, en mon par dedans, le roi de
Prusse, moi qui admire jusqu'à ses vers!

Vous croirez peut-être que ce fut ici l'effet des influences
secrètes, des invisibles parfums, des traces indicibles que laisse
une femme aux lieux qu'elle habite, jetant à pleines mains je ne
sais quel charme ineffable qui la fait reconnaître; non, à coup sûr,
ce n'était ni le même parfum, ni l'élégance et le goût; malgré moi,
malgré la reine peut-être, je me sentis dans une atmosphère plus
élevée, et dans un air plus vaste et plus pur. Qu'on me pardonne ces
folles paroles, l'expression me manque; hélas! je suis forcé d'aller
au delà de ma pensée, il m'est impossible de la dire exactement...
Un grand poëte se tirerait de cette peine avec une ode, et l'orateur
chrétien se réfugierait sur les hauteurs de l'oraison funèbre... Que
de fois, songeant à ces visions, j'ai regretté de ne pas être, un
jour, un seul jour, Tacite ou Juvénal, Pindare ou Bossuet!

Nous attendîmes ainsi longtemps, ma mère et moi; ma mère, en
s'étonnant qu'une reine de France pût n'être pas chez elle, à cette
heure; et moi, en me hâtant de comprendre l'inconcevable bonheur qui
m'avait amené du fond de l'Allemagne, en ce lieu splendide, où la
plus grande dame et la plus vraiment royale du monde entier allait
venir.




DEUXIÈME PARTIE




CHAPITRE I


La reine (et ma mère ignorait cette habitude) passait la plupart de
ses soirées chez la surintendante de sa maison, madame de Polignac,
en compagnie des seigneurs les plus spirituels et des femmes les
plus aimables de la cour. C'était l'heure où, délivrée enfin de
l'étiquette et maîtresse à son tour de sa parole et de son geste,
elle jouissait des douceurs de l'intimité. La maison de la comtesse
Jules de Polignac occupait une aile du château de Versailles, à côté
même du grand escalier, et la maîtresse de céans, pour plaire à sa
souveraine, s'efforçait de donner à son logis la grâce et le sans
façon d'une simple maison bourgeoise; c'étaient l'abandon, la grâce
facile, les conversations interrompues, les rires éclatants, les
récits burlesques, les superstitions populaires, les bons mots d'une
maison bourgeoise, hantée royalement, réunis à l'esprit, à
l'élégance, à l'envie de plaire, au ton exquis des plus grands
seigneurs. Dans cette société de son choix, la reine était une jeune
femme, la première de la société, parce qu'elle était la plus belle
et la mieux écoutée, uniquement pour la vivacité, le charme et
l'entrain de son bel esprit.

Le soir dont je parle, en vain son monde accoutumé s'était empressé
pour complaire à la reine, elle avait témoigné de vives impatiences;
que dis-je? elle eût été maussade, si jamais elle avait pu l'être.
Il faisait au dehors un de ces silencieux orages d'hiver, parsemé
d'éclairs sans tonnerre; une pluie abominable battait contre les
murs, les oiseaux de nuit volaient en poussant leur cri funèbre; le
roi, qui était à causer géographie et voyages lointains (ses rêves!)
ne s'en allait pas. La présence du roi (si voisin de Louis XV!)
jetait toujours un peu de contrainte dans cette société intime. Il
fallait être absolument plus grave et moins rieur, quand le prince
était là; c'était, de sa nature, un époux plein de soins, un bon
maître, mais un homme accablé de soucis cuisants et de tant de
malheurs, dont il avait le pressentiment.

--Que cette aiguille est lente, et que l'heure est lointaine, ma
princesse, dit la reine à demi-voix, nous ne serons jamais à minuit;
avancez, s'il vous plaît, cette aiguille inerte; on se meurt
d'impatience et d'ennui.

La princesse avança l'aiguille, et la reine avec un regard triste et
doux:

--À présent, dit-elle, voilà que l'heure va trop vite; puis, se
penchant vers une jeune femme assise à ses pieds:--Allons, Thaïs,
l'heure approche et le sorcier va venir. Es-tu fâchée, et veux-tu
bien me permettre de retrancher quelques minutes à ta belle vie?
Enfin, que voulez-vous, c'est un caprice de reine, princesse de
Montbarrey.

Pour toute réponse la princesse de Montbarrey leva ses grands yeux
noirs du côté de la reine, avec une singulière expression
d'enthousiasme et de dévouement.

--On voit bien, reprit madame de Lamballe, que la reine a des jours
et des printemps devant elle! Puisque vous le voulez, Madame, faites
un geste, ou soufflez sur l'hiver. Le vieil hiver remportera ses
glaçons et ses tempêtes, faisant place au jeune printemps qui dit en
nous frappant de sa tiède haleine: Me voilà!

--Non pas, non pas! ma jolie veuve, reprenait la reine, en parlant à
madame de Lamballe, non pas encore le printemps. Ne chassons pas le
vieil hiver, par amour pour votre amoureux que voici, M. de
Bezenval. L'hiver et ses glaçons ont leur charme aussi bien que des
cheveux blancs sur un front cicatrisé; attendons le printemps
patiemment. Mais quoi! le printemps ramène, entre autres fleurs, ces
pauvres et modestes violettes qui te font tant de mal. Eh quoi!
s'évanouir à l'aspect de cette humble fleur? La violette est timide,
elle se cache, elle exhale de douces odeurs, tu es pâle comme elle;
et pour quoi donc en avoir si grand peur, je te prie? Or çà, nous
ferons en sorte de t'y accoutumer; un peu de courage, et la fleur
proscrite va reparaître en nos jardins réjouis; je veux que
Bezenval, lui-même, t'en apporte un bouquet, au premier jour du mois
d'avril.

Madame de Lamballe, entendant parler de violettes, pencha la tête et
ferma les yeux, ses beaux cheveux se répandirent sur ses épaules, on
eût dit qu'elle allait mourir...--Ne parlons plus de ces maudites
fleurs; reviens à toi, Marie! Il n'y a plus de violettes ici que
toi-même, ô beauté! disait la reine, en l'embrassant.

La pendule, avancée d'un quart d'heure, sonna onze heures... Alors,
le roi, toujours ponctuel, se leva; il baisa la reine au front, en
jetant un coup d'oeil d'intérêt sur la princesse évanouie: _Ce ne
sera rien!_ dit-il; puis, saluant la maîtresse de l'appartement, il
retrouva quelques-uns de ses gentilshommes dans le salon voisin, la
moitié du service ayant manqué, justement par cette pendule avancée
un instant.

La reine suivit son mari du regard, avec un doux sourire, puis se
tournant vers la comtesse Jules;--Nous avons fait une grande faute,
ce soir, ma mignonne, nous avons oublié les respects... Eh bien!
pour nous châtier, renonçons à ces curiosités malséantes, et
renvoyons à sa caverne le sorcier qui doit venir sur le minuit.

--Si Votre Majesté veut me permettre un conseil, reprit le marquis
de Vaudreuil, je serais d'avis en effet de renvoyer ce magicien; la
soirée est funèbre, et tout annonce au dehors une tristesse
abominable. Ainsi le sorcier aura tort, et nous dirons, s'il vous
plaît, des vers de Voltaire ou du nouveau poëte, M. de Parny; cela
sera plus sage et plus amusant. Ainsi parla M. de Vaudreuil. Ici la
princesse de Lamballe sortit de sa léthargie:--Ne verrons-nous donc
pas le sorcier? dit-elle avec cette air penché qu'elle avait mis à
la mode, et qui lui allait si bien.

--On m'a conté cependant que la lune et les astres étaient
favorables, reprit la duchesse de Fitz-James, en faisant sa grosse
voix, et la princesse de Tarente vient de me dire à l'oreille,
qu'elle serait inconsolable si elle ne voyait pas le magicien nous
arriver, comme un fantôme, à l'heure fatale de minuit.

--Je voudrais savoir, à ce sujet, l'opinion du prince d'Esterhazy,
reprit la reine; car vraiment, s'il n'y a pas trop d'obstacles, il
serait douloureux de renoncer aux délicieuses terreurs que nous nous
sommes promises depuis si longtemps.

--Je n'ai rien à dire, Madame, reprit le prince d'Esterhazy;
seulement je ferai observer aux plus poltrons que l'homme attendu
n'est pas absolument à nos ordres, et même il n'a pas été facile de
le décider à venir ce soir; c'est un homme atrabilaire et quinteux,
et je puis assurer à Sa Majesté qu'il m'en a coûté bien des
arguments pour en venir à bout.

--Du moins, reprit le marquis de Vaudreuil, on ne lui a pas dit en
quel lieu il devait être amené, quelle société l'appelait, à quel
auguste personnage il parlerait ce soir! Vous vous êtes bien gardé
de compromettre la reine, M. d'Esterhazy?

La reine reprit:--Vous voilà bien toujours, prudent et bon
Vaudreuil, dévoué à ma très-imprudente majesté, plein de précaution
et de minutieuses prévenances! Pourriez-vous cependant me dire
comment se porte madame la marquise de Vaudreuil?

Cette question imprévue interrompit toute conversation. Le penchant
de la reine pour M. de Vaudreuil, et la noble résolution du marquis,
lorsqu'il échappa, par un mariage, à son fatal amour, n'étaient un
secret pour personne. Madame de Polignac et madame de Lamballe se
jetèrent sur les mains la reine. La reine, comme si elle en eût trop
dit, avait le regard baissé et plein de larmes; le marquis de
Vaudreuil seul garda son courage et son sang-froid... Il était
difficile aux amis de la reine de sortir de ce silence inquiétant.

À la fin, madame de Châlons, se rappelant à propos la visite de ma
mère, et voulant donner aux idées un autre cours:

--S'il plaisait, dit-elle, à Votre Majesté, de recevoir en ce moment
votre cousine, madame la princesse de Wolfenbuttel; elle attend,
là-haut, dans les petits appartements, le bon plaisir de Votre
Majesté.

À ces mots, la reine soulagée d'un grand poids:--Amenez-la tout de
suite, ma bonne Châlons, s'écria-t-elle; j'ai oublié que j'avais
donné ce soir même un rendez-vous à ma cousine... Hélas! le roi est
rentré, madame de Wolfenbuttel peut venir sans être présentée, et
vous, Mesdames, honorez d'un bon accueil ma chère compatriote, même
quand vous la trouveriez encore un peu trop Allemande pour nous.

Une dame du palais vint, en effet, nous chercher, ma mère et moi;
elle nous fit traverser les petits appartements de la reine, sa
demeure intime, sa bibliothèque et son boudoir orné des plus belles
glaces que Venise ait biseautées. Ce réduit caché lui plaisait par
sa solitude, et faisait un contraste heureux avec le reste du
palais, retraite austère et profonde où la reine était cachée à tous
les yeux.

Dans ces cachettes, Marie-Antoinette se dérobait aux fracas du
palais, aux lignes droites de ses jardins, au murmure impatientant
de ses eaux. Elle était seule, inaccessible aux lâches, aux
intrigants, aux flatteurs, aux courtisans. Très-souvent la reine
disparaissait tout à coup de ses appartements, et c'était un bonheur
pour elle d'échapper un instant aux hommages, aux respects, aux
demandes, aux adorations.

Un escalier dérobé conduisait, de ce réduit, à l'appartement de
madame de Polignac; ainsi la reine pouvait voir son amie à toutes
les heures. Ma mère descendit cet escalier à grand'peine,
embarrassée qu'elle était dans l'ampleur de sa robe. J'ignore ce qui
se passait dans l'âme de ma mère, mais cette réception nocturne et
cachée; et cet escalier difficile, étroit,.. bourgeois, l'heure
avancée de la nuit, toutes ces choses si peu semblables à
l'étiquette d'une cour, devaient la jeter dans un indicible
étonnement.

Tout à coup s'ouvrit une porte, et nous nous trouvâmes, ma mère et
moi, dans un salon moderne, faiblement éclairé, en présence de
plusieurs femmes en négligé, qui me parurent, les unes et les
autres, d'une éclatante beauté. Je n'ai jamais vu un assemblage plus
choisi de jolies têtes; elles étaient groupées dans un coin du
salon, les yeux ouverts, la bouche ouverte, curieuses, empressées,
avec un sourire à moitié commencé, qui n'attendait qu'un signal pour
devenir ironique; au fond du salon toutes ces têtes formaient un
bloc de beautés de toutes sortes, blondes et brunes, joyeuses,
tristes, graves, riantes; toutes ces formes se confondaient d'une
façon ravissante; au premier coup d'oeil, à la première émotion, il
eût été impossible de faire un choix dans cette masse enchantée; on
ne distinguait personne et pas même la reine; car c'était, parmi ces
dames, à qui l'approcherait de plus près; la reine était assise sur
un tabouret; les unes étaient à ses pieds devant elle, d'autres à
genoux lui servaient d'appui comme les bras d'un fauteuil; plusieurs
étaient derrière elle, penchées sur elle, l'abritant sous leurs
poitrines de vingt ans; les hommes se tenaient dans un coin opposé
du salon; ils s'étaient levés pour nous recevoir.

Ma mère se tira bien de cette inquiétante présentation. Elle avait
été belle et sa démarche était naturellement pleine de noblesse et
d'aisance. Elle avait connu Marie-Antoinette enfant; elle fut donc
reçue avec bienveillance, en dépit de sa robe à vastes paniers et de
ses diamants gothiques. D'ailleurs, la reine se levant brusquement,
et se faisant un passage à travers le groupe qui l'entourait, alla
au-devant de ma mère et la baisa à deux reprises:--Soyez la
bienvenue, ma cousine, dit-elle à ma mère, soyez la bienvenue à ma
cour; je vous rends grâces de vous être souvenue de moi.

Puis, se tournant vers moi, qui suivais ma mère:--C'est donc vous,
Monsieur, me dit-elle, qui vous êtes enfui si brusquement de la cour
du roi mon frère? Nous avons ici de vos nouvelles, Monsieur, vous
êtes un philosophe dangereux, un esprit fort qu'il faut dompter et
que nous dompterons, soyez-en sûr, si vous voulez y mettre un peu de
bonne volonté.

Disant ces mots, elle se tourna vers les dames de son intime
compagnie.--Or çà, dit-elle, on vous dénonce ici une jeune
demoiselle d'honneur qui garde un secret mieux que personne. Et
c'est à vous que le compliment s'adresse, à vous, la mystérieuse
Hélène de Salzbourg.--Vous ne m'aviez pas dit, comtesse Hélène, que
nous avions un cousin de cet âge et de cette tournure, ajouta la
reine en souriant.

Cette beauté, que la reine interpellait si vivement, était, en
effet, une aimable et charmante personne de l'antique maison de
Salzbourg, alliée aux Wolfenbuttel; elle avait nom Hélène, et,
jusqu'à l'âge heureux de quinze ans, elle et moi, nous avions étudié
dans les mêmes livres, joué aux mêmes jeux enfantins, et chanté les
mêmes chansons. Puis, à l'heure des noces royales, la jeune Hélène
de Salzbourg était partie avec la jeune archiduchesse, qui l'avait
amenée avec elle à Versailles, promettant chaque jour de la rendre à
la cour de Vienne, et chaque jour la jeune reine et la jeune
comtesse étaient plus nécessaire, celle-ci à celle-là. Cependant
Hélène avait rougi aux paroles de la reine, puis, s'avançant en
tremblant, elle vint embrasser ma mère, et elle répondit à mon
profond salut par une révérence aussi cérémonieuse qu'amicale, pour
le moins. En Allemagne, elle m'appelait son frère; à la cour de
France, elle ne me traitait plus qu'en étranger!

Après les premières salutations, la reine fit asseoir ma mère; elle
revint à sa place ordinaire, et m'ordonna d'un geste de me placer à
ses côtés; j'étais debout, à sa gauche, ma cousine Hélène était
assise à sa droite; la reine avait passé son bras autour de ce cou
charmant, et jouait avec ces beaux cheveux.

--Dites-moi, ma cousine, dit la reine à ma mère, vous avez laissé
l'empereur, mon frère, travaillant au bonheur de ses peuples,
parlant beaucoup de liberté et de finances, plus souvent vêtu en
bourgeois qu'en monarque, invitant à sa table tous ceux qui lui
plaisent, dînant à ses heures, parcourant la ville à pied, la canne
à la main, jouissant de l'incognito, jusque sur le trône, et sans
gardes, sans aumônier, sans médecin, sans courtisans?... Ah!
l'heureux prince! Ah! la délicieuse cour! Puis, se tournant vers
moi:

--Comment se porte mon professeur, Monsieur? Comment va l'abbé
Métastase, mon élégant écrivain, mon poëte favori?

--Madame, le professeur chante son élève, l'Allemagne l'applaudit et
répète ses chants; nous avons tous partagé la joie de Métastase
quand il a vu ses vers imprimés à l'imprimerie du Louvre, aussi bien
que les chefs-d'oeuvre de la langue française: il n'y a que Votre
Majesté qui sache honorer, et récompenser comme cela.

--J'aime, en effet, ce Métastase; il est le seul qui m'ait appris
quelque chose, et, sans lui, je n'aurais pas même su l'italien.
Quand j'étais petite fille, et que, par hasard, je dînais à la table
de ma mère, vous ne sauriez croire tout ce que faisait l'impératrice
pour faire valoir ce qu'on appelait mes talents. On m'apprenait des
longs discours par coeur, on distribuait précieusement des dessins
que j'avais faits, disait-on; c'était à qui vanterait ma prose et
mes vers; j'ai parlé latin, moi, qui vous parle... Hélas! de tous
mes précepteurs, il n'y a que l'abbé Métastase qui ait été fidèle à
sa mission.

--Mon Dieu, ma cousine, disait ensuite la reine à ma mère, vous
devez bien vous souvenir de mes espiègleries de petite fille, de nos
longues promenades dans le parc, de mon départ pour cette belle
France, où je suis si heureuse, et qui me faisait tant de peur; mais
n'ayez crainte: si je suis Française avant tout, je suis Allemande
aussi, je n'ai pas oublié mon pays, ma famille et mes jeunes années;
nous en parlerons, n'est-il pas vrai? D'abord, je ne veux pas que
nous nous séparions; je veux que vous soyez de ma famille; je vous
présenterai au roi mon époux, je vous montrerai mes enfants, mon
dauphin, d'une si belle et si sérieuse figure; mon petit Louis, si
joli, ma fille, un ange...; enfin, vous verrez tous mes trésors. Je
sais que vous n'aimez guère les fêtes. Ce n'est plus le temps des
fêtes chez nous; il fallait venir quand je n'étais que dauphine, et
quand vivait le roi Louis XV. Cependant, Monsieur le comte, ajouta
Marie-Antoinette en se tournant vers moi, rassurez-vous, nous allons
encore au bal.

Ma mère ne savait que répondre à tant de grâce et de bonté.
L'impératrice Marie-Thérèse elle-même n'avait jamais été plus loin
dans ses familiarités les plus aimables. D'ailleurs, c'était une
grande étude pour ma mère de reconnaître aux traits de la reine de
France le joli enfant qu'elle avait tenu si souvent dans ses bras.
La reine était tout simplement d'une beauté royale. On ne pouvait
qu'admirer sa taille aérienne, on était séduit par son sourire; elle
était d'une admirable blancheur. Rien n'égalait la forme éclatante
de son cou et de ses épaules; il n'y eut jamais des bras aussi
beaux, des mains aussi belles. Ajoutez qu'avant tout, même en ces
instants où elle aspirait au bonheur de n'être que jolie, elle avait
la figure et la majesté d'une reine; enfin quoique brillante d'une
grâce toute française, à l'attitude un peu fière de sa tête et de
ses épaules, on reconnaissait toujours la fille des Césars.

Il fallait toute la majesté de la reine Marie-Antoinette pour
éclipser madame la princesse de Lamballe, si bien faite, et jolie à
ravir; elle était toute semblable à la fleur qui penche sur sa tige;
elle avait des yeux tendres qui avaient déjà beaucoup pleuré, tant
ils avaient pleuré de bonne heure... Elle était apparue à sa royale
amie, un jour d'hiver, dans un rapide traîneau, enveloppée de
fourrures, éclatante de sa fraîcheur de vingt ans; on disait: Voyez
le printemps, couvert de l'hermine et des martres de l'hiver!

Nos regards s'arrêtèrent sur madame de Polignac. Après la reine,
elle était la plus belle; elle portait, ce soir là, un négligé blanc
comme la neige; elle avait une rose à ses cheveux relevés sur les
tempes; elle était légèrement posée au-devant d'une glace qui
reflétait son image; elle ressemblait à un émail de madame de La
Vallière... On eût dit une reine qui allait jouer un rôle de bergère
dans un opéra de Monsigny.

Quelquefois, à la dérobée, et redoutant déjà de la compromettre, je
regardais ma cousine Hélène; elle était belle, elle était fière et
charmante; elle avait, dans ses traits réguliers, quelques-uns des
traits de la reine elle-même, et que Dieu me punisse si je mens!

La reine s'aperçut de l'émotion de ma mère. Pour bien juger de la
beauté des femmes, pour la sentir complètement, il faut être une
femme... Alors, Sa Majesté se penchant à l'oreille de la
comtesse:--Eh! fit-elle, avec un petit cri joyeux, croiriez-vous, ma
cousine, que toutes ces dames que vous voyez, et bien d'autres
encore de notre société, moins intimes, mais aussi belles, se sont
réunies, il n'y a pas longtemps, pour tirer au sort à qui
embrasserait les grosses joues rubicondes d'une espèce de rustre
appelé Benjamin Franklin, qui est venu du fond de l'Amérique pour
nous demander des armes, des vaisseaux, des canons et la liberté des
peuples de là-bas?

Bientôt la conversation devint générale. En ce moment, les hommes se
rapprochèrent des dames, on parla beaucoup des affaires, des
ministres, et des princes, chacun selon ses antipathies ou ses
amitiés particulières: d'où je compris que c'était la conversation
de chaque jour, puisque, tout frondeur et dénigrant qu'il était,
s'attaquant au pouvoir et le heurtant de front, cette espèce
d'entretien avait même gagné les plus secrètes retraites du palais,
dont le frivole écho répétait encore, à la façon de l'oiseau
moqueur, le fameux mot du grand roi: l'_État, c'est moi!_

Telle était cette intime société; elle n'avait pas eu d'exemple
avant la reine, elle ne trouva pas d'imitateurs. Cette réunion de
femmes charmantes et d'hommes aimables autour d'une si grande
princesse, et qui font toute leur étude d'être ses égaux, était un
spectacle étrange et plein d'intérêt. Dans ce lieu chéri par la
fantaisie, le palais de la reine était à peine une maison
bourgeoise; les courtisans étaient des amis, les dames d'honneur des
compagnes; l'abandon remplaçait l'étiquette; l'heure fuyait sur une
aile rapide, oubliant la cour. Quant aux plaisirs, au langage, aux
délassements de ce monde à part, il eût été difficile d'imaginer
plus de grâce et de goût, de finesse et de science exquise en toutes
choses de la causerie et du maintien. Sous ce rapport, comme sous
bien d'autres, Marie-Antoinette était vraiment une Française; elle
en eut l'activité, l'intelligence, la répartie avec une gaieté
très-naturelle, une âme bien égale, et qui savait le prix de
l'amitié.

Il eût été impossible de trouver, quelque part, plus de fatuité sans
morgue, plus de préjugés sans malice et de rancunes sans colère;
plus d'admirations imprudentes, de médisances cruelles, de projets
en l'air, de plans singuliers pour le bonheur du royaume, de
décisions burlesques, comme aussi nulle part, dans tout le monde, on
n'eût rencontré plus d'esprit, d'incrédulité, d'ironie et de
jeunesse qu'on n'en mettait dans ces entretiens oisifs, qui
touchaient pourtant aux doctrines les plus respectables, aux
fondements les plus sérieux de l'État.

Tout à coup l'horloge, au bruit de sa roue intérieure avait sonné
minuit... Et minuit fut répété par toutes les horloges de ce pays
des fables, où chaque heure apporte avec soi une résolution
sérieuse. Au bruit strident de ces vibrations souveraines, soudain
l'assemblée resta immobile, comme si l'heure eût sonné pour la
première fois. L'instant d'après, nous entendîmes frapper à la
porte... un léger frisson saisit l'assemblée... en ce moment, on ne
songeait déjà plus au sorcier.




CHAPITRE II


Au même instant un des gens de madame de Polignac parut dans le
salon. Cet homme, voyant la pâleur sur tant de visages, devint pâle
à son tour. Il annonçait M. le prince de Tarente, qui menait en
laisse un homme inconnu et dont les yeux étaient bandés.

Le silence était profond dans cet auditoire, habitué à tant de
grands spectacles.--Votre Majesté veut-elle, en effet, entendre cet
homme aujourd'hui? murmura tout bas madame de Polignac.

--On dit que sa prédiction est infaillible, reprit la reine; tout ce
qu'il a prédit au duc d'Orléans est arrivé.

--D'ailleurs, Mesdames, reprit gaiement Adhémar, que risquez-vous?
Vous ne voyez déjà pas trop de sorciers, pour refuser d'en voir un
ce soir. Quoi qu'il vous dise, il ne vous empêchera pas de danser
demain. Fiez-vous à votre jeunesse, aux astres cléments qui ont
éclairé votre berceau; fiez-vous aux célestes influences de votre
vie; essayez du magicien, s'il vous amuse ou s'il vous fait peur:
qu'il entre; seulement je porte envie au maraud à qui vont être
présentées, ouvertes, toutes ces belles mains.

Le marquis de Vaudreuil était naturellement triste, et la gaieté du
comte Adhémar fut impuissante auprès de ce beau ténébreux.--Ces
jeux-là ne sont pas de mon goût, dit-il; je ne suis pas un esprit
fort; j'ai vu d'étonnants effets de la magie, et je sais
d'incroyables révélations; même j'ai connu, en Écosse, une femme
douée de seconde vue; elle voyait distinctement ce qui se passait
dans la chambre de Louis XV, quand il est mort; et puisque vous
parlez des mains de ces dames, comte Adhémar, je voudrais que la
vieille eût seulement touché votre main de ses doigts gluants, tout
votre bras se serait paralysé d'horreur. Ne jouons donc pas, je vous
prie, avec les sorciers, ils ont de mystérieuses et inquiétantes
paroles qui font frissonner les plus braves. Enfin, l'avenir est si
plein de nuages... Ne touchons pas, croyez-moi, à ce fer chaud qui a
nom l'_avenir_.

En ce moment, le même personnage annonça que l'inconnu
s'impatientait, qu'il ne voulait pas attendre, et qu'il menaçait de
se retirer...

--Allons, dit la reine, le Rubicon est passé; qu'on introduise le
sorcier, je le veux. Si Vaudreuil a peur, il se cachera derrière
moi. Vous, Mesdames, en avant les éventails; qu'on enlève une grande
partie des lumières. Messieurs, soyez forts. Vous, ma cousine, vous
êtes étrangère, vous ne risquez pas d'être reconnue, non plus que M.
votre fils. Quant à toi, ma chère Hélène, il me plaît que nous nous
cachions sous le même voile. Tu es de ma taille, on dit que tu me
ressembles, va! va! nous embarrasserons le sorcier.

En même temps, la reine, à demi-rieuse, à demi-pensive, jetait
précipitamment un voile sur sa tête et sur celle d'Hélène: on les
eût prises pour les deux soeurs.

Tout à coup, précédé du prince de Tarente, dont l'air était plus
solennel que d'habitude, apparut au milieu de nous un homme étrange,
d'une équivoque beauté: sa taille était au-dessus d'une taille
médiocre; sa figure était immobile; quand on eut débarrassé ses yeux
du bandeau qui les couvrait, ils se portèrent hardiment sur
l'assemblée, et il ne parut pas fâché de voir tant de femmes
effrayées à son aspect. Des femmes, son regard se porta sur les
hommes; la contenance de ceux-ci était moins favorable à la
sorcellerie. On voyait cependant, sous ce froid maintien, un vague
et puissant intérêt.

Le sorcier se tenait debout, attendant que quelqu'un l'osât
interroger...--Je m'exposerai le premier, dit Bezenval. Seigneur
sorcier, lui dit-il, à l'inspection des lignes de ma main,
pourrez-vous me dire à moi, et à ces dames, de quelle mort je dois
mourir?

_Le sorcier._--«Si vous échappez aux influences de l'habit rouge,
vous ne mourrez que d'une indigestion.»

Il y eut quelques sourires dans l'assemblée, et M. de Bezenval:--Le
sorcier a du bon, dit-il, c'est un sorcier jovial; j'accepte
volontiers ton augure, mon ami.

On se rassura quelque peu. La fin prédite à Bezenval n'avait rien de
triste. M. de Vaudreuil qui tremblait, voulant en finir tout d'un
coup avec les prédictions:--Voilà ma main, sorcier; dites-moi quel
est mon sort à venir, à quels malheurs je suis réservé; car, je le
sens, si je vis, c'est assurément pour le malheur. Ici la voix de M.
de Vaudreuil était douce et pleine de charme. Le sorcier, avec le
ton du respect, et après un instant de silence, répondit en ces
termes:

--«Cette main est la main d'un franc gentilhomme, un noble coeur bat
dans cette poitrine, une âme généreuse anime ce regard; mais le
coeur et l'âme, la passion a tout usé. Homme faible, ton grand
malheur est d'avoir joué avec ta passion, de t'en être méfié,
d'avoir eu peur de ton bonheur, d'avoir reculé devant ta fortune. Ta
fortune! elle eût fait envie à tous les rois de la terre; ton
bonheur! il eût dépassé tous les rêves de l'ambition la plus
forcenée! Malheureux, tu n'as pas osé être heureux. Ta main a
tremblé, ton regard s'est troublé, tu as voulu donner le change à
ton amour; tu l'as perdu dans une liaison fatale; tu l'as profané
dans un lien coupable; meurs de chagrin et de repentir; meurs,
victime de tes regrets!... depuis longtemps tout est fini pour toi!»

À mesure que cet homme parlait, sa taille et sa voix semblaient
grandir... Il y avait dans cette voix autant d'émotion que de
terreur. Le prophète lui-même était ému. Quant à M. de Vaudreuil,
accablé, muet, épouvanté, il jetait un regard d'effroi sur
l'inflexible visage du magicien... dans cet état, c'était pitié de
voir M. de Vaudreuil.

--«Pour vous, dit le sorcier au prince d'Esterhazy, vous, simple et
bon, vivant d'amitié et de dévouement, votre vie est attachée à
celle d'une autre créature... Ainsi, veillez sur cette tête si
chère, protégez-la, défendez-la contre la calomnie et l'injure... Où
elle ira, vous irez; si elle meurt, vous êtes mort!»

Adhémar qui voyait que la sorcellerie allait au noir:--Sorcier, mon
ami, tu es obscur comme feu l'almanach de Liège, et je ne croirai
pas un mot de ta science, ou bien tu nous diras un peu mieux que tu
ne fais à quelles destinées nous sommes clairement réservés.

Donc parlons sans métaphore, et dis-nous ce que tu veux dire avec
_cet habit rouge_ qui est un signe de mort.

--«N'êtes-vous pas tous gentilshommes, reprit le sorcier. Eh bien!
malheur à vous! Malheur à vous qui, par vos folies, vos prodigalités
insolentes, et par vos injustes priviléges, avez lassé la patience
éternelle du peuple! Malheur à vous, qui avez élevé des Bastilles, à
vous qui peuplez les bagnes! à vous qui baignez les échafauds du
sang des misérables! Vous êtes gentilshommes, et vous demandez ce
qui vous menace? Écoutez les cris des filles que vous avez séduites;
voyez les pleurs des maris déshonorés; regardez, _au pharaon_, la
capitation de vingt villages; rappelez-vous les lettres de cachet,
les corvées, les justices secondaires, les exécutions seigneuriales,
les pigeons de vos colombiers, les sangliers de vos forêts, et vous
comprendrez quel est l'habit que vous portez, quelle est la couleur
qui vous désignera aux coups du peuple dans les jours de sa justice;
or, comprenez-vous, Messieurs les gentilshommes, mon énigme ou ma
révélation, comme vous voudrez l'appeler?

À ces mots du sorcier, Adhémar s'emportant:--Tu mens, dit-il, de
quel droit, misérable, viens-tu porter l'effroi dans un salon
paisible, où tu n'as été introduit que comme un simple amusement?

--«Ah! reprit le sorcier, vous y voilà donc. Ceci est un jeu, à
votre sens, _un jeu!_ Vous avez voulu vous amuser de ma crédulité;
vous avez cru qu'on pouvait dire à un homme: Viens çà, laisse ton
livre au milieu de sa page commencée; viens, que l'hiver, la nuit,
le bandeau placé sur tes yeux ne t'arrêtent pas dans ta marche, et
tu nous amuseras comme un bateleur, comme un histrion. C'est
très-bien dit, Messieurs, mais je ne suis pas un bateleur. Je suis
ici parce que vous m'y avez appelé; je suis ici pour vous dire, à
vous, Messieurs, à vous, Mesdames, quelques-unes des menaces de
l'avenir! Vous l'avez voulu, vous m'avez cherché, vous ne m'éviterez
pas!»

Ma mère, à ces mots, pour en finir avec cet homme, imagina de lui
confier sa main loyale et ferme... Elle était peut-être la seule
femme de cette assemblée qui n'eût pas peur.

--«Voici, dit le sorcier (l'interrogeant à peine), une heureuse
main; mais je n'ai rien à vous annoncer, Madame; votre main et le
visage de votre fils sont même chose. Si la mer est calme, et si le
vent se tait, celui-là est un plus grand sorcier que moi, qui
annonce orage et mauvais temps.»

Ma mère, avec un geste de mépris, retira sa main, toute honteuse, et
déjà elle congédiait le sorcier, quand celui-ci s'arrêtant devant la
princesse de Lamballe, à peine remise de son effroi: «Hélas! dit-il,
hélas! que de malheurs empreints sur cette noble tête! Ah! quels
orages dans cette jeune et frêle existence!...» Il y avait, en ce
moment, des larmes dans les yeux, des larmes dans la voix de cet
homme... Il se parlait à lui-même, il n'était plus de ce monde!
«Infortunées, disait-il, à l'aspect de ces beautés, de ces
jeunesses! Malheureuses! la prison, le sang, l'exil, la nécessité,
la ruine et la mort!»

À ces mots qu'elle devinait, entrecoupés de mystères et de sanglots,
madame de Polignac se leva épouvantée, et comme si elle obéissait au
vertige, en jetant un cri effroyable.

-«Consolez-vous, Madame, lui dit le sorcier, vous mourrez dans un
lit, vous seule ici, vous seule aurez un tombeau digne de votre
rang, avec les armes de votre famille, une urne en marbre et des
anges de pierre pour vous pleurer... ô victime innocente de l'exil
éternel!» À ces mots, madame de Polignac restait immobile; elle
était roide et froide à faire peur; on eût dit le marbre même qui
pose, à Vienne, sur son tombeau.

La scène en ce moment devenait effrayante; le silence et la terreur
étaient à leur plus haut degré; la duchesse de Fitz-James et la
comtesse Diane cachèrent leur tête bouclée entre leurs mains
tremblantes, et se plièrent en deux pour échapper à cet oeil
fascinateur. Restaient la reine et la comtesse Hélène, cachées
toutes deux sous le voile noir; le voile en ce moment tremblait,
mais c'était un tremblement inégal, comme deux émotions diverses,
comme le battement de deux coeurs... deux épouvantes. Les reines ont
des peines faites pour leur âme: les autres terreurs ne sont rien,
comparées à celles-là.

L'homme alors approcha lentement. Sous ce voile uni deux mains lui
étaient tendues, deux mains agitées. Il en prit une, et les
considérant toutes les deux: «Je vois, dit-il, deux mains
allemandes. La main que voici appartient à une jeune femme destinée
à tous les chagrins, à tous les plaisirs, aux folles joies, aux
vives douleurs, aux fugitives amours, dont le plus grand malheur
sera le veuvage, peut-être. Cessez donc de vous flatter, Madame
l'inconnue, et ne pensez pas que je confonde, aujourd'hui ni jamais,
ces doigts charmants avec cette main superbe... Et vous, Madame (en
même temps il se mit à genoux), à Dieu ne plaise que jamais vous
soyez confondue avec personne! Il n'y a là-haut qu'une étoile, elle
est vôtre! Une destinée... une seule est semblable à la vôtre!...
Cependant, Madame, agréez mon silence, agréez mes respects!...»

Ici la reine rejeta son voile, et relevant la tête:--Je veux que
vous parliez, Monsieur, je veux tout savoir. Puis voyant que M. de
Vaudreuil était tout ému:--Du courage, et soyez un homme! Allons,
Monsieur de Vaudreuil, mettez-vous à mon ombre, et voyez si j'ai
peur.

--«Madame, reprit le sorcier, debout devant la reine, il y a deux
portraits, dans ce palais, qui méritent toute votre attention. Vous
avez le portrait de Charles Stuart, acheté pour Louis XV par Mme
Dubarry. Ce portrait, il faudrait le regarder souvent, reine, c'est
un des ouvrages les plus intéressants du grand peintre Van Dick.

«Quant à votre image à vous, Majesté, le tableau dans lequel madame
Lebrun vous a représentée assise au milieu de vos enfants, ne
trouvez-vous point qu'il ressemble au portrait d'Henriette de
France? Étudiez-le avec soin, de grâce! et demandez-vous d'où peut
venir tant de mélancolie, à propos d'un si aimable sujet?

«Reine, il existe de grands noms dans le monde. Ces noms résonnent
comme un tonnerre au fond des âmes faibles; ils nous poursuivent
dans nos rêves, ils nous réveillent en sursaut, ils nous obsèdent;
ils s'interposent entre nous et le sommeil; nous avons beau faire,
il n'est rien qui puisse imposer silence au murmure effrayant de ces
noms qui se dressent en notre âme comme la flèche de Saint-Denis aux
yeux de Louis XIV, et quand nous murmurons tout bas les noms de
Lauzun, de Coigny ou de Vaudreuil, l'inflexible écho nous renvoie,
avec des larmes et des cris funèbres, les noms de Cromwell et de
Mirabeau!»

Vous eussiez vu, en ce moment, le désordre universel. Tout
tremblait, tout frémissait; la reine accablée eût voulu rentrer sous
terre; au même instant les courtisans tiraient leur épée, et c'en
était fait du magicien, si le prince de Tarente ne l'eût protégé.
Cependant, l'effroi de la reine, la colère des seigneurs, ni son
propre danger n'épouvantèrent l'inconnu; sous les glaives nus, son
visage était immobile; après la prédiction fatale, il se retira
lentement, sans avoir donné aucun signe d'épouvante ou de pitié.




CHAPITRE III


Le départ du sorcier fut suivi d'une immense angoisse; évidemment sa
prédiction touchait à toutes les fibres de ces coeurs dévoués et
malades; sa voix retentissait encore, et ces pauvres femmes,
éplorées, entouraient la reine, muette de terreur; les hommes
gardaient un profond silence... et la reine était au désespoir:

--Vous l'avez entendu! disait-elle. Il a nommé Coigny, Vaudreuil,
Lauzun! puis Charles Stuart et sa femme! Ces Stuarts qui occupent le
roi, nuit et jour... puis Cromwell et Mirabeau! Mirabeau, cet homme
déshonoré, que je n'ai pas voulu acheter! Ah! Marie! ah! Thaïs, mes
amies que je traîne aux abîmes, je ne le sens que trop, le sorcier a
dit vrai; nous sommes perdues, le trône est croulant, le peuple est
roi, la royauté s'efface à jamais; ces grands noms de reine et de
roi se perdent chaque jour, nous sommes perdus, moi la reine, et
vous, les amis de la reine!... Ah! meurtres! exil! prisons!
supplices!... Charles Stuart!... lord Cromwell!

--Madame, reprenait madame de Lamballe, ô ma reine! écoutez-nous!
calmez-vous! Ah! tant pleurer les vains discours d'un fanatique!
N'êtes-vous donc pas la reine du beau royaume de France, la fille de
l'impératrice Marie-Thérèse, l'épouse du roi, la soeur de
l'empereur?

--Hélas! disait la reine, hélas! Vaudreuil avait raison. Ces paroles
ne sont pas vaines. Ce n'est pas la première fois que j'en ai fait
l'affreux essai. Fiez-vous aux tristes pressentiments. Je suis née
malheureuse, et je mourrai malheureuse. Je vins au monde un jour...
le jour même du tremblement de terre de Lisbonne; j'ai été vomie par
le volcan, le volcan viendra pour me réclamer. Enfant, mille
terreurs accompagnèrent ce triste présage. L'empereur François, mon
auguste père, partait pour Inspruck; il était déjà sorti de son
palais, il partait, quand s'arrêtant tout à coup (madame de
Wolfenbuttel vous le dira, car c'est elle-même qui m'a portée à mon
père), l'empereur voulut embrasser sa fille encore une fois: Ma
fille, disait-il, je veux la voir! Quand je fus arrivée au niveau de
son coeur, l'empereur tendit les bras pour me recevoir; il
m'embrassa tendrement:--Ah! dit-il, me voilà mieux! vraiment,
j'avais besoin d'embrasser encore une fois cette enfant de ma
tendresse... Hélas! les pressentiments de mon père ne l'avaient pas
trompé; la mort l'atteignit dans sa route, et sa fille ne le revit
plus!

Mais voici bien une autre misère. Écoutez-moi. Quand l'empereur
Joseph II perdit sa femme, ma jeune soeur Josèphe, un ange par la
beauté, un ange par le coeur, venait d'être accordée au roi de
Naples; elle partait le lendemain. L'impératrice, avant le départ de
Josèphe, ordonna que la jeune princesse irait prier sur le tombeau
de sa belle-soeur. La jeune reine, à cet ordre, devint tremblante;
l'idée horrible de s'agenouiller seule sur ce cercueil, dans ce
caveau funèbre, et de joindre les mains sur ces restes d'une
horrible maladie, était une idée insupportable... O mon Dieu! J'en
mourrai, j'en mourrai, ma soeur! me répétait Josèphe... Il fallut
obéir. Ce fut moi qui la rassurai, moi qui l'encourageai, moi qui la
conduisis jusqu'à la porte du caveau fatal; bien plus, j'y voulus
entrer, afin de l'encourager par ma présence... elle priait... elle
pleurait... et lorsqu'enfin nous quittâmes le cercueil, je fus
obligée de soutenir ma pauvre soeur. Vous le savez, ma cousine,
trois jours après elle était morte, et cette fois elle redescendit
dans le caveau funèbre pour n'en plus sortir. Alors la couronne
préparée pour Josèphe retomba sur la tête de sa soeur... On eût dit
la pierre même du tombeau.

Il y avait à Vienne un savant docteur, un homme simple et poli, dont
la voix était touchante, et qui ne cherchait pas à faire peur. Il
passait pour un saint: sa parole était prophétique. À peine étais-je
appelée au trône de France, ma mère, à son tour, voulut consulter le
docteur.--Ne sera-t-elle pas bien heureuse? Est-il un plus bel
avenir dans le monde que le sien?--Majesté, reprit-il gravement,
sans répondre aux instances inquiètes, au regard suppliant de ma
mère, Majesté, il y a des croix pour toutes les épaules.--Vous le
voyez, ils s'accordent tous dans leurs présages. Faut-il à présent,
mes amis, que ces prédictions vous atteignent avec moi?

Nous voulûmes répliquer. La reine continua:--Et la place Louis XV,
ce jour de fête qui devint un jour de deuil; et le pavillon qui me
reçut en France, le pavillon de mes noces; vous souvenez-vous
quelles tentures? Toute l'histoire des Atrides était représentée en
ces tapisseries formidables, horrible assemblage de meurtres sans
fin, de trahisons, de flots de sang; un repas funeste! Ah! reine
infortunée... un pareil spectacle à tes premiers regards... c'était
encore une prédiction!

L'instant d'après la reine se leva. Quatre bougies au milieu du
salon brûlaient sur une table de marbre... une des bougies
s'éteignit tout à coup.

La reine dit adieu à ses amies; elle tendit la main à la comtesse
Jules; la seconde bougie s'éteignit comme la première, sans cause
apparente.

--Ceci est étrange! dit tout bas le superstitieux marquis de
Vaudreuil.

--Étrange, en effet, reprit madame de Lamballe, et je voudrais qu'on
m'expliquât ce hasard.

Madame de Lamballe achevait à peine de parler, quand la troisième
bougie vint à s'éteindre; une seule bougie restait, sa lumière était
vive et pure.

--Si cette bougie s'éteint comme les trois autres, dit la reine,
d'un ton résolu et solennel, le sorcier a dit vrai! Nous sommes
perdues!...

La quatrième bougie... à ces mots... s'éteignit.




CHAPITRE IV


Je passai la nuit au château: on conçoit que je dormis peu; toutes
les émotions de la journée et de ce terrible soir me poursuivirent
dans mon sommeil. J'avais donc vu cette reine en son intimité! Du
premier abord j'étais entré dans ce salon dont on disait tant de
fables... Un poëte allemand a fait, de nos jours, une ballade... et
le refrain de cette ballade, il convient fort au récit que je vous
fais en ce moment... _Les morts vont vite!_

J'aime assez cette étrange ballade, et je la compare avec l'étrange
histoire de 1789. Écoutez! La ballade commence au milieu d'une nuit
d'orage. Eh! là-bas, la chaumière est fermée; eh! la jeune fille
endormie... elle rêve... Eh! tout à coup, dans le lointain, se font
entendre les pas d'un cheval, le cheval approche; on frappe à la
porte de la chaumière.--Allons, descends, Louise, allons. Et la
voilà, réveillée en sursaut, qui descend vêtue à peine:--Ah! voilà
mon amoureux, Frédéric! Bonjour, Frédéric, revenu de la guerre. Mais
Frédéric: Hâte-toi, Louise et monte en croupe, sur mon
cheval!--Alors elle monte en croupe, entourant de ses deux bras le
cavalier au corsage de fer, et les voilà au galop... Derrière eux
disparaissent les vallées chargées de moissons, les hautes montagnes
où grimpe la vigne... en même temps, disparaissent la ville et le
hameau. Louisa tremble, et Frédéric s'en va, disant toujours: _Les
morts vont vite,--ils vont vite, les morts!_

La ballade finit dans une caverne, à l'heure où dansent les morts;
leurs os se dressent, leurs tendons renaissent, leurs têtes osseuses
se balancent sur les anneaux cliquetants de leur col décharné.
Frédéric baisse alors sa visière, il ôte son casque, et montre un
crâne dépouillé; il ôte ses gantelets... on ne voit plus que sa main
de squelette. À la fin Louisa meurt... à la lune nouvelle elle
reviendra pour ouvrir avec son amant-fantôme la danse des morts.

Dans mon songe, entre la veille et le sommeil la cabane de la
ballade, c'était le château de Versailles, la fiancée était la reine
elle-même, et le cavalier noir ressemblait à beaucoup de figures,
entre autres à l'homme de la taverne du _Trompette blessé_. J'eus à
subir ainsi tout le reste d'un cauchemar poétique! Et voilà comme on
doit dormir au bruit du vent, sous le cadavre d'un malfaiteur, entre
deux gibets de carrefour!

Quand je me réveillai dans ces demeures de la toute-puissance et de
la majesté royale, ô bonté divine! il n'y avait plus dans ces murs
que la Majesté souriante! Le jour était beau, le soleil radieux, le
ciel vaste et pur; tout le château s'animait des plus belles
passions de la vie... À la fin j'étais sûr d'être à Versailles, et
d'habiter le palais du roi. Tout s'éveillait, tout résonnait! La
garde montante allait au son des musiques remplacer les gardes de la
nuit passée; les Suisses du baron de Bezenval étaient rangés dans la
cour du château; les ministres se rendaient dans la chambre du
conseil; toute la noblesse du royaume de France, la robe, et l'épée,
et le cardinal, venaient faire leur cour au roi; dans un coin du
château on préparait la meute et les équipages de chasse; la galerie
se remplissait d'étrangers et de sujets. Bientôt le roi passa, les
trompettes sonnèrent, les tambours battirent aux champs, les
cent-suisses, espèce de géants armés, portèrent les armes, les
gentilshommes de service arrivèrent, en grand habit;... dans les
jardins le peuple, accouru pour saluer ce grand lever, criait: Vive
le roi!

Fiez-vous aux songes, aux sorciers, aux mensonges, me dis-je en
moi-même. Cette monarchie... elle était croulante hier, elle est
forte, elle est riche, elle est grande ce matin! Et je fus tout
affligé d'avoir perdu la veille, sur des malheurs impossibles, tant
de larmes et tant d'émotions.

Libre enfin de mes terreurs de la veille, heureux, content, dispos,
je descendis en triomphateur dans ce parc enchanté. Cet imposant
appareil de force et de pouvoir, au milieu du plus éclatant
appareil, me rassurait complètement et dissipait tous les nuages.
C'était la première fois, à ce degré suprême, que je comprenais
l'intime union de la monarchie et de la noblesse; la force du roi
était la mienne: hier j'avais porté le deuil de la monarchie;
aujourd'hui j'étais fier comme elle; aujourd'hui je relevais le
trône croulant; je rendais à la reine ses sujets empressés, son
pouvoir auguste; je lui rendais le charme intime de son intérieur,
ses causeries sans fiel, ses amitiés sans nuages; bien plus, je
revoyais Hélène elle-même, et, mettant à profit la force du monarque
et la stabilité du trône, je revenais à mon rêve d'amour. Insensé
que j'étais! Je me laissais prendre à ces vaines apparences! Je
prenais cette _maison du roi_, ces soldats, ces courtisans, ces
Suisses, ces chasseurs, ces gentilshommes, ces vains bruits de cor
et de tambour, pour la monarchie elle-même... Il me semblait qu'elle
était tout entière au milieu de ces bruits confus, de ces armes
sonores, de ces riches uniformes, de ces regrets silencieux... O
fantômes!... J'avais sous les yeux des fantômes. Hélas! ces bruits,
ces uniformes, ces capitaines des gardes, ces bâtons fleurdelisés,
ces épées, ces trompettes, ce mot d'ordre et ces tambours, n'étaient
plus guère que les dernières et frivoles apparences de la monarchie
épuisée... _Ici, le champ où fut Troie... Ici, les domaines du roi
Louis XIV!_... On avait arraché même les arbres séculaires que Sa
Majesté avait plantés... Le grand roi les avait plantés pour lui
seul; il avait cru bâtir un ombrage comme on lui creusait des
fleuves, comme on lui bâtissait des montagnes; l'arbre avait été
aussi éphémère que le maître, ils s'étaient séchés tous les deux le
même jour. Louis XV n'avait foulé que des feuilles mortes; Louis XVI
venait de remplacer ces arbres d'un jour par des chênes, qui veulent
des siècles pour grandir.

Quand j'eus tout vu dans ces jardins: les jets d'eau, les cygnes,
les statues, les grottes, à présent sans mystères, les pins taillés
en pyramides, les chiffres, jeunes encore, de tant de beautés
évanouies, les hêtres à l'écorce raboteuse, où l'amour traçait tant
de serments que l'air emporta, les flatteries emblématiques, et les
dieux de la mythologie amoureuse dans leurs attributs divers, je
revins sur mes pas, cherchant les _Bains d'Apollon_ où le pauvre fou
devait m'attendre. Il avait un secret à me dire; il m'intéressait
vivement. Je découvris les _Bains d'Apollon_. C'était encore un
rocher factice, une fontaine tombante, un Océan d'une coudée, une
île enfantine, un abîme de trois pieds. Au sommet du rocher, on
voyait les neuf Muses entourant Apollon; Apollon, c'était toujours
Louis XIV. À droite du rocher, un grand cheval de marbre, au jarret
tendu, la tête courbée et la crinière flottante au sommet, semblait
vouloir se désaltérer dans l'Hippocrène; et l'Hippocrène, mince
filet d'eau, fuyait ses lèvres haletantes; image trop véritable de
la poésie en ces temps de révolution!

Mon premier coup d'oeil fut pour le groupe en marbre; en me
retournant, je découvris, assis sur un banc, l'amoureux de la reine.
Il était moins défait que la veille, et son habit était décent.
Quand il me vit, il me salua poliment; je lui rendis son salut: nous
fûmes bientôt à côté l'un de l'autre, en vrais amis.--Vous voyez,
Monsieur, que je suis exact au rendez-vous, lui dis-je en
l'abordant.--J'y comptais, Monsieur, vous êtes trop bien né, vous
avez une trop noble figure pour vouloir manquer de parole à un
pauvre fou. D'ailleurs, vous êtes son compatriote et vous devez
aimer la reine; or c'est d'elle que je dois vous parler.

À ces mots, le pauvre diable ayant tourné la tête d'un côté, pour
voir si nous étions seuls, et baissant la voix:--Vous allez savoir
mon secret, me dit-il; c'est à vous seul, à vous qui m'avez tendu la
main, que je veux me confier; écoutez-moi, soyez discret. La reine
(et ici il tourna encore ses regards çà et là), la reine... elle
n'est pas une reine, je le sais, je l'ai vu... j'en suis sûr!

Je reculai d'étonnement; oubliant que je parlais à un fou. Mon
épouvante et ma surprise lui firent plaisir.

--Vous croyez, me dit-il, habiter le palais d'un roi; vous dites que
ceci, ce ciel grisâtre, est la France! Quand le tambour bat aux
champs, et que vous entendez le bruit sec du mousquet que le soldat
présente, vous vous découvrez, et vous dites: C'est la reine qui
passe!... Et tout droit devant vous, vous arrivez à un palais de
belle apparence, et vous vous croyez au palais de madame de
Maintenon, à la vieillesse du roi Louis XIV, quand il devint
malheureux et dévot. Eh bien! non, vous vous trompez, ce sont autant
d'illusions de vos sens; tout ceci n'est pas Versailles, ce palais
là-bas n'est pas Trianon, cette reine... mais ne le dites pas, elle
est faite pour l'être, elle sera toujours la reine pour vous et pour
moi.

J'écoutais sérieusement cet inconcevable discours; je me laissai
guider par le fou. Il me mena au petit Trianon que je n'avais pas vu
encore: à Trianon, ce lieu fameux, où la renommée (elle est si
bête!) jetait l'or et les pierreries à pleines mains. On nous ouvrit
les portes, grâce à mon fou.

Je vis Trianon; je cherchai en vain le luxe oriental dont on parlait
dans le peuple et dans les pamphlets contre Sa Majesté, la _chambre
en diamants_ que demandaient à voir tous les étrangers qui
accouraient à Versailles; je fus étonné de la rusticité du petit
Trianon. La maison était toute simple, elle eût indigné une fille
d'Opéra. Le jardin anglais grimpait et tournait, et jetait çà et là
ses branches ébouriffées dans l'espace de quatre arpents. On entrait
par une porte bourgeoise, une sonnette avertissait le portier. On se
perdait tout d'abord entre deux montagnes, on traversait un pont
suspendu entre deux rocs, au bout de ce pont se trouvait _la
grotte_; de cette grotte on montait au sommet du pic par cinq
marches, où se trouvait un banc de pierre... Alors de ces hauteurs
l'oeil dominait la campagne environnante. Ici, sur ce banc, la reine
aimait à s'asseoir: souvent elle y restait des heures entières,
seule et pensive, écoutant nonchalamment les moindres bruits de la
campagne, le son du cor dans les bois, le chant des oiseaux sous les
branches. Elle était encore assise sur ce banc le jour même où ses
serviteurs tremblants et ses femmes éplorées, haletantes comme si
elles avaient vu un assassin, vinrent l'avertir que le peuple
envahissait le château, criant: La reine! et hurlant des
blasphèmes... Elle se leva... elle prit congé de ces chères
solitudes... Elle savait déjà qu'elle ne les devait plus revoir.

Nous traversâmes la grotte en rocaille; nous montâmes les cinq
marches de la montagne, nous arrivâmes sur ces hauteurs factices,
aussi émus que si nous eussions foulé la cime la plus haute du
Mont-Blanc. Mon guide alors se retourne vers moi, et pousse un cri
de joie.

--Ah! voyez-vous, dit-il, voyez-vous à nos pieds ce joli village?...
Ici nous sommes à cent lieues de Versailles,... voici le petit
village... Admirez le presbytère, la cabane du garde champêtre,
l'église surmontée d'une croix. Cette grande maison, revêtue
d'ardoises, c'est la maison du seigneur; la demeure du bailli, la
voilà. Voyez la vacherie aux flancs de la montagne; la laiterie est
à côté; reconnaissez-vous la Suisse, un pays fait pour le laitage et
la chanson, je le reconnais à ses montagnes chargées de neige, à ses
petites génisses, à son lac, à sa paix intérieure, au chaume de ses
toits. Approchez, s'il vous plaît, montons dans cette barque, elle
nous conduira sur l'autre rive, et nous entendrons toutes sortes de
chansons qui ne sont pas de chez nous!

En effet, rien n'était plus villageois et plus rustique; on
n'entendait que murmures et bêlements, on ne voyait que chaume et
cabanes villageoises... Quels domaines pour une reine de France! et
quel goût champêtre avait élevé ce village? Salut, paysage de la
sainte Allemagne! salut, tableau sérieux de notre bonheur
domestique!

En ce moment, j'aurais lu volontiers, même une idylle de Gessner.

Mon guide était à mes côtés, partageant mon extase; il me conduisit
à l'étable, où ruminaient deux génisses enfouies sur une épaisse
litière. Il les flatta de la main, en les appelant par leurs
noms:--Bonjour Brunette et bonjour Blanchette!--Ici même, sur cette
paille, il avait vu la reine elle-même qui trayait les vaches. Elle
tenait d'une main un vase de terre, sous l'autre main le lait
ruisselait en écumant comme les cascades de son jardin.

Tout le reste était à l'avenant, la laiterie était au grand complet,
vases grands et petits, battoirs, tamis.--Je l'ai vue, elle battait
le beurre! Un jour, à cette fenêtre, au mois de mai, elle était
debout et se reposait de son travail; je pris mon chapeau d'une
main, et, baissant la tête, je lui dis d'un ton de voix
pleureur:--Pour l'amour de Dieu, ma bonne dame, s'il vous plaît!
Aussitôt, en riant, elle me donna de son pain, de son beurre. À ces
souvenirs, une larme roula dans les yeux du pauvre fou.

--Sur cette pelouse verte, je l'ai vue en jupon court, en gros
souliers, en bas de laine, en mouchoir de grosse indienne... au
soleil, riant, sautant, chantant, se livrant aux éclats d'une gaieté
champêtre; là, vous dis-je, et se tressant une couronne de bluets.

Il me fit ainsi la description de cette maison rustique. Il en
savait les détours, il en avait vu toutes les fêtes, il avait été
paysan dans ce hameau dont le roi était le bailli; moissonneur dans
cette ferme dont la reine était la fermière; il avait semé ces
champs; il avait gardé ces troupeaux; il avait prié dans cette
chapelle qui avait un cardinal pour curé; tout cela était son bien,
son domaine et son Allemagne;... il s'était fait Allemand pour être
de la même nation que la reine, et de cette nature allemande il me
faisait les honneurs.

Quand nous eûmes tout vu, et qu'il eut dit tout ce qu'il avait à me
dire, il nous fallut quitter ce jardin rempli de souvenirs. Arrivés
à la porte, il se retourna vers moi.--Croyez-vous, me dit-il, que
ce soit une reine à présent?

Pauvre insensé! cette reine à ce point calomniée, méconnue,
injuriée, et il n'y a que toi qui l'aies aimée avec passion! qui
l'aies comprise aussi bien!

À un certain endroit de l'avenue, il m'arrêta.--C'est ici, Monsieur,
que se cacha Damiens pour frapper Louis XV. Le coup manqua.
L'avertissement du ciel fut inutile; à la même place, ici, vous
dis-je, le vieux roi fut atteint, quinze années plus tard, des
premiers symptômes du mal qui l'emporta... C'était justice... il
mourut trop tard... en plein déluge... «Après moi le déluge!» était
son mot favori... et voilà comme il se fait que la majesté est
morte, et que le royaume est submergé.

Il ajouta tristement:--Ces terres, que la chasse a dévastées, cette
plaine et ces forêts, tout ce monde royal ont été témoins de bien
des tristesses et de bien des douleurs. Louis XIV s'est promené dans
ces allées, couvert d'un cilice et menacé par l'Europe... Il
s'ennuyait... L'ennui tira Mme de Maintenon de ces belles demeures,
pour la jeter à Saint-Cyr, sous le rire moqueur du czar Pierre le
Grand, qui souleva la couverture de son lit, et la vit toute nue, et
ridée abominablement, cette femme au désespoir de ces grands rêves
qui s'achevaient dans le mépris et l'abandon!

--Avancez, à chaque pas vous heurtez des souvenirs de mort; partout
la lancette au frère Côme, et partout des cadavres. Ici, est mort le
premier dauphin; ici, sa femme saxonne expira de douleur, sous les
tentures grises de son deuil. Il y a vingt ans, à cette maison
blanchie à la chaux vive que vous voyez là-bas, si vous vous étiez
approché la nuit, et que vous eussiez prêté une oreille attentive,
vous eussiez entendu à toute heure (hélas!) les vagissements d'un
enfant nouveau-né, les cris plaintifs des mères, le murmure de la
vierge enlevée à ses parents, ou vendue par eux, qui se livre à son
séducteur; bruits étranges et confus, pleins de terribles mystères
et de déshonneurs inouïs! Les saturnales de la royauté
s'accomplissaient dans cette maison du Parc-aux-Cerfs! À toute
heure, en ces ténèbres obscènes, le sang royal jaillissait de toutes
parts, abâtardi par le viol ou par l'inceste; un peuple bâtard de
princes honteux et de princesses misérables sortait de ces portes
dérobées, livré à toute les misères, à toutes les indigences, aux
supercheries les plus abominables... Ces petits Bourbons, celui-ci
devenait abbé, celle-là devenait, comme mademoiselle sa mère... une
prostituée, et le vieillard, leur père d'un instant, ne demanda
jamais ce que l'on faisait de ses filles et de ses garçons!... Dieu
soit loué! cette demeure abjecte est muette à la façon de ces lacs
sulfureux de l'Écriture, exécrés de la terre et du ciel!

--Sans doute, vous ignorez l'horrible histoire de cette cour faite à
l'image odieuse du feu roi... Au premier abord vous la croiriez
pleine de voluptés et de bonheur, c'est une dérision de la renommée,
qui dénature tout ce qu'elle raconte. Louis XV est la pierre
angulaire d'un édifice qui va crouler; il ne parle à ses
complaisants que de la mort qui s'avance, il respire une odeur de
funérailles, même au sein de ses maîtresses. Dans les bras de sa
marquise ou de sa comtesse, les parfums les plus doux ont pour ce
fantôme une exhalaison de cadavre. Au milieu d'une chasse à Marly
(vous avez vu l'Atalante de Marly, comme elle ressemble à
Marie-Antoinette!), le roi rencontre un paysan qui portait une
bière:--Pour qui cette bière, demanda le roi, pour un homme ou pour
une femme?--Pour un homme, dit le rustre.--Et de quoi est-il
mort?--Cet homme est mort de faim!... reprit l'homme en portant sa
bière. Ici le fou se prit à rire:--Allons, roi, cherche à te
divertir, si tu peux; rassemble en troupeau tes maîtresses nubiles,
fais un haras de femmes dans ton parc déshonoré, chasse, honnête
roi, le cerf dix-cors... tu dois être heureux, à cette heure, où
l'on t'apprend que, dans ton royaume, et si près de ta majesté
paternelle, un homme est mort de faim!

--Monsieur! Monsieur! continuait le fou, à deux lieues d'ici, sur
une hauteur, on a placé un joli cimetière: les murs sont garnis de
buis et de clématites, les croix de bois passent leurs têtes noires
au-dessus du mur, comme si elles appelaient chaque jour de nouveaux
morts; la cloche à la porte obéit au vent qui souffle, et se balance
avec un tintement inégal et capricieux, véritable musique de l'autre
monde. Un jour, le feu roi passait sous ces murailles silencieuses;
sa belle marquise en riant lui faisait mille joyeux et médisants
récits, lui jetant au visage, par intervalles, les fleurs tièdes et
parfumées qu'elle tenait cachées en son corsage.--Allons voir, dit
le roi, s'il y a des tombes ouvertes sous les cyprès...

Ils allèrent au cimetière; en ce moment, trois tombes étaient
ouvertes toute fraîches, la terre était amoncelée ici et là, noire
et friable et prête à retomber des deux côtés.

--Voici trois tombes! dit le roi, les mains crispées, les yeux
ouverts... C'est beaucoup!...

--C'est à en faire venir l'eau à la bouche, reprit la marquise.

Ils plaisantèrent sur ces trous, artistement creusés.

Le roi ne songeait pas en ce moment qu'il y a toujours un tombeau
tout prêt à Saint-Denis, un _en cas_ funéraire pour la mortalité des
rois. Eh bien! ces trois tombes fraîches étaient un jouet du
fossoyeur; il les avait creusées en un moment de zèle et
d'oisiveté... Depuis ce temps la tombe royale s'est ouverte et
refermée à trois reprises... Les trois tombeaux villageois se sont
remplis de fleurettes et de gazons... Ainsi parlant et méditant,
nous arrivâmes, le fou et moi, jusque dans la grande avenue entre
Versailles et Paris, ou mon carrosse m'attendait.




CHAPITRE V


Un homme était assis dans mon carrosse. Au premier coup d'oeil je le
reconnus pour l'avoir rencontré dans la chambre haute du _Trompette
blessé_. Il m'avait même accompagné jusqu'à mon logis avec une
politesse qui lui était naturelle. Il avait une de ces nobles et
tristes figures qui vous suivent, une fois qu'on les a vues. On
comprenait confusément que, sous cette apparence indolente, se
cachait une âme active, que ce doux visage annonçait un coeur
souffrant, et qu'il y avait un but, irrévocablement tracé à cette
vie, obéissante, en apparence, à tous les hasards.

Nécessairement, dans les têtes françaises de cette époque devaient
survenir une foule de réflexions bien faites pour donner de grandes
inquiétudes. Il ne s'agissait, pour les ambitieux ou tout simplement
pour les poltrons, rien moins que de rompre avec les traditions
passées, avec les leçons de l'enfance et les pouvoirs constitués
depuis le commencement de la monarchie, et pour peu que l'on fût
sorti du peuple, on comprenait vite et bien la force du peuple et la
faiblesse du trône, on se disait confusément: _Je tiens l'avenir!_
et si l'on se demandait ce qu'on allait en faire, ici la réponse
était pleine d'inquiétude et de confusion.

Le jeune homme en m'apercevant me tendit la main, comme s'il eût été
dans sa propre voiture.--Je retourne à Paris, me dit-il, et j'ai
pensé que vous me donneriez volontiers une place à côté de vous. Au
même instant il aperçut près de moi _l'amoureux de la reine_, et
tout de suite il courut au-devant de ce brave homme avec le plus
amical empressement.--Bonjour, Monsieur le conseiller, lui dit-il en
lui tendant la main, que je suis aise de vous voir, et quel bonheur
de vous rencontrer!

Un éclair de joie brilla dans les yeux du pauvre fou; il réfléchit
un instant, puis il me regarda profondément, se consultant en
lui-même s'il pouvait parler devant moi; à la fin emporté par son
émotion:--C'est toi, Joseph, dit-il; c'est donc toi que je vois, mon
enfant, toi perdu depuis si longtemps dans la foule, et mon rival,
Joseph! Laisse-moi te voir à mon aise, hélas! c'est la première fois
que nous nous rencontrons, depuis que nous sommes devenus, toi plus
qu'un homme, et moi moins qu'un homme. Ami, crois-moi, cependant, si
tu ne m'as pas encore rencontré, c'est parce que je cherche au fond
des bois ce que tu cherches dans les villes; je suis fou ici; toi,
là-bas. Puis, s'approchant de lui, et cherchant à le
reconnaître:--Oh! mon Joseph, que te voilà changé! Tu n'es plus
jeune, ami; j'aurais peine à te reconnaître. Ah! quelle différence à
l'heure où tu essayais ton éloquence naissante au parlement de
Grenoble! Tes yeux lançaient la foudre et les éclairs; ta voix était
prompte et le digne écho des plus grandes pensées; ton âme honnête
et vaillante était poussée à toutes ces grandeurs de la parole; ô
maître! ô volcan! Et si parfois tu revenais sur la terre, ô Dieu! tu
n'étais plus alors que l'oiseau qui chante; on n'eût jamais dit que
Diderot était ton père, et que l'Encyclopédie était ta mère, avec
Voltaire pour ton parrain! Je te disais souvent:--Enfant du
paradoxe... ami de la vérité, te voilà en deux mots, Joseph, prends
garde au paradoxe, il te perdra. Touche avec précaution cette arme
éloquente; elle blesse; elle tue. Oui, tels étaient mes conseils;
mais quoi! tu ne m'as pas écouté; tu es devenu l'esclave des
théories brillantes et des rêveries impossibles; toi, si bon, tu es
venu dans ce Paris des ténèbres, poussé par d'horribles projets; si
modeste, une ambition fatale a gâté ton coeur; si calme et si doux,
tu n'as plus été qu'un homme absolument incapable d'écouter la
moindre parole d'humanité ou de raison. Tu es venu représenter le
peuple, ici, et tu le représentes en effet comme s'il t'avait donné
mission pour tout détruire en ce royaume éperdu! Joseph est parti en
colère, il est arrivé en colère, il a parlé en furieux, il s'est
irrité follement; il a porté une main sans pitié sur le trône, afin
qu'on dise autour de Joseph: Quel est ce hardi jeune homme?... O
misérable, indigne vanité de destruction, dans laquelle
malheureusement tu as été vaincu! Ainsi tu as accompli les doctrines
de tes maîtres, les démocrates du carrefour; tu as pris au sérieux
leurs romans frivoles; à ces folles doctrines tu as sacrifié le
bonheur, le repos, le charme et l'enchantement de ta jeunesse; adieu
aux joies innocentes de la famille, aux innocentes amours, aux
honnêtes plaisirs! tu ne les connais plus! Comme te voilà fait,
jeune homme! abattu, rêveur, plein de regrets de tes démences... on
te prendrait pour un conspirateur... Ainsi parlait le fou sans que
l'inconnu songeât à l'interrompre en ses imprécations... Puis,
s'animant peu à peu, il ajoutait:--Malheureux, vous l'avez voulu...
vous voilà dans les abîmes!... portez la peine exécrable, honteuse,
de vos folies; supportez le remords de vos crimes; expiez vos cruels
sophismes... Ambitieux d'un jour, vous avez brisé le trône, insulté
l'autel, flatté la force, anéanti le droit, renié la justice,
invoqué le parricide et défié la tempête... eh bien! vous saurez un
jour ce que c'est que d'être un renégat de sa raison et de son
coeur; vous saurez si jamais les passions pardonnent! Non, non, les
passions veulent qu'on leur obéisse et qu'on les flatte; elles sont
impitoyables; elles sont ingrates et menteuses; elles sont égoïstes
et cruelles. Voyez, elles vous tiennent; elles vous enchaînent;
elles vous dominent; elles obéissaient naguères, elles commandent
aujourd'hui; vous les conduisiez autrefois, elles vous entraînent à
présent. Dans quel abîme êtes-vous tombé, malheureux, dont le nom
est devenu une épouvante, une émeute, une condamnation?

En ce moment, je vis se troubler et rougir l'inconnu qui s'appelait
Joseph, et soit qu'il eût honte de ces reproches mérités encore
cette fois, il en voulut finir avec cette philippique en plein
air:--Monsieur le conseiller, dit-il, vous n'avez pas encore parlé
de vos amours.

Le fou soupira, et après un silence, il reprit d'un air touché:--Ah!
Joseph! Joseph! point d'ironie, et trêve aux questions indiscrètes!
J'aurais une trop belle revanche à prendre avec vous. Ainsi,
croyez-moi, ne parlez pas de mon amour, ou n'en parlez qu'avec
respect: je connais des amours d'hommes raisonnables qui ne sont pas
moins folles que les miennes... J'en sais qui parlent comme des
hommes, et que des hommes choisissent pour les représenter; ceux-là
sont proclamés sages et habiles, ils parlent en public; ils
raisonnent tout haut; ils détruisent les vieux principes; ils font
de nouveaux principes; on vante à haute voix leur éloquence et leur
logique. Admirables logiciens, en effet! Intelligences
toutes-puissantes! ils attaquent, ils renversent, ils brisent, ils
ruinent de fond en comble; et quand tout est fini, renversé,
détruit, ils s'arrêtent, ils regardent autour d'eux, et, dans ce
chaos lamentable, ils font un choix, ils se passionnent pour une
infortune isolée; ils veulent relever sur sa base éphémère le
chef-d'oeuvre éternel qu'ils ont foulé aux pieds; ils se prosternent
devant le chef-d'oeuvre, ils l'adorent; ils lui demandent pardon en
silence. Insensés, eux qui l'ont dégradé, qui l'ont perdu! insensés
et malheureux! D'autant plus malheureux que les ruines qu'ils ont
faites pour plaire à la foule appartiennent désormais à la foule;
elle y pose en sursaut son pied couvert de fange et de sang, et elle
dit: Cette ruine est ma ruine! Et si le ravageur veut relever
quelques fragments de ses ravages, le peuple aussitôt l'appelle un
traître, un égoïste; c'est l'histoire du vase de Soissons dont
Clovis prend envie, et que le soldat de Clovis brise à coups de
hache!... «Il n'y a point de faveur pour toi, notre chef, dit le
soldat, point de passion à ton usage; à toi comme aux autres, aux
autres comme à toi! rien de moins, rien de plus.»

Et maintenant, je te dirai à mon tour: comment se porte votre
passion, monsieur le traître? et quels projets formez-vous pour vos
amours? Vous, cependant, le bel amoureux... un renégat, un ravageur,
un furieux qui veut se faire aimer parce qu'il se fait redoutable,
un idiot qui ne voit pas qu'il est déjà dépassé dans ses sentiers
furieux... Ah! le malvenu, ce Joseph... Il a beau parler haut et
brutalement, grossir sa voix et grandir sa menace; il ne voit pas
qu'il est vaincu sans peine et sans effort par un plus hardi courage
et plus audacieux que le sien; une voix plus formidable que la
sienne éclate et tonne, étouffant toutes les voix de l'entourage.
Entre ton amour et toi, monsieur Joseph, il existe un homme qui
t'éclipse et t'écrasera toujours. Tu es vaincu trois fois, Joseph;
vaincu, dans les projets de ton ambition, dans les efforts de ton
esprit, dans les voeux de ton coeur! Avec tes haines lamentables, il
ne te manquait plus qu'un amour malheureux... Dis-moi, cependant, je
te prie, as-tu jamais songé au résultat de toutes ces révoltes?
As-tu jamais pensé au bourreau qui tue, en l'adorant, la victime
qu'on lui jette? Ah! l'exécrable attentat! le supplice affreux!

Cependant nous étions arrivés au bout de l'avenue:--Adieu donc,
adieu, Monsieur de Castelnaux! dit Joseph à l'inflexible conseiller,
et ils se jetaient dans les bras l'un de l'autre.

--Adieu, reprit le fou, adieu, jeune homme, avec tant de génie et de
vertu, que le génie et la vertu ne sauveront pas! Adieu! tu portes
dans ton coeur un ver qui le ronge. Adieu, tu ferais mieux de
renoncer à être un grand homme, que d'obéir à ta passion comme
j'obéis à la mienne; et de redevenir tout simplement ce que je t'ai
connu. Je te le jure, ici, Joseph, j'aimerais mieux encore te voir
fou comme moi, que persistant dans ce que tu appelles ta sagesse.
Hélas! quelle différence, ami, si tu voulais partager ma folie et ne
pas aller plus loin que mes rêveries en plein air! que je serais
heureux et content de partager avec toi ma folie, et quel triomphe
aussi de te ramener vaincu et pardonné aux pieds charmants de tout
ce que j'aime!.. Hélas! hélas! vaine espérance! il n'y faut plus
penser... Là-dessus, il prit congé de nous, et, nous laissant sur la
grande route, il nous suivait encore du regard.

À vingt pas de là, Joseph, mon compagnon, quelque peu calmé, se
retourna pour saluer une dernière fois l'_amoureux de la reine_.--Il
est mon compatriote, il m'a vu naître; il n'y a pas, ici-bas, de
plus digne objet de mon estime et de mes respects, et de ma profonde
pitié! ajouta Joseph en soupirant.

Nous montâmes en voiture, et comme s'il eût fait les honneurs de son
propre carrosse, il me dit:--Placez-vous là; marchons au pas, et
causons. Qu'avez-vous fait hier, je vous prie? et songez avant de me
répondre que la question est importante et mérite qu'on y réponde
sérieusement.

--Mon Dieu! lui dis-je, en le regardant d'un air étonné, quand j'ai
quitté l'Allemagne, il me semblait que j'étais ce qu'on appelle un
esprit fort; je passais à la cour pour un philosophe au moins égal à
l'empereur Joseph II. Mon départ fit autant de bruit qu'en eût pu
faire une rébellion ou une disgrâce. Cependant, à peine en France,
il arrive, en effet, que je suis le moins complet de tous les
hommes; je rencontre ici, là, partout, dans les clubs, sur les
grands chemins, à l'hôpital des fous, des maîtres inconnus qui me
dominent à leur première parole, et qui s'emparent de ma volonté à
leur premier geste; ils me donnent des ordres comme d'autres
donneraient des conseils; en un mot, j'étais venu ici pour apprendre
au moins agréablement les droits de l'homme, et moi, si volontaire
en Allemagne, et si libre, je courbe la tête ici, chez vous,
j'accepte avec résignation votre joug superbe, et j'obéis
volontiers; j'admire aussi; je reconnais tacitement ces nouveaux
pouvoirs que je ne puis nier, et dont je n'ai pas vu les titres.
Parlez donc, Monsieur, parlez sans crainte, on vous écoute;
interrogez, je répondrai; dites à mes chevaux d'aller au pas, ils
iront au pas. Je comprends à présent ces puissances inconnues dont
il est parlé dans les livres, qu'on ne peut nier, et auxquelles on
obéit malgré soi.

Quand j'eus tout dit, mon étrange compagnon reprit la parole, et,
fort peu touché de ma soumission, il ne changea rien à son air
sévère; un vrai juge interroge avec plus de réserve et de
civilité.--Vous êtes allé à la cour hier? me dit-il.

Je répondis:--Je suis allé à la cour.

--Et vous avez vu la reine?--J'ai vu la reine.--Le soir même?--Le
soir même.--À quelle heure?--À dix heures.--Où était la reine hier
soir, s'il vous plaît?

--Croyez-vous, repris-je, en fronçant mon sourcil olympien (c'est un
mot de landgrave!) que je puisse honorablement répondre à cette
question? Je consens bien à vous raconter ce qui m'est personnel,
vous dire mes propres aventures à moi, je le veux bien; mais
l'intérieur de la reine, son secret et sa vie! En vérité, monsieur,
je ne comprends pas que vous osiez m'adresser une pareille question!

Il s'emporta.--Oh! dit-il, trêve à tant de délicatesse. Songez,
Monsieur, que c'est ici une sérieuse affaire. Répondez-moi, de
grâce, et nettement; il s'agit peut-être de personnes pour qui vous
donneriez votre sang! Répondez-moi, il y va de l'honneur!

--Ou plutôt, reprit-il, car il me voyait résolu à ne rien répondre,
ou plutôt, si vous ne voulez pas répondre, écoutez-moi, écoutez; je
vais vous dire ici, moi-même, tout ce que vous avez fait cette nuit;
je vais vous raconter ce que vous avez vu dans les cachettes de ce
palais... Eh! quelle horrible imprudence, attentif à ces fatals
secrets!

Il porta sa main à ses yeux: on voyait qu'il se faisait violence
pour me parler; j'attendis.

--Hier, reprit-il, la reine a passé la soirée chez madame de
Polignac; vous y avez été introduit avec madame votre mère à dix
heures; vous y êtes resté jusqu'à minuit. Ici il s'arrêta, et d'un
ton solennel et suppliant: Répondez-moi, de grâce! répondez: y
étiez-vous à minuit?

--Ainsi, reprit-il à voix basse et chagrine, vous avez vu
Cagliostro?

--Le sorcier était le comte Cagliostro?... m'écriai-je.

--Allons donc, est-ce possible? Il est encore à Rome, au fort
_Saint-Ange_, le seigneur Cagliostro. Cependant vous devez savoir
que dans cet imbécile et crédule pays Cagliostro ne meurt pas;
véritable patrie des charlatans, des alchimistes et des faussaires,
la France, à tout prix, veut savoir ce qu'il y a de nouveau chaque
jour... À force de ne pas croire en Dieu, elle interroge, à chaque
instant, le passé, le présent et l'avenir; la France appartient aux
sorciers beaucoup plus qu'aux philosophes. Voyez la honte! aux pieds
de Cagliostro s'agenouille un cardinal-duc, qui se fait rajeunir! Ce
misérable Cagliostro vole et ment à perdre haleine... On le chasse,
on l'enferme; une monarchie est troublée et déshonorée, ou peu s'en
faut, par ses trahisons et par ses mensonges; une reine est chargée
d'outrages, et le lendemain du jour où le fourbe est puni, au lieu
d'un seul Cagliostro, Paris en a dix. On ne sait plus leur nombre,
on ne les compte pas. La cour veut savoir l'avenir comme les gens du
peuple; aussitôt toutes les portes, des portes qui m'auraient été
fermées à moi-même, impitoyablement fermées, s'ouvrent au devin; il
gratte à la porte et la porte lui est ouverte, à lui, un bouffon de
carrefour; il s'empare, au bal, de la main d'une reine; cette main
lui est laissée, il a le droit de la toucher, il la touche, et il se
penche à la ternir de son souffle impur! Damnation! imbécile cour!
imbécile femme! Oui, malheureuse, infortunée!... en effet, livrer sa
main à ce misérable, à ce mercenaire! O ces femmes! ces reines!
elles sont folles! Ouvrir sa porte à Cagliostro... pendant qu'à
moi... mais moi, je n'oserais pas y poser mes lèvres à genoux! ô
reine! ô femme! Alors, c'est seulement alors qu'un véritable devin
serait à tes ordres, alors vraiment tu saurais l'avenir; car c'est
moi qui te dirais l'avenir; moi tremblant pour ton sort, moi qui
voudrais te sauver, pauvre étrangère! Ah! cette main! ce Cagliostro!
cette confiance à lui... cette haine à moi, à moi terrible, à moi
tout-puissant, à moi blessé au coeur, à moi qui l'aime, à moi dévoué
si elle voulait! Mais, me dis-je, elle ne me fait même pas l'honneur
de me craindre, ou de me haïr... Elle n'a pas même du mépris pour
moi; elle méprise un seul homme dans l'assemblée nationale, et cet
homme ce n'est pas moi! Elle ne craint qu'un homme, un seul... elle
me dédaigne... Il est vrai que je l'ai personnellement raillée, et
que je lui ai fait de grandes peurs; j'ai menacé, j'ai crié, j'ai
prononcé d'horribles voeux; j'ai été quelquefois orateur, j'imagine;
et vil ou glorieux, elle n'a jamais voulu me voir! Or, n'ayant pas
voulu me voir, et moi, voulant lui parler, fatigué de tant
d'efforts, j'ai choisi un intermédiaire qui fût à la taille d'une
reine, je lui ai ressuscité Cagliostro.

Et dites-moi, Monsieur, mon Cagliostro a-t-il été bien terrible, la
nuit passée? Cette dédaigneuse majesté, la reine surtout, la reine
a-t-elle eu peur?

--Oui, Monsieur, répondis-je, oui, vous pouvez vous réjouir, votre
projet a réussi; votre Cagliostro a fait peur, et moi, étranger, moi
peu habitué aux devins, j'ai pris facilement le faux Cagliostro pour
le véritable. Encore une fois, félicitez-vous, la reine a eu peur!
Ah! si vous avez voulu attrister cette soirée, si vous avez voulu
vous jouer de la crédulité des femmes, si vous avez voulu éprouver
par vous-même le courage des hommes et combien c'est peu de chose
que ces brillants courages arrachés à leurs habitudes ordinaires,
certainement vous avez réussi; jamais terreur ne fut plus grande, et
découragement plus universel, plus complet... À mon tour, si vous me
permettez de vous interroger, de quel droit, je vous prie, osez-vous
troubler ainsi la reine dans son intimité? Comment, vous, jeune
homme, pour me servir de votre langage, venez-vous empoisonner ces
joies innocentes et ces confidences d'intérieur, par les
épouvantables prédictions d'un charlatan? J'ai entendu parler
autrefois d'une société de mauvais plaisants, qui s'amusaient à se
moquer des incrédules; oseriez-vous vous attaquer à des crédulités
royales? iriez-vous de Poinsinet et du prince d'Hénin jusqu'à la
femme de votre maître, à la fille de Marie-Thérèse d'Autriche? En ce
cas, Monsieur, ceci serait une injure punissable, une injure même
personnelle; car moi aussi j'ai été la victime de votre
plaisanterie; moi aussi j'ai eu peur, et la peur ne se pardonne pas!

Il reprit:--Que parlez-vous de jeu, de fête et de plaisir?
sommes-nous à une époque plaisante? À coup sûr, ceci n'est point un
jeu. J'y vais sérieusement, je vous jure, en cette tentative inouïe.
Or, ne pouvant parler à la reine, et lui dire en même temps qui je
suis; ne pouvant la voir et l'approcher qu'à son grand concert ou à
sa chapelle, et voulant donner à cette frivole majesté quelques
avertissements salutaires, j'ai choisi des moyens frivoles; j'ai
parlé à son imagination plus qu'à son esprit; je lui ai fait dire
hier encore par une voix étrangère tout ce que pensait la ville, et
les menaces du peuple, enfin les tempêtes dont le temps est gros. À
ces menaces vous avez eu peur, dites-vous; la reine a frémi... je le
crois bien, que vous avez eu peur; moi-même je tremblais en dictant
ces révélations suprêmes. En effet, tout cela est la vérité même; en
effet cet avenir terrible arrive, il nous opprime, il est dans les
faubourgs, il est partout en France, en Europe et dans le monde.
Est-ce que vous n'entendez pas les menaces? est-ce que vous ne voyez
pas les écueils où viendra se briser irréparablement cette monarchie
haute de neuf siècles, dont les éclats dispersés au loin ébranleront
tous les trônes de l'univers?

--Mais quoi! on dirait que le tonnerre est impuissant à réveiller
ces royautés endormies! Cette nuit même, avez-vous remarqué le nom
terrible et glorieux que mon sorcier a jeté dans les oreilles de la
reine?... Un nom sonore et d'une physionomie active et redoutable,
un lamentable écho; il a retenti comme le nom de Cromwell. Mirabeau:
ce nom seul a glacé toutes les âmes imprévoyantes... Mirabeau... Lui
tout seul, il va suffire à briser un monde...

Oui! mais quand le frisson a passé, tout s'oublie. Ils ont peur sans
rien comprendre; ils se disent entre eux: _C'est un jeu!_ et ils
s'endorment paisiblement, sans prévoir que le lendemain sera le jour
sans lendemain peut-être... Insensé que je suis de m'inquiéter de
cette reine inintelligente qui se tient là-bas bien tranquille, et
qui ne conçoit pas un mot des avertissements que je lui envoyais!
Malheureuse!... ah! malheureuse!--Ainsi il parla longtemps, exalté,
furieux.

--Monsieur, me dit-il d'une voix très-calme, avant peu, j'en ai
peur, vous comprendrez si la scène de la nuit passée était une
jonglerie, et si nos esprits forts ne devaient pas en tirer quelque
profit. Quant à moi, j'y renonce... Assez longtemps j'ai attendu
qu'ils eussent des yeux pour voir, et des oreilles pour entendre...
Ils sont sourds... Elle est aveugle... Elle est perdue
irrévocablement, sans retour et sans espoir.

--Pourquoi perdue? et pourquoi sans espoir? m'écriai-je épouvanté
moi-même de cet accent plein de tristesse et de vérité.

--Oh! reprit-il, vous ne comprenez pas ces choses; elles sont sous
votre regard et vous ne les voyez pas; si vous vouliez en avoir
quelques salutaires explications, il faudrait savoir, auparavant, si
nous pourrions compter sur vous?

--Je ne puis rien vous dire à ce sujet, répondis-je; en ce moment
j'ignore à quelle conspiration vous obéissez et de quels dangers la
reine est menacée; avant tout je dois me souvenir que je suis
étranger, fort ignorant des choses du temps présent et qu'il m'est
défendu, plus qu'à tout autre étranger, de me mêler aux intrigues de
la cour ou du peuple. En effet, je comprends qu'ici l'intrigue est
double, quoique je sois en peine de comprendre comment vous vous
trouvez dans cette double intrigue; vous, Monsieur, que j'ai
rencontré dans le club du _Trompette blessé_, parmi les détracteurs
les plus ardents de l'autorité royale, et que je retrouve
aujourd'hui dans les jardins de Versailles estimé et connu du fou de
la reine: évidemment vous jouez deux jeux, Monsieur: vous êtes un
traître ici ou là. De deux trahisons: ou vous trahissez la reine, ou
vous trahissez le parti du peuple auquel vous appartenez; voilà des
choses vraiment que je ne saurais comprendre et que je comprends
pas! Disant ces mots, je regardais mon compagnon; il ne changea pas
de couleur, et me dit:

--Oui, j'appartiens au peuple, et j'en sors; je veux, moi aussi, le
perdre à jamais ce trône insensé et chancelant du faîte à la base,
et ce n'est pas de ce projet-là que je vous parle. Un prince, un
Allemand, un seigneur, travailler à la liberté française; y
pensez-vous, Monseigneur? La liberté ne voudrait pas de vos
services; aussi bien n'est-ce pas de liberté que je vous parle.
Ainsi, croyez-moi, ne vous inquiétez donc pas de nos projets;
laissez le tribun à ses propres forces; je n'ai que trop la
puissance de détruire ce que je veux détruire; en revanche (et voilà
pourquoi je m'adresse à vous) j'ai besoin de tous les appuis, et du
vôtre peut-être, afin de sauver la fille de vos rois, votre
archiduchesse, Marie-Antoinette d'Autriche... et maintenant,
Monsieur, répondez, me comprenez-vous?

--Sauver la reine et briser le trône! Eh bien! je ne comprends pas
cela, je ne le comprends pas.

--Au fait! s'écria-t-il, qui vous parle ici de la reine? Est-ce
qu'on vous dit un mot de la reine? On vous parle, et je vous ai
parlé uniquement de Marie-Antoinette; on vous parle au nom de la
femme innocente et belle, au nom de ses chagrins, de ses malheurs,
de sa ruine imminente et des périls qui l'entourent. Et maintenant
comprenez-vous comment je suis double, et que je le suis sans trahir
personne? Oui, je perdrai le trône, oui, je sauverai
Marie-Antoinette sans être infidèle à ma mission; et voilà comme, et
voilà pourquoi je puis avoir besoin de vous, prince de l'empire
allemand!

--Monsieur, lui dis-je, il y a bien de la mobilité dans votre
conduite, et vos discours sont à double sens; donc permettez que je
m'explique, et voyez si j'ai compris tout ce que je puis comprendre
à vos projets. Vous aimez, vous haïssez; vous êtes sûr de vos
haines, vous doutez de vos amours, et parce qu'en effet votre
étrange passion a besoin de mes services, il faut que je fasse ici,
par vertu, ce que vous faites par égoïsme! Ainsi pour vous tous les
plaisirs de l'amour et de la haine; et pour moi, toutes les
inquiétudes les plus cruelles du dévouement absolu; il faut
désormais que je conspire avec vous, contre vous-même, que je vous
aide à sauver la reine (encore est-ce bien la reine?) des débris du
trône que vous allez renverser; il faut que je répare, à force de
courage et de vertu, les crimes que vous méditez. En un mot, je suis
votre esclave, et je dois vous obéir aveuglément; je veux sauver la
soeur de notre empereur, en pensant que je n'ai le droit de rien
demander, si je ne veux point partager vos projets parricides contre
la reine. Est-ce bien cela, Monsieur? et cependant savez-vous une
position plus équivoque et plus malheureuse? Eh bien! voyez si toute
votre orgueilleuse démocratie accomplirait l'action que vous
demandez à ma seigneurie; il faut que je vous obéisse et je vous
obéirai; j'accepte avec orgueil cet humble rôle, et je vous obéirai
comme un esclave... à condition que vous sauverez ma princesse...
Ainsi vous le voulez, conspirons l'un l'autre, et seulement
tenez-vous pour averti que je veux sauver la femme... et la reine,
si je puis.

--Prenez garde, reprit-il, de perdre en même temps la reine et la
femme par trop de bonne volonté et trop de hâte. Enfin, n'oubliez
pas que nous courons un grand danger.

--Je n'ai pas vu encore le danger dont vous me parlez, répondis-je;
à vous dire vrai, je n'y crois pas, mais je vais l'étudier.

Ici s'arrêta cette conversation fort incomplète et fort obscure, et
cependant je me voyais chargé d'une grande responsabilité par un
homme tel que moi, ignorant des choses et des hommes que j'avais
sous les yeux. J'étais malheureux de l'obscurité dans laquelle je
marchais; j'étais malheureux de me savoir nécessaire à quelqu'un
dans ce pays, plein d'embûches, de mystères, de menaces...
Qu'allais-je faire et comment retrouver ma vie en ces ténèbres?...
Je fus interrompu dans ces réflexions très-sérieuses par mon
complice intelligent.

--Prenez garde à ne rien changer à vos habitudes, me dit-il; au
contraire, abandonnez-vous à vos penchants de jeune homme, à votre
rêverie allemande. Allez au bal, si vous aimez le bal; faites
l'amour, si vous aimez l'amour: seulement hâtez-vous, quand tout se
hâte; il serait malhabile et malséant aujourd'hui de consacrer plus
d'une heure à l'amour éternel.

Là-dessus, il me quitta... Et je respirai comme un écolier à qui son
maître a donné un jour de congé.




CHAPITRE VI


Le lendemain de mon innocente conjuration, le surlendemain de ma
présentation à Versailles, et ma mère absente, il me prit une
étrange fantaisie:--Allons, me dis-je, allons au bal de l'Opéra!

Ce bal de l'Opéra fut le dernier auquel assista le Paris de la
révolution. Depuis ce temps je ne crois pas que ces fêtes nocturnes,
à l'usage de la cour, se soient renouvelées. Des fêtes semblables ne
se voient pas deux fois en deux siècles. Au moment dont je parle, au
plus fort des enivrantes solennités du carnaval, le bal de l'Opéra
était le seul moment d'égalité qui fût en France... Épouvantable et
charmante façon de réunir tous les extrêmes, de combler toutes les
distances! Il est nuit, les bougies étincellent, la vaste salle est
jonchée de fleurs, l'orchestre chante, et déjà tout est prêt pour
cette confusion des confusions. Çà! ruez-vous dans ces abîmes de la
chair fraîche et parée, ô peuple! Arrivez, grands seigneurs,
comédiens, grandes dames, courtisanes, princesses et danseuses,
escrocs et princes du sang, étrangers, gens d'église; arrivez,... il
est temps; venez, dépouillez vos titres, oubliez votre rang, passez
au niveau; mademoiselle Guimard, à défaut de toute autre, sera la
reine de cette nuit de plaisir; Vestris ou Gardel seront les dieux.
À ces despotes souverains de ce monde nocturne, apportez en tribut
beauté, jeunesse, esprit, talent, fortune et santé, afin que le
genre humain se roule en ces enivrements. C'est cela! Tout se
confond: les soupirs, les remords, les trahisons, les voluptés. Et
cela se presse et se mêle, et comme il est convenu que dans ces
abîmes il ne peut y avoir que des grands seigneurs ou des femmes
déshonorées, vous voyez se glisser sourdement les puissances
naissantes sorties du sein du peuple; irrégulières puissances, qui
bientôt remplaceront toutes les autres; elles se cachent encore dans
la foule des grands; elles observent, elles étudient; elles
partagent cette immorale nuit inventée aux écoles de Sardanapale! O
ruine! abjection! fièvre impudique! ô splendide prostitution des
corps et des âmes! quand tout se déguise et s'avilit à plaisir,
quand le cordon bleu se cache sous l'habit d'Arlequin, quand le
prêtre arrive en Gilles, dansant, comme David, la danse aux gestes
obscènes; quand la grande dame étale à plaisir sa gorge en avant des
gorges prostituées; quand la prostituée arrive et jette aux vents
les lascifs hennissements de son argot! Il y a là quelques heures de
délire, une vraie nuit de Pétrone. En ce moment montent au coeur
enfiévré la vapeur des femmes assemblées, le murmure des voix qui
s'appellent, le bruit des mains qui se cherchent. Il y a des éclats
terribles, des silences affreux... Voyez! partout l'égalité a passé
son joug, l'humanité est rabaissée au moins de trois pieds. À cette
heure, il n'y a plus de nom propre et plus de moi humain qui ose ici
se révéler; les fanges chantent leur cantique, le ruisseau se
lamente, le carrefour danse avec la borne. À cette heure, il n'y a
point de honte au front, point de remords au coeur, pas de frein au
langage, et la nudité même des corps n'a rien qui les effraie!

Entendez-vous ces cris, ces rires, ces blasphèmes, ces mugissements,
ces rugissements?

J'entrai donc à ce bal de l'Opéra comme on entre au milieu de la
fournaise ardente... Ah! quel délire! Ah! quels rêves! Tout
brûlait... Je brûlais! Jamais bruits si étranges n'avaient frappé
mon oreille, et jamais plus vifs désirs n'avaient pénétré jusqu'à
mon âme en même temps; j'étais ivre et j'étais fou; je cherchais à
qui parler dans cette foule... Oui, mais cette foule ardente était
un rendez-vous général où tout était décidé à l'avance, où chacun se
rencontrait à coup sûr, et jamais on ne fut plus seul que j'étais
seul. À cette heure, en ce lieu, la dernière des courtisanes
doublait de valeur... Il fallait être un des seigneurs de Versailles
ou de la Comédie, un mousquetaire, un évêque, un duc et pair, un
prince du sang, pour obtenir un sourire... Eh! que vouliez-vous que
ces dames fissent d'un burgrave allemand?

Souvent, dans ces bruits divers, un frémissement nouveau se faisait
entendre: alors, avertie à je ne sais quelles palpitations, la foule
allait se précipitant dans les loges. On montait sur les banquettes,
une haie active et curieuse se formait subitement; dans cette haie
arrivaient et passaient, masqués, silencieux, de nouveaux masques,
et l'on se disait tout bas, désignant chacun les nouveaux
venus:--C'est monseigneur! c'est le duc d'Orléans! c'est la reine! À
quoi l'on devinait, je l'ignore, et peut-être était-ce un mensonge
de plus, et celle qu'on saluait pour la reine était à peine une
danseuse de l'Opéra.

Revenu de ma première surprise et tâchant de me calmer, je
m'ennuyais, quand tout à coup la foule s'écria:--«Voilà M. de
Mirabeau!» À ce grand nom, je me retourne, et je vois justement mon
héros de l'autre jour. C'était bien lui, mais tout glorieux, tout
gonflé, tout rempli de son importance! Il passait, semblable au feu
qui passe et se fraie une route en brûlant. Ce hardi gentilhomme
était évidemment plongé dans une ivresse joviale; il arrivait à ce
bal poussé par l'amour; il cherchait je ne sais quelle femme
obéissante qu'il appelait à haute voix, apostrophant de côté et
d'autre ses amis et ses ennemis, tendant la main à tous les
mousquetaires de sa connaissance, un vrai mauvais sujet de caserne,
enluminé, gourmand, charmant!... Tel il était; et maintenant, à
cette heure, il me semblait que je le voyais pour la première fois.
Il allait plein de force et de grâce, acceptant également la
raillerie et la louange, écoutant le sarcasme et répondant par un
bon mot, gai jusqu'à la licence, imprudent jusqu'à la folie,
abordant l'une, abordé par l'autre et tutoyant et tutoyé. Il avait
toutes les physionomies, il parlait toutes les langues, dans tous
les accents. Il était bien l'homme éloquent des plus grandes
affaires et l'homme ingénieux des plus charmants plaisirs; si vif,
si gai, si fin, si joyeux, si grand seigneur, riant comme un fou,
causant comme on crie. Les mains d'une femme et le regard d'un
aigle... il attirait, il fascinait, il brûlait... Et moi, je le
suivais dans sa lumière et dans son sillon, oubliant toute chose; et
que j'aurais bien donné la plus belle part de ma principauté pour
qu'il m'accordât un coup d'oeil...

Il ne me voyait pas; il voyait tout le monde et ne regardait
personne; il s'enivrait de l'enivrement universel... On eût dit que
parfois le donjon de Vincennes, le fort de Joux, toutes les prisons,
passaient sous ses yeux éblouis, comme un encouragement à s'emparer
de la vie et de la gloire. Et songez que cet homme était l'appui, le
dernier appui de tant de siècles que sa parole avait fait crouler!

Je me trompais en pensant que M. de Mirabeau ne m'avait pas vu dans
la foule. Un petit masque, enrubané de la tête aux pieds, vint
s'asseoir près de moi, et d'une voix futée, il me dit:--Seigneur,
vous êtes invité à souper, ce matin, après le bal.

Et voyant que je m'étonnais:

--Oui, reprit-elle, avec des demoiselles de ma sorte et les plus
grands seigneurs de la cour; nous disons les plus grands noms et les
plus révérés de la monarchie, à savoir: le marquis de Fénelon, le
prince de Monaco, le prince de Bauffremont, le prince de Montbarrey,
le duc de Fitz-James et, par-dessus le marché, mes grandes cousines
et mes petites soeurs de l'opéra, mesdemoiselles Guimard, Adeline,
mademoiselle Luzy, mademoiselle Arnoult. Nous y joindrons, si vous
voulez, quelques bouffons de renom, des gens de lettres, La Harpe,
Laclos, Chamfort, et, si nous pouvons l'avoir, Rétif de La Bretonne,
un rustre en baillons. Là, voyons, laissez-vous faire, obéissez et
trouvez-vous sous la loge de la reine à deux heures du matin.

--Et toi, mon petit masque, où vas-tu? Comment, tu m'abandonnes à la
solitude, esprit follet?--J'en suis fâchée, me dit-elle; mais, avec
la permission de Monseigneur, j'irai rejoindre un prince qui vaut
mieux que vous, Monseigneur... Et elle s'en fut légère et piquante
comme une abeille!

Et moi, resté seul, plein d'envie à l'aspect de ce Mirabeau, roi des
aventures galantes et des rencontres joviales, je revins par un long
détour à mes sombres pensées. Ces plaisirs, où je trouvais si peu ma
part, me parurent bientôt misérables. Cet amour banal, dont je
n'avais ni le secret ni le langage, me trouva timide, et je me
retirais à l'écart, loin de ces intrigues croisées où je ne pouvais
être qu'un embarras, justement au coin de la reine, à cette même
place où déjà s'était opérée une révolution.

Révolution innocente, et toute en faveur de l'art, quand la jeune
Marie-Antoinette, dauphine alors sous un roi qui se meurt, jeune et
chaste princesse exposée au contact de la comtesse du Barry, la
consolation et l'espoir de tout un peuple affligé par le hideux
spectacle d'une royauté avilie, s'en vint un soir à l'opéra, tenant
par la main le révolutionnaire Gluck; Gluck, le Mirabeau de la
musique en France, celui qui donna à la France _Armide_, _Alceste_,
_Orphée_, et les deux _Iphigénies_. Digne de l'_Iphigénie_ de
Racine, l'_Iphigénie_ de Gluck, c'était toute une révolution,
c'était un des premiers bienfaits de Madame la Dauphine. La première
elle soutint les novateurs dans leurs essais les plus hardis. Sous
les yeux de Marie-Antoinette, et parce qu'elle applaudissait Gluck
jusqu'à l'admiration, on applaudit Gluck jusqu'au duel. La
révolution musicale s'accomplit avec des transports de joie et des
cris de plaisir; elle triompha comme toutes les révolutions
triomphent, par la force, jointe à la conviction; l'art, obéissant à
cette vie inespérée, marcha en avant, aux grands transports de la
jeune Dauphine étonnée et charmée aussi de son triomphe! Aussi le
peuple entier lui avait consacré la belle chanson: «Chantons,
célébrons notre Reine!...» Et les plus douces larmes venaient à ces
beaux yeux, chaque fois qu'elle l'entendait chanter.

Et maintenant, me disais-je à moi-même, que sont devenues ces
disputes animées, le soir, quand le lustre étincelle, à l'heure où
le roi et la reine, assis dans leur loge, donnaient le signal au
vieux Gluck, quand les dieux et les déesses de l'Olympe descendent
du ciel, quand l'harmonie emporte en haut toutes les âmes, quand on
crie à la fois: Vive Gluck! vive la reine! quand J.-J. Rousseau s'en
vient, timide et superbe, assister aux enchantements du _Devin du
Village_?.. Où sont-ils ces instants d'un délire ingénieux?
Artistes, qu'avez-vous fait de ces illusions décevantes?

Hélas! le vieux Gluck est mort à Vienne, en priant pour la reine de
France, sa protectrice et son élève; J.-J. Rousseau, le musicien,
est mort en pleurant sa jeunesse et ses rêves; la révolution faite
pour les arts, et qui leur est si favorable, a passé de l'art à la
politique; elle dédaigne en ce moment les jeux futiles; elle en veut
aux rois à présent.

Ainsi, toujours préoccupé du passé ou de l'avenir, toujours loin du
présent, je m'inquiétais tout à mon aise et je serais resté à la
même place, toute la nuit, préoccupé des mêmes pensées, si je
n'avais pas été interrompu dans ma rêverie par une aventure étrange,
à laquelle je n'avais nul droit de m'attendre. Or, cette aventure a
décidé de ma vie entière, et peu s'en faut qu'elle n'ait fait de
moi, qui vous parle, un marquis de l'OEil de Boeuf, un roué du
Palais-Royal, un Lauzun, un Richelieu, le Moncade errant à travers
tous les amours, sans y jamais rien laisser; mais, Dieu soit loué!
nul ne saurait mentir à son âme, à son esprit, à son coeur... et
dans ce bonheur inespéré, dans cette minute heureuse... ô gloire et
bonheur, et le premier enivrement étant passé, je suis resté le
galant homme que j'étais.

Mais quoi! je suis attendu par la fête de tout à l'heure:

«Allons, saute, marquis!» prends ta part de ces folies de la nuit
suprême, et demain,.. demain, tu raconteras l'aventure de cette
nuit!

J'eus d'abord quelque peine à retrouver mon introducteur dans la
fête où il devait me conduire; il avait oublié l'heure, et, lancé
dans la foule, il s'abandonnait librement à tous ses délires; mais
enfin le hasard le poussa vers moi qui l'attendais...

Il n'était pas seul; il tenait dans ses bras une femme éclatante et
très-jolie: une brune, à l'oeil vif, aux lèvres rebondies, au teint
coloré: c'était sa conquête heureuse de ce moment où il ne pensait
qu'au plaisir. Cette élégante, svelte et charmante femme avait ôté
son masque, et, contente et fière de son cavalier, elle le regardait
avec un sourire... Il y avait dans ce sourire une double joie...
Évidemment cette femme était doublement heureuse; elle aimait et
elle était aimée, et puis elle trahissait quelque brave homme qui se
fiait à ses serments.

--Il est temps de partir, Clary; votre mari ne vous attend plus à
cette heure; donnez-moi la nuit tout entière, ainsi nous arrangerons
tout cela demain.

La femme aux yeux noirs répondit par un sourire, et nous fûmes
souper tous les trois, remettant le mari au lendemain.

Le souper était dressé sur le rempart, dans le faubourg, en
quelqu'une de ces petites et discrètes maisons bâties, vernies,
dorées, tapissées pour le mystérieux accomplissement des vices du
peuple d'en haut. Dans ces murs sombres au dehors, pleins de lumière
et de parfums, les seigneurs et ce monde croulant amenaient les
tristes complices de leurs voluptés passagères; le vice habitait ce
somptueux hôtel; _la petite maison_ était son logis; et pas un
étranger, même un père au désespoir et redemandant sa fille égarée,
un amant dont la maîtresse est perdue, un mari courant après sa
femme arrachée à ses bras, n'auraient frappé à cette porte
inflexible... Elle ne s'ouvrait qu'au vice, à la débauche, à
l'adultère, à l'inceste; elle eût repoussé la loi même... Un boudoir
pour la courtisane, une bastille pour l'honnête femme...

À peine entré dans ces salons mystérieux, je fus tout ébloui du luxe
et des splendeurs que j'avais sous les yeux. Je sortais de ce bal où
tous les visages étaient masqués, où des femmes sans forme et sans
nom,... accourues des deux extrémités du monde aux lieux où commence
le trône, où s'ouvre aux filles perdues l'abîme de Saint-Lazare,
allaient cherchant dans la foule un coeur... un souper; je me
trouvais tout à coup face à face de femmes demi-nues et parées comme
des duchesses, préparées à tout entendre et prêtes à tout dire;
leurs robes de gaze étaient décolletées et tenaient à peine à leur
épaule haletante; c'étaient des vêtements si légers qu'un souffle
les eût soulevés: le cou de ces femmes était chargé de diamants, des
fleurs paraient leur corsage: et pourtant, malgré les plus
séduisants apprêts de la coquetterie, il s'en fallait de beaucoup
qu'elles fussent très-belles. Au contraire, elles n'étaient guère
que des beautés médiocres, des grâces vulgaires: Aglaé mal jambée,
Euphrosine au nez retroussé. Ce qui les faisait belles et désirées,
c'était le vice; il était leur femme de chambre, il était leur père
et leur mère à la fois! Le vice entourait ces têtes impudiques d'une
auréole irrésistible,.. il y avait autour de ces femmes tant de
petits boudoirs, bleus, roses, blanc pâle, éclairés à demi par des
lampes complaisantes... En même temps les hommes étaient beaux et
bien faits, et d'un ton exquis qui rachetait le sans-gêne et la
vulgarité de ces dames; en ce lieu, peint par Beaudoin, le peintre
des Indes galantes, le grand seigneur faisait passer la courtisane:
il s'appelait Bourbon, il s'appelait Montmorency. Ajoutez que je
sortais de l'enivrement, de la vapeur, des extases de ce bal de
l'Opéra où j'étais venu pour la première... et pour la dernière
fois... Dans cette nuit des voluptés païennes, le hasard m'avait
comblé de ses faveurs les plus inespérées: j'avais encore l'oeil
humide de bonheur, les mains tremblantes de volupté, volupté
incomplète, inouïe, et que je ne m'expliquais pas.

Les femmes de cette société perdue étaient peu habituées à étonner,
à surprendre; on les savait par coeur, il n'était pas un jeune homme
à la mode qui ne les eût vues sans ceinture; l'amour était à
l'époque de ces corruptions une superfluité bourgeoise, un pis aller
de grand seigneur, dont un homme du monde eût rougi de s'occuper
trop longtemps. Être amoureux... fi donc! qu'aurait dit la
philosophie?... Amoureux d'une fille, y pensez-vous?..» On se ruine
à plaisir pour ces espèces... On peut même au besoin les épouser,
mais les aimer... Elles n'y pensaient guère; elles avaient été les
premières à rire de ces sottes amours... Je conviens cependant qu'au
premier abord, dans ce salon des prostitutions les plus fameuses, je
ne pus cacher mon trouble; il fut remarqué, et, chose étrange! il ne
nuisit pas à ma présentation. Au contraire, la première impression
me fut assez favorable. Les hommes me regardèrent avec envie, tant
je leur semblais jeune, innocent et timide, et les femmes
m'accueillirent comme une nouvelle espèce de Chérubin.

Je ne sais qui avait déjà dit à tout le monde que j'étais ce qu'on
appelle un grand seigneur, et je trouvais sans peine obéissance,
admiration et bon accueil.

On se mit à table après les présentations qui se firent lestement;
peu de convives se choisirent, les autres se placèrent au hasard. On
mangeait peu; mais en revanche on parlait beaucoup, et je commençai
par m'étonner de cette ardente causerie... à la française. Elle
était toute ironie; elle allait çà et là vagabonde, active,
brillante et folle; sans respect pour personne et sans peur; elle
était sans décence et sans honte; elle était tour à tour grave et
pédante jusqu'à l'ennui, spirituelle et méprisante jusqu'à la
fureur. Elle fut donc amoureuse et libertine, incrédule et mystique,
un flux de paroles sans frein, sans logique et sans but, mais non
pas sans chaleur et sans grâce. Ah! quelle société mal habile!...
Elle avait cependant la conscience de sa mort prochaine; elle savait
confusément que l'heure allait lui manquer; elle se hâtait de vivre
et de sourire; elle se disait tout bas que les temps étaient
proches, que l'anarchie accourait à tire-d'aile, que le silence
allait remplacer tous ces grands bruits qui se faisaient autour de
l'Académie, autour du trône, autour de tout ce qui vivait et régnait
encore, et, semblable au chien qui porte au cou le dîner de son
maître, au moins elle voulait avoir sa part dans ces franches et
terribles lippées de chaque heure et de chaque jour.

Cependant, j'eus quelque peine à me faire à cette conversation
légère, en bons mots, en petites phrases, en compliments galants, en
dissertations bouffonnes, en propos sans suite... à l'aventure du
bel esprit. Le repas même se sentait de la recherche et des
mièvreries de cette conversation où personne, homme ou femme, ne
disait ce qu'il voulait dire... On mangeait du bout des lèvres, des
mets sucrés, sans substance et sans saveur; les porcelaines
représentaient des fantômes perdus dans l'émail bleu du ciel, les
cristaux étaient taillés à facettes, les peintures représentaient
des bergères en guirlandes de roses, une tabatière à la main,
conduisant des moutons poudrés dans des champs semés de violettes et
de lis. On sentait partout le musc et l'ambre; il n'y avait de franc
et de pur que le vin; il était exquis, et coulait à longs flots.
Involontairement, dans ce pique-nique où la poire et l'oeillet
jouaient leur rôle entre le cytise et l'églantier, je pensais à nos
bons gros soupers allemands, et je m'étonnais qu'au milieu de ces
voluptés de la nuit, à côté de ces femmes transparentes, dans cette
atmosphère aux acres parfums, pas un convive ne songeât à regarder
sa voisine ou à s'inquiéter des beautés absentes...

«La première venue!» était sûre de l'emporter sur toutes les autres;
mais _la première venue_, au bout de dix minutes, était toute
semblable à la dernière arrivée... On ne la regardait plus, on ne
l'écoutait plus, on n'en voulait plus!

J'étais placé à table entre deux femmes d'un certain âge; elles
m'accablaient de petites questions: si l'on portait encore autant de
paniers en Allemagne? si l'empereur Joseph II m'avait jamais parlé
de mademoiselle Compan? si nous avions des poëtes, des fermiers
généraux, des danseuses, et des cardinaux dans nos églises? et
autres questions, toutes semblables à celle que faisait le roi Louis
XV à son ambassadeur à Venise: _De combien de conseillers se compose
le conseil des Dix?_ De mes deux voisines, l'une et l'autre avaient
embelli en vieillissant.

C'est le privilége de beaucoup de femmes en France. À mesure que
vient l'âge, leur visage gagne de l'embonpoint, leur taille se
forme, leur main blanchit, leur esprit plus à l'aise devient plus
facile et plus enjoué. Rien n'est dangereux pour un jeune homme à
ses débuts comme les femmes du second printemps; elles réunissent à
la fois l'éclat de la jeunesse et le calme de l'âge mûr: vieilles
filles, jeunes veuves, habiles à choisir, se décidant promptement,
allant droit à leur but, estimant la réputation à sa juste valeur;
au demeurant, à mérite égal avec les autres coquettes, elles n'ont
guère besoin que d'une moitié de bonne renommée... et voilà les
femmes qui constamment, en France, ont fait les moeurs, la
réputation et la politique!--Elles ont fait l'amour, la poésie et le
plaisir de ce grand royaume. Expliquez cependant, si vous le pouvez,
une origine si grave, pour tant et tant de futiles passions.

Mes deux voisines de droite et de gauche, ayant bien questionné, se
mirent a me répondre à leur tour sans attendre mes questions. Où
donc elles prenaient tant d'histoires, je n'en sais rien. Je me
souviens seulement que c'étaient de charmantes choses fines,
déliées, quelquefois gazées, pour peu que la chose n'eût pas besoin
de voiles. Il fallait avoir étudié à fond la langue française pour
comprendre, et même confusément, ce petillement, ce tourbillon,
cette malice et ce sifflement de couleuvre au soleil. On regarde, on
est ébloui, on est piqué, et chacun rit de votre étonnement.

Dans la conversation vint à tomber le mouchoir d'une de mes
voisines, un chiffon brodé par les fées... Un gentilhomme français
se fût précipité pour le ramasser... je n'y pris garde, et ce fut un
laquais qui releva le beau mouchoir.

Ma voisine en souriant:--Voire empereur François II était plus
galant que vous, monsieur; il a ramassé la jarretière de madame du
Barry.

--Et l'on ne dit pas, reprit mon autre voisine, qu'il ne l'ait pas
remise à sa place; une jarretière détachée par un roi!

Ici Chamfort prit la parole. Chamfort était le bel esprit de la
bande joyeuse, un petit homme à l'oeil vif, à l'air caustique, au
sourire matin; son visage était pâle, et son oeil était noir;
l'esprit dominait dans toute sa personne, et tout cet esprit
n'empêchait pas Chamfort d'arriver à l'éloquence, et fort souvent.

--Et quand même, s'écria Chamfort, l'empereur François II eût remis
à sa place, au-dessus du genou, la jarretière de madame du Barry, il
en avait bien le droit, j'imagine, puisqu'il l'avait ramassée. Et
vous, Messieurs les grands philosophes, qui de vous ramasserait si
peu que cela... une jarretière aux armes de France? Eh! vous vous
croiriez déshonorés pour un si doux service rendu par vous à cette
fille charmante dont l'archevêque a ramassé la pantoufle, ô
pudibonds!... Vous eussiez fait naguère de cette pantoufle une façon
de Saint-Esprit que vous auriez porté sur la poitrine! En ce
temps-là vous faisiez des visites même au sapajou de la favorite; et
si la dame eût daigné vous sourire, ah! quel intime contentement! la
reine a cependant donné l'exemple de la pitié pour cette beauté qui
n'a fait de mal à personne...

Un soir, aux fêtes de la reine, deux personnes s'étaient introduites
qui n'étaient pas invitées, le cardinal de Rohan et madame du Barry;
la reine fit chasser le cardinal, mais elle voulut qu'on laissât en
paix cette femme voilée qui se tenait cachée à l'ombre des arbres,
assistant de loin à ces fêtes dont elle avait été l'étoile, sous ces
bosquets où chaque rosier avait pour elle un souvenir, où, à chaque
banc de gazon, elle avait vu le roi à ses pieds.

En même temps Chamfort, emporté par son sujet et se parlant à
lui-même comme s'il eût été seul:

--Oui, sans doute, il n'y a rien de plus touchant que de voir cette
ombre errante au hasard, sans un courtisan qui l'accompagne, sans un
flatteur qui la suive, et sans monarque; errante autour du même
palais où elle entrait, les deux battants ouverts. C'est pitié de la
voir exposée aux mépris des mêmes hommes qui sollicitaient ses
faveurs, comme la passion sollicite. Il faut qu'un empereur
philosophe et une reine sans tache viennent nous donner des leçons
de bon goût! En vérité, je ne vous en fais pas mes compliments,
messieurs!

Messieurs, en ceci la femme découronnée a le droit de nous dire: ô
misérables vertueux! je la connais votre odieuse vertu! Vous avez la
vertu des lâches contre les faibles! vous avez peur d'une infortunée
qui ne peut plus vous donner qu'un sourire!

Elle eût dit cela, Messieurs, madame du Barry eût bien parlé; elle
était dans son droit de parler ainsi. Elle avait eu pitié de notre
humble monarque accablé de tristesse; et véritablement, de ces deux
amants, l'un, roi de France et roi souverain, l'autre, fille de joie
et jolie, obéissante à tous les caprices, l'obligé, c'était le roi
lui-même. L'obligé, c'est le roi qui dépouille la pauvrette de sa
joie et de ses haillons; c'est le roi qui la dépouille de son jupon
troué, de ses dentelles fanées, de son diamant d'Alençon... Le roi
qui l'a faite, en vingt-quatre heures, dame et comtesse et reine des
petits appartements, il l'a perdue, il l'a déshonorée; il a dérangé
sa vie et ses amours; il l'a soumise à son joug, à sa vieillesse, à
sa honte, à ses ennuis, à ses ministres, à ses courtisans, à ses
voluptés, à sa chapelle, à ses cuisines, à ses jardins, aux
salutations des ambassadeurs, aux corruptions des princes du sang
royal. À quel abaissement es-tu descendue, ô pauvre courtisane
royale!--Qu'as-tu fait de ta fierté, noble comtesse? O le temps
heureux où tu choisissais tes amants dans la foule, où tu les
prenais au hasard, où, parée à la fenêtre, en jupon blanc, comme un
chasseur à l'affût, tu disais: Si je le veux, chaque homme qui passe
est à mes pieds? Qu'est devenu le temps, beauté sans voile et sans
honte, où l'amour arrivait et s'en allait à ton ordre, où ta porte
obéissante se fermait et s'ouvrait à tes heures, où tu pouvais
chasser ton amant, à ton premier ennui, avec l'assurance heureuse de
ne plus le revoir? Ah! vraiment, tu étais reine alors, tu n'es
devenue une prostituée que lorsque tu es tombée à la prostitution de
ton roi! Que ce fut là, dans ta vie, un changement impitoyable, et
combien tu devais te mépriser toi-même, offerte à ce timide libertin
qui balbutiait comme un enfant je ne sais quelle plainte
inarticulée!

Hélas! toujours le même libertin et le même libertinage, et quel
ennui! Toujours dans tes bras le même vieillard, qui seul se
souvient de sa royauté pendant que tu l'oublies! Toujours toi assise
aux genoux de cette royauté cagneuse, et tremblante de peser trop à
cette débile vieillesse, toi naguères si complaisante à t'étaler sur
le grabat de ta vingtième année... Il y a dans le poëme de Virgile
une histoire où l'on voit un corps vivant attaché à un cadavre...
ici, le cadavre était le roi Louis XV. Imaginez Voltaire valet de
chambre de Fréron, J.-J. Rousseau secrétaire de M. de Beaumont,
Diderot censeur royal, et vous aurez à peine une idée approchante
des douleurs de cette infortunée. À ce jeu brillant et fastidieux de
favorite, elle a perdu l'existence la plus difficile à perdre, elle
a oublié les habitudes les plus difficiles à oublier. D'où je
conclus que S. A. le prince de Wolfenbuttel a eu grand tort de ne
pas ramasser le mouchoir que lui jetait la petite Luzzi, et que ce
fut chose honorable à l'empereur François quand il se baissa pour
ramasser la jarretière de la comtesse du Barry... on a fait un ordre
de chevalerie avec moins que cela.

--N'est-ce pas votre avis, à vous, M. de Mirabeau? ajouta Chamfort.

Au nom seul de Mirabeau s'évanouirent soudain les fantômes qui
m'entouraient dans ce souper où j'étais venu pour Mirabeau lui-même,
et désormais, en dépit de toutes les coquineries de mon entourage,
il n'y eut plus d'autre intérêt pour moi que celui-là.

Notre homme occupait l'extrémité de la table;--il avait à ses côtés
la jolie et piquante femme aux yeux noirs; on voyait qu'il s'était
mis à l'aise en ce coin pour être seul, autant que possible, avec sa
nouvelle maîtresse; il lui souriait à chaque instant, il n'était
occupé que d'elle et d'elle seule, oubliant tout le reste. Il
l'entourait de prévenances, il lui servait à boire et buvait dans
son verre, ou bien il relevait ses beaux cheveux avec complaisance
en lui souriant d'une façon charmante et lui disant à demi voix
mille tendresses; il était le seul qui s'occupât avec tant de grâce
et d'attention de sa voisine: aussi la dame était-elle enviée ici,
là, partout. Les hommes disaient:--Qu'elle est charmante! Les femmes
disaient:--Qu'il est heureux!

En revanche, et comme un contraste, se tenait à la gauche de
Mirabeau une femme au regard plein de fièvre, au sourire ironique et
superbe; elle parlait peu; elle buvait beaucoup; une large moustache
et remontante aux sourcils coupait en deux le visage de cette
virago. Je n'avais jamais vu de figure extraordinaire autant que
celle-là, et je m'étonnais de n'avoir pas été frappé plutôt par
cette extraordinaire et très-extravagante physionomie, où se
mêlaient l'homme et la femme en ce qu'ils ont de plus étrange et de
plus hardi.

Quand donc il s'entendit interpeller si brusquement par Chamfort,
Mirabeau se retourna comme s'il eût été réveillé en
sursaut:--Parbleu! dit-il à Chamfort, si vous avez de pareilles
questions, vous ferez bien de les adresser à de plus savants que moi
dans ces matières. Voici, par exemple, mademoiselle d'Eon, qui se
connaît en filles de joie, et qui ne serait pas embarrassée à vous
répondre. Puis se tournant vers la femme aux moustaches:--Bonjour à
vous, madame et monsieur. Te voilà donc encore parmi nous, intrépide
cavalier? Vous êtes donc de retour, madame? Où en sont tes exploits
guerriers? Où en sont tes exploits galants? Sans doute, ô dame et
monsieur! sur cette large poitrine où rien ne manque, les cicatrices
ne manquent pas, non plus que dans ce tendre coeur. Inconcevable
énigme! ingénue aux accents virils, homme intrépide à l'épaule
blanche, il faudra bien que nous sachions, un jour, quel est ton
sexe et ton vrai nom; mystère! et comment me conduire avec vous, ô
ma reine! avec toi, mon chevalier! Car, si je ne me trompe, ou j'ai
pour vous, madame, une vive sympathie, ou bien je t'ai connu quelque
part, chevalier!

La dame au double aspect, rejetant de côté une plume qui tombait sur
sa joue, et souriant d'une façon toute guerrière:--J'y allais
quelquefois, en effet, monsieur le comte, et je vous y ai vu bien
souvent.

--Mais où donc nous sommes-nous rencontrés, chevalier? dans quel
mauvais lieu assez fétide, dans quel donjon assez noir, pour que
nous nous y soyons trouvés, en même temps, tous les deux? dis-moi,
est-ce au fort de Joux, au donjon de Vincennes? Est-ce dans les
cachots de Pontarlier, ou chez les libraires de la Hollande?

On a vu tant de choses, à mon âge! on s'est piqué à tant d'épées, on
s'est brisé à tant d'éventails! J'ai fait aussi de bien mauvais
rêves dans mes diverses prisons,

Prisonnier à trente ans! Ne plus voir un sourire, et ne plus
entendre une parole d'amour!

Oh! par le ciel! mesdames, si la moins belle d'entre vous était à
Vincennes, qu'elle serait belle et charmante! quelle autorité sur
ces âmes captives! quel charme au son de votre voix! Que de
battements de coeur au seul bruit de vos souliers! De quelle flamme
surnaturelle vous seriez revêtues! De quel amour plus puissant vous
seriez entourées! En même temps que de rois vous feriez d'un regard!
À la Bastille! au donjon de Vincennes, là est née, et j'en suis sûr,
la Venus aphrodite... Une fois que j'étais prisonnier, par la
volonté de mon père et par la faiblesse de mon roi, que Dieu
pardonne, au fond des cachots du fort de Joux... mais c'est une
histoire que je n'ose guère vous raconter, et d'ailleurs tu en
serais jalouse, reprit-il en parlant à la jeune femme qu'il tenait
attentive, émue et curieuse à ses côtés.

Il reprit:--J'étais en prison au fort de Joux, séparé de ma femme et
de ma soeur, séparé du monde entier. Personne, excepté toi
peut-être, ma Clary, n'a égalé ma soeur en beauté.--Elle était la
plus belle du monde, aux yeux noirs; elle avait votre bouche, ô
belle Guimard, et votre taille, ô gentille Olivier, souple comme un
jonc... En ce temps-là, j'étais prisonnier pour avoir donné un
soufflet à un gentilhomme qui avait refusé de se battre avec moi.
Car, moi aussi, je me battais très-volontiers, ajouta Mirabeau en me
regardant.

La prison est féconde en rêves, en extases; un jour que je songeais
à la vie, à l'amour, au jeu, au festin, aux poëmes, aux bons vins,
aux chansons, aux riches habits, à Voltaire, à l'Héloïse, à Mlle
Véronèse, à Mlle Sylvia, à Rameau, à la belle Eurydice, à Properce,
à Vestris, à la Guimard, aux roses, aux violettes, aux jasmins, à
l'eau qui chante, à l'oiseau bleu, à la Dauphine, au prince de
Conti, à maître Arlequin, à Mme Panache, à la petite comtesse, à la
marquise de Brinvilliers, à Watteau, à Wandermeulen, à Beaudoin, à
Coysvox, à la Diane d'Allegry, au prince de Hongrie, à l'eau de
Luce, aux dés, aux cartes, à la chasse, aux beaux chevaux, à Mme de
Tencin, à la procession, aux Récollets, au bourdon de Notre-Dame, à
Greuze, aux échecs, au Café de la Régence, à l'École de natation,
aux îles de la Seine, à la terrasse de Saint-Germain, aux
rôtisseries de la rue Dauphine, aux balayeuses du Pont-Neuf, aux
réverbères, au portier des Chartreux, à la comédie, aux tréteaux, à
la petite rue Chassagne, à Ramponneau, à M. de Malesherbe, à
St-Ovide, à la foire aux jambons, à l'Encyclopédie, à Gilblas, à
Saint-Roland l'économiste, à Mesmer, à Triboulet, au neveu de
Rameau, à Mme de Maintenon, aux jésuites, au diacre Paris, à la
bulle Unigenitus, à M. le régent, à Law, à Mme de Parabère, à Mme la
Ressource, au Mont-de-Piété, à Panckoucke, au baron d'Holbach, à Mme
d'Houdetot, à Saint-Lambert, à la Samaritaine, au Suisse du bord de
l'eau, au jardin du Luxembourg, à l'Académie, à Nicolet, à la
Sorbonne, à Jean qui pleure, à Jean qui rit...

J'entendis une voix touchante, une voix qui chantait et qui
pleurait! c'était M. le cantinier qui battait sa femme. Elle criait:
«À l'aide! au secours!» Le brutal et l'imbécile! il avait arraché le
mouchoir qui couvrait ce beau sein, le noeud qui relevait ces beaux
cheveux, les souliers qui contenaient ces pieds charmants! À ces
chants, à ces larmes, à ces pitiés, je vins en aide à la jeune
cantinière... Elle cessa de pleurer, même quand son mari la
battait!... Je m'aperçus qu'elle avait quarante ans, au moment où
s'ouvrit ma prison... Elle et moi, nous aurions juré pour dix-huit
ans, tout au plus!

--Bien obligé de vos jeunesses et de vos beautés, monsieur le comte,
reprit la jeune femme aux yeux noirs! Fi! de ces cachots qui
rajeunissent! Fi de ces chaînes de fer qui nous font charmantes! Les
pauvres femmes qui vous ont aimé, je les plains, s'il vous fallait
l'antre des Bastilles pour être amoureux, fidèle et reconnaissant;
je les plains sincèrement!

--Tu as raison, Clary, elles ont été pour moi, par moi, bien
malheureuses! Il en est ainsi pour qui m'approche... bien
malheureuses! et toi aussi, ma douce et vive Clary, tu mourras
malheureuse si tu veux m'aimer comme elles m'ont aimé. Elles m'ont
aimé de tout leur coeur; elles m'ont aimé malheureux, et quand
j'étais proscrit, mendiant, roué en effigie, elles sont venues à mon
aide, elles m'ont pris par la main. Celle-ci m'a suivi à l'étranger;
elle a partagé ma misère en Hollande, quand j'étais aux gages des
libraires. O Sophie!--aimé par elle, et par moi consolée, ainsi nous
avons parcouru toute la route, nous aimant plus que jamais; l'exempt
de police lui-même eut pitié de notre amour, il ne nous sépara qu'à
Paris; le digne exempt! Puis je fus enfermé à Vincennes; on enferma
Sophie en quelque horrible maison de filles repenties; puis mes deux
enfants moururent le même jour, l'enfant de ma femme et l'enfant de
ma maîtresse, enfants de mon amour! Il y avait de quoi s'étrangler
de désespoir; d'autant plus qu'une fois à Vincennes, et seulement à
Vincennes, je compris tout ce que j'avais perdu. Sophie! ô misère!
Épouvante et damnation! Seul, dans cet affreux donjon, sans un livre
et sans linge, écrasé, perdu, plein de fièvre, appelant Sophie ou la
mort... en plein délire, en pleine obscénité! moi, le gentilhomme
évoquant le démon de la débauche, appelant dans mon cachot les
saturnales entières, rugissant comme un satyre et dansant comme un
faune... Ah! quel supplice! Ah! quelle fureur! J'écrivais des
lettres folles; elles faisaient pitié même à l'exempt qui les
remettait au lieutenant de police, à M. Lenoir, et M. Lenoir les
vendait, pour mon compte, à d'honnêtes libraires, qui vous les
vendaient à vous, mesdames... quand vos laquais n'en voulaient plus.

J'en reviens à mon texte, chevalier d'Éon: vous auriez été bien
séduisante... à Vincennes... ou au fort de Joux.

Il dit ces derniers mots avec un rire infernal; son rire épouvanta
la jeune femme, et la voyant pâle et tremblante:

--Oh! ma très-chère Clary, s'écria-t-il avec un son de voix
flatteur, ne craignez rien! mon sang s'est apaisé; je suis libre, à
présent; je suis le maître. Hélas! ne craignez rien; je ne suis pas
dangereux!

Clary leva des yeux pleins d'effroi sur ce visage infernal.

--Cependant, monsieur, lui dit-elle, vous étiez libre au moment où
madame de Monnier se tua de chagrin.

--Libre, ai-je été libre un seul jour, ma Clary? J'ai été misérable
et pauvre: persécuté par mon père, abandonné par ma femme, et
faisant pour vivre des livres obscènes! J'ai fait d'un charmant
poëte, appelé Tibulle, un libertin du dernier ordre, pour cent écus;
empruntant au premier venu, sans jamais rendre, aussi vil que le
neveu de Rameau! Que n'ai-je pas tenté, pour vivre au jour le jour,
comme un malheureux sans asile et sans pain! J'écrivais des
journaux, des pamphlets, des livres obscènes, des iniquités; je me
suis vendu à M. de Calonne, et j'espionnais en Prusse en même temps
que vous étiez espion en Angleterre, madame le chevalier d'Éon.
Comment voulais-tu, ma Clary, que ces pauvres femmes ne mourussent
pas d'effroi, me voyant si laid, si mendiant, si vil? Moi-même je
désirais les voir mourir, si honteux que j'étais de me voir! En ces
temps misérables je portais le linge et les habits de mon
secrétaire; ma compagne se faisait des coiffes avec la doublure de
mes vieux habits; Dupont lui proposait de l'acheter, elle, pour
quelques écus, et je tendais la main à Rulhière; c'est comme si
Voltaire eût emprunté de l'argent à Fréron, ou Diderot à Palissot.
Et ces pauvres femmes ne seraient pas mortes d'effroi! Mais songez
donc, ma vie et ma fête, que je n'avais aucun rang dans ce monde, où
j'étais comte et marquis; songez que j'étais un méchant écrivain,
plus boursouflé que monsieur mon père, _l'ami des hommes_; que
j'écrivais mal, que je parlais de tout au hasard, même de finances;
que le dernier gredin avait le droit de me lancer mille ordures; que
Beaumarchais faisait contre moi une brochure aussi sanglante que les
Mémoires contre Goezman.

Croyez-moi, Clary, j'étais bien malheureux! Si vous m'aviez aimé
alors, vous seriez morte de douleur, de misère ou d'effroi. Morte en
posant votre main sur ma tête, en signe de bénédiction. Il se tut un
instant n'étant plus le maître de son émotion; bientôt il releva
fièrement la tête:--Or çà! vous tous qui m'écoutez, s'écria-t-il,
vous savez si depuis j'ai pris ma revanche avec l'opinion publique,
et si l'opinion publique est revenue entière, éclatante et superbe,
à Mirabeau! Le premier cri de liberté, messieurs, que la France ait
jeté, c'est moi qui l'ai jeté le premier; j'ai été absous de mon
passé par la liberté présente, et maintenant ce furieux que vous
avez connu si mendiant et si faible, il est roi aujourd'hui comme
l'était Voltaire, au même titre; il est le maître, il est le plus
fort, et pour régner il ne flatte aucun pouvoir. Cette fois, j'ai
rencontré le seul élément dans lequel je puisse vivre, et j'y vis.
Je suis encore, il est vrai, parmi vous, le joyeux compagnon,
amoureux à outrance, homme de feu et de plaisir comme j'étais
autrefois. Oui, j'aime encore aujourd'hui l'orgie et ses flammes,
l'amour et ses fêtes, le jeu et ses délires; mais de tous mes vices
je suis absous, parce que je suis un grand citoyen! La France est ma
maîtresse à cette heure, et, si l'amour m'a puni longtemps, l'amour
me récompense enfin. Je le savais bien, moi, que cette proscription
finirait; dans mes plus grandes infortunes, je me consolais à force
d'être aimé: l'homme qui est aimé n'est pas méchant; l'amour est le
plus grand et le plus immortel des pouvoirs!

--Certes, reprit le chevalier d'Éon, un grand pouvoir, M. le comte.
La renommée, aujourd'hui, disait qu'hier vous aviez remporté une
victoire assez complète sur le grave précepteur d'un prince du sang.

--La renommée a dit cela? reprit Clary vivement.

--Moins que rien, reprit Mirabeau, la renommée est folle et
menteuse, Clary; je me suis vengé, une bonne fois, de ce méchant
précepteur en jupon, et voici comment:

Le petit Sillery a pris une femme, jolie, accorte, alerte, agaçante
et pleine de bonnes qualités que la pédanterie a gâtées. La petite
femme, à peine mariée, allait, le nez au vent, faisant de la vertu
et de la peinture, un peu de musique, un peu de morale et de petits
vers, tout ce que fait une honnête femme aussitôt qu'elle n'a rien à
faire. À force de gros livres, de contes moraux et de chansons
plaintives sur la harpe, la petite femme à la fin s'ennuya de ses
propres vertus; elle fit de l'intrigue; elle se faufila au
Palais-Royal où elle devint pour tout de bon _le précepteur_ d'un
prince-enfant, le premier prince du sang trouvant qu'il était sage à
lui de faire élever messieurs ses fils par cette dame d'honneur, de
harpe et de vertu. Jusque-là rien de mieux; je savais à peine
l'existence de la dame, quand tout à coup il me revient qu'elle
déclame contre moi, comme si j'avais fait _Mahomet_ et le
_Dictionnaire philosophique_. Bon! me dis-je à moi-même, et je me
vengerai quand j'aurai le temps.

J'avais oublié la petite dame et ma vengeance; hier cependant je
rencontre (elle était chez Chamfort!) une commère en rabat-joie, une
belle parleuse en sentences, en révérences, en bons mots bien
choisis...--Bon! me dis-je, elle tient son pied de boeuf, et moi je
tiens ma pédante. Aussitôt je fais l'aimable et je prends ma douce
voix! Je plaisante, je plais, on me dit: «Laisse-moi, je _te_ prie!»
on s'en va, je propose ma voiture: or, je n'avais pas de voiture, et
nous prenons bel et bien un fiacre, un méchant fiacre... Elle allait
en fiacre aussi, la belle et charmante Manon Lescaut. Nous allons,
alors les stores baissés, je me garde bien de viser à l'esprit; je
fais mieux, je prête l'oreille à l'esprit qu'on me fait; parfois je
porte à ma lèvre indiscrète (et très-discrètement) cette main-ci,
cette main-là; bientôt je me remets à écouter, bref, je deviens plus
entreprenant, et quand on me trouve enfin par trop hardi...
j'écoute; je n'écoute pas si bien quand Barnave est à la tribune. En
un mot, j'ai tant écouté, j'ai si peu parlé, qu'arrivé au perron du
Palais-Royal, où par parenthèse on vous a vue, belle Luzzi,
descendre de voiture avec le comte Orloff...

--Eh bien! reprit Clary, vous avez tant écouté?

Mirabeau continua:--Donc j'ai tant écouté, tant écouté, qu'elle
avait les yeux humides et bien tendres quand le fiacre s'arrêta.

--Et c'est là tout? demanda Rivarol.

--Si tu ne trouves pas que ce soit assez, dit Mirabeau, inscris-toi
en faux.

--Mais, dit Rivarol, il faut une conclusion à l'histoire.

--Voici la conclusion, dit Mirabeau:

Voyant à la dame empourprée un regard humide... et content, j'étais
redevenu un bélître, un beau parleur, un bavard même; à présent
c'était elle à son tour qui gardait un silence modeste, et c'était
moi qui faisais de l'esprit; nous avions changé de rôle elle et
moi... Cocorico!

À la fin, comme je ne disais pas ce que je devais dire, elle se
hasarde, en hontoyant, à demander le nom de son séducteur. C'était
là justement que je l'attendais.

Je lui dis mon nom tout simplement, sans emphase, et j'y mis aussi
peu de prétention que si je me fusse appelé Sillery... tout
bêtement.

Mais quand elle entendit ce nom de Mirabeau, elle fut si violemment
frappée qu'elle oublia de s'évanouir.

--Madame, lui dis-je, en voilà, j'espère, un beau chapitre à ajouter
aux _annales de la vertu_.

Et confuse, honteuse et non repentante...

Et je te demande pardon, Clary, d'une vengeance assez facile, et
dont j'ai regret, te voyant bonne et douce et si peu disposée à te
venger.




CHAPITRE VII


Je sais bien que je gâte à les raconter ces aventures, ces
paradoxes, ces bruits armés et charmants d'autrefois! Ce Mirabeau
que je contemple à tant de distance, et dans cette inexprimable
confusion, que je suis loin d'en donner la plus faible image! A-t-on
jamais défini le tonnerre, et l'éclair, et le nuage? Et l'écho seul
de Mirabeau, qui peut le dire? À peine il en est resté des paroles
écrites, des paroles sans son âme et sans sa figure, veuves de son
geste, et décolorées de ces veines bleues qui se croisaient sur son
front comme un réseau mouvant! C'était un homme... un géant d'une
race à part, qui s'est perdue, et quand on retrouvera ses ossements
fossiles, dans mille ans d'ici, au fond des catacombes de 1789, on
les prendra pour les restes d'Encelade entassant Pélion sur Ossa.

Cependant, ayant vu Mirabeau face à face et complet, j'ai voulu le
dire et m'en vanter. J'ai suivi pendant vingt-quatre heures la vie
ardente que cet homme a menée pendant trente années, et ces
vingt-quatre heures de spectacle, elles m'ont fatigué comme
n'eussent pas fait cinquante ans d'une existence à l'allemande, au
coin du feu l'hiver, à l'ombre en été.--Aussi bien les moindres
détails de cette nuit sont présents à ma pensée, elle est pleine de
Mirabeau. La belle heure aussi, pour le voir, ces moments d'ivresse
et de folles joies, où l'homme abandonné à ses penchants se montrait
familièrement dans la corruption de son esprit, dans l'éloquence de
son génie et dans la bonté de son coeur!

On n'expliquera jamais ce qu'il y avait de charme et d'entraînement
dans ce merveilleux personnage. Il était, tour à tour, affable et
moqueur, dédaigneux, enthousiaste, intrépide, emporté, sérieux,
bouffon...; le plus aimable et le plus vrai des libertins, le plus
impérieux des grands seigneurs... Il était toujours au niveau de
toutes les positions, au-dessus de tous les excès! On était grave,
il était sublime; on parlait d'art et de poésie, il était un grand
poëte; il pleurait à un conte bien fait, il riait à un bon mot, il
jouissait de toute chose en enfant, du vin, des parfums, des
émotions du jeu, de la beauté des femmes, de tous les frissons
intimes; il était tout âme et tout esprit...; il était un génie, il
était un grand coeur. Les femmes qui l'entouraient le dévoraient du
regard; les hommes écoutaient et se soumettaient à ses moindres
caprices, le reconnaissant tacitement pour leur maître. Esprits,
grandeurs militaires, abbés, hommes d'État, débauchés, joueurs, les
philosophes eux-mêmes et les gens de lettres les plus insolents,
s'inclinaient devant ce génie excellent et superbe. Les anciens
maîtres de la société française comprenaient, en voyant Mirabeau,
qu'ils avaient un maître à leur tour. Cet homme était encore un
progrès de la toute-puissance: le pape, le roi, la philosophie et le
peuple enfin! Grégoire VII, Louis XIV, Voltaire, Mirabeau; et après
Mirabeau, Bonaparte; après la liberté, la force... Une histoire à
recommencer, un monde à régénérer, une liberté à conquérir!


Au milieu de ces réflexions confuses, un nouveau sujet d'attention
attira tous mes regards. Non loin de moi était assis un gentilhomme
de noble façon, et qui paraissait s'occuper très-peu de ce qui se
disait autour de lui. La figure de cet homme était belle et
régulière, sa tête était couverte de longs cheveux grisonnants, sa
physionomie était calme... Il riait parfois, et son rire était sans
pitié; son âge était tel qu'il eût été impossible de dire s'il était
plus près de la vieillesse que de l'âge mûr, tant il s'était
maintenu habilement dans ce moment fugitif de la vie, où la jeunesse
vous dit adieu avec un air de regret et de pitié, et vous jette
entre les bras inexorables de la raison.

J'avais remarqué cet homme à quelques paroles pleines de sens qui
lui étaient échappées. Évidemment c'était un esprit plein
d'expérience et de sagesse; il était l'objet de l'attention
générale; les dames cherchaient dans son costume riche et décent
quelques vestiges des modes antiques; les hommes le regardaient, les
uns avec défiance, et les autres d'un air incrédule; quelques jeunes
gens avec un intérêt réel, et comme le seul vieillard qui fût assez
âgé pour être au-dessus d'eux.

Il se tenait à cette table comme est la statue au _Festin de
Pierre_, ni mangeant, ni buvant, parlant peu et parlant bien, sans
que personne eût songé à l'inquiéter: il fallait que ce fût une des
habitudes connues de sa vie qu'on ne voulait pas contrarier.

Le repas fini, vint le dessert. Les valets couvrirent la table de
fruits et de fleurs, de temples chinois, de vins célèbres, de mille
inventions faites pour le goût et pour les yeux. En ce moment où la
joie et le bruit accomplissaient leurs plus rares folies, ces dames,
sans y songer, détachèrent le dernier lacet de leur gorgerette; un
repas français, à cette époque, était composé comme une sonate
allemande, le grave _andante_, le tendre _adagio_, et, pour finir,
le vif et rapide _rondo_, qui met en train la tête et le coeur: nous
étions arrivés au _rondo_.

On porta des toasts aux femmes, aux grands hommes, à la gloire, à la
liberté des deux mondes. Vint le tour de Mirabeau. Mirabeau ne porta
pas de santé politique.--À la santé de notre aïeul toujours jeune...
À la santé du plus aimable et du plus âgé vieillard de l'univers
(jeunes femmes, méfiez-vous de lui); messieurs et mesdames,... à la
santé du comte de Saint-Germain!

Le toast fut accepté avec transport. Tous les verres se levèrent
légèrement couronnés d'un pétillement joyeux, le choc sonna
doucement; au-dessous de ces bras tendus, M. de Saint-Germain
relevait la tête, souriant et rendant mille grâces aux convives.

--Il faut nous rendre notre toast, monsieur le comte, dit Mirabeau;
nous y tenons d'autant, qu'on nous a dit que vous ne buviez jamais.

--Qu'on me donne un verre, dit le comte.

--Voilà le verre de Clary, monsieur, répondit Mirabeau; buvez et
dites-moi: grand merci! Vous êtes le seul, monsieur le comte, à qui
je voudrais accorder cette faveur. Mais vous, sage vieillard, vous
ne distingueriez pas sur ce verre enchanté la place heureuse où
toucha cette lèvre amoureuse... Ainsi buvez sans peur dans le verre
où buvait ma belle Clary.

M. de Saint-Germain prit le verre qu'on lui offrait, et d'une voix
légèrement tremblante: À la santé, dit-il, des républiques à venir!
à votre santé, Clary, qui avez dompté le lion, je bois à vous aussi!
On buvait à Cléopâtre quand on disait à Antoine: _Je bois à toi!_

Quand il eut bu, le bonheur se peignit sur son visage; on eût dit
qu'il retrouvait une sensation de bonheur oubliée depuis longtemps,
même il parut tout à coup rajeuni.--Mais pourquoi à la santé des
républiques, monsieur le comte? pourquoi, je vous prie, à la santé
d'Antoine et de Cléopâtre? s'écria Mirabeau.

Le comte reprit:

--C'est qu'à présent c'est au tour des monarchies à mourir. J'ai vu
tant de républiques tomber: la Grèce expirée, est assez semblable à
la fleur qui se fane au soleil. J'ai vu mourir la république
romaine... au milieu d'une fête nocturne, en présence des rhéteurs,
des sceptiques, des philosophes, des athées et des femmes, les plus
charmantes, un soir d'orgie, une nuit de fête, au milieu de la
dégradation universelle. Voilà pourquoi, me souvenant de toutes ces
choses, j'ai bu à la santé des républiques à venir, comme autrefois
j'avais porté la santé des monarchies. Quant à Cléopâtre... il me
souvenait que c'est moi qui ai bu le reste de sa coupe insolente:
eh! croyez-moi, cent fois je préfère à ce vinaigre où disparut la
perle orientale, le beau verre effleuré par ces lèvres roses, et le
reste de ce bon vin d'Aï.

--Vous avez donc connu Cléopâtre? demanda Mirabeau.

--Je l'ai connue, et beaucoup: c'était une toute petite femme, mince
et frêle, du corsage le plus élégant, aux yeux noirs et langoureux,
à la peau brune et douce; le plus aimable contraste qui se pût voir
avec ce robuste, ce gros et jovial soldat qu'on appelait Antoine,
l'homme le plus amoureux et le plus brave de la république, et qui
fut vaincu par un lâche. Mais ce serait une longue histoire à vous
raconter.

--Contez-nous cette histoire, je vous prie, dit Mirabeau,
contez-nous-la. J'aime ces temps de luxe et de misère, ces époques
fatales où l'humanité, arrivée au plus haut progrès, ne peut plus
que reculer, passant par le vice afin d'arriver plus vite à
l'esclavage, s'étourdissant de ses propres éléments, oubliant les
vrais principes, et se faisant folle, de gaieté de coeur, pour être
dispensée de toute peur et de toute prévoyance. Parlez-nous de ces
temps que vous avez vus, de ces hommes que vous avez connus;
parlez-nous de Cléopâtre: et toi, Clary, appuie ta tête sur le sein
de ton Antoine, mon disciple bien aimé.

Alors, sans viser à l'effet, très-simplement, et comme s'il eût
raconté une histoire de tous les jours, le fameux comte de
Saint-Germain:

--C'est l'heure ou jamais, messieurs, nous dit-il, de nous rappeler
en quel état misérable était ce bas-monde, à l'heure où Jules César,
habile et dément continuateur de Sylla, eut enseigné, une dernière
fois, au Capitole humilié, que désormais Rome elle-même était une
esclave et que le Capitole avait un maître. O l'abominable et
douloureuse leçon! Elle attend, inévitablement toutes les grandes
choses dont la chute est d'autant plus cruelle et complète qu'elles
tombent de plus haut! La leçon profita surtout à trois hommes:
Octave, un lâche habile, Antoine, un brave idiot, Lépide, un caprice
du hasard; ces trois hommes furent un instant les trois colonnes sur
lesquelles reposait l'univers; mais lorsque Lépide eut été jeté de
côté comme un paradoxe qui a fait son temps, il arriva qu'entre
Octave et Marc-Antoine le débat fut long et disputé. Le monde alors
se partagea entre ces deux maîtres, prêt à battre des mains au
vainqueur; et, comme à ce monde, abandonné aux plus tristes hasards,
il fallait à toute force une occupation puissante qui pût remplacer
la liberté à laquelle il renonçait, on se rejeta dans les théories
philosophiques, dans les doctrines du bien et du mal; tantôt le
spiritualisme, et plus souvent la sensation; aujourd'hui l'Académie
et demain le Portique. Mais ces graves questions avaient été
débattues dans la Grèce avec un éclat impérissable; elles avaient
déjà assisté à la décadence de cette république enchantée; elles
avaient été embellies par ce langage ingénieux et cadencé que Platon
avait apporté du ciel. Aussi fut-ce un vain effort quand l'oisiveté
romaine voulut aller sur les brisées de l'oisiveté athénienne; elle
se perdit dans ce dédale éloquent dont l'éloquence seule a trouvé
les détours; Cicéron lui-même les dénatura dans sa maison de
_Tusculum_. En dernier résultat, loin d'avancer, la morale fit un
pas rétrograde; elle prit un masque, comme dans les histoires de
Salluste. Ainsi, pour la vertu, elle s'en tint à la définition du
dernier Brutus.

J'ignore, si l'esprit humain à cet instant périlleux n'eût pas eu
d'autre débouché, à quels excès il se fût porté. Peut-être bien que,
faute de mieux, Rome se fût mise encore à faire de la liberté, bien
qu'à ce métier elle se fût fatiguée et perdue. Heureusement qu'elle
fit de la politique, ce qui n'est pas la même chose. Alors mille
recherches furent entreprises sur le génie et l'avenir des nations,
sur l'excellence des gouvernements, sur les meilleures lois de
l'avenir. C'est ainsi que mon ami Thomas Morus, malgré mes conseils
et mes prières, écrivait l'_Oceana_ sous le règne de Henri VIII, et
se dépouillait de son habit de chancelier d'Angleterre pour monter à
l'échafaud. La politique était donc la principale occupation du
monde romain pendant qu'Octave et Marc-Antoine, tantôt unis, tantôt
séparés, se battant l'un contre l'autre ou poursuivant ensemble
Cnéius, le fils du grand Pompée, amis inséparables, ennemis jurés,
réunis ensuite par l'hymen d'Octavie, la soeur d'Auguste, dont la
touchante beauté et les vertus simples et modestes auraient dû
enchaîner ce soldat mal élevé, méditaient chacun de son côté
l'asservissement de l'univers.

Pour moi, insouciant voyageur dans ce monde ainsi divisé, moi qui,
en fin de compte, n'appartenais à aucun parti, j'avais cependant
suivi Octave en Orient, parce que l'Orient devait être le théâtre de
ces grands débats... Jamais dans vos livres, jamais dans vos extases
de jeunesse, et dans vos plus beaux jours de gloire, à l'heure où
vos dômes étincelants et chargés de drapeaux resplendissaient sous
les feux du soleil, vous n'avez vu, vous n'avez imaginé rien de
comparable à l'Alexandrie de Cléopâtre. Figurez-vous l'Italie en sa
force, la Grèce aux formes riantes, l'Orient et sa richesse, enfin
ce que la république a de grandeur, ce que la royauté a de grâce et
de majesté, deux mondes confondus sur un seul point; à la tête du
premier monde Antoine, l'ami de César, son lieutenant dans ses
conquêtes, accompagné de ses vieilles cohortes, géant au coeur de
lion, au sourire de jeune homme; à la tête de l'autre monde arrivait
Cléopâtre, entourée encore de l'amour de César, reine à la tête de
jeune fille, aux blanches mains, à la démarche de déesse, montée sur
un vaisseau d'ivoire et d'or aux cordages de soie, aux voiles de
pourpre; et tant de jardins, de palais suspendus au-dessus de ces
deux puissances, vous aurez à peine une idée approchante de la
splendeur et de la beauté d'Alexandrie.

Hélas! dans cette ville même la politique nous avait suivis.
Incurable maladie des nations oisives et fatiguées, la politique
était partout, dans le palais du proconsul et sous la tente du
soldat, en Orient, en Occident, dans les maisons mêmes. Les Romains
de la république se trouvant en présence d'une reine affable et
pleine d'attraits, les sujets de Cléopâtre, au contraire, appelés à
considérer de plus près la bonhomie guerrière d'Antoine, il se fit
que chez les républicains survint un grand amour de monarchie; et
que les sujets du trône furent envahis d'un grand désir de
république. Cela ne prouvait qu'une chose, à savoir que des deux
côtés, reine ou empereur, chacun dissimulait, chacun se faisait
meilleur que de coutume, uniquement par envie de plaire, car ni l'un
ni l'autre n'avait besoin de descendre à flatter le peuple: ils s'en
souciaient fort peu, j'imagine; et lorsque la reine souriait aux
cohortes, elle souriait à leur général; le général, de son côté,
faisait sa cour à Cléopâtre en parlant aux sujets de la reine;
c'était toujours la même déception, ce qui n'empêchait pas en
théorie que le principe ne restât pur et à l'abri de toute atteinte;
il ne s'agissait que de savoir à qui resterait l'empire. À ce sujet
je me pris de grande dispute avec un stoïcien du vieux système, imbu
des doctrines sévères de son école. Il se nommait Scaurus; il était
le frère d'un des partisans d'Antoine, mais sa conscience, qui lui
défendait de fréquenter un courtisan, les avait séparés depuis
longtemps. C'était, à tout prendre, un homme d'une pensée énergique
et d'un beau langage. Cependant il est demeuré sans nom, parce qu'il
est donné à peu de philosophes de se faire un nom durable. Il avait
quatre-vingt-dix ans, lorsque je lui fermai les yeux dans la
délicieuse maison de Campanie que lui avait laissée son frère en
mourant: je le vois encore, orné d'une longue barbe noire et se
promenant à grands pas sous les portiques en récitant tout ce qu'il
avait ajouté à la République de Platon, tout ce qu'il savait du même
traité de Cicéron, que le temps a fait disparaître et que peut-être
un jour je retrouverai dans mes papiers; sans compter qu'il avait
toujours présentes les belles pages d'Aristote contre la tyrannie,
et en particulier _contre ces hommes sortis de la classe des
démagogues, forts de la confiance du peuple à force d'avoir calomnié
les hommes puissants_[1]. Ainsi armé, et m'écrasant de l'exemple de
Philon à Argos, de Phalaris dans l'Ionie, de Pisistrate à Athènes,
de Denys à Syracuse, mon stoïcien sortait souvent vainqueur dans nos
disputes de chaque jour; car pour moi, peu jaloux de m'appuyer
d'exemples passés et de rappeler ces grandes monarchies si
admirablement constituées qui avaient fourni à Alexandre le modèle
de la sienne, je me retranchais dans la discussion du principe, dont
je vous ferai grâce parce que, tout grands politiques que vous êtes,
je vous ennuierais mortellement.

[Footnote 1: Aristote, _de la Politique_.]

Nous étions donc toujours en discussion, Scaurus et moi; et, comme
j'avais apporté tout mon sang-froid dans cette dispute et que
j'attendais avec patience quelque bon argument bien décisif en
faveur de la royauté, je me repaissais à loisir des belles et
grandes rêveries du philosophe. Cette belle imagination prenait
toutes les formes, parcourait tous les sentiers, passait en revue
toutes les opinions: tantôt, comme Bias, elle définissait la
_république_ un respect pour les lois, égal à la terreur des tyrans;
ou bien, comme Thalès, un nombre égal de riches et de pauvres;
d'autres fois, avec Pittacus, elle appelait de tous ses voeux un
État où les scélérats seraient exclus de la magistrature; enfin,
avec Chilon, elle chassait les orateurs de la tribune pour ne
laisser régner que la raison. Vous ne sauriez croire avec quel
ravissement j'écoutais ces rêveries touchantes; car, autant les
théories politiques sont à redouter parmi la foule ignorante et
grossière, autant ces mêmes théories sont intéressantes dans la
bouche d'un sage.

Une nuit où tout reposait, excepté nous et les sentinelles des deux
camps, dont les lances au fer éblouissant renvoyaient au loin les
pâles rayons de la lune d'avril, assise sur son trône d'argent, nous
nous promenions, mon philosophe et moi, dans les murs silencieux
d'Alexandrie, sous ces portiques de marbre blanc, au milieu de ces
fontaines qui ne se taisaient ni jour ni nuit, et comme dominés par
le fleuve aux flots d'argent où se balançait mollement la galère de
Cléopâtre. Nous nous taisions. Ce silence qui succédait à tant de
tumulte n'était pas sans charmes; nous poursuivîmes notre route
jusqu'à ce que nous fussions arrivés au palais de la reine. C'était
un vaste et élégant édifice entouré et défendu de toutes parts, il
s'appuyait sur cette même tour au sommet de laquelle Antoine fut
enlevé, frappé d'un coup mortel. Tout était silencieux dans le
palais; pas une lumière qui indiquât un de ces festins somptueux
dont chaque toast était annoncé à la ville par des fanfares, comme
s'il se fût agi d'un triomphe; une nuit de paix et de calme, au
temps de Ptolémée, une de ces nuits silencieuses comme si César,
enveloppé dans l'ombre, et se cachant à tous les regards par un
dernier respect pour le sénat et le peuple romain, eût dû venir le
soir même et sans bruit visiter cette voluptueuse reine d'Asie
adorée entre tous les amours.

Cette nuit sans orgie et silencieuse nous surprit quelque peu; nous
étions encore à chercher en quels lieux se divertissait l'empereur,
lorsqu'à l'angle du palais nous aperçûmes une petite porte... un
mystère, qui s'ouvrit lentement. Bientôt un esclave en sortit; il
referma la porte avec précaution, après quoi il se dirigea vers la
ville où tout dormait. Il portait sur ses épaules un tapis de Perse
aux couleurs sombres, et roulé avec soin. Nous fûmes curieux de
savoir à qui ce tapis pouvait s'adresser; peut-être était-ce un
présent que la reine envoyait à quelque capitaine romain. Nous
suivîmes donc, presque sans le vouloir, le tapis et l'esclave: ils
entrèrent d'abord chez un devin célèbre par ses prédictions et son
inflexible avenir.

--Vous verrez, me dit Scaurus, qu'il s'agit de quelque enchantement,
d'un philtre amoureux sans doute.

Ainsi parlant, il levait les épaules, comme un homme qui ne croit ni
aux astres ni à leur influence ici-bas.

Bientôt l'esclave et le tapis reparurent, et nous les vîmes entrer
dans la tente d'Énobarbus. Énobarbus était l'intime d'Antoine, un
glouton et jovial compagnon de ses guerres et de ses plaisirs.

--Par Jupiter! m'écriai-je, mes pressentiments ne m'auront pas
trompé: Énobarbus aura ce beau tapis.

Mais le tapis et l'esclave reparurent quelque temps après, et ils se
dirigèrent dans un quartier tout opposé, chez Mécènes, le favori
d'Auguste. Caché dans Alexandrie, il méditait en secret la ruine
d'Antoine. Mécènes n'était pas encore ce que je l'ai vu depuis,
gros, gras et lourd, tout parfumé des louanges d'Horace et des
apothéoses de Virgile: il était tout simplement un diplomate à la
main blanche, avec le bout de l'oreille déjà rouge, et d'un
embonpoint très-décent qui, de nos jours, n'eût pas outrepassé les
bornes d'un fauteuil de conseiller d'État.

--Je n'y comprends plus rien, dis-je à mon compagnon, et vous?

--Moi non plus, reprit-il. Ce sont de trop grands seigneurs pour
conspirer par l'entremise inoffensive d'un vil eunuque. Quant au
tapis, à quoi peut-il servir? Je l'ignore, mais, foi de philosophe!
on donnerait vingt tapis comme celui-là pour le savoir.

--Nous le saurons peut-être, lui répondis-je; il ne s'agit que
d'attendre.

En effet, nous attendîmes beaucoup plus longtemps à la porte de
Mécènes qu'à celle d'Énobarbus. À la fin le tapis se montra de
nouveau, et ce ne fut pas sans surprise qu'au détour du môle de
Césarion nous le vîmes entrer, devinez où? À la caserne même des
gardes prétoriennes. C'étaient d'anciennes troupes de César, les
premiers vainqueurs de l'Égypte, les mêmes qui avaient imaginé de
frapper au visage ses jeunes et beaux guerriers plus jaloux de
sauver leur beauté que leur vie elle-même. Nous fûmes sur le point
de renoncer à la recherche de cette énigme.--À qui donc en veut cet
esclave? et que veut-il? où va-t-il?--La caserne le retint
longtemps. Quand il en sortit, plusieurs soldats le suivirent jusque
sur le seuil et baisèrent avec respect la pourpre tyrienne; à la
clarté des flambeaux nous apercevions la couleur douteuse du
mystérieux tapis.

--Vous m'avouerez, me disait tout bas mon stoïcien, que voilà un
singulier messager: généraux et soldats, la tente du diplomate et la
simple caserne, tout lui convient; il se glisse et partout avec la
même sécurité... Et, si je ne me trompe, le voilà qui entre dans le
palais d'Antoine, aussi facilement qu'un Athénien entrerait à
l'Académie,

En effet, au milieu de mille acclamations bruyantes, le mystérieux
tapis fut introduit dans le palais. Le palais du général éclatait de
mille feux; échauffés par le vin, les convives, Africains ou
Romains, esclaves parvenus ou nobles descendant de familles
patriciennes, se livraient à cette gaieté bruyante qui plaisait si
fort à l'empereur. Savant dans les voluptés de l'Asie, on avait vu
Marc-Antoine donner une ville pour un bon plat de poisson, honorer
son cuisinier à l'égal d'un homme de guerre; et même ce soir-là le
festin était plus somptueux que jamais, car on parlait dans le
public d'un défi entre Antoine et Cléopâtre, d'une lutte inouïe
entre ces deux puissances, d'un triomphe ineffable de volupté qu'il
s'agissait de remporter. L'arrivée de l'esclave au tapis de pourpre
fut donc brillante et animée; à ce moment le banquet recommença de
plus belle et les flambeaux jetèrent une clarté plus vive. Pour
nous, assis à la porte du palais, et sans nous communiquer nos
doutes, nous nous livrions à mille pensers divers.--L'âme de Scaurus
était en souffrance et sa sévère indignation ne pouvait se contenir
à l'aspect de ce Romain qui se jouait d'un monde et qui aurait donné
le Capitole pour une nuit de plaisir. Moi, en homme habile et
prudent, que rien ne saurait étonner, je trouvais plaisante cette
destinée de la vieille Rome qui venait aboutir, en dernier résultat,
aux plaisirs d'un débauché et d'une reine adultère. En vérité, pour
celui qui sait l'histoire et qui la voit de près, c'est une bien
misérable chose, ces empires dont la chute a fait tant de bruit. Il
faut avoir de la pitié de reste pour s'apitoyer sur ces masses
inertes qui s'écroulent, dès qu'elles ne peuvent plus soutenir leur
propre grandeur; un royaume qui s'écroule est un équilibre perdu,
voilà tout. Cependant, pour celui qui doit survivre à cette énorme
chute, c'est un singulier spectacle: voir tomber un empire et
comprendre combien ridicule est sa chute.--Il obéit désormais, s'il
est favorisé du ciel, à des barbares qui l'envahissent, ou, moins
heureux, il est envahi par quelques palmiers stériles du désert et
par des herbes rampantes, comme vous pouvez voir les ruines de
Thèbes et de Memphis.

Cependant la nuit s'avançait: les étoiles jetaient un éclat moins
vif, on entendait déjà le bruit naissant d'une grande ville qui
s'éveille à la tâche de chaque jour: le vent du matin circulait en
sifflant dans les voiles du port, et nous allions nous retirer quand
la porte d'Antoine s'ouvrit encore une fois. Alors nous aperçûmes
cette _troisième colonne de l'univers_ recharger en chancelant, sur
les épaules de son esclave, le tapis mystérieux. À ma grande
surprise, je reconnus dans l'esclave Éros, bon et valeureux soldat,
le même qui devait apprendre à son maître comment il fallait mourir.
Il était facile de voir qu'Éros avait pris sa part du festin: son
pas était mal assuré, et souvent il s'arrêtait, pour retrouver sa
route. Il allait ainsi, hors de lui, lorsqu'un incident étrange vint
ajouter à son trouble. Nous étions encore en présence du palais
d'Antoine: l'_Imperator_, entouré de ses courtisans, et chargé comme
eux de la couronne de lierre des banquets, respirait machinalement
l'air frais du matin, tout étonné de voir se lever l'aurore
autrement qu'à la tête d'une armée. En ce moment se fit entendre une
musique... Elle n'était pas de la terre!... C'étaient des sons doux
et tristes qui n'étaient pas sans charme, et qui n'avaient rien
d'humain. À ce bruit les Romains ôtèrent leurs couronnes; Éros
s'arrêta:

--Les dieux s'en vont, dit-il; Bacchus nous abandonne! O dieux! mon
maître est mort!

En même temps de grandes larmes roulaient dans ses yeux. Je
m'approchai de ce brave Éros.

--Salut, lui dis-je; et que les Heures aux doigts de rose et toutes
les divinités du matin te soient propices!... Mais il me paraît,
Éros, que vous menez une vie assez pénible, et comment se fait-il
qu'à cette heure, après les libations de la nuit, vous n'êtes pas
étendu tout du long dans le _triclynium_ de votre maître, entre ses
deux molosses bretons, et serrant dans vos bras quelque bonne
esclave sicilienne qu'il vous aura donnée en un moment de belle
humeur?

--Par Hercule! et c'est bien parler, mon maître! reprit Éros: m'est
avis que je travaille comme un consul, tandis que je devrais être
heureux comme un grand-prêtre.

Puis levant les yeux vers son tapis avec un air langoureux et
sentimental, qu'il avait puisé dans une vieille amphore de vin de
Chypre;

--Un joli fardeau, disait-il. Que ne suis-je le Grec Anacréon! je te
ferais une petite chanson de dix syllabes, toi qui es l'arbre sous
lequel repose mon maître, dans les grandes chaleurs de l'été:

--Quel est donc cet arbuste que tu portes? reprit l'impatient
Scaurus.

Éros reprit en chantant, sur un air de courtisane:

    Un joli arbre, sur ma foi: ses fleurs sont des perles blanches,
    Ses fleurs sont d'or comme la fleur du saule.
    Trop heureux qui peut serrer ce jeune tronc dans les deux mains!
    Trop heureux qui peut embrasser ses racines!

Je vous demande pardon, mesdames, dit le comte en s'arrêtant: j'ai
honte moi-même de ces vers blancs, qui me feront prendre pour une
traduction de Shakespeare; mais vous m'excuserez si vous songez sous
combien de révolutions poétiques il m'a fallu courber la tête.
Enfant, j'ai commencé par scander les vers de Sophocle et d'Homère;
homme fait, je me suis occupé de l'alexandrin de Virgile et des vers
saphiques d'Horace; sous le grand poète Ronsard, je me souviens
d'avoir été un des meilleurs poétiseurs français. À présent votre
mode poétique est trop variable pour que je puisse aussi m'y
soumettre. Pardonnez-moi donc mes vers blancs, s'il vous plaît...
Pardon encore, et je ne sais plus où j'en étais de mon récit.

--Vous en étiez à l'esclave, reprit vivement la belle Clary, penchée
à demi sur son amant.

--Et le chanteur chancelait de plus belle en riant.

Si tu voulais me confier ton fardeau, Éros, lui dis-je, je le
porterais sans peine et sans peur.

--C'est un pesant fardeau, disait Éros, que de porter la Cilicie
avec la Cappadoce et le Pont-Euxin, et je ne sais combien de villes
nombreuses...

--Mais je suis aussi fort que toi, ce me semble, et si, tu portes
tout cela, je pourrai bien le porter moi-même.

--Aussi fort que moi? disait Éros; c'est impossible! tu es un homme
libre, et j'ai sur toi l'avantage et l'honneur d'être un esclave.

Et il poursuivait sa pensée tout en se parlant à soi-même:

--Un bon esclave est le maître de son maître; et si son maître est
le maître du monde, il est, lui aussi, le maître absolu du monde; si
la fortune sourit à son maître, il a la plus grande part de ce
sourire; et quand la beauté se rend à son maître, il a encore le
droit de s'en féliciter... Voilà bien la peine d'être libre!
reprit-il après un instant de silence. Tout homme libre que tu es,
si tu laissais tomber ce fardeau, tu serais mort: il y aurait un
tremblement de terre au premier choc, et l'abîme à l'instant
s'ouvrirait pour te dévorer comme Curtius. De ce fardeau il n'y a
que moi qui aie le droit de me jouer; moi seul je pourrais le
laisser cheoir sans mourir, parce que je suis l'esclave d'Antoine.
Aussi bien est-ce pitié lorsque, dans l'antichambre de mon seigneur,
je rencontre des rois timides et tremblants. Ils se lèvent à mon
aspect, et, saisissant leur couronne à deux mains:--Salut, me
disent-ils, salut au seigneur Éros! vive à jamais le clément
Éros!... Et ils sont heureux de me prendre la main, parce qu'ils
savent que souvent, de la main que voilà, un sceptre peut tomber.

Ainsi parlait Éros. Au son emphatique de sa parole on voyait qu'il
était convaincu de sa dignité d'esclave et de sa supériorité sur les
hommes libres. En même temps, il jouait avec son redoutable fardeau
comme un enfant jouerait avec un hochet, le changeant d'épaule à
chaque instant; après quoi, tout fier de son audace, il me regardait
fièrement pour me défier d'en faire autant.

--Donne-moi ton fardeau, mon cher Éros, repris-je encore une fois:
tu dois être assez fatigué de l'avoir porté toute cette nuit!

Il me le céda sans mot dire; en le chargeant sur mon épaule, il
avait je ne sais quel sourire sardonique qui n'annonçait rien de
bon.

--Puisque tu veux à toute force emprunter mon fardeau, le voici.
Imprudent! que dirais-tu si ce tapis devenait tout à coup une jeune
lionne prête à te dévorer? Ce tapis est comme un rosier de l'Égypte:
ne remuez pas sa tête rose et parfumée, vous en verriez sortir un
aspic au noir venin. Rends-moi, homme libre, rends-moi mon fardeau,
car la liberté te sera un méchant bouclier à l'instant du danger.

Cependant j'étais décidé à voir la fin de cette étrange aventure; je
ne voulais pas, par une vaine terreur, perdre le fruit d'une nuit
d'attente, et malgré les sinistres prédictions d'Éros je marchais
toujours à ses côtés. D'ailleurs mon fardeau n'était pas sans
charmes: c'était un poids léger, inoffensif, mais, autant que je
pouvais le comprendre, avec des formes charmantes et cette douce et
pénétrante chaleur qui donnerait des forces au plus faible. Nous
repassâmes devant la caserne.

--Est-ce là qu'il faut entrer, demandai-je à Éros?

--Par Apollon! disait Éros, pas à présent: il fait trop jour, tu
ferais reculer le soleil!

En effet le jour était arrivé; et quand nous fûmes en présence du
palais de la reine nous pûmes le voir distinctement, enveloppé de la
blanche lumière du matin, comme un cadavre dans un linceul. Arrivés
près de la porte, Éros se retourna vers nous:

--Il en est temps encore, nous dit-il: rendez-moi mon fardeau, et
vous êtes sauvés.

--Nous entrerons, Éros, reprit le brave Scaurus, et nous verrons si
tu es assez esclave pour avoir le droit de sauver des hommes libres.

Nous entrâmes, en effet. Nous étions seuls. Le vestibule était de
marbre; une savante mosaïque déroulait à nos pieds mille peintures
riantes; le plafond doré était éclairé par les restes mourants d'une
lampe à quatre becs suspendue à une longue chaîne de bronze. Déjà
nous frappions à une seconde porte, quand Éros eut pitié de nous:

--Imprudents! nous dit-il, n'allez pas plus loin! Vous tomberiez
parmi les gardes de la reine et sous les flèches de ses archers. Il
ne tiendrait qu'à moi de vous punir de m'avoir espionné toute une
nuit; mais mon noble maître Antoine m'a appris qu'il était doux de
pardonner... Écoute, me dit-il d'un ton solennel de commandement,
mets à terre ce tapis, déroule-le doucement, et tu comprendras,
malheureux, à quels périls tu t'exposais!

J'obéis; je plaçai mon fardeau par terre, et, prenant par les deux
mains l'extrémité de la pourpre tyrienne, d'abord j'aperçus une
lueur fugitive, une forme idéale qui se cachait sous ces plis de
pourpre, jusqu'à ce qu'enfin, à l'extrémité même du tapis, je
découvris, le dirai-je? Cléopâtre elle-même, la reine d'Alexandrie,
la maîtresse d'Antoine, endormie et plongée dans une ivresse
léthargique!

Vous ne seriez guère avancés si, à ce propos, j'avais besoin de vous
prémunir contre tous les mensonges de l'histoire. On en a fait
beaucoup sur Cléopâtre; elle était petite et mignonne! Elle avait la
pétulance et la vivacité d'une jeune panthère, la peau légèrement
brunie, une voix aigre et colère, un visage d'enfant dédaigneux et
boudeur: telle était la reine. Ainsi elle parcourait les rues de sa
capitale, à l'abri de ce tapis complaisant.

Toutefois ce fut un étrange spectacle, pour nous surtout, qui
n'avions aperçu cette grande puissance de l'Orient qu'à travers les
pompes de la cour et les apprêts minutieux de sa coquetterie
insatiable, de la voir étendue à nos pieds, ivre-morte et dans un
désordre à ce point complet, que vous l'eussiez prise pour une
bacchante en un jour d'orgie, oubliée par les satyres au coin d'un
bois. Elle était là immobile et pâle comme la lumière qui frappait
sur son pâle visage; ses cheveux étaient en désordre, elle était à
peine vêtue; il eût été difficile de reconnaître à ces yeux égarés,
à cette bouche entr'ouverte, l'ancienne amante de César, la jeune et
belle reine assise sur le trône d'Orient; d'autant plus qu'avant
cette ivresse nous nous souvenions d'un souvenir invincible de ses
visites multipliées, autre part qu'au palais d'Antoine.

Et voilà l'affligeant spectacle qui frappa nos regards. Pour moi,
j'en fus consterné. Je me suis toujours senti un grand faible pour
le pouvoir dans les mains des femmes; quand la loi salique fut
promulguée je fus chassé du conseil des vieux barons, pour m'y être
opposé trop vivement.--Éros jouissait de ma consternation, il
l'attribuait à la peur.

Il n'en était pas ainsi de mon compagnon: perdu toute la nuit dans
ses belles rêveries de grandeur et de majesté populaires, il venait
de trouver, tout à coup, un terrible argument en faveur de son amour
pour la république.

--Donc vois-tu, me dit-il en s'approchant près de la reine étendue,
et vois-tu ce corps inanimé, cette âme anéantie, et ce gracieux
sourire effrayant par son immobilité même? vois-tu cette ivresse
profonde, et ces traces hideuses d'une débauche nocturne? Eh bien!
tout ceci, c'est pourtant la royauté!

Sans répondre à cet accent terrible, je me mis à baisser la toge de
la reine, à l'arranger elle-même dans une position plus décente; je
réparai de mon mieux le désordre de sa toilette. Il était complet.
Bien plus, je remarquai que, dans le vagabondage de sa nuit, la
reine avait perdu une des perles qu'elle portait à ses oreilles, aux
grands jours, En effet, l'oreille droite était nue, tandis qu'à
l'autre oreille était suspendue encore la seconde merveille de
l'Orient. La Reine tenait dans ses mains une large pancarte: il
s'agissait de plusieurs royaumes que lui avait donnés Antoine
pendant la nuit. Je m'emparai à mon tour de cet argument sans
réplique:

--Cet homme idiot qui paie avec des villes et des populations
entières une palpitation d'un instant, cet amant fougueux qui donne
à sa maîtresse des milliers d'hommes pour un baiser, ce terrible
empereur qui joue la vie et les destinées de Rome sur un sourire,
cet époux de la jeune et timide Octavie, qui vit en plein jour avec
une prostituée, cet homme enfin dont les esclaves sont salués à
genoux par les rois, voilà pourtant la république, Scaurus!
Oserais-tu la préférer à la royauté?

Ici se termina notre dispute. Éros, dont l'ivresse se dissipait,
comprit enfin son imprudence. Il replia la reine endormie en son
manteau, il nous fit sortir en toute hâte du palais, referma la
porte, et tout finit.

--Voilà, mesdames, comment se termina cette discussion politique.
Elle eut le sort de toutes les questions qui s'agitent dans ce
monde; après bien des explications, bien des clameurs, bien des
sophismes, et quelquefois de grosses et interminables injures,
chacun reste obstinément dans son opinion; misérable et triste
penchant de notre espèce, qui des choses humaines n'aperçoit jamais
qu'un seul côté.

Ainsi parla le vénérable comte de Saint-Germain. Malgré soi, telle
était la vivacité, telle était la conviction de sa parole, que l'on
assistait à ces fêtes qu'il racontait en témoin oculaire,
irrésistible. On le voyait, on l'entendait, on le suivait au milieu
de ces parfums, de ces femmes, de ces jeunes esclaves; on retrouvait
dans son discours comme un souvenir de cette langue ionienne qui,
après avoir traversé l'Italie, s'est retrempée dans la bouche des
conquérants. C'était alors, en Orient, comme en France avant la
révolution de 1789. Le sophisme et le plaisir débordent de toutes
parts dans la terre des Pharaons et des Pyramides; le vieil Orient
lui-même est soumis à une décomposition sociale. Cela commence et
finit par des femmes et des débauches, comme dans le Paris de Louis
XV.

Voilà comment l'histoire de Cléopâtre nous fut racontée, et j'ai vu
rarement une plus noble attitude que celle du comte de
Saint-Germain, quand, arrivé à la fin de son récit, à cinq heures du
matin, par la ville d'Alexandrie, et l'aurore étincelante dans le
ciel lacté, entre deux brises froides et sonores, et la galère
d'ivoire aux voiles de pourpre se balançant dans le fleuve, on
entendit dans les airs cette musique plaintive annonçant aux mortels
la fuite des Dieux qui s'en vont!




TROISIÈME PARTIE




CHAPITRE I


Quand tout fut dit, chanté, déclamé, nos convives des deux sexes,
répandus dans les petits salons frémissants de toutes les gaietés de
l'orgie, appelèrent le jeu à leur aide, et Mirabeau ne fut pas le
dernier à ces tables qui furent bientôt couvertes de louis d'or. Si
Mirabeau n'était pas un joueur d'habitude, à peine il en avait senti
le premier aiguillon, il obéissait à cette passion si vite éveillée;
il en était du jeu comme de l'amour, comme de la colère, et de tous
les transports de cette âme en plein délire, une fois lancé, on ne
savait plus où il s'arrêtait.

Mirabeau, était superbe, une carte à la main; il n'eût pas tenu,
d'une façon plus magistrale, la carte même de l'Europe à dépecer, et
je ne saurais dire, au milieu des pertes les plus acharnées,
l'orgueil et le sang-froid de ce joueur admirable. Ah oui! l'or
glissait dans ses mains avec une effrayante rapidité, et sa figure
restait calme et tranquille; une fortune était étalée au hasard sur
le tapis; vous auriez dit, à voir cet homme écouter une plaisanterie
et la rendre à qui de droit, qu'il jouait la fortune de son
voisin... à vrai dire aussi, ces derniers seigneurs étaient de beaux
joueurs. À peine échappés à la tutelle importune de leurs pères, qui
n'avaient pas été plus sages qu'eux, ces jeunes gens jouaient sur
une carte ou sur un dé leur fortune et leur avenir; ils auraient
joué jusqu'au nom de leur père qu'ils avaient souillé, et dont leurs
maîtresses elles-mêmes ne voulaient plus.

Rien qu'à les voir les uns et les autres, obéissant au hasard, le
plus aveugle et le plus triste de tous les dieux, vous eussiez
compris que la fin du monde était proche; ils jouaient sans peine et
sans peur, le gain leur arrachait à peine un sourire, et la perte à
peine un cri de détresse! Évidemment, ils pressentaient que d'autres
émotions, cette fois plus terribles, les attendaient au sortir de
ces repaires; ils pressentaient les supplices, ils devinaient
l'échafaud.

Ils comprenaient confusément que cette société faite ainsi ne
pouvait pas vivre, et ils se hâtaient de _dévorer_ ces derniers
jours de fortune et d'autorité. Mirabeau, calme et bonhomme au
milieu de ce jeu funeste, était inaccessible à toute émotion
vulgaire. Il causait, il riait, il souriait à sa maîtresse; il
racontait les histoires qu'il avait apprises chez la belle madame
Lejay, son amie, ou bien, un crayon à la main, il écrivait sur une
carte déchirée les principaux passages de son discours du lendemain.
Il aimait le jeu pour le bonheur même de jouer, non pour le gain,
entassant l'or devant soi sans méthode et sans calcul quand il était
en veine, et le rendant sans se plaindre aussitôt que la chance
avait tourné. En même temps, qu'il gagnât ou qu'il perdît, le
premier venu avait droit de puiser au monceau: la bourse de Mirabeau
riche était ouverte; on lui pouvait emprunter la moitié de sa
réserve, ou bien il la donnait tout entière. À son tour, s'il était
décavé, il puisait dans toutes les bourses, sans se rappeler, le
lendemain, à quelle bourse il avait puisé.

Admirable instinct de cet homme excellent! Il avait tout oublié de
sa vie et de ses douleurs d'autrefois, sinon qu'il avait contracté
des dettes éternelles dont il devait se souvenir toujours, à propos
de l'infortune, à propos de la prodigalité la plus folle, à propos
des plus étranges folies. Il fut ainsi toute sa vie, accordant
toutes choses et prodiguant tout ce qu'il possédait au premier venu,
puis se faisant des créanciers de tous les hommes qui lui tendaient
la main. J'avoue aussi que Mirabeau, jetant au hasard sa fortune et
celle de ses amis, m'étonna d'abord, et qu'il me rendit jaloux
ensuite. Nous étions alors dans un siècle de moralistes à la façon
de Sénèque. On discutait beaucoup sur la tempérance et sur la
charité, sur toutes les vertus qui n'étaient plus en usage; on
attaquait sans réserve et sans pitié la passion du jeu, on la
représentait sous d'atroces couleurs; on montrait sur la scène un
joueur appelé Beverley, au moment où ce malheureux va poignarder son
enfant; bref, le jeu était à l'index presque autant que la religion
chrétienne, et par esprit de contradiction je me sentis intéressé à
ces ruines du roi de carreau et du valet de coeur presque autant que
si j'eusse rencontré sur les autels renversés de Port Royal des
Champs, un des solitaires de la vallée de Chevreuse, M. Lemaistre ou
M. Arnauld.

J'ai toujours eu, Dieu merci, assez de bon sens pour prendre en
grand mépris les déclamations toutes faites, et j'en suis fâché pour
messieurs les moralistes, le grand Jeu ne sera jamais la passion des
lâches ou des stupides. Dans cette dernière moitié d'un grand
siècle, la France, l'Angleterre et la Russie, ont été gouvernées par
des joueurs.

Singulier empire des âmes fortes qui cherchent le danger; elles font
de leurs moindres divertissements une occasion de courage et
placent, de préférence, le théâtre de leurs plaisirs sur les bords
glissants d'un abîme où elles sont toujours sûres de tomber.

Cependant le jeu s'animait de plus en plus; les tout nouveaux jeunes
gens succombaient sous le poids de ces émotions trop sévères pour
leur inexpérience; les femmes s'abandonnaient à cette volupté de
l'or, oublieuses de tout le reste, et même de leur grâce et de leur
beauté. Mirabeau avait l'air d'être le dieu de ce silence et de ces
transports inarticulés; il fallait toute cette âme en peine pour
suffire aux accidents de cette nuit. La nuit était déjà passée, il
avait vu le bal, il avait traversé les vapeurs enivrantes du festin,
à présent il jouait, dans une heure il devait parler à la tribune...
attendu par le monde, attentif aux moindres accents de cette voix où
grondait le tonnerre... il oubliait l'heure, il oubliait la tribune,
il oubliait au jeu, sa maîtresse elle-même... Il allait à la dérive,
à l'abandon de l'heure présente, heureux de son vice accompli, et ne
pensant guère, aux ambitions, aux rêves, aux folies, aux
gouvernements, aux intrigues qui l'attendaient sur le seuil de sa
porte, à son retour!

Hommes et femmes autour de lui succombaient à la fatigue, au
sommeil; moi-même fatigué de choses extraordinaires, je me disais,
voyant l'assemblée à bout de tant d'émotions si diverses: Jamais je
ne retrouverai, non, jamais, réunis sur un seul point, tant de
moeurs incroyables, tant de puissances irrégulières et d'aventures
inouïes, et comme si je n'en voulais rien perdre, je me tenais à la
porte extérieure de cette maison, je voyais s'avancer une à une,
toutes ces apparitions formidables ou gracieuses de cette nuit de
fête et d'illusion de toute espèce. Alors Mirabeau, mon fantôme,
accompagna galamment la charmante femme qu'il avait amenée, il la
remit dans sa voiture en lui disant: Au revoir!

Lui-même il monta dans un carrosse qui l'attendait; j'entendis son
laquais crier au cocher: «En toute hâte, à Versailles!» Le cocher
partit pour Versailles; et moi, honteux du repos que j'allais
prendre.--À Versailles! m'écriai-je à mon tour, à Versailles! Je
voulais voir enfin ce qu'on appelle une tribune populaire à la cour
d'un roi de France, un orateur au XVIIIe siècle, enfin quel était ce
phénomène, et cet excès en toute chose appelé Mirabeau!

Nous partîmes. On allait vite alors, sur ce chemin des révolutions
et des tempêtes, et même avant Mirabeau; j'entrai dans cette
assemblée unique au monde, où furent débattues, pour la première
fois, les destinées nouvelles de la France. En ce moment, déjà la
noblesse et le clergé ne formaient plus qu'un seul et même corps
avec les représentants de la bourgeoisie. À peine entré dans cette
salle, je compris l'égalité ou plutôt je compris que les priviléges
étaient déplacés, qu'ils avaient passé de la noblesse au peuple, du
clergé au peuple, du roi au peuple, car le peuple était roi en ce
lieu des changements; les simples habits de la bourgeoisie
éclataient de plus de majesté que toutes les broderies de l'armée et
de la cour. Du reste, rien ne ressemblait là à ce que je m'étais
figuré des assemblées, des tribunes et des orateurs antiques. Chacun
parlant à haute voix, chaque dispute interrompue et reprise avec une
ardeur ineffable, les préjugés se heurtaient contre les préjugés,
les priviléges contre les priviléges; c'était un informe et furieux
chaos de vieux noms et de noms nouveaux, de vieux et de jeunes
principes; tous les éléments d'ordre public et de discordes
éternelles étaient là, mélangés, pressés, heurtés. Dans ce tumulte
organisé comme une force irrésistible, on copiait pêle-mêle, au
hasard, sans choix et sans plan, tout ce qu'on savait du sénat
romain, des parlements anglais, des lits de justice de la vieille
France, et tout ce mélange allait au hasard, sans méthode, et par je
ne sais quelle inspiration de révolte, que l'on ne saurait imaginer.

Certes, vous eussiez dit, à voir tant de frivolité unie à tant de
sang-froid... un vrai joueur qui pour se dépiquer de sa perte, finit
par jouer sa fortune et sa vie. Aussi, malheur à ceux qui perdent:
ils se troublent, ils hésitent, ils tiennent le cornet fatal d'une
tremblante main; ils perdent toujours, on dirait que les dés sont
pipés; cependant le peuple, heureux joueur, gagne et gagne encore,
et la revanche et la revanche; il joue autant qu'on veut qu'il joue,
et plus qu'il ne peut perdre; il accepte avec rage tous les paris,
il se fie à toutes les chances, il gagne... et chose étrange, lui
seul, en commençant la partie, a joué sérieusement; lui seul il a
pensé qu'il y allait d'un immense hasard; lui seul a gardé son
sang-froid, arrivant tête nue à l'assemblée, en vrai polisson qui
n'est pas invité, attendant à la porte, et par un temps d'orage,
qu'il plaise à l'huissier royal d'ouvrir cette porte, et se baissant
pour y entrer en mettant le genou en terre aux pieds du trône! Il
fallait bien qu'il eût une envie extrême de tenter la fortune, ce
joueur nu et dépouillé, qui passe humblement par tant
d'humiliations, pour venir hasarder, sur quelques paroles, à une
tribune qui n'existait pas, le pauvre rien qui lui reste, et pour
tenir tête à ces violents joueurs des salons de Marly!... Il n'avait
cependant qu'une mise à perdre en commençant; cette mise perdue,
aussitôt tout était perdu... Le maître des cérémonies entrait dans
la salle, et renvoyait les joueurs malheureux.

À cette lutte immense où la liberté de ce peuple était en jeu, un
homme se rencontra dans la foule de ces nobles, qui accepta les dés
plébéiens; il se fit peuple au moment où la chance allait tourner;
il se livra en aveugle à cette chance plutôt qu'il ne la dirigea;
poussé par un instinct sublime il devina dans cette décomposition
sociale, qui faisait justice de tous les despotismes, à quelle borne
fatale on devait s'arrêter! Incroyable vertu par laquelle cet homme,
intelligent d'une situation si nouvelle se trouva, tout à coup,
brave et vertueux, comme on entend la bravoure et la vertu dans les
républiques, orateur plus que Démosthène et plus que Cicéron, et
dépassant, de toute la hauteur d'un front olympien, tout ce que
l'imagination antique avait rêvé d'un orateur!

Tout ce qu'on voyait en ce lieu était son ouvrage; les lois
enfantées, les lois à naître, la nouvelle politique appartenaient à
cette éloquence. Ah! le vif plaisir, écouter l'écho qui répétait son
ardente parole, admirer les visages où se reflétait son mâle
courage, assister à ce pouvoir plébéien dont il était l'âme et le
roi! À Louis XI, au cardinal de Richelieu, ardents faucheurs de
puissances tyranniques, succédait Mirabeau. Mais il leur succède
avec un autre but, un autre plan, un autre génie; il quitte
absolument cette ligne tracée, et le voilà qui fait du pouvoir
contre le trône, pour le peuple. Aussi voyez comme il arrive habile
et superbe à cette tribune, entouré de vices, chargé de dettes,
accusé de tous les crimes, ayant passé la nuit en débauches sans
fin! Le voilà! c'est lui! le sourire à la lèvre, et l'auréole à son
front! Silence et respect! Le voilà! Il sera mieux reçu que le
puissant cardinal en habit rouge, entouré de ses gardes. Voici donc
Mirabeau, le Mirabeau chargé du mépris public, le roi de son temps,
le roi des temps à venir, le fondateur d'une dynastie éloquente
d'hommes libres; Mirabeau qui, pour dernier honneur, sera livré aux
gémonies, après sa mort.

Ma tête, en ce moment, se remplissait des bruits les plus étranges;
mon coeur battait à se briser, je voyais tous les objets comme dans
un nuage confus; cette salle, ouverte à la libre parole, avait pour
moi l'aspect d'un sabbat, comme en a vu Goethe notre poëte.
C'étaient de grandes ombres de diverses couleurs, noires, blondes,
horribles à voir, doctes ou charmantes; les uns portaient le deuil,
les autres étaient en habits de fête; tous étaient jeunes, à les
bien voir, seulement c'était une jeunesse folle d'une part; c'était,
d'autre part, une vieillesse inquiétante et délabrée. En ces lieux
de la discussion universelle, on se battait jusqu'à la mort; on se
heurtait à se briser. La confusion augmentait à chaque instant, à
chaque instant augmentait la terreur, puis tout cela disparaissait
dans un abîme insensé où pataugeaient comme en l'_Enfer_ du poëte
florentin, les vainqueurs, les vaincus, les nobles et les plébéiens,
les prêtres et les rois: Battez-vous! Déchirez-vous! Mordez-vous! Ça
grouillait, ça hurlait, ça jurait, ça damnait... c'était damné!

La France était à mes yeux un pays de visions surnaturelles. Tout y
était mystère et confusion, je rêvais tout éveillé, mes yeux étaient
dans un nuage, un perpétuel bourdonnement obsédait mon oreille
épouvantée. Alors je compris ce qu'il y a de vrai dans les fictions
poétiques, comment il est des faits au delà du langage des hommes,
et comment, si la naïveté et la clarté sont le caractère de la
poésie aux temps primitifs, la véhémence de l'expression est une
tache inévitable au milieu de ces conflits sans relâche et sans
repos. Sur ces entrefaites, je vis entrer Mirabeau.

Il avait un peu réparé le désordre de ses vêtements; sa figure était
calme et reposée; il eût été impossible, en ce moment, de soupçonner
qu'il avait passé la nuit dans les délires du bal masqué, d'un
souper licencieux, d'un récit fantastique et d'un jeu infernal
entrecoupé d'un travail assidu. Il faut à l'éloquence, au bruit, à
l'impossibilité même, des hommes de cette force morale et physique,
pour y suffire. On eût dit, à voir Mirabeau, le visage calme et
souriant, qu'il avait passé une paisible nuit dans son lit chaste et
solitaire, qu'il s'était levé ce matin même pour se promener dans
ses jardins, méditant quelques-unes de ces belles et grandes idées
qui embellissaient les frais ombrages de Tusculum.

Notre homme était semblable à un bel orage, et tout d'abord, il fut
salué par les vives acclamations de son peuple: «--Ah! le voilà! le
voilà! vive à jamais Mirabeau! À bas la droite!» Au même instant un
gros homme que j'avais déjà remarqué au bal de l'Opéra et qui était,
lui aussi, un des membres de l'assemblée, se levait plein de fureur!

--Veux-tu faire silence, ô foule idiote et brutale, et crier vive le
roi! Puis après avoir apostrophé la masse, il provoquait plusieurs
individus, les montrant du doigt et les appelant à haute voix.--Si
vous n'êtes pas content, Monsieur, je puis vous faire
raison.--Huissier, apportez-nous ce cuisinier qui se plaint là-bas,
que je lui coupe les deux oreilles!--Peuple stupide, idiot!... te
tairas-tu! Et le gros homme était là, rugissant, menaçant, s'agitant
sur son banc, plein de rage et de mépris.

Mirabeau vint à lui, et lui prenant la main:--Bonjour, monsieur mon
frère, lui dit-il; vous êtes bien en colère et mal embouché, ce
matin, contre nos amis.

--Vous avez là de beaux amis, reprit le vicomte de Mirabeau, et je
vous en fais mes compliments, monsieur mon frère! Oui da, vous voilà
bien fier de cette alliance de bottiers, de tailleurs et de
cuisiniers, vous, le fils aîné de la famille des Riquety! Cela est
noble et beau!

--Je suis étonné, vicomte, reprit Mirabeau, que tu dises tant de mal
des cuisiniers, ce matin; il faut que tu aies bien déjeuné!

La galerie se mit à rire, et Mirabeau, sans mot dire, revint à sa
place ordinaire, sur le banc opposé à celui où siégeait son frère;
il porta ses yeux aux tribunes, saluant ses connaissances et ses
amis, encourageant le peuple d'un regard; je le vis sourire à une
grande femme qui se tenait sur la tribune la plus avancée; elle
était belle et déjà violente, autant que si la bataille oratoire en
était à son premier feu: on me dit que cette dame, à l'aspect
martial, était une des soeurs de Mirabeau. Famille intrépide,
ardente! italienne à demi! Famille de géants!

Là je retrouvai, pour la première fois, presque toute la société que
j'avais vue au _Trompette blessé_: Maury à droite et Barnave à
gauche! Or voilà ce que je n'ai pas dit encore, mon ami inconnu,
celui qui me conduisait à sa volonté: il s'appelait Barnave. Il
était pâle et fatigué; lui seul peut-être, en cette assemblée, il
avait passé la nuit loin du bruit, des fêtes, du jeu et de cette
volupté sans frein qui mordait cette époque de plaisirs cuisants.
Tous ces noms qui sont devenus si beaux, étaient presque inconnus
alors. J'en ai oublié beaucoup... je n'oublierai jamais l'aspect
imposant de ces hommes que je considérais avec mes idées d'Allemand,
et mon admiration pour le règne du grand Frédéric, comme des
révoltés constitués.

Si Mirabeau n'eût pas été le roi de l'assemblée, à coup sûr je
n'aurais vu que Barnave! Mirabeau m'occupait tout entier. Dans cette
assemblée où tous les regards, tous les coeurs, toutes les émotions
étaient pour lui, jamais roi de France, jamais dauphin de France,
après de longues années de stérilité, jamais jeune reine, à sa
première entrée au milieu de sa capitale, n'occupèrent les âmes et
les coeurs autant que Mirabeau les occupa: il était impossible de
l'aimer ou de le haïr médiocrement. Lui, sans s'inquiéter de tant de
regards fixés sur sa personne, causait familièrement avec ses
voisins, lisait, saluait! et, parfois se baissant, leur faisait
mille niches plaisantes comme ferait un jeune écolier à ses
camarades; cependant sa figure était calme, son air était froid, et
la discussion commencée allait, suivant son chemin, attendant
l'obstacle... et l'obstacle aussitôt rendait la vie et le mouvement
à ces langueurs.

Barnave en ce moment parlait: je me souviens confusément de son
discours, c'était la parole austère d'un jeune homme, et si la vertu
eût emprunté un langage, elle eût emprunté celui de Barnave. Il
représentait fort bien, cet homme ingénu et bel esprit, dans sa
pensée et dans sa parole, l'inflexible courage qui s'attacha de
préférence, aux temps de révolution, à quelques jeunes gens d'élite,
sublimes rêveurs; à peine échappés à l'antiquité, chaste objet de
leurs études, ils se hâtent de réaliser les institutions des peuples
d'autrefois qui leur sont apparues à travers le style des historiens
et l'emphase ardente des orateurs; jeunes gens, dangereux dans les
monarchies et dans les républiques modernes, parce qu'ils ne voient
pas que l'histoire qu'ils ont étudiée au milieu des livres, ils
l'ont étudiée telle qu'elle a été faite, pure et dégagée de tout
alliage; une histoire héroïquement drapée, dont les vices même sont
parés avec un art exquis; en un mot, une abstraction réalisée par
les rhétoriques; quelque chose d'idéal comme les lois de Platon; un
rêve à la façon de Thomas Morus; et, dans ce rêve où la liberté
dominait, triomphante, tel était le fanatisme ardent des jeunes
législateurs, que nul obstacle ne les arrêtait! Une fois lancés, ils
allaient toujours. Allons, en avant, jeune homme; et marche, et
marche, et renverse abominablement sur ton passage, brise et
détruis, l'autel et le prêtre, et le trône et le roi! Bientôt le
songe aux noires couleurs devient un cauchemar, la parole de
l'orateur est haletante, il parle haut, il parle de meurtre et de
sang. Ainsi parla Barnave. Ah! que ses paroles m'attristèrent! Dans
quel effroi me jeta cette colère inutile, et sans frein! Que Barnave
dut être épouvanté de ses paroles sanglantes, quand, descendu de la
tribune, il se réveilla, voyant déjà monter à sa lèvre le sang qu'il
avait demandé!

L'effet de cette tribune élevée au-dessus d'un trône était le même
que le trépied de la Pythonisse; il s'exhalait du pied de cet antre,
je ne sais quelles influences perverses qui jetaient l'âme au
désordre, et le coeur au désespoir! Notez que dans cette réunion de
fanatiques, pour le bien et pour le mal, les plus méchants étaient
les plus jeunes, que les plus vertueux étaient les plus acharnés,
que la plupart de ces voeux qui me faisaient frémir d'horreur
n'étaient en résultat qu'un effort de vertu. Et quel temps fut
jamais plus défavorable à l'exercice honnête et dévoué du grand art
de la lutte et du combat? Quel plus dangereux contraste avec les
nobles pensées et les philanthropiques projets! Il arrive, en ces
instants sombres, que l'homme de bien s'emporte... il n'a plus ni
égards ni respects pour personne; il juge en dernier ressort, et
sans appel, comme un juge de chambre ardente; il ne laisse pas même
une heure aux faibles, aux innocents pour se défendre ou se
repentir. Ainsi faisait Barnave, ainsi Vergniaud, ainsi tous ces
hardis courages, ces imaginations généreuses qui ne voulaient rien
entendre, et qui moururent, portant la peine de leur vertu sans
patience et de leurs voeux sans pitié.

Je me sentis de la pitié pour Barnave, et du mépris pour ses
antagonistes: le vieux clergé et la vieille noblesse de cette
assemblée étaient deux choses vermoulues. À les voir, à les
entendre, les préjugés les plus gothiques régnaient encore, aux yeux
de ces hommes aveuglés. Pour eux, l'avenir n'était qu'un mensonge,
et le passé seul était réel; le passé rempli de leur puissance,
exposé à leurs priviléges, humilié par leur orgueil; le passé que
leur ignorance avait flétri, que leurs dissipations avaient perdu,
que leurs folies de courtisans avaient réduit à rougir même de sa
gloire!

Aux yeux de ces hommes, le cri du peuple était le cri d'un fou, d'un
lâche, heureux d'implorer son pardon, avant qu'il soit huit jours.
La liberté, c'était une comédie au Jeu de Paume, que la cour
s'apprêtait à parodier, aussitôt que le théâtre de Versailles serait
débarrassé du plancher élevé pour le festin des gardes du corps...
Ils ont subi, les uns et les autres, cette exorbitante comédie! Elle
s'est changée en drame, et ce drame a tout brisé!

Quand Barnave eut parlé, Mirabeau se leva de son banc; à peine
avait-il écouté le discours auquel il allait répondre; il marcha
lentement à la tribune, en côtoyant les bancs de la gauche et de la
droite, et prêtant l'oreille à tous les murmures; du plus léger
murmure il faisait son profit, plus d'une fois, d'un mot en l'air,
il a fait un mot sublime! Il gravissait les marches gémissantes de
cette tribune où son pas résonnait lourdement. Le silence était
grand, Barnave avait repris sa place, vainqueur et complimenté par
ses amis. Mirabeau se posa lentement, croisa les bras, et jetant ses
regards çà et là, il commença. D'abord sa parole fut lente et brève,
on eût dit d'un soupir tiré avec peine de sa vaste poitrine, après
une orgie. En commençant son discours, il bégayait: cela durait
quelques minutes. Peu à peu l'homme, obéissant à des visions
surnaturelles, devenait éloquent. Cette langue hésitante et tout
d'un coup échappée à ses liens, brisait, torturait et violentait la
parole humaine dans cette bouche ouverte à toutes les passions; au
même instant ce regard s'animait de mille feux, cette épaisse
chevelure se relevait sur ce vaste front comme la crinière d'un lion
en colère ou en amour; le feu sacré circulait dans tout cet homme;
il s'emportait, il riait, il insultait, il plaisantait, il tonnait,
il éclatait; tour à tour moqueur et grave, attristé, jovial,
ironique et tendre, blasphémant, menaçant, criant, puis calme et
doux, passionné avec mesure et bien-disant, élégant et châtié; puis
soudain jetant le barbarisme avec toute la hardiesse d'un
improvisateur qui ne veut pas donner de relâche au carrefour,
prophète, enfin, du haut de la tribune, et grand seigneur
d'autrefois, peuple d'aujourd'hui; il est impossible, à qui ne l'a
pas vu, le monstre, à qui ne l'a pas entendu mugir, de se figurer
quelle abondance et quelle variété, au milieu des ressources
infinies de la parole et de la passion; quel sublime pouvoir de la
langue française obligée de suffire à ce coeur, à cette âme, à ces
passions sublimes, à ces vils besoins, à cette élévation de pensées,
d'idées, de faste, de pouvoir, qui respirait par l'organe éclatant
de cet entasseur de foudres et d'éclairs.

Cette fois tout est bouleversé dans l'éloquence; et c'est à ne plus
s'y reconnaître; il n'y a plus de calcul, plus d'art, plus de ces
savants résultats d'une vie entière consacrée à l'étude austère des
préceptes et des modèles; cette fois c'est le hasard qui parle avec
les fureurs, les rencontres, les violences du hasard. Jamais vous ne
saurez comme il était orateur; jamais dans les pages imprimées vous
ne retrouverez ce qu'il y avait de force et de majesté dans cette
parole au-dessus de la tribune et plus haut que le ciel! Pour moi,
fanatique, égaré, perdu, terrassé à l'annonce incroyable de ces
maximes, à l'aspect de ces projets, en présence de cet ancien
esclave des bastilles, du bon plaisir et de la lettre de cachet, qui
tue à plaisir les lois, les institutions, les hommes, renversant
l'obstacle et franchissant l'abîme, je ne savais guère ce que je
devais admirer le plus, ou du génie obéissant à ces inspirations
sublimes, ou du génie acharné à sa proie, à sa vengeance, au
renversement de tout ce qui l'avait accablé si longtemps.

Telle était l'autorité de cette éloquence! Elle avait fait, de moi
qui vous parle, un révolutionnaire, et si Mirabeau, comme c'était
quelquefois son habitude, et quand il avait besoin d'un argument
irrésistible, s'était écrié: _À moi le peuple!_... Eh bien, j'aurais
mis la main sur mon épée et je me serais levé contre mes dieux, pour
combattre et renverser mes propres autels!




CHAPITRE II


Tant d'émotions extrêmes m'avaient jeté dans un indicible
accablement; si bien que je n'étais plus le même homme, au sortir du
Jeu de Paume. J'allais devant moi, sans savoir où j'allais. Vous qui
êtes jeunes et sans ambition, il est une chose plus redoutable à vos
jeunes âmes que la passion la plus dangereuse, c'est le spectacle
insensé d'une immense supériorité. Ce spectacle, aussitôt qu'il vous
arrive inattendu et dans tout son éclat, flétrit l'âme et la
déshonore. Que vous vous trouvez malheureux et petit quand les mêmes
hommes qui vous ont vaincus dans les emportements de la jeunesse,
héros brillants du vice à sa plus brillante période, vous les
retrouvez une heure après, dominant de leur génie et de leur volonté
ce qu'il y a de plus imposant dans le monde, une révolution qui
renverse et qui fonde en tout brisant! Et de même qu'ils se
faisaient tout à l'heure obéir par les courtisanes les plus
insolentes et les plus fières de leur beauté, voilà les libertins,
les Don Juan, les amoureux des Cydalises qui s'en vont, guidant, par
un fil, cette révolution qui s'est faite aux accents de leur voix,
jetant la couronne du buveur pour s'envelopper dans le manteau du
stoïcien!

Étonnants prodiges, dont le ciel même est épouvanté presque autant
que la terre!... Ils sont réservés au destin de ces astres errants
qui menacent le monde, emporté par eux. Encore une fois, c'est un
grand malheur pour qui n'est pas un lâche, quand il lui est donné de
mesurer l'abîme qui le sépare de ces grands génies; le même homme
qui s'estimait encore ce matin, se fait pitié le soir; il se prend
dans un profond mépris à considérer sa nullité, il sent le besoin de
s'arracher à ces humiliantes comparaisons; son coeur est dévoré
d'une tristesse plus pénible et plus triste que l'envie: enfin pour
échapper à ces douloureuses angoisses, il n'y a pas d'autre moyen
que de fuir et de se cacher dans une patrie où il est encore permis
d'être médiocre. Heureuse situation d'un empire qui ne se sent pas
vieillir, tranquille paix des vieux états despotiques, que tous les
empires despotiques de l'Europe ont perdue aujourd'hui!

Ainsi accablé, perdu, abîmé dans mes désolantes réflexions, traînant
avec peine mon amour-propre humilié, j'ignore comment cela arriva,
mais je me trouvai tout à coup dans la cour de la poste aux chevaux.
Justement, au milieu de cette vaste cour se tenait tout grand ouvert
un large coche aux vastes portières, déjà rempli de voyageurs: on me
dit que ce coche allait aux frontières, une place y restait vacante,
et je l'arrêtai! On n'attendait plus pour partir, que le conducteur
et les chevaux.

Alors je me dis à moi-même: À quoi bon rester en France? et qu'ai-je
à faire en ce monde où je ne comprends rien, au milieu de ces hommes
qui m'épouvantent, entouré de ces ruines qui tombent, et qui
peut-être finiront par m'écraser, sans que j'aie eu la gloire et
l'honneur d'y porter une main prudente? Eh oui! l'ennui même un
ennui calme et naturel convient beaucoup mieux à mon âme, que ces
fougueux plaisirs que mon coeur ne peut contenir. Une passion
modeste et malheureuse exposée à des chagrins modestes, ne
saurait-elle pas remplacer ces épileptiques transports d'une société
qui se hâte de vivre et qui tourne obéissante à des hasards pires
que la mort?--N'ai-je pas vu, d'ailleurs, tout ce qu'il y avait à
voir en France, à l'heure où nous sommes: Les ruines de la Bastille,
et le bal de l'Opéra; Notre-Dame de Paris et le Waux-Hall, les
boutiques du Palais-Royal et _le Mariage de Figaro_, Barnave et
Mirabeau, mademoiselle Guimard et la Reine; le cabaret, le Jeu de
Paume, et la cour? O ma tranquille et ma rêveuse Allemagne! Il n'y a
rien qui te vaille et rien qui me convienne autant que ton nuage et
ta paix domestique!... Allons! çà! je veux partir!

À peine arrivé, j'écrirai à ma mère pour implorer mon pardon! Elle
ne peut pas me condamner à ce bruit abominable, à cette fournaise où
l'on brûle, à ce Paris plein de menaces... Mais juste ciel! que
cette diligence est lente à partir!

Rien n'agite le sang comme le repos et le calme en de certains
moments. Une voiture immobile, à l'heure où l'on voudrait être
emporté au galop de ses chevaux, ressemble à un sourd-muet en
colère. Il se fâche... On rit! Il veut parler... on l'écrase à force
d'ironie.--Est-ce que nous ne partirons jamais, Monsieur?

--Où donc allez-vous, Monsieur? dis-je, à mon voisin de droite, un
homme, aux yeux bleus; il me répondit gravement:

--Je suis un amateur de roses: dans mon jardin de la barrière de
Fontainebleau j'en possède un compte de trois cent trente-deux
espèces; je n'ai pu avoir encore un beau plan de la _Felicia_, il
faut que je me complète, et je vais en Suisse pour la chercher.

--Pour moi, reprit le voisin de gauche, on aime autant que monsieur
les choses complètes. Je possède dans ma bibliothèque une admirable
suite des éditions d'Horace, et c'est le seul livre raisonnable que
je connaisse; aussi je puis me vanter de l'édition _princeps_,
imprimée à Milan, en 1470 ou 71, par les soins d'Antoine Zaroth de
Parme, une édition de Venise à la fin du XIe siècle, une de Ferrare
et celle de Florence, on possède un bel exemplaire sorti des presses
d'Antoine Miscominus, d'Alexandre Minutianus et de Jean de Forli.
J'ai trouvé, naguère, sur le Pont-Neuf, l'édition Aldine de 1501, et
l'édition d'Alde le jeune, de 1551. J'ai hérité de l'Horace de
Jocodus-Badius-Allusius; je possède aussi l'Horace de Daniel
Heinsius, imprimé par les Elzévier, en 1612. L'Horace de Jacques
Talbot de Cambridge, et celui de La Haye, et l'Horace de Baxter,
mais je n'ai pas encore trouvé l'Horace publié à Lyon en 1511, et je
vais à Lyon pour le chercher.

--J'aime les papillons, dit le troisième et j'en ai chez moi de
mille sortes, fleurs volantes dans l'air, chargées de peinture et
d'azur; j'ai passé ma vie à les mettre en ordre, à les ranger par
espèces. Avant-hier ma gouvernante a brisé l'aile droite de mon
_papilio atropos_ du lac de Genève, et je vais en Suisse pour le
chercher.

--Et vous, Madame, avez-vous aussi une collection à compléter? Elle
me répondit en souriant:

--J'ai six enfants dont je suis la mère: le premier s'appelle Jules,
il fait déjà des élégies et des drames; le second s'appelle Ernest,
et il ne parle que de fleurets et de tambours; Antoine est beau
comme un ange, et ne parle que du ciel d'où il est venu; Tom est
charmant dans son air malin et boudeur; vous n'avez rien vu
d'aimable et de bon comme mon gros et jovial Grégoire; mon tout
petit Gabriel vient d'être délivré de ses premières dents; je suis
une heureuse mère, ajouta-t-elle d'un air pénétré. Si vous étiez
venu plus tôt, vous les auriez vus tous les cinq autour de moi me
donnant le baiser d'adieu; mais j'ai encore un autre enfant, une
jeune fille de seize ans, ma Clémence, et je vais en Suisse pour la
chercher.

Ces trois réponses me jetèrent dans une profonde rêverie. En ce
moment je venais de comprendre, enfin, comment et pourquoi je ne
pouvais plus partir.

--Mon Dieu! m'écriai-je en relevant la tête péniblement, mon Dieu,
Madame et Messieurs, que vous m'avez fait de mal, sans le vouloir!
Véritablement je ne saurais partir avec vous: gens heureux, partez
sans moi: les chevaux arrivent, les postillons sont prêts... À
l'instant même où je mettais le pied à terre, la lourde voiture
s'ébranlait, les passants se pressaient contre la muraille, les
chiens hurlaient, et je restai seul au milieu de Versailles, moi qui
tout à l'heure encore m'en croyais absent à jamais.

Or, (voici que je reviens à mon accident du bal masqué), tel fut le
raisonnement qui m'empêcha de quitter Paris et Versailles, comme
c'était tout à l'heure encore ma très-formelle volonté. Quoi donc,
me disais-je, il y a, dans cette diligence embourbée une
demi-douzaine de très-honnêtes gens qui s'arrachent aux habitudes
les plus chères de leur vie et qui partent, un jour d'automne, pour
courir après une fleur, un enfant, un insecte qui leur manque, et
moi, moi seul avant de partir, je n'ai pas songé à compléter le seul
moment de bonheur qui me soit arrivé en ma vie? Insensé que j'étais!
j'aurais donc emporté un bonheur incomplet, un bonheur misérable, et
rempli de ténèbres, rempli de regrets!

Je sais bien que je parle en ce moment, par énigme, et que mon récit
tourne au mystère... il faut cependant pour que je m'explique, et
pour que vous compreniez ma peine, que je vous raconte le plus grand
événement de mon étrange soirée au bal masqué de l'Opéra.

Cet aveu me coûte à faire, encore aujourd'hui, à l'âge où les
honnêtes gens, leur tâche étant accomplie, et la mort étant proche,
ne redoutent plus le ridicule. Ainsi, pensez, si j'étais embarrassé
avec moi-même, au moment où je voulus me rendre compte enfin de
cette aventure incroyable!... Il serait bon peut-être (ainsi me
disais-je) d'écrire instant par instant les moindres émotions de
cette nuit qui ne viendra plus!

Déjà je cherchais le papier, la plume et l'encre, quand un vieux
valet poussant la porte de mon salon:

--S'il plaisait à Monseigneur, me dit-il, un pauvre diable attend,
qui désire lui vendre un encrier.

--C'est bien vu, dis-je, et faites entrer ce brave homme... il
arrive à propos.

L'homme entra. Il portait, de ses deux mains, une lourde et massive
écritoire en pierre de taille, qu'il posa gravement sur mon bureau.
Cette pierre avait la forme d'une tour, les créneaux, les cercles de
fer, les fenêtres étroites, la porte oblongue, en un mot rien n'y
manquait. Dans un trou qui représentait les fossés fangeux, l'encre
flottait, image exacte de la limpidité des eaux du fossé.

Ce je ne sais quoi, d'une forme hideuse me fit peine à
voir:--Êtes-vous fou, Monsieur? m'écriai-je, et remportez cette
machine horrible, à l'instant.

--Monsieur, reprit l'homme à l'encrier, ceci est très-sérieux, je ne
suis pas fou, et je ne plaisante guère; il y a déjà longtemps que
nous ne plaisantons plus, nous autres du faubourg. L'encrier que
voilà, et dont la masse attristante pèsera tantôt d'un poids cruel
sur les pensées légères de votre jeunesse heureuse, il faut
nécessairement que vous le contempliez avec respect. Je l'ai façonné
de mes propres mains, avec une pierre de la Bastille, après avoir
renversé la Bastille de ces mains que voici!

Ainsi parlant, le rude ouvrier s'approcha de son ouvrage, il le
contempla d'un regard plein d'orgueil, puis il reprit:--J'ai fait ce
que j'ai pu, mon prince, il est vrai que je ne suis pas un
très-habile maçon; il peut se faire aussi que cette tour ne soit pas
positivement une tour, et vous comprendrez facilement que la
véritable Bastille était plus belle. Au fait, vous pardonnerez à
l'ouvrage en faveur de l'ouvrier. Ce que je puis affirmer ici, c'est
que la pierre que voilà, je l'ai prise au coin le plus sombre et le
plus terrible de notre ancienne prison d'État. Ce fragment
appartient à la plus triste des quatre tours, à la tour de la
liberté. Cette pierre est suintante encore; en vain, je l'ai polie,
en vain je l'ai limée, en vain je l'expose au soleil levant, au
clair soleil qu'elle n'a jamais vu, cela sent toujours l'odeur de la
tombe et la moisissure du cachot. Cela nuira peut-être à la qualité
de votre encre; à coup sûr, cela doit ajouter à la valeur de
l'encrier. Tenez, Monseigneur, voilà encore la trace d'un anneau de
fer qui était attaché à ce coin-là! Vous posséderez vraiment un
excellent échantillon de notre ancienne Bastille, et quand vous en
aurez bien compris toute la valeur, je suis sûr que vous le
montrerez avec orgueil.

Cet homme aurait pu parler jusqu'au lendemain, je ne l'écoutais pas!
Je me promenais dans l'appartement, cherchant les recoins les plus
sombres pour éviter l'aspect de cette Bastille en miniature. Ainsi
la voilà donc réduite à cette dimension frivole, cette forteresse
insensée où pendant tant de minutes séculaires, tant de sang fut
mêlé à tant de larmes! La voilà donc sur ma table, imbécile jouet
d'enfant, cette épouvante du Paris féodal. Tyrannie! On y brisait
les âmes, on y brisait les corps! Toute la France guerrière et
pensante a été renfermée en ce lieu funeste. Il était pour le roi
Louis XI un lieu de plaisance! Il servait de coffre à Henri IV!
Richelieu n'eût pas gouverné huit jours, s'il eût été privé de sa
chère Bastille, et Louis XIV se fût écrié: ma royauté n'a plus de
remparts! Un abîme... un tombeau... un échafaud... parfois même un
piédestal. Le grand Condé et Voltaire ont été renfermés dans ces
murs; l'un, vaincu par la Bastille, tout grand qu'il était; l'autre,
faible et pauvre, et vainqueur de la Bastille! Qu'es-tu donc devenu,
symbole énervé des vieux pouvoirs? Est-ce bien toi, Bastille, qui
gis ainsi sur une table, prêtant la boue et le flot de ton fossé à
ma plume oisive, éternelle prison où s'étouffaient les cris des
misérables, donjon sans loi et sans pitié où l'écrivain expiait ses
plus beaux rêves! Murailles féroces sur lesquelles se sont brisés
tant d'amours malheureux, tant d'opinions généreuses, tant de
croyances, tant d'écrits brûlés par la main du bourreau! Mais, Dieu
soit loué! ces cendres ont fini par retomber sur ta tête comme un
linceul?»... Ainsi je rêvais... autour de cette machine d'État,
étrange relique du pouvoir absolu.

En même temps je cherchais à me rappeler cette histoire; il me
semblait que je découvrirais dans cette pierre arrachée aux cachots
séculaires, la trace et le souvenir de tant de misères imposées à
tant de grands hommes; il me semblait que ce monument féroce et tout
d'un coup infidèle à sa mission, rejetait par tous ses pores, les
pensées de révolte et de révolution que le pouvoir confiait à sa
garde abominable, impie! En effet, pour peu que vous soyez attentif
vous verrez que ce n'est pas l'eau qui suinte en cette pierre
arrachée aux ténèbres, ce ne sont pas les cris des misérables qui se
font entendre... Écoutez, et voyez! ce qui suinte ici c'est le
génie; et si ces murs épais vont crouler et remplir de leurs ruines
le monde ancien, c'est la liberté des vieux âges qui brise à tout
jamais ces murailles lézardées. O dérision de la force! Honte
éternelle de la tyrannie! O retour implacable, inespéré de la
toute-puissance... une heure a suffi pour renverser ce rempart, et
voici les jouets que l'on fabrique de ses débris!

En même temps, mon rêve allait toujours, et refaisait à ma façon,
sur l'immense et terrible _ouï-dire_ du genre humain, une Bastille à
mon usage: il me semblait que j'étais monté sur la plus haute tour,
et soudain, de ces hauteurs, le spectacle le plus animé et le plus
dramatique s'offrait à mes regards. Ah! quelle histoire! Hélas!
quelle épouvante! O mon Dieu! que de souvenirs! Tout se courbe à tes
pieds, Bastille impitoyable! À ton seul aspect les plus grands
esprits tremblent, les plus grands coeurs frémissent, les héros se
troublent, les saints rêvent le martyre et les innocents le
supplice... et puis, tout d'un coup, victoire éternelle! Il n'y a
plus de Bastille! Les cachots sont muets, les fossés sont comblés,
les chaînes sont brisées, les tortures sont abolies, les corps sont
délivrés, les âmes ont des ailes, la pensée est libre! Et tout ce
qui est mort ressuscite! Et tout ce qui était bâillonné parle à
haute voix! Les cachots sont ouverts! Les tombeaux chantent des
hymnes! Triomphe au fond des abîmes et délivrance au plus haut des
cieux!

Quant à toi, fabricant de petites Bastilles, parodiste idiot des
grandes vengeances, colporteur de ces pierres insultées, emporte à
l'instant ce monument de ton génie! Elle n'a que faire ici, chez
moi, ta Bastille impuissante, et j'aurais grande honte d'en faire un
meuble, à mon usage! Ainsi, va-t'en, et si tu trouves que cette
pierre, enfin soit lourde à porter, va-t'en la déposer chez
Mirabeau, Vergniaud, Barnave, Duport, Lameth, chez les vainqueurs
véritables de la Bastille! À ceux-là seulement un pareil encrier
peut convenir. Ceux-là ont brisé tous les vieux instruments qui
servaient à donner un corps à la pensée humaine, ils en ont inventé
de nouveaux et de plus sûrs; ils ont effacé les vieilles règles même
de l'éloquence; ils sont grands, sublimes et politiques, comme on ne
l'avait pas été avant eux. Si J.-J. Rousseau vivait encore, il
faudrait lui porter cette pierre; elle irait à merveille à sa
colère, à ses mépris, à ses vengeances, à sa haine pour l'autorité
sans forme et sans nom. Donc loin d'ici, hors de moi ce fragment de
la Bastille: ôtez cet encrier de ma vue, il est fait pour contenir
les grandes pensées, pour servir le vrai courage et les passions
populaires. Non! non! je ne saurais employer à mes vaines écritures
ce travail d'un peuple entier; encore une fois, éloignez de mes yeux
cette Bastille... elle me fait honte... elle me fait peur!

L'homme partit emportant fièrement la Bastille entre ses bras: il
alla la vendre à la comtesse Dubarry qui partit d'un beau rire à
l'aspect de cette grossière image d'un monument qui l'avait défendue
et courtisée _in extremis_.

--Vous êtes un grand niais, Monsieur, dis-je à mon valet de chambre,
avec vos encriers de pierre éternelle... l'écritoire de M. Dorat me
suffisait.

Quand je fus un peu calmé...--Monseigneur (me dis-je à moi-même),
essayez maintenant d'écrire ici, avec cette plume innocente et ce
peu d'encre oublié au fond d'un cornet, la terrible aventure dont le
souvenir vous enferme au milieu de Paris, plus sûrement que si vous
étiez enfermé dans le cachot le plus profond de _la tour de la
liberté_!

Donc, Monseigneur, souvenez-vous, qu'il y a trois jours, dans un
moment d'oisiveté et de curiosité, vous êtes entré sur le minuit,
dans la salle de l'Opéra, au beau milieu du bal masqué. Vous étiez
seul, inconnu de tous, ne connaissant personne, écoutant sans rien
entendre, et voyant tout... sans rien voir. Des ombres passaient çà
et là, murmurant tout bas des paroles sans suite et sans accent. Des
passions vous frôlaient, souriantes! Des yeux vous regardaient...
brillants! Des bouches riaient... ironiques! _Chacun pour soi_ était
le mot d'ordre et le but de la fête, et puis, je n'étais qu'un
étranger dans ces rencontres d'une ville entière qui se cherche, et
s'appelle et se reconnaît, à certains signes, dont elle seule elle a
le secret. Je restais dans cette foule immobile, inquiet,
malheureux, quand tout à coup une petite main se posa sur mon
épaule, une voix douce avec cet accent d'innocence que j'aime tant
dans les femmes de mon pays, murmura de tendres paroles à mon
oreille enchantée:

On te connaît, disait-elle, on sait que tu es un philosophe, un
Allemand, un jeune homme honnête et réservé comme un vieillard...
Ah! jeune homme à l'abri des passions, que viens-tu faire en ces
lieux où tout brûle? Ainsi parlait la voix charmante, agaçante, et
la beauté qui s'emparait de mon âme et de mon coeur! Figurez-vous
une voix d'un beau timbre, une taille élevée, un geste ingénu,
l'esprit léger, le rire et la bonne humeur de la vingtième année,
enfin je ne sais quoi de vivant et passionné dans le peu que je
pouvais deviner de ce visage inconnu; tant de grâce et tant de
baisers! Jamais jeunesse et beauté ne m'avaient parlé si tendrement
et de si près! «Tu me connais? lui dis-je en tremblant d'une
irrésistible émotion, tu me connais beau masque, tu es plus heureux
que moi.»

Elle prit place à mes côtés et sa robe, en frissonnant, faisait de
beaux plis autour de sa personne, entourée à la fois de mystère et
de contentement.

--Oui, dit-elle, on te connaît: un homme irritable et jovial, triste
et rêveur sans savoir pourquoi, grand observateur de riens, grand
faiseur de petites choses, très-médiocrement bon ou méchant,
philosophe absurde, amoureux manqué. Beau masque... on te connaît...
Mais vous, Monseigneur, vous ne me connaissez pas?

--Si je te connais, lui dis-je? Une ombre, une dame errante, une
aventure, une habitante de Luciennes ou de Marly, une bergère de
Boucher, une pampine de Clodion, une houlette, un jupon court, tout
vice et tout sourire... un piége où l'on tombe, une imprudence, et
très-jolie, à qui l'amour fait trop de peur, et que l'amour prendra
ce soir. Est-ce bien cela, bergère, et voyez si l'on ne sait point
parler votre jargon?

Elle reprit, toujours avec la plaisanterie et ce sentiment qui
devaient nous mener si loin:--Que fais-tu ici, à cette heure, et
pourquoi donc ne pas rester chez vous dans un calme repos? «Do! do!
l'enfant do!» C'est une chanson allemande! Il me semble, à te voir
huché dans ce tumulte, une de ces sentinelles perdues qui cherchent
l'ennemi de tous leurs regards, et qui s'endorment avant de l'avoir
découvert.

Elle me dit mille autres folies pleines de grâce et de goût; puis je
lui parlai comme on parle à ses amours, et lui parlant tendrement,
sans audace et sans peur, je donnais une expression à cette bouche,
un mouvement à ses yeux, une couleur à ses longs cils; j'étais comme
le statuaire à son dernier coup de ciseau; encore un instant, voilà
ma Galatée! «O ma reine! ô ma vie!» Ainsi je lui disais! Puis, sans
le savoir, sans le vouloir, je l'entraînais loin de la foule et
quand nous fûmes seuls:--À présent, lui dis-je, assis à ses côtés
près d'elle, et respirant sa tiède haleine; à présent, par grâce et
par pitié, permettez que je vous contemple, à mon aise; oublions ces
licences, permettez que je vous dise enfin, sérieusement, que je
vous aime! Allons! fi du masque! Et, démasqué, je voulais la
débarrasser de ce voile importun.

--Non pas, disait-elle, en se défendant d'un geste énergique, non
pas, messire, non, vous ne verrez pas mon visage; à Dieu ne plaise
en effet, que je joue ici même, en cette folle nuit, sur un regard,
tout le bonheur de ma soirée. Est-ce donc ainsi que vous obéissez à
la rêverie, ô rêveur? Donc fiez-vous à moi, comme à vous je me fie.
Et elle ajoutait je ne sais combien de saillies vives et tendres,
agaçantes et timides. J'étais muet, j'étais fou. Cependant tout à
côté de cette retraite mystérieuse où M. le régent avait laissé son
empreinte et ses souvenirs, les sons bruyants de l'orchestre
ajoutaient un enivrement mortel, à mon enivrement.

--Au moins, repris-je, au moins laissez-moi, en partant, un nom que
je puisse murmurer dans mes beaux jours, un nom auquel je rattache
une idée, un souvenir... une obéissance, un respect. Ceci est
très-sérieux, madame, et je ne plaisante plus.

Elle reprenait sur un ton incroyable de causticité féminine:

Oh! oh! nous voilà, en effet, tombés dans le sérieux! _Madame!_ Ah!
fi le gros mot pour cette heure emportée et frivole! Ami,
croyez-moi, obéissons à l'heure présente, et gardons-nous de
renvoyer ce fraternel _toi_ dans le séjour des ombres, comme un
fantôme après minuit. Quoi donc! tu veux être sérieux à propos
d'amour, sérieux au milieu de la vapeur d'un bal masqué? Regarde,
autour de toi tout est ruine, et menace; il n'y a plus rien qui soit
debout dans l'ancien monde. Et pourquoi ne serions-nous pas, toute
une heure, oubliant vous, ce que je suis; moi, ce que vous êtes,
Monseigneur? Ici même, ici, un premier prince du sang se laissait
tutoyer par madame de Phalaris?

--Qu'il en soit ainsi, lui dis-je, et puisque madame ne veut pas
qu'on la voie, au moins a-t-elle un nom qui la rappelle à mon
souvenir quand je n'entendrai plus ce bel esprit qui parle avec tant
de grâce... et de tristesse...

--Et quoi! dit-elle, ma voix ne dit rien de plus, non pas même un
brin de tendresse... un peu d'amour?

Je sentis sa main trembler dans la mienne... Il y eut comme une
larme à travers la dentelle jalouse... Ah! qu'elle était belle! Elle
exhalait les plus charmantes odeurs de la jeunesse. Elle était toute
grâce et tout sentiment.., elle se livrait... elle se défendait...
elle voulait... elle ne voulait pas... elle avait des licences qui
me semblaient venir du ciel même d'Anacréon ou de Gentil Bernard!

C'était bien la femme abandonnée à l'extase, à la crainte, aux
transports d'une minute ineffable... Ignorante, elle interrogeait
une âme ignorante, elle pensait, elle pleurait tout bas! Tantôt elle
m'attirait dans ses bras, sur son sein charmant, tantôt elle me
repoussait, avec tant de force et d'énergie!
Heureuse--épouvantée--insolente--altière--humble à mes
pieds--agonisante! Elle était toute flamme et tout frisson, tout
délire, haletante, éperdue... et moi, je passais par toutes ses
transes, je provoquais toutes ses espérances, je subissais toutes
ses douleurs. Je priais, j'ordonnais, je pleurais, je me fâchais...
je lui disais: _va-t'en!_ Je la rappelais... consolée! O lutte
étrange! ô mystère! Enfin, tout d'un coup, lorsqu'elle eut demandé
grâce et pitié, je m'emparai de cette inconnue et, sans rien
attendre, ébloui, furieux, j'ouvris ses bras à mon amour; ses bras
me retinrent avec une passion silencieuse et frénétique. Oh
malheureux! je ne songeais qu'à mes transports du moment, je me
livrai à cette femme comme à moi elle se livrait; inconnu à elle
inconnue, et délirante, elle à moi délirant, à moi tout jeune, à moi
timide, amoureux, plein de fièvre... ô bonheur! Elle était donc à
moi cette beauté invisible!... elle était à moi, elle vivait pour
moi, et j'embrassais un fantôme! Hélas! tant de passion... et déjà
tant de remords! Pygmalion, ta statue est un marbre inerte... O dieu
d'amour, fais au moins que je la voie, et qu'elle me sourie! et
qu'elle me donne... un baiser. Elle était là furieuse, insensée et
pleurante! Elle m'appelait un traître, elle m'appelait un lâche!
Elle se maudissait... elle me maudissait. En vain par ma crainte et
par mes respects, je voulais protester contre l'entraînement qui
l'avait perdue... Elle était immobile! Elle était silencieuse!
Étonnée, elle-même, de ce grand crime dont elle était la complice
innocente... Oui! Elle avait honte et je partageais sa honte... Elle
avait peur et j'avais peur! Ces grands yeux qui me regardaient
semblaient mettre au défi ma probité, ma loyauté, ma chevalerie!...
Enfin, quand elle me vit à genoux, baisant ses mains, et demandant à
mon tour: grâce! pitié! pardon!

--Tu ne me verras pas, dit-elle! Et tu ne l'auras pas, ce baiser que
ta bouche implore!--Adieu!

Il faut bien que je le châtie et que je me châtie! Adieu! Elle était
déjà sur le seuil de cette porte où l'avaient conduite sa hardiesse
et sa mauvaise étoile... Elle s'arrêta, comme obéissante à un
remords mêlé de pitié, et d'une voix plus douce, et d'un regard plus
tendre, elle ajouta: Pourtant si bientôt arrivait ton dernier
jour... mon dernier jour!... Si ton souvenir et ta pitié me
restaient fidèles... ou tout au moins si par quelque grande action
vous vous montrez digne enfin de ce qu'on a fait pour vous... vous
verrez mon visage... ami, vous saurez mon nom... nous mourrons dans
notre premier... dans notre dernier baiser!

À ces mots... elle disparut, comme une apparition, dans cette
muraille du Palais-Royal et de l'Opéra où tant de vices avaient
passé!




CHAPITRE III


Resté seul, je me sentis pris par un grand doute... Allons! me
dis-je, elle a bien joué son rôle... et je la reverrai demain! Tant
le doute est un corrupteur certain des âmes les mieux trempées!
Certes, j'étais convaincu de l'honnêteté de cette femme autant que
de sa beauté suprême... Eh bien! lâche et misérable ergoteur,
j'aimais mieux la nier à moi-même que d'entourer son cher souvenir
de ma reconnaissance et de mes respects. Ingrat que j'étais, ingrat
et lâche amoureux, quand tout me disait que j'étais le premier amour
de cette beauté sans nom... Je me faisais toutes sortes de
raisonnements misérables pour me bien démontrer à moi-même que
j'avais affaire au vain caprice de quelque dame oisive, et qui se
moquait de ma naïveté...

Heureusement que j'eus donné bien vite un démenti sans réplique aux
sophismes qui s'arrêtaient dans mon cerveau, et ce démenti qui me
sauvait de ma honte, je le trouvais dans les transports de mon
coeur. Cette fois enfin l'amour l'emportait sur le paradoxe, et par
la sincérité de ma douleur, de mes regrets, je comprenais tout ce
qui manquait au parfait accomplissement de mon bonheur. J'aimais!
J'étais aimé! Elle s'était livrée à moi toute entière... Oui! mais
je n'ai pas vu son visage... oui, mais je n'ai pas effleuré cette
lèvre où murmuraient ces tendres paroles... à l'instant même où
j'avais le droit de la retenir! Et maintenant si loin d'elle, et
pris d'un regret ineffable, en vain je l'appelle, en vain je la
cherche... ou bien la voilà qui me revient, mais toujours
invisible... Est-ce vous... est-ce toi, mon fantôme... Et veux-tu me
donner enfin ton sourire et ton baiser?

Telle était mon anxiété! Voilà ma peine! À l'instant même où je
quittais la France, épouvanté du bruit, des ténèbres, et de
l'immensité de l'abîme, il m'a suffi de rencontrer cet ami des
papillons, cet amateur des belles roses, ces faiseurs de collections
complètes, ces rêveurs à la poursuite de tant de misérables petits
bonheurs, pour comprendre à quel point il serait misérable et
honteux de ne pas chercher à compléter, moi aussi, la plus belle
heure de mon premier amour.

Ainsi je me rendais compte, à moi-même, et ne voulant rien oublier
de cette aventure étrange, des moindres incidents de cette nuit de
folie et d'enivrements de tous genres. Il me semblait que cela me
consolait de me raconter à moi-même les plus fugitifs souvenirs...
Un peu calmé par ces confidences, je revins à Versailles, dans cette
ville à part qui n'avait pas, même à cette heure où s'éclipsait la
royauté de la France, son égale sous le soleil! En ce moment, la
ville était déserte, le roi, la reine et la cour fatigués du
spectacle éternel de la cité devenue trop grande pour la royauté
nouvelle, avaient cherché une ombre, un refuge, un peu de calme et
d'oubli dans le palais de Saint-Cloud où la mort avait fait tant de
ravages. Trop heureux ce roi dont le trône est chancelant, trop
heureuse aussi cette reine exposée à tant de clameurs, à tant de
violences, d'échapper à la fatigue, à l'isolement, aux ennuis de la
ville de marbre et d'or.

Versailles, la ville esclave où tout passe, où le grand siècle a
passé... Cité d'un jour!... Caprice éphémère d'un seul roi qui
n'avait pas songé que ses enfants et ses petits-enfants ne
suffiraient pas à remplir cet asile exagéré de sa propre grandeur.
Rien qu'à parcourir cette ville sonore, on comprenait confusément
que sa prospérité n'était plus qu'un mensonge, et sa grandeur un
rêve. Ce palais dont Louis XIV seul fut le châtelain, dont les deux
rois ses successeurs, ne furent que les portiers, encore un jour,
encore une heure, il sera trop étroit pour le peuple souverain,
pendant que ces hôtels bâtis pour ces ministres, ces capitaines, ces
évêques, ces seigneurs seraient trop vastes et trop beaux pour de
simples citoyens. La mort pesait déjà sur cette ville insensée à
force de richesse et de grandeur, comme elle a pesé sur les villes
des lacs sulfureux de l'Écriture, ou sur les villes profanes de la
molle Ionie, et sur toi, Venise, ô reine, ô prostituée! À peine elle
a perdu sa loi, sa force, elle se fait courtisane, et elle se perd
dans la débauche et le plaisir.

Telle elle m'a paru vide, endormie, oublieuse du passé, sans souci
du présent, et déjà courbant la tête sous la main pesante de
l'avenir, telle on m'a dit qu'elle était encore aujourd'hui, cette
ville ouverte à toutes les dégradations. Comme elle vivait de la
royauté, elle est morte avec elle. Elle a succombé sous le poids de
ses habitudes paresseuses; elle est semblable à ces grands sépulcres
ouvragés, taillés et ciselés par les grands artistes que la
postérité étudie et contemple sans trop s'inquiéter du nom des
morts, enfouis dans ce magnifique cercueil. Quand je le vis, pour la
dernière fois, ce temple dégradé où se tenait la majesté de Louis
XIV, déjà tout était sombre et mort, l'herbe, ornement des
cimetières croissait déjà dans les places publiques, les volets de
ses maisons se fermaient silencieusement comme on les ferme à
l'heure où l'on part pour un long voyage, tout est fermé au dehors;
tout est sombre au dedans; le feu est éteint; le lit est défait; le
meuble est recouvert de ses toiles, la pendule a cessé de sonner les
heures, le jardin est mort, vide est le bûcher; la vie est absente à
jamais de ces murailles; plus d'enfant qui va naître et plus de
vieillard qui va mourir! spectacle épouvantable! Une ville entière
qui se meurt! Un règne entier qui s'efface! Une maison pareille, la
maison de Bourbon qui tombe en ruine! Versailles aux abois, tout
Versailles!... Moi, cependant, je la contemplais dans son agonie, et
dans son abandon, cette antique cité des miracles, lorsque au bas de
l'escalier du palais j'aperçus un étranger dont la figure douce et
calme, l'attitude aimable et le sourire bienveillant attiraient tous
mes regards... Il se tenait devant un autre personnage qui portait
sur sa poitrine une croix militaire, et qui vendait des petits
gâteaux.

Je m'approchai de l'étranger, il me salua.--Voulez-vous manger un
petit gâteau avec moi, Monsieur? La reine et le roi sont à
Saint-Cloud, et Leurs Majestés ne nous verront pas.

--Je suis bien sûr, répondis-je en acceptant l'offre de l'étranger,
que si le roi et la reine nous voyaient, plutôt que de nous blâmer,
ils partageraient notre repas, rien que pour faire honneur à cette
croix de Saint-Louis.

--La reine surtout, reprit mon homme en puisant de nouveau à la
corbeille, elle est si belle... et si bonne.

--Oui, répondis-je, et cette croix est la meilleure preuve que Sa
Majesté n'a pas mangé de ces gâteaux; cette croix, elle l'aurait
vue; elle voit les malheureux de si loin!

--Et cependant, reprit l'amateur de petits gâteaux, vous voyez bien
cette dalle de pierre; elle a cédé de deux pouces depuis que ce
brave officier est venu se poser à cette place, pour la première
fois.

Ainsi nous devisâmes, lui, l'officier et moi. Lui était affectueux,
bienveillant et causeur, l'officier était simple et réservé, moi
j'étais fort à l'aise en cette société d'honnêtes gens sans
prétentions, et je trouvais les petits gâteaux excellents.

L'étranger était un causeur très-fin, et très-ingénieux; il courait
après les plus imperceptibles nuances de la pensée et des objets
extérieurs. Je ne saurais vous dire toutes les histoires dont il
était le héros, il en avait de charmantes, à propos de rien. Par
exemple, il nous montra ses gants, et il nous raconta comment il les
avait achetés...--Dans une humble boutique éclairée à demi; le
comptoir est tenu par une aimable et charmante femme aux yeux noirs,
à la peau blanche, et qui sourit à merveille...

Ainsi la confiance allait s'établissant entre nous; j'étais tout
oreille et le bon chevalier de Saint-Louis souriait doucement à sa
corbeille à peu près vide... encore un gâteau, j'allais savoir toute
sa vie... un importun qui descendait par le grand escalier et qui
vint à moi, les bras ouverts, en me saluant de tous mes titres,
emporta la confiance de ces deux hommes... Au premier salut du
courtisan, le pauvre chevalier de Saint-Louis releva la tête, il
prit sa corbeille des deux mains, et se retira lentement d'un air
calme et résigné; l'étranger, le suivit, en me jetant un regard de
reproche et de pitié.--Je les suivis longtemps des yeux l'un et
l'autre, et quand ils eurent disparu, je sentis que je les aimais.

Je fus désespéré de les avoir perdus si vite.--Mon Dieu! Monsieur,
m'écriai-je en parlant au courtisan, vous me tirez de la plus
agréable conversation qui se puisse entendre: ces deux hommes sont
vraiment d'honnêtes gens. Pourquoi donc votre aspect leur a-t-il
fait tant de peur?

--Mais, reprit l'homme à l'habit, je l'ignore; on n'est pas fait,
que je sache, à épouvanter ces messieurs: l'un est un pauvre diable
qui a la rage, malgré la consigne, de faire son commerce sur les
marches du château; l'autre, savez-vous qui est l'autre?

--Je voudrais bien savoir son nom, répondis-je avec empressement.

--Je vais vous le dire, monseigneur, et quand vous le saurez,
plaignez-vous encore de mon intervention... L'autre n'est rien moins
que le fou en titre du roi d'Angleterre, à qui je viens de faire
délivrer un passe-port.

--Et son nom, je vous prie, Monsieur?

--Dame un nom de bouffon:... il s'appelle Yorick.




CHAPITRE IV


Le secret que j'avais confié au papier, je l'aurais dit volontiers à
Mirabeau; mais s'il aimait beaucoup les dames, en revanche il les
estimait assez peu, et je craignais son ironie... Au contraire, il
me sembla que Barnave était tout à fait le confident que je
cherchais, et je lui racontai non pas sans un peu de honte, ma bonne
fortune et les doutes qu'elle avait fait naître en mon esprit.

--Bon! dit-il, vous avez trouvé la fin du roman! quelle étrange
passion, et quel scrupule incroyable? Une inconnue... Un bonheur
incomplet... un baiser qu'on vous a refusé... Ah! triple Allemand
que vous êtes, et que dirait M. de Lauzun, s'il avait entendu votre
histoire?... Au fait d'où vous vient cet embarras inexplicable? À
tout prendre, l'accident qui vous arrive est un accident heureux.
Une seule femme que vous ne connaissez pas, si vous savez profiter
de l'aventure, peut vous tenir lieu de toutes les autres. Vous donc
qui preniez en pitié le fou de la reine, on ne vous manquerait pas
de respect en vous donnant un grain d'ellébore!--Ah! dites-vous, la
dame était masquée!--Eh bien! prêtez-lui tous les visages qui lui
conviennent le mieux! Son masque a caché cette femme à vos yeux, il
en cache, en même temps mille autres plus belles et plus charmantes,
celle-ci que celle-là... Pour vous cette femme est partout; elle a
tous les noms, elle prend tous les visages, elle est jeune, elle est
belle, elle est noble... elle a tout... Rêvez le reste, et ne
pleurez pas! Ainsi parlait Barnave, avec un accent léger, vif,
pénétrant, en homme habitué aux objections... Puis, comme il ne me
voyait pas calmé...

--O fortune! ô destin, disait-il: une monarchie est en péril, un
peuple est renouvelé, l'Europe entière est haletante à l'annonce des
plus grands événements, Mirabeau monte à la tribune, éclipsant tout
ce qui se présente, et moi, Barnave un élu du peuple, en ce moment
je suis le confident des incroyables amours d'un grand prince! À
cette heure, et bon gré, malgré moi, et toute affaire cessante, il
faut que je m'occupe à compléter une intrigue de bal; il faut que
j'assiste aux commencements d'une passion finie! Holà! le joli
métier pour toi, Barnave! Et cependant, ajouta-t-il en me prenant la
main, je ne trouve pas cela ridicule, je vous assure. Je suis assez
malheureux pour respecter toutes les passions; cherchons donc,
puisque vous le voulez, quelque remède à vos douleurs d'amour.

--Il faudrait, repris-je un peu rassuré, découvrir quelle était
cette femme, comment elle était venue à ce bal et pourquoi donc elle
m'a choisi dans la foule, et laissé là, l'instant d'après, sans me
dire: _Au revoir!_

--Ma foi, reprit mon nouvel ami, si j'étais que de vous... je me
ferais le plus beau du monde, et la tête haute, et le jarret tendu,
j'irais, je viendrais, je chercherais... je ne m'adresserais pas à
un orateur populaire, animé de toutes les passions d'une révolution
sans pitié, je voudrais deviner, à moi tout seul, la dame et
souveraine de ma pensée; je la reconnaîtrais à sa voix, à son geste,
au feu de ses yeux, à ses mains, à sa parole, à son silence, aux
révélations du sixième sens... et puis, si elle échappait à ma
recherche, à mes transports, voulant compléter absolument l'amour et
le bonheur qu'elle m'a donnés, je chercherais dans la plus belle
foule, et quand j'aurais rencontré assez de beauté, de jeunesse et
de grâce amoureuse, alors, prosterné sous le regard de cette beauté,
je lui dirais: O Madame, un baiser! un seul baiser!... Je ferais
mieux, j'irais dérober, comme un voleur de nuit, la sensation qui
vous manque, après quoi, j'en demanderais pardon à la dame!... Il y
a des injures que les femmes pardonnent toujours. Ainsi, bel et bien
votre émotion sera complète, ainsi rien ne manque à votre roman de
vingt ans!

Et comme il vit à mon désespoir muet que le remède était trop grand
pour le mal:--Non, non, me dit-il, ne faites pas cela. Faites mieux;
recommencez un autre amour, un amour complet, retournez au bal et
gardez assez de sang-froid pour arracher le masque de la première
qui se livrera. Vous avez raison, point de moitié de bonheur, je
n'en veux pas pour moi, nous n'en voulons pas, nous autres qui avons
une âme. Et cependant, cher prince, moi, qu'un abîme aussi sépare à
jamais de l'amour qui me tue, ah! si j'avais touché seulement sa
main, si son regard était tombé sur moi, agenouillé, à ses pieds, si
j'avais entendu sa voix m'appeler par mon nom: _François Barnave!_
En ce moment, je n'aurais plus été Barnave. En ce moment, dompté,
docile et soumis aux moindres caprices de la beauté que j'aime, et
dont nul ne saura le nom, jamais, François Barnave serait descendu
de cette tribune éclatante... il eût déserté la cause de Mirabeau,
la cause du peuple; il eût tout foulé aux pieds: honneur, devoir,
conscience; et plus sage et plus amoureux que vous, Monseigneur, il
eût trouvé son bonheur complet! Dieu du ciel! j'aurais été heureux
autant qu'un mortel peut l'être ici-bas! Hélas! je ne vaux pas un
sourire de sa lèvre, un regard de ses yeux, un soupir de son coeur.
Ce nom-là: Barnave! En vain je l'ai fait terrible... en vain je le
veux célèbre, elle l'ignore! En vain ma voix puissante a pesé dans
les affaires de ce monde, elle n'a rien entendu, rien compris...
Elle ne m'a pas vu une seule fois dans la foule; elle ne me connaît
pas assez pour me craindre; et me voilà si loin de mon espérance...
et si loin de son désespoir!

Disant ces mots, Barnave était hors de lui. Je le regardais avec un
étonnement qui le déconcerta, il domina son trouble, et reprenant
son sang-froid:

--Vous voyez, me dit-il, que votre passion n'est pas la seule
ridicule! Et moi aussi j'ai ressenti des passions inexplicables;
mais j'en suis le maître et je m'en sers pour avoir du coeur.
D'ailleurs, quelle que soit la passion qui occupe les hommes,
croyez-moi, elle est toujours couverte d'un masque, et le plus sage
est de ne pas chercher à le soulever.

Il reprit, d'un air de résolution effrayant:--Voulez-vous que je
vous dise absolument, le voulez-vous? quelle était votre
inconnue?... Interrogez votre âme et sondez votre coeur!...
Répondez-moi!

--Quoi qu'il arrive, et quel que soit le danger qu'elle et moi, nous
courions, Barnave, eh bien oui, je veux le savoir.

--Prenez garde, jeune homme, répondit Barnave. Il y a de grands
repentirs dans votre curiosité satisfaite. Encore une fois, le
mystère est souvent un grand bonheur; songez-y. Qu'aurez-vous de
plus, je vous en prie, aussitôt que vous saurez ce nom-là, ce nom
caché? Comme il sonnera tristement à vos oreilles, quand vous
l'aurez entendu! Combien les faveurs de cette nuit d'ivresse et de
fièvre innocente vous paraîtront cruelles, quand vous saurez d'où
elles viennent! Mais, vous le voulez... préparez-vous à tout savoir.

J'attendis.

Il reprit en ces termes:--Vous connaissez, ou du moins vous avez vu,
sur le chemin de Luciennes, une femme à la démarche élégante et
molle, à la taille svelte et légère, un oeil qui brille, un regard
qui blesse, un pied qui glisse en passant!

--Mais, lui dis-je, où prenez-vous le chemin de Luciennes?... Et
cependant, j'étais déjà fort inquiet.

--Oh! oh! reprit Barnave, ainsi que tout chemin mène à Rome, il y a
mille sentiers qui mènent au château de Luciennes. Dans ce château,
la dame est un mystère, une fable, une aventure, un accident! Rien
de trop haut pour elle... et rien de trop perdu dans les fanges. Les
uns la saluent jusqu'à terre et par habitude, les autres font
semblant de ne pas la reconnaître, ingrats! à qui cette femme a tout
donné!

Quant aux duchesses, aux marquises, aux tabourets de la cour, elles
couvrent de leurs mépris cette infortunée... Il est vrai que ces
mépris sont bel et bien de l'envie, uniquement de l'envie... Elle,
alors arrogante et superbe comme une fille de joie et de fortune
royale, elle méprise également ces respects et ces dédains; elle
marche, et le front levé dans ce Paris, dont elle fut la souveraine;
et elle va partout, en simple artiste, qui est restée et femme et
reine, en dépit de tous les changements de son visage et de sa
destinée...

--Or ça, repris-je, ému jusqu'au fond du coeur, si je vous comprends
bien, cette femme est une prostituée, une honteuse personne élevée à
toutes les grandeurs de la prostitution! Elle à vécu de honte et
d'infamie; elle a fait pleurer le misérable; honoré le lâche, adoré
le brigand; elle a rempli les Bastilles et vidé le trésor?

--Oui, dit Barnave, et c'est cela pour quelques-uns; mais pour les
autres, c'est une idéale créature, encore adorable! Elle est le rêve
enchanteur de la dernière passion des rois de France. Elle a
remplacé Agnès Sorel, dame de beauté, comme le feu roi remplaçait
Pharamond; authentique et précieuse relique de l'amour, comme
l'entendaient les vieux Bourbons de France, au temps du pouvoir
absolu; c'est une savante à chasser les nuages d'un front couronné;
c'est un jovial cynique exhalant les parfums les plus rares, vêtu de
gaze et chargé de fleurs; c'est un des lutins de Cazotte, un
prophète; c'est mieux qu'une femme, il y a bien des jeunes gens, et
des plus beaux qui la rêvent. Comprenez-vous? c'est la seule entre
toutes les choses qu'il allait perdre à jamais qu'ait regrettée, à
son lit de mort, le roi Louis XV dans ce beau royaume qui fut à lui
le dernier.

Je me levai presque désespéré.--Assez, assez, Barnave; cessez de
grâce, et brisons là cette exécrable moquerie. O ciel! serait-ce
possible et vraisemblable, en effet? Cette femme... aurait-elle à ce
point l'ingénuité, la grâce et le charme? Aurait-elle, en son
abandon même, la voix, la plainte et la douleur de la vertu qui
succombe... Ah! feindre ainsi! jouer ce rôle affreux de la
courtisane amoureuse, oublier si complétement ce qu'elle était dans
ces palais fangeux, dans les bras de ce vieillard, dans le tumulte
et le bruit de ses tristes amours... Madame du Barry sous ce masque,
y pensez-vous?

--Qui vous dit que ce n'est pas madame du Barry elle-même? Elle a
l'habitude et la conduite de ces sortes d'intrigues; elle a présidé,
la première, à ces bals où tout est possible, où tout est permis;
elle est la vanité même, elle n'a plus de roi de France à séduire;
elle a voulu savoir ce qu'il fallait penser d'un prince de
Wolfenbuttel...

--Et je suis parfaitement de votre avis, reprit une grosse voix...
Voilà, trait pour trait, l'image exacte de la plus séduisante
coquine qui se soit assise au trône de France... Et, vive Dieu! mon
prince... il faut que vous soyez né sous une heureuse étoile pour
avoir rencontré madame du Barry.




CHAPITRE V


L'homme qui parlait ainsi, c'était Mirabeau lui-même! Il avait
l'oeil du lynx et l'oreille de la taupe; il concevait, il
comprenait, il entendait toute chose; et de toute chose il faisait
un profit, disant que c'était dans son domaine... Enfin ce qu'il
n'entendait pas, il le devinait.--Vive à jamais la comtesse du
Barry! s'écria-t-il... Et plût au ciel, mon confrère... et mon
rival, Barnave, que vous n'ayez pas d'autre amour...

Interpellé brusquement par cette voix irrésistible, Barnave étonné
s'éloigna sans mot dire, et s'inquiétant fort peu des doutes dans
lesquels il m'avait plongé... Mirabeau suivit du regard Barnave qui
s'éloignait. Il y avait dans ce regard de l'intérêt et de la
pitié:--Noble jeune homme, dit-il, sublime enfant, dont le coeur
vaut mieux que la tête! Génie inquiet dont l'éloquence n'a pas
d'égale! Barnave, emporté par la passion qui te brûle! Infortuné!
comme il a menti à sa vocation, lorsqu'il a pris sa place au premier
rang des grands démolisseurs...

--Dites-moi, pourtant, Monseigneur, reprit Mirabeau, ce que venait
faire ici madame du Barry, quel chagrin pressait Barnave et pourquoi
fuit-il ainsi à mon aspect?

--Vous êtes entré dans un de ces moments de malaise qui attristent
souvent notre ami, répondis-je, il n'eût pas voulu être surpris,
surtout par vous, dans cet état de faiblesse et d'égarement.

--C'est grand dommage, en vérité, que toute cette âme et tout ce
coeur en soient réduits là qu'ils n'osent plus se montrer, dit
Mirabeau; en vérité, c'est un grand malheur d'aller si vite, quand
on marche dans un sentier si mal frayé et si obscur!

--Mais, repris-je, est-ce bien vous, Monsieur, qui parlez ainsi, et
ces regrets conviennent-ils à la bouche de Mirabeau! Il me semble,
en effet, que si la France obéit aux passions qui l'emportent, et si
elle parcourt des sentiers obscurs, c'est bien vous qui l'avez
voulu. C'est votre main qui l'a poussée hors des sentiers battus,
c'est aux accents de cette voix souveraine qu'elle s'est mise à
courir çà et là, échevelée et saisie de terreur. Voyez, monsieur,
que d'épouvante! En ce moment, le trône est ébranlé, l'ardente
calomnie entoure incessamment votre jeune reine, le vieux temps est
perdu, les vieilles moeurs sont effacées, les ruines s'amoncellent
dans ce royaume où rien ne se fonde... où tout est mort. Le hasard,
aveugle dieu, préside aux destinées de ce beau royaume. Écoutez!
mille prédictions sinistres pèsent sur ce roi plein de respect! En
ce moment, plus d'appui pour le trône au dedans, au dehors la
vieillesse des uns et la jeunesse des autres lui sont également
funestes; en vérité je ne sais rien de plus triste que cette
position des affaires qui ne fait le bonheur de personne; il est
vrai qu'elle a fait votre gloire à vous, Mirabeau, mais que de doute
et de malaise au fond de cette gloire unique et sans rivale! Hélas
la triste position! qui a réduit notre Barnave à cette lutte
terrible de son esprit et de son coeur, et qui le perdra, n'en
doutez pas!

Mirabeau se prit à réfléchir profondément:--Je conviens, reprit-il
après un silence, et j'avoue en effet que ce sont là de grands
malheurs généraux et particuliers. Toutefois c'est bien malgré moi
que le trône en est venu à cette extrémité. Je suis né un sujet du
roi, un sujet loyal, et rien ne m'eût été facile comme d'oublier les
abus cruels du pouvoir, sur ma personne et sur ma liberté.
Malheureusement le roi est mal conseillé; il est aveugle! Il ne
comprend pas! Il ne sait pas que la parole est la force et la vie...
Et quand je venais au roi, le regard plein de pitié, le coeur plein
de pardons, quand j'implorais... la permission de me perdre en
sauvant le trône... ils se sont écriés que je jouais ma comédie, et
que le trône serait déshonoré d'être sauvé par Mirabeau! Les voilà
bien... les voilà tous!... Et maintenant ils m'implorent, ils me
supplient, ils se prosternent: Mirabeau, sauvez-nous! Sauvez-nous,
Mirabeau... Il est trop tard! Je voudrais les sauver, mais que
faire? ô royauté misérable! C'est la faute de son orgueil et non pas
la mienne, à moi, abreuvé de tous ses dédains!

J'observais Mirabeau disant ces paroles. Son front était chargé de
nuages, son visage, ouvert et franc, s'était contracté sous une
sensation pénible; il y avait dans toute sa personne éloquente et
superbe quelque chose qui ressemblait au remords, mais à un remords
combattu.

Le Titan... le voilà écrasé sous les montagnes qu'il a soulevées!
Phaéton, le voilà brisé sous le char qu'il a conduit! Le révolté
recule à l'aspect de sa révolte! Ah! tu veux détruire et
renverser... ruine et détruis, brise et renverse afin que l'heure
arrive où ton crime apparaisse à ta conscience, ivre de vengeance et
de remords.

Cependant, nous restions plongés l'un et l'autre dans une méditation
profonde, interrogeant l'avenir, épouvantés de l'heure présente...
Et Mirabeau reprenant la parole, en secouant la tête avec
fierté:--Certes, il y aurait de la lâcheté à désespérer du trône:
avec la constitution telle qu'elle est, tout peut se réparer encore
à condition que les mêmes hommes qui ont poussé le royaume à ces
progrès inespérés arrêteront le char dans sa course... il n'y a pas
d'autre remède, et pas d'autre secours.

--Et voilà précisément, monsieur de Mirabeau, où est mon doute.
C'est un singulier maître et difficile à régler, le mouvement: quand
une fois on lui a livré l'âme d'un peuple, et sitôt que le peuple
aveugle s'est mis en marche emportant les voeux, les espérances et
les craintes d'un royaume, allez dire à ce peuple: _Halte-là!_

--C'est vrai, Monsieur, le char est lancé, mais peut-être, en me
plaçant tout vivant sous sa roue, au risque d'être écrasé,
pourrai-je l'arrêter un instant? Rien qu'une heure et tout serait
sauvé. On revient si vite en France à la vérité, au bon sens, pour
peu que la France ait le temps de se reconnaître. Enfin, croyez-moi,
voilà mon ambition présente... Sauver le roi ou périr. Car, entre
nous, mon entreprise est une tâche odieuse, absurde, impossible, et
ma royauté me poursuit comme une honte. J'étais né peut-être, comme
mon cousin le duc de Guise, pour être un héros des dissensions
armées, des guerres civiles, des révoltes de citoyens; mais jamais
je n'aurais accepté ces émeutes que pour venir, après un jour de
victoire, m'agenouiller orgueilleusement devant la majesté soumise
de mon roi. Oui, j'aurais été heureux et fier de me montrer sujet
fidèle, après avoir prouvé que j'étais un sujet redoutable. À
l'heure où nous sommes la sédition est changée, et la révolte a
perdu toute sa grâce à mes yeux, depuis qu'elle n'aboutit plus aux
pieds du trône... Ah! fi d'une sédition en guenilles! Fi de ces
mains mal lavées! Que m'importe, en effet, d'avoir brisé le joug
léger de la cour, s'il faut porter le joug d'un autre souverain
qu'on appelle le peuple? Sous cet étrange souverain que nous nous
sommes donné, l'esclavage est une honte et devient un joug
insupportable; moi-même, le maître absolu de ce peuple, dont j'ai
retrouvé le nom perdu, après que Montesquieu eut retrouvé ses titres
égarés, à quelles humiliations m'a condamné son caprice! Allons,
Mirabeau, parle haut, dis ceci, dis cela, si tu veux qu'on
t'applaudisse; allons, Mirabeau, notre histrion Mirabeau, de la
colère ou de la haine, si tu veux que nous soyons contents; allons,
Mirabeau, éclate et tonne, prie et pleure et calomnie, au gré de nos
passions, renverse et brise et tue! O popularité fatale! humiliante
protection! indigne succès! À ce vil métier j'ai perdu toute mon
âme; pour cette vile royauté j'ai renoncé à mes préjugés les plus
chers; j'ai brisé ma précieuse couronne de comte, que j'avais
défendue contre les Caramans eux-mêmes; je suis devenu un fanatique!
Mes vices, mes vices si chers, je les ai oubliés et je leur impose
un frein. Je me cache, oh! qui l'eût dit! pour aimer ma chère
maîtresse, et je me drape en vertueux. Que je m'ennuie et quel vide
en tout ceci! Pour moi, la vie est le néant, elle me pèse et me
lasse; et je sens dans mon coeur le plus poignant des remords, non
pas le remords d'un crime inutile, mais le remords d'une folie sans
excuse; le remords d'une faute! Enfin quand je songe aussi que
l'opposition n'est plus de mon côté; que c'est moi qui suis le
maître, et qu'il y a à défendre une monarchie... un roi, quinze
siècles; quand je me vois, à présent le maître absolu, sans
obstacle, et que là-bas une reine de France, une femme... appelle en
vain le ciel et les hommes à son aide!... et que moi je suis là,
frappant cette monarchie à terre, méprisé par cette reine, odieux à
ce bon roi qui m'a délivré!... Non certes! non, cela ne peut durer;
il faut que je sorte à tout prix de ce malaise et de cette honte; il
faut que j'en sorte ou que je meure!...

Ainsi il parlait désespéré; il attendait une réponse; il hésitait.

--Ne craignez-vous pas, lui dis-je enfin, de rencontrer des
obstacles, même dans votre bonne volonté pour cette monarchie au
désespoir?

--Vous, voulez parler des courtisans, reprit-il; vous avez raison,
c'est une race dangereuse. Mais populace pour populace, et tout bien
pesé, j'aime encore mieux celle-là que celle-ci; celle-là rampe, et
je l'écrase; au contraire, l'autre est reine, et c'est moi qui la
flatte. La plus dangereuse des populaces, c'est la vraie populace,
qui hurle et qui s'en va dans la rue en criant: _tue et tue!_ Elle
hait la guerre, elle hait le génie et le linge blanc. Elle a cru me
faire une grâce extrême en me permettant la poudre à mes cheveux, un
carosse et derrière mon carosse un laquais. Décidément, c'est un
parti pris; là, dans mon âme, et là, dans ma tête, il faut, sujet,
que je revienne au roi; homme, que je revienne à la reine...
orateur, que j'impose au peuple qui m'entend, mes volontés
suprêmes... Seulement, dites-moi, dans cette grande résolution que
je prends aujourd'hui, voulez-vous me servir?

--Vous ne doutez pas de mon zèle à vous servir, monsieur de
Mirabeau! je suis tout à vous, ordonnez. À mon premier voyage à
Versailles, je l'ai promis à Barnave; pour sauver la reine de
France, pour sauver la soeur de notre empereur, rien ne doit me
coûter; ma vie est à vous, à ce prix.

--Ainsi, ce soir, à onze heures, vous consentez à me prêter un
cheval et à me suivre, vous-même, vous tout seul, au rendez-vous de
cette nuit?

--Mes chevaux seront prêts à onze heures.

--Il faudra prendre garde à ne pas être remarqué, ce soir. Il y va
du salut de la monarchie, il y va de ma vie, une vie aujourd'hui
précieuse entre toutes, car bien certainement, si le loyal parti
dont je me suis fait l'esclave vient à me deviner, je suis mort! et,
véritablement, avant ma tâche accomplie, il me serait pénible, il me
serait affreux de mourir.

--Que dites-vous, Monsieur? votre mort ce serait un grand deuil pour
les âmes intelligentes qui vous suivent dans cette ardente carrière;
ce serait un coup fatal qui dérangerait cette lutte inégale entre le
roi et le peuple, à laquelle seul, tout seul, vous pouvez mettre un
terme. Enfin, pour ma part, ce me serait une profonde, une
inconsolable douleur de vous perdre à l'heure où je commence à vous
connaître, ô vous, mon grand homme et mon héros!

--Votre héros! après Barnave pourtant.

--Barnave est si malheureux!

--Ajoutez, il est si jeune et si grand rêveur, si cruellement marqué
par le destin! Ici il passa la main sur son front en relevant sa
crinière.

--Mais qui de nous n'est pas frappé à mort? Moi même je sens à mon
front le signe fatal.

Puis se retournant vivement:--Ce soir à onze heures dans votre cour.

--Les chevaux et le courrier de M. le comte... seront prêts à
partir!




CHAPITRE VI


À onze heures du soir nous étions à cheval. Mirabeau se mit en selle
en excellent cavalier qu'il était. Avant de sortir dans la rue, il
s'enveloppa de son manteau, et le voilà parti les yeux baissés.
D'abord nous marchâmes avec précaution; nous fîmes plusieurs détours
pour n'être pas suivis; puis bientôt quittant Versailles, nous
entrions dans ces bois épais qui mènent de Versailles à
Saint-Germain. La nuit était sombre, le vent agitait la cime des
arbres, l'herbe se froissait sous les pas des chevaux, le gibier de
la forêt passait et repassait avec mille bruits confus... Mirabeau
marchait le premier, moi, je le suivais en silence avec l'obéissance
passive d'un cavalier qui suit son capitaine, et sans avoir demandé
où nous allions.

J'en étais venu, encore une fois, à jouer le rôle secondaire auquel
je m'étais vu condamné tout d'abord;--le rôle d'un agent sans
intelligence, qui ne sait même pas pourquoi il est dévoué, et qui
cependant se dévoue, entraîné par une force irrésistible. Ainsi
j'allais subjugué par Mirabeau, le suivant en aveugle et sur de
vagues promesses échappées à son découragement. Le Mirabeau
populaire, en ce moment le voilà qui trahit sa cause et qui revient
par instinct à ses amours primitives; le voilà qui va sauver le
trône qu'il a perdu; il se glisse en ces ténèbres, cachant son
visage et dissimulant sa route, livré aux angoisses d'un nouvel
avenir et d'un passé qui le lie étroitement avec les principes qu'il
va combattre.--À quelle lutte horrible était soumise cette âme
ardente, active et pleine d'incertitude! Il ne restait plus rien de
l'échappé de la Bastille, du calomnié, du méprisé qui se venge, et
qui devient dieu dans la foule; c'était l'homme d'État, pensif et
réfléchi, s'arrêtant honteux devant des ruines, et tiré de son
enivrement par des voix de détresse. O misère! Il tremble à l'idée
que de toutes ces ruines il n'en saurait relever une seule! Aussi
bien je n'ai jamais vu plus d'abattement et de tristesse que dans la
marche silencieuse de Mirabeau traversant la longue forêt: sa tête
était penchée sur sa poitrine, et de temps à autre de violents coups
d'éperons dans les flancs de son cheval venaient attester la
violence des passions qui le brûlaient.

Nous marchions toujours, lui, silencieux et préoccupé; moi, pensif
et tout entier à mille idées étranges que je rougissais de m'avouer;
héros tous deux, lui, à la façon d'un grand homme qui s'est trompé;
moi, comme un homme faible et qui va au hasard sans savoir où.

La forêt était sombre et le ciel était noir, la route ne finissait
pas. Où allions-nous?

Hélas, je vous porte envie, ô Mirabeau! Votre étoile vous guide: une
reine est là-bas qui vous attend; vous savez où vous allez; quelle
voix vos oreilles vont entendre; et quelles prières, quelles
paroles! quelle main vous sera tendue en signe de confiance! Pour
moi, je vais à votre bon plaisir; je ne sais d'où je viens, où je
vais, et ce que je suis aujourd'hui, sinon le très-humble valet des
passions et des hommes qui ont besoin de moi!

Nous n'avions pas encore rompu le silence, quand nous arrivâmes au
carrefour de la forêt: six chemins à la fois se présentèrent à nos
pas incertains, un poteau unique étendant six bras de chêne
indiquait aux passants la route à suivre; mais la nuit était déjà
sombre, et il devenait impossible de lire les inscriptions tracées
sur le poteau.

Mirabeau s'arrêta; il releva la tête, il tourna autour du poteau
indicateur, cherchant sa route, et déjà fort inquiet, et tremblant
de laisser passer l'heure du rendez-vous.

Plus il cherchait, plus il tournait dans le rond point, plus les
chemins se croisaient, se heurtaient, se mêlaient; c'était comme une
danse échevelée où les arbres tournent, remuant leurs branches avec
l'élégance d'un danseur dont la tête est chargée de plumes: ainsi
dansait la forêt. On eût dit, la voyant se mouvoir en cercle devant
nous, d'une roue de fortune entraînant avec les voeux animés, les
espérances, la bonne humeur, et les imprécations terribles des
joueurs.

Mirabeau était immobile, éperdu, béant; il sentait qu'il était
doublement hors de sa route, égaré à jamais, doublement égaré, comme
un homme qui ne peut avancer ni reculer.

Les nuages marchaient dans le ciel parsemé de taches lactées,
c'était au ciel un mouvement inverse avec celui de la terre, c'était
une rotation double en sens divers, double et sur un mouvement
inégal, sur une mesure entrecoupée; un chaos sans règle, un
mouvement sans cause, un pêle-mêle, une fascination nocturne
impossible à décrire et dont il était impossible en effet de se
tirer.

Le chaos était là, avançant, reculant, s'alongeant à terre et
s'élevant jusqu'aux cieux; il se cachait dans l'arbre épineux, il
soupirait dans le buisson touffu, il riait à gorge déployée,
accroupi au sommet du poteau invisible; le chaos, pâle et
gigantesque, flagrant, moqueur, il nous tendait ses sept bras
mystérieux pour nous étouffer.

On entendait à la fois des bruits étranges; des ombres glissaient,
voilées et soupirant; le carrefour s'approchait, reculait, prenait
toutes les formes, carré, long, oblong, rond, en pointe, en
pyramide, en trapèze, ou plat comme la pierre d'une tombe, élevé
comme une colonne triomphale, saisissant à faire peur toutes les
formules géométriques; il eût fallu un génie à la Newton pour
soumettre à la moindre équation ces lignes brisées, ces trapèzes
fantastiques, ces capricieux sphéroïdes qui naissent, qui
grandissent, qui s'effacent, comme grandit et s'efface en se
déridant le cercle fragile de l'onde ouverte au caillou.

Arrivés à cet endroit du chemin, nous sentîmes que nous étions
égarés, égarés jusqu'au lendemain, sans un bruit qui nous guide, un
frisson, un tintement, un cri de bête fauve, un chant d'oiseau, une
onde, un murmure, un écho, une fumée au-dessus des arbres, sans une
étoile dans le ciel... Perdus, perdus, absolument perdus!

Mirabeau descendit de cheval, il s'assit au pied du poteau, il porta
sa main sur ses yeux, et je l'entendis soupirer profondément.
C'étaient de rudes soupirs, partis du fond d'une vaste poitrine; il
y avait dans ce soupir je ne sais quoi de ferme et de résolu, qui
attestait le découragement d'une homme supérieur.

Il resta un quart d'heure à se lamenter tout bas. J'étais descendu
de cheval à son exemple, et je m'étais assis à ses côtés.

--Vous voyez que le ciel ne veut pas la sauver, me dit-il en me
montrant le ciel.

Puis il reprit:--Oui, là-haut un nuage, un mince nuage au-dessus
d'une mince étoile, et voilà une reine à jamais perdue! Une reine!
une femme! une femme qui m'attend, sous ce ciel glacé; elle frémit,
elle pâlit, elle tremble au souvenir de mon nom; elle prête,
attentive, l'oreille à l'horloge de son château, pour savoir si
l'horloge sonnera minuit, l'heure où vient le fantôme!--et cette
nuit le fantôme attendu ne viendra pas! La grille de fer restera
fermée; à tous mes crimes envers elle, elle ajoutera un nouveau
crime, elle dira: _C'est un lâche!_ Et elle sera irritée, non pas en
reine, en femme; elle se méprisera d'avoir songé à moi, qu'elle
méprise! Alors le mépris plein le coeur, elle regagnera la couche de
son triste époux, et cet époux endormi, qui ronfle, insouciant comme
un villageois dont la récolte est achevée, elle le regardera avec
complaisance, et, songeant à moi, elle le trouvera beau! Moi,
cependant je vaudrai à ce mari vulgaire un baiser de sa femme, et je
réchaufferai cette couche inerte. Ah! femme et reine, elle imaginera
que je me suis vanté auprès de la reine et qu'on m'a vanté près de
la femme! Ah! je ne suis ni le tribun qu'on lui a dit, ni l'amoureux
qu'on lui a vanté. Elle croira qu'une nuit passée à tous les vents
d'un ciel orageux me fait peur. Alors dans cette obscure forêt
s'accomplira ma vie, et je mourrai en conspirateur subalterne! Après
quoi elle racontera que je venais pour demander pardon, et qu'elle
m'a fait fermer sa porte! Ah! malédiction sur moi, Mirabeau!
malédiction sur la terre et sur le ciel, sur cette terre qui tourne
et sur ce ciel qui reste noir!»

Il frappait sa poitrine et sa tête, il était hurlant. J'en eus
pitié, je ne lui parlai pas.

--Malheureuse! Ah! malheureuse! reprenait-il, je venais si content
et si fier de la sauver! Je portais à ces pieds sacrés et charmants
tant de zèle et tant de respects! Je lui voulais crier grâce! et
merci! pardon!... mais ce maudit nuage a tout effacé, tout brisé!
tout déshonoré! Pourtant cette royauté que j'allais sauver,
qu'a-t-elle fait au ciel, pour qu'il se voile ainsi sans pitié?
Vieille monarchie, antique rempart... Royauté de la France! morte!
morte! morte! Morte! parce que j'ai passé la jeunesse d'un libertin;
parce que j'ai été désoeuvré et joueur. Morte! parce que j'ai fait
des dettes que je n'ai pas payées, parce que j'ai été séducteur
adultère et vagabond sans respect pour mon père, et sans obéissance
à mon roi! Parce que j'ai enlevé la jeune femme à son vieil époux.
Morte! parce qu'un nuage passe dans le ciel effaçant les lettres de
ce poteau au moment où je franchis ce carrefour. Je voudrais bien
tenir ici quelque philosophe, un philosophe chrétien, pour lui
expliquer la vanité de l'histoire du monde, et pour lui dire à
combien peu tient un sage, à commencer par un apôtre, à finir par
moi, dont mon cheval aurait pitié!»

Il se mit à pousser un éclat de rire, comme s'il eût entendu lire en
cet instant l'Histoire universelle de Bossuet.

Ce fut tout à fait comme s'il eût parlé; son rire ici, dans la
forêt, autant que sa parole à la tribune, rencontra l'écho
obéissant! Il fut se briser contre le tronc des arbres, contre la
pierre du rocher, contre la voûte du ciel, il se prolongea bien
loin, plus loin que nos oreilles purent l'entendre; il ne s'arrêta
que dans le jardin de la reine, à la place même où Mirabeau était
attendu.

--On m'a parlé, reprit-il, des stoïciens. Pour être stoïcien il
fallait avoir un manteau; j'ai un manteau; le stoïcien s'enveloppait
dans un manteau, et il attendait. C'est ainsi qu'on a tué César: il
était appuyé contre la statue du grand Pompée, comme je suis appuyé
contre ce hêtre...

Il ajouta, toujours avec la voix du désespoir:--Je ne voudrais pas
être Brutus, j'aimerais mieux mourir dans le manteau de César!

Il s'enveloppa dans son manteau; il s'étendit de tout son long
auprès du hêtre, et, chose étrange... il s'endormit.

Il rêva, il rêva tout haut. Il rêva de noblesse et de liberté; il
rêva de la reine et de ses maîtresses; il rêva la plus extrême
indigence et la plus incroyable richesse; il rêva de Maury et de
Duport; il rêva de l'Angleterre et de la France; il eut des éclats
de rire et des sanglots; il sentit ses mains chargées de chaînes, et
il entendit tomber la Bastille; joie immense et sans frein, atroces
douleurs, orgueil satisfait, inépuisable repentir, cris, larmes,
sanglots, sourires, chansons, baisers lascifs, procès, calomnies,
tribune, éloquence, ivresse, travail, perte ou gain, amitié, haine,
dévoûment et vengeance, ah! les passions viles, les passions d'un
noble coeur! Il y eut de tout cela dans son rêve. Un rêve affreux,
le rêve idiot d'un géant ivre mort; le rêve enchanté des plus belles
années! C'était de l'épouvante, et c'était de l'extase, ici, là
haut, là bas, dans l'enfer! Le vieux hêtre, enivré de ce sommeil
douloureux, se balançait sur cette tête volcanique; la brise
soufflait dans cette épaisse chevelure, un buisson ardent.
J'assistais, sans le savoir, à l'un de ces sommeils solennels;
sommeil de visions étranges comme en eut un le dernier Brutus aux
champs de Philippes, dernier sommeil d'un grand homme qui résume sa
vie, et qui sent au dedans de lui-même qu'il va mourir.

Tout à coup, sans aucun bruit avant-coureur, et comme s'il se fût
échappé de l'arbre entr'ouvert, je vis un homme auprès de Mirabeau
qui dormait. Cet homme était vêtu de noir; il me parut d'une taille
gigantesque, il étendit une large main sur l'orateur endormi, et le
secouant fortement:

--Debout! debout! disait-il d'une voix basse et solennelle, allons,
debout! Est-ce bien le temps de dormir, ouvrier maladroit qui
reviens si tard à la vigne de ton seigneur! Ne voilà-t-il pas,
Monseigneur, une aventure héroïque? O l'événement honteux! Cet homme
sort de sa maison comme un voleur; il se cache dans l'ombre, il se
dérobe à ses espions, il part sous la sauvegarde et sur l'honneur
d'un étranger; il marche vite parce qu'il sait combien le retard
peut être funeste et quel but dangereux il se propose; il remonte à
rebours de sa vie, il nage contre le torrent qu'il a suivi
jusqu'alors, et puis à la moindre difficulté de la route, au moindre
obstacle, ô douleur, ce héros, sorti de chez lui pour être un héros,
il hésite, il s'arrête, il s'assied sur l'herbe, il s'endort; il
dort, comme si la question qu'il va débattre était une simple
question de vie et de mort. Oh! courageux pour tout détruire, lâche
au contraire et nonchalant quand il faut réparer! Prêt à dormir, à
rêver quand il faut agir! il lui faut pour être un homme une
tribune, un écho! seul avec lui-même, il n'est plus qu'un lâche et
un fou! C'est un présomptueux qui se perd, qui perd tout le monde,
oubliant même sa passion pour les femmes, la seule passion de son
coeur, sa plus criminelle passion, la passion la plus chère à son
âme! Or, il faut que ce soit moi qui le réveille, et j'ai beau le
secouer, il ne se réveille pas!

Et il le secouait toujours, mais en vain! C'était un sommeil de
plomb, un rêve enraciné dans l'âme, un drame hardiment commencé dans
une partie de ce crâne inaccessible à tout bruit terrestre, et qui
s'accomplissait lentement! Alors l'inconnu se penchant sur Mirabeau:

--Mirabeau! comte de Mirabeau! cria-t-il.

--Qui m'appelle? allons! me voici! cria à la fin Mirabeau du fond de
sa poitrine avec une voix lointaine, une voix qui s'échapperait du
tombeau!

--Mirabeau! comte de Mirabeau! n'avez-vous pas promis d'être exact à
un rendez-vous, cette nuit même? Avez-vous tendu la main à la
monarchie aux abois? Avez-vous quitté votre banc à l'assemblée pour
aller donner un démenti formel à vos révoltes passées? N'êtes-vous
pas un traître à votre parti plébéien? ne marchez-vous pas, dans la
nuit, sur les bords d'un abîme sans fin? Comte de Mirabeau! pourquoi
donc vous endormir sur les bords de cet abîme? Il sera toujours
assez temps de vous reposer quand vous y serez tombé;
réveillez-vous, comte de Mirabeau! réveille-toi, Mirabeau!

Mirabeau se leva sur son séant. Ses yeux étaient ouverts, mais il ne
voyait pas; son regard était transparent et terne, il le fixait sur
l'inconnu:

--Oh! dit-il, par pitié! laisse-moi dormir, je dors! La fatigue à la
fin m'a pris, il faut que je me repose et que je dorme, absolument
je veux dormir! Il y a si longtemps que je suis actif! Tiens, prends
mes mains, attache-les; lie avec des chaînes de fer ces deux pieds
inutiles, apportez ici la Bastille, entourez-moi de ses murs épais,
j'y consens, je le veux, je t'en prie, et qu'on me ramène en prison.
En prison, on dort, on pense, on fait l'amour, on vit d'amour, on
n'est pas enivré par cette fausse gloire, on n'entend pas ces
clameurs d'un peuple injuste, on n'a pas à revenir sur ses actions
de la veille, on n'a pas à renier son nom et sa gloire, on n'a pas
de remords. C'en est fait, ma route est finie, à jamais finie, et je
reste ici, ici à jamais! Ainsi parlait ce lutteur encore endormi.

Mais l'inconnu reprenait, toujours d'une voix grave et
lente:--Mirabeau, comte de Mirabeau, réveillez-vous, debout! à
cheval! à cheval! le temps fuit, minuit approche, une femme vous
attend!

Et Mirabeau déjà plus éveillé:--Une femme, en effet... elle
m'attend; elle est belle et jeune et m'appelle, elle me sourit; une
créature à part dont l'aspect m'était défendu et dont j'approcherai
assez près, cette nuit, pour respirer le parfum de ses vêtements.
Que de progrès n'as-tu pas faits, Mirabeau, depuis la femme du
cantinier, au fort de Joux?--Mais qui donc me dira le nom de la
grande dame qui m'attend? reprit-il en élevant la voix.

--Monsieur de Mirabeau, s'écria l'inconnu, un galant homme, un
seigneur, a-t-il jamais oublié le nom de la femme qui l'attend?

Mirabeau releva la tête:--O Mirabeau! pauvre homme et pauvre fou,
dit-il, que tu es différent de toi-même! À me voir étendu et
dormant, dirait-on que je marche à la faveur la plus enviée? Ah!
certes, j'en ai bien connu des hommes, des républicains qui
donneraient leur vie en échange du quart d'heure qui m'attend.
Surtout, et disant ces mots il mettait son doigt sur sa bouche en
façon de secret; surtout, il est un jeune homme accompli en génie et
en amour, qui languit et qui se meurt, parce qu'il m'a trouvé sur
son chemin, moi plus puissant que lui dans le peuple, et parce que
je l'ai caché dans mon ombre, lui si jeune et si beau, et que les
regards qui m'arrivaient n'ont pas su l'atteindre. Ainsi va le
monde! Il est fait ainsi! Ce jeune homme eût tout sauvé!...
Versailles ne sait pas même le nom de ce jeune homme! Et moi,
vaincu, brisé, on m'appelle! Cette aimable et jeune renommée, on
l'ignore dans ces hautes régions, pendant que mon épouvantable renom
m'ouvre à tous battants toutes les portes. Il irait, lui, à cette
cour tremblante et qui demande enfin pardon à l'éloquence, au génie,
à la liberté, il irait pour sauver la femme uniquement; j'y vais,
moi, pour sauver la reine. Et maintenant que j'y songe, ami, tu as
raison, le temps presse, hâtons-nous, j'ai trop dormi; debout!
debout! à cheval! à cheval! comte de Mirabeau!» Disant ces mots, il
était déjà à cheval.

L'inconnu s'enfonça dans un des six chemins, en nous disant:
_Suivez-moi!_...

Nous le suivîmes quelque temps. Arrivés à une hauteur, nous
découvrîmes à nos pieds le château de Saint-Cloud qui dormait au
milieu de son parc immense, au bruit des flots.

--Voilà votre chemin, nous dit le guide; allez à votre but, M. le
comte, et rendez-moi grâce enfin de vous avoir réveillé, le sommeil
le plus involontaire peut être un crime en ces temps de révolutions.
Or vous ayant tiré de ce mauvais pas, écoutez ma prière au nom de
votre âme, au nom de votre honneur: sauvez la reine et sauvez-la par
tous les moyens que vous trouverez dans votre coeur ou dans votre
génie. Au nom du ciel, sauvez-la! au nom des hommes, sauvez-la!
Enfin, si j'ose ainsi parler, au nom des combats qui déchirent mon
âme, au nom des angoisses les plus cruelles qui puissent flétrir la
jeunesse et l'intelligence, au nom d'un amour insensé, en mon propre
nom... ô maître absolu des opinions et des volontés de la France!...
ayez pitié de la reine. Ah! sauvez-la! sauvez-la!

--Oui, oui, je la sauverai, en ton nom et par pitié pour toi,
Barnave! Au nom de ton amour, s'écria Mirabeau.

Je m'écriai:--Barnave!

--Oui, reprit l'inconnu, Barnave! Et malheur à ceux qui douteraient
de la reine! et malheur à vous, Mirabeau, si jamais cette illustre
occasion était perdue! Ah! que de repentirs! quels remords à notre
dernier jour!

À ces mots, il partit.--Barnave, où vas-tu? cria Mirabeau. Il se fit
un moment de silence, et nous entendîmes une voix dans le
lointain:--Je retourne à l'assemblée, où je veux abattre à tout
jamais le trône que tu vas sauver.




CHAPITRE VII


Nous étions, sans le savoir, sous les murs du château de
Saint-Cloud. Au mot d'ordre et prononcé tout bas, la grille s'ouvrit
pour nous laisser passer et se renferma en silence; nous parcourûmes
lentement la vaste avenue entre la Seine et le palais sombre.
Arrivés au grand bassin, couvert de mousse, où dormait le cygne à
l'abri de son aile, un homme attendait qui nous invita à descendre,
et qui prit nos chevaux, nous indiquant du geste un sentier escarpé
qui grimpait en côtoyant les cascades du jet d'eau, jusqu'à la
plate-forme, au sommet du château. Mirabeau grimpa péniblement à
travers le sentier glissant, et, en s'appuyant sur mon bras, il
parvint à un certain point de l'avenue où il s'arrêta.

L'endroit était parfaitement découvert, un vase italien chargé d'un
palmier indiquait le lieu du rendez-vous. Là s'arrêta
Mirabeau.--Tenez-vous à l'écart, me dit-il, et asseyez-vous sur ce
banc, dans le feuillage. Il me fallait un témoin de ce qui va se
passer ici, et je vous ai choisi, parce que je n'en connais pas un
qui soit plus désintéressé dans ces questions formidables. Vous
témoignerez pour moi, quoi qu'il arrive, et véritablement j'ai
mérité assez de haines dans ce palais pour avoir quelque raison de
n'y être pas en sûreté. Ainsi ne me perdez pas de vue, et, quoi
qu'il arrive, il y aura là quelqu'un pour attester que Mirabeau
arrivait en ce lieu sans haine et sans peur, mais aussi plein de
zèle et de bonnes intentions.

Mon mandat était d'obéir, j'obéis. J'abandonnai cet homme à ses
réflexions; je me plaçai sous une tonnelle d'où je pouvais tout
voir, et je me mis à penser aux chances funestes d'une révolution
qui, à cette heure, en cette nuit douteuse, arrachait la fille des
Césars au lit de son royal époux, la forçant d'implorer la grâce et
la pitié de ce demi-dieu que la foule avait porté sur ses autels.
Trop heureuse encore, ô majesté! que ce tout-puissant vous pardonne
et vous protége! Heureuse aussi qu'il vous ait accordé ce moment
d'audience! Hâtez-vous donc, reine! hâtez-vous, le tribun n'est pas
fait pour attendre; il est un homme impatient, de sa nature; il
croira, si vous tardez, que vous manquez à sa dignité personnelle,
ou bien encore, il n'attendra plus la reine, il attendra
Marie-Antoinette... alors il sera patient, il attendra jusqu'au
jour, et tant que vous voudrez. Reine, hâtez-vous, il vaut mieux
encore, ô majesté vaincue! implorer la pitié du tribun triomphant,
que de venir, femme superbe et vaine, et longtemps attendue, écouter
les prières de Mirabeau agenouillé.

J'en étais là de mes tristes pensées, quand du côté du palais, je
vis arriver trois femmes... on eût dit trois ombres qui glissaient
sur le gazon, elles se hâtaient lentement; elles avaient peur.
Cependant, Mirabeau, calme et fier, se promenait à pas comptés et
réguliers avec l'habitude d'un homme qui s'est longtemps promené sur
la plate-forme circonscrite des donjons.

En hésitant les trois femmes s'approchèrent; deux d'entre elles
passèrent devant moi. C'était la reine et ma mère avec elle. La
reine était pâle, elle allait, les yeux baissés et les deux mains
jointes, elle tremblait... elle était résolue. Une robe blanche, à
longs plis enflés par le vent du soir, dessinait sa taille; ses
cheveux blonds couvraient ses épaules: figurez-vous, par une lune
voilée, à minuit, l'apparition d'une jeune femme enlevée, il n'y a
pas trois heures, par une mort implacable, et qui revient avec le
négligé de sa nuit de noces sur une terre où ses pas n'ont plus
d'écho, où son corps n'a plus d'ombre, où son souffle, hélas! n'a
plus de bruit!

Ma mère suivait la reine et de très-près. Ma mère était toujours
impassible; son pas était grave et sa tête immobile: elle marchait
comme si elle eût été en présence de toute la cour, un jour de
réception solennelle dans la grande salle du palais.

C'est à peine si je m'aperçus que la troisième de ces dames entrait
sous la tonnelle où je me trouvais, tant j'étais attentif à regarder
le spectacle imposant que j'avais sous les yeux!

Ce fut d'abord la plus étrange et la plus entière confusion. La nuit
était profonde autour de nous; le ciel était taché de blancheur, à
de rares intervalles; sa clarté incertaine imposait et prenait
toutes les formes: le silence était effrayant!

Quand la reine eut dépassé le berceau sous lequel je me trouvais,
elle hâta le pas, comme si elle eût oublié ce qu'elle cherchait dans
ce jardin; puis, tout à coup, face à face avec Mirabeau elle poussa
un cri et elle recula d'un pas. Alors seulement je m'aperçus que je
n'étais pas seul sous la charmille où je m'étais caché.

Une femme était là qui voulait s'élancer au cri de la reine... je la
retins:--Pardon, Madame! et patience, je vous prie! Il ne s'agit pas
ici d'un cri de détresse... un peu d'étonnement, voilà tout. Donc ne
troublons pas cette entrevue en prévenances inutiles; ceci est une
nécessité qu'il faut subir: subissons-la.

Aussi bien, vous le voyez, la reine est remise et salue. En ce
moment l'homme approche... Il s'incline avec le plus profond
respect... Ils se parlent; la conférence est commencée, et
puisse-t-elle bien finir!

La dame à qui je parlais tremblait comme une feuille au souffle du
vent d'hiver. Hélas! disait-elle, elle a tremblé toute la nuit! Elle
prononça à voix basse des mots entrecoupés de sanglots... Ah!
Monsieur, qui ne serait touché par tant de grâce et de malheur!

La voix qui me parlait était si douce et si touchante que, malgré le
spectacle qui m'occupait, je retournai la tête, et je reconnus ma
cousine Hélène, elle-même! À peine si je l'avais entrevue à
Versailles dans la nuit même où le devin nous avait annoncé tant de
peines, de menaces d'échafaud, d'exils et de prisons!

--O ma cousine Hélène, est-ce donc vous que je revois? Vous à côté
de moi, dans l'ombre! aussi pâle que la reine elle-même! et qui
m'avez à peine reconnu! Parlez-moi de grâce; me reconnaissez-vous, à
présent?

Elle me regarda tendrement, elle me tendit la main.--Frédéric!

--Hélas! lui dis-je, il me semblait qu'Hélène avait oublié même le
nom d'un proche parent! Il y a si longtemps déjà que vous m'appeliez
si bien... Frédéric!

Elle rougit, et d'une voix tremblante:--Écoutez! la reine
appelle!... elle a besoin de moi.

--La reine est là-bas tout entière aux paroles qu'elle prononce, aux
paroles qu'elle écoute! Il y va de la vie et de la mort,
gardons-nous bien de l'interrompre! En ce moment vont s'accomplir
toutes ses destinées... Que de tempêtes! Qui dirait que la propre
fille de Marie-Thérèse est là, dans cette ombre immense, implorant
le pardon de tant de grandeurs! Quant à moi, à peine ai-je mis le
pied sur ce volcan, j'aurais voulu partir et revenir en notre
Allemagne heureuse et bien aimée... Est-ce donc que vous n'y pensez
jamais, Madame, et que vous ayez tout oublié?

Elle m'écoutait... attentive, autant que l'était la reine aux
paroles de Mirabeau. Même je vis dans ses veux briller une larme, et
d'une voix qui me fit tressaillir:

--O destin! fit-elle... et d'une voix plus calme elle reprit: Une
patrie, un ciel allemand! un royaume heureux et tranquille! un trône
affermi! une royauté respectée! un peuple obéissant! Si vous saviez,
Monseigneur, ces hurlements, ces volontés, ces menaces, ces cris du
peuple! à quelles fureurs il s'abandonne! à quel point il est
implacable! Il est là, menaçant, furieux, affamé, son enfant à sa
gauche, et sa femme à sa droite... Il a le feu dans les yeux, la
menace à la bouche et la fureur dans le coeur... Que vous dites
vrai! notre Allemagne! Allemagne! Hélas! qui me rendra mon Allemagne
et son peuple et son beau ciel? Il fait froid ici; la bise est
glacée! On est mal en France. O peine! ô terreur!.. Ainsi elle
parlait, et de ses belles mains glacées, elle disputait son voile au
vent funèbre de minuit.

--Eh bien! chère Hélène, eh bien! qui vous arrête et qui vous
empêche? Elle est là-bas, la chère et sainte patrie! Elle appelle!
elle nous tend les bras à nous ses fils. Voyez au delà du Rhin nos
châteaux forts, nos gothiques cathédrales, nos vieilles galeries,
nos jardins, nos remparts... Tout cela nous attend, nous appelle,
allons-y...

--Tout cela se trompe, ou nous trompe, ami! Notre patrie... elle est
ici! Elle est ici, aussi longtemps que cette humble et triste fille
des Césars, cette reine au désespoir que vous voyez là-bas éperdue,
et plaintive, et tremblante, n'aura pas repassé la frontière où
s'arrête enfin son triste royaume! Hélas! pensez-vous donc que je
puisse redevenir Autrichienne aussi longtemps que notre
archiduchesse, elle, sera Française, une Française accusée,
insultée, accablée, ô misère! d'humiliations, réduite à implorer,
dans la nuit, dans un horrible tête-à-tête, je ne sais quelle
étrange puissance assez semblable aux dieux occultes qu'adoraient
les anciens Germains! Non, non, il n'est plus de patrie, il n'est
plus rien pour moi qui vous parle, au delà de ces écueils, au-dessus
de ces abîmes! Je reste ici comme elle, avec elle, et c'est
l'honneur qui le veut.

Elle parlait si bien, que je l'écoutais même quand elle eut cessé de
parler... Cependant nous pouvions suivre et reconnaître à sa robe
blanche, à côté de ce manteau noir, la forme exquise qui
représentait la reine de France... On entendait parfois une
exclamation pleine de pitié et de douleur...

--Monsieur, reprit Hélène après un silence, peut-on vous demander
qui donc est cet homme appelé par la reine? À son ordre, elle a tout
quitté pour l'attendre, il lui parle... elle écoute, elle pleure,
elle a peur! Vous, cependant un prince de l'Empire, vous voilà
servant de piqueur à ce fantôme.... Il faut que ce soit le démon!

--Si ce n'était que le démon! repris-je; ah! Dieu du ciel! si nous
n'avions à conjurer, cette nuit, que la puissance infernale!... Un
mot de la reine eût suffi pour le dompter!

--Vous avez raison, reprit-elle. Il tient de quelque dieu plus
sombre! Il appartient à une éternité plus farouche! Il résiste... il
se débat! La reine pleure... Il ne l'entend pas pleurer... ô
monstre! Et j'ai bien peur d'avoir deviné ce nom-là!

--La chose est ainsi! cet homme est un génie! Il peut tout perdre...
ou tout sauver. Il est le maître! il faut courber la tête, il faut
obéir!

--Toujours obéir! toujours trembler! toujours implorer ces regards
sans pitié, ces coeurs sans pardon, ces puissances d'en bas! Quelle
vie, hélas! quelle vie... et mieux vaudrait mourir!

Toute notre âme et tout notre coeur restaient suspendus au plus
léger bruit qui nous venait de cette rencontre abominable et
surnaturelle. Un grain de sable, un cri d'oiseau, une feuille, une
branche, un soupir... Tantôt la voix de l'homme éclatante et
domptée... ou bien la voix timide et touchante de la femme! Elle
plaidait pour son mari, pour son roi, pour ses enfants, pour les
droits de sa race; elle plaidait, éloquente, inspirée, indignée,
attestant le passé, invoquant l'avenir, appelant à son aide tous les
siècles et toutes les grandeurs de la maison de Bourbon; elle disait
ses transes, ses peines, ses journées de haine et d'insulte, et ses
nuits sans sommeil! Elle racontait les pamphlets, les calomnies, les
injures, le duc d'Orléans, le cardinal de Rohan, le fameux collier,
par quelles misères elle en était venue à redouter les colères de ce
peuple qui l'adorait naguère, et comment elle doutait, à cette heure
funeste, de l'éternité de sa race et de la grandeur de sa maison!...
De ces plaintes, de ces terreurs pas un mot n'arrivait jusqu'à nous,
et cependant nous n'en perdions pas une, Hélène et moi, tant elle
était intelligente, et tant j'étais moi-même intelligent de ces
royales misères; elle retenait son souffle! Elle était une âme, un
esprit, un ange gardien! Elle apposait, pour mieux entendre, son
bras charmant sur mon épaule, et sa joue à ma joue, elle écoutait,
parfaitement oublieuse de ses dix-huit ans, de mes vingt ans.

De son côté... le monstre (elle l'appelait ainsi), répondait au
discours de la reine, et par quelques paroles échappées à cette voix
portée à l'éclat, nous refaisions, Hélène et moi, tout son discours.
Il expliquait... ses révoltes, ses colères, sa déclaration de guerre
à cette royauté qui l'avait tenu captif: «parce que c'était son bon
plaisir.» Il disait, lui aussi, ses angoisses, ses douleurs, sa
propre ruine, et comment il se trouvait attaché par des chaînes de
fer à cette popularité qui lui faisait peur; que du reste, il était
bon gentilhomme, ami du roi, plein de respect pour la reine, et
qu'il sentait dans ses veines que bon sang ne pouvait pas mentir.
Tant qu'il parlait, nous suivions son sourire et le feu de ses yeux!
Il était dans l'ombre, et pourtant son attitude et son geste étaient
si vivement dessinés que l'ombre même en conservait la grâce et
l'énergie! On comprenait que le lion baissait la tête! on
reconnaissait qu'il était muselé! O reine, en ce moment quel
triomphe! ô majesté, quel retour! Hélène et moi, dans la même
émotion et dans le même enthousiasme, heureux, charmés, fascinés,
nous nous disions tout bas: la reine est sauvée! Elle est
victorieuse! ô joie! ô bonheur! ô fête étrange! Ah! dit Hélène... à
la fin, je le reconnais, c'est bien lui, c'est le comte de
Mirabeau... Et dans son épouvante, et contente, elle se jeta dans
mes bras... Quelle violence il me fallut en ce moment pour résister
à la tentation de lui dire: _Hélène, aimez-moi!_

En ce moment, la lune au ciel, que voilait un épais nuage,
entr'ouvrit ce voile funèbre, et de son pâle et doux rayon elle
éclaira le visage aimable et charmant, le front terrible et
tout-puissant! Que la reine était belle et touchante, en ce dernier
moment de sa grandeur! Que le tribun était superbe et semblable au
Titan frappé de la foudre, au moment où, sur le clair gazon, et sous
le regard limpide, il tombait agenouillé à ces pieds charmants!

Elle était là, les yeux baissés sur cet homme à genoux; elle
triomphait de la victoire avec un sourire!... Elle se croyait
sauvée... il avait juré de la sauver!--Madame, ô Reine! dit-il,
quand S. M. l'impératrice, votre auguste mère, envoyait un capitaine
à la bataille, elle lui donnait sa main à baiser... Alors la reine
étendit sa main royale... Il la toucha de ses lèvres, et relevant la
tête:--Allons! dit-il, obéissons au destin, au devoir, à la volonté
de ma reine, et perdons-nous avec elle, s'il ne m'est pas permis de
la sauver.

On eût dit, en ce moment, qu'il portait à son front l'auréole, et
qu'il venait de découvrir une étoile inconnue au plus haut des
cieux.

La reine en même temps s'éloigna sans mot dire, Hélène et ma mère la
suivant d'un pas calme et silencieux. Mirabeau et moi nous
redescendîmes par le chemin qui nous avait conduits sur la terrasse.
Il marchait le premier, tout pensif et comme accablé sous le poids
de ses visions... Nous eûmes bientôt rejoint la grande allée où nous
avions laissé nos chevaux.

Le même homme à qui nous les avions confiés les promenait, au pas,
au milieu de l'allée, avec la patience d'un laquais qui attend son
maître...

Par je ne sais quelle préférence, il visita avec soin la sangle du
cheval de Mirabeau, même il voulut lui tenir l'étrier quand il
remonta à cheval.

Alors seulement Mirabeau reconnut le fou de la reine et avec le plus
charmant sourire:

--Ah! monsieur le marquis, lui dit-il, vous me pardonnerez d'avoir
souffert qu'un premier président me tînt l'étrier, ce soir, puisque
j'ai pour écuyer un prince de l'Empire, un parent de Sa Majesté.

M. de Castelnaux répondit plein d'émotion:

--Et puisqu'il en est ainsi, monsieur le comte, puisqu'enfin vous
revenez à la reine, quand je serais un Riquety ou un Montmorency, je
consentirais à vous servir de laquais pour le reste de mes jours.

--Non! Monsieur, reprit le tribun, des serviteurs tels que vous
n'appartiennent qu'à des reines; quant à moi, je vous demande
humblement la permission de me dire, après vous, un serviteur de Sa
Majesté.--Vous êtes plus que son serviteur, Monsieur, vous serez son
sauveur et son ami. Moi je serai son valet toute ma vie, et pourvu
que je la voie heureuse, alors je suis heureux! Adieu donc!... et
que rien ne vous retienne en vos projets sauveurs; adieu, notre
espoir, adieu notre force, adieu, Mirabeau; adieu aussi à vous, cher
Seigneur, me dit-il en se tournant vers moi, votre coeur est honnête
et vous aimez notre reine autant que vous pouvez aimer.

--Monsieur le marquis, reprit Mirabeau, voyez-vous cette étoile au
plus haut du ciel? c'est l'étoile de la reine et le plus brillant de
tous les astres, à dater de ce soir.

Castelnaux ôta son chapeau, Mirabeau ôta le sien, j'étais tête nue,
et tous les trois nous avons salué la pâle et douce constellation.

Et partis au galop, nous entendîmes dans le lointain la voix de
Castelnaux qui s'écriait: _Tout mon sang est à vous, comte de
Mirabeau!_




QUATRIÈME PARTIE




CHAPITRE I


Tels sont les événements dont je me souviens comme s'ils étaient
d'hier!... Tout le reste échappe à mon souvenir, et le premier venu
saura mieux que moi l'histoire appartenant à tout le monde! Un bruit
confus m'est resté des paroles de la tribune, des hurlements de la
foule, de cette royauté sur laquelle un peuple agité, furieux,
frappe à toute heure sans rémission! Je me rappelle aussi
très-confusément l'agitation des provinces, la misère publique,
l'infâme banqueroute et l'émeute allant dans la ville à main armée!
Mais quoi... les détails de cette abominable histoire devaient
m'échapper; fatigué de tant de passions diverses, las de souffrir
sans oser me plaindre, honteux de mon peu d'intelligence,
indifférent à la cour qui n'avait aucun besoin de mes services
flegmatiques, inaperçu dans le peuple, qui n'en voulait qu'aux
sommités françaises, je m'étais plongé de nouveau dans les
contemplations si chères à ma paresse et dont j'avais été distrait
violemment.

Je ne saurais vous dire aujourd'hui combien j'ai subi de déceptions
en ce genre. Hélas! ce dix-huitième siècle a fini dans le nuage, et
j'y rencontre, à chaque pas, cette espèce de mensonge ambulant au
moyen duquel il était convenu qu'un homme était juste et bon, à la
condition que pour la justice et pour la bonté il ne sortirait pas
de certaines limites qu'il se traçait à lui-même, et qu'il avait
soin de se tracer aussi peu reculées que possible. Le fabuleux roi
Louis XV avait mis à la mode (avec tant de lâcheté!) cette bonté
facile et misérable qui consiste à être myope et presque sourd; de
ces hommes bons... à si bon marché, j'en trouvais partout; ils
affluaient à Paris, ils remplissaient le royaume, ils venaient du
dedans, ils arrivaient du dehors; aussi bien cette philanthropie
a-t-elle porté des fruits dignes d'elle, et quand elle fut poussée
au bout de ses limites, la terreur s'empara en souveraine de ces
justices douteuses, de ces bontés limitées, de tous ces égoïsmes
honteux; elle trancha la tête à ces vertus, elle les frappa l'une
après l'autre, et sans qu'elles songeassent à sortir des bornes
qu'elles s'étaient imposées, à se secourir l'une et l'autre, en
combattant, ou du moins en criant ensemble _au secours_!

C'était acheter bien cher cette fureur de comploter lentement,
minutieusement; étrange erreur des temps de sophisme! Ils ne
comprennent pas l'unité; ils rêvent une fausse unité qu'ils ne
sauraient atteindre! Ainsi fut le siècle, ainsi étais-je aussi,
moi-même, incessamment tenté de faire un tout, avec des parties
éparses, comme si l'unité se composait de fragments! En ce moment,
la France, encore une fois, changeait d'aspect, elle succombait
enfin sous la dévorante épilepsie d'opinions et d'idées qui la
devaient perdre. Ah! Dieu! si la crise était longue et si le
dénoûment fut terrible! en ce monde ouvert aux plus grands crimes
tout était mystère ou conspiration. C'était je ne sais quoi de plus
dangereux que le creuset de l'alchimiste ou la conjuration
diabolique du sorcier. La magie ordinaire travaillait seule; or, la
conspiration, qui fut la magie et le péril du dix-huitième siècle,
se réunissait, s'agglomérait, ne faisait qu'un seul et même corps,
et se cachait uniquement pour se donner un air plus solennel. À
cette heure de l'histoire de France, les têtes tournaient, les
esprits se dénaturaient, le mensonge et le faux planaient en maîtres
sur cette société pervertie! Il y avait la peur, la haine, la
vengeance, l'envie et le désespoir sans frein, les ambitions
déchaînées, les vices hideux, les sophismes menaçants, la colère
aveugle et les passions mauvaises, délire, ivresse et sommeil, les
rêves; la philosophie en manteau, la religion vêtue en fille de
joie! Ici, le vieux temps masqué et burlesque, et plus loin, le
temps présent dans sa nudité misérable avec la débauche et le jeu,
l'anglomanie et le Nouveau Monde... un tas de paradoxes; tout cela
s'emparait de la France, à la façon de ce livre du poëme de Virgile
où les Grecs, vainqueurs par la ruse, s'emparent de Troie à la
clarté des flammes, au râle des mourants!

C'était donc une confusion profonde, incroyable, un bourdonnement
sans frein; vengeances, paradoxes, passions, délires, assouvissement
de la bête fauve acharnée à sa proie... une folie, une honte, une
ivresse... et cette ivresse, où le sang se mêle au vin des coupes,
se communique, abominable, à la ville, à la cour, à Paris, à la
province. Tout chancelle en cette France au désespoir. O ruine! ô
meurtre! Il lui fallut trente années de combats et de gloire avant
de se remettre de ses frayeurs.

Ainsi pressé, ainsi épouvanté moi-même, ainsi fatigué de ce rêve
ingrat que je faisais tout éveillé, vous comprenez ma hâte au
départ, et mon désir immense, inassouvi de revoir ma chère patrie!
Absolument, cette fois encore, il me semblait que je pouvais partir.

--Allons, me disais-je, il faut renoncer à mes rêves, il faut obéir
au conseil de Barnave, il faut partir. Cependant, avant mon départ,
je voulus revoir Barnave et Mirabeau, mes deux _camarades_! Depuis
longtemps Barnave m'évitait. À peine il avait l'air de me
reconnaître, si le hasard me mettait sur sa route, et souvent je
n'obtenais qu'un froid salut! Jamais il ne me parlait des
confidences que je lui avais faites, il semblait uniquement occupé
des affaires publiques et de ces discours courageux et funestes qui
paralysaient l'éloquence même de Mirabeau.

Quant à celui-ci, depuis son voyage nocturne, il n'était plus le
même homme... On eût dit qu'il avait la conscience enfin du mal
qu'il avait fait et du bien qu'il pouvait faire. Ange et démon, il
portait la même activité dans tout son rôle. Sa vie était grave et
laborieuse. Plus de jeux, plus de fêtes, de festins somptueux, de
femmes enlevées, de filles séduites, plus rien de l'ancien Mirabeau
que l'éloquence et le génie. En ce moment de son retour aux
doctrines des royalistes, il se disait qu'il était fait pour
gouverner la France, et s'il l'eût gouvernée à son gré elle pouvait
être sauvée; ainsi, il redoublait de travail et de zèle chaque jour.
Ses premiers succès de tribune, entraînants, victorieux,
irrésistibles tant qu'il parlait de sa voix de tonnerre aux passions
de la multitude, étaient devenus une lutte, un combat, un danger,
aussitôt qu'il voulut mettre un frein aux passions qu'il avait
soulevées et qui ne lui obéissaient plus.

Je ne saurais dire exactement quel fut cet unique instant dans la
vie et dans l'honneur de ces deux hommes, quand Mirabeau se mit à
peser sa parole, et quand Barnave à son tour devint tout à fait un
orateur. Un changement dans les saisons, un astre inconnu dans le
ciel m'auraient frappé moins vivement que le tribun devenu sage et
prudent, où Barnave accomplissait chaque jour son projet de
remplacer Mirabeau lui-même dans l'admiration, l'enthousiasme et les
respects qu'il inspirait à son peuple. Évidemment, les rôles de ces
deux hommes étaient changés. Mais si je comprenais la conversion du
premier, je cherchais à comprendre à qui donc en voulait Barnave, et
d'où lui venait cet incroyable acharnement?

Barnave en ce moment évitait ma présence, ont eût dit qu'il ne
m'avait jamais connu; il était tout entier à sa rage, à sa joie, aux
accents de la foule, aux fureurs de l'assemblée, aux cris de la rue,
aux violences du journal, à ses traînées sanglantes, présages
funestes des plus mauvais jours de cette révolution qui semblait
emporter la terre elle-même! Ah! ce Barnave... un jour cependant
comme il entrait dans le jardin des Tuileries, je le rencontre, et
je l'arrête.

--Un moment, lui dis-je, et permettez que je vous demande si j'ai
démérité de vous?

--Monsieur, me dit-il, d'une voix brusque, évitez, croyez-moi, toute
explication inutile! Vous êtes étranger, vous êtes un seigneur: nous
marchons sur des charbons ardents; mon amitié pouvait être fatale à
votre bonne renommée, et votre amitié pouvait me rendre suspect au
despote que je sers; voilà pourquoi j'ai rompu avec vous...
j'imagine aussi que nous n'avons plus rien à nous dire à présent.

--Monsieur! lui dis-je, entre vous et moi, il y avait d'abord une
amitié commencée, il y avait ensuite un double secret, et je ne
comprendrais guère que ce petit danger d'amoindrir une popularité si
brillante ait tant de pouvoir sur votre esprit, que vous soyez forcé
d'oublier que vous avez été mon confident et que je suis le vôtre! À
coup sûr, je sais votre secret, citoyen Barnave, et vous savez le
mien, ou du moins vous en savez tout ce que j'en sais moi-même, et
dans ma _naïveté_ allemande, il me semblait que ce double lien ne
pouvait pas et ne devait pas se rompre ainsi...

--Monsieur, reprit Barnave, on est presque en république... et l'on
n'est pas toujours son maître! Un jour de plus, dans les temps où
nous sommes, a souvent changé bien des âmes. La dernière fois que je
vous ai vu, vous m'avez raconté une histoire galante à laquelle vous
avez attaché plus d'intérêt qu'il ne convient, et que j'ai tout à
fait oubliée... Oubliez aussi quelques paroles imprudentes que j'ai
pu dire... et dont je me souviens à peine. Et puis la belle heure,
et bien choisie, après tout, pour ces belles passions!

Pourtant, reprit-il, si je le voulais bien, je vous raconterais...
mais on m'attend, ce sera, s'il vous plaît, pour un autre jour!

--Non, non, m'écriai-je, et vous vous expliquerez à l'instant.

--Apprenez donc, Monseigneur, qu'il y a peu de jours, comme j'étais
à rêver dans un coin de mon logis, je vis entrer... une dame
voilée... Elle pleurait, à travers son voile; elle était belle, elle
me parla avec désespoir. Elle rougit quand elle me raconta ce que
vous m'avez raconté vous-même: l'ivresse du bal, son masque et sa
faiblesse en ce lieu d'enivrement, et les remords de son amour pour
vous, ses terreurs d'être découverte, et la peine que vous lui
causiez, vous, si jeune, et qui perdiez dans cette recherche les
plus belles heures de votre jeunesse! Ah! vous aviez raison, mon
prince, et voilà certes la beauté même, et la grâce en personne.
Elle me connaît, certes, et moi, je ne sais pas où donc je l'ai
vue... Et quand elle eut ajouté que vous deviez l'oublier, que vous
ne la verriez plus jamais, non, plus jamais, elle ajouta, de sa voix
la plus touchante, qu'elle vous priait et vous suppliait de ne plus
vous occuper d'elle, et de cesser tout reproche inutile.--Et
dites-lui bien, monsieur Barnave, vous son ami, que je veux qu'il
parte, à l'instant, et qu'il retourne au fond de l'Allemagne... et
qu'il m'oublie!... Ah! oui... Elle pleurait, elle suppliait et quand
elle eut essuyé ses yeux, elle pleura; puis voyant qu'elle était
restée avec moi trop longtemps, elle rougit, elle se leva; elle me
fit jurer de ne pas la suivre, et de ne pas la reconnaître si je
venais à la retrouver; elle me dit adieu pour vous et pour moi. Je
n'ai jamais vu plus de noblesse et plus de grâce, unies à plus de
décence et de désespoir!

--Mon Dieu! Barnave, pourquoi ne m'avoir pas dit un mot de cette
rencontre? Votre conduite envers moi est dure, convenez-en.

--Eh! je savais bien que mon récit aurait l'effet tout contraire de
celui qu'attendait la belle inconnue; en même temps j'espérais, à
vous voir calme et résigné, que vous aviez oublié cette heure
d'enivrement. Mais puisqu'enfin vous y pensez encore, eh bien!
j'obéirai à la dame inconnue... Oui, cette femme est jeune; elle est
belle! et, vous l'aviez devinée. En même temps, elle est une femme
honnête et sérieuse, elle pleure avec des larmes de sang la folie et
l'ivresse de cette nuit folle, et quand, par ma voix, elle vous
commande, à vous, de partir, de l'oublier, pour votre honneur!... il
me semble, en effet, que vous devez obéir.

--Non, Monsieur, non, vous dis-je, et tant qu'elle ne me l'aura pas
commandé elle-même, et tant qu'elle me devra... cet adieu que
j'invoque, eh bien! je m'obstine à sa recherche, et je reste au
milieu de cet horrible Paris où tout se dénature, au milieu de ce
peuple affreux qui me regarde avec défiance, au milieu de ces cris,
de cette ivresse, de cette famine, de cette lèse-majesté divine et
humaine, de ces meurtres sans fin! Elle le veut!... Je reste,
immobile témoin, au hideux spectacle de cette anarchie violente;
encore une fois je ne partirai pas d'ici, Barnave, et vous me direz
qui elle est, vous me direz où elle est, que je la voie et que je
lui parle... enfin!

--Monsieur, reprit Barnave après un silence, il y a des
circonstances de la vie où la passion est un contre-sens. Voyez-moi,
vous savez combien j'ai souffert d'un amour sans espoir; à présent,
je n'y songe plus. Faites comme je fais, occupez-vous. Deux grandes
parties se jouent en France; les paris sont ouverts, la chance,
avant peu, sera décidée; intéressez-vous à cette partie éclatante et
terrible dont votre tête sera l'enjeu. Voyez, je suis ferme et loyal
avec vous. Vous êtes arrivé chez nous comme un gentilhomme révolté
contre les préjugés de sa caste et partisan de toutes les
innovations! Moi seul, et parce qu'en effet c'était votre devoir, je
vous ai maintenu dans le parti de la cour. Je sentais qu'il y allait
de votre gloire et de votre honneur de rester à côté de votre mère
et de votre archiduchesse; homme de parti, je vous en ai épargné
toutes les peines; je vous ai aplani toutes les voies; je vous ai
fait le représentant de la bonne moitié de moi-même, et c'est vous,
Monsieur, que j'ai chargé de mon dévouement à la reine; voulant
sauver la reine, moi, l'ennemi du roi, je vous ai choisi pour mon
second; je me suis fié à vous pour accomplir la partie honorable et
sainte de la mission que je me suis donnée! Or çà, soyez un homme,
et patientez encore un jour! Barnave, le révolutionnaire accomplira
seul la tâche impérieuse de sa révolution, Barnave le royaliste, a
besoin de vous, mon prince, pour sauver la reine de France!... Elle
est perdue... à moins d'un miracle... Or, ce miracle, à nous deux,
nous l'accomplirons, je l'espère, et quand vous l'aurez accompli, je
vous en laisserai tout l'honneur. Pensez donc à la reconnaissance, à
l'orgueil du peuple allemand, quand vous lui ramènerez
Marie-Antoinette, et si l'Allemagne vous recevra à bras ouverts.

Ou bien, si je succombe, si je meurs à la peine, j'aurai besoin de
vous pour dire à la reine que jamais Barnave n'a été son ennemi
personnel, malgré tous les outrages dont il l'a abreuvée; que
Barnave a suivi sans colère et sans passion la voie que les progrès
du temps et les besoins de la France lui avaient tracée, et que si
Mirabeau ne se fût pas rencontré sur le passage de Barnave, pour
l'éclipser et le réduire à la seconde place, j'aurais été moins
emporté, moins fanatique! Ainsi vous me ferez pardonner, si je
meurs! Ainsi, vous sauverez la reine, si le trône s'écroule! Ainsi,
vous le voyez, votre part est assez belle, vous êtes destiné ou à
sauver ma mémoire, ou à sauver la reine... Allons! vivez!
oubliez!... et souvenez-vous!

Il me parla fort longtemps avec l'affection d'un père; il me fit
honte enfin de moi-même et de mes lâchetés; il rendit quelque repos
à mon âme, un peu de sérénité à mon coeur en me prouvant que j'étais
utile.

--Utile, indispensable, et parce que vos services n'auront pas
d'éclat, parce que vous aurez le courage d'accomplir les fonctions
d'un subalterne qui trouve sa plus douce récompense en son coeur,
parce que si vous mourez, vous, vous mourrez inconnu! Si bien,
Monseigneur, que vous serez un des hommes de coeur de cette
révolution!

--Oh! repris-je, accomplir ce qu'on appelle une illustre action, et
me faire un nom dans votre histoire, ce n'est pas cela que
j'ambitionne. Le premier jour où je vous ai rencontré, vous vous
êtes emparé de toutes mes volontés, comme un maître. Le rôle le plus
subalterne, vous le savez, ne m'a jamais fait peur. J'ai servi
d'écuyer au comte de Mirabeau, et maintenant, puisqu'il vous faut un
subalterne, je vous obéirai, j'y consens; mais quand j'aurai tout
fait pour vous, quand j'aurai oublié, pour vous, mon nom, ma
seigneurie et jusqu'aux vagues rêveries de mon amour malheureux...
ne ferez-vous rien pour moi?

--Il y aura un moment, soyez en sûr, où Barnave, qu'il soit
triomphant ou vaincu, ne saurait pas refuser l'homme généreux que
Barnave a chargé de sa gloire et de son propre honneur! Que je joue
encore un jour le rôle de Mirabeau, encore un jour que je sois le
premier à cette tribune dont il fut le roi jusqu'à son voyage de
Saint-Cloud! Que la France, attentive à ma parole, espère, et que le
roi tremble! En même temps que les derniers abus soient effacés, que
les priviléges soient anéantis jusqu'au dernier... et puis, je vous
dirai:--Elle est là... la femme que vous cherchez! ma gloire m'a
délié de mon serment.

Oui! que je sois Mirabeau! que je force, à mon tour, la reine
elle-même à m'appeler dans la nuit, qu'elle vienne à moi en
s'écriant: «Sauvez-moi, Barnave!» et que je meure empoisonné comme
Mirabeau!...

Je poussai un cri terrible.--O Dieu! que parlez-vous de poison et de
Mirabeau?

--Quoi! reprit-il, l'ignorez-vous? Mirabeau se meurt...

--Mirabeau! notre espoir, notre dernier espoir, l'aîné de sa race et
le premier né de l'éloquence?

--Il n'y a qu'un Mirabeau dans ce monde... il se meurt... il est
mort!

--Empoisonné, Barnave! Et par qui?

--Par la main terrible, implacable! Elle a frappé tous les grands
pouvoirs quand leur tâche est finie. Un grain de sable dans l'urètre
de Cromwell, ou un grain d'arsenic dans la coupe de Mirabeau! Il
faut qu'elles tombent à un jour marqué, ces extraordinaires
puissances qui changent le monde; et c'est un de leurs priviléges
les plus sacrés, les plus incontestables: mourir à temps!




CHAPITRE II


Véritablement, ce dernier soutien d'une cause perdue, il se
mourait... je l'ai vu mourir. D'abord il avait lutté contre le mal,
le mal avait été plus fort que ce génie... Il était vaincu, pour la
première fois. Cet homme (il touchait à l'immortalité de tant de
côtés divers), cet homme, il allait si vite et si droit! la mort
l'arrête en son ardente carrière, elle le terrasse; il tombe, écrasé
par la logique meurtrière des partis; il tombe, héroïque victime de
son propre ouvrage, à savoir: l'émancipation de l'humanité.
Croyez-moi, il fallait un grand courage, un dévouement extrême aux
libertés qui venaient de se faire jour en France, pour hasarder cet
immense attentat... la mort de Mirabeau. Il fallait que
l'émancipation des peuples se sentît bien forte en effet pour
assassiner son père et pour se passer, au premier moment de gêne, de
la force qui l'avait fait naître. Enfin pour se délivrer de
l'obéissance par un crime... un crime funeste! et qui se paie avec
des crimes au delà de toute prévoyance et de toute vraisemblance. À
l'aspect de cette joie immense, il était facile à l'Assemblée
nationale de prévoir son sort à venir!

On n'a pas assez parlé de cette mort. Elle a changé les destinées de
l'Europe. La révolution, en perdant Mirabeau, son maître, a jeté
plus de bave et de venin qu'elle n'eût pu en jeter s'il eût vécu
pour la comprimer. S'il eût vécu, le héros des temps modernes, la
France n'aurait connu ni Robespierre, ni Bonaparte. Bonaparte, en
venant au monde, aurait trouvé un maître, et il n'eût point songé à
le devenir. Dans mon opinion, Mirabeau représente, et complétement,
le pouvoir populaire, aussi complétement que Richelieu l'autorité du
prêtre et Louis XIV le pouvoir royal. Mirabeau mort, le peuple est
mort, et maintenant que le sceptre a passé dans tant de mains, à
présent qu'il a été violemment arraché de toutes ces mains, devenues
trop faibles pour le soutenir, que deviendrait le vieux sceptre
impossible à porter? Par quelle flatterie ou par quelle gloire,
ajoutez par quelles grandes actions se maintiendra l'autorité dans
la main qui le porte? Difficile question, qui ne peut être résolue
que par le temps.

Je reviens à Mirabeau. Quand il sut qu'il fallait mourir,
absolument, et qu'il était au delà de toute espérance, il se résigna
à la mort. Il rejeta bien loin tous les secours de la médecine...;
il comprenait qu'un homme de sa sorte était fait pour bien mourir.

Amis qui le pleurez, adorateurs de son génie, esprits reconnaissants
de tant de biens qu'il a rêvés pour son peuple, accourez à son aide!
Écoutez sa plainte suprême! Ouvrez la fenêtre qui donne sur les
jardins, approchez son lit de l'arbre en fleurs, laissez pénétrer
les rayons du soleil printanier et les premiers chants de l'oiseau;
le soleil est clair comme au jour où mourut Jean-Jacques; l'air est
embaumé; l'abeille bourdonne et l'oiseau chante; la nature est
presque aussi belle qu'elle était belle au Bignon, quand le jeune
homme, agriculteur sous son père, allait parcourant les campagnes,
rêvant tout haut, jetant au vent la poésie et les soupirs de son
âme. Hélas! hélas! c'est bien le même soleil, ce sont les mêmes
fleurs, c'est le même chant des oiseaux: rien ne meurt, rien ne
change, ô bruits, chansons, parfums! Rien n'est changé dans cette
France, que la loi, et le roi et la royauté: rien n'est changé... il
est là étendu, le roi de son temps, le Mirabeau qui parcourait les
joyeux chemins, en criminel d'État, le Mirabeau du fort de Joux et
du donjon de Vincennes: alors aussi, il voyait le soleil étincelant
à travers les grilles; il lui tendait les mains de sa fenêtre; ô
mains impuissantes à l'atteindre hier comme aujourd'hui: hier retenu
par ses fers, aujourd'hui retenu par la mort!

Le voilà donc arrivé tout à fait, le maître jour, brisant les
derniers verroux, ouvrant le dernier cachot! Approchez, bons
serviteurs; venez, votre maître appelle: il s'agit de le dépouiller
de ses habits de malade, et de le parer de son habit de cour!
Allons! des fleurs! des broderies: le talon rouge au soulier, la
poudre aux cheveux, l'épée au côté; Mirabeau, _marchand de draps_,
redevient un gentilhomme! Il veut mourir debout, souriant, calme et
fort, et que son dernier jour soit un jour de fête. Il renonce, et
sans pleurer, à ce bel avenir qu'il s'était ouvert.

Hélas! il mourait au moment où il venait de comprendre toute sa
force, et comme il était sûr que le monde, à son tour, saurait
quelle perte il avait faite en perdant son tribun, Mirabeau donc
pouvait mourir. Ouvrez les portes de sa chambre et laissez entrer
ses amis, sa maîtresse et ses enfants, ses soeurs, tout ce qu'il
aime... il n'a plus qu'un instant à les entendre... à les bénir.

Il est donc vrai! encore une heure et tout sera mort. Grâce, esprit,
éloquence, autorité, geste et regard, intelligence, âme et coeur!
Tant de qualités mêlées à tant de vices! tant de vertus, tant de
courage! O maître... ô fantôme! Ainsi, grâce à cette mort
imprévue... et trop heureux, il ne verra pas mourir la monarchie
éternelle qu'il voulait sauver! Il n'assistera pas au convoi de ce
monarque auquel il a pardonné, lui, si souvent emprisonné et
mendiant! Il ne le suivra pas dans ses fanges et dans ses chutes
éternelles le tombereau de cette reine infortunée, aux touchants
souvenirs, quand elle portait sur l'échafaud sa tête blanchie avant
l'heure! Ah! pauvre femme, à peine vêtue de la robe noire qu'elle
avait raccommodée de ses mains! Ah! Majesté!... _Un cercueil pour la
veuve Capet...sept francs!_

Heureux de mourir, Mirabeau, trop heureux, avant d'entendre à son
oreille indignée ces bruits sinistres de république à peine fondée,
et d'échafauds permanents sur les places les plus vastes de ce Paris
des élégances et des poésies! Trop heureux en effet au seul aspect
de ce maître... appelé la Terreur, il eût réclamé ses titres de
noblesse, ou bien, si, malgré sa noblesse et ses épreuves ardentes,
le bourreau l'eût épargné par respect, vous l'eussiez vu, quand vint
la réaction thermidorienne, réclamer son titre de citoyen dans le
peuple! Il était un de ces hardis courages qui ont peur du sang, et
qui meurent, plutôt que d'en respirer la vapeur.

Il meurt! Adieu, Mirabeau! Adieu au dix-huitième siècle! Adieu nos
années de délivrance! Adieu le règne éclatant de Voltaire et de
l'esprit français! Adieu, vieux monde, qui ne te soutiens plus que
par le souvenir! Autel, adieu! Trône, adieu! Majestés souveraines,
poésie et philosophie, histoire, aristocratie et majestés de l'autre
monde, adieu! L'ancien monde à Mirabeau s'arrête... ainsi que le
Nouveau Monde fut l'Europe, le jour même où Christophe Colomb porta
le pied sur ces terres ignorées. Silence donc et courage! À présent
que Mirabeau n'est plus, vous n'avez qu'un choix, vous qui vivez
encore: allons! vivre en plein chaos... ou mourir!

Longue et triste agonie! ô lente, impitoyable et superbe douleur!
Parfois la nature prenait le dessus, le malade semblait renaître! Le
sang circulait dans ce vaste corps, le feu remontait à ce regard
éteint; le mal vaincu se taisait, alors il redevenait tout à fait
Mirabeau.

Ce fut dans un de ces instants de calme et de paix qu'il me vit au
pied de son lit, comme je le regardais mourir. Il m'appela, du
regard, à son chevet, et la tête penchée il me parla de la reine.
«L'avez-vous vue... et n'aura-t-elle pas un mot à me dire avant la
mort? Et le roi, lui pour qui je meurs!» Son regard inquiet
cherchait en vain le messager royal... personne de cette cour
ingrate ne vint au lit de mort de Mirabeau.

Tout à coup la porte s'ouvrit à deux battants; un éclair de joie et
d'orgueil brilla dans ses yeux éteints:--Qui va là? demanda-t-il.

--C'est une députation de l'Assemblée nationale qui vient pour
saluer son héros; Barnave la conduit.

Il se leva en souriant; il salua de la main ses collègues; puis il
prit Barnave de ses deux mains, et l'attirant à soi comme pour
l'embrasser:--Barnave, ô bon jeune homme! ô Barnave, eh bien! C'est
vrai, je meurs! Désormais, soyez le premier à la tribune, et si vous
avez été jaloux de Mirabeau, pardonnez-lui, Barnave, il vous bénit
au lit de mort; vous êtes un grand coeur! Vous êtes un orateur à ma
taille, et vous mourrez comme moi, assassiné; cela est sûr, aussi
sûr que je meurs... Hâtez-vous de montrer qui vous êtes, vous
mourrez avant peu. Vous êtes tous morts, moi mort. Je te bénis donc,
Barnave; esprit loyal! honnête coeur! Dévoué! fidèle... et
malheureux! Adieu donc!... Et baissant la voix: Si vous aimez la
reine (et vous l'aimez!) dites-lui que tout est perdu!... Qu'ils la
tueront... Qu'ils tueront le roi... et son enfant... que ce sont des
bêtes féroces... et qu'il n'est plus de salut que dans la fuite, à
présent que Mirabeau est mort... Il entrait, en ce moment, dans les
douleurs de la suprême agonie... et de l'agonie, il entrait dans le
râle... il dormait, puis il se réveillait, pour embrasser ses amis;
il leur tendait la main avec un muet sourire. Il songea à dicter son
testament... Il n'avait rien à donner. Un de ses amis, le plus
hardi, le plus heureux, lui donna sa fortune, afin qu'il eût quelque
chose à donner. Mirabeau l'accepta.

Même il y eut une scène d'une effrayante solennité.

Nous entourions le lit du moribond, il reposait. Tout à coup entre
un homme, il marchait doucement, respirant à peine, son visage était
résolu; il se posa devant Cabanis, et lui tendant son bras nu, il
lui dit à demi voix:

--Mirabeau n'a plus de sang: son sang est brûlé et perdu; la prison
et l'amour ne lui en ont pas laissé. Les Anglais savent ranimer les
cadavres par la transfusion, il ne s'agit que de trouver du sang à
remplir les veines du cadavre. Voici ma veine, ouvrez-la, prenez mon
sang, un sang pur et fort, honnête et dévoué, qui remontera au coeur
de la monarchie expirante sur ce lit. Prenez mon sang, docteur, il
appartient à Mirabeau, prenez! qu'il vive, et que je meure en
criant: _Vive le roi!_

On regardait cet homme avec admiration: des larmes, les larmes
retenues jusqu'alors, tombaient en silence de toutes les paupières,
on cherchait à se souvenir si jamais le deuil du peuple était allé
jusque-là? J'eus encore, à ce propos, un vil moment de jalousie et
je m'écriai tout bas: _C'est le fou de la reine, Messieurs!_ Mais
lui, reprenant la parole, et tendant son bras de nouveau:

--Non pas, non pas, dit-il, je ne suis pas un fou; ceci n'est pas
l'action d'un fou, il me semble; je n'ai jamais été un insensé,
comme vous dites. Si c'est vraiment Mirabeau qui est couché sur ce
lit, pâle et blême et pris par le râle, eh bien! c'est chose sage et
sensée au premier venu de dire à ce cadavre: Ami, prends mon sang!
C'est chose honnête et prudente de donner tout son sang à ce
cadavre! Il ne s'agit pas d'un homme isolé, un père, un fils, un
époux, un de ces malades vulgaires que l'on pleure, dont on porte le
deuil, auquel on élève un tombeau sous un cyprès... douleur d'un
jour, que le temps emporte aux premières feuilles du cyprès. Ceci,
c'est la monarchie expirante! Ceci, c'est la France au désespoir...
c'est vraiment la France qui râle et qui est morte! Si je suis un
fou, Messieurs, de venir apporter mon sang dans ces veines, c'est
que peut-être arrivé-je trop tard. En ce cas seulement je suis un
fou, je le veux bien, j'y consens, je suis des vôtres... un fou...
je ne l'ai pas toujours été!

Il s'approcha du lit, et se penchant sur le corps étendu du mourant:
Tu meurs, dit-il, utile, intelligent, dévoué! vaincu, pardonné,
impuissant et glorieux ami de la bonne cause! Ainsi tu meurs
entouré, honoré, pleuré;... encore un jour, et tu venais à bout de
ta noble entreprise! O ciel!... Le ciel ne veut pas, il te rappelle,
et personne ici-bas ne prendra ta place, personne! et pas même un
royaliste de ma sorte qui te donne tout mon sang, si tu veux vivre
encore huit jours!

Ses paroles furent étouffées par les sanglots.

On tira un coup de canon à l'intérieur: Mirabeau se leva sur son
séant, et d'une voix encore sonore et franche: _N'est-ce pas le
commencement des funérailles d'Achille?_

C'était mieux que les funérailles d'Achille, c'était la mort
d'Hector.

C'était la constitution française qui venait de perdre, elle aussi,
son premier Dieu, comme toutes les religions accomplies.

Soudain il fut saisi de ces atroces douleurs sous lesquelles il se
tordait comme du fer. Il voulut parler, la parole haletante échappa
à sa lèvre... et cette voix éloquente, qui avait suffi à donner la
liberté à tout un peuple, elle resta muette!

Il ferma les yeux quelque temps, il opposa l'inertie à la douleur,
il se laissa tenailler comme un martyr à la question, après quoi il
ouvrit les yeux, et, sur une page commencée, il écrivit en grosses
lettres ce simple mot: DORMIR!

Il avait vu le ciel, il avait respiré les derniers parfums, il avait
entendu les derniers concerts de la terre, il avait dit adieu à ses
amis, à sa soeur, à son enfant; il avait entendu les derniers
sanglots de sa maîtresse qui pleurait agenouillée au seuil de sa
porte... il avait compris les angoisses de la foule... À présent il
voulait dormir.

Il s'endormait, quand il fut réveillé au nom de Pitt. Ce nom d'un
commençant politique le tira de sa léthargie et lui rendit un
instant la parole:--«Euh! si j'avais vécu, je lui aurais été fatal.»

Fatal, en effet, car si la même France avait eu, tenu dans son sein
un Bourbon légitime, une constitution légale, Mirabeau ministre, et
Bonaparte général, je vous demande où serait la grandeur de M. Pitt?

Il dit à l'ami qui soutenait sa tête accablée et couverte de sueur:
_Tu soutiens cependant la tête la plus forte de la monarchie!_

À ces mots j'entendis _le fou de la reine_ qui disait tout bas:

--Et la plus forte tête, après celle de Mirabeau, c'est la mienne...
O! la tête d'un pauvre fou, qui n'est bonne à rien, pas même à jeter
à la populace,... un jour de crime et de fureur!

Quand la tête de Mirabeau retomba sur l'oreiller, nous étions à
genoux. Il y a des têtes privilégiées dans le monde, leur dernier
bond a de singuliers échos. La tête d'Alexandre retombe en brisant
la monarchie universelle. La tête de Mirabeau brisait plus que la
tête d'Alexandre n'a brisé, elle faisait voler en éclats la
monarchie _immortelle_ de saint Louis, de Henri IV et de Louis le
Grand!




CHAPITRE III


Ainsi plus d'espoir! Le dernier soupir exhalé de cette vaste
poitrine emportait toute une monarchie; il me semblait que le ciel
aurait dû se couvrir, à ce triste et solennel moment. Je sortis de
cette maison funèbre; je traversai cette galerie encombrée de livres
en désordre, ces cabinets dont les murs étaient chargés de portraits
de femmes; je vis, sans les voir, tous ces appartements consacrés
aux festins, à l'étude, à l'éloquence, à l'amour, désormais pleins
de deuil. Il avait laissé, en ce logis, la trace évidente de son
génie et de son désordre, il en avait fait un pêle-mêle étrange où
se retrouvaient les passions, les habitudes et les instincts de sa
vie entière! Évidemment, cette demeure abritait autant de vices que
de vertus! Le bois de chêne sculpté, les vieux cadres entourés de
guirlandes, les fauteuils aux larges bras, la bergère en vieille
étoffe, empruntée aux vieux salons du grand roi, la tenture à
l'aiguille, et tout le vieux siècle étoffé, reluisant, épais et
riche! En même temps, sur ces meubles magnifiques, étaient épars
dans la poussière et le mépris des livres, des journaux, des
discours, des pamphlets, tout l'attirail moderne de la pensée
révoltée... On voyait que cet homme avait vécu à la hâte, et qu'il
était mort brusquement. Comme il était un bon homme à la maison,
chez lui, ses domestiques le pleuraient, le vieux chien hurlait, et
la soeur du mort, appuyée au marbre d'une console, était plongée
dans les plus amères réflexions.

À la porte, il y avait des mendiants en guenilles, au teint hâve;
ils avaient l'air fort tristes d'avoir perdu _leur bon seigneur_;
car à force de bienfaisance et d'urbanité la féodalité chassée de
toutes parts se retrouvait encore à la porte de Mirabeau avec ses
respectueuses formules; à la porte de Mirabeau, il y avait même un
prêtre... un prêtre en surplis qui consolait les pauvres, en leur
distribuant les dernières aumônes de Mirabeau.

O Mirabeau! génie! audace! intelligence! esprit bizarre! esprit
charmant! grâce et bonté! force et courage!... Un monument placé sur
les limites de la philosophie et de la politique! Il a réuni, par un
privilége unique, à l'entraînement du grand siècle, le doute et
l'ironie ingénieuse du siècle de Voltaire; il a forcé même ses
passions à l'obéissance, il a dompté même son génie, il est mort
après l'avoir vaincu, après l'avoir fait rentrer dans la voie
étroite qui lui déplaisait! Pleurez, vous qui aimez la patrie! Il
est revenu le nouveau Coriolan, de son exil chez les Volsques; lui
aussi, il a été fléchi par la voix d'une femme; il a embrassé avec
transports les portes de la ville natale. Pleurez-le, républicains
et gentilshommes; aux républicains il a donné le vrai et sincère
langage qui se doit parler parmi les hommes attachés à la chose
publique... et s'il meurt c'est, en fin de compte, parce qu'au
milieu de sa victoire, il n'a pas consenti entièrement à son état
d'homme nouveau, de citoyen, d'égalité.

Il était né pour la fête, pour le plaisir, cet homme éloquent dévoré
par la politique; il aimait les danses, les festins, les musiques,
les menuets, les rondes, les gavottes, les musettes. Ce hardi
compagnon avait brisé les outres dans lesquelles étaient contenus
tous les vents de l'orage et les tempêtes les plus bruyantes du
genre humain.--L'outre une fois percée, il n'en fut plus maître, et
le voilà qui succombe à son tour, sous les vents qu'il a déchaînés.
Ainsi, grand homme-enfant, tu n'as pas eu de rivaux, tu n'auras pas
d'imitateurs, et maintenant que te voilà mort tout entier, le trône
de France renversé de fond en comble te servira d'oraison funèbre,
d'épitaphe et de tombeau!

J'arrivai jusqu'au fond du jardin, malheureux, éperdu, ne concevant
rien à la douleur qui me saisissait à l'âme; jamais je n'avais
ressenti pareille douleur; hélas! jamais je n'aurais imaginé que la
perte de cet homme amènerait pour moi un découragement si complet.
Mirabeau mort, adieu la fiction, adieu les rêves de l'avenir, adieu
mon ami qui me protégeait, adieu la reine, adieu Barnave; il était
la reine, il était Barnave, il était moi-même; il était le drame
autour duquel nous tournions les uns et les autres, incessamment
poussés par une force invisible. Il me semblait que l'histoire et le
roman de ma jeunesse étaient finis à ce cercueil. Mort Mirabeau,
mort le joyeux convive et l'aventureux jeune homme aux bondissantes
amours; morte aussi cette voix puissante qui avait un écho dans
toutes les capitales du monde; il n'est plus ce génie, il ne bat
plus ce grand coeur, elle est épuisée, enfin (qui l'eût dit?) cette
passion qui s'emportait çà et là, abandonnée à ses propres
hennissements.

Au détour de l'allée où l'Amour, en riant, posait le pied sur la
flamme éteinte de son flambeau renversé, je rencontrai un homme à
demi penché sur un rosier mousseux dont il étudiait l'architecture.
La méditation de cet homme était profonde, et l'enthousiasme perçait
dans tous ses traits. Je reconnus mon amateur de roses; il avait
trouvé dans ces jardins abandonnés la fleur qui manquait à sa
collection, et courbé jusqu'à terre, il était devant cet arbuste,
ivre, heureux, content.... Si l'on disait à cet homme: ami, de cette
fleur qui vient de naître et du bouton qui s'épanouira demain, je te
prie, faisons un funèbre hommage à ce grand esprit qui vient de
s'éteindre?--Oh! que non pas, dirait-il, cette rose est rare, elle
est à moi, c'est ma collection! c'est ma vie! et puis, vous avez
tant d'autres fleurs pour composer vos couronnes! Vous avez
l'oeillet, le lys, l'anémone et la pervenche, et le laurier, et
l'_immortelle_... Ah! de grâce, épargnez ma collection!

C'est ainsi que la nation française a porté le deuil de Mirabeau!
Elle a fait comme l'amateur de roses, elle a défendu sa passion
jusqu'à la fin, puis au mort qu'elle pleurait, elle a sacrifié tout
le reste. Aussi, quand l'heure est venue, et qu'il s'agit d'honorer
ces dépouilles mortelles, demandez à ce peuple éloigné de son Dieu,
qui ne lit plus l'Évangile, et qui ne va plus aux anciens autels, le
plus grand, le plus beau de ses temples, pour y déposer ce corps...
le peuple aussitôt donnera ce temple qui n'entre plus dans sa
collection favorite; il chassera le Dieu du sanctuaire, il
renversera les saints de leur base, il prendra la pierre consacrée
de l'autel, et chargée encore de reliques, il la posera sur le
tombeau de son héros d'hier... Voilà tout ce qu'il peut faire en ce
moment; un temple où le Dieu n'est plus! Mais demandez à ce peuple
ingrat, au nom de son grand homme, en souvenir des services rendus,
l'oubli d'une colère, ou le renoncement à une injustice: au nom de
Mirabeau, son Dieu qui vient de mourir, priez cette nation
d'épargner une seule tête... une seule... Elle dira, comme l'amateur
de roses: c'est ma collection qui l'ordonne... il me faut cette tête
encore... Il me la faut! J'ai donné un de mes vieux temples à
Mirabeau... il peut bien me laisser sa reine et son roi, pour que
j'en fasse à mon plaisir!

Voilà comment le paradoxe enfante inévitablement tout ce qu'il y a
de plus lâche et de plus cruel!

Et maintenant que Mirabeau, mon maître, a laissé sans condition son
humble écuyer, je veux quitter ce volcan qui me dédaigne; il faut
m'arracher à la perpétuelle moquerie, au sarcasme impitoyable. Il
est mort, Barnave me dédaigne, et la cour m'est fermée; ici je ne
suis aimé de personne; ici je ne puis rien voir de ce qui se passe
en ce monde; ici j'étouffe et je meurs; je ne crois plus à rien; en
si peu de jours, j'ai tout épuisé, partons.

Adieu donc Paris, la cité reine; adieu, Versailles, la cité morte;
adieu, le petit Trianon; adieu les bains d'Apollon; adieu, l'Opéra
et ses nocturnes saturnales; adieu aux petites maisons lambrissées
et dorées par le vice; adieu à cette société fardée, en noeuds roses
et en larges manchettes; adieu, France, adieu, belle ruine, adieu!
Je pars!... En quelque endroit où j'habite, en ce bas monde, hélas!
le bruit de ta chute arrivera jusqu'à moi!




CHAPITRE IV


Ma résolution prise une fois, les préparatifs de mon départ furent
bientôt arrêtés. C'était par une chaude journée, au mois de juin,
j'étais prêt dès le matin; mais avant de partir, je voulus saluer
une dernière fois tous ces lieux où j'avais laissé tant de
souvenirs. Je me rendis à la taverne du _Trompette blessé_, je
montai dans la salle haute, où j'avais vu, pour la première fois,
les héros de ce nouveau monde évanoui déjà! Quel bruit c'était
alors! les brûlantes paroles! les cruels sarcasmes!... quel silence
aujourd'hui, quel abandon! Les anciens habitués de ce cabaret, si
vifs, si jeunes et si forts, étaient vaincus ou dépassés! Ils
étaient déjà vieux, perdus et morts: le vieux Saturne avait dévoré
ses enfants. Aujourd'hui, dans ce cabaret, sur ces mêmes bancs,
tachés du vin de la dernière orgie, étaient assis les pouvoirs
nouveaux de la France! L'enthousiasme était moins sincère, il avait
oublié le magnifique et superbe écho de ces voix solennelles. Il est
donc vrai, _la théorie_ est une grâce, une force, une fête... et
l'expérience apporte avec soi une tristesse abominable. Où donc
étaient les orateurs de ce club innocent encore? Ils étaient
remplacés par des conspirateurs, cachés dans l'ombre, et chargés des
livrées de l'émeute!... Où tonnait Mirabeau gloussait une ignoble
terreur enfantée au beau milieu du club des Jacobins... Ces femmes
gorgées de vin seront bientôt des tricoteuses; ces Brutus et ces
Scipions, demain seront des pourvoyeurs d'échafauds!

Ainsi la taverne était un club; l'Opéra était une caverne, et dans
cette caverne arrivaient, à pied, les anciennes divinités de cet
olympe anéanti! Madame Guimard sans carosse et madame Camargo sans
livrée!

Divinités détrônées et humiliées, on vendait leurs chevaux et leurs
hôtels, on les interrompait dans leurs danses les plus gracieuses;
l'art était caché, plaintif, en haillons! Il avait froid; il avait
faim!... Poursuivi par ces tristes images, je cherchais en vain
autour du monument dégradé quelques ombres errantes des sourires
d'autrefois.

Aux colonnes du Théâtre-Français, le _Mariage de Figaro_ avait
disparu de l'affiche; il était remplacé par des drames de son école,
avec moins d'esprit, de style et de talent! Voilà ce que c'est! vous
semez la révolte et l'ironie, étonnez-vous de recueillir le doute et
l'abandon.

La rue ouverte à la ruine était un immense, un incomparable encan.
Les livres, les tableaux, les statues, les gravures, les médailles,
les chevaux pour la course et les meutes pour la chasse, en un mot,
tout ce qui faisait jadis l'intérieur d'un gentilhomme, et tout ce
qui composait naguère une vie élégante, heureuse, abondante, ces
trésors du luxe et du goût étaient étendus au hasard, sur les quais
et sur les places publiques; ils étaient exposés sans ordre et sans
choix à la curiosité indifférente des passants. On comprenait que
les portraits de famille arriveraient à leur tour dans cet encan à
l'usage de la populace; non-seulement les enfants ont souffert des
rigueurs de cette époque, mais encore leurs pères et leurs mères,
arrachés aux nobles lambris où ils étaient fixés depuis le grand
roi!

C'est grand dommage, en vérité, de porter des mains impures sur les
générations anciennes, de les arracher violemment à cette vie
intelligente que leur donne la toile ou le ciseau, d'exposer tant de
figures vénérables sur les places publiques et dans les carrefours,
de déshonorer l'intérieur des familles, de profaner leurs souvenirs.
À l'époque dont je parle, il n'y avait déjà plus de logis pour
personne en France, le logis du roi lui-même avait été profané, le
premier.

Je l'avoue, hélas! j'eus la faiblesse aussi de repasser devant cette
maison aux fenêtres mystérieuses où j'avais vu tant de personnages
divers, où j'avais entendu tant de choses inouïes; cette élégante
petite maison... elle appartenait aux sans culottes, aux bonnets
rouges... à ce qu'il y avait de plus déguenillé et de plus hideux.

À la porte de Mirabeau, une pancarte flottante indiquait que
l'appartement était à louer. On passait devant la maison, sans se
découvrir.

J'avais voulu m'assurer, avant mon départ, que rien ne pouvait plus
me retenir. Partons donc, puisqu'ils ont tout gâté en si peu de
temps. Ils ont ôté sa majesté à la maison de Mirabeau, ses grâces à
l'Opéra, son esprit à la Comédie-Française, son inviolabilité à la
vie intérieure; ils ont gâté, jusqu'aux joies du cabaret, les
malheureux!

Tel fut l'emploi, le triste emploi de ma dernière journée...
Hâtons-nous, me disais-je, et partons!

J'en ai trop vu! Je suis vaincu; je suis mort... je veux partir!

Ici je fus pris de vertige.--Eh quoi, partir sans voir Barnave, et
sans dire adieu à ma mère? Partir sans revoir Hélène, et sans
présenter mes respects à la reine; enfin quitter Paris, comme j'ai
quitté Vienne, en écolier délivré de son précepteur! Certes, je ne
saurais partir ainsi; je ferai, du moins, mes adieux à ma mère... et
pourtant je quitterai Paris ce soir.

Quand j'eus mis ordre à mon départ, je quittai mon hôtel de Paris,
pour me rendre en toute hâte chez ma mère... Il était huit heures du
soir; cette nuit d'été rayonnait de mille étoiles. Je ne sais quelle
ville incroyable, en ce moment, j'avais sous les yeux, dans quel
tumulte et dans quel bruit, dans quelle tempête et dans quels
périls. Tout hurlait, criait, transportait, menaçait et déclamait!
Le Palais-Royal était soulevé par Camille Desmoulins! Chaque feuille
empruntée à ses arbres devenait une cocarde et chaque écho devenait
une menace aux carrefours; sur chaque place et sur tous les seuils,
en voiture, à cheval, sur les bancs, sur les chaises des jardins, au
balcon des maisons, sur la borne et dans l'échoppe, on trouvait, à
cette heure, des énergumènes qui faisaient entendre éternellement
des cris de mort. Les citoyens s'assemblaient autour de ces forcenés
et les écoutaient bouche béante; on eût dit des Italiens réunis, par
un beau clair de lune, autour d'un improvisateur favori; les rues
étaient pleines de gardes nationaux et de soldats, les
corps-de-garde étincelaient de feux sinistres, les chevaux des
officiers traversaient la ville en piaffant; tel était l'aspect
général, une inquiétude immense, un malaise incomparable! Ainsi
j'allais, comme on va dans un rêve... Et, dans ma course, il survint
plusieurs accidents qui me parurent de mauvais présage: je heurtai,
en marchant, un homme qui remettait la boucle de son soulier; cet
homme avait les traits du roi; au coin d'une rue où je voulus
appeler un fiacre, le cocher se retourna pour me dire qu'il était
retenu, cet homme... ô vision! ressemblait au comte de Fersen; un
postillon passa, solidement assis sur son cheval... je crus
reconnaître un écuyer de la reine, M. de Valory. Cependant, je me
dirigeais toujours vers les Tuileries surveillées, torturées,
espionnées, fermées. Aux approches du palais, je rencontre une femme
d'une taille élégante et d'une noble démarche, elle baissait la
tête, elle donnait le bras à un jeune homme... elle allait
tremblante... et malgré moi, je hâtai le pas pour la voir... Tout à
coup passe au galop un grand carrosse, entouré de gardes et de
laquais. Les laquais portaient des torches brûlantes, comme
autrefois la livrée au devant du carrosse du roi!...

Ce carrosse... il ramenait, en grand triomphe, aux Tuileries, M. de
Lafayette... et cette femme inconnue, allant seule à travers la rue
ameutée... O misère!... et pensez si j'eus peur... je reconnus à son
orgueil, à l'éclair de ses yeux, à la majesté de sa démarche... Oui,
je reconnus la reine!... Elle était libre... elle allait dans la
ville...

Eh quoi! toute la cour vagabonde? Eh! quoi! le roi et la reine dans
les rues de Paris, à l'heure de leur sommeil! Est-ce veille ou
songe?

Et tout à coup, poussant un grand cri:--Et la comtesse Hélène. Et ma
mère, où sont-elles? qu'en a-t-on fait? Qui les défendra sinon moi,
le fils et le cousin? Et je me précipitai dans les cours du château.

La sentinelle me demanda où j'allais?

--Je vais, lui dis-je, au pavillon de Marsan, chez madame la
douairière de Wolfenbuttel.




CHAPITRE V


Dans la cour du château, tout au bas du perron de Leurs Majestés, je
vis arrêté le carrosse aux flambeaux. Plusieurs gardes s'étaient
groupés autour de cette apparition; d'autres gardes se promenaient
en grand nombre, au milieu de la vaste cour; tout était tranquille
en ce moment; l'horloge sonnait onze heures; on entendait les pas
réguliers de la garde nationale dont on relevait les sentinelles;
tout le château avait l'aspect accoutumé. Je pensai que j'étais le
jouet d'une folle vision, et que tout ce que j'avais vu appartenait
à l'exaltation de ma tête: alors je me rassurai quelque peu, et je
ralentis le pas.

La même voiture arrivée au galop, repartit au galop: les sentinelles
portèrent les armes, la grande porte se referma, et tout rentra dans
le repos.

Cependant, je demandai ma mère. Elle était chez elle; je montai, un
domestique vint m'ouvrir.

--Madame n'y est pour personne, ce soir, me dit-il. Il refusa de
m'annoncer.

Je voulus entrer dans l'appartement: la porte était fermée en
dedans... ce que ma mère ne faisait jamais.

Je grattai à la porte: d'abord on ne me répondit pas; je frappai de
nouveau. Une voix faible et tremblante cria:--_Que me veut-on?_

--C'est moi, c'est moi, Madame, ouvrez-moi!

J'entendis ma mère qui faisait un effort pour se lever; mais elle
retomba sur son siége:--Les jambes me refusent tout service, Hélène!

--Je vais ouvrir, Madame, répondit une voix qui m'était bien connue,
et la porte s'ouvrit.

Hélène me salua tristement d'un signe de tête; ma mère, à mon
aspect, sembla se ranimer, elle me regarda d'un air suppliant. Ce
regard me toucha jusqu'au fond du coeur... nous changeâmes alors de
rôle, ma mère et moi; elle m'avait guidé jusqu'ici, désormais je
comprends que je suis son guide et son appui.

La comtesse avait repris sa place à la fenêtre... elle tenait sa
tête entre ses deux mains.

Voyant que l'une et l'autre gardaient le silence:--Je viens de
rencontrer Sa Majesté, Madame, dis-je à ma mère avec l'accent de la
plus profonde affliction.

--Quelle Majesté? reprit vivement Hélène, et ses joues se couvrirent
de rougeur: de quelle Majesté parlez-vous, monsieur?... il y en a
tant aujourd'hui!

--Vous savez, ma cousine, que je n'en connais que deux... le roi et
la reine. Oui, repris-je et j'ai vu... le roi et la reine dans la
rue, à cette heure, et si je viens au palais, cette nuit, c'est pour
vous, ma mère! et pour vous sauver, ma cousine, l'une et l'autre de
la fureur du peuple, aussitôt qu'il apprendra que ses victimes lui
échappent; donc je vous sauve, ou bien je meurs avec vous,
choisissez!

--Vous avez vu le roi? reprit ma mère.

--Oui, Madame, le roi, bien déguisé; j'ai reconnu la reine aux
flambeaux d'un carrosse qui vient d'entrer dans la cour, il n'y a
qu'un instant.

Les deux femmes pâlirent.--Quoi! la reine a rencontré cette fatale
voiture?.. s'écria ma mère en joignant les mains.

--Oui, Madame, elle l'a rencontrée; et elle ne s'est pas contenue,
elle l'a frappée de son fouet, et quand ces flambeaux ont passé,
elle ne s'est plus cachée, et c'est à sa royale allure que je l'ai
reconnue; elle doit être bien loin à présent.

--O ma noble maîtresse! ô ma fille! s'écria ma mère, en pleurant, te
voilà sauvée. Et béni soit Dieu qui t'a conduite à travers tant
d'obstacles! À présent, ma chère Hélène, il ne nous reste plus qu'à
la rejoindre, et à partager de nouveau ses périls.

--Madame, repris-je, agréez tous mes services. Ma chaise de poste
m'attend à la porte Saint-Denis; quel que soit le chemin qu'aient
pris Leurs Majestés, nous pouvons arriver presque en même temps à la
frontière. Allons, venez, ma mère; et venez, ma cousine, allons,
rentrons dans notre heureuse, notre paisible Autriche, et fuyons ce
volcan, il finira par tout engloutir.

--Rejoignons la reine! Allons à notre oeuvre! à notre devoir,
Monsieur, reprit Hélène, à côté de la reine est ma patrie; votre
patrie, à vous, c'est votre mère; en ces périls pressants, soyons à
la hauteur de tant d'infortunes, n'oublions jamais, vous ni moi,
notre devoir.

Ma mère était agenouillée à son prie-Dieu! Elle fit une humble
prière, et se releva pleine de courage... Les deux femmes se
revêtirent d'un mantelet noir, elles se cachèrent sous de vastes
chapeaux, et, me prenant le bras, les voilà qui s'abandonnent à tous
les hasards.

Quand j'eus au bras ces deux femmes qui m'étaient si chères, que je
les sentis à mes côtés, éperdues et tremblantes, la ville me parut
beaucoup plus sombre et plus menaçante. La nuit s'épaissit à mes
yeux, et je marchai dans ces rues, presque au hasard. Hélas! ma
pauvre mère, à pied, à cette heure, elle s'abandonnait, pour la
première fois de sa vie à ma conduite, et Dieu sait, malgré tant
d'angoisses, si j'étais fier de l'emporter!

À ma droite et s'appuyant à peine à mon bras, marchait ma cousine
Hélène. Bien plus que ma mère, elle avait la conscience du danger
que nous courions. À chaque instant elle prêtait l'oreille; on eût
dit que Paris se réveillait en sursaut et que la grande voix du
peuple ameuté se démenait autour de ce palais déshonoré dont il
avait fait une prison!... Quelquefois Hélène hâtait le pas, comme si
nous eussions été poursuivis. Ce fut un horrible, un dangereux
moment! Ma mère allait à peine, Hélène aurait voulu courir; j'aurais
voulu porter ma mère, et courir avec Hélène! O fatale, ô fatale
nuit!

Nous avancions, peu à peu, jusqu'à la porte Saint-Denis; nous avions
déjà détourné plus d'une rue; à la lueur du réverbère, Hélène
aperçut un homme qui nous suivait, enveloppé dans un large manteau.

Il nous suivait, rasant la muraille; où nous allions... il allait:
nous faisions halte, il s'arrêtait. Nous allions à gauche, il était
à gauche: on eût dit une ombre impassible qui suivait tous nos
mouvements, avec le sang-froid et le silence d'un espion qui tient
sa proie. À cette vue, il me sembla que nous étions perdus.

Je regardai ma mère qui se traînait à peine, n'ayant aucune idée du
danger que nous courions; Hélène, avait l'oeil fixé sur l'homme au
manteau noir, elle tremblait autant que moi.

À la fin, elle me dit tout bas:--Si nous allons plus loin, nous
trahissons la reine... On nous suit, prenez garde, changeons de
route,... à coup sûr, nous sommes épiés!

Je sentis en même temps que les forces de ma mère l'abandonnaient.

Je dis à Hélène:--Il est impossible d'aller plus loin, ma mère est
accablée... attendons sur cette borne jusqu'au jour, nous ne
trahirons pas le chemin de la reine... elle sera sauvée... au petit
jour, et déjà bien loin de ses géôliers.

La rue était étroite. À la porte d'une maison de peu d'apparence il
y avait un banc de pierre, où je les fis asseoir... je me tins
debout dans l'angle de la porte; ainsi nous étions dans l'ombre! À
quelques pas, du côté opposé, se tenait notre espion, immobile, et
dans l'ombre aussi!

La nuit était profonde et le silence était terrible... Serrés tous
les trois l'un contre l'autre, nous attendions.

Tout à coup, à travers les fenêtres de la maison opposée, à
l'instant le plus grand de notre découragement, une étrange
apparition attira nos regards. Une vive lumière vint à frapper sur
cette fenêtre, et dans l'appartement ainsi éclairé, nous vîmes
entrer plusieurs figures d'une apparence triste et pensive qui se
placèrent à genoux contre les murailles.

Quand ces personnages furent à genoux, un enfant alluma le lustre
attaché au plancher de la salle, et cette scène lugubre fut éclairée
à la façon d'un spectacle qui se serait donné pour nous seuls.

À la première lueur de la fenêtre, Hélène et moi nous avions regardé
de toutes nos forces cette scène nocturne; ma mère tenait toujours
la tête baissée. Inquiet de ce que nous allions voir, je portais mes
regards de cette scène étrange à ma mère, et bientôt, quand nos
yeux, habitués à cette obscurité éclairée, purent distinguer les
objets, nous aperçûmes toutes ces ombres à genoux, hommes et femmes,
prêtres en surplis, jeunes filles en robes blanches qui priaient et
se frappaient la poitrine. À la fin, s'ouvrit une porte latérale, et
nous vîmes sortir de cette porte un vieux prêtre qui traînait une
croix de bois; cette croix était noire et massive, et le vieux
prêtre avait peine à la traîner. Quand la croix fut posée au milieu
de l'appartement, l'enfant passa au prêtre son surplis; le prêtre à
genoux, on alluma un cierge, on apporta l'eau bénite, on apporta les
clous et les clous furent bénits. Quand tout fut préparé, la même
porte latérale s'ouvrit de nouveau; cette fois la victime venait
après l'instrument du supplice. Deux femmes âgées conduisaient,
appuyée sur leurs bras, une jeune fille aux yeux hagards. La victime
était de petite taille, à la tête penchée, au sourire grimaçant; ses
épaules étaient couvertes de longs cheveux, ses pieds étaient
enveloppés de linges sanglants; elle tenait ses deux mains jointes;
une force surnaturelle s'empara de ses sens, quand elle vit la croix
et les clous. À cette vue, elle se leva par un mouvement convulsif,
elle marcha seule, elle grandit de deux coudées; elle arracha
elle-même ses charpies (ses pieds saignaient encore du supplice de
la veille), elle se coucha sur la croix, levant la tête, et croisant
ses pieds l'un sur l'autre, étendant les deux bras, ouvrant ses deux
mains, deux mains sanglantes... en cette posture elle attendait;
elle se tenait patiente et résignée... elle aussi:--_Je sauverai le
monde à force de douleurs._

Voici ce qu'on lisait dans son regard, fasciné par le jeûne et la
mortification.

Je m'assurai, d'un coup d'oeil rapide, que ma mère avait toujours la
tête penchée; et, plein de fièvre, je reportai mes regards vers ce
drame épouvantable, dont la réalité me paraissait douteuse, en dépit
du témoignage de mes yeux. Hélène s'était levée de son siége, elle
se tenait debout, pour mieux voir.

Horrible nuit! La croix, le prêtre et la victime étendue; ici, les
assistants immobiles, nous dans la rue, et ma mère endormie, et, là
bas, l'espion immobile qui nous regarde, éclairés par le reflet de
la faible lumière... et je revenais toujours à ce chapitre en action
de la Passion de Notre-Seigneur.

La victime était prête. Alors le vieux prêtre s'approcha d'elle; il
baisa ses pieds et ses mains avec le respect du moribond qui baise
les sept plaies du Christ. En même temps l'enfant lui présente un
marteau de fer sur un plat d'argent. Le marteau enfonce un grand
clou sur les pieds, un clou entre les mains de la victime... Et le
clou sépara les chairs, écarta les tendons, pénétra les os, le sang
coula sur le sein de la crucifiée! Et là, crucifiée, elle était
attachée à la croix... l'oeil gonflé, les joues pendantes, le sein
qui bat, le cou parsemé de veines bleues, la tête expirante... ô
profanation!

Nous assistions, sans nous en douter, au dernier effort du
dix-huitième siècle pour croire encore à cette religion chrétienne,
qui avait fait toutes les destinées de la France. En ce lieu, plein
de ténèbres, ces hommes et ces femmes, ces malheureux parodistes
étaient les seuls chrétiens que la France eût gardés, ils étaient
les seuls croyants que le doute eût épargnés sur son passage.
Étranges chrétiens, qui démontrent la divinité de leur Dieu par le
cadavre d'une femme attachée à une croix! Étrange foi, qui se
rattache à ces preuves toutes matérielles! Digne résultat de tant de
sophismes!.. de tant de miracles! Voilà une femme appelée en
témoignage de la divinité, d'un Dieu. Que si cette femme eût faibli,
si seulement elle eût appelé à son secours le vinaigre et le fiel,
c'était fait de l'Évangile dans le coeur des assistants!

Il y eut un moment de cette affreuse scène où ma jeune compagne
poussa un grand cri.

Ce cri réveilla ma mère. À son premier regard, ma mère découvrit
cette croix noire, attachée au mur blanchi, et sur cette croix ce
cadavre, au bas de ce cadavre le cierge qui vacillait dans la main
de l'enfant de choeur.

Elle se mit à fuir en appelant l'exorcisme à son aide... elle voyait
l'enfer!

Elle serait tombée avant que j'eusse pu la rejoindre, elle se serait
brisé le crâne contre le pavé; mais l'espion se détachant de la
muraille, elle tomba évanouie entre ses bras...

--O ma mère! m'écriai-je, sentant que ses mains étaient froides;
puis me retournant vers son étrange sauveur, je reconnus _le fou de
la reine_...

Il tenait dans ses bras ma mère évanouie; il me reconnut, d'un
regard, et sans mot dire, il marcha devant nous, portant ma mère;
Hélène et moi, nous le suivions sans parler.

Nous arrivâmes ainsi à une maison peu éloignée, et dont la porte
basse était entr'ouverte. Castelnaux entra le premier; tout était
sombre. Un tapis moelleux était étendu sur l'escalier; d'invisibles
parfums, à peine entré dans ce lieu, vous saisissaient; d'invisibles
échos répétaient vos pas dans un vide invisible; des ombres erraient
sur les murs, comme en un miroir, les plafonds étaient chargés de
figures mystérieuses qui, dans la nuit, semblaient gigantesques;
l'appartement était vaste, à peine éclairé de ce pâle crépuscule du
matin, qui n'est plus la nuit, qui n'est pas le jour; c'étaient
partout, dans ce lieu, des lustres éteints, des miroirs voilés de
gaze, des siéges de soie, des peintures bizarres. Castelnaux déposa
ma mère contre un meuble inconnu, qui répétait les paroles et
jusqu'aux soupirs de cette épouvantée... Il y avait, en ces
ténèbres, une horrible et mystérieuse confusion!

Nous étions seuls. Castelnaux appela du secours: l'instrument
d'airain lui répondit par un sourd gémissement, il ne vint personne
et pas une lumière ne brilla, pas une porte ne s'ouvrit, pas une
voix ne se fit entendre... À la fin, ma mère reprenait ses sens: je
sentis le sang revenir à sa joue, et le battement à son coeur.

--Personne ici! dit Castelnaux, personne pour porter secours à une
femme évanouie, en cette maison qui guérissait tous les maux! Où
est-il donc allé, le grand médecin? Qu'est-il devenu l'infaillible
et le guérisseur? Autrefois, cette salle était pleine de malades de
tout rang et de tout sexe; autrefois, la santé planait au sommet de
ce plafond solennel; hier encore, aux bords de cette grande cuve
d'airain vous eussiez trouvé des consolations pour toutes les
douleurs, des parfums pour les maux de l'âme, un feu caché pour les
maux du corps!... Puis, voyant ma mère ouvrir les yeux enfin, il
prenait ses deux mains et les plaçant sur les bords de la cuve:--Ne
sentez-vous pas, Madame, une force nouvelle? Votre âme n'est-elle
pas remise de toutes ses secousses? Penchez-vous, disait-il,
penchez-vous sur cet abîme. Il est très-vrai que moi qui vous parle,
je suis entré malade ici, j'en suis sorti guéri!

Ce remède indiqué par Castelnaux me fit peur.--De grâce, un verre
d'eau pour ma mère, un peu d'air, je la sens qui revient, et si vous
voulez nous aider, nous pourrons partir; il est temps de partir; le
jour vient, dans une heure nous sommes perdus!

Il sortit. J'entendis ma mère qui m'appelait.--Où sommes-nous, me
dit-elle d'une voix faible, et pourquoi ne fait-il pas jour?--Nous
sommes dans la maison d'un médecin, ma mère, et le jour va bientôt
venir.

La cuve d'airain répétait chacune de mes paroles; ma mère se
retourna à ce bruit; et fatigués que nous étions tous les trois,
nous nous trouvâmes alors, sans nous en douter, autour du baquet de
Mesmer, attendant le retour de Castelnaux.

Debout, machinalement appuyés sur les bords de la cuve, nos idées
n'allèrent pas plus loin que l'heure présente. La fatigue, la
terreur, la nuit, nous retenaient à cette place, autour de cette
cuve reluisante autant que l'or. Peu à peu je m'abandonnais aux
visions qui voltigeaient informes et sans bruit, entre les mille
branches d'airain croisées les unes sur les autres, sur les bords de
ce gouffre, au fond du gouffre, au-dessus du gouffre, assemblage
inouï d'ombres légères, de bruits étranges, écho mouvant qui eût
répété les battements du coeur.

L'âme entière, abandonnée, séduite à ces harmonies invisibles, se
plongeait dans cette vague obscurité. Bientôt je cherchai à
découvrir Hélène... Elle ne parlait pas, mais je sentais qu'elle
était fascinée et que son regard plongeait où plongeait mon regard!
Chère âme, en ce moment elle cherchait mon âme; à cette heure et
dans cette muette contemplation il se formait entre elle et moi une
union inexplicable et certaine. Oh! si Mesmer eût été là, donnant la
chaleur à l'airain, faisant jaillir la flamme électrique de ce fer,
à présent refroidi... si la foule eût entouré le baquet magique de
ses mille regards, de ses mille espérances, de ses mille terreurs;
si à chaque nouveau venu, il nous eût été donné de comprendre enfin
qu'un nouveau malade arrivait pour partager avec nous son malaise;
et si l'imagination, vague désir, et la peur, sa plus puissante
compagne, eussent présidé à ces enchantements; si j'avais ignoré
qu'Hélène était près de moi dans l'ombre, et qu'au milieu de la
foule muette, au milieu de ces soupirs qui s'élèvent et qui
s'abaissent en cadence, au milieu de ce monde confus, pêle-mêle,
malade, et blasé, crédule aussi, j'eusse pu deviner à son soupir, à
son regard, aux parfums de sa robe, à ses frissons, la femme
inconnue... et ma maîtresse que je cherchais depuis si longtemps; à
coup sûr, guidé par le sixième sens, et le suivant dans le sentier
lumineux, si j'avais pu la saisir dans l'ombre, et réclamer tous mes
droits, acquis dans le bal... si j'avais pu toucher seulement sa
lèvre de mes lèvres, et la prendre enfin dans la foule: ô bonheur! ô
miracle! ô Mesmer!

En ce moment de peine et de doute, aussitôt j'aurais reconnu ton
pouvoir, j'aurais proclamé ta science en appelant Mesmer mon
sauveur. Ce qui est vrai, c'est que malgré moi je fus soumis à une
puissante fascination. Le regard tendu, et cherchant au fond du
baquet des restes de magnétisme à mon usage, il me sembla que je
trouverais une explication à tous ces mystères! Je voulais retenir à
mon profit quelques-uns de ces violents plaisirs, qui donnaient aux
corps tant de secousses. Je cherchais, dans cette solitude, une part
du drame accompli dans ces ténèbres. À force d'attention, je tombai
dans une rêverie étrange, le rêve magnétique s'empara de mon âme;
ainsi j'allai de la terre au ciel, du rire aux larmes, de
l'espérance à la terreur; j'entendis des voix célestes et des
hurlements d'enfer; dans le fond de la cuve où s'agitait mon rêve,
mon rêve se nouait et se démenait comme ferait un ballet de l'Opéra
joué en grand costume, et sérieusement, dans la nuit profonde, et
quand le lustre est éteint.

Ah! ce siècle était un siècle infini de paradoxes tels que jamais le
monde autrefois n'en avait vu! Il faisait du sophisme à propos de
tout; sophiste à propos des maladies de l'âme, il crucifie une femme
pour démontrer un Dieu! Sophiste à propos des maladies du corps, il
invente un sixième sens pour n'avoir plus à s'occuper des cinq
autres. Triste condition de la religion et de la science en cette
France au désespoir!.. D'abord sujets féconds en moqueries
indestructibles, puis enfin parodiées l'une et l'autre, jusqu'au
crime, à l'absurde, et jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, pas
même le nom!




CHAPITRE VI


Le retour de Castelnaux me rendit à moi-même; en ce moment ma mère
allait mieux; notre voiture, grâce à Castelnaux, était à la
porte.--Partez, nous dit-il, il est temps; à présent, s'il y a un
Dieu dans le ciel, la reine est sauvée, et la révolution a perdu sa
proie... Et demain le faubourg Saint-Antoine n'aura plus de lit
royal à fouiller avec ses baïonnettes, plus de têtes royales à
souiller de son bonnet rouge; demain les mégères des faubourgs ne
souilleront plus les chastes oreilles des enfants de
Marie-Antoinette avec leurs propos de mauvais lieux et leurs
blasphèmes de carrefour; à présent la royauté est sauvée! Allons,
partez, vous ne courez plus le danger de mettre l'ennemi sur ses
traces; partez, le peuple va se réveiller dans une heure... et je
veux assister à son réveil.

Oui je tirerai ma vengeance! et de ce pas je vais m'asseoir aux
Tuileries, à l'angle du pont, vis-à-vis la fenêtre de la reine,
fermée encore, et gardée, et surveillée. Ah! ma sentinelle bien
veillée! Ah! mon peuple... eh bien! hurle et calomnie... Ah! ah!
l'entendez-vous! il crie, il vocifère, il maudit la reine.--_À bas
la reine! À bas la reine!_ et cependant la fenêtre est toujours
fermée. _À bas la reine! mort à la reine!_ Et quand il verra, malgré
ses cris, que la reine enfin ne vient pas le saluer humblement, lui
le souverain déguenillé, quand il ne verra pas la reine en larmes,
son dauphin dans les bras, lui rendre un sourire pour un blasphème,
un _bonjour_ pour ses cris de mort; le peuple, à lui-même, il se
dira:--(il sait que sa victime est matinale... il a tué son
sommeil!) il dira:--pardieu, l'_Autrichienne_ a diablement prié ce
matin! Et quand ce peuple hideux la sait à genoux, en prières, pour
son époux, pour ses enfants, pour la France, il redouble, ô
blasphémateur, de rage et de fureur:

--_La Reine à mort!... à la lanterne!.._ Elle est le fragile jouet
du peuple. Il s'est donné rendez-vous autour de sa tête, et la fait
pleurer à volonté. Il la fait sourire, il la menace, il la pousse,
il l'emprisonne, il la chasse, et le tigre tenant sa proie, il se la
renvoie comme un jouet; la mordant jusqu'au sang, en attendant qu'il
la dévore... À Versailles même, et dans le palais des rois, ce
peuple impie est entré chez elle, une nuit, comme un époux jaloux,
après un long pèlerinage, en brisant les portes, en se précipitant
au lit nuptial...--Ah! foule insolente!... à la fin, ta proie, elle
échappe à tes appétits! et maintenant qu'elle est partie... et
qu'elle est sauvée... allons, va le chercher ton jouet: _la reine!
eh! la reine!_ Plus de reine et plus de jouet, plus de femme et plus
de mère, et plus d'épouse et plus de prisonnière, et plus de
victime, et plus d'injures... Or çà, citoyens, vous n'avez plus que
le ciel à blasphémer!»

Ainsi parlant, Castelnaux se frottait les mains de joie, il
bondissait autour du salon, il crachait dans le baquet de Mesmer, il
était triomphant, il était fou tout à fait... fou de triomphe et de
bonheur.

--Dans une heure ou deux, disait-il, on frappe au palais; on frappe
à la porte du roi. On entre en même temps chez le roi. Personne! On
se trouble, on court, on cherche, on appelle... Il est perdu. Plus
de roi! Croyez-vous qu'il y ait de la pâleur, à cette heure, dans
l'histoire de France, à cette nouvelle impitoyable: Il n'y a plus de
roi, et le roi n'est pas mort! Il y aura un jour, dans la création,
où la voix venue de l'Orient dira aussi à la terre... Il n'y a plus
de soleil! Eh bien! ce mot sans forme et sans nom: plus de roi! plus
de roi à immoler! plus de reine à charger d'outrages! plus de
royauté qu'on insulte, et plus rien dans ce royaume!... Il faut que
je sois le premier à l'entendre, à m'en réjouir! Cette effrayante
pâleur d'un peuple sans pitié, Castelnaux veut la voir, pour se
venger; ces palais déserts, ces temples déserts, parce que les
palais sont déserts, Castelnaux les veut parcourir, pour savoir ce
que c'est qu'un trône inoccupé... un sanctuaire inerte et vide. Il
veut savoir ce que dit l'écho de pareilles solitudes, et si cela
fait peur aux nations, quand le trône et l'autel rendent un son
funèbre, privé de son roi dégradé, de son Dieu! Victoire à
Castelnaux, cette nuit est une nuit de triomphe. Il est l'Achille et
l'Ajax Télamon de cette nuit troyenne. À moi l'honneur, chassant les
sans-culottes, les sans roi et les sans Dieu, d'éventrer, le
premier, la muraille de la ville assiégée. Aussitôt vous voyez
entrer, de toutes parts et par la brèche, la mort, la peur, la
famine et la vengeance du ciel et le châtiment des hommes, les
meurtres sans fin, le pillage, les réactions sanguinaires, les
longues terreurs, l'anarchie et la guerre civile avec la banqueroute
et les misères accomplies des bourreaux, enfantant des massacres et
des échafauds sanglants! Entrez, tout cela, entrez! Le roi et la
reine, il n'y en a plus; entrez, tout cela, c'est Castelnaux qui
vous ouvre la porte! Entrez, dissensions intestines, bavardages sans
fin; entrez, brigands armés; entrez, populace; entrez, femmes sans
honte et sans robe nuptiale; entrez, faubourgs; entrez, armées
étrangères: Anglais, Prussiens, hordes sauvages, vagabonds,
Cosaques, Russiens, gorgez-vous d'or et de sang, pillez les églises,
renversez les châteaux, incendiez les chaumières, dévalisez les
sacristies, ouvrez les tombeaux, brûlez les livres, déchirez les
chartes, violez les vierges, chassez les saintes filles des saints
monastères, ruez-vous dans le désordre, à la proie, au meurtre, à
l'incendie; allons! çà! brisez les statues et les images, démolissez
les maisons royales pour en vendre le plomb et la pierre; saccagez,
brûlez, dévorez tout sur votre passage... à vous la France! Elle est
à vous, à vous seuls; elle n'est plus ni à Dieu, ni au Roi; elle est
à vous; venez, venez tous, Castelnaux vous appelle, entrez, et si en
passant vous avez un chapeau ou un bonnet, tirez votre chapeau ou
votre bonnet devant Castelnaux!»

Et nous le vîmes ainsi bondir tout un quart d'heure, et jamais dans
tout Paris logis plus sombre et plus caché n'avait entendu un si
grand bruit; la cuve, à ces cris, retentissait comme un tonnerre, et
l'écho troublé balbutiait à peine ces paroles pressées et
haletantes. Or ma mère, hébétée, était là, contemplant toutes ces
choses sans y rien comprendre, Hélène, à mes côtés, se pressait
effrayée et muette. Castelnaux brisait tout ce qui tombait dans ses
mains.--O la belle nuit! disait-il; la belle nuit! Paris a perdu un
roi, il a crucifié un Dieu, il a chassé Mesmer: royauté, religion,
charlatanisme, et psit... tout est parti; tout a quitté Paris, cette
nuit; il n'y a plus rien à Paris. Paris n'est plus! _De profundis...
Alleluia!_

Quand il eut repris son sang-froid, il nous conduisit jusqu'à notre
voiture, et il nous dit adieu en pleurant!

C'est ainsi que je le quittai, ce fameux Paris que je ne devais plus
revoir. Je le laissai vide; il était si rempli quand j'y entrai,
pour la première fois! J'étais si jeune alors, j'étais devenu si
vieux en peu de temps! Tout ce que j'admirais était tombé! Je
laissais dans ces ruines mes illusions, mes espérances, et
maintenant je ne pensais plus qu'à suivre, à mes risques et périls,
les traces de cette royauté perdue au milieu des grands chemins.

Triste retour! tristes sentiers battus par des rois tremblants! Ma
mère était retombée en ce triste état d'anéantissement, voisin du
rêve... ma cousine Hélène, abattue et pensive, semblait dévorer
l'espace qui s'étendait devant nous. Elle oubliait ses dangers, à
force de terreur.

Qui l'eût vue ainsi penchée à mon côté, et nous deux, au matin,
courant la grande route où le soleil courait après nous, celui-là
nous eût pris pour deux amants heureux qui se sont rencontrés dans
l'ombre, et qui s'enfuient loin de leur vieux tuteur.

Qui m'eût vu l'entourant d'une tendresse ineffable eût juré ses
grands dieux que nous accomplissions un de ces drames enchantés de
la jeunesse heureuse, quand l'amour jouait un si grand rôle en ce
royaume, éclairant les palais, illuminant les chaumières, animant le
grand chemin, jetant partout la vie et les sourires dans ce beau
pays, sous ces épais ombrages, dans ces vieux châteaux aux gothiques
souvenirs.

Je dis à Mlle de *** en lui prenant les mains, en signe de
témoignage et de serment:--Voulez-vous, Hélène, en ce péril, unir
votre destinée à la mienne, et ne plus nous quitter jamais?
Voulez-vous que je réveille en ce moment, qui peut être un moment
solennel, ma mère endormie, et que je lui demande sa bénédiction
pour nous deux? À cette brusque demande, elle ne parut pas étonnée,
et comme je lui avais parlé simplement, elle me répondit simplement:

--Écoutez, Frédéric, nous n'avons pas de temps à perdre en vaines
espérances; il ne faut pas espérer que nos destinées soient unies;
notre séparation est proche, et, je le sens, deux devoirs différents
nous appellent. J'appartiens à la reine, et vous appartenez à votre
mère. Ainsi nous irons, vous et moi, où elles iront, chacun de son
côté: nous ferons notre devoir, tout sérieux qu'il puisse être, et
que Dieu nous protége! Hélas! l'heure est sérieuse, et nous devons,
avant tout, racheter les fautes de notre jeunesse à force de
dévoûment au malheur! Ainsi nous nous partagerons la ruine et les
misères de cette royauté qui s'en va, comme nous avons partagé sa
gloire et sa folie. O Frédéric! vous ne savez pas toutes les fautes
que nous avons commises! toutes les erreurs dont nous devons porter
la peine; et si vous saviez cela, mon cousin, combien nous avons été
tous coupables, vous plaindriez ce peuple éperdu qui gronde et tue;
vous trouveriez qu'il est juste en ses vengeances, vous comprendriez
ces cris furibonds de liberté! Pour moi, je ne m'aveugle pas sur
cette révolution. Cette révolution, c'est notre mort à tous... Mais
vous ne comprenez pas cela, mon cousin; vous ne comprenez rien aux
menaces d'un temps que vous n'avez pas vu, d'une histoire que vous
ne savez pas. Vous n'avez vu, de la cour, que la surface, et du
peuple que la lie immonde! Vous êtes venu en France au moment où
nous renfermions nos vices en nous-mêmes, surpris par le grand jour,
au moment où le peuple obéissait aux vengeances de quatre siècles de
servitude. Hélas! notre malheur vous a trompé sur notre compte;
innocent au milieu de nos corruptions et de nos vices, vous avez cru
à notre innocence, et maintenant vous voulez partager notre
infortune, et vous me dites à moi: Je suis à vous, Hélène! Imprudent
que vous êtes! Ne voyez-vous pas que cette infortune est infamante,
et ne voyez-vous pas que vous n'avez aucun droit, vous si jeune, à
venir porter la peine de tous les crimes de Louis XV? Disant ces
mots, elle appuya sa main droite sur ma tête, comme un témoignage
d'une ineffable protection.

Je lui répondis avec toute l'assurance et toute la conviction qui
étaient en moi; je me montrai bien décidé à ne la plus quitter, à la
suivre, à l'aimer, à vivre à côté d'elle, à mourir avec
elle...--Non, lui dis-je, il n'en sera pas, cette fois, comme de ma
première passion d'amour!

Je n'ai pas peur de vous; je ne crains pas vos dédains; vous
m'aimerez, vous m'aimerez, je vous aime et j'en suis sûr!...
Innocent, dites-vous! mais j'ai partagé, j'ai copié tous ces vices!
Innocent, en effet, et plus à plaindre que si j'avais été coupable!
Un matin, capricieux jeune homme, je quitte l'Allemagne, exprès pour
vous voir, ma cousine! et me voilà parti pour la France, que vous
habitez; chemin faisant, je me rappelle avec une joie ineffable
votre naissante et charmante beauté; j'entends vos chansons, je vous
vois me sourire... Ainsi rêvant me voilà tombé sur les chemins, et
brisé à demi je rencontre une petite fille agaçante et rieuse, et
pour la petite fille aussitôt je vous oublie... Alors, me voilà, sur
le chemin, aux genoux de cette fillette, et la suppliant d'accepter
ma fortune et ma main! Voyez si j'étais sage!... Heureusement la
fillette me rit au nez, et, sage autant que j'étais fou, elle
épouse, à mon nez, mon valet de chambre. Désolé, je viens en France,
et je vais à la cour, je vous vois, la nuit, près de la reine, sous
un voile noir; on vous eût dit morte, et chez la reine vous me
recevez avec une froide réserve... On eût dit que vous saviez mes
infidélités de grande route... Éconduit par vous, faiblement reçu
par la reine, oublié de ma mère, alors je vais au hasard, et je
rencontre en tout lieu des hommes plus puissants que le roi: des
libertins qui règnent au nom de la vertu; des charlatans qui
proclament la vérité. Le vice est partout, l'égoïsme et la vanité
encombrent toutes les âmes, la peur règne en souveraine, enfin vous
tremblez tous. Moi, je fais un effort pour être, à l'exemple
universel, un brouillon, un émeutier, un Don Juan de carnaval. Je
prends Mirabeau pour maître et seigneur; je choisissais bien,
convenez-en.

Ainsi... à mon premier pas, à mon premier appel, le vice aussitôt
vient à moi dans ses atours les plus charmants. Rien de plus gai, de
plus vif, de plus joli: l'esprit au regard, la grâce à la lèvre, un
feu de vingt ans... Mon premier bal masqué fut un événement... J'en
rêve encore, et voyez ma plainte!... Il advint que je sortis de
cette fête amoureux comme un fou. De qui? je l'ignore... pourquoi?
je le sais bien. Malheureux que je suis! je la regrette encore, et
(soyons vrai!) j'ai bien peur de la regretter jusqu'au dernier de
mes jours, cette nuit d'ivresse et de fête qui devait me dégager des
illusions de ma jeunesse: au contraire, elle les renouvelle, elle
les prolonge, elle les ravive, et voilà mes illusions qui me
reviennent! Dès ce moment je suis poursuivi par les spasmes infinis
de cette minute heureuse, et je n'entends plus rien, je ne vois plus
rien, je cours après une ombre! Ah! Dieu du ciel! je reste un
Allemand, rien qu'un Allemand, un Allemand sans vice et sans vertu.
Pour un parfum... pour un sourire... pour une jupe fripée... Alors
voyant que je n'étais qu'un faux vicieux, un Don Juan de hasard, je
retourne à Mirabeau: Tu m'as trompé, lui dis-je... et c'est à peine
s'il se rappelle une seule des leçons qu'il m'a données! Le Mirabeau
que j'avais vu au bal, en plein délire, amoureux jusqu'au
blasphème... en vingt-quatre heures il était devenu un grand
homme... un homme d'État! La veille encore il m'avait fait le
compagnon de son orgie; aujourd'hui il me fait monter à cheval, et,
dans la nuit, enveloppé d'un manteau, seul avec lui, comme un fidèle
écuyer, il me conduit à une conférence politique. Et de loin je le
vois, réglant les destinées du royaume, et sans vous, que j'ai
retrouvée, je jouais cette nuit-là le rôle d'Osmin ou de tout autre
confident de tragédie! Honteux de moi-même, et poursuivi par mes
rêves, je n'avais plus qu'un espoir, j'espérais en Barnave. Il était
amoureux d'un amour sans espoir, j'étais possédé, moi aussi, d'un
amour sans espoir. Donc, je le rencontre espérant qu'il me
consolerait par le spectacle d'une misère semblable à la mienne...
Barnave était changé autant que Mirabeau. Plus d'amour dans le coeur
de Barnave et plus de vice dans la tête de Mirabeau: ils m'échappent
l'un et l'autre, après avoir commencé mon éducation tous les deux.

Je trouve alors un nouveau Barnave... un Barnave austère,
inflexible, ennemi de la reine, implacable... et voici que le même
jour, la république dresse la tête à la voix de Barnave, et que la
monarchie expire au lit de mort de Mirabeau! Moi resté seul, seul et
cherchant dans mon âme à quoi m'a servi mon dévouement à Mirabeau et
à Barnave, à quoi m'ont servi ma science et mon amour; je reviens à
vous, ma chère Hélène, à vous dont le regard me ravive, et dont la
voix me console: c'est vous qui me faites oublier à la fois tout ce
que je voudrais oublier: mon isolement, mes vices inutiles, mon peu
d'intelligence des faits et des hommes, mes regrets du passé, mon
désespoir pour l'avenir!... et vous ne voulez pas m'épouser!

À ce long discours qu'elle écoutait, attentive et calme:--Votre
malheur est étrange et me fait pitié, reprit Hélène. À vous entendre
on dirait que le vice seul a manqué à votre bonheur! Certes, voilà
de ces malheurs qui ne sont arrivés qu'à vous; cependant, mon
malheureux cousin, je vous porte envie, à vous, malheureux de si
peu!

Disant ces mots, Hélène se prit à rougir; et moi, la suppliant du
regard, j'essayai de donner le change à ma passion:--Non, non!
m'écriai-je; à présent je n'ai plus d'amour que pour vous; la femme
elle-même que si longtemps j'ai cherchée, elle serait devant moi, je
ne voudrais pas la voir; je suis à vous, à vous seule, à la reine
aussi, puisque vous pardonnez à la reine; enfin, pour vous, j'ai
entrepris mon voyage en France, et je veux le finir avec vous!

Ainsi je lui parlai longtemps; elle m'écoutait tantôt avec peine et
parfois avec bonheur, souvent émue; et moi, misérable! si j'eus un
instant de calme, oh! je le dis à ma honte, ce fut dans cette fuite
où je foulais des traces royales sur ces chemins couverts de tant de
désolations, dans ce jour d'effroi où la monarchie de Louis XIV,
s'avouant vaincue, accepta les chaînes de la Convention, et s'en
revint, esclave et désolée, au milieu de la fournaise ardente et
souillée où elle devait mourir à petit feu.




CHAPITRE VII


Nous avions couru tout le jour: sur le chemin tout semblait
tranquille; en ce moment, le soir tombait, et la Champagne, au loin,
s'étendait devant nous. La chaleur du jour avait été suffocante, et
la fatigue, unie aux terribles inquiétudes de la nuit, nous avait
plongés dans cette espèce d'abattement du sommeil qui n'est pas sans
charme. C'est un sommeil de seconde vue et rempli de visions
surnaturelles; à ce moment, l'imagination peu à peu s'arrête, le
coeur bat moins vite, et le malheur disparaît. Déjà même nous
pensions voir la reine sauvée au delà du Rhin, et reçue à bras
ouverts, quand notre voiture arrêta au relais, pour changer de
chevaux.

C'était dans un misérable petit village, entre Épernay et Dormans.
Comme nous étions sans inquiétude et sûrs d'arriver, nous fîmes
d'abord fort peu d'attention à ce qui se passait autour de nous.
Cependant plus d'un indice annonçait je ne sais quelle hésitation
qui nous fut bientôt suspecte. La population du village, inquiète,
obéissait à un peu plus de curiosité qu'à l'ordinaire au passage
d'une chaise de poste; on s'assemblait, on pérorait. Les orateurs de
l'endroit (car alors quel est le village qui n'avait pas son Barnave
ou son Danton?) montaient sur les bornes de l'hôtellerie,
invoquaient les soins de la police et les soucis de la liberté;
bientôt, à ne plus en douter, nous remarquâmes des signes de
défiance; enfin, le maître de poste, après avoir consulté son
entourage, nous annonça qu'il lui était impossible de nous laisser
continuer notre route avant d'en avoir reçu l'ordre de Paris même...
En ce moment je me réveillai tout à fait..... je compris que le roi
était perdu.

Comment je le compris, je l'ignore; en ces malheurs extraordinaires,
la catastrophe aussitôt se devine. À la plus légère secousse, on
comprend que la terre tremble; à la première fumée, on se dit: le
volcan s'est ouvert! C'est ainsi qu'il y a des gens qui ont prédit,
à cent lieues de Paris, la Saint-Barthélemy et l'assassinat de Henri
IV, vingt-quatre heures avant que personne eût rien su des crimes et
des horreurs de Paris.

Je dis à ma mère:--S'il vous plaît, vous reposerez ici cette nuit,
ma mère; après cette pénible journée, il faut dormir dans cette
hôtellerie, et demain nous regagnerons le temps perdu.

C'est ainsi que je cherchais à la rassurer sur l'interruption de
notre route. Ah! soins inutiles! elle ne m'entendait pas.
L'intelligence avait manqué à cette dame à l'ancienne marque; elle
ne comprenait plus rien à ce qui se passait devant elle, et, ne
voulant pas ajouter foi au rêve funeste qui l'agitait, elle s'était
abandonnée au mouvement de la voiture; elle avait renoncé à la
crainte, à l'espoir, à la joie, aux larmes, au sourire, elle
obéissait.

Hélène, au contraire, animée à bien faire, et prête à l'exil, à la
mort, hostie expiatoire du vieux temps, me comprit à mon premier
regard. Elle vit tout d'un coup que quelque chose avait manqué à
cette fuite royale, et que tout était perdu.

Elles descendirent en silence dans l'hôtellerie. Hélène entraîna ma
mère dans une chambre retirée où elles restèrent, ma mère endormie à
demi et priant Dieu, Hélène obéissante à la force implacable... et
prête à tout!

Ces deux femmes, à mon sens, représentaient fort bien cette époque,
abandonnée à tant de malheurs: d'une part, une vieillesse aveugle,
éperdue, et qui tombe au premier souffle en courbant la tête, et
cherchant en vain au chevet de son lit un prêtre pour la bénir, un
fils pour le bénir, des vassaux pour porter son deuil; tristes
moribonds! Ils meurent isolés dans le plus stupide étonnement...
Cependant ne les plaignons pas; par leur vieillesse même ils sont
délivrés de toutes les terreurs, et par la mort de tous les dangers.

Mais d'autre part, et quand les vieillards expirent, les jeunes
gens, voyant le volcan débordé, choisissent une place apparente où
ils attendent le volcan, de pied ferme. Ils savent que la fuite est
inutile, ils se disent qu'on les garde et d'en haut et d'en bas et
qu'il faut avoir du coeur.

Pour moi, quand ma mère et ma cousine furent retirées dans leur
chambre à coucher, je revint sur la porte de l'auberge où je me
mêlai à cette vie active, exaltée et violente. En vain, ce soir-là,
vous eussiez cherché autour de l'auberge et dans l'intérieur de
l'auberge une scène de repos et de gaieté; à l'intérieur, tout était
morne et sombre; les fourneaux étaient éteints, les tables étaient
dégarnies, aucune voix de buveur ne s'élevait dans l'enceinte,
attristée et déserte; au dehors, sous le brouillard si joyeux
naguère, on n'entendait ni chansons ni gaieté; du silence encore, ou
bien, plus effrayant que le silence, un perpétuel chuchotement, des
rires énigmatiques, des regards pitoyables. Les hommes, grands
politiques, dissertaient tout bas avec émotion et chaleur; les
femmes, animées comme à un conte plein de terreurs, se montraient du
doigt la grande route. Elles avaient vu passer, sur le midi,
l'énorme voiture; elles avaient donné à boire au joli enfant; elles
avaient vu les pauvres du chemin tendre une main reconnaissante à la
belle dame, qui leur avait fait l'aumône; elles avaient vu tout
cela, les femmes, et elles avaient compris qu'il y avait fuite et
douleur, qu'il y avait bienfaisance dans ce carrosse; elles avaient
vu des femmes tremblantes, une jeune fille timide, un père de
famille résigné, un jeune enfant insouciant et joueur. Pauvre
enfant! c'était la dernière fois qu'il allait dans les champs; il
saluait la foule heureuse; il tendait sa joue aux bonnes femmes, ses
mains aux arbres du sentier, son regard bleu au ciel bleu; elles
avaient vu tout cela, les femmes, elles avaient compris ces misères,
ces malheurs, ces tendresses, et, les larmes dans les yeux et dans
le coeur, elles avaient prié pour cette fuite, elles avaient
embrassé leurs enfants avec plus d'amour; elles avaient souri à leur
pauvre chaumière, au mur tapissé de lierre, à la vigne grimpante, au
pigeon familier qui s'abat sous les tuiles comme un familier génie.
Elles comprenaient tes douceurs, ô sainte pauvreté du travail et du
toit domestique! elles savaient que le Louvre était vide, Trianon
fermé, Saint-Cloud garni de canons; elles se disaient que l'air, la
campagne et l'ombrage des forêts, la clarté du ciel, les eaux
limpides, les fleurs, la vie et la liberté, manquaient au roi, à la
reine, à sa soeur, à leur fille, à leur fils, le petit dauphin.

La France, en ce moment suprême, appartenait aux indicibles
angoisses d'une nation sans présent, qui renonce au passé, et qui
doute de l'avenir. C'est une singulière épouvante pour les peuples
si longtemps gouvernés par des intelligences honnêtes et par des
pouvoirs réguliers, que d'attendre une chose qui ne vient pas,
fût-ce la peste ou l'anarchie! Et quand enfin le silence et la peur
se sont emparés de cette nation malheureuse, quand elle est là sur
sa porte, oisive, inquiète, attristée, et voyant passer à chaque
instant des bourreaux et des victimes; quand chaque jour son coeur
s'endurcit à l'aspect des crimes et du sang, il arrive alors qu'elle
se sépare en deux fractions bien distinctes: les faibles qui
agissent et les forts qui souffrent; les faibles qui plongent leurs
mains dans le sang des innocents, et les forts qui tendent la tête;
les faibles qui insultent la royauté qui passe et la couvrent
d'injures; les forts qui pleurent sur sa destinée et qui, l'ayant
accompagnée au pied de l'échafaud, meurent sur sa tombe vide, en
voyant au loin ses ossements dispersés.

Ah! s'il y a de la gloire, enfants, pour ceux qui pleurent, pour
ceux qui souffrent, pour les héros de la foule osant saluer, quand
la royauté passe en traînant ses fers, pardonnons aux criminels leur
faiblesse; hélas! elle portera sa peine assez vite. Ainsi j'étais,
moi, pendant cette soirée, à la porte de l'auberge, attendant des
nouvelles que j'aurais pu dire à tout le monde. En ce moment,
j'avais besoin de consolation et de pitié, donc je laissai les
hommes à leur faiblesse, et, content de moi, je fus m'asseoir parmi
les rouets et les travaux à l'aiguille, à côté de ces femmes fortes
et pitoyables, qui n'avaient vu passer ni le roi ni la reine. Elles
avaient vu passer un famille d'exilés: père, mère, enfants, et
maintenant, charitables et chrétiennes, elles faisaient des voeux
dans leur âme, pour que cette famille eût le bonheur de l'exil.

Dans ces alternatives de pitié, de terreurs, la soirée avançait.
Tout entier à mes inquiétudes, j'avais fini par ne plus faire
attention à ce qui se passait autour de moi; d'ailleurs les
habitants du petit village, un instant distraits par tant de bruits
étranges, étaient rentrés, l'un après l'autre, en leur logis, et
dans leurs habitudes ordinaires. L'intérieur de ces maisons
s'éclairait peu à peu; le villageois, voyant son troupeau revenu à
l'étable, rentrait à la maison; le repas du soir arrachait les
hommes à la politique en plein vent; l'enthousiasme et l'émotion de
la journée, alors s'abaissant peu à peu, les femmes, les enfants, le
coin du feu, reprenaient leur influence accoutumée; à cette heure
enfin, les jacobins les plus forcenés du village étaient redevenus
d'honnêtes laboureurs très-disposés à l'indulgence pour tout le
monde et même pour les rois malheureux.

Si vous saviez combien c'était un pays calme et réglé, la France!
ancienne et poétique patrie où vivent en chrétiens des hommes
simples et bons! Chaque heure, en ce vaste royaume, était une heure
de travail; le royaume s'endormait à la même heure, il se
réveillait, il priait à la même heure! Trente millions d'hommes
passaient leur vie à l'ombre d'un château ou d'une abbaye; la cloche
de leur baptême était aussi la cloche de leurs funérailles. On parle
beaucoup de l'esprit de la France, en fait de bel esprit à cette
époque... il n'y eut jamais en France que Paris même; et,
non-seulement Paris avait gardé tout l'esprit, mais encore (et comme
cela était juste) tous les vices de la France et tous ses vertiges;
la France ne se perdit que le jour où Paris eut trop d'esprit. Alors
il jeta son superflu sur les provinces, et la contagion gagnant les
extrémités... tout fut perdu.

Resté seul, assis, je suivais, non sans intérêt, le mouvement de ces
populations soumises encore à leurs modestes habitudes domestiques.
Je voyais les groupes se dissoudre et les curieux les plus animés
s'éloigner lentement; j'entendais la sonnette et le bêlement des
troupeaux; je prêtais l'oreille au bruit de la fontaine
jaillissante, dont le murmure étouffé par les clameurs de la foule
reprenait sa mélancolie. Aussi bien, grâce à la nuit, la campagne et
le village avaient retrouvé leur calme et leur charme; on respirait
de nouveau la paix des chaumières; le pain cuisait au four banal;
les grenouilles du fossé défiaient le maître du château voisin;
l'auberge même avait retrouvé le mouvement, l'activité; les
fourneaux s'allumaient, les chiens hurlaient, les buveurs
chantaient; la vie, un instant suspendue, arrivait et s'emparait de
ce monde villageois. Hélas! ce fut un grand malheur pour le repos de
ces campagnes, quand le malheur des temps fit passer sous leurs yeux
attristés ces exils, ces crimes, ces douleurs; quand on les rassasia
soudain de pitié, d'héroïsme et de terreur!

Tout à coup j'entendis dans le lointain, venant à nous, du côté de
Paris, les grelots d'un cheval, le bruit du fouet et la voix du
postillon qui demandait des chevaux.

Le postillon et le voyageur qu'il escortait s'arrêtèrent devant la
porte de l'auberge; et le postillon descendit, le voyageur restant
en selle, en criant: _un cheval! un cheval!_

Le postillon vint lui dire que depuis trois heures la poste ne
donnait plus de chevaux à personne, en preuve il me montra du doigt,
tranquillement assis à la porte, et regardant le voyageur d'un air
curieux.

Ce voyageur, c'était Castelnaux. À ma vue il se jetait en bas de son
cheval, il vint à moi, et les bras croisés:--Toujours Allemand! me
dit-il, toujours couché, assis, patient, patient sur des ruines,
patient sur un volcan qui brûle! Et vous ne demandez pas ce que fait
Paris à cette heure?... à cette heure il est en route, il s'agite et
se démène, insultant le ciel et les hommes, marchant à grands pas
sur les traces de ses victimes; Paris, c'est l'ogre aux enjambées de
sept lieues!... vous, cependant, vous l'attendez tranquillement à
cette porte! et vous espérez que la ville aux cent mille têtes va
passer devant vous, dans l'ordre d'une sainte procession des
quatre-temps! Ah! si vous l'aviez vu comme je l'ai vu, moi qui vous
parle, s'éveillant en sursaut, ce peuple enivré de carnage, et
s'arrachant les cheveux de désespoir; tour à tour muet, hurlant,
abattu, emporté, frappant ses chefs, aiguisant ses piques, tirant
ses couteaux, rougissant ses bonnets, déchirant ses culottes: tête
et sang! ruine et feu!...

Si vous l'aviez vu se frappant lui-même au visage et poussant son
désespoir jusqu'à sa propre insulte, à coup sûr vous ne resteriez
pas ainsi comme un campagnard sur sa porte, et vous ne prêteriez pas
si complaisamment l'oreille au bruit lointain du torrent; le
tonnerre approche, il arrive en hurlant, en brisant... Mais quoi!
vous n'êtes qu'un Allemand, sans passion, sans amour, sans crainte.
Or vous ne savez pas un mot des destins de la reine! vous ignorez si
elle a touché la frontière, elle et son mari et ses enfants, et je
suis sûr que vous allez dormir, cette nuit, d'un sommeil allemand!
Puis se tournant vers les écuries:--Un cheval! criait-il, un cheval,
ma vie entière pour un cheval! un cheval, messieurs! un cheval à
moi, homme du peuple, un cheval à moi, qui suis républicain! un
cheval à moi, aide de camp de Marat, cousin de Robespierre, ami de
Danton, le valet du bourreau! Un cheval à moi, qui poursuis les
traces de ce scélérat de Capet... un cheval, citoyens! il faut que
j'arrête au passage ce tas de brigands, et que je vous les ramène
pieds et poings liés; un cheval! je vous ramènerai, demain matin, la
reine; alors vous vous assemblerez sur vos portes, en haillons; vous
vous armerez de haine et d'insulte, vos femmes se mettront derrière
vous et vous souffleront mille gentillesses de leur vocabulaire; au
milieu de vous, bien foulés, je promènerai lentement la reine, et
bien lentement... pour que chacun la couvre de boue à plaisir.....
vous verrez, ce sera drôle, et pour que vous ayez tout le temps de
la voir, je veux mettre un cheval décharné à sa voiture: le chemin
sera long, soyez-en sûrs; une injure à chaque pas, à chaque tour de
la roue une torture. O mes bons villageois! fiez-vous à moi: je suis
un brigand!--Un cheval! et pour prix de ce cheval, vous insulterez
la reine à votre aise une heure de plus que ceux de Varennes, de
Sainte-Menehould, que ceux d'Épernay et de Dormans; vous serez
traités comme le faubourg Saint-Antoine, et ni plus ni moins,
citoyens laboureurs! Mais un cheval! par pitié, un cheval!

Je suis un scélérat, voyez-vous, je déteste les aristocrates; j'ai
marché sur le crucifix avant de partir; je suis entré le premier
dans la chambre de la reine; et c'est moi qui hurlais dans la cour,
le jour de Versailles: _Plus d'enfant!_ Le jour où l'on a voulu
l'assassiner, c'est moi qui l'ai mise en joue, et c'est moi qui ai
manqué tuer pour elle madame Élisabeth de France. Il y a sur mon
bonnet du sang des suisses et des gardes du corps; c'est moi qui
écrivais les biographies et les pamphlets venus d'Angleterre; oui,
je suis un biographe à telle enseigne que j'ai volé le collier de la
reine.

Voulez-vous tout savoir, messieurs? je vais tout vous dire, à
condition que vous me donnerez un cheval; je vous dirai mon nom et
vous verrez que je suis un pur, messieurs, et vous verrez si je veux
trahir la bonne cause; écoutez mon vrai nom et qui je suis; mais, de
grâce, donnez-moi un cheval! un cheval! un cheval à Philippe
Égalité! Et Castelnaux, disant ce nom formidable, recula épouvanté
de ce qu'il avait dit.

Les cris de cet homme, ses prières, ses larmes, sa voix émue et son
geste animé, tout le bruit qu'il faisait, attirèrent à lui toute
l'auberge.

On se pressait autour de Castelnaux, les uns avec admiration, les
autres avec défiance!... Il n'écoutait rien et ne connaissait
personne; il se fût élancé à pied sur la route, s'il avait pu
marcher!




CHAPITRE VIII


Cependant trois nouveaux venus étaient entrés dans l'auberge, à la
faveur du bruit, sans avoir été aperçus; Castelnaux criait encore:
«_Un cheval! un cheval!_ Un cheval à moi! Philippe Égalité!» quand
l'un des trois hommes le frappant sur l'épaule:--Pourquoi donc un
cheval à cette heure, Monseigneur? lui dit-il d'un air sérieux et
affligé.

Castelnaux se retourna au son de cette voix si connue. Et voyant
Barnave, il pâlit, il s'appuya contre la table.--«Voici le peuple;
allons, tout est dit, tout est perdu!»

Puis se retournant vers la foule avec la lenteur d'un homme qui
prend un parti violent, mais nécessaire:--Assez de mensonges comme
cela, dit-il, respectez-moi, messieurs, et ne m'obéissez pas; je ne
suis pas Philippe Égalité.

--Cependant tu m'avoueras, Joseph, dit-il à Barnave, qu'un pareil
mensonge était fait pour obtenir un cheval!

Il prit la main de Barnave et la mienne; il nous entraîna tous les
deux hors de l'auberge; il nous mena en silence sur le seuil de
l'écurie, et quand il se fut assuré que nous étions seuls:--«Écoute,
ami Joseph, dit-il à Barnave, ô Joseph! mon ami, mon fils, toi que
j'ai tant aimé, je ne veux pas te faire de reproche. Tu étais un
honnête homme, et tu te conduis comme un scélérat; tu pouvais te
couvrir de gloire, et te voilà dans l'infamie! un peu de courage, et
tu sauvais le trône! hélas! tu ne l'as pas voulu! mais pardonne aux
reproches d'un insensé!

Qui suis-je, pour te donner des conseils, pour te faire des
reproches? Tu sais bien que je suis un fou, comme cela est convenu;
je suis un fou, tu es un républicain, et il n'y a rien de commun
entre nous deux que mon amitié pour toi, et ta pitié pour moi. Tu
sais bien que nous sommes amis, que nous avons été rivaux un
instant... Oh! ne te fâche pas! Je ne t'en veux pas, Joseph!

Tu es un noble rival, ma jalousie était absurde, enfin tu n'as pas
voulu faire un si grand mal à ton pauvre ami Castelnaux; tu n'as pas
voulu te faire aimer de la femme qu'il aimait. Au contraire, ami
Joseph, tu l'as persécutée et tu as déclamé contre elle, en la
couvrant d'humiliations; à présent qu'elle fuit la prison dure, et
qu'elle est arrêtée à vingt pas de son pays natal... c'est toi qui
la ramèneras dans sa prison, et tout cela tu l'as fait, Joseph, pour
rassurer Castelnaux, bon Joseph! Mais aussi Castelnaux est
reconnaissant, il t'aime, il t'honore, il ne t'adresse plus qu'une
prière, une seule. Eh! oui, si tu es vraiment du peuple, ami, tu
prendras pitié de moi, pauvre malade, et tu me laisseras partir! si
tu es vraiment roi aujourd'hui, protége-moi, je suis ton sujet,
Joseph!

C'est bon à toi, mon ami, de t'arrêter et de prendre un moment de
repos, toi qui n'aimes plus rien, tu es un Stoïcien, un Brutus, un
républicain de Plutarque, et tu frapperais tes enfants à mort, si tu
avais des enfants, Joseph! Gloire à toi! mais moi je suis un fou, je
tremble et je pleure; et je ne saurais me reposer ni dormir. Il y a
là-bas, écoute bien cela, Joseph, il y a là-bas, au delà de la
frontière, une femme que j'aime et qui m'attend, et qui ne saurait
partir sans m'avoir avec elle. Ainsi laisse-moi partir, je vais la
rejoindre au delà du fleuve allemand.

Barnave ici fronça le sourcil:--Plût à Dieu, dit-il, ah! plût à Dieu
que la reine eût passé le Rhin!... Après un silence, il ajoutait à
voix moins haute:--Elle est prise, elle est arrêtée, elle est à
nous, la reine, elle sera ici demain.

--O Barnave! ô Barnave! ayez pitié de moi, s'écria le pauvre fou,
laissez-moi partir! que je la voie!

Une fois encore, oh! faites cela par pitié! Que la reine heurtée,
écrasée et jouet de la foule, ait du moins un ami à voir dans cette
foule. Oh! faites cela! Que ses yeux, au milieu de ces regards
flamboyants, trouvent des yeux remplis de larmes! que son sourire au
moins rencontre un sourire! que ses oreilles, au milieu des
blasphèmes, entendent une prière, un cri de pitié dans ces accents
de mort! _Dieu protége la reine!_

Ayez pitié d'elle et de vous!... Il faut absolument que j'aille
au-devant de la reine. Qu'elle retrouve au moins son pauvre fou,
cette femme seule, abandonnée au désespoir, et qui n'a pas même un
chien pour la défendre ou pour la consoler. Voyez, Barnave! et si,
durant la route, une longue route, la pauvre reine n'a pas une
consolation, elle mourra; vous ne la verrez plus; vous perdrez cette
belle proie... Or, si vous m'envoyez au-devant d'elle, en me voyant
dans la foule, elle pensera que tout n'est pas perdu, qu'elle a
encore des amis: elle saura qui chercher sur le chemin. Elle m'aura
vu, moi, toujours moi, la regardant. Esclave et reine, prisonnière
et libre, Dauphine et fugitive, c'est toujours Castelnaux qu'elle a
vu le premier dans son triomphe et dans son abaissement, dans sa
douleur et dans sa joie... Et puis, elle est faite à moi: je suis
l'astre autour duquel elle tourne. Elle a commencé par détourner sa
vue à mon aspect...

Un fou qui la dévorait du regard, qui était toujours à ses pieds et
qui la suivait toujours!... Cependant elle m'a souffert par pitié;
elle n'a pas voulu me faire mourir en me chassant de sa vue, elle
s'est faite à ma vue à force d'être moins heureuse, et elle m'a
trouvé plus supportable, enfin elle m'a cherché quelquefois, tant
elle était malheureuse! Puis ses amis l'ont quittée; ils ont eu
peur; ils se sont sauvés, les lâches! Puis elle a forcé madame de
Polignac de partir: elle est restée abandonnée; alors étant seule
elle a cherché Castelnaux du regard, et toujours elle a trouvé
Castelnaux; puis le peuple est entré chez elle, il en a fait une
prisonnière, il l'a ramenée à Paris violemment; alors au milieu des
têtes coupées elle a vu la tête de Castelnaux, mon regard lui
disait: _Bon courage!_

On n'est pas seule, hélas! quand il y a quelqu'un qui vous aime. On
se dit: C'est lui, c'est mon fou! Ça occupe, on sourit, on oublie.
Insensiblement on se reporte encore aux temps heureux; on a vu le
fou à Versailles, à côté du jet d'eau; la nuit par le clair de la
lune, et le matin, par le soleil levant. Ces yeux, pleins de pitié
et de respect, sont un miroir où se montre une lueur des beaux
jours; c'est une distraction innocente à laquelle on s'abandonne:
oui, je suis une des distractions de la reine; oui, je suis son
unique soutien dans ses voyages à travers les peuples: laissez-moi
partir, laissez-moi la voir! Un cheval! un cheval! un cheval!

En même temps, par la permission tacite de Barnave, il choisit un
des bons chevaux de l'écurie; il le sella lui-même, et le cheval fut
prêt en un clin d'oeil. Castelnaux le flattait de la main: c'était
merveille de voir ce pauvre homme hâtant ces préparatifs, et
cependant prêtant l'oreille au moindre bruit venu du dehors, au
moindre geste de Barnave: il fallait le voir, quand le cheval fut
équipé, se glisser le long du mur, comme un voleur, se faire petit
lui et son cheval! Arrivé à la porte de l'écurie, il mit le pied à
l'étrier, et il allait se mettre en selle, lorsque Barnave le
retint:--Notez bien que vous faites ceci contre mon gré, Castelnaux!
Je manque pour vous à tous mes devoirs.

--Adieu, Joseph, adieu! Tu es un digne homme, et je vais chercher la
reine, et je te la ramène. Adieu, Joseph!

--Dites à la reine que c'est Barnave qui vient au-devant d'elle et
qui la ramène à Paris!

Castelnaux se mit en selle; il fit avancer, très-naturellement, son
cheval de deux pas; puis, sans affectation:--Mais es-tu seul à venir
au-devant de la reine, Barnave! Comment s'appelle le second de tes
compagnons? Je veux dire aussi ce nom à la reine, afin qu'elle se
rassure un peu.

--Il s'appelle le citoyen Latour-Maubourg, dit Barnave.

Ici Castelnaux fit encore un pas en avant, puis se retournant à
mi-corps, et s'appuyant de la main droite à la croupe du cheval:

--Et le troisième nom, Barnave?

À ces mots, le cheval fit volte-face:--Adieu, Barnave, adieu! Ce
troisième nom, je le sais; ton chef à toi, misérable, le chef que tu
ne nommes pas, il a nom Pétion. Honte à toi, Barnave! ô subalterne
d'un Pétion, quoi que tu fasses! Vaincu deux fois, d'abord par
Mirabeau, puis vaincu par Pétion! Vaincu dans l'éloquence et vaincu
dans le crime! Traîné à la remorque de Pétion! Tremble, et
repens-toi pour le ciel, Barnave... À cette heure... tu es perdu
pour la terre, et ta mission est achevée! Ainsi sois content, tu as
commis tous les crimes que tu pouvais commettre; indigne et
déshonoré successeur de Mirabeau, tu avais refusé son joug; tu as
courbé la tête sous un joug infâme; tu as trouvé pour maîtres les
derniers des criminels; tu étais un homme de parti, tu es devenu un
homme de complot; tu étais chef d'une révolution, tu es le courtier
d'un émeute. Honte à toi! malédiction!

Malheur à toi!... Je vais dire à la reine, oui, je le lui dirai, que
c'est Pétion qui l'attend; encore une fois, la reine ne saura pas
ton nom, Barnave; elle saura celui de Pétion... elle a su le nom de
Mirabeau... Disant ces mots, il piqua des deux et disparut en
criant: _Vive le roi!_

--Je regardais Barnave. Il était accablé.--Qu'allez vous devenir,
Barnave, et ne trouvez-vous pas que monsieur de Castelnaux a raison?

--Cet homme a raison, reprit Barnave, il a dit vrai, je ne suis plus
mon maître, et je ne m'appartiens plus. Le mouvement m'emporte et la
passion m'aveugle; je suis arrivé, trop jeune et trop novice, aux
affaires de ce monde, et je me suis usé tout de suite; à présent je
suis fini; il n'y a pas de force humaine qui me puisse faire avancer
ou reculer d'un pas. Cependant ne soyez pas cruel à la façon de
Castelnaux; ne me frappez pas à terre, et laissez-moi attendre
humblement cette reine que le peuple a voulu reprendre, et reprend
en effet par mes mains. Vous avez lu souvent, dans l'histoire de
France, comment les Français amenaient à leurs rois des épouses
venues d'Angleterre ou d'Allemagne... On vous disait comment le
jeune monarque attendait, patiemment, sa fiancée; ou bien, comme
Henri IV, impatient, il montait à cheval et il allait au-devant
d'elle avec la foule, et perdu dans la foule. Eh bien! je suis le
roi qui attend sa fiancée. On me la ramène, elle traverse, en
tremblant, les populations pour venir à moi, son maître... O mon
règne... il va durer trois jours... Je vais donc enfin la tenir,
cette reine superbe! Je vais donc enfin lui parler! Elle saura qui
je suis, moi Barnave.... Après ces deux jours, moi aussi je pourrai
mourir.

Il cacha sa tête dans sa main droite, et quand il eut songé, il
reprit en ces termes:

--Heureux Mirabeau! Certes je l'ai bien envié dans sa vie, il m'a
fait passer bien des nuits sans sommeil; mais sa mort au milieu de
son triomphe, à l'instant où il changea le monde une seconde fois,
sa mort qui souillait une révolution, précédant le dernier jour de
la monarchie, elle était le complément de ce bonheur surnaturel...
elle fut la dernière supériorité de Mirabeau!

Monsieur, quelque jour vous comprendrez quel était ce grand homme,
et quelle âme, et quel courage, et comme il avait deviné, bien à
temps, les honnêtes gens courant après les chimères! Quel démenti
cet homme a donné à notre république! Où donc est-elle? Où sont nos
institutions grecques et romaines? Athènes, Rome, ô vanité! Où
sont-ils, ces orateurs de l'antiquité, ces sages qui devaient surgir
parmi nous? O rêveurs, rêveurs que nous sommes! Athènes! Sparte!
Rome! Impossibles! Trois utopies qui nous coûteront bien cher à
tous!

Barnave, à son tour, m'inspirait une profonde pitié. Nous rentrâmes
ensemble à l'auberge, où sur une table, dressée au milieu de la
salle principale, le souper était servi. Pétion, morne, idiot, ivre
à demi, développait à grand bruit ses théories d'égalité et de
liberté. Je n'ai jamais vu de plus grand contraste! Pétion à côté de
Barnave! ils représentaient les deux forces..... 1792 et..... 1793!
Barnave, doux, mélancolique, élégant, républicain, sublime rêveur,
orateur savant et passionné, entraîné, poussé dans l'abîme, et se
perdant pour la politique, comme autrefois il se fût perdu pour une
passion d'amour... Pétion était le Falstaff cynique et jovial de ce
moment misérable; il représentait toute la partie matérielle de
l'atroce pouvoir de 93. C'était, chez cet homme, un enthousiasme
idiot, un grossier instinct de puissance; on l'eût pris pour un
Marat gonflé de vent; il s'avançait dans la révolution d'un pas bête
et lourd, sans rien savoir, sans rien prévoir: heureusement pour
lui, il eut peur de lui-même aussitôt qu'il eut vu Robespierre et
d'assez près pour le comprendre. Alors il s'arrêta épouvanté de se
voir dépassé dans ses rêves les plus sanguinaires; un jour que
l'échafaud l'attendait, il fut dévoré par les loups; il mourut à peu
près comme Marie-Antoinette et Barnave, seulement son trépas fut
plus doux.

La nuit était avancée, et de nouveau le silence régna dans l'auberge
où se tenaient les trois députés du peuple; ils se logèrent au
hasard; Pétion s'étendit sur un banc et se prit à ronfler. Pour moi,
inquiet, éperdu, je me promenai longtemps de long en large, enviant
le sommeil de ce malheureux, et plaignant Barnave. Je me figurais
son affreux réveil, tantôt, dans une heure. Oh! que deviendras-tu,
Barnave, à l'aspect de cette infortunée aux yeux gonflés de pleurs,
appuyée sur ses enfants en deuil, et jetant sur toi, Barnave, un
regard solennel avec ces mots: _Retournons à Paris, Monsieur!_

Autour de moi tout dormait; vaincu par le sommeil, je m'endormis à
mon tour.

Sans doute afin qu'il fût dit que de ces cinq personnes qui
attendaient le roi captif avec des sentiments si divers, pas une
d'elles: amour, haine ou pitié, ait eu la force de veiller pour
l'attendre.

O siècle imbécile et barbare! Il dormait: les uns dormaient sur le
tribunal, les autres sur l'échafaud... seul, le bourreau ne dormait
pas!




CHAPITRE IX


Dès qu'il fit jour, un mouvement inusité commença dans le village.
Le village se trouva pressé entre deux bruits qui lui venaient de
loin, et de deux côtés opposés. D'une part, c'étaient ceux de Paris
accourant au-devant de la royauté captive... et d'autre part,
c'étaient ceux de Varennes qui ramenaient enchaînée cette royauté
douloureuse. Vous n'avez jamais entendu pareille épouvante! Ici la
menace, et la mort répondait à la menace, au meurtre le meurtre, et
tout cela confusément, bien au loin, bien loin, il s'en fallait
encore de plusieurs milles que ceux de Varennes se rencontrassent
avec ceux de Paris; si bien que le bruit était aux deux extrémités
de la route, et le calme nulle part.

Je regardais Barnave.... Il était pâle et défait; il sortait d'un
songe horrible. Il regarda longtemps autour de soi... cherchant à
reprendre ses esprits; en me voyant il me tendit la main.

--Voici le grand jour, Monsieur... c'est aujourd'hui qu'on me livre
à la reine; et, avec un sourire amer:--Ne m'estimez-vous pas bien
heureux? me dit-il.

Je voulus en vain répliquer; l'idée et la voix me manquèrent
également. Il retomba peu à peu dans ses réflexions profondes, j'en
eus pitié!

Sur ces entrefaites, la porte de la chambre où reposaient ma cousine
et ma mère s'entr'ouvrit doucement; Hélène, à travers la porte
entr'ouverte, regarda si j'étais seul. J'étais seul en effet,
l'appartement était désert. Barnave attendait dans l'angle obscur;
la vaste salle, en désordre, était sombre. Hélène attendait, j'allai
pour lui parler à demi-voix:

Elle était abattue et défaite; ses beaux yeux étaient rougis par les
larmes; sa figure était livide; elle avait mis une robe blanche, une
ceinture noire en signe de deuil. Elle me regarda tendrement.

--Je sais tout, me dit-elle, et j'ai tout deviné. Votre mère dort
encore, elle ne se réveillera que trop tôt. Mais la reine...
hâtons-nous de la rejoindre. Il faut que je la revoie; il faut
partir. Par pitié, par devoir, par amour, s'il le faut! donnez-moi
le bras, partons!

Elle était hors d'elle-même: elle avait des sanglots dans la voix,
son sein battait, son oeil brillait. Elle était résolue et prête à
tout.

--Hélas! lui dis-je, vous savez si je vous suivrai où vous irez!
vous savez si je suis prêt à mourir pour la reine et pour vous!
Partons, je le veux. Donnez-moi le bras, allons à pied. Mais comment
partir? tous les chemins sont gardés! Le peuple est sur pied, tout
réveillé, tout armé, et qui regarde! En ce moment le farouche Pétion
est à la porte entouré de meurtriers; le ciel et la terre sont
contre nous: comment voulez-vous partir? Et quand bien même nous
rejoindrions la reine, espérez-vous percer la foule qui l'entoure,
et renverser ce rempart mouvant qui la tient captive? Ah! Dieu du
ciel! comment votre voix si faible et si douce ira-t-elle au-dessus
des voix du peuple en fureur? Croyez-moi, chère Hélène, attendons!
La reine approche, ils la traînent ici, elle sera infailliblement
ici dans trois heures; alors nous pourrons la voir et lui parler?
Voyez-vous sur cette table un homme endormi? c'est un des
commissaires de la Convention nationale, un homme d'honneur qui nous
protégera.

En même temps, je lui montrai Barnave... immobile et silencieux.

Hélène alors s'avança près de l'homme endormi. En ce moment la porte
de la chambre, abandonnée à elle-même, s'ouvrit tout à fait; les
premiers rayons du soleil levant inondèrent l'appartement, et ils
allèrent frapper d'aplomb sur la tête de Barnave. Alors seulement il
leva les yeux.

Quand il vit, dans cette lumière subite et surnaturelle, cette femme
blanche et mélancolique, ce fantôme attristé, superbe et charmant,
qui s'avançait lentement vers lui, Barnave, encore occupé des songes
de la nuit, se leva brusquement frappé d'un incroyable effroi:

Cependant la vision approchait, et elle dit:

--Barnave!

--Qui m'appelle? dit-il, l'oeil hagard. Puis avançant d'un pas, les
mains tendues à l'adorable vision:--C'est la reine! dit-il; déjà la
reine! Alors se mettant à genoux:--Pardon, Majesté! pardon! je suis
coupable! Oh! si vous connaissiez le coeur de Barnave et si vous
saviez tout ce qui se passe au fond de son coeur! Si vous saviez
tout ce qu'il y avait, pour vous, dans mon âme, ah! vous me
regarderiez avec moins de courroux! Vous auriez pitié de moi,
Majesté! Majesté, j'ai été entraîné, j'ai été perdu, j'ai été poussé
contre vous par mille passions diverses; j'ai voulu attirer votre
regard, bon ou mauvais; j'ai voulu être redoutable à vos yeux, qui
ne voulaient pas me voir... c'est pourquoi je vous ai poursuivie. et
de toutes mes forces; je vous croyais au-dessus de ma colère, vous,
la reine! Oh! pardon! pardon!

Ma victoire a dépassé ma volonté!..... Je n'avais pas compté
moi-même sur ce triomphe, abominable, impie... ô reine que j'admire
et que j'adore! En ce moment j'ai honte et j'ai peur de ma
toute-puissance. Oh! si je vous ai forcée à quitter Versailles; si
je vous ai enfermée au fond des Tuileries; si je vous ai chassée des
tribunes réservées; si je vous ai fermé les jardins de Saint-Cloud;
si je vous ai forcée enfin d'abandonner furtivement votre capitale
et votre royaume; si je vous force aujourd'hui à rentrer captive,
errante et sans voix, sous le poids de trois cents mille baïonnettes
ennemies, pardon! pardon! j'ai été plus puissant que je n'aurais pu
le croire, et me voilà, Dieu le sait, horriblement servi dans ma
colère et dans ma vengeance. O reine! ô captive! hélas! vous le
savez, peut-être, nous autres, les rois du peuple, les rois d'un
jour, nous avons des flatteurs comme de vrais princes; le peuple
obéit à nos moindres désirs; nous faisons un geste, et soudain, à ce
geste, il brûle, il tue, il renverse, il détruit; il n'entend plus
rien. Le peuple, un lâche flatteur, se met à deviner nos désirs, et
quand nous sommes tristes, il tuerait un roi véritable pour nous
distraire!

O ma reine! ô reine, ayez pitié!... Pardonnez à un roi du peuple!
Ils sont bien malheureux, les rois du peuple, ils ont une puissance
abominable, ils sont peu écoutés et peu obéis, eux, comme tous les
rois que l'on flatte! En ce moment voyez la foule. Si je lui dis:
Tue! elle tue! et si je lui disais: Sauvons cette femme!... elle
tue! Et si je crie: Honorons le roi qui passe, ayons pitié du roi
qui revient, et qui n'a pas versé une goutte de sang, qui t'a faite
libre, ô nation! qui s'est dépouillé pour toi, qui t'a fait
distribuer jusqu'au dernier morceau d'or de sa vaisselle!...

Aussitôt ce peuple, révolté contre son ami Barnave, immolera le
petit-fils de Saint-Louis!... Si je dis à mon peuple: O peuple
indulgent, charitable et juste, prends pitié de la jeune fille, un
ange, qui a pansé tes blessures, une innocente qui a sauvé la reine
aux périls de ses jours!... aussitôt le peuple obéissant la tuera,
la sainte Élisabeth! Si je dis à mon peuple: Au moins, pitié pour le
petit enfant royal qui tend ses petites mains à tes baisers; pitié
pour ton dauphin qui sourit... car il joue ignorant avec ta colère;
vois-le pleurer, si tu pleures; vois-le sourire à ton sourire!... eh
bien! mon peuple égorgera ce bel enfant!

Car je suis le roi du peuple, et je suis obéi comme un roi! je suis
un roi vaincu, un roi suspect, un roi dont la voix n'est plus
entendue, un roi détrôné, sans _veto_... cependant si vous me
pardonnez, ô reine! un roi tout prêt à mourir, déchiré, lui aussi,
par ses propres sujets.»

Barnave, aux pieds d'Hélène, emporté par ses douleurs, achevant
ainsi, tout haut, des rêves commencés dans l'ombre, était sublime!
En ce moment, sa voix, son attitude et son geste appartenaient à la
plus haute éloquence; en le voyant si près de la mort, il était
impossible de ne pas l'aimer!

Hélène lui tendit la main, et le releva:

--Plût à Dieu, lui dit-elle, que je fusse la reine, en effet, et que
le peuple voulût se contenter de moi! Je vous suivrais sans peine et
sans peur, Barnave; avant la mort, je vous pardonnerais tous mes
malheurs!... Ces paroles, prononcées avec l'accent de la pitié,
firent rentrer Barnave en lui-même; il ne parut nullement chagrin de
la méprise, il reprit en ces mots:

--J'aurais dû penser, en effet, que vous n'étiez pas loin, madame la
comtesse, digne servante de tant de malheurs.

--Et je donnerais ma vie afin de la rejoindre, une heure plus tôt!
dit Hélène. Êtes-vous détrôné à ce point déjà que vous ne puissiez
satisfaire à mon envie? Avouez alors que ce n'était guère la peine
de détrôner votre maître légitime, au profit de je ne sais quelle
puissance honteuse et cachée à laquelle vous obéissez en rougissant!

En ce moment, nous entendîmes une légère rumeur au dehors. La porte
extérieure de l'auberge s'ouvrit brusquement, et nous vîmes entrer,
à pas précités, plusieurs hommes et plusieurs femmes, qui tous
portaient sur leur visage l'expression de la plus profonde terreur.

Les nouveaux venus dans la grande salle de l'auberge arrivaient
cependant l'un après l'autre, en assez bonne contenance. Ils
obéissaient à une peur stupide et calme. Ces gens-là ne fuyaient pas
un danger, ils marchaient en arrière, au pas, retenus par une
irrésistible curiosité; vous eussiez dit des premières feuilles
d'automne qui se détachent au premier souffle avant-coureur de la
tempête. Oh! ce fut parmi nous un moment de transes inexprimables,
quand nous vîmes tous ces étrangers se blottir dans un coin de
l'appartement, et rester assis bouche béante, l'oeil ouvert, sous
une force écrasante qui les empêchait de faire un pas en arrière...
en avant!

Nous, qui savions au fond du coeur tout ce que ces gens-là auraient
à répondre à nos questions, nous gardions le silence; Hélène appuyée
à la muraille et Barnave qui la regardait, croyant voir la reine,
moi occupé à tout voir, à tout entendre, et tous trois comprenant
que le dénoûment approchait.

Je vis donc entrer ces voyageurs tremblants. Hier encore, heureux et
tranquilles, ils rentraient dans leur patrie; ils revoyaient en
espérance amis, famille et maison, quand ils furent rejoints par
l'affreux cortége. Au bruit qui se faisait derrière eux, ils avaient
retourné la tête, et ils avaient vu (chose horrible!) traînés, dans
un char misérable, ce roi et cette reine, et tant de siècles de
royauté dont le souvenir et le regret les ramenaient dans leur pays.

Alors ils avaient voulu rebrousser chemin; mais les débris d'un
trône brisé s'étendent si loin que la voie et l'espoir du retour
étaient fermés; force avait été d'aller en avant, balayés, entraînés
par le flot populaire qui ne devait s'arrêter qu'après avoir tout
renversé.

L'inondation avait monté jusqu'aux bords, l'abîme avait appelé tous
les abîmes, le fleuve avait vomi toute sa réserve; Eh! là-bas,
là-bas, cette frêle nacelle au-dessus de ces têtes émues! Eh! la
vague... Or la nacelle qui portait la France et sa fortune... elle
n'arrivera pas au port!

Vraiment, s'il n'y eût pas eu, quelque part, ce pauvre esquif si
cruellement chargé, faible barque en proie à l'orage, et portant
l'enfant, la mère et la fille, le trône et l'autel, les dieux
pénates et les vieilles lois, et l'antique croyance et l'antique
fidélité, notre position eût été cruelle à nous qui allions nous
trouver entre deux vagues, dans ce débordement du peuple. En effet,
de côté et d'autre, à chaque instant, nous arrivait un nouveau venu:
l'un venait de Paris, effrayé par des cris de rage, et l'autre
arrivait de Varennes, effrayé par des cris de mort. Ah! quand ces
deux colères vont se trouver face à face, voilà un double incendie,
un double meurtre, un choc à briser la terre et le ciel!

Vous autres, Allemands, mes frères, qui chantez en choeur les
chansons de Koerner, qui faites vos révolutions dans les tavernes,
et qui buvez joyeusement à la liberté du monde, vous ne savez pas ce
que c'est qu'un peuple qui crie! On n'a rien entendu de pareil, dans
le Sabbat de Faust. C'est un bruit à briser la tête, un bruit à
briser le coeur! Un peuple hurlant, les narines enflées, l'oeil en
feu, la lèvre livide, les dents serrées, la joue haletante et les
poings fermés! Un peuple hurlant: «à _Mort! mort! mort!_» Un peuple
enivré de haine et de rage et de la poussière du chemin... Rien ne
l'arrête et rien ne l'apaise...

Il ne voit pas le soleil sur sa tête, il ne voit pas les ronces à
ses pieds; pas de remords, de pitié, pas de respects! Ah! vile
engeance! Au milieu du chemin, dans la poussière et sous la roue
ardente, elle accourt en poussant son cri de mort!... Un bruit à ne
pas s'entendre! un enivrement, un délire, un oubli de tout ce qui
tient à l'âme, au coeur, aux larmes, à l'intelligence humaine... une
ivresse hideuse, un cauchemar à l'opium, mêlé de salpêtre,
d'eau-de-vie et de nudités obscènes... un chaos dans lequel il faut
avoir été mêlé, non pas pour le décrire... uniquement pour le
comprendre. Enfin, permettez-moi ce blasphème affreux: si ce cri
d'un peuple est vraiment le cri de Dieu, c'est le cri de Dieu devenu
fou!

Le bruit était encore éloigné de plusieurs milles, que nous en
avions le pressentiment confus, même nous l'entendions
distinctement; ces espèces de bruits dédaignent d'arriver à
l'oreille par les moyens ordinaires; le joyeux écho, capricieux
messager de l'air, est inhabile à supporter des bruits si énormes; à
ces bruits qui ne sont pas du ciel, et qui ne sont pas de la terre,
à ces fracas de l'abîme, il frissonne, il se cache, il se blottit
dans un endroit retiré, il se tait, l'écho jaseur! jusqu'à ce
qu'enfin le bruit arrive, à la voix rauque, inarticulée, prise de
vin, semblable à la voix d'une poissarde, un jour de révolution.

Alors, plus le bruit est grand là-bas, autour de vous, plus le
silence est effrayant à l'endroit où vous êtes. C'est à peine si
vous entendez dans l'air l'oiseau qui vole à tire d'aile, poussant
un cri plaintif, comme s'il avait à rendre compte d'une couronne à
ce peuple en fureur.

Moi, voyant ma cousine hors d'elle-même, et Barnave obéissant à la
même fascination, l'oeil fixé sur Hélène et la dévorant du regard,
et toujours prêt, à chaque instant, à l'appeler: Majesté! j'eus peur
de ce que Barnave allait dire, et je songeai à fixer autre part son
attention.

Justement le hasard m'avait fait reconnaître en ces voyageurs égarés
plusieurs acteurs subalternes du drame inextricable et puéril dont
j'avais été la victime et le héros.

Je disais à Barnave, en lui montrant le premier voyageur qui était
entré du côté de Varennes:--Voyez-vous cet homme? il tremble, et
savez-vous d'où vient sa terreur? Cet homme, je le connais, et peu
s'en faut que je ne sois parti avec lui pour la Suisse... Il allait
en Suisse y chercher un papillon qui lui manque. Il revient! Il
rencontre en son chemin cette monarchie éparse en mille fragments,
et le voilà qui abrite son chapeau sous sa poitrine et qui va tête
nue, exposé, l'imprudent! à saluer le roi et la reine, comme ferait
un Montmorency. Mais s'il va tête nue, au moment où le roi passe
insulté par ses propres sujets, ce n'est point par respect pour la
royauté ou par respect pour le malheur, c'est uniquement afin que sa
collection soit complétée, uniquement pour protéger son insecte
favori, pour que l'aile d'azur ne perde rien de la poussière qui la
dore!... Oh! vous êtes d'une nation bien méprisable, à mon sens!

Comme j'achevais ces mots, et comme Barnave allait sourire, je vis
entrer un autre voyageur; il s'assit au coin de la cheminée, et je
le reconnus aussitôt.

--Cet homme abandonné, que vous voyez là-bas près du foyer éteint,
courber sa tête sous ce beau rayon de soleil, je l'ai vu heureux et
bien portant, par une froide matinée en hiver, se mettre en quête
d'une édition d'Horace. Rien ne lui coûtait pour posséder son auteur
favori. Il en parlait avec l'ardeur d'un amant d'autrefois, courant
après sa maîtresse. Eh bien! cet homme entêté de poésie, il a passé,
tantôt, devant le char funèbre; il a vu le roi tête nue, et couvert
d'opprobre, le roi de France... Or çà, je vous prie, à quoi sert la
poésie, à quoi sert l'enseignement du poëte qui se félicitait de
l'amitié d'Auguste? voilà un adorateur d'Horace, un poëte, un
savant, un artiste... Il n'a pas assez d'âme, assez d'honneur pour
faire un instant cortége à son roi! Il fuit devant la foule, en
dépit de sa poésie, et pourtant il traduit l'Éloge de Caton, debout
sur les ruines du monde! O poésie! ô vanité royale! tu n'as pas
trouvé un mot de consolation pour le petit-fils du grand roi! pas un
mot de reconnaissance ou de pitié! vous êtes d'une nation bien
déshonorée et bien lâche aussi, Monsieur Barnave, convenez-en.

Au milieu de mon discours, une femme était entrée, elle tenait une
fille de quatorze ans, par la main. La mère était éclatante de
bonheur. Elle fit asseoir sa belle enfant à la table de l'auberge;
elle lui donna à boire, en buvant avant elle, et soufflant sur le
verre pour le réchauffer: puis elle déchaussa son enfant; elle
essuya ses pieds fatigués; puis elle arrangea ses cheveux; elle lui
lava les mains et le visage; elle l'embrassa; puis la petite fille
appuya sa tête sur les genoux de sa mère et s'endormit: la mère ne
fit plus un seul mouvement... Elle veillait, bien heureuse, et
retenant son souffle, elle veillait pour son enfant.

Je poursuivis, montrant du regard cette femme et son enfant.--Les
mères elles-mêmes, les femmes intelligentes de tout ce qui touche à
la passion maternelle, ne comprennent rien à l'étrange phénomène qui
se passe en ce moment. Je vous en fais juge, est-ce juste, est-ce
vrai, cela? Voici une femme, une mère! Elle a laissé chez elle
quatre enfants en bas âge! Elle a son fils aîné qui, pour elle, a
prié nuit et jour! Elle a son fils cadet, une tête blonde et bouclée
et qui fait des élégies, un autre qui ne pense qu'à Turenne et au
grand Condé: que vous dirai-je? Elle les a quittés tous les quatre,
pour aller chercher son autre enfant, sa Clémence! Elle arrive, et
contente, et triomphante, ayant complété sa collection de beaux
enfants, elle rencontre en son chemin une mère, un enfant, une mère
qui pleure et son enfant qui la console; elle entend maudire...
exécrer cette femme et cet enfant...

Cette femme heureuse et mère de cinq enfants, la voilà qui passe
indifférente aux larmes de la reine! Elle essuie, avec une tendresse
ineffable, les pieds de sa petite Clémence, et pour le dauphin de
France elle n'a pas un regard de pitié!

Son coeur de mère ne lui dit pas que ces deux enfants se tiennent;
que ces deux mères se tiennent, l'une captive au fond de ce carrosse
exécrable, et l'autre allant librement sur le grand chemin où tout
l'accompagne, espace et soleil; elles sont pourtant, l'une et
l'autre, unies par le même lien!

Elle ne comprend pas, cette mère heureuse, que tout cela ne fait
qu'une famille, une seule vie, une seule captivité, une seule
royauté!

Elle ne comprend pas qu'il faut que les pères règnent ensemble ou
meurent le même jour; qu'il en sera ainsi pour les mères; que les
enfants, jeunes branches si peu vivaces, se sécheront sur le même
tronc desséché, et la voilà tranquillement assise auprès de son
enfant, comme s'il ne s'agissait que d'un papillon!

Il faut que vous soyez d'un pays bien à plaindre, ô Barnave! pour
que les mères elles-mêmes en soient venues à cet excès d'égoïsme et
de tranquillité, d'ingratitude et d'aveuglement!




CHAPITRE X


Voilà comment je parlais pour empêcher quelque imprudence inutile,
et pendant que ma chère Hélène effrayée cherchait à retrouver son
courage et ses sens.

J'ai dit que nous étions resserrés entre deux bruits. À chaque
instant les deux bruits que nous avions entendus de si loin
s'affaiblissaient, ou prenaient un accent plus sauvage en se
rapprochant. Quelle pitié! Quelle immense terreur! Que faire et que
devenir? La chose allait et roulait, hurlante, et le moyen de ne pas
être envahi et brisé, dans ce choc immense, entre ces deux
invasions!

Le moment certes était terrible; en vain je cherchais à calmer les
terreurs de ma cousine et de Barnave,... ils me faisaient pitié tous
les deux: elle était si faible, il était si craintif! elle était
résignée au sort qui l'accablait, il se sentait écrasé par la force
même dont il était le dépositaire et le valet.

Bientôt les premiers Parisiens arrivèrent, ivres de colère et de
vin. Cette étrange populace allait par monceaux, comme les
sauterelles d'Égypte, elle vivait comme elles, en ravageant.

C'était une masse haletante, informe, aveugle, hideuse! un ramassis
des plus abominables et des plus bruyantes clameurs! Tantôt ça
hurlait à abaisser le ciel! Tantôt ça se taisait à charmer l'enfer.
Une fumée immense accompagnait cet incendie... Et ça roulait,
lentement, sans suite et sans fin... tantôt s'arrêtant... tantôt
marchant... Ça n'a de nom dans aucun langue, un bruit pareil!... À
ce bruit de l'autre monde nous nous sentîmes défaillir.

En ce moment l'aimable amateur de papillons regarda son brillant
insecte au fond de son chapeau; l'homme aux bouquins ouvrit son
Horace; la mère appela sa Clémence... O profondeur de l'égoïsme
humain!

Même, ces trois personnages qui, à mon avis, étaient possédés d'un
assez innocent égoïsme comparé à l'égoïsme général, trouvèrent le
moyen de parler dans cet horrible moment: leurs paroles roulèrent
toutes sur l'objet de leur passion.

L'un disait, regardant son insecte:--C'est un vrai papillon à tête
de mort, _papilio atropos_; il a cinq pouces de vol, il est nuancé
de raies noires et jaunes; il sera d'un bel effet dans ma
collection.

L'autre murmurait tout bas cette épître d'égoïste, qui n'est pas la
moins belle de celles d'Horace: _Ne s'étonner de rien, ô Numicius!
voilà le secret du vrai bonheur!_

La bonne mère appelait: Clémence! arrive ici, Clémence, tu verras
bien ce qui va passer, mon enfant!

Barnave, Hélène et moi, sur cette route de l'épouvante, nous
attendions, pareils à des malheureux que l'on vient chercher pour
les conduire à l'arbre du malheur.

Tout à coup nous voyons Castelnaux... O misère, ô pitié! ce n'était
pas le fou de la reine... O douleur! c'était la tête de Castelnaux!
l'oeil sanglant, la bouche ouverte et les cheveux
pendants--empreinte de cet effroi que jette la mort quand elle est
lente à venir.

Cette tête, asile ingénu de tant de courage et d'un si pur
dévouement, se balançait au hasard. Penchée, elle voltigeait autour
de la tête de Barnave. Elle voltigeait, obéissante, à un caprice
bizarre, et sans rien dire, et sans rien voir, muette, et se
balançant joyeusement, à tout prendre; jamais tête d'homme ne
s'était balancée ainsi.

Et l'homme qui la portait au bout d'une pique s'assit sur le banc de
l'auberge en criant: _À boire! à boire!_ Il avait bien joué son rôle
en cette tragi-comédie, il avait soif, il voulait boire et se
reposer un peu, et pendant qu'il parlait, la tête de Castelnaux
allait çà et là, nonchalamment, comme une girouette par un vent
faible et douteux.

Dans cette épouvantable révolution où la force venait d'en bas, de
si bas, ils avaient pris l'habitude, une fois pour toutes, de couper
ainsi les têtes et de les placer au sommet des piques, comme les
Romains y plaçaient une botte de foin... rien ne leur semblait plus
simple et plus naturel. Une pique appelait la tête, une tête
appelait la pique; on vous tuait pour un soupir, pour une larme, une
grâce, une pitié, un regard sympathique au malheur! Votre tête,
aussitôt qu'elle déplaisait au peuple, était une tête coupée!...
Ainsi, ils avaient coupé la tête de Castelnaux pour lui apprendre à
saluer la reine, à se découvrir à son passage, à l'appeler Majesté,
à crier: _vive le roi!_ Castelnaux! Castelnaux! parfaite image de
l'antique fidélité! Castelnaux, vieux sujet d'autrefois, qui meurs
et qui reviens, mort, faisant cortége aux côtés de son roi
malheureux! À l'aspect de cette tête, Barnave se sentit mourir.

Cela fut si fort que l'Horace tomba des mains du savant, que la mère
en oublia sa fille, et l'homme aux insectes, son papillon à tête de
mort.

Moi je m'élançai au-devant du char funèbre, en criant: _Au crime! au
meurtre!_ et cette avant-garde qui se reposait haletante comme le
tigre repu, je la tirai de son repos.

Alors, si vous eussiez été là, vous l'eussiez entendue rugir, cette
foule:--_À la lanterne! à la lanterne! à la lanterne, l'Autrichien!
Mort à l'Allemand!_

Ah! le hoquet aviné et sanglant de cette horrible foule! Elle avait
oublié le roi et la reine.--_À la lanterne! à mort! à mort,
l'Autrichien!_ et la tête de Castelnaux, tout à l'heure abandonnée à
la nonchalance du sans-culotte qui la portait, s'agitait
terriblement, accusant toutes les passions de la foule. Qui eût dit
à Castelnaux qu'il serait un jour l'expression de la colère
populaire? mais aussi qui l'eût dit à Barnave?... En ce moment, je
me crus perdu: si la colère du peuple ne se fût calmée, à l'instant
j'étais un homme mort!

Je voulus en finir avec cette populace innommée; une fois au moins,
je la voulais mépriser à mon aise, et véritablement, je la regardai
avec ce profond mépris qu'elle comprenait si complètement et si
bien, et qui l'eût poussée aux dernières violences... En un mot,
j'étais perdu et déchiré en mille pièces,.. si tout à coup le
torrent qui descendait n'eût rencontré le torrent qui montait...
«Ah! les voilà! les voilà! les voilà enfin!» criaient les égorgeurs
de Paris... «Nous vous les ramenons,» répondaient les égorgeurs du
grand chemin... Si bien qu'ils oublièrent de m'égorger.

En ce moment affreux, j'aurais voulu être mort!... J'enviais
Castelnaux!

La voiture était là... comme un convoi funèbre... Elle s'arrêta sur
la place, au pied d'une croix brisée... Elle contenait... tout un
monde! O fils de saint Louis! ô fille des Césars! La reine, au
milieu de ce flot qui monte en grondant, se tenait immobile et calme
et patiente. Il y avait sur cette place une fontaine... Elle n'osa
pas demander à boire, mais son regard, tourné vers l'humble
villageoise qui remplissait sa cruche à la fontaine, était si
triste! Alors la villageoise, ô courage! eut pitié de cette reine,
et de sa main généreuse elle lui tendit un pot de cette eau
fraîche... Elle but la dernière, après son mari et ses enfants; et
pour la jeune villageoise elle trouva encore un sourire.

Elle était là sous ce soleil!... Autrefois, quand le clocher de
l'église était debout, il y avait de l'ombre à cette place, une
ombre crénelée et gothique au-dessus de laquelle s'agitait la cloche
villageoise... Plus d'ombre, à présent qu'il n'y a plus de roi. Cela
dura longtemps ainsi, on changeait les chevaux. Nous voyions tout
cela de bien près.

Quand Hélène aperçut sa royale maîtresse au soleil, brûlée et
protégeant de ses bras son cher enfant, elle se mit à fondre en
larmes! Elle priait, elle pleurait, elle voulait sortir; mais la
foule était grande à la porte de l'hôtellerie, on eut dit une
cloison vivante qui nous retenait prisonniers comme dans une tour.
Hélène revint à la fenêtre, entendant ses bras à la reine... Hélas!
la reine était plongée en ses contemplations funestes... elle ne
voyait rien, elle n'entendait rien!

À la fin, Hélène, éperdue, hors d'elle-même, et priant
Barnave:--Monsieur, monsieur, lui dit-elle, elle est là, votre
proie, enfin la voilà, cette reine; elle vous attend, elle est à
vous, allez la prendre; et par pitié, faites-moi prisonnière aussi,
prisonnière avec la reine, à qui j'appartiens! Donc, Monsieur,
hâtons-nous! tirez-moi d'ici, partons! partons! partons!

Barnave hésitait, il chancelait; il tenait sa proie, il n'osait pas
la regarder en face; il n'osait pas toucher à ce présent que lui
faisait le peuple.--O vanité de ces victoires misérables! vanité de
ces haines impuissantes! Tribun vaincu! vous voilà bien embarrassé
de vos fameux pouvoirs! Eh quoi! le peuple, ton maître, a confié à
ta garde la reine et le roi, leur fils et leur fille, et leur soeur;
tout cela est à toi, c'est ton bien, c'est ta gloire! À la fin ton
rêve est rempli, tu es au but... le char est prêt, monte enfin dans
le char de ton dernier triomphe et traîne enfin tes victimes au
bourreau.

Ce malheureux me fit pitié.--Venez, Barnave! et soyez homme, encore
une fois! lui dis-je; une heure encore soyez le maître! Ouvrons-nous
un passage au milieu de cette foule horrible! Allons à la reine,
elle nous attend; ne la faisons pas attendre au grand soleil. Venez,
Barnave! et vous, ma cousine! allez au secours de tant de
malheurs... Retournons à Paris, nous aussi, dussions-nous y rentrer
comme Castelnaux!

Nous partions; nous étions à la porte tous les trois, cherchant à
l'ouvrir, mais contre la porte se tenait une masse inerte. Essayez
de la remuer, cette masse occupée à regarder une révolution qui
passe au milieu de l'insulte et des malédictions!

Tout à coup (hélas! malheureux que j'étais, j'oubliais ma mère!)
tout à coup je vis ma mère! Attirée à son tour par le bruit, elle se
tenait sur la porte de sa chambre, et elle regardait!

Alors Hélène, se tournant vers moi, me dit d'un ton résolu: Soyez
béni pour votre dévouement et votre courage! Hélas! vous étiez digne
en effet de mourir pour une si belle cause, et j'aurais accepté
généreusement votre sacrifice... il est vrai! Mais votre mère...
irez-vous l'abandonner au milieu de ces tristes sentiers?

Elle alla à ma mère.--Ordonnez, Madame, à votre fils de ne pas vous
quitter!

Ma mère s'approcha de moi, elle prit mes deux mains, elle se mit à
genoux, baignant mes mains de ses larmes.

Je sentis ces larmes précieuses qui roulaient de ses yeux, et sur
mes mains sa bouche desséchée....

Alors, Barnave eut pitié de moi, à son tour.

--Monsieur, me dit-il d'une voix forte, vous avez mal pris votre
temps pour venir en France. Heureusement que votre devoir est
ailleurs. Vous appartenez à votre mère, allez, et sauvez-la de son
épouvante! Mademoiselle appartient à la reine, je suis au peuple.
Ainsi, laissez-moi remplir mon devoir de député; souffrez qu'elle
accomplisse avec honneur ses devoirs d'amie et de sujette. En même
temps, mais d'une voix plus basse et plus douce:--Adieu! me
dit-il... si vraiment vous me trouvez à plaindre, et si vraiment
vous m'avez aimé... embrassez-moi, embrassons-nous!

Et il se jeta dans mes bras en suffoquant.

En même temps, penché à mon oreille:--Écoutez, me dit-il, vous
m'avez promis de quitter la France quand je vous aurais montré la
femme que vous cherchez! Plus d'une fois vous m'avez dit à moi:
Barnave, je n'ai plus qu'une chose à faire en France, un baiser à
donner, et je pars! Vous m'avez dit cela souvent, vous me l'avez
juré sur votre parole d'honneur! Eh bien! au nom de votre mère et de
votre honneur!... quittez la France... et touchez de vos lèvres,
avant de partir... les deux lèvres que voici: en même temps il me
montrait mademoiselle Hélène de ***, qui prenait congé de ma mère en
lui demandant sa bénédiction.

Barnave essuya ses yeux pleins de larmes. Il ceignit son écharpe, et
par la vertu de ces couleurs redoutées, la haie aussitôt se forma,
et laissa la place libre au représentant du peuple... Une fois la
place libre, il revint à nous, et me voyant encore auprès d'Hélène
immobile et sans voix:

--Embrassez-la, me dit-il, pour la première... et pour la dernière
fois. Accomplissez courageusement tout votre mystère, et s'il y eut
entre vous une faute, allons, courage, et songez que cette faute est
cruellement expiée!

En ce moment, il me sembla que les cieux venaient de s'entr'ouvrir,
tant il y avait de grâce et de pardon, d'espérance et de
contentement, dans l'attitude et dans les yeux de mademoiselle de
***. Elle me pardonnait! Elle se pardonnait à elle-même...

--Oh! dit-elle, ô mon époux!... mon cher époux que j'aime!... Mais
je ne veux pas, tu ne veux pas tant de bonheur en présence de tant
d'infortune... Adieu donc!... Nous nous embrasserons dans le ciel!

Elle suivit Barnave qui l'entraînait... Soudain la foule, obéissante
un instant, se referma sur elle et nous fûmes séparés, Hélène et
moi, jusqu'au commencement de l'éternité!

J'eus assez de force encore pour remonter avec ma mère dans la
chambre de l'auberge... je fus assez courageux pour me mettre à la
fenêtre, et bientôt, la tête nue et m'inclinant, comme un courtisan
d'autrefois, je le vis passer, ce chariot funeste où ma vie entière
était renfermée. O misère! ô douleur! Pitié! Providence! Au fond du
carrosse, à la place d'honneur, à côté de la reine était assis
Pétion... ce vil Pétion, l'insulte en personne! Il avait la reine à
son côté! Il brisait de son sabre à la poignée horrible les bras du
petit dauphin! Il avait assis, devant lui, le roi qui saluait la
foule! Il heurtait madame Élisabeth! Sur la banquette, à côté du
roi, vis-à-vis de la reine, était assis, humble et les yeux baissés,
Barnave!... À voir ce Barnave humilié, à voir cette reine auguste et
clémente, on eût dit que c'était la reine qui s'emparait de Barnave.
O vertu! Majesté! Grandeur! Crime! Impiété! Révolte!... O pêle-mêle
abominable, impie! O ce chemin de Varennes, que les siècles les plus
pervers n'oublieront pas!

Et tout passa... Roi, reine, enfant, larmes, terreur, soupirs,
gémissements, remords, foule hurlante, et prière et pitié,
souffrances de l'âme et souffrances du corps... Tout s'évanouit dans
cette poussière ardente et tout se perdit dans les abîmes... Ma
mère, un instant réveillée en sursaut, fit le signe de la croix, en
criant: _Vive le roi!_... Humble cri qui se perdit dans le ciel! Je
m'inclinai en pleurant sur tant de malheurs... Puis, je vis dans le
lointain, comme en un rêve... la main de ma cousine Hélène... Elle
m'envoyait un baiser.




CHAPITRE XI


Ainsi fut engloutie au fond des abîmes cette monarchie, et cette
maison de Bourbon qui n'avait pas son égale sous le soleil!
Maintenant que la route était libre, et déjà se repentait de ses
violences, je ramenai ma mère en son paisible manoir de l'Allemagne.
En passant à Varennes, je revis l'ornière où ma voiture s'était
brisée en venant en France! À cette même ornière, hélas! la reine et
le roi s'étaient brisés! Qui que vous soyez, parcourez lentement
l'espace étroit qui sépare le pont de la ville; les rivages
d'Actium, les champs de Philippes, la fertile plaine d'Ivry, ces
lieux solennels que consacrent la chute ou la grandeur des empires,
n'ont pas, à mon sens, un intérêt égal à l'intérêt que m'inspire
encore cette borne fatale, où le petit-fils de Louis XIV s'avoua
vaincu et fugitif, où il fut décidé, irrévocablement décidé, que la
France, elle aussi, aurait son Charles Stuart. La monarchie, en
cette ornière, ne trouva pas une main tendue pour la secourir; moi,
j'avais trouvé à cette place le bras et le secours de la jolie
villageoise Fanchon. Que dis-je? Elle était assise encore sur le
banc de ses noces, son chapeau sur le côté de sa tête, comme si elle
m'attendait.

Je n'eus pas la force de lui parler. Je la vis, qui nous suivait
d'un regard inquiet et plein de larmes, comme si chaque voiture qui
passait sur la route eût dû contenir un roi fugitif. Bonne Fanchon!
ce regard de pitié me réconcilia avec elle. En la voyant si triste,
j'oubliai sa cruauté envers moi.

Arrivé à la frontière, le Rhin passé, ma mère abattue et muette
d'effroi, je résolus d'attendre sur les bords du fleuve des
nouvelles de la France et de sa reine, et de son roi. Pensez donc si
je suis resté longtemps, attentif aux moindres bruits qui venaient
de ce royaume égorgé dans mon château des bords du Rhin!

Je l'aime et je l'honore, ce vieux père aux flots d'azur! C'est le
fleuve par excellence, et le fleuve de mon choix. J'ai vu le Rhône,
errant et capricieux comme le génie de la France; j'ai vu la Loire,
patiente et marchant lentement, comme le récit d'un vieux trouvère
de la Bretagne; la Seine aussi a son embouchure royale; mais le Rhin
se glorifie à bon droit de ses vieux châteaux sur ses deux rives; de
ses villes crénelées, de ses forêts qui le protégent de leur ombre.
Ah! que d'années j'ai passées sur les bords riants ou sombres du
vieux fleuve allemand! J'y suis encore et j'y veux mourir, pour peu
que les guerres et les révolutions me le permettent.

Si c'est l'été, je vais plonger dans l'ombre errante des vieux murs
et des tours qui le bordent. Qu'il fait bon chercher sous cette eau
plaintive le secret de ces ruines; quelle tâche aimable à suivre au
courant du flot ces seuils et ces balcons qui ruissellent et
murmurent, et s'éloignent jusqu'au fond de son lit! Si c'est
l'hiver, je m'asseois dans la barque des pêcheurs, et je souris à
mon fleuve sous le nuage glacé. C'est lui! Je le connais à toute
heure, le matin quand il s'éveille, en grondant comme un peuple
oisif, et le soir quand il s'endort avec la cornemuse des veilleurs.

Parcourez ses bords. Que de monuments debout encore, et que de
champs de bataille, ensemencés déjà! Partout ce sont des moissons ou
des cathédrales qui jettent leur ombre à ces champs engraissés par
les ossements mêlés des Allemands et des Français. Les flèches
perdues dans le nuage, à savoir Cologne, Bonn, Mayence, Worms, Spire
et Strasbourg, ces forêts de pierre, protégent toujours le vieux
sol, foulé si souvent et si longtemps par les pieds des bataillons.
Ces vastes champs de houblon, qui grandissent pour les solennelles
orgies des étudiants de l'université voisine, ils ont été parcourus
par la révolution française. Le pas des soldats français retentit en
ces campagnes, où l'histoire se mêle à la fiction.

Je vois passer... sur la même route, ici, le coursier de Bonaparte
et l'attelage aux quatre chevaux d'Hermann et Dorothée. Le même écho
m'apporte à la fois les cris de guerre et les sons du clavecin sous
la main du maître d'école, ou le bruit des choeurs qui
s'interrompent en tombant dans les prés. Toute l'histoire que j'ai
vue finir dans ma jeunesse, vieillard, je l'ai vue recommencer sur
lès mêmes bords.

Hélas! la tête tranchée de Marie-Antoinette, notre archiduchesse,
n'a pas-empêché, vingt-cinq ans plus tard, une archiduchesse, jeune
et belle, de passer le Rhin, elle aussi, pour aller chercher en
France un trône, un époux, un maître! Ah! vanité du passé! Les
leçons du passé ne profitent pas au présent: j'aurais pu avertir
cette autre archiduchesse du danger que les reines couraient là-bas,
elle ne m'eût pas écouté.... Triomphante, elle passa le Rhin soumis;
plus tard, elle repassa en fugitive le Rhin qui s'était révolté.
L'histoire... un vain jouet d'enfant!

Nous avons eu cela de bon, chez nous, Allemands, c'est que toute
l'histoire moderne a été faite à notre profit. L'Allemagne a tenu
l'étrier à la France, comme je l'ai tenu à Mirabeau. Quand l'Europe
entière faisait de l'histoire, une histoire sanglante, l'Allemagne
faisait de la poésie et du drame; aujourd'hui avant de mourir, il
m'a été donné de voir encore une révolution française, la révolution
de 1830, comme si la France avait le monopole des révolutions!
Révolution qui frappera, cette fois, sur l'Allemagne, et qui
troublera bien autrement ton onde, ô mon beau fleuve!

C'est très-vrai, nos villages sont encore en apparence aussi
paisibles et contents qu'il y a sept mois; ils resplendissent de
toutes les couleurs tranchées d'une moissonneuse au jour de fête...
au dedans combien tout est changé! Sous ces toits aigus, derrière
ces vitraux de plomb, les hommes ne s'abandonnent plus uniquement à
la fumée des tabagies; ballottés jour et nuit entre deux
civilisations puissantes, le Nord et le Midi, l'Allemagne et la
France, qui les tiraillent à chaque instant, ils songent à prendre
un parti définitif.

Il ne s'agit pas d'un drapeau nouveau, il faut choisir, cette fois,
entre deux races, deux climats, deux mondes! Sans doute, il est
grand, l'effroi qu'on a de voir le noyer qu'on a planté, le bois et
le champ paternel, émondés par la mitraille et les pas des
chevaux... pourtant c'est une des nécessités de l'Allemagne de se
soumettre à ces révolutions qui ne s'arrêtent pas. La résistance de
l'Allemagne à la première révolution française a été belle et
grande... il faut qu'elle cède à la seconde. À l'insu même de
l'Allemagne, l'attraction muette de la France est là s'exerçant sans
relâche à compléter ses destinées. Désormais, malgré tous les
obstacles, les deux climats sont jetés dans le même avenir... mais
quel choc avant de se rejoindre, et que de sang répandu avant de
s'entendre et de se réunir!

J'ai vu sur ces bords nuageux toute la grande migration française.
C'était une honte pour cette vieille noblesse qui fuyait son pays,
vagabonde et tremblante, abandonnant son roi prisonnier. Cependant
ces frivoles gentilshommes, tournant le dos à la France,
imprévoyants, se livraient à la plus folle gaieté, comme s'ils
eussent fait à l'étranger un voyage de quelques jours. De toute
cette noblesse perdue, je n'ai vu qu'un homme qui comprît toute sa
position.

Un matin (j'étais ce jour-là plus inquiet que jamais de la France,
et je m'en approchais de toutes mes forces, car la tempête grondait
au loin), je vis venir à moi un gentilhomme français qui paraissait
accablé de fatigue. Les marches forcées, l'insomnie et la privation
de tout ce qui faisait sa vie et ses loisirs d'autrefois, ne
l'avaient pas tellement défiguré que je ne pusse reconnaître le
vicomte de Mirabeau. À son aspect je me sentis saisi d'une profonde
pitié. Il vint s'asseoir à côté de moi, triste et silencieux, ce
brusque et hardi parleur, naguère si plein de joie et de gros bons
mots. Lui, si fier et si brutal, dont la voix était connue en tous
les lieux consacrés à la bonne chère, au bon vin, il demanda
modestement _de quoi manger un morceau, car il n'avait rien pris
depuis vingt-quatre heures_; disant cela, il poussait le soupir
plaintif d'un homme à jeun de la veille. Ce ne fut qu'après qu'il
eut bu lentement une bouteille de vin du Rhin, que je me hasardai à
lui parler:

--Me permettrez-vous, M. le vicomte, de vous demander des nouvelles
de la France et de sa royauté?

Il parut étonné de ma politesse, et sans répondre à ma question
directement:--Puisque vous osez donner ses titres à un gentilhomme,
appelez-moi comte de Mirabeau, me dit-il; je suis le comte de
Mirabeau ici; là-bas, je ne suis plus que le citoyen Riqueti en
veste courte, en bonnet rouge, en gros souliers.--Disant ces mots,
il soupira profondément, regardant sa bouteille vide, attendant le
déjeuner qu'il avait demandé.

--Et le roi, M. le comte? comment va le roi? je vous prie.

Il me regarda d'un air défiant; puis sa sérénité naturelle reprenant
le dessus:--Figure-toi, citoyen, c'est-à-dire figurez-vous,
Monsieur, que les infâmes jugent le roi... demain!

En même temps, il posait son sabre sur la table, il ôtait son
chapeau, il s'essuyait le visage, il faisait tous ses préparatifs
comme un convive qui se rend à un repas convié. Puis son regard
venant à rencontrer la table nue et la chaise de paille, et moi qui
l'observais, il songea à sa situation présente et reprit en ces
mots:

--Jugez de tout ce qui se passe en ces endroits maudits! Les cheveux
de la reine ont blanchi en vingt-quatre heures: c'est pitié
maintenant de la voir, cette reine, notre amour et notre orgueil,
surprise avant l'âge par la vieillesse; on dirait l'amandier en
fleurs par une gelée de printemps!

Quand il eut dévoré son maigre repas et la première faim calmée, son
visage devint plus serein; et, voyant que je l'écoutais de toute mon
âme, il reprit la conversation interrompue:

--Il est passé, le temps où, quand l'étranger demandait au passant:
_Où demeure le vicomte de Mirabeau?_ le passant lui répondait
gravement: _À ce monceau d'écailles d'huîtres, Monsieur!_

Il soupira, puis revenant à une expression plus grave:

--Par grâce et par pitié, croyez-moi, ne parlons pas de la France!
un si doux royaume! et si fertile, où les femmes étaient si belles,
et les vins si choisis! À cette heure, ami, vous ne reconnaîtriez
pas la France... Et tant de ruines, et tant de malheurs, parce qu'il
a plu à monsieur mon frère de se faire marchand drapier!

Puis se levant brusquement:

--Comme ils l'ont récompensé, mon frère! Et c'était bien la peine,
en vérité, d'être un héros d'éloquence, un révolutionnaire
irrésistible, un Jupiter tonnant! Figurez-vous, Monsieur, qu'ils
l'avaient porté triomphalement... vous ne devineriez jamais dans
quel panthéon? Ils l'avaient porté, ils l'avaient enseveli dans
l'église Sainte-Geneviève. La Vierge sainte avait fait place à
l'amant de Sophie, et les saints, étonnés de cet étrange camarade,
en faisaient des gorges chaudes sur leurs autels délabrés. Mais
quoi! Monsieur mon frère a gardé son temple, moins longtemps que la
sainte elle-même. Le peuple a repris à Mirabeau le tombeau qu'il lui
avait donné; ils ont brisé sa pierre et son épitaphe et l'urne
lacrymale; ils ont repris ce corps en pourriture; ils l'ont traîné
sur la claie, après quoi ils l'ont jeté à la voirie! Ainsi s'est
accompli le triomphe éternel de cet ami du peuple. Ah! ce pauvre
diable, au fond de l'âme, il était un bonhomme; il avait beau nier
et renier, sa négation respirait la grâce chevaleresque des temps
anciens. C'était un lion sous plusieurs peaux de bêtes puantes, un
vrai gentilhomme en dépit de sa carmagnole. Il eût mieux fait d'être
honnêtement et simplement un grand homme, et de se venger en
pardonnant. Prisonnier et roi, dieu et pourriture, à l'autel, à la
voirie! Son sort est le même durant sa vie, après sa mort!

À ce nom de Mirabeau, je me sentis remué presque autant que je
l'avais été au nom de la reine. Mirabeau, mon héros, mon ami, mon
maître, à qui je portais un dévouement même domestique... J'allais
parler de Mirabeau et le pleurer tout à mon aise, lorsqu'un jeune
homme, un nouveau venu, vint s'asseoir à nos côtés, et tout de suite
il aborda la grande question:--Quelles nouvelles de la France,
Messieurs? Puis, sans trop hésiter: Comment va la reine? dit-il en
s'inclinant.

Nous comprîmes tout d'abord, le vicomte de Mirabeau et moi, que cet
étranger était de nos amis.

Ce jeune homme était un Allemand de la vieille race; au premier coup
d'oeil, on comprenait que le génie avait envahi ce front jeune
encore et déjà dépouillé; sa taille était déjà légèrement courbée
vers la terre, sur laquelle il ne devait pas rester longtemps.

Je lui répondis, charmé de le voir à mes côtes:--La reine est en
prison, Monsieur; ses cheveux ont blanchi dans l'espace d'une nuit,
à force de tourments.

«O Dieu! fit-il, où donc est ta justice? ô peuple ingrat! où donc
est ta pitié? O ma reine! Ah! qu'elle était belle et charmante en
ses jours de vie et de splendeur! Je n'étais qu'un petit enfant, un
pauvre enfant allemand; j'avais quatre ans alors; je mendiais ma vie
et j'allai mendier en France: en France, il n'y eut que la reine qui
me fit l'aumône d'une louange, à la prière de Haydn, en souvenir du
vieux Glück!»

Le vicomte de Mirabeau nous voyant, le jeune homme et moi, tout
remplis d'une vague curiosité, nous prit tous les deux par la
main:--Je vous répète que je ne vous dirai pas un mot de la France!
Mais voulez-vous savoir ce que j'ai vu avant de quitter Paris,
Messieurs? C'est une histoire assez plaisante, et si vous étiez
poète, ami jeune homme, comme je le crois, dit-il au nouveau venu,
vous pourriez en faire une bonne comédie un jour à venir.

Le vicomte était retombé dans une de ses gaietés d'autrefois, mais
celle-ci était empreinte d'une indicible tristesse; il avait le
sourire d'un homme frappé à mort.

--Figurez-vous, nous dit-il, que le même jour sont revenus de
Londres madame la comtesse Dubarry et S. A. R. le duc d'Orléans,
comme un honnête taureador qui veut assister à un combat de
taureaux. Arrivés à Paris, à la même heure, le prince et la
courtisane se rencontrent à la même porte de la ville. Alors les
voilà qui se font politesse et mille compliments à qui passera le
premier. «C'est à vous à entrer, Madame, qui avez jeté la monarchie
en ce désordre!--C'est à vous, Monseigneur, qui avez vendu le roi et
la reine!» Et voilà ces deux crimes qui se complimentent à qui mieux
mieux. Il faut avouer que Son Altesse est bien modeste! Nos deux
crimes seraient encore à la même place à se complimenter, si le
prince, en toute hâte, n'avait pas eu à voter la mort du roi: vous
concevez qu'il se soit hâté!

Notre jeune homme écoutait ces choses dans le plus morne
étonnement:--Mais, dit-il, je croyais que le plus criminel de ces
criminels de là-bas, c'était Mirabeau, non pas Mirabeau l'honnête
homme, mais celui qui est mort.

Le vicomte, hors de lui-même, leva les mains au ciel!--Oui,
s'écriait-il, vous dites bien, vous êtes dans la vérité! sinon dans
la démence. À coup sûr, le plus scélérat, c'est Mirabeau! Honte à
lui, honte à Mirabeau, celui qui est mort! malédiction sur Mirabeau!

--Messieurs, Messieurs, m'écriai-je, il ne faut pas être injuste
pour le génie, et croyez-moi, ne maudissez pas Mirabeau! Il a été
pardonné par la reine; moi qui vous parle, j'ai vu aux pieds de la
reine Mirabeau vaincu par Sa Majesté!--Donc silence à vous, jeune
homme, et silence à vous, son frère! Il est mort innocent. Il est le
seul qui ait compris son époque, et vous ne l'avez pas plus
comprise, vicomte, que Marat lui-même ne l'avait comprise. Ainsi,
bénissez le nom de votre frère, et loin de le maudire, honorez sa
mémoire! Soyez-en fier, et puisque son temple est brisé par ce
peuple impie, ardent à détruire avec rage ce qu'il adorait avec
crainte, rendons dans notre coeur son temple à Mirabeau!

Le vicomte se découvrit, ses yeux se remplirent de larmes: Vous me
soulagez d'un grand malheur, me dit-il, et d'un grand doute. À
présent je puis mourir avec le nom de mon frère; à présent je
mourrai en gentilhomme, en confessant que je suis le frère de
Mirabeau.

Il se leva. Il reprit son sabre et le remit à sa ceinture.--J'ai sur
le flanc une blessure que m'a faite Barnave, un coup d'épée qu'il
m'a donné dans ses beaux jours, et qui me fait toujours souffrir.
Pourtant j'imagine que j'aurais rendu un grand service à Barnave, si
je l'avais tué, ce jour-là. Pauvre Barnave! Hélas! que d'honnêtes
gens se sont perdus dans ce gouffre, sans me compter! À ces mots, il
prit congé de nous deux, en homme qui se fait violence; il prit ma
main et celle de l'étranger.--Je m'appelle Mirabeau, nous dit-il;
_Dieu sauve le roi et la reine!_

Le jeune homme répondit modestement:--_Sauve Dieu la reine et le
roi!_ Je m'appelle Mozart.

Je dis avec eux: _Sauve Dieu le roi et la reine!_ Nos adieux furent
une prière. Je priai aussi pour vous, Hélène, et cette prière, je la
fis tout bas dans mon coeur. Quant à mon nom, je n'osai pas le dire
après ceux de Mirabeau et de Mozart.

Nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir. Chacun de nous finit
comme il devait finir. Le gentilhomme est mort de misère; l'artiste
mourut d'ennui, victimes l'un et l'autre de la révolution.

Et moi, resté seul de ce grand naufrage, errant autour du Rhin,
ombre vieille et grondeuse, je m'aperçois que je viens de vous faire
un conte allemand.... Mon conte finit comme tous les vieux contes
français commencent: _Il y avait autrefois un roi et une reine._


FIN


PARIS.--IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT, 7.





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collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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