Ruines et fantômes

By Jules Claretie

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Title: Ruines et fantômes

Author: Jules Claretie

Release Date: February 22, 2006 [EBook #17830]

Language: French


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                           JULES CLARETIE



                               RUINES
                                 ET
                              FANTÔMES



                               PARIS
                   LIBRAIRIE BACHELIN-DEFLORENNE
                       3, Quai Malaquais, 3
           _Succursale_, _boulevard des Capucines_, 10
                     _et place de l'Opéra_, 6

                                1874.




PRÉFACE


_A mesure qu'il avance dans la vie, l'homme risque fort de heurter du
pied contre quelque ruine, et il marche escorté comme d'un essaim de
fantômes. Ruines et fantômes! C'est le bilan des choses humaines: ruines
d'illusions, fantômes de souvenirs. Il suffit d'errer ou de penser pour
se voir ou plutôt pour se sentir entouré de tout ce qui est mort autour
de nous et de tout ce qui est devenu invisible._

_Qui donc a prétendu que les spectres n'existaient pas? Ils sont
partout; partout l'homme vieilli rencontre, au détour d'une année qui
finit, d'un anniversaire éloquent qui parle du passé, une foule de
choses blêmies et perdues à demi dans la brume, et qui sont des spectres
en vérité, spectres d'affections ou d'illusions mortes. Que de spectres
ainsi logés dans ce Paris que les vivants croient habiter seuls! Dans
presque toute chambre, nid clos ou discret, où deux amoureux s'aiment,
deux ombres se glissent, qui jadis, à la même place ont échangé aussi
leurs baisers ou leurs soupirs. Le monde des fantômes tient autant de
place que l'autre._

_Je le sens bien, à cette heure même où une nouvelle année s'ajoute pour
moi aux années passées, et où le jour de ma naissance me fait regarder
un moment en arrière. Sans être vieux, que j'en ai vit mourir!_

_Oui, que de visages déjà pâlis! Que d'yeux autrefois rayonnants
d'espoir et maintenant à jamais clos ou plutôt disparus dans leurs
orbites creuses! Ruines humaines, fantômes d'amours, d'amitiés,
d'espérances, de gaietés, fantômes des jeunes années, des premières
joies et des premiers rêves! On n'a plus, passé trente ans, qu'à se
baisser pour ramasser à terre la poussière de ce qui fut la vie, cendre
chaude encore de passion ou encore humide de larmes._

_Pourquoi donner ce titre à ce livre:_ Ruines et Fantômes? _Il n'est pas
un seul des travaux humains qui ne pût être appelé ainsi. Tout finit,
non par des chansons, comme disait Beaumarchais en ses ironies, mais par
des ruines, comme le criait le vieux Job en ses lamentations. Pourtant
les ruines étudiées ici et les fantômes évoqués sont des spectres et des
débris d'espèce particulière._

_Ainsi j'ai ramassé les miettes du curieux.

Ce sont les courses à travers le vieux Paris, les causeries en chemin,
les souvenirs de l'histoire, tout ce qu'une vieille muraille contient
d'inconnu, tout ce qui se tient tapi aux angles secrets des logis
anciens; c'est, en un mot, le passé que je recherche et qu'on
trouvera dans ces pages. Comme il console du présent! Quelle volupté
n'éprouve-t-on pas à feuilleter, si je puis dire, les vieilles rues
comme à cheminer à travers un livre! Plaisirs de coin du feu ou joies de
chercheur et de touriste, vous vous ressemblez tous. C'est toujours la
curiosité qui sert de guide, l'appétit de savoir qui nous pousse, le
besoin de consolation et d'oubli qui nous mène._

_Plaisir d'hiver que celui de ces lectures; et l'hiver n'est-il point le
temps des évocations et des souvenirs?_

_Ce n'est pas quand le bois feuillit, que l'eau tiède court gaiement
sous les saules verts; ce n'est pas quand luit le soleil, quand le ciel
est bleu, le vent doux, le temps heureux, qu'on se plaît à les faire
revivre, les chers fantômes! Mais vienne novembre ou décembre, l'heure
des brouillards malsains, des lourdes et longues heures, des veillées
peuplées de songeries, alors, sous la lampe, en rêvant, tandis qu'un
bruit indistinct de chars roulant sur le pavé vous arrive à travers les
rideaux tirés, on se laisse doucement aller à jeter un regard au passé,
regard d'adieu ou de regret, ou de mépris, selon le fantôme évoqué, le
souvenir réveillé, le nom prononcé tout bas!_

_Puis, quelle volupté intime, lorsqu'on ouvre les tiroirs, lorsqu'on
relit les vieux écrits, les lettres, les articles ébauchés, les journaux
à demi déchirés, et qu'on y retrouve, comme dans un sachet fané, un
vague parfum d'autrefois!_

_Et c'est ainsi, que parmi les feuillets jaunis, les chapitres oubliés,
j'ai retrouvé et recueilli ces pages d'un autre temps. Histoire,
souvenirs, détails inconnus, révélations rapides, mais précieuses et
exactes, mémoires des monuments, chroniques des pierres et des murs,
larmes des choses, comme dit Virgile: voilà ce qu'il contient, ce livre
dédié aux curieux, à ceux qui trouvent plus de prix à une anecdote
caractéristique qu'à un long chapitre, et préfèrent un sonnet à un long
poëme._

_Ruines et fantômes! Poussière de palais et d'êtres humains!--Un peu de
cendre dans trois cents pages. Mais quoi! s'il reste au foyer éteint une
étincelle, une seule, c'est assez!_

_Jules CLARETIE._

3 Décembre.



                               RUINES
                                 ET
                              FANTOMES




                   L'ABBÉ HARDY ET LUCIE GAUTIER
                              1787-1792



                                  I


L'histoire a ses dédaignés, héros ou criminels méconnus. Elle n'aime pas
l'égalité, mais l'élection. Elle est femme. Parmi les générations tout
entières, c'est un homme qu'elle choisit, un seul, scélérat ou martyr;
et celui-ci accepté, elle se dit et se croit quitte envers les foules.
Pendant ce temps restent dans l'ombre les plus terribles et les
plus braves, les meilleurs ou les pires, ceux dont la vie heurtée ou
fièrement unie, sinistre ou superbe, était faite pour attendrir ou pour
effrayer par l'exemple.

Il y aurait fort à faire si l'on voulait jamais réparer ces injustices.
Pourquoi César, et pourquoi pas Laridon? Pourquoi Isaïe, et pourquoi pas
Baruch? Pourquoi Murat, et pourquoi pas Rampon? Pourquoi Lacenaire, et
pourquoi pas Lemaire?

Ce n'est pas un héros que j'ai découvert. Il n'intéresserait personne.
Un héros, fi donc! Non...--C'est un assassin. Nul ne connaît,
d'ailleurs, cette cause ignorée qui allait être une cause célèbre. Et
pourtant je n'invente rien, pas un détail, pas une date, pas un trait.
C'est en fouillant dans nos Archives nationales de la rue du Chaume que
j'ai rencontré le drame inconnu dont je vais citer les principaux traits
sans essayer de colorer à la moderne ce petit tableau d'un autre temps.
«Monsieur mon neveu, disait M. de L** à un académicien qui n'est pas
célèbre, voulez-vous être poignant? Soyez sobre.»

Le 17 janvier 1787, un dimanche, le commissaire royal Pierre-Jean
Duchauffour fut averti qu'un crime venait d'être commis rue Saint-Louis,
proche le Palais. Seize jours auparavant, le 2 janvier, une femme Lucile
Gautier était venue louer, à raison de 120 livres par an, une petite
chambre où gisait maintenant, frappé de plusieurs coups de couteau, le
corps d'un homme qui fut bientôt reconnu pour être celui de Louis-Pierre
Hardy, maître de la Chambre des comptes de Montpellier. Millon,
lieutenant criminel au Châtelet, est averti sur-le-champ; l'enquête
commence, les voisins sont interrogés, un chirurgien est requis, et
voici le rapport qu'il rédige et qu'il signe. Ces pièces authentiques,
en quelque sorte tachées de sang ont toujours une éloquence que le neveu
de M. de L** lui-même ne saurait égaler:

    «Nous, conseiller-médecin et chirurgien ordinaires du Roy en
    son Châtelet de Paris, de l'ordonnance de monsieur le lieutenant
    criminel, sur le réquisitoire de monsieur le procureur du Roy,
    nous sommes transporté rue Saint-Louis du Palais, maison du
    sieur Caban, horloger, au premier étage sur le derrière,
    à l'effet d'y voir et visiter le cadavre du sieur
    Pierre-Louis-Hardy, maître de la Chambre des Comptes de
    Montpellier, pour constater la cause de sa mort. L'ayant examiné
    extérieurement, nous luy avons remarqué: 1° une playe pénétrant
    jusqu'au péricrane prenant depuis le temporal gauche, s'étendant
    jusqu'à l'occipital; 2° une division totale de tous les
    tégumens, prenant son origine de la première playe désignée
    ci-dessus, se propageant jusqu'à l'os pariétal du côté droit; 3°
    une playe sur la partie moyenne de l'occipital, longue de trois
    travers de doigt, et ayant mis l'os à découvert; lesquelles
    playes ont été faites par un instrument contondant, tel qu'il
    soit; 4° trois playes: la première située sur le milieu du
    coronal, la seconde sur l'orbite droit, et la troisième sur
    l'orbite gauche et pénétrant toutes trois jusqu'aux os; 5°
    une plaie à la partie moyenne de l'os maxillaire droit,
    n'intéressant que la peau et le tissu cellulaire, oblique et
    longue de deux pouces; 6° une playe à la partie antérieure du
    col, large de cinq travers de doigt et longue de sept,
    avec lésion de la peau, des muscles, des vaisseaux, de la
    trachée-artère, de l'esophage, et enfin la ditte playe pénétrant
    jusqu'aux vertèbres du col; 7° enfin une playe à la partie
    antérieure et latérale de la poitrine du côté gauche, large
    d'un pouce, pénétrant dans la capacité de la ditte poitrine sans
    lésion des parties y contenues, tous accidens occasionnés par
    un instrument piquant, et tranchant, tel que couteau de chasse,
    rasoir, etc., que nous estimons avoir occasionné la cause de la
    mort prompte dudit sieur Hardy.

    «Fait à Paris, le dix-sept janvier mil sept cent
    quatre-vingt-sept.

    «DUPUIS.»

La femme Gautier qui, deux semaines avant le jour du crime, accompagnée
d'un quidam qu'on allait maintenant rechercher, était venue arrêter pour
un an le logement de l'horloger Caban, avait brusquement disparu.
Les premiers soupçons se portèrent naturellement sur elle et sur cet
inconnu, et le procureur du roi conclut à l'inhumation du cadavre, et
dès l'abord à la prise de corps de Lucile Gautier et d'_un quidam_.

Moins d'un mois après, le 6 février, _le qui__dam_ «était appliqué à un
certain Jacques-Maurice Hardy, frère de la victime, ci-devant abbé
et actuellement homme de loi». Logé rue Coquillière, hôtel de Calais,
Jacques Hardy, que des affaires d'intérêt appelaient de Montpellier
à Paris, n'avait plus reparu à son hôtel depuis le 17 janvier, et sa
disparition coïncidait de façon singulière, significative, avec la fuite
de Lucile Gautier. C'en était assez et la justice n'avait plus qu'à
suivre la trace des deux coupables[1].

[Note 1: Le procès que nous faisons connaître aujourd'hui n'ayant
pas été jugé, l'auteur a cru devoir changer au nom de chacun des deux
personnages une lettre, une seule, la première, afin d'éviter les
réclamations des héritiers. Sauf cette légère correction, les moindres
détails de cette triste histoire sont scrupuleusement exacts.]

Elle était, en ce temps, assez lente, fort empêchée dans sa marche,
pliant sous le faix des paperasses volumineuses que comportait une
instruction. Les procès duraient un an, deux ans, dix ans: on en citait
de centenaires. Le Ier mars, réquisitoire du procureur du roi à ce que
l'abbé Hardy et la femme Gautier soient assignés à la huitaine, «_à son
de trompe par un seul cri public_»; puis déclaration de la contumace,
commission rogatoire adressée au lieutenant criminel de la sénéchaussée
de Lyon; information faite par lui sur le passage présumé de Hardy et de
Lucile par cette ville; interrogatoires, rapports, procès-verbaux, tous
les pseudonymes divers du papier timbré pleuvent et s'amoncellent
dans le dossier de l'affaire, et l'on pourrait les retrouver entassés,
poudreux, jaunis, momifiés, dans les _Registres du cy-devant Parlement
de Paris en la Tournelle criminelle_. Cependant Jacques Hardy était loin
de France et croyait bien n'y jamais rentrer.

En 1787, l'abbé Hardy était un beau jeune homme de vingt-six ans, grand,
de carrure solide, avec de longs cheveux qu'il portait sans poudre.
Très-élégant, très-mondain, d'une famille considérable de Montpellier,
il avait déjà couru le monde des aventures, batteur de fortune comme
il eût été batteur d'estrade, et, si l'on en juge par les faits, assez
maltraité du sort. Élevé au collége de l'Oratoire de Lyon, après ses
premières études il prend l'habit de l'Ordre et se fait régent des
basses classes. Il est tonsuré, mais il n'endosse en quelque sorte la
soutane que pour la jeter aux orties, reprend l'habit séculier, et tout
brillant de jeunesse ardente, le diacre réfractaire se lance à corps
perdu dans le monde, à la mort de son père. Il a raconté lui-même sa
vie dans un _Mémoire_ justificatif qui, trop souvent écrit dans le style
emphatique du temps, parfois saisit par la vérité des détails et je ne
sais quelle franchise d'accent. «Avant d'entrer dans l'exposé des faits,
dit-il au début, il est à propos d'avertir tout lecteur impartial que
s'il s'attache à blâmer mes moeurs et ma conduite comme ecclésiastique,
je les lui abandonne, vivant dans un siècle où ce qu'on appelle _moeurs_
n'est pas la vertu dominante. J'ai fait comme la plupart des jeunes gens
de mon âge, j'ai suivi le torrent. D'ailleurs je n'avais que la simple
tonsure.» Il faut le laisser parler: «Jeté de bonne heure dans le monde,
je suivis la carrière ordinaire; fier de quelques succès, je m'attachai
aux femmes les plus citées, me faisant une espèce de gloire d'afficher
les plus courues. Je passai ainsi les premières années de ma jeunesse,
effleurant le plaisir sans jamais me fixer. Mais _comme il faut subir
son sort_, tout mon système d'inconstance échoua auprès d'une
jeune Lyonnaise qui me fixa. Avec de l'esprit, de la douceur, de la
complaisance et de l'engouement, elle joignait à toute l'apparence des
vertus une fermeté de résolution et une promptitude d'exécution inouïes.
Elle ne l'a que trop prouvé.»

Hardy pourtant, en sa confession, oublie bien des choses importantes. Il
était joueur, et ne parle pas, à dessein peut-être, d'un certain garçon
perruquier qui fut, durant des mois, son associé pour les parties de
tric-trac. Vient un jour où l'abbé est accusé d'avoir volé une chaîne
d'or à l'un de ses partenaires. Le perruquier le défend, paye pour lui
la chaîne, et le _tolle_ soulevé par ce scandale se calme peu à
peu; mais Jacques Hardy quitte Lyon cependant et se réfugie dans
les Cévennes, chez sa soeur, qui accueille à bras ouverts l'enfant
prodigue... du bien des autres. Peu de temps après, dans cette retraite,
nouveau _haro_. Qu'a fait Hardy cette fois? Il a voulu enlever la fille
d'un chevalier de Saint-Louis, son voisin. On l'a empêché, l'épée à
la main. Il faut encore céder le terrain. Hardy s'enfuit, rentre au
séminaire; puis le quitte, vient à Paris chez son frère, Pierre Hardy,
logé rue Saint-Marc, étudie, se fait recevoir docteur ès lois, et
retourne enfin à Lyon, où l'attend Lucile, le mauvais génie de ce damné.

Cette jeune Lyonnaise, «spirituelle, douce et complaisante», était
la femme d'un certain Gautier, homme du commun, ainsi qu'on disait,
palefrenier, je crois, et en tout cas moins scrupuleux qu'un hidalgo
sur le _point d'honneur_. Sans plus de façons, Hardy lui prend sa femme,
qu'il emmène à Paris, et qu'il loge à ses frais dans un hôtel, sous
le nom de Mme Dulac. Pendant un mois, c'est le bonheur, car l'amour
adultère connaît aussi la lune de miel. Mais ce n'est pas assez de
s'aimer à Paris, il faut s'adorer aux champs, dans les sentiers verts,
et courir les bois comme on a couru les carrefours. Hardy se retire,
dit-il, dans une _campagne isolée mais riante_; et là, savourant la
solitude à deux, oubliant les fièvres premières, les fautes, et (faut-il
le dire?) certaine jalousie contre son frère, née depuis longtemps,
depuis longtemps combattue, l'abbé se laissait vivre, et n'avait d'autre
horizon que les yeux bleus de Lucile et d'autre souci que son bonheur.

Jacques Hardy, l'héritier d'un parent éloigné, était assez riche,
moins cependant que son frère le maître de la Chambre des comptes de
Montpellier, à présent établi à Paris, et à qui par testament le père
avait laissé tous ses biens. Cette fortune, qui pouvait lui revenir
un jour, miroitait bien parfois, s'étalait, pleine de tintements
sataniques, devant la pensée du joueur. Le crime a des pentes savonnées,
pis que cela, glissantes de sang. Un homme de moins, et Jacques était
riche! Notre abbé a d'ailleurs des façons de repousser toute idée de
meurtre qui l'accusent étrangement, qui l'écrasent. Écoutez-le dans son
_Mémoire_; en plaidant son innocence, il se condamne lui-même: «Un
soir d'été, étant à Montpellier avec mon frère, nous étions allés à
la campagne d'une de mes tantes, Mme La Marier, et nous y allions
ordinairement tous les soirs. Comme c'était le temps où la paille
fraîche était amoncelée, nous nous amusions avec nos jeunes cousines à
jouer sur cette paille: c'était à qui serait le mieux enseveli sous les
monceaux de paille. Nous prolongeâmes ce badinage jusque bien avant dans
la nuit, et vers les une heure du matin nous nous retirâmes, mon frère
et moi seuls. Nous avions coutume de passer, en revenant à la ville,
dans un chemin de traverse, éloigné de tout secours, vrai coupe-gorge,
si dangereux, que j'avais toujours la précaution de porter des armes
avec moi. Or, je le demande, si j'avais été assez scélérat pour attenter
aux jours de mon frère, n'étais-je pas le maître de sa vie? Tous les
biens m'étaient alors substitués?» Il raconte plus loin que son
frère lui dit trois ou quatre jours après cette scène, en lui tendant
l'oreille:--Regarde donc ce que j'ai là, je souffre. Un fétu de paille
s'était logé dans le tube auditif: «_Je le retirai avec une pince. Qui
m'empêchait, au lieu de l'extraire, de l'enfoncer davantage, et qui eût
deviné ensuite que mon frère n'était pas mort, par exemple, d'une tumeur
dans la tête?_»

Singulière façon de prouver que la pensée d'un crime ne lui était jamais
venue!

Mais, _parmi les douceurs d'une vie champêtre_, cette atroce pensée
était oubliée. Jacques Hardy ne demandait plus rien, ni fortune ni
situation, lorsque, par la gazette, il apprend que Gautier, le mari de
Lucile, a porté plainte contre elle au Châtelet. L'affaire est grave, il
faut en arrêter le cours. «_Monnoie fait tout_», disait Riquetti. Hardy
connaissait la maxime; il n'hésite pas, il paye les juges, il paye le
mari. Pour celui-ci, c'est mieux encore, il le garde auprès de lui
en qualité de domestique, et Gautier, bien nourri, bien logé, bien
appointé, préside, gros et gras, aux amours des tourtereaux. Un mois
après, Hardy forcé de soutenir, à propos de trois prieurés qu'il
possédait là-bas, un procès à Toulouse, part pour le Midi en emmenant la
femme et le mari, et ce ménage à trois court gaillardement les grandes
routes.

A Toulouse, pendant le séjour de Jacques Hardy, Lucile Gautier demeurait
cachée; il ne fallait indisposer ni les juges du Parlement, ni la
famille du plaideur; elle l'accompagna encore _incognito_ lorsque, trois
mois plus tard, il alla passer ses vacances dans un de ses prieurés. Ces
soins qu'elle prenait à ne le point compromettre touchaient profondément
le ci-devant abbé, dont l'amour-propre et l'amour, également flattés,
s'unissaient pour faire à Lucile comme une auréole. Quant à Gautier, il
s'était cassé le bras dans une partie de cheval; on l'avait expédié déjà
sur Paris, et il y vivait maintenant, sans plus se creuser la cervelle,
d'une pension régulièrement acquittée par l'amant de sa femme.

Au mois de mai 1786, le Parlement de Toulouse rendit son arrêt dans
l'affaire des prieurés. Hardy perdait son procès, et, débouté de ses
réclamations, se voyait encore condamné à tous les frais. Le voilà
furieux; il use aussitôt du droit d'appel et reprend la route de Paris.
Il connaissait là des avocats distingués, lumières du barreau de leur
temps, M. Gerbier, M. Vulpian, et les voulait consulter. Lucile Gautier
le suivait toujours. Pour conserver d'ailleurs un reste de décorum, elle
logeait dans quelque chambre isolée comme celle où, six mois plus tard,
rue Saint-Louis, chez Caban l'horloger, elle allait s'établir.

Mais à Paris, dans cette province véritable, où tout est connu,
commenté, Jacques Hardy allait soutenir un assaut imprévu, et il allait
retrouver son frère.

La famille entière de l'abbé, ce clan d'honnêtes gens irrités, effrayés
des désordres de leur parent, avait sollicité depuis longtemps contre
lui une lettre de cachet, que M. Séguier, avocat général au Parlement
de Paris, s'était chargé d'obtenir. La lettre signée, Pierre Hardy se
chargea d'en faire usage. C'était assurément le moyen extrême et d'une
violence peut-être dangereuse; mais déjà la liaison de Jacques Hardy
et de Lucile Gautier était de notoriété publique. La honte de l'abbé
rejaillissait sur tous les siens. Pierre alla donc franchement à lui, et
chef de famille sévère, sévèrement parla de rupture.

--J'aime cette femme, dit l'abbé Hardy, et je suis sûr de son amour. On
ne nous séparera pas.

Le ton était net, formel comme la réponse. L'autre n'insista point.
Son parti, au surplus, était pris. C'était Lucile Gautier qu'il allait
frapper et brusquement arracher, de par la lettre de cachet, des bras
de Jacques. On devine ce qui dut se passer entre les amants, les
confidences de l'abbé, les reproches, les pleurs, les conseils de
Lucile. Non-seulement Pierre Hardy était maintenant pour eux le
détenteur de la fortune paternelle, il devenait encore le représentant
de l'autorité, le rude devoir incarné, le remords vivant. «Cet homme
est de trop!» Ce dut être le mot de cette femme. Ce qu'il advint, on le
sait. Pierre Hardy fut tué. Comment? On l'ignorera toujours.

L'abbé Hardy, dans son _Mémoire_, a raconté tout au long ce fatal
dimanche, la journée du crime.

Il devait, paraît-il, le surlendemain, regagner Toulouse; il avait
payé déjà M. Vauvert, procureur au Châtelet, rue des Bourdonnais, et
Morisset, greffier, rue des Deux-Boules, l'un et l'autre utilisés dans
la contre-enquête. Tous ses comptes liquidés, rien ne le retenait plus
à Paris. Ce matin-là, Jacques Hardy se leva de bonne heure. Il quitte
la rue Coquillière, monte jusqu'à la rue de la Jussienne, où, à l'hôtel
Louis-le-Grand, il dîne «_avec tout l'appétit d'un jeune homme bien
portant qui veut bien employer ses trente sols_», et va faire un tour au
Palais-Royal et _y prendre le méridien_. Il rencontre là son frère, le
salue, lui trouve un air embarrassé (la version est de lui). Il devine
que Pierre songe à Lucile, que peut-être va-t-il chez elle. Son frère
seul, et son ami le plus intime, l'abbé Dalès, savaient où logeait la
femme Gautier.

Jacques prit une chaise, s'assit et regarda les promeneurs. Il était
dégustant et découpant une glace devant ce café Foy, où, deux ans plus
tard, montant sur une table, Camille Desmoulins devait, d'un geste et
d'un mot, pousser le peuple à la Bastille. On met en doute (c'est une
parenthèse) l'histoire des trompettes de Josué, qui firent tomber les
murailles de Jéricho; le cri d'un gamin de génie fit bien s'écrouler
d'un seul coup les pierres de la forteresse despotique.

Il faisait beau dans ce Palais-Royal, où Debucourt devait faire
pirouetter ses muscadins et chiffonner les galants jupons de ses
merveilleuses. Les gens circulaient, habits rouges ou verts, bas chinés;
les femmes cachaient le bas de leur visage dans leurs fourrures, et ne
laissaient voir que leurs yeux. Les boutiques des arcades, louées depuis
peu par le duc d'Orléans 3400 livres chacune, étaient fermées. Paris
se promenait, buvait l'air et flânait. Peut-être les futurs
révolutionnaires s'échauffaient-ils là-bas, sous les galeries, causant
de l'avenir, le colossal marquis de Saint-Huruge dominant déjà les
groupes. A quelques pas de sa chaise, l'abbé Hardy pouvait voir le
fameux n° 114, où, trois ans auparavant, l'abbé Rousseau, amoureux de
la soeur de son élève, s'était brûlé la cervelle un beau soir. Ce n°
114 était un restaurant. Après avoir dîné dans un cabinet particulier,
l'abbé Rousseau écrivit un billet qu'il posa sur son assiette: «J'étais
né pour la vertu, j'allais être criminel, j'ai préféré de mourir!»
Et voilà un suicide. Il y a des maisons prédestinées. Dans ce même
restaurant, Lepelletier de Saint-Fargeau devait être assassiné par
Pâris.

Bien reposé, Jacques Hardy se leva, prit le chemin de la rue
Saint-Antoine, et, à la communauté des prêtres de Saint-Paul, demanda
son ami, l'abbé Dalès. Il venait lui faire ses adieux et lui réclamer
quelques ouvrages de théologie auxquels il tenait beaucoup. L'abbé
Dalès était sorti. Hardy tira d'un petit sac de peau suspendu contre la
muraille un morceau de craie blanche, et traça son nom sur la porte, en
guise de carte de visite. C'était l'usage en bien des maisons. Voltaire
et Piron en profitaient pour se fusiller d'injures.

Le charron qui devait mettre en état la voiture de voyage de l'abbé
avait justement son atelier près de la Bastille. Hardy n'était pas loin,
il entra chez lui, causa, puis se rendit rue des Saints-Pères, chez
Me Gerbier, son avocat. Il y resta, a-t-il dit, de deux heures à cinq
heures de l'après-midi, et le crime dut être commis, rue Saint-Louis du
Palais, à trois heures de relevée. A cinq heures, l'abbé Hardy était de
retour à son hôtel, et écrivait des lettres, lorsque Claude Carré, son
domestique, entra vivement, et lui dit:

--Monsieur, il y a une dame qui vous demande dans l'église
Saint-Eustache, et qui paraît très-empressée à vous parler.

«J'ai cru, dit Jacques Hardy, que c'était Mme Campenon, marchande
limonadière, tenant le café de la Bonne-Foi, rue Saint-Jacques, et qui
avait déposé en ma faveur dans l'enquête de mon adversaire.»

Et il sort.

«Arrivé, dit-il, à Saint-Eustache, je cherche partout des yeux Mme
Campenon, et, ne la voyant pas, je commençais à me douter de quelque
tour, quand je me sens tirer par l'habit, et, me retournant, je vois
Lucile qui, étant mise très-proprement, me dit: «--J'ai des choses de la
dernière importance à te communiquer; mais, comme nous ne pouvons parler
longtemps dans une église, mène-moi dans un lieu où je puisse te parler
librement.» Ne sachant trop où la mener, je pris avec elle le chemin du
Palais-Royal. Chemin faisant, je voulais savoir ce qu'elle avait à me
dire; mais, le fracas des voitures et le tintamarre des rues de Paris
m'empêchant de l'entendre, je remis toute explication à notre arrivée
au Palais-Royal. Nous y cherchâmes un endroit solitaire et écarté de la
foule, et nous nous assîmes près du bassin, adossés à un des cabinets de
treillages, où nous étions absolument seuls.

«Elle commença par vouloir me tromper en me disant d'un air
embarrassé:--On cherche à nous faire enfermer; ta famille a obtenu des
ordres et ton frère est chargé de les faire exécuter; l'on doit nous
prendre demain matin dans notre lit chacun de notre côté, et si nous
ne partons pas sur-le-champ, nous sommes perdus.--C'est une terreur
panique, lui répondis-je, ce n'est pas au moment où je vais faire
juger mon procès que ma famille cherchera à m'enfermer pour me le faire
perdre.»

C'est alors--toujours selon la version de Hardy--que Lucile, laissant
éclater brusquement la vérité, lui déclare que Pierre Hardy était venu
chez elle après l'avoir quitté, lui, son frère, au Palais-Royal; qu'il
l'avait insultée, menacée, et que, «emportée par le premier mouvement,
elle avait, dit l'abbé, pris mon couteau de chasse, qui était pendu à
côté de son lit, et que, saisissant un moment à l'improviste, elle le
lui avait plongé dans le coeur, qu'il était mort sur le coup, que tout
était tranquille dans la maison, et que personne ne s'était aperçu de
rien.»

On le voit, Hardy ne songe qu'à bien établir son innocence. Tout à
l'heure il écartait de lui l'accusation par l'_alibi_; maintenant il la
rejette simplement sur une autre, et la peint, égarée, toute pâle, se
jetant à ses pieds et lui disant:

«Oui, je suis coupable, je m'accuse et je ne mérite que ton exécration,
mais quand j'ai commis le crime, ce n'a été que pour ne pas être
séparée de toi: si cette considération ne te touche pas, traite-moi sans
ménagements, ne crains pas de livrer au bras infâme celle qui pendant
trois ans a partagé ta couche, va faire préparer mon supplice; et si
c'est encore peu pour toi, viens toi-même être témoin du spectacle de
ma mort. Mais songe que tu ne m'immoleras pas seule en assouvissant ta
vengeance, tu sacrifieras à la fois deux victimes. As-tu oublié que je
porte dans mon sein un gage sacré de notre union? Après cela foule-moi
aux pieds, ou plutôt si tu n'es pas attendri pour moi, prends pitié de
ton sang, sauve cette innocente victime qui doit t'être encore chère et
qui n'a pas participé à mon crime.»

«Grand Dieu! ajoute Hardy, dans quelle agitation me plongèrent ces
dernières paroles! J'en appelle non pas à vous, âmes stériles et
stagnantes, mais à vous, âmes sensibles, qui, ayant senti les élans et
le délire d'une grande passion, avez éprouvé qu'elle commandait à tous
vos mouvements et qu'il n'y avait pas une seule pulsation de vos artères
qu'elle ne dirigeait; _dites, croyez-vous que ce fût du lait qui dans ce
moment coulât paisiblement dans mes veines??? Non, c'était du vitriol_.»

Voilà de ces cris vraiment éloquents. Mais, partent-ils bien d'un coeur
sincèrement ému, torturé, innocent? La réflexion se fait accusatrice.
Lucile seule a-t-elle pu mutiler, comme on l'a vu, le corps de Pierre
Hardy? Ces blessures horribles n'accusent-elles pas une main d'homme,
une main robuste et ferme? L'abbé Hardy a bien voulu encore faire planer
les soupçons sur le mari de Lucile; mais Gautier n'était plus à Paris
déjà en janvier 1787. Parti pour Lyon, logé je ne sais où, à Fourvières,
on ne l'a jamais retrouvé, on ne l'a plus revu.

En s'associant à la fuite de Lucile, Jacques Hardy d'ailleurs devenait
son complice.



                                  II


Il rentre à l'hôtel de Calais, il fait sa bâche, attelle son cabriolet,
va chercher Lucile qui l'attend, et (c'était le soir) en passant sur le
pont de la Tournelle, l'idée lui vient un instant de se jeter à l'eau.
La Seine semble avoir parfois des remous magnétiques. «_Le parapet
n'est pas bien haut_, songeait Hardy, _la rivière est forte, tout sera
fini_[2]!» Mais Lucile!... Il s'éloigne. «Me voici. Viens!» Elle monte
en voiture. Ils sortent de Paris par la porte Saint-Bernard. Le garde
insistait beaucoup pour savoir où allaient ces gens qui, j'imagine,
étaient pâles. A Villejuif, ils prennent la poste. Lucile, que tout
retard effrayait, attelle elle-même les chevaux. On abandonne le
cabriolet sur la route, et vite les coups de fouet. Aux portes de Sens,
par une fatalité, l'essieu casse. Il faut le réparer. Hardy entre dans
une auberge, tombe épuisé sur un banc et regarde le parquet d'un oeil
fixe. Le géant est brisé; la frêle et nerveuse Lucile va, vient, presse
les ouvriers, prend le rabot, travaille elle-même. L'essieu refait, elle
entre dans l'auberge. Hardy dormait.

[Note 2: _Mémoire_ manuscrit de J.-M.-B. Hardy. Combien de pareils
manuscrits que l'on ne consulte pas pour écrire l'histoire!]

--Holà! en route!

Elle le secoue et l'éveille. Ils sont partis.

L'histoire ici tourne au roman. Je n'écris pas une nouvelle, je raconte
ce que j'ai lu. C'est dommage. L'abbé Hardy pourrait fournir un beau
sujet aux faiseurs de récits d'aventures. Arrivés à Lyon, il prend
un passeport sous un nom supposé. Voilà qui est dit. Les fugitifs
traverseront les Alpes, gagneront l'Italie, s'établiront à Milan ou à
Bologne, et vivront là comme ils pourront, heureux et libres! Libres!

Jacques Hardy avait emporté peu d'argent. C'était une faute. Mais
comment réaliser si vite la fortune du mort? On était parti un peu au
hasard, fuyant le gibet, courant le salut. Ils allèrent plus loin qu'ils
ne se l'étaient promis et ne s'arrêtèrent qu'à Venise. Hardy appelle
cette course folle à travers la France et l'Italie «un voyage qui, en
exceptant le passage du mont Cenis, aurait pu être agréable dans toute
autre position». _Italiam! Italiam!_ Sans doute. Mais ce n'était pas là
Roméo et Juliette, c'était lord et lady Macbeth, et le spectre de Banquo
les suivait. En route, l'abbé avait acheté en gros (sans doute à Genève)
une douzaine de montres qu'il revendit aux Vénitiens avec bénéfices.
Venise la républicaine ne lui déplaisait pas; mais elle était encore
trop près du royaume de France. Il projetait de passer la mer, de
s'établir en Égypte, et déjà s'entendait avec un capitaine de vaisseau
vénitien prêt à mettre à la voile pour le Levant. «Je connaissais le
commerce d'Alexandrie, et j'espérais me tirer d'affaire par son secours
en commerçant sur le café, les sequins vénitiens, la _saieta_ et autres
objets, _sans cependant changer de religion_.»

Parbleu! Bien entendu, l'abbé.

Mais une chute de Lucile vint tout gâter. Elle descendait de gondole,
après une promenade au Lido; elle tombe et fait une fausse couche.

--Pars donc seul! dit-elle à Hardy.

Il s'embarque pour Trieste où je ne sais quelles affaires l'appelaient
chez un marchand de verroteries, et, à son retour, quel étonnement!...
Lucile n'est plus là. Fatiguée de son amant, effrayée de la pauvreté
qu'il fallait maintenant partager avec lui, elle s'était simplement fait
enlever par un nommé Lesage, agent secret de l'ambassade française.

Le premier mot de Hardy fut celui-ci: _Je le tuerai!_

Peut-être l'eût-il fait; mais un beau matin on éveille l'abbé dès
l'aurore, on lui ordonne de s'habiller, et on le conduit aux prisons
de l'Inquisition d'État. C'était le 8 juillet 1787, six mois après le
meurtre. Sans autre forme de procès, l'abbé fut jeté dans le même cachot
qu'un Titatarma qui me paraît un énergique et joyeux compagnon. Ce
Titatarma avait bien çà et là distribué quelques coups de couteau à
ses contemporains, mais il aimait à rire et payait volontiers à Jacques
Hardy quelque réchauffant _fiaschetto_.

--Ah çà! lui dit-il au bout de trois ou quatre jours de
_fraternisation_, est-ce que vous avez tué, vous, homme ou femme?

Titatarma aimait les confidences.

L'abbé Hardy devint pâle.

--Je ne sais même pas, dit-il, pourquoi je suis ici!

--Diable, fit l'autre, je suis donc plus instruit que votre
_Eccellenza_. C'est comme assassin qu'on me loge. Et quant à vous,
tenez, vous êtes un bon enfant, eh bien! vous êtes accusé d'avoir tué
votre frère. Bah! qu'importe! Le vrai mot d'ordre est celui-ci: _Du
marasquin et de la gaieté_. Un mauvais quart d'heure est bientôt passé.

L'abbé Hardy, qui nous raconte ce dialogue, ne nous dit pas si le
Vénitien Titatarma passa le mauvais quart d'heure, mais il a soin
de répéter que lui, sujet de Louis XVI, demeura trois mois dans
ces cachots, rongé de vermine, sans chemise, misérable et malade.
L'inspecteur de police le remit à la fin bien et dûment enchaîné aux
autorités françaises, et on le reconduisit, une chaîne cadenassée à
chacun de ses pieds et formant noeud sous le ventre d'un mulet rétif.
Il passa de la sorte le mont Cenis, par le froid, par la neige, vêtu
simplement d'un habit de camelot déchiré et les membres disloqués à
chaque bond du mulet. On rencontre justement à mi-côte de la montagne
une caravane de baladins montreurs de bêtes. L'odeur des fauves monte
aux naseaux du mulet qui prend peur, galope et broie littéralement,
secoue, torture son triste cavalier. Le voyage dura onze jours. A la fin
d'octobre 1787, Hardy arrivait à Lyon au château de Pierre-Cise, où on
l'enchaîna par le cou dans un cachot.

On lui laissait pourtant les mains libres. Il résolut d'en profiter; il
voulait mourir.

«J'avais soustrait à cinq visites d'Argus plusieurs morceaux de verre
bien taillants. J'en choisis un en forme de lancette, je pilai le reste
que j'avalais, et je m'ouvris les veines.

«D'abord ma main malhabile et peu au fait d'une opération qui exige
de l'expérience et de la pratique, ne pouvait en venir à bout, je
me martyrisais inutilement; mais enfin, réunissant tout mon courage,
j'entrai le verre si profondément, que je fis jaillir le sang. Non
content d'y avoir réussi, je fis une ligature à l'autre bras, et,
devenu plus expert, je donnai un autre passage à mon sang par une large
ouverture, et je souffris beaucoup, parce que le verre ne coupe pas,
mais déchire.»

--C'est le seul sang, ajoute-t-il, que j'aie répandu de ma vie!

Puis il écrivit sur le mur, avec son doigt trempé dans ce sang: _Je
meurs innoc..._, et s'évanouit.

«Je meurs innocent!» On le croirait parfois.

M. le commandant du château, le marquis de Belle-Cise, était absent
lorsqu'on vint annoncer la tentative de suicide du prisonnier; mais sa
femme entra dans le cachot et fit donner des soins à Hardy. Il revint
à la vie, ou plutôt la vie le reprit, pour ainsi dire. Et avec la vie,
l'espoir, la soif de salut. Rien ne prédispose à l'existence comme un
suicide manqué. Jacques Hardy, nouvel Achille, résolut d'en _échapper
malgré les dieux_. Il récapitula ses chances de succès, fit appel à
ses parents, demanda du papier, écrivit--et cela dans l'ombre de la
nuit--rima, adressa lettres sur lettres, composa ce _Mémoire_ dont j'ai
parlé et que j'ai cité, remua terre et ciel, compila, copia, versifia.
Tous ses écrits sont un appel à la pitié. Aucune faiblesse pourtant.

Il supplie, mais dignement.

Il demande à M. de Jolly, son parent, avocat aux conseils, de lui faire
obtenir du bois pour l'hiver, une chambre, de l'air. Il le demande en
vers.--Et quels vers!

  Dans ce séjour malencontreux
  Je suis cent fois plus malheureux
  Que le plus malheureux ermite,
  Car un chartreux a son jardin;
  Le plus austère anachorète
  A le plaisir, dans sa retraite,
  De voir l'aurore, le matin;
  Et le soir, assis sur l'herbette,
  Il voit le jour sur son déclin.

Lacenaire était romantique byronien; l'abbé Hardy est
_gentil-bernardien_.

Il n'est pas ingrat, d'ailleurs, ce poëte de cachot, et paye sa dette à
la marquise qui l'a secouru en chantant M. le marquis:

  Je vous le dis avec franchise,
  On ne me verra point chercher
  De vains moyens de m'évader;
  D'ailleurs monsieur de Belle-Cise
  Veille assez bien sur Pierre-Cise
  Pour être sûr de l'empêcher.
  Il est bienfaisant au possible,
  Affable, humain, compatissant,
  Mais pour avoir le coeur sensible
  Il n'a pas moins l'oeil vigilant.

Verselets qui semblent tirés du _Chapelle et Bachaumont_ de la
captivité!



                                 III


Mais, sur ces entrefaites, 89 était venu, et cette secousse profonde,
ce tremblement de terre moral qui allait renverser la royauté, renversa
d'abord les Parlements. Toute la procédure instruite contre l'abbé
_Jacques-Maurice-Bruno Hardy_ fut réduite à néant, et, amené à Paris, le
ci-devant abbé fut traduit au 6° tribunal criminel établi par la loi
du 14 mars 1791. Le 16 septembre, l'instruction recommence, les
témoins sont rappelés, le chirurgien Dupuis mandé et interrogé, les
confrontations faites de nouveau. Bien des preuves manquent alors. Où
est Lucile? où est Gautier? Pas plus que le mari, la femme n'a reparu.
Elle est morte sans doute à Venise, ou cachée. Lesage, qui a dénoncé
Hardy, a pris soin évidemment de la soustraire aux poursuites. C'est sa
maîtresse maintenant, il l'aime, elle l'aime peut-être. Elle vit fort
honnêtement là-bas, est-ce qu'on sait? Bref, quoique l'affaire soit
portée comme _pressée_ sur les rôles, elle traîne, elle ne finit pas.

Le 22 septembre 1791, Lempereur, commis-greffier, lit le jugement qui
annule la procédure de 1787 à Hardy, _entre les deux guichets de la
Force comme lieu de liberté_. Hardy y acquiesce et refuse de signer.
A la Force, malgré les versiculets de tout à l'heure, il tente de
s'évader. Enfermé au Châtelet en 1790, il avait réussi déjà à sortir de
prison; il avait erré dans Paris pendant trois jours, sans ressources.
Il s'était présenté chez M. de Pastoret, lui demandant de l'argent.
Arrêté bientôt, on avait trouvé sur lui un certificat du district des
Cordeliers sous le nom de Moïse Delcamps, de Bordeaux. En mars 1791,
porté comme malade à l'infirmerie de Bicêtre, Hardy avait fait mieux.
Après avoir fabriqué de faux assignats dans sa prison (ce qui est à
peine croyable), il avait acheté les gardiens avec ces papiers, donné
50 livres assignats à chacun des infirmiers-prisonniers et s'était fait
ouvrir la grille. Son portefeuille, qui existe encore, bourré de notes,
d'adresses, de projets, contient des renseignements curieux, des lettres
faites pour dérouter les poursuites, l'une datée de Chambéry, l'autre
de Laon; des _memoranda_: _chez le fruitier, rue des Blancs-Manteaux,
à côté de la rue de l'Homme-Armé._--_De Soissons à Laon._--_De Laon à
Marle, chez la veuve Mauclerc, aubergiste sur la route de Moncornet_;
et des projets d'étapes: des trajets sont faits, au nord, au midi, en
divers sens!

De Paris à le Bourget: 1-1/2 poste.--De Paris à le Ménil-Amelot: 2.--De
Paris à Dammartin: 1.

Et toujours, toujours, au bout de la route la frontière bénie: que ce
soit l'Allemagne ou l'Espagne, Maubeuge, Liége ou Londres,--l'étranger,
le salut!

L'administrateur de police fut instruit de la tentative d'évasion. Hardy
y gagna d'être à l'avenir plus strictement verrouillé.

Et le temps passait. L'accusé ne perdait ni ses espoirs ni son énergie.
Une terrible maladie, qu'il n'avait pu soigner dans sa prison, l'avait
rendu chauve. Il était pourtant encore superbe. Le mercredi 22 février
1792, il produisit un grand effet sur l'auditoire lorsque, transféré des
prisons de l'Abbaye, il comparut dans la salle d'audience du 6e tribunal
criminel, au Palais, le président dudit tribunal étant Claude-Emmanuel
Dobsent qui devait présider bientôt le tribunal révolutionnaire pendant
l'intervalle de la destitution de Montané à la nomination d'Herman.

Là, Hardy déclara se nommer Jacques-Maurice-Bruno Hardy, âgé de
trente-trois ans, né à Montpellier, et quant à ses qualités, se dit
«jurisconsulte et docteur ès lois en l'Université de Paris.» De son état
ecclésiastique, pas un mot.

Le drame touchait à sa fin. Le procès certes paraissait près du
dénoûment. L'arrêt cependant ne fut pas rendu encore, et l'abbé Hardy,
transféré de prison en prison, de la Conciergerie du Palais à l'Abbaye
et de l'Abbaye à la Force, devait finir bizarrement, fatalement, comme
il avait vécu.

J'ai dit qu'on n'a jamais su ce qu'était devenue Lucile.

Le 3 septembre 1792, les massacres commencèrent dans les prisons de
la Force vers une heure du matin. Les vengeances voulaient du sang. Le
peuple réclamait, lui aussi, sa Saint-Barthélémy. Les prisonniers, jugés
entre les deux guichets, étaient poussés à l'entrée du guichet de la
Force, rue des Ballets, et sur-le-champ massacrés, _expédiés_. Weber et
Mathon de la Varenne, enfermés là et épargnés, ont raconté ces terribles
scènes. «A une heure du matin, dit Mathon, le guichet qui conduisait
à notre quartier s'ouvrit; quatre hommes en uniforme, tenant chacun un
sabre nu et une torche ardente, montèrent à notre corridor, précédés
d'un guichetier, et entrèrent dans une chambre attenante à la nôtre...
J'entendis en même temps appeler l'abbé Hardy, qui fut massacré sur
l'heure ainsi que je l'ai su...» L'écrou consulté, Chépy, président du
tribunal de la Force, et Pierre Chantrot, accusateur public, n'eurent
pas fort à faire pour déclarer l'homme coupable. Leur justice était
expéditive. Jacques Hardy l'attendait depuis cinq ans! On retrouvera le
nom de l'abbé sur la liste des victimes remises par le concierge de la
prison au commissaire de police de la section des Droits de l'Homme.

Étrange destinée! le nom du fratricide devait être inscrit sur le
feuillet sanglant où l'histoire peut lire le nom de l'infortunée Mme de
Lamballe.




                            LE VINGT JUIN
                                 1792


Nous avons aussi nos anniversaires.

La France se souvient de certaines dates qui sont comme ses titres
de gloire et, à côté de l'anniversaire douloureux du 18 juin, qui dit
Waterloo, l'anniversaire du 20 juin dit Résistance et Affirmation du
droit.

Au 20 juin 1792, la question était nettement posée entre ces deux
adversaires irréconciliables: la Révolution et la cour. La Révolution
voulait le progrès, la marche en avant, la délivrance suprême. La cour
était bien décidée à la réaction. La garde suisse chargeait ses
fusils, les gentilhommes fourbissaient leurs épées ou aiguisaient leurs
poignards. On parlait de fermer les clubs, d'enlever aux sections leurs
canons et d'envoyer sous bonne garde à l'Abbaye les orateurs populaires.

La Fayette, campé à Maubeuge, était prêt à faire sonner le boute-selle
et à lancer ses cavaliers sur Paris, balayant les rues et sabrant les
gens--comme au champ de Mars.

Il écrivait au roi ce mot terrible:

_Persistez, sire!_

Persistez dans la résistance, dans la guerre au droit, dans l'insolent
_veto_, dans le défi jeté à la nation. Persistez dans le faux, dans
l'odieux et dans l'absurde.

Cette lettre signifiait cela. Les conseillers des monarchies sont tous
les mêmes: aveugles et fous.

Le roi persistait. Le roi n'avait pas besoin d'être encouragé dans son
appétit de réaction. Il en était comme nourri: il en avait la pléthore.
Il se sentait protégé par les trois bataillons suisses, quatre mille
huit cents hommes; soldats achetés qu'il pouvait, d'un signe, jeter sur
l'Assemblée nationale, à la moindre velléité de coup d'État.

Il prenait déjà le ton tranchant et dur avec le girondin Roland, qu'il
subissait comme ministre de l'intérieur. Il se sentait appuyé, jusque
dans l'Assemblée, par les Feuillants qui se rallieraient à La Fayette et
applaudiraient à tous ses actes, fusillades et décrets d'accusation.

La reine disait:

--Bientôt, tout le tapage cessera!

Et le roi répétait:

--Bientôt.

Alors, tandis que la cour complotait la confiscation du droit de
réunion, tandis que les Feuillants demandaient la mise en accusation du
maire de Paris, Pétion, tandis que la garde suisse, buvant et
chantant, se disait qu'elle tâterait bientôt du Parisien, des hommes
s'assemblaient, le soir, chez le brasseur Santerre, en plein coeur du
_faubourg de gloire_, et se demandaient ce qu'il fallait faire contre la
cour qui résistait, contre le roi qui trahissait.

Ils étaient là, dans la grande brasserie du faubourg Saint-Antoine,
Santerre en uniforme de commandant du bataillon des Quinze-Vingts;
Rossignol; le formidable et gigantesque Saint-Huruge, l'ami de Camille
Desmoulins, le _lord Seymour_ de la Révolution française. Ils parlaient,
ils débattaient la question pendante. Que faire?

Ce qu'il fallait faire, Vergniaud l'avait dit et, de la part de Danton,
Legendre vint, un soir, le répéter en pleine brasserie, tandis que
Santerre trinquait avec le commandant Alexandre et avec Lazowski,
capitaine des canonniers de Saint-Marcel.

Vergniaud avait dit, montrant les Tuileries:

--La terreur est souvent sortie de ce palais funeste; eh bien, qu'elle y
rentre donc, au nom de la loi!

Et Legendre, envoyé par Danton, ajoutait:

--C'est aux Tuileries qu'il faut aller demander le rappel des ministres
patriotes et la sanction des décrets.

Le mot avait été dit, il fut acclamé:

--Aux Tuileries!

On irait aux Tuileries sommer le roi de tenir ses promesses,
d'abandonner la politique hypocrite que ses conseillers lui faisaient
suivre, et de reconnaître enfin la toute-puissance de ce peuple qui
maintenant était le souverain.

On irait en foule, on irait en armes, musique en tête, sans menaces,
avec le calme superbe et fier que donne la force.

On irait, à cette date immortelle du 20 juin, date du serment du
Jeu-de-Paume, et tandis que des citoyens se rendraient en pèlerinage
civique à Versailles, par cette route que les femmes avaient suivie,
au 6 octobre, mais, cette fois, pour y fêter l'anniversaire; d'autres
citoyens des faubourgs, après avoir défilé devant l'Assemblée et
parlé aux représentants du peuple, entreraient au palais des rois et
opposeraient enfin leur _sic volo sic jubeo_ au _veto_ stupide de Louis
XVI.

«Le peuple le veut ainsi, allait dire fièrement un orateur populaire
dont l'histoire n'a point le nom, et devant ce chêne robuste, le faible
roseau doit plier.»

Le polonais Lazowski fit voter par les sections qu'on planterait,
à cette date du 20 juin, un arbre de la liberté sur la terrasse des
Feuillants. Le frémissement des feuilles du peuplier rappellerait
peut-être au roi l'approche des grands orages populaires.

--Si vingt personnes se présentent au roi, dit quelqu'un de la cour, sa
Majesté recevra la pétition.

La pétition du peuple fut portée par vingt mille citoyens.

Ils étaient vingt mille, à cette aurore du 20 juin, marchant par les
faubourgs, le soleil faisant joyeusement étinceler l'or des canons et
l'acier des piques. Dans l'air chaud et sous le ciel bleu, sans nuages,
les drapeaux flottaient comme aux jours des fédérations heureuses.

Des musiques marchaient devant la manifestation populaire, jouant le _Ça
ira_ que scandaient les sabots des sans-culottes, tandis que de ce
flot humain qui roulait une foule enfiévrée,--hommes, femmes, enfants,
vieillards, carmagnole et bonnets rouges,--de grands cris sortaient,
cris d'espérance plutôt que de colère:

--Vivent les patriotes!

Et, à la tête de la foule, Saint-Huruge, las de porter l'habit du
marquis, le géant Saint-Huruge déguisé en fort de la Halle, paradait;
des hommes portaient le peuplier enrubanné qu'on devait planter devant
les Tuileries, et Santerre, dont le soleil faisait reluire les grosses
épaulettes, disait de sa forte voix, comme il allait tout à l'heure le
dire en pleine Assemblée, à tout ce cortége:

--_En avant, arche!_

Et ce flot, ce torrent, cette mer mugissante, allait, poussait, entrait
dans l'Assemblée, se heurtait aux grilles, s'engouffrait dans les
corridors ou les cours, grossissait, montait, emplissait les escaliers,
traînant, portant des canons, voyant, de loin, briller les mêches
allumées des canonniers de la garde nationale. Point irritée, plutôt
gaie, résolue, mais point haineuse, et pourtant décidée à la lutte si on
avait fait feu sur elle.

Un coup de feu, à cette heure, c'était heureusement chose plus difficile
qu'aujourd'hui. Les armes à pierres, grossières, ne partaient pas
facilement. A cette heure, le revolver rendrait atrocement tragiques de
telles journées tumultueuses[3]. Il semble, en effet, que les armes de
précision éclatent toutes seules.

[Note 3: Ces mots étaient écrits avant ces dernières guerres civiles où
le revolver a tristement joué son rôle.]

Au 20 juin, pas un coup de feu, pas un mort. Et pourtant les Tuileries
étaient prises, le flot coulait dans les appartements, les femmes,
hâves, décharnées, sabre en main, entouraient la reine. La disette et la
misère se dressaient, hurlantes, devant le roi.

Louis eut le flegme écrasant de l'homme gras qui reste impassible. Il ne
broncha point. Il gagna du temps.

Une fois pourtant il tressaillit.

Legendre, en lui parlant, disait:

--Monsieur...

--Je suis votre roi, fit-il.

Legendre reprit:

--Oui, monsieur. Écoutez-nous, vous êtes fait pour nous écouter.

Tout à l'heure Louis XVI allait se coiffer d'un bonnet rouge, y mettre
une cocarde tricolore et crier: «Vive la nation!» Il temporisait.

Il disait--d'ailleurs résolu lui aussi:

--Je n'ai pas peur, j'ai reçu les sacrements.

La foule grossissait dans les appartements. Dans la buée torride
d'une chaleur étouffante, ce peuple s'agitait comme dans un brouillard
d'étuve. Le roi, apoplectique, semblait indifférent. Les faubouriens,
eux, riaient, criaient, tâtaient le lit de plume du roi et le trouvaient
bon (Michelet).

Assise devant une table, à côté de madame de Lamballe, la reine, pâle,
regardait. Le petit dauphin, grimpé à côté d'elle, suait sous un bonnet
de laine rouge.

Pétion qui le trouva ainsi, dit:

--Il étouffe, cet enfant-là!

Et il ôta le bonnet du front du prince.

Depuis trois heures de l'après-midi, les Tuileries étaient prises,
envahies, et les troupes n'osaient bouger, de peur de faire feu sur le
roi. Louis XVI était déjà prisonnier. Prisonnier dans son palais comme
un mois plus tard au Temple.

Isnard et Vergniaud vinrent, puis Merlin de Thionville, puis Pétion,
pour le délivrer.

Merlin de Thionville, le futur commandant des Mayençais, celui qui,
toujours debout à la batterie, fut par les Prussiens assiégeant Mayence
appelé le _démon de feu_, Merlin voyant la reine affaissée, écrasée,
injuriée, versa une larme.

--Ah! vous pleurez, monsieur, lui dit la reine. Vous le voyez, vous
pleurez!

Et Merlin, fièrement:

--Oui, madame, je pleure. Je pleure parce que je vois une femme et une
mère malheureuse. Mais je ne pleure point sur la reine. Je hais les
reines autant que je hais les rois!

Le peuple à la fin s'écoula.

--C'est assez, avait dit Pétion, retirez-vous!

Et plus d'un, hochant la tête, plus d'un sectionnaire qui avait entendu
le roi beaucoup crier: «Vive la nation!» et ne l'avait pas vu signer un
décret pour la nation, plus d'un répétait:

--Rien n'est fini. Tout est à refaire. Le _veto_ existe. Il faudra
revenir.

Et, le soir, on rentra les canons muets du 20 juin qui allaient devenir
les canons terribles du 10 août.

Le 10 août est, en effet, contenu dans le 20 juin.

Le 20 juin, c'est l'avertissement que le peuple donne au roi.

Le 10 août, c'est la leçon formidable donnée au roi par le peuple.

Les sections pouvaient maintenant marcher aux Tuileries.

Elles en savaient le chemin.

Le soir, tandis que le théâtre de la Nation jouait _Castor et Pollux_,
et que le théâtre de mademoiselle Montansier donnait la première
représentation des _Jumeaux de Bergame_, les _Noces cauchoises_ et
_Jeannot ou les Battus paient l'amende_, la nouvelle se répandait dans
Paris que le général Luckner annonçait qu'après une canonnade héroïque
de trois heures, les troupes françaises, les volontaires de la
Révolution, étaient entrés dans Courtrai, aux acclamations du peuple, et
repoussant devant eux l'ennemi,--tout en chantant.

Le peuple, vainqueur aux Tuileries, l'était aussi aux frontières.

Souvenirs d'autrefois! Grandes journées tumultueuses! Poudreux et
superbes souvenirs qui sentent en quelque sorte le salpêtre et le soufre
des journées d'orage! Comme on en parlait un jour, vers 1835, à
ce Barère, qui tout rhéteur qu'il fut, avait pourtant encore l'âme
révolutionnaire, il regarda avant de répondre ceux qui lui reprochaient
l'audace, la violence, les moyens rapides et foudroyants de ces hommes
d'alors; il semblait hésiter à sortir d'un silence qu'il s'imposait
peut-être; puis, tout à coup:

--Jeunes gens, dit-il, d'une voix grave qui semblait sortir d'un
sépulcre, jeunes gens, vous nous trouvez insensés et égarés.
Souvenez-vous pourtant d'une chose, et que c'est Barère qui vous l'a
dite:--C'est que la vérité n'arrive à l'oreille des rois que par les
portes enfoncées!

Et Barère redevint muet.




                             LE DIX AOÛT
                                1792


Il y a soixante-dix-sept ans[4], autour des Tuileries, les balles
sifflaient et, en quelques heures d'une poussée vigoureuse et d'un rude
coup d'épaules, le peuple broyait un trône et renversait une monarchie
de plusieurs siècles.

[Note 4: Nous laissons à ces fragments tout ce qui peut donner la date
du temps où ils furent écrits. Leur ton indique bien qu'ils viennent
d'une époque de lutte--la lutte contre l'empire, et c'est ce qui
explique leur caractère enflammé.]

10 août 1792! Il y avait trois ans déjà qu'on avait pris la Bastille. Il
y avait trois ans que, dans une nuit de superbe ivresse, les privilégiés
avaient abandonné des priviléges qu'ils devaient essayer de reprendre
plus tard. Il y avait trois ans que le peuple s'était écrié: «Je suis
libre!» et s'était cru libre. Il y avait trois ans que la Révolution,
disait-on, était faite. Et pourtant la nation souffrait des mêmes maux
et supportait les mêmes injustices. Le sang avait coulé au champ de
Mars et la loi martiale avait arboré son drapeau. Les patriotes étaient
tombés fusillés à Nancy et les coeurs avaient bondi aux nouvelles de
ces massacres. Devant la volonté populaire, le roi se tenait immobile
et coi, mais tout bas appelait contre ses sujets l'ennemi que
«l'Autrichienne» demandait tout haut. La cour trahissait, livrait
l'Assemblée. Les députés allaient briser leurs efforts contre le
flegmatique _veto_ royal. Et tandis que le peuple malheureux, que les
petits bourgeois ruinés par les émigrés partis sans payer leurs dettes,
souffraient et demandaient du calme et de la liberté, le roi de
France regardait du côté du Rhin si les armées du roi de Prusse et de
l'empereur d'Autriche n'allaient pas bientôt venir.

Depuis le mercredi 11 juillet, la patrie, la chère France, était
déclarée en danger. «_Citoyens, la patrie est en danger!_» C'étaient
les termes du décret même de l'Assemblée nationale. Ils se levaient, les
patriotes, couraient à la frontière et, gais et chantants, sûrs de
leurs droits et sûrs d'eux-mêmes, ils bravaient, combattants improvisés,
guerriers volontaires, irréguliers de la victoire, les vieux soldats
d'Allemagne et les grenadiers prussiens.

Avec ces jeunes gens, enrôlés de la veille, marchaient les troupes
régulières devenues patriotes.

Une colonne d'émigrés, des voltigeurs de l'armée de Condé, se trouvant
face à face avec ces anciens régiments de la royauté devenus les
régiments de la nation, leur criaient: «_Désertez! venez à nous!_ à
nous, brave régiment Dauphin!»

Et l'ex-régiment Dauphin, la baïonnette en avant, courant au pas de
charge sur les gens à cocarde blanche, leur répondait dans un seul cri:

--On y va!

Pendant ce temps, à Paris, on lisait tout haut dans les rues, dans les
clubs, le manifeste insolent du duc de Brunswick (manifeste conservé aux
Archives et signé _Brunsvig_). On se montrait les caricatures menaçantes
confectionnées par les royalistes, et qui représentaient les puissances
étrangères faisant danser «aux députés enragés» et aux _Jacoquins_
(Jacobins) le même ballet que le sieur Nicolas faisait danser jadis à
ses dindons. Le peuple sentait le rouge lui monter aux yeux à toutes
ces insultes. Les sections s'agitaient, menaçantes. Camille Desmoulins
parlait tout haut de l'heure de la justice qui venait. Trente
mille citoyens de la section des Gravilliers, la bouillante cuve
révolutionnaire parisienne, tous ceux de la section Mauconseil,
proclamaient la déchéance de Louis XVI. Et quarante-six sections après
elle, déclaraient que Louis XVI, _Louis le Faux_, n'était plus roi des
Français.

Le duel se préparait ainsi. Autour de lui, le roi groupait ses fidèles,
ses _chevaliers du poignard_, ses grenadiers des Filles-Saint-Thomas
et ses Suisses. Il envoyait à ses gentilshommes des cartes bleues,
qui signifiaient: _Venez!_ Il comptait et recomptait le nombre de
combattants dont il pouvait disposer. Il croyait, il espérait en finir,
cette fois, avec la Révolution menaçante, et ses aveugles courtisans
lui montraient déjà Paris foudroyé, les patriotes fusillés, l'Assemblée
dissoute et la monarchie promenant à travers les rues désertes sa
victoire et ses vengeances.

Le roi n'avait pourtant qu'à écouter la grande clameur parisienne pour
savoir enfin ce que pensait le peuple. Un soir, un soir d'orage, le
crépuscule venu, tandis que Louis et la reine rêvaient, songeaient,
attendaient l'heure peut-être de commander le feu, pendant que les
éclairs traversaient le ciel noir et que pesait l'atmosphère lourde et
pleine de soufre, un chant inconnu, superbe, effrayant, grandiose,
avait éclaté dans la nuit. Le roi était demeuré étonné, la reine avait
tressailli. Ce qu'ils entendaient là, ils ne l'avaient entendu jamais.
C'était quelque chose d'inouï et d'irrésistible, une immense menace, le
cri puissant d'une nation poussée à bout, le coup de clairon d'un
peuple qui s'arme, l'appel de liberté et de délivrance, le hennissement
victorieux du coursier trop longtemps dompté qui se relève et secoue
ses maîtres, c'était le grand refrain national, la grande chanson de la
France victorieuse et libre, c'était la _Marseillaise_!

La reine dit:

--D'où vient ce bruit?

Ce n'était plus, pour l'archiduchesse, le soupir du clavecin entendu à
travers les pins de Schoenbrünn, ce n'était plus les doux airs suisses
du _Pauvre Jacques_ à Trianon, ce n'était plus la romance de Rousseau,
le _Devin du village_, ou les hymnes royalistes de Grétry. C'était
la marche militaire que chantaient en entrant à Paris les fédérés de
Marseille et qu'ils venaient lancer, en faisant trembler les vitres du
château, sous les fenêtres des Tuileries:

  Allons, enfant de la patrie
  Le jour de gloire est arrivé.

Et, farouches, menaçants, indomptables, les Marseillais, que les
spadassins du comte d'Anglemont avaient juré de tuer un à un, à coups
d'épée, chantaient la chanson nationale,--la _Marseillaise_, dont les
notes de cuivre allaient retentir aux oreilles de tous les despotes
d'Europe--pour que le roi, le premier, l'entendît.

Le roi appela un valet et fit un signe.

Le valet ferma la fenêtre.

Mais les Marseillais chantaient encore, et le roi les entendait
toujours.

Paris était bien réellement divisé en deux camps. Aux Tuileries, le
roi conspirait. Dans les rues, dans les clubs, la nation impatientée
frémissait. Chose à noter, ce furent le pouvoir et ses séides qui
commencèrent l'attaque. Les gardes du corps insultaient les députés,
menaçaient les tribuns du peuple. Le peuple chargeait ses fusils,
fourbissait ses piques, et attendait.

Dans la nuit du 9 août 1792, à minuit, le tocsin sonna. C'était le
signal. Paris se soulevait en masse et marchait sur les Tuileries. Il
y avait fête aux faubourgs. Au quartier général des Enfants-Rouges, on
était joyeux en respirant par avance l'odeur de la poudre. La rue de
Lappe, le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marceau, étaient
illuminés. Aux municipalités, la foule était grande. Pâles, mais
souriants, les présidents des sections annonçaient au peuple que l'heure
était venue de vaincre ou de mourir.

La commune parisienne instituée par l'insurrection entrait à l'hôtel de
ville et prenait en main la direction de la bataille[5].

[Note 5: Il ne faut pas la confondre avec cette Commune de Paris qui,
plus tard, voulut la mort de la Gironde, et encore moins avec cette
odieuse parodie de la Commune, cette Commune de 1871, qui a déshonoré
jusqu'aux noms d'autrefois: _fédérés_, _salut public_, etc.]

La nuit était pleine d'étoiles. Nuit d'août, pacifique et sereine. Des
silhouettes s'agitaient dans l'ombre lumineuse des rues. C'était un
fédéré qui regagnait sa division, un sectionnaire qui se rendait à son
poste, une femme qui portait de la charpie. Elle riait et se disait
peut-être, en écoutant le tocsin qui, cette fois, semblait joyeux:

--Demain, vendredi, jour de la Saint-Laurent, sera la vengeance de la
Saint-Barthélémy.

Sonne, tocsin de ma paroisse, comme avait sonné, en août 1572, le tocsin
de Saint-Germain l'Auxerrois.

Le jour venu, la grande masse populaire s'ébranla. De la Bastille, par
le faubourg, quatre-vingts divisions de sectionnaires descendaient vers
l'hôtel de ville, et leurs baïonnettes oscillaient à l'aurore avec les
remous d'un fleuve de fer. Les Marseillais marchaient à l'avant-garde,
et, entre les compagnies des gardes nationaux, les hommes du peuple,
leurs piques à la main, suivaient en chantant.

Au palais, on buvait, on attendait; l'insurrection victorieuse allait
retrouver, dans quelques heures, les tessons des bouteilles que les
Suisses vidaient en criant: _A bas la nation!_ et _vive le roi!_ Le
roi songeait déjà à chercher un refuge à l'Assemblée nationale. Il
comprenait (trop tard) que la loi seule maintenant le pouvait protéger.
A huit heures, il quitte son palais, se réfugie avec la reine dans
la loge du logographe et, tandis qu'à cent pas de là on s'égorge, il
s'inquiète tristement de son estomac qui le tiraille, et regrette, le
pauvre homme, non pas son trône, mais son garde-manger.

Le peuple avait attaqué déjà le Carrousel. Je me trompe. Le peuple,
fiévreux, emporté, quittant les sections, les laissant assez loin sur
les quais, s'était engagé en désordre dans les ruelles que formait alors
le Carrousel, pâtés de maisons, culs-de-sac boueux, quartier de Paris
vermiculaire, dont l'impasse du Doyenné donnait encore une idée il y a
trente ans. Les Suisses étaient postés dans ces masures, cachés dans ces
replis, fusils chargés. Les gens du peuple s'avancent, on leur ouvre les
grilles, ils passent. Ils croient entrer dans ce palais des rois tête
haute et armes basses, pacifiquement. Ne sont-ils pas chez eux? Soudain,
la fusillade éclate. Les Suisses, à bout portant, font sauter les
cervelles et trouent les poitrines. Accablés, égorgés, les hommes
tombent. C'en est fait, l'avant-garde de l'insurrection est écrasée, et
les grenadiers suisses poussent gaiement un cri de victoire devant cette
troupe dispersée.

--Où sont-ils, les Parisiens?

Patience! Ils sont là-bas. Ils viennent. Ils viennent en bon ordre; en
colonnes serrées, et les fédérés de Marseille et de Bretagne marchent
avec eux. Fournier l'Américain mène les Marseillais. Les Marseillais ont
deux canons. Feu, feu à mitraille! et le vieux palais des Médicis
reçoit les premières balafres de la main populaire. Feu! et les boulets
parisiens, la grenaille, les clous ramassés dans le ruisseau, la
ferraille des revendeurs de la rue de Lappe, répondent aux balles des
grenadiers de la garde royale. Feu! et l'on n'a point de munitions,
point de gargousses! Feu! et les cartouches manquent. Feu! et les gamins
de dix ans, les éternels et héroïques Gavroches, les Gavroches du
10 août, vont, sous la mousqueterie, ramasser de la poudre dans les
gibernes des morts. Feu! feu!

La fusillade croisée qui part du château ne fait pas reculer les
assaillants d'une semelle. Ils tombent. Mais leur dernier cri est: En
avant! Et les survivants avancent. Tout à l'heure, corps à corps, ils
combattront avec les Suisses, avec les gentilshommes déguisés. Leur
torrent furieux va tout emporter. Ils ont atteint la grande entrée, ils
s'engouffrent dans les Tuileries, ils frappent, ils trouent, ils tuent.
On se bat partout, dans les escaliers, dans les galeries, dans la
chapelle; on dispute, on conquiert le palais marche par marche, dalle
par dalle. Du sang partout. Des blessés partout. Les Suisses, morts ou
vivants, sautent par les fenêtres. Le palais entier, sous ce beau ciel
bleu, a l'air en flammes. A travers la fumée, les uniformes rouges
des pauvres fuyards appellent les balles. Les balles sifflent sous les
marronniers dont les feuilles tombent et dont le tronc saigne. Sous les
arbres, les Suisses effarés, s'enfuient et meurent. Ils se sont groupés
auprès du petit bassin, ils battent en retraite, massés, vers le bassin
octogone. A chaque pas, la petite troupe est moins compacte. Un homme
tombe la tête fracassée, un moribond râle, jette un dernier regard à ce
ciel, à ces arbres, à tout ce qui est la vie, et songe, agonisant, aux
lacs tranquilles, aux montagnes vertes, aux soirs pacifiques de son
canton républicain. Le _Ranz des vaches_ revient à ses oreilles qui
n'entendront plus, et lui fait oublier la _Marseillaise_. Soldat
mercenaire, pauvre paysan de Lucerne ou d'Unterwald, qu'es-tu venu faire
ici?

Tout à l'heure, divisés, sabrés, ils iront mourir bravement, froidement,
au _pont Tournant_ où Lambesc sabrait hier le peuple, ou sur la
grand'place, non loin de cet endroit où le roi périra demain.

C'en était fait. Le peuple victorieux avait triomphé de la monarchie.
L'Assemblée nationale était maîtresse des Tuileries. Santerre et
Westermann, Danton, de sa grande voix, pouvaient dire au peuple:
«Maintenant, tu es libre!»

Sur les colonnes des Tuileries, sur les brèches faites par le canon des
Marseillais, des patriotes traçaient à la craie des inscriptions comme
ils avaient écrit: _Ici l'on danse_ sur les ruines de la Bastille.--Vive
la Saint-Laurent! écrivaient-ils; vive le peuple du 10 août!

On raconte que, pendant ce temps, un homme, un maigre et jaune jeune
homme, en habit militaire râpé, l'oeil brillant, les traits contractés,
regardait, en hochant la tête, les Tuileries, où personne ne devait plus
rentrer, et le peuple, ivre de joie, qui ne devait plus avoir de maître.

Celui-là s'appelait Napoléon Bonaparte.

«Est-ce bien là, se disait-il, le _dégel de la nation_? (Les mots sont
de lui.) Et tournant le regard vers l'assemblée, là-bas, où Louis
XVI, tandis que Vergniaud parlait de réunir une convention nationale,
mangeait doucement son poulet rôti:

--Piccolo, petit, pauvre petit, murmurait-il, tu n'avais donc pas de
canon pour balayer la multitude?»

L'homme de Brumaire, celui qui devait étouffer, escamoter une révolution
et déformer le tempérament de la France, se dressait déjà devant le
peuple du 10 août.

Mais quoi! le peuple était vainqueur, et quoi qu'aient pu faire depuis
cette date les souverains, l'idée monarchique a été battue, bafouée et
broyée en cette journée du 10 août 1792.

Nous datons de là! L'ère nouvelle s'ouvre au son du tocsin de Paris.
Le lendemain de ce grand jour lumineux et fier, c'est la Convention, la
France armée, l'Europe repoussée, la Révolution victorieuse. C'est la
tribune toute puissante, c'est l'impossible décrété et réalisé, c'est
le monde ébloui, c'est la parole de liberté, d'égalité, de fraternité
traversant l'espace comme une bouffée d'air pur, c'est la souveraineté
nationale reconnue, imposée, c'est l'effarement du passé devant ce
présent irrésistible, c'est la France, enfin, notre pauvre et bien-aimée
France, c'est la patrie sauvée, affranchie, délivrée, maîtresse
d'elle-même, et, par sa grande idée de sacrifice et de dévouement,
maîtresse aussi du monde. Vive la France!

«Je ne veux pas oublier, s'écriait un jour Berryer, l'avocat de la
légitimité, je n'oublierai jamais que la Convention a sauvé ma patrie!»

La Convention est la fille du Dix août.





                         LA PLACE DAUPHINE

                      DESAIX ET MADAME ROLAND


Une petite place triangulaire, triste et sombre par les jours de pluie,
bizarre d'ailleurs, parfois rajeunie, réchauffée de soleil; des maisons
hautes, des portes basses, des grilles aux fenêtres: c'est la _place
Dauphine_. Tous les omnibus qui passent par le pont Neuf sont contraints
d'en faire le tour. La _correspondance_ l'exige. En regardant ce
triangle, tout aussitôt on a froid. La teinte est grise. A peine un
bout de ciel égaré au-dessus. En tout temps, ses maçonneries de briques,
salies par chaque journée depuis Henri IV, suintent l'ennui, et ses
arcades à refends ont de sinistres et mélancoliques aspects; ses pierres
de taille se disjoignent comme si elles bâillaient. Les boutiques qui
sont là blotties ne sont pas faites pour l'égayer: des magasins de
librairie, des repaires d'antiquités, des études d'huissiers, des
bureaux de journaux judiciaires. Les petits corridors ouvrent sur la
place leurs boyaux noirs, les escaliers sont glissants, les paliers
étroits. Un quinquet phthisique agonise tout le jour durant sans
éclairer personne. La rampe est huileuse, les murs sont gras. Mais vient
un rayon et tout cela se dore et semble sourire.

La place Dauphine a d'ailleurs ses enthousiastes. On l'a appelée «la
plus jolie place de Paris». Ce qui peut-être la rend définitivement
maussade, c'est cette colonne dérisoire qu'on a élevée là au général
Desaix. Le buste lugubre, l'air assombri, dégradé par le temps, verdi
par la pluie, regarde (et non sans envie)--là-bas, dans la foule, parmi
les arbres--la statue de bronze de Henri IV, qui développe à cheval sa
lourde carrure.

Ce _monument_ de Desaix, avec sa statue à demi-détruite, ses noms
de victoires maintenant illisibles, ses tables de marbre plongeant
piteusement dans un réservoir mesquin, est la chose la plus triste du
monde. On doit mieux que cela au général républicain. Une inscription de
cette colonne rappelle les paroles fameuses:

«_Allez dire au premier consul que je meurs avec le regret de n'avoir
pas assez fait pour la France et la postérité!_»

Il est aujourd'hui prouvé que Desaix, tué sur le coup, n'a prononcé
avant de mourir aucune parole. Mais on peut dire cependant que, s'il
regrettait de n'avoir pas assez fait pour la France, la France peut
regretter de n'avoir pas encore assez fait pour lui.

La place Dauphine a, d'ailleurs, changé d'aspect depuis la
reconstruction de la préfecture de police et, dit-on, les deux vieilles
maisons aux briques rouges, qui en forment comme l'entrée du côté du
pont Neuf, vont tomber. Ainsi s'enfuient les souvenirs! C'est dans la
maison qui donne sur le quai de l'Horloge qu'habita le graveur Philipon
et que naquit Mme Roland. On a démoli, à l'intérieur, la petite cellule
où, la journée finie, s'enfermait la jeune fille avec ses livres, ses
chers livres, et traçait sur son papier ces _Lettres aux demoiselles
Cannet_, dont M. Dauban a donné naguères une édition nouvelle.

La maison va tomber! Dans peu d'années, que sera devenu le Paris
historique qu'on aimait à retrouver dans ses promenades comme on
feuilletterait un vieux livre? Ruines! Fantômes! Que de fois, à cet
angle du quai, n'aurait-on pas cru voir, avec ces yeux de l'imagination
qui valent bien les autres, la petite Manon «en fourreau de toile» aller
au marché avec sa mère ou, son panier sous le bras, tête nue, ses jolis
cheveux frisés sur son front de quinze ans déjà bombé et réfléchi,
achetant «à quelques pas de la maison, du persil ou de la salade que la
ménagère avait oubliés.»

La première édition de ces _Lettres aux demoiselles Cannet_ date de 1841
et M. Auguste Breuil l'avait signée. Elle jetait déjà sur les années
d'adolescence et de la jeunesse de Mme Roland un jour satisfaisant.
Elle montrait Manon au couvent des Dames de la Congrégation, rue
Neuve-Saint-Étienne, et s'y liant d'amitié avec Sophie et Henriette
Cannet, qui devaient être pour elle comme des soeurs.» C'était vers
le soir d'un jour d'été, dit Mme Roland; on se promenait sous des
tilleuls... Les voilà! les voilà! fut le cri qui s'éleva tout à coup.»
Ne semble-t-il pas, à la façon dont ce souvenir est raconté, qu'il y
eût comme une prédestination dans l'amitié des trois jeunes filles? La
première édition de ces lettres était suffisante pour le temps. Mil
huit cent quarante et un, ce n'est pas si loin, et pourtant l'histoire
a marché, ou le goût de l'histoire, le souci des petites choses, des
traits peu importants en apparence et qui peignent nettement tout un
caractère, l'amour des _petits riens_ qui sont à l'étude d'un homme ce
que les moindres plis, les rides minuscules, les tics sont à son visage:
ils complètent sa physionomie, l'animent, la rendent vivante.

Grâce à la publication récente, les grandes lignes et les moindres
traits sont aujourd'hui rassemblés. L'édition des _Lettres aux
demoiselles Cannet_ est complète, et nous pouvons,--c'est bien le
mot,--lire à livre ouvert dans la jeune âme de Manon Philipon. Nous
assistons à ses journées de travail, nous recevons ses plus chères
confidences, nous savons la cause de ses ennuis, de ses enthousiasmes,
le secret de son coeur. Honnête et loyal secret, rêves sans fièvre,
châteaux en avenir dont le toit et la façade sont bien modestes.

Elle lit Plutarque et je sais nombre de gens qui lui en feraient un
crime. Mais lire Plutarque n'empêche pas de «connaître un pourpoint
d'avec un haut-de-chausses,» comme dit Molière, et de les raccommoder
au besoin: «Je n'ai, à franchement parler, ni haine ni goût pour
le commerce; je sens qu'en entrant dans tel état que ce soit... je
m'appliquerais uniquement à l'accomplissement de mes devoirs et que j'en
ferois le premier et le plus grand de mes plaisirs.» (Lettre septième,
_inédite_.) Cette Romaine redevient bien vite, puisqu'il le faut, la
petite bourgeoise et l'humble fille du graveur.

Humble par raison, fière par tempérament. «On nous a beaucoup pressés
d'aller à Versailles chez quelqu'un de connoissance pour les fêtes
du mariage. Maman s'est décidée à rester: j'en suis bien aise. Toutes
réflexions faites, j'aime mieux rester dans ma cellule avec mes livres,
ma plume et mon violon, qu'aller me faire pousser et presser pour voir
l'_habillement_ des princes.» Ses plumes et son violon! Elle oublie ses
fleurs qu'elle aimait tant.

Les volumes des Lettres de Mme Roland ont tout l'intérêt des Mémoires
historiques et aussi d'un roman. On assiste pour ainsi dire, en lisant,
à la formation intellectuelle de cette femme, à l'incubation de ses
idées politiques, et aussi à la formation de cet honnête et solide
attachement qu'elle eut pour M. Roland de la Platrière, un brave homme
dont elle fit presque un grand homme. Figure sans élévation, celle
de Roland, mais d'une pâte, après tout, sympathique. Il se mouchait
pourtant avec ses doigts, se couchait sur son lit et priait sa femme
de jouer et chanter à son chevet. C'est le mari dans toute la force du
terme, mais le mari sans épithète ridicule. Il aimait sa femme et
elle l'aimait et le respectait. Cette passion pour Buzot, dont on a
maintenant la preuve, grandit Mme Roland au lieu de l'abaisser. La
statue s'est animée. Il y avait un foyer d'amour dans ce marbre. Loin de
la lui reprocher, on lui sait gré de cette haute et chaste affection.

Le rôle politique de Mme Roland est plus discutable. Si la Gironde s'est
perdue, la femme du ministre y a contribué pour la bonne part. Elle
haïssait comme elle aimait, en femme. Et qui sait combien de ses
haines instinctives elle a fait partager à ses aimables et éloquents
cavaliers-servants? C'était les perdre, c'était se perdre. Du moins
sut-elle bien mourir avec ceux qui mourraient un peu pour elle et par
elle.

Ah! que je voudrais qu'on pût nous rendre les impressions qu'eut
Mme Roland, dans la charrette, de la Conciergerie à la place de la
Révolution, et que, dit-on, elle demanda à écrire au crayon, avant de
monter les degrés de l'échafaud! Elle ne put les écrire, ces suprêmes
pensées, et elles demeureront à jamais dans les éternels _desiderata_
de l'histoire. Nous aurions, cette fois, eu, non le dernier jour d'un
meurtrier, mais la dernière heure d'une condamnée!




                      MADEMOISELLE DE SOMBREUIL
                                 1793



                                   I


Ceux-là qui, au temps où M. Labat père, digne prédécesseur de son
fils, était directeur des Archives de la Préfecture de police, ont pu
consulter et regarder les trésors historiques enfouis dans l'espèce de
grenier où on logeait l'archiviste, sous les toits d'où l'on apercevait
la flèche de la Sainte-Chapelle, ceux-là peuvent seuls savoir ce que les
incendiaires de la Commune ont dérobé à l'histoire et à l'avenir. Que
de monuments écrits! Sans compter des curiosités artistiques, comme, par
exemple, tel buste de Marat provenant d'une _section_ de Paris. Que de
papiers importants, de choses inédites! Il y avait là de quoi écrire la
plus curieuse des histoires, l'_Histoire des lettres de cachet_. Il
y avait les écrous des prisons, celui de la Conciergerie, avec
les signalements de Marie-Antoinette et de madame Roland, et des
procès-verbaux d'exécutions, comme celui de Bailly où l'on pouvait
suivre, aux terribles ratures du greffier, le nombre des stations que
l'on fit faire au martyr, de la place de la Révolution au champ de Mars.

Il y avait aussi (quel étonnement!) le registre des massacres de
septembre. Ce registre! Je le vois encore.

Il m'a été donné justement de le feuilleter un jour. Ce registre est--ou
était--un in-4°, à peine épais comme deux doigts, carré de forme et
relié en parchemin blanc que le temps avait sali. Les feuillets étaient
couverts d'une écriture large et ornée, une écriture de l'ancien temps,
celle du greffier chargé de l'écrou. Chaque page, divisée en deux,
présentait d'un côté les noms, prénoms et qualités des prisonniers, en
général des Suisses arrêtés au 10 août; de l'autre, tracé de la
main de Maillard ou de celle du greffier, le résultat du jugement. Une
croix, placée en regard de chaque nom, indiquait que Maillard marquait,
à mesure qu'on les appelait, les prisonniers. Puis; en face de ce
nom (la lettre M largement tracée et les jambages se contournant
élégamment), le mot _Mort_ écrit par Maillard et suivi partout de cette
note du greffier: _Par jugement du peuple_;--ou (toujours de l'écriture
de Maillard, avec les mêmes fioritures aux majuscules) l'indication: _En
liberté_.

On le regardait, ce registre, avec une impression d'effroi, et l'on se
demandait si vraiment il avait été le témoin muet de l'horrible drame du
2 septembre. Oui, c'était bien lui. Ces taches jaunes qui le maculaient
étaient des taches de sang. Quelques-unes avaient été faites par les
doigts des _travailleurs_ venant tourner les feuillets pour voir s'il
y avait encore beaucoup de prisonniers à appeler; d'autres avaient
dégoutté des vêtements de ces misérables. Les massacreurs n'entraient
pourtant que par hasard dans la salle où se tenait le tribunal. M. Labat
avait été mis au courant de la façon dont ces terribles, ces criminelles
exécutions étaient alors organisées.

Il y a quelques années un vieillard, l'air triste et le costume
convenable, vint voir feu M. Labat et lui demanda à consulter ce
registre de l'Abbaye. On ne le communiquait pas à tout le monde. M.
Labat s'informe, l'autre balbutie, hésite, explique que ses souvenirs se
rattachent pour lui à ce livre, et finalement déclare qu'il se trouvait
_tout enfant_ à l'Abbaye au moment du massacre.

Un _témoin du 2 septembre_! Un témoin vivant! M. Labat n'avait garde de
le laisser échapper. Il lui montre le registre. Le vieillard pâlit et
recule, puis il avance: «Oui, c'est cela, c'est bien cela!» dit-il.
Et alors, s'échauffant, se souvenant, il explique à M. Labat comment
Maillard, placé entre les deux guichets, celui qui s'ouvrait sur les
corridors et par lequel venaient les prisonniers, et le guichet par
lequel ils sortaient, traçait les sentences sur le registre à mesure
qu'elles étaient rendues. Ce qui prouve--en passant--que Mlle de
Sombreuil n'a pas pu boire le fameux _verre de sang_, puisque Maillard
ayant écrit en regard du nom de M. de Sombreuil la note: _En liberté_,
M. de Sombreuil, _libre avant même d'être sorti de la salle_, n'avait
pu être sauvé par sa fille dans la cour où les _travailleurs_ ne
l'attendaient plus.

«Monsieur Maillard était alors, dit sans affecter d'appuyer sur le
_Monsieur_, ce témoin à M. Labat (qui a vérifié ces assertions),
_monsieur_ Maillard était un jeune homme d'une trentaine d'années, brun,
grand, l'oeil superbe, les cheveux noués en catogan. Il portait, ce
jour-là, _un habit gris à larges poches et des bas chinés_. De temps à
autre les travailleurs venaient derrière _monsieur_ Maillard, consulter
des yeux le registre et parfois leurs mains en touchaient les feuillets.
De là le sang que vous voyez!»

Tout en parlant, le vieillard semblait vraiment revoir les scènes
de carnage de septembre. Il parla longtemps encore, remercia, puis
s'éloigna, comme en chancelant, et M. Labat ne le revit plus.

Étrange destinée que celle de ce Maillard, mort à trente et un ans, et
dont la mémoire est encore sanglante et détestée, lorsqu'à cette date
du 2 septembre, il joua, tout au contraire--faut-il le dire?--un
rôle providentiel (s'il en est dans l'histoire), et, enrégimentant,
organisant la fureur populaire, la dirigea et la calma en partie, lui
arracha plus de victimes qu'on ne croit, sauva des innocents, épargna
bien des gens voués à la mort et qui, sans lui, eussent péri déchirés
par une populace irritée, affolée, criminelle! Oui, il brava cette
rage même, délibérant froidement, acquittant ou condamnant, selon sa
conscience, sans que les sabres levés sur lui pussent influencer son
jugement.

Mais il avait touché au sang: c'était assez, et--c'est justice--sa
mémoire en demeurera éternellement ensanglantée, souillée et exécrée.



                                 II


Les quelques lignes que nous avions écrites plus haut sur Mlle de
Sombreuil nous valurent une réponse de son fils.

Ce n'est point pour diminuer l'horreur que nous inspirent les massacres
de septembre, c'est seulement pour rétablir la vérité sur un fait
contesté que nous prenons à corps la légende du _verre de sang_.

«Monsieur, écrivait M. de Sombreuil au rédacteur en chef du _Grand
Journal_:

«A mon retour de la campagne, on me communique le numéro de votre
journal du 11 février, où je lis ce qui suit:

«Notre époque a le goût des réhabilitations; si elles ne sont pas
toujours justes, elles ont au moins cet avantage de mettre dans un
jour exact, entouré de tous les documents à l'appui, chaque figure
historique. M. Jules Claretie annonce, dans l'_Avenir national_, la
publication d'une histoire de Maillard, l'ancien huissier du Châtelet,
le chef des _travailleurs_ des 2 et 3 septembre 1792, pour employer le
sombre langage d'alors.

«Il est bien difficile de toucher à ces terribles souvenirs sans
froisser de justes susceptibilités; mais pourtant je dois dire que
Maillard, dont le nom est resté attaché à cette date sanglante, en
enrégimentant, en organisant pour ainsi dire la fureur populaire, lui
arracha plus de victimes qu'on ne le croit.

«On conserve aux archives de la Préfecture le registre de l'Abbaye,
témoin muet de l'effroyable massacre, et sur lequel, en regard du nom
de chaque prisonnier, Maillard mettait l'indication: _En liberté_, ou le
mot: _Mort_; d'où il résulte, raconte toujours M. Claretie, que Mlle de
Sombreuil n'a pu boire le fameux _verre de sang_, puisque Maillard ayant
écrit, en regard du nom de M. de Sombreuil, la note: _En liberté_, M.
de Sombreuil, _libre avant même d'être sorti de la salle_, n'avait pas
à être sauvé par sa fille dans la cour où les _travailleurs_ ne
l'attendaient plus.»

«Fils de Mlle de Sombreuil, je viens vous prier, monsieur le rédacteur,
au nom de la vérité et par respect pour l'acte de piété filiale qui a
rendu le nom de ma mère immortel, d'accueillir la rectification suivante
au fait avancé par M. Claretie.

«Mon grand-père, M. le marquis de Sombreuil, ancien gouverneur des
Invalides, avait été arrêté immédiatement après le 10 août et jeté
dans les cachots de l'Abbaye; le dimanche 2 septembre 1792, le terrible
_Caveant consules_ venait de mettre le pouvoir aux mains de Danton;
_sur son ordre_, des égorgeurs avaient été demandés au comité de
surveillance, présidé par Marat, où ils avaient reçu leurs instructions
et étaient convenus de leur salaire.

«Le lendemain, lundi 3 septembre, vers cinq heures du matin, les
_travailleurs_[6], sous la conduite de Maillard, surnommé _Tape-dur_, se
dirigèrent vers la prison de l'Abbaye. Les victimes sont au complet, le
carnage va commencer.

[Note 6: Si nous nous servons de cette expression en parlant des
assassins de septembre, c'est qu'ils sont ainsi désignés sur les _États
de service_ dressés dans les bureaux de la Commune, où sont constatés
les payements qui leur ont été faits. (_Note de M. de Sombreuil._)]

«Maillard établit d'abord son tribunal de _juge populaire_ dans la cour
de la prison, et les égorgeurs sont placés sur deux haies; aussitôt
les portes du cloître, qui recélait les prêtres arrêtés les jours
précédents, sont ouvertes, et tous sont massacrés sans qu'il soit fait
grâce à un seul.

«L'horrible tuerie humaine est un instant suspendue pour laisser les
_travailleurs_ manger la soupe et boire le vin que la _Commune_ leur fit
distribuer à la porte de la prison; mais bientôt ils recommencèrent leur
oeuvre sanglante.

«Vers onze heures, on appelle le citoyen Marsault et le citoyen de
Sombreuil. Le premier tombe frappé d'un coup de hache qui lui fend la
tête; déjà le fer était levé pour atteindre M. de Sombreuil, quand sa
fille l'aperçoit. Elle s'élance au cou de son père, qu'elle enveloppe de
sa magnifique chevelure, et, présentant sa poitrine aux assassins: «Vous
n'arriverez à mon père, dit-elle, qu'après m'avoir tuée!» Elle reçoit
trois blessures. Sa beauté, plus grande encore dans cette scène
terrible, émeut un des assassins: un cri de grâce se fait entendre.
Subjugués par cet ascendant qu'inspire forcément la vertu, et peut-être
par l'irrésistible attrait de la beauté dans les larmes, les égorgeurs
entourent le père et la fille, et l'un d'eux, lui présentant un verre de
sang qui s'échappait de la tête de M. de Saint-Marsault, lui dit: «_Bois
ce sang à la santé de la nation, citoyenne, et ton père sera libre._»
Elle l'avale d'un trait, et conquiert, par cet acte inouï de piété
filiale, la liberté de son père.

«Peu de temps après, Mlle de Sombreuil épousa son parent, M. le comte de
Villelume.

«En 1814, Louis XVIII, ne voulant pas que le nom de Sombreuil, dont
le dernier avait été fusillé à Auray, s'éteignit, adressa une lettre
autographe à mon père (lettre aujourd'hui encore entre mes mains), par
laquelle il lui exprimait le désir qu'il eût ajouté à son nom celui de
Sombreuil.

«Après sa mort, le 15 mai 1823, le coeur de ma mère fut inhumé dans la
chapelle des Invalides d'Avignon.

«Lors de la suppression de cette succursale, en 1850, les invalides
présentèrent une requête au prince Louis Napoléon, président de la
République, pour obtenir que le coeur de leur _bon ange_ (c'est ainsi
qu'ils l'appelaient) fût conservé au milieu d'eux. Le prince Louis ayant
fait droit à cette requête, avis m'en fut donné par la lettre suivante:


    «MONSIEUR,

    «M. le maréchal gouverneur me charge d'avoir l'honneur de vous
    prévenir que la cérémonie relative au coeur de Mme la comtesse
    de Sombreuil aura lieu aux Invalides, le vendredi 6 de ce mois,
    à midi.

    «Si vous voulez vous présenter au cabinet du gouverneur, j'aurai
    l'honneur de vous donner une autorisation et de vous adresser au
    curé des Invalides.

    «Veuillez, etc.

    «_Signé_ Baron DU CASSE.»

«C'est ainsi que, par une exception unique dans l'histoire, le coeur
d'une femme repose au milieu des gloires dont la France s'honore.

«Permettez-moi, monsieur le rédacteur, après ce récit exact des faits
qui concernent ma mère, de joindre ici un document officiel attestant
l'acte mémorable de Mlle de Sombreuil, contesté par quelques biographes:

    EXTRAIT DU REGISTRE DES ARRÊTÉS DU COMITÉ DE LÉGISLATION.

    _Séance du 26 thermidor, l'an III de la République française,
    une et indivisible_.

    «Vu par le comité de législation la pétition de la citoyenne
    Viraud Sombreuil, laquelle réclame la main-levée sur le
    séquestre apposé sur les biens héréditaires des citoyens Viraud
    de Sombreuil, son père et gouverneur des Invalides, et l'autre,
    son frère, inhumainement assassinés au tribunal révolutionnaire
    de Paris, le 2 prairial an II................

    «Considérant: 1° Que la citoyenne Sombreuil a des droits
    évidents à la moitié des successions dont il s'agit;

    «2° Qu'elle a également des droits infiniment plausibles sur une
    partie de l'autre moitié, parce que la succession de son frère,
    injustement supplicié, doit lui appartenir tout entière;
    parce que les lois ordonnent, sans limitation quelconque, la
    restitution des biens des condamnés à leur famille; parce que
    la République a solennellement et justement renoncé à tous les
    droits ouverts par des assassinats judiciaires dont elle ne peut
    profiter ni directement ni indirectement.

    «Considérant que, sur le mobilier délaissé par son père,
    la citoyenne Sombreuil a des prétentions particulières et
    infiniment favorables; elle assure que, dans la saisie des
    effets qu'il a délaissés, on a compris ceux qui étaient à elle;
    elle assure et prouve que son père lui avait donné tout son
    mobilier;

    «Considérant que les assertions d'une personne dont la piété
    filiale s'est signalée par un acte de courage inouï et par
    des traits héroïques qui doivent passer à la postérité la plus
    reculée sont du plus grand poids;

    «Considérant que la République doit s'empresser de rendre
    justice à une telle _héroïne_ dans la plus grande latitude.

    «Arrête, en exécution des articles 4 et 7 de la loi du
    13 ventôse an III, et par les considérants
    sus-énoncés....................

    «Charge la commission des administrations civiles, police et
    tribunaux, de l'exécution du présent arrêté.


    «_Signé_: LAPLAIGNE, président; MOLLEVAUT,
    SOULIGNAC, PONS (de Verdun), LANJUINAIS,
    BESARD et DELAHAYE.

    «Pour copie conforme:

    «_Signé_ LAPLAIGNE, président; SOULIGNAC.

    «Pour expédition conforme:

    «La commission des administrations civiles, police et tribunaux:

    «_Le chargé provisoire_: AUMONT.

    «Pour copie conforme: LEFEBVRE.»

«Recevez, monsieur le rédacteur, avec tous mes remercîments, l'assurance
de ma considération la plus distinguée.

«COMTE DE SOMBREUIL.»



                               III


A la lettre de M. de Sombreuil, nous répondîmes comme il suit:

Il faut en finir avec certaines légendes. L'histoire a longtemps été
remplie de ces _faits divers_ erronés, espèces d'herbes parasites que
l'esprit de parti arrosait avec un soin pieux. La critique, à la fin,
est venue; elle a arraché une à une ces touffes absorbantes, et fort
heureusement les fables sont oubliées aujourd'hui ou jugées à leur
valeur. L'herbe cependant repousse parfois, l'erreur trouve encore des
esprits crédules. C'est pour ceux-là que je veux revenir sur un fait que
je croyais depuis longtemps tiré au clair.

Le _Grand Journal_ avait reproduit, il y a quelque temps, une partie
de la chronique de l'_Avenir national_, où je contais comment Mlle de
Sombreuil, lors des massacres de septembre, n'avait pu boire le _fameux
verre de sang_ demeuré légendaire, en dépit de la critique historique.

Le comte de Villelume de Sombreuil, fils de Mlle de Sombreuil, a adressé
à ce sujet une lettre rectificative au rédacteur en chef du _Grand
Journal_, et dans cette lettre M. le comte de Sombreuil croit répondre
à notre article en reproduisant littéralement la légende que nous avons
essayé de détruire, sans vouloir pour cela révoquer en doute l'héroïsme
de Mlle de Sombreuil:

    «Vers onze heures, on appelle le citoyen Marsault et le citoyen
    de Sombreuil. Le premier tombe frappé d'un coup de hache qui
    lui fend la tête; déjà le fer était levé pour atteindre M. de
    Sombreuil, quand sa fille l'aperçoit. Elle s'élance au cou
    de son père, qu'elle enveloppe de sa magnifique chevelure, et
    présentant sa poitrine aux assassins: «Vous n'arriverez à
    mon père, dit-elle, qu'après m'avoir tuée!» Elle reçoit trois
    blessures. Sa beauté, plus grande encore dans cette scène
    terrible, émeut un des assassins: un cri de grâce se fait
    entendre. Subjugués par cet ascendant qu'inspire forcément la
    vertu, et peut-être par l'irrésistible attrait de la beauté dans
    les larmes, les égorgeurs entourent le père et la fille, et l'un
    d'eux, lui présentant un verre de sang qui s'échappait de la
    tête de M. de Saint-Marsault, lui dit: «_Bois ce sang à la santé
    de la nation, citoyenne, et ton père sera libre._» Elle l'avale
    d'un trait, et conquiert, par cet acte inouï de piété filiale,
    la liberté de son père.»

Voilà bien l'anecdote qu'on nous a tant de fois répétée, celle qui nous
faisait frissonner à cet âge heureux où nous apprenions la Révolution
française dans certains livres d'histoire si bien faits pour être
étudiés au lendemain d'une lecture des contes de Perrault et des
exploits de ses ogres. Voilà le _fait divers_ illustre que M. Victor
Hugo, parlant de Mlle de Sombreuil, revêtit un jour de sa poésie
d'adolescent:

  Souvent, hélas! l'infortunée,
  Comme si de sa destinée
  La mort eût rompu les liens,
  Sentit avec des terreurs vaines
  Se glacer dans ses pâles veines
  _Un sang qui n'était pas le sien!_

Voilà la persistante impossibilité que je regrette de retrouver encore
dans le livre de M. Edgar Quinet: «Deux jeunes filles, Mlle de Sombreuil
et Mlle Cazotte, désarmèrent les bourreaux et sauvèrent leurs pères,
_la première en buvant un verre de sang_.» (_La Révolution_, tome I, p.
384.) Mais puisque aussi bien M. le comte de Sombreuil nous en fournit
l'occasion, je veux, en peu de mots, raconter l'histoire exacte de ce
verre de sang bu _à la santé de la nation_.

Comment naquit cette légende? Quel est l'inventeur breveté, sans
garantie de l'histoire, de cette anecdote? Aucun contemporain n'en
parle: Jourgniac de Saint-Méard n'en dit mot, pas plus que les
chroniqueurs ou les témoins royalistes des massacres de septembre,
l'abbé Sicard, Peltier ou Maton de la Varenne. Lacretelle, dans son
_Histoire de la Révolution_, dit, à propos de Mlle de Sombreuil: «On lui
présente un verre; elle regarde, elle _croit voir_ du sang...» Dans une
romance qu'un poëte de ce temps-là, Coëttant ou Coittant, composa
pour célébrer le dévouement de Mlle de Sombreuil, il n'est aucunement
question du verre de sang. Or, je trouve ce renseignement dans les
_Mémoires sur les prisons_, à la date du 18 pluviôse an II: «Le
citoyen Coittant a donné lecture d'une romance de sa composition sur le
dévouement de la citoyenne Sombreuil; sa généreuse action a été célébrée
de la manière la plus touchante: l'_héroïne était présente_ et écoutait
la tête baissée; son visage était baigné de pleurs.»

«L'héroïne était présente»,--et sans doute l'assemblée nombreuse. On
n'eût pas manqué de faire remarquer à Coittant l'oubli du verre de sang,
si le fait eût été authentique.

M. Louis Blanc a expliqué ce qui a pu donner lieu à cette sinistre
légende. Mlle de Sombreuil allait s'évanouir, lorsque l'un des
massacreurs lui présenta un verre d'eau dans lequel une goutte de sang
tomba de la main de cet homme. Le fait a été rapporté à M. Louis Blanc
par une amie de Mlle de Sombreuil, qui l'avait conté elle-même pour
prouver que les meurtriers de l'Abbaye (sans excuse devant l'histoire et
la morale) n'étaient pas absolument insensibles.

Mais non, c'est à l'auteur du _Mérite des femmes_ que nous devons ce
conte qui a fait fortune. Après avoir célébré le dévouement de Mlle
de Sombreuil, laquelle avait partagé la captivité de son père, et,
l'accompagnant devant ses juges, avait plaidé pour lui de toute sa
jeunesse et de toutes ses larmes, après avoir écrit....

  Une fille au printemps de son âge,
  Sombreuil, vient, éperdue, affronter le carnage.
  Etc., etc.

Legouvé, qui (il le dit lui-même) ne put placer le verre de sang dans
son poëme, ajouta une note en prose où il raconta--le premier--quelle
condition on mit--selon lui--à la délivrance de M. de Sombreuil. Legouvé
ignorait donc comment fonctionnait le tribunal de l'Abbaye; il ne savait
pas que tout prisonnier déclaré _en liberté_ par Maillard, entre les
deux guichets, ne courait plus aucun danger au dehors? Et n'est-ce pas à
Maillard lui-même que M. de Sombreuil dut la vie, à ce Maillard qui, dit
M. Michelet, s'en alla de l'Abbaye _emportant la vie de quarante-trois
personnes qu'il avait sauvées et l'exécration de l'avenir?_ Il est hors
de doute, en effet, que Stanislas Maillard ait prononcé cette belle
parole: «_Je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains
dans le sang de ce vieillard._» On la retrouve citée dans le _Patriote
français_ de Brissot, qu'on ne peut accuser de partialité en faveur des
septembriseurs.

Delille n'a pas imité Legouvé, et, dans son poëme de la _Pitié_, il
s'est abstenu de parler du verre de sang. Les poëtes se suivent et ne se
ressemblent pas.

Je reconnais d'ailleurs que l'abnégation et l'amour filial de Mlle de
Sombreuil furent absolument admirables en ces journées terribles. J'ai
dit qu'elle avait obtenu la faveur d'aller retrouver son père dans
sa prison, et l'on pourrait s'étonner de rencontrer à cette époque
ce singulier mélange de rigueur et de pitié. Qui pourrait arracher
aujourd'hui cette grâce de partager la captivité d'un détenu? Et Mlle
de Sombreuil ne fut pas la seule qui s'enferma ainsi avec un parent. La
marquise de Fausse-Landry ne demeura-t-elle pas dans la prison de son
oncle, l'abbé de Rastignac? Mme de Fausse-Landry a même publié une
relation des massacres de septembre, et il n'y est point question du
verre de sang bu par Mlle de Sombreuil. On pourrait d'ailleurs invoquer
son témoignage, car Mme la marquise de Fausse-Landry vit encore,
croyons-nous, à Paris.

Nous admirons certes autant que personne l'héroïsme de Mlle de
Sombreuil. Elle a partagé la captivité de son père, elle eût voulu
à coup sûr partager sa condamnation. Mais, énergiquement, nous nions
qu'elle ait pu ou dû boire un verre de sang. M. le comte de Sombreuil a
beau citer dans sa lettre un _Extrait du registre des arrêtés du comité
de législation_ (séance du 26 thermidor an III), cet extrait constate
simplement avec nous son _courage inouï_ et sa _piété filiale_. Il ne
dit rien, et pour cause, du verre de sang.

Bref, l'horrible anecdote est apocryphe.

Tout le prouve.

L'histoire: sur le registre de l'Abbaye, en regard du nom de Sombreuil
et de la main même de Maillard, de cette écriture calme et correcte, il
est porté: «_Jugé par le peuple et mis en liberté._» Qu'avait-on besoin,
encore un coup, de _racheter_ M. de Sombreuil en vidant un verre de
sang, puisqu'il était libre?

La physiologie: M. Barthélémy Maurice, l'historien des _Prisons de la
Seine_, a consulté des hommes de science qui lui ont affirmé que du
cadavre d'un homme tué comme on a tué les prisonniers de l'Abbaye, il
serait tout à fait impossible de tirer un verre de sang _potable_. Or,
d'après M. de Sombreuil, le sang présenté à sa mère aurait été recueilli
d'une blessure reçue à la tête par M. de Saint-Marsault, ce qui rend la
chose encore plus invraisemblable.

La vérité est que Mlle de Sombreuil aura bu quelque verre d'eau ou de
vin (on en avait distribué aux _travailleurs_), et la preuve, c'est que
Mlle Cazotte, qui, elle aussi, sauva son père une fois, en fit
autant. Le fils de Cazotte, qu'on ne peut accuser d'être un ami de la
Révolution, le dit tout au long en contant qu'elle but à la santé de la
nation: «C'est par exagération qu'il a été dit qu'un verre de sang des
victimes lui avait été versé (à Mlle de Sombreuil); les verres portaient
les traces des mains auxquelles ils servaient, _et la même santé avait
été imposée à ma soeur_.» (_Témoignage d'un royaliste_, par J. S.
Cazotte, in-8°, 1839.)

Mais il ne suffit pas à M. le comte de Sombreuil que sa mère ait bu
un verre de sang, ce qui est--l'assertion de Cazotte suffirait à le
prouver--complétement erroné. M. de Sombreuil veut aussi que Mlle de
Sombreuil ait été menacée ensuite de l'échafaud.

«Mlle de Sombreuil, ajoute-t-il dans sa lettre, ne jouit pas longtemps
du triomphe dû à son sublime dévouement. Son père et son frère aîné,
incarcérés de nouveau en 1793, elle obtient encore de les suivre.
Traduits au mois de mai devant le tribunal révolutionnaire, ils furent
conduits à l'échafaud.

«Mais un décret de la Providence devait sauver une seconde fois ma mère.
Le même homme qui; dans le choeur de l'Abbaye, avait fait entendre
le cri de grâce et suspendu ainsi le poignard des assassins, l'ayant
reconnue dans la fatale charrette, les mains liées derrière le dos, il
la saisit par les poignets et la précipita hors de la voiture.»

Or, aucune biographie de Mlle de Sombreuil n'indique ni sa condamnation,
ni la façon extraordinaire dont elle aurait été sauvée par un honnête
massacreur, un septembriseur _ex machina_, aidé d'un décret de la
Providence. On peut tenir ce fait pour complétement imaginaire. En
effet, M. de Sombreuil, impliqué dans le procès des _chemises rouges_,
et son fils; pris à Quiberon les armes à la main, ont été condamnés le
17 juin 1795 (et non 1793, comme dit M. de Sombreuil); et--c'est M.
F. Lock qui veut bien me le faire remarquer--la liste officielle des
condamnés ne porte pas le nom de Mlle de Sombreuil, preuve évidente que
celle-ci ne fut pas condamnée, et par conséquent ne fut ni mise dans la
charrette des exécutions, ni arrachée à la mort par le moyen impossible
qu'on a indiqué. Au surplus, il existe une lettre de Mlle de Sombreuil à
Fouquier-Tinville, où elle intercède pour les deux accusés. Il est donc
bien évident qu'elle n'était point impliquée comme ils le furent, dans
le complot de Batz. Cette lettre, d'ailleurs, mériterait d'être citée.
J'y remarque, entre autres choses, ce singulier passage: «_Je me repose
sur ta justice; ton âme intègre et pure, ton dévouement à ta patrie te
feront un devoir d'examiner avec ta sévérité, mais aussi avec ta justice
ordinaire, la conduite des deux individus._»

La présente question, du reste, a été traitée et discutée longuement
dans l'_Intermédiaire_ (année 1864), et, l'enquête terminée, il s'est
trouvé que tous les témoignages concordent à faire rejeter comme
fantastique l'incident du verre de sang. On voit pourtant que la légende
n'est pas tout à fait morte. J'aurais été heureux, pour ma part, si
j'avais pu contribuer à la détruire, dans l'intérêt de la vérité et de
l'histoire.

Je ne voudrais pas rouvrir aujourd'hui un débat qui me paraît clos.
Voici pourtant, à propos du verre de sang de Mlle de Sombreuil, une
lettre et un document que je ne puis m'empêcher de passer sous silence.
Le document en question est, croyons-nous, inconnu en France. Il vaut
donc la peine d'être publié.

«Mon cher ami,

»Il y a deux ans et demi, M. Louis Blanc, répondant à une critique de
la _Revue d'Édimbourg_ qui mettait en doute l'exactitude de certains
passages de son _Histoire de la Révolution française_, publia, _en
anglais_, dans l'_Athenæum_ (26 septembre 1863), une curieuse lettre qui
lui était adressée par une vieille dame française, au sujet de l'épisode
de Sombreuil. Cette dame, que ses opinions royalistes ne peuvent rendre
suspecte de partialité, tenait de Mlle de Sombreuil elle-même le détail
des faits qu'elle relate, et qui sont une preuve de plus contre la fable
du verre de sang.

»Je ne sache pas que cette lettre ait été publiée en France. A tout
hasard je traduis à votre intention ce précieux document, enchanté qu'il
achève de vous donner raison dans l'intéressante polémique que vous avez
si victorieusement engagée.

»Tout à vous.

»PAUL PARFAIT.»

Voici maintenant la lettre que M. Paul Parfait a bien voulu traduire
pour nous:

    «Cher monsieur Louis Blanc,

    »Vous me demandez si rien n'est venu modifier mon opinion
    depuis le jour où je vous ai raconté la vérité, quant aux faits
    relatifs à Mlle de Sombreuil, pendant les journées à jamais
    lamentables de septembre 1792.

    »Mon opinion est et devait naturellement rester la même, car je
    tenais ces détails de la bouche même de Mlle de Sombreuil. Je
    ne puis mieux vous convaincre de l'exactitude de mes assertions
    qu'en vous racontant de quelle manière la version de l'aventure
    fut portée à ma connaissance par cette héroïne de la piété
    filiale.

    »En 1815, à l'époque des événements du 20 mars, étant
    très-jeune, je vivais avec ma famille à Paris, rue
    Saint-Hyacinthe Saint-Michel, n° I. Mon frère aîné, étudiant
    en droit, partit, comme beaucoup d'autres, pour aller rejoindre
    Louis XVIII à Gand. Dans la même rue, au n° 3, habitait une
    veuve nommée Mme de Montarant (je puis mal orthographier le
    nom). Cette dame avait une fille plus âgée que moi, et un fils,
    chevau-léger dans une des quatre compagnies qu'on nommait
    alors la _maison du roi_. M. Aimé de Montarant, fils unique, se
    montrait peu empressé de rejoindre à Gand ceux de ses camarades
    qui avaient suivi le roi, et cela par égard pour sa mère dont
    il était tendrement aimé. Ayant appris le départ de mon frère,
    celle-ci pria ma mère de lui faire savoir, dès qu'elle aurait
    de ses nouvelles, comment il s'y était pris pour passer la
    frontière sans être arrêté. Son fils lui avait promis de ne pas
    partir avant d'avoir reçu cette information: il ne partit point.
    De tout ceci il résulta que mon frère, à son retour de Gand,
    nous trouva en relations avec la famille Montarant, que j'ai
    depuis longtemps perdue de vue. Quoi qu'il en soit, à l'époque
    dont je parle. Mlle de Montarant vint un jour, de la part de sa
    mère, nous inviter tous à dîner. Ma mère, je ne sais pourquoi,
    montrant quelque hésitation, Mlle de Montarant lui dit: «Il y
    aura une de nos cousines, Mlle de Sombreuil, maintenant Mme de
    Villelume, si fameuse par le courage qu'elle montra en septembre
    1792, courage auquel son père dut la vie, malheureusement pour
    peu de temps.» Le désir de voir Mlle de Sombreuil eut raison des
    hésitations de ma mère. Cette dame n'avait que quelques jours à
    dépenser à Paris. Elle y était venue pour attendre le retour
    de son mari, qui, ayant suivi le roi à Gand, faisait partie
    du corps dit des _officiers sans troupes_, corps presque
    entièrement composé de vétérans de la première émigration. Mme
    de Villelume, si je ne me trompe, habitait, depuis son retour en
    France, dans le Limousin, lieu de naissance de son mari, lequel
    était, par parenthèse, un de ses cousins. Elle avait un fils
    qui me parut, à vue d'oeil, avoir une douzaine d'années. Mme de
    Villelume, à ce qu'on m'a dit, mourut quelques années après, à
    Avignon.

    »Pendant le dîner je remarquai que cette dame ne buvait que
    du vin blanc. Je dis à Mlle de Montarant: «La répugnance
    insurmontable qu'éprouve Mme de Villelume à prendre du vin rouge
    tient sans doute au souvenir du verre de sang qu'elle fut forcée
    de boire?--Elle n'a jamais bu de verre de sang! répondit Mlle de
    Montarant; c'est là une erreur que je vous engage à redresser,
    comme elle ne manque pas de le faire chaque fois qu'elle en
    trouve l'occasion.» Son cousin l'ayant alors invitée à parler,
    Mme de Villelume s'exprima à peu près comme il suit: «Je ne
    dirai pas que ce soit jamais sans un sentiment des plus pénibles
    que je reporte mes souvenirs sur ce terrible épisode de ma vie,
    ni que je puisse accorder aucune sympathie aux instruments d'un
    parti qui fut pour moi la cause de tant de malheurs; mais je
    crois qu'il est de mon devoir de ne pas souffrir qu'un crime,
    qui ajouterait une nouvelle atrocité à tant d'horreurs, soit
    imputé à tort à ceux qui me rendirent mon père. Voici la vérité:
    Quand les meurtriers, touchés de mes efforts pour sauver mon
    père, m'accordèrent sa vie, vaincue par l'émotion, je me sentis
    défaillir. Alors les meurtriers, par un sentiment difficile à
    concevoir de la part de gens qui avaient commis tant de crimes,
    m'emmenèrent devant la porte d'un café voisin. L'un d'eux, ayant
    demandé un verre d'eau sucrée à la fleur d'oranger, m'en fit
    boire quelques gouttes qui me ranimèrent; mais ses doigts teints
    de sang avaient taché le verre. Mon premier mouvement, à la vue
    de la main ensanglantée tendue vers moi, fut de me retourner
    avec horreur; sur quoi un de ceux qui me soutenaient murmura
    à mon oreille: «Bois, citoyenne, et pense à ton père.» Ainsi
    fis-je, mais jamais depuis je n'ai vu de vin rouge dans un verre
    sans être prise de frisson.»

    »Tel est, cher monsieur, le récit authentique des faits, tel que
    je le tiens de Mlle de Sombreuil elle-même.

    »Je vous autorise volontiers à faire de ce renseignement l'usage
    qui vous paraîtra convenable.


    »Vc DE MONTMAHON, née ROUSSEL.»

Et maintenant la question est jugée.




                         LA MAISON DE MARAT
                              1793-1870


Vieilles maisons! vieux souvenirs!

Combien de fois n'ai-je point cherché, dans les rues de Paris, les
traces du passé? Avec quelle fièvre j'interrogeais les coins de rues,
les logis aux façades antiques! Que de souvenirs historiques ramassés en
passant!

Connaissiez-vous le coin de Paris qui s'appelait les piliers des
Halles, un pauvre coin--bien innocent, bien pittoresque--où le peintre
retrouvait comme un reflet du Paris de la Fronde, où le rêveur pouvait
se figurer que Molière avait gaminé? J'y avais passé souvent, m'arrêtant
tout exprès devant ces boutiques obscures où s'entassaient, dans un
pêle-mêle et une ombre bizarres, des meubles et des souliers, des
bonnets de tulle et des chaussons de lisière, un assemblage de
marchandises diverses, des fauteuils et des légumes, des sabots et de la
volaille que des marchandes inamovibles, et conservant encore le type de
ces femmes qui acclamaient le duc de Beaufort, débitaient, superbes sur
leurs tabourets de paille, le gueux de terre sous leurs pieds, comme des
sénateurs sur leurs chaises curules. Tout cela a disparu.

N'ai-je point revu Denis Diderot, ce bon, ce grand, ce fougueux génie,
en passant devant cette maison de la rue Taranne qui fait l'angle de la
rue Saint-Benoît et où maintenant on a établi un café? Et d'Holbach, ne
l'ai-je point rencontré, lui aussi, devant cette maison de la même rue,
maison qui fut la sienne et où l'on voit à cette heure un établissement
de bains?

Place Scipion, à l'endroit où l'on a établi la boulangerie des hospices
civils, n'ai-je point foulé, comme tant d'autres, la place où sont
enfouis les os de Mirabeau? Oui, l'orateur puissant, le Titan de la
tribune est là, sous ces pavés; il est là, avec tant d'autres cadavres,
avec Pichegru, avec tous ceux qui furent enterrés au cimetière
Sainte-Catherine.

Et Marat, qu'on crut jeté à l'égout de la Halle (on n'y jeta que
son buste), n'est-il pas enterré dans un coin ignoré du cimetière
Sainte-Catherine?

Je pense à Marat, et le nom de Charlotte Corday vient sous ma plume.
Rue d'Argout, au nº 17, dans une maison dont la façade est
aujourd'hui réparée, mais qui naguère encore montrait des fenêtres en
guillotine,--maison de chétive apparence, étroite, à boutique fermée
et occupée naguère par une serrurerie--lorsque Charlotte Corday vint
à Paris pour assassiner Marat, un hôtelier tenait là, rue des
Vieux-Augustins, comme s'appelait alors la rue, l'_hôtel de la
Providence_. Charlotte y descendit; elle n'était pas fort éloignée du
logis de Saint-Just, qui demeurait rue Gaillon, à l'hôtel des États-Unis
(n° 11 aujourd'hui). Ce fut de ce logis qu'elle partit pour aller
frapper l'_ami du peuple_.

Singulier ami, flatteur plutôt. On a retrouvé, aux Archives nationales,
mainte pièce qui donne une idée exacte de ce qu'était Marat _savant_--un
empirique bâtonné souvent par les grands seigneurs auxquels il réclamait
ses gages, et qui, se plaignant devant le commissaire, n'en gardait pas
moins rancune des coups reçus.

Mon ami M. Émile Campardon, l'érudit historien du XVIIIe siècle, m'a
communiqué maintes pièces qui prouvent à la fois combien Marat eut de
mésaventures avec ses clients mécontents, et combien aussi ses malades
le traitaient de façon étrange.

Une seule de ces pièces suffira pour confirmer ce que je veux dire:

    EXTRAIT DES REGISTRES DU COMMISSAIRE AU CHATELET

    A. J. THIOT, 1777.

    L'an 1777, le samedi 27 décembre, dix heures du soir, en notre
    hôtel et par-devant nous, Antoine-Joachim Thiot, est comparu M.
    Jean-Paul Marat, docteur en médecine et médecin des gardes du
    corps de Monseigneur le comte d'Artois, demeurant à Paris, rue
    de Bourgogne, faubourg Saint-Germain, paroisse Saint-Sulpice.
    Lequel nous a rendu plainte contre M. le comte de Zabielo,
    Polonois de nation, demeurant à Paris, rue Coq-Héron, hôtel du
    Parlement d'Angleterre garni; contre M. Darnouville, demeurant
    à Paris; le sieur Darbel, demeurant aussi en cette ville et le
    nommé Flamand, domestique de dame Courtin, ci-après nommée, et
    nous a dit que, s'étant rendu aujourd'hui à sept heures du
    soir chez la dame Courtin, rue Neuve-Saint-Roch, qu'il traitoit
    depuis neuf semaines d'une maladie de poitrine, pour lui
    faire sa visite de médecin comme de coutume, il a trouvé dans
    l'antichambre mondit sieur le comte de Zabielo, qui, au lieu de
    le laisser entrer dans la chambre de la malade, l'a fait passer
    dans une autre pièce où l'ont immédiatement suivi les sieurs
    Darnouville et Darbel; qu'à peine assis, mondit sieur le comte
    de Zabielo a commencé à lui faire des reproches sur l'état de
    la malade, quoiqu'il se soit beaucoup amélioré depuis qu'il
    la soigne, et sur les frais de la cure, quoiqu'il soit dû au
    comparant 27 louis pour ses honoraires; que des reproches
    le comte de Zabielo est passé aux injures; qu'il a traité le
    comparant de charlatan; que lui, comparant, s'étant levé,
    a répondu qu'il étoit surpris qu'on l'eût fait venir pour
    l'insulter et qu'il n'étoit pas fait pour souffrir de pareils
    procédés. Sur quoi mondit sieur de Zabielo lui auroit porté un
    coup de poing sur la tête; qu'au même instant il s'est trouvé
    assailli par lesdits sieurs de Zabielo, Darnouville et Darbel,
    qui l'ont frappé sur la tête, lui ont arraché beaucoup de
    cheveux et lui ont fait des marques de leurs violences au doigt
    et sur la lèvre inférieure: en effet, nous avons aperçu de
    petites excoriations, l'une au petit doigt de la main gauche et
    l'autre au visage, sous la lèvre inférieure du plaignant; qu'il
    n'est parvenu à se dégager qu'en mettant l'épée à la main pour
    les repousser, qu'à l'instant il s'est senti saisi le bras par
    eux, qui ont sauté sur la lame de son épée, qu'ils ont cassée;
    que dans un moment aussi critique il auroit crié à son laquais,
    qui étoit resté dans l'antichambre: «A moi, Dumoulin! on
    m'assassine!» Que son laquais, entendant le bruit, étoit
    accouru, et voulut entrer; mais le dit Flamand l'en vouloit
    empêcher. Que de suite ce dernier fut joint auxdits sieurs de
    Zabielo, Darnouville et Darbel en disant: «Laissez-moi faire,
    monsieur le comte, j'aurai bientôt fait son affaire.» Que le
    plaignant, livré à leur fureur, s'étoit vigoureusement défendu
    et qu'à l'aide de son laquais qui crioit sans cesse aux
    assaillans: «Ne le tuez pas!» il s'étoit enfin débarrassé. Qu'en
    se retirant, il avoit été poursuivi et assailli de nouveau par
    ledit Darnouville, dont il s'étoit dégagé avec la poignée de
    son épée. Que parvenu à gagner la rue, il s'étoit rendu chez lui
    pour examiner l'état de sa tête où il sentoit de vives douleurs
    et où il a vu les signes de violence ci-dessus énoncés, et de
    là chez nous, pour des faits ci-dessus, circonstances et
    dépendances, nous rendre la présente plainte contre lesdits
    sieurs de Zabielo, Darnouville, Darbel, Flamand et autres, leurs
    complices, fauteurs et adhérens. Que, comme homme public, il
    dénonce au ministère de M. le procureur du roi, attendu que
    les fonctions du plaignant l'engagent à prêter ses secours à
    quiconque en a besoin, et doit avoir toute sûreté à cet égard,
    remettant là-dessus sa vengeance au ministère public. Nous
    requérant acte de tout ce que dessus[7].

    [Note 7: L'information eut lieu le 17 janvier suivant, avec
    Marat (qui se dit âgé de trente-trois ans) et Nicolas Dumoulin
    (vingt-cinq ans), domestique, pour témoins. Cette information ne
    nous apprend rien de nouveau.]

    _Signé_: JEAN-PAUL MARAT; THIOT.

En sortant du Luxembourg, l'autre jour, j'ai voulu, à deux pas de là,
visiter une maison condamnée, elle aussi! l'ancien appartement de Marat.
Au simple point de vue historique, cette maison valait un souvenir.

Elle porte aujourd'hui le nº 20 de la rue de l'École-de-Médecine,
l'ancienne rue des Cordeliers. «C'est, dit M. Michelet, la grande et
triste maison avant celle de la tourelle, qui fait le coin de la rue.»
Construction du dix-septième siècle avec escalier assez large, à rampe
de fer historié. C'est par là que Charlotte a passé, pâle sans doute et
contenant les palpitations de son coeur. La concierge vous avertit qu'on
ne visite point l'appartement de Marat. Sévère consigne. Mais tant
de curieux se présenteraient, en effet, chaque jour. Il faut avoir un
certain courage pour loger dans des lieux historiques et soutenir ainsi
de continuels assauts. Cet appartement est au premier, et le locataire
actuel est le docteur Galtier, un savant médecin, l'auteur d'un
remarquable _Traité de toxicologie_. J'ai eu un moment l'idée, pour
pénétrer jusqu'à lui, de me donner pour malade. Mais quoi! j'ai craint
qu'il ne m'ordonnât le Midi brusquement. La surprise eût été inattendue.

Je pus entrer enfin. La chambre étroite, mais point obscure, quoi qu'en
ait dit M. Michelet, est la dernière au fond de la cour après deux ou
trois autres assez petites. Ce n'est pas même une chambre, c'est un
cabinet. Rien n'est resté au surplus du temps passé. Un papier à fleurs
jaunes tapisse à présent cette pièce. Au fond, à l'endroit où étaient
placés la baignoire et l'escabeau, est accrochée une photographie de
la peinture de Paul Baudry, _la Mort de Marat_, avec une dédicace au
docteur Galtier. M. Baudry est venu là étudier. Des brochures encombrent
ce cabinet, et l'on peut se figurer que ce sont encore là quelques-unes
de ces piles de journaux oubliées par les porteurs, les plieurs, qui
allaient et venaient jadis à travers ces chambres, tout le jour durant.

Mais comme la vue de ces petites pièces si étroites détruit l'effet
produit par le tableau de Henri Scheffer, placé dans les galeries du
Luxembourg! Scheffer a représenté une chambre dix fois trop vaste. Il a
groupé toute une foule autour de la baignoire; or la vérité est que dans
la salle de bain, six personnes auraient peine à se tenir debout. Paul
Delaroche, au surplus, a commis une erreur pareille, et le billot et la
hache de l'exécution de Jane Grey, conservés à la tour de Londres, ne
sont pas semblables à ceux qu'il a peints sur le tableau qu'a gravé
Mercury.

Il vaut infiniment mieux voir les choses telles qu'elles sont. Pourtant
la demeure de Marat, telle que je me la figurais, sombre, noire,
affreuse, tenant de la cave et de la tanière, parlait mieux à mon
imagination.

On ne peut, il est vrai, la juger par ce qu'elle est aujourd'hui. La
pioche des démolisseurs va tantôt jeter à bas la maison, mais le temps
s'est déjà chargé de la transfigurer. A cette place où Charlotte Corday
planta son couteau dans le coeur du conventionnel, on rencontre un logis
propre et gai, paisible et simple, heureux, pour tout dire, et qui
fait songer à ces touffes d'herbe qui poussent sur l'emplacement des
échafauds.

En m'éloignant, j'ai jeté un coup d'oeil aux croisées de la rue. Lorsque
Danton logeait cour du Commerce et qu'il allait aux Cordeliers, il
s'arrêtait parfois sous ces fenêtres, et de sa voix puissante:--Hé!
Marat, disait-il. Une des fenêtres s'ouvrait. La tête livide de Marat,
enveloppée dans quelque mouchoir, se montrait:--Je descends! Et tous
deux allaient au club voisin, où Camille Desmoulins, peut-être, les
attendait déjà.

Le cordonnier Simon, lui aussi, demeurait près de là.

Cette mort de Marat eut son épilogue d'ailleurs et causa d'autres morts
encore--et cela par une sorte de magnétisme fatal.

L'histoire de la guérite où presque chaque soir se suicidaient, à la
porte d'un maréchal de France, les sentinelles qu'on y plaçait, date du
premier empire. Elle est demeurée légendaire. Napoléon fit enlever la
guérite, et l'on ne se suicida plus à cet endroit-là. Il y a, dans les
suicides, des courants et presque des modes. On se tue volontiers parce
qu'un autre s'est tué. Eh bien! après la mort de Marat, on avait exposé
dans une sorte de niche, près du Carrousel, la baignoire dans laquelle
Marat avait été assassiné et qui figure aujourd'hui au musée Tussaud,
à Londres. Cette baignoire, d'aspect étrange, en forme de sabot, était
éclairée, la nuit, par des torches qui lui donnaient je ne sais quel
fantastique aspect, si bien que la sentinelle chargée de la garder
prenait peur volontiers; mais, chose singulière, au lieu de fuir, se
déchargeait à elle-même un coup de fusil dans le crâne. Il y avait là
comme un magnétisme malsain, un terrible attrait. Bref, on donna l'ordre
d'ôter de sa niche la baignoire de Marat; et le Carrousel n'entendit
plus parler de suicide nocturne.




                        LA ROTONDE DU TEMPLE


La Rotonde du Temple, cette propriété d'un poëte, elle n'est plus!--Oui,
elle appartenait à un poëte.

Tous les cousins de Gilbert ne meurent pas à l'hôpital. M. Alfred de
Vigny possédait une ou deux îles--un vrai royaume--dans l'Océanie; et
les journaux annonçaient naguère qu'un poëte, M. Laurent Pichat, venait
de recevoir plus d'un million et demi d'indemnité en échange de la
Rotonde du Temple, qu'il abandonnait à la pioche des démolisseurs.

Pioche insatiable et terrible qui va, vient, cogne, lézarde, éventre,
renverse avec une étonnante rapidité, une persistance sourde. «Tout
arrive», disait M. de Talleyrand.--Tout s'en va, eût-il pu dire. La
véritable lamentation du moment apporte une variante à la plainte de la
veille, et Jérémie s'écrie maintenant:

    Hélas! que j'en ai vu démolir de maisons!

Cette Rotonde du Temple était un des coins les plus curieux de notre
étonnant Paris, une de ces originales verrues que Montaigne eût aimées
sans peine. Elle datait du siècle passé; à peine peut-on voir encore
quelques débris de ses arcades circulaires. Elle s'élevait naguère
haute, droite, sur ses colonnes toscanes, abritant toute une population
laborieuse, garnie de magasins hybrides où s'amoncelaient comme en une
hécatombe tous les vêtements que Paris abandonnait à Paris.

Le spectacle était fort curieux le soir, vers onze heures, lorsque
venaient, les uns après les autres, les marchands d'habits apporter le
butin de leur journée et le céder aux vendeurs. Le hasard en son ironie
y faisait des rapprochements étranges, et l'habit noir du dandy, le
paletot de l'employé, la casquette de l'ouvrier et le chapeau de la
femme entretenue s'y rencontraient, étonnés de cette promiscuité, comme
pour fournir maintes réflexions au promeneur en quête de philosophie
banale.

Combien regretteront cette Rotonde, sans compter les romanciers, qui en
ont si largement usé lorsqu'il leur fallait un peu de pittoresque?

Mais de quoi n'use et n'abuse pas un romancier?

La demi-lorette y puisait tout un arsenal de séductions au rabais
qu'elle revendait avec prime; la vanité du pseudo-gandin à la bourse
légère y venait pourchasser l'élégance; la médiocrité y trouvait le
nécessaire, et Mélingue, ce grand artiste _plastique_, disait un jour
qu'il ne composait jamais un costume sans en avoir cherché les éléments
dans les vieilles étoffes ou les habillements accrochés au Temple.

Car le passé, aussi bien que le présent, était le tributaire de la
Rotonde, et toutes les grâces, et tous les atours des siècles évanouis
se retrouvaient là, poudreux et dormant sous d'épaisses couches de
guenilles.

Que de sources alimentaient le _pandémonium_ des hardes!--Il y en avait
même de bourbeuses.--Un exemple qui date de loin:

Le général Dorsenne, rival de Murat pour l'élégance militaire, tenait à
se rendre digne de la parole de l'empereur Napoléon Ier, lequel disait:

--Voulez-vous voir le type du général français? Regardez Dorsenne un
jour de bataille!

Il avait donc acheté un uniforme neuf et des plus magnifiques. Le départ
étant proche, le costume avait été emballé avec les autres bagages, et
Dorsenne se proposait de l'étrenner au premier combat.

La veille de son départ, il se rend à la Gaîté, où un nouveau drame de
Guilbert de Pixérécourt attirait tout Paris.

Le rideau se lève; un acteur entre en scène. C'est Tautin, l'artiste
aimé, le grand-père de l'Eurydice d'Offenbach, Tautin vêtu d'un superbe
costume de général.

Dorsenne pousse un cri; il n'en peut croire ses yeux: c'est son uniforme
que porte l'acteur. Il fait appeler Tautin, qui accourt.

--Quel est ce costume? De qui le tenez-vous?

--Je l'ai acheté au Temple.

Un domestique du général avait envoyé les bagages de Dorsenne aux
revendeurs de la Rotonde. Le général n'avait pas le temps de se fâcher;
il partit de fort méchante humeur, fit avec son vieil uniforme toute la
campagne de Prusse, et sa brigade n'en marcha pas plus mal.

Il n'y a plus trace de la Rotonde et l'on n'aura plus que la consolation
de la contempler en effigie toutes les fois qu'on reprendra _le Fils
du Diable_, Paul Féval ayant placé là une des principales scènes de son
drame. La démolition a été rapide, et les anciens hôtes de la Rotonde
n'ont pas vu s'écrouler sans regret leur demeure. L'homme comprend
si bien le prix du temps et des choses, qu'il s'attache à tout ce qui
l'entoure et jusqu'aux pierres qui forment son logis. On ne voit pas
sans émotion disparaître une maison (si noire et si vieille qu'elle
soit), où l'on a mis quelque chose de sa vie! Les marchands du Temple
ont voulu tous emporter une photographie de la Rotonde. Combien de fois
la regarderont-ils en songeant au passé plein de souvenirs!

M. Laurent Pichat parlait dernièrement de certaine tradition,--qu'il
tenait de M. Laboulaye,--et qui se rapportait à la Rotonde du Temple.
Il s'agissait d'un testament de la reine Marie-Antoinette caché dans la
Rotonde. On devait le retrouver sans doute.

Un testament de la reine! Voilà qui doit intéresser les lecteurs des
_Histoires de Marie-Antoinette_, publiées par MM. de Goncourt et M. de
Lescure.

Mais que faut-il penser de la nouvelle?

Je demanderai à M. Laboulaye la permission de citer la lettre qu'il a
bien voulu m'écrire à ce sujet.

«MONSIEUR,

»Il y a, en effet, dans ma famille, une tradition conservée depuis
soixante-dix ans, à tort ou à raison, et qui est celle-ci:

»C'est mon grand-père, Jean-Baptiste Lefebvre de la Boulaye, ancien
notaire du roi Louis XVI, qui a bâti la Rotonde du Temple sur des
terrains achetés à l'ordre de Malte, et dans l'intention assez étrange
d'en faire un lieu d'asile pour les débiteurs poursuivis par leurs
créanciers; les biens du Temple (qui appartenaient à l'ordre de Malte)
étaient à l'abri des officiers de justice.

»Mon grand-père habitait la Rotonde à l'époque où le roi et la reine
étaient enfermés dans la Tour du Temple; ma grand'mère, qui se nommait
Savin de la Guerche, était une Vendéenne et une ardente royaliste. Son
frère fut aide de camp de Charette et fusillé en Vendée. Suivant notre
tradition de famille, ma grand'mère communiquait par signes avec madame
de Tourzel, qui était enfermée avec la reine, et on lui aurait jeté
le testament de la reine, qu'elle aurait caché dans la Rotonde. Ma
grand'mère fut si vivement émue par les événements de la Révolution
qu'elle en perdit la raison; de façon qu'il m'est assez difficile de
dire si ce n'est pas dans son égarement qu'elle a cru s'être mis
en correspondance avec la reine. Ce qui est probable, c'est que
Marie-Antoinette a dû faire un testament; ce qui est sûr, c'est que nous
ne l'avons pas.

»Cette tradition n'a pas grande valeur si, comme il est probable, on
ne trouve rien dans la démolition; mais si l'on trouvait un papier
quelconque concernant le roi ou la reine, elle en prouverait
l'authenticité. Je vous la donne telle que je l'ai reçue; mon père est
mort depuis longtemps, mais, sur ce point, il n'en savait pas plus que
ce que je vous dis: il croyait cependant à l'existence du testament.
Mais il était fort jeune en 1793, étant né en 1780.

»ED. LABOULAYE.»

C'est la démolition complète de la Rotonde qui seule pouvait donner tort
ou raison à cette tradition, de toute façon fort curieuse.

Ma curiosité fut bientôt satisfaite. Le rédacteur en chef du journal où
je publiais les lignes qui précèdent reçut la lettre suivante:

«_Paris, le 3 juillet 1863_.

»MONSIEUR,

»J'ai vu avec plaisir la notice intéressante que l'un de vos
collaborateurs a publiée sur la rotonde du Temple, dans un des derniers
numéros du journal.

»Quoique n'ayant pas l'honneur d'être connu de votre collaborateur,
M. Jules Claretie, je me promettais bien de prendre la liberté de
lui envoyer copie des documents que nous pourrions trouver dans les
démolitions, persuadé qu'il me pardonnerait la liberté grande en
faveur de l'intention. Malheureusement le succès n'a pas répondu à ses
espérances.

»Hier, le dernier coup de pioche a fait disparaître la dernière pierre
de la Rotonde; et, en fait de documents historiques, nous n'avons trouvé
que la plaque commémorative de la pose de la première pierre de la
_Rotonde_ ou _portiques du Temple_, en 1788, et celle de la pose de
la première pierre du vieux Marché, en 1809. Pensant qu'il peut être
agréable à votre collaborateur de prendre connaissance de ces deux
pièces, je lui en envoie la copie fidèle.

»Et maintenant, monsieur, je crois qu'il faut renoncer à l'espoir de
jamais retrouver le testament de Marie-Antoinette. Il peut être regardé
comme fait acquis désormais à l'histoire, ou que l'infortunée reine
n'aura pas fait de testament, ou que ce testament, confié à d'autres
mains que celles des habitants de la Rotonde, aura été détruit, soit
par accident, soit avec intention. Ce doute ne sera probablement jamais
changé en certitude.

»Veuillez croire, monsieur le rédacteur en chef, à ma considération la
plus distinguée.

  »ERNEST LEGRAND,
  »Architecte, inspecteur des travaux du nouveau Marché,
  3, rue Payenne.»

Voici le texte des pièces justificatives jointes à la lettre de M.
Ernest Legrand:

    PORTIQUES DU TEMPLE
    DESTINÉS A LOGER DES MARCHANDS ET AUTRES

    «Bâtiment isolé, de 37 toises de long sur 17 de large, avec
    galerie formée par 44 colonnes portant arcades, élevé sur les
    dessins de F. V. Perrard de Montreuil, architecte.

    »La première pierre en a été posée le 10 juin par très-haut
    et très-puissant seigneur Mgr Alexandre-Emmanuel, bailly de
    Crussol, grand'croix non profez de l'ordre de Saint-Jean de
    Jérusalem, chevalier des ordres du Roi et de Saint-Louis,
    maréchal des camps et des armées de Sa Majesté, capitaine des
    gardes du corps de Mgr le comte d'Artois, administrateur général
    du grand prieuré de France, pour S. A. Mgr le duc d'Angoulême;

    »En présence de M. de Ligny de la Quénoy, prieur curé du Temple;
    de MM. Prévaud et de Ricard, chanoines du Temple et de M.
    Lefèvre de la Boulaye, secrétaire du Roi, propriétaire à titre
    de bail emphytéotique des terrain et bâtiments; Louis-Adrien
    Le Paige étant bailly; Charles-Pierre Le Paige, lieutenant
    du baillage; Antoine-Gabriel Pangue, commissaire du Temple;
    François-Valentin de Jouy étant régisseur et receveur général du
    grand prieuré de France.»

(Copie de la plaque en cuivre trouvée, le 30 juin 1863, à la démolition
de la Rotonde du Temple.)

  «_Paris, le 30 juin_ 1863.

  »Pour copie conforme à l'original,

  »E. LEGRAND,
  »Architecte, inspecteur des travaux.

  »NOTA. Il n'y avait pas de monnaies.»

Copie de l'inscription gravée sur la plaque de cuivre placée dans la
boîte contenue dans une cavité de la première pierre posée lors de
l'inauguration de l'ancien marché du Temple, laquelle a été découverte
le 14 mai 1863, lors des travaux de démolition:

                        Le 14 octobre 1809,
                     VI du règne de Napoléon,
                      Empereur des Français,
         Roi d'Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin;
                        Sous le ministère
    De son Excellence Jean-Pierre Bachasson de Montalivet, comte
                           de l'Empire,
     Commandant de la Légion d'honneur, Ministre de l'intérieur;
                     Étant préfet de police,
         Louis-Nicolas-Joseph Dubois, comte de l'Empire,
     Commandeur de la Légion d'honneur, Conseiller d'État à vie,
         chargé du IVe arrondissement de la police générale;
     les marchés établis des diverses places publiques de Paris,
           pour la vente des hardes, linges et vieux fers,
                       ont été transférés
           sur l'emplacement de l'ancien enclos du Temple;
            la première pierre des fondations a été posée
        par Nicolas-Thérèse-Benoît Frochot, comte de l'Empire,
    Commandant de la Légion d'honneur, Chevalier de l'ordre royal
                     de la Couronne de fer,
        Conseiller d'État, Préfet du département de la Seine;
                         en présence
  d'Athanase-Jean-Marie Bricogne, membre de la Légion d'honneur,
          Maire du VIe arrondissement municipal de Paris
  de Nicolas Goulet et Jean-Denis Toussaint Solle, ses adjoints,
    et de Jacques Molinos, architecte, inspecteur général des
  travaux publics du département de la Seine et de la ville de Paris;
                   Directeur des constructions.

    NOTA. Sous cette planche de cuivre étaient placées,
    dans des cavités pratiquées dans l'épaisseur du fond de la
    boîte, deux pièces d'or: une de 20 fr., une de 40 fr.; cinq
    pièces d'argent: une de 5 fr., une de 2 fr., une de 1 fr., une
    de 1/2 fr., une de 1/4 de fr., et une de 10 cent. en métal de
    cuivre allié d'argent, portant la lettre N.

»Pour copie conforme à l'original,
»E. Legrand,
»Architecte, inspecteur des travaux.»




                          L'HÔTEL CHANTEREINE


_Paris s'en va!_ Paris s'écroule. De ce qui fut l'histoire, on a fait
des gravois.

Il ne restera bientôt plus rien du Paris glorieux ou curieux
d'autrefois.

Il est temps de rechercher les restes, ou les traces, de ce Paris dont
on nous déshérite.

Dans ces courses pieuses, on irait volontiers au hasard, selon le
caprice et la brise, aujourd'hui, rue du Faubourg-Poissonnière, dans
la chambre du sergent Hoche, demain, à Versailles, respirer l'odeur
vivifiante de salpêtre que semble avoir gardé le vieux Jeu-de-Paume.

La rue de Châteaudun occupe maintenant une partie du terrain où
s'élevait, il y a quelques années encore, l'hôtel Chantereine. Des
boutiques de parfumeurs ont remplacé les allées où Joséphine, qui
avait fort besoin de parfumerie, errait au bras de son époux. Je revois
encore, au nº 60 de la rue de la Victoire, la petite porte verte, armée
de faisceaux consulaires, qui s'ouvrait sur l'allée de la maison et
conduisait à l'hôtel. C'est là que se joua l'odieuse comédie du 18
brumaire, et que s'ourdit la conspiration.

Bonaparte n'était déjà plus l'officier inconnu, maigre, avide, ambitieux
sans point d'appui, que le petit belvédère du quai Conti,--au haut de
la noire maison qui fait le coin de l'étroite rue de Nevers,--avait
vu dévorant ses rêves de jacobinisme effréné. Il avait oublié déjà
ses relations républicaines, sa liaison avec les Robespierre, tous ses
projets à la Brutus. Il était le vainqueur d'Italie et le vainqueur
d'Égypte. Il venait d'abandonner, de laisser sans vêtements, sans
argent, les troupes qui l'avaient suivi dans sa grande et folle aventure
d'Orient. «Les troupes sont nues, écrivait Kléber, et Bonaparte n'a pas
laissé un sou en caisse!» Et tandis que, superbe, résolu dans sa gaieté
mâle, Kléber, trahi par Bonaparte, se disposait à mourir, Bonaparte,
débarquant à Fréjus, songeait déjà à régner.

Il avait épousé, par passion, si on l'en croyait, par calcul, si on en
croit l'histoire, cette Joséphine qui, plus âgée que lui, fort répandue
dans le monde du Directoire, dansait jambes nues, avec la Récamier,
et souffletait la République agonisante, elle qui, en nivôse an II,
sollicitant coquettement du vieux et austère Vadier une audience,
lui adressait cette lettre fameuse: «_Je t'écris avec franchise, en
sans-culotte montagnarde._» Les _Mémoires_ de Barras diront bientôt,
lorsqu'on les publiera, pourquoi, dans quel but, avec quel espoir,
Bonaparte s'était épris si vivement d'une femme de trente-quatre ans,
créole, c'est-à-dire fatiguée déjà[8].

[Note 8: Ce fut Joséphine qui mit à la mode pour les femmes les
mouchoirs de dentelle qu'on tenait sur les lèvres, cela pour dissimuler
ses dents, qui étaient fort laides.]

Ce n'était certes point par passion. De bonne heure il avait donné, d'un
coup sec, un tour de clef à ses passions. L'amour est un boulet au
pied des ambitieux. Le Corse était d'avis qu'il faut, matériellement
et moralement, se servir des femmes; mais les aimer, jamais. Il les
traitait comme des choses. Brutal avec Mme de Staël, il était cynique
avec ses maîtresses. C'est la _Contemporaine_, cette folle éprise de
César, qui raconte qu'un jour, comme elle lui demandait tendrement son
portrait: «Ah! mon portrait? fit-il brusquement, eh bien, le voilà,
tenez, et très-ressemblant!» Et il lui tendait une pièce de cent sous.

L'églogue avec lui devient facilement sanglante. Un jour, en Italie,--un
dimanche,--des petites dames lui exprimant leur envie folle de voir une
petite guerre: «Qu'à cela ne tienne, dit-il.» Il fait avancer un peloton
contre un avant-poste autrichien. On se fusille et on nous jette huit
grenadiers sur le carreau. «Voilà qui est fait, dit-il alors à ses
visiteuses. Êtes-vous contentes?» On rapportait au camp français les
cadavres des pauvres diables inutilement sacrifiés[9]. Ne croirait-on
pas voir quelque condottiere italien du temps de Castruccio Castracani
donner le spectacle d'un tournoi meurtrier à de blondes et belles
capricieuses?

[Note 9: Voy. Arnaud (de l'Ariége).]

Cet homme évidemment n'aimait point Joséphine de Beauharnais. Il se
servait de son influence, de son appui, pour risquer les premiers pas
sur la route entrevue, quitte à congédier ensuite, comme il allait le
faire, cette auxiliaire de la première heure.

L'hôtel Chantereine appartenait à Joséphine Tascher de La Pagerie.

Bâti par l'architecte Ledoux pour Condorcet, la veuve du girondin, soeur
du maréchal Grouchy, l'avait vendu à Julie Carreau, qui, dans cet hôtel
où devait venir s'établir Bonaparte après son mariage, avait épousé
Talma. Au temps du comédien, la demeure était pleine de fêtes. Un soir,
pendant qu'on y dansait et que les uniformes bleus des conventionnels se
perdaient dans les robes de gaze des artistes du théâtre de la Nation,
Jean-Paul Marat, au milieu du grand salon de l'hôtel, se heurta contre
Dumouriez, qui le regarda, sans dire un mot, dans les yeux. Les joues
bilieuses de Marat étaient devenues livides, et son regard jetait des
flammes. Dumouriez sourit et passa. Mais l'autre, hochant sa grosse
tête, sortit brusquement, et on l'entendit murmurer: «Celui-là sent le
traître!»

Joséphine avait acheté l'hôtel Chantereine à Talma. Mariée au général,
elle y vint vivre avec Bonaparte. Il y établit, dès son retour d'Égypte,
son quartier-général de conspirateur. Quelle comédie incroyable on
pourrait écrire avec les menus détails de cette conjuration de brumaire!
Avec Bonaparte, le petit hôtel de cette rue Chantereine, qu'on débaptise
et qu'on appelle, à cause de lui, rue de la Victoire, devient comme
un ministère nouveau, un petit État dans l'État, le foyer de multiples
intrigues, l'atelier où se fabrique doucement l'immense toile d'araignée
dont une poignée de généraux va bientôt envelopper la malheureuse
France.

Tout est mis à contribution; la famille entière, le nid des Bonaparte
s'en mêle. Joséphine amadoue le pauvre et brave Gohier, cet héroïque
Géronte républicain; Joseph, qui ose à peine se risquer dans l'affaire,
est chargé de séduire Bernadotte et Moreau, et d'offrir au héros de
Hohenlinden, de la part de son frère, des sabres égyptiens enrichis de
diamants. Lucien, plus républicain d'aspect, n'attend que l'heure de
trahir et de sacrifier la patrie à la famille. Les généraux, interrogés,
sont pris par leur vanité, par leur sottise, par leur ambition, par leur
haine. On dispose cet hôtel Chantereine comme un décor de théâtre.
Dans les soirées, où Volney s'abaissera jusqu'à souffler, pour la faire
refroidir, la tasse de thé du général, on suspend à la muraille les
lances, les aigrettes et les sabres des mamelucks. On remise au grenier
les meubles pour avoir l'occasion de faire asseoir les convives sur
des tambours qui n'ont jamais vu l'Italie, et leur dire: Prenez place,
citoyens, ce sont les tambours d'Arcole!

Mais le mot _citoyen_ est déjà hors d'usage. Robespierre, avant de
mourir, a dit au bourreau: _Monsieur_.

L'histoire est trop dédaigneuse et trop grave. Lorsqu'elle n'est point
signée Michelet, elle n'ose tout dire. Elle a tort. Les petits ridicules
de Bonaparte, à cette heure d'hésitation, de trouble, de dévorante
ambition, le font mieux connaître que ses discours ou ses actes. Il
faisait tout alors pour la mise en scène. Cet homme qui, après avoir
passé le Saint-Bernard à dos de mulet, voulait que la peinture le
représentât calme sur un cheval fougueux, comprenait le prix de ce que
le baron de Foeneste appelait le _paroistre_. Il avait trouvé que des
cheveux noirs encadraient bien son long et pâle visage, et, pour arriver
à leur donner la couleur et le reflet de l'aile de corbeau, il se
teignait et se graissait avec de la pommade. Peut-être était-ce là de la
coquetterie.

Plus d'une fois, on le prend sur le fait de fatuité physique. On sait
que ses yeux, ses fameux yeux d'aigle, n'avaient point de cils. Un jour
le vieil Houdon expose aux Tuileries (Bonaparte était alors consul)
un buste du héros, superbe et frappant. De même qu'il avait laissé
à Voltaire toutes ses rides, Houdon avait représenté sans cils les
paupières du général. Bonaparte arrive un matin, traînant son sabre,
suivi de son état-major, et s'arrête devant son buste. Houdon, un peu
anxieux, attendait.

«Ai-je l'oeil ainsi fait? dit Bonaparte.»

Et, prenant le buste par le nez, il le jette à terre et le brise.

Rue Chantereine, quand il parlait, il affectait la lenteur musulmane. Il
fallait que le général d'Égypte eût l'attitude troublante du sphinx du
désert. Ce sphinx en habit brodé était tout prêt d'ailleurs à livrer
son secret. Un jour de novembre, le 18 brumaire de l'an VIII, la petite
porte devant laquelle j'ai tant de fois passé s'ouvrit: un cortége de
généraux sortit, pâles et enveloppés dans leurs manteaux à collet.
Les uns allaient à Saint-Cloud, d'autres demeuraient à Paris. Tous
trahissaient la République et livraient à un homme de Corse cette France
qu'au prix de leur sang ils avaient défendue contre l'étranger.

La veille de ce jour où la République allait être frappée, le président
du Directoire exécutif de la République française recevait ce billet
écrit, rue Chantereine, par la femme du général Bonaparte:


«Ce 17 brumaire an VIII.

«Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner avec moi demain, à
huit heures du matin. N'y _manquès_ pas. J'ai à causer avec vous sur des
choses très-intéressantes. Adieu, mon cher Gohier, comptez toujours sur
ma sincère amitié.

»LA PAGERIE BONAPARTE.»

L'invitation, le billet, l'amitié, tout était un piége. Gohier ne se
consola, ne se pardonna jamais d'y être tombé. Pendant ce temps, ceux
des généraux qui voulaient demeurer fidèles à la République, étaient
surveillés, traqués dans leurs maisons. Fusils chargés, des grenadiers
se tenaient de planton à leur porte. La loi était prisonnière. Les
députés se présentaient au palais directorial et se heurtaient aux
sentinelles.--On n'entre pas!--Mais nous sommes députés.--On n'entre
pas!

Ordre d'arrêter Santerre, dont la grande voix populaire pouvait, comme
au 10 août, soulever, déchaîner le faubourg Antoine. Et l'aveugle et
obéissant Lefebvre, passant en revue ses soldats, leur criait (c'était
le mot d'ordre donné par Bonaparte):

--Soldats, vous n'aimez pas les _avocats_? (Non! non!) Eh bien, je vais
vous mener quelque part où vous en trouverez beaucoup.

Et les grenadiers, avec un hourra, suivaient ce soldat qui, fils de la
République, allait stupidement tuer sa mère.

Quelques heures après, c'en était fait de l'oeuvre à laquelle tant de
héros, tant de génies, tant de martyrs illustres ou inconnus avaient
donné leur sang. Bonaparte, tremblant, allait laisser échapper sa
victoire; mais Lucien (le seul des Bonaparte que l'histoire sévère
ait épargné), Lucien le libéral, Lucien le protecteur de Béranger,
trahissant du haut de son fauteuil l'assemblée qu'il présidait,
ressaisissait cette victoire par un coup d'énergie. On couchait en joue
les Cinq-Cents. L'assemblée, dissoute par les baïonnettes, protestait
vainement, et vainement voulait combattre. Ses cris de: _Vive la
République!_ se perdaient dans les acclamations d'une soldatesque qui
comprenait qu'elle allait régner.

Je n'ai jamais passé rue de la Victoire sans me souvenir de ces choses.
L'hôtel Chantereine n'existe plus pourtant. Donné par Bonaparte au
général Lefebvre-Desnouettes, le général Bertrand l'a habité sous
Louis-Philippe. C'est là qu'en décembre 1797, le Directoire était venu,
en grand appareil, inviter Bonaparte à une fête triomphale qui fut
donnée, dans la grande cour du palais du Luxembourg, le 10 _décembre_,
date prédestinée.

C'est devant cet hôtel qu'en 1825 passa le convoi mortuaire d'un autre
général, mort le 28 novembre (en brumaire encore) dans une maison,
démolie aujourd'hui, et qui faisait l'angle nord de la rue Chantereine
et de la rue de la Chaussée-d'Antin. Celui-ci, ce mort qu'on allait
enterrer dans la petite église Saint-Jean, rue du Faubourg-Montmartre,
n'avait jamais combattu que pour le droit, la patrie et la liberté;
ce n'était pas, dans toute la valeur du terme, un grand homme, c'était
mieux que cela: c'était un honnête homme, c'était le général Foy.

Vendu par Mme Desnouettes à M. Gauby, l'hôtel Chantereine a été démoli
en 1860.

Un jour, Napoléon,--celui qu'on appelait à Brienne _Napollione_, d'où
la _paille au nez_,--dit à quelqu'un qui lui prouvait que les Napoléon
descendaient de Charlemagne:

--Ces généalogies sont puériles! A ceux qui demanderont de quel temps
date la maison Bonaparte, la réponse est bien simple: elle date du 18
brumaire.

Du 18 brumaire. Il disait vrai, et son berceau fut l'hôtel Chantereine.
Noblesse toute neuve, noblesse de coups de main et de coups d'État.




                          LES AUTOGRAPHES


J'aime assez l'_autographomanie_. Les autographes sont un peu comme les
coulisses de l'histoire. Lorsqu'il écrit, on a beau dire, M. de Buffon
ôte ses manchettes et le grand Roi enlève sa perruque. L'autographomanie
surprend l'histoire à son petit lever, ou à son petit coucher, comme on
voudra, et la dépouille de toute solennité. Il n'est pas de grand homme
pour son valet de chambre, affirme le dicton, et cela est bien possible.
Il n'est pas de comédien à coup sûr pour son papier à lettres.

Encore faut-il pourtant que les autographes soient authentiques.
Les fausses lettres de Mme de Maintenon et les fausses lettres de
Marie-Antoinette nous ont assez divertis, il y a huit ans. On s'égayait
ensuite aux dépens de prétendues lettres de Pascal qui étaient de
Goussard ou de Giboyer, ou de tout autre. Voici maintenant que M. le
marquis de Raigecourt écrit au _Journal des Débats_ pour affirmer qu'il
a été tout dernièrement mis en vente publique seize lettres de Mme
Élisabeth à la marquise de Raigecourt, sa mère, lettres dont il possède,
lui, les originaux. Quel est ce mystère? Je crains bien qu'on ne puisse
le pénétrer autrement qu'en affirmant qu'il existe, je ne sais où, une
fabrique de faux autographes comme il existe des boutiques de fausse
monnaie. On expédie là les curiosités par douzaines et les textes
précieux à la grosse; mais la supercherie, tôt ou tard, finit bien par
se découvrir[10].

[Note 10: L'étonnante affaire Vrain-Lucas l'a prouvé. Le savant M.
Chasles, que le fabricant de faux autographes a trompé, en est encore
inconsolable.]

Vous savez l'histoire de M. Prosper Mérimée qui, pour se faire
bien venir de Charles Nodier, lui confectionna de sa propre main un
autographe de Robespierre. Le bon Nodier était enchanté, tournant
et retournant le précieux papier entre ses doigts et s'extasiant sur
l'intérêt tout historique du document, lorsqu'en approchant cette page
de la fenêtre, en examinant la transparence, il aperçut dans le grain
même le nom du fabricant accompagné d'une terrible date. _Canson. 1834_.
Jugez du courroux. M. Mérimée pensa en étouffer de rire et Nodier de
colère.

Ces dates sont vraiment inconvenantes. C'est ainsi que depuis une
vingtaine d'années, certains marchands achètent à la fabrique de Sèvres
des pièces de porcelaine qu'ils font décorer à leur guise et qu'ils
vendent, sans scrupule, comme ayant appartenu au service de table de
Louis-Philippe. Cela est fort bien, mais si l'acheteur se donne la peine
de regarder sous la soucoupe ou sous la tasse, il y verra, très-lisible,
le monogramme de Sèvres entre les deux chiffres qui servent à dater,
par exemple: _6. S. 9._ pour: _Sèvres, 1869_. Les curieux seuls et les
amateurs sont comme il faut stylés là-dessus et mis en garde contre les
_truqueurs_.

Mais je connais un cabinet d'autographes, certes un des plus riches et
des plus ignorés de Paris, où l'on est sûr du moins de l'authenticité
des écritures, l'homme qui le possède étant expert en la matière. Rue
de Richelieu, sous cette vieille arcade Colbert, que l'on a démolie, par
amour de la régularité et de l'_alignement_, avez-vous jamais vu, assis,
le nez dans un livre, un homme à longue barbe grise, robuste encore,
lunettes sur le nez, front intelligent et large, vrai rabbin de
Rembrandt, honnête et énergique tête de démocrate plutôt--et qui se
tient là, vendant des livres, le long de ses casiers accrochés à la
muraille? C'est le dernier peut-être des bouquinistes de Paris. Quand je
dis _bouquiniste_, j'entends fin connaisseur et ami des livres, sûr de
ses éditions, flairant les trouvailles et tout prêt à faire bénéficier
de ses trésors, non le passant qui ignore, mais le client lettré qui
s'arrête et qui cause. C'est là seulement, sous cette arcade, qu'on peut
encore espérer découvrir quelques ouvrages de prix. Les quais, depuis
longtemps, sont envahis par la bibliothèque de pacotille. On chercherait
longtemps sans y rien déterrer. Tout au contraire, là j'ai vu des
Elzevirs bien souvent, et j'ai acheté un Alde Manuce le plus beau du
monde.

L'homme s'appelle Lefebvre. Il a cinquante ou soixante ans, je ne sais.
Il connaît tout, cause de tout, et, j'en suis bien sûr, a tout lu.
Ancien forgeron, il était jeune lorsqu'il reçut un coup de pied de
cheval qui lui cassa le bras, lui rendit impossible tout rude travail.
Adieu le marteau! Et maintenant, que faire? étendu sur son lit, pendant
sa maladie, il avait feuilleté des livres, ces vieux livres qu'il
parcourait la journée finie ou le dimanche venu. Va donc pour les
livres! «Je vendrai des livres, se dit-il, et ce me sera une occasion
d'en lire!» Il s'établit je ne sais où, et le voilà enrôlé volontaire
dans le régiment du bouquin. En ce temps-là, on avait des occasions
qu'on n'a plus et le métier était bon. Le père Lefebvre rencontra et put
saisir les bonnes aubaines. Livres, brochures, manuscrits, il prenait et
vendait tout. Il acheta un jour tous les papiers de Camille Desmoulins,
ou à peu près, une autre fois la bibliothèque de Grimod de la Reynière.
Tout ce que l'illustre gourmand a laissé d'inédit, Charles Monselet le
trouvera sous l'ex-arcade Colbert. M. Lefebvre a vendu à M. Feuillet
de Conches un autographe de Nostradamus, ou de Nicolas Flamel. Il en a
vendu bien d'autres! S'il avait voulu faire fortune, sa fortune serait
faite et considérable. Mais il est artiste et garde pour lui les bons
morceaux. Sa collection, qu'il ne veut pas éparpiller, est admirable. Il
cédait, en 1869, à la Bibliothèque un magasin entier de documents sur
la Révolution, que j'ai feuilletés et longtemps désirés. C'était, en un
amas, la réunion de toute la correspondance complète de trois sections
de Paris avec l'Hôtel-de-Ville. Que de matériaux enfouis là!

L'intérieur de mon bouquiniste attend encore son Balzac. Au haut d'une
maison du passage, les livres, les écrits, réunis en un vrai pandémonium
de papier, sont rangés avec un soin amoureux, catalogués, surveillés,
les bouquins à leur place, les autographes dans leurs _serviettes_. On
en voit de toutes sortes, et M. Lefebvre les a communiqués à plusieurs.

Les frères de Goncourt ont trouvé chez lui la plupart des curiosités
dont ils ont fait usage dans leur _Histoire de la société française
pendant la Révolution et sous le Directoire_. L'éditeur Plon publiait,
un jour, avec une préface de M. Cantrel, un recueil de _Nouvelles à la
main_ sur la Du Barry et Louis XV, qui, longtemps, avait dormi dans ces
cartons. M. Arsène Houssaye a découvert là plusieurs des lettres de Mme
Tallien, et M. Jules Janin célébra jadis, dans un feuilleton, la science
et le goût du vieux libraire.

Le jour où M. Lefebvre mettra en vente sa collection d'autographes, ce
sera vraiment un beau tapage et comme un événement dans le monde des
autographomanes et les érudits vendeurs; MM. Charavay auront un
beau catalogue à publier. Le vieux Lefebvre possède des richesses
incroyables. Je trouvais chez lui l'autre matin, en lui demandant un
nom au hasard, cette belle lettre de Balzac au marquis de Custines, qui
venait de publier son roman, _Ethel_.


    «_Sèvres, 17 février_.

    «Cher marquis, je suis tout à fait inhabile à juger les êtres
    ou les choses qui me font plaisir, et j'ai beau vous écrire
    d'_Ethel_ deux jours après l'avoir lu, je suis trop sensible
    aux beautés pour m'attacher aux défauts, et cependant il y
    a peut-être des défauts: mais c'est, je crois, des vices de
    composition, de métier; j'aime mieux donc vous savoir écrivain
    qu'auteur.

    «J'ai été surtout frappé de cette belle lutte entre deux
    caractères, dont l'un épure l'autre; c'est d'autant plus beau
    pour moi que _Béatrix_, à laquelle je travaille, est le sujet
    renversé: c'est la femme coupable (je prends le mot dans le sens
    vulgaire) épurée par l'amour d'un jeune homme, épurée par la
    douleur, comme Ethel fait de Gaston. Votre livre doit plaire
    énormément aux femmes; il est d'un homme qui sent vivement, qui
    jouit à toute heure de toute sa vie, qui comprend les luttes
    intestines de la passion. La victoire de l'amour sur les sens
    était une donnée magnifique et vous l'avez bien posée; pour mon
    goût, j'aurais mieux aimé pour cette oeuvre le vieux système du
    roman par lettres; mais dans cette époque vous avez dû préférer
    le récit. Les journalistes ne vous rendront pas justice. Ils
    abaisseront tant qu'ils pourront les courtines de velours rouge
    sous lesquelles vous avez mis, comme Titien, votre Vénus et ils
    feront leur métier, ces ennuyeux du feuilleton.

    «Je n'aurais pas le courage de critiquer un livre où, de deux
    pages en deux pages, je trouve des choses comme: _l'espérance
    est l'imagination des malheureux_. C'est pour moi ma vie écrite
    en cinq mots, c'est plus que ma vie, c'en est la métaphysique,
    c'est ce qui m'a fait vivre et me soutient encore aujourd'hui.
    «Vous appartenez beaucoup plus à la littérature _idée_ qu'à la
    littérature _imagée_; vous tenez en cela au dix-huitième siècle
    par l'observation à la Champfort et à l'esprit de Rivarol par la
    petite phrase coupée. Pour moi, je regrette que vous n'ayez pas
    commencé par la peinture de votre monde parisien, que vous ne
    l'ayez pas coupée par l'arrivée d'_Ethel_, en disant ce qui
    s'est passé en Angleterre, et que de là vous n'ayez pas couru au
    dénoûment. Vous n'avez plus à refaire _Ethel_, ceci s'adresse au
    manuscrit et non à l'imprimé, au premier roman que vous ferez
    et non à celui-ci. D'ailleurs elle est ce qu'elle est, vous
    assujettirez peut-être le public à votre manière, mais ce
    procédé donne, comme disent les marchands, une chose moins
    _avantageuse_, qui flatte moins l'oeil.

    «Pour moi, le livre est dans l'anagramme d'_Ethel_. C'est _le
    thé_ d'un homme de coeur et d'esprit. Vous savourez au coin d'un
    bon feu une délicieuse liqueur, et l'on médit de l'Angleterre,
    ce que j'adore; on assassine d'esprit les gens que l'on n'aime
    pas; l'on vante merveilleusement les bons coeurs qu'on aime,
    tout en admirant la madone d'un grand peintre accrochée là,
    devant vous, dans un superbe cadre, et à laquelle on revient
    toujours.

    «Mme de Fraisnes est une ravissante création, Gaston n'est
    pas assez libertin; si Mme de Montléry existe, je voudrais la
    cravacher; ne me rappelez-pas au souvenir de Savardy quand vous
    le verrez et sachez que vous êtes mon créancier de quelques
    heures de bonheur qui ont nuancé de fleurs le canevas de ma vie
    travailleuse; je crois que je mourrai insolvable avec vous.

    «T. à V.

    «DE BALZAC.»


A mon avis, Balzac est là tout entier, avec son âpre volonté, sa
tristesse dont ne triomphe pas toujours son généreux tempérament, sa
haine aveugle contre la critique, qui a si fort servi à sa gloire, et ce
mysticisme bizarre qu'il tenait sans aucun doute de l'humeur paternelle.
«_Ethel_ signifie _le Thé_,» Quel autre que ce voyant eût risqué
cette étrangeté? Et, à ce propos, quand se décidera-t-on à éditer la
_Correspondance de Balzac_, qui ne manquerait pas de nous ouvrir
de nouveaux et vastes horizons sur son génie? Les quelques lettres
imprimées par Mme Surville dans le livre consacré à son frère, nous ont
mis en appétit[11].

[Note 11: Cette correspondance va faire partie de l'édition complète de
Balzac presque achevée chez Michel Lévy.]

M. Lefebvre possède plusieurs lettres de Balzac; il en a de Béranger
qui n'ont jamais été réunies dans les quatre volumes de Correspondance
publiés par M. Paul Boiteau. Le fragment de Béranger que je vais
citer m'a semblé curieux. La lettre où je le prends est adressée à Mme
Desbordes-Valmore, place Saint-Clair, nº 1, à Lyon. Il y est question
du procès que M. Champanhet intentait à Béranger pour les _Infiniment
petits_, _le Sacre de Charles le Simple_, _le Petit Homme rouge_ et
_les Missionnaires_. Un journal de Douai avait imprimé des vers de Mme
Valmore en faveur de Béranger. «Le journaliste, répond le chansonnier,
a bien senti que rien n'était plus propre à me recommander au public
que des vers aussi charmants que les vôtres.» Et, revenant à son procès,
Béranger ajoute:

«Je suis toujours en attendant la décision du tribunal pour savoir à
quelle sauce on me mettra. On est décidé à faire cuire le poisson, mais
on hésite sur la manière de l'accommoder. Jusqu'à présent, j'en ai
pris peu de souci, parce que j'attends que le mal soit arrivé pour me
plaindre. Mon imagination n'aime pas à se créer des monstres. Je suppose
donc mes juges assez bonnes gens pour ne me condamner qu'à six mois
ou un an de prison. J'espère qu'ils n'iront pas jusqu'au maximum de
l'article qu'on veut m'appliquer. Ce maximum est de cinq ans, mais ils
ne peuvent me gratifier de moins de six mois, qui en est le minimum. En
bonne justice, ce serait six mois de trop, mais il n'y a point de bonne
justice pour un homme qui s'amuse à dire la vérité. Je ne suis qu'un
sot, et deux ou trois gredins en robe noire sauront bien me le prouver.»

La lettre est datée du 15 novembre 1828. Le 10 décembre, la Cour
d'assises condamnait Béranger à neuf mois de prison et 10,000 francs
d'amende. J'ai cité ce fragment qui n'est pas sans intérêt pour
l'histoire littéraire. Et, vraiment, lorsqu'on songe à ces années de
Restauration où Béranger, pour combattre gaiement n'en combattait pas
moins le bon combat, on s'étonne que quelques-uns aient pu se montrer si
sévères, disons si injustes, pour sa mémoire.

Un jour ou l'autre, quand je voudrai des documents intéressants, je
puiserai encore dans la collection Lefebvre. J'ai à vous parler d'autres
autographes. Ceux-ci sont exposés aux Archives de France, rue du Chaume.
Depuis quelques années un musée y a été ouvert, et, chaque jeudi, dans
l'après-midi, Paris peut aller étudier, sur les documents originaux,
les chartes et les lettres authentiques, son histoire nationale. Une
promenade dans ces galeries a comme le vague d'un rêve. Passer des
papyrus où saint Éloi a mis sa signature, au registre qu'a touché la
main de la Brinvilliers, de la condamnation du _Pantagruel_ de Rabelais,
à l'acte d'accusation de Marie-Antoinette, aller de l'amiral Coligny à
Voltaire qui le chanta, et de Rousseau à Robespierre, conçoit-on cette
féerie?

Les papyrus sont étendus comme des étoffes en montre, semblables à
des joncs clissés sur lesquels on aurait tracé des hiéroglyphes. Ces
caractères indéchiffrables, c'est la signature de Dagobert. Plus loin,
voici les parchemins. En marge de la chronique de Jeanne d'Arc, le
greffier a dessiné avec une enfantine naïveté le profil de la Pucelle,
tête nue et cuirasse au dos. On vous montre une lettre de Coligny écrite
à Montgommery assiégé dans Rouen. La missive est tracée sur une chemise
que le porteur a dû faire coudre à son pourpoint. Tout à côté l'acte de
mariage de Marie Stuart. Catherine de Médicis a signé: _Caterine_,
comme le duc de Brunswick signera: _Brunswic-Lunebourg_ son trop fameux
manifeste que le sabre d'un Français lui fit payer à Iéna. L'orthographe
est décidément une invention démocratique.

Tous les siècles défilent ainsi et les morts avec eux. Une curieuse
chose, c'est la liste des princesses d'Europe dressée pour le mariage de
Louis XV. Chaque nom de princesse est suivi des mentions de l'âge, de la
nationalité et de la religion. Presque toutes sont luthériennes; Marie
Leckzinska est catholique, avec trois ou quatre autres. La plus vieille
a quarante-neuf ans, la plus jeune sept ans. Mascarade de l'étiquette et
de la politique! Cette liste s'étale aux archives dans la salle même où
couchait madame de Soubise, joli dortoir doré et pomponné, tout paré par
des nudités de Boucher. Les lettres de madame de Pompadour y sont bien à
leur place, sous les vitrines, vrais _poulets_ de femme galante, papier
brodé et découpé, entouré de filets bleus et roses, écriture de petite
maîtresse nerveuse et impérieuse. Non loin de là, sont exposées la
condamnation de l'_Emile_ et la protestation de Voltaire en faveur de
Calas. Ce sont d'étranges antithèses. On voit, dans un coin, l'humble
authographe de l'humble Lhomond qui signe: _professeur de 6e au collége
du cardinal Lemoine_. Pauvre grand homme médiocre qui nous a rendu
tant de services, et que nous avons tant maudits sur les bancs de notre
prison!

Toute cette partie du dix-huitième siècle a été mise en ordre et fort
bien mise par M. Émile Campardon. Je signalerai au collégue de M.
Campardon, qui a étalé les vitrines révolutionnaires, deux petites
erreurs. La lettre de Charlotte Robespierre à son frère, lettre violente
et irritée, est adressée à Robespierre _jeune_, non à Maximilien. Il
faudrait peut-être l'indiquer. Et certain écrit signalé comme étant de
la main d'Olympe de Gouges est justement ouvert à l'endroit où Olympe
n'a rien tracé. J'aurais bien envie de demander aussi pourquoi
ces autographes révolutionnaires sont tous ou presque tous des
condamnations, des jugements, des décrets terribles, et s'il n'y avait
pas autre chose à exposer que ces autotographes, fort intéressants,
mais assez farouches? Ce serait peine perdue. On retrouve là Danton,
Desmoulins, le procès-verbal de la mort de Valazé, la dernière lettre
ramassée sur le cadavre de Pétion et rongée à demi, sanglante, les notes
que contenait le portefeuille de Robespierre, des lettres de généraux,
des annonces de batailles, de victoires. Les clefs des villes prises
sont dans une autre salle attachées par des rubans tricolores et
enfermées dans l'armoire de fer de l'Assemblée nationale avec le
testament de la Reine.

Une très-intéressante lettre que je conseille aux amateurs de
rechercher, dans ces salles, c'est la pétition de Beaumarchais à
François de Neufchâteau (4 fructidor an VI) et où l'auteur du _Mariage
de Figaro_ recommande un certain citoyen Scott, qui a perfectionné
la _navigation aérienne._ «Des ballons, toujours des ballons! s'écrie
Beaumarchais. _C'est la découverte du siècle!_»

Les autographes de généraux, de maréchaux, tout solennels d'allure, avec
paraphes majestueux, occupent une vitrine à part. Le pauvre maréchal
Lefebvre signe duc de _Danzic,_ sans rougir. Mme de Sévigné faisait bien
aussi des fautes. J'ai vu là et copié cette lettre de Bonaparte à Louis
XVIII, si nette et si dédaigneuse, en réponse aux offres faites par le
futur Roi:

    «_Paris, le 17 fructidor an VIII de la République._

    »J'ai reçu, monsieur, votre lettre. Je vous remercie des choses
    honnêtes que vous m'y dites.

    »Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France. Il vous
    faudrait marcher sur 100,000 cadavres.

    »Sacrifiez votre intérêt au salut et au bonheur de la France...
    L'histoire vous en tiendra compte.

    »Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je
    contribuerai avec plaisir (le mot _volontiers_, mis d'abord,
    est effacé) au... (_illisible_, sans doute: _maintien_) de la
    douceur et de la tranquillité de votre retraite.

    »BONAPARTE.»

Et c'est ainsi qu'on a tout profit à s'égarer dans le passé, les vieux
papiers et les vieux grands hommes.




                   CHARLES NODIER ET SA JEUNESSE


Je ne puis jamais passer dans le quartier de l'Arsenal,--si terriblement
mutilé par la Commune,--sans songer à Charles Nodier.

J'aime ce coin de Paris, ces ruelles qui virent passer Sully, le
Béarnais et la belle Gabrielle. Étrange quartier de notre Paris,
silencieux, presque désert. Les passants y sont rares et marchent
lentement. Ces carrefours paraissent porter encore le deuil d'Henri
IV et pleurer le départ du «cher Rosny». Sur le boulevard désert,
on rencontre quelque bohême famélique qui regarde la Seine d'un oeil
légèrement troublé et suppute avec étonnement, et l'estomac vide, le
nombre de sacs de blé que contient le Grenier d'abondance. Derrière
ces murailles, les grains sont entassés! Combien y a-t-il là dedans
d'existences amoncelées de poëtes épiques? Le vieux rentier se promène
là, doucement; le malade y vient prendre l'air. L'uniforme militaire
domine parmi les passants; quelque drôle aux cheveux lisses et aux dents
gâtées heurte en sifflant le bibliophile qui se dirige, le nez dans un
livre, vers la bibliothèque de l'Arsenal. L'ombre de Nodier te protége,
brave homme!

Elle me fait pourtant sourire un peu--tout doucement, quand je l'évoque,
cette ombre de Nodier.

Je ne sais qui a dit de Charles Nodier et des souvenirs que contait
volontiers le bonhomme:

«Si l'on écoutait Nodier, il vous prouverait qu'il a été guillotiné du
temps de la Révolution.»

Il aimait à raconter, en effet, le Franc-Comtois, et il était
non-seulement pris de l'envie d'écrire et de ce qu'il a appelé lui-même
le _prurit invincible des muscles érecteurs du métacarpe_, mais il était
secoué encore du prurit non moins entraînant de la langue. Il causait
bien.

Mais parfois allait-il trop loin en causant, comme lorsqu'il se figurait
avoir vu (il le soutenait _mordicus_) Robespierre en habit bleu barbeau
le jour de la fête de l'Être suprême.

Charles Nodier, tout en _causant_, avait même trouvé le moyen de se
faire passer, aux yeux des Sainte-Beuve, des Hugo, des Dumas, des jeunes
gens qui l'écoutaient, pour une victime du double despotisme jacobin et
impérial. Il y a même, à ce propos, une légende de la jeunesse de Nodier
qu'il me plaît de réduire ici, preuves en main, à sa juste valeur.

Je veux parler de la _captivité de Charles Nodier en 1803_, de ses
heures de prison, qu'il a peintes sous des couleurs si noires, de ces
persécutions dont il s'est fait plus tard un titre contre Bonaparte,
dont il était pourtant l'obligé.

La sincérité avant tout. Voici,--racontée _pour la première fois_, et
sans craindre qu'on me contredise,--la vérité sur le cas de Charles
Nodier:

Il y avait encore, il y a quelques années, rue des Frondeurs, tout
près de la rue de l'Échelle et des Tuileries, un vieil hôtel garni aux
allures monumentales,--un grand portail, de larges fenêtres, je ne sais
quoi de classique et de cérémonieux dans l'aspect,--et, au fronton de
la porte d'entrée, cette enseigne en lettres dorées: _Hôtel de Berlin_.
Aujourd'hui tout est à bas. Les maçons sont venus. Adieu les murs!
Bonjour poussière! Or, c'était là que vers 1802 Charles Nodier s'était
logé, sans doute dans les étages supérieurs, rêvant la gloire non loin
des étoiles. Mais la gloire a le pas lent et mesuré, et ne se règle pas
sur la volonté des gens. On souhaiterait qu'elle vint au galop, et elle
traîne le pied ou s'arrête en chemin pour faire la coquette. N'importe,
Nodier l'appelait en prose et en vers.

La police consulaire poursuivait justement en ce temps-là, traquait
et confisquait certaine ode politique dirigée contre Bonaparte, _la
Napoléone_, espèce de philippique à la fois royaliste et républicaine,
où «le vainqueur d'Arcole», comme on disait alors, était assez
maltraité. Il y est question des _chaînes nouvelles_ sous lesquelles le
peuple gémit, des _tyrans_ aveuglés d'_encens odieux_, de rébellion, de
liberté.

Aux premières heures du Consulat, «au moment où Bonaparte s'élevait,
il se formait en France un parti rival qui avait juré sa chute et qui
devait l'opérer un jour. Cette conspiration a duré quatorze ans[12].»
Le général Mallet et le colonel Oudet s'étaient mis à la tête de
ces conjurés qui s'appelaient les _Philadelphes_. C'était à Besançon
(devenue _Philadelphie_) que l'institution avait été formée, et, à
l'époque du Consulat, Mallet résidait précisément comme adjudant-général
dans le chef-lieu de la Franche-Comté. Mallet s'aboucha avec le colonel
Jean-Jacques Oudet, soldat intrépide, sorte de Don Juan à épaulettes qui
devait mourir à Wagram. C'est ce J.-J. Oudet qui disait à Bonaparte au
moment du retour d'Égypte:

--Montre-moi ton visage afin que je m'assure encore si c'est bien
Bonaparte qui est revenu d'Égypte pour asservir son pays!

[Note 12: Voyez _Histoire des sociétés secrètes de l'armée_. L'auteur
n'est autre que Charles Nodier lui-même.]

Oudet s'appelait dans la langue des _Philadelphes_, _Philipoemen_.
D'autres se nommaient, _Spartacus_, _Mahomet_, _Sertorius_, etc.

A cette association politique, il fallait une littérature. Toute armée a
besoin d'un clairon. Ce fut sous l'influence de J.-J. Oudet que Charles
Nodier écrivit _La Napoléone_ qu'il retira plus tard du commerce. _La
Napoléone_ destinée à être chantée à grand choeur dans les banquets de
la Société des Philadelphes avait été mise en musique par un membre de
l'association, Francis Dallarde. Voici cette ode, devenue désormais une
curiosité historique:

  LA NAPOLÉONE.

  _Ode_


  Que le vulgaire s'humilie
  Sur les parvis dorés du palais de Sylla,
  Au devant des chars de Julie,
  Sous le sceptre de Claude et de Caligula.
  Ils régnèrent en dieux sur la foule tremblante.
  Leur domination sanglante
  Accabla le monde avili.
  Mais les siècles vengeurs ont maudit leur mémoire,
  Et ce n'est qu'en léguant des forfaits à l'histoire
  Que leur règne échappe à l'oubli.

  Qu'une foule pusillanime
  Brûle aux pieds des tyrans son encens odieux.
  Exempt de la faveur du crime
  Je marche sans contrainte et ne crains que les Dieux.
  On ne me verra point mendier l'esclavage
  Et payer d'un coupable hommage
  Une infâme célébrité.
  Quand le peuple gémit sous sa chaîne nouvelle,
  Je m'indigne d'un maître, et mon âme fidèle
  Respire encore la liberté.

  _Il_ vient, cet étranger perfide,
  Insolemment s'asseoir au-dessus de nos lois.
  Lâche héritier du parricide,
  Il dispute aux bourreaux la dépouille des rois.
  Sycophante vomi des murs d'Alexandrie
  Pour l'opprobre de la patrie
  Et pour le deuil de l'univers,
  Nos vaisseaux et nos ports accueillent le transfuge,
  De la France abusée il reçoit un refuge,
  Et la France reçoit des fers!

  Pourquoi détruis-tu ton ouvrage,
  Toi qui fixas l'honneur au pavillon français?
  Le peuple adorait ton courage.
  La liberté s'exile en pleurant tes succès.
  D'un espoir trop altier ton âme s'est bercée,
  Descends de ta pompe insensée,
  Retourne parmi tes guerriers.
  A force de grandeur crois-tu devoir t'absoudre?
  Crois-tu mettre ta tête à l'abri de la foudre
  En la cachant sous des lauriers?

  Quand ton ambitieux délire
  Imprimait tant de honte à nos fronts abattus,
  Dans le songe de ton empire,
  Rêvais-tu quelquefois le poignard de Brutus?
  Voyais-tu s'élever l'heure de la vengeance,
  Qui vient dissiper ta puissance
  Et les prestiges de ton sort?
  La roche Tarpéienne est près du Capitole,
  L'abîme est près du trône, et la palme d'Arcole
  S'unit au cyprès de la mort.

  En vain la crainte et la bassesse
  D'un culte adulateur ont bercé ton orgueil.
  Le tyran meurt, le charme cesse,
  La vérité s'arrête au pied de son cercueil.
  Debout dans l'avenir, la justice implacable
  Évoque ta gloire coupable,
  Veuve de ses illusions;
  Les cris des opprimés tonnent sur ta poussière,
  Et ton nom est voué, par la nature entière,
  A la haine des nations.

  Longtemps, aux lois de la victoire,
  Ton bras triomphateur a soumis le destin.
  Le temps s'envole avec ta gloire,
  Et dévore en fuyant ton règne d'un matin.
  Hier j'ai vu le cèdre. Il est courbé dans l'herbe.
  Devant une idole superbe,
  Le monde est las d'être enchaîné.
  Avant que tes égaux deviennent tes esclaves,
  Il faut, Napoléon, que l'élite des braves
  Monte à l'échafaud de Sidney.

L'ode de Nodier ne vaut pas les imprécations des _Châtiments_, mais elle
a cependant assez de vigueur encore et de colère pour mériter d'être
conservée[13].

[Note 13: Comme antithèse aux vers de Charles Nodier, je donnerai une
curiosité littéraire,--_rara avis_. Ce sont des vers composés en 1810,
sur l'_Entrée de Napoléon et de Marie-Louise à Paris_, par Berryer, le
futur porte-paroles du parti légitimiste.

Berryer (ceci soit dit à sa décharge) n'avait que vingt ans lorsqu'il
fit ces alexandrins bonapartistes.

Citons ces vers assez imprévus, on l'avouera:

  Mille cris jusqu'aux cieux montent de toutes parts,
  L'organe des combats gronde sur nos remparts.
  Favorisé des Dieux, armé de leur puissance,
  Un héros, à jamais l'idole de la France,
  Un héros, le modèle et le vengeur des rois,
  Au bruit de son courroux, au bruit de ses exploits,
  Des enfants d'Érynnis chassant l'indigne horde,
  A son char triomphal enchaîne la Discorde.
  Hymen, ô doux Hymen! que ton joug fortuné
  Soit des plus belles fleurs par nos mains couronné!
  Que l'hymne de la paix succède aux cris de guerre,
  Les temps de l'âge d'or sont promis à la terre!
  Hymen embellira les fêtes des hameaux,
  Hymen du laboureur embellit le repos...
  Vivez, princes, vivez pour faire des heureux,
  Tige en héros féconde, arbre majestueux,
  Déployez vos rameaux, et croissant d'âge en âge,
  Protégez l'univers sous votre antique ombrage!

Signé de Berryer, tout cela certes est assez bizarre et curieux.]

Cette _Napoléone_ faisait fureur. _La Société des Philadelphes_ l'avait
adoptée pour sa _Marseillaise_ et la chantait sur un air qu'on pourrait
retrouver. Peltier, qui continuait à Londres ses journaux français,
l'inséra depuis la première strophe jusqu'à la dernière dans l'_Ambigu_,
et le gouvernement de Napoléon s'empressa de faire poursuivre le
journaliste devant les tribunaux britanniques.

Mais un beau jour, grande stupéfaction: Fouché reçoit une lettre signée
et datée de l'_Hôtel de Berlin, rue des Frondeurs_, et où un certain
_Charles Nodier_, homme de lettres, se déclare l'auteur de la pièce
incriminée: «_C'est moi!_» s'écrie-t-il avec une intention évidente de
draperie, et comme s'il avait sur les épaules le péplum d'un héros
de Corneille. Sa lettre, d'ailleurs, est échevelée, emportée, écrite,
dirait-on, dans un accès de fièvre: «_Quiconque a aimé avec passion peut
haïr avec excès. A vingt-trois ans, j'ai répudié tout amour et toute
amitié. Je vous apporte aujourd'hui ma liberté; hâtez-vous, demain
peut-être j'en ferais un terrible usage_.» Il est prêt, au surplus, à
_braver la prison, l'exil ou l'échafaud_. Voilà celui qui sera plus tard
le fin narquois, le _bonhomme_ Nodier.

La lettre reçue, on l'arrête, comme on pense bien. Il est interrogé par
Dubois; il s'accuse encore. «Il a écrit, dit-il, la _Napoléone_ dans un
moment d'exaltation, en revenant de Besançon, où son père est juge. Une
femme l'avait trahi; il a pris sa plume avec rage, il ne recommencerait
pas.» On le voit, le Romain s'amende déjà: «_On ne doit pas_,
affirme-t-il, _attaquer le gouvernement sous lequel on vit, même quand
on le déteste_.»

L'interrogatoire continue:

--Pourquoi étiez-vous à Paris?

--J'y étais venu pour faire imprimer un ouvrage, le _Livre des
suicides_, que je n'écrirai jamais. J'ai changé d'avis. Je prépare une
tragédie.

--Quels sont vos moyens d'existence?

--Mon père me fournit de l'argent lorsque mes livres ne m'en donnent
pas.

Il prétend que la _Napoléone_, publiée chez Maradan et Barba, a été
donnée, sans son consentement, à l'imprimeur Dalin, par un homme à qui
il en avait montré une copie. On voit là--ces pièces authentiques disent
tout--que Nodier était conscrit de l'an IX et qu'il avait de taille
1m,63.

Notre poëte est reconduit dans sa prison. Là, sa fièvre se calme, son
exaltation cesse; la solitude est un réfrigérant; le fanatique devient
un peu bien raisonnable, et après avoir attaqué le premier consul, il
lui envoie une lettre, pour ne pas dire une supplique, qui commence par
ces mots: «_Le seul homme qui eût chanté Achille gémit sur la paille de
la misère._» Oh! oh! Nodier, vous vous déjugez! Il met toute sa faute
sur l'égarement de sa douleur; dans une autre lettre il demande au
directeur de Sainte-Pélagie la _Bible_ et l'_Imitation de Jésus-Christ_.
Il «ne le remercie pas. _Dieu qui voit tout le payera de tout._» Brutus,
en un clin d'oeil, est devenu Silvio Pellico.

Après avoir pris connaissance de la pétition, Bonaparte (il faut être
juste envers tout le monde) haussa les épaules, dit à Fouché, en parlant
de Nodier: «C'est un fou!» et donna ordre qu'on le retournât à M. son
père, à Besançon. Le grand-juge signa la feuille de secours qui fut
octroyée au poëte pour le voyage. Nodier ne dut pas se sentir de joie.
Il resta chez lui, au pays, sous la surveillance de la police, et l'on
retrouva dans ses papiers une demande rédigée pour attendrir ses Argus
et pour retourner à Paris.

A en croire Nodier, il aurait gémi et souffert pendant des années,
traqué par les agents, cadenassé par des geôliers! Quels beaux contes
il nous a fait sur ses verroux! La Restauration venue, comme il sut, par
des soupirs discrets et des articles révélateurs, se grimer savamment en
proscrit! Ses soirées de l'Arsenal en cela ressemblaient un peu aux
bals des victimes! On me dit que Nodier racontait comme pas un ses
impressions de cachot. Dans ces cas-là, comme il devait sourire, le
malin bonhomme, de la terreur ou de la pitié de ceux qui l'écoutaient!




                       LES CIMETIÈRES PARISIENS

Les cimetières.--La poésie et les réalités de la mort.--Le
Père-Lachaise.--Montparnasse.--Les grands hommes.--Le quartier des
riches.--Le coin des pauvres.--Des noms! des noms!--Le secret de la mort
et le mot de la vie.



                                   I

Tous plus ou moins, nous autres romanciers, nous avons un jour cherché
et voulu montrer _comment on vit à Paris_. Là cependant n'est pas le
drame. La question suprême, la question poignante est celle-ci: _A
Paris, comment meurt-on?_

Le grand secret de toute misère est dans la réponse. La maladie, le
suicide, le crime, la faim, le vice, et jusqu'au dévouement parlent,
et viennent dire: «Voilà comment on meurt!» La mansarde calfeutrée
pour l'asphyxie, la rue où le sang coule, l'hôpital où les râles et
les agonies fraternisent, les coins cachés où le dénuement, cette autre
épidémie, frappe sans pitié, l'éternelle rivière, l'éternelle pauvreté,
témoignent dans ce procès funèbre. Quel livre cruel, sombre, poignant,
ironique, si jamais on l'écrit: _La mort à Paris!_ L'avenir qui le lira
sera effrayé, n'en doutez pas, et se révoltera devant ce mélange
atroce de comique qu'il rencontrera dans nos cérémonies suprêmes. Ah!
philanthropes qui travaillez pour les vivants, que de fois vous oubliez
les morts!

Don José de Larra, le satirique espagnol qui, las de protester contre
l'injustice, se tira un jour un coup de pistolet au coeur, a écrit que
la seule vie de la société moderne est au cimetière, ou plutôt que les
cimetières véritables ce sont les grandes villes où roulent, haletants,
pressés, les passants, ces flots humains. Pourquoi pas? Oui, si les
villes sont mortes, les cimetières sont vivants. Les souvenirs y
demeurent. C'est un monde aussi, celui-là; vaste, innombrable et (mais
je ne veux point rire) c'est, hélas! le seul véritable _tout Paris_.
Il est même si grand, qu'il finira par dévorer l'autre. On a beau le
chasser, lutter contre lui, il nous combat de ses émanations et de
ses atomes, et triomphera en fin de compte si l'on ne remplace un jour
l'inhumation par la crémation. La mort à Paris avait pris d'abord les
environs des églises et conquis jusqu'à l'intérieur, jusqu'aux caveaux
qu'elle transformait en charniers. Cette putréfaction emprisonnée
dans les murailles de la cité y semait la peste et la fade odeur des
cadavres. A Londres encore, auprès de Westminster, on marche sur les
pierres tombales[14]. Les cimetières intérieurs furent abolis sous
Louis XVI, la mort rejetée bien loin, et cadenassée dans des lieux
d'inhumation si mal entretenus d'abord, qu'ils faisaient dire à
Bernardin de Saint-Pierre: «L'ami ne peut plus reconnaître les cendres
de son ami dans ces voiries humaines.» Ces lignes étaient écrites avant
1789.

[Note 14: On peut voir un de ces cimetières près de l'ancienne abbaye de
Montmartre, un cimetière fermé, plein d'herbe et d'oubli, caché par les
arbustes et les ronces, inconnu, oublié.]

Les cimetières bientôt se changèrent en jardins; on opposa les parfums
des fleurs aux senteurs des corps en dissolution.

Le 21 prairial an XII on arrêta que les inhumations ne pourraient être
faites que dans des terrains éloignés d'au moins 35 mètres de l'enceinte
des villes, et le cimetière du Père-Lachaise, l'aîné des cimetières
parisiens, fut établi en 1804. Le Père-Lachaise ou Mont-Louis c'était
loin, c'était la province au temps du premier empire; aujourd'hui Paris
a dévoré le cimetière, l'a englobé, et le jardin des morts est bien
près de ressembler au vieux cimetière des Innocents. Mais les cimetières
parisiens ont fini leur temps. Les morts seront bientôt transportés
près de Pontoise, sur les terrains de Méry-sur-Oise et de
Saint-Ouen-l'Aumône. Paris a peur et vomit ses dépouilles sur la
banlieue. Les pauvres morts, aller si loin! Des enterrements à la
vapeur! Il le faut bien; nos _Campi-Santi_ regorgent. Le Père-Lachaise
descend jusqu'à l'ancien boulevard extérieur et déborderait sur la voie
sans la muraille qui l'arrête; les tombeaux forment comme une lisière
au chemin de ronde et, de là, les passants peuvent lire les noms (entre
tous celui de Deburau en grosses lettres) et déchiffrer les inscriptions
tumulaires.

Pauvretés attristantes, ces productions de poëtes-marbriers!

Quelle vanité nous allons trouver dans ces inscriptions funéraires!
Quelle triomphante sottise! O bêtise humaine! Des vers prétentieux, des
titres inutiles, des regrets hyperboliques, douleurs gonflées de vent
qu'une piqûre d'épingle réduit à néant. «Ici gît, dit une pierre,
Mme***, jeune beauté que tout le monde admira.» _Jeune beauté!_ Qu'en
reste-t-il? «Mon époux, s'écrie-t-on de ce côté, attends-moi, je te
rejoins!» Et la veuve de ce mausolée porte déjà le nom d'un autre.
Ailleurs: «_Monsieur et madame Cochet_» Monsieur! Madame!

On connaît cette épitaphe célèbre:

  _Très-haute, très-excellente, très-puissante
  Princesse***
  morte âgée de sept jours._

Et cette autre qui donne la note exacte de tout un état social:

  _Sa veuve infortunée continue son commerce.
  Rue Saint-Denis nº...._

Comme ils comprenaient mieux que nous, les anciens, la pénétrante
poésie de la mort! Avec quel charme attendri ils savaient exprimer
leur douleur, l'atténuer pour ainsi dire en l'idéalisant, ou la fixer
à jamais par une de ces épigrammes d'une éternelle et touchante
simplicité! L'_Anthologie_ est remplie de ces épitaphes où le génie
grec, qu'on dirait froidement impassible, laisse venir une larme pure à
ses yeux calmes. Rien n'est plus parfait et d'un sentiment plus délicat.

    «Je suis, dit une épigramme de Parménion, le tombeau de la jeune
    Hélène, et comme un frère l'a précédée, je reçois de sa mère un
    double tribut de larmes. Des prétendants la douleur est la même;
    tous pleurent également celle qui n'était encore à aucun d'eux.»

Celle-ci est de Simonide:

    «La vieille Nico dépose des couronnes sur la tombe de la jeune
    Mélète; Pluton, est-ce là de la justice?»

    «Ce tertre, dit une autre, c'est une tombe. Retiens donc tes
    boeufs, laboureur, et retire le soc, car tu remues de la cendre
    humaine. Sur une telle poussière, ne sème pas du blé, verse des
    larmes.»

Quelle mélancolie dans les _épigrammes_ qui suivent:

    «Je suis mort, et je t'attends; toi aussi, à ton tour, tu en
    attendras un autre!»


    «Après avoir peu mangé, peu bu, beaucoup souffert, me voilà
    tardivement, mais enfin me voilà au tombeau.»

N'est-ce pas l'épitaphe éternelle de tous les pauvres gens?

    «L'homme était petit de taille, et l'épitaphe ne sera pas plus
    grande: «Théris, fils d'Aristoeos, Crétois, gît ici.» C'est bien
    long.»

    «O terre, la mère de tous, dit Méléagre, sois légère à OEsigène,
    à celui qui n'était pas un fardeau pour toi.»

Depuis les Grecs le parfum s'est envolé. Nous n'avons plus cette
légèreté de main, cette fraîcheur d'idées. Et pourtant nos épitaphes ont
parfois, lorsqu'elles sont simples, le sentiment des inscriptions des
Catacombes. _Casta_, dit à Rome une épitaphe de jeune chrétienne, et
toute une vie est là, dans un mot. J'ai lu, au coin d'un cimetière de
Paris, un nom: «_Louise_,» et rien de plus. Et l'_épigramme_, cette
fois, vaut toutes celles de l'anthologie. Parfois j'ai rencontré
encore des initiales et point de nom: «L. V. M. V.» C'en est assez. On
regarde, on songe[15].

[Note 15: Une très-belle et très-éloquente épitaphe est celle-ci, au
cimetière Montmartre: _X..., Polonais mort pour la liberté italienne, au
service de la France_.]

Mais cette simplicité est rare, et l'orgueil humain va se nicher jusque
sous le lierre des tombeaux.



                                   II


Chaque cimetière a sa physionomie distincte, et si le Père-Lachaise
représente, dirait-on, l'aristocratie, et Montparnasse la démocratie
souffrante, le cimetière Montmartre est quelque chose comme un cimetière
moyen et de tiers-état.

Les convois, pour y parvenir, suivent le boulevard extérieur, passent
devant la _Reine Blanche_. C'est l'antithèse: la vue du bal où l'on
s'agite sert de préface au coin de terre où l'on se repose. Des
couronnes jaunes, des boutiques de marbriers, des rez-de-chaussée où
l'on vend des plâtres pour tombeaux, enfants endormis, anges en prières,
frisés, bouffis, que l'eau va détremper et verdir. On approche. Une
avenue d'abord où stationnent les fiacres qui ont suivi la bière; et qui
attendent les parents et les amis; avenue funèbre d'aspect, et peuplée
de gamins pourtant, qui vont courant, criant, riant, jouant avec des
paquets d'immortelles. Puis la grille, la porte d'entrée, le logis du
gardien, et la longue allée qui conduit aux tombes.

Ce qu'on aperçoit tout d'abord, c'est la grande croix de pierre au
centre du carrefour où viennent s'amonceler les couronnes qui ne peuvent
plus se flétrir sur un tombeau, la _croix à tout le monde_, comme on
l'appelle, hécatombe, fosse commune des souvenirs. C'est là que vont
prier les pauvres; les misérables ne gardent pas longtemps leur tombe.
La croix de bois qui marquait l'endroit où l'on avait couché le mort
est arrachée après cinq ans, pourrie par la pluie, et va finir avec ses
inscriptions effacées dans le foyer de quelque gardien. Où la retrouver
jamais, la trace de celui qu'on a perdu? Cette glaise a tout pris; tout
a disparu, tout est fini. Côte à côte, des générations se dissolvent
ainsi, rentrent dans la matière, et, morceaux d'argile, rapportent à la
masse immense leurs molécules indestructibles. Mais il faut à l'homme je
ne sais quel souvenir palpable qui représente comme le fantôme de ceux
qui ne sont plus. Il faut que les vivants aient avec les morts un lieu
de rendez-vous où, sûrs de les rencontrer, ils conversent avec eux par
delà l'infini, ils leur parlent, ils les consolent, ils les embrassent
de leurs sanglots.

Chères superstitions, consolations suprêmes, qu'on retrouve presque
partout, également fortes et touchantes! Nous en agissons tous plus ou
moins avec nos morts comme les anciens Tonquinois avec les leurs. «Après
minuit, dit un vieux géographe, lorsque la nouvelle année commençait,
les Tonquinois ouvraient leurs portes toutes grandes, sans quoi ils
auraient cru insulter les morts, qui, affirment-ils, retournent en
ce temps-là dans les maisons.» On prépare des lits à ces visiteurs
d'outre-tombe, et l'on couvre le plancher d'une belle natte de jonc.
Puis on allume des flambeaux pour eux; on pousse des cris de joie, on
brûle des pastilles; on interroge les chers hôtes, on leur conte ce qui
est arrivé d'heureux à ceux qu'ils ont quittés. Pendant les trois jours
qui suivent, on laisse sans la nettoyer la maison entière, «de peur
d'élever de la poussière dans un lieu où les morts font leur séjour.»

Nous autres, nous n'attendons pas que les morts viennent à nous,
nous allons à eux; leur fête est à eux seuls. Plus est affirmé notre
scepticisme en toutes choses, plus est profond le culte de nos morts.
Ils ont leurs fleurs, leur jardin, leur parure, et l'on porte à la croix
commune les _souvenirs_ que l'on ne peut donner à la tombe effacée.
Elles sont nombreuses les couronnes, elles sont pressées, entassées
autour de la grande croix de pierre. Association de douleurs qui se
coudoient, promiscuité de regrets et de larmes, autel immense où tour à
tour les souffrants et les humbles viennent déposer une offrande à cette
fédération de la mort.

La plus belle des tombes, la plus simple et la plus poignante, est à
gauche, à l'entrée du cimetière Montmartre: une statue de bronze couchée
sur un tombeau de pierre. Ici dorment les deux Cavaignac et leur soeur;
et, sur ce monument, on peut lire encore: «_A la mémoire de J.-B.
Cavaignac, député à la Convention, mort en exil à Bruxelles, le 24 mars
1829 à l'âge de 68 ans._ Ceux qui sont fatigués se reposent.»

Rude a sculpté de sa main d'artiste la maigre et saisissante figure de
Godefroy Cavaignac. Il est couché, de son long étendu dans le linceul,
paupières closes et bouche muette. Il a combattu le bon combat; la
journée finie, la lassitude l'a courbé, le froid glacial est venu. Le
lutteur sommeille. Le roide pli du suaire dessine, en se collant à lui,
ce corps miné et fatigué. Les bras courageux sortent, comme prêts à
s'animer, à ressaisir, avec la fièvre d'autrefois, cette plume ou cette
épée, armes chéries de cette main vaillante. S'il allait se lever! Si
cette apparition se dressait soudain!... Il dort. Les cheveux,
mouillés par la sueur dernière, baisent ce front d'un modelé puissant,
intelligent et fier; la mort a scellé les lèvres, les joues sont caves,
les orbites creuses, la barbe court sur le menton osseux, le cou sinueux
est immobile; elle ne respire plus, cette poitrine nue: le soldat
est tombé au champ d'honneur. Dans les creux formés par les replis
du vêtement de bronze, l'eau du ciel maintenant demeure et les libres
oiseaux viennent y boire, joyeux, chantant et battant des ailes.

On a entamé, pour pratiquer les allées de ce cimetière, des buttes
crayeuses recouvertes d'herbes qui, en plus d'un endroit, existent
encore. Certaines tombes sont ainsi au ras du chemin, d'autres au
haut de petites collines, et celles-ci, isolées d'ordinaire, entourées
d'arbres. Partout le gothique domine, ce gothique d'occasion, sans
caractère et sans poésie: la petite chapelle, droite et grêle, avec
clochetons vulgaires, et porte grillée par où les dorures de l'autel,
les vases de porcelaine peinte, les _ex voto_ s'aperçoivent. La tombe de
_Ruggieri, artificier du roi_, est à l'entrée de la grande allée, bordée
de monuments, qui conduit au cimetière annexe relié à l'ancien par une
voûte. Le cimetière juif se dresse à droite, sur la hauteur. Une statue
en marbre d'Halévy y domine bourgeoisement les autres tombeaux.

La statuaire moderne est fort empêchée avec nos vêtements. Toute poésie
semble fuir devant le paletot sac, et le ciseau le plus hardi devient
rebelle à sculpter les plis ridicules du pantalon. Que je préfère
pourtant ce monument élevé au maître à cette façon de tabernacle bâti
tout à côté par un financier épris de dorures! Là, tout est peint, rouge
et bleu: les teintes plates des fresques de Pompéi sont mariées aux
fonds d'or des tableaux byzantins. La lampe à sept branches, éclatante,
étincelante sous le soleil, rayonne devant le péristyle. Tant de luxe
pour une tombe! Dort-on mieux sous les tentures de velours que sous le
baldaquin de serge?

Dix pas plus loin, la statuette de Millet, élevant au-dessus de sa jeune
tête son bras onduleux comme un cou de cygne, jette éternellement ses
fleurs de marbre sur la pierre de Henry Mürger. Mürger! un nom qui
semble attendri; nom de bohême battu par le vent, souffleté par la
_déveine,_ mais illuminé d'un rayon d'amour. Homme, il valut mieux que
sa vie; artiste, il valut mieux que son oeuvre. La sympathie de tous
lui a fait crédit de ce qu'il n'a pas donné, et l'oubli n'est pas venu
encore; peut-être ne viendra-t-il jamais. Mimi, Musette, Francine,
filles d'Ève et filles du rêve, chantent encore et passent toutes
souriantes dans les mémoires. Pauvre poëte que sa poésie a tué! Il a
vécu du mensonge et il en est mort. Mort, las de la bohême, de l'amour
frelaté, du triste _pain béni de la gaieté_ quand même!... Un rosier
fleurit sur sa tombe, et une main inconnue renouvelle presque tous les
jours un petit bouquet de violettes qui sourit là, tout parfumé, sur la
pierre grise...

Ce cimetière Montmartre est, je le répète, comme le quartier bourgeois
du Paris funéraire. Point de monuments superbes, mais une façon de
confortable général et de bien-être dans le repos; la fosse commune est
immense d'ailleurs, là comme partout. Plusieurs fois agrandi, Montmartre
a fini par escalader, pour ainsi dire, ses murailles. Il a sa lugubre
succursale entre Saint-Denis et Paris, au bord du railway, et les
morts peuvent s'habituer à l'appel futur de la trompette de Jéricho, et
patienter, en écoutant les sifflets quotidiens de la locomotive.

Les hôtes de Montmartre sont illustres: Greuze, Legouvé, Charles
Fourier, Armand Marrast. On s'arrête devant ces noms, on rêve, et la
tête est pleine de pensées lorsqu'on s'éloigne.

Madame Paul Delaroche, Emilia Manin sont aussi là, sans compter de plus
humbles, des morts plus ignorés, martyrs inconnus, héros oubliés,
guéris de leurs souffrances, et comme relevés des postes d'honneur ou
d'abnégation que la destinée leur avait confiés. Qui de nous n'a pas
quelque ami parmi ceux-là? Qui n'a pas fait, tête nue, l'oeil à terre,
dans la boue jaune, le chemin de la fosse ouverte? Le trou profond
attendait; on y descendait celui qui avait été votre confident ou votre
conseiller, qui emportait quelque chose de vous, laissant quelque chose
de lui.

Un peu de terre, un peu de sable, de l'eau jetée par gouttelettes, une
prière rapidement marmottée, et c'était tout. Vous souvenez-vous comme
on revient sombre, las, le coeur vide? On ne le reverra plus, on ne
l'entendra plus; il est parti! Et pendant bien des jours, dans le rapide
mouvement de ce vaste Paris, dans le bruit et la poussière, on revoyait,
semblable à l'_oméga_ de tout cet alphabet de passions, d'appétits,
d'espérances ou de désirs, le trou muet là-bas, dans un coin du grand
cimetière.



                                 III


Le cimetière Montmartre s'était appelé d'abord le _Champ du repos_. Le
cimetière de l'Est ou du _Père-Lachaise_ se nomma aussi le _cimetière de
Mont-Louis_. Ce terrain, habité aujourd'hui par les morts, appartenait
jadis à l'évêque de Paris qui le vendit à un certain Regnauld, lequel le
céda à Sa Majesté Louis XIV. Le roi des dragonnades en fit cadeau à son
confesseur, le père Lachaise, qui débaptisa le _Champ de l'Évêque_ et
l'appela fièrement _Mont-Louis_. Ce père Lachaise était courtisan.

A la mort du jésuite, la _villa_ qu'il s'était fait construire fut
achetée par la maison de Bourbon-Conti. Le prince Louis de Conti y mit
les ouvriers, transforma les jardins, bâtit, planta, donna des fêtes.

En 1804, le parc devenait cimetière. Adieu les gais souvenirs! Le
_Campo-Santo_, d'ailleurs, fut bientôt--comment dire?--à la mode.
Misère! Car il faut que vous sachiez que le sépulcre a son bon ou son
mauvais ton. Les gens du bel air ne voulurent plus dormir que là.
«Le bel endroit pour être mort!» Notez que le Père-Lachaise, qu'on va
fermer, est demeuré depuis soixante ans le cimetière de la _fashion._

Sous la Restauration, M. de Chabrol, préfet de la Seine, demanda à
Lafont d'Aussonne (qui connaît Lafont d'Aussonne aujourd'hui?) une
inscription pour le portique du cimetière.

Je la retrouve citée dans la _Revue anecdotique:_

  O vous que la pitié, le devoir ou l'amour
  Conduit en ce vaste séjour
  Et de la mort et du silence,
  Oubliez un instant vos projets, vos travaux;
  Songez à vos plaisirs suivis de tant de maux,
  Et sachez, deux jours à l'avance,
  Vous choisir une place entre tous ces tombeaux
  Creusés à si peu de distance.

Piètre poésie que remplacent aujourd'hui deux versets latins.

La grille ouverte, le cimetière commence.

La foule monte, toujours nombreuse, presque gaie, tant elle est pressée,
la petite colline où les cyprès, à côté des tombes, s'inclinent sous le
vent avec des balancements doux. Les veuves en noir, les orphelins, des
enfants au recueillement inconscient, de pauvres vieux courbés sous
la douleur coudoient les gens qui viennent là «pour voir,» les
indifférents, les visiteurs ou les fillettes du faubourg qui, tête nue,
assises sur les bancs, prennent le frais ou se reposent.

Les premières tombes célèbres, à gauche, sont celles de Visconti,
représenté endormi dans son habit d'Institut, de la famille Dantan et
d'Alfred de Musset. Le petit saule du poëte croît, pousse timidement.

  Mes chers amis quand je mourrai,
  Plantez un saule au cimetière;
  J'aime son feuillage éploré...

Un étranger a répondu à ce dernier voeu du maigre Rolla.

Dans Westminster, tombeau des rois, l'Angleterre a fait une part aux
grands hommes, et là, côte à côte, dorment les plus grands par le
génie et les plus puissants par la force, ceux qu'a touchés du doigt
l'inspiration et ceux que le hasard a fait naître sur un trône. Au
Père-Lachaise comme à Westminster, les poëtes ont leur coin, _poetes's
corner_. Casimir Delavigne, Balzac, Nodier, Souvestre, ont été couchés
comme du même coup au sommet de la colline. Ils fraternisent dans
la mort. Le buste solide et superbe de Balzac, par David (d'Angers),
regarde en riant _à la Tourangeaise_ le mince et fin visage de Nodier,
qui lui rend un sourire franc-comtois. L'image d'Émile Souvestre est
rêveuse et sérieuse. Une muse pleure sur le mausolée de Delavigne. Le
lierre couvre ces tombeaux, couronne le front de Balzac, serpente
autour du livre de bronze où l'on peut lire ce titre fulgurant: _Comédie
humaine_. La tombe de Charles Nodier a des fleurs toujours; elle est
aimée, visitée. On sent une âme vivante, un éternel et pieux amour
autour de ce marbre. Tout près de là dort Bory de Saint-Vincent, sous
un mausolée fait de colonnes grecques, de frises antiques, de sculptures
arrachées par lui à l'oubli, tombées de quelque temple qui s'écroule. Il
a dû les contempler souvent, déchiffrer ces inscriptions, interroger ces
miettes du passé. La tombe est belle comme toutes celles que les morts
se sont construites eux-mêmes.

Étrange hasard! C'est là, à cet endroit même où il est étendu, que
Balzac un jour a placé son Rastignac regardant «Paris tortueusement
couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les
lumières». Sans doute, comme son héros, Balzac, plus d'une fois les yeux
attachés avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme
des Invalides, «_là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu
pénétrer_», a dû, semblable à Rastignac, lancer lui aussi sur «cette
ruche bourdonnante un regard qui, par avance semblait en pomper le
miel»; sans doute, posté sur ce tertre, rêvant, cherchant, espérant,
prêt à la lutte, il a dû s'écrier avec l'accent des coureurs de grandes
aventures: _A nous deux maintenant!_ C'est là qu'il allait songer,
et c'est là qu'il devait être enterré. De cette hauteur la vue est
sinistrement belle.

Les pieds dans la boue, dans cette terre brune où les vieilles
couronnes, maculées, molles et sales, semblent se dissoudre, les yeux
sur le ciel, sur la ville immense, on regarde presque effaré. Au
premier plan la ville morte; à l'horizon la ville qui va mourir: la
pétrification contemplant la fièvre. Des arbres de couleur foncée, aux
balancements fatigués, çà et là aux jours de printemps, quelque bourgeon
jaune et frais dans les feuillages sombres, à travers les verdures
noires, les ternes blancheurs de la pierre, un amphithéâtre de croix.
Puis, plus loin, là-bas, et comme perdus dans la fumée, dans une façon
de brume lumineuse, des maisons, des toits, des dômes, des clochers, un
entassement dans une buée. Le Panthéon, Notre-Dame, les deux aiguilles
des colonnes triomphales qui racontent, l'une la gloire d'un homme, et
l'autre la gloire d'un peuple; l'arc de l'Étoile, et aux derniers plans
la silhouette d'un fort, le Mont-Valérien, sur le ciel gris. Point de
bruit, aucun murmure, mais une agitation qu'on devine, un grondement
dont on sent intérieurement l'écho. Que d'espoirs, que de rêves, que
d'efforts, que de dévouements, que de trahisons, que d'héroïsmes, que
de lâchetés dans ces tas de pierres qui pensent! On demeurerait là des
heures entières, immobile comme devant la mer. Soudain, le soleil crève
quelque nuage, fond sur Paris, le crible de rayons, fait jaillir mille
étincelles, va chercher pour les brunir comme avec l'agate tous les
_ors_ de Paris, sertit dans une manière d'apothéose les cuivres, les
saillies, les flèches dorées des églises, les nervures des monuments, et
le génie de la colonne de Juillet. Tout flamboie et s'éclaire dans
une réverbération éblouissante. Le splendide panorama de Rome vu des
hauteurs du Vatican ne vaut certes pas celui-là.

On marcherait longtemps au hasard dans ce champ immense, peuplé de
morts illustres dont le nom jaillit pour ainsi dire du fond des allées:
Girodet, Gros, Denon, Bernardin de Saint-Pierre, Élisa Mercoeur,
Benjamin Constant, Cuvier, Talma, Grétry. Je cite au hasard et de
souvenir. Seuls ces tombeaux, souvent modestes, nous arrêtent.

Que nous importent, au contraire, les monuments superbes, ces colonnes
immenses, ces temples gigantesques! Presque toujours devant ces
orgueilleuses tombes on passe en murmurant: _Un si grand monument pour
un si petit mort!_ Il n'y a de magnétisme vraiment que dans les tombes
fermées, muettes, sans nom, enveloppées de lierre et d'oubli, enfouies
sous les fleurs, à jamais closes, et pourtant visitées encore. Elles
cachent, on le devine, quelque secret ou quelque douleur, quelque
amour mystérieux, peut-être une faute, peut-être un crime. Qu'y a-t-il
derrière cette porte? Qui donc est endormi sous cette pierre où l'on n'a
rien écrit, et que l'herbe, complice ou dépositaire du secret, envahit
et va recouvrir? Peut-être des heureux ont-ils voulu finir ainsi,
dérobant à l'avenir leur bonheur passé; peut-être des souffrants ont-ils
demandé que le nom auquel ils étaient rivés leur fût arraché enfin,
comme on briserait une dernière chaîne!...

  Ici gît... Point de nom: demandez à la terre!

Tombeaux muets, tombeaux discrets, c'est vers vous que s'en vont les
blessés de la vie, ou bien encore ces fous altérés d'une liqueur tarie
qu'on nomme les poëtes. Vers vous et aussi vers la fosse commune, où la
douleur du moins est éloquente et serre le coeur. La fosse commune! Une
forêt, un fourmillement de croix noires, droites ou penchées, renversées
çà et là, s'appuyant les unes sur les autres, avec des inscriptions en
lettres blanches, lavées par la pluie, effacées; de l'herbe verte au
bas, des couronnes en haut, jaunes ou blanches, et qu'un vent jette à
terre comme des fruits trop mûrs.

Là, remarquez-le bien, dans ce _coin des pauvres_, les couronnes
sont plus nombreuses que partout ailleurs. Chaque mort en a beaucoup,
beaucoup plus certes que celui qu'on a doté d'un mausolée de marbre. Le
dimanche, les jours de fête, on lui en porte une, deux; on les accroche
aux bras de la croix. Les plus généreux pour les morts, ce sont ceux à
qui ces _immortelles_ coûtent le plus cher. Les autres payent une statue
ou un buste sur leurs revenus; les pauvres gens se privent d'un morceau
de boeuf pour donner un pot de fleurs à _leurs morts_. Qu'est-ce que ces
monuments soldés sur des rentes que le défunt a laissées? Les morts
de la fosse commune ont coûté beaucoup aux vivants pendant la dernière
maladie. Les médecins, les remèdes, c'est cher. Leurs héritages à eux,
ce sont les dettes, hélas! Qu'importe, on payera tout, et les morts
auront encore leur part. Point de jardiniers pour surveiller ces
misérables trous recouverts de terre; si les fleurs poussent, c'est
qu'on vient souvent les arroser, les renouveler. Et l'on vient de loin!
On porte un pied de pensée _au père_, en allant à l'atelier. C'est la
religion du peuple de Paris, ce culte de ceux qui sont partis. Il est
sceptique, il est _badault_, comme disait Rabelais, mais avant tout
il est respectueux pour le corbillard qui passe. Pas un front ne se
découvre à Londres devant une bière qu'on emporte; à Paris, tout le
monde salue: convoi de première classe, voiture des pauvres, qu'importe!
C'est la grande égalité. Les morts des hôpitaux seuls, transportés sur
des fourgons, ou les guillotinés qui s'en vont à Clamart escortés de
gendarmes,--les criminels et les misérables,--n'ont jamais de saluts.
Longtemps d'ailleurs la misère marchera de pair avec le crime.

On pourrait, dans ce cimetière du Père-Lachaise, tracer comme des zones
historiques. Les contemporains tombent ensemble; ils ont comme un même
tombeau. Les maréchaux de l'empire, presque tous, sont enterrés à droite
dans un espace resserré: Gouvion-Saint-Cyr, Macdonald, Masséna; à côté
d'eux, Lefèvre dont le monument fut élevé par la maréchale. Elle vendit
ses diamants, disant:

--Lorsque j'étais jeune et pauvre, je ne portais que des fleurs; plus
tard, comme je vieillissais, il m'a fallu des pierres précieuses.
Aujourd'hui qu'il est mort je n'ai plus besoin de rien.

On se moqua d'ailleurs beaucoup d'elle à la Cour.

Parmi ces porteurs de sabre apparaît Beaumarchais, le manieur de plume.
Une simple pierre et son nom. C'est assez. Béranger, près de là, repose
dans la tombe de Manuel. Les médaillons des deux amis se regardent. Que
de noms sur ce monument! Que d'inscriptions, de couronnes, de souvenirs,
de louanges! Noms de gens du peuple qui n'oublient pas et n'entendent
pas la casuistique de la critique, qui admirent et qui se donnent
corps et âme. Allez donc leur dire à ceux-là que Béranger était un faux
bonhomme! Ils l'aiment parce qu'il les aima. Au Père-Lachaise, seule, la
tombe de madame Raspail est couverte de signatures aussi touffues.

Quant au monument d'Héloïse et d'Abailard, les amoureux _ex-voto_ en
sont légendaires.

On marche toujours dans la longue allée. Voici la tombe de
Pezzo-di-Borgo, celle de l'amiral Bruat.--Un nom allemand:
Ludwig Boerne, celui d'un républicain sincère, qui rêva--ô le
poëte!--l'alliance de l'Allemagne et de la France dans la liberté.
Pauvre Boerne! on l'exila pour avoir parlé de fraternité des peuples et
de délivrance prochaine. Il l'avait bien mérité!

La tombe élevée un peu plus loin à Garnier-Pagès par souscription
nationale est une des plus remarquables et des plus imposantes: le
marbre a la forme de la tribune dont l'orateur franchit tant de fois les
degrés d'un pas ferme.

N'est-ce pas là, le long de ce chemin, que j'ai lu cette touchante et
simple inscription:

  _Ci-gît un bon ménage?_

Au bout de l'allée, à l'angle d'un carrefour, voici Pradier et toutes
les charmantes créations de son ciseau, sculptées sur son tombeau.
Désaugiers rit à côté de lui; Cadet-Buteux, le Gaulois, cause avec
l'Athénien de la rue de Bréda. Une colonne brisée près de là, et le nom
de Léon Faucher. Plus loin, en montant, enfermées dans la même enceinte,
deux tombes jumelles supportées par des colonnettes de pierre: Molière
et La Fontaine. Une partie du génie de la France est là.

Je redescends vers le rond-point où, superbe, se dresse impérieux
encore, Casimir Périer. Un nom lu en chemin: Géricault. Voici le tombeau
de Monge, froid et nu comme un monument égyptien; l'oeuvre d'Étex
sculptée sur la tombe de Raspail; à côté le tombeau de Gall. Un
chemin remonte à droite, dominé par le colossal monument de la famille
Demidoff. Là, le tombeau de Kellermann avec deux noms rayonnants: Valmy,
Marengo. A deux pas de là: Famille Dosne, famille Thiers. Cela est
simple et bourgeois. Duchesnois... Sieyès, qui sut vivre paisiblement,
disait-il, quand on savait si bien mourir, et à côté de lui un dédaigné,
Népomucène Lemercier, un vrai poëte qu'on ferait bien de relire.

Dans le cimetière Israélite, où les tas de cailloux prescrits par le
rite sont placés sur les tombes juives, vous trouvez la tombe de
Rachel. On la revoit tout entière; on retrouve son front bombé, ses yeux
brillants, sa maigreur passionnée, en regardant ce diadème ciselé sur le
fronton du monument funéraire. Un diadème... ce fut en effet une reine,
et son trône est resté vide.



                                  IV


J'aurais envie d'écrire ici cet axiome mortuaire:--Au cimetière du
Père-Lachaise on _pose_, au cimetière Montparnasse on _repose_.

Montparnasse! c'est bien là, cette fois, qu'on peut dormir. Martin
Luther n'eût pas envié les morts du Père-Lachaise; mais devant les
tombes de Montparnasse comme devant celles de Worms, il se fût écrié:
_Invideo quia quiescunt!_ Qu'elle est humble, cette entrée, cette porte
sur le boulevard pauvre et désert! C'est, on le devine, le cimetière des
misères. Point ou peu de grands noms, mais Monseigneur Tout Le Monde. A
droite une cloche attend, sans cesse agitée,--excepté la nuit,--et
dont chaque tintement dit une fosse ouverte et bientôt comblée, un
dénouement, un convoi, une douleur, des larmes... Le gardien, son
tricorne ciré sur la tête, presque toujours enveloppé de son manteau, se
promène d'un air indifférent, siffle, fredonne. Il voit passer sans
être ému bien des robes noires, bien des yeux rouges. Que lui font ces
deuils, à lui? Il vit à côté de la mort; bien plus, il vit de la mort
sans aucun tressaillement, par habitude. Tout s'use dans l'homme, tout,
et surtout l'attendrissement.

Le cimetière n'est pas vaste. On pourrait apercevoir dès l'entrée,
au bout de l'allée bordée d'arbres et de tombes, le mur de clôture. A
droite, en se dirigeant vers le cimetière des soeurs de charité, on lit
un nom sur un monument, un nom aimé: Famille Henri Martin.

Les soeurs de charité dorment côte à côte, avec leurs croix uniformes,
sous des tertres entourés de bordures de buis et de fleurettes blanches.
Des noms obscurs! Une seule tombe, d'ailleurs bien modeste, élevée _par
les pauvres et par les riches_ à soeur Rosalie, cette brave et sainte
fille qui voua au peuple, aux souffrants, aux malheureux son existence
entière. Ça et là quelque pierre, avec inscription, parmi ces croix de
bois.

Les mortes qui sont là ont quitté la vie en quittant le monde, où bien
longtemps après, j'entends qu'elles ont fait la route longue ou qu'elles
sont tombées dès les premiers pas. Les inscriptions là-dessus sont
éloquentes: _Morte à soixante-dix ans_, ou _morte à vingt ans_.

Celles qui ne peuvent supporter cette existence se courbent et
disparaissent; elles se brisent, les autres résistent et se bronzent.
Elles ne vivent pas d'ailleurs, elles vieillissent. Peu ou point de
mortes de trente ans, de quarante ans. Jeunes filles ou vieilles femmes,
ainsi s'en vont-elles. La mort choisit et se plaît à l'antithèse; elle
leur demande le sourire de la vingtième année ou les rides du dernier
âge.

Hégésippe Moreau, Rude, Grégoire le conventionnel, Bocage, les quatre
sergents de la Rochelle sont enterrés à Montparnasse, et bien d'autres
avec eux, morts frappés, eux aussi, par le couteau de la Restauration:
Carbonneau, Talleron, Pleignier. Longtemps sur la tombe des sergents
vint s'agenouiller une vieille femme dont les historiens des
excentriques de Paris (la fidélité est aussi de l'excentricité) ont
raconté l'existence. C'était une pauvre paysanne poitevine, cassée
en deux, aux joues creusées par l'âge, qui se traînait sur un bâton
jusqu'au tombeau de Goubin et de Bories, et leur apportait des fleurs,
violettes au printemps, roses l'été, chrysanthèmes l'automne, et des
immortelles pendant l'hiver. Ils la connaissaient bien, les gamins du
quartier, et l'appelaient la _Fée_. La fée du souvenir, soit!

On dit que cette femme avait été la fiancée de l'un de ces jeunes gens,
et qu'elle avait passé sa vie l'aimant et le pleurant toujours.
D'autres ont prétendu qu'elle était folle. Et qui sait--par le temps qui
court--l'attachement à quelque chose de noble et de sacré est peut-être
bien une folie?...

Dornès aussi repose là. Dornès? Cherchez ce nom dans une biographie,
vous ne l'y trouverez pas. Qu'est cela, Dornès? Un représentant mort
pour son idée. Les biographes ont bien d'autres gens à faire entrer dans
leurs colonnes! Pauvres fustigés de la vie, qui êtes aussi les oubliés
de l'histoire, qui donc aura la gloire un jour d'être votre historien,
j'allais dire (me le pardonnez-vous) votre défenseur?

Orfila, lui, possède une tombe superbe et qui d'emblée frappe la vue.
On ne l'évite pas. Le monument de Drolling, élevé, je crois, par ses
élèves, est plus modeste. Une pierre et un nom, voilà l'éloquence
tumulaire. Mais qui s'est avisé de représenter, gravé sur je ne sais
quelle hutte d'Océaniens en forme de pain de sucre, peinturlurée de
rouge et de jaune, dorée, bronzée, Dumont-d'Urville montant au ciel, à
travers les flammes, avec sa femme et son enfant?

Les trois personnages sont nus, absolument nus, l'amiral et madame
Dumont-d'Urville. Cette vue, je ne sais pourquoi, choque singulièrement.
L'artiste a voulu rappeler l'épouvantable catastrophe où périt, sur le
railway de Paris à Versailles, comme un nageur qui se noierait dans un
ruisseau, l'intrépide marin qui venait de faire et de refaire le tour du
monde. Il fallait alors toucher à ce malheur autrement.

Quelle belle chose que le goût!

N'avez-vous souhaité jamais, pour l'éternel repos, pour le dernier
sommeil, un coin désert, calme, ignoré, quelque tertre plein d'herbe, à
l'angle d'un cimetière de village, des fleurs, de l'ombre, un arbre où
nichent les oiseaux? Il semble que dans ces endroits enviés la mort soit
plus douce et plus complète, la tombe plus fermée, l'anéantissement plus
profond. Aux heures enfiévrées, troublé par ses désirs, dévoré par ses
ambitions, le coeur parfois débordant d'amertume, la pensée vide--ou
pleine, hélas! d'espérances déçues--lassé de tout ou tourmenté par
toutes choses, l'homme mélancoliquement laisse pencher son front vers
la terre, regarde fixement l'avenir, comme arrêté devant un puits
insondable, et cherche alors en quel endroit il pourrait bien, comme un
avare qui cacherait son trésor, enfouir ses rêves brisés, ses souvenirs
rayonnants ou brumeux, tout ce qu'il porte en lui de méconnu ou
d'ignoré, et il se dit alors, ambitieux de sa tombe comme il le fut
de sa vie, rêvant jusqu'à la fin: Le bel endroit pour mourir! Le bel
endroit pour un tombeau!

Si le duc de Gramont-Caderousse, celui que le Jockey-Club appelait
_notre cher duc_, celui dont on disait, quand il montrait sur le
boulevard ses favoris roux, son maigre profil et le camellia de sa
boutonnière: _Voilà la régence qui passe_; si cette célébrité de
steeplechase et de villes d'eaux, ce Don Juan du plaisir, cet éternel
agité, a rêvé, dans ses nuits chaudes, au milieu d'un souper, au
lendemain d'une folie, le calme, le repos et l'ombre, il n'a pas certes
pu les demander plus complets qu'il ne les a trouvés dans une des
allées de ce cimetière Montparnasse. L'allée est étroite, silencieuse,
enveloppée comme d'oubli; l'herbe semble un tapis, le sable est discret
sous les pas, les cyprès forment un rideau et comme un voile au-dessus
des têtes; un rayon de soleil filtre parfois dans la verdure sombre,
quelque passereau bat des ailes à travers les branches; pour tout
horizon, des tombeaux; pour tous visiteurs, des affligés qui semblent
glisser comme des ombres. On n'oserait parler, on passe. C'est la
paix profonde, la paix suprême. Et le viveur est couché là. Bruyantes
amantes, illustres aventures, duels fameux, folies belles ou laides,
tout finit là, voilà votre épilogue! Pauvre Yorick titré, «toujours
prêt, jamais las», le dernier de sa race, mort en emportant sa couronne
ducale depuis longtemps échangée contre une couronne de festin. _Alas!_
quelle antithèse, _poor Yorick!_

La tranchée commune, à Montparnasse, est immense, les croix sont
nombreuses: une armée, un monde. Je songe que là-bas, au Père-Lachaise,
dans cette glaise, parmi ces _innommés_, à côté de ces forçats de la
misère, on a enterré Lamennais. Cette sépulture en valait une autre. Le
révolté d'ailleurs avait assez largement marqué sa place dans le monde
des vivants pour qu'il lui fût permis de demander au monde des morts
un coin où dormir, côte à côte avec ceux qu'il avait aimés, qu'il avait
défendus et pour lesquels peut-être il était tombé.

Il dort avec les pauvres celui qui a protesté en leur nom par ce cri
amer, poignant, inoublié: _Silence au pauvre!_

Ici, à Montparnasse, dans la fosse commune, on a mis l'abbé Chatel, un
excentrique, un fou, un brave homme. J'ai vu son buste de plâtre,
fiché sur un piquet parmi tous ces morts, tournoyer et soupirer au vent
d'hiver, et pousser comme une amère plainte....



                                   V


Paris a d'autres cimetières encore,--ou, pour mieux dire, le _Paris
funéraire_ ne finit pas. Du pont d'Iéna, sous le _velum_ même de
l'Exposition, au fond du Trocadéro, n'apercevait-on pas le rideau noir
des cyprès de Passy? P.-J. Proudhon est couché sous ces arbres. Clamart
a son cimetière, près de l'amphithéâtre où l'on dissèque. On y porta
Gilbert et Mirabeau. Un jour, faites-vous ouvrir la porte du cimetière
de Picpus, aujourd'hui fermée. C'est là, dans ce coin ignoré de
Paris, que repose Lafayette, et avec lui tous ceux qui moururent sur
l'échafaud, barrière du Trône (en ce temps-là _barrière Renversée_). On
y retrouverait peut-être les ossements d'André Chénier. Quant aux autres
morts illustres, dont le sang a coulé sur la place de la Révolution,
quant à Danton, à Desmoulins et à tant d'autres, demandez aux
Catacombes!...

Lugubres excursions, ces promenades aux champs des morts! On en rapporte
toujours pourtant comme un sentiment plus puissant et plus assuré de la
liberté et de la dignité humaines. On a conversé, pour ainsi dire, avec
ces aïeux qui nous ont nourris de leur pensée, qui nous ont faits plus
robustes et meilleurs. Cette course dans la boue pétrie de détritus de
cadavres vaut la lecture d'un livre de vie. On passe dédaigneux devant
les tombes vaines; on s'arrête, attendri ou écrasé, devant les noms
aimés et les grands noms. Il sort de ces tombeaux des conseils.

Ces cadavres parlent, agissent encore; ces poussières vous pénètrent,
comme si leurs atomes dégageaient encore du courage et de la foi. Tel
dit: Dévouement; tel crie: Sacrifice; un autre: Devoir. Et l'on comprend
alors ces anciens qui faisaient de la voie des tombeaux leur lieu
de promenade, l'endroit où les enfants jouaient au-dessous de l'urne
cinéraire de leurs parents. On comprend tout ce qu'il y a, en vérité, de
sain pour l'âme dans la fréquentation des tombes.

La parole du passé est là. Tout ce qui est beau, tout ce qui est bon
survit. Voilà l'immortalité véritable, celle de l'exemple.

Hamlet, écrasé sous sa tâche, hésitant devant son terrible devoir,
et courbé sous la loi, va demander conseil à ceux que ronge _milady
vermine_. «Il y a là, dit-il, une belle révolution; si seulement nous
avions le bon esprit d'y regarder!» Nous sommes tous, fils du doute, des
Hamlets à nos heures, effrayés de notre tâche, tremblants et peureux.
Regardons là, regardons droit où sont _les vieux_. Il y a toujours au
fond d'une tombe une voix pour dire: Courage, et, lorsque les vivants se
taisent, ce sont les morts qui crient: En avant!




                           MOREAU DE JONNÈS
                              1776-1870


J'avais connu et j'avais aimé ce grand vieillard que la mort vient de
prendre[16]. Il s'appelait Alexandre Moreau de Jonnès. Il avait fait,
vaillamment, les campagnes de la République et de l'Empire. Il était
parti, joyeux, avec les volontaires de Brest, lorsque la patrie en
danger appelait à elle ses enfants, et, après une vie bien remplie,
demeuré fidèle à ses beaux souvenirs, il s'était enfermé avec ses
livres, son papier, ses plumes, et après avoir combattu pour la France
républicaine, il s'était mis à conter ses malheurs et ses gloires.

[Note 16: Mai 1870.]

Moreau de Jonnès habitait un logis assez vaste, boulevard de La
Tour-Maubourg. C'est là que, pour la première fois, je l'ai vu, assis
dans son fauteuil, devant sa fenêtre et sa table de travail. L'homme
était grand, solide encore et superbe, la tête puissante, un nez gros,
les narines frémissantes d'un Mirabeau, ridé mais point défiguré,
portant toute sa barbe, l'air d'un vieux soldat de la République, des
mèches de cheveux blancs sortant d'une haute calotte de velours noir
un peu semblable à celle des bourgeois florentins dans les fresques de
Ghirlandajo et de Botticelli.

Il avait quatre-vingt-dix ans passés, quatre-vingt-dix ans de peines
et d'efforts, de luttes ardentes, de combats sous tous les ciels, de
souffrances à toutes les heures. Il les portait bravement, et son oeil
profond, singulièrement vivant, étonné parfois, scrutateur toujours,
avait encore des flammes de jeunesse et comme des éclairs d'été. De
ce grand corps vigoureux sortait une voix grave, sonore, presque
caverneuse, voix d'oracle ou plutôt d'Épiménide qui, sans quitter sa
grotte, suivrait de loin les agitations des humains.

Cet homme, en effet, était d'un autre temps, d'un autre âge et d'une
autre trempe que nous. Il ressemblait à ces _témoins_ qu'on laisse dans
les champs aplanis pour indiquer l'ancienne élévation des terres. Il
avait, avec sa majesté d'ancêtre, l'attitude superbe d'un exemple
et l'ironie d'un reproche vivant. Il semblait dire à la génération
présente: «Nous étions ainsi et par le débris du passé jugez maintenant
de sa valeur!»

Ancien soldat, après l'épée il avait pris la plume. Ses travaux
de statistique, ses études d'économie sociale l'avaient conduit à
l'Institut. Mais depuis douze ans il ne se rendait plus aux séances.
Depuis douze ans, enfermé dans sa chambre comme jadis dans sa cabine
de marin, il demeurait avec ses travaux et ses souvenirs, attentif aux
choses du dehors, applaudissant de loin à ceux des nouveaux qui jetaient
leur cri, affirmaient leur foi, et comparant, quelquefois avec amertume,
d'autres fois aussi avec confiance, les hommes de jadis aux hommes
d'aujourd'hui.

Il fallait le voir dans sa demeure, entouré de ses tableaux et de ses
livres. Quelques toiles de l'école italienne, des maîtres de l'école
de Bologne, et, parmi ces Guerchin ou ces Carrache, des esquisses de
la Révolution française, Danton allant à l'échafaud, des portraits, des
reliques, des dessins à la manière de David ou de Topino-Lebrun, son
élève.

Je l'écoutais parler avec passion, stupéfait, fiévreux, enchaîné à sa
parole. Tout ce que me disait cet homme avait pour moi le fantastique et
l'attrait magnétique du rêve. Sa voix, encore un coup, semblait sortir
du fond des siècles. Même il avait toujours ce style coloré et puissant,
cette fougue et cette grande éloquence de l'heure d'éruption du volcan.
Alexandre Moreau de Jonnès parlait en 1870 comme en 1792 à la tribune
des Jacobins ou des Cordeliers. Les années, les épreuves, les revers,
les défaillances environnantes, les lâchetés voisines, les désertions et
les déceptions ne lui avaient rien enlevé de sa foi primitive et de sa
conviction toujours intacte, toujours en sa force et en sa verdeur.

Parfois, en vérité, je croyais entendre parler le vieux Lakanal ou voir,
à demi enseveli dans son fauteuil, le sombre Billaud-Varennes rêvant et
contant les grandes histoires écroulées.

Que de figures alors évoquées! Que de cendres remuées! Que de souvenirs
rajeunis! Que d'anecdotes inconnues! Que de journées disparues dans la
brume du temps et soudain, par le verbe, retrouvées avec leur soleil,
leur ciel bleu, le poudroiement des volontaires en marche et le
verdoiement de l'herbe aux jours charmants de prairial!

Et j'écoutais toujours.

«--J'ai vu Camille Desmoulins, une fois, me disait Moreau de Jonnès.
C'était au club des Cordeliers. Marat était à la tribune. Je me rappelle
encore l'impression de chaleur étouffante que je ressentis en entrant
là. Lorsque Marat eut fini de parler, je ne me souviens pas pourquoi il
se fit un certain tumulte. A ce moment apparut, à l'entrée de la
salle, un jeune homme, l'air vif et les cheveux noirs. Une jeune femme
s'appuyait sur son bras. On me dit: «Voilà Camille Desmoulins et sa
femme». Il parla. Bégayant d'abord et un peu intimidé, il se remettait
bien vite et, au bout de dix minutes environ, il parla fort éloquemment.
On l'applaudit beaucoup: le discours était intéressant. Quant à sa
femme, avec ses jolis cheveux châtains, elle était, je m'en souviens,
_fort gentille_. Une vraie petite Parisienne!»

Rien n'était singulier comme ces récits qui ramenaient de la sorte les
grandes scènes de la Révolution à l'intimité familière des tableaux de
genre. En sortant des Archives et en allant vers Moreau de Jonnès, je
passais des peintures de David aux croquis de Boilly.

Boilly a sa valeur. Les _Mémoires_ sont la monnaie--bien frappée--de
l'histoire.

«--La dernière fois que je vis Louis-Phi-lippe, continuait Moreau
de Jonnès, il me parla de mes travaux:--Il y a longtemps que je vous
connais, Monsieur, me dit-il.

»--Moi aussi, répondis-je. Depuis 1792. Je vous ai déjà vu aux Jacobins,
Sire!

»Et Louis-Philippe se mit à sourire, en saluant.»

Moreau de Jonnès a publié deux volumes de souvenirs, les _Aventures de
guerre au temps de la République et du Consulat_. Il laisse deux volumes
encore, volumes inédits, ses mémoires relatifs aux combats de l'Empire,
aux luttes de la Révolution. Ce sont là livres qui resteront, mais
qui ne rendent point, comme la parole même de l'homme, l'impression
de vigueur, d'ardeur généreuse que donnait la conversation de ce grand
vieillard.

Il meurt à quatre-vingt-treize ans, fidèle au culte de toute sa vie, à
la liberté, à la patrie, à la République. Tel qu'il était parti de Brest
un matin d'avril, il meurt un soir de mai, confiant dans l'avenir, ferme
dans ses principes, inébranlable dans ses convictions. Tête et coeur de
Breton, il avait en lui toute la solidité de cette terre granitique
où poussent durement les chênes. En 1792, sous le drapeau flottant des
volontaires d'Ille-et-Vilaine, il s'était mis en campagne, au son du
fifre que jouait Habeneck, le futur chef d'orchestre de l'Opéra, pour le
moment chef de musique du bataillon des fédérés armoricains. On n'avait
pas d'argent pour acheter d'autre orchestre. Mais ce fifre criard et
guilleret suffisait.--Vive la nation!

On marchait, et chaque étape était une fête. A Paris, Moreau de
Jonnès porte à Tallien des lettres de recommandation. Tallien le fait
incorporer dans le bataillon des Minimes. Un soir que le jeune homme
(il avait seize ans) était de garde aux Tuileries, des gentilshommes, de
ceux qui s'appelaient les _Chevaliers du poignard_, font mine de vouloir
arriver jusqu'au roi gardé à vue, et de le délivrer. Le poste prend
les armes. Au bout d'un moment un homme entre, carrure d'athlète, large
figure, parole haute, les yeux pleins d'éclairs.

--La garde nationale, dit-il, était prête à arrêter ces gens, j'espère?

--Oui, répond Moreau, si ces gens l'avaient attaquée!

L'homme regarda Moreau de ses yeux profonds.

--La justice, dit-il, frappe les criminels et ne lutte pas avec eux!

Et il tourna le dos au fédéré, puis sortit.

--Quel est donc celui-là? demanda Moreau.

On lui répondit:

--C'est Danton.

Moreau de Jonnès était à la tête de sa section au 10 août 1792, lorsque
le peuple emporta d'assaut le vieil antre de royauté, les Tuileries
pleines de Suisses. Il était dans le Morbihan lorsque les chouans,
révoltés plutôt contre la conscription que pour la royauté, voulaient
tenir en échec le droit, ne point servir la France et résister à la
Convention nationale. Il était à Toulon lorsque le futur réacteur
Fréron, le chef à venir des muscadins et de la _jeunesse dorée_,
mitraillait la ville écrasée. Il était au combat du 13 prairial, à bord
du _Jemmapes_, dans le feu de la bataille, dans l'atmosphère rouge et
chaude de la canonnade, lorsque sombra le vaisseau _le Vengeur_. Il
était à Quiberon lorsque l'émigration fut étouffée, à une portée de
canon de la flotte britannique qui laissait couler, comme le dit depuis
Sheridan, l'honneur anglais par tous les pores. Il escortait, en qualité
d'aide de camp, le général Hoche, et que de fois m'a-t-il dit:
«Si celui-là eût vécu, Bonaparte n'eût pas régné!» Il était à
Saint-Domingue, avec Leclerc, le mari de Pauline Borghèse, mari
gênant que Napoléon envoyait à la fièvre jaune. Il était au
Morne-aux-Couleuvres, il était partout où se dressait le danger; vie
aventureuse, étonnante, romanesque, pleine de chocs, tantôt ensoleillée
et joyeuse comme un frisson d'écharpe tricolore au vent de messidor,
tantôt funèbre et navrée comme une journée sombre de brumaire, fière
d'ailleurs et superbe, unie et vaillante comme une épée de chevalier.

Quand il se rappelait toutes ces choses, la captivité à bord des
pontons, les journées d'enthousiasme de la Révolution, les lendemains
de victoire, les gloires et les défaites de l'empire, les marches
consternées des combattants de Montmirail devenus les brigands de la
Loire, quand il évoquait ce passé, Moreau de Jonnès devait se sentir
mélancolique et douter de la justice. Tant d'amertume, tant de
déceptions, tant de trahisons, tant de rêves finis, tant d'espoirs aux
ailes brisées!

Quels spectacles faits pour déconcerter l'âme la mieux trempée! Après
1789, 1815; après le 4 août, le 9 thermidor; après le 10 août, le 18
brumaire. Après Valmy, Waterloo. Après Cambon, Ouvrard. Après 1830,
1834. Après 1848, 1852. Après le coup de soleil du 24 février,
l'assombrissement, l'atmosphère spongieuse et malsaine du 2 décembre.
La République deux fois proclamée, deux fois égorgée, la liberté tant de
fois proscrite, le droit tant de fois souffleté, la justice tant de fois
méconnue! Il avait vu tout cela. Il avait vu la Révolution, l'empire,
Talleyrand en bas de soie recevant le czar éperonné et les talons
couverts de la terre de France; il avait vu Foy à la tribune, Manuel
au tombeau; il avait vu juillet, il avait vu, entendu l'écho lugubre de
Saint-Merry, les cris joyeux de Février, tout ce qui a été la vie, la
palpitation, l'espoir, la désillusion, les révoltes et l'asservissement
de la pauvre et chère patrie.

Cet homme avait vu tout cela et, en présence de tant d'efforts inutiles,
de tant de sacrifices bafoués, de tant d'héroïsmes raillés, de tant de
vérités escamotées ou proscrites, peut-être dans sa longue existence
d'octogénaire s'était-il senti las de protester, peut-être s'était-il
dit qu'après tout l'humanité tient sans doute à demeurer troupeau et que
sa servitude volontaire importe peu au philosophe? Peut-être s'était-il
dit que le métier d'éternel mécontent, d'honnête homme et de citoyen,
est métier de dupe[17]? Peut-être avait-il perdu patience et perdu
courage?

[Note 17: Écrit au lendemain du _plébiscite_ qui devait nous amener
la guerre. Que Moreau de Jonnès a bien fait de mourir avant Forbach et
avant Sedan!]

Eh bien, non! il était tel en mai 1870 qu'il était en septembre 1792. Il
était le même, le même toujours, l'éternel combattant du droit. Son oeil
s'animait au souvenir de ces grandes journées et il apportait dans ses
jugements sur les choses du jour la passion superbe qu'ils avaient eue
tous, ceux de son temps, pour les choses d'autrefois. Il envoyait, une
fois, à l'_Avenir national_, un article sur les défenseurs nouveaux de
Marie-Antoinette. Le style est celui des conventionnels. Cette reine,
devant lui, reste ce qu'elle est pour l'histoire, l'archiduchesse et
l'Autrichienne.

Un jour, comme nous parlions des affaires d'Italie et des embarras
financiers de ce peuple:

--Qu'attendent-ils donc? dit brusquement le vieillard, ils ont les biens
du clergé et ils ne les prennent pas!

On se sentait avec lui dans un autre temps, on comprenait la grandeur
farouche de l'époque altière et fécondante, à la fois terrible et douce.
De ses lèvres tombaient des mots inconnus, oubliés. Souvent, comparant
à nous ce vieillard, j'avais honte pour ceux qui vivent aujourd'hui.
Lui s'inquiétait de leurs efforts, de leurs idées, de leur but, de leurs
espérances.

Il avait l'air d'un aïeul qui juge--et qui aime--ses petits-fils,
pourtant dégénérés.

Cet homme est mort; mort emportant un monde de faits, d'idées, de
souvenirs, de science; mort de cette mort de l'homme qui peut regarder
sa vie sans y trouver une faiblesse; mort avec cet amour au coeur pour
la République, rêve de sa vingtième année qui fut encore l'espoir de ses
quatre-vingt-dix ans.

«La vie exemplaire, a dit Goethe, c'est le songe de la jeunesse réalisé
par l'âge mûr.»

Ce fut mieux que cela pour Moreau de Jonnès. Ce fut ce songe continué,
poursuivi, adoré,--même après le réveil et même après la déception, même
après l'âge mûr, même aux heures de vieillesse, même à l'heure de la
mort.

Songe qui ne finit pas. Et, pour que le rêve devienne un jour réalité,
Moreau de Jonnès en tombant, ce grand chêne celtique abattu et jamais
courbé, le combattant du 10 août, le volontaire de Rennes, le soldat
de Hoche, nous lègue un de ces héritages qui profitent à tous et qui se
font rares: _un exemple_.




                             CHAMPIGNY



Décembre 1871.

Paris est maintenant condamné, pendant longtemps, à des anniversaires.
Il va revivre de la dure existence du passé, revoir les scènes
douloureuses qui datent d'une année à peine, se replonger dans ses
deuils, évoquer les espoirs évanouis, contempler de nouveau les réalités
amères, il va se retremper dans ses souvenirs,--et puisse-t-il y
laisser tout ce qui lui reste de sa folle humeur, gouailleuse et niaise,
d'autrefois!

Après le triste anniversaire du Bourget (31 octobre), voici qu'on a
célébré l'anniversaire du combat de Champigny. Déjà un an passé sur
ces drames! Un an cruellement rempli et qui peut compter double! Quelle
année!

Lorsque dans les derniers jours de novembre 1870, un matin, Paris en
s'éveillant lut sur ses murailles les proclamations belliqueuses du
général Ducrot et du Gouvernement de la Défense, il sentit passer en lui
une fièvre d'espoir. Toute la nuit le canon avait tonné, faisant à la
grande ville comme une ceinture de feu. Lorsque le jour se leva, un jour
clair, lumineux sous un ciel d'un bleu pâle, on se battait de plus d'un
côté, à Montmesly, à Champigny, à Épinay. La foule anxieuse se pressait
aux barrières, grimpait aux buttes de Montmartre et de là-haut regardait
à l'horizon les fumées blanches de la bataille. Il faisait un froid
vif qui cinglait les visages, coupait les mains, gerçait les lèvres.
Lorsqu'on dépassait, en allant du côté de Vincennes, les fortifications,
on rencontrait une sorte de lande nue et triste, avec des arbres coupés
au ras de terre et des maisons démolies. C'était la zone militaire. Des
soldats venaient ça et là, des spahis filaient au galop rapide de leurs
petits chevaux arabes dont la longue queue traînait sur la terre gelée
et sonore. Dans la longue rue de Vincennes, les portes étaient closes,
les maisons paraissaient mornes, vides. Les bals ou les restaurants
semblaient faire pénitence avec leurs enseignes ironiques et leurs
volets silencieux. Dans la plaine, au delà du fort, on apercevait,
fourmillante, noire et rouge, avec ses équipages, ses fourgons, ses
canons et les drapeaux blancs de ses ambulances, la réserve de l'armée
de Ducrot, dont les premières colonnes étaient engagées vers Champigny.
Ces milliers d'hommes s'agitaient dans un horizon argenté, gris et fin.
Des Kabyles, en manteaux rouges, passaient, traînant par les racines de
petits arbres qu'ils venaient d'arracher.

Au loin, dans le fond, roussi par l'hiver, dans les bois, on apercevait
des lueurs soudaines, des éclairs, des flocons de fumée; une crépitation
incessante, une fusillade acharnée arrivait à nos oreilles. Nous
avançons. Des blessés reviennent, se traînant vers Vincennes, la tête
enveloppée d'un linge sanglant ou soutenant d'un bras valide une main
broyée ou coupée et qui saigne. En ce moment, il était trois heures
de l'après-midi. C'était le mercredi, 30 novembre. Les troupes avaient
emporté Bry-sur-Marne, Champigny et, grimpant sur les hauteurs,
essayaient d'enlever la position de Coeuilly et le parc de Villiers. Les
Saxons, repoussés par nous, s'étaient, sous le feu de nos mitrailleuses
qui les décimaient, réfugiés derrière le mur crénelé du parc et là, à
l'abri, fusillaient nos soldats qui s'apprêtaient à tenter l'assaut de
la muraille.

Un officier d'artillerie, que je vois encore, hochait la tête en
commandant le feu de sa batterie; il se tordait la moustache et
disait tout bas en préparant une brèche:--Ah! si l'on avait un peu
d'infanterie!

Cet homme eut un mouvement superbe, à un moment. Les pointeurs lui
demandaient sur quel endroit de Villiers il fallait diriger leurs
projectiles. Il le leur indiqua lui-même.

--Là, tenez, sur cette maison, à gauche. Une fois que vous l'aurez
démolie, elle vous offrira un large passage; elle donne sur une grande
rue, je la connais, cette maison, _c'est la mienne_!

L'artillerie, que dirigeait le général Frébault, avait été d'ailleurs
admirable ce jour-là. Elle décida du sort de cette journée qui fut une
victoire, victoire inutile remportée sur un terrain que nous devions
abandonner quatre jours après. Les mitrailleuses renouvelèrent de ce
côté leurs massacres de Gravelotte. Quelques mois plus tard, un de
nos amis, officier de cavalerie, s'arrêtait dans la cour du fort de
Vincennes, devant une batterie de ces mitrailleuses et demandait au
soldat qui les gardait s'il était content d'elles.

«Je crois bien, mon capitaine, il n'y a rien de meilleur, quand on peut
s'en servir à bonne portée.

--Ah! Et il paraît qu'il y en a qui ont fait de la besogne, à Champigny?

L'artilleur sourit doucement, et posant la main sur le canon noirci de
ses pièces et les caressant comme un jockey l'encolure de son cheval:

--Ce sont justement celles-là, mon capitaine. Je vous garantis qu'elles
ont travaillé. On a parlé, tenez, d'un régiment de uhlans détruit ce
jour-là. Je ne sais si c'est vrai, ce n'était pas de mon côté, mais
voici ce que je puis vous certifier, mon capitaine. Ma batterie était
postée, entre Bry et Champigny, au tournant d'une route, sur un petit
mamelon et nous la dissimulions derrière un abattis d'arbres qu'on peut
voir encore sur le champ de bataille. Tout à coup voilà un bataillon
saxon qui débouche des bois et s'engage, au-dessous de nous et à portée
des pièces, vers Champigny. Nous laissons faire, et quand les Allemands
sont tout à fait placés sous le feu des mitrailleuses, nous faisons une
décharge qui pouvait compter. Aussitôt, voilà le bataillon qui se couche
et ils restent là, à plat ventre, sans se relever. Nous nous disions,
nous: «C'est bon, nous attendrons; que ce soit aujourd'hui, que ce soit
demain, il faudra bien que vous vous releviez, et alors vous m'en direz
des nouvelles!» Et nous demeurions là, guettant le moment, la main sur
la _mécanique_. Ah bien oui, mon capitaine; il n'y avait pas de danger
que les Saxons se relevassent! Nous les avons ramassés le lendemain,
tous tués ou blessés, écrasés. Un bataillon écharpé net. Voilà le parti
qu'on peut tirer des mitrailleuses.»

Récit exagéré de soldat, ou vérité stricte, toujours est-il que les
hauteurs de Bry-sur-Marne étaient couvertes de cadavres allemands. On
voyait, à travers les vignes, au pied des buissons, le long des routes
encaissées ou des sentiers, leurs corps étendus, bossuant le sol de
taches noires. Çà et là, parmi eux, quelque pantalon rouge de _lignard_
ou quelque uniforme de zouave. Il ne reste plus là maintenant qu'un sol
piétiné, où, en cherchant bien, on ramasserait à peine quelque débris
méconnaissable de bidon ou quelque carton pourri de cartouche. Mais
cette terre est imprégnée de sang. En remontant de Bry-sur-Marne vers
Champigny, il y a, dans une ferme, à gauche, deux petits _tumuli_ au
fond d'un jardin potager. Ce double monticule n'arrêterait pas un moment
le regard d'un passant. C'est pourtant là, dans un trou que j'ai vu
creuser, près de la ferme, qu'on a enterré de pauvres diables foudroyés,
défigurés, et des Prussiens, dont les pieds nus sortaient de leurs
pantalons boueux. Je les revois encore avec leurs vêtements usés,
couleur d'amadou, leurs cheveux blonds, leurs barbes rousses pleines
de terre, leurs prunelles bleues et vitreuses. A côté d'eux, de ces
colosses abattus, on enterra de frêles et nerveux petits Français,
des enfants pour la plupart, dont les bras raidis, gelés par le froid,
semblaient encore menacer l'ennemi. Il y en avait un, dix-neuf ans,
presque imberbe, gras, la peau blanche et qui devait, vivant, avoir
les joues roses. Pauvre enfant! son histoire était celle-ci: il s'était
engagé au début du siége dans les zouaves, à cause de l'uniforme qui
est joli, et puis parce qu'il fallait défendre Paris. A Châtillon, en
septembre, dès le premier coup de feu, pris d'un trouble subit, il avait
jeté son fusil et s'était enfui. Il était rentré dans Paris avec le flot
des fuyards. A peine revenu, il se dit avec effroi, cette fois:

--Mais je suis donc un lâche?

Il se constitua prisonnier, le conseil de guerre le condamna à mort
avec d'autres. Cet enfant était d'une famille parisienne dont les amis
pouvaient approcher du gouvernement. Ils firent des démarches, le pauvre
garçon fut sauvé et quand on lui rendit son fusil, il dit avec élan:
«Cette fois, je m'en servirai!»

Tremblant à Châtillon, il fut téméraire à Champigny. Le fuyard de
septembre devint en novembre un héros. Il tomba sur ce côteau sanglant
avec deux balles dans la poitrine et une dans le ventre. Il s'appelait
T...

Comme je regardais son cadavre, des chasseurs à pied apportaient, roulé
et balloté dans une couverture de laine, le corps d'un capitaine de la
ligne, visage fier, un sourire vaillant relevant sa moustache blonde.
A travers sa capote dégrafée et l'ouverture de sa chemise de flanelle à
carreaux, on voyait un trou rond et noir par où la vie était partie.

Un aumônier suivait le cadavre et me le montrant:

--Celui-là, me dit-il avec une satisfaction évidente, je l'ai administré
moi-même!

Tous ces souvenirs confus, une date les évoque, un anniversaire les
ranime. Je revois ce coucher de soleil rouge et sinistre, jetant ses
derniers rayons au champ de bataille couvert de mourants, tandis que les
bateaux-mouches, chargés de blessés, filent le long de la Marne, où se
reflète le couchant et emportent vers Paris leurs cargaisons sanglantes.

Le surlendemain, dès l'aube, nous étions brusquement attaqués par les
Prussiens qui, silencieusement, durant la première nuit de décembre,
s'étaient massés dans les bois de Coeuilly et, avant le jour, se
glissèrent, rampèrent comme des Mohicans jusqu'à nos avant-postes,
qu'ils surprirent. Il y eut une alerte terrible dans Champigny, que nous
occupions, et les mobiles, pris de panique, laissèrent massacrer les
compagnies de ligne placées en grand'gardes. L'arrivée de Ducrot et de
Trochu rétablit le combat. La légion du génie auxiliaire de la garde
nationale coupa la route de Joinville aux bataillons qui reculaient et
bientôt, l'offensive reprise, maison par maison, on réoccupa Champigny,
en rejetant les Allemands dans leurs lignes.

Ce soir-là, le général Trochu, au galop de son cheval, traversait la
plaine devant Joinville et rentrait au fort de Nogent, tandis que les
gardes nationaux, placés en réserve dans l'île de Beauté, regagnaient
Paris, chantant et rapportant de la bataille, dont ils avaient été
spectateurs, quelque casque prussien. Des feux s'allumaient, çà et là,
au flanc des côteaux. Les artilleurs, dans leurs grands manteaux noirs,
battaient la semelle auprès de leurs pièces. Les mobiles, les troupiers
se chauffaient à des brasiers faits de branchages, de troncs d'arbres,
tandis qu'ils dressaient autour d'eux en manière de case, pour se
garantir de la bise, des volets de fenêtres et des portes arrachées aux
maisons. Cette flamme rouge éclairant ces visages fatigués, enveloppés
de linges, ces groupes d'hommes présentant au feu leurs mains gelées
dans leurs gants épais, ces lueurs allumées sur une ligne de plusieurs
kilomètres donnaient à cette plaine immense et à ces collines qui
sentaient la tuerie un aspect inoubliable, à la fois grandiose et
affreux.

Et, tout en se chauffant, les soldats chantaient quelque refrain,
sifflaient un air du pays, trempaient la soupe, coupaient au flanc de
quelque cheval mort des tranches de viande.

La route qui va de Joinville à Bry et Champigny, et le terrain tout
entier de la bataille, étaient pleins d'un mouvement sombre, d'une sorte
de bruissement sourd fait de rires étouffés, de propos de bivac, de
grincement de roues, de piétinement de chevaux sur la terre dure, et
cette sorte d'harmonie bizarre et farouche montait et se perdait, avec
la fumée des campements, dans le sifflement du vent d'hiver.

Une sorte de cohue étrange glissait au milieu de ces soldats qui
venaient de combattre bravement; c'était la longue file de voitures
d'ambulance, de fiacres réquisitionnés et ornés du drapeau de la
convention de Genève; il y avait dans ce cortége des tapissières à
l'essieu criard, épaves des anciennes fêtes des jours d'été; il y avait
des voitures de magasins de nouveautés portant leur _réclame_ en lettres
d'or jusque sur cette terre sanglante; il y avait des coupés de maîtres,
mis à la disposition des ambulanciers pour sauver à la fois le cheval de
la réquisition et le cocher de la garde nationale. Des gens aux costumes
bizarres, directeurs d'ambulances de rencontre, grossissaient le flot
et, sous le prétexte de ramasser les blessés, ramassaient des légumes
ou des fusils Dreyse. C'était le comique à côté du lugubre. Les
fantaisistes ou les habiles de la philanthropie coudoyaient ces soldats,
qu'ils n'eussent pas su soigner et qui savaient mourir.

Au rebord d'un fossé, près du coude que fait la route--pour mener vers
Bry, sur la gauche, et, tout droit, vers Villiers--des soldats portaient
sur des brancards des Allemands roulés dans leur capote, et qui
râlaient. Je revois ces grands corps étendus, ces faces pâles, ces yeux
retournés. Un caporal de la ligne, appuyé sur son chassepot, regardait
un de ces mourants et (détail qui fait sourire dans ce drame lugubre)
tandis qu'on entendait dans la gorge du Germain ce bruit terrible de la
mort, pareil à un tuyau plein d'eau qui se vide:

--A qui la faute? disait le _troupier_ d'un air placide et bonhomme.
Est-ce que nous vous en voulions? Pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêtés
après Sedan?... Vous ne seriez pas là, parbleu!

A l'extrémité du terrain que nous avions conquis, les mobiles de
Seine-et-Marne, l'arme au pied, en ordre de bataille, se tenaient
encore prêts à repousser toute attaque. Non loin d'eux, dans l'ombre,
invisibles dans cette nuit, les Prussiens qu'on devinait et qu'on eût pu
entendre si la campagne avait été silencieuse.

Il était huit heures environ. Depuis de longues heures, nul n'avait
mangé. Tout à l'heure, la fumée appétissante des marmites de la ligne
m'était montée aux narines. Pour trouver un repas, n'ayant rien
emporté, il me fallait rentrer à Paris et je redescendis vers Joinville,
franchissant la Marne, où la lune maintenant laissant tomber comme
de blafardes étincelles, lorsque, passant entre les voitures qui se
pressaient à l'entrée du pont, une voix me hèle, m'appelle par mon
nom, m'invite à monter dans un fiacre où se trouvaient deux ou trois
personnes.

C'est un confrère, Armand Gouzien, secrétaire des ambulances de la
Presse, et M. le docteur Demarquay, qui reviennent aussi du champ de
bataille. Ils vont dîner, non pas à Paris, mais tout près de là,
à Joinville, dans un logis abandonné dont ils ont fait comme leur
quartier-général, et ils m'offrent gracieusement une part de leur table
et de leurs vivres. Je me rappelle tous les petits incidents de cette
soirée; ils seraient peut-être insignifiants pour tout autre que pour
moi, et cependant, non, ils ont leur intérêt spécial dans l'histoire de
cette grande tragédie du siége.

La maison où nous entrâmes était une de ces villas des bords de la
Marne, villas joyeuses aux beaux jours de l'été avec leur population
de canotiers, de petits bourgeois en gaîté, de commis et de grisettes;
maintenant, désertes, froides et vides. On voyait sur les murs au papier
dégradé des images oubliées, des portraits-cartes d'inconnus qui avaient
pourtant vécu là. Des livres dépareillés dans une bibliothèque
aux vitres brisées. Des planches du parquet arrachées par quelque
franc-tireur pour faire du feu. Les volets pendaient tristement, à demi
brisés, comme l'aile fracassée d'un oiseau. C'était lugubre, ce logis
sans vie où nous entrions en maîtres. Le _chapardage_, cette invasion
amie, avait passé par là.

Dans la salle où nous pénétrons, des hôtes improvisés nous attendaient
déjà près du foyer où se consumait un tronc d'arbre. Un homme d'aspect
jeune, le front haut, la barbe entière et blonde, portant une sorte de
tunique collante où brillait la plaque d'un ordre étranger, chauffait
à ce feu sombre ses bottes molles qui fumaient. On l'appelait
_monseigneur_. C'était Mgr Bauer, aumônier en chef des ambulances de
la Presse. A ses côtés, deux Anglais, correspondants de journaux, fort
sympathiques à la France, causaient et riaient en attendant le repas.
C'était M. Bower et son fils.

--Nous avons avec nous le père et le fils, dit quelqu'un.

--Et le Saint-Esprit, ajouta en riant M. Bower, en désignant Mgr Bauer.

On se mit à table, on attaqua résolûment les conserves alimentaires (du
veau, des pois verts, choses déjà inconnues aux Parisiens!); on prit le
café, et le docteur Demarquay se levant:

--Allons, messieurs, les blessés attendent!

Tandis qu'on attelait les voitures, on nous amena des prisonniers
saxons, très-intimidés par les galons des ambulanciers, qu'ils prenaient
pour des feld-maréchaux, et qui tournaient entre leurs doigts leur
chapeau de cuir à retroussis et à panache de crin ou leur casquette
de drap. L'un d'eux, avec un air ébahi, contemplait de ses yeux bleus
agrandis les constellations qui s'étalaient sur la poitrine de M.
Dardenne de la Grangerie et se demandait évidemment: «--Quel est ce gros
général?» Celui-là de retour au pays saxon, a dû faire de beaux contes!

Cependant on allait se mettre en marche. Les brancardiers, dérangés de
leur repas inachevé, maugréaient tout bas.--«Pas de réplique, dit
M. Bauer, vous êtes ici des soldats, il faut obéir.» J'avoue que les
frères, dont les longues soutanes tachaient la nuit, ne murmuraient
point. J'avais, pour suivre la caravane des ambulanciers, échangé mon
képi de garde national contre un képi d'ambulance et déposé mon sabre
dans quelque coin. Je voulais voir, de nuit, ces collines pleines de
morts que j'avais vues le jour. On vint nous avertir que le général
Ducrot, revenu au château de Poulangis, n'avait pour son repas qu'une
soupe et point de vin. Nous prenons une ou deux bouteilles de bordeaux
et nous voilà en route. On traverse le pont. Le château de Poulangis
est à gauche; nous entrons dans un jardin, et, au bout d'une allée assez
longue, nous apercevons une sorte de pavillon devant lequel, sous la
marquise, un chasseur monte sa faction.

Au bruit que nous faisons, un homme ouvre la porte extérieure et se
montre sous la marquise. C'est M. de Gaston, l'officier d'ordonnance du
général Ducrot.

--Vous ne pouvez pas voir le général Ducrot. Il s'est un moment jeté sur
son lit, tout vêtu, et il sommeille, accablé de fatigue. Avant-hier, il
avait cassé son épée dans la poitrine d'un Allemand. Aujourd'hui, il a
reçu (mais ne le dites point) une contusion à la nuque, un éclat de
bois qui l'a frappé. Il n'y a pas de blessure, mais le général souffre
légèrement. Il faut le laisser dormir.

Comme nous nous éloignons, un prêtre s'approche de nous. Il vient
d'interroger un prisonnier allemand qu'on emmène. Cet homme lui affirme
que là-haut, dans les bois, les Prussiens se massent et que, depuis
quelques heures, ils ont reçu des renforts considérables. Ils en
recevront toute la nuit sans doute. Leur mouvement de concentration ne
discontinue pas. A l'aube, le lendemain, il est probable qu'ils vont
nous attaquer et s'efforcer de nous rejeter dans la Marne.

--C'est pour cela, répond tout bas un officier, qu'on a donné ordre à
toutes les troupes bivaquées de multiplier les feux, afin d'en imposer à
l'ennemi par le nombre.

La caravane des ambulances a demandé à M. de Gaston un trompette pour
sonner la sonnerie des parlementaires. C'est, je crois, un dragon. Il
galope en tête de ce cortége de frères et de brancardiers, aux côtés de
M. Bauer qui manie son cheval en vrai cavalier hongrois qu'il est.
Dans l'ombre, le pli de suaire du drapeau blanc à croix rouge clapote,
semblable à une bannière du moyen âge. Sur la route, les trains
d'équipages roulent, lancés au galop, avec un grand bruit, mais, à
mesure qu'on se rapproche de Champigny, le silence se fait: ordre
est donné d'éviter le moindre mouvement. L'ennemi est là, en effet,
à quelques mètres. Il tient encore une partie du village, les maisons
hautes. Une centaine de Saxons, réfugiés dans cette portion de
Champigny, n'ont pas voulu se rendre. On parlait de faire sauter le
logis. On n'a pas osé. On attendra donc le jour pour les attaquer.
L'église est transformée en ambulance et aussi en morgue. On y a
transporté les cadavres. Toutes les rues sont encombrées de soldats,
de mobiles qui dorment, non _sur_, mais _dans_ des matelas pris aux
Prussiens. Ils ont crevé ces matelas pleins de paille et se sont coulés
au milieu, cherchant un peu de chaleur dans cette rude nuit de décembre.

Il fait un froid noir; les oreilles gelées, les yeux pleurant, les mains
gonflées, ces malheureux petits paysans dorment, éreintés, après deux
jours de bataille. Dans la pénombre s'agitent confusément des espèces
de fantômes; nulle lumière. Il ne faut d'aucune façon donner l'éveil
à l'ennemi. Parfois, au pâle rayon d'une lueur triste qui filtre
d'un nuage, on aperçoit la silhouette d'une maison, le reflet d'une
baïonnette, l'ombre d'un homme.

--Comme tout prend un caractère inattendu, dit quelqu'un à mes côtés.
Artistiquement parlant, c'est superbe!

Celui qui parle ainsi est, je crois, M. Viollet-Le-Duc; il a amené là sa
légion du génie auxiliaire et déjà ses hommes travaillent à créneler
les maisons conquises. Les coups de pioche retentissent lentement
et sourdement, étouffés avec soin. «Chut! silence! Pas si fort!» Les
Prussiens, à quelques pas de là, peuvent entendre. Ils entendent à coup
sûr. On se montre un angle noir, un coude que fait la rue, on se dit:
«Ils sont là!» Une barricade sépare seule les avant-postes français, où
nous sommes, des avant-postes allemands.

C'était saisissant, ce tableau lugubre, ces hommes travaillant avec
précision, frappant, piochant; on eût dit des fossoyeurs.

--Eh bien, murmure une voix tout bas (et comme on avait ordre de
parler), voilà des souvenirs tout trouvés pour des romans ou des poëmes
futurs!

Je ne reconnus pas tout d'abord celui qui parlait. Il se nomma. C'était
Eugène Vermesch, le futur _Père Duchesne_,--le père Duchesne coiffé du
képi d'ambulancier et marchant à la suite de Mgr Bauer! Il l'appelait
_monseigneur_ aussi. Le _bon bougre_ n'avait alors l'air que d'un bon
garçon. Il rêvait de _poëmes_ futurs. Des poëmes! Et pour aboutir à la
hideuse prose qu'on a lue et qui vient de Londres. Ce n'est pas un des
moins étranges souvenirs de cette nuit-là que cette rencontre.

Il fallait pourtant aller ramasser les cadavres, et tout d'abord,
demander un armistice aux Prussiens. Le cortége se met en marche, ou
plutôt Mgr Bauer se détache du groupe, suivi du porte-fanion et du
trompette de dragons. Au moment où ils gravissent une petite montée qui,
par une ruelle de gauche, va de la grande rue de Champigny au plateau
de Villiers--c'est là que fut tué M. de Grancey, des mobiles de la
Côte-d'Or--la lune, tout à l'heure voilée, se dégageait des nuages et
l'on pouvait apercevoir à sa clarté le drapeau blanc croisé de sang.

--Pas de lanternes, pas de torches, avait-on dit. Les Prussiens
tireraient.

Alors, dans le silence étonnant de la nuit, la sonnerie lente, sinistre,
douloureuse comme un appel, retentit par quatre fois. C'était comme une
plainte, et chaque note disait:--Plus de tuerie! songeons aux morts!

Les Prussiens ne répondaient point.

--Allons, allons, dit le trompette, çà ne rend pas!

Tout à coup, allongés comme des claquements de fouet, des coups de
fusils répondirent, partis des lignes allemandes. On vit, comme les
étincelles qui courent sur un papier brûlé, s'allumer une traînée de
feu. Les balles passaient en sifflant.

--Çà pourrait trop bien prendre, dit encore le trompette dont le cheval
piaffait.

Il fallut se retirer et, par la volonté des Prussiens, de malheureux
blessés demeurèrent ainsi se tordant sur la terre dure, le froid
bleuissant leurs membres sanglants, par cette longue et affreuse nuit
d'hiver où le vent gelait nos oreilles sous le _passe-montagne_ qui les
couvrait. Pauvres gens, gémissant dans l'ombre et appelant à travers les
ténèbres un secours qui n'arrivait pas!

Deux heures plus tard, cette nuit-là, tandis que, ramenant un ami, un
franc-tireur, accablé de fatigue, je longeais, allant vers Paris,
la Marne bleuie par la lune, j'aperçus de longues files d'hommes qui
silencieusement rentraient au fort. C'était des mobiles, et le mouvement
de retraite commençait déjà. Les officiers marchaient s'appuyant sur
leur canne. On entendait le bruit monotone, le _pékling_, _pékling_ que
font les _quarts_ de fer blanc en frappant sur le fourreau des sabres.
Parfois un bout de refrain, un mot, un lazzi. Ce flot humain s'écoulait
le long de l'eau. On rentrait.--Quoi! déjà? C'en était fait des
héroïsmes, des sacrifices, des efforts des journées passées? Morts
inutiles, braves gens tombés en vain!

Vaincus à Artenay, à quoi servaient nos stériles succès devant Paris?
Nous allions retomber, à demi brisés, du haut de nos espoirs. Ducrot
rentrait à Paris et le gouverneur priait les journaux d'affirmer que
le général était toujours à Vincennes. Voilà pourtant les souvenirs que
ramènent ces anniversaires! Une carte d'invitation, entourée d'un
filet noir et marquée de la croix rouge, vous rejette soudain vers les
préoccupations de l'an terrible. Après tout, ces spectres du passé font
oublier les fantômes du présent. Ce temps n'est pas gai. Il y a des
époques tragiques, et nous traversons une des plus sombres. La Chambre
réunie achève son oeuvre. Que nous apporte-t-elle dans les plis de son
manteau? La paix, le calme, l'apaisement, le soulagement après tant
d'angoisses;--ou bien la continuation de cet état de malaise, beaucoup
plus psychologique que réel, une succession de jours inquiets et
troublés? Jamais, il faut le dire, la France ne s'est trouvée au seuil
d'une année pareille à celle qui va commencer. Ce sont les _six mois
climatériques_ de son histoire qui vont s'ouvrir.

La France, pareille à Hamlet, tient à cette heure un crâne, celui de
quelque nation morte, la vieille Rome ou la vieille Espagne,--et, le
contemplant avec effroi se pose la question fatidique: _To be or not to
be!_

Être ou n'être plus! Durer ou disparaître! Continuer à être la France,
ou devenir comme une sorte de Pologne ou de Mexique, étouffée par un
Czar ou déchirée par un Cluseret. Oui, certes, voilà le problème, ni
plus ni moins. Mais est-ce que les nations meurent? Est-ce que le coeur
français a cessé de battre? Non, non, mille fois non. J'en atteste ces
morts de 1870, dont on célèbre la mémoire, et qui tombaient aux cris de:
«Vive la France!» et cela le 2 décembre, date anniversaire de ce jour
où la France parut aussi s'abîmer sous le despotisme, aux yeux du monde
étonné.

Allons, espérons et luttons encore! Que faut-il à la patrie déchirée
pour la tirer de cet état funèbre? Un peu de ce qui fut sa force et son
génie et de ce qui sera son salut: du bon sens, de l'abnégation, de la
clarté dans l'esprit et de la foi dans le coeur!




                             SAINT-CLOUD


Les Allemands peuvent être satisfaits: ils ont changé Saint-Cloud
en monceaux de ruines. Ils ont brûlé le palais, détruit les maisons,
incendié les casernes, émietté les logis où tant de gens abritaient leur
repos. La belle oeuvre, et que la Providence doit bénir les soldats de
Guillaume le Conquérant!

Avec quelle tristesse, après trois ans, on parcourt les rues désertes
de cette petite ville, qui respirait autrefois la gaîté, cette gaîté
parisienne et bonne fille du temps des grisettes et des chansons! Tout
est poussière. Saint-Cloud est rasé comme autrefois Marly. Montretout
n'est plus que ruines. La maison où Gounod chantait est un nid de
débris. Cette petite demeure à volets verts (demeure d'un ami qui nous
a oublié, et pis que cela, hélas!), cette maison de l'ancienne route
impériale où nous avons tant ri autrefois, tant ébauché de rêves,
d'espoirs, de beaux projets, de grandes chimères, elle n'existe
plus. Elle s'est écroulée comme cette affection qui nous était chère.
Peut-être la tombe de Sénancour, le rêveur, tout près de là, a-t-elle
reçu quelque éclat d'obus!

Saint-Cloud, ce paradis, n'est plus qu'un cimetière. Il y a des tombes
sous les grands arbres, des tertres funéraires dans le parc. Des
officiers allemands dorment là de leur dernier sommeil. Des Français
sont couchés en pleine terre de la patrie, vaillamment et inutilement
défendue. Pauvre Saint-Cloud! Et ce palais, ce fantôme, ce squelette
de palais, où les passants maintenant écrivent des mots terribles:
_Vengeance! Revanche!_ ce palais n'existe plus. Rien n'existe que le
souvenir de ce que Saint-Cloud a été jadis.

Pauvre Saint-Cloud de notre jeunesse! Je ferme les yeux et je te revois,
et j'entends le clairon de ta fête et le nasillement de ton mirliton.

Oh! les baraques et les tourniquets, les jeux de boule et les jeux de
bague. Il y a quatre ans, cela n'était point perdu, défunt. Elle est
maintenant tarie, cette gaîté en plein air; ils sont exilés les chiens
de Corvi et les singes savants, les serpents boas qui négligent
d'avaler leurs maîtres, et les sauvages d'humeur moins frugale, qui se
nourrissent d'étoupe et de chair fraîche. Et la musique, cette musique
criarde, assourdissante, épileptique, faite de chocs de cymbales et
d'apoplexies de clarinettes, symphonie exécutée à tour de bras et à
coups de poumons,--elle aussi est jouée, jouée pour toujours. _E finita
la musica!_ Nous ne l'entendrons plus! Et pourtant je crois l'entendre
encore! Il me semble revoir ces gais tableaux, ces paysages ensoleillés!

La pelouse est verte, les arbres jaunissent à peine, dorés par l'automne
qui les fera chauves bientôt; le vent est doux encore et le soleil est
de la fête. Sous les arbres du parc, les enfants jouent, les parents
marchent, les vieux regardent, sur les bancs. Il y a du bruit partout
et de la couleur; les drapeaux palpitent, les feuilles frissonnent,
les brutalités de la grosse caisse et les gaillardises du clairon des
baraques voisines se heurtent parmi les branches; on entend l'appel du
marchand et la fusillade des pétards, des _dianes_ enfantines sonnées
par des trompettes à deux sous, des nasillements vainqueurs de
mirlitons, la crécelle du vendeur d'oublies et la _pratique_ de
Polichinelle. Et les cuivres du saltimbanque, et les coups de carabine
du tir voisin, et par-dessus tout cela l'odeur graisseuse du marchand de
gaufres! Cela assourdit et rajeunit; le tympan se plaint, l'odorat
fait le renchéri, mais le coeur applaudit et chante. Fêtes du bon vieux
temps, ô fêtes de Saint-Cloud! journées de verdure et de soleil! On se
promenait pour se promener, pour prendre l'air, pour aller, pour venir,
pour rire. On ouvrait tout grands les poumons et les yeux. On se grisait
de tout ce bruit, de tous ces cris, de cette foule. C'était un jour
entier de gaîté, du matin au soir, de midi à minuit, sous le soleil ou
sous les verres de couleur. On s'en donnait pour tout un mois de voir,
d'admirer, de tirer des macarons ou d'écouter les parades, de monter sur
les chevaux de bois ou de descendre en courant les pelouses en pente. On
dînait comme on pouvait, ici ou là, mal servi, avec des intervalles de
deux heures entre chaque plat, appelant le garçon, qui fuyait comme
Jean de Nivelle, et l'on riait, et l'on prenait toujours, orage ou
bourrasque, la chose du bon côté.--Il pleut? Il vente? Il grêle? Bast! A
la fête comme à la fête!

Il faut lire dans les livres d'un temps qui n'est plus, dans les
almanachs fashionables d'il y a vingt ans, d'il y a trente ans, les
splendeurs des fêtes de Saint-Cloud. Elles feraient aujourd'hui
sourire de dédain les grisettes, s'il en est encore. En ce temps-là
les _dandys_--ils s'appelaient les _dandys_--s'en contentaient. Ouvrez
l'_Almanach des Gourmands_, par exemple--ce moniteur des estomacs et
des palais délicats--et vous verrez qu'en 1825 les «petites maîtresses»
allaient à Saint-Cloud en toute saison «manger des fritures et des
matelotes qui _égalent celles de la Rapée!_» Les matelotes de la Rapée!
Que de choses dans une ligne, et quelles révélations! Les petites
maîtresses d'à présent, attablées sur quelque terrasse, une _tranche_
de chapeau leur coupant le front et tombant sur les sourcils comme la
casquette des étudiants d'Heidelberg, le visage pâle et maquillé, les
lèvres peintes, préfèrent au goujon la bombe glacée ou la bouchée à la
reine, et font sauter dans les acacias les bouchons comprimés de feu la
veuve Clicquot.

Soyons juste, pourtant; ceci est l'exception. La fête de Saint-Cloud
appartient encore au Parisien sans façon, au petit commis, à l'ouvrier
en rupture de banquette, à la châtelaine des environs qui fait salon
buissonnier, au flâneur, à l'observateur, au vieillard, à l'enfant...
J'y ai vu, dans les rues, à la porte des traiteurs, de braves familles,
des _sociétés_, comme on dit, qui dînaient gaîment au grand air, buvant
le vin du pays et découpant le melon apporté de Paris, et comme si
les personnages de Paul de Kock existaient encore. Et ces gens-là
s'amusaient, je le jure. Ils ont peut-être un secret pour cela.

Ma foi, j'ai voulu faire comme eux. Je me suis planté devant ces
théâtres faits de toile à peu près peinte et de planches à peu près
jointes,--variantes du char de Thespis, qui valent bien les _bouisbouis_
parisiens. Je suis badaud. C'était la grande vertu de Nodier. Il me
plaît d'écouter ces plaisanteries éternelles, qui n'ont point changé
depuis Tabarin, et de me donner le spectacle des petites comédies,
comédies réelles j'entends, qui se jouent devant le public et que le
public ne voit guère. Ils sont là, côte à côte, deux directeurs,
deux rivaux. L'un promet au public la _Prise de Mexico_, l'autre
la _Vivandière sultane_. La campagne d'Égypte fait concurrence à la
campagne du Mexique, le soldat de Bonaparte se mesure fièrement avec
le zouave de Forey. Et la foule hésite, fascinée, devant ces parades
éblouissantes. Voilà des Mexicains de ce côté, barbouillés de safran,
jaunes comme des citrons; de cet autre des Égyptiens, des soldats de
Mourad-Bey, teints en noir, Othellos au jus de réglisse. Égyptiens
et Mexicains, tous, d'ailleurs, essuieront également une défaite
exemplaire. On plantera, ici et là, le même drapeau tricolore sur la
poitrine de ce _gaucho_ en chapeau de paille et sur le ventre de ce
mamelouck en turban blanc. A droite et à gauche, même patriotisme et
même dévouement à la France. Je le conçois, il est permis d'hésiter.

Alors, les musiques rivales se livrent à un effrayant steeple-chase de
couacs. La grosse caisse gronde à se fendre, le cornet à piston hurle
à se démonter, les cymbales déchirent les oreilles de la fête tout
entière, et dans le bruit, dans la saturnale de notes, dans le chaos
de mélodies, le _boniment_ de droite répond au _boniment_ de gauche:
_Entrrrez! La prise de Mexico! La prise du Caire! Combat au sabre, coups
de fusil, coups de canon! Victoire des Français! Entrrrez, entrrrez!_
Et voilà comment je me suis trouvé assis sur un banc de bois et sous
une lampe à schiste dans une baraque où l'on représentait la _Prise de
Mexico_. S'il faut tout dire, ces spectacles éminemment populaires ne
laissent pas de donner aux spectateurs une idée erronée de la valeur
de l'armée française. On ne saurait, par exemple, se figurer bien
exactement les efforts que nos soldats ont dû faire par delà l'Océan,
lorsqu'on a vu une troupe de Mexicains armés de fusils absolument
taillée en pièces par un soldat de la ligne, qui n'a pour se défendre
que... cinq pains de munitions; je les ai comptés. Ce soldat--il a nom
Fanfan, il faut tout dire--jette les pains à la tête de ses adversaires,
qui s'enfuient épouvantés--et la ville de Mexico se trouve de la sorte
à peu près prise. J'ai vu, dans le même ordre d'idées, à Bruxelles, un
tableau représentant la _Bataille de Waterloo_, et où un simple lancier
prussien foule aux pieds--aux pieds de son cheval--tout un bataillon de
grenadiers de la garde.

On voit de plus figurer dans la _Prise de Mexico_ un certain comte de
Sézanne, «ancien porte-drapeau d'un régiment de zouaves,» et qui pointe
contre ses compatriotes de France les canons mexicains. Ce gentilhomme
a, comme on le suppose, le privilége de se rendre odieux à la majorité
du public. Il est, au surplus, tué tout net au dernier acte, et, s'il
m'en souvient bien, tué par une cantinière,--cette même cantinière
qui, vous savez, sauve le drapeau. Oh! que les cantinières ont sauvé
d'étendards dans nos drames militaires! Et maintenant ôtez donc de
l'idée à tous les gens qui ont écouté cette oeuvre que le comte de
Sézanne--je n'ai aucune raison pour prendre sa défense--n'est pas
digne de la potence. Notez que la _Prise de Mexico_, pièce éminemment
patriotique, n'est pas aussi éloignée de défunt le _Nouveau Cid_ de M.
Hugelmann qu'on pourrait le penser.

Allons, il faut quitter Saint-Cloud, la grande allée garnie de boutiques
où les canotiers organisent--pour tuer le temps--des poussées dans la
foule qui pourraient bien tuer les gens;--il faut quitter les lapins en
loterie, les tireuses de cartes, les gondoles vénitiennes, les _Avant
et après dîner, voyez combien vous pesez!_ les joueurs de vielle, les
marchands de plaisirs et les marchands de chansons! Adieu les grandes
allées où les robes claires encore balaient les feuilles déjà tombées,
les coins ignorés où les statues sans poignet et sans orteils semblent
moisir sous la mousse, et la pièce d'eau jaillissante, et l'écume
blanche en cascades, et les jets d'eau qui s'irisent, et les cygnes qui
plongent en faisant onduler leur cou de serpent, ou qui jettent au
vent leur duvet en battant des ailes. Adieu cette foule de jouets, de
tourniquets, de sucres de pomme et d'articles de Paris! rubans bleus,
faveurs roses, papier doré, paillon, clinquant. Cela brille et provoque.
La toupie hollandaise ronfle, l'arbalète part: pif! paf! c'est le
pistolet, c'est la carabine. On joue, on gagne, on perd. On va, on
vient, on oublie: «Régalez-vous, mesdames, _voilà le plaisir!_» Ah!
le vieux cri, comme on le désapprend. Le _plaisir!_ «pâtisserie légère
roulée en cornet» dit Bescherelle--que Littré détrône--le plaisir, là
son dernier domaine, c'est la foire de Saint-Cloud. Partout ailleurs--à
Vincennes, à Chantilly, au bois de Boulogne--le Roederer qui éclate, le
Cordon impérial qui fulmine, le vin de Champagne l'a chassé.

«Voilà le dernier plaisir!»

C'est sans doute parce qu'on y riait trop dans ce Saint-Cloud où
fleurissaient les lilas, où l'eau jaillissait des bassins avec un reflet
d'arc-en-ciel; c'est parce qu'on y était heureux que les Allemands de
Brandebourg, ces fils des sables tristes, en ont voulu faire un tombeau.




                       PARIS APRÈS LA COMMUNE


Je suppose qu'un étranger, venu chez nous, à un an de distance, se donne
pour tâche de comparer ce qu'est aujourd'hui Paris à ce qu'il était,
jour pour jour, l'année dernière[18]. A coup sûr il n'en pourra croire
ses yeux.

[Note 18: Écrit en mai 1872. Depuis on a oublié à qui Paris et la France
doivent cet _ordre moral_ que M. Thiers a assuré pendant deux ans.]

L'an passé, à pareille époque, je me souviens de l'émotion et de
l'angoisse qui me saisit lorsque, par une petite porte, dont on allait
bientôt baisser le pont-levis, je pénétrai dans Paris, ma valise à la
main. Il me semblait que j'entrais dans une ville inconnue. Nous étions,
mes compagnons et moi, les premiers qui franchissions, sans permis
spécial, les fossés des fortifications. La veille, on se battait encore.
La lutte venait à peine de finir et l'atmosphère en paraissait toute
chaude. Des soldats couverts encore de poussière se tenaient aux
remparts, les capotes salies et l'air harassé. En face d'eux, du côté de
Saint-Denis, les Prussiens avaient établi des batteries d'artillerie
et des terrassements. Quand on entrait dans la ville, la première
impression était celle d'un homme qui met pour la première fois le
pied dans un désert. Les maisons étaient closes et les rues vides. On
apercevait çà et là quelque passant qui hâtait le pas. Des trous de
balles tout frais ponctuaient les murailles, et, en plus d'un endroit,
des piquets de bois indiquaient la place où gisaient des cadavres.

Comme nous approchions d'une de ces fosses, un homme qui errait par là,
nous dit:

--Ils sont sept là-dedans. Le dernier qu'on y a jeté, c'est le
charbonnier.

Et il nous montra du doigt une boutique de marchand de coke dont les
volets, déchiquetés par des coups de feu, pendaient le long de la
devanture comme les ailes d'un oiseau blessé. Le _charbonnier_ s'était
retranché dans son logis et, seul, il avait combattu jusqu'au moment où
la troupe, enlevant d'assaut la boutique, avait fusillé le boutiquier.
J'ai revu, l'autre jour, cette bicoque. Elle est toujours vide, toujours
close, et l'enseigne porte toujours le nom du mort. Un petit écriteau
collé sur les volets brisés dit simplement: _Boutique à louer_.

C'était par le quartier de Flandre, qui précède le faubourg
Saint-Martin, que nous entrions, curieusement regardés par toute cette
population, qui s'étonnait de voir rentrer _un étranger_. Au coin d'une
rue, des petites filles qui causaient s'interrompirent pour dire toutes
surprises:--Tiens, _un monsieur_!

Un chapeau haut de forme était, paraît-il, devenu une curiosité dans ce
coin de la grande ville.

Des drapeaux tricolores improvisés flottaient à toutes les fenêtres.
On lisait, à l'angle des carrefours la proclamation du maréchal de
MacMahon, affichée depuis le matin. Le long des boulevards extérieurs,
le terrain était semé et comme couvert de croix de carton bleu qui
étaient des enveloppes de cartouches déchirées. On pouvait voir et
ramasser partout des balles de plomb aplaties, devenues semblables à
des pruneaux secs. Pauvre Paris! Quel silence! Quel recueillement de
cimetière! Des maisons effondrées attiraient et retenaient les regards.
On apercevait, de loin en loin, des pompiers, noirs de suie, les
vêtements sordides, qui se rafraîchissaient après une semaine de rude
besogne. Ce qui navrait, c'était l'odeur étrange faite d'une double
odeur d'incendie et de tuerie qui vous saisissait à la gorge. On
avait peur d'avancer de crainte de rencontrer, à chaque pas, une ruine
nouvelle. Toute cette ville, ces rues, ces boulevards sentaient le
crime.

Du côté de la Roquette et de Belleville, les traces du combat étaient
encore visibles. Un amas sans nom de fusils brisés, de tambours crevés,
de vareuses déchirées, de pantalons à bandes rouges, de képis déformés,
de ceinturons, de gibernes s'élevait à demi poudreux, à demi sanglant,
sur la place de la mairie du onzième arrondissement, au pied de la
statue de Voltaire, qui semblait ricaner de la folie furieuse des
hommes. L'emplacement des barricades restait encore visible et les pavés
n'étaient pas tous remis dans leur alvéole. Au coin du boulevard du
Prince Eugène et de la place du Château-d'Eau, à l'endroit où avait été
frappé Delescluze, des artilleurs disaient à chaque instant:

--Enlevez un pavé de la barricade!

Bien des gens du quartier enlevaient le même pavé qu'ils avaient été
peut-être contraints de remuer quelques jours auparavant.

Celui qui a vu un tel tableau ne l'oubliera jamais, et pouvait alors
douter que Paris redevînt un jour ce qu'il avait été naguère. Les
boulevards, encombrés de réverbères broyés, de branchages coupés par
les obus ou les balles, de plâtras, d'ardoises, de carreaux émiettés,
ressemblaient à un camp improvisé. Les troupes bivaquaient sur ces
débris. La colonne de Juillet était trouée de projectiles. On se
montrait, sur le canal, les tonneaux de pétrole que les fédérés avaient
essayé de pousser sous la voûte pour faire sauter ce coin de Paris.
L'huile minérale miroitait sur l'eau du canal et la faisait ressembler,
avec ses reflets violacés, à quelque lac bitumineux.

L'entrée de la rue de la Roquette, avec ses maisons incendiées, gardait
un aspect de sépulcre. Il y avait là une large plaie béante et fumant
encore. On montait vers le Père-Lachaise et, le long du chemin, tout
près des prisons, des baïonnettes fichées en terre indiquaient les
endroits où avaient été enfouis les corps des fusillés. Mais le
spectacle vraiment épouvantable et quasi fantastique attendait le
passant dans l'intérieur du cimetière. C'était là qu'avait eu lieu le
dernier épisode de cette bataille de sept jours, là que les fusiliers
marins, corps à corps, avaient combattu l'insurrection dans son dernier
refuge. On s'était entretué sur la tombe des morts. Des tombeaux brisés
par les obus laissaient apercevoir l'ombre sinistre de leurs caveaux.
Des fédérés s'étaient tapis là, à la dernière heure, et ces fosses
mortuaires avaient vu des duels atroces à l'arme blanche.

Sur les tombes, les monuments funéraires, apparaissaient des mains
noires ou sanglantes. C'étaient les combattants qui, pour s'échapper,
avait essuyé leurs doigts, noirs de poudre, à la pierre de ces tombeaux.
Ces traces, ces ombres de mains répétées çà et là, produisaient un
effet singulier. Sur la hauteur, tout près du tombeau de Balzac et de
Souvestre, à l'endroit où le Rastignac du romancier considère Paris en
lui disant: _A nous deux!_ on retrouvait la trace de la batterie fédérée
qui, au hasard, avec un redoublement de rage, avait à la fin bombardé la
ville. Des débris de bouteille, des flacons de kirsch ou de rhum vidés,
avec étiquettes jaunes ou rouges, traînaient dans la terre glaise
pétrie par les talons des combattants, et où apparaissaient, boueux,
les détritus de la lutte: baïonnettes tordues ou crosses cassées de
chassepots.

Puis, quand on détournait les yeux du cimetière bouleversé, aux marbres
broyés, aux tombeaux éventrés, et quand on reportait ses regards sur ce
grand Paris, étendu là, aux pieds de la ville morte, on voyait, dans
ce tas immense de maisons, des foyers d'incendie qui fumaient encore
et lançaient au ciel leur vapeur noire. C'était, à droite, le Palais de
Justice, les Tuileries, l'Hôtel de Ville, la Légion d'Honneur, la Cour
des Comptes, et, à gauche, le Grenier d'abondance aux lueurs bizarres,
livides, verdâtres ou pourprées. Et l'on demeurait confondu, regardant
toujours cette ville, un moment menacée du sort qui a dévoré en 1872 une
partie d'Yéddo, et au-dessus de laquelle le Mont-Valérien, se détachant
sur l'horizon, semblait veiller comme un géant armé.

Ce qui me frappa surtout dans cette course à travers Paris ruiné, dans
ce voyage parmi les décombres, ce fut, dans un coin du Père-Lachaise, un
homme et un enfant accroupis et occupés à réparer les dégâts commis sur
une tombe.

L'homme était un ouvrier, jeune encore et vêtu, ce jour-là, de l'habit
des dimanches, très-propre. Il était pâle, l'air triste et fatigué. Il
avait l'air honnête et bon. Un genou en terre, avec une petite pelle de
bois comme en ont les enfants pour jouer _à bâtir_, cet homme égalisait
doucement, soigneusement, une couche de terre encadrée d'une bordure
de buis, et que, dans la lutte, les combattants avaient dû fouler aux
pieds. Il mettait à accomplir cette tâche une attention absolue et
touchante. On sentait que c'était pour lui une affaire et comme un
devoir. Il redressait la croix de bois noir qui s'était inclinée, il
remettait en ordre les rameaux de buis que la boue avait souillés ou
les talons écrasés. Et, peu à peu, lorsqu'il voyait que le tombeau
«reprenait tournure,» on surprenait un sourire doucement satisfait qui
relevait sa moustache noire.

L'enfant maintenant s'était mis debout et ses petits bras croisés
derrière le dos, il regardait travailler son père. Qu'il avait l'air
sérieux et recueilli, ce bambin tout blond, tout rose, tout rouge
plutôt, avec de bons yeux bleus, limpides et grands ouverts! Lui aussi
paraissait pénétré de la tâche à remplir. Et moi, au bout d'un moment,
après avoir considéré ce groupe silencieux du père et de l'enfant, je
m'approchai doucement et je lus sur la croix, par-dessus l'épaule de
l'homme: _Alexandre Dichart, mort à trois ans et demi, le 30 janvier
1871._»

C'était la tombe du _petit frère_ que venaient ainsi soigner le père et
ce «grand frère» qui n'avait pas cinq ans. Tout ce que ce pauvre homme
avait vu, lui, dans la lutte farouche des sept jours, tout ce qu'il
avait évoqué, à travers les nuages de la fumée du combat et de
l'incendie, c'était cette tombe d'enfant, ce coin de terre où reposait
le premier-né et, quand on lui disait qu'on se battait là-bas, au
Père-Lachaise, il songeait à cela, qu'on allait ravager la tombe du
petit.

Alors, quand tout fut fini, que la guerre civile laissa échapper son
dernier râle, il s'habilla, prit l'aîné par la main et monta vers la
colline où reposait l'autre, réparant, tandis que Paris sortait à peine
de ses ruines, la ruine, plus pénible pour lui que celle des palais, la
ruine du tombeau de son enfant.

J'ai songé bien souvent à ce tableau touchant qui m'apparut, comme une
idylle, au milieu des hideurs des lendemains de bataille. J'y songe
encore maintenant que Paris tout entier a fait ce que faisait ce père,
au dernier jour de mai 1871. Paris, en effet, a tout réparé, tout effacé
et, par un prodige de vitalité particulière, le voilà qui célèbre le
bout de l'an lugubre de ses deuils par des courses à Chantilly et une
sorte de renaissance incroyable.

Je défie l'étranger dont je parlais tout à l'heure de reconstituer,
même par le passé, le Paris effondré dont il est question plus haut.
En sortant un après-midi du palais de l'Industrie où l'exposition
d'horticulture complète l'exposition de l'art, et où les rouges
fuchsias, les cinéraires mélancoliques, les géraniums, les pensées, les
agaves semblables à des hérissons, les cactus admirables et difformes
servent d'encadrement aux bronzes de Carpeaux ou aux plâtres de
Falguière, le touriste descend, je suppose, vers la place de la Concorde
et sauf la ville de Lille, qui demeure encore enfermée dans sa baraque
de planches, et une des fontaines qui n'est pas reconstruite, il
retrouve ce coin de Paris tel que jadis, plein d'équipages, de soleil et
de lumière. Les balustrades brisées par les obus sont remises en
état, les plaies sont fermées, les blessures effacées. Chose étrange!
Encadrées par les masses de verdure où les cônes blancs des fleurs de
marronniers piquent leur note printanière, les ruines des Tuileries
ont, par ces beaux jours, des aspects féériques. Du fond de la voûte de
verdure qui rend si charmante la terrasse des Feuillants, le pavillon
dénudé, léché par la flamme, mais où l'air circule, apparaît comme une
merveille. Hélas, les choses tombées ont leur poésie, et ces ruines
grandioses laissent loin derrière elles celles du palais d'Heidelberg!

Les arcades du ministère des finances, ce Colysée en miniature, ont été
abattues. Il ne reste du bâtiment qu'un coin de salon, dont on aperçoit
encore les sculptures dorées. Le soubassement de la colonne Vendôme
ressemble à un dé gigantesque sur lequel on aurait posé une énorme
couronne d'immortelles. L'Hôtel de Ville est toujours découpé à jour et
comme décharné, mais ce squelette a son élégance. Partout ailleurs,
les ruines sont réparées et relevées. La rue Royale, ce brasier de l'an
passé, rit au soleil, blanche comme la blanche Cadix, avec des maisons
neuves. La Porte-Saint-Martin va renaître de ses cendres. C'est un
prodige que cette résurrection, cette renaissance. Paris, cette fois,
est bien redevenu Paris.

Il caracole au Bois, dans ce Bois à demi rasé, coupé, mais charmant
encore. Il se promène au concert du soir, il applaudit l'Alboni, il se
presse au Salon. Il vit, en un mot, et non pas d'une vie factice. Il
travaille surtout et s'apaise. Je me suis donné cette satisfaction
d'errer, en manière de flânerie, sur les boulevards extérieurs,
quartiers perdus pour les _boulevardiers_ d'habitude et qui gardent
encore leur physionomie primitive et populaire. Tout ce petit monde,
redevenu laborieux, prend l'air pur du soir, doucement s'assied sur les
bancs et respire. Ou bien il se presse devant quelque loterie en
plein vent, quelque débitant de poudre dentifrice, quelque vendeur de
macarons. Aux pieds des buttes Montmartre, du côté de Ménilmontant, aux
endroits où l'an dernier, la bataille fut la plus chaude, Paris a
repris son aspect pacifique et curieux. Il y a toujours foule autour des
chanteurs en plein vent, virtuoses populaires qui, le doigt râclant la
guitare, jettent leurs chansons au vent du soir.

Rien de plus intéressant que d'étudier les groupes qui se forment autour
de ces ténors de la rue, et c'est là qu'on se rend bien compte de ce
que pense, sent, aime la foule. Deux bougies plantées dans des verrières
éclairent l'étalage de chansons que débite le chanteur. Ces petits
cahiers de deux, quatre ou dix sous, sont enveloppés de papiers rose ou
bleu. Debout sur un tabouret, le chanteur domine la foule. Une femme
en bonnet se tient à ses côtés, tendant les cahiers au public. Les
amateurs, tenant le cahier à la main, suivent sur le papier la chanson
qu'_interprète_ le chanteur, et, à demi-voix, apprennent et répètent
l'air que l'autre chante tout haut.

Ce sont, presque toujours, à cette heure, des chansons apaisées,
attristées, célébrant l'héroïsme des petits, les souffrances de nos
prisonniers, le dévouement et le malheur des soldats, qu'apprend et
répète la foule. Le virtuose, d'une voix lente, achève le refrain du
Français captif à Magdebourg et qui dit à l'oiseau venu de France:

  Petit oiseau, retourne, quitte moi!
  est assez ici de malheureux sans toi

Ou encore, c'est la charge des cuirassiers de Reichshoffen, le drapeau
du 3e zouaves, toute une série de complaintes patriotiques nées de
l'amertume de la défaite et qui ne sont point sans valeur morale, si
elles n'ont que bien peu de qualités littéraires. D'autres fois, la
veine satirique du peuple se fait jour dans quelques refrains comme _les
Coupures_, où l'on rit du papier-monnaie, où comme dans _Galurin_, où
un ivrogne se plaint que l'on impose les alcools; mais, en somme, le
sentiment qui domine dans toutes ces productions tout à fait éphémères,
mais très-caractéristiques, c'est le besoin, même inconscient
d'amendement et de réforme, de «régénération»; puisque le mot est à
l'ordre du jour.

_Soyons sérieux_, répète une chanson dont j'ai retenu ces quatre vers:

  Qu'à l'ouvrage chacun se rue
  Pour notre pays endetté;
  Plus de révolte dans la rue,
  Le travail, c'est la liberté!

Et la foule, au refrain, reprend avec le chanteur: _Soyons sérieux_. Au
fond, il y a dans tout ceci des symptômes qui font plaisir. Peut-être
bien (chose incroyable!) que la leçon subie par la France ne sera point
perdue. Ce qui se passe dans les quartiers populaires nous pourrait le
faire espérer, mais en revanche ce qu'on aperçoit dans les faubourgs
aristocratiques nous cause bien quelque doute.

Ce n'est pas qu'on chante de ce côté, mais c'est qu'on expose une
quantité considérable de petits factums et de petites images qui donnent
à ces rues du faubourg Saint-Germain un aspect tout particulier. On se
croirait certes dans une autre ville que Paris. Ce ne sont partout que
photographies de Henri V et petits cahiers de biographies royalistes
louangeuses. Ici le comte de Chambord apparaît cuirassé comme François
Ier, portant sur les épaules un manteau fleurdelysé et recevant
l'accolade de Jésus-Christ lui-même qui lui apporte la couronne de
France. Là, ce même comte de Chambord, assis sur le trône de ses pères,
donne audience à un groupe de jeunes femmes, dont l'une représente la
Religion, l'autre la Foi; une troisième, la Vertu; une quatrième, la
Charité; et d'autres encore, l'Alsace et la Lorraine. Dans le fond du
dessin photographié à des milliers d'exemplaires, François Ier, Henri IV
et Jeanne d'Arc, son étendard à la main, contemplent, en souriant, cette
aimable audience royale. Ces tableaux sont partout, à tous les étalages,
dans ce bienheureux faubourg.

Il y a aussi les cartes de géographie, cartes destinées à prouver que
la dynastie des Bourbons seule a fait le bonheur de la France. Les
provinces conquises par la monarchie y sont doucement marquées d'une
teinte rose; celles qu'a perdues l'empire y figurent sous une couche de
couleur noire. Quant aux conquêtes de la République et à l'unification
de la patrie faite par elle, il n'en est pas question. Cette propagande
royaliste multiplie également les brochures: _Henri V raconté par un
paysan_, _Henri V, père du peuple_, etc., sans compter les prédictions
de ce curé poitevin qui nous promet, pour dix sous, une série
interminable de malheurs, lutte civile, réédification passagère de
l'empire, guerre de sécession dans nos provinces du Midi; bref, un
cortége de fléaux auquel la bienheureuse venue de Henri V mettra seule
une fin dans un ou deux ans d'ici.

Tout cela ne serait, à la vérité, que fort comique, si ce travail de
termites ne finissait par ébranler l'espérance et par mettre le doute
dans les esprits. Et pendant que, dans ces quartiers légitimistes, ces
emblèmes monarchiques, les portraits de M. de Chambord, entourés d'un
cadre orné de la fleur de lis, et les photographies politico-religieuses
s'étalent chez tous les libraires et les marchands d'objets de
sainteté,--les brochures bonapartistes se glissent ailleurs aux
devantures de certains vendeurs de livres et les portraits des
souverains déchus, portraits faits récemment à Londres, réapparaissent
rue Vivienne et rue de la Paix, dans des poses pensives faites pour
attendrir les âmes sensibles au malheur.

Mais comme il faut des photographies pour tous les goûts, dans les
quartiers bourgeois et même populaires, voici qu'on s'arrête maintenant
devant une image nouvelle qui s'appelle _le rêve de M. Thiers_. Le
président de la République est représenté assis, accoudé et songeant.
Dans le fond du dessin apparaît une famille de braves gens, heureuse et
souriante, puis un paysan poussant la charrue. Enfin la France, guidée
par la République vers un champ de blé opulent, vers cette image
palpable du bonheur qui a pour nom: l'_abondance_. Va pour un tel rêve,
et si ce n'est qu'un songe, encore sera-t-on satisfait de l'avoir bercé,
un moment, et d'avoir caressé cette espérance! Mais remarquez combien
la physionomie de M. Thiers, vouée si longtemps aux coups mordants du
crayon et à la caricature, prend peu à peu des traits populaires. M.
Thiers devient de cette façon et restera pour l'avenir une sorte
de bonhomme Béranger, plus petit de taille, plus malicieux et plus
narquois, mais plus résolu aussi, plus actif et qui aura remis en selle
son pays désarçonné[19].

[Note 19: A un an de distance, on voit, aujourd'hui, le chemin fait par
la coalition monarchique et l'on peut, par là, mesurer l'ingratitude des
partis. Mais quoi! est-il bien à jamais évanoui le _rêve de M. Thiers_?
(24 mai 1873.)]




                         L'HÔTEL-DE-VILLE
                            (Juin 1871)



                                 I


S'il existait un monument que la rage des pétroleurs dût épargner,
c'était l'Hôtel-de-Ville, le coeur même de la cité parisienne, le
monument en quelque sorte sacré où, glorieuse et tourmentée, avait
défilé notre histoire.

L'Hôtel-de-Ville, en effet, n'était pas seulement une merveille
artistique, une des élégances les plus pures de la Renaissance; c'était
aussi une sorte de temple où revivaient, tout palpitants encore, des
souvenirs, et où revenaient, en quelque sorte, des ombres. Tout le passé
de la grande ville semblait être enfermé là. Toutes ses fièvres, toutes
ses grandeurs, tous ses héroïsmes, toutes ses misères semblaient s'y
entasser et s'y coudoyer. On eût dit que, dans ces longs couloirs,
parfois l'ombre de quelque prévôt des marchands y saluait le fantôme
d'un frondeur ou d'un membre de la première Commune. Chaque coin du
monument avait sa légende, chaque pièce évoquait une tradition, une
chronique, une date, et l'on ne sait ce qu'il faut regretter le plus,
ou de ce grandiose nid à souvenirs, ou de ce chef-d'oeuvre d'un art
inimitable et charmant.

Ruiné, incendié et dévasté, l'Hôtel-de-Ville reste du moins la plus
superbe des ruines parisiennes. Son harmonie primitive a fait place à un
pittoresque et funèbre désordre qui serre le coeur, tout en offrant
aux yeux un de ces spectacles horriblement beaux que gardent de tels
écroulements. La masse de l'édifice est percée à jour, léchée et rongée
par la flamme. Les pavillons de droite et de gauche laissent pénétrer
par les plaies béantes des fenêtres le soleil, qui éclaire en pleine
lumière les monceaux de détritus, la poussière et les plâtras, et qui
se joue dans les ouvertures, dans les brèches et les lézardes de
l'incendie. Les lignes brisées de l'édifice semblent découpées et
déchiquetées par un caprice bizarre et cruel. Les figures qui entourent
le cadran d'horloge, que nous avons tant de fois vu allumé durant la
nuit comme un oeil de cyclope au fronton du monument, ont été décapitées
et cassées à mi-corps. Le campanile, où, pendant les soirées de
bombardement, lors du dernier siége, on montait pour interroger les
lueurs sinistres des batteries à l'horizon, ce campanile élégant s'est
écroulé, s'est abîmé dans les flammes. Plus rien ne reste de lui! Il
faut tout un travail d'imagination pour le retrouver, tel qu'il était,
droit et fier, s'élançant au-dessus de la ligne correcte des toits.
Maintenant, seules, les hautes cheminées se dressent avec leurs
lignes sévères et tristes au-dessus du squelette du monument et de
l'amoncellement des ruines.

La Commune avait fait enlever de la porte du milieu la statue de bronze
d'Henri IV. Le profil déformé de la statue se dessine encore sur la
muraille, découpé comme une ombre chinoise. Une plaque de marbre noir,
où se déchiffrent des lettres étranges, gravées verticalement, était
placée sous la statue du Béarnais. Les statues de grands hommes qui,
debout dans leurs niches, formaient le long de l'Hôtel-de-Ville comme
l'aréopage défunt et immortel de la cité, ont eu leur part dans la
catastrophe. Déjà blessées par les balles au 22 janvier, elles sont
ou tombées ou brisées à demi dans la terrible nuit de mai. Juvénal des
Ursins a été coupé en deux comme par un boulet. D'autres montrent leurs
bras devenus des moignons, leurs jambes broyées, leur torse criblé.
Côte à côte, Pierre Lescot et Jean Goujon, ces deux ouvriers sublimes,
semblent défier le sort et la barbarie, leur maillet, leurs outils
d'artistique travail à la main.

C'est cependant par cette porte du milieu que, tant de fois, poussé par
des courroux divers, s'est précipité le flot populaire! C'est du haut
de ce perron qu'ont été tour à tour acclamés tous les gouvernements de
France! Les Frondeurs, aux jours des _mazarinades_, ont passé par cette
porte, hurlant et chantant. Les vainqueurs de la Bastille y sont entrés,
apportant les trophées arrachés à la noire citadelle. Au 10 août, au
9 thermidor, la Révolution y a roulé ses vagues formidables, sa mer de
vainqueurs et de vaincus. C'est là que Lamartine a parlé: «Prenez garde,
disait-il le 17 mars 1848, les 18 brumaire du peuple pourraient amener
les 18 brumaire du despotisme!» C'est là que Barbès, au 15 mai, est
entré, croyant sauver la République. Tous les personnages qui ont
contraint la renommée à garder leurs noms en ces dernières années, ont
défilé sous cette voûte, et ouvert ou enfoncé cette porte pour entrer
dans l'histoire.

Quelle ruine! Et si ces pierres calcinées, rougies de tons de brique ou
noircies par la flamme, pouvaient parler! Ils ne comprenaient donc
pas, ceux qui vouaient un tel monument à la destruction, qu'ils
anéantissaient la tradition même, la pétrification superbe des idées et
des espérances parisiennes? Qu'était-ce que l'Hôtel-de-Ville, sinon la
maison commune, le _parloir du peuple_ succédant au vieux _parlouër aux
bourgeois_ du moyen âge?

Jadis, au VIe siècle, le corps municipal de la cité parisienne
était composé de ce qu'on nommait le «corps des négociants par eau»,
les _nautes_ défenseurs. Ville de matelots, créée au début, défendue
au dénoûment par des marins; sous Clovis, ces conducteurs de barques
régnaient et commandaient, représentant tout le commerce. Puis le
titre s'éteignit. Les _mercatores aquæ_, les _marchands d'eau de Paris_
devinrent les citoyens, les bourgeois de Paris. Et leur confédération,
la _hanse_ de ces bourgeois, donna naissance à la «compagnie française»
qui devait instituer l'Hôtel-de-Ville. Humble hôtel-de-ville tout
d'abord, sorte de baraquement, une grande pièce où l'on délibérait sur
les affaires publiques; puis on se transporta sur la place de Grève,
dans cette _Maison aux piliers_ qui resta debout même après que Domenico
Boccaredo, _Domenico da Cortone_, eut en 1549, sous Henri II, commencé
l'édification du monument que 1871 à détruit. Qui ne reconnaissait, dans
ces humbles et laborieux bourgeois du moyen âge, les vrais frères de la
Commune libre, la Commune qui fonde, non celle qui détruit, pacifique
Commune s'occupant du travail des citoyens, du négoce des marchands,
des droits de tous; et non la Commune qui combat, qui lève les armées,
contraint tout homme à prendre un fusil pour la guerre civile et attente
ainsi à la liberté de l'individu autant qu'au droit de l'État?

Il est bien difficile de reconstruire, même par la pensée, ce qu'était,
il y a six mois, il y a trois mois, l'Hôtel-de-Ville, en parcourant ces
cours encombrées de débris, en se risquant dans ces galeries écroulées
et mises à jour comme les arcades d'un cloître. Dès les premiers pas,
l'odeur, l'éternelle odeur de mort, de salpêtre et de plâtre vous saisit
à la gorge. On aperçoit, par la grande porte, l'amas de choses écroulées
que déblaient les maçons, poussant leurs brouettes sur les rails d'un
petit chemin de fer spécial qu'on a construit. Ces hommes sifflent ou
fredonnent en faisant l'ouvrage. Ils commencent l'oeuvre de réparation.
La Commune a surtout assuré le droit au travail à deux corps de
citoyens, les pompiers et les maçons.

Nous jetons un regard sur ces murs noircis par la fumée ou couverts par
l'incendie d'une étrange teinte rose. Des lambeaux d'affiches au papier
jauni pendent encore çà et là, ironiques: _Commune de Pari_, dit l'une,
_19 avril 1871, 5 h. 27 soir. Guerre à exécutive. Bonnes nouvelles
d'Asnières et de Montrouge. Ennemis repoussés_. Et l'autre: _Appel est
fait aux artificiers et ouvriers spécialement attachés à la préparation
des fusées percutantes des obus_. A nos pieds des fragments de marbre,
de sculptures, gisent à terre. Mais le sol presque tout entier est fait
d'une couche de poussière et de plâtre. Une cour immense s'ouvre devant
nous, vide et nue, bordée par des arcades ruinées à demi, des pans de
murailles nues; c'est la cour de Louis XIV. Est-il possible? Quoi! voilà
ce qui reste de ce portique supporté par les colonnes de marbre aux
chapiteaux dorés, de ces médaillons en terre cuite, dignes de Luca della
Robbia, qui brillaient et égayaient ce bijou architectural; voilà ce qui
survit de cette frise aux inscriptions glorieuses, de cet escalier
de stuc et de marbre, d'une construction élégante et qui menait à la
galerie des Fêtes? Voilà ce que le désastre nous laisse de tout ce qui
était le luxe et la séduction du monument municipal? Rien, absolument
rien; le vide, le néant, la fumée!

C'était là qu'avaient passé les souverains et les visiteurs illustres;
là que M. de Bismarck, en 1867, tandis que le roi son maître parcourait
la salle de bal, entouré, regardé curieusement, c'est là que le
ministre était descendu, voulant une place à part dans la curiosité ou
l'inquiétude publique, et, pressé par la foule, son casque de cuirassier
sous son bras gauche, causait, nu-tête et souriant, aux dames et à ceux
qui l'entouraient.

L'aspect était féerique de cette cour blanche et dorée, aux jours de
réceptions et de fêtes. Les hautes tiges des arbustes, les couleurs
des magnolias se mariaient aux blancheurs marmoréennes des colonnettes
ioniennes. Parfums et fleurs, griseries de la vue et des sens, la
mélodie de la galerie arrivait à travers les plantes. Les ruissellements
d'épaules blanches, des robes traînantes, les éclairs des regards et des
parures se croisaient, se confondaient sur les marches de l'escalier
en fer à cheval. J'y ai vu, aux heures de siége, des mobiles dormir,
enveloppés dans leurs couvertures de laine, des gardes nationaux manger,
à la lueur des lampes, leur repas, et des médecins faire, à cette même
place où tour à tour la reine Victoria, le roi Guillaume, le czar, les
empereurs avaient passé, un cours pratique de pansement à la légion de
brancardiers organisée pour les champs de bataille. Quelle antithèse!
cette cohue de souverains, et, au lendemain de ces rêves, ce réveil: un
groupe d'hommes en blouse d'uniforme, têtes nues, écoutant un docteur
qui leur explique, en leur montrant des brancards neufs et demain tachés
de sang, comment on ramasse un blessé et comment on le couche sur la
toile du brancard!

On a retrouvé, dans l'entassement de détritus qui couvrait la cour Louis
XIV, déblayée aujourd'hui, la statue de Louis XIV, qui était debout,
sous le portique, faisant pendant à une statue de François Ier!
L'explosion d'un amas de cartouches avait enlevé le roi-soleil de son
socle et l'avait projeté, sans lui casser un ongle, à plusieurs mètres
de là, dans un amas de décombres.

Au 31 octobre, ce fut par cette cour que l'envahissement commença; les
maires de Paris délibéraient dans la salle du conseil municipal qui
donnait sur la cour par le petit et coquet escalier. Assis devant leurs
pupitres de bois d'acajou, ils venaient de fixer la date des prochaines
élections municipales, lorsque M. Mahias s'écria: «Nous ne sommes plus
maîtres de la situation!» La foule entrait, en effet, se ruait sur
l'escalier de marbre, pénétrait dans la salle, grimpait sur les
pupitres, prenait la parole, applaudissait, sifflait, et, regardant les
peintures d'Yvon qui décoraient la salle, se mettait à en lacérer une.
C'était celle qui représentait _Napoléon III remettant à M. Haussmann le
décret d'agrandissement de la ville de Paris_. Peinture médiocre comme
toutes ses voisines, Clovis ou Philippe-Auguste. La foule demeura
là pendant toute l'après-midi, broyant les pupitres sous ses talons,
cassant le nez des bustes et emportant les lampes. La vue de cette
salle, le lendemain, était pitoyable.

Cette fois, pourtant, elle avait épargné la Galerie des fêtes, la
galerie superbe qui donne sur la caserne Lobau, et qui, maintenant,
n'est qu'une ruine. _Galerie des fêtes_, quel nom pour cette chose
brûlée et broyée, pour ces colonnes que la flamme a rongées, découpant
les rondelles de pierres comme des ruines séculaires, quel nom pour
cette grande salle vide et morne dont l'armature de fonte rouge, tordue,
pendant au plafond comme une ostéologie, et dont le plancher semble prêt
à s'écrouler sous les pas. Aux larges fenêtres illuminées les soirs de
bal, pendent, lugubres, des débris de volets, des lambeaux brûlés de
stores, pareils à des bouts de papier à demi consumés; le vent ballotte
ces détritus; une blanche statue, encore debout au dehors, se détache
sur le vide et semble veiller sur ces ruines; on cherche vainement dans
la courbe des voûtes, trace des peintures de Lehmann. Tout est écaillé,
perdu, anéanti. Quel désert! et quels lendemains aux fêtes du préfet! Le
vent s'y engouffre, et les perspectives des quais apparaissent par
les larges brèches. _E finita, e finita la musica!_ Une affiche de la
Commune, collée sur une colonne cannelée, semble signer tristement cette
épouvantable ruine.

Épouvante, est-ce bien le sentiment qu'on éprouve? Non, le sentiment
artistique est si puissant, le désastre a fait de ces choses somptueuses
des choses si belles, qu'on s'arrête et qu'on admire. Les eaux-fortes de
Piranési ont de ces profondeurs superbes, les premiers plans de Claude
Lorrain nous ont habitués à ces arcades merveilleuses qui encadrent
ces fonds blancs de ruines, ces murs consumés, ces éboulements, et,
par-dessus, le ciel bleu, railleur dans la profondeur calme de son
éther.

Là, dans cette partie ruinée du bâtiment, tous les points de vue sont
saisissants. La vue prise de l'escalier des fêtes sur la cour des
bureaux est attristée comme Ninive. Puis, si l'on se détourne, on
retrouve, au contraire, des ruines en quelque sorte attirantes. De ce
côté on aperçoit, se succédant l'une à l'autre, dans leur solitude, la
_salle des Prévôts_, où l'on retrouve encore, à demi-calcinées, rongées,
pareilles à des têtes de mort décomposées, les faces graves de ces vieux
et honnêtes prévôts des marchands qui tinrent les destinées de Paris;
puis, après cette salle, le salon des arts, où Delacroix avait signé
quelques décorations, et le salon de Napoléon, dont le plafond, peint
par Ingres, représentait l'_Apothéose de Napoléon Ier_. Tout est
détruit. De lugubres fils de fer pendent comme des serpents le long de
ces murailles, et les vestiges de peintures ne sont plus que des squames
de peau malade. Une figure décapitée, éventrée, demeure comme un spectre
contre la muraille. Près de là s'ouvre un gouffre, le plancher s'est
effondré. Des pans entiers de muraille sont écroulés de ce côté. Combien
de pertes irréparables! Le malheur a rapproché Ingres de Delacroix.
Celui-ci avait peint le plafond du salon de la Paix. Ce chef-d'oeuvre
est perdu comme l'autre.

On erre à travers ces ruines, pris d'une mélancolie qui croît à chaque
pas. Des armes rouillées, des bouts de papier noirci, des fusils tordus
sortent des décombres. Au bout des galeries, de grandes glaces, au tain
à demi fondu, reflètent vaguement les perspectives de ces ruines, et
donnent aux rares visiteurs l'aspect indécis et livide de fantômes.
Pâle, d'une blancheur de marbre, Napoléon Ier, intact dans son
médaillon, fait face à Mérovée, d'une galerie à l'autre, et ayant à ses
côtés Hugues Capet qui regarde Charlemagne; tous quatre, de leurs grands
yeux blancs sans prunelles, semblent contempler ces amas de ruines, que
n'ont faites ni les Northmans, ni les Goths, ni les Avares, mais cette
masse formidable, devenue affolée, les prolétaires.

Ils regardent, et l'on rêve.

Mais détachons-nous de cette partie du palais qui constituait le côté
officiel, somptueux du monument, et allons vers la partie plus curieuse
pour l'histoire et pour les moeurs, la partie attenante à la façade, où
le Gouvernement du 4 septembre se tenait, et nous allons retrouver les
souvenirs de M. Haussmann et de la Révolution française.



                                 II


Nous redescendons vers la cour Louis XIV, et, avant d'aller plus loin,
nous donnons un coup d'oeil à la salle Saint-Jean. Là sont établis
maintenant les bureaux des architectes, qui travaillent à prendre
les dimensions exactes des choses détruites, à refaire les plans,
à reconstruire le palais municipal. On pourra facilement, mais
coûteusement, restituer le monument tel qu'il fut jadis. Cette salle
Saint-Jean! Que de spectacles elle a vus, que d'émotions! C'était là que
tiraient au sort les conscrits parisiens. C'était là qu'on proclamait le
résultat des votes aux élections! Que de souvenirs chacun de nous avait
laissés là! Le Comité central, avant de siéger dans la salle de la
République (salle du Trône), tint là ses premières séances, devant les
draperies rouges sur le fond desquelles se détachait le buste blanc
de la République. Maintenant on a entassé dans un coin des débris de
candélabres, des fragments de statues, et aussi des statuettes provenant
du fameux surtout de table de la Ville de Paris. Le hasard d'un tel
désastre préserve ainsi mille objets différents et en rassemble les
débris. Croirait-on que la note d'un restaurateur, fournisseur des
membres de la Commune, a échappé à l'incendie? Sur cette note figure une
fourniture de _deux cents francs de raie_.

L'Hôtel-de-Ville avait trois cours intérieures: à gauche, en nous
plaçant en face le monument, la cour des bureaux; au centre, la cour
Louis XIV; à droite, la cour du préfet. Le pavillon de droite, celui
dont le prolongement s'étend parallèlement au quai, était en effet
affecté aux appartements particuliers du préfet; le pavillon de gauche
aux bureaux de la municipalité. Le centre du monument était tout entier
occupé par la _salle du Trône_, devenue _salle du Peuple_ après le 4
septembre, et par la _salle des Huissiers_. Chaque corps du bâtiment
avait, en quelque sorte, sa vie propre et tout à fait particulière.
A gauche, le va-et-vient des réclamations, des visiteurs, des
solliciteurs, la foule affairée qui donnait au monument sa vraie
physionomie de la maison commune. A droite, les piaffements des
équipages préfectoraux, les petits appartements intimes, les salles à
manger et les chambres à coucher. L'ameublement de toutes ces
pièces avait cette splendeur fausse et criarde du luxe contemporain,
simili-marbre et carton-pâte. On arrivait à ces appartements par de
petits couloirs étroits et de petits escaliers tendus de tapis tigrés
qui faisaient ressembler ce vaste logis à l'intérieur d'un navire. On se
serait littéralement cru à fond de cale, et les portes des appartements
s'ouvraient comme des portes de cabine. Durant la Commune, madame Assi
occupait, à l'Hôtel-de-Ville, les appartements tendus de soie bleue de
madame Dollfus.

Du temps du gouvernement de septembre, les séances quotidiennes se
prolongeant fort avant dans la nuit, un _en tout cas_ de viandes froides
était préparé dans la première salle du bas, cette même salle où, en
juin 1848, le général Négrier, apporté mourant, avait rendu le dernier
soupir sur un canapé.

Au-dessus de ces appartements se trouvait le grand salon jaune, où
siégeait, pendant le siége, le Gouvernement de la défense nationale.
C'est là que, pendant la journée du 31 octobre, furent entourés, par
les bataillons de Flourens et de Blanqui, M. Jules Favre, M. Trochu, M.
Picard, etc. La commission pour l'enseignement primaire se réunissait
une fois par semaine dans cette même salle. En se dirigeant vers l'aile
gauche du bâtiment, du côté de la rue de Rivoli, on passait par une
sorte de salle d'attente s'ouvrant sur l'escalier, qui menait au
rez-de-chaussée, vers les salles à manger et les appartements privés.
Puis, de là, avant de gagner le cabinet du préfet, on rencontrait, à
main gauche, une petite pièce secrète, confortablement meublée
d'un divan, tendue de perse blanche à bouquets jetés, et mollement
capitonnée. C'était bizarre et capricieux, cela faisait songer à
ce roman de Crébillon fils, le _Sopha_, et aux petites maisons du
XVIIIe siècle. Tous les meubles de cette pièce ne sauraient
être décrits. On doit en passer sous silence. Ce petit retrait
parfumé, agrandi par des glaces à biseau, vrai boudoir d'Orient, était
particulièrement réservé à M. Haussmann, qui y donnait des audiences
tout à fait intimes. En nous le montrant, les huissiers souriaient
discrètement, ou, comme on voudra, indiscrètement, car, sur ce point,
les adjectifs se valent.

Le cabinet du préfet, vaste, tendu de rouge, aux meubles dorés et
aux divans de soie, avec sa haute cheminée de marbre, sa grande table
recouverte de damas vert, était une des pièces les plus réellement
belles de l'Hôtel-de-Ville. Beaucoup de papier blanc et d'encriers.
Peu de livres. Dans un corps roulant de bibliothèque, une trentaine de
volumes tout au plus, livres d'administration et de droit. C'était
la bibliothèque particulière du préfet. Un _bibliothécaire_ spécial
touchait des appointements pour _con server_ ces quelques malheureux
volumes. Ce n'était pas, je m'empresse de le dire, la seule bibliothèque
du palais. La bibliothèque du Conseil Municipal, placée à côté de la
salle du Conseil, près de la cour Louis XIV, était relativement pauvre.
En revanche, la magnifique bibliothèque de la Ville, qui emplissait
plusieurs salles des étages supérieurs, nous offrait des trésors
inappréciables. Tout est consumé aujourd'hui, et non-seulement les
livres, mais les documents, les archives, tout ce qui était l'histoire
parisienne, et, en particulier, l'amas considérable de documents chauds
de salpêtre, pour ainsi dire, et relatifs à 89, 92, 93. Chose à noter;
c'est la Commune de 71 qui a détruit les procès-verbaux de la Commune
de 93, que les historiens n'ont pas feuilletés, et qui resteront
éternellement inconnus.

Dans ce cabinet du préfet, dont je parlais, plus d'une députation fut
reçue: bataillons amenant les canons offerts à la défense, ou délégués
se plaignant du renvoi d'un maire. Le 31 octobre, sur cette table,
Flourens proclama la Commune de Paris.

Pendant de longues heures, Blanqui, Millière couvrirent de projets de
décrets les feuilles volantes qui encombraient d'ordinaire la table au
tapis vert. Des gardes nationaux, s'asseyant à côté d'eux, rédigeaient
ou dessinaient. Tout l'attirail fut abandonné, lorsque le commandant
Ibos entra à la tête de son bataillon. Quelqu'un qui eût recueilli tous
les papiers épars, froissés et maculés, oubliés par les envahisseurs,
eût pu composer le plus original recueil d'autographes et
d'orthographes.

On sortait du cabinet du préfet pour entrer, après avoir traversé un
couloir où se trouvaient placés les télégraphes, dans le salon des
Huissiers. Là travaillèrent, de septembre à février, les secrétaires;
là les maires, les chefs de bataillons se heurtaient, se pressaient,
s'entre-croisaient; les uns réclamaient les vivres de campagne, les
autres des souliers à grosses semelles, etc. C'était l'antichambre
de toute personne demandant à parler à quelqu'un des membres du
Gouvernement. Gustave Flourens y vint un soir, avant le 31 octobre,
grave, pâle et couvert d'un long pardessus à l'américaine, la main sur
la poignée de son sabre. Il voulait parler à Henri Rochefort. Rochefort
était absent. Flourens demanda du papier, une plume, et écrivit
textuellement ce qui suit:

    «Mon cher ami,

    «Le peuple veut se débarrasser des culottes de peau. Il a
    choisi un chef, c'est vous. Venez. Mettez-vous à notre tête et
    marchons. _Vous ne savez pas monter à cheval peut-être, mais
    notre amitié vous en tiendra lieu_.

    «Tout à vous,

    «FLOURENS.»

La porte de cette salle s'ouvrait sur la salle du Trône, ou salle
du Peuple, la magnifique salle décorée par Séchan, et où les mobiles
bretons, en sentinelles, regardaient, un peu ébahis, passer le flot
des visiteurs, ou dormaient tout debout, en montant leur faction. Deux
magnifiques cheminées en marbre, deux chefs-d'oeuvre à coup sûr, se
faisaient face. Merveilles de la Renaissance. L'une avait été sculptée
par Th. Bodin, l'autre par Biard, disciple de Buonarotti! Que de fois
nous y avons vu quelque estafette, venant des tranchées, y sécher le
bout de ses bottes couvertes de boue et de neige et qui fumaient devant
la braise. C'était la vraie grande salle historique de l'Hôtel, et
ses fenêtres, maintenant béantes, avaient vu bien des spectacles!
A l'extrémité droite de la salle était jadis le _cabinet Vert_, où
Robespierre, Couthon, Saint-Just se tenaient pendant la nuit du 9
thermidor. Le gendarme Méda, Merda plutôt, c'était son nom véritable,
mort général à la Moskowa, avait tiré là le fameux coup de pistolet qui
brisa la mâchoire de Maximilien. On avait, depuis 1794, réuni le cabinet
vert à la salle du Trône. C'était là encore, à la fenêtre du milieu, que
Louis XVI se montra coiffé du bonnet rouge; c'est là que Lafayette dit
en 1830 au peuple, en lui montrant Louis-Philippe: _Voici la meilleure
des républiques_. C'est de là qu'aux jours du siége on voyait défiler
sur la place les bataillons de marche se rendant aux avant-postes. Les
musiques jouaient la _Marseillaise_, les gardes défilaient, agitant
leurs képis, devant les maires qui saluaient. Le modèle des drapeaux
qu'on devait leur distribuer, en un jour de fête qui n'arriva jamais
(pique et couronnes de chêne dorées et étendard de soie), était déposé
dans un coin du cabinet du préfet. Deux ou trois bataillons en obtinrent
seuls, le bataillon de Boulogne entre autres, et celui de Belleville.

Au bout de la salle du Peuple une petite porte s'ouvrait, qui donnait
sur la galerie de pierre. On eût pu appeler cette galerie extérieure la
_galerie des Paysages_, comme on pouvait nommer la galerie extérieure,
qui longeait le cabinet du préfet, _galerie des Bustes_. Tandis qu'on
rencontrait dans celle-ci les bustes des souverains régnants (on avait
enlevé de son socle, au 4 septembre, celui de Frédéric-Guillaume),
on voyait, aux murailles de celle-là des décorations d'un genre tout
particulier, les paysages des environs de Paris, par Desgoffe, Bellel,
Paul Flandrin, Hédouin. Paysages frais et verts, avec des figures en
robes blanches et en chapeaux de paille, un bout de rivière, un petit
pont, de l'herbe et des fleurs! C'était Champigny, Sceaux, Châtillon,
des noms printaniers et charmants, avec des odeurs de liberté, de
gaminerie, de jeunesse, de friture et de vin clair! Comme nous les
regardions, et avec tristesse, pendant qu'à cette place même nos morts
du 30 novembre et du 3 décembre pourissaient ou que, de ces hauteurs,
les Prussiens nous envoyaient leurs obus!

Cette galerie longeait les bureaux particuliers des adjoints au maire
de Paris et du secrétaire de la mairie. M. Hérisson s'y occupait de
l'équipement et de l'habillement de la garde nationale; M. Clamageran de
l'alimentation; M. Chaudey du bois de chauffage de ce malheureux Paris,
glacé et affamé. Grand, souriant, actif et bonhomme, Chaudey recevait
les déclarations, y faisait droit de son mieux; et il fallait voir la
foule grelottante des pauvres gens qui l'attendaient! Puis, il ceignait
l'écharpe du maire et descendait recevoir un canon offert à la défense,
ou passer en revue les compagnies qui partaient. Et, plus d'une fois,
la nuit venue, à l'heure où Paris qui ne veillait pas aux tranchées
dormait, Chaudey courait pour assurer le chauffage des arrondissements
de Paris.

Le bureau du maire occupait la grande salle, la dernière du pavillon de
gauche. Étienne Arago déjeunait habituellement là, à côté de la besogne
quotidienne, et se multipliant. M. Ferry lui succéda; le bureau du
maire ne fit qu'un avec le bureau du préfet, c'est-à-dire que ce dernier
devint le bureau de la mairie. Regardez ces fenêtres où le vent se joue,
cette carcasse de monument et cette découpure sinistre. La troisième à
gauche du pavillon de la rue de Rivoli vit Robespierre jeune surgir
par là brusquement, le soir de thermidor, se dresser sur la nervure
de pierre qui court le long du monument, et, livide comme un homme qui
hésite un moment, regarder le vide à ses pieds, puis, brusquement, de
cette hauteur, se précipiter sur le pavé!

Combien de fois, durant les nuits du siége, lorsque je regardais les
fenêtres rougies par la lumière de cet Hôtel-de-Ville, où s'agitait le
sort de la cité, combien de fois n'ai-je pas évoqué les mâles figures,
bronzées au feu du volcan, de ces morts qui emplirent la Maison
commune de leur fièvre patriotique. Ceux-là, du moins, en sortant de
l'Hôtel-de-Ville, n'y laissèrent pas la trace noire de l'incendie;
ils n'y laissèrent, s'immolant à la foi qui les dévorait, que les
éclaboussures de leur sang.

Pauvres couloirs, emplis de vie, de bruit, de passion! Ce n'était pas
là l'asile d'un seul, comme les Tuileries... C'était la demeure de tous.
Par cette petite porte qui s'ouvrait, à gauche du monument, faisant
face à la rue de Rivoli, que de pauvres gens ont passé! Lorsqu'on avait
franchi deux étages, on se trouvait, de ce côté, dans la galerie du
Conseil Municipal. Elle longe la rue de Rivoli. Là, pendant le siége,
se tinrent les commissions des institutrices (enseignement professionnel
des femmes) et les réunions des maires de la banlieue. Quand on songe
que tous les objets qui meublaient ces pièces, les chandeliers, les
chenets, étaient étiquetés, numérotés, catalogués, et que le chef du
matériel en répondait, à un encrier près! Maintenant c'est le vide et la
ruine, c'est l'anéantissement, ce sont les arcades où l'air s'engouffre,
les murs crevés, les amas de pierre. C'est l'effondrement et la tombe.
_Ci-gît l'Hôtel-de-Ville._

Mais encore si, dans un dénouement brutalement plagié du _Prophète_, ils
s'étaient ensevelis, ces brûleurs de temples, sous les ruines du Palais
de la Cité! On raconte que, lors du dernier jour de la Commune, tous se
réunirent dans une sorte de banquet suprême, et, avant de se séparer,
jurèrent tous de mourir à leur poste: «Notre cause est perdue, dit le
vieux Delescluze, il faut la féconder avec du sang!» Puis on se sépara.
Le proscrit du moins tint parole. Les autres s'enfuirent, tandis que le
peuple, qui croyait en eux, mourait pour eux. Ce fut, dit-on, Pindy
qui se chargea d'incendier l'Hôtel-de-Ville. «Prends ton rabot, Pindy,
disait Vallès au menuisier, et rabote le vieux monde!» Pindy laissa
le rabot pour le pinceau à pétrole. Les murs barbouillés d'huile, les
caves, vraies cartoucheries, volcans emplis de salpêtre, tout flamba et
éclata à la fois. On retrouve encore dans les débris des balles et des
cartouches intactes.

C'est avec peine qu'on s'éloigne de cette ruine où tout vous retient, où
l'on interroge à la fois les débris et les souvenirs. Tout est curieux
dans ces choses mortes qui, semblables aux anatomies, livrent les
secrets de la vie. Un fourneau de cuisine colossal reste encore comme
pour attester l'appétit gigantesque des soupers d'autrefois. Les bouts
de papiers noircis voltigent comme des papillons funèbres. Ce sont des
décrets qui furent éternels pendant deux jours et que le vent jette à la
Seine.

A travers les blancheurs crues des murailles, quelques colonnes de
marbre rouge avec leurs chapiteaux dorés encore, tranchent par leur
décoration primitive. Cela survit dans un cimetière de choses mortes. On
sort, les débris de verre crient sous les pas, la poussière blanche
vous couvre de ses nuages. Quel émiettement navrant de ce qui fut une
séduisante oeuvre d'art! Cette poudre, cet impondérable, ce nuage, cette
fumée, ce sont les peintures de Coignet, de Vauchelet, de Landelle; ce
sont les sculptures de Jean Goujon; c'est de la pierre et du marbre qui
s'envolent! C'est l'âme même de ce monument dont la flamme a fait un
squelette.

Un dernier regard encore; et sous l'horloge aux ressorts mis à nu, sur
le fronton de l'Hôtel-de-Ville, des inscriptions subsistent:
_Liberté_, _Égalité_, _Fraternité_, et au-dessus: _République française
démocratique une et indivisible_. Une et indivisible! Hélas! où marchait
la Commune, sinon à la désagrégation même de la patrie[20]!

[Note 20: Quelques jours avant l'incendie de l'Hôtel-de-Ville de Paris,
quelqu'un a pris copie de l'inscription suivante:

HAND. ÆDIFICIORVM. MOLEM. MVLTIS. IAM. ANNIS. INCOATAM. ET.
AFFECTAM. MARINVS. DE. LA. VALLÉE. ARCHITECTVS. PARISIN. VSCEPIT. AN.
1606. ET. AD. VITIMAM. VSQVE. PERIODVM. FOELICITER. PERDVXIT. AN SAL.
1628.

Elle était gravée dans la clef de voûte, dans le péristyle de la cour
d'honneur.]




                        DE GERMINAL A PRAIRIAL
                                 1871


Ils appelaient cette année 1871 _l'an 79 de la République_. Ils
reprenaient, dans leurs vieux souvenirs républicains, l'almanach de
l'intègre Rome, et les noms des mois, des années de fièvre et de gloire
reparaissaient sur les actes publics. _Germinal_, _Floréal_, _Prairial_,
les noms charmants des mois printaniers! Germinal, où l'herbe s'étend,
saine et fraîche, dans les prés reverdis, où les pieds marchent
gaiement, au matin, égrenant sous leurs pas les pleurs de la rosée.

C'était le printemps, le printemps de l'an 79, le printemps de cette
triste année 1871. La pauvre France désolée éprouvait, après tant de
souffrances, le désir âpre du repos, et, alanguie, le sang de ses veines
coulant par ses blessures encore ouvertes, elle se demandait si l'heure
était enfin venue de fermer ses plaies et de guérir ses maux.

C'était le printemps, après l'hiver farouche, après les longues nuits au
rempart, les dures étapes dans la neige, les longues stations glacées
à la porte des boucheries vides, le printemps qui consolait, éveillait
l'espoir, mettait aux branches des arbres labourés par les balles des
bourgeons et des feuilles. Quelle joie après tant de peines! Un peu
d'air réchauffant, des fleurs, des rayons et de l'herbe! On s'était dit,
durant les heures de bombardement et de bataille: «Nous ne reverrons
plus cela!»

_Germinal_, le mois d'enfantement et de germination féconde; le mois où
couve la sève, où la vie circule bouillante à travers les plantes et les
êtres, où l'effluve créatrice court comme à travers les veines du grand
Tout, où le grain se déchire et s'ouvre pour laisser poindre l'embryon
de la plante de jour en jour grandissant pour s'épanouir; Germinal,
où l'on sent, dans les profondeurs, le mouvement de l'être enfanté, le
premier vagissement des choses créées par la nature immense; où le vent
ride, joyeux, l'eau du ruisseau déjà moins froide; où tout sourit au
souffle d'avril, caressant comme un baiser de vierge!

_Germinal_, c'est,--sous un ciel d'un bleu laiteux et doux où de légers
flocons blancs flottent comme le duvet envolé d'un cou de cygne;--c'est
la sève éveillée, qui court sous l'écorce des jeunes chênes; c'est le
jaune bourgeon, à reflets verdâtres, qui apparaît et s'entr'ouvre au
bout des branches. Aux jours de Germinal, une teinte verte s'étend,
comme une poussière vivante, sur les haies; dans les bois, les
primevères blanches, les pervenches violettes, soucieuses, apparaissent
au-dessus des amas de feuilles flétries du dernier automne. Des
papillons jaunes, blancs ou tachetés de pourpre rayent gaiement
l'horizon. Il y a des chansons dans les taillis et des rouges-gorges
sur les arbres. C'est, tandis que les dernières feuilles tombent avec
un bruit sec, c'est l'éveil, le sourd enfantement, l'éclosion, la
vie,--_Germinal!_

_Floréal_, le mois d'épanouissement et de beauté, mois couronné
de fleurs, mois charmant, où l'air embaume; temps de floraison, de
reverdoiement et de renouveau; mois où les bois ont des abris pour le
rêveur qui passe et pour l'oiseau qui chante; mois où la glycine tombe
en grappes, où les lilas sourient, où, dans le bois profond la fleur
d'or des genêts apparaît, comme en un écrin; où, dans un immense
embrassement, les choses ont comme des soupirs et des amours; où
l'immensité n'est qu'un lieu de rendez-vous; où, depuis le brin d'herbe
jusqu'au chêne, tout frémit d'une allégresse ardente.

_Prairial_, le mois des prairies, le mois de vie intense et de vigueur
superbe; le mois où le soleil chauffe, où la fleur des banquets
entr'ouvre, comme une lèvre, ses roses et odorants pétales;--Prairial,
où passe, en jetant au vent son refrain, le faucheur des prés, sa faulx
aiguisée sur l'épaule.

Mois de printemps et de rajeunissement, qu'ont fait de vous les hommes
en cette année 1871?

Printemps de l'an 79, où l'herbe fut tachée de sang, où les primevères
virent des agonies; où, dans les bois reverdis, sifflait l'obus; où,
les balles déchirant l'écorce des arbres et la chair des hommes, la
sève coulait avec le sang. Mois de carnage sous un ciel adouci; mois de
tueries, où les flocons blancs des boîtes à mitraille montaient, comme
des rondeurs d'étoupe, au-dessus des grands bois immobiles.

Partout était la vie cependant.

Dans les gramens couraient ces mille insectes rouges qui naissent
chaque année du printemps et chaque année meurent avec lui. Les buissons
étaient pleins de nids; les bataillons d'insectes volaient autour
des épines-vierges, et battaient l'air de leurs petites ailes,
au bourdonnement vague; bataillons qui, loin de s'entre-tuer,
s'entr'aimaient. Il y avait partout, dans ces bois aux noms charmants,
Viroflay, Meudon, Chaville, comme des sourires invisibles. Et, à cette
même heure, après l'hiver terrible, après la rude guerre, après la
souffrance et la ruine, les hommes, autour des forts, combattaient et
mouraient!

Printemps de 1871, où les fleurs des lilas, où les branches d'aubépine
étaient triomphalement plantées dans les canons des fusils chauds
encore de la bataille; printemps où ces bois amoureux furent pleins
des sifflements du fer, des éclairs du feu, des hurlements de la haine,
Germinal, Floréal, Prairial, que de douleurs et que de morts vous avez
vus!

Je n'oublierai jamais l'impression qui me saisit, un matin de mai,
lorsque, montant par la côte de Sèvres, à travers les sentiers déserts
et labourés d'obus, j'arrivai sur ce plateau de Bellevue, d'où, à
l'horizon, baigné dans un lumineux brouillard, on apercevait le
géant Paris. Quelle immensité de pierres et quel monde! Les monuments
découpaient sur le fond du tableau leurs clochers ou leurs coupoles;
l'Arc de l'Étoile apparaissait, colossal et défiant les bombes; la Seine
roulait ses circuits tourmentés à travers ce vaste paysage. Paris!

C'était là Paris! Paris, que les Prussiens n'avaient osé attaquer
de front, et où ils n'étaient entrés qu'en posant le pied, piteux et
hésitants, comme si ce terrain volcanique brûlait;--c'était Paris où,
de septembre 1870 à janvier 1871, une communauté de souffrances et
d'espoirs avait fait de tant de coeurs un seul coeur, et des classes
diverses de la cité une ville unie, fraternelle et résolue;--c'était le
Paris qui, après avoir subi un premier siége, en supportait un second,
plus terrible que le premier; car si la famine n'était plus au logis, la
terreur était au foyer.

Paris!--Je me sentais le coeur serré en le regardant, et lorsque je
tournais les yeux vers la droite, vers les coteaux reverdis, du côté de
ce fort d'Issy où les canons grondaient, où pleuvaient les obus, du côté
de ces tranchées d'où sortait la fusillade, l'angoisse ressentie et la
douleur devenaient plus fortes encore, et une sourde malédiction montait
alors à mes lèvres contre cette chose qui s'étalait en plein soleil: la
guerre civile.

Printemps de 1871, on ne t'oubliera pas! Germinal vit sourdre et Floréal
s'épanouir la haine; Prairial vit faucher non l'herbe, mais les hommes.
Qu'eût-il dit, qu'eût-il dit alors l'intègre savant qui avait créé jadis
le calendrier des mois républicains, le pur Romme, l'ami de ce Bourbotte
qui jetait en mourant ce cri de réconciliation suprême:

«Embrassons-nous tous, et aimons-nous tous; c'est le seul moyen de
sauver la République!»




                         LA FÊTE MORTUAIRE
                         D'ALEXANDRE DUMAS
                            _Mai_ 1872


«Je suis né à Villers-Cotterets, petite ville du département de l'Aisne,
située sur la route de Paris à Laon, à deux cents pas de la rue de la
Noue, où mourut Demoustier, à deux lieues de la Ferté-Milon, où naquit
Racine, et à sept lieues de Château-Thierry, où naquit la Fontaine.»

C'est ainsi qu'à la première page de ses _Mémoires_, Alexandre Dumas
s'est peint lui-même en six lignes, avec sa franchise naïve et sa brave
faconde. Il se place trop modestement à côté de l'auteur des _Lettres
sur la Mythologie_ et très-orgueilleusement à côté de l'auteur de
_Phèdre_, puis il ajoute:

«Je suis né le 24 juillet 1802, rue de Lormet, dans la maison
appartenant aujourd'hui à mon ami Cartier, qui voudra bien me la vendre
un jour, pour que j'aille mourir dans cette chambre où je suis né et que
je rentre dans la nuit de l'avenir au même endroit d'où je suis sorti de
la nuit du passé!»

C'était le voeu secret du grand homme demeuré toujours tel qu'il était
aux heures où il dénichait les merles, à Villers-Cotterets, et ce voeu,
la destinée ne lui a point permis de le réaliser. Il est mort loin de sa
petite ville et, chose cruelle, à l'heure où les fourgons et les
canons prussiens faisaient retentir du fracas de leurs roues les pavés
silencieux des rues de Villers-Cotterets. Il ne lui a pas été donné de
mourir où il était né; mais, hier, cette maison de la rue de Lormet,
qui porte, sur une plaque de marbre, la date de la naissance d'Alexandre
Dumas, était comme parée de couronnes d'immortelles voilées de crêpe
noir, et, lorsque le cercueil de Dumas, porté à bras d'hommes, a passé
devant, il s'est arrêté comme si le mort eût voulu saluer sa maison
natale.

Villers-Cotterets! C'est pourtant à Dumas que la petite ville doit
sa célébrité et son lustre. C'est par lui qu'on a appris à l'aimer, à
connaître sa forêt, ses bois pleins d'ombre, ses recoins cachés. Il
l'a adorée de toutes les façons, en chasseur et en poëte. Il y a couru
enfant; jeune homme, il y a rêvé; célèbre, il y est venu promener sa
gloire et rechercher ses premiers souvenirs.

Qu'ils étaient riants, ces souvenirs-là, parfumés et savoureux comme
des fraises agrestes! On les retrouve ou plutôt on les respire en
feuilletant les premières pages des _Mémoires_! On rajeunit avec Dumas
adolescent, on revoit les matins de printemps et les soirs d'été qui
furent les aurores et les soleils couchants de sa jeunesse.

Les belles parties de chasse! Les grandes et saines échappées! Et les
amourettes! Et les ceintures roses, les bonnets chiffonnés des filles du
vieux tailleur de la place de l'Eglise, de Joséphine et Manette Thierry,
ses soupirs de seize ans! Manette, une pomme d'_api_, dit-il lui-même,
et il les compare l'une et l'autre aux «_fruits égrenés et flétris de ce
chapelet sur lequel j'ai épelé les premières phrases de l'amour_.»

Puis, à l'écouter, on assiste bientôt à l'éclosion de son génie
littéraire; on apprend comment il vit, à Soissons, jouer par un certain
Culot, méchant acteur qui lui fit l'effet de Talma, l'_Hamlet_ de Ducis,
cet _Hamlet_, chef-d'oeuvre ignoré pour lui, qui le transporta et lui
fit dire:

--Et moi aussi, je serai auteur dramatique!

Voilà ce qu'évoquaient pour nous ce nom de Villers-Cotterets, et cette
ville où nous allions pour la première fois.

Tout ce qui porte un nom dans les lettres, tout ce qui tient de près
ou de loin à l'art du théâtre, tout ce qui garde la reconnaissance des
plaisirs éprouvés, des joies causées par le grand conteur; tous ceux
qui ont aimé Alexandre Dumas, c'est-à-dire tous ceux qui l'ont connu,
étaient là!

Villers-Cotterets a dû être étonné d'une telle affluence. Le conseil
municipal, le maire et ses adjoints, ne s'étaient pas, d'ailleurs, mis
en frais pour assister à la cérémonie. S'ils y ont paru, c'est sans
caractère officiel. Ils se sont abstenus. Je ne sais pourquoi ils ont
dédaigné de fêter ce mort qui illustre leur ville, et je demanderais
volontiers la cause de cette ingratitude.

Il n'y avait là qu'un détachement de la gendarmerie départementale. Les
gendarmes ont formé la haie et présenté les armes au cercueil.

En revanche, la population tout entière a fêté Dumas. Je dis fêté, car
la cérémonie, d'un bout à l'autre, a plutôt, comme l'a fort bien dit M.
Dumas fils, ressemblé à un couronnement qu'à un deuil.

On n'avait pas là un mort, mais un immortel.

Les paysans de la campagne, les bourgeois de la ville étaient accourus.
La foule se pressait dans l'église, aux fenêtres, au cimetière, foulant
les autres tombes, moins illustres, pour arriver plus près de la tombe
de Dumas. J'ai bien peu vu de services funèbres aussi saisissants dans
leur simplicité.

Cette petite église Saint-Nicolas, toute tendue de noir, avec les
lettres A. D. entrelacées; ce catafalque couvert de fleurs et de
couronnes, autour duquel brûlaient, dans des torchères argentées,
des flammes vertes courbées par le vent du printemps entré par les
verrières; cette foule entassée dans les bas côtés, des cierges à la
main; cette fanfare du pays dont les cuivres jouaient au dehors des
musiques lentes et touchantes; ce tableau tout entier, primitif et
sincère, était vraiment caractéristique et attendrissant. L'admiration
la plus profonde et la piété la plus vive pour la gloire de Dumas,
l'enfant du pays, étaient peintes sur ces visages de paysans: on les
eût pris pour des personnages des scènes de Jules Breton, calmes et
recueillis.

Lorsque le cortége s'est mis en marche, tous saluaient.

On a traversé la place de la mairie, longé la rue de Lormet, et, prenant
un chemin à gauche, on est arrivé au cimetière. Là, à côté de la tombe
du général républicain Dumas de la Pailleterie, à côté de la tombe de
sa femme, au pied des grands pins dont le vent agitait les branches,
Alexandre Dumas a été enseveli.

Les discours se sont succédé, tous marqués au coin de l'émotion juste
et vraie. M. Dugué a salué l'auteur dramatique, et M. Gonzalès a fort
heureusement caractérisé l'homme de lettres multiple, inépuisable, vraie
fontaine de récits, ou plutôt fleuve--et fleuve de Jouvence.

M. Perrin, au nom de la Comédie française, a rendu hommage à l'auteur de
_Henri III_, de _Mlle de Belle-Isle_, des _Demoiselles de Saint-Cyr_,
et a annoncé que les amis de Dumas seraient conviés bientôt à une autre
fête, à celle de l'inauguration du buste du grand dramaturge qu'on
placera au foyer, à côté de ses aînés.

M. Charles Blanc, au nom du ministère de l'instruction publique, a salué
dans Dumas le conteur _honnête_ écrivant, comme on eût dit au temps
de Molière, pour les _honnêtes gens_. Puis tout pâle, froid, roidi
par l'émotion, et la voix un peu étranglée, M. Dumas fils a rendu
à Alexandre Dumas un dernier, un filial hommage. Il a surtout voulu
remercier l'assistance.

«En décembre 1870, a-t-il dit en substance, mon père mourait à Puy, sans
bruit, loin de tous, seul, mais sans souffrances et sans cris, à l'heure
où tant d'autres, seuls aussi, mouraient dans les imprécations et les
larmes, sur un sol envahi par l'étranger.

»Dès ce moment je voulais faire transporter sa dépouille à
Villers-Cotterets, à côté de la tombe de son père qui avait tant de
fois, lui, fait reculer les ennemis. Il a fallu attendre, et j'ai
attendu que le ciel ne fût plus sombre et que l'hiver eût passé pour que
cette cérémonie n'eût rien de funèbre et qu'on sentît à travers cette
mort une résurrection.

»Et le printemps semble s'être fait mon complice. Le ciel est clément et
bleu, et c'est aujourd'hui comme la fête de cet homme illustre qui
m'a légué le souvenir de reconnaissance de cette ville où il est né,
souvenir qu'à mon tour je léguerai à mes enfants.»

Ces paroles, dont beaucoup n'ont saisi que le sens et que j'essaye de me
rappeler, nous parvenaient par-dessus le silence respectueux de la
foule et à travers le grand murmure sourd des peupliers et des pins. Le
printemps, en effet, souriait à ces souriantes funérailles. Les pommiers
en fleur, les cerisiers poudrés de blanc, apparaissaient, comme parés,
au-dessus des murs du cimetière. L'herbe était verte et saine autour des
tombes. Les immenses prés, piqués de fleurettes, la forêt, à l'horizon,
reverdie, renaissante, pleine de bourgeons ouverts et de feuilles nées
d'hier, servaient de cadre à cette scène plus semblable à une apothéose
ou à une idylle qu'à un ensevelissement.

Dumas aura été Dumas jusqu'au lendemain de sa vie, et il semblait que
les larmes blanches de son drap mortuaire fussent des pâquerettes.

Un seul discours a détonné dans cette cérémonie, celui d'un architecte
de la ville qui a montré la foule, pour rendre hommage à Alexandre
Dumas, venant de Villers-Cotterets _et des environs_.

Les _environs_, c'est Paris. Paris est décidément condamné à devenir
modeste.

Ce qui m'a frappé dans cette rapide visite au pays du poëte, c'est
l'espèce de culte cordial qu'on garde à sa mémoire. Il n'est pas vrai
que nul ne soit prophète en son pays. Dumas est prophète dans le sien,
un prophète non pas redouté, mais aimé, ce qui vaut mieux.

Je me trouvais, à l'_hôtel du Dauphin_, à côté d'un vieux cultivateur
tanné par tous les soleils, vêtu de neuf, de frais rasé, à qui je
demandais s'il avait connu Alexandre Dumas.

--Si je l'ai connu? dit-il fièrement. J'ai couché avec lui! Oui,
ajouta-t-il. J'ai été son camarade de lit. Enfants, on nous donnait la
même couchette. Un frère de lait, je vous dis. J'en ai joliment tué des
hirondelles avec lui. Sa mère tenait un bureau de tabac, place de
la Mairie. C'est de là que nous partions pour aller en forêt! Un bon
garçon, et resté toujours le même!--quoique célèbre et quoique riche!

Les portraits de Dumas sont partout avec des autographes. Il en donnait
à toute la ville. Chaque année, il revenait là, distribuant des poignées
de main, retrouvant quelque vieille paysanne qui lui disait:

--Nous avons fait notre première communion ensemble!

--Si j'ai changé autant que vous, ma pauvre amie, comment faites-vous
pour me reconnaître?

--Ah! monsieur Dumas, c'est que je vous ai suivi, moi, de loin, pendant
que vous grandissiez!

Et voilà bien ce qui a fait le charme à la fois poignant et souriant de
cette fête mortuaire d'Alexandre Dumas. Toutes les sympathies s'étaient
donné rendez-vous autour de ce cercueil, depuis les plus vieux
amis, comme M. de Leuven, son premier collaborateur dans son premier
vaudeville, depuis M. Maquet, son _alter ego_, jusqu'à ses derniers
admirateurs, les nouveaux venus. Il ne manquait là presque personne,
sauf d'Artagnan peut-être, qui devait bien pourtant ce dernier hommage à
son poëte.

Puis, cette cérémonie terminée, on est remonté en wagon, toujours
parlant de Dumas ou plutôt des Dumas, de l'intarissable, du père, ce
Gargantua littéraire qui nourrissait toute une génération des miettes
tombées de sa table, de ce puissant évocateur du passé, de ce maître
du drame et de l'invention, de cette _force de la nature_, comme disait
Michelet; et de ce philosophe profond, cruel et vrai, à qui n'échappe
aucun secret de l'âme humaine, son fils, qui semble avoir condensé le
prodigieux talent de son père, et avec l'acier de l'épée du romancier
d'aventures, fait comme un scalpel étincelant, aiguisé,--instrument de
chirurgie par la lame, bijou d'orfévrerie par la ciselure.

A cinq heures, le train ramenait cette foule d'élite dans ce grand
Paris, qui a tant vécu de la vie de Dumas, joui de ses plaisirs et
pleuré de ses drames. Et il ne reste de cette journée qu'un souvenir
plein de soleil, de bruissement de feuilles, d'herbe fraîche, quelque
chose comme une odeur irrésistible de printemps et comme un poudroiement
de gloire.




                             VERSAILLES


Versailles! A ce nom, tout un passé s'éveille. Les fantômes évanouis
d'un temps qui fut illustre reprennent corps et semblent revenir, comme
au gré d'une évocation, parmi les bosquets déserts. Toute l'histoire
moderne de notre France a gravité autour de ce palais majestueux et de
cette ville célèbre. Toutes nos évolutions et nos révolutions s'agitent,
semble-t-il, entre ces deux pôles: Versailles et Paris.

C'est par les journées d'hiver, où le grand parc abandonné semble plus
veuf de son passé, qu'il faut le visiter, ce Versailles, seul, la brume
et le silence vous enveloppant comme d'un suaire, et c'est alors qu'on
respire le parfum de mort de cet Escurial de la royauté française.
Marchez, personne ne vous troublera. Vos pas seuls feront crier les
feuilles sèches que le vent n'a point balayées. Vous n'aurez pour
témoins de vos réflexions que ces faunes ou ces nymphes de Coysevox,
verdis par la pluie qui fait ruisseler ses gouttelettes pourries sur
leurs joues de marbre, et semble prêter des larmes à leurs yeux blancs.
Comme il est envahi, ce jardin, l'été, quand les eaux jaillissent des
bassins maintenant muets! Les promeneurs banals y passent sans songer.
Pas un de ces bons bourgeois en partie de plaisir, foulant du pied
le _tapis vert_, qui se doute qu'il marche sur des cendres! Pauvre
Versailles! Ils ne comprennent pas quelle leçon tu donnes, dans ta ruine
muette et ton vaste délaissement, à toutes les pompes, à toutes les
ambitions, à toutes les éternités humaines!... Ils ne l'entendent point,
ta réponse cruelle, qui, lorsqu'on s'écrie: Avenir! espoir! grandeur!
aussitôt ajoute: Néant!

Ce palais, ces jardins, ces escaliers de marbre, tout fut bâti--caprice
de roi tout-puissant--sur des terrains marécageux, qu'il fallut combler
pour plaire à S. M. Louis XIV. Versailles, au temps de Louis XIII, avait
commencé par être un rendez-vous de chasse, un petit pavillon perdu dans
les bois où venait, entre deux _lancers_, se reposer la Cour. Puis, le
roi ayant acheté cette terre à François de Gondi, l'archevêque de Paris,
y fit bâtir un château blotti dans les bois, château dont son successeur
devait faire un palais. Las d'habiter Saint-Germain, d'où l'on
apercevait la flèche de Saint-Denis,--c'est-à-dire l'endroit où
dormaient les rois de France et où il se coucherait, un jour, dans son
cercueil,--Louis XIV fit agrandir par Mansart le château royal, creuser
par son armée une route allant droit de Paris à Versailles, et, plus
tard même, l'eau manquant à la somptueuse demeure, il voulut, la
machine de Marly étant insuffisante, qu'on amenât les eaux de l'Eure de
Maintenon à Versailles.

Plus de 30 000 hommes, des soldats, transformés en terrassiers par la
volonté souveraine, travaillaient à cette oeuvre colossale. La terre,
dégageant des émanations fétides, des milliers de ces pauvres gens
mouraient tués par des miasmes, eux qui semblaient destinés à mourir
par le fer. Peu importait à Louis XIV. Il fallait continuer les
travaux. L'aqueduc inachevé de Maintenon--ruine superbe et vaine
aujourd'hui--était sous le grand roi ce que les Pyramides furent sous
les Pharaons: l'oeuvre inutile et gigantesque qui coûta tant de sueur et
tant de labeur, et tant de morts, aux travailleurs.

Versailles cependant était devenue cette ville rayonnante d'où le
roi-soleil dictait au monde ses volontés. La nuée de courtisans, pressée
dans la galerie de l'Oeil-de-boeuf, attendait le regard du roi avec
l'anxiété d'un Hébreu affamé se demandant si la manne tombera du ciel.
Le roi, précédé des violons de Lulli, traversait majestueusement cette
foule enrubanée dont Saint-Simon notait les vices au passage, et
d'où l'Alceste de Molière s'éloignait fièrement. Parfois, parmi les
courtisans, apparaissait, simple et imposant, un grand homme. C'était
Turenne, grave et digne; c'était Condé, pliant sous ses lauriers;
c'était Vauban, c'était Catinat, c'était Colbert, c'était même Louvois,
farouche et dur comme un autre Bismarck. L'art ajoutait ses séductions
aux triomphes de la force. Tantôt on jouait, dans les bosquets du parc,
la _Princesse d'Élide_, de «Monsieur Pocquelin», ou l'_Iphigénie_ de
Racine; plus tard encore c'était _Athalie_, où figuraient, dans leur
costume réglementaire, les demoiselles de Saint-Cyr.

C'est à «trois marches de marbre rose» que Musset, en un jour de
caprice, a demandé les secrets de ce Versailles du grand roi et
du Versailles coquet qui succéda, avec la Pompadour, au Versailles
solennel:

  Quel heureux monde en ces bosquets!
  Que de grands seigneurs, de laquais!
  Que de duchesses, de caillettes,
  De talons rouges, de paillettes!
  Que de soupirs et de caquets,
  Que de plumets et de calottes,
  De falbalas et de culottes!
  Que de poudre sous ces berceaux!
  Que de gens, sans compter les sots!

Mais avec la monarchie élégante et tourbillonnante de Louis XV et Louis
XVI, ce n'est plus Versailles qui domine, c'est Trianon. La laitière
Marie éclipse la reine Marie-Antoinette. On joue aux quatre coins sous
ces grands arbres, et là-bas Paris gronde, s'émeut, s'irrite, et le
canon du 14 juillet viendra tout à coup dissiper les rondes charmantes
où riaient Mme de Lamballe et Mme de Polignac. Maintenant le lourd sabot
du peuple va retentir sur les dalles de la cour de Marbre, et le temps
n'est pas loin où la reine, du haut de son balcon, verra s'avancer par
la grande avenue le flot bruyant des femmes conduites par Maillard.

Songent-ils à tout cela, ceux des visiteurs qui vont et viennent au
hasard de la curiosité dans les grandes allées du parc? Non.--Pas un
qui, rassasié enfin de ces arbres de cimetière taillés de façon bizarre,
lassé de ces statues, de ces bassins où les tritons grelottent, où
coassent les grenouilles de chair sur les grenouilles de bronze; pas
un, fatigué de ce Trianon désert, de cette fosse commune où gisent
tristement deux règnes, pas un qui sache aller trouver, découvrir, dans
une petite rue voisine, la rue de Gravelle, près de la place d'Armes,
une salle abandonnée, elle aussi, mais éloquente dans son silence: la
salle du Jeu de paume, où les députés de la France jurèrent un jour de
ne se séparer jamais avant d'avoir achevé leur oeuvre de délivrance.
Voyez-vous cette petite porte, à peine assez large pour laisser passer
un seul homme? Un soleil sculpté dans la boiserie la surmonte,--_un
soleil_, l'emblème orgueilleux du Grand Roi. C'est par là qu'ils ont
passé tous, les vaillants et les embrasés de liberté; sur cette marche
de pierre, appuyant son pied de Titan, est monté Mirabeau! Et quand on
entre, quand on la voit dans sa splendide nudité, cette salle du Jeu
de paume, demeurée encore ce qu'elle était ce jour-là, on éprouve
l'étonnement d'un homme qui se trouverait face à face avec son rêve. On
touche du doigt l'histoire passée. Quoi! cela a donc existé? La voici,
cette salle d'où la Révolution est partie? Le foyer du volcan est là
sous vos pieds; sous ces dalles, il semble que le sol gronde encore.
Des murs nus, couverts à demi d'une couche noire, de grandes fenêtres à
carreaux, une plaque de bronze, une inscription, rien de plus:

  ILS L'AVAIENT JURÉ.
  ILS ONT ACCOMPLI LEUR SERMENT.

Et cela suffit. Ils sont évoqués soudain, dans leur costume sombre, les
députés du tiers, mouillés, trempés par la pluie, tous groupés, tous
embrassés, tels que les peignit David.

Napoléon 1er, comme Napoléon III, délaissa Versailles. _Ville bâtarde_,
disait-il à Sainte-Hélène. Louis-Philippe en fit un Musée national, le
Panthéon de nos gloires militaires. Au point de vue de l'art, Versailles
compte certes bien des toiles, des portraits répréhensibles; au point
de vue de l'histoire, c'est un merveilleux arsenal de documents et de
souvenirs. De temps à autre Versailles voyait bien, en ces dernières
années comme au temps jadis, quelque fête. Lorsque la reine d'Angleterre
visitait la France, lorsque nos soldats revenaient victorieux d'Italie,
Versailles rayonnait, étincelait, mais pour s'éteindre. Il semblait,
encore un coup, porter le deuil du passé.

Puis un jour, un terrible jour, il entendit, vers Châtillon, gronder le
canon prussien; il vit accourir les uhlans dans ses rues, caracoler les
dragons bleus devant la statue de Hoche, M. de Bismarck, à pied, s'aller
faire raser chez un coiffeur de la rue; et,--quelle douleur et quelle
honte!--la ville de Louis XIV et de la Révolution devint le quartier
général allemand, la cité du roi Guillaume. Que dis-je? Ce fut dans sa
galerie des Glaces que le roi de Prusse devint César; ce fut là qu'on
lui décerna le titre d'empereur. Dans la nuit qui suivit, toutes nos
gloires indignées frémirent le long des galeries funèbres.

Enfin l'Allemand partit. Des troupes françaises reprirent la place
encore chaude de l'occupation germaine. L'Assemblée de Bordeaux
s'installa dans le théâtre qu'avait bâti, sous Louis XV, l'architecte
Gabriel, et Versailles entendit encore toutes les nuits le canon, mais,
cette fois, l'odieux canon de la guerre civile!

Les pierres ont leurs destins, comme les livres. Qui eût dit, lorsqu'en
1770, le 16 mai, jour du mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette, on
inaugurait la salle de l'Opéra, qui eût dit qu'un siècle après, les
députés de la nation s'assembleraient là, sous la présidence d'un
illustre historien devenu chef d'un État si grand encore dans sa
chute? Cette salle de théâtre où, lors des noces du duc d'Orléans,
Louis-Philippe faisait représenter, pour la première fois, une pièce
de Molière _avec les costumes du temps de Molière_, qui eût dit qu'elle
serait l'asile d'une Assemblée, le logis d'un Parlement?

Coquette, ornée, dorée, avec ses banquettes de velours rouge, ses
ornements d'or, ses colonnes de marbre, ses lustres élégants, ses
cristaux, son luxe à la fois charmant et somptueux, elle assiste à des
scènes que l'architecte n'avait pas prévues, et voit se dérouler,
devant le fauteuil à bras de cuivre du président, un drame dont on suit,
anxieux, les péripéties. Deux choses muettes marquent éloquemment dans
cette salle, l'une le temps, l'autre la température du lieu: c'est
l'horloge qui court au-dessus de la tribune, et le thermomètre placé
près de l'avant-scène de droite. Thermomètre politique, à coup sûr, et
qu'on voudrait toujours voir au _beau fixe_.

Quelle étrange légende que celle de Versailles! On raconte que, la
nuit, lorsque les députés sont partis, tous les fantômes qui hantent
le palais, connétables aux brassards de fer, maréchaux, soldats,
diplomates, rois, princes, empereurs, tout ce qui est le passé, tout ce
qui fut la puissance et parfois la gloire, on raconte que ces spectres
se glissent le long de la galerie des Tombeaux, et là, pénétrant dans
la salle des séances, prennent place, à leur tour, sur les bancs de
la Chambre, et, sous la présidence de quelque aïeul de la patrie,
discutent, eux aussi, sur les destinées du pays. Alors, tous ces
fantômes que l'immortalité a faits clairvoyants et sages, s'unissent
dans une pensée suprême, et, qu'ils se nomment Philippe-Auguste ou
saint Bernard, Louis XI ou Commines, Henri IV ou d'Aubigné, Louis XIV ou
Jean-Bart, Louis XVI ou Lafayette, Hoche, Kléber ou Marceau, ils
n'ont qu'un mot, ils n'ont qu'un cri qui parfois fait vibrer les échos
assoupis de Versailles: _Vive la France!_




                         LE DERNIER FANTÔME
                                1873


  _«Napoléon III est mort ce matin, à 10 h. 45,
  à Chislehurst.»_

C'est par cette laconique dépêche que Paris a appris la fin d'un
empereur qui pendant vingt ans a gouverné le monde, silencieux, et qui,
mort sans parler, dans le sommeil opaque du chloroforme, aura été, on
peut le dire, le _silence couronné_.

Comme il faut que, dans la vie parisienne, tout se compose de
contrastes, c'est à la première représentation de la _Petite Reine_ et
dans un couloir des Bouffes-Parisiens, que la nouvelle nous est parvenue
d'une mort déjà connue depuis quelques heures. On pourrait écrire un
bien étrange article avec le récit de cette représentation où les
airs d'opéra-comique étaient coupés de philosophiques réflexions.
Les entr'actes se passaient à commenter les renseignements reçus, les
dernières consultations médicales, la situation nouvelle que faisait
aux partis cette disparition d'un homme; puis, au coup de sonnette du
théâtre, on regagnait son fauteuil, on se reprenait à écouter quelque
motif de valse, et tout était dit. J'ai fait d'ailleurs là une remarque
bizarre et qui ne saurait contribuer à augmenter beaucoup la somme de
respect qu'on éprouve pour une certaine humanité: c'est que, dans
tout ce public mêlé et disparate, ceux qui accueillaient avec le plus
d'ironie dégagée la nouvelle de ce dénoûment n'étaient pas toujours
les ennemis nettement déclarés de l'empire, mais, au contraire, ceux-là
mêmes que l'empereur vivant avait le plus volontiers comblés de ses
faveurs.

Oui, tandis que les adversaires gardaient une attitude calme et
réservée, je voyais s'étaler dans quelque avant-scène tel personnage
dont le nom bien connu avait été longtemps compromis dans les intrigues
impériales, et j'entendais un homme qui a servi avec un zèle exagéré le
système tombé, rééditer, à propos de la _pierre_ de l'ex-empereur, un
vieux mot de Désaugiers et s'écrier en riant:

--Décidément, il était au bout de sa _carrière_!

--L'empereur est mort, vive la _Petite Reine_! ajoutait un autre.

--L'empereur est mort, je marque le roi, avait dit un autre en jouant
aux cartes.

Et tandis que l'opérette égrenait ses airs nouveaux, je songeais à la
place qu'avait occupée, usurpée ce mort, et j'évoquais des souvenirs
enfouis. Qui se souvient des jours où la parole gutturale de l'empereur
était anxieusement attendue, lorsqu'il ouvrait la session du Corps
législatif? En rappelant ces choses effacées, il me semble que je fais
ici de l'archéologie. Que c'est loin! que c'est confus! que c'est vieux!

Depuis onze heures du matin, la grande cour du Louvre était alors
envahie par les curieux. On attendait. A Paris, on attend toujours.
Il est une race éternelle qui naît _public_, qui veut tout voir, tout
savoir, et qui, pour satisfaire sa passion dominante, restera deux
heures durant à faire «le pied de grue» et à «bayer aux corneilles»,
deux comparaisons également _ornithologiques_. Le pavillon Denon, tendu
de draperies de velours pourpre semé d'abeilles d'or, était assiégé déjà
par une file d'équipages. Jusqu'à midi et demi, les voitures devenaient
de plus en plus nombreuses. On se pressait, on se poussait, on
descendait, on voulait voir. On entrait. Le péristyle et l'escalier
étaient littéralement ourlés de cent-gardes, roides dans leur cuirasse,
la carabine au pied, et semblables, dans leur superbe immobilité, à de
hautes statues polychromes. Les casques reluisaient et les poitrines
cuirassées se constellaient de paillettes à chaque rayon de soleil. En
haut, les musiciens des cent-gardes, en tunique rouge, se tenaient à
leur poste, leur clairon à la main. La galerie de l'École française, qui
aboutit à la salle des États, était alors transformée en un passage, et
traversée d'un bout à l'autre d'un tapis. Les reîtres de Valentin, les
moines de Lesueur, les philosophes du Poussin, regardaient, d'un air
étonné, ce défilé d'habits noirs et de robes claires, d'uniformes et de
chamarrures, qui allait durer une heure au moins.

La salle des États était déjà envahie. On se plaçait comme on pouvait
dans les tribunes. Les dames, du haut des galeries, lorgnaient cette
foule de dignitaires, qui fourmillait et flamboyait de toutes ses
décorations et de toutes les couleurs de ses uniformes. A gauche, dans
la galerie supérieure, les ambassadeurs et les officiers étrangers
causaient en s'asseyant et regardaient. Les sénateurs et les députés,
les officiers, les magistrats, les archevêques, arrivaient par groupes.
C'était une confusion de tons crus qui pourtant s'harmonisaient. Un
peintre ami des demi-teintes eût poussé des hurlements devant cette
salle immense où se croisaient et semblaient se heurter les casques de
dragons et les chapeaux de Laure, la robe rouge des cardinaux et les
robes bleu de ciel des élégantes, les grands cordons des généraux et les
burnous blancs des chefs arabes. Fourmillement de couleurs, opposition
de taches brutales, rouge, vert, violet, bleu: ici les officiers
étincelants; là les groupes d'habits noirs entassés et comme troués de
cravates blanches; plus haut, le lilas, le rose, le gris perle, le bleu
tendre des robes, et pourtant,--ô politique de coloriste!--tout cela se
fondant en un vaste tableau à qui le dais de velours pourpre servait
de dernier plan, tandis que le plafond allégorique de Muller, avec ses
larges rinceaux et son amalgame de rouge et de jaune crus, tenait lieu
de ciel.

Peu à peu l'oeil s'habituait à voir clair dans ce fouillis. On
distinguait et reconnaissait les visages. On analysait et lorgnait la
salle tout entière. Là-bas n'est-ce pas M. de Nieuwerkerke, en
habit rouge, causant avec le maréchal Canrobert? Voici M. Fould,
qui s'entretient peut-être de son nouveau projet de finances avec M.
Troplong. M. Duruy parle justement à Mgr Darboy. On se montrait M.
de Sacy, qui tout à l'heure allait prêter serment et qui étrennait
aujourd'hui son habit de sénateur. Et parmi les grandes dames
empoudrerizées, des actrices, des _curieuses_ du demi-monde sentant la
pommade de concombre, l'opopanax, l'eau de Lubin ou le patchouly. Dieu
me pardonne si j'eusse deviné qu'elles s'occupaient aussi des affaires
du pays!

On détaillait et critiquait les toilettes. Presque partout des
fourrures. Le succès, tout compte fait, est pour cette jeune dame qui
regagne sa place, là-haut, à droite. La voyez-vous? Chapeau rose clair,
robe rose garnie de petit-gris, agréments roses, et pour manchon
un large ruban--rose encore--entouré de fourrure grise, un mouchoir
minuscule, moins que rien, un prétexte pour tenir un fragment de moire à
la main.

Et pourquoi ce bruit, bon Dieu? Ce sont, me dit-on, les ambassadeurs
marocains qui font leur entrée. Je ne les aperçois pas. Mais on me
montre des officiers étrangers, des Prussiens en tunique sombre,
des Russes, des Circassiens avec le bonnet d'astrakhan. Ils viennent
compléter cet ensemble un peu officiel que le soleil, à force de
rayons, de lumière, de gaieté, rend pittoresque à satisfaire les plus
difficiles.

Ah! comme il se jouait, en ces jours de parade et de pose, comme il se
jouait, l'ami soleil, sur ces épaulettes, sur ces croix, ces rubans,
ces crachats, ces dorures, ces velours, ces soieries, ces habits, ces
fresques un peu pâles et ce dais aux crépines d'or! Tout cela est usé,
passé, défraîchi, jeté à la hotte! Ci-gît tout ce fracas d'autrefois!

Mais un mouvement soudain parcourait cette foule, qui se levait
brusquement. C'était l'impératrice. Elle s'avançait, montait sur
l'estrade et saluait. Elle avait un chapeau blanc, une robe lilas clair
sans volants et un mantelet de dentelle blanche. L'empereur venait
ensuite. Il s'asseyait sur le trône; à sa droite, le prince impérial;
à sa gauche, le prince Napoléon; derrière lui, les ministres, le prince
Murat et son fils en uniforme d'officier des guides,--tout un monde
disparu.

Puis le discours, ce discours dont chaque mot tombait du haut de
l'estrade prononcé avec un accent hollandais, presque allemand.

Le discours achevé, le défilé commençait. Les cent-gardes reformaient
la haie dans la galerie de l'École française et l'empereur sortait le
premier, puis l'impératrice. Vite, il fallait se mettre à la fenêtre
et regarder maintenant la cour du Louvre, la cour Napoléon III, où les
voitures fourmillaient, où la foule s'entassait, où le soleil éclatait,
joyeux, parmi les arbres encore verts. Des cent-gardes, à cheval, le
sabre haut, entouraient la voiture impériale; des musiques
jouaient soudain l'air de la _Reine Hortense_; çà et là les écuyers
s'empressaient, les valets de pied couraient, les aides de camp
éperonnaient leurs chevaux; puis toute l'escorte s'ébranlait et
brusquement disparaissait dans cette foule, du côté des Tuileries.

La seule fois que je vis ce spectacle, je sortais, l'habit tout taché
de la poudre de riz des épaules involontairement frôlées en passant. Un
jeune homme brun, solide, énergique, se détacha de la foule et vint vers
moi en me disant:

--Eh bien?

Le _Eh bien?_ signifiait: «_Qu'a-t-il dit?_ A-t-il promis le despotisme
ou la liberté, la paix ou la guerre?» Chaque mot de cette bouche
d'augure couronné était attendu avec fièvre.

--Eh bien?

Et celui qui me demandait cela, avocat seulement connu alors de quelques
amis (c'était en janvier 1866), s'appelait Léon Gambetta.

Souvenirs d'avant le déluge!

Puis je me rappelais encore, entre autres choses, ces journées de
l'année 1867, où Paris, devenu le caravansérail des rois et le cabaret
de l'Europe, accueillait à la fois tant de souverains, et, parmi eux, le
roi de Prusse et le czar.

L'arrivée du czar à Paris! Elle venait se présenter à mes yeux, vision
éblouissante et folle!

Un temps superbe, le ciel d'un bleu tendre, à la Corrége, les boulevards
envahis. De l'entresol au faite des maisons, les fenêtres garnies, les
balcons pleins; dés robes claires, gris de perle, violet tendre;
de jolis visages impatients et caressés par le vent, frissonnant,
bavardant; des milliers de ces drapeaux de toutes les couleurs qui sont
de toutes les fêtes, de toutes les entrées et de toutes les sorties de
rois. Les drapeaux russes faisaient d'ailleurs un peu défaut dans
ce pavoisement général. On ne les connaît guère, et puis le Parisien
patriote croit bravement que c'est bien assez de fêter un czar avec des
drapeaux tricolores. Le trottoir est encombré. Une quadruple rangée
de curieux forme, le long de la grande voie, comme une double croûte
bruyante, remuante, que le cordon des sergents de ville force à demeurer
rectiligne. C'est la même foule qui, attendant aujourd'hui l'empereur de
Russie, attendait, il y a douze ans, la reine d'Angleterre, et justement
pendant qu'on tuait des soldats russes. C'est la foule que j'ai vue
frémissante à l'arrivée des soldats de Crimée, au retour des soldats
d'Italie; la même foule qui accourait vers le Prince-président sur
ces mêmes boulevards, après son voyage en province; la même foule
qui défilait, enthousiaste, pendant de longues heures, devant le
gouvernement provisoire de la République française. Cela fait rêver
qu'un même peuple puisse aimer autant les spectacles, et des spectacles
de si diverses colorations.

Tout ce monde attend, la tête tournée vers le boulevard Poissonnière,
par où l'on doit apercevoir le cortége. Le bruissement des foules,
continu, mais heurté, qui enfle, gonfle, puis diminue, pour croître
encore, emplit cette immense veine de Paris où, à cette heure, le sang
afflue.

Les femmes paraissent enchantées. J'entends une fort honnête bourgeoise
dire à son mari, tout haut: «Il paraît qu'Alexandre Il est un fort bel
homme.» Elles aiment à voir, et surtout à être vues. S'il allait tout
particulièrement saluer l'une d'entre elles, en passant! J'en vois qui
ont de gros bouquets à la main. Une femme qui oserait jeter des fleurs
dans la voiture d'un homme qu'elle ne connaîtrait pas semblerait
vaguement exaltée, mais la calèche d'un czar n'est pas une calèche
ordinaire. Mesdames, apprêtez vos roses!

Le malheur est que les souverains vont arriver en voiture close. Un
frémissement profond, un vaste remous, l'ondulation et le tassement de
la croûte de curieux. Ce sont Eux! Les sabots des chevaux battent le
macadam comme des marteaux d'enclume. Des lanciers passent, le soleil
pailletant leurs épaulettes, frappant droit sur la blancheur de
l'uniforme et faisant jaillir mille éclairs des visières, des galons,
des pompons, des boutons et des sabres. Puis les cent-gardes, colosses
bleus, blancs, piqués de rouge, crinières éparses, éblouissants. La
voiture qui porte deux empereurs et leur fortune, sans compter un
empereur futur, passe rapidement. Le temps de saisir l'attitude
roide, l'air froid, les grandes moustaches, la tête fière sur un torse
splendide du czar qui s'enfonce dans l'angle de la voiture, et les
regards curieux, impatients de voir, presque joyeux du czaréwitch et de
son frère: tout est fini dans un coup d'oeil.

Maintenant c'est l'escorte, c'est l'état-major, ce sont les généraux,
les ministres, les colonels, les secrétaires, les conseillers: des
épaulettes blanches et larges, des poitrines criblées de croix,
des rubans et des grands cordons, des têtes blondes, de race slave,
énergiques, altières: la même expression sur les visages. Sourire de
gala chez ceux qui reçoivent, remercîment calme et diplomatique chez
ceux qui sont reçus. Puis le brouhaha des soldats, des piqueurs, de la
cavalerie. A la fin, une voiture découverte, et, magnifique dans
son costume, un officier russe, immobile, avec une poignée de plumes
blanches qui flottent, au sommet de son casque, comme un duvet de cygne.

Les curieux n'ont plus rien à voir et suivent, un moment encore, le
cortége qui disparaît dans la lumière, cavaliers, écuyers verts galonnés
d'or, équipages étincelants que semblent emprisonner les escadrons
au-dessus desquels se dresse la grêle forêt des lances. On se sépare
ensuite, le trottoir se répand sur la chaussée; une mer de chapeaux
noirs, de chapeaux gris, où s'agitent comme de petites vagues les
chapeaux féminins bleus ou roses, ondule, se mêle et se heurte.
Les observations vont leur train.--«J'aime l'uniforme bleu des
grands-ducs.--Ils sont donc décorés de la Légion d'honneur?--Enfin,
ils ont une qualité, après tout, ils sont exacts!» O triomphe de la
démocratie! Les souverains auront beau faire, dorénavant, c'est toujours
le peuple qui dira, comme jadis Louis XIV:--_J'ai failli attendre!_

On n'avait point fait passer la voiture du czar par le boulevard de
Sébastopol, ce qui eût été fort impoli, mais on avait cependant permis
à Sa Majesté de contempler la colonne de la place Vendôme. Du haut de la
plate-forme de bronze, le jour de l'entrée des alliés et de l'empereur
Alexandre Ier à Paris, le fils de Gracchus Babeuf se précipita de rage,
tête baissée, sur le pavé. J'ai entendu traiter ce suicide, l'autre
soir, de folie pure. Mais quelle chose bizarre, me disais-je alors, que
ce voyage tout fraternel de l'empereur de Russie rappelle inévitablement
la tournée moins amicale de 1815! Au fait, pourquoi oublierions-nous
cette date assez cruelle, lorsque nos voisins mettent un soin si tenace
à se la rappeler?

Et j'ajoutais:

--A cette heure, il y a, de par le monde, en Prusse et en Russie, de
braves gens qui se racontent avec une espérance avide la _légende_ de
l'invasion. Il y a de vieux guerriers courbés et blanchis qui ont gardé
sur les lèvres l'âcre saveur du vin de Suresnes, et qui voudraient
bien encore en goûter. Il y a des conteurs éloquents qui répètent à
la jeunesse ébahie comme Schwarzenberg savait conduire son armée à la
victoire, à la mangeaille et aux jolies filles. Que de gens, là-bas,
rêvent des séductions gigantesques des galeries de bois du Palais-Royal
et des tripots de la rue Vivienne. Ils ont vu cela, et voudraient le
revoir; ou leur père, ou leur oncle leur en ont parlé, et ils grillent
de savoir si le père a menti. Dans je ne sais quel écrit francophage,
le vieux Goerres, un de ces _capucins allemands_ dont se moquait si bien
Ludwig Boerne, parle des _souvenirs sacrés de Montmartre_. Ces Prussiens
pensent naïvement qu'ils pourraient encore escalader la butte. Arndt le
répète assez souvent dans ses oeuvres.

Nous l'avions trop oublié, nous!

Ainsi j'évoquais ces journées d'autrefois.

Puis, après le souvenir de cette cavalcade souveraine, c'était le grand
jour de la distribution des récompenses au Palais de l'Industrie.--Ce
même jour où l'on apprit la mort de Maximilien, fusillé.

Paris s'était réveillé, ce jour-là, comme un homme qui, au lendemain
d'un bal masqué, recevrait un billet de faire part. Le coup de foudre
venu du Mexique avait tout interrompu, fêtes et réceptions officielles,
et le sultan en était réduit à visiter sans bruit nos monuments, tandis
que le prince de Galles, plus curieux, allait contempler, au théâtre
chinois de l'Exposition, _le Mangeur d'oeufs et l'avaleur de sabres_.

Quel dénoûment terrible à la plus incroyable des aventures! La tragédie
certes n'est pas morte et le théâtre futur a encore là tout tracé, tout
sanglant, un sombre et dramatique sujet. Shakspeare n'eût pas rêvé un
cinquième acte plus atroce. Au Mexique d'ailleurs les drames finissent
ainsi--par la fusillade--pour les grands et pour les petits. On fait bon
marché de la vie humaine. Empereurs et partisans, qu'importe! Deux
coups de mousquet, et tout est dit. Le sang sèche si vite sous le grand
soleil!

Quarante-trois ans, presque jour pour jour, avant la mort de Maximilien,
un autre empereur, l'Espagnol Iturbide, tombait sous les balles
mexicaines, le 19 juillet 1824, comme est tombé, le 19 juin 1867,
l'empereur Maximilien. Lui aussi, Iturbide, avait fait vaillamment le
sacrifice de sa vie. Chassé des États qu'il avait conquis, proscrit par
le congrès, réfugié en Angleterre, menacé de mort s'il remettait le pied
sur le territoire de la république mexicaine, il s'embarqua à Londres
avec ses enfants, revint au pays qui le repoussait, et en débarquant,
alla droit au général Felipe de la Garza en lui disant:--Je suis
l'empereur!

Garza répondit en lui demandant son épée et en lui annonçant de se
préparer à mourir.--«Quand cela?--Dans trois heures.» Iturbide
s'inclina et réclama son chapelain. Mais au moment de donner l'ordre de
l'exécution, le commandant Garza hésita, soit crainte, soit pitié, et
envoya au congrès de Tamaulipas, séant à Padella, la nouvelle de la
capture; puis, sous bonne garde, il conduisit le prisonnier aux députés,
en donnant--chose bizarre!--à Iturbide lui-même le commandement des
soldats de l'escorte. Il faut lire dans Magnabal le récit de cette
singulière et lugubre catastrophe. En arrivant à Padella, l'empereur
apprend que le congrès, constitué en tribunal, l'a déjà condamné à mort;
il était six heures du soir. «Savez-vous,» dit Iturbide aux soldats,
«savez-vous ce qui arrive! Vous allez me fusiller, mes amis...»--Et au
moment de partir: «Allons donner un dernier coup d'oeil au monde!»
Le lieu de l'exécution était assez éloigné. «On me fait marcher bien
longtemps», répétait le condamné. Quand on s'arrêta, il détacha de son
cou son rosaire, le donna au prêtre: «C'est pour mon fils aîné.»--Et
prenant sa montre: «Pour mon plus jeune fils. Arrêtez les aiguilles
à l'heure de ma mort. Quant à cette lettre, elle est pour ma femme.»
Ensuite regardant sa bourse, il y trouva trois onces d'or en petite
monnaie et les fit distribuer à la troupe.

Au moment de donner le signal des coups de feu, Iturbide s'écria d'une
voix claire: «Mexicains, à cette heure de mort, je vous recommande
l'amour de la patrie, c'est lui qui doit vous conduire à la gloire.
Je meurs pour vous avoir secourus, mais je meurs content, parce que je
meurs parmi vous.--Feu!» dit-il ensuite à l'adjudant Castillo. Il tomba
roide mort.

Le dernier fils d'Iturbide, le prétendant au trône, vient de mourir
après avoir tenu un cabaret aux environs de Paris, dans la banlieue[21].

  Un cabaret chantant au coin d'un carrefour!

[Note 21: Les journaux annoncèrent ainsi cette mort:

«Hier, vers neuf heures du matin, passait silencieusement, dans la
grande avenue de Neuilly, un corbillard des pauvres, suivi d'une
cinquantaine de personnes.

»Ce modeste convoi n'était autre que celui d'un prince de sang impérial,
le prince Iturbide, que de rares amis et quelques voisins accompagnaient
à sa dernière demeure.

»Le deuil était conduit par M. Lemaire, président de la Société de
Saint-Vincent de Paul. Après une messe basse, dite par M. Bazin, vicaire
de la paroisse de Neuilly, le corps a été inhumé dans un petit coin du
cimetière, une simple concession temporaire faite pour sept ans.

»Quand on songe qu'au bout de ces sept ans le terrain sera
très-probablement retourné et qu'il ne restera plus de traces de celui
dont le père fut empereur du Mexique!

»Actuellement une croix de bois noir, avec le nom du défunt, rappelle
seule qu'un prince gît sous cette terre.

»Nous avons été voir cette tombe, hier après midi; sur le tertre
fraîchement remué, il n'y avait pas une couronne, pas même une simple
fleur.

»Le prince Augustin-Cosme Iturbide était âgé de quarante-huit ans, et
demeurait à Paris depuis le mois de décembre 1865.

»Augustin Iturbide, quoique sans fortune, avait néanmoins de quoi vivre.
Cédant aux sollicitations d'une femme qui exerçait un grand empire sur
lui, il avait, en 1866, fondé une table d'hôte au n° 6 du boulevard
Montmartre, et, en 1867, acheté un bal-concert à Courbevoie.

»Il ne reste plus maintenant, des huit enfants de l'empereur Iturbide,
qu'une princesse, âgée de cinquante-deux ans, et qui demeure à
Bayonne.»]

Quel triste roman que l'histoire, et comme elle se répète jusqu'à
faire trouver banale l'horreur elle-même. Qu'elle nous garde d'ailleurs
d'ironiques et cruelles antithèses! Oui, je m'en souviens, c'était
au moment de présider à la distribution des récompenses au Palais
de l'Industrie, que Napoléon III recevait la terrible dépêche, aussi
terrible que celle de janvier 1873! Quel refrain à l'hymne qu'avait
composé Rossini que cet écho de la mousqueterie de Juarez!

Spectacle évanoui et que je revoyais l'autre soir; j'avais devant
les yeux encore ce tableau étonnant. Vingt mille personnes entassées,
toilettes claires, uniformes, habits noirs constellés de croix,
toutes les dorures et chamarrures de la terre. Il avait plu des ordres
étrangers. Tout d'abord les détails se perdaient dans l'ensemble; quand
on fermait les yeux à demi, cette foule semblait immobile et telle qu'on
aurait pu la regarder dans un stéréoscope. La lumière se décolorait,
on n'avait plus devant soi qu'un entassement sombre où se détachaient,
pressés, grenus, les chapeaux blancs, lilas ou roses et la poudre de riz
des épaules apparaissant sur les gradins comme s'il y avait neigé. Si
l'on essayait ensuite de saisir d'un coup d'oeil le vaste ensemble,
c'était un éblouissement. Tamisés par des velours d'un bleu doux ou d'un
vert d'eau parsemés d'étoiles, les rayons de soleil ne perçaient que
çà et là, comme d'un jet incandescent, ce je ne sais quoi de tendrement
opaque qui était le jour. Autour du palais, des faisceaux de drapeaux;
en bas, la foule avec un demi-murmure, fait non pas de joie grondante,
comme dans les fêtes publiques, mais de menus propos à voix basse, comme
dans un salon. Parfois des remous la parcouraient, et ces milliers de
têtes se penchaient, se courbaient vers un seul point--l'empereur--comme
des épis sous le vent. Au-dessus des gradins, les éventails s'agitaient
comme des ailes de papillons avec des frémissements voluptueux. Les
invités allaient, venaient, longeant l'immense bordure de fleurs; les
exposants se groupaient autour de leurs chefs-d'oeuvre industriels
disposés en faisceaux. Puis si l'on découpait de petits points de vue
dans la fourmilière, peu à peu émergeait quelque rouge tunique, quelque
étonnant costume, le bonnet à aigrette et la pelisse fourrée d'un
Magyar, le casque d'un Prussien, l'uniforme élégant d'un officier de
Cosaques, la robe brodée d'un Persan. Il y avait là de la féerie.
Et parmi ces splendeurs orientales, à côté des ambassadeurs à grands
cordons, leurs rubans au cou et leurs plaques de diamants sur la
poitrine, on apercevait en simple frac, mais en tenue correcte de
_gentlemen_ républicains, quelques-uns des ministres des États-Unis
d'Amérique.

Et pâle, troublé, essayant cependant de sourire, Napoléon, tout en
distribuant les récompenses, entrevoyait dans cette foule le spectre
sanglant de Maximilien.

Ce spectre devait le hanter plus d'une fois. On a retrouvé, dans le
tiroir même du bureau de l'empereur, une photographie de la redingote et
du gilet troués de balles que portait l'archiduc à Queretaro. Napoléon
conservait aussi (pourquoi?) une gravure allemande--quelque dessin du
_Kladderadatsch_ sans doute--où il était lui-même représenté debout
dans son lit, tandis que le fantôme de Maximilien venait, enveloppé d'un
suaire taché de sang, lui dire:

--Les balles qui m'ont frappé rejaillissent jusqu'à ton front!

Napoléon devait en effet amèrement regretter d'avoir jeté dans une telle
aventure l'infortuné Maximilien; et qui sait si des larmes impériales
n'ont point coulé sur les photographies de ces vêtements déchirés par
les balles?

Il ne faudrait pas trop, d'ailleurs, s'abandonner au sentiment et, par
amour de l'équité, par un penchant naturel vers la justice, sembler
prendre le parti d'un ennemi qui fut implacable. Le sentiment et la
sentimentalité sont, en politique, deux guides exécrables, et ce furent
ceux-là, il faut bien le reconnaître, que suivit le plus souvent cet
homme de lettres manqué, ce chasseur de chimères qui fut le prince
Louis-Napoléon Bonaparte. La nature personnelle de cet homme (pour
n'envisager sa physionomie que par des côtés intimes) était absolument
opposée à tout ce qui dans le monde est immédiatement applicable et
pratique. Ce n'est point par de vaines raisons qu'étant jeune, il
s'était senti attiré par les poésies de Schiller et qu'il en avait
traduit quelques-unes. Il y avait en lui de l'Allemand, non point de
l'Allemand pratique, Yankee d'Europe, métis de juif et de Germain que
nous a révélé la dernière guerre, mais de l'Allemand à la façon des
portraits que nous traçait jadis Mme de Staël, de l'Allemand rêveur et
perdu dans les brouillards du Rhin. On pouvait se faire une idée exacte
de l'esprit même de Napoléon, en jetant sur son cabinet de travail,
aux Tuileries, un coup d'oeil, même rapide. C'était là une accumulation
étrange d'objets disparates, témoignant de préoccupations multiples;
mais, par une rencontre singulière, on s'apercevait bien vite que tout
ce qu'il y avait de chimérique au monde, d'impossible, d'irréalisable,
d'impraticable, était l'objet des sollicitudes constantes, des études
de l'empereur, tandis que tout ce qui était net, tangible et d'intérêt
direct, ne l'attirait, ne le sollicitait que médiocrement.

Devant lui (mais à peine consultés) étaient entassés les dossiers
relatant les forces exactes de la Confédération du Nord, les rapports
clairs et alarmants du colonel Stoffel (qui depuis...), les relevés
de chiffres, tout ce qui devait forcer un souverain à se mettre
immédiatement en demeure de maintenir l'État dans la force voulue. Mais
peu importait évidemment tout cela à Napoléon III. Ce qui l'attirait,
ce qui le séduisait, c'était ou un modèle curieux de canonnière, ou une
mitrailleuse perfectionnée, ou un sac inédit, ou une bouillie nutritive,
sorte de brouet à l'usage de l'armée, toutes choses dont les modèles ou
les échantillons étaient là, inutiles, chimériques dans l'application,
mais examinés évidemment avec soin, patiemment, longuement, par un
esprit rêveur qui avait cette manie spéciale d'inventer et d'innover
dans un art où il fut toujours profondément inhabile, l'art militaire,
le plus opposé de tous à son tempérament de songeur.

Il aimait si fort la chimère,--ce mot qui, en parlant de lui, revient
sans cesse sous la plume,--que sa grande oeuvre littéraire, la _Vie
de Jules César_, fut encore une chimère en action. Il s'était épris de
cette grande et redoutable figure, César, dont il semblait vouloir faire
comme un aïeul de sa propre race, se croyant lui-même le petit-fils de
la déesse. Négligeant les affaires du pays pour la confection de cet
ouvrage inachevé, mosaïque érudite à laquelle tous les savants du monde
apportaient leur caillou, il était heureux de s'enfermer, en compagnie
de quelque membre de l'Académie des inscriptions, avec de vieux textes,
de vieux parchemins et de vieilles médailles. Il croyait alors trouver
lui-même ce qu'on lui indiquait et traduire ce qu'on lui expliquait.
Cette humeur mal étouffée d'homme de lettres, de rêveur _schillérien_,
qui avait été celle de sa jeunesse, se montrait encore et réapparaissait
jusque dans sa vieillesse. Et puis il éprouvait une profonde joie à
goûter, décernée par les plus brillants des écrivains de son temps,
cette louange littéraire, si douce et si caressante au coeur de l'homme.
Des gens qui n'avaient pas le courage d'achever la lecture du lourd
travail impérial, n'en écrivaient pas moins à l'auteur, en accumulant
les louanges et les flatteries, que la _Vie de César_ était le monument
littéraire de ce siècle. Il devait bien, à ses heures de retour sur
lui-même et de lucidité, il devait fièrement mépriser l'humaine
espèce, cet empereur tombé, qui avait tour à tour connu de si près les
flatteurs, les exploiteurs, les complices et les ingrats.

Mais quoi! une sorte de confiance fataliste et une foi en lui-même le
soutenaient contre des réflexions pareilles. On a retrouvé, dans un
carnet de sa jeunesse, les pensées qui agitaient alors son âme, la plus
troublée, la plus hésitante, la mieux préparée à devenir la proie des
intrigants qui fût jamais:

«_J'affronte un orage; un souffle m'abat_», écrivait-il alors, dans ces
années où, loin de France, il errait, tantôt à Port-Louis, tantôt à Rio.

Un peu plus loin, dans ces notes, il ajoute, rapportant quelque parole
féminine qu'il applique à sa propre destinée:

    «_J'ai été gâtée, jeune, brillante, recherchée, encensée,
    calomniée, persécutée, mourante, réhabilitée,--et me voilà!_»

Ce _et me voilà!_ résumerait toute sa théorie fataliste. Le principal,
à ses yeux, était de durer pour survivre aux événements et aux hommes
et pour les dominer. Cette idée, on la retrouve encore plus d'une fois
exprimée dans ses pensées de jeunesse.

Il écrit cela justement au lendemain de l'attentat de Strasbourg.
«_Je crois en moi!_» Cette foi en lui-même, ou plutôt en l'idée
napoléonienne, à ce rêve colossal et insensé de la famille, c'est ce qui
devait faire la force de cet homme, lui assurer un jour (et en dépit
de ses propres fautes) le premier rang dans ce pays de France, attaché
alors en esclave à cette légende bonapartiste, faite de rayons et de
brumes, aujourd'hui dissipés.

Nous devions payer terriblement cher ces hallucinations et ces
admirations instinctives de la force. Mais, personnellement, nous avons
assez combattu l'empire, alors qu'il était puissant, pour garder une
réserve devant l'empereur mort. Il y a là cependant une leçon de morale
qu'on doit donner à méditer aux peuples. Toute nation qui s'abandonne
elle-même, par terreur des éléments qu'elle contient dans ses flancs,
est une nation perdue. Elle craint d'enfanter dans la douleur, et, par
crainte de ce mal, elle se déchire elle-même et se laisse déchirer les
entrailles par un sauveur qui fait durement solder son opération.

La maladie suprême de Louis-Napoléon est d'ailleurs un dernier argument
contre la monarchie. Il est évident que, douloureusement affecté par
ce mal mortel qui l'a terrassé, Napoléon n'avait plus, surtout dans ces
dernières années, la liberté de penser et d'agir. C'est le propre de
semblables maladies d'absorber et de faire converger sur un seul point
toutes les facultés d'un être. L'histoire physiologique tirera parti,
un jour, du dépôt d'oxalate de chaux de l'ex-empereur. La vessie de
Cromwell, dont parlait Pascal, la fistule de Louis XIV, qu'a rendue
célèbre M. Michelet, ont désormais un pendant. Il est proclamé que
c'est à un malade que la France, au mois de mai 1870, avait remis ses
destinées; que c'est un malade qui, en juillet, n'a pas eu la force de
résister à ceux qui le poussaient à faire la guerre à l'Allemagne, dans
l'espoir d'y trouver quelque profit; que c'est un malade qui, après
Woerth et Forbach, a perdu, à Metz, des jours précieux pour le salut
de l'armée en s'obstinant à rester à la tête des troupes; que c'est un
malade, enfin, qui a guidé ou embarrassé, de Châlons à Sedan, la
marche de la dernière armée de la France, et que c'est un malade qui
a enveloppé dans sa chute le drapeau même de la patrie. Voilà ce que
risquent les nations en ne trouvant point l'énergie de se gouverner
elles-mêmes, en abdiquant leur volonté, leur libre arbitre et leur
conscience!

Je n'oublierai jamais le départ de l'armée de Châlons, par un matin
pluvieux du mois d'août. Quelle triste aurore, frileuse et sombre comme
un jour d'automne! Les soldats harassés pataugeaient dans la boue,
déroulant les longues files de leurs colonnes silencieuses. Parmi eux,
l'empereur, en voiture, drapé dans un caban doublé de rouge, passait,
saluant çà et là des troupiers qui ne lui rendaient déjà plus le salut.
Cela sentait la ruine et la défaite. Un vent de débâcle sifflait et
nous regardions tout, le coeur comprimé et désolé, car il s'agissait
maintenant du salut de la France.

Quelques jours avant la déclaration de guerre et l'entrée en campagne,
une consultation de médecins avait eu lieu sur l'état de la santé de
Napoléon, et le docteur G. Sée avait été chargé de faire connaître un
diagnostic détaillé. Ce diagnostic aujourd'hui appartient à l'histoire
aussi bien que le registre de Fagon. A cette époque (5 juillet 1870),
il ne restait d'une _anémie_ ancienne, due à la captivité de Ham,
c'est-à-dire à une aération insuffisante et à des influences morales,
d'autres traces que des hyperesthésies cutanées et musculaires, des
douleurs superficielles de la peau des cuisses, une grande sensibilité
près des articulations des pieds. Quelques phénomènes goutteux se
montraient aussi çà et là. Mais la véritable maladie, M. Sée ne s'y
trompait pas, c'était la lésion de la vessie.

Il faudrait lire avec ses termes scientifiques la description des
hématuries, de la dysurie, que donne le savant docteur. Bref, M. Sée
concluait ainsi: «Nous considérons comme nécessaire le cathétérisme
de la vessie à titre d'exploration, et nous pensons que le moment est
opportun, par cela même qu'il n'y a actuellement aucun phénomène aigu.
Si, en effet, la dysurie ou la purulence, ou les douleurs augmentaient
ou reparaissaient, on aurait à craindre de provoquer par l'exploration
une inflammation aiguë.» J'ignore si les opérations du docteur Thompson
ont amené ce que redoutait le docteur Sée, et jusqu'à cette heure on
n'est pas tout à fait renseigné, à Paris, sur la cause suprême de la
mort de Louis-Napoléon. Toujours est-il que le malade était déjà à demi
condamné lorsqu'il partait presque furtivement de Saint-Cloud en juillet
1870, pour se rendre à Sedan, où il eût pu mourir sans les souffrances
matérielles et morales de ces deux dernières années et avec l'auréole
du devoir et du sacrifice qui manque terriblement à cette mort de
Chislehurst.

Il me semble, au surplus, le voir errer, attristé, abattu, dans ces
appartements de Campden-House, où, posant la main parfois sur quelque
écrit de sa jeunesse, il devait lui arriver de relire ce qu'il avait
écrit, au temps jadis où il rêvait d'amalgamer le socialisme de M. Louis
Blanc avec le régime policier de Fouché. Peut-être a-t-il retrouvé alors
cette phrase qu'il écrivait, voilà longtemps, dans son travail: _De
l'organisation militaire en France_, où il réclamait précisément le
système prussien, le service obligatoire pour tout citoyen valide:

«Si l'humanité permet qu'on hasarde la vie de millions d'hommes sur le
champ de bataille pour défendre sa nationalité et son indépendance, elle
flétrit et condamne ces guerres immorales qui font tuer les hommes dans
le seul but d'enflammer l'opinion publique et de soutenir, par quelque
expédient, un pouvoir toujours dans l'embarras.» (Ham.)

Peut-être encore a-t-il pu méditer, dans son exil de châtelain anglais,
cette vérité qu'il a démontrée après l'avoir proclamée: «_On ne bâtit
rien de solide sur le mensonge_.»

Et maintenant, tout est dit. L'homme qui tint si longtemps le sort de
la France entre ses mains et dont l'Europe attendit souvent la parole,
lorsque arrivait une année nouvelle, pour savoir si le monde demeurerait
en paix ou s'égorgerait cette année; ce somnambule couronné, qui meurt
dans son rêve inachevé, ce César est couché là-bas, dans un cottage des
environs de Londres. Il est parti de l'exil pour aboutir à l'exil. Né
avec une âme tendre, il a commis peu à peu, en avançant dans la vie,
tout ce que peut commettre un caractère ambitieux et pusillanime. «_Sa
mère lui sera fatale_», écrivait de lui le roi Louis de Hollande, qui
voyait avec effroi la reine Hortense entretenir des rêves de pouvoir
dans cette jeune tête. Le roi Louis oubliait combien cette fatalité
pèserait aussi sur la France.

L'empire maintenant n'est plus qu'un souvenir. Un jour, dans une leçon
publique, en Sorbonne, M. Saint-Marc Girardin (qui n'en faillit pas
moins devenir plus tard sénateur de l'empire) expliquait un passage
d'une tragédie, lorsqu'il arriva et s'arrêta à ce vers:

  L'empire est quelque chose et l'empereur n'est rien

--Messieurs, interrompit alors le professeur, ne pourrait-on pas dire,
avec plus de vérité encore, mais en prose: «L'empereur est quelque chose
et l'empire n'est rien!»

Et tout aussitôt ce fut, à cette allusion directe, un tonnerre
d'applaudissements dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. M.
Saint-Marc Girardin avait raison. L'empereur était la clef de voûte d'un
système qui devait s'écrouler après lui. Ce n'est pas seulement
Napoléon III qui gît, à cette heure, glacé et sans vie, dans la tombe de
Chislehurst,--c'est l'empire.

FIN



TABLE DES MATIÈRES

  Préface.
  L'Abbé Hardy et Lucile Gautier.
  Le 20 juin 1792.
  Le 10 août 1792.
  La Place Dauphine.
  Mademoiselle de Sombreuil.
  La Maison de Marat.
  La Rotonde du Temple.
  L'Hôtel Chantereine.
  Les Autographes.
  Charles Nodier et sa jeunesse.
  Les Cimetières parisiens.
  Moreau de Jonnès.
  Champigny.
  Saint-Cloud.
  Paris après la Commune.
  L'Hôtel de ville.
  De Germinal à Prairial.
  La Fête mortuaire d'Alexandre Dumas.
  Versailles.
  Le Dernier Fantôme.


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES


PARIS.--IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2








End of the Project Gutenberg EBook of Ruines et fantômes, by Jules Claretie

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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